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Théologie et sciences des religions : l'apport de Karl Barth

2016, 15 | 2016

Une pensée théologique peut-elle avoir sa place à l’intérieur des sciences des religions, autrement que comme objet d’étude ? À travers l’examen de quelques concepts fondamentaux de la théologie de Karl Barth, et en particulier du rapport entre révélation et religion, je montrerai dans cet article qu’il est possible de justifier l’intrusion de la théologie en sciences des religions, aussi bien du point de vue de la théologie que de celui des sciences des religions. La théologie deviendrait alors une ressource inattendue pour la réflexion épistémologique en sciences des religions.

Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires 15 (2016) Le religieux interrogé par les chercheurs. Constructions disciplinaires ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Anthony Feneuil Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. 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Référence électronique Anthony Feneuil, « Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 15 | 2016, mis en ligne le 15 février 2016, consulté le 26 mars 2016. URL : http://cerri.revues.org/1484 ; DOI : 10.4000/cerri.1484 Éditeur : MSH-M http://cerri.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://cerri.revues.org/1484 Document généré automatiquement le 26 mars 2016. Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth Anthony Feneuil Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth 1. Un théologien en sciences des religions 1 2 3 Est-il possible d’en appeler, dans le cadre d’une réflexion sur l’épistémologie des sciences des religions, à Karl Barth ? Si le nom de ce penseur protestant bâlois né en 1886 et mort en 1968 est souvent connu des spécialistes francophones du religieux, sa pensée, elle, reste largement ignorée. Et pour cause : si l’on sait une chose de Karl Barth, c’est en général qu’il est théologien et non philosophe ou scientifique. Ce simple fait, sans parler du titre de son œuvre majeure (24 tomes en français, publiés de 1932 à sa mort), la Dogmatique (le titre allemand est plus effrayant encore : Die Kirchliche Dogmatik, c’est-à-dire la dogmatique ecclésiale), suffit à en discréditer la prise en compte sérieuse à l’intérieur des sciences des religions, sinon comme un objet d’étude pour l’historien ou l’anthropologue. L’évidence est massive : comme théologien, comme penseur explicitement sous la coupe du dogme chrétien, Karl Barth ne saurait participer à une démarche de compréhension objective de la religion. C’est pourtant une évidence qu’il vaut la peine d’interroger, parce qu’elle sous-tend un problème majeur de l’épistémologie des sciences des religions et probablement de toute science (sociale) : celui de l’engagement du chercheur vis-à-vis de son objet d’étude. En sorte que, malgré tout, il vaut la peine de mobiliser ici la pensée de Barth. Soyons précis : mon objectif n’est pas exactement de défendre la valeur d’une étude de Barth comme théoricien de la religion. Une telle défense est possible, elle est d’ailleurs menée depuis quelque temps par Garrett Green1, dans plusieurs travaux visant à justifier l’inscription de la pensée de Barth à l’intérieur du corpus théorique classique des sciences des religions, à côté par exemple de Durkheim ou de Freud. La stratégie de Green s’appuie sur ce qu’il identifie, à la suite d’autres théoriciens des religious studies, comme un « tournant postmoderne » en sciences des religions2, à savoir d’un côté la prise de conscience que toute théorie de la religion fonctionne à partir de présupposés relatifs à son contexte d’énonciation, et de l’autre un certain agnosticisme épistémologique qui met entre parenthèses la question de la vérité de ces présupposés (théistes ou athéistes), qui doivent certes être explicités dans la mesure du possible pour que la valeur descriptive des théories soit augmentée, mais qui n’ont pas à être débattus pour eux-mêmes. Dans ces conditions, il suffit, selon Green, de montrer qu’il existe chez Barth une théorie de la religion rationnellement articulée et documentée empiriquement, pour qu’il soit légitime d’intégrer sa doctrine au corpus des sciences des religions, au même titre que les doctrines de pionniers reconnus de l’étude scientifique des religions, tels que Durkheim ou Freud. La question de la fondation de la théorie de Barth sur des présupposés inverses à ceux de Durkheim ou Freud, c’est-à-dire sur la vérité du théisme chrétien (alors que les théories de Freud ou Durkheim sont, elles, fondées sur la vérité de l’athéisme), devient non pertinente. Cette stratégie est tout à fait convaincante : il y a bien une théorie conséquente et documentée de la religion chez Karl Barth, datée sans doute, mais pas plus que celles de Freud, Durkheim ou Lévy-Bruhl. Si, par conséquent, l’on accepte de ne pas discuter des principes théistes ou athéistes à l’intérieur des sciences des religions, il n’y a pas de raison de ne pas y intégrer la théorie barthienne de la religion. Toutefois, il n’est pas dans mon propos de suivre cette démarche pour interroger l’évidence susmentionnée, selon laquelle un théologien ne saurait avoir droit de cité à l’intérieur du champ de l’étude scientifique des religions. Car au lieu de déployer le problème posé par le rapport entre la théologie et les sciences des religions, on risquerait de le contourner. Tout l’enjeu, pour Garrett Green, est en effet de montrer qu’il est possible, au bout du compte, de faire comme si Barth n’était pas théologien (tout comme il serait possible de faire comme si Freud n’était pas athée) pour se concentrer sur sa théorie de la religion elle-même, indépendamment de ses présupposés théistes (sinon pour corriger certains des