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La Présence Kanak, par Jean-Marie Tjibaou

1996

Jean-Marie Tjibaou LA PRÉSENCE KANAK Edition établie et présentée par Alban Bensa et Eric Wittersheim EDITIONS ODILE JACOB 1996 JEAN-MARIE TJIBAOU, UNE PENSEE OUVERTE SUR L'UNIVERSEL PAR ALBAN BENSA ET ERIC WITTERSHEIM « La politique étant liée à la nature des rapports humains, au contrat que l'homme passe avec l'homme, la politique d'un pays ne peut être qu'un prolongement de sa vision des rapports humains. » V. S. Naipaul 1 Jean-Marie Tjibaou (1936-1989) a traversé cette fin de siècle comme un météore. Encore inconnu des Français cinq ans avant sa mort, il a fait irruption sur la scène politique internationale et l'a trop rapidement quittée. Sa trace dans l'histoire n'a pas encore pu vraiment être appréciée dans toute sa singularité. Faute d'une bonne compréhension de l'évolution de la situation en Nouvelle-Calédonie ; faute aussi de ne pouvoir se référer aux paroles que ce représentant d'un petit peuple de Mélanésie sut adresser à tous ses contemporains. « C'est un homme que je respecte, avec lequel les mots vont plus loin que les mots », écrivait François Mitterrand2 à propos de celui qui, au 1 V. S. Naipaul, Le retour d'Eva Peron, Paris, UGE, 10-18, 1980, pp. 87-88. Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel nom du peuple kanak3, s'était engagé dans une partie de bras de fer avec le gouvernement français. Dans le monde entier on a gardé, de cet homme toujours souriant à l'allure débonnaire, le souvenir d'un juste, d'un David capable, du fond de sa petite vallée de Hienghène, d'interpeller avec ténacité mais aussi beaucoup d'humour les Goliath multiformes auxquels les Kanaks s'émancipant se trouvent affrontés. La voix de Jean-Marie Tjibaou nous est parvenue parce que les Kanaks ont pris le risque de s'opposer physiquement à la tutelle française. A travers le bruit et la fureur des « événements » qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie de 1984 à 1988, il a laissé percer un message allant au-delà des circonstances les plus immédiates. Parmi les figures de l'anticolonialisme, Jean-Marie Tjibaou occupe une place particulière, sans doute parce que la Nouvelle-Calédonie est apparue bien tardivement sur la liste des pays à décoloniser. L'indépendantisme kanak a trouvé en lui un porte-parole tout à fait original, qui a voulu à la fois dénoncer le sort fait aux siens et montrer la qualité et la richesse de la civilisation mélanésienne. La pensée de celui qui allait devenir le principal représentant du peuple kanak procède en partie d'une biographie tout à fait caractéristique de la formation des élites en Océanie. Comme la plupart des leaders polynésiens, mélanésiens ou papous, Jean-Marie Tjibaou est passé d'une enfance en milieu kanak à la vie politique contemporaine après un long transit à l'ombre des Eglises. Il est né le 30 janvier 1936 à Tiendanite, une petite réserve de la haute vallée de la rivière Hienghène, sur la côte est de la Grande Terre. Les neuf premières années de sa vie se déroulent dans le contexte de relégation qu'ont connu tous les Kanaks, de la mise en place du code de l'indigénat en 1887 à son abolition en 1946. Dans cette région de Nouvelle-Calédonie, qui fut marquée dès 1840 par l'emprise des missionnaires catholiques, le curé fut pendant longtemps le seul représentant de la population européenne avec lequel les Kanaks purent établir quelques relations positives. Un missionnaire mariste, Alphonse Rouel, allait ainsi jouer un grand rôle dans l'histoire de la famille Tjibaou : responsable durant cinquante ans de l'église de Hienghène, il permit au père de Jean-Marie de devenir l'un des premiers instituteurs kanak. Wenceslas Tjibaou confia ensuite le destin de son fils à Alphonse Rouel, qui l'envoya au petit séminaire de Canala en 1945. Suit alors un long parcours qui, d'institution en institution, amènera Jean2 F. Mitterrand, Lettre à tous les Français, 1988, p 40. L'orthographe ici adoptée est conforme à celle proposée par le Nouveau Petit Robert (éd. 1993) : Kanak (pluriel Kanaks, adjectif invariable). 3 Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel Marie Tjibaou à être ordonné prêtre, puis à exercer son ministère comme deuxième vicaire de la cathédrale de Nouméa en 1966. Il occupera cette fonction durant moins de deux ans, puisque fin 1967 il se fait mettre en disponibilité et obtient finalement sa réduction à l'état laïque en 1971. Tout au long de cette période, Jean-Marie Tjibaou vivra éloigné de la vallée de Hienghène, ne pouvant retourner pour la première fois à Tiendanite qu'au bout d'une dizaine d'années, au point de perdre l'usage de sa langue maternelle. D'avoir été si longtemps tenu à distance de la société kanak l'incitera sans doute à y faire retour par le biais de l'ethnologie, et plus largement par une réflexion sur l'avenir de l'identité autochtone en Nouvelle-Calédonie. Tjibaou est d'autant plus requis par ces questions, au sortir de la prêtrise, qu'il est choqué par les conditions de vie des Kanaks. Parqués dans des réserves pour la plupart exiguës, repoussés aux confins de la colonie, les Mélanésiens connaissent alors toutes les affres de la marginalisation la plus extrême : pauvreté, alcoolisme, échec scolaire, dégradation des relations sociales. Dans les années 1969-1972, la flambée des cours du nickel, l'accroissement de l'urbanisation et du salariat et le maintien d'une politique de ségrégation ont déstabilisé l'ordre coutumier qui s'était peu ou prou reconstitué dans les réserves après le premier choc, au XIXème siècle, avec le colonialisme conquérant4. L'évêché de Nouméa ayant adressé aux inquiétudes du jeune prêtre Tjibaou une fin de non-recevoir, celui-ci, déconcerté, se tourne alors vers les sciences humaines pour approfondir son questionnement et rechercher des solutions. A la faveur d'une bourse, Jean-Marie Tjibaou part en métropole, d'abord à l'Institut catholique de Lyon puis à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris. Il suit les enseignements d'ethnologie de l'océaniste Jean Guiart et s'engage, sous la direction de Roger Bastide, dans la préparation d'un mémoire sur les problèmes induits par la déstructuration de l'univers kanak. L'étudiant Tjibaou privilégiera d'emblée l'anthropologie appliquée5 : partant du constat d'« aliénation et de démission » de son peuple, il était alors convaincu qu'il fallait « lancer des actions qui permettent au groupe de se refaire une image gratifiante de lui-même »6. Mais ce travail de recherche sera interrompu en 1970 par le décès de son père. De retour en Nouvelle-Calédonie, Jean-Marie 4 Cf. A. Bensa, Nouvelle-Calédonie. Un paradis dans la tourmente, Paris, Gallimard, collection « Découvertes », 1990. 5 R. Bastide, L'anthropologie appliquée, Paris, Payot, 1971. 6 Cf. «Le message de Jean-Marie Tjibaou», entretien avec J. Violette, in Bwenando, n°121, Nouméa, 1989. Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel Tjibaou met immédiatement en pratique les fruits de sa réflexion en participant à diverses activités associatives. Les milieux mélanésiens proches des Eglises s'inquiètent alors beaucoup du mal-être kanak et s'efforcent d'y remédier par des initiatives éducatives et culturelles. JeanMarie Tjibaou donnera une ampleur sans précédent à ce type de démarche en organisant en 1975 le festival Mélanésia 2000, première présentation magistrale et officielle du monde kanak. Comme nous le verrons tout au long de cet ouvrage, cet événement occupe une place centrale dans sa pensée. Mélanésia 2000 marque aussi sa véritable entrée en politique : moins de deux ans après le festival il deviendra en effet maire de Hienghène et vice-président de l'Union calédonienne, au moment où celle-ci opte pour l'indépendance kanak. A partir de 1977, l'histoire politique de la Nouvelle-Calédonie s'accélère et Jean-Marie Tjibaou y joue un rôle toujours plus important. Sa carrière d'homme politique sera aussi marquante que brève. Elle s'achève tragiquement le 4 mai 1989 à Ouvéa. En quelque quinze années, son action et ses paroles auront complètement bouleversé l'image des Kanaks et de la Nouvelle-Calédonie dans le monde. Jean-Marie Tjibaou n'a jamais beaucoup écrit. La plupart des textes rassemblés dans ce volume procèdent d'enregistrements de conférences ou d'entretiens donnés au gré des événements. Aucun souci, chez lui, de bâtir une œuvre écrite systématique, aucun retour ou presque sur la phrase prononcée à l'ONU, au Larzac ou lors d'un congrès du FLNKS. Cette pensée toujours en marche se construit à partir de l'expérience du Kanak dans sa tribu, du séminariste, de l'étudiant ou du militant placé à la tête d'un mouvement de plus en plus large. Présentés par ordre chronologique, les écrits et propos de Jean-Marie Tjibaou nous restituent l'histoire récente de la Nouvelle-Calédonie à travers le regard de l'un de ses principaux acteurs. Au fil des textes nous est progressivement révélée une pensée cohérente, tout entière travaillée par la conviction que le dépassement de la situation coloniale de la Nouvelle-Calédonie relève autant de la lutte politique des Kanaks que d'une transformation de leur société. Parti d'une interrogation d'ordre éthique, Jean-Marie Tjibaou en vient à considérer l'indépendance kanak comme une nécessité, sans pour autant y voir une fin en soi. « Le jour le plus important, disait-il, ce n'est pas celui du référendum, c'est le lendemain »7. Son œuvre trouve dans l'effort pour surmonter cette difficulté tout son dynamisme interne et sa singularité. 7 Cité par Jean-Paul Besset, Le dossier calédonien, Paris, La Découverte, 1988. Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel Cette appréhension non dogmatique des réalités présentes et à venir a joué un rôle capital dans le déroulement des « événements » calédoniens. Si le Territoire a connu, certes, des violences et des heurts, ces derniers sont toutefois restés contenus dans les limites de l'évaluation que JeanMarie Tjibaou faisait, pas à pas, du possible et de l'impossible. Les paroles très dures qui dénoncent le colonialisme coexistent avec un idéal social et humain jetant sur les fossés entre communautés des sortes de passerelles. Ainsi ce livre nous donne-t-il des références pour comprendre comment la Nouvelle-Calédonie a pu passer des barrages de 1984 à la signature, quatre ans plus tard, des Accords de Matignon. Il pose aussi implicitement la question de savoir si Jean-Marie Tjibaou, au-delà de sa disparition prématurée, est parvenu à mettre sur les rails la société nouvelle dont il souhaitait tant l'avènement. Autrement dit : la pensée Tjibaou est-elle la trace d'une époque qui serait révolue ou bien l'ouverture d'une ère politique et sociale en marche jusqu'à nos jours ? * * * Sous-jacente à sa réflexion sur l'histoire, se révèle une méditation philosophique plus universelle. Le rejet de l'autre, pourtant au cœur de toute situation coloniale, n'a cessé d'étonner Jean-Marie Tjibaou. Confronté dès ses premières années de séminaire au racisme ordinaire de certains prêtres à l'égard des Kanaks, il ne cessera de méditer, puis de dénoncer - à la suite d'un autre prêtre mélanésien, Apollinaire Ataba8 cette atteinte à la dignité humaine. « Les Européens nous ont empêchés d'être »9, constatait-il. Lui qui restera jusqu'au bout un chrétien pratiquant se montra profondément déçu que l'Eglise catholique n'ait jamais dénoncé clairement l'injustice faite aux Kanaks depuis les débuts de la colonisation : « Je ne regrette pas cette expérience vécue de l'intérieur mais je sentais que ce que je pouvais faire ne servait à rien. »10 A l'époque, la seule vision positive de la civilisation kanak avait été développée par Maurice Leenhardt (1878-1954). Jean-Marie Tjibaou puisera dans l'oeuvre de ce missionnaire protestant devenu ethnologue 8 Apollinaire Anova Ataba (1929-1966). D'Ataï à l'indépendance, Nouméa, Edipop, 1984. 9 Le 18 novembre 1985, sur l'antenne de Djiido, la radio indépendantiste de Nouméa. 10 In La Croix, janvier 1984, cité par Alain Rollat, Tjibaou le Kanak, Lyon, La Manufacture, p. 82. Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel les éléments d'une conception syncrétique de la personnalité et de la société mélanésiennes. Car il ne s'agit pas, pour le militant en herbe, d'étudier le monde kanak traditionnel en tant que tel, mais de dégager des « outils d'analyse » permettant de comprendre et de dépasser la désespérance de son peuple. Jean-Marie Tjibaou part de la constatation quelque peu distancée que les Kanaks « viennent d'ailleurs ». Il mesure le fossé qui les sépare des Occidentaux : leurs conceptions du monde attestent d'une altérité qu'il hésite à juste titre à considérer comme incommensurable. Tantôt il rend hommage à la « carapace originale » constituée par les références mélanésiennes, tantôt il la compare aux fondements des vieilles sociétés rurales d'Occident. La relation à la terre, à la « parole créatrice » ou à la mémoire généalogique lui semble constituer un ancrage commun aux Kanaks et aux descendants d'Abraham. Par ce travail de rapprochement, Tjibaou entend construire une image accessible de la personne et de l'univers kanak. Dans le prolongement des interrogations de Leenhardt et de Bastide sur la notion de personne11, il cherche à établir les arcanes de l'individualité kanak. Il raisonne en termes de « schémas d'identification » et de conscience de soi pour décrire les modalités de la présence kanak au monde. Ses propos mettent moins l'accent sur les structures sociales que sur l'expérience que chacun peut avoir des ancêtres, des cérémonies coutumières, de l'espace, du temps. Il procède pour cela autant par introspection qu'au moyen d'une observation attentive des pratiques kanak ; qu'elles renvoient aux institutions traditionnelles ou à l'emprise coloniale, il les saisit toujours dans leur dimension historique, pour tenter de comprendre les nouvelles situations induites par les transformations sociales anciennes et contemporaines. L'objectif de Jean-Marie Tjibaou est plus pratique que théorique. Pour lui, il faut avant tout redonner fierté aux colonisés ; leur renaissance passe par une revalorisation, à la fois pour eux-mêmes et aux yeux des Blancs, de leur civilisation originelle. Il fait une analyse amère des effets de l' « aliénation culturelle » ; la honte de soi, la perte de tout repère et la difficulté à penser l'avenir ont déclenché une véritable crise d'identité. Le colonialisme, souligne-t-il, rend les colonisés étrangers à eux-mêmes et fait des Kanaks des anonymes. Comment retrouver la voie de la dignité ? Très proche sur ce point des analyses d'Albert Memmi12 - dont pourtant 11 M. Leenhardt, Do kamo, la personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, 1947 ; R. Bastide, Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1967. 12 A. Memmi, Portrait du colonisé, Paris, Gallimard, 1985 (1ère éd. Corréa, 1957). Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel il ne connaissait vraisemblablement pas l'oeuvre -, Jean-Marie Tjibaou ne se contente pas d'une dénonciation formelle du colonialisme. Fidèle à un réalisme qu'il n'abandonnera jamais, il tente d'évaluer les conséquences du fait colonial, comme pour mieux jeter les bases d'un renouveau kanak efficace et crédible. Cette ethnologie marquée par les circonstances est portée par un projet moral, que Jean-Marie Tjibaou va mettre en œuvre à travers une action politique résolue. Celui qui deviendra le président du FLNKS donnera à son combat une dimension culturelle, convaincu que l'accès à l'indépendance passe par une refonte de la tradition et de son image13. Au cœur de sa réflexion se dresse en effet le projet d'un homme fortement ancré dans son héritage et en même temps tourné vers l'avenir. Mais Tjibaou n'en reste pas au niveau des principes ; sa pensée politique se développe et s'affirme toujours à propos de circonstances particulières. Politicien habile et pragmatique, il tire prétexte de la moindre situation pour en dégager une signification plus profonde, déployant un art singulier de révéler la portée du moindre fait. Fidèle en cela à un mode très kanak d'expression, il s'appuie sur des cas concrets pour faire jaillir avec humour l'image juste et introduit par là en politique une exceptionnelle fraîcheur de ton. Ses écrits et propos au fil des événements attestent de sa capacité à s'adapter à ses différents interlocuteurs. Comme s'il voulait tirer le meilleur parti d'une situation, lui fut-elle en apparence très défavorable, Tjibaou entre dans le discours de son vis-à-vis et subitement, parfois d'une simple boutade, en pointe l'intention sous-jacente. On le voit aussi tenir dans le même moment plusieurs langages, du plus conciliant au plus déterminé, pour au bout du compte défendre sur tous les registres la dignité et la légitimité kanak. Il prend acte des rapports de force et joue de l'arme qui permet de ne jamais s'avouer vaincu : le temps. Car Tjibaou, s'il concède parfois, ne cède jamais. A ses yeux, la reconnaissance des droits de son peuple demeure la priorité absolue. La fierté recouvrée d'être kanak ne saurait selon lui être effective sans le préalable d'une proclamation de souveraineté, gage de l'accès à l'indépendance. En phase avec une conception kanak très relationnelle du pouvoir, Tjibaou fait de l'indépendance des micro-États du Pacifique Sud davantage une « gestion des interdépendances » que l'affirmation 13 Cf. A. Bensa, « Vers Kanaky : tradition orale et idéologie nationaliste en Nouvelle-Calédonie », in Chroniques kanak. L'ethnologie en marche, Paris, Ethnies, 1995. Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel matamore d'une option strictement nationaliste14. Quand il sera amené à conduire les affaires de la Nouvelle-Calédonie (1982-1984) puis d'une des Régions indépendantistes (1985-1986), Jean-Marie Tjibaou n'aura en effet rien d'un doctrinaire. Il tâtonnera même entre des projets économiques sensiblement différents, privilégiant tantôt une petite paysannerie et un artisanat « Made in Kanaky », tantôt des opérations capitalistes de grande envergure comme la création d'un port franc ou la prise en charge de l'industrie minière. En quête d'une solution sociale et économique adaptée au cas très particulier de la Nouvelle-Calédonie, Tjibaou multiplia tous les contacts, du CNPF à la CGT en passant par les banquiers suisses, sans aucune exclusive. Il adoptera la même attitude vis-à-vis de ses soutiens politiques éventuels, acceptant l'hommage des non-alignés à la lutte du peuple kanak tout en recherchant discrètement, au même moment, l'appui du pape. Tjibaou s'est ainsi efforcé d'élargir au mieux le volume des relations susceptibles d'aider à la réalisation de son projet politique. Les textes rassemblés dans ce livre montrent combien respectivement l'église, les sciences humaines et surtout l'histoire contemporaine de la Nouvelle-Calédonie ont marqué la pensée de Jean-Marie Tjibaou. En outre, sa réflexion s'enracine dans une méditation sur l'expérience kanak de l'Occident, sur le colonialisme. En tentant d'exporter leurs modèles technologiques et politiques, les Européens ont révélé leurs forces et aussi leurs faiblesses. Les colonisés, à la fois marginalisés et aspirés par la modernisation, occupent malgré eux une position privilégiée pour critiquer les effets pervers du progrès. Jean-Marie Tjibaou tire parti de cette situation pour décocher à l'Occident quelques flèches critiques. Le mode de vie européen relève-til d'un véritable art de vivre ? Les Kanaks n'ont-ils pas, sur ce thème, quelque chose à dire et à apporter ? Issu d'une micro-société fondée sur des liens personnels d'interconnaissance, il se demande comment construire des univers sociaux psychologiquement satisfaisants à l'échelle d'une civilisation mondiale. Le petit n'est-il pas en mesure de s'adresser utilement au grand, l'insulaire au continental, le local à l'universel ? Tjibaou possède une conscience aiguë de la contradiction première entre le spécifique et le général ; comment les Kanaks, produits d'une histoire très particulière, peuvent-ils contribuer à l'enrichissement 14 Cf. Spencer, M., Ward, A. & Connell, J. (éds.), New Caledonia. Essays on nationalism and dependency, St-Lucia-London-New York, University of Queensland Press, 1988 (trad. française : Nouvelle-calédonie. Essais sur le nationalisme et la dépendance, Paris, L'Harmattan, 1989). Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel culturel de l'humanité ? « Si, dit-il, je peux aujourd’hui partager avec un non-Kanak de ce pays ce que je possède de culture française, il lui est impossible de partager avec moi la part d’universel contenue dans ma culture. » Le malaise contemporain ne conduit pas Tjibaou à prôner le repli sur soi. Sur ce point, il est même très catégorique quand, cherchant une nouvelle positivité à l'homme kanak, il affirme : « Notre identité est devant nous ». L'expérience du colonialisme devient pour lui le ferment d'une lucidité accrue ; il transcende la situation des Kanaks en une pensée plus générale, mais aussi plus inquiète, sur le destin de tous ses contemporains. Son œuvre atteste que les colonisés - ou les exilés détiennent souvent le privilège d'un regard particulièrement aigu. Le colonialisme contraint ses victimes à repenser la liberté, à penser la liberté dans la différence. Alban Bensa et Eric Wittersheim Paris, janvier 1996 I. - RELEVER LA TETE (1974 - 1976) Les premières interventions de Jean-Marie Tjibaou sur la scène publique sont dominées par le souci de faire connaître et reconnaître la culture kanak, en s'adressant à un monde blanc quasiment ignorant des réalités mélanésiennes. Il faut savoir que ces initiatives, dont le festival Mélanésia 2000 sera le point d'orgue, se développent dans un contexte politique de plus en plus tendu. La récession qui suivit la période du « boom » du nickel (1969-1972), le contrecoup des événements de mai 1968 et plus généralement les processus de décolonisation achevés ou en cours de par le monde, soulignent les contradictions, les paradoxes et les retards qui caractérisent en Nouvelle-Calédonie la situation des Kanaks. Les premiers étudiants kanak, de retour de métropole, revendiquent ouvertement l'indépendance. Les années 1974-1976 sont marquées par la multiplication des protestations contre la présence française et en conséquence par une répression accentuée : arrestations de nombreux militants, violences policières (mort de Richard Kamouda le 27 décembre 1975), premier congrès du PALIKA (Parti de Libération Kanak) en mai 1976, etc., tandis que la Papouasie-Nouvelle-Guinée accède à l'indépendance le 16 septembre 1975. La démarche strictement « culturelle » de Jean-Marie Tjibaou, alors peu soutenue voire dénoncée par les leaders kanak, tranche considérablement avec l'agitation politique croissante de cette période. Cette façon de répondre aux crises politiques par un approfondissement de la réflexion sur le devenir de l'identité kanak restera l'une des principales originalités de l'action et de la pensée de J.-M. Tjibaou. L'entretien et les deux textes de cette première partie accordent une place centrale à l'héritage traditionnel kanak et à son destin dans le monde moderne. En animateur culturel, en ethnologue et en homme politique forgeant ses premiers arguments, J.-M. Tjibaou s'interroge ici sur les conditions d'une réaffirmation de la dignité kanak, bafouée par la colonisation, confrontée aux exigences de la vie moderne et, par là, en quête de nouveaux repères. 1. Pourquoi un festival mélanésien ? Pour préparer le festival Mélanésia 2000, un dossier intitulé « Mélanésia 2000, festival d'expression mélanésienne » avait été constitué au printemps 1974. Dans un texte liminaire, Jean-Marie Tjibaou y explicite le sens et la finalité que devait avoir à ses yeux ce projet. S'il s'inquiète de l'avenir de la culture kanak, il lance aussi un cri d'alarme quant au destin politique de la NouvelleCalédonie : « La non-reconnaissance qui crée l'insignifiance et l'absence de dialogue ne peut amener qu'au suicide ou à la révolte ». La motivation profonde de ce festival est la foi en la possibilité d'instaurer un dialogue plus profond et plus suivi entre la culture européenne et la culture autochtone. En effet, la coloration et la saveur du « Caillou » ne peuvent être données que par l'acceptation et une certaine assimilation de la culture originelle du pays. Je me permets en effet de faire le rêve qu'en l'an 2000, le profil culturel du Calédonien comportera aussi bien des éléments de la culture européenne que de la culture mélanésienne. Mais pour que cette symbiose se réalise, un prélable est nécessaire, c'est la reconnaissance (re-naître avec) réciproque des deux cultures dans ce qu'elles ont de spécifique. Sans cette base, nous continuerons dos à dos notre dialogue de sourds. Objectifs du festival d'expression mélanésienne – Pour un dialogue nouveau : Au-delà du festival mélanésien, la perspective qui se profile à l'horizon est celle d'une grande manifestation d'expression culturelle calédonienne pour 1980. Je la vois comme une immense fête de la culture, un festival où toutes les communautés de ce territoire viendraient offrir au public calédonien ces patrimoines divers qu'il doit reconnaître comme une richesse unique qu'il doit assumer avec fierté. C'est en effet de cette rencontre que pourra naître une culture nouvelle calédonienne. 1. Pourquoi un festival mélanésien ? Mais la réalisation de ce projet exige une préparation. Le groupe mélanésien, surtout, doit retrouver sa fierté dans une personnalité culturelle que les circonstances historiques du peuplement l'ont amené à renier par fidélité à une échelle de valeurs nouvelle qui aujourd'hui le laisse sur sa faim... La culture kanak aujourd'hui Le deuxième objectif du festival est d'une part de faire l'inventaire du « matériel culturel » dont dispose actuellement le groupe mélanésien de Nouvelle-Calédonie et d'autre part, de définir la philosophie de l'art de vivre autochtone. En d'autres termes, cet inventaire doit répondre aux soucis suivants : – quelle est aujourd'hui la situation de la culture kanak ? – quel est le contenu de ce message ? Redécouvrir son identité : la condition de l'avenir Par son troisième objectif, le festival doit permettre au Kanak de se projeter face à lui-même pour qu'il redécouvre l'identité qui est la sienne en 1975. D'autre part, le festival peut aider le Kanak à reprendre confiance en lui-même et retrouver plus de dignité et de fierté par rapport au patrimoine culturel qui fait partie de l'expérience et de la richesse de l'humanité. Cette prise de conscience est importante pour « débloquer » psychologiquement le Mélanésien de son complexe d'infériorité lié en grande partie à l'insignifiance culturelle à laquelle il s'est trouvé réduit (les slogans traditionnels étaient « Kanaks convertissez-vous! Civilisezvous! »). Une des conséquences a été la honte de sa personnalité propre et le mépris de lui-même qu'il noie dans l'alcool. Au nom de la Foi et de la « Civilisation », le Kanak a dû se renier. Il faut aujourd'hui, parce que les circonstances sont autres, qu'il affirme son droit d'être et d'exister culturellement en Nouvelle-Calédonie. Si je puis me permettre d'écrire cela, c'est parce que je suis convaincu que l'on a fait fausse route, et qu'aujourd'hui, la gloire de la Foi et l'honneur de la « Civilisation » seraient d'inviter le Kanak à venir au banquet des civilisations, non en mendiant déculturé mais en homme libre. Et la participation kanak ne peut être que l'affirmation de sa personnalité à travers la possibilité retrouvée de s'exprimer dans sa propre culture. 1. Pourquoi un festival mélanésien ? Pour un dialogue culturel Le festival doit enfin permettre au groupe européen ainsi qu'aux minorités ethniques du Territoire, de voir, de connaître et peut-être reconnaître la culture autochtone. C'est elle en effet, parce qu'autochtone, qui peut donner à la culture du pays la « coloration » et la senteur du terroir calédonien. Mais pour exister pleinement, la culture, comme le monde kanak tout court, a fondamentalement besoin (c'est vital) de cette reconnaissance du monde ambiant. La non-reconnaissance qui crée l'insignifiance et l'absence de dialogue culturel ne peut amener qu'au suicide ou à la révolte. J'ai foi en la réalisation de ce festival. Je constate, en effet, que parmi les Français calédoniens et métropolitains, il existe un courant de pensée qui reconnaît sincèrement que la promotion culturelle autochtone est une donnée essentielle d'un développement harmonieux du Territoire. Ce projet, qui se veut porteur de l'espoir kanak, s'inscrit dans une recherche réelle de dialogue. Je suis d'autant plus à l'aise pour l'écrire que je me trouve déjà engagé sur le chantier de la concertation culturelle. L'espoir qui sous-tend ce projet est grand... Nous devons, ensemble, le réaliser pour l'avenir culturel de notre jeunesse et la santé de notre pays. 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel Financé par l’État français et organisé par Jean-Marie Tjibaou – qui devait, peu de temps après, faire son entrée en politique – le festival Mélanésia 2000 s’est déroulé à Nouméa en septembre 1975. Sur une vaste esplanade surplombant « Nouméa la blanche », quelque deux mille Kanaks de toutes les régions de l'archipel présentèrent avec un grand souci esthétique des exemples d'architecture mélanésienne, des objets artisanaux, des danses, etc., et des temps forts de la vie kanak : échanges cérémoniels entre clans, discours clamés par des spécialistes de l'art oratoire, chants de bienvenue..., autant d'expressions d'un art subtil de la sociabilité. En contrepoint, une évocation théâtrale de l'histoire du peuple kanak, incarnée par le personnage de « Kanaké », soulevait avec pudeur mais fermeté les problèmes sociaux et politiques posés par la colonisation : inégalités criantes, exclusion des autochtones de la société dominante. Dans cet entretien accordé à Michel Degorce-Dumas, à l'époque étudiant préparant un mémoire sur Mélanésia 2000, Jean-Marie Tjibaou retrace les étapes de la préparation du festival qui avait connu à Nouméa un immense succès. Les analyses et réflexions du leader indépendantiste abordent ici de nombreux thèmes (la dignité culturelle, le poids de la modernité, les rapports avec l’État français, etc.) qu’il reprendra et développera régulièrement par la suite. Nous avons placé cet entretien, pourtant réalisé en avril 1977 à Nouméa, en début de volume, parce qu'il fournit une bonne introduction à la compréhension de la démarche de Jean-Marie Tjibaou au moment de Mélanésia 2000. J.-M. TJIBAOU – L’idée première était de faire l’inventaire de ce qui existait, à travers cet inventaire, de prendre conscience du patrimoine culturel du peuple mélanésien et ainsi d’essayer de redonner confiance aux gens, par rapport à la situation d’aliénation liée à la colonisation. Car l’emprise colonisatrice a été encore plus forte que celle de la mission chrétienne. L’une et l’autre sont liées, parce que le travail missionnaire est issu de la culture qui a été enseignée aux gens : on leur faisait comprendre 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel que ce qu’ils avaient – entre autres les danses, les chants, la manière de s’habiller ou l’habitat –, que tout cela relevait de la sauvagerie, de coutumes appartenant à un monde dépassé, livré à Satan, au diable, et donc à l’enfer et compagnie! Tous ces discours des colons, de la mission et de l’Administration, ont induit dans la mentalité traditionnelle une espèce de honte ; c’est cela le sentiment d’aliénation. Il faut être autre pour être l’homme bien, l’homme reçu, l’homme de la civilisation, l’homme de la technique, de la force, du brillant. En un mot, pour devenir un homme, il faut renier sa propre culture. Ce n’est pas en référence directe à ces idées-là que nous avons agi (ces idées ont fait leur chemin et sont enracinées depuis un siècle), mais c’est par rapport à la situation d’aliénation qui reste, au complexe d’infériorité, et à la marginalisation du monde mélanésien au sein du système économique. Cette dévalorisation est liée à l’aliénation culturelle qui fait que les gens ont honte d’eux-mêmes et sont incapables de sortir, de devenir des hommes vrais, par rapport à leur propre culture et au monde nouveau. Ils sont toujours les « sauvages », ils sont toujours les étrangers, à la fois pour eux-mêmes, et surtout face à la civilisation nouvelle, qu’ils ont du mal à intégrer. Ils sont toujours, en quelque sorte, en marge de leur propre moi. Ma réflexion s’est développée à partir de ces idées-là et des problèmes liés à l’alcoolisme. Celui-ci diminue un peu en ce moment, mais pendant les années du « boom »15 on a vu les gens se saouler, faire des bringues à tout casser, et alors un phénomène nouveau est apparu : des gens en arrivaient à dire des paroles que jusque-là ils n’avaient jamais prononcées, critiquer le chef, critiquer la société, les autorités coutumières, etc. On a même vu des gens qui avaient une autorité traditionnelle reconnue devenir eux-mêmes des loques, des pauvres types ; ils avaient conservé leur enveloppe traditionnelle, mais l’alcool les faisait descendre de leur piédestal et se révéler tels qu’ils étaient : des hommes ayant une autorité certaine au niveau de la structure coutumière, ayant des discours qui ont valeur dans la société traditionnelle, mais complètement en marge du monde moderne. Ceci parce que cette société moderne (le missionnaire, l’Administration, etc.) a retiré à la société 15. Entre 1969 et 1972, les cours mondiaux du nickel ont connu une flambée sans précédent. Les entreprises minières de Nouvelle-Calédonie ont alors embauché de nombreux Mélanésiens, accélérant ainsi brutalement l'ouverture du monde kanak sur l'économie de marché. Cet afflux d'argent a déstabilisé en partie les pratiques traditionnelles (Note des éditeurs). 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel traditionnelle son pouvoir politique, son pouvoir de police même, pouvoir au sens fort du terme. Ainsi les gens restent avec une structure vidée de son contenu, puisque ceux qui commandent, désormais, sont ailleurs. Il n’y a plus l’homogénéité qu’il y avait dans les groupes traditionnels ; les gens, maintenant, ont d’autres références que la société traditionnelle, d’autres chefs, d’autres personnes qui ont autorité sur eux, et ceci amène une crise d’identité. Pour toutes ces raisons, je me suis dit : il faut faire quelque chose ! J’ai essayé de travailler avec les femmes pour la propreté des villages, parce que tout ça est lié, les gens se sont laissés aller... Aujourd’hui, il y a une reprise certaine, c’est mieux que pendant le « boom » et à la veille du « boom », dans les années soixante-cinq, soixante-dix ; ce sont des années que j’ai vécues comme des années de malheur, où la crise s’est manifestée d’une façon vraiment profonde : abandon des chefferies, des tribus, abandon plus ou moins clair de la coutume. Il y a des gens qui, dans les années cinquante, se sont fait « naturaliser » français afin d’avoir la possibilité d’acheter de l’alcool ; celui-ci était devenu le symbole de l’accession à l’humanité complète. Il faut savoir qu’avant, seuls les Français et ceux qui avaient un statut de droit commun16 pouvaient acheter n’importe quoi dans les magasins, alors que les autres, les Mélanésiens, étaient considérés comme des citoyens de seconde zone. De fait, les gens ont abandonné beaucoup de choses. En 1947-1950, quand les Mélanésiens ont commencé à voter, il y a eu un réel espoir, mais ensuite ils se sont trouvés divisés. Les dissensions au sein de l’Union calédonienne17 ont aussi jeté la confusion dans la société tribale. Quand les gens sont entrés dans la politique, ils ont désigné ceux qui avaient autorité dans la société traditionnelle et ensuite, il s’est avéré, dans le monde des Blancs, que ceux qu’ils avaient choisis avaient un réel 16. En vertu de l'article 75 de la Constitution française, la population autochtone de la Nouvelle-Calédonie relève d'un « statut de droit particulier ». A l'inverse du statut de droit commun dont relèvent tous les autres habitants du Territoire, ce statut autorise le recours aux « règles coutumières » en matière matrimoniale et foncière. J.-M. Tjibaou rappelle que jusque dans les années cinquante, l'achat d'alcool était interdit aux personnes régies par ce statut dont certains Mélanésiens ont demandé à changer (NDE). 17. L'Union calédonienne (UC), fondée en 1953, est le plus ancien parti du Territoire. Il a regroupé jusqu'en 1977 la plupart des « Petits Blancs » de brousse et des Mélanésiens favorables à une plus large autonomie du Territoire. Il est né de la fusion de deux associations suscitées par les Eglises (catholique et protestante),pour éviter toute radicalisation. Les dissensions auxquelles il est ici fait allusion sont apparues quand quelques leaders kanak, sous la pression de l'Admnistration, ont été incités à quitter l'UC. Cf. M. Dornoy, Politics in New Caledonia (1945-1977), Sydney, Sydney University Press, 1984 (NDE). 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel pouvoir, celui de faire voter les gens. Mais les Blancs ont utilisé le pouvoir acquis par le vote des Noirs. Cela a contribué à démolir l’autorité des chefs. La scission dans l’Union calédonienne n’a pas été très bien comprise et a jeté un trouble de plus dans l’esprit des gens. Toutes ces raisons ont conduit à un abandon certain de l’organisation de la vie traditionnelle; depuis, il y a eu un essai de reprise, mais ce sont des cas individuels. D’une manière générale, l’ensemble de la société n’a pas pris conscience de sa richesse et surtout de sa valeur en tant que société. En raison de la désintégration des tribus, Madame Scholastique Pidjot18 avait déjà constitué en 1971 un petit groupe qui essayait de réagir contre l’alcool. À l’époque, l’initiative était encore informelle, familiale ; les statuts n’avaient jamais été déposés. Ce comité anti-alcoolique essayait de penser l’alcool, ou plutôt le bar, cet endroit où le mari s’arrête pour discuter avec les voisins : pourquoi préfère-t-il s’arrêter là au lieu de rentrer à la maison ? On essayait d’imaginer des solutions, de les mettre à la disposition du mari dans son environnement direct, en espérant qu’il reviendrait plus vite chez lui au lieu de traîner dans les bars. Premiers objectifs : embellissement de la maison, nettoyage des gosses, faire du centre familial un lieu où l’on aime habiter ; c’est l’objet de l’association « Souriants villages mélanésiens. » Effort également de la femme, pour se mettre au goût du jour ; cette réflexion est partie d’une boutade : « Moi, je ne veux pas rentrer à la maison, c’est dégueulasse, les gosses ne sont pas mouchés, ma femme est négligée, tout ça ..., alors je préfère rester au bar avec les copains. » Cela a donné à réfléchir à pas mal de femmes, et de là, on a essayé de travailler par projets (nettoyage des villages, etc.), et les gens ont pris goût à cette entreprise. Ce travail s’est organisé autour de l’axe habitat, avec animation, visite des lieux. On a mis l’accent sur le déplacement, la visite dans d’autres groupes. Après la première année, j’ai vu que les progrès étaient sensibles ; les gens ont fait de gros efforts, il y a eu des améliorations de l’habitat. Sur le plan de l’animation, on a commencé à organiser des veillées, des soirées, des goûters l’après-midi, des bals, etc., et c’est là qu’est née l’idée du festival ; j’ai pensé qu’on pouvait essayer d’organiser quelque chose pour lier les groupes entre eux. Cela a été le premier stade du projet. Michel DEGORCE-DUMAS – Ce mouvement, « Souriants villages mélanésiens », était bien implanté et décentralisé. Dans chaque village il y avait une correspondante de l’association. L’organisation des visites permettait un brassage qui n’est pas habituel dans la mentalité 18. L'épouse du député mélanésien Roch Pidjot devait jouer un grand rôle dans l'organisation du festival Mélanésia 2000 (NDE). 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel mélanésienne. Les tribus n’avaient pas l’habitude de se rencontrer, et je crois que cela a fait beaucoup pour ancrer l’idée du festival et donner aux gens l’idée qu’ils pourraient un jour tous se rencontrer. J.-M. T. – Oui, le mouvement avait mis en place dix-huit petits comités qui se sont montrés prêts à engager des actions pour faire le festival : ils ont fabriqué des objets artisanaux, des casse-tête kanak, ils ont demandé et obtenu des danses19, etc. Avec ces comités, on aurait déjà pu faire un petit festival. Ce projet a été présenté à la Direction territoriale de Jeunesse et Sports, et c’est moi qui l’ai montré à Missotte20 et à Barillon, en leur demandant leur concours. Mais Missotte a dit : « Au lieu de faire votre petit truc, vous pouvez faire quelque chose de beaucoup plus grand. » De là, on a commencé à envisager un grand projet. Puis sont venues les discussions sur le Septième Plan. J’étais dans la Commission Culturelle ; j’en ai profité pour glisser le projet et finalement, il a été inscrit dans un dossier « Festival », dont l’étude était reportée à l’année suivante. Alors on a repris le projet pour le proposer au Comité de Développement. Ce comité gérait plusieurs projets, mais a retenu celui du festival. Au fur et à mesure, le festival a fini par accaparer le comité, et les gens qui étaient affectés à d’autres projets sont venus travailler dans des Commissions Festival. C’est au sein de celles-ci que les conditions de réalisation du festival ont été discutées. Nous avons eu l’idée d’organiser trois mini-festivals (un pour les Îles, un pour le Nord et le Sud, et un pour le Centre) et un Comité du festival comprenant plusieurs Commissions (Infrastructure, Contenu, Electricité, etc.). La Commission Infrastructure a travaillé sur place pour tous les travaux, casse-croûte, bouffe, garderie d’enfants, préparation des cases, relations publiques, police, etc. La Commission Contenu, pour sa part, s’est déplacée pour les animations. Tous les soirs il y avait des réunions, c’était très animé, d’autant que le Groupe 187821 avait distribué des tracts contre le festival; il était soutenu 19. Dans la société mélanésienne, chaque danse est propriété d'un clan et ne peut être exécutée sans l’autorisation de ce dernier (NDE). 20. Philippe Missotte, né en 1935, a créé et animé à partir de 1972 le Centre de Formation d'Animateurs-Jeunesse et Développement en Nouvelle-Calédonie, en compagnie de Gilbert Barillon et de Jean-Marie Tjibaou. Il a par ailleurs collaboré à l'organisation de Mélanésia 2000 et cosigné avec Jean-Marie Tjibaou l'ouvrage Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie (1976) (NDE). 21. Le Groupe 1878, dont le nom fait référence à l'année de la première grande insurrection kanak, regroupait les premiers étudiants kanak revenus de métropole qui s'engagèrent dans une critique radicale du colonialisme français. 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel par certains partis politiques, qui jouaient tantôt pour nous, tantôt contre nous, et pensaient que l’on allait à la catastrophe. Ils ont d’abord été hostiles, et quand ils ont vu que ça marchait, ils ont essayé de récupérer ... Ce n’est pas fini d’ailleurs, ils continuent à jouer ce jeu-là. Le Groupe 1878 est un groupe de jeunes qui va contre , et ça peut mobiliser pas mal de monde. Pour les élections territoriales de cette année, je crois qu’il y a des éléments nouveaux qui ne leur donnent pas raison et les récentes élections municipales ont montré que quelquefois mes analyses n’étaient pas mauvaises. Avec les mini-festivals, nous souhaitions que le public local ait son festival, et par là, qu’il soit sensibilisé. Nous sommes partis du principe que tout le monde ne pourrait pas y assister, et qu’il fallait absolument faire quelque chose pour les locaux. Sur ce plan-là, on a atteint notre but. À la satisfaction de tous, les mini-festivals ont révélé des choses que l’on croyait disparues. M. D.-D. – Les comptes rendus des mini-festivals font apparaître des critiques à propos des costumes « traditionnels » (claquettes japonaises, tricots de peau, montres, et autres anachronismes). Et puis il y a eu cette élection de Miss à Lifou, critiquée par Naisseline22. Comment cela s’est-il passé ? C’est un point particulier, mais qui me semble être en contradiction avec le reste. J.-M. T. – L’élection de la Miss a été organisée par le Syndicat d’initiative de Lifou à l’occasion de leur fête annuelle ; nous nous sommes retrouvés prisonniers de cette affaire-là. On en a discuté après, une fois que c’était fait. Cette affaire de Miss offrait à ceux qui nous critiquaient de l’extérieur une bonne occasion. Dans notre organisation, il n’a jamais été prévu d’élection d’une Miss. M . D.-D. – Cet incident de parcours montre que la décentralisation des actions a été effective. J.-M. T. – Nous avions décidé que là où il n’y avait pas une structure d’organisation du festival existante, il fallait demander à des structures déjà en place (comme le Syndicat d’initiative de Lifou) d’assumer le festival. Je voudrais souligner que la structure du projet était prévue pour Le Groupe 1878, fondé en 1974, avait vivement critiqué le projet Mélanésia 2000 en dénonçant toute forme de « prostitution de la culture kanak » (NDE). 22. Nidoïsh Naisseline, chef coutumier de l'Ile de Maré, alors membre des Foulards Rouges, premier mouvement kanak indépendantiste, d’inspiration marxiste, fondé en 1969 par des étudiants revenus de Métropole. Ils seront avec le Groupe 1878 à l'origine de la fondation du Palika (Parti de Libération Kanak) en 1976 (NDE). 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel un temps limité, sans que n’ait été prévu un après-festival. Le projet se terminait en septembre 1975 avec la tenue du festival, mais rien n’était prévu au-delà quant aux cases, aux sites, à des projets de l’après-festival. Mélanésia 2000 avait pour but de faire un « flash » sur notre culture pour le monde blanc, et d’inviter les Mélanésiens à se projeter dans une espèce de grande fête populaire où ils se révéleraient à eux-mêmes et prendraient conscience de leur propre patrimoine. Notre pari était surtout qu’à travers ce flash, les gens puissent créer davantage. Nous voulions susciter la reprise d’une confiance en soi, d’une certaine dignité, et par la suite, essayer de motiver des gens vis-à-vis de l’économie, des gens décidés au niveau de l’affirmation de soi, jusqu’à vouloir des postes de responsabilité. Tout ceci passe par le biais de la formation, avec la nécessité de dépasser le niveau de la classe de seconde, qui fait blocage. Nos difficultés sont liées à cette crise d’identité ; les gens ont du retard, ils arrivent en seconde à dix-neuf ans : à la crise d’identité correspond un lâchage au niveau des études. Ensuite, les gens regrettent, ils voudraient continuer, faire des choses... M. D.-D. – On pourrait maintenant parler de ce qui a amené à choisir le contenu du festival ; il a donné lieu dans la presse à beaucoup de photos, mais à peu de commentaires ... J.-M. T. – Ça aussi c’est un signe. Pour le festival lui-même, Les Nouvelles calédoniennes ont fait des pleines pages de photos, ça se vendait bien, mais il n’y avait pas de commentaires. M. D.-D. – J’ai vu La France australe23 ; là-aussi il y avait une page complète avec juste un petit commentaire ... Alors, pour le festival, quelles sont les personnes qui sont intervenues ? Il y avait des techniciens européens qui étaient là, et certains ont critiqué leur présence; qu’est-ce que l’on peut en penser ? J.-M. T. – C’était notre choix, à nous organisateurs, de solliciter des techniciens européens. Ce sont ceux qui ont contesté leur présence qui ont aussi critiqué le festival. Il y a eu des discussions à ce sujet dans le Comité. Pourquoi ne pas prendre des techniciens noirs ? Il y a bien des gens sur place, mais personne de compétent. A partir du moment où on fait le choix d’un certain spectacle, on est obligé d’opter pour les moyens et le personnel permettant de réaliser ces objectifs-là. C’est le choix de départ qui commande ; nous voulions faire un grand spectacle, un flash qui soit grandiose, important. On a beaucoup réfléchi sur les critiques relatives à la présence des Européens, sur les critiques de Nidoïsh 23. Quotidien publié à Nouméa, qui a cessé de paraître en 1978 (NDE). 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel Naisseline, par exemple, le seul à l’avoir dit en face. On a discuté le principe de la présence de Blancs dans l’organisation d’un festival noir. Mais la question n’était pas tellement celle de la présence des Blancs, mais celle de savoir ce que l’on voulait faire. Le festival tel qu’on l’a imaginé, cela n’est prévu nulle part dans la coutume : un tel rassemblement, en un laps de temps donné, précis, très court. Si on le remet en question, il n’y a aucune de raison de s’arrêter. Il faut remettre aussi en question tout ce qui est étranger au monde mélanésien : les vêtements, les maisons dans lesquelles on habite, l’électricité, etc. Tout l’apport du monde occidental, si on est logique, doit être discuté, jusqu’à se faire hara-kiri même sur la manière d’en discuter, et sur le langage que l’on utilise pour en discuter. En critiquant la présence de techniciens blancs, on remet en cause l’apport des techniques occidentales que l’on a choisies d’utiliser pour mettre en valeur ce qui, justement, a été détruit par l’Occident à travers la colonisation. Ma position est celle-ci : à partir du moment où l’on remet quelque chose en cause, il faut mener les choses jusqu’au bout. Il n’y a pas de raison de s’arrêter, de critiquer des détails, alors que le problème reste entier. La critique a été bénéfique, pour des petits détails comme les montres, etc., mais les gens véritablement concernés par cette question étaient ceux du Comité. Les autres, ceux qui dansaient, se foutaient de tout ça. Il y a une autre réponse aussi : la manière de danser des gens aujourd’hui, le matériel qu’ils utilisent, c’est ce qu’ils vivent culturellement, et on n’a pas le droit, au nom d’une authenticité dont le schéma se situe il y a cinquante ou cent cinquante ans, de faire la critique de ce qu’ils sont aujourd’hui ; ils dansent avec des manous24, avec des sifflets, avec des montres, des bagues..., c’est leur mode d’expression actuel, qui correspond à leur authenticité actuelle. L’authenticité est liée au temps, et elle est toujours liée à l’histoire, à une certaine existentialité de l’être. On peut en discuter à l’infini. Tel est notre avis quant à la présence des Blancs ; nous avons essayé de donner un maximum d’idées aux spécialistes européens pour qu’ils construisent sur un plan technique ce que nous voulions. Ce fut le cas, par exemple, du jeu scénique. M. D.-D. – Justement, au niveau du jeu scénique, j’ai lu plusieurs correspondances au sujet des masques pour figurer les Européens à leur arrivée en Nouvelle-Calédonie. Le Comité demandait que les masques, 24. Manou : mot d'origine tahitienne désignant des pièces d'étoffe de couleur apportées par les colonisateurs aux populations autochtones du Pacifique, qui se sont substituées progressivement aux vêtements traditionnels. Cette nouvelle tenue a été adoptée dans tout le Pacifique, au point de caractériser aujourd'hui le vêtement océanien typique (NDE). 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel surtout celui du missionnaire, ne soient pas grimaçants ou ridicules, et insistait sur les « bienfaits » apportés par la religion. J.-M. T. – C’était le vœu de certains membres du Comité... M. D.-D. – Dans ces documents il y a une phrase qui dit : « Il serait souhaitable que le missionnaire soit vu apportant des bienfaits, ça risque d’être encore plus terrible au deuxième degré, mais c’est le vœu du comité. » J.-M. T. – La discussion a porté sur le fait qu’il y a des anciens, des vieux catholiques ou protestants, qui risquaient d’être choqués par une représentation un peu carnavalesque du missionnaire. C’était le vœu du Comité, mais nous avons dit aussi que la représentation symbolique, la mise en scène, l’habillage relèvent d’une technique théâtrale, et nous faisions confiance aux gens de théâtre pour que ce vœu-là soit respecté; mais il fallait que le missionnaire, le commerçant, le soldat, soient aussi présentés comme étant les symboles de la « civilisation ». M. D.-D. – Le festival, je m’en suis rendu compte en discutant avec les gens, a connu deux temps forts: l’accueil des tribus par la délégation du sud et le jeu scénique. Ce n’était pas joué ; on a du mal à le comprendre. En métropole, quand un animateur fait un spectacle de reconstitution du Moyen Âge, par exemple, c’est une reconstitution, alors que là, au festival, les gens ont profondément vécu cet événement. Il ne s’agissait pas d’acteurs, mais de chefs qui recevaient des délégations. Ça ne pouvait se faire qu’une fois, et c’était très important. Le deuxième temps fort fut le jeu scénique, où il a fallu apprendre à un peuple, qui n’en avait pas l’habitude, à extérioriser sa culture. J.-M. T. – Oui, ce sont des moments importants, surtout si on les présente comme vous venez de le faire, en termes de paradoxes ; d’un côté, les gens font leur coutume d’accueil, nécessitée par la rencontre des gens ; ce n’est pas du théâtre, c’est un rite coutumier qui a été vécu simplement, dans sa réalité profonde, sans chercher à faire bien par rapport aux autres, c’est viscéral. Les gens ont fait le geste qu’il fallait, personne ne leur a dit qu’il fallait le faire, c’est inscrit dans la coutume. Ils ont préparé ce qu’il fallait, et tout ce qu’on leur a dit, c’est l’heure à laquelle il fallait commencer. Ce sont des moments forts, qui restent. Mais sur le moment, pendant le festival il n’y avait pas de distinction. Comme toutes les prestations se vivaient à un endroit donné, il était aussi important pour les participants 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel de manger ensemble, de faire le bougna25, de jouer ensemble, que de déambuler sur la place. Une atmosphère avait été créée, que le site permettait, et qui faisait que les gens vivaient le festival globalement, comme un tout. C’est plutôt au niveau de la « prise de vues » que l’on remarque des faits saillants comme ceux dont vous parlez. Le jeu scénique en tant que tel n’était que de la mise en scène, du théâtre ; il n’avait rien d’extraordinaire à côté des danses que les gens faisaient : le spectacle mettait en scène les mimes imaginés d’après des choses vécues dans le passé, d’après des contes, des légendes, et également l’arrivée des missionnaires. Le jeu scénique venait tout à fait synthétiser l’ensemble de ce qui était mimé, dansé, chanté, comme faisant partie des éléments de l’histoire de ce peuple-là. M. D.-D. – Une autre chose m’a paru importante : le festival a été une rencontre où les gens ont parlé, pour une fois, la même langue, et cette langue-là, c’était leur culture commune. Il y a une trentaine de langues mélanésiennes et la langue véhiculaire, c’est le français. Mais là, on a parlé autre chose; on a parlé avec le geste, avec le don, enfin, on a parlé avec la coutume, et ces gens-là se sont rendu compte, je crois, qu’ils avaient une même coutume, et qu’ils appartenaient, disons, à un même peuple. J.-M. T. – Je crois que pour les gens qui ont l’habitude de vivre la coutume, il n’y a rien de nouveau. Sauf pour les autres, et peut-être pour les jeunes ; mais pour les gens comme moi, qui ont quarante ans et plus, c’est une réalité qui est sue. On sait qu’il y a des différences au niveau du rite, mais que le sens est le même. Ce qui est important, c’est la rencontre elle-même, parce qu’elle est unique, qu’elle n’a jamais été réalisée dans l’histoire, parce qu’il n’y a jamais eu l’occasion ni les moyens de rassembler, à travers la coutume, en un temps aussi court, des gens d’horizons si divers. Il aura fallu ce festival pour que les gens de Belep et ceux de l’île des Pins26 se rencontrent, avec les gens d’Ouvéa, de Lifou, de Hienghène, de Bondé, etc., sur les quatre cents kilomètres de longueur et les cent, ou deux cents kilomètres de largeur avec les Iles ; ça, c’était le grand événement. Les gens sont venus en grande partie pour ça, pour cette grande rencontre. Les discours ont donné lieu à 25. Bougna : mot provenant d'une langue du nord de la Nouvelle-Calédonie (région de Koumak). Il s’agit d’un plat de poisson ou de viande assorti de légumes et de lait de coco, le tout enveloppé dans des feuilles de bananier et cuit sous un amoncellement de pierres chaudes (« four polynésien »). Le bougna est aujourd'hui au menu de tous les repas de fête kanak (NDE). 26. Voir carte (NDE). 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel pas mal de traductions, parce que les vieux ont toujours présenté les dons coutumiers dans leur langue d’origine. Chez nous, c’est habituel ; celui qui arrive parle dans sa langue, même si on ne comprend rien. De toute façon, on sait en gros le sens de ce qu’il dit (rires) ; on est complices, on sait ce que ça se veut dire ; si on va chez lui, on va dire la même chose. Mais au cours du festival, on a vu quelquefois des jeunes traduire le sens exact de ce qui était dit. M. D.-D. – Le succès de Mélanésia 2000, ce rassemblement, cette prise de conscience, on comprend qu’au point de vue politique, cela ait pu troubler les esprits, et notamment en raison de la participation de l’État à cette entreprise ; j’ai lu dans une circulaire que « la participation des armées à Mélanésia 2000 serait massive et prioritaire à toute activité. » C’est dire que l’on n’a pas hésité; bien qu’il y ait eu un article, de Colombani je crois, dans Le Monde, sur les crédits difficilement accordés. Il y a eu une participation de l’État. Comment jugez-vous cette participation, non pas en tant que fonctionnaire, mais en tant que Mélanésien ? J.-M. T. – Pour nous, la participation de l’État, organisateur de Mélanésia 2000, n’est pas différente de la participation des bulldozers, des lumières, d’un technicien du théâtre, ou d’un Philippe Missotte. Il y a des objectifs prévus, des moyens à mettre en œuvre pour les atteindre, et la participation de l’État, quant aux finances, au personnel, à la technique s’inscrit dans cette perspective-là. Il s’agissait d’une demande d’assistance technique, et c’est comme ça que nous l’avons reçue. M. D.-D. – Oui, mais cela peut être interprété comme une espèce de couverture, dès lors que l’armée participe au festival, que l’État donne des crédits... Dans une perspective politique plus vaste, cette participation n’était-elle pas motivée par autre chose ? Le gouvernement français n’avait-il pas intérêt à ce que Mélanésia 2000 ait lieu ? L’État ne donne pas de l’argent comme ça. J’ai posé la question à M. Erignac 27 ; il m’a dit que c’était un mauvais sujet, que j’aurais dû choisir Calédonia 2000, ce qu’il prévoyait de faire. Il ne m’a pas répondu. J.-M. T. – En ce qui me concerne, je réponds sur notre objectif ; les objectifs de l’État, je ne les connais pas. Ils s’inscrivent dans une politique bien définie, et je ne suis pas assez naïf pour croire que ces objectifs étaient les mêmes que les nôtres. Mais, comme tous les gens qui ont participé à Mélanésia 2000, les techniciens, les gens qui nous ont vendu du bois, ce sont des gens qui voulaient travailler à ce projet pour 27. Alors Secrétaire général de la Nouvelle-Calédonie (NDE). 2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel récupérer du fric. Je suppose que l’État, à un niveau plus important, a également des objectifs, comme le vendeur de bois, et pour ce projet, ce qui compte pour nous, organisateurs de Mélanésia 2000, c’est la réalisation de nos objectifs. Ceux de l’État à travers cette organisation, je ne les rediscute pas. Les pouvoirs publics ne se sont pas révélés être immédiatement en train de récupérer le festival pour une cause autre que la nôtre, alors nous avons utilisé tout ce qui a été mis à notre disposition comme nous l’aurions fait s’il s’était agi de fonds privés. 3. Notre part de soleil* Le festival Mélanésia 2000 donna lieu à la publication d'un ouvrage qui fit date, Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie, préparé par Jean-Marie Tjibaou avec Philippe Missotte. Au-delà de l'évocation du festival, illustrée par de nombreuses photos, l'ouvrage se veut une présentation synthétique et accessible des grands traits de la culture kanak. Jean-Marie Tjibaou puise ici à diverses sources; les travaux des ethnologues, son expérience personnelle et, en filigrane, sa culture chrétienne lui permettent d'élaborer une image du monde kanak située à mi-chemin entre les thèmes mis en avant par le pasteur Maurice Leenhardt (notamment dans Do Kamo) et les réalités kanak contemporaines. Fort de son expérience d'animateur culturel, il dresse aussi un bilan, pour le moins inquiétant, de la situation économique et sociale des Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie. Par-delà l'effort pédagogique, ce texte a rétrospectivement un caractère prémonitoire : Kanaké, héros mythologique national en 1975, anticipe déjà « Kanaky », nom que les indépendantistes, en décembre 1984, donneront officiellement à leur futur pays décolonisé. Nous ne publions ici qu'un extrait de l'ouvrage, qui montre combien Jean-Marie Tjibaou était soucieux de voir les Kanaks devenir les acteurs et non les victimes de la modernité. Kanaké est un des plus puissants archétypes du monde mélanésien. Il est l’ancêtre, le premier-né. Il est la flèche faîtière, le mât central, le sanctuaire de la grande case. Il est la parole qui fait exister les hommes. Cette même parole établit le système d’organisation qui régit les rapports des hommes entre eux et leurs relations avec l’environnement géographique et mythique. L’objectif de ce livre est d’informer. Par une approche esthétique, nous entendons mettre à la disposition du public un certain nombre d’images * Extrait de l'ouvrage Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie, Papeete (Tahiti), Editions du Pacifique, 1976 ; photographies de Claude Rives et Michel Folco. Edition anglaise : Kanaké, the melanesian way, Editions du Pacifique, 1978 (trad. C. Plant). et d’idées qui sont des flashes sur Kanaké et son univers. Nous faisons une place de choix au mythe, à l’espace et au temps, parce que l’expérience Kanak de ces trois dimensions laisse apparaître Kanaké dans sa spécificité. L’occasion de ce livre est Mélanésia 2000, premier festival d’arts mélanésiens. Mélanésia 2000, ce fut deux mille Kanaks réunis pour une grandiose célébration, ce fut cinquante mille spectateurs. Mélanésia 2000 est un moment de la quête d’identité Kanak. Il demeure, pour beaucoup d’Européens, l’événement qui a permis la prise de conscience de l’existence d’une culture autochtone. Par ce livre, nous voulons relancer le dialogue pour la construction de notre pays. Nous voulons proclamer notre existence culturelle. Nous voulons dire au monde que nous ne sommes pas des rescapés de la préhistoire, encore moins des vestiges archéologiques, mais des hommes de chair et de sang. Aujourd’hui, Kanaké vient à vous, chargé d’ans et d’histoire, riche d’une expérience culturelle unique. Il réclame sa part de soleil. [...] Nous étions près de Nouméa, le 6 septembre 1975, à quelques centaines de mètres des routes goudronnées, des tours en béton des nouveaux quartiers et des réverbères électriques, sur l’aire principale du premier festival des Arts Kanaks de NouvelleCalédonie, « Mélanésia 2000 », ainsi nommé comme une interrogation venant tout droit du futur : qui seront les Kanaks de l’an 2000 ? L’orateur s’appelle Emmanuel Naouna, il est agriculteur à la tribu de Waté tout au fond de la vallée de la Népoui, au bout du plus grand tapis roulant du monde qui charge chaque année plus de 1,5 million de tonnes de terre rouge dans le ventre des bateaux. On l’arrache aux flancs du Caillou à trente kilomètres de là. Raffinée, purifiée, elle deviendra le nickel qui constitue la principale ressource du pays. Emmanuel Naouna n’est pas un amateur de bonne volonté qui tient bien son rôle dans une reconstitution folklorique. Il est l’héritier d’un clan précis dont la fonction dans la société paicî est de perpétuer et de proclamer lors des grandes occasions, deuils d’un grand chef, intronisation d’un nouveau, les généalogies des clans qui vivent de Ponérihouen à Touho et jusqu’à Koné en traversant la chaîne. Ils parlent tous une langue qu’on appelle le paicî. Il a appris la généalogie d’un de ses pères28. Elle dure plus d’une heure et sans le rythme de la danse la mémoire n’est pas sûre. La Parole est sacrée et l’orateur doit se préparer pour la proclamer : pas d’alcool, ni de vin, jeûne et continence ; médicaments sacrés aussi ; ce matin, avant de monter sur le bois, Emmanuel a bu la boisson d’herbes macérées en invoquant ses ancêtres, pour que sa langue soit déliée comme le serpent, et que sa parole vole comme une pierre de fronde. Ce discours n’est pas n’importe quelle fable. Il est la Parole au même titre qu’elle est évoquée au prologue de l’Évangile de Jean : « Et le verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. » De la même manière cette parole s’incarne dans les Kanaks dont elle raconte la création, organise les clans et leur espace. Quelques heures avant, les gens de la région de Canala qui parlent le xhârâcùù ont rythmé de la même manière l’origine mythique de leur clan ; ils l’ont proclamée sans hésitation en offrant la case qu’ils ont tenu à construire pour le festival aux gens du sud, les propriétaires coutumiers de la terre. Nous reviendrons à ces récits mythiques, véritable genèse de chaque groupe important de Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie. Ce qui nous semble capital en commençant cet ouvrage est l’événement que constituent ces proclamations en 1975, après tant d’années de scepticisme et de dénégations, aussi convaincues que convaincantes, sur l’existence d’une culture réelle du monde mélanésien. Il est étonnant de voir ainsi ressortir de l’obscurité les rites toujours pratiqués. Ils les cachaient à la fois aux Européens, qui ne pouvaient les considérer que comme des pratiques sauvages, et aux missionnaires, qui les avaient interdits comme idolâtres. Les Kanaks ne pouvaient contredire les missionnaires de peur de ne plus être défendus par eux contre les tracasseries de l’Administration coloniale. Les Kanaks sont là, soixante-quatorze ans après l’accueil par un notable européen du pasteur Maurice Leenhardt, qui arrivait en NouvelleCalédonie à la demande de catéchumènes protestants : « Que venez-vous faire ici ? Vous venez pour les Kanaks ? Dans dix ans il n’y aura plus un Kanak. »29 28 On appelle père le géniteur et ses frères, mais surtout l'homme qui vous a donné le nom. 29 Maurice Leenhardt, De la mort à la vie , Société des Missions Evangéliques de Nouvelle-Calédonie. Texte écrit en 1922, réédité en 1953 à l'occasion du centenaire de la présence française en Nouvelle-Calédonie, 45 pages, p. 5. Les aléas de la modernité Si vous rencontrez Emmanuel Naouna dans les rues de Nouméa, vous ne le reconnaîtrez pas parmi les autres passants. Il a dû travailler au nickel ou au chalandage. Il est catéchiste de l’Eglise catholique. Il est un des 53 72530 Kanaks qui peuplent la Nouvelle-Calédonie (soit 40,80 % de la population). 12 269 vivent à Nouméa et aux environs. 13 000 aux Iles Loyauté, Lifou, Maré et Ouvéa. Les Européens sont aussi nombreux : 51 582 (39,17) % dont la plus grande partie peuple le chef-lieu (32 958). La population de Nouvelle-Calédonie compte également 9 920 Wallisiens (7,53 %), 6 823 Tahitiens (4,72 %), 1 751 Viêtnamiens (1,33 %), 4 827 Indonésiens (3,6 %), et 3 600 autres (2,7 %). Dans ce microcosme multiracial, la population mélanésienne occupe une place originale. Si les moyens d’information véhiculent et reflètent une certaine image des Européens, il n’en est pas de même pour le monde Kanak qui reste en deçà de l’information. Le monde mélanésien est secret, réservé. Pour façonner son image aux yeux du public, il ne dispose que de l’opinion et elle est dure : « le Mélanésien n’a pas la notion du temps », absentéisme et retards provoquent des contacts difficiles entre employeurs et employés. « Quand il y a une fête à la tribu, on sait quand il part, on ne sait pas quand il revient. » On ne peut pas avoir confiance en lui. Il n’a pas l’esprit d’entreprise. Par contre, on dit fréquemment : « Il est accueillant et hospitalier », mais aussi « c’est un grand enfant » et « quand il a bu, il devient méchant. » Toutes ces opinions généralisées par la rumeur prennent racine dans mille faits bien réels, peu expliqués pour plusieurs raisons. D’une part, les études sur le Mélanésien sont peu vulgarisées et leur érudition les réserve à des spécialistes ; de l’autre, pour les raisons que nous avons expliquées plus haut, le Mélanésien ne se livre pas et veut que ses secrets soient impénétrables, car il en connaît la fragilité face à des esprits sceptiques et scientifiques. Enfin, si on serre de près les informateurs — assez rares car tout ce qui touche aux phénomènes hérités de l’époque coloniale est comme tabou, et il est considéré comme malséant d’en 30 Service de la statistique de Nouvelle-Calédonie, recensement du 23 avril 1974. Au recensement de 1989, on comptait 164 173 habitants sur le Territoire, dont 73 598 Kanaks (44,8 %). La population était de 68 480 habitants, dont 34 969 Kanaks (51,1%). La population kanak lors de la prise de possession de l'archipel en 1853 est évaluée à 40 000. En 1921, ce nombre était tombé à 27 100 personnes (source : J. Freyss, Economie assistée et changement social en NouvelleCalédonie, Paris, PUF, 1995) (NDE). parler — on découvre les faits suivants : très peu d’informateurs ont connu réellement les Mélanésiens, beaucoup les ont rencontrés au travers des rapports de patron à employé, de maîtresse de maison à domestique ou même le plus souvent par l’intermédiaire des joyeux tatas31 échangés dans le vrombissement des moteurs et les nuages de poussière de la route des vacances de la côte est. Même dans l’intérieur du Territoire, rares sont ceux qui ont partagé complètement plus de huit jours la vie d’une tribu. Entre usine et tribu Malgré son isolement, le Mélanésien ne peut ignorer la manière de vivre des Européens. Aspiré par les attraits des biens de consommation, comme par une gigantesque soufflerie, le Mélanésien se trouve engagé plus ou moins dans le système économique. Ce n’est pas une question de sentiment. Le groupe se déplace vers ce qu’il considère comme un mieux-être, quels que soient les discours sur le choix de société ou les options philosophiques. L’environnement industriel et socioéconomique du monde moderne est là, de plus en plus prégnant, même pour le monde rural. Le Mélanésien doit se situer dedans. Aussitôt se pose la question jamais explicitée mais toujours présente de la raison même de vivre : « Comment peut-on être Kanak dans le monde moderne ? Comment peut-on trouver une place dans le monde industriel sans y laisser son âme ? » Cette question se manifeste concrètement par un malaise permanent quant à l’insertion des Mélanésiens dans le monde du travail. Ils constituent 40 % de la population mais seulement 24 % des travailleurs salariés. Lorsqu’on demande à un Mélanésien quelles sont ses aspirations, il répond : « Avoir une place » et non « faire tel métier » ou « exercer telle profession ». La réponse tourne toujours autour d’un désir d’être situé à un endroit lui permettant d’être reconnu comme quelqu’un. Jusqu’ici, il n’y a pas d’entreprises mélanésiennes d’envergure. Les quelques petites et moyennes entreprises qui fonctionnent sont trop peu nombreuses pour être représentatives. Une proportion assez faible de Mélanésiens se fixe actuellement d’une manière durable dans un emploi. Pourtant, certains travaillent depuis vingt ans chez le même employeur. Considérés comme lents mais consciencieux et sûrs, ils ont en fait trouvé leur place dans un petit cercle de travailleurs où ils sont reconnus, et ce tissu social a une certaine similitude avec celui de la tribu. La plus grosse société du Territoire, la 31 Terme typiquement calédonien utilisé pour dire au revoir (NDE). SLN32, ne compte que 16 % de Mélanésiens dans son personnel. Dans les centres miniers, la proportion est un peu plus grande, de 33 à 50 % des effectifs, contre 10 % à l’usine de Doniambo. Dans ce dernier cas, il faut non seulement s’adapter au rythme de la productivité, à la poussière et au bruit, mais encore aux logements modernes et à la vie urbaine. Sur mine, le travail s’effectue en plein air et généralement on peut continuer à vivre dans la tribu, ou du moins y revenir souvent. Une grande part des vicissitudes des Kanaks face au travail industriel s’explique dans le fait qu’ils vivent et ressentent ces contraintes avec, en arrière-plan, la perspective du retour toujours possible à la tribu. Les Wallisiens, à 1 800 km de leur village, les Tahitiens à 4 800 km du aïa-héré (pays aimé) ne peuvent avoir les mêmes réactions. Quant aux métropolitains et aux Français nés en Nouvelle-Calédonie, il y a belle lurette qu’ils ont quitté la ferme paternelle ; d’une part, ils s’en plaignent souvent, de l’autre, la terre ne leur tient pas lieu de religion, enfin, « ils ont l’habitude » puisque, comme disait ce vieux Kanak : « Le travail, la vitesse, ils n’ont pas de mérite, c’est eux qui les ont inventés. » La situation économique du monde mélanésien n’est guère florissante. Sur les 24 % de Kanaks que compte la population de travailleurs de Nouvelle-Calédonie, 65 % ont des emplois de manœuvres ou d’employés de maison ne nécessitant pas d’examen technique fixé par l’Office de la main-d’œuvre33. 2 sont cadres sur 860 et 7 agents de maîtrise sur les 650 du Territoire34. Dans la fonction publique, 3 Mélanésiens ont fait des études supérieures, 9 ont été recrutés au niveau du baccalauréat, 55 sur 400 au niveau du BEPC et 300 sur 600 avec le CEP ou moins. 32 La Société Le Nickel (NDE). 5 625 travailleurs sur les 8 181 salariés mélanésiens répertoriés par la CAFAT au 31 août 1973 étaient classés dans cette catégorie (pour un total de 33 430 salariés dont 14 600 Européens). 34 Un sondage effectué en 1975 auprès de 941 employeurs, totalisant 22 692 salariés (75 à 80 % du total), élargit les catégories « cadre » et « agent de maîtrise » aux fonctions équivalentes du secteur tertiaire et en particulier de l'enseignement. Il dénombre sur 5 389 salariés mélanésiens des deux sexes (23,74 % du total), 3 071 manoeuvres et employés (mais 240 employés est un nombre qui n'apparaît pas tenir compte des employés de maison), 337 agents de maîtrise sur 2 376 sont mélanésiens (9 dans l'industrie lourde, 250 dans l'enseignement privé et 59 dans les services publics), et 26 cadres sur 1 148 (dont 17 dans l'enseignement privé). Pour des analyses plus récentes de la situation économique de la NouvelleCalédonie, cf. A. Christnacht, La Nouvelle-Calédonie, Paris, La Documentation Française (Notes et études documentaires) et J. Freyss, Economie assistée et changement social en Nouvelle-Calédonie, op. cit. (NDE). 33 Un effort considérable a été fait pour former rapidement des ouvriers à un niveau de qualification correcte, par la création de Centres de Formation Professionnelle Rapide. Malheureusement, même ceux qui ont appris un métier ont tendance à ne pas le pratiquer. Ainsi, lorsqu’en Nouvelle-Calédonie, on recrute pour n’importe quelle besogne, on sélectionne de jeunes Mélanésiens qui arrivent de la tribu avec un CAP et n’ont jamais travaillé. Cette situation et ce désintérêt pour la formation professionnelle ne sont pas dus uniquement au chômage et au goût de la vie rurale mais aussi à une attitude commune devant beaucoup de petits patrons qui vouent a priori et systématiquement le Mélanésien au statut de manœuvre de force. Le travail occasionnel est son domaine. Depuis trente ans, des bandes d’hommes et de jeunes ont quitté périodiquement la tribu pour aller à Nouméa décharger les bateaux qui ravitaillent l’île en produits de toutes sortes. Certaines tribus se sont spécialisées dans le chargement des minéraliers. Les conditions de travail et d’hébergement étaient loin d’être idéales. Pour beaucoup de jeunes, ces périodes ont été une occasion d’apprendre à boire et de se faire une idée du travail dans le monde moderne. Ces expéditions périodiques permettaient néanmoins d’amasser un petit pécule qui fournissait de l’argent à la tribu. Le problème de l’économie du monde mélanésien va s’accroître encore avec la diminution de ces travaux de force due à l’actuelle mise en place de nouveaux moyens. La motivation au travail des Européens est le fruit d’un choix éthique et historique : le travail, achèvement de la création pour la mettre au service de l’homme, est la valeur primordiale de la société occidentale. Le Mélanésien, au contraire, a fait connaissance avec le travail, hors de ses terres, exécuté au profit d’un autre, au travers des corvées obligatoires qu’on appelait les prestations. Le gendarme, syndic des affaires autochtones35, tout-puissant représentant de l’administration coloniale, exigeait du chef qu’il fournisse un certain nombre d’hommes pour aller cultiver le café chez le colon. S’il ne les rassemblait pas, la sanction était la prison. Plus tard, on lui donna une prime par tête de travailleur fourni. Les lois sur l’indigénat qui permettaient ces pratiques ne furent abrogées qu’en 194636, après que deux guerres ont vu les Mélanésiens participer volontairement au corps expéditionnaire. Quelles sont les motivations du Mélanésien pour travailler ? Désir d’être un homme du monde moderne ? Attrait de la possession de biens 35 Depuis 1900. Les lois sur l'indigénat ont été prises par décret du 18 juillet 1887, prorogé par les décrets du 12 mars 1897, du 23 mars 1907 et du 27 mai 1917. 36 matériels ? Que connaît-il de la société européenne ? D’une manière générale, ce que connaît un étranger qui y travaille37. Le Kanak n’expérimente que les aspects les plus contraignants : travail, horaire, production, accélération permanente des rythmes due à la nature même d’une société de croissance, enfin, avec sa conséquence directe qui n’est pas seulement douloureuse pour le monde mélanésien, l’anonymat. Il ne connaît les autres dimensions de cette société — famille, manière de se reposer, de parler, de jouer, de faire la cuisine, de vivre tous les instants de la vie qui font du quotidien de chacun l’art de vivre d’un peuple — qu’à travers l’école, le cinéma, la télévision. Il ne les a pas vécues. Rares sont ceux qui se sont assis à une table européenne. Les femmes, par contre, souvent employées de maison, ont pu apprendre l’utilisation des équipements ménagers et domestiques. Face à une société si rugueuse à la main qui essaie de la saisir, la tribu demeure la solution magique. A la tribu, le Mélanésien a une place, un nom, il est quelqu’un situé dans le temps et l’espace. Dans la société européenne, il est manœuvre et quand le choix se présentera, il n’aura pas d’hésitations. Dans la situation actuelle, le Mélanésien n’a pas de modèle, de phare, de frère aîné ayant pleinement réussi dans la société européenne. Chacun est un pionnier qui trace une route d’autant plus difficile qu’il reste attaché au milieu traditionnel par des racines vigoureuses. Pour la plus grande masse, le va-et-vient s’établit : un mariage se présente et le clan doit participer à sa préparation. On ira travailler deux ou trois mois à Nouméa. L’achat d’une voiture nécessite un séjour plus long chez le colon ou au centre minier. La fête passée, on restera à la tribu. Le nombre de maisons construites en matériaux modernes dans les tribus augmente. Ces maisons « en dur » signifient qu’un nombre de Mélanésiens assez important a la volonté d’épargner et de consacrer une grande partie de ce qu’ils gagnent à améliorer les conditions de vie de la tribu. N’est-ce pas là une confirmation supplémentaire que le retour au pays du séjour paisible est une réalité majeure du monde mélanésien ? 37 Le Mélanésien était assigné à résidence sur les terres de réserve, sauf engagement de travail. Les arrêtés du 14 septembre 1920 et du 20 septembre 1934 réglementaient la circulation de nuit. Toutes ces restrictions furent complètement abrogées par la loi de 1946. L’école difficile Cependant, la proportion d’enfants scolarisés est légèrement plus forte pour les Mélanésiens (42 %) si on la compare à la population globale (40 %). Cela tient à des raisons démographiques, car les enfants d’âge scolaire sont plus nombreux dans cette ethnie. Malgré le dévouement de tous, les Mélanésiens ne trouvent pas à l’école les méthodes pédagogiques qui pourraient les aider à surmonter les handicaps que nous allons examiner. En 1974, la proportion d’enfants présentés et admis au Certificat d’études est équivalente dans les deux ethnies, mélanésienne et européenne (un peu plus de 5 % de la population totale scolaire et 31 % d’admis de part et d’autre). Par contre, sur 956 enfants entrés en sixième en 1974, 200 sont Mélanésiens pour 584 Européens. Pourtant, la progression est nette à ce niveau ; les Mélanésiens étaient 35 en 1966, 75 en 1970, 147 en 1971 et 161 en 1972. Le progrès s’affirme d’année en année à la fin de la troisième : 31 Mélanésiens reçus en 1966, 59 en 1970, 63 en 1971, 104 sur 146 Mélanésiens présentés en 1974 pour 147 entrées en sixième au début de l’année 1971, le résultat est encourageant. La difficulté s’accroît à partir de la troisième. Les raisons ne sont pas toujours évidentes. Un certain nombre est orienté vers les classes professionnelles ou techniques. D’autres, en particulier les filles, quittent l’école à cette époque, l’ambition de leur famille étant satisfaite. A partir de cette classe, l’élève mélanésien semble avoir plus de difficultés. Il a été élevé dans sa langue maternelle qu’il a parlée jusqu’à son entrée à l’école à l’âge de six ans. Souvent, elle reste la langue habituelle de tous les moments où il n’est pas à l’école. Mais à l’école, et dans le monde moderne, la langue française est le moyen d’appréhension de l’univers et de la construction de la pensée. A partir d’un certain niveau de réflexion ressortent des lacunes, invisibles dans la conversation courante, qui empêchent l’élève de progresser plus avant dans le système de pensée occidental. Or, le baccalauréat est la première clef des études supérieures qui, seules, permettront d’une manière générale d’atteindre des postes à responsabilité. Les résultats mélanésiens ont peu progressé depuis 1966 (le lycée n’a été accessible aux Mélanésiens qu’en 1958), le chiffre des admis mélanésiens au baccalauréat varie entre 1 et 7 de 1963 à 1974, avec une pointe à 9 en 1970 pour un total d’admis de 120 à 180 ; en 1974, ils étaient 2 à être reçus au baccalauréat secondaire et 1 au baccalauréat technique38. 