ThéoRèmes
3 (2012)
Réfléchir les conversions
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Asma Sassi
Le thème de la conversion dans la
profondeur analytique de l’« entredeux »
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Référence électronique
Asma Sassi, « Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux » », ThéoRèmes
[En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 17 février 2013. URL : http://
theoremes.revues.org/390 ; DOI : 10.4000/theoremes.390
Éditeur : ThéoRèmes
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Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux »
Asma Sassi
Le thème de la conversion dans la
profondeur analytique de l’« entre-deux »
La conversion : mot-outil ou mot-problème ?
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Au cours du premier quart du XXe siècle, des maîtres spirituels venant des mondes musulmans
attirent par leurs doctrines mystiques l’attention de nombreux artistes et intellectuels
occidentaux1. Parmi les ordres spirituels qui émergent aux Etats-Unis et en Europe occidentale,
le Mouvement Soufi de l’Indien Hazrat Inayat Khan (1882-1927) et la confrérie ‘Alawiyya
de l’Algérien Ahmad Al-‘Alawi (1869-1934) sont ceux qui ont laissé le plus de traces écrites
de leur genèse et des conditions concrètes dans lesquelles des Occidentaux ont été amenés
à y adhérer. Par la qualité des archives que ces groupes ont conservées jusqu’aujourd’hui,
l’historien est en mesure d’étudier dans les détails les rapports qu’ils créent entre islam et
occident durant la période coloniale ainsi que le phénomène de conversion des Occidentaux
au soufisme, courant mystique de l’islam.
Conversion ! Le terme figure ici tel un élément essentiel de la problématique envisagée pour
cette recherche. En l’espace d’un paragraphe, c’est toute l’histoire du soufisme occidental qui
vient d’être circonscrite au thème de la « conversion ». Pourtant, les acteurs de cette histoire ne
recourent que très exceptionnellement à cette notion quand ils ne la rejettent pas purement et
simplement. Complexe est l’usage de ce terme dans les faits et pourtant banale est sa présence
dans les études socio-historiques que les spécialistes réservent au soufisme occidental.
Après plusieurs années d’enquête en archives, il faut bien se rendre à l’évidence : le terme de
« conversion » n’est pas d’usage courant dans les récits, les témoignages, les œuvres laissées
par les disciples européens du Mouvement Soufi et de la ‘Alawiyya. D’autres termes y sont
plus régulièrement employés comme l’« initiation » ou l’« adhésion ». Comment expliquer
alors l’implicite qui gouverne la présence presque systématique du terme « conversion » dans
mes notes de recherche ? Dans un texte de référence sur la notion de tradition, l’ethnologue
Gérard Lenclud évoque justement le problème des mots et de leur usage scientifique [Lenclud
1994, p. 25 et suivantes]. Au « mot-outil » qui désigne des termes que l’on emploie sans en
questionner la valeur intrinsèque, il oppose le « mot-problème » qui correspond à l’ensemble
des termes qui font, pour leur part, objet d’interrogation. Si l’on applique cette catégorisation
à la notion de « conversion », deux constats sont possibles : d’une part, il s’agit d’un motoutil qui apparaît sans que cela n’appelle de questionnement particulier ; d’autre part, il peut
également être classé dans la catégorie des mots-problèmes tant la question de sa pertinence
finit par susciter l’intérêt de l’analyste.
Il faudrait donc aller plus loin dans l’usage de la classification proposée par G. Lenclud –
comme il le fait d’ailleurs lui-même à propos de la tradition – et se demander dans un premier
temps comment un mot-outil que nous utilisons de manière implicite devient un mot-problème.
En soi, la réponse à cette question n’est pas si complexe. L’implicite d’un tel usage découle
d’un processus mimétique qui consiste à placer sur les éléments observés lors de l’enquête
les terminologies utilisées par des prédécesseurs dans leurs études sur le même sujet. C’est en
prenant du recul par rapport à ces travaux que l’on finit par constater le recours au mimétisme et
qu’alors ces terminologies doivent être interrogées. Paradoxalement, il semble bien que ce soit
parce qu’elles ont fait l’objet d’investigations plus avancées, toujours menées par les mêmes
prédécesseurs, que l’on en vient ensuite à les utiliser comme des mots-outils, de manière plus
ou moins banalisée.
Le principe inhérent à l’usage du terme « conversion » dans ma propre recherche relève
par conséquent d’une opération de reproduction tacite de pratiques intellectuelles liées à
la terminologie académique. La question n’est pas de savoir s’il s’agit là d’une erreur
méthodologique : cela reviendrait inéluctablement à renvoyer l’ensemble des travaux sur le
soufisme occidental dans un placard sociologique. Derrière l’usage, a priori, passif de la
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Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux »
notion de « conversion », justifié par le principe de reproduction de pratiques intellectuelles, se
cachent des problématiques plus indiciaires mais ô combien plus importantes, notamment celle
qui consiste à déterminer les différents niveaux de l’« entre-deux ». Aussi, je commencerai par
expliquer ce phénomène de reproduction des emplois terminologiques, puis, dans un second
temps, je présenterai à travers des cas concrets tirés de l’histoire des ordres spirituels que
j’étudie la manière dont on pourrait affiner l’observation des phénomènes de conversion de
telle sorte qu’elle ouvre la voie à l’examen de problématiques plus profondes.