biais qu’ils induisent). Ce geste Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 2 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth peut être légitime : il est sans doute nécessaire pour prendre la mesure de la théorie barthienne de la religion, qui vaut en effet pour elle-même et hors du champ théologique. Cependant, j’aimerais montrer qu’il est aussi dommageable, et dommageable non pas du point de vue de la théologie, mais du point de vue même des sciences des religions, parce qu’il oblitère l’un des aspects les plus intéressants de la prise en compte par Barth de ces sciences, qui n’est compréhensible qu’à condition justement de ne pas dissocier sa théorie de la religion du cadre plus général de sa pensée théologique. Plutôt que de justifier, d’un point de vue épistémologique général, la possibilité d’étudier la théorie barthienne de la religion comme une théorie parmi d’autres, j’aimerais ici montrer comment la prise en compte de la dimension proprement théologique de sa réflexion permet de poser d’une manière à la fois originale et féconde des problèmes épistémologiques propres à l’étude scientifique de la religion, et d’en déplacer certaines lignes. Il s’agit donc, à partir d’un aperçu rapide de la pensée de Karl Barth, d’ouvrir un questionnement épistémologique et de donner un aperçu de la fécondité possible de la théologie pour son traitement. 2. Karl Barth (1886-1968) 4 5 6 Il nous faut tout d’abord en passer par une présentation trop générale de la pensée de Karl Barth, qui cependant devrait pouvoir mener au cœur du problème, celui de la question du rapport entre une théologie qui se réclame de la révélation et l’étude scientifique des religions. On présente en général l’événement de la théologie de Barth à partir de l’image du renversement. Comme toute image, elle est réductrice, et elle tend à masquer d’importants éléments de continuité entre Barth et ses prédécesseurs. Elle est utile cependant, ne serait-ce que parce qu’elle décrit bien la manière dont Barth lui-même s’est représenté son geste théologique. Quelle est la situation de la théologie académique protestante au moment de la formation de Barth, c’est-à-dire dans les années 1900-1910 ? Globalement, elle est partagée entre d’un côté des orthodoxes (Positiven), occupés principalement à systématiser les doctrines des réformateurs dans la suite, pensent-ils, de ce qui s’est fait au XVIIe siècle, et de l’autre ce que l’on appelle la théologie libérale. Barth, dont le père, professeur de théologie à Berne, penche du côté de l’orthodoxie, oriente sa formation universitaire dans le sens de la théologie libérale, à laquelle il adhère sans réserve jusqu’au début des années 1910. Comment caractériser la théologie libérale dans son ensemble3 ? On ne peut le faire que de manière schématique, car il s’agit d’un mouvement théologique complexe et finalement peu unifié. Rappelons cependant le cadre qui est le nôtre : non pas une évaluation historique précise du paysage théologique de 1910 dans le monde germanique, mais une approche de la pensée de Karl Barth. Dans ces conditions, une telle schématisation n’est pas complètement illégitime, bien qu’elle soit simplificatrice, dans la mesure où elle est parfois opérée par Barth lui-même, pour mieux faire saisir l’originalité de sa propre pensée. Disons donc, en gardant présente à l’esprit la spécificité de notre perspective, que la théologie libérale est une théologie qui fait grand cas de l’idée de religion, et même une théologie qui se fonde sur l’idée de religion, ainsi que du coup sur les sciences qui étudient la religion. En 1939, Barth parlera du protestantisme libéral comme d’un « religionisme »4. D’où son caractère « libéral » au sens courant : il ne s’agit pas d’imposer de l’extérieur des normes dogmatiques, mais plutôt, à partir d’une étude comparatiste de la religion en général et de la religion chrétienne en particulier, et avec le souci que cette étude fasse droit aux sciences les plus rigoureuses et les plus actuelles, de déduire des propositions sur Dieu, l’Église, la morale etc. Ces propositions sont donc relatives à l’état historique de la religion, et par conséquent susceptibles de progresser ou de s’adapter à de nouveaux besoins de l’humanité religieuse. Elles n’ont donc pas la rigidité d’un dogme dont la vérité serait garantie surnaturellement. Évidemment, tout un éventail de positions est envisageable à l’intérieur de ce modèle religioniste. On peut, suivant Ernst Troeltsch, insister plutôt sur la dimension historique et sociale de la religion, comprendre le christianisme comme l’aboutissement d’un processus historique de développement, et la théologie comme l’interprétation de ce processus. Mais l’on peut également, et c’est la position de Barth avant 1914, dans la suite de son maître Wilhelm Herrmann5 (professeur de théologie à Marbourg à l’époque de la domination du Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 3 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth 7 8 9 néokantisme de H. Cohen, où Barth a passé plusieurs semestres), insister plutôt sur la dimension psychologique de la religion, et faire de la théologie chrétienne l’interprétation d’une certaine expérience individuelle, immédiate et ineffable. Dans ces deux cas cependant, le fondement de la théologie est situé dans la religion comprise comme une expérience, à l’aune de laquelle les propositions dogmatiques doivent être évaluées. La divergence tient uniquement à la manière de concevoir l’expérience en question : comme un donné sociohistorique ou comme un vécu individuel. « Religionisme », cela veut donc dire que la réalité première sur laquelle est fondée la théologie, c’est la religion, et que par conséquent les premiers étages de la théologie doivent être constitués par les sciences