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Karl Barth et l’avenir du Dieu d’Israël, R. Kendall Soulen

En me lançant – avec un optimisme imprudent dans la traduction de ce substantiel article, je n'avais pas la moindre idée de la difficulté considérable de la tâche que j'assumais. Je me rendis vite compte du double défi qu'il constituait pour le non-théologien que je suis. Tout d'abord, je devais me mesurer aux concepts et au vocabulaire d'un auteur savant qu'est le théologien méthodiste américain réputé, R. Kendall Soulen, rompu à la théologie systématique, discipline dont j'ignore pratiquement tout. Et, pour rendre les choses plus difficiles encore,, le dit auteur passait au crible la doctrine d'un célèbre théologien du siècle dernier, dont la pensée n'est pas des plus faciles à comprendre pour un non-spécialiste, Karl Barth. Je prie donc les lecteurs érudits de faire preuve de miséricorde en lisant cette traduction, qui je le crains, ne sera pas exempte de faiblesses, voire d'erreurs. J'accueillerai avec reconnaissance toutes les remarques et corrections que l'on voudra bien m'adresser. Menahem R. Macina ([email protected]).

Karl Barth et l’avenir du Dieu d’Israël, R. Kendall Soulen Traduction française (avec autorisation de l’auteur) par Menahem R. Macina, de R. Kendall Soulen, “Karl Barth and the Future of the God of Israel,” PRO ECCLESIA Vol. VI, No. 4, 413-28. Texte original en ligne sur le site Academia.edu. Les initiales CD (Church Dogmatics) réfèrent à l’ouvrage majeur de Karl Bart, Dogmatique de l’Eglise, cité dans sa version anglaise par Kendall Soulen. Note du Traducteur En me lançant – avec un optimisme imprudent dans la traduction de ce substantiel article, je n’avais pas la moindre idée de la difficulté considérable de la tâche que j’assumais. Je me rendis vite compte du double défi qu’il constituait pour le non-théologien que je suis. Tout d’abord, je devais me mesurer aux concepts et au vocabulaire d’un auteur savant qu’est le théologien méthodiste américain réputé, R. Kendall Soulen, rompu à la théologie systématique, discipline dont j’ignore pratiquement tout. Et, pour rendre les choses plus difficiles encore,, le dit auteur passait au crible la doctrine d’un célèbre théologien du siècle dernier, dont la pensée n’est pas des plus faciles à comprendre pour un non-spécialiste, Karl Barth. Je prie donc les lecteurs érudits de faire preuve de miséricorde en lisant cette traduction, qui je le crains, ne sera pas exempte de faiblesses, voire d’erreurs. J’accueillerai avec reconnaissance toutes les remarques et corrections que l’on voudra bien m’adresser. Menahem R. Macina ([email protected]). Peu de traits de la théologie de Barth sont aussi lourds de promesses et de dangers que sa doctrine d'Israël. Souvent crédité, à juste titre, d’avoir, presque seul, redonné au thème de l’élection d’Israël sa centralité pour la théologie chrétienne, Barth est également fustigé pour avoir repris et même exacerbé certains des aspects les plus perturbants de la polémique chrétienne à l’encontre des Juifs. Heureusement, nous disposons maintenant de plusieurs monographies qui décrivent en détail le développement et les contours de la doctrine de Barth concernant Israël 1. Le but du présent essai est de tracer un vaste cadre systématique qui permettra d’évaluer la doctrine barthienne d’Israël dans le contexte de la grande tradition chrétienne. J'espère que le résultat clarifiera non seulement la grandeur et les limites de la doctrine barthienne d’Israël, mais également le défi permanent que constitue Israël pour les questions fondamentales de la réflexion théologique chrétienne. I Pour mieux évaluer la doctrine barthienne d’Israël, il convient de le faire à la lumière de ce que l'on pourrait appeler hardiment l’explication classique de l'unité du corpus Katherine Sonderegger, That Jesus Christ was Born a Jew Karl Barth's "Doctrine of Israel" (University Park, PA The Pennsylvania University Press, 1992) ; Berthold Klappert, Israel und die Kirche Erwägungen zur Israellehre Karl Barths, Theologische Existenz Heute, 207 (München Christian Kaiser, 1980) ; et Friedrich-Wilhelm Marquardt, Die Entdeckung des Judentumsfur die christliche Theologie Israel im Denkens Karl Barth (München Christian Kaiser, 1967). 1 1 scripturaire canonique. Cette explication classique peut aussi être appelée irénéenne, puisque Irénée en a tracé les contours principaux à l’occasion de son combat contre les Gnostiques, et a ainsi appris aux générations subséquentes de chrétiens à lire ce corpus canonique comme une unité théologique et narrative 2. L’explication classique – ou irénéenne – de l'unité du corpus scripturaire canonique peut être caractérisée par les solutions qu'elle apporte à trois problèmes incontournabmes : Quel est le narratif ou le scénario global du corpus scripturaire canonique ? Quel est le lien entre les deux parties principales de ce corpus canonique ? Et quel est le but herméneutique ou le point focal de cet ensemble? En ce qui concerne la première question, l’explication classique répond que la trame du corpus scripturaire canonique est constituée par la séquence narrative de quatre épisodes clés : création (ou mieux, création en vue de la consommation), chute, rédemption en Jésus-Christ, et consommation finale. Ces quatre événements jouent un rôle particulièrement important dans l'interprétation chrétienne du canon, car ils constituent le