Jean-Marie Tjibaou
LA PRÉSENCE
KANAK
Edition établie et présentée par
Alban Bensa et Eric Wittersheim
EDITIONS ODILE JACOB
1996
JEAN-MARIE TJIBAOU, UNE PENSEE
OUVERTE SUR L'UNIVERSEL
PAR ALBAN BENSA ET ERIC WITTERSHEIM
« La politique étant
liée à la nature des
rapports humains, au
contrat que l'homme
passe avec l'homme, la
politique d'un pays ne
peut
être
qu'un
prolongement de sa
vision
des
rapports
humains. »
V. S. Naipaul 1
Jean-Marie Tjibaou (1936-1989) a traversé cette fin de siècle comme
un météore. Encore inconnu des Français cinq ans avant sa mort, il a
fait irruption sur la scène politique internationale et l'a trop
rapidement quittée. Sa trace dans l'histoire n'a pas encore pu vraiment
être appréciée dans toute sa singularité. Faute d'une bonne
compréhension de l'évolution de la situation en Nouvelle-Calédonie ;
faute aussi de ne pouvoir se référer aux paroles que ce représentant
d'un petit peuple de Mélanésie sut adresser à tous ses contemporains.
« C'est un homme que je respecte, avec lequel les mots vont plus loin
que les mots », écrivait François Mitterrand2 à propos de celui qui, au
1
V. S. Naipaul, Le retour d'Eva Peron, Paris, UGE, 10-18, 1980, pp. 87-88.
Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel
nom du peuple kanak3, s'était engagé dans une partie de bras de fer avec
le gouvernement français. Dans le monde entier on a gardé, de cet
homme toujours souriant à l'allure débonnaire, le souvenir d'un juste,
d'un David capable, du fond de sa petite vallée de Hienghène,
d'interpeller avec ténacité mais aussi beaucoup d'humour les Goliath
multiformes auxquels les Kanaks s'émancipant se trouvent affrontés.
La voix de Jean-Marie Tjibaou nous est parvenue parce que les
Kanaks ont pris le risque de s'opposer physiquement à la tutelle
française. A travers le bruit et la fureur des « événements » qui ont
secoué la Nouvelle-Calédonie de 1984 à 1988, il a laissé percer un
message allant au-delà des circonstances les plus immédiates. Parmi les
figures de l'anticolonialisme, Jean-Marie Tjibaou occupe une place
particulière, sans doute parce que la Nouvelle-Calédonie est apparue
bien tardivement sur la liste des pays à décoloniser. L'indépendantisme
kanak a trouvé en lui un porte-parole tout à fait original, qui a voulu à la
fois dénoncer le sort fait aux siens et montrer la qualité et la richesse de
la civilisation mélanésienne.
La pensée de celui qui allait devenir le principal représentant du
peuple kanak procède en partie d'une biographie tout à fait
caractéristique de la formation des élites en Océanie. Comme la plupart
des leaders polynésiens, mélanésiens ou papous, Jean-Marie Tjibaou est
passé d'une enfance en milieu kanak à la vie politique contemporaine
après un long transit à l'ombre des Eglises. Il est né le 30 janvier 1936 à
Tiendanite, une petite réserve de la haute vallée de la rivière Hienghène,
sur la côte est de la Grande Terre. Les neuf premières années de sa vie se
déroulent dans le contexte de relégation qu'ont connu tous les Kanaks, de
la mise en place du code de l'indigénat en 1887 à son abolition en 1946.
Dans cette région de Nouvelle-Calédonie, qui fut marquée dès 1840 par
l'emprise des missionnaires catholiques, le curé fut pendant longtemps le
seul représentant de la population européenne avec lequel les Kanaks
purent établir quelques relations positives. Un missionnaire mariste,
Alphonse Rouel, allait ainsi jouer un grand rôle dans l'histoire de la
famille Tjibaou : responsable durant cinquante ans de l'église de
Hienghène, il permit au père de Jean-Marie de devenir l'un des premiers
instituteurs kanak. Wenceslas Tjibaou confia ensuite le destin de son fils
à Alphonse Rouel, qui l'envoya au petit séminaire de Canala en 1945.
Suit alors un long parcours qui, d'institution en institution, amènera Jean2
F. Mitterrand, Lettre à tous les Français, 1988, p 40.
L'orthographe ici adoptée est conforme à celle proposée par le Nouveau Petit
Robert (éd. 1993) : Kanak (pluriel Kanaks, adjectif invariable).
3
Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel
Marie Tjibaou à être ordonné prêtre, puis à exercer son ministère comme
deuxième vicaire de la cathédrale de Nouméa en 1966. Il occupera cette
fonction durant moins de deux ans, puisque fin 1967 il se fait mettre en
disponibilité et obtient finalement sa réduction à l'état laïque en 1971.
Tout au long de cette période, Jean-Marie Tjibaou vivra éloigné de la
vallée de Hienghène, ne pouvant retourner pour la première fois à
Tiendanite qu'au bout d'une dizaine d'années, au point de perdre l'usage
de sa langue maternelle. D'avoir été si longtemps tenu à distance de la
société kanak l'incitera sans doute à y faire retour par le biais de
l'ethnologie, et plus largement par une réflexion sur l'avenir de l'identité
autochtone en Nouvelle-Calédonie. Tjibaou est d'autant plus requis par
ces questions, au sortir de la prêtrise, qu'il est choqué par les conditions
de vie des Kanaks. Parqués dans des réserves pour la plupart exiguës,
repoussés aux confins de la colonie, les Mélanésiens connaissent alors
toutes les affres de la marginalisation la plus extrême : pauvreté,
alcoolisme, échec scolaire, dégradation des relations sociales. Dans les
années 1969-1972, la flambée des cours du nickel, l'accroissement de
l'urbanisation et du salariat et le maintien d'une politique de ségrégation
ont déstabilisé l'ordre coutumier qui s'était peu ou prou reconstitué dans
les réserves après le premier choc, au XIXème siècle, avec le
colonialisme conquérant4.
L'évêché de Nouméa ayant adressé aux inquiétudes du jeune prêtre
Tjibaou une fin de non-recevoir, celui-ci, déconcerté, se tourne alors vers
les sciences humaines pour approfondir son questionnement et
rechercher des solutions. A la faveur d'une bourse, Jean-Marie Tjibaou
part en métropole, d'abord à l'Institut catholique de Lyon puis à l'Ecole
Pratique des Hautes Etudes à Paris. Il suit les enseignements d'ethnologie
de l'océaniste Jean Guiart et s'engage, sous la direction de Roger Bastide,
dans la préparation d'un mémoire sur les problèmes induits par la
déstructuration de l'univers kanak. L'étudiant Tjibaou privilégiera
d'emblée l'anthropologie appliquée5 : partant du constat d'« aliénation et
de démission » de son peuple, il était alors convaincu qu'il fallait « lancer
des actions qui permettent au groupe de se refaire une image gratifiante
de lui-même »6. Mais ce travail de recherche sera interrompu en 1970
par le décès de son père. De retour en Nouvelle-Calédonie, Jean-Marie
4
Cf. A. Bensa, Nouvelle-Calédonie. Un paradis dans la tourmente, Paris, Gallimard,
collection « Découvertes », 1990.
5 R. Bastide, L'anthropologie appliquée, Paris, Payot, 1971.
6 Cf. «Le message de Jean-Marie Tjibaou», entretien avec J. Violette, in
Bwenando, n°121, Nouméa, 1989.
Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel
Tjibaou met immédiatement en pratique les fruits de sa réflexion en
participant à diverses activités associatives. Les milieux mélanésiens
proches des Eglises s'inquiètent alors beaucoup du mal-être kanak et
s'efforcent d'y remédier par des initiatives éducatives et culturelles. JeanMarie Tjibaou donnera une ampleur sans précédent à ce type de
démarche en organisant en 1975 le festival Mélanésia 2000, première
présentation magistrale et officielle du monde kanak.
Comme nous le verrons tout au long de cet ouvrage, cet événement
occupe une place centrale dans sa pensée. Mélanésia 2000 marque aussi
sa véritable entrée en politique : moins de deux ans après le festival il
deviendra en effet maire de Hienghène et vice-président de l'Union
calédonienne, au moment où celle-ci opte pour l'indépendance kanak. A
partir de 1977, l'histoire politique de la Nouvelle-Calédonie s'accélère et
Jean-Marie Tjibaou y joue un rôle toujours plus important. Sa carrière
d'homme politique sera aussi marquante que brève. Elle s'achève
tragiquement le 4 mai 1989 à Ouvéa. En quelque quinze années, son
action et ses paroles auront complètement bouleversé l'image des Kanaks
et de la Nouvelle-Calédonie dans le monde.
Jean-Marie Tjibaou n'a jamais beaucoup écrit. La plupart des textes
rassemblés dans ce volume procèdent d'enregistrements de conférences
ou d'entretiens donnés au gré des événements. Aucun souci, chez lui, de
bâtir une œuvre écrite systématique, aucun retour ou presque sur la
phrase prononcée à l'ONU, au Larzac ou lors d'un congrès du FLNKS.
Cette pensée toujours en marche se construit à partir de l'expérience du
Kanak dans sa tribu, du séminariste, de l'étudiant ou du militant placé à
la tête d'un mouvement de plus en plus large.
Présentés par ordre chronologique, les écrits et propos de Jean-Marie
Tjibaou nous restituent l'histoire récente de la Nouvelle-Calédonie à
travers le regard de l'un de ses principaux acteurs. Au fil des textes nous
est progressivement révélée une pensée cohérente, tout entière travaillée
par la conviction que le dépassement de la situation coloniale de la
Nouvelle-Calédonie relève autant de la lutte politique des Kanaks que
d'une transformation de leur société. Parti d'une interrogation d'ordre
éthique, Jean-Marie Tjibaou en vient à considérer l'indépendance kanak
comme une nécessité, sans pour autant y voir une fin en soi. « Le jour le
plus important, disait-il, ce n'est pas celui du référendum, c'est le
lendemain »7. Son œuvre trouve dans l'effort pour surmonter cette
difficulté tout son dynamisme interne et sa singularité.
7
Cité par Jean-Paul Besset, Le dossier calédonien, Paris, La Découverte, 1988.
Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel
Cette appréhension non dogmatique des réalités présentes et à venir a
joué un rôle capital dans le déroulement des « événements » calédoniens.
Si le Territoire a connu, certes, des violences et des heurts, ces derniers
sont toutefois restés contenus dans les limites de l'évaluation que JeanMarie Tjibaou faisait, pas à pas, du possible et de l'impossible. Les
paroles très dures qui dénoncent le colonialisme coexistent avec un idéal
social et humain jetant sur les fossés entre communautés des sortes de
passerelles.
Ainsi ce livre nous donne-t-il des références pour comprendre
comment la Nouvelle-Calédonie a pu passer des barrages de 1984 à la
signature, quatre ans plus tard, des Accords de Matignon. Il pose aussi
implicitement la question de savoir si Jean-Marie Tjibaou, au-delà de sa
disparition prématurée, est parvenu à mettre sur les rails la société
nouvelle dont il souhaitait tant l'avènement. Autrement dit : la pensée
Tjibaou est-elle la trace d'une époque qui serait révolue ou bien
l'ouverture d'une ère politique et sociale en marche jusqu'à nos jours ?
*
*
*
Sous-jacente à sa réflexion sur l'histoire, se révèle une méditation
philosophique plus universelle. Le rejet de l'autre, pourtant au cœur de
toute situation coloniale, n'a cessé d'étonner Jean-Marie Tjibaou.
Confronté dès ses premières années de séminaire au racisme ordinaire de
certains prêtres à l'égard des Kanaks, il ne cessera de méditer, puis de
dénoncer - à la suite d'un autre prêtre mélanésien, Apollinaire Ataba8 cette atteinte à la dignité humaine. « Les Européens nous ont empêchés
d'être »9, constatait-il. Lui qui restera jusqu'au bout un chrétien
pratiquant se montra profondément déçu que l'Eglise catholique n'ait
jamais dénoncé clairement l'injustice faite aux Kanaks depuis les débuts
de la colonisation : « Je ne regrette pas cette expérience vécue de
l'intérieur mais je sentais que ce que je pouvais faire ne servait à rien. »10
A l'époque, la seule vision positive de la civilisation kanak avait été
développée par Maurice Leenhardt (1878-1954). Jean-Marie Tjibaou
puisera dans l'oeuvre de ce missionnaire protestant devenu ethnologue
8
Apollinaire Anova Ataba (1929-1966). D'Ataï à l'indépendance, Nouméa,
Edipop, 1984.
9 Le 18 novembre 1985, sur l'antenne de Djiido, la radio indépendantiste de
Nouméa.
10 In La Croix, janvier 1984, cité par Alain Rollat, Tjibaou le Kanak, Lyon, La
Manufacture, p. 82.
Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel
les éléments d'une conception syncrétique de la personnalité et de la
société mélanésiennes. Car il ne s'agit pas, pour le militant en herbe,
d'étudier le monde kanak traditionnel en tant que tel, mais de dégager des
« outils d'analyse » permettant de comprendre et de dépasser la
désespérance de son peuple. Jean-Marie Tjibaou part de la constatation
quelque peu distancée que les Kanaks « viennent d'ailleurs ». Il mesure
le fossé qui les sépare des Occidentaux : leurs conceptions du monde
attestent d'une altérité qu'il hésite à juste titre à considérer comme
incommensurable. Tantôt il rend hommage à la « carapace originale »
constituée par les références mélanésiennes, tantôt il la compare aux
fondements des vieilles sociétés rurales d'Occident. La relation à la terre,
à la « parole créatrice » ou à la mémoire généalogique lui semble
constituer un ancrage commun aux Kanaks et aux descendants
d'Abraham. Par ce travail de rapprochement, Tjibaou entend construire
une image accessible de la personne et de l'univers kanak.
Dans le prolongement des interrogations de Leenhardt et de Bastide
sur la notion de personne11, il cherche à établir les arcanes de
l'individualité kanak. Il raisonne en termes de « schémas
d'identification » et de conscience de soi pour décrire les modalités de la
présence kanak au monde. Ses propos mettent moins l'accent sur les
structures sociales que sur l'expérience que chacun peut avoir des
ancêtres, des cérémonies coutumières, de l'espace, du temps. Il procède
pour cela autant par introspection qu'au moyen d'une observation
attentive des pratiques kanak ; qu'elles renvoient aux institutions
traditionnelles ou à l'emprise coloniale, il les saisit toujours dans leur
dimension historique, pour tenter de comprendre les nouvelles situations
induites par les transformations sociales anciennes et contemporaines.
L'objectif de Jean-Marie Tjibaou est plus pratique que théorique. Pour
lui, il faut avant tout redonner fierté aux colonisés ; leur renaissance
passe par une revalorisation, à la fois pour eux-mêmes et aux yeux des
Blancs, de leur civilisation originelle. Il fait une analyse amère des effets
de l' « aliénation culturelle » ; la honte de soi, la perte de tout repère et la
difficulté à penser l'avenir ont déclenché une véritable crise d'identité. Le
colonialisme, souligne-t-il, rend les colonisés étrangers à eux-mêmes et
fait des Kanaks des anonymes. Comment retrouver la voie de la dignité ?
Très proche sur ce point des analyses d'Albert Memmi12 - dont pourtant
11
M. Leenhardt, Do kamo, la personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris,
Gallimard, 1947 ; R. Bastide, Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion,
1967.
12 A. Memmi, Portrait du colonisé, Paris, Gallimard, 1985 (1ère éd. Corréa, 1957).
Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel
il ne connaissait vraisemblablement pas l'oeuvre -, Jean-Marie Tjibaou
ne se contente pas d'une dénonciation formelle du colonialisme. Fidèle à
un réalisme qu'il n'abandonnera jamais, il tente d'évaluer les
conséquences du fait colonial, comme pour mieux jeter les bases d'un
renouveau kanak efficace et crédible.
Cette ethnologie marquée par les circonstances est portée par un
projet moral, que Jean-Marie Tjibaou va mettre en œuvre à travers une
action politique résolue. Celui qui deviendra le président du FLNKS
donnera à son combat une dimension culturelle, convaincu que l'accès à
l'indépendance passe par une refonte de la tradition et de son image13. Au
cœur de sa réflexion se dresse en effet le projet d'un homme fortement
ancré dans son héritage et en même temps tourné vers l'avenir. Mais
Tjibaou n'en reste pas au niveau des principes ; sa pensée politique se
développe et s'affirme toujours à propos de circonstances particulières.
Politicien habile et pragmatique, il tire prétexte de la moindre situation
pour en dégager une signification plus profonde, déployant un art
singulier de révéler la portée du moindre fait. Fidèle en cela à un mode
très kanak d'expression, il s'appuie sur des cas concrets pour faire jaillir
avec humour l'image juste et introduit par là en politique une
exceptionnelle fraîcheur de ton.
Ses écrits et propos au fil des événements attestent de sa capacité à
s'adapter à ses différents interlocuteurs. Comme s'il voulait tirer le
meilleur parti d'une situation, lui fut-elle en apparence très défavorable,
Tjibaou entre dans le discours de son vis-à-vis et subitement, parfois
d'une simple boutade, en pointe l'intention sous-jacente. On le voit aussi
tenir dans le même moment plusieurs langages, du plus conciliant au
plus déterminé, pour au bout du compte défendre sur tous les registres la
dignité et la légitimité kanak. Il prend acte des rapports de force et joue
de l'arme qui permet de ne jamais s'avouer vaincu : le temps. Car
Tjibaou, s'il concède parfois, ne cède jamais. A ses yeux, la
reconnaissance des droits de son peuple demeure la priorité absolue. La
fierté recouvrée d'être kanak ne saurait selon lui être effective sans le
préalable d'une proclamation de souveraineté, gage de l'accès à
l'indépendance.
En phase avec une conception kanak très relationnelle du pouvoir,
Tjibaou fait de l'indépendance des micro-États du Pacifique Sud
davantage une « gestion des interdépendances » que l'affirmation
13
Cf. A. Bensa, « Vers Kanaky : tradition orale et idéologie nationaliste en
Nouvelle-Calédonie », in Chroniques kanak. L'ethnologie en marche, Paris, Ethnies,
1995.
Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel
matamore d'une option strictement nationaliste14. Quand il sera amené à
conduire les affaires de la Nouvelle-Calédonie (1982-1984) puis d'une
des Régions indépendantistes (1985-1986), Jean-Marie Tjibaou n'aura en
effet rien d'un doctrinaire. Il tâtonnera même entre des projets
économiques sensiblement différents, privilégiant tantôt une petite
paysannerie et un artisanat « Made in Kanaky », tantôt des opérations
capitalistes de grande envergure comme la création d'un port franc ou la
prise en charge de l'industrie minière. En quête d'une solution sociale et
économique adaptée au cas très particulier de la Nouvelle-Calédonie,
Tjibaou multiplia tous les contacts, du CNPF à la CGT en passant par les
banquiers suisses, sans aucune exclusive. Il adoptera la même attitude
vis-à-vis de ses soutiens politiques éventuels, acceptant l'hommage des
non-alignés à la lutte du peuple kanak tout en recherchant discrètement,
au même moment, l'appui du pape. Tjibaou s'est ainsi efforcé d'élargir au
mieux le volume des relations susceptibles d'aider à la réalisation de son
projet politique.
Les textes rassemblés dans ce livre montrent combien respectivement
l'église, les sciences humaines et surtout l'histoire contemporaine de la
Nouvelle-Calédonie ont marqué la pensée de Jean-Marie Tjibaou. En
outre, sa réflexion s'enracine dans une méditation sur l'expérience kanak
de l'Occident, sur le colonialisme.
En tentant d'exporter leurs modèles technologiques et politiques, les
Européens ont révélé leurs forces et aussi leurs faiblesses. Les colonisés,
à la fois marginalisés et aspirés par la modernisation, occupent malgré
eux une position privilégiée pour critiquer les effets pervers du progrès.
Jean-Marie Tjibaou tire parti de cette situation pour décocher à
l'Occident quelques flèches critiques. Le mode de vie européen relève-til d'un véritable art de vivre ? Les Kanaks n'ont-ils pas, sur ce thème,
quelque chose à dire et à apporter ? Issu d'une micro-société fondée sur
des liens personnels d'interconnaissance, il se demande comment
construire des univers sociaux psychologiquement satisfaisants à
l'échelle d'une civilisation mondiale. Le petit n'est-il pas en mesure de
s'adresser utilement au grand, l'insulaire au continental, le local à
l'universel ? Tjibaou possède une conscience aiguë de la contradiction
première entre le spécifique et le général ; comment les Kanaks, produits
d'une histoire très particulière, peuvent-ils contribuer à l'enrichissement
14
Cf. Spencer, M., Ward, A. & Connell, J. (éds.), New Caledonia. Essays on
nationalism and dependency, St-Lucia-London-New York, University of
Queensland Press, 1988 (trad. française : Nouvelle-calédonie. Essais sur le
nationalisme et la dépendance, Paris, L'Harmattan, 1989).
Jean-Marie Tjibaou, une pensée ouverte sur l'universel
culturel de l'humanité ? « Si, dit-il, je peux aujourd’hui partager avec un
non-Kanak de ce pays ce que je possède de culture française, il lui est
impossible de partager avec moi la part d’universel contenue dans ma
culture. »
Le malaise contemporain ne conduit pas Tjibaou à prôner le repli sur
soi. Sur ce point, il est même très catégorique quand, cherchant une
nouvelle positivité à l'homme kanak, il affirme : « Notre identité est
devant nous ». L'expérience du colonialisme devient pour lui le ferment
d'une lucidité accrue ; il transcende la situation des Kanaks en une
pensée plus générale, mais aussi plus inquiète, sur le destin de tous ses
contemporains. Son œuvre atteste que les colonisés - ou les exilés détiennent souvent le privilège d'un regard particulièrement aigu. Le
colonialisme contraint ses victimes à repenser la liberté, à penser la
liberté dans la différence.
Alban Bensa et Eric Wittersheim
Paris, janvier 1996
I. - RELEVER LA TETE
(1974 - 1976)
Les premières interventions de Jean-Marie Tjibaou sur la scène publique
sont dominées par le souci de faire connaître et reconnaître la culture
kanak, en s'adressant à un monde blanc quasiment ignorant des réalités
mélanésiennes. Il faut savoir que ces initiatives, dont le festival
Mélanésia 2000 sera le point d'orgue, se développent dans un contexte
politique de plus en plus tendu. La récession qui suivit la période du
« boom » du nickel (1969-1972), le contrecoup des événements de mai
1968 et plus généralement les processus de décolonisation achevés ou en
cours de par le monde, soulignent les contradictions, les paradoxes et les
retards qui caractérisent en Nouvelle-Calédonie la situation des Kanaks.
Les premiers étudiants kanak, de retour de métropole, revendiquent
ouvertement l'indépendance. Les années 1974-1976 sont marquées par la
multiplication des protestations contre la présence française et en
conséquence par une répression accentuée : arrestations de nombreux
militants, violences policières (mort de Richard Kamouda le 27
décembre 1975), premier congrès du PALIKA (Parti de Libération
Kanak) en mai 1976, etc., tandis que la Papouasie-Nouvelle-Guinée
accède à l'indépendance le 16 septembre 1975.
La démarche strictement « culturelle » de Jean-Marie Tjibaou, alors peu
soutenue voire dénoncée par les leaders kanak, tranche considérablement
avec l'agitation politique croissante de cette période. Cette façon de
répondre aux crises politiques par un approfondissement de la réflexion
sur le devenir de l'identité kanak restera l'une des principales originalités
de l'action et de la pensée de J.-M. Tjibaou. L'entretien et les deux textes
de cette première partie accordent une place centrale à l'héritage
traditionnel kanak et à son destin dans le monde moderne. En animateur
culturel, en ethnologue et en homme politique forgeant ses premiers
arguments, J.-M. Tjibaou s'interroge ici sur les conditions d'une
réaffirmation de la dignité kanak, bafouée par la colonisation, confrontée
aux exigences de la vie moderne et, par là, en quête de nouveaux repères.
1. Pourquoi un festival mélanésien ?
Pour préparer le festival Mélanésia 2000, un dossier intitulé « Mélanésia
2000, festival d'expression mélanésienne » avait été constitué au printemps
1974. Dans un texte liminaire, Jean-Marie Tjibaou y explicite le sens et la finalité
que devait avoir à ses yeux ce projet. S'il s'inquiète de l'avenir de la culture
kanak, il lance aussi un cri d'alarme quant au destin politique de la NouvelleCalédonie : « La non-reconnaissance qui crée l'insignifiance et l'absence de
dialogue ne peut amener qu'au suicide ou à la révolte ».
La motivation profonde de ce festival est la foi en la possibilité
d'instaurer un dialogue plus profond et plus suivi entre la culture
européenne et la culture autochtone.
En effet, la coloration et la saveur du « Caillou » ne peuvent être données
que par l'acceptation et une certaine assimilation de la culture originelle
du pays. Je me permets en effet de faire le rêve qu'en l'an 2000, le profil
culturel du Calédonien comportera aussi bien des éléments de la culture
européenne que de la culture mélanésienne. Mais pour que cette
symbiose se réalise, un prélable est nécessaire, c'est la reconnaissance
(re-naître avec) réciproque des deux cultures dans ce qu'elles ont de
spécifique. Sans cette base, nous continuerons dos à dos notre dialogue
de sourds.
Objectifs du festival d'expression mélanésienne
– Pour un dialogue nouveau :
Au-delà du festival mélanésien, la perspective qui se profile à l'horizon
est celle d'une grande manifestation d'expression culturelle calédonienne
pour 1980. Je la vois comme une immense fête de la culture, un festival
où toutes les communautés de ce territoire viendraient offrir au public
calédonien ces patrimoines divers qu'il doit reconnaître comme une
richesse unique qu'il doit assumer avec fierté. C'est en effet de cette
rencontre que pourra naître une culture nouvelle calédonienne.
1. Pourquoi un festival mélanésien ?
Mais la réalisation de ce projet exige une préparation. Le groupe
mélanésien, surtout, doit retrouver sa fierté dans une personnalité
culturelle que les circonstances historiques du peuplement l'ont amené à
renier par fidélité à une échelle de valeurs nouvelle qui aujourd'hui le
laisse sur sa faim...
La culture kanak aujourd'hui
Le deuxième objectif du festival est d'une part de faire l'inventaire du
« matériel culturel » dont dispose actuellement le groupe mélanésien de
Nouvelle-Calédonie et d'autre part, de définir la philosophie de l'art de
vivre autochtone. En d'autres termes, cet inventaire doit répondre aux
soucis suivants :
– quelle est aujourd'hui la situation de la culture kanak ?
– quel est le contenu de ce message ?
Redécouvrir son identité : la condition de l'avenir
Par son troisième objectif, le festival doit permettre au Kanak de se
projeter face à lui-même pour qu'il redécouvre l'identité qui est la sienne
en 1975. D'autre part, le festival peut aider le Kanak à reprendre
confiance en lui-même et retrouver plus de dignité et de fierté par
rapport au patrimoine culturel qui fait partie de l'expérience et de la
richesse de l'humanité.
Cette prise de conscience est importante pour « débloquer »
psychologiquement le Mélanésien de son complexe d'infériorité lié en
grande partie à l'insignifiance culturelle à laquelle il s'est trouvé réduit
(les slogans traditionnels étaient « Kanaks convertissez-vous! Civilisezvous! »).
Une des conséquences a été la honte de sa personnalité propre et le
mépris de lui-même qu'il noie dans l'alcool.
Au nom de la Foi et de la « Civilisation », le Kanak a dû se renier. Il faut
aujourd'hui, parce que les circonstances sont autres, qu'il affirme son
droit d'être et d'exister culturellement en Nouvelle-Calédonie.
Si je puis me permettre d'écrire cela, c'est parce que je suis convaincu
que l'on a fait fausse route, et qu'aujourd'hui, la gloire de la Foi et
l'honneur de la « Civilisation » seraient d'inviter le Kanak à venir au
banquet des civilisations, non en mendiant déculturé mais en homme
libre. Et la participation kanak ne peut être que l'affirmation de sa
personnalité à travers la possibilité retrouvée de s'exprimer dans sa
propre culture.
1. Pourquoi un festival mélanésien ?
Pour un dialogue culturel
Le festival doit enfin permettre au groupe européen ainsi qu'aux
minorités ethniques du Territoire, de voir, de connaître et peut-être
reconnaître la culture autochtone. C'est elle en effet, parce qu'autochtone,
qui peut donner à la culture du pays la « coloration » et la senteur du
terroir calédonien. Mais pour exister pleinement, la culture, comme le
monde kanak tout court, a fondamentalement besoin (c'est vital) de cette
reconnaissance du monde ambiant. La non-reconnaissance qui crée
l'insignifiance et l'absence de dialogue culturel ne peut amener qu'au
suicide ou à la révolte.
J'ai foi en la réalisation de ce festival. Je constate, en effet, que parmi les
Français calédoniens et métropolitains, il existe un courant de pensée qui
reconnaît sincèrement que la promotion culturelle autochtone est une
donnée essentielle d'un développement harmonieux du Territoire.
Ce projet, qui se veut porteur de l'espoir kanak, s'inscrit dans une
recherche réelle de dialogue. Je suis d'autant plus à l'aise pour l'écrire
que je me trouve déjà engagé sur le chantier de la concertation culturelle.
L'espoir qui sous-tend ce projet est grand... Nous devons, ensemble, le
réaliser pour l'avenir culturel de notre jeunesse et la santé de notre pays.
2. Mélanésia 2000 :
un événement politique et culturel
Financé par l’État français et organisé par Jean-Marie Tjibaou – qui devait,
peu de temps après, faire son entrée en politique – le festival Mélanésia 2000
s’est déroulé à Nouméa en septembre 1975. Sur une vaste esplanade
surplombant « Nouméa la blanche », quelque deux mille Kanaks de toutes les
régions de l'archipel présentèrent avec un grand souci esthétique des exemples
d'architecture mélanésienne, des objets artisanaux, des danses, etc., et des
temps forts de la vie kanak : échanges cérémoniels entre clans, discours clamés
par des spécialistes de l'art oratoire, chants de bienvenue..., autant
d'expressions d'un art subtil de la sociabilité. En contrepoint, une évocation
théâtrale de l'histoire du peuple kanak, incarnée par le personnage de
« Kanaké », soulevait avec pudeur mais fermeté les problèmes sociaux et
politiques posés par la colonisation : inégalités criantes, exclusion des
autochtones de la société dominante.
Dans cet entretien accordé à Michel Degorce-Dumas, à l'époque étudiant
préparant un mémoire sur Mélanésia 2000, Jean-Marie Tjibaou retrace les
étapes de la préparation du festival qui avait connu à Nouméa un immense
succès. Les analyses et réflexions du leader indépendantiste abordent ici de
nombreux thèmes (la dignité culturelle, le poids de la modernité, les rapports
avec l’État français, etc.) qu’il reprendra et développera régulièrement par la
suite. Nous avons placé cet entretien, pourtant réalisé en avril 1977 à Nouméa,
en début de volume, parce qu'il fournit une bonne introduction à la
compréhension de la démarche de Jean-Marie Tjibaou au moment de Mélanésia
2000.
J.-M. TJIBAOU – L’idée première était de faire l’inventaire de ce
qui existait, à travers cet inventaire, de prendre conscience du
patrimoine culturel du peuple mélanésien et ainsi d’essayer de
redonner confiance aux gens, par rapport à la situation
d’aliénation liée à la colonisation. Car l’emprise colonisatrice a été
encore plus forte que celle de la mission chrétienne. L’une et
l’autre sont liées, parce que le travail missionnaire est issu de la
culture qui a été enseignée aux gens : on leur faisait comprendre
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
que ce qu’ils avaient – entre autres les danses, les chants, la
manière de s’habiller ou l’habitat –, que tout cela relevait de la
sauvagerie, de coutumes appartenant à un monde dépassé, livré à
Satan, au diable, et donc à l’enfer et compagnie! Tous ces discours
des colons, de la mission et de l’Administration, ont induit dans la
mentalité traditionnelle une espèce de honte ; c’est cela le
sentiment d’aliénation. Il faut être autre pour être l’homme bien,
l’homme reçu, l’homme de la civilisation, l’homme de la
technique, de la force, du brillant. En un mot, pour devenir un
homme, il faut renier sa propre culture. Ce n’est pas en référence
directe à ces idées-là que nous avons agi (ces idées ont fait leur
chemin et sont enracinées depuis un siècle), mais c’est par rapport
à la situation d’aliénation qui reste, au complexe d’infériorité, et à
la marginalisation du monde mélanésien au sein du système
économique. Cette dévalorisation est liée à l’aliénation culturelle
qui fait que les gens ont honte d’eux-mêmes et sont incapables de
sortir, de devenir des hommes vrais, par rapport à leur propre
culture et au monde nouveau. Ils sont toujours les « sauvages »,
ils sont toujours les étrangers, à la fois pour eux-mêmes, et surtout
face à la civilisation nouvelle, qu’ils ont du mal à intégrer. Ils sont
toujours, en quelque sorte, en marge de leur propre moi.
Ma réflexion s’est développée à partir de ces idées-là et des problèmes
liés à l’alcoolisme. Celui-ci diminue un peu en ce moment, mais pendant
les années du « boom »15 on a vu les gens se saouler, faire des bringues à
tout casser, et alors un phénomène nouveau est apparu : des gens en
arrivaient à dire des paroles que jusque-là ils n’avaient jamais
prononcées, critiquer le chef, critiquer la société, les autorités
coutumières, etc. On a même vu des gens qui avaient une autorité
traditionnelle reconnue devenir eux-mêmes des loques, des pauvres
types ; ils avaient conservé leur enveloppe traditionnelle, mais l’alcool
les faisait descendre de leur piédestal et se révéler tels qu’ils étaient : des
hommes ayant une autorité certaine au niveau de la structure coutumière,
ayant des discours qui ont valeur dans la société traditionnelle, mais
complètement en marge du monde moderne. Ceci parce que cette société
moderne (le missionnaire, l’Administration, etc.) a retiré à la société
15.
Entre 1969 et 1972, les cours mondiaux du nickel ont connu une flambée
sans précédent. Les entreprises minières de Nouvelle-Calédonie ont alors
embauché de nombreux Mélanésiens, accélérant ainsi brutalement l'ouverture
du monde kanak sur l'économie de marché. Cet afflux d'argent a déstabilisé en
partie les pratiques traditionnelles (Note des éditeurs).
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
traditionnelle son pouvoir politique, son pouvoir de police même,
pouvoir au sens fort du terme. Ainsi les gens restent avec une structure
vidée de son contenu, puisque ceux qui commandent, désormais, sont
ailleurs. Il n’y a plus l’homogénéité qu’il y avait dans les groupes
traditionnels ; les gens, maintenant, ont d’autres références que la société
traditionnelle, d’autres chefs, d’autres personnes qui ont autorité sur eux,
et ceci amène une crise d’identité.
Pour toutes ces raisons, je me suis dit : il faut faire quelque chose ! J’ai
essayé de travailler avec les femmes pour la propreté des villages, parce
que tout ça est lié, les gens se sont laissés aller... Aujourd’hui, il y a une
reprise certaine, c’est mieux que pendant le « boom » et à la veille du
« boom », dans les années soixante-cinq, soixante-dix ; ce sont des
années que j’ai vécues comme des années de malheur, où la crise s’est
manifestée d’une façon vraiment profonde : abandon des chefferies, des
tribus, abandon plus ou moins clair de la coutume. Il y a des gens qui,
dans les années cinquante, se sont fait « naturaliser » français afin
d’avoir la possibilité d’acheter de l’alcool ; celui-ci était devenu le
symbole de l’accession à l’humanité complète. Il faut savoir qu’avant,
seuls les Français et ceux qui avaient un statut de droit commun16
pouvaient acheter n’importe quoi dans les magasins, alors que les autres,
les Mélanésiens, étaient considérés comme des citoyens de seconde
zone. De fait, les gens ont abandonné beaucoup de choses.
En 1947-1950, quand les Mélanésiens ont commencé à voter, il y a eu un
réel espoir, mais ensuite ils se sont trouvés divisés. Les dissensions au
sein de l’Union calédonienne17 ont aussi jeté la confusion dans la société
tribale. Quand les gens sont entrés dans la politique, ils ont désigné ceux
qui avaient autorité dans la société traditionnelle et ensuite, il s’est avéré,
dans le monde des Blancs, que ceux qu’ils avaient choisis avaient un réel
16.
En vertu de l'article 75 de la Constitution française, la population
autochtone de la Nouvelle-Calédonie relève d'un « statut de droit particulier ».
A l'inverse du statut de droit commun dont relèvent tous les autres habitants
du Territoire, ce statut autorise le recours aux « règles coutumières » en matière
matrimoniale et foncière. J.-M. Tjibaou rappelle que jusque dans les années
cinquante, l'achat d'alcool était interdit aux personnes régies par ce statut dont
certains Mélanésiens ont demandé à changer (NDE).
17. L'Union calédonienne (UC), fondée en 1953, est le plus ancien parti du
Territoire. Il a regroupé jusqu'en 1977 la plupart des « Petits Blancs » de
brousse et des Mélanésiens favorables à une plus large autonomie du
Territoire. Il est né de la fusion de deux associations suscitées par les Eglises
(catholique et protestante),pour éviter toute radicalisation. Les dissensions
auxquelles il est ici fait allusion sont apparues quand quelques leaders kanak,
sous la pression de l'Admnistration, ont été incités à quitter l'UC. Cf. M.
Dornoy, Politics in New Caledonia (1945-1977), Sydney, Sydney University Press,
1984 (NDE).
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
pouvoir, celui de faire voter les gens. Mais les Blancs ont utilisé le
pouvoir acquis par le vote des Noirs. Cela a contribué à démolir
l’autorité des chefs. La scission dans l’Union calédonienne n’a pas été
très bien comprise et a jeté un trouble de plus dans l’esprit des gens.
Toutes ces raisons ont conduit à un abandon certain de l’organisation de
la vie traditionnelle; depuis, il y a eu un essai de reprise, mais ce sont des
cas individuels. D’une manière générale, l’ensemble de la société n’a pas
pris conscience de sa richesse et surtout de sa valeur en tant que société.
En raison de la désintégration des tribus, Madame Scholastique Pidjot18
avait déjà constitué en 1971 un petit groupe qui essayait de réagir contre
l’alcool. À l’époque, l’initiative était encore informelle, familiale ; les
statuts n’avaient jamais été déposés. Ce comité anti-alcoolique essayait
de penser l’alcool, ou plutôt le bar, cet endroit où le mari s’arrête pour
discuter avec les voisins : pourquoi préfère-t-il s’arrêter là au lieu de
rentrer à la maison ? On essayait d’imaginer des solutions, de les mettre
à la disposition du mari dans son environnement direct, en espérant qu’il
reviendrait plus vite chez lui au lieu de traîner dans les bars. Premiers
objectifs : embellissement de la maison, nettoyage des gosses, faire du
centre familial un lieu où l’on aime habiter ; c’est l’objet de l’association
« Souriants villages mélanésiens. » Effort également de la femme, pour
se mettre au goût du jour ; cette réflexion est partie d’une boutade :
« Moi, je ne veux pas rentrer à la maison, c’est dégueulasse, les gosses
ne sont pas mouchés, ma femme est négligée, tout ça ..., alors je préfère
rester au bar avec les copains. » Cela a donné à réfléchir à pas mal de
femmes, et de là, on a essayé de travailler par projets (nettoyage des
villages, etc.), et les gens ont pris goût à cette entreprise. Ce travail s’est
organisé autour de l’axe habitat, avec animation, visite des lieux. On a
mis l’accent sur le déplacement, la visite dans d’autres groupes. Après la
première année, j’ai vu que les progrès étaient sensibles ; les gens ont
fait de gros efforts, il y a eu des améliorations de l’habitat. Sur le plan de
l’animation, on a commencé à organiser des veillées, des soirées, des
goûters l’après-midi, des bals, etc., et c’est là qu’est née l’idée du
festival ; j’ai pensé qu’on pouvait essayer d’organiser quelque chose
pour lier les groupes entre eux. Cela a été le premier stade du projet.
Michel DEGORCE-DUMAS – Ce mouvement, « Souriants villages
mélanésiens », était bien implanté et décentralisé. Dans chaque village il
y avait une correspondante de l’association. L’organisation des visites
permettait un brassage qui n’est pas habituel dans la mentalité
18.
L'épouse du député mélanésien Roch Pidjot devait jouer un grand rôle dans
l'organisation du festival Mélanésia 2000 (NDE).
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
mélanésienne. Les tribus n’avaient pas l’habitude de se rencontrer, et je
crois que cela a fait beaucoup pour ancrer l’idée du festival et donner aux
gens l’idée qu’ils pourraient un jour tous se rencontrer.
J.-M. T. – Oui, le mouvement avait mis en place dix-huit petits comités
qui se sont montrés prêts à engager des actions pour faire le festival : ils
ont fabriqué des objets artisanaux, des casse-tête kanak, ils ont demandé
et obtenu des danses19, etc. Avec ces comités, on aurait déjà pu faire un
petit festival. Ce projet a été présenté à la Direction territoriale de
Jeunesse et Sports, et c’est moi qui l’ai montré à Missotte20 et à Barillon,
en leur demandant leur concours. Mais Missotte a dit : « Au lieu de faire
votre petit truc, vous pouvez faire quelque chose de beaucoup plus
grand. » De là, on a commencé à envisager un grand projet. Puis sont
venues les discussions sur le Septième Plan. J’étais dans la Commission
Culturelle ; j’en ai profité pour glisser le projet et finalement, il a été
inscrit dans un dossier « Festival », dont l’étude était reportée à l’année
suivante. Alors on a repris le projet pour le proposer au Comité de
Développement.
Ce comité gérait plusieurs projets, mais a retenu celui du festival. Au fur
et à mesure, le festival a fini par accaparer le comité, et les gens qui
étaient affectés à d’autres projets sont venus travailler dans des
Commissions Festival. C’est au sein de celles-ci que les conditions de
réalisation du festival ont été discutées. Nous avons eu l’idée d’organiser
trois mini-festivals (un pour les Îles, un pour le Nord et le Sud, et un
pour le Centre) et un Comité du festival comprenant plusieurs
Commissions (Infrastructure, Contenu, Electricité, etc.). La Commission
Infrastructure a travaillé sur place pour tous les travaux, casse-croûte,
bouffe, garderie d’enfants, préparation des cases, relations publiques,
police, etc. La Commission Contenu, pour sa part, s’est déplacée pour les
animations.
Tous les soirs il y avait des réunions, c’était très animé, d’autant que le
Groupe 187821 avait distribué des tracts contre le festival; il était soutenu
19.
Dans la société mélanésienne, chaque danse est propriété d'un clan et ne
peut être exécutée sans l’autorisation de ce dernier (NDE).
20. Philippe Missotte, né en 1935, a créé et animé à partir de 1972 le Centre de
Formation d'Animateurs-Jeunesse et Développement en Nouvelle-Calédonie,
en compagnie de Gilbert Barillon et de Jean-Marie Tjibaou. Il a par ailleurs
collaboré à l'organisation de Mélanésia 2000 et cosigné avec Jean-Marie Tjibaou
l'ouvrage Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie (1976) (NDE).
21. Le Groupe 1878, dont le nom fait référence à l'année de la première grande
insurrection kanak, regroupait les premiers étudiants kanak revenus de
métropole qui s'engagèrent dans une critique radicale du colonialisme français.
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
par certains partis politiques, qui jouaient tantôt pour nous, tantôt contre
nous, et pensaient que l’on allait à la catastrophe. Ils ont d’abord été
hostiles, et quand ils ont vu que ça marchait, ils ont essayé de
récupérer ... Ce n’est pas fini d’ailleurs, ils continuent à jouer ce jeu-là.
Le Groupe 1878 est un groupe de jeunes qui va contre , et ça peut
mobiliser pas mal de monde. Pour les élections territoriales de cette
année, je crois qu’il y a des éléments nouveaux qui ne leur donnent pas
raison et les récentes élections municipales ont montré que quelquefois
mes analyses n’étaient pas mauvaises.
Avec les mini-festivals, nous souhaitions que le public local ait son
festival, et par là, qu’il soit sensibilisé. Nous sommes partis du principe
que tout le monde ne pourrait pas y assister, et qu’il fallait absolument
faire quelque chose pour les locaux. Sur ce plan-là, on a atteint notre but.
À la satisfaction de tous, les mini-festivals ont révélé des choses que l’on
croyait disparues.
M. D.-D. – Les comptes rendus des mini-festivals font apparaître des
critiques à propos des costumes « traditionnels » (claquettes japonaises,
tricots de peau, montres, et autres anachronismes). Et puis il y a eu cette
élection de Miss à Lifou, critiquée par Naisseline22. Comment cela s’est-il
passé ? C’est un point particulier, mais qui me semble être en
contradiction avec le reste.
J.-M. T. – L’élection de la Miss a été organisée par le Syndicat
d’initiative de Lifou à l’occasion de leur fête annuelle ; nous nous
sommes retrouvés prisonniers de cette affaire-là. On en a discuté après,
une fois que c’était fait. Cette affaire de Miss offrait à ceux qui nous
critiquaient de l’extérieur une bonne occasion. Dans notre organisation,
il n’a jamais été prévu d’élection d’une Miss.
M . D.-D. – Cet incident de parcours montre que la décentralisation
des actions a été effective.
J.-M. T. – Nous avions décidé que là où il n’y avait pas une structure
d’organisation du festival existante, il fallait demander à des structures
déjà en place (comme le Syndicat d’initiative de Lifou) d’assumer le
festival. Je voudrais souligner que la structure du projet était prévue pour
Le Groupe 1878, fondé en 1974, avait vivement critiqué le projet Mélanésia
2000 en dénonçant toute forme de « prostitution de la culture kanak » (NDE).
22. Nidoïsh Naisseline, chef coutumier de l'Ile de Maré, alors membre des
Foulards Rouges, premier mouvement kanak indépendantiste, d’inspiration
marxiste, fondé en 1969 par des étudiants revenus de Métropole. Ils seront avec
le Groupe 1878 à l'origine de la fondation du Palika (Parti de Libération Kanak)
en 1976 (NDE).
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
un temps limité, sans que n’ait été prévu un après-festival. Le projet se
terminait en septembre 1975 avec la tenue du festival, mais rien n’était
prévu au-delà quant aux cases, aux sites, à des projets de l’après-festival.
Mélanésia 2000 avait pour but de faire un « flash » sur notre culture pour
le monde blanc, et d’inviter les Mélanésiens à se projeter dans une
espèce de grande fête populaire où ils se révéleraient à eux-mêmes et
prendraient conscience de leur propre patrimoine. Notre pari était surtout
qu’à travers ce flash, les gens puissent créer davantage. Nous voulions
susciter la reprise d’une confiance en soi, d’une certaine dignité, et par la
suite, essayer de motiver des gens vis-à-vis de l’économie, des gens
décidés au niveau de l’affirmation de soi, jusqu’à vouloir des postes de
responsabilité. Tout ceci passe par le biais de la formation, avec la
nécessité de dépasser le niveau de la classe de seconde, qui fait blocage.
Nos difficultés sont liées à cette crise d’identité ; les gens ont du retard,
ils arrivent en seconde à dix-neuf ans : à la crise d’identité correspond un
lâchage au niveau des études. Ensuite, les gens regrettent, ils voudraient
continuer, faire des choses...
M. D.-D. – On pourrait maintenant parler de ce qui a amené à choisir
le contenu du festival ; il a donné lieu dans la presse à beaucoup de
photos, mais à peu de commentaires ...
J.-M. T. – Ça aussi c’est un signe. Pour le festival lui-même, Les
Nouvelles calédoniennes ont fait des pleines pages de photos, ça se
vendait bien, mais il n’y avait pas de commentaires.
M. D.-D. – J’ai vu La France australe23 ; là-aussi il y avait une page
complète avec juste un petit commentaire ... Alors, pour le festival,
quelles sont les personnes qui sont intervenues ? Il y avait des
techniciens européens qui étaient là, et certains ont critiqué leur
présence; qu’est-ce que l’on peut en penser ?
J.-M. T. – C’était notre choix, à nous organisateurs, de solliciter des
techniciens européens. Ce sont ceux qui ont contesté leur présence qui
ont aussi critiqué le festival. Il y a eu des discussions à ce sujet dans le
Comité. Pourquoi ne pas prendre des techniciens noirs ? Il y a bien des
gens sur place, mais personne de compétent. A partir du moment où on
fait le choix d’un certain spectacle, on est obligé d’opter pour les moyens
et le personnel permettant de réaliser ces objectifs-là. C’est le choix de
départ qui commande ; nous voulions faire un grand spectacle, un flash
qui soit grandiose, important. On a beaucoup réfléchi sur les critiques
relatives à la présence des Européens, sur les critiques de Nidoïsh
23.
Quotidien publié à Nouméa, qui a cessé de paraître en 1978 (NDE).
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
Naisseline, par exemple, le seul à l’avoir dit en face. On a discuté le
principe de la présence de Blancs dans l’organisation d’un festival noir.
Mais la question n’était pas tellement celle de la présence des Blancs,
mais celle de savoir ce que l’on voulait faire. Le festival tel qu’on l’a
imaginé, cela n’est prévu nulle part dans la coutume : un tel
rassemblement, en un laps de temps donné, précis, très court. Si on le
remet en question, il n’y a aucune de raison de s’arrêter. Il faut remettre
aussi en question tout ce qui est étranger au monde mélanésien : les
vêtements, les maisons dans lesquelles on habite, l’électricité, etc. Tout
l’apport du monde occidental, si on est logique, doit être discuté, jusqu’à
se faire hara-kiri même sur la manière d’en discuter, et sur le langage
que l’on utilise pour en discuter. En critiquant la présence de techniciens
blancs, on remet en cause l’apport des techniques occidentales que l’on a
choisies d’utiliser pour mettre en valeur ce qui, justement, a été détruit
par l’Occident à travers la colonisation.
Ma position est celle-ci : à partir du moment où l’on remet quelque chose
en cause, il faut mener les choses jusqu’au bout. Il n’y a pas de raison de
s’arrêter, de critiquer des détails, alors que le problème reste entier. La
critique a été bénéfique, pour des petits détails comme les montres, etc.,
mais les gens véritablement concernés par cette question étaient ceux du
Comité. Les autres, ceux qui dansaient, se foutaient de tout ça. Il y a une
autre réponse aussi : la manière de danser des gens aujourd’hui, le
matériel qu’ils utilisent, c’est ce qu’ils vivent culturellement, et on n’a
pas le droit, au nom d’une authenticité dont le schéma se situe il y a
cinquante ou cent cinquante ans, de faire la critique de ce qu’ils sont
aujourd’hui ; ils dansent avec des manous24, avec des sifflets, avec des
montres, des bagues..., c’est leur mode d’expression actuel, qui
correspond à leur authenticité actuelle. L’authenticité est liée au temps,
et elle est toujours liée à l’histoire, à une certaine existentialité de l’être.
On peut en discuter à l’infini. Tel est notre avis quant à la présence des
Blancs ; nous avons essayé de donner un maximum d’idées aux
spécialistes européens pour qu’ils construisent sur un plan technique ce
que nous voulions. Ce fut le cas, par exemple, du jeu scénique.
M. D.-D. – Justement, au niveau du jeu scénique, j’ai lu plusieurs
correspondances au sujet des masques pour figurer les Européens à leur
arrivée en Nouvelle-Calédonie. Le Comité demandait que les masques,
24.
Manou : mot d'origine tahitienne désignant des pièces d'étoffe de couleur
apportées par les colonisateurs aux populations autochtones du Pacifique, qui
se sont substituées progressivement aux vêtements traditionnels. Cette
nouvelle tenue a été adoptée dans tout le Pacifique, au point de caractériser
aujourd'hui le vêtement océanien typique (NDE).
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
surtout celui du missionnaire, ne soient pas grimaçants ou ridicules, et
insistait sur les « bienfaits » apportés par la religion.
J.-M. T. – C’était le vœu de certains membres du Comité...
M. D.-D. – Dans ces documents il y a une phrase qui dit : « Il serait
souhaitable que le missionnaire soit vu apportant des bienfaits, ça risque
d’être encore plus terrible au deuxième degré, mais c’est le vœu du
comité. »
J.-M. T. – La discussion a porté sur le fait qu’il y a des anciens, des
vieux catholiques ou protestants, qui risquaient d’être choqués par une
représentation un peu carnavalesque du missionnaire. C’était le vœu du
Comité, mais nous avons dit aussi que la représentation symbolique, la
mise en scène, l’habillage relèvent d’une technique théâtrale, et nous
faisions confiance aux gens de théâtre pour que ce vœu-là soit respecté;
mais il fallait que le missionnaire, le commerçant, le soldat, soient aussi
présentés comme étant les symboles de la « civilisation ».
M. D.-D. – Le festival, je m’en suis rendu compte en discutant avec
les gens, a connu deux temps forts: l’accueil des tribus par la délégation
du sud et le jeu scénique. Ce n’était pas joué ; on a du mal à le
comprendre. En métropole, quand un animateur fait un spectacle de
reconstitution du Moyen Âge, par exemple, c’est une reconstitution,
alors que là, au festival, les gens ont profondément vécu cet événement. Il
ne s’agissait pas d’acteurs, mais de chefs qui recevaient des délégations.
Ça ne pouvait se faire qu’une fois, et c’était très important.
Le deuxième temps fort fut le jeu scénique, où il a fallu apprendre à
un peuple, qui n’en avait pas l’habitude, à extérioriser sa culture.
J.-M. T. – Oui, ce sont des moments importants, surtout si on les
présente comme vous venez de le faire, en termes de paradoxes ; d’un
côté, les gens font leur coutume d’accueil, nécessitée par la rencontre des
gens ; ce n’est pas du théâtre, c’est un rite coutumier qui a été vécu
simplement, dans sa réalité profonde, sans chercher à faire bien par
rapport aux autres, c’est viscéral. Les gens ont fait le geste qu’il fallait,
personne ne leur a dit qu’il fallait le faire, c’est inscrit dans la coutume.
Ils ont préparé ce qu’il fallait, et tout ce qu’on leur a dit, c’est l’heure à
laquelle il fallait commencer.
Ce sont des moments forts, qui restent. Mais sur le moment, pendant le
festival il n’y avait pas de distinction. Comme toutes les prestations se
vivaient à un endroit donné, il était aussi important pour les participants
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
de manger ensemble, de faire le bougna25, de jouer ensemble, que de
déambuler sur la place. Une atmosphère avait été créée, que le site
permettait, et qui faisait que les gens vivaient le festival globalement,
comme un tout.
C’est plutôt au niveau de la « prise de vues » que l’on remarque des faits
saillants comme ceux dont vous parlez. Le jeu scénique en tant que tel
n’était que de la mise en scène, du théâtre ; il n’avait rien
d’extraordinaire à côté des danses que les gens faisaient : le spectacle
mettait en scène les mimes imaginés d’après des choses vécues dans le
passé, d’après des contes, des légendes, et également l’arrivée des
missionnaires. Le jeu scénique venait tout à fait synthétiser l’ensemble
de ce qui était mimé, dansé, chanté, comme faisant partie des éléments
de l’histoire de ce peuple-là.
M. D.-D. – Une autre chose m’a paru importante : le festival a été
une rencontre où les gens ont parlé, pour une fois, la même langue, et
cette langue-là, c’était leur culture commune. Il y a une trentaine de
langues mélanésiennes et la langue véhiculaire, c’est le français. Mais là,
on a parlé autre chose; on a parlé avec le geste, avec le don, enfin, on a
parlé avec la coutume, et ces gens-là se sont rendu compte, je crois, qu’ils
avaient une même coutume, et qu’ils appartenaient, disons, à un même
peuple.
J.-M. T. – Je crois que pour les gens qui ont l’habitude de vivre la
coutume, il n’y a rien de nouveau. Sauf pour les autres, et peut-être pour
les jeunes ; mais pour les gens comme moi, qui ont quarante ans et plus,
c’est une réalité qui est sue. On sait qu’il y a des différences au niveau
du rite, mais que le sens est le même. Ce qui est important, c’est la
rencontre elle-même, parce qu’elle est unique, qu’elle n’a jamais été
réalisée dans l’histoire, parce qu’il n’y a jamais eu l’occasion ni les
moyens de rassembler, à travers la coutume, en un temps aussi court, des
gens d’horizons si divers. Il aura fallu ce festival pour que les gens de
Belep et ceux de l’île des Pins26 se rencontrent, avec les gens d’Ouvéa,
de Lifou, de Hienghène, de Bondé, etc., sur les quatre cents kilomètres
de longueur et les cent, ou deux cents kilomètres de largeur avec les
Iles ; ça, c’était le grand événement. Les gens sont venus en grande
partie pour ça, pour cette grande rencontre. Les discours ont donné lieu à
25.
Bougna : mot provenant d'une langue du nord de la Nouvelle-Calédonie
(région de Koumak). Il s’agit d’un plat de poisson ou de viande assorti de
légumes et de lait de coco, le tout enveloppé dans des feuilles de bananier et
cuit sous un amoncellement de pierres chaudes (« four polynésien »). Le bougna
est aujourd'hui au menu de tous les repas de fête kanak (NDE).
26. Voir carte (NDE).
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
pas mal de traductions, parce que les vieux ont toujours présenté les dons
coutumiers dans leur langue d’origine. Chez nous, c’est habituel ; celui
qui arrive parle dans sa langue, même si on ne comprend rien. De toute
façon, on sait en gros le sens de ce qu’il dit (rires) ; on est complices, on
sait ce que ça se veut dire ; si on va chez lui, on va dire la même chose.
Mais au cours du festival, on a vu quelquefois des jeunes traduire le sens
exact de ce qui était dit.
M. D.-D. – Le succès de Mélanésia 2000, ce rassemblement, cette
prise de conscience, on comprend qu’au point de vue politique, cela ait
pu troubler les esprits, et notamment en raison de la participation de
l’État à cette entreprise ; j’ai lu dans une circulaire que « la
participation des armées à Mélanésia 2000 serait massive et
prioritaire à toute activité. » C’est dire que l’on n’a pas hésité; bien
qu’il y ait eu un article, de Colombani je crois, dans Le Monde, sur les
crédits difficilement accordés. Il y a eu une participation de l’État.
Comment jugez-vous cette participation, non pas en tant que
fonctionnaire, mais en tant que Mélanésien ?
J.-M. T. – Pour nous, la participation de l’État, organisateur de
Mélanésia 2000, n’est pas différente de la participation des bulldozers,
des lumières, d’un technicien du théâtre, ou d’un Philippe Missotte. Il y a
des objectifs prévus, des moyens à mettre en œuvre pour les atteindre, et
la participation de l’État, quant aux finances, au personnel, à la technique
s’inscrit dans cette perspective-là. Il s’agissait d’une demande
d’assistance technique, et c’est comme ça que nous l’avons reçue.
M. D.-D. – Oui, mais cela peut être interprété comme une espèce de
couverture, dès lors que l’armée participe au festival, que l’État donne
des crédits... Dans une perspective politique plus vaste, cette
participation n’était-elle pas motivée par autre chose ? Le gouvernement
français n’avait-il pas intérêt à ce que Mélanésia 2000 ait lieu ? L’État
ne donne pas de l’argent comme ça. J’ai posé la question à M. Erignac 27 ;
il m’a dit que c’était un mauvais sujet, que j’aurais dû choisir Calédonia
2000, ce qu’il prévoyait de faire. Il ne m’a pas répondu.
J.-M. T. – En ce qui me concerne, je réponds sur notre objectif ; les
objectifs de l’État, je ne les connais pas. Ils s’inscrivent dans une
politique bien définie, et je ne suis pas assez naïf pour croire que ces
objectifs étaient les mêmes que les nôtres. Mais, comme tous les gens
qui ont participé à Mélanésia 2000, les techniciens, les gens qui nous ont
vendu du bois, ce sont des gens qui voulaient travailler à ce projet pour
27.
Alors Secrétaire général de la Nouvelle-Calédonie (NDE).
2. Mélanésia 2000 : un événement politique et culturel
récupérer du fric. Je suppose que l’État, à un niveau plus important, a
également des objectifs, comme le vendeur de bois, et pour ce projet, ce
qui compte pour nous, organisateurs de Mélanésia 2000, c’est la
réalisation de nos objectifs. Ceux de l’État à travers cette organisation, je
ne les rediscute pas. Les pouvoirs publics ne se sont pas révélés être
immédiatement en train de récupérer le festival pour une cause autre que
la nôtre, alors nous avons utilisé tout ce qui a été mis à notre disposition
comme nous l’aurions fait s’il s’était agi de fonds privés.
3. Notre part de soleil*
Le festival Mélanésia 2000 donna lieu à la publication d'un ouvrage qui fit
date, Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie, préparé par Jean-Marie Tjibaou
avec Philippe Missotte. Au-delà de l'évocation du festival, illustrée par de
nombreuses photos, l'ouvrage se veut une présentation synthétique et
accessible des grands traits de la culture kanak. Jean-Marie Tjibaou puise ici à
diverses sources; les travaux des ethnologues, son expérience personnelle et, en
filigrane, sa culture chrétienne lui permettent d'élaborer une image du monde
kanak située à mi-chemin entre les thèmes mis en avant par le pasteur Maurice
Leenhardt (notamment dans Do Kamo) et les réalités kanak contemporaines.
Fort de son expérience d'animateur culturel, il dresse aussi un bilan, pour le
moins inquiétant, de la situation économique et sociale des Mélanésiens de
Nouvelle-Calédonie. Par-delà l'effort pédagogique, ce texte a rétrospectivement
un caractère prémonitoire : Kanaké, héros mythologique national en 1975,
anticipe déjà « Kanaky », nom que les indépendantistes, en décembre 1984,
donneront officiellement à leur futur pays décolonisé. Nous ne publions ici
qu'un extrait de l'ouvrage, qui montre combien Jean-Marie Tjibaou était
soucieux de voir les Kanaks devenir les acteurs et non les victimes de la
modernité.
Kanaké est un des plus puissants archétypes du monde mélanésien. Il est
l’ancêtre, le premier-né. Il est la flèche faîtière, le mât central, le
sanctuaire de la grande case. Il est la parole qui fait exister les hommes.
Cette même parole établit le système d’organisation qui régit les rapports
des hommes entre eux et leurs relations avec l’environnement
géographique et mythique.
L’objectif de ce livre est d’informer. Par une approche esthétique, nous
entendons mettre à la disposition du public un certain nombre d’images
*
Extrait de l'ouvrage Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie, Papeete (Tahiti),
Editions du Pacifique, 1976 ; photographies de Claude Rives et Michel Folco.
Edition anglaise : Kanaké, the melanesian way, Editions du Pacifique, 1978 (trad.
C. Plant).
et d’idées qui sont des flashes sur Kanaké et son univers. Nous faisons
une place de choix au mythe, à l’espace et au temps, parce que
l’expérience Kanak de ces trois dimensions laisse apparaître Kanaké
dans sa spécificité.
L’occasion de ce livre est Mélanésia 2000, premier festival d’arts
mélanésiens.
Mélanésia 2000, ce fut deux mille Kanaks réunis pour une grandiose
célébration, ce fut cinquante mille spectateurs.
Mélanésia 2000 est un moment de la quête d’identité Kanak. Il demeure,
pour beaucoup d’Européens, l’événement qui a permis la prise de
conscience de l’existence d’une culture autochtone.
Par ce livre, nous voulons relancer le dialogue pour la construction de
notre pays. Nous voulons proclamer notre existence culturelle. Nous
voulons dire au monde que nous ne sommes pas des rescapés de la
préhistoire, encore moins des vestiges archéologiques, mais des hommes
de chair et de sang.
Aujourd’hui, Kanaké vient à vous, chargé d’ans et d’histoire, riche d’une
expérience culturelle unique. Il réclame sa part de soleil.
[...]
Nous étions près de Nouméa, le 6 septembre 1975, à quelques
centaines de mètres des routes goudronnées, des tours en béton
des nouveaux quartiers et des réverbères électriques, sur l’aire
principale du premier festival des Arts Kanaks de NouvelleCalédonie, « Mélanésia 2000 », ainsi nommé comme une
interrogation venant tout droit du futur : qui seront les Kanaks de
l’an 2000 ?
L’orateur s’appelle Emmanuel Naouna, il est agriculteur à la tribu de
Waté tout au fond de la vallée de la Népoui, au bout du plus grand tapis
roulant du monde qui charge chaque année plus de 1,5 million de tonnes
de terre rouge dans le ventre des bateaux. On l’arrache aux flancs du
Caillou à trente kilomètres de là. Raffinée, purifiée, elle deviendra le
nickel qui constitue la principale ressource du pays.
Emmanuel Naouna n’est pas un amateur de bonne volonté qui tient bien
son rôle dans une reconstitution folklorique. Il est l’héritier d’un clan
précis dont la fonction dans la société paicî est de perpétuer et de
proclamer lors des grandes occasions, deuils d’un grand chef,
intronisation d’un nouveau, les généalogies des clans qui vivent de
Ponérihouen à Touho et jusqu’à Koné en traversant la chaîne. Ils parlent
tous une langue qu’on appelle le paicî.
Il a appris la généalogie d’un de ses pères28. Elle dure plus d’une heure et
sans le rythme de la danse la mémoire n’est pas sûre.
La Parole est sacrée et l’orateur doit se préparer pour la proclamer : pas
d’alcool, ni de vin, jeûne et continence ; médicaments sacrés aussi ; ce
matin, avant de monter sur le bois, Emmanuel a bu la boisson d’herbes
macérées en invoquant ses ancêtres, pour que sa langue soit déliée
comme le serpent, et que sa parole vole comme une pierre de fronde. Ce
discours n’est pas n’importe quelle fable. Il est la Parole au même titre
qu’elle est évoquée au prologue de l’Évangile de Jean : « Et le verbe
s’est fait chair et il a habité parmi nous. » De la même manière cette
parole s’incarne dans les Kanaks dont elle raconte la création, organise
les clans et leur espace.
Quelques heures avant, les gens de la région de Canala qui parlent le
xhârâcùù ont rythmé de la même manière l’origine mythique de leur
clan ; ils l’ont proclamée sans hésitation en offrant la case qu’ils ont tenu
à construire pour le festival aux gens du sud, les propriétaires coutumiers
de la terre.
Nous reviendrons à ces récits mythiques, véritable genèse de chaque
groupe important de Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie. Ce qui nous
semble capital en commençant cet ouvrage est l’événement que
constituent ces proclamations en 1975, après tant d’années de
scepticisme et de dénégations, aussi convaincues que convaincantes, sur
l’existence d’une culture réelle du monde mélanésien. Il est étonnant de
voir ainsi ressortir de l’obscurité les rites toujours pratiqués. Ils les
cachaient à la fois aux Européens, qui ne pouvaient les considérer que
comme des pratiques sauvages, et aux missionnaires, qui les avaient
interdits comme idolâtres. Les Kanaks ne pouvaient contredire les
missionnaires de peur de ne plus être défendus par eux contre les
tracasseries de l’Administration coloniale.
Les Kanaks sont là, soixante-quatorze ans après l’accueil par un notable
européen du pasteur Maurice Leenhardt, qui arrivait en NouvelleCalédonie à la demande de catéchumènes protestants : « Que venez-vous
faire ici ? Vous venez pour les Kanaks ? Dans dix ans il n’y aura plus un
Kanak. »29
28
On appelle père le géniteur et ses frères, mais surtout l'homme qui vous a
donné le nom.
29 Maurice Leenhardt, De la mort à la vie , Société des Missions Evangéliques de
Nouvelle-Calédonie. Texte écrit en 1922, réédité en 1953 à l'occasion du
centenaire de la présence française en Nouvelle-Calédonie, 45 pages, p. 5.
Les aléas de la modernité
Si vous rencontrez Emmanuel Naouna dans les rues de Nouméa, vous ne
le reconnaîtrez pas parmi les autres passants. Il a dû travailler au nickel
ou au chalandage. Il est catéchiste de l’Eglise catholique.
Il est un des 53 72530 Kanaks qui peuplent la Nouvelle-Calédonie (soit
40,80 % de la population). 12 269 vivent à Nouméa et aux environs.
13 000 aux Iles Loyauté, Lifou, Maré et Ouvéa. Les Européens sont
aussi nombreux : 51 582 (39,17) % dont la plus grande partie peuple le
chef-lieu (32 958). La population de Nouvelle-Calédonie compte
également 9 920 Wallisiens (7,53 %), 6 823 Tahitiens (4,72 %), 1 751
Viêtnamiens (1,33 %), 4 827 Indonésiens (3,6 %), et 3 600 autres
(2,7 %).
Dans ce microcosme multiracial, la population mélanésienne occupe une
place originale. Si les moyens d’information véhiculent et reflètent une
certaine image des Européens, il n’en est pas de même pour le monde
Kanak qui reste en deçà de l’information.
Le monde mélanésien est secret, réservé. Pour façonner son image aux
yeux du public, il ne dispose que de l’opinion et elle est dure : « le
Mélanésien n’a pas la notion du temps », absentéisme et retards
provoquent des contacts difficiles entre employeurs et employés.
« Quand il y a une fête à la tribu, on sait quand il part, on ne sait pas
quand il revient. » On ne peut pas avoir confiance en lui. Il n’a pas
l’esprit d’entreprise. Par contre, on dit fréquemment : « Il est accueillant
et hospitalier », mais aussi « c’est un grand enfant » et « quand il a bu, il
devient méchant. »
Toutes ces opinions généralisées par la rumeur prennent racine dans
mille faits bien réels, peu expliqués pour plusieurs raisons. D’une part,
les études sur le Mélanésien sont peu vulgarisées et leur érudition les
réserve à des spécialistes ; de l’autre, pour les raisons que nous avons
expliquées plus haut, le Mélanésien ne se livre pas et veut que ses secrets
soient impénétrables, car il en connaît la fragilité face à des esprits
sceptiques et scientifiques. Enfin, si on serre de près les informateurs —
assez rares car tout ce qui touche aux phénomènes hérités de l’époque
coloniale est comme tabou, et il est considéré comme malséant d’en
30
Service de la statistique de Nouvelle-Calédonie, recensement du 23 avril
1974.
Au recensement de 1989, on comptait 164 173 habitants sur le Territoire, dont
73 598 Kanaks (44,8 %). La population était de 68 480 habitants, dont 34 969
Kanaks (51,1%). La population kanak lors de la prise de possession de
l'archipel en 1853 est évaluée à 40 000. En 1921, ce nombre était tombé à 27 100
personnes (source : J. Freyss, Economie assistée et changement social en NouvelleCalédonie, Paris, PUF, 1995) (NDE).
parler — on découvre les faits suivants : très peu d’informateurs ont
connu réellement les Mélanésiens, beaucoup les ont rencontrés au travers
des rapports de patron à employé, de maîtresse de maison à domestique
ou même le plus souvent par l’intermédiaire des joyeux tatas31 échangés
dans le vrombissement des moteurs et les nuages de poussière de la route
des vacances de la côte est. Même dans l’intérieur du Territoire, rares
sont ceux qui ont partagé complètement plus de huit jours la vie d’une
tribu.
Entre usine et tribu
Malgré son isolement, le Mélanésien ne peut ignorer la manière de vivre
des Européens. Aspiré par les attraits des biens de consommation,
comme par une gigantesque soufflerie, le Mélanésien se trouve engagé
plus ou moins dans le système économique.
Ce n’est pas une question de sentiment. Le groupe se déplace vers ce
qu’il considère comme un mieux-être, quels que soient les discours sur le
choix de société ou les options philosophiques.
L’environnement industriel et socioéconomique du monde moderne est
là, de plus en plus prégnant, même pour le monde rural. Le Mélanésien
doit se situer dedans.
Aussitôt se pose la question jamais explicitée mais toujours présente de
la raison même de vivre : « Comment peut-on être Kanak dans le monde
moderne ? Comment peut-on trouver une place dans le monde industriel
sans y laisser son âme ? »
Cette question se manifeste concrètement par un malaise permanent
quant à l’insertion des Mélanésiens dans le monde du travail.
Ils constituent 40 % de la population mais seulement 24 % des
travailleurs salariés. Lorsqu’on demande à un Mélanésien quelles sont
ses aspirations, il répond : « Avoir une place » et non « faire tel métier »
ou « exercer telle profession ». La réponse tourne toujours autour d’un
désir d’être situé à un endroit lui permettant d’être reconnu comme
quelqu’un. Jusqu’ici, il n’y a pas d’entreprises mélanésiennes
d’envergure. Les quelques petites et moyennes entreprises qui
fonctionnent sont trop peu nombreuses pour être représentatives.
Une proportion assez faible de Mélanésiens se fixe actuellement d’une
manière durable dans un emploi. Pourtant, certains travaillent depuis
vingt ans chez le même employeur. Considérés comme lents mais
consciencieux et sûrs, ils ont en fait trouvé leur place dans un petit cercle
de travailleurs où ils sont reconnus, et ce tissu social a une certaine
similitude avec celui de la tribu. La plus grosse société du Territoire, la
31
Terme typiquement calédonien utilisé pour dire au revoir (NDE).
SLN32, ne compte que 16 % de Mélanésiens dans son personnel. Dans
les centres miniers, la proportion est un peu plus grande, de 33 à 50 %
des effectifs, contre 10 % à l’usine de Doniambo. Dans ce dernier cas, il
faut non seulement s’adapter au rythme de la productivité, à la poussière
et au bruit, mais encore aux logements modernes et à la vie urbaine. Sur
mine, le travail s’effectue en plein air et généralement on peut continuer
à vivre dans la tribu, ou du moins y revenir souvent.
Une grande part des vicissitudes des Kanaks face au travail industriel
s’explique dans le fait qu’ils vivent et ressentent ces contraintes avec, en
arrière-plan, la perspective du retour toujours possible à la tribu.
Les Wallisiens, à 1 800 km de leur village, les Tahitiens à 4 800 km du
aïa-héré (pays aimé) ne peuvent avoir les mêmes réactions. Quant aux
métropolitains et aux Français nés en Nouvelle-Calédonie, il y a belle
lurette qu’ils ont quitté la ferme paternelle ; d’une part, ils s’en plaignent
souvent, de l’autre, la terre ne leur tient pas lieu de religion, enfin, « ils
ont l’habitude » puisque, comme disait ce vieux Kanak : « Le travail, la
vitesse, ils n’ont pas de mérite, c’est eux qui les ont inventés. »
La situation économique du monde mélanésien n’est guère florissante.
Sur les 24 % de Kanaks que compte la population de travailleurs de
Nouvelle-Calédonie, 65 % ont des emplois de manœuvres ou
d’employés de maison ne nécessitant pas d’examen technique fixé par
l’Office de la main-d’œuvre33. 2 sont cadres sur 860 et 7 agents de
maîtrise sur les 650 du Territoire34.
Dans la fonction publique, 3 Mélanésiens ont fait des études supérieures,
9 ont été recrutés au niveau du baccalauréat, 55 sur 400 au niveau du
BEPC et 300 sur 600 avec le CEP ou moins.
32
La Société Le Nickel (NDE).
5 625 travailleurs sur les 8 181 salariés mélanésiens répertoriés par la CAFAT
au 31 août 1973 étaient classés dans cette catégorie (pour un total de 33 430
salariés dont 14 600 Européens).
34 Un sondage effectué en 1975 auprès de 941 employeurs, totalisant 22 692
salariés (75 à 80 % du total), élargit les catégories « cadre » et « agent de
maîtrise » aux fonctions équivalentes du secteur tertiaire et en particulier de
l'enseignement. Il dénombre sur 5 389 salariés mélanésiens des deux sexes
(23,74 % du total), 3 071 manoeuvres et employés (mais 240 employés est un
nombre qui n'apparaît pas tenir compte des employés de maison), 337 agents
de maîtrise sur 2 376 sont mélanésiens (9 dans l'industrie lourde, 250 dans
l'enseignement privé et 59 dans les services publics), et 26 cadres sur 1 148
(dont 17 dans l'enseignement privé).
Pour des analyses plus récentes de la situation économique de la NouvelleCalédonie, cf. A. Christnacht, La Nouvelle-Calédonie, Paris, La Documentation
Française (Notes et études documentaires) et J. Freyss, Economie assistée et
changement social en Nouvelle-Calédonie, op. cit. (NDE).
33
Un effort considérable a été fait pour former rapidement des ouvriers à
un niveau de qualification correcte, par la création de Centres de
Formation Professionnelle Rapide. Malheureusement, même ceux qui
ont appris un métier ont tendance à ne pas le pratiquer. Ainsi, lorsqu’en
Nouvelle-Calédonie, on recrute pour n’importe quelle besogne, on
sélectionne de jeunes Mélanésiens qui arrivent de la tribu avec un CAP
et n’ont jamais travaillé.
Cette situation et ce désintérêt pour la formation professionnelle ne sont
pas dus uniquement au chômage et au goût de la vie rurale mais aussi à
une attitude commune devant beaucoup de petits patrons qui vouent a
priori et systématiquement le Mélanésien au statut de manœuvre de
force. Le travail occasionnel est son domaine. Depuis trente ans, des
bandes d’hommes et de jeunes ont quitté périodiquement la tribu pour
aller à Nouméa décharger les bateaux qui ravitaillent l’île en produits de
toutes sortes. Certaines tribus se sont spécialisées dans le chargement des
minéraliers. Les conditions de travail et d’hébergement étaient loin
d’être idéales. Pour beaucoup de jeunes, ces périodes ont été une
occasion d’apprendre à boire et de se faire une idée du travail dans le
monde moderne. Ces expéditions périodiques permettaient néanmoins
d’amasser un petit pécule qui fournissait de l’argent à la tribu.
Le problème de l’économie du monde mélanésien va s’accroître encore
avec la diminution de ces travaux de force due à l’actuelle mise en place
de nouveaux moyens.
La motivation au travail des Européens est le fruit d’un choix éthique et
historique : le travail, achèvement de la création pour la mettre au service
de l’homme, est la valeur primordiale de la société occidentale. Le
Mélanésien, au contraire, a fait connaissance avec le travail, hors de ses
terres, exécuté au profit d’un autre, au travers des corvées obligatoires
qu’on appelait les prestations. Le gendarme, syndic des affaires
autochtones35, tout-puissant représentant de l’administration coloniale,
exigeait du chef qu’il fournisse un certain nombre d’hommes pour aller
cultiver le café chez le colon. S’il ne les rassemblait pas, la sanction était
la prison. Plus tard, on lui donna une prime par tête de travailleur fourni.
Les lois sur l’indigénat qui permettaient ces pratiques ne furent abrogées
qu’en 194636, après que deux guerres ont vu les Mélanésiens participer
volontairement au corps expéditionnaire.
Quelles sont les motivations du Mélanésien pour travailler ? Désir d’être
un homme du monde moderne ? Attrait de la possession de biens
35
Depuis 1900.
Les lois sur l'indigénat ont été prises par décret du 18 juillet 1887, prorogé
par les décrets du 12 mars 1897, du 23 mars 1907 et du 27 mai 1917.
36
matériels ? Que connaît-il de la société européenne ? D’une manière
générale, ce que connaît un étranger qui y travaille37.
Le Kanak n’expérimente que les aspects les plus contraignants : travail,
horaire, production, accélération permanente des rythmes due à la nature
même d’une société de croissance, enfin, avec sa conséquence directe
qui n’est pas seulement douloureuse pour le monde mélanésien,
l’anonymat. Il ne connaît les autres dimensions de cette société —
famille, manière de se reposer, de parler, de jouer, de faire la cuisine, de
vivre tous les instants de la vie qui font du quotidien de chacun l’art de
vivre d’un peuple — qu’à travers l’école, le cinéma, la télévision. Il ne
les a pas vécues. Rares sont ceux qui se sont assis à une table
européenne.
Les femmes, par contre, souvent employées de maison, ont pu apprendre
l’utilisation des équipements ménagers et domestiques.
Face à une société si rugueuse à la main qui essaie de la saisir, la tribu
demeure la solution magique. A la tribu, le Mélanésien a une place, un
nom, il est quelqu’un situé dans le temps et l’espace. Dans la société
européenne, il est manœuvre et quand le choix se présentera, il n’aura
pas d’hésitations.
Dans la situation actuelle, le Mélanésien n’a pas de modèle, de phare, de
frère aîné ayant pleinement réussi dans la société européenne. Chacun est
un pionnier qui trace une route d’autant plus difficile qu’il reste attaché
au milieu traditionnel par des racines vigoureuses.
Pour la plus grande masse, le va-et-vient s’établit : un mariage se
présente et le clan doit participer à sa préparation. On ira travailler deux
ou trois mois à Nouméa. L’achat d’une voiture nécessite un séjour plus
long chez le colon ou au centre minier. La fête passée, on restera à la
tribu. Le nombre de maisons construites en matériaux modernes dans les
tribus augmente. Ces maisons « en dur » signifient qu’un nombre de
Mélanésiens assez important a la volonté d’épargner et de consacrer une
grande partie de ce qu’ils gagnent à améliorer les conditions de vie de la
tribu. N’est-ce pas là une confirmation supplémentaire que le retour au
pays du séjour paisible est une réalité majeure du monde mélanésien ?
37
Le Mélanésien était assigné à résidence sur les terres de réserve, sauf
engagement de travail. Les arrêtés du 14 septembre 1920 et du 20 septembre
1934 réglementaient la circulation de nuit. Toutes ces restrictions furent
complètement abrogées par la loi de 1946.
L’école difficile
Cependant, la proportion d’enfants scolarisés est légèrement plus forte
pour les Mélanésiens (42 %) si on la compare à la population globale
(40 %).
Cela tient à des raisons démographiques, car les enfants d’âge scolaire
sont plus nombreux dans cette ethnie. Malgré le dévouement de tous, les
Mélanésiens ne trouvent pas à l’école les méthodes pédagogiques qui
pourraient les aider à surmonter les handicaps que nous allons examiner.
En 1974, la proportion d’enfants présentés et admis au Certificat
d’études est équivalente dans les deux ethnies, mélanésienne et
européenne (un peu plus de 5 % de la population totale scolaire et 31 %
d’admis de part et d’autre). Par contre, sur 956 enfants entrés en sixième
en 1974, 200 sont Mélanésiens pour 584 Européens. Pourtant, la
progression est nette à ce niveau ; les Mélanésiens étaient 35 en 1966, 75
en 1970, 147 en 1971 et 161 en 1972. Le progrès s’affirme d’année en
année à la fin de la troisième : 31 Mélanésiens reçus en 1966, 59 en
1970, 63 en 1971, 104 sur 146 Mélanésiens présentés en 1974 pour 147
entrées en sixième au début de l’année 1971, le résultat est encourageant.
La difficulté s’accroît à partir de la troisième. Les raisons ne sont pas
toujours évidentes. Un certain nombre est orienté vers les classes
professionnelles ou techniques. D’autres, en particulier les filles, quittent
l’école à cette époque, l’ambition de leur famille étant satisfaite. A partir
de cette classe, l’élève mélanésien semble avoir plus de difficultés. Il a
été élevé dans sa langue maternelle qu’il a parlée jusqu’à son entrée à
l’école à l’âge de six ans. Souvent, elle reste la langue habituelle de tous
les moments où il n’est pas à l’école.
Mais à l’école, et dans le monde moderne, la langue française est le
moyen d’appréhension de l’univers et de la construction de la pensée. A
partir d’un certain niveau de réflexion ressortent des lacunes, invisibles
dans la conversation courante, qui empêchent l’élève de progresser plus
avant dans le système de pensée occidental. Or, le baccalauréat est la
première clef des études supérieures qui, seules, permettront d’une
manière générale d’atteindre des postes à responsabilité. Les résultats
mélanésiens ont peu progressé depuis 1966 (le lycée n’a été accessible
aux Mélanésiens qu’en 1958), le chiffre des admis mélanésiens au
baccalauréat varie entre 1 et 7 de 1963 à 1974, avec une pointe à 9 en
1970 pour un total d’admis de 120 à 180 ; en 1974, ils étaient 2 à être
reçus au baccalauréat secondaire et 1 au baccalauréat technique38.
38
Le premier Mélanésien à avoir obtenu son baccalauréat est M. Ounu
Boniface, d'Ouvéa, en 1962.
Pour la première fois, presque 100 élèves d’origine mélanésienne sont
actuellement dans l’ensemble des classes de seconde des établissements
secondaires et techniques de Nouvelle-Calédonie. Ce résultat, dû aux
efforts de tous, élèves et enseignants, permet d’espérer une augmentation
appréciable, dans les années qui viennent, du nombre de jeunes de cette
ethnie qui accéderont aux études supérieures.