38 Le premier Mélanésien à avoir obtenu son baccalauréat est M. Ounu Boniface, d'Ouvéa, en 1962. Pour la première fois, presque 100 élèves d’origine mélanésienne sont actuellement dans l’ensemble des classes de seconde des établissements secondaires et techniques de Nouvelle-Calédonie. Ce résultat, dû aux efforts de tous, élèves et enseignants, permet d’espérer une augmentation appréciable, dans les années qui viennent, du nombre de jeunes de cette ethnie qui accéderont aux études supérieures. Actuellement, un des plus gros problèmes de la jeunesse mélanésienne est de trouver un emploi. Si à la fin des études (Certificat pour la plupart, BEPC pour certains), le fossé pour entrer dans la vie professionnelle est difficile à franchir pour tous les jeunes, il semble qu’il le soit encore plus pour les Mélanésiens. Beaucoup, après quelques essais d’insertion ressentis comme peu satisfaisants, retournent vivre à la tribu. Plus tard, poussés par les obligations familiales, ils essaieront à nouveau et repartiront en bas de l’échelle des emplois. Le projet des femmes ou la renaissance Un rapide survol du monde du travail a souligné le va-et-vient permanent entre la tribu et le milieu de travail pour les jeunes hommes. Les jeunes filles mélanésiennes quittent la tribu beaucoup plus tard que les garçons, mais celles qui s’en vont rompent d’une manière beaucoup plus délibérée avec le milieu traditionnel ; généralement, elles vont à Nouméa. Beaucoup d’autres s’y trouvent déjà parce qu’elles y sont nées ou ont rejoint leurs maris qui y vivaient pour leur travail. Elles ont donc approché directement les commodités du monde moderne. Dans les cours ménagers elles avaient déjà pratiqué le repassage avec un fer moderne, la couture et des recettes de cuisine qu’il est parfois difficile d’adopter lorsqu’on vit en tribu. Elles ont apprécié la facilité avec laquelle on peut faire la cuisine sur un réchaud à gaz au lieu d’aller chercher de plus en plus loin du bois mort pour alimenter le feu, sans parler de l’eau courante et des machines à laver le linge et la vaisselle. Elles ont vu l’intérêt de l’électricité, des maisons au sol cimenté. Mais, plus peut-être que ce désir de confort, le rôle traditionnel des femmes mélanésiennes explique son action dans la renaissance actuelle. Ce sont elles qui donnent la vie par le sang, une seule et même réalité. Le père donne le nom, le rang et le statut social, mais, pour toujours, l’enfant, garçon ou fille, se souviendra du lien qui le rattache au clan de sa mère et en particulier aux frères de celle-ci qu’on appelle les oncles utérins : ils sont les propriétaires de la vie, les gardiens du sang. Donc, les femmes de Calédonie, comme toutes les mères du monde, donnent la vie à la naissance et la redonnent toutes les heures du quotidien. Peut-être est-ce pour cette raison que, contraintes à la volonté de bonheur, elles ont ressenti à quel point le problème des gens de leur race atteignait aux profondeurs de l’être. D’abord, elles furent alertées par les ravages de l’alcoolisme. Non seulement elles devaient, depuis des années, en subir les conséquences et en réparer les dommages, car ce fléau les privait d’un argent qui aurait permis d’améliorer le foyer, mais encore elles s’apercevaient, dans les dernières années, qu’il dissolvait le tissu social et que les enfants en ressentaient les effets. Plusieurs associations se formèrent. Les femmes imitaient en cela la création d’associations d’hommes qui, après la guerre, aidèrent à restructurer le groupe kanak au lendemain des nouvelles lois modifiant son statut : UICALO avec le père Luneau (Union des Indigènes Calédoniens Amis de la Liberté dans l’Ordre) ; AICL (Association des Indigènes Calédoniens et Loyaltiens) et AICLF (Association des Indigènes Calédoniens et Loyaltiens Français), l’une et l’autre nées au sein des Églises évangéliques ; Jeunesse Agricole Chrétienne au sein de l’Eglise catholique qui donna naissance au Mouvement Familial Chrétien en 1968. Ainsi, autour de Madame Pidjot, se créa l’Association Féminine Pour un Souriant Village Mélanésien. Son but était d’attaquer l’alcoolisme dans ses causes sociologiques les plus profondes : rendre à la tribu sa qualité d’environnement où l’homme ne peut vivre que dans une certaine harmonie avec les choses et les hommes. Qualité du logement, qualité du jardin, lutte contre le désœuvrement : le projet allait mettre à l’ouvrage le couple aussi bien dans le partage du gros œuvre et les tâches quotidiennes que dans l’épargne des fonds nécessaires à la construction et à l’amélioration de l’aménagement. D’abord, une vingtaine de femmes à La Conception et à St-Louis, en 1971, puis maintenant plus de deux cents à leur dernière assemblée générale, elles se réunissent régulièrement par régions géographiques et une fois par an, tous les groupes du Territoire tiennent leurs assises. Elles pratiquent les échanges qui leur permettent de mieux se connaître les unes les autres. Pendant ce temps, les pères gardent les bébés et les enfants. Tandis que les associations d’hommes avaient abouti quelques dizaines d’années plus tôt à des formations politiques, les groupes de femmes du Souriant Village Mélanésien allaient donner naissance à bien autre chose : le Kanak de 1975. Elles prirent vite conscience du malaise dans lequel le groupe se trouvait, du déphasage incessant qu’il éprouvait entre le monde collectif de la tribu et le monde individuel des Européens, écartelé entre deux systèmes de valeurs enracinés sur deux planètes différentes. Ce sont elles qui en 1973 eurent l’idée de faire le premier festival d’art mélanésien. L’idée fit du chemin. Après la préparation du septième Plan, une centaine de notables Mélanésiens, consultés, avaient créé avec quelques Européens le Comité pour le Développement. Membres de l’Association Culturelle Mélanésienne, ils devaient ensemble faire du festival mélanésien la preuve de la vitalité et de la dignité du monde mélanésien et de cette prise de conscience que nous essayons aujourd’hui de partager avec vous. [...] Kanaké face à l’avenir Kanaké qui va à la messe ou au culte pour invoquer le dieu de JésusChrist n’a pas complètement rompu avec les croyances ancestrales. Il semble garder au fond de lui une porte de secours le reliant aux ancêtres. Il continue les rites de célébration de l’igname. S’il est malade et que la médecine officielle ne lui donne pas satisfaction, il se retourne sans complexe vers les pratiques médicinales traditionnelles en relation directe avec la foi des ancêtres. En ce qui concerne la chefferie, Kanaké conteste parfois l’exercice de l’autorité à la tribu, mais jamais son origine mythique. Cette croyance reste profondément enracinée dans la conscience collective. Les cérémonies coutumières se célèbrent toujours, surtout à l’occasion des deuils et des mariages. La référence mythique est constante : les utérins détiennent le principe de vie qu’est le sang et les paternels ont autorité sur le statut social que confèrent le nom et le rang. Les discours sont toujours de rigueur. Comme les cérémonies, ils ont subi des transformations au niveau de la forme, mais le sens reste le même. Le sens de la coutume et l’esprit traditionnel du peuple Kanak demeurent, mais Kanaké doit, pour en conserver l’authenticité, faire un effort constant de prise de conscience quant à l’expression matérielle et symbolique de son art de vivre. S’il ne prend pas garde, il risque de se retrouver dépositaire de rites et de formules vidés de leur contenu. Ce qui peut survivre dans la culture Kanak Nous répondrons brutalement : Kanaké. Face à son environnement et aux besoins fondamentaux, Kanaké garde une certaine stabilité dans sa manière de se situer dans l’existence. L’igname comme le taro d’eau se plantent, se récoltent et se consomment toujours. Face au besoin de sécurité, et de recherche de chaleur humaine, Kanaké ressent de plus en plus le besoin d’un retour aux sources. Face à la peur et à l’angoisse de la mort, la foi dans la vie et la présence des esprits restent vivaces au cœur de Kanaké. Face au besoin de se perpétuer, le système d’alliance traditionnelle garde son prestige et ses exigences communautaires. Si les ancêtres de Kanaké revenaient en l’an 2000, ils reconnaîtraient l’homme par son nom. Ils reconnaîtraient son système hiérarchique, ses généalogies, sa structure coutumière, sa langue, même appauvrie, son humour, en un mot sa manière d’être au monde persistant au travers de l’histoire. L’expérience vécue de cette complicité passe par les contingences historiques. Mais elle ne doit jamais être identifiée totalement aux institutions écrites, aux rites ou au matériel symbolique utilisés par une époque donnée. En effet, ce qui est primordial et qui perdure au-delà des siècles, ce n’est pas cette expérience, mais l’inspiration ou l’éthique qui fait surgir cette expérience dans l’histoire. Certes, cette éthique s’affine au fil des années et reste teintée par la vie des hommes qui la retransmettent, mais c’est surtout l’inspiration qui la pérennise. En ce qui concerne Kanaké et son devenir, il est clair que c’est l’éthique qui inspire la vie de son groupe qui doit survivre. En effet, c’est elle qui fait que Kanaké sera toujours Kanaké. Vivre cette éthique, c’est cela qui doit permettre à Kanaké de faire des choix, aussi bien dans la tradition que dans les immenses possibilités du monde moderne. Seule cette éthique clairement vue permettra à Kanaké de se créer une nouvelle culture ou un schéma d’identification renouvelé. Car cette éthique qui se situe au cœur de la culture Kanak s’identifie à l’inspiration culturelle de tous les groupes humains. C’est la réponse que chaque collectivité donne aux questions qui rongent les entrailles de l’humanité depuis toujours : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Face à ces questions, il n’y a pas une hiérarchie de réponses et donc pas de degrés plus ou moins développés d’humanité, il y a seulement des manières différentes de répondre qui engendrent la diversité des cultures. Ce qui permet aux hommes de pouvoir s’enrichir mutuellement parce qu'ils sont différents. La prise de conscience est lente, mais elle progresse et elle est sans retour. L’art de vivre autochtone, qui plonge ses racines aux cœurs des ancêtres, sort tout doucement au grand jour. C’est au niveau de l’éthique que la culture autochtone survivra et que Kanaké demeure et demeurera Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie. 4. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle* Ce texte, seule publication de Jean-Marie Tjibaou dans une revue spécialisée, a été écrit bien avant que ne se tienne le festival Mélanésia 2000. Il fait directement écho aux études d'ethnologie suivies par Jean-Marie Tjibaou à Lyon puis à Paris, de 1968 à 1971, en liant les caractéristiques générales de la culture kanak à une présentation détaillée d'un matériel ethnographique concernant sa région d'origine. Il semble bien que cet article procède d'une véritable « investigation de terrain » qu'il aurait effectuée dans la vallée de Hienghène, mettant à profit sa formation ethnologique. Il s'en inspira largement pour rédiger, avec Philippe Missotte, l'ouvrage Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie. Au moment où ce travail paraissait, Jean-Marie Tjibaou briguait, à la tête du mouvement Maxha! (« Relever la tête »), la mairie de Hienghène en vue des élections municipales de mars 1977. Cette période est marquée par des revendications foncières qui donnent lieu à de nombreuses manifestations et à une réflexion politique intense au sein de l'Union calédonienne. Le décalage entre la période d'écriture du texte et sa date de publication explique peut-être pourquoi on n'y trouve nulle trace explicite de ces événements. Le Mélanésien de Nouvelle-Calédonie est aujourd’hui à la recherche de son identité, ce qui l’amène à se poser les questions suivantes : 1. Quel est son schéma d’identification et quelle en est l’authenticité ? Quels sont ses points de référence dans la sociologie traditionnelle ? Quels sont les facteurs dynamisants de cette société, les éléments constitutifs de la personnalité kanak à la fin du XXe siècle ? 2. La cohérence originelle du système existe-t-elle encore aujourd’hui, autrement dit ce système est-il vecteur d’un * Ce texte est repris du Journal de la Société des Océanistes (n° 53, t. 32, décembre 1976, p. 281-292). Les notes signées J. G. sont de Jean Guiart. 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle dynamisme authentiquement kanak ? Quelle est la situation de la société mélanésienne aujourd’hui ? 3. Quels sont les éléments culturels nouveaux dans le système actuel ? Peut-on les quantifier, en mesurer le rythme d’intégration ? Vers quelle société nouvelle s’achemine-t-on, quel Mélanésien, à l’horizon 2000 ? La problématique choisie exige une démarche qui tire son origine du monde mélanésien. Je ne cherche pas à savoir si le Mélanésien s’adapte ou ne s’adapte pas au monde industriel, mais s’il assimile les modèles culturels qui lui sont étrangers et quel profil de société nouvelle il laisse apparaître dans sa morale tâtonnant vers une cohérence et une dynamique nouvelles. Le schéma d’identification mélanésien comporte un aspect représentationnel et un aspect descriptif. Ce qui apparaît fondamental dans la société Kanak, c’est le mythe. Le mythe est un récit à caractère légendaire sur l’origine d’un clan. Il faut se dire que chaque clan se considère comme le centre des relations qui existent entre les membres d’une même tribu et qu’en conséquence l’origine d’un clan est perçue comme l’origine du monde environnant. En effet, la vision de l’ensemble du réseau est perçue à partir du point précis qu’est le tertre39 sur un plan spatial, et la position sociale au niveau du système hiérarchique de la tribu. Le mythe, c’est la parole créatrice de l’univers kanak (au commencement était le Verbe, le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu… Dieu dit : « Que la lumière soit !» Et la lumière fut. « Dieu dit… Dieu dit… »). Cette parole fait surgir la vie par l’avènement de l’ancêtre du clan. Le mythe qui engendre la vie est également créateur de l’univers kanak qu’il organise en déterminant : 1) Un système de rapports entre les hommes. 2) Un réseau de relations entre les clans. 3) Une série de rapports avec Dieu et le cosmos. 39. Tertre artificiel, à plan rond, ouvert au niveau de la porte de la case, et qui subsiste après l’abandon de l’habitat. (J.G.) 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle 1. Les rapports entre les hommes (et les symboles) Le code des rapports, c’est-à-dire les comportements et les attitudes qu’un individu doit avoir vis-à-vis de ses frères de la tribu, est imposé par la « parole »40 qui a engendré le clan. Si le frère aîné a toujours une place privilégiée, c’est que, d’après le mythe, il est le premier-né de la fraternité. Il est celui qui « marche en avant ». Il est celui qui est la lumière du clan parce que premier-né à la lumière. Il est le fils vénéré des anciens de la tribu. Il est la parole du clan. Il est le poteau central de la grande case à laquelle il est identifié. C’est ainsi que cette case considérée comme le symbole de l’ancêtre est entourée de sacré. En effet cette case est le lieu où habite la parole du clan qui incarne le chef qui est l’aîné des frères. Ce faisceau de symboles amène le groupe à donner au chef et à sa demeure une certaine prééminence. Les clans cadets vont prendre de ce fait une certaine distance par rapport à l’aîné et à son habitat. Ceci va se traduire au niveau de l’espace par une palissade de bois ou par un mur de pierres, ou tout simplement par le choix d’un emplacement plus élevé par rapport aux autres habitats des autres clans. Dans le cas où la palissade de bois ou la barrière de bois n’indique pas d’une manière évidente l’habitat du chef, il y a cependant l’espace déterminé qu’est une pelouse plus ou moins délimitée par des sapins, des cocotiers, des pins colonnaires ou des peupliers Kanaks (érythrines). Quelle que soit la forme de la délimitation de la cour de la chefferie, il y a une complicité du groupe pour reconnaître l’aire réservée à la chefferie et le côté sacré de cet espace. Ce caractère sacré de la chefferie, identifié sur le sol, est marqué au niveau des institutions par une série de règles et interdits qui exigent des cadets et des sujets une attitude et des comportements, l’essentiel étant de privilégier le lieu d’habitat de la « parole » du clan. Il semble que le groupe se soit ingénié à dresser entre lui et la chefferie non seulement des barrières physiques mais aussi des barrières psychologiques et morales. L’objectif toujours présent est la mise à distance respectueuse de la parole génératrice et vivifiante du clan. Cette parole génératrice du clan l’est en ce sens que la structuration de la société mélanésienne est celle qui apparaît schématiquement dans le mythe. Cette structure de la société constitue non seulement l’organigramme de la société mélanésienne mais en même temps un mécanisme, ou un système de communication de la parole, partie intégrante de la vie du groupe. La cohésion et la 40. Cf. la notion de parole s’identifiant à l’acte, selon Maurice Leenhardt. 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle vigueur du groupe sont fonction de la circulation de cette parole et de son intensité. Plus la parole imprègne le système de communication, et donc le groupe, plus la communauté est dynamique. Dans cet univers on ne saurait parler de promotion en termes d’ascension à l’intérieur d’une hiérarchie de statut. Il est également difficile de parler de progrès en termes linéaires. 2. Réseaux de relations entre les clans Si le système de communication de la parole a son origine dans le mythe, cela veut dire, au niveau de la hiérarchie sociale, que le sens de la circulation de la parole doit suivre l’ordre de priorité que l’on retrouve dans la geste des pères ou des aînés de la fraternité clanique. Au niveau de la hiérarchie ceci va se traduire par la mise en avant du premier-né. Il sera donc le chef, ou le grand frère dans les termes mélanésiens de la fraternité clanique. Il va donc être considéré comme l’incarnation de la parole et le réceptacle ou « panier de paroles ». Il est la racine, la source, l’ossature, la chaîne des crêtes (tcéen duat). Il a droit aux préséances coutumières, aux prémices de la récolte. Toute parole qui doit atteindre la tribu doit passer par ce chef de file pour se répercuter ensuite dans tout le réseau. C’est une condition essentielle de la transmission du message. Le niveau qui vient ensuite dans l’organigramme de la tribu est celui du porte-parole du chef. C’est normalement le cadet, car la société mélanésienne donne ce poste au second personnage qui apparaît dans le récit mythique. Terrain d’investigation : Hienghène 1) le territoire : les deux districts des chefferies Bouarate et Goa, à Hienghène ; 2) organisation d’ensemble ou répartition des responsabilités : il y a d’une façon générale dans la chefferie des dâma et les yabwech (chefs et sujets au sens traditionnel). Les fonctions sont distribuées de la façon suivante : 1. les Ka po dabila 41, ceux qui produisent de la nourriture ; 2. les Ka po dô-yè , qui sont chargés des rites (hyarik), nécessaires à la production en général ; 41. Langue fwâi. La transcription est celle de l’auteur. Le Fwâi est l'une des langues parlées dans la région de Hienghène (NDE). 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. les Kaok le wan tok, qui font les rites particuliers à la culture des ignames. Ils tirent les premiers les ignames, les mangent en premier à part, au cours d’une cérémonie rituelle avant la fête générale des ignames ; les Kaok le kawenia, qui sont attachés directement à la chefferie pour les travaux domestiques : ramassage du bois, cuisine, puiser de l’eau, etc. Aucune femme n’est admise dans ces fonctions ni aucun autre homme en dehors de ceux désignés par la coutume. Ils sont la « bouche du chef », intermédiaires entre celui-ci et les autres ; comme conseillers privés, ils exercent sur lui le pouvoir de correction, s’il en est besoin, à l’occasion de la vie privée ; les Ka pohiri, qui font les rites donnant force et puissance au chef et rendent sacré le chef. Ce sont eux aussi qui mettent les tabous à la chefferie. Ils sont d’une façon générale ceux qui font le « sacré » ; les Ka po maendan, qui sont les faiseurs de pluie et considérés comme chargés des forces atmosphériques en général, devant arrêter les cyclones, régler le temps, selon les besoins agricoles ou les besoins du calendrier des festivités, etc. ; les Ka po hyarik sont responsables de la catégorie du sacré pour les gens se trouvant en dehors de la chefferie ; il convient de préciser que ces gens ne relèvent pas d’un niveau hiérarchique, mais ont des responsabilités diversifiées et limitées qui les rendent autonomes par rapport aux autres catégories. Les Ka pohiri font partie de ce groupe, mais sont réservés à la chefferie ; les Ka kâi nuk, chargés de la fourniture du poisson pour les grands rassemblements ; les Ka hoa (kadjilingan) ; ils assurent la police dans les limites de la chefferie ; les Ka peghach ; ce sont les guerriers ; les Ka po djila, qui sont les fabricants de la monnaie traditionnelle (aman o thont = théwé men dila). Dans la plupart des clans les niveaux qui apparaissent le plus en évidence sont celui du frère aîné et du cadet, ce dernier pouvant incarner plusieurs fonctions. C’est seulement dans le cadre des chefferies que les fonctions se diversifient et se répartissent entre plusieurs individus. Cette série de fonctions dans l’organigramme de la tribu fait apparaître le chef et son porte-parole comme doués d’une certaine prééminence. Tous les autres niveaux se situent à une distance égale et dans une relation privilégiée et autonome avec la chefferie. En effet, chacune de ces 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle fonctions correspond à un plan avec une hiérarchie propre, ayant en gros des similitudes avec l’organisation de la société globale. On peut dire ainsi que chaque clan reprend pour son compte le système de communication et de relations qui est celui de la grande fraternité clanique. Il convient de préciser une fois de plus que chaque clan a son propre mythe générateur. Il faut d’autre part noter ici que si le clan, par référence à son propre mythe, se situe comme le « nombril du monde », c’est un langage qu’il ne faut pas entendre dans le sens de générations linéaires où un clan donné serait à l’origine de tous les autres. C’est bien davantage une manière d’exprimer l’autonomie du clan dans un système de relations. Le récit mythique ne fait pas apparaître une vision panoramique de la société globale, mais seulement un aperçu de cette société au travers d’un clan donné. C’est la vision du clan qui intéresse le narrateur et non l’ensemble de la société. Autrement dit, le narrateur s’attache à mettre en évidence la place de son clan et il privilégie tellement ce clan que le reste de la société n’apparaît plus. Mais la vue d’ensemble n’échappe qu’à l’observateur extérieur, alors que pour les hommes de la tribu la vision d’ensemble de la société n’a pas besoin d’être explicitée, puisqu’elle est constamment présente, constituant la toile de fond d’où émerge chaque clan avec son originalité. 3. Rapport avec le cosmos La parole organisatrice du clan étend son hégémonie au-delà des frontières du système hiérarchique régissant les hommes. Elle étend son pouvoir sur les choses et sur le cosmos en général. En effet, tout ce qui de près ou de loin se situe dans son environnement spatial est plus ou moins imprégné de son influence et, en conséquence, se trouve dans une situation de participation à l’être engendré par cette parole. Ce qui va déterminer une situation d’interdépendance entre les êtres présents au moment de la génération du clan. Ainsi le requin (animal), le rocher (minéral), le kaori (végétal), le tonnerre (phénomène atmosphérique), qui sont les éléments de la nature qui ont servi de médiation entre la parole mythique et l’apparition de l’ancêtre du clan, vont être considérés comme des éléments sacrés du cosmos. Ils sont le symbole (totem) appelé esprit ou ancêtre42 (grand-père, grand frère) ou tout simplement « le vieux » du clan. Chacun de ses éléments dans sa spécificité, mais 42. Termes de la langue pinje : nawèn (esprit), nawêi (notre esprit), pue kahyuk (racine homme), tyènkahyuk (bois homme : pour l’arbre). 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle aussi dans sa généralité, fait partie intégrante du clan et il a droit à une série de rapports. En effet le tonnerre, le requin, l’arbre ou la pierre n’apparaissent plus avec leur réalité objective. Ils sont placés sur le même plan que les autres éléments constituants de la personnalité du groupe. D’après le mythe, quelle est la genèse de ces rapports entre l’homme et les différents éléments du cosmos ? Dans le mythe on voit d’abord apparaître le symbole, esprit du clan par le truchement d’un poisson par exemple ; ce sera la cas du requin au contact duquel le rocher de tel endroit va donner naissance à l’aîné d’un clan donné ainsi qu’à ses frères. Le requin sera alors considéré comme l’élément de la nature qui perpétue la présence réelle et protectrice de l’ancêtre, et le requin viendra effectivement rendre service ou tirer ses enfants d’un mauvais pas. Le requin appelé ancêtre du clan a droit à des égards particuliers. Ainsi il est interdit à ses protégés d’en manger la chair. Si un requin est pris dans leur filet, ils doivent le reprendre respectueusement et le relâcher. S’ils trouvent un requin échoué, ils doivent le remettre à flot, etc. De son côté, le requin doit veiller sur celui de ses enfants qui se trouve en mer. S’il se noie, le requin doit venir auprès de lui et l’inviter à s’agripper à son dos pour le ramener au port. Si le naufragé est attaqué en mer par d’autres poissons, le requin se charge de sa défense. Si ce même personnage doit faire une pêche importante, le requin doit rabattre les poissons dans les filets ou les pièges tendus par l’homme. Si l’homme se trouve en mer et menacé par le mauvais temps, le requin apparaît au devant de la pirogue ou du bateau et l’homme qui comprend le message doit suivre pour éviter le danger. Il est interdit aux membres du clan, et surtout aux femmes, de prononcer son nom. L’élément qui apparaît ensuite dans le mythe est le rocher. Ce rocher se situe dans un endroit précis de l’espace. C’est le lieu considéré comme l’emplacement initial du clan et le rocher est le signe qui indique le lieu précis où ce clan a fait irruption dans l’existence. Ce lieu et le rocher luimême sont considérés comme tabou. Dans certains cas, il pourra servir de lieu de sacrifice. De toute manière, il sera considéré par le clan comme tabou, exception faite pour celui qui a la garde du lieu et la propriété des secrets médicinaux (hyarik) du clan. Le tertre du clan peut s’identifier avec ce même lieu ou se situer dans son environnement immédiat. 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle Le niveau qui vient ensuite est celui de la monnaie (thawé)43 portant une figurine de bois ou de pierre représentant l’ancêtre du clan. C’est le trésor de famille. Viennent ensuite les hyarik (secrets médicinaux) qui sont l’apanage du clan. Ils tirent leur puissance de l’ancêtre que l’on invoque au travers de la figurine ou sur l’autel du clan. Les plantes, disent les vieux, n’ont pas de vertu propre ; elles ne sont que le matériel symbolique sur lequel l’officiant prononce les paroles sacrées qui leur permettront de véhiculer la puissance de l’ancêtre. L’espace Le mythe, l’habitat et la hiérarchie interfèrent sur un même espace. L’espace, dans le monde mélanésien, c’est le pays sur lequel s’étend l’univers du mythe. « Le paysage social et le paysage naturel se recouvrent, l’habitat d’un groupe n’a pas pour limites les palissades de la demeure ou les frontières manifestes sur le sol. Il comprend tout le domaine sur lequel s’exerce le rayonnement des aïeux, dieux ou totems. » (Maurice Leenhardt, Do Kamo, p. 166.) Paysage, dessin de village, société, défunts et êtres mythiques ne forment qu’un ensemble non seulement indivisible, mais encore pratiquement indifférencié. Ce qui veut dire que l’espace ici est peu intéressant par sa réalité objective. On ne peut donc pas l’hypothéquer, le vendre ou le violer par des travaux qui en bouleversent la physionomie, car ce serait porter atteinte à des aspects divers de l’incarnation du mythe. C’est en effet un espace connu de chacun et reconnu par tous les membres de la tribu. Chaque parcelle et identifiée par tous, car elle est nommée et chacun la désigne par son nom, connu comme faisant partie des lieux attachés à un autre nom, celui de tel ou tel clan. Il n’y a pas d’espace vide ou de terres vierges dans cet univers. Et constamment les conversations, les récits des événements qui se sont passés à la tribu, les légendes, les berceuses, les chants de pilou et les discours coutumiers qui reviennent fréquemment dans l’année rappellent ces noms. L’espace de la tribu apparaît ainsi comme la scène immense d’un théâtre perpétuel où chacun joue son rôle à une place assignée. Il faut ajouter une certaine répartition du sol qui essaie de tenir compte de la hiérarchie sociale, telle que l’a déterminée le mythe originel. Ainsi, le verbe du clan sera toujours en avant ou en hauteur par rapport aux autres habitants de la tribu et le chef ne doit jamais se situer à l’ombre de ses sujets. L’espace fait partie du réseau de relations homme-terre43. Tous les autres termes vernaculaires de ce texte sont en langue pinje. 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle mythe-dieu. Il recèle des lieux privilégiés où se sont vécues des expériences, plus ou moins denses, de rencontres entre l’homme et la divinité44. C’est cette expérience mythique sacrée en elle-même qui rend ce lieu tabou. D’autre part il sera considéré comme le lieu qui rappelle la présence de la divinité et également l’autel où doivent s’opérer les rencontres nouvelles entre l’homme et son dieu. C’est le lieu de l’interprésence entre les vivants et la parole génératrice du clan. C’est là que s’actualise à chaque sacrifice l’événement primordial qui a vu la naissance du clan et qui le soutient au cours de son existence. On ne saurait trop insister sur l’importance du territoire pour une tribu donnée. En effet, comme il est dit plus haut, l’espace pour le monde mélanésien n’est pas seulement la terre nourricière ou la terre chargée de l’histoire du clan. Il est un des éléments constitutifs de la société globale. L’aliénation des terres et les remaniements fonciers n’ont pas seulement déplacé les tribus, mais les ont fondamentalement désagrégées. Un clan qui perd son territoire, c’est un clan qui perd sa personnalité. Il perd son tertre, ses lieux sacrés, ses points de référence géographiques mais également sociologiques. C’est tout son univers qui est ébranlé, son réseau de relations avec ses frères, avec le protocole afférent qui se trouve plongé dans une confusion générale. Il est aussi à remarquer que les parcelles de terre, à partir des tertres qui les réunissent en leur donnant une structure d’organisation, se trouvent dans un réseau de relations qui les relient les uns aux autres ; tout comme les clans ont un réseau d’alliance qui suit les rivières, traverse les chaînes et les vallées suivant des itinéraires précis. L’espace, ainsi, n’est pas perçu comme tel, mais comme le tissu imprégné du réseau de relations des humains. Il sert d’archives vivantes du groupe et comme tel constitue une des bases du monde mélanésien et, par le fait même, apparaît comme un des éléments fondamentaux de la personnalité kanak. Il est donc en définitive non pas seulement un élément du cosmos, mais un des aspects essentiels du mythe. Par rapport à la personne, il n’apparaît pas seulement comme le support matériel, mais comme une de ses qualités. L’homme de la tribu accède à la personnalité par sa relation au mythe et par sa relation avec l’espace 45. 44. Cf. le mythe de Jopaipi chez Maurice Leenhardt : Documents néo-calédoniens (Paris, Institut d'ethnologie, 1932), explicité dans Do Kamo, op. cit. (J.G.) 45. Souligné par nous. (J.G.) 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle Le temps Comment apparaît l’expérience du temps dans la société traditionnelle ? Il semble qu’on ne puisse parler d’une notion du temps, intellectualisée, objectivée et donc pouvant d’une part être rendue dans une certaine totalité et, d’autre part, pouvant être découpée en calendrier. Cela est dépourvu d’intérêt pour le Kanak. Nous verrons que le temps kanak est surtout une expérience vécue du rythme de la nature, du chaud et du froid, des ignames, de la vieillesse et de la jeunesse, et l’événement qui renoue les alliances réchauffe la communauté et la fait grandir. Le temps et la culture de l’igname L’année, chez le Mélanésien, est surtout rythmée par la culture de l’igname, tubercule nourricier par excellence, que l’on offre aux chefs, aux anciens et à tous les hôtes d’honneur. C’est l’offrande noble, le symbole de l’homme, du phallus, de l’honneur ; c’est l’igname qui est offerte à l’autel où elle symbolise le kaamo, le pays avec les chefs, les vieux, les enfants et tout ce qui fait vivre le pays. L’igname avec le thawé (cordelette de monnaie) et le mada constitue l’essentiel des richesses que l’on échange par exemple pour un mariage et un deuil. L’igname est portée avec la même délicatesse qu’un enfant. On la cultive avec des soins tout à fait particuliers en mobilisant pour cela pendant une bonne partie de l’année les gens de la tribu. Le cini kuuk (griller l’igname) a lieu fin juillet. C’est une cérémonie où l’officiant (le prêtre du clan) est chargé de veiller sur la culture de l’igname et d’intercéder auprès des ancêtres pour qu’elle soit féconde. Le cini kuuk, se situant à la fin du temps froid, c’est en effet en août que l’on commence à hyagné (débrousser). Les actes successifs sont cini, humi, tami (brûler, labourer, planter). Ce qui nous amène à la fin octobre. Ensuite, on arrange les champs et les alentours. Car le champ terminé doit respirer un certain charme et une certaine beauté. Puis on plante les yho (vrais taros), ainsi que les ignames ordinaires. Pendant ce temps, les ignames germent (cim kuuk) et apparaissent sur les billons. C’est le moment où l’on entend le martin-pêcheur chanter « cim, cim, cim, cim, cim, cim! » (pousse, pousse, pousse, pousse, pousse, pousse!). Alors on po havit et thii havit (coupe les perches) et on les plante pour recevoir les tiges d’ignames. Les opérations qui suivent sont nhei kuuk, consistant à mettre un petit tuteur de roseau auprès de la jeune tige pour lui permettre d’atteindre la grande perche. Puis on attache la tige le long de la perche avec des liens d’écorce préparés à cet effet. C’est un travail délicat qui demande beaucoup de soins et presque de la tendresse, un véritable travail d’orfèvre. Les vieux y passent des jours entiers dans une espèce 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle d’émerveillement continu. L’igname à ce stade d’évolution nous amène fin novembre. Quand la tige atteint le sommet de la perche, on dit thé yuu kuuk (on rabat la tige) pour faire une touffe aux trois quarts de la perche. Vers fin décembre, les tiges sont chargées de ramifications qui partent un peu dans tous les sens, alors on les ramène (gadaai) dans la courbe imprimée lors du thé yuu kuu. Nous arrivons courant janvier au pawé kuuk, c’est-à-dire qu’on laisse courir l’igname. Et on attend le osian kuuk qui est l’apparition de la dernière pousse, surgissant du sol et signalant la présence du tubercule. Avec l’igname, nous sommes là à fin janvier. Après le osian kuuk, le Kanak est libre de faire sa case, préparer la pirogue et les filets et surtout faire la pêche, car c’est la saison chaude où les poissons viennent près de la berge ou du rivage. Ceci est bienvenu car les travaux seraient pénibles à cette époque. Trois mois plus tard, c’est-à-dire fin avril, début mai, le chef annonce que l’on va tirer les prémices. Il a préalablement pris contact avec le maître des cultures (kaapué poxa) qui tire les prémices du champ sacré (hua hitei ou wadaan tok), les grille à l’autel et les mange avec les hommes de son clan, tout en invoquant les ancêtres. Le lendemain ou les jours suivants, tout le monde tire les nouvelles ignames. Et la tribu entière se rassemble pour la fête. Avant de préparer le festin, le chef offre une igname au kaapué poxa en disant grosso modo : ils sont là debout « devant vous deux » les vieux et les chefs, les femmes et les enfants. Ils vous ont appelés pour vous dire : « Voilà l’igname qu’ils ont plantée. Posez vos yeux dessus, vous la grillerez un jour et vous intercéderez (gaanagoon) pour nous, afin que s’égarent les mauvais sorts et que renaisse le pays… » Le kaapue poxa remercie, prend l’igname et, à la veille des prochaines plantations d’ignames, il invitera les hommes de la tribu au sacrifice (cini kuuk) pour ouvrir la nouvelle saison. Il reste juin et juillet pour tirer les ignames et nous avons fait le tour du calendrier. L’année est d’ailleurs divisée en quatre périodes qui correspondent aux étapes suivantes de la culture de l’igname : 1ère période : débrousser – brûler – labourer. 2ème période : planter – ramer. 3ème période : attacher la tige et lâcher l’igname. 4ème période : la récolte. De cette énumération un peu fastidieuse, il ressort que la tribu vit au rythme de la nature en général, mais surtout de l’igname qui apparaît comme le calendrier familier du Mélanésien. Ce rythme est tellement prégnant qu’il est vécu biologiquement et qu'en conséquence, n’ayant 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle pas de raison particulière d’acquérir un rythme autre, l’homme de la tribu naît, vit et meurt avec les battements du cœur de la nature. Si la culture de l’igname rythme la vie de la tribu, cette culture ellemême se réfère dans son déroulement à l’apparition d’autres phénomènes de la nature, comme le déplacement du soleil par rapport à tel pic, ou à tel îlot, l’apparition de telle étoile, de la Croix du Sud, la position de la Voie lactée, la chaleur ou la fraîcheur, les vents d’ouest, les grandes marées, la saison des pluies, l’apparition des nouvelles feuilles, des fleurs ou des fruits de tel ou tel arbre ; il y a aussi les cris et les comportements des oiseaux, l’arrivée de bancs de poissons de telle ou telle espèce, etc., etc. Pour situer un événement, le Kanak se sert encore de points de repère plus précis comme la lune à ses différentes phases, les doigts de la main, les nœuds sur une cordelette ou les entailles sur un bois. Ce sont là des points de repère qui permettent aux Kanaks d’avoir un langage commun pour se situer dans le temps. Mais ceci n’induit pas automatiquement la conceptualisation du temps qui d’ailleurs n’est pas une exigence de la réalité tribale. Ce qui est essentiel ici, ce n’est pas la conquête de l’existence, mais c’est d’être tout simplement. Et pour être pleinement, il faut être dans le rythme de la nature et c’est sage que de vivre en harmonie avec elle. Dans ces conditions, on ne voit pas l’utilité d’extraire le temps du rythme de la nature pour lui rendre une certaine autonomie que l’on pourrait utiliser ensuite pour imprimer un rythme nouveau aux hommes et aux choses. Dans l’harmonie de l’univers tribal, ce langage est sacrilège et l’acte envisagé apparaît comme un acte inutile… Le temps et « l’histoire » des clans Si le terme d’histoire implique la notion du temps conceptualisé et donc objectivé, il faudrait alors parler ici du passé de tel ou tel clan. Ce passé évidemment ne se traduit pas en termes linéaires, à partir de rails quadrillés, comportant des cases numérotées de 1 à 1975, et dans lesquelles viennent se ranger les événements, mais ce passé se traduit par des couches successives d’événements et de paysages. Ce passé se présente comme une coupe de terrain faisant apparaître des couches superposées de matériaux divers. Ces couches d’épaisseurs différentes et les lignes qui les délimitent n’apparaissent pas avec la même précision. Mais l’essentiel, c’est qu’elles s’offrent au regard sur un même plan. On peut en prendre la mesure d’un seul coup d’œil. Ces diverses couches prennent l’apparence de paysages successifs. Ces paysages peuvent se présenter soit avec le même support spatial, mais 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle avec des décors et des scènes qui varient suivant les événements, soit avec des paysages totalement différents. Il y a certes une forme plus élaborée du passé du clan dans la généalogie. Et cela est intéressant. Mais cela n’illusionne que l’étranger. En effet, en énonçant sa liste de noms, le héraut ne déconnecte jamais le nom du tertre. Il suffit de lui demander de restituer les noms dans l’espace pour qu’il le fasse immédiatement. Parmi la série de paysages ou de tableaux qui s’offrent aux regards, les uns sont plus nets, les autres moins. Cette différence de clarté n’est pas liée à l’ancienneté ou à la nouveauté, mais aux empreintes laissées par les souvenirs, ainsi qu’à la précision ou à l’imprécision des traditions orales qui se transmettent. Il faut noter également qu’en ce qui concerne le passé d’un clan donné, les images, comme dans un film, apparaissent en gros ou en petits plans suivant ce que veut dire le narrateur. Ainsi, l’étranger fera disparaître complètement sa véritable origine, changera quelquefois de nom et installera son origine et son mythe sur un tertre aux environs de son habitat actuel. Parlant de l’origine de son clan, un grand-père peut indiquer les tableaux suivants : 1er– le tertre, le kaori46, les « sapins »47 : là est apparu l’ancêtre. Il engendre trois fils. e 2 – l’aîné appelé X s’installe à la source du ruisseau Y. Il plante un arbre tamanou que l’on voit encore aujourd’hui. e 3 – le cadet hérite de la pierre à igname. C’est à lui ; les sillons que l’on voit dans la plaine de Z. e 4 – le troisième fils appelé K engendre un enfant mâle P, il est emporté par l’inondation qui a déplacé la touffe de bambou située à Z. 5e – …il y a de cela longtemps, la rivière passait encore sur son ancien lit, là où il y a actuellement des bois de fer48. Et je pourrais continuer la série de tableaux. Partant de l’ancêtre et de ses fils, le grand-père, car c’est ce personnage qui intéresse au premier chef le petit-fils, car la génération de l’arrière-grand-père est assimilée à la génération de ses frères. Il reprend en effet dans l’organigramme de la tribu la case de l’aïeul avec son nom et sa position sociale. Dans le cas 46 Kaori : araucariacée, grand arbre de forêt, souvent planté à proximité des habitations (NDE). 47. Il s'agit du pin colonnaire, Araucaria cooki, conifère propre à la NouvelleCalédonie que les Kanaks plantent près de leurs habitations (NDE). 48 Casuarina sp., arbre à aiguilles au bois dur, symbole de la pérennité (NDE). 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle où l’homonyme est encore en vie, le petit-fils l’appelle grand frère. Car à chaque quatrième génération reprend le cycle du clan. A propos des généalogies, il faut surtout relever le fait qu’elles sont une énumération politique visant à faire admettre par l’entourage la position sociale et spatiale du clan. De plus le récit est parole sacrée, justificatrice de la structure actuelle du clan. C’est ce récit, avec la hiérarchie qu’il met en avant, qui ordonne les préséances coutumières. D’autre part la succession des noms d’une généalogie ne doit pas s’interpréter dans une perspective historique, mais selon une perspective hiérarchique. Cette succession tend surtout à manifester les préséances qui doivent exister entre les chefs de file du clan. A noter également en ce qui concerne le passé du clan, que le grand-père indique les cinq premiers tableaux avec une certaine précision, puis, d’un bond, il arrive aux trois ou quatre dernières générations et entre les deux blocs, trois ou quatre noms qui jalonnent l’espace vide dans lequel se sont évanouies quelques générations. Parmi ces dernières, il y a celles qui n’ont pas marqué le passé du clan, mais aussi celles qui l’ont déshonoré. Bref, le passé du clan ne s’inscrit pas dans une succession linéaire d’époques, mais il apparaît comme un ensemble de tableaux, disposés sur un plan unique dans un ordre hiérarchique et spatial exigé par une politique visant la sécurité, la cohésion et la survie du groupe. Le temps et le mythe Parler du temps dans le domaine du mythe, c’est faire un discours qui n’a pas de sens. Car le mythe par définition se situe dans l’intemporel. Mais l’objet de la discussion est ailleurs. Il est dans la relation du mythe avec le Kanak. Autrement dit, à quel niveau du temps se place le Kanak lorsqu’il se met en situation de rencontre avec le mythe, le totem, l’ancêtre, les dieux ? – Et dans cette rencontre elle-même, qui des deux interlocuteurs franchit la limite du temps ? Prenons l’exemple du kaapué poxa (maître de culture) au moment où il célèbre le cini kuuk (griller l’igname) et observons-le. Pour ouvrir la nouvelle saison, le prêtre prend de jolies petites ignames. Il va dans le lieu sacré qui lui est réservé. Sur une pierre qui est son autel, il grille les ignames. Quand elles sont cuites, il gratte l’enveloppe charbonneuse dans un petit creux. Sur ces déchets, il pose la pierre plate sur laquelle il va se tenir debout. Là, il va enlever la croûte qui s’est durcie autour de l’igname sous l’action du feu. Et à ce moment, alors qu’une vapeur et un arôme délicats se dégagent de l’igname, l’officiant (gaanagoon) prie (demande de bénédictions et de fécondité) : « Vous dont le regard se 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle pose sur le pays, soyez bénis pour les gratitudes qui sont venues sur nous. Faites que la parole soit vigoureuse chez nous, que le pays évite les mauvais sorts, que les cultures soient fécondes et que le pays retentisse de cris d’enfants… » A ce moment, dans le recueillement, le célébrant mange l’igname. Et les assistants qui ne sont que des hommes communient avec lui en partageant son repas sacré. Ensuite, le célébrant fait boire le yati on gangue qui est le médicament de la fécondité des cultures, la vigueur de la parole et la vitalité du pays. Et il termine sa prière en piquant en terre un cœur de bois de fer pour sceller l’alliance avec les ancêtres. Par ce geste, le pays est lié avec les ancêtres dans sa situation actuelle. Si les gens vivent la discorde, s’ils gardent des mauvaises paroles, s’ils sont dans la disette, la situation empirera. Mais s’ils ont fait l’effort de se remettre en harmonie avec la parole sacrée, alors le pays resurgira dans l’abondance de la vie. La première observation que l’on peut faire à propos de la cérémonie, c’est l’assurance de la démarche. C’est naturellement que l’homme prépare le sacrifice, comme la mère prépare le repas de ses enfants. Ensuite le repas est pris et la conversation s’engage. L’homme parle à son dieu comme l’enfant parle à sa mère. Et il y a une interprésence qui se crée que l’on ne peut décrire. La relation qui s’établit entre l’officiant, les assistants et l’Autre est quelque chose d’assez dense, mais il n’est peut-être pas pudique d’en parler… Pourtant, c’est le groupe assistant et célébrant qui fait une expérience mythique. En suivant l’action de célébration, en écoutant les prières et en mangeant l’igname, le groupe renoue ses alliances avec son dieu, il participe à la puissance des ancêtres. De ceci naît une autre remarque, à savoir : le Kanak dans la célébration se projette en son dieu. Il lui « plonge dedans »! Et son dieu l’amène dans l’univers des ancêtres. Nullement déconcerté, le Kanak « promène » son dieu sur son pays, qui est celui des ancêtres dont la présence est aussi évidente que l’air qu’on respire. Une remarque que l’on pourrait encore faire, c’est la foi du groupe aux conséquences de sa démarche. Et là, il ne s’agit pas seulement du groupe participant au sacrifice, mais de toute la tribu. Il y a en effet une complicité ou une pression sociologique qui ne permet pas aux Kanaks de passer outre aux prescriptions du kaapué poxa. Et les hommes qui participent au sacrifice ont conscience de l’importance du geste qu’ils font. Pour eux, la grandeur et la générosité de la nature sont liées aux médicaments qu’ils boivent, à l’igname qu’ils mangent, au cœur de bois de fer planté par l’officiant ainsi qu’aux oraisons et donc à l’ensemble de la célébration 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle qui les met tous dans l’interprésence avec ceux qui sont à la source de la vie. Après avoir participé à cette célébration, les hommes de la tribu peuvent travailler en paix, car ils sont sûrs que la tribu connaîtra une année heureuse. Qui d’entre l’homme et son dieu a franchi les limites du temps ? C’est évidemment l’homme qui par son action sacrificielle s’engage dans l’éternité. En communiant il participe à la fraternité des ancêtres. Et cela est une chose normale, naturelle pour le Kanak. C’est l’inverse qui est une anomalie, une folie, car c’est là tomber dans l’insignifiance, le néant. Il faut dire avec Maurice Leenhardt que le Kanak « est l’homme de son dieu, l’homme de son totem, ou l’homme de quelque autre puissance. Mais par ces puissances ou ces existences aberrantes, il est puissant, il est… » L’expérience mythique du temps est une des données de l’existence kanak et elle est tellement prégnante qu’on peut difficilement penser un groupe mélanésien vivant de sa cohésion traditionnelle qui serait vidée de cette expérience du temps mythique. Le « temps chaud » social Dans la vie de tout groupe humain, il y a des temps privilégiés où se vivent avec une intensité particulière les relations communautaires. C’est le bloc temporel que remplit un événement de ce genre et l’organisation de sa célébration que je désigne par le terme de « temps chaud social ». Dans la vie de la société traditionnelle à Hienghène, les événements qui reviennent le plus souvent pour raviver la chaleur fraternelle de la communauté sont : la fête des nouvelles ignames, les arrivées et les départs importants, le début des labours des champs d’ignames, l’érection d’une grande case, l’intronisation d’un chef, les travaux communs et surtout les naissances, les mariages et les deuils. C’est le gen aman qui est l’organisation ayant pour fonction de faire vivre le temps privilégié offert par l’événement. Le gen aman met en présence les utérins et les paternels et les oblige en quelque sorte à revivifier les réseaux d’alliances qu’ils unissent. Observons la structure du gen aman dans le cas par exemple des événements suivants : naissance, deuil, mariage. Naissance : Quand un enfant naît, son père avertit ses frères claniques que dans quatre ou cinq jours, un nom sera donné à son fils. Le jour même ou la veille, ceux-ci viennent en apportant leur participation au gen aman. Le jour fixé, le père montre à ses frères 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle l’ensemble de leur participation composée de thawé (cordelette monnaie), de nattes et de vivres. Quand tout le monde a vu, les anciens du clan préparent trois paquets de « coutumes » pour donner à la mère de l’enfant et à ses oncles maternels. Ces paquets comportent un, deux ou trois thawé chacun. Avec les thawé, il y a évidemment d’autres dons qui sont offerts. Quand la mère et les frères sont arrivés sur la place du gen aman, le père et ses frères étalent les trois paquets de « coutumes » devant eux. Ensuite, un ancien se place devant la « coutume » et prononce un discours. Il dit aux oncles maternels de l’enfant que sa joie est grande d’accueillir dans son clan un fruit de leur sang. Quand il a terminé, il offre en les désignant les trois thawé : le premier, c’est le ba na yalan ou le ba tho pei yalan.. C’est le thawé pour baptiser l’enfant ou donner un nom à l’enfant. C’est cette monnaie qui permet à l’enfant de porter un des noms de son clan et donc d’être inscrit dans la hiérarchie de la tribu. Le deuxième thawé, c’est le ba ngayu, appelé aussi ba thii wé het wan. Littéralement, pour affermir l’enfant, le rendre dur, fort et lui permettre de boire et manger chaud. Le troisième thawé, c’est le ba pecave sang. Cette monnaie indique que les précautions sont prises pour que l’enfant puisse être promené partout sans aucun risque. En somme ces trois thawé disent aux oncles maternels : « L’enfant issu de votre sang est en bonnes mains. Il a reçu un des noms de notre clan. Sa position sociale est inscrite dans notre hiérarchie. D’autre part il a sa subsistance assurée. Et il peut circuler en toute sécurité chez nous et parmi tous les frères du clan. » Avant de prendre le gen aman, l’oncle fait un discours de remerciement, ensuite il donne un thawé appelé ba ve thont. C’est la monnaie qu’il offre pour s’autoriser à tout enlever. Plus tard, quand l’enfant aura cessé de téter au sein, le père va encore donner le thawé ; appelé ba yuu dit wan, qui signifie l’interruption de l’allaitement au sein et plus précisément l’engagement des paternels au sevrage de l’enfant. Il reste enfin une dernière cérémonie avec un thawé à donner aux oncles maternels. C’est pour le garçon le toumi sang (il est teint en couleur ocre) et pour la fille c’est le tuuwi djeenan (trouer le lobe de l’oreille avec une mince tige de fougère ou de balai de cocotier). C’est par ce dernier thawé que la mère et les oncles maternels sont libérés de toute charge vis-à-vis de celui qui vient agrandir leur clan. C’est seulement à partir de cette cérémonie que l’enfant fait partie à part entière du clan de son père. 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle Le deuil : Le deuil est un événement qui appelle de grands rassemblements à la tribu. C’est l’événement le plus exigeant car son époque ne se fixe pas. Et chacun est obligé d’interrompre ses activités pour se rendre auprès de la famille en deuil. Dès qu’on apprend la mort de quelqu’un, un thawé est envoyé au clan de sa mère car c’est de là qu’est venu son sang. Avec le message la monnaie fait le tour du clan, alors que du côté paternel les clans arrivent les uns après les autres. Chacun fait d’abord une visite au mort. Il y dépose du linge près de la dépouille. Ensuite il appelle le patron de la maison et, dans la cour, il lui donne sa participation coutumière. Evidemment le discours est toujours de rigueur. Quand tous les paternels sont présents, on prépare une « coutume », le ba tadi hin ngan, que l’on réserve pour l’arrivée des parents utérins du défunt. Dès que ceux-ci arrivent, on dépose sur le cercueil ou au pied du mort le ba tadi ngan pour dire à celui qui est le plus proche du défunt par le sang : voilà le thawé pour sortir ton frère de la maison et te le confier afin que tu le places dans son lieu de repos. L’orateur des utérins répond, puis il prend le thawé avec la « coutume » ainsi que le cercueil. Ensuite on fait l’enterrement. Quand tout le monde est revenu à la maison, le maître de cérémonie annonce que dans quatre ou cinq jours, tout le monde est convié pour le hauwa, qui est la cérémonie de deuil. Avant de parler de la cérémonie elle-même, voici trois précisions : la première concerne les quatre ou cinq jours. Pourquoi ce délai que l’on retrouve d’ailleurs au moment de la cérémonie du nom après la naissance ? Ce délai est commandé par la croyance des anciens. Ils disent en effet que c’est au quatrième jour que l’enfant mâle se réveille et donc qu’il peut être considéré comme faisant partie des vivants. Pour la fille, on attend le cinquième jour pour la déclarer apte à entrer dans le monde des vivants. C’est à ce moment-là seulement que l’enfant peut être nommé et donc intégré à la tribu. Pourquoi le même délai pour les morts ? C’est, disent les vieux, parce qu’après le quatrième jour chez les hommes et le cinquième jour chez les femmes, le corps du défunt se relâche et ses membres se disloquent. On peut alors considérer que l’homme ou la femme a vraiment quitté son propre corps. Alors, la tribu peut faire le hauva. D’autres raisons motivent ce délai. Elles seront explicitées dans un autre cadre. La deuxième précision annoncée concerne le ba tadi hin ngan qui est la « coutume » remettant le défunt à ses oncles. Ce geste est également fait à l’adresse des ancêtres maîtres du sang pour qu’ils libèrent la case et tout ce qui s’y trouve de leur emprise. Si ce geste n’est pas fait, la case et 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle les objets s’y trouvant au moment du décès se trouvent tabou. D’autre part, les personnes qui ont assisté le mort ne doivent pas sortir manger en dehors de la case sinon les dieux vont les frapper. La troisième précision qui aurait dû déjà être faite, c’est que dans toute célébration coutumière de la vie et de la mort, il y a toujours deux groupes en présence et personne n’intervient sans intégrer l’un ou l’autre groupe. C’est la personne qui est au centre de l’événement qui départage les gens. D’un côté, il a ses oncles utérins, ce sont les wan hitei, les maîtres du sang, ceux qui sont à la source de la vie. De l’autre, les paternels, les kaapué aman, les maîtres du social de la cérémonie. Après ces précisions, revenons à la cérémonie du deuil. Au jour fixé pour le hauwa, les wan hitei arrivent à la demeure du défunt. Ils sont accueillis par les kaapué aman qui ont tout préparé pour les recevoir. Dès leur arrivée, les wan hitei offrent à l’assemblée des kaapué aman un seul paquet de « coutume », c’est le ba the thili gen aman. Ceci veut dire : pour annihiler l’offrande coutumière qui va leur être faite. Mais le sens réel, c’est d’une part de dire aux wan hitei : « Ne vous mettez pas en peine pour nous, ne faites pas trop de frais, nous sommes entre frères, ne nous accablez pas de cadeaux », et d’autre part leur faire comprendre que s’ils font honneur au disparu en donnant « généreusement », le ba the thili gen aman conjurera tous les mauvais sorts (wany) qu’ils risquent d’encourir. Ce sens n’a pas besoin d’être explicité dans les discours où il est surtout question de relation d’alliance entre les clans. Mais si pour une raison ou pour une autre, les wan hitéi veulent tirer un profit important du gen aman, il vont charger de richesses le ba the thili gen aman pour obliger les kaapué aman à donner beaucoup. Ceci se pratique si les wan hitéi veulent humilier ou punir les maîtres de cérémonies pour leur rendre un mauvais coup qu’ils auraient fait dans le passé. Mais ceci ne sera qu’à peine perceptible dans le discours. Le Kanak est capable de garder très, très longtemps et sans manifestation aucune l’humiliation qu’on lui a faite. Il faut noter en passant que les gestes coutumiers qui parfois paraissent anodins sont chargés de significations sociales, religieuses et politiques. Quand le discours sur le ba the thili gen aman est terminé, tout le monde répond d’un seul chœur « hoolé! ». Ensuite les kaapué aman ramassent le gen aman et ils s’en vont dans le ngan djila qui est la case où sont rassemblées toutes les richesses coutumières prévues pour la circonstance par les kaapué aman. Là les anciens du groupe vont faire un inventaire détaillé du ba the thili gen aman. Ce constat leur donne un point de repère qu’il faut absolument surpasser, surtout en thawé. Les responsables jettent un coup d’oeil sur le contenu des « coutumes » préparées par les kaapué aman. Ils rajoutent ou retirent un thawé de l’un 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle ou de l’autre suivant l’importance du ba thile gen aman. Quand tout est prêt, l’ensemble des kaapué aman est appelé et le maître de cérémonie, en un bref discours qu’il dit d’une voix assez confidentielle, présente à ses frères les richesses qu’ils vont se faire l’honneur d’offrir aux wan hitei. Maintenant que tout est prêt, les hommes transportent les paquets dans la cour de la maison. Ils étalent religieusement les trois paquets qui sont disposés parallèlement. Ils sont orientés vers l’entrée de la maison. Toujours de ce même côté sont rassemblés tous les kaapué aman. C’est alors qu’on invite le groupe des wan hitéi à se présenter devant le gen aman. Le maître de cérémonie émerge du groupe des kaapué aman et adresse un vibrant discours à ses invités. Le groupe entier participe en marquant chaque chute de phrase d’une approbation (oon) qui relance le discours en le rythmant et en le provoquant à devenir de plus en plus dynamique, lyrique et chaleureux. Ce discours terminé, le frère coutumier du défunt ou un de ses proches du côté des kaapué aman prend un thawé sur le premier paquet appelé ian hauwa, le tient tendu à la hauteur des yeux et le maître de cérémonie reprend le discours en indiquant que ce thawé « ouvre » le gen aman, puis le thawé est reposé à sa place initiale. On passe ensuite au deuxième paquet. Même cérémonial. L’orateur indique alors que c’est le hmauc nyang appelé aussi nyamin ne nyang. C’est la pièce maîtresse du hauva. C’est en effet sur ce paquet que l’on trouve les thawé qui ont le plus de valeur. D’autre part c’est encore là qu’il y a le plus de cadeaux car hmauc nyang signifie « le plus précieux cadeau pour lui ». Donc le sens de cette coutume, c’est d’une part l’adieu au défunt et d’autre part l’offrande de ce que les gens ont de plus précieux pour exprimer leur regret, et plus le défunt a marqué son entourage de son vivant, plus le vide qu’il crée est grand et plus les kaapué aman vont donner de l’importance à cette coutume. C’est un peu une manière d’honorer son souvenir face aux wan hitéi, mais c’est également une façon de rendre les honneurs aux utérins pour le représentant de leur sang qui a été quelqu’un de grand dans la famille qu’il vient de quitter. En ce qui concerne le troisième paquet, on assiste au même cérémonial, c’est le ba koin nen gen aman, c’est-à-dire pour terminer la coutume, mais le sens réel de ce dernier gen aman est désigné par une monnaie qu’on appelle tami kundi et par une autre appelée tahindu. Le tami kundi est une monnaie attachée à une tige ou à une feuille de cordyline49 (kundi). Cette disposition de monnaie se retrouve à l’occasion d’une 49 La cordyline (taetsia sp., liliacée) est une plante sacrée pour les Kanaks. 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle demande de pardon à un oncle maternel quand le neveu s’est blessé ou toutes les fois qu’il a perdu du sang. Ici le sens reste identique. C’est une demande d’amende honorable faite par les kaapué aman aux oncles maîtres du sang et de la vie du disparu. Dans la circonstance, le tami kundi a aussi le sens mythique, c’est celui d’écarter les wany. La signification du tahindu est « enterrer les os ». Le véritable sens, c’est de dire aux wan hitéi de mettre à l’abri de toutes profanations les os du défunt. Il faut aussi y voir une idée de séparation définitive avec tout ce qui a touché le disparu. Les kaapué aman s’en libèrent en quelque sorte en invitant les wan hitéi à ramener les os du défunt dans leur propre lieu de sépulture. C’est aussi sur un plan mythique : dire à l’esprit du mort de quitter le lieu de son ancienne demeure. Pour le hauwa ce sont les trois principales coutumes. Mais très souvent on en ajoute une quatrième et parfois une cinquième ou sixième appelée sam. C’est un geste de remerciement aux personnes qui se sont dévouées jours et nuits pour soulager le défunt dans sa dernière maladie. Mais le rite du hauwa se termine vraiment au vhai ciino. C’est une chose assez simple. Les kaapué aman invitent les wan hitéi à manger. Au moment où la nourriture est cuite, le chef des wan hitéi est invité à ganagoon, c’est-à-dire faire des vœux et des prières pour que le mauvais sort qui vient de s’abattre sur eux les quitte définitivement. C’est seulement à partir de ce moment que les kaapué aman se sentent libérés vis-à-vis d’eux mêmes, des wan hitéi, des ancêtres. Car l’harmonie rompue par la mort est rétablie. On peut danser le pilou. L’événement est terminé. Il a été enfermé dans un bloc temps où seules n’ont compté que la cohésion et la ferveur du groupe. Le mariage : l’événement le plus attendu à la tribu, c’est le mariage appelé pecimui lu ou pe haloon. C’est l’occasion de réjouissance par excellence. Il comporte trois étapes principales : 1. La demande de la fille et sa réponse. 2. L’offrande de la fille par les wan hitéi. 3. L’accueil de la fille par les kaapué aman. 1. La demande : Pour prendre femme, le garçon fait le tour des clans qui lui sont indiqués coutumièrement pour cela. Cette démarche peut être faite par lui, mais le plus souvent, c’est un vieux de la famille qui part en prospection. Le garçon fait son choix parmi les filles qui lui sont indiquées. Une fois le choix arrêté, les parents les plus proches se concertent quand la parole 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle est partagée entre eux. Ils préparent une « coutume » avec un thawé appelé ba peian valik, ce qui signifie : « pour dire, annoncer ou poser parole ». Quand tout est prêt, ils conviennent d’un jour où quelques représentants du clan partiront avec le message. Les parents de la fille, avertis de la date de la visite, attendent. Quand les messagers arrivent, ils donnent la « coutume » ba pein valik que l’on nomme aussi ba cile nook, c’est-à-dire « pour demander femme ». Les parents de la fille prennent la « coutume ». Ils se consultent entre eux, demandent l’avis de la fille et suivant la tournure des discussions, ils décident soit de donner une réponse tout de suite, soit de la remettre à une date ultérieure. Si la réponse est affirmative, ils donnent une « coutume » appelée ba tahuon valik, c’est-à-dire « pour soulever la parole posée », la porter au grand jour. C’est le « oui » de la fille et du clan. A ce moment les parents du garçon font un petit geste de remerciement. Ensuite, de part et d’autre, on réunit les clans frères pour leur montrer le ba peian valik et le ba tahuon valik. La parole suit son chemin et les parents du garçon vont arrêter une date qu’ils communiquent aux clans de la fille. Tandis que les clans réunis autour du garçon appelés kaapué aman sont déjà sur le pied de guerre pour préparer la fête. Dès qu’ils sont prêts, les wan hitéi étalent dans la cour trois paquets de « coutume » : 1 – le ba na sang ; 2 – le keen ngap ; 3 – le thont tain. 1. – Le ba na sang est la partie la plus importante du gen aman. C’est par cette coutume que la fille est offerte aux kaapué aman. Textuellement, le ba na sang signifie « pour donner la femme ». Si ce paquet est le plus chargé de thawé, c’est parce que la fille porte avec elle, et avec la monnaie qui symbolise son offrande, l’honneur de tous les clans qui l’accompagnent. Elle garde d’ailleurs son totem et ses yarik (médicaments). Elle garde dans sa nouvelle tribu l’identité de membre de son clan d’origine. L’importance donnée au ba na sang est destinée à montrer sa place dans la hiérarchie des wan hitéi. Cela va permettre aux kaapué aman de percevoir son identité sociale et par là de lui restituer dans sa nouvelle tribu une place de son rang. 2 – Le ken ngap, c’est le panier de provisions, c’est sa demande d’avoir le droit de manger avec son mari et sa nouvelle famille. Il faut que tous les interdits soient levés pour qu’elle ait le droit de 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle circuler dans la case de son mari, qu’elle ait le droit d’utiliser les marmites, de faire foyer commun avec son mari. C’est également une demande du droit de planter ses tiges de taro et ses têtes d’ignames, autrement dit c’est l’invitation faite aux kaapué aman de lui donner un terrain pour planter et du même coup lui permettre de circuler dans les champs sans risque d’encourir les wany. 3. – Le dernier paquet de « coutume » est le thont tain. C’est la richesse qu’elle emporte avec elle. C’est une manière de dire aux kaapué aman : Faites attention, ce n’est pas n’importe qui, cette femme a les bras chargés de richesses. Alors, offrez-lui une place dans vos cases. Donnez-lui droit de cité, certes, mais aussi le droit d’être devant les chefs et les anciens. D’autre part, que les dieux de sa nouvelle tribu ne la châtient pas si, par mégarde, elle enfreint des interdits liés à des personnes, des lieux ou des choses. Bref, les wan hitéi se trouvent très honorés d’offrir un membre de leur clan en mariage. Mais ils demandent son droit de cité ainsi que son droit de considération des chefs et des anciens et des dieux. Peut-on souhaiter un accueil plus parfait ?… Quand l’orateur qui a présenté le gen aman a terminé, le chef des kaapué aman s’avance avec un thawé qu’il remet aux wan hitéi après avoir fait un bref remerciement. Ce thawé signifie que les kaapué aman vont tout enlever. Les trois « coutumes » sont enlevées dans le ngan djila. Les anciens vont faire un bref inventaire. Ils comparent avec ce qu’ils ont préparé, font quelques rajustements pour s’assurer que leur don est deux ou trois fois plus élevé. Puis, à leur tour, ils entrent en scène. Les hommes portent dans la cour le gen aman. Ils étalent trois paquets : 1 – le ba tho nan gnyang ; 2 – le ba whii ngap ; 3 – le thué we man yaak. Les kaapué aman se tiennent à la tête du gen aman. Les wan hitéi sont invités à se rapprocher et l’orateur commence un long discours rythmé par le « oui » répété et de plus en plus enthousiaste de la foule. Ensuite, pour donner chaque paquet, on observe le même cérémonial que les wan hitéi. 1. – L’orateur donne d’abord le ba tho nan gnyang, ce qui signifie « pour appeler la femme ». C’est le geste d’accueil de la mariée. Ce paquet et le plus considérable en thawé et autres richesses. Les 3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle kaapué aman se font un point d’honneur de donner de l’importance à ce symbole d’accueil, car l’alliance qui se réalise englobe la femme et tout son clan. D’autre part, le ba tho nan gnyang constitue l’accord des kaapué aman aux différentes requêtes contenues dans le ba na sang offert par les wan hitéi. 2. – C’est le ba whii ngap qui est donné ensuite. Il signifie l’accord des kaapué aman sur le droit de cité, le droit de dormir près du même feu, de manger dans la même assiette, de planter dans le même champ avec le mari. C’est également le droit de vivre en fraternité avec les membres du clan de son mari et c’est l’affirmation faite aux wan hitéi que désormais ils sont parmi les hôtes d’honneur de la tribu. 3. – La dernière coutume et le thué we man yaak, c’est le « prix de l’eau et du feu ». Ceci symbolise les remerciements des kaapué aman à la femme qui avec l’eau et le feu va donner naissance à un foyer nouveau. Pour la tribu, cela signifie la croissance de la vie. Mais les remerciements vont à tous les wan hitéi car un membre de leur sang vient enrichir la tribu d’une nouvelle source de vie. D’une manière générale le ba tho nan gnyang, le ba whii ngap et le thué we man yaak des kaapué aman constituent l’élément qui vient sceller l’alliance offerte par les wan hitéi à travers le ba na sang, le keen ngap et le thont tain. La rencontre de ces deux éléments reformule les relations du groupe tribal. Elle crée une alliance, source d’une dynamique nouvelle qui rejaillit sur l’ensemble du tissu social mis en mouvement ici par les kaapué aman et les wan hitéi. Les uns et les autres ont vécu un bloc temporel chargé de présence et de vitalité. Ce bloc est une période événementielle qui ne se découpe pas. C’est le temps de l’événement, le temps qui marie profondément la communauté et l’événement. Contrairement au temps du projet qui libère l’homme en libérant le temps, la durée événementielle met en symbiose le groupe, le temps et l’espace dans un événement qui embrasse dans sa chaleur et sa mouvance les groupes humains qui tombent sous son emprise… En définitive, les trois événements cités constituent des « blocs chauds de temps socialisé ». Au début et à la fin, ils sont inscrits dans le temps mais à l’intérieur ils sont la chaleur, la ferveur, le réconfort et l’expérience de la fraternité éprouvée. Par le vécu de ces blocs temporels, le Kanak accède à l’univers global qui le fait être et être pleinement… II. – PENSER L'INDEPENDANCE (mars 1977 - mars 1984) En 1977, deux ans après le festival Mélanésia 2000, Jean-Marie Tjibaou s'engage pleinement sur la voie politique. Il remporte les élections municipales de Hienghène et entre à l'Union calédonienne. Membre du Comité directeur aux côtés d'Eloi Machoro, Yéweiné Yéweiné, Pierre Declercq et François Burck, il devient vice-président du parti au moment où celui-ci, influencé par la montée en puissance d'une nouvelle génération de militants, opte résolument pour l'indépendance kanak. Cette radicalisation, qui répond au refus du gouvernement français de dialoguer avec les autonomistes, fait écho à un accroissement régulier de la tension sur le terrain. Les revendications kanak se concentrent à la fin des années soixante-dix sur la question foncière. Surpeuplées, les réserves (qui représentent alors moins de dix pour cent des terres cultivables du Territoire), demandent à être agrandies; les propriétés des colons sont de plus en plus contestées et parfois même brièvement occupées. L'Union calédonienne soutient ce mouvement de réappropriation des terres ancestrales et Jean-Marie Tjibaou se fait à plusieurs reprises le dénonciateur des spoliations subies par les Kanaks depuis le XIXe siècle50. Paul Dijoud, Secrétaire d'État aux DOM-TOM, s'alarme de cette situation potentiellement explosive et incite le Président Giscard d'Estaing à engager d'importantes réformes. La création d'un office foncier, d'une office de développement et d'un office culturel, le lancement d'une opération dite de « promotion mélanésienne » s'efforcent d'endiguer le mécontentement kanak que les socialistes, encore dans l'opposition, exploitent en affirmant leur attachement au principe d'autodétermination des peuples autochtones. Et la victoire de François Mitterrand en 1981 fera naître un grand espoir chez les nationalistes kanak, rassemblés dès 1979 en un Front indépendantiste (FI). Sans répondre clairement aux aspirations de la plupart des Mélanésiens, le premier gouvernement socialiste aidera toutefois le FI à 50. En 1979 paraît le livre pionnier d'Alain Saussol, L'héritage. Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie, Paris, Société des Océanistes. A ce sujet, voir également J. Dauphiné, Les spoliations foncières en NouvelleCalédonie (1853-1913), Paris, L'Harmattan, 1989 (NDE). assumer le pouvoir en Nouvelle-Calédonie durant deux années (19821984). Jean-Marie Tjibaou accède ainsi à la vice-présidence du Conseil de gouvernement territorial51 en juin 1982 et, par là, fait l'expérience décisive de la gestion du Territoire. Fort de cette position, il développe une pensée économique et diplomatique qui remet en question la fuite en avant du capitalisme local et, à terme, invite à repenser l'avenir politique de la Nouvelle-Calédonie. S'appuyant sur la récente indépendance des Nouvelles-Hébrides (devenues le Vanuatu en 1980) et tirant parti du soutien politique accordé aux indépendantistes kanak par les pays du Pacifique et le gouvernement algérien, Jean-Marie Tjibaou acquiert progressivement une stature internationale. Il puise dans ces nouveaux contacts un enrichissement de sa réflexion sur la civilisation kanak en regard de l'évolution technique et culturelle de la planète. La pensée de Jean-Marie Tjibaou durant ces sept années ne cesse de s'affermir, tant du point de vue philosophique que politique. Comme le montrent les textes réunis dans cette seconde partie, c'est en pleine maturité intellectuelle que le futur président du FLNKS aborde les mutations fondamentales que la Nouvelle-Calédonie connaîtra à partir de la fin de l'année 1984. 51 Le Haut-commissaire de la République est également, de droit, président du Conseil de gouvernement. 5. « Nous sommes un peuple en sursis »* Dans cet extrait, un an après le tournant marqué par l'engagement de l'Union calédonienne en faveur de l'indépendance, Jean-Marie Tjibaou, viceprésident de l'UC et maire de Hienghène depuis 1977, tire quelques-unes des conséquences de ce changement d'orientation. Après une discussion technique des deux statuts régissant les droits des personnes et des biens en NouvelleCalédonie (non reprise ici), il prévoit des dispositions relatives à la gestion des richesses du Territoire et à la prise en compte de la spécificité kanak par le système scolaire. Il y a vingt-cinq ans, la devise « Deux couleurs un seul peuple »52 correspondait à une réalité ethnique, car seuls les groupes majoritaires Noirs et Blancs constituaient les éléments essentiels de la politique locale. Ni les Antillais, ni les Wallisiens, ni les Tahitiens, ni les métropolitains, ni les Métis n’avaient une place aussi importante qu’aujourd’hui. Ces nouvelles données géographiques de la politique locale nous obligent donc à reconsidérer le sens de notre devise qui ne cadre plus tout à fait avec la réalité ethnique du Territoire. Il faut la regarder désormais comme le symbole de notre volonté réciproque de dialogue, le phare qui doit guider notre combat quotidien et l’expression de notre volonté d’assumer notre histoire, en mettant en place un programme politique de décolonisation véritable. Ce qui implique l’obligation de repenser les statuts des personnes et de leurs biens (en NouvelleCalédonie), le statut et le droit des cultures à la promotion auxquels se réfère chaque groupe et enfin le statut et les modalités de mise en valeur de la richesse patrimoniale du Territoire. Accepter l’inégalité des statuts comme élément fondamental au dialogue implique la prise en compte de tous les éléments qui sont liés à ce statut. Ainsi l’organisation de l’art de vivre ou de la qualité de vie attachée à * Ce texte est paru dans L’Avenir calédonien (organe de l'Union calédonienne), n° 767,18 juillet 1978 sous le titre « Notre devise en programme ». 52. Première devise de l'Union calédonienne. A partir de 1985, l'UC prendra pour devise : « Reconnaissez le peuple kanak pour qu'à son tour il vous reconnaisse » (NDE). 4. « Nous sommes un peuple en sursis » chaque statut appelle un effort de reconnaissance de chaque modèle, une volonté politique de les promouvoir et l’application de décisions qui inscrivent la volonté politique dans les actes de la vie du pays. Sur ce plan, les Kanaks revendiquent la prise en compte de leur culture au niveau du système socioéducatif qui façonne l’esprit de nos enfants. Dans une perspective de reconnaissance de la différence de nos cultures, l’enseignement, comme la radio et la télévision, doivent participer sans ambiguïté à la promotion de nos modèles culturels. Sociologiquement, cette démarche est capitale pour la Calédonie. A ce niveau en effet la rencontre est actuellement impossible entre nos peuples. Car la seule proposition faite à la Calédonie est celle du schéma de civilisation et de culture occidentale. De fait les Kanaks sont condamnés à devenir de plus en plus étrangers à leur propre société. Par ce biais, l’organisation de la tribu, de la chefferie et de la vie coutumière ne peut plus apparaître comme valorisante pour ses membres. Cette situation est liée à la manière coloniale de considérer notre statut et celui de notre société. Nous sommes un peuple en sursis. Aujourd’hui, nous revendiquons une fois de plus notre droit d’exister avec notre patrimoine culturel reconnu dans notre propre pays. Dans l’application de notre droit à la différence, nous demandons la mise en place d’une charte culturelle à signer par les représentants du gouvernement, du service de l’éducation, de FR3 et des groupes culturels mélanésiens. Notre pays doit être considéré de plus en plus comme un patrimoine et non comme une épave à piller. C’est pourquoi la richesse de notre sous-sol, de nos forêts, de la mer qui nous entoure, de nos récifs, ainsi que notre potentiel touristique, notre situation stratégique, notre population et notre patrimoine culturel doivent être protégés par un statut appliquant rigoureusement ce principe. La mise en valeur de ce patrimoine doit s’inscrire dans un contrat de solidarité passé, d’une part, entre le Territoire et les particuliers, et d’autre part entre le Territoire et ses partenaires politiques, économiques et culturels. Je terminerai en disant que nous faisons partie des peuples du Pacifique et non des Méditerranéens. Ce qui implique la révision de nos attaches 4. « Nous sommes un peuple en sursis » nécessaires avec l’Europe pour mettre en place une politique plus globale intégrant une ouverture plus franche sur le monde du Pacifique53. 53 Cf. un numéro spécial d'Ethnies intitulé « Renaissance du Pacifique », n° 8-910, 1989 et aussi R. Aldrich (éd.), France, Oceania and Australia : past and present, Sydney, University of Sydney Press, 1991 (NDE). 6. Le droit du peuple kanak* A partir de 1977, les revendications kanak ne cessent de prendre de l’ampleur. Les manifestations pour la restitution des terres et contre la répression se multiplient. En janvier 1979, Jean-Marie Tjibaou annonce, dans L'Avenir calédonien : « L'indépendance pour 1980 ». En juin, les différents partis indépendantistes se rassemblent en un même Front, placé sous sa présidence. Il rédige le présent texte le 11 septembre, au lendemain d'une manifestation durement réprimée. A un an de l'accession à l'indépendance des NouvellesHébrides voisines (qui vont devenir le Vanuatu), il dresse le tableau des forces en présence, souligne l’unité et la légitimité du mouvement kanak. En s'adressant à Gabriel Marc, un des responsables de Justice et Paix (mouvement d’inspiration catholique), Jean-Marie Tjibaou trouve l’occasion d’interpeller l'Eglise et de se féliciter de la prise de position de l'Eglise évangélique (protestante) en faveur de l'indépendance kanak au mois d'août 1979. Nous avons lu dans le journal que la France vient de tenter la négociation avec Bonn d’une force nucléaire commune. Bonn en définitive n’a pas marché. C’est quand même le signe que tous les pays du monde, pour sauvegarder leur indépendance, cherchent à installer des systèmes de relations qui les rendent dépendants des autres pays, mais les inscrivent dans un système qui sauvegarde leur indépendance nationale. Ce droit de choisir les interdépendances, c’est une de nos revendications fondamentales, sur un plan politique comme sur un plan économique. Sur un plan économique, le plus grand scandale auquel nous puissions assister, c’est l’exploitation de notre patrimoine, l’exploitation de nos mines par la SLN, par les soi-disant « petits mineurs »54 qui exportent des milliers de tonnes, des millions de tonnes de nickel sur le Japon chaque année, et ce patrimoine tombe dans les poches des privés qui investissent ailleurs, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en France, dans le pétrole du Sahara, etc. La revendication est naturelle : le peuple indigène ne peut pas bénéficier de cette richesse et il demande la * Commission Justice et Paix - Les territoires français du Pacifique face à l'indépendance - 1979. 