cadre historique qui englobe toutes les autres réalités bibliques et extrabibliques. Comme dans le synopsis d’une pièce de théâtre ou d’un opéra, la création, la chute, le rachat et la consommation finale définissent, par leur enchaînement et leur corrélation, le cadre dramatique selon lequel tous les autres personnages et incidents sont compris. En ce qui concerne la deuxième question, l’explication classique répond que la relation entre les deux parties principales du canon est correctement résumée par les dénominations Ancien Testament et Nouveau Testament. L'Ancien et le Nouveau Testament ont pour ingrédient commun une seule économie de salut centrée sur Jésus-Christ. Ce qui distingue les deux Testaments est la manière dont ils se réfèrent à leur centre christologique commun. L'ancien Testament oriente vers le Christ de manière prophétique, préparatoire et typologique, tandis que le Nouveau Testament renvoie au Christ de manière apostolique, définitive et archétypique. Dans la formulation célèbre et extrêmement influente d'Irénée, les deux Testaments sont les mêmes en ce qui concerne la substance intérieure et ne diffèrent que par la forme extérieure accidentelle 3. En ce qui concerne le dernier problème, l’explication classique indique que la cible herméneutique, ou le point focal, du canon dans son ensemble est Jésus-Christ. Bien que le canon fasse sans aucun doute allusion à Jésus-Christ de multiples façons, il est le fondement ultime de l'unité dans la diversité du témoignage scripturaire. Considérés comme des aspects complémentaires d'un même cadre herméneutique, ces trois caractéristiques constituent ce qui est certainement l'exemple le plus influent de ce que Charles Wood a appelé une « conception canonique », à savoir, une interprétation imaginative de la manière dont le canon chrétien est cohérent en tant que corpus théologique 4. Depuis ses origines au deuxième siècle, la conception canonique classique (ou modèle classique, pour faire court) a exercé une attirance presque universelle tout au long de l'histoire chrétienne ultérieure. Même si la théologie Pour le rôle crucial d'Irénée dans la conception du cadre classique d'interprétation du canon en tant qu'unité, voir Rowan A Greer, "The Christian Bible and its Interpretation", dans James L Kugel and Rowan A Greer, Early Biblical Interpretation (Philadelphia Westminster Press, 1986), 109-208. 3 Irénée, Ontre les Hérésies, 4, 9. 4 Charles Wood développe l’idée d’une conception canonique dans The Formation of Christian Understanding, an Essay in Theological Hermeneutics (Philadelphia Westminster Press, 1981), voir spécialement le chapitre 4. 2 2 chrétienne a été remplie de débats polémiques sur presque tous les sujets imaginables, ces débats se sont généralement déroulés selon les paramètres de la solution classique pour le canon. Toutefois, au cours des dernières décennies, un aspect du modèle classique qui n’avait jamais été contesté est devenu l’objet d’un examen approfondi : sa doctrine d’Israël. Malgré ses origines polémiques anti-gnostiques, voire, curieusement, à cause d’elles, le modèle classique décrit la relation de l’Église avec Israël de manière profondément substitutionniste, à savoir, l’Église a supplanté ou remplacé Israël de manière définitive après le Christ. Ces dernières années, cet enseignement du substitutionnisme est de plus en plus considéré comme la pierre angulaire de la doctrine de l'antijudaïsme chrétien 5. Malheureusement, le substitutionnisme semble être profondément enraciné dans la logique du modèle classique. En fait, je dirais que le modèle classique a généralement fait preuve de substitutionnisme sous trois formes distinctes mais qui se renforcent mutuellement 6. Une première forme est ce que j'appelle le substitutionnisme économique. Comme son nom l'indique, le substitutionnisme économique soutient que, dès le début, le dessein de Dieu pour un Israël charnel dans l'économie du salut était destiné à être accompli et complété par la venue du Christ, après quoi sa place devait être prise par l'Église. Le substitutionnisme est profondément inscrit dans la logique du modèle classique, étant en quelque sorte inhérent aux trois caractéristiques du modèle. Pour comprendre pourquoi, considérons ce qui suit. Selon le modèle classique, Israël et l’Église dépendent, exclusivement et entièrement, de leur référence sotériologique à Jésus-Christ. Mais Israël et l'Église se réfèrent au Christ de manière différente et fondamentalement asymétrique. Israël correspond au Christ de manière préfigurative et charnelle, tandis que l'Église correspond à JésusChrist de manière définitive et spirituelle. En conséquence, l'avènement du Christ accomplit et transforme l'économie du salut de manière irrévocable dans le temps. Tout ce qui caractérise l’économie sous sa forme israélite est accompli et rendu obsolète par son équivalent ecclésial. Ainsi, la loi mosaïque écrite est remplacée par la loi spirituelle du Christ, la circoncision est remplacée par le baptême, l'ascendance naturelle est remplacée par la foi en tant que critère d'appartenance à la communauté du salut, etc. En résumé, l'avènement du Christ accomplit l'espérance spirituelle essentielle d'Israël tout en rendant son existence charnelle théologiquement obsolète. Meliton de Sardes, écrivain du deuxième siècle, incarne la logique de la substitution économique dans le passage lyrique suivant: Le peuple [Israël] avait