MENSONGE, DUPERIE DE SOI ET CLIVAGE1
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Duarte Rolo
RÉSUMÉ. À partir d’observations en clinique du travail, le présent article propose de discuter la pertinence de la notion de
clivage pour la compréhension des phénomènes de double fonctionnement psychique. Pour cela, une discussion est engagée
avec les travaux de la psychanalyse et de la psychologie morale. Il en ressort que l’explication de certaines manifestations
cliniques repose sur la référence à un modèle de l’appareil psychique qui accorde une place centrale au clivage, tel que dans la
troisième topique formulée par Christophe Dejours. Nous verrons de quelle façon le clivage structurel de la troisième topique
proposé par Dejours se double dans certaines circonstances d’un autre type de clivage, nommé clivage forcé.
Mots clés: Clivage; duperie de soi; troisième topique.
MENTIRA, AUTO-ILUSÃO E CLIVAGEM
RESUMO. Partindo de observações em clínica do trabalho, o presente artigo visa discutir a pertinência da noção de clivagem para a
compreensão dos fenómenos de duplo funcionamento psíquico. Para tal efeito inicia-se um diálogo com trabalhos da área da psicanálise
e da psicologia moral. Conclui-se que a explicação de certas manifestações clínicas necessita a referência a um modelo do aparelho
psíquico que conceda um lugar de relevo à clivagem, tal como no caso da terceira tópica formulada por Christophe Dejours. Veremos de
que forma a clivagem estrutural da terceira tópica proposta por Dejours se redobra em certas circunstâncias de um outro tipo de
clivagem, que designamos clivagem forçada.
Palavras-chave: Clivagem; auto-ilusão; terceira tópica.
LYING, SELF-DECEPTION AND SPLITTING
ABSTRACT. Based on observations from a clinic of work, this article aims to discuss the relevance of the notion of splitting to
understand phenomena such as dual psychic functioning. For that purpose, we engage in a talk with authors mainly from the domains of
psychoanalysis and moral psychology. It appears that the explanation of some clinical manifestations is based on the reference to a
model of the psychic apparatus which grants specific importance to splitting, as is the case for Christophe Dejours’ third topic. We will
see how the structural splitting of the third topic proposed by Dejours is plays out in some circumstances by a different type of splitting,
called forced splitting.
Key words: Splitting; self-deception; third topic.
MENTIRA, AUTO-ENGAÑO Y CLIVAJE
RESUMEN. Partiendo de observaciones en clínica del trabajo, el presente artículo pretende discutir la pertinencia de la noción de clivaje
para la comprensión de los fenómenos del doble funcionamiento psíquico. Para ello, se inicia un diálogo con trabajos del área de
psicoanálisis y de la psicología moral. Se concluye que la explicación de algunas manifestaciones clínicas necesita la referencia de un
modelo del aparato psíquico que le de un lugar central al clivaje, como en el caso de la tercera tópica elaborada por Christophe Dejours.
Veremos cómo el clivaje estructural de la tercera tópica propuesta por Dejours se redobla, en algunas circunstancias, a un otro tipo de
clivaje, que designamos clivaje forzado.
Palabras-clave: Clivaje; auto-engaño; tercera tópica.
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Je remercie sincèrement Christophe Demaegdt, Vincent Joly et Christophe Dejours pour leur lecture attentive de ce texte ainsi
que pour leurs commentaires.
Mestre em Psicologia Clínica e Psicopatologia pela Université Paris V - René Descartes; mestre em Psicologia do Trabalho pelo
Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris e doutorando na mesma instituição.
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
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Rolo
Dans sa célèbre nouvelle L’Étrange Cas du Dr.
Jekyll et de Mr. Hyde, Robert L. Stevenson
(1886/2005) met en scène un savant, le Dr. Jekyll,
hanté et fasciné simultanément par ses penchants au
vice, à la corruption et à l’immoralité. Tout en
admettant que ces inclinations sont des produits de sa
propre personne, il les ressent à la fois comme étant le
fait de forces étrangères qui agissent en lui. Jekyll
affirme à propos de sa double nature :
Malgré toute ma duplicité, je ne méritais
nullement le nom d’hypocrite : les deux faces
de mon moi étaient également d’une sincérité
parfaite ; je n’étais pas plus moi-même quand
je rejetais la contrainte et me plongeais dans
le vice, que lorsque je travaillais, au grand
jour, à acquérir le savoir qui soulage les
peines et les maux. (...) [ou encore] Ce fut
par le côté moral, et sur mon propre individu,
que j’appris à discerner l’essentielle et
primitive dualité de l’homme ; je vis que, des
deux personnalités qui se disputaient le
champ de ma conscience, si je pouvais à
aussi juste titre passer pour l’un ou pour
l’autre, cela venait de ce que j’étais
foncièrement
les
deux
(Stevenson,
1886/2005, p.65).
De ces deux tendances différentes, qui
s’expriment à l’intérieur d’un seul et même être, le
romancier en fera deux personnages distincts,
incarnations respectives d’une dualité constitutive de
la personnalité du Dr. Jekyll. Ainsi, grâce au génie
imaginatif de Stevenson et à la liberté créative permise
par la littérature fantastique, les forces qui dévorent le
Dr. Jekyll deviendront Mr. Hyde, son ignoble alter
ego, produit d’une dissociation de l’âme rendue
possible par l’effet d’une potion inventée par le
médecin lui-même.
Avec L’Étrange Cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde
(Stevenson, 1886/2005) est née l’allégorie moderne la
plus remarquable concernant le phénomène du
dédoublement de la personnalité. Cette histoire figure
depuis parmi les représentations mythiques aussitôt
convoquées lorsqu’il s’agit de traiter la question de la
dualité de la conscience, ou que l’on cherche à rendre
compte de comportements doubles qui sont le fait
d’une seule et même personne. À tel point que la
nouvelle de Stevenson a pris une valeur
paradigmatique en tant qu’illustration de la division de
l’esprit (divided self).