La conversion dans les études socio-historiques sur le
soufisme
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L’usage du terme « conversion » dans les études qui concernent directement le soufisme
européen n’est pas lié au hasard mais bien plutôt au fait – évident s’il en est – qu’il est utilisé par
les soufis eux-mêmes. Les sociologues ne manquent pas en effet de restituer dans leurs articles
et ouvrages les propos recueillis lors d’entretiens qualitatifs avec les acteurs soufis. Déjà en
1986, Lisbeth Rocher et Fatima Charqaoui obtiennent d’un dénommé Gai Eaton, membre de
la Maryamiyya, la confession suivante : « Et ce fut la découverte de René Guénon. Je me
convertis peu après…». Dans un important article de Loïc Le Pape sur les conversions au
sein de la confrérie Ahmadiyya, la fréquence avec laquelle le terme apparaît dans les propos
retranscrits des soufis interrogés dépasse toutes les espérances de qui souhaite absolument
travailler sur le phénomène de la conversion au mysticisme. Ainsi, Driss confie que « quand on
s’est converti, nous étions à la recherche d’un maître spirituel » [Le Pape 2007, p. 13], Ahmed
soutient que « notre conversion vient de la sécularisation du monde moderne » [Le Pape 2007,
p. 17]. Quant à Farid, il est convaincu que « la conversion [lui] a apporté une sérénité » [Le
Pape 2007, p. 20]. Le questionnement même de l’article de L. Le Pape vise à comprendre
l’implication des convertis mystiques dans le débat public sur l’islam européen. De la même
manière, Alessandra Marchi se propose d’étudier « la conversion à l’islam soufi d’un point
de vue historique et anthropologique [en Italie] » et d’examiner également le « devenir »
de la confrérie sous l’action des convertis2. Enfin, en étudiant les processus d’implantation
de la confrérie marocaine Boudchichiyya en France, Raphael Voix [Voix 2004, p. 221, 224]
constate la co-existence de deux groupes distincts et autonome, « un petit groupe de Marocains
issu de la diaspora » d’un côté et « le groupe des convertis français » de l’autre côté.
La grille d’entretien des trois sociologues invitait-elle les soufis interrogés à s’approprier
le terme « conversion » ou cet usage était-il pleinement le leur ? C’est une question que
nous réservons aux auteurs. Quoi qu’il en soit, le thème de la conversion semble s’imposer
comme une réalité vécue ou, en tous les cas, intériorisée par les acteurs. Sa récurrence dans
les études socio-historiques sur le soufisme européen contemporain ne peut donc provenir que
du terrain d’enquête lui-même. Si le thème de la conversion s’impose dans les problématiques
académiques, c’est bien parce qu’il s’impose dans les faits observés par les sociologues : il
constituerait en effet le support de modélisation du soufisme européen et impliquerait des
modifications structurelles profondes à l’intérieur des confréries religieuses traditionnelles. Le
soufisme européen se présentant comme un courant spirituel issu des mondes islamiques et
transposé aux mondes non-islamiques, il est dès lors essentiel pour les sociologues d’analyser
l’action de la conversion sur la formulation d’une nouvelle définition et d’une nouvelle
fonctionnalité de la confrérie, lieu d’institutionnalisation du soufisme depuis le XIIIe siècle
au moins.
A partir du moment où les sociologues concentrent leur intérêt sur la problématique de la
conversion et usent du terme pour autant que leurs informateurs l’utilisent dans les enquêtes,
comment pourrait-on prétendre se désolidariser de cette pratique lorsque l’on se propose
soi-même d’étudier sur le plan historique l’émergence des mouvements soufis en Europe
occidentale au début du XXe siècle ? La pertinence du terme n’est évidente pour l’analyste
que dans la mesure où il concède à la tautologie la puissance de restituer une réalité sociale
et historique.
C’est justement là qu’une première difficulté apparaît. Si les études en sciences sociales
centrent leur intérêt sur la conversion, du fait que le terme soit employé par les acteurs euxThéoRèmes, 3 | 2012
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Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux »
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mêmes, est-ce à dire que les études historiques doivent le reprendre à leur compte pour
restituer des phénomènes passés ? Force est de constater que certains historiens et spécialistes
du soufisme, sans faire de la conversion la problématique de leurs travaux, ont tendance à
généraliser l’usage de ce terme. Ainsi, le Britannique Mark J. Sedgwick présente souvent
dans ses articles et ouvrages les premiers européens soufis comme des convertis à l’islam
tout en précisant à chaque fois que cette conversion n’altère pas leurs habitudes de vie
ni ne les incite à une pratique religieuse régulière : il évoque ainsi la conversion de la
romancière Isabelle Eberhardt ou encore du peintre suédois Ivan Aguéli [Sedgwick 2004, p.
70 et suivantes]. Les islamologues Jamal Malik et Marcia K. Hermansen soutiennent pour leur
part que la conversion n’est pas simplement affaire de pratique religieuse mais qu’elle fait
l’objet d’un cheminement, de plus ou moins longue durée, dans lequel s’intègre l’adhésion à
un mouvement soufi [Malik & Hermansen 2006, p. 12 ; 37]. Autrement dit, même dans le cas
d’un soufisme universel tel que développé par Hazrat Inayat Khan au début du XXe siècle,
soufisme qui n’appelle pas ses adeptes à l’adoption de l’islam, le processus d’adhésion au
soufisme s’identifie à un processus de conversion.
