Karl Barth et l’avenir du Dieu d’Israël,
R. Kendall Soulen
Traduction française (avec autorisation de l’auteur) par Menahem R. Macina, de
R. Kendall Soulen, “Karl Barth and the Future of the God of Israel,” PRO
ECCLESIA Vol. VI, No. 4, 413-28. Texte original en ligne sur le site Academia.edu.
Les initiales CD (Church Dogmatics) réfèrent à l’ouvrage majeur de Karl Bart,
Dogmatique de l’Eglise, cité dans sa version anglaise par Kendall Soulen.
Note du Traducteur
En me lançant – avec un optimisme imprudent dans la traduction de ce substantiel article, je
n’avais pas la moindre idée de la difficulté considérable de la tâche que j’assumais. Je me
rendis vite compte du double défi qu’il constituait pour le non-théologien que je suis. Tout
d’abord, je devais me mesurer aux concepts et au vocabulaire d’un auteur savant qu’est le
théologien méthodiste américain réputé, R. Kendall Soulen, rompu à la théologie
systématique, discipline dont j’ignore pratiquement tout. Et, pour rendre les choses plus
difficiles encore,, le dit auteur passait au crible la doctrine d’un célèbre théologien du siècle
dernier, dont la pensée n’est pas des plus faciles à comprendre pour un non-spécialiste, Karl
Barth. Je prie donc les lecteurs érudits de faire preuve de miséricorde en lisant cette traduction,
qui je le crains, ne sera pas exempte de faiblesses, voire d’erreurs. J’accueillerai avec
reconnaissance toutes les remarques et corrections que l’on voudra bien m’adresser.
Menahem R. Macina (
[email protected]).
Peu de traits de la théologie de Barth sont aussi lourds de promesses et de dangers
que sa doctrine d'Israël. Souvent crédité, à juste titre, d’avoir, presque seul, redonné
au thème de l’élection d’Israël sa centralité pour la théologie chrétienne, Barth est
également fustigé pour avoir repris et même exacerbé certains des aspects les plus
perturbants de la polémique chrétienne à l’encontre des Juifs. Heureusement, nous
disposons maintenant de plusieurs monographies qui décrivent en détail le
développement et les contours de la doctrine de Barth concernant Israël 1. Le but du
présent essai est de tracer un vaste cadre systématique qui permettra d’évaluer la
doctrine barthienne d’Israël dans le contexte de la grande tradition
chrétienne. J'espère que le résultat clarifiera non seulement la grandeur et les limites
de la doctrine barthienne d’Israël, mais également le défi permanent que constitue
Israël pour les questions fondamentales de la réflexion théologique chrétienne.
I
Pour mieux évaluer la doctrine barthienne d’Israël, il convient de le faire à la lumière
de ce que l'on pourrait appeler hardiment l’explication classique de l'unité du corpus
Katherine Sonderegger, That Jesus Christ was Born a Jew Karl Barth's "Doctrine of Israel" (University
Park, PA The Pennsylvania University Press, 1992) ; Berthold Klappert, Israel und die Kirche
Erwägungen zur Israellehre Karl Barths, Theologische Existenz Heute, 207 (München Christian Kaiser,
1980) ; et Friedrich-Wilhelm Marquardt, Die Entdeckung des Judentumsfur die christliche Theologie
Israel im Denkens Karl Barth (München Christian Kaiser, 1967).
1
1
scripturaire canonique. Cette explication classique peut aussi être appelée irénéenne,
puisque Irénée en a tracé les contours principaux à l’occasion de son combat contre
les Gnostiques, et a ainsi appris aux générations subséquentes de chrétiens à lire ce
corpus canonique comme une unité théologique et narrative 2. L’explication classique
– ou irénéenne – de l'unité du corpus scripturaire canonique peut être caractérisée par
les solutions qu'elle apporte à trois problèmes incontournabmes : Quel est le narratif
ou le scénario global du corpus scripturaire canonique ? Quel est le lien entre les deux
parties principales de ce corpus canonique ? Et quel est le but herméneutique ou le
point focal de cet ensemble?
En ce qui concerne la première question, l’explication classique répond que la trame
du corpus scripturaire canonique est constituée par la séquence narrative de quatre
épisodes clés : création (ou mieux, création en vue de la consommation), chute,
rédemption en Jésus-Christ, et consommation finale. Ces quatre événements jouent
un rôle particulièrement important dans l'interprétation chrétienne du canon, car ils
constituent le cadre historique qui englobe toutes les autres réalités bibliques et
extrabibliques. Comme dans le synopsis d’une pièce de théâtre ou d’un opéra, la
création, la chute, le rachat et la consommation finale définissent, par leur
enchaînement et leur corrélation, le cadre dramatique selon lequel tous les autres
personnages et incidents sont compris.
En ce qui concerne la deuxième question, l’explication classique répond que la relation
entre les deux parties principales du canon est correctement résumée par les
dénominations Ancien Testament et Nouveau Testament. L'Ancien et le Nouveau
Testament ont pour ingrédient commun une seule économie de salut centrée sur
Jésus-Christ. Ce qui distingue les deux Testaments est la manière dont ils se réfèrent
à leur centre christologique commun. L'ancien Testament oriente vers le Christ de
manière prophétique, préparatoire et typologique, tandis que le Nouveau Testament
renvoie au Christ de manière apostolique, définitive et archétypique. Dans la
formulation célèbre et extrêmement influente d'Irénée, les deux Testaments sont les
mêmes en ce qui concerne la substance intérieure et ne diffèrent que par la forme
extérieure accidentelle 3.
En ce qui concerne le dernier problème, l’explication classique indique que la cible
herméneutique, ou le point focal, du canon dans son ensemble est Jésus-Christ. Bien
que le canon fasse sans aucun doute allusion à Jésus-Christ de multiples façons, il est
le fondement ultime de l'unité dans la diversité du témoignage scripturaire.
Considérés comme des aspects complémentaires d'un même cadre herméneutique,
ces trois caractéristiques constituent ce qui est certainement l'exemple le plus influent
de ce que Charles Wood a appelé une « conception canonique », à savoir, une
interprétation imaginative de la manière dont le canon chrétien est cohérent en tant
que corpus théologique 4. Depuis ses origines au deuxième siècle, la conception
canonique classique (ou modèle classique, pour faire court) a exercé une attirance
presque universelle tout au long de l'histoire chrétienne ultérieure. Même si la théologie
Pour le rôle crucial d'Irénée dans la conception du cadre classique d'interprétation du canon en tant
qu'unité, voir Rowan A Greer, "The Christian Bible and its Interpretation", dans James L Kugel and
Rowan A Greer, Early Biblical Interpretation (Philadelphia Westminster Press, 1986), 109-208.