Représentation extrême de la dualité de l’être
humain, la nouvelle a vivement intéressé philosophes,
psychologues et psychanalystes. D’ailleurs, ces
derniers ne se sont pas privés de recourir à L’Étrange
Cas... comme point de départ de leur réflexion ou pour
illustrer leurs propos. Car, si la clinique ordinaire ne
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
nous fournit pas toujours des Dr. Jekyll et des Mr.
Hyde à l’état pur, elle nous renvoie incessamment au
problème soulevé par Stevenson dans son ouvrage:
celui de la coexistence, au sein d’une même personne,
de deux attitudes ou deux modes de fonctionnement
psychique qui s’opposent. Ainsi, on est bien forcés
d’admettre qu’il existe certains sujets chez qui le
couple Jekyll-Hyde est présent, c’est-à-dire, chez
lesquels on est en mesure de voir à l’œuvre deux
attitudes ou fonctionnements psychiques qui diffèrent,
voire s’opposent, tout en s’ignorant l’un l’autre.
Ce détour initial par le langage de la fiction
littéraire nous amène finalement au thème à aborder
dans le présent article. Soit l’énigme, voir l’embarras
clinique, qui est soulevé par les patients chez lesquels
on perçoit des signes qui nous renvoient à l’existence
d’un double fonctionnement psychique. Car, il y a
bien quelque chose dans le fait clinique de la dualité
psychique qui se présente comme un obstacle à la
compréhension rationnelle de l’action humaine (on
verra d’ailleurs que c’est précisément en raison des
difficultés qu’elle pose aux théories de l’action
rationnelle que la dualité de la personnalité intéressera
les philosophes). En effet, comment peut-on
comprendre ces patients qui "le soir fonctionnent avec
la pulsion de mort et la journée avec la pulsion de
vie", d’après l’expression de Christophe Dejours
(2001/2003, p.185)? Comment ces derniers font-ils
pour s’épargner l’angoisse qui accompagne, a priori,
tout affrontement entre des tendances de sens contraire
au sein de la vie d’âme (Seelenleben), soit ce que
Freud a conceptualisé sous la forme du conflit
psychique (Freud 1910/2010)? À quelles conditions
peuvent-ils instaurer et faire perdurer ce double
fonctionnement psychique ? Quel est son coût et son
impact sur l’ensemble de l’économie subjective ?
Enfin, de quelle façon, et en référence à quelle
conceptualisation de l’appareil psychique, pouvonsnous rendre compte de ce fait clinique ?
Bien entendu, cet embarras clinique de départ
soulève des problèmes théoriques sérieux, qu’il s’agira
également d’esquisser dans cette étude. On conviendra
donc que ce projet risque de dépasser le plan de la
clinique stricto sensu. Car, au delà de l’intelligence
que l’on pourra fournir des situations cliniques
présentées,
notre
entreprise
nous
amènera
inévitablement à questionner le concept de personne
(Frankfurt, 1988), et a évaluer dans quelle mesure les
théories du sujet actuelles permettent (ou au contraire
ne permettent pas) de rendre compte en termes
conceptuels des faits cliniques dont il sera ici question.
Ayant exposé ci-dessus les raisons de cette étude,
ainsi que son objectif, j’en viens maintenant aux
situations concrètes qui sont à l’origine des questions
énoncées précédemment. Puisque mon domaine de
Mensonge, duperie de soi
recherche privilégié est la psychodynamique du
travail, c’est dans le matériel fourni par la clinique du
travail (cf. Bendassoli & Soboll, 2010) que je puiserai
les observations qui fourniront la base de la réflexion.
Cette clinique permettra, je l’espère, de rendre plus
parlant ce que j’ai abordé jusqu’ici dans des termes
trop abstraits. L’objectif des paragraphes suivants sera
donc de donner de la substance à ces formulations
initiales, de façon à situer correctement le problème à
aborder, et d’en rendre possible l’étude théorique.
Dans l’idée de mener cette discussion, on prendra pour
interlocuteurs privilégiés d’un côté les travaux de la
psychopathologie et de la psychanalyse, en particulier
ceux qui traitent du concept de clivage, de l’autre la
philosophie de l’action et la psychologie morale, à
propos notamment de la notion de duperie de soi.
La première observation concerne des salariés qui,
civils et cordiaux dans leurs relations sociales et
familiales, font preuve d’un sadisme et d’une
inhumanité hors du commun dès qu’ils se trouvent au
travail. Que dire de ces individus qui, dans tous les
autres aspects de leur vie sont considérés comme des
gens ordinaires, mais qui dans le secteur du travail
manipulent, mentent et trompent collègues et clients?
Ces individus paraissent dotés d’une sorte de double
personnalité: l’une qui s’exprime au travail et l’autre
en dehors du travail.
De ces derniers, Christophe Dejours (Dejours,
Veil & Wisner, 1985, p.127) dit:
En fait on remarque facilement l’apparition
chez ces salariés de ce que l’on pourrait
qualifier de double vie, presque à l’image du
Docteur Jekyll et de Mr. Hyde. À l’usine ou
au bureau ils participent à l’exercice de la
violence non sans manifester à cette occasion
une certaine jouissance et y sont repérés,
voire dénoncés par leurs victimes comme des
sadiques ou des pervers et il n’y a pas
d’arguments cliniques pour réfuter ce
jugement prononcé sur le tas. [Il poursuit:]
Le plus surprenant c’est qu’hors de l’usine
ces mêmes salariés changent radicalement
d’attitude et abandonnent leurs attitudes et
leurs comportements sadiques pour revêtir en
même temps que leur vêtement de ville,
l’allure des gens civilisés, courtois, capables
parfois de générosité et de tendresse envers
leurs proches.
Pourtant l’adoption de ce double fonctionnement
ne va pas de soi. On est en droit de se demander
comment font ces individus pour entretenir à la fois
deux attitudes ou comportements différents, comment
supportent-ils la contrainte psychique induite par cette
double vie?