Si la référence au thème de la conversion semble marquée par l’évidence du terrain
sociologique, il est en revanche plus difficile de comprendre le recours si fréquent qu’en
font les historiens confrontés aux archives. Sans prétendre avoir examiné, au cours de cette
recherche, les sources primaires qui intéressent directement le cas des « convertis » suscités, il semble, malgré tout, que les traces de cette occurrence dans les documents d’archives
soient moins flagrantes que dans les entretiens qualitatifs des sociologues. C’est en tous les
cas ce que l’on retient des principales informations fournies par l’enquête en archives auprès
du Mouvement Soufi de Hazrat Inayat Khan et de la ‘Alawiyya du Cheikh Al-‘Alawi. La
conversion n’est pas en soi la notion privilégiée par les disciples européens de ces ordres et
au-delà, il semble même qu’elle ait été rejetée par certains aspirants au mysticisme musulman.
C’est notamment le cas de René Guénon, penseur français « converti » à l’islam dans les années
1930 et inspirateur d’un courant ésotérique rapidement répandu en Europe, le Traditionalisme.
Convaincu de l’existence d’une tradition spirituelle une et originelle, transcendant et unifiant
toutes les traditions religieuses, et dont les Occidentaux n’ont su conserver le secret, René
Guénon soutient que seule l’initiation peut permettre d’atteindre cette tradition première et
voit dans le soufisme la forme initiatique idéale pour y parvenir [Sedgwick 2004, p. 21]. Il
n’en appelle pas pour autant à la conversion de ses lecteurs, pour la seule raison que le terme
même relève pour lui du vulgaire :
Au fond, dit-il, on peut dire que les convertis sont peu intéressants (…) D’une
façon tout à fait générale, nous pouvons dire que quiconque a conscience de l’unité
des traditions… est nécessairement, par là même, ‘inconvertissable’ à quoi que ce
soit [Guénon 1990, p.103, 106]
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En effet, dans l’esprit de R. Guénon, la conversion est moins affaire de passage d’une
tradition religieuse et spirituelle à une autre que « métamorphose intellectuelle », formule qu’il
emprunte au penseur indien Ananda K. Coomaraswamy, auteur de plusieurs ouvrages sur le
mysticisme, l’art et les spiritualités orientales. Cette conception de la conversion propre à René
Guénon justifie le titre que Jean-Pierre Laurant, spécialiste de ses œuvres et de sa pensée,
donne à l’un de ses nombreux articles : « la non-conversion de René Guénon » [Laurant 1997] !
Cet exemple spécifique permet d’éviter une mésinterprétation de la rareté du terme
« conversion » dans les archives du Mouvement Soufi et de la ‘Alawiyya. On pourrait en
effet expliquer la quasi-absence du terme par le fait qu’il soit peu opérant pour les acteurs
concernés. Au contraire, le cas de René Guénon et des Européens qui le suivent assidûment
dans sa quête de l’initiation parfaite montre qu’il fait déjà l’objet d’une réflexion intellectuelle,
et que la conversion se présente comme une question ontologique aux adeptes du mysticisme
de l’entre-deux-guerres. En ce sens, l’on ne peut tenir complètement rigueur aux historiens
d’utiliser le terme pour rendre compte de la rencontre entre le soufisme et l’ésotérisme des
Européens, même si les sources primaires n’offrent pas nécessairement la possibilité de l’y
retrouver stricto sensu. En revanche, l’on peut questionner la raison pour laquelle ces historiens
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Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux »
l’emploient si régulièrement alors même qu’il semble justement décrié par les acteurs du
mysticisme musulman de cette première période. Et par voie de conséquence, l’on peut
s’interroger sur ce qui me conduirait à reproduire cet usage dans le cadre de cette recherche.
Pour aller plus loin et éviter de simplement dénoncer un système de reproduction tacite des
terminologies employées dans les études socio-historiques, le problème à résoudre ne consiste
pas, en soi, à proscrire le thème de la conversion de l’examen historique mais bien plutôt à en
nuancer l’usage pour mieux considérer ce qui transparaît éventuellement derrière lui. Comme
le suggèrerait le dicton, la notion de conversion n’est jamais plus que l’arbre qui cache la forêt ;
il importe à présent de comprendre les formes d’entre-deux qui la sous-tendent et qui mettent
en rapport des maîtres spirituels musulmans et des aspirants Occidentaux.
Le thème de la conversion confronté à l’enquête historique
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Comme nous l’annoncions en introduction, le premier XXe siècle est marqué par
l’apparition de mouvements mystiques soufis qui attirent de nombreux artistes, intellectuels
et personnalités de la haute société européenne. Ces mouvements s’inscrivent dans une
dynamique spirituelle impulsée à partir du XIXe siècle par l’augmentation de groupes
ésotériques divers. Citons-en deux exemples : en premier lieu, la Société Théosophique, créée
à New-York en 1875 par la medium russe Helena P. Blavatsky et le Colonel Sir Henry
S. Olcott, est une organisation transnationale dont le siège est établi à Adyar en Inde dès
1888. Dotée d’un organe de production éditoriale et de salles de concerts et conférences,
cette association, qui trouve très vite ses marques en Europe occidentale, prône l’unité des
religions et la transmission d’initiations syncrétiques entre hindouisme et bouddhisme. D’autre
part, la tariqa3 Shadhiliyya Arabiyya fondée par Ivan Aguéli à Paris en 1910, rassemble une
dizaine de personnalités, principalement issues de la franc-maçonnerie. Fondée à partir de
réinterprétations de la doctrine du maître spirituel andalou de la période médiévale Ibn Arabi,
elle constitue un premier cas de soufisme européen. René Guénon participe aux réunions de ce
groupe élitiste et reçoit une première forme d’initiation mystique sous le nom d’Abdal Wahid
Yahya.