3 Irénée, Ontre les Hérésies, 4, 9.
4 Charles Wood développe l’idée d’une conception canonique dans The Formation of Christian
Understanding, an Essay in Theological Hermeneutics (Philadelphia Westminster Press, 1981), voir
spécialement le chapitre 4.
2
2
chrétienne a été remplie de débats polémiques sur presque tous les sujets
imaginables, ces débats se sont généralement déroulés selon les paramètres de la
solution classique pour le canon.
Toutefois, au cours des dernières décennies, un aspect du modèle classique qui
n’avait jamais été contesté est devenu l’objet d’un examen approfondi : sa doctrine
d’Israël. Malgré ses origines polémiques anti-gnostiques, voire, curieusement, à cause
d’elles, le modèle classique décrit la relation de l’Église avec Israël de manière
profondément substitutionniste, à savoir, l’Église a supplanté ou remplacé Israël de
manière définitive après le Christ. Ces dernières années, cet enseignement du
substitutionnisme est de plus en plus considéré comme la pierre angulaire de la
doctrine de l'antijudaïsme chrétien 5. Malheureusement, le substitutionnisme semble
être profondément enraciné dans la logique du modèle classique. En fait, je dirais que
le modèle classique a généralement fait preuve de substitutionnisme sous trois formes
distinctes mais qui se renforcent mutuellement 6.
Une première forme est ce que j'appelle le substitutionnisme économique. Comme son
nom l'indique, le substitutionnisme économique soutient que, dès le début, le dessein
de Dieu pour un Israël charnel dans l'économie du salut était destiné à être accompli
et complété par la venue du Christ, après quoi sa place devait être prise par l'Église. Le
substitutionnisme est profondément inscrit dans la logique du modèle classique, étant
en quelque sorte inhérent aux trois caractéristiques du modèle. Pour comprendre
pourquoi, considérons ce qui suit.
Selon le modèle classique, Israël et l’Église dépendent, exclusivement et entièrement,
de leur référence sotériologique à Jésus-Christ. Mais Israël et l'Église se réfèrent au
Christ de manière différente et fondamentalement asymétrique. Israël correspond au
Christ de manière préfigurative et charnelle, tandis que l'Église correspond à JésusChrist de manière définitive et spirituelle. En conséquence, l'avènement du Christ
accomplit et transforme l'économie du salut de manière irrévocable dans le
temps. Tout ce qui caractérise l’économie sous sa forme israélite est accompli et rendu
obsolète par son équivalent ecclésial. Ainsi, la loi mosaïque écrite est remplacée par
la loi spirituelle du Christ, la circoncision est remplacée par le baptême, l'ascendance
naturelle est remplacée par la foi en tant que critère d'appartenance à la communauté
du salut, etc. En résumé, l'avènement du Christ accomplit l'espérance spirituelle
essentielle d'Israël tout en rendant son existence charnelle théologiquement obsolète.
Meliton de Sardes, écrivain du deuxième siècle, incarne la logique de la substitution
économique dans le passage lyrique suivant:
Le peuple [Israël] avait du prix avant que l'Église ne fût édifiée,
et la Loi était admirable avant que l'Évangile ne vînt à la lumière.
Mais quand l'Église fut édifiée et que l'Évangile fut exposé,
L'enseignement de la substitution a été contesté non seulement par de nombreux théologiens, tels
Franklin Littell, A Roy Eckardt, Douglas John Hall, Michael Wyschogrod et Berthold Klappert, mais
également par des déclarations officielles de l'Église. Typique de ces dernières est le passage suivant
d'une déclaration de l'Assemblée générale de l'Église presbytérienne de 1987 (États-Unis) « Nous
croyons et attestons que cette théorie de la substitution, ou du remplacement, est néfaste et doit être
réexaminée puisque l'Église cherche à proclamer l'action salvifique de Dieu auprès de l'humanité ».
Texte cité dans Alan Brockway et al., The Theology of the Churches and the Jewish People (Geneva
WCC Publications, 1988), 111 D.
6 Pour une description plus complète du modèle classique et de ses relations avec ces trois types de
substitutionnisme, ainsi que pour une alternative constructive, voir R. Kendall Soulen, The God of Israel
and Christian Theology (Fortress, 199 (Fortress, 1996).
5
3
la figure fut rendue vaine, transmettant sa puissance à la réalité.
Et la Loi fut accomplie, transmettant sa puissance à l’Évangile. [...].
le peuple [juif] fut rendu vain quand l'Église fut édifiée 7.
Comme ce passage le suggère, la rhétorique du substitutionnisme économique ne doit
pas nécessairement être ouvertement hostile à Israël, et elle est, en réalité, souvent
élogieuse à sa manière. Après tout, pour le substitutionnisme économique, c’est le
salut, et non le péché, qui rend Israël obsolète. Néanmoins, le substitutionnisme
implique clairement la vétusté ontologique, historique et morale de l'Israël charnel,
après le Christ. À cet égard, le substitutionnisme économique représente, je crois, un
gnosticisme chrétien édulcoré et orthodoxe, un gnosticisme non de l’être mais de
l’histoire. En d'autres termes, le substitutionnisme économique décrit le salut comme
une délivrance – non pas de la création du Dieu d'Israël, mais néanmoins de cette
histoire ou de cette dispensation du Dieu d'Israël, qui est caractérisée par la relation
de Dieu avec les Juifs.
Une seconde sorte de substitutionnisme, communément associée au modèle
classique, est ce que j'appellerais un substitutionnisme punitif. Le substitutionnisme
punitif soutient que Dieu a abrogé avec colère l'alliance avec Israël à cause du rejet
de facto de l'évangile par Israël. En règle générale, le substitutionnisme punitif
constitue un ajout au substitutionnisme économique, et non son alternative. En
principe, l'Israël charnel aurait dû entrer dans l'Église spirituelle, où les marqueurs de
l'identité juive de l'Ancien Testament auraient été à la fois accomplis selon leur sens
intérieur et rendus obsolètes selon leur forme extérieure. C’est le substitutionnisme
économique. En réalité, cependant, l'Israël charnel n'a pas réussi à entrer dans l'Église
spirituelle et a donc été rejeté et puni par Dieu. C'est le substitutionnisme punitif. Une
fois encore, Meliton exprime clairement ce point de vue :
Voilà pour quelle raison, Israël, tu ne tremblas pas devant le Seigneur,
devant le Seigneur, tu ne fus pas épouvanté ;
devant le Seigneur, tu ne t’es pas lamenté ;
alors que tu poussais des cris de lamentation devant tes premiers-nés ;
devant le Seigneur suspendu, tu ne déchiras pas tes vêtements ;
ce que tu fis devant tes morts ;
tu as abandonné le Seigneur… 8
Comme le montre ce passage, la rhétorique du substitutionnisme punitif, contrairement
à celle du substitutionnisme économique, est presque toujours ouvertement polémique
à l’égard d’Israël et des Juifs.