54. Expression utilisée en Nouvelle-Calédonie pour désigner les propriétaires de mines (NDE). 5. Le droit du peuple kanak restitution de ce patrimoine, qu’il soit acquis au pays ; et si un jour, dans l’indépendance, le pays seul devait l’exploiter, l’intervention des capitaux étrangers serait une évidence. Seulement ce qui change, c’est que dans la répartition des dividendes, si c’est le pays qui a le patrimoine en main, il a le pouvoir de décider de la sortie de son patrimoine, alors qu’aujourd’hui c’est une compétence de l’État français. Le pays indépendant pourrait prendre par exemple, pour son développement, une partie des actions au titre de dividendes tirés de la vente de son minerai. On constate qu’actuellement, avec la préparation de la conférence sur la mer, les espèces de traités qui ont déjà été signés avec les Coréens et les Japonais nous mettent dans une situation identique d’exploitation de notre patrimoine par les étrangers. Ainsi, les ressources minières et maritimes (non seulement les poissons, mais aussi le pétrole et les nodules polymétalliques) sont toujours sous-traitées par un ministère français avec des pays étrangers. Et notre pays, c’est un peu une mine qu’on exploite, sans considération pour les hommes qui sont dessus. Voilà pourquoi, sur le plan économique, nous revendiquons le contrôle des changes, le contrôle de la sortie et de l’entrée des capitaux dans notre pays, alors qu’aujourd’hui cela relève toujours du domaine de l’État français ; et sur cela nous n’avons aucun pouvoir. Sur la politique qui se fait dans notre pays par gouverneur interposé et avec des pouvoirs soidisant élargis donnés à l’Assemblée territoriale, le gouvernement local n’a aucun pouvoir, si ce n’est celui de dire « oui » aux décisions qui ont été arrêtées par le gouverneur. Cela, nous ne pouvons pas continuer à l’admettre, d'autant que cette politique tend à faire venir toujours plus de monde en Nouvelle-Calédonie et que nous serons de plus en plus minoritaires. A la question de savoir si, depuis le dernier passage de la mission préparatoire au Plan, on constate une évolution des esprits, je répondrai : oui, je suis sûr qu’il y a une évolution très grande et rapide ; une prise de conscience qui n’est pas encore suffisante, à mon sens, pour que l’ensemble du peuple kanak soit prêt à mourir pour son pays. La plupart des militants, dans les sections de base et les comités régionaux du Front indépendantiste — qui, aux dernières élections, a été approuvé par 13 000 voix — sont maintenant prêts à affronter l’anniversaire55. Le problème est un problème de stratégie, de tactique et de moyens ; je ne dirais pas de moyens en armes, parce que l’expérience, l’histoire, nous 55. Chaque année, en Nouvelle-Calédonie, est fêté par la France l'anniversaire de la prise de possession du Territoire, le 24 septembre 1853. Les indépendantistes, pour leur part, en ont fait un jour de deuil pour le peuple kanak, régulièrement marqué par des manifestations diverses (NDE). 5. Le droit du peuple kanak ont appris qu’en 1878, avec le peu d’armes que nous avions, nous, les Kanaks, nous nous sommes fait écraser. En 1917, la révolte du Nord (et je suis bien placé pour en parler parce que ma grand-mère paternelle a été tuée par les soldats de la répression) a été également écrasée. A partir du moment où nous avons le droit pour nous, nous essayons de défendre ce droit, de l’exprimer par des manifestations, des écrits. Toutefois, en ce qui concerne l’écrit nous sommes très, très limités, parce que la presse bourgeoise installée sur le Territoire ne nous fait pas de place ; il en va de sa propre sécurité. De temps en temps, quand on écrit des choses gentilles, ils acceptent de les publier, mais en faisant des coupures, des commentaires qui diluent nos idées dans l'eau de rose, si bien que ça ne sert à rien d’écrire. A travers des tracts, des réunions publiques, des réunions privées, nous essayons de nous organiser un peu plus pour l’indépendance ; le fait d’avoir fait propagande ensemble pour le Front indépendantiste a donné aux gens une conscience plus grande de la lutte pour la liberté, pour la libération. Un sentiment de fierté est apparu avec cette lutte, une nouvelle identité par rapport à l’aliénation coloniale. Nous avons tous appris « La Marseillaise » à l’école. Aujourd’hui je pense que les gens sont conscients que « La Marseillaise », c’est l’hymne national des Français, ce n’est pas l’hymne national des Kanaks; c’est l’hymne qui salue le drapeau français, qui salue le drapeau qui colonise notre pays, la prise de possession de notre pays, l’aliénation de nos terres, l’aliénation de notre patrie, l’aliénation de notre patrimoine. Et de tout cela, je pense que les gens sont de plus en plus conscients. Le 24 septembre, il y aura des réunions un peu partout sur le Territoire. Nous avons pensé à une espèce de « deuil national du peuple kanak» ; nous essayerons de le faire dans le calme, mais ce sera dit, ce sera pensé, ce sera exprimé. Le peuple kanak construit de plus en plus son unité. Nous avons participé au Forum du Pacifique Sud en tant qu’observateurs ; nous sommes allés dans les couloirs pour discuter, faire admettre notre cause. Je pense que les pays du Pacifique ont pris position à l’unanimité pour l’indépendance de notre pays. Maintenant, forts de cette prise de position à l’unanimité des pays du Pacifique, nous allons porter notre cause au plus haut niveau, nous allons la porter aux Nations Unies, au courant du mois de septembre ou d’octobre. Après la rentrée, nous allons également essayer d’envoyer quelqu’un avec le député Pidjot en France, pour sensibiliser l’opinion métropolitaine à notre revendication. Ces jours-ci, il y a eu des manifestations organisées, surtout par les jeunes, les lycéens en faveur de certains professeurs qui ont affirmé leur opinion politique sur l’indépendance kanak face au vice-recteur et aux 5. Le droit du peuple kanak inspecteurs du primaire, et ont pour cela été licenciés. Ces manifestations se sont toujours déroulées dans le calme. Mais le Haut-Commissaire, il y a une quinzaine de jours, alors que le RPCR organisait lui-même une manifestation (une contre-manifestation en quelque sorte), a décidé la suspension de toute manifestation. Nous considérons cela comme un abus de pouvoir, étant donné que le peuple de France peut, lui, défiler, manifester, et que c’est un droit fondamental acquis. Ici c’est interdit. Et à la dernière de nos réunions, il y a trois jours, les gens ont été sauvagement battus. Evidemment les services d’ordre ont le droit avec eux puisque désormais il est interdit de manifester, mais ils sont intervenus non seulement pour disperser mais aussi pour frapper des leaders indépendantistes. Certains même ont été inquiétés chez eux par des coups de téléphone, etc. C’est vraiment la répression qui est en train de se vivre aujourd’hui, mais le peuple kanak s’y attendait; ce matin même, à l’Assemblée territoriale, les gens de la droite sont intervenus pour faire des mises en garde qui ne sont autres que des menaces déguisées, disant qu’il faut que le peuple kanak arrête de manifester, sinon il aura affaire à eux, etc. Ce sont des gens qui sont armés, qui ont des moyens d’intervenir, qui ont les fusils pour eux, qui ont la force pour eux, qui ont l’Administration pour eux, et malheureusement la complicité du Gouvernement pour eux. Je ne dis pas ça pour pleurnicher, parce que nous, nous n’avons pas besoin de pleurer, nous sommes fatigués de verser nos larmes, nos yeux sont secs de pleurer sur notre sort. Aujourd’hui, nous essayons de nous battre et nous nous battrons jusqu’au bout. Je crois que la conscientisation du peuple kanak va en augmentant. La tension monte. Les gens s’arment. Les Kanaks, eux, ne s’arment toujours pas ; d’abord parce que c’est difficile de s’armer, et ensuite parce que ça n’est pas dans nos manières de sortir avec les fusils dans la rue pour revendiquer nos droits. Mais si les pressions continuent, si les tensions ne peuvent pas s’exprimer à travers des manifestations qui sont normales, qui sont des exutoires pour le peuple, on ne peut pas dire quel avenir nous est réservé ou sera réservé au pays. Le fait est que les gens sont de plus en plus mobilisés et beaucoup aujourd’hui sont malheureusement prêts — malheureusement, je dis ça par rapport à la pression coloniale — à mourir pour leur pays. Nous sommes également en train d’organiser une espèce de collecte pour aider le départ d’une mission aux Nations Unies pour faire connaître nos droits, peut-être aussi pour aider la personne qui irait avec Roch Pidjot présenter nos positions, notre cause au peuple français, à la presse, à l’opinion publique. 5. Le droit du peuple kanak Je peux donner quelques nouvelles : avant-hier il y a eu une vingtaine d’arrestations. Elie Poigoune, un des leaders indépendantistes du Palika, a eu le nez cassé, a reçu plusieurs coups, et il est à la clinique, hospitalisé. Un diacre a eu la main cassée, une jeune fille et Jacques Violette, Conseiller territorial, ont été bien bien frappés, comme André Gopéa, Conseiller territorial de la côte est : les inspecteurs calédoniens l’ont arrêté en route, ont pris la clef de sa voiture et lui ont dit : « Vous, les indépendantistes, attention à votre gueule, on va vous damer la gueule! », etc. Bon, ça ce sont des choses que l’on voit actuellement à Nouméa. Il y a également le groupe Morini, ce sont les colleurs d’affiches, les gorilles du RPCR qui, derrière la police et les gardes mobiles qui chargeaient, étaient présents avec leurs matraques pour essayer de provoquer, de tabasser les leaders de ce rassemblement d’il y a trois jours. Il faut souligner également que les gardes-mobiles sont de plus en plus nombreux, je ne sais pas si c’est pour l’arrivée de Dijoud56 ou en vue des manifs du 24 septembre ; il y en a encore une centaine qui sont arrivés il y a une dizaine de jours, il y en a encore d’autres à venir, si bien qu’il va bientôt y avoir un gendarme pour chaque habitant. Cependant, désormais la sécurité ne peut plus exister tant qu’il n’y aura pas de sécurité pour les Kanaks. A son dernier passage, le Président de la République, M. Giscard d’Estaing — les indépendantistes n’étaient pas là pour le recevoir — a exhorté devant la nouvelle Assemblée territoriale les antiindépendantistes, non pas à écraser les Kanaks, mais à faire l’unité. Cela leur est resté en travers de la gorge parce qu’ils s’attendaient à ce que Giscard les félicite pour leur victoire et les incite à écraser encore un peu plus le Front indépendantiste. Or nous, nous disons que l’unité c’est nous qui la ferons, et pas les étrangers, et il n’y aura pas d’unité si l’initiative ne vient pas de nous. Voilà un peu quel est le climat aujourd’hui, le 11 septembre. Les journaux ce matin sont satisfaits parce que les policiers sont intervenus d’une manière assez énergique, qu’ils ont calmé les Noirs qui manifestaient, qu’ils les ont tabassés, qu’il y en a qui ont été envoyés à l’hôpital. Une certaine satisfaction se lit entre les lignes. Mgr Klein, l’évêque de Nouméa, a également fait une déclaration un peu à l’eau de rose. Étant catholique, je suis un peu gêné parce que les protestants ont pris une position qui va dans le sens de la libération de l’homme, pas de l’homme au sens spirituel, il n’y a pas d’hommes spirituels qui se baladent dans les rues, mais des hommes en chair et en os pris dans des contraintes matérielles, physiques, économiques et politiques. 56. Paul Dijoud, Secrétaire d'Etat aux DOM/TOM de 1978 à 1981. (NDE). 5. Le droit du peuple kanak L’Église évangélique a donc pris position en faveur de l’indépendance kanak. Mgr Klein tourne en rond dans le brouillard, et évidemment les Kanaks disent : « C’est un étranger, il ne peut pas prendre position pour nous! » Et c’est dommage parce que c’est l’Église qui est perçue comme hétérogène, l’Église catholique ne pouvant pas être salvatrice pour l’homme kanak, alors que l’Église protestante est plus enracinée dans le peuple de Calédonie. Il y a donc un léger apaisement des esprits. Des gens à l’Assemblée, ce matin, ont fait des déclarations pour se donner bonne conscience, des mises en garde pour donner bonne conscience à leurs propres électeurs, mais je pense que le mouvement pour l’indépendance est maintenant bien parti. Mais nous, indépendantistes, ici nous ne sommes pas en sécurité. Des gens qui sont indépendantistes sont licenciés ; aujourd’hui, par exemple certains élèves ont été expulsés des lycées, et hier d’autres, de BlaisePascal, Institut catholique, et puis de Sainte-Marie, également une école catholique, de Païta. Cette insécurité vécue par les indépendantistes est liée au combat pour la liberté, au combat pour la nation, pour la nationalité kanak; elle découle surtout du sentiment d’insécurité des gens qui ont peur de cette montée de la conscience kanak, et qui ont peut-être peur pour leurs biens… Les plus farouches, les plus effarouchés, ce sont les possesseurs de capitaux, les gens qui ont les mines, les banques, les capitaux importants investis dans le pays. Ils transmettent leur peur aux autres mais ce sont eux qui sont menacés, et je pense que la sécurité pour eux désormais n’existera plus ; elle dépendra de l’armée française, de la gendarmerie française et puis de leurs propres fusils, parce qu’ils sont armés, outillés, ils ont des chiens de garde, etc., qui leur permettent d’être en sécurité. Ils communiquent, c’est malheureux, leur sentiment d’insécurité à cause de leurs biens à l’ensemble de la petite population, qui n’a rien à voir dans ce combat. Les exploiteurs sont ceux qui doivent être insécurisés. Ils devraient garder leur insécurité pour eux mais ils la font partager par les petits, pour que ces derniers les soutiennent dans leur exploitation éhontée de notre patrimoine, de notre pays. Voilà, Monsieur Gabriel Marc, c’est un petit bonjour de Calédonie. Aujourd’hui, tu sais, il y a du soleil dans le pays, alors qu’on est en train, avec Philippe Missotte, de tourner des idées bien noires, alors qu’il y a du soleil, il y a la mer, il y a la plage, il y a des gens qui sont en train de se balader, mais le combat pour la liberté du peuple kanak est un combat dur malgré le soleil. Je dirais que c’est David contre Goliath, et David doit chercher le sentier dans la brousse pour essayer d’abattre un Goliath qui a les moyens, qui a les hélicoptères, qui a les fusils, qui a tout. Mais nous, nous avons le droit. Je souhaite que tu puisses faire partager ces 5. Le droit du peuple kanak idées autour de toi, en France, pour que le droit triomphe, le droit du peuple kanak, bien sûr, mais c’est le droit tout court. 7. Etre mélanésien aujourd’hui* Dans cette conférence, Jean-Marie Tjibaou souligne combien, jusqu’à aujourd’hui, les Kanaks dans leur ensemble sont habités par leur culture d’origine malgré cent cinquante ans de présence française en NouvelleCalédonie. Il s’interroge ainsi sur les relations difficiles que les Mélanésiens entretiennent avec les exigences de la vie à l’occidentale, et plus largement sur l’avenir bien incertain du monde moderne. On remarquera la liberté de ton avec laquelle il s'exprime, dépassant les grands affrontements politiques dominants (entre la droite et la gauche, l'Est et l'Ouest, etc.), pour réfléchir sur son expérience concrète de la modernité, au moment où le mouvement indépendantiste aborde une nouvelle conjoncture. La possible victoire de la gauche aux élections présidentielles de mai 1981 incite les leaders kanak à mieux faire connaître leur peuple et ses revendications fondamentales. Cette conférence, donnée à l'occasion des « Entretiens de Genève » et publiée quelques mois après l'élection de François Mitterrand, prend place dans cette nouvelle dynamique politique, quoique par la forme et par le ton il s'agisse encore, pour Jean-Marie Tjibaou, d'introduire son auditoire à une compréhension fine de la culture kanak. Déjà, en 1975, il organisait des séminaires à l'intention des cadres des entreprises calédoniennes pour tenter d'expliquer les principales caractéristiques du monde mélanésien. Il poursuit ici la même démarche, sans aucune allusion au contexte politique de l'époque, comme s'il faisait encore du discours de type ethnologique le support implicite de toute argumentation politique. Mais le cours des événements l'obligera peu à peu à durcir le ton (cf. infra, « La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie »). Dans mon pays, quand on s’adresse aux gens, on commence par dire : « Les anciens, les chefs, les responsables, les gens d’ici, je vous salue. » On m’a demandé aujourd’hui de dire quelques mots sur les « Mélanésiens »… et le titre de la conférence annoncée était « Mélanésiens d’hier et d’aujourd’hui ». Hier, je ne sais pas jusqu’où ça va… A partir de quand ? Pour moi, ça finit aujourd’hui, et demain… c’est demain. Alors, je vais dire un mot * Communication aux Entretiens de Genève (Université de Genève, mars 1981), publiée dans la revue Esprit, n° 57, septembre 1981. 6. Etre mélanésien aujourd’hui sur « Mélanésiens d’hier » ; ces Mélanésiens d’hier, je l’ai dit, c’est aujourd’hui. Cela veut dire qu’il y a des modèles d’hommes, que les gens vivent à chaque moment de l’histoire. Il y a une certaine pérennité qui se poursuit, qui se continue dans le groupe, et puis il y a des éléments qui changent. Alors qu’est-ce qui est d’hier ? et d’aujourd’hui ? Il y a des accidents, des éléments culturels qui ne sont plus, mais ils ne sont plus dans le sens où on ne peut plus leur donner une appartenance à une époque précise. Au musée, tout à l’heure, nous avons vu des bambous, j’ai vu aussi des casse-tête, il y avait aussi une hache-ostensoir57. Ce ne sont plus des objets qui, culturellement, sont utilisés aujourd’hui, ce sont des objets qui, dans la continuité du groupe, font partie encore des références. Pour que cela soit un peu plus clair, nous allons essayer de voir comment l’homme mélanésien est peut-être une autre manière d’exprimer l’humanité ; mais c’est une expression de la même chose, de la même réalité. Et cette réalité-là, elle est exprimée d’une façon qui doit tenir compte de l’environnement, de l’histoire. C’est ainsi que l’on pourrait dire, d’une manière tout à fait banale, que l’homme produit la société, et que la société usine à son tour l’homme. Et, jeté dans le monde des vivants, le petit homme est somme de besoins et d’aspirations, besoin de se nourrir, de s’abriter, d’être en sécurité, de se vêtir, de parler, d’échanger, de se perpétuer par la création, par la procréation ; et la société qui l’accueille offre une somme des réponses liées à l’environnement, écologique, géographique, climatique, historique… Je ne peux m’empêcher de penser à la réalité de cela aujourd’hui ; j’étais à Glion ce matin et je voyais la neige tomber… Par la vitre, tout le temps, la neige tombait et je vous assure que c’est insécurisant pour moi. Parce que cela ne fait pas partie de mon environnement. Et je n’ai pas le comportement, je n’ai pas appris, je n’ai pas les réflexes. Le groupe qui m’a accueilli à ma naissance ne m’a pas donné les réflexes, les habitudes, la culture adaptée à ce phénomène. Ce chandail, c’est quelqu’un qui me l’a donné à Paris, quand je suis arrivé. Le cache-nez, c’est la même chose. Je suis arrivé en bras de chemise… Alors les gens se sont dit : « Mais d’où vient-il ? »… Je n’ai pas l’habitude. Cela me semble capital de saisir ainsi tout l’investissement culturel que chaque groupe fait pour répondre au besoin de sécurité, de prévision pour l’avenir. J’insiste sur ce mot : prévision. Quand l’environnement est menaçant à tel point que vous pouvez mourir si vous n’avez pas prévu, vous êtes obligé d’avoir un sens de la prévision très important. Chez 57. Grand disque de pierre polie monté sur un manche ; utilisée autrefois comme objet de prestige lors des cérémonies (NDE). 6. Etre mélanésien aujourd’hui nous, vous pouvez vivre toute l’année sans vous couvrir. Je suppose qu’à Glion, si on n’a pas de quoi se vêtir, si on a une maison qui ne ferme pas bien, avec la neige qui tombe, si on n’a pas de poêle pour se chauffer, c’est la vie qu’on risque. Et cela, ce sont des choses fondamentales dans la mise en place des structures culturelles pour « fabriquer » l’homme… Pour résumer, je dirai un peu comment on conçoit l’homme dans le monde mélanésien, à partir de son environnement. Comment aussi est perçu ce qui le valorise, ce qui fait que l’homme réussit. Et tout cela par rapport à l’homme d’aujourd’hui. Par rapport à l’homme que l’on est en train de fabriquer en Calédonie, l’homme mélanésien que les enseignants vont nous fabriquer. Un Mélanésien nouveau. On dira que cet homme est réussi, qu’il a un certain prestige parce que… peut-être sera-t-il Docteur d’université … Peut-être aura-t-il de l’argent, une Mercedes, peut-être sera-t-il médecin, fumera-t-il des cigares! Il y a un certain type d’homme qui est fabriqué par l’université, fabriqué par l’école moderne, et le Mélanésien n’échappe pas à cette « usine ». Traditionnellement — quand je dis traditionnellement, je suis gêné pour définir ce mot, surtout ici, à l’Université. Qu’est-ce que cela veut dire « traditionnellement » ? Cela voudrait dire « hier » et, je l’ai déjà dit, pour moi, hier, c’est jusqu’à maintenant. Comment est conçu l’homme dans le monde mélanésien ? Comment est conçu l’univers dans lequel il se trouve ? Quels sont les modèles de l’homme, les modèles de réussite de l’homme, les rapports de cet homme avec l’univers des vivants, avec les êtres vivants, avec le terroir ? Je pense que les gens qui sont encore de la terre, qui sont des ruraux, peuvent communier facilement avec ce que je veux dire. Quels sont les rapports avec le soleil, la lune, le tonnerre, les saisons ? Et les rapports avec ceux qui vivent je dirais... « au-delà du miroir »58. Tout ceci pour vous donner un peu un profil de l’homme traditionnel : c’est celui qui sort de la terre, de l’humus, de la tribu, qui circule en ville mais qui n’est pas un produit de l’université, qui est un produit de la terre, un produit de la tribu. Comment est conçue la vie et donc la naissance de l’homme ? Je dirais que le monde mélanésien, comme tout groupe humain, a essayé de donner des réponses aux questions qui travaillent les entrailles de tout groupe humain ; d’où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ? Et la réponse à la question « d’où venons-nous ? », sur la terre de Calédonie, les gens l’ont traduite dans les généalogies. C’est « les gens de tel clan »… « c’est le clan Aramoto »… Eh bien les Aramoto, ils 58. Jean-Marie Tjibaou employait souvent cette expression pour désigner les défunts (NDE). 6. Etre mélanésien aujourd’hui sortent de la paille, tel genre de paille, poussée sur telle montagne, et de cette paille est issu ce clan… Rappelez-vous, ceux qui connaissent la Bible, la généalogie de Jésus, « fils de David, fils d’Abraham »… Nous retrouvons le même schéma. Mais nous trouvons, au terme, un arbre, ou un animal, ou une pierre, ou le tonnerre. C’est la relation avec la terre, avec l’environnement, avec le pays, avec le terroir. Nous ne sommes pas des hommes d’ailleurs. Nous sommes des hommes sortis de cette terre. Les ethnologues, les psychologues, les psychiatres pourront discuter longuement sur la signification psychanalytique de cette façon de « s’originer », mais là n’est pas mon propos. Je veux dire simplement : voilà comment cela se passe. « Fils de, fils de, fils de… » et les noms ont aussi une importance. Je me réfère à la Bible parce que c’est aussi une littérature sortie du monde rural et on y retrouve les mêmes schémas : les gens sont sortis de tel endroit, ils ont pour fils Untel et Untel, et, comme toute société traditionnelle, les premiers-nés, ceux qui ont vu le soleil les premiers, c’est ceux-là qui ont le droit à la parole, parce qu’ils sont les aînés, ce sont les gens qui, en principe, doivent avoir la sagesse. L’homme sort d’un arbre, d’un rocher, d’une tortue, d’un poulpe, d’une pierre, il sort du tonnerre, et le tonnerre, c’est le totem59. Il est important de signaler que la relation avec le totem reste quelque chose de sacré. Si vous êtes un descendant du requin vous avez la protection du requin. Je ne sais pas s’il y a des requins ici, mais en Calédonie, il y a la mer, et c’est important d’avoir le requin pour protecteur. Si vous sortez du pin colonnaire, vous n’avez pas le droit de détruire cet arbre. Parce que ces totems, ce sont vos esprits. Ils font partie de vous. Vous leur devez respect et vénération. Alors ça… c’est : hier pour le monde mélanésien, mais aujourd’hui suivant qu’on est proche ou éloigné de la tribu, du consensus de la tribu, on est toujours plus ou moins proche de ces choses-là. Il y en a qui ne respectent plus. Il y a en a beaucoup aussi qui respectent. Et je constate qu’aujourd’hui il y a, peut-être, une certaine crise d’identité… ou est-ce à force d’aller à l’école, à force d’essayer de devenir le modèle proposé par l’école, le modèle proposé par l’Europe, et de ne pas pouvoir atteindre le modèle, on finit, un jour, par se poser la question : mais qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? Alors il y a des retours aux sources pour essayer de se retremper, de se retrouver dans quelque chose. Dans beaucoup d’endroits encore, cette relation avec le totem demeure une relation qui, traditionnellement, était unique : relation avec la divinité. A travers cette relation se vit la dimension religieuse avec, comme je le disais tout à l’heure, les gens qui sont « derrière le miroir ». 59. Pour les Kanaks, le totem est la forme visible des esprits des ancêtres (NDE). 6. Etre mélanésien aujourd’hui Pour donner un exemple : au mois de mars et dans le trimestre qui vient, chez nous, on déterre les nouvelles ignames. Et c’est interdit d’en manger avant. Vendredi, quand je suis allé chez mon oncle, il m’a donné quelque chose que j’ai appelé médicament. Ce n’est pas la potion magique d’Astérix, mais c’est un breuvage fait d’herbes, de feuilles, etc. Il m’a dit : « Bon, tu bois cela pour que, lorsque tu iras dans le monde, dans tes voyages, si tu manges des ignames, les ancêtres ne t’en tiennent pas rigueur parce qu’on aura fait la coutume, avant. » On n’a pas fait la demande de pardon, mais on a annoncé qu’on risquait peut-être d’enfreindre la loi. C’est quelque chose de sacré60. L’année dernière, au moment de déterrer les premières ignames, il nous a convoqués. En ce moment, nous travaillions pour l’indépendance de notre pays. Alors il a fait cuire les ignames, il a ouvert la marmite, et puis il a parlé aux ancêtres pour nous donner la force de notre combat, pour être forts dans nos convictions et dans notre parole. Pour que notre parole soit entendue. Parce que quelquefois, on dit des choses vraies mais les oreilles sont fermées. La Bible dit qu’il y a des cœurs qui sont fermés à la vérité, dans lesquels l’esprit n’est pas ouvert à la lumière. Alors c’est un peu dans ce sens-là… Ensuite il nous a fait manger… On a bu plusieurs médicaments pour telle et telle chose précise. Le mot « médicament », vous le mettez entre guillemets. Il y a des feuilles préparées selon certaines recettes. Tout à l’heure, le monsieur qui nous a promenés au musée et qui nous a montré les bambous gravés nous a dit qu’il avait réussi à retrouver un dessin de « paquet magique » dans lequel était contenues toutes les feuilles représentant telle plante, telle plante, telle plante, etc., qui étaient mises là en offrande à la divinité pour obtenir la bénédiction… C’est le « médicament ». Ensuite, on a mangé les nouvelles ignames, seulement après on a eu l’autorisation de déterrer les nouvelles ignames et de les manger. Avant, vous ne pouvez pas. C’est dans toutes les sociétés rurales qu’il y a ces choses-là. Mais je crois que ce qui est important, c’est de dire que c’est aujourd’hui. A combien ? vingt-cinq ans, quinze ans, de l’an 2000 ? Moi, j’ai fait mes études à la Faculté de Lyon, aux facultés catholiques. Puis quand je suis rentré là-bas, 68 ne m’a pas « libéré ». Et je suis bien content de ne pas être « libéré »! A l’origine, il y a l’arbre, le tonnerre, etc. Puis, il y a la série des ancêtres, et puis, il y a nous. Et la vie passe à travers cette généalogie, et cette généalogie, elle est celle de mes pères, mais elle est celle aussi du 60. Les premières ignames arrivées à maturité ne peuvent être consommées avant que le magicien des jardins de la tribu n'en ait donné le signal: il en mange lui-même une part puis présente les prémices au chef; quand celui-ci les a mangées, tous les gens du terroir sont autorisés à faire de même (NDE). 6. Etre mélanésien aujourd’hui clan qui a donné ma mère, et qui, en donnant ma mère, me donne la vie. Le principe de vie, nous disons que c’est la mère qui donne la vie. Le père donne le personnage, le statut social, la terre. Voyez Leenhardt61… Je ne sais pas si vous l’avez lu… Je crois qu’il a compris beaucoup de choses. Heureusement pour nous qu’il a écrit… La vie est donnée par le sang. Le sang, c’est la mère qui le donne. Et le propriétaire du sang, c’est elle, ses frères, ses pères. Alors je reste toujours duel. Je ne suis jamais individu. Je ne peux pas être individu. Le corps n’est pas un principe d’individuation. Le corps est toujours la relation. Le corps, c’est le sang, et le sang c’est la mère. Et le propriétaire de cette partie de moi, ce sont mes oncles maternels. C’est pour cela que quand l’enfant vient au monde, nous donnons des cadeaux à la mère, pour lui rendre hommage, pour la bénir parce qu’elle est féconde, parce qu’elle donne la vie, elle fait grandir notre clan. Mes enfants ont mon nom. Ils ont le statut social que leur donne mon nom. Nous avons, dans les clans, quatre ou cinq noms. Ce sont comme des matricules correspondant à des cases sociales. Ce ne sont pas des noms passe-partout. Il n’y a pas de noms publics. Les noms sont propriété des clans. Si vous prenez les noms que je donne… on va faire la guerre! Ou bien vous allez recevoir la malédiction des ancêtres, vous allez être malades, vous allez mourir. Bon. Alors les enfants reçoivent le nom, reçoivent le statut du paternel. Sauf s’ils sont repris par la mère, en compensation. Ma mère vient de chez vous, elle peut reprendre un de ses fils pour elle. Car elle garde son statut, son rang dans sa famille et elle garde son nom. Moi, je m’appelle Tjibaou. Ma femme, dans la société moderne, s’appelle Tjibaou, mais, dans la coutume, elle fait partie de son groupe. Elle n’est pas de mon groupe. Elle peut reprendre un des enfants et le nommer, en compensation. Ou bien, plus tard, son clan viendra chercher une fille dans mon clan pour rétablir l’harmonie dans les deux. Là est le principe de vie, et je crois que c’est fondamental pour comprendre la différence et aussi les difficultés d’adaptation des Mélanésiens au monde moderne. Nous ne sommes jamais… je ne suis jamais moi. Moi, c’est lié à l’individu. Je suis toujours quelqu’un en référence à. En référence à mes pères, en référence à mes oncles. Cela c’est très grave dans la société moderne, pour prendre des décisions, et surtout des décisions rapides. Alors nous sommes toujours en train de 61. Maurice Leenhardt (1878-1954), missionnaire protestant en NouvelleCalédonie dans la première moitié du XXe siècle, puis professeur d'ethnologie à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, a écrit de nombreux ouvrages de référence sur la culture kanak ; en plus des ouvrages déjà cités, on retiendra Notes d'ethnologie néo-calédoniennes, Paris, Institut d'ethnologie, 1930 et Gens de la Grande Terre, Paris, Gallimard, 1937 (NDE). 6. Etre mélanésien aujourd’hui consulter, faire des conseils, des palabres. Et on a des problèmes parce qu’on n’est pas assez rapide. Cela c’est important. C’est important parce que cette relation qui existe au niveau de l’individu, de l’homme, se retrouve dans la société. Il n’y a de personne qu’en référence à. Toujours. Dans ce contexte-là, je dirais que l’homme qui est réussi, c’est l’homme qui garde bien les alliances d’un côté et de l’autre. Avec les pères, et avec les oncles. Les oncles maternels et les mères. Un petit détail : ma mère, avec toutes ses sœurs, ce sont les « mamans », et mon père avec ses frères, ses cousins, ce sont les « papas ». Ici cela ne vous pose pas de problème parce qu’il n’y a pas de Mélanésiens dans vos entreprises. Mais les entreprises européennes en Calédonie ont quelquefois des problèmes lorsque l’employé va enterrer son grand-père. Et après c’est un autre grand-père, et puis un autre grand-père! Ensuite, c’est sa mère, et il y a beaucoup de mères. Parce que toutes les sœurs de sa mère, les cousines germaines de sa mère, etc., c’est des « mamans ». Quant aux frères de ma mère, ce sont les oncles. En français, cela ne rend pas. Dans les langues mélanésiennes on a des termes différents. Les oncles, en français, paternels ou maternels, c’est toujours des oncles. Chez nous, le sens de l’oncle c’est du côté maternel, les autres ne sont pas oncles puisque ce sont des pères. Les tantes aussi, les tantes, c’est les sœurs du père. Ce sont les femmes qui parlent fort… L’homme qui atteindra la sainteté, l’harmonie, la perfection, c’est celui qui garde ces deux relations. Il y a une autre dimension, c’est la relation avec les ancêtres. Je dois bien vivre la relation avec les maternels. Si je me blesse, par exemple, devant un de mes oncles et que je ne fais aucun geste d’amende honorable, je vais être châtié : je vais être malade, peutêtre aller à l’hôpital, passer à la radio, on ne trouve rien, je vais maigrir, je vais bientôt mourir. Il va falloir aller voir un voyant. Le voyant va me dire : « Bon, eh bien tu as oublié de faire la coutume au tonton. » Il faut prendre des morceaux de tissu, des chemises, des habits, du sucre, du riz, du tabac, de l’argent, pour aller demander pardon à l’oncle maternel. Parce que l’on a dilapidé le flux vital, qui ne m’appartient pas. C’est le sang, c’est la vie, mais c’est la vie qui me vient du totem de ma mère, du clan maternel qui circule en moi. Et je n’ai pas le droit de le dilapider. Je dois le bénir, l’honorer parce qu’il est mien, mais il ne m’appartient pas. Je suis locataire, en quelque sorte. Pour beaucoup de choses on est les usufruitiers. On n’est pas les propriétaires. Si j’ai mal agi, si je n’ai pas respecté la loi, la règle, je suis châtié par la police des mœurs : ce sont les ancêtres qui interviennent. Je ne vais pas parler de tout cela, parce que c’est un long chapitre. Il y a aussi les maladies qui sont données par les sorts. Mais ici je parle seulement des maladies qui proviennent des manquements au bon 6. Etre mélanésien aujourd’hui fonctionnement. Vous avez oublié de mettre de l’eau dans le radiateur de votre voiture ? Résultat : le moteur fonctionne mal, il va chauffer. Là, c’est la même chose, mais c’est chez les ancêtres que cela ne vas pas et il faut chercher le « médicament » qui correspond. Il faut faire la coutume et chercher la personne susceptible de vous donner le breuvage qui peut vous guérir. Ça, c’est le Mélanésien d’hier… mais il est très présent, c’est pour cela que je vous en parle. Il y a la conception de la vie, la conception de l’homme, il y a aussi la conception de la réussite de la vie : où est le prestige ? Ceci est très flagrant. Dans le système mélanésien, pour être un homme prestigieux, il faut « avoir », bien sûr, comme partout. Il faut donc travailler ou avoir une grande famille qui permette de beaucoup avoir. Le prestige c’est de donner, de beaucoup donner et de donner partout. C’est à l’envers du monde capitaliste! Ici on dit, on apprend aux enfants à économiser, à entasser, puis quand on a quelques économies, il faut trouver des systèmes qui rentabilisent cette économie. Après, on dit qu’on a des briques si on a un million. Les Français disent qu’on a des briques, et avec les briques on construit son château, on construit sa propre stature d’homme et on devient quelqu’un. Plus on a de briques, plus on monte, plus on est grand, même s’il n’y a rien dedans! C’est bien important. Et que faire avec les briques qu’on a sous les pieds ? Il faut les rassembler, les capitaliser. Dans notre système, si vous faites cela… vous devenez petit, parce que vous n’avez pas de relations. Vous êtes obligé de vous couper de la communauté. Vous ne pouvez pas honorer vos oncles si vous avez beaucoup et que vous ne donnez pas. Plus vous avez, plus vous devez donner. Et comme ce sont de petites communautés, les gens savent ce que vous avez! Il n’y a pas l’anonymat des grandes villes, alors vous ne pouvez pas échapper. S’il y a une « coutume », c’est-à-dire un rassemblement où les gens portent leurs dons, les gens regardent : « Il n’a apporté que ça! » Et les gens repèrent tout de suite. Parce que, dans l’année, il y a beaucoup de coutumes. La dernière fois, un de mes oncles, qui est célibataire, manquait au rassemblement. Et mon vieil oncle, qui fait les ignames, nous dit : « Qui est-ce qui n’est pas là encore ? — Il y a Untel. — Oh! mais ce n’est pas la peine, parce que lui, il apporte toujours 100 F et un kilo de sucre. Alors ce n’est pas la peine de l’attendre, on sait a priori ce qu’il va apporter! » Les gens savent. Seulement ce n’est pas une connaissance qui, je dirais, se comptabilise et qui s’arrête au bout de l’addition. Elle est inscrite làdedans, et si vous ne donnez jamais rien, le jour où vous devez faire une célébration, vous n’aurez rien. Je connais un monsieur qui ne participe pas aux travaux pour défoncer les champs pour les ignames. J’ai remarqué, une année, il y a trois ans, qu’il faisait son champ au bord de 6. Etre mélanésien aujourd’hui la route. Pour aller dans ma tribu, il n’y a qu’une route. Il travaillait au bord de la route. Quand quelqu’un fait un grand travail pour les ignames, surtout quand c’est un monsieur d’un certain âge, on se doit de l’aider. Alors, pour ne pas l’aider, les gens passent de bonne heure, quand il n’y a encore personne dans le champ. Ils se lèvent de bonne heure pour passer et reviennent tard, pour ne pas être interpellés par le fait qu’ils ne l’aident pas. Mais ils ne vont pas aider. Et j’ai vu aussi, un mariage où les gens n’ont pas bougé! Alors que dans les tribus : « Il y a un mariage chez vous ? » C’est tout le monde qui vient, c’est la fête du village. Les gens apportent la coutume d’abord, les objets, les tissus, tout cela, de l’argent, la monnaie traditionnelle62 et puis de la viande, du poisson, etc. Mais si vous n’intervenez jamais, le jour de votre mariage, les gens ne sortent pas, ils restent chez eux ou disparaissent. Mais on ne les entend pas. Il n’y a pas de contestation qui s’exprime : la contestation se fait parce qu’on disparaît. Je ne suis pas d’accord avec vous : vous m’appelez. Je dis oui, mais vous ne me verrez pas. Je ne viendrai pas pour vous insulter, mais vous ne me verrez pas. C’est prévu. Il y a des jours prévus pour cela. Alors je disais que l’homme est prestigieux, par le fait qu’il donne. Et cela pose des problèmes pour l’insertion dans le monde industriel. Il est aussi prestigieux par les relations qu’il fait, qu’il crée. Plus vous avez de relations, plus vous avez de prestige. Dernièrement, j’ai participé à une session de commission du Conseil œcuménique des Eglises sur les atteintes aux droits de l’homme. Droit de liberté, d’expression… Les violations des droits, c’est aussi sur les terres, et je disais que c’est inscrit dans la Genèse ; la philosophie judéochrétienne parle de Dieu qui créa le monde, vit que tout était bon, etc., et puis il montra la terre à l’homme, il dit : « Croissez et multipliez-vous » et puis : « Dominez la terre. » Dominer la terre ? Il est le maître. Dans notre système, l’homme n’est pas le maître. Il est un élément du monde. Il est parmi les plantes. Il y a une plante qui est son totem. Parmi les animaux, il y a un animal qui est son totem, qui est le totem d’un autre clan. Et c’est une tout autre philosophie qui est branchée là-dessus. Nous faisons partie du monde, du monde des vivants, du monde de la nature, du monde des arbres, des plantes, des pierres, et il faut les respecter. Quand les Européens sont arrivés, partout il y avait les lieux de pêche, 62. Il s'agit de chapelets de coquillages polis et percés, ornés à l'une des extrémités par une pièce de bois sculpté ou un fin tressage : ces biens précieux, mémoire du contrat passé entre les groupes, sont échangés à l'occasion des cérémonies ou même lors de transactions plus ordinaires. Ces objets sont couramment désignés en Nouvelle-Calédonie comme des « monnaiesindigènes » (NDE). 6. Etre mélanésien aujourd’hui les lieux de chasse. Il y a des lois pour observer, pour respecter la reproduction parce que c’est la nourriture mais aussi, cela part de ce principe que les poissons, les oiseaux, la nature dans son ensemble, font partie… plutôt, l’homme fait partie, au même titre que les autres, de l’univers. Et il n’est pas le chef. Il est le chef du clan. Il peut manger d’autres animaux, mais il est un élément de la nature. Et c’est vital pour lui-même, puisqu’il y a des plantes et des animaux qui font partie de sa généalogie. On en vient au rapport de l’homme avec le terroir. Dans la société moderne, il y a le patrimoine et le terroir ; il faut penser en termes de patrimoine pour se rapprocher de cette conception de la terre. La terre n’est pas un capital qui est objectif et qui a une distance par rapport au groupe humain, à l’homme. Dans le monde moderne, je peux prendre le terrain, vous le donner, vous le vendre ; vous le prenez, le donnez à un autre ; moi je viens, je loue le terrain à Untel et le mets en valeur. Là c’est plutôt le sens traditionnel de la propriété-patrimoine : la terre, c’est la terre où sont les ancêtres. C’est la terre qui enracine la généalogie. Les généalogies n’ont pas de sens si elles ne sont pas inscrites dans l’espace, dans un lieu précis. « Jésus, fils de David », c’est les gens qui sont de tel endroit. Enlevez cette généalogie de ce terroir, elle n’a plus de sens. Toutes les généalogies ont un sens par rapport à un terroir, par rapport à un espace précis. Et c’est en ce sens que la terre fait partie, en quelque sorte, du groupe, parce que c’est le seul élément… Tout à l’heure, on parlait du musée, mais qui renferme. Moi, aujourd’hui, j’ai un cahier sur lequel j’ai écrit les choses que j’ai envie de dire. Plus tard, mes enfants pourront regarder sur ce papier, et voir que j’ai dit cela à Genève. Sur la terre de mon pays, dans ma tribu, la généalogie…, le cahier c’est la terre, c’est telle pierre, avec telle source. Et à tel endroit qui porte tel nom, là commence l’histoire. On continue, on continue, jusqu’à l’eau et on a une racine, une spacialité, on est historique par rapport à cet espace. Sinon, on n’a pas d’histoire. On est citoyen du monde et de nulle part. Le terroir est très important parce qu’il constitue les archives. C’est lui qui renferme les archives du groupe. Et le groupe, quand on fait la coutume, quand on échange des cadeaux, quand on échange des discours, on le fait par rapport aux alliances. Dans le temps, vous avez donné une fille de chez vous, ici. Deux générations plus tard, vous avez pris une fille de chez moi. Et c’est entre telles maisons. Pensez au terme de maison, dans la féodalité, autrefois en Europe, la maison de France, la maison de… Entre ces deux maisons, entre ces deux tertres, entre ces deux clans, nous avons fait alliance. Mais ces alliances-là s’enracinent, 6. Etre mélanésien aujourd’hui se fondent, entre ces deux noms-là. Bouarate, Goa, Bouarate63, il est là, dans telle rivière, sur tel tertre, il est dans telle place, et les relations se font là. Et pour aller de Goa à Bouarate, il y a des itinéraires. Je passe d’abord par tel endroit. Et à tel endroit, je rencontre tel clan, et je n’ai pas le droit d’aller directement. Je passe par tel clan, celui qui est l’ambassadeur, qui doit porter, qui doit m’introduire. Tout ça, c’est des points dans l’espace, des noms de clans, mais des noms de clans qui sont inscrits dans l’espace, sur le terroir. Et il suffit de me dire les noms, les points nommés de l’espace, ça dit les relations entre les clans. Il y a un autre système aussi, c’est le nom des arbres, ou les noms des oiseaux, ou les noms, les noms. Ou encore, on utilise les noms de lieux. On a, chez nous, l’habitude d’appeler les gens par le lieu. On dit : celui qui habite tel endroit. Chez moi, moi c’est Kamo Pakaawat. Pakawaat, c’est l’endroit où j’ai ma case. Alors, pour ne pas dire mon nom, les gens qui me respectent m’appelleront Kamo Pakaawat, celui qui habite à Pakaawat, puis celui qui habite à tel endroit. Cela fait des complications pour les gens qui font des recherches sur le terrain, parce que les gens ont toujours plusieurs noms. On les appelle par le nom de l’endroit où ils habitent, il y a aussi le prénom ; ils ont quelquefois plusieurs prénoms. Et puis, quand vous demandez à la mairie, ils vous donnent des noms officiels64. Rapport de l’homme avec la société, avec son groupe, rapport avec l’espace, avec le terroir et rapport avec les saisons, ou avec la saison de l’igname. Je terminerai par là : la façon de percevoir et de vivre le temps. Et ça… je dirais que pour les gens de la société, dans les tribus, ce n’est pas un sujet… On ne parle pas du temps. Si, on parle des saisons. Mais non de l’heure… Il y a le matin, quand le soleil se lève ; le matin de bonne heure, avant le soleil ; le matin c’est la matinée ; et puis midi ; et puis l’après-midi ; et puis le soir. L’heure, c’est un phénomène moderne et c’est justement à cause de l’heure que l’on est obligé de parler de la manière dont les gens vivent le temps. Le temps dans la société traditionnelle, la société mélanésienne, je pense que pour les paysans qui font la vigne ou qui font le blé, c’est la même chose. Le temps, c’est le rythme de la nature. Le rythme des saisons. Il y a le froid, le chaud et il y a les intermédiaires. Mais le froid, le chaud, c’est une sensation (on le voit aussi avec la neige, etc.) ; ce qui joue le rôle de l’aiguille de la 63. Noms des chefferies de la vallée de Hienghène (NDE). Les noms de famille donnés à l'administration française lors de l'établissement de l'Etat-civil sont souvent très différents des noms qu'utilisent quotidiennemnt les Kanaks (NDE). 64 6. Etre mélanésien aujourd’hui montre c’est les plantes. Le soleil, bon, ça intéresse, mais ce n’est pas lui qui donne les indications, c’est les plantes qui poussent et qui meurent. Je regardais les vignes tout à l’heure, il y avait des morceaux de bois, les ceps ; pour quelqu’un qui boit le pinard, qui a vu le raisin et qui voit les morceaux de bois, il n’y a pas beaucoup de relation. Mais pour le paysan, c’est cela le signe. C’est cela les heures, les moments de l’année. Ils sont indiqués par ces différents moments de la pousse et de la mort de la plante. Pour nous, c’est l’igname qui fait le calendrier de l’année. Je vous disais qu’à cette époque, on va faire les premières récoltes. On a de quoi manger. Mars, avril, mai et puis juin, juillet, août, c’est la pleine saison, on a tiré les ignames et on va commencer à débrousser. Septembre, octobre, novembre, on fait les champs. On a débroussé, on a brûlé, on a mis les ignames en terre. Je découpe comme cela en trimestres, mais suivant que vous êtes proches de la mer, que vous êtes dans le sud, que vous êtes plus vers le nord ou plus vers l’intérieur, le calendrier des plantes se déplace. C’est plus précoce là où c’est chaud, et plus vous allez vers le froid, plus cela tarde à pousser, à sortir, la récolte aussi vient plus tard. Du moins pour l’igname… Et nous, nous avons cette saison, cette culture de l’igname qui rythme toute l’année. Je vous ai dit que juin, juillet, août, c’est la saison où il y a beaucoup d’ignames, la pleine récolte. C’est le moment où il y a plus de travail, c’est le moment où il y a beaucoup à manger, parce qu’il y a des ignames, il y a des taros, c’est la pleine saison des récoltes. Alors c’est la saison où on va faire les célébrations, on va faire les mariages, on va faire les intronisations des chefs, on va faire les « grands deuils ». Les « grands deuils », je ne sais pas si c’est le terme qu’il faut dire : c’est peut-être les funérailles. C’est les grandes fêtes pour finir le deuil. Et là, c’est une fête à tout casser. Cela aussi c’est important. Et on va les placer à ce moment-là, au moment où il y a traditionnellement beaucoup de nourriture. C’est aussi la saison où les poissons sont gras, les animaux aussi… En ce moment où on fait la récolte des nouvelles ignames, il y a les pigeons, le gibier qui est bien. Chez nous, il y a le gros pigeon qu’on appelle le notou, il y a la roussette. Je ne sais pas si vous voyez ce que c’est. C’est une espèce de grosse chauve-souris. Il y en a que cela fait frémir de la voir dans la marmite, mais il y en a pour qui c’est très bon. Les roussettes, c’est à telle époque, et à cette époque-là il y a telle fleur, il y a telle jeune pousse qui arrive… J’ai parlé des fleurs, il y a une espèce de roseau qui fleurit en ce moment ; c’est plein de fleurs, les roseaux de montagne. Alors, si vous voulez, cela c’est le calendrier des gens… Ce sont les roseaux, ce sont les ignames. Il y a un ensemble de plantes qui se manifestent de telle manière, à telle époque, à une autre époque, elle vont se manifester de telle autre manière, etc. Vous avez vu 6. Etre mélanésien aujourd’hui les plantes avec les feuilles rouges récemment, avant que cela ne tombe. Bon, cela signifie que c’est telle époque. Pour les gens, dans la société mélanésienne traditionnelle, les ignames commandent l’ensemble du calendrier et font le tour complet de l’année. Elles est comptée par lunes. Et là-dessus sont branchées toutes les célébrations, toutes les manifestations prévues. Le temps de faire l’intronisation du chef au moment des nouvelles ignames ou après, au moment où il y a beaucoup à manger, etc. On prévoit de faire les cases à la fin de l’année, avant les cyclones, au moment où c’est sec, au moment où la paille est mûre, pour ne pas tirer la paille qui est trop jeune, sinon cela pourrit. Tout cela s’observe partout. Je crois que ce qu’il est important de remarquer, c’est que le rythme de la nature, c’est lui qui rythme la société et qui, en définitive, rythme l’homme. Et cela, je pense, c’est la différence fondamentale entre les ruraux qui vivent à ce rythme-là, et puis les gens qui sont en ville, qui vivent au rythme de l’entreprise, avec des projets, avec des investissements qu’il faut rentabiliser. Il faut faire des projets, il faut faire des investissements, il faut calculer, etc. Et quand on dit des projets, il faut faire des calendriers, et quand on dit calendrier, il faut dire : « Bien , le 15, il faut que j’en sois là par rapport au projet. » Et si je n’en suis pas là par rapport au projet, il faut que… je cavale! Il faut que je fournisse un autre rythme, pour être « dans le temps ». Les anciens avaient aussi cet impératif : il y a des plantes qu’il faut mettre en terre au moment de la nouvelle lune, ou au moment de la pleine lune. Seulement, il n’y a pas d’impératif de rentabilité aussi important que dans le monde industriel. Et là, c’est quelque chose de nouveau. C’est un phénomène nouveau dans le rythme du travail, mais aussi dans le rythme de vie, dans le rythme de pensée. Il nous oblige à repenser le monde. On projette, et on dirait qu’on va plier le monde à son rythme. Bien sûr, on ne peut pas encore changer le jour en nuit, mais il y a des lampes électriques. C’est la nuit, et on est comme en plein jour. Possibilité de faire autrement. On s’ingénie pour que le rythme que l’homme a décidé soit respecté. C’est le jour et la nuit avec le monde traditionnel. Moi, quand je suis à la tribu, le soir, il n’y a pas de cinéma, il n’y a pas de télévision. Je vois ma mère : elle écoute la radio pour savoir qui est mort, parce qu’il y a les avis de décès. A part cela, les nouvelles, la campagne de Giscard d’Estaing, Mitterrand… elle ne sait pas ce que cela veut dire. On sait peut-être qu’il faudra voter pour Untel ou Untel, mais ce qu’ils racontent! Ce que l’un raconte, l’autre dit peut-être le contraire, mais on ne sait pas s’il dit le contraire ou s’il dit la même chose (pour les gens qui sont là). Alors, vers sept heures ou huit heures du soir, à la nuit, on raconte des histoires jusqu’à une heure ou deux heures du matin. 6. Etre mélanésien aujourd’hui Ce découpage du temps, c’est quelque chose qui remodèle l’homme et c’est très important ; c’est aussi une source de conflit pour les hommes qui sortent de la tribu et qui rentrent dans l’industrie. On a constaté à un moment beaucoup d’absentéisme à cause de cela. Mais c’est parce que le système de valeurs n’est pas le même. Les gens vont chez eux pour la mort de la tantine (la sœur du père) ou de la grand-mère… Chez vous, le code du travail donne un jour de congé pour les enterrements. Un jour, cela veut dire que vous avez droit à cette journée… mais demain vous êtes au boulot. Dans notre système, le jour de la mort, on va faire la coutume, on va à l’enterrement, on sort, le chef de coutume va dire : « Bon. On va se rassembler demain. » Et là, on va se rassembler pour faire ensemble l’affaire du deuil, mettre ensemble les cadeaux, donner aux oncles maternels, parce que, je vous ai dit que quand l’enfant naît, on donne la coutume à la mère. Et quand cette personne-là va mourir, on va rendre la « dépouille » ; ça appartient aux oncles maternels, on va la leur rendre. Il faut faire des cérémonies pour cela. Et on passe du temps. Quelquefois beaucoup de temps. Le code du travail donne une journée ; nous, on prend une semaine pour faire la coutume. Alors cela ne peut pas aller ensemble. Il y a beaucoup de conflits par rapport à cela. C’est peut-être ce qui fait apparaître que l’homme fabriqué — j’emploie exprès ce terme — par la structure de la société traditionnelle se présente avec un profil, une physionomie, qui est autre. Et, dans le monde moderne, quel est le Mélanésien d’aujourd’hui ? Bon, eh bien, c’est nous qui essayons de nous adapter. Je dirais qu’on est beaucoup plus à l’aise quand on est coupé de son groupe. Quand on n’est plus en Calédonie… si on est à Nouméa, bon, ça va déjà mieux… Si on est à Paris, on est à l’aise. Je dirais « à l’aise » pas au sens moral, mais au sens sociologique. On peut suivre facilement le même rythme que les gens qui vivent, que les gens qui, culturellement, sont habitués à la ville. Mais quand on est proche de notre groupe, le groupe est prégnant. Quand nous vivons à la ville, nous avons comme des élastiques, et chaque fois qu’il y a un événement, l’élastique nous ramène à la tribu et c’est dur. On est là-bas, mais toujours sous tension, et c’est la tribu qui tire. Par contre, si on est à Paris, l’élastique ? Bon, on l’a laissé à l’aéroport et on fait comme tout le monde. Je dis cela en riant un peu, mais ce sont des problèmes qui se posent aux Mélanésiens débarquant dans le monde industriel aujourd’hui. Il faut dire que l’on est passé de l’âge de pierre aux fusées pour aller dans la lune en l’espace de cent ans. Alors que l’Europe a mis du temps. Depuis combien de temps avez-vous quitté l’âge de pierre ? Et depuis l’avènement du monde industriel, cela va de plus en plus vite… Tout le monde est un peu en train d’essayer de suivre aujourd’hui. Mais il y a, 6. Etre mélanésien aujourd’hui comme je le disais en commençant, un environnement matériel, des habitudes, des réflexes, une culture qui font qu’on est modelé dans cette société depuis un certain temps. Nous, on débarque, on a du mal à suivre. Maintenant on se pose la question, et je terminerai par là : doit-on vous suivre ? Parce que cela va de plus en plus vite et, avant, on pouvait deviner où vous vouliez aller ; maintenant on voit que vous avez été dans la lune, que vous n’êtes pas satisfaits, et on cherche… Et comme c’est difficile de suivre quelqu’un qui cherche sa route, il y a une espèce de mouvement de retour à l’enracinement. C’est peut-être un faux problème, je ne sais pas. On le saura dans dix ou quinze ans, mais il y a un réel mouvement de retour pour chercher quelque chose à quoi s’accrocher. Et cela, je pense que ce n’est pas un phénomène mélanésien. C’est mondial. Les Occitans cherchent leurs racines, les Bretons veulent l’indépendance de la Bretagne… et à travers tout ce langage, il y a peut-être la recherche d’une identité régionale. Parce qu’aujourd’hui, avec les mass media, on a l’impression de faire un peu partie du monde. La semaine dernière, j’ai écouté la radio, j’ai regardé la télé à Nouméa. Et quand je suis arrivé à Paris, dimanche, on discutait à Champigny-sur-Marne de ce qui s’est passé ; les gens parlaient de Mitterrand, de Giscard, de ce qui s’est passé… Et moi, je le savais. Ce sont des choses dont on est au courant. Alors, ce monde-là, on ne sait pas où il est. On ne sait pas où sont ses racines, et on ne peut pas s’identifier à lui. Alors on est perdu. Résultat, on se dit : mais où peut-on s’accrocher là-dedans ? Quand il y a un courant qui vous emporte, vous cherchez les cailloux sur lesquels vous pouvez vous accrocher. Ce fait, je pense que c’est un phénomène mondial. C’est peut-être simple. Je ne sais pas. Mais pour nous, il y a un mouvement de retour, non pas de retour à quelque chose qu’on n’a pas connu, cela on ne peut pas… On ne peut pas chercher quelque chose que l’on ne connaît pas, mais un retour à une espèce d’environnement, à une espèce d’univers, où, culturellement, au niveau des groupes, au niveau des associations, on puisse s’y retrouver et se sentir « entre humains », dans une dimension humaine. La dimension que donne la télé ? A deux ronds-points de Nouméa, sachant, au même moment que les types de Champigny-sur-Marne, ce qui se passe, ce n’est pas un monde auquel je peux m’identifier. Peutêtre que si on avait réussi à trouver des gens dans la lune... Je l’ai espéré, moi! J’étais en Belgique le jour où ils ont abordé la lune, on redescendait sur Avignon avec des camarades qui allaient faire une colonie de vacances et on espérait qu’on allait trouver des gens dans la lune parce qu’on se disait : si on trouve des gens là-haut, nous avec les mass media parlant de notre planète, on va s’identifier entre nous, à la terre. Nous sommes les hommes de la planète Terre, en opposition à ceux… Mais 6. Etre mélanésien aujourd’hui comme il n’y a personne, on est renvoyé à nous-mêmes! Et ça c’est plus terrible. C’est affreux! Voilà ces quelques réflexions que je vous voulais vous communiquer. Ce que je dis, je le pense. Cela correspond à ce que nous sommes aujourd’hui, à ce que nous avons été, et à ce que nous sommes au moment où nous cherchons. 8. La voie océanienne* « De passage à Nouméa en mai 1981 – c'était mon premier séjour sur le "Caillou" – j'avais cherché à rencontrer un dirigeant indépendantiste kanak. Les élections présidentielles venaient d'assurer la victoire du candidat du Parti socialiste, et un grand défilé avait traversé Nouméa aux cris de "Mitterrand Président, indépendance canaque"65. Les indépendantistes, alors groupés au sein du FI, sentaient manifestement leur heure venir, et des amis européens de l'Union calédonienne m'avaient introduit auprès de Jean-Marie Tjibaou. Bien qu'étant l'une des principales figures mélanésiennes du parti, il était alors peu connu sur la scène politique calédonienne. C'est à Poindimié que j'ai eu le privilège – sans alors en mesurer le moins du monde l'importance – de passer quelque six heures avec "Jean-Marie". Il revenait de Nouméa avec sa femme Marie-Claude et ses trois fils, et se rendait dans sa voiture personnelle à Hienghène dont il était maire depuis 1977. Jean-Marie Tjibaou avait déjà la maturité du dirigeant qui a beaucoup observé, beaucoup réfléchi. Mais il frappait aussi par son aisance de paysan mélanésien rond et musclé, par sa simplicité, son franc-parler. Il prenait son temps, et se sentait en confiance dans cette famille de vétérans blancs de l'Union calédonienne. » Jean Chesneaux Jean CHESNEAUX – Comment définissez-vous l'indépendance kanak, qui est au coeur du programme du Front Indépendantiste? J.-M. T. – Il nous faut remettre en cause l'héritage colonial, l'idée que c'est de l'Occident que viennent la lumière, la civilisation. Il serait impensable, il serait « racial » que le peuple kanak puisse intégrer d'autres ethnies, d'autres peuples. D'autant plus que de leur côté, les Calédoniens ne veulent pas de nous. Ils n'acceptent pas l'indépendance kanak, mais une indépendance calédonienne n'a aucun sens. D'autres peuples, ayant un autre art de vivre, pourront rester s'ils acceptent que nous dirigions le pays. A condition qu'ils ne mettent pas en danger l'indépendance. Je mets à part les gens qui sont un danger. Les autres, * Entretien avec Jean Chesneaux, Poindimié, 28 mai 1981. Jean Chesneaux a notamment publié : Transpacifiques, Paris, La Découverte, 1987 et, avec N. McLellan, La France dans le Pacifique, Paris, La Découverte, 1992. Les notes sont de J. Chesneaux. 65. A l'époque, la forme « canaque » était encore courante. 7. La voie océanienne s'ils acceptent le pays et son mode d'organisation, ils peuvent rester. C'est leur problème. Ainsi, il faudra réaménager les programmes scolaires pour faire place à l'art de vivre kanak. J. C. – Vous insistez donc sur l'art de vivre kanak? J.-M. T. – Nous avons entendu Brice Lalonde66 pendant la campagne présidentielle, mais ce n'est pas à Paris qu'on va inventer comment survivre. Nous sommes bien placés en Mélanésie pour comprendre qu'on va à un casse-cou mondial. Nous sommes bien placés pour donner une âme à notre vie sociale. Nous n'avons que de faibles moyens monétaires, mais, pour nous, l'être compte plus que l'avoir. Mais nous devons arriver à exprimer au niveau des institutions la manière de produire kanak. Nous ne voulons pas revenir en arrière, nous voulons améliorer ce qui existe. Notre art de vivre comporte la production d'ignames à la fois pour faire la coutume et pour notre subsistance, mais le premier objectif compte autant que le second. Il faut donc produire afin de nourrir le peuple selon ses habitudes. L'intérêt de la situation dans laquelle se trouve notre société, c'est que nous sommes des petits groupes. Nous n'avons pas à gérer la vie de dizaines de millions de personnes. Nous insistons sur l'économie de base, sur la coopération de groupe. Tel est pour nous le sens du socialisme. L'Enercal67 est un bon exemple d'un secteur public qui coexiste avec le secteur privé! Quand les gens qui ont été à l'école française viennent à la tribu, ils ne peuvent rien faire, ils sont comme des fainéants. L'école ne leur apprend qu'a être des ouvriers pour le marché commun, elle ne vise qu'a normaliser les gens. Mais ils reviennent à la tribu où la survie du groupe est liée à un système différent, et ils sont comme handicapés. Le chômage qui sévit est un effet de l'organisation mondiale actuelle. Les capacités potentielles sont étouffées par la course à la richesse, à la production, aux armements. L'école apprend qu'il faut aller à Nouméa, elle n'apprend pas à vivre en tribu. Mais Nouméa, c'est l'absence du sens de la vie. Il faut que l'école assure l'apprentissage d'un autre modèle de vie (ainsi nos MFR : maisons familiales rurales). Ne pas salir la rivière, planter des cocotiers, cultiver des ignames. L'école doit enseigner l'art de vivre kanak : d'abord donner un sens à la vie communautaire. Au voisinage de la ville, au voisinage de Nouméa, les gens deviennent sauvages, la nature y est sale et morte. Encore une fois, nous ne sommes pas à un stade où il faut faire demi-tour pour revenir en arrière, mais à un 66. Brice Lalonde fut candidat écologiste à l'élection présidentielle de 1981, J.-M. Tjibaou l'avait vu à la télévision. 67 . Organisme calédonien de distribution d'électricité. 7. La voie océanienne stade où il nous faut nous orienter. Notre grand problème, c'est le discrédit que le monde des Européens de Nouvelle-Calédonie a jeté sur notre société. Comment arriver à la promotion de notre modèle social? Comment organiser et vivre notre temps de vie ? J. C. – Mais la Nouvelle-Calédonie se trouve prise dans la dépendance du marché mondial! J.-M. T. – Nous avons la chance d'être une île. Nous donnerons priorité à l'organisation du temps libre. S'il faut des ghettos touristiques pour obtenir des devises, nous les contrôlerons nous-mêmes. Mais les gens de chez nous ont peur du tourisme de masse. La seule alternative que nous propose l'Occident, c'est l'industrialisation et nous sommes sur la corde raide. Mais, le SOS vient de l'Occident lui-même, avec la peur de la guerre et du nucléaire68. L'Occident est comme une machine folle, ils en sont à freiner avec les pieds. Il n'a pas encore inventé d'autres formes d'organisation sociale. C'est pourquoi nous devons reconsidérer l'organisation même de la vie. En face du marché mondial, il nous faut savoir quelles exportations nous choisirons, sur quels niveaux favorables. Par exemple, des produits de luxe pour concurrencer, en provenance de nos mers et de nos forêts: parfums, essences, lichees. Et le progrès des fédérations mélanésiennes69 peut nous aider à être plus forts sur le marché mondial, en développant d'abord les échanges entre nous. J. C. – Vous pensez donc à resserrer vos relations avec les autres peuples et nations du Pacifique. J.-M. T. – Nous sommes spécialement concernés par les pays mélanésiens : Vanuatu, Salomon, Papouasie Nouvelle-Guinée, Fidji. Nous allons développer les contacts culturels avec eux, car nous avons beaucoup de choses à partager. Il faut rétablir, réanimer des routes traditionnelles, car jusqu'au XIXe siècle les échanges par bateau, le petit cabotage étaient actifs. Et nous pouvons développer les échanges de produits complémentaires. Le Forum du Pacifique Sud70 va se réunir en juillet prochain au Vanuatu, qui en assurera la présidence et préparera l'ordre du jour. Nous avons des espoirs du coté des Nations Unies. La Papouasie-Nouvelle-Guinée 68. En 1981 se préparait déjà la crise des Euromissiles. Qui aurait réuni le Vanuatu, le pays kanak, la Papouasie Nouvelle-Guinée et les Iles Salomon. 70. Organisme qui réunit les Etats indépendants de la région (onze à cette époque), mais non la France. 69. 7. La voie océanienne représente aussi une chance avec la lutte de l'Irian Jaya71 ; nos jeunes soutiennent leur mouvement antinucléaire du Pacifique Sud, la lutte du Timor ex-portugais. Mais Olivier Stirn72 est en train de faire pression sur Fidji, la France les menace de ne plus acheter leur sucre. Nous avons aussi des affinités avec Samoa73, c'est le seul pays qui nous soutient ouvertement et pratiquement, ainsi en accueillant nos bureaux. C'est une expérience unique, avec l'utilisation des chefferies traditionnelles dans la hiérarchie du gouvernement actuel, jusqu'au Premier ministre. C'est dans cette modernisation des fonctions traditionnelles qu'ils trouvent la force de nous soutenir. Nous attachons donc beaucoup d'importance à l'expérience des pays du Pacifique. Mais en tant que colonie française, nous sommes hors du circuit. Et pourtant, ces expériences comptent, ainsi celle de Niue74 avec ses coopératives de pomme-liane. Ou encore les coopératives de coprah du Vanuatu, les coopératives de sucre et de coprah à Fidji, les gîtes ruraux à Fidji, les huileries de palme aux Salomon, la production forestière en Nouvelle-Zélande. Il faut revenir au riz dont notre peuple a pris l'habitude. On le cultive bien en Asie du Sud-Est... L'important, c'est d'organiser des marchés locaux car ici, à Poindimié ou à Hienghène, on est contraint de s'aligner sur les tarifs de Nouméa et c'est trop cher. J. C. – Et les luttes politiques non électorales? J.-M. T. – Chaque année à Hienghène la fête communale est l'occasion de chants, de festins, de bals. Un pilou-pilou traditionnel dure toute la nuit. Nous avions pour Hienghène le projet d'un centre d'action culturelle, mais l'administration l'a refusé75. Nous voulons aussi reconstituer des structures de vie sociale, retrouver les généalogies. Mais le pouvoir français refuse l'expression normale de la vie canaque. Nous avons lancé des mouvements d'occupation des terres. Ainsi, à Tibarama en 1979, sur les terres du colon Dubois. La tribu locale s'y est installée et travaille ces terres. Les gardes mobiles ont trouvé en face d'eux des familles, des vieux, des enfants. Après pourparlers, la tribu a décidé de rester sur place, et l'administration a cédé. Le colon ne travaillait pas la terre. La situation a ensuite été régularisée au titre de la 71. Région occidentale de la Nouvelle-Guinée, occupée par l'Indonésie. Ministre des DOM-TOM du dernier gouvernement de Raymond Barre. 73. Archipel polynésien, ex-colonie allemande sous autorité néo-zélandaise, indépendante depuis 1962 pour sa partie occidentale. 74. Petit archipel indépendant en association avec la Nouvelle-Zélande. 75 Ce projet verra finalement le jour en septembre 1984 (NDE). 72. 7. La voie océanienne réforme foncière76, et la terre en litige a été rachetée. D'autres occupations de terres sont en cours : à Hienghène sur le domaine des eaux et forêts, à Païta sur les terres en friche d'un colon, à Bondé. Et l'administration peut céder, accepter la rétrocession à la tribu, ainsi à Tibarama, à Houaïlou, à Thio. Ces occupations sont soutenues par tout le mouvement indépendantiste et selon la situation locale c'est tel ou tel parti du Front qui assure le leadership : UPM, FULK, UC, LKS... Tout ce mouvement est très actif depuis 1979, c'est une riposte à la « réforme foncière » de Paul Dijoud. Nous savons temporiser pour ne pas effrayer les gens, mais nous avons déjà réalisé une dizaine d'occupations. Il y a aussi les chantiers pour l'indépendance. C'est une décision de l'Union calédonienne que chacun ait sa case et son champ.... Les municipalités UC construisent des barrages, organisent des fêtes, développent les marchés, installent l'électricité, établissent des platesformes de développement local. Ainsi se met en place l'infrastructure de l'indépendance! A Hienghène, nous avons un plan d'urbanisme, qui interdit toute activité dont le promoteur ne peut pas éliminer les déchets qu'il produit. Ainsi, le garagiste ne doit pas déverser son huile à la rivière. Nous allons établir à Hienghène un cahier des charges, soumis ensuite au service de l'urbanisme. A Canala, la municipalité UC travaille avec le Conseil des Anciens. Elle refuse des machines pour creuser les adductions d'eau. On préfère traiter par contrat avec une tribu qui travaille en consultant les anciens : il s'agit de ne pas taper n'importe où... Nous poussons aux technologies diversifiées, pour offrir plus de travail. Les chantiers de jeunes font revivre la tradition : on leur confie les travaux les plus rudes. Construire des cases, c'est un travail de groupe, pas cher, bien adapté à nos besoins, décentralisé. J. C. – Peut-on parler d'un peuple kanak? J.-M. T. – C'est une notion née de la lutte contre la colonisation, née de l'adversité. C'est une réaction collective, une réalité qui s'organise. L'Union calédonienne essaye de mettre cela en oeuvre à travers les régions, entre des gens qui parlent à peu près la même langue, qui se comprennent, qui font la coutume de la même façon, qui ont les mêmes rituels de mariage et de deuil. Mais le sens de l'échange est le même, du nord au sud du pays. Encore une fois, nous ne cherchons pas à renverser le courant qui mène les gens à Nouméa, mais à créer un contre-courant en sens inverse. 76. Promulguée en 1978 par le Ministre des DOM-TOM Paul Dijoud. 9. La philosophie indigène et la terre* Dans leur littérature orale traditionnelle, les Kanaks accordent une grande place à la poésie. Jean-Marie Tjibaou renoue avec ce genre cher aux vieux Mélanésiens; il en reprend le ton nostalgique pour évoquer les spoliations foncières et leurs terribles conséquences pour la vie sociale et religieuse. Comme il le signale dans le poème (début de la quatrième strophe), à l'époque où il écrit ces vers, l'administration, cherchant à répondre aux revendications foncières, s'est lancée dans une vaste opération de recensement des « terres claniques ». On demande alors à chacun de se souvenir des sites occupés par les ancêtres. Jean-Marie Tjibaou, comme les poètes kanak d'hier et d'aujourd'hui77, semble avoir puisé son inspiration dans cette circonstance particulière. La patrie de nos pères n’est plus entre nos mains, Un drapeau étranger flotte sur notre pays, Et pourtant... Nos terres ne sont pas à vendre, Nos terres volées, vendues, Re-re et revendues Ne sont toujours pas à vendre. Elles sont l’unité de notre peuple, Elles sont l’univers que nous partageons avec nos dieux, Elles sont l’élément spatial de nos alliances avec les clans frères, Elles font partie de notre existence. Le souffle qui nous vient de nos ancêtres S’enracine dans nos terres, Les noms que nous portons, Émergent de nos tertres paternels, Le sang qui circule dans nos veines Sourd du sein des maternels Qui errent à la recherche de leurs tertres * Inédit. 10 juillet 1981. Cf. Déwé Gorodé, Sous la cendre des conques, Nouméa, Edipop, 1985 (NDE). 77 8. La philosophie indigène et la terre Foulés et profanés par le bétail Emprisonnés quelque part, Derrière des fils de fer barbelés. Où sont nos autels, où sont nos ancêtres ? Bénit soit le jour qui verra notre retour Aux lieux élus par vous comme demeure éternelle Pour une célébration annuelle De nos alliances fraternelles. En ces temps où l’on évoque votre mémoire Pour retrouver nos territoires claniques, Vos crânes et vos os Dispersés par les colons et leurs bêtes à cornes Se raniment peu à peu, lentement mais sûrement... Et squelettes incomplets, vous déambulez tranquillement A travers « le séjour paisible » que naguère vous nous aviez légué. J’entends dans la nuit leurs pas hésitants, Ils sont revenus au pays et ils n’ont trouvé personne, Et du fond des âges me parvient douce et envoûtante, Chantée à deux voix, une mélancolique mélopée, Pour témoins éventuels assoupis sous les étoiles. Aé Aé! Aé-Aé... Aé-Aé! Aé-Aé... Où sont allés nos fils ? Aï-oï! Aï-Oa.... Où sont-ils allés les fils que nous avons aimés ? Pourquoi ce silence ? Que sont-ils devenus ? Seraient-ils retournés au pays de leurs mères ? Leurs oncles les auraient-ils repris ? Alors que nous les avons déjà nommés! Les pelouses sont toujours propres, Les sapins et les cocotiers sont toujours là, Témoins silencieux de notre histoire. Leurs cimes sont maintenant perdues dans le ciel, Et certains même ont perdu définitivement leurs chevelures. Squelettes dressés vers le ciel, Couronnés d’un trou béant Semblables à des orbites vides, En quête de leur patrimoine Envolé à tout jamais. 8. La philosophie indigène et la terre Parmi les êtres qui ont vécu Les tertres restent impassibles Prêts à recevoir une case nouvelle et grande Qui dresserait sa flèche faîtière Pour reconquérir le ciel. Les sillons sont toujours là, Allongés côte à côte, Dans un profil gracieux, Attendant sereinement la grâce D’être pénétrés à nouveau Par l’igname virile et fière Qui leur redonnera la vie et la fécondité. Sur le flanc verdoyant des collines Serpentent les tarodières asséchées. La source qui les irriguait est retournée dans son lit Et les taros ont péri, assoiffés d’espérance. Pourquoi n’y a-t-il plus de feu Ni de fumée au pays ? Ils doivent avoir froid nos fils. Froid aux pieds, aux mains et au visage, Froid au cœur et aux entrailles. Peut-être entendent-ils nos pleurs ? Peut-être sont-ils proches ? Aou! Pourquoi ne parlent-ils pas ? Ont-ils perdu la voix et perdu la parole ? Ont-ils perdu l’héritage Que nous leur avons légué ? Sont-ils morts ? Mais alors, Pourquoi ne sont-ils pas venus Nous rejoindre au pilou éternel ?78 Sont-ils prisonniers, enfermés et sans voix ? Quelqu’un leur a-t-il usurpé la parole ? Peut-être sont-ils en train d’errer dans la forêt, A la recherche de cette plante rare Qui rend la parole aux muets. Mais cette plante ne donne force et puissance 78 Danse des morts. 8. La philosophie indigène et la terre Qu’aux gens qui la prennent En disant rituellement les paroles sacrées. Mais savent-ils encore les paroles rituelles Qui procurent aux croyants grâce et bénédiction ? Ils sont peut-être tapis au fond des vallées, Au cœur des forêts habitées par les mwakhegny79. Les nouveaux pwérétwa80 leur auraient dit : « Les terres plates et fertiles sont mauvaises pour vous. C’est trop dangereux de vivre sur la terre de vos ancêtres. Vous contracterez sans doute des maladies incurables. Les wagny81 de vos ancêtres ont fondu sur vous » Et avec de nombreuses bêtes à cornes Nos fils ont été poussés et repoussés sur les domaines des mwakhegny Et depuis les mwakhegny les possèdent!!! Aou, Aou, bwalangaa!!! 79. Lutins, génies. Esprit totémique qui se manifeste sous forme humaine, avec la particularité que ses rotules sont situées en arrière du genou. Ceci le caractérise bien, car il annonce souvent le contraire de ce qui va se passer. 81. Malédictions liées à un manquement dans les rapports avec le culte des ancêtres. 80. 10. Sur le marchepied du pouvoir * Le 22 juillet 1982, la droite calédonienne hostile aux récentes ordonnances82 et à l'exercice du pouvoir par les indépendantistes, manifeste dans les rues de Nouméa et finalement envahit l'Assemblée territoriale pour tenter, comme en 1958, de s'opposer au processus démocratique en cours. Dans ce texte, Jean-Marie Tjibaou analyse les conditions dans lesquelles le Front indépendantiste a pu accéder au Conseil de gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le 18 juin 1982. Cette prise de responsabilités au plus haut niveau a été rendue possible par un renversement d'alliances : le parti centriste FNSC (Fédération pour une Nouvelle Société Calédonienne) s'étant dissocié du RPCR de Jacques Lafleur pour accorder son soutien au Front indépendantiste. J.-M. Tjibaou, promu vice-président du nouveau Conseil de gouvernement, prend acte de cette nouvelle situation et en évalue les conséquences pour l'avenir de son mouvement. Le Front indépendantiste et l'Union calédonienne font un premier constat : toutes les avancées significatives quant à la revendication de l'indépendance ont procédé de la lutte sur le terrain; elles n'ont jamais été le fait de débats à l'Assemblée territoriale. Celle-ci nous permet de sensibiliser l'opinion sur nos revendications mais pas de les faire avancer. Face à l'éventualité d'assumer les responsabilités de l'exécutif, il faut rappeler que l'objectif du Front indépendantiste est toujours le pouvoir. C'est parce que nous pensons pouvoir acquérir une parcelle de pouvoir par les institutions, nous prenons cette responsabilité. Par ailleurs, pour l'Union calédonienne, à « Top 82 » correspondent l'organisation des Régions, la participation à toute forme de vie associative et le souci d'affirmer notre présence partout où il y a une part de pouvoir à exercer. Si l'éventualité de notre entrée au Conseil de gouvernement se confirme, nous sommes donc preneurs. Sinon, nous restons sur le terrain, dans l'opposition, là où nous avons marqué jusqu'a présent le plus de points. * In Les Nouvelles Calédoniennes, 15 Juin 1982. Pour accélérer le processus des réformes en Nouvelle-Calédonie, le gouvernement socialiste promulgua en 1982 et 1983 une série d'ordonnances (NDE). 82. 9. Sur le marchepied du pouvoir Nous avons toujours dit que la sécurité de ce pays est liée à la prise en considération de notre revendication d'indépendance kanak. Nous acceptons de jouer le jeu des institutions, mais si cela devait se traduire par la négation de notre revendication politique fondamentale, nous en tirerions les conséquences. Notre présence dans les institutions est une sécurité, mais est une sécurité un peu dangereuse : il y a toujours le risque de s'y enliser, alors que rester dans l'opposition fait progresser. Ce qui se passe aujourd'hui est dû au seul fait que la FNSC se soit séparée du RPCR. C'est uniquement pour cela que nous pouvons nous retrouver au Conseil de gouvernement, et non parce que la FNSC se jetterait dans nos bras. En outre, le contrat de gouvernement négocié avec la FNSC n'est pas une convention qui donne priorité à la reconnaissance de l'indépendance kanak ; c'est plutôt un contrat technique accepté dans un respect mutuel, sachant que chacun conserve sa ligne politique. J'ignore quel est le pari de la FNSC ; mais, en tant qu'indépendantiste, je pense que c'est là le pari du Caldoche intelligent sur l'avenir. Est-ce la stratégie du cheval de Troie poussé dans le Front indépendantiste ou bien est-ce vraiment une étape vers la reconnaissance de notre revendication? Simultanément, nous considérons le Parti socialiste métropolitain comme un partenaire, même si nous ne sommes pas sur la même longueur d'ondes que le gouvernement que nous avons soutenu. Il a une espèce de contrat moral avec nous : s'il ne fait pas progresser notre revendication fondamentale, il se doit moralement de ne pas la faire régresser. C'est dans ce « clair-flou » ou ce « flou-clair » que nous nous engageons. Mais nous n'aurions pas pris le même engagement avant 1981. Le peuple kanak n'a jamais été responsable de l'exécutif. Ses représentants ont été dans l'opposition depuis toujours, même du temps de Maurice Lenormand83. On n'est pas très à l'aise de ne plus se trouver dans une opposition systématique à tout gouverneur. Cette situation, liée à l'action de Christian Nucci84, est un cas dans l'histoire politique kanak. Tout se précipite : la rupture de la FNSC d'avec son partenaire nous donne l'éventualité d'entrer dans l'exécutif. Pourtant, la réticence des Kanaks à participer aux institutions est ancienne. Il arrive un moment où il faut la dépasser ; ce n'est pas évident pour tout le monde, c'est viscéral. Pour la FNSC, ça doit d'ailleurs être pareil. Mais je répète que pour nous, indépendantistes, le danger c'est de risquer de perdre du terrain et de s'enliser. 