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
405
En effet, ce double fonctionnement est surprenant
dans la mesure où nous savons d’avance que le
psychisme n’est pas entièrement malléable. Si l’on est
en mesure de décrire des modes de fonctionnement
psychiques plus ou moins souples, aucun n’est
pourtant entièrement maniable. Un déterminisme
psychique interne existe bel et bien, duquel le sujet ne
peut pas s’affranchir aisément. Un des objectifs du
projet freudien était d’ailleurs de parvenir à identifier
ces déterminismes psychiques, conscients et
inconscients. D’une façon générale, aucun individu ne
parvient à s’épargner le poids de la contrainte
psychique, sans effort, comme en témoigne le travail
de la cure psychanalytique.
Ainsi, la plupart des individus ne sont pas des
êtres protéiformes, ni une sorte de caméléons
psychique. Pour la majeure partie d’entre nous, malgré
les accidents, les perturbations diverses et les
vicissitudes qui ponctuent l’existence individuelle, nos
comportements, nos attitudes et nos volitions
obéissent à des régularités. Le fonctionnement
psychique se caractérise par une certaine permanence
et une cohérence relative. C’est justement cette
continuité interne qui se trouve remise en question par
les phénomènes d’inconsistance rapportés ci-dessus.
De plus, de façon assez inespérée, ces sujets
semblent s’accommoder de ce double fonctionnement
sans souffrance manifeste et sans l’apparition de
signes cliniques ou de symptômes d’ordre
psychopathologique. Tel que le signale Dejours, "Il est
fondamental de souligner que ces salariés qui
parviennent à instaurer cette coupure radicale entre
travail et hors travail semblent échapper totalement à
l’angoisse qu’on serait en droit d’attendre d’une telle
bipartition de la vie mentale" (Dejours, Veil, &
Wisner, 1985, p.127). Cet apparent silence affectif
questionne : sont-ils immunisés contre le combat
intérieur que l’on s’attendrait à voir surgir dans une
telle situation? En effet, comment arrivent-ils à se
soustraire au déchirement que l’on pourrait prévoir au
regard de l’opposition de diverses parties de leur
personnalité?
Précisons tout de même que l’ensemble des sujets
ne parvient pas à adopter ce double fonctionnement et
n’échappe donc pas au conflit psychique, voire, dans
les cas plus graves, à la maladie mentale. En atteste la
multiplication des pathologies professionnelles dans le
monde du travail contemporain. Ainsi, la possibilité de
fonctionner selon deux registres différents n’est pas
accessible à tous, et nombreux sont ceux qui finissent
par succomber face à ce type de contraintes. Ce qui ne
fait qu’accroître l’énigme de départ: si tout individu
n’est pas en mesure d’adopter ce doublefonctionnement, comment font ceux qui y
parviennent?
406
Encore une fois, il faut mettre l’accent sur le fait
que dans les cas présentés les sujets s’identifient
volontairement aux deux aspects de leur conduite. La
plupart du temps d’ailleurs, la contradiction apparente
de leurs actes constitue un point aveugle dans leur
champ de perception. Ils pâtissent de ce qui pourrait
ressembler à une forme de cécité élective, qui porte
précisément sur le point de conflit. La surprise ne
réside donc pas dans l’existence de représentations
contradictoires ou opposées, ce qui, somme toute, est
le propre de tout névrosé. Elle se trouve bien plutôt
dans le fait que la rencontre entre des représentations,
des pensées ou des actions incompatibles entre elles
n’ait pas lieu. C’est l’impossibilité de conflictualiser,
dont semblent atteints ces sujets, qui est
déconcertante. Ces derniers n’établissent pas de lien
entre les aspects contradictoires de leur comportement,
les représentations et croyances opposées ne
s’affrontent pas dans leur esprit, bref, il n’y a pas de
conflictualisation possible entre ce qui, pour
l’observateur extérieur, apparaît comme une source
évidente de conflit.
C’est bien là ce qui permet de parler de double
fonctionnement plutôt que d’ambivalence, pour
revenir à une terminologie psychanalytique. En effet,
Freud a bien démontré que l’ambivalence était une
donnée constitutive du fonctionnement psychique
normal, et que le conflit psychique, d’ailleurs à
l’origine de nombre d’affections névrotiques, est
inévitable. En effet, la lutte interne entre des tendances
de sens contraire serait une constante chez tout un
chacun et la présence de motions affectives opposées
le propre de l’ambivalence névrotique. En ce sens, on
parle de conflit lorsque pour le sujet s’affrontent des
exigences contradictoires. Pour Freud (1910/2010),
ces oppositions internes peuvent conduire à la
formation de symptômes, ou à l’instauration de
mécanismes de défense. Une des tâches du Moi est
précisément de mettre en place des défenses qui
permettront au sujet de supporter le conflit affectif.
La clinique que je viens de présenter n’est donc
pas une clinique qui concerne l’ambivalence
névrotique ordinaire, mais des phénomènes d’un autre
ordre. Elle ne se résume pas aux concepts
psychanalytiques d’ambivalence ou de conflit
psychique.
Mes travaux actuels portent spécifiquement sur la
question du mensonge prescrit au travail, c’est-à-dire
sur des situations où les consignes, les ordres ou les
prescriptions de l’organisation du travail amènent les
travailleurs à mentir ou à tromper leurs clients ou
collègues (Rolo, 2011). Dans certains contextes, la
manipulation, la duplicité et la fausseté délibérée ont
acquis le statut de pratiques communes, quand elles ne
sont pas légitimées, voire encouragées par
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
Rolo
l’organisation du travail. Si le mensonge a toujours
constitué un recours possible pour les salariés, celui-ci
prenait plutôt la forme d’une tricherie, c’est-à-dire
d’une transgression vis-à-vis des consignes officielles
dont le but était essentiellement de parvenir à mieux
travailler. Ce premier cas de figure diffère fortement
des situations observées aujourd’hui, où les salariés
utilisent le mensonge pour tromper clients et usagers
dans le but de satisfaire les exigences en termes de
rentabilité, de productivité, d’objectifs commerciaux,
etc.
Néanmoins, ce genre de prescription n’est pas
toujours conciliable avec une éthique professionnelle
qui se propose de respecter un certain type de valeurs,
notamment dans le cadre des activités de service. Dans
ce contexte, les exigences du sens moral peuvent aller
à l’encontre des exigences de l’organisation du travail.
