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L'ombre de Karl Barth à Vatican II

2011, Études théologiques et religieuses

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L'OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II Gilles Routhier Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses » 2011/1 Tome 86 | pages 1 à 24 ISSN 0014-2239 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Distribution électronique Cairn.info pour Institut protestant de théologie. © Institut protestant de théologie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2011-1-page-1.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- ETUDES THÉOLOGIQUES & RELIGIEUSES TOME 86 2011/ 1 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Même s’il n’a pu participer au concile Vatican II à titre d’observateur, étant donné son état de santé, Karl Barth n’en a pas moins suivi avec un très grand intérêt le déroulement, si bien que, après sa clôture, il s’est invité, post festum, pour constater sur place les évolutions en cours dans l’Église catholique. Gilles ROUTHIER* montre que dans l’opinion de Barth, à la différence de celle répandue au sein du Conseil œcuménique des Églises, Vatican II avait une grande signification, non pas tant parce qu’il permettait des contacts susceptibles d’ouvrir un dialogue avec l’Église catholique, mais en raison de la réforme qui affectait l’Église catholique elle-même, réforme dont le centre était cette attention nouvelle accordée à la Parole de Dieu. C’est en cela que le concile Vatican II devenait une interpellation pour les Églises réformées elles-mêmes. On raconte que Jean XXIII considérait Karl Barth comme le plus grand théologien de son temps. Quant à Paul VI, il connaissait également l’œuvre de * Gilles ROUTHIER est professeur d’ecclésiologie et de théologie pratique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec). Sa recherche est consacrée au devenir du catholicisme contemporain et, plus spécialement, à Vatican II, son histoire, son herméneutique et sa réception. 1 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II GILLES ROUTHIER ETR © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 1 Barth observa : « Le pape semblait avoir quelque connaissance de mes activités antérieures » et « En souriant, il fit la remarque que j’aurais sans doute eu de la peine à parvenir jusqu’à lui chargé de ma Dogmatique, dont il connaît au moins les dimensions. », Karl BARTH, Entretiens à Rome après le concile [correspond au Ad limina apostolorum original, désormais Ad limina], Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. « Cahiers théologiques » 58, 1968, p. 13 et 14 [original allemand, Ad limina apostolorum, Zurich, EVZ Verlag, 1967]. 2 Paul VI accordera à Barth, en septembre 1966, l’audience qu’il avait sollicitée dans sa lettre au cardinal Bea du 2 juin 1966, in Jürgen FANGMEIER, Heinrich STOEVESANDT, éd., Karl Barth – Gesamtausgabe, Briefe 1961-1968, vol. V, Zurich, Theologischer Verlag, 1975 [désormais B. V] p. 335) alors que, suivant une dépêche d’un journal suisse, le Latran lui a refusé son hospitalité (B. V, p. 366). On connaît aussi un échange de lettres entre eux. Barth lui adresse des lettres le 3 octobre 1967 (pour son 70e anniversaire), le 16 mars 1968 (en préparation du Jubilé du martyre des apôtres Pierre et Paul) et le 28 septembre 1968. La première lettre reçoit une réponse de Paul VI le 14 novembre 1967 et le Secrétaire d’État, le cardinal Cicognani répondra, au nom de Paul VI, le 11 novembre 1968 à la dernière lettre que lui adressait Barth. Voir B. V, op. cit., respectivement p. 432-433, 462-464, 499-502 et 572-574. 3 Encore récemment, Denis Müller écrivait : « Sa théologie [de Barth] sera bien présente au concile Vatican II. » Voir Denis MÜLLER, Karl Barth, Paris, Cerf, coll. « Initiation aux théologiens », 2005, p. 32. Cependant, Müller ne nous donne aucun élément pour préciser davantage où on peut la retrouver et comment on peut être sûr qu’il s’agit là de l’influence de Barth et pas de celle d’autres théologiens. 4 Henri BOUILLARD, « Le concept de révélation de Vatican I à Vatican II », in Jacques AUDINET, dir., Révélation de Dieu et langage des hommes, Paris, Cerf, 1972, p. 45. 5 On trouvera la conférence de Barth, « La théologie et la mission à l’heure présente », dans Cahiers du monde non chrétien 4, 1932, p. 70-104. Dans son commentaire de Ad gentes, traitant des principes doctrinaux de la mission, Yves Congar observe que cette théologie, qui situe la mission dans le cadre de la Trinité « se trouve, au moins sous une forme générale, dans la pensée missionnaire protestante ». Ici, toutefois, il ne se réfère pas à Barth, mais à Leslie Newbigin. Voir Yves CONGAR, « Principes doctrinaux », in Johannes SCHÜTTE, dir., L’activité missionnaire de l’Église, Paris, Cerf, coll. « Unam Sanctam 67 », p. 186. Newbigin avait publié, en 1963, un livre intitulé The Relevance of Trinitarian Doctrine for Today’s Mission. Toutefois, l’enracinement de cette pensée dans le protestantisme doit beaucoup à Barth. 2 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Barth1, même si ses contacts personnels avec le théologien de Bâle datent de l’après-concile2. Toutefois, tout cela ne nous aide pas à circonscrire précisément l’influence de la théologie barthienne sur l’enseignement de Vatican II, influence que certains n’hésitent pas à affirmer sans arriver cependant à l’identifier avec exactitude3. La remarque de H. Bouillard, indique la limite de cette enquête : « Nul n’a précisé dans quelle mesure la pensée barthienne était présente aux théologiens du Concile, note-t-il en 1972. Mais il est aisé de remarquer que, malgré des différences incontestables, il y a une correspondance entre la notion barthienne de la révélation et celle de Vatican II4. » On pourrait, presque sans fin, faire des hypothèses au sujet de l’influence de Barth sur les enseignements du concile – notamment en référence au caractère proprement théologique ou trinitaire de l’enseignement conciliaire sur l’Église ou de l’enseignement du concile sur la mission5 – et spéculer sur les médiations qui ont permis cette réception de la pensée de Barth dans l’Église catholique, en soulignant, par exemple, la connaissance de première main de la pensée barthienne par Congar qui a eu une influence importante sur la rédaction de plusieurs de ces 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II textes6. Toutefois, notre but n’est pas ici de combler la lacune identifiée par Bouillard ; ce serait, il me semble, une tâche impossible. Je me propose plutôt d’examiner l’appréciation critique que faisait Barth de Vatican II et de ses textes et d’ouvrir une fenêtre sur l’après-concile, tel qu’il l’entrevoyait ou l’espérait. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 6 Congar connaissait Barth et ses écrits, depuis 1934, année où il donna un cours sur l’œuvre du théologien. La même année, il l’invitait à un symposium à Juvisy. Voir Yves CONGAR, Une vie pour la vérité, Paris, Centurion, 1975, p. 48-49. On peut penser que Cullmann, invité personnel de Paul VI – et avec qui Congar entretenait des relations suivies – a aussi été un médiateur de la pensée de Barth, comme l’ont probablement été Visser’t Hoff et Küng. Küng connaissait bien Barth et entretenait une relation étroite avec lui, mais il a eu peu d’influence sur la rédaction des textes conciliaires. On trouve au cours de cette période des correspondances régulières de Barth avec Cullmann et Küng, de même que des témoignages de visites fréquentes. Ainsi, par exemple, Hans Küng lui rend visite à l’été 1963 (Lettre à Georges Casalis, datée du 18 août 1963, B. V, op. cit., p. 176). 7 D’abord parues en anglais sous le titre « Thoughts on the Second Vatican Council », The Ecumenical Review, juillet 1963, elles sont ensuite publiées en français la même année aux éditions Labor et Fides, sous le titre Réflexions sur le deuxième concile du Vatican [désormais Réflexions] dans la collection « Cahiers du renouveau ». On en trouve une version dont la traduction est un peu différente dans la Documentation catholique, t. LX, no 1408, 15 septembre 1963, col. 1219-1228 [désormais « Réflexions »] 8 À la suite d’un exposé particulièrement sévère du Dr Hans Harn (pasteur de l’Église luthérienne Saint-Michel de Hambourg) sur le dialogue avec l’Église catholique lors de l’Assemblée générale du COE à Montréal (juin 1963), Philippe Maury, directeur de l’information de l’organisme, faisait remettre aux journalistes cet article de Karl Bath. 9 En plus du volume V des Briefe, on verra aussi D. KOCH, éd., Karl Barth. Offene Briefe 1945-1968, Zurich, Theologischer Verlag, 1984 [désormais OB]. 10 « Conciliorum Tridentini et Vaticani I Inhaerens Vestigiis », in B.-D. DUPUY, dir., La Révélation divine, tome II, Paris, Cerf, coll. « Unam Sanctam 70b », 1968, p. 513-522. 11 Voir Yves CONGAR, Mon Journal du concile, Paris, Cerf, vol. II, p. 533-537. 