83. Maurice Lenormand, pharmacien d'origine métropolitaine, ancien député, fut le fondateur de l'Union calédonienne en 1953 (NDE). 84. Haut-commissaire de la Nouvelle-Calédonie de 1981 à 1982 (NDE). 9. Sur le marchepied du pouvoir Si nous étions majoritaires sans avoir besoin de la FNSC, pour entrer à l'exécutif, c'est notre programme que nous mettrions en avant. Etant donné que c'est un concours de circonstances qui fait que nous pouvons nous retrouver avec nos anciens adversaires et avec les adversaires actuels à notre programme politique, nous ne pouvons nous organiser que d'une manière technique pour gérer des affaires qui sont en cours. Mais si nous allons au-delà d'un an, nous entendons bien donner des orientations qui s'inscrivent, avec l'appui du gouvernement français, dans une perspective de planification et d'égalité de chances. Voilà pourquoi nous parlons de socialisme. Quant à l'indépendance kanak : pour nous il y a ici un peuple indigène, c'est le peuple kanak. Nous voulons d'abord la reconnaissance de ce peuple et de son droit à revendiquer l'indépendance de son pays. Ce n'est pas plus raciste que de parler de citoyenneté française. A l'intérieur de la notion d'indépendance on peut faire les aménagements que l'on veut. C'est un concept nationaliste mais qui n'est pas exclusif. Ce n'est pas nous qui disons « les Blancs dehors »; ce sont nos adversaires qui ont cette interprétation. Etre nationaliste n'est pas du racisme. Mais l'indépendance dite « pluriethnique » présente l'inconvénient de ne pas faire référence au nationalisme. 11. Les dangers du développement* Jean-Marie Tjibaou évoque ici brièvement la qualité de vie dont les Océaniens peuvent s'enorgueuillir. Mais, indique-t-il, sur le « Pacific way of life » comme sur la planète tout entière plane le redoutable spectre d'un développement incontrôlé qui à la fois polluerait et ne respecterait pas le patrimoine culturel des peuples. Le Pacifique, avec son océan et ses îles, est un don des dieux aux Océaniens, anciens et nouveaux. L'océan, les îles, l'air et la lumière, les poissons, les oiseaux, les plantes et l'homme sont globalement la Vie qui est notre suprême héritage d'hommes du Pacifique. Chacun, à son niveau, a la responsabilité de son épanouissement. Cette responsabilité devient de plus en plus dure à exercer, car les dangers prennent une envergure sans cesse grandissante: Danger de négation des peuples indigènes et de leur patrimoine. Danger de négation de la dignité par excellence, celle de disposer de sa vie et de son destin. Danger d'une industrialisation aveugle qui enveloppe la terre de goudron et de béton et qui l'empêche de respisrer. Danger des multinationales tentaculaires qui sucent la substance de nos pays pour des ventres et des cerveaux installés ailleurs. Danger des distorsions sociologiques liées à la rapidité d'évolution de la technologie moderne et à sa lenteur de digestion par nos peuples. Danger des armes nucléaires. Danger des armes biologiques. Danger des manipulations génétiques. Danger de luttes pour une hégémonie politique sur la région. Ces quelques éléments évoqués parmi d'autres nous interrogent sur notre responsabilité vis-à-vis de la protection de la Vie et de son épanouissement dans le Pacifique. Les masses d'eau qui nous séparent, qui ne cessent de se mouvoir, sont porteuses de germes de vie; nous avons la lourde responsabilité de faire en sorte qu'elles ne soient pas porteuses de germes de mort... * Publié dans l'Evénement, supplément irrégulier à L'Avenir Calédonien, octobre 1982. 9. Sur le marchepied du pouvoir Nous sommes condamnés à nous solidariser, à structurer cette solidarité, pour que le Pacifique demeure un paradis pour la vie sur notre planète. 12. Indépendance et responsabilités* Dans cette conférence de presse donnée à Nouméa au début du mois de mai 1983, Jean-Marie Tjibaou, de retour d'une tournée en Europe et en Algérie, rend compte de ses contacts avec le gouvernement et le Parti socialiste français, ainsi qu'avec des membres du FLN algérien. Il pose ici, s'exprimant sur un registre très politique, les conditions préalables à tout débat de fond sur l'indépendance, alors que le projet de statut présenté par le gouvernement socialiste quelques semaines auparavant ne se prononce pas sur cette question. C'est autour de cet argumentaire que les indépendantistes centreront, quelques mois plus tard (juillet 1983), leurs discussions avec le RPCR et avec le gouvernement à la table ronde de Nainville-les-Roches. Là fut reconnue officiellement « La légitimité du peuple kanak, premier occupant du Territoire, et son droit inné et actif à l'indépendance ». J.-M. TJIBAOU – La question que m'ont posée la plupart des responsables au Ministère des DOM-TOM et au Ministère de la Coopération, ainsi que les personnes que j'ai rencontrées en privé au Quai d'Orsay, c'est évidemment celle de l'indépendance. Ce n'est pas nouveau, on redit toujours la même chose. Enfin, lors de la dernière réunion que nous avons eue avec M. Mitterrand – et à laquelle assistaient MM. Aïfa, Naisseline, Morlet, Païta, Pidjot85 et moi-même – le Président de la République a conclu en disant : « Il faut donc que je reconnaisse votre indépendance? A charge pour vous [s'adressant aux Mélanésiens présents] d'accueillir ces messieurs [Les Européens participant à la réunion] ». A mon avis, le problème était compris, et je crois qu'il reste compris, mais il ne débouche pas politiquement, parce que, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, tant que les discours restent au niveau privé ils ne permettent pas à la * Recueilli par Helen Fraser, journaliste australienne, auteur de Your flag’s blocking our sun, Sydney, ABC Books, 1990 et rédactrice du bulletin Pacific Report. 85. Jean-Pierre Aïfa et Gaston Morlet, Européens membres de la FNSC (centriste), siégeaient alors à l'Assemblée territoriale aux côtés de Nidoïsh Naisseline et de Gabriel Païta (indépendantistes). A cette délégation s'était joint R. Pidjot, député indépendantiste (NDE). 11. Indépendance et responsabilités population, à la conscience collective, de se déterminer en fonction de l'avenir qui la concerne. La question qui paraît prioritaire pour le gouvernement est celle de l'accueil des communautés qui sont sur le Territoire. Notre réponse, celle que j'ai faite à M. Lemoine86 et auparavant à M. Mitterrand, c'est que, dans tout pays, l'accueil des immigrants ou des immigrés est une compétence d'État, une compétence liée à la souveraineté. En conséquence, le Front Indépendantiste ne pourrait discuter sérieusement de cette question qu'à partir du moment où il se situerait en partenaire vis-à-vis de l'État français. Mais actuellement le FI est un parti comme un autre, qui peut éventuellement discuter avec le Parti socialiste, mais pas d'égal à égal avec le gouvernement. Par ailleurs se pose aussi la question de la « double légitimité ». C'est moi qui ai utilisé cette expression au moment de l'assassinat de Pierre Declercq87 : il n'y a pas deux légitimités, mais une légitimité légale, celle instaurée par le drapeau français. Et une légitimité « illégale », inhérente au fait indigène, au fait kanak: la légitimité mélanésienne. De là découle une série de conséquences. D'abord au sujet du référendum88 ; pour qu'il soit opératoire, il faut qu'il s'adresse au peuple qui, par nature, à droit à son indépendance dans son pays, c'est-à-dire au peuple indigène. Sa légitimité à revendiquer l'indépendance est un droit inné qui ne peut être remis en cause par le résultat négatif d'un quelconque référendum. Le référendum, s'il donne une minorité au peuple kanak, ne détruit pas son droit à l'indépendance, puisque celui-ci est inhérent au fait indigène. Aux dernières élections, un leader politique a félicité les gens de Nouméa d'avoir voté en masse pour rester français. Je souscris à cette déclaration, parce que la réponse est dans la question posée; on demande aux Français si ils veulent rester français; c'est presque absurde. Nous, nous reconnaissons que ce droit est légitime pour le peuple de France, et aussi pour les fils de la France qui sont partis et qui restent des Français. Le droit légitime des Français, comme celui des Wallisiens, comme celui des Tahitiens, comme celui des Antillais, de revendiquer la maîtrise de leur destin, leur appartient en tant que patriotes de leur pays. Mais nous, représentants du peuple kanak, ce que nous demandons, c'est que le droit 86. Secrétaire d'Etat aux DOM-TOM (1982-1984) (NDE). Secrétaire général de l'Union calédonienne et président du groupe indépendantiste à l'Assemblée territoriale, assassiné à Nouméa le 19 septembre 1981. Eloi Machoro lui succèdera au poste de Secrétaire général (NDE). 88 Le projet de statut proposé par Georges Lemoine prévoyait un référendum d'autodétermination auquel seraient conviés tous les habitants de NouvelleCalédonie (NDE). 87. 11. Indépendance et responsabilités à la maîtrise du destin du peuple kanak soit reconnu au peuple kanak. C'est là pour nous la question fondamentale, celle du fait colonial. Il s'agit de reconnaître au peuple indigène sa légitimité à avoir sa patrie chez lui et à être reconnu dans son identité tout entière, dans sa souveraineté. Une fois sa souveraineté recouvrée, il peut exercer son droit d'accueil et discuter en partenaire avec les gouvernements qui le veulent bien. Il est très important de faire cette mise au point car quelquefois les mots, porteurs de passion, induisent des haines qui a priori n'existent pas dans le débat. En ce qui concerne l'idée d'un gouvernement provisoire, je l'ai déjà dit et mon camarade Yann Céléné Urégei89 en parlera tout à l'heure, nous avons eu des contacts intéressants. L'idée d'indépendance – c'est la prise de conscience que l'on a faite une fois de plus à la suite de la déclaration de M. Henri Emmanuelli90 – n'évoluera que si les gens sont concernés, car c'est leur combat et le combat de personne d'autre; il faut qu'ils se mobilisent pour l'obtenir. — Jean-Marie Tjibaou, on peut se poser la question, après les propos que vous venez de tenir, après les déclarations que vous avez pu faire en Métropole, si il n'y a pas maintenant incompatibilité entre vos fonctions de vice-président du Conseil de gouvernement et de leader indépendantiste. Est-ce que vous songez à quitter les institutions comme vous avez pu le laisser entendre? J.-M. T. – Je crois que le préalable, la déclaration d'intentions du Front indépentantiste, était claire. Le gouvernement a fait sa déclaration d'intentions, le front a fait sa déclaration d'intentions; maintenant, on attend. Vous savez qu'avant votre départ vous avez beaucoup choqué avec vos propos quand vous avez dit que vous n'aviez rien obtenu dans les institutions, et que le pouvoir se faisait dans la rue, alors justement, estce que vous êtes à l'aise maintenant en tant que vice-président du conseil de gouvernement? J.-M. T. – Je l'ai dit très clairement. Le Front constate, en faisant le bilan aujourd'hui, que les points marqués l'ont été à partir de la rue: manifestations, occupations de terres, etc. — Monsieur le Vice-Président ici – je m'adresse à vous en tant que vice-président – il y a un an à peu près, au mois de juin, vous avez signé 89. Membre du Front indépendantiste au titre du FULK (Front Uni de Libération Kanak) (NDE). 90 Secrétaire d'Etat aux DOM-TOM (1981-1982) (NDE). 11. Indépendance et responsabilités un accord avec le gouvernement et avec votre partenaire de la FNSC, M. Henri Wetta, et dans cet accord, ce contrat de gouvernement, les conseillers du gouvernement s'engageaient à ne prendre de positions politiques en tant que membres de l'exécutif; or, vous êtes parti en tant que vice-président en mission officielle à Paris et vous avez tenu disons... des propos politiques, qui engageaient l'UC, votre parti. J.-M. T. – Je pense que la question de l'indépendance est aujourd'hui le problème numéro un du Territoire. Je l'ai dit très clairement: quel avenir le gouvernement entend-il réserver au Territoire? Pour sa part, le Front indépendantiste a sa ligne en tant que parti politique; le gouvernement, je ne sais pas quelle est sa ligne. En tout cas, il ne l'a jamais déclarée publiquement. — Et vous pensez que le 13 mai il va la déclarer? J.-M. T. – J'espère pour la Calédonie qu'il y aura une réponse claire mais ce n'est pas de ma responsabilité. — Justement, puisque vous parlez de soutiens et de partenaires, l'indépendance, la souveraineté kanak, d'avenir de la NouvelleCalédonie, est-ce que ce n'est pas avant tout l'affaire des Kanaks et des Calédoniens? Quelle est la justification que vous apportez au fait d'aller chercher un soutien auprès des Algériens par exemple? J.-M. T. – La question de l'indépendance se discute aussi aux Nations Unies, entre les gouvernements. Du point de vue géopolitique, notre petit pays est un point stratégique important dans le Pacifique et vis-à-vis de l'Asie. Si nous sommes allés voir les gens du FLN, c'est parce que nous étions invités au Portugal au congrès de l'Internationale socialiste, où le FLN, en tant que parti socialiste algérien, était présent au même titre que M. Jospin pour le Parti socialiste français, que les sociaux-démocrates allemands ou que le Parti socialiste italien. C'est à ce titre que nous étions présents là-bas. La mobilisation sur la cause est aussi importante à l'extérieur qu'à l'intérieur, mais à l'intérieur, elle nécessite aussi des discussions et des négociations... — A ce propos, qu'en est-il des rapports du Front indépendantiste avec la communauté wallisienne? J.-M. T. – J'ai déjà rencontré des responsables de l'Assemblée de Wallis. La communauté wallisienne se détermine par rapport à l'avenir de Wallis, mais aussi par rapport à l'avenir de la communauté qui existe 11. Indépendance et responsabilités ici91. Ces responsables wallisiens nous avaient dit qu'il fallait aller parler aux Wallisiens de Nouvelle-Calédonie pour qu'ils votent avec nous, les indépendantistes. Mais je leur ai répondu : « Les Kanaks n'iront jamais demander à ce qu'on vote pour eux! » Car ce sont les Wallisiens qui ont besoin du pays des Kanaks, ce ne sont pas les Kanaks qui ont besoin d'eux. Et cela est aussi valable pour toutes les communautés non-kanak du Territoire. Nous tiendrons toujours ce discours-là, parce que nous ne revendiquons pas quelque chose qui est la propriété des Wallisiens ou des Français. Nous revendiquons quelque chose qui nous appartient. Les gens qui sont à côté de nous, qui sont avec nous, c'est à eux de nous soutenir, ou bien de nous nier. C'est en fonction de cet engagement qu'on assure notre avenir. Il faut que le gouvernement définisse clairement sa position... Nous, nous disons : perspective d'indépendance et calendrier ; parce que ce n'est pas l'indépendance dans 130 ans, nous avons parlé de 1984... Ce n'est pas impossible et j'en ai parlé avec MM. Nucci et Emmanuelli. Nous avons des contrats de plan dans le cadre desquels nous pouvons discuter de l'acquisition de l'autonomie budgétaire. A partir de là, on peut voir, dans l'organisation du développement du Territoire, ce qu'il faut faire pour que le pays devienne indépendant économiquement. Mais cela suppose qu'on ait les responsabilités. Je l'ai dit à M. Lemoine; il me dit : « Mais vous n'avez pas de cadres! ». Je lui ai répondu: « Mais il y a 130 ans nous n'avions pas de cadres, et dans 130 ans nous n'en aurons toujours pas! ». C'est instinctif, on ne peut pas résoudre des problèmes de responsabilité... 91. Le Territoire d'Outre-Mer de Wallis et Futuna a fourni à partir des années soixante une importante main d'oeuvre à la Nouvelle-Calédonie. La communauté wallisienne représente aujourd'hui près de dix pour cent de la population globale du Territoire ; elle a constitué un soutien politique important aux anti-indépendantistes et au patronat calédonien (NDE). 13. La légitimité indigène* Ce discours a été prononcé à Nouméa le 18 mai 1983, lors d’une manifestation du Front indépendantiste organisée à l'occasion d'une visite du Secrétaire d'État aux DOM-TOM, Georges Lemoine. Au cours des semaines précédentes, les indépendantistes avaient lancé plusieurs actions contre des colons européens et intensifié leurs protestations après l'assassinat, le 11 mai, de Louis Poitchily, un jeune militant indépendantiste. Le 18 mai, les antiindépendantistes étaient également descendus en nombre dans les rues de Nouméa : ils entendaient s’opposer à toute initiative gouvernementale prenant en compte la revendication kanak d’indépendance. Les deux cortèges faillirent s’affronter; c’est alors que Jean-Marie Tjibaou prit la parole sur la place des Cocotiers et réaffirma avec force les liens historiques et politiques des Kanaks avec leur terre. Il y a ici beaucoup de gens de Nouméa, beaucoup de gens qui ont fermé leur magasin pour être ici. Ils sont quarante mille à Nouméa, et ils pensent qu’ils sont quarante mille de l’autre côté. Vous êtes peut-être seulement deux mille, mais vous êtes le peuple! Nos généalogies chantent des pierres, chantent des arbres, des sapins, des cocotiers qui sont enracinés dans ce pays. Des défilés comme celui d’en face, il y en a eu d’autres. En PapouasieNouvelle-Guinée, avant 1975, avant l’indépendance, on disait : « Vous n’aurez plus de sucre, vous n’aurez plus de riz », et ce genre de connerie s’est répété aux Salomon, puis au Vanuatu. On les a aussi fait valoir avec des défilés de ce genre au Viêt-nam. Et également en Algérie. Aujourd’hui, ces pays sont indépendants, parce que ceux qui défilaient en disant que l’indépendance n’est pas possible, face aux peuples indigènes, sont partis ailleurs. Parce qu’ils se battent pour une légitimité nouvellement installée. Il y a une légitimité qui est défendue par tous ces drapeaux qui * Fonds Helen Fraser. 12. La légitimité indigène défilent ; cette légitimité a été installée par Febvrier-Despointes92 ; ce sont ces gens qui défilent qui pérennisent cette légitimité, qui écrase et qui aliène la légitimité indigène. Mais la légitimité indigène, elle est en nous, elle est en vous. Elle n’a été installée par personne! Elle est dans le ventre de la terre kanak! Elle ne partira pas de la terre kanak! Elle s’exprimera, elle sortira dans l’indépendance. Et l’indépendance, c’est le peuple, c’est vous qui l’affirmez aujourd’hui. Ils auront beau être des millions en face, ils auront beau envoyer tous les gardes mobiles qu’ils voudront, avoir la bombe atomique, les hélicoptères et autres... tout cela n’enrayera pas la revendication d’indépendance kanak. Beaucoup disent que l’indépendance kanak est raciste. Nous revendiquons l’indépendance kanak parce que nous revendiquons d’être ce que nous sommes! Nous revendiquons notre droit à une part de soleil, comme n’importe quel peuple indépendant du monde. Nous revendiquons que la coutume vraie, qu’expliquait M. Naisseline tout à l’heure, que les chefs qui représentent le peuple kanak puissent enfin sortir et dire la parole qui est dans le ventre du peuple kanak. Ce droit, les canons pourront marcher dessus, les fusils tirer dessus, il demeurera tant qu’un Kanak sera là pour respirer le souffle de la terre de Calédonie. On a dit qu’il fallait « faire du Blanc » pour éliminer la revendication kanak93. Les Australiens ont réussi en Tasmanie : il n’y a plus de revendication, parce que le peuple tasmanien a été détruit définitivement! Ici, tant qu’il y aura un Kanak, la revendication restera. Et la revendication n’est pas la propriété de Mitterrand, de Lemoine ou de quelque autre président, elle appartient au peuple kanak. C’est pour ça que l’affirmation d’unité exprimée par les camarades tout à l’heure est importante. Je voudrais répondre à un autre argument, qui est : « Que faites-vous des autres ethnies ? » La revendication d’indépendance, elle appartient au peuple kanak, au peuple légitime, indigène. Nous sommes là pour revendiquer cela. Nous ne sommes pas responsables de l’indépendance 92. L'amiral Febvrier-Despointes prit possession de l'archipel calédonien au nom de la France le 24 septembre 1853, à Balade (NDE). 93. En 1972, le Premier Ministre Pierre Messmer déclarait : « La NouvelleCalédonie, colonie de peuplement, bien que vouée à la bigarrure multiraciale, est probablement le dernier territoire tropical non indépendant au monde où un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants (...). A long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire » (cité dans Les Temps Modernes, mars 1985, p. 1608) (NDE). 12. La légitimité indigène de la France. Les Français sont indépendants, à ce que je sache ? Nous ne sommes pas responsables de l’indépendance ou du destin des Antilles, du destin de Wallis et de Futuna, du destin de Tahiti! Le destin de ces peuples-là leur appartient. Il appartient à leur pays. 14. « Mon idée du développement »* La réunion de Nainville-les-Roches a permis d'asseoir solidement l'autorité des nationalistes kanak. Fort de cette victoire, le Front indépendantiste s'attache à assurer une bonne gestion des affaires du Territoire. En tant que VicePrésident du Conseil de gouvernement, Jean-Marie Tjibaou répond ici aux questions d’un mensuel de langue française consacré à la région Pacifique et paraissant à Nouméa. Depuis plusieurs années, l’exploitation du nickel traverse une crise aiguë qui oblige les responsables à repenser l’économie de la Nouvelle-Calédonie en termes de diversification plutôt que de mono-industrie. Dans cette perspective, Jean-Marie Tjibaou met l’accent sur les possibilités de développement d’autres richesses du Territoire comme le tourisme, en soulignant la nécessité de décentraliser les activités économiques de l’archipel. 30 JOURS – Monsieur le Vice-Président, examinons ensemble quelques éléments du bilan économique de la Nouvelle-Calédonie ; entre 1980 et 1982, les importations en volume sont passées de 889 000 tonnes à 518 000 tonnes, soit une baisse de 38 %. Si on considère la masse monétaire de janvier à mai 1983, on se trouve face à une baisse de 150 millions de francs CFP 94; d’avril 1982 à avril 1983, l’indice des prix se situe à 13,3 %. C’est un bilan qui n’est pas extraordinaire. A quoi attribuez-vous ces résultats ? J.-M. TJIBAOU – Tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue que la base de l’économie du Territoire a toujours été le nickel. Aujourd’hui, les difficultés de conjoncture s’ajoutant à la baisse constante des commandes japonaises, les exportateurs de nickel ont perdu presque 60 %. Les deux conséquences : les rentrées de devises ont chuté et les mineurs ont été contraints à licencier massivement et à ne garder que le minimum d’employés indispensables à la conservation de l’outil. Pour une économie mono-industrielle comme celle du Territoire, c’est une catastrophe. Le pays est maintenant désarmé, et pour longtemps. * Cet entretien a été accordé par Jean-Marie Tjibaou au mensuel 30 Jours , octobre 1983. 94 100 francs CFP équivalent à 5, 50 francs français (NDE). 13. « Mon idée du développement » 30 J. – Mais vous, vous avez, semble-t-il, cherché à le réorienter… J.-M. T. – Oui, mais nous n’avons pas pour autant fini de subir les effets de cette mévente du nickel. Le budget du Territoire en a pâti depuis 1975 ; et aujourd’hui on se trouve au creux de la vague. Le Territoire n’a pas prévu les industries de remplacement pour occuper les travailleurs licenciés du nickel. Sur cette politique du nickel, j’ai demandé aux services concernés de me fournir les éléments pour sortir de ce que je considère comme étant une politique de cueillette. Le Territoire n’a jamais eu de véritable politique de gestion du patrimoine minier. Or, c’est ce patrimoine qui doit enrichir la collectivité, que ce soit en économie capitaliste libérale ou socialiste. Cela dit, il est normal que les capitaux investis soient rémunérés. En revanche, les revenus tirés de l’exploitation de ce patrimoine doivent servir à créer des industries ou des activités de remplacement. L’heure est venue d’agir rapidement, et en période de crise, c’est peut-être plus facile à faire… C’est maintenant au Territoire de prévoir un plan de développement dans lequel il soit clairement stipulé que le Territoire devra se constituer un patrimoine minier viable, qui soit un véritable outil de développement pour la Nouvelle-Calédonie. Sur l’ensemble des titres rétrocédés, il faut que le Territoire en récupère par exemple 25 %. Sur cette somme, il doit engager une politique de diversification. Jusqu’à présent, on s’est contenté de faire de l’inventaire minier. Seul le BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) est allé plus loin ; je pense qu’on devrait se doter maintenant d’un BRGM local. Pourquoi ? Parce qu’on pourrait ainsi passer au stade suivant : la prospection. En effet, à partir du moment où on aura clairement inventorié, classifié les gisements en fonction de leur teneur et capacité, à ce moment-là seulement on pourra amodier les titres. Je suis convaincu que la fin du premier plan, qui se situe en 1986, doit voir la mise en place de ce bureau d’étude local qui effectuera de la prospection dont les résultats permettront au Territoire de procéder aux amodiations et de faire des propositions aux éventuels investisseurs. Pour le second plan, il faudrait que le Territoire, par le truchement du BRGM local, décide la mise en place d’un opérateur territorial qui puisse être l’interlocuteur direct des investissements et des mineurs calédoniens pour élaborer une véritable politique de gestion du patrimoine. Dans une note de conjoncture, une société minière locale estime qu’à la fin de l’année 1986 on ne vendra plus de minerai de nickel calédonien en raison des coûts d’exploitation, mais aussi du transport, étant donné la teneur en humidité du minerai calédonien, deux éléments qui conduiront à envisager d’autres formules de mise en valeur du patrimoine. 13. « Mon idée du développement » D’ailleurs, dans le cadre du second plan, nous prévoyons des petites usines de traitement… 30 J. – Vous souhaiteriez donc pour le Territoire une structure comparable à celle de l’État : un BRGM calédonien et un opérateur, une COFREMMI (Compagnie Française d’Entreprises Métallurgiques et Minières) calédonienne qui puisse s’associer aux investisseurs locaux ou internationaux. Mais que devient la SLN dans tout ça ? J.-M. T. – La SLN continue son affaire… Simplement, on manque d’éléments de comparaison pour juger de la gestion de la SLN. Il faudrait donc d’autres dispositions, d’autres installations pour déterminer clairement si oui ou non le nickel est condamné. Enfin, dans un autre ordre d’idée, il faut que dans un avenir proche on soit en mesure de déterminer nos besoins en matière grise pour offrir aux étudiants de véritables filières débouchant sur des postes intéressants dans le secteur de la mine. 30 J. – Le pôle de développement que vous voyez et qui reste primordial dans le Territoire, c’est donc encore le nickel… J.-M. T. – Je voudrais tout de même bien préciser qu’à la fin du second plan, c’est-à-dire en 1989, la Nouvelle-Calédonie devrait cesser d’exporter le nickel sous forme de minerai. Nous avons donc un peu plus de six ans devant nous pour nous préparer à ce changement. Ce laps de temps devra être employé à préparer l’avenir dans une perspective de développement, de gestion, de mise en valeur du patrimoine, mais pour ce qui est de la cueillette, je le dis bien, c’est terminé. Et il n’est plus question de réinvestir partout et n’importe comment l’argent tiré de ce don du ciel qu’est le nickel ; il faut le transformer localement, réviser la fiscalité relative au nickel et la rendre plus incitative afin de favoriser la création d’industries de remplacement. 30 J. – L’opérateur de ce bureau local associé dans l’exploitation du nickel dégagerait donc des bénéfices. Mais que deviendraient ceux-ci ? Est-ce qu’ils iraient à une caisse qui permettrait de prêter à d’autres entreprises ? J.-M. T. – Nous avons demandé à la SICNC (Société d’Investissement et de Crédit de Nouvelle-Calédonie) et à la Caisse Centrale de prévoir pour la fin de cette année un projet de scission entre la société immobilière et la société de crédit ; celle-ci deviendrait une banque de développement en favorisant les investissements qui se feraient dans d’autres secteurs d’activités. 13. « Mon idée du développement » 30 J. – Quels seraient ces secteurs ? L’industrie de transformation ou le tourisme ? J.-M. T. – Pour moi, le tourisme n’est intéressant que parce qu’il est créateur d’emplois. Le problème est que nous nous trouvons dans un petit pays fragile, dans lequel il n’y a pas de consensus au niveau sociologique. Pour commencer, il faut inciter les Calédoniens à rester en Calédonie pendant les vacances. A mon sens, 60% du budget du tourisme devrait être consacré à endiguer cette hémorragie. Cela implique bien sûr un aménagement de l’environnement. Et aussi une sérieuse prise en compte de l’environnement humain, car malgré les problèmes du relais de Fayaoué95, il y a une volonté de participation économique, et nous, Mélanésiens, quand on dit qu’on est socialistes, c’est vis-à-vis du principe traditionnel de l’avoir. Si vous avez, il faut donner. Cela dit, nous ne sommes pas contre les entreprises qui font des profits, dans la mesure où il y a un impact pour l’ensemble de la société. 30 J. – En ce qui concerne Fayaoué, y étaient associés la collectivité, le Territoire, la SICNC, d’autres entreprises privées ; il y avait donc là quelque chose qui semblait cohérent… J.-M. T. – Le montage était intéressant, oui… 30 J. – Mais on n’est pas allé assez loin ? J.-M. T. – Peut-être. Les problèmes sont surtout liés à l’absence de consensus que j’évoquais tout à l’heure, à défaut duquel il n’y a pas de partage des responsabilités. Ce qui apparaissait possible à réaliser en théorie s’est révélé impossible à faire dans la pratique dans le cas de Fayaoué. Aujourd’hui, personne n’est préparé à ce partage des responsabilités. C’est un concept encore trop neuf pour les populations. Seulement, il y a des impératifs commerciaux, et eux n’attendent pas : l’hôtel doit ouvrir, prendre des initiatives. Du coup, il y a rupture, et les gens d’Ouvéa se sentent forcément exclus. Résultat, ils estiment qu’on fait de l’argent devant eux, qu’ils ne peuvent pas en bénéficier et se sentent frustrés. Je pense que c’est là le fond du problème. Dans l’avenir, il faudra mettre en place un véritable calendrier où l’on définira, bien avant le début des opérations, les responsabilités de chacun. C’est une leçon qu’il faut tirer de l’expérience d’Ouvéa. Actuellement, nous manquons de modèles économiques, dans tous les domaines. Ceux qui existent sont perçus par les Mélanésiens comme des modèles étrangers. Pourtant, on voit que cette situation évolue : un Secrétaire général de 95. Le relais touristique de Fayaoué, sur l'Ile d'Ouvéa, avait été incendié par des militants indépendantistes, le 14 juin 1980 (NDE). 13. « Mon idée du développement » Nouvelle-Calédonie est mélanésien, et bien que tout le monde ne l’accepte pas, c’est tout de même un modèle valorisant pour le peuple kanak. Voilà une référence pour le modèle administratif. Elle montre comment les choses peuvent évoluer. En revanche, on n’a pas de modèle d’une entreprise mélanésienne qui marche ; si vous en trouvez une, il faudra me le dire et faire de la publicité. La marbrerie de Koumac sera peut-être un succès ; personnellement, j’y crois beaucoup, peut-être parce qu’on ne peut pas brûler les cailloux… Les secteurs sur lesquels on doit faire un effort sont l’agriculture et le tourisme. Les deux sont indissociables. En agriculture, il y a déjà un petit marché local, il faut en quelque sorte « importer » des gens pour justifier la mise en place d’une politique agricole à plus grande échelle. Ce qui provoquera immanquablement une baisse des coûts et donc favorisera le développement du tourisme. C’est la spirale. Notre idée est que la Côte ouest pourrait être consacrée à l’agriculture et à l’industrie agroalimentaire, et la Côte est et les Iles au tourisme96. 30 J. – Mais il y a aussi le poste des salaires que vous n’avez pas évoqué ; si l’on prend Vanuatu, par exemple, avec les salaires en vigueur là-bas, on comprend qu’ils puissent être en mesure de proposer un tourisme bon marché… J.-M. T. – Ici en Nouvelle-Calédonie, nous vivons de façon artificielle ; les fonctionnaires locaux réclament l’alignement sur leurs homologues métropolitains, ce qui, compte tenu de notre infrastructure économique, est vraiment aberrant. Cela m’afflige d’autant plus que le Territoire, encore une fois, n’a pas d’institutions politiques lui permettant d’imposer des objectifs de développement économique. Actuellement, et c’est une véritable inquiétude, le modèle-type c’est la fonction publique. A la sortie du lycée, tous les jeunes rêvent plus ou moins d’être fonctionnaires parce que c’est plus sécurisant. 30 J. – Ce n’est pas cela qui produit la richesse… J.-M. T. – Au contraire. Schématiquement, ça augmente le groupe de ceux qui consomment et ça diminue le nombre de productifs. En conséquence, il faut que le groupe de productifs soit remis en valeur, et que la fonction publique soit ramenée à sa juste place. Actuellement, on ne dispose d’aucun élément mobilisateur ; on n’a pas de plan, pas d’objectif, pas de filière. 96 Sur le développement économique, cf. I. Leblic, La voie étroite, Les Kanaks face au développement, Nouméa-Grenoble, ADCK-PUG, 1993, et J. Freyss, Economie assistée et changement social en Nouvelle-Calédonie, op. cit. (NDE). 13. « Mon idée du développement » Prenons l’élevage, on devrait dire aux producteurs : objectif du Territoire, 130 000 têtes en 1986 ; investisseurs privés, allez-y, le Territoire vous aidera par le code local d’investissement si vous vous engagez financièrement dans la réalisation des objectifs du plan. Quant aux fonctionnaires, on doit leur dire : votre rôle consiste à aider ces gens sans trop les encadrer. Or actuellement, c’est le chef de service qui commande, c’est la fonction publique qui détient le pouvoir. Aussi, notre objectif pour l’année prochaine, c’est de sortir pour juin les filières à suivre, secteur par secteur, avec des objectifs bien définis. Si on reprend l’exemple de l’élevage, on dira donc : pour atteindre cet objectif de 130 000 têtes par an, on a besoin de tant de fonctionnaires, et pas un de plus. 30 J. – Le pilier central, c’est donc un plan non pas seulement directif, mais incitatif pour atteindre des objectifs. Mais pour en revenir au tourisme, n’y a-t-il pas une formule à trouver pour résoudre les problèmes qui se posent dans une entreprise, sans pour autant que l’exploitation ne cesse, une sorte d’instance de conciliation ? J.-M. T. – Pour moi, le problème se résume en un hiatus entre la manière qu’ont les Européens et les Mélanésiens de concevoir le tourisme. C’est pourquoi il faut bien déterminer qui peut faire quoi dans l’industrie touristique. Pour arbitrer les litiges coutumiers, on peut avoir recours au Conseil de clan qui doit déterminer les limites de propriété et les droits de chacun. Je vous dirai que moi, face aux investisseurs, je passe le plus clair de mon temps à essayer de trouver la meilleure procédure à adopter avant de donner un quelconque feu vert… J’espère que le nouveau statut va améliorer cela. En tout cas, je crois fermement à la nécessité d’une instance coutumière qui puisse garantir la concertation. 30 J. – Bien. Et si vous nous parliez maintenant de votre voyage à Hong-Kong, et surtout de ce fameux projet de Népoui. J.-M. T. – Dans le cadre des États généraux du développement, la nécessité de décentraliser pour créer d’autres centres de décision économique et administrative que Nouméa a prise a été largement soulignée. Cela est le premier élément sur lequel je me base pour lancer l’idée de Népoui port franc. Car une véritable décentralisation ne peut s’opérer qu’autour de centres d’intérêt qui provoquent les mouvements de population. Le second élément est la remise en question du statut de Hong-Kong en 1995. Aujourd’hui, des émissaires sillonnent le monde à la recherche de nouveaux « pied-à-terre » pour leurs investissements. Pour l’instant, les capitaux restent à Hong-Kong, mais ils pourraient être transférés relativement rapidement si le bail n’était pas renouvelé. Ils 13. « Mon idée du développement » sont donc demandeurs de projets d’investissement importants, car ils ont peur qu’à terme la Chine fasse une razzia sur leurs capitaux, et ils sont donc intéressés par les possibilités offertes par la Nouvelle-Calédonie. Ce projet, c’est donc Népoui port franc, petite place financière, port international avec une ville industrielle et commerciale à l’intérieur d’une zone sous douane. Pour nous, c’est intéressant pour le développement du Territoire. Les investisseurs seront à coup sûr d’accord pour construire des unités de production, comme des usines d’assemblage de montres, de voitures, ou encore des complexes agroalimentaires à l’intérieur de la zone. Et toujours dans le cadre de ce projet, il y a même des Français qui sont intéressés par notre situation et par les relations que nous serons amenés à développer avec les pays de la région Asie-Pacifique. C’est donc une idée qui a beaucoup d’atouts pour réussir. Népoui constituera une place financière qui créera du travail. C’est comme cela que je conçois la chose. Le projet de Népoui doit donner un coup de fouet à toute l’économie du Territoire. 30 J. – Combien de personnes vivront à Népoui ? 5 000 ? 20 000 ? J.-M. T. – Au départ, nous tablons sur l’ancien projet qui prévoyait 20 000 personnes, mais cela dépendra de l’attrait qu’aura cette ville sur nos compatriotes. 30 J. – Combien de chances donnez-vous à ce projet ? J.-M. T. – Je vous dirai cela le 31 octobre. C’est seulement à cette date que les intéressés donneront des éléments de réponse… Personnellement, je leur ai dit que je serais content d’inclure dans le premier plan triennal l’idée de Népoui port franc… Je leur ai demandé de me faire des propositions au 31 octobre, pour que lors de la session budgétaire je puisse faire des propositions à l’Assemblée territoriale dans le cadre de la présentation des objectifs du plan triennal. 30 J. – Et vous êtes prêt à leur donner toutes les garanties sous réserve de cette « irrigation » pour le Territoire ? J.-M. T. – Les risques financiers, ce sont les investisseurs qui les prennent. Il y a 14 000 hectares qui sont réservés pour Népoui qui appartiennent au Territoire. J’ai commencé la discussion avec les gens de Poya et des environs. J’ai de bonnes raisons de penser que cela devrait aboutir… 15. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie* Dans cet entretien essentiel à la compréhension de sa pensée, Jean-Marie Tjibaou dresse le bilan de la revendication culturelle kanak dont il a été l’un des principaux animateurs depuis plus de dix ans. Le maître d’œuvre de Mélanésia 2000 (1975) nous livre ici l’une de ses méditations les plus approfondies sur la confrontation de la civilisation kanak avec l'Occident qui, rappelle-t-il, a toujours pris en Nouvelle-Calédonie le visage de la colonisation. A quelques mois de la création du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste) et du « boycottage actif » des élections territoriales de novembre 1984, Jean-Marie Tjibaou mesure les limites d’une reconnaissance purement culturelle : la revendication d’identité n’est qu’une étape sur le chemin d’une libération dont il se montre finalement convaincu qu’elle sera d’abord politique. — Vous avez été, il y a quelques années, à l’origine de la première grande manifestation publique illustrant la renaissance de la culture mélanésienne en Nouvelle-Calédonie et vous êtes aujourd’hui l’un des principaux responsables politiques de ce pays. Votre combat politique at-il été parallèle à votre combat pour la reconnaissance de la personnalité culturelle kanak ? J.-M. Tjibaou – Mélanésia 2000, la manifestation à laquelle vous faites allusion, a été l’aboutissement d’une prise de conscience, le résultat d’une crise d’identité. Niés par le système (scolaire, économique, social) dans leur humanité, dans leur hiérarchie et jusque dans leur espace, les Kanaks l’ont conçue comme la revendication d’une reconnaissance, le refus à la fois du masque blanc et de la subordination. Le Gouvernement central a pu penser à une opération de récupération. Les autorités conservatrices locales ont accepté le projet, non sans méfiance, puisqu’il s’agissait d’un projet officiel. Les blocages — historiques et psychologiques, plus que culturels — ont rendu la petite bourgeoisie plus * Cet entretien, réalisé en mars 1984 par Jean-François Dupon, chercheur à l'ORSTOM à Nouméa, a été publié dans un numéro spécial de la revue Ethnies (n° 8-9-10, « Renaissance du Pacifique », pp. 76-80), éditée par l'association Survival International à Paris, en 1989. 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie hostile à la manifestation. Quant aux Mélanésiens, ils étaient partagés. Mon parti était contre ce qu’il considérait comme un projet de l’Administration coloniale. Les autres tendances aujourd’hui regroupées dans le Front hésitaient, mais elles participèrent. Dans le contexte politique d’une interruption des discussions sur le statut, conduites à Paris, dans le contexte social de l’absence des Mélanésiens de tout poste de responsabilité et de leur faible intégration scolaire, l’opération, bien couverte, eut un impact important. Pour la première fois, deux mille Mélanésiens déplacés à Nouméa y revendiquaient ouvertement leur identité. — Quelles ont été les étapes déterminantes de votre action et quelles étapes envisagez-vous pour que l’on passe d’une reconnaissance à une véritable renaissance de la culture mélanésienne ? J.-M. T. – On peut dater concrètement les débuts de la reconquête de la fierté, de la personnalité, au « Mouvement pour un souriant village mélanésien », né dans la seconde moitié des années 1960, à l’instigation des femmes de la zone suburbaine de Nouméa, notamment Madame Pidjot, femme du député de la première circonscription, récemment disparue. Il s’agissait en premier lieu de lutter contre l’alcoolisme. La reconquête de leurs maris par les femmes devait passer par une amélioration de l’habitat et de ses abords. Retrouver le respect de soi, la conscience de son appartenance à un groupe, nous semblait devoir emprunter cette démarche qui peut paraître naïve. De là, nous allâmes plus loin, étendant notre action et proposant la seconde étape : de la fierté retrouvée à la culture retrouvée. C’est ainsi qu’est née l’idée de Mélanésia 2000, fortement appuyée par la Direction de la Jeunesse et des Sports d’alors. Mais il est juste de dire que cette étape importante avait été préparée par l’action des étudiants kanak après 1968. Même si les petits journaux, les manifestations de groupe, tels que celui des Foulards Rouges, étaient l’écho d’une revendication mondiale, cette action fut orientée sur place vers des problèmes assez spécifiques pour troubler à la fois la quiétude de l’ordre colonial, et préparer les esprits à accepter Mélanésia 2000. Depuis, les prises de position politiques successives pour l’indépendance ont renforcé la recherche de l’identité revendiquée au niveau humain, spatial et institutionnel. Et puis, il y a eu plus récemment la reconnaissance du droit du peuple kanak à l’indépendance, formulée par le Parti socialiste, les prises de position exprimées lors des dernières réunions du Forum du Pacifique. Les ordonnances, enfin, ont sanctionné la reconnaissance par le Gouvernement du fait autochtone et de l’injustice subie. Cette reconnaissance, concrétisée par la création de 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie dispositifs tels que l’Office culturel, scientifique et technique kanak, l’Office foncier, ouvre la porte à la renaissance culturelle des Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie. — On parle aujourd’hui beaucoup de coutume en NouvelleCalédonie. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’on entend par là ? Cette référence, au-delà de l’utilisation politique qui en est faite, garde-t-elle une signification profonde pour l’ensemble des Kanaks, malgré la colonisation et le changement des genres de vie ? Comment entendezvous faire participer ce concept à la reconstruction du patrimoine de votre peuple ? J.-M. T. – Dans le contexte actuel, le terme de coutume, qui est général, dépréciatif et ambigu, est surtout repris par commodité, mais toujours pour exprimer la différence. Je rappellerai qu’il a été forgé par les Européens pour désigner globalement ce qui faisait partie du monde mélanésien, kanak, et ne les concernait pas. A cela les Kanaks ont répondu en donnant du terme de coutume une autre interprétation : ce qui nous distingue des Blancs, du monde technique, économique et commercial qui est le leur et dont ils nous dénient l’accès, nous est étranger. Dès lors, la coutume devient refuge. D’où le propos d’un Kanak : « Dans la coutume, je suis quelqu’un, en ville je ne suis rien », ce qui signifie aussi que la coutume, à côté de traits matériels distinctifs, est aussi l’ensemble des institutions spécifiques des Mélanésiens, qui leurs sont propres, les définissent et les valorisent comme hommes, les authentifient à leurs propres yeux plus que ne sauraient le faire les actes administratifs instaurés et imposés par les Blancs. Il se trouve que ce qui confère de la valeur et de l’importance aux Européens dans leurs sociétés ne correspond pas à ce qui valorise l’individu dans les nôtres. Chez eux, « plus tu as, plus tu dois donner pour être » aux yeux des autres comme de toi-même. Il s’ensuit qu’il nous est impossible de considérer comme des valeurs ce qui constitue le fondement de vos sociétés, car ces notions sont destructrices pour les nôtres. Force nous est, pour nous adapter au monde, de considérer l’économie, non comme une fin en soi mais comme une technique. L’accumulation, l’épargne, la capitalisation, l’investissement, l’expansion, la croissance et leurs corollaires, l’efficacité, la rentabilité, nous ne pouvons les utiliser comme des techniques. Nous avons conscience de venir d’ailleurs et d’être poursuivis par cet ailleurs qui constitue l’ensemble de nos références. Or, le système colonial a fait des Kanaks, non seulement des étrangers méprisés et spoliés dans leur propre pays, mais des hommes qui ne devraient plus être identifiés que par les critères économiques, les biens 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie de consommation. C’est un système très primitif!… auquel nous préférons l’identification par la personnalité coutumière. On nous objectera peut-être que d’autres pays du Pacifique qui furent colonisés ont conservé certaines pratiques matérielles de la coutume plus que nous ne l’avons fait. Il s’agit souvent en fait de protocoles, de manifestations isolées de leur contexte et qui ne nous paraissent pas encore décolonisées puisqu’elles confinent au folklore ou restent considérées comme telles, alors qu’on [les Kanaks] demeure dans le même temps attaché, par exemple, aux pratiques introduites marquant les étapes de l’existence. C’est dans sa globalité que le coutume doit donner un sens à l’homme mélanésien. — La décolonisation a suscité dans le Pacifique Sud la naissance d’un fort sentiment de solidarité régionale, qui s’exprime de multiples façons. Quelle est, dans ce contexte, la signification d’une manifestation telle que le Festival des Arts du Pacifique ? Et si nous essayons d’aller plus loin… Une culture s’identifie au monde non seulement par son originalité mais par sa part d’universalité. Comment envisagez-vous de concilier les responsabilités culturelles de la coutume kanak avec cette exigence d’internationalisme ? J.-M. T. – Des manifestations comme le Festival des Arts du Pacifique peuvent en effet aider à faire jouer à la culture kanak le rôle de toute culture par son apport au patrimoine universel. Mais pour l’heure, nous sommes interpellés par des faits qui soulignent l’effort restant à faire en amont de la reconstruction de notre culture. C’est le chômage, par exemple, qui empêche nos jeunes de faire l’apprentissage du travail pour devenir des hommes. Dans le système actuel, les écoles sont les seuls chemins conduisant à la vie d’adulte. La reproduction scolaire poursuit un seul but : l’accès au salaire, au revenu monétaire, dont on a fait une fin et en l’absence duquel, inutilisable, inutilisé, inutile, l’homme est nié. Or le concept d’homme est lié à la manière d’initier l’individu à la connaissance, à la vie ; et au-delà, il se rattache au concept de développement. Un de nos problèmes immédiats est donc celui-ci : comment, partant d’une redéfinition des programmes et de la finalité de l’école, déboucher sur un développement humain, intégrant l’homme et pas seulement l’homo economicus, le salarié ? — Comment envisagez-vous l’intégration de nouvelles formes d’expression artistique par la culture mélanésienne ? Favoriser le développement d’une littérature kanak de langue française, par exemple, vous paraît-il possible et souhaitable ? 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie J.-M. T. – La situation actuelle que vivent les Mélanésiens de NouvelleCalédonie est une situation de transition, marquée par beaucoup d’hésitations. Les éléments de la modernité sont là, mais nous manquons de modèles intégrant le traditionnel et le moderne. C’est donc le temps du débat entre l’option pour la modernité et la peur de perdre son identité. Ce débat sera long et il nous faudra surmonter cette contradiction. La symbiose entre le traditionnel et le moderne s’opère en effet par la force des choses. Les nouvelles formes d’expression la réalisent par l’intégration du matériel. Les sons sortent de la guitare, mais c’est pour accompagner des thèmes poétiques ou contemporains spécifiquement mélanésiens. De même, les manous (pagnes), les sifflets de rythme, les peintures et poudres décoratives, l’harmonica et les tambours utilisés aujourd’hui dans nos danses, nos pilous, matérialisentils cette intégration de la modernité, de l’extérieur. Nous intégrons, de manière peut-être moins nette, les éléments de cultures environnantes dans notre chorégraphie. Enfin, il y a l’utilisation du matériel linguistique, français, et d’ailleurs aussi anglais, dans les poèmes et les chants, en concurrence avec des emprunts faits aux autres cultures océaniennes. On peut dire qu’il y a mouvement, et mouvement historique, de la société mélanésienne pour reconquérir une identité nouvelle construite sur la base de sa tradition, mais à travers la mobilisation d’éléments matériels d’emprunt et l’utilisation des stéréotypes de la culture universelle proposés aujourd’hui surtout par les médias. L’hésitation qui persiste résulte essentiellement du fait que nous manquons encore de chantres de la culture mélanésienne pour nous proposer des modèles nouveaux, des créations artistiques de grande ampleur, propres à susciter la réflexion, à provoquer la prise de conscience des possibilités et à déclencher le mouvement créatif. Il existe toutefois des essais, encore timides, surtout dans la chanson, et aussi dans les domaines de la peinture, de la sculpture, de la danse, de l’expression théâtrale. On doit sans doute espérer une recrudescence de créations poétiques et littéraires, définissant les modèles d’une inspiration fondée sur la tradition kanak mais adaptée à l’environnement contemporain des Mélanésiens, celui de la ville. Tout autant que le salaire, l’acculturation dans ce nouveau contexte est vitale. Mais est aussi vital le besoin de se créer un environnement culturel où la modernité soit intégrée dans le souffle venu des ancêtres et sans lequel il ne peut y avoir de ressourcement. 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie — Quel sera le rôle des organismes culturels et scientifiques déjà existants ou récemment mis en place (Institut culturel mélanésien, Office culturel scientifique et technique kanak) ? J.-M. T. – Parmi les offices qui ont été créés, l’Office culturel mélanésien, dont c’est la vocation, peut sans doute contribuer à ce que les objectifs qui viennent d’être définis soient atteints. Mais on ne doit pas perdre de vue, à cet égard, l’importance du rôle de l’Office foncier. L’action de cet office doit permettre la réappropriation par nos clans de nos terres, de leurs territoires traditionnels, de leurs lieux culturels et tabous. On en conçoit l’importance, si l’on se souvient que le système hiérarchique ne peut fonctionner que si une référence spatiale effective correspond à la définition qu’en fournit le discours à travers la tradition97. Les disputes entre clans qui surgissent aujourd’hui dans le cours du processus de réappropriation du Territoire, résultent d’abord du fait que la tradition qui, à la base de notre culture, établissait le lien organique de nos sociétés à l’espace, s’est trouvée bousculée au niveau de cet espace par la spoliation foncière qui a accompagnée la colonisation. La restauration de nos droits fonciers apparaît donc comme un prérequis de celle de notre culture. Cela dit, quel va être le rôle de l’Office culturel mélanésien ? Il va d’abord poursuivre le recensement du patrimoine, qui est aujourd’hui le travail le plus important qu’il a entrepris. L’UNESCO, le CNRS, l’ORSTOM98 vont être sollicités pour participer sur le terrain au recensement de ce patrimoine, qui s’impose d’urgence. Il s’agit aussi bien des formes matérielles que de la tradition orale, des pratiques coutumières et magiques, dont l’intérêt s’estompe dans l’environnement urbain, alors qu’elles sont le tissu profond de notre personnalité. Pour que les éléments dispersés et menacés d’oubli de la personnalité mélanésienne soient ainsi recensés, il faut une volonté politique au sens le plus large et des objectifs clairs. Le schéma d’identification par rapport à la tradition doit être assez net pour permettre aux Mélanésiens de se (re)construire une personnalité qui leur soit propre, mais dans le cadre de leur environnement actuel. 97. Jean-Marie Tjibaou fait ici allusion au système politique kanak traditionnel, qui définit l'identité de chaque lignage par référence à un site d'habitat dont le prestige est proportionnel à l'ancienneté (NDE). 98. Organisme de Recherche Scientifique et Technique d'Outre-Mer, qui possède un centre à Nouméa (NDE). 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie La seconde responsabilité de l’Office culturel mélanésien est le patronage du Festival des Arts du Pacifique99. J’essaye, pour ma part, d’insuffler l’idée que cette manifestation doit comporter deux aspects : l’indispensable coup de projecteur sur la culture traditionnelle sans doute, mais, en même temps, une autre facette, qui illustre nettement l’expression des Océaniens dans le contexte contemporain. Cela suppose des créations artistiques de nature à mettre en lumière leur vécu actuel, c’est-à-dire leurs revendications (culturelle, politique, économique), leurs angoisses à tous les niveaux, face à la vie comme face à la mort. Je veux dire par là que les Océaniens, une fois assurés des formes classiques de réponse de leurs cultures traditionnelles, qui les confirment dans leur sentiment de continuité, de permanence, ont besoin de nouvelles réponses, adaptées à leurs nouvelles conditions de vie, mobilisant les techniques nouvelles d’amplification. Plus concrètement, le discours des Océaniens et sur les Océaniens, donc de notre peuple et sur lui, doit être aujourd’hui projeté tout naturellement dans les médias pour que nous puissions continuer à nous retrouver, rester de la sorte à l’aise avec nous-mêmes, valoriser enfin notre identité par la création. L’objectif principal de l’Office culturel mélanésien pour 1985 se situe dans la continuité du Festival. Il va s’efforcer de tirer le meilleur parti du patrimoine recueilli à cette occasion. Les nombreux groupes constitués vont prolonger et valoriser les acquis de cette manifestation. Les nouveaux centres culturels de Nouméa, de Hienghène, serviront de cadre à ces activités. — Dans le prolongement des questions précédentes, nous voudrions vous poser une question d’ordre pratique : comment envisagez-vous la solution des problèmes concrets posés par la reconstruction et la diffusion de la culture kanak ? J.-M. T. – La reconstruction culturelle est un tout. La tâche des divers services relevant de l’action culturelle doit être de réfléchir, d’aider à réfléchir, pour intégrer la culture dans la vie, et notamment pour aménager l’espace, le cadre d’existence, en fonction du développement harmonieux des habitants, de la plus grande qualité de vie. L’aménagement du territoire obéit cependant aussi à des impératifs matériels. Considérez la dualité de l’espace dans la Nouvelle-Calédonie 99. Ce festival, qui devait se tenir à Nouméa fin 1984, fut annulé en raison des « événements » et eut lieu en 1985 à Papeete (Tahiti) (NDE). 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie actuelle100. Il faut essayer d’imaginer les solutions possibles pour triompher de l’irréductibilité des deux espaces qui s’y opposent. S’il n’est pas possible d’organiser la ville pour intégrer la tribu, tentons d’organiser le pays pour réaliser l’intégration simultanée de la ville et de la tribu. L’idée est celle-ci : on subventionne dans les villes les éléments qui contribuent à la qualité de la vie, terrains de sports, espaces de jeux, piscines, parcs… Pourquoi ne pas prendre en compte l’activité des travailleurs qui, en milieu rural, procurent des éléments de la qualité de vie par la fabrication de nattes, de paniers, la préparation de la monnaie traditionnelle, l’élaboration et l’exécution de discours, de chants, de danses. Ils participent, ce faisant, à ce concept d’un développement qui irait au-delà du simple bien-être procuré par les objets matériels obtenus grâce au salaire. L’argent moderne doit aider à la fabrication de l’argent traditionnel. Ces activités, l’aménagement de cases, l’amélioration du cadre dans les tribus, pourraient être rétribuées par des prises en charge non monétaires, des exonérations (sur le transport, par exemple, pour faciliter la mobilité et les échanges). Ces questions font l’objet d’une réflexion pour l’adaptation d’un budget, celle du plan. Donc, reconstruction de la culture, oui, mais d’une culture intégrée à un aménagement d’ensemble du cadre de vie, des services, et qui leur impose un style pour le mieux-être de tous. — La vie en milieu urbain, qui est le lot d’un nombre croissant de Mélanésiens, de Polynésiens et de Micronésiens, est en contradiction avec beaucoup de valeurs traditionnelles des sociétés du Pacifique (attention portée aux rythmes de la nature – partage – échange – convivialité – attitudes communautaires) qui y définissent la qualité de la vie. Comment concilier l’existence inévitable de la ville et de ce que l’on appelle ici par opposition « la brousse » ou « l’intérieur et les Îles » ? J.-M. T. – Avec ses avantages, mais aussi ses contraintes, le milieu urbain est certes étranger à la société mélanésienne traditionnelle. L’anonymat, la lutte quotidienne pour se faire reconnaître, obtenir une place, occuper une situation, voire survivre, sont inconnus dans nos sociétés rurales. En venant en ville, les Mélanésiens savent qu’ils devront affronter des références nouvelles, celles de la société industrielle : l’efficacité, la rentabilité, la programmation rigoureuse des actes, et aussi l’individualisme et la solitude, en contradiction avec la facilité illusoire de la communication et des échanges. 100. Jean-Marie Tjibaou évoque ici l'opposition entre l'agglomération urbaine de Nouméa, dominée par la population blanche et la « brousse » (l'intérieur de la Grande Terre et les îles Loyauté), espace rural à majorité kanak (NDE). 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie Ces contraintes s’introduisent dans la tribu, en milieu rural, dès qu’elle comprend des salariés, et elle se trouve alors, elle aussi, entraînée dans le mouvement, dans le partage d’un autre système de « valeurs ». Comment composer avec ce bouleversement, rester nous-mêmes en étant à l’aise dans ce nouveau cadre, tel est notre problème. Or il faut se rappeler, pour comprendre notre malaise et nos aspirations, que nous ne sommes pas encore décolonisés. Nous percevons toujours l’environnement non kanak auquel on nous demande d’adhérer, non seulement à travers les aliénations foncières, mais aussi à travers l’obstacle des examens, les rigueurs de la gestion, les règles froides de l’économie. Ce monde « moderne », que nous n’avons pas encore exorcisé, continue à porter la marque d’une colonisation qui nous diminue, qui nous châtre. La persistance de l’amnésie organisée de la réalité kanak, le refus de la reconnaissance des métissages, la négation des vestiges le montrent bien. Le système colonial a fait des Kanaks des anonymes. Nous ne sommes pas devenus marginaux par hasard, ou par simple refus passif. Si je peux aujourd’hui partager avec un non-Kanak de ce pays ce que je possède de culture française, il lui est impossible de partager avec moi la part d’universel contenue dans ma culture. La conciliation de la ville et du milieu rural passe donc par la reconnaissance de la personnalité mélanésienne et la restauration complète de nos valeurs. — L’histoire récente a fait confluer en Nouvelle-Calédonie, terre mélanésienne, plusieurs cultures étrangères. Comment concevez-vous la coexistence de ces cultures et de la culture originale ? Pensez-vous qu’il faille cultiver les différences au nom du passé, rechercher le syncrétisme ou bien, comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss, essayer de « préserver la diversité des cultures sans référence au contenu historique que chaque époque lui a donné »101 ? J.-M. T. – Les cultures étrangères, les Mélanésiens les trouvent surtout à la ville, sous leur forme plus diversifiée. Mais elles font partie de la transformation culturelle générale qu’a connue notre pays : la langue française, le système logique français, sont enseignés dans les écoles et tous les enfants scolarisés, mélanésiens et non mélanésiens, sont investis par ce système. Pour être intégrable, un système étranger doit avoir affaire à une personnalité « positionnée » sûre d’elle-même, de son propre système de références. Dès lors que ce sera le cas pour les Mélanésiens de ce pays, 101 C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », p. 85 (1ère éd., Unesco, 1952 ) (NDE). 14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie ils pourront faire face, intégrer le meilleur d’un système différent par rapport auquel il leur faut d’abord se programmer pour se re-situer. La maîtrise du français, langue de communication internationale, est sans doute un avantage. Mais pour l’utiliser, les Mélanésiens n’ont pas pour autant à devenir des Français noirs. Ils doivent, au contraire du reste du monde, être des hommes fidèles à leur inspiration et à leur mode de vie, mais capables d’utiliser les moyens contemporains de l’école et des médias, intégrer les apports des autres cultures pour affirmer leur propre personnalité. Entre la recherche de l’identité et l’acquisition des éléments culturels étrangers qui font partie de la vie quotidienne, définissent la position de l’individu dans le nouvel environnement, le va-et-vient, la dialectique sont constants. Mais constante aussi doit être la crainte de se perdre, de renoncer à son identité. C’est une sécurité, un repère, un garde-fou dont l’usage vaut pour les Mélanésiens décidés à intégrer les apports étrangers comme pour les autres hommes placés dans la même situation, confrontés au même choix. Observant ce qui se passe dans mon pays, j’ai d’ailleurs acquis la conviction que l’osmose culturelle impliquait une certaine fixité, un contact prolongé non seulement des systèmes, mais des individualités en présence, vivant ensemble. Mais, en deçà des affinités qui forgent le partage des cultures, se situe le préalable d’une reconnaissance explicite de la personnalité de chacune. La prépondérance de la langue de colonisation n’est un moindre mal que si elle est utilisée par la personnalité locale pour s’affirmer et se faire reconnaître. Or aujourd’hui, en Nouvelle-Calédonie, les médias, l’école, illustrent la nécessité de faire d’abord de notre revendication culturelle une revendication nationale. Le lieu privilégié de chaque langage est le foyer national auquel ces langues s’identifient. Force est de constater que la personnalité culturelle mélanésienne ne pourra atteindre sa vraie dimension que si la société mélanésienne a la capacité de maîtriser son destin. Les offices sont des cadeaux utiles, de bons outils, mais construiton une personnalité avec des outils ? III. - KANAKY EN MARCHE (novembre 1984 - février 1986) Après le 18 novembre 1984, rien ne sera plus jamais pareil en NouvelleCalédonie. L'ampleur de la contestation, par les Kanaks, des institutions françaises a établi un nouveau rapport de forces, faisant d'un coup du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak Socialiste, qui remplace le Front indépendantiste) un interlocuteur incontournable. Barrages, attaques des gendarmeries, harcèlement des colons et, en retour, massacre d'indépendantistes à Hienghène, « neutralisation » définitive d'Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro par le GIGN, etc., beaucoup de morts de part et d'autre ont porté à son comble la tension sur l'archipel. Dans ce climat de violence, des négociations sur l'avenir du Territoire sont engagées par Edgar Pisani, et moins d'un an plus tard un nouveau statut est adopté. Les indépendantistes obtiennent d'importants pouvoirs régionaux, mais l'avènement de Kanaky, qui en janvier 1985 pouvait leur sembler tout proche, est ajourné. Le gouvernement socialiste transmettra en mars 1986 ce dossier encore brûlant à ses successeurs. Cette irruption des indépendantistes kanak sur la scène internationale a donné à leur leader un large accès aux médias du monde entier. Ses innombrables prises de parole durant cette année décisive renvoient chacune à une action ou à un événement politique. Mais Jean-Marie Tjibaou, au-delà des circonstances, approfondit sa réflexion sur l'identité nationale, dans la perspective de l'émergence d'un État kanak indépendant. 16. Veillée d'armes* Deux semaines avant les élections territoriales du 18 novembre, Jean-Marie Tjibaou rappelle les consignes lancées par le FLNKS. Il s’agit de s'opposer manu militari au bon déroulement du processus électoral et par là de faire échec au nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie que le secrétaire d’État aux DOMTOM, Georges Lemoine, vient de faire adopter par l’Assemblée nationale. A l’occasion de ce dernier congrès de l’Union calédonienne avant le déclenchement de la révolte kanak, Jean-Marie Tjibaou recourt à une rhétorique anticolonialiste aussi résolue que classique. Cherchant à resserrer les rangs de son parti et à mobiliser les militants, il pose comme préalable à toute discussion avec le gouvernement français l’accès du peuple kanak à l’indépendance. Camarades! Merci d’être là. Je le dis avec une certaine émotion. J’ai dit tout à l’heure : Il y a les Vieux, le Vieux Pidjot, le Vieux Lenormand, le Grand Chef qui sont ici. Hilarion était là tout à l’heure pour nous faire le discours, pour accueillir les délégations devant la case. Lui aussi fait partie de ces Vieux-là. Merci d’être là, pour leur dire que le combat qu’ils mènent n’est pas un combat perdu. Vous auriez pu ne pas être là. Et votre absence aurait signifié à tous ces gens, qui ont combattu depuis la première heure, qu’ils font fausse route. Parce que tout ce qu’on entend aujourd’hui, c’est pour dire, nous dire que l’Union Calédonienne est en train de faire fausse route. Il y a un bateau plein de Bélep102 qui est venu. Merci aux gens de Bélep. Merci aux gens des Îles parce que c’est loin Touho, quand il faut venir des Îles jusqu’à Nouméa, puis faire des kilomètres jusqu’ici... Je pense que c’est au pied du mur que l’on voit le maçon. Les gens qui disent : « C’est comme ça qu’il faut mettre les agglos, c’est comme ça qu’il faut mettre le fil à plomb, c’est comme ça qu’il faut mettre la truelle, et quand on est au pied du mur on ne sait pas s’il faut tenir le fil ou le plomb. » Il ne sait Discours prononcé par Jean-Marie Tjibaou au XVe Congrès de l’Union Calédonienne (Touho, 1-4 novembre 1984). 102 Ile de l'extrême nord de la Nouvelle-Calédonie (NDE). * 15. Veillée d'armes pas comment tenir la truelle et il se sauve au moment de mettre en pratique les discours que l’on tient depuis des années. On se bat pourquoi ? On se bat pour l’Indépendance. L’Indépendance c’est notre nom : c’est le nom des Kanaks. Et c’est ça qui fait peur, et c’est pour ça qu’il y a la haine sur les Kanaks. Il y a la haine encore plus grande sur les Européens qui se battent pour cette cause. L’Indépendance c’est notre nom. Et quand on salit l’Indépendance, on salit notre nom, on salit notre visage. Et vous êtes là pour dire qu’il faut arrêter de nous salir, de salir notre nom, de salir notre visage. Nous voulons l’Indépendance aujourd’hui. Je dis cela pour introduire la chose, qui aujourd’hui fait peur : le boycott des élections. C’est cela être au pied du mur. C’est cela, dire, faire, mettre en pratique ce qu’est l’Indépendance. L’Indépendance fait peur. Certains Kanaks ont peur, même s’ils n’ont pas d’armes, ils n’ont pas de fusils. C’est pour ça aussi que nous sommes méprisés, que nous sommes menacés, parce que l’Indépendance veut dire « Ici c’est le pays des Kanaks ». La souveraineté des Kanaks, la souveraineté de ce pays appartient aux Kanaks et à personne d’autre. Lemoine n’a pas à nous dicter avec qui on doit faire l’Indépendance car l’Indépendance c’est notre patrimoine. C’est comme quand vous avez votre figure. Vous pouvez laisser la barbe ou la moustache, vous raser ou mettre de la peinture dessus. C’est votre problème. Ça vous appartient. L’Indépendance, c’est la souveraineté qui nous appartient, que l’on revendique. Mais c’est à nous de dire le calendrier pour l’Indépendance, parce que c’est notre patrimoine. Je le répète, merci d’être là pour soutenir ce combat, pour soutenir ceux qui ont soutenu ce combat depuis toujours. Je dirai un petit mot : pourquoi, aujourd’hui, après avoir dit « il faut voter », on dit « on ne vote plus » ? Je crois que c’est nécessaire de le redire, parce qu’hier, il y avait des élections à la Chambre d’Agriculture. On n’a pas assez expliqué. Mais pour les élections, nous dirons « Votez pour l’Assemblée nationale kanak. » La prochaine Assemblée, c’est toujours l’Assemblée territoriale. Nous irons voter pour l’Assemblée territoriale kanak, l’Assemblée nationale kanak. Nous allons aussi, comme il a été dit à la Convention du FLNKS103, élire nos représentants à la Convention Nationale. Nous allons aussi rassembler le Congrès du FLNKS le 1er décembre pour désigner notre Comité de gestion ou d’orientation ou d’animation du mouvement indépendantiste que nous appelons gouvernement provisoire. Mais nous disons bien que désormais les votes organisés par le gouvernement 103. Front de Libération Nationale Kanak Socialiste, créé à Nouméa en août 1984, en remplacement du Front indépendantiste (NDE). 15. Veillée d'armes français, sans notre accord, ces votes-là ne verront plus notre participation. C’est bien clair ? Parce qu’il y a encore beaucoup de gens que j’ai rencontrés encore hier, des gens de l’Union calédonienne qui demandent : « Comment on fait le 18 ? On vote pour qui ? On n’a pas de liste, pour qui on va voter ? » L’Union calédonienne a déjà dit qu’elle ne participe pas aux élections, ça veut dire, elle ne fait pas de liste. Le FLNKS ne fait pas de liste, et tous les militants ne votent plus. Ils voteront le jour où l’UC ou le FLNKS appelleront à voter sur l’acte d’autodétermination, le référendum de Lemoine. Vous connaissez les questions qu’il pense poser en 89 ? Vous avez entendu à la radio ou peut-être à la télé. La première : « Êtes-vous satisfaits du statut actuel ? » L’UC dit : « Question périmée ». C’est dépassé, l’autonomie : nous sommes indépendantistes. Est-ce que vous êtes satisfaits du statut d’autonomie ? Pour nous, c’est déjà dépassé cette question. Deuxième question, qu’il pense poser en 89, ça c’est ce qu’il a dit à l’Assemblée nationale française : « Est-ce que vous voulez un statut plus évolutif, plus évolutif que le statut d’autonomie ? » Pour nous aussi, c’est une question périmée. Périmé, tout le monde sait ce que ça veut dire. C’est un manou qui est vieux et sale. Question périmée. Troisième question : « Voudriez-vous que le pays devienne indépendant ? » Ça veut dire que cette question-là, nous la refusons déjà aujourd’hui. Nous revendiquons l’Indépendance kanak, kanak et socialiste. Mais d’abord Indépendance kanak. Nous disons que l’Indépendance c’est notre patrimoine, c’est le Pays kanak et il y a encore des hommes sur le Pays kanak. Vous, vous êtes là pour rappeler qu’il y a encore des hommes, parce qu’il y en a qui se sont sauvés, qui sont déjà d’accord avec Lemoine en 89 pour dire « l’Indépendance pour tout le monde ». Ça veut dire perpétuer le système actuel. Nous, nous refusons et en 89 si ces questions sont posées : « Voulez-vous que ce pays devienne indépendant pour tout le monde ? », ça veut dire que les Kanaks c’est un groupe au même titre que les Wallisiens, les Martiniquais, que n’importe quel groupe. Nous revendiquons la primauté dans ce pays parce que c’est notre pays ; nous ne revendiquons pas l’indépendance de la France, de la Martinique, de Tahiti, de Wallis et d’ailleurs ; nous revendiquons l’indépendance du pays kanak ; c’est nous les Kanaks. Nous revendiquons la primauté dans ce pays kanak et nous demandons l’appui de tous ceux qui sont contre le colonialisme, tous ceux qui sont contre le système colonial. On va décréter pendant ces deux jours, pour que ce soit bien clair que le 18, premier point, il n’y a pas de listes dans lesquelles il y a l’UC. Les gens de l’UC qui sont dans les listes, nous l’avons dit au Comité 15. Veillée d'armes directeur de Touho, s’excluent d’eux-mêmes : ils ne font plus partie de l’UC. C’est bien clair. [...] Il n’y a pas d’UC sur aucune liste. Nous ne voterons plus et nous voterons le jour où on devra se prononcer sur l’acte d’autodétermination. Sur ce point, nous aurons l’occasion de revenir tout à l’heure, dans les jours qui viennent, pour s’expliquer encore là-dessus. Mais je voudrais qu’il soit bien clair, c’est un peu ce que le Secrétaire général [Eloi Machoro] m’a demandé de dire, que de ce congrès sorte notre détermination pour faire échec le 18 à la nouvelle assemblée. Il faut qu’à ces élections, les résultats soient nuls chez nous. Les gens de Bélep ne peuvent pas se mobiliser pour fermer la mairie de Nouméa. Mobilisezvous chez vous pour que les résultats soient nuls. Pourquoi ? Pour que le Gouvernement soit mis devant la responsabilité, soit de mettre quand même une nouvelle assemblée ou d’annuler les résultats des élections. Nous, nous nous battons pour qu’il n’y ait plus d’élections, pour qu’il n’y ait plus d’autre assemblée que l’Assemblée nationale kanak. Nous, nous nous battons pour l’Assemblée nationale kanak. La prochaine assemblée, nous la boycotterons également. Même chose pour les assemblées de pays. Nous, Hoot ma Waap104, il faudra faire échec à ce « conseil de pays », parce que dans ce conseil de pays, il y a les représentants des municipalités ; si nous n’y sommes pas, il n’y aura pas de conseil de pays. Il y aura des socio-professionnels, des coopératives, des organisations sociales, des magasins… Nous pourrons faire opposition à ces trois niveaux et empêcher qu’il y ait un conseil de pays Hoot ma Waap. Je donne cet exemple qui est valable pour le reste avec des difficultés plus grandes pour la région Sud avec Nouméa, mais c’est l’objectif : faire échec aux élections, faire échec à la mise en place du statut. Il ne faut pas oublier que le premier travail d’une prochaine assemblée, c’est de voter le budget. Pour que le budget soit exécutoire, il faut qu’il y ait l’avis du conseil de pays ou de l’assemblée des pays. L’assemblée des Pays est composée par les représentants qui viennent des six assemblées qui sont chacune d’un pays. Alors, si nous faisons échec à ça, nous pourrons aussi faire échec à l’approbation du budget, et s’il n’y a pas de budget, le gouverneur sera obligé de faire sortir le budget par décret, ou par arrêté, par décret du ministre, et ça veut dire que l’Assemblée est inapte, et nous nous battons aussi pour ça. Faire échec aux élections et ensuite faire échec à la mise en place du statut et 104. L'un des six « pays » définis par le Statut Lemoine. A chaque pays devait correspondre une région présentant une certaine homogénéité coutumière et disposant d'élus siégeant à titre consultatif dans un conseil (NDE). 15. Veillée d'armes faire échec à la mise en place des institutions ; il faudra que les gens travaillent, c’est les gens de l’Assemblée, c’est les gens du Conseil des Ministres. Il faudra qu’ils fassent les routes, il faudra qu’ils circulent. Nous boycotterons là aussi et nous leur donnons six mois ; il faut qu’au 30 juin, il n’y ait plus de statut Lemoine. Vous vous sentez forts ou vous avez peur ? Il faut qu’au 30 juin, il n’y ait plus de statut Lemoine, il faut qu’on empêche la nouvelle assemblée de travailler sur le terrain. Nous sommes sur le terrain, partout nous serons présents, nous ne sommes plus à l’assemblée, nous serons sur les routes, dans les champs, dans la mer (je dis ça pour les gens de Bélep parce qu’ils ont un bateau). Nous ferons obstacle au prochain travail du Conseil des ministres. C’est bien compris. On fait échec sur le terrain, on fait échec à la mise en place du statut, on fait échec aux élections. Ces jours-ci, le FLNKS aussi, enfin les autres camarades vont être là samedi pour discuter avec nous comment on fait. Ce n’est pas tout de dire : « On va faire… », c’est comment on fait et quand on commence. On commence maintenant, on réfléchit sur comment on fait. Voilà, c’est très important, il faut que l’on sorte d’ici, que l’on sorte de ce congrès en sachant ce qu’il faut organiser ; il faut que le 18, le résultat soit nul ou, s’il y a un résultat, qu’il ne puisse pas être entériné et, si le Gouvernement entérine, ça veut dire qu’on aura compris une fois de plus que pour eux, l’indépendance c’est eux. Lemoine a bien dit : « L’indépendance avec la France ; il faut choisir entre l’indépendance avec la France ou avec la Lybie. » Ça veut dire quoi ça ? Ça ne veut pas dire la Lybie! Ça veut dire : « L’indépendance vous l’aurez si vous faites avec la France, l’indépendance, elle est seulement possible avec la France. » Ce n’est pas cela l’indépendance! L’indépendance, pour nous, c’est le droit pour nous de choisir les partenaires avec qui nous voulons travailler ; mais si, a priori, si au préalable, comme tous ces bricoleurs qui se sont sauvés du FLNKS ou de l’UC sont en train de dire, nous avons déjà choisi, nous choisissons l’indépendance avec la France. Il faut enlever le pantalon, cela veut dire que nous ne choisissons rien. Nous acceptons que la France qui colonise, dise : « Bon, mon fils, aujourd’hui tu n’es plus un colonisé, tu es devenu indépendant, c’est moi qui commande. » Alors, le 18 : nous partons d’ici avec la ferme détermination de faire échec au 18. Pourquoi faire ? Pour obtenir l’indépendance kanak. Reconnaissons le droit inné et actif à l’indépendance ? Ce n’est pas tout de le dire, il faut le reconnaître en restituant le pays kanak. Comment vous pouvez discuter de l’accueil de M. Lenormand et des autres non-Kanaks si vous n’avez pas le pouvoir ? Qui c’est dans ce groupe qui met les tampons ? Et qui signe pour donner le droit à des gens 15. Veillée d'armes qui sont extérieurs à d'entrer dans le pays ? Ce n’est pas nous. Nous revendiquons d’abord ce droit, le droit sur l’immigration, c’est le droit d’accueil, il est lié à la souveraineté, restitution du pays kanak, restitution de la souveraineté au Peuple kanak. D’accord, à partir de là, on discute mais pas avant. Alors nous boycottons les élections pour obtenir ces discussions sur de nouvelles bases et le plus rapidement possible. Nous boycottons, nous cassons, nous empêchons que le gouvernement fasse lui-même la décolonisation parce qu’il est incapable de la faire, ce n’est pas son travail, c’est le nôtre pour obtenir tout de suite, le plus rapidement possible, la discussion sur la restitution du pays kanak aux Kanaks et le droit, pour eux, d’avoir le drapeau, d’être indépendants, et, à partir de ce moment-là d’exercer dans la souveraineté le droit d’accueil des autres. Mais ce n’est pas la France qui va nous dire : « Prenez celui-là, celui-là vous ne le prenez pas, celui-là vous allez le prendre. » Non, c’est votre propriété le pays kanak, c’est notre maison, et c’est à nous qu’appartient le droit de donner la porte d’entrée. Ça n’est pas à Mitterrand, ça n’est pas à Lemoine, c’est à personne d’autre, c’est à nous. Alors, il faut réussir pour obtenir tout de suite cette discussion. C’est bien clair ? Alors il faut être ferme. 