La dernière forme de substitutionnisme communément associée au modèle classique
est ce que j'appellerai le substitutionnisme structurel. Le substitutionnisme structurel
se réfère au fait que le modèle classique, dans son ensemble, tend à rendre les
Écritures hébraïques trop incertaines pour formuler des conclusions doctrinales sur la
Melito of Sardis, On Pascha, trans. S. G. Hall (Oxford: Clarendon Press, 1979), 21. 8. Ibid., 57. [La
traduction française donnée ici est extraite de Méliton de Sardes, Sur la Pâque, 41-43, cité d’après
Premiers écrits chrétiens, édition publiée sous la direction de Bernard Pouderon, Jean-Michel Salamito,
et Vincent Zarini, NRF Gallimard, 2016, p. 236 (Précision de Menahem Macina)].
8 Ibid., 57. [99, Ibid., p. 245 (référence de Menahem Macina)]
7
4
manière dont Dieu fait participer [à son dessein] la création de manière universelle et
durable. Contrairement aux deux formes précédentes dont j'ai parlé, le
substitutionnisme structurel n’apparaît généralement pas comme un ensemble
explicite d'enseignements sur les Juifs. Au contraire, le substitutionnisme structurel se
manifeste comme une caractéristique commune à pratiquement tous les autres
domaines de la pensée chrétienne, à savoir, la faculté d’« oubli d'Israël ».
Les témoignages de l'oubli d'Israël abondent dans l'édifice classique de la théologie
dogmatique chrétienne. On peut commencer par observer simplement que les Crédos
(qui reflètent une vision irénéenne du canon) vont généralement du premier au
deuxième article sans jeter en passant un regard sur l'Ancien Testament. Considérons
ensuite les anciens conciles œcuméniques, à partir de Nicée et au-delà, qui, tant au
niveau des problèmes qu’à celui des solutions, se distinguent par leur absence de
relations avec l’Ancien Testament. Enfin, rappelons-nous que la plupart des manuels
et traités dogmatiques de référence qui, s’inspirent des Crédos et des Conciles, ne
contiennent généralement pas un seul passage spécifiquement consacré aux
Écritures hébraïques.
L’oubli d’Israël par la tradition doctrinale classique de l'Église étant admis, y a-t-il, pour
autant, lieu de penser que la faute en est à la structure du modèle classique? Après
réflexion, je pense que la réponse est oui. Comme indiqué précédemment, le modèle
classique organise le scénario général du canon autour de quatre épisodes cruciaux:
la création, la chute, la rédemption et la consommation.
Bien que l’Ancienne Alliance ait une place inaliénable dans cette séquence, elle n’en
est pas constitutive de la séquence en tant que telle. C’est la raison pour laquelle les
Croyances peuvent pratiquement l’omettre, tout en prétendant résumer les
affirmations essentielles de la foi œcuménique. En outre, même si les théologiens
chrétiens sondent l’Ancienne Alliance à des fins dogmatiques, il reste vrai que la
signification de la durée de l’Ancienne est exposée de manière plus claire dans le
Nouveau Testament. C’est la raison pour laquelle les Crédos peuvent pratiquement
l’omettre, tout en prétendant résumer les affirmations essentielles de la foi
œcuménique. L'importance durable de l'alliance est par définition présentée sous une
forme plus claire et définitive dans le Nouveau. Par conséquent, l’Ancienne Alliance
est finalement non concluante en dernière analyse et peut donc être considérée
comme superflue à des fins spécifiquement doctrinales. Je pense que Socinus a été
le premier à énoncer explicitement cette règle herméneutique, mais ce faisant, il a
simplement exprimé une caractéristique de la grammaire profonde du modèle
classique qui était opérationnelle, dans une certaine mesure au moins, dès le début.
L’oubli d’Israël n’est donc pas une caractéristique fortuite du modèle classique, mais
tend à caractériser la théologie chrétienne précisément en ce qu’elle définit ses
problèmes et ses solutions avec une référence primaire à l'intrigue globale du modèle
classique.
II
Nous sommes maintenant prêts à revenir à Karl Barth. De manière générale, Barth
souscrit à un récit irénéen de l’unité du canon scripturaire telle qu’elle lui a été
transmise à travers diverses traditions de la Réforme, de l’après-réforme et du
modernisme. C'est-à-dire que Barth accepte les trois solutions précédemment
identifiées comme caractéristiques du modèle classique: 1) l'histoire de la créationen-vue-de-la-consommation, de la chute, du rachat et de la consommation finale ; 2)
5
l'unité-dans-la-différence de l'Ancien et du Nouveau Testament ; 3) Jésus-Christ
comme point focal (scopus) de toute interprétation théologique.
Bien sûr, Barth remanie ce cadre de manière originale et profondément imaginative.
Je pense que la clé de la refonte de Barth peut être décrite assez simplement: Barth
prend le troisième élément du modèle, à savoir Jésus-Christ comme source de toute
interprétation (ou, selon l’expression de Barth lui-même, comme Parole unique de
Dieu), et il remanie les deux autres caractéristiques du modèle en leur apportant une
plus grande cohérence matérielle et formelle. Barth espérait que cela garantirait
l’intégrité du modèle classique à l’ère moderne en fermant la porte à tous les points
d’entrée par lesquels des modes de pensée non baptisés s’étaient traditionnellement
infiltrés.