L’émergence de groupes ésotériques-mystiques à la charnière du XIXe et du XXe siècles tient à
plusieurs facteurs régulièrement recensés par les historiens : affaiblissement de l’influence des
institutions cléricales, sentiment anti-colonialiste, montée du féminisme, rejet de la notion de
progrès et dénonciation du matérialisme participent ensemble de l’éclosion de groupuscules
spirituels fonctionnant souvent en réseaux [Sedgwick 2004, p. 57, 73]4. Surtout, la vaste
politique de traduction et de vulgarisation d’œuvres doctrinales orientales, entreprise dès le
début du XIXe siècle par les sociétés savantes et profanes [Sedgwick 2004, p. 50 et suivantes],
engendre la fascination des publics occidentaux. Elle participe fr la création d’une dichotomie
entre un Occident rationnel et matérialiste et un Orient irrationnel et spirituel [King 2002, p.
24 et suivantes].
C’est dans ce contexte que le Mouvement Soufi de Hazrat Inayat Khan puis la ‘Alawiyya
du Cheikh Al-‘Alawi rencontrent leur public occidental pour la première fois au cours du
premier tiers du XXe siècle. Dans les pages qui vont suivre, nous présenterons deux documents
historiques, tirés des archives de ces ordres spirituels, pour mieux comprendre la profondeur
analytique qu’il est possible de donner à des situations de rencontre impliquant des formes
de conversion.
Un échange épistolaire entre un maître musulman et une
disciple américaine
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Hazrat Inayat Khan débarque aux Etats-Unis en 1910. C’est d’abord un musicien indien qui
donne des concerts de musique indienne avec son groupe et qui accompagne des vedettes de
la scène dansante américaine, notamment Ruth Saint-Denis, dans des spectacles exotiques.
Cependant, sa notoriété dépasse rapidement le cadre du show-business : en Inde, il est
déjà célèbre, aussi bien pour sa musique que pour son statut de soufi à l’écoute des autres
représentants spirituels. Il se lie d’amitié avec des maîtres hindous et recherche dans l’échange
et le dialogue la conciliation de toutes formes de spiritualités. La doctrine universaliste qu’il
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développe le met en contact avec la Société Théosophique qui l’accueille dès lors dans ses
salles de concerts partout aux Etats-Unis – puis par la suite en Europe occidentale – et qui
lui commande des conférences sur la musique et la spiritualité orientale. A travers cette
expérience, Hazrat Inayat Khan transmet son savoir sur le soufisme mais, considérant que son
public n’est pas prêt à accepter l’islam tant il l’appréhende comme une menace, il décide d’en
dissocier le soufisme pour en faire une sagesse universelle transcendant et unifiant toutes les
religions [Khan 1979, p. 164]. Avec ce discours, il s’impose comme un maître spirituel prêt à
recevoir des élèves sans les inciter à la moindre conversion à la religion musulmane.
Le premier qui se présente à lui est une femme, Ada Martin (1871-1947), membre de la Société
Théosophique d’origine russe et de confession juive. Elle rencontre Hazrat Inayat Khan lors
d’une conférence tenue au Temple de la Vedanta Society à San Francisco le 16 avril 1911.
Le lendemain, elle lui adresse une lettre dans laquelle elle aborde trois sujets. Tout d’abord,
elle remercie le musicien pour la qualité de sa conférence et pour avoir très pertinemment
établi un lien cosmique entre le thème de la musique et celui des lois spirituelles. Ensuite,
elle reconnaît à l’Inde le fait d’être le berceau de la musique et affirme que l’enseignement
entendu au Temple la veille fait de Hazrat Inayat Khan la personnalité la plus désignée pour
honorer la gloire divine. Enfin, dans le dernier paragraphe, elle évoque sa propre pratique
initiatique basée sur les fondements de l’hindouisme et demande à Hazrat Inayat Khan s’il n’a
pas lui-même publié quelque ouvrage sur la question du cheminement spirituel afin qu’elle
s’en inspire pour sa propre formation.
La réponse de Hazrat Inayat Khan à cette première lettre ne se fait pas attendre – envoyée le 4
mai 1911 – et sa prise de position est tout aussi rapide. Dès les premières lignes, il dit remarquer
l’état d’avancement initiatique d’Ada Martin et se propose de devenir son professeur à
condition qu’elle reprenne l’initiation depuis le début. Elle doit donc abandonner sa pratique du
yoga. Dans le paragraphe suivant, malheureusement incomplet, il lui communique sa première
initiation : elle doit d’abord lire une leçon pendant dix jours (les feuillets de cette leçon ne
figurent pas aux archives), puis envoyer un compte-rendu détaillé de cette lecture précisant
ce qu’elle en a tiré. Elle doit ensuite pratiquer ce qu’il appelle un « mantram » : pendant trois
jours, elle doit s’isoler dans une chambre silencieuse et réaliser des mouvements spécifiques de
la tête en prononçant la formule « la-ilaha-ill-allah » (trad. « Il n’y a de dieu que Dieu »). Pour
l’y aider, Hazrat Inayat Khan dessine au bas de sa lettre une partition musicale sur laquelle il
place les notes de la mélodie à chanter.