des religions. Au moment de la Grande Guerre, Barth n’est plus satisfait par cette approche. Les raisons de cette insatisfaction sont multiples, mais le problème principal tient dans l’idée d’une continuité entre la théologie chrétienne d’un côté, et le monde historique de l’autre. Revenant des années plus tard sur son parcours6, il dira qu’il a rompu avec le libéralisme en voyant, en 1914, ses maîtres signer le manifeste des quatre-vingt-treize intellectuels allemands en soutien à la politique de Guillaume II. Quelle que soit la valeur historique de cette indication, elle donne un bon signe de ce qui fait problème : si la théologie se fonde sur la compréhension que l’homme (certes religieux) a de lui-même, elle risque bien vite de devenir une simple justification de l’ordre établi. Il faut ajouter à cela la proximité de Barth dans ces années avec certains mouvements socialistes chrétiens, qui insistent eux aussi sur la dimension critique de la théologie. Au fond, la théologie de Karl Barth est l’un des premiers signes de la crise de la pensée européenne ouverte par la Grande Guerre, et de la méfiance de la pensée occidentale à son propre égard, notamment devant l’idée de progrès scientifique et historique. De ce point de vue, son commentaire de l’Épître aux Romains, qui le fait connaître en 1919 et dont le retentissement est énorme au-delà même des sphères théologiques7, est aussi significatif que L’Étoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig ou Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler. Quel est l’enjeu au centre de ce commentaire biblique, et du mouvement ouvert par Barth en théologie ? Pour le dire d’un mot et presque d’un slogan, il est de reconnaître et d’affirmer la subjectivité de Dieu, et sa liberté. « Subjectivité » doit s’entendre ici en un sens quasiment logique. Dans le protestantisme libéral, selon Barth, Dieu est dans une position de prédicat : le sujet, celui dont on parle, est d’abord l’homme religieux. Dieu n’est considéré que secondairement, et toujours par rapport à ce sujet. La divinité d’un certain homme (JésusChrist) désigne en fait certaines de ses qualités humaines, et la valeur de la religion chrétienne est rapportée à sa signification pour l’humanité. Les propositions sur la nature de Dieu ou son histoire sont en dernière analyse des manières de parler d’une certaine expérience faite par l’homme. Pour Barth, à l’inverse, et c’est ici le renversement, la théologie n’est légitime que si elle part de Dieu, de sa nature et de ses actes, pour ensuite parler de l’être humain. Dieu devient le sujet de la théologie, et c’est à partir de ce sujet que l’homme est visé. Par conséquent, la théologie ne peut pas se fonder sur la religion, comme phénomène social, historique ou psychologique, mais uniquement sur ce que Barth appelle la révélation (Offenbarung), et qu’il définit justement comme cet événement dans lequel Dieu est sujet et l’homme objet ou prédicat. Mais attention, pour tout à fait comprendre ce qu’est pour Barth la révélation, il ne faut pas s’en tenir au sens logique de la subjectivité de Dieu. On doit passer au sens ontologique, c’està-dire à la subjectivité de Dieu entendue comme sa liberté. Or cette liberté de Dieu signifie que sa révélation n’est jamais fixée dans un donné à partir duquel on pourrait le saisir dans une essence. L’essence de Dieu, pour le dire encore autrement et parodier la formule de Sartre, n’est autre que son existence : il n’y a pas une révélation de Dieu donnée une fois pour toutes, pas de révélation de Dieu hors des actes singuliers par lesquels Dieu se révèle. Cela veut dire d’une part que la révélation n’est nulle part sans que Dieu décide qu’elle y soit (même pas dans la Bible et même pas dans Jésus de Nazareth) et d’autre part qu’elle peut être partout à condition que Dieu décide qu’elle y soit : « Dieu peut nous parler par le moyen du communisme russe, d’un concert de flûte, d’un bouquet de fleurs ou d’un chien mort »8. Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 4 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth 10 11 12 Cela donne au terme de révélation tel que Barth l’emploie un sens tout à fait singulier, et qui l’éloigne de tout biblicisme ou traditionalisme, comme si la vérité dont la théologie se trouve comptable pouvait être recueillie dans un certain livre ou dans certaines décisions institutionnelles. En fait, le terme de révélation désigne presque, pour Barth, l’opposé de ce que l’on entend couramment par-là, à savoir l’absence de tout lieu ou de toute chose susceptible de contenir par soi-même la vérité divine, puisque celle-ci ne se donne que si Dieu fait en sorte qu’elle se donne. Cela veut dire qu’aucune appropriation de la révélation par les hommes (et donc par une religion) n’est possible : on ne peut se prévaloir de la révélation pour défendre une cause, si noble soit-elle. Cela voue à l’échec tout enrôlement de la théologie derrière une bannière politique : la continuité est profonde de l’indignation de Barth lisant en 1914 le manifeste des quatre-vingt-treize à la rédaction, en 1932, de la déclaration de Barmen qui fonde l’Église confessante contre le mouvement des « chrétiens-allemands ». Il faut donc toujours pour Karl Barth distinguer la révélation de Dieu comme acte, et le médium par lequel il se révèle. Et il faut comprendre que le médium n’est jamais en lui-même et sans l’acte de Dieu, une révélation. Par exemple, l’homme Jésus de Nazareth (ou le communisme russe) peut devenir le médium de la révélation de Dieu, mais seulement si Dieu se révèle effectivement dans l’un ou dans l’autre. En soi même, ni l’homme Jésus (qui d’ailleurs est une abstraction) ni le communisme russe ne permettent de dire quoi que ce soit de Dieu. Ce qui veut dire que dans son médium, dans