Cet affrontement donne naissance chez certains à un
conflit psychique, conflit entre ce qu’ils estiment
devoir faire et ce qu’on attend qu’ils fassent. Entre les
réquisits de leur conscience morale et les réquisits de
leur milieu de travail. À la souffrance spécifique qui
peut naître du fait d’agir à l’encontre de son sens
moral la psychodynamique du travail a donné le nom
de souffrance éthique. Celle-ci peut être à l’origine de
décompensations psychopathologiques graves, qui
peuvent aller jusqu’au suicide sur le lieu de travail.
Mais la prescription à mentir ne suscite pas la
souffrance, la détresse, le conflit affectif et encore
moins la crise psychopathologique chez tous les sujets,
loin de là. En effet, si certains souffrent
particulièrement des mensonges qu’ils infligent,
nombreux sont ceux qui s’en accommodent fort bien.
De façon assez surprenante, alors que toutes les
observations indiquent qu’il s’agit de gens ordinaires,
en possession d’une conscience morale et d’une
sensibilité qui ne paraît pas différer de celle de leurs
semblables, nombreux sont ceux qui pratiquent la
tromperie et la manipulation avec grand art sans en
éprouver de gêne apparente. Sauf à faire l’hypothèse
que l’ensemble de ces travailleurs présente une
structure psychique perverse, comment pouvons-nous
expliquer leur comportement? On ne peut exclure ce
premier diagnostic sans mener une investigation
psychopathologique approfondie, mais l’hypothèse
d’une perversion généralisée à l’ensemble des
travailleurs semble peu convaincante. Doit-on
conclure, encore une fois, que ces derniers agissent
d’après deux principes ou dispositions psychiques
distinctes? D’un côté ils font preuve d’un sens moral
et d’une sensibilité à la souffrance d’autrui qui se
manifeste dans tous les domaines de leur vie, alors que
dans le secteur du travail ils se comportent comme si
cette même conscience morale ne les concernait pas?
Mensonge, duperie de soi
Freud (1913/2005) ne s’est pas particulièrement
intéressé au mensonge dans ses travaux. Lorsqu’il y
fait référence c’est à propos du mensonge de ses
patientes hystériques, ou alors des mensonge
d’enfants, dont le motif peut trouver ses racines dans
l’inconscient. Pourtant, le mensonge représente un des
outils dont l’individu peut choisir de faire usage pour
altérer le monde, notamment en ce qui concerne la
perception de la réalité (la sienne et celle des autres).
Celui-ci permet de dissimuler aux autres, voir de se
dissimuler à soi-même, des éléments que nous
souhaitons cacher, pour des raisons diverses et plus ou
moins complexes. Dans cette optique, l’idée d’un
mensonge à soi-même n’est pas entièrement étrangère
aux conceptions psychanalytiques du fonctionnement
psychique. Tels que les défini Freud, les mécanismes
de défense ne désignent-ils pas des moyens qui
permettent au sujet d’éviter la reconnaissance de
motions pénibles ? Ne représentent-ils pas ce que
Laplanche appelle un
"ne-pas-vouloir-savoir"
(Laplanche, 1999, p. 329), c’est-à-dire une façon pour
le sujet d’éviter ce qu’il ne veut pas savoir, mais qu’il
sait pourtant ?
D’une façon générale, la
conceptualisation freudienne des mécanismes de
défense accorde une place importante à cette idée d’un
sujet qui cherche à se dissimuler à lui-même des
éléments qui sont portés à sa connaissance, donc à
l’idée d’une forme particulière de duperie de soi (bien
que la notion freudienne de mécanisme de défense ne
puisse pas se résumer à ce qu’on appelle ici la duperie
de soi).
La clinique du mensonge prescrit au travail seraitelle alors en mesure de nous fournir des indices qui
nous mèneraient de la duplicité du mensonge à la
dualité du fonctionnement psychique? Le sujet se
trouverait-il scindé en deux, entre une première partie
fidèle à la vérité et une autre qui la déforme ? Pour
certains auteurs (Durandin, 1972), le mensonge à
autrui entraîne invariablement une forme de mensonge
à soi-même : pour mieux tromper les autres, ne
sommes-nous pas amenés à croire à nos propres
mensonges? Mensonge à autrui et mensonge à soimême sont alors deux phénomènes mutuellement
enchevêtrés: nous nous trompons nous-mêmes pour
mieux tromper les autres, et nous trompons les autres
pour nous tromper nous-mêmes. Voilà donc ce qu’il
convient de nommer, dans le vocabulaire de la
philosophie de l’action et de la psychologie morale, la
duperie de soi (self-deception). Cette dernière seraitelle à la racine des cas de double fonctionnement
psychique?
Je ne souhaite pas passer en revue l’ensemble des
travaux philosophiques sur cette question. Par contre,
je me servirai des travaux sur la duperie de soi pour
approfondir
l’étude
des
incohérences
du
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
407
fonctionnement psychique, soit de ces zones confuses
dans lesquelles la conscience réussit à s’obscurcir ellemême, où elle parvient à se rendre dupe de son propre
mensonge. Cette notion semble pertinente au regard de
la clinique exposée dans la mesure où elle concerne la
capacité du sujet à se rendre ignorant à lui-même, en
laissant dans la pénombre une partie de la réalité.
La duperie de soi (self-deception) s’est constituée
en problème philosophique dans le cadre des travaux
sur les paradoxes de l’irrationalité (Davidson,
1982/2004). Classiquement, la duperie de soi entre au
même titre que sa voisine la faiblesse de la volonté
(Elster, 2007), dans la catégorie des actions dites
irrationnelles. Elle suppose l’existence simultanée
dans l’esprit de deux croyances contradictoires. Ainsi,
croire p et non-p constitue ce qu’on appelle la duperie
de soi. Il y a là paradoxe, irrationalité et peut-être
même impossibilité. Car comment un même homme
pourrait-il tenir les deux croyances à la fois sans se
rendre compte de leur incompatibilité?