A partir de là, une correspondance s’instaure entre le nouveau maître et son disciple qui durera
dix-sept ans et qui amènera progressivement Ada Martin à atteindre l’un des plus hauts niveaux
de l’initiation préconisée par Hazrat Inayat Khan, le niveau de « murshid »5. Tout au long de
cette correspondance, qui s’impose par le fait que Hazrat Inayat Khan s’installe en Europe
occidentale dès 1912, il n’est jamais question de conversion : la relation entre le maître et
le disciple s’établit de manière tacite à travers l’emploi de formules qui assurent à l’élève
sa reconnaissance formelle en tant que soufie. Hazrat Inayat Khan dit en effet la considérer
comme la première femme occidentale à disposer des mérites généralement attribués aux
soufis orientaux ; il lui garantit que ses propres ascendants spirituels indiens, qui forment
une chaîne de transmission initiatique depuis plusieurs siècles, l’ont prise sous leurs ailes ;
il lui promet surtout de lui enseigner régulièrement de nouvelles expériences et de nouvelles
méthodes d’approche de la lumière divine. A partir de là, Ada Martin l’appellera toujours
« Maître ».
L’originalité de cet exemple, que l’on pourrait présenter comme le premier cas de conversion
au soufisme aux Etats-Unis, provient aussi bien de la forme que prend la relation entre le maître
et le disciple que de la rapidité avec laquelle l’initiation s’instaure. Il remet en question les
formes traditionnelles de cette relation, justement parce qu’il en manque un élément essentiel :
le pacte physiquement passé entre le maître et le disciple. En règle générale, ce pacte appelé en
arabe « bay’a » scelle la relation entre les deux individus. Le disciple doit, en principe, poser
sa main droite sur celle de son guide spirituel et répéter les prières formulées par ce dernier6.
L’exercice impose donc que les deux protagonistes soient mis en présence l’un de l’autre et
qu’un contact physique et un dialogue rituel s’établissent entre eux. L’aspirant ayant conclu ce
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pacte peut alors considérer officiellement qu’il appartient au cercle des soufis, ce qui l’engage
à un certain nombre de pratiques initiatiques, individuelles et collectives.
Dans le cas de la relation entre Hazrat Inayat Khan et Ada Martin, l’initiation prend une forme
écrite : les deux personnalités ne sont en effet plus amenées à se voir physiquement avant
1923, date à laquelle Ada Martin a pourtant déjà passé les différents niveaux hiérarchiques
de l’initiation soufie. Le pacte s’établit de manière implicite dans le seul espace de l’échange
épistolaire, et ne prend aucunement la forme d’un rituel de passage, si ce n’est à travers les
termes statutaires employés par les deux locuteurs, notamment l’usage du mot « Master ».
Le maître et l’élève reconnaissent mutuellement leur statut respectif et n’ont pas besoin, à
ce titre, d’une plus grande officialisation de leur relation hiérarchique. Certes, les années
suivantes, passées en Europe occidentale, particulièrement à Londres et à Paris, verront la
formation progressive d’un mouvement soufi, officiellement créé en 1919, et la mise en place
d’un pacte d’initiation entre les guides de la nouvelle association et leurs élèves. On retient
cependant qu’Ada Martin reste la première initiée du maître indien et que son initiation au
soufisme ne relève pas d’un processus de conversion habituel mais d’une démarche plutôt
lâche, volontairement assouplie par le maître spirituel en vertu du soufisme universel qu’il
prône.
Cet assouplissement volontaire se perçoit dans l’échange que j’ai présenté, notamment lorsque
Hazrat Inayat Khan décrit l’initiation qu’Ada Martin doit pratiquer en chambre isolée. Le
maître nomme en effet cette pratique par le terme « mantram » qui désigne généralement
un exercice spirituel tiré des traditions védiques indiennes. Il appartient donc au vocabulaire
de l’hindouisme. Pourtant, la formule que le disciple doit prononcer, « la-ilaha-ill-allah »,
est une expression arabe et plus exactement la profession de foi musulmane prononcée par
quiconque se convertit à l’islam. Sa répétition rythmée, dans le cadre mystique, est une
pratique courante dans les confréries religieuses du monde musulman, connue sous le nom de
« dhikr ». Dans sa réponse à Ada Martin, Hazrat Inayat Khan entame donc déjà un mélange de
genres spirituels et dégage en effet le soufisme de toute référence explicite à l’islam, tout en
conservant les pratiques soufies elles-mêmes. A travers ce système d’étouffement du processus
de conversion, c’est à une réflexion très approfondie sur les mécanismes de la rencontre entre
un maître musulman et un disciple occidental, soit un « entre-deux », que cette correspondance
appelle.
Convertis-toi d’abord, initie-toi ensuite !
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Dans le cas de la ‘Alawiyya, le contexte est très différent de celui du Mouvement Soufi
de Hazrat Inayat Khan mais il n’en suscite pas moins des questions sur la manière dont la
relation s’instaure entre le maître musulman et le disciple occidental. Fondée à Mostaganem
en Algérie dans les années 1910, la ‘Alawiyya attire très rapidement des Européens, surtout
des Français, installés en Afrique du Nord durant les années 1920 et 1930. Il est difficile de
savoir combien de disciples non-arabes le cheikh Al-‘Alawi comptait, mais pour ceux que l’on
connaît, soit une poignée d’hommes et une femme, l’on sait au moins qu’ils étaient soit des
artistes, soit des intellectuels. Plusieurs raisons expliquent cette adhésion plus ou moins forte
des Européens à la ‘Alawiyya plutôt qu’à d’autres ordres confrériques présents en Algérie :
en premier lieu, tout comme Hazrat Inayat Khan, le Cheikh Al’Alawi fait preuve d’une très
grande curiosité intellectuelle. Loin de se contenter d’une littérature islamique, il lit volontiers
l’Evangile de Saint-Jean et les ouvrages d’Henry Bergson. Par ailleurs, il se montre favorable à
un dialogue islamo-chrétien et ne rejette pas les échanges avec des personnalités européennes.