3 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Pour mener cette enquête, nous disposons de quelques éléments qui, bien que lacunaires, contribuent de manière importante à nous fournir bon nombre d’indications utiles. Nous retenons surtout ses Réflexions sur le deuxième Concile du Vatican7, écrites au cours de la première intersession et qui ont connu une très large diffusion8, et son ouvrage Ad limina apostolorum, rédigé à la suite de son voyage à Rome à la fin du concile9, ouvrage qui fit sensation au moment de sa publication. Les « réflexions à la fois critiques et iréniques » sur la Constitution Dei Verbum10 qu’il contient constituent une reprise du chapitre qu’il signe dans le commentaire de cette Constitution dans la collection « Unam Sanctam ». À cela, il faut ajouter quelques autres éléments épars, notamment son entrevue publiée en février 1963 dans Réalités et de nombreux fragments dans les « Briefe 1961-1968 » rassemblés dans la Gesamtausgabe. Enfin, ce corpus se complète par quelques documents externes dont les notes prises par Congar – et consignées dans son Journal du concile – lors du passage de Barth à Rome en septembre 196611 ou celles que l’on trouve dans GILLES ROUTHIER ETR les mémoires de Hans Küng12, surtout en ce qui concerne trois épisodes : la convocation du concile, son invitation au concile en 1964 et sa « visite ad limina ». La collection de toutes ces pièces nous indique que l’intérêt de Barth pour le concile s’amorce véritablement à l’automne 1962, même s’il ne faut pas négliger que, dès sa convocation, comme en font foi les mémoires de Hans Küng, Karl Barth s’intéressa à l’événement et à son potentiel œcuménique13. Toutefois, à partir de son ouverture, il suit de manière très régulière, à travers les médias14 mais aussi grâce à des informations de première main qu’il reçoit de Cullmann et de Küng15, et avec un vif intérêt mélangé de crainte16, les premiers pas du concile. Cet intérêt n’ira que croissant par la suite, avec un premier sommet à l’hiver 1963 et, ensuite, une apogée à l’été 1966, au moment où il prépare studieusement sa visite ad limina apostolorum. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 12 Hans KÜNG, My Struggle for Freedom. Memoirs, Ottawa/Cambridge, Novalis/Eerdmans Publishing Company, 2003, 480 p. D’abord publié en allemand, cet ouvrage vient d’être édité en français. L’édition anglaise constitue l’édition de référence ici. 13 Voir ibid., p. 167 et 197. Barth fait sans cesse référence aux nouvelles du concile qu’il suit attentivement. Déjà, en novembre 1962, dans sa lettre à Cullmann (B. V, op. cit., p. 102). 14 15 Ces deux noms reviennent souvent dans sa correspondance. Non seulement y a-t-il eu échange régulier de lettres, mais aussi de nombreuses visites. « Aus Rom höre ich via Cullmann, dass sie sich dort in der Diskussion über das Liturgieschema sogar über das sub utraque unterhalten » écrit-il déjà à Ernst Wolf en novembre 1962 (B. V, op. cit., p. 101). Dans une lettre à Cullmann (ibid., p. 103), il fait d’ailleurs référence au compte rendu que lui fait celui-ci (« deine direkten Berichte »). Même chose au cours de la deuxième session : lettre de Cullmann d’octobre 1963 (ibid., p. 206). 16 « Mit grösster Aufmerksamkeit, etwa auch “mit brennender Sorge”. » Lettre à Cullmann datée du 25 novembre 1962 (ibid., p. 102). La même expression est reprise dans une lettre à Küng en décembre 1962 (ibid., p. 117). Ailleurs il écrira à Cullmann : « Ich verfolge mit Spannung, was sich jetzt in Rom begibt » ou « Ich folge dem Ganzen in höchster Spannung » (ibid., p. 219 et 315). 17 Article rédigé en mars et publié en juillet 1963. Au sujet de cette invitation, voir Ad limina apostolorum, p. 7-8. On verra aussi une lettre à Küng du 19 septembre 1963 sur la possibilité d’une telle invitation (B. V, op. cit., p. 191, en particulier n. 2, p. 192). H. KÜNG, op. cit., p. 339-340. Il y a eu vraisemblablement une autre invitation en 1964. Voir à ce sujet les remarques de Congar à la suite de deux conversations avec Cullman à l’été 1964 : « Barth serait volontiers venu à la première session ; mais il se sent maintenant fatigué » et « Barth ne veut pas, bien que Cullmann l’ait invité, d’entente avec Willebrands. » Voir Y. CONGAR, Mon Journal du concile, op. cit., vol. II, p. 8 et 120. Cela correspond à ce que l’on trouve dans une lettre de Barth à Cullmann, datée du 14 février 1964. Il lui écrit alors : « Wegen des Konzils bin ich schon im vorigen Herbst via Küng diskret angefragt worden. Ich sehe aber nicht, wie ich mich in der dritten Runde dem Corpus Observatorum noch in nützlicher Weise beigesellen sollte, ganz abgesehen davon, dass ich mich dem römischen Hin und Her gesundheitlich kaum mehr gewachsen fühle. So danke ich dir für deine Anregung […] » (B. V, op. cit., p. 236). 18 4 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) La première intersession marque en effet un premier sommet alors que Barth publiait ses réflexions sur le concile, exprimant à haute voix certaines attentes, mais aussi certaines craintes17. S’il n’a pas pu répondre positivement à l’invitation que lui avait adressée le Secrétariat pour l’Unité des chrétiens à participer à la troisième et quatrième session18, la maladie l’en empêchant, il continuait, encore 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II en 1964 et malgré ses ennuis de santé19, à suivre de près les travaux conciliaires20. Finalement, ce ne fut qu’en juin 1966, post festum, moins de six mois après la clôture de Vatican II, que se précisa son projet de se rendre à Rome afin de vérifier sur place le renouveau du catholicisme21 et, en septembre 1966, il put réaliser ce projet. Hormis les observateurs, il n’y a probablement pas ou peu de chrétiens non catholiques qui ont essayé de connaître et de comprendre à ce point l’événement conciliaire, et d’en étudier attentivement l’enseignement22. Cela l’a conduit, non seulement à modifier son regard sur le concile, comme il y appelait à l’été 1963, mais aussi à modifier son regard sur le catholicisme. Il ne suffit pas de dire que Karl Barth s’est intensément intéressé à Vatican II23 ; il faut aussi se demander ce qui pouvait bien intéresser, fasciner ou inquiéter Karl Barth dans l’événement conciliaire. Avant toute question particulière, ce qui ressort de ses premiers textes, c’est la manière même d’appréhender ou de lire l’événement conciliaire qui le préoccupe. Ensuite – et ensuite seulement – son intérêt se porte sur des questions doctrinales ou, mieux, sur la centralité du Christ et de la Parole de Dieu. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Plusieurs indices nous conduisent à conclure que, observant l’événement conciliaire, ce qu’il trouve le plus significatif – à la différence de son ami Wisser’t Hooft24 19 Au cours de sa convalescence (1964-1965), il dit avoir occupé ses « loisirs forcés de malade non seulement par les œuvres de Goethe, […] et d’autres bons auteurs, mais aussi par tout ce que j’avais pu me procurer comme nouvelles et comme textes (surtout en allemand) concernant le Concile », Ad limina, op. cit., p. 8. Sa correspondance va également dans ce sens. 20 Voir l’annotation en ce sens de CONGAR, fondée sur une discussion que le théologien dominicain avait eu avec Cullmann, Mon Journal, op. cit., p. 119. 21 Il dira, dans son introduction à Ad limina apostolorum, que ce projet resurgit en mai. Sa lettre au cardinal Bea dans laquelle il exposait son projet est datée du 2 juin 1966 (B. V, op. cit., p. 334). Déjà, toutefois, dans une lettre à Küng du 21 mai, il évoquait ce projet (ibid., p. 333). 22 Sa préparation à son séjour romain est studieuse. En témoigne déjà sa lettre à Küng, le 16 juillet 1966 et au cardinal Béa le lendemain (ibid., p. 347 et 348). Voir aussi une autre lettre à Küng (ibid., p. 355) dans laquelle il observe : « Ich habe zehn pertinente bzw. Impertinente kritische Fragen dazu formuliert. » Au cours de cette préparation, en plus de lire tous les textes promulgués par le concile, il lira le commentaire des textes publié dans LThK, le commentaire de Baraúna, etc. (ibid., p. 343). 23 Il souligne sans cesse cet intérêt : « Jedes Wort von dir wird mir interessant sein », écrira-t-il à Cullmann en octobre 1963 (ibid., p. 207) et sans cesse il rappelle à Küng et à Cullmann de le tenir au courant des nouveaux développements du concile. 24 L’introduction du texte de Barth fait explicitement référence à certaines remarques de son ami Visser’t Hoof et de son entourage genevois au sujet du concile, sans préciser davantage. On peut penser à l’entrevue que ce dernier donnait au Herder Korrespondanz (février 1963, p. 250) ou encore aux propos qu’il tenait aux informateurs catholiques réunis à Genève le 22 février 1963 (repris dans la Documentation Catholique, t. LX, no 1396, 17 mars 1963, col. 400-401) ou à son analyse communiquée au 5 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) DES LECTURES DIVERGENTES DU CONCILE GILLES ROUTHIER ETR et de Lukas Vischer25 – ce ne sont pas d’abord tous les contacts, les entretiens ou les dialogues qu’il permet ou permettra avec les chrétiens non catholiques, mais la rénovation de l’Église catholique elle-même qu’il engage. En effet, les analyses de Visser’t Hoof et le rapport de Lukas Vischer, sans s’y limiter, analysait le concile Vatican II à partir de la question de l’évolution des relations entre catholiques et non-catholiques que permettait la tenue du concile. Pour Barth, cette perspective, qui partait de l’intérêt des non-catholiques à l’égard du concile, était insuffisante et procédait d’un biais de l’analyse qui faussait la perspective et qu’il fallait dépasser. Pour ce faire, il proposait d’adopter un autre point de vue, c’est-à-dire de regarder le concile à partir des objectifs que lui avait assigné Jean XXIII, le renouveau intérieur de l’Église catholique, et de ce qui était en train de se passer dans l’Église catholique plutôt qu’à partir de l’« agenda » du COE, ce qui risquait de rendre aveugle sur ces deux réalités. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Mais pour deux raisons, il me semble scabreux de voir et d’apprécier ce qui se fait au Concile avant tout ou même exclusivement sous cet aspect26. Il lui semblait qu’à être trop préoccupé par ses propres intérêts, le COE s’empêchait de voir ce qui était en train de se passer dans l’Église catholique et de reconnaître le mouvement spirituel qui la travaillait. Est-il donc judicieux pour nous d’envisager le Concile surtout ou même exclusivement sous l’angle de ce dialogue récemment créé, et susceptible de s’amplifier encore27 ? » Il me semble que si nous misons uniquement sur les contacts et les dialogues présents et futurs entre Rome et nous, nous manquons d’un certain sang-froid en face de l’intention dominante du Concile, qui est œcuménique dans le sens romain28. Comité exécutif lors de la session semestrielle du COE du 12 février 1963 et reprise en partie par le Service œcuménique de presse et d’information du 15 février 1963. 25 Barth se réfère, dans son introduction, au rapport de Lukas VISCHER, observateur délégué du COE à Vatican II, « Die Gemeinchaft der getrennten Kirche ? », publié dans Zwischen zwei Konzilssessionen, Zurich, Evangelischer Verlag, 1963. 26 Réflexions, op. cit., p. 7 et 9. 27 Ibid., p. 11. 28 Ibid., p. 12. « En nous laissant fasciner par la question des contacts présents et futurs, et de notre communication avec Rome, nous manquons, me semble-t-il, d’un certain réalisme sobre à l’égard de 6 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Si je lis et comprends bien, l’intérêt que le Centre œcuménique non romain porte au Concile tourne jusqu’à maintenant essentiellement autour de cette question : dans quelle mesure et sous quelle forme le résultat du Concile pourrait-il rendre l’Église de Rome plus attentive et plus ouverte à la chrétienté non romaine, et par là, l’amener à des contacts et des entretiens nouveaux et plus intenses, et à un dialogue entre nous autres ? […] 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II À tout concentrer sur cette question [des contacts], on cède trop à la forme pour être vraiment objectif. Ma question est celle-ci : l’attention à ce mouvement [spirituel dans l’Église catholique] et la réflexion qu’il implique ne sont-elles pas pour nous plus urgentes, pour nous autres « hétérodoxes », que ce désir formel de contacts futurs de part et d’autre29 ? PORTER AILLEURS SON REGARD © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Puis en mai 1966, je conçus […] le projet d’interrompre provisoirement la rédaction de mon autobiographie, […], et de me replonger, une fois encore, dans l’actualité théologique. […] Certes, il ne s’agissait plus de participer à la discussion sur les sottises du mouvement qui a pris pour slogan « Dieu est mort ». […] Il s’agissait encore moins, cela va sans dire, de me mêler au « mouvement confessionnel », dans lequel certains ont cru devoir se jeter pour résister au précédent […]. Certes non ! Pour ma part (m’étant toujours intéressé au problème du catholicisme romain, problème qui nous touche de beaucoup plus près et qui, même sur le plan de la stricte objectivité, a beaucoup plus d’importance), j’avais occupé mes loisirs forcés de malade […] par tout ce que j’avais pu me procurer comme nouvelles et comme textes (surtout en allemand) concernant le Concile31. Dès la première session, Barth est fasciné par ce qu’il voit dans l’Église romaine et cette fascination grandit encore au cours de la deuxième session : non seulement le discours d’ouverture de Paul VI, tout centré sur le Christ, le séduit, mais aussi les autres choses qu’il observe : « Assurément, il se produit aujourd’hui dans les coulisses de l’Église catholique les choses les plus étonnantes32. » l’objectif “œcuménique” (au sens de Rome, justement) qui guide Rome dans son Concile. » (« Réflexions », op. cit., col. 1222). 29 Réflexions, op. cit., p. 12-13. 30 « Die wichtigen inneren Wandlungen », Lettre 104 du 18 août 1963 (B. V, op. cit., p. 174). 31 Ad limina, op. cit., p. 7-8. Lettre à Cullmann, 30 octobre 1963 (B. V, op. cit., p. 206) : « Sicher passieren heute in der römischen Kirche hinter den Kulissen die merkwürdigsten Dinge. » 32 7 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Ce qui se passe dans l’Église catholique, son renouveau et le mouvement spirituel qu’il y discerne30, c’est bien ce qui l’intéresse, comme le suggère déjà quelques indications de Küng en 1959, à la suite de l’invitation qu’il lui avait faite de donner une conférence à Bâle sur la réforme de l’Église catholique, et comme il l’exprimera lui-même, quelques années plus tard : GILLES ROUTHIER ETR © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Aussi, Barth déplace sur un autre objet le regard des observateurs en rappelant que, du point de vue catholique, « [l]e devoir du Concile est de travailler au renouveau intérieur de l’Église elle-même, en fonction du monde présent, chrétien et non chrétien, dont elle est entourée. Son but dernier […] est le développement de sa propre splendeur, développement en un certain sens kérygmatique34 ». Il ne cherche pas ce que peut signifier le concile pour l’avenir des discussions œcuméniques, mais ce qu’il peut signifier pour l’avenir de l’Église catholique, et c’est à l’aune de cette intention que le concile doit non seulement être observé et apprécié, mais aussi jugé. Si « c’est dans cette intention » que se sont amorcés les relations et les contacts avec les autres Églises, il faut resituer dans cette intention – et pas dans une autre perspective – les évolutions en cours. Et de rappeler : « En ce qui nous concerne, nous, autres Églises, le Concile n’a pas été convoqué pour négocier avec nous, mais pour mieux nous connaître et pour nous expliquer la vraie essence de l’Église romaine, et, par là, nous impressionner (dans le meilleur sens du mot)35. » Il rappelle à ses amis protestants que « nous n’avons pas le droit de négliger le fait que la Rome papale et conciliaire a pour intérêt majeur, aujourd’hui, une réelle rénovation de sa propre maison36 ». De plus, il invite à fixer le regard sur le renouveau spirituel en cours dans l’Église romaine : Il ne nous est pas seulement permis, mais prescrit de reconnaître que les préparatifs du Concile aussi bien que son déroulement jusqu’ici sont 33 Réflexions, op. cit., p. 30. Ailleurs il écrira : « En elles-mêmes, les “conversions” (quel qu’en soit le sens : de chez nous au catholicisme romain, ou inversement du catholicisme à l’une de nos Églises) n’ont aucun sens […] Elles n’ont de sens qu’à partir du moment où elles sont la forme, imposée au croyant par sa conscience, prise par la conversion au sens propre, à savoir non pas le passage à une autre confession, mais le fait de se convertir à Jésus-Christ, Seigneur de l’Église une, sainte, universelle, apostolique. » Ad limina, op. cit., p. 16. 34 « Réflexions », op. cit., col. 1220. La traduction publiée dans l’ouvrage est un peu différente : «La tâche de celui-ci est de procéder à la réorganisation interne de sa propre Église, face au monde chrétien et non chrétien qui l’entoure aujourd’hui – son but lointain […] étant un déploiement en quelque sorte kérygmatique de la magnificence de l’Église. », Réflexions, op. cit., p. 9. 8 35 « Réflexions », op. cit., col. 1221. 36 Ibid., col. 1222 (Réflexions, op. cit., p. 11). © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) En fixant son attention sur le renouveau de l’Église et sur le mouvement spirituel qui s’y manifeste, Barth – en cela très proche de Congar – met en avant une autre intelligence de l’œcuménisme et du chemin pour y parvenir. Pour lui, l’œcuménisme ne se joue pas d’abord en entretiens, en contacts, voire en négociations, mais dans le renouveau (réforme) des Églises et leur conversion. Pour lui, « le chemin de l’unité de l’Église, qu’il parte d’ici ou de là, ne peut être que celui de son renouveau. Mais renouveau signifie repentance. Repentance signifie conversion : non celle des autres, mais la nôtre propre33 ». 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II symptomatiques d’une certaine révolution en cours dans l’Église romaine, d’un mouvement spirituel qui s’y fait effectivement jour, dont personne n’escomptait la possibilité il y a encore cinquante ans. C’est lui qui a suscité le désir d’une sorte de reconstruction, et donc du deuxième Concile du Vatican37. Je tiens essentiellement, répétait-il à ses amis, à ce que nous tournions notre attention bien plutôt vers le mouvement rénovateur qui en partie s’annonce, en partie semble déjà en action à l’intérieur de l’Église romaine, que vers les possibilités de rapports loyaux avec ses représentants38. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) LA RÉORGANISATION DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE AUTOUR DE L’ÉVANGILE La réalité qui par-dessus tout intéresse Barth, c’est la centralité de l’évangile. Cela est vrai aussi bien en 1963 qu’en 1966. C’est pour lui l’élément capital du mouvement spirituel qui travaille l’Église catholique. Aussi observe-t-il que « le vieux livre des Évangiles, ouvert en évidence, au centre des regards des évêques (et des observateurs !) assemblés à Saint-Pierre lors de l’ouverture du Concile » est bien « davantage qu’un accessoire de scène et qu’un ornement liturgique40 ». En effet, il faut voir, dans la décision d’Angelo Roncalli de convoquer un concile et dans son discours inaugural qui a rassemblé les Pères conciliaires, 37 Réflexions, op. cit., p. 13. 38 Ibid., p. 20. D’autres questions d’ecclésiologie sont également abordées, notamment l’apostolat des laïcs, le statut des frères « séparés » (question qui émerge lors de sa visite ad limina, notamment lors de sa rencontre avec Paul VI, mais auparavant, le 27 juin 1966, dans une lettre à Küng, B. V, op. cit., p. 343). Il la reprendra (« Inwiefern sind wir nun eigentlich “getrennte” Brüder? ») dans une lettre au professeur Feiner le 18 juin 1966 (ibid., p. 337). Il consacrera aussi le colloque de son séminaire de l’hiver 1968 à Lumen gentium (voir lettres 259, 268 et 271). 39 40 Réflexions, op. cit., p. 13. 9 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) À la fin de la première session, il appréciait ce renouveau et ce mouvement spirituel en se concentrant sur quatre points : l’Écriture, la question mariale, l’autorité magistérielle et le rapport au monde39. Tout cela n’est toutefois pas d’égale importance et il faut sans doute réserver un traitement à part à la première question, la réorganisation de l’Église catholique autour de l’évangile. Les trois autres, la question mariale, celle de l’autorité magistérielle et du rapport au monde, se rattachent à la première et, pour ainsi dire, en dépendent. La question de fond demeure en somme celle de la souveraineté de l’Écriture et de son autorité dans l’Église et dans le monde. GILLES ROUTHIER ETR une expression de cet « élan vers un nouveau ralliement justement autour de l’Évangile41 ». De même, « les discussions et les décisions provisoires » sur le De fontibus lui font percevoir que quelque chose a changé, quelque chose que n’avaient pas remarqué les protestants, leur regard ayant été « dirigé peut-être de façon trop rigide vers la formulation problématique de Trente ou vers les souffrances spectaculaires des théologiens catholiques qui travaillaient à une exégèse scientifique42 ». Autre manifestation trop souvent ignorée de ce renouveau : « Peuton en outre méconnaître qu’on prêche aujourd’hui chez les Romains avec beaucoup plus de zèle et de sérieux que nous n’imaginions jusqu’alors […]43 ? » © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) J’ai vu récemment en Bavière un curé catholique qui s’est fait reconstruire son église selon les conceptions nouvelles tout à fait intéressantes […]. L’autel, naturellement, est au milieu, mais il a la forme d’une grande table. Il ne porte pas le tabernacle. Celui-ci est placé sur un petit autel à droite du maître-autel et fait face, à la chaire qui est placée, de la même façon, de l’autre côté du maître-autel. […] Il y a donc un équilibre nouveau qui s’établit, visuellement, entre le rôle de la prédication et celui du sacrement45. Cette préoccupation était d’ailleurs au centre de ses échanges à Rome en 1966. Non seulement son petit opuscule Ad limina apostolorum inclut un article sur la Constitution Dei Verbum à laquelle il n’accordera qu’un placet juxta modum46, mais sa préoccupation de la centralité de la Parole de Dieu ou de l’annonce de l’évangile dans la vie de l’Église est au centre de sa lecture de tous les documents conciliaires : la Constitution sur la liturgie47, la Constitution 41 Ibid., p. 14. 42 Ibid. 43 Ibid., p. 15. 44 Ibid. Article repris en partie dans la Documentation Catholique, t. LX, no 1396, 17 mars 1963, col. 403. Dans sa lettre sur la vie religieuse, à l’Abbé de Monserrat, en 1966, il revient sur cette idée de la Parole de Dieu au centre de la vie monastique. Voir OB, p. 519. 45 46 Barth y reconnaît d’heureux déplacements par rapport aux enseignements de Trente et de Vatican I sur le même sujet. En somme, c’est au chapitre II (en particulier les paragraphes 8, 9 et 10 qui développent les rapports entre Écriture, tradition et magistère) que se produit ce qu’il appelle « l’infarctus de Vatican II ». L’obscurité de ces développements tranche quant à lui avec la clarté des autres chapitres. 47 Ad limina, op. cit., p. 23 : « Est-ce que l’on comprend bien le Concile si l’on suppose que ce à quoi il songeait surtout ici, c’étaient les innovations ou réformes pratiques suivantes : a) attention plus grande portée à l’Écriture; b) intégration de la prédication à la célébration de la messe […] ? » 10 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Cette centralité de l’évangile, Barth la voyait aussi à travers le débat sur la liturgie qui remettait au centre « une écoute vivante de la Parole de Dieu, un mouvement (visible jusque dans l’architecture des Églises)44 ». Ces observations correspondent parfaitement avec une entrevue publiée en février 1963 dans Réalités. 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II pastorale sur l’Église dans le monde moderne48, le Décret sur l’activité missionnaire de l’Église49 et la Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes50. Quant à ses remarques sur la Constitution Dei Verbum51, il y traite surtout du rapport entre tradition – Écriture – et magistère52. Il craint même que l’on n’ajoute d’autres autorités à celle de la Parole de Dieu : l’autorité de la conscience ou de la loi naturelle. C’est ce qu’il fera observer à Paul VI à la suite de la publication de l’encyclique Humanae vitae53, remarque qu’il faisait déjà à la lecture de Pacem in terris où il trouvait trop de loi naturelle et pas assez d’Écriture sainte. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Au-delà de toutes les questions particulières, le recentrement sur la Parole de Dieu et le dynamisme évangélique qu’il provoque est au centre de la préoccupation de Barth et ne fait pas nombre avec les autres questions particulières qui sont secondes et subsidiaires. En définitive, sa question est de savoir si l’ensemble des documents du concile est fidèle au principe de la primauté de la Parole de Dieu clairement énoncé dans Dei Verbum et, toujours, il se demande si la réforme amorcée par Vatican II sera conduite à la lumière de l’évangile ou inspirée par un programme d’adaptation au monde55. Comme il l’exprimera ailleurs, il est persuadé que le fondement de la crise du christianisme ne repose pas seulement sur les chrétiens, mais est liée à l’annonce même de l’évangile56. 48 Ibid., p. 31 : « Est-il si certain que cela qu’il faille préférer le dialogue avec le monde à la proclamation de l’Évangile au monde ? » 49 Ibid., p. 36. 50 Ibid., p. 39. Il consacrera à Dei Verbum un colloque qui eut lieu dans le cadre de son séminaire, au semestre d’hiver 1966-1967 (voir B. V, op. cit., p. 390, 393) en plus d’une conférence à la Maria-Stein-Kreis (ibid., p. 390, 393, 411, 414). 51 52 Ad limina, op. cit., en particulier p. 29. Voir sa lettre à Paul VI et une autre au cardinal Cicognani du 28 septembre 1969 et la réponse de Cicognani à Barth du 11 novembre suivant : « À ce sujet, il est bien évident que la loi naturelle, pas plus que la conscience, ne sont, au sens propre, sources de la Révélation. Et vous avez raison de souligner, avec la constitution “Dei Verbum” (10) que l’Écriture sainte et la Tradition constituent l’unique dépôt sacré de la Parole de Dieu confiée à l’Église. », B. V, op. cit., respectivement p. 501, 534-537 et 573. Voir aussi sa lettre au cardinal Willebrands du 20 novembre 1968 et une autre au professeur Edmund Schlink du 21 octobre 1966, ibid., respectivement p. 522-523 et 363. 53 54 Ad limina, p. 24, 26 et 29. 55 Voir ibid., p. 21 et 57. Il répond par la négative pour la Déclaration De religiosa libertate (p. 57). 56 Voir sa lettre à Rudolf Kuhn (Orienterung), OB, op. cit., p. 534. 