du prix avant que l'Église ne fût édifiée, et la Loi était admirable avant que l'Évangile ne vînt à la lumière. Mais quand l'Église fut édifiée et que l'Évangile fut exposé, L'enseignement de la substitution a été contesté non seulement par de nombreux théologiens, tels Franklin Littell, A Roy Eckardt, Douglas John Hall, Michael Wyschogrod et Berthold Klappert, mais également par des déclarations officielles de l'Église. Typique de ces dernières est le passage suivant d'une déclaration de l'Assemblée générale de l'Église presbytérienne de 1987 (États-Unis) « Nous croyons et attestons que cette théorie de la substitution, ou du remplacement, est néfaste et doit être réexaminée puisque l'Église cherche à proclamer l'action salvifique de Dieu auprès de l'humanité ». Texte cité dans Alan Brockway et al., The Theology of the Churches and the Jewish People (Geneva WCC Publications, 1988), 111 D. 6 Pour une description plus complète du modèle classique et de ses relations avec ces trois types de substitutionnisme, ainsi que pour une alternative constructive, voir R. Kendall Soulen, The God of Israel and Christian Theology (Fortress, 199 (Fortress, 1996). 5 3 la figure fut rendue vaine, transmettant sa puissance à la réalité. Et la Loi fut accomplie, transmettant sa puissance à l’Évangile. [...]. le peuple [juif] fut rendu vain quand l'Église fut édifiée 7. Comme ce passage le suggère, la rhétorique du substitutionnisme économique ne doit pas nécessairement être ouvertement hostile à Israël, et elle est, en réalité, souvent élogieuse à sa manière. Après tout, pour le substitutionnisme économique, c’est le salut, et non le péché, qui rend Israël obsolète. Néanmoins, le substitutionnisme implique clairement la vétusté ontologique, historique et morale de l'Israël charnel, après le Christ. À cet égard, le substitutionnisme économique représente, je crois, un gnosticisme chrétien édulcoré et orthodoxe, un gnosticisme non de l’être mais de l’histoire. En d'autres termes, le substitutionnisme économique décrit le salut comme une délivrance – non pas de la création du Dieu d'Israël, mais néanmoins de cette histoire ou de cette dispensation du Dieu d'Israël, qui est caractérisée par la relation de Dieu avec les Juifs. Une seconde sorte de substitutionnisme, communément associée au modèle classique, est ce que j'appellerais un substitutionnisme punitif. Le substitutionnisme punitif soutient que Dieu a abrogé avec colère l'alliance avec Israël à cause du rejet de facto de l'évangile par Israël. En règle générale, le substitutionnisme punitif constitue un ajout au substitutionnisme économique, et non son alternative. En principe, l'Israël charnel aurait dû entrer dans l'Église spirituelle, où les marqueurs de l'identité juive de l'Ancien Testament auraient été à la fois accomplis selon leur sens intérieur et rendus obsolètes selon leur forme extérieure. C’est le substitutionnisme économique. En réalité, cependant, l'Israël charnel n'a pas réussi à entrer dans l'Église spirituelle et a donc été rejeté et puni par Dieu. C'est le substitutionnisme punitif. Une fois encore, Meliton exprime clairement ce point de vue : Voilà pour quelle raison, Israël, tu ne tremblas pas devant le Seigneur, devant le Seigneur, tu ne fus pas épouvanté ; devant le Seigneur, tu ne t’es pas lamenté ; alors que tu poussais des cris de lamentation devant tes premiers-nés ; devant le Seigneur suspendu, tu ne déchiras pas tes vêtements ; ce que tu fis devant tes morts ; tu as abandonné le Seigneur… 8 Comme le montre ce passage, la rhétorique du substitutionnisme punitif, contrairement à celle du substitutionnisme économique, est presque toujours ouvertement polémique à l’égard d’Israël et des Juifs. La dernière forme de substitutionnisme communément associée au modèle classique est ce que j'appellerai le substitutionnisme structurel. Le substitutionnisme structurel se réfère au fait que le modèle classique, dans son ensemble, tend à rendre les Écritures hébraïques trop incertaines pour formuler des conclusions doctrinales sur la Melito of Sardis, On Pascha, trans. S. G. Hall (Oxford: Clarendon Press, 1979), 21. 8. Ibid., 57. [La traduction française donnée ici est extraite de Méliton de Sardes, Sur la Pâque, 41-43, cité d’après Premiers écrits chrétiens, édition publiée sous la direction de Bernard Pouderon, Jean-Michel Salamito, et Vincent Zarini, NRF Gallimard, 2016, p. 236 (Précision de Menahem Macina)]. 8 Ibid., 57. [99, Ibid., p. 245 (référence de Menahem Macina)] 7 4 manière dont Dieu fait participer [à son dessein] la création de manière universelle et durable. Contrairement aux deux formes précédentes dont j'ai parlé, le substitutionnisme structurel n’apparaît généralement pas comme un ensemble explicite d'enseignements sur les Juifs. Au contraire, le substitutionnisme structurel se manifeste comme une caractéristique commune à pratiquement tous les autres domaines de la pensée chrétienne, à savoir, la faculté d’« oubli d'Israël ». Les témoignages de l'oubli d'Israël abondent dans l'édifice classique de la théologie dogmatique chrétienne. On peut commencer par observer simplement que les Crédos (qui reflètent une vision irénéenne du canon) vont généralement du premier au deuxième article sans jeter en passant un regard sur l'Ancien Testament. Considérons ensuite les anciens conciles œcuméniques, à partir de Nicée et au-delà, qui, tant au niveau des problèmes qu’à celui des