Actuellement, un des plus gros problèmes de la jeunesse mélanésienne
est de trouver un emploi. Si à la fin des études (Certificat pour la plupart,
BEPC pour certains), le fossé pour entrer dans la vie professionnelle est
difficile à franchir pour tous les jeunes, il semble qu’il le soit encore plus
pour les Mélanésiens. Beaucoup, après quelques essais d’insertion
ressentis comme peu satisfaisants, retournent vivre à la tribu. Plus tard,
poussés par les obligations familiales, ils essaieront à nouveau et
repartiront en bas de l’échelle des emplois.
Le projet des femmes ou la renaissance
Un rapide survol du monde du travail a souligné le va-et-vient permanent
entre la tribu et le milieu de travail pour les jeunes hommes. Les jeunes
filles mélanésiennes quittent la tribu beaucoup plus tard que les garçons,
mais celles qui s’en vont rompent d’une manière beaucoup plus
délibérée avec le milieu traditionnel ; généralement, elles vont à
Nouméa. Beaucoup d’autres s’y trouvent déjà parce qu’elles y sont nées
ou ont rejoint leurs maris qui y vivaient pour leur travail. Elles ont donc
approché directement les commodités du monde moderne. Dans les
cours ménagers elles avaient déjà pratiqué le repassage avec un fer
moderne, la couture et des recettes de cuisine qu’il est parfois difficile
d’adopter lorsqu’on vit en tribu. Elles ont apprécié la facilité avec
laquelle on peut faire la cuisine sur un réchaud à gaz au lieu d’aller
chercher de plus en plus loin du bois mort pour alimenter le feu, sans
parler de l’eau courante et des machines à laver le linge et la vaisselle.
Elles ont vu l’intérêt de l’électricité, des maisons au sol cimenté.
Mais, plus peut-être que ce désir de confort, le rôle traditionnel des
femmes mélanésiennes explique son action dans la renaissance actuelle.
Ce sont elles qui donnent la vie par le sang, une seule et même réalité. Le
père donne le nom, le rang et le statut social, mais, pour toujours,
l’enfant, garçon ou fille, se souviendra du lien qui le rattache au clan de
sa mère et en particulier aux frères de celle-ci qu’on appelle les oncles
utérins : ils sont les propriétaires de la vie, les gardiens du sang.
Donc, les femmes de Calédonie, comme toutes les mères du monde,
donnent la vie à la naissance et la redonnent toutes les heures du
quotidien. Peut-être est-ce pour cette raison que, contraintes à la volonté
de bonheur, elles ont ressenti à quel point le problème des gens de leur
race atteignait aux profondeurs de l’être. D’abord, elles furent alertées
par les ravages de l’alcoolisme. Non seulement elles devaient, depuis des
années, en subir les conséquences et en réparer les dommages, car ce
fléau les privait d’un argent qui aurait permis d’améliorer le foyer, mais
encore elles s’apercevaient, dans les dernières années, qu’il dissolvait le
tissu social et que les enfants en ressentaient les effets.
Plusieurs associations se formèrent. Les femmes imitaient en cela la
création d’associations d’hommes qui, après la guerre, aidèrent à
restructurer le groupe kanak au lendemain des nouvelles lois modifiant
son statut : UICALO avec le père Luneau (Union des Indigènes
Calédoniens Amis de la Liberté dans l’Ordre) ; AICL (Association des
Indigènes Calédoniens et Loyaltiens) et AICLF (Association des
Indigènes Calédoniens et Loyaltiens Français), l’une et l’autre nées au
sein des Églises évangéliques ; Jeunesse Agricole Chrétienne au sein de
l’Eglise catholique qui donna naissance au Mouvement Familial
Chrétien en 1968. Ainsi, autour de Madame Pidjot, se créa l’Association
Féminine Pour un Souriant Village Mélanésien. Son but était d’attaquer
l’alcoolisme dans ses causes sociologiques les plus profondes : rendre à
la tribu sa qualité d’environnement où l’homme ne peut vivre que dans
une certaine harmonie avec les choses et les hommes. Qualité du
logement, qualité du jardin, lutte contre le désœuvrement : le projet allait
mettre à l’ouvrage le couple aussi bien dans le partage du gros œuvre et
les tâches quotidiennes que dans l’épargne des fonds nécessaires à la
construction et à l’amélioration de l’aménagement. D’abord, une
vingtaine de femmes à La Conception et à St-Louis, en 1971, puis
maintenant plus de deux cents à leur dernière assemblée générale, elles
se réunissent régulièrement par régions géographiques et une fois par an,
tous les groupes du Territoire tiennent leurs assises. Elles pratiquent les
échanges qui leur permettent de mieux se connaître les unes les autres.
Pendant ce temps, les pères gardent les bébés et les enfants.
Tandis que les associations d’hommes avaient abouti quelques dizaines
d’années plus tôt à des formations politiques, les groupes de femmes du
Souriant Village Mélanésien allaient donner naissance à bien autre
chose : le Kanak de 1975.
Elles prirent vite conscience du malaise dans lequel le groupe se trouvait,
du déphasage incessant qu’il éprouvait entre le monde collectif de la
tribu et le monde individuel des Européens, écartelé entre deux systèmes
de valeurs enracinés sur deux planètes différentes. Ce sont elles qui en
1973 eurent l’idée de faire le premier festival d’art mélanésien. L’idée fit
du chemin. Après la préparation du septième Plan, une centaine de
notables Mélanésiens, consultés, avaient créé avec quelques Européens
le Comité pour le Développement. Membres de l’Association Culturelle
Mélanésienne, ils devaient ensemble faire du festival mélanésien la
preuve de la vitalité et de la dignité du monde mélanésien et de cette
prise de conscience que nous essayons aujourd’hui de partager avec
vous.
[...]
Kanaké face à l’avenir
Kanaké qui va à la messe ou au culte pour invoquer le dieu de JésusChrist n’a pas complètement rompu avec les croyances ancestrales. Il
semble garder au fond de lui une porte de secours le reliant aux ancêtres.
Il continue les rites de célébration de l’igname. S’il est malade et que la
médecine officielle ne lui donne pas satisfaction, il se retourne sans
complexe vers les pratiques médicinales traditionnelles en relation
directe avec la foi des ancêtres.
En ce qui concerne la chefferie, Kanaké conteste parfois l’exercice de
l’autorité à la tribu, mais jamais son origine mythique. Cette croyance
reste profondément enracinée dans la conscience collective.
Les cérémonies coutumières se célèbrent toujours, surtout à l’occasion
des deuils et des mariages. La référence mythique est constante : les
utérins détiennent le principe de vie qu’est le sang et les paternels ont
autorité sur le statut social que confèrent le nom et le rang. Les discours
sont toujours de rigueur. Comme les cérémonies, ils ont subi des
transformations au niveau de la forme, mais le sens reste le même.
Le sens de la coutume et l’esprit traditionnel du peuple Kanak
demeurent, mais Kanaké doit, pour en conserver l’authenticité, faire un
effort constant de prise de conscience quant à l’expression matérielle et
symbolique de son art de vivre.
S’il ne prend pas garde, il risque de se retrouver dépositaire de rites et de
formules vidés de leur contenu.
Ce qui peut survivre dans la culture Kanak
Nous répondrons brutalement : Kanaké. Face à son environnement et aux
besoins fondamentaux, Kanaké garde une certaine stabilité dans sa
manière de se situer dans l’existence.
L’igname comme le taro d’eau se plantent, se récoltent et se
consomment toujours.
Face au besoin de sécurité, et de recherche de chaleur humaine, Kanaké
ressent de plus en plus le besoin d’un retour aux sources.
Face à la peur et à l’angoisse de la mort, la foi dans la vie et la présence
des esprits restent vivaces au cœur de Kanaké.
Face au besoin de se perpétuer, le système d’alliance traditionnelle garde
son prestige et ses exigences communautaires.
Si les ancêtres de Kanaké revenaient en l’an 2000, ils reconnaîtraient
l’homme par son nom. Ils reconnaîtraient son système hiérarchique, ses
généalogies, sa structure coutumière, sa langue, même appauvrie, son
humour, en un mot sa manière d’être au monde persistant au travers de
l’histoire.
L’expérience vécue de cette complicité passe par les contingences
historiques. Mais elle ne doit jamais être identifiée totalement aux
institutions écrites, aux rites ou au matériel symbolique utilisés par une
époque donnée. En effet, ce qui est primordial et qui perdure au-delà des
siècles, ce n’est pas cette expérience, mais l’inspiration ou l’éthique qui
fait surgir cette expérience dans l’histoire. Certes, cette éthique s’affine
au fil des années et reste teintée par la vie des hommes qui la
retransmettent, mais c’est surtout l’inspiration qui la pérennise. En ce qui
concerne Kanaké et son devenir, il est clair que c’est l’éthique qui inspire
la vie de son groupe qui doit survivre. En effet, c’est elle qui fait que
Kanaké sera toujours Kanaké.
Vivre cette éthique, c’est cela qui doit permettre à Kanaké de faire des
choix, aussi bien dans la tradition que dans les immenses possibilités du
monde moderne. Seule cette éthique clairement vue permettra à Kanaké
de se créer une nouvelle culture ou un schéma d’identification renouvelé.
Car cette éthique qui se situe au cœur de la culture Kanak s’identifie à
l’inspiration culturelle de tous les groupes humains. C’est la réponse que
chaque collectivité donne aux questions qui rongent les entrailles de
l’humanité depuis toujours : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où
allons-nous ?
Face à ces questions, il n’y a pas une hiérarchie de réponses et donc pas
de degrés plus ou moins développés d’humanité, il y a seulement des
manières différentes de répondre qui engendrent la diversité des cultures.
Ce qui permet aux hommes de pouvoir s’enrichir mutuellement parce
qu'ils sont différents.
La prise de conscience est lente, mais elle progresse et elle est sans
retour. L’art de vivre autochtone, qui plonge ses racines aux cœurs des
ancêtres, sort tout doucement au grand jour. C’est au niveau de l’éthique
que la culture autochtone survivra et que Kanaké demeure et demeurera
Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie.
4. Recherche d’identité mélanésienne
et société traditionnelle*
Ce texte, seule publication de Jean-Marie Tjibaou dans une revue
spécialisée, a été écrit bien avant que ne se tienne le festival Mélanésia 2000. Il
fait directement écho aux études d'ethnologie suivies par Jean-Marie Tjibaou à
Lyon puis à Paris, de 1968 à 1971, en liant les caractéristiques générales de la
culture kanak à une présentation détaillée d'un matériel ethnographique
concernant sa région d'origine. Il semble bien que cet article procède d'une
véritable « investigation de terrain » qu'il aurait effectuée dans la vallée de
Hienghène, mettant à profit sa formation ethnologique. Il s'en inspira
largement pour rédiger, avec Philippe Missotte, l'ouvrage Kanaké, Mélanésien de
Nouvelle-Calédonie.
Au moment où ce travail paraissait, Jean-Marie Tjibaou briguait, à la tête du
mouvement Maxha! (« Relever la tête »), la mairie de Hienghène en vue des
élections municipales de mars 1977. Cette période est marquée par des
revendications foncières qui donnent lieu à de nombreuses manifestations et à
une réflexion politique intense au sein de l'Union calédonienne. Le décalage
entre la période d'écriture du texte et sa date de publication explique peut-être
pourquoi on n'y trouve nulle trace explicite de ces événements.
Le Mélanésien de Nouvelle-Calédonie est aujourd’hui à la
recherche de son identité, ce qui l’amène à se poser les questions
suivantes :
1. Quel est son schéma d’identification et quelle en est
l’authenticité ? Quels sont ses points de référence dans la
sociologie traditionnelle ? Quels sont les facteurs dynamisants de
cette société, les éléments constitutifs de la personnalité kanak à la
fin du XXe siècle ?
2. La cohérence originelle du système existe-t-elle encore
aujourd’hui, autrement dit ce système est-il vecteur d’un
*
Ce texte est repris du Journal de la Société des Océanistes (n° 53, t. 32, décembre
1976, p. 281-292). Les notes signées J. G. sont de Jean Guiart.
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
dynamisme authentiquement kanak ? Quelle est la situation de la
société mélanésienne aujourd’hui ?
3. Quels sont les éléments culturels nouveaux dans le système
actuel ? Peut-on les quantifier, en mesurer le rythme
d’intégration ? Vers quelle société nouvelle s’achemine-t-on, quel
Mélanésien, à l’horizon 2000 ?
La problématique choisie exige une démarche qui tire son
origine du monde mélanésien. Je ne cherche pas à savoir si le
Mélanésien s’adapte ou ne s’adapte pas au monde industriel, mais
s’il assimile les modèles culturels qui lui sont étrangers et quel
profil de société nouvelle il laisse apparaître dans sa morale
tâtonnant vers une cohérence et une dynamique nouvelles.
Le schéma d’identification mélanésien comporte un aspect
représentationnel et un aspect descriptif. Ce qui apparaît fondamental
dans la société Kanak, c’est le mythe. Le mythe est un récit à caractère
légendaire sur l’origine d’un clan. Il faut se dire que chaque clan se
considère comme le centre des relations qui existent entre les membres
d’une même tribu et qu’en conséquence l’origine d’un clan est perçue
comme l’origine du monde environnant. En effet, la vision de l’ensemble
du réseau est perçue à partir du point précis qu’est le tertre39 sur un plan
spatial, et la position sociale au niveau du système hiérarchique de la
tribu.
Le mythe, c’est la parole créatrice de l’univers kanak (au commencement
était le Verbe, le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu…
Dieu dit : « Que la lumière soit !» Et la lumière fut. « Dieu dit… Dieu
dit… »). Cette parole fait surgir la vie par l’avènement de l’ancêtre du
clan.
Le mythe qui engendre la vie est également créateur de l’univers kanak
qu’il organise en déterminant :
1) Un système de rapports entre les hommes.
2) Un réseau de relations entre les clans.
3) Une série de rapports avec Dieu et le cosmos.
39.
Tertre artificiel, à plan rond, ouvert au niveau de la porte de la case, et qui
subsiste après l’abandon de l’habitat. (J.G.)
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
1. Les rapports entre les hommes (et les symboles)
Le code des rapports, c’est-à-dire les comportements et les attitudes
qu’un individu doit avoir vis-à-vis de ses frères de la tribu, est imposé
par la « parole »40 qui a engendré le clan. Si le frère aîné a toujours une
place privilégiée, c’est que, d’après le mythe, il est le premier-né de la
fraternité. Il est celui qui « marche en avant ». Il est celui qui est la
lumière du clan parce que premier-né à la lumière. Il est le fils vénéré
des anciens de la tribu. Il est la parole du clan. Il est le poteau central de
la grande case à laquelle il est identifié. C’est ainsi que cette case
considérée comme le symbole de l’ancêtre est entourée de sacré. En effet
cette case est le lieu où habite la parole du clan qui incarne le chef qui est
l’aîné des frères.
Ce faisceau de symboles amène le groupe à donner au chef et à sa
demeure une certaine prééminence. Les clans cadets vont prendre de ce
fait une certaine distance par rapport à l’aîné et à son habitat. Ceci va se
traduire au niveau de l’espace par une palissade de bois ou par un mur de
pierres, ou tout simplement par le choix d’un emplacement plus élevé
par rapport aux autres habitats des autres clans.
Dans le cas où la palissade de bois ou la barrière de bois n’indique pas
d’une manière évidente l’habitat du chef, il y a cependant l’espace
déterminé qu’est une pelouse plus ou moins délimitée par des sapins, des
cocotiers, des pins colonnaires ou des peupliers Kanaks (érythrines).
Quelle que soit la forme de la délimitation de la cour de la chefferie, il y
a une complicité du groupe pour reconnaître l’aire réservée à la chefferie
et le côté sacré de cet espace. Ce caractère sacré de la chefferie, identifié
sur le sol, est marqué au niveau des institutions par une série de règles et
interdits qui exigent des cadets et des sujets une attitude et des
comportements, l’essentiel étant de privilégier le lieu d’habitat de la
« parole » du clan.
Il semble que le groupe se soit ingénié à dresser entre lui et la chefferie
non seulement des barrières physiques mais aussi des barrières
psychologiques et morales.
L’objectif toujours présent est la mise à distance respectueuse de la
parole génératrice et vivifiante du clan. Cette parole génératrice du clan
l’est en ce sens que la structuration de la société mélanésienne est celle
qui apparaît schématiquement dans le mythe. Cette structure de la société
constitue non seulement l’organigramme de la société mélanésienne
mais en même temps un mécanisme, ou un système de communication
de la parole, partie intégrante de la vie du groupe. La cohésion et la
40.
Cf. la notion de parole s’identifiant à l’acte, selon Maurice Leenhardt.
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
vigueur du groupe sont fonction de la circulation de cette parole et de
son intensité.
Plus la parole imprègne le système de communication, et donc le groupe,
plus la communauté est dynamique.
Dans cet univers on ne saurait parler de promotion en termes d’ascension
à l’intérieur d’une hiérarchie de statut. Il est également difficile de parler
de progrès en termes linéaires.
2. Réseaux de relations entre les clans
Si le système de communication de la parole a son origine dans le mythe,
cela veut dire, au niveau de la hiérarchie sociale, que le sens de la
circulation de la parole doit suivre l’ordre de priorité que l’on retrouve
dans la geste des pères ou des aînés de la fraternité clanique. Au niveau
de la hiérarchie ceci va se traduire par la mise en avant du premier-né. Il
sera donc le chef, ou le grand frère dans les termes mélanésiens de la
fraternité clanique. Il va donc être considéré comme l’incarnation de la
parole et le réceptacle ou « panier de paroles ». Il est la racine, la source,
l’ossature, la chaîne des crêtes (tcéen duat). Il a droit aux préséances
coutumières, aux prémices de la récolte. Toute parole qui doit atteindre
la tribu doit passer par ce chef de file pour se répercuter ensuite dans tout
le réseau. C’est une condition essentielle de la transmission du message.
Le niveau qui vient ensuite dans l’organigramme de la tribu est celui du
porte-parole du chef. C’est normalement le cadet, car la société
mélanésienne donne ce poste au second personnage qui apparaît dans le
récit mythique.
Terrain d’investigation : Hienghène
1) le territoire : les deux districts des chefferies Bouarate et Goa, à
Hienghène ;
2) organisation d’ensemble ou répartition des responsabilités : il y a
d’une façon générale dans la chefferie des dâma et les yabwech (chefs et
sujets au sens traditionnel). Les fonctions sont distribuées de la façon
suivante :
1.
les Ka po dabila 41, ceux qui produisent de la nourriture ;
2.
les Ka po dô-yè , qui sont chargés des rites (hyarik), nécessaires à
la production en général ;
41.
Langue fwâi. La transcription est celle de l’auteur. Le Fwâi est l'une des
langues parlées dans la région de Hienghène (NDE).
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
les Kaok le wan tok, qui font les rites particuliers à la culture des
ignames. Ils tirent les premiers les ignames, les mangent en
premier à part, au cours d’une cérémonie rituelle avant la fête
générale des ignames ;
les Kaok le kawenia, qui sont attachés directement à la chefferie
pour les travaux domestiques : ramassage du bois, cuisine, puiser
de l’eau, etc. Aucune femme n’est admise dans ces fonctions ni
aucun autre homme en dehors de ceux désignés par la coutume. Ils
sont la « bouche du chef », intermédiaires entre celui-ci et les
autres ; comme conseillers privés, ils exercent sur lui le pouvoir de
correction, s’il en est besoin, à l’occasion de la vie privée ;
les Ka pohiri, qui font les rites donnant force et puissance au chef
et rendent sacré le chef. Ce sont eux aussi qui mettent les tabous à
la chefferie. Ils sont d’une façon générale ceux qui font le
« sacré » ;
les Ka po maendan, qui sont les faiseurs de pluie et considérés
comme chargés des forces atmosphériques en général, devant
arrêter les cyclones, régler le temps, selon les besoins agricoles ou
les besoins du calendrier des festivités, etc. ;
les Ka po hyarik sont responsables de la catégorie du sacré pour les
gens se trouvant en dehors de la chefferie ; il convient de préciser
que ces gens ne relèvent pas d’un niveau hiérarchique, mais ont
des responsabilités diversifiées et limitées qui les rendent
autonomes par rapport aux autres catégories. Les Ka pohiri font
partie de ce groupe, mais sont réservés à la chefferie ;
les Ka kâi nuk, chargés de la fourniture du poisson pour les grands
rassemblements ;
les Ka hoa (kadjilingan) ; ils assurent la police dans les limites de
la chefferie ;
les Ka peghach ; ce sont les guerriers ;
les Ka po djila, qui sont les fabricants de la monnaie traditionnelle
(aman o thont = théwé men dila).
Dans la plupart des clans les niveaux qui apparaissent le plus
en évidence sont celui du frère aîné et du cadet, ce dernier
pouvant incarner plusieurs fonctions. C’est seulement dans le
cadre des chefferies que les fonctions se diversifient et se
répartissent entre plusieurs individus.
Cette série de fonctions dans l’organigramme de la tribu fait apparaître le
chef et son porte-parole comme doués d’une certaine prééminence. Tous
les autres niveaux se situent à une distance égale et dans une relation
privilégiée et autonome avec la chefferie. En effet, chacune de ces
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
fonctions correspond à un plan avec une hiérarchie propre, ayant en gros
des similitudes avec l’organisation de la société globale. On peut dire
ainsi que chaque clan reprend pour son compte le système de
communication et de relations qui est celui de la grande fraternité
clanique.
Il convient de préciser une fois de plus que chaque clan a son propre
mythe générateur. Il faut d’autre part noter ici que si le clan, par
référence à son propre mythe, se situe comme le « nombril du monde »,
c’est un langage qu’il ne faut pas entendre dans le sens de générations
linéaires où un clan donné serait à l’origine de tous les autres.
C’est bien davantage une manière d’exprimer l’autonomie du clan dans
un système de relations. Le récit mythique ne fait pas apparaître une
vision panoramique de la société globale, mais seulement un aperçu de
cette société au travers d’un clan donné. C’est la vision du clan qui
intéresse le narrateur et non l’ensemble de la société. Autrement dit, le
narrateur s’attache à mettre en évidence la place de son clan et il
privilégie tellement ce clan que le reste de la société n’apparaît plus.
Mais la vue d’ensemble n’échappe qu’à l’observateur extérieur, alors
que pour les hommes de la tribu la vision d’ensemble de la société n’a
pas besoin d’être explicitée, puisqu’elle est constamment présente,
constituant la toile de fond d’où émerge chaque clan avec son originalité.
3. Rapport avec le cosmos
La parole organisatrice du clan étend son hégémonie au-delà des
frontières du système hiérarchique régissant les hommes. Elle étend son
pouvoir sur les choses et sur le cosmos en général. En effet, tout ce qui
de près ou de loin se situe dans son environnement spatial est plus ou
moins imprégné de son influence et, en conséquence, se trouve dans une
situation de participation à l’être engendré par cette parole. Ce qui va
déterminer une situation d’interdépendance entre les êtres présents au
moment de la génération du clan. Ainsi le requin (animal), le rocher
(minéral), le kaori (végétal), le tonnerre (phénomène atmosphérique), qui
sont les éléments de la nature qui ont servi de médiation entre la parole
mythique et l’apparition de l’ancêtre du clan, vont être considérés
comme des éléments sacrés du cosmos. Ils sont le symbole (totem)
appelé esprit ou ancêtre42 (grand-père, grand frère) ou tout simplement
« le vieux » du clan. Chacun de ses éléments dans sa spécificité, mais
42.
Termes de la langue pinje : nawèn (esprit), nawêi (notre esprit), pue kahyuk
(racine homme), tyènkahyuk (bois homme : pour l’arbre).
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
aussi dans sa généralité, fait partie intégrante du clan et il a droit à une
série de rapports. En effet le tonnerre, le requin, l’arbre ou la pierre
n’apparaissent plus avec leur réalité objective. Ils sont placés sur le
même plan que les autres éléments constituants de la personnalité du
groupe.
D’après le mythe, quelle est la genèse de ces rapports entre l’homme et
les différents éléments du cosmos ?
Dans le mythe on voit d’abord apparaître le symbole, esprit du clan par
le truchement d’un poisson par exemple ; ce sera la cas du requin au
contact duquel le rocher de tel endroit va donner naissance à l’aîné d’un
clan donné ainsi qu’à ses frères. Le requin sera alors considéré comme
l’élément de la nature qui perpétue la présence réelle et protectrice de
l’ancêtre, et le requin viendra effectivement rendre service ou tirer ses
enfants d’un mauvais pas. Le requin appelé ancêtre du clan a droit à des
égards particuliers. Ainsi il est interdit à ses protégés d’en manger la
chair. Si un requin est pris dans leur filet, ils doivent le reprendre
respectueusement et le relâcher. S’ils trouvent un requin échoué, ils
doivent le remettre à flot, etc. De son côté, le requin doit veiller sur celui
de ses enfants qui se trouve en mer. S’il se noie, le requin doit venir
auprès de lui et l’inviter à s’agripper à son dos pour le ramener au port.
Si le naufragé est attaqué en mer par d’autres poissons, le requin se
charge de sa défense. Si ce même personnage doit faire une pêche
importante, le requin doit rabattre les poissons dans les filets ou les
pièges tendus par l’homme. Si l’homme se trouve en mer et menacé par
le mauvais temps, le requin apparaît au devant de la pirogue ou du
bateau et l’homme qui comprend le message doit suivre pour éviter le
danger.
Il est interdit aux membres du clan, et surtout aux femmes, de prononcer
son nom.
L’élément qui apparaît ensuite dans le mythe est le rocher. Ce rocher se
situe dans un endroit précis de l’espace. C’est le lieu considéré comme
l’emplacement initial du clan et le rocher est le signe qui indique le lieu
précis où ce clan a fait irruption dans l’existence. Ce lieu et le rocher luimême sont considérés comme tabou. Dans certains cas, il pourra servir
de lieu de sacrifice. De toute manière, il sera considéré par le clan
comme tabou, exception faite pour celui qui a la garde du lieu et la
propriété des secrets médicinaux (hyarik) du clan. Le tertre du clan peut
s’identifier avec ce même lieu ou se situer dans son environnement
immédiat.
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
Le niveau qui vient ensuite est celui de la monnaie (thawé)43 portant une
figurine de bois ou de pierre représentant l’ancêtre du clan. C’est le
trésor de famille.
Viennent ensuite les hyarik (secrets médicinaux) qui sont l’apanage du
clan. Ils tirent leur puissance de l’ancêtre que l’on invoque au travers de
la figurine ou sur l’autel du clan.
Les plantes, disent les vieux, n’ont pas de vertu propre ; elles ne sont que
le matériel symbolique sur lequel l’officiant prononce les paroles sacrées
qui leur permettront de véhiculer la puissance de l’ancêtre.
L’espace
Le mythe, l’habitat et la hiérarchie interfèrent sur un même espace.
L’espace, dans le monde mélanésien, c’est le pays sur lequel s’étend
l’univers du mythe. « Le paysage social et le paysage naturel se
recouvrent, l’habitat d’un groupe n’a pas pour limites les palissades de la
demeure ou les frontières manifestes sur le sol. Il comprend tout le
domaine sur lequel s’exerce le rayonnement des aïeux, dieux ou
totems. » (Maurice Leenhardt, Do Kamo, p. 166.)
Paysage, dessin de village, société, défunts et êtres mythiques ne forment
qu’un ensemble non seulement indivisible, mais encore pratiquement
indifférencié. Ce qui veut dire que l’espace ici est peu intéressant par sa
réalité objective. On ne peut donc pas l’hypothéquer, le vendre ou le
violer par des travaux qui en bouleversent la physionomie, car ce serait
porter atteinte à des aspects divers de l’incarnation du mythe.
C’est en effet un espace connu de chacun et reconnu par tous les
membres de la tribu. Chaque parcelle et identifiée par tous, car elle est
nommée et chacun la désigne par son nom, connu comme faisant partie
des lieux attachés à un autre nom, celui de tel ou tel clan. Il n’y a pas
d’espace vide ou de terres vierges dans cet univers. Et constamment les
conversations, les récits des événements qui se sont passés à la tribu, les
légendes, les berceuses, les chants de pilou et les discours coutumiers qui
reviennent fréquemment dans l’année rappellent ces noms. L’espace de
la tribu apparaît ainsi comme la scène immense d’un théâtre perpétuel où
chacun joue son rôle à une place assignée.
Il faut ajouter une certaine répartition du sol qui essaie de tenir compte
de la hiérarchie sociale, telle que l’a déterminée le mythe originel. Ainsi,
le verbe du clan sera toujours en avant ou en hauteur par rapport aux
autres habitants de la tribu et le chef ne doit jamais se situer à l’ombre de
ses sujets. L’espace fait partie du réseau de relations homme-terre43.
Tous les autres termes vernaculaires de ce texte sont en langue pinje.
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
mythe-dieu. Il recèle des lieux privilégiés où se sont vécues des
expériences, plus ou moins denses, de rencontres entre l’homme et la
divinité44. C’est cette expérience mythique sacrée en elle-même qui rend
ce lieu tabou. D’autre part il sera considéré comme le lieu qui rappelle la
présence de la divinité et également l’autel où doivent s’opérer les
rencontres nouvelles entre l’homme et son dieu. C’est le lieu de l’interprésence entre les vivants et la parole génératrice du clan. C’est là que
s’actualise à chaque sacrifice l’événement primordial qui a vu la
naissance du clan et qui le soutient au cours de son existence.
On ne saurait trop insister sur l’importance du territoire pour une tribu
donnée. En effet, comme il est dit plus haut, l’espace pour le monde
mélanésien n’est pas seulement la terre nourricière ou la terre chargée de
l’histoire du clan. Il est un des éléments constitutifs de la société globale.
L’aliénation des terres et les remaniements fonciers n’ont pas seulement
déplacé les tribus, mais les ont fondamentalement désagrégées. Un clan
qui perd son territoire, c’est un clan qui perd sa personnalité. Il perd son
tertre, ses lieux sacrés, ses points de référence géographiques mais
également sociologiques. C’est tout son univers qui est ébranlé, son
réseau de relations avec ses frères, avec le protocole afférent qui se
trouve plongé dans une confusion générale.
Il est aussi à remarquer que les parcelles de terre, à partir des tertres qui
les réunissent en leur donnant une structure d’organisation, se trouvent
dans un réseau de relations qui les relient les uns aux autres ; tout comme
les clans ont un réseau d’alliance qui suit les rivières, traverse les chaînes
et les vallées suivant des itinéraires précis.
L’espace, ainsi, n’est pas perçu comme tel, mais comme le tissu
imprégné du réseau de relations des humains. Il sert d’archives vivantes
du groupe et comme tel constitue une des bases du monde mélanésien et,
par le fait même, apparaît comme un des éléments fondamentaux de la
personnalité kanak. Il est donc en définitive non pas seulement un
élément du cosmos, mais un des aspects essentiels du mythe. Par rapport
à la personne, il n’apparaît pas seulement comme le support matériel,
mais comme une de ses qualités. L’homme de la tribu accède à la
personnalité par sa relation au mythe et par sa relation avec l’espace 45.
44.
Cf. le mythe de Jopaipi chez Maurice Leenhardt : Documents néo-calédoniens
(Paris, Institut d'ethnologie, 1932), explicité dans Do Kamo, op. cit. (J.G.)
45. Souligné par nous. (J.G.)
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
Le temps
Comment apparaît l’expérience du temps dans la société traditionnelle ?
Il semble qu’on ne puisse parler d’une notion du temps, intellectualisée,
objectivée et donc pouvant d’une part être rendue dans une certaine
totalité et, d’autre part, pouvant être découpée en calendrier. Cela est
dépourvu d’intérêt pour le Kanak. Nous verrons que le temps kanak est
surtout une expérience vécue du rythme de la nature, du chaud et du
froid, des ignames, de la vieillesse et de la jeunesse, et l’événement qui
renoue les alliances réchauffe la communauté et la fait grandir.
Le temps et la culture de l’igname
L’année, chez le Mélanésien, est surtout rythmée par la culture de
l’igname, tubercule nourricier par excellence, que l’on offre aux chefs,
aux anciens et à tous les hôtes d’honneur. C’est l’offrande noble, le
symbole de l’homme, du phallus, de l’honneur ; c’est l’igname qui est
offerte à l’autel où elle symbolise le kaamo, le pays avec les chefs, les
vieux, les enfants et tout ce qui fait vivre le pays. L’igname avec le
thawé (cordelette de monnaie) et le mada constitue l’essentiel des
richesses que l’on échange par exemple pour un mariage et un deuil.
L’igname est portée avec la même délicatesse qu’un enfant. On la cultive
avec des soins tout à fait particuliers en mobilisant pour cela pendant une
bonne partie de l’année les gens de la tribu.
Le cini kuuk (griller l’igname) a lieu fin juillet. C’est une cérémonie où
l’officiant (le prêtre du clan) est chargé de veiller sur la culture de
l’igname et d’intercéder auprès des ancêtres pour qu’elle soit féconde. Le
cini kuuk, se situant à la fin du temps froid, c’est en effet en août que
l’on commence à hyagné (débrousser). Les actes successifs sont cini,
humi, tami (brûler, labourer, planter). Ce qui nous amène à la fin octobre.
Ensuite, on arrange les champs et les alentours. Car le champ terminé
doit respirer un certain charme et une certaine beauté. Puis on plante les
yho (vrais taros), ainsi que les ignames ordinaires. Pendant ce temps, les
ignames germent (cim kuuk) et apparaissent sur les billons. C’est le
moment où l’on entend le martin-pêcheur chanter « cim, cim, cim, cim,
cim, cim! » (pousse, pousse, pousse, pousse, pousse, pousse!). Alors on
po havit et thii havit (coupe les perches) et on les plante pour recevoir les
tiges d’ignames. Les opérations qui suivent sont nhei kuuk, consistant à
mettre un petit tuteur de roseau auprès de la jeune tige pour lui permettre
d’atteindre la grande perche. Puis on attache la tige le long de la perche
avec des liens d’écorce préparés à cet effet. C’est un travail délicat qui
demande beaucoup de soins et presque de la tendresse, un véritable
travail d’orfèvre. Les vieux y passent des jours entiers dans une espèce
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
d’émerveillement continu. L’igname à ce stade d’évolution nous amène
fin novembre. Quand la tige atteint le sommet de la perche, on dit thé
yuu kuuk (on rabat la tige) pour faire une touffe aux trois quarts de la
perche. Vers fin décembre, les tiges sont chargées de ramifications qui
partent un peu dans tous les sens, alors on les ramène (gadaai) dans la
courbe imprimée lors du thé yuu kuu. Nous arrivons courant janvier au
pawé kuuk, c’est-à-dire qu’on laisse courir l’igname. Et on attend le
osian kuuk qui est l’apparition de la dernière pousse, surgissant du sol et
signalant la présence du tubercule. Avec l’igname, nous sommes là à fin
janvier. Après le osian kuuk, le Kanak est libre de faire sa case, préparer
la pirogue et les filets et surtout faire la pêche, car c’est la saison chaude
où les poissons viennent près de la berge ou du rivage. Ceci est bienvenu
car les travaux seraient pénibles à cette époque.
Trois mois plus tard, c’est-à-dire fin avril, début mai, le chef annonce
que l’on va tirer les prémices. Il a préalablement pris contact avec le
maître des cultures (kaapué poxa) qui tire les prémices du champ sacré
(hua hitei ou wadaan tok), les grille à l’autel et les mange avec les
hommes de son clan, tout en invoquant les ancêtres.
Le lendemain ou les jours suivants, tout le monde tire les nouvelles
ignames. Et la tribu entière se rassemble pour la fête. Avant de préparer
le festin, le chef offre une igname au kaapué poxa en disant grosso
modo : ils sont là debout « devant vous deux » les vieux et les chefs, les
femmes et les enfants. Ils vous ont appelés pour vous dire : « Voilà
l’igname qu’ils ont plantée. Posez vos yeux dessus, vous la grillerez un
jour et vous intercéderez (gaanagoon) pour nous, afin que s’égarent les
mauvais sorts et que renaisse le pays… » Le kaapue poxa remercie,
prend l’igname et, à la veille des prochaines plantations d’ignames, il
invitera les hommes de la tribu au sacrifice (cini kuuk) pour ouvrir la
nouvelle saison. Il reste juin et juillet pour tirer les ignames et nous
avons fait le tour du calendrier. L’année est d’ailleurs divisée en quatre
périodes qui correspondent aux étapes suivantes de la culture de
l’igname :
1ère période : débrousser – brûler – labourer.
2ème période : planter – ramer.
3ème période : attacher la tige et lâcher l’igname.
4ème période : la récolte.
De cette énumération un peu fastidieuse, il ressort que la tribu vit au
rythme de la nature en général, mais surtout de l’igname qui apparaît
comme le calendrier familier du Mélanésien. Ce rythme est tellement
prégnant qu’il est vécu biologiquement et qu'en conséquence, n’ayant
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
pas de raison particulière d’acquérir un rythme autre, l’homme de la
tribu naît, vit et meurt avec les battements du cœur de la nature.
Si la culture de l’igname rythme la vie de la tribu, cette culture ellemême se réfère dans son déroulement à l’apparition d’autres
phénomènes de la nature, comme le déplacement du soleil par rapport à
tel pic, ou à tel îlot, l’apparition de telle étoile, de la Croix du Sud, la
position de la Voie lactée, la chaleur ou la fraîcheur, les vents d’ouest,
les grandes marées, la saison des pluies, l’apparition des nouvelles
feuilles, des fleurs ou des fruits de tel ou tel arbre ; il y a aussi les cris et
les comportements des oiseaux, l’arrivée de bancs de poissons de telle ou
telle espèce, etc., etc.
Pour situer un événement, le Kanak se sert encore de points de repère
plus précis comme la lune à ses différentes phases, les doigts de la main,
les nœuds sur une cordelette ou les entailles sur un bois.
Ce sont là des points de repère qui permettent aux Kanaks d’avoir un
langage commun pour se situer dans le temps. Mais ceci n’induit pas
automatiquement la conceptualisation du temps qui d’ailleurs n’est pas
une exigence de la réalité tribale.
Ce qui est essentiel ici, ce n’est pas la conquête de l’existence, mais c’est
d’être tout simplement. Et pour être pleinement, il faut être dans le
rythme de la nature et c’est sage que de vivre en harmonie avec elle.
Dans ces conditions, on ne voit pas l’utilité d’extraire le temps du rythme
de la nature pour lui rendre une certaine autonomie que l’on pourrait
utiliser ensuite pour imprimer un rythme nouveau aux hommes et aux
choses. Dans l’harmonie de l’univers tribal, ce langage est sacrilège et
l’acte envisagé apparaît comme un acte inutile…
Le temps et « l’histoire » des clans
Si le terme d’histoire implique la notion du temps conceptualisé et donc
objectivé, il faudrait alors parler ici du passé de tel ou tel clan. Ce passé
évidemment ne se traduit pas en termes linéaires, à partir de rails
quadrillés, comportant des cases numérotées de 1 à 1975, et dans
lesquelles viennent se ranger les événements, mais ce passé se traduit par
des couches successives d’événements et de paysages.
Ce passé se présente comme une coupe de terrain faisant apparaître des
couches superposées de matériaux divers. Ces couches d’épaisseurs
différentes et les lignes qui les délimitent n’apparaissent pas avec la
même précision. Mais l’essentiel, c’est qu’elles s’offrent au regard sur
un même plan. On peut en prendre la mesure d’un seul coup d’œil. Ces
diverses couches prennent l’apparence de paysages successifs. Ces
paysages peuvent se présenter soit avec le même support spatial, mais
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
avec des décors et des scènes qui varient suivant les événements, soit
avec des paysages totalement différents.
Il y a certes une forme plus élaborée du passé du clan dans la généalogie.
Et cela est intéressant. Mais cela n’illusionne que l’étranger. En effet, en
énonçant sa liste de noms, le héraut ne déconnecte jamais le nom du
tertre. Il suffit de lui demander de restituer les noms dans l’espace pour
qu’il le fasse immédiatement.
Parmi la série de paysages ou de tableaux qui s’offrent aux regards, les
uns sont plus nets, les autres moins. Cette différence de clarté n’est pas
liée à l’ancienneté ou à la nouveauté, mais aux empreintes laissées par
les souvenirs, ainsi qu’à la précision ou à l’imprécision des traditions
orales qui se transmettent. Il faut noter également qu’en ce qui concerne
le passé d’un clan donné, les images, comme dans un film, apparaissent
en gros ou en petits plans suivant ce que veut dire le narrateur.
Ainsi, l’étranger fera disparaître complètement sa véritable origine,
changera quelquefois de nom et installera son origine et son mythe sur
un tertre aux environs de son habitat actuel.
Parlant de l’origine de son clan, un grand-père peut indiquer les tableaux
suivants :
1er– le tertre, le kaori46, les « sapins »47 : là est apparu l’ancêtre. Il
engendre trois fils.
e
2 – l’aîné appelé X s’installe à la source du ruisseau Y. Il plante un
arbre tamanou que l’on voit encore aujourd’hui.
e
3 – le cadet hérite de la pierre à igname. C’est à lui ; les sillons que
l’on voit dans la plaine de Z.
e
4 – le troisième fils appelé K engendre un enfant mâle P, il est
emporté par l’inondation qui a déplacé la touffe de bambou située
à Z.
5e – …il y a de cela longtemps, la rivière passait encore sur son ancien
lit, là où il y a actuellement des bois de fer48.
Et je pourrais continuer la série de tableaux. Partant de l’ancêtre et de ses
fils, le grand-père, car c’est ce personnage qui intéresse au premier chef
le petit-fils, car la génération de l’arrière-grand-père est assimilée à la
génération de ses frères. Il reprend en effet dans l’organigramme de la
tribu la case de l’aïeul avec son nom et sa position sociale. Dans le cas
46
Kaori : araucariacée, grand arbre de forêt, souvent planté à proximité des
habitations (NDE).
47. Il s'agit du pin colonnaire, Araucaria cooki, conifère propre à la NouvelleCalédonie que les Kanaks plantent près de leurs habitations (NDE).
48 Casuarina sp., arbre à aiguilles au bois dur, symbole de la pérennité (NDE).
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
où l’homonyme est encore en vie, le petit-fils l’appelle grand frère. Car à
chaque quatrième génération reprend le cycle du clan.
A propos des généalogies, il faut surtout relever le fait qu’elles sont une
énumération politique visant à faire admettre par l’entourage la position
sociale et spatiale du clan. De plus le récit est parole sacrée, justificatrice
de la structure actuelle du clan. C’est ce récit, avec la hiérarchie qu’il
met en avant, qui ordonne les préséances coutumières. D’autre part la
succession des noms d’une généalogie ne doit pas s’interpréter dans une
perspective historique, mais selon une perspective hiérarchique. Cette
succession tend surtout à manifester les préséances qui doivent exister
entre les chefs de file du clan.
A noter également en ce qui concerne le passé du clan, que le grand-père
indique les cinq premiers tableaux avec une certaine précision, puis, d’un
bond, il arrive aux trois ou quatre dernières générations et entre les deux
blocs, trois ou quatre noms qui jalonnent l’espace vide dans lequel se
sont évanouies quelques générations. Parmi ces dernières, il y a celles
qui n’ont pas marqué le passé du clan, mais aussi celles qui l’ont
déshonoré.
Bref, le passé du clan ne s’inscrit pas dans une succession linéaire
d’époques, mais il apparaît comme un ensemble de tableaux, disposés
sur un plan unique dans un ordre hiérarchique et spatial exigé par une
politique visant la sécurité, la cohésion et la survie du groupe.
Le temps et le mythe
Parler du temps dans le domaine du mythe, c’est faire un discours qui
n’a pas de sens. Car le mythe par définition se situe dans l’intemporel.
Mais l’objet de la discussion est ailleurs. Il est dans la relation du mythe
avec le Kanak. Autrement dit, à quel niveau du temps se place le Kanak
lorsqu’il se met en situation de rencontre avec le mythe, le totem,
l’ancêtre, les dieux ? – Et dans cette rencontre elle-même, qui des deux
interlocuteurs franchit la limite du temps ?
Prenons l’exemple du kaapué poxa (maître de culture) au moment où il
célèbre le cini kuuk (griller l’igname) et observons-le. Pour ouvrir la
nouvelle saison, le prêtre prend de jolies petites ignames. Il va dans le
lieu sacré qui lui est réservé. Sur une pierre qui est son autel, il grille les
ignames. Quand elles sont cuites, il gratte l’enveloppe charbonneuse
dans un petit creux. Sur ces déchets, il pose la pierre plate sur laquelle il
va se tenir debout. Là, il va enlever la croûte qui s’est durcie autour de
l’igname sous l’action du feu. Et à ce moment, alors qu’une vapeur et un
arôme délicats se dégagent de l’igname, l’officiant (gaanagoon) prie
(demande de bénédictions et de fécondité) : « Vous dont le regard se
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
pose sur le pays, soyez bénis pour les gratitudes qui sont venues sur
nous. Faites que la parole soit vigoureuse chez nous, que le pays évite les
mauvais sorts, que les cultures soient fécondes et que le pays retentisse
de cris d’enfants… » A ce moment, dans le recueillement, le célébrant
mange l’igname. Et les assistants qui ne sont que des hommes
communient avec lui en partageant son repas sacré.
Ensuite, le célébrant fait boire le yati on gangue qui est le médicament
de la fécondité des cultures, la vigueur de la parole et la vitalité du pays.
Et il termine sa prière en piquant en terre un cœur de bois de fer pour
sceller l’alliance avec les ancêtres. Par ce geste, le pays est lié avec les
ancêtres dans sa situation actuelle.
Si les gens vivent la discorde, s’ils gardent des mauvaises paroles, s’ils
sont dans la disette, la situation empirera. Mais s’ils ont fait l’effort de se
remettre en harmonie avec la parole sacrée, alors le pays resurgira dans
l’abondance de la vie.
La première observation que l’on peut faire à propos de la cérémonie,
c’est l’assurance de la démarche. C’est naturellement que l’homme
prépare le sacrifice, comme la mère prépare le repas de ses enfants.
Ensuite le repas est pris et la conversation s’engage. L’homme parle à
son dieu comme l’enfant parle à sa mère. Et il y a une interprésence qui
se crée que l’on ne peut décrire. La relation qui s’établit entre l’officiant,
les assistants et l’Autre est quelque chose d’assez dense, mais il n’est
peut-être pas pudique d’en parler… Pourtant, c’est le groupe assistant et
célébrant qui fait une expérience mythique.
En suivant l’action de célébration, en écoutant les prières et en mangeant
l’igname, le groupe renoue ses alliances avec son dieu, il participe à la
puissance des ancêtres.
De ceci naît une autre remarque, à savoir : le Kanak dans la célébration
se projette en son dieu. Il lui « plonge dedans »! Et son dieu l’amène
dans l’univers des ancêtres. Nullement déconcerté, le Kanak
« promène » son dieu sur son pays, qui est celui des ancêtres dont la
présence est aussi évidente que l’air qu’on respire. Une remarque que
l’on pourrait encore faire, c’est la foi du groupe aux conséquences de sa
démarche. Et là, il ne s’agit pas seulement du groupe participant au
sacrifice, mais de toute la tribu. Il y a en effet une complicité ou une
pression sociologique qui ne permet pas aux Kanaks de passer outre aux
prescriptions du kaapué poxa. Et les hommes qui participent au sacrifice
ont conscience de l’importance du geste qu’ils font. Pour eux, la
grandeur et la générosité de la nature sont liées aux médicaments qu’ils
boivent, à l’igname qu’ils mangent, au cœur de bois de fer planté par
l’officiant ainsi qu’aux oraisons et donc à l’ensemble de la célébration
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
qui les met tous dans l’interprésence avec ceux qui sont à la source de la
vie.
Après avoir participé à cette célébration, les hommes de la tribu peuvent
travailler en paix, car ils sont sûrs que la tribu connaîtra une année
heureuse.
Qui d’entre l’homme et son dieu a franchi les limites du temps ? C’est
évidemment l’homme qui par son action sacrificielle s’engage dans
l’éternité. En communiant il participe à la fraternité des ancêtres. Et cela
est une chose normale, naturelle pour le Kanak. C’est l’inverse qui est
une anomalie, une folie, car c’est là tomber dans l’insignifiance, le néant.
Il faut dire avec Maurice Leenhardt que le Kanak « est l’homme de son
dieu, l’homme de son totem, ou l’homme de quelque autre puissance.
Mais par ces puissances ou ces existences aberrantes, il est puissant, il
est… »
L’expérience mythique du temps est une des données de l’existence
kanak et elle est tellement prégnante qu’on peut difficilement penser un
groupe mélanésien vivant de sa cohésion traditionnelle qui serait vidée
de cette expérience du temps mythique.
Le « temps chaud » social
Dans la vie de tout groupe humain, il y a des temps privilégiés où se
vivent avec une intensité particulière les relations communautaires. C’est
le bloc temporel que remplit un événement de ce genre et l’organisation
de sa célébration que je désigne par le terme de « temps chaud social ».
Dans la vie de la société traditionnelle à Hienghène, les événements qui
reviennent le plus souvent pour raviver la chaleur fraternelle de la
communauté sont : la fête des nouvelles ignames, les arrivées et les
départs importants, le début des labours des champs d’ignames,
l’érection d’une grande case, l’intronisation d’un chef, les travaux
communs et surtout les naissances, les mariages et les deuils. C’est le
gen aman qui est l’organisation ayant pour fonction de faire vivre le
temps privilégié offert par l’événement. Le gen aman met en présence
les utérins et les paternels et les oblige en quelque sorte à revivifier les
réseaux d’alliances qu’ils unissent.
Observons la structure du gen aman dans le cas par exemple des
événements suivants : naissance, deuil, mariage.
Naissance : Quand un enfant naît, son père avertit ses frères
claniques que dans quatre ou cinq jours, un nom sera donné à son
fils. Le jour même ou la veille, ceux-ci viennent en apportant leur
participation au gen aman. Le jour fixé, le père montre à ses frères
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
l’ensemble de leur participation composée de thawé (cordelette
monnaie), de nattes et de vivres. Quand tout le monde a vu, les
anciens du clan préparent trois paquets de « coutumes » pour
donner à la mère de l’enfant et à ses oncles maternels.
Ces paquets comportent un, deux ou trois thawé chacun. Avec les thawé,
il y a évidemment d’autres dons qui sont offerts.
Quand la mère et les frères sont arrivés sur la place du gen aman, le père
et ses frères étalent les trois paquets de « coutumes » devant eux.
Ensuite, un ancien se place devant la « coutume » et prononce un
discours. Il dit aux oncles maternels de l’enfant que sa joie est grande
d’accueillir dans son clan un fruit de leur sang. Quand il a terminé, il
offre en les désignant les trois thawé : le premier, c’est le ba na yalan ou
le ba tho pei yalan.. C’est le thawé pour baptiser l’enfant ou donner un
nom à l’enfant. C’est cette monnaie qui permet à l’enfant de porter un
des noms de son clan et donc d’être inscrit dans la hiérarchie de la tribu.
Le deuxième thawé, c’est le ba ngayu, appelé aussi ba thii wé het wan.
Littéralement, pour affermir l’enfant, le rendre dur, fort et lui permettre
de boire et manger chaud.
Le troisième thawé, c’est le ba pecave sang. Cette monnaie indique que
les précautions sont prises pour que l’enfant puisse être promené partout
sans aucun risque.
En somme ces trois thawé disent aux oncles maternels : « L’enfant issu
de votre sang est en bonnes mains. Il a reçu un des noms de notre clan.
Sa position sociale est inscrite dans notre hiérarchie. D’autre part il a sa
subsistance assurée. Et il peut circuler en toute sécurité chez nous et
parmi tous les frères du clan. »
Avant de prendre le gen aman, l’oncle fait un discours de remerciement,
ensuite il donne un thawé appelé ba ve thont. C’est la monnaie qu’il
offre pour s’autoriser à tout enlever.
Plus tard, quand l’enfant aura cessé de téter au sein, le père va encore
donner le thawé ; appelé ba yuu dit wan, qui signifie l’interruption de
l’allaitement au sein et plus précisément l’engagement des paternels au
sevrage de l’enfant.
Il reste enfin une dernière cérémonie avec un thawé à donner aux oncles
maternels. C’est pour le garçon le toumi sang (il est teint en couleur
ocre) et pour la fille c’est le tuuwi djeenan (trouer le lobe de l’oreille
avec une mince tige de fougère ou de balai de cocotier). C’est par ce
dernier thawé que la mère et les oncles maternels sont libérés de toute
charge vis-à-vis de celui qui vient agrandir leur clan. C’est seulement à
partir de cette cérémonie que l’enfant fait partie à part entière du clan de
son père.
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
Le deuil : Le deuil est un événement qui appelle de grands
rassemblements à la tribu. C’est l’événement le plus exigeant car
son époque ne se fixe pas. Et chacun est obligé d’interrompre ses
activités pour se rendre auprès de la famille en deuil.
Dès qu’on apprend la mort de quelqu’un, un thawé est envoyé au clan de
sa mère car c’est de là qu’est venu son sang. Avec le message la monnaie
fait le tour du clan, alors que du côté paternel les clans arrivent les uns
après les autres. Chacun fait d’abord une visite au mort. Il y dépose du
linge près de la dépouille. Ensuite il appelle le patron de la maison et,
dans la cour, il lui donne sa participation coutumière. Evidemment le
discours est toujours de rigueur.
Quand tous les paternels sont présents, on prépare une « coutume », le ba
tadi hin ngan, que l’on réserve pour l’arrivée des parents utérins du
défunt. Dès que ceux-ci arrivent, on dépose sur le cercueil ou au pied du
mort le ba tadi ngan pour dire à celui qui est le plus proche du défunt par
le sang : voilà le thawé pour sortir ton frère de la maison et te le confier
afin que tu le places dans son lieu de repos. L’orateur des utérins répond,
puis il prend le thawé avec la « coutume » ainsi que le cercueil. Ensuite
on fait l’enterrement.
Quand tout le monde est revenu à la maison, le maître de cérémonie
annonce que dans quatre ou cinq jours, tout le monde est convié pour le
hauwa, qui est la cérémonie de deuil.
Avant de parler de la cérémonie elle-même, voici trois précisions : la
première concerne les quatre ou cinq jours. Pourquoi ce délai que l’on
retrouve d’ailleurs au moment de la cérémonie du nom après la
naissance ? Ce délai est commandé par la croyance des anciens. Ils
disent en effet que c’est au quatrième jour que l’enfant mâle se réveille et
donc qu’il peut être considéré comme faisant partie des vivants.
Pour la fille, on attend le cinquième jour pour la déclarer apte à entrer
dans le monde des vivants. C’est à ce moment-là seulement que l’enfant
peut être nommé et donc intégré à la tribu.
Pourquoi le même délai pour les morts ? C’est, disent les vieux, parce
qu’après le quatrième jour chez les hommes et le cinquième jour chez les
femmes, le corps du défunt se relâche et ses membres se disloquent. On
peut alors considérer que l’homme ou la femme a vraiment quitté son
propre corps. Alors, la tribu peut faire le hauva. D’autres raisons
motivent ce délai. Elles seront explicitées dans un autre cadre.
La deuxième précision annoncée concerne le ba tadi hin ngan qui est la
« coutume » remettant le défunt à ses oncles. Ce geste est également fait
à l’adresse des ancêtres maîtres du sang pour qu’ils libèrent la case et
tout ce qui s’y trouve de leur emprise. Si ce geste n’est pas fait, la case et
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
les objets s’y trouvant au moment du décès se trouvent tabou. D’autre
part, les personnes qui ont assisté le mort ne doivent pas sortir manger en
dehors de la case sinon les dieux vont les frapper.
La troisième précision qui aurait dû déjà être faite, c’est que dans toute
célébration coutumière de la vie et de la mort, il y a toujours deux
groupes en présence et personne n’intervient sans intégrer l’un ou l’autre
groupe. C’est la personne qui est au centre de l’événement qui départage
les gens. D’un côté, il a ses oncles utérins, ce sont les wan hitei, les
maîtres du sang, ceux qui sont à la source de la vie. De l’autre, les
paternels, les kaapué aman, les maîtres du social de la cérémonie.
Après ces précisions, revenons à la cérémonie du deuil. Au jour fixé
pour le hauwa, les wan hitei arrivent à la demeure du défunt. Ils sont
accueillis par les kaapué aman qui ont tout préparé pour les recevoir.
Dès leur arrivée, les wan hitei offrent à l’assemblée des kaapué aman un
seul paquet de « coutume », c’est le ba the thili gen aman. Ceci veut
dire : pour annihiler l’offrande coutumière qui va leur être faite. Mais le
sens réel, c’est d’une part de dire aux wan hitei : « Ne vous mettez pas en
peine pour nous, ne faites pas trop de frais, nous sommes entre frères, ne
nous accablez pas de cadeaux », et d’autre part leur faire comprendre que
s’ils font honneur au disparu en donnant « généreusement », le ba the
thili gen aman conjurera tous les mauvais sorts (wany) qu’ils risquent
d’encourir. Ce sens n’a pas besoin d’être explicité dans les discours où il
est surtout question de relation d’alliance entre les clans. Mais si pour
une raison ou pour une autre, les wan hitéi veulent tirer un profit
important du gen aman, il vont charger de richesses le ba the thili gen
aman pour obliger les kaapué aman à donner beaucoup. Ceci se pratique
si les wan hitéi veulent humilier ou punir les maîtres de cérémonies pour
leur rendre un mauvais coup qu’ils auraient fait dans le passé. Mais ceci
ne sera qu’à peine perceptible dans le discours. Le Kanak est capable de
garder très, très longtemps et sans manifestation aucune l’humiliation
qu’on lui a faite. Il faut noter en passant que les gestes coutumiers qui
parfois paraissent anodins sont chargés de significations sociales,
religieuses et politiques.
Quand le discours sur le ba the thili gen aman est terminé, tout le monde
répond d’un seul chœur « hoolé! ». Ensuite les kaapué aman ramassent
le gen aman et ils s’en vont dans le ngan djila qui est la case où sont
rassemblées toutes les richesses coutumières prévues pour la
circonstance par les kaapué aman. Là les anciens du groupe vont faire un
inventaire détaillé du ba the thili gen aman. Ce constat leur donne un
point de repère qu’il faut absolument surpasser, surtout en thawé. Les
responsables jettent un coup d’oeil sur le contenu des « coutumes »
préparées par les kaapué aman. Ils rajoutent ou retirent un thawé de l’un
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
ou de l’autre suivant l’importance du ba thile gen aman. Quand tout est
prêt, l’ensemble des kaapué aman est appelé et le maître de cérémonie,
en un bref discours qu’il dit d’une voix assez confidentielle, présente à
ses frères les richesses qu’ils vont se faire l’honneur d’offrir aux wan
hitei.
Maintenant que tout est prêt, les hommes transportent les paquets dans la
cour de la maison. Ils étalent religieusement les trois paquets qui sont
disposés parallèlement. Ils sont orientés vers l’entrée de la maison.
Toujours de ce même côté sont rassemblés tous les kaapué aman. C’est
alors qu’on invite le groupe des wan hitéi à se présenter devant le gen
aman.
Le maître de cérémonie émerge du groupe des kaapué aman et adresse
un vibrant discours à ses invités. Le groupe entier participe en marquant
chaque chute de phrase d’une approbation (oon) qui relance le discours
en le rythmant et en le provoquant à devenir de plus en plus dynamique,
lyrique et chaleureux. Ce discours terminé, le frère coutumier du défunt
ou un de ses proches du côté des kaapué aman prend un thawé sur le
premier paquet appelé ian hauwa, le tient tendu à la hauteur des yeux et
le maître de cérémonie reprend le discours en indiquant que ce thawé
« ouvre » le gen aman, puis le thawé est reposé à sa place initiale.
On passe ensuite au deuxième paquet. Même cérémonial. L’orateur
indique alors que c’est le hmauc nyang appelé aussi nyamin ne nyang.
C’est la pièce maîtresse du hauva. C’est en effet sur ce paquet que l’on
trouve les thawé qui ont le plus de valeur. D’autre part c’est encore là
qu’il y a le plus de cadeaux car hmauc nyang signifie « le plus précieux
cadeau pour lui ». Donc le sens de cette coutume, c’est d’une part l’adieu
au défunt et d’autre part l’offrande de ce que les gens ont de plus
précieux pour exprimer leur regret, et plus le défunt a marqué son
entourage de son vivant, plus le vide qu’il crée est grand et plus les
kaapué aman vont donner de l’importance à cette coutume. C’est un peu
une manière d’honorer son souvenir face aux wan hitéi, mais c’est
également une façon de rendre les honneurs aux utérins pour le
représentant de leur sang qui a été quelqu’un de grand dans la famille
qu’il vient de quitter.
En ce qui concerne le troisième paquet, on assiste au même cérémonial,
c’est le ba koin nen gen aman, c’est-à-dire pour terminer la coutume,
mais le sens réel de ce dernier gen aman est désigné par une monnaie
qu’on appelle tami kundi et par une autre appelée tahindu. Le tami kundi
est une monnaie attachée à une tige ou à une feuille de cordyline49
(kundi). Cette disposition de monnaie se retrouve à l’occasion d’une
49
La cordyline (taetsia sp., liliacée) est une plante sacrée pour les Kanaks.
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
demande de pardon à un oncle maternel quand le neveu s’est blessé ou
toutes les fois qu’il a perdu du sang. Ici le sens reste identique. C’est une
demande d’amende honorable faite par les kaapué aman aux oncles
maîtres du sang et de la vie du disparu.
Dans la circonstance, le tami kundi a aussi le sens mythique, c’est celui
d’écarter les wany. La signification du tahindu est « enterrer les os ». Le
véritable sens, c’est de dire aux wan hitéi de mettre à l’abri de toutes
profanations les os du défunt. Il faut aussi y voir une idée de séparation
définitive avec tout ce qui a touché le disparu. Les kaapué aman s’en
libèrent en quelque sorte en invitant les wan hitéi à ramener les os du
défunt dans leur propre lieu de sépulture. C’est aussi sur un plan
mythique : dire à l’esprit du mort de quitter le lieu de son ancienne
demeure.
Pour le hauwa ce sont les trois principales coutumes. Mais très souvent
on en ajoute une quatrième et parfois une cinquième ou sixième appelée
sam. C’est un geste de remerciement aux personnes qui se sont dévouées
jours et nuits pour soulager le défunt dans sa dernière maladie.
Mais le rite du hauwa se termine vraiment au vhai ciino. C’est une chose
assez simple. Les kaapué aman invitent les wan hitéi à manger. Au
moment où la nourriture est cuite, le chef des wan hitéi est invité à
ganagoon, c’est-à-dire faire des vœux et des prières pour que le mauvais
sort qui vient de s’abattre sur eux les quitte définitivement. C’est
seulement à partir de ce moment que les kaapué aman se sentent libérés
vis-à-vis d’eux mêmes, des wan hitéi, des ancêtres. Car l’harmonie
rompue par la mort est rétablie. On peut danser le pilou. L’événement est
terminé. Il a été enfermé dans un bloc temps où seules n’ont compté que
la cohésion et la ferveur du groupe.
Le mariage : l’événement le plus attendu à la tribu, c’est le mariage
appelé pecimui lu ou pe haloon. C’est l’occasion de réjouissance par
excellence.
Il comporte trois étapes principales :
1. La demande de la fille et sa réponse.
2. L’offrande de la fille par les wan hitéi.
3. L’accueil de la fille par les kaapué aman.
1. La demande :
Pour prendre femme, le garçon fait le tour des clans qui lui sont indiqués
coutumièrement pour cela. Cette démarche peut être faite par lui, mais le
plus souvent, c’est un vieux de la famille qui part en prospection. Le
garçon fait son choix parmi les filles qui lui sont indiquées. Une fois le
choix arrêté, les parents les plus proches se concertent quand la parole
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
est partagée entre eux. Ils préparent une « coutume » avec un thawé
appelé ba peian valik, ce qui signifie : « pour dire, annoncer ou poser
parole ». Quand tout est prêt, ils conviennent d’un jour où quelques
représentants du clan partiront avec le message.
Les parents de la fille, avertis de la date de la visite, attendent. Quand les
messagers arrivent, ils donnent la « coutume » ba pein valik que l’on
nomme aussi ba cile nook, c’est-à-dire « pour demander femme ».
Les parents de la fille prennent la « coutume ». Ils se consultent entre
eux, demandent l’avis de la fille et suivant la tournure des discussions,
ils décident soit de donner une réponse tout de suite, soit de la remettre à
une date ultérieure. Si la réponse est affirmative, ils donnent une
« coutume » appelée ba tahuon valik, c’est-à-dire « pour soulever la
parole posée », la porter au grand jour. C’est le « oui » de la fille et du
clan. A ce moment les parents du garçon font un petit geste de
remerciement.
Ensuite, de part et d’autre, on réunit les clans frères pour leur montrer le
ba peian valik et le ba tahuon valik. La parole suit son chemin et les
parents du garçon vont arrêter une date qu’ils communiquent aux clans
de la fille. Tandis que les clans réunis autour du garçon appelés kaapué
aman sont déjà sur le pied de guerre pour préparer la fête. Dès qu’ils sont
prêts, les wan hitéi étalent dans la cour trois paquets de « coutume » :
1 – le ba na sang ;
2 – le keen ngap ;
3 – le thont tain.
1. – Le ba na sang est la partie la plus importante du gen aman.
C’est par cette coutume que la fille est offerte aux kaapué aman.
Textuellement, le ba na sang signifie « pour donner la femme ». Si
ce paquet est le plus chargé de thawé, c’est parce que la fille porte
avec elle, et avec la monnaie qui symbolise son offrande,
l’honneur de tous les clans qui l’accompagnent. Elle garde
d’ailleurs son totem et ses yarik (médicaments). Elle garde dans sa
nouvelle tribu l’identité de membre de son clan d’origine.
L’importance donnée au ba na sang est destinée à montrer sa place
dans la hiérarchie des wan hitéi. Cela va permettre aux kaapué
aman de percevoir son identité sociale et par là de lui restituer
dans sa nouvelle tribu une place de son rang.
2 – Le ken ngap, c’est le panier de provisions, c’est sa demande
d’avoir le droit de manger avec son mari et sa nouvelle famille. Il
faut que tous les interdits soient levés pour qu’elle ait le droit de
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
circuler dans la case de son mari, qu’elle ait le droit d’utiliser les
marmites, de faire foyer commun avec son mari.
C’est également une demande du droit de planter ses tiges de taro et ses
têtes d’ignames, autrement dit c’est l’invitation faite aux kaapué aman
de lui donner un terrain pour planter et du même coup lui permettre de
circuler dans les champs sans risque d’encourir les wany.
3. – Le dernier paquet de « coutume » est le thont tain. C’est la
richesse qu’elle emporte avec elle. C’est une manière de dire aux
kaapué aman : Faites attention, ce n’est pas n’importe qui, cette
femme a les bras chargés de richesses. Alors, offrez-lui une place
dans vos cases. Donnez-lui droit de cité, certes, mais aussi le droit
d’être devant les chefs et les anciens.
D’autre part, que les dieux de sa nouvelle tribu ne la châtient pas si, par
mégarde, elle enfreint des interdits liés à des personnes, des lieux ou des
choses.
Bref, les wan hitéi se trouvent très honorés d’offrir un membre de leur
clan en mariage. Mais ils demandent son droit de cité ainsi que son droit
de considération des chefs et des anciens et des dieux.
Peut-on souhaiter un accueil plus parfait ?…
Quand l’orateur qui a présenté le gen aman a terminé, le chef des kaapué
aman s’avance avec un thawé qu’il remet aux wan hitéi après avoir fait
un bref remerciement. Ce thawé signifie que les kaapué aman vont tout
enlever.
Les trois « coutumes » sont enlevées dans le ngan djila. Les anciens vont
faire un bref inventaire. Ils comparent avec ce qu’ils ont préparé, font
quelques rajustements pour s’assurer que leur don est deux ou trois fois
plus élevé. Puis, à leur tour, ils entrent en scène.
Les hommes portent dans la cour le gen aman. Ils étalent trois paquets :
1 – le ba tho nan gnyang ;
2 – le ba whii ngap ;
3 – le thué we man yaak.
Les kaapué aman se tiennent à la tête du gen aman. Les wan hitéi
sont invités à se rapprocher et l’orateur commence un long
discours rythmé par le « oui » répété et de plus en plus
enthousiaste de la foule. Ensuite, pour donner chaque paquet, on
observe le même cérémonial que les wan hitéi.
1. – L’orateur donne d’abord le ba tho nan gnyang, ce qui signifie
« pour appeler la femme ». C’est le geste d’accueil de la mariée.
Ce paquet et le plus considérable en thawé et autres richesses. Les
3. Recherche d’identité mélanésienne et société traditionnelle
kaapué aman se font un point d’honneur de donner de
l’importance à ce symbole d’accueil, car l’alliance qui se réalise
englobe la femme et tout son clan. D’autre part, le ba tho nan
gnyang constitue l’accord des kaapué aman aux différentes requêtes
contenues dans le ba na sang offert par les wan hitéi.
2. – C’est le ba whii ngap qui est donné ensuite. Il signifie
l’accord des kaapué aman sur le droit de cité, le droit de dormir
près du même feu, de manger dans la même assiette, de planter
dans le même champ avec le mari. C’est également le droit de
vivre en fraternité avec les membres du clan de son mari et c’est
l’affirmation faite aux wan hitéi que désormais ils sont parmi les
hôtes d’honneur de la tribu.
3. – La dernière coutume et le thué we man yaak, c’est le « prix de
l’eau et du feu ». Ceci symbolise les remerciements des kaapué
aman à la femme qui avec l’eau et le feu va donner naissance à un
foyer nouveau. Pour la tribu, cela signifie la croissance de la vie.
Mais les remerciements vont à tous les wan hitéi car un membre de
leur sang vient enrichir la tribu d’une nouvelle source de vie.
D’une manière générale le ba tho nan gnyang, le ba whii ngap et le thué
we man yaak des kaapué aman constituent l’élément qui vient sceller
l’alliance offerte par les wan hitéi à travers le ba na sang, le keen ngap et
le thont tain.
La rencontre de ces deux éléments reformule les relations du groupe
tribal. Elle crée une alliance, source d’une dynamique nouvelle qui
rejaillit sur l’ensemble du tissu social mis en mouvement ici par les
kaapué aman et les wan hitéi. Les uns et les autres ont vécu un bloc
temporel chargé de présence et de vitalité. Ce bloc est une période
événementielle qui ne se découpe pas. C’est le temps de l’événement, le
temps qui marie profondément la communauté et l’événement.
Contrairement au temps du projet qui libère l’homme en libérant le
temps, la durée événementielle met en symbiose le groupe, le temps et
l’espace dans un événement qui embrasse dans sa chaleur et sa
mouvance les groupes humains qui tombent sous son emprise…
En définitive, les trois événements cités constituent des « blocs chauds
de temps socialisé ». Au début et à la fin, ils sont inscrits dans le temps
mais à l’intérieur ils sont la chaleur, la ferveur, le réconfort et
l’expérience de la fraternité éprouvée. Par le vécu de ces blocs
temporels, le Kanak accède à l’univers global qui le fait être et être
pleinement…
II. – PENSER L'INDEPENDANCE
(mars 1977 - mars 1984)
En 1977, deux ans après le festival Mélanésia 2000, Jean-Marie Tjibaou
s'engage pleinement sur la voie politique. Il remporte les élections
municipales de Hienghène et entre à l'Union calédonienne. Membre du
Comité directeur aux côtés d'Eloi Machoro, Yéweiné Yéweiné, Pierre
Declercq et François Burck, il devient vice-président du parti au moment
où celui-ci, influencé par la montée en puissance d'une nouvelle
génération de militants, opte résolument pour l'indépendance kanak.
Cette radicalisation, qui répond au refus du gouvernement français de
dialoguer avec les autonomistes, fait écho à un accroissement régulier de
la tension sur le terrain. Les revendications kanak se concentrent à la fin
des années soixante-dix sur la question foncière. Surpeuplées, les
réserves (qui représentent alors moins de dix pour cent des terres
cultivables du Territoire), demandent à être agrandies; les propriétés des
colons sont de plus en plus contestées et parfois même brièvement
occupées. L'Union calédonienne soutient ce mouvement de
réappropriation des terres ancestrales et Jean-Marie Tjibaou se fait à
plusieurs reprises le dénonciateur des spoliations subies par les Kanaks
depuis le XIXe siècle50. Paul Dijoud, Secrétaire d'État aux DOM-TOM,
s'alarme de cette situation potentiellement explosive et incite le Président
Giscard d'Estaing à engager d'importantes réformes. La création d'un
office foncier, d'une office de développement et d'un office culturel, le
lancement d'une opération dite de « promotion mélanésienne »
s'efforcent d'endiguer le mécontentement kanak que les socialistes,
encore dans l'opposition, exploitent en affirmant leur attachement au
principe d'autodétermination des peuples autochtones. Et la victoire de
François Mitterrand en 1981 fera naître un grand espoir chez les
nationalistes kanak, rassemblés dès 1979 en un Front indépendantiste
(FI). Sans répondre clairement aux aspirations de la plupart des
Mélanésiens, le premier gouvernement socialiste aidera toutefois le FI à
50.
En 1979 paraît le livre pionnier d'Alain Saussol, L'héritage. Essai sur le
problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie, Paris, Société des Océanistes. A
ce sujet, voir également J. Dauphiné, Les spoliations foncières en NouvelleCalédonie (1853-1913), Paris, L'Harmattan, 1989 (NDE).
assumer le pouvoir en Nouvelle-Calédonie durant deux années (19821984).
Jean-Marie Tjibaou accède ainsi à la vice-présidence du Conseil de
gouvernement territorial51 en juin 1982 et, par là, fait l'expérience
décisive de la gestion du Territoire. Fort de cette position, il développe
une pensée économique et diplomatique qui remet en question la fuite en
avant du capitalisme local et, à terme, invite à repenser l'avenir politique
de la Nouvelle-Calédonie. S'appuyant sur la récente indépendance des
Nouvelles-Hébrides (devenues le Vanuatu en 1980) et tirant parti du
soutien politique accordé aux indépendantistes kanak par les pays du
Pacifique et le gouvernement algérien, Jean-Marie Tjibaou acquiert
progressivement une stature internationale. Il puise dans ces nouveaux
contacts un enrichissement de sa réflexion sur la civilisation kanak en
regard de l'évolution technique et culturelle de la planète. La pensée de
Jean-Marie Tjibaou durant ces sept années ne cesse de s'affermir, tant du
point de vue philosophique que politique. Comme le montrent les textes
réunis dans cette seconde partie, c'est en pleine maturité intellectuelle
que le futur président du FLNKS aborde les mutations fondamentales
que la Nouvelle-Calédonie connaîtra à partir de la fin de l'année 1984.
51
Le Haut-commissaire de la République est également, de droit, président du
Conseil de gouvernement.
5. « Nous sommes un peuple en sursis »*
Dans cet extrait, un an après le tournant marqué par l'engagement de
l'Union calédonienne en faveur de l'indépendance, Jean-Marie Tjibaou, viceprésident de l'UC et maire de Hienghène depuis 1977, tire quelques-unes des
conséquences de ce changement d'orientation. Après une discussion technique
des deux statuts régissant les droits des personnes et des biens en NouvelleCalédonie (non reprise ici), il prévoit des dispositions relatives à la gestion des
richesses du Territoire et à la prise en compte de la spécificité kanak par le
système scolaire.
Il y a vingt-cinq ans, la devise « Deux couleurs un seul peuple »52
correspondait à une réalité ethnique, car seuls les groupes majoritaires
Noirs et Blancs constituaient les éléments essentiels de la politique
locale. Ni les Antillais, ni les Wallisiens, ni les Tahitiens, ni les
métropolitains, ni les Métis n’avaient une place aussi importante
qu’aujourd’hui.
Ces nouvelles données géographiques de la politique locale nous
obligent donc à reconsidérer le sens de notre devise qui ne cadre plus
tout à fait avec la réalité ethnique du Territoire. Il faut la regarder
désormais comme le symbole de notre volonté réciproque de dialogue, le
phare qui doit guider notre combat quotidien et l’expression de notre
volonté d’assumer notre histoire, en mettant en place un programme
politique de décolonisation véritable. Ce qui implique l’obligation de
repenser les statuts des personnes et de leurs biens (en NouvelleCalédonie), le statut et le droit des cultures à la promotion auxquels se
réfère chaque groupe et enfin le statut et les modalités de mise en valeur
de la richesse patrimoniale du Territoire.
Accepter l’inégalité des statuts comme élément fondamental au dialogue
implique la prise en compte de tous les éléments qui sont liés à ce statut.
Ainsi l’organisation de l’art de vivre ou de la qualité de vie attachée à
*
Ce texte est paru dans L’Avenir calédonien (organe de l'Union calédonienne),
n° 767,18 juillet 1978 sous le titre « Notre devise en programme ».
52. Première devise de l'Union calédonienne. A partir de 1985, l'UC prendra
pour devise : « Reconnaissez le peuple kanak pour qu'à son tour il vous
reconnaisse » (NDE).
4. « Nous sommes un peuple en sursis »
chaque statut appelle un effort de reconnaissance de chaque modèle, une
volonté politique de les promouvoir et l’application de décisions qui
inscrivent la volonté politique dans les actes de la vie du pays.
Sur ce plan, les Kanaks revendiquent la prise en compte de leur culture
au niveau du système socioéducatif qui façonne l’esprit de nos enfants.
Dans une perspective de reconnaissance de la différence de nos cultures,
l’enseignement, comme la radio et la télévision, doivent participer sans
ambiguïté à la promotion de nos modèles culturels. Sociologiquement,
cette démarche est capitale pour la Calédonie. A ce niveau en effet la
rencontre est actuellement impossible entre nos peuples.
Car la seule proposition faite à la Calédonie est celle du schéma de
civilisation et de culture occidentale. De fait les Kanaks sont condamnés
à devenir de plus en plus étrangers à leur propre société. Par ce biais,
l’organisation de la tribu, de la chefferie et de la vie coutumière ne peut
plus apparaître comme valorisante pour ses membres.
Cette situation est liée à la manière coloniale de considérer notre statut et
celui de notre société. Nous sommes un peuple en sursis.
Aujourd’hui, nous revendiquons une fois de plus notre droit d’exister
avec notre patrimoine culturel reconnu dans notre propre pays.
Dans l’application de notre droit à la différence, nous demandons la mise
en place d’une charte culturelle à signer par les représentants du
gouvernement, du service de l’éducation, de FR3 et des groupes culturels
mélanésiens.
Notre pays doit être considéré de plus en plus comme un patrimoine et
non comme une épave à piller.
C’est pourquoi la richesse de notre sous-sol, de nos forêts, de la mer qui
nous entoure, de nos récifs, ainsi que notre potentiel touristique, notre
situation stratégique, notre population et notre patrimoine culturel
doivent être protégés par un statut appliquant rigoureusement ce
principe.
La mise en valeur de ce patrimoine doit s’inscrire dans un contrat de
solidarité passé, d’une part, entre le Territoire et les particuliers, et
d’autre part entre le Territoire et ses partenaires politiques, économiques
et culturels.
Je terminerai en disant que nous faisons partie des peuples du Pacifique
et non des Méditerranéens. Ce qui implique la révision de nos attaches
4. « Nous sommes un peuple en sursis »
nécessaires avec l’Europe pour mettre en place une politique plus
globale intégrant une ouverture plus franche sur le monde du Pacifique53.
53
Cf. un numéro spécial d'Ethnies intitulé « Renaissance du Pacifique », n° 8-910, 1989 et aussi R. Aldrich (éd.), France, Oceania and Australia : past and present,
Sydney, University of Sydney Press, 1991 (NDE).
6. Le droit du peuple kanak*
A partir de 1977, les revendications kanak ne cessent de prendre de
l’ampleur. Les manifestations pour la restitution des terres et contre la
répression se multiplient. En janvier 1979, Jean-Marie Tjibaou annonce, dans
L'Avenir calédonien : « L'indépendance pour 1980 ». En juin, les différents partis
indépendantistes se rassemblent en un même Front, placé sous sa présidence. Il
rédige le présent texte le 11 septembre, au lendemain d'une manifestation
durement réprimée. A un an de l'accession à l'indépendance des NouvellesHébrides voisines (qui vont devenir le Vanuatu), il dresse le tableau des forces
en présence, souligne l’unité et la légitimité du mouvement kanak. En
s'adressant à Gabriel Marc, un des responsables de Justice et Paix (mouvement
d’inspiration catholique), Jean-Marie Tjibaou trouve l’occasion d’interpeller
l'Eglise et de se féliciter de la prise de position de l'Eglise évangélique
(protestante) en faveur de l'indépendance kanak au mois d'août 1979.
Nous avons lu dans le journal que la France vient de tenter la négociation
avec Bonn d’une force nucléaire commune. Bonn en définitive n’a pas
marché. C’est quand même le signe que tous les pays du monde, pour
sauvegarder leur indépendance, cherchent à installer des systèmes de
relations qui les rendent dépendants des autres pays, mais les inscrivent
dans un système qui sauvegarde leur indépendance nationale.
Ce droit de choisir les interdépendances, c’est une de nos revendications
fondamentales, sur un plan politique comme sur un plan économique.
Sur un plan économique, le plus grand scandale auquel nous puissions
assister, c’est l’exploitation de notre patrimoine, l’exploitation de nos
mines par la SLN, par les soi-disant « petits mineurs »54 qui exportent
des milliers de tonnes, des millions de tonnes de nickel sur le Japon
chaque année, et ce patrimoine tombe dans les poches des privés qui
investissent ailleurs, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en France, dans
le pétrole du Sahara, etc. La revendication est naturelle : le peuple
indigène ne peut pas bénéficier de cette richesse et il demande la
*
Commission Justice et Paix - Les territoires français du Pacifique face à
l'indépendance - 1979.
54. Expression utilisée en Nouvelle-Calédonie pour désigner les propriétaires
de mines (NDE).
5. Le droit du peuple kanak
restitution de ce patrimoine, qu’il soit acquis au pays ; et si un jour, dans
l’indépendance, le pays seul devait l’exploiter, l’intervention des
capitaux étrangers serait une évidence. Seulement ce qui change, c’est
que dans la répartition des dividendes, si c’est le pays qui a le patrimoine
en main, il a le pouvoir de décider de la sortie de son patrimoine, alors
qu’aujourd’hui c’est une compétence de l’État français. Le pays
indépendant pourrait prendre par exemple, pour son développement, une
partie des actions au titre de dividendes tirés de la vente de son minerai.
On constate qu’actuellement, avec la préparation de la conférence sur la
mer, les espèces de traités qui ont déjà été signés avec les Coréens et les
Japonais nous mettent dans une situation identique d’exploitation de
notre patrimoine par les étrangers. Ainsi, les ressources minières et
maritimes (non seulement les poissons, mais aussi le pétrole et les
nodules polymétalliques) sont toujours sous-traitées par un ministère
français avec des pays étrangers. Et notre pays, c’est un peu une mine
qu’on exploite, sans considération pour les hommes qui sont dessus.
Voilà pourquoi, sur le plan économique, nous revendiquons le contrôle
des changes, le contrôle de la sortie et de l’entrée des capitaux dans notre
pays, alors qu’aujourd’hui cela relève toujours du domaine de l’État
français ; et sur cela nous n’avons aucun pouvoir. Sur la politique qui se
fait dans notre pays par gouverneur interposé et avec des pouvoirs soidisant élargis donnés à l’Assemblée territoriale, le gouvernement local
n’a aucun pouvoir, si ce n’est celui de dire « oui » aux décisions qui ont
été arrêtées par le gouverneur. Cela, nous ne pouvons pas continuer à
l’admettre, d'autant que cette politique tend à faire venir toujours plus de
monde en Nouvelle-Calédonie et que nous serons de plus en plus
minoritaires.
A la question de savoir si, depuis le dernier passage de la mission
préparatoire au Plan, on constate une évolution des esprits, je répondrai :
oui, je suis sûr qu’il y a une évolution très grande et rapide ; une prise de
conscience qui n’est pas encore suffisante, à mon sens, pour que
l’ensemble du peuple kanak soit prêt à mourir pour son pays. La plupart
des militants, dans les sections de base et les comités régionaux du Front
indépendantiste — qui, aux dernières élections, a été approuvé par
13 000 voix — sont maintenant prêts à affronter l’anniversaire55. Le
problème est un problème de stratégie, de tactique et de moyens ; je ne
dirais pas de moyens en armes, parce que l’expérience, l’histoire, nous
55.