11 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Là comme dans la Constitution sur la liturgie et sur l’Église, il interroge également le rapport entre la participation à l’eucharistie et la vénération de la Parole de Dieu comme facteur de croissance de la vie spirituelle des fidèles ou dans l’édification de l’Église54. GILLES ROUTHIER ETR LES « DOGMES MARIAUX » © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Si Barth n’attendait pas de révocation des dogmes mariaux, au moins espérait-il que, tenant compte de « l’extrême souplesse capable de renforcer ou d’atténuer les diverses décisions prises autrefois, qui règne dans la chrétienté, le clergé et la théologie romains actuels et leur aptitude remarquable à interpréter après coup celles-ci “évangéliquement” : in meliorem, voire in optimam partem, c’est-à-dire dans les limites de leur particularité ecclésiastique », le concile réussisse à « nous rendre ces matières […] plus claires et plus intelligibles, à nous les présenter sous une forme qui nous les ferait paraître, sans que nous puissions les accepter, plus inoffensives et moins irritantes que maintenant60 ». Trois ans plus tard, à lire ses observations, il semble que le pari ait été gagné, mais sur ce point, son jugement est toujours nuancé. S’il se réjouit de l’intégration de la mariologie dans l’ecclésiologie, il ajoute néanmoins : « Il est dommage que, en cette matière, la majorité n’ait pas été plus claire61. » 57 « Die junge Dame in Blau », comme il écrira à Küng le 27 juin 1966 (B. V, op. cit., p. 343) 58 Réflexions, op. cit., p. 14-15. 59 Ibid., p. 17. 60 Ibid., p. 18. « Schade, dass die in diesem Sinn beschliessende Majorität nicht stärker war ! » Lettre à Cullmann du 30 octobre 1963 (B. V, op. cit., p. 206). La majorité deviendra plus claire sur cette question lors de la troisième session. 61 12 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) La question mariale57 est sans doute l’autre élément qui occupe le plus son attention – il y revient sans cesse –, cet élément étant du reste très lié au premier, l’Écriture. Pour lui, c’est une certaine prise de distance par rapport à l’Écriture et une survalorisation du magistère (pétrinien en particulier) qui a conduit aux débordements mariaux du dernier siècle. Aussi, avec la remise au centre de la Parole, « Jésus-Christ, qui nous semblait pouvoir de moins en moins se maintenir au centre de la foi des chrétiens et de la pensée des théologiens romains, grâce au déploiement fâcheux du dogme mariologique, n’y at-il pas inévitablement repris sa place avec la présence de l’Écriture58… » La question mariale apparaît donc comme un carrefour où se rencontrent ses deux autres questions majeures : la primauté et l’autorité de l’Écriture et le ministère de Pierre. « Mais voilà, il y a ce dogme mariologique, si fâcheusement développé, dans ses rapports inquiétants avec l’être et la fonction de l’Église. Le pape actuel ne pense apparemment pas à le développer encore. Mais la question de sa révocation, même partielle, ne se pose pas davantage59. » 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II Malgré toutes les améliorations qu’il constate, la source d’irritation que constitue la question mariale se retrouve pourtant encore en 1966 dans ses commentaires de plusieurs documents conciliaires : Lumen gentium62, naturellement, Apostolicam actuositatem et Ad gentes dans lequel « la mariologie semble cesser d’être un chapitre essentiel et indispensable de la doctrine catholique63 ». Au cours de cette visite à Rome, la question mariale semble toujours l’obséder. Il ne manque pas, par exemple, de s’informer auprès de ses collègues, Rahner, Ratzinger et Semmelroth, « de leurs opinions respectives en matière de mariologie, lesquelles divergent quelque peu64 ». De même, à la suite de sa rencontre avec Paul VI, il note : « Je ne le quittai pas non plus sans aborder le point délicat de la mariologie65. » © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) C’est dans ce contexte qu’il a eu des paroles étonnantes à propos de Joseph : « Autant je suis hostile au développement de la “mariologie”, autant je suis favorable à celui de la “joséphologie”. Car Joseph, à mes yeux, a tenu auprès du Christ le rôle que l’Église devrait tenir… Joseph se tint toujours au second plan, laissant toute la gloire à Jésus. Tel doit être aussi le rôle de l’Église, si nous voulons que le monde redécouvre la splendeur de la parole de Dieu69. » 62 Ad limina, op. cit., p. 25 : « Les titres donnés à Marie (Avocate, Secours, Auxiliatrice, Médiatrice) doivent-ils se comprendre uniquement (comme le veut J. Ratzinger) dans le contexte de l’“invocation” pieuse ? Si oui, cette interprétation s’étend-elle à toute la mariologie, et donc aussi à l’Immaculée Conception et à l’Assomption ? » 63 Ibid., p. 36. Voir aussi une lettre à Küng du 16 septembre 1966 (B. V, op. cit., p. 355). Ad limina, op. cit., p. 12. Au sujet de la mariologie de Rahner, il écrira : « Viel weniger Freude hatte ich an dem Marienbuch von Karl Rahner, das freilich 1953 konzipiert ist und darum wohl noch als Spezimen vorkonziliarer Theologie zu würdigen ist. Aber von diesem Autor hätte ich schon damals Besseres erwartet. », Lettre à Küng, 16 juillet 1966, B. V, op. cit., p. 347. Il lira aussi avec attention le commentaire de Ratzinger du chapitre VIII de Lumen gentium. Sur cette lecture, voir ibid., p. 343 et 344. 64 65 Ad limina, op. cit., p. 13. La correspondance nous apprend qu’il s’agit de Peter Lengsfeld. Voir la lettre 91 (21 novembre 1966) des OB, op. cit., p. 524-528. 66 67 Ad limina, p. 63. 68 Ibid. « Entrevue », Documentation Catholique, t. LX, no 1396, 17 mars 1963, col. 404. Il reprend des propos assez semblables dans Réflexions : « Qu’est-ce que l’Église, si celui-ci [Joseph] est son “protecteur”, comme on l’appelle depuis longtemps ? Elle n’est certes plus l’image d’une mère de Dieu et d’une reine céleste resplendissante, mais bien plutôt celle de ce “père adoptif” tout humain, facilement négligé, parce que ses rapports avec le personnage principal ne sont que ceux d’un subordonné. » On trouve une position semblable dans ses lettres. Voir, par exemple, sa lettre à Cullmann en novembre 1962 (B. V, op. cit., p. 103), à Hans Küng le 19 décembre (ibid., p. 117) et à B. A. Willems en mars 1963 (ibid., p. 132). 69 13 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) C’est aussi à la mariologie qu’il consacre un petit article datée du 21 octobre 1966, réponse à un collègue66 qui venait d’écrire un traité de mariologie, en annexe de son Ad limina apostolorum67. Au terme de ce parcours, malgré tout le progrès qu’il observe dans le renouvellement de la mariologie, sa position demeure quant à l’impossibilité, l’illégitimité et à la non-nécessité d’une mariologie68. GILLES ROUTHIER ETR Cette prise de position en faveur de la décision de Jean XXIII apparaît très tôt et revient d’ailleurs constamment70, même si elle n’est pas commune dans le monde protestant71. LA PAPAUTÉ L’autorité de la tradition, mais surtout d’un magistère (et singulièrement celui du pape), à côté de l’Écriture, représente aussi pour lui une difficulté importante72. C’est là, sans doute, la question ecclésiologique qui l’occupera le plus73. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Là encore, des évolutions sensibles se perçoivent, d’abord dans la surprise que constitue le style Jean XXIII : « Dans la personne de Jean XXIII, la papauté a revêtu un visage nouveau, étonnant. Et ce n’est pas terminé75. » Mais son point de vue ne tient pas simplement aux évolutions dans la forme d’exercice du ministère primatial, mais également dans le rôle de la curie : « Les forces et les puissances de la “curie” ne sont plus apparues pendant cette session comme celles qui dominent absolument. Il semble que quelqu’un de leur milieu ait déjà 70 On la trouve une première fois dans une lettre à Cullmann en date du 25 novembre 1962 : « Was in Sachen des hl. Joseph verfügt worden ist, hat mir überaus wohl gefallen. Ich habe längst auf so etwas gewartet » (ibid., p. 103). 71 Barth dira : « Ich einer der wohl wenigen Protestanten bin, der sich über die Einführung des hl. Joseph in den Messkanon nicht geärgert, sondern gefreut hat » (ibid., p. 117) Il reprendra presque textuellement ce commentaire dans une letter à Willems : « Ich einer der wohl wenigen Protestanten bin, die sich über die Aufnahme des hl. Joseph in den Messkanon nicht geärgert haben » (ibid., p. 132). 72 Barth observera que, à côté des deux sources, Écriture et Tradition, le catholicisme en est venu à en établir deux autres, la nature et la raison et le magistère ecclésiastique. Voir Ad limina, op. cit., p. 49-50. 73 L’autre est sans doute la question du « sacerdoce baptismal » des laïcs et son exercice en rapport avec le « sacerdoce ministériel », voir notamment B. V, op. cit., p. 426. Barth donnera un séminaire sur Lumen gentium en 1968, voir ibid., p. 419, 435, 446, 453). 74 Réflexions, op. cit., p. 17. « In Johannes XXIII. Hat das Papsttum ein überraschend neues Gesicht bekommen. Und es ist nicht ausgeschlossen », voir sa lettre intitulée : An einen römish-katholischen Religionslehrer im Rheinland, B. V, op. cit., p. 174. 75 14 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Ce qui obscurcit tout, c’est le dogme, récapitulé et proclamé par le premier Concile du Vatican, de la continuité du ministère de Pierre dans chaque porteur de la tiare pontificale, du caractère de vicaire de JésusChrist sur la terre qui est celui du pape, et de l’infaillibilité de son jugement prononcé ex cathedra en ce qui concerne la doctrine et la vie (avec ou sans l’accord des autres évêques et du reste de l’Église). Là, à l’entour de son siège, règnent les forces et les puissances opaques et confuses dans leur jeu contradictoire, qui s’appellent « la curie »74. 