Si l’on admet que la duperie de soi constitue bien
un fait clinique, on est également obligé d’accepter
l’existence d’une dualité intra-individuelle. L’idée
d’une partition du sujet ou d’une compartimentation
de l’esprit est une thèse philosophique forte, qui fait
l’objet d’amples débats, pas encore soldés aujourd’hui
(Elster, 1987). Pour les auteurs qui prennent appui sur
ce postulat, il importe de fournir une description de
l’architecture interne du moi, de ses différentes
instances et des relations entre elles. Des distinctions
surgissent alors entre différents modèles théoriques de
la personnalité.
Selon Apaly et Schroeder (cité par Jouan, 2008),
les théories dites du Moi Authentique (Real-Self),
conçoivent les actions comme émanant d’une de deux
parties de l’agent. La première partie – le Moi
Authentique – appartient de façon plus profonde au
sujet que l’autre, et a donc un statut privilégié dans la
vie morale et métaphysique de l’agent. À côté de ce
Moi Authentique, se trouveraient un ou plusieurs
autres secteurs de l’esprit, en interaction avec le Moi
Authentique et entretenant des liens complexes avec
ce dernier. Ces théories partagent l’idée qu’il existe
une nette séparation dans la structure du Moi. Elles
partagent donc la thèse d’un compartimentage de
l’esprit.
À l’opposé, un autre courant récuse l’idée d’une
fracture interne au sujet et soutient que la façon dont le
moi apparaît dans l’action n’est pas déterminée par
une partie spécifique de la structure interne de l’agent.
Le Moi est au contraire une entité d’ensemble dans
laquelle on cherche à intégrer des éléments disparates.
Ainsi, la duperie de soi ne correspond pas à un état
dans lequel un Moi authentique se bat contre un Moi
408
inauthentique, mais plutôt un état qui implique un
conflit dans l’individu comme un tout.
Il semble pourtant difficile de maintenir cette
deuxième thèse, tant au regard de nos observations,
que des éléments apportés par l’étude de la duperie de
soi. En effet, il ne paraît possible de croire non-p
consciemment et p consciemment, si et seulement si
nous tenons ces croyances à distance. Il est par contre
impossible de les rassembler et de croire à leur
existence conjointe. Quand bien même le sujet qui
ment constitue une seule et même personne, il n’est
pas pour autant indivisible. En tout cas la simple
existence de la duperie de soi apparaît comme un
argument à l’appui de la thèse de la partition de
l’esprit. Si les individus peuvent et maintiennent
parfois des croyances opposées côte à côte, on doit
donc accepter qu’il y ait des frontières entre
différentes parties de l’esprit.
Convenons que les modèles philosophiques de
l’esprit partagent des similitudes avec la théorie
freudienne de l’inconscient. D’ailleurs, dans leurs
tentatives de modélisation de l’esprit humain,
plusieurs auteurs ont recours à la théorie
psychanalytique et à la topologie freudienne de
l’appareil psychique (Davidson, 1993). Car le recours
à la psychanalyse semble offrir une solution
relativement simple à ce paradoxe: elle suppose
l’existence d’un agent indépendant inconscient qui
peut tromper le Moi conscient. Dès lors, pour
expliquer la duperie de soi il suffit de supposer une
division profonde, une cloison étanche à l’intérieur
même de soi. Telle est également une des prémisses
fondamentale de la psychanalyse, qui nous fourni ainsi
un nouveau langage pour parler du soi divisé et une
anatomie détaillée de l’appareil psychique.
La séparation entre psychisme conscient et
inconscient permettrait alors
d’expliquer les
paradoxes de l’irrationalité. Au départ de ses travaux,
Freud se sert du terme de clivage pour désigner cette
séparation, mais nous verrons que l’évolution de sa
théorie du clivage nous amènera à concevoir ce
dernier comme une donnée anthropologique
fondamentale.
La notion de clivage évolue au long de l’œuvre de
Freud, évolution que je m’efforcerai de retracer
succinctement. Dans un premier temps, Freud aura
recours au terme de clivage dans le cadre de ses
travaux sur l’hypnose et l’hystérie. À ce sujet, on voit
apparaître sous la plume du fondateur de la
psychanalyse les termes de dédoublement de la
personnalité, double conscience, clivage de la
conscience, clivage psychique (Freud, 1910/2010),
pour parler du caractère multiforme de la personnalité
psychique chez les patientes hystériques. Dans ses
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
Rolo
Cinq leçons sur la Psychanalyse (Freud, 1910/2010),
il avance l’idée suivante:
En étudiant les phénomènes hypnotiques, on
s’est habitué à la conception initialement
déconcertante selon laquelle, en un seul et
même individu, plusieurs groupements
psychiques sont possibles, qui peuvent rester
relativement indépendants les uns des autres,
"ne savent rien" les uns des autres, et qui
accaparent la conscience à tour de rôle. Il
arrive aussi que des cas de ce genre, qu’on
qualifie de double conscience, s’offrent
spontanément à l’observation. Si, lors d’un
tel clivage de la personnalité, la conscience
reste liée de manière constante à l’un des
deux états, on appelle celui-ci l’état
psychique conscient, celui qui en est séparé,
l’inconscient (Freud, 1910/2010, p. 91).
Les travaux de cette période portent en eux la
marque de la découverte récente de l’inconscient,
découverte que Freud s’efforce de faire valoir. Par
conséquent, le terme de clivage est essentiellement
utilisé pour désigner la division intrapsychique qui
s’établit entre le système conscient et le système
inconscient. Il s’agit donc d’un clivage interne à la
première topique, une séparation entre systèmes.
Par ailleurs, cette première théorie freudienne du
clivage est intimement liée à la théorie du conflit
psychique que Freud cherche alors à stabiliser. Ainsi,
c’est sous la pression du conflit psychique et de
l’angoisse que ce dernier provoque, que le moi
déclencherait des processus de défense pouvant
occasionner un clivage chez le sujet. Dans ce sens, le
clivage est conçu comme le résultat du conflit. Par
ailleurs, ce clivage est simultanément associé à la
production de formations substitutives, tels les
symptômes.