Chaque année, en Nouvelle-Calédonie, est fêté par la France l'anniversaire
de la prise de possession du Territoire, le 24 septembre 1853. Les
indépendantistes, pour leur part, en ont fait un jour de deuil pour le peuple
kanak, régulièrement marqué par des manifestations diverses (NDE).
5. Le droit du peuple kanak
ont appris qu’en 1878, avec le peu d’armes que nous avions, nous, les
Kanaks, nous nous sommes fait écraser. En 1917, la révolte du Nord (et
je suis bien placé pour en parler parce que ma grand-mère paternelle a
été tuée par les soldats de la répression) a été également écrasée.
A partir du moment où nous avons le droit pour nous, nous essayons de
défendre ce droit, de l’exprimer par des manifestations, des écrits.
Toutefois, en ce qui concerne l’écrit nous sommes très, très limités,
parce que la presse bourgeoise installée sur le Territoire ne nous fait pas
de place ; il en va de sa propre sécurité. De temps en temps, quand on
écrit des choses gentilles, ils acceptent de les publier, mais en faisant des
coupures, des commentaires qui diluent nos idées dans l'eau de rose, si
bien que ça ne sert à rien d’écrire. A travers des tracts, des réunions
publiques, des réunions privées, nous essayons de nous organiser un peu
plus pour l’indépendance ; le fait d’avoir fait propagande ensemble pour
le Front indépendantiste a donné aux gens une conscience plus grande de
la lutte pour la liberté, pour la libération. Un sentiment de fierté est
apparu avec cette lutte, une nouvelle identité par rapport à l’aliénation
coloniale. Nous avons tous appris « La Marseillaise » à l’école.
Aujourd’hui je pense que les gens sont conscients que « La
Marseillaise », c’est l’hymne national des Français, ce n’est pas l’hymne
national des Kanaks; c’est l’hymne qui salue le drapeau français, qui
salue le drapeau qui colonise notre pays, la prise de possession de notre
pays, l’aliénation de nos terres, l’aliénation de notre patrie, l’aliénation
de notre patrimoine. Et de tout cela, je pense que les gens sont de plus en
plus conscients.
Le 24 septembre, il y aura des réunions un peu partout sur le Territoire.
Nous avons pensé à une espèce de « deuil national du peuple kanak» ;
nous essayerons de le faire dans le calme, mais ce sera dit, ce sera pensé,
ce sera exprimé. Le peuple kanak construit de plus en plus son unité.
Nous avons participé au Forum du Pacifique Sud en tant
qu’observateurs ; nous sommes allés dans les couloirs pour discuter,
faire admettre notre cause. Je pense que les pays du Pacifique ont pris
position à l’unanimité pour l’indépendance de notre pays.
Maintenant, forts de cette prise de position à l’unanimité des pays du
Pacifique, nous allons porter notre cause au plus haut niveau, nous allons
la porter aux Nations Unies, au courant du mois de septembre ou
d’octobre. Après la rentrée, nous allons également essayer d’envoyer
quelqu’un avec le député Pidjot en France, pour sensibiliser l’opinion
métropolitaine à notre revendication.
Ces jours-ci, il y a eu des manifestations organisées, surtout par les
jeunes, les lycéens en faveur de certains professeurs qui ont affirmé leur
opinion politique sur l’indépendance kanak face au vice-recteur et aux
5. Le droit du peuple kanak
inspecteurs du primaire, et ont pour cela été licenciés. Ces manifestations
se sont toujours déroulées dans le calme. Mais le Haut-Commissaire, il y
a une quinzaine de jours, alors que le RPCR organisait lui-même une
manifestation (une contre-manifestation en quelque sorte), a décidé la
suspension de toute manifestation. Nous considérons cela comme un
abus de pouvoir, étant donné que le peuple de France peut, lui, défiler,
manifester, et que c’est un droit fondamental acquis. Ici c’est interdit. Et
à la dernière de nos réunions, il y a trois jours, les gens ont été
sauvagement battus. Evidemment les services d’ordre ont le droit avec
eux puisque désormais il est interdit de manifester, mais ils sont
intervenus non seulement pour disperser mais aussi pour frapper des
leaders indépendantistes. Certains même ont été inquiétés chez eux par
des coups de téléphone, etc. C’est vraiment la répression qui est en train
de se vivre aujourd’hui, mais le peuple kanak s’y attendait; ce matin
même, à l’Assemblée territoriale, les gens de la droite sont intervenus
pour faire des mises en garde qui ne sont autres que des menaces
déguisées, disant qu’il faut que le peuple kanak arrête de manifester,
sinon il aura affaire à eux, etc. Ce sont des gens qui sont armés, qui ont
des moyens d’intervenir, qui ont les fusils pour eux, qui ont la force pour
eux, qui ont l’Administration pour eux, et malheureusement la
complicité du Gouvernement pour eux.
Je ne dis pas ça pour pleurnicher, parce que nous, nous n’avons pas
besoin de pleurer, nous sommes fatigués de verser nos larmes, nos yeux
sont secs de pleurer sur notre sort. Aujourd’hui, nous essayons de nous
battre et nous nous battrons jusqu’au bout. Je crois que la
conscientisation du peuple kanak va en augmentant. La tension monte.
Les gens s’arment. Les Kanaks, eux, ne s’arment toujours pas ; d’abord
parce que c’est difficile de s’armer, et ensuite parce que ça n’est pas dans
nos manières de sortir avec les fusils dans la rue pour revendiquer nos
droits. Mais si les pressions continuent, si les tensions ne peuvent pas
s’exprimer à travers des manifestations qui sont normales, qui sont des
exutoires pour le peuple, on ne peut pas dire quel avenir nous est réservé
ou sera réservé au pays. Le fait est que les gens sont de plus en plus
mobilisés et beaucoup aujourd’hui sont malheureusement prêts —
malheureusement, je dis ça par rapport à la pression coloniale — à
mourir pour leur pays.
Nous sommes également en train d’organiser une espèce de collecte pour
aider le départ d’une mission aux Nations Unies pour faire connaître nos
droits, peut-être aussi pour aider la personne qui irait avec Roch Pidjot
présenter nos positions, notre cause au peuple français, à la presse, à
l’opinion publique.
5. Le droit du peuple kanak
Je peux donner quelques nouvelles : avant-hier il y a eu une vingtaine
d’arrestations. Elie Poigoune, un des leaders indépendantistes du Palika,
a eu le nez cassé, a reçu plusieurs coups, et il est à la clinique,
hospitalisé. Un diacre a eu la main cassée, une jeune fille et Jacques
Violette, Conseiller territorial, ont été bien bien frappés, comme André
Gopéa, Conseiller territorial de la côte est : les inspecteurs calédoniens
l’ont arrêté en route, ont pris la clef de sa voiture et lui ont dit : « Vous,
les indépendantistes, attention à votre gueule, on va vous damer la
gueule! », etc. Bon, ça ce sont des choses que l’on voit actuellement à
Nouméa. Il y a également le groupe Morini, ce sont les colleurs
d’affiches, les gorilles du RPCR qui, derrière la police et les gardes
mobiles qui chargeaient, étaient présents avec leurs matraques pour
essayer de provoquer, de tabasser les leaders de ce rassemblement d’il y
a trois jours. Il faut souligner également que les gardes-mobiles sont de
plus en plus nombreux, je ne sais pas si c’est pour l’arrivée de Dijoud56
ou en vue des manifs du 24 septembre ; il y en a encore une centaine qui
sont arrivés il y a une dizaine de jours, il y en a encore d’autres à venir,
si bien qu’il va bientôt y avoir un gendarme pour chaque habitant.
Cependant, désormais la sécurité ne peut plus exister tant qu’il n’y aura
pas de sécurité pour les Kanaks.
A son dernier passage, le Président de la République, M. Giscard
d’Estaing — les indépendantistes n’étaient pas là pour le recevoir — a
exhorté devant la nouvelle Assemblée territoriale les antiindépendantistes, non pas à écraser les Kanaks, mais à faire l’unité. Cela
leur est resté en travers de la gorge parce qu’ils s’attendaient à ce que
Giscard les félicite pour leur victoire et les incite à écraser encore un peu
plus le Front indépendantiste. Or nous, nous disons que l’unité c’est nous
qui la ferons, et pas les étrangers, et il n’y aura pas d’unité si l’initiative
ne vient pas de nous.
Voilà un peu quel est le climat aujourd’hui, le 11 septembre. Les
journaux ce matin sont satisfaits parce que les policiers sont intervenus
d’une manière assez énergique, qu’ils ont calmé les Noirs qui
manifestaient, qu’ils les ont tabassés, qu’il y en a qui ont été envoyés à
l’hôpital. Une certaine satisfaction se lit entre les lignes. Mgr Klein,
l’évêque de Nouméa, a également fait une déclaration un peu à l’eau de
rose. Étant catholique, je suis un peu gêné parce que les protestants ont
pris une position qui va dans le sens de la libération de l’homme, pas de
l’homme au sens spirituel, il n’y a pas d’hommes spirituels qui se
baladent dans les rues, mais des hommes en chair et en os pris dans des
contraintes matérielles, physiques, économiques et politiques.
56.
Paul Dijoud, Secrétaire d'Etat aux DOM/TOM de 1978 à 1981. (NDE).
5. Le droit du peuple kanak
L’Église évangélique a donc pris position en faveur de l’indépendance
kanak. Mgr Klein tourne en rond dans le brouillard, et évidemment les
Kanaks disent : « C’est un étranger, il ne peut pas prendre position pour
nous! » Et c’est dommage parce que c’est l’Église qui est perçue comme
hétérogène, l’Église catholique ne pouvant pas être salvatrice pour
l’homme kanak, alors que l’Église protestante est plus enracinée dans le
peuple de Calédonie. Il y a donc un léger apaisement des esprits. Des
gens à l’Assemblée, ce matin, ont fait des déclarations pour se donner
bonne conscience, des mises en garde pour donner bonne conscience à
leurs propres électeurs, mais je pense que le mouvement pour
l’indépendance est maintenant bien parti.
Mais nous, indépendantistes, ici nous ne sommes pas en sécurité. Des
gens qui sont indépendantistes sont licenciés ; aujourd’hui, par exemple
certains élèves ont été expulsés des lycées, et hier d’autres, de BlaisePascal, Institut catholique, et puis de Sainte-Marie, également une école
catholique, de Païta. Cette insécurité vécue par les indépendantistes est
liée au combat pour la liberté, au combat pour la nation, pour la
nationalité kanak; elle découle surtout du sentiment d’insécurité des gens
qui ont peur de cette montée de la conscience kanak, et qui ont peut-être
peur pour leurs biens… Les plus farouches, les plus effarouchés, ce sont
les possesseurs de capitaux, les gens qui ont les mines, les banques, les
capitaux importants investis dans le pays. Ils transmettent leur peur aux
autres mais ce sont eux qui sont menacés, et je pense que la sécurité pour
eux désormais n’existera plus ; elle dépendra de l’armée française, de la
gendarmerie française et puis de leurs propres fusils, parce qu’ils sont
armés, outillés, ils ont des chiens de garde, etc., qui leur permettent
d’être en sécurité. Ils communiquent, c’est malheureux, leur sentiment
d’insécurité à cause de leurs biens à l’ensemble de la petite population,
qui n’a rien à voir dans ce combat. Les exploiteurs sont ceux qui doivent
être insécurisés. Ils devraient garder leur insécurité pour eux mais ils la
font partager par les petits, pour que ces derniers les soutiennent dans
leur exploitation éhontée de notre patrimoine, de notre pays.
Voilà, Monsieur Gabriel Marc, c’est un petit bonjour de Calédonie.
Aujourd’hui, tu sais, il y a du soleil dans le pays, alors qu’on est en train,
avec Philippe Missotte, de tourner des idées bien noires, alors qu’il y a
du soleil, il y a la mer, il y a la plage, il y a des gens qui sont en train de
se balader, mais le combat pour la liberté du peuple kanak est un combat
dur malgré le soleil. Je dirais que c’est David contre Goliath, et David
doit chercher le sentier dans la brousse pour essayer d’abattre un Goliath
qui a les moyens, qui a les hélicoptères, qui a les fusils, qui a tout. Mais
nous, nous avons le droit. Je souhaite que tu puisses faire partager ces
5. Le droit du peuple kanak
idées autour de toi, en France, pour que le droit triomphe, le droit du
peuple kanak, bien sûr, mais c’est le droit tout court.
7. Etre mélanésien aujourd’hui*
Dans cette conférence, Jean-Marie Tjibaou souligne combien, jusqu’à
aujourd’hui, les Kanaks dans leur ensemble sont habités par leur culture
d’origine malgré cent cinquante ans de présence française en NouvelleCalédonie. Il s’interroge ainsi sur les relations difficiles que les Mélanésiens
entretiennent avec les exigences de la vie à l’occidentale, et plus largement sur
l’avenir bien incertain du monde moderne. On remarquera la liberté de ton
avec laquelle il s'exprime, dépassant les grands affrontements politiques
dominants (entre la droite et la gauche, l'Est et l'Ouest, etc.), pour réfléchir sur
son expérience concrète de la modernité, au moment où le mouvement
indépendantiste aborde une nouvelle conjoncture.
La possible victoire de la gauche aux élections présidentielles de mai 1981
incite les leaders kanak à mieux faire connaître leur peuple et ses
revendications fondamentales. Cette conférence, donnée à l'occasion des
« Entretiens de Genève » et publiée quelques mois après l'élection de François
Mitterrand, prend place dans cette nouvelle dynamique politique, quoique par
la forme et par le ton il s'agisse encore, pour Jean-Marie Tjibaou, d'introduire
son auditoire à une compréhension fine de la culture kanak. Déjà, en 1975, il
organisait des séminaires à l'intention des cadres des entreprises calédoniennes
pour tenter d'expliquer les principales caractéristiques du monde mélanésien. Il
poursuit ici la même démarche, sans aucune allusion au contexte politique de
l'époque, comme s'il faisait encore du discours de type ethnologique le support
implicite de toute argumentation politique. Mais le cours des événements
l'obligera peu à peu à durcir le ton (cf. infra, « La renaissance culturelle
mélanésienne en Nouvelle-Calédonie »).
Dans mon pays, quand on s’adresse aux gens, on commence
par dire : « Les anciens, les chefs, les responsables, les gens d’ici, je
vous salue. » On m’a demandé aujourd’hui de dire quelques mots
sur les « Mélanésiens »… et le titre de la conférence annoncée était
« Mélanésiens d’hier et d’aujourd’hui ».
Hier, je ne sais pas jusqu’où ça va… A partir de quand ? Pour moi, ça
finit aujourd’hui, et demain… c’est demain. Alors, je vais dire un mot
*
Communication aux Entretiens de Genève (Université de Genève, mars 1981),
publiée dans la revue Esprit, n° 57, septembre 1981.
6. Etre mélanésien aujourd’hui
sur « Mélanésiens d’hier » ; ces Mélanésiens d’hier, je l’ai dit, c’est
aujourd’hui. Cela veut dire qu’il y a des modèles d’hommes, que les
gens vivent à chaque moment de l’histoire. Il y a une certaine pérennité
qui se poursuit, qui se continue dans le groupe, et puis il y a des éléments
qui changent. Alors qu’est-ce qui est d’hier ? et d’aujourd’hui ? Il y a des
accidents, des éléments culturels qui ne sont plus, mais ils ne sont plus
dans le sens où on ne peut plus leur donner une appartenance à une
époque précise. Au musée, tout à l’heure, nous avons vu des bambous,
j’ai vu aussi des casse-tête, il y avait aussi une hache-ostensoir57. Ce ne
sont plus des objets qui, culturellement, sont utilisés aujourd’hui, ce sont
des objets qui, dans la continuité du groupe, font partie encore des
références.
Pour que cela soit un peu plus clair, nous allons essayer de voir comment
l’homme mélanésien est peut-être une autre manière d’exprimer
l’humanité ; mais c’est une expression de la même chose, de la même
réalité. Et cette réalité-là, elle est exprimée d’une façon qui doit tenir
compte de l’environnement, de l’histoire. C’est ainsi que l’on pourrait
dire, d’une manière tout à fait banale, que l’homme produit la société, et
que la société usine à son tour l’homme. Et, jeté dans le monde des
vivants, le petit homme est somme de besoins et d’aspirations, besoin de
se nourrir, de s’abriter, d’être en sécurité, de se vêtir, de parler,
d’échanger, de se perpétuer par la création, par la procréation ; et la
société qui l’accueille offre une somme des réponses liées à
l’environnement, écologique, géographique, climatique, historique…
Je ne peux m’empêcher de penser à la réalité de cela aujourd’hui ; j’étais
à Glion ce matin et je voyais la neige tomber… Par la vitre, tout le
temps, la neige tombait et je vous assure que c’est insécurisant pour moi.
Parce que cela ne fait pas partie de mon environnement. Et je n’ai pas le
comportement, je n’ai pas appris, je n’ai pas les réflexes. Le groupe qui
m’a accueilli à ma naissance ne m’a pas donné les réflexes, les
habitudes, la culture adaptée à ce phénomène. Ce chandail, c’est
quelqu’un qui me l’a donné à Paris, quand je suis arrivé. Le cache-nez,
c’est la même chose. Je suis arrivé en bras de chemise… Alors les gens
se sont dit : « Mais d’où vient-il ? »… Je n’ai pas l’habitude.
Cela me semble capital de saisir ainsi tout l’investissement culturel que
chaque groupe fait pour répondre au besoin de sécurité, de prévision
pour l’avenir. J’insiste sur ce mot : prévision. Quand l’environnement est
menaçant à tel point que vous pouvez mourir si vous n’avez pas prévu,
vous êtes obligé d’avoir un sens de la prévision très important. Chez
57.
Grand disque de pierre polie monté sur un manche ; utilisée autrefois
comme objet de prestige lors des cérémonies (NDE).
6. Etre mélanésien aujourd’hui
nous, vous pouvez vivre toute l’année sans vous couvrir. Je suppose qu’à
Glion, si on n’a pas de quoi se vêtir, si on a une maison qui ne ferme pas
bien, avec la neige qui tombe, si on n’a pas de poêle pour se chauffer,
c’est la vie qu’on risque. Et cela, ce sont des choses fondamentales dans
la mise en place des structures culturelles pour « fabriquer » l’homme…
Pour résumer, je dirai un peu comment on conçoit l’homme dans le
monde mélanésien, à partir de son environnement. Comment aussi est
perçu ce qui le valorise, ce qui fait que l’homme réussit. Et tout cela par
rapport à l’homme d’aujourd’hui. Par rapport à l’homme que l’on est en
train de fabriquer en Calédonie, l’homme mélanésien que les enseignants
vont nous fabriquer. Un Mélanésien nouveau. On dira que cet homme est
réussi, qu’il a un certain prestige parce que… peut-être sera-t-il Docteur
d’université … Peut-être aura-t-il de l’argent, une Mercedes, peut-être
sera-t-il médecin, fumera-t-il des cigares! Il y a un certain type d’homme
qui est fabriqué par l’université, fabriqué par l’école moderne, et le
Mélanésien n’échappe pas à cette « usine ». Traditionnellement — quand
je dis traditionnellement, je suis gêné pour définir ce mot, surtout ici, à
l’Université. Qu’est-ce que cela veut dire « traditionnellement » ? Cela
voudrait dire « hier » et, je l’ai déjà dit, pour moi, hier, c’est jusqu’à
maintenant.
Comment est conçu l’homme dans le monde mélanésien ? Comment est
conçu l’univers dans lequel il se trouve ? Quels sont les modèles de
l’homme, les modèles de réussite de l’homme, les rapports de cet homme
avec l’univers des vivants, avec les êtres vivants, avec le terroir ? Je
pense que les gens qui sont encore de la terre, qui sont des ruraux,
peuvent communier facilement avec ce que je veux dire. Quels sont les
rapports avec le soleil, la lune, le tonnerre, les saisons ? Et les rapports
avec ceux qui vivent je dirais... « au-delà du miroir »58. Tout ceci pour
vous donner un peu un profil de l’homme traditionnel : c’est celui qui
sort de la terre, de l’humus, de la tribu, qui circule en ville mais qui n’est
pas un produit de l’université, qui est un produit de la terre, un produit de
la tribu.
Comment est conçue la vie et donc la naissance de l’homme ? Je dirais
que le monde mélanésien, comme tout groupe humain, a essayé de
donner des réponses aux questions qui travaillent les entrailles de tout
groupe humain ; d’où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ?
Et la réponse à la question « d’où venons-nous ? », sur la terre de
Calédonie, les gens l’ont traduite dans les généalogies. C’est « les gens
de tel clan »… « c’est le clan Aramoto »… Eh bien les Aramoto, ils
58.
Jean-Marie Tjibaou employait souvent cette expression pour désigner les
défunts (NDE).
6. Etre mélanésien aujourd’hui
sortent de la paille, tel genre de paille, poussée sur telle montagne, et de
cette paille est issu ce clan… Rappelez-vous, ceux qui connaissent la
Bible, la généalogie de Jésus, « fils de David, fils d’Abraham »… Nous
retrouvons le même schéma. Mais nous trouvons, au terme, un arbre, ou
un animal, ou une pierre, ou le tonnerre. C’est la relation avec la terre,
avec l’environnement, avec le pays, avec le terroir. Nous ne sommes pas
des hommes d’ailleurs. Nous sommes des hommes sortis de cette terre.
Les ethnologues, les psychologues, les psychiatres pourront discuter
longuement sur la signification psychanalytique de cette façon de
« s’originer », mais là n’est pas mon propos. Je veux dire simplement :
voilà comment cela se passe. « Fils de, fils de, fils de… » et les noms ont
aussi une importance. Je me réfère à la Bible parce que c’est aussi une
littérature sortie du monde rural et on y retrouve les mêmes schémas : les
gens sont sortis de tel endroit, ils ont pour fils Untel et Untel, et, comme
toute société traditionnelle, les premiers-nés, ceux qui ont vu le soleil les
premiers, c’est ceux-là qui ont le droit à la parole, parce qu’ils sont les
aînés, ce sont les gens qui, en principe, doivent avoir la sagesse.
L’homme sort d’un arbre, d’un rocher, d’une tortue, d’un poulpe, d’une
pierre, il sort du tonnerre, et le tonnerre, c’est le totem59. Il est important
de signaler que la relation avec le totem reste quelque chose de sacré. Si
vous êtes un descendant du requin vous avez la protection du requin. Je
ne sais pas s’il y a des requins ici, mais en Calédonie, il y a la mer, et
c’est important d’avoir le requin pour protecteur. Si vous sortez du pin
colonnaire, vous n’avez pas le droit de détruire cet arbre. Parce que ces
totems, ce sont vos esprits. Ils font partie de vous. Vous leur devez
respect et vénération. Alors ça… c’est : hier pour le monde mélanésien,
mais aujourd’hui suivant qu’on est proche ou éloigné de la tribu, du
consensus de la tribu, on est toujours plus ou moins proche de ces
choses-là. Il y en a qui ne respectent plus. Il y a en a beaucoup aussi qui
respectent. Et je constate qu’aujourd’hui il y a, peut-être, une certaine
crise d’identité… ou est-ce à force d’aller à l’école, à force d’essayer de
devenir le modèle proposé par l’école, le modèle proposé par l’Europe,
et de ne pas pouvoir atteindre le modèle, on finit, un jour, par se poser la
question : mais qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? Alors il y a des
retours aux sources pour essayer de se retremper, de se retrouver dans
quelque chose.
Dans beaucoup d’endroits encore, cette relation avec le totem demeure
une relation qui, traditionnellement, était unique : relation avec la
divinité. A travers cette relation se vit la dimension religieuse avec,
comme je le disais tout à l’heure, les gens qui sont « derrière le miroir ».
59.
Pour les Kanaks, le totem est la forme visible des esprits des ancêtres (NDE).
6. Etre mélanésien aujourd’hui
Pour donner un exemple : au mois de mars et dans le trimestre qui vient,
chez nous, on déterre les nouvelles ignames. Et c’est interdit d’en
manger avant. Vendredi, quand je suis allé chez mon oncle, il m’a donné
quelque chose que j’ai appelé médicament. Ce n’est pas la potion
magique d’Astérix, mais c’est un breuvage fait d’herbes, de feuilles, etc.
Il m’a dit : « Bon, tu bois cela pour que, lorsque tu iras dans le monde,
dans tes voyages, si tu manges des ignames, les ancêtres ne t’en tiennent
pas rigueur parce qu’on aura fait la coutume, avant. » On n’a pas fait la
demande de pardon, mais on a annoncé qu’on risquait peut-être
d’enfreindre la loi. C’est quelque chose de sacré60. L’année dernière, au
moment de déterrer les premières ignames, il nous a convoqués. En ce
moment, nous travaillions pour l’indépendance de notre pays. Alors il a
fait cuire les ignames, il a ouvert la marmite, et puis il a parlé aux
ancêtres pour nous donner la force de notre combat, pour être forts dans
nos convictions et dans notre parole. Pour que notre parole soit entendue.
Parce que quelquefois, on dit des choses vraies mais les oreilles sont
fermées. La Bible dit qu’il y a des cœurs qui sont fermés à la vérité, dans
lesquels l’esprit n’est pas ouvert à la lumière. Alors c’est un peu dans ce
sens-là… Ensuite il nous a fait manger… On a bu plusieurs médicaments
pour telle et telle chose précise. Le mot « médicament », vous le mettez
entre guillemets. Il y a des feuilles préparées selon certaines recettes.
Tout à l’heure, le monsieur qui nous a promenés au musée et qui nous a
montré les bambous gravés nous a dit qu’il avait réussi à retrouver un
dessin de « paquet magique » dans lequel était contenues toutes les
feuilles représentant telle plante, telle plante, telle plante, etc., qui étaient
mises là en offrande à la divinité pour obtenir la bénédiction… C’est le
« médicament ». Ensuite, on a mangé les nouvelles ignames, seulement
après on a eu l’autorisation de déterrer les nouvelles ignames et de les
manger. Avant, vous ne pouvez pas. C’est dans toutes les sociétés rurales
qu’il y a ces choses-là. Mais je crois que ce qui est important, c’est de
dire que c’est aujourd’hui. A combien ? vingt-cinq ans, quinze ans, de
l’an 2000 ? Moi, j’ai fait mes études à la Faculté de Lyon, aux facultés
catholiques. Puis quand je suis rentré là-bas, 68 ne m’a pas « libéré ». Et
je suis bien content de ne pas être « libéré »!
A l’origine, il y a l’arbre, le tonnerre, etc. Puis, il y a la série des
ancêtres, et puis, il y a nous. Et la vie passe à travers cette généalogie, et
cette généalogie, elle est celle de mes pères, mais elle est celle aussi du
60.
Les premières ignames arrivées à maturité ne peuvent être consommées
avant que le magicien des jardins de la tribu n'en ait donné le signal: il en
mange lui-même une part puis présente les prémices au chef; quand celui-ci les
a mangées, tous les gens du terroir sont autorisés à faire de même (NDE).
6. Etre mélanésien aujourd’hui
clan qui a donné ma mère, et qui, en donnant ma mère, me donne la vie.
Le principe de vie, nous disons que c’est la mère qui donne la vie. Le
père donne le personnage, le statut social, la terre. Voyez Leenhardt61…
Je ne sais pas si vous l’avez lu… Je crois qu’il a compris beaucoup de
choses. Heureusement pour nous qu’il a écrit… La vie est donnée par le
sang. Le sang, c’est la mère qui le donne. Et le propriétaire du sang, c’est
elle, ses frères, ses pères. Alors je reste toujours duel. Je ne suis jamais
individu. Je ne peux pas être individu. Le corps n’est pas un principe
d’individuation. Le corps est toujours la relation. Le corps, c’est le sang,
et le sang c’est la mère. Et le propriétaire de cette partie de moi, ce sont
mes oncles maternels. C’est pour cela que quand l’enfant vient au
monde, nous donnons des cadeaux à la mère, pour lui rendre hommage,
pour la bénir parce qu’elle est féconde, parce qu’elle donne la vie, elle
fait grandir notre clan. Mes enfants ont mon nom. Ils ont le statut social
que leur donne mon nom. Nous avons, dans les clans, quatre ou cinq
noms. Ce sont comme des matricules correspondant à des cases sociales.
Ce ne sont pas des noms passe-partout. Il n’y a pas de noms publics. Les
noms sont propriété des clans. Si vous prenez les noms que je donne…
on va faire la guerre! Ou bien vous allez recevoir la malédiction des
ancêtres, vous allez être malades, vous allez mourir. Bon. Alors les
enfants reçoivent le nom, reçoivent le statut du paternel. Sauf s’ils sont
repris par la mère, en compensation. Ma mère vient de chez vous, elle
peut reprendre un de ses fils pour elle. Car elle garde son statut, son rang
dans sa famille et elle garde son nom. Moi, je m’appelle Tjibaou. Ma
femme, dans la société moderne, s’appelle Tjibaou, mais, dans la
coutume, elle fait partie de son groupe. Elle n’est pas de mon groupe.
Elle peut reprendre un des enfants et le nommer, en compensation. Ou
bien, plus tard, son clan viendra chercher une fille dans mon clan pour
rétablir l’harmonie dans les deux.
Là est le principe de vie, et je crois que c’est fondamental pour
comprendre la différence et aussi les difficultés d’adaptation des
Mélanésiens au monde moderne. Nous ne sommes jamais… je ne suis
jamais moi. Moi, c’est lié à l’individu. Je suis toujours quelqu’un en
référence à. En référence à mes pères, en référence à mes oncles. Cela
c’est très grave dans la société moderne, pour prendre des décisions, et
surtout des décisions rapides. Alors nous sommes toujours en train de
61.
Maurice Leenhardt (1878-1954), missionnaire protestant en NouvelleCalédonie dans la première moitié du XXe siècle, puis professeur d'ethnologie à
l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, a écrit de nombreux ouvrages de référence
sur la culture kanak ; en plus des ouvrages déjà cités, on retiendra Notes
d'ethnologie néo-calédoniennes, Paris, Institut d'ethnologie, 1930 et Gens de la
Grande Terre, Paris, Gallimard, 1937 (NDE).
6. Etre mélanésien aujourd’hui
consulter, faire des conseils, des palabres. Et on a des problèmes parce
qu’on n’est pas assez rapide. Cela c’est important. C’est important parce
que cette relation qui existe au niveau de l’individu, de l’homme, se
retrouve dans la société. Il n’y a de personne qu’en référence à.
Toujours. Dans ce contexte-là, je dirais que l’homme qui est réussi, c’est
l’homme qui garde bien les alliances d’un côté et de l’autre. Avec les
pères, et avec les oncles. Les oncles maternels et les mères. Un petit
détail : ma mère, avec toutes ses sœurs, ce sont les « mamans », et mon
père avec ses frères, ses cousins, ce sont les « papas ». Ici cela ne vous
pose pas de problème parce qu’il n’y a pas de Mélanésiens dans vos
entreprises. Mais les entreprises européennes en Calédonie ont
quelquefois des problèmes lorsque l’employé va enterrer son grand-père.
Et après c’est un autre grand-père, et puis un autre grand-père! Ensuite,
c’est sa mère, et il y a beaucoup de mères. Parce que toutes les sœurs de
sa mère, les cousines germaines de sa mère, etc., c’est des « mamans ».
Quant aux frères de ma mère, ce sont les oncles. En français, cela ne
rend pas. Dans les langues mélanésiennes on a des termes différents. Les
oncles, en français, paternels ou maternels, c’est toujours des oncles.
Chez nous, le sens de l’oncle c’est du côté maternel, les autres ne sont
pas oncles puisque ce sont des pères. Les tantes aussi, les tantes, c’est les
sœurs du père. Ce sont les femmes qui parlent fort…
L’homme qui atteindra la sainteté, l’harmonie, la perfection, c’est celui
qui garde ces deux relations. Il y a une autre dimension, c’est la relation
avec les ancêtres. Je dois bien vivre la relation avec les maternels. Si je
me blesse, par exemple, devant un de mes oncles et que je ne fais aucun
geste d’amende honorable, je vais être châtié : je vais être malade, peutêtre aller à l’hôpital, passer à la radio, on ne trouve rien, je vais maigrir,
je vais bientôt mourir. Il va falloir aller voir un voyant. Le voyant va me
dire : « Bon, eh bien tu as oublié de faire la coutume au tonton. » Il faut
prendre des morceaux de tissu, des chemises, des habits, du sucre, du riz,
du tabac, de l’argent, pour aller demander pardon à l’oncle maternel.
Parce que l’on a dilapidé le flux vital, qui ne m’appartient pas. C’est le
sang, c’est la vie, mais c’est la vie qui me vient du totem de ma mère, du
clan maternel qui circule en moi. Et je n’ai pas le droit de le dilapider. Je
dois le bénir, l’honorer parce qu’il est mien, mais il ne m’appartient pas.
Je suis locataire, en quelque sorte. Pour beaucoup de choses on est les
usufruitiers. On n’est pas les propriétaires. Si j’ai mal agi, si je n’ai pas
respecté la loi, la règle, je suis châtié par la police des mœurs : ce sont
les ancêtres qui interviennent.
Je ne vais pas parler de tout cela, parce que c’est un long chapitre. Il y a
aussi les maladies qui sont données par les sorts. Mais ici je parle
seulement des maladies qui proviennent des manquements au bon
6. Etre mélanésien aujourd’hui
fonctionnement. Vous avez oublié de mettre de l’eau dans le radiateur de
votre voiture ? Résultat : le moteur fonctionne mal, il va chauffer. Là,
c’est la même chose, mais c’est chez les ancêtres que cela ne vas pas et il
faut chercher le « médicament » qui correspond. Il faut faire la coutume
et chercher la personne susceptible de vous donner le breuvage qui peut
vous guérir. Ça, c’est le Mélanésien d’hier… mais il est très présent,
c’est pour cela que je vous en parle.
Il y a la conception de la vie, la conception de l’homme, il y a aussi la
conception de la réussite de la vie : où est le prestige ? Ceci est très
flagrant. Dans le système mélanésien, pour être un homme prestigieux, il
faut « avoir », bien sûr, comme partout. Il faut donc travailler ou avoir
une grande famille qui permette de beaucoup avoir. Le prestige c’est de
donner, de beaucoup donner et de donner partout. C’est à l’envers du
monde capitaliste! Ici on dit, on apprend aux enfants à économiser, à
entasser, puis quand on a quelques économies, il faut trouver des
systèmes qui rentabilisent cette économie. Après, on dit qu’on a des
briques si on a un million. Les Français disent qu’on a des briques, et
avec les briques on construit son château, on construit sa propre stature
d’homme et on devient quelqu’un. Plus on a de briques, plus on monte,
plus on est grand, même s’il n’y a rien dedans! C’est bien important. Et
que faire avec les briques qu’on a sous les pieds ? Il faut les rassembler,
les capitaliser. Dans notre système, si vous faites cela… vous devenez
petit, parce que vous n’avez pas de relations. Vous êtes obligé de vous
couper de la communauté. Vous ne pouvez pas honorer vos oncles si
vous avez beaucoup et que vous ne donnez pas. Plus vous avez, plus
vous devez donner. Et comme ce sont de petites communautés, les gens
savent ce que vous avez! Il n’y a pas l’anonymat des grandes villes, alors
vous ne pouvez pas échapper. S’il y a une « coutume », c’est-à-dire un
rassemblement où les gens portent leurs dons, les gens regardent : « Il
n’a apporté que ça! » Et les gens repèrent tout de suite. Parce que, dans
l’année, il y a beaucoup de coutumes. La dernière fois, un de mes oncles,
qui est célibataire, manquait au rassemblement. Et mon vieil oncle, qui
fait les ignames, nous dit : « Qui est-ce qui n’est pas là encore ? — Il y a
Untel. — Oh! mais ce n’est pas la peine, parce que lui, il apporte
toujours 100 F et un kilo de sucre. Alors ce n’est pas la peine de
l’attendre, on sait a priori ce qu’il va apporter! »
Les gens savent. Seulement ce n’est pas une connaissance qui, je dirais,
se comptabilise et qui s’arrête au bout de l’addition. Elle est inscrite làdedans, et si vous ne donnez jamais rien, le jour où vous devez faire une
célébration, vous n’aurez rien. Je connais un monsieur qui ne participe
pas aux travaux pour défoncer les champs pour les ignames. J’ai
remarqué, une année, il y a trois ans, qu’il faisait son champ au bord de
6. Etre mélanésien aujourd’hui
la route. Pour aller dans ma tribu, il n’y a qu’une route. Il travaillait au
bord de la route. Quand quelqu’un fait un grand travail pour les ignames,
surtout quand c’est un monsieur d’un certain âge, on se doit de l’aider.
Alors, pour ne pas l’aider, les gens passent de bonne heure, quand il n’y
a encore personne dans le champ. Ils se lèvent de bonne heure pour
passer et reviennent tard, pour ne pas être interpellés par le fait qu’ils ne
l’aident pas. Mais ils ne vont pas aider. Et j’ai vu aussi, un mariage où
les gens n’ont pas bougé! Alors que dans les tribus : « Il y a un mariage
chez vous ? » C’est tout le monde qui vient, c’est la fête du village. Les
gens apportent la coutume d’abord, les objets, les tissus, tout cela, de
l’argent, la monnaie traditionnelle62 et puis de la viande, du poisson, etc.
Mais si vous n’intervenez jamais, le jour de votre mariage, les gens ne
sortent pas, ils restent chez eux ou disparaissent. Mais on ne les entend
pas. Il n’y a pas de contestation qui s’exprime : la contestation se fait
parce qu’on disparaît. Je ne suis pas d’accord avec vous : vous
m’appelez. Je dis oui, mais vous ne me verrez pas. Je ne viendrai pas
pour vous insulter, mais vous ne me verrez pas. C’est prévu. Il y a des
jours prévus pour cela.
Alors je disais que l’homme est prestigieux, par le fait qu’il donne. Et
cela pose des problèmes pour l’insertion dans le monde industriel. Il est
aussi prestigieux par les relations qu’il fait, qu’il crée. Plus vous avez de
relations, plus vous avez de prestige.
Dernièrement, j’ai participé à une session de commission du Conseil
œcuménique des Eglises sur les atteintes aux droits de l’homme. Droit de
liberté, d’expression… Les violations des droits, c’est aussi sur les terres,
et je disais que c’est inscrit dans la Genèse ; la philosophie judéochrétienne parle de Dieu qui créa le monde, vit que tout était bon, etc., et
puis il montra la terre à l’homme, il dit : « Croissez et multipliez-vous »
et puis : « Dominez la terre. » Dominer la terre ? Il est le maître. Dans
notre système, l’homme n’est pas le maître. Il est un élément du monde.
Il est parmi les plantes. Il y a une plante qui est son totem. Parmi les
animaux, il y a un animal qui est son totem, qui est le totem d’un autre
clan. Et c’est une tout autre philosophie qui est branchée là-dessus. Nous
faisons partie du monde, du monde des vivants, du monde de la nature,
du monde des arbres, des plantes, des pierres, et il faut les respecter.
Quand les Européens sont arrivés, partout il y avait les lieux de pêche,
62.
Il s'agit de chapelets de coquillages polis et percés, ornés à l'une des
extrémités par une pièce de bois sculpté ou un fin tressage : ces biens précieux,
mémoire du contrat passé entre les groupes, sont échangés à l'occasion des
cérémonies ou même lors de transactions plus ordinaires. Ces objets sont
couramment désignés en Nouvelle-Calédonie comme des « monnaiesindigènes » (NDE).
6. Etre mélanésien aujourd’hui
les lieux de chasse. Il y a des lois pour observer, pour respecter la
reproduction parce que c’est la nourriture mais aussi, cela part de ce
principe que les poissons, les oiseaux, la nature dans son ensemble, font
partie… plutôt, l’homme fait partie, au même titre que les autres, de
l’univers. Et il n’est pas le chef. Il est le chef du clan. Il peut manger
d’autres animaux, mais il est un élément de la nature. Et c’est vital pour
lui-même, puisqu’il y a des plantes et des animaux qui font partie de sa
généalogie.
On en vient au rapport de l’homme avec le terroir. Dans la société
moderne, il y a le patrimoine et le terroir ; il faut penser en termes de
patrimoine pour se rapprocher de cette conception de la terre. La terre
n’est pas un capital qui est objectif et qui a une distance par rapport au
groupe humain, à l’homme. Dans le monde moderne, je peux prendre le
terrain, vous le donner, vous le vendre ; vous le prenez, le donnez à un
autre ; moi je viens, je loue le terrain à Untel et le mets en valeur. Là
c’est plutôt le sens traditionnel de la propriété-patrimoine : la terre, c’est
la terre où sont les ancêtres. C’est la terre qui enracine la généalogie. Les
généalogies n’ont pas de sens si elles ne sont pas inscrites dans l’espace,
dans un lieu précis. « Jésus, fils de David », c’est les gens qui sont de tel
endroit. Enlevez cette généalogie de ce terroir, elle n’a plus de sens.
Toutes les généalogies ont un sens par rapport à un terroir, par rapport à
un espace précis. Et c’est en ce sens que la terre fait partie, en quelque
sorte, du groupe, parce que c’est le seul élément… Tout à l’heure, on
parlait du musée, mais qui renferme. Moi, aujourd’hui, j’ai un cahier sur
lequel j’ai écrit les choses que j’ai envie de dire. Plus tard, mes enfants
pourront regarder sur ce papier, et voir que j’ai dit cela à Genève. Sur la
terre de mon pays, dans ma tribu, la généalogie…, le cahier c’est la terre,
c’est telle pierre, avec telle source. Et à tel endroit qui porte tel nom, là
commence l’histoire. On continue, on continue, jusqu’à l’eau et on a une
racine, une spacialité, on est historique par rapport à cet espace. Sinon,
on n’a pas d’histoire. On est citoyen du monde et de nulle part.
Le terroir est très important parce qu’il constitue les archives. C’est lui
qui renferme les archives du groupe. Et le groupe, quand on fait la
coutume, quand on échange des cadeaux, quand on échange des
discours, on le fait par rapport aux alliances. Dans le temps, vous avez
donné une fille de chez vous, ici. Deux générations plus tard, vous avez
pris une fille de chez moi. Et c’est entre telles maisons. Pensez au terme
de maison, dans la féodalité, autrefois en Europe, la maison de France, la
maison de… Entre ces deux maisons, entre ces deux tertres, entre ces
deux clans, nous avons fait alliance. Mais ces alliances-là s’enracinent,
6. Etre mélanésien aujourd’hui
se fondent, entre ces deux noms-là. Bouarate, Goa, Bouarate63, il est là,
dans telle rivière, sur tel tertre, il est dans telle place, et les relations se
font là. Et pour aller de Goa à Bouarate, il y a des itinéraires. Je passe
d’abord par tel endroit. Et à tel endroit, je rencontre tel clan, et je n’ai
pas le droit d’aller directement. Je passe par tel clan, celui qui est
l’ambassadeur, qui doit porter, qui doit m’introduire. Tout ça, c’est des
points dans l’espace, des noms de clans, mais des noms de clans qui sont
inscrits dans l’espace, sur le terroir. Et il suffit de me dire les noms, les
points nommés de l’espace, ça dit les relations entre les clans. Il y a un
autre système aussi, c’est le nom des arbres, ou les noms des oiseaux, ou
les noms, les noms. Ou encore, on utilise les noms de lieux. On a, chez
nous, l’habitude d’appeler les gens par le lieu. On dit : celui qui habite
tel endroit. Chez moi, moi c’est Kamo Pakaawat. Pakawaat, c’est
l’endroit où j’ai ma case. Alors, pour ne pas dire mon nom, les gens qui
me respectent m’appelleront Kamo Pakaawat, celui qui habite à
Pakaawat, puis celui qui habite à tel endroit. Cela fait des complications
pour les gens qui font des recherches sur le terrain, parce que les gens
ont toujours plusieurs noms. On les appelle par le nom de l’endroit où ils
habitent, il y a aussi le prénom ; ils ont quelquefois plusieurs prénoms. Et
puis, quand vous demandez à la mairie, ils vous donnent des noms
officiels64.
Rapport de l’homme avec la société, avec son groupe, rapport avec
l’espace, avec le terroir et rapport avec les saisons, ou avec la saison de
l’igname. Je terminerai par là : la façon de percevoir et de vivre le temps.
Et ça… je dirais que pour les gens de la société, dans les tribus, ce n’est
pas un sujet… On ne parle pas du temps. Si, on parle des saisons. Mais
non de l’heure… Il y a le matin, quand le soleil se lève ; le matin de
bonne heure, avant le soleil ; le matin c’est la matinée ; et puis midi ; et
puis l’après-midi ; et puis le soir. L’heure, c’est un phénomène moderne
et c’est justement à cause de l’heure que l’on est obligé de parler de la
manière dont les gens vivent le temps. Le temps dans la société
traditionnelle, la société mélanésienne, je pense que pour les paysans qui
font la vigne ou qui font le blé, c’est la même chose. Le temps, c’est le
rythme de la nature. Le rythme des saisons. Il y a le froid, le chaud et il y
a les intermédiaires. Mais le froid, le chaud, c’est une sensation (on le
voit aussi avec la neige, etc.) ; ce qui joue le rôle de l’aiguille de la
63.
Noms des chefferies de la vallée de Hienghène (NDE).
Les noms de famille donnés à l'administration française lors de
l'établissement de l'Etat-civil sont souvent très différents des noms qu'utilisent
quotidiennemnt les Kanaks (NDE).
64
6. Etre mélanésien aujourd’hui
montre c’est les plantes. Le soleil, bon, ça intéresse, mais ce n’est pas lui
qui donne les indications, c’est les plantes qui poussent et qui meurent.
Je regardais les vignes tout à l’heure, il y avait des morceaux de bois, les
ceps ; pour quelqu’un qui boit le pinard, qui a vu le raisin et qui voit les
morceaux de bois, il n’y a pas beaucoup de relation. Mais pour le
paysan, c’est cela le signe. C’est cela les heures, les moments de l’année.
Ils sont indiqués par ces différents moments de la pousse et de la mort de
la plante. Pour nous, c’est l’igname qui fait le calendrier de l’année. Je
vous disais qu’à cette époque, on va faire les premières récoltes. On a de
quoi manger. Mars, avril, mai et puis juin, juillet, août, c’est la pleine
saison, on a tiré les ignames et on va commencer à débrousser.
Septembre, octobre, novembre, on fait les champs. On a débroussé, on a
brûlé, on a mis les ignames en terre. Je découpe comme cela en
trimestres, mais suivant que vous êtes proches de la mer, que vous êtes
dans le sud, que vous êtes plus vers le nord ou plus vers l’intérieur, le
calendrier des plantes se déplace. C’est plus précoce là où c’est chaud, et
plus vous allez vers le froid, plus cela tarde à pousser, à sortir, la récolte
aussi vient plus tard. Du moins pour l’igname…
Et nous, nous avons cette saison, cette culture de l’igname qui rythme
toute l’année. Je vous ai dit que juin, juillet, août, c’est la saison où il y a
beaucoup d’ignames, la pleine récolte. C’est le moment où il y a plus de
travail, c’est le moment où il y a beaucoup à manger, parce qu’il y a des
ignames, il y a des taros, c’est la pleine saison des récoltes. Alors c’est la
saison où on va faire les célébrations, on va faire les mariages, on va
faire les intronisations des chefs, on va faire les « grands deuils ». Les
« grands deuils », je ne sais pas si c’est le terme qu’il faut dire : c’est
peut-être les funérailles. C’est les grandes fêtes pour finir le deuil. Et là,
c’est une fête à tout casser. Cela aussi c’est important. Et on va les placer
à ce moment-là, au moment où il y a traditionnellement beaucoup de
nourriture. C’est aussi la saison où les poissons sont gras, les animaux
aussi… En ce moment où on fait la récolte des nouvelles ignames, il y a
les pigeons, le gibier qui est bien. Chez nous, il y a le gros pigeon qu’on
appelle le notou, il y a la roussette. Je ne sais pas si vous voyez ce que
c’est. C’est une espèce de grosse chauve-souris. Il y en a que cela fait
frémir de la voir dans la marmite, mais il y en a pour qui c’est très bon.
Les roussettes, c’est à telle époque, et à cette époque-là il y a telle fleur,
il y a telle jeune pousse qui arrive… J’ai parlé des fleurs, il y a une
espèce de roseau qui fleurit en ce moment ; c’est plein de fleurs, les
roseaux de montagne. Alors, si vous voulez, cela c’est le calendrier des
gens… Ce sont les roseaux, ce sont les ignames. Il y a un ensemble de
plantes qui se manifestent de telle manière, à telle époque, à une autre
époque, elle vont se manifester de telle autre manière, etc. Vous avez vu
6. Etre mélanésien aujourd’hui
les plantes avec les feuilles rouges récemment, avant que cela ne tombe.
Bon, cela signifie que c’est telle époque.
Pour les gens, dans la société mélanésienne traditionnelle, les ignames
commandent l’ensemble du calendrier et font le tour complet de l’année.
Elles est comptée par lunes. Et là-dessus sont branchées toutes les
célébrations, toutes les manifestations prévues. Le temps de faire
l’intronisation du chef au moment des nouvelles ignames ou après, au
moment où il y a beaucoup à manger, etc. On prévoit de faire les cases à
la fin de l’année, avant les cyclones, au moment où c’est sec, au moment
où la paille est mûre, pour ne pas tirer la paille qui est trop jeune, sinon
cela pourrit. Tout cela s’observe partout. Je crois que ce qu’il est
important de remarquer, c’est que le rythme de la nature, c’est lui qui
rythme la société et qui, en définitive, rythme l’homme.
Et cela, je pense, c’est la différence fondamentale entre les ruraux qui
vivent à ce rythme-là, et puis les gens qui sont en ville, qui vivent au
rythme de l’entreprise, avec des projets, avec des investissements qu’il
faut rentabiliser. Il faut faire des projets, il faut faire des investissements,
il faut calculer, etc. Et quand on dit des projets, il faut faire des
calendriers, et quand on dit calendrier, il faut dire : « Bien , le 15, il faut
que j’en sois là par rapport au projet. » Et si je n’en suis pas là par
rapport au projet, il faut que… je cavale! Il faut que je fournisse un autre
rythme, pour être « dans le temps ». Les anciens avaient aussi cet
impératif : il y a des plantes qu’il faut mettre en terre au moment de la
nouvelle lune, ou au moment de la pleine lune. Seulement, il n’y a pas
d’impératif de rentabilité aussi important que dans le monde industriel.
Et là, c’est quelque chose de nouveau. C’est un phénomène nouveau
dans le rythme du travail, mais aussi dans le rythme de vie, dans le
rythme de pensée. Il nous oblige à repenser le monde. On projette, et on
dirait qu’on va plier le monde à son rythme. Bien sûr, on ne peut pas
encore changer le jour en nuit, mais il y a des lampes électriques. C’est
la nuit, et on est comme en plein jour. Possibilité de faire autrement. On
s’ingénie pour que le rythme que l’homme a décidé soit respecté. C’est
le jour et la nuit avec le monde traditionnel.
Moi, quand je suis à la tribu, le soir, il n’y a pas de cinéma, il n’y a pas
de télévision. Je vois ma mère : elle écoute la radio pour savoir qui est
mort, parce qu’il y a les avis de décès. A part cela, les nouvelles, la
campagne de Giscard d’Estaing, Mitterrand… elle ne sait pas ce que cela
veut dire. On sait peut-être qu’il faudra voter pour Untel ou Untel, mais
ce qu’ils racontent! Ce que l’un raconte, l’autre dit peut-être le contraire,
mais on ne sait pas s’il dit le contraire ou s’il dit la même chose (pour les
gens qui sont là). Alors, vers sept heures ou huit heures du soir, à la nuit,
on raconte des histoires jusqu’à une heure ou deux heures du matin.
6. Etre mélanésien aujourd’hui
Ce découpage du temps, c’est quelque chose qui remodèle l’homme et
c’est très important ; c’est aussi une source de conflit pour les hommes
qui sortent de la tribu et qui rentrent dans l’industrie. On a constaté à un
moment beaucoup d’absentéisme à cause de cela. Mais c’est parce que le
système de valeurs n’est pas le même. Les gens vont chez eux pour la
mort de la tantine (la sœur du père) ou de la grand-mère… Chez vous, le
code du travail donne un jour de congé pour les enterrements. Un jour,
cela veut dire que vous avez droit à cette journée… mais demain vous
êtes au boulot. Dans notre système, le jour de la mort, on va faire la
coutume, on va à l’enterrement, on sort, le chef de coutume va dire :
« Bon. On va se rassembler demain. » Et là, on va se rassembler pour
faire ensemble l’affaire du deuil, mettre ensemble les cadeaux, donner
aux oncles maternels, parce que, je vous ai dit que quand l’enfant naît,
on donne la coutume à la mère. Et quand cette personne-là va mourir, on
va rendre la « dépouille » ; ça appartient aux oncles maternels, on va la
leur rendre. Il faut faire des cérémonies pour cela. Et on passe du temps.
Quelquefois beaucoup de temps. Le code du travail donne une journée ;
nous, on prend une semaine pour faire la coutume. Alors cela ne peut pas
aller ensemble. Il y a beaucoup de conflits par rapport à cela.
C’est peut-être ce qui fait apparaître que l’homme fabriqué — j’emploie
exprès ce terme — par la structure de la société traditionnelle se présente
avec un profil, une physionomie, qui est autre. Et, dans le monde
moderne, quel est le Mélanésien d’aujourd’hui ? Bon, eh bien, c’est nous
qui essayons de nous adapter. Je dirais qu’on est beaucoup plus à l’aise
quand on est coupé de son groupe. Quand on n’est plus en Calédonie…
si on est à Nouméa, bon, ça va déjà mieux… Si on est à Paris, on est à
l’aise. Je dirais « à l’aise » pas au sens moral, mais au sens sociologique.
On peut suivre facilement le même rythme que les gens qui vivent, que
les gens qui, culturellement, sont habitués à la ville. Mais quand on est
proche de notre groupe, le groupe est prégnant. Quand nous vivons à la
ville, nous avons comme des élastiques, et chaque fois qu’il y a un
événement, l’élastique nous ramène à la tribu et c’est dur. On est là-bas,
mais toujours sous tension, et c’est la tribu qui tire. Par contre, si on est à
Paris, l’élastique ? Bon, on l’a laissé à l’aéroport et on fait comme tout le
monde.
Je dis cela en riant un peu, mais ce sont des problèmes qui se posent aux
Mélanésiens débarquant dans le monde industriel aujourd’hui. Il faut
dire que l’on est passé de l’âge de pierre aux fusées pour aller dans la
lune en l’espace de cent ans. Alors que l’Europe a mis du temps. Depuis
combien de temps avez-vous quitté l’âge de pierre ? Et depuis
l’avènement du monde industriel, cela va de plus en plus vite… Tout le
monde est un peu en train d’essayer de suivre aujourd’hui. Mais il y a,
6. Etre mélanésien aujourd’hui
comme je le disais en commençant, un environnement matériel, des
habitudes, des réflexes, une culture qui font qu’on est modelé dans cette
société depuis un certain temps. Nous, on débarque, on a du mal à suivre.
Maintenant on se pose la question, et je terminerai par là : doit-on vous
suivre ? Parce que cela va de plus en plus vite et, avant, on pouvait
deviner où vous vouliez aller ; maintenant on voit que vous avez été dans
la lune, que vous n’êtes pas satisfaits, et on cherche… Et comme c’est
difficile de suivre quelqu’un qui cherche sa route, il y a une espèce de
mouvement de retour à l’enracinement.
C’est peut-être un faux problème, je ne sais pas. On le saura dans dix ou
quinze ans, mais il y a un réel mouvement de retour pour chercher
quelque chose à quoi s’accrocher. Et cela, je pense que ce n’est pas un
phénomène mélanésien. C’est mondial. Les Occitans cherchent leurs
racines, les Bretons veulent l’indépendance de la Bretagne… et à travers
tout ce langage, il y a peut-être la recherche d’une identité régionale.
Parce qu’aujourd’hui, avec les mass media, on a l’impression de faire un
peu partie du monde. La semaine dernière, j’ai écouté la radio, j’ai
regardé la télé à Nouméa. Et quand je suis arrivé à Paris, dimanche, on
discutait à Champigny-sur-Marne de ce qui s’est passé ; les gens
parlaient de Mitterrand, de Giscard, de ce qui s’est passé… Et moi, je le
savais. Ce sont des choses dont on est au courant. Alors, ce monde-là, on
ne sait pas où il est. On ne sait pas où sont ses racines, et on ne peut pas
s’identifier à lui. Alors on est perdu. Résultat, on se dit : mais où peut-on
s’accrocher là-dedans ? Quand il y a un courant qui vous emporte, vous
cherchez les cailloux sur lesquels vous pouvez vous accrocher. Ce fait, je
pense que c’est un phénomène mondial. C’est peut-être simple. Je ne sais
pas. Mais pour nous, il y a un mouvement de retour, non pas de retour à
quelque chose qu’on n’a pas connu, cela on ne peut pas… On ne peut
pas chercher quelque chose que l’on ne connaît pas, mais un retour à une
espèce d’environnement, à une espèce d’univers, où, culturellement, au
niveau des groupes, au niveau des associations, on puisse s’y retrouver et
se sentir « entre humains », dans une dimension humaine.
La dimension que donne la télé ? A deux ronds-points de Nouméa,
sachant, au même moment que les types de Champigny-sur-Marne, ce
qui se passe, ce n’est pas un monde auquel je peux m’identifier. Peutêtre que si on avait réussi à trouver des gens dans la lune... Je l’ai espéré,
moi! J’étais en Belgique le jour où ils ont abordé la lune, on redescendait
sur Avignon avec des camarades qui allaient faire une colonie de
vacances et on espérait qu’on allait trouver des gens dans la lune parce
qu’on se disait : si on trouve des gens là-haut, nous avec les mass media
parlant de notre planète, on va s’identifier entre nous, à la terre. Nous
sommes les hommes de la planète Terre, en opposition à ceux… Mais
6. Etre mélanésien aujourd’hui
comme il n’y a personne, on est renvoyé à nous-mêmes! Et ça c’est plus
terrible. C’est affreux!
Voilà ces quelques réflexions que je vous voulais vous communiquer. Ce
que je dis, je le pense. Cela correspond à ce que nous sommes
aujourd’hui, à ce que nous avons été, et à ce que nous sommes au
moment où nous cherchons.
8. La voie océanienne*
« De passage à Nouméa en mai 1981 – c'était mon premier séjour sur le "Caillou" –
j'avais cherché à rencontrer un dirigeant indépendantiste kanak. Les élections
présidentielles venaient d'assurer la victoire du candidat du Parti socialiste, et un
grand défilé avait traversé Nouméa aux cris de "Mitterrand Président, indépendance
canaque"65. Les indépendantistes, alors groupés au sein du FI, sentaient manifestement
leur heure venir, et des amis européens de l'Union calédonienne m'avaient introduit
auprès de Jean-Marie Tjibaou. Bien qu'étant l'une des principales figures
mélanésiennes du parti, il était alors peu connu sur la scène politique calédonienne.
C'est à Poindimié que j'ai eu le privilège – sans alors en mesurer le moins du monde
l'importance – de passer quelque six heures avec "Jean-Marie". Il revenait de Nouméa
avec sa femme Marie-Claude et ses trois fils, et se rendait dans sa voiture personnelle à
Hienghène dont il était maire depuis 1977. Jean-Marie Tjibaou avait déjà la maturité
du dirigeant qui a beaucoup observé, beaucoup réfléchi. Mais il frappait aussi par son
aisance de paysan mélanésien rond et musclé, par sa simplicité, son franc-parler. Il
prenait son temps, et se sentait en confiance dans cette famille de vétérans blancs de
l'Union calédonienne. »
Jean Chesneaux
Jean CHESNEAUX – Comment définissez-vous l'indépendance kanak,
qui est au coeur du programme du Front Indépendantiste?
J.-M. T. – Il nous faut remettre en cause l'héritage colonial, l'idée que
c'est de l'Occident que viennent la lumière, la civilisation. Il serait
impensable, il serait « racial » que le peuple kanak puisse intégrer
d'autres ethnies, d'autres peuples. D'autant plus que de leur côté, les
Calédoniens ne veulent pas de nous. Ils n'acceptent pas l'indépendance
kanak, mais une indépendance calédonienne n'a aucun sens. D'autres
peuples, ayant un autre art de vivre, pourront rester s'ils acceptent que
nous dirigions le pays. A condition qu'ils ne mettent pas en danger
l'indépendance. Je mets à part les gens qui sont un danger. Les autres,
*
Entretien avec Jean Chesneaux, Poindimié, 28 mai 1981. Jean Chesneaux a
notamment publié : Transpacifiques, Paris, La Découverte, 1987 et, avec N.
McLellan, La France dans le Pacifique, Paris, La Découverte, 1992. Les notes sont
de J. Chesneaux.
65. A l'époque, la forme « canaque » était encore courante.
7. La voie océanienne
s'ils acceptent le pays et son mode d'organisation, ils peuvent rester. C'est
leur problème. Ainsi, il faudra réaménager les programmes scolaires
pour faire place à l'art de vivre kanak.
J. C. – Vous insistez donc sur l'art de vivre kanak?
J.-M. T. – Nous avons entendu Brice Lalonde66 pendant la campagne
présidentielle, mais ce n'est pas à Paris qu'on va inventer comment
survivre. Nous sommes bien placés en Mélanésie pour comprendre qu'on
va à un casse-cou mondial. Nous sommes bien placés pour donner une
âme à notre vie sociale. Nous n'avons que de faibles moyens monétaires,
mais, pour nous, l'être compte plus que l'avoir. Mais nous devons arriver
à exprimer au niveau des institutions la manière de produire kanak. Nous
ne voulons pas revenir en arrière, nous voulons améliorer ce qui existe.
Notre art de vivre comporte la production d'ignames à la fois pour
faire la coutume et pour notre subsistance, mais le premier objectif
compte autant que le second. Il faut donc produire afin de nourrir le
peuple selon ses habitudes. L'intérêt de la situation dans laquelle se
trouve notre société, c'est que nous sommes des petits groupes. Nous
n'avons pas à gérer la vie de dizaines de millions de personnes. Nous
insistons sur l'économie de base, sur la coopération de groupe. Tel est
pour nous le sens du socialisme. L'Enercal67 est un bon exemple d'un
secteur public qui coexiste avec le secteur privé!
Quand les gens qui ont été à l'école française viennent à la tribu, ils ne
peuvent rien faire, ils sont comme des fainéants. L'école ne leur apprend
qu'a être des ouvriers pour le marché commun, elle ne vise qu'a
normaliser les gens. Mais ils reviennent à la tribu où la survie du groupe
est liée à un système différent, et ils sont comme handicapés. Le
chômage qui sévit est un effet de l'organisation mondiale actuelle. Les
capacités potentielles sont étouffées par la course à la richesse, à la
production, aux armements. L'école apprend qu'il faut aller à Nouméa,
elle n'apprend pas à vivre en tribu. Mais Nouméa, c'est l'absence du sens
de la vie. Il faut que l'école assure l'apprentissage d'un autre modèle de
vie (ainsi nos MFR : maisons familiales rurales). Ne pas salir la rivière,
planter des cocotiers, cultiver des ignames. L'école doit enseigner l'art de
vivre kanak : d'abord donner un sens à la vie communautaire.
Au voisinage de la ville, au voisinage de Nouméa, les gens deviennent
sauvages, la nature y est sale et morte. Encore une fois, nous ne sommes
pas à un stade où il faut faire demi-tour pour revenir en arrière, mais à un
66.
Brice Lalonde fut candidat écologiste à l'élection présidentielle de 1981, J.-M.
Tjibaou l'avait vu à la télévision.
67 . Organisme calédonien de distribution d'électricité.
7. La voie océanienne
stade où il nous faut nous orienter. Notre grand problème, c'est le
discrédit que le monde des Européens de Nouvelle-Calédonie a jeté sur
notre société. Comment arriver à la promotion de notre modèle social?
Comment organiser et vivre notre temps de vie ?
J. C. – Mais la Nouvelle-Calédonie se trouve prise dans la dépendance
du marché mondial!
J.-M. T. – Nous avons la chance d'être une île. Nous donnerons priorité à
l'organisation du temps libre. S'il faut des ghettos touristiques pour
obtenir des devises, nous les contrôlerons nous-mêmes. Mais les gens de
chez nous ont peur du tourisme de masse. La seule alternative que nous
propose l'Occident, c'est l'industrialisation et nous sommes sur la corde
raide. Mais, le SOS vient de l'Occident lui-même, avec la peur de la
guerre et du nucléaire68. L'Occident est comme une machine folle, ils en
sont à freiner avec les pieds. Il n'a pas encore inventé d'autres formes
d'organisation sociale. C'est pourquoi nous devons reconsidérer
l'organisation même de la vie.
En face du marché mondial, il nous faut savoir quelles exportations nous
choisirons, sur quels niveaux favorables. Par exemple, des produits de
luxe pour concurrencer, en provenance de nos mers et de nos forêts:
parfums, essences, lichees. Et le progrès des fédérations mélanésiennes69
peut nous aider à être plus forts sur le marché mondial, en développant
d'abord les échanges entre nous.
J. C. – Vous pensez donc à resserrer vos relations avec les autres
peuples et nations du Pacifique.
J.-M. T. – Nous sommes spécialement concernés par les pays
mélanésiens : Vanuatu, Salomon, Papouasie Nouvelle-Guinée, Fidji.
Nous allons développer les contacts culturels avec eux, car nous avons
beaucoup de choses à partager. Il faut rétablir, réanimer des routes
traditionnelles, car jusqu'au XIXe siècle les échanges par bateau, le petit
cabotage étaient actifs. Et nous pouvons développer les échanges de
produits complémentaires.
Le Forum du Pacifique Sud70 va se réunir en juillet prochain au Vanuatu,
qui en assurera la présidence et préparera l'ordre du jour. Nous avons des
espoirs du coté des Nations Unies. La Papouasie-Nouvelle-Guinée
68.
En 1981 se préparait déjà la crise des Euromissiles.
Qui aurait réuni le Vanuatu, le pays kanak, la Papouasie Nouvelle-Guinée et
les Iles Salomon.
70. Organisme qui réunit les Etats indépendants de la région (onze à cette
époque), mais non la France.
69.
7. La voie océanienne
représente aussi une chance avec la lutte de l'Irian Jaya71 ; nos jeunes
soutiennent leur mouvement antinucléaire du Pacifique Sud, la lutte du
Timor ex-portugais. Mais Olivier Stirn72 est en train de faire pression sur
Fidji, la France les menace de ne plus acheter leur sucre. Nous avons
aussi des affinités avec Samoa73, c'est le seul pays qui nous soutient
ouvertement et pratiquement, ainsi en accueillant nos bureaux. C'est une
expérience unique, avec l'utilisation des chefferies traditionnelles dans la
hiérarchie du gouvernement actuel, jusqu'au Premier ministre. C'est dans
cette modernisation des fonctions traditionnelles qu'ils trouvent la force
de nous soutenir.
Nous attachons donc beaucoup d'importance à l'expérience des pays du
Pacifique. Mais en tant que colonie française, nous sommes hors du
circuit. Et pourtant, ces expériences comptent, ainsi celle de Niue74 avec
ses coopératives de pomme-liane. Ou encore les coopératives de coprah
du Vanuatu, les coopératives de sucre et de coprah à Fidji, les gîtes
ruraux à Fidji, les huileries de palme aux Salomon, la production
forestière en Nouvelle-Zélande. Il faut revenir au riz dont notre peuple a
pris l'habitude. On le cultive bien en Asie du Sud-Est... L'important, c'est
d'organiser des marchés locaux car ici, à Poindimié ou à Hienghène, on
est contraint de s'aligner sur les tarifs de Nouméa et c'est trop cher.
J. C. – Et les luttes politiques non électorales?
J.-M. T. – Chaque année à Hienghène la fête communale est l'occasion
de chants, de festins, de bals. Un pilou-pilou traditionnel dure toute la
nuit. Nous avions pour Hienghène le projet d'un centre d'action
culturelle, mais l'administration l'a refusé75. Nous voulons aussi
reconstituer des structures de vie sociale, retrouver les généalogies. Mais
le pouvoir français refuse l'expression normale de la vie canaque.
Nous avons lancé des mouvements d'occupation des terres. Ainsi, à
Tibarama en 1979, sur les terres du colon Dubois. La tribu locale s'y est
installée et travaille ces terres. Les gardes mobiles ont trouvé en face
d'eux des familles, des vieux, des enfants. Après pourparlers, la tribu a
décidé de rester sur place, et l'administration a cédé. Le colon ne
travaillait pas la terre. La situation a ensuite été régularisée au titre de la
71.
Région occidentale de la Nouvelle-Guinée, occupée par l'Indonésie.
Ministre des DOM-TOM du dernier gouvernement de Raymond Barre.
73. Archipel polynésien, ex-colonie allemande sous autorité néo-zélandaise,
indépendante depuis 1962 pour sa partie occidentale.
74. Petit archipel indépendant en association avec la Nouvelle-Zélande.
75 Ce projet verra finalement le jour en septembre 1984 (NDE).
72.
7. La voie océanienne
réforme foncière76, et la terre en litige a été rachetée. D'autres
occupations de terres sont en cours : à Hienghène sur le domaine des
eaux et forêts, à Païta sur les terres en friche d'un colon, à Bondé. Et
l'administration peut céder, accepter la rétrocession à la tribu, ainsi à
Tibarama, à Houaïlou, à Thio. Ces occupations sont soutenues par tout le
mouvement indépendantiste et selon la situation locale c'est tel ou tel
parti du Front qui assure le leadership : UPM, FULK, UC, LKS... Tout
ce mouvement est très actif depuis 1979, c'est une riposte à la « réforme
foncière » de Paul Dijoud. Nous savons temporiser pour ne pas effrayer
les gens, mais nous avons déjà réalisé une dizaine d'occupations.
Il y a aussi les chantiers pour l'indépendance. C'est une décision de
l'Union calédonienne que chacun ait sa case et son champ.... Les
municipalités UC construisent des barrages, organisent des fêtes,
développent les marchés, installent l'électricité, établissent des platesformes de développement local. Ainsi se met en place l'infrastructure de
l'indépendance!
A Hienghène, nous avons un plan d'urbanisme, qui interdit toute activité
dont le promoteur ne peut pas éliminer les déchets qu'il produit. Ainsi, le
garagiste ne doit pas déverser son huile à la rivière. Nous allons établir à
Hienghène un cahier des charges, soumis ensuite au service de
l'urbanisme. A Canala, la municipalité UC travaille avec le Conseil des
Anciens. Elle refuse des machines pour creuser les adductions d'eau. On
préfère traiter par contrat avec une tribu qui travaille en consultant les
anciens : il s'agit de ne pas taper n'importe où... Nous poussons aux
technologies diversifiées, pour offrir plus de travail. Les chantiers de
jeunes font revivre la tradition : on leur confie les travaux les plus rudes.
Construire des cases, c'est un travail de groupe, pas cher, bien adapté à
nos besoins, décentralisé.
J. C. – Peut-on parler d'un peuple kanak?
J.-M. T. – C'est une notion née de la lutte contre la colonisation, née de
l'adversité. C'est une réaction collective, une réalité qui s'organise.
L'Union calédonienne essaye de mettre cela en oeuvre à travers les
régions, entre des gens qui parlent à peu près la même langue, qui se
comprennent, qui font la coutume de la même façon, qui ont les mêmes
rituels de mariage et de deuil. Mais le sens de l'échange est le même, du
nord au sud du pays. Encore une fois, nous ne cherchons pas à renverser
le courant qui mène les gens à Nouméa, mais à créer un contre-courant
en sens inverse.
76.
Promulguée en 1978 par le Ministre des DOM-TOM Paul Dijoud.
9. La philosophie indigène et la terre*
Dans leur littérature orale traditionnelle, les Kanaks accordent une grande
place à la poésie. Jean-Marie Tjibaou renoue avec ce genre cher aux vieux
Mélanésiens; il en reprend le ton nostalgique pour évoquer les spoliations
foncières et leurs terribles conséquences pour la vie sociale et religieuse.
Comme il le signale dans le poème (début de la quatrième strophe), à l'époque
où il écrit ces vers, l'administration, cherchant à répondre aux revendications
foncières, s'est lancée dans une vaste opération de recensement des « terres
claniques ». On demande alors à chacun de se souvenir des sites occupés par
les ancêtres. Jean-Marie Tjibaou, comme les poètes kanak d'hier et
d'aujourd'hui77, semble avoir puisé son inspiration dans cette circonstance
particulière.
La patrie de nos pères n’est plus entre nos mains,
Un drapeau étranger flotte sur notre pays,
Et pourtant...
Nos terres ne sont pas à vendre,
Nos terres volées, vendues,
Re-re et revendues
Ne sont toujours pas à vendre.
Elles sont l’unité de notre peuple,
Elles sont l’univers que nous partageons avec nos dieux,
Elles sont l’élément spatial de nos alliances avec les clans
frères,
Elles font partie de notre existence.
Le souffle qui nous vient de nos ancêtres
S’enracine dans nos terres,
Les noms que nous portons,
Émergent de nos tertres paternels,
Le sang qui circule dans nos veines
Sourd du sein des maternels
Qui errent à la recherche de leurs tertres
*
Inédit. 10 juillet 1981.
Cf. Déwé Gorodé, Sous la cendre des conques, Nouméa, Edipop, 1985 (NDE).
77
8. La philosophie indigène et la terre
Foulés et profanés par le bétail
Emprisonnés quelque part,
Derrière des fils de fer barbelés.
Où sont nos autels, où sont nos ancêtres ?
Bénit soit le jour qui verra notre retour
Aux lieux élus par vous comme demeure éternelle
Pour une célébration annuelle
De nos alliances fraternelles.
En ces temps où l’on évoque votre mémoire
Pour retrouver nos territoires claniques,
Vos crânes et vos os
Dispersés par les colons et leurs bêtes à cornes
Se raniment peu à peu, lentement mais sûrement...
Et squelettes incomplets, vous déambulez tranquillement
A travers « le séjour paisible » que naguère vous nous aviez
légué.
J’entends dans la nuit leurs pas hésitants,
Ils sont revenus au pays et ils n’ont trouvé personne,
Et du fond des âges me parvient douce et envoûtante,
Chantée à deux voix, une mélancolique mélopée,
Pour témoins éventuels assoupis sous les étoiles.
Aé Aé! Aé-Aé... Aé-Aé! Aé-Aé... Où sont allés nos fils ?
Aï-oï! Aï-Oa.... Où sont-ils allés les fils que nous avons
aimés ?
Pourquoi ce silence ? Que sont-ils devenus ?
Seraient-ils retournés au pays de leurs mères ?
Leurs oncles les auraient-ils repris ?
Alors que nous les avons déjà nommés!
Les pelouses sont toujours propres,
Les sapins et les cocotiers sont toujours là,
Témoins silencieux de notre histoire.
Leurs cimes sont maintenant perdues dans le ciel,
Et certains même ont perdu définitivement leurs chevelures.
Squelettes dressés vers le ciel,
Couronnés d’un trou béant
Semblables à des orbites vides,
En quête de leur patrimoine
Envolé à tout jamais.
8. La philosophie indigène et la terre
Parmi les êtres qui ont vécu
Les tertres restent impassibles
Prêts à recevoir une case nouvelle et grande
Qui dresserait sa flèche faîtière
Pour reconquérir le ciel.
Les sillons sont toujours là,
Allongés côte à côte,
Dans un profil gracieux,
Attendant sereinement la grâce
D’être pénétrés à nouveau
Par l’igname virile et fière
Qui leur redonnera la vie et la fécondité.
Sur le flanc verdoyant des collines
Serpentent les tarodières asséchées.
La source qui les irriguait est retournée dans son lit
Et les taros ont péri, assoiffés d’espérance.
Pourquoi n’y a-t-il plus de feu
Ni de fumée au pays ?
Ils doivent avoir froid nos fils.
Froid aux pieds, aux mains et au visage,
Froid au cœur et aux entrailles.
Peut-être entendent-ils nos pleurs ?
Peut-être sont-ils proches ?
Aou! Pourquoi ne parlent-ils pas ?
Ont-ils perdu la voix et perdu la parole ?
Ont-ils perdu l’héritage
Que nous leur avons légué ?
Sont-ils morts ? Mais alors,
Pourquoi ne sont-ils pas venus
Nous rejoindre au pilou éternel ?78
Sont-ils prisonniers, enfermés et sans voix ?
Quelqu’un leur a-t-il usurpé la parole ?
Peut-être sont-ils en train d’errer dans la forêt,
A la recherche de cette plante rare
Qui rend la parole aux muets.
Mais cette plante ne donne force et puissance
78
Danse des morts.
8. La philosophie indigène et la terre
Qu’aux gens qui la prennent
En disant rituellement les paroles sacrées.
Mais savent-ils encore les paroles rituelles
Qui procurent aux croyants grâce et bénédiction ?
Ils sont peut-être tapis au fond des vallées,
Au cœur des forêts habitées par les mwakhegny79.
Les nouveaux pwérétwa80 leur auraient dit :
« Les terres plates et fertiles sont mauvaises pour vous.
C’est trop dangereux de vivre sur la terre de vos ancêtres.
Vous contracterez sans doute des maladies incurables.
Les wagny81 de vos ancêtres ont fondu sur vous »
Et avec de nombreuses bêtes à cornes
Nos fils ont été poussés et repoussés sur les domaines des
mwakhegny
Et depuis les mwakhegny les possèdent!!!
Aou, Aou, bwalangaa!!!
79.
Lutins, génies.
Esprit totémique qui se manifeste sous forme humaine, avec la particularité
que ses rotules sont situées en arrière du genou. Ceci le caractérise bien, car il
annonce souvent le contraire de ce qui va se passer.
81. Malédictions liées à un manquement dans les rapports avec le culte des
ancêtres.
80.
10. Sur le marchepied du pouvoir *
Le 22 juillet 1982, la droite calédonienne hostile aux récentes ordonnances82
et à l'exercice du pouvoir par les indépendantistes, manifeste dans les rues de
Nouméa et finalement envahit l'Assemblée territoriale pour tenter, comme en
1958, de s'opposer au processus démocratique en cours.
Dans ce texte, Jean-Marie Tjibaou analyse les conditions dans lesquelles le
Front indépendantiste a pu accéder au Conseil de gouvernement de la
Nouvelle-Calédonie, le 18 juin 1982. Cette prise de responsabilités au plus haut
niveau a été rendue possible par un renversement d'alliances : le parti centriste
FNSC (Fédération pour une Nouvelle Société Calédonienne) s'étant dissocié du
RPCR de Jacques Lafleur pour accorder son soutien au Front indépendantiste.
J.-M. Tjibaou, promu vice-président du nouveau Conseil de gouvernement,
prend acte de cette nouvelle situation et en évalue les conséquences pour
l'avenir de son mouvement.
Le Front indépendantiste et l'Union calédonienne font un premier
constat : toutes les avancées significatives quant à la revendication de
l'indépendance ont procédé de la lutte sur le terrain; elles n'ont jamais été
le fait de débats à l'Assemblée territoriale. Celle-ci nous permet de
sensibiliser l'opinion sur nos revendications mais pas de les faire
avancer.
Face à l'éventualité d'assumer les responsabilités de l'exécutif, il faut
rappeler que l'objectif du Front indépendantiste est toujours le pouvoir.
C'est parce que nous pensons pouvoir acquérir une parcelle de pouvoir
par les institutions, nous prenons cette responsabilité. Par ailleurs, pour
l'Union calédonienne, à « Top 82 » correspondent l'organisation des
Régions, la participation à toute forme de vie associative et le souci
d'affirmer notre présence partout où il y a une part de pouvoir à exercer.
Si l'éventualité de notre entrée au Conseil de gouvernement se confirme,
nous sommes donc preneurs. Sinon, nous restons sur le terrain, dans
l'opposition, là où nous avons marqué jusqu'a présent le plus de points.
*
In Les Nouvelles Calédoniennes, 15 Juin 1982.
Pour accélérer le processus des réformes en Nouvelle-Calédonie, le
gouvernement socialiste promulgua en 1982 et 1983 une série d'ordonnances
(NDE).
82.
9. Sur le marchepied du pouvoir
Nous avons toujours dit que la sécurité de ce pays est liée à la prise en
considération de notre revendication d'indépendance kanak. Nous
acceptons de jouer le jeu des institutions, mais si cela devait se traduire
par la négation de notre revendication politique fondamentale, nous en
tirerions les conséquences. Notre présence dans les institutions est une
sécurité, mais est une sécurité un peu dangereuse : il y a toujours le
risque de s'y enliser, alors que rester dans l'opposition fait progresser.
Ce qui se passe aujourd'hui est dû au seul fait que la FNSC se soit
séparée du RPCR. C'est uniquement pour cela que nous pouvons nous
retrouver au Conseil de gouvernement, et non parce que la FNSC se
jetterait dans nos bras. En outre, le contrat de gouvernement négocié
avec la FNSC n'est pas une convention qui donne priorité à la
reconnaissance de l'indépendance kanak ; c'est plutôt un contrat
technique accepté dans un respect mutuel, sachant que chacun conserve
sa ligne politique. J'ignore quel est le pari de la FNSC ; mais, en tant
qu'indépendantiste, je pense que c'est là le pari du Caldoche intelligent
sur l'avenir. Est-ce la stratégie du cheval de Troie poussé dans le Front
indépendantiste ou bien est-ce vraiment une étape vers la reconnaissance
de notre revendication? Simultanément, nous considérons le Parti
socialiste métropolitain comme un partenaire, même si nous ne sommes
pas sur la même longueur d'ondes que le gouvernement que nous avons
soutenu. Il a une espèce de contrat moral avec nous : s'il ne fait pas
progresser notre revendication fondamentale, il se doit moralement de ne
pas la faire régresser. C'est dans ce « clair-flou » ou ce « flou-clair » que
nous nous engageons. Mais nous n'aurions pas pris le même engagement
avant 1981.
Le peuple kanak n'a jamais été responsable de l'exécutif. Ses
représentants ont été dans l'opposition depuis toujours, même du temps
de Maurice Lenormand83. On n'est pas très à l'aise de ne plus se trouver
dans une opposition systématique à tout gouverneur. Cette situation, liée
à l'action de Christian Nucci84, est un cas dans l'histoire politique kanak.
Tout se précipite : la rupture de la FNSC d'avec son partenaire nous
donne l'éventualité d'entrer dans l'exécutif. Pourtant, la réticence des
Kanaks à participer aux institutions est ancienne. Il arrive un moment où
il faut la dépasser ; ce n'est pas évident pour tout le monde, c'est viscéral.
Pour la FNSC, ça doit d'ailleurs être pareil. Mais je répète que pour nous,
indépendantistes, le danger c'est de risquer de perdre du terrain et de
s'enliser.
83.
Maurice Lenormand, pharmacien d'origine métropolitaine, ancien député,
fut le fondateur de l'Union calédonienne en 1953 (NDE).
84. Haut-commissaire de la Nouvelle-Calédonie de 1981 à 1982 (NDE).
9. Sur le marchepied du pouvoir
Si nous étions majoritaires sans avoir besoin de la FNSC, pour entrer
à l'exécutif, c'est notre programme que nous mettrions en avant. Etant
donné que c'est un concours de circonstances qui fait que nous pouvons
nous retrouver avec nos anciens adversaires et avec les adversaires
actuels à notre programme politique, nous ne pouvons nous organiser
que d'une manière technique pour gérer des affaires qui sont en cours.
Mais si nous allons au-delà d'un an, nous entendons bien donner des
orientations qui s'inscrivent, avec l'appui du gouvernement français, dans
une perspective de planification et d'égalité de chances. Voilà pourquoi
nous parlons de socialisme.
Quant à l'indépendance kanak : pour nous il y a ici un peuple
indigène, c'est le peuple kanak. Nous voulons d'abord la reconnaissance
de ce peuple et de son droit à revendiquer l'indépendance de son pays.
Ce n'est pas plus raciste que de parler de citoyenneté française. A
l'intérieur de la notion d'indépendance on peut faire les aménagements
que l'on veut. C'est un concept nationaliste mais qui n'est pas exclusif.