Quelles sont les implications du remaniement du modèle classique par Barth pour sa
réception des enseignements traditionnels de l'Église sur Israël? La réponse, je pense,
est la suivante. Pour rendre le modèle classique plus systématiquement
christocentrique, Barth a jugé nécessaire, à titre subsidiaire, d'identifier et de répudier
deux des trois formes de substitutionnisme identifiées ci-dessus, à savoir le punitif et
le structurel. Cette double répudiation est le triomphe durable de la doctrine barthienne
d'Israël. En revanche, la focalisation christologique de Barth a eu l’impact opposé sur
le substitutionnisme économique, qui est sans doute la forme la plus complexe de
substitutionisme. Barth conserve et réaffirme le substitutionnisme économique: il le
prône avec une rigueur inhabituelle. Néanmoins, l'échec de Barth sur ce point est
profondément instructif, car il indique des limitations qui ne sont pas uniquement
propres à Barth, mais qui appartiennent beaucoup plus à la description irénéenne de
l'unité du canon en tant que tel. Mais examinons tout d’abord, la réussite de Barth: la
répudiation, fondée sur la christologie, du substitutionnisme structurel et punitif.
Pour rappel, le substitutionnisme structurel est à l'œuvre chaque fois que les chrétiens
traitent les Écritures hébraïques comme matériellement non concluantespour formuler
des conclusions dogmatiques d'une nature générale et contraignante. La confrontation
de Barth avec le substitutionnisme structurel s’est cristallisée sans aucun doute dans
sa lutte de longue date avec Schleiermacher, dans la dogmatique duquel, un siècle
auparavant, le substitutionnisme structurel était passé de la pratique exégétique à une
question de principe dogmatique 9. C’est précisément ainsi semble-t-il que
Schleiermacher a poussé Barth à vaincre le substitutionnisme structurel avec le même
degré d'intention dogmatique. C'est-à-dire que Barth a délibérément adopté la maxime
théologique qui veut que le témoignage de l'Ancien Testament, et surtout son
témoignage sur l'alliance de Dieu avec Israël, soit réellement décisif pour la formulation
de conclusions dogmatiques les plus générales et des plus universelles.
Il convient de noter que la conviction de Barth sur ce point repose sur deux prémisses
barthiennes de nature spécifiquement christologique: 1) le fait que Jésus-Christ est le
le particulier par excellence vis-à-vis duquel toutes les affirmations théologiques
générales doivent être formées et éprouvées; et 2) que les Ecritures et l'histoire d'Israël
ne sont pas simplement préparatoires à la particularité de Jésus-Christ, mais
constitutives de celles-ci. En fin de compte, Barth a rejeté le substitutionnisme
structurel pour des raisons christologiques. Il a soutenu que Jésus-Christ devient un
code abstrait dans la mesure même où son identité est appréhendée en dehors du
témoignage de l'Ancien Testament.
9
Friedrich Schleiermacher, The Christian Faith (Edinburgh: T&T Clark, 1989) esp. §12 and §13
6
Les exemples d'efforts déployés par Barth pour surmonter le substitutionnisme
structurel ne sont pas difficiles à trouver. La vérité est que la théologie mature de Barth
montre ses efforts constants pour rendre le témoignage de l'Ancien Testament sur
l'alliance de Dieu avec Israël matériellement décisif pour la formulation de conclusions
spécifiquement doctrinales du type le plus universel, le plus général et le plus
contraignant. Deux exemples devraient suffire.
L'une des innovations majeures de Barth en théologie proprement dite a consisté à
rendre la doctrine de Dieu matériellement et formellement dépendante de la doctrine
de l'élection (CD 11/2, 3-93). Pour Barth, l'être éternel de Dieu est son être en
acte. Comme on le sait, Barth soumet les récits d’élection reçus à une correction
christologique rigoureuse en faisant de Jésus-Christ à la fois l’agent et l’objet de
l’élection éternelle de la grâce de Dieu (CD II / 2, 94-145). Barth fonde ainsi la
confession que fait L’Église de Jésus-Christ par le biais de la doctrine de l'élection au
niveau le plus profond qui soit de la doctrine de Dieu. En même temps, Barth cherche
à préserver la spécificité historique de Jésus-Christ en expliquant son élection par
référence à la communauté élue composée d'Israël et de l'Église (CD II / 2 195-305). À
un certain niveau, ce que dit Barth sur la communauté élue est profondément
traditionnel (en fait, il est bien plus traditionnel qu'on ne le reconnaît généralement),
dans la mesure où Barth conçoit la relation entre Israël et l'Église comme une
séquence temporelle. Cependant, à un niveau plus architectonique, le traitement par
Barth de la communauté élue est profondément révisionniste, dans la mesure où il fait
de l'élection d'Israël par Dieu un élément constitutif de la doctrine de Dieu en tant que
telle, quoique par médiation christologique. On peut soutenir que Barth ne fait ainsi
que donner une expression doctrinale explicite à la confession anti-gnostique pérenne
de l’Église, selon laquelle le Père de Jésus-Christ n'est autre que le Dieu d'Israël. Aussi
vrai que cela puisse être, peu de théologiens antérieurs à Karl Barth avaient réellement
réussi à rendre l’élection d’Israël de Dieu déterminante pour la doctrine chrétienne de
Dieu en tant que telle.
Un autre exemple de la lutte de Barth contre le substitutionnisme structurel apparaît
dans sa compréhension du déroulement classique des événements : création en vue
de la consommation, chute, rédemption et consommation finale. Bien que Barth
accepte ce cadre narratif de manière générale, il lui donne une interprétation
étonnamment nouvelle en inversant explicitement la priorité herméneutique
traditionnellement attribuée à Gn 1-3, d’une part, et au reste de l’Ancien Testament,
de l’autre (cf. III / 1 267f.). Je pense que ce renversement a des implications
particulièrement cruciales pour la compréhension du premier épisode de l'intrigue, à
savoir la création en vue de la consommation, ou, pour utiliser la terminologie préférée
de Barth, la création en vue de l’alliance. La question intéressante sur le plan
dogmatique est celle-ci: où et comment l’œuvre de Dieu en tant que Consommateur
de la création implique-t-elle initialement l’espèce humaine? Chaque fois que les
théologiens chrétiens ont simplement présupposé la priorité herméneutique de
Genèse 1 à 3 sur le reste de l'Ancien Testament, ils ont généralement répondu à cette
question en suggérant que l’agir de Dieu en tant que Consommateur implique
initialement l'humanité dans et à travers des structures anthropologiques générales
« en place », pour ainsi dire, avant l'élection d'Israël par Dieu et en dehors de lui. Barth
soutient au contraire que Gen 1-3 relate simplement l'histoire de l'alliance particulière
entre Dieu et la création qui se concrétise dans et par l'élection d'Israël par Dieu (CD
III / l, 273). Pour Barth, donc, l’agir de Dieu en tant que Consommateur implique
initialement l’humanité dans et par l’élection qu’il fait d’Israël ; et, réciproquement, il
7
crée les structures générales de l'être humain en ayant Israël en vue. Barth fait ainsi
de l'alliance de Dieu avec Israël un élément constitutif de son œuvre en tant que
Consommateur de la création, d'une manière qui, à ma connaissance, est sans
précédent dans la théologie chrétienne. Encore une fois, la description par Barth de
l’action de Dieu en tant que Consommateur se met au service de sa christologie.