17. « Ô Kanaky, mon pays »* Le soulèvement kanak du 18 novembre 1984 a atteint son objectif. Le processus électoral a été entravé par une forte mobilisation indépendantiste. La situation de type insurrectionnel ainsi créée rend l'avenir politique du Territoire très incertain. Le FLNKS multiplie alors les actes symboliques: après la constitution d'un « Gouvernement provisoire de Kanaky », c'est le 1er décembre à La Conception, dans la tribu d’origine du député kanak Roch Pidjot, qu'est hissé pour la première fois le drapeau indépendantiste. A cette occasion, Jean-Marie Tjibaou rappelle l’histoire des multiples révoltes kanak qui ont éclaté depuis les premiers jours de la colonisation. Il soutient que la logique d’affrontement qui secoue à l’époque la Nouvelle-Calédonie et met en péril de nombreuses vies humaines, pour désolante qu’elle soit, résulte d’une situation que les Kanaks n’acceptent plus. En 1853, notre pays a vu flotter à Balade le drapeau tricolore qui a enlevé à Kanaky sa souveraineté. Aujourd’hui, nous relevons le défi, et nous levons ce drapeau. Le vert, symbole de Kanaky, le vert du pays kanak. Le rouge, symbole de la lutte du peuple kanak, symbole de notre unité, de l’unité du FLNKS, du projet d’unité avec tous ceux qui accepteront la République de Kanaky. Le bleu de la souveraineté. Le soleil est aujourd’hui au rendez-vous, même s’il n’a pas toujours été aux rendez-vous de l’histoire du peuple kanak. Merci au soleil. Merci à nos ancêtres, d’être là. Ceux qui ont suivi péniblement le chemin de l’humiliation, des coups de pied au derrière, ceux qui ont baissé la tête, parce qu’à chaque fois qu’ils la relevaient, ils se sont faits humilier. Les revendications de nos pères ont toujours trouvé en face l’Administration coloniale et les gendarmes pour leur dire que parce qu’ils étaient kanak, ils avaient tort, quel que soit leur droit. Aujourd’hui nous disons que notre droit, il mourra avec nous. Mais tant que nous serons là, ce drapeau flottera devant le * Retranscription de l'enregistrement d'un discours de Jean-Marie Tjibaou, le 1er décembre 1984. 16. Première levée du drapeau de Kanaky ciel! Devant les pays qui ont leur souveraineté. Pour revendiquer qu’à jamais nous fassions partie du concert des nations. Je voudrais saluer nos militants, nos militants depuis toujours. Saluer les dix derniers vieux qui ont été enterrés, fusillés ensemble devant le trou creusé sous le monument, là-bas, à Pouebo105. Saluer tous ceux qui ont été emprisonnés, parce que refusant de se soumettre au gouvernement colonial ; beaucoup de chefs, beaucoup de vieux sont morts à Nouville, à l’île des Pins106, à Tahiti, en Australie. Si vous connaissez l’histoire de nos pères, vous savez que beaucoup de nos responsables sont aujourd’hui dans les cimetières, hors de chez eux. Saluer les gens qui, en 1878, ont relevé la tête dans la région qui est aujourd’hui remplie de fascistes. La mort d’Ataï107 symbolise la mort de ces héros. Il n’a pas eu la chance que nous avons aujourd’hui : pouvoir nous déplacer plus facilement, un système de communications plus moderne, et aussi peut-être le changement de mentalité de l’adversaire. Noël108 et tous les vieux qui sont morts en 1917. Ils sont nombreux ceux qui ont été chassés de chez eux. Je dirais que le plus dur n’est peut-être pas de mourir ; le plus dur c’est de rester vivant et de se sentir étranger à son propre pays, de sentir que son pays meurt, de sentir qu’on est dans l’impuissance de relever le défi et de faire flotter à nouveau notre revendication de reconquête de la souveraineté de Kanaky. Je voudrais saluer les militants qui ont été frappés. Ceux de 1969109 et d’avant ; il y en a beaucoup parmi vous, beaucoup qui ont fait de la prison. Il y a ceux qui sont morts. Il y a celui qui vient d’être tué hier d’une balle en plein front ; le front de la liberté. Je voudrais aussi que notre lutte arrive vite vers la lumière, vers la liberté. Et permettez- 105 En 1867, à Pouébo, au nord-est de la Grande Terre, à la suite d'une révolte, une dizaine de Kanaks furent exécutés par l'armée française (NDE). 106 Lieux de déportation, situés l'un à Nouméa et l'autre à l'extrème sud de la Grande Terre (NDE). 107. Ataï, héros kanak de l'insurrection de 1878. Sur cet épisode, cf. R. DoussetLeenhardt, Colonialisme et contradictions, Paris, Mouton-EPHE, 1970 (rééd. L'Harmattan, 1978) (NDE). 108. Noël Néa, du clan Goyèta, fut l'un des principaux leaders, en 1917, de la deuxième grande insurrection kanak (NDE). 109 Année des premières manifestations, durement réprimées, des indépendantistes kanak (NDE). 16. Première levée du drapeau de Kanaky moi de demander que nous puissons ensemble dire pardon aux hommes chez qui nous installons la haine à cause de la logique qui est nôtre, ce pacte pour que la souveraineté de notre peuple soit réinstallée en Kanaky. Que notre drapeau soit notre compagnon maintenant pour nous rappeler que notre lutte est politique, et que nos revendications n’ont pas pour objectif la mort, mais de se rappeler que la mort fait partie de la logique à partir du moment où la revendication de légitimité de notre peuple s’affronte à la légitimité coloniale installée par le gouvernement français. Ces deux légitimités en lutte latente constituent le fondement de la guerre, le fondement de la haine, le fondement de ce que nous ne voulons plus voir dans notre pays. Alors, nous sommes pressés que débouche la discussion sur la restitution de la souveraineté à Kanaky. Pour terminer, je voudrais vous lire un petit poème que j’ai rêvé dans la nuit. Nous avons essayé de faire un air, mais avec tous les coups de téléphone nous n’y sommes pas arrivés. Ô Kanaky, mon pays, mon pays! Mon pays, je te salue! Ton peuple souverain est fier. Ton peuple issu des terres, des tertres sacrés. Uni aux ancêtres de toujours, rassemblés par le même destin. Le regard tourné vers l’avenir. Pour proclamer face au monde, face à l’histoire, ta souveraine liberté. O Kanaky, mon pays! Vive Kanaky! » Au nom du peuple kanak, je salue l’emblème national de Kanaky et déclare constitué le gouvernement provisoire de la République de Kanaky. Que Kanaky vive! 18. « Notre identité est devant nous »* Le massacre de Hienghène (qui a coûté la vie à dix Kanaks de la tribu de J.M. Tjibaou – dont deux de ses frères – le 4 décembre 1984), l'assassinat d'Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro (le 12 janvier 1985) et la proclamation de l'état d'urgence sur le Territoire ont placé la Nouvelle-Calédonie au premier rang des préoccupations gouvernementales. Le mouvement indépendantiste a pu alors avoir le sentiment que ses revendications essentielles étaient en passe d'aboutir. En février 1985, le FLNKS a à discuter des propositions faites par Edgar Pisani110, chargé par François Mitterrand du dossier calédonien. L'entretien publié par Les Temps Modernes dans un numéro consacré à la NouvelleCalédonie – intitulé « Pour l'indépendance » – tente de préciser les positions du FLNKS quant à ce projet. Edgar Pisani y avançait l'idée d'un référendum d'autodétermination pour la fin de l'année 1985, espérant un ralliement d'une majorité de Calédoniens à l'option d'une « Indépendance en association avec la France ». Jean-Marie Tjibaou prend acte de cette avancée politique mais se montre méfiant quant à la solution proposée. J.-M. TJIBAOU – L’objectif essentiel de mon voyage, c’est la sensibilisation de l’opinion française au fait que la décolonisation est une responsabilité qui incombe au gouvernement français. Il nous faut convaincre cette opinion française que si elle s’endort sur la colonisation, la colonisation continuera. Si elle réagit, si elle est anticolonialiste, cela se répercutera au niveau des décisions politiques. En conséquence, nous disons que le problème de décolonisation qui nous concerne passe aujourd’hui par une prise de conscience du peuple français. Le problème se pose entre le peuple kanak et le peuple français. Ce n’est pas le peuple kanak qui occupe la France. C’est la France qui a envahi notre pays. En revendiquant la restitution de la souveraineté pour notre peuple, * Entretien avec Les Temps Modernes, n° 464, mars 1985. Cet entretien introduisait un numéro spécial intitulé « Nouvelle-Calédonie : pour l'indépendance ». 110 Cf. E. Pisani, Persiste et signe, Paris, Odile Jacob, 1992 (NDE). 17. « Notre identité est devant nous » la disposition de notre destin chez nous, nous interpellons le peuple de France pour qu’il agisse et réagisse par rapport à cette situation. Il nous faut donc contacter, rencontrer à travers les structures représentatives de l’ensemble du peuple français, des responsables du gouvernement, des partis politiques ou de divers groupes de pression — syndicats, associations, etc. — susceptibles de répercuter cette interpellation que nous faisons, peuple kanak, au peuple de France. Et c’est pour cela que nous avons demandé d’abord aux dirigeants politiques s’ils pouvaient nous recevoir, ensuite aux dirigeants syndicaux, et maintenant aux associations. Si l’opposition n’a pas accepté nous prenons quand même des contacts avec des personnes qui n’engagent pas leur parti. Au niveau du Parti socialiste et du Parti communiste nous avons eu de très bons contacts. Au niveau des syndicats également. Mais je tiens à dire que le mouvement qui nous donne le plus d’espoir, et surtout d’encouragements dans l’immédiat, c’est celui qu’ont suscité les derniers événements en Nouvelle-Calédonie. Nous avons aujourd’hui le soutien d’une trentaine de comités à travers la France111, et c’est encourageant. Ce qui m’a surpris, c’est cette agression verbale à l’Assemblée nationale alors que je ne suis rien du tout112. C’est plutôt leur désarroi que les gens laissent apparaître. Nous sommes victimes de la mobilisation de l’opposition face au gouvernement ; il ne faut pas qu’il y ait des brebis qui s’écartent du bercail avant les prochaines échéances électorales. Or, dans cette perspective, il est évident que c’est l’appareil qui réagit à travers les gens qui se disent gaullistes (qui, malheureusement, ont perdu De Gaulle et l’âme de De Gaulle) et qui se manifeste d’une manière tout à fait mesquine. T. M. – On a un moment envisagé, dans certains milieux, l’éventualité d’un référendum en France sur le problème de la Nouvelle111 La solidarité avec le peuple kanak s'est organisée en France, en Europe et dans le Pacifique dès la fin de l'année 1984 (NDE). 112. Jean-Marie Tjibaou s'était rendu quelques jours auparavant, en tant que simple visiteur, à l'Assemblée nationale pour assister à un débat sur la Nouvelle-Calédonie. Il fut alors violemment pris à partie, insulté et finalement sommé de quitter les lieux par des députés de l'opposition. L'éditorialiste du Quotidien de Paris, Dominique Jamet, crut bon d'abonder dans ce sens en écrivant, le 24 janvier : « Du temps de Clémenceau, six balles auraient suffi pour ce demi-prêtre. » (NDE) 17. « Notre identité est devant nous » Calédonie. Cela vous semble-t-il une éventualité plausible ? Attendriezvous quelque chose d’un appel à l’électorat français s’il devait se prononcer sur la question néo-calédonienne, comme ce fut le cas pour l’Algérie après les accords d’Evian ? J.-M. T. – Sur le plan intellectuel, pour que les gens comprennent (et sur le plan éducatif également), il aurait été plus clair que le peuple français soit interrogé et le peuple kanak laissé en dehors, comme pour l’Algérie. Nous n’aurions pas été contre cette possibilité-là. C’est exactement la thèse que nous défendons. Dans la mesure où le gouvernement français veut décoloniser, il consulte le peuple de France : veut-il ou ne veut-il pas restituer à notre peuple l’exercice d’un pouvoir qui lui appartient ? Un résultat négatif — par rapport au prochain référendum — n’enlèvera pas à notre peuple le droit à l’indépendance. Alors que pour les Français qui sont consultés, le résultat du référendum leur donne le droit de faire sécession, ce qui n’est pas notre cas. T. M. – Il semble que vous soyez extrêmement réticent vis-à-vis d'un certain nombre de propositions que formule le plan Pisani. Notamment à propos de tout ce qui tourne autour du concept d’association. Vous avez dit que pour envisager une association il faudrait qu’il y ait deux entités distinctes alors qu’il n’en existe qu’une : le gouvernement français, puisque vous n’avez pour l’instant aucune existence, reconnaissance officielle. C’est donc là une difficulté majeure. On peut d’autre part pronostiquer que les résultats du référendum ne seront pas forcément favorables à la solution Pisani. Dans ces conditions, quelle est votre position par rapport au référendum et, plus largement, par rapport au plan Pisani ? Acceptez-vous toujours de vous situer par rapport à cette échéance électorale ? J.-M. T. – La position définitive, nous la donnerons après étude du projet adopté. Pour le moment, c’est très ouvert. Il y a des propositions de M. Pisani. Le Front va faire les siennes, en réaction aux différents éléments du projet. Mais nous ne ferons connaître la position du Front qu’après que le projet sera sorti sous forme de texte de loi, quand il aura été voté par l’Assemblée nationale et le Sénat. Fin mars, nous prendrons connaissance du projet, c’est-à-dire du principe du référendum, de la loi électorale et de l’autorisation pour le délégué du gouvernement de passer les accords de coopération au cas où le résultat serait positif. Pour le moment, je ne peux pas dire quelle sera notre position à cette échéance. Nous acceptons d’étudier les propositions. Nous trouvons que, pour la première fois depuis la loi-cadre Defferre [en 1956], c’est une ouverture. Depuis lors, nous n’avions pas eu de proposition qui prenne en compte d’une manière explicite la revendication d’indépendance du peuple 17. « Notre identité est devant nous » kanak, et nous considérons que, s’il n’y a pas d’exutoire pour la revendication d’indépendance du peuple kanak, il n’y aura pas de paix durable entre les populations. Nous avons toujours dit qu’en Calédonie la paix s’appelle indépendance kanak. Tant que la revendication demeure et reste sans réponse, elle continuera d’exister. En donnant cette ouverture, le projet Pisani nous permet de discuter. Il y a des problèmes liés à cette association que vous avez évoqués, comme les problèmes du collège électoral sur lequel nous allons aussi faire des propositions. Le fait que le gouvernement indique d’une manière très explicite — et M. Pisani, je crois, s’investit dans cette perspective — qu’il faut faire un projet prévoyant l’indépendance et que le principe de reconnaissance de notre souveraineté est aujourd’hui placé, non seulement dans le cadre d’un projet, mais aussi sur un calendrier, nous paraît a priori favorable. Sur le terrain, cette situation — l’indépendance pour le 1er janvier 1986 — oblige les gens à se situer. Nous, nous prévoyons — et je pense que c’est en train de bouger — que des regroupements vont s’opérer d’ici juillet, d’une manière différente par rapport à l’objectif « Vivre en Calédonie ». T. M. – Qu’appelez-vous « regroupements » ? J.-M. T. – Aujourd’hui, il y a deux grands groupes : le RPCR et le FLNKS. Et des gens qui naviguent entre les deux. La majorité des Européens se retrouve au RPCR, et nous avons la certitude de rassembler la majorité des Mélanésiens. Mais nous avons aussi des militants européens et asiatiques, comme il y a des Mélanésiens au RPCR. La mobilisation s'effectue entre deux groupes, ou deux clans, le RPCR pour la France et contre l’indépendance, et le Front pour l’indépendance (nous disons pour l’indépendance ; contre la France, ce n’est pas notre problème). Les autres pays ne nous intéressent pas, c’est la France qui nous intéresse. C’est pour cela que nous nous adressons au peuple de France et au gouvernement français. La nouvelle option c’est Vivre en Calédonie. Il y a des gens que cela intéresse parce qu’il leur est difficile d’envisager un autre pays ; c’est leur pays. D’autres que cela intéresse pour faire leurs affaires. Il y en a qui disent « travailler au soleil », c’est pour ça qu’ils sont là-bas, ils sont heureux d’y être. Mais ils sont Français, ils ont des relations ici, de la famille ici. Il y en a qui font des affaires là-bas et ici et pour qui le plus important, dans l’immédiat, est de pouvoir travailler là-bas. Cette frange de gens intéressés par le fait de vivre en Calédonie, de travailler en Calédonie, ne va plus se déterminer pour ou contre l’indépendance, mais en fonction de vivre en Calédonie C’est une option qui, je crois, n’apparaît pas encore, mais que M. Pisani cherche à faire ressortir. Et je pense que les gens commencent à bouger, 17. « Notre identité est devant nous » à se débloquer par rapport à ça. Cela dit, peu de gens viendront à nous, je ne crois pas que nous en rencontrerons beaucoup qui soient plus ouverts avec nous. Je pense qu’ils seront plus à l’aise avec le Parti socialiste local qu’avec nous. T. M. – Vous trouvez donc que le plan Pisani représente un véritable progrès ? J.-M. T. – C’est sûrement un progrès par rapport à ce qui a été fait depuis la Loi-cadre. T.M. – Revenons à ce thème Vivre en Calédonie. On exige de vous des garanties pour les non-Mélanésiens… J.-M. T. – On donne des garanties quand on a le pouvoir de les donner. Mais ce n’est pas notre cas, nous ne sommes pas souverains sur notre pays et, par conséquent, nous ne pouvons vous donner que des garanties morales. Ce qui est plus important : nous étudions actuellement les moyens de publier un quotidien (et, à travers votre revue nous lançons un appel financier) ; un quotidien où les Européens qui militent chez nous, les non-Kanaks qui militent avec nous… T. M. – Ils représentent une proportion importante ? J.-M. T. – Non, peut-être 7 % de nos forces. Ou 10 %… Cela dépend des endroits. T. M. – Et les Mélanésiens chez les Blancs ? J.-M. T. – Peut-être un peu plus, 10 ou 15 %. Eux disent 50 %! C’est pour cela que nous souhaiterions [dans l'éventualité d'un référendum d'autodétermination] que le peuple kanak seul soit consulté. Donc, nous appellerons, à travers ce journal, les gens à s’exprimer. Leurs positions ne sont reconnues qu’en négatif, à travers la propagande de ceux qui tiennent les médias, qui disposent du journal Les Nouvelles calédoniennes113 et de l’information locale. Certains journalistes sont des militants RPCR et ne donnent que le négatif de nos positions. Celles-ci n’étant pas connues, et les gens se mobilisant pour la France avec une extrême-droite particulièrement virulente, beaucoup ont peur de s’exprimer. Si bien que cette tranche d’individus, que M. Pisani compte faire se situer vis-à-vis de l’option Vivre en Calédonie et travailler en liberté là-bas, n’a pas pour le moment l’occasion de pouvoir s’exprimer. De s’exprimer en toute liberté! Les Nouvelles ne leur en donnent pas la 113. Seul quotidien paraissant en Nouvelle-Calédonie (NDE). 17. « Notre identité est devant nous » possibilité, et surtout ils sont menacés. Nous comptons sur l’état d’urgence pour désarmer cette extrême-droite, pour que les gens puissent se libérer, discuter. Et j’espère que, d’ici la fin avril, on assistera peutêtre à un début de décantation. T. M. – Si ces événements étaient intervenus fin 81 ou début 82, tout aurait-il été beaucoup plus facile ? J.-M. T. – Je pense. Nous avions préconisé que, parmi les ordonnances que le gouvernement a votées, il y en ait une sur la gestion directe de la Nouvelle-Calédonie par le gouvernement, et ensuite une rétrocession de la souveraineté. T. M. – Les échéances électorales françaises biaisent complètement le problème! J.-M. T. – Quand l’opposition mobilise ici, elle fait réagir là-bas. T. M. – Et vice versa. J.-M. T. – Oui, mais vice-versa veut dire en fait qu’on utilise la Calédonie. Ce ne sont pas les Calédoniens qui… T. M. – C’est ce que Giscard vient de dire : si la Nouvelle-Calédonie devient indépendante, les socialistes auront pris la responsabilité dramatique de créer un Cuba dans le Pacifique. J.-M. T. – Mais c’est n’importe quoi! T. M. – L’opposition n’a-t-elle pas un double intérêt : profiter de la question calédonienne pas du tout pour la Calédonie, mais contre le gouvernement français ? Mais seraient-ils si mécontents que la question soit réglée avant 1986 ? Parce que, à supposer qu’ils gagnent en 86, la situation leur incomberait! Ils ont intérêt à pouvoir ensuite accuser le gouvernement d’avoir bradé la Nouvelle-Calédonie, mais également à ce que le problème soit réglé. J.-M. T. – Il y en a qui sont heureux de la proposition Pisani. A travers ce que j’entends, je crois que la gauche comme la droite souhaite le maintien de la France dans le Pacifique. Alors, on va donner des carottes pour ce maintien. Nous, nous sommes les trouble-fête. Les Caldoches et les Kanaks sont la cinquième roue du carrosse! Enfin, nous sommes les plus emmerdants parce que, si nous sommes indépendants, nous pourrons rencontrer qui nous voudrons : Australie, États-Unis, Japon, qui sont dans le même camp! Et ils ont très peur que nos petits pays servent de base militaire à l’autre club. C’est là la discussion fondamentale. 17. « Notre identité est devant nous » T. M. – Vous voulez préciser l’autre club ? J.-M. T. – Oui, c’est l’URSS et ses pays satellites. Je pense qu’il n’y a pas trente-six clubs. Il y en a deux essentiels, et puis les non-alignés. T. M. – Dans vos entretiens avec le Premier ministre australien, estce que cela fut un des thèmes dominants des conversations ? J.-M. T. – Les Australiens ont une peur bleue de Cuba, de la Libye. T. M. – Dans vos déclarations, vous employez les deux mots de « souveraineté » et d’« indépendance ». Quelle différence faites-vous ? La souveraineté, c’est le droit de choisir les partenaires ; l’indépendance, c’est le pouvoir de gérer la totalité des besoins créés par la colonisation, par le système en place. Pour nous, il y a une situation statique qui est la restitution de la souveraineté du peuple kanak sur son pays — souveraineté sur les hommes, sur la terre, le sous-sol, l’espace aérien, la mer, etc. Ça ne mange pas de pain, mais au niveau du principe, c’est important. T. M. – La souveraineté serait plus importante que l’indépendance ? J.-M. T. – C’est la souveraineté qui nous donne le droit et le pouvoir de négocier les interdépendances. Pour un petit pays comme le nôtre, l’indépendance, c’est de bien calculer les interdépendances. T. M. – Le FLNKS apparaît comme une entité extrêmement homogène, mais on sait qu’il existe divers courants d’analyses, non pas tant sur la stratégie que sur le projet de société, donc sur les modalités de réaliser cette indépendance. J.-M. T. – Ça, c’est l’objet de discussions, et je dirai que c’est un peu le plan Pisani qui nous oblige à nous rencontrer sur le type de société que nous envisageons. Le problème a été posé à la dernière rencontre de notre bureau, il y a quinze jours maintenant. Les gens doivent se rencontrer dans le cadre des propositions Pisani pour mener cette réflexion afin d’aboutir à un consensus, si ce n’est sur les réponses, du moins sur les problèmes. Identifier les problèmes, voir comment ils se posent et comment on peut les discuter. A l’Union calédonienne, nous pensons que le type de société doit apparaître à travers le plan. Certains sont pour un énoncé préalable, plus doctrinal, sur comment on conçoit la société que l’on veut construire. Les deux ne s’éliminent pas. Nous avons consulté chacun des groupes, le Palika en particulier. Ils devaient nous en parler le jour de la mort d'Eloi Machoro ; notre congrès était prévu ce jour-là. Je ne sais pas quand ils se réuniront, peut-être dans la 17. « Notre identité est devant nous » semaine qui vient. Les délais sont courts maintenant pour mettre au point les propositions que nous pourrions faire à Pisani afin de continuer à travailler. T. M. – L’indépendance suppose-t-elle aussi l’indépendance économique, la nationalisation des ressources de l’île ? L’avez-vous envisagée ? J.-M. T. – Cela fait l’objet de nos discussions actuelles. Par rapport à l’idée de socialisme que nous avons accolée à l’indépendance kanak, il faut préciser qu’il y a un aspect refus. Ce n’est pas un mot d’ordre positif sur la façon d’organiser la société, mais plutôt un refus de la colonisation. Il ne faut plus que quelques-uns exploitent le patrimoine à leur seul profit. C’est un préalable. L’aspect positif par contre, c’est de dire que le patrimoine, le sous-sol, appartiennent à l’État. Nous pensons que, dans l’exploitation du patrimoine, l’État doit être partie prenante. Il ne faut pas pénaliser les investisseurs, sinon il n’y en aurait pas ; mais il faut que les « locaux » qui investissent — les nationaux kanak et ceux qui vivent dans le pays ou acceptent d’investir dans le pays — sachent que, pour nous, la priorité est que le pays soit un pays où l’on est heureux de vivre parce qu’organisé, parce qu’on y mange à sa faim, parce qu’on peut y circuler, qu’on peut aussi y trouver l’expression de notre culture, qu’elle y a droit de cité. Et nous disons que l’organisation du pays, l’économie du pays, vont donner dans un premier temps priorité à l’aménagement du pays tel que nous le voulons pour que les gens s’y sentent à l’aise. Cela veut dire que, si vous veniez y investir, vous puissiez être payé pour vos investissements, mais que vous puissiez laisser une partie de vos bénéfices pour aider à continuer d’aménager l’infrastructure : systèmes de communication, routes, adductions d’eau, électricité. Afin que ceux qui ont une responsabilité ou qui sont promoteurs dans ce projet puissent se brancher sans devoir payer le transport de l’électricité, de l’eau, etc. Nous avons pensé installer, à partir de l’appropriation, de la souveraineté, un organisme — c’est déjà le cas de l’Office foncier actuel et nous pensons pouvoir le développer — qui négocie la gestion du patrimoine foncier. Nous reconnaissons l’appartenance aux clans, etc. Mais c’est l’État, un office d’État, qui négocie avec les Kanaks qui n’ont pas de terre pour l’exploitation, comme avec n’importe quel investisseur. T. M. – Revenons à la diversité d’analyses au sein du FLNKS. Dans les journaux et les moyens d’information français, on a eu tendance à présenter cela comme une sorte d’opposition entre une tendance modérée et une tendance radicale. Vous seriez un peu le porte-parole de la 17. « Notre identité est devant nous » tendance modérée et Eloi Machoro, à l’époque où il était encore en vie, aurait été le porte-parole de la tendance radicale. Cela correspond-il à une image réelle du mouvement indépendantiste ? J.-M. T. – Vous savez, chez nous, on travaille plus par consensus que par élection. Ce qui veut dire que nous essayons de vivre ensemble les questions et de voir quel minimum peut être partagé avant de décider. Nous vivons comme ça. Cela n’exclut pas les positions individuelles, mais les gens sont particulièrement respectueux de l’engagement commun. Et s’ils prennent des positions nouvelles par rapport au collectif, je dirai que la loi est de ne pas casser. Eloi Machoro était de l’Union calédonienne ; c’était notre secrétaire général. Et je ne pense pas que nos analyses aient été tellement différentes. T. M. – Sur quoi se fonde la différence entre le FLNKS et le groupe qui avait accepté de participer aux élections, le LKS114 ? J.-M. T. – Il n’y a pas tellement de différence. On s’engage ou on ne s’engage pas, ça se situe surtout à ce niveau. Il y en a qui ont peur. T. M. – Est-ce que vous avez l’impression d’avoir un allié objectif dans le gouvernement socialiste ici ? J.-M. T. – On le saura après les élections. T. M. – Quand Mitterrand a parlé, il y a deux mois, de la NouvelleCalédonie à la télévision, il a parlé de « la force injuste de la loi », par exemple. J.-M. T. – Ça, c’est bien, mais pour le moment ce n’est pas très efficace. T. M. – Le voyage de Mitterrand en Nouvelle-Calédonie marquait-il une sorte de retrait, ou de recul, par rapport aux propositions de Pisani ? J.-M. T. – Je pense qu’il est venu pour nous dire que, malgré la mort d'Eloi Machoro et des autres, c’est une position d’ouverture que le gouvernement a prise ; que lui-même est coincé, et qu’il n’a pas d’autre possibilité. Si nous retirons nos billes, il n’y a plus de projet Pisani. C’est nous qui avons provoqué la discussion aujourd’hui, alors nous sommes engagés. T. M. – Malgré toutes ses insuffisances, vous acceptez donc d’une certaine manière de jouer le jeu de la discussion sur le plan Pisani ? 114. Le parti Libération Kanak Socialiste, par la voix de son leader Nidoïsh Naisseline, avait choisi de ne pas suivre les consignes de « boycottage actif » des élections du 18 novembre 1984 lancées par le FLNKS (NDE). 17. « Notre identité est devant nous » J.-M. T. – Pour le moment, on ne joue pas le jeu, on discute. Pour une fois, l’objectif indépendance est très explicitement posé sur un calendrier. C’est ce que nous avons toujours demandé. Pisani dit luimême que pour certains, ce projet aura trop de France, pour d’autres trop d’indépendance. Nous, nous considérons évidemment qu’il y a trop de France, mais nous n’allons pas faire la fine bouche. Ou on fait la guerre, et nous n’en avons pas les moyens, ou on discute. Mais, entre faire la guerre et discuter, il y a aussi des possibilités d’action qui peuvent être envisagées. Pour le moment, on discute et on maintient le cap sur l’action. T. M. – Si on devait aboutir à une relation de purs rapports de force — au sens de guerre civile — quelle serait votre position ? J.-M. T. – Nous ne sommes pas en mesure, militairement, de faire la guerre aux gardes mobiles, aux six mille hommes en armes! Mais nous gagnerons, finalement. T. M. – Croyez-vous à une possibilité de dérapage des événements ? J.-M. T. – Pour le moment, nous sommes désarmés, il n’y a plus d’armes. T. M. – Et les Blancs, les Français, ils sont désarmés ou armés ? Estce que l’état d’urgence vous a mis plus en sûreté ? J.-M. T. – Nous souhaitons que les Français soient désarmés. La sécurité, c’est qu’ils le soient. Il y a eu une descente chez le responsable du Front national, et c’est bon signe parce que c’est un mandarin, il a un dépôt d’armes. Ils ont fait venir des armes par des bateaux japonais, ils les ont distribuées lors des derniers événements. Alors, s’il y a une première descente, là!… Je pense que Pisani va continuer à désarmer. Enfin, j’espère! T. M. – La sécurité du peuple kanak est donc en partie entre les mains du gouvernement français! Et lorsque vos militants sont arrêtés, qui les défend ? Avez-vous des avocats kanak ? Non ? Qui les défend alors ? J.-M. T. – Tout le système judiciaire, le Tribunal, est contre nous, depuis toujours. Grâce à l’Association de Soutien au peuple kanak et à la Ligue des Droits de l’Homme nous avons obtenu deux avocats ; ils sont là-bas depuis une semaine. Il y a aussi Me Tehio, lui est tahitien, il est très menacé, on a déjà tenté plusieurs fois de faire sauter son bureau. Grâce aux deux avocats parisiens, il y a déjà vingt emprisonnés sur quatrevingt-sept qui sont sortis (aujourd’hui, les Kanaks emprisonnés sont environ une centaine). Un avocat tout seul ne peut pas défendre 17. « Notre identité est devant nous » rapidement tous ces hommes. Mais il faut aussi compter avec l’obstruction du Tribunal, de la gendarmerie, des forces de l’ordre qui sont un peu complices de la situation. Et avec les forces de la droite! La venue des deux avocats parisiens décongestionne un peu la situation. Deux autres doivent arriver. Je voudrais quand même remercier les gens qui leur ont permis de pouvoir nous aider. On n’a pas, nous, les moyens de payer leur voyage. T. M. – Quelles sont les relations entre le mouvement indépendantiste et les autres pays de la Mélanésie ? Pourquoi le Vanuatu n’a-t-il pas reconnu votre gouvernement provisoire ? J.-M. T. – Le gouvernement de Vanuatu nous soutient sans conditions. Il aurait été prêt à reconnaître le gouvernement provisoire, à prendre le risque de rupture avec le gouvernement français. Mais nous avions dit que, dans la situation actuelle — c’est moi qui étais là-bas avec Yéiwéné — nous préférions une reconnaissance du parti. Le Premier ministre nous a téléphoné pour nous dire le soutien et la solidarité du peuple nivanuatu. Une réunion est prévue des leaders du Forum du Pacifique Sud pour la fin de ce mois. Ce dont nous aurions peur, avec la reconnaissance du gouvernement provisoire, c’est que le gouvernement français nous ferme l’accès au Vanuatu qui est le pays le plus proche, où on a le support le plus franc. T. M. – Vous sentez-vous des liens privilégiés avec la France ? Historiques, de langue, de culture ? J.-M. T. – Tout à fait. Ça ne relève pas d’un projet politique, c’est une situation de fait. T. M. – Dans la présentation que vous faites souvent de la culture kanak, n’y a-t-il pas la rencontre entre votre expérience chrétienne et votre appartenance à une culture spécifique ? La culture kanak est présentée — vous la présentez — dans une sorte d’universalité qui me semble inspirée du christianisme. J.-M. T. – Si vous lisez l’Ancien Testament, vous retrouvez des similitudes avec la culture kanak : les mythes, les généalogies, etc. Si vous parlez du christianisme gréco-latin, je ne sais pas. Nous nous sentons très proches de la Bible, de l’Ancien Testament, et même du Nouveau. Il y a entre la Bible et nous une certaine vision du monde. L’interprétation du Nouveau Testament faite par les chrétiens occidentaux, c’est intéressant mais pas primordial. Ce qui est primordial, c’est la parole. La parole de notre peuple suit le même schéma que la parole biblique. Et ça ne nous gêne pas d’utiliser la Bible. 17. « Notre identité est devant nous » T. M. – Mais d’autres militants, d’autres responsables politiques n’ont pas du tout le même itinéraire, et critiquent même assez vivement les églises. J.-M. T. – Oui. Moi, je suis catholique. Mais la position officielle de l’église catholique en Nouvelle-Calédonie est négative par rapport à notre lutte. Alors que mon vieux curé, celui qui m’a envoyé au séminaire, était anticolonialiste115, l’évêque aujourd’hui à la cathédrale de Nouméa, Mgr Calvet, c’est un fasciste. Il vaudrait mieux que vous le récupériez pour vous116. T. M. – Avez-vous pris des contacts avec l’église de Paris, avec la hiérarchie catholique ? J.-M. T. – Seulement avec les protestants, et avec Justice et Paix117. T. M. – Craignez-vous que se développe chez les Caldoches un mouvement type OAS ? J.-M. T. – Ça existe déjà, mais c’est une frange. C’est le Front national d’ici qui mobilise là-bas quelques durs. Mais je pense que la majorité des Caldoches ne veut pas faire la guerre à qui que ce soit. T. M. – Dans une récente interview au Monde, vous avez parlé d’une fraction de la population caldoche en la qualifiant de « victime de l’Histoire ». C’était sur le point de vos éventuelles contre-propositions au plan Pisani, quant à la composition du collège électoral. Vous avez même fait une césure entre ceux qui étaient là avant 1951 et ceux qui sont arrivés après. J.-M. T. – Je parle de Nainville-les-Roches, reconnaissance du fait colonial et volonté de l’abolir [juillet 1983]. C’est une déclaration liminaire. Et reconnaissance des droits à l’indépendance. Si on veut abolir le fait colonial, il faut utiliser le fait colonial. Les gens concernés par le fait colonial, ce sont les Kanaks et les descendants des bagnards et des colons. Vous parlez de césure : 1951, c’est la première fois que les Kanaks ont voté, et ils ont voté avec les coloniaux. Le code de l’indigénat avait été aboli en 1946. C’était l’état d’urgence pour les Kanaks depuis je ne sais combien de temps. Ensuite, la loi-cadre et son abolition, en 1963. Vous êtes arrivés, vous nous avez spoliés, vous nous 115 Le Père Rouel. En 1994, l’Eglise catholique de Nouvelle-Calédonie a, par la voix de Mgr Calvet, officiellement demandé pardon aux Kanaks pour l’injustice subie (NDE). 117 Cf. supra le texte « Le droit du peuple kanak » (NDE). 116 17. « Notre identité est devant nous » avez chassés, vous avez envoyé nos chefs en prison, pris les terres, dispersé les gens ici et là. Mais ceux qui sont venus ensuite étaient surtout des travailleurs, des commerçants, ou des entrepreneurs, ou des gens qui ont acheté des terres, qui ont repris des concessions vendues par les Européens ; ils n’ont donc pas vraiment dépossédé les Kanaks. Et c’est pour ça que nous disons : si le gouvernement est logique — reconnaissance du fait colonial — qui est concerné par le fait colonial ? Ces deux populations-là. Mais pas les Wallisiens ni les Tahitiens118. Le gouvernement français n’a pas accepté l’article 1514 de la charte des Nations Unies, permettant de considérer le peuple kanak comme un peuple indigène qui a droit à la décolonisation. A ce moment-là, le discours de Nainville-les-Roches pourrait avoir un sens. T. M. – Quelles sont vos relations avec les organisations internationales ? J.-M. T. – Nous avons des contacts avec les Nations Unies, avec le Conseil œcuménique des Églises, avec Amnesty International, avec Justice et Paix. Nous avons le soutien des Verts européens, ce qui est important par rapport au Pacifique et le soutien des populations des îles de Pacifique, des syndicats australiens. Et nous avons également le soutien d’une trentaine d’associations ici, de groupes, dans différentes villes de France. T. M. – Qu’est-ce qui vous manque le plus ? Les moyens financiers ? J.-M. T. – Bien sûr. Si par votre mensuel on peut faire savoir que nous ouvrons une souscription pour un journal et pour le mouvement à Paris, c’est important pour nous. T. M. – Où avez-vous fait vos études ? J.-M. T. – J’étais au séminaire à Païta, et ensuite je suis allé à la Faculté catholique de Lyon, en 68-69. J’étais donc ici en 68. Je ne suis pas un étudiant. Je cherche des outils d’analyse. T. M. – Et qu’est-ce qui vous a le plus influencé, dans votre formation intellectuelle ? J.-M. T. – C’est moi! C’est très prétentieux! Et les livres de Maurice Leenhardt, et ceux de Roger Bastide. J’ai aussi suivi les cours de Jean 118 Populations (au total plus de quinze mille personnes) venues d'autres Territoires d'Outre-Mer du Pacifique pour s'installer en Nouvelle-Calédonie à la faveur du « boom économique » du début des années soixante-dix (NDE). 17. « Notre identité est devant nous » Guiart. Mais celui qui restera mon maître, c’est un prêtre mariste, qui nous a appris à beaucoup réfléchir. T. M. – Certains intellectuels de gauche se montrent hésitants vis-àvis de votre mouvement et justifient leur réserve par l’opposition entre tradition et développement. J.-M. T. – Le retour à la tradition, c’est un mythe ; je m’efforce de le dire et de le répéter. C’est un mythe. Aucun peuple ne l’a jamais vécu. La recherche d’identité, le modèle, pour moi il est devant soi, jamais en arrière. C’est une reformulation permanente. Et je dirai que notre lutte actuelle, c’est de pouvoir mettre le plus possible d’éléments appartenant à notre passé, à notre culture dans la construction du modèle d’homme et de société que nous voulons pour l’édification de la cité. Certains ont peut-être d’autres analyses, mais c’est là ma façon personnelle de voir. Notre identité, elle est devant nous. Enfin, quand nous serons morts, les gens prendront notre image, la mettront dans des niches, et ça leur servira à construire leur propre identité. Sinon, on n’arrive jamais à tuer son père, on est fichu. 19. Déception et détermination* Dès le mois d’avril 1985, le texte définitif du nouveau statut et l’échec pressenti des socialistes aux élections législatives de mars 1986 font comprendre aux indépendantistes kanak que leurs aspirations sont encore loin d’être satisfaites. Toutefois, Jean-Marie Tjibaou a foi en la construction d'une indépendance viable à partir du moment où le FLNKS détiendra le pouvoir dans deux, voire trois, des quatre Régions envisagées par le statut FabiusPisani119. Cette option réaliste sera réaffirmée au moment de la signature des Accords de Matignon en 1988. — Quel jugement portez-vous sur l’ensemble du plan du gouvernement ? J.-M. TJIBAOU – Pour nos militants, le fait que les décisions du gouvernement, attendues, le 10 avril, aient été différées constituait déjà une interrogation. Le report du référendum120, qui ne correspond pas au calendrier annoncé par M. Pisani, va sûrement être ressenti comme une déception, alors que nous étions globalement d’accord avec le calendrier initial selon lequel la proclamation de l’indépendance pouvait intervenir en principe le 1er janvier 1986. — Êtes-vous personnellement déçu que le scrutin d’autodétermination ne soit pas organisé avant les élections législatives ? J.-M. T. – J’ai parlé des militants. Pour eux, cela va être dur d’accepter, car l’attente avait augmenté leur impatience... — Vous semblez prendre des distances vis-à-vis de vos militants. Pourquoi ? * Entretien dans Le Monde du 27 avril 1985 (propos recueillis par Alain Rollat). Au découpage préexistant de la Nouvelle-Calédonie en deux circonscriptions électorales, ce nouveau statut a substitué un partage du Territoire en quatre Régions, chacune dotée d'un pouvoir propre assumé par des élus: Régions Nord, Centre, Sud et Iles Loyauté (NDE). 120 Prévu à l'origine pour la fin 1985, il vient alors d'être reporté à fin 1989 (NDE). 119. 18. Déception et détermination J.-M. T. – Parce que je ne sais pas si tous les militants ont conscience, comme la plupart des responsables, que si le référendum avait eu lieu en juillet, comme prévu au départ, le résultat du vote aurait été négatif pour l’indépendance. — Quel crédit apportez-vous au projet, dans la mesure où celui-ci peut être totalement remis en cause si la majorité législative change en 1986 ? J.-M. T. – Pour nos dirigeants et pour nos militants, c’est une grosse déception, en effet, de voir que le processus ne se terminera pas au cours de la législature socialiste, que l’on rend la solution à une future majorité qu’on ne peut pas programmer, et de voir que l’organisation du référendum et sa sanction — l’indépendance — ne seront pas le fait de la majorité socialiste que nous avons toujours soutenue aux élections. Globalement nous sommes déçus d’avoir attendu, déçus que le Parti socialiste ne ferme pas lui-même le dossier, alors que nous n’avons pas voté, dans le passé, pour Barre, Chirac ou Giscard, mais pour Mitterrand. — Craignez-vous, finalement, que les socialistes ne reculent ? J.-M. T. – Quand on voit leur série de marches en avant et en arrière, ainsi qu’ils l’ont fait pour l’école privée, on est en droit de se poser des questions. Nous avons aussi l’expérience de la loi-cadre de 1956. — Quelles assurances avez-vous qu’au bout du compte la réponse au référendum soit favorable à l’indépendance ? J.-M. T. – Ce projet de référendum est celui du gouvernement. Pour nous, nous l’avons toujours dit, le référendum devrait avoir lieu immédiatement, mais pour le seul peuple kanak. Il est de la responsabilité du gouvernement d’organiser un référendum autrement, étant donné les élections régionales121. A priori le découpage ne nous est pas défavorable dans la mesure où nous pouvons avoir la majorité dans la circonscription des îles Loyauté, dans celle du nord, et 50 %, ou peutêtre un peu plus, dans la circonscription du centre. Tout dépendra du nombre de sièges. Je pense que cela nous permettra de commencer à construire l’indépendance. — Mais si, en cas de renversement de majorité en 1986, la droite démolissait le nouveau statut ? 121 Celles-ci, compte-tenu du nouveau découpage proposé, devaient faire apparaître une prééminence indépendantiste dans trois Régions sur quatre (NDE). 18. Déception et détermination J.-M. T. – Nous n’allons pas nous croiser les bras. Si nous disposons du pouvoir régional, c’est fini : on construit l’indépendance! Chez nous s’est développée la prise de conscience que si le référendum que nous proposons pour les seuls Kanaks n’est pas compatible avec la Constitution française, et si le gouvernement français ne peut pas faire l’indépendance kanak et socialiste, il peut, en revanche, organiser la restitution de la souveraineté au peuple kanak. Ce qui demeure, de toute façon, c’est la détermination de notre peuple. Je veux dire que, sur le terrain, ce qui se construira aujourd’hui, c’est ce qui aura l’accord du peuple kanak ; ce qui n’aura pas l’accord du peuple kanak ne pourra pas se faire. On ne peut plus revenir en arrière. Et, dans la mesure où nous aurons le pouvoir et les finances nécessaires, dans cette régionalisation, pour organiser l’indépendance sur le terrain... Nous savons que toutes les rênes économiques nous échappent : les banques, bien sûr, mais aussi le commerce d’alimentation, la distribution, l’agriculture, etc. Il faut donc prendre pied résolument sur ce terrain pour accéder à l’indépendance en organisant la perspective de l’économie kanak socialiste et poser des jalons qui permettent d’arriver à l’indépendance sur une lancée et non sur une rupture. Le gouvernement Ukeiwé122 pratique la politique de la terre brûlée : récupérer le maximum et puis casser la machine. Cela signifie que, implicitement, Ukeiwé et les représentants de la puissance économique coloniale qui l’entourent sont bien conscients, eux, que désormais on ne peut rien construire en Nouvelle-Calédonie sans l’accord des Kanaks. Cela, c’est un acquis définitif. — Voulez-vous isoler Nouméa ? J.-M. T. – Nouméa est nécessaire, mais à Nouméa, il n’y a pas que des Ballande et des Lavoix123, il y a d’autres commerçants avec lesquels on peut travailler et organiser le contre-pouvoir économique sur le terrain, afin de créer une cassure du réseau de solidarité, et surtout du réseau financier, qui oblige certaines personnes, d’une part à se taire dans le débat sur l’indépendance, d’autre part à se rallier, forcées, au RPCR. J’espère que certains de ces gens vont se désolidariser des autres124. 122 Dick Ukeiwé, membre du RPCR de Jacques Lafleur, était alors Viceprésident du Conseil de gouvernement de Nouvelle-Calédonie (NDE). 123 Grandes maisons de commerce calédoniennes (NDE). 124 Sur les collusions entre économie et politique en Nouvelle-Calédonie, cf. J.M. Kohler, Colonie ou démocratie, éléments de sociologie politique sur la NouvelleCalédonie, Nouméa, EDIPOP, 1987 (NDE). 18. Déception et détermination — Participerez-vous donc aux élections régionales du mois d’août, même si la composition du corps électoral n’est pas modifiée ? J.-M. T. – Cette question risque de se poser, mais elle ne s’inscrit plus dans la même logique qu’en novembre dernier, car il et clair que s’engagera un processus d’autodétermination. — Pensez-vous que la préparation des élections et du nouveau statut puissent s’accommoder du maintien des institutions issues des élections du 18 novembre ? J.-M. T. – La dissolution de l’Assemblée territoriale est pour nous primordiale. C’est la première des actions que nous demandons au gouvernement, car c’est notre revendication depuis le 18 novembre. — Pour M. Fabius, le projet du gouvernement constitue un « pari sur la raison » . Partagez-vous ce sentiment ? J.-M. T. – J’ai noté que, tout de suite après avoir appelé au dialogue, M. Fabius a parlé de la base militaire125. C’est la carotte et le bâton. 125 Le projet de création d'une base militaire à Nouméa a été annoncé par le Premier ministre au moment même où il présentait son plan politique et économique pour la Nouvelle-Calédonie (NDE). 20. De l’art à la politique* En mai 1985 s’est tenue au Musée des Arts Africains et Océaniens à Paris une exposition d’œuvres traditionnelles des sociétés du Pacifique intitulée « Musée imaginaire des arts de l'Océanie ». Cette manifestation, prévue de longue date, devait initialement se tenir à Nouméa. Mais la situation politique de la Nouvelle-Calédonie obligea les organisateurs, pour des raisons de sécurité, à la présenter à Paris. A cette occasion, le producteur Alain Plagne, auteur en 1984 de Djiido, film sur la vie kanak, a demandé à Jean-Marie Tjibaou un entretien. Le président du FLNKS y aborde le thème de la relation actuelle du peuple kanak à sa culture et à sa revendication d’indépendance. Dans cette période particulièrement troublée, il fait preuve d'une grande sérénité et largeur de vues, renouant volontiers avec une réflexion moins directement politique. Ses propos sur la nécessaire renaissance de l'art kanak sont indissociables de son souhait – aujourd'hui en passe d'être exaucé – de voir un jour se dresser à Nouméa un grand centre culturel kanak126. A. PLAGNE – Musée Imaginaire des Arts de l’Océanie : quelle belle appellation, « à la Malraux ». Destiné aux Océaniens, le voilà victime de la politique et livré ironiquement aux Parisiens. Que reste-t-il de votre initiative de départ ? J.-M. TJIBAOU – L’essentiel est que cette exposition ait lieu. Il reste que le cadre est différent. Mais à Paris, cette initiative prend une signification politique très forte. Car en regard de la revendication d’indépendance du peuple kanak, il est important que cette manifestation se tienne au cœur même de la capitale du peuple qui colonise notre pays et qui y détient la souveraineté; parce qu'il faut que l’on prenne conscience de ce qu'est fondamentalement la revendication de notre peuple : revendication de dignité, revendication d’une indépendance fondée sur la spécificité kanak. Nous sommes d’une autre culture que les Français. Nous ne sommes pas des Occidentaux, nous sommes du Pacifique, un peu de l’Orient aussi. * Entretien avec Alain Plagne, le 6 mai 1985 à Paris. La construction à Nouméa du Centre Culturel Jean-Marie-Tjibaou par l'architecte Renzo Piano a débuté en mai 1995. L'inauguration est prévue pour le 5 mai 1997 (NDE). 126. La revendication kanak pour l’indépendance implique une étape d'explication. Quel est le fondement de cette revendication ? Qu’est-ce qui fait la spécificité kanak ? Pourquoi une indépendance kanak ? Là, on est renvoyé au fondement même de la société kanak : sa culture. Et il faut qu'à ce sujet l’autre peuple aussi qui vit en Nouvelle-Calédonie – les Français– soit informé. Cette exposition c'est du matériel mort; c’est ainsi que je considère cet ensemble de matériel ethnologique ou archéologique. Mais ces objets sont une occasion, ou un prétexte, pour ouvrir une discussion sur ce qui est original. L’Océanie, ce n’est pas seulement les cocotiers, la mer et le îles; c’est aussi une façon d’appréhender le monde, l’histoire, l’espace, l’au-delà. En outre il est significatif que ce Musée Imaginaire puisse se tenir là où se trouvait le Musée des Colonies127, en espérant qu'il devienne le musée où l’on enterre les colonies. A. P. – On reviendra sur cette question de la culture en général. Parlons d'abord des objets exposés. Pour nous, Occidentaux, de culture gréco-romaine, ces objets sont pratiquement inconnus ; qu’est-ce qui les caractérise pour vous, Océaniens ? J.-M. T. – Ces objets sont liés à la croyance religieuse, aux relations avec les ancêtres, les totems; liés aussi à la vie domestique, aux autels, à l’intronisation de la chefferie; ils font donc référence à la vie, à la façon de vivre dans notre pays, dans nos pays en Océanie. A. P. – Justement, à propos de l’Océanie, on a coutume de distinguer trois zones : la Micronésie, la Polynésie et la Mélanésie, auxquelles on rattache le continent australien ; s’agit-il d’aires différentes sur le plan culturel ? J.-M. T. – Je pense qu’il y a des différences d’expression, mais je dirais que les questions fondamentales pour tout peuple (d’où venons-nous ? où allons-nous ? qui sommes-nous ?) trouvent ici leur réponses particulières. Où allons-nous ? Ça veut dire : qu’est-ce qu’il y a après, après la tombe? Les réponses que chacun des peuples du monde donne, renvoient à un cadre géographique propre. Chez nous, ce qui est constant, c’est la référence aux ancêtres, aux totems, qui viennent de la terre, de la mer ; sur la terre ces totems sont des rochers, des animaux, des lézards, des serpents, les pierres aussi, le tonnerre, et dans la mer des requins ou d’autres poissons. On retrouve cet ensemble de références dans toute 127 L'actuel Musée des Arts Africains et Océaniens, construit à Paris pour l'Exposition coloniale de 1931, s'appelait autrefois Musée des Colonies (NDE). l’Océanie. Mais, encore une fois, chaque île selon son caractère, a développé une expérience différente de la nature, du monde, de la société. Suivant l’étendue de la population, suivant que l'île est montagneuse ou plate, les relations sont différentes, et en conséquence il y a des expressions spécifiques d’un ensemble de réponses aux mêmes questions. Toutefois, face à l’océan et dans ces petites îles, il y a quelque chose de permanent et de pertinent : une espèce, non pas de fatalisme, mais, disons que, pour nous, face à la vie, il n’y a rien d’irréparable; parce que la vie, c’est ce qui est fondamental, ce qui reste et qui demeure, quels que soient les membres du groupe qui vivent ou qui sont déjà parmi les ancêtres. A. P. – Est-ce qu’il y a une fonction de l’objet dans l’art océanien en général, et est-ce qu’on peut classer ces objets par fonctions ? J.-M. T. – Bien sûr. Il y a des objets qui sont liés... à la cuisine. La cuisine, c’est aussi quelque chose de profondément culturel dans le quotidien, mais il y a aussi l’offrande sur les autels (dans des marmites sacrificielles), qui caractérise cette société, et fait que la cuisine a plusieurs dimensions et plusieurs intervenants, liés aux fonctions sociales. Celui qui fait les « médicaments »128 pour les nouvelles ignames, celui qui fait quelque chose pour la pluie, pour le poisson, ou pour le beau temps, etc. Il y a aussi des fonctions sociales, liées aux noms et attachées à la situation. Chacun assume sa charge dans la société. La plupart du temps, cette charge (ou cette fonction) est héréditaire. La préparation de l’objet relève aussi de ces fonctions. Il y a des objets qui sont des ustensiles du quotidien, d’autres qui sont des ustensiles pour le sacrifice, pour l’autel ; il y a des objets qui sont rituels, que l’on ne voit pas tous les jours. Il y a aussi des monnaies traditionnelles, des nattes qui sont liées à la « coutume », aux échanges entre les clans ; il y a des objets d’apparat, comme les haches-ostensoirs, les habits de danse, les masques, qui servent pour les fêtes et les grandes célébrations. On peut faire toute la série : la pierre à ignames, la pierre pour la pêche, la pierre pour tel ou tel poisson, etc. ; et chaque clan détient une fonction rituelle et sociale bien précise en rapport avec ces objets. A. P. – Sans les classer vraiment, ces objets témoignent de l’activité quotidienne, de la cuisine, de l’habitat, de l’activité guerrière, etc. Une question simple se pose : où s’arrête l’artisanat et où commence l’art ? 128 Terme français utilisé par les Kanaks pour désigner les magies propitiatoires et protectrices (NDE). J.-M. T. – Je pense que cette distinction n’existe pas chez nous. On considère que des objets sont beaux, ou bien que ce sont des objets usuels, faits rapidement. Si on a besoin d’assiettes, des hommes ou des femmes vont tresser rapidement des assiettes en feuilles de cocotier. Il y a aussi des objets qui sont faits d’une manière plus rituelle, pour lesquels il y a invocation des ancêtres. Je parlais tout à l’heure de la pierre à ignames ; en relation avec cette pierre des clans ont le « médicament » pour produire l’igname; de même pour favoriser la pêche de tel ou tel poisson, pour aider à édifier un habitat, à fabriquer la flèche faîtière, etc. Je crois que la limite ne se situe pas entre l’art et l’artisanat, elle se situe entre le sacré et le quotidien. L’objet destiné à quelque chose de rituel, de sacré, exige plus de préparation de la part de l’artisan ; celui-ci s’applique davantage, pour que l’objet soit plus beau. Mais la distinction entre artisanat et art n'est pas dans la logique de la société traditionnelle. La distinction se trouve entre l’objet usuel et l’objet auquel on a donné une certaine consécration. A. P. – L'ethnologue Jean Guiart met l’accent sur un point méconnu de l’art océanien : l’importance des femmes dans la créativité artisanale. Ce sont elles qui embellissent la vie quotidienne, mais ce sont elles aussi qui, par leur migration nuptiale, transmettent les techniques de fabrication. Jean Guiart prend l’exemple des potiers Lapita129, qui étaient en fait des femmes... J.-M. T. – C’est vrai que les femmes, en changeant de clan, portent avec elles leurs traditions, leurs savoirs ; mais elles portent surtout la vie, et aussi les contes, les légendes : ce sont elles qui font l’éducation de base de la personnalité. Quant aux traditions techniques, certaines se transmettent par les femmes, d'autres appartiennent à leur clan (celui de leur père) et elles ne peuvent être transmises que si les femmes y sont autorisées. On parlait tout à l’heure de la poterie : c’était une tradition clanique. Une femme ne pouvait l’emporter avec elle que si son clan l’y autorisait. Et toutes les femmes du clan n'y étaient pas autorisées, seulement l'une d'elles. Mais il y a aussi des traditions qui ne sont transmises que par les hommes, celles qui sont liées à des fonctions plus rituelles, à l’offrande, à l’autel, ou bien à des techniques (l’habitat, la fabrication des pirogues, etc.). Par contre, pour tout ce qui concerne les ustensiles de cuisine, les nattes pour la coutume, les pagnes, ce sont les femmes qui transmettent les savoir-faire. 129 Les plus anciennes traces des Kanaks en Nouvelle-Calédonie sont des poteries décorées, de style « lapita », dont on trouve aussi des vestiges sur les côtes de la plupart des îles d'Océanie (NDE). A. P. – Au contraire, l’art masculin océanien est un art du prestige, qui proclame la compétition entre individus et entre groupes... J.-M. T. – Oui, mais il faut s’entendre ; j’ai déjà dit tout à l’heure que « art », pour nous, doit se comprendre au sens d'un « art de vivre », d'expression matérielle de ce que vit le peuple kanak. Par exemple, la façon dont on honore les ancêtres, à travers les flèches faîtières, à travers les chambranles que l’on met devant les portes ; c’est un art, au sens d'artisanat sacralisé, qui peut, suivant les critères européens, avoir un certain aspect artistique; mais le souci du sculpteur kanak traditionnel reste plutôt de fabriquer des objets quotidiens, usuels, ou bien des objets liés à l’offrande et au sacré. A. P. – Revenons au phénomène du Musée Imaginaire. Est-ce que pour vous, le fait de muséifier ces objets équivaut à les dénaturer, à leur ôter leur fonction et leur pouvoir symbolique ? J.-M. T. – Oui, dans la mesure où on les sort de leur environnement. C'est le cas, par exemple, d’un autel, qui a ses représentants, ses disciples venant célébrer la relation avec les ancêtres et donc utiliser ces objets dans la relation avec l’au-delà. Sinon, pour le Mélanésien, il n’y a pas de valorisation des objets anciens. Dans les cimetières, sont fichés en terre des flèches faîtières, des chambranles surtout, parce qu’ils ont été donnés (aux utérins) avec les objets ayant appartenu aux morts ; ils sont vénérés pendant un temps puis ces endroits sont considérés comme tabous. Le tabou vient de ce que, pour éviter les sacrilèges, on interdit un endroit où un ancêtre a été enterré et où un objet lui ayant appartenu a été déposé près de sa tombe ; y passer amène des risques de profanation ; en conséquence, c’est interdit, c’est tabou. Il y a beaucoup d’endroits tabous où les objets se détériorent. Selon la tradition, les objets doivent rester dans les cimetières, dans leur autels d’origine, surtout s'ils sont vénérés, ou s'ils sont utilisés pour des célébrations. Mais si ces objets ne servent plus, s'ils n’ont plus ni propriétaire ni personne qui connaisse la relation (le rite, les formules, les prières) qu’il faut utiliser pour aller faire une célébration sur cet autel précis, alors il est plus utile qu'ils soient conservés dans un musée et servent de références aux gens qui, aujourd’hui, doivent réapprendre la tradition. La tradition est visible au moment des événements coutumiers qui se déroulent aujourd'hui souvent alors que les enfants sont à l’école et les jeunes gens à l’université ou à l’école professionnelle. Dès lors, ils ne peuvent plus, matériellement, participer à cette tradition, à ces moments où l’orateur et ceux qui entament une démarche coutumière expliquent le sens de leur geste : pourquoi ils passent chez untel plutôt que chez tel autre, pourquoi on se rend d’abord chez ce clan avant d’aller rejoindre tel autre clan pour enfin se rendre à l'endroit où se déroule la célébration. Ces choses-là, du point de vue événementiel, ne font pas l'objet d'une répétition. Il n’y a pas de répétition de la messe. Ces traditions sont perdues pour les gens qui ne sont pas là. Il est donc absolument nécessaire que les objets puissent être rassemblés, qu’ils donnent lieu à des colloques entre les Kanaks eux-mêmes et avec les spécialistes. Ensuite, il faut essayer de trouver une formule nouvelle pour que les gens qui n’ont pas la possibilité d’être en même temps à la coutume et au travail, à l’université ou à l’école, puissent aussi bénéficier de l’école kanak de leur tradition, en utilisant des moyens modernes (musées, cinéma, etc.). A. P. – Est-ce que vous parlez là du double objectif du Musée de Hienghène 130? Ce musée, pourquoi avez-vous tant tenu à ce qu’il existe, est-ce pour les Kanaks ou pour copier les Blancs et les Pokens131 qui passent trois fois par an dans les paquebots ? J.-M. T. – Il est intéressant que les Pokens voient aussi les objets. Pour eux, c’est une visite touristique; mais pour nous, c’est une occasion d’expliquer qui nous sommes pour qu’ils nous respectent, dans la mesure où ils ne nous connaissent pas. Quand vous marchez dans un jardin sans savoir distinguer la salade de la mauvaise herbe, vous allez marcher sur la salade comme sur de la mauvaise herbe. Dans la mesure où on vous explique que ça c’est une salade, que ça c’est un poireau, quel en est l’usage, etc., alors vous faites attention ; il en est de même pour les objets : ils renvoient à une culture, aux hommes. Les gens qui viennent visiter peuvent devenir plus respectueux des hommes qu’ils rencontrent dans ce pays, qui sont les détenteurs de ce patrimoine. Ils ne voient plus seulement des ombres, des formes se déplaçant ; ils savent quel est le contenu et le sens de ce que les Kanaks font. Parmi les Kanaks eux-mêmes, sur un plan artisanal, il y a des gens qui fabriquent des objets et essaient de donner à l’habitat, à l’environnement immédiat, des références où l’on retrouve notre culture. Les gens qui font de la sculpture, de la vannerie, doivent avoir des références kanak, des références « authentiques », c’est-à-dire, selon moi, des références qui sont également évolutives, liées à l’histoire. 130. Dans la commune dont il était le maire a été ouvert en septembre 1984 le premier centre culturel kanak, doté d'un petit musée constitué au départ d'objets collectés par J.-M. Tjibaou lui-même (NDE). 131. Contraction de « English spoken ». Désigne les anglophones du Pacifique Sud (NDE). A. P. – Quels sont les producteurs artistiques actuels, et comment se fait l’évolution : sur la seule base d’un tandem artisanat/tourisme, ou bien voit-on se dessiner de nouveaux programmes politiques, vis-à-vis du patrimoine, de sa conservation, et de l’art contemporain ? J.-M. T. – Nous avons fait l’expérience, au moment du Festival Mélanésia 2000, en 1975, de l’arrivée sur le marché de productions de qualité, mais aussi de pacotilles tous azimuts. C’est la chose contre laquelle il faut réagir ; les gens essaient de vendre aux touristes des morceaux de bois, de l’artisanat de mauvaise qualité, un peu n’importe quoi. Et les touristes repartent de Calédonie avec des objets en faisant de la publicité pour Kanaky avec ces objets, alors que ce sont des objets sans patrie. D’où la nécessité de faire un programme. On a créé une société d’artisans, au sein de laquelle se réunissent des gens qui ont déjà produit des objets intéressants, se référant aux lignes traditionnelles. On pense pouvoir faire à travers eux la promotion des formes traditionnelles, non seulement au niveau des objets d’artisanat, mais aussi au niveau de l’artisanat qui « habille » l’habitat, l’environnement immédiat, la chambre, la cuisine, le salon ; que l’on puisse se retrouver un peu en Kanaky quand on est dans une maison de la Calédonie actuelle, qui est assez anonyme. Le projet politique que l’on essaie de développer, c’est qu’il y ait un programme d’enregistrement du patrimoine de la tradition orale et aussi un stockage organisé des œuvres. A partir de là, une première analyse pourrait aider à la création de formes nouvelles, que ce soit sur un plan artisanal, architectural, chorégraphique, musical et littéraire. A. P. – Face au grave problème de la dispersion des objets d’art océaniens, quel sens donnez-vous à la question de la restitution ? Roger Boulay132 explique par exemple que lorsqu’il a voulu restituer des objets appartenant aux Aborigènes australiens, ceux-ci ont refusé... J.-M. T. – Je pense qu'il est intéressant, pour des endroits où il n’y a plus d’objets, de retrouver des objets de référence. Mais ce n’est pas conforme à notre culture d’aller rechercher des objets dans les cimetières. Ce qui est important, ce sont les références. Les objets sont toujours des références à quelque chose ; en cela, même les copies d’objets nous intéressent, parce qu’elles constituent un peu le B-A BA des lignes qu’il faut trouver, de la façon de faire. Nous avons amené des objets au centre culturel de Hienghène. Les gens sont intéressés mais pas outre mesure : ils cherchent des références pour fabriquer de l’artisanat 132. Conservateur des collections océanistes au Musée des Arts Africains et Océaniens (NDE). et pour produire autre chose, créer quelque chose d’utile pour aujourd’hui. A. P. – En quoi la culture peut-elle être un lien dans la recherche de l’identité océanienne ? En d’autres termes, est-ce un mythe de parler de « consensus » océanien sur le plan culturel, et donc aussi sur le plan politique ? J.-M. T. – Je pense qu’il y a un consensus a priori.. Je ne sais pas pourquoi, mais on se retrouve toujours un peu complices entre Océaniens, quand on se rencontre dans un groupe où il y a des Occidentaux ou des Asiatiques. Nous sommes un peu complices, parce qu’il y a une base culturelle qui fait que les concepts que l’on utilise pour expliquer le monde, les relations entre les gens dans la société, le sens de la terre, la relation avec les dieux, ou le sens du devenir, sont des concepts que nous partageons. On ne retrouve pas la même complicité avec les Occidentaux ; avec eux, il faut toujours expliquer. A. P. – Le concept qui a fait fureur au moment du Festival en Nouvelle-Calédonie, c’est le concept du « New Pacific Way of Life ». Comment le définissez-vous ? J.-M. T. – Le « way of life » du Pacifique, c’est le nôtre. C’est lié à l’espace, à la mer, aux îles, au rythme, qui n’est pas le rythme de Paris ni de villes industrialisées, ni le rythme de pays ayant des populations importantes et où l’organisation exige des horaires très rigides... sinon on se marche sur les pieds et on manque son train! Ici, en Océanie, les populations sont restreintes, l’industrialisation n’est pas un phénomène important, sauf peut-être en Australie, et un peu en Nouvelle-Zélande, en ville surtout. Le « Pacific way of life », c’est notre manière d’être, notre manière de chercher le consensus plutôt que de faire voter les gens pour se mettre d’accord, c’est aussi cette sorte de respect que les gens ont les uns envers les autres. Dans tout le Pacifique, le respect et les gestes de respect, c'est fondamental ; et du point de vue du rythme de la vie aussi, c’est quelque chose de capital : les gens ont le temps de vivre, et c’est cela qui est apprécié par les nouveaux habitants du Pacifique. Dans la mesure où ils apportent l’industrialisation dans le Pacifique, il est possible qu’en l’an 2000 nous fassions nous aussi la course comme en Occident ; mais pour le moment, les gens apprécient leur propre façon de vivre, et voudraient la conserver. Nous, nous essayons d’imprégner les relations sociales et l’organisation du travail de notre manière de vivre, qui tient compte du soleil... J’avais lancé l’idée de « Pacific new home » ; c’était un peu pour rendre politiques des objectifs intégrants à l’aménagement du Territoire, à l’organisation de la ville, du travail, notre manière de vivre océanienne, pour que l’industrialisation ne pourrisse pas trop la chance que nous avons de pouvoir passer tranquillement au soleil cet espace-temps qu’il y a entre la naissance et la mort (rires)! A. P. – Est-ce que cette préoccupation a une résonance au niveau océanien ? J.-M. T. – Il y a eu des réunions. La Commission du Pacifique Sud133 a essayé de prendre en considération cette perspective au niveau des programmes de développement rural intégré, afin que les gens restent chez eux, qu’ils soient intégrés dans leur propre société, qu’ils s’accrochent à la vie moderne, mais aussi ne restent pas en-deçà de la modernité et utilisent les bienfaits de l’industrialisation, des biens de consommation, sans détruire pour autant ce qui est leur richesse, c’est-àdire leur façon de vivre. A. P. – Vous entretenez des rapports privilégiés avec certains de vos proches voisins, et en particulier le Vanuatu. Sont-ils d’ordre culturel, politique ou affectif ? J.-M. T. – Ils sont politiques, parce que c’est le pays qui nous soutient le plus. De manière plus explicite, il respecte aussi notre point de vue et essaie de le faire connaître. Sur le plan économique, nous avons beaucoup de choses à partager, mais pour le moment nous sommes limités par notre statut. Sur le plan culturel, nous avons la coutume, ils ont la coutume ; expression différente d’une seule et même chose. Le discours coutumier, les uns le font en bichlamar134, les autres en français ou dans une langue kanak, mais on se comprend à peu près! On sait à quoi cela fait référence. A. P. – Quels sont les valeurs de la société kanak, les systèmes de relations qui lui sont spécifiques ? J.-M. T. – Ce qui est fondamental dans la culture kanak, mais que l’on retrouve aussi dans d’autres cultures, c’est la conception de l’homme. L'homme n’est jamais individu ; il est le noyau d’un ensemble. Il est le centre de relations et il a un rôle à jouer dans un centre de relations donné. Supposons que mon fils se marie. Il est le centre de la célébration ; ses oncles maternels viennent avec sa mère ; quant à ses 133. Organisation régionale aidant au développement économique et sanitaire du Pacifique sud (NDE). 134 Langue véhiculaire du Vanuatu, le bichlamar est un pidgin à forte influence anglo-saxonne, né au XIXème siècle de la situation de contact (NDE). pères135, ce sont les gens de ma famille. Le jour où il se marie, il est au centre de ce réseau de relations. Il réunit deux groupes136 qui étaient séparés ; c’est comme cela que se font les alliances. Et le jour du mariage, ces deux groupes qui étaient séparés se mettent du même côté, face aux parents de la femme que mon fils va épouser. Lui est toujours au centre, mais l’ensemble qui se constitue est toujours différent. On retrouve toujours ce déplacement du centre. L’homme comme centre de relations, ça induit des relations au monde moderne qui sont assez difficiles. Par exemple, sur le plan de l’épargne ; si on épargne, c’est pour donner à une cérémonie, ou pour construire une maison pour recevoir des gens, mais jamais pour agrandir un capital quelconque, pour devenir le millionnaire du village qui éclabousse les autres avec sa Mercedes, son standing... A. P. – On ne thésaurise pas dans la culture kanak ? J.-M. T. – On thésaurise les relations. Cela veut dire qu’il faut faire ces relations, qu’il faut investir dans la construction et l’harmonie du système. Il y a les oncles maternels et les pères ; il faut sans cesse établir les relations, construire les événements, créer les célébrations, ou intervenir dans les célébrations, les deuils par exemple, rendre plus fluides les relations entre ces deux groupes paternels et maternels, pour que l’homme devienne quelqu’un. Le prestige n’est pas dans la capitalisation de l’avoir, mais dans la capitalisation du service ; on donne de la sagesse, du bien, de l’accueil en permanence. On ne peut jamais être millionnaire ; mais les vieux disent qu’en donnant, on met en quelque sorte à la caisse d’épargne. A. P. – C’est le contre-don ? J.-M. T. – Oui, mais le contre-don, ce n’est pas toujours du donnantdonnant. Le retour peut se faire le jour de ma mort, ou plus tard, à travers mon fils, quelqu’un de ma famille. Si bien que ce système n’est pas compatible avec la vie moderne ; j’ai pris l’épargne comme exemple parce que c’est frappant. Les gens ont du mal à comprendre ce système où il faut épargner pour augmenter son capital, alors que chez nous on doit sans cesse donner. A. P. – Ce qui fait le prestige de la culture kanak, au-delà de l’objet et de la production plastique telle qu’elle est mise en valeur en NouvelleGuinée ou au Vanuatu, c’est une importante production littéraire et 135 136 Son père et les frères de celui-ci (NDE). Celui des parents maternels et celui des parents paternels (NDE). orale, ce qu'Alban Bensa137 appelle les récits ; contes, légendes, où, bien sûr, les objets sont intégrés, et même magnifiés, mais cela dépasse le cadre de la représentation plastique. Quelle importance attribuez-vous à ces récits dans la culture kanak ? J.-M. T. – C’est avant tout lié au fait qu’il n’y a pas d’écriture. A. P. – Il y a une question que l’on vous pose sans cesse, mais qui n’est pas claire pour nous, c’est la signification profonde du mot « kanak », et au-delà des échanges symboliques, ce que veut dire « faire la coutume ». J.-M. T. – Kanak, ça veut dire « homme » ; c’est un mot polynésien. Dans le mythe de Téin Kanaké, le premier des fils des ancêtres, c’est Kanaké ; c’est l’homme qui sort. Le terme kanak, tel que nous l’avons adopté aujourd’hui, c’est aussi une prise de position par rapport à la colonisation. Nous avons été reconnus au début ; le capitaine Cook a fait la coutume aux gens qu’il a trouvés, les Kanaks. Puis, avec la colonisation, nous sommes devenus les « sales Kanaks », avec les missionnaires nous étions les « Mélanésiens ». Quand on a commencé à prendre en considération les revendications kanak, et surtout en 1951, quand les Kanaks ont voté et qu’ils ont eu la majorité à l’Assemblée, nous sommes devenus les « autochtones ». « Mélanésiens », « autochtones » ; nous sommes fatigués d’être baptisés différemment par des gens qui ne nous connaissent pas. Alors nous avons décidé, à travers la revendication d’indépendance, que nous nous appellerions « Kanaks », et que notre pays ce serait « Kanaky ». Ceux qui accepteront, comme Cook, de nous reconnaître, de faire la coutume avec nous Kanaks, à la limite, s’ils vont loin dans leur démarche, ils pourront accéder à la nationalité kanak. Mais surtout, qu’ils soient des nationaux ou pas, s’ils vivent dans le pays des Kanaks, ils vivront en Kanaky. C’est lié à l’histoire, à la revendication de dignité et de reconnaissance de notre peuple. A. P. – Et en ce qui concerne l’essence même du mot « coutume », audelà de l’échange d’objets, dans la relation interpersonnelle kanak, actuelle comme traditionnelle ? J.-M. T. – La coutume, c’est moins une relation interpersonnelle qu’une relation de groupes, de communautés. Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, l’homme kanak n’est pas individu, il est le noyau d’une relation ; il est le sang qui coule dans ses veines, et la chair, qui sont 137 Cf. A. Bensa et J.-C. Rivierre, Les chemins de l'alliance. L'organisation sociale et ses représentations en Nouvelle-Calédonie, Paris, SELAF, 1982 (NDE). donnés par sa mère, mais de ces substances il n’est pas propriétaire. Au moment de sa mort, la dépouille mortelle doit faire l’objet de cérémonies de restitution aux maternels. Il est en même temps un personnage, par le nom qu’il a reçu à son baptême, qui lui donne un statut, une fonction peut-être dans la structure sociale, et également une place spatiale, une place sur un tertre, un endroit pour faire sa maison, pour planter ses ignames. Il reçoit aussi des rôles, des fonctions sociales. La coutume est pour nous le geste qui, à chaque moment, à chaque rencontre, rappelle cette relation ; par exemple, si le fils de ma sœur arrive chez moi, il va me « faire la coutume »138 si il y a longtemps qu’il n’est pas venu, pour me saluer, me donner des nouvelles de chez lui, pour montrer qu’il est là. Puis, si il tombe et qu’il se blesse devant moi, il faudra qu’il me donne quelque chose, parce qu’il doit demander pardon d’avoir dilapidé le patrimoine vital (le sang), qui appartient à ses oncles, et dont je suis donc en partie propriétaire. Et faire la coutume, c’est cela ; c’est un terme générique que les Européens donnent à un ensemble de choses qu’ils ne comprennent pas et qui sont les manières d'être des Kanaks. Pour nous, chaque coutume a un nom précis. On fait telle chose à telle occasion, pour dire tel message. A. P. – La coutume n’est pourtant pas une cérémonie ? J.-M. T. – Je ne sais pas ce que c’est, la coutume. Je connais des rites précis, qui ont des noms précis. La coutume, je l'ai dit, c’est le nom quelquefois un peu méprisant que les non-Kanaks donnent à ce que font les Kanaks. C’est pour eux une manière de dire qu’ils ne comprennent rien à cet ensemble de choses. Pour nous, le terme générique de coutume, c’est plutôt le droit, notre manière de vivre, l’ensemble des institutions qui nous régissent. A. P. – Au niveau de la quotidienneté, il y a, contrairement à chez nous, un certain nombre d’actes, de gestes, qui ponctuent les relations entre les gens, sans quoi elles n’existeraient pas. Chez vous, ce n’est peut-être pas du sacré, dans la relation quotidienne, mais quelque chose qui semble vital pour la reconnaissance de l’autre, et pour qu’il y ait échange. J.-M. T. – Il n’y a pas de problème de « l’autre » par rapport à moi, parce que je ne suis pas moi. 138 Faire un don en prononçant un discours (NDE). A. P. – J’ai récemment relu Kanaké139 ; que pensez-vous, avec le recul, de la démarche politico-culturelle originale et décisive de 1975 ? J.-M. T. – Certaines personnes commencent à réaliser aujourd’hui que c’est même plus tôt que l’on aurait dû faire ce que l’on a fait. Je constate par exemple que le discours de Téin Kanaké, plus personne ne le dit aujourd’hui. Les chants qui sont sur la cassette que nous avons enregistrée, le discours d’Emmanuel Naouna, etc.140, ces œuvres et ceux qui les ont faites ne sont plus aujourd’hui. C’est terrible, c’est comme la disparition d’une espèce animale ou d’un arbre. Je pense que si l’on avait progressé dans cette perspective-là à cette époque, on aurait enregistré plus de choses. Le problème était, et est toujours, politique ; la discussion avec l’Administration coloniale, c’est toujours pour se situer pour ou contre ce qui est réalisé pour les Kanaks. Aujourd’hui, la discussion devient plus claire, parce que la revendication politique doit être appuyée quelque part. Quelle est la spécificité kanak ? Ce n’est pas d’être coloré ; il y en a d’autres qui sont colorés dans le monde, et même d’autres en Nouvelle-Calédonie. La spécificité doit être fondée culturellement, philosophiquement, et par rapport aussi au sens du développement. Quand on parle de socialisme, qu’est-ce que cela veut dire en pays kanak ? Nous sommes obligés de nous regarder dans un miroir, à travers la tradition, à travers le patrimoine culturel, et cela suppose un stockage, un emmagasinement que nous n’avons pas. Alors, c’est dommage, et merde à ceux qui ne nous ont pas aidés! A. P. – Est-ce que vous avez le sentiment que la société kanak détient des systèmes politiques originaux ? Comment les définiriez-vous ? J.-M. T. – C’est une discussion difficile. La revendication nationaliste est une revendication politique liée à la colonisation et liée à la géopolitique moderne. Quand les Romains ont envahi la Gaule, je crois que c’est ce qui a permis l’émergence de la conscience de la Gaule. C’est un peu pareil chez nous. Chaque pays a toujours été autonome. Il n’y a jamais de revendication nationaliste, tant qu’il n’y a pas de nation qui aliène la souveraineté d'un autre peuple. Aujourd’hui, la revendication nationaliste se dresse face à la colonisation. A propos de nos systèmes politiques, nous n’avons pas la démocratie, en tant que système d’attribution du pouvoir. Nous l’acceptons, et nous l’utilisons aujourd’hui. Mais votre système suppose des individus, des individus qui s’éliminent, pour se mettre en évidence. La compétition 139 J.-M. Tjibaou et P. Missotte, Kanaké, 1976, op. cit (NDE). Mélanésia 2000 a donné lieu à l'édition du premier disque de musique, chants et discours kanak (NDE). 140 existe aussi chez nous, mais c’est la compétition au niveau des groupes ; c’est lié à notre conception fondamentale de l’homme et je pense que cela reste quelque chose de pertinent dans les sociétés océaniennes : il faut toujours chercher le consensus, c’est un système, une façon de faire de la politique. La démocratie telle que l’entendent les Occidentaux est liée au système « Un homme, une voix » ; cela veut dire l’anonymat, sauf dans les regroupements, les partis politiques. Chez nous il y a les clans, mais les clans sont dans un espace réduit et ils sont donc obligés de s’entendre pour ne pas se détruire. Ce qui n’est pas le cas dans une grande ville où les partis politiques gagnent des voix en se détruisant les uns les autres. Si les socialistes pouvaient prendre toutes les voix des communistes et toutes les voix de l’UDF, ils seraient contents, contents d’avoir détruit, pour devenir grands, seuls. C’est cela la démocratie. Ce n’est pas la nôtre. A. P. – Comment fait-on pour convaincre, alors, en NouvelleCalédonie ? J.-M. T. – On discute, je l’ai déjà dit tout à l’heure, on recherche le consensus. Le consensus est plus dur, mais c’est un système. Il n’y a pas de système pour tous les hommes ; il y a des systèmes, que l’on arrange comme on peut. Et même la démocratie telle que vous l’entendez, je dirais que c’est le bulletin de vote qui vaut une voix. Mais ce qui amène les gens à se placer, à se positionner dans des réseaux, ce n’est pas la démocratie. C’est le fait que si celui-ci ne vote pas RPR, il va perdre sa place, que celui-là sera regardé de travers s'il ne vote pas socialiste ; c’est un minimum de concession que l’on demande à chacun. Chez nous, on essaie de comprendre. Celui qui ne veut pas comprendre, il faut lui expliquer ; on lui fait la coutume et il comprendra plus tard. Chez vous, celui qui ne veut pas comprendre, on l’exclut de son travail. Dernièrement, à Nouméa, il y a eu une manifestation syndicale parce que Laroque, le maire de la ville, a licencié des personnes qui avaient participé à la manifestation en faveur des prisonniers141. C’est le genre d’acte de démocratie que l’on voit pendant les élections. Cette pression existe aussi chez nous, mais d’une manière différente, pour obtenir le consensus. Et une fois que le consensus est acquis, on n’assiste pas à la guerre des étoiles, celle de Reagan, la guerre des chefs, pour essayer d’écraser l’autre quand on a perdu, où de l’éliminer définitivement quand on a gagné. On est obligé de composer parce que l’on est sur un petit espace ; cela induit des comportements sociaux et psychologiques qui 141 Il s'agit de militants indépendantistes emprisonnés (NDE). obligent à passer par le consensus. Même si ça doit prendre des mois ou des années. C’est une nécessité. A. P. – En quoi la reconnaissance d’identité d’un peuple passe-t-elle par la reconnaissance de sa culture ? J.