Ce n'est pas nous qui disons « les Blancs dehors »; ce sont nos
adversaires qui ont cette interprétation. Etre nationaliste n'est pas du
racisme. Mais l'indépendance dite « pluriethnique » présente
l'inconvénient de ne pas faire référence au nationalisme.
11. Les dangers du développement*
Jean-Marie Tjibaou évoque ici brièvement la qualité de vie dont les
Océaniens peuvent s'enorgueuillir. Mais, indique-t-il, sur le « Pacific way of
life » comme sur la planète tout entière plane le redoutable spectre d'un
développement incontrôlé qui à la fois polluerait et ne respecterait pas le
patrimoine culturel des peuples.
Le Pacifique, avec son océan et ses îles, est un don des dieux aux
Océaniens, anciens et nouveaux. L'océan, les îles, l'air et la lumière, les
poissons, les oiseaux, les plantes et l'homme sont globalement la Vie qui
est notre suprême héritage d'hommes du Pacifique.
Chacun, à son niveau, a la responsabilité de son épanouissement. Cette
responsabilité devient de plus en plus dure à exercer, car les dangers
prennent une envergure sans cesse grandissante:
Danger de négation des peuples indigènes et de leur patrimoine.
Danger de négation de la dignité par excellence, celle de disposer de sa
vie et de son destin.
Danger d'une industrialisation aveugle qui enveloppe la terre de goudron
et de béton et qui l'empêche de respisrer.
Danger des multinationales tentaculaires qui sucent la substance de nos
pays pour des ventres et des cerveaux installés ailleurs.
Danger des distorsions sociologiques liées à la rapidité d'évolution de la
technologie moderne et à sa lenteur de digestion par nos peuples.
Danger des armes nucléaires.
Danger des armes biologiques.
Danger des manipulations génétiques.
Danger de luttes pour une hégémonie politique sur la région.
Ces quelques éléments évoqués parmi d'autres nous interrogent sur notre
responsabilité vis-à-vis de la protection de la Vie et de son
épanouissement dans le Pacifique.
Les masses d'eau qui nous séparent, qui ne cessent de se mouvoir, sont
porteuses de germes de vie; nous avons la lourde responsabilité de faire
en sorte qu'elles ne soient pas porteuses de germes de mort...
*
Publié dans l'Evénement, supplément irrégulier à L'Avenir Calédonien, octobre
1982.
9. Sur le marchepied du pouvoir
Nous sommes condamnés à nous solidariser, à structurer cette solidarité,
pour que le Pacifique demeure un paradis pour la vie sur notre planète.
12. Indépendance et responsabilités*
Dans cette conférence de presse donnée à Nouméa au début du mois de mai
1983, Jean-Marie Tjibaou, de retour d'une tournée en Europe et en Algérie, rend
compte de ses contacts avec le gouvernement et le Parti socialiste français, ainsi
qu'avec des membres du FLN algérien. Il pose ici, s'exprimant sur un registre
très politique, les conditions préalables à tout débat de fond sur
l'indépendance, alors que le projet de statut présenté par le gouvernement
socialiste quelques semaines auparavant ne se prononce pas sur cette question.
C'est autour de cet argumentaire que les indépendantistes centreront, quelques
mois plus tard (juillet 1983), leurs discussions avec le RPCR et avec le
gouvernement à la table ronde de Nainville-les-Roches. Là fut reconnue
officiellement « La légitimité du peuple kanak, premier occupant du Territoire,
et son droit inné et actif à l'indépendance ».
J.-M. TJIBAOU – La question que m'ont posée la plupart des responsables
au Ministère des DOM-TOM et au Ministère de la Coopération, ainsi
que les personnes que j'ai rencontrées en privé au Quai d'Orsay, c'est
évidemment celle de l'indépendance. Ce n'est pas nouveau, on redit
toujours la même chose.
Enfin, lors de la dernière réunion que nous avons eue avec M. Mitterrand
– et à laquelle assistaient MM. Aïfa, Naisseline, Morlet, Païta, Pidjot85 et
moi-même – le Président de la République a conclu en disant : « Il faut
donc que je reconnaisse votre indépendance? A charge pour vous
[s'adressant aux Mélanésiens présents] d'accueillir ces messieurs [Les
Européens participant à la réunion] ». A mon avis, le problème était
compris, et je crois qu'il reste compris, mais il ne débouche pas
politiquement, parce que, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, tant
que les discours restent au niveau privé ils ne permettent pas à la
*
Recueilli par Helen Fraser, journaliste australienne, auteur de Your flag’s
blocking our sun, Sydney, ABC Books, 1990 et rédactrice du bulletin Pacific
Report.
85. Jean-Pierre Aïfa et Gaston Morlet, Européens membres de la FNSC
(centriste), siégeaient alors à l'Assemblée territoriale aux côtés de Nidoïsh
Naisseline et de Gabriel Païta (indépendantistes). A cette délégation s'était joint
R. Pidjot, député indépendantiste (NDE).
11. Indépendance et responsabilités
population, à la conscience collective, de se déterminer en fonction de
l'avenir qui la concerne.
La question qui paraît prioritaire pour le gouvernement est celle de
l'accueil des communautés qui sont sur le Territoire. Notre réponse, celle
que j'ai faite à M. Lemoine86 et auparavant à M. Mitterrand, c'est que,
dans tout pays, l'accueil des immigrants ou des immigrés est une
compétence d'État, une compétence liée à la souveraineté. En
conséquence, le Front Indépendantiste ne pourrait discuter sérieusement
de cette question qu'à partir du moment où il se situerait en partenaire
vis-à-vis de l'État français. Mais actuellement le FI est un parti comme
un autre, qui peut éventuellement discuter avec le Parti socialiste, mais
pas d'égal à égal avec le gouvernement.
Par ailleurs se pose aussi la question de la « double légitimité ». C'est
moi qui ai utilisé cette expression au moment de l'assassinat de Pierre
Declercq87 : il n'y a pas deux légitimités, mais une légitimité légale, celle
instaurée par le drapeau français. Et une légitimité « illégale », inhérente
au fait indigène, au fait kanak: la légitimité mélanésienne. De là découle
une série de conséquences. D'abord au sujet du référendum88 ; pour qu'il
soit opératoire, il faut qu'il s'adresse au peuple qui, par nature, à droit à
son indépendance dans son pays, c'est-à-dire au peuple indigène. Sa
légitimité à revendiquer l'indépendance est un droit inné qui ne peut être
remis en cause par le résultat négatif d'un quelconque référendum. Le
référendum, s'il donne une minorité au peuple kanak, ne détruit pas son
droit à l'indépendance, puisque celui-ci est inhérent au fait indigène.
Aux dernières élections, un leader politique a félicité les gens de
Nouméa d'avoir voté en masse pour rester français. Je souscris à cette
déclaration, parce que la réponse est dans la question posée; on demande
aux Français si ils veulent rester français; c'est presque absurde. Nous,
nous reconnaissons que ce droit est légitime pour le peuple de France, et
aussi pour les fils de la France qui sont partis et qui restent des Français.
Le droit légitime des Français, comme celui des Wallisiens, comme celui
des Tahitiens, comme celui des Antillais, de revendiquer la maîtrise de
leur destin, leur appartient en tant que patriotes de leur pays. Mais nous,
représentants du peuple kanak, ce que nous demandons, c'est que le droit
86.
Secrétaire d'Etat aux DOM-TOM (1982-1984) (NDE).
Secrétaire général de l'Union calédonienne et président du groupe
indépendantiste à l'Assemblée territoriale, assassiné à Nouméa le 19 septembre
1981. Eloi Machoro lui succèdera au poste de Secrétaire général (NDE).
88 Le projet de statut proposé par Georges Lemoine prévoyait un référendum
d'autodétermination auquel seraient conviés tous les habitants de NouvelleCalédonie (NDE).
87.
11. Indépendance et responsabilités
à la maîtrise du destin du peuple kanak soit reconnu au peuple kanak.
C'est là pour nous la question fondamentale, celle du fait colonial. Il
s'agit de reconnaître au peuple indigène sa légitimité à avoir sa patrie
chez lui et à être reconnu dans son identité tout entière, dans sa
souveraineté. Une fois sa souveraineté recouvrée, il peut exercer son
droit d'accueil et discuter en partenaire avec les gouvernements qui le
veulent bien.
Il est très important de faire cette mise au point car quelquefois les mots,
porteurs de passion, induisent des haines qui a priori n'existent pas dans
le débat. En ce qui concerne l'idée d'un gouvernement provisoire, je l'ai
déjà dit et mon camarade Yann Céléné Urégei89 en parlera tout à l'heure,
nous avons eu des contacts intéressants. L'idée d'indépendance – c'est la
prise de conscience que l'on a faite une fois de plus à la suite de la
déclaration de M. Henri Emmanuelli90 – n'évoluera que si les gens sont
concernés, car c'est leur combat et le combat de personne d'autre; il faut
qu'ils se mobilisent pour l'obtenir.
— Jean-Marie Tjibaou, on peut se poser la question, après les propos
que vous venez de tenir, après les déclarations que vous avez pu faire en
Métropole, si il n'y a pas maintenant incompatibilité entre vos fonctions
de vice-président du Conseil de gouvernement et de leader
indépendantiste. Est-ce que vous songez à quitter les institutions comme
vous avez pu le laisser entendre?
J.-M. T. – Je crois que le préalable, la déclaration d'intentions du Front
indépentantiste, était claire. Le gouvernement a fait sa déclaration
d'intentions, le front a fait sa déclaration d'intentions; maintenant, on
attend.
Vous savez qu'avant votre départ vous avez beaucoup choqué avec
vos propos quand vous avez dit que vous n'aviez rien obtenu dans les
institutions, et que le pouvoir se faisait dans la rue, alors justement, estce que vous êtes à l'aise maintenant en tant que vice-président du conseil
de gouvernement?
J.-M. T. – Je l'ai dit très clairement. Le Front constate, en faisant le bilan
aujourd'hui, que les points marqués l'ont été à partir de la rue:
manifestations, occupations de terres, etc.
— Monsieur le Vice-Président ici – je m'adresse à vous en tant que
vice-président – il y a un an à peu près, au mois de juin, vous avez signé
89.
Membre du Front indépendantiste au titre du FULK (Front Uni de
Libération Kanak) (NDE).
90 Secrétaire d'Etat aux DOM-TOM (1981-1982) (NDE).
11. Indépendance et responsabilités
un accord avec le gouvernement et avec votre partenaire de la FNSC, M.
Henri Wetta, et dans cet accord, ce contrat de gouvernement, les
conseillers du gouvernement s'engageaient à ne prendre de positions
politiques en tant que membres de l'exécutif; or, vous êtes parti en tant
que vice-président en mission officielle à Paris et vous avez tenu disons...
des propos politiques, qui engageaient l'UC, votre parti.
J.-M. T. – Je pense que la question de l'indépendance est aujourd'hui le
problème numéro un du Territoire. Je l'ai dit très clairement: quel avenir
le gouvernement entend-il réserver au Territoire? Pour sa part, le Front
indépendantiste a sa ligne en tant que parti politique; le gouvernement, je
ne sais pas quelle est sa ligne. En tout cas, il ne l'a jamais déclarée
publiquement.
— Et vous pensez que le 13 mai il va la déclarer?
J.-M. T. – J'espère pour la Calédonie qu'il y aura une réponse claire mais
ce n'est pas de ma responsabilité.
— Justement, puisque vous parlez de soutiens et de partenaires,
l'indépendance, la souveraineté kanak, d'avenir de la NouvelleCalédonie, est-ce que ce n'est pas avant tout l'affaire des Kanaks et des
Calédoniens? Quelle est la justification que vous apportez au fait d'aller
chercher un soutien auprès des Algériens par exemple?
J.-M. T. – La question de l'indépendance se discute aussi aux Nations
Unies, entre les gouvernements. Du point de vue géopolitique, notre petit
pays est un point stratégique important dans le Pacifique et vis-à-vis de
l'Asie. Si nous sommes allés voir les gens du FLN, c'est parce que nous
étions invités au Portugal au congrès de l'Internationale socialiste, où le
FLN, en tant que parti socialiste algérien, était présent au même titre que
M. Jospin pour le Parti socialiste français, que les sociaux-démocrates
allemands ou que le Parti socialiste italien. C'est à ce titre que nous
étions présents là-bas. La mobilisation sur la cause est aussi importante à
l'extérieur qu'à l'intérieur, mais à l'intérieur, elle nécessite aussi des
discussions et des négociations...
— A ce propos, qu'en est-il des rapports du Front indépendantiste
avec la communauté wallisienne?
J.-M. T. – J'ai déjà rencontré des responsables de l'Assemblée de Wallis.
La communauté wallisienne se détermine par rapport à l'avenir de
Wallis, mais aussi par rapport à l'avenir de la communauté qui existe
11. Indépendance et responsabilités
ici91. Ces responsables wallisiens nous avaient dit qu'il fallait aller parler
aux Wallisiens de Nouvelle-Calédonie pour qu'ils votent avec nous, les
indépendantistes. Mais je leur ai répondu : « Les Kanaks n'iront jamais
demander à ce qu'on vote pour eux! » Car ce sont les Wallisiens qui ont
besoin du pays des Kanaks, ce ne sont pas les Kanaks qui ont besoin
d'eux. Et cela est aussi valable pour toutes les communautés non-kanak
du Territoire. Nous tiendrons toujours ce discours-là, parce que nous ne
revendiquons pas quelque chose qui est la propriété des Wallisiens ou
des Français. Nous revendiquons quelque chose qui nous appartient. Les
gens qui sont à côté de nous, qui sont avec nous, c'est à eux de nous
soutenir, ou bien de nous nier. C'est en fonction de cet engagement qu'on
assure notre avenir.
Il faut que le gouvernement définisse clairement sa position... Nous,
nous disons : perspective d'indépendance et calendrier ; parce que ce
n'est pas l'indépendance dans 130 ans, nous avons parlé de 1984... Ce
n'est pas impossible et j'en ai parlé avec MM. Nucci et Emmanuelli.
Nous avons des contrats de plan dans le cadre desquels nous pouvons
discuter de l'acquisition de l'autonomie budgétaire. A partir de là, on peut
voir, dans l'organisation du développement du Territoire, ce qu'il faut
faire pour que le pays devienne indépendant économiquement. Mais cela
suppose qu'on ait les responsabilités. Je l'ai dit à M. Lemoine; il me dit :
« Mais vous n'avez pas de cadres! ». Je lui ai répondu: « Mais il y a 130
ans nous n'avions pas de cadres, et dans 130 ans nous n'en aurons
toujours pas! ». C'est instinctif, on ne peut pas résoudre des problèmes de
responsabilité...
91.
Le Territoire d'Outre-Mer de Wallis et Futuna a fourni à partir des années
soixante une importante main d'oeuvre à la Nouvelle-Calédonie. La
communauté wallisienne représente aujourd'hui près de dix pour cent de la
population globale du Territoire ; elle a constitué un soutien politique
important aux anti-indépendantistes et au patronat calédonien (NDE).
13. La légitimité indigène*
Ce discours a été prononcé à Nouméa le 18 mai 1983, lors d’une
manifestation du Front indépendantiste organisée à l'occasion d'une visite du
Secrétaire d'État aux DOM-TOM, Georges Lemoine. Au cours des semaines
précédentes, les indépendantistes avaient lancé plusieurs actions contre des
colons européens et intensifié leurs protestations après l'assassinat, le 11 mai,
de Louis Poitchily, un jeune militant indépendantiste. Le 18 mai, les antiindépendantistes étaient également descendus en nombre dans les rues de
Nouméa : ils entendaient s’opposer à toute initiative gouvernementale prenant
en compte la revendication kanak d’indépendance. Les deux cortèges faillirent
s’affronter; c’est alors que Jean-Marie Tjibaou prit la parole sur la place des
Cocotiers et réaffirma avec force les liens historiques et politiques des Kanaks
avec leur terre.
Il y a ici beaucoup de gens de Nouméa, beaucoup de gens qui
ont fermé leur magasin pour être ici. Ils sont quarante mille à
Nouméa, et ils pensent qu’ils sont quarante mille de l’autre côté.
Vous êtes peut-être seulement deux mille, mais vous êtes le
peuple! Nos généalogies chantent des pierres, chantent des arbres,
des sapins, des cocotiers qui sont enracinés dans ce pays. Des
défilés comme celui d’en face, il y en a eu d’autres. En PapouasieNouvelle-Guinée, avant 1975, avant l’indépendance, on disait :
« Vous n’aurez plus de sucre, vous n’aurez plus de riz », et ce
genre de connerie s’est répété aux Salomon, puis au Vanuatu. On
les a aussi fait valoir avec des défilés de ce genre au Viêt-nam. Et
également en Algérie. Aujourd’hui, ces pays sont indépendants,
parce que ceux qui défilaient en disant que l’indépendance n’est
pas possible, face aux peuples indigènes, sont partis ailleurs.
Parce qu’ils se battent pour une légitimité nouvellement installée.
Il y a une légitimité qui est défendue par tous ces drapeaux qui
*
Fonds Helen Fraser.
12. La légitimité indigène
défilent ; cette légitimité a été installée par Febvrier-Despointes92 ;
ce sont ces gens qui défilent qui pérennisent cette légitimité, qui
écrase et qui aliène la légitimité indigène. Mais la légitimité
indigène, elle est en nous, elle est en vous. Elle n’a été installée par
personne! Elle est dans le ventre de la terre kanak! Elle ne partira
pas de la terre kanak! Elle s’exprimera, elle sortira dans
l’indépendance. Et l’indépendance, c’est le peuple, c’est vous qui
l’affirmez aujourd’hui. Ils auront beau être des millions en face, ils
auront beau envoyer tous les gardes mobiles qu’ils voudront,
avoir la bombe atomique, les hélicoptères et autres... tout cela
n’enrayera pas la revendication d’indépendance kanak.
Beaucoup disent que l’indépendance kanak est raciste. Nous
revendiquons l’indépendance kanak parce que nous revendiquons d’être
ce que nous sommes! Nous revendiquons notre droit à une part de soleil,
comme n’importe quel peuple indépendant du monde. Nous
revendiquons que la coutume vraie, qu’expliquait M. Naisseline tout à
l’heure, que les chefs qui représentent le peuple kanak puissent enfin
sortir et dire la parole qui est dans le ventre du peuple kanak. Ce droit,
les canons pourront marcher dessus, les fusils tirer dessus, il demeurera
tant qu’un Kanak sera là pour respirer le souffle de la terre de Calédonie.
On a dit qu’il fallait « faire du Blanc » pour éliminer la revendication
kanak93. Les Australiens ont réussi en Tasmanie : il n’y a plus de
revendication, parce que le peuple tasmanien a été détruit
définitivement! Ici, tant qu’il y aura un Kanak, la revendication restera.
Et la revendication n’est pas la propriété de Mitterrand, de Lemoine ou
de quelque autre président, elle appartient au peuple kanak. C’est pour ça
que l’affirmation d’unité exprimée par les camarades tout à l’heure est
importante.
Je voudrais répondre à un autre argument, qui est : « Que faites-vous des
autres ethnies ? » La revendication d’indépendance, elle appartient au
peuple kanak, au peuple légitime, indigène. Nous sommes là pour
revendiquer cela. Nous ne sommes pas responsables de l’indépendance
92.
L'amiral Febvrier-Despointes prit possession de l'archipel calédonien au
nom de la France le 24 septembre 1853, à Balade (NDE).
93. En 1972, le Premier Ministre Pierre Messmer déclarait : « La NouvelleCalédonie, colonie de peuplement, bien que vouée à la bigarrure multiraciale,
est probablement le dernier territoire tropical non indépendant au monde où
un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants (...). A long terme, la
revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés
non originaires du Pacifique représentent une masse démographique
majoritaire » (cité dans Les Temps Modernes, mars 1985, p. 1608) (NDE).
12. La légitimité indigène
de la France. Les Français sont indépendants, à ce que je sache ? Nous
ne sommes pas responsables de l’indépendance ou du destin des Antilles,
du destin de Wallis et de Futuna, du destin de Tahiti! Le destin de ces
peuples-là leur appartient. Il appartient à leur pays.
14. « Mon idée du développement »*
La réunion de Nainville-les-Roches a permis d'asseoir solidement l'autorité
des nationalistes kanak. Fort de cette victoire, le Front indépendantiste s'attache
à assurer une bonne gestion des affaires du Territoire. En tant que VicePrésident du Conseil de gouvernement, Jean-Marie Tjibaou répond ici aux
questions d’un mensuel de langue française consacré à la région Pacifique et
paraissant à Nouméa.
Depuis plusieurs années, l’exploitation du nickel traverse une crise aiguë
qui oblige les responsables à repenser l’économie de la Nouvelle-Calédonie en
termes de diversification plutôt que de mono-industrie. Dans cette perspective,
Jean-Marie Tjibaou met l’accent sur les possibilités de développement d’autres
richesses du Territoire comme le tourisme, en soulignant la nécessité de
décentraliser les activités économiques de l’archipel.
30 JOURS – Monsieur le Vice-Président, examinons ensemble
quelques éléments du bilan économique de la Nouvelle-Calédonie ; entre
1980 et 1982, les importations en volume sont passées de 889 000 tonnes
à 518 000 tonnes, soit une baisse de 38 %. Si on considère la masse
monétaire de janvier à mai 1983, on se trouve face à une baisse de 150
millions de francs CFP 94; d’avril 1982 à avril 1983, l’indice des prix se
situe à 13,3 %. C’est un bilan qui n’est pas extraordinaire. A quoi
attribuez-vous ces résultats ?
J.-M. TJIBAOU – Tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue que la base
de l’économie du Territoire a toujours été le nickel. Aujourd’hui, les
difficultés de conjoncture s’ajoutant à la baisse constante des
commandes japonaises, les exportateurs de nickel ont perdu presque
60 %. Les deux conséquences : les rentrées de devises ont chuté et les
mineurs ont été contraints à licencier massivement et à ne garder que le
minimum d’employés indispensables à la conservation de l’outil. Pour
une économie mono-industrielle comme celle du Territoire, c’est une
catastrophe. Le pays est maintenant désarmé, et pour longtemps.
* Cet entretien a été accordé par Jean-Marie Tjibaou au mensuel 30 Jours ,
octobre 1983.
94 100 francs CFP équivalent à 5, 50 francs français (NDE).
13. « Mon idée du développement »
30 J. – Mais vous, vous avez, semble-t-il, cherché à le réorienter…
J.-M. T. – Oui, mais nous n’avons pas pour autant fini de subir les effets
de cette mévente du nickel. Le budget du Territoire en a pâti depuis
1975 ; et aujourd’hui on se trouve au creux de la vague. Le Territoire n’a
pas prévu les industries de remplacement pour occuper les travailleurs
licenciés du nickel. Sur cette politique du nickel, j’ai demandé aux
services concernés de me fournir les éléments pour sortir de ce que je
considère comme étant une politique de cueillette. Le Territoire n’a
jamais eu de véritable politique de gestion du patrimoine minier. Or,
c’est ce patrimoine qui doit enrichir la collectivité, que ce soit en
économie capitaliste libérale ou socialiste. Cela dit, il est normal que les
capitaux investis soient rémunérés. En revanche, les revenus tirés de
l’exploitation de ce patrimoine doivent servir à créer des industries ou
des activités de remplacement. L’heure est venue d’agir rapidement, et
en période de crise, c’est peut-être plus facile à faire…
C’est maintenant au Territoire de prévoir un plan de développement dans
lequel il soit clairement stipulé que le Territoire devra se constituer un
patrimoine minier viable, qui soit un véritable outil de développement
pour la Nouvelle-Calédonie. Sur l’ensemble des titres rétrocédés, il faut
que le Territoire en récupère par exemple 25 %. Sur cette somme, il doit
engager une politique de diversification. Jusqu’à présent, on s’est
contenté de faire de l’inventaire minier. Seul le BRGM (Bureau de
Recherches Géologiques et Minières) est allé plus loin ; je pense qu’on
devrait se doter maintenant d’un BRGM local. Pourquoi ? Parce qu’on
pourrait ainsi passer au stade suivant : la prospection. En effet, à partir
du moment où on aura clairement inventorié, classifié les gisements en
fonction de leur teneur et capacité, à ce moment-là seulement on pourra
amodier les titres. Je suis convaincu que la fin du premier plan, qui se
situe en 1986, doit voir la mise en place de ce bureau d’étude local qui
effectuera de la prospection dont les résultats permettront au Territoire
de procéder aux amodiations et de faire des propositions aux éventuels
investisseurs.
Pour le second plan, il faudrait que le Territoire, par le truchement du
BRGM local, décide la mise en place d’un opérateur territorial qui puisse
être l’interlocuteur direct des investissements et des mineurs calédoniens
pour élaborer une véritable politique de gestion du patrimoine. Dans une
note de conjoncture, une société minière locale estime qu’à la fin de
l’année 1986 on ne vendra plus de minerai de nickel calédonien en
raison des coûts d’exploitation, mais aussi du transport, étant donné la
teneur en humidité du minerai calédonien, deux éléments qui conduiront
à envisager d’autres formules de mise en valeur du patrimoine.
13. « Mon idée du développement »
D’ailleurs, dans le cadre du second plan, nous prévoyons des petites
usines de traitement…
30 J. – Vous souhaiteriez donc pour le Territoire une structure
comparable à celle de l’État : un BRGM calédonien et un opérateur, une
COFREMMI (Compagnie Française d’Entreprises Métallurgiques et
Minières) calédonienne qui puisse s’associer aux investisseurs locaux ou
internationaux. Mais que devient la SLN dans tout ça ?
J.-M. T. – La SLN continue son affaire… Simplement, on manque
d’éléments de comparaison pour juger de la gestion de la SLN. Il
faudrait donc d’autres dispositions, d’autres installations pour déterminer
clairement si oui ou non le nickel est condamné. Enfin, dans un autre
ordre d’idée, il faut que dans un avenir proche on soit en mesure de
déterminer nos besoins en matière grise pour offrir aux étudiants de
véritables filières débouchant sur des postes intéressants dans le secteur
de la mine.
30 J. – Le pôle de développement que vous voyez et qui reste
primordial dans le Territoire, c’est donc encore le nickel…
J.-M. T. – Je voudrais tout de même bien préciser qu’à la fin du second
plan, c’est-à-dire en 1989, la Nouvelle-Calédonie devrait cesser
d’exporter le nickel sous forme de minerai. Nous avons donc un peu plus
de six ans devant nous pour nous préparer à ce changement. Ce laps de
temps devra être employé à préparer l’avenir dans une perspective de
développement, de gestion, de mise en valeur du patrimoine, mais pour
ce qui est de la cueillette, je le dis bien, c’est terminé. Et il n’est plus
question de réinvestir partout et n’importe comment l’argent tiré de ce
don du ciel qu’est le nickel ; il faut le transformer localement, réviser la
fiscalité relative au nickel et la rendre plus incitative afin de favoriser la
création d’industries de remplacement.
30 J. – L’opérateur de ce bureau local associé dans l’exploitation du
nickel dégagerait donc des bénéfices. Mais que deviendraient ceux-ci ?
Est-ce qu’ils iraient à une caisse qui permettrait de prêter à d’autres
entreprises ?
J.-M. T. – Nous avons demandé à la SICNC (Société d’Investissement et
de Crédit de Nouvelle-Calédonie) et à la Caisse Centrale de prévoir pour
la fin de cette année un projet de scission entre la société immobilière et
la société de crédit ; celle-ci deviendrait une banque de développement
en favorisant les investissements qui se feraient dans d’autres secteurs
d’activités.
13. « Mon idée du développement »
30 J. – Quels seraient ces secteurs ? L’industrie de transformation ou
le tourisme ?
J.-M. T. – Pour moi, le tourisme n’est intéressant que parce qu’il est
créateur d’emplois. Le problème est que nous nous trouvons dans un
petit pays fragile, dans lequel il n’y a pas de consensus au niveau
sociologique. Pour commencer, il faut inciter les Calédoniens à rester en
Calédonie pendant les vacances. A mon sens, 60% du budget du
tourisme devrait être consacré à endiguer cette hémorragie. Cela
implique bien sûr un aménagement de l’environnement. Et aussi une
sérieuse prise en compte de l’environnement humain, car malgré les
problèmes du relais de Fayaoué95, il y a une volonté de participation
économique, et nous, Mélanésiens, quand on dit qu’on est socialistes,
c’est vis-à-vis du principe traditionnel de l’avoir. Si vous avez, il faut
donner. Cela dit, nous ne sommes pas contre les entreprises qui font des
profits, dans la mesure où il y a un impact pour l’ensemble de la société.
30 J. – En ce qui concerne Fayaoué, y étaient associés la collectivité, le
Territoire, la SICNC, d’autres entreprises privées ; il y avait donc là
quelque chose qui semblait cohérent…
J.-M. T. – Le montage était intéressant, oui…
30 J. – Mais on n’est pas allé assez loin ?
J.-M. T. – Peut-être. Les problèmes sont surtout liés à l’absence de
consensus que j’évoquais tout à l’heure, à défaut duquel il n’y a pas de
partage des responsabilités. Ce qui apparaissait possible à réaliser en
théorie s’est révélé impossible à faire dans la pratique dans le cas de
Fayaoué. Aujourd’hui, personne n’est préparé à ce partage des
responsabilités. C’est un concept encore trop neuf pour les populations.
Seulement, il y a des impératifs commerciaux, et eux n’attendent pas :
l’hôtel doit ouvrir, prendre des initiatives. Du coup, il y a rupture, et les
gens d’Ouvéa se sentent forcément exclus. Résultat, ils estiment qu’on
fait de l’argent devant eux, qu’ils ne peuvent pas en bénéficier et se
sentent frustrés. Je pense que c’est là le fond du problème. Dans l’avenir,
il faudra mettre en place un véritable calendrier où l’on définira, bien
avant le début des opérations, les responsabilités de chacun. C’est une
leçon qu’il faut tirer de l’expérience d’Ouvéa. Actuellement, nous
manquons de modèles économiques, dans tous les domaines. Ceux qui
existent sont perçus par les Mélanésiens comme des modèles étrangers.
Pourtant, on voit que cette situation évolue : un Secrétaire général de
95.
Le relais touristique de Fayaoué, sur l'Ile d'Ouvéa, avait été incendié par des
militants indépendantistes, le 14 juin 1980 (NDE).
13. « Mon idée du développement »
Nouvelle-Calédonie est mélanésien, et bien que tout le monde ne
l’accepte pas, c’est tout de même un modèle valorisant pour le peuple
kanak. Voilà une référence pour le modèle administratif. Elle montre
comment les choses peuvent évoluer. En revanche, on n’a pas de modèle
d’une entreprise mélanésienne qui marche ; si vous en trouvez une, il
faudra me le dire et faire de la publicité. La marbrerie de Koumac sera
peut-être un succès ; personnellement, j’y crois beaucoup, peut-être
parce qu’on ne peut pas brûler les cailloux…
Les secteurs sur lesquels on doit faire un effort sont l’agriculture et le
tourisme. Les deux sont indissociables. En agriculture, il y a déjà un petit
marché local, il faut en quelque sorte « importer » des gens pour justifier
la mise en place d’une politique agricole à plus grande échelle. Ce qui
provoquera immanquablement une baisse des coûts et donc favorisera le
développement du tourisme. C’est la spirale. Notre idée est que la Côte
ouest pourrait être consacrée à l’agriculture et à l’industrie agroalimentaire, et la Côte est et les Iles au tourisme96.
30 J. – Mais il y a aussi le poste des salaires que vous n’avez pas
évoqué ; si l’on prend Vanuatu, par exemple, avec les salaires en vigueur
là-bas, on comprend qu’ils puissent être en mesure de proposer un
tourisme bon marché…
J.-M. T. – Ici en Nouvelle-Calédonie, nous vivons de façon artificielle ;
les fonctionnaires locaux réclament l’alignement sur leurs homologues
métropolitains, ce qui, compte tenu de notre infrastructure économique,
est vraiment aberrant. Cela m’afflige d’autant plus que le Territoire,
encore une fois, n’a pas d’institutions politiques lui permettant d’imposer
des objectifs de développement économique. Actuellement, et c’est une
véritable inquiétude, le modèle-type c’est la fonction publique. A la
sortie du lycée, tous les jeunes rêvent plus ou moins d’être fonctionnaires
parce que c’est plus sécurisant.
30 J. – Ce n’est pas cela qui produit la richesse…
J.-M. T. – Au contraire. Schématiquement, ça augmente le groupe de
ceux qui consomment et ça diminue le nombre de productifs. En
conséquence, il faut que le groupe de productifs soit remis en valeur, et
que la fonction publique soit ramenée à sa juste place. Actuellement, on
ne dispose d’aucun élément mobilisateur ; on n’a pas de plan, pas
d’objectif, pas de filière.
96
Sur le développement économique, cf. I. Leblic, La voie étroite, Les Kanaks face
au développement, Nouméa-Grenoble, ADCK-PUG, 1993, et J. Freyss, Economie
assistée et changement social en Nouvelle-Calédonie, op. cit. (NDE).
13. « Mon idée du développement »
Prenons l’élevage, on devrait dire aux producteurs : objectif du
Territoire, 130 000 têtes en 1986 ; investisseurs privés, allez-y, le
Territoire vous aidera par le code local d’investissement si vous vous
engagez financièrement dans la réalisation des objectifs du plan. Quant
aux fonctionnaires, on doit leur dire : votre rôle consiste à aider ces gens
sans trop les encadrer. Or actuellement, c’est le chef de service qui
commande, c’est la fonction publique qui détient le pouvoir. Aussi, notre
objectif pour l’année prochaine, c’est de sortir pour juin les filières à
suivre, secteur par secteur, avec des objectifs bien définis. Si on reprend
l’exemple de l’élevage, on dira donc : pour atteindre cet objectif de
130 000 têtes par an, on a besoin de tant de fonctionnaires, et pas un de
plus.
30 J. – Le pilier central, c’est donc un plan non pas seulement directif,
mais incitatif pour atteindre des objectifs. Mais pour en revenir au
tourisme, n’y a-t-il pas une formule à trouver pour résoudre les
problèmes qui se posent dans une entreprise, sans pour autant que
l’exploitation ne cesse, une sorte d’instance de conciliation ?
J.-M. T. – Pour moi, le problème se résume en un hiatus entre la manière
qu’ont les Européens et les Mélanésiens de concevoir le tourisme. C’est
pourquoi il faut bien déterminer qui peut faire quoi dans l’industrie
touristique. Pour arbitrer les litiges coutumiers, on peut avoir recours au
Conseil de clan qui doit déterminer les limites de propriété et les droits
de chacun. Je vous dirai que moi, face aux investisseurs, je passe le plus
clair de mon temps à essayer de trouver la meilleure procédure à adopter
avant de donner un quelconque feu vert… J’espère que le nouveau statut
va améliorer cela. En tout cas, je crois fermement à la nécessité d’une
instance coutumière qui puisse garantir la concertation.
30 J. – Bien. Et si vous nous parliez maintenant de votre voyage à
Hong-Kong, et surtout de ce fameux projet de Népoui.
J.-M. T. – Dans le cadre des États généraux du développement, la
nécessité de décentraliser pour créer d’autres centres de décision
économique et administrative que Nouméa a prise a été largement
soulignée. Cela est le premier élément sur lequel je me base pour lancer
l’idée de Népoui port franc. Car une véritable décentralisation ne peut
s’opérer qu’autour de centres d’intérêt qui provoquent les mouvements
de population. Le second élément est la remise en question du statut de
Hong-Kong en 1995. Aujourd’hui, des émissaires sillonnent le monde à
la recherche de nouveaux « pied-à-terre » pour leurs investissements.
Pour l’instant, les capitaux restent à Hong-Kong, mais ils pourraient être
transférés relativement rapidement si le bail n’était pas renouvelé. Ils
13. « Mon idée du développement »
sont donc demandeurs de projets d’investissement importants, car ils ont
peur qu’à terme la Chine fasse une razzia sur leurs capitaux, et ils sont
donc intéressés par les possibilités offertes par la Nouvelle-Calédonie.
Ce projet, c’est donc Népoui port franc, petite place financière, port
international avec une ville industrielle et commerciale à l’intérieur
d’une zone sous douane. Pour nous, c’est intéressant pour le
développement du Territoire. Les investisseurs seront à coup sûr
d’accord pour construire des unités de production, comme des usines
d’assemblage de montres, de voitures, ou encore des complexes agroalimentaires à l’intérieur de la zone. Et toujours dans le cadre de ce
projet, il y a même des Français qui sont intéressés par notre situation et
par les relations que nous serons amenés à développer avec les pays de la
région Asie-Pacifique. C’est donc une idée qui a beaucoup d’atouts pour
réussir.
Népoui constituera une place financière qui créera du travail. C’est
comme cela que je conçois la chose. Le projet de Népoui doit donner un
coup de fouet à toute l’économie du Territoire.
30 J. – Combien de personnes vivront à Népoui ? 5 000 ? 20 000 ?
J.-M. T. – Au départ, nous tablons sur l’ancien projet qui prévoyait
20 000 personnes, mais cela dépendra de l’attrait qu’aura cette ville sur
nos compatriotes.
30 J. – Combien de chances donnez-vous à ce projet ?
J.-M. T. – Je vous dirai cela le 31 octobre. C’est seulement à cette date
que les intéressés donneront des éléments de réponse… Personnellement,
je leur ai dit que je serais content d’inclure dans le premier plan triennal
l’idée de Népoui port franc… Je leur ai demandé de me faire des
propositions au 31 octobre, pour que lors de la session budgétaire je
puisse faire des propositions à l’Assemblée territoriale dans le cadre de
la présentation des objectifs du plan triennal.
30 J. – Et vous êtes prêt à leur donner toutes les garanties sous
réserve de cette « irrigation » pour le Territoire ?
J.-M. T. – Les risques financiers, ce sont les investisseurs qui les
prennent. Il y a 14 000 hectares qui sont réservés pour Népoui qui
appartiennent au Territoire. J’ai commencé la discussion avec les gens de
Poya et des environs. J’ai de bonnes raisons de penser que cela devrait
aboutir…
15. La renaissance culturelle mélanésienne
en Nouvelle-Calédonie*
Dans cet entretien essentiel à la compréhension de sa pensée, Jean-Marie
Tjibaou dresse le bilan de la revendication culturelle kanak dont il a été l’un des
principaux animateurs depuis plus de dix ans. Le maître d’œuvre de Mélanésia
2000 (1975) nous livre ici l’une de ses méditations les plus approfondies sur la
confrontation de la civilisation kanak avec l'Occident qui, rappelle-t-il, a
toujours pris en Nouvelle-Calédonie le visage de la colonisation. A quelques
mois de la création du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et
Socialiste) et du « boycottage actif » des élections territoriales de novembre
1984, Jean-Marie Tjibaou mesure les limites d’une reconnaissance purement
culturelle : la revendication d’identité n’est qu’une étape sur le chemin d’une
libération dont il se montre finalement convaincu qu’elle sera d’abord
politique.
— Vous avez été, il y a quelques années, à l’origine de la première
grande manifestation publique illustrant la renaissance de la culture
mélanésienne en Nouvelle-Calédonie et vous êtes aujourd’hui l’un des
principaux responsables politiques de ce pays. Votre combat politique at-il été parallèle à votre combat pour la reconnaissance de la personnalité
culturelle kanak ?
J.-M. Tjibaou – Mélanésia 2000, la manifestation à laquelle vous faites
allusion, a été l’aboutissement d’une prise de conscience, le résultat
d’une crise d’identité. Niés par le système (scolaire, économique, social)
dans leur humanité, dans leur hiérarchie et jusque dans leur espace, les
Kanaks l’ont conçue comme la revendication d’une reconnaissance, le
refus à la fois du masque blanc et de la subordination. Le Gouvernement
central a pu penser à une opération de récupération. Les autorités
conservatrices locales ont accepté le projet, non sans méfiance, puisqu’il
s’agissait d’un projet officiel. Les blocages — historiques et
psychologiques, plus que culturels — ont rendu la petite bourgeoisie plus
*
Cet entretien, réalisé en mars 1984 par Jean-François Dupon, chercheur à
l'ORSTOM à Nouméa, a été publié dans un numéro spécial de la revue Ethnies
(n° 8-9-10, « Renaissance du Pacifique », pp. 76-80), éditée par l'association
Survival International à Paris, en 1989.
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
hostile à la manifestation. Quant aux Mélanésiens, ils étaient partagés.
Mon parti était contre ce qu’il considérait comme un projet de
l’Administration coloniale. Les autres tendances aujourd’hui regroupées
dans le Front hésitaient, mais elles participèrent. Dans le contexte
politique d’une interruption des discussions sur le statut, conduites à
Paris, dans le contexte social de l’absence des Mélanésiens de tout poste
de responsabilité et de leur faible intégration scolaire, l’opération, bien
couverte, eut un impact important. Pour la première fois, deux mille
Mélanésiens déplacés à Nouméa y revendiquaient ouvertement leur
identité.
— Quelles ont été les étapes déterminantes de votre action et quelles
étapes envisagez-vous pour que l’on passe d’une reconnaissance à une
véritable renaissance de la culture mélanésienne ?
J.-M. T. – On peut dater concrètement les débuts de la reconquête de la
fierté, de la personnalité, au « Mouvement pour un souriant village
mélanésien », né dans la seconde moitié des années 1960, à l’instigation
des femmes de la zone suburbaine de Nouméa, notamment Madame
Pidjot, femme du député de la première circonscription, récemment
disparue. Il s’agissait en premier lieu de lutter contre l’alcoolisme. La
reconquête de leurs maris par les femmes devait passer par une
amélioration de l’habitat et de ses abords. Retrouver le respect de soi, la
conscience de son appartenance à un groupe, nous semblait devoir
emprunter cette démarche qui peut paraître naïve. De là, nous allâmes
plus loin, étendant notre action et proposant la seconde étape : de la
fierté retrouvée à la culture retrouvée. C’est ainsi qu’est née l’idée de
Mélanésia 2000, fortement appuyée par la Direction de la Jeunesse et des
Sports d’alors.
Mais il est juste de dire que cette étape importante avait été préparée par
l’action des étudiants kanak après 1968. Même si les petits journaux, les
manifestations de groupe, tels que celui des Foulards Rouges, étaient
l’écho d’une revendication mondiale, cette action fut orientée sur place
vers des problèmes assez spécifiques pour troubler à la fois la quiétude
de l’ordre colonial, et préparer les esprits à accepter Mélanésia 2000.
Depuis, les prises de position politiques successives pour l’indépendance
ont renforcé la recherche de l’identité revendiquée au niveau humain,
spatial et institutionnel. Et puis, il y a eu plus récemment la
reconnaissance du droit du peuple kanak à l’indépendance, formulée par
le Parti socialiste, les prises de position exprimées lors des dernières
réunions du Forum du Pacifique. Les ordonnances, enfin, ont sanctionné
la reconnaissance par le Gouvernement du fait autochtone et de
l’injustice subie. Cette reconnaissance, concrétisée par la création de
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
dispositifs tels que l’Office culturel, scientifique et technique kanak,
l’Office foncier, ouvre la porte à la renaissance culturelle des
Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie.
— On parle aujourd’hui beaucoup de coutume en NouvelleCalédonie. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’on entend par là ? Cette
référence, au-delà de l’utilisation politique qui en est faite, garde-t-elle
une signification profonde pour l’ensemble des Kanaks, malgré la
colonisation et le changement des genres de vie ? Comment entendezvous faire participer ce concept à la reconstruction du patrimoine de
votre peuple ?
J.-M. T. – Dans le contexte actuel, le terme de coutume, qui est général,
dépréciatif et ambigu, est surtout repris par commodité, mais toujours
pour exprimer la différence. Je rappellerai qu’il a été forgé par les
Européens pour désigner globalement ce qui faisait partie du monde
mélanésien, kanak, et ne les concernait pas. A cela les Kanaks ont
répondu en donnant du terme de coutume une autre interprétation : ce
qui nous distingue des Blancs, du monde technique, économique et
commercial qui est le leur et dont ils nous dénient l’accès, nous est
étranger. Dès lors, la coutume devient refuge. D’où le propos d’un
Kanak : « Dans la coutume, je suis quelqu’un, en ville je ne suis rien »,
ce qui signifie aussi que la coutume, à côté de traits matériels distinctifs,
est aussi l’ensemble des institutions spécifiques des Mélanésiens, qui
leurs sont propres, les définissent et les valorisent comme hommes, les
authentifient à leurs propres yeux plus que ne sauraient le faire les actes
administratifs instaurés et imposés par les Blancs. Il se trouve que ce qui
confère de la valeur et de l’importance aux Européens dans leurs sociétés
ne correspond pas à ce qui valorise l’individu dans les nôtres. Chez eux,
« plus tu as, plus tu dois donner pour être » aux yeux des autres comme
de toi-même.
Il s’ensuit qu’il nous est impossible de considérer comme des valeurs ce
qui constitue le fondement de vos sociétés, car ces notions sont
destructrices pour les nôtres. Force nous est, pour nous adapter au
monde, de considérer l’économie, non comme une fin en soi mais
comme une technique. L’accumulation, l’épargne, la capitalisation,
l’investissement, l’expansion, la croissance et leurs corollaires,
l’efficacité, la rentabilité, nous ne pouvons les utiliser comme des
techniques. Nous avons conscience de venir d’ailleurs et d’être
poursuivis par cet ailleurs qui constitue l’ensemble de nos références. Or,
le système colonial a fait des Kanaks, non seulement des étrangers
méprisés et spoliés dans leur propre pays, mais des hommes qui ne
devraient plus être identifiés que par les critères économiques, les biens
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
de consommation. C’est un système très primitif!… auquel nous
préférons l’identification par la personnalité coutumière.
On nous objectera peut-être que d’autres pays du Pacifique qui furent
colonisés ont conservé certaines pratiques matérielles de la coutume plus
que nous ne l’avons fait. Il s’agit souvent en fait de protocoles, de
manifestations isolées de leur contexte et qui ne nous paraissent pas
encore décolonisées puisqu’elles confinent au folklore ou restent
considérées comme telles, alors qu’on [les Kanaks] demeure dans le
même temps attaché, par exemple, aux pratiques introduites marquant les
étapes de l’existence. C’est dans sa globalité que le coutume doit donner
un sens à l’homme mélanésien.
— La décolonisation a suscité dans le Pacifique Sud la naissance d’un
fort sentiment de solidarité régionale, qui s’exprime de multiples façons.
Quelle est, dans ce contexte, la signification d’une manifestation telle
que le Festival des Arts du Pacifique ? Et si nous essayons d’aller plus
loin… Une culture s’identifie au monde non seulement par son
originalité mais par sa part d’universalité. Comment envisagez-vous de
concilier les responsabilités culturelles de la coutume kanak avec cette
exigence d’internationalisme ?
J.-M. T. – Des manifestations comme le Festival des Arts du Pacifique
peuvent en effet aider à faire jouer à la culture kanak le rôle de toute
culture par son apport au patrimoine universel. Mais pour l’heure, nous
sommes interpellés par des faits qui soulignent l’effort restant à faire en
amont de la reconstruction de notre culture.
C’est le chômage, par exemple, qui empêche nos jeunes de faire
l’apprentissage du travail pour devenir des hommes. Dans le système
actuel, les écoles sont les seuls chemins conduisant à la vie d’adulte. La
reproduction scolaire poursuit un seul but : l’accès au salaire, au revenu
monétaire, dont on a fait une fin et en l’absence duquel, inutilisable,
inutilisé, inutile, l’homme est nié.
Or le concept d’homme est lié à la manière d’initier l’individu à la
connaissance, à la vie ; et au-delà, il se rattache au concept de
développement. Un de nos problèmes immédiats est donc celui-ci :
comment, partant d’une redéfinition des programmes et de la finalité de
l’école, déboucher sur un développement humain, intégrant l’homme et
pas seulement l’homo economicus, le salarié ?
— Comment envisagez-vous l’intégration de nouvelles formes
d’expression artistique par la culture mélanésienne ? Favoriser le
développement d’une littérature kanak de langue française, par exemple,
vous paraît-il possible et souhaitable ?
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
J.-M. T. – La situation actuelle que vivent les Mélanésiens de NouvelleCalédonie est une situation de transition, marquée par beaucoup
d’hésitations. Les éléments de la modernité sont là, mais nous manquons
de modèles intégrant le traditionnel et le moderne. C’est donc le temps
du débat entre l’option pour la modernité et la peur de perdre son
identité. Ce débat sera long et il nous faudra surmonter cette
contradiction. La symbiose entre le traditionnel et le moderne s’opère en
effet par la force des choses. Les nouvelles formes d’expression la
réalisent par l’intégration du matériel. Les sons sortent de la guitare,
mais c’est pour accompagner des thèmes poétiques ou contemporains
spécifiquement mélanésiens. De même, les manous (pagnes), les sifflets
de rythme, les peintures et poudres décoratives, l’harmonica et les
tambours utilisés aujourd’hui dans nos danses, nos pilous, matérialisentils cette intégration de la modernité, de l’extérieur. Nous intégrons, de
manière peut-être moins nette, les éléments de cultures environnantes
dans notre chorégraphie.
Enfin, il y a l’utilisation du matériel linguistique, français, et d’ailleurs
aussi anglais, dans les poèmes et les chants, en concurrence avec des
emprunts faits aux autres cultures océaniennes. On peut dire qu’il y a
mouvement, et mouvement historique, de la société mélanésienne pour
reconquérir une identité nouvelle construite sur la base de sa tradition,
mais à travers la mobilisation d’éléments matériels d’emprunt et
l’utilisation des stéréotypes de la culture universelle proposés
aujourd’hui surtout par les médias.
L’hésitation qui persiste résulte essentiellement du fait que nous
manquons encore de chantres de la culture mélanésienne pour nous
proposer des modèles nouveaux, des créations artistiques de grande
ampleur, propres à susciter la réflexion, à provoquer la prise de
conscience des possibilités et à déclencher le mouvement créatif.
Il existe toutefois des essais, encore timides, surtout dans la chanson, et
aussi dans les domaines de la peinture, de la sculpture, de la danse, de
l’expression théâtrale.
On doit sans doute espérer une recrudescence de créations poétiques et
littéraires, définissant les modèles d’une inspiration fondée sur la
tradition kanak mais adaptée à l’environnement contemporain des
Mélanésiens, celui de la ville. Tout autant que le salaire, l’acculturation
dans ce nouveau contexte est vitale. Mais est aussi vital le besoin de se
créer un environnement culturel où la modernité soit intégrée dans le
souffle venu des ancêtres et sans lequel il ne peut y avoir de
ressourcement.
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
— Quel sera le rôle des organismes culturels et scientifiques déjà
existants ou récemment mis en place (Institut culturel mélanésien, Office
culturel scientifique et technique kanak) ?
J.-M. T. – Parmi les offices qui ont été créés, l’Office culturel
mélanésien, dont c’est la vocation, peut sans doute contribuer à ce que
les objectifs qui viennent d’être définis soient atteints. Mais on ne doit
pas perdre de vue, à cet égard, l’importance du rôle de l’Office foncier.
L’action de cet office doit permettre la réappropriation par nos clans de
nos terres, de leurs territoires traditionnels, de leurs lieux culturels et
tabous. On en conçoit l’importance, si l’on se souvient que le système
hiérarchique ne peut fonctionner que si une référence spatiale effective
correspond à la définition qu’en fournit le discours à travers la
tradition97. Les disputes entre clans qui surgissent aujourd’hui dans le
cours du processus de réappropriation du Territoire, résultent d’abord du
fait que la tradition qui, à la base de notre culture, établissait le lien
organique de nos sociétés à l’espace, s’est trouvée bousculée au niveau
de cet espace par la spoliation foncière qui a accompagnée la
colonisation.
La restauration de nos droits fonciers apparaît donc comme un prérequis
de celle de notre culture. Cela dit, quel va être le rôle de l’Office culturel
mélanésien ? Il va d’abord poursuivre le recensement du patrimoine, qui
est aujourd’hui le travail le plus important qu’il a entrepris. L’UNESCO,
le CNRS, l’ORSTOM98 vont être sollicités pour participer sur le terrain au
recensement de ce patrimoine, qui s’impose d’urgence. Il s’agit aussi
bien des formes matérielles que de la tradition orale, des pratiques
coutumières et magiques, dont l’intérêt s’estompe dans l’environnement
urbain, alors qu’elles sont le tissu profond de notre personnalité.
Pour que les éléments dispersés et menacés d’oubli de la personnalité
mélanésienne soient ainsi recensés, il faut une volonté politique au sens
le plus large et des objectifs clairs. Le schéma d’identification par
rapport à la tradition doit être assez net pour permettre aux Mélanésiens
de se (re)construire une personnalité qui leur soit propre, mais dans le
cadre de leur environnement actuel.
97.
Jean-Marie Tjibaou fait ici allusion au système politique kanak traditionnel,
qui définit l'identité de chaque lignage par référence à un site d'habitat dont le
prestige est proportionnel à l'ancienneté (NDE).
98. Organisme de Recherche Scientifique et Technique d'Outre-Mer, qui
possède un centre à Nouméa (NDE).
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
La seconde responsabilité de l’Office culturel mélanésien est le
patronage du Festival des Arts du Pacifique99. J’essaye, pour ma part,
d’insuffler l’idée que cette manifestation doit comporter deux aspects :
l’indispensable coup de projecteur sur la culture traditionnelle sans
doute, mais, en même temps, une autre facette, qui illustre nettement
l’expression des Océaniens dans le contexte contemporain. Cela suppose
des créations artistiques de nature à mettre en lumière leur vécu actuel,
c’est-à-dire leurs revendications (culturelle, politique, économique),
leurs angoisses à tous les niveaux, face à la vie comme face à la mort. Je
veux dire par là que les Océaniens, une fois assurés des formes
classiques de réponse de leurs cultures traditionnelles, qui les confirment
dans leur sentiment de continuité, de permanence, ont besoin de
nouvelles réponses, adaptées à leurs nouvelles conditions de vie,
mobilisant les techniques nouvelles d’amplification. Plus concrètement,
le discours des Océaniens et sur les Océaniens, donc de notre peuple et
sur lui, doit être aujourd’hui projeté tout naturellement dans les médias
pour que nous puissions continuer à nous retrouver, rester de la sorte à
l’aise avec nous-mêmes, valoriser enfin notre identité par la création.
L’objectif principal de l’Office culturel mélanésien pour 1985 se situe
dans la continuité du Festival. Il va s’efforcer de tirer le meilleur parti du
patrimoine recueilli à cette occasion. Les nombreux groupes constitués
vont prolonger et valoriser les acquis de cette manifestation. Les
nouveaux centres culturels de Nouméa, de Hienghène, serviront de cadre
à ces activités.
— Dans le prolongement des questions précédentes, nous voudrions
vous poser une question d’ordre pratique : comment envisagez-vous la
solution des problèmes concrets posés par la reconstruction et la
diffusion de la culture kanak ?
J.-M. T. – La reconstruction culturelle est un tout. La tâche des divers
services relevant de l’action culturelle doit être de réfléchir, d’aider à
réfléchir, pour intégrer la culture dans la vie, et notamment pour
aménager l’espace, le cadre d’existence, en fonction du développement
harmonieux des habitants, de la plus grande qualité de vie.
L’aménagement du territoire obéit cependant aussi à des impératifs
matériels. Considérez la dualité de l’espace dans la Nouvelle-Calédonie
99.
Ce festival, qui devait se tenir à Nouméa fin 1984, fut annulé en raison des
« événements » et eut lieu en 1985 à Papeete (Tahiti) (NDE).
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
actuelle100. Il faut essayer d’imaginer les solutions possibles pour
triompher de l’irréductibilité des deux espaces qui s’y opposent. S’il
n’est pas possible d’organiser la ville pour intégrer la tribu, tentons
d’organiser le pays pour réaliser l’intégration simultanée de la ville et de
la tribu. L’idée est celle-ci : on subventionne dans les villes les éléments
qui contribuent à la qualité de la vie, terrains de sports, espaces de jeux,
piscines, parcs… Pourquoi ne pas prendre en compte l’activité des
travailleurs qui, en milieu rural, procurent des éléments de la qualité de
vie par la fabrication de nattes, de paniers, la préparation de la monnaie
traditionnelle, l’élaboration et l’exécution de discours, de chants, de
danses. Ils participent, ce faisant, à ce concept d’un développement qui
irait au-delà du simple bien-être procuré par les objets matériels obtenus
grâce au salaire. L’argent moderne doit aider à la fabrication de l’argent
traditionnel. Ces activités, l’aménagement de cases, l’amélioration du
cadre dans les tribus, pourraient être rétribuées par des prises en charge
non monétaires, des exonérations (sur le transport, par exemple, pour
faciliter la mobilité et les échanges). Ces questions font l’objet d’une
réflexion pour l’adaptation d’un budget, celle du plan.
Donc, reconstruction de la culture, oui, mais d’une culture intégrée à un
aménagement d’ensemble du cadre de vie, des services, et qui leur
impose un style pour le mieux-être de tous.
— La vie en milieu urbain, qui est le lot d’un nombre croissant de
Mélanésiens, de Polynésiens et de Micronésiens, est en contradiction
avec beaucoup de valeurs traditionnelles des sociétés du Pacifique
(attention portée aux rythmes de la nature – partage – échange –
convivialité – attitudes communautaires) qui y définissent la qualité de
la vie. Comment concilier l’existence inévitable de la ville et de ce que
l’on appelle ici par opposition « la brousse » ou « l’intérieur et les Îles » ?
J.-M. T. – Avec ses avantages, mais aussi ses contraintes, le milieu
urbain est certes étranger à la société mélanésienne traditionnelle.
L’anonymat, la lutte quotidienne pour se faire reconnaître, obtenir une
place, occuper une situation, voire survivre, sont inconnus dans nos
sociétés rurales. En venant en ville, les Mélanésiens savent qu’ils
devront affronter des références nouvelles, celles de la société
industrielle : l’efficacité, la rentabilité, la programmation rigoureuse des
actes, et aussi l’individualisme et la solitude, en contradiction avec la
facilité illusoire de la communication et des échanges.
100.
Jean-Marie Tjibaou évoque ici l'opposition entre l'agglomération urbaine de
Nouméa, dominée par la population blanche et la « brousse » (l'intérieur de la
Grande Terre et les îles Loyauté), espace rural à majorité kanak (NDE).
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
Ces contraintes s’introduisent dans la tribu, en milieu rural, dès qu’elle
comprend des salariés, et elle se trouve alors, elle aussi, entraînée dans le
mouvement, dans le partage d’un autre système de « valeurs ». Comment
composer avec ce bouleversement, rester nous-mêmes en étant à l’aise
dans ce nouveau cadre, tel est notre problème.
Or il faut se rappeler, pour comprendre notre malaise et nos aspirations,
que nous ne sommes pas encore décolonisés. Nous percevons toujours
l’environnement non kanak auquel on nous demande d’adhérer, non
seulement à travers les aliénations foncières, mais aussi à travers
l’obstacle des examens, les rigueurs de la gestion, les règles froides de
l’économie. Ce monde « moderne », que nous n’avons pas encore
exorcisé, continue à porter la marque d’une colonisation qui nous
diminue, qui nous châtre. La persistance de l’amnésie organisée de la
réalité kanak, le refus de la reconnaissance des métissages, la négation
des vestiges le montrent bien. Le système colonial a fait des Kanaks des
anonymes. Nous ne sommes pas devenus marginaux par hasard, ou par
simple refus passif. Si je peux aujourd’hui partager avec un non-Kanak
de ce pays ce que je possède de culture française, il lui est impossible de
partager avec moi la part d’universel contenue dans ma culture. La
conciliation de la ville et du milieu rural passe donc par la
reconnaissance de la personnalité mélanésienne et la restauration
complète de nos valeurs.
— L’histoire récente a fait confluer en Nouvelle-Calédonie, terre
mélanésienne, plusieurs cultures étrangères. Comment concevez-vous la
coexistence de ces cultures et de la culture originale ? Pensez-vous qu’il
faille cultiver les différences au nom du passé, rechercher le syncrétisme
ou bien, comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss, essayer de « préserver la
diversité des cultures sans référence au contenu historique que chaque
époque lui a donné »101 ?
J.-M. T. – Les cultures étrangères, les Mélanésiens les trouvent surtout à
la ville, sous leur forme plus diversifiée. Mais elles font partie de la
transformation culturelle générale qu’a connue notre pays : la langue
française, le système logique français, sont enseignés dans les écoles et
tous les enfants scolarisés, mélanésiens et non mélanésiens, sont investis
par ce système.
Pour être intégrable, un système étranger doit avoir affaire à une
personnalité « positionnée » sûre d’elle-même, de son propre système de
références. Dès lors que ce sera le cas pour les Mélanésiens de ce pays,
101
C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais »,
p. 85 (1ère éd., Unesco, 1952 ) (NDE).
14. La renaissance culturelle mélanésienne en Nouvelle-Calédonie
ils pourront faire face, intégrer le meilleur d’un système différent par
rapport auquel il leur faut d’abord se programmer pour se re-situer. La
maîtrise du français, langue de communication internationale, est sans
doute un avantage. Mais pour l’utiliser, les Mélanésiens n’ont pas pour
autant à devenir des Français noirs. Ils doivent, au contraire du reste du
monde, être des hommes fidèles à leur inspiration et à leur mode de vie,
mais capables d’utiliser les moyens contemporains de l’école et des
médias, intégrer les apports des autres cultures pour affirmer leur propre
personnalité.
Entre la recherche de l’identité et l’acquisition des éléments culturels
étrangers qui font partie de la vie quotidienne, définissent la position de
l’individu dans le nouvel environnement, le va-et-vient, la dialectique
sont constants. Mais constante aussi doit être la crainte de se perdre, de
renoncer à son identité. C’est une sécurité, un repère, un garde-fou dont
l’usage vaut pour les Mélanésiens décidés à intégrer les apports étrangers
comme pour les autres hommes placés dans la même situation,
confrontés au même choix. Observant ce qui se passe dans mon pays,
j’ai d’ailleurs acquis la conviction que l’osmose culturelle impliquait une
certaine fixité, un contact prolongé non seulement des systèmes, mais
des individualités en présence, vivant ensemble. Mais, en deçà des
affinités qui forgent le partage des cultures, se situe le préalable d’une
reconnaissance explicite de la personnalité de chacune. La
prépondérance de la langue de colonisation n’est un moindre mal que si
elle est utilisée par la personnalité locale pour s’affirmer et se faire
reconnaître. Or aujourd’hui, en Nouvelle-Calédonie, les médias, l’école,
illustrent la nécessité de faire d’abord de notre revendication culturelle
une revendication nationale. Le lieu privilégié de chaque langage est le
foyer national auquel ces langues s’identifient. Force est de constater que
la personnalité culturelle mélanésienne ne pourra atteindre sa vraie
dimension que si la société mélanésienne a la capacité de maîtriser son
destin. Les offices sont des cadeaux utiles, de bons outils, mais construiton une personnalité avec des outils ?
III. - KANAKY EN MARCHE
(novembre 1984 - février 1986)
Après le 18 novembre 1984, rien ne sera plus jamais pareil en NouvelleCalédonie. L'ampleur de la contestation, par les Kanaks, des institutions
françaises a établi un nouveau rapport de forces, faisant d'un coup du
FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak Socialiste, qui remplace le
Front indépendantiste) un interlocuteur incontournable. Barrages,
attaques des gendarmeries, harcèlement des colons et, en retour,
massacre d'indépendantistes à Hienghène, « neutralisation » définitive
d'Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro par le GIGN, etc., beaucoup de
morts de part et d'autre ont porté à son comble la tension sur l'archipel.
Dans ce climat de violence, des négociations sur l'avenir du Territoire
sont engagées par Edgar Pisani, et moins d'un an plus tard un nouveau
statut est adopté. Les indépendantistes obtiennent d'importants pouvoirs
régionaux, mais l'avènement de Kanaky, qui en janvier 1985 pouvait leur
sembler tout proche, est ajourné. Le gouvernement socialiste transmettra
en mars 1986 ce dossier encore brûlant à ses successeurs.
Cette irruption des indépendantistes kanak sur la scène internationale a
donné à leur leader un large accès aux médias du monde entier. Ses
innombrables prises de parole durant cette année décisive renvoient
chacune à une action ou à un événement politique. Mais Jean-Marie
Tjibaou, au-delà des circonstances, approfondit sa réflexion sur l'identité
nationale, dans la perspective de l'émergence d'un État kanak
indépendant.
16. Veillée d'armes*
Deux semaines avant les élections territoriales du 18 novembre, Jean-Marie
Tjibaou rappelle les consignes lancées par le FLNKS. Il s’agit de s'opposer manu
militari au bon déroulement du processus électoral et par là de faire échec au
nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie que le secrétaire d’État aux DOMTOM, Georges Lemoine, vient de faire adopter par l’Assemblée nationale. A
l’occasion de ce dernier congrès de l’Union calédonienne avant le
déclenchement de la révolte kanak, Jean-Marie Tjibaou recourt à une
rhétorique anticolonialiste aussi résolue que classique. Cherchant à resserrer les
rangs de son parti et à mobiliser les militants, il pose comme préalable à toute
discussion avec le gouvernement français l’accès du peuple kanak à
l’indépendance.
Camarades!
Merci d’être là.
Je le dis avec une certaine émotion. J’ai dit tout à l’heure : Il y a les
Vieux, le Vieux Pidjot, le Vieux Lenormand, le Grand Chef qui sont ici.
Hilarion était là tout à l’heure pour nous faire le discours, pour accueillir
les délégations devant la case. Lui aussi fait partie de ces Vieux-là.
Merci d’être là, pour leur dire que le combat qu’ils mènent n’est pas un
combat perdu.
Vous auriez pu ne pas être là. Et votre absence aurait signifié à tous ces
gens, qui ont combattu depuis la première heure, qu’ils font fausse route.
Parce que tout ce qu’on entend aujourd’hui, c’est pour dire, nous dire
que l’Union Calédonienne est en train de faire fausse route. Il y a un
bateau plein de Bélep102 qui est venu. Merci aux gens de Bélep. Merci
aux gens des Îles parce que c’est loin Touho, quand il faut venir des Îles
jusqu’à Nouméa, puis faire des kilomètres jusqu’ici... Je pense que c’est
au pied du mur que l’on voit le maçon. Les gens qui disent : « C’est
comme ça qu’il faut mettre les agglos, c’est comme ça qu’il faut mettre
le fil à plomb, c’est comme ça qu’il faut mettre la truelle, et quand on est
au pied du mur on ne sait pas s’il faut tenir le fil ou le plomb. » Il ne sait
Discours prononcé par Jean-Marie Tjibaou au XVe Congrès de l’Union
Calédonienne (Touho, 1-4 novembre 1984).
102 Ile de l'extrême nord de la Nouvelle-Calédonie (NDE).
*
15. Veillée d'armes
pas comment tenir la truelle et il se sauve au moment de mettre en
pratique les discours que l’on tient depuis des années. On se bat
pourquoi ? On se bat pour l’Indépendance. L’Indépendance c’est notre
nom : c’est le nom des Kanaks. Et c’est ça qui fait peur, et c’est pour ça
qu’il y a la haine sur les Kanaks. Il y a la haine encore plus grande sur
les Européens qui se battent pour cette cause. L’Indépendance c’est notre
nom. Et quand on salit l’Indépendance, on salit notre nom, on salit notre
visage. Et vous êtes là pour dire qu’il faut arrêter de nous salir, de salir
notre nom, de salir notre visage. Nous voulons l’Indépendance
aujourd’hui. Je dis cela pour introduire la chose, qui aujourd’hui fait
peur : le boycott des élections.
C’est cela être au pied du mur. C’est cela, dire, faire, mettre en pratique
ce qu’est l’Indépendance. L’Indépendance fait peur. Certains Kanaks ont
peur, même s’ils n’ont pas d’armes, ils n’ont pas de fusils. C’est pour ça
aussi que nous sommes méprisés, que nous sommes menacés, parce que
l’Indépendance veut dire « Ici c’est le pays des Kanaks ». La
souveraineté des Kanaks, la souveraineté de ce pays appartient aux
Kanaks et à personne d’autre. Lemoine n’a pas à nous dicter avec qui on
doit faire l’Indépendance car l’Indépendance c’est notre patrimoine.
C’est comme quand vous avez votre figure. Vous pouvez laisser la barbe
ou la moustache, vous raser ou mettre de la peinture dessus. C’est votre
problème. Ça vous appartient. L’Indépendance, c’est la souveraineté qui
nous appartient, que l’on revendique. Mais c’est à nous de dire le
calendrier pour l’Indépendance, parce que c’est notre patrimoine.
Je le répète, merci d’être là pour soutenir ce combat, pour soutenir ceux
qui ont soutenu ce combat depuis toujours.
Je dirai un petit mot : pourquoi, aujourd’hui, après avoir dit « il faut
voter », on dit « on ne vote plus » ? Je crois que c’est nécessaire de le
redire, parce qu’hier, il y avait des élections à la Chambre d’Agriculture.
On n’a pas assez expliqué. Mais pour les élections, nous dirons « Votez
pour l’Assemblée nationale kanak. » La prochaine Assemblée, c’est
toujours l’Assemblée territoriale. Nous irons voter pour l’Assemblée
territoriale kanak, l’Assemblée nationale kanak.
Nous allons aussi, comme il a été dit à la Convention du FLNKS103, élire
nos représentants à la Convention Nationale. Nous allons aussi
rassembler le Congrès du FLNKS le 1er décembre pour désigner notre
Comité de gestion ou d’orientation ou d’animation du mouvement
indépendantiste que nous appelons gouvernement provisoire. Mais nous
disons bien que désormais les votes organisés par le gouvernement
103.
Front de Libération Nationale Kanak Socialiste, créé à Nouméa en août
1984, en remplacement du Front indépendantiste (NDE).
15. Veillée d'armes
français, sans notre accord, ces votes-là ne verront plus notre
participation. C’est bien clair ? Parce qu’il y a encore beaucoup de gens
que j’ai rencontrés encore hier, des gens de l’Union calédonienne qui
demandent : « Comment on fait le 18 ? On vote pour qui ? On n’a pas de
liste, pour qui on va voter ? » L’Union calédonienne a déjà dit qu’elle ne
participe pas aux élections, ça veut dire, elle ne fait pas de liste. Le
FLNKS ne fait pas de liste, et tous les militants ne votent plus. Ils
voteront le jour où l’UC ou le FLNKS appelleront à voter sur l’acte
d’autodétermination, le référendum de Lemoine. Vous connaissez les
questions qu’il pense poser en 89 ? Vous avez entendu à la radio ou
peut-être à la télé.
La première : « Êtes-vous satisfaits du statut actuel ? » L’UC dit :
« Question périmée ». C’est dépassé, l’autonomie : nous sommes
indépendantistes. Est-ce que vous êtes satisfaits du statut d’autonomie ?
Pour nous, c’est déjà dépassé cette question.
Deuxième question, qu’il pense poser en 89, ça c’est ce qu’il a dit à
l’Assemblée nationale française : « Est-ce que vous voulez un statut plus
évolutif, plus évolutif que le statut d’autonomie ? » Pour nous aussi,
c’est une question périmée. Périmé, tout le monde sait ce que ça veut
dire. C’est un manou qui est vieux et sale. Question périmée.
Troisième question : « Voudriez-vous que le pays devienne
indépendant ? » Ça veut dire que cette question-là, nous la refusons déjà
aujourd’hui. Nous revendiquons l’Indépendance kanak, kanak et
socialiste. Mais d’abord Indépendance kanak. Nous disons que
l’Indépendance c’est notre patrimoine, c’est le Pays kanak et il y a
encore des hommes sur le Pays kanak. Vous, vous êtes là pour rappeler
qu’il y a encore des hommes, parce qu’il y en a qui se sont sauvés, qui
sont déjà d’accord avec Lemoine en 89 pour dire « l’Indépendance pour
tout le monde ». Ça veut dire perpétuer le système actuel. Nous, nous
refusons et en 89 si ces questions sont posées : « Voulez-vous que ce
pays devienne indépendant pour tout le monde ? », ça veut dire que les
Kanaks c’est un groupe au même titre que les Wallisiens, les
Martiniquais, que n’importe quel groupe.
Nous revendiquons la primauté dans ce pays parce que c’est notre pays ;
nous ne revendiquons pas l’indépendance de la France, de la Martinique,
de Tahiti, de Wallis et d’ailleurs ; nous revendiquons l’indépendance du
pays kanak ; c’est nous les Kanaks. Nous revendiquons la primauté dans
ce pays kanak et nous demandons l’appui de tous ceux qui sont contre le
colonialisme, tous ceux qui sont contre le système colonial.
On va décréter pendant ces deux jours, pour que ce soit bien clair que le
18, premier point, il n’y a pas de listes dans lesquelles il y a l’UC. Les
gens de l’UC qui sont dans les listes, nous l’avons dit au Comité
15. Veillée d'armes
directeur de Touho, s’excluent d’eux-mêmes : ils ne font plus partie de
l’UC. C’est bien clair. [...]
Il n’y a pas d’UC sur aucune liste. Nous ne voterons plus et nous
voterons le jour où on devra se prononcer sur l’acte d’autodétermination.
Sur ce point, nous aurons l’occasion de revenir tout à l’heure, dans les
jours qui viennent, pour s’expliquer encore là-dessus. Mais je voudrais
qu’il soit bien clair, c’est un peu ce que le Secrétaire général [Eloi
Machoro] m’a demandé de dire, que de ce congrès sorte notre
détermination pour faire échec le 18 à la nouvelle assemblée. Il faut qu’à
ces élections, les résultats soient nuls chez nous. Les gens de Bélep ne
peuvent pas se mobiliser pour fermer la mairie de Nouméa. Mobilisezvous chez vous pour que les résultats soient nuls. Pourquoi ? Pour que le
Gouvernement soit mis devant la responsabilité, soit de mettre quand
même une nouvelle assemblée ou d’annuler les résultats des élections.
Nous, nous nous battons pour qu’il n’y ait plus d’élections, pour qu’il
n’y ait plus d’autre assemblée que l’Assemblée nationale kanak. Nous,
nous nous battons pour l’Assemblée nationale kanak. La prochaine
assemblée, nous la boycotterons également. Même chose pour les
assemblées de pays.
Nous, Hoot ma Waap104, il faudra faire échec à ce « conseil de pays »,
parce que dans ce conseil de pays, il y a les représentants des
municipalités ; si nous n’y sommes pas, il n’y aura pas de conseil de
pays. Il y aura des socio-professionnels, des coopératives, des
organisations sociales, des magasins… Nous pourrons faire opposition à
ces trois niveaux et empêcher qu’il y ait un conseil de pays Hoot ma
Waap. Je donne cet exemple qui est valable pour le reste avec des
difficultés plus grandes pour la région Sud avec Nouméa, mais c’est
l’objectif : faire échec aux élections, faire échec à la mise en place du
statut. Il ne faut pas oublier que le premier travail d’une prochaine
assemblée, c’est de voter le budget. Pour que le budget soit exécutoire, il
faut qu’il y ait l’avis du conseil de pays ou de l’assemblée des pays.
L’assemblée des Pays est composée par les représentants qui viennent
des six assemblées qui sont chacune d’un pays. Alors, si nous faisons
échec à ça, nous pourrons aussi faire échec à l’approbation du budget, et
s’il n’y a pas de budget, le gouverneur sera obligé de faire sortir le
budget par décret, ou par arrêté, par décret du ministre, et ça veut dire
que l’Assemblée est inapte, et nous nous battons aussi pour ça. Faire
échec aux élections et ensuite faire échec à la mise en place du statut et
104.
L'un des six « pays » définis par le Statut Lemoine. A chaque pays devait
correspondre une région présentant une certaine homogénéité coutumière et
disposant d'élus siégeant à titre consultatif dans un conseil (NDE).
15. Veillée d'armes
faire échec à la mise en place des institutions ; il faudra que les gens
travaillent, c’est les gens de l’Assemblée, c’est les gens du Conseil des
Ministres. Il faudra qu’ils fassent les routes, il faudra qu’ils circulent.
Nous boycotterons là aussi et nous leur donnons six mois ; il faut qu’au
30 juin, il n’y ait plus de statut Lemoine.
Vous vous sentez forts ou vous avez peur ? Il faut qu’au 30 juin, il n’y
ait plus de statut Lemoine, il faut qu’on empêche la nouvelle assemblée
de travailler sur le terrain. Nous sommes sur le terrain, partout nous
serons présents, nous ne sommes plus à l’assemblée, nous serons sur les
routes, dans les champs, dans la mer (je dis ça pour les gens de Bélep
parce qu’ils ont un bateau). Nous ferons obstacle au prochain travail du
Conseil des ministres. C’est bien compris. On fait échec sur le terrain, on
fait échec à la mise en place du statut, on fait échec aux élections. Ces
jours-ci, le FLNKS aussi, enfin les autres camarades vont être là samedi
pour discuter avec nous comment on fait. Ce n’est pas tout de dire : « On
va faire… », c’est comment on fait et quand on commence. On
commence maintenant, on réfléchit sur comment on fait. Voilà, c’est très
important, il faut que l’on sorte d’ici, que l’on sorte de ce congrès en
sachant ce qu’il faut organiser ; il faut que le 18, le résultat soit nul ou,
s’il y a un résultat, qu’il ne puisse pas être entériné et, si le
Gouvernement entérine, ça veut dire qu’on aura compris une fois de plus
que pour eux, l’indépendance c’est eux. Lemoine a bien dit :
« L’indépendance avec la France ; il faut choisir entre l’indépendance
avec la France ou avec la Lybie. » Ça veut dire quoi ça ? Ça ne veut pas
dire la Lybie! Ça veut dire : « L’indépendance vous l’aurez si vous faites
avec la France, l’indépendance, elle est seulement possible avec la
France. » Ce n’est pas cela l’indépendance! L’indépendance, pour nous,
c’est le droit pour nous de choisir les partenaires avec qui nous voulons
travailler ; mais si, a priori, si au préalable, comme tous ces bricoleurs
qui se sont sauvés du FLNKS ou de l’UC sont en train de dire, nous
avons déjà choisi, nous choisissons l’indépendance avec la France. Il
faut enlever le pantalon, cela veut dire que nous ne choisissons rien.
Nous acceptons que la France qui colonise, dise : « Bon, mon fils,
aujourd’hui tu n’es plus un colonisé, tu es devenu indépendant, c’est moi
qui commande. » Alors, le 18 : nous partons d’ici avec la ferme
détermination de faire échec au 18. Pourquoi faire ? Pour obtenir
l’indépendance kanak.
Reconnaissons le droit inné et actif à l’indépendance ? Ce n’est pas tout
de le dire, il faut le reconnaître en restituant le pays kanak.
Comment vous pouvez discuter de l’accueil de M. Lenormand et des
autres non-Kanaks si vous n’avez pas le pouvoir ? Qui c’est dans ce
groupe qui met les tampons ? Et qui signe pour donner le droit à des gens
15. Veillée d'armes
qui sont extérieurs à d'entrer dans le pays ? Ce n’est pas nous. Nous
revendiquons d’abord ce droit, le droit sur l’immigration, c’est le droit
d’accueil, il est lié à la souveraineté, restitution du pays kanak,
restitution de la souveraineté au Peuple kanak. D’accord, à partir de là,
on discute mais pas avant. Alors nous boycottons les élections pour
obtenir ces discussions sur de nouvelles bases et le plus rapidement
possible. Nous boycottons, nous cassons, nous empêchons que le
gouvernement fasse lui-même la décolonisation parce qu’il est incapable
de la faire, ce n’est pas son travail, c’est le nôtre pour obtenir tout de
suite, le plus rapidement possible, la discussion sur la restitution du pays
kanak aux Kanaks et le droit, pour eux, d’avoir le drapeau, d’être
indépendants, et, à partir de ce moment-là d’exercer dans la souveraineté
le droit d’accueil des autres. Mais ce n’est pas la France qui va nous
dire : « Prenez celui-là, celui-là vous ne le prenez pas, celui-là vous allez
le prendre. » Non, c’est votre propriété le pays kanak, c’est notre maison,
et c’est à nous qu’appartient le droit de donner la porte d’entrée. Ça n’est
pas à Mitterrand, ça n’est pas à Lemoine, c’est à personne d’autre, c’est à
nous. Alors, il faut réussir pour obtenir tout de suite cette discussion.
C’est bien clair ? Alors il faut être ferme.
17. « Ô Kanaky, mon pays »*
Le soulèvement kanak du 18 novembre 1984 a atteint son objectif. Le
processus électoral a été entravé par une forte mobilisation indépendantiste. La
situation de type insurrectionnel ainsi créée rend l'avenir politique du
Territoire très incertain. Le FLNKS multiplie alors les actes symboliques: après
la constitution d'un « Gouvernement provisoire de Kanaky », c'est le 1er
décembre à La Conception, dans la tribu d’origine du député kanak Roch
Pidjot, qu'est hissé pour la première fois le drapeau indépendantiste. A cette
occasion, Jean-Marie Tjibaou rappelle l’histoire des multiples révoltes kanak
qui ont éclaté depuis les premiers jours de la colonisation. Il soutient que la
logique d’affrontement qui secoue à l’époque la Nouvelle-Calédonie et met en
péril de nombreuses vies humaines, pour désolante qu’elle soit, résulte d’une
situation que les Kanaks n’acceptent plus.
En 1853, notre pays a vu flotter à Balade le drapeau tricolore
qui a enlevé à Kanaky sa souveraineté. Aujourd’hui, nous
relevons le défi, et nous levons ce drapeau. Le vert, symbole de
Kanaky, le vert du pays kanak. Le rouge, symbole de la lutte du
peuple kanak, symbole de notre unité, de l’unité du FLNKS, du
projet d’unité avec tous ceux qui accepteront la République de
Kanaky. Le bleu de la souveraineté. Le soleil est aujourd’hui au
rendez-vous, même s’il n’a pas toujours été aux rendez-vous de
l’histoire du peuple kanak. Merci au soleil. Merci à nos ancêtres,
d’être là. Ceux qui ont suivi péniblement le chemin de
l’humiliation, des coups de pied au derrière, ceux qui ont baissé la
tête, parce qu’à chaque fois qu’ils la relevaient, ils se sont faits
humilier. Les revendications de nos pères ont toujours trouvé en
face l’Administration coloniale et les gendarmes pour leur dire
que parce qu’ils étaient kanak, ils avaient tort, quel que soit leur
droit. Aujourd’hui nous disons que notre droit, il mourra avec
nous. Mais tant que nous serons là, ce drapeau flottera devant le
* Retranscription de l'enregistrement d'un discours de Jean-Marie Tjibaou, le
1er décembre 1984.
16. Première levée du drapeau de Kanaky
ciel! Devant les pays qui ont leur souveraineté. Pour revendiquer
qu’à jamais nous fassions partie du concert des nations. Je
voudrais saluer nos militants, nos militants depuis toujours.
Saluer les dix derniers vieux qui ont été enterrés, fusillés ensemble
devant le trou creusé sous le monument, là-bas, à Pouebo105.
Saluer tous ceux qui ont été emprisonnés, parce que refusant de se
soumettre au gouvernement colonial ; beaucoup de chefs,
beaucoup de vieux sont morts à Nouville, à l’île des Pins106, à
Tahiti, en Australie. Si vous connaissez l’histoire de nos pères,
vous savez que beaucoup de nos responsables sont aujourd’hui
dans les cimetières, hors de chez eux. Saluer les gens qui, en 1878,
ont relevé la tête dans la région qui est aujourd’hui remplie de
fascistes. La mort d’Ataï107 symbolise la mort de ces héros. Il n’a
pas eu la chance que nous avons aujourd’hui : pouvoir nous
déplacer plus facilement, un système de communications plus
moderne, et aussi peut-être le changement de mentalité de
l’adversaire. Noël108 et tous les vieux qui sont morts en 1917. Ils
sont nombreux ceux qui ont été chassés de chez eux. Je dirais que
le plus dur n’est peut-être pas de mourir ; le plus dur c’est de
rester vivant et de se sentir étranger à son propre pays, de sentir
que son pays meurt, de sentir qu’on est dans l’impuissance de
relever le défi et de faire flotter à nouveau notre revendication de
reconquête de la souveraineté de Kanaky. Je voudrais saluer les
militants qui ont été frappés. Ceux de 1969109 et d’avant ; il y en a
beaucoup parmi vous, beaucoup qui ont fait de la prison. Il y a
ceux qui sont morts. Il y a celui qui vient d’être tué hier d’une
balle en plein front ; le front de la liberté. Je voudrais aussi que
notre lutte arrive vite vers la lumière, vers la liberté. Et permettez-
105
En 1867, à Pouébo, au nord-est de la Grande Terre, à la suite d'une révolte,
une dizaine de Kanaks furent exécutés par l'armée française (NDE).