L'alliance de Dieu avec Israël n'est finalement que la forme provisoire de son action
de consommation, qui, dans sa forme la plus particulière, est simplement identique à
Jésus-Christ, qui, en tant que personne et action, est le fondement et
l'accomplissement de l'alliance de Dieu avec Israël et avec toute la création.
La deuxième grande réussite de la doctrine barthienne d’Israël est sa répudiation
consciente du substitutionnisme punitif. Pour mémoire, le substitutionnisme punitif,
apparaît chaque fois que les chrétiens proclament l'abrogation et l'annulation de
l'élection d'Israël par Dieu en raison du rejet de l'évangile par Israël. Dans la plus vive
opposition possible au substitutionnisme punitif, Barth affirme, maintes et maintes fois,
de manière massive et minutieuse, que l'élection d'Israël est permanente et
incontournable malgré son rejet de l'Évangile. Selon une formulation typique de Barth,
les Juifs sont « encore aujourd'hui le peuple élu de Dieu dans le même sens que
depuis le début ... » 10.
Une fois de plus, les motifs ultimes de Barth pour rejeter le substitutionnisme punitif,
sont christologiques. En vérité, Barth rend conceptuellement incohérente toute idée du
rejet d’Israël par Dieu sur la base de sa reconstruction christologique de la double
prédestination. Selon Barth, le rejet inévitable par Dieu de l'humanité pécheresse
tombe exclusivement sur Jésus-Christ, l'Agneau de Dieu, en qui il est vaincu au
bénéfice de tous. L'élection d'Israël est "irrévocable" car elle repose sur l'élection de
l'humanité par Dieu en Christ, en qui le rejet de Dieu par le pécheur est "toujours déjà"
dépassé et vaincu par la miséricorde de Dieu.
Aujourd'hui, quand on célèbre la doctrine barthienne d’Israël comme un tournant
important dans l'histoire de la pensée chrétienne, c'est généralement du rejet par Barth
du substitutionnisme punitif qu’il est question. Compte tenu en particulier du contexte
historique de Barth, cet aspect de son enseignement avait une puissance indéniable
et une résonance prophétique. Pourtant, si le refus du substitutionnisme punitif par
Barth est remarquablement cohérent et inflexible, il est également rétrospectivement
notoirement étroit. Ce que Barth rejette à propos de l’enseignement traditionnel sur ce
point, ce n’est pas l’opinion selon laquelle Israël, en tant que peuple, se caractérise
avant tout par sa désobéissance et son péché, à la fois avant et après le Christ (cf. CD
II / 2.198 et suiv.). Barth ne rejette pas non plus l'idée qu'Israël est spécifiquement
ordonné à porter le fardeau visible du jugement de Dieu en raison de sa désobéissance
(CD II / 2, 206 et suiv.). Bien au contraire, Barth développe ces deux thèmes en
s’appuyant avec enthousiasme sur la polémique chrétienne traditionnelle, qui est pour
le moins profondément irritante pour la plupart d’entre nous aujourd’hui (cf. CD 1/2:
510). En vérité, ce que Barth rejette à propos du substitutionnisme punitif, c’est
uniquement – mais, dans ce cas, tout à fait – l’idée que le péché persistant d’Israël et
le jugement de Dieu peuvent toujours conduire éventuellement à l’abrogation par Dieu
de l’élection d’Israël.
Au vu de la portée réduite du rejet par Barth du substitutionnisme punitif, il n'y a
vraiment aucun mystère dans la polarité, souvent remarquée, de la rhétorique de Barth
10 Karl Barth, Against the Stream: Shorter Post-War Writings, 1946-1952, ed. Ronald Gregor Smith
(London: SCM, 1954), 200.
10
8
à propos d'Israël, qui englobe les affirmations les plus fortes de l'élection éternelle
d'Israël et les condamnations les plus sévères de son aveuglement persistant et
obstiné. La plus intéressante question qui se pose est la suivante: qu’est-ce qui
explique l'étroitesse relative du rejet par Barth du substitutionnisme punitif? Pour
répondre à cette question, nous devons examiner la position de Barth vis-à-vis du
substitutionnisme sous sa forme la plus profondément enracinée dans le modèle
classique, à savoir le substitutionnisme économique. Pour rappel, le substitutionnisme
économique soutient que l'alliance de Dieu avec Israël est ordonnée dès l’origine à un
accomplissement en Jésus-Christ. La venue du Christ rend Israël inutile, non en ce qui
concerne son contenu intérieur, qui est accompli et préservé dans l’Église, mais en ce
qui concerne la forme extérieure, c’est-à-dire les marqueurs distinctifs de l’identité et
de l’existence juive, tels que l’appartenance à un peuple, la circoncision, la Torah, la
terre. Il convenait qu'Israël définisse son identité en se référant à ces marqueurs de
l'Ancien Testament antérieurs à Jésus-Christ, car les équivalents ecclésiaux n'étaient
pas encore disponibles. Mais une fois que le Christ est venu, Israël ne peut rester
obéissant qu'en abandonnant les marqueurs d'identité de l'Ancien Testament et en
adoptant leurs équivalents dans le Nouveau Testament. Si Israël persiste à définir son
identité en se référant à ces marqueurs postérieurs au Christ, il le fait en violation de
la volonté révélée de Dieu à son égard.
D'une manière générale, la position de Barth vis-à-vis du substitutionnisme
économique est l'inverse de sa position à l’égard du substitutionnisme sous ses autres
formes. Il défend le premier aussi implacablement qu'il s'oppose au dernier. Je pense
que la raison de cette différence est liée à l’impulsion directrice de la théologie de
Barth, à savoir ses efforts pour amener le modèle classique sous un contrôle
christocentrique plus cohérent. Alors que le christocentrisme de Barth tendait à militer
contre le substitutionnisme structurel et punitif, il ne le conduisit pas simplement à
embrasser le substitutionnisme économique mais à l'exposer d'une manière
exceptionnellement rigoureuse. Les résultats sont doublement malheureux pour la
doctrine barthienne d'Israël et pour sa théologie dans son ensemble. L'adhésion de
Barth au substitutionnisme économique ne le rend pas seulement vulnérable au semignosticisme latent du modèle classique, il a également tendance à réduire
radicalement la mesure dans laquelle il parvient enfin à libérer réellement sa théologie
de l'emprise du substitutionnisme punitif et structurel.