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Barth n’espérait pas l’établissement de positions communes – en particulier sur la question mariale et le ministère pétrinien. Il situait ailleurs l’enjeu qui était plutôt de nature évangélique. Aussi, concluait-il : « Mais dès maintenant, le fait que la menace d’un renversement des positions et des rôles – à la lumière de laquelle nos objections, aussi justifiées soient-elles, à l’égard de Marie et de l’infaillibilité pontificale perdraient quelque peu de leur intérêt – se dessine aujourd’hui sur toute la ligne de l’horizon, vaut la peine d’être pris sérieusement en considération79. » Quelques années plus tard, il confessait à Mgr Elchinger que ce n’était pas la primauté romaine qui constituait la difficulté majeure pour un rapprochement entre catholiques et protestants, mais « la manière dont vous, catholiques, traitez la Parole de Dieu80 ». Et il ajoutait : « Si on réfléchit à la primauté du Pape, non pas à partir de ce qu’on en a écrit dans certains livres, mais à partir de la manière dont elle a été effectivement vécue par Jean XXIII et que Paul VI s’efforce de continuer […] en partant de là, nous pourrions sans doute arriver à nous entendre. » LE RAPPORT AU MONDE OU LA NATURE MISSIONNAIRE DE L’ÉGLISE « Parmi les documents que j’avais choisis et approfondis, il en est un auquel j’attribue une très grande importance, le Décret sur le travail missionnaire de l’Église81. » Pas surprenant, lorsqu’on connaît l’importante contribution de Barth à la reprise et au renouvellement de cette question dans la théologie contemporaine. Plus largement, son souci se rapporte à tout ce qui concerne le rapport de l’Église aux autres et au monde. Si l’on ne trouve aucune indication à ce sujet dans son texte de 1963, cette question affleure partout dans celui de 1966. On la retrouve, naturellement, dans les questions d’interprétation et les 76 Réflexions, op. cit., p. 19. 77 Ad limina, p. 13. 78 Ibid., p. 16. 79 Réflexions, p. 27. 80 J. ELCHINGER, « Karl Barth », Documentation Catholique, t. LXVI, no 1535, 1969, p. 248. 81 Ad limina, op. cit., p. 9. 15 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) parlé de leur “martyre”76. » Quant à son jugement sur Paul VI, il est également très favorable. Sa rencontre avec le pape constitue pour lui le point culminant de son séjour romain et « l’heure entière que le pape Paul VI a bien voulu me consacrer compte au nombre des meilleurs souvenirs de Rome77 ». Il avoue qu’il ferait volontiers disparaître certains articles de la Constitution suisse : « Non, le pape n’est pas l’Antéchrist ! », s’exclame-t-il78. GILLES ROUTHIER ETR questions critiques qu’il rédige sur la Constitution Gaudium et spes, mais on la trouve déjà dans son analyse de Lumen gentium. La question du rapport au monde se formule en premier lieu à propos de l’eschatologie élaborée par le concile, d’abord au chapitre VII de la Constitution sur l’Église et reprise par la suite dans la Constitution pastorale. Dans les allusions à la dimension eschatologique de l’Église, que devient le retour du Christ pour juger le monde ? Que devient la “nouvelle Jérusalem”, la ville sainte qui descend du ciel, d’auprès de Dieu (Apoc. 21.2), plutôt que de monter à lui ? Que devient d’ailleurs, d’une façon générale, la nouvelle création ? Quelle est l’influence, sur cette eschatologie, de la pensée de Teilhard de Chardin82 ? Les nombreuses allusions eschatologiques se rapportent-elles à un but immanent à l’histoire du monde, ou bien au contraire à un but qui transcende l’histoire ? © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) En somme, Barth est soucieux de maintenir une stricte discontinuité entre Dieu et le monde et de couper à sa racine toute perspective qui contredirait le salut par la grâce seule, un salut qui, d’aucune manière, ne peut venir de l’industrie de l’homme, de ses œuvres. Cette rupture (ou étrangeté) entre le monde de Dieu et celui de l’homme, il la radicalise volontiers, allant jusqu’à se demander s’il est « exact, au regard surtout du chapitre II [de GS] de la première partie, que la fameuse devise de la Révolution française “liberté – égalité – fraternité” se trouve formellement intégrée à la doctrine sociale du catholicisme84 ». Dans le même sens, il se demande « comment comprendre le parallélisme surprenant entre les exigences et les promesses bibliques d’une part, l’origine, le sens et le but des évolutions internes du monde d’autre part ? » Pour Barth, le monde sans évangile est radicalement corrompu. Il en tire la conséquence, aussi bien dans ses remarques sur Gaudium et spes que dans ses réflexions sur le Décret sur les religions non chrétiennes, en prenant une 82 Ibid., p. 26-27. 83 Ibid., p. 30-31. 84 Ibid., p. 30. Voir aussi ses piques contre le recours à la loi naturelle, spécialement dans son examen critique de la Déclaration sur la liberté religieuse justifiée sur la base de la dignité naturelle de la personne humaine plutôt qu’à partir de la Révélation (p. 43) ou dans ses commentaires sur l’encyclique de Jean XXIII, dans Réflexions, op. cit., p. 26. Voir encore son article sur Dei Verbum, dans Ad limina, op. cit., p. 57. 16 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) L’optimisme qui accompagne et marque constamment cette Constitution [GS] quant aux possibilités de transformer le monde par les forces mêmes du monde correspond-il à la tonalité des Évangiles synoptiques et des Épîtres pauliniennes83 ? 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II position plus ouvertement kérygmatique et missionnaire que ne l’avait fait le concile85. Est-il si certain que cela qu’il faille préférer le dialogue avec le monde à la proclamation de l’Évangile au monde86 ? Pourquoi le devoir critique et missionnaire de l’Église à l’égard de ces religions n’occupe-t-il pas dans la Déclaration qu’une place marginale au lieu d’être présentée comme le centre à partir duquel on parle ? © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Et c’est là, pour lui, la difficulté la plus importante dans l’économie d’ensemble du concile : doit-on chercher dans l’affirmation de la nature missionnaire de l’Église la clé de lecture de l’ensemble de l’œuvre conciliaire ou la trouver dans la recherche du dialogue avec le monde. Cette question de la clé herméneutique de l’enseignement conciliaire, point de départ à partir duquel tout le reste est construit et s’éclaire est formulé à trois reprises sous des formes différentes : Quel rapport entre ce Décret [sur l’activité missionnaire de l’Église] et les Constitutions « sur l’Église » et « sur l’Église dans le monde de ce temps », ainsi que la Déclaration « sur la liberté religieuse » ? Les textes en question ne font pas pressentir la remarquable thèse fondamentale de ce Décret, selon laquelle l’Église est par nature missionnaire puisque la mission est essentiellement l’affaire de l’Église en tant que telle. Est-ce dans cette Constitution [Gaudium et spes] que […] l’on doit chercher le cœur du travail conciliaire dans son ensemble ? En somme, Barth qui passa « l’été à étudier à fond les seize textes latins élaborés par le concile » ne veut pas considérer les actes de Vatican II comme seize documents autonomes, mais il veut saisir le corpus dans sa totalité et découvrir la clé qui donne une intelligence à l’ensemble. Alors que le concile n’en était qu’à son commencement, Barth observait : Le plus gros obstacle ? Eh bien, on pourrait dire que c’est un tout petit mot que l’Église romaine rajoute après chacune de nos propositions. 85 Dans son Journal, op. cit., p. 533, CONGAR observe : « Le De libertate ne lui plaît pas. On s’est aligné sur l’idée moderne et tout humaine de la dignité de la personne humaine. Le meilleur texte, aux yeux de Barth, est Ad gentes. » 86 Ad limina, op. cit., p. 31. 87 Ibid., p. 40. 17 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Le caractère à bon droit “humain” de cette Déclaration n’aurait-il pas été mieux mis en évidence si elle s’en était tenue à la méthode éprouvée de l’Apôtre des Gentils qui consistait uniquement à annoncer aux Juifs et aux Grecs celui qui avait été crucifié pour eux […]87 ? GILLES ROUTHIER ETR C’est le mot : et. Quand nous disons Jésus, les catholiques disent Jésus et Marie. Nous cherchons à obéir à notre seul Seigneur le Christ ; les catholiques obéissent au Christ et à son vicaire sur la terre, c’est-à-dire le Pape. […] Nous pensons que la seule source de la Révélation est l’Écriture ; les catholiques ajoutent : et la Tradition. Nous disons que la connaissance de Dieu s’obtient par la foi en sa parole, telle qu’elle s’exprime dans l’Écriture ; les catholiques rajoutent : et par la raison… Tout le problème est de savoir dans quelle mesure nous pouvons nous entendre sur le sens qu’il convient d’accorder à ce petit mot « et »… […] Bien des choses cependant peuvent changer88… Au retour de sa visite ad limina apostolorum, il rentrait en Suisse persuadé que quelque chose avait changé de manière déterminante et ouvrait une nouvelle ère pour les Églises chrétiennes89. Toutes les questions n’étaient pas résolues, mais quelque chose était désormais possible, comme nous le verrons par la suite. « Résultat d’ensemble : l’Église et la théologie d’en face sont entrées en mouvement dans des proportions que je ne m’étais pas imaginées telles90. » © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Pour Barth, non seulement la réforme de l’Église catholique est d’une grande portée au plan du dialogue œcuménique, mais, par choc en retour, elle peut stimuler les Églises protestantes victimes d’un « engourdissement spirituel ». Pour lui, ce travail de rénovation de la maison catholique « devrait aussi avoir pour nous une valeur positive, significative et exemplaire91 ». Le concile constitue, pour les protestants, un moment de « crise fondamentale », un événement qui interroge et interpelle et qui commande une réponse. Pour une fois, c’est nous, les chrétiens non romains, qui sommes interrogés de manière spéciale. De grâce : on ne nous demande pas si nous pourrions, devrions ou voudrions devenir catholiques; la question porte sur ce qui serait susceptible de bouger – ou non – en ce qui nous concerne, dans l’espace de notre Église, de façon correspondante. Face au mouvement, certes imparfait de là-bas, pensons-nous, parlons-nous et agissons-nous en vue d’un mouvement, semblable dans son imperfection, qui nous serait propre, qui ne consisterait pas seulement dans la 88 « Entrevue », in Documentation catholique, op. cit., col. 404. 