solutions, se distinguent par leur absence de relations avec l’Ancien Testament. Enfin, rappelons-nous que la plupart des manuels et traités dogmatiques de référence qui, s’inspirent des Crédos et des Conciles, ne contiennent généralement pas un seul passage spécifiquement consacré aux Écritures hébraïques. L’oubli d’Israël par la tradition doctrinale classique de l'Église étant admis, y a-t-il, pour autant, lieu de penser que la faute en est à la structure du modèle classique? Après réflexion, je pense que la réponse est oui. Comme indiqué précédemment, le modèle classique organise le scénario général du canon autour de quatre épisodes cruciaux: la création, la chute, la rédemption et la consommation. Bien que l’Ancienne Alliance ait une place inaliénable dans cette séquence, elle n’en est pas constitutive de la séquence en tant que telle. C’est la raison pour laquelle les Croyances peuvent pratiquement l’omettre, tout en prétendant résumer les affirmations essentielles de la foi œcuménique. En outre, même si les théologiens chrétiens sondent l’Ancienne Alliance à des fins dogmatiques, il reste vrai que la signification de la durée de l’Ancienne est exposée de manière plus claire dans le Nouveau Testament. C’est la raison pour laquelle les Crédos peuvent pratiquement l’omettre, tout en prétendant résumer les affirmations essentielles de la foi œcuménique. L'importance durable de l'alliance est par définition présentée sous une forme plus claire et définitive dans le Nouveau. Par conséquent, l’Ancienne Alliance est finalement non concluante en dernière analyse et peut donc être considérée comme superflue à des fins spécifiquement doctrinales. Je pense que Socinus a été le premier à énoncer explicitement cette règle herméneutique, mais ce faisant, il a simplement exprimé une caractéristique de la grammaire profonde du modèle classique qui était opérationnelle, dans une certaine mesure au moins, dès le début. L’oubli d’Israël n’est donc pas une caractéristique fortuite du modèle classique, mais tend à caractériser la théologie chrétienne précisément en ce qu’elle définit ses problèmes et ses solutions avec une référence primaire à l'intrigue globale du modèle classique. II Nous sommes maintenant prêts à revenir à Karl Barth. De manière générale, Barth souscrit à un récit irénéen de l’unité du canon scripturaire telle qu’elle lui a été transmise à travers diverses traditions de la Réforme, de l’après-réforme et du modernisme. C'est-à-dire que Barth accepte les trois solutions précédemment identifiées comme caractéristiques du modèle classique: 1) l'histoire de la créationen-vue-de-la-consommation, de la chute, du rachat et de la consommation finale ; 2) 5 l'unité-dans-la-différence de l'Ancien et du Nouveau Testament ; 3) Jésus-Christ comme point focal (scopus) de toute interprétation théologique. Bien sûr, Barth remanie ce cadre de manière originale et profondément imaginative. Je pense que la clé de la refonte de Barth peut être décrite assez simplement: Barth prend le troisième élément du modèle, à savoir Jésus-Christ comme source de toute interprétation (ou, selon l’expression de Barth lui-même, comme Parole unique de Dieu), et il remanie les deux autres caractéristiques du modèle en leur apportant une plus grande cohérence matérielle et formelle. Barth espérait que cela garantirait l’intégrité du modèle classique à l’ère moderne en fermant la porte à tous les points d’entrée par lesquels des modes de pensée non baptisés s’étaient traditionnellement infiltrés. Quelles sont les implications du remaniement du modèle classique par Barth pour sa réception des enseignements traditionnels de l'Église sur Israël? La réponse, je pense, est la suivante. Pour rendre le modèle classique plus systématiquement christocentrique, Barth a jugé nécessaire, à titre subsidiaire, d'identifier et de répudier deux des trois formes de substitutionnisme identifiées ci-dessus, à savoir le punitif et le structurel. Cette double répudiation est le triomphe durable de la doctrine barthienne d'Israël. En revanche, la focalisation christologique de Barth a eu l’impact opposé sur le substitutionnisme économique, qui est sans doute la forme la plus complexe de substitutionisme. Barth conserve et réaffirme le substitutionnisme économique: il le prône avec une rigueur inhabituelle. Néanmoins, l'échec de Barth sur ce point est profondément instructif, car il indique des limitations qui ne sont pas uniquement propres à Barth, mais qui appartiennent beaucoup plus à la description irénéenne de l'unité du canon en tant que tel. Mais examinons tout d’abord, la réussite de Barth: la répudiation, fondée sur la christologie, du substitutionnisme structurel et punitif. Pour rappel, le substitutionnisme structurel est à l'œuvre chaque fois que les chrétiens traitent les Écritures hébraïques comme matériellement non concluantespour formuler des conclusions dogmatiques d'une nature générale et contraignante. La confrontation de Barth avec le substitutionnisme structurel s’est cristallisée sans aucun doute dans sa lutte de longue date avec Schleiermacher, dans la dogmatique duquel, un siècle auparavant, le substitutionnisme structurel était passé de la pratique exégétique à une question de principe dogmatique 9. C’est précisément ainsi semble-t-il que Schleiermacher a poussé Barth à vaincre le substitutionnisme structurel avec le même degré d'intention dogmatique. C'est-à-dire que Barth