sa révélation ou encore, c’est une autre manière de dire la même chose, dans son incarnation (et en effet les concepts de révélation, de Parole de Dieu, d’incarnation et de Jésus-Christ s’équivalent chez Barth), Dieu se révèle mais se révèle comme le Dieu caché9, c’est-à-dire comme celui qu’il ne nous est pas possible de connaître par nousmêmes. C’est là probablement l’affirmation centrale de la pensée de Barth, et qui justifie que l’on parle à son propos, et à propos du mouvement théologique qu’il a engagé dans les années 1920, de théologie dialectique : tout ce qui révèle Dieu (à condition que Dieu se révèle) le cache en même temps, en tant que tel. Mais à l’inverse, et nous y reviendrons, pour connaître que Dieu est caché, il faut qu’il se révèle. Le modèle de cette dialectique de la révélation et de la dissimulation n’est autre que l’incarnation de Dieu en Jésus de Nazareth, c’est-à-dire en un homme crucifié. Dans la croix se révèle que le monde est radicalement sans Dieu. Quant à la résurrection, elle n’est pas pour Barth un événement qui vient après la crucifixion de Jésus, mais ce qui lui donne tout son sens, son sens de révélation : sans la résurrection, la crucifixion de Jésus-Christ serait certes un (parmi combien d’autres) épisode tragique de l’histoire, mais pas la révélation de l’impossibilité pour nous de connaître Dieu, pas la révélation du fait que Dieu est caché et qu’il n’est pas dans le monde. 3. Révélation et (sciences de la) religion 13 14 Que faire de tout cela ? Et qu’en faire dans la perspective d’une réflexion épistémologique sur les sciences des religions ? À première vue, le refus de ce que Barth appelle le religionisme ne peut que signifier un refus global des sciences de la religion. La théologie dialectique, en insistant sur la nécessité, pour la théologie, de partir de la révélation, sur la liberté et la souveraineté de Dieu et sur son hétérogénéité au monde, serait par principe hostile au développement des sciences sociales et historiques de la religion. C’est d’ailleurs l’un des principaux reproches qu’Adolf von Harnack adresse à Karl Barth au début des années 1920, dans un échange public bien connu10. On y voit Harnack (élève de Ritschl, et du côté de la théologie libérale) défendre l’importance théologique du travail historico-critique sur les textes bibliques. L’enjeu est bien, comme pour Barth, celui de la révélation. Selon Harnack, le travail historico-critique, sur le texte biblique d’abord, mais également sur sa réception dans l’Église (notamment pour tâcher de distinguer, à propos de Jésus par exemple, ce qui appartient à l’histoire et ce qui relève de constructions ecclésiales ultérieures), doit justement permettre de préciser ce qu’est la révélation, et doit dissiper le flou qui, en l’entourant, risque bien de la faire mener droit à l’obscurantisme et à la superstition. Les sciences historiques, réglées suivant les normes les plus rigoureuses de la recherche scientifique en général, sont comme les auxiliaires de la recherche théologique. Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 5 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth 15 16 17 18 Grâce à elles, on peut en quelque sorte épurer le religieux de ce qu’il a de superstition, pour arriver à la vérité du message chrétien. D’où le titre de la première lettre de Harnack en 1923 : 15 questions aux contempteurs de la théologie scientifique. En face, Barth refuse l’alternative entre d’un côté le travail critique rationaliste et de l’autre un fidéisme qui bâtirait sur une révélation vaporeuse (la Bible considérée comme un donné de toute éternité, sans attention à ses modes historiques de constitution ; les dogmes de tel ou tel catéchisme absolutisé ; éventuellement un élan du cœur). Quoi qu’en disent Harnack et, aujourd’hui encore, certains interprètes de la pensée de Barth, il n’est ni un irrationaliste ni un surnaturaliste qui verrait dans la Bible, comme livre à notre disposition, ou dans l’Église comme institution, quelque chose qui serait par soi inaccessible ou étranger au travail historique et où il suffirait de puiser la vérité. Il ne se conçoit pas lui-même comme un « contempteur » de la théologie scientifique précisément parce qu’il dénonce l’alternative construite par Harnack entre d’un côté une théologie scientifique soucieuse du respect des textes, de l’histoire et des conditions anthropologiques de l’émergence des religions, et de l’autre des fidéistes orthodoxes ou exaltés dont les croyances ne reposeraient sur rien de solide. Pour lui, il n’existe pas de différence essentielle entre ces deux positions. Toutes deux postulent qu’il existe, par soi, une révélation, et qu’il suffit d’aller la chercher (soit directement dans la Bible ou dans son sentiment intime, soit moins directement au bout d’un certain travail de recherche historique). Barth pense au contraire que l’Église, comme la Bible, et comme l’ensemble du christianisme, sont intégralement réductibles à des explications naturalistes telles que celles offertes par les sciences des religions : « Où sont les limites de la possibilité de tout interpréter en termes de religion en général, de culture, d’humanité ordinaire et finalement aussi de biologie ? »11 Autrement dit, Barth ne se sépare pas du libéralisme par un retour conservateur aux textes bibliques dans leur littéralité, ou par une confiance aveugle dans les dogmes de l’Église, indépendamment de l’histoire de leur adoption, mais par le fait qu’il ne croit pas, comme les libéraux, qu’il soit possible grâce aux sciences de distinguer le bon gain de l’ivraie dans l’histoire des religions et de l’Église. Pour simplifier encore, on pourrait dire que d’un côté les libéraux croient que les sciences des religions (surtout l’histoire) peuvent aider à distinguer les