-M. T. – Il n’y a pas d’étage ni de priorité, cela va ensemble, dans le combat qui est le nôtre. Sur ce terrain-là, celui de la culture, on n’a pas d’adversaires. Il n’y a que les idiots pour dire que la revendication de la spécificité kanak, c'est n’importe quoi. Mais si on avait la puissance militaire pour dire merde à la France, ce problème-là ne se poserait pas. Le fait que l’on soit obligé aujourd’hui de passer par cette discussion sur la culture est, je crois, enrichissant pour tout le monde. Il y a des gens qui s’appauvrissent, ou qui restent nuls, parce qu’ils sont nuls au départ, parce qu’ils refusent l’Autre, au sens occidental ; ils refusent les thèses des autres a priori. Ils ne peuvent pas admettre qu’il y ait d’autres opinions, d’autres vérités que celles sécrétées par un groupe donné, auquel on se réfère. Je pense que ce n’est pas notre cas, et c’est une richesse pour nous, et pour tous les gens qui vivent en NouvelleCalédonie. A. P. – En tant que leader politique moderne, comment expliquezvous votre choix de tenir un discours politique, notamment en métropole, qui soit entre guillemets ? Vous n’avez pas le profil de l’homme politique classique ; est-ce pour rompre avec le profil systématique de l’homme politique français, qui est un adversaire, ou estce dans votre nature ? J.-M. T. – Je ne sais pas ce qu’est un homme politique. Je le sais seulement à travers les gens qui parlent en fonction du système dominant, qui répètent la logique du système pour imposer quelque chose. Nous, nous essayons de convaincre, de convaincre que Kanaky est notre pays. C’est la vérité fondamentale. Et que nous sommes les héritiers de ce pays, que le patrimoine « indépendance » est celui de notre peuple ; les Français, pour leur part, étant indépendants, ayant leur propre patrimoine national, culturel et terrien. Le programme de Mitterrand pour l’indépendance nationale me convainc qu’il doit aussi – s’il est convaincu que la France doit garder son indépendance – reconnaître que l’indépendance n’est pas pour nous un slogan ou une revendication politicienne, mais une revendication simplement humaine. Je ne me situe pas en tant que politicien ; je n’y ai aucun avantage. Je perds du temps ; je suis en Europe depuis bientôt vingt jours, et pendant ce temps l’herbe pousse dans mes champs, mes enfants ne peuvent pas bénéficier de ma présence en tant que frère, en tant que père, en tant qu’ami, et ça c’est le service que je donne à la revendication d’indépendance de mon pays, c’est la disponibilité que chacun de nous, indépendantistes, essayons d’avoir face à la revendication de liberté. Mais cela ne nous donne pas de droits sur notre peuple, de droits pour dire ce que notre peuple doit faire, s’il doit faire la guerre... A. P. – Dans cet effort pour convaincre les Européens, et les cultures occidentales en général, de la spécificité et de l’existence du peuple kanak, il y a une difficulté essentielle : la société kanak n'est-elle pas fondée sur des bases radicalement différentes? J.-M. T. – Ce n’est pas spécifique aux Kanaks ; j’ai entendu récemment des Indiens d’Amérique réagir à mon discours en disant : « C’est pareil chez nous. » Les Occidentaux sont un peu des victimes ; ils sont colonisés par cette philosophie judéo-chrétienne, qui est arrivée à leur inculquer que l’homme est âme et corps, et qu’il est individu. C’est un mythe comme un autre, mais c’est un mythe qui est dangereux, dangereux pour la planète. Le calvinisme a été étudié dans ses rapports avec le capitalisme ; réussir sur terre, c’est le signe que l’on est sauvé, mais sauvé individuellement. Et donc, c’est une valeur d’être riche, c’est une valeur d’épargner, de réussir matériellement. Et cette prise en considération de la réussite matérielle comme valeur suprême amène en définitive à ce que l’on voit aujourd’hui en Europe ; il y a de la richesse, il y a une espèce d’opulence, quand on voit tous ces magasins, mais il y a aussi treize millions de chômeurs. C’est produit par la conception de l’homme qui veut que l’on doive réussir matériellement, individuellement. Et c'est cette conception de l’homme qui a fait la colonisation, qui a fait se propager la christianisation, qui a fait les croisades, qui a fait l’aliénation des terres ; c’est également elle qui exploite aujourd’hui le tiers-monde et développe la militarisation pour la supériorité de telle nation, toujours conçue à partir de la réussite individuelle. Cela conduit, on y assiste aujourd’hui, au fait que Reagan boycotte économiquement le Nicaragua ; tout ça, cet impérialisme, lié au fait que pour réussir, s'il y a quelqu’un sur ma route, je dois, sinon l’éliminer, du moins le mettre dans l’ombre pour que mon étoile soit la seule à briller dans le ciel. Cette conception très dangereuse est liée à la philosophie judéo-chrétienne. Ce n’est pas, je pense, la conception originelle des Gaulois, des druides. Chez nous, c’est l’autre système ; on doit considérer l’univers, et la terre avant tout, comme la mère, comme le lieu spatial, sociologique, psychologique et éternel, où l’homme existe à travers ceux qui sont morts, à travers ceux qui vivent aujourd’hui, et à travers ceux qui viendront. A. P. – Il y a là une différence colossale, d’autant plus difficile à comprendre pour les Européens ; les Européens ont voulu, à partir d’un certain moment non seulement apprivoiser la nature mais la dominer et la réduire en esclavage... J.-M. T. – C’est un peu le drame que nous vivons aujourd’hui. Quel sens on donne à l’homme ? Si on dit : « c’est lui le chef », comme le dit la Bible, il faut dominer le monde... c’est intéressant, mais dans la mesure où on situe l’homme ailleurs que dans le monde, il doit faire la conquête du cosmos, et pour cela il doit s’accaparer les moyens de faire cette conquête. On en voit les résultats : les pillages, la destruction, l’écrasement d’individus, et pour faire quoi ? Pour faire pareil ailleurs! Heureusement qu’il n’y a personne sur la lune, ni belles terres à exploiter et à coloniser ; cela nous renvoie à nous-mêmes. Cette conception pourrait conduire les hommes, les individus, à penser la survie de la planète ; à imaginer comment les hommes pourraient s’intègrer dans cet univers, comment faire pour que la Terre soit une mère pour les hommes, et qu’il y ait toujours cette dynamique relationnelle, parce que tout est vivant. Alors que l'autre conception, qui est arrogante par rapport à l’univers et à la Terre, fait de l’homme le superchef, technicien, technocrate, arriviste, capitaliste, orgueilleux, qui doit tout réduire à sa puissance. Et la conséquence, c’est l’exploitation du monde et des hommes, et en fin de parcours, c’est peut-être détruire. Les rapports de force militaires aujourd’hui, les discussions entre puissants sur la guerre des étoiles, sur un risque de conflagration atomique sont sécrétées par cette conception de l’homme qui induit la lutte pour la puissance absolue. C’est un peu la révolte de Lucifer. Regardez, dans la Seine il n’y a plus de poissons. J’ai appris avant-hier que dans le Rhin, au siècle dernier, il y avait tellement de saumons qu’il était interdit aux gens qui avaient du personnel de leur donner à manger du saumon plus de cinq fois par semaine! Aujourd’hui, c’est une eau dans laquelle personne ne voudrait se baigner. Mais plus inquiétant que cette mort des eaux du Rhin et de la Seine, c’est le risque pour la vie. Un quart des arbres en Allemagne sont en train de mourir, le platane est menacé de disparition aux États-Unis. Je pense que la conception conduisant à une conquête de puissance qui écrase doit être révisée si on veut sauver la planète et les hommes. 21. Kanaky, la France et la défense* Jean-Marie Tjibaou développe ici les idées du FLNKS en matière de défense dans la perspective de l’indépendance. En août 1985, la question s'avère d'autant plus d'actualité que le gouvernement, tout en préparant la mise en place de Régions gérées par les indépendantistes, envisage l'installation d'une base militaire en Nouvelle-Calédonie. Dans un contexte où domine encore la bipolarité est-ouest, le président du FLNKS reprend à son compte plusieurs des positions politiques des pays du Pacifique Sud vis-à-vis de la France, un mois seulement après l'attentat contre le bateau de Greenpeace, le Rainbow Warrior. — M. le Président, quelques questions pour le Journal des Objecteurs. Tout d’abord en ce qui concerne la défense. Quel type de défense pour une Kanaky indépendante et socialiste ? Contre qui, avec quels moyens, avec ou sans l’aide de la France ? La Kanaky fera-t-elle partie d’un pacte régional dans le Pacifique Sud ? J.-M. TJIBAOU – Je pense qu’il faut commencer par la dernière question. Notre souhait est d’envisager la défense à part, d’abord avec les autres pays de la région et après avec les autres pays du Forum du Pacifique Sud. Nous n’avons pas d’ennemis. Nous n’avons pas non plus de projet d’agression envers qui que ce soit. Par contre, nous pensons ne pouvoir être utilisés géographiquement que comme porteurs de la défense d’autres pays contre notre gré, et cette utilisation nous n’en voulons pas. Jamais, au cours de notre histoire, on n'a posé le problème en terme national. Dès la répartition du Territoire avec une certaine autonomie des Régions, chacun a essayé d’assumer sa région. La question nationale est un concept nouveau, né en même temps que Kanaky, donc c’est une responsabilité nouvelle à laquelle il faudra faire face. Assurer notre indépendance, c’est assurer un système, trouver un équilibre entre les relations, les accords, les alliances que l’on passe avec les pays environnants et aussi avec les grandes puissances. Si on n’a pas les moyens d’assurer notre indépendance au niveau de la défense militaire, c’est à nous de trouver, d’imaginer les rapports de force que * Entretien accordé au Journal des Objecteurs à Wagap (Nouvelle-Calédonie), le 17 août 1985. Ce texte a été publié dans le n° 35 (septembre 1985) de l'organe du Mouvement des Objecteurs de Conscience. 20. Kanaky, la France et la défense l’on peut utiliser pour assurer une certaine indépendance. Le principe, nous l’avons toujours dit, est que nous ne souhaitons pas revoir des bases militaires sur notre territoire [allusion à la présence militaire américaine pendant la seconde guerre mondiale]. Si on passe un contrat d’assistance pour la mine avec un pays, la pêche avec un autre, pour les voitures avec un autre, et financièrement avec telle banque dans le monde, etc., pour la défense nous ne ferons appel à l’assistance qu’en cas d’agression. — Quelle position adopterez-vous en ce qui concerne les armements nucléaires ? J.-M. T. – Pour nous, la position est sans ambiguïté : pas question d’armes nucléaires en Kanaky. Nous pensons que c’est une menace qui est le fait des super-puissances qui ont les moyens de se payer ce genre d’armes pour détruire. Les menaces sur la vie de la planète, sur la vie des hommes, nous refusons de les avoir chez nous. Nous préférons que la bombe atomique, s’ils la veulent, ils la mettent dans la Beauce ou dans les Cévennes. — Exception faite de la Seconde Guerre mondiale, il n’y a jamais eu de base stratégique importante en Nouvelle-Calédonie. Or, paradoxalement, c’est d’un gouvernement qui s’engage dans un processus vers une certaine indépendance qu’un projet de base stratégique provient. Comment voyez-vous ce projet et comment la cohabitation future avec un État indépendant se fera-t-elle ? J.-M. T. – Le fait qu’il y ait des Français socialistes au gouvernement ne change rien à la politique étrangère de la France. La France se regarde elle-même, et, à travers elle-même, elle regarde le monde. A partir de là, il est difficile que la France admette une certaine autonomie, que les gens autres puissent se prévaloir d’exister par eux-mêmes. Le fait de prévoir une base stratégique en Nouvelle-Calédonie, et je pense que les gens de droite sont d’accord avec ça, ne change pas la politique étrangère, ce qui est malheureux de la part d’un gouvernement socialiste. Maintenant, je ne sais pas quel est le sens de cette déclaration. Si c’est une déclaration politique dans un contexte politique difficile, rejoint-elle un projet précis dans le cadre de la stratégie mondialiste de la France, ou est-elle une mise en garde contre le FLNKS, et une assurance donnée aux antiindépendantistes par rapport aux échéances de 1986 pour qu’ils pensent : soyez d’accord avec le gouvernement, le gouvernement vous protège et il vous protégera ? Je ne sais pas quel est le sens. Cela me paraît tellement gros, étant donné l’expérience algérienne, que juste à la veille de ce vote d’autodétermination, on parle de ce problème, quand on sait 20. Kanaky, la France et la défense ce que sont devenus les Accords d’Évian. On ne sait pas quels sont les objectifs essentiels de ce projet, on se demande si cela arrivera au bout. — Depuis six mois, les forces de l’« ordre » se sont considérablement gonflées sur le Territoire, pour passer à six mille hommes, dont de nombreux militaires. Cependant, l’état d'urgence a donné lieu à bien des débordements, notamment le pique-nique de Thio et les ratonnades du 8 mai142. A quoi sert concrètement l’armée française en NouvelleCalédonie ? J.-M. T. – Je pense que ça sert à dépenser l’argent des Français, et à payer des vacances aux gendarmes. On ne saura jamais le coût de cette opération, mais elle aura coûté plus cher que le financement de la Région. Si cet argent avait été investi dans le développement, on serait très, très engagé pour la construction de l’indépendance. Le projet de base militaire est du même ordre : rassurer les uns et les autres. De toute façon, on ne se fait plus d’illusions, avec les événements que nous avons subis, et nous leur avons demandé de mettre un peu le holà. Il nous a été répondu que la séparation des pouvoirs fait que les gendarmes sont au service de l’ordre judiciaire, relevant de la compétence du procureur. Alors, c’est le procureur qui donne les mandats d’arrêt pour entrer dans les tribus. Nous l’avons interpellé pour qu’il arrête de lancer des mandats d’arrêt, et qu’il cesse d’intervenir dans les tribus avant les élections. C’est une stratégie appliquée par le procureur général, dans la perspective anti-élections de l’opposition, afin de nous priver d’électeurs. — Lors du dernier congrès du FLNKS, le mot d’ordre d’insoumission au service national français a été réaffirmé. Qu’en est-il de la situation des jeunes appelés kanak ? Y a-t-il des insoumis, et y a-t-il répression de la part de l’administration ? J.-M. T. – En ce qui concerne le mot d’ordre, il a été appliqué différemment selon les endroits. Beaucoup de jeunes essaient de s’enfuir, ils refusent d’aller au service militaire. Beaucoup de jeunes gens se retrouvent aujourd’hui avec un mandat d’arrêt pour désertion. La vie d’un de ces jeunes gens est intenable ; parfois il est à Nouméa, parfois en tribu, parfois dans la montagne. Beaucoup se retrouvent dans une situation illégale. Comme il n’y a pas d’avis de recherche avec photos, ils voyagent souvent au nez et à la barbe des gendarmes. Le problème, 142. Allusion à des provocations et des exactions commises contre des Kanaks par des anti-indépendantistes durant la période la plus tendue des événements (novembre 1984-mai 1985) (NDE). 20. Kanaky, la France et la défense c’est que les familles sont régulièrement visitées par les gendarmes afin qu’elles livrent leurs enfants quand ils ne se sont pas présentés au service militaire. Il y a un autre problème, c’est que l’on n'est pas assez au courant des systèmes juridiques de défense. Les familles finissent par céder aux pressions des gendarmes, sous la menace d’être visitées de jour et de nuit, de subir des interventions constantes. Il y a des familles qui font pression sur leurs enfants, pour éviter que les gendarmes rentrent chez eux et cassent la vaisselle, cassent tout... — Aimeriez-vous avoir le soutien des groupes antimilitaristes de métropole ? J.-M. T. – On ne sait pas, on ne connaît pas les structures juridiques qui nous permettraient d’organiser la défense des gens. Même pas la défense, mais qu’il y ait au moins une prise en charge des jeunes qui refusent le service militaire. Qu’est-ce qu’il faut faire pour éviter d’être poursuivi ? — Y a-t-il des objecteurs de conscience en Nouvelle-Calédonie ? J.-M. T. – Les objecteurs... on ne sait pas bien ce que c’est. — Dans la future Kanaky indépendante, y aura-t-il un service national obligatoire ? A qui sera-t-il imposé et sous quelle forme ? J.-M. T. – Le service national obligatoire, on a commencé à en parler ; mais pas un service militaire, un service pour le développement. Obligation de donner un ou deux ans au service du développement. C’est un peu en référence au système tribal, où les jeunes sont affectés aux travaux qui demandent le plus de force, c’est-à-dire les travaux des champs : débroussaillage, préparation du champ d’ignames, irrigation, etc. Je crois qu’il faut repenser le système dans le cadre des perspectives de développement qui sont les nôtres. Par exemple, que les outils de production soient collectifs, ou sur une base familiale, pour éviter que les gens s’endettent avec la mise en place de petites infrastructures ; c’est là qu’interviendrait cette « milice » pour le développement. Ce sera obligatoire, il ne sera pas permis d’objecter... (rires). — La stratégie de lutte des indépendantistes correspond-elle à un choix déterminé entre une stratégie de violence et une stratégie utilisant plutôt des moyens non violents ? Quelle est l’importance des différends, qui, au sein du FLNKS, poussent dans l’un ou l’autre sens ? J.-M. T. – Je ne pourrais pas donner de pourcentages ; je pense que ça se situe plutôt en tranches d’âge. C’est un problème de générations. Il y a des anciens qui parlent, qui essaient de faire avancer le dialogue. Et puis 20. Kanaky, la France et la défense il y a les jeunes qui s’impatientent parce qu’ils ont l’impression, et pas seulement l’impression, qu’à force de parler, beaucoup d’anciens et de vieux se font rouler par certains colons, qui font des espèces de coutumes pour se remettre d’accord avec nos gens et continuer d’exploiter tranquillement leur patrimoine et la population. En ce qui concerne la violence, je pense qu’il n’y a pas dans notre peuple de tradition de violence gratuite, au sens de la violence faite pour tuer, pour détruire. Ça existe, mais c’est tout de suite lié au fait que nous sommes un tout petit pays et un tout petit peuple. Les gens vivent d’une manière assez autonome dans les Régions, et ils empruntent des itinéraires connus. C’est quand on s’écarte de ces itinéraires que l’on risque la mort. Après, on rentre dans l’inconnu, et c’est l’inconnu qui est la menace, aussi bien pour celui qui est initié que pour celui qui ne l’est pas. Il n’y a pas de choix délibéré de la violence143. Pour nous, la violence, c’est le fait colonial qui s’est installé, qui a aliéné les terres, qui a aliéné la liberté, qui a aliéné aussi la parole, notre parole à nous, dans le sens de pouvoir, de décider. C’est ça la violence dans l’existence, et cette violence est devenue institutionnelle. Nous essayons de nous libérer de cette violence. — De quelle manière pensez-vous agir après l’indépendance, contre le surarmement de la population caldoche ? J.-M. T. – Je l’ai déjà dit à M. Pisani : « Si vous voulez que les gens discutent, enlevez tous les fusils, les fusils de tout le monde. » Seulement, le problème, c’est que le gouvernement ne maîtrise pas la question des stocks d’armes. On n’a pas encore discuté de cela, de ce qu’il faut faire de ces fusils. — Pour en terminer, qu’attendez-vous du soutien des paysans du Larzac ? Pensez-vous, comme eux, qu’il existe des points communs entre la lutte du peuple kanak et celle qu’ils ont menée pendant dix ans contre l’armée française et le pouvoir central ? J.-M. T. – Nous avons comme point commun la lutte pour la liberté liée à la terre ; nous sommes, comme eux, des paysans, et nous comprenons bien leur lutte, liée à l’occupation de la terre, d’abord comme possibilité de survivre, de vivre. Et puis, aussi, le fait que c’est la bataille d’une minorité contre la majorité culturelle. On est d’abord des paysans, on travaille la terre. On ressent la même chose quand les militaires prennent 143. Jean-Marie Tjibaou fait ici allusion au fait que dans la société kanak traditionnelle, la violence éclatait lorsque l'on sortait des sentiers coutumiers bâtis et entretenus par des alliances matrimoniales et politiques (NDE). 20. Kanaky, la France et la défense nos propres terres, quand on subit leur répression. Je pense que les gens du Larzac ressentent le combat qu’on peut mener ici comme nousmêmes. Le soutien du Larzac est pour nous très important, sentimentalement et politiquement. C’est un bon exemple pour nous parce que la lutte les a soudés encore plus et que finalement ils ont obtenu gain de cause en réveillant la conscience de la majorité. IV. - RESISTER (mars 1986 - juin 1988) Dans les derniers mois de l'année 1985 et jusqu'en mars 1986, la Nouvelle-Calédonie, apaisée, se remet au travail dans le nouveau cadre régional prévu par le plan Fabius-Pisani. Les indépendantistes kanak se lancent avec enthousiasme dans la gestion, cherchant à intéresser tous les Calédoniens à leurs projets économiques afin de rendre crédible la construction de l'indépendance. Mais cette embellie sera de courte durée, tant la Nouvelle-Calédonie reste sensible aux turbulences politiques de la France métropolitaine. Jacques Chirac, nouveau Premier ministre soutenu par la majorité parlementaire (RPR-UDF) issue des dernières élections législatives, décide de jeter à bas le fragile édifice imaginé par ses prédécesseurs. Faisant sien l'esprit de revanche de la droite calédonienne la plus ultra, il s'emploie, avec l'aide de ses ministres (Bernard Pons, DOM-TOM et Charles Pasqua, Intérieur) à exclure le FLNKS de la vie politique de Nouvelle-Calédonie. L'armée, dont les effectifs sur le Territoire ne cessent de s'accroître, est chargée d'intimider les populations kanak par des manoeuvres de « nomadisation », les budgets des Régions administrées par le FLNKS sont supprimés et un nouveau statut niant le fait colonial est préparé par Bernard Pons. Cet engagement délibéré et à contre-temps d'une épreuve de force avec les indépendantistes ouvre pour ces derniers une sombre période, qui se terminera par l'assaut de la grotte d'Ouvéa, le 5 mai 1988. Dans l'adversité, Jean-Marie Tjibaou ne fléchit pas et interpelle les opinions internationale et française quant aux graves dangers qui menacent son peuple. Il fait entendre une parole à la fois digne et désespérée, en écho à la répression et à l'injustice qui s'abat sur les siens (recolonisation des terres, acquittement des auteurs du massacre de Hienghène, bavures policières à répétition, etc.) et pressent les drames que cette situation inique annonce. Même au fond du gouffre, le leader indépendantiste nourrit toujours l'espoir d'un dialogue avec ses adversaires. 22. Être kanak* La question de la communication entre les êtres ouvre cette discussion. Comme Marguerite Duras, Jean-Marie Tjibaou se montre soucieux de déceler, au-delà des apparences et des discours stéréotypés, la « vérité » de ses interlocuteurs. Pour lui, en Nouvelle-Calédonie, surmonter les obstacles historiques et politiques entre les communautés immigrées et les Kanaks reste un préalable à toute compréhension mutuelle. Cette exigence est dans le moment d'autant plus forte que le nouveau ministre des DOM-TOM, Bernard Pons, vient de remettre en cause les derniers acquis de la lutte indépendantiste, n'hésitant pas à refuser au peuple indigène de Nouvelle-Calédonie toute légitimité spécifique. Les Kanaks sont ainsi à nouveau niés dans leur identité politique et culturelle. Jean-Marie Tjibaou réagit ici par un rappel de l'histoire de la colonisation et par une méditation plus générale sur la difficulté des nonOccidentaux à faire valoir leur autonomie de pensée. Marguerite DURAS – Dites-moi… vous avez un magnifique costume… Vous êtes très beau, très chic… J.-M. TJIBAOU – Il faut se déguiser quand on est en ville. M. D. – On ne se connaît pas. J.-M. T. – On se connaît. M. D. – Mais on ne s’était pas vus. J.-M. T. – C’est ça. Maintenant, c’est fait. M. D. – Vous croyez aux gens ? J.-M. T. – Parce que je viens de communautés restreintes, je crois aux gens et je crois que les choses vont toujours s’arranger. Dans mon village, on est une centaine de personnes, il y a une route qui longe la rivière et on est obligé de passer par cette route et de se rencontrer, pour aller aux champs, au village. Les gens se sourient toujours pour se saluer. Même si on a eu des histoires, on se sourit. Les problèmes restent en état et on attend un événement, une mort, une naissance, un mariage pour * Entretien avec Marguerite Duras à Paris, le 15 mai 1986, paru dans L'Autre Journal, n°13. 21. Être kanak trouver une occasion de régler nos problèmes. C’est pour cette raison que je fais confiance aux gens. Je crois que les gens peuvent être sincères. M. D. – Dans tous les cas ? J.-M. T. – Je pense que lorsque les gens s’engagent sur des problèmes et des intérêts du moment, leur sincérité, parfois, est perdue, mais qu’ils peuvent être sincères aussi quelquefois. Je reconnais les gens, d’une manière un peu animale, comme les enfants qui ont peur de certains et pas des autres. Il y a des gens en qui j’ai confiance et puis il y en a que je ne vois pas, qui ont beaucoup de carapaces. M. D. – C’est vrai que certains on n’arrive pas à les voir. J.-M. T. – Il y a des gens qui se sauvent toujours. Au moment où on croit qu’on va se rencontrer, ils sont toujours en fuite. M. D. – Avec ces gens-là, est-ce que vous arrivez à traverser les carapaces, à leur parler de la Nouvelle-Calédonie ? J.-M. T. – J’ai la chance de ne pas connaître le discours… comment dire… je dirais préfabriqué, « entendu », organisé. Je parle comme les idées me viennent. Je pense qu’il peut arriver que les gens qui ont une carapace, un discours bien organisé, comprennent aussi ce qu’on leur dit. Et qu’il leur arrive d’être désarçonnés, touchés, comme devant une peinture ou une poésie. Mais qu’ensuite ils oublient, ils ne savent plus ce qui les a frappés. On ne progresse pas avec ces gens-là. Dans la discussion avec M. Pons… M. D. – Qu’est-ce qu’il fait de la Nouvelle-Calédonie, Pons ? J.-M. T. – N’importe quoi. M. D. – Il est quoi ? Il est ministre des DOM-TOM ? J.-M. T. – Oui. C’est lui qui est en train de tout changer, de tout foutre en l’air. Mais je ne sais pas s’il est libre. C’est le genre de personne insaisissable. Je regarde ses yeux, mais je ne vois pas ses yeux. Il a un beau regard sur les photos et les images à la télé, je pensais que j’allais le reconnaître, mais dans la réalité, peut-être que c’est le fait de l’ombre du bureau… (rires) . Il est dans l’ombre, il se sauve. Je comprend aussi que ça doit être difficile pour lui. Il doit tenir compte des gens qui ont promis de tout balayer après le 16 mars [date des élections législatives de 1986] et puis en même temps il doit tenir compte de nous quand même. C’est dramatique de ne pas tenir compte de nous, de nous effacer, de nous 21. Être kanak envoyer l’armée. Il est en train de changer les choses, c’est ce qu’il a annoncé à Nouméa, de changer le cadre proposé par Pisani. Dans sa conférence de presse, il dira jusqu’où il va, s’il change le statut Fabius et s’il change les compétences. Il avait parlé de garder les Régions, mais d’enlever les compétences et de les remettre au Haut-commissaire [représentant de l'État dans les TOM]. Je lui ai posé la question : « Voulez-vous qu’on reste à ne rien faire ? » M. D. – Il a très peur. J.-M. T. – Je pense qu’il a peur de lui-même. Avant les élections, ce monsieur-là, il parlait un peu en son nom, aujourd’hui, je ne sais plus au nom de qui il parle. Il a une carapace et puis il parle dessous. Un jour, il dit ça. Et puis un jour, il dit autre chose. Pour le fond du discours, c’est quand même malheureux mais il n’est pas sorti des schémas traditionnels ; les Kanaks, oui. M. D. – Vous parlez des schémas capitalistes? J.-M. T. – Impérialistes. Nous devons nous estimer heureux d’être français. Nous devons rendre grâce à M. Pons de ne pas entrer dans nos illusions à nous, c’est-à-dire de ne pas nous écouter et de refuser notre revendication de liberté. Vouloir être nous-mêmes, pour lui, c’est notre illusion à nous et c’est le trahir. M. D. – Parce que vous, vous n’avez pas de « vous-mêmes » à ses yeux. J.-M. T. – Non. On a eu une bonne discussion. Mais son discours, je ne sais pas si c’est le sien, si c’est celui de son cœur et de son ventre, ou s’il répète les slogans que lance M. Lafleur. Parce que les « locaux » — les Blancs de là-bas, les M. Lafleur et les autres — ils sont bien ficelés dans cette idéologie-là, ils sont prisonniers de ce carcan. Je lui ai dit : « M. Pons, si vous remettez en cause le statut de notre revendication, ce n’est pas seulement une question de jeu institutionnel, c’est aussi le mépris que vous affichez à notre égard. » Il dit : « On était bien entre Kanaks et Blancs. On a toujours vécu avec les Kanaks, on est allés à la tribu… » Croire que les Blancs ont vécu avec les Kanaks, ça relève du fantasme… (silence). Selon Pons et ses amis, il a fallu que des idéologues, des marxistes, des communistes, arrivent pour changer la tête des gens, pour leur donner des mauvaises idées de Blancs, des idées de révolution et de liberté. Ils considèrent que nous sommes inexistants. En conséquence, nous n’avons pas de revendications propres, nous ne faisons que raisonner à partir du discours sorbonnard ou gauchiste français. Alors on 21. Être kanak a eu cette discussion. Nous avons dit à Pons : « Vous nous traitez d’idéologues, mais c’est à partir de votre idéologie que vous le dites. Pourquoi ne serions-nous pas capables de penser ? Vous ne donnez le droit d’exister qu’à ceux qui pensent le monde à partir de votre cadre de pensée, à partir de la supériorité technique, à partir du fait que l’Europe est allée dans le monde pour le conquérir avec des fusils et des bateaux et tout ça, et qu’à partir de cette puissance vous dites que c’est vous qui avez raison, et que ce qui sort de votre bouche c’est la vérité, que nous, nous devons accepter et considérer cela comme quelque chose de formidable. Donc, quand nous revendiquons, nous sommes à excommunier, parce que nous disons des choses qui sont le négatif de ce qui devrait être le vrai. Le vrai, c’est vous qui l’avez. Nous, on est à l’envers, peut-être parce que nous sommes au-dessous de la terre, aux antipodes » (rires). On s’est fâchés… M. D. – D’où vient cette colonie ? Des bagnes ? J.-M. T. – Des bagnes, des colonies de peuplement agricole, dont les colons Feillet144, quelques très rares familles de communards145. M. D. – Le projet du nouveau gouvernement serait donc de ne pas défaire le statut Pisani, mais de vous priver de tout pouvoir à l’intérieur des Régions? J.-M. T. – C’est ce que je veux dénoncer. On le vérifie en ce moment. Ici, on parle de chasse aux sorcières, en Nouvelle-Calédonie, on parle de charrettes. On a un pouvoir, on l’a toujours, mais Pons est en train de le vider de sa substance, encore une fois, comme avec la loi Jacquinot146 qui a remis en cause la loi Defferre en 1963. La loi Defferre, la Loicadre, la seule qui donnait la voie de l’autonomie en préparant les conditions d’une éventuelle indépendance pour les colonies, qui devenaient des Territoires d'Outre-Mer dans la loi Defferre. On ne parlait pas de majorité à ce moment-là, mais par contre aujourd’hui, ils 144 Le gouverneur Feillet, à la fin du XIXe siècle, installa en NouvelleCalédonie quelque cinq cents familles de colons français pour développer la culture du café (NDE). 145 Sur l'histoire du peuplement européen de la Nouvelle-Calédonie, voir le livre d'Isabelle Merle, Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie, 1853-1920, Paris, Belin, 1995. 146. Au moment où la France décida d'intensifier l'exploitation du nickel et de lancer un programme d'essais nucléaires dans le Pacifique, la loi Jacquinot (1963) est revenue sur les dispositions de la Loi-cadre de 1956, qui accordait à la Nouvelle-Calédonie une large autonomie (NDE). 21. Être kanak l’invoquent beaucoup par rapport à nos revendications pour dire qu’elles ne sont pas soutenables puisque nous sommes minoritaires. M. D. – Numériquement, est-ce qu'elle existe, cette majorité? J.-M. T. – Oui. Numériquement nous sommes minoritaires. Mais c’est une minorisation organisée. Les Kanaks sont 60 000, les Caldoches 30 000, et puis il y a des Polynésiens, des Vietnamiens, des Chinois, des métis qui ne forment pas une « ethnie » comme dit M. Pons, qui sont des immigrés qui se positionnent avec les Blancs. Parce qu’ils ont peur de perdre leur travail, parce qu’ils sont menacés directement. Vous savez, il y a des pressions très dures de la droite sur ceux qui sont avec nous… (silence). M. D. – Qu’est-ce que vous allez raconter à Mitterrand ? Qu’est-ce qu’il va vous dire ? J.-M. T. – D’abord, je vais m’étonner de ce que Pons a dit à Nouméa. Peut-être qu’il ne savait pas que nous allions rencontrer Mitterrand. Mais ça m’inquiète qu’un ministre parle de son projet qui remet en cause le statut Fabius en affirmant que Mitterrand est d’accord avec lui. C’est inquiétant pour nous, cette phrase de Pons. On va aussi demander à Mitterrand de mettre tout son poids dans la balance pour qu’on ne casse pas l’outil qu’on a mis en place et qu’on est en train d’utiliser. Vous savez, c’est un outil très important pour nous. Je pense que Pisani a été assez astucieux pour donner à chaque antagoniste un peu de responsabilité, pour qu’ils arrêtent de se battre, et qu’ils utilisent le pouvoir de gestion qu’ils ont obtenu grâce au statut Fabius au niveau des Régions. Nous, dans les trois Régions à majorité kanak, on est majoritaires et on travaille. M. D. – Vous avez les mines, vous autres? J.-M. T. – Oui, mais les mines ne sont pas transférées. Ça fait partie des compétences qui ont été reprises après la loi Jacquinot en 1963… (silence). Nous avons mobilisé nos militants pour construire le pays, mais définitivement, bâtir le pays en utilisant ce statut Fabius qui prévoit la création de quatre Régions en Nouvelle-Calédonie. Il y a trois Régions rurales et la grande Région de Nouméa. Dans celle-ci, les Européens sont majoritaires, ce sont eux qui exercent le pouvoir. Par contre, dans les Régions intérieures, c’est nous qui exerçons le pouvoir, nous travaillons pour obtenir les terres. Sur les terres récupérées, nous essayons de lancer le développement, de mobiliser les gens sur l’idée qu’il faut maintenant mettre en place l’économie de Kanaky. 21. Être kanak M. D. – Pour mettre les Blancs devant le fait accompli ? Faire comme si c’était déjà à vous, parce que pour vous, c’est à vous? J.-M. T. – C’est à nous. De plus, il n’y a jamais eu de projet pour le développement de ces parties reculées du pays, on a toujours pensé en fonction de la cité, de Nouméa. Et il y a des possibilités importantes sur ces terres-là. Il y manque encore des infrastructures : il n’y a pas de routes goudronnées, par exemple, il n’y a pas assez de réseaux routiers, l’électrification est très insuffisante, la distribution de l’eau n’est pas assez développée et pour les hommes et pour l’agriculture. Il y a de l’eau mais il faudrait la stocker. C’est ce que nous sommes en train de faire, faire des infrastructures portuaires, pour mieux organiser la pêche. Il nous faut penser aussi au stockage et au conditionnement dans des chambres froides. M. D. – Il y a du bétail ? J.-M. T. – Oui. Il y a aussi un projet de conserverie. Il y a des services mis à notre disposition pour étudier la fiabilité des projets. C’est nouveau, les gens se sentent concernés. Ils ont la possibilité, à partir de leurs projets, de disposer d’un service qui rédige les textes et établisse le budget. Il y a de l’argent. Jusqu’à présent, les crédits étaient cachés, les circuits financiers faisaient partie d’un circuit d’information que les Blancs se réservaient, les Blancs qui ont le pouvoir, j’entends. Maintenant, nous avons des caisses de dépôts et des agences bancaires communales. Nous avons prévu dans nos budgets des subventions pour aider tous ceux qui veulent innover, s’agrandir, faire des poulaillers, ou des parcs à cochons, ou acheter un bateau de pêche. Nous faisons de la publicité, nous expliquons. Nous apprenons aux gens de la Région qu’ils ont un crédit de tant de subventions, qu’ils peuvent l’utiliser. Nous leur demandons qui est responsable du projet, qui va y travailler, afin de faire étudier le marché pour savoir si le projet peut nourrir une famille. Les Européens ne préviennent pas les gens quand il y a des subventions. En fin de compte, les gens sont contents de notre manière de travailler parce qu’elle est ouverte. Nous n’avons pas d’intérêts à protéger. Maintenant, même les Européens qui sont chez nous se montrent intéressés par la Région. Je pense que ceux qui sont contre nous ont surtout peur de ce danger qui est précisément ce mouvement, parce que nous disons : il faut construire l’économie de Kanaky. M. D. – Mais vous ne disposez pas de la majorité des terres, elles sont attribuées aux Blancs? 21. Être kanak J.-M. T. – Sur ces terres-là, nous grattons (rires). Sur les terres récupérées, dont nous ne sommes pas propriétaires, nous travaillons… (silence). Dans la mesure où la Région réunit des gens [des Kanaks et des Caldoches] qui ne sont pas d’accord entre eux, mais qui sont unis par le travail, c’est une chance pour l’avenir de notre pays. Les gens qui sont là se regroupent à partir de la construction définitive de notre pays pour qu’il soit plus autonome, plus riche, qu’il y ait du bien-être pour tout le monde. M. D. – Ce que vous dites là, c’est vraiment démarré ? J.-M. T. – Oui. Je dirais qu’à partir du moment où on a pris en compte au niveau du budget les projets d’un peu tout le monde, même les Blancs qui étaient contre nous sont maintenant d’accord pour participer à cette construction. Ça n’a pas fait plaisir à M. Lafleur quand on a fait voter notre budget dans la Région Nord. Nous sommes neuf conseillers, il y a trois RPCR. Parmi ces trois, deux ont voté pour notre budget et le troisième s’est abstenu. C’est un indice très important. Le danger pour Lafleur, c’est que la Région casse le réseau dont il tire les ficelles à partir de Nouméa. La région se mobilise sur sa construction, sur son autonomie. Je dis clairement qu’il faut arriver à dégager une certaine identité de la Région, que les gens soient fiers de la Région. M. D. – Ils doivent considérer ça comme la plus grande perfidie, les Blancs (rires)? J.-M. T. – On va réussir, si ça continue comme ça, le vote sur l’autodétermination. C’est pas bon pour le RPCR. M. D. – Vous vous souvenez de l’idée d’un référendum en France? J.-M. T. – De Gaulle avait fait ça pour l’Algérie. Il avait d’abord consulté les Français d’ici, puis les Algériens avec les Français d’Algérie. A la limite, au référendum, nous demanderions que soit posée aux Français la question « voulez-vous devenir Kanaks ? » et aux Kanaks la question « voulez-vous devenir Français ? » (rires). Et puis on fait l’addition des réponses positives (rires). Dans l’expérience régionale l’idée d’indépendance s’est imposée, l’idée que les Kanaks peuvent gérer le pays mieux que Nouméa, et le construire avec les Blancs. M. D. – Je pensais que vous ne vouliez plus des Blancs, qu’ils n’étaient plus capables de se plier à cette intelligence que vous aviez de la situation? 21. Être kanak J.-M. T. – La plupart des Blancs n’en sont pas capables. Ils ne croient qu’à la force. Comme les petits Blancs en Algérie. Mais vous savez, il y a des pauvres qui sont… M. D. – Bêtes (rires). J.-M. T. – Oui. Il y a des Caldoches qui sont virulents, bêtes et méchants. Je ne sais pas ce qu’ils croient. Beaucoup ne connaissent pas la France. On dit que nous sommes des terroristes, mais c’est eux qui pratiquent le terrorisme (silence). On a un journal qui a été créé en février de cette année, dans lequel on essaie d’être objectifs avec l’information. C’est Le Journal de Nouvelle-Calédonie147. Il y a un autre journal, les Nouvelles calédoniennes, c’est Le Figaro en plus mauvais. Ce journal-là avait toute la publicité. Le Journal de Nouvelle-Calédonie commence seulement à avoir de la publicité. Il faut aider ce journal parce qu’il a démocratisé l’information, il l’a rendue plus saine. M. Lafleur a fait téléphoner pour qu’on ne mette plus de publicité dans notre journal. Or, il sait que c’est la pub qui fait vivre un journal (silence). Maintenant, la peur qu’ils pourraient agiter, répandre, est celle-ci : les Kanaks vont nous foutre dehors, ça va être la famine, la faillite. Mais l’expérience régionale démontre le contraire. Ils ne peuvent plus faire peur aux gens avec ça. Alors ils leur font peur d’une manière terroriste. Maintenant, ils ont peur de la vérité, à savoir que nous démontrions notre capacité à gérer tout seuls notre pays. M. D. – Le Blanc dit qu’il est français, qu’il est en France, là-bas. J.-M. T. – Oui, et le docteur Pons fait écho (rires). M. D. – En même temps, il est contre le développement de son pays, il préfère perdre le pays plutôt que de le voir fructifier à cause de vous, les indépendantistes. Comment voulez-vous sortir de cette contradiction ? J.-M. T. – Par les faits. On ne peut pas lutter contre les faits à coups de slogans. Les faits sont là, et pour le petit peuple, s’il peut manger un peu plus et un peu mieux… c’est ça le vrai discours… (rires). M. D. – Il n’est pas malheureux, le petit peuple, quand même ? 147. En février 1986, Jean-Paul Besset, aujourd'hui l'un des rédacteurs en chef du Monde, lançait un quotidien pour briser le monopole de l'information en Nouvelle-Calédonie. Cette initiative fut sans lendemain, car ce journal vit rapidement les annonceurs publicitaires de Nouméa lui retirer leur soutien (NDE). 21. Être kanak J.-M. T. – Non, ça va, on ne meurt pas de faim chez nous. Il n’y a pas de misère. M. D. – Il y a un manque à vivre, à penser. C’est une autre misère. J.-M. T. – C’est une désorganisation. M. D. – C’est plus que ça (silence). Ils peuvent inonder la NouvelleCalédonie de tout ce qu’ils voudront, de tous les bienfaits, jamais ceux-ci n’auront le sens de ceux que vous obtiendrez, vous les Kanaks, pour vous-mêmes. J.-M. T. – C’est ce que nous avons dit à M. Pons. Il fait repartir des paras pour la Nouvelle-Calédonie. On parle d’un millier d’hommes pour la fin du mois. M. D. – Qu’est-ce que vous conseillez aux Français de gauche ? J.-M. T. – De rester mobilisés sur le projet Pisani parce que nous, nous demandons l’application intégrale de la loi Pisani. M. D. – Qui a été votée par l’Assemblée... J.-M. T. – Oui, le 29 septembre 1985. Il reste un an. Au plus tard en décembre 1987 doit avoir lieu le vote sur l’autodétermination. Nous, nous disons : il est inutile d’aller refaire le statut Fabius-Pisani, parce qu’il y a un problème plus important, fondamental même, qui reste posé qui est celui-ci : quel est le corps électoral qui doit se prononcer lors de ce vote d’autodétermination? C’est là la discussion importante qu’il faut engager aujourd’hui avec les Kanaks et les gens de Calédonie. Changer maintenant le statut Fabius-Pisani, ce serait vider les Régions de leurs compétences et provoquer de cette façon des dérapages que eux voudraient provoquer pour ne pas intervenir (silence). Il faut rappeler le cadre du statut Fabius-Pisani. Article 1 : Préparer le pays à l’indépendance-association avec la France. Dans le cadre de ce processus, il y a la création des quatre Régions. Au terme de deux ans, on se prononce. Mais qui va voter ? C’est le problème. Est-ce le peuple français ? Seulement les Kanaks ? Les Kanaks plus les descendants des colons et des bagnards ? Les Kanaks plus tous les gens qui sont nés làbas ? La discussion sur le corps électoral n’a pas été faite parce que c’est là qu’il y a opposition entre le gouvernement et nous. Cette opposition demeure. Et c’est ça la discussion fondamentale qu’il faut engager dès maintenant. Si Pons change la loi, il ne répond pas à la question que nous posons. Pour nous, tant que notre question reste sans réponse, nous refusons une autodétermination qui nous serait accordée à n’importe quelles conditions. 21. Être kanak M.D. – Comment voulez-vous aller à l’autodétermination ? J.-M. T. – Par la discussion. Pons dit que tous ceux qui sont inscrits voteront. Nous disons : seul le peuple colonisé a le droit de voter parce qu’il revendique l’indépendance, parce qu’il n’a pas d’autre patrie que chez lui. Il a seul le droit de se prononcer sur l’acte de l’autodétermination. M. D. – Pour vous, quelle est la situation des Blancs ? J.-M. T. – Les Blancs, c’est ce qui n’est pas kanak. Les descendants des colons nés là-bas sont français, pas kanak. Les Kanaks, ce sont les indigènes. M. D. – Vous revenez à une notion raciale ? J.-M. T. – Ce n’est pas une notion raciale. M. D. – Les bagnards n’ont pas demandé à aller là-bas. J.-M. T. – Ce n’est pas de ma faute non plus si on les y a mis. M. D. – Ce n’est ni de leur faute ni de la vôtre. Alors ils n’ont qu’à opter pour la citoyenneté kanak. J.-M. T. – C’est leur problème. M. D. – Mais ils peuvent le faire ? J.-M. T. – Oui. Mais encore une fois, ce n’est pas notre problème. C’est à partir de ce principe-là qu’il faudrait définir le fonctionnement du corps électoral qui doit se prononcer pour l’acte d’autodétermination. Mais cette discussion est intacte. Le gouvernement précédent avait peur de l’affronter. Le nouveau gouvernement met en place un nouveau statut qui va repousser l’échéance, mais même si on retarde cette échéance, on ne pourra pas éviter de définir au préalable le corps électoral… (silence). Selon le droit actuel, pour être électeur il suffit de résider trois mois en Nouvelle-Calédonie. Aujourd’hui, il y a mille paras. On peut se retrouver avec dix mille militaires de plus. M. D. – Pourquoi des militaires ? J.-M. T. – Pour mater les Kanaks. C’est de la provocation. Ils font de la nomadisation. Ça ne vous rappelle rien ? C’était au Viêt-nam, c’était en Algérie, ces quadrillages partout pour intimider la population… (silence). La Calédonie, c’est un cas intéressant parce qu’on est obligé d’aller jusqu’au fond des problèmes. C’est ce qui désoriente les gens du gouvernement qui, eux, ne sont pas habitués à réfléchir sur le fond des 21. Être kanak choses. Nous sommes obligés de discuter avec des mécanistes, des gens qui jouent avec des systèmes. Une majorité arrive, elle crée un autre système, Une majorité arrive qui crée un autre système. Aucune ne tient compte des indigènes qui ne veulent plus subir un système qui leur est imposé, qui veulent être maîtres de leur destin, c’est-à-dire mettre en place un système avec les autres, si ces autres sont d’accord. M. D. – Il faut dire à la jeunesse calédonienne blanche qu’elle a tout à gagner à quitter le pays. J.-M. T. – Ils ont envie de quitter le pays, à condition… M. D. – …d’emmener la terre… (rires). J.-M. T. – Non. A condition qu’il n’y ait plus de Kanaks. Certains ont empoisonné l’eau des puits quand ils ont dû vendre leurs terres pour qu’après on ne puisse plus refaire de la culture sur ces terres-là. 23. La stratégie de la non-violence* Le gouvernement Chirac avait cru nécessaire d'organiser un référendum en Nouvelle-Calédonie (le 13 septembre 1987), pensant par le jeu démocratique électoral « un homme, une voix » rappeler que les anti-indépendantistes étaient majoritaires sur le Territoire. Il s'agissait en retour de marginaliser le mouvement nationaliste kanak. Celui-ci, en outre affronté à une présence militaire sans précédent, riposte par des actions non violentes. Les manifestations pacifistes seront durement réprimées, au point d'émouvoir l'opinion française et internationale. Interrogé par le quotidien Le Matin sur cette nouvelle stratégie du FLNKS, Jean-Marie Tjibaou souligne qu'elle découle du rapport de forces du moment et soutient qu'aucun référendum ne pourra contourner l'exigence indépendantiste. — Les « Quinze jours pour Kanaky » se sont terminés aujourd’hui. Êtes-vous satisfait de la mobilisation de vos militants ? J.-M. T. – Moi je pense que tous les responsables peuvent faire un bilan positif : celui de la mobilisation calme et profonde. Il y a eu, par exemple, 183 grévistes de la faim. Nous avons provoqué un engagement de l’ensemble du peuple : femmes, enfants, vieux et non pas seulement des hommes mûrs, nécessaires aux actions violentes. C’est le début de quelque chose de nouveau et qui va s’amplifiant. — Quel a été l’apport de ces deux semaines pour la NouvelleCalédonie ? J.-M. T. – Pour Kanaky, c’est une prise en charge plus existentielle de la part de notre peuple de sa lutte de libération. Pour nos adversaires, je pense qu’ils sont déroutés et qu’ils sont obligés de se rendre compte que le FLNKS a des ressources insoupçonnées et qu’il est capable d’imagination par rapport à sa lutte, ce que eux ne sont pas en mesure de faire. * Propos recueillis à Nouméa par Olivier Couhé, publiés dans Le Matin du 4 septembre 1987. — Vous avez délibérément adopté « la lutte non violente ». Après les actions de 1984/1985, qu’est-ce qui vous a amené à remplacer les cailloux par des ballons? J.-M. T. – La non-violence, pour nous, ce n’est pas une doctrine, seulement une stratégie ponctuelle, adaptée à la conjoncture, et payante pour nous. Pour combien de temps, je ne sais pas. La droite, depuis toujours, s’organise pour la répression. Elle provoque pour qu’on lui réponde, ce qui lui permet alors d’assommer, d’étouffer le mouvement. Nous sommes plus intelligents, et nous engageons des actions pour agrandir la prise de conscience de notre peuple, mais aussi faire partager par l’opinion publique, nationale et internationale, la justice de notre cause et obtenir leur soutien. — Vous pensez que le pacifisme vous fera accéder à l’indépendance ? J.-M. T. – Je n’aime pas le terme pacifisme, il est un peu émasculé. L’objectif de la lutte est d’acquérir la souveraineté. Nous choisissons cette stratégie de non-violence en ce moment, elle peut être payante jusqu’à l’indépendance, mais elle est limitée dans le temps, en fonction des événements que nous provoquons. — Comment comptez-vous gérer cette non-violence après le référendum ? J.-M. T. – Je pense que le référendum est une étape importante, mais que les choses seront encore plus importantes le lendemain, lorsque ceux qui sont à l’initiative du référendum seront obligés de se rendre compte que rien n’est réglé. Si le FLNKS continue tranquillement sa mobilisation pacifique, il déstabilise la stratégie du gouvernement et l’oblige à nous prendre en compte. Tant que le mouvement demeure, aucune solution ne pourra tenir la route sans la prise en compte de notre revendication. Combien de temps croyez-vous tenir cette ligne de conduite ? Ne craignez-vous pas d’être débordé par une nouvelle génération plus bouillonnante ? J.-M. T. – Je ne sais pas. Il est évident que c’est une forme qui, culturellement, correspond au respect de la vie, une coutume de notre pays. Mais l’immensité des insultes et des provocations de la droite pourraient y faire échec. Si les vieux ont subi davantage la colonisation, les jeunes ne sont pas prêts à accepter les insultes permanentes. 24. Les Régions, les Kanaks et la lutte* A la veille de la suppression du budget des trois Régions administrées par le FLNKS, Jean-Marie Tjibaou, président de la Région Nord, évalue les acquis de deux années d'expérience gestionnaire. Il esquisse de surcroît le programme économique qui selon lui assurerait la réussite de l'indépendance. L'essor de l'artisanat, de l'agriculture, de la pêche, etc., dans l'intérieur du Territoire suppose que soit mis fin au monopole économique détenu par les entreprises de Nouméa. La politique de Bernard Pons et du gouvernement s'opposera à cette recherche de rééquilibrage qui, moins d'une année plus tard, reviendra pourtant avec les Accords de Matignon au cœur du débat sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Au soir du 30 septembre 1985148, le FLNKS a pris démocratiquement le contrôle des institutions régionales prévues par le plan Fabius-Pisani. Deux ans plus tard, un bilan de nos activités dans les Régions s’impose d’autant plus que le statut Pons envisage d’y mettre fin. En marge des premiers constats chiffrés, il est important de tirer les leçons générales de notre expérience de gestion. Compte tenu des objectifs du FLNKS (autosuffisance et construction irréversible de Kanaky), nous avons d’abord essayé de répondre aux nombreuses demandes de la population. Globalement, sur le plan économique, il est vital de créer un réseau d’entreprises artisanales. Dans l’immense espace non aménagé que les Kanaks des régions Nord, Centre et Iles ont à gérer, l’absence d’artisans en relation de proche en proche avec des entreprises plus importantes est un frein terrible à tout développement. Pour pallier cette difficulté, la construction d’une infrastructure routière et l’électrification complète de la brousse s’imposent absolument. Pas de pêcheurs modernes, pas de mécaniciens sans courant électrique, sans routes praticables par tous temps! Le recours aux groupes électrogènes, qu’il faut envoyer pour plusieurs mois en réparation à Nouméa, ne saurait suffire. La * Hienghène, le 24 décembre 1987. Publié dans Kanaky n° 11 (décembre 1987/janvier 1988), pp. 4-6. 148 Election au suffrage universel des responsables de chacune des quatre Régions définies par le nouveau découpage administratif de la NouvelleCalédonie (NDE). 23. Les Régions, les Kanaks et la lutte modernisation des systèmes de communication est tout aussi essentielle en matière d’éducation. Pour l’instant, nous espérons simplement mettre en place de petites stations radios. Elles aideront bien sûr au développement de notre pouvoir d’information. Elles doivent aussi contribuer à l’essor des activités culturelles et pédagogiques. Sur le plan scolaire, l’effort doit d’abord porter sur les enfants d’âge maternel. Il faut former des maîtres qui les initient de bonne heure à la fois à l’ouverture sur le monde et à la découverte de leur propre milieu, naturel et humain. Face au monde industriel, technique, cela doit faire partie pour le petit Kanak de l’acquisition de la confiance en soi. D’autant qu’il ne faut pas qu’il croie que le savoir occidental moderne est lié à l’apprentissage de la seule langue française. Les mathématiques élémentaires, la théorie des ensembles par exemple, peuvent s’enseigner à travers la langue maternelle, une langue kanak. Ensuite la maîtrise du français n’est qu’un moyen d’accéder à tout ce qui fait la modernité, un outil parmi d’autres qui n’implique pas qu’on banalise la culture kanak. Dans ce domaine, les séquelles de la colonisation restent très lourdes et il est difficile de s’en affranchir. On risque de ne plus se référer à sa propre culture que de façon affective, sentimentale, sans y prendre quelque chose de vital pour l’individu. L’école et les médias occidentaux véhiculent l’idée que l’homme n’existe véritablement que s’il détient une position économique forte, s’il possède une maison, un bateau, une voiture. Avoir, avoir, avoir! Money, money! Certes, on y court inéluctablement. Mais ne peut-on y courir en intégrant à ce mouvement notre héritage culturel, sans que celui-ci, véritable richesse humaine, apparaisse comme un moins-être, comme une difficulté supplémentaire à exister pleinement en tant qu’homme moderne ? Infrastructures, promotion des hommes. Grâce aux Régions, aux compétences octroyées par le statut Pisani, nous avons pu faire une expérience nouvelle et concrète de l’intérieur de notre pays. La Kanaky, pour l’instant, présente toutes les caractéristiques d’un pays en voie de développement. Il convient d’aborder les problèmes en tenant compte de cette situation. Pays sous-développé, mais « à décoloniser », comme le stipule la Charte des Nations Unies. Comment, en effet, envisager de prendre notre destin économique en mains si, dans le contexte colonial, toutes les décisions capitales nous échappent ? Or, Nouméa, petite enclave développée, contrôle tous les pouvoirs financiers. La gestion des Régions nous a confrontés à la mauvaise volonté et aux lenteurs de Nouméa. Sous le gouvernement socialiste, les prises de décision administratives traînaient les pieds mais finissaient par arriver. Aujourd’hui, les suppressions de crédits remplacent purement et simplement les retards. 23. Les Régions, les Kanaks et la lutte Il faudrait que nos militants tirent les conséquences de cette expérience et pensent ce problème essentiel : comment conquérir Nouméa ? A mon avis, cette éventualité suppose ou bien une situation de calme dans laquelle Nouméa joue franc-jeu, ou bien l’indépendance. Dans tous les cas de figure, l’objectif doit être de faire de Nouméa l’outil d’un développement de l’intérieur. A terme, la brousse pourrait offrir des possibilités en infrastructures, en investissements, et inciter les gens à s’installer. Petit à petit, l’économie du pays s’équilibrerait. Pour l’instant, au contraire, Nouméa reste extérieure et même hostile aux efforts de développement de la brousse. Dans ce contexte, nos Régions risquent de s’essouffler, faute de débouchés. Pour résoudre le problème au fond, il est donc bien évident qu’il nous faut le pouvoir. La mise en place d’un véritable tissu économique dans les Régions devrait s’appuyer sur des agences locales d’informations économiques ou financières, faisant office de banques. Ces agences-relais, d’une part faciliteraient l’investissement, d’autre part feraient connaître des rudiments d’économie moderne à une population kanak de ce point de vue sous-qualifiée. Dans notre coutume, nous connaissons la portée exacte de chaque geste pour ne pas faire d’impair. Il n’en va pas de même vis-à-vis des institutions financières. Les Kanaks, aujourd’hui, ont certes recours aux billets de banque dont la valeur dans l’échange est perçue, mais qui circulent souvent sur le mode du troc : « Je te donne, tu me donnes ». Gérer, c’est autre chose. Cela implique d’être bien informé du fonctionnement du système de marché. Sur ce sujet, la meilleure école reste encore la pratique. Les commerces, petites entreprises, coopératives, ont, dans le cadre des Régions, fait l’expérience de la gestion, de ses lois, de ses risques aussi. Tant et si bien que nous nous apercevons que la prochaine étape de l’administration régionale serait la mise en place de structures professionnelles unitaires. Une Chambre d’Artisanat, un Syndicat des Pêcheurs, une Chambre de Commerce ou des Mines, assureraient à leurs membres l’aide nécessaire en matière de formation, d’information sur les affaires, les marchés, les problèmes. Seules des institutions de ce type pourront garantir l’auto-prise en charge de la production pour satisfaire les besoins de Kanaky. Comment, sinon, faire décrocher les gens de l’assistanat, tel que l’administration l’organise en distribuant de façon paternaliste les « bienfaits » de la colonisation ? Nous avons découvert la nécessité de ces structures d’incitation et d’information à travers le travail dans les Régions. Un Syndicat des Pêcheurs, un Syndicat d’Éleveurs kanak ont ainsi été montés. Il faut maintenant apprendre aux gens à s’organiser, à gérer ces institutions 23. Les Régions, les Kanaks et la lutte pour contrer, par exemple pour l’élevage, les effets néfastes de l’OCEF, l’Office de Commercialisation et d’Entreposages Frigorifiques. Cet organisme fait la pluie et le beau temps sur le Territoire, en achetant la viande selon ses besoins sans assurer les éleveurs d’abattages réguliers. En s’unissant, en maîtrisant leur production (nombre de têtes, qualité des bêtes, etc.), les éleveurs pourront mieux s’insérer sur le marché et imposer leurs exigences. Au-delà de ces efforts impulsés par les Régions, force est de reconnaître que nous avons besoin, pour chaque profession, de conseils, d’aides techniques et financières. J’en appelle au passage aux gens, groupes, associations, qui veulent nous soutenir : nous avons besoin de leur expérience, de leurs compétences, de leurs fonds, pour réaliser Kanaky, concrètement, tout de suite. Penser l’indépendance, c’est assurer à la fois la prise en charge économique de Kanaky et la conquête d’institutions politiques. Le monde kanak est, pour l’instant, en marge de l’économie. Les notions de rentabilité de l’investissement, d’épargne, de croissance, n’ont pas encore été intégrées, existentiellement, par la majorité des Kanaks. Or, pour briser le carcan de la marginalité politique, il faut sortir de la marginalité économique. La gestion ponctuelle, et un peu à l’avenant, des barrages durant la mobilisation, n’a rien à voir avec celle d’une coopérative qui exige, pendant des mois, une présence quotidienne, un investissement important en travail dans une perspective de croissance à long terme. Le refus de cette réalité a conduit certains Kanaks et non-Kanaks à faire parfois une critique amère des Régions. Mais, dans la perspective de l’indépendance, il faut pourtant bien faire prendre conscience à la population qu’il y a beaucoup de choses que chacun ne sait pas faire. Pour dresser un barrage, évidemment, tout le monde pouvait scier un cocotier et le transporter. De même, la fabrication des cases évoque les oiseaux qui savent naturellement faire leur nid sans apprendre. En revanche, réussir à s’insérer dans un système économique à grande échelle nécessite une formation technique et théorique et tout un savoirfaire. C’est une mobilisation dans la durée qui implique un autre rapport au temps qu’on n’acquiert pas automatiquement : découper le temps en fonction d’un projet global et poursuivre le même but pendant des mois, des années, cela suppose une prise de conscience, aujourd’hui réalisée par les responsables des Régions, mais pas encore partagée par tous les Kanaks. Marginalisés, c’est-à-dire extérieurs à cette réalité, on comprend que beaucoup s’amusent et fassent la fête. Notre objectif est de parvenir à une meilleure participation des Kanaks à la construction de Kanaky. On nous a fait parfois observer qu’aucun pays colonisé n’a conquis son indépendance par la maîtrise de l’économie. S’il n’y a pas eu beaucoup 23. Les Régions, les Kanaks et la lutte d’expériences de ce genre, est-ce une raison pour négliger cette voie ? Les situations de dépendance économique dans l’indépendance sont hélas fréquentes. Les récents votes à l’ONU prouvent à l’envi la dépendance économique des « pays indépendants ». D’un point de vue militant, il est évident qu’aujourd’hui la mobilisation a pris une forme différente. Bien sûr, certains – ceux qui sont restés un peu en marge de ce que les groupes de pression et comités de lutte ont organisé – comprennent plus difficilement cette évolution. Mais dans l’ensemble, la maturité de notre peuple est liée à cette expérience des Régions. Les structures du FLNKS en ont bénéficié aussi, sur le plan matériel, ne serait-ce qu’en moyens de communication et de déplacement. Nous disposons aujourd’hui d’une organisation plus efficace, plus moderne. Sans doute, le manque de responsables, d’animateurs dans les villages et les communes reste un problème. Mais en retour, l’extension des lignes téléphoniques, le parc automobile des Régions ont aidé à la coordination du mouvement indépendantiste. Quant aux actions du FLNKS, elles n’en sont que plus déterminées, plus opérationnelles et mieux gérées dans la durée. Les Régions n’ont jamais été conçues comme une fin en soi mais comme une étape dans la conquête de notre souveraineté. Cela est essentiel. Le gouvernement français actuel ne s’y est pas trompé. Pour bloquer notre progression dans cette voie, il cherche à tirer les profits politiques d’une campagne de déstabilisation du FLNKS. Orchestrée par l’équipe PonsFoccart et des gens aussi peu intelligents que certains leaders Caldoches, leur propagande s’appuie sur quelques slogans, toujours les mêmes : « Le FLNKS n’existe pas », « La révolte kanak est manipulée de l’extérieur, ou bien par les mouvements de soutien, ou bien par la LCR149, ou bien encore par les socialistes. » Les anti-Kanaks se posent ainsi toujours en victimes face à une revendication d’indépendance dont ils refusent d’admettre l’origine véritable. Pourtant, aujourd’hui, il leur faut bien constater que la nomadisation, la militarisation, les injustices ne font pas perdre courage aux Kanaks. Nous n’avons pas peur. Et, que les socialistes soient aux affaires ou non, l’idée d’indépendance et le mouvement indépendantiste demeurent. La répression nous fortifie. Des Kanaks sont jetés en prison. Ils en sortent plus méprisants à l’égard du pouvoir colonial, plus durs, plus forts, plus résistants. Par une mise en scène factice, le gouvernement voudrait déconsidérer et réduire la détermination et l’audience du FLNKS. Mais il ne fait tout au plus qu’encourager le RPCR et le Front National à 149 Ligue Communiste Révolutionnaire, trotskiste, dirigée par Alain Krivine (NDE). 23. Les Régions, les Kanaks et la lutte mépriser les Kanaks. En réponse, l’hostilité militante, combattante, du FLNKS vis-à-vis de la colonisation ne fait que croître. Nos mots d’ordre ne peuvent être abolis à coups de trique et de gendarmes. La résistance se renforce. Le référendum du 13 septembre 1987 n’est pas un succès pour MM. Pons et Chirac. Nous avons par ailleurs, il est vrai, perdu pour l’instant le soutien de quelques pays importants, comme les pays scandinaves qui ont voulu respecter l’apparence démocratique du référendum. Mais l’ONU a maintenu la Nouvelle-Calédonie sur la liste des pays à décoloniser, en attendant de nouveaux développements, en observant l’évolution de la situation. Les déclarations n’y changeront rien. La majorité à l’Assemblée n’est d’ailleurs pas si à l’aise qu’elle veut le faire croire. [...] Le gouvernement craint d’organiser des élections en Nouvelle-Calédonie avant les Présidentielles parce qu’il lui faut compter, finalement, avec la force de résistance du FLNKS. Tout cela est pour nous très positif. D’une manière générale, la politique du gouvernement actuel me suggère deux hypothèses : – Paris évalue mal la situation sur le terrain. Nous avions déjà fait ce constat quand les socialistes sont arrivés au pouvoir. Les conseillers de Matignon font des analyses qui ne tiennent pas compte des réalités profondes. Le gouvernement d’aujourd’hui suit ses maîtres à penser caldoches, aveuglément ou par calcul électoral. – Seconde possibilité : le gouvernement, machiavélique, pousse ses propres partenaires caldoches pour les placer, à terme, face à un échec ou à une absence de perspective. Il lui sera alors possible d’intervenir plus directement dans le règlement du problème. Quoi qu’il en soit de ces raisonnements ou arrière-pensées du gouvernement, le peuple kanak est toujours là, avec ou sans référendum. Et les mots d’ordre du FLNKS sont clairs : résistance face à la militarisation qui se renforce de jour en jour, face aux conséquences du verdict de Nouméa dans l’affaire de Hienghène, face à l’assassinat de Léopold Dawano150. Nous sommes aujourd’hui en situation d’autodéfense. Il faut programmer la durée de la résistance comme son issue à terme, préparer des actions qui brisent l’encerclement et ouvrent la voie à l’indépendance. Compte tenu du rapport des forces en présence, il faut que notre organisation militante sur le terrain soit solide, mobile, omniprésente. Le gouvernement sera bien contraint un jour ou l’autre à nous prendre en considération, à mettre en cause les intérêts locaux et 150. Léopold Dawano, jeune Kanak tué par des gendarmes le 6 novembre 1987, à St-Louis (NDE). 23. Les Régions, les Kanaks et la lutte partisans qu’il défend actuellement, à organiser un référendum d’autodétermination véritable et définitif. Le FLNKS ne participera pas aux prochaines élections régionales du statut Pons. [...] En dernière analyse, l’organisation d’élections actuellement est fonction de la pression exercée par le FLNKS sur le terrain. Il y a, en ce moment, des petits accrochages tous les jours avec les forces de l’ordre. Peu à peu, notre mobilisation s’organise. La contestation des Jeux du Pacifique151 l’a bien prouvé. Les Caldoches, à cause du référendum, s’autosuggestionnent en faisant comme si la question était réglée. En fait, le gouvernement n’a réussi qu’à conforter leur esprit de revanche, leur agressivité anti-Kanaks… et les ultras se démasquent et risquent de marginaliser une frange plus modérée de l’opinion caldoche. Que faire dans une telle adversité ? La situation actuelle est si violente, si tendue, que riposter par la non-violence (comme en août dernier) suppose une solide préparation morale, politique, presque mystique, un nationalisme fort. Prévoir en ce moment des actions d’envergure, c’est parier sur sa propre mort pour alerter l’opinion nationale et internationale. Cela suppose que l’on se mette d’accord pour se poser en victimes, résolues à gagner sans violence. C’est prendre le risque de se faire tuer en continuant à avancer quel que soit le nombre de victimes. Quant à moi, je suis prêt. Mais à partir de combien de morts faudra-t-il changer de tactique ? Il faut que parmi les militants il y ait une équipe solide qui tienne coûte que coûte. Cela suppose une discipline quasi militaire, voire religieuse. 151 Cette manifestation sportive, qui rassemble tous les quatre ans les athlètes du Pacifique dans un pays d'Océanie, n'avait pu se tenir comme prévu à Nouméa cette année en raison de la détérioration du climat politique (NDE). 25. Serons-nous les derniers des Mohicans ?* Dans cette lettre, écrite quelques jours avant le déclenchement de l'affaire d'Ouvéa, en pleine campagne présidentielle, Jean-Marie Tjibaou alerte solennellement François Mitterrand sur la gravité de la situation en NouvelleCalédonie. Monsieur le Président, quel avenir nous réservez-vous ? Serons-nous les derniers des Mohicans de la région pacifique, comme il y a eu les derniers Tasmaniens ? Vous le savez, le peuple kanak a toujours refusé d'être considéré comme un vestige archéologique de l'histoire du monde. Il se refusera encore plus d'être celui de l'histoire coloniale française. Monsieur le Président, au moment où vous achevez votre septennat, je tiens à vous remercier de ne pas avoir hésité à utiliser les termes de situation coloniale pour qualifier celle qui prévaut en NouvelleCalédonie et qui se traduit par l'injustice pour le peuple kanak. Vous êtes aujourd'hui à la veille d'un nouveau septennat. Vous allez porter devant la face du monde le destin de la France. Allez-vous encore exhiber cette plaie que constitue au XXe siècle le colonialisme français ? L'opinion publique française est sensible aux massacres en Palestine à Gaza. Je vous demande de rappeler aux Français que chez eux, dans un pays du bout du monde qu'ils appellent la France, la situation est la même que dans les territoires occupés et que cette situation est de plus en plus tragique pour notre peuple. Monsieur le Président, nous avons écouté, au début de votre septennat, le grand discours que vous avez prononcé à Cancun. Cela nous a donné beaucoup d'espoir. Mais, vous le savez, le gouvernement socialiste, pas plus qu'aucun autre, n'a su trouver de solutions institutionnelles adaptées à la situation calédonienne qui est unique, comme chaque situation coloniale. La revendication du peuple kanak est une revendication de dignité et de recouvrement des libertés dans l'indépendance. Je souhaite que vous soyez à nouveau le représentant de tous les hommes qui se réfèrent aux droits de l'homme et à une image progressiste et * L'Avenir Calédonien, n° 985 , 14 Avril 1988. 24. Serons-nous les derniers des Mohicans ? moderne de la France. A cause de ce que vous êtes personnellement, à cause des orientations que vous avez prises et de la fidélité à votre option pour la dignité des hommes, à cause de cette considération que nous avons pour vous, nous pensons que vous devriez, si vous êtes élu, imaginer des solutions de justice. Français et Kanaks sont considérés comme des adversaires. De plus en plus, ils vont devenir des ennemis. A moins que vous acceptiez de tracer avec nous un chemin de liberté pour le peuple kanak et pour tous ceux qui habitent la Nouvelle-Calédonie. Et pour l'honneur du peuple que vous représentez. Monsieur le Président, nous avons en face de nous, en NouvelleCalédonie comme dans le gouvernement, des responsables qui personnifient une image figée de la France. Nous pensons que la représentation de la France dans le Pacifique ne peut être assurée et acceptée, dans la mesure où elle est confiée à des affairistes qui exploitent le drapeau et la nom de la France, uniquement pour la sauvegarde de leurs intérêts. Il faut que vous sachiez que le discours arrogant tenu à l'encontre des Kanaks est interprété par l'ensemble des pays du Pacifique comme un discours de mépris à leur propre égard. Cela va grandissant. Quand Monsieur Pons, après avoir déclaré que le FLNKS n'était qu'un groupuscule, envoie vingt-neuf escadrons supplémentaires de gardes mobiles pour les élections du 24 avril (ce qui porte le nombre d'hommes en armes à onze mille pour soixante-quinze mille hommes, femmes et enfants kanak), c'est pourquoi faire ? Je vous assure, Monsieur le Président, que cette annonce est reçue par les pays du Pacifique comme une agression que vous ne pourrez jamais justifier. Est-ce que la France a besoin de ce genre de déploiement de force pour s'affirmer comme la patrie des droits de l'homme et le pays de la liberté ? Monsieur le Président, je souhaite le retour des libertés, le retour à une situation normalisée, en France comme en Nouvelle-Calédonie. C'est pour cela que je souhaite que vous soyez à nouveau Président et que vous formiez un autre gouvernement qui n'emprisonne pas systématiquement les Kanaks, comme celui-ci le fait actuellement. J'aimerais bien que vous demandiez une enquête sur le Camp Est, la prison de Nouméa. Savez-vous qu'en ce moment un Français152 y est incarcéré et qu'il y est soumis à des insultes et à des menaces permanentes de la part des gardiens? On ne lui sert même que de la nourriture pimentée. Tout cela parce qu'il est blanc et qu'il soutient les Kanaks, parce qu'il a une dignité et qu'il reconnait la même dignité aux autres. 152. Il s'agit de Paul Naud, un enseignant de Poindimié, membre de l'Union calédonienne (NDE). 24. Serons-nous les derniers des Mohicans ? Monsieur le Président, j'espère que le message que je vous transmets ne restera pas vain. Notre peuple encourt de plus en plus de risques pour sa sécurité physique. J'aimerais que vous puissiez mettre l'opinion publique française devant ses responsabilités, que vous l'interpelliez au cours de cette campagne électorale pour qu'elle se rende compte qu'en son sein se pratiquent des dénis de justice. Peut-elle tolérer chez elle des pratiques qu'elle dénonce ailleurs, en Afrique du Sud ou dans les territoires occupés? Les ingrédients mis en place par le gouvernement de Monsieur Chirac déterminent les mêmes effets. J'espère, Monsieur le Président, que vous pourrez revenir en force à la tête de l'État pour offrir à notre peuple, et à la France bien sur, une nouvelle ère de liberté. * * * Dans la Lettre à tous les Français qui constituait le programme de sa candidature à l'élection présidentielle de 1988, François Mitterrand accusera réception de cet appel lancé Jean-Marie Tjibaou. Voici le texte intégral de sa réponse : « [...] Mais, tandis que j'écris ces lignes, on pose sur ma table un message de M. Tjibaou. C'est un appel au secours en même temps qu'un rappel des principes qui l'inspirent. Il combat pour l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie et, pour lui, la Nouvelle-Calédonie, c'est avant tout le peuple canaque. Je résume un peu vite, peut-être, sa pensée. M. Tjibaou et son parti ne demandent pas l'exclusion des Français d'origine et des autres ethnies. Ils veulent simplement, si je puis dire, en décider eux-mêmes, car ils sont, à eux seuls, le suffrage universel. Je connais cette théorie. Depuis sept ans que je le rencontre, M. Tjibaou ne varie pas. C'est un homme que je respecte, avec lequel les mots vont plus loin que les mots. Mais je ne crois pas que l'antériorité historique des Canaques sur cette terre suffise à fonder le droit. Histoire contre histoire : les Calédoniens d'origine européenne ont aussi, par leur labeur, modelé ce sol, se sont nourris de sa substance, y ont enfoncé leurs racines. Les deux communautés face à face n'ont aucune chance d'imposer durablement leur loi, sans l'autre et contre l'autre – sinon par la violence, et la violence elle-même atteindra ses limites. L'indépendance, pourquoi pas ? La population eût été homogène que la Nouvelle- 24. Serons-nous les derniers des Mohicans ? Calédonie en serait là, comme ses voisins. Mais l'indépendance dans cet état de rupture, entre deux populations d'importance comparable, signifie guerre civile, la seule guerre inexpiable, et donc l'écrasement d'un des deux camps. On devine lequel. Le droit bafoué des Canaques ne sera relevé, restauré que par la paix intérieure et le garant de cette paix et de ces droits ne peut être que la République française. Il n'est pas d'autre arbitre. Je n'énonce pas là un principe, je constate un fait et ce fait commande le salut de tous. Les Calédoniens d'origine européenne, eux, ne bâtissent pas de théorie. Ils ont le pouvoir. Les plus forts le gardent. Sans nuances. Les Canaques avaient des terres, on le leur a prises. Des ministres de la République, avant et après 1981, avaient cherché à leur rendre justice par une réforme foncière. Ces ministres sont partis. La réforme aussi. Les Canaques ont une culture. Des ministres français, avant et après 1981, avaient voulu la protéger et avaient pour cela créé un office culturel. Les ministres sont partis. L'office aussi. Il n'y avait pas de bachelier canaque jusqu'en 1962. Il y a peu de médecins ou d'ingénieurs canaques, trente-six instituteurs sur plus de huit cents, six fonctionnaires de rang élevé sur près de mille. Les trois régions à majorité canaque ont reçu un demi-milliard de francs Pacifique ; la région sud, six milliards et demi. Je veux dire par là que si l'ultime chance de la Nouvelle-Calédonie de vivre en paix et des Canaques d'être entendus tient à la République, la République doit être juste. L'exclusion des minorités n'est pas de notre tradition. Mais la majorité parlementaire, à Paris, à voté une loi, et la population de la Nouvelle-Calédonie un référendum. C'est notre principe, à nous républicains, que d'appliquer la loi et mon devoir, à moi, est de la promulguer, puis de la respecter, comme tout citoyen. En revanche rien n'interdit de changer la loi par les mêmes moyens. C'est même recommandé! Voilà ce que je puis répondre à M. Tjibaou comme à vous, mes chers compatriotes. La Nouvelle-Calédonie avance dans la nuit, se cogne aux murs, se blesse. La crise dont elle souffre rassemble, en miniature, toutes les composantes du drame colonial. Il est temps d'en sortir. Je forme des vœux pour que les communautés en présence évitent le piège d'un affrontement, ces prochaines semaines. Ensuite, j'userai du pouvoir que vous me confierez pour que l'histoire de France, à l'autre bout du monde, retrouve sa vieille sagesse ». 26. L'espoir en noir et blanc* Dans cet entretien, réalisé par le cinéaste André Wassmann quelques jours après la mort de dix-neuf militants du FLNKS à l'issue de l’assaut de la grotte d’Ouvéa par l’armée française (le 5 mai 1988)153, Jean-Marie Tjibaou mène une analyse radicale du processus colonial en Nouvelle-Calédonie. Excédé par la brutalité et l’hypocrisie du gouvernement Chirac et des forces antiindépendantistes de Nouvelle-Calédonie, il donne ici libre cours à son amertume, à sa lassitude après quatre années de luttes sur le terrain et de négociation. Malgré la dureté de ses propos, dès cette époque Jean-Marie Tjibaou avait accepté de discuter de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie avec des émissaires du nouveau Premier ministre Michel Rocard. A. WASSMANN – Pouvez-vous nous parler des Caldoches et de leur attitude envers les Kanaks ? J.-M. TJIBAOU – Je constate que la mentalité issue de la colonisation pénale et des gardes-chiourmes de l’époque n’a pas beaucoup évolué. Les gens ont toujours les mêmes stéréotypes quant à la considération qu’ils ont pour les Kanaks ici. Je lis en ce moment ce livre de Françoise d’Eaubonne qui s’appelle Louise Michel, la Canaque 154 et qui relate des événements se passant entre 1873 et 1880... on trouve toujours la même chose. Par exemple, avant 1878, avant la révolte d’Ataï, les Blancs prétendaient qu’on s'était débarrassé des mauvais missionnaires qui profitaient des baptisés dans les tribus, récupérant auprès d'eux des ignames, etc. Mais ensuite, tout alla de mal en pis. Les bateaux apportaient de nouveaux Blancs, lune après lune, toujours plus avides, toujours plus affamés, entêtés, n’écoutant rien, ne voulant rien comprendre. * Cet entretien, réalisé par André Wassmann, a été partiellement repris dans son film L'espoir en noir et blanc . 153 A propos de l'affaire d'Ouvéa, cf. notamment: E. Plenel & A. Rollat, Mourir à Ouvéa. Le tournant calédonien, Paris, La Découverte/Le Monde, 1988 et A. Sanguinetti et al., Enquête sur Ouvéa, Paris, EDI, 1989. 154 F. d'Eaubonne, Louise Michel la Canaque 1873-1880 , récit, Paris, Encre, 1985 (NDE). 