Par contre, lorsqu’il reprend ce terme dans ses
travaux ultérieurs, c’est dans une toute autre
perspective que Freud emploie la notion de clivage.
Ce n’est plus à propos de la double-conscience de
l’hystérique, mais au sujet de la psychose et de la
perversion, que Freud utilise ce terme. En effet, dans
les textes où il traite de cette question (Freud,
1927/2002, 1938/2010, 1940/2012), il introduit une
distinction portant sur la nature du clivage : alors qu’il
concevait auparavant ce dernier comme un processus
de différenciation psychique entre les systèmes, il
devient plus tard un processus grâce auquel le sujet
fait coexister côte à côté deux attitudes psychiques qui
s’opposent sans influence réciproque. Dans cette
nouvelle acception, le moi maintient conscientes deux
pensées opposées et inconciliables qui ne rentrent pas
en contact et méconnaît totalement son double
fonctionnement (Séchaud, 2001).
409
Mensonge, duperie de soi
Ainsi, dans ses articles sur le Fétichisme (Freud,
1927/2002) et sur Le clivage du Moi dans les
processus de défense (Freud, 1938/2010), le clivage
n’est plus conçu simplement comme une défense, mais
plutôt comme une façon de faire coexister deux
attitudes psychiques qui s’opposent, et qui s’ignorent
l’une l’autre. Ce clivage est sous-tendu par des
procédés défensifs spécifiques, au premier plan
desquels on trouve le déni (déni de la castration chez
le fétichiste, déni de la réalité chez le psychotique). Le
déplacement opéré par Freud dans ces textes est
considérable: ce n’est plus un clivage entre systèmes
qu’il conceptualise, mais un clivage à l’intérieur même
du moi, intratopique. La particularité de ce processus
est de ne pas aboutir à une formation de compromis
entre les deux tendances qui s’opposent, mais de les
faire coexister simultanément sans relation entre elles
et donc sans possibilité de mise en conflit. À l’inverse
de sa première théorie du clivage, Freud décrit alors
un processus qui n’a plus pour corollaire la production
de formations substitutives et qui fait fi du conflit
psychique. La nouvelle idée d’un clivage du moi qui
s’oppose à un clivage entre systèmes, met en lumière
la particularité de ce processus : celui-ci n’aboutit pas
à la formation d’un compromis entre les deux attitudes
en présence, qui n’établissent entre elles aucune
relation dialectique.
Enfin, dans l’Abrégé de Psychanalyse,
Freud (1940/2012) énonce clairement que ce type de
clivage n’est pas l’apanage du psychotique ni du
pervers. Ainsi, le clivage du moi ne concerne pas
seulement le refus de la réalité dans la psychose, ou le
refus de la castration dans la perversion, même s’il
trouve dans ces organisations psychiques son
paradigme.
La conception freudienne du clivage oscille donc
entre une première version, tributaire de la découverte
de l’inconscient et des conflits dont ce dernier est la
source, et une deuxième version qui postule un clivage
interne au Moi qui se caractérise par l’absence de
conflit à l’endroit même où celui-ci devrait surgir.
Finalement, Freud laisse entrevoir que le clivage n’est
pas réservé aux seules structures perverses ou
psychotiques, et qu’il concerne la généralité des sujets.
C’est à partir de cette théorisation du clivage
laissée par Freud, sur certains points inachevée, que
Christophe Dejours formulera sa théorie de la
troisième topique, dite topique du clivage (Dejours,
2001). À partir de questions spécifiquement soulevées
par la clinique psychosomatique, Dejours formule
l’hypothèse de l’existence de deux secteurs distincts
dans l’inconscient : le clivage ne séparerait pas
seulement deux zones dans le moi, il traverserait aussi
l’inconscient, délimitant un premier secteur,
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
l’inconscient sexuel refoulé, et un autre secteur, celui
de l’inconscient « amential» proscrit.
Le premier secteur serait constitué par le
refoulement originaire et donnerait origine à
l’inconscient sexuel refoulé, c’est-à-dire l’inconscient
au sens freudien. Celui-ci serait constitué à partir des
restes, des résidus de la traduction des messages que
l’adulte adresse à l’enfant. Selon Laplanche, que
Dejours reprend sur ce point, dans cet échange inégal
entre enfant et adulte, les messages sont
invariablement compromis par l’inconscient de
l’adulte et imposent de ce fait à l’enfant une opération
de traduction, à partir de laquelle se formera
l’inconscient sexuel refoulé (Dejours, 2011 ;
Laplanche, 1987/1990, 2007).
Le second secteur de l’inconscient serait formé
sans passage par la pensée de l’enfant et résulterait de
la violence exercée par l’adulte sur l’enfant. En effet,
lorsque ce qui compromet le message de l’adulte passe
par la violence exercée sur le corps de l’enfant, ce
dernier n’est plus en état de penser, ni de traduire ce
qui se produit en lui. Sans traduction il ne peut y avoir
de refoulement, il y a donc proscription (Dejours,
2011). À la place d’un inconscient sexuel refoulé se
constitue donc un inconscient proscrit ou amential,
terme auquel Jean Laplanche préférera celui
d’inconscient enclavé2. Entre ces deux inconscients de
nature et de contenu différents s’instaure un clivage.
Pour Dejours, et c’est ici un point de désaccord
avec Laplanche (cf. Dejours, 2012), ces deux
inconscients ne se manifesteraient pas de la même
façon:
L’inconscient sexuel refoulé fait retour sous
la forme de ce que la théorie caractérise
comme "retours du refoulé" (lapsus, acte
manqué, fantasme, rêve, souvenir de
couverture,
symptôme).
L’inconscient
amential ne fait pas retour comme
l’inconscient sexuel refoulé. Lorsqu’il se
manifeste, ce n’est pas par le truchement de
la pensée, mais sur le mode du passage à
l’acte (Dejours, 2011, p. 34).