106 Lieux de déportation, situés l'un à Nouméa et l'autre à l'extrème sud de la
Grande Terre (NDE).
107. Ataï, héros kanak de l'insurrection de 1878. Sur cet épisode, cf. R. DoussetLeenhardt, Colonialisme et contradictions, Paris, Mouton-EPHE, 1970 (rééd.
L'Harmattan, 1978) (NDE).
108. Noël Néa, du clan Goyèta, fut l'un des principaux leaders, en 1917, de la
deuxième grande insurrection kanak (NDE).
109 Année des premières manifestations, durement réprimées, des
indépendantistes kanak (NDE).
16. Première levée du drapeau de Kanaky
moi de demander que nous puissons ensemble dire pardon aux
hommes chez qui nous installons la haine à cause de la logique
qui est nôtre, ce pacte pour que la souveraineté de notre peuple
soit réinstallée en Kanaky. Que notre drapeau soit notre
compagnon maintenant pour nous rappeler que notre lutte est
politique, et que nos revendications n’ont pas pour objectif la
mort, mais de se rappeler que la mort fait partie de la logique à
partir du moment où la revendication de légitimité de notre
peuple s’affronte à la légitimité coloniale installée par le
gouvernement français. Ces deux légitimités en lutte latente
constituent le fondement de la guerre, le fondement de la haine, le
fondement de ce que nous ne voulons plus voir dans notre pays.
Alors, nous sommes pressés que débouche la discussion sur la
restitution de la souveraineté à Kanaky.
Pour terminer, je voudrais vous lire un petit poème que j’ai rêvé dans la
nuit. Nous avons essayé de faire un air, mais avec tous les coups de
téléphone nous n’y sommes pas arrivés.
Ô Kanaky, mon pays, mon pays!
Mon pays, je te salue!
Ton peuple souverain est fier.
Ton peuple issu des terres, des tertres sacrés.
Uni aux ancêtres de toujours, rassemblés par le même destin.
Le regard tourné vers l’avenir.
Pour proclamer face au monde, face à l’histoire, ta souveraine
liberté.
O Kanaky, mon pays! Vive Kanaky! »
Au nom du peuple kanak, je salue l’emblème national de
Kanaky et déclare constitué le gouvernement provisoire de la
République de Kanaky. Que Kanaky vive!
18. « Notre identité est devant nous »*
Le massacre de Hienghène (qui a coûté la vie à dix Kanaks de la tribu de J.M. Tjibaou – dont deux de ses frères – le 4 décembre 1984), l'assassinat d'Eloi
Machoro et de Marcel Nonnaro (le 12 janvier 1985) et la proclamation de l'état
d'urgence sur le Territoire ont placé la Nouvelle-Calédonie au premier rang des
préoccupations gouvernementales. Le mouvement indépendantiste a pu alors
avoir le sentiment que ses revendications essentielles étaient en passe d'aboutir.
En février 1985, le FLNKS a à discuter des propositions faites par Edgar
Pisani110, chargé par François Mitterrand du dossier calédonien. L'entretien
publié par Les Temps Modernes dans un numéro consacré à la NouvelleCalédonie – intitulé « Pour l'indépendance » – tente de préciser les positions du
FLNKS quant à ce projet. Edgar Pisani y avançait l'idée d'un référendum
d'autodétermination pour la fin de l'année 1985, espérant un ralliement d'une
majorité de Calédoniens à l'option d'une « Indépendance en association avec la
France ». Jean-Marie Tjibaou prend acte de cette avancée politique mais se
montre méfiant quant à la solution proposée.
J.-M. TJIBAOU – L’objectif essentiel de mon voyage, c’est la
sensibilisation de l’opinion française au fait que la décolonisation
est une responsabilité qui incombe au gouvernement français. Il
nous faut convaincre cette opinion française que si elle s’endort
sur la colonisation, la colonisation continuera. Si elle réagit, si elle
est anticolonialiste, cela se répercutera au niveau des décisions
politiques. En conséquence, nous disons que le problème de
décolonisation qui nous concerne passe aujourd’hui par une prise
de conscience du peuple français. Le problème se pose entre le
peuple kanak et le peuple français. Ce n’est pas le peuple kanak
qui occupe la France. C’est la France qui a envahi notre pays. En
revendiquant la restitution de la souveraineté pour notre peuple,
*
Entretien avec Les Temps Modernes, n° 464, mars 1985. Cet entretien
introduisait un numéro spécial intitulé « Nouvelle-Calédonie : pour
l'indépendance ».
110 Cf. E. Pisani, Persiste et signe, Paris, Odile Jacob, 1992 (NDE).
17. « Notre identité est devant nous »
la disposition de notre destin chez nous, nous interpellons le
peuple de France pour qu’il agisse et réagisse par rapport à cette
situation. Il nous faut donc contacter, rencontrer à travers les
structures représentatives de l’ensemble du peuple français, des
responsables du gouvernement, des partis politiques ou de divers
groupes de pression — syndicats, associations, etc. — susceptibles
de répercuter cette interpellation que nous faisons, peuple kanak,
au peuple de France. Et c’est pour cela que nous avons demandé
d’abord aux dirigeants politiques s’ils pouvaient nous recevoir,
ensuite aux dirigeants syndicaux, et maintenant aux associations.
Si l’opposition n’a pas accepté nous prenons quand même des
contacts avec des personnes qui n’engagent pas leur parti. Au
niveau du Parti socialiste et du Parti communiste nous avons eu
de très bons contacts. Au niveau des syndicats également. Mais je
tiens à dire que le mouvement qui nous donne le plus d’espoir, et
surtout d’encouragements dans l’immédiat, c’est celui qu’ont
suscité les derniers événements en Nouvelle-Calédonie. Nous
avons aujourd’hui le soutien d’une trentaine de comités à travers
la France111, et c’est encourageant. Ce qui m’a surpris, c’est cette
agression verbale à l’Assemblée nationale alors que je ne suis rien
du tout112. C’est plutôt leur désarroi que les gens laissent
apparaître. Nous sommes victimes de la mobilisation de
l’opposition face au gouvernement ; il ne faut pas qu’il y ait des
brebis qui s’écartent du bercail avant les prochaines échéances
électorales. Or, dans cette perspective, il est évident que c’est
l’appareil qui réagit à travers les gens qui se disent gaullistes (qui,
malheureusement, ont perdu De Gaulle et l’âme de De Gaulle) et
qui se manifeste d’une manière tout à fait mesquine.
T. M. – On a un moment envisagé, dans certains milieux,
l’éventualité d’un référendum en France sur le problème de la Nouvelle111
La solidarité avec le peuple kanak s'est organisée en France, en Europe et
dans le Pacifique dès la fin de l'année 1984 (NDE).
112. Jean-Marie Tjibaou s'était rendu quelques jours auparavant, en tant que
simple visiteur, à l'Assemblée nationale pour assister à un débat sur la
Nouvelle-Calédonie. Il fut alors violemment pris à partie, insulté et finalement
sommé de quitter les lieux par des députés de l'opposition. L'éditorialiste du
Quotidien de Paris, Dominique Jamet, crut bon d'abonder dans ce sens en
écrivant, le 24 janvier : « Du temps de Clémenceau, six balles auraient suffi
pour ce demi-prêtre. » (NDE)
17. « Notre identité est devant nous »
Calédonie. Cela vous semble-t-il une éventualité plausible ? Attendriezvous quelque chose d’un appel à l’électorat français s’il devait se
prononcer sur la question néo-calédonienne, comme ce fut le cas pour
l’Algérie après les accords d’Evian ?
J.-M. T. – Sur le plan intellectuel, pour que les gens comprennent (et sur
le plan éducatif également), il aurait été plus clair que le peuple français
soit interrogé et le peuple kanak laissé en dehors, comme pour l’Algérie.
Nous n’aurions pas été contre cette possibilité-là. C’est exactement la
thèse que nous défendons. Dans la mesure où le gouvernement français
veut décoloniser, il consulte le peuple de France : veut-il ou ne veut-il
pas restituer à notre peuple l’exercice d’un pouvoir qui lui appartient ?
Un résultat négatif — par rapport au prochain référendum — n’enlèvera
pas à notre peuple le droit à l’indépendance. Alors que pour les Français
qui sont consultés, le résultat du référendum leur donne le droit de faire
sécession, ce qui n’est pas notre cas.
T. M. – Il semble que vous soyez extrêmement réticent vis-à-vis d'un
certain nombre de propositions que formule le plan Pisani. Notamment à
propos de tout ce qui tourne autour du concept d’association. Vous avez
dit que pour envisager une association il faudrait qu’il y ait deux entités
distinctes alors qu’il n’en existe qu’une : le gouvernement français,
puisque vous n’avez pour l’instant aucune existence, reconnaissance
officielle. C’est donc là une difficulté majeure. On peut d’autre part
pronostiquer que les résultats du référendum ne seront pas forcément
favorables à la solution Pisani. Dans ces conditions, quelle est votre
position par rapport au référendum et, plus largement, par rapport au
plan Pisani ? Acceptez-vous toujours de vous situer par rapport à cette
échéance électorale ?
J.-M. T. – La position définitive, nous la donnerons après étude du projet
adopté. Pour le moment, c’est très ouvert. Il y a des propositions de M.
Pisani. Le Front va faire les siennes, en réaction aux différents éléments
du projet. Mais nous ne ferons connaître la position du Front qu’après
que le projet sera sorti sous forme de texte de loi, quand il aura été voté
par l’Assemblée nationale et le Sénat. Fin mars, nous prendrons
connaissance du projet, c’est-à-dire du principe du référendum, de la loi
électorale et de l’autorisation pour le délégué du gouvernement de passer
les accords de coopération au cas où le résultat serait positif. Pour le
moment, je ne peux pas dire quelle sera notre position à cette échéance.
Nous acceptons d’étudier les propositions. Nous trouvons que, pour la
première fois depuis la loi-cadre Defferre [en 1956], c’est une ouverture.
Depuis lors, nous n’avions pas eu de proposition qui prenne en compte
d’une manière explicite la revendication d’indépendance du peuple
17. « Notre identité est devant nous »
kanak, et nous considérons que, s’il n’y a pas d’exutoire pour la
revendication d’indépendance du peuple kanak, il n’y aura pas de paix
durable entre les populations. Nous avons toujours dit qu’en Calédonie la
paix s’appelle indépendance kanak. Tant que la revendication demeure
et reste sans réponse, elle continuera d’exister. En donnant cette
ouverture, le projet Pisani nous permet de discuter. Il y a des problèmes
liés à cette association que vous avez évoqués, comme les problèmes du
collège électoral sur lequel nous allons aussi faire des propositions. Le
fait que le gouvernement indique d’une manière très explicite — et M.
Pisani, je crois, s’investit dans cette perspective — qu’il faut faire un
projet prévoyant l’indépendance et que le principe de reconnaissance de
notre souveraineté est aujourd’hui placé, non seulement dans le cadre
d’un projet, mais aussi sur un calendrier, nous paraît a priori favorable.
Sur le terrain, cette situation — l’indépendance pour le 1er janvier 1986
— oblige les gens à se situer. Nous, nous prévoyons — et je pense que
c’est en train de bouger — que des regroupements vont s’opérer d’ici
juillet, d’une manière différente par rapport à l’objectif « Vivre en
Calédonie ».
T. M. – Qu’appelez-vous « regroupements » ?
J.-M. T. – Aujourd’hui, il y a deux grands groupes : le RPCR et le
FLNKS. Et des gens qui naviguent entre les deux. La majorité des
Européens se retrouve au RPCR, et nous avons la certitude de rassembler
la majorité des Mélanésiens. Mais nous avons aussi des militants
européens et asiatiques, comme il y a des Mélanésiens au RPCR. La
mobilisation s'effectue entre deux groupes, ou deux clans, le RPCR pour
la France et contre l’indépendance, et le Front pour l’indépendance (nous
disons pour l’indépendance ; contre la France, ce n’est pas notre
problème). Les autres pays ne nous intéressent pas, c’est la France qui
nous intéresse. C’est pour cela que nous nous adressons au peuple de
France et au gouvernement français. La nouvelle option c’est Vivre en
Calédonie. Il y a des gens que cela intéresse parce qu’il leur est difficile
d’envisager un autre pays ; c’est leur pays. D’autres que cela intéresse
pour faire leurs affaires. Il y en a qui disent « travailler au soleil », c’est
pour ça qu’ils sont là-bas, ils sont heureux d’y être. Mais ils sont
Français, ils ont des relations ici, de la famille ici. Il y en a qui font des
affaires là-bas et ici et pour qui le plus important, dans l’immédiat, est de
pouvoir travailler là-bas. Cette frange de gens intéressés par le fait de
vivre en Calédonie, de travailler en Calédonie, ne va plus se déterminer
pour ou contre l’indépendance, mais en fonction de vivre en Calédonie
C’est une option qui, je crois, n’apparaît pas encore, mais que M. Pisani
cherche à faire ressortir. Et je pense que les gens commencent à bouger,
17. « Notre identité est devant nous »
à se débloquer par rapport à ça. Cela dit, peu de gens viendront à nous, je
ne crois pas que nous en rencontrerons beaucoup qui soient plus ouverts
avec nous. Je pense qu’ils seront plus à l’aise avec le Parti socialiste
local qu’avec nous.
T. M. – Vous trouvez donc que le plan Pisani représente un véritable
progrès ?
J.-M. T. – C’est sûrement un progrès par rapport à ce qui a été fait depuis
la Loi-cadre.
T.M. – Revenons à ce thème Vivre en Calédonie. On exige de vous
des garanties pour les non-Mélanésiens…
J.-M. T. – On donne des garanties quand on a le pouvoir de les donner.
Mais ce n’est pas notre cas, nous ne sommes pas souverains sur notre
pays et, par conséquent, nous ne pouvons vous donner que des garanties
morales. Ce qui est plus important : nous étudions actuellement les
moyens de publier un quotidien (et, à travers votre revue nous lançons un
appel financier) ; un quotidien où les Européens qui militent chez nous,
les non-Kanaks qui militent avec nous…
T. M. – Ils représentent une proportion importante ?
J.-M. T. – Non, peut-être 7 % de nos forces. Ou 10 %… Cela dépend des
endroits.
T. M. – Et les Mélanésiens chez les Blancs ?
J.-M. T. – Peut-être un peu plus, 10 ou 15 %. Eux disent 50 %! C’est
pour cela que nous souhaiterions [dans l'éventualité d'un référendum
d'autodétermination] que le peuple kanak seul soit consulté. Donc, nous
appellerons, à travers ce journal, les gens à s’exprimer. Leurs positions
ne sont reconnues qu’en négatif, à travers la propagande de ceux qui
tiennent les médias, qui disposent du journal Les Nouvelles
calédoniennes113 et de l’information locale. Certains journalistes sont des
militants RPCR et ne donnent que le négatif de nos positions. Celles-ci
n’étant pas connues, et les gens se mobilisant pour la France avec une
extrême-droite particulièrement virulente, beaucoup ont peur de
s’exprimer. Si bien que cette tranche d’individus, que M. Pisani compte
faire se situer vis-à-vis de l’option Vivre en Calédonie et travailler en
liberté là-bas, n’a pas pour le moment l’occasion de pouvoir s’exprimer.
De s’exprimer en toute liberté! Les Nouvelles ne leur en donnent pas la
113.
Seul quotidien paraissant en Nouvelle-Calédonie (NDE).
17. « Notre identité est devant nous »
possibilité, et surtout ils sont menacés. Nous comptons sur l’état
d’urgence pour désarmer cette extrême-droite, pour que les gens puissent
se libérer, discuter. Et j’espère que, d’ici la fin avril, on assistera peutêtre à un début de décantation.
T. M. – Si ces événements étaient intervenus fin 81 ou début 82, tout
aurait-il été beaucoup plus facile ?
J.-M. T. – Je pense. Nous avions préconisé que, parmi les ordonnances
que le gouvernement a votées, il y en ait une sur la gestion directe de la
Nouvelle-Calédonie par le gouvernement, et ensuite une rétrocession de
la souveraineté.
T. M. – Les échéances électorales françaises biaisent complètement le
problème!
J.-M. T. – Quand l’opposition mobilise ici, elle fait réagir là-bas.
T. M. – Et vice versa.
J.-M. T. – Oui, mais vice-versa veut dire en fait qu’on utilise la
Calédonie. Ce ne sont pas les Calédoniens qui…
T. M. – C’est ce que Giscard vient de dire : si la Nouvelle-Calédonie
devient indépendante, les socialistes auront pris la responsabilité
dramatique de créer un Cuba dans le Pacifique.
J.-M. T. – Mais c’est n’importe quoi!
T. M. – L’opposition n’a-t-elle pas un double intérêt : profiter de la
question calédonienne pas du tout pour la Calédonie, mais contre le
gouvernement français ? Mais seraient-ils si mécontents que la question
soit réglée avant 1986 ? Parce que, à supposer qu’ils gagnent en 86, la
situation leur incomberait! Ils ont intérêt à pouvoir ensuite accuser le
gouvernement d’avoir bradé la Nouvelle-Calédonie, mais également à ce
que le problème soit réglé.
J.-M. T. – Il y en a qui sont heureux de la proposition Pisani. A travers
ce que j’entends, je crois que la gauche comme la droite souhaite le
maintien de la France dans le Pacifique. Alors, on va donner des carottes
pour ce maintien. Nous, nous sommes les trouble-fête. Les Caldoches et
les Kanaks sont la cinquième roue du carrosse! Enfin, nous sommes les
plus emmerdants parce que, si nous sommes indépendants, nous
pourrons rencontrer qui nous voudrons : Australie, États-Unis, Japon, qui
sont dans le même camp! Et ils ont très peur que nos petits pays servent
de base militaire à l’autre club. C’est là la discussion fondamentale.
17. « Notre identité est devant nous »
T. M. – Vous voulez préciser l’autre club ?
J.-M. T. – Oui, c’est l’URSS et ses pays satellites. Je pense qu’il n’y a
pas trente-six clubs. Il y en a deux essentiels, et puis les non-alignés.
T. M. – Dans vos entretiens avec le Premier ministre australien, estce que cela fut un des thèmes dominants des conversations ?
J.-M. T. – Les Australiens ont une peur bleue de Cuba, de la Libye.
T. M. – Dans vos déclarations, vous employez les deux mots de
« souveraineté » et d’« indépendance ». Quelle différence faites-vous ?
La souveraineté, c’est le droit de choisir les partenaires ; l’indépendance,
c’est le pouvoir de gérer la totalité des besoins créés par la colonisation,
par le système en place. Pour nous, il y a une situation statique qui est la
restitution de la souveraineté du peuple kanak sur son pays —
souveraineté sur les hommes, sur la terre, le sous-sol, l’espace aérien, la
mer, etc. Ça ne mange pas de pain, mais au niveau du principe, c’est
important.
T. M. – La souveraineté serait plus importante que l’indépendance ?
J.-M. T. – C’est la souveraineté qui nous donne le droit et le pouvoir de
négocier les interdépendances. Pour un petit pays comme le nôtre,
l’indépendance, c’est de bien calculer les interdépendances.
T. M. – Le FLNKS apparaît comme une entité extrêmement
homogène, mais on sait qu’il existe divers courants d’analyses, non pas
tant sur la stratégie que sur le projet de société, donc sur les modalités de
réaliser cette indépendance.
J.-M. T. – Ça, c’est l’objet de discussions, et je dirai que c’est un peu le
plan Pisani qui nous oblige à nous rencontrer sur le type de société que
nous envisageons. Le problème a été posé à la dernière rencontre de
notre bureau, il y a quinze jours maintenant. Les gens doivent se
rencontrer dans le cadre des propositions Pisani pour mener cette
réflexion afin d’aboutir à un consensus, si ce n’est sur les réponses, du
moins sur les problèmes. Identifier les problèmes, voir comment ils se
posent et comment on peut les discuter. A l’Union calédonienne, nous
pensons que le type de société doit apparaître à travers le plan. Certains
sont pour un énoncé préalable, plus doctrinal, sur comment on conçoit la
société que l’on veut construire. Les deux ne s’éliminent pas. Nous
avons consulté chacun des groupes, le Palika en particulier. Ils devaient
nous en parler le jour de la mort d'Eloi Machoro ; notre congrès était
prévu ce jour-là. Je ne sais pas quand ils se réuniront, peut-être dans la
17. « Notre identité est devant nous »
semaine qui vient. Les délais sont courts maintenant pour mettre au point
les propositions que nous pourrions faire à Pisani afin de continuer à
travailler.
T. M. – L’indépendance
suppose-t-elle
aussi
l’indépendance
économique, la nationalisation des ressources de l’île ? L’avez-vous
envisagée ?
J.-M. T. – Cela fait l’objet de nos discussions actuelles. Par rapport à
l’idée de socialisme que nous avons accolée à l’indépendance kanak, il
faut préciser qu’il y a un aspect refus. Ce n’est pas un mot d’ordre positif
sur la façon d’organiser la société, mais plutôt un refus de la
colonisation. Il ne faut plus que quelques-uns exploitent le patrimoine à
leur seul profit. C’est un préalable. L’aspect positif par contre, c’est de
dire que le patrimoine, le sous-sol, appartiennent à l’État. Nous pensons
que, dans l’exploitation du patrimoine, l’État doit être partie prenante. Il
ne faut pas pénaliser les investisseurs, sinon il n’y en aurait pas ; mais il
faut que les « locaux » qui investissent — les nationaux kanak et ceux
qui vivent dans le pays ou acceptent d’investir dans le pays — sachent
que, pour nous, la priorité est que le pays soit un pays où l’on est
heureux de vivre parce qu’organisé, parce qu’on y mange à sa faim,
parce qu’on peut y circuler, qu’on peut aussi y trouver l’expression de
notre culture, qu’elle y a droit de cité. Et nous disons que l’organisation
du pays, l’économie du pays, vont donner dans un premier temps priorité
à l’aménagement du pays tel que nous le voulons pour que les gens s’y
sentent à l’aise. Cela veut dire que, si vous veniez y investir, vous
puissiez être payé pour vos investissements, mais que vous puissiez
laisser une partie de vos bénéfices pour aider à continuer d’aménager
l’infrastructure : systèmes de communication, routes, adductions d’eau,
électricité. Afin que ceux qui ont une responsabilité ou qui sont
promoteurs dans ce projet puissent se brancher sans devoir payer le
transport de l’électricité, de l’eau, etc. Nous avons pensé installer, à
partir de l’appropriation, de la souveraineté, un organisme — c’est déjà
le cas de l’Office foncier actuel et nous pensons pouvoir le développer
— qui négocie la gestion du patrimoine foncier. Nous reconnaissons
l’appartenance aux clans, etc. Mais c’est l’État, un office d’État, qui
négocie avec les Kanaks qui n’ont pas de terre pour l’exploitation,
comme avec n’importe quel investisseur.
T. M. – Revenons à la diversité d’analyses au sein du FLNKS. Dans
les journaux et les moyens d’information français, on a eu tendance à
présenter cela comme une sorte d’opposition entre une tendance modérée
et une tendance radicale. Vous seriez un peu le porte-parole de la
17. « Notre identité est devant nous »
tendance modérée et Eloi Machoro, à l’époque où il était encore en vie,
aurait été le porte-parole de la tendance radicale. Cela correspond-il à
une image réelle du mouvement indépendantiste ?
J.-M. T. – Vous savez, chez nous, on travaille plus par consensus que par
élection. Ce qui veut dire que nous essayons de vivre ensemble les
questions et de voir quel minimum peut être partagé avant de décider.
Nous vivons comme ça. Cela n’exclut pas les positions individuelles,
mais les gens sont particulièrement respectueux de l’engagement
commun. Et s’ils prennent des positions nouvelles par rapport au
collectif, je dirai que la loi est de ne pas casser. Eloi Machoro était de
l’Union calédonienne ; c’était notre secrétaire général. Et je ne pense pas
que nos analyses aient été tellement différentes.
T. M. – Sur quoi se fonde la différence entre le FLNKS et le groupe
qui avait accepté de participer aux élections, le LKS114 ?
J.-M. T. – Il n’y a pas tellement de différence. On s’engage ou on ne
s’engage pas, ça se situe surtout à ce niveau. Il y en a qui ont peur.
T. M. – Est-ce que vous avez l’impression d’avoir un allié objectif
dans le gouvernement socialiste ici ?
J.-M. T. – On le saura après les élections.
T. M. – Quand Mitterrand a parlé, il y a deux mois, de la NouvelleCalédonie à la télévision, il a parlé de « la force injuste de la loi », par
exemple.
J.-M. T. – Ça, c’est bien, mais pour le moment ce n’est pas très efficace.
T. M. – Le voyage de Mitterrand en Nouvelle-Calédonie marquait-il
une sorte de retrait, ou de recul, par rapport aux propositions de Pisani ?
J.-M. T. – Je pense qu’il est venu pour nous dire que, malgré la mort
d'Eloi Machoro et des autres, c’est une position d’ouverture que le
gouvernement a prise ; que lui-même est coincé, et qu’il n’a pas d’autre
possibilité. Si nous retirons nos billes, il n’y a plus de projet Pisani. C’est
nous qui avons provoqué la discussion aujourd’hui, alors nous sommes
engagés.
T. M. – Malgré toutes ses insuffisances, vous acceptez donc d’une
certaine manière de jouer le jeu de la discussion sur le plan Pisani ?
114.
Le parti Libération Kanak Socialiste, par la voix de son leader Nidoïsh
Naisseline, avait choisi de ne pas suivre les consignes de « boycottage actif »
des élections du 18 novembre 1984 lancées par le FLNKS (NDE).
17. « Notre identité est devant nous »
J.-M. T. – Pour le moment, on ne joue pas le jeu, on discute. Pour une
fois, l’objectif indépendance est très explicitement posé sur un
calendrier. C’est ce que nous avons toujours demandé. Pisani dit luimême que pour certains, ce projet aura trop de France, pour d’autres trop
d’indépendance. Nous, nous considérons évidemment qu’il y a trop de
France, mais nous n’allons pas faire la fine bouche. Ou on fait la guerre,
et nous n’en avons pas les moyens, ou on discute. Mais, entre faire la
guerre et discuter, il y a aussi des possibilités d’action qui peuvent être
envisagées. Pour le moment, on discute et on maintient le cap sur
l’action.
T. M. – Si on devait aboutir à une relation de purs rapports de force
— au sens de guerre civile — quelle serait votre position ?
J.-M. T. – Nous ne sommes pas en mesure, militairement, de faire la
guerre aux gardes mobiles, aux six mille hommes en armes! Mais nous
gagnerons, finalement.
T. M. – Croyez-vous à une possibilité de dérapage des événements ?
J.-M. T. – Pour le moment, nous sommes désarmés, il n’y a plus
d’armes.
T. M. – Et les Blancs, les Français, ils sont désarmés ou armés ? Estce que l’état d’urgence vous a mis plus en sûreté ?
J.-M. T. – Nous souhaitons que les Français soient désarmés. La sécurité,
c’est qu’ils le soient. Il y a eu une descente chez le responsable du Front
national, et c’est bon signe parce que c’est un mandarin, il a un dépôt
d’armes. Ils ont fait venir des armes par des bateaux japonais, ils les ont
distribuées lors des derniers événements. Alors, s’il y a une première
descente, là!… Je pense que Pisani va continuer à désarmer. Enfin,
j’espère!
T. M. – La sécurité du peuple kanak est donc en partie entre les mains
du gouvernement français! Et lorsque vos militants sont arrêtés, qui les
défend ? Avez-vous des avocats kanak ? Non ? Qui les défend alors ?
J.-M. T. – Tout le système judiciaire, le Tribunal, est contre nous, depuis
toujours. Grâce à l’Association de Soutien au peuple kanak et à la Ligue
des Droits de l’Homme nous avons obtenu deux avocats ; ils sont là-bas
depuis une semaine. Il y a aussi Me Tehio, lui est tahitien, il est très
menacé, on a déjà tenté plusieurs fois de faire sauter son bureau. Grâce
aux deux avocats parisiens, il y a déjà vingt emprisonnés sur quatrevingt-sept qui sont sortis (aujourd’hui, les Kanaks emprisonnés sont
environ une centaine). Un avocat tout seul ne peut pas défendre
17. « Notre identité est devant nous »
rapidement tous ces hommes. Mais il faut aussi compter avec
l’obstruction du Tribunal, de la gendarmerie, des forces de l’ordre qui
sont un peu complices de la situation. Et avec les forces de la droite! La
venue des deux avocats parisiens décongestionne un peu la situation.
Deux autres doivent arriver. Je voudrais quand même remercier les gens
qui leur ont permis de pouvoir nous aider. On n’a pas, nous, les moyens
de payer leur voyage.
T. M. – Quelles sont les relations entre le mouvement
indépendantiste et les autres pays de la Mélanésie ? Pourquoi le
Vanuatu n’a-t-il pas reconnu votre gouvernement provisoire ?
J.-M. T. – Le gouvernement de Vanuatu nous soutient sans conditions. Il
aurait été prêt à reconnaître le gouvernement provisoire, à prendre le
risque de rupture avec le gouvernement français. Mais nous avions dit
que, dans la situation actuelle — c’est moi qui étais là-bas avec Yéiwéné
— nous préférions une reconnaissance du parti. Le Premier ministre
nous a téléphoné pour nous dire le soutien et la solidarité du peuple nivanuatu. Une réunion est prévue des leaders du Forum du Pacifique Sud
pour la fin de ce mois. Ce dont nous aurions peur, avec la reconnaissance
du gouvernement provisoire, c’est que le gouvernement français nous
ferme l’accès au Vanuatu qui est le pays le plus proche, où on a le
support le plus franc.
T. M. – Vous sentez-vous des liens privilégiés avec la France ?
Historiques, de langue, de culture ?
J.-M. T. – Tout à fait. Ça ne relève pas d’un projet politique, c’est une
situation de fait.
T. M. – Dans la présentation que vous faites souvent de la culture
kanak, n’y a-t-il pas la rencontre entre votre expérience chrétienne et
votre appartenance à une culture spécifique ? La culture kanak est
présentée — vous la présentez — dans une sorte d’universalité qui me
semble inspirée du christianisme.
J.-M. T. – Si vous lisez l’Ancien Testament, vous retrouvez des
similitudes avec la culture kanak : les mythes, les généalogies, etc. Si
vous parlez du christianisme gréco-latin, je ne sais pas. Nous nous
sentons très proches de la Bible, de l’Ancien Testament, et même du
Nouveau. Il y a entre la Bible et nous une certaine vision du monde.
L’interprétation du Nouveau Testament faite par les chrétiens
occidentaux, c’est intéressant mais pas primordial. Ce qui est primordial,
c’est la parole. La parole de notre peuple suit le même schéma que la
parole biblique. Et ça ne nous gêne pas d’utiliser la Bible.
17. « Notre identité est devant nous »
T. M. – Mais d’autres militants, d’autres responsables politiques
n’ont pas du tout le même itinéraire, et critiquent même assez vivement
les églises.
J.-M. T. – Oui. Moi, je suis catholique. Mais la position officielle de
l’église catholique en Nouvelle-Calédonie est négative par rapport à
notre lutte. Alors que mon vieux curé, celui qui m’a envoyé au
séminaire, était anticolonialiste115, l’évêque aujourd’hui à la cathédrale
de Nouméa, Mgr Calvet, c’est un fasciste. Il vaudrait mieux que vous le
récupériez pour vous116.
T. M. – Avez-vous pris des contacts avec l’église de Paris, avec la
hiérarchie catholique ?
J.-M. T. – Seulement avec les protestants, et avec Justice et Paix117.
T. M. – Craignez-vous que se développe chez les Caldoches un
mouvement type OAS ?
J.-M. T. – Ça existe déjà, mais c’est une frange. C’est le Front national
d’ici qui mobilise là-bas quelques durs. Mais je pense que la majorité des
Caldoches ne veut pas faire la guerre à qui que ce soit.
T. M. – Dans une récente interview au Monde, vous avez parlé
d’une fraction de la population caldoche en la qualifiant de « victime de
l’Histoire ». C’était sur le point de vos éventuelles contre-propositions
au plan Pisani, quant à la composition du collège électoral. Vous avez
même fait une césure entre ceux qui étaient là avant 1951 et ceux qui
sont arrivés après.
J.-M. T. – Je parle de Nainville-les-Roches, reconnaissance du fait
colonial et volonté de l’abolir [juillet 1983]. C’est une déclaration
liminaire. Et reconnaissance des droits à l’indépendance. Si on veut
abolir le fait colonial, il faut utiliser le fait colonial. Les gens concernés
par le fait colonial, ce sont les Kanaks et les descendants des bagnards et
des colons. Vous parlez de césure : 1951, c’est la première fois que les
Kanaks ont voté, et ils ont voté avec les coloniaux. Le code de
l’indigénat avait été aboli en 1946. C’était l’état d’urgence pour les
Kanaks depuis je ne sais combien de temps. Ensuite, la loi-cadre et son
abolition, en 1963. Vous êtes arrivés, vous nous avez spoliés, vous nous
115
Le Père Rouel.
En 1994, l’Eglise catholique de Nouvelle-Calédonie a, par la voix de Mgr
Calvet, officiellement demandé pardon aux Kanaks pour l’injustice subie
(NDE).
117 Cf. supra le texte « Le droit du peuple kanak » (NDE).
116
17. « Notre identité est devant nous »
avez chassés, vous avez envoyé nos chefs en prison, pris les terres,
dispersé les gens ici et là. Mais ceux qui sont venus ensuite étaient
surtout des travailleurs, des commerçants, ou des entrepreneurs, ou des
gens qui ont acheté des terres, qui ont repris des concessions vendues par
les Européens ; ils n’ont donc pas vraiment dépossédé les Kanaks. Et
c’est pour ça que nous disons : si le gouvernement est logique —
reconnaissance du fait colonial — qui est concerné par le fait colonial ?
Ces deux populations-là. Mais pas les Wallisiens ni les Tahitiens118. Le
gouvernement français n’a pas accepté l’article 1514 de la charte des
Nations Unies, permettant de considérer le peuple kanak comme un
peuple indigène qui a droit à la décolonisation. A ce moment-là, le
discours de Nainville-les-Roches pourrait avoir un sens.
T. M. – Quelles sont vos relations avec les organisations
internationales ?
J.-M. T. – Nous avons des contacts avec les Nations Unies, avec le
Conseil œcuménique des Églises, avec Amnesty International, avec
Justice et Paix. Nous avons le soutien des Verts européens, ce qui est
important par rapport au Pacifique et le soutien des populations des îles
de Pacifique, des syndicats australiens. Et nous avons également le
soutien d’une trentaine d’associations ici, de groupes, dans différentes
villes de France.
T. M. – Qu’est-ce qui vous manque le plus ? Les moyens financiers ?
J.-M. T. – Bien sûr. Si par votre mensuel on peut faire savoir que nous
ouvrons une souscription pour un journal et pour le mouvement à Paris,
c’est important pour nous.
T. M. – Où avez-vous fait vos études ?
J.-M. T. – J’étais au séminaire à Païta, et ensuite je suis allé à la Faculté
catholique de Lyon, en 68-69. J’étais donc ici en 68. Je ne suis pas un
étudiant. Je cherche des outils d’analyse.
T. M. – Et qu’est-ce qui vous a le plus influencé, dans votre formation
intellectuelle ?
J.-M. T. – C’est moi! C’est très prétentieux! Et les livres de Maurice
Leenhardt, et ceux de Roger Bastide. J’ai aussi suivi les cours de Jean
118
Populations (au total plus de quinze mille personnes) venues d'autres
Territoires d'Outre-Mer du Pacifique pour s'installer en Nouvelle-Calédonie à
la faveur du « boom économique » du début des années soixante-dix (NDE).
17. « Notre identité est devant nous »
Guiart. Mais celui qui restera mon maître, c’est un prêtre mariste, qui
nous a appris à beaucoup réfléchir.
T. M. – Certains intellectuels de gauche se montrent hésitants vis-àvis de votre mouvement et justifient leur réserve par l’opposition entre
tradition et développement.
J.-M. T. – Le retour à la tradition, c’est un mythe ; je m’efforce de le dire
et de le répéter. C’est un mythe. Aucun peuple ne l’a jamais vécu. La
recherche d’identité, le modèle, pour moi il est devant soi, jamais en
arrière. C’est une reformulation permanente. Et je dirai que notre lutte
actuelle, c’est de pouvoir mettre le plus possible d’éléments appartenant
à notre passé, à notre culture dans la construction du modèle d’homme et
de société que nous voulons pour l’édification de la cité. Certains ont
peut-être d’autres analyses, mais c’est là ma façon personnelle de voir.
Notre identité, elle est devant nous. Enfin, quand nous serons morts, les
gens prendront notre image, la mettront dans des niches, et ça leur
servira à construire leur propre identité. Sinon, on n’arrive jamais à tuer
son père, on est fichu.
19. Déception et détermination*
Dès le mois d’avril 1985, le texte définitif du nouveau statut et l’échec
pressenti des socialistes aux élections législatives de mars 1986 font
comprendre aux indépendantistes kanak que leurs aspirations sont encore loin
d’être satisfaites. Toutefois, Jean-Marie Tjibaou a foi en la construction d'une
indépendance viable à partir du moment où le FLNKS détiendra le pouvoir
dans deux, voire trois, des quatre Régions envisagées par le statut FabiusPisani119. Cette option réaliste sera réaffirmée au moment de la signature des
Accords de Matignon en 1988.
— Quel jugement portez-vous sur l’ensemble du plan du
gouvernement ?
J.-M. TJIBAOU – Pour nos militants, le fait que les décisions du
gouvernement, attendues, le 10 avril, aient été différées constituait déjà
une interrogation. Le report du référendum120, qui ne correspond pas au
calendrier annoncé par M. Pisani, va sûrement être ressenti comme une
déception, alors que nous étions globalement d’accord avec le calendrier
initial selon lequel la proclamation de l’indépendance pouvait intervenir
en principe le 1er janvier 1986.
— Êtes-vous
personnellement
déçu
que
le
scrutin
d’autodétermination ne soit pas organisé avant les élections législatives ?
J.-M. T. – J’ai parlé des militants. Pour eux, cela va être dur d’accepter,
car l’attente avait augmenté leur impatience...
— Vous semblez prendre des distances vis-à-vis de vos militants.
Pourquoi ?
*
Entretien dans Le Monde du 27 avril 1985 (propos recueillis par Alain Rollat).
Au découpage préexistant de la Nouvelle-Calédonie en deux
circonscriptions électorales, ce nouveau statut a substitué un partage du
Territoire en quatre Régions, chacune dotée d'un pouvoir propre assumé par
des élus: Régions Nord, Centre, Sud et Iles Loyauté (NDE).
120 Prévu à l'origine pour la fin 1985, il vient alors d'être reporté à fin 1989
(NDE).
119.
18. Déception et détermination
J.-M. T. – Parce que je ne sais pas si tous les militants ont conscience,
comme la plupart des responsables, que si le référendum avait eu lieu en
juillet, comme prévu au départ, le résultat du vote aurait été négatif pour
l’indépendance.
— Quel crédit apportez-vous au projet, dans la mesure où celui-ci
peut être totalement remis en cause si la majorité législative change en
1986 ?
J.-M. T. – Pour nos dirigeants et pour nos militants, c’est une grosse
déception, en effet, de voir que le processus ne se terminera pas au cours
de la législature socialiste, que l’on rend la solution à une future majorité
qu’on ne peut pas programmer, et de voir que l’organisation du
référendum et sa sanction — l’indépendance — ne seront pas le fait de la
majorité socialiste que nous avons toujours soutenue aux élections.
Globalement nous sommes déçus d’avoir attendu, déçus que le Parti
socialiste ne ferme pas lui-même le dossier, alors que nous n’avons pas
voté, dans le passé, pour Barre, Chirac ou Giscard, mais pour Mitterrand.
— Craignez-vous, finalement, que les socialistes ne reculent ?
J.-M. T. – Quand on voit leur série de marches en avant et en arrière,
ainsi qu’ils l’ont fait pour l’école privée, on est en droit de se poser des
questions. Nous avons aussi l’expérience de la loi-cadre de 1956.
— Quelles assurances avez-vous qu’au bout du compte la réponse au
référendum soit favorable à l’indépendance ?
J.-M. T. – Ce projet de référendum est celui du gouvernement. Pour
nous, nous l’avons toujours dit, le référendum devrait avoir lieu
immédiatement, mais pour le seul peuple kanak. Il est de la
responsabilité du gouvernement d’organiser un référendum autrement,
étant donné les élections régionales121. A priori le découpage ne nous est
pas défavorable dans la mesure où nous pouvons avoir la majorité dans
la circonscription des îles Loyauté, dans celle du nord, et 50 %, ou peutêtre un peu plus, dans la circonscription du centre. Tout dépendra du
nombre de sièges. Je pense que cela nous permettra de commencer à
construire l’indépendance.
— Mais si, en cas de renversement de majorité en 1986, la droite
démolissait le nouveau statut ?
121
Celles-ci, compte-tenu du nouveau découpage proposé, devaient faire
apparaître une prééminence indépendantiste dans trois Régions sur quatre
(NDE).
18. Déception et détermination
J.-M. T. – Nous n’allons pas nous croiser les bras. Si nous disposons du
pouvoir régional, c’est fini : on construit l’indépendance! Chez nous
s’est développée la prise de conscience que si le référendum que nous
proposons pour les seuls Kanaks n’est pas compatible avec la
Constitution française, et si le gouvernement français ne peut pas faire
l’indépendance kanak et socialiste, il peut, en revanche, organiser la
restitution de la souveraineté au peuple kanak. Ce qui demeure, de toute
façon, c’est la détermination de notre peuple. Je veux dire que, sur le
terrain, ce qui se construira aujourd’hui, c’est ce qui aura l’accord du
peuple kanak ; ce qui n’aura pas l’accord du peuple kanak ne pourra pas
se faire.
On ne peut plus revenir en arrière. Et, dans la mesure où nous aurons le
pouvoir et les finances nécessaires, dans cette régionalisation, pour
organiser l’indépendance sur le terrain... Nous savons que toutes les
rênes économiques nous échappent : les banques, bien sûr, mais aussi le
commerce d’alimentation, la distribution, l’agriculture, etc. Il faut donc
prendre pied résolument sur ce terrain pour accéder à l’indépendance en
organisant la perspective de l’économie kanak socialiste et poser des
jalons qui permettent d’arriver à l’indépendance sur une lancée et non
sur une rupture.
Le gouvernement Ukeiwé122 pratique la politique de la terre brûlée :
récupérer le maximum et puis casser la machine. Cela signifie que,
implicitement, Ukeiwé et les représentants de la puissance économique
coloniale qui l’entourent sont bien conscients, eux, que désormais on ne
peut rien construire en Nouvelle-Calédonie sans l’accord des Kanaks.
Cela, c’est un acquis définitif.
— Voulez-vous isoler Nouméa ?
J.-M. T. – Nouméa est nécessaire, mais à Nouméa, il n’y a pas que des
Ballande et des Lavoix123, il y a d’autres commerçants avec lesquels on
peut travailler et organiser le contre-pouvoir économique sur le terrain,
afin de créer une cassure du réseau de solidarité, et surtout du réseau
financier, qui oblige certaines personnes, d’une part à se taire dans le
débat sur l’indépendance, d’autre part à se rallier, forcées, au RPCR.
J’espère que certains de ces gens vont se désolidariser des autres124.
122
Dick Ukeiwé, membre du RPCR de Jacques Lafleur, était alors Viceprésident du Conseil de gouvernement de Nouvelle-Calédonie (NDE).
123 Grandes maisons de commerce calédoniennes (NDE).
124 Sur les collusions entre économie et politique en Nouvelle-Calédonie, cf. J.M. Kohler, Colonie ou démocratie, éléments de sociologie politique sur la NouvelleCalédonie, Nouméa, EDIPOP, 1987 (NDE).
18. Déception et détermination
— Participerez-vous donc aux élections régionales du mois d’août,
même si la composition du corps électoral n’est pas modifiée ?
J.-M. T. – Cette question risque de se poser, mais elle ne s’inscrit plus
dans la même logique qu’en novembre dernier, car il et clair que
s’engagera un processus d’autodétermination.
— Pensez-vous que la préparation des élections et du nouveau statut
puissent s’accommoder du maintien des institutions issues des élections
du 18 novembre ?
J.-M. T. – La dissolution de l’Assemblée territoriale est pour nous
primordiale. C’est la première des actions que nous demandons au
gouvernement, car c’est notre revendication depuis le 18 novembre.
— Pour M. Fabius, le projet du gouvernement constitue un « pari
sur la raison » . Partagez-vous ce sentiment ?
J.-M. T. – J’ai noté que, tout de suite après avoir appelé au dialogue, M.
Fabius a parlé de la base militaire125. C’est la carotte et le bâton.
125
Le projet de création d'une base militaire à Nouméa a été annoncé par le
Premier ministre au moment même où il présentait son plan politique et
économique pour la Nouvelle-Calédonie (NDE).
20. De l’art à la politique*
En mai 1985 s’est tenue au Musée des Arts Africains et Océaniens à Paris
une exposition d’œuvres traditionnelles des sociétés du Pacifique intitulée
« Musée imaginaire des arts de l'Océanie ». Cette manifestation, prévue de
longue date, devait initialement se tenir à Nouméa. Mais la situation politique
de la Nouvelle-Calédonie obligea les organisateurs, pour des raisons de
sécurité, à la présenter à Paris. A cette occasion, le producteur Alain Plagne,
auteur en 1984 de Djiido, film sur la vie kanak, a demandé à Jean-Marie Tjibaou
un entretien. Le président du FLNKS y aborde le thème de la relation actuelle
du peuple kanak à sa culture et à sa revendication d’indépendance. Dans cette
période particulièrement troublée, il fait preuve d'une grande sérénité et
largeur de vues, renouant volontiers avec une réflexion moins directement
politique. Ses propos sur la nécessaire renaissance de l'art kanak sont
indissociables de son souhait – aujourd'hui en passe d'être exaucé – de voir un
jour se dresser à Nouméa un grand centre culturel kanak126.
A. PLAGNE – Musée Imaginaire des Arts de l’Océanie : quelle belle
appellation, « à la Malraux ». Destiné aux Océaniens, le voilà victime de
la politique et livré ironiquement aux Parisiens. Que reste-t-il de votre
initiative de départ ?
J.-M. TJIBAOU – L’essentiel est que cette exposition ait lieu. Il reste que
le cadre est différent. Mais à Paris, cette initiative prend une signification
politique très forte. Car en regard de la revendication d’indépendance du
peuple kanak, il est important que cette manifestation se tienne au cœur
même de la capitale du peuple qui colonise notre pays et qui y détient la
souveraineté; parce qu'il faut que l’on prenne conscience de ce qu'est
fondamentalement la revendication de notre peuple : revendication de
dignité, revendication d’une indépendance fondée sur la spécificité
kanak. Nous sommes d’une autre culture que les Français. Nous ne
sommes pas des Occidentaux, nous sommes du Pacifique, un peu de
l’Orient aussi.
*
Entretien avec Alain Plagne, le 6 mai 1985 à Paris.
La construction à Nouméa du Centre Culturel Jean-Marie-Tjibaou par
l'architecte Renzo Piano a débuté en mai 1995. L'inauguration est prévue pour
le 5 mai 1997 (NDE).
126.
La revendication kanak pour l’indépendance implique une étape
d'explication. Quel est le fondement de cette revendication ? Qu’est-ce
qui fait la spécificité kanak ? Pourquoi une indépendance kanak ? Là, on
est renvoyé au fondement même de la société kanak : sa culture. Et il
faut qu'à ce sujet l’autre peuple aussi qui vit en Nouvelle-Calédonie – les
Français– soit informé.
Cette exposition c'est du matériel mort; c’est ainsi que je considère cet
ensemble de matériel ethnologique ou archéologique. Mais ces objets
sont une occasion, ou un prétexte, pour ouvrir une discussion sur ce qui
est original. L’Océanie, ce n’est pas seulement les cocotiers, la mer et le
îles; c’est aussi une façon d’appréhender le monde, l’histoire, l’espace,
l’au-delà. En outre il est significatif que ce Musée Imaginaire puisse se
tenir là où se trouvait le Musée des Colonies127, en espérant qu'il
devienne le musée où l’on enterre les colonies.
A. P. – On reviendra sur cette question de la culture en général.
Parlons d'abord des objets exposés. Pour nous, Occidentaux, de culture
gréco-romaine, ces objets sont pratiquement inconnus ; qu’est-ce qui les
caractérise pour vous, Océaniens ?
J.-M. T. – Ces objets sont liés à la croyance religieuse, aux relations avec
les ancêtres, les totems; liés aussi à la vie domestique, aux autels, à
l’intronisation de la chefferie; ils font donc référence à la vie, à la façon
de vivre dans notre pays, dans nos pays en Océanie.
A. P. – Justement, à propos de l’Océanie, on a coutume de distinguer
trois zones : la Micronésie, la Polynésie et la Mélanésie, auxquelles on
rattache le continent australien ; s’agit-il d’aires différentes sur le plan
culturel ?
J.-M. T. – Je pense qu’il y a des différences d’expression, mais je dirais
que les questions fondamentales pour tout peuple (d’où venons-nous ?
où allons-nous ? qui sommes-nous ?) trouvent ici leur réponses
particulières.
Où allons-nous ? Ça veut dire : qu’est-ce qu’il y a après, après la tombe?
Les réponses que chacun des peuples du monde donne, renvoient à un
cadre géographique propre. Chez nous, ce qui est constant, c’est la
référence aux ancêtres, aux totems, qui viennent de la terre, de la mer ;
sur la terre ces totems sont des rochers, des animaux, des lézards, des
serpents, les pierres aussi, le tonnerre, et dans la mer des requins ou
d’autres poissons. On retrouve cet ensemble de références dans toute
127
L'actuel Musée des Arts Africains et Océaniens, construit à Paris pour
l'Exposition coloniale de 1931, s'appelait autrefois Musée des Colonies (NDE).
l’Océanie. Mais, encore une fois, chaque île selon son caractère, a
développé une expérience différente de la nature, du monde, de la
société. Suivant l’étendue de la population, suivant que l'île est
montagneuse ou plate, les relations sont différentes, et en conséquence il
y a des expressions spécifiques d’un ensemble de réponses aux mêmes
questions. Toutefois, face à l’océan et dans ces petites îles, il y a quelque
chose de permanent et de pertinent : une espèce, non pas de fatalisme,
mais, disons que, pour nous, face à la vie, il n’y a rien d’irréparable;
parce que la vie, c’est ce qui est fondamental, ce qui reste et qui
demeure, quels que soient les membres du groupe qui vivent ou qui sont
déjà parmi les ancêtres.
A. P. – Est-ce qu’il y a une fonction de l’objet dans l’art océanien en
général, et est-ce qu’on peut classer ces objets par fonctions ?
J.-M. T. – Bien sûr. Il y a des objets qui sont liés... à la cuisine. La
cuisine, c’est aussi quelque chose de profondément culturel dans le
quotidien, mais il y a aussi l’offrande sur les autels (dans des marmites
sacrificielles), qui caractérise cette société, et fait que la cuisine a
plusieurs dimensions et plusieurs intervenants, liés aux fonctions
sociales. Celui qui fait les « médicaments »128 pour les nouvelles
ignames, celui qui fait quelque chose pour la pluie, pour le poisson, ou
pour le beau temps, etc. Il y a aussi des fonctions sociales, liées aux
noms et attachées à la situation. Chacun assume sa charge dans la
société. La plupart du temps, cette charge (ou cette fonction) est
héréditaire. La préparation de l’objet relève aussi de ces fonctions. Il y a
des objets qui sont des ustensiles du quotidien, d’autres qui sont des
ustensiles pour le sacrifice, pour l’autel ; il y a des objets qui sont rituels,
que l’on ne voit pas tous les jours. Il y a aussi des monnaies
traditionnelles, des nattes qui sont liées à la « coutume », aux échanges
entre les clans ; il y a des objets d’apparat, comme les haches-ostensoirs,
les habits de danse, les masques, qui servent pour les fêtes et les grandes
célébrations. On peut faire toute la série : la pierre à ignames, la pierre
pour la pêche, la pierre pour tel ou tel poisson, etc. ; et chaque clan
détient une fonction rituelle et sociale bien précise en rapport avec ces
objets.
A. P. – Sans les classer vraiment, ces objets témoignent de l’activité
quotidienne, de la cuisine, de l’habitat, de l’activité guerrière, etc. Une
question simple se pose : où s’arrête l’artisanat et où commence l’art ?
128
Terme français utilisé par les Kanaks pour désigner les magies
propitiatoires et protectrices (NDE).
J.-M. T. – Je pense que cette distinction n’existe pas chez nous. On
considère que des objets sont beaux, ou bien que ce sont des objets
usuels, faits rapidement. Si on a besoin d’assiettes, des hommes ou des
femmes vont tresser rapidement des assiettes en feuilles de cocotier. Il y
a aussi des objets qui sont faits d’une manière plus rituelle, pour lesquels
il y a invocation des ancêtres. Je parlais tout à l’heure de la pierre à
ignames ; en relation avec cette pierre des clans ont le « médicament »
pour produire l’igname; de même pour favoriser la pêche de tel ou tel
poisson, pour aider à édifier un habitat, à fabriquer la flèche faîtière, etc.
Je crois que la limite ne se situe pas entre l’art et l’artisanat, elle se situe
entre le sacré et le quotidien. L’objet destiné à quelque chose de rituel,
de sacré, exige plus de préparation de la part de l’artisan ; celui-ci
s’applique davantage, pour que l’objet soit plus beau. Mais la distinction
entre artisanat et art n'est pas dans la logique de la société traditionnelle.
La distinction se trouve entre l’objet usuel et l’objet auquel on a donné
une certaine consécration.
A. P. – L'ethnologue Jean Guiart met l’accent sur un point méconnu
de l’art océanien : l’importance des femmes dans la créativité artisanale.
Ce sont elles qui embellissent la vie quotidienne, mais ce sont elles aussi
qui, par leur migration nuptiale, transmettent les techniques de
fabrication. Jean Guiart prend l’exemple des potiers Lapita129, qui étaient
en fait des femmes...
J.-M. T. – C’est vrai que les femmes, en changeant de clan, portent avec
elles leurs traditions, leurs savoirs ; mais elles portent surtout la vie, et
aussi les contes, les légendes : ce sont elles qui font l’éducation de base
de la personnalité. Quant aux traditions techniques, certaines se
transmettent par les femmes, d'autres appartiennent à leur clan (celui de
leur père) et elles ne peuvent être transmises que si les femmes y sont
autorisées. On parlait tout à l’heure de la poterie : c’était une tradition
clanique. Une femme ne pouvait l’emporter avec elle que si son clan l’y
autorisait. Et toutes les femmes du clan n'y étaient pas autorisées,
seulement l'une d'elles. Mais il y a aussi des traditions qui ne sont
transmises que par les hommes, celles qui sont liées à des fonctions plus
rituelles, à l’offrande, à l’autel, ou bien à des techniques (l’habitat, la
fabrication des pirogues, etc.). Par contre, pour tout ce qui concerne les
ustensiles de cuisine, les nattes pour la coutume, les pagnes, ce sont les
femmes qui transmettent les savoir-faire.
129
Les plus anciennes traces des Kanaks en Nouvelle-Calédonie sont des
poteries décorées, de style « lapita », dont on trouve aussi des vestiges sur les
côtes de la plupart des îles d'Océanie (NDE).
A. P. – Au contraire, l’art masculin océanien est un art du prestige,
qui proclame la compétition entre individus et entre groupes...
J.-M. T. – Oui, mais il faut s’entendre ; j’ai déjà dit tout à l’heure que
« art », pour nous, doit se comprendre au sens d'un « art de vivre »,
d'expression matérielle de ce que vit le peuple kanak. Par exemple, la
façon dont on honore les ancêtres, à travers les flèches faîtières, à travers
les chambranles que l’on met devant les portes ; c’est un art, au sens
d'artisanat sacralisé, qui peut, suivant les critères européens, avoir un
certain aspect artistique; mais le souci du sculpteur kanak traditionnel
reste plutôt de fabriquer des objets quotidiens, usuels, ou bien des objets
liés à l’offrande et au sacré.
A. P. – Revenons au phénomène du Musée Imaginaire. Est-ce que
pour vous, le fait de muséifier ces objets équivaut à les dénaturer, à leur
ôter leur fonction et leur pouvoir symbolique ?
J.-M. T. – Oui, dans la mesure où on les sort de leur environnement.
C'est le cas, par exemple, d’un autel, qui a ses représentants, ses disciples
venant célébrer la relation avec les ancêtres et donc utiliser ces objets
dans la relation avec l’au-delà. Sinon, pour le Mélanésien, il n’y a pas de
valorisation des objets anciens. Dans les cimetières, sont fichés en terre
des flèches faîtières, des chambranles surtout, parce qu’ils ont été donnés
(aux utérins) avec les objets ayant appartenu aux morts ; ils sont vénérés
pendant un temps puis ces endroits sont considérés comme tabous. Le
tabou vient de ce que, pour éviter les sacrilèges, on interdit un endroit où
un ancêtre a été enterré et où un objet lui ayant appartenu a été déposé
près de sa tombe ; y passer amène des risques de profanation ; en
conséquence, c’est interdit, c’est tabou. Il y a beaucoup d’endroits tabous
où les objets se détériorent.
Selon la tradition, les objets doivent rester dans les cimetières, dans leur
autels d’origine, surtout s'ils sont vénérés, ou s'ils sont utilisés pour des
célébrations. Mais si ces objets ne servent plus, s'ils n’ont plus ni
propriétaire ni personne qui connaisse la relation (le rite, les formules,
les prières) qu’il faut utiliser pour aller faire une célébration sur cet autel
précis, alors il est plus utile qu'ils soient conservés dans un musée et
servent de références aux gens qui, aujourd’hui, doivent réapprendre la
tradition.
La tradition est visible au moment des événements coutumiers qui se
déroulent aujourd'hui souvent alors que les enfants sont à l’école et les
jeunes gens à l’université ou à l’école professionnelle. Dès lors, ils ne
peuvent plus, matériellement, participer à cette tradition, à ces moments
où l’orateur et ceux qui entament une démarche coutumière expliquent le
sens de leur geste : pourquoi ils passent chez untel plutôt que chez tel
autre, pourquoi on se rend d’abord chez ce clan avant d’aller rejoindre tel
autre clan pour enfin se rendre à l'endroit où se déroule la célébration.
Ces choses-là, du point de vue événementiel, ne font pas l'objet d'une
répétition. Il n’y a pas de répétition de la messe.
Ces traditions sont perdues pour les gens qui ne sont pas là. Il est donc
absolument nécessaire que les objets puissent être rassemblés, qu’ils
donnent lieu à des colloques entre les Kanaks eux-mêmes et avec les
spécialistes. Ensuite, il faut essayer de trouver une formule nouvelle pour
que les gens qui n’ont pas la possibilité d’être en même temps à la
coutume et au travail, à l’université ou à l’école, puissent aussi bénéficier
de l’école kanak de leur tradition, en utilisant des moyens modernes
(musées, cinéma, etc.).
A. P. – Est-ce que vous parlez là du double objectif du Musée de
Hienghène 130? Ce musée, pourquoi avez-vous tant tenu à ce qu’il existe,
est-ce pour les Kanaks ou pour copier les Blancs et les Pokens131 qui
passent trois fois par an dans les paquebots ?
J.-M. T. – Il est intéressant que les Pokens voient aussi les objets. Pour
eux, c’est une visite touristique; mais pour nous, c’est une occasion
d’expliquer qui nous sommes pour qu’ils nous respectent, dans la mesure
où ils ne nous connaissent pas. Quand vous marchez dans un jardin sans
savoir distinguer la salade de la mauvaise herbe, vous allez marcher sur
la salade comme sur de la mauvaise herbe. Dans la mesure où on vous
explique que ça c’est une salade, que ça c’est un poireau, quel en est
l’usage, etc., alors vous faites attention ; il en est de même pour les
objets : ils renvoient à une culture, aux hommes. Les gens qui viennent
visiter peuvent devenir plus respectueux des hommes qu’ils rencontrent
dans ce pays, qui sont les détenteurs de ce patrimoine. Ils ne voient plus
seulement des ombres, des formes se déplaçant ; ils savent quel est le
contenu et le sens de ce que les Kanaks font.
Parmi les Kanaks eux-mêmes, sur un plan artisanal, il y a des gens qui
fabriquent des objets et essaient de donner à l’habitat, à l’environnement
immédiat, des références où l’on retrouve notre culture. Les gens qui
font de la sculpture, de la vannerie, doivent avoir des références kanak,
des références « authentiques », c’est-à-dire, selon moi, des références
qui sont également évolutives, liées à l’histoire.
130.
Dans la commune dont il était le maire a été ouvert en septembre 1984 le
premier centre culturel kanak, doté d'un petit musée constitué au départ
d'objets collectés par J.-M. Tjibaou lui-même (NDE).
131. Contraction de « English spoken ». Désigne les anglophones du Pacifique
Sud (NDE).
A. P. – Quels sont les producteurs artistiques actuels, et comment se
fait l’évolution : sur la seule base d’un tandem artisanat/tourisme, ou
bien voit-on se dessiner de nouveaux programmes politiques, vis-à-vis
du patrimoine, de sa conservation, et de l’art contemporain ?
J.-M. T. – Nous avons fait l’expérience, au moment du Festival
Mélanésia 2000, en 1975, de l’arrivée sur le marché de productions de
qualité, mais aussi de pacotilles tous azimuts. C’est la chose contre
laquelle il faut réagir ; les gens essaient de vendre aux touristes des
morceaux de bois, de l’artisanat de mauvaise qualité, un peu n’importe
quoi. Et les touristes repartent de Calédonie avec des objets en faisant de
la publicité pour Kanaky avec ces objets, alors que ce sont des objets
sans patrie. D’où la nécessité de faire un programme. On a créé une
société d’artisans, au sein de laquelle se réunissent des gens qui ont déjà
produit des objets intéressants, se référant aux lignes traditionnelles. On
pense pouvoir faire à travers eux la promotion des formes traditionnelles,
non seulement au niveau des objets d’artisanat, mais aussi au niveau de
l’artisanat qui « habille » l’habitat, l’environnement immédiat, la
chambre, la cuisine, le salon ; que l’on puisse se retrouver un peu en
Kanaky quand on est dans une maison de la Calédonie actuelle, qui est
assez anonyme. Le projet politique que l’on essaie de développer, c’est
qu’il y ait un programme d’enregistrement du patrimoine de la tradition
orale et aussi un stockage organisé des œuvres. A partir de là, une
première analyse pourrait aider à la création de formes nouvelles, que ce
soit sur un plan artisanal, architectural, chorégraphique, musical et
littéraire.
A. P. – Face au grave problème de la dispersion des objets d’art
océaniens, quel sens donnez-vous à la question de la restitution ? Roger
Boulay132 explique par exemple que lorsqu’il a voulu restituer des objets
appartenant aux Aborigènes australiens, ceux-ci ont refusé...
J.-M. T. – Je pense qu'il est intéressant, pour des endroits où il n’y a plus
d’objets, de retrouver des objets de référence. Mais ce n’est pas
conforme à notre culture d’aller rechercher des objets dans les
cimetières. Ce qui est important, ce sont les références. Les objets sont
toujours des références à quelque chose ; en cela, même les copies
d’objets nous intéressent, parce qu’elles constituent un peu le B-A BA
des lignes qu’il faut trouver, de la façon de faire. Nous avons amené des
objets au centre culturel de Hienghène. Les gens sont intéressés mais pas
outre mesure : ils cherchent des références pour fabriquer de l’artisanat
132.
Conservateur des collections océanistes au Musée des Arts Africains et
Océaniens (NDE).
et pour produire autre chose, créer quelque chose d’utile pour
aujourd’hui.
A. P. – En quoi la culture peut-elle être un lien dans la recherche de
l’identité océanienne ? En d’autres termes, est-ce un mythe de parler de
« consensus » océanien sur le plan culturel, et donc aussi sur le plan
politique ?
J.-M. T. – Je pense qu’il y a un consensus a priori.. Je ne sais pas
pourquoi, mais on se retrouve toujours un peu complices entre
Océaniens, quand on se rencontre dans un groupe où il y a des
Occidentaux ou des Asiatiques. Nous sommes un peu complices, parce
qu’il y a une base culturelle qui fait que les concepts que l’on utilise pour
expliquer le monde, les relations entre les gens dans la société, le sens de
la terre, la relation avec les dieux, ou le sens du devenir, sont des
concepts que nous partageons. On ne retrouve pas la même complicité
avec les Occidentaux ; avec eux, il faut toujours expliquer.
A. P. – Le concept qui a fait fureur au moment du Festival en
Nouvelle-Calédonie, c’est le concept du « New Pacific Way of Life ».
Comment le définissez-vous ?
J.-M. T. – Le « way of life » du Pacifique, c’est le nôtre. C’est lié à
l’espace, à la mer, aux îles, au rythme, qui n’est pas le rythme de Paris ni
de villes industrialisées, ni le rythme de pays ayant des populations
importantes et où l’organisation exige des horaires très rigides... sinon on
se marche sur les pieds et on manque son train! Ici, en Océanie, les
populations sont restreintes, l’industrialisation n’est pas un phénomène
important, sauf peut-être en Australie, et un peu en Nouvelle-Zélande, en
ville surtout. Le « Pacific way of life », c’est notre manière d’être, notre
manière de chercher le consensus plutôt que de faire voter les gens pour
se mettre d’accord, c’est aussi cette sorte de respect que les gens ont les
uns envers les autres. Dans tout le Pacifique, le respect et les gestes de
respect, c'est fondamental ; et du point de vue du rythme de la vie aussi,
c’est quelque chose de capital : les gens ont le temps de vivre, et c’est
cela qui est apprécié par les nouveaux habitants du Pacifique. Dans la
mesure où ils apportent l’industrialisation dans le Pacifique, il est
possible qu’en l’an 2000 nous fassions nous aussi la course comme en
Occident ; mais pour le moment, les gens apprécient leur propre façon de
vivre, et voudraient la conserver. Nous, nous essayons d’imprégner les
relations sociales et l’organisation du travail de notre manière de vivre,
qui tient compte du soleil...
J’avais lancé l’idée de « Pacific new home » ; c’était un peu pour rendre
politiques des objectifs intégrants à l’aménagement du Territoire, à
l’organisation de la ville, du travail, notre manière de vivre océanienne,
pour que l’industrialisation ne pourrisse pas trop la chance que nous
avons de pouvoir passer tranquillement au soleil cet espace-temps qu’il y
a entre la naissance et la mort (rires)!
A. P. – Est-ce que cette préoccupation a une résonance au niveau
océanien ?
J.-M. T. – Il y a eu des réunions. La Commission du Pacifique Sud133 a
essayé de prendre en considération cette perspective au niveau des
programmes de développement rural intégré, afin que les gens restent
chez eux, qu’ils soient intégrés dans leur propre société, qu’ils
s’accrochent à la vie moderne, mais aussi ne restent pas en-deçà de la
modernité et utilisent les bienfaits de l’industrialisation, des biens de
consommation, sans détruire pour autant ce qui est leur richesse, c’est-àdire leur façon de vivre.
A. P. – Vous entretenez des rapports privilégiés avec certains de vos
proches voisins, et en particulier le Vanuatu. Sont-ils d’ordre culturel,
politique ou affectif ?
J.-M. T. – Ils sont politiques, parce que c’est le pays qui nous soutient le
plus. De manière plus explicite, il respecte aussi notre point de vue et
essaie de le faire connaître. Sur le plan économique, nous avons
beaucoup de choses à partager, mais pour le moment nous sommes
limités par notre statut. Sur le plan culturel, nous avons la coutume, ils
ont la coutume ; expression différente d’une seule et même chose. Le
discours coutumier, les uns le font en bichlamar134, les autres en français
ou dans une langue kanak, mais on se comprend à peu près! On sait à
quoi cela fait référence.
A. P. – Quels sont les valeurs de la société kanak, les systèmes de
relations qui lui sont spécifiques ?
J.-M. T. – Ce qui est fondamental dans la culture kanak, mais que l’on
retrouve aussi dans d’autres cultures, c’est la conception de l’homme.
L'homme n’est jamais individu ; il est le noyau d’un ensemble. Il est le
centre de relations et il a un rôle à jouer dans un centre de relations
donné. Supposons que mon fils se marie. Il est le centre de la
célébration ; ses oncles maternels viennent avec sa mère ; quant à ses
133.
Organisation régionale aidant au développement économique et sanitaire
du Pacifique sud (NDE).
134 Langue véhiculaire du Vanuatu, le bichlamar est un pidgin à forte influence
anglo-saxonne, né au XIXème siècle de la situation de contact (NDE).
pères135, ce sont les gens de ma famille. Le jour où il se marie, il est au
centre de ce réseau de relations. Il réunit deux groupes136 qui étaient
séparés ; c’est comme cela que se font les alliances. Et le jour du
mariage, ces deux groupes qui étaient séparés se mettent du même côté,
face aux parents de la femme que mon fils va épouser. Lui est toujours
au centre, mais l’ensemble qui se constitue est toujours différent. On
retrouve toujours ce déplacement du centre. L’homme comme centre de
relations, ça induit des relations au monde moderne qui sont assez
difficiles. Par exemple, sur le plan de l’épargne ; si on épargne, c’est
pour donner à une cérémonie, ou pour construire une maison pour
recevoir des gens, mais jamais pour agrandir un capital quelconque, pour
devenir le millionnaire du village qui éclabousse les autres avec sa
Mercedes, son standing...
A. P. – On ne thésaurise pas dans la culture kanak ?
J.-M. T. – On thésaurise les relations. Cela veut dire qu’il faut faire ces
relations, qu’il faut investir dans la construction et l’harmonie du
système. Il y a les oncles maternels et les pères ; il faut sans cesse établir
les relations, construire les événements, créer les célébrations, ou
intervenir dans les célébrations, les deuils par exemple, rendre plus
fluides les relations entre ces deux groupes paternels et maternels, pour
que l’homme devienne quelqu’un. Le prestige n’est pas dans la
capitalisation de l’avoir, mais dans la capitalisation du service ; on donne
de la sagesse, du bien, de l’accueil en permanence. On ne peut jamais
être millionnaire ; mais les vieux disent qu’en donnant, on met en
quelque sorte à la caisse d’épargne.
A. P. – C’est le contre-don ?
J.-M. T. – Oui, mais le contre-don, ce n’est pas toujours du donnantdonnant. Le retour peut se faire le jour de ma mort, ou plus tard, à travers
mon fils, quelqu’un de ma famille. Si bien que ce système n’est pas
compatible avec la vie moderne ; j’ai pris l’épargne comme exemple
parce que c’est frappant. Les gens ont du mal à comprendre ce système
où il faut épargner pour augmenter son capital, alors que chez nous on
doit sans cesse donner.
A. P. – Ce qui fait le prestige de la culture kanak, au-delà de l’objet et
de la production plastique telle qu’elle est mise en valeur en NouvelleGuinée ou au Vanuatu, c’est une importante production littéraire et
135
136
Son père et les frères de celui-ci (NDE).
Celui des parents maternels et celui des parents paternels (NDE).
orale, ce qu'Alban Bensa137 appelle les récits ; contes, légendes, où, bien
sûr, les objets sont intégrés, et même magnifiés, mais cela dépasse le
cadre de la représentation plastique. Quelle importance attribuez-vous à
ces récits dans la culture kanak ?
J.-M. T. – C’est avant tout lié au fait qu’il n’y a pas d’écriture.
A. P. – Il y a une question que l’on vous pose sans cesse, mais qui
n’est pas claire pour nous, c’est la signification profonde du mot
« kanak », et au-delà des échanges symboliques, ce que veut dire « faire la
coutume ».
J.-M. T. – Kanak, ça veut dire « homme » ; c’est un mot polynésien.
Dans le mythe de Téin Kanaké, le premier des fils des ancêtres, c’est
Kanaké ; c’est l’homme qui sort. Le terme kanak, tel que nous l’avons
adopté aujourd’hui, c’est aussi une prise de position par rapport à la
colonisation. Nous avons été reconnus au début ; le capitaine Cook a fait
la coutume aux gens qu’il a trouvés, les Kanaks. Puis, avec la
colonisation, nous sommes devenus les « sales Kanaks », avec les
missionnaires nous étions les « Mélanésiens ». Quand on a commencé à
prendre en considération les revendications kanak, et surtout en 1951,
quand les Kanaks ont voté et qu’ils ont eu la majorité à l’Assemblée,
nous sommes devenus les « autochtones ». « Mélanésiens »,
« autochtones » ; nous sommes fatigués d’être baptisés différemment par
des gens qui ne nous connaissent pas. Alors nous avons décidé, à travers
la revendication d’indépendance, que nous nous appellerions « Kanaks »,
et que notre pays ce serait « Kanaky ». Ceux qui accepteront, comme
Cook, de nous reconnaître, de faire la coutume avec nous Kanaks, à la
limite, s’ils vont loin dans leur démarche, ils pourront accéder à la
nationalité kanak. Mais surtout, qu’ils soient des nationaux ou pas, s’ils
vivent dans le pays des Kanaks, ils vivront en Kanaky. C’est lié à
l’histoire, à la revendication de dignité et de reconnaissance de notre
peuple.
A. P. – Et en ce qui concerne l’essence même du mot « coutume », audelà de l’échange d’objets, dans la relation interpersonnelle kanak,
actuelle comme traditionnelle ?
J.-M. T. – La coutume, c’est moins une relation interpersonnelle qu’une
relation de groupes, de communautés. Comme je l’ai expliqué tout à
l’heure, l’homme kanak n’est pas individu, il est le noyau d’une
relation ; il est le sang qui coule dans ses veines, et la chair, qui sont
137
Cf. A. Bensa et J.-C. Rivierre, Les chemins de l'alliance. L'organisation sociale
et ses représentations en Nouvelle-Calédonie, Paris, SELAF, 1982 (NDE).
donnés par sa mère, mais de ces substances il n’est pas propriétaire. Au
moment de sa mort, la dépouille mortelle doit faire l’objet de cérémonies
de restitution aux maternels. Il est en même temps un personnage, par le
nom qu’il a reçu à son baptême, qui lui donne un statut, une fonction
peut-être dans la structure sociale, et également une place spatiale, une
place sur un tertre, un endroit pour faire sa maison, pour planter ses
ignames. Il reçoit aussi des rôles, des fonctions sociales. La coutume est
pour nous le geste qui, à chaque moment, à chaque rencontre, rappelle
cette relation ; par exemple, si le fils de ma sœur arrive chez moi, il va
me « faire la coutume »138 si il y a longtemps qu’il n’est pas venu, pour
me saluer, me donner des nouvelles de chez lui, pour montrer qu’il est là.
Puis, si il tombe et qu’il se blesse devant moi, il faudra qu’il me donne
quelque chose, parce qu’il doit demander pardon d’avoir dilapidé le
patrimoine vital (le sang), qui appartient à ses oncles, et dont je suis donc
en partie propriétaire. Et faire la coutume, c’est cela ; c’est un terme
générique que les Européens donnent à un ensemble de choses qu’ils ne
comprennent pas et qui sont les manières d'être des Kanaks. Pour nous,
chaque coutume a un nom précis. On fait telle chose à telle occasion,
pour dire tel message.
A. P. – La coutume n’est pourtant pas une cérémonie ?
J.-M. T. – Je ne sais pas ce que c’est, la coutume. Je connais des rites
précis, qui ont des noms précis. La coutume, je l'ai dit, c’est le nom
quelquefois un peu méprisant que les non-Kanaks donnent à ce que font
les Kanaks. C’est pour eux une manière de dire qu’ils ne comprennent
rien à cet ensemble de choses. Pour nous, le terme générique de
coutume, c’est plutôt le droit, notre manière de vivre, l’ensemble des
institutions qui nous régissent.
A. P. – Au niveau de la quotidienneté, il y a, contrairement à chez
nous, un certain nombre d’actes, de gestes, qui ponctuent les relations
entre les gens, sans quoi elles n’existeraient pas. Chez vous, ce n’est
peut-être pas du sacré, dans la relation quotidienne, mais quelque chose
qui semble vital pour la reconnaissance de l’autre, et pour qu’il y ait
échange.
J.-M. T. – Il n’y a pas de problème de « l’autre » par rapport à moi, parce
que je ne suis pas moi.
138
Faire un don en prononçant un discours (NDE).
A. P. – J’ai récemment relu Kanaké139 ; que pensez-vous, avec le recul,
de la démarche politico-culturelle originale et décisive de 1975 ?
J.-M. T. – Certaines personnes commencent à réaliser aujourd’hui que
c’est même plus tôt que l’on aurait dû faire ce que l’on a fait. Je constate
par exemple que le discours de Téin Kanaké, plus personne ne le dit
aujourd’hui. Les chants qui sont sur la cassette que nous avons
enregistrée, le discours d’Emmanuel Naouna, etc.140, ces œuvres et ceux
qui les ont faites ne sont plus aujourd’hui. C’est terrible, c’est comme la
disparition d’une espèce animale ou d’un arbre. Je pense que si l’on avait
progressé dans cette perspective-là à cette époque, on aurait enregistré
plus de choses. Le problème était, et est toujours, politique ; la
discussion avec l’Administration coloniale, c’est toujours pour se situer
pour ou contre ce qui est réalisé pour les Kanaks. Aujourd’hui, la
discussion devient plus claire, parce que la revendication politique doit
être appuyée quelque part. Quelle est la spécificité kanak ? Ce n’est pas
d’être coloré ; il y en a d’autres qui sont colorés dans le monde, et même
d’autres en Nouvelle-Calédonie. La spécificité doit être fondée
culturellement, philosophiquement, et par rapport aussi au sens du
développement. Quand on parle de socialisme, qu’est-ce que cela veut
dire en pays kanak ? Nous sommes obligés de nous regarder dans un
miroir, à travers la tradition, à travers le patrimoine culturel, et cela
suppose un stockage, un emmagasinement que nous n’avons pas. Alors,
c’est dommage, et merde à ceux qui ne nous ont pas aidés!
A. P. – Est-ce que vous avez le sentiment que la société kanak détient
des systèmes politiques originaux ? Comment les définiriez-vous ?
J.-M. T. – C’est une discussion difficile. La revendication nationaliste est
une revendication politique liée à la colonisation et liée à la géopolitique
moderne. Quand les Romains ont envahi la Gaule, je crois que c’est ce
qui a permis l’émergence de la conscience de la Gaule. C’est un peu
pareil chez nous. Chaque pays a toujours été autonome. Il n’y a jamais
de revendication nationaliste, tant qu’il n’y a pas de nation qui aliène la
souveraineté d'un autre peuple. Aujourd’hui, la revendication nationaliste
se dresse face à la colonisation.
A propos de nos systèmes politiques, nous n’avons pas la démocratie, en
tant que système d’attribution du pouvoir. Nous l’acceptons, et nous
l’utilisons aujourd’hui. Mais votre système suppose des individus, des
individus qui s’éliminent, pour se mettre en évidence. La compétition
139
J.-M. Tjibaou et P. Missotte, Kanaké, 1976, op. cit (NDE).
Mélanésia 2000 a donné lieu à l'édition du premier disque de musique,
chants et discours kanak (NDE).
140
existe aussi chez nous, mais c’est la compétition au niveau des groupes ;
c’est lié à notre conception fondamentale de l’homme et je pense que
cela reste quelque chose de pertinent dans les sociétés océaniennes : il
faut toujours chercher le consensus, c’est un système, une façon de faire
de la politique. La démocratie telle que l’entendent les Occidentaux est
liée au système « Un homme, une voix » ; cela veut dire l’anonymat,
sauf dans les regroupements, les partis politiques. Chez nous il y a les
clans, mais les clans sont dans un espace réduit et ils sont donc obligés
de s’entendre pour ne pas se détruire. Ce qui n’est pas le cas dans une
grande ville où les partis politiques gagnent des voix en se détruisant les
uns les autres. Si les socialistes pouvaient prendre toutes les voix des
communistes et toutes les voix de l’UDF, ils seraient contents, contents
d’avoir détruit, pour devenir grands, seuls. C’est cela la démocratie. Ce
n’est pas la nôtre.
A. P. – Comment fait-on pour convaincre, alors, en NouvelleCalédonie ?
J.-M. T. – On discute, je l’ai déjà dit tout à l’heure, on recherche le
consensus. Le consensus est plus dur, mais c’est un système. Il n’y a pas
de système pour tous les hommes ; il y a des systèmes, que l’on arrange
comme on peut. Et même la démocratie telle que vous l’entendez, je
dirais que c’est le bulletin de vote qui vaut une voix. Mais ce qui amène
les gens à se placer, à se positionner dans des réseaux, ce n’est pas la
démocratie. C’est le fait que si celui-ci ne vote pas RPR, il va perdre sa
place, que celui-là sera regardé de travers s'il ne vote pas socialiste ; c’est
un minimum de concession que l’on demande à chacun. Chez nous, on
essaie de comprendre. Celui qui ne veut pas comprendre, il faut lui
expliquer ; on lui fait la coutume et il comprendra plus tard. Chez vous,
celui qui ne veut pas comprendre, on l’exclut de son travail.
Dernièrement, à Nouméa, il y a eu une manifestation syndicale parce que
Laroque, le maire de la ville, a licencié des personnes qui avaient
participé à la manifestation en faveur des prisonniers141. C’est le genre
d’acte de démocratie que l’on voit pendant les élections. Cette pression
existe aussi chez nous, mais d’une manière différente, pour obtenir le
consensus. Et une fois que le consensus est acquis, on n’assiste pas à la
guerre des étoiles, celle de Reagan, la guerre des chefs, pour essayer
d’écraser l’autre quand on a perdu, où de l’éliminer définitivement quand
on a gagné. On est obligé de composer parce que l’on est sur un petit
espace ; cela induit des comportements sociaux et psychologiques qui
141
Il s'agit de militants indépendantistes emprisonnés (NDE).
obligent à passer par le consensus. Même si ça doit prendre des mois ou
des années. C’est une nécessité.
A. P. – En quoi la reconnaissance d’identité d’un peuple passe-t-elle
par la reconnaissance de sa culture ?
J.-M. T. – Il n’y a pas d’étage ni de priorité, cela va ensemble, dans le
combat qui est le nôtre. Sur ce terrain-là, celui de la culture, on n’a pas
d’adversaires. Il n’y a que les idiots pour dire que la revendication de la
spécificité kanak, c'est n’importe quoi. Mais si on avait la puissance
militaire pour dire merde à la France, ce problème-là ne se poserait pas.
Le fait que l’on soit obligé aujourd’hui de passer par cette discussion sur
la culture est, je crois, enrichissant pour tout le monde. Il y a des gens
qui s’appauvrissent, ou qui restent nuls, parce qu’ils sont nuls au départ,
parce qu’ils refusent l’Autre, au sens occidental ; ils refusent les thèses
des autres a priori. Ils ne peuvent pas admettre qu’il y ait d’autres
opinions, d’autres vérités que celles sécrétées par un groupe donné,
auquel on se réfère. Je pense que ce n’est pas notre cas, et c’est une
richesse pour nous, et pour tous les gens qui vivent en NouvelleCalédonie.
A. P. – En tant que leader politique moderne, comment expliquezvous votre choix de tenir un discours politique, notamment en
métropole, qui soit entre guillemets ? Vous n’avez pas le profil de
l’homme politique classique ; est-ce pour rompre avec le profil
systématique de l’homme politique français, qui est un adversaire, ou estce dans votre nature ?
J.-M. T. – Je ne sais pas ce qu’est un homme politique. Je le sais
seulement à travers les gens qui parlent en fonction du système
dominant, qui répètent la logique du système pour imposer quelque
chose. Nous, nous essayons de convaincre, de convaincre que Kanaky
est notre pays. C’est la vérité fondamentale. Et que nous sommes les
héritiers de ce pays, que le patrimoine « indépendance » est celui de
notre peuple ; les Français, pour leur part, étant indépendants, ayant leur
propre patrimoine national, culturel et terrien. Le programme de
Mitterrand pour l’indépendance nationale me convainc qu’il doit aussi –
s’il est convaincu que la France doit garder son indépendance –
reconnaître que l’indépendance n’est pas pour nous un slogan ou une
revendication politicienne, mais une revendication simplement humaine.