25. L'espoir en noir et blanc Même les Blancs punis par les autres Blancs, en sortant du bagne où ils avaient travaillé, avaient droit à une femme kanak qu’on leur donnait généralement avec du tissu et une promesse de bonne vie. Si elle était réticente ou déjà mariée, un gendarme venait et l’enlevait de force. Après avoir détruit les cultures et capturé les femmes, ils ont pris les terres les unes après les autres. Plus aucun tertre n’était respecté. La tribu avait travaillé, irrigué, creusant parfois jusqu’aux pentes des montagnes pour en faire descendre l’eau. On la chassait vers un autre territoire, déjà occupé par un autre clan, et les gens étaient forcés de vivre ensemble, comme s’il ne s’agissait plus d’hommes mais de ces animaux que les Blancs appellent « bétail ». Puis ces groupes étaient à nouveau obligés de se fondre en un troisième, etc. Que voulaient donc les Blancs ? Quel souffle les menait ? Et ça, c’était en 1874-1878-1880. A un moment, ils parlaient d’essai de dialogue, comme nous, aujourd’hui, nous parlons d’essai de dialogue avec l’occupant. Mais on constate toujours les mêmes mensonges. Ça n’a pas bougé. Les Blancs sont toujours aussi rapaces, aussi menteurs. Alors, c’est à désespérer, parce que pourtant, on a le soutien des Blancs de France, enfin de beaucoup d’Européens de France. Les sondages dont on nous a communiqué les résultats hier parlent de 39 % pour et de 39 % contre l’indépendance ; c’est quand même important. Je pense à Ataï avant l’insurrection de 1878 ; il disait dans son discours qu’il allait encore essayer de parlementer pour voir si la justice allait pouvoir être rendue. Et un des chefs de Canala, le vieux Gélima, remarquait : « On a l’impression qu’il y croit encore, lui, l’homme de La Foa155, qu’il y aura encore la possibilité d’un dialogue avec les Européens. » Ataï avait des relations avec l’occupant qui lui permettaient de croire à la possibilité d'un dialogue. Ça, c’était en 1877. Par ailleurs, on parle aussi dans ce livre d’un Européen qui exploitait à La Foa une « ferme modèle » ; c'était plutôt une station coloniale, et déjà, à l’époque, ce monsieur avait réussi à obtenir du Ministre des colonies des subventions. Ça en dit long... parce que les colons, aujourd’hui, obtiennent toujours des subventions du ministère de l’Agriculture. Certains réalisent vraiment des choses, parce que maintenant il est plus difficile de détourner des fonds : il y a des routes, il y a des moyens de communication, il y a des gens du Service de l’Agriculture qui vérifient. Mais pendant longtemps, c’était toujours le même système. On le retrouve encore aujourd'hui avec le scandale de 155 Ataï était originaire de la région de La Foa (côte ouest) (NDE). 25. L'espoir en noir et blanc l’ADRAF156. Tout à fait récemment, cette année, Harold Martin, qui est maintenant président de la nouvelle Région ouest157, a fait faire chez lui et chez son cousin des travaux avec des fausses factures payées par l’ADRAF – c’est-à-dire par l’argent du Territoire et l’argent de l’État. On retombe toujours sur les mêmes stéréotypes et les mêmes manières de s’accaparer l’État au profit des tenants du pouvoir économique local. Ils s’accaparent l’État pour s’assurer le contrôle de la situation. Tout cela avec la complicité de Milliard158. Ce n’est pourtant pas quelqu’un d’important, de vraiment fortuné comme Lafleur, comme Lavoix, comme les gens qui gravitent autour des fortunes de Nouméa et qui paralysent le pays en imposant leurs lois et leur système d’accaparement des mines, de la richesse, du système bancaire, du système commercial, et donc du travail et de l’Administration. Voilà la raison pour laquelle ils sont hostiles au gouvernement socialiste, qui vient déranger un système colonial bien rôdé où le shérif est lui-même compromis. Alors ils ne veulent pas qu’on change les shérifs. C’est ça le drame. Les tenants du pouvoir local associent le pouvoir socialiste à une sympathie a priori pour les Kanaks, et à une sorte de favoritisme pour ce qu’ils appellent la « minorité kanak ». Leur grande peur, c’est la remise en cause de leur pouvoir par l’État, et par les Kanaks, qui pour leur part disent : « Nous sommes ici chez nous, nous n’avons pas d’autre patrie que ce pays. » Tous les autres, les métropolitains – qui sont les indigènes de France -, les Antillais, les Martiniquais, ont leur pays ; de même pour les Wallisiens et les Tahitiens, ils ont leur pays. Et puis, il y a aussi les Asiatiques, les métis, les Vietnamiens, tous ces gens qui, eux, se tiennent un peu à l’écart. Enfin, ils commencent à avoir leurs propres élus. C’est sans doute une bonne chose, même si ça va peut-être aussi créer des problèmes au début. Toujours est-il que les Blancs considèrent que les Kanaks font partie de la faune... de la faune locale, de la faune primitive. C’est un peu comme les rats, les fourmis ou les moustiques ... Les rendre inoffensifs, les garder comme des singes dans un zoo, capables d’amuser la galerie, les touristes et de donner une certaine originalité ; mais surtout, qu’ils 156. Agence pour le Développement Régional et l'Aménagement Foncier, créée en 1986 et chargée, en principe, d'organiser la restitution des terres à leurs ayants droits kanak. L'ADRAF, dans cette période, s'est pourtant engagée dans une réattribution de certaines propriétés à des colons (NDE). 157. La loi du 22 janvier 1988, dite « statut Pons », abolissait le découpage électoral qui avait permis, en 1985, aux indépendantistes de prendre la tête de trois Régions sur quatre (NDE). 158. Responsable contesté de l'ADRAF durant la première cohabitation. (NDE) 25. L'espoir en noir et blanc n’interviennent pas sur le plan économique! Dans la mesure où les Kanaks prennent des positions qui risquent de mettre en danger le pouvoir de décision des Blancs, il faut absolument éviter cela et leur casser les reins. Tout ce qui concerne le savoir d’ailleurs, la connaissance, l’école fait partie ici du pouvoir colonial. Les tenants du pouvoir local ne veulent partager ni la connaissance, ni l’accès aux postes de décision, parce que c’est une menace pour eux. Le partage du pouvoir c’est aussi le partage du gâteau économique. Ils détiennent un pouvoir politique réel, avec un appui économique qui sert cette politique ; en outre, les coloniaux se sont achetés plein d’armes grâce aux exportations de nickel et à une mainmise sur la Douane, sur l’Administration, sur tous les services. Charles Josselin, un député socialiste venu faire campagne ici pour Monsieur Mitterrand, a déclaré à son retour qu'en Nouvelle-Calédonie c’était la chienlit, mais la chientlit avec la peur! Même les Européens ont peur. Dans ce contexte-là, il est impensable pour les Blancs de songer que les Kanaks qui revendiquent leurs droits puissent être autre chose que des terroristes ou des bandits. Ils ne peuvent être que des bandits parce qu’ils portent atteinte aux dignitaires coloniaux qui ont fait du pouvoir une chasse gardée ; et chaque fois qu’un nouvel administrateur arrive, ils essaient de le récupérer. De toute façon, avec la menace, avec les fusils, et aussi – toute l’histoire le montre – en invitant les gens importants dans les stations [les grandes propriétés agricoles], à un petit coup de pêche, etc. c’est comme cela qu’on met l’administrateur dans sa poche, on le récupère de cette façon. C’est une situation où les instruments de l’État, les fonds publics, sont recrutés au service de ce pouvoir local. Dans ce contexte, la revendication kanak d’indépendance leur apparaît comme un cheveu sur la soupe, une incongruité, une anomalie, une erreur, et une erreur néfaste qu’il faut absolument détruire ; ce qui explique toutes ces réactions. Je ne sais pas si vous le savez, mais le jour où les dix-neuf militants d’Ouvéa ont été assassinés, il y en a qui ont applaudi, comme ils ont applaudi à l’assassinat d’Eloi Machoro et de son compagnon Marcel Nonnaro, à l’assassinat des Dix de Hienghène et de Ouégoa et des autres militants kanak. Chaque fois qu’il est tombé un Kanak, les Blancs ont applaudi. Pour eux, moins il y a de Kanaks, moins il y a de danger. Le problème fondamental ici, c’est que les gens se rendent bien compte que nous sommes en Kanaky. Nous ne sommes pas en France. Et tous les étrangers qui arrivent, tous les immigrés, savent bien que le danger ici, dans ce beau pays, c’est la présence kanak. Alors il faut éliminer le danger s’il est une menace politique ou économique. Il faut éliminer physiquement les responsables ou les militants engagés dans la mesure 25. L'espoir en noir et blanc où il font apparaître le fait indigène comme le fait original, le fait spécifique de ce pays, qui implique que les autres viennent d’ailleurs. Tant qu’ils n’ont pas accepté ce fait là – et nous en sommes là aujourd’hui... Le problème c’est que quand nous étions majoritaires, il n’y avait pas de prise en compte de la majorité démocratique ; à chaque fois les statuts ont été remis en cause. Nous avons voté pour la première fois en 1951 nous, les Kanaks, une deuxième fois en 1952 ou quelque chose comme ça ; en 1956 il y a eu la loi-cadre en même temps que dans les pays africains (Côte-d’Ivoire, Madagascar, Sénégal, etc.). C’était la loi-cadre, la loi Defferre, qui prévoyait l’accession à l’indépendance, et déjà il y avait des ministres ici, lesquels ministres ont bien vu qu’il fallait former des cadres. Et ils ont commencé à envoyer les gens en stage, dont certains se retrouvent dans le mouvement indépendantiste aujourd’hui. Mais tout de suite les coloniaux ont vu la menace, ils ont réagi ; Paris a suivi, il y a eu le putsch de 1958159, les Blancs ont fait des manifestations, des barrages, mais il n’y a pas eu de gendarmes pour les incarcérer. Pourtant le gouvernement était démocratique. Aujourd’hui on invoque la démocratie quand les Kanaks sont minoritaires. Mais c’est à partir de là qu’il y a eu un mouvement d’immigration venu des Territoires d’Outre-Mer ou de France pour inverser le rapport numérique entre la population indigène et la population émigrée. Résultat : après le boom du nickel, un afflux de population pour travailler à la mine, etc., et son installation sur le Territoire. Il ne faut pas oublier les avantages que le gouvernement accorde, par exemple aux retraités. Certains ont une majoration de 50 % de leur pension. Les militaires peuvent avoir de 50 à 70 % en plus s’ils prennent leur retraite ici. Ils peuvent s’installer et amener leur famille, etc. Certains ont acheté une maison et sont restés en France. Toujours est-il qu’ils sont inscrits ici et qu’ils inversent le rapport électoral. Et on parle de démocratie. Nous sommes contre cette démocratie installée colonialement dans une perspective politicienne pour s'opposer à la revendication d’indépendance, qui est d’abord une revendication d’autonomie. Il faut que le fait kanak soit pris en considération. Nous en sommes là aujourd’hui ; cette négation a été le fait de la plupart des gouvernements, sauf du gouvernement socialiste qui a, je pense, vraiment essayé de faire quelque chose, mais les institutions sont lourdes à manier. Avec eux, sans expérience non plus, on n’a pas pu aller 159. Le 18 juin 1958, 2 500 manifestants de droite, s'inspirant des événements d'Algérie, envahissent l'Assemblée territoriale, séquestrent des élus et décrètent l'abrogation de la Loi-Cadre (NDE). 25. L'espoir en noir et blanc jusqu'au bout. Sans expérience mais aussi sans une volonté politique réelle de la part du gouvernement socialiste, au moment où de notre côté la mobilisation était la plus forte. Alors, où est-ce qu’on en est aujourd’hui ? Nous avons déjà eu l’occasion de dire avant le référendum organisé par M. Pons160 : « Nous sommes pour le référendum, c’est nous qui l’avons demandé, mais un référendum d’autodétermination. » La première inscription en 1956 de la Nouvelle-Calédonie au Comité des Vingt-quatre des Nations Unies, en même temps que les pays que j’évoquais tout à l’heure (Côte-d’Ivoire, Sénégal, etc.), était liée à la reconnaissance par le gouvernement français qu’il y avait dans notre pays un peuple colonisé. La Charte des Nations Unies parle des peuples coloniaux, d’autodétermination et de droit à l’indépendance pour les peuples coloniaux. La France, donc, l’a reconnu : dans la Charte des Nations Unies, l’autodétermination ne concerne que les peuples coloniaux. A partir de là nous avons fait les démarches auprès du Forum du Pacifique, qui a porté notre dossier aux Pays non-alignés qui, eux-mêmes, l’ont appuyé à l’ONU pour que notre demande soit prise en compte. Et en 1986, finalement, notre dossier a été reconsidéré et nous sommes depuis inscrits parmi les pays non autonomes du Comité des Nations. Nous avons dit à M. Pons (enfin, pas à M. Pons puisqu’il a refusé de nous entendre là-dessus, parce que Lafleur et Cie refusent d’entendre parler d’indépendance – pour eux, c’est un sujet tabou, donc il ne faut pas en parler, sauf s’il s’agit de leur indépendance à eux, pour profiter de la France) : « Nous voulons parler de l’indépendance ». Le bureau politique du FLNKS va remettre la question dans le contenu des discussions que nous allons avoir avec les émissaires du gouvernement. Nous l’avons déjà dit avant le référendum : « Nous voulons discuter de l’autodétermination ». Il faut que l’on se mette d’accord sur la signification de l’acte d’autodétermination ; ce ne peut être quelque chose qui serait prévu tous les quatre ans, tous les cinq ans, tous les dix ans même. C’est quelque chose de spécifique et donc, il faut bien se mettre d’accord sur les termes. Tout le monde parle d’acte d’autodétermination et de référendum, mais là il ne s’agit pas de savoir si on est d’accord ou pas sur le changement de système universitaire, sur l’avortement, etc. Nous revendiquons qu’il y ait d’abord une discussion sur le concept d’autodétermination ; on peut indiquer qui sont les gens qui relèvent de l’acte d’autodétermination en France, puisqu’il s’agit de la France. Mais en Kanaky ou en Nouvelle-Calédonie, qui est concerné par l’acte d’autodétermination relevant de la Charte des Nations Unies 160 Septembre 1987 (NDE). 25. L'espoir en noir et blanc au titre de l’Article 114 ? « Les peuples coloniaux, c’est qui » ? C’est nous! Nous avons donné une définition disant : pour nous, ceux qui sont concernés par le fait colonial sont concernés par l’autodétermination. Sur le plan électoral, nous avons dit : sont concernés tous les gens nés dans le pays, qui ont dix-huit ans et qui ont au moins un parent né sur le Territoire. Par là, nous pouvons ramener l’électorat à celui qui s’est prononcé en 1951 lors du premier vote kanak. Ceux qui sont concernés par le fait colonial sont les Kanaks et tous ceux qui ont voté à ce moment-là. Ce ne sont pas ceux qui viennent de débarquer ; ces derniers ne sont pas concernés. Ils sont peut-être concernés par le fait colonial en Algérie ou au Viêt-nam mais ce n’est pas le fait colonial d’ici. Le fait colonial calédonien et le contentieux colonial (les vols de terre, les vols de femmes, les spoliations, les aliénations, les gens tués en 1878, en 1917, etc.) concernent les Kanaks et les colons qui leur ont fait subir la colonisation. Ce sont eux qui doivent se prononcer dans le cadre de l’acte d’autodétermination ouvert sur l’indépendance. Après cette discussion, on pourra établir un calendrier de préparation de l’acte d’autodétermination et prévoir aussi, en même temps, les droits et devoirs de ceux qui ne sont pas concernés par cet acte. La grande peur de l’indépendance, c’est surtout la crainte de perdre sa maison, son terrain. Les gros font peur aux petits parce qu’ils ont beaucoup à perdre ou à gagner. De toute façon, les gros, dans toutes les indépendances, se tirent toujours d’affaires, comme au Vanuatu où les affairistes de Nouméa sont toujours présents, alors que ce sont eux qui ont poussé à la rébellion de Santo161. A ceux qui ne sont pas concernés par l'acte d'autodétermination, à tous les citoyens français qui veulent résider dans le pays sans remettre en cause leur citoyenneté, il faudra accorder des garanties, et dans le même temps donner une certaine échéance aux gens qui voudraient acquérir la nouvelle nationalité. Quant à ceux qui ne le souhaitent pas, ils auront une carte de résident, quitte à avoir des privilèges ; une situation privilégiée peut être envisagée pour les citoyens français dans notre pays. Tout cela doit être défini en même temps que l’on prépare l’acte d’autodétermination et la Constitution. Donc, il faut penser les structures politiques et économiques du pays après l’indépendance, de façon à ce que l’acte d’autodétermination ne soit pas perçu comme une rupture ou comme un trou noir mais comme une étape pour aller vers quelque chose 161. Au moment de l'accession du Vanuatu (ex Nouvelles-Hébrides) à l'indépendance en 1980, le leader mélanésien Jimmy Stevens et quelques colons français soutenus par Nouméa ont tentés, dans l'Ile de Santo, de faire sécession. Cf. J. MacClancy, To kill a bird with two stones. A short history of Vanuatu, PortVila, Vanuatu Cultural centre Publications, 1980 (NDE). 25. L'espoir en noir et blanc d’autre ; ce quelque chose d’autre, les gens peuvent y avoir une place qui convient à leur ambition mais aussi qui prévoit leurs droits et leurs devoirs. C’est ce que nous avons essayé d’expliquer à M. Pons par médias interposés, et que nous avons expliqué directement à M. Lemoine à Nainville-les-Roches [1983]. Là nous avons été pris en considération et entendus, mais le statut qui a suivi n'a pas concrétisé nos espoirs. C’est pour cela que nous avons boycotté les élections du 18 novembre 1984. Mais depuis 1986 Pons et le gouvernement Chirac sont allés plus loin en essayant d'accéder point par point aux revendications des antiindépendantistes, qui voulaient voir mis en application leur mépris du nationalisme kanak. En conséquence, ce statut Pons est la tombe de notre peuple en tant que tel. Il faut savoir que la Constitution de 1958 prévoit pour les indigènes – et cela vient du Code de l’Indigénat – que les Mélanésiens gardent leur statut particulier tant qu’ils n’y ont pas renoncé162. Or, il s’avère qu’aujourd’hui, sur soixante-quinze mille Kanaks, il n’y en a que deux mille environ qui ont accepté le Droit commun et qui ont donc demandé leur radiation du statut civil particulier. Et les autres n’ont jamais fait cette démarche, ce qui signifie qu’ils tiennent au statut particulier. A ce statut est rattachée juridiquement la tribu, la réserve, à laquelle s'ajoutent l’expression de la vie culturelle mélanésienne et le système de relations que les Blancs appellent « coutume ». La coutume, c’est un mot générique que les Blancs utilisent pour désigner ce qui pour eux est étrange, mais qui pour les Mélanésiens est l'expression du système de relations entre clans, entre familles, etc. Le Statut Pons prévoit la création, non pas d'un Conseil de chefs comme l’avait fait le Statut Pisani, mais d'un Conseil coutumier. Cela veut dire que n’importe qui étant dans la coutume, n'importe quel Kanak peut devenir un conseiller coutumier. Quand on a vu agir Pons, signant directement, au nom de l'État, des conventions avec des tribus ou avec des individus, on peut penser qu’il va mettre sur pied des conseils coutumiers sur mesure, qui pourront proposer des réformes au Conseil exécutif. Par exemple : suppression du statut particulier, suppression des réserves, suppression de tout ce qui fait la spécificité kanak, et cela pour confirmer les résultats du référendum blanc que Pons a obtenus. Et à partir de là, faire apparaître le FLNKS comme un mouvement de rébellion contre l’État puisque tous les Kanaks appartiendraient à un statut de droit commun comme les autres ; or, des Français qui revendiqueraient l’indépendance seraient dans un état de sécession. 162. Cf. note p ðð(texte 2) (NDE). 25. L'espoir en noir et blanc Nous, nous avons le droit à l’indépendance et nous ne sommes pas des rebelles comme le seraient des Français. Nous sommes des nationalistes kanak. Chaque Kanak qui naît, naît avec le droit à l’indépendance, ce qui n’est pas le cas des Français. Nous avons expliqué tout ça en long et en large, mais le gouvernement n’a jamais voulu nous écouter. Pons a toujours refusé de nous entendre, de nous recevoir. De plus, quand nous étions dans les institutions, il nous a tournés en ridicule avec des mensonges, des silences, des courriers sans réponse, des budgets annulés. Nulle part sur le territoire français le gouvernement n’a fait ce genre de manipulation. Il n’y a qu’ici ; le comble et le couronnement de ce mépris, c’est l’affaire d’Ouvéa et la tuerie qui a suivi. C'est une tuerie gratuite et électoraliste pour obtenir les voix de Le Pen. Celui-ci avait déclaré quelques jours avant le deuxième tour, à propos d'Ouvéa, « la soumission ou l'extermination ». Les rescapés peuvent aujourd’hui témoigner et j’espère que la vérité sera faite sur ce carnage, ce massacre organisé par Chirac, Pons, Pasqua et Lafleur pour gagner les voix de droite. Ce que nous revendiquons, c’est d’être indépendants chez nous, c’est la souveraineté de notre peuple sur son pays, mais cela nous sommes prêts à le partager avec ceux qui accepteront la constitution de Kanaky. D’abord, avec ceux qui participent au référendum, les coloniaux, les descendants de bagnards et de colons – il ne faut pas oublier que les bagnards étaient des gens qui étaient chassés de France, alors qu’aujourd’hui ils s’appellent les « loyalistes », c’est une dérision de l’Histoire. Nous sommes prêts à ouvrir les portes, dans la mesure où ils acceptent la constitution de notre pays. Mais pour nous, ce qui est prioritaire, c’est l’accession à la souveraineté. Comme le disait si bien Chirac sur la question des immigrés pendant la campagne électorale, c’est une question d’identité nationale. Dans la mesure où votre maison est un moulin à vent où l’on rentre, où l’on sort, on ne peut pas avoir un pays qui ait une identité nationale ; pour nous, c’est capital. Nous ne voulons pas être les derniers des Mohicans, nous ne voulons pas être le fourre-tout ou le dépotoir des Français dans le Pacifique. Mais nous sommes tout à fait ouverts et nous pensons que la France a tout à y gagner. Il y a ceux qui disent que nous sommes une menace : « Les terroristes kanak sont une menace pour la France ... » ; il faut être sérieux! Ce n’est pas une poignée de Kanaks qui va être une menace pour la nation française, qui est une grande puissance mondiale. Par contre, dans la mesure où la France ne veut pas prendre en compte la revendication kanak, notre revendication continuera de grandir et d’être popularisée dans le monde, et d’abord dans le Pacifique. Le Pacifique prend de plus en plus fait et cause pour les Kanaks et la France sera de 25. L'espoir en noir et blanc plus en plus mal vue et méprisée par la région. Pourtant la France a les moyens financiers et technologiques d’accompagner l’indépendance de notre pays et d’assurer pour elle-même une image gratifiante et moderne dans la région Pacifique et dans le monde, à partir d’une position de décolonisation qui soit digne de la France, des Droits de l’Homme – surtout aujourd’hui où on doit fêter le Bicentenaire de la Révolution. A. W. – Pensez-vous qu’aujourd’hui le dialogue soit possible avec les Caldoches ? J.-M. T. – Je pense qu’il y a un certain nombre de Caldoches de bonne volonté. Il y a même une association qui s’est créée récemment. Ceux-là ont voté pour Mitterrand et ils vont sûrement continuer à faire parler d’eux. Mais il y a ici des racistes comme partout dans le monde. A. W. – Quand on voit que Chirac a eu plus de 90 % des voix en Nouvelle-Calédonie ; quand on voit Lafleur... est-ce que vous pensez qu’il y a ici suffisamment de gens prêts à vraiment dialoguer ? J.-M. T. – Cela ne signifie pas que les gens sont fermés au dialogue, mais qu’ils ont peur. C’est surtout le vote de la peur. C’est le seul Territoire ou Département d’Outre-Mer qui ait voté autant pour Chirac. Tous les autres ont donné la majorité à Mitterrand, sauf la Guyane. C’est la peur de l’avenir mais aussi la peur du RPCR, parce que le RPCR passe avec sa milice ; il transporte les gens pour aller voter, ils ont distribué beaucoup d’argent, etc., il y a des conventions avec les tribus, avec les particuliers ; tout cela, c’est lié au bulletin de vote mais ça n’est pas tout à fait significatif d'un refus de dialogue. A. W. – Vous pensez donc que l’indépendance est possible sans un bain de sang ? J.-M. T. – Je ne sais pas, ça ne dépend pas de nous, ça dépend des Européens. Nous, nous sommes chez nous. Nous sommes décidés à aller à l’indépendance ; nous sommes ouverts sur le futur avec des gens qui sont des nationaux français ou des gens qui veulent accéder à la nationalité kanak. A. W. – Nous avons vu à la télévision dernièrement les événements de Canala où des gens étaient harcelés, probablement par le FLNKS... Bon, je fais de la très mauvaise publicité ... Mais qu’est-ce que vous pensez de ce genre d’incident ? J.-M. T. – De toute façon, il faut placer cela dans le contexte des revendications politiques et de la lutte pour l’indépendance. Dans tous les pays, même la France, qu’est-ce qu’ils ont fait des traîtres et des 25. L'espoir en noir et blanc collabos ? Ils les ont fusillés, ils ne les ont pas fait passer à la télévision. Comment on traite les collabos et les traîtres, hein ? J’ai posé la question à un Français à notre Congrès de Yaté : « Qu’est-ce que vous avez fait des collabos ? » Il m’a répondu clair et net : « On les fusillait. » Bon, alors aujourd’hui, on va nous faire la leçon, avec des gens qu’on n’a pas tués mais qui représentent un danger pour notre cause et qui sont dangereux parce qu’ils vont rapporter aux gendarmes tout ce que nous faisons. Et ça, ça mobilise les Caldoches et l’ennemi contre nous. Jamais, dans aucune lutte de libération, les traîtres n’ont été décorés. A. W. – Pensez-vous que l’État Kanaky est économiquement viable ? J.-M. T. – Vous avez, si c’est tellement dur, c’est parce qu’il y a de la richesse dans le pays, et le pays est petit. Bien sûr, aujourd’hui le nickel est exporté, avec des hauts et des bas. C'est un patrimoine important, et certains responsables français ne veulent absolument pas se dessaisir de ce pactole. En effet, la France se situe peut-être en troisième position quant à la production de nickel dans le monde. Mais il n’y a pas de nickel à Paris. Ce nickel-là, c’est le nickel calédonien. Peut-être faudraitil une exploitation plus rationnelle de cette richesse, créer une autre usine de traîtement plus moderne, qui amènerait une plus-value plus importante et ainsi de l’argent au Territoire. Nous pensons que ce patrimoine doit revenir en priorité à la Nation, c’est-à-dire au développement du pays. Certains pays ont compris que ce patrimoine qui vient du ciel doit servir au développement, à mettre en place des infrastructures, etc., au lieu de partir dans la poche des nantis. Il y a aussi le tourisme, qui dépend de nous. Ce pays est extraordinairement beau. On peut en faire un développement important tout en respectant l’environnement et sans traumatiser la vie des habitants. On peut réussir quelque chose d’aussi important qu’avec le nickel. Et vous voyez bien aujourd’hui que les hôtels sont peuplés uniquement de gendarmes et de militaires, car dans la mesure où le FLNKS dit « non », aucune industrie ne pourra marcher. Il y a aussi la confiture, la pêche, le chrome. Ce sont des richesses, des potentialités que le pays a en quantités importantes, et comme le pays est petit et que la population est restreinte, on peut envisager une économie qui rende le pays indépendant. A. W. – Une dernière question : vous avez des amis à l’étranger, notamment en Australie dans le Pacifique ; on parle de relations avec le FLNC en Corse, la Libye. Est-ce que vous voulez nous dire quelque chose là-dessus ? 25. L'espoir en noir et blanc J.-M. T. – La position officielle du FLNKS, c’est qu'en tant que mouvement de libération nous demandons l’appui international. Nous sommes prêts à accepter toute aide, quelle qu’en soit la provenance. Résultat : nous avons un véritable appui diplomatique. A l’ONU, l’année dernière, nous avons perdu le « vote » des pays de la Communauté Economique Européenne, à cause de cette espèce de référendum organisé par la France. Mais nous avons toujours eu le soutien diplomatique de nombreux pays, comme la Chine, tandis que nous n’avons pas eu celui du Japon alors qu’il l’aurait voté auparavavant. Nous avons le vote des pays de l’Est. Pourquoi ? Je ne sais pas. Notre demande s’adresse à tous les pays. Les pays européens ont voté contre ; c’est une responsabilité qu’ils ont prise de nous abandonner aux pays de l’Est. Les pays africains – surtout ceux d’obédience française, les anciennes colonies – refusent de nous soutenir. Après, tout le monde crie au scandale parce qu’on aurait le soutien de la Libye, ou de je ne sais pas qui, des Russes… c’est toujours le même anticommunisme primaire ; quand on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage. Toujours est-il que notre position est claire : nous voulons l’appui international mais sans conditions. Pour le moment, nous avons ces appuis diplomatiques, mais du point de vue d'un soutien matériel, c’est nul. A. W. – On a lu dans les journaux qu’il y a eu l’entraînement de stagiaires en Libye... J.-M. T. – Ah… Des stagiaires ont été envoyés, mais ce n’est pas un groupe du FLNKS, c’est le FULK (Front Uni de Libération Kanak) ; on ne sait pas très bien… Au départ, c’était une initiative du FLNKS. Ensuite nous avons refusé de continuer, en raison du soutien diplomatique général que nous demandions. Nous nous sommes dit : il faut éviter de s’acoquiner avec un pays en particulier si on veut avoir le soutien des autres, et nous avons donc interpellé Yann Céléné Urégei l’année dernière en lui disant qu’il fallait qu’il donne des explications sur les envois de stagiaires en Libye. Le bureau politique, le Congrès ont dit de stopper, parce que c’était au moment où on préparait la marche pacifique163. Mais dans notre dos, Yann Céléné en a envoyé encore un groupe, qui d’ailleurs a été intercepté par la DST et remis dans l'avion. On se pose des questions là-dessus ; on a demandé des explications à Yann mais il n’en a pas donné. Du coup, on ne va plus voir le FULK. C’est un problème pour nous… Maintenant, il y a les autres pays ; nous avons le soutien, en particulier, des pays mélanésiens – et ça, c’est le soutien naturel et le plus 163 Cf. supra, « La stratégie de la non-violence » (NDE). 25. L'espoir en noir et blanc important – mais aussi celui de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande en particulier, dans le cadre du Forum du Pacifique et aussi aux Nations Unies. Je pense qu’on a un soutien très important de la Nouvelle-Zélande qui a beaucoup subi avec l’affaire du Rainbow Warrior, et donc appris à connaître par expérience ce qu’est le mépris du gouvernement français. A. W. – Est-ce qu’il y a des relations entre le FLNKS et les indépendantistes corses ? J.-M. T. – Non, Il n’y a pas de relations… Peut-être à travers les comités de solidarité en France. Mais on n’a pas de réseau. A. W. – Quel sera le rôle de la France dans le Pacifique ? Est-ce qu’elle aura un rôle lorsque vous obtiendrez l’indépendance ? J.-M. T. – Cela dépend de la manière dont on organisera l’indépendance. Mais la France n’a pas besoin de nous pour jouer un rôle dans le Pacifique. C’est une grande puissance (ironique ). 27. Portrait d'un colonisé* Ce récit, contemporain de l'entretien précédent, évoque l'expérience concrète de la colonisation telle que Jean-Marie Tjibaou l'a vécue dès l'enfance. Interrogé par Lionel Duroy sur la terrible embuscade de Tiendanite (4 décembre 1984), et subissant le contrecoup psychologique de la mort tragique des militants d'Ouvéa, il est enclin à retrouver les souvenirs des humiliations subies et du parcours qui fut le sien dès qu'il décida de « Relever la tête ». Pour présenter la narration de Jean-Marie Tjibaou, Lionel Duroy évoque le contexte de son enquête à Hienghène : « Ma conversation avec Jean-Marie Tjibaou a eu lieu dans une salle de la mairie de Hienghène, au mois de mai 1988. A l’époque c’était très difficile d’atteindre Hienghène ; c’était peu après Ouvéa. Les seuls Français restant à Hienghène étaient les gendarmes, toujours derrière les grilles de la gendarmerie, en face de la mairie. La mairie elle-même était déserte ; J.-M. Tjibaou l’a ouverte pour que l’on puisse s’installer dans une pièce. Sa femme est restée avec nous un moment. On a passé l’après-midi à parler. » En 1917, au moment de la répression, les militaires ont chassé les gens de Tibatchi et de Tiendanite. Ils les ont poursuivis, continuant à tirer, et quand ils sont arrivés à Tiendanite, ils ont tout brûlé. Là, quelques femmes et filles qui étaient avec la mère de mon père, une femme de Coulna, ont voulu regagner Tiendanite avec quelques hommes blessés. Les gens de Tendo avaient peur de les accueillir. Le pasteur Leenhardt est venu un jour, il est rentré dans une case, il a vu les armes, il a su, les a grondés, et eux, à cause de cela, ils n’ont pas participé à la rébellion. Le responsable de Tipindjié est mort ; les femmes, donc, étaient à Gavatch. Elles sont montées par la rivière, fuyant Tiendanite vers le nord. La vallée est très encaissée. Elles sont montées le matin de bonne heure. Les soldats, en fait, les suivaient ; ils devaient être renseignés. Au soleil levant, alors qu’elles étaient en train de grimper la rive droite, les soldats leur ont tiré dessus depuis la rive gauche. Ma grand-mère a été tuée à ce moment-là. Mon père était porté par sa mère, ce n’était qu’un bébé. Il a * Ce récit a été recueilli en mai 1988 par Lionel Duroy et transcrit par ses soins. Il a effectué à cette époque une longue enquête en Nouvelle-Calédonie, en préparation de son ouvrage Hienghène, le désespoir calédonien (Paris, éd. Barrault, 1989). 26. Portrait d'un colonisé roulé dans les fougères, et sa grande sœur l’a ramassé. Ils ont continué à marcher. Mon père avait quatre ans. Ensuite, je ne sais plus... [...] Les études, c’était un peu le choix du missionnaire ; pour moi, ç'a été le père Rouel. C’est lui qui m’a envoyé au petit séminaire. Pascal Couilhat devait partir aussi, mais son père n’a pas voulu. Je suis parti avec Joseph Lévy, après d’autres de la mission qui étaient déjà partis. Mon père s’occupait d’une école à Tiendanite. J’ai appris à lire, écrire et compter avec lui. Le Père Rouel m’a envoyé au petit séminaire de Canala, où j’ai retrouvé les autres : Félix, François, Louis, Joseph Lévy (qui devait aller à Saint-Louis à l’école des moniteurs), tous ceux qui étaient partis avant moi. Je suis donc arrivé à Canala en 1945, à l’âge de neuf ans, avec le Père Rouel. C’était pour nous la seule possibilité d’avoir des connaissances scolaires. Les missionaires choisissaient les enfants dans les familles qui participaient le plus à la mission, aux messes, etc. Il y avait une quête à la Pentecôte pour alimenter le séminaire, mais les parents devaient aussi envoyer des provisions ; tous les quinze jours, on mangeait des ignames et les taros. Mes frères, eux, sont allés à l’école à la mission de Warèi. Ils y allaient à cheval ; la route n’est arrivée à Tiendanite qu’en 1956. Je suis venu alors en vacances pour la première fois depuis dix ans164, et le bulldozer était à deux jours de la tribu ; c’est pourquoi j’ai oublié ma langue. Je suis arrivé tôt là-haut. Je ne connaissais même pas l’existence de mes autres frères : Vianney, David, David Couilhat. Je ne savais pas qu’ils existaient, je n’avais vu que Louis. Quand je suis arrivé, j’ai vu les petits, et mon frère me les a présentés. Ils restaient là à me regarder ; ils avaient juste entendu parler de moi. Cette première fois, j’étais monté avec le camion de René Devaux, le gérant de la station Castex. Je suis resté ensuite à Canala. Je me souviens d’avoir eu faim là-bas. Le midi, on avait un morceau de taro et c’était tout ; le soir, bouillon de riz. La première chose qui m’ait troublé, ç'a été de voir un fils d'Européens qui rentrait avec chaussures et chaussettes alors que tout le monde était pieds nus, et il avait des draps ; en gros, un régime spécial. Ça m’a troublé que dans une institution religieuse il y ait cette différence. Puis, je suis parti pour aller au séminaire de Païta, en 1949. Ernest, le fils du chef de Warèi est parti avec moi, et Honoré Tiboin pour Païta. En mars, au moment de la rentrée scolaire, le directeur m’a appelé et m’a dit : « Voilà, on est embêtés, il y a eu une défection. Tu vas partir au séminaire de l’île des Pins. » J’étais très content d’aller là-bas ; pour moi, 164 J.-M. Tjibaou revient dans sa tribu, à l'âge de vingt ans, après plus de dix années d'absence (NDE). 26. Portrait d'un colonisé c’était un grand voyage. La vie y était très dure. C’était des frères auxiliaires, les auxiliaires javanais des maristes. On se levait à cinq heures : méditation, messe, études. C’était un réglement monastique. A sept heures trente, thé ; du bon thé. Puis, classe de huit heures à treize heures. On imitait le sifflet pour dire que c’était la fin de la classe. J’ai passé quatre ans à l’île des Pins. On y cultivait aussi, des hectares de maïs, on plantait, on construisait. C’était une ferme en même temps. J’en garde un bon souvenir, parce qu’on a bien appris à faire au moins ça : maïs, fromage avec le lait de la ferme. Pas beaucoup d’école par contre. Un bateau emmenait les cultures, et c’était avec ça que l’on faisait fonctionner financièrement la boutique. Je suis resté là-bas jusqu’en 1953. En 1953, il y avait des subventions d’État, et on a exigé que je vienne passer le Certificat d’Etudes. Nous sommes allés à Nouméa passer l’examen. Nous étions déjà grands, mais il fallait le passer. A Saint-Louis [près de Nouméa], les Kanaks mangeaient dans le couloir qui menait aux W.-C. ... Il y avait un frère espagnol, et il ne mangeait pas avec nous, il mangeait avec les Pères Blancs, pas comme nous. Je m’en souviens, c’était comme ça ; les Blancs ne se mélangeaient pas avec les Noirs. Je trouvais ça un peu drôle. Chez les sœurs, les blanches avaient des chaussures, les noires non ; seulement des souliers en plastique, sans chaussettes. Les sœurs wallisiennes avaient aussi des chaussures ; les Kanaks, c’était toujours la racaille, quoi. Je suis ensuite reparti à l’île des Pins, de 1954 à 1955, pour le noviciat. Nous étions trois ; un de Maré, un de Bondé et moi. Nous allions devenir frères, pour assister les missionnaires. Après je suis retourné donc à Tiendanite en 1956, puis je suis parti à Lifou pour y enseigner durant deux ans. Nous sommes partis de Nouméa en bateau, en plein cyclone ; nous l’avons ramassé sur la route, ce cyclône, et tout le long jusqu’à Lifou. Là, le bateau s’est cassé dans la baie, durant la nuit. En descendant du bateau, j’étais attendu, et j’ai retrouvé un ancien camarade du séminaire de Canala ; nous sommes partis dans un vieux camion pour la mission, sous la pluie, tout mouillés. Là-bas, par contre, on mangeait avec le missionnaire. Le matin, lui buvait du café, nous du thé. Il écoutait la radio, ce qui fait qu’à table, on ne parlait jamais. Je faisais beaucoup de sport à l’époque. Je suis allé voir la Mère supérieure, et elle m'a dit : « On fait toujours du thé... il n’y a qu’à faire du café pour tout le monde. » Le lendemain matin, arrive une seule petite cafetière avec un petit pot de lait ; le père écoutait la radio, et nous, on n’avait rien à manger. La Mère n'était pas là, et le Père Cros s'est gardé son café pour lui tout seul. Ça sonne, et on se lève sans bouffer. Mon copain est sorti, et on a fait demander à manger ; tous les gosses nous ont amené des 26. Portrait d'un colonisé choses à manger. C’est le jour où l’on a vraiment eu un contact avec les gosses. Le lendemain, l'incident était clos. J’ai tenu le rythme un an et demi. Puis je suis tombé malade ; bronchite, hôpital. Je ne suis pas retourné à Lifou, je suis allé à Thio. J’y ai retrouvé le Père Denis Cros, celui qui buvait son café tout seul. J'ai bien vu son manège : il buvait son vin dans sa chambre, seul, avec un Wallisien qui était là ; il avait mis du peppermint dans le frigo, et il nous avait fait croire que c’était un médicament, pour ne pas que l’on en boive. On a participé à la construction de l’école de Thio-Mission. J’ai beaucoup lu à l’époque. J’avais une bonne classe de cours moyen. J’ai demandé au Père Cros de pouvoir continuer mes études, qu’il me trouve un cours ou une école. J’ai rencontré le Père Martin, qui m’a proposé de retourner au séminaire de Païta. Donc, je suis retourné à Païta, en 1958-1959, et j’y ai suivi le programme de troisième, puis une partie de celui de seconde. On ne nous enseignait pas les langues, seulement le latin. Ensuite, j’ai fait philosophie pendant deux ans, et quatre ans de théologie. Ce qui m’a frappé, à mon entrée là-bas, c’est que j’y ai revu la même différence : dans le même réfectoire, il y avait une table pour les séminaristes européens, et une table pour les Kanaks et les Wallisiens. Pas le même dortoir non plus ; les Européens payaient, et nous, nous étions aidés par des subventions diverses. Sinon, c’était très bien, très sympa. Entré en 1959, j’en suis ressorti en 1965, et j’ai été ordonné prêtre ici, en août ou septembre 1965, par Monseigneur Martin. C’était le jour de gloire du Père Rouel. Après, j’ai été nommé à Bourail pour la fin 1965. En 1966, j’étais deuxième vicaire à la cathédrale de Nouméa. Là, j’ai commencé à voir un peu les problèmes politiques, les difficultés qu’il y avait à prendre parti pour les pauvres. Les discours étaient très surveillés. Le curé devait rendre compte de ce que l’on devait dire ; on devait le prévenir du contenu. C’est le Père Jacob Kapeta qui était premier vicaire. Il était aumônier de l’UC, donc très politisé. Au moment où il fallut désigner le curé de la cathédrale, il y a eu toute une histoire pour l’empêcher d’être curé. Il était très brillant, et préparait un doctorat de théologie à Rome. Moi, j’étais aussi aumônier militaire ; je m’occupais des jeunes appelés à ce moment-là. On organisait un petit journal, une association, l’accueil des familles pour Noël, etc. Vers le millieu de l’année 1967, j’ai rencontré le professeur Métais165 et sa femme sur le parvis de la cathédrale ; on a discuté, et il m’a dit qu’il pourrait me trouver une bourse pour partir étudier à l’Université de Bordeaux, dans sa section d’ethnologie, mais à condition que je passe un 165 Pierre Métais, élève de Maurice Leenhardt, devenu professeur d'ethnologie à Bordeaux (NDE). 26. Portrait d'un colonisé examen d’entrée à l'université. Je l’ai préparé au foyer Jean XXIII, m’étant mis en disponibilité depuis fin 67. Puis, j’ai fait un petit remplacement à Tié, sur la côte est, avant de partir en France pour l’examen. Il devait avoir lieu en juin 68, mais avec les événements de mai, ça a été perturbé. Entre temps, j’ai reçu une autre proposition, de la Faculté catholique de Lyon. Et là, il y avait une bourse assurée. C'était une bourse « Croissance des jeunes nations ». Je suis donc parti pour Lyon ; j’ai apprécié les cours de sociologie. J’ai appris à connaître Leenhardt. Il y avait droit, économie, politique, doctrine (marxisme), et religion ; pour moi, c’était assez facile166. On avait une bourse pour deux ans, et ça correspondait à un diplôme de licence. Et l’on avait la possibilité de continuer vers le doctorat. Comme il y avait beaucoup de demandeurs de bourses, j’ai demandé un troisième cycle ; j’ai rendu la bourse que j’avais, qui était de huit cents francs par mois, pour qu’elle profite à quelqu’un d’autre, et j’ai eu une autre bourse pour l’année suivante. Après six mois à Lyon, je suis monté à Paris pour faire de l’ethnologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Quand j’étais à la cathédrale de Nouméa, je m’étais occupé de soûlards, des Kanaks, et quelque chose m’avait frappé : ils parlaient toujours de leurs terres, de leurs tribus qui étaient occupées par les Blancs. J’ai donc travaillé, avec le professeur Roger Bastide, en ethnologie et en psychiatrie, sur les problèmes mentaux. Puis, je suis revenu pour la mort de mon père en 1970 ; j’ai assisté à la coutume. J’avais eu le billet d’avion dans le cadre d’une mission sur la Nouvelle-Calédonie. Puis je suis resté sur le Territoire et j’ai fait des séminaires : « Connaître le milieu mélanésien », destinés aux Européens de bonne volonté. Ensuite, j’ai travaillé un peu dans l’administration, toujours avec cette préoccupation : le passage d’une société traditionnelle à un monde moderne, cela lié à l’alcool, le monde onirique dans lequel les alcooliques se réfugient. J’ai préparé un projet que j’ai remis aux gens de l’Union calédonienne, à Roch Pidjot ; un crédit a été débloqué, comme je l’avais demandé. Ce budget a été affecté à l’éducation de base. Après une année, j’ai présenté un rapport, mais l’Administration l’a étouffé, et l’expérience s’est arrêtée là. Ensuite, pour aider les gens, on a essayé de créer les « Conseils de tribu » ; à ce moment-là, j’ai rencontré ma femme, Marie-Claude. On a créé le Groupement Mélanésien pour le Développement Social et Culturel en 1972 ; ç'a été jugé suspect, par les gens de l’UC et par ceux de 166 A Lyon, Jean-Marie Tjibaou rencontrera notamment Gérard Leymang, qui allait devenir le dernier Premier ministre des Nouvelles-Hébrides avant l'indépendance en 1980 (NDE). 26. Portrait d'un colonisé l’Administration. Là encore, ça s’est arrêté rapidement. J’ai commencé à être surveillé. Une certaine Mademoiselle Darras, qui occupait le poste Education Sanitaire, m’a convoqué ; on s’est engueulés. Puis, je suis passé à Jeunesse et Sports. En liaison avec ces activités, je me suis lancé dans le projet d’un festival, qui à mon sens figurait parmi les remèdes à l’insignifiance du moment, où tout l’environnement est là pour aliéner le Kanak, qui n’est lui-même que s’il s’associe au Blanc, où toutes les images qu’il peut recevoir de lui-même sont négatives. Il faut donc que ce qu’il a de spécifique, de meilleur, soit projeté devant lui pour le valoriser à ses propres yeux. L’idée du festival pouvait se résumer ainsi : il faut que les Kanak se projettent sur ce terrain spécifique et mettent en valeur ce qu’ils ont de meilleur. C’était Stirn qui était Ministre des DOM-TOM à l’époque. J’ai réussi, en étant au service Jeunesse et Sports, à inspirer la programmation du festival. On a constaté que les gens dansaient n’importe comment, pas habitués ; après la propreté, la fin de l’alcool, on passait à l’étape culturelle. Au moment du festival, j’ai été blessé par les réactions des Caldoches qui disaient : « Oh! les Papous, on les a assez vus! », alors que c’était un événement fabuleux pour le pays : cinquante mille entrées! Mais il n’y a pas eu de Calédoniens ; tous les autres sont venus, mais pas eux. Il y avait des Kanaks, des métros, mais pas de Caldoches. Le pari, c’était de dire qu’à partir du moment où les gens vont mieux se considérer, ils vont être mieux outillés pour se battre ; ça s’est vérifié. L’Union calédonienne s’était opposée à l’idée du festival. J’étais déjà à l’UC à ce moment-là, et on a été insultés par les nôtres. Roch Pidjot, lui, nous a soutenus. Les gens de l’UC vivaient mal le fait que ce soit financé par les Blancs. Ils disaient : « C’est du pain et des jeux faits pour que les Kanaks oublient leurs problèmes. » Pour la première fois dans l’histoire du pays, il y avait une demande de crédits importante (50 millions CFP) pour une affaire mélanésienne. On nous a montrés du doigt comme étant des esclaves du pouvoir colonial. C’était en 1975. Fin 1976, on a commencé à parler des élections municipales de 1977 à Hienghène. On avait fait une fête à la suite d'une bonne récolte d’ignames, et là, il y eut un discours pour que je sois candidat à la mairie. On ne voulait pas de l’UC, qui était commandée à Hienghène par Bob Alquier, l’épicier, un tocard. Les relations de Maurice Lenormand c’étaient des commerçants riches. Ça ne servait pas les tribus, mais les Européens. D’où l’idée de créer le mouvement Maxha, ce qui veut dire « relever la tête », l’acte révolutionnaire de l’esclave. On a bien préparé la campagne, et on a eu huit élus, l’UC cinq, et de Villelongue six. C’était la catastrophe à Hienghène : ils sont allés pleurer ensemble. Au 26. Portrait d'un colonisé premier Conseil municipal, tous les Blancs sont venus, pour voir si nous étions capables de faire un budget ; c’était en mars 1977. Certains ont demandé mon exclusion de l’UC, puis ça s’est calmé. J'ai participé au Congrès de Bourail en mai 1977. Là, on a pris position pour l’indépendance. Résultat : toute une série de démissions ; tous les jours il y en avait une. Tous les Blancs ont déménagé. A la fin du Congrès, il faisait nuit, j’allais prendre ma voiture pour partir, et j’ai proposé Pierre Declerq comme secrétaire général. On m’a rappelé in extremis : il n’y avait pas assez de monde pour faire le bureau politique. On m’a proposé d’être vice-président, avec Roch Pidjot comme président. Nous étions maintenant dans l’appareil, avec Eloi Machoro, Yeiwéné Yeiwéné et François Burck. La même année, il y eut des élections à l’Assemblée territoriale, puis de nouveau en 1979. En 1979, on a décidé de constituer le Front Indépendantiste. Nous sommes aussi allés au Forum du Pacifique Sud ; nous sommes restés dans les couloirs, sans grand succès. Au niveau municipal, à Hienghène, on a utilisé les camions de la Ville pour faire le ramassage des enfants. Auparavant, le ramassage n’existait que pour l’école publique, c’est-à-dire pour les Blancs. On a donc utilisé les camions de la Ville pour faire le ramassage dans les écoles privées. Nous avons organisé des fêtes. Ensuite a commencé la revendication des terres. Au sein de l’UC, cela faisait partie des points forts. Toujours en 1979, nous avons organisé le Congrès de Ouérap, près de Hienghène ; c’est surtout la revendication des terres qui a été mal vécue par les colons. Ceux-ci se sentaient de plus en plus « serrés ». Nous étions tous d’accord pour revendiquer tout le pays, mais stratégiquement, pour intéresser la population, il fallait d’abord passer par la revendication des clans... Jean-Marie Tjibaou termine son récit en évoquant le souvenir du massacre de Hienghène et des conflits antérieurs avec les colons de la vallée. En novembre 1984, il y avait eu des menaces à Nouméa, et deux tentatives d’intimidation à mon encontre : une grenade avait explosé sous notre maison, dans le garage, le 18 ; un bâton de dynamite lancé est arrivé dans un arbre ; si, au lieu de taper dans les arbres, il avait tapé dans les fenêtres, avec les enfants qui regardaient la télévision... Je ne suis pas allé à Hienghène le 4 décembre, le jour où il y a eu l’embuscade à Tiendanite, parce que Edgar Pisani et Christian Blanc arrivaient, alors que nous avions prévu d’y aller avec les enfants, et ça je l’avais dit au téléphone. Il y avait eu une levée des barrages, comme RFO l’avait annoncé. 26. Portrait d'un colonisé [...] Après la récupération des terres, à Hienghène, les colons ont continué à lâcher leurs chevaux. Ils venaient attacher les chevaux près de chez moi, pas très solidement ; quand les chevaux avaient soif, ils arrachaient leur pieu. Là, il y avait les chevaux de Raoul Lapetite, de ses fils, de Raymond Franceschini, et de Garnier aussi je crois. Louis, mon frère, leur a demandé un jour de ramasser leurs chevaux, et finalement ils les a amenés à la tribu. Loulou est descendu avec la police tribale pour avertir les gendarmes qu’il avait saisi des chevaux en divagation qui faisaient des dégâts ; on ne voulait pas que ces gens-là continuent à faire ça comme aux pires moments de la colonisation. Il leur a dit qu’il fallait qu’ils viennent payer deux cents francs par cheval pour les récupérer. Ils sont venus les uns après les autres. A chacun, Loulou a expliqué que l’on ne voulait plus que cela se passe comme au temps de nos pères. C’était avant 1980, aux alentours de 1978. Le vieux Raymond Franceschini, qui était un peu cardiaque, avait même demandé une chaise car c’était trop pénible pour lui d’entendre ces choses-là ; après ça, Garnier a menacé les gens. Il gardait la propriété Pecart ; il a tiré et mis des bouts de viande empoisonnés pour nos chiens. Mon frère a porté plainte contre Garnier ; c’est à partir de là – ça concorde avec les revendications des terres – que ça s’est gâté. C’était l’époque où les gens ont commencé à croire à la récupération des terres dans la vallée, avec les vieux qui disaient : « Ça c’est tel clan ou tel clan » ; ils ont été menacés par Garnier et Mitride. Je dis tout ça pour restituer le contexte qui a abouti à la tuerie et à la mort de mes frères. V. - OUVRIR LA VOIE (juin 1988 - mai 1989) La dernière année de la vie de Jean-Marie Tjibaou est tout entière marquée par les Accords de Matignon, signés le 26 juin 1988, et leurs conséquences. Si le rééquilibrage économique et institutionnel en faveur des Kanaks – nouvelle version du plan Fabius-Pisani de 1985 – n'est l'objet d'aucune contestation, la réduction du corps électoral calédonien en vue, à terme, de dégager une majorité indépendantiste, reste l'un des points d'achoppement entre le FLNKS et le gouvernement français. Sur ce point strictement politique, d'une importance capitale puisqu'il préside au référendum d'autodétermination prévu pour 1998, Jean-Marie Tjibaou se montre tour à tour vigilant et acerbe. Pour lui, il est vrai, il ne faut pas considérer les Accords de Matignon comme une fin en soi mais comme une étape ; et ne jamais cesser d'interpeller le gouvernement français sur ses capacités souvent défaillantes à décoloniser. Au-delà de la discussion sur les contradictions entre colonie et démocratie, Jean-Marie Tjibaou se montre, au fil des différents textes qu'on va lire, prêt au dialogue. Renouant avec les espoirs de reconnaissance mutuelle entre son peuple et les autres communautés de Nouvelle-Calédonie, il s'engage sur la voie de cet humanisme kanak qui lui est si cher. Le président du FLNKS poursuit dans ces pages sa recherche d'un modèle de développement économique, social et culturel qui fasse barrage aux formes les plus destructurantes de la modernité. Par cet effort de pensée et d'action, Jean-Marie Tjibaou entendait s'élever du local au national et du national au mondial, en empruntant tour à tour les chemins du pragmatisme et de la générosité. 28. Garantir l'avenir * Les Accords de Matignon ont été signés le 26 juin 1988. Interrogé par Libération quelques jours après ce tournant politique, Jean-Marie Tjibaou rappelle que ces accords, résultats d'un compromis, nécessiteront un travail d'explication. Il souligne aussi que l'une des exigences essentielles des indépendantistes kanak vient pour la première fois d'être prise en compte par l'État français. Les Accords font en effet entorse au principe constitutionnel « un homme, une voix » : ils prévoient une limitation du corps électoral calédonien qui sera consulté par un référendum d'autodétermination en 1998. Cette procédure exceptionnelle, pour être engagée de façon irréversible, devra être avalisée par le peuple français. — Comment analysez-vous le texte signé avant-hier ? J.-M. TJIBAOU. – Je pense que c’est un ensemble équilibré, mais d’un équilibre difficile, parce qu’aucune des parties ne s’y reconnaît entièrement. Le texte lui-même, dans sa formulation médiatique, ne nous satisfait pas, et ne satisfait pas non plus le RPCR. Mais il a un caractère assez juridique qui permet de tenir compte des réalités et des perspectives revendiquées par les uns et les autres et d’engager le gouvernement. — Quels sont les points qui vous satisfont le moins et qui seront les plus difficiles à faire admettre à l’ensemble du FLNKS ? J.-M. T. – A Nainville-les-Roches, en 1983, nous nous sommes battus pour la reconnaissance du fait colonial et du droit « inné et actif à l’indépendance ». Nous avons dit aussi que les « victimes de l’histoire » participeraient à la décolonisation donc au scrutin d’autodétermination. Pourraient donc voter tous ceux qui auront dix-huit ans et plus au moment du scrutin et dont l’un des parents au moins serait né sur le Territoire. La proposition du gouvernement aujourd’hui n’est pas la * Libération, 28 juin 1988 - Propos recueillis par Frédéric Fillioux et Marc Kravetz. 27. Garantir l'avenir même167 et elle sera pour nous difficile à défendre. Nous n’avons pas encore fait d’évaluation, mais, dans l’immédiat, les calculs que nous avons faits ne nous donnent pas de majorité électorale. Techniquement, si nous faisions un vote en 1992, comme nous le revendiquions, avec un tel corps électoral, cela ne se solderait pas par un vote en faveur de l’indépendance. C’est un peu mon drame personnel par rapport au mouvement. Mais, compte tenu de l’évolution démographique, si votent dans dix ans ceux qui voteront pour le référendum national, on sait que la population kanak représentera alors 50 % de la population totale... — En terme de population, pas en terme d’électeurs... J.-M. T. – En effet, mais si on bloque l’arrivée d’étrangers (en terme de corps électoral, bien sûr, car on a besoin de techniciens pour doter le pays de tous les outils économiques indispensables), alors le problème est différent. Politiquement, le problème est donc que tout le monde se mette d’accord pour que les Mélanésiens aient la majorité absolue ; sur ce plan, à charge pour chacun de mobiliser au maximum en faveur de son option. La nouveauté, c’est que tout le monde s’inscrit dans cette perspective. L’engagement que prend Jacques Lafleur, c’est de léguer après lui, à ses enfants, un avenir dans leur pays mais aussi le pays dans lequel les Kanaks sont majoritaires. Donc, un avenir avec nous. Cela n’est dit dans aucun texte mais c’est le sens le plus important des documents qui nous ont été soumis. Devant le Premier ministre, Jacques Lafleur a demandé à ce que l’on puisse refaire des rencontres, là-bas, ouvertes sur ces perspectives. Les anti-indépendantistes admettent aujourd’hui que les trois-quarts des crédits d’équipement soient employés pour le développement de la brousse ; le fait que l’on prévoit aussi un équilibre de ce genre pour les budgets de fonctionnement veut dire qu’il nous est possible d’élargir notre majorité côté européen. Les Européens qui voudront rester en marge de cette évolution n’ont plus d’avenir ici. Définitivement, il faut s’engager dans la construction de ce pays. C’est ce que je retiens de plus positif dans ces discussions. — Le texte que vous avez signé dit que les deux parties vont s’engager à requérir l’accord de leurs bases... 167. Le corps électoral qui se prononcera en 1998 sur l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie comprend, selon les termes de l'accord du 26 juin, tous les électeurs calédoniens qui voteront pour le référendum national de l'automne plus leurs descendants qui auront accédé à la majorité au cours de ces dix ans (NDE). 27. Garantir l'avenir J.-M. T. – ... Sur les propositions arrêtées souverainement par l’État. C’est sa responsabilité que de proposer un statut ou des institutions, et de les faire voter par le Parlement. De la part des deux autres parties concernées [le RPCR et le FLNKS], s’il y a un minimum d’accord, c’est mieux. Aujourd’hui nous pouvons dire qu’il n’y a pas un minimum de désaccord (rires). On peut espérer qu’il n’y aura plus, de la part des uns et des autres, de blocages systématiques, mais au contraire une volonté de construire un avenir définitif. — Pensez-vous que les nouvelles Provinces nord, sud et îles Loyauté partent avec les mêmes chances économiques ? J.-M. T. – Non, il n’y a pas les mêmes chances pour les trois régions. Il y a une volonté de créer les conditions qui donneront les mêmes chances en vue du scrutin d’autodétermination. Avec même un avantage a priori pour les Mélanésiens. Le montage est fait pour que l’on ne se fasse plus la guerre. Mais je voudrais faire remarquer que tout ceci n’a pas été acquis sans douleur. Il y a eu les morts de 1984, de 1985, d’Ouvéa. Reste surtout – plus important que tout – le risque de haine raciale. [...] — Est-ce que le référendum national est bien le verrou institutionnel que vous souhaitiez ? J.-M. T. – Oui, à condition que les groupes parlementaires ne refusent pas, à condition aussi que la nation tout entière s’engage en votant. Il faut que les gens sachent qu’ils vont fêter l’année prochaine le bicentenaire de la Déclaration des Droits de l’Homme et il faut qu’ils soutiennent ce processus par leur vote, afin qu’il n’y ait pas un imbécile qui soit tenté de revenir sur l’accord. Parce que le corps électoral prévu pour le scrutin de 1998 n’est pas constitutionnel. Il ne le sera que si les gens se prononcent en sa faveur. A partir du moment où l’ensemble de la nation vote pour ce processus, il faudra un autre référendum pour le changer. Si les électeurs votent mal, il faudra qu’ils aient mauvaise conscience... 29. Accords et désaccords* Un mois après la signature des Accords de Matignon, Jean-Marie Tjibaou brosse pour un politologue australien un tableau en demi-teinte de la situation. Si les avancées économiques sont à ses yeux prometteuses, les gains politiques restent minces en regard des exigences que le FLNKS vient pourtant tout juste de réaffirmer. Pour que le cap sur l'indépendance soit maintenu, il faut que dans les négociations sur les « mesures d'accompagnement » aux accords (qui seront négociées en août au Ministère des DOM-TOM, rue Oudinot à Paris) soit abordée avec fermeté la question du réaménagement du corps électoral calédonien. Le président du FLNKS considère ici les Accords de Matignon clairement comme un processus devant aboutir à la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie. S. HENNINGHAM – La situation est un peu incertaine en ce moment... J.-M. TJIBAOU – Oui, c’est un peu incertain, mais nous essayons de progresser concrètement vers une reprise du travail. Nous sommes aujourd’hui d’accord au sujet de l’administration directe168 puisque l’exécutif est passé entre les mains du Haut-Commissaire. Sur le plan théorique ce n’est pas une bonne chose, mais sur un plan pratique c’est intéressant dans le sens où nous demandons que soit engagée la responsabilité de l’État. L’« État impartial » suppose que la République française, qui est responsable de la colonisation, s’engage dans une politique de décolonisation et mette l’appareil d’État au service de tous, c’est-à-dire qu’il y ait une évolution de la justice, de l'économie, du partage du patrimoine du Territoire. C’est la responsabilité de l'État de casser le carcan colonial pour que la société progresse vers un partage des pouvoirs ; ce qui suppose qu’il y ait dans un premier temps une répartition inégale des crédits d’équipement, de formation. C'est * Entretien réalisé le 26 juillet 1988 en Nouvelle-Calédonie par Stephen Henningham, politologue australien, auteur notamment de France and the South Pacific. A contemporary history, Sydney, Allen & Unwin, 1992. 168. Avant la mise en place de nouvelles institutions en juillet 1989, le gouvernement français a placé la Nouvelle-Calédonie directement sous son autorité (NDE). 28. Accords et désaccords indispensable pour rééquilibrer et donner les mêmes chances à l’ensemble des habitants du Territoire. Mais nous ne sommes pas des économistes, nous sommes pour l’indépendance ; si nous acceptons d’utiliser cet outil c'est pour que la situation se stabilise, pour construire des équipements, former des cadres et accéder à une indépendance viable. S. H. – C’est la position que vous aviez déjà adoptée vis-à-vis du plan Fabius-Pisani ? J.-M. T. – Ce ne sont pas tout à fait les mêmes paramètres. Au préalable il faut un réaménagement du corps électoral qui donne objectivement à notre engagement une perspective de non-retour. Le corps électoral que M. Rocard prévoit contient un déficit de 17 000 voix en notre défaveur, et ces 17 000 voix sont dans la Province sud. Ce que nous demandons, c’est que le corps électoral soit limité pour le référendum d’autodétermination aux gens qui sont nés sur le Territoire ; c’est notre exigence principale. Comme l’a dit hier un membre de l’USTKE, nous sommes prêts à nous engager, mais dans un combat loyal, c’est-à-dire qu’il y ait une égalité des chances objectives en fin de parcours. M. Lafleur, lui, peut acheter tout ce qu’il veut, c'est pourquoi nous devons pouvoir travailler directement avec les autres pays du Pacifique, et être en mesure de donner du travail aux gens des Provinces. Si on donne du travail, on peut aussi avoir des gens qui s’engagent en faveur de l'indépendance. S. H. – Comment les militants du FLNKS ont-ils reçus les Accords de Matignon? Il y a eu une analyse des textes et des prises de position de principe liées à la revendication d’indépendance kanak concernant les éléments importants du prochain statut, le découpage, le corps électoral, les « dix ans ». Il y a un rejet global de la part de tous les partis, au nom des principes de la charte du FLNKS, qui en font un mouvement pour l’indépendance. Affirmation très dure des principes, critique et rejet. Mais cette motion retient le consensus pour déterminer une position de stratégie conjoncturelle ; par rapport aux principes, on refuse, on rejette le statut Rocard. Mais sur un plan stratégique, dans la perspective de la conquête de l’indépendance, on dit : « Ce statut n’est pas le nôtre, mais on peut proposer ou accepter des mesures d’accompagnement », sauf sur la question du corps électoral pour laquelle on demande quelque chose de substantiel. Sur la durée des dix ans, nous sommes bien conscients que beaucoup de choses peuvent se passer durant cette période. Comment le FLNKS, le RPCR et l'État vont-ils s'engager? Nous sommes 28. Accords et désaccords d’accord pour cette période de dix ans, si le gouvernement entame des mesures de décolonisation. Nous demandons donc un bilan avant la fin de la législature, fin 1992 ou début 1993, avant les prochaines élections législatives. Notre attitude future, accord ou contestation, est réservée par rapport au résultat de ces élections. Mais tout ceci, si vous l’écrivez, ça ne doit pas sortir cette année! Seulement l’année prochaine! (rires). S. H. – Mais on a dit aux gens du FLNKS qu’il fallait « attendre et voir... » J.-M. T. – Non, nous avons fait une série de propositions. Nous nous sommes réunis à l’Union calédonienne pour dire – sur la question des dix ans par exemple – qu’on pouvait commencer à travailler, mais qu’il fallait qu'au sujet du corps électoral nous obtenions des garanties objectives. Nous avons demandé des mesures d’accompagnement qui permettent un réel partage du pouvoir économique. Celles-ci concernent le commerce extérieur, la formation, l’information aussi ; nous demandons des quotas pour la télévision et la radio et pour la fonction publique, puisque nous constituons presque 50 % de la population aujourd’hui. Nous jugerons le gouvernement sur la politique qu’il mettra en place dans cette perspective. Nous demandons que dans les nouvelles sociétés qui se créent dans le secteur de la mine – la seule industrie qui amène des devises – au moins 25 % des parts soient réservées aux Kanaks. On peut imaginer des augmentations de capital qui nous permettraient d’avoir des parts. C'est seulement si l’on participe réellement à l’économie que l'on pourra parler de partage du pouvoir. Et l’État est responsable ; il faut qu’il prenne des engagements et nous verrons en 1992 ce qu’il en est. Par rapport au découpage, nous avons demandé ce que j’appelle des « mesures transversales ». Il faut que les gens d’une même aire culturelle puissent travailler ensemble, qu’il y ait des voies de communication plus rapides, mieux équipées. Il faudrait que les gens puissent se rejoindre en une demi-heure au lieu de passer des heures à franchir la chaîne centrale169. Cela suppose des investissements en équipement : routes goudronnées, tunnels, etc. Nous demandons aussi d’autres mesures, comme des garanties d’embauche dans l’exploitation du patrimoine, et en particulier dans l’industrie hôtelière ; si le calme revient, le tourisme reprendra aussitôt. Nous demanderons au Club Méditerranée, par exemple, de nous ouvrir des participations, pour que des touristes 169. La Nouvelle-Calédonie est séparée longitudinalement par un massif montagneux qui culmine à près de 2 000 mètres. Jusqu'à tout récemment, dans la Province nord, une seule piste permettait de rallier les deux côtes (NDE). 28. Accords et désaccords puissent venir en brousse. Cela suppose que le gouvernement fournisse des garanties sur les emprunts que l’on fait pour construire des établissements touristiques à Ouvéa, à Hienghène, à Canala, etc. S. H. – Comment expliquez-vous la politique actuelle du FULK de Yann Céleiné Urégei, très dure par rapport aux Accords de Matignon ? J.-M. T. – Nous les avons mis au pied au mur. S'ils rejettent les Accords, que feront-ils ? Nous leur disons : « Choisissez alors des responsables pour aller renégocier avec le gouvernement. » Pour renégocier, il faut disposer d'un rapport de forces favorable sur le terrain. L’indépendance l’année prochaine ? Il faudrait que la France soit dans une position de faiblesse pour accepter. Pour l’instant, on discute parce qu’il y a Rocard, mais après... on n’en sait rien. Alors, pour le moment, nous restons en retrait, nous attendons. Nous avons eu beaucoup de morts, de familles endeuillées par l’engagement sur le terrain. Nous voulons respirer un peu. S. H. – Il semble qu’au sein du RPCR, M. Lafleur soit de plus en plus contesté. De plus, il paraît qu’il est très malade... J.-M. T. – Oui, mais il est toujours très influent, et il dispose de moyens économiques qui renforcent son autorité. Certains disent en riant que l’unanimité caldoche est toujours acquise parce que celui qui s’oppose à Lafleur se voit coupé des crédits, du marché. S. H. – On dirait pourtant que le RPCR a opéré un glissement vers le centre... J.-M. T. – Ce n’est pas par hasard. Ils avaient tout misé sur la victoire de Jacques Chirac. Si Jacques Chirac avait gagné... S. H. – Êtes-vous optimiste pour la suite ? J.-M. T. – Objectivement, oui. Mais pas passionnément! (rires). 30. Un pari sur la raison* Dans cet entretien télévisé, Jean-Marie Tjibaou s'adresse pour la première fois depuis fort longtemps à l'ensemble des Calédoniens. Il souhaite leur expliquer la logique qui anime selon lui les Accords de Matignon. Le référendum qui appelle les Français à se prononcer sur les Accords doit avoir lieu à peine deux mois plus tard. A l'évidence, le leader kanak entre ici en campagne pour le « oui ». Il développe à cette fin un discours des plus apaisants, qui s'adresse tout autant aux militants déçus du FLNKS qu'aux antiindépendantistes incrédules. Comme nous l'avons déjà noté à plusieurs reprises, dès que le climat politique se détend, Jean-Marie Tjibaou renoue avec ses interrogations d'ordre anthropologique sur la place de la culture kanak dans le monde moderne. W. KOTRA – Quelle signification donnez-vous à votre poignée de main avec J. Lafleur ? J.-M. TJIBAOU – C’est une poignée de main lourde à gérer pour M. Lafleur comme pour moi-même. A la sortie des événements douloureux que notre pays a connus, il était difficile d’imaginer que l’on puisse un jour envisager de faire ensemble un bout de chemin, envisager un avenir commun. Ce geste a été critiqué, refusé de part et d’autre, mais pour beaucoup il constitue un espoir. Je pense qu’il est important pour l’avenir. W. K. – Cette poignée de main, c'était il y a quatre mois. Quel bilan faites-vous depuis cette poignée de main ? J.-M. T. – C’est capital : les colporteurs, les touristes vont et viennent sur l’ensemble des routes du Territoire. Dans les magasins, dans les rues, les gens ne se regardent plus avec l’hostilité d’il y a quatre mois. Beaucoup de réunions se tiennent, des réunions publiques, des commissions de l’Assemblée ; tout ceci fait partie des règles de l’étape nouvelle, qui fait que la Nouvelle-Calédonie, aujourd’hui, ne peut plus être ce qu’elle était il y a six mois. Certes, il y a beaucoup de promesses, beaucoup * Entretien avec le journaliste Wallès Kotra sur RFO (Radio France Outre-Mer), le 30 septembre 1988 à Nouméa. 29. Un pari sur la raison d’espérances et aussi beaucoup à construire. Pour le moment, nous n’en sommes qu’à la définition des chantiers à mettre en place. W. K. – J’aimerais revenir un instant sur le passé. Il y a eu quand même une centaine de morts, beaucoup de vies brisées. Est-ce qu’on aurait pu faire l’économie de toute cette violence ? J.-M. T. – Vous savez, en 1789, lors de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, on aurait pu dire que des milliers de vies humaines auraient pu être épargnées. Or, il a fallu peut-être le sacrifice de beaucoup de gens pour que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen voie le jour en France. L’avenir ne peut plus être ce qu’il a été, du moins pour nous qui avons vécu ces événements, qui vivons cet espace-temps. Les souffrances, les sacrifices des uns et des autres ont peut-être ouvert les yeux à beaucoup. Les souffrances, les événements durs ont fait se poser des questions : pourquoi tout cela, pourquoi tout ce grabuge, pourquoi tous ces morts ? Les événements d’Ouvéa170 ont fait frémir les Français. L’assassinat de Hienghène171, la façon dont la justice a été ensuite rendue [allusion à l’acquittement des meurtriers], l’amnistie qui va suivre les drames d’Ouvéa obligent les gens qui ont vécu ces événements-là à s’interroger : pourquoi tout cela ? Si le FLNKS a engagé ces mouvements, c’était pour dire : « Halte à la négation de ce que nous sommes! Halte à la logique que nous appelons coloniale! » Il faut enfin que l’État impartial s’exerce dans notre pays au niveau de la justice, de la formation, à tous les niveaux. Quelle que soit notre couleur de peau, nous devons ensemble être considérés tout simplement comme des participants à l’humanité. Aujourd’hui, grâce à ces événements, nous ne pouvons plus nous regarder de la même manière ; cela est en train de se passer, douloureusement, mais cela a lieu quand même. W. K. – Accepteriez-vous, comme l'a suggéré Jacques Lafleur, de faire une tournée d’explications avec lui pour présenter les Accords de Matignon ? J.-M. T. – Ça dépend où! Mais je pense que l’intention est bonne et que c’est possible, parce que pour nous le référendum est important, important pour pérenniser les Accords, pour nous donner le temps de travailler, afin que ces Accords ne soient pas seulement passés avec un 170 Vingt-cinq morts au total : dix-neuf indépendantistes Kanaks et six militaires français (avril-mai 1988) (NDE). 171 Dans la nuit du 4 au 5 décembre 1984, dix indépendantistes tués (dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou) (NDE). 29. Un pari sur la raison groupe politique de l’Assemblée nationale ou avec un gouvernement, mais qu’ils soient entérinés par l’assentiment de la nation. Donc, il est important que nous puissions, ici, nous adresser à tout un chacun. J’ai relevé ce que le député Lafleur a dit : « Que je puisse m’adresser à ses mandants comme lui puisse s’adresser à ceux qui m’ont fait confiance », et je pense que c’est important que cet échange de paroles ait lieu ; les conditions dans lesquelles cela pourra se faire, on ne les connaît pas. W. K. – Justement, vous partez demain à Paris pour expliquer les conditions du référendum ; est-ce que vous allez rencontrer des personnalités de l’opposition ? J.-M. T. – Je ne sais pas encore. Il y a eu beaucoup d’échanges par téléphone, de rendez-vous. Je sais que je vais rencontrer des gens du gouvernement pour parler des suites économiques des Accords, mais aussi je pense que je vais rencontrer surtout les mouvements de solidarité pour leur demander d’appuyer le référendum qui doit avoir lieu. W. K. – Ma dernière question sur les Accords de Matignon. Et si, au bout de dix ans, vous étiez le perdant de ces accords ? J.-M. T. – Je pars toujours gagnant. Nous prenons chacun le pari d’essayer de se convaincre qu’on est les meilleurs, que la perspective que nous proposons instaure pour le pays des institutions définitives. Pour cela, pendant les années qui viennent, nous allons concourir ensemble à mettre en place les institutions. La conception de la confiance importe plus, en l’occurrence, que la construction des institutions, puisque celles-ci viendront à terme au bout de dix ans. Les Accords de Matignon n’ont pas signifié pour les uns et pour les autres la radiation de ce que nous représentons chacun. Je représente le mouvement indépendantiste et Jacques Lafleur les gens qui veulent rester dans le camp de la République ; cela n’est pas du tout remis en cause par les Accords de Matignon. W. K. – Deux petites questions avant de passer à un autre chapitre : les réfugiés de Canala172, ils existent toujours. Comment réagissez-vous à ce problème et qu’est-ce que vous pouvez faire pour le régler ? J.-M. T. – C’est un problème douloureux, comme celui d’Ouvéa. Il y a eu le même problème aussi pour les gens de Lifou. Concernant les gens de Canala, une partie est revenue ; il y a ceux qui ont des problèmes de scolarité pour les enfants jusqu’à la fin de l’année, mais je pense que 172 Il s'agit de Mélanésiens anti-indépendantistes chassés de la région par des militants du FLNKS et, à l'époque, venus se réfugier à Nouméa (NDE). 29. Un pari sur la raison d’ici la fin de l’année cela devrait être réglé. En tout cas, en ce qui concerne les gens que je représente sur Canala, les gens de l'Union calédonienne, il n’y aura pas d’objections à ce que les gens retournent chez eux. W. K. – Êtes-vous prêt à aller le leur dire vous-même ? J.-M. T. – Le problème c’est ce que je représente. Mais il y a aussi des problèmes personnels, comme à Ouvéa, entre des gens qui se sont faits du mal. Les signatures de Matignon ne reconstruisent pas les cases, ne cicatrisent pas les blessures, et il faut du temps. De notre côté, nous essayons de faire des efforts pour que les gens retrouvent leurs places. W. K. – Au départ, la devise de l’Union calédonienne, votre parti, était : « Deux couleurs, un seul peuple ». Est-ce que cela a changé ? J.-M. T. – Au départ, il y avait surtout des Blancs et des Noirs. Aujourd’hui, c’est multicolore. Alors il devient de plus en plus difficile de maintenir cette devise. Notre objectif est maintenant plus politique : la volonté de faire un pays qui se tienne, qui se défende, qui soit autonome, qui ait les moyens de ses ambitions et soit respecté dans la région. Pour nous, le pays, c’est le partage, le pays où il n’y a pas des gens qui mangent pendant que les autres meurent de faim. Selon un vieux principe coutumier, on ne mange pas le dos tourné ; si vous avez un bon repas en perspective et s’il y a quelqu’un aux alentours, vous devez partager le repas. Vous ne pouvez pas manger à l’aise tout seul. Quand nous disons « Indépendance Kanak Socialiste », Kanak, c’est le peuple ; Socialiste, c’est le refus que le patrimoine soit entre les mains de quelques-uns et exploité seulement au profit de quelques-uns. Le patrimoine doit être valorisé au bénéfice du pays et du plus grand nombre. W. K. – N’est-ce pas gênant, quand on est président d’un mouvement (le FLNKS), d’être continuellement critiqué dans toutes les conventions et les principaux congrès ? J.-M. T. – C’est le lot de chaque responsable de recevoir des critiques, c’est un signe de santé. S’ils ne sont plus à l’écoute, s’ils se sont mis dans des bastions où ils s’interdisent non seulement les rumeurs de la foule, mais aussi la remontée des angoisses, des cris, des pleurs, et aussi des joies du peuple qu’ils prétendent représenter, les responsables n’entendent plus les échos de ce qui ne va pas ; alors ils sont foutus. W. K. – Il y a actuellement un débat sur la restructuration du FLNKS ; que propose l’UC ? 29. Un pari sur la raison J.-M. T. – L’Union calédonienne a fait des propositions pour qu’il y ait une meilleure représentativité de chaque groupe ; mais je dirais que cela n’a pas beaucoup de sens dans la mesure où la méthode de travail consiste à essayer de recueillir le consensus. A partir du moment où l’objectif c’est le consensus, les rapports majorité/minorité n’ont pas de sens. Alors, la question fait l’objet de débats et ça continue. W. K. – J’aimerais avoir votre avis sur les EPK, les Ecoles populaires kanak... J.-M. T. – Les EPK sont un essai de réponse à la marginalisation de ce qui fait que nous sommes les Kanaks, c’est-à-dire d’abord la dimension culturelle. Nous sommes les Kanaks non pas parce que nous sommes de couleur. Il y a d’autres hommes et femmes de couleur en NouvelleCalédonie et dans le monde. Ce qui fait ce que nous sommes, c’est que nous appartenons à une terre. Nos références culturelles viennent de là et nous font tels que nous sommes aujourd’hui. Les expressions changent suivant les époques en fonction de l’environnement, mais le sens de ces réponses, le sens de notre conception de l’homme, de ses rapports avec l’espace, avec le cosmos, avec le monde, demeure le même. Pour « faire la coutume » , autrefois on n’utilisait que la « monnaie » kanak. Aujourd’hui, on ajoute des morceaux de tissu, de l’argent, mais le discours reste identique. La référence philosophique reste la même. C’est primordial, ça n’a pas changé et je pense que ça demeurera toujours. W. K. – Sur le plan économique, quelles sont actuellement, d’après vous, les priorités pour le Territoire ? J.-M. T. – Pour que l’on signe ces accords, il fallait un engagement politique de l’État et un engagement mutuel entre le RPCR et nous, FLNKS. A partir de là, nous avons demandé que soient acceptées des options économiques visant à un rééquilibrage du Territoire. Rééquilibrage au niveau des infrastructures scolaires : dans les dix ans, il faudra que les enfants de Hienghène, de Ouégoa ou de n’importe quel pays de brousse, à partir de la maternelle, aient les mêmes chances que ceux de la vallée du Tir ou du Quartier Latin [deux quartiers de Nouméa] d’accéder à la sixième. On pourra alors parler d’égalité des chances. Cela suppose des routes, des enseignants qualifiés, c’est-à-dire des investissements : formation pédagogique, logements des enseignants. Infrastructures en matière de santé, d’électricité : dans tous les pays du monde, et surtout du Tiers-Monde, ceux qui sont au bout de la chaîne du service du produit manufacturé paient le plus cher. En revanche, au niveau de la production des matières premières, ils vendent le moins cher. Notre pays est petit, nous voulons, pour les dix ans à venir, que 29. Un pari sur la raison l’effort de rééquilibrage porte sur les infrastructures, sur les équipements pour la santé, l’éducation, la culture et le développement. W. K. – Comment pensez-vous traiter sur le terrain le problème de l’intégration des Mélanésiens dans les circuits économiques, dans les entreprises ? J.