a délibérément adopté la maxime théologique qui veut que le témoignage de l'Ancien Testament, et surtout son témoignage sur l'alliance de Dieu avec Israël, soit réellement décisif pour la formulation de conclusions dogmatiques les plus générales et des plus universelles. Il convient de noter que la conviction de Barth sur ce point repose sur deux prémisses barthiennes de nature spécifiquement christologique: 1) le fait que Jésus-Christ est le le particulier par excellence vis-à-vis duquel toutes les affirmations théologiques générales doivent être formées et éprouvées; et 2) que les Ecritures et l'histoire d'Israël ne sont pas simplement préparatoires à la particularité de Jésus-Christ, mais constitutives de celles-ci. En fin de compte, Barth a rejeté le substitutionnisme structurel pour des raisons christologiques. Il a soutenu que Jésus-Christ devient un code abstrait dans la mesure même où son identité est appréhendée en dehors du témoignage de l'Ancien Testament. 9 Friedrich Schleiermacher, The Christian Faith (Edinburgh: T&T Clark, 1989) esp. §12 and §13 6 Les exemples d'efforts déployés par Barth pour surmonter le substitutionnisme structurel ne sont pas difficiles à trouver. La vérité est que la théologie mature de Barth montre ses efforts constants pour rendre le témoignage de l'Ancien Testament sur l'alliance de Dieu avec Israël matériellement décisif pour la formulation de conclusions spécifiquement doctrinales du type le plus universel, le plus général et le plus contraignant. Deux exemples devraient suffire. L'une des innovations majeures de Barth en théologie proprement dite a consisté à rendre la doctrine de Dieu matériellement et formellement dépendante de la doctrine de l'élection (CD 11/2, 3-93). Pour Barth, l'être éternel de Dieu est son être en acte. Comme on le sait, Barth soumet les récits d’élection reçus à une correction christologique rigoureuse en faisant de Jésus-Christ à la fois l’agent et l’objet de l’élection éternelle de la grâce de Dieu (CD II / 2, 94-145). Barth fonde ainsi la confession que fait L’Église de Jésus-Christ par le biais de la doctrine de l'élection au niveau le plus profond qui soit de la doctrine de Dieu. En même temps, Barth cherche à préserver la spécificité historique de Jésus-Christ en expliquant son élection par référence à la communauté élue composée d'Israël et de l'Église (CD II / 2 195-305). À un certain niveau, ce que dit Barth sur la communauté élue est profondément traditionnel (en fait, il est bien plus traditionnel qu'on ne le reconnaît généralement), dans la mesure où Barth conçoit la relation entre Israël et l'Église comme une séquence temporelle. Cependant, à un niveau plus architectonique, le traitement par Barth de la communauté élue est profondément révisionniste, dans la mesure où il fait de l'élection d'Israël par Dieu un élément constitutif de la doctrine de Dieu en tant que telle, quoique par médiation christologique. On peut soutenir que Barth ne fait ainsi que donner une expression doctrinale explicite à la confession anti-gnostique pérenne de l’Église, selon laquelle le Père de Jésus-Christ n'est autre que le Dieu d'Israël. Aussi vrai que cela puisse être, peu de théologiens antérieurs à Karl Barth avaient réellement réussi à rendre l’élection d’Israël de Dieu déterminante pour la doctrine chrétienne de Dieu en tant que telle. Un autre exemple de la lutte de Barth contre le substitutionnisme structurel apparaît dans sa compréhension du déroulement classique des événements : création en vue de la consommation, chute, rédemption et consommation finale. Bien que Barth accepte ce cadre narratif de manière générale, il lui donne une interprétation étonnamment nouvelle en inversant explicitement la priorité herméneutique traditionnellement attribuée à Gn 1-3, d’une part, et au reste de l’Ancien Testament, de l’autre (cf. III / 1 267f.). Je pense que ce renversement a des implications particulièrement cruciales pour la compréhension du premier épisode de l'intrigue, à savoir la création en vue de la consommation, ou, pour utiliser la terminologie préférée de Barth, la création en vue de l’alliance. La question intéressante sur le plan dogmatique est celle-ci: où et comment l’œuvre de Dieu en tant que Consommateur de la création implique-t-elle initialement l’espèce humaine? Chaque fois que les théologiens chrétiens ont simplement présupposé la priorité herméneutique de Genèse 1 à 3 sur le reste de l'Ancien Testament, ils ont généralement répondu à cette question en suggérant que l’agir de Dieu en tant que Consommateur implique initialement l'humanité dans et à travers des structures anthropologiques générales « en place », pour ainsi dire, avant l'élection d'Israël par Dieu et en dehors de lui. Barth soutient au contraire que Gen 1-3 relate simplement l'histoire de l'alliance particulière entre Dieu et la création qui se concrétise dans et par l'élection d'Israël par Dieu (CD III / l, 273). Pour Barth, donc, l’agir de Dieu en tant que Consommateur implique initialement l’humanité dans et par l’élection qu’il fait d’Israël ; et, réciproquement, il 7 crée les structures générales de l'être humain en ayant Israël en vue. Barth fait ainsi de l'alliance de Dieu avec Israël un élément constitutif de son œuvre en tant que Consommateur de la création, d'une manière qui, à ma connaissance, est sans précédent dans la théologie chrétienne. Encore une fois, la description par Barth de