bons dogmes des mauvais dogmes, voire à faire évoluer les dogmes, alors que Barth pense que les sciences des religions montrent qu’il n’existe aucun bon dogme, aucun dogme indépendant des conflits de pouvoirs et d’intérêt qui l’ont fait naître. S’il ne pense pas que la théologie puisse être fondée sur les sciences des religions, ce n’est donc pas parce qu’il ne leur fait pas confiance, mais parce qu’il adopte leur programme fort : à savoir un relativisme (le christianisme n’a aucune place particulière parmi les religions du monde) et un naturalisme (le religieux est explicable par les mêmes causes que tout autre phénomène). Ainsi dès 1922, dans la seconde édition de L’Épître aux Romains, dans laquelle l’un des philosophes les plus cités n’est autre que Nietzsche : « Qu’est-ce que l’histoire du monde, si le christianisme primitif, les croisades et la Réforme peuvent être expliqués, du point de vue du matérialisme historique, mieux ou en tout cas d’une manière plus plausible, que de toute autre manière ? »12 Au bout du compte, la critique par Barth du religionisme, c’est-à-dire de la fondation de la théologie sur les sciences de la religion, ou du moins de l’intégration des sciences de la religion dans la théologie, n’aboutit pas à nier la valeur de ces sciences, au contraire. C’est pourquoi les sciences des religions, la critique historique de la Bible bien sûr, mais également l’histoire comparée des religions, ne sont pas absentes du paragraphe de la Dogmatique consacré spécifiquement à la question de la religion, dont le titre de la section centrale est d’ailleurs « La religion comme incroyance » (1939). Et il ne s’agit pas de la religion en général, d’où l’on pourrait extraire le christianisme, mais bien de la religion chrétienne, et du protestantisme en particulier : Concrètement, cela signifie que toutes les activités de notre foi – nos conceptions chrétiennes de Dieu, notre théologie chrétienne, notre culte chrétien, nos formes de vie et nos ordres communautaires chrétiens, notre morale, notre art et notre poésie chrétiens, nos tentatives pour faire de notre vie individuelle et sociale une vie chrétienne ; nos stratégies, nos tactiques dans Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 6 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth l’intérêt de la cause chrétienne – en un mot notre christianisme, dans la mesure où c’est notre christianisme, œuvre humaine entreprise à plus ou moins long temps, et qui en tant que tel apparaît sur le même niveau que les autres religions, n’est pas ce que cela prétend être mais tout simplement [...] idolâtrie et auto-justification [...]13. 19 20 21 En tant que religion, le protestantisme est une illusion, comme toute religion. Par conséquent, la théorie barthienne de la religion ne doit pas être trop longtemps opposée, comme G. Green tend à le faire, à celles de Freud et Durkheim. Nous n’avons pas affaire, avec la conception barthienne de la religion, à une théorie de la religion concurrente de celles des matérialistes, et qui supposerait la vérité de la religion comme celles-ci supposent sa fausseté. La théorie de Barth est tout autant que celle de Freud, Marx ou Durkheim, une théorie de la religion comme illusion. Rien de plus naturel, si l’on se rappelle que la révélation, pour être véritablement une révélation dans laquelle Dieu est actif, doit emprunter un médium nécessairement inadéquat, et non seulement inadéquat, mais qui en tant que tel ne puisse que la nier comme révélation. La religion est ce médium. Si bien que son rapport à la révélation, dit Barth, est un rapport d’opposition, et que du point de vue de la révélation justement, la religion ne peut être qu’une superstition. D’où ces déclarations en apparence paradoxales de Barth, selon lesquelles l’image de la religion donnée par une science des religions « pure » c’est-à-dire étrangère à toute théologie, permet mieux de comprendre la religion du point de vue de la révélation que « la science des religions mélangée des théologiens »14. Et elle le permet justement quand elle est le plus relativiste et le plus naturaliste, parce que c’est là qu’elle fait voir l’hétérogénéité radicale entre révélation et religion. C’est la même logique qui le pousse, ailleurs, à déclarer que la lecture de Feuerbach serait sans doute plus utile aux jeunes pasteurs que celle des revues de théologie15. Il est vrai qu’entre Harnack et Barth, il y a une génération d’écart, et que les sciences dont Barth parle ne sont plus les mêmes que celles que Harnack a en vue, ni même son maître Herrmann16 : Barth est sensible aux développements du marxisme, a du moins entendu parler de psychanalyse17 et, en 1932, peut-être déjà du réductionnisme du Cercle de Vienne. Sans doute d’ailleurs cette position de Barth, celle d’une justification, du point de vue de la révélation, de l’athéisme méthodologique des sciences des religions, participe-t-elle au bout du compte, et quoique le terme soit honni de Barth, d’une stratégie apologétique, en ce sens qu’elle reste un moyen de sécuriser une place pour la théologie et la révélation malgré le développement des sciences des religions, et dans ce que ces sciences ont apparemment de plus destructeur pour la théologie. 