À partir de là, Dejours formule l’hypothèse que
certaines manifestations cliniques (passages à l’acte,
violences pathologiques, etc.) sont produites par les
effets de l’inconscient amential. Le mode de réaction
2
Si Laplanche décrit de façon détaillée le processus de
genèse de l’inconscient sexuel refoulé, il n’en fait pas
autant en ce qui concerne la genèse de l’inconscient enclavé
qui reste, dans la théorie laplanchienne, d’une origine
relativement imprécise. À l’opposé, Dejours soutient
fermement que l’inconscient proscrit naît de l’exercice de la
violence sur le corps de l’enfant et des accidents de la
séduction (cf. Dejours, 2012).
410
principal de cet inconscient serait la désorganisation
du Moi et l’agir compulsif sans pensée. De plus, dans
l’optique de Dejours, si nous acceptons l’hypothèse de
la troisième topique il ne peut pas y avoir de
circulation directe entre les deux inconscients, puisque
le clivage, par définition, consiste précisément à
garantir le jeu simultané des deux parties en double
insu l’une de l’autre. Laplanche, au contraire, suppose
la possibilité d’un passage d’un inconscient à l’autre
grâce au processus de traduction (Laplanche, 2007).
Dans la perspective de la troisième topique, le
clivage peut être étendu au fonctionnement psychique
dans son ensemble, quelle que soit la structure de la
personnalité (avec des configurations variables selon
les structures). Sur ce point, on pourrait dire que la
théorie dejourienne concède au clivage le statut
d’invariante anthropologique. La topique du clivage
devient de ce fait une topique de la "normalité", dans
le sens où c’est la stabilité de ce clivage, commun à
tout individu, qui constitue le garant de la normalité.
Mais si le clivage structurel postulé dans la
troisième topique permet de comprendre la possibilité
d’un double fonctionnement dans la même personne
(être, par exemple, à la fois un homme ordinaire et un
tueur), il faut remonter en amont du clivage et
s’intéresser aux conditions de sa stabilité. Car ce
dernier est conçu comme le résultat d’une
construction, et non comme un mécanisme de défense
inné (Dejours, 2001).
La stabilité du clivage reste fragile et largement
menacée aussi bien par les évènements de la vie
affective que par les dangers provenant de la réalité
extérieure. Un des enjeux de santé majeur pour chaque
sujet reste donc d’assurer la stabilité de ce clivage, par
tous les moyens possibles. Lors de la première
formulation de sa troisième topique, dans Le corps
entre biologie et psychanalyse, Dejours (1986)
soutient que c’est grâce au déni de réalité (qui vise à
protéger la zone de sensibilité de l’inconscient de la
rencontre avec le réel extérieur) que le sujet parvient à
assurer une stabilité au clivage. Cependant, suite à la
rencontre avec les travaux de Jean Laplanche sur la
théorie de la séduction généralisée, il procèdera à des
remaniements non négligeables de cette topique du
clivage. C’est ainsi que dans Le corps d’abord
(Dejours, 2001), il avance que la stabilité du clivage
ne serait plus assurée grâce au simple déni de réalité,
mais qu’une alliance pourrait s’établir entre, d’une
part, un imaginaire social porteur d’images puissantes,
fascinantes, et, d’autre part, un inconscient amential
qui se trouverait ainsi captif et contenu. Dès lors, ce
qui assure au clivage une certaine stabilité, c’est la
capacité de ne pas penser, capacité qui serait
entretenue par l’emprunt à l’imaginaire social de
contenus de pensée stéréotypés, conventionnels, bref,
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
Rolo
par une sorte de prêt-à-penser fourni socialement. Par
capacité de ne pas penser il ne faut pas entendre une
incapacité cognitive ou une inaptitude constitutive à
penser mais, au contraire, une capacité d’arrêter la
pensée, tributaire d’une intention ou d’une volonté
spécifique. Ce serait donc le recours à l’imaginaire
social, à une pensée d’emprunt, qui permettrait au
sujet d’échapper à l’exigence de travail imposée au
psychisme et donc d’entretenir la stabilité de son
clivage.
Finalement, il convient de préciser à nouveau que
le clivage, dans la perspective de la troisième topique
et de l’inconscient amential, n’est pas l’équivalent
d’un mécanisme de défense. N’étant pas en soi un
mécanisme de défense, mais plutôt une propriété
structurelle de l’individu, le clivage dépend de
l’établissement d’autres mécanismes de défense pour
assurer sa solidité.
Je me permets maintenant de revenir aux
observations en clinique du travail, et de renouer avec
les propos développés au début de cet article. Car, si la
troisième topique nous fourni un modèle de l’appareil
psychique qui permet de penser la dualité de la
personnalité, encore faut-il expliquer comment
s’entretient et se stabilise le clivage structurel postulé
dans le modèle de Dejours? Selon ce dernier, c’est
grâce à une pensée d’emprunt et au recours à
l’imaginaire social que les sujets parviendraient à
arrêter leur pensée et donc à éviter l’épreuve
subjective du conflit, qui risque toujours d’entraîner
une déstabilisation du clivage.
Pourtant, dans les travaux de psychopathologie et
de psychodynamique du travail, figurent des pistes
intéressantes concernant les processus mis en œuvre
pour assurer la stabilité du clivage. En effet, certains
travaux en clinique du travail laissent entrevoir qu’il
existerait une autre sorte de clivage, induit par la
pression des contraintes externes, dont la fonction
serait justement de protéger le sujet du conflit et de la
déstabilisation affective. C’est ce que Dejours désigne
par le terme de "clivage forcé" (Dejours et al., 1985, p.
129). Selon ce dernier, il existerait une forme de
clivage provoqué par la confrontation avec les
contraintes du réel, construction du sujet en réponse à
une "angoisse de réel" plutôt qu’à une "angoisse de
pulsion" (Laplanche 1987/1990, p. 99). Dit autrement,
la menace externe serait en mesure de provoquer chez
l’individu une suspension de l’attitude normale de
jugement et de la pensée rationnelle. Cet arrêt du
jugement critique serait l’effet de contraintes
extérieures qui menaceraient l’identité du sujet et
fonctionnerait comme une façon de contenir
l’angoisse. Arrivé à ce point, le sujet n’est plus
capable de soutenir l’incrédulité, pour reprendre la
formule de David Shapiro (1996). Dès lors, on voit
Mensonge, duperie de soi
bien comment le recours à l’imaginaire social peut
venir renforcer et soutenir le clivage forcé.