Le long témoignage livré par son médecin personnel, Dr Marcel Carret, en 1942, révèle sa
capacité à dialoguer dans un contexte colonial qui ne favorise pas nécessairement ce type
d’attitude. Enfin, tout en se montrant respectueux des autorités coloniales françaises, ce qui
lui vaut entre autres de participer à la prière inaugurale à la Mosquée de Paris en 1926, il se
montre très critique à l’égard du matérialisme occidental et de la politique d’assimilation en
Algérie. Il s’oppose par exemple violemment à la naturalisation française des Kabyles. Ses
positions politiques rejoignent en ce sens celles d’artistes et d’intellectuels français opposés
au colonialisme et installés en Afrique du Nord. Toutefois, l’ouverture d’esprit dont il fait
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preuve ne cache pas pour autant sa conviction toute personnelle et religieuse selon laquelle
l’islam transcende toutes les autres formes religieuses. A l’inverse de Hazrat Inayat Khan qui
prétend faire du soufisme une sagesse universelle, le Cheikh Al-‘Alawi ne sait le concevoir
que dans sa dimension islamique, ce qui suppose la conversion de ses disciples, y compris
français, à l’islam.
Parmi ceux-là, le caricaturiste Gustave Jossot a laissé un témoignage très important sur les
conditions de sa rencontre avec le Cheikh Al-‘Alawi. Ce témoignage intitulé Le Sentier d’Allah
est un opuscule illustré d’une quarantaine de pages rédigé en 1923 et publié en 1927 à Tunis7.
Dans un premier temps, G. Jossot y explique qu’il s’est installé en Tunisie en 1904 et que
l’observation des mauvaises attitudes des colons chrétiens l’a amené en 1912 à se convertir à
l’islam. Il adopte dès lors la tenue vestimentaire des indigènes et se fait appeler Abdulkrim.
Face aux critiques des medias, il justifie sa décision de conversion par l’attrait exotique
qu’exercent sur lui la simplicité de la vie indigène et la beauté des paysages arabes. Il leur
oppose la médiocrité des idéaux de vie occidentaux, fondés sur le matérialisme, l’urbanisation,
etc.
Après une année de pratique exotérique, il reçoit une initiation au soufisme par l’intermédiaire
d’un maître spirituel anonyme. A la mort de ce dernier en 1923, il s’en va visiter la
zaouia ‘Alawiyya de Mostaganem en compagnie de deux co-religionnaires français également
convertis à l’islam. C’est là, à l’occasion d’un rassemblement annuel des disciples nordafricains, qu’il rencontre le Cheikh Al-‘Alawi dont le visage lui rappelle celui du Christ. Le
Cheikh leur réserve un accueil qui les distingue des autres disciples nord-africains : ils dorment
à l’écart des groupes, ils restent aux côtés du Cheikh lors des rituels collectifs, et Gustave
Jossot se voit même attribuer l’honneur de prononcer un discours devant toute l’assistance.
Il y expose toutes les connaissances qu’il a acquises durant sa première formation sur les
différentes étapes du cheminement initiatique.
Après le rassemblement, les visiteurs français sont invités à suivre leur premier enseignement
mystique dans la résidence estivale du Cheikh, durant lequel celui-ci évoque plusieurs thèmes :
l’unité du monde, la purification de l’âme, les vertus du dhikr et l’extinction en Dieu. Après
la prière, le Cheikh confie à G. Jossot avoir remarqué l’état avancé de son cheminement : il
lui propose de pratiquer une retraite spirituelle individuelle appelée khalwa, proposition que
le peintre accepte sans hésitation.
Le récit de Gustave Jossot révèle une progression en deux temps : d’abord la conversion
à l’islam, ensuite l’initiation au soufisme. La conversion suppose l’adoption d’une pratique
exotérique, d’un nom islamique et d’une tenue vestimentaire spécifique à la culture locale, en
l’occurrence nord-africaine. Elle est en ce sens associée à la représentation exotique que le
caricaturiste se fait du milieu dans lequel il évolue. Surtout, elle s’inscrit dans les polémiques
opposant deux grandes institutions religieuses, le peintre motivant sa conversion à une religion,
l’islam, par le rejet d’une autre religion, le christianisme. La conversion est donc synonyme,
dans ce contexte, de transition, de passage d’une éducation religieuse à une autre motivé
par un sentiment contestataire. L’initiation au soufisme n’arrive que dans un second temps.
La rencontre avec le Cheikh Al-‘Alawi, qu’il considère comme son véritable maître, n’a été
possible que dans la mesure où G. Jossot était déjà converti à l’islam. Une telle assertion ne peut
être soutenue que si l’on compare le témoignage de Jossot à celui du Dr Carret. Dans le premier,
le Cheikh Al-‘Alawi n’évoque jamais le thème de l’islam en soi. Face à lui, ses nouveaux
disciples sont déjà musulmans depuis plusieurs années et n’ont pas besoin d’une introduction
aux principes de cette religion. A l’inverse, le texte du Dr Carret met l’accent sur l’intérêt que
le Cheikh accorde à la valorisation de l’islam comme réceptacle à la véritable spiritualité. Les
échanges qui y sont retranscrits le mettent en présence non plus d’un converti français mais
d’un médecin agnostique qui se montre réceptif au discours du Cheikh mais qui ne se convertit
pas pour autant. La confrontation de ces deux témoignages peut, en ce sens, révéler la logique
inhérente au principe d’adhésion à la ‘Alawiyya, qui suppose un acte de conversion d’abord,
une initiation spirituelle ensuite. En ce sens, l’initiation n’est pas une conversion en soi mais
une étape ultérieure dans le cheminement religieux et spirituel du converti.