-M. T. – C’est là le pari le plus important que notre peuple fait en ce moment. Il soulève des difficultés énormes : nous, les Mélanésiens, qui sommes aujourd’hui à la périphérie de l’économie, nous faisons le pari d’être partie prenante, d’utiliser l’appareil économique comme outil de lutte pour conquérir des postes de responsabilité et accéder à l’indépendance. C’est un pari extraordinaire, parce que notre peuple a toujours considéré l’économie comme un pouvoir d’aliénation lié à l’administration, à la justice, à cet arsenal de l’appareil d’État qui nous a marginalisés et aliénés, et contre lequel, pour nous faire prendre en compte, nous avons mené des actions quelquefois dures. Aujourd’hui, ce pari suppose la formation de cadres. Rien de moins évident, quand on n’a pas les mêmes chances d’accéder à la sixième, que d’acquérir le savoir-faire industriel, artisanal, économique (gestion, marketing, etc.). Pour y parvenir, c’est un chantier immense qui implique un partage des responsabilités. Monsieur Jacques Lafleur a dit : « Il faut pouvoir partager et peut-être pardonner. » Cela restera un vœu pieux s’il n’y a pas d’engagement, s’il n’y a pas de compréhension de cette situation de carence et de déséquilibre du point de vue humain. Il faut une volonté de partage : partage des responsabilités économiques, du savoir-faire, de la gestion des affaires. Une telle option suppose d’ouvrir des conseils d’administration à des gens qui n’ont pas l’habitude d’être présents ; il faut leur ménager des portes d’entrée. Partager l’avenir restera une espérance sans lendemain si on ne partage pas le présent. W. K. – En ce domaine, avez-vous des garanties ? J.-M. T. – Aucune garantie, pour personne, ne viendra du ciel. La garantie, c’est nous, entre nous, qui la donnerons. S’il y a des gens qui sont favorisés parce qu’ils peuvent exploiter la mine, c’est important qu’ils partagent le roulage pour charger les bateaux, comme la responsabilité dans les conseils d’administration. Il faut que les gens connaissent la gestion et apprennent ainsi à partager la réalité quotidienne. On ne partage pas seulement les discours, les meetings ; ça, c’est gentil... Mais la réalité, c’est le pain, le pain c’est le patrimoine, le savoir-faire, et aussi les ambitions et les projets d’avenir : faire plus de tourisme, plus de culturel, etc. Mon souhait est que les gens pensent pour l’indépendance et pensent Kanaky. Penser un pays dont on est 29. Un pari sur la raison responsable, avoir le nationalisme pour ce pays-là, avoir l’ambition de produire (de l’artisanat, un produit café, un produit en coquillage, etc.), mais le produit made in le pays que l’on a envie de faire, de promouvoir et qui rassemble toutes les énergies des gens qui veulent vivre définitivement dans ce pays. « Partager le présent », mais le présent, c’est le regard, c’est l’acceptation des uns et des autres, l’acceptation d’être de cultures différentes et de promouvoir ces cultures différentes aussi bien dans les écoles que dans les manifestations culturelles. Il faut aussi qu’en brousse, des artisans, des commerçants, des hommes d’affaires investissent : plus ils investiront en brousse, plus Nouméa s’enrichira. Notre pari et notre espoir en allant à Matignon d’abord, rue Oudinot ensuite, c’est que les gens s’engagent aujourd’hui en se respectant et en se disant qu’il n’y aura pas de cadeau. Nous ne demandons de cadeau de personne. Nous demandons à être respectés. Nous voulons qu’on commence aujourd’hui à construire l’avenir que l’on veut partager, et ce en tenant compte des carences et des richesses des uns et des autres, pour parvenir ensemble à ce que, dans ce pays, il y ait des gens qui rendent grâce au ciel d’avoir le soleil, la mer. Quelle que soit leur nationalité : on peut rester Chinois, on peut rester Français ; si le pays devient indépendant – c’est en tout cas mon souhait – que chacun reste en continuant à travailler ensemble, et à faire de ce pays le pays qu’on rêve d’habiter parce qu’il est le plus beau, le plus développé, le plus attirant du Pacifique. W. K. – Est-ce que vous ne pensez pas que le monde mélanésien doit se restructurer pour faire face aux dangers économiques ? Par exemple, il se pose un problème très précis, le statut de la terre. Est-ce qu’il ne faut pas le revoir ? Certains parlent d’introduire la propriété privée dans les réserves. Qu’est-ce que vous en pensez ? J.-M. T. – Il n’y a pas de formules idéales. Mon point de vue, c’est qu’il faut aujourd’hui évoluer avec ce que nous sommes. Les Kanaks ne peuvent pas se débarrasser, pour faire plaisir à qui que ce soit, de leur carapace culturelle. Ils doivent évoluer avec ça dans le temps, parce qu’ils sont comme cela. En référence à la terre, je dirais que la conception de la terre est liée à notre personnalité ; on ne peut pas faire l’impasse sur le concept de la terre, et on ne peut pas faire l’impasse sur une conception moderne de la terre comme capital, de la terre comme élément à promouvoir, élément à apporter dans une association, ou dans la constitution d’un capital de société. En conséquence, il faut, à mon sens – et ceci figure dans les Accords de Matignon –, que la responsabilité du foncier, au niveau des principes, reste de compétence d’État. Il y a des pays, comme Fidji, la Nouvelle-Zélande, qui ont un 29. Un pari sur la raison système de mise en valeur qui évolue, mais je pense que le problème important est celui de l’intéressement des gens, et que les gens euxmêmes s’investissent dans l’économie tels qu’ils sont. A partir du moment où l’on est clair sur les principes, et où l’on est clair aussi sur la façon d’utiliser la terre, à ce moment-là, le seul problème, c’est que les gens s’engagent et qu’ils acceptent de s’engager dans une entreprise en sachant que s’ils touchent tel bouton il y aura plus de dividendes à partager que s’ils touchent tel autre bouton où il n’y aura rien à partager. A partir du moment où les gens connaissent les règles du jeu, ils peuvent y aller, mais il faut la volonté politique. W. K. – Vous avez parlé de politique, vous avez parlé d’économie, quelle place prend la culture dans votre réflexion politique ? J.-M. T. – La revendication fondamentale liée à celle de notre indépendance, est liée à la peur de tomber dans l’universel ou de perdre ce qui fait que nous sommes les habitants de quelque part sur la planète Terre. Ici, nous, les Kanaks, disons que l’homme est chair et sang et il est aussi personnage. Il est toujours duel. Les oncles maternels nous donnent le sang ; c’est pour ça qu’on fait la coutume pour rendre grâce. Moi, je suis Tjibaou, mais de tel clan. Le nom me donne une position sociale, me donne droit à une terre, à un espace-terre qui a aussi une signification sociale. C’est notre conception, notre façon de voir le monde. Au-delà il y a les ancêtres, ceux qui sont là, qui sont de l’autre côté du miroir, qui nous renvoient notre propre image. Mais ce monde des présents et aussi celui des présents-absents qu’on ne voit pas, sont le même monde. Il n’y a pas de démonstration selon laquelle cette conception est plus fausse qu’une autre. C’est elle qui nous fait vivre, qui dit que nous sommes les hommes de cet espace-là. Que revendiquons-nous essentiellement ? Que tout cela soit reconnu et que la plénitude soit donnée à son expression, qui s’identifie aux revendications fondamentales d’indépendance et de reconnaissance d’identité ; d’une identité qui s’exprime totalement. Tout ceci se tient. Pour moi, le culturel est capital ; c’est lui qui donne la saveur à l’existence. On peut fabriquer les sytèmes économiques les plus rentables du monde, mais nous ne sommes pas des robots pour bien vivre de ces systèmes. Nous existons avec une dimension humaine qui fait que dans le confort le plus moderne, le plus moelleux, le plus satisfaisant, nous sommes toujours un ensemble de besoins et de transcendance qui veut toujours devenir mieux, si ce n’est devenir plus, devenir autre ; et cela est écrit dans le culturel... Donc c’est pour cela que je disais tout à l’heure que quelle que soit la situation des Mélanésiens aujourd’hui ou demain, c’est pareil pour tout le monde, je pense à l’Europe de 1993, ça 29. Un pari sur la raison va être formidable! Mais chacun va ressentir la nécessité de retrouver son identité nationale pour ne pas se perdre dans cet univers de trois cents millions d’habitants. (Wallès Kotra diffuse un clip vidéo d’un groupe de rock aborigène, « Colored Stone », d’inspiration traditionnelle mais avec une expression tout à fait moderne). W. K. – Comment réagissez-vous à ce que vous venez de voir ? J.-M. T. – Je trouve ça formidable, parce que c’est le sens que chaque groupe ou chaque homme donne à son existence qui est capital, mais l’expression qu’on en donne évolue avec le temps et avec l’environnement. Chez nous il y a les « Aé Aé » traditionnels, et ils évoluent aussi ; ils ont chanté les grands moments de tristesse et de souffrance de notre peuple, mais ils vont peut-être commencer à chanter la modernité, enfin... la vie d’aujourd’hui, dans la ville. Je constate que certains groupes s’expriment déjà. Ils disent toujours le même senti de l’existence, la même expérience vitale de notre peuple, mais avec des modes d’expressions, des instruments, qui sont de leur temps. W. K. – Est-ce que l’on peut être Mélanésien dans la ville ? J.-M. T. – On fait la coutume partout, même dans les immeubles ; on meurt aussi en ville, et on accueille les dépouilles aussi bien que les esprits quand on est dans la ville. La dimension de l’existence, qui est le sens de nous-mêmes, mais qui est l’expérimentation kanak de cette partie de l’espèce – une petite expérience de ce que l’humanité possède –, fait partie du patrimoine de l’humanité, et dans la ville il y a de la place pour cela. Le problème, c’est qu’il faudra que nous soyons plus présents dans la définition des espaces de la vie culturelle, pour que l’on respire, pour que l’expression culturelle ne soit pas « riquiqui » dans un coin, mais qu’il y ait un espace pour la vie culturelle, et je pense par exemple aux morts, aux mariages. W. K. – Une dernière question sur la culture : que représente Mélanésia 2000 dans votre itinéraire ? J.-M. T. – L’expérience de Mélanésia 2000 a été formidable, parce que c’était la première fois que deux mille Kanaks se rencontraient sur Nouméa pour dire ensemble qu’ils ne sont pas seulement les vestiges d’une race en voie de disparition, mais qu’ils sont fondamentalement présents, et avec une volonté de construire l’avenir, de partager l’avenir en apportant leur savoir à la vie moderne. 29. Un pari sur la raison W. K. – Pouvez-vous nous parler de votre tribu de Tiendanite ? Que lui devez-vous ? J.-M. T. – Pour moi, la tribu de Tiendanite, c’est essentiellement le senti des liens avec les autres : on ne porte pas les assiettes derrière le dos des gens, on marche courbé devant les vieux, on ne parle pas fort quand il y a Untel ou Untel, on respecte. C’est surtout le sens du respect des autres, mais c’est aussi le triste souvenir de ce dont cette tribu, au cours des cinquante dernières années, a été le spectacle. En 1917, cette tribu a été brûlée et ma grand-mère a été tuée. Il y a eu les derniers événements de 1984. C’est un peu cette terre qui vous colle à la peau et qui fait que vous êtes de là, et simplement de là. En plus, il y a le plaisir d’être avec des gens qui n’ont de nom que chez nous, et qui ont seulement la prétention d’être des gens de là, tout simplement, qui se manifestent quand il y a la coutume. Chacun vient, donne et reçoit. C’est ça qui est sacré. W. K. – Un mot sur votre famille ; qu’est-ce qu’elle représente dans votre action politique ? J.-M. T. – Ma famille est un peu l’otage de ma vie publique, parce que je la vois un peu en coup de vent. Les oncles de ma mère, les oncles de mon village, je dirais que ma famille c’est un peu l’objectif de ma vie, mais c’est ma famille et tous les autres que j’essaye de servir. C’est-àdire tout faire, et si possible réussir, afin que ces gens soient heureux avec moi, et surtout soient plus heureux que moi. W. K. – Quand vous faites le bilan de votre action politique, de vos déclarations, de vos réalisations, de vos projets, qu’est-ce qui est essentiel ? Qu’est-ce qui vous fait marcher finalement ? J.-M. T. – C’est surtout l’espoir que les gens de notre pays bénéficient peut-être d’un mieux-être, d’un meilleur vécu, et je dirais de pouvoir mourir un jour en paix et dans la joie. C’est tout ça qui fait que l’on se bat tous les jours, que l’on court tout le temps en espérant que les gens vous rendront un jour un sourire, parce que vous les avez aidés à être au mieux de ce qu’ils souhaitaient être. W. K. – Est-ce que les Accords de Matignon sont finalement arrivés jusqu’à Tiendanite ? J.-M. T. – C’est encore long la route de Tiendanite, mais j’espère qu’un jour il y aura peut-être plus d’enfants de chez nous qui bénéficieront de ce dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est-à-dire plus de chances d’accéder à la sixième ; et dans l’immédiat, que ceux qui sont entreprenants puissent bénéficier de conseils ou de savoir-faire avec les gens de Nouméa, pour qu’ils soient un jour eux-mêmes producteurs de la richesse qui les rend 29. Un pari sur la raison autonomes. Qu’ils produisent eux-mêmes ce dont ils ont besoin pour vivre, pour assurer le bien-être de leurs familles. 31. Construire pour décoloniser * La campagne pour le référendum du 6 novembre 1988 conduit le président du FLNKS à animer une série de meetings d'explication des Accords de Matignon. Après avoir retracé l'histoire des relations entre le peuple kanak et les Européens installés en Nouvelle-Calédonie, Jean-Marie Tjibaou avance ici que les Accords peuvent offrir aux parties jusqu'alors en conflit une ultime chance de reconnaissance et de respect mutuels. Porté par cette logique, il jette les bases d'une Calédonie nouvelle où chacun pourrait trouver sa place et contribuer à la construction d'une identité nationale ouverte sur le monde. Bonsoir et merci à vous d’être là. Je ne sais pas si le message que je vais vous donner sera partagé ou pas, toujours est-il que votre présence est déjà un témoignage qui pour nous est réconfortant. Nous remercions ce comité et ses membres, dont nous avons suivi les actions ; on sait dans quel contexte ce comité a été créé. Il y a eu des moments qui étaient lourds et pénibles à porter seuls, et nous avons été heureux d’avoir eu des Français à nos côtés173. Je suis venu cette fois dans le contexte du référendum, pour vous demander encore votre appui ; appui pour pérenniser l’attente active de construire la paix entre nous dans le pays ; paix fragile, mais c’est la première fois dans notre histoire que nous essayons cette démarche-là. Tout à fait au début, avant la prise de possession, les missionnaires, etc., il y a eu James Cook. Les Français sont arrivés après, mais Cook avait déjà baptisé le pays « Nouvelle-Calédonie » , en souvenir de l’Ecosse174. Et c’est la prise de possession de l'Archipel en 1853 par la France qui lui a donné officiellement ce nom. Les premiers contacts, rapporte Cook, furent sympathiques, entre gens qui se respectaient. Je pense que c’est assez logique : quand on n’est pas nombreux et qu’on débarque au * Intervention de Jean-Marie Tjibaou à Montpellier, devant les membres du Comité local de soutien au peuple kanak. 173. De nombreux comités de soutien au peuple kanak ont été créés en France en 1984, après le déclenchement des événements en Nouvelle-Calédonie et la tuerie de Hienghène (NDE). 174. Le capitaine James Cook (1728-1779) a été découvert par les Kanaks en septembre 1774, au cours de son deuxième voyage dans le Pacifique. La Calédonie est une région d'Écosse (NDE). 30. Construire pour décoloniser milieu d'une population beaucoup plus importante, le rapport de forces n’étant pas égal, on respecte les gens. C’est aussi à cause des buts du voyage de Cook : voyage scientifique, voyage de découvertes. Ensuite vint, au milieu du XIXème siècle, le moment de la colonisation plus dure. Du temps des santaliers, des caboteurs, les contacts n’ont pas été très mauvais175. Mais à partir du moment où il y a eu les aliénations de terres par l’administration coloniale française, les problèmes se sont posés. Et quand les Kanaks n’étaient pas d’accord, ils allaient voir les gendarmes ; mais c’était eux que l'on condamnait. Et cette façon d’exercer la justice a duré jusqu’aux Accords de Matignon. Aujourd'hui, les structures coloniales demeurent, mais les gens y voient plus clair. Les médias nous permettent de dénoncer plus facilement ce qui se passe. Ce n’est pas la première fois que le peuple kanak réagit et se révolte. La date la plus importante est celle de l'insurrection de 1878, parce qu’elle a été relatée : Ataï qui a essayé de négocier, mais ça n’a pas marché ; Louise Michel et beaucoup d'autres personnes ont tenté d’intervenir pour que les exactions ne parviennent pas à des actes sur lesquels il soit difficile de revenir. La structure administrative a été installée pour la colonisation, pour les colons. Les gens ont fait venir les juges pour eux, ils ne les ont pas fait venir pour les Kanaks. Les enseignants, ils les ont fait venir pour eux. C’est pour cela que les enfants kanak n’ont eu droit à l’école qu’à partir des années cinquante176. D’où un retard très important dans la formation des cadres aujourd’hui. Je raconte cela pour vous rappeler qu’il y a des attitudes, des mentalités, des structures de pensée qui sont instaurées depuis fort longtemps, et dans lesquelles les gens évoluent comme des poissons dans un aquarium. Je connais des personnes qui sont revenues d’Algérie, de Tunisie, du Maroc, et qui disent : « Nous là-bas, nous étions dans les mêmes conditions, nous étions les hommes. Les autres, c’étaient les Kanaks, les bougnoules » c'est-à-dire pas des hommes. En conséquence, les institutions civiles, la culture, l’éducation, ont été organisées pour les « hommes » . Les autres sont restés marginaux. On a organisé l’économie, le commerce, pour la collectivité civilisée : les gens qui savaient manger à table, se tenir. Chez nous les Kanaks, ce sont les femmes de ménage Au début du XIXe siècle, des navigateurs européens vinrent chercher du bois de santal dans les îles du Pacifique, prélude à des relations commerciales plus intenses. Sur cette période, cf. D. Shineberg, Ils étaient venus chercher du santal, Nouméa, Société des études historiques (1ère éd. Melbourne, 1967) (NDE). 176 Dans les écoles françaises publiques et privées installées à partir de la fin du XIXe siècle, les Kanaks n'ont pas été autorisés, jusqu'en 1946, à poursuivre après le certificat d'études (NDE). 175. 30. Construire pour décoloniser qui sont entrées en premier chez les Blancs ; elles ont commencé à savoir comment vivent les Blancs, quelquefois à partager leur repas. Cela est récent. C’est pour vous dire d’où l'on vient pour en arriver aux Accords de Matignon. Par exemple, les gens qui ont tué à Hienghène, c’est tout juste s’ils n’ont pas reçu la Légion d’honneur177 pour avoir accompli une œuvre de civilisation contre les « terroristes », contre ceux qui portent atteinte à la « civilisation ». Beaucoup de colons ne sont jamais sortis de leur univers culturel ; beaucoup de petits Caldoches n’ont pas eu la chance que j’ai eue, moi, d’avoir fait quelques études à Lyon, et de visiter la France. Ces gens n’ont connu que les alentours de leur station de bétail ; et à partir du moment où les Kanaks ont commencé à dire : « Indépendance » , « restitution de la souveraineté » , « restitution de la terre » , ils ont vu le monde à l’envers. Je ne veux pas justifier les assassins de mes frères, mais je dois dire simplement qu’on ne peut pas leur jeter la pierre, parce que dans l’univers où ils ont évolué, la revendication kanak a constitué pour eux la fin du monde, la remise en cause fondamentale de ce qu’ils ont acquis, et peut-être de ce qu’ils sont... de qui ils sont! Aujourd’hui on commence peut-être à se reconsidérer... Mais, tout comme ils nous ont considérés comme méprisables, nous aussi nous les avons considérés comme tels. Surtout quand vous avez commencé à venir, vous les métropolitains. En effet, à partir du boom du nickel à la fin des années soixante, beaucoup de Français sont venus, des « métros », des « z’oreilles » comme on dit là-bas ; et dès lors le conflit avec les Caldoches est devenu plus dur. Pourquoi ? Parce que face à vous ils doivent se tenir. A l’hôtel où nous sommes avec les maires et les adjoints kanak, il y a deux Caldoches qui essaient de s’identifier à nous, en disant des gros mots dans la langue... c’est le terroir! C’est nous ça, alors que là-bas ils nous refusent! Mais c’est une façon de se raccrocher à quelque chose. Ils vous rejettent, ils nous rejettent, et finalement ils ne sont nulle part. C’est vraiment les pauvres! Les pauvres culturels... Je comprends le vide qui s’ouvre sous leurs pieds à partir du moment où vous apparaissez comme les vrais Français! Vous représentez la France! Vous représentez les Français, vous représentez ce qui est authentique! Et nous, nous sommes autre chose. J’essaie de regarder la démarche des Caldoches aujourd’hui... mais pour certains ça ne date pas d’aujourd’hui ; en 1975, nous avons monté le festival Mélanésia 2000. Ensuite, avec deux ou trois Caldoches, on a 177. Fêtés en héros par les Européens à Nouméa à l'issue de leur acquittement, les assassins de Hienghène reçurent en outre d'importantes compensations financières pour la perte de leurs biens et y compris de leurs armes (NDE). 30. Construire pour décoloniser essayé de préparer Calédonia 2000 (prévu pour décembre 1984, puis annulé). Là, on est allé au fond des choses : certains ont commencé à reconnaître qu’ils descendaient de bagnards, alors que c’était jusque-là un sujet tabou. Les Kanaks ont parlé plus avant de la revendication foncière, en tant que terre des pères, en tant que patrie ; car nous, nous n’avons pas de patrie ailleurs. C’est l’insécurité fondamentale du fait qu’il est difficile de s’entendre entre des gens [les Kanaks] qui ont une culture, des références, des racines, et des gens qui pensent représenter la France. Aujourd’hui, je constate que beaucoup de petits Caldoches, par rapport à l’économie de la Nouvelle-Calédonie, disent : « Nous aussi, on est des laissés pour compte! ». La violence de ces gens perdus est terrible, elle est terrible parce qu’ils ont vécu dans des ghettos. Ils ne connaissent pas autre chose, et se trouvent dans une situation de rejetés, de condamnés. Certains ont toutefois fait cette démarche de reconnaître d’où ils viennent. C’est déjà important. Et puis, face à la revendication politique kanak, à sa non-reconnaissance par le gouvernement socialiste français en 1981, des problèmes se sont posés ; des problèmes qui ne pouvaient se résoudre que dans la violence. Nous avons vécu la violence et nous sommes à l’initiative des « actions ». Je ne revendique pas comme un bien le fait d’avoir été la cause de souffrances ; je dis que nous avons été à l’origine des actions car nous revendiquions d’être considérés. [...] Tout ceci pour vous dire qu’on est dans un conflit de cultures. Dès lors que les gens nous ont toujours considérés comme des moins que rien, sauvages parce qu’on n’a pas de diplômes, pas civilisés parce qu’on n’a pas les bonnes manières, il est encore plus difficile de se comprendre. Je vous ai dit que les premiers à manger à la table des Européens c’étaient les femmes de ménage. Puis les chefs, quelquefois ; mais les chefs mettaient presque les pieds sur la table, alors les Européens n’avaient pas envie de les recevoir une deuxième fois. Il y a fondamentalement un conflit de civilisations. Les Kanaks ne disent jamais non, parce qu’on est dans une société où l’opposition est marginale. Il faut toujours dire oui... Et j’espère que vous allez me dire oui pour le 6 novembre! Quelquefois, les politiciens européens ne comprennent pas, parce que lorsqu’ils viennent dans une tribu, tout le monde applaudit, ce qui n’empêche pas les gens, après, de voter à l’envers. Les Kanaks ne disent jamais non ; c’est mal élevé, c’est pas civilisé de dire non. C’est à vous de comprendre que le oui veut dire non . L’ambiguïté est partie de là. Ce sont les Kanaks qui ont accueilli les premiers Européens. Dans la vallée de Hienghène, c’est le grand chef qui les a reçus ; il a dit aux guerriers : « Rentrez vos armes parce que ce sont mes enfants », et les Européens se sont installés, avec des cochons, 30. Construire pour décoloniser des moutons, du bétail, et les « fils » du grand chef ont fait paître leurs troupeaux. Cela ne s'est pas passé seulement en Nouvelle-Calédonie. Mais, à chaque fois que le bétail venait dans les champs kanak, les gens partaient ; ils ne tuaient pas le bétail, ils partaient, en signe de protestation. Le colon se disait : « Chic, ils me laissent le terrain » . L’administration, elle, s’est imposée d’une façon plus radicale. Il y a ce conflit fondamental : les gens, vous les interrogez, ils disent : « oui » ou « je ne sais pas » , et à un moment ils finissent par se taire. Chez les Européens, quand on n’est plus d’accord, on envoie promener ; chez nous, très souvent on se tait, alors les Blancs croient que l’on est d’accord. Ce conflit-là demeure. Il est beaucoup plus facile pour nous de discuter avec des Français, des Italiens, des Allemands qui viennent chez nous, qu’avec ceux qui sont devenus nos compatriotes au siècle dernier [Les Européens de NouvelleCalédonie]. Il y a des gens en Nouvelle-Calédonie qui ont applaudi au moment du massacre de Hienghène et au moment de l’assassinat d'Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro, et récemment lors des événements d’Ouvéa. Il y en a qui ont bu le champagne quand les militaires ont tué les Kanaks. Rien n’assure notre sécurité fondamentale. On reste avec cette menace, mais on a quand même signé les Accords de Matignon. Pourquoi a-t-on signé ?... Quand j’essaie de faire l’analyse objective des causes, je constate que c’est nous qui avons lancé la mobilisation pour dire non! Non au référendum de Pons! Non aux nouvelles institutions! Non au refus de nous prendre en considération! Le gouvernement est allé jusqu’à demander la suppression du FLNKS, et même jusqu’à envisager notre élimination physique, niant ce que nous sommes. Nous avons vécu ces événements d’une façon très dure. Nous avons pris l’initiative de boycotter les institutions et de mener des actions pour essayer d’obtenir du gouvernement de la considération et un rapport de forces qui nous permette de négocier l’avenir ; un avenir qui sauvegarde les intérêts de notre peuple. Des actions ont été menées : sur le terrain. En réponse, il y a eu les militaires, il y a eu les gardes mobiles, il y a eu la nomadisation. Il y en avait partout, jusqu’à douze mille hommes en armes pour soixante mille Kanaks! Et, ce qui est admirable, c’est que ce petit peuple de résistants n’a jamais cédé, n’a jamais refusé le combat. Aujourd’hui, nous faisons le bilan, et si nous nous sommes arrêtés, c’est parce qu'il y a eu Ouvéa, les difficultés de Canala, etc. Nous avons vu combien nos adversaires étaient équipés d'armes sophistiquées alors que nos militants n’avaient que des fusils de chasse ; c'est dérisoire par rapport à l’arsenal que détiennent les milices du RPCR et les soldats. Nous aurions pu avancer encore, forcer la dose pour avoir un meilleur 30. Construire pour décoloniser rapport de forces, mais en prenant le risque de faire tuer, deux fois, peutêtre trois fois plus de militants. Quatre ou cinq fois plus même, comme à Ouvéa, et ainsi obtenir un rapport de forces plus conséquent au niveau international, au niveau de l’opinion publique française, afin que le gouvernement soit dégoûté de soutenir les Caldoches. Certains membres influents du gouvernement avaient déjà commencé à se poser cette question : « Jusqu’où la France supportera-t-elle que son image de marque soit salie de cette manière uniquement pour sauvegarder les intérêts de cinquante mille Caldoches » . La comparaison, l’équation... Les responsables ont considéré d’abord les intérêts supérieurs de la France. Cela aussi explique les Accords de Matignon. Ce n’est pas mon raisonnement, mais celui, je pense, du gouvernement de la France! Les Caldoches auraient pu continuer à faire plus de morts ; infliger une punition plus radicale au FLNKS, et faire comme en 1878 et en 1917, calmer les gens pour longtemps. Beaucoup l’ont affirmé : « Il faudrait en abattre cinq mille ou six mille pour qu’ils soient calmés » . Mais auraient-ils sauvegardé ainsi les intérêts des colons ? Je dirais qu’on en était arrivé là : on pouvait peut-être encore continuer, mais aussi déboucher sur la haine, la haine raciale. A partir du moment où les affrontements deviennent durs, on identifie les gens par leur couleur... Le risque de haine raciale nous a incités à réfléchir, et tout cela a fait que nous avons dit oui à Rocard pour discuter. Discuter, essayer de trouver un fragile équilibre entre les intérêts des uns et des autres, pour voir s'il était possible de construire l’avenir. Nous avons demandé, nous FLNKS, que dans le cadre de la législature actuelle soit organisé un référendum d’autodétermination avec un corps électoral circonscrit à ceux que nous avons déjà appelés à Nainville-lesRoches les « Victimes de l’histoire coloniale », à savoir les Kanaks et aussi les descendants des colons. Cela n’a pas été accepté, mais nous avons convenu qu’il fallait absolument, au-delà de la législature actuelle, trouver des garanties qui pérennisent ces accords fragiles que nous avons essayé de signer et de faire partager. De là est née, en référence à la demande de garanties formulée par le FLNKS et aussi par le RPCR, l’idée des dix ans, garantis au-delà de la législature actuelle par un référendum national. D’où l’importance de ce vote pour nous. Nous avons signé ; certes ça n’a pas été partagé de gaieté de cœur par tout le monde : beaucoup veulent continuer à faire des actions. En Nouvelle-Calédonie, beaucoup de gens du Front National, du RPCR ou du Front Calédonien veulent continuer parce qu’ils ont les moyens de neutraliser les Kanaks. Nous avons signé en disant : « A partir du moment où on refuse la haine raciale, cela veut dire qu’on est décidé à construire la paix, à s’admettre tels que nous sommes ». Cela signifie, 30. Construire pour décoloniser pour le RPCR, d'accepter les indépendantistes et leurs revendications ; et pour nous d'accepter les anti-indépendantistes avec les leurs. Mais nous essaierons pendant cette période de dix ans, de construire le pays économiquement. J’ai essayé d'expliquer aux militants du FLNKS : « En admettant qu’on ait pu faire des actions plus dures, qui nous auraient placés dans un rapport de forces plus conséquent afin de négocier d’une façon plus définitive et plus décisive avec le gouvernement l’accession de notre pays à l’indépendance, aurions-nous eu les personnes compétentes, les entreprises capables de dégager des impôts pour payer le fonctionnement de l’appareil d’État ? Aurions-nous eu aussi des gens formés sur le plan financier ? C’est à partir de ce raisonnement que nous nous sommes engagés à utiliser l’appareil économique pendant cette période pour, à terme, conquérir le pouvoir » . L’appareil économique est entre les mains des Européens, comme les finances et le savoir-faire. Le système économique n’est pas issu de la coutume, ce n’est pas le patrimoine des Kanaks. Certes, on l’utilise comme consommateurs... mais c’est une révolution que nous essayons d’amorcer aujourd'hui. Nous avons toujours refusé l’économie, la technique, la justice – ou l’injustice -, l’appareil justicier – l’appareil judiciaire -, l’administration, les gendarmes... parce que cela a toujours été pour nous synonyme d’aliénation. Mais l'option économique que nous prenons aujourd'hui donne beaucoup d’espoirs aux hommes d’affaires de Nouméa. Eux sont d’accord, et ils vont faire voter pour les Accords de Matignon! Pendant la période des troubles, l’argent partait. Mais en ce moment, ça marche mieux. Grâce à 1984, grâce à 1988, les hommes d’affaires ne nous regardent plus de la même façon. Nous avons pu négocier en raison du nouveau rapport de forces que nous avons créé. Nous sommes aujourd’hui incontournables dans la mise en place des institutions définitives du pays. Il y a des investisseurs nouveaux, des Japonais qui achètent des hôtels et veulent en construire d’autres. Mais tout de suite ils disent : « Est-ce que les Kanaks sont d’accord ? » Auparavant, ils ne négociaient qu'avec les gens de Nouméa ; aujourd’hui, ils demandent l’avis des Kanaks. C’est nouveau! Nous voulons utiliser ce rapport de forces pour essayer de partager un peu plus l’exploitation de notre patrimoine, afin que la richesse tirée du sol puisse être réinvestie dans notre pays. Nous voulons être davantage représentés dans les conseils d’administration. Il faut qu'il y ait aussi un capital-confiance. Un certain nombre de Caldoches me demandent : « Si je vote pour toi en 1998 pour l’indépendance, comment vais-je avoir ma place ? Je ne veux pas devenir kanak, je suis français, je veux rester français, mais je veux rester là en Calédonie. J’ai ma maison, j’ai mon travail ici ». Comment 30. Construire pour décoloniser peut-on faire ? Aujourd’hui il est possible de créer les conditions de la paix, de créer le capital-confiance, l’habitude de partager. C’est maintenant qu’il faut le faire ; au moment de l’indépendance ce sera peut-être plus difficile. Si l’on a une entreprise rentable qui distribue des dividendes, il serait dommage alors de casser le capital financier, et aussi le capital-confiance. Durant ces dix ans, nous avons prévu un premier bilan en 1992, un deuxième en 1997, pour évaluer le rééquilibrage du Territoire, de son économie comme de ses infrastructures. Il n’y a pas de raison que seule Nouméa dispose de routes goudronnées, d’électricité, d'infrastructures scolaires et sanitaires. C’est cet élan, tous ces espoirs, que nous avons essayé de partager et qui font qu’aujourd’hui dans le pays on a arrêté de s’insulter ; on circule normalement, on va normalement au restaurant ; on ne s’agresse plus... Le premier résultat des Accords de Matignon, c’est que les gens se découvrent comme s’ils ne se connaissaient pas. Il y a toujours ce fossé culturel, cette incompréhension, mais aujourd'hui on constate un phénomène nouveau : on est un peu hésitant les uns vis-à-vis des autres, comme si on se regardait pour la première fois. En ce qui concerne les entreprises et les commerçants, c’est parti : le dialogue est instauré ; on peut déjà commencer à avancer, le va-et-vient s’effectue normalement. Au niveau des instances dirigeantes c’est encore un peu difficile. Les entrepreneurs, les marchands sont un peu en avance, parce que Business is business, mais aussi parce qu’ils obligent les gens à se rencontrer, à se parler : « Alors, vous voulez venir dans l’entreprise ? Bon! Et combien voulez-vous investir? » et on crée quelque chose. Les gens parlent comme cela maintenant ; je le répète, c’est vraiment nouveau, c’est la première fois que l’on peut construire ensemble. On a encore un peu peur mais il y a une confiance, même si elle est fragile. C'est pourquoi nous avons besoin de vous pour nous assurer cette période de dix ans. La signature de Rocard est celle du gouvernement, mais seulement jusqu'en 1993. Au-delà, c’est vous qui pouvez garantir les Accords. Je vous demande d’avoir bien conscience de la nécessité pour nous que vous nous appuiyiez, pour que, s’il y a alternance en 1993, les Accords, les espoirs que les gens là-bas ont mis dessus ne soient pas remis en cause. Dans dix ans, que seront devenus les Accords de Matignon ? Je ne sais pas ; ce que je sais, c’est que nous avions envie de faire des choses aujourd’hui, et que nous menons notre lutte, notre combat. Nous sommes preneurs d’appuis, de conseils, mais c’est notre lutte. Nous négocions d'où nous sommes et comme nous voulons. Nous revendiquons l’indépendance, nous revendiquons de ne plus être un enjeu entre la gauche et la droite. 30. Construire pour décoloniser Nous prenons le pari d’utiliser l’économie pour promouvoir les valeurs culturelles qui sont les nôtres et nous permettent d’affirmer notre identité. Les Européens de Nouvelle-Calédonie, aujourd’hui, les artisans qui fabriquent des objets pour les touristes, ils ne fabriquent pas des Tours Eiffel, ils ne fabriquent pas des Arcs de Triomphe ; pourquoi ? Ils fabriquent des flèches faîtières, des cases ; c’est nous, c’est notre patrimoine. Je pense que le propre de la culture, c’est d’être partagée. J’ai cette conception qu’il faut acquérir beaucoup, mais pas pour mourir avec. D’ailleurs, c’est un principe fondamental de la société kanak, qui entre un peu en conflit avec le principe de l’épargne : vous êtes grand si vous avez beaucoup donné. Plus vous avez, plus il faut donner. Mais il faut manager ça. Cela veut dire que dans les entreprises, il faut un chapitre « relations-publiques » avec plus de moyens. Les Japonais, qui sont pourtant de gros capitalistes, intègrent bien à leurs pratiques économiques cette notion de cadeaux, de services et en cela ne cessent pas d'être Japonais. La maîtrise du destin et la promotion de la dignité supposent que l’on ne soit pas des mendiants. Pour cela, il faut que le pays aide les gens à s’organiser pour produire la richesse qui le rendra financièrement autonome. Sinon ce sera le drame ; un petit pays comme le nôtre a la chance d’avoir des potentiatiés importantes, contrairement à d'autres pays du Pacifique. Investir, créer des actictivités rentables, c’est assurer au pays son indépendance politique. Reste à savoir comment les jeunes Kanaks vont accueillir les Accords de Matignon. Ils éprouvent, comme les jeunes du monde entier, des difficultés à se situer dans la société moderne, qui ne leur fait pas beaucoup de place. Les Accords prévoient un important programme de formation. En outre, notre objectif d'indépendance kanak socialiste c’est d'affirmer ce que nous sommes sur le plan culturel. Il ne s'agit pas de rejeter les autres, mais de rayonner et d'avoir une sagesse à partager. Dans cette perspective, il faut créer culturellement. Il faut que sur le plan artistique, il y ait des jeunes qui choisissent d’être formés. Dans le domaine de la peinture, du théâtre, de la littérature, de la danse, de la musique, il faut qu'ils prennent la parole sur le vécu actuel. On parle toujours de la culture traditionnelle ; mais qu'est-ce que le traditionnel ? Ce que les autres vivaient avant ; mais dans cent ans, c’est ce que nous vivons aujourd’hui qui sera traditionnel, et dans mille ans, ce que vous vivez aujourd’hui, ça va peut-être valoir de l’or! Je crois qu’on a toujours une conception trop archéologique de la culture ; serait culture authentique ce qui est du passé ; par contre, tout ce qui est création contemporaine est perçu comme ce qui doit être authentifié, peut-être par le temps. 30. Construire pour décoloniser La présence des Kanaks sur le plan culturel aujourd’hui dépend de leur capacité à produire. La dimension existentielle de notre patrimoine apparaît grâce à la jeunesse d'aujourd'hui dans des musiques et des formes nouvelles, qui n’expriment pas la vie d’il y a cent ans mais disent les souffrances, les joies, le vécu actuel. La force de notre pays indépendant, ce sera de mobiliser les gens, Blancs, Noirs, quels qu’ils soient, pour créer des produits Made in Kanaky qui se défendent sur le marché. Ça, c’est un produit de Kanaky! Il faut promouvoir notre nationalisme à partir de la culture, pour affirmer l’identité kanak, l’identité du pays. Ce n’est pas un pays de partout, un pays de nulle part ; quand les touristes viennent chez nous, ils savent où ils vont, et les souvenirs qu’ils vont acheter là, ce ne sont pas pas des Tours Eiffel fabriquées à Hong Kong. C’est la culture qui élimine la concurrence sur le marché des affaires. A ne vouloir que copier les Occidentaux, on risque d'être toujours les derniers! 32. Le combat continue* En France, les Accords de Matignon – fortement associés à l'habileté du Premier ministre, Michel Rocard – ont été compris comme un dénouement heureux et définitif de la crise calédonienne. Mais pour Jean-Marie Tjibaou, beaucoup de questions restent en suspens, notamment celle du « toilettage » des listes électorales. Dans cet entretien accordé à un grand quotidien australien, il se livre à une analyse technique de ce problème (non reproduite ici) et en profite pour se démarquer de l'euphorie gouvernementale. Deux mois après le référendum national du 6 novembre 1988, le président du FLNKS se montre en effet soucieux de ne pas se laisser enfermer dans la logique du présent et d'aiguillonner ses interlocuteurs politiques : il envisage déjà le dépassement des Accords de Matignon... — Est-il politiquement envisageable de revenir sur les Accords de Matignon, d'autant qu'ils ont fait l'objet d'un référendum national? J.-M. TJIBAOU. – Rien n’est irréversible en politique. Nous avons déjà eu un référendum en 1987 ; maintenant nous avons eu un autre, ainsi qu’un nouveau statut. Après le statut Stirn, le statut Pons et maintenant celui-ci ; rien ne permet de dire qu’il n’y en aura pas un autre. — Mais vous êtes censés être engagés pour dix ans ? J.-M. T. – Oui, mais personne n’a de contrôle sur dix ans. — Vous croyez en ces dix ans ? J.-M. T. – Je veux y croire, mais cela dépend de chacun. Le FLNKS n’est pas marié à ces dix ans, mais il s’y tiendra si les autres s’y tiennent. Dès l’instant où l'un des partenaires s’en détache, nous demandons l’indépendance ; nous n'avons pas demandé ces dix ans. Nous avons seulement cessé nos actions à cause de cet accord. — Donc vous vous réservez le droit de remettre en cause les Accords ? * Entretien avec Sarah Walls, paru dans le Sydney Morning Herald (Australie), le 7 janvier 1989 (traduit de l’anglais par Eric Wittersheim). 31. Le combat continue J.-M. T. – Pourquoi pas ? Nous sommes dans un contexte politique. Nous ne sommes pas au ciel ou en enfer. Que font aujourd'hui certains signataires alors qu'il est question de partager ? En fait, ils ne partagent rien, ils ne cherchent qu'à exclure les autres. Nous ne sommes pas totalement concernés par cela. — Alors n’y a-t-il même pas un semblant de progrès dans le dialogue? J.-M. T. – Non... peut-être qu’il y a un progrès du côté gouvernement. Pour le reste, on tourne en rond. — Que va-t-il se passer ? J.-M. T. – Nous reparlerons de cela dans un an. Le bilan sera plus intéressant à ce moment-là. — Votre attitude ne risque-t-elle pas de vous poser des problèmes ? J.-M. T. – Le contraire m’inquiéterait. S'il n’y avait pas de nouveaux problèmes dans les dix prochaines années, cela signifierait que nous, FLNKS, serions morts. Parce que dans les Accords il y a le gouvernement, le FLNKS et le RPCR. Le RPCR a déjà dit non aux Accords, lors du référendum du 6 novembre ; la majorité des loyalistes a dit non. Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ? — Que se passe-t-il si Michel Rocard s’en va, et que par exemple Raymond Barre le remplace ? J.-M. T. – Ce n’est pas un problème. Le problème, c’est la manière dont les Accords sont mis en pratique. Peut-être que Barre peut les faire appliquer plus strictement que Rocard. Tout le monde sait que la gauche a toujours un peu mené une politique de droite. Peut-être parce qu’ils sont fondamentalement incapables de se définir à gauche. Ils essayent de plaire à tout le monde. « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » ... le résultat c’est qu’ils coulent. La gauche n’a jamais décolonisé. Et aujourd’hui, pour une fois qu’ils parlent de décoloniser, c’est dans le cadre de la République française! (rires). — Comment jugez-vous la participation de Monsieur Lafleur aux Accords ? J.-M. T. – Il charge le nickel. — Qu’en est-il des autres loyalistes ? 31. Le combat continue J.-M. T. – Ils ne sont pas d’accord178, mais ils ne disent rien parce qu’ils veulent l’argent des Accords. L’argent, le calme, le business. C’est tout ce qui les intéresse. — Saviez-vous, au moment où vous demandiez le référendum, qu’il y avait de fortes chances pour que les loyalistes rejettent le plan de paix en novembre ? J.-M. T. – Le problème n’est pas là. Celui qui sort des Accords et s’y oppose s'expose sur la scène internationale, et c’est à ce niveau-là que ça se joue. Quiconque sort des Accords se retrouve sous les feux de la rampe et cela peut nous faciliter la tâche ; si nous faisons du grabuge, c’est plus facile pour nous car l’opinion internationale suivra. Pour nous, le combat continue, rien n’est gagné. C’est juste une étape. La prochaine étape sera peut-être 1992. Tout dépend de la manière dont seront appliqués les Accords. C'est en 1992 nous ferons le bilan. Soit nous continuerons, soit nous arrêterons. Mais tant que les investissements durent, nous préférons que ça dure dix ans. — Faudra-t-il un référendum national pour obtenir l’indépendance, comme dans le cas de l’Algérie ? J.-M. T. – Nous verrons. Nous verrons en 1992. — Les Accords ne risquent-ils pas de conduire à un développement séparé ? J.-M. T. – C’est impossible. C’est bon en théorie, mais pratiquement ce n’est pas viable. Pour faire quoi ? Pour aller où ? Pour vivre comment ? — Le Gouvernement semble parier sur l’argent, et sur la division du FLNKS. J.-M. T. – Ils sont tous pareils, ils n’ont rien compris. C’est flagrant quand vous leur parlez ; ils n’ont pas changé. Ils ne comprennent pas. Nous avons confiance en nous. Nous faisons ce que nous pouvons, calmement. Nous avançons. — Et les ministres qui continuent à vous rendre visite, est-ce important ? 178 En Nouvelle-Calédonie, les anti-indépendantistes, lors du référendum du 6 novembre 1988, ont massivement voté contre les accords de Matignon (NDE). 31. Le combat continue J.-M. T. – Ils n’apportent rien. Ils viennent et ils parlent. C’est pourquoi je dis qu’il nous faut attendre un an avant de dresser le bilan de toutes ces visites. 33. Pour une tradition moderne* Interrogé par une journaliste togolaise résidant en Nouvelle-Calédonie, Jean-Marie Tjibaou est invité à comparer la situation des Kanaks à celle des Africains. A sa manière toujours très personnelle, il recherche des points de convergence entre les civilisations d'Océanie et d'Afrique, et surtout entre les parcours historiques de ces pays du sud qui ont dû se décoloniser. Jean-Marie Tjibaou s'inquiète de l'échec économique de nombreux pays africains aujourd'hui et s'efforce d'imaginer comment l'héritage traditionnel des Kanaks pourrait devenir le fer de lance de leur entrée dans la modernité. — Quelle vision avez-vous de l'Afrique et quelles leçons comptezvous tirer des indépendances africaines ? J.–M. TJIBAOU : Je ne peux pas dire que je connais quelque chose de l'Afrique ; je n'ai pas de véritable expérience africaine, je connais des gens. Le plus long séjour que j'ai fait, c'est à Yaoundé, au Cameroun, où j'ai passé une dizaine de jours. Au Zimbabwe, je suis resté une semaine. Sinon, je suis passé dans d'autres pays, mais brièvement. — Pendant ces séjours, qu'est-ce qui vous a marqué ? J.-M. T. – Je me suis rendu au Cameroun en 1982, pour une conférence sur les relations entre les religions chrétiennes et les religions préchrétiennes qui sont expérimentées aujourd'hui par d'autres peuples. Il y avait surtout des Africains, mais aussi quelques Indiens d'Amérique. Il y avait des catholiques, des protestants, il y avait des « médecins traditionnels » comme ils disent là-bas ; et aussi un jeune psychiatre africain de l'hôpital de Yaoundé qui travaillait en liaison avec ces médecins traditionnels que nous, nous appelons des guérisseurs. On a pu aller rendre visite à un médecin traditionnel qui pratiquait avec ce psychiatre africain. Cela m'a beaucoup frappé, et je pense que nous devrions ici multiplier ce genre de contacts entre médecins et guérisseurs. * Propos recueillis par Ledji Bellow, le lundi 17 avril 1989 à Hienghène. Entretien partiellement reproduit dans l'hebdomadaire Jeune Afrique, n° 1481 (mai 1989). J'ai moi-même une tante qui soigne. Quand j'étais à l'hôpital, elle est venue me voir et on a dû attendre que l'infirmière se retire pour faire nos affaires... De même, quand je suis allé voir ma mère à l'hôpital, j'avais sur moi un « médicament » qu'un oncle m'avait remis pour elle ; j'avais quelque chose à faire aussi pour le lui donner, mais l'ambiance ne s'y prêtait pas. Les médecins, on ne sait jamais s'ils sont hostiles à tout cela, s'ils vont nous envoyer promener... De ce point de vue, j'ai donc trouvé cette expérience très intéressante. Tout comme le fait que cela ait lieu à l'occasion d'une conférence du Conseil œcuménique des religions chrétiennes ; il est important que le contact avec les animistes, avec les gens qui entretiennent une relation avec une puissance transcendantale qu'on ne maîtrise pas, qu'on ne contrôle pas, qui ne tombe pas sous le scalpel en quelque sorte, soit admis officiellement. C'est une expérience extraordinaire, qui m'a d'autant plus marqué que cela correspond à ma propre croyance. La vie on la reçoit, on ne la commande pas. On la reçoit, on essaie de la protéger, on constate son envol mais personne ne l'émet. En conséquence, chacun doit avoir assez d'humilité pour respecter les décisions que prend celui qui est malade, celui qui risque de perdre le souffle, de perdre cette chose que personne ne peut retenir. Par ailleurs, durant ce court séjour, j'ai rencontré un père jésuite, le père Mveng, qui a beaucoup œuvré pour un rapprochement avec les religions africaines et leurs penseurs. Il est important de s'interroger sur les liens entre la christianité et la modernité, sur l' « impérialisme religieux » qui convertit et s'approprie les rites, la pensée, les formes d'expérience de la transcendance, et finit en quelque sorte par les « baptiser ». C'était la volonté du catholicisme ancien ; les Occidentaux sont peut-être un peu plus respectueux aujourd'hui... — Bien souvent, on s'interroge sur la part de la foi et de la tradition dans vos actes et propos de modération de ces derniers temps, malgré les événements sanglants qui ont endeuillé votre peuple. J.-M. T. – J'en ai discuté récemment avec des gens de l'Eglise réformée de France ; ils m'ont demandé quels sont les « signes » qui nous auraient indiqué, à Lafleur et à moi, qu'il fallait dialoguer et signer les Accords de Matignon. Je leur ai dit : « Si vous voulez chercher des signes religieux, je ne suis pas votre homme ». Si j'ai signé, c'est tout bêtement parce qu'il n'y avait plus de sucre, plus de riz... les militaires, l'insécurité ; il s'agissait peut-être de signes de la Providence ? Mais pour nous, c'était tout à fait matérialiste. C'était ça ou passer au stade de la guérilla ; pour faire ce choix, il faut en avoir les moyens... Maintenant, la Bible dit que l'esprit souffle où il veut, peut-être qu'on a été inspirés, je l'espère, pour faire ces choses-là... La Bible est un patrimoine que les Occidentaux ont pris au passage. Cela ne leur appartient pas. L'esprit et les rites d'avant le christianisme ont été évacués, mais il reste des choses ; d'ailleurs, les pratiques chrétiennes sont également teintées par ces pratiques anciennes. Si tout est christianisé, alors on ne sait plus qui on est. On est d'accord pour dialoguer, pour partager, rechercher du travail et de la responsabilité, mais en ce qui concerne la relation avec l'au-delà, chaque culture a son expérience, ses rites, ses chants, ses incantations, ses prières. Dans le christianisme, le groupe entre en communion ou pas, et en son sein chaque individu communie ou pas ; mais on est ensemble, au même niveau. A la messe, on se retrouve sur le même banc de communion... et là, que se passe-t-il ? On ne sait pas. Matériellement, on voit quelque chose, mais qu'est-ce qui se passe entre le croyant et les objets de sa foi ? On ne sait pas. La foi chrétienne est en principe partagée entre tous les croyants ; du moins on partage les paroles, les rites, etc. Parc contre, chez les Kanaks, tout le monde n'est pas convié à participer aux rites, seulement certains clans spécialisés. Avant de manger la première igname, on va donner à notre célébrant une igname pour qu'il ouvre la prochaine saison. Dans ma tribu, parce que j'en suis responsable, c'est moi qui fais ce don à l'officiant et lui commande par là la cérémonie. Au moment des nouvelles plantations, il y aura une cérémonie identique orchestrée par moi et par l'officiant. Nous deux, à ces occasions, pouvons appeler d'autres personnes, qui peuvent se joindre à nous. Mais le pasteur, ou le prêtre, je ne l'appellerai pas : il n'est pas admis parce qu'il n'est pas initié, il reste à l'extérieur. C'est le rituel qui veut ça. On ne veut pas qu'il vienne y ajouter une prière chrétienne. — Sur le plan politique, en quoi l'Afrique peut-elle être un exemple ? J.-M. T. – J'ai eu la chance de rencontrer Sankara. C'est un petit frère, mais c'est un grand. C'est le seul homme d'État africain dont on ait ressenti avec tristesse la disparition. Parce qu'on ne connaissait pas les autres, c'est vrai, mais surtout parce que Sankara apparaissait avec un message. Il était jeune, il incarnait une espérance pour une Afrique au lendemain de la colonisation. Pour nous qui sommes extérieurs, il semble qu'il n'y ait pas eu de transfert du pouvoir en Afrique, des mandarins vers le peuple. On ne voit pas se dégager une spécificité économique, des projets urbains, des projets écologiques et sanitaires originaux. On dit que tout cela coûte cher. Pourquoi cela coûte cher ? Je ne sais pas. En 1986, à l'ONU, lors du vote pour l'inscription de la NouvelleCalédonie sur la liste des pays à décoloniser, le représentant du Burkina Faso a dit : « J'étais venu ici avec l'ordre de Sankara de soutenir JeanMarie Tjibaou ; maintenant qu'il est mort, les ordres sont différents ». Nous étions très tristes. — Vous avez eu des rapports avec les autres pays africains à l'ONU ? J.-M. T. – J'ai rencontré d'autres représentants africains sensibles à notre cause, mais ils avaient des ordres liés à leur économie, dont ils ne sont pas maîtres. En 1958, lors du référendum de de Gaulle, la NouvelleCalédonie a choisi la France. En Afrique, seul Sékou Touré a dit non. Pour nous, c'était un grand moment. Ici, on avait choisi de suivre l'Union calédonienne, alors surtout dirigée par des Européens et des missionnaires ; elle avait dit oui, comme l'ensemble des colonies françaises. Ensuite, on nous a trompés, en nous imposant toute une série de statuts différents. — Pourtant, aujourd'hui vous vous montrez plutôt conciliant. J.-M. T. – On a eu beaucoup d'admiration pour Sékou Touré et Sankara. Mais au moment des Accords de Matignon, j'ai repensé à ces pays africains et à leur expérience de décolonisation : le pouvoir politique ne peut être maîtrisé que si l'on est organisé économiquement et financièrement. Sankara a crié un peu dans le désert. Les pays africains ont été asphyxiés par l'Occident, et leurs dirigeants n'ont plus le courage de marcher à pied aux côtés de leurs peuples. Il font l'expérience d'une nouvelle forme de colonisation, peut-être plus insidieuse : les pays se vident de leurs richesses, se désorganisent par la volonté des États-Unis, de l'Occident dont le système monétaire, commercial et surtout financier orchestre systématiquement l'appauvrissement. Ce qui est insidieux, c'est que ce sont les Noirs eux-mêmes – qu'ils soient Africains ou Océaniens – qui sont maintenant les agents de la paupérisation de leurs peuples. — Ainsi, vous demeurez convaincu d'être sur la bonne voie ? J.-M. T. – Le choix que l'on a fait, c'est d'essayer de faire reconnaître notre droit dans le cadre des institutions, avec comme objectif l'indépendance. Mais il nous faut d'abord former des hommes indépendants, investir sur la matière grise, pour que le peuple, avec l'aide du colonisateur, se libère intellectuellement, sociologiquement, psychologiquement. Faire des hommes, c'est un peu notre ambition. C'est pour ça qu'on a dit : priorité à la formation, sans arrogance mais aussi sans défaillance. On peut se permettre une telle ambition dans un petit pays comme le nôtre, un petit pays où on ne meurt pas de faim ni de froid. Il faut investir sur la fabrication, la croissance de la matière grise, augmenter les potentialités d'imagination des anciens, des gens ; pour qu'ils deviennent des entrepreneurs de spectacles, de chansons, des fabricants de marionnettes, des gens qui créent de nouvelles espèces de plantes, des industries, etc., de quoi enrichir le pays, la planète. Il faut penser en terme de gestionnaires pour que les gens soient bien formés, qu'ils deviennent intelligents et créateurs en se disant : « Nous sommes les missionnaires, les messagers pour les générations futures, les portedrapeaux de la sauvegarde de la planète ». Il faut qu'ils gèrent efficacement, toujours avec cette idée de patrimoine. Moi, je suis passager, mais je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir, tout ce que je peux faire pour que le pays que je lègue à mes fils soit le plus beau pays, un pays où il y a de la richesse, de la richesse en pensée, en sagesse, en fleurs, en nourriture. Pour qu'il y ait de l'abondance, si l'on peut. Notre objectif est l'autosuffisance. Quel que soit l'endroit où on se trouve, on a la même responsabilité vis-à-vis des générations futures et actuelles. — Comment comptez-vous venir à bout du désarroi de la jeunesse mélanésienne? J.-M. T. – Traditionnellement, on confie aux jeunes les tâches manuelles, la fabrication des cases, l'agriculture, la pêche, la chasse. Cette mission demeure. Le problème est que l'organisation de la société est de plus en plus individualiste, et il devient difficile de penser le développement du pays en terme de groupe. Il faut pourtant que l'on arrive à penser en terme de groupe. C'est ce qu'on essaie de faire au niveau municipal, à Hienghène, avec nos faibles moyens. Mais nous allons à contre-courant de tout un système éducatif qui ne forme pas les gens à des buts collectifs, qui les fabrique pour les mettre dans des cases de production individuelle. C'est le drame des jeunes ici. Par ailleurs, les jeunes sont au courant de ce que font les autres jeunes dans le monde : la mode, c'est la même chose ici qu'ailleurs. Notre ambition est de les aider à pouvoir s'exprimer au niveau culturel, au niveau artistique, au niveau sportif à la création d'outils de production originaux. J'espère que les Provinces auront les moyens de les y aider. — Avec l'installation prochaine des Provinces et surtout dans l'optique de l'indépendance, vous semblez vouloir faire en sorte que les jeunes et vous-même ne soyez pas coupés de vos traditions? J.-M. T. – Je pense que le monde d'aujourd'hui est un monde de lutte. Regardez les Japonais, ils saluent poliment, mais à chaque étape ils font avancer leurs pions. Je pense qu'il n'y a pas d'autres stratégies. Si on veut garder nos coutumes, il faut trouver les structures de communication et de médiation qui renforcent les structures traditionnelles du savoir. Pour cela, il y a des moyens modernes : la vidéo, la télévision, la radio ; il y a aussi le computer maintenant. Il faut que l'on utilise tous ces moyens pour être compétitif. C'est sans doute dommage, mais en termes de compétition, nous n'avons pas le choix, il faut être les meilleurs. Cela ne sert à rien d'apprendre une culture si c'est pour faire joujou. On doit développer notre culture, privilégier les artisans pour qu'ils décorent les maisons officielles, les bureaux officiels. Ainsi le peuple vivra dans un univers meublé par ses propres références. Je suis favorable à une tradition conquérante de sa place dans le monde moderne pour que les gens y soient à l'aise ; en tant que Kanaks ils créent leur univers dans le siècle où ils sont. On fait référence à ce que nos pères ont créé dans un univers donné. Aujourd'hui, il faut trouver le message qui donne une dimension philosophique à ce que l'on vit quotidiennement. Je vais comme tout le monde au supermarché, mais il y a aussi les rites, les manières d'être, de faire, d'accueillir, de partager qui sont les nôtres et qui peuvent être promues par les médias, par les produits que l'on fabrique. Ce n'est peutêtre pas grand chose en regard d'une certaine idée de l'authenticité ou de l'authentique ; mais pour moi, ce qui est authentique, c'est ce qui est vécu et donne de la saveur à ce que chacun vit. Ce que mon père, mon grandpère, mon arrière-grand-père ont vécu, toutes leurs expériences des rites, de la tradition, de l'environnement sont différentes. Ils en ont été imprégnés sociologiquement et psychologiquement. Mais pas moi, qui ait ma propre expérience du monde. Je serai peut-être un jour authentique, une pièce authentique dans un musée de l'an 2000 ou de l'an 3000. En attendant, c'est moi qui invente. 34. « Le sang des morts demeure vivant »* En prononçant, le 4 mai 1989, le discours qui suit, Jean-Marie Tjibaou présente au nom du bureau politique du FLNKS un don coutumier aux gens d'Ouvéa, un an après le massacre de dix-neuf des leurs. Ce seront ses dernières paroles. Quelques minutes plus tard, Yeiwéné Yéiwéné et Jean-Marie Tjibaou étaient assassinés par un ancien pasteur kanak, Djubelly Wéa, hostile aux Accords de Matignon. Vous, les chefs, les notables, les responsables des clans, du comité de lutte, des différents groupes concernés par le sang qui a coulé, qui êtes présents aujourd’hui et ceux qui viendront demain, permettez-nous de nous tenir devant vous, de nous autoriser à dire quelques mots parce que le sang qui a coulé vous appartient. Nous n’avons pas le droit de piétiner ce sol sans parler de ce sang qui a coulé. Merci de nous avoir permis d’être présents ici aujourd’hui, en tant que bureau politique. Beaucoup ne pourront pas venir, parce qu’il y a d’autres échéances qui nous attendent et qu’il y a d’autres réunions à préparer. Nous sommes une délégation, comme Paul l’a dit tout à l’heure, qui vient des autres îles, qui vient du Sud de la Grande Terre, du Centre et du Nord, pour rappeler qu’effectivement le sang qui a coulé vous appartient. Il appartient au clan des mères qui ont donné ces fils. Mais aujourd’hui, nous venons parce que ce sang-là a été versé pour nous aussi. Nous l’avons dit à Hienghène, nous l’avons dit à Ouégoa, nous l’avons dit à Nakéty, nous l’avons dit à Canala, et tous les autres jours il y a eu aussi des morts. Et ces morts, c’est la tribu, c’est le clan qui les emmènent au cimetière. A Hienghène, dans ma petite tribu, on a vu arriver des gens de partout, parce que ceux qui sont tombés, les dix de 1984, ne nous appartenaient plus. Et nous sommes venus aujourd’hui, comme des délégations sont allées à Nakéty, comme d’autres délégations sont allées à Canala, comme d’autres délégations sont allées à Voh, comme d’autres délégations en 1984 sont allées à Ouégoa. Et ça, ce sont toutes ces dernières années où, comme le vieux le disait tout à l’heure, le sang vivant coule et reste vivant. Et nous accourons parce que ce sang * Discours accompagnant la présentation par la délégation du bureau politique du FLNKS de son geste coutumier envers ses hôtes ; le 4 mai 1989 à Wadrilla, Iaai (Ouvéa). Enregistré par Radio Djiido. 33. « Le sang des morts demeure vivant » des morts est vivant, il nous interpelle, c’est notre sang, c’est le sang qui revendique la liberté pour notre peuple. Alors, nous sommes là aujourd’hui, on n’a rien à dire. Simplement, on est là pour être présent avec ceux qui aujourd’hui portent tous seuls dans leurs cœurs le départ, l’absence, la disparition d’un fils, d’un mari, d’un frère. Et j’insiste sur ce petit trait-là, que nous sommes ensemble dans les grands moments, mais au quotidien, la maman qui n’a plus le papa de ses enfants, c’est elle seule qui assume la lutte de notre peuple. Nous avons l’expérience de cela dans notre famille, ; c’est pour cela que nous, nous aussi, nous sommes très sensibles au fait que beaucoup de familles, dans le silence, achèvent toutes seules cette expérience. Eux aussi sont partis, le sang qu’ils ont versé demeure comme un appel constant pour les militants, pour chacun de nous. Et je pense que si on vient maintenant, c’est pour dire, comme on l’a dit ailleurs, qu’on se doit de ne pas oublier, de reconnaître que ce sacrifice-là nous amène encore plus loin. Mais il s’inscrit, ce sacrifice dont nous célébrons l’anniversaire, il s’inscrit dans la longue file des martyrs que notre peuple a perdus ou donnés pour qu’on le regarde, pour qu’on le respecte. Pardonnez-moi d’être long. Voilà le morceau de manou du bureau politique, des délégations ici présentes. Il y a aussi les jeunes de Balade, qui sont venus voir la tombe de leurs cousins, et ce manou-là, c’est juste pour dire que nous sommes là, que nous sommes avec les familles aujourd’hui, avec les autorités qui sont responsables, avec les clans qui sont responsables des gens qui sont partis, mais responsables de rappeler... de rappeler de ne pas oublier parce que, ailleurs, et c’est humain, on oublie vite les sacrifices. On bénéficie des avantages acquis, et quelquefois, on a une vision un peu troublée, et on ne voit pas très clair sur le chemin de la parole qu’on s’est donnée. Voilà le morceau de manou que le bureau politique et les délégations envoyées présentent aux autorités et aux responsables des clans. Je voudrais vous présenter cette monnaie, c’est le thewe , le andi , le mieu , pour les gens qui connaissent quelques langues de la Grande Terre. Cette monnaie-là, vous la garderez. Quand on a fini le congrès de Tibarama [19-20 février 1988], quand on s’est quitté sur le mot d’ordre de boycotter les élections, voilà la parole que les gens de Tibarama nous ont donnée, au bureau politique, pour dire merci de la parole échangée. Et c’est sur cette parole-là que vos fils sont tombés. Ce sacrifice demeure. On vous remet cette monnaie. Cette parole que nous avons échangée, qui fait que nous sommes aujourd’hui à une étape de notre lutte où peut-être on n’a jamais bénéficié d'autant de considération, parce que les gens ne respectent, ne nous respectent, que si nous luttons 33. « Le sang des morts demeure vivant » comme des hommes forts. Voilà la monnaie, et là-bas voilà quelques ignames, c’est la coutume qui nous réunit toujours, qui nous rassemble. C’est surtout des ignames des Iles, parce que sur la Grande Terre il n’y a plus d’ignames avec les cyclones, ou peut-être sommes-nous trop fainéants pour en planter. Alors, voilà des ignames, et puis là-bas, c’est les ignames de ceux qui plantent à Nouméa, il y en a quelques cartons làbas, et puis quelques sacs de riz. Voilà, fini! * * * Dans les papiers de Jean-Marie Tjibaou ont été retrouvées les notes préparatoires aux propos qu'il devait tenir le lendemain, pour la levée du deuil. Il y a un an déja... le tonnerre grondait, des éclairs zigzaguaient de partout, le ciel s'associait à la colère du peuple kanak et au deuil des familles de Iaaï en pleurs. Dix-neuf militants du FLNKS venaient de tomber sur le chemin de la lutte de notre peuple pour sa liberté. Ce jour-là, j'ai maudit le sinistre personnage qui a ordonné la boucherie d'Ouvéa. Que la mort de ceux qui sont tombés à la grotte de Gossanah lui ronge la conscience et que leurs esprits l'accompagne à jamais dans son sommeil... C'était un jour de colère pour notre peuple. Dix-neuf holocaustes sur l'autel de la liberté pour le peuple kanak. En ce jour, premier anniversaire de leur sacrifice, je salue leur mémoire et leur courage et je les remercie pour le don de leur sang à notre cause. Je rends hommage aux familles qui dans le silence de leur chagrin vivent quotidiennement l'absence du fils, du mari, du papa ou du frère parti à jamais en militant. Merci à vous tous qui célébrez ce premier anniversaire. * * Publié dans L'avenir calédonien, n° 997, 7 juin 1989. POUR JEAN-MARIE TJIBAOU PAR AIME CESAIRE * Si, dans la rétrospective des hommes de l'année, il y a une figure que l'on n'a pas le droit d'oublier, c'est bien celle de Jean-Marie Tjibaou, car nul à mes yeux n'incarne mieux en cette fin de siècle, et de manière plus pathétique, la noblesse et la grandeur véritable mises au service d'un petit peuple luttant pour sa survie et la survie d'une civilisation. Démarche en vérité exemplaire. Son premier mot d'homme politique (non pas mot de politicien, mais d'homme) est un mot qui livre l'essentiel : « Relever la tête ». Oui, kanak. Fondamentalement kanak et fier de l'être. Kanak, autant dire fidèle. De cette fidélité qui va, par delà l'Ancêtre, à la Terre-mère, la Terre, entrailles toujours vivantes. De cette fidélité qui rend légitime l'action politique qui, au demeurant, n'est que prolongement et ne peut être que « béquille ». Kanak donc, et parce que Kanak d'une exemplaire fidélité, responsable. Le grand mot est lâché. Responsable de l'avenir. Responsable du présent et du devenir. Responsable de la vie à maintenir, à renforcer, à transmettre... Alors, inévitablement devait se poser la question: « Comment, mais comment peut-on être kanak dans le monde moderne? » Il ne s'agit pas d'archaïsme. Il faut prendre le monde en charge et, l'orientant, tâcher de lui donner sens: un sens humain. Il n'en faut pas plus pour comprendre Matignon. Non pas ce compromis mais, au contraire, cette percée. Cette avancée. Cette victoire. Et d'abord, une victoire sur soi... La plus grande des victoires. Sur la douleur intime. Sur le ressentiment. Sur la légitime méfiance. Au terme, l'inter-reconnaissance. Le partage. Don. Contre-don. Partage. * Janvier 1990. Publié dans le catalogue de l'exposition De Jade et de Nacre, Roger Boulay (éd.), Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1990. Pour Jean-Marie Tjibaou Autant de mots occasionnellement employés par d'autres, mais qui sont des mots kanak, donc des mots de Tjibaou. D'ailleurs l'homme était d'abnégation totale et de générosité. Pas naïf. Généreux. Et parce que généreux, prêtant à l'autre sa générosité. Le croyant toujours capable d'un sursaut, d'un geste, d'une conversion. Oui, même le colon. Oui, même le colonisateur. En vérité, le combat pour son pays, pour sa terre, c'est avec les armes les plus nobles et au nom des valeurs les plus hautes qu'il le mena, et jusqu'au bout : « Kanaké est un des plus puissants archétypes du monde mélanésien. Il est l'ancêtre, le premier-né. Il est la flèche faîtière, le mat central, le sanctuaire de la grande case. Il est la parole qui fait exister les hommes ». Jean-Marie Tjibaou combattait pour Kanaké. Le Nobel de la paix. D'autres l'on eu et qui le méritaient. Jean-Marie Tjibaou lui aussi le méritait. Et il eût été bien que le reste du monde honorât la noblesse de la démarche d'un fils d'un tiers monde lointain et oublié. Il est mort. Foudroyé par un des siens. Cette mort, il l'avait pressentie et en avait d'avance accepté le risque, lui qui souvent parlait du « grand trou noir ». Aujourd'hui, disons simplement qu'il n'est pas au pouvoir du « grand trou noir » de tout engloutir. Jean-Marie Tjibaou, pour l'essentiel, demeure. Il aura inventé une voie nouvelle : la voie kanak de la décolonisation. Je vois l'allée Bordée de cordyline virile et d'une tendresse d'érythrina. Jean-Marie Tjibaou s'avance. Dominant l'allée sur la colline, l'araucaria pérenne. Tous les éléments du mythe fondateur sont là. Jean-Marie Tjibaou s'avance et son indéfinissable sourire l'annonce : Kanaky nous est né. CHRONOLOGIE - 2000 Les ancêtres des Kanaks peuplent l'archipel de la Nouvelle-Calédonie. 1774 Les Kanaks découvrent James Cook de passage sur leurs côtes. Le capitaine britannique donne à l’île le nom de « Nouvelle-Calédonie ». 1853 Le 24 septembre, l’amiral Febvrier-Despointes prend possession, au nom de la France, de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances. 1863 Création du bagne de Nouméa. 1872 Premières déportations de communards, parmi lesquels Louise Michel. 1878 Sous l’impulsion du chef Ataï, les Kanaks du centre de la Grande Terre se révoltent. L’insurrection durera un an et fera 200 victimes parmi les Blancs et plus de mille parmi les Kanaks. 1887 Code de l'indigénat, réserves, interdictions. 1917 Seconde révolte kanak, conduite par les chefs Noël et Bouarate dans le nord de la Grande Terre. Au cours de la répression qui s'ensuit, la grandmère de J.-M. Tjibaou est tuée par les soldats, et son père, alors âgé de quatre ans, est sauvé par sa soeur. 1936 Naissance de Jean-Marie Tjibaou à Tiendanite, dans la vallée de Hienghène. 1945 Sous l'impulsion du Père Rouel, J.-M. Tjibaou est envoyé au petit séminaire de Canala. 1946 Création du Parti communiste calédonien. Les autorités religieuses réagissent en créant l’Union des Indigènes calédoniens amis de la liberté dans l’ordre (UICALO, catholique) et l’Association des Indigènes calédoniens et loyaltiens français (AICLF, protestante), qui donneront naissance à l’Union calédonienne (UC). Abolition du code de l’indigénat ; les Kanaks et les autres ethnies noneuropéennes de l’île deviennent citoyens français à part entière. 1953 L’Union calédonienne remporte la première élection au suffrage universel du Conseil général. Pour Jean-Marie Tjibaou Jean-Marie Tjibaou passe son certificat d'études à Nouméa. 1956 La Loi-cadre « Defferre » est votée ; elle permet aux Kanaks et aux autres ethnies non-européennes de l’île (qui deviendra un Territoire Français d’Outre-Mer l’année suivante) de participer aux affaires locales et à l’économie. 1958 Jean-Marie Tjibaou suit le séminaire de Païta, où il suit le programme de troisième [il est alors âgé de 22 ans], puis étudie la philosophie pendant deux ans et la théologie pendant quatre ans. 1963 Les lois « Jacquinot » retirent au Territoire l'autonomie que lui avait accordée la Loi-cadre de 1956. 1965 Jean-Marie Tjibaou est ordonné prêtre en septembre par Mgr Martin. 1966 Il est nommé deuxième vicaire à la cathédrale de Nouméa. 1968 Il part étudier la sociologie à la faculté catholique de Lyon, puis à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il reviendra en Nouvelle-Calédonie en 1970, suite au décès de son père, puis repartira quelques mois en France avant de revenir définitivement sur le Territoire. 1969 Début du boom du nickel qui entraîne une forte immigration européenne. Les lois « Billotte » consacrent la mainmise de l'État français sur les richesses du Territoire. Création des « Foulards Rouges » par des étudiants kanak revenus de métropole. Ils seront les premiers à prendre position en faveur de l’indépendance. 1971 Jean-Marie Tjibaou demande et obtient sa réduction à l'état laïc. L'année suivante, il fonde le Groupement Mélanésien pour le Développement Social et Culturel. 1975 A l'instigation de Jean-Marie Tjibaou, organisation, en septembre, du festival Mélanésia 2000, qui attire plus de 50 000 spectateurs parmi les différentes populations de l’île, mais est boudé par les Caldoches. 1976 Foulards Rouges et Groupe 1878 (créé en 1974) fusionnent pour fonder le Parti de Libération Kanak (PALIKA). Publication, par Jean-Marie Tjibaou et Philippe Missotte, de l'ouvrage Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie (Tahiti, les Editions du Pacifique). 1977 Aux élections municipales, en mars, Jean-Marie Tjibaou présente sa propre liste, Maxha ("Relever la tête!") et est élu maire de Hienghène. Pour Jean-Marie Tjibaou Lors du congrès de l’UC à Bourail, en juillet, Jean-Marie Tjibaou, Yeiwéné Yeiwéné, Éloi Machoro, François Burck et Pierre Declercq, tous récemment entrés à l’UC, orientent le plus vieux parti du Territoire vers l’indépendance. En réponse, Jacques Lafleur, fils de l’ancien député Henri Lafleur et luimême député RPR, crée le Rassemblement Pour la Calédonie dans la République (RPCR). 1979 Constitution d'un Front indépendantiste qui regroupe l’UC, le Palika, l’UPM (Union progressiste Mélanésienne), le FULK (Front Uni de Libération Kanak) et le PSC (parti socialiste calédonien). 1981 L’élection de François Mitterrand est favorablement accueillie par les indépendantistes kanak. 1982 Les indépendantistes kanak, alliés à la Fédération pour une Nouvelle Société Calédonienne (FNSC, centriste) entrent au Conseil de gouvernement territorial. Jean-Marie Tjibaou en est le vice-président. 1984 Le Front indépendantiste se dissout pour laisser place au Front de Libération Nationale Kanak Socialiste (FLNKS), qui s’oppose au statut Lemoine et organise le boycottage des élections territoriales le 18 novembre. Le 1er décembre, Jean-Marie Tjibaou est désigné « Président du gouvernement provisoire de Kanaky ». Le 4 décembre, à Hienghène, dix militants indépendantistes sont assassinés. Parmi eux se trouvaient deux frères de J.-M. Tjibaou, qui était lui-même directement visé par cette embuscade. 1985 Le 7 janvier, Edgar Pisani, envoyé comme médiateur sur l’île par le gouvernement, annonce ses « propositions pour la Nouvelle-Calédonie » en vue d’une « Indépendance-Association » avec la France. Le 12 janvier, à La Foa, Éloi Machoro et Marcel Nonnaro sont abattus par des tireurs du GIGN censés les neutraliser. Proclamation de l’état d’urgence. Mise en place, en août, du nouveau statut dit « Fabius-Pisani », qui permet aux indépendantistes kanak de prendre le contrôle de trois Régions sur quatre. Jean-Marie Tjibaou est élu président de la Région Nord, Léopold Joreidié de la Région Centre et Yeiwéné Yeiwéné de celle des Iles Loyauté. 1987 Le gouvernement Chirac réprime le mouvement indépendantiste et organise, le 13 septembre, un référendum sans lendemain. La spécificité kanak est niée. 1988 Au nom de la justice, Jean-Marie Tjibaou en appelle à l'arbitrage du Président Mitterrand. Pour Jean-Marie Tjibaou En réaction au nouveau statut proposé par le ministre des Dom-Tom, Bernard Pons, des indépendantistes attaquent, le 22 avril, la gendarmerie de Fayaoué sur l’île d’Ouvéa, tuant 4 gendarmes et en capturant 27 autres. Le 5 mai, les troupes d’élite de l’armée française et le GIGN prennent d’assaut la grotte de Gossanah pour délivrer les otages, causant la mort de 2 militaires et de 19 indépendantistes. Une commission d'enquêt indépendante et des révélations du journal Le Monde apporteront les preuves qu'au moins quatre des preneurs d'otages ont été exécutés après leur reddition. Le 8 mai, réélection de François Mitterrand. Le Premier ministre, Michel Rocard, envoie une « mission du dialogue » en Nouvelle-Calédonie. Les Accords de Matignon sont signés le 26 juin. Un nouveau statut est proposé pour le Territoire, qui doit permettre d’amorcer un rééquilibrage économique en faveur des Mélanésiens, et aboutir à un référendum d’autodétermination en 1998. 1989 Le 4 mai, sur l’île d’Ouvéa, lors de la cérémonie coutumière accompagnant la levée du deuil des 19 Kanaks tués un an plus tôt, Djubelly Wéa, un ancien pasteur, assassine Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, avant d’être lui-même tué par un de leurs gardes du corps. Aux élections provinciales de juillet, les Provinces Nord et Iles passent sous le contrôle du FLNKS, la Province Sud étant remportée par le RPCR. 1990 Le 24 mars, Paul Néaoutyine, membre du Palika et ancien directeur de cabinet de J.-M. Tjibaou, est élu président du FLNKS. 1995 Les élections municipales et provinciales font apparaître des dissensions au sein du mouvement indépendantiste. Celui-ci garde néanmoins le contrôle des Provinces Nord et Iles. L’émergence d’une opposition au sein du mouvement anti-indépendantiste, jusqu’alors fidèle à Jacques Lafleur, bloque les travaux du Congrès du Territoire durant plusieurs mois. En décembre, Roch Wamytan, vice-président de l'UC, devient président du FLNKS. Paul Néaoutyine ne s'étant pas représenté. 1996 En janvier, des négociations sur l'avenir institutionnel du territoire s'ouvrent entre les partenaires des Accords de Matignon. 1997 5 mai : inauguration prévue du Centre culturel Jean-Marie-Tjibaou à Nouméa. 1998 Référendum d’autodétermination. (texte de quatrième de couverture) Ami Lecteur, Kanaky te salue et te remercie de promener ton regard sur le paysage que t'offre ce livre. Paysage hiératique certes, comme un cimetière aux mille croix de Verdun ou d'ailleurs, comme ces milliers d'épitaphes qui ne sont existentiels et vivants que pour le peuple dont ces vestiges sont la mémoire, l'histoire et une étape dans la construction de son avenir. Pour toi, le « Passant », ces textes peuvent t'inspirer mais ils peuvent aussi être totalement insipides. Pense tout de même que ce sont les traces indélébiles de la marche tâtonnante mais irréversible de notre peuple vers son indépendance. Pour toi, le « Sympathisant », lis ces pages avec attention, elles te donneront parfois quelques clés pour partager la parole kanak sur sa revendication de liberté. Pour toi, le « Militant », ces pages sans prétention sont précieuses. C'est la moelle séchée, telles les reliques des ancêtres. Souviens-toi, en effet, de nos interminables débats, de nos incompréhensions, de nos suspicions réciproques... Souviens-toi de nos frères de lutte qui nous ont abandonnés durant ce parcours pour des pâturages moins arides... Souviens-toi des heurts et des regards haineux que ces textes ont provoqués dans ton entourage... Souviens-toi des camarades qui sont tombés et ont scellés de leur sang ces engagements écrits et « agis » du FLNKS... Relis ces pages et pense au chemin parcouru. En effet, si l'entreprise d'aliénation coloniale a tenté d'effacer les traces qui mémorisent l'histoire de notre peuple pour qu'il perde à jamais son identité, ce petit livre prendra sa place dans la constitution de la mémoire écrite qui permettra au peuple nouveau de Kanaky de s'édifier et de se créer une image de lui-même qui soit enracinée mais nouvelle, gratifiante et conquérante. Jean-Marie Tjibaou. Jean-Marie Tjibaou (1936-1989), homme de pensée et d'action, n'a cessé d'interpeller ses contemporains, quant aux destins du peuple kanak et de la NouvelleCalédonie bien sûr, mais aussi à propos des choix décisifs de l'humanité tout entière en cette fin de siècle. On trouvera ici l'essentiel de ses réflexions philosophiques et politiques, profondément marquées par l'expérience du colonialisme. Avec Jean-Marie Tjibaou, l'héritage kanak nourrit les interrogations les plus brûlantes de notre temps.