La défense par le clivage forcé serait accessible à
des individus qui ne sont pourtant pas pervers par
structure. Le recours au clivage forcé induirait par làmême une sorte de perversion situationnelle. Ceci
entraîne un bouleversement considérable : alors même
que le clivage forcé est un mode d’adaptation
accessible à des individus qui ne sont pas pervers dans
leur structure, il rend possible de les amener à se
conduire comme des pervers.
Encore une fois, on ne peut généraliser l’usage du
clivage forcé à l’ensemble des travailleurs. Celui-ci
apparaît comme réponse à des contraintes
organisationnelles exceptionnelles, telles que la
contrainte à mentir. En effet, le recours au clivage
forcé s’avère nécessaire lorsque les contraintes de
l’organisation du travail touchent à ce qu’il y a de plus
intime pour les travailleurs : ce qu’ils estiment juste ou
bien de faire, ce à quoi ils tiennent, soit leur éthique
professionnelle. Le clivage forcé fourni alors une issue
qui protège les sujets de la prise de conscience de la
trahison des règles et du sens du travail, voir de la
trahison de soi-même, et de la déstabilisation
identitaire qui s’en suivrait.
Tous les travailleurs ne parviennent d’ailleurs pas
à s’adapter à cet environnement organisationnel, ni à
adopter le clivage forcé comme mode de défense. Pour
ceux qui ne parviennent pas à cliver, la souffrance est
sans doute au rendez-vous, avec des conséquences
plus ou moins néfastes. Il n’est d’ailleurs pas rare de
voir certains salariés quitter tout simplement leur poste
ou renoncer à leur emploi, face à l’incapacité à cliver
et donc à endurer des contraintes qu’ils perçoivent
comme nuisibles pour leur santé. Ils choisissent ainsi
de sauver leur équilibre psychique au détriment de leur
salaire et de leur emploi.
Mais même dans les cas ou l’adaptation est bien
stabilisée, elle n’est pas sans incidences sur le
fonctionnement psychique des salariés. En effet, cette
adaptation n’est réussie que grâce à un remaniement
considérable de l’économie psychique, dont les effets
pourront se faire sentir dans la vie familiale, sociale,
etc. Si l’on suit Dejours, "la bonne adaptation à une
organisation du travail pathogène n’implique pas un
fonctionnement mental intact mais se construit au prix
d’une déviation grave de la personnalité" (Dejours et
al., 1985, p. 129).
Le clivage postulé par la troisième topique de
Dejours se doublerait dans certaines situations d’un
clivage forcé, défense construite par le sujet et qui
permettrait de maintenir intact le clivage structurel.
Ainsi, d’une façon assez étonnante, ont retrouve dans
les travaux de Dejours deux thématisations du concept
de clivage qui nous renvoient à l’évolution de ce
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
411
concept chez Freud: une conception qui fait du clivage
un élément de la structure de personnalité,
indépendamment de celle-ci (névrose, psychose,
perversion), et une autre qui conçoit le clivage comme
une réponse au conflit psychique qui se forme en
raison des exigences de la réalité et des exigences
internes du sujet.
Les écrivains, les philosophes et les
psychanalystes s’étaient déjà largement saisis du
problème de la dualité du psychisme. Au regard de
l’importance des travaux qui nous ont précédé, il
importe que les propositions formulées au long de cet
article puissent prétendre à une quelconque nouveauté,
ainsi qu’à une certaine pertinence, pour l’étude de la
thématique abordée. La question mérite donc d’être
posée: l’ensemble des éléments avancés tout au long
de ce texte auront-ils contribué à une meilleure
compréhension de la question du double
fonctionnement psychique et, au delà, des mécanismes
du clivage ?
Dans cet article, je me suis aventuré à un exercice
périlleux de confrontation interdisciplinaire entre
psychodynamique du travail, psychologie morale et
psychanalyse pour essayer de faire ressortir la portée
théorique de la notion de clivage. Par ailleurs, il
importait de mettre en avant l’importance de se référer
à une théorie du sujet qui assume la division
intratopique comme une donnée anthropologique
fondamentale. En vue de cet objectif, la référence à
modèle métapsychologique tel que la troisième
topique de Dejours, modèle qui a été soumis à
l’exigeante épreuve de la clinique à plusieurs reprises,
semblait nécessaire.
En m’appuyant sur des auteurs comme Freud,
Laplanche et Dejours, ainsi qu’en faisant référence à
des travaux de philosophie de l’action et de
psychologie morale, mon intention était double:
• d’un côté, montrer que l’on ne peut se passer de la
notion de clivage si l’on veut comprendre les
situations cliniques dans lesquelles se manifeste
un double fonctionnement psychique.
• d’un autre côté, soutenir le rôle central que doit
assumer cette notion dans les modèles théoriques
de l’appareil psychique.
Cet article va également dans le sens d’un
rapprochement entre les travaux de la psychologie
morale, ceux de la psychodynamique du travail et
enfin ceux de la psychanalyse. Une des hypothèses ici
formulées est que les théories philosophiques de la
duperie de soi gagneraient à se référer de façon plus
explicite à une anthropologie psychanalytique qui
accorde au clivage une place prépondérante. La
contribution des travaux psychanalytiques au débat
412
Rolo
philosophique sur le concept de personne est nonnégligeable.
De vastes domaines restent néanmoins ouverts à
l’investigation, notamment en ce qui concerne une
articulation plus fine avec la théorie de la séduction
généralisée de Jean Laplanche.
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Endereço para correspondência:
Duarte Rolo. 107 rue de Sèvres, 75006, Paris, França. E-mail:
[email protected].
Psicologia em Estudo, Maringá, v. 17, n. 3, p. 403-412, jul./set. 2012
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