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Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux »
Vers une histoire socio-religieuse du soufisme occidental
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Evoquer « la conversion » d’Ada Martin et de Gustave Jossot est plus commode que pertinente.
C’est un moyen facile de poser un mot sur un processus complexe qu’on ne prend pas le temps
d’examiner. A la lumière des écrits qu’ils ont tous deux légués, deux facettes de la conversion
apparaissent. Dans l’exemple d’Ada Martin, il n’y a pas de conversion à proprement dit mais
une dissimulation des termes de la part du maître pour faciliter son engagement en tant que
guide spirituel dans un espace qu’il juge réticent à l’égard de l’islam. Dans l’exemple de
Gustave Jossot, la conversion est pleinement assumée, mais elle n’est jamais que la première
étape formalisée et plutôt exotérique d’un processus dont le moment-clé est l’initiation. La
confrontation de ces deux exemples empêche toute essentialisation de la définition même de la
conversion, toute systématisation de son mécanisme. Surtout, elle ouvre la voie à la réflexion
sur la qualification même de ce que nous appelons l’entre-deux.
A partir du moment où l’on reconnaît au soufisme le fait de se définir essentiellement
comme le courant mystique de l’islam, l’observation de son émergence dans des sociétés
non-islamiques semble tout naturellement induite par la volonté d’examiner des rapports
de type endogène - exogène. De fait, l’histoire du soufisme occidental s’inscrit dans la
reconnaissance d’une double-trajectoire, soit islamisante, soit universalisante. Toutefois, une
trop forte concentration sur cette bipolarité peut à terme entraîner l’analyste vers la tentation
d’une essentialisation du soufisme, voire vers la résolution futile du problème de sa conformité
ou non avec une définition normative.
Pour éviter ce terrain pour le moins glissant, et surtout à la lumière de ce que les sources
d’archives nous donnent à examiner, nous nous intéressons au caractère particulièrement
diffus ou dilué des rapports qui se tissent entre maîtres musulmans et disciples occidentaux.
La « conversion » au mysticisme n’est pas un phénomène en soi mais un processus qui
s’inscrit dans une dynamique plus large, plus exactement dans un espace d’échange où les
différents acteurs entremêlent leurs références respectives. Plusieurs analystes ont contribué à
l’identification de ces espaces d’échange : quand Richard Wright évoque un « terrain médian
et Mary-Louise Pratt une « zone de contact » 8, Homi Bhabha l’appelle pour sa part « thirdspace » ou « espace-tiers », un lieu, « irreprésentable en soi », situé à la frontière entre les
cultures et dans lequel les idées s’interpénètrent et produisent les formes d’une transpiritualité
[Bhabha 2007, p. 35, 38, 82].
Si toutes ces expressions ont le mérite de reconnaître l’existence d’une zone de rencontre et
d’échange, d’autres historiens, à l’instar de Jocelyne Dakhlia [Dakhlia 2012], leur préfèrent la
notion d’« entre-deux ». Celle-ci a en effet le mérite de dématérialiser la question de l’échange,
limité à des lieux assignés par les auteurs précédemment cités, et de l’inscrire dans un univers
qui s’accommode aussi bien des lieux que des moments de la rencontre. La notion d’« entredeux » permet en effet d’inscrire la relation qui s’instaure entre des traditions, des idées,
des représentations ou des histoires dans un continuum qui tient compte de tous les aspects
conjoncturels de l’échange. C’est dans cet ensemble propice à la rencontre que la conversion
trouve ses marques de fabrication, mais comme nous venons de le voir à travers l’enquête en
archives, elle ne se présente pas sous un aspect unitaire et prend différentes formes, voire même
différents sens. La multiplicité des trajectoires qu’elle emprunte nous amène à considérer
avec le plus grand intérêt l’existence d’une multiplicité de niveaux d’action à l’intérieur de
l’entre-deux. Celui-ci ne réunit pas seulement un maître musulman et un disciple occidental
et leur relation n’opère pas selon un mode automatique de transmission-réception. L’entredeux constitue un univers dans lequel les acteurs ne sont pas tellement les représentants de
grandes entités, « islam » d’un côté, « occident » de l’autre, mais bien plutôt les porteurs
de références multiples façonnées au gré des histoires spirituelles, sociales, intellectuelles,
voire même coloniales dans lesquelles s’inscrivent leurs expériences. C’est ainsi que l’on
peut comprendre pourquoi le soufisme ne se présente pas en Occident sous une seule forme,
pourquoi il emprunte en quelque sorte des chemins croisés, musulmans ou pas musulmans.
Ce n’est qu’en cherchant dans les contextes historiques généraux et particuliers, dans les
expériences vécues, dans les activités, les discours et somme toute la conscience des acteurs
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Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux »
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que l’on peut entrevoir les conditions de l’entre-deux et la formation de trajectoires dissociées
du soufisme en Europe.