Le passage suivant illustre le substitutionnisme économique de Barth et pourrait même
constituer une sorte de locus classicus pour la logique du substitutionnisme
économique dans la tradition chrétienne.
Le roi, le prêtre, la loi, le sacrifice, le tabernacle, le temple, la terre sainte: doivent être
évalués comme un groupe cohérent de signes pointant vers un centre commun. Mais,
bien sûr, nous devons également voir un signe – le signe, en quelque sorte, de la
supériorité et de la liberté de la chose signifiée par rapport à n'importe lequel des
signes – dans le fait que tout ce monde des signes de l’AT disparaît, pour ainsi dire,
dans l’éclat de la manifestation du Christ (CD 1/2226, italiques ajoutés).
Barth écrit presque immédiatement après:
À la place de tout l'ancien monde des signes, marche l'Église avec ses apôtres et son
kérygme, avec le baptême et le repas du Seigneur: c'est réellement tout ce qu'il y a à
dire sur l'Église et sa visibilité. Évidemment, le changement et la réduction des signes
et des choses correspondantes sont conditionnés par le passage de l'âge du Messie
attendu à celui du Messie venu. La substance reste la même, mais l'oikonomia, la
dispensatio, l'exhibitio, la manifestatio de la révélation ont changé (CD 1 / 2.226).
9
Comme les précédents promoteurs du modèle classique, Barth soutient que Jésus
Christ accomplit et achève l'alliance de Dieu avec Israël, et, ce faisant, la fait passer
de son état transitoire à sa forme durable. Plus énergiquement que ses prédécesseurs,
cependant, Barth décrit l’identité éternelle de Jésus exhaustivement en termes d’acte
central unique d'accomplissement et d’achèvement. Certes, Barth, comme les
meilleurs de ses prédécesseurs, insiste sur le fait que Christ corrobore
l'accomplissement de l'alliance de Dieu avec Israël plutôt qu’il ne la détruit. En utilisant
la formule conçue par Irénée et employée plus tard par Calvin, Barth soutient
qu’Ancienne et Nouvelle Alliances ne diffèrent pas dans leur substance intérieure mais
seulement dans leur forme extérieure. Pourtant, pour Barth, cette forme extérieure
comprend tous les marqueurs qui définissent l'identité d'Israël dans l'économie de
l'Ancien Testament, y compris l'existence et la vocatin d'Israël en tant que peuple
naturel. Pour Barth, le rôle d'Israël, en tant que peuple charnel, appartient – au moins
en principe – à la forme passagère et non à la substance durable de l’histoire
d'alliance.
Le premier Israël, constitué sur la base de la descendance physique d’Abraham a
rempli sa mission maintenant que le Sauveur du monde en est sorti et que son Messie
est apparu. Ses membres ne peuvent qu’accepter ce fait avec gratitude, et comme une
confirmation de leur plus profonde élection et un appel à se rattacher au peuple de ce
Sauveur, leur propre roi, dont les Gentils sont maintenant appelés à être membres
également. La mission d’Israël en tant que communauté naturelle a maintenant fait son
temps et ne peut être poursuivie ni répétée (CD III / 2.584, italiques ajoutés).
Christ met fin au parcours d'Israël en tant que peuple naturel. Après quoi, le destin
légitime unique d'Israël doit être repris dans l'Église, le nouvel et véritable Israël, dans
lequel la signification de son identité en tant que peuple charnel est définitivement
transcendée.
Le substitutionnisme économique de Barth apparaît avec une clarté particulière dans
sa compréhension du Christ comme fin de l'histoire. Pour Barth, l'histoire au sens strict
se réfère au déploiement de l'alliance de Dieu avec la création (CD III / 2.160). Mais
comme ce déploiement a lieu en Jésus-Christ, Barth soutient que cette histoire au sens
strict prend fin avec la crucifixion du Christ et sa résurrection. « L'histoire humaine s'est
en fait terminée à ce moment-là » (CD IV / 1, 734). L'histoire de l’alliance étant le
support caractéristique de l’existence temporelle d’Israël avant Jésus Christ, le Christ
[est la] fin de l'histoire de l'alliance, en général, et de l'histoire de l'alliance d'Israël, en
particulier. L’Église, en revanche, ne vit pas dans l’histoire de l’alliance en tant que
telle (puisque celle-ci est achevée), mais dans le temps caractérisé par le souvenir de
histoire de l'alliance sous sa forme accomplie. Dans son paragraphe consacré au
temps, dans la Dogmatique de l’Église, III / 2, Barth écrit:
La parole divine de bénédiction, telle que la conçoit le Nouveau Testament, a été
prononcée une fois pour toutes dans l’incarnation de la Parole de Dieu (par contraste
avec l'appel et l'élection d'Abraham), et ne peut donc être répétée (comme en Israël),
de même que toute la suite « de génération en génération » qui avait pour but la venue
du Messie a été enlevée par cette, venue, comme la circoncision (CD III / 2.582).
Avec un tel jugement, Barth risque de mener la logique du substitutionnisme
économique jusqu’à sa conclusion gnosticisante précise. Rédemption en Christ
signifie délivrance – non, certes, de la création – mais de l'histoire et surtout de cette
histoire constituée par l'alliance vivante de Dieu avec les Juifs.
Il semble qu’il n’existe, dans la Dogmatique de l’Église, qu’un seul passage, bref mais
séduisant, où Barth semble nuancer ce qui, sinon, paraîtrait constituer une adhésion
10
sans faille au substitutionnisme économique. Il figure en CD II / 2: 206 et suiv., où
Barth examine la situation imaginaire qui résulterait de l’acceptation de l’Évangile par
Israël. Dans ce cas, suggère Barth, Israël « revivrait » dans l'Église et offrirait, aux
côtés de l'Église des gentils, un témoignage israélite distinct de la miséricorde de Dieu
en Christ. Le témoignage de l'Église rendrait alors manifeste une « différenciation »
interne qui « confirmerait son unité ». Barth, il est vrai, n'offre aucune explication de la
manière dont l'existence identifiable d'Israël au sein de l'Église pourrait être maintenue.