89 Voir sa lettre à Ernst Wolf du 3 octobre 1966 (B. V, op. cit., p. 356-358). Ibid., p. 357 (notre traduction) : « Gesamtresultat : die Kirche und Theologie drüben ist in einem Mass in Bewegung geraten, das ich mir so nicht vorgestellt hatte.» 90 91 18 « Réflexions », op. cit., col. 1222 (Réflexions, op. cit., p. 11-12). © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) LE « POUR NOUS » DU CONCILE OU LE CONCILE COMME MOMENT DE « CRISE » 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II sauvegarde du fameux « héritage de la Réformation », pas seulement dans le maintien de nos propres conventions et traditions (comme si de notre côté tout était en ordre), pas seulement en toutes sortes de pourparlers actuels, d’agitation, de corrections, d’innovations, mais en l’expérience et la fécondité d’une crise fondamentale92 ? Craignant que les chrétiens non catholiques négligent l’événement évangélique que représente le concile et conscient du « pour nous » de cet événement, Barth interpellera fortement ses amis : © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Pour Barth, le concile conduit à une interrogation radicale des Églises membres du COE : « Ne devrions-nous pas nous décider de prier, […], dans l’intention que face au renouveau spirituel qui semble se faire jour là-bas […], on en vienne à un renouveau chez nous – dans le contexte de notre forme de foi chrétienne, […] à une nouvelle écoute de la Parole de Dieu chez nous […]94. » La conversion des Églises et leur renouveau dans l’imploration de l’Esprit Saint, plus que toutes les discussions œcuméniques, lui importent. Le concile concerne les autres Églises parce qu’il les met au défi de répondre. Ici, le basculement du regard auquel il invitait ses interlocuteurs au début est complet. Il ne s’agit pas simplement de passer d’un intérêt pour les dialogues favorisés par le concile à un intérêt pour le renouveau spirituel dans l’Église romaine manifesté par le concile. Il s’agit, dira Barth, de diriger notre regard « sur nos Églises, sur notre vie dans le cadre de nos règlements, nos doctrines, notre théologie, notre prédication et notre enseignement, dans le cadre de nos notions et de nos confessions ecclésiastiques sur la douloureuse misère de toute notre vie d’église95 ». En somme, le concile vient troubler la tranquillité des Églises membres du COE et c’est cela que Barth fait ressortir : « Le problème que le Concile romain pose au Conseil mondial des Église n’est-il pas celui de la conversion, et donc du renouveau, de nos Églises, de toutes ces Églises non romaines réunies en son 92 Réflexions, op. cit., p. 20-21. 93 Ibid., p. 24-25. 94 Ibid., p. 28-29. 95 Ibid., p. 29. 19 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Si Rome […] nous surpassait, et nous effaçait simplement un jour, en ce qui concerne le renouveau de l’Église par la Parole et l’esprit de l’Évangile ? Si nous devions voir que les derniers seront les premiers et les premiers les derniers […] ? On pourrait imaginer que nous ayons à apprendre de l’Église romaine – non pas de ses doctrines particulières, ni de ses formes cultuelles et autres institutions, mais de l’esprit nouveau qui vivifie et anime ses ossements – davantage qu’eux n’auraient à apprendre chez nous, comme nous le pensons toujours dans notre suffisance93. GILLES ROUTHIER ETR sein96 ? » Cette question de nature à mettre en crise féconde les Églises est autrement plus importante, aux yeux de Barth, que la question des relations entre les Églises, les dialogues œcuméniques et les échanges de toutes sortes. Bien plus, cette question principale domine l’autre et la conditionne. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Barth quittera la scène peu de temps après sa visite ad limina97. Toutefois, son appréciation des lendemains du concile et à ce que cela pourrait mener est étonnante. Au terme de la première intersession – mais cela aurait pu aussi bien être à la fin du concile – il observe que « [d]ans l’ensemble comme dans les détails, tout est encore très inachevé, très peu clair pour nous, et le restera peutêtre encore longtemps, peut-être jusqu’au retour du Christ98 ». De même, après le concile, son souci est de vérifier « comment, dans les milieux les plus proches du Vatican, les décisions du Concile étaient comprises et commentées99 ». En somme, il savait bien que les décisions du concile elles-mêmes étaient insuffisantes et que le mouvement spirituel dont il avait aperçu la manifestation pouvait être étouffé. Il sait que certaines choses ont été acquises difficilement, après bien des avancées et des reculs (vorwärts – rückwarts) quelques centimètres ou millimètre de plus dans la bonne direction100. Malgré le caractère inconnu et inconnaissable de cet horizon qui s’ouvre devant lui, il pressent que quelque chose de capital est en train de se jouer, quelque chose peut-être d’irréversible, au moins dans ses conséquences : les choses ne seraient plus jamais pareilles et on ne se verrait plus les uns les autres de la même manière. Rentrant de Rome, il écrivait : « J’ai découvert de tout près une Église et une théologie qui viennent d’amorcer un mouvement dont les conséquences dépasseront toutes nos prévisions ; pour être lent, ce mouvement n’en est pas moins réel, et rien ne pourra l’arrêter ; ce spectacle est de nature à nous inspirer le souhait qu’il existe quelque chose de comparable chez nous101. » C’est sans doute dans cette dernière phrase que se lit l’intuition la plus originale de Barth au sujet de Vatican II, sa signification et sa portée œcuménique qui résident, non pas dans la rencontre 96 Ibid., p. 30. 97 Il décédera le 10 décembre 1968. 98 Ibid., p. 16. Ailleurs, il abordera avec précaution ce renouveau spirituel qui se fait jour dans l’Église catholique, ne pouvant spéculer quant à « la profondeur et l’avenir de ce renouveau » (p. 28). 99 Ad limina, op. cit., p. 8. Voir dans le même sens sa lettre au cardinal Bea (B. V, op. cit., p. 334). « Einige Zentimeter oder Millimeter wieder mehr in der guten Richtung! » Lettre à Cullmann, 25 novembre 1965 (ibid., p. 315). 100 101 20 Ad limina, op. cit., p. 15. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) UNE LUCIDITÉ ÉTONNANTE 2011/1 L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II et les échanges qu’il a occasionnés, mais dans la réforme qu’il a mise en marche et qui appelle une réponse, qui provoque une crise. « Le fait justement que ce mouvement s’annonce entièrement dans l’espace catholique romain, […], et qu’il mène le Concile actuel, […], à certains revirements sur lesquels il serait difficile de revenir, ce fait pourrait lui conférer la plus haute signification pour nous102. » © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Mais ce n’est finalement pas cela qui l’inquiète le plus. Devant le mouvement de réforme dont il est témoin, il exprime un souhait et formule une question. Un souhait d’abord : « Puissent du moins être épargnées à ce mouvement les plus graves erreurs commises chez nous depuis le XVIe siècle106 ! » Parole énigmatique, qui ne s’éclaire que par la lecture du reste du texte et les confidences échangées avec ses hôtes. Dans son Journal du Concile, à la date du samedi 24 septembre 1966, Congar note : À la fin, Barth insiste beaucoup pour que l’Église catholique ne fasse pas l’erreur du protestantisme qui, depuis la fin du XVIIe siècle, a suivi successivement toutes les philosophies à la mode. Que l’Église catholique profite de cette leçon de l’histoire ! Qu’elle ne se mette pas à la remorque de Heidegger et de Bultmann !!! Barth craint qu’un courant se dessine en ce sens chez nous. Mais il ajoute : je vous dis cela À VOUS, je 102 Réflexions, op. cit., p. 16-17. « Weder Optimist noch Pessimist », répète-t-il souvent. Voir une première lettre où il utilise cette expression, en février 1963 (B. V, op. cit., p. 129). 