La concentration préalable sur le thème de la conversion n’est donc pas en soi une simple erreur
d’approche, conditionnée par le principe d’une reproduction des pratiques académiques dans
ce domaine. Au contraire, son usage implicite conduit à la formulation de problématiques plus
larges mais également et paradoxalement plus indiciaires car elles appellent des observations
plus micrologiques, concentrées sur des lignes, voire même de simples mots laissés dans
les témoignages et les correspondances des premiers soufis occidentaux. Elle ouvre un pan
historique encore peu exploré, celui des entrecroisements entre plusieurs histoires spirituelles,
qui conduit à une mise en garde : l’histoire du soufisme occidental ne suit aucune trajectoire
linéaire et ses chemins croisés entre islam et non-islam ne relèvent pas seulement d’attitudes
psychologiques ni de choix individuels mais de stratégies d’approche pensées et mises en
œuvre par tous les acteurs concernés. En ce sens, la conversion n’est pas autre chose que le
mot-outil dont l’analyse des mécanismes dans une situation historique donnée conduit à la
formulation d’une problématique fixée sur la restitution d’une véritable histoire religieuse.
Bibliographie
Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, une théorie postcoloniale (1994), traduit de l’anglais par F.
Bouillot, Payot, 2007
Marcel Carret, « Dans l’intimité du Cheikh » (Cheikh Al-‘Alaoui. Souvenirs, s.e., 1942), dans Johan
Cartigny (éd.), Le Cheikh Al-Alawi, Paris, Les Amis de l’islam, 1984, p.11-29
Françoise Champion, « La croyance en l’alliance de la science et de la religion dans les nouveaux courants
mystiques et ésotériques », dans Archives des sciences sociales des religions, n°82, 1993, p. 205-222
Ananda K. Coomaraswamy, « On Being in one’s Right Mind », dans Review of Religion, November
1942, 7, p. 32-40René Guénon, Initiation et réalisation personnelle, Editions Traditionnelles, 1990
Jocelyne Dakhlia, W. Kaiser (éd.), Penser l’entre-deux en Méditerranée, Paris, Albin Michel, 2012
Gustave Jossot, « Le sentier d’Allah », dans Johan Cartigny (éd.), Le Cheikh Al-Alawi, Paris, Les Amis
de l’islam, 1984, p. 57-77
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Jean-Pierre Laurant, « La ‘non-conversion’ de René Guénon (1886-1951) », dans Jean-Christophe Attias
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Gérard Lenclud, « Qu’est-ce que la tradition ? », dans M. Detienne (éd.), Transcrire les mythologies,
Paris, Albin Michel, 1994
Jamal Malik, John Hinnells (éd.), Sufism in the West, London, Routledge, 2006
Alessandra Marchi, « Les formes du soufisme en Italie. Le devenir des confréries islamiques en
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Mars 2009
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musulmane », dans Archives des sciences sociales des religions [en ligne], 140 | octobre-décembre 2007,
mis en ligne le 02 juillet 2011, URL : http//assr.revues.org/index11463.html
Mary-Louise Pratt, « Arts of the Contact Zone », dans Profession 91, New-York, MLA 1991, p. 33-40
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du XXe siècle (Against the Modern World: Traditionalism and the Secret Intellectual History of the
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Gilles Veinstein et Alexandre Popovic, les voies d’Allah, les ordres mystiques dans le monde musulman
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dans Ateliers, 28, 2004, p. 221-248
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Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux »
Richard Wright, The Middle Ground: Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region,
1650-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1991
Notes
1 On utilisera ici ce terme par concision pour désigner tout particulièrement l’Europe occidentale et les
Etats-Unis.
2 A. Marchi a soutenu sa thèse en 2009 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris sous
la direction de Marc Gaborieau. Voir Marchi 2009, chap. 4 et 5.
3 Le terme tariqa est souvent traduit en français par « confrérie » mais son sens en arabe est plus large
et désigne la voie à la fois pratique et spirituelle suivie par l’aspirant soufi auprès d’un maître et d’un
groupe mystique spécifique [Veinstein 1996, p. 12]
4 Cette logique d’interrelation entre des mouvements de politique alternative s’applique encore
aujourd’hui à ce que Françoise Champion appelle la nébuleuse mystique ésotérique [Champion 1993,
p. 215].
5 L’initiation préconisée par Hazrat Inayat Khan se présente sous la forme d’une échelle hiérarchique
dont les échelons porte chacun un titre honorifique et correspondent au niveau atteint par l’élève dans
sa formation spirituelle [Khan 2008, vol. X]
6 Pour plus d’informations sur l’initiation soufie, voir Ralph Stehly, http://stehly.perso.infonie.fr/
linitia.htm
7 Cet opuscule est également disponible dans un recueil de témoignages sur le cheikh Al-‘Alawi, édité
par Johann Cartigny.
8 Traduits de l’anglais « middle ground » [Wright 1991] et « contact zone » [Pratt 1991, p. 33 et suivantes]
Pour citer cet article
Référence électronique
Asma Sassi, « Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux » »,
ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 17 février 2013. URL :
http://theoremes.revues.org/390 ; DOI : 10.4000/theoremes.390
À propos de l’auteur
Asma Sassi
CRH-EHESS
Droits d’auteur
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Résumé
La notion de conversion est omniprésente dans les études socio-historiques consacrées au
soufisme, courant mystique de l’islam, dans le monde occidental. A tel point que le terme
figure en permanence dans nos propres notes de recherche sur la genèse des mouvements soufis
en Europe occidentale au début du XXe siècle. Pourtant, sa mention dans les archives des
groupes étudiés est rare et parfois volontairement décriée ou dissimulée. Comment expliquer
le caractère systématique de son usage ? Loin de n’être qu’une erreur d’approche, l’analyse
de phénomènes de conversions peut au contraire affiner la manière de concevoir la notion
d’entre-deux qui met en rapport deux univers : l’islam et l’Occident.
Entrées d’index
Mots-clés : Conversion, islam, Anthropologie, Histoire, soufisme, mystique
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