Néanmoins, il trouve une place pour Israël grâce à l'économie du salut de Dieu dans
sa forme accomplie, mais, de ce fait, il remet en question un principe clé du
substitutionnisme économique.
Néanmoins, pour autant que je sache, Barth ne reprend jamais ce thème. En outre,
dans les derniers volumes de sa Dogmatique de l'Église, où, comme nous l'avons vu,
Barth déclare fermement que l'histoire d'Israël, « en tant que communauté naturelle, a
maintenant fait son temps et ne peut se poursuivre ni se répéter », il semble
explicitement exclure la possibilité d'une existence continue d'Israël "au sein" de
l'Église. Pourquoi Barth ferme-t-il cette fenêtre ? Je pense que la réponse est liée à la
logique du modèle classique adopté par Barth. Pour Barth, comme pour beaucoup de
théologiens juifs, l’existence identifiable d’Israël en tant que peuple est en définitive
inextricablement liée à des marqueurs d’identité et d’élection tels que la circoncision,
l’appartenance à un peuple, la Torah, la terre, etc. Mais Barth, tout comme le modèle
standard qu’il préconise, a toujours soutenu que ces marqueurs étaient "annulés" par
la venue du Christ. Jamais, pas même dans les passages pertinents de CD II / 2, Barth
ne suggère que ces marqueurs pourraient ou devraient occuper une place dans
l'Église après le Christ. Mais alors, comment Israël pourrait-il continuer à exister en
tant qu'Israël au sein de l'Église? En CD II / 2, Barth ne le dit pas, et dans ses écrits
ultérieurs, il semble avoir conclu que cette continuation d’existence ne pouvait
finalement pas être conforme à l'intention révélée de Dieu.
En fin de compte, l'adoption rigoureuse du substitutionnisme économique par Barth
compromet son rejet du substitutionnisme sous ses autres formes. C’est certainement
vrai en ce qui concerne son rejet du substitutionnisme punitif. Certes, il professe la
fidélité de Dieu à Israël après le Christ. Néanmoins, il reste vrai pour Barth qu'Israël
est en principe périmé et obsolète. Dans un sens très réel, Barth ne peut donc
comprendre la continuation de la vie d'Israël en tant que peuple, après le Christ, que
comme fonction de sa désobéissance. Ainsi, Barth a-t-il pu faire, en 1946, la remarque
suivante, à l’Université de Bonn à demi en ruines: « À côté de l’Église, il existe encore
une synagogue fondée sur la négation de Jésus-Christ et une continuation
impuissante de l’histoire d’Israël, qui a atteint sa plénitude il y a longtemps » 11. Dieu
reste fidèle à Israël en tant que synagogue, mais cela ne change rien au fait que
l'existence de la synagogue est fondamentalement vide et sans pouvoir, fondée qu'elle
est sur la désobéissance à Dieu.
Le substitutionnisme économique de Barth ruine également ce qui est, à bien des
égards, l’aspect le plus intéressant de sa doctrine d’Israël, à savoir, son effort pour
rendre l’élection d’Israël déterminante pour la formulation de conclusions dogmatiques
de nature générale et contraignante. Car si décisive que soit l’élection d’Israël par Dieu
pour saisir l’alliance de Dieu avec la création à ses étapes inaugurales, Israël n’est
11
Karl Barth, Dogmatics in Outline (New York: Harper & Row, 1959), p. 81.
11
toujours, en dernière analyse, que la forme provisoire ou préparatoire de l’alliance de
Dieu avec la création.
Dans sa forme définitive, l'alliance de Dieu avec la création est simplement identique
à la personne de Jésus-Christ. C'est pourquoi Jésus-Christ a toujours préséance sur
Israël en tant qu'arbitre du jugement dogmatique. En conséquence, l'alliance de Dieu
avec Israël finit souvent par s'avérer finalement un peu moins concluante pour forger
des conclusions dogmatiques. Ce que dit Barth de la Mitmenschlichkeit [solidarité
humaine] en est un exemple éloquent. Selon Barth, la bonté intrinsèque de l'humanité
en tant que créature réside dans son aptitude à former un partenariat d'alliance, une
aptitude que Barth trouve incarnée dans la socialité fondamentale de l'humanité, ou
ce qu’il appelle la co-humanité (CD III / 2, 222-324). Lorsque Barth expose sa
conception de la co-humanité dans le contexte de l'alliance de Dieu avec Israël, il
l'interprète comme englobant non seulement la relation homme-femme, mais aussi la
relation d’une génération avec la suivante. De cette manière, Barth fait une stipulation
dogmatique, pour ainsi dire, de la manière caractéristique par laquelle Israël participe
à l'histoire de l'alliance, c'est-à-dire en tant que famille naturelle dans le temps. Mais
finalement, Barth redéfinit le contenu essentiel de la créativité humaine pour exclure
l’inter-générationnalité, au motif que la fraternité avec le Christ ne présuppose pas la
relation d’une génération à l’autre.
Barth explique que la nécessité de procréer n'a été imposée à Israël que dans la
perspective de la venue du Messie, après quoi l'importance de la séquence des
générations est définitivement éclipsée (cf. CD III / 4, 142-143, 200, 266). La
conclusion de Barth sur ce point incarne à la fois le substitutionnisme structurel et le
substitutionnisme économique, dans la mesure où le Christ remplace Israël comme
critère de jugement dogmatique, tout en privant Israël de son fondement nécessaire
dans la structure ontologique de la co-humanité
En dernière analyse, la doctrine barthienne d’Israël éclaire ce que je crois être les
structures, et donc les limites, profondes de la solution irénéenne du canon. En
soumettant le modèle classique à une correction christologique cohérente, Barth va
aussi loin qu'il est possible d'aller dans les limites du modèle classique en rejetant les
modèles reçus du substitutionnisme chrétien. Si la théologie de Barth reste
profondément substitutionniste au sens économique, je crois que c'est parce que le
substitutionnisme est une part pratiquement inextricable de la solution classique
adoptée par Barth. Aucun degré supplémentaire de focalisation christologique à
l’intérieur du modèle classique ne peut vaincre le substitutionnisme économique, pour
la simple raison que le substitutionnisme est un corrélat direct du christocentrisme très
réel que le modèle classique a toujours traditionnellement incarné. Je m’empresse
d’ajouter que dire cela n’est pas souscrire à la thèse selon laquelle la christologie est
intrinsèquement antijuive. Je ne pense pas que ce soit le cas. Mais c’est dire que le
modèle classique fournit une grammaire pour exprimer la confession ecclésiale du
Christ, dont l'intention, si anti-gnostique, qu’elle se veuille, ne l’est que partiellement
en dernière analyse. Aller plus loin que Barth l’a fait en rejetant le substitutionnisme
revient en fait à rouvrir la question que le modèle herméneutique d’Irénée devait
résoudre, il y a quelque 1 800 ans, à savoir: le canon chrétien est-il à la fois un corpus
théologique et narratif ?