4. L’athéisme méthodologique et la foi 22 23 Reste que du point de vue des sciences des religions, cette compréhension du rapport entre théologie et sciences des religions, parce qu’elle justifie un athéisme de principe, voire un réductionnisme et en tout cas un naturalisme, dans l’étude de la religion, est plus acceptable. Car la position alternative, dans laquelle les sciences des religions sont intégrées dans le processus de recherche théologique, fait toujours peser un soupçon sur le contenu des sciences en question. L’objectivité du chercheur n’est-elle pas mise en péril par son inscription même dans une démarche théologique, même si celle-ci prétend user des méthodes scientifiques communes ? Ne devrait-on pas se méfier aujourd’hui de tout le savoir implicite qui peut être porté par cette inscription du savant ne serait-ce que dans une faculté de théologie ? Bref : l’intégration de l’étude scientifique des religions dans la théologie, comme un auxiliaire plutôt que comme un ennemi déclaré, ne porte-t-elle pas le risque d’une théologisation de ces sciences ? Il est vrai que l’on pourrait dire, comme le fait d’ailleurs Garrett Green, que l’athéisme de principe, comme le théisme, est un axiome arbitraire et de toutes façons non scientifique, qui devrait donc être mis entre parenthèses. Toutefois, il est tout de même assez discutable de considérer le théisme comme un axiome parmi d’autres, à partir duquel il serait possible d’élaborer des théories scientifiques dont la valeur intrinsèque devrait être déterminée abstraction faite de ce présupposé. On pourrait en effet défendre plutôt la thèse que l’athéisme est l’axiome méthodologique fondamental de toute science en tant que telle, dans la mesure Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 7 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth 24 25 où il signifie la nécessité que toutes les explications avancées soient naturelles ou en droit naturalisables. Que par conséquent, l’axiome opposé, le théisme, lui, est par principe incompatible avec la méthode de la science et n’est donc pas susceptible de constituer un point de départ acceptable pour une théorie scientifique, même empiriquement documentée et rationnellement articulée. On pourrait aussi remarquer que la mise entre parenthèses de l’axiome athéiste ou théiste semble bien constituer finalement la réduction d’une théorie fondée sur le théisme à une théorie athée. Au bout du compte, il est donc à tout le moins probable que la symétrie entre athéisme et théisme, en tant que présupposés du savant, est illusoire, et qu’il y a une incompatibilité de principe entre science et théisme18. Si bien que la compréhension théologique barthienne des sciences de la religion, encore une fois, paraît bien plus acceptable du point de vue des sciences de la religion, que l’autre, celle de la synthèse, qui est à la fois celle des protestants libéraux et de Garrett Green. Et en même temps, on ne peut pas en rester là. On ne peut pas en rester simplement à cette exclusion réciproque, à l’idée d’une théologie fondée sur la révélation, et d’une révélation nécessairement étrangère à la religion, au point que les sciences des religions ne pourraient qu’être athées et relativistes. Il n’y a pas d’un côté la théologie (révélée) et de l’autre les sciences des religions (naturelles et naturalistes). Pourquoi ? Justement parce que la proposition : « Dieu se révèle comme Dieu caché » signifie tout autant « c’est seulement dans la révélation que Dieu est caché ». Ou en d’autres termes, pour Barth, c’est seulement du point de vue de la révélation qu’il peut y avoir des sciences des religions véritablement athées. Il ne faut donc pas confondre l’athéisme induit par la révélation avec tous les athéismes mondains, qui selon Barth sont en réalité des formes plus ou moins subtiles de religions. Car le terme de religion, chez lui, ne désigne pas seulement des croyances déterminées (en Dieu, des esprits, un au-delà etc.) ni un certain type d’institutions, mais un double désir humain à la racine tant des croyances que des institutions et des pratiques religieuses : un désir de justification, d’un côté, c’est-à-dire de se réconcilier avec le monde, et de sanctification, de l’autre, c’està-dire de dépassement des limites actuelles de l’humanité. Les deux aspects sont évidemment articulés, sans que l’un soit plus fondamental que l’autre. On peut imaginer effectivement que selon les religions, chacun des deux pôles peut être plus ou moins accentué (par exemple, le protestantisme accentue le pôle de la justification, et le catholicisme celui de la sanctification – mais le modèle vaut évidemment hors du christianisme tout autant). Du coup, la négation de certaines formes établies de religions, de leurs croyances ou de leurs institutions, n’est pas incompatible avec la religion entendue comme désir fondamental de l’être humain, et même cette négation est inévitable dans la vie religieuse, soit sous la forme du mysticisme c’est-à-dire d’un repli vers l’intériorité, soit sous celle de l’athéisme c’est-à-dire comme une attaque ouverte des formes extérieures de la religion et de ses croyances, les deux se rejoignant d’ailleurs de manière tendancielle19. D’où cette thèse majeure, qui n’est que l’envers de celle que nous avons déjà énoncée et selon laquelle la révélation révèle que la religion est illusoire. Sans révélation, il n’y a pas d’athéisme véritable, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun moyen de venir à bout de l’illusion, de la saisir comme illusion : Nous ne pouvons pas, étant ceux que nous sommes, en tant qu’hommes qui vivent dans le monde, prétendre avoir échappé à la possibilité religieuse. […] En effet, nous pouvons, assurément, nous précipiter d’une pièce dans l’autre, mais non hors de la maison, à l’air libre20. 