Je ne me situe pas en tant que politicien ; je n’y ai aucun avantage. Je
perds du temps ; je suis en Europe depuis bientôt vingt jours, et pendant
ce temps l’herbe pousse dans mes champs, mes enfants ne peuvent pas
bénéficier de ma présence en tant que frère, en tant que père, en tant
qu’ami, et ça c’est le service que je donne à la revendication
d’indépendance de mon pays, c’est la disponibilité que chacun de nous,
indépendantistes, essayons d’avoir face à la revendication de liberté.
Mais cela ne nous donne pas de droits sur notre peuple, de droits pour
dire ce que notre peuple doit faire, s’il doit faire la guerre...
A. P. – Dans cet effort pour convaincre les Européens, et les cultures
occidentales en général, de la spécificité et de l’existence du peuple kanak,
il y a une difficulté essentielle : la société kanak n'est-elle pas fondée sur
des bases radicalement différentes?
J.-M. T. – Ce n’est pas spécifique aux Kanaks ; j’ai entendu récemment
des Indiens d’Amérique réagir à mon discours en disant : « C’est pareil
chez nous. » Les Occidentaux sont un peu des victimes ; ils sont
colonisés par cette philosophie judéo-chrétienne, qui est arrivée à leur
inculquer que l’homme est âme et corps, et qu’il est individu. C’est un
mythe comme un autre, mais c’est un mythe qui est dangereux,
dangereux pour la planète. Le calvinisme a été étudié dans ses rapports
avec le capitalisme ; réussir sur terre, c’est le signe que l’on est sauvé,
mais sauvé individuellement. Et donc, c’est une valeur d’être riche, c’est
une valeur d’épargner, de réussir matériellement. Et cette prise en
considération de la réussite matérielle comme valeur suprême amène en
définitive à ce que l’on voit aujourd’hui en Europe ; il y a de la richesse,
il y a une espèce d’opulence, quand on voit tous ces magasins, mais il y a
aussi treize millions de chômeurs. C’est produit par la conception de
l’homme qui veut que l’on doive réussir matériellement,
individuellement. Et c'est cette conception de l’homme qui a fait la
colonisation, qui a fait se propager la christianisation, qui a fait les
croisades, qui a fait l’aliénation des terres ; c’est également elle qui
exploite aujourd’hui le tiers-monde et développe la militarisation pour la
supériorité de telle nation, toujours conçue à partir de la réussite
individuelle.
Cela conduit, on y assiste aujourd’hui, au fait que Reagan boycotte
économiquement le Nicaragua ; tout ça, cet impérialisme, lié au fait que
pour réussir, s'il y a quelqu’un sur ma route, je dois, sinon l’éliminer, du
moins le mettre dans l’ombre pour que mon étoile soit la seule à briller
dans le ciel. Cette conception très dangereuse est liée à la philosophie
judéo-chrétienne. Ce n’est pas, je pense, la conception originelle des
Gaulois, des druides. Chez nous, c’est l’autre système ; on doit
considérer l’univers, et la terre avant tout, comme la mère, comme le lieu
spatial, sociologique, psychologique et éternel, où l’homme existe à
travers ceux qui sont morts, à travers ceux qui vivent aujourd’hui, et à
travers ceux qui viendront.
A. P. – Il y a là une différence colossale, d’autant plus difficile à
comprendre pour les Européens ; les Européens ont voulu, à partir d’un
certain moment non seulement apprivoiser la nature mais la dominer et
la réduire en esclavage...
J.-M. T. – C’est un peu le drame que nous vivons aujourd’hui. Quel sens
on donne à l’homme ? Si on dit : « c’est lui le chef », comme le dit la
Bible, il faut dominer le monde... c’est intéressant, mais dans la mesure
où on situe l’homme ailleurs que dans le monde, il doit faire la conquête
du cosmos, et pour cela il doit s’accaparer les moyens de faire cette
conquête. On en voit les résultats : les pillages, la destruction,
l’écrasement d’individus, et pour faire quoi ? Pour faire pareil ailleurs!
Heureusement qu’il n’y a personne sur la lune, ni belles terres à exploiter
et à coloniser ; cela nous renvoie à nous-mêmes. Cette conception
pourrait conduire les hommes, les individus, à penser la survie de la
planète ; à imaginer comment les hommes pourraient s’intègrer dans cet
univers, comment faire pour que la Terre soit une mère pour les
hommes, et qu’il y ait toujours cette dynamique relationnelle, parce que
tout est vivant. Alors que l'autre conception, qui est arrogante par rapport
à l’univers et à la Terre, fait de l’homme le superchef, technicien,
technocrate, arriviste, capitaliste, orgueilleux, qui doit tout réduire à sa
puissance. Et la conséquence, c’est l’exploitation du monde et des
hommes, et en fin de parcours, c’est peut-être détruire. Les rapports de
force militaires aujourd’hui, les discussions entre puissants sur la guerre
des étoiles, sur un risque de conflagration atomique sont sécrétées par
cette conception de l’homme qui induit la lutte pour la puissance
absolue.
C’est un peu la révolte de Lucifer. Regardez, dans la Seine il n’y a plus
de poissons. J’ai appris avant-hier que dans le Rhin, au siècle dernier, il
y avait tellement de saumons qu’il était interdit aux gens qui avaient du
personnel de leur donner à manger du saumon plus de cinq fois par
semaine! Aujourd’hui, c’est une eau dans laquelle personne ne voudrait
se baigner. Mais plus inquiétant que cette mort des eaux du Rhin et de la
Seine, c’est le risque pour la vie. Un quart des arbres en Allemagne sont
en train de mourir, le platane est menacé de disparition aux États-Unis.
Je pense que la conception conduisant à une conquête de puissance qui
écrase doit être révisée si on veut sauver la planète et les hommes.
21. Kanaky, la France et la défense*
Jean-Marie Tjibaou développe ici les idées du FLNKS en matière de défense
dans la perspective de l’indépendance. En août 1985, la question s'avère
d'autant plus d'actualité que le gouvernement, tout en préparant la mise en
place de Régions gérées par les indépendantistes, envisage l'installation d'une
base militaire en Nouvelle-Calédonie. Dans un contexte où domine encore la
bipolarité est-ouest, le président du FLNKS reprend à son compte plusieurs des
positions politiques des pays du Pacifique Sud vis-à-vis de la France, un mois
seulement après l'attentat contre le bateau de Greenpeace, le Rainbow Warrior.
— M. le Président, quelques questions pour le Journal des
Objecteurs. Tout d’abord en ce qui concerne la défense. Quel type de
défense pour une Kanaky indépendante et socialiste ? Contre qui, avec
quels moyens, avec ou sans l’aide de la France ? La Kanaky fera-t-elle
partie d’un pacte régional dans le Pacifique Sud ?
J.-M. TJIBAOU – Je pense qu’il faut commencer par la dernière question.
Notre souhait est d’envisager la défense à part, d’abord avec les autres
pays de la région et après avec les autres pays du Forum du Pacifique
Sud. Nous n’avons pas d’ennemis. Nous n’avons pas non plus de projet
d’agression envers qui que ce soit. Par contre, nous pensons ne pouvoir
être utilisés géographiquement que comme porteurs de la défense
d’autres pays contre notre gré, et cette utilisation nous n’en voulons pas.
Jamais, au cours de notre histoire, on n'a posé le problème en terme
national. Dès la répartition du Territoire avec une certaine autonomie des
Régions, chacun a essayé d’assumer sa région. La question nationale est
un concept nouveau, né en même temps que Kanaky, donc c’est une
responsabilité nouvelle à laquelle il faudra faire face.
Assurer notre indépendance, c’est assurer un système, trouver un
équilibre entre les relations, les accords, les alliances que l’on passe avec
les pays environnants et aussi avec les grandes puissances. Si on n’a pas
les moyens d’assurer notre indépendance au niveau de la défense
militaire, c’est à nous de trouver, d’imaginer les rapports de force que
* Entretien accordé au Journal des Objecteurs à Wagap (Nouvelle-Calédonie), le
17 août 1985. Ce texte a été publié dans le n° 35 (septembre 1985) de l'organe
du Mouvement des Objecteurs de Conscience.
20. Kanaky, la France et la défense
l’on peut utiliser pour assurer une certaine indépendance. Le principe,
nous l’avons toujours dit, est que nous ne souhaitons pas revoir des bases
militaires sur notre territoire [allusion à la présence militaire américaine
pendant la seconde guerre mondiale]. Si on passe un contrat d’assistance
pour la mine avec un pays, la pêche avec un autre, pour les voitures avec
un autre, et financièrement avec telle banque dans le monde, etc., pour la
défense nous ne ferons appel à l’assistance qu’en cas d’agression.
— Quelle position adopterez-vous en ce qui concerne les armements
nucléaires ?
J.-M. T. – Pour nous, la position est sans ambiguïté : pas question
d’armes nucléaires en Kanaky. Nous pensons que c’est une menace qui
est le fait des super-puissances qui ont les moyens de se payer ce genre
d’armes pour détruire. Les menaces sur la vie de la planète, sur la vie des
hommes, nous refusons de les avoir chez nous. Nous préférons que la
bombe atomique, s’ils la veulent, ils la mettent dans la Beauce ou dans
les Cévennes.
— Exception faite de la Seconde Guerre mondiale, il n’y a jamais eu
de base stratégique importante en Nouvelle-Calédonie. Or,
paradoxalement, c’est d’un gouvernement qui s’engage dans un
processus vers une certaine indépendance qu’un projet de base
stratégique provient. Comment voyez-vous ce projet et comment la
cohabitation future avec un État indépendant se fera-t-elle ?
J.-M. T. – Le fait qu’il y ait des Français socialistes au gouvernement ne
change rien à la politique étrangère de la France. La France se regarde
elle-même, et, à travers elle-même, elle regarde le monde. A partir de là,
il est difficile que la France admette une certaine autonomie, que les gens
autres puissent se prévaloir d’exister par eux-mêmes. Le fait de prévoir
une base stratégique en Nouvelle-Calédonie, et je pense que les gens de
droite sont d’accord avec ça, ne change pas la politique étrangère, ce qui
est malheureux de la part d’un gouvernement socialiste. Maintenant, je
ne sais pas quel est le sens de cette déclaration. Si c’est une déclaration
politique dans un contexte politique difficile, rejoint-elle un projet précis
dans le cadre de la stratégie mondialiste de la France, ou est-elle une
mise en garde contre le FLNKS, et une assurance donnée aux antiindépendantistes par rapport aux échéances de 1986 pour qu’ils pensent :
soyez d’accord avec le gouvernement, le gouvernement vous protège et
il vous protégera ? Je ne sais pas quel est le sens. Cela me paraît
tellement gros, étant donné l’expérience algérienne, que juste à la veille
de ce vote d’autodétermination, on parle de ce problème, quand on sait
20. Kanaky, la France et la défense
ce que sont devenus les Accords d’Évian. On ne sait pas quels sont les
objectifs essentiels de ce projet, on se demande si cela arrivera au bout.
— Depuis six mois, les forces de l’« ordre » se sont considérablement
gonflées sur le Territoire, pour passer à six mille hommes, dont de
nombreux militaires. Cependant, l’état d'urgence a donné lieu à bien des
débordements, notamment le pique-nique de Thio et les ratonnades du 8
mai142. A quoi sert concrètement l’armée française en NouvelleCalédonie ?
J.-M. T. – Je pense que ça sert à dépenser l’argent des Français, et à
payer des vacances aux gendarmes. On ne saura jamais le coût de cette
opération, mais elle aura coûté plus cher que le financement de la
Région. Si cet argent avait été investi dans le développement, on serait
très, très engagé pour la construction de l’indépendance. Le projet de
base militaire est du même ordre : rassurer les uns et les autres.
De toute façon, on ne se fait plus d’illusions, avec les événements que
nous avons subis, et nous leur avons demandé de mettre un peu le holà.
Il nous a été répondu que la séparation des pouvoirs fait que les
gendarmes sont au service de l’ordre judiciaire, relevant de la
compétence du procureur. Alors, c’est le procureur qui donne les
mandats d’arrêt pour entrer dans les tribus. Nous l’avons interpellé pour
qu’il arrête de lancer des mandats d’arrêt, et qu’il cesse d’intervenir dans
les tribus avant les élections. C’est une stratégie appliquée par le
procureur général, dans la perspective anti-élections de l’opposition, afin
de nous priver d’électeurs.
— Lors du dernier congrès du FLNKS, le mot d’ordre d’insoumission
au service national français a été réaffirmé. Qu’en est-il de la situation
des jeunes appelés kanak ? Y a-t-il des insoumis, et y a-t-il répression de
la part de l’administration ?
J.-M. T. – En ce qui concerne le mot d’ordre, il a été appliqué
différemment selon les endroits. Beaucoup de jeunes essaient de s’enfuir,
ils refusent d’aller au service militaire. Beaucoup de jeunes gens se
retrouvent aujourd’hui avec un mandat d’arrêt pour désertion. La vie
d’un de ces jeunes gens est intenable ; parfois il est à Nouméa, parfois en
tribu, parfois dans la montagne. Beaucoup se retrouvent dans une
situation illégale. Comme il n’y a pas d’avis de recherche avec photos,
ils voyagent souvent au nez et à la barbe des gendarmes. Le problème,
142.
Allusion à des provocations et des exactions commises contre des Kanaks
par des anti-indépendantistes durant la période la plus tendue des événements
(novembre 1984-mai 1985) (NDE).
20. Kanaky, la France et la défense
c’est que les familles sont régulièrement visitées par les gendarmes afin
qu’elles livrent leurs enfants quand ils ne se sont pas présentés au service
militaire. Il y a un autre problème, c’est que l’on n'est pas assez au
courant des systèmes juridiques de défense. Les familles finissent par
céder aux pressions des gendarmes, sous la menace d’être visitées de
jour et de nuit, de subir des interventions constantes. Il y a des familles
qui font pression sur leurs enfants, pour éviter que les gendarmes
rentrent chez eux et cassent la vaisselle, cassent tout...
— Aimeriez-vous avoir le soutien des groupes antimilitaristes de
métropole ?
J.-M. T. – On ne sait pas, on ne connaît pas les structures juridiques qui
nous permettraient d’organiser la défense des gens. Même pas la
défense, mais qu’il y ait au moins une prise en charge des jeunes qui
refusent le service militaire. Qu’est-ce qu’il faut faire pour éviter d’être
poursuivi ?
— Y a-t-il des objecteurs de conscience en Nouvelle-Calédonie ?
J.-M. T. – Les objecteurs... on ne sait pas bien ce que c’est.
— Dans la future Kanaky indépendante, y aura-t-il un service
national obligatoire ? A qui sera-t-il imposé et sous quelle forme ?
J.-M. T. – Le service national obligatoire, on a commencé à en parler ;
mais pas un service militaire, un service pour le développement.
Obligation de donner un ou deux ans au service du développement. C’est
un peu en référence au système tribal, où les jeunes sont affectés aux
travaux qui demandent le plus de force, c’est-à-dire les travaux des
champs : débroussaillage, préparation du champ d’ignames, irrigation,
etc. Je crois qu’il faut repenser le système dans le cadre des perspectives
de développement qui sont les nôtres. Par exemple, que les outils de
production soient collectifs, ou sur une base familiale, pour éviter que les
gens s’endettent avec la mise en place de petites infrastructures ; c’est là
qu’interviendrait cette « milice » pour le développement. Ce sera
obligatoire, il ne sera pas permis d’objecter... (rires).
— La stratégie de lutte des indépendantistes correspond-elle à un
choix déterminé entre une stratégie de violence et une stratégie utilisant
plutôt des moyens non violents ? Quelle est l’importance des différends,
qui, au sein du FLNKS, poussent dans l’un ou l’autre sens ?
J.-M. T. – Je ne pourrais pas donner de pourcentages ; je pense que ça se
situe plutôt en tranches d’âge. C’est un problème de générations. Il y a
des anciens qui parlent, qui essaient de faire avancer le dialogue. Et puis
20. Kanaky, la France et la défense
il y a les jeunes qui s’impatientent parce qu’ils ont l’impression, et pas
seulement l’impression, qu’à force de parler, beaucoup d’anciens et de
vieux se font rouler par certains colons, qui font des espèces de coutumes
pour se remettre d’accord avec nos gens et continuer d’exploiter
tranquillement leur patrimoine et la population.
En ce qui concerne la violence, je pense qu’il n’y a pas dans notre peuple
de tradition de violence gratuite, au sens de la violence faite pour tuer,
pour détruire. Ça existe, mais c’est tout de suite lié au fait que nous
sommes un tout petit pays et un tout petit peuple. Les gens vivent d’une
manière assez autonome dans les Régions, et ils empruntent des
itinéraires connus. C’est quand on s’écarte de ces itinéraires que l’on
risque la mort. Après, on rentre dans l’inconnu, et c’est l’inconnu qui est
la menace, aussi bien pour celui qui est initié que pour celui qui ne l’est
pas. Il n’y a pas de choix délibéré de la violence143. Pour nous, la
violence, c’est le fait colonial qui s’est installé, qui a aliéné les terres, qui
a aliéné la liberté, qui a aliéné aussi la parole, notre parole à nous, dans
le sens de pouvoir, de décider. C’est ça la violence dans l’existence, et
cette violence est devenue institutionnelle. Nous essayons de nous libérer
de cette violence.
— De quelle manière pensez-vous agir après l’indépendance, contre le
surarmement de la population caldoche ?
J.-M. T. – Je l’ai déjà dit à M. Pisani : « Si vous voulez que les gens
discutent, enlevez tous les fusils, les fusils de tout le monde. »
Seulement, le problème, c’est que le gouvernement ne maîtrise pas la
question des stocks d’armes. On n’a pas encore discuté de cela, de ce
qu’il faut faire de ces fusils.
— Pour en terminer, qu’attendez-vous du soutien des paysans du
Larzac ? Pensez-vous, comme eux, qu’il existe des points communs entre
la lutte du peuple kanak et celle qu’ils ont menée pendant dix ans contre
l’armée française et le pouvoir central ?
J.-M. T. – Nous avons comme point commun la lutte pour la liberté liée
à la terre ; nous sommes, comme eux, des paysans, et nous comprenons
bien leur lutte, liée à l’occupation de la terre, d’abord comme possibilité
de survivre, de vivre. Et puis, aussi, le fait que c’est la bataille d’une
minorité contre la majorité culturelle. On est d’abord des paysans, on
travaille la terre. On ressent la même chose quand les militaires prennent
143.
Jean-Marie Tjibaou fait ici allusion au fait que dans la société kanak
traditionnelle, la violence éclatait lorsque l'on sortait des sentiers coutumiers
bâtis et entretenus par des alliances matrimoniales et politiques (NDE).
20. Kanaky, la France et la défense
nos propres terres, quand on subit leur répression. Je pense que les gens
du Larzac ressentent le combat qu’on peut mener ici comme nousmêmes.
Le soutien du Larzac est pour nous très important, sentimentalement et
politiquement. C’est un bon exemple pour nous parce que la lutte les a
soudés encore plus et que finalement ils ont obtenu gain de cause en
réveillant la conscience de la majorité.
IV. - RESISTER
(mars 1986 - juin 1988)
Dans les derniers mois de l'année 1985 et jusqu'en mars 1986, la
Nouvelle-Calédonie, apaisée, se remet au travail dans le nouveau cadre
régional prévu par le plan Fabius-Pisani. Les indépendantistes kanak se
lancent avec enthousiasme dans la gestion, cherchant à intéresser tous les
Calédoniens à leurs projets économiques afin de rendre crédible la
construction de l'indépendance. Mais cette embellie sera de courte durée,
tant la Nouvelle-Calédonie reste sensible aux turbulences politiques de la
France métropolitaine. Jacques Chirac, nouveau Premier ministre
soutenu par la majorité parlementaire (RPR-UDF) issue des dernières
élections législatives, décide de jeter à bas le fragile édifice imaginé par
ses prédécesseurs. Faisant sien l'esprit de revanche de la droite
calédonienne la plus ultra, il s'emploie, avec l'aide de ses ministres
(Bernard Pons, DOM-TOM et Charles Pasqua, Intérieur) à exclure le
FLNKS de la vie politique de Nouvelle-Calédonie. L'armée, dont les
effectifs sur le Territoire ne cessent de s'accroître, est chargée d'intimider
les populations kanak par des manoeuvres de « nomadisation », les
budgets des Régions administrées par le FLNKS sont supprimés et un
nouveau statut niant le fait colonial est préparé par Bernard Pons. Cet
engagement délibéré et à contre-temps d'une épreuve de force avec les
indépendantistes ouvre pour ces derniers une sombre période, qui se
terminera par l'assaut de la grotte d'Ouvéa, le 5 mai 1988.
Dans l'adversité, Jean-Marie Tjibaou ne fléchit pas et interpelle les
opinions internationale et française quant aux graves dangers qui
menacent son peuple. Il fait entendre une parole à la fois digne et
désespérée, en écho à la répression et à l'injustice qui s'abat sur les siens
(recolonisation des terres, acquittement des auteurs du massacre de
Hienghène, bavures policières à répétition, etc.) et pressent les drames
que cette situation inique annonce. Même au fond du gouffre, le leader
indépendantiste nourrit toujours l'espoir d'un dialogue avec ses
adversaires.
22. Être kanak*
La question de la communication entre les êtres ouvre cette discussion.
Comme Marguerite Duras, Jean-Marie Tjibaou se montre soucieux de déceler,
au-delà des apparences et des discours stéréotypés, la « vérité » de ses
interlocuteurs. Pour lui, en Nouvelle-Calédonie, surmonter les obstacles
historiques et politiques entre les communautés immigrées et les Kanaks reste
un préalable à toute compréhension mutuelle. Cette exigence est dans le
moment d'autant plus forte que le nouveau ministre des DOM-TOM, Bernard
Pons, vient de remettre en cause les derniers acquis de la lutte indépendantiste,
n'hésitant pas à refuser au peuple indigène de Nouvelle-Calédonie toute
légitimité spécifique. Les Kanaks sont ainsi à nouveau niés dans leur identité
politique et culturelle. Jean-Marie Tjibaou réagit ici par un rappel de l'histoire
de la colonisation et par une méditation plus générale sur la difficulté des nonOccidentaux à faire valoir leur autonomie de pensée.
Marguerite DURAS – Dites-moi… vous avez un magnifique
costume… Vous êtes très beau, très chic…
J.-M. TJIBAOU – Il faut se déguiser quand on est en ville.
M. D. – On ne se connaît pas.
J.-M. T. – On se connaît.
M. D. – Mais on ne s’était pas vus.
J.-M. T. – C’est ça. Maintenant, c’est fait.
M. D. – Vous croyez aux gens ?
J.-M. T. – Parce que je viens de communautés restreintes, je crois aux
gens et je crois que les choses vont toujours s’arranger. Dans mon
village, on est une centaine de personnes, il y a une route qui longe la
rivière et on est obligé de passer par cette route et de se rencontrer, pour
aller aux champs, au village. Les gens se sourient toujours pour se saluer.
Même si on a eu des histoires, on se sourit. Les problèmes restent en état
et on attend un événement, une mort, une naissance, un mariage pour
* Entretien avec Marguerite Duras à Paris, le 15 mai 1986, paru dans L'Autre
Journal, n°13.
21. Être kanak
trouver une occasion de régler nos problèmes. C’est pour cette raison
que je fais confiance aux gens. Je crois que les gens peuvent être
sincères.
M. D. – Dans tous les cas ?
J.-M. T. – Je pense que lorsque les gens s’engagent sur des problèmes et
des intérêts du moment, leur sincérité, parfois, est perdue, mais qu’ils
peuvent être sincères aussi quelquefois. Je reconnais les gens, d’une
manière un peu animale, comme les enfants qui ont peur de certains et
pas des autres. Il y a des gens en qui j’ai confiance et puis il y en a que je
ne vois pas, qui ont beaucoup de carapaces.
M. D. – C’est vrai que certains on n’arrive pas à les voir.
J.-M. T. – Il y a des gens qui se sauvent toujours. Au moment où on croit
qu’on va se rencontrer, ils sont toujours en fuite.
M. D. – Avec ces gens-là, est-ce que vous arrivez à traverser les
carapaces, à leur parler de la Nouvelle-Calédonie ?
J.-M. T. – J’ai la chance de ne pas connaître le discours… comment
dire… je dirais préfabriqué, « entendu », organisé. Je parle comme les
idées me viennent. Je pense qu’il peut arriver que les gens qui ont une
carapace, un discours bien organisé, comprennent aussi ce qu’on leur dit.
Et qu’il leur arrive d’être désarçonnés, touchés, comme devant une
peinture ou une poésie. Mais qu’ensuite ils oublient, ils ne savent plus ce
qui les a frappés. On ne progresse pas avec ces gens-là. Dans la
discussion avec M. Pons…
M. D. – Qu’est-ce qu’il fait de la Nouvelle-Calédonie, Pons ?
J.-M. T. – N’importe quoi.
M. D. – Il est quoi ? Il est ministre des DOM-TOM ?
J.-M. T. – Oui. C’est lui qui est en train de tout changer, de tout foutre en
l’air. Mais je ne sais pas s’il est libre. C’est le genre de personne
insaisissable. Je regarde ses yeux, mais je ne vois pas ses yeux. Il a un
beau regard sur les photos et les images à la télé, je pensais que j’allais le
reconnaître, mais dans la réalité, peut-être que c’est le fait de l’ombre du
bureau… (rires) . Il est dans l’ombre, il se sauve. Je comprend aussi que
ça doit être difficile pour lui. Il doit tenir compte des gens qui ont promis
de tout balayer après le 16 mars [date des élections législatives de 1986]
et puis en même temps il doit tenir compte de nous quand même. C’est
dramatique de ne pas tenir compte de nous, de nous effacer, de nous
21. Être kanak
envoyer l’armée. Il est en train de changer les choses, c’est ce qu’il a
annoncé à Nouméa, de changer le cadre proposé par Pisani. Dans sa
conférence de presse, il dira jusqu’où il va, s’il change le statut Fabius et
s’il change les compétences. Il avait parlé de garder les Régions, mais
d’enlever les compétences et de les remettre au Haut-commissaire
[représentant de l'État dans les TOM]. Je lui ai posé la question :
« Voulez-vous qu’on reste à ne rien faire ? »
M. D. – Il a très peur.
J.-M. T. – Je pense qu’il a peur de lui-même. Avant les élections, ce
monsieur-là, il parlait un peu en son nom, aujourd’hui, je ne sais plus au
nom de qui il parle. Il a une carapace et puis il parle dessous. Un jour, il
dit ça. Et puis un jour, il dit autre chose. Pour le fond du discours, c’est
quand même malheureux mais il n’est pas sorti des schémas
traditionnels ; les Kanaks, oui.
M. D. – Vous parlez des schémas capitalistes?
J.-M. T. – Impérialistes. Nous devons nous estimer heureux d’être
français. Nous devons rendre grâce à M. Pons de ne pas entrer dans nos
illusions à nous, c’est-à-dire de ne pas nous écouter et de refuser notre
revendication de liberté. Vouloir être nous-mêmes, pour lui, c’est notre
illusion à nous et c’est le trahir.
M. D. – Parce que vous, vous n’avez pas de « vous-mêmes » à ses
yeux.
J.-M. T. – Non. On a eu une bonne discussion. Mais son discours, je ne
sais pas si c’est le sien, si c’est celui de son cœur et de son ventre, ou s’il
répète les slogans que lance M. Lafleur. Parce que les « locaux » — les
Blancs de là-bas, les M. Lafleur et les autres — ils sont bien ficelés dans
cette idéologie-là, ils sont prisonniers de ce carcan. Je lui ai dit : « M.
Pons, si vous remettez en cause le statut de notre revendication, ce n’est
pas seulement une question de jeu institutionnel, c’est aussi le mépris
que vous affichez à notre égard. » Il dit : « On était bien entre Kanaks et
Blancs. On a toujours vécu avec les Kanaks, on est allés à la tribu… »
Croire que les Blancs ont vécu avec les Kanaks, ça relève du fantasme…
(silence). Selon Pons et ses amis, il a fallu que des idéologues, des
marxistes, des communistes, arrivent pour changer la tête des gens, pour
leur donner des mauvaises idées de Blancs, des idées de révolution et de
liberté. Ils considèrent que nous sommes inexistants. En conséquence,
nous n’avons pas de revendications propres, nous ne faisons que
raisonner à partir du discours sorbonnard ou gauchiste français. Alors on
21. Être kanak
a eu cette discussion. Nous avons dit à Pons : « Vous nous traitez
d’idéologues, mais c’est à partir de votre idéologie que vous le dites.
Pourquoi ne serions-nous pas capables de penser ? Vous ne donnez le
droit d’exister qu’à ceux qui pensent le monde à partir de votre cadre de
pensée, à partir de la supériorité technique, à partir du fait que l’Europe
est allée dans le monde pour le conquérir avec des fusils et des bateaux
et tout ça, et qu’à partir de cette puissance vous dites que c’est vous qui
avez raison, et que ce qui sort de votre bouche c’est la vérité, que nous,
nous devons accepter et considérer cela comme quelque chose de
formidable. Donc, quand nous revendiquons, nous sommes à
excommunier, parce que nous disons des choses qui sont le négatif de ce
qui devrait être le vrai. Le vrai, c’est vous qui l’avez. Nous, on est à
l’envers, peut-être parce que nous sommes au-dessous de la terre, aux
antipodes » (rires). On s’est fâchés…
M. D. – D’où vient cette colonie ? Des bagnes ?
J.-M. T. – Des bagnes, des colonies de peuplement agricole, dont les
colons Feillet144, quelques très rares familles de communards145.
M. D. – Le projet du nouveau gouvernement serait donc de ne pas
défaire le statut Pisani, mais de vous priver de tout pouvoir à l’intérieur
des Régions?
J.-M. T. – C’est ce que je veux dénoncer. On le vérifie en ce moment.
Ici, on parle de chasse aux sorcières, en Nouvelle-Calédonie, on parle de
charrettes. On a un pouvoir, on l’a toujours, mais Pons est en train de le
vider de sa substance, encore une fois, comme avec la loi Jacquinot146
qui a remis en cause la loi Defferre en 1963. La loi Defferre, la Loicadre, la seule qui donnait la voie de l’autonomie en préparant les
conditions d’une éventuelle indépendance pour les colonies, qui
devenaient des Territoires d'Outre-Mer dans la loi Defferre. On ne parlait
pas de majorité à ce moment-là, mais par contre aujourd’hui, ils
144
Le gouverneur Feillet, à la fin du XIXe siècle, installa en NouvelleCalédonie quelque cinq cents familles de colons français pour développer la
culture du café (NDE).
145 Sur l'histoire du peuplement européen de la Nouvelle-Calédonie, voir le
livre d'Isabelle Merle, Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie, 1853-1920,
Paris, Belin, 1995.
146. Au moment où la France décida d'intensifier l'exploitation du nickel et de
lancer un programme d'essais nucléaires dans le Pacifique, la loi Jacquinot
(1963) est revenue sur les dispositions de la Loi-cadre de 1956, qui accordait à
la Nouvelle-Calédonie une large autonomie (NDE).
21. Être kanak
l’invoquent beaucoup par rapport à nos revendications pour dire qu’elles
ne sont pas soutenables puisque nous sommes minoritaires.
M. D. – Numériquement, est-ce qu'elle existe, cette majorité?
J.-M. T. – Oui. Numériquement nous sommes minoritaires. Mais c’est
une minorisation organisée. Les Kanaks sont 60 000, les Caldoches
30 000, et puis il y a des Polynésiens, des Vietnamiens, des Chinois, des
métis qui ne forment pas une « ethnie » comme dit M. Pons, qui sont des
immigrés qui se positionnent avec les Blancs. Parce qu’ils ont peur de
perdre leur travail, parce qu’ils sont menacés directement. Vous savez, il
y a des pressions très dures de la droite sur ceux qui sont avec nous…
(silence).
M. D. – Qu’est-ce que vous allez raconter à Mitterrand ? Qu’est-ce
qu’il va vous dire ?
J.-M. T. – D’abord, je vais m’étonner de ce que Pons a dit à Nouméa.
Peut-être qu’il ne savait pas que nous allions rencontrer Mitterrand. Mais
ça m’inquiète qu’un ministre parle de son projet qui remet en cause le
statut Fabius en affirmant que Mitterrand est d’accord avec lui. C’est
inquiétant pour nous, cette phrase de Pons. On va aussi demander à
Mitterrand de mettre tout son poids dans la balance pour qu’on ne casse
pas l’outil qu’on a mis en place et qu’on est en train d’utiliser. Vous
savez, c’est un outil très important pour nous. Je pense que Pisani a été
assez astucieux pour donner à chaque antagoniste un peu de
responsabilité, pour qu’ils arrêtent de se battre, et qu’ils utilisent le
pouvoir de gestion qu’ils ont obtenu grâce au statut Fabius au niveau des
Régions. Nous, dans les trois Régions à majorité kanak, on est
majoritaires et on travaille.
M. D. – Vous avez les mines, vous autres?
J.-M. T. – Oui, mais les mines ne sont pas transférées. Ça fait partie des
compétences qui ont été reprises après la loi Jacquinot en 1963…
(silence). Nous avons mobilisé nos militants pour construire le pays,
mais définitivement, bâtir le pays en utilisant ce statut Fabius qui prévoit
la création de quatre Régions en Nouvelle-Calédonie. Il y a trois Régions
rurales et la grande Région de Nouméa. Dans celle-ci, les Européens sont
majoritaires, ce sont eux qui exercent le pouvoir. Par contre, dans les
Régions intérieures, c’est nous qui exerçons le pouvoir, nous travaillons
pour obtenir les terres. Sur les terres récupérées, nous essayons de lancer
le développement, de mobiliser les gens sur l’idée qu’il faut maintenant
mettre en place l’économie de Kanaky.
21. Être kanak
M. D. – Pour mettre les Blancs devant le fait accompli ? Faire comme
si c’était déjà à vous, parce que pour vous, c’est à vous?
J.-M. T. – C’est à nous. De plus, il n’y a jamais eu de projet pour le
développement de ces parties reculées du pays, on a toujours pensé en
fonction de la cité, de Nouméa. Et il y a des possibilités importantes sur
ces terres-là. Il y manque encore des infrastructures : il n’y a pas de
routes goudronnées, par exemple, il n’y a pas assez de réseaux routiers,
l’électrification est très insuffisante, la distribution de l’eau n’est pas
assez développée et pour les hommes et pour l’agriculture. Il y a de l’eau
mais il faudrait la stocker. C’est ce que nous sommes en train de faire,
faire des infrastructures portuaires, pour mieux organiser la pêche. Il
nous faut penser aussi au stockage et au conditionnement dans des
chambres froides.
M. D. – Il y a du bétail ?
J.-M. T. – Oui. Il y a aussi un projet de conserverie. Il y a des services
mis à notre disposition pour étudier la fiabilité des projets. C’est
nouveau, les gens se sentent concernés. Ils ont la possibilité, à partir de
leurs projets, de disposer d’un service qui rédige les textes et établisse le
budget. Il y a de l’argent. Jusqu’à présent, les crédits étaient cachés, les
circuits financiers faisaient partie d’un circuit d’information que les
Blancs se réservaient, les Blancs qui ont le pouvoir, j’entends.
Maintenant, nous avons des caisses de dépôts et des agences bancaires
communales. Nous avons prévu dans nos budgets des subventions pour
aider tous ceux qui veulent innover, s’agrandir, faire des poulaillers, ou
des parcs à cochons, ou acheter un bateau de pêche. Nous faisons de la
publicité, nous expliquons. Nous apprenons aux gens de la Région qu’ils
ont un crédit de tant de subventions, qu’ils peuvent l’utiliser. Nous leur
demandons qui est responsable du projet, qui va y travailler, afin de faire
étudier le marché pour savoir si le projet peut nourrir une famille. Les
Européens ne préviennent pas les gens quand il y a des subventions. En
fin de compte, les gens sont contents de notre manière de travailler parce
qu’elle est ouverte. Nous n’avons pas d’intérêts à protéger. Maintenant,
même les Européens qui sont chez nous se montrent intéressés par la
Région. Je pense que ceux qui sont contre nous ont surtout peur de ce
danger qui est précisément ce mouvement, parce que nous disons : il faut
construire l’économie de Kanaky.
M. D. – Mais vous ne disposez pas de la majorité des terres, elles sont
attribuées aux Blancs?
21. Être kanak
J.-M. T. – Sur ces terres-là, nous grattons (rires). Sur les terres
récupérées, dont nous ne sommes pas propriétaires, nous travaillons…
(silence). Dans la mesure où la Région réunit des gens [des Kanaks et
des Caldoches] qui ne sont pas d’accord entre eux, mais qui sont unis par
le travail, c’est une chance pour l’avenir de notre pays. Les gens qui sont
là se regroupent à partir de la construction définitive de notre pays pour
qu’il soit plus autonome, plus riche, qu’il y ait du bien-être pour tout le
monde.
M. D. – Ce que vous dites là, c’est vraiment démarré ?
J.-M. T. – Oui. Je dirais qu’à partir du moment où on a pris en compte au
niveau du budget les projets d’un peu tout le monde, même les Blancs
qui étaient contre nous sont maintenant d’accord pour participer à cette
construction. Ça n’a pas fait plaisir à M. Lafleur quand on a fait voter
notre budget dans la Région Nord. Nous sommes neuf conseillers, il y a
trois RPCR. Parmi ces trois, deux ont voté pour notre budget et le
troisième s’est abstenu. C’est un indice très important. Le danger pour
Lafleur, c’est que la Région casse le réseau dont il tire les ficelles à partir
de Nouméa. La région se mobilise sur sa construction, sur son
autonomie. Je dis clairement qu’il faut arriver à dégager une certaine
identité de la Région, que les gens soient fiers de la Région.
M. D. – Ils doivent considérer ça comme la plus grande perfidie, les
Blancs (rires)?
J.-M. T. – On va réussir, si ça continue comme ça, le vote sur
l’autodétermination. C’est pas bon pour le RPCR.
M. D. – Vous vous souvenez de l’idée d’un référendum en France?
J.-M. T. – De Gaulle avait fait ça pour l’Algérie. Il avait d’abord
consulté les Français d’ici, puis les Algériens avec les Français
d’Algérie. A la limite, au référendum, nous demanderions que soit posée
aux Français la question « voulez-vous devenir Kanaks ? » et aux
Kanaks la question « voulez-vous devenir Français ? » (rires). Et puis on
fait l’addition des réponses positives (rires). Dans l’expérience régionale
l’idée d’indépendance s’est imposée, l’idée que les Kanaks peuvent gérer
le pays mieux que Nouméa, et le construire avec les Blancs.
M. D. – Je pensais que vous ne vouliez plus des Blancs, qu’ils
n’étaient plus capables de se plier à cette intelligence que vous aviez de la
situation?
21. Être kanak
J.-M. T. – La plupart des Blancs n’en sont pas capables. Ils ne croient
qu’à la force. Comme les petits Blancs en Algérie. Mais vous savez, il y
a des pauvres qui sont…
M. D. – Bêtes (rires).
J.-M. T. – Oui. Il y a des Caldoches qui sont virulents, bêtes et méchants.
Je ne sais pas ce qu’ils croient. Beaucoup ne connaissent pas la France.
On dit que nous sommes des terroristes, mais c’est eux qui pratiquent le
terrorisme (silence). On a un journal qui a été créé en février de cette
année, dans lequel on essaie d’être objectifs avec l’information. C’est Le
Journal de Nouvelle-Calédonie147. Il y a un autre journal, les Nouvelles
calédoniennes, c’est Le Figaro en plus mauvais. Ce journal-là avait toute
la publicité. Le Journal de Nouvelle-Calédonie commence seulement à
avoir de la publicité. Il faut aider ce journal parce qu’il a démocratisé
l’information, il l’a rendue plus saine. M. Lafleur a fait téléphoner pour
qu’on ne mette plus de publicité dans notre journal. Or, il sait que c’est
la pub qui fait vivre un journal (silence). Maintenant, la peur qu’ils
pourraient agiter, répandre, est celle-ci : les Kanaks vont nous foutre
dehors, ça va être la famine, la faillite. Mais l’expérience régionale
démontre le contraire. Ils ne peuvent plus faire peur aux gens avec ça.
Alors ils leur font peur d’une manière terroriste. Maintenant, ils ont peur
de la vérité, à savoir que nous démontrions notre capacité à gérer tout
seuls notre pays.
M. D. – Le Blanc dit qu’il est français, qu’il est en France, là-bas.
J.-M. T. – Oui, et le docteur Pons fait écho (rires).
M. D. – En même temps, il est contre le développement de son pays, il
préfère perdre le pays plutôt que de le voir fructifier à cause de vous, les
indépendantistes. Comment voulez-vous sortir de cette contradiction ?
J.-M. T. – Par les faits. On ne peut pas lutter contre les faits à coups de
slogans. Les faits sont là, et pour le petit peuple, s’il peut manger un peu
plus et un peu mieux… c’est ça le vrai discours… (rires).
M. D. – Il n’est pas malheureux, le petit peuple, quand même ?
147.
En février 1986, Jean-Paul Besset, aujourd'hui l'un des rédacteurs en chef
du Monde, lançait un quotidien pour briser le monopole de l'information en
Nouvelle-Calédonie. Cette initiative fut sans lendemain, car ce journal vit
rapidement les annonceurs publicitaires de Nouméa lui retirer leur soutien
(NDE).
21. Être kanak
J.-M. T. – Non, ça va, on ne meurt pas de faim chez nous. Il n’y a pas de
misère.
M. D. – Il y a un manque à vivre, à penser. C’est une autre misère.
J.-M. T. – C’est une désorganisation.
M. D. – C’est plus que ça (silence). Ils peuvent inonder la NouvelleCalédonie de tout ce qu’ils voudront, de tous les bienfaits, jamais ceux-ci
n’auront le sens de ceux que vous obtiendrez, vous les Kanaks, pour
vous-mêmes.
J.-M. T. – C’est ce que nous avons dit à M. Pons. Il fait repartir des paras
pour la Nouvelle-Calédonie. On parle d’un millier d’hommes pour la fin
du mois.
M. D. – Qu’est-ce que vous conseillez aux Français de gauche ?
J.-M. T. – De rester mobilisés sur le projet Pisani parce que nous, nous
demandons l’application intégrale de la loi Pisani.
M. D. – Qui a été votée par l’Assemblée...
J.-M. T. – Oui, le 29 septembre 1985. Il reste un an. Au plus tard en
décembre 1987 doit avoir lieu le vote sur l’autodétermination. Nous,
nous disons : il est inutile d’aller refaire le statut Fabius-Pisani, parce
qu’il y a un problème plus important, fondamental même, qui reste posé
qui est celui-ci : quel est le corps électoral qui doit se prononcer lors de
ce vote d’autodétermination? C’est là la discussion importante qu’il faut
engager aujourd’hui avec les Kanaks et les gens de Calédonie. Changer
maintenant le statut Fabius-Pisani, ce serait vider les Régions de leurs
compétences et provoquer de cette façon des dérapages que eux
voudraient provoquer pour ne pas intervenir (silence). Il faut rappeler le
cadre du statut Fabius-Pisani. Article 1 : Préparer le pays à
l’indépendance-association avec la France. Dans le cadre de ce
processus, il y a la création des quatre Régions. Au terme de deux ans,
on se prononce. Mais qui va voter ? C’est le problème. Est-ce le peuple
français ? Seulement les Kanaks ? Les Kanaks plus les descendants des
colons et des bagnards ? Les Kanaks plus tous les gens qui sont nés làbas ? La discussion sur le corps électoral n’a pas été faite parce que c’est
là qu’il y a opposition entre le gouvernement et nous. Cette opposition
demeure. Et c’est ça la discussion fondamentale qu’il faut engager dès
maintenant. Si Pons change la loi, il ne répond pas à la question que nous
posons. Pour nous, tant que notre question reste sans réponse, nous
refusons une autodétermination qui nous serait accordée à n’importe
quelles conditions.
21. Être kanak
M.D.
– Comment voulez-vous aller à l’autodétermination ?
J.-M. T. – Par la discussion. Pons dit que tous ceux qui sont inscrits
voteront. Nous disons : seul le peuple colonisé a le droit de voter parce
qu’il revendique l’indépendance, parce qu’il n’a pas d’autre patrie que
chez lui. Il a seul le droit de se prononcer sur l’acte de
l’autodétermination.
M. D. – Pour vous, quelle est la situation des Blancs ?
J.-M. T. – Les Blancs, c’est ce qui n’est pas kanak. Les descendants des
colons nés là-bas sont français, pas kanak. Les Kanaks, ce sont les
indigènes.
M. D. – Vous revenez à une notion raciale ?
J.-M. T. – Ce n’est pas une notion raciale.
M. D. – Les bagnards n’ont pas demandé à aller là-bas.
J.-M. T. – Ce n’est pas de ma faute non plus si on les y a mis.
M. D. – Ce n’est ni de leur faute ni de la vôtre. Alors ils n’ont qu’à
opter pour la citoyenneté kanak.
J.-M. T. – C’est leur problème.
M. D. – Mais ils peuvent le faire ?
J.-M. T. – Oui. Mais encore une fois, ce n’est pas notre problème. C’est
à partir de ce principe-là qu’il faudrait définir le fonctionnement du corps
électoral qui doit se prononcer pour l’acte d’autodétermination. Mais
cette discussion est intacte. Le gouvernement précédent avait peur de
l’affronter. Le nouveau gouvernement met en place un nouveau statut
qui va repousser l’échéance, mais même si on retarde cette échéance, on
ne pourra pas éviter de définir au préalable le corps électoral… (silence).
Selon le droit actuel, pour être électeur il suffit de résider trois mois en
Nouvelle-Calédonie. Aujourd’hui, il y a mille paras. On peut se retrouver
avec dix mille militaires de plus.
M. D. – Pourquoi des militaires ?
J.-M. T. – Pour mater les Kanaks. C’est de la provocation. Ils font de la
nomadisation. Ça ne vous rappelle rien ? C’était au Viêt-nam, c’était en
Algérie, ces quadrillages partout pour intimider la population…
(silence). La Calédonie, c’est un cas intéressant parce qu’on est obligé
d’aller jusqu’au fond des problèmes. C’est ce qui désoriente les gens du
gouvernement qui, eux, ne sont pas habitués à réfléchir sur le fond des
21. Être kanak
choses. Nous sommes obligés de discuter avec des mécanistes, des gens
qui jouent avec des systèmes. Une majorité arrive, elle crée un autre
système, Une majorité arrive qui crée un autre système. Aucune ne tient
compte des indigènes qui ne veulent plus subir un système qui leur est
imposé, qui veulent être maîtres de leur destin, c’est-à-dire mettre en
place un système avec les autres, si ces autres sont d’accord.
M. D. – Il faut dire à la jeunesse calédonienne blanche qu’elle a tout à
gagner à quitter le pays.
J.-M. T. – Ils ont envie de quitter le pays, à condition…
M. D. – …d’emmener la terre… (rires).
J.-M. T. – Non. A condition qu’il n’y ait plus de Kanaks. Certains ont
empoisonné l’eau des puits quand ils ont dû vendre leurs terres pour
qu’après on ne puisse plus refaire de la culture sur ces terres-là.
23. La stratégie de la non-violence*
Le gouvernement Chirac avait cru nécessaire d'organiser un référendum en
Nouvelle-Calédonie (le 13 septembre 1987), pensant par le jeu démocratique
électoral « un homme, une voix » rappeler que les anti-indépendantistes étaient
majoritaires sur le Territoire. Il s'agissait en retour de marginaliser le
mouvement nationaliste kanak. Celui-ci, en outre affronté à une présence
militaire sans précédent, riposte par des actions non violentes. Les
manifestations pacifistes seront durement réprimées, au point d'émouvoir
l'opinion française et internationale. Interrogé par le quotidien Le Matin sur
cette nouvelle stratégie du FLNKS, Jean-Marie Tjibaou souligne qu'elle découle
du rapport de forces du moment et soutient qu'aucun référendum ne pourra
contourner l'exigence indépendantiste.
— Les « Quinze jours pour Kanaky » se sont terminés aujourd’hui.
Êtes-vous satisfait de la mobilisation de vos militants ?
J.-M. T. – Moi je pense que tous les responsables peuvent faire un bilan
positif : celui de la mobilisation calme et profonde. Il y a eu, par
exemple, 183 grévistes de la faim. Nous avons provoqué un engagement
de l’ensemble du peuple : femmes, enfants, vieux et non pas seulement
des hommes mûrs, nécessaires aux actions violentes. C’est le début de
quelque chose de nouveau et qui va s’amplifiant.
— Quel a été l’apport de ces deux semaines pour la NouvelleCalédonie ?
J.-M. T. – Pour Kanaky, c’est une prise en charge plus existentielle de la
part de notre peuple de sa lutte de libération. Pour nos adversaires, je
pense qu’ils sont déroutés et qu’ils sont obligés de se rendre compte que
le FLNKS a des ressources insoupçonnées et qu’il est capable
d’imagination par rapport à sa lutte, ce que eux ne sont pas en mesure de
faire.
* Propos recueillis à Nouméa par Olivier Couhé, publiés dans Le Matin du 4
septembre 1987.
— Vous avez délibérément adopté « la lutte non violente ». Après les
actions de 1984/1985, qu’est-ce qui vous a amené à remplacer les
cailloux par des ballons?
J.-M. T. – La non-violence, pour nous, ce n’est pas une doctrine,
seulement une stratégie ponctuelle, adaptée à la conjoncture, et payante
pour nous. Pour combien de temps, je ne sais pas. La droite, depuis
toujours, s’organise pour la répression. Elle provoque pour qu’on lui
réponde, ce qui lui permet alors d’assommer, d’étouffer le mouvement.
Nous sommes plus intelligents, et nous engageons des actions pour
agrandir la prise de conscience de notre peuple, mais aussi faire partager
par l’opinion publique, nationale et internationale, la justice de notre
cause et obtenir leur soutien.
— Vous pensez que le pacifisme vous fera accéder à l’indépendance ?
J.-M. T. – Je n’aime pas le terme pacifisme, il est un peu émasculé.
L’objectif de la lutte est d’acquérir la souveraineté. Nous choisissons
cette stratégie de non-violence en ce moment, elle peut être payante
jusqu’à l’indépendance, mais elle est limitée dans le temps, en fonction
des événements que nous provoquons.
— Comment comptez-vous gérer cette non-violence après le
référendum ?
J.-M. T. – Je pense que le référendum est une étape importante, mais que
les choses seront encore plus importantes le lendemain, lorsque ceux qui
sont à l’initiative du référendum seront obligés de se rendre compte que
rien n’est réglé. Si le FLNKS continue tranquillement sa mobilisation
pacifique, il déstabilise la stratégie du gouvernement et l’oblige à nous
prendre en compte. Tant que le mouvement demeure, aucune solution ne
pourra tenir la route sans la prise en compte de notre revendication.
Combien de temps croyez-vous tenir cette ligne de conduite ? Ne
craignez-vous pas d’être débordé par une nouvelle génération plus
bouillonnante ?
J.-M. T. – Je ne sais pas. Il est évident que c’est une forme qui,
culturellement, correspond au respect de la vie, une coutume de notre
pays. Mais l’immensité des insultes et des provocations de la droite
pourraient y faire échec. Si les vieux ont subi davantage la colonisation,
les jeunes ne sont pas prêts à accepter les insultes permanentes.
24. Les Régions, les Kanaks et la lutte*
A la veille de la suppression du budget des trois Régions administrées par le
FLNKS, Jean-Marie Tjibaou, président de la Région Nord, évalue les acquis de
deux années d'expérience gestionnaire. Il esquisse de surcroît le programme
économique qui selon lui assurerait la réussite de l'indépendance. L'essor de
l'artisanat, de l'agriculture, de la pêche, etc., dans l'intérieur du Territoire
suppose que soit mis fin au monopole économique détenu par les entreprises
de Nouméa. La politique de Bernard Pons et du gouvernement s'opposera à
cette recherche de rééquilibrage qui, moins d'une année plus tard, reviendra
pourtant avec les Accords de Matignon au cœur du débat sur l'avenir de la
Nouvelle-Calédonie.
Au soir du 30 septembre 1985148, le FLNKS a pris démocratiquement le
contrôle des institutions régionales prévues par le plan Fabius-Pisani.
Deux ans plus tard, un bilan de nos activités dans les Régions s’impose
d’autant plus que le statut Pons envisage d’y mettre fin. En marge des
premiers constats chiffrés, il est important de tirer les leçons générales de
notre expérience de gestion. Compte tenu des objectifs du FLNKS
(autosuffisance et construction irréversible de Kanaky), nous avons
d’abord essayé de répondre aux nombreuses demandes de la population.
Globalement, sur le plan économique, il est vital de créer un réseau
d’entreprises artisanales. Dans l’immense espace non aménagé que les
Kanaks des régions Nord, Centre et Iles ont à gérer, l’absence d’artisans
en relation de proche en proche avec des entreprises plus importantes est
un frein terrible à tout développement. Pour pallier cette difficulté, la
construction d’une infrastructure routière et l’électrification complète de
la brousse s’imposent absolument. Pas de pêcheurs modernes, pas de
mécaniciens sans courant électrique, sans routes praticables par tous
temps! Le recours aux groupes électrogènes, qu’il faut envoyer pour
plusieurs mois en réparation à Nouméa, ne saurait suffire. La
* Hienghène, le 24 décembre 1987. Publié dans Kanaky n° 11 (décembre
1987/janvier 1988), pp. 4-6.
148 Election au suffrage universel des responsables de chacune des quatre
Régions définies par le nouveau découpage administratif de la NouvelleCalédonie (NDE).
23. Les Régions, les Kanaks et la lutte
modernisation des systèmes de communication est tout aussi essentielle
en matière d’éducation. Pour l’instant, nous espérons simplement mettre
en place de petites stations radios. Elles aideront bien sûr au
développement de notre pouvoir d’information. Elles doivent aussi
contribuer à l’essor des activités culturelles et pédagogiques.
Sur le plan scolaire, l’effort doit d’abord porter sur les enfants d’âge
maternel. Il faut former des maîtres qui les initient de bonne heure à la
fois à l’ouverture sur le monde et à la découverte de leur propre milieu,
naturel et humain. Face au monde industriel, technique, cela doit faire
partie pour le petit Kanak de l’acquisition de la confiance en soi.
D’autant qu’il ne faut pas qu’il croie que le savoir occidental moderne
est lié à l’apprentissage de la seule langue française. Les mathématiques
élémentaires, la théorie des ensembles par exemple, peuvent s’enseigner
à travers la langue maternelle, une langue kanak. Ensuite la maîtrise du
français n’est qu’un moyen d’accéder à tout ce qui fait la modernité, un
outil parmi d’autres qui n’implique pas qu’on banalise la culture kanak.
Dans ce domaine, les séquelles de la colonisation restent très lourdes et il
est difficile de s’en affranchir. On risque de ne plus se référer à sa propre
culture que de façon affective, sentimentale, sans y prendre quelque
chose de vital pour l’individu. L’école et les médias occidentaux
véhiculent l’idée que l’homme n’existe véritablement que s’il détient une
position économique forte, s’il possède une maison, un bateau, une
voiture. Avoir, avoir, avoir! Money, money! Certes, on y court
inéluctablement. Mais ne peut-on y courir en intégrant à ce mouvement
notre héritage culturel, sans que celui-ci, véritable richesse humaine,
apparaisse comme un moins-être, comme une difficulté supplémentaire à
exister pleinement en tant qu’homme moderne ?
Infrastructures, promotion des hommes. Grâce aux Régions, aux
compétences octroyées par le statut Pisani, nous avons pu faire une
expérience nouvelle et concrète de l’intérieur de notre pays. La Kanaky,
pour l’instant, présente toutes les caractéristiques d’un pays en voie de
développement. Il convient d’aborder les problèmes en tenant compte de
cette situation. Pays sous-développé, mais « à décoloniser », comme le
stipule la Charte des Nations Unies. Comment, en effet, envisager de
prendre notre destin économique en mains si, dans le contexte colonial,
toutes les décisions capitales nous échappent ? Or, Nouméa, petite
enclave développée, contrôle tous les pouvoirs financiers. La gestion des
Régions nous a confrontés à la mauvaise volonté et aux lenteurs de
Nouméa. Sous le gouvernement socialiste, les prises de décision
administratives traînaient les pieds mais finissaient par arriver.
Aujourd’hui, les suppressions de crédits remplacent purement et
simplement les retards.
23. Les Régions, les Kanaks et la lutte
Il faudrait que nos militants tirent les conséquences de cette expérience
et pensent ce problème essentiel : comment conquérir Nouméa ? A mon
avis, cette éventualité suppose ou bien une situation de calme dans
laquelle Nouméa joue franc-jeu, ou bien l’indépendance. Dans tous les
cas de figure, l’objectif doit être de faire de Nouméa l’outil d’un
développement de l’intérieur. A terme, la brousse pourrait offrir des
possibilités en infrastructures, en investissements, et inciter les gens à
s’installer. Petit à petit, l’économie du pays s’équilibrerait. Pour l’instant,
au contraire, Nouméa reste extérieure et même hostile aux efforts de
développement de la brousse. Dans ce contexte, nos Régions risquent de
s’essouffler, faute de débouchés. Pour résoudre le problème au fond, il
est donc bien évident qu’il nous faut le pouvoir.
La mise en place d’un véritable tissu économique dans les Régions
devrait s’appuyer sur des agences locales d’informations économiques
ou financières, faisant office de banques. Ces agences-relais, d’une part
faciliteraient l’investissement, d’autre part feraient connaître des
rudiments d’économie moderne à une population kanak de ce point de
vue sous-qualifiée.
Dans notre coutume, nous connaissons la portée exacte de chaque geste
pour ne pas faire d’impair. Il n’en va pas de même vis-à-vis des
institutions financières. Les Kanaks, aujourd’hui, ont certes recours aux
billets de banque dont la valeur dans l’échange est perçue, mais qui
circulent souvent sur le mode du troc : « Je te donne, tu me donnes ».
Gérer, c’est autre chose. Cela implique d’être bien informé du
fonctionnement du système de marché. Sur ce sujet, la meilleure école
reste encore la pratique. Les commerces, petites entreprises,
coopératives, ont, dans le cadre des Régions, fait l’expérience de la
gestion, de ses lois, de ses risques aussi. Tant et si bien que nous nous
apercevons que la prochaine étape de l’administration régionale serait la
mise en place de structures professionnelles unitaires. Une Chambre
d’Artisanat, un Syndicat des Pêcheurs, une Chambre de Commerce ou
des Mines, assureraient à leurs membres l’aide nécessaire en matière de
formation, d’information sur les affaires, les marchés, les problèmes.
Seules des institutions de ce type pourront garantir l’auto-prise en charge
de la production pour satisfaire les besoins de Kanaky. Comment, sinon,
faire décrocher les gens de l’assistanat, tel que l’administration
l’organise en distribuant de façon paternaliste les « bienfaits » de la
colonisation ?
Nous avons découvert la nécessité de ces structures d’incitation et
d’information à travers le travail dans les Régions. Un Syndicat des
Pêcheurs, un Syndicat d’Éleveurs kanak ont ainsi été montés. Il faut
maintenant apprendre aux gens à s’organiser, à gérer ces institutions
23. Les Régions, les Kanaks et la lutte
pour contrer, par exemple pour l’élevage, les effets néfastes de l’OCEF,
l’Office de Commercialisation et d’Entreposages Frigorifiques. Cet
organisme fait la pluie et le beau temps sur le Territoire, en achetant la
viande selon ses besoins sans assurer les éleveurs d’abattages réguliers.
En s’unissant, en maîtrisant leur production (nombre de têtes, qualité des
bêtes, etc.), les éleveurs pourront mieux s’insérer sur le marché et
imposer leurs exigences. Au-delà de ces efforts impulsés par les
Régions, force est de reconnaître que nous avons besoin, pour chaque
profession, de conseils, d’aides techniques et financières. J’en appelle au
passage aux gens, groupes, associations, qui veulent nous soutenir : nous
avons besoin de leur expérience, de leurs compétences, de leurs fonds,
pour réaliser Kanaky, concrètement, tout de suite.
Penser l’indépendance, c’est assurer à la fois la prise en charge
économique de Kanaky et la conquête d’institutions politiques. Le
monde kanak est, pour l’instant, en marge de l’économie. Les notions de
rentabilité de l’investissement, d’épargne, de croissance, n’ont pas
encore été intégrées, existentiellement, par la majorité des Kanaks. Or,
pour briser le carcan de la marginalité politique, il faut sortir de la
marginalité économique.
La gestion ponctuelle, et un peu à l’avenant, des barrages durant la
mobilisation, n’a rien à voir avec celle d’une coopérative qui exige,
pendant des mois, une présence quotidienne, un investissement
important en travail dans une perspective de croissance à long terme. Le
refus de cette réalité a conduit certains Kanaks et non-Kanaks à faire
parfois une critique amère des Régions. Mais, dans la perspective de
l’indépendance, il faut pourtant bien faire prendre conscience à la
population qu’il y a beaucoup de choses que chacun ne sait pas faire.
Pour dresser un barrage, évidemment, tout le monde pouvait scier un
cocotier et le transporter. De même, la fabrication des cases évoque les
oiseaux qui savent naturellement faire leur nid sans apprendre. En
revanche, réussir à s’insérer dans un système économique à grande
échelle nécessite une formation technique et théorique et tout un savoirfaire. C’est une mobilisation dans la durée qui implique un autre rapport
au temps qu’on n’acquiert pas automatiquement : découper le temps en
fonction d’un projet global et poursuivre le même but pendant des mois,
des années, cela suppose une prise de conscience, aujourd’hui réalisée
par les responsables des Régions, mais pas encore partagée par tous les
Kanaks. Marginalisés, c’est-à-dire extérieurs à cette réalité, on comprend
que beaucoup s’amusent et fassent la fête. Notre objectif est de parvenir
à une meilleure participation des Kanaks à la construction de Kanaky.
On nous a fait parfois observer qu’aucun pays colonisé n’a conquis son
indépendance par la maîtrise de l’économie. S’il n’y a pas eu beaucoup
23. Les Régions, les Kanaks et la lutte
d’expériences de ce genre, est-ce une raison pour négliger cette voie ?
Les situations de dépendance économique dans l’indépendance sont
hélas fréquentes. Les récents votes à l’ONU prouvent à l’envi la
dépendance économique des « pays indépendants ».
D’un point de vue militant, il est évident qu’aujourd’hui la mobilisation
a pris une forme différente. Bien sûr, certains – ceux qui sont restés un
peu en marge de ce que les groupes de pression et comités de lutte ont
organisé – comprennent plus difficilement cette évolution. Mais dans
l’ensemble, la maturité de notre peuple est liée à cette expérience des
Régions. Les structures du FLNKS en ont bénéficié aussi, sur le plan
matériel, ne serait-ce qu’en moyens de communication et de
déplacement. Nous disposons aujourd’hui d’une organisation plus
efficace, plus moderne. Sans doute, le manque de responsables,
d’animateurs dans les villages et les communes reste un problème. Mais
en retour, l’extension des lignes téléphoniques, le parc automobile des
Régions ont aidé à la coordination du mouvement indépendantiste.
Quant aux actions du FLNKS, elles n’en sont que plus déterminées, plus
opérationnelles et mieux gérées dans la durée.
Les Régions n’ont jamais été conçues comme une fin en soi mais comme
une étape dans la conquête de notre souveraineté. Cela est essentiel. Le
gouvernement français actuel ne s’y est pas trompé. Pour bloquer notre
progression dans cette voie, il cherche à tirer les profits politiques d’une
campagne de déstabilisation du FLNKS. Orchestrée par l’équipe PonsFoccart et des gens aussi peu intelligents que certains leaders Caldoches,
leur propagande s’appuie sur quelques slogans, toujours les mêmes :
« Le FLNKS n’existe pas », « La révolte kanak est manipulée de
l’extérieur, ou bien par les mouvements de soutien, ou bien par la
LCR149, ou bien encore par les socialistes. » Les anti-Kanaks se posent
ainsi toujours en victimes face à une revendication d’indépendance dont
ils refusent d’admettre l’origine véritable.
Pourtant, aujourd’hui, il leur faut bien constater que la nomadisation, la
militarisation, les injustices ne font pas perdre courage aux Kanaks.
Nous n’avons pas peur. Et, que les socialistes soient aux affaires ou non,
l’idée d’indépendance et le mouvement indépendantiste demeurent. La
répression nous fortifie. Des Kanaks sont jetés en prison. Ils en sortent
plus méprisants à l’égard du pouvoir colonial, plus durs, plus forts, plus
résistants. Par une mise en scène factice, le gouvernement voudrait
déconsidérer et réduire la détermination et l’audience du FLNKS. Mais il
ne fait tout au plus qu’encourager le RPCR et le Front National à
149
Ligue Communiste Révolutionnaire, trotskiste, dirigée par Alain Krivine
(NDE).
23. Les Régions, les Kanaks et la lutte
mépriser les Kanaks. En réponse, l’hostilité militante, combattante, du
FLNKS vis-à-vis de la colonisation ne fait que croître. Nos mots d’ordre
ne peuvent être abolis à coups de trique et de gendarmes. La résistance
se renforce.
Le référendum du 13 septembre 1987 n’est pas un succès pour MM.
Pons et Chirac. Nous avons par ailleurs, il est vrai, perdu pour l’instant le
soutien de quelques pays importants, comme les pays scandinaves qui
ont voulu respecter l’apparence démocratique du référendum. Mais
l’ONU a maintenu la Nouvelle-Calédonie sur la liste des pays à
décoloniser, en attendant de nouveaux développements, en observant
l’évolution de la situation. Les déclarations n’y changeront rien.
La majorité à l’Assemblée n’est d’ailleurs pas si à l’aise qu’elle veut le
faire croire. [...] Le gouvernement craint d’organiser des élections en
Nouvelle-Calédonie avant les Présidentielles parce qu’il lui faut compter,
finalement, avec la force de résistance du FLNKS. Tout cela est pour
nous très positif. D’une manière générale, la politique du gouvernement
actuel me suggère deux hypothèses :
– Paris évalue mal la situation sur le terrain. Nous avions déjà fait ce
constat quand les socialistes sont arrivés au pouvoir. Les conseillers de
Matignon font des analyses qui ne tiennent pas compte des réalités
profondes. Le gouvernement d’aujourd’hui suit ses maîtres à penser
caldoches, aveuglément ou par calcul électoral.
– Seconde possibilité : le gouvernement, machiavélique, pousse ses
propres partenaires caldoches pour les placer, à terme, face à un échec ou
à une absence de perspective. Il lui sera alors possible d’intervenir plus
directement dans le règlement du problème.
Quoi qu’il en soit de ces raisonnements ou arrière-pensées du
gouvernement, le peuple kanak est toujours là, avec ou sans référendum.
Et les mots d’ordre du FLNKS sont clairs : résistance face à la
militarisation qui se renforce de jour en jour, face aux conséquences du
verdict de Nouméa dans l’affaire de Hienghène, face à l’assassinat de
Léopold Dawano150.
Nous sommes aujourd’hui en situation d’autodéfense. Il faut
programmer la durée de la résistance comme son issue à terme, préparer
des actions qui brisent l’encerclement et ouvrent la voie à
l’indépendance. Compte tenu du rapport des forces en présence, il faut
que notre organisation militante sur le terrain soit solide, mobile,
omniprésente. Le gouvernement sera bien contraint un jour ou l’autre à
nous prendre en considération, à mettre en cause les intérêts locaux et
150.
Léopold Dawano, jeune Kanak tué par des gendarmes le 6 novembre 1987,
à St-Louis (NDE).
23. Les Régions, les Kanaks et la lutte
partisans qu’il défend actuellement, à organiser un référendum
d’autodétermination véritable et définitif.
Le FLNKS ne participera pas aux prochaines élections régionales du
statut Pons. [...] En dernière analyse, l’organisation d’élections
actuellement est fonction de la pression exercée par le FLNKS sur le
terrain. Il y a, en ce moment, des petits accrochages tous les jours avec
les forces de l’ordre. Peu à peu, notre mobilisation s’organise. La
contestation des Jeux du Pacifique151 l’a bien prouvé. Les Caldoches, à
cause du référendum, s’autosuggestionnent en faisant comme si la
question était réglée. En fait, le gouvernement n’a réussi qu’à conforter
leur esprit de revanche, leur agressivité anti-Kanaks… et les ultras se
démasquent et risquent de marginaliser une frange plus modérée de
l’opinion caldoche.
Que faire dans une telle adversité ? La situation actuelle est si violente, si
tendue, que riposter par la non-violence (comme en août dernier)
suppose une solide préparation morale, politique, presque mystique, un
nationalisme fort. Prévoir en ce moment des actions d’envergure, c’est
parier sur sa propre mort pour alerter l’opinion nationale et
internationale. Cela suppose que l’on se mette d’accord pour se poser en
victimes, résolues à gagner sans violence. C’est prendre le risque de se
faire tuer en continuant à avancer quel que soit le nombre de victimes.
Quant à moi, je suis prêt. Mais à partir de combien de morts faudra-t-il
changer de tactique ? Il faut que parmi les militants il y ait une équipe
solide qui tienne coûte que coûte. Cela suppose une discipline quasi
militaire, voire religieuse.
151
Cette manifestation sportive, qui rassemble tous les quatre ans les athlètes
du Pacifique dans un pays d'Océanie, n'avait pu se tenir comme prévu à
Nouméa cette année en raison de la détérioration du climat politique (NDE).
25. Serons-nous les derniers des
Mohicans ?*
Dans cette lettre, écrite quelques jours avant le déclenchement de l'affaire
d'Ouvéa, en pleine campagne présidentielle, Jean-Marie Tjibaou alerte
solennellement François Mitterrand sur la gravité de la situation en NouvelleCalédonie.
Monsieur le Président, quel avenir nous réservez-vous ? Serons-nous
les derniers des Mohicans de la région pacifique, comme il y a eu les
derniers Tasmaniens ? Vous le savez, le peuple kanak a toujours refusé
d'être considéré comme un vestige archéologique de l'histoire du monde.
Il se refusera encore plus d'être celui de l'histoire coloniale française.
Monsieur le Président, au moment où vous achevez votre septennat, je
tiens à vous remercier de ne pas avoir hésité à utiliser les termes de
situation coloniale pour qualifier celle qui prévaut en NouvelleCalédonie et qui se traduit par l'injustice pour le peuple kanak.
Vous êtes aujourd'hui à la veille d'un nouveau septennat. Vous allez
porter devant la face du monde le destin de la France. Allez-vous encore
exhiber cette plaie que constitue au XXe siècle le colonialisme français ?
L'opinion publique française est sensible aux massacres en Palestine à
Gaza. Je vous demande de rappeler aux Français que chez eux, dans un
pays du bout du monde qu'ils appellent la France, la situation est la
même que dans les territoires occupés et que cette situation est de plus en
plus tragique pour notre peuple.
Monsieur le Président, nous avons écouté, au début de votre septennat, le
grand discours que vous avez prononcé à Cancun. Cela nous a donné
beaucoup d'espoir. Mais, vous le savez, le gouvernement socialiste, pas
plus qu'aucun autre, n'a su trouver de solutions institutionnelles adaptées
à la situation calédonienne qui est unique, comme chaque situation
coloniale. La revendication du peuple kanak est une revendication de
dignité et de recouvrement des libertés dans l'indépendance.
Je souhaite que vous soyez à nouveau le représentant de tous les hommes
qui se réfèrent aux droits de l'homme et à une image progressiste et
*
L'Avenir Calédonien, n° 985 , 14 Avril 1988.
24. Serons-nous les derniers des Mohicans ?
moderne de la France. A cause de ce que vous êtes personnellement, à
cause des orientations que vous avez prises et de la fidélité à votre option
pour la dignité des hommes, à cause de cette considération que nous
avons pour vous, nous pensons que vous devriez, si vous êtes élu,
imaginer des solutions de justice. Français et Kanaks sont considérés
comme des adversaires. De plus en plus, ils vont devenir des ennemis. A
moins que vous acceptiez de tracer avec nous un chemin de liberté pour
le peuple kanak et pour tous ceux qui habitent la Nouvelle-Calédonie. Et
pour l'honneur du peuple que vous représentez.
Monsieur le Président, nous avons en face de nous, en NouvelleCalédonie comme dans le gouvernement, des responsables qui
personnifient une image figée de la France. Nous pensons que la
représentation de la France dans le Pacifique ne peut être assurée et
acceptée, dans la mesure où elle est confiée à des affairistes qui
exploitent le drapeau et la nom de la France, uniquement pour la
sauvegarde de leurs intérêts. Il faut que vous sachiez que le discours
arrogant tenu à l'encontre des Kanaks est interprété par l'ensemble des
pays du Pacifique comme un discours de mépris à leur propre égard.
Cela va grandissant. Quand Monsieur Pons, après avoir déclaré que le
FLNKS n'était qu'un groupuscule, envoie vingt-neuf escadrons
supplémentaires de gardes mobiles pour les élections du 24 avril (ce qui
porte le nombre d'hommes en armes à onze mille pour soixante-quinze
mille hommes, femmes et enfants kanak), c'est pourquoi faire ? Je vous
assure, Monsieur le Président, que cette annonce est reçue par les pays
du Pacifique comme une agression que vous ne pourrez jamais justifier.
Est-ce que la France a besoin de ce genre de déploiement de force pour
s'affirmer comme la patrie des droits de l'homme et le pays de la liberté ?
Monsieur le Président, je souhaite le retour des libertés, le retour à
une situation normalisée, en France comme en Nouvelle-Calédonie. C'est
pour cela que je souhaite que vous soyez à nouveau Président et que
vous formiez un autre gouvernement qui n'emprisonne pas
systématiquement les Kanaks, comme celui-ci le fait actuellement.
J'aimerais bien que vous demandiez une enquête sur le Camp Est, la
prison de Nouméa. Savez-vous qu'en ce moment un Français152 y est
incarcéré et qu'il y est soumis à des insultes et à des menaces
permanentes de la part des gardiens? On ne lui sert même que de la
nourriture pimentée. Tout cela parce qu'il est blanc et qu'il soutient les
Kanaks, parce qu'il a une dignité et qu'il reconnait la même dignité aux
autres.
152.
Il s'agit de Paul Naud, un enseignant de Poindimié, membre de l'Union
calédonienne (NDE).
24. Serons-nous les derniers des Mohicans ?
Monsieur le Président, j'espère que le message que je vous transmets ne
restera pas vain. Notre peuple encourt de plus en plus de risques pour sa
sécurité physique. J'aimerais que vous puissiez mettre l'opinion publique
française devant ses responsabilités, que vous l'interpelliez au cours de
cette campagne électorale pour qu'elle se rende compte qu'en son sein se
pratiquent des dénis de justice. Peut-elle tolérer chez elle des pratiques
qu'elle dénonce ailleurs, en Afrique du Sud ou dans les territoires
occupés?
Les ingrédients mis en place par le gouvernement de Monsieur Chirac
déterminent les mêmes effets.
J'espère, Monsieur le Président, que vous pourrez revenir en force à la
tête de l'État pour offrir à notre peuple, et à la France bien sur, une
nouvelle ère de liberté.
*
*
*
Dans la Lettre à tous les Français qui constituait le programme de sa
candidature à l'élection présidentielle de 1988, François Mitterrand accusera
réception de cet appel lancé Jean-Marie Tjibaou. Voici le texte intégral de sa
réponse :
« [...] Mais, tandis que j'écris ces lignes, on pose sur ma table un message
de M. Tjibaou. C'est un appel au secours en même temps qu'un rappel
des principes qui l'inspirent. Il combat pour l'indépendance de la
Nouvelle-Calédonie et, pour lui, la Nouvelle-Calédonie, c'est avant tout
le peuple canaque. Je résume un peu vite, peut-être, sa pensée. M.
Tjibaou et son parti ne demandent pas l'exclusion des Français d'origine
et des autres ethnies. Ils veulent simplement, si je puis dire, en décider
eux-mêmes, car ils sont, à eux seuls, le suffrage universel.
Je connais cette théorie. Depuis sept ans que je le rencontre, M. Tjibaou
ne varie pas. C'est un homme que je respecte, avec lequel les mots vont
plus loin que les mots. Mais je ne crois pas que l'antériorité historique
des Canaques sur cette terre suffise à fonder le droit. Histoire contre
histoire : les Calédoniens d'origine européenne ont aussi, par leur labeur,
modelé ce sol, se sont nourris de sa substance, y ont enfoncé leurs
racines. Les deux communautés face à face n'ont aucune chance
d'imposer durablement leur loi, sans l'autre et contre l'autre – sinon par la
violence, et la violence elle-même atteindra ses limites. L'indépendance,
pourquoi pas ? La population eût été homogène que la Nouvelle-
24. Serons-nous les derniers des Mohicans ?
Calédonie en serait là, comme ses voisins. Mais l'indépendance dans cet
état de rupture, entre deux populations d'importance comparable, signifie
guerre civile, la seule guerre inexpiable, et donc l'écrasement d'un des
deux camps. On devine lequel. Le droit bafoué des Canaques ne sera
relevé, restauré que par la paix intérieure et le garant de cette paix et de
ces droits ne peut être que la République française. Il n'est pas d'autre
arbitre. Je n'énonce pas là un principe, je constate un fait et ce fait
commande le salut de tous.
Les Calédoniens d'origine européenne, eux, ne bâtissent pas de théorie.
Ils ont le pouvoir. Les plus forts le gardent. Sans nuances. Les Canaques
avaient des terres, on le leur a prises. Des ministres de la République,
avant et après 1981, avaient cherché à leur rendre justice par une réforme
foncière. Ces ministres sont partis. La réforme aussi. Les Canaques ont
une culture. Des ministres français, avant et après 1981, avaient voulu la
protéger et avaient pour cela créé un office culturel. Les ministres sont
partis. L'office aussi. Il n'y avait pas de bachelier canaque jusqu'en 1962.
Il y a peu de médecins ou d'ingénieurs canaques, trente-six instituteurs
sur plus de huit cents, six fonctionnaires de rang élevé sur près de mille.
Les trois régions à majorité canaque ont reçu un demi-milliard de francs
Pacifique ; la région sud, six milliards et demi. Je veux dire par là que si
l'ultime chance de la Nouvelle-Calédonie de vivre en paix et des
Canaques d'être entendus tient à la République, la République doit être
juste. L'exclusion des minorités n'est pas de notre tradition.
Mais la majorité parlementaire, à Paris, à voté une loi, et la population de
la Nouvelle-Calédonie un référendum. C'est notre principe, à nous
républicains, que d'appliquer la loi et mon devoir, à moi, est de la
promulguer, puis de la respecter, comme tout citoyen. En revanche rien
n'interdit de changer la loi par les mêmes moyens. C'est même
recommandé! Voilà ce que je puis répondre à M. Tjibaou comme à vous,
mes chers compatriotes. La Nouvelle-Calédonie avance dans la nuit, se
cogne aux murs, se blesse. La crise dont elle souffre rassemble, en
miniature, toutes les composantes du drame colonial. Il est temps d'en
sortir. Je forme des vœux pour que les communautés en présence évitent
le piège d'un affrontement, ces prochaines semaines. Ensuite, j'userai du
pouvoir que vous me confierez pour que l'histoire de France, à l'autre
bout du monde, retrouve sa vieille sagesse ».
26. L'espoir en noir et blanc*
Dans cet entretien, réalisé par le cinéaste André Wassmann quelques jours
après la mort de dix-neuf militants du FLNKS à l'issue de l’assaut de la grotte
d’Ouvéa par l’armée française (le 5 mai 1988)153, Jean-Marie Tjibaou mène une
analyse radicale du processus colonial en Nouvelle-Calédonie. Excédé par la
brutalité et l’hypocrisie du gouvernement Chirac et des forces antiindépendantistes de Nouvelle-Calédonie, il donne ici libre cours à son
amertume, à sa lassitude après quatre années de luttes sur le terrain et de
négociation. Malgré la dureté de ses propos, dès cette époque Jean-Marie
Tjibaou avait accepté de discuter de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie avec des
émissaires du nouveau Premier ministre Michel Rocard.
A. WASSMANN – Pouvez-vous nous parler des Caldoches et de leur
attitude envers les Kanaks ?
J.-M. TJIBAOU – Je constate que la mentalité issue de la colonisation
pénale et des gardes-chiourmes de l’époque n’a pas beaucoup évolué.
Les gens ont toujours les mêmes stéréotypes quant à la considération
qu’ils ont pour les Kanaks ici. Je lis en ce moment ce livre de Françoise
d’Eaubonne qui s’appelle Louise Michel, la Canaque 154 et qui relate des
événements se passant entre 1873 et 1880... on trouve toujours la même
chose. Par exemple, avant 1878, avant la révolte d’Ataï, les Blancs
prétendaient qu’on s'était débarrassé des mauvais missionnaires qui
profitaient des baptisés dans les tribus, récupérant auprès d'eux des
ignames, etc. Mais ensuite, tout alla de mal en pis. Les bateaux
apportaient de nouveaux Blancs, lune après lune, toujours plus avides,
toujours plus affamés, entêtés, n’écoutant rien, ne voulant rien
comprendre.
*
Cet entretien, réalisé par André Wassmann, a été partiellement repris dans
son film L'espoir en noir et blanc .
153 A propos de l'affaire d'Ouvéa, cf. notamment: E. Plenel & A. Rollat, Mourir à
Ouvéa. Le tournant calédonien, Paris, La Découverte/Le Monde, 1988 et A.
Sanguinetti et al., Enquête sur Ouvéa, Paris, EDI, 1989.
154 F. d'Eaubonne, Louise Michel la Canaque 1873-1880 , récit, Paris, Encre, 1985
(NDE).
25. L'espoir en noir et blanc
Même les Blancs punis par les autres Blancs, en sortant du bagne où ils
avaient travaillé, avaient droit à une femme kanak qu’on leur donnait
généralement avec du tissu et une promesse de bonne vie. Si elle était
réticente ou déjà mariée, un gendarme venait et l’enlevait de force. Après
avoir détruit les cultures et capturé les femmes, ils ont pris les terres les
unes après les autres. Plus aucun tertre n’était respecté. La tribu avait
travaillé, irrigué, creusant parfois jusqu’aux pentes des montagnes pour
en faire descendre l’eau. On la chassait vers un autre territoire, déjà
occupé par un autre clan, et les gens étaient forcés de vivre ensemble,
comme s’il ne s’agissait plus d’hommes mais de ces animaux que les
Blancs appellent « bétail ». Puis ces groupes étaient à nouveau obligés de
se fondre en un troisième, etc. Que voulaient donc les Blancs ? Quel
souffle les menait ? Et ça, c’était en 1874-1878-1880. A un moment, ils
parlaient d’essai de dialogue, comme nous, aujourd’hui, nous parlons
d’essai de dialogue avec l’occupant. Mais on constate toujours les
mêmes mensonges. Ça n’a pas bougé. Les Blancs sont toujours aussi
rapaces, aussi menteurs. Alors, c’est à désespérer, parce que pourtant, on
a le soutien des Blancs de France, enfin de beaucoup d’Européens de
France. Les sondages dont on nous a communiqué les résultats hier
parlent de 39 % pour et de 39 % contre l’indépendance ; c’est quand
même important.
Je pense à Ataï avant l’insurrection de 1878 ; il disait dans son discours
qu’il allait encore essayer de parlementer pour voir si la justice allait
pouvoir être rendue. Et un des chefs de Canala, le vieux Gélima,
remarquait : « On a l’impression qu’il y croit encore, lui, l’homme de La
Foa155, qu’il y aura encore la possibilité d’un dialogue avec les
Européens. » Ataï avait des relations avec l’occupant qui lui permettaient
de croire à la possibilité d'un dialogue. Ça, c’était en 1877.
Par ailleurs, on parle aussi dans ce livre d’un Européen qui exploitait à
La Foa une « ferme modèle » ; c'était plutôt une station coloniale, et
déjà, à l’époque, ce monsieur avait réussi à obtenir du Ministre des
colonies des subventions. Ça en dit long... parce que les colons,
aujourd’hui, obtiennent toujours des subventions du ministère de
l’Agriculture. Certains réalisent vraiment des choses, parce que
maintenant il est plus difficile de détourner des fonds : il y a des routes,
il y a des moyens de communication, il y a des gens du Service de
l’Agriculture qui vérifient. Mais pendant longtemps, c’était toujours le
même système. On le retrouve encore aujourd'hui avec le scandale de
155
Ataï était originaire de la région de La Foa (côte ouest) (NDE).
25. L'espoir en noir et blanc
l’ADRAF156. Tout à fait récemment, cette année, Harold Martin, qui est
maintenant président de la nouvelle Région ouest157, a fait faire chez lui
et chez son cousin des travaux avec des fausses factures payées par
l’ADRAF – c’est-à-dire par l’argent du Territoire et l’argent de l’État.
On retombe toujours sur les mêmes stéréotypes et les mêmes manières
de s’accaparer l’État au profit des tenants du pouvoir économique local.
Ils s’accaparent l’État pour s’assurer le contrôle de la situation. Tout cela
avec la complicité de Milliard158. Ce n’est pourtant pas quelqu’un
d’important, de vraiment fortuné comme Lafleur, comme Lavoix,
comme les gens qui gravitent autour des fortunes de Nouméa et qui
paralysent le pays en imposant leurs lois et leur système d’accaparement
des mines, de la richesse, du système bancaire, du système commercial,
et donc du travail et de l’Administration. Voilà la raison pour laquelle ils
sont hostiles au gouvernement socialiste, qui vient déranger un système
colonial bien rôdé où le shérif est lui-même compromis. Alors ils ne
veulent pas qu’on change les shérifs. C’est ça le drame. Les tenants du
pouvoir local associent le pouvoir socialiste à une sympathie a priori
pour les Kanaks, et à une sorte de favoritisme pour ce qu’ils appellent la
« minorité kanak ».
Leur grande peur, c’est la remise en cause de leur pouvoir par l’État, et
par les Kanaks, qui pour leur part disent : « Nous sommes ici chez nous,
nous n’avons pas d’autre patrie que ce pays. » Tous les autres, les
métropolitains – qui sont les indigènes de France -, les Antillais, les
Martiniquais, ont leur pays ; de même pour les Wallisiens et les
Tahitiens, ils ont leur pays. Et puis, il y a aussi les Asiatiques, les métis,
les Vietnamiens, tous ces gens qui, eux, se tiennent un peu à l’écart.
Enfin, ils commencent à avoir leurs propres élus. C’est sans doute une
bonne chose, même si ça va peut-être aussi créer des problèmes au
début.
Toujours est-il que les Blancs considèrent que les Kanaks font partie de
la faune... de la faune locale, de la faune primitive. C’est un peu comme
les rats, les fourmis ou les moustiques ... Les rendre inoffensifs, les
garder comme des singes dans un zoo, capables d’amuser la galerie, les
touristes et de donner une certaine originalité ; mais surtout, qu’ils
156.
Agence pour le Développement Régional et l'Aménagement Foncier, créée
en 1986 et chargée, en principe, d'organiser la restitution des terres à leurs
ayants droits kanak. L'ADRAF, dans cette période, s'est pourtant engagée dans
une réattribution de certaines propriétés à des colons (NDE).
157. La loi du 22 janvier 1988, dite « statut Pons », abolissait le découpage
électoral qui avait permis, en 1985, aux indépendantistes de prendre la tête de
trois Régions sur quatre (NDE).
158. Responsable contesté de l'ADRAF durant la première cohabitation. (NDE)
25. L'espoir en noir et blanc
n’interviennent pas sur le plan économique! Dans la mesure où les
Kanaks prennent des positions qui risquent de mettre en danger le
pouvoir de décision des Blancs, il faut absolument éviter cela et leur
casser les reins. Tout ce qui concerne le savoir d’ailleurs, la
connaissance, l’école fait partie ici du pouvoir colonial. Les tenants du
pouvoir local ne veulent partager ni la connaissance, ni l’accès aux
postes de décision, parce que c’est une menace pour eux. Le partage du
pouvoir c’est aussi le partage du gâteau économique. Ils détiennent un
pouvoir politique réel, avec un appui économique qui sert cette
politique ; en outre, les coloniaux se sont achetés plein d’armes grâce
aux exportations de nickel et à une mainmise sur la Douane, sur
l’Administration, sur tous les services.
Charles Josselin, un député socialiste venu faire campagne ici pour
Monsieur Mitterrand, a déclaré à son retour qu'en Nouvelle-Calédonie
c’était la chienlit, mais la chientlit avec la peur! Même les Européens ont
peur. Dans ce contexte-là, il est impensable pour les Blancs de songer
que les Kanaks qui revendiquent leurs droits puissent être autre chose
que des terroristes ou des bandits. Ils ne peuvent être que des bandits
parce qu’ils portent atteinte aux dignitaires coloniaux qui ont fait du
pouvoir une chasse gardée ; et chaque fois qu’un nouvel administrateur
arrive, ils essaient de le récupérer. De toute façon, avec la menace, avec
les fusils, et aussi – toute l’histoire le montre – en invitant les gens
importants dans les stations [les grandes propriétés agricoles], à un petit
coup de pêche, etc. c’est comme cela qu’on met l’administrateur dans sa
poche, on le récupère de cette façon. C’est une situation où les
instruments de l’État, les fonds publics, sont recrutés au service de ce
pouvoir local. Dans ce contexte, la revendication kanak d’indépendance
leur apparaît comme un cheveu sur la soupe, une incongruité, une
anomalie, une erreur, et une erreur néfaste qu’il faut absolument
détruire ; ce qui explique toutes ces réactions.
Je ne sais pas si vous le savez, mais le jour où les dix-neuf militants
d’Ouvéa ont été assassinés, il y en a qui ont applaudi, comme ils ont
applaudi à l’assassinat d’Eloi Machoro et de son compagnon Marcel
Nonnaro, à l’assassinat des Dix de Hienghène et de Ouégoa et des autres
militants kanak. Chaque fois qu’il est tombé un Kanak, les Blancs ont
applaudi. Pour eux, moins il y a de Kanaks, moins il y a de danger.
Le problème fondamental ici, c’est que les gens se rendent bien compte
que nous sommes en Kanaky. Nous ne sommes pas en France. Et tous
les étrangers qui arrivent, tous les immigrés, savent bien que le danger
ici, dans ce beau pays, c’est la présence kanak. Alors il faut éliminer le
danger s’il est une menace politique ou économique. Il faut éliminer
physiquement les responsables ou les militants engagés dans la mesure
25. L'espoir en noir et blanc
où il font apparaître le fait indigène comme le fait original, le fait
spécifique de ce pays, qui implique que les autres viennent d’ailleurs.
Tant qu’ils n’ont pas accepté ce fait là – et nous en sommes là
aujourd’hui...
Le problème c’est que quand nous étions majoritaires, il n’y avait pas de
prise en compte de la majorité démocratique ; à chaque fois les statuts
ont été remis en cause. Nous avons voté pour la première fois en 1951
nous, les Kanaks, une deuxième fois en 1952 ou quelque chose comme
ça ; en 1956 il y a eu la loi-cadre en même temps que dans les pays
africains (Côte-d’Ivoire, Madagascar, Sénégal, etc.). C’était la loi-cadre,
la loi Defferre, qui prévoyait l’accession à l’indépendance, et déjà il y
avait des ministres ici, lesquels ministres ont bien vu qu’il fallait former
des cadres. Et ils ont commencé à envoyer les gens en stage, dont
certains se retrouvent dans le mouvement indépendantiste aujourd’hui.
Mais tout de suite les coloniaux ont vu la menace, ils ont réagi ; Paris a
suivi, il y a eu le putsch de 1958159, les Blancs ont fait des
manifestations, des barrages, mais il n’y a pas eu de gendarmes pour les
incarcérer. Pourtant le gouvernement était démocratique. Aujourd’hui on
invoque la démocratie quand les Kanaks sont minoritaires. Mais c’est à
partir de là qu’il y a eu un mouvement d’immigration venu des
Territoires d’Outre-Mer ou de France pour inverser le rapport numérique
entre la population indigène et la population émigrée. Résultat : après le
boom du nickel, un afflux de population pour travailler à la mine, etc., et
son installation sur le Territoire.
Il ne faut pas oublier les avantages que le gouvernement accorde, par
exemple aux retraités. Certains ont une majoration de 50 % de leur
pension. Les militaires peuvent avoir de 50 à 70 % en plus s’ils prennent
leur retraite ici. Ils peuvent s’installer et amener leur famille, etc.
Certains ont acheté une maison et sont restés en France. Toujours est-il
qu’ils sont inscrits ici et qu’ils inversent le rapport électoral. Et on parle
de démocratie. Nous sommes contre cette démocratie installée
colonialement dans une perspective politicienne pour s'opposer à la
revendication d’indépendance, qui est d’abord une revendication
d’autonomie. Il faut que le fait kanak soit pris en considération. Nous en
sommes là aujourd’hui ; cette négation a été le fait de la plupart des
gouvernements, sauf du gouvernement socialiste qui a, je pense,
vraiment essayé de faire quelque chose, mais les institutions sont lourdes
à manier. Avec eux, sans expérience non plus, on n’a pas pu aller
159.
Le 18 juin 1958, 2 500 manifestants de droite, s'inspirant des événements
d'Algérie, envahissent l'Assemblée territoriale, séquestrent des élus et décrètent
l'abrogation de la Loi-Cadre (NDE).
25. L'espoir en noir et blanc
jusqu'au bout. Sans expérience mais aussi sans une volonté politique
réelle de la part du gouvernement socialiste, au moment où de notre côté
la mobilisation était la plus forte.
Alors, où est-ce qu’on en est aujourd’hui ? Nous avons déjà eu
l’occasion de dire avant le référendum organisé par M. Pons160 : « Nous
sommes pour le référendum, c’est nous qui l’avons demandé, mais un
référendum d’autodétermination. » La première inscription en 1956 de la
Nouvelle-Calédonie au Comité des Vingt-quatre des Nations Unies, en
même temps que les pays que j’évoquais tout à l’heure (Côte-d’Ivoire,
Sénégal, etc.), était liée à la reconnaissance par le gouvernement français
qu’il y avait dans notre pays un peuple colonisé. La Charte des Nations
Unies parle des peuples coloniaux, d’autodétermination et de droit à
l’indépendance pour les peuples coloniaux. La France, donc, l’a
reconnu : dans la Charte des Nations Unies, l’autodétermination ne
concerne que les peuples coloniaux. A partir de là nous avons fait les
démarches auprès du Forum du Pacifique, qui a porté notre dossier aux
Pays non-alignés qui, eux-mêmes, l’ont appuyé à l’ONU pour que notre
demande soit prise en compte. Et en 1986, finalement, notre dossier a été
reconsidéré et nous sommes depuis inscrits parmi les pays non
autonomes du Comité des Nations.
Nous avons dit à M. Pons (enfin, pas à M. Pons puisqu’il a refusé de
nous entendre là-dessus, parce que Lafleur et Cie refusent d’entendre
parler d’indépendance – pour eux, c’est un sujet tabou, donc il ne faut
pas en parler, sauf s’il s’agit de leur indépendance à eux, pour profiter de
la France) : « Nous voulons parler de l’indépendance ». Le bureau
politique du FLNKS va remettre la question dans le contenu des
discussions que nous allons avoir avec les émissaires du gouvernement.
Nous l’avons déjà dit avant le référendum : « Nous voulons discuter de
l’autodétermination ». Il faut que l’on se mette d’accord sur la
signification de l’acte d’autodétermination ; ce ne peut être quelque
chose qui serait prévu tous les quatre ans, tous les cinq ans, tous les dix
ans même. C’est quelque chose de spécifique et donc, il faut bien se
mettre d’accord sur les termes. Tout le monde parle d’acte
d’autodétermination et de référendum, mais là il ne s’agit pas de savoir si
on est d’accord ou pas sur le changement de système universitaire, sur
l’avortement, etc. Nous revendiquons qu’il y ait d’abord une discussion
sur le concept d’autodétermination ; on peut indiquer qui sont les gens
qui relèvent de l’acte d’autodétermination en France, puisqu’il s’agit de
la France. Mais en Kanaky ou en Nouvelle-Calédonie, qui est concerné
par l’acte d’autodétermination relevant de la Charte des Nations Unies
160
Septembre 1987 (NDE).
25. L'espoir en noir et blanc
au titre de l’Article 114 ? « Les peuples coloniaux, c’est qui » ? C’est
nous! Nous avons donné une définition disant : pour nous, ceux qui sont
concernés par le fait colonial sont concernés par l’autodétermination. Sur
le plan électoral, nous avons dit : sont concernés tous les gens nés dans le
pays, qui ont dix-huit ans et qui ont au moins un parent né sur le
Territoire. Par là, nous pouvons ramener l’électorat à celui qui s’est
prononcé en 1951 lors du premier vote kanak. Ceux qui sont concernés
par le fait colonial sont les Kanaks et tous ceux qui ont voté à ce
moment-là. Ce ne sont pas ceux qui viennent de débarquer ; ces derniers
ne sont pas concernés. Ils sont peut-être concernés par le fait colonial en
Algérie ou au Viêt-nam mais ce n’est pas le fait colonial d’ici.
Le fait colonial calédonien et le contentieux colonial (les vols de terre,
les vols de femmes, les spoliations, les aliénations, les gens tués en 1878,
en 1917, etc.) concernent les Kanaks et les colons qui leur ont fait subir
la colonisation. Ce sont eux qui doivent se prononcer dans le cadre de
l’acte d’autodétermination ouvert sur l’indépendance. Après cette
discussion, on pourra établir un calendrier de préparation de l’acte
d’autodétermination et prévoir aussi, en même temps, les droits et
devoirs de ceux qui ne sont pas concernés par cet acte.
La grande peur de l’indépendance, c’est surtout la crainte de perdre sa
maison, son terrain. Les gros font peur aux petits parce qu’ils ont
beaucoup à perdre ou à gagner. De toute façon, les gros, dans toutes les
indépendances, se tirent toujours d’affaires, comme au Vanuatu où les
affairistes de Nouméa sont toujours présents, alors que ce sont eux qui
ont poussé à la rébellion de Santo161.
A ceux qui ne sont pas concernés par l'acte d'autodétermination, à tous
les citoyens français qui veulent résider dans le pays sans remettre en
cause leur citoyenneté, il faudra accorder des garanties, et dans le même
temps donner une certaine échéance aux gens qui voudraient acquérir la
nouvelle nationalité. Quant à ceux qui ne le souhaitent pas, ils auront une
carte de résident, quitte à avoir des privilèges ; une situation privilégiée
peut être envisagée pour les citoyens français dans notre pays. Tout cela
doit être défini en même temps que l’on prépare l’acte
d’autodétermination et la Constitution. Donc, il faut penser les structures
politiques et économiques du pays après l’indépendance, de façon à ce
que l’acte d’autodétermination ne soit pas perçu comme une rupture ou
comme un trou noir mais comme une étape pour aller vers quelque chose
161.
Au moment de l'accession du Vanuatu (ex Nouvelles-Hébrides) à
l'indépendance en 1980, le leader mélanésien Jimmy Stevens et quelques colons
français soutenus par Nouméa ont tentés, dans l'Ile de Santo, de faire sécession.
Cf. J. MacClancy, To kill a bird with two stones. A short history of Vanuatu, PortVila, Vanuatu Cultural centre Publications, 1980 (NDE).
25. L'espoir en noir et blanc
d’autre ; ce quelque chose d’autre, les gens peuvent y avoir une place qui
convient à leur ambition mais aussi qui prévoit leurs droits et leurs
devoirs.
C’est ce que nous avons essayé d’expliquer à M. Pons par médias
interposés, et que nous avons expliqué directement à M. Lemoine à
Nainville-les-Roches [1983]. Là nous avons été pris en considération et
entendus, mais le statut qui a suivi n'a pas concrétisé nos espoirs. C’est
pour cela que nous avons boycotté les élections du 18 novembre 1984.
Mais depuis 1986 Pons et le gouvernement Chirac sont allés plus loin en
essayant d'accéder point par point aux revendications des antiindépendantistes, qui voulaient voir mis en application leur mépris du
nationalisme kanak. En conséquence, ce statut Pons est la tombe de notre
peuple en tant que tel. Il faut savoir que la Constitution de 1958 prévoit
pour les indigènes – et cela vient du Code de l’Indigénat – que les
Mélanésiens gardent leur statut particulier tant qu’ils n’y ont pas
renoncé162. Or, il s’avère qu’aujourd’hui, sur soixante-quinze mille
Kanaks, il n’y en a que deux mille environ qui ont accepté le Droit
commun et qui ont donc demandé leur radiation du statut civil
particulier. Et les autres n’ont jamais fait cette démarche, ce qui signifie
qu’ils tiennent au statut particulier. A ce statut est rattachée
juridiquement la tribu, la réserve, à laquelle s'ajoutent l’expression de la
vie culturelle mélanésienne et le système de relations que les Blancs
appellent « coutume ». La coutume, c’est un mot générique que les
Blancs utilisent pour désigner ce qui pour eux est étrange, mais qui pour
les Mélanésiens est l'expression du système de relations entre clans, entre
familles, etc.
Le Statut Pons prévoit la création, non pas d'un Conseil de chefs comme
l’avait fait le Statut Pisani, mais d'un Conseil coutumier. Cela veut dire
que n’importe qui étant dans la coutume, n'importe quel Kanak peut
devenir un conseiller coutumier. Quand on a vu agir Pons, signant
directement, au nom de l'État, des conventions avec des tribus ou avec
des individus, on peut penser qu’il va mettre sur pied des conseils
coutumiers sur mesure, qui pourront proposer des réformes au Conseil
exécutif. Par exemple : suppression du statut particulier, suppression des
réserves, suppression de tout ce qui fait la spécificité kanak, et cela pour
confirmer les résultats du référendum blanc que Pons a obtenus. Et à
partir de là, faire apparaître le FLNKS comme un mouvement de
rébellion contre l’État puisque tous les Kanaks appartiendraient à un
statut de droit commun comme les autres ; or, des Français qui
revendiqueraient l’indépendance seraient dans un état de sécession.
162.
Cf. note p ðð(texte 2) (NDE).
25. L'espoir en noir et blanc
Nous, nous avons le droit à l’indépendance et nous ne sommes pas des
rebelles comme le seraient des Français. Nous sommes des nationalistes
kanak. Chaque Kanak qui naît, naît avec le droit à l’indépendance, ce qui
n’est pas le cas des Français. Nous avons expliqué tout ça en long et en
large, mais le gouvernement n’a jamais voulu nous écouter. Pons a
toujours refusé de nous entendre, de nous recevoir. De plus, quand nous
étions dans les institutions, il nous a tournés en ridicule avec des
mensonges, des silences, des courriers sans réponse, des budgets
annulés. Nulle part sur le territoire français le gouvernement n’a fait ce
genre de manipulation. Il n’y a qu’ici ; le comble et le couronnement de
ce mépris, c’est l’affaire d’Ouvéa et la tuerie qui a suivi. C'est une tuerie
gratuite et électoraliste pour obtenir les voix de Le Pen. Celui-ci avait
déclaré quelques jours avant le deuxième tour, à propos d'Ouvéa, « la
soumission ou l'extermination ». Les rescapés peuvent aujourd’hui
témoigner et j’espère que la vérité sera faite sur ce carnage, ce massacre
organisé par Chirac, Pons, Pasqua et Lafleur pour gagner les voix de
droite.
Ce que nous revendiquons, c’est d’être indépendants chez nous, c’est la
souveraineté de notre peuple sur son pays, mais cela nous sommes prêts
à le partager avec ceux qui accepteront la constitution de Kanaky.
D’abord, avec ceux qui participent au référendum, les coloniaux, les
descendants de bagnards et de colons – il ne faut pas oublier que les
bagnards étaient des gens qui étaient chassés de France, alors
qu’aujourd’hui ils s’appellent les « loyalistes », c’est une dérision de
l’Histoire. Nous sommes prêts à ouvrir les portes, dans la mesure où ils
acceptent la constitution de notre pays. Mais pour nous, ce qui est
prioritaire, c’est l’accession à la souveraineté. Comme le disait si bien
Chirac sur la question des immigrés pendant la campagne électorale,
c’est une question d’identité nationale. Dans la mesure où votre maison
est un moulin à vent où l’on rentre, où l’on sort, on ne peut pas avoir un
pays qui ait une identité nationale ; pour nous, c’est capital.
Nous ne voulons pas être les derniers des Mohicans, nous ne voulons pas
être le fourre-tout ou le dépotoir des Français dans le Pacifique. Mais
nous sommes tout à fait ouverts et nous pensons que la France a tout à y
gagner. Il y a ceux qui disent que nous sommes une menace : « Les
terroristes kanak sont une menace pour la France ... » ; il faut être
sérieux! Ce n’est pas une poignée de Kanaks qui va être une menace
pour la nation française, qui est une grande puissance mondiale. Par
contre, dans la mesure où la France ne veut pas prendre en compte la
revendication kanak, notre revendication continuera de grandir et d’être
popularisée dans le monde, et d’abord dans le Pacifique. Le Pacifique
prend de plus en plus fait et cause pour les Kanaks et la France sera de
25. L'espoir en noir et blanc
plus en plus mal vue et méprisée par la région. Pourtant la France a les
moyens financiers et technologiques d’accompagner l’indépendance de
notre pays et d’assurer pour elle-même une image gratifiante et moderne
dans la région Pacifique et dans le monde, à partir d’une position de
décolonisation qui soit digne de la France, des Droits de l’Homme –
surtout aujourd’hui où on doit fêter le Bicentenaire de la Révolution.
A. W. – Pensez-vous qu’aujourd’hui le dialogue soit possible avec les
Caldoches ?
J.-M. T. – Je pense qu’il y a un certain nombre de Caldoches de bonne
volonté. Il y a même une association qui s’est créée récemment. Ceux-là
ont voté pour Mitterrand et ils vont sûrement continuer à faire parler
d’eux. Mais il y a ici des racistes comme partout dans le monde.
A. W. – Quand on voit que Chirac a eu plus de 90 % des voix en
Nouvelle-Calédonie ; quand on voit Lafleur... est-ce que vous pensez
qu’il y a ici suffisamment de gens prêts à vraiment dialoguer ?
J.-M. T. – Cela ne signifie pas que les gens sont fermés au dialogue,
mais qu’ils ont peur. C’est surtout le vote de la peur. C’est le seul
Territoire ou Département d’Outre-Mer qui ait voté autant pour Chirac.
Tous les autres ont donné la majorité à Mitterrand, sauf la Guyane. C’est
la peur de l’avenir mais aussi la peur du RPCR, parce que le RPCR passe
avec sa milice ; il transporte les gens pour aller voter, ils ont distribué
beaucoup d’argent, etc., il y a des conventions avec les tribus, avec les
particuliers ; tout cela, c’est lié au bulletin de vote mais ça n’est pas tout
à fait significatif d'un refus de dialogue.
A. W. – Vous pensez donc que l’indépendance est possible sans un
bain de sang ?
J.-M. T. – Je ne sais pas, ça ne dépend pas de nous, ça dépend des
Européens. Nous, nous sommes chez nous. Nous sommes décidés à aller
à l’indépendance ; nous sommes ouverts sur le futur avec des gens qui
sont des nationaux français ou des gens qui veulent accéder à la
nationalité kanak.
A. W. – Nous avons vu à la télévision dernièrement les événements
de Canala où des gens étaient harcelés, probablement par le FLNKS...
Bon, je fais de la très mauvaise publicité ... Mais qu’est-ce que vous
pensez de ce genre d’incident ?
J.-M. T. – De toute façon, il faut placer cela dans le contexte des
revendications politiques et de la lutte pour l’indépendance. Dans tous
les pays, même la France, qu’est-ce qu’ils ont fait des traîtres et des
25. L'espoir en noir et blanc
collabos ? Ils les ont fusillés, ils ne les ont pas fait passer à la télévision.
Comment on traite les collabos et les traîtres, hein ? J’ai posé la question
à un Français à notre Congrès de Yaté : « Qu’est-ce que vous avez fait
des collabos ? » Il m’a répondu clair et net : « On les fusillait. » Bon,
alors aujourd’hui, on va nous faire la leçon, avec des gens qu’on n’a pas
tués mais qui représentent un danger pour notre cause et qui sont
dangereux parce qu’ils vont rapporter aux gendarmes tout ce que nous
faisons. Et ça, ça mobilise les Caldoches et l’ennemi contre nous. Jamais,
dans aucune lutte de libération, les traîtres n’ont été décorés.
A. W. – Pensez-vous que l’État Kanaky est économiquement viable ?
J.-M. T. – Vous avez, si c’est tellement dur, c’est parce qu’il y a de la
richesse dans le pays, et le pays est petit. Bien sûr, aujourd’hui le nickel
est exporté, avec des hauts et des bas. C'est un patrimoine important, et
certains responsables français ne veulent absolument pas se dessaisir de
ce pactole. En effet, la France se situe peut-être en troisième position
quant à la production de nickel dans le monde. Mais il n’y a pas de
nickel à Paris. Ce nickel-là, c’est le nickel calédonien. Peut-être faudraitil une exploitation plus rationnelle de cette richesse, créer une autre usine
de traîtement plus moderne, qui amènerait une plus-value plus
importante et ainsi de l’argent au Territoire.
Nous pensons que ce patrimoine doit revenir en priorité à la Nation,
c’est-à-dire au développement du pays. Certains pays ont compris que ce
patrimoine qui vient du ciel doit servir au développement, à mettre en
place des infrastructures, etc., au lieu de partir dans la poche des nantis.
Il y a aussi le tourisme, qui dépend de nous. Ce pays est
extraordinairement beau. On peut en faire un développement important
tout en respectant l’environnement et sans traumatiser la vie des
habitants. On peut réussir quelque chose d’aussi important qu’avec le
nickel. Et vous voyez bien aujourd’hui que les hôtels sont peuplés
uniquement de gendarmes et de militaires, car dans la mesure où le
FLNKS dit « non », aucune industrie ne pourra marcher. Il y a aussi la
confiture, la pêche, le chrome. Ce sont des richesses, des potentialités
que le pays a en quantités importantes, et comme le pays est petit et que
la population est restreinte, on peut envisager une économie qui rende le
pays indépendant.
A. W. – Une dernière question : vous avez des amis à l’étranger,
notamment en Australie dans le Pacifique ; on parle de relations avec le
FLNC en Corse, la Libye. Est-ce que vous voulez nous dire quelque chose
là-dessus ?
25. L'espoir en noir et blanc
J.-M. T. – La position officielle du FLNKS, c’est qu'en tant que
mouvement de libération nous demandons l’appui international. Nous
sommes prêts à accepter toute aide, quelle qu’en soit la provenance.
Résultat : nous avons un véritable appui diplomatique. A l’ONU, l’année
dernière, nous avons perdu le « vote » des pays de la Communauté
Economique Européenne, à cause de cette espèce de référendum
organisé par la France. Mais nous avons toujours eu le soutien
diplomatique de nombreux pays, comme la Chine, tandis que nous
n’avons pas eu celui du Japon alors qu’il l’aurait voté auparavavant.
Nous avons le vote des pays de l’Est. Pourquoi ? Je ne sais pas. Notre
demande s’adresse à tous les pays. Les pays européens ont voté contre ;
c’est une responsabilité qu’ils ont prise de nous abandonner aux pays de
l’Est. Les pays africains – surtout ceux d’obédience française, les
anciennes colonies – refusent de nous soutenir. Après, tout le monde crie
au scandale parce qu’on aurait le soutien de la Libye, ou de je ne sais pas
qui, des Russes… c’est toujours le même anticommunisme primaire ;
quand on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage. Toujours est-il que
notre position est claire : nous voulons l’appui international mais sans
conditions. Pour le moment, nous avons ces appuis diplomatiques, mais
du point de vue d'un soutien matériel, c’est nul.
A. W. – On a lu dans les journaux qu’il y a eu l’entraînement de
stagiaires en Libye...
J.-M. T. – Ah… Des stagiaires ont été envoyés, mais ce n’est pas un
groupe du FLNKS, c’est le FULK (Front Uni de Libération Kanak) ; on
ne sait pas très bien… Au départ, c’était une initiative du FLNKS.
Ensuite nous avons refusé de continuer, en raison du soutien
diplomatique général que nous demandions. Nous nous sommes dit : il
faut éviter de s’acoquiner avec un pays en particulier si on veut avoir le
soutien des autres, et nous avons donc interpellé Yann Céléné Urégei
l’année dernière en lui disant qu’il fallait qu’il donne des explications sur
les envois de stagiaires en Libye. Le bureau politique, le Congrès ont dit
de stopper, parce que c’était au moment où on préparait la marche
pacifique163. Mais dans notre dos, Yann Céléné en a envoyé encore un
groupe, qui d’ailleurs a été intercepté par la DST et remis dans l'avion.
On se pose des questions là-dessus ; on a demandé des explications à
Yann mais il n’en a pas donné. Du coup, on ne va plus voir le FULK.
C’est un problème pour nous…
Maintenant, il y a les autres pays ; nous avons le soutien, en particulier,
des pays mélanésiens – et ça, c’est le soutien naturel et le plus
163
Cf. supra, « La stratégie de la non-violence » (NDE).
25. L'espoir en noir et blanc
important – mais aussi celui de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande en
particulier, dans le cadre du Forum du Pacifique et aussi aux Nations
Unies. Je pense qu’on a un soutien très important de la Nouvelle-Zélande
qui a beaucoup subi avec l’affaire du Rainbow Warrior, et donc appris à
connaître par expérience ce qu’est le mépris du gouvernement français.
A. W. – Est-ce qu’il y a des relations entre le FLNKS et les
indépendantistes corses ?
J.-M. T. – Non, Il n’y a pas de relations… Peut-être à travers les comités
de solidarité en France. Mais on n’a pas de réseau.
A. W. – Quel sera le rôle de la France dans le Pacifique ? Est-ce
qu’elle aura un rôle lorsque vous obtiendrez l’indépendance ?
J.-M. T. – Cela dépend de la manière dont on organisera l’indépendance.
Mais la France n’a pas besoin de nous pour jouer un rôle dans le
Pacifique. C’est une grande puissance (ironique ).
27. Portrait d'un colonisé*
Ce récit, contemporain de l'entretien précédent, évoque l'expérience
concrète de la colonisation telle que Jean-Marie Tjibaou l'a vécue dès l'enfance.
Interrogé par Lionel Duroy sur la terrible embuscade de Tiendanite (4
décembre 1984), et subissant le contrecoup psychologique de la mort tragique
des militants d'Ouvéa, il est enclin à retrouver les souvenirs des humiliations
subies et du parcours qui fut le sien dès qu'il décida de « Relever la tête ».
Pour présenter la narration de Jean-Marie Tjibaou, Lionel Duroy évoque le
contexte de son enquête à Hienghène : « Ma conversation avec Jean-Marie Tjibaou
a eu lieu dans une salle de la mairie de Hienghène, au mois de mai 1988. A l’époque
c’était très difficile d’atteindre Hienghène ; c’était peu après Ouvéa. Les seuls Français
restant à Hienghène étaient les gendarmes, toujours derrière les grilles de la
gendarmerie, en face de la mairie. La mairie elle-même était déserte ; J.-M. Tjibaou l’a
ouverte pour que l’on puisse s’installer dans une pièce. Sa femme est restée avec nous
un moment. On a passé l’après-midi à parler. »
En 1917, au moment de la répression, les militaires ont chassé les gens
de Tibatchi et de Tiendanite. Ils les ont poursuivis, continuant à tirer, et
quand ils sont arrivés à Tiendanite, ils ont tout brûlé. Là, quelques
femmes et filles qui étaient avec la mère de mon père, une femme de
Coulna, ont voulu regagner Tiendanite avec quelques hommes blessés.
Les gens de Tendo avaient peur de les accueillir. Le pasteur Leenhardt
est venu un jour, il est rentré dans une case, il a vu les armes, il a su, les a
grondés, et eux, à cause de cela, ils n’ont pas participé à la rébellion. Le
responsable de Tipindjié est mort ; les femmes, donc, étaient à Gavatch.
Elles sont montées par la rivière, fuyant Tiendanite vers le nord. La
vallée est très encaissée. Elles sont montées le matin de bonne heure. Les
soldats, en fait, les suivaient ; ils devaient être renseignés. Au soleil
levant, alors qu’elles étaient en train de grimper la rive droite, les soldats
leur ont tiré dessus depuis la rive gauche. Ma grand-mère a été tuée à ce
moment-là. Mon père était porté par sa mère, ce n’était qu’un bébé. Il a
*
Ce récit a été recueilli en mai 1988 par Lionel Duroy et transcrit par ses soins.
Il a effectué à cette époque une longue enquête en Nouvelle-Calédonie, en
préparation de son ouvrage Hienghène, le désespoir calédonien (Paris, éd.
Barrault, 1989).
26. Portrait d'un colonisé
roulé dans les fougères, et sa grande sœur l’a ramassé. Ils ont continué à
marcher. Mon père avait quatre ans. Ensuite, je ne sais plus...
[...]
Les études, c’était un peu le choix du missionnaire ; pour moi, ç'a été le
père Rouel. C’est lui qui m’a envoyé au petit séminaire. Pascal Couilhat
devait partir aussi, mais son père n’a pas voulu. Je suis parti avec Joseph
Lévy, après d’autres de la mission qui étaient déjà partis. Mon père
s’occupait d’une école à Tiendanite. J’ai appris à lire, écrire et compter
avec lui. Le Père Rouel m’a envoyé au petit séminaire de Canala, où j’ai
retrouvé les autres : Félix, François, Louis, Joseph Lévy (qui devait aller
à Saint-Louis à l’école des moniteurs), tous ceux qui étaient partis avant
moi. Je suis donc arrivé à Canala en 1945, à l’âge de neuf ans, avec le
Père Rouel. C’était pour nous la seule possibilité d’avoir des
connaissances scolaires. Les missionaires choisissaient les enfants dans
les familles qui participaient le plus à la mission, aux messes, etc. Il y
avait une quête à la Pentecôte pour alimenter le séminaire, mais les
parents devaient aussi envoyer des provisions ; tous les quinze jours, on
mangeait des ignames et les taros.
Mes frères, eux, sont allés à l’école à la mission de Warèi. Ils y allaient à
cheval ; la route n’est arrivée à Tiendanite qu’en 1956. Je suis venu alors
en vacances pour la première fois depuis dix ans164, et le bulldozer était à
deux jours de la tribu ; c’est pourquoi j’ai oublié ma langue. Je suis
arrivé tôt là-haut. Je ne connaissais même pas l’existence de mes autres
frères : Vianney, David, David Couilhat. Je ne savais pas qu’ils
existaient, je n’avais vu que Louis. Quand je suis arrivé, j’ai vu les petits,
et mon frère me les a présentés. Ils restaient là à me regarder ; ils avaient
juste entendu parler de moi. Cette première fois, j’étais monté avec le
camion de René Devaux, le gérant de la station Castex.
Je suis resté ensuite à Canala. Je me souviens d’avoir eu faim là-bas. Le
midi, on avait un morceau de taro et c’était tout ; le soir, bouillon de riz.
La première chose qui m’ait troublé, ç'a été de voir un fils d'Européens
qui rentrait avec chaussures et chaussettes alors que tout le monde était
pieds nus, et il avait des draps ; en gros, un régime spécial. Ça m’a
troublé que dans une institution religieuse il y ait cette différence. Puis,
je suis parti pour aller au séminaire de Païta, en 1949. Ernest, le fils du
chef de Warèi est parti avec moi, et Honoré Tiboin pour Païta. En mars,
au moment de la rentrée scolaire, le directeur m’a appelé et m’a dit :
« Voilà, on est embêtés, il y a eu une défection. Tu vas partir au
séminaire de l’île des Pins. » J’étais très content d’aller là-bas ; pour moi,
164
J.-M. Tjibaou revient dans sa tribu, à l'âge de vingt ans, après plus de dix
années d'absence (NDE).
26. Portrait d'un colonisé
c’était un grand voyage. La vie y était très dure. C’était des frères
auxiliaires, les auxiliaires javanais des maristes. On se levait à cinq
heures : méditation, messe, études. C’était un réglement monastique. A
sept heures trente, thé ; du bon thé. Puis, classe de huit heures à treize
heures. On imitait le sifflet pour dire que c’était la fin de la classe. J’ai
passé quatre ans à l’île des Pins. On y cultivait aussi, des hectares de
maïs, on plantait, on construisait. C’était une ferme en même temps. J’en
garde un bon souvenir, parce qu’on a bien appris à faire au moins ça :
maïs, fromage avec le lait de la ferme. Pas beaucoup d’école par contre.
Un bateau emmenait les cultures, et c’était avec ça que l’on faisait
fonctionner financièrement la boutique. Je suis resté là-bas jusqu’en
1953. En 1953, il y avait des subventions d’État, et on a exigé que je
vienne passer le Certificat d’Etudes. Nous sommes allés à Nouméa
passer l’examen. Nous étions déjà grands, mais il fallait le passer.
A Saint-Louis [près de Nouméa], les Kanaks mangeaient dans le couloir
qui menait aux W.-C. ... Il y avait un frère espagnol, et il ne mangeait pas
avec nous, il mangeait avec les Pères Blancs, pas comme nous. Je m’en
souviens, c’était comme ça ; les Blancs ne se mélangeaient pas avec les
Noirs. Je trouvais ça un peu drôle. Chez les sœurs, les blanches avaient
des chaussures, les noires non ; seulement des souliers en plastique, sans
chaussettes. Les sœurs wallisiennes avaient aussi des chaussures ; les
Kanaks, c’était toujours la racaille, quoi.
Je suis ensuite reparti à l’île des Pins, de 1954 à 1955, pour le noviciat.
Nous étions trois ; un de Maré, un de Bondé et moi. Nous allions devenir
frères, pour assister les missionnaires. Après je suis retourné donc à
Tiendanite en 1956, puis je suis parti à Lifou pour y enseigner durant
deux ans. Nous sommes partis de Nouméa en bateau, en plein cyclone ;
nous l’avons ramassé sur la route, ce cyclône, et tout le long jusqu’à
Lifou. Là, le bateau s’est cassé dans la baie, durant la nuit. En
descendant du bateau, j’étais attendu, et j’ai retrouvé un ancien camarade
du séminaire de Canala ; nous sommes partis dans un vieux camion pour
la mission, sous la pluie, tout mouillés. Là-bas, par contre, on mangeait
avec le missionnaire. Le matin, lui buvait du café, nous du thé. Il écoutait
la radio, ce qui fait qu’à table, on ne parlait jamais. Je faisais beaucoup
de sport à l’époque. Je suis allé voir la Mère supérieure, et elle m'a dit :
« On fait toujours du thé... il n’y a qu’à faire du café pour tout le
monde. » Le lendemain matin, arrive une seule petite cafetière avec un
petit pot de lait ; le père écoutait la radio, et nous, on n’avait rien à
manger. La Mère n'était pas là, et le Père Cros s'est gardé son café pour
lui tout seul. Ça sonne, et on se lève sans bouffer. Mon copain est sorti,
et on a fait demander à manger ; tous les gosses nous ont amené des
26. Portrait d'un colonisé
choses à manger. C’est le jour où l’on a vraiment eu un contact avec les
gosses. Le lendemain, l'incident était clos.
J’ai tenu le rythme un an et demi. Puis je suis tombé malade ; bronchite,
hôpital. Je ne suis pas retourné à Lifou, je suis allé à Thio. J’y ai retrouvé
le Père Denis Cros, celui qui buvait son café tout seul. J'ai bien vu son
manège : il buvait son vin dans sa chambre, seul, avec un Wallisien qui
était là ; il avait mis du peppermint dans le frigo, et il nous avait fait
croire que c’était un médicament, pour ne pas que l’on en boive. On a
participé à la construction de l’école de Thio-Mission. J’ai beaucoup lu à
l’époque. J’avais une bonne classe de cours moyen. J’ai demandé au
Père Cros de pouvoir continuer mes études, qu’il me trouve un cours ou
une école. J’ai rencontré le Père Martin, qui m’a proposé de retourner au
séminaire de Païta. Donc, je suis retourné à Païta, en 1958-1959, et j’y ai
suivi le programme de troisième, puis une partie de celui de seconde. On
ne nous enseignait pas les langues, seulement le latin. Ensuite, j’ai fait
philosophie pendant deux ans, et quatre ans de théologie. Ce qui m’a
frappé, à mon entrée là-bas, c’est que j’y ai revu la même différence :
dans le même réfectoire, il y avait une table pour les séminaristes
européens, et une table pour les Kanaks et les Wallisiens. Pas le même
dortoir non plus ; les Européens payaient, et nous, nous étions aidés par
des subventions diverses. Sinon, c’était très bien, très sympa.
Entré en 1959, j’en suis ressorti en 1965, et j’ai été ordonné prêtre ici, en
août ou septembre 1965, par Monseigneur Martin. C’était le jour de
gloire du Père Rouel. Après, j’ai été nommé à Bourail pour la fin 1965.
En 1966, j’étais deuxième vicaire à la cathédrale de Nouméa. Là, j’ai
commencé à voir un peu les problèmes politiques, les difficultés qu’il y
avait à prendre parti pour les pauvres. Les discours étaient très surveillés.
Le curé devait rendre compte de ce que l’on devait dire ; on devait le
prévenir du contenu. C’est le Père Jacob Kapeta qui était premier vicaire.
Il était aumônier de l’UC, donc très politisé. Au moment où il fallut
désigner le curé de la cathédrale, il y a eu toute une histoire pour
l’empêcher d’être curé. Il était très brillant, et préparait un doctorat de
théologie à Rome. Moi, j’étais aussi aumônier militaire ; je m’occupais
des jeunes appelés à ce moment-là. On organisait un petit journal, une
association, l’accueil des familles pour Noël, etc.
Vers le millieu de l’année 1967, j’ai rencontré le professeur Métais165 et
sa femme sur le parvis de la cathédrale ; on a discuté, et il m’a dit qu’il
pourrait me trouver une bourse pour partir étudier à l’Université de
Bordeaux, dans sa section d’ethnologie, mais à condition que je passe un
165
Pierre Métais, élève de Maurice Leenhardt, devenu professeur d'ethnologie
à Bordeaux (NDE).
26. Portrait d'un colonisé
examen d’entrée à l'université. Je l’ai préparé au foyer Jean XXIII,
m’étant mis en disponibilité depuis fin 67. Puis, j’ai fait un petit
remplacement à Tié, sur la côte est, avant de partir en France pour
l’examen. Il devait avoir lieu en juin 68, mais avec les événements de
mai, ça a été perturbé. Entre temps, j’ai reçu une autre proposition, de la
Faculté catholique de Lyon. Et là, il y avait une bourse assurée. C'était
une bourse « Croissance des jeunes nations ».
Je suis donc parti pour Lyon ; j’ai apprécié les cours de sociologie. J’ai
appris à connaître Leenhardt. Il y avait droit, économie, politique,
doctrine (marxisme), et religion ; pour moi, c’était assez facile166. On
avait une bourse pour deux ans, et ça correspondait à un diplôme de
licence. Et l’on avait la possibilité de continuer vers le doctorat. Comme
il y avait beaucoup de demandeurs de bourses, j’ai demandé un troisième
cycle ; j’ai rendu la bourse que j’avais, qui était de huit cents francs par
mois, pour qu’elle profite à quelqu’un d’autre, et j’ai eu une autre bourse
pour l’année suivante. Après six mois à Lyon, je suis monté à Paris pour
faire de l’ethnologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Quand j’étais
à la cathédrale de Nouméa, je m’étais occupé de soûlards, des Kanaks, et
quelque chose m’avait frappé : ils parlaient toujours de leurs terres, de
leurs tribus qui étaient occupées par les Blancs. J’ai donc travaillé, avec
le professeur Roger Bastide, en ethnologie et en psychiatrie, sur les
problèmes mentaux.
Puis, je suis revenu pour la mort de mon père en 1970 ; j’ai assisté à la
coutume. J’avais eu le billet d’avion dans le cadre d’une mission sur la
Nouvelle-Calédonie. Puis je suis resté sur le Territoire et j’ai fait des
séminaires : « Connaître le milieu mélanésien », destinés aux Européens
de bonne volonté. Ensuite, j’ai travaillé un peu dans l’administration,
toujours avec cette préoccupation : le passage d’une société
traditionnelle à un monde moderne, cela lié à l’alcool, le monde onirique
dans lequel les alcooliques se réfugient. J’ai préparé un projet que j’ai
remis aux gens de l’Union calédonienne, à Roch Pidjot ; un crédit a été
débloqué, comme je l’avais demandé. Ce budget a été affecté à
l’éducation de base. Après une année, j’ai présenté un rapport, mais
l’Administration l’a étouffé, et l’expérience s’est arrêtée là. Ensuite, pour
aider les gens, on a essayé de créer les « Conseils de tribu » ; à ce
moment-là, j’ai rencontré ma femme, Marie-Claude. On a créé le
Groupement Mélanésien pour le Développement Social et Culturel en
1972 ; ç'a été jugé suspect, par les gens de l’UC et par ceux de
166
A Lyon, Jean-Marie Tjibaou rencontrera notamment Gérard Leymang, qui
allait devenir le dernier Premier ministre des Nouvelles-Hébrides avant
l'indépendance en 1980 (NDE).
26. Portrait d'un colonisé
l’Administration. Là encore, ça s’est arrêté rapidement. J’ai commencé à
être surveillé. Une certaine Mademoiselle Darras, qui occupait le poste
Education Sanitaire, m’a convoqué ; on s’est engueulés. Puis, je suis
passé à Jeunesse et Sports.
En liaison avec ces activités, je me suis lancé dans le projet d’un festival,
qui à mon sens figurait parmi les remèdes à l’insignifiance du moment,
où tout l’environnement est là pour aliéner le Kanak, qui n’est lui-même
que s’il s’associe au Blanc, où toutes les images qu’il peut recevoir de
lui-même sont négatives. Il faut donc que ce qu’il a de spécifique, de
meilleur, soit projeté devant lui pour le valoriser à ses propres yeux.
L’idée du festival pouvait se résumer ainsi : il faut que les Kanak se
projettent sur ce terrain spécifique et mettent en valeur ce qu’ils ont de
meilleur. C’était Stirn qui était Ministre des DOM-TOM à l’époque. J’ai
réussi, en étant au service Jeunesse et Sports, à inspirer la
programmation du festival. On a constaté que les gens dansaient
n’importe comment, pas habitués ; après la propreté, la fin de l’alcool, on
passait à l’étape culturelle. Au moment du festival, j’ai été blessé par les
réactions des Caldoches qui disaient : « Oh! les Papous, on les a assez
vus! », alors que c’était un événement fabuleux pour le pays : cinquante
mille entrées! Mais il n’y a pas eu de Calédoniens ; tous les autres sont
venus, mais pas eux. Il y avait des Kanaks, des métros, mais pas de
Caldoches. Le pari, c’était de dire qu’à partir du moment où les gens
vont mieux se considérer, ils vont être mieux outillés pour se battre ; ça
s’est vérifié.
L’Union calédonienne s’était opposée à l’idée du festival. J’étais déjà à
l’UC à ce moment-là, et on a été insultés par les nôtres. Roch Pidjot, lui,
nous a soutenus. Les gens de l’UC vivaient mal le fait que ce soit financé
par les Blancs. Ils disaient : « C’est du pain et des jeux faits pour que les
Kanaks oublient leurs problèmes. » Pour la première fois dans l’histoire
du pays, il y avait une demande de crédits importante (50 millions CFP)
pour une affaire mélanésienne. On nous a montrés du doigt comme étant
des esclaves du pouvoir colonial. C’était en 1975.
Fin 1976, on a commencé à parler des élections municipales de 1977 à
Hienghène. On avait fait une fête à la suite d'une bonne récolte
d’ignames, et là, il y eut un discours pour que je sois candidat à la
mairie. On ne voulait pas de l’UC, qui était commandée à Hienghène par
Bob Alquier, l’épicier, un tocard. Les relations de Maurice Lenormand
c’étaient des commerçants riches. Ça ne servait pas les tribus, mais les
Européens. D’où l’idée de créer le mouvement Maxha, ce qui veut dire
« relever la tête », l’acte révolutionnaire de l’esclave. On a bien préparé
la campagne, et on a eu huit élus, l’UC cinq, et de Villelongue six.
C’était la catastrophe à Hienghène : ils sont allés pleurer ensemble. Au
26. Portrait d'un colonisé
premier Conseil municipal, tous les Blancs sont venus, pour voir si nous
étions capables de faire un budget ; c’était en mars 1977. Certains ont
demandé mon exclusion de l’UC, puis ça s’est calmé.
J'ai participé au Congrès de Bourail en mai 1977. Là, on a pris position
pour l’indépendance. Résultat : toute une série de démissions ; tous les
jours il y en avait une. Tous les Blancs ont déménagé. A la fin du
Congrès, il faisait nuit, j’allais prendre ma voiture pour partir, et j’ai
proposé Pierre Declerq comme secrétaire général. On m’a rappelé in
extremis : il n’y avait pas assez de monde pour faire le bureau politique.
On m’a proposé d’être vice-président, avec Roch Pidjot comme
président. Nous étions maintenant dans l’appareil, avec Eloi Machoro,
Yeiwéné Yeiwéné et François Burck. La même année, il y eut des
élections à l’Assemblée territoriale, puis de nouveau en 1979. En 1979,
on a décidé de constituer le Front Indépendantiste. Nous sommes aussi
allés au Forum du Pacifique Sud ; nous sommes restés dans les couloirs,
sans grand succès.
Au niveau municipal, à Hienghène, on a utilisé les camions de la Ville
pour faire le ramassage des enfants. Auparavant, le ramassage n’existait
que pour l’école publique, c’est-à-dire pour les Blancs. On a donc utilisé
les camions de la Ville pour faire le ramassage dans les écoles privées.
Nous avons organisé des fêtes. Ensuite a commencé la revendication des
terres. Au sein de l’UC, cela faisait partie des points forts. Toujours en
1979, nous avons organisé le Congrès de Ouérap, près de Hienghène ;
c’est surtout la revendication des terres qui a été mal vécue par les
colons. Ceux-ci se sentaient de plus en plus « serrés ». Nous étions tous
d’accord pour revendiquer tout le pays, mais stratégiquement, pour
intéresser la population, il fallait d’abord passer par la revendication des
clans...
Jean-Marie Tjibaou termine son récit en évoquant le souvenir du
massacre de Hienghène et des conflits antérieurs avec les colons de la
vallée.
En novembre 1984, il y avait eu des menaces à Nouméa, et deux
tentatives d’intimidation à mon encontre : une grenade avait explosé
sous notre maison, dans le garage, le 18 ; un bâton de dynamite lancé est
arrivé dans un arbre ; si, au lieu de taper dans les arbres, il avait tapé
dans les fenêtres, avec les enfants qui regardaient la télévision... Je ne
suis pas allé à Hienghène le 4 décembre, le jour où il y a eu l’embuscade
à Tiendanite, parce que Edgar Pisani et Christian Blanc arrivaient, alors
que nous avions prévu d’y aller avec les enfants, et ça je l’avais dit au
téléphone. Il y avait eu une levée des barrages, comme RFO l’avait
annoncé.
26. Portrait d'un colonisé
[...] Après la récupération des terres, à Hienghène, les colons ont
continué à lâcher leurs chevaux. Ils venaient attacher les chevaux près de
chez moi, pas très solidement ; quand les chevaux avaient soif, ils
arrachaient leur pieu. Là, il y avait les chevaux de Raoul Lapetite, de ses
fils, de Raymond Franceschini, et de Garnier aussi je crois. Louis, mon
frère, leur a demandé un jour de ramasser leurs chevaux, et finalement ils
les a amenés à la tribu. Loulou est descendu avec la police tribale pour
avertir les gendarmes qu’il avait saisi des chevaux en divagation qui
faisaient des dégâts ; on ne voulait pas que ces gens-là continuent à faire
ça comme aux pires moments de la colonisation. Il leur a dit qu’il fallait
qu’ils viennent payer deux cents francs par cheval pour les récupérer. Ils
sont venus les uns après les autres. A chacun, Loulou a expliqué que l’on
ne voulait plus que cela se passe comme au temps de nos pères. C’était
avant 1980, aux alentours de 1978. Le vieux Raymond Franceschini, qui
était un peu cardiaque, avait même demandé une chaise car c’était trop
pénible pour lui d’entendre ces choses-là ; après ça, Garnier a menacé les
gens. Il gardait la propriété Pecart ; il a tiré et mis des bouts de viande
empoisonnés pour nos chiens. Mon frère a porté plainte contre Garnier ;
c’est à partir de là – ça concorde avec les revendications des terres – que
ça s’est gâté. C’était l’époque où les gens ont commencé à croire à la
récupération des terres dans la vallée, avec les vieux qui disaient : « Ça
c’est tel clan ou tel clan » ; ils ont été menacés par Garnier et Mitride. Je
dis tout ça pour restituer le contexte qui a abouti à la tuerie et à la mort
de mes frères.
V. - OUVRIR LA VOIE
(juin 1988 - mai 1989)
La dernière année de la vie de Jean-Marie Tjibaou est tout entière
marquée par les Accords de Matignon, signés le 26 juin 1988, et leurs
conséquences. Si le rééquilibrage économique et institutionnel en faveur
des Kanaks – nouvelle version du plan Fabius-Pisani de 1985 – n'est
l'objet d'aucune contestation, la réduction du corps électoral calédonien
en vue, à terme, de dégager une majorité indépendantiste, reste l'un des
points d'achoppement entre le FLNKS et le gouvernement français. Sur
ce point strictement politique, d'une importance capitale puisqu'il préside
au référendum d'autodétermination prévu pour 1998, Jean-Marie Tjibaou
se montre tour à tour vigilant et acerbe. Pour lui, il est vrai, il ne faut pas
considérer les Accords de Matignon comme une fin en soi mais comme
une étape ; et ne jamais cesser d'interpeller le gouvernement français sur
ses capacités souvent défaillantes à décoloniser.
Au-delà de la discussion sur les contradictions entre colonie et
démocratie, Jean-Marie Tjibaou se montre, au fil des différents textes
qu'on va lire, prêt au dialogue. Renouant avec les espoirs de
reconnaissance mutuelle entre son peuple et les autres communautés de
Nouvelle-Calédonie, il s'engage sur la voie de cet humanisme kanak qui
lui est si cher. Le président du FLNKS poursuit dans ces pages sa
recherche d'un modèle de développement économique, social et culturel
qui fasse barrage aux formes les plus destructurantes de la modernité.
Par cet effort de pensée et d'action, Jean-Marie Tjibaou entendait s'élever
du local au national et du national au mondial, en empruntant tour à tour
les chemins du pragmatisme et de la générosité.
28. Garantir l'avenir *
Les Accords de Matignon ont été signés le 26 juin 1988. Interrogé par
Libération quelques jours après ce tournant politique, Jean-Marie Tjibaou
rappelle que ces accords, résultats d'un compromis, nécessiteront un travail
d'explication. Il souligne aussi que l'une des exigences essentielles des
indépendantistes kanak vient pour la première fois d'être prise en compte par
l'État français. Les Accords font en effet entorse au principe constitutionnel
« un homme, une voix » : ils prévoient une limitation du corps électoral
calédonien qui sera consulté par un référendum d'autodétermination en 1998.
Cette procédure exceptionnelle, pour être engagée de façon irréversible, devra
être avalisée par le peuple français.
— Comment analysez-vous le texte signé avant-hier ?
J.-M. TJIBAOU. – Je pense que c’est un ensemble équilibré, mais d’un
équilibre difficile, parce qu’aucune des parties ne s’y reconnaît
entièrement. Le texte lui-même, dans sa formulation médiatique, ne nous
satisfait pas, et ne satisfait pas non plus le RPCR. Mais il a un caractère
assez juridique qui permet de tenir compte des réalités et des
perspectives revendiquées par les uns et les autres et d’engager le
gouvernement.
— Quels sont les points qui vous satisfont le moins et qui seront les
plus difficiles à faire admettre à l’ensemble du FLNKS ?
J.-M. T. – A Nainville-les-Roches, en 1983, nous nous sommes battus
pour la reconnaissance du fait colonial et du droit « inné et actif à
l’indépendance ». Nous avons dit aussi que les « victimes de l’histoire »
participeraient à la décolonisation donc au scrutin d’autodétermination.
Pourraient donc voter tous ceux qui auront dix-huit ans et plus au
moment du scrutin et dont l’un des parents au moins serait né sur le
Territoire. La proposition du gouvernement aujourd’hui n’est pas la
*
Libération, 28 juin 1988 - Propos recueillis par Frédéric Fillioux et Marc
Kravetz.
27. Garantir l'avenir
même167 et elle sera pour nous difficile à défendre. Nous n’avons pas
encore fait d’évaluation, mais, dans l’immédiat, les calculs que nous
avons faits ne nous donnent pas de majorité électorale. Techniquement,
si nous faisions un vote en 1992, comme nous le revendiquions, avec un
tel corps électoral, cela ne se solderait pas par un vote en faveur de
l’indépendance. C’est un peu mon drame personnel par rapport au
mouvement. Mais, compte tenu de l’évolution démographique, si votent
dans dix ans ceux qui voteront pour le référendum national, on sait que
la population kanak représentera alors 50 % de la population totale...
— En terme de population, pas en terme d’électeurs...
J.-M. T. – En effet, mais si on bloque l’arrivée d’étrangers (en terme de
corps électoral, bien sûr, car on a besoin de techniciens pour doter le
pays de tous les outils économiques indispensables), alors le problème
est différent. Politiquement, le problème est donc que tout le monde se
mette d’accord pour que les Mélanésiens aient la majorité absolue ; sur
ce plan, à charge pour chacun de mobiliser au maximum en faveur de
son option. La nouveauté, c’est que tout le monde s’inscrit dans cette
perspective. L’engagement que prend Jacques Lafleur, c’est de léguer
après lui, à ses enfants, un avenir dans leur pays mais aussi le pays dans
lequel les Kanaks sont majoritaires. Donc, un avenir avec nous. Cela
n’est dit dans aucun texte mais c’est le sens le plus important des
documents qui nous ont été soumis. Devant le Premier ministre, Jacques
Lafleur a demandé à ce que l’on puisse refaire des rencontres, là-bas,
ouvertes sur ces perspectives.
Les anti-indépendantistes admettent aujourd’hui que les trois-quarts des
crédits d’équipement soient employés pour le développement de la
brousse ; le fait que l’on prévoit aussi un équilibre de ce genre pour les
budgets de fonctionnement veut dire qu’il nous est possible d’élargir
notre majorité côté européen. Les Européens qui voudront rester en
marge de cette évolution n’ont plus d’avenir ici. Définitivement, il faut
s’engager dans la construction de ce pays. C’est ce que je retiens de plus
positif dans ces discussions.
— Le texte que vous avez signé dit que les deux parties vont
s’engager à requérir l’accord de leurs bases...
167.
Le corps électoral qui se prononcera en 1998 sur l'indépendance de la
Nouvelle-Calédonie comprend, selon les termes de l'accord du 26 juin, tous les
électeurs calédoniens qui voteront pour le référendum national de l'automne
plus leurs descendants qui auront accédé à la majorité au cours de ces dix ans
(NDE).
27. Garantir l'avenir
J.-M. T. – ... Sur les propositions arrêtées souverainement par l’État.
C’est sa responsabilité que de proposer un statut ou des institutions, et de
les faire voter par le Parlement. De la part des deux autres parties
concernées [le RPCR et le FLNKS], s’il y a un minimum d’accord, c’est
mieux. Aujourd’hui nous pouvons dire qu’il n’y a pas un minimum de
désaccord (rires). On peut espérer qu’il n’y aura plus, de la part des uns
et des autres, de blocages systématiques, mais au contraire une volonté
de construire un avenir définitif.
— Pensez-vous que les nouvelles Provinces nord, sud et îles Loyauté
partent avec les mêmes chances économiques ?
J.-M. T. – Non, il n’y a pas les mêmes chances pour les trois régions. Il y
a une volonté de créer les conditions qui donneront les mêmes chances
en vue du scrutin d’autodétermination. Avec même un avantage a priori
pour les Mélanésiens. Le montage est fait pour que l’on ne se fasse plus
la guerre. Mais je voudrais faire remarquer que tout ceci n’a pas été
acquis sans douleur. Il y a eu les morts de 1984, de 1985, d’Ouvéa. Reste
surtout – plus important que tout – le risque de haine raciale. [...]
— Est-ce que le référendum national est bien le verrou institutionnel
que vous souhaitiez ?
J.-M. T. – Oui, à condition que les groupes parlementaires ne refusent
pas, à condition aussi que la nation tout entière s’engage en votant. Il
faut que les gens sachent qu’ils vont fêter l’année prochaine le
bicentenaire de la Déclaration des Droits de l’Homme et il faut qu’ils
soutiennent ce processus par leur vote, afin qu’il n’y ait pas un imbécile
qui soit tenté de revenir sur l’accord. Parce que le corps électoral prévu
pour le scrutin de 1998 n’est pas constitutionnel. Il ne le sera que si les
gens se prononcent en sa faveur. A partir du moment où l’ensemble de la
nation vote pour ce processus, il faudra un autre référendum pour le
changer. Si les électeurs votent mal, il faudra qu’ils aient mauvaise
conscience...
29. Accords et désaccords*
Un mois après la signature des Accords de Matignon, Jean-Marie Tjibaou
brosse pour un politologue australien un tableau en demi-teinte de la situation.
Si les avancées économiques sont à ses yeux prometteuses, les gains politiques
restent minces en regard des exigences que le FLNKS vient pourtant tout juste
de réaffirmer. Pour que le cap sur l'indépendance soit maintenu, il faut que
dans les négociations sur les « mesures d'accompagnement » aux accords (qui
seront négociées en août au Ministère des DOM-TOM, rue Oudinot à Paris) soit
abordée avec fermeté la question du réaménagement du corps électoral
calédonien. Le président du FLNKS considère ici les Accords de Matignon
clairement comme un processus devant aboutir à la décolonisation de la
Nouvelle-Calédonie.
S. HENNINGHAM – La situation est un peu incertaine en ce
moment...
J.-M. TJIBAOU – Oui, c’est un peu incertain, mais nous essayons de
progresser concrètement vers une reprise du travail. Nous sommes
aujourd’hui d’accord au sujet de l’administration directe168 puisque
l’exécutif est passé entre les mains du Haut-Commissaire. Sur le plan
théorique ce n’est pas une bonne chose, mais sur un plan pratique c’est
intéressant dans le sens où nous demandons que soit engagée la
responsabilité de l’État. L’« État impartial » suppose que la République
française, qui est responsable de la colonisation, s’engage dans une
politique de décolonisation et mette l’appareil d’État au service de tous,
c’est-à-dire qu’il y ait une évolution de la justice, de l'économie, du
partage du patrimoine du Territoire. C’est la responsabilité de l'État de
casser le carcan colonial pour que la société progresse vers un partage
des pouvoirs ; ce qui suppose qu’il y ait dans un premier temps une
répartition inégale des crédits d’équipement, de formation. C'est
*
Entretien réalisé le 26 juillet 1988 en Nouvelle-Calédonie par Stephen
Henningham, politologue australien, auteur notamment de France and the South
Pacific. A contemporary history, Sydney, Allen & Unwin, 1992.
168. Avant la mise en place de nouvelles institutions en juillet 1989, le
gouvernement français a placé la Nouvelle-Calédonie directement sous son
autorité (NDE).
28. Accords et désaccords
indispensable pour rééquilibrer et donner les mêmes chances à
l’ensemble des habitants du Territoire. Mais nous ne sommes pas des
économistes, nous sommes pour l’indépendance ; si nous acceptons
d’utiliser cet outil c'est pour que la situation se stabilise, pour construire
des équipements, former des cadres et accéder à une indépendance
viable.
S. H. – C’est la position que vous aviez déjà adoptée vis-à-vis du plan
Fabius-Pisani ?
J.-M. T. – Ce ne sont pas tout à fait les mêmes paramètres. Au préalable
il faut un réaménagement du corps électoral qui donne objectivement à
notre engagement une perspective de non-retour. Le corps électoral que
M. Rocard prévoit contient un déficit de 17 000 voix en notre défaveur,
et ces 17 000 voix sont dans la Province sud. Ce que nous demandons,
c’est que le corps électoral soit limité pour le référendum
d’autodétermination aux gens qui sont nés sur le Territoire ; c’est notre
exigence principale. Comme l’a dit hier un membre de l’USTKE, nous
sommes prêts à nous engager, mais dans un combat loyal, c’est-à-dire
qu’il y ait une égalité des chances objectives en fin de parcours. M.
Lafleur, lui, peut acheter tout ce qu’il veut, c'est pourquoi nous devons
pouvoir travailler directement avec les autres pays du Pacifique, et être
en mesure de donner du travail aux gens des Provinces. Si on donne du
travail, on peut aussi avoir des gens qui s’engagent en faveur de
l'indépendance.
S. H. – Comment les militants du FLNKS ont-ils reçus les Accords de
Matignon?
Il y a eu une analyse des textes et des prises de position de principe liées
à la revendication d’indépendance kanak concernant les éléments
importants du prochain statut, le découpage, le corps électoral, les « dix
ans ». Il y a un rejet global de la part de tous les partis, au nom des
principes de la charte du FLNKS, qui en font un mouvement pour
l’indépendance. Affirmation très dure des principes, critique et rejet.
Mais cette motion retient le consensus pour déterminer une position de
stratégie conjoncturelle ; par rapport aux principes, on refuse, on rejette
le statut Rocard. Mais sur un plan stratégique, dans la perspective de la
conquête de l’indépendance, on dit : « Ce statut n’est pas le nôtre, mais
on peut proposer ou accepter des mesures d’accompagnement », sauf sur
la question du corps électoral pour laquelle on demande quelque chose
de substantiel. Sur la durée des dix ans, nous sommes bien conscients
que beaucoup de choses peuvent se passer durant cette période.
Comment le FLNKS, le RPCR et l'État vont-ils s'engager? Nous sommes
28. Accords et désaccords
d’accord pour cette période de dix ans, si le gouvernement entame des
mesures de décolonisation. Nous demandons donc un bilan avant la fin
de la législature, fin 1992 ou début 1993, avant les prochaines élections
législatives. Notre attitude future, accord ou contestation, est réservée
par rapport au résultat de ces élections. Mais tout ceci, si vous l’écrivez,
ça ne doit pas sortir cette année! Seulement l’année prochaine! (rires).
S. H. – Mais on a dit aux gens du FLNKS qu’il fallait « attendre et
voir... »
J.-M. T. – Non, nous avons fait une série de propositions. Nous nous
sommes réunis à l’Union calédonienne pour dire – sur la question des
dix ans par exemple – qu’on pouvait commencer à travailler, mais qu’il
fallait qu'au sujet du corps électoral nous obtenions des garanties
objectives. Nous avons demandé des mesures d’accompagnement qui
permettent un réel partage du pouvoir économique. Celles-ci concernent
le commerce extérieur, la formation, l’information aussi ; nous demandons des quotas pour la télévision et la radio et pour la fonction
publique, puisque nous constituons presque 50 % de la population
aujourd’hui. Nous jugerons le gouvernement sur la politique qu’il mettra
en place dans cette perspective. Nous demandons que dans les nouvelles
sociétés qui se créent dans le secteur de la mine – la seule industrie qui
amène des devises – au moins 25 % des parts soient réservées aux
Kanaks. On peut imaginer des augmentations de capital qui nous
permettraient d’avoir des parts.
C'est seulement si l’on participe réellement à l’économie que l'on pourra
parler de partage du pouvoir. Et l’État est responsable ; il faut qu’il
prenne des engagements et nous verrons en 1992 ce qu’il en est. Par
rapport au découpage, nous avons demandé ce que j’appelle des
« mesures transversales ». Il faut que les gens d’une même aire culturelle
puissent travailler ensemble, qu’il y ait des voies de communication plus
rapides, mieux équipées. Il faudrait que les gens puissent se rejoindre en
une demi-heure au lieu de passer des heures à franchir la chaîne
centrale169. Cela suppose des investissements en équipement : routes
goudronnées, tunnels, etc. Nous demandons aussi d’autres mesures,
comme des garanties d’embauche dans l’exploitation du patrimoine, et
en particulier dans l’industrie hôtelière ; si le calme revient, le tourisme
reprendra aussitôt. Nous demanderons au Club Méditerranée, par
exemple, de nous ouvrir des participations, pour que des touristes
169.
La Nouvelle-Calédonie est séparée longitudinalement par un massif
montagneux qui culmine à près de 2 000 mètres. Jusqu'à tout récemment, dans
la Province nord, une seule piste permettait de rallier les deux côtes (NDE).
28. Accords et désaccords
puissent venir en brousse. Cela suppose que le gouvernement fournisse
des garanties sur les emprunts que l’on fait pour construire des
établissements touristiques à Ouvéa, à Hienghène, à Canala, etc.
S. H. – Comment expliquez-vous la politique actuelle du FULK de
Yann Céleiné Urégei, très dure par rapport aux Accords de Matignon ?
J.-M. T. – Nous les avons mis au pied au mur. S'ils rejettent les Accords,
que feront-ils ? Nous leur disons : « Choisissez alors des responsables
pour aller renégocier avec le gouvernement. » Pour renégocier, il faut
disposer d'un rapport de forces favorable sur le terrain. L’indépendance
l’année prochaine ? Il faudrait que la France soit dans une position de
faiblesse pour accepter. Pour l’instant, on discute parce qu’il y a Rocard,
mais après... on n’en sait rien. Alors, pour le moment, nous restons en
retrait, nous attendons. Nous avons eu beaucoup de morts, de familles
endeuillées par l’engagement sur le terrain. Nous voulons respirer un
peu.
S. H. – Il semble qu’au sein du RPCR, M. Lafleur soit de plus en plus
contesté. De plus, il paraît qu’il est très malade...
J.-M. T. – Oui, mais il est toujours très influent, et il dispose de moyens
économiques qui renforcent son autorité. Certains disent en riant que
l’unanimité caldoche est toujours acquise parce que celui qui s’oppose à
Lafleur se voit coupé des crédits, du marché.
S. H. – On dirait pourtant que le RPCR a opéré un glissement vers le
centre...
J.-M. T. – Ce n’est pas par hasard. Ils avaient tout misé sur la victoire de
Jacques Chirac. Si Jacques Chirac avait gagné...
S. H. – Êtes-vous optimiste pour la suite ?
J.-M. T. – Objectivement, oui. Mais pas passionnément! (rires).
30. Un pari sur la raison*
Dans cet entretien télévisé, Jean-Marie Tjibaou s'adresse pour la première
fois depuis fort longtemps à l'ensemble des Calédoniens. Il souhaite leur
expliquer la logique qui anime selon lui les Accords de Matignon. Le
référendum qui appelle les Français à se prononcer sur les Accords doit avoir
lieu à peine deux mois plus tard. A l'évidence, le leader kanak entre ici en
campagne pour le « oui ». Il développe à cette fin un discours des plus
apaisants, qui s'adresse tout autant aux militants déçus du FLNKS qu'aux antiindépendantistes incrédules. Comme nous l'avons déjà noté à plusieurs
reprises, dès que le climat politique se détend, Jean-Marie Tjibaou renoue avec
ses interrogations d'ordre anthropologique sur la place de la culture kanak
dans le monde moderne.
W. KOTRA – Quelle signification donnez-vous à votre poignée de
main avec J. Lafleur ?
J.-M. TJIBAOU – C’est une poignée de main lourde à gérer pour
M. Lafleur comme pour moi-même. A la sortie des événements
douloureux que notre pays a connus, il était difficile d’imaginer que l’on
puisse un jour envisager de faire ensemble un bout de chemin, envisager
un avenir commun. Ce geste a été critiqué, refusé de part et d’autre, mais
pour beaucoup il constitue un espoir. Je pense qu’il est important pour
l’avenir.
W. K. – Cette poignée de main, c'était il y a quatre mois. Quel bilan
faites-vous depuis cette poignée de main ?
J.-M. T. – C’est capital : les colporteurs, les touristes vont et viennent sur
l’ensemble des routes du Territoire. Dans les magasins, dans les rues, les
gens ne se regardent plus avec l’hostilité d’il y a quatre mois. Beaucoup
de réunions se tiennent, des réunions publiques, des commissions de
l’Assemblée ; tout ceci fait partie des règles de l’étape nouvelle, qui fait
que la Nouvelle-Calédonie, aujourd’hui, ne peut plus être ce qu’elle était
il y a six mois. Certes, il y a beaucoup de promesses, beaucoup
*
Entretien avec le journaliste Wallès Kotra sur RFO (Radio France Outre-Mer),
le 30 septembre 1988 à Nouméa.
29. Un pari sur la raison
d’espérances et aussi beaucoup à construire. Pour le moment, nous n’en
sommes qu’à la définition des chantiers à mettre en place.
W. K. – J’aimerais revenir un instant sur le passé. Il y a eu quand
même une centaine de morts, beaucoup de vies brisées. Est-ce qu’on
aurait pu faire l’économie de toute cette violence ?
J.-M. T. – Vous savez, en 1789, lors de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, on aurait pu dire que des milliers de vies
humaines auraient pu être épargnées. Or, il a fallu peut-être le sacrifice
de beaucoup de gens pour que la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen voie le jour en France.
L’avenir ne peut plus être ce qu’il a été, du moins pour nous qui avons
vécu ces événements, qui vivons cet espace-temps. Les souffrances, les
sacrifices des uns et des autres ont peut-être ouvert les yeux à beaucoup.
Les souffrances, les événements durs ont fait se poser des questions :
pourquoi tout cela, pourquoi tout ce grabuge, pourquoi tous ces morts ?
Les événements d’Ouvéa170 ont fait frémir les Français. L’assassinat de
Hienghène171, la façon dont la justice a été ensuite rendue [allusion à
l’acquittement des meurtriers], l’amnistie qui va suivre les drames
d’Ouvéa obligent les gens qui ont vécu ces événements-là à s’interroger :
pourquoi tout cela ? Si le FLNKS a engagé ces mouvements, c’était pour
dire : « Halte à la négation de ce que nous sommes! Halte à la logique
que nous appelons coloniale! »
Il faut enfin que l’État impartial s’exerce dans notre pays au niveau de la
justice, de la formation, à tous les niveaux. Quelle que soit notre couleur
de peau, nous devons ensemble être considérés tout simplement comme
des participants à l’humanité. Aujourd’hui, grâce à ces événements, nous
ne pouvons plus nous regarder de la même manière ; cela est en train de
se passer, douloureusement, mais cela a lieu quand même.
W. K. – Accepteriez-vous, comme l'a suggéré Jacques Lafleur, de faire
une tournée d’explications avec lui pour présenter les Accords de
Matignon ?
J.-M. T. – Ça dépend où! Mais je pense que l’intention est bonne et que
c’est possible, parce que pour nous le référendum est important,
important pour pérenniser les Accords, pour nous donner le temps de
travailler, afin que ces Accords ne soient pas seulement passés avec un
170
Vingt-cinq morts au total : dix-neuf indépendantistes Kanaks et six
militaires français (avril-mai 1988) (NDE).
171 Dans la nuit du 4 au 5 décembre 1984, dix indépendantistes tués (dont
deux frères de Jean-Marie Tjibaou) (NDE).
29. Un pari sur la raison
groupe politique de l’Assemblée nationale ou avec un gouvernement,
mais qu’ils soient entérinés par l’assentiment de la nation. Donc, il est
important que nous puissions, ici, nous adresser à tout un chacun. J’ai
relevé ce que le député Lafleur a dit : « Que je puisse m’adresser à ses
mandants comme lui puisse s’adresser à ceux qui m’ont fait confiance »,
et je pense que c’est important que cet échange de paroles ait lieu ; les
conditions dans lesquelles cela pourra se faire, on ne les connaît pas.
W. K. – Justement, vous partez demain à Paris pour expliquer les
conditions du référendum ; est-ce que vous allez rencontrer des
personnalités de l’opposition ?
J.-M. T. – Je ne sais pas encore. Il y a eu beaucoup d’échanges par
téléphone, de rendez-vous. Je sais que je vais rencontrer des gens du
gouvernement pour parler des suites économiques des Accords, mais
aussi je pense que je vais rencontrer surtout les mouvements de solidarité
pour leur demander d’appuyer le référendum qui doit avoir lieu.
W. K. – Ma dernière question sur les Accords de Matignon. Et si, au
bout de dix ans, vous étiez le perdant de ces accords ?
J.-M. T. – Je pars toujours gagnant. Nous prenons chacun le pari
d’essayer de se convaincre qu’on est les meilleurs, que la perspective
que nous proposons instaure pour le pays des institutions définitives.
Pour cela, pendant les années qui viennent, nous allons concourir
ensemble à mettre en place les institutions. La conception de la
confiance importe plus, en l’occurrence, que la construction des
institutions, puisque celles-ci viendront à terme au bout de dix ans.
Les Accords de Matignon n’ont pas signifié pour les uns et pour les
autres la radiation de ce que nous représentons chacun. Je représente le
mouvement indépendantiste et Jacques Lafleur les gens qui veulent
rester dans le camp de la République ; cela n’est pas du tout remis en
cause par les Accords de Matignon.
W. K. – Deux petites questions avant de passer à un autre chapitre :
les réfugiés de Canala172, ils existent toujours. Comment réagissez-vous
à ce problème et qu’est-ce que vous pouvez faire pour le régler ?
J.-M. T. – C’est un problème douloureux, comme celui d’Ouvéa. Il y a
eu le même problème aussi pour les gens de Lifou. Concernant les gens
de Canala, une partie est revenue ; il y a ceux qui ont des problèmes de
scolarité pour les enfants jusqu’à la fin de l’année, mais je pense que
172 Il s'agit de Mélanésiens anti-indépendantistes chassés de la région par
des militants du FLNKS et, à l'époque, venus se réfugier à Nouméa (NDE).
29. Un pari sur la raison
d’ici la fin de l’année cela devrait être réglé. En tout cas, en ce qui
concerne les gens que je représente sur Canala, les gens de l'Union
calédonienne, il n’y aura pas d’objections à ce que les gens retournent
chez eux.
W. K. – Êtes-vous prêt à aller le leur dire vous-même ?
J.-M. T. – Le problème c’est ce que je représente. Mais il y a aussi des
problèmes personnels, comme à Ouvéa, entre des gens qui se sont faits
du mal. Les signatures de Matignon ne reconstruisent pas les cases, ne
cicatrisent pas les blessures, et il faut du temps. De notre côté, nous
essayons de faire des efforts pour que les gens retrouvent leurs places.
W. K. – Au départ, la devise de l’Union calédonienne, votre parti,
était : « Deux couleurs, un seul peuple ». Est-ce que cela a changé ?
J.-M. T. – Au départ, il y avait surtout des Blancs et des Noirs.
Aujourd’hui, c’est multicolore. Alors il devient de plus en plus difficile
de maintenir cette devise. Notre objectif est maintenant plus politique : la
volonté de faire un pays qui se tienne, qui se défende, qui soit autonome,
qui ait les moyens de ses ambitions et soit respecté dans la région. Pour
nous, le pays, c’est le partage, le pays où il n’y a pas des gens qui
mangent pendant que les autres meurent de faim. Selon un vieux
principe coutumier, on ne mange pas le dos tourné ; si vous avez un bon
repas en perspective et s’il y a quelqu’un aux alentours, vous devez
partager le repas. Vous ne pouvez pas manger à l’aise tout seul. Quand
nous disons « Indépendance Kanak Socialiste », Kanak, c’est le peuple ;
Socialiste, c’est le refus que le patrimoine soit entre les mains de
quelques-uns et exploité seulement au profit de quelques-uns. Le
patrimoine doit être valorisé au bénéfice du pays et du plus grand
nombre.
W. K. – N’est-ce pas gênant, quand on est président d’un mouvement
(le FLNKS), d’être continuellement critiqué dans toutes les conventions
et les principaux congrès ?
J.-M. T. – C’est le lot de chaque responsable de recevoir des critiques,
c’est un signe de santé. S’ils ne sont plus à l’écoute, s’ils se sont mis
dans des bastions où ils s’interdisent non seulement les rumeurs de la
foule, mais aussi la remontée des angoisses, des cris, des pleurs, et aussi
des joies du peuple qu’ils prétendent représenter, les responsables
n’entendent plus les échos de ce qui ne va pas ; alors ils sont foutus.
W. K. – Il y a actuellement un débat sur la restructuration du
FLNKS ; que propose l’UC ?
29. Un pari sur la raison
J.-M. T. – L’Union calédonienne a fait des propositions pour qu’il y ait
une meilleure représentativité de chaque groupe ; mais je dirais que cela
n’a pas beaucoup de sens dans la mesure où la méthode de travail
consiste à essayer de recueillir le consensus. A partir du moment où
l’objectif c’est le consensus, les rapports majorité/minorité n’ont pas de
sens. Alors, la question fait l’objet de débats et ça continue.
W. K. – J’aimerais avoir votre avis sur les EPK, les Ecoles populaires
kanak...
J.-M. T. – Les EPK sont un essai de réponse à la marginalisation de ce
qui fait que nous sommes les Kanaks, c’est-à-dire d’abord la dimension
culturelle. Nous sommes les Kanaks non pas parce que nous sommes de
couleur. Il y a d’autres hommes et femmes de couleur en NouvelleCalédonie et dans le monde. Ce qui fait ce que nous sommes, c’est que
nous appartenons à une terre. Nos références culturelles viennent de là et
nous font tels que nous sommes aujourd’hui. Les expressions changent
suivant les époques en fonction de l’environnement, mais le sens de ces
réponses, le sens de notre conception de l’homme, de ses rapports avec
l’espace, avec le cosmos, avec le monde, demeure le même. Pour « faire
la coutume » , autrefois on n’utilisait que la « monnaie » kanak.
Aujourd’hui, on ajoute des morceaux de tissu, de l’argent, mais le
discours reste identique. La référence philosophique reste la même. C’est
primordial, ça n’a pas changé et je pense que ça demeurera toujours.
W. K. – Sur le plan économique, quelles sont actuellement, d’après
vous, les priorités pour le Territoire ?
J.-M. T. – Pour que l’on signe ces accords, il fallait un engagement
politique de l’État et un engagement mutuel entre le RPCR et nous,
FLNKS. A partir de là, nous avons demandé que soient acceptées des
options économiques visant à un rééquilibrage du Territoire.
Rééquilibrage au niveau des infrastructures scolaires : dans les dix ans, il
faudra que les enfants de Hienghène, de Ouégoa ou de n’importe quel
pays de brousse, à partir de la maternelle, aient les mêmes chances que
ceux de la vallée du Tir ou du Quartier Latin [deux quartiers de Nouméa]
d’accéder à la sixième. On pourra alors parler d’égalité des chances. Cela
suppose des routes, des enseignants qualifiés, c’est-à-dire des
investissements : formation pédagogique, logements des enseignants.
Infrastructures en matière de santé, d’électricité : dans tous les pays du
monde, et surtout du Tiers-Monde, ceux qui sont au bout de la chaîne du
service du produit manufacturé paient le plus cher. En revanche, au
niveau de la production des matières premières, ils vendent le moins
cher. Notre pays est petit, nous voulons, pour les dix ans à venir, que
29. Un pari sur la raison
l’effort de rééquilibrage porte sur les infrastructures, sur les équipements
pour la santé, l’éducation, la culture et le développement.
W. K. – Comment pensez-vous traiter sur le terrain le problème de
l’intégration des Mélanésiens dans les circuits économiques, dans les
entreprises ?
J.-M. T. – C’est là le pari le plus important que notre peuple fait en ce
moment. Il soulève des difficultés énormes : nous, les Mélanésiens, qui
sommes aujourd’hui à la périphérie de l’économie, nous faisons le pari
d’être partie prenante, d’utiliser l’appareil économique comme outil de
lutte pour conquérir des postes de responsabilité et accéder à
l’indépendance. C’est un pari extraordinaire, parce que notre peuple a
toujours considéré l’économie comme un pouvoir d’aliénation lié à
l’administration, à la justice, à cet arsenal de l’appareil d’État qui nous a
marginalisés et aliénés, et contre lequel, pour nous faire prendre en
compte, nous avons mené des actions quelquefois dures. Aujourd’hui, ce
pari suppose la formation de cadres. Rien de moins évident, quand on
n’a pas les mêmes chances d’accéder à la sixième, que d’acquérir le
savoir-faire industriel, artisanal, économique (gestion, marketing, etc.).
Pour y parvenir, c’est un chantier immense qui implique un partage des
responsabilités. Monsieur Jacques Lafleur a dit : « Il faut pouvoir
partager et peut-être pardonner. » Cela restera un vœu pieux s’il n’y a
pas d’engagement, s’il n’y a pas de compréhension de cette situation de
carence et de déséquilibre du point de vue humain. Il faut une volonté de
partage : partage des responsabilités économiques, du savoir-faire, de la
gestion des affaires. Une telle option suppose d’ouvrir des conseils
d’administration à des gens qui n’ont pas l’habitude d’être présents ; il
faut leur ménager des portes d’entrée. Partager l’avenir restera une
espérance sans lendemain si on ne partage pas le présent.
W. K. – En ce domaine, avez-vous des garanties ?
J.-M. T. – Aucune garantie, pour personne, ne viendra du ciel. La
garantie, c’est nous, entre nous, qui la donnerons. S’il y a des gens qui
sont favorisés parce qu’ils peuvent exploiter la mine, c’est important
qu’ils partagent le roulage pour charger les bateaux, comme la
responsabilité dans les conseils d’administration. Il faut que les gens
connaissent la gestion et apprennent ainsi à partager la réalité
quotidienne. On ne partage pas seulement les discours, les meetings ; ça,
c’est gentil... Mais la réalité, c’est le pain, le pain c’est le patrimoine, le
savoir-faire, et aussi les ambitions et les projets d’avenir : faire plus de
tourisme, plus de culturel, etc. Mon souhait est que les gens pensent pour
l’indépendance et pensent Kanaky. Penser un pays dont on est
29. Un pari sur la raison
responsable, avoir le nationalisme pour ce pays-là, avoir l’ambition de
produire (de l’artisanat, un produit café, un produit en coquillage, etc.),
mais le produit made in le pays que l’on a envie de faire, de promouvoir
et qui rassemble toutes les énergies des gens qui veulent vivre
définitivement dans ce pays. « Partager le présent », mais le présent,
c’est le regard, c’est l’acceptation des uns et des autres, l’acceptation
d’être de cultures différentes et de promouvoir ces cultures différentes
aussi bien dans les écoles que dans les manifestations culturelles.
Il faut aussi qu’en brousse, des artisans, des commerçants, des hommes
d’affaires investissent : plus ils investiront en brousse, plus Nouméa
s’enrichira. Notre pari et notre espoir en allant à Matignon d’abord, rue
Oudinot ensuite, c’est que les gens s’engagent aujourd’hui en se
respectant et en se disant qu’il n’y aura pas de cadeau. Nous ne
demandons de cadeau de personne. Nous demandons à être respectés.
Nous voulons qu’on commence aujourd’hui à construire l’avenir que
l’on veut partager, et ce en tenant compte des carences et des richesses
des uns et des autres, pour parvenir ensemble à ce que, dans ce pays, il y
ait des gens qui rendent grâce au ciel d’avoir le soleil, la mer. Quelle que
soit leur nationalité : on peut rester Chinois, on peut rester Français ; si le
pays devient indépendant – c’est en tout cas mon souhait – que chacun
reste en continuant à travailler ensemble, et à faire de ce pays le pays
qu’on rêve d’habiter parce qu’il est le plus beau, le plus développé, le
plus attirant du Pacifique.
W. K. – Est-ce que vous ne pensez pas que le monde mélanésien doit
se restructurer pour faire face aux dangers économiques ? Par exemple, il
se pose un problème très précis, le statut de la terre. Est-ce qu’il ne faut
pas le revoir ? Certains parlent d’introduire la propriété privée dans les
réserves. Qu’est-ce que vous en pensez ?
J.-M. T. – Il n’y a pas de formules idéales. Mon point de vue, c’est qu’il
faut aujourd’hui évoluer avec ce que nous sommes. Les Kanaks ne
peuvent pas se débarrasser, pour faire plaisir à qui que ce soit, de leur
carapace culturelle. Ils doivent évoluer avec ça dans le temps, parce
qu’ils sont comme cela. En référence à la terre, je dirais que la
conception de la terre est liée à notre personnalité ; on ne peut pas faire
l’impasse sur le concept de la terre, et on ne peut pas faire l’impasse sur
une conception moderne de la terre comme capital, de la terre comme
élément à promouvoir, élément à apporter dans une association, ou dans
la constitution d’un capital de société. En conséquence, il faut, à mon
sens – et ceci figure dans les Accords de Matignon –, que la
responsabilité du foncier, au niveau des principes, reste de compétence
d’État. Il y a des pays, comme Fidji, la Nouvelle-Zélande, qui ont un
29. Un pari sur la raison
système de mise en valeur qui évolue, mais je pense que le problème
important est celui de l’intéressement des gens, et que les gens euxmêmes s’investissent dans l’économie tels qu’ils sont. A partir du
moment où l’on est clair sur les principes, et où l’on est clair aussi sur la
façon d’utiliser la terre, à ce moment-là, le seul problème, c’est que les
gens s’engagent et qu’ils acceptent de s’engager dans une entreprise en
sachant que s’ils touchent tel bouton il y aura plus de dividendes à
partager que s’ils touchent tel autre bouton où il n’y aura rien à partager.
A partir du moment où les gens connaissent les règles du jeu, ils peuvent
y aller, mais il faut la volonté politique.
W. K. – Vous avez parlé de politique, vous avez parlé d’économie,
quelle place prend la culture dans votre réflexion politique ?
J.-M. T. – La revendication fondamentale liée à celle de notre
indépendance, est liée à la peur de tomber dans l’universel ou de perdre
ce qui fait que nous sommes les habitants de quelque part sur la planète
Terre. Ici, nous, les Kanaks, disons que l’homme est chair et sang et il
est aussi personnage. Il est toujours duel. Les oncles maternels nous
donnent le sang ; c’est pour ça qu’on fait la coutume pour rendre grâce.
Moi, je suis Tjibaou, mais de tel clan. Le nom me donne une position
sociale, me donne droit à une terre, à un espace-terre qui a aussi une
signification sociale. C’est notre conception, notre façon de voir le
monde. Au-delà il y a les ancêtres, ceux qui sont là, qui sont de l’autre
côté du miroir, qui nous renvoient notre propre image. Mais ce monde
des présents et aussi celui des présents-absents qu’on ne voit pas, sont le
même monde. Il n’y a pas de démonstration selon laquelle cette
conception est plus fausse qu’une autre. C’est elle qui nous fait vivre, qui
dit que nous sommes les hommes de cet espace-là.
Que revendiquons-nous essentiellement ? Que tout cela soit reconnu et
que la plénitude soit donnée à son expression, qui s’identifie aux
revendications fondamentales d’indépendance et de reconnaissance
d’identité ; d’une identité qui s’exprime totalement. Tout ceci se tient.
Pour moi, le culturel est capital ; c’est lui qui donne la saveur à
l’existence. On peut fabriquer les sytèmes économiques les plus
rentables du monde, mais nous ne sommes pas des robots pour bien vivre
de ces systèmes. Nous existons avec une dimension humaine qui fait que
dans le confort le plus moderne, le plus moelleux, le plus satisfaisant,
nous sommes toujours un ensemble de besoins et de transcendance qui
veut toujours devenir mieux, si ce n’est devenir plus, devenir autre ; et
cela est écrit dans le culturel... Donc c’est pour cela que je disais tout à
l’heure que quelle que soit la situation des Mélanésiens aujourd’hui ou
demain, c’est pareil pour tout le monde, je pense à l’Europe de 1993, ça
29. Un pari sur la raison
va être formidable! Mais chacun va ressentir la nécessité de retrouver
son identité nationale pour ne pas se perdre dans cet univers de trois
cents millions d’habitants.
(Wallès Kotra diffuse un clip vidéo d’un groupe de rock aborigène,
« Colored Stone », d’inspiration traditionnelle mais avec une expression tout à
fait moderne).
W. K. – Comment réagissez-vous à ce que vous venez de voir ?
J.-M. T. – Je trouve ça formidable, parce que c’est le sens que chaque
groupe ou chaque homme donne à son existence qui est capital, mais
l’expression qu’on en donne évolue avec le temps et avec
l’environnement. Chez nous il y a les « Aé Aé » traditionnels, et ils
évoluent aussi ; ils ont chanté les grands moments de tristesse et de
souffrance de notre peuple, mais ils vont peut-être commencer à chanter
la modernité, enfin... la vie d’aujourd’hui, dans la ville. Je constate que
certains groupes s’expriment déjà. Ils disent toujours le même senti de
l’existence, la même expérience vitale de notre peuple, mais avec des
modes d’expressions, des instruments, qui sont de leur temps.
W. K. – Est-ce que l’on peut être Mélanésien dans la ville ?
J.-M. T. – On fait la coutume partout, même dans les immeubles ; on
meurt aussi en ville, et on accueille les dépouilles aussi bien que les
esprits quand on est dans la ville. La dimension de l’existence, qui est le
sens de nous-mêmes, mais qui est l’expérimentation kanak de cette partie
de l’espèce – une petite expérience de ce que l’humanité possède –, fait
partie du patrimoine de l’humanité, et dans la ville il y a de la place pour
cela. Le problème, c’est qu’il faudra que nous soyons plus présents dans
la définition des espaces de la vie culturelle, pour que l’on respire, pour
que l’expression culturelle ne soit pas « riquiqui » dans un coin, mais
qu’il y ait un espace pour la vie culturelle, et je pense par exemple aux
morts, aux mariages.
W. K. – Une dernière question sur la culture : que représente
Mélanésia 2000 dans votre itinéraire ?
J.-M. T. – L’expérience de Mélanésia 2000 a été formidable, parce que
c’était la première fois que deux mille Kanaks se rencontraient sur
Nouméa pour dire ensemble qu’ils ne sont pas seulement les vestiges
d’une race en voie de disparition, mais qu’ils sont fondamentalement
présents, et avec une volonté de construire l’avenir, de partager l’avenir
en apportant leur savoir à la vie moderne.
29. Un pari sur la raison
W. K. – Pouvez-vous nous parler de votre tribu de Tiendanite ? Que
lui devez-vous ?
J.-M. T. – Pour moi, la tribu de Tiendanite, c’est essentiellement le senti
des liens avec les autres : on ne porte pas les assiettes derrière le dos des
gens, on marche courbé devant les vieux, on ne parle pas fort quand il y
a Untel ou Untel, on respecte. C’est surtout le sens du respect des autres,
mais c’est aussi le triste souvenir de ce dont cette tribu, au cours des
cinquante dernières années, a été le spectacle. En 1917, cette tribu a été
brûlée et ma grand-mère a été tuée. Il y a eu les derniers événements de
1984. C’est un peu cette terre qui vous colle à la peau et qui fait que vous
êtes de là, et simplement de là. En plus, il y a le plaisir d’être avec des
gens qui n’ont de nom que chez nous, et qui ont seulement la prétention
d’être des gens de là, tout simplement, qui se manifestent quand il y a la
coutume. Chacun vient, donne et reçoit. C’est ça qui est sacré.
W. K. – Un mot sur votre famille ; qu’est-ce qu’elle représente dans
votre action politique ?
J.-M. T. – Ma famille est un peu l’otage de ma vie publique, parce que je
la vois un peu en coup de vent. Les oncles de ma mère, les oncles de
mon village, je dirais que ma famille c’est un peu l’objectif de ma vie,
mais c’est ma famille et tous les autres que j’essaye de servir. C’est-àdire tout faire, et si possible réussir, afin que ces gens soient heureux
avec moi, et surtout soient plus heureux que moi.
W. K. – Quand vous faites le bilan de votre action politique, de vos
déclarations, de vos réalisations, de vos projets, qu’est-ce qui est
essentiel ? Qu’est-ce qui vous fait marcher finalement ?
J.-M. T. – C’est surtout l’espoir que les gens de notre pays bénéficient
peut-être d’un mieux-être, d’un meilleur vécu, et je dirais de pouvoir
mourir un jour en paix et dans la joie. C’est tout ça qui fait que l’on se
bat tous les jours, que l’on court tout le temps en espérant que les gens
vous rendront un jour un sourire, parce que vous les avez aidés à être au
mieux de ce qu’ils souhaitaient être.
W. K. – Est-ce que les Accords de Matignon sont finalement arrivés
jusqu’à Tiendanite ?
J.-M. T. – C’est encore long la route de Tiendanite, mais j’espère qu’un
jour il y aura peut-être plus d’enfants de chez nous qui bénéficieront de
ce dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est-à-dire plus de chances d’accéder à
la sixième ; et dans l’immédiat, que ceux qui sont entreprenants puissent
bénéficier de conseils ou de savoir-faire avec les gens de Nouméa, pour
qu’ils soient un jour eux-mêmes producteurs de la richesse qui les rend
29. Un pari sur la raison
autonomes. Qu’ils produisent eux-mêmes ce dont ils ont besoin pour
vivre, pour assurer le bien-être de leurs familles.
31. Construire pour décoloniser *
La campagne pour le référendum du 6 novembre 1988 conduit le président
du FLNKS à animer une série de meetings d'explication des Accords de
Matignon. Après avoir retracé l'histoire des relations entre le peuple kanak et
les Européens installés en Nouvelle-Calédonie, Jean-Marie Tjibaou avance ici
que les Accords peuvent offrir aux parties jusqu'alors en conflit une ultime
chance de reconnaissance et de respect mutuels. Porté par cette logique, il jette
les bases d'une Calédonie nouvelle où chacun pourrait trouver sa place et
contribuer à la construction d'une identité nationale ouverte sur le monde.
Bonsoir et merci à vous d’être là. Je ne sais pas si le message que je vais
vous donner sera partagé ou pas, toujours est-il que votre présence est
déjà un témoignage qui pour nous est réconfortant. Nous remercions ce
comité et ses membres, dont nous avons suivi les actions ; on sait dans
quel contexte ce comité a été créé. Il y a eu des moments qui étaient
lourds et pénibles à porter seuls, et nous avons été heureux d’avoir eu
des Français à nos côtés173. Je suis venu cette fois dans le contexte du
référendum, pour vous demander encore votre appui ; appui pour
pérenniser l’attente active de construire la paix entre nous dans le pays ;
paix fragile, mais c’est la première fois dans notre histoire que nous
essayons cette démarche-là.
Tout à fait au début, avant la prise de possession, les missionnaires, etc.,
il y a eu James Cook. Les Français sont arrivés après, mais Cook avait
déjà baptisé le pays « Nouvelle-Calédonie » , en souvenir de l’Ecosse174.
Et c’est la prise de possession de l'Archipel en 1853 par la France qui lui
a donné officiellement ce nom. Les premiers contacts, rapporte Cook,
furent sympathiques, entre gens qui se respectaient. Je pense que c’est
assez logique : quand on n’est pas nombreux et qu’on débarque au
* Intervention de Jean-Marie Tjibaou à Montpellier, devant les membres du
Comité local de soutien au peuple kanak.
173. De nombreux comités de soutien au peuple kanak ont été créés en France
en 1984, après le déclenchement des événements en Nouvelle-Calédonie et la
tuerie de Hienghène (NDE).
174. Le capitaine James Cook (1728-1779) a été découvert par les Kanaks en
septembre 1774, au cours de son deuxième voyage dans le Pacifique. La
Calédonie est une région d'Écosse (NDE).
30. Construire pour décoloniser
milieu d'une population beaucoup plus importante, le rapport de forces
n’étant pas égal, on respecte les gens. C’est aussi à cause des buts du
voyage de Cook : voyage scientifique, voyage de découvertes. Ensuite
vint, au milieu du XIXème siècle, le moment de la colonisation plus
dure. Du temps des santaliers, des caboteurs, les contacts n’ont pas été
très mauvais175. Mais à partir du moment où il y a eu les aliénations de
terres par l’administration coloniale française, les problèmes se sont
posés. Et quand les Kanaks n’étaient pas d’accord, ils allaient voir les
gendarmes ; mais c’était eux que l'on condamnait. Et cette façon
d’exercer la justice a duré jusqu’aux Accords de Matignon.
Aujourd'hui, les structures coloniales demeurent, mais les gens y voient
plus clair. Les médias nous permettent de dénoncer plus facilement ce
qui se passe. Ce n’est pas la première fois que le peuple kanak réagit et
se révolte. La date la plus importante est celle de l'insurrection de 1878,
parce qu’elle a été relatée : Ataï qui a essayé de négocier, mais ça n’a pas
marché ; Louise Michel et beaucoup d'autres personnes ont tenté
d’intervenir pour que les exactions ne parviennent pas à des actes sur
lesquels il soit difficile de revenir. La structure administrative a été
installée pour la colonisation, pour les colons. Les gens ont fait venir les
juges pour eux, ils ne les ont pas fait venir pour les Kanaks. Les
enseignants, ils les ont fait venir pour eux. C’est pour cela que les
enfants kanak n’ont eu droit à l’école qu’à partir des années cinquante176.
D’où un retard très important dans la formation des cadres aujourd’hui.
Je raconte cela pour vous rappeler qu’il y a des attitudes, des mentalités,
des structures de pensée qui sont instaurées depuis fort longtemps, et
dans lesquelles les gens évoluent comme des poissons dans un aquarium.
Je connais des personnes qui sont revenues d’Algérie, de Tunisie, du
Maroc, et qui disent : « Nous là-bas, nous étions dans les mêmes
conditions, nous étions les hommes. Les autres, c’étaient les Kanaks, les
bougnoules » c'est-à-dire pas des hommes. En conséquence, les
institutions civiles, la culture, l’éducation, ont été organisées pour les «
hommes » . Les autres sont restés marginaux. On a organisé l’économie,
le commerce, pour la collectivité civilisée : les gens qui savaient manger
à table, se tenir. Chez nous les Kanaks, ce sont les femmes de ménage
Au début du XIXe siècle, des navigateurs européens vinrent chercher du
bois de santal dans les îles du Pacifique, prélude à des relations commerciales
plus intenses. Sur cette période, cf. D. Shineberg, Ils étaient venus chercher du
santal, Nouméa, Société des études historiques (1ère éd. Melbourne, 1967)
(NDE).
176 Dans les écoles françaises publiques et privées installées à partir de la
fin du XIXe siècle, les Kanaks n'ont pas été autorisés, jusqu'en 1946, à
poursuivre après le certificat d'études (NDE).
175.
30. Construire pour décoloniser
qui sont entrées en premier chez les Blancs ; elles ont commencé à savoir
comment vivent les Blancs, quelquefois à partager leur repas. Cela est
récent. C’est pour vous dire d’où l'on vient pour en arriver aux Accords
de Matignon. Par exemple, les gens qui ont tué à Hienghène, c’est tout
juste s’ils n’ont pas reçu la Légion d’honneur177 pour avoir accompli une
œuvre de civilisation contre les « terroristes », contre ceux qui portent
atteinte à la « civilisation ».
Beaucoup de colons ne sont jamais sortis de leur univers culturel ;
beaucoup de petits Caldoches n’ont pas eu la chance que j’ai eue, moi,
d’avoir fait quelques études à Lyon, et de visiter la France. Ces gens
n’ont connu que les alentours de leur station de bétail ; et à partir du
moment où les Kanaks ont commencé à dire : « Indépendance » , «
restitution de la souveraineté » , « restitution de la terre » , ils ont vu le
monde à l’envers. Je ne veux pas justifier les assassins de mes frères,
mais je dois dire simplement qu’on ne peut pas leur jeter la pierre, parce
que dans l’univers où ils ont évolué, la revendication kanak a constitué
pour eux la fin du monde, la remise en cause fondamentale de ce qu’ils
ont acquis, et peut-être de ce qu’ils sont... de qui ils sont! Aujourd’hui on
commence peut-être à se reconsidérer... Mais, tout comme ils nous ont
considérés comme méprisables, nous aussi nous les avons considérés
comme tels. Surtout quand vous avez commencé à venir, vous les
métropolitains. En effet, à partir du boom du nickel à la fin des années
soixante, beaucoup de Français sont venus, des « métros », des
« z’oreilles » comme on dit là-bas ; et dès lors le conflit avec les
Caldoches est devenu plus dur. Pourquoi ? Parce que face à vous ils
doivent se tenir. A l’hôtel où nous sommes avec les maires et les adjoints
kanak, il y a deux Caldoches qui essaient de s’identifier à nous, en disant
des gros mots dans la langue... c’est le terroir! C’est nous ça, alors que
là-bas ils nous refusent! Mais c’est une façon de se raccrocher à quelque
chose. Ils vous rejettent, ils nous rejettent, et finalement ils ne sont nulle
part. C’est vraiment les pauvres! Les pauvres culturels... Je comprends le
vide qui s’ouvre sous leurs pieds à partir du moment où vous apparaissez
comme les vrais Français! Vous représentez la France! Vous représentez
les Français, vous représentez ce qui est authentique! Et nous, nous
sommes autre chose.
J’essaie de regarder la démarche des Caldoches aujourd’hui... mais pour
certains ça ne date pas d’aujourd’hui ; en 1975, nous avons monté le
festival Mélanésia 2000. Ensuite, avec deux ou trois Caldoches, on a
177.
Fêtés en héros par les Européens à Nouméa à l'issue de leur acquittement,
les assassins de Hienghène reçurent en outre d'importantes compensations
financières pour la perte de leurs biens et y compris de leurs armes (NDE).
30. Construire pour décoloniser
essayé de préparer Calédonia 2000 (prévu pour décembre 1984, puis
annulé). Là, on est allé au fond des choses : certains ont commencé à
reconnaître qu’ils descendaient de bagnards, alors que c’était jusque-là
un sujet tabou. Les Kanaks ont parlé plus avant de la revendication
foncière, en tant que terre des pères, en tant que patrie ; car nous, nous
n’avons pas de patrie ailleurs. C’est l’insécurité fondamentale du fait
qu’il est difficile de s’entendre entre des gens [les Kanaks] qui ont une
culture, des références, des racines, et des gens qui pensent représenter la
France.
Aujourd’hui, je constate que beaucoup de petits Caldoches, par rapport à
l’économie de la Nouvelle-Calédonie, disent : « Nous aussi, on est des
laissés pour compte! ». La violence de ces gens perdus est terrible, elle
est terrible parce qu’ils ont vécu dans des ghettos. Ils ne connaissent pas
autre chose, et se trouvent dans une situation de rejetés, de condamnés.
Certains ont toutefois fait cette démarche de reconnaître d’où ils
viennent. C’est déjà important. Et puis, face à la revendication politique
kanak, à sa non-reconnaissance par le gouvernement socialiste français
en 1981, des problèmes se sont posés ; des problèmes qui ne pouvaient
se résoudre que dans la violence. Nous avons vécu la violence et nous
sommes à l’initiative des « actions ». Je ne revendique pas comme un
bien le fait d’avoir été la cause de souffrances ; je dis que nous avons été
à l’origine des actions car nous revendiquions d’être considérés. [...]
Tout ceci pour vous dire qu’on est dans un conflit de cultures. Dès lors
que les gens nous ont toujours considérés comme des moins que rien,
sauvages parce qu’on n’a pas de diplômes, pas civilisés parce qu’on n’a
pas les bonnes manières, il est encore plus difficile de se comprendre. Je
vous ai dit que les premiers à manger à la table des Européens c’étaient
les femmes de ménage. Puis les chefs, quelquefois ; mais les chefs
mettaient presque les pieds sur la table, alors les Européens n’avaient pas
envie de les recevoir une deuxième fois. Il y a fondamentalement un
conflit de civilisations.
Les Kanaks ne disent jamais non, parce qu’on est dans une société où
l’opposition est marginale. Il faut toujours dire oui... Et j’espère que vous
allez me dire oui pour le 6 novembre! Quelquefois, les politiciens
européens ne comprennent pas, parce que lorsqu’ils viennent dans une
tribu, tout le monde applaudit, ce qui n’empêche pas les gens, après, de
voter à l’envers. Les Kanaks ne disent jamais non ; c’est mal élevé, c’est
pas civilisé de dire non. C’est à vous de comprendre que le oui veut dire
non . L’ambiguïté est partie de là. Ce sont les Kanaks qui ont accueilli
les premiers Européens. Dans la vallée de Hienghène, c’est le grand chef
qui les a reçus ; il a dit aux guerriers : « Rentrez vos armes parce que ce
sont mes enfants », et les Européens se sont installés, avec des cochons,
30. Construire pour décoloniser
des moutons, du bétail, et les « fils » du grand chef ont fait paître leurs
troupeaux. Cela ne s'est pas passé seulement en Nouvelle-Calédonie.
Mais, à chaque fois que le bétail venait dans les champs kanak, les gens
partaient ; ils ne tuaient pas le bétail, ils partaient, en signe de
protestation. Le colon se disait : « Chic, ils me laissent le terrain » .
L’administration, elle, s’est imposée d’une façon plus radicale. Il y a ce
conflit fondamental : les gens, vous les interrogez, ils disent : « oui » ou
« je ne sais pas » , et à un moment ils finissent par se taire. Chez les
Européens, quand on n’est plus d’accord, on envoie promener ; chez
nous, très souvent on se tait, alors les Blancs croient que l’on est
d’accord. Ce conflit-là demeure.
Il est beaucoup plus facile pour nous de discuter avec des Français, des
Italiens, des Allemands qui viennent chez nous, qu’avec ceux qui sont
devenus nos compatriotes au siècle dernier [Les Européens de NouvelleCalédonie]. Il y a des gens en Nouvelle-Calédonie qui ont applaudi au
moment du massacre de Hienghène et au moment de l’assassinat d'Eloi
Machoro et de Marcel Nonnaro, et récemment lors des événements
d’Ouvéa. Il y en a qui ont bu le champagne quand les militaires ont tué
les Kanaks.
Rien n’assure notre sécurité fondamentale. On reste avec cette menace,
mais on a quand même signé les Accords de Matignon. Pourquoi a-t-on
signé ?... Quand j’essaie de faire l’analyse objective des causes, je
constate que c’est nous qui avons lancé la mobilisation pour dire non!
Non au référendum de Pons! Non aux nouvelles institutions! Non au
refus de nous prendre en considération! Le gouvernement est allé jusqu’à
demander la suppression du FLNKS, et même jusqu’à envisager notre
élimination physique, niant ce que nous sommes. Nous avons vécu ces
événements d’une façon très dure. Nous avons pris l’initiative de
boycotter les institutions et de mener des actions pour essayer d’obtenir
du gouvernement de la considération et un rapport de forces qui nous
permette de négocier l’avenir ; un avenir qui sauvegarde les intérêts de
notre peuple. Des actions ont été menées : sur le terrain. En réponse, il y
a eu les militaires, il y a eu les gardes mobiles, il y a eu la nomadisation.
Il y en avait partout, jusqu’à douze mille hommes en armes pour soixante
mille Kanaks! Et, ce qui est admirable, c’est que ce petit peuple de
résistants n’a jamais cédé, n’a jamais refusé le combat.
Aujourd’hui, nous faisons le bilan, et si nous nous sommes arrêtés, c’est
parce qu'il y a eu Ouvéa, les difficultés de Canala, etc. Nous avons vu
combien nos adversaires étaient équipés d'armes sophistiquées alors que
nos militants n’avaient que des fusils de chasse ; c'est dérisoire par
rapport à l’arsenal que détiennent les milices du RPCR et les soldats.
Nous aurions pu avancer encore, forcer la dose pour avoir un meilleur
30. Construire pour décoloniser
rapport de forces, mais en prenant le risque de faire tuer, deux fois, peutêtre trois fois plus de militants. Quatre ou cinq fois plus même, comme à
Ouvéa, et ainsi obtenir un rapport de forces plus conséquent au niveau
international, au niveau de l’opinion publique française, afin que le
gouvernement soit dégoûté de soutenir les Caldoches. Certains membres
influents du gouvernement avaient déjà commencé à se poser cette
question : « Jusqu’où la France supportera-t-elle que son image de
marque soit salie de cette manière uniquement pour sauvegarder les
intérêts de cinquante mille Caldoches » . La comparaison, l’équation...
Les responsables ont considéré d’abord les intérêts supérieurs de la
France. Cela aussi explique les Accords de Matignon. Ce n’est pas mon
raisonnement, mais celui, je pense, du gouvernement de la France!
Les Caldoches auraient pu continuer à faire plus de morts ; infliger une
punition plus radicale au FLNKS, et faire comme en 1878 et en 1917,
calmer les gens pour longtemps. Beaucoup l’ont affirmé : « Il faudrait
en abattre cinq mille ou six mille pour qu’ils soient calmés » . Mais
auraient-ils sauvegardé ainsi les intérêts des colons ? Je dirais qu’on en
était arrivé là : on pouvait peut-être encore continuer, mais aussi
déboucher sur la haine, la haine raciale. A partir du moment où les
affrontements deviennent durs, on identifie les gens par leur couleur... Le
risque de haine raciale nous a incités à réfléchir, et tout cela a fait que
nous avons dit oui à Rocard pour discuter. Discuter, essayer de trouver
un fragile équilibre entre les intérêts des uns et des autres, pour voir s'il
était possible de construire l’avenir.
Nous avons demandé, nous FLNKS, que dans le cadre de la législature
actuelle soit organisé un référendum d’autodétermination avec un corps
électoral circonscrit à ceux que nous avons déjà appelés à Nainville-lesRoches les « Victimes de l’histoire coloniale », à savoir les Kanaks et
aussi les descendants des colons. Cela n’a pas été accepté, mais nous
avons convenu qu’il fallait absolument, au-delà de la législature actuelle,
trouver des garanties qui pérennisent ces accords fragiles que nous avons
essayé de signer et de faire partager. De là est née, en référence à la
demande de garanties formulée par le FLNKS et aussi par le RPCR,
l’idée des dix ans, garantis au-delà de la législature actuelle par un
référendum national. D’où l’importance de ce vote pour nous.
Nous avons signé ; certes ça n’a pas été partagé de gaieté de cœur par
tout le monde : beaucoup veulent continuer à faire des actions. En
Nouvelle-Calédonie, beaucoup de gens du Front National, du RPCR ou
du Front Calédonien veulent continuer parce qu’ils ont les moyens de
neutraliser les Kanaks. Nous avons signé en disant : « A partir du
moment où on refuse la haine raciale, cela veut dire qu’on est décidé à
construire la paix, à s’admettre tels que nous sommes ». Cela signifie,
30. Construire pour décoloniser
pour le RPCR, d'accepter les indépendantistes et leurs revendications ; et
pour nous d'accepter les anti-indépendantistes avec les leurs. Mais nous
essaierons pendant cette période de dix ans, de construire le pays
économiquement. J’ai essayé d'expliquer aux militants du FLNKS : «
En admettant qu’on ait pu faire des actions plus dures, qui nous auraient
placés dans un rapport de forces plus conséquent afin de négocier d’une
façon plus définitive et plus décisive avec le gouvernement l’accession
de notre pays à l’indépendance, aurions-nous eu les personnes
compétentes, les entreprises capables de dégager des impôts pour payer
le fonctionnement de l’appareil d’État ? Aurions-nous eu aussi des gens
formés sur le plan financier ? C’est à partir de ce raisonnement que nous
nous sommes engagés à utiliser l’appareil économique pendant cette
période pour, à terme, conquérir le pouvoir » . L’appareil économique
est entre les mains des Européens, comme les finances et le savoir-faire.
Le système économique n’est pas issu de la coutume, ce n’est pas le
patrimoine des Kanaks. Certes, on l’utilise comme consommateurs...
mais c’est une révolution que nous essayons d’amorcer aujourd'hui.
Nous avons toujours refusé l’économie, la technique, la justice – ou
l’injustice -, l’appareil justicier – l’appareil judiciaire -, l’administration,
les gendarmes... parce que cela a toujours été pour nous synonyme
d’aliénation. Mais l'option économique que nous prenons aujourd'hui
donne beaucoup d’espoirs aux hommes d’affaires de Nouméa. Eux sont
d’accord, et ils vont faire voter pour les Accords de Matignon! Pendant
la période des troubles, l’argent partait. Mais en ce moment, ça marche
mieux. Grâce à 1984, grâce à 1988, les hommes d’affaires ne nous
regardent plus de la même façon. Nous avons pu négocier en raison du
nouveau rapport de forces que nous avons créé. Nous sommes
aujourd’hui incontournables dans la mise en place des institutions
définitives du pays. Il y a des investisseurs nouveaux, des Japonais qui
achètent des hôtels et veulent en construire d’autres. Mais tout de suite
ils disent : « Est-ce que les Kanaks sont d’accord ? » Auparavant, ils ne
négociaient qu'avec les gens de Nouméa ; aujourd’hui, ils demandent
l’avis des Kanaks. C’est nouveau! Nous voulons utiliser ce rapport de
forces pour essayer de partager un peu plus l’exploitation de notre
patrimoine, afin que la richesse tirée du sol puisse être réinvestie dans
notre pays. Nous voulons être davantage représentés dans les conseils
d’administration.
Il faut qu'il y ait aussi un capital-confiance. Un certain nombre de
Caldoches me demandent : « Si je vote pour toi en 1998 pour
l’indépendance, comment vais-je avoir ma place ? Je ne veux pas
devenir kanak, je suis français, je veux rester français, mais je veux
rester là en Calédonie. J’ai ma maison, j’ai mon travail ici ». Comment
30. Construire pour décoloniser
peut-on faire ? Aujourd’hui il est possible de créer les conditions de la
paix, de créer le capital-confiance, l’habitude de partager. C’est
maintenant qu’il faut le faire ; au moment de l’indépendance ce sera
peut-être plus difficile. Si l’on a une entreprise rentable qui distribue des
dividendes, il serait dommage alors de casser le capital financier, et aussi
le capital-confiance.
Durant ces dix ans, nous avons prévu un premier bilan en 1992, un
deuxième en 1997, pour évaluer le rééquilibrage du Territoire, de son
économie comme de ses infrastructures. Il n’y a pas de raison que seule
Nouméa dispose de routes goudronnées, d’électricité, d'infrastructures
scolaires et sanitaires. C’est cet élan, tous ces espoirs, que nous avons
essayé de partager et qui font qu’aujourd’hui dans le pays on a arrêté de
s’insulter ; on circule normalement, on va normalement au restaurant ;
on ne s’agresse plus... Le premier résultat des Accords de Matignon,
c’est que les gens se découvrent comme s’ils ne se connaissaient pas. Il y
a toujours ce fossé culturel, cette incompréhension, mais aujourd'hui on
constate un phénomène nouveau : on est un peu hésitant les uns vis-à-vis
des autres, comme si on se regardait pour la première fois.
En ce qui concerne les entreprises et les commerçants, c’est parti : le
dialogue est instauré ; on peut déjà commencer à avancer, le va-et-vient
s’effectue normalement. Au niveau des instances dirigeantes c’est encore
un peu difficile. Les entrepreneurs, les marchands sont un peu en avance,
parce que Business is business, mais aussi parce qu’ils obligent les gens
à se rencontrer, à se parler : « Alors, vous voulez venir dans
l’entreprise ? Bon! Et combien voulez-vous investir? » et on crée
quelque chose. Les gens parlent comme cela maintenant ; je le répète,
c’est vraiment nouveau, c’est la première fois que l’on peut construire
ensemble. On a encore un peu peur mais il y a une confiance, même si
elle est fragile. C'est pourquoi nous avons besoin de vous pour nous
assurer cette période de dix ans. La signature de Rocard est celle du
gouvernement, mais seulement jusqu'en 1993. Au-delà, c’est vous qui
pouvez garantir les Accords. Je vous demande d’avoir bien conscience
de la nécessité pour nous que vous nous appuiyiez, pour que, s’il y a
alternance en 1993, les Accords, les espoirs que les gens là-bas ont mis
dessus ne soient pas remis en cause.
Dans dix ans, que seront devenus les Accords de Matignon ? Je ne sais
pas ; ce que je sais, c’est que nous avions envie de faire des choses
aujourd’hui, et que nous menons notre lutte, notre combat. Nous sommes
preneurs d’appuis, de conseils, mais c’est notre lutte. Nous négocions
d'où nous sommes et comme nous voulons. Nous revendiquons
l’indépendance, nous revendiquons de ne plus être un enjeu entre la
gauche et la droite.
30. Construire pour décoloniser
Nous prenons le pari d’utiliser l’économie pour promouvoir les valeurs
culturelles qui sont les nôtres et nous permettent d’affirmer notre
identité. Les Européens de Nouvelle-Calédonie, aujourd’hui, les artisans
qui fabriquent des objets pour les touristes, ils ne fabriquent pas des
Tours Eiffel, ils ne fabriquent pas des Arcs de Triomphe ; pourquoi ? Ils
fabriquent des flèches faîtières, des cases ; c’est nous, c’est notre
patrimoine. Je pense que le propre de la culture, c’est d’être partagée.
J’ai cette conception qu’il faut acquérir beaucoup, mais pas pour mourir
avec. D’ailleurs, c’est un principe fondamental de la société kanak, qui
entre un peu en conflit avec le principe de l’épargne : vous êtes grand si
vous avez beaucoup donné. Plus vous avez, plus il faut donner. Mais il
faut manager ça. Cela veut dire que dans les entreprises, il faut un
chapitre « relations-publiques » avec plus de moyens. Les Japonais, qui
sont pourtant de gros capitalistes, intègrent bien à leurs pratiques
économiques cette notion de cadeaux, de services et en cela ne cessent
pas d'être Japonais.
La maîtrise du destin et la promotion de la dignité supposent que l’on ne
soit pas des mendiants. Pour cela, il faut que le pays aide les gens à
s’organiser pour produire la richesse qui le rendra financièrement
autonome. Sinon ce sera le drame ; un petit pays comme le nôtre a la
chance d’avoir des potentiatiés importantes, contrairement à d'autres
pays du Pacifique. Investir, créer des actictivités rentables, c’est assurer
au pays son indépendance politique.
Reste à savoir comment les jeunes Kanaks vont accueillir les Accords de
Matignon. Ils éprouvent, comme les jeunes du monde entier, des
difficultés à se situer dans la société moderne, qui ne leur fait pas
beaucoup de place. Les Accords prévoient un important programme de
formation. En outre, notre objectif d'indépendance kanak socialiste c’est
d'affirmer ce que nous sommes sur le plan culturel. Il ne s'agit pas de
rejeter les autres, mais de rayonner et d'avoir une sagesse à partager.
Dans cette perspective, il faut créer culturellement. Il faut que sur le plan
artistique, il y ait des jeunes qui choisissent d’être formés. Dans le
domaine de la peinture, du théâtre, de la littérature, de la danse, de la
musique, il faut qu'ils prennent la parole sur le vécu actuel. On parle
toujours de la culture traditionnelle ; mais qu'est-ce que le traditionnel ?
Ce que les autres vivaient avant ; mais dans cent ans, c’est ce que nous
vivons aujourd’hui qui sera traditionnel, et dans mille ans, ce que vous
vivez aujourd’hui, ça va peut-être valoir de l’or! Je crois qu’on a toujours
une conception trop archéologique de la culture ; serait culture
authentique ce qui est du passé ; par contre, tout ce qui est création
contemporaine est perçu comme ce qui doit être authentifié, peut-être par
le temps.
30. Construire pour décoloniser
La présence des Kanaks sur le plan culturel aujourd’hui dépend de leur
capacité à produire. La dimension existentielle de notre patrimoine
apparaît grâce à la jeunesse d'aujourd'hui dans des musiques et des
formes nouvelles, qui n’expriment pas la vie d’il y a cent ans mais disent
les souffrances, les joies, le vécu actuel.
La force de notre pays indépendant, ce sera de mobiliser les gens,
Blancs, Noirs, quels qu’ils soient, pour créer des produits Made in
Kanaky qui se défendent sur le marché. Ça, c’est un produit de Kanaky!
Il faut promouvoir notre nationalisme à partir de la culture, pour affirmer
l’identité kanak, l’identité du pays. Ce n’est pas un pays de partout, un
pays de nulle part ; quand les touristes viennent chez nous, ils savent où
ils vont, et les souvenirs qu’ils vont acheter là, ce ne sont pas pas des
Tours Eiffel fabriquées à Hong Kong. C’est la culture qui élimine la
concurrence sur le marché des affaires. A ne vouloir que copier les
Occidentaux, on risque d'être toujours les derniers!
32. Le combat continue*
En France, les Accords de Matignon – fortement associés à l'habileté du
Premier ministre, Michel Rocard – ont été compris comme un dénouement
heureux et définitif de la crise calédonienne. Mais pour Jean-Marie Tjibaou,
beaucoup de questions restent en suspens, notamment celle du « toilettage »
des listes électorales. Dans cet entretien accordé à un grand quotidien
australien, il se livre à une analyse technique de ce problème (non reproduite
ici) et en profite pour se démarquer de l'euphorie gouvernementale. Deux mois
après le référendum national du 6 novembre 1988, le président du FLNKS se
montre en effet soucieux de ne pas se laisser enfermer dans la logique du
présent et d'aiguillonner ses interlocuteurs politiques : il envisage déjà le
dépassement des Accords de Matignon...
— Est-il politiquement envisageable de revenir sur les Accords de
Matignon, d'autant qu'ils ont fait l'objet d'un référendum national?
J.-M. TJIBAOU. – Rien n’est irréversible en politique. Nous avons déjà
eu un référendum en 1987 ; maintenant nous avons eu un autre, ainsi
qu’un nouveau statut. Après le statut Stirn, le statut Pons et maintenant
celui-ci ; rien ne permet de dire qu’il n’y en aura pas un autre.
— Mais vous êtes censés être engagés pour dix ans ?
J.-M. T. – Oui, mais personne n’a de contrôle sur dix ans.
— Vous croyez en ces dix ans ?
J.-M. T. – Je veux y croire, mais cela dépend de chacun. Le FLNKS
n’est pas marié à ces dix ans, mais il s’y tiendra si les autres s’y tiennent.
Dès l’instant où l'un des partenaires s’en détache, nous demandons
l’indépendance ; nous n'avons pas demandé ces dix ans. Nous avons
seulement cessé nos actions à cause de cet accord.
— Donc vous vous réservez le droit de remettre en cause les
Accords ?
*
Entretien avec Sarah Walls, paru dans le Sydney Morning Herald (Australie), le
7 janvier 1989 (traduit de l’anglais par Eric Wittersheim).
31. Le combat continue
J.-M. T. – Pourquoi pas ? Nous sommes dans un contexte politique.
Nous ne sommes pas au ciel ou en enfer. Que font aujourd'hui certains
signataires alors qu'il est question de partager ? En fait, ils ne partagent
rien, ils ne cherchent qu'à exclure les autres. Nous ne sommes pas
totalement concernés par cela.
— Alors n’y a-t-il même pas un semblant de progrès dans le
dialogue?
J.-M. T. – Non... peut-être qu’il y a un progrès du côté gouvernement.
Pour le reste, on tourne en rond.
— Que va-t-il se passer ?
J.-M. T. – Nous reparlerons de cela dans un an. Le bilan sera plus
intéressant à ce moment-là.
— Votre attitude ne risque-t-elle pas de vous poser des problèmes ?
J.-M. T. – Le contraire m’inquiéterait. S'il n’y avait pas de nouveaux
problèmes dans les dix prochaines années, cela signifierait que nous,
FLNKS, serions morts. Parce que dans les Accords il y a le
gouvernement, le FLNKS et le RPCR. Le RPCR a déjà dit non aux
Accords, lors du référendum du 6 novembre ; la majorité des loyalistes a
dit non. Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Que se passe-t-il si Michel Rocard s’en va, et que par exemple
Raymond Barre le remplace ?
J.-M. T. – Ce n’est pas un problème. Le problème, c’est la manière dont
les Accords sont mis en pratique. Peut-être que Barre peut les faire
appliquer plus strictement que Rocard. Tout le monde sait que la gauche
a toujours un peu mené une politique de droite. Peut-être parce qu’ils
sont fondamentalement incapables de se définir à gauche. Ils essayent de
plaire à tout le monde. « Tout le monde il est beau, tout le monde il est
gentil » ... le résultat c’est qu’ils coulent. La gauche n’a jamais
décolonisé. Et aujourd’hui, pour une fois qu’ils parlent de décoloniser,
c’est dans le cadre de la République française! (rires).
— Comment jugez-vous la participation de Monsieur Lafleur aux
Accords ?
J.-M. T. – Il charge le nickel.
— Qu’en est-il des autres loyalistes ?
31. Le combat continue
J.-M. T. – Ils ne sont pas d’accord178, mais ils ne disent rien parce qu’ils
veulent l’argent des Accords. L’argent, le calme, le business. C’est tout
ce qui les intéresse.
— Saviez-vous, au moment où vous demandiez le référendum, qu’il y
avait de fortes chances pour que les loyalistes rejettent le plan de paix en
novembre ?
J.-M. T. – Le problème n’est pas là. Celui qui sort des Accords et s’y
oppose s'expose sur la scène internationale, et c’est à ce niveau-là que ça
se joue. Quiconque sort des Accords se retrouve sous les feux de la
rampe et cela peut nous faciliter la tâche ; si nous faisons du grabuge,
c’est plus facile pour nous car l’opinion internationale suivra. Pour nous,
le combat continue, rien n’est gagné. C’est juste une étape. La prochaine
étape sera peut-être 1992. Tout dépend de la manière dont seront
appliqués les Accords. C'est en 1992 nous ferons le bilan. Soit nous
continuerons, soit nous arrêterons. Mais tant que les investissements
durent, nous préférons que ça dure dix ans.
— Faudra-t-il un référendum national pour obtenir l’indépendance,
comme dans le cas de l’Algérie ?
J.-M. T. – Nous verrons. Nous verrons en 1992.
— Les Accords ne risquent-ils pas de conduire à un développement
séparé ?
J.-M. T. – C’est impossible. C’est bon en théorie, mais pratiquement ce
n’est pas viable. Pour faire quoi ? Pour aller où ? Pour vivre comment ?
— Le Gouvernement semble parier sur l’argent, et sur la division du
FLNKS.
J.-M. T. – Ils sont tous pareils, ils n’ont rien compris. C’est flagrant
quand vous leur parlez ; ils n’ont pas changé. Ils ne comprennent pas.
Nous avons confiance en nous. Nous faisons ce que nous pouvons,
calmement. Nous avançons.
— Et les ministres qui continuent à vous rendre visite, est-ce
important ?
178 En Nouvelle-Calédonie, les anti-indépendantistes, lors du référendum
du 6 novembre 1988, ont massivement voté contre les accords de Matignon
(NDE).
31. Le combat continue
J.-M. T. – Ils n’apportent rien. Ils viennent et ils parlent. C’est pourquoi
je dis qu’il nous faut attendre un an avant de dresser le bilan de toutes
ces visites.
33. Pour une tradition moderne*
Interrogé par une journaliste togolaise résidant en Nouvelle-Calédonie,
Jean-Marie Tjibaou est invité à comparer la situation des Kanaks à celle des
Africains. A sa manière toujours très personnelle, il recherche des points de
convergence entre les civilisations d'Océanie et d'Afrique, et surtout entre les
parcours historiques de ces pays du sud qui ont dû se décoloniser. Jean-Marie
Tjibaou s'inquiète de l'échec économique de nombreux pays africains
aujourd'hui et s'efforce d'imaginer comment l'héritage traditionnel des Kanaks
pourrait devenir le fer de lance de leur entrée dans la modernité.
— Quelle vision avez-vous de l'Afrique et quelles leçons comptezvous tirer des indépendances africaines ?
J.–M. TJIBAOU : Je ne peux pas dire que je connais quelque chose de
l'Afrique ; je n'ai pas de véritable expérience africaine, je connais des
gens. Le plus long séjour que j'ai fait, c'est à Yaoundé, au Cameroun, où
j'ai passé une dizaine de jours. Au Zimbabwe, je suis resté une semaine.
Sinon, je suis passé dans d'autres pays, mais brièvement.
— Pendant ces séjours, qu'est-ce qui vous a marqué ?
J.-M. T. – Je me suis rendu au Cameroun en 1982, pour une conférence
sur les relations entre les religions chrétiennes et les religions préchrétiennes qui sont expérimentées aujourd'hui par d'autres peuples. Il y
avait surtout des Africains, mais aussi quelques Indiens d'Amérique. Il y
avait des catholiques, des protestants, il y avait des « médecins
traditionnels » comme ils disent là-bas ; et aussi un jeune psychiatre
africain de l'hôpital de Yaoundé qui travaillait en liaison avec ces
médecins traditionnels que nous, nous appelons des guérisseurs. On a pu
aller rendre visite à un médecin traditionnel qui pratiquait avec ce
psychiatre africain. Cela m'a beaucoup frappé, et je pense que nous
devrions ici multiplier ce genre de contacts entre médecins et
guérisseurs.
*
Propos recueillis par Ledji Bellow, le lundi 17 avril 1989 à Hienghène.
Entretien partiellement reproduit dans l'hebdomadaire Jeune Afrique, n° 1481
(mai 1989).
J'ai moi-même une tante qui soigne. Quand j'étais à l'hôpital, elle est
venue me voir et on a dû attendre que l'infirmière se retire pour faire nos
affaires... De même, quand je suis allé voir ma mère à l'hôpital, j'avais
sur moi un « médicament » qu'un oncle m'avait remis pour elle ; j'avais
quelque chose à faire aussi pour le lui donner, mais l'ambiance ne s'y
prêtait pas. Les médecins, on ne sait jamais s'ils sont hostiles à tout cela,
s'ils vont nous envoyer promener... De ce point de vue, j'ai donc trouvé
cette expérience très intéressante. Tout comme le fait que cela ait lieu à
l'occasion d'une conférence du Conseil œcuménique des religions
chrétiennes ; il est important que le contact avec les animistes, avec les
gens qui entretiennent une relation avec une puissance transcendantale
qu'on ne maîtrise pas, qu'on ne contrôle pas, qui ne tombe pas sous le
scalpel en quelque sorte, soit admis officiellement. C'est une expérience
extraordinaire, qui m'a d'autant plus marqué que cela correspond à ma
propre croyance. La vie on la reçoit, on ne la commande pas. On la
reçoit, on essaie de la protéger, on constate son envol mais personne ne
l'émet. En conséquence, chacun doit avoir assez d'humilité pour
respecter les décisions que prend celui qui est malade, celui qui risque de
perdre le souffle, de perdre cette chose que personne ne peut retenir.
Par ailleurs, durant ce court séjour, j'ai rencontré un père jésuite, le père
Mveng, qui a beaucoup œuvré pour un rapprochement avec les religions
africaines et leurs penseurs. Il est important de s'interroger sur les liens
entre la christianité et la modernité, sur l' « impérialisme religieux » qui
convertit et s'approprie les rites, la pensée, les formes d'expérience de la
transcendance, et finit en quelque sorte par les « baptiser ». C'était la
volonté du catholicisme ancien ; les Occidentaux sont peut-être un peu
plus respectueux aujourd'hui...
— Bien souvent, on s'interroge sur la part de la foi et de la tradition
dans vos actes et propos de modération de ces derniers temps, malgré les
événements sanglants qui ont endeuillé votre peuple.
J.-M. T. – J'en ai discuté récemment avec des gens de l'Eglise réformée
de France ; ils m'ont demandé quels sont les « signes » qui nous auraient
indiqué, à Lafleur et à moi, qu'il fallait dialoguer et signer les Accords de
Matignon. Je leur ai dit : « Si vous voulez chercher des signes religieux,
je ne suis pas votre homme ». Si j'ai signé, c'est tout bêtement parce qu'il
n'y avait plus de sucre, plus de riz... les militaires, l'insécurité ; il
s'agissait peut-être de signes de la Providence ? Mais pour nous, c'était
tout à fait matérialiste. C'était ça ou passer au stade de la guérilla ; pour
faire ce choix, il faut en avoir les moyens... Maintenant, la Bible dit que
l'esprit souffle où il veut, peut-être qu'on a été inspirés, je l'espère, pour
faire ces choses-là...
La Bible est un patrimoine que les Occidentaux ont pris au passage. Cela
ne leur appartient pas. L'esprit et les rites d'avant le christianisme ont été
évacués, mais il reste des choses ; d'ailleurs, les pratiques chrétiennes
sont également teintées par ces pratiques anciennes. Si tout est
christianisé, alors on ne sait plus qui on est. On est d'accord pour
dialoguer, pour partager, rechercher du travail et de la responsabilité,
mais en ce qui concerne la relation avec l'au-delà, chaque culture a son
expérience, ses rites, ses chants, ses incantations, ses prières. Dans le
christianisme, le groupe entre en communion ou pas, et en son sein
chaque individu communie ou pas ; mais on est ensemble, au même
niveau. A la messe, on se retrouve sur le même banc de communion... et
là, que se passe-t-il ? On ne sait pas. Matériellement, on voit quelque
chose, mais qu'est-ce qui se passe entre le croyant et les objets de sa foi ?
On ne sait pas. La foi chrétienne est en principe partagée entre tous les
croyants ; du moins on partage les paroles, les rites, etc. Parc contre,
chez les Kanaks, tout le monde n'est pas convié à participer aux rites,
seulement certains clans spécialisés.
Avant de manger la première igname, on va donner à notre célébrant une
igname pour qu'il ouvre la prochaine saison. Dans ma tribu, parce que
j'en suis responsable, c'est moi qui fais ce don à l'officiant et lui
commande par là la cérémonie. Au moment des nouvelles plantations, il
y aura une cérémonie identique orchestrée par moi et par l'officiant.
Nous deux, à ces occasions, pouvons appeler d'autres personnes, qui
peuvent se joindre à nous. Mais le pasteur, ou le prêtre, je ne l'appellerai
pas : il n'est pas admis parce qu'il n'est pas initié, il reste à l'extérieur.
C'est le rituel qui veut ça. On ne veut pas qu'il vienne y ajouter une prière
chrétienne.
— Sur le plan politique, en quoi l'Afrique peut-elle être un exemple ?
J.-M. T. – J'ai eu la chance de rencontrer Sankara. C'est un petit frère,
mais c'est un grand. C'est le seul homme d'État africain dont on ait
ressenti avec tristesse la disparition. Parce qu'on ne connaissait pas les
autres, c'est vrai, mais surtout parce que Sankara apparaissait avec un
message. Il était jeune, il incarnait une espérance pour une Afrique au
lendemain de la colonisation. Pour nous qui sommes extérieurs, il
semble qu'il n'y ait pas eu de transfert du pouvoir en Afrique, des
mandarins vers le peuple. On ne voit pas se dégager une spécificité
économique, des projets urbains, des projets écologiques et sanitaires
originaux. On dit que tout cela coûte cher. Pourquoi cela coûte cher ? Je
ne sais pas.
En 1986, à l'ONU, lors du vote pour l'inscription de la NouvelleCalédonie sur la liste des pays à décoloniser, le représentant du Burkina
Faso a dit : « J'étais venu ici avec l'ordre de Sankara de soutenir JeanMarie Tjibaou ; maintenant qu'il est mort, les ordres sont différents ».
Nous étions très tristes.
— Vous avez eu des rapports avec les autres pays africains à
l'ONU ?
J.-M. T. – J'ai rencontré d'autres représentants africains sensibles à notre
cause, mais ils avaient des ordres liés à leur économie, dont ils ne sont
pas maîtres. En 1958, lors du référendum de de Gaulle, la NouvelleCalédonie a choisi la France. En Afrique, seul Sékou Touré a dit non.
Pour nous, c'était un grand moment. Ici, on avait choisi de suivre l'Union
calédonienne, alors surtout dirigée par des Européens et des
missionnaires ; elle avait dit oui, comme l'ensemble des colonies
françaises. Ensuite, on nous a trompés, en nous imposant toute une série
de statuts différents.
— Pourtant, aujourd'hui vous vous montrez plutôt conciliant.
J.-M. T. – On a eu beaucoup d'admiration pour Sékou Touré et Sankara.
Mais au moment des Accords de Matignon, j'ai repensé à ces pays
africains et à leur expérience de décolonisation : le pouvoir politique ne
peut être maîtrisé que si l'on est organisé économiquement et
financièrement. Sankara a crié un peu dans le désert. Les pays africains
ont été asphyxiés par l'Occident, et leurs dirigeants n'ont plus le courage
de marcher à pied aux côtés de leurs peuples. Il font l'expérience d'une
nouvelle forme de colonisation, peut-être plus insidieuse : les pays se
vident de leurs richesses, se désorganisent par la volonté des États-Unis,
de l'Occident dont le système monétaire, commercial et surtout financier
orchestre systématiquement l'appauvrissement. Ce qui est insidieux, c'est
que ce sont les Noirs eux-mêmes – qu'ils soient Africains ou Océaniens –
qui sont maintenant les agents de la paupérisation de leurs peuples.
— Ainsi, vous demeurez convaincu d'être sur la bonne voie ?
J.-M. T. – Le choix que l'on a fait, c'est d'essayer de faire reconnaître
notre droit dans le cadre des institutions, avec comme objectif
l'indépendance. Mais il nous faut d'abord former des hommes
indépendants, investir sur la matière grise, pour que le peuple, avec l'aide
du colonisateur, se libère intellectuellement, sociologiquement,
psychologiquement. Faire des hommes, c'est un peu notre ambition. C'est
pour ça qu'on a dit : priorité à la formation, sans arrogance mais aussi
sans défaillance. On peut se permettre une telle ambition dans un petit
pays comme le nôtre, un petit pays où on ne meurt pas de faim ni de
froid. Il faut investir sur la fabrication, la croissance de la matière grise,
augmenter les potentialités d'imagination des anciens, des gens ; pour
qu'ils deviennent des entrepreneurs de spectacles, de chansons, des
fabricants de marionnettes, des gens qui créent de nouvelles espèces de
plantes, des industries, etc., de quoi enrichir le pays, la planète. Il faut
penser en terme de gestionnaires pour que les gens soient bien formés,
qu'ils deviennent intelligents et créateurs en se disant : « Nous sommes
les missionnaires, les messagers pour les générations futures, les portedrapeaux de la sauvegarde de la planète ». Il faut qu'ils gèrent
efficacement, toujours avec cette idée de patrimoine.
Moi, je suis passager, mais je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir,
tout ce que je peux faire pour que le pays que je lègue à mes fils soit le
plus beau pays, un pays où il y a de la richesse, de la richesse en pensée,
en sagesse, en fleurs, en nourriture. Pour qu'il y ait de l'abondance, si l'on
peut. Notre objectif est l'autosuffisance. Quel que soit l'endroit où on se
trouve, on a la même responsabilité vis-à-vis des générations futures et
actuelles.
— Comment comptez-vous venir à bout du désarroi de la jeunesse
mélanésienne?
J.-M. T. – Traditionnellement, on confie aux jeunes les tâches manuelles,
la fabrication des cases, l'agriculture, la pêche, la chasse. Cette mission
demeure. Le problème est que l'organisation de la société est de plus en
plus individualiste, et il devient difficile de penser le développement du
pays en terme de groupe. Il faut pourtant que l'on arrive à penser en
terme de groupe. C'est ce qu'on essaie de faire au niveau municipal, à
Hienghène, avec nos faibles moyens. Mais nous allons à contre-courant
de tout un système éducatif qui ne forme pas les gens à des buts
collectifs, qui les fabrique pour les mettre dans des cases de production
individuelle. C'est le drame des jeunes ici.
Par ailleurs, les jeunes sont au courant de ce que font les autres jeunes
dans le monde : la mode, c'est la même chose ici qu'ailleurs. Notre
ambition est de les aider à pouvoir s'exprimer au niveau culturel, au
niveau artistique, au niveau sportif à la création d'outils de production
originaux. J'espère que les Provinces auront les moyens de les y aider.
— Avec l'installation prochaine des Provinces et surtout dans
l'optique de l'indépendance, vous semblez vouloir faire en sorte que les
jeunes et vous-même ne soyez pas coupés de vos traditions?
J.-M. T. – Je pense que le monde d'aujourd'hui est un monde de lutte.
Regardez les Japonais, ils saluent poliment, mais à chaque étape ils font
avancer leurs pions. Je pense qu'il n'y a pas d'autres stratégies. Si on veut
garder nos coutumes, il faut trouver les structures de communication et
de médiation qui renforcent les structures traditionnelles du savoir. Pour
cela, il y a des moyens modernes : la vidéo, la télévision, la radio ; il y a
aussi le computer maintenant. Il faut que l'on utilise tous ces moyens
pour être compétitif. C'est sans doute dommage, mais en termes de
compétition, nous n'avons pas le choix, il faut être les meilleurs. Cela ne
sert à rien d'apprendre une culture si c'est pour faire joujou. On doit
développer notre culture, privilégier les artisans pour qu'ils décorent les
maisons officielles, les bureaux officiels. Ainsi le peuple vivra dans un
univers meublé par ses propres références. Je suis favorable à une
tradition conquérante de sa place dans le monde moderne pour que les
gens y soient à l'aise ; en tant que Kanaks ils créent leur univers dans le
siècle où ils sont.
On fait référence à ce que nos pères ont créé dans un univers donné.
Aujourd'hui, il faut trouver le message qui donne une dimension
philosophique à ce que l'on vit quotidiennement. Je vais comme tout le
monde au supermarché, mais il y a aussi les rites, les manières d'être, de
faire, d'accueillir, de partager qui sont les nôtres et qui peuvent être
promues par les médias, par les produits que l'on fabrique. Ce n'est peutêtre pas grand chose en regard d'une certaine idée de l'authenticité ou de
l'authentique ; mais pour moi, ce qui est authentique, c'est ce qui est vécu
et donne de la saveur à ce que chacun vit. Ce que mon père, mon grandpère, mon arrière-grand-père ont vécu, toutes leurs expériences des rites,
de la tradition, de l'environnement sont différentes. Ils en ont été
imprégnés sociologiquement et psychologiquement. Mais pas moi, qui
ait ma propre expérience du monde. Je serai peut-être un jour
authentique, une pièce authentique dans un musée de l'an 2000 ou de l'an
3000. En attendant, c'est moi qui invente.
34. « Le sang des morts demeure vivant »*
En prononçant, le 4 mai 1989, le discours qui suit, Jean-Marie Tjibaou
présente au nom du bureau politique du FLNKS un don coutumier aux gens
d'Ouvéa, un an après le massacre de dix-neuf des leurs. Ce seront ses dernières
paroles. Quelques minutes plus tard, Yeiwéné Yéiwéné et Jean-Marie Tjibaou
étaient assassinés par un ancien pasteur kanak, Djubelly Wéa, hostile aux
Accords de Matignon.
Vous, les chefs, les notables, les responsables des clans, du comité de
lutte, des différents groupes concernés par le sang qui a coulé, qui êtes
présents aujourd’hui et ceux qui viendront demain, permettez-nous de
nous tenir devant vous, de nous autoriser à dire quelques mots parce que
le sang qui a coulé vous appartient.
Nous n’avons pas le droit de piétiner ce sol sans parler de ce sang qui a
coulé. Merci de nous avoir permis d’être présents ici aujourd’hui, en tant
que bureau politique. Beaucoup ne pourront pas venir, parce qu’il y a
d’autres échéances qui nous attendent et qu’il y a d’autres réunions à
préparer. Nous sommes une délégation, comme Paul l’a dit tout à
l’heure, qui vient des autres îles, qui vient du Sud de la Grande Terre, du
Centre et du Nord, pour rappeler qu’effectivement le sang qui a coulé
vous appartient. Il appartient au clan des mères qui ont donné ces fils.
Mais aujourd’hui, nous venons parce que ce sang-là a été versé pour
nous aussi. Nous l’avons dit à Hienghène, nous l’avons dit à Ouégoa,
nous l’avons dit à Nakéty, nous l’avons dit à Canala, et tous les autres
jours il y a eu aussi des morts. Et ces morts, c’est la tribu, c’est le clan
qui les emmènent au cimetière. A Hienghène, dans ma petite tribu, on a
vu arriver des gens de partout, parce que ceux qui sont tombés, les dix de
1984, ne nous appartenaient plus. Et nous sommes venus aujourd’hui,
comme des délégations sont allées à Nakéty, comme d’autres délégations
sont allées à Canala, comme d’autres délégations sont allées à Voh,
comme d’autres délégations en 1984 sont allées à Ouégoa. Et ça, ce sont
toutes ces dernières années où, comme le vieux le disait tout à l’heure, le
sang vivant coule et reste vivant. Et nous accourons parce que ce sang
* Discours accompagnant la présentation par la délégation du bureau politique
du FLNKS de son geste coutumier envers ses hôtes ; le 4 mai 1989 à Wadrilla,
Iaai (Ouvéa). Enregistré par Radio Djiido.
33. « Le sang des morts demeure vivant »
des morts est vivant, il nous interpelle, c’est notre sang, c’est le sang qui
revendique la liberté pour notre peuple.
Alors, nous sommes là aujourd’hui, on n’a rien à dire. Simplement, on
est là pour être présent avec ceux qui aujourd’hui portent tous seuls dans
leurs cœurs le départ, l’absence, la disparition d’un fils, d’un mari, d’un
frère. Et j’insiste sur ce petit trait-là, que nous sommes ensemble dans les
grands moments, mais au quotidien, la maman qui n’a plus le papa de ses
enfants, c’est elle seule qui assume la lutte de notre peuple. Nous avons
l’expérience de cela dans notre famille, ; c’est pour cela que nous, nous
aussi, nous sommes très sensibles au fait que beaucoup de familles, dans
le silence, achèvent toutes seules cette expérience.
Eux aussi sont partis, le sang qu’ils ont versé demeure comme un appel
constant pour les militants, pour chacun de nous. Et je pense que si on
vient maintenant, c’est pour dire, comme on l’a dit ailleurs, qu’on se doit
de ne pas oublier, de reconnaître que ce sacrifice-là nous amène encore
plus loin. Mais il s’inscrit, ce sacrifice dont nous célébrons
l’anniversaire, il s’inscrit dans la longue file des martyrs que notre
peuple a perdus ou donnés pour qu’on le regarde, pour qu’on le respecte.
Pardonnez-moi d’être long. Voilà le morceau de manou du bureau
politique, des délégations ici présentes. Il y a aussi les jeunes de Balade,
qui sont venus voir la tombe de leurs cousins, et ce manou-là, c’est juste
pour dire que nous sommes là, que nous sommes avec les familles
aujourd’hui, avec les autorités qui sont responsables, avec les clans qui
sont responsables des gens qui sont partis, mais responsables de
rappeler... de rappeler de ne pas oublier parce que, ailleurs, et c’est
humain, on oublie vite les sacrifices.
On bénéficie des avantages acquis, et quelquefois, on a une vision un
peu troublée, et on ne voit pas très clair sur le chemin de la parole qu’on
s’est donnée. Voilà le morceau de manou que le bureau politique et les
délégations envoyées présentent aux autorités et aux responsables des
clans.
Je voudrais vous présenter cette monnaie, c’est le thewe , le andi , le
mieu , pour les gens qui connaissent quelques langues de la Grande
Terre. Cette monnaie-là, vous la garderez. Quand on a fini le congrès de
Tibarama [19-20 février 1988], quand on s’est quitté sur le mot d’ordre
de boycotter les élections, voilà la parole que les gens de Tibarama nous
ont donnée, au bureau politique, pour dire merci de la parole échangée.
Et c’est sur cette parole-là que vos fils sont tombés. Ce sacrifice
demeure. On vous remet cette monnaie. Cette parole que nous avons
échangée, qui fait que nous sommes aujourd’hui à une étape de notre
lutte où peut-être on n’a jamais bénéficié d'autant de considération, parce
que les gens ne respectent, ne nous respectent, que si nous luttons
33. « Le sang des morts demeure vivant »
comme des hommes forts. Voilà la monnaie, et là-bas voilà quelques
ignames, c’est la coutume qui nous réunit toujours, qui nous rassemble.
C’est surtout des ignames des Iles, parce que sur la Grande Terre il n’y a
plus d’ignames avec les cyclones, ou peut-être sommes-nous trop
fainéants pour en planter. Alors, voilà des ignames, et puis là-bas, c’est
les ignames de ceux qui plantent à Nouméa, il y en a quelques cartons làbas, et puis quelques sacs de riz. Voilà, fini!
*
*
*
Dans les papiers de Jean-Marie Tjibaou ont été retrouvées les notes
préparatoires aux propos qu'il devait tenir le lendemain, pour la levée du deuil.
Il y a un an déja... le tonnerre grondait, des éclairs zigzaguaient de
partout, le ciel s'associait à la colère du peuple kanak et au deuil des
familles de Iaaï en pleurs.
Dix-neuf militants du FLNKS venaient de tomber sur le chemin de la
lutte de notre peuple pour sa liberté.
Ce jour-là, j'ai maudit le sinistre personnage qui a ordonné la boucherie
d'Ouvéa. Que la mort de ceux qui sont tombés à la grotte de Gossanah
lui ronge la conscience et que leurs esprits l'accompagne à jamais dans
son sommeil...
C'était un jour de colère pour notre peuple. Dix-neuf holocaustes sur
l'autel de la liberté pour le peuple kanak.
En ce jour, premier anniversaire de leur sacrifice, je salue leur
mémoire et leur courage et je les remercie pour le don de leur sang à
notre cause.
Je rends hommage aux familles qui dans le silence de leur chagrin vivent
quotidiennement l'absence du fils, du mari, du papa ou du frère parti à
jamais en militant.
Merci à vous tous qui célébrez ce premier anniversaire. *
*
Publié dans L'avenir calédonien, n° 997, 7 juin 1989.
POUR JEAN-MARIE TJIBAOU PAR
AIME CESAIRE *
Si, dans la rétrospective des hommes de l'année, il y a une figure que l'on
n'a pas le droit d'oublier, c'est bien celle de Jean-Marie Tjibaou, car nul à
mes yeux n'incarne mieux en cette fin de siècle, et de manière plus
pathétique, la noblesse et la grandeur véritable mises au service d'un petit
peuple luttant pour sa survie et la survie d'une civilisation.
Démarche en vérité exemplaire. Son premier mot d'homme politique
(non pas mot de politicien, mais d'homme) est un mot qui livre
l'essentiel : « Relever la tête ».
Oui, kanak. Fondamentalement kanak et fier de l'être.
Kanak, autant dire fidèle. De cette fidélité qui va, par delà l'Ancêtre, à la
Terre-mère, la Terre, entrailles toujours vivantes. De cette fidélité qui
rend légitime l'action politique qui, au demeurant, n'est que
prolongement et ne peut être que « béquille ». Kanak donc, et parce que
Kanak d'une exemplaire fidélité, responsable.
Le grand mot est lâché.
Responsable de l'avenir. Responsable du présent et du devenir.
Responsable de la vie à maintenir, à renforcer, à transmettre...
Alors, inévitablement devait se poser la question:
« Comment, mais comment peut-on être kanak dans le monde
moderne? »
Il ne s'agit pas d'archaïsme. Il faut prendre le monde en charge et,
l'orientant, tâcher de lui donner sens: un sens humain.
Il n'en faut pas plus pour comprendre Matignon. Non pas ce compromis
mais, au contraire, cette percée. Cette avancée. Cette victoire. Et d'abord,
une victoire sur soi... La plus grande des victoires. Sur la douleur intime.
Sur le ressentiment. Sur la légitime méfiance.
Au terme, l'inter-reconnaissance. Le partage.
Don. Contre-don. Partage.
* Janvier 1990. Publié dans le catalogue de l'exposition De Jade et de Nacre,
Roger Boulay (éd.), Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1990.
Pour Jean-Marie Tjibaou
Autant de mots occasionnellement employés par d'autres, mais qui sont
des mots kanak, donc des mots de Tjibaou.
D'ailleurs l'homme était d'abnégation totale et de générosité. Pas naïf.
Généreux. Et parce que généreux, prêtant à l'autre sa générosité.
Le croyant toujours capable d'un sursaut, d'un geste, d'une conversion.
Oui, même le colon. Oui, même le colonisateur.
En vérité, le combat pour son pays, pour sa terre, c'est avec les armes les
plus nobles et au nom des valeurs les plus hautes qu'il le mena, et
jusqu'au bout :
« Kanaké est un des plus puissants archétypes du monde mélanésien. Il
est l'ancêtre, le premier-né. Il est la flèche faîtière, le mat central, le
sanctuaire de la grande case. Il est la parole qui fait exister les
hommes ».
Jean-Marie Tjibaou combattait pour Kanaké.
Le Nobel de la paix. D'autres l'on eu et qui le méritaient.
Jean-Marie Tjibaou lui aussi le méritait. Et il eût été bien que le reste du
monde honorât la noblesse de la démarche d'un fils d'un tiers monde
lointain et oublié.
Il est mort. Foudroyé par un des siens.
Cette mort, il l'avait pressentie et en avait d'avance accepté le risque, lui
qui souvent parlait du « grand trou noir ».
Aujourd'hui, disons simplement qu'il n'est pas au pouvoir du « grand trou
noir » de tout engloutir.
Jean-Marie Tjibaou, pour l'essentiel, demeure.
Il aura inventé une voie nouvelle : la voie kanak de la décolonisation.
Je vois l'allée
Bordée de cordyline virile et d'une
tendresse d'érythrina.
Jean-Marie Tjibaou s'avance.
Dominant l'allée sur la colline,
l'araucaria pérenne.
Tous les éléments du mythe fondateur sont là.
Jean-Marie Tjibaou s'avance et son indéfinissable sourire
l'annonce :
Kanaky nous est né.
CHRONOLOGIE
- 2000
Les ancêtres des Kanaks peuplent l'archipel de la Nouvelle-Calédonie.
1774
Les Kanaks découvrent James Cook de passage sur leurs côtes. Le
capitaine britannique donne à l’île le nom de « Nouvelle-Calédonie ».
1853
Le 24 septembre, l’amiral Febvrier-Despointes prend possession, au nom
de la France, de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances.
1863
Création du bagne de Nouméa.
1872
Premières déportations de communards, parmi lesquels Louise Michel.
1878
Sous l’impulsion du chef Ataï, les Kanaks du centre de la Grande Terre
se révoltent. L’insurrection durera un an et fera 200 victimes parmi les
Blancs et plus de mille parmi les Kanaks.
1887
Code de l'indigénat, réserves, interdictions.
1917
Seconde révolte kanak, conduite par les chefs Noël et Bouarate dans le
nord de la Grande Terre. Au cours de la répression qui s'ensuit, la grandmère de J.-M. Tjibaou est tuée par les soldats, et son père, alors âgé de
quatre ans, est sauvé par sa soeur.
1936
Naissance de Jean-Marie Tjibaou à Tiendanite, dans la vallée de
Hienghène.
1945
Sous l'impulsion du Père Rouel, J.-M. Tjibaou est envoyé au petit
séminaire de Canala.
1946
Création du Parti communiste calédonien. Les autorités religieuses
réagissent en créant l’Union des Indigènes calédoniens amis de la liberté
dans l’ordre (UICALO, catholique) et l’Association des Indigènes
calédoniens et loyaltiens français (AICLF, protestante), qui donneront
naissance à l’Union calédonienne (UC).
Abolition du code de l’indigénat ; les Kanaks et les autres ethnies noneuropéennes de l’île deviennent citoyens français à part entière.
1953
L’Union calédonienne remporte la première élection au suffrage
universel du Conseil général.
Pour Jean-Marie Tjibaou
Jean-Marie Tjibaou passe son certificat d'études à Nouméa.
1956
La Loi-cadre « Defferre » est votée ; elle permet aux Kanaks et aux autres
ethnies non-européennes de l’île (qui deviendra un Territoire Français
d’Outre-Mer l’année suivante) de participer aux affaires locales et à
l’économie.
1958
Jean-Marie Tjibaou suit le séminaire de Païta, où il suit le programme de
troisième [il est alors âgé de 22 ans], puis étudie la philosophie pendant
deux ans et la théologie pendant quatre ans.
1963
Les lois « Jacquinot » retirent au Territoire l'autonomie que lui avait
accordée la Loi-cadre de 1956.
1965
Jean-Marie Tjibaou est ordonné prêtre en septembre par Mgr Martin.
1966
Il est nommé deuxième vicaire à la cathédrale de Nouméa.
1968
Il part étudier la sociologie à la faculté catholique de Lyon, puis à l'Ecole
Pratique des Hautes Etudes. Il reviendra en Nouvelle-Calédonie en 1970,
suite au décès de son père, puis repartira quelques mois en France avant
de revenir définitivement sur le Territoire.
1969
Début du boom du nickel qui entraîne une forte immigration européenne.
Les lois « Billotte » consacrent la mainmise de l'État français sur les
richesses du Territoire.
Création des « Foulards Rouges » par des étudiants kanak revenus de
métropole. Ils seront les premiers à prendre position en faveur de
l’indépendance.
1971
Jean-Marie Tjibaou demande et obtient sa réduction à l'état laïc. L'année
suivante, il fonde le Groupement Mélanésien pour le Développement
Social et Culturel.
1975
A l'instigation de Jean-Marie Tjibaou, organisation, en septembre, du
festival Mélanésia 2000, qui attire plus de 50 000 spectateurs parmi les
différentes populations de l’île, mais est boudé par les Caldoches.
1976
Foulards Rouges et Groupe 1878 (créé en 1974) fusionnent pour fonder le
Parti de Libération Kanak (PALIKA).
Publication, par Jean-Marie Tjibaou et Philippe Missotte, de l'ouvrage
Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie (Tahiti, les Editions du
Pacifique).
1977
Aux élections municipales, en mars, Jean-Marie Tjibaou présente sa
propre liste, Maxha ("Relever la tête!") et est élu maire de Hienghène.
Pour Jean-Marie Tjibaou
Lors du congrès de l’UC à Bourail, en juillet, Jean-Marie Tjibaou,
Yeiwéné Yeiwéné, Éloi Machoro, François Burck et Pierre Declercq,
tous récemment entrés à l’UC, orientent le plus vieux parti du Territoire
vers l’indépendance.
En réponse, Jacques Lafleur, fils de l’ancien député Henri Lafleur et luimême député RPR, crée le Rassemblement Pour la Calédonie dans la
République (RPCR).
1979
Constitution d'un Front indépendantiste qui regroupe l’UC, le Palika,
l’UPM (Union progressiste Mélanésienne), le FULK (Front Uni de
Libération Kanak) et le PSC (parti socialiste calédonien).
1981
L’élection de François Mitterrand est favorablement accueillie par les
indépendantistes kanak.
1982
Les indépendantistes kanak, alliés à la Fédération pour une Nouvelle
Société Calédonienne (FNSC, centriste) entrent au Conseil de
gouvernement territorial. Jean-Marie Tjibaou en est le vice-président.
1984
Le Front indépendantiste se dissout pour laisser place au Front de
Libération Nationale Kanak Socialiste (FLNKS), qui s’oppose au statut
Lemoine et organise le boycottage des élections territoriales le 18
novembre. Le 1er décembre, Jean-Marie Tjibaou est désigné « Président
du gouvernement provisoire de Kanaky ».
Le 4 décembre, à Hienghène, dix militants indépendantistes sont
assassinés. Parmi eux se trouvaient deux frères de J.-M. Tjibaou, qui était
lui-même directement visé par cette embuscade.
1985
Le 7 janvier, Edgar Pisani, envoyé comme médiateur sur l’île par le
gouvernement, annonce ses « propositions pour la Nouvelle-Calédonie »
en vue d’une « Indépendance-Association » avec la France.
Le 12 janvier, à La Foa, Éloi Machoro et Marcel Nonnaro sont abattus
par des tireurs du GIGN censés les neutraliser. Proclamation de l’état
d’urgence.
Mise en place, en août, du nouveau statut dit « Fabius-Pisani », qui
permet aux indépendantistes kanak de prendre le contrôle de trois
Régions sur quatre. Jean-Marie Tjibaou est élu président de la Région
Nord, Léopold Joreidié de la Région Centre et Yeiwéné Yeiwéné de celle
des Iles Loyauté.
1987
Le gouvernement Chirac réprime le mouvement indépendantiste et
organise, le 13 septembre, un référendum sans lendemain. La spécificité
kanak est niée.
1988
Au nom de la justice, Jean-Marie Tjibaou en appelle à l'arbitrage du
Président Mitterrand.
Pour Jean-Marie Tjibaou
En réaction au nouveau statut proposé par le ministre des Dom-Tom,
Bernard Pons, des indépendantistes attaquent, le 22 avril, la gendarmerie
de Fayaoué sur l’île d’Ouvéa, tuant 4 gendarmes et en capturant 27
autres. Le 5 mai, les troupes d’élite de l’armée française et le GIGN
prennent d’assaut la grotte de Gossanah pour délivrer les otages, causant
la mort de 2 militaires et de 19 indépendantistes. Une commission
d'enquêt indépendante et des révélations du journal Le Monde apporteront
les preuves qu'au moins quatre des preneurs d'otages ont été exécutés
après leur reddition.
Le 8 mai, réélection de François Mitterrand. Le Premier ministre, Michel
Rocard, envoie une « mission du dialogue » en Nouvelle-Calédonie. Les
Accords de Matignon sont signés le 26 juin. Un nouveau statut est
proposé pour le Territoire, qui doit permettre d’amorcer un rééquilibrage
économique en faveur des Mélanésiens, et aboutir à un référendum
d’autodétermination en 1998.
1989
Le 4 mai, sur l’île d’Ouvéa, lors de la cérémonie coutumière
accompagnant la levée du deuil des 19 Kanaks tués un an plus tôt,
Djubelly Wéa, un ancien pasteur, assassine Jean-Marie Tjibaou et
Yeiwéné Yeiwéné, avant d’être lui-même tué par un de leurs gardes du
corps.
Aux élections provinciales de juillet, les Provinces Nord et Iles passent
sous le contrôle du FLNKS, la Province Sud étant remportée par le
RPCR.
1990
Le 24 mars, Paul Néaoutyine, membre du Palika et ancien directeur de
cabinet de J.-M. Tjibaou, est élu président du FLNKS.
1995
Les élections municipales et provinciales font apparaître des dissensions
au sein du mouvement indépendantiste. Celui-ci garde néanmoins le
contrôle des Provinces Nord et Iles. L’émergence d’une opposition au
sein du mouvement anti-indépendantiste, jusqu’alors fidèle à Jacques
Lafleur, bloque les travaux du Congrès du Territoire durant plusieurs
mois.
En décembre, Roch Wamytan, vice-président de l'UC, devient président
du FLNKS. Paul Néaoutyine ne s'étant pas représenté.
1996
En janvier, des négociations sur l'avenir institutionnel du territoire
s'ouvrent entre les partenaires des Accords de Matignon.
1997
5 mai : inauguration prévue du Centre culturel Jean-Marie-Tjibaou à
Nouméa.
1998
Référendum d’autodétermination.
(texte de quatrième de couverture)
Ami Lecteur,
Kanaky te salue et te remercie de promener ton regard sur le paysage que
t'offre ce livre. Paysage hiératique certes, comme un cimetière aux mille
croix de Verdun ou d'ailleurs, comme ces milliers d'épitaphes qui ne sont
existentiels et vivants que pour le peuple dont ces vestiges sont la
mémoire, l'histoire et une étape dans la construction de son avenir.
Pour toi, le « Passant », ces textes peuvent t'inspirer mais ils peuvent
aussi être totalement insipides. Pense tout de même que ce sont les traces
indélébiles de la marche tâtonnante mais irréversible de notre peuple
vers son indépendance.
Pour toi, le « Sympathisant », lis ces pages avec attention, elles te
donneront parfois quelques clés pour partager la parole kanak sur sa
revendication de liberté.
Pour toi, le « Militant », ces pages sans prétention sont précieuses. C'est
la moelle séchée, telles les reliques des ancêtres. Souviens-toi, en effet,
de nos interminables débats, de nos incompréhensions, de nos suspicions
réciproques... Souviens-toi de nos frères de lutte qui nous ont
abandonnés durant ce parcours pour des pâturages moins arides...
Souviens-toi des heurts et des regards haineux que ces textes ont
provoqués dans ton entourage... Souviens-toi des camarades qui sont
tombés et ont scellés de leur sang ces engagements écrits et « agis » du
FLNKS...
Relis ces pages et pense au chemin parcouru.
En effet, si l'entreprise d'aliénation coloniale a tenté d'effacer les traces
qui mémorisent l'histoire de notre peuple pour qu'il perde à jamais son
identité, ce petit livre prendra sa place dans la constitution de la mémoire
écrite qui permettra au peuple nouveau de Kanaky de s'édifier et de se
créer une image de lui-même qui soit enracinée mais nouvelle,
gratifiante et conquérante.
Jean-Marie Tjibaou.
Jean-Marie Tjibaou (1936-1989), homme de pensée et d'action, n'a cessé
d'interpeller ses contemporains, quant aux destins du peuple kanak et de la NouvelleCalédonie bien sûr, mais aussi à propos des choix décisifs de l'humanité tout entière en
cette fin de siècle. On trouvera ici l'essentiel de ses réflexions philosophiques et
politiques, profondément marquées par l'expérience du colonialisme. Avec Jean-Marie
Tjibaou, l'héritage kanak nourrit les interrogations les plus brûlantes de notre temps.