En outre, il s’agit de tenter de répondre à cette question de manière à permettre à la
confession chrétienne du Dieu d’Israël de critiquer et de corriger - non seulement les
schémas de la théologie naturelle qui s’y sont infiltrés –, mais les prémices latentes et
gnostiques du modèle classique lui-même.
12
III
Pour conclure, je ferai trois brèves suggestions concernant la manière dont la question
de l'unité du canon pourrait s’avérer utile dans le sillage de la doctrine d'Israël de Karl
Barth.
La première suggestion concerne la manière dont les chrétiens conçoivent
l’agencement narratif (intrigue), ou l’exposé global, du canon. Ici, il me semble que la
question décisive concerne la manière de concevoir l'épisode initial du récit ou, en
d'autres termes, comment concevoir l’action primordiale du Dieu d'Israël comme
Consommateur de la création. La compréhension, par la théologie, de l’action de Dieu
en tant que Consommateur revêt une importance décisive car elle établit le contexte
du dessein divin, à la fois antérieur et postérieur au cataclysme du péché, et la
nécessité de la rédemption, et établit donc le contexte dans lequel la signification
sotériologique de Jésus-Christ est clairement définie.
En un sens réel, Barth a déjà réussi à comprendre le point crucial quand il affirme que
l’agir de Dieu en tant que Consommateur implique la création humaine dans et par
l'alliance de Dieu avec Israël, et coïncide donc avec l'histoire de Dieu avec Israël et les
nations. La question est de savoir si cette compréhension de l’action de Dieu en tant
que Consommateur peut être élargie de manière à ce que son application ne soit pas
prématurément limitée à la période qui s'étend d'Abraham au Golgotha. En d'autres
termes, les chrétiens peuvent-ils concevoir l’agir de Dieu en tant que Consommateur
de telle sorte que l'élection d'Israël par Dieu et la distinction qui en résulte entre Israël
et les nations soient tout aussi pertinentes pour la consommation – passée, présente
et future – du monde par Dieu, comme l’est, par exemple, la distinction entre Créateur
et créature ? Je pense qu'une telle vision des choses est possible si l’action de Dieu
en tant que Consommateur est comprise comme coextensive au monde du temps et
de l'espace, et si l’agir de Dieu en tant que Consommateur est conçu pour impliquer le
monde par le biais d'économies de bénédiction mutuelle entre ceux qui sont et qui
restent différents, pas seulement au niveau créé, du masculin et du féminin, mais aussi
au niveau de l'alliance des Juifs et des Gentils, d'Israël et des nations.
La deuxième suggestion concerne la manière de comprendre la relation théologique
des deux parties principales du canon chrétien. (Ce problème va évidemment bien audelà de la simple recherche d'alternatives appropriées aux appellations d'Ancien et de
Nouveau Testament, bien que cette tâche soit probablement inévitable si l'Église a
l'intention de mettre derrière cela des schémas de pensée substitutionnistes. Je
propose donc "les Écritures" et "le témoignage apostolique" en tant qu'alternatives
bibliquement et théologiquement saines.) Ici, je pense, la question cruciale est de
savoir si les chrétiens peuvent saisir la relation des deux parties principales du canon
de manière à ce que les Écritures puissent fournir le contexte herméneutique
indispensable au témoignage apostolique sans prétendre que le témoignage des
Écritures s’épuise ou même réside principalement dans sa référence à Jésus. Encore
une fois, je pense que la réponse est oui, si les chrétiens sont prêts à rechercher la
convergence des Écritures et du témoignage apostolique concernant le règne du Dieu
d'Israël à la fin des temps, plutôt qu'immédiatement dans la christologie. Dans cette
optique, l'unité des Écritures et du témoignage apostolique consiste principalement
dans leur orientation commune vers le règne du Dieu d'Israël à la fin des temps. Au
sein de cette unité, la tâche spécifique des Écritures est de témoigner de la constitution
durable de la réalité en Dieu, et surtout de ces relations de différence et de
dépendance mutuelle, au travers desquelles Dieu consomme la création, y compris,
principalement, la différence ineffaçable et la dépendance mutuelle d’Israël et des
13
nations. Par contre, la charge spécifique du témoignage apostolique est d’attester de
la restitution proleptique de la réalité en Dieu, laquelle est garantie irrévocablement
dans la personne et l’action de Jésus de Nazareth, héraut et sceau du règne
eschatologique du Dieu d'Israël.
La dernière suggestion concerne la finalité herméneutique ou le point focal vers lequel
converge toute interprétation chrétienne du canon. En réalité, c’est la question la plus
importante de toutes. Est-il même concevable que l'Église puisse nuancer sa
revendication que Jésus-Christ est l’unique sujet de toute interprétation biblique, sans
renoncer totalement à l'intégrité théologique de son canon et sans ouvrir la porte (que
Barth cherchait à fermer une fois pour toutes) à tout esprit imaginable de théologie
naturelle néo-païenne ? Encore une fois, c’est avec prudence que je me risque à
répondre oui, mais alors, dans ce cas, à une seule condition, à savoir, que la théologie
chrétienne cherche le but (scopus) des Écritures et le témoignage apostolique dans la
glorification eschatologique du nom de Dieu, une glorification future dont la grammaire
doxologique peut être résumée – de manière succincte mais irréductible – dans la
formule, "YHWH le Dieu Trine". Une telle compréhension du but de la Bible ne
diminuerait pas "le nom qui est au-dessus de tout nom", mais elle susciterait sa
louange, appropriée parce que non-substitutionniste, "à la gloire de Dieu le Père" (Ph
2, 9.11).
© R Kendall Soulen
Wesley Theological Seminary, 4500 Mass. Ave NW, Washington CD 20016-5690
Traduction française mise en ligne le 20 octobre 2018, sur Academia.edu
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