26 Pourquoi ? Parce qu’en réalité, vouloir adopter une position absolument athée, c’est-à-dire non pas seulement nier l’existence de Dieu (voilà qui n’est pas difficile) mais renoncer au mouvement qui porte à croire en Dieu et à le nier pour se justifier et se sanctifier, c’est-àdire adopter à l’égard du monde et des autres une attitude de neutralité parfaite, revient à vouloir sauter derrière son ombre. En réalité, chaque tentative pour le faire est encore une nouvelle manière de se justifier : l’énergie par laquelle on renverse les idoles est encore une énergie religieuse, le mouvement de négation est encore une affirmation religieuse parce que le religieux est coextensif à la vie humaine. Pour le dire en termes foucaldiens, et en réalité nietzschéens (et l’influence de Nietzsche est décisive chez Barth21) : vouloir la neutralité de la Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 8 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth 27 28 29 vérité, c’est encore vouloir, et vouloir c’est s’extraire déjà de la neutralité. Par conséquent il y a dans la neutralité même un vice originel, qui la rend à jamais impossible en tant que telle. Voilà l’enseignement de Barth : il n’y a pas d’autre posture possible pour le scientifique des religions que celle de l’athéisme, c’est-à-dire de la suspension de tout jugement de valeur et de vérité quant au contenu de ce qu’il étudie, sa complète naturalisation. Mais cette posture est en elle-même impossible à prendre : c’est une posture qui ne peut être que révélée. Cet enseignement rejoint celui du postmodern turn repéré par Garrett Green dans les sciences des religions : la neutralité tend effectivement à y être considérée comme une illusion ou un idéal inatteignable, si bien qu’il devient inutile de discuter des principes, mais que toute théorie, quelle que soit sa provenance et ses principes initiaux, peut participer à la discussion. Outre que la réflexion barthienne précède ce tournant de quelques décennies (mais aussi qu’elle tient ses racines, comme les différentes théories dites postmodernes, dans la pensée de Nietzsche), qu’apporte spécifiquement sa pensée en tant que pensée théologique ? Il est difficile de répondre à cette question, et d’autant plus que toute réponse trop tranchée finirait par contredire ce que nous venons d’essayer d’établir, à savoir que rien ne peut distinguer le religieux du profane, ni donc la pensée théologique de la pensée tout court. Soulignons toutefois deux aspects. D’une part, ce constat d’une impossible neutralité, c’est-à-dire il est vrai de ce que l’on peut bien appeler un certain relativisme, et par conséquent cette mise en équivalence des théories théologiques avec les autres n’est pas un point de départ épistémologique extérieur à la théologie, et auquel la théologie devrait se soumettre pour entrer dans la discussion scientifique. Il s’agit au contraire d’un résultat de sa réflexion propre. Si bien que cette mise en équivalence n’implique ni une mise entre parenthèses de sa spécificité, ni un renoncement à certaines de ses prétentions. La théologie de Barth, et tout spécialement son appréhension théologique de la religion, ne subit aucune violence lorsqu’elle se trouve mise sur le même plan – celui de l’immanence – que les théories scientifiques de la religion. Il est de sa nature, et cela pour une raison théologique que nous avons suffisamment exprimée, et qui tient à l’essence de la révélation, d’être une pensée sur le même plan que toutes les autres. C’est un point suffisamment contre-intuitif, y compris pour nombre de lecteurs de Barth, pour être souligné. D’autre part, la théologie, comme réalité institutionnelle en tout cas, sans prétention à une fondation moins naturelle que toute autre science, par ses intérêts propres, et en particulier par les concepts historiques dont elle hérite, se trouve une discipline spécialement indiquée pour réfléchir à la donnée épistémologique qui apparaît au terme de nos réflexions, à savoir que la distinction entre croyant et incroyant se trouve finalement dénuée de pertinence. Parce qu’il ne peut y avoir de véritable incroyance, c’est-à-dire de monde tout à fait plat, que du point de vue de la révélation. Ce qui veut dire d’une part que toute incroyance non révélée est encore traversée de croyances implicites, et qui se révèlent d’ailleurs spécialement lorsqu’il s’agit d’étudier les croyances des autres. C’est la signification de l’une des phrases par lesquelles Jean Pouillon, en 1993, commence son très bel ouvrage Le Cru et le su22 : « seul l’incroyant croit que le croyant croit ». Cette phrase ne recoupe pas seulement la proposition barthienne selon laquelle la vraie croyance, la foi, est d’abord la reconnaissance de son incroyance. Elle signifie aussi que se positionner comme incroyant face à des croyants, c’est en fait toujours dévoiler (notamment à ceux que l’on étudie) ses croyances implicites. On pourrait sans doute dire que la réflexion épistémologique sur les sciences des religions, sciences de la croyance, ne peut commencer qu’avec la mise en cause de la distinction entre croyants et incroyants, ce qui ne rend pas seulement possible, mais peut-être nécessaire, d’en appeler aussi à la théologie pour réfléchir à ce qui vient après cette distinction. La théologie, en effet, a cet avantage d’en posséder déjà un concept, qu’il resterait à investir, mais dont les potentialités théoriques ne sont peut-être pas épuisées, à condition justement de ne pas le réduire au concept de croyance – celui de foi. Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 9 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth Notes 1 G. Green, « Challenging the Religious Studies Canon : Karl Barth’s Theory of Religion », The Journal of Religion 75/4 (Oct. 1995), p. 473-486. Voir aussi son « Introduction : Barth as Theorist of Religion », in K. Barth, On Religion. The Revelation of God as Sublimation of Religion, tr. G. Green, Londres, T&T Clark, 2006. 2 Voir G. Green, « Challenging the Religious Studies Canon : Karl Barth's Theory of Religion », op. cit., p. 473. 3 Pour une première approximation, on se reportera au dossier de la Revue de théologie et de philosophie 130 (1998/II), « Figures du néo-protestantisme », dirigé par J.-M. Tétaz et P. Gisel. 4 K. Barth, Dogmatique, tr. F. Ryser, Genève, Labor et Fides, 1956, I/2** (volume I, tome 2, deuxième tome de l’édition française), p. 82. 5 Sur les rapports entre Herrmann et Barth, voir C. Chalamet, Théologies dialectiques. Aux origines d’une révolution intellectuelle, Genève, Labor et Fides, 2015. 6 K. Barth, La théologie évangélique au XIXe siècle, tr. F. Ryser, Genève, Labor et Fides, 1957, p. 11. Voir B. McCormack, Karl Barth’s Critically Realistic Dialectical Theology, Oxford, Clarendon, 1997, p. 111. 7 Martin Heidegger aurait ainsi déclaré, au début des années 1920, ne voir de « vie de l’esprit » que chez Karl Barth. Voir R. Safranski, Ein Meister aus Deutschschland : Heidegger und seine Zeit [1994], Frankfurt/Main, Fischer Taschenburg Verlag, 1997, p. 131. 8 K. Barth, Dogmatique, op. cit., I/1*, p. 53-54. 9 K. Barth, Unterricht in der christlichen Religion. Teil I : Prolegomena 1924, éd. H. Reiffen, Zürich, TVZ, 1985, p. 165-166. 10 Voir K. Barth, « Ein Briefwechsel mit Adolf von Harnack » (1923), dans Theologische Fragen und Antworten, Zürich, TVZ, 1986, p. 7-31 ; tr. partielle de P. Corset dans Karl Barth. Genèse et réception de sa théologie, éd. P. Gisel, Genève, Labor et Fides, 1987, p. 107-116. Adolf von Harnack, théologien libéral et exégète adepte de la méthode historico-critique, est connu en France notamment par le truchement d’Alfred Loisy, puisque son livre de 1902 L’Évangile et l’Église (dans Alfred Loisy, Paris, Noésis, 2001) est une réponse au Das Wesen des Christentum publié par Harnack en 1900. 11 K. Barth, Dogmatique, op. cit., I/1*, p. 211, tr. mod. 12 K. Barth, L’Épître aux Romains, deuxième édition, tr. P. Jundt, Genève, Labor et Fides, 1972, p. 295. 13 K. Barth, Dogmatique, op. cit., p. 117. 14 K. Barth, Dogmatique, op. cit., I/2**, p. 86. 15 Voir K. Barth, « Détresse et promesse de la prédication », in Parole de Dieu et parole humaine, tr. P. Maury et A. Lavanchy, Paris, « Je sers », 1933, p. 150 : « En lieu et place de nos revues de théologie pratique ne ferions-nous pas bien de lire, par exemple, les ouvrages de Feuerbach et de les lire sans essayer, tout aussitôt, de tirer notre épingle du jeu ? » 16 Celui-ci avait déjà vu, à la différence probablement de Harnack, l’ambiguïté de toute religion comme forme historique. Cependant, cela ne l’avait pas conduit à mettre en cause la fondation de la théologie sur l’expérience religieuse mais plutôt à replier l’ensemble de l’expérience religieuse sur le sentiment immédiat. 17 Sur les rapports entre Barth et Freud, voir P. Fredi de Quervain, Psychanalyse et théologie dialectique : la compréhension de Freud chez K. Barth, E. Thurneysen et P. Ricœur, Saint-Blaise, 1978. 18 Cela ne veut pas dire que l’on ne puisse être à la fois scientifique et théiste, mais bien que le théisme ne peut être considéré comme un présupposé scientifique acceptable et utilisable à titre d’élément constituant d’une théorie scientifique de la religion, au même titre que l’athéisme. On ne peut être théiste en tant que scientifique. 19 K. Barth, Dogmatique, op. cit., I/2**, p. 111. 20 K. Barth, L’Épître aux Romains, op. cit., p. 224. 21 Voir en particulier N. Peter, « Karl Barth als Leser und Interpret Nietzsches », Zeitschrift für neuere theologiegeschichte, 1994/2, p. 251-264. Je renvoie également à mon article : « A Philosophical Audacity : Karl Barth’s Notion of Experience Between Neo-Kantianism and Nietsche », International Journal of Systematic Theology 17/1 (janv. 2015), http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/ijst.12077/ full 22 J. Pouillon, Le cru et le su, Paris, Seuil, 1993. Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 10 Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth Pour citer cet article Référence électronique Anthony Feneuil, « Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 15 | 2016, mis en ligne le 15 février 2016, consulté le 26 mars 2016. URL : http://cerri.revues.org/1484 ; DOI : 10.4000/cerri.1484 À propos de l'auteur Anthony Feneuil Anthony Feneuil est maître de conférences en théologie à l’Université de Lorraine (Centre Écritures, EA 3943). Il est spécialiste des rapports entre philosophie et théologie à l’époque contemporaine, et des questions relatives à l’expérience religieuse. Il dirige la publication de la revue ThéoRèmes (http:// theoremes.revues.org). Droits d'auteur Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Résumés Une pensée théologique peut-elle avoir sa place à l’intérieur des sciences des religions, autrement que comme objet d’étude ? À travers l’examen de quelques concepts fondamentaux de la théologie de Karl Barth, et en particulier du rapport entre révélation et religion, je montrerai dans cet article qu’il est possible de justifier l’intrusion de la théologie en sciences des religions, aussi bien du point de vue de la théologie que de celui des sciences des religions. La théologie deviendrait alors une ressource inattendue pour la réflexion épistémologique en sciences des religions. Theology and Religious Sciences : the contribution of Karl Barth Can a theological work have a place in religious studies ? Through the examination of some major concepts of Barth’s theology, and particularly of his understanding of the relation between revelation and religion, I will show that it is possible to argue for such an intrusion of theology within the field of the scientific study of religion, as much from a theological point of view as from a scientific point of view. Theology could even become an unexpected resource for epistemological reflection on religious studies. Entrées d'index Mots-clés : athéisme, épistémologie, Karl Barth, révélation, sciences des religions, théologie Keywords : atheism, epistemology, Karl Barth, religious sciences, revelation, theology Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 15 | 2016 11