l’action de Dieu en tant que Consommateur se met au service de sa christologie. L'alliance de Dieu avec Israël n'est finalement que la forme provisoire de son action de consommation, qui, dans sa forme la plus particulière, est simplement identique à Jésus-Christ, qui, en tant que personne et action, est le fondement et l'accomplissement de l'alliance de Dieu avec Israël et avec toute la création. La deuxième grande réussite de la doctrine barthienne d’Israël est sa répudiation consciente du substitutionnisme punitif. Pour mémoire, le substitutionnisme punitif, apparaît chaque fois que les chrétiens proclament l'abrogation et l'annulation de l'élection d'Israël par Dieu en raison du rejet de l'évangile par Israël. Dans la plus vive opposition possible au substitutionnisme punitif, Barth affirme, maintes et maintes fois, de manière massive et minutieuse, que l'élection d'Israël est permanente et incontournable malgré son rejet de l'Évangile. Selon une formulation typique de Barth, les Juifs sont « encore aujourd'hui le peuple élu de Dieu dans le même sens que depuis le début ... » 10. Une fois de plus, les motifs ultimes de Barth pour rejeter le substitutionnisme punitif, sont christologiques. En vérité, Barth rend conceptuellement incohérente toute idée du rejet d’Israël par Dieu sur la base de sa reconstruction christologique de la double prédestination. Selon Barth, le rejet inévitable par Dieu de l'humanité pécheresse tombe exclusivement sur Jésus-Christ, l'Agneau de Dieu, en qui il est vaincu au bénéfice de tous. L'élection d'Israël est "irrévocable" car elle repose sur l'élection de l'humanité par Dieu en Christ, en qui le rejet de Dieu par le pécheur est "toujours déjà" dépassé et vaincu par la miséricorde de Dieu. Aujourd'hui, quand on célèbre la doctrine barthienne d’Israël comme un tournant important dans l'histoire de la pensée chrétienne, c'est généralement du rejet par Barth du substitutionnisme punitif qu’il est question. Compte tenu en particulier du contexte historique de Barth, cet aspect de son enseignement avait une puissance indéniable et une résonance prophétique. Pourtant, si le refus du substitutionnisme punitif par Barth est remarquablement cohérent et inflexible, il est également rétrospectivement notoirement étroit. Ce que Barth rejette à propos de l’enseignement traditionnel sur ce point, ce n’est pas l’opinion selon laquelle Israël, en tant que peuple, se caractérise avant tout par sa désobéissance et son péché, à la fois avant et après le Christ (cf. CD II / 2.198 et suiv.). Barth ne rejette pas non plus l'idée qu'Israël est spécifiquement ordonné à porter le fardeau visible du jugement de Dieu en raison de sa désobéissance (CD II / 2, 206 et suiv.). Bien au contraire, Barth développe ces deux thèmes en s’appuyant avec enthousiasme sur la polémique chrétienne traditionnelle, qui est pour le moins profondément irritante pour la plupart d’entre nous aujourd’hui (cf. CD 1/2: 510). En vérité, ce que Barth rejette à propos du substitutionnisme punitif, c’est uniquement – mais, dans ce cas, tout à fait – l’idée que le péché persistant d’Israël et le jugement de Dieu peuvent toujours conduire éventuellement à l’abrogation par Dieu de l’élection d’Israël. Au vu de la portée réduite du rejet par Barth du substitutionnisme punitif, il n'y a vraiment aucun mystère dans la polarité, souvent remarquée, de la rhétorique de Barth 10 Karl Barth, Against the Stream: Shorter Post-War Writings, 1946-1952, ed. Ronald Gregor Smith (London: SCM, 1954), 200. 10 8 à propos d'Israël, qui englobe les affirmations les plus fortes de l'élection éternelle d'Israël et les condamnations les plus sévères de son aveuglement persistant et obstiné. La plus intéressante question qui se pose est la suivante: qu’est-ce qui explique l'étroitesse relative du rejet par Barth du substitutionnisme punitif? Pour répondre à cette question, nous devons examiner la position de Barth vis-à-vis du substitutionnisme sous sa forme la plus profondément enracinée dans le modèle classique, à savoir le substitutionnisme économique. Pour rappel, le substitutionnisme économique soutient que l'alliance de Dieu avec Israël est ordonnée dès l’origine à un accomplissement en Jésus-Christ. La venue du Christ rend Israël inutile, non en ce qui concerne son contenu intérieur, qui est accompli et préservé dans l’Église, mais en ce qui concerne la forme extérieure, c’est-à-dire les marqueurs distinctifs de l’identité et de l’existence juive, tels que l’appartenance à un peuple, la circoncision, la Torah, la terre. Il convenait qu'Israël définisse son identité en se référant à ces marqueurs de l'Ancien Testament antérieurs à Jésus-Christ, car les équivalents ecclésiaux n'étaient pas encore disponibles. Mais une fois que le Christ est venu, Israël ne peut rester obéissant qu'en abandonnant les marqueurs d'identité de l'Ancien Testament et en adoptant leurs équivalents dans le Nouveau Testament. Si Israël persiste à définir son identité en se référant à ces marqueurs postérieurs au Christ, il le fait en violation de la volonté révélée de Dieu à son égard. D'une manière générale, la position de Barth vis-à-vis du substitutionnisme économique est l'inverse de sa position à l’égard du substitutionnisme sous ses autres formes. Il défend le premier aussi implacablement qu'il s'oppose au dernier. Je pense que la raison de cette différence est liée à l’impulsion directrice de la théologie de Barth, à savoir ses efforts pour amener le modèle classique sous un contrôle christocentrique plus cohérent. Alors que le christocentrisme de Barth tendait à militer contre le substitutionnisme structurel et punitif, il ne le conduisit pas simplement à embrasser le substitutionnisme économique mais à l'exposer d'une manière exceptionnellement rigoureuse. Les résultats sont doublement malheureux pour la doctrine barthienne d'Israël et pour sa théologie dans son ensemble. L'adhésion de Barth au substitutionnisme économique ne le rend pas seulement vulnérable au semignosticisme latent du modèle classique, il a également tendance à réduire radicalement la mesure dans laquelle il parvient enfin à libérer réellement sa théologie de l'emprise du substitutionnisme punitif et structurel. Le passage suivant illustre le substitutionnisme économique de Barth et pourrait même constituer une sorte de locus classicus pour la logique du substitutionnisme économique dans la tradition chrétienne. Le roi, le prêtre, la loi, le sacrifice, le tabernacle, le temple, la terre sainte: doivent être évalués comme un groupe cohérent de signes pointant vers un centre commun. Mais, bien sûr, nous devons également voir un signe – le signe, en quelque sorte, de la supériorité et de la liberté de la chose signifiée par rapport à n'importe lequel des signes – dans le fait que tout ce monde des signes de l’AT disparaît, pour ainsi dire, dans l’éclat de la manifestation du Christ (CD 1/2226, italiques ajoutés). Barth écrit presque immédiatement après: À la place de tout l'ancien monde des signes, marche l'Église avec ses apôtres et son kérygme, avec le baptême et le repas du Seigneur: c'est réellement tout ce qu'il y a à dire sur l'Église et sa visibilité. Évidemment, le changement et la réduction des signes et des choses correspondantes sont conditionnés par le passage de l'âge du Messie attendu à celui du Messie venu. La substance reste la même, mais l'oikonomia, la dispensatio, l'exhibitio, la manifestatio de la révélation ont changé (CD 1 / 2.226). 9 Comme les précédents promoteurs du modèle classique, Barth soutient que Jésus Christ accomplit et achève l'alliance de Dieu avec Israël, et, ce faisant, la fait passer de son état transitoire à sa forme durable. Plus énergiquement que ses prédécesseurs, cependant, Barth décrit l’identité éternelle de Jésus exhaustivement en termes d’acte central unique d'accomplissement et d’achèvement. Certes, Barth, comme les meilleurs de ses prédécesseurs, insiste sur le fait que Christ corrobore l'accomplissement de l'alliance de Dieu avec Israël plutôt qu’il ne la détruit. En utilisant la formule conçue par Irénée et employée plus tard par Calvin, Barth soutient qu’Ancienne et Nouvelle Alliances ne diffèrent pas dans leur substance intérieure mais seulement dans leur forme extérieure. Pourtant, pour Barth, cette forme extérieure comprend tous les marqueurs qui définissent l'identité d'Israël dans l'économie de l'Ancien Testament, y compris l'existence et la vocatin d'Israël en tant que peuple naturel. Pour Barth, le rôle d'Israël, en tant que peuple charnel, appartient – au moins en principe – à la forme passagère et non à la substance durable de l’histoire d'alliance. Le premier Israël, constitué sur la base de la descendance physique d’Abraham a rempli sa mission maintenant que le Sauveur du monde en est sorti et que son Messie est apparu. Ses membres ne peuvent qu’accepter ce fait avec gratitude, et comme une confirmation de leur plus profonde élection et un appel à se rattacher au peuple de ce Sauveur, leur propre roi, dont les Gentils sont maintenant appelés à être membres également. La mission d’Israël en tant que communauté naturelle a maintenant fait son temps et ne peut être poursuivie ni répétée (CD III / 2.584, italiques ajoutés). Christ met fin au parcours d'Israël en tant que peuple naturel. Après quoi, le destin légitime unique d'Israël doit être repris dans l'Église, le nouvel et véritable Israël, dans lequel la signification de son identité en tant que peuple charnel est définitivement transcendée. Le substitutionnisme économique de Barth apparaît avec une clarté particulière dans sa compréhension du Christ comme fin de l'histoire. Pour Barth, l'histoire au sens strict se réfère au déploiement de l'alliance de Dieu avec la création (CD III / 2.160). Mais comme ce déploiement a lieu en Jésus-Christ, Barth soutient que cette histoire au sens strict prend fin avec la crucifixion du Christ et sa résurrection. « L'histoire humaine s'est en fait terminée à ce moment-là » (CD IV / 1, 734). L'histoire de l’alliance étant le support caractéristique de l’existence temporelle d’Israël avant Jésus Christ, le Christ [est la] fin de l'histoire de l'alliance, en général, et de l'histoire de l'alliance d'Israël, en particulier. L’Église, en revanche, ne vit pas dans l’histoire de l’alliance en tant que telle (puisque celle-ci est achevée), mais dans le temps caractérisé par le souvenir de histoire de l'alliance sous sa forme accomplie. Dans son paragraphe consacré au temps, dans la Dogmatique de l’Église, III / 2, Barth écrit: La parole divine de bénédiction, telle que la conçoit le Nouveau Testament, a été prononcée une fois pour toutes dans l’incarnation de la Parole de Dieu (par contraste avec l'appel et l'élection d'Abraham), et ne peut donc être répétée (comme en Israël), de même que toute la suite « de génération en génération » qui avait pour but la venue du Messie a été enlevée par cette, venue, comme la circoncision (CD III / 2.582). Avec un tel jugement, Barth risque de mener la logique du substitutionnisme économique jusqu’à sa conclusion gnosticisante précise. Rédemption en Christ signifie délivrance – non, certes, de la création – mais de l'histoire et surtout de cette histoire constituée par l'alliance vivante de Dieu avec les Juifs. Il semble qu’il n’existe, dans la Dogmatique de l’Église, qu’un seul passage, bref mais séduisant, où Barth semble nuancer ce qui, sinon, paraîtrait constituer une adhésion 10 sans faille au substitutionnisme économique. Il figure en CD II / 2: 206 et suiv., où Barth examine la situation imaginaire qui résulterait de l’acceptation de l’Évangile par Israël. Dans ce cas, suggère Barth, Israël « revivrait » dans l'Église et offrirait, aux côtés de l'Église des gentils, un témoignage israélite distinct de la miséricorde de Dieu en Christ. Le témoignage de l'Église rendrait alors manifeste une « différenciation » interne qui « confirmerait son unité ». Barth, il est vrai, n'offre aucune explication de la manière dont l'existence identifiable d'Israël au sein de l'Église pourrait être maintenue. Néanmoins, il trouve une place pour Israël grâce à l'économie du salut de Dieu dans sa forme accomplie, mais, de ce fait, il remet en question un principe clé du substitutionnisme économique. Néanmoins, pour autant que je sache, Barth ne reprend jamais ce thème. En outre, dans les derniers volumes de sa Dogmatique de l'Église, où, comme nous l'avons vu, Barth déclare fermement que l'histoire d'Israël, « en tant que communauté naturelle, a maintenant fait son temps et ne peut se poursuivre ni se répéter », il semble explicitement exclure la possibilité d'une existence continue d'Israël "au sein" de l'Église. Pourquoi Barth ferme-t-il cette fenêtre ? Je pense que la réponse est liée à la logique du modèle classique adopté par Barth. Pour Barth, comme pour beaucoup de théologiens juifs, l’existence identifiable d’Israël en tant que peuple est en définitive inextricablement liée à des marqueurs d’identité et d’élection tels que la circoncision, l’appartenance à un peuple, la Torah, la terre, etc. Mais Barth, tout comme le modèle standard qu’il préconise, a toujours soutenu que ces marqueurs étaient "annulés" par la venue du Christ. Jamais, pas même dans les passages pertinents de CD II / 2, Barth ne suggère que ces marqueurs pourraient ou devraient occuper une place dans l'Église après le Christ. Mais alors, comment Israël pourrait-il continuer à exister en tant qu'Israël au sein de l'Église? En CD II / 2, Barth ne le dit pas, et dans ses écrits ultérieurs, il semble avoir conclu que cette continuation d’existence ne pouvait finalement pas être conforme à l'intention révélée de Dieu. En fin de compte, l'adoption rigoureuse du substitutionnisme économique par Barth compromet son rejet du substitutionnisme sous ses autres formes. C’est certainement vrai en ce qui concerne son rejet du substitutionnisme punitif. Certes, il professe la fidélité de Dieu à Israël après le Christ. Néanmoins, il reste vrai pour Barth qu'Israël est en principe périmé et obsolète. Dans un sens très réel, Barth ne peut donc comprendre la continuation de la vie d'Israël en tant que peuple, après le Christ, que comme fonction de sa désobéissance. Ainsi, Barth a-t-il pu faire, en 1946, la remarque suivante, à l’Université de Bonn à demi en ruines: « À côté de l’Église, il existe encore une synagogue fondée sur la négation de Jésus-Christ et une continuation impuissante de l’histoire d’Israël, qui a atteint sa plénitude il y a longtemps » 11. Dieu reste fidèle à Israël en tant que synagogue, mais cela ne change rien au fait que l'existence de la synagogue est fondamentalement vide et sans pouvoir, fondée qu'elle est sur la désobéissance à Dieu. Le substitutionnisme économique de Barth ruine également ce qui est, à bien des égards, l’aspect le plus intéressant de sa doctrine d’Israël, à savoir, son effort pour rendre l’élection d’Israël déterminante pour la formulation de conclusions dogmatiques de nature générale et contraignante. Car si décisive que soit l’élection d’Israël par Dieu pour saisir l’alliance de Dieu avec la création à ses étapes inaugurales, Israël n’est 11 Karl Barth, Dogmatics in Outline (New York: Harper & Row, 1959), p. 81. 11 toujours, en dernière analyse, que la forme provisoire ou préparatoire de l’alliance de Dieu avec la création. Dans sa forme définitive, l'alliance de Dieu avec la création est simplement identique à la personne de Jésus-Christ. C'est pourquoi Jésus-Christ a toujours préséance sur Israël en tant qu'arbitre du jugement dogmatique. En conséquence, l'alliance de Dieu avec Israël finit souvent par s'avérer finalement un peu moins concluante pour forger des conclusions dogmatiques. Ce que dit Barth de la Mitmenschlichkeit [solidarité humaine] en est un exemple éloquent. Selon Barth, la bonté intrinsèque de l'humanité en tant que créature réside dans son aptitude à former un partenariat d'alliance, une aptitude que Barth trouve incarnée dans la socialité fondamentale de l'humanité, ou ce qu’il appelle la co-humanité (CD III / 2, 222-324). Lorsque Barth expose sa conception de la co-humanité dans le contexte de l'alliance de Dieu avec Israël, il l'interprète comme englobant non seulement la relation homme-femme, mais aussi la relation d