103 104 Réflexions, p. 24. Ibid., p. 16. Ailleurs il écrira : « En ce qui concerne l’avenir, tout optimisme nous est interdit par définition. Il ne nous est que d’autant plus conseillé de cultiver une espérance fraternelle et lucide, jointe à la volonté de nous mettre, en attendant, à balayer devant notre porte, dans les petites choses comme dans les grandes. », Ad limina, op. cit., p. 16. Voir également la différence qu’il établit entre optimisme et espérance dans sa lettre à Rudolf Kuhn (Orientierung) à la fin de novembre 1967 (OB, op. cit., p. 537). 105 106 Ad limina, op. cit., p. 15. 21 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Malgré son parti pris résolument positif, Barth demeure cependant prudent et réaliste et, par-dessus tout, il ne veut jamais prendre position à partir d’une attitude optimiste ou pessimiste103. D’une part, il craint une tentative de banalisation de l’événement spirituel dont il est le spectateur : « J’avoue franchement qu’un souci me trouble sourdement ; l’objection facile et certes possible que “l’événement spirituel” qui a abouti au deuxième Concile n’est peut-être pas si considérable104. » Cette banalisation devient prétexte pour ne pas se laisser interpeller, interroger. D’autre part, il ne fait pas preuve d’optimisme, ce qui confinerait à la naïveté. « Il ne faut pas surestimer, dit-il, dans aucune de ses dimensions l’événement spirituel qui s’annonce dans tout cela ; il faudra s’attendre à toutes sortes de blocages et de rechutes possibles105. » GILLES ROUTHIER ETR ne le dirai pas à ceux de la ligne conservatrice que je rencontrerai !!! Ils utiliseraient mon « aveu » contre l’ouverture107 !!! Cela concorde parfaitement avec ce que l’on trouve dans ses notes car, dans les questions générales qu’il avait préparées avant son départ de Rome, il s’exprime avec assez de clarté à ce sujet : « Ceux des représentants de la majorité “progressiste” du Concile qui optent pour le renouvellement de l’Église à la lumière du monde moderne sont-ils conscients du danger qu’ils courent de répéter les erreurs déplorables commises par le protestantisme moderne108 ? » Cela fait écho à l’une de ses questions générales et elle me semble capitale car elle pose à l’Église catholique la question de l’autorité de la Révélation. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Au-delà de toutes ses réserves, son jugement final est très positif. « Si jamais il y a eu un concile de réforme, c’était bien celui-là », écrit-il en conclusion de son article sur Dei Verbum110. CONCLUSION Il peut paraître paradoxal que, à la fin de sa vie, celui qui, en 1948, à la réunion d’Amsterdam, avait tenu des propos très durs à l’égard de l’Église catholique, adopte une attitude aussi irénique111, son texte de l’été 1963 servant même à 107 Y. CONGAR, Mon Journal, op. cit., p. 534. Dans le même sens, la lettre de Barth à Rudolf Kuhn (Orientierung) à la fin de novembre 1967 : « Ich weiss aber auch um die verschiedenen Schäden, die die Reformation auf unserer Seite im Gefolge gehabt hat und unter denen unsere evangelischen Kirchen bis auf diesen Tag zu leiden haben. Und darum freut mich alles das nicht, was in der heutigen katholischen Kirche weniger nach Reformation als nach Revolution schmeckt » (OB, op. cit., p. 537). 108 Ad limina, p. 22. Un jugement du même ordre se trouve dans une de ses lettres de 1967 : « Wenn eine Kirche von den Dimensionen der römischen auf der ganzen Linie so in Bewegung kommt, wie es jetzt dort der Fall ist – so sehr, […] sie möchten doch ja nicht vor lauter Eifer gewisse Fehler wiederholen, die wir “Protestanten” in den letzten drei Jahrhunderten gemacht haben! » (B. V, op. cit., p. 389). 109 Ad limina, op. cit., p. 22. 110 Ibid., p. 59. 111 « Réflexions à la fois critiques et iréniques », observe-t-il dans son commentaire de Dei Verbum (Ad limina, op. cit., p. 47). Il dira ailleurs : « Ultra montes, de l’autre côté des Alpes, j’ai rencontré tant de chrétiens avec lesquels je pouvais non seulement échanger des propos aussi sérieux que sincères, mais aussi rire de bon cœur, que je ne pouvais pas songer sans mélancolie, à l’étroitesse d’esprit de certains des nôtres » (ibid., p. 16). 22 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) L’Église entendait-elle renouveler la conscience qu’elle a d’elle-même sur le plan théorique et pratique, à la lumière de la Révélation sur laquelle elle se fonde, ou entendait-elle renouveler, pour son engagement actuel, sa pensée, sa parole et son action à la lumière du monde moderne109 ? Si – comme l’indique son intention pastorale – le Concile entendait se renouveler de l’une et l’autre manière, laquelle a la priorité ? Et sur laquelle des deux insistera-t-on après le Concile ? L’OMBRE DE KARL BARTH À VATICAN II © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) désamorcer une sortie particulièrement âpre contre elle à l’Assemblée de Montréal. Il est paradoxal que celui qui avait un jour considéré l’Église catholique comme l’Antéchrist vienne à Rome « non d’abord à titre de protestant, mais comme chrétien évangélique et théologien », « non pour parler, mais plutôt pour écouter, pour comprendre et pour apprendre112 ». Serait-il, au soir de sa vie, dans des dispositions nouvelles par rapport à celles qui étaient les siennes vingt ans auparavant ? Est-ce là le fruit de son agréable séjour romain, de ces rencontres touchantes dont il garde un excellent souvenir ? Est-ce simplement conformité à une « règle chrétienne saine de donner toujours l’avantage à l’autre – d’être toujours un peu plus critique envers soi-même qu’envers autrui113 » ? Cette règle, qui consiste « à balayer devant la porte de nos églises, d’abord, tout d’abord, avec un balai prudent mais puissant », il l’a bien mise en pratique dans ces deux petits opuscules. Il y a toutefois bien plus que cela et les continuités apparaissent bien plus fortes que les ruptures. En fait, ici comme dans les années 1920 ou 1930, Barth est mû par le même esprit évangélique, prompt à dénoncer tous les magistères pour laisser la puissance et la vivacité de l’évangile faire irruption et renverser les establishments des Églises, que ce soit la curie ou les « Ottaviani non romains, mais bien protestants […]. N’est-ce pas eux qui déterminent le visage des Églises non romaines un peu partout114 ? » Comme il avait dénoncé ses maîtres libéraux au cours des années 1920, il est prompt à interroger les théologiens non romains : « Ne manquons-nous pas par trop de cette vivacité qui distingue beaucoup de nos collègues catholiques, vivacité qui les pousse à aller de l’avant, et qui est intéressante en ce qu’elle comporte, loin de l’exclure, un engagement intégral et une position nette115 ? » Il n’est pas tendre non plus envers les Académies évangéliques qui s’épuiseraient en « disputes au sujet de la démythologisation, de l’herméneutique, etc.116 » Sa flèche est aussi aiguisée contre les synodes des Églises (hormis celui de Hollande) qui ne prennent pas de position courageuse contre l’armement nucléaire, les Églises protestantes étant captives à la suite de « trop de conformisme envers les puissances qui règnent dans le peuple, l’État et la société117 ». Il fustige la dérobade de la Fédération des Églises suisses sur cette question et regrette que les Églises états-uniennes ne viennent pas à bout de l’intégration 112 « Nicht als “ protestantischer ”, sondern schlicht als evangelischer Christ und Theologe » ; «nicht […] zu reden, sondern soviel als möglich zu hören, zu vernehmen, zu verstehen, zu lernen », Lettre au cardinal Bea, le 2 juin 1966 (B. V, op. cit., p. 334-335). 113 Réflexions, p. 27. 114 Ibid., p. 23. 115 Ibid., p. 22. 116 Ibid., p. 23. 117 Ibid., p. 22. 23 © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 2011/1 GILLES ROUTHIER ETR raciale. Pour lui, l’engourdissement spirituel des Églises protestantes d’Allemagne, quelques années seulement après le Kirchenkampf, contraste avec ce qu’il voit dans l’Église catholique où l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII réussit à interpeller le monde plus que toutes les déclarations du COE118. En somme, encore au soir de sa vie, Barth se révèle un homme libre, indépendant de tous les magistères et préoccupé par une seule affaire : le dynamisme évangélique (ou l’autorité de l’évangile), celui-là même qu’il voit à l’œuvre dans l’Église catholique et qui se manifeste dans l’événement conciliaire. C’est pour lui « la question brûlante, dans la perspective de la clôture du Concile, certes, mais bien au-delà encore119 ». © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 118 Ibid., p. 26. Barth fait souvent la comparaison entre ce qu’il entend au concile ou dans l’Église catholique et ce qu’il trouve au COE. Par exemple, à la suite du discours fortement christologique de Paul VI lors de l’ouverture de la deuxième session, il notera : « Solches hat man weder in Amsterdam, noch in Evanston, noch in New Delhi gehört », Lettre au professeur Grover Foley, 9 décembre 1962 (B. V, op. cit., p. 223). Même chose à propos du discours de Paul VI à l’ONU. Voir sa lettre à Ernst Wolf du 15 novembre 1965 (ibid., p. 312). 119 24 Réflexions, op. cit., p. 30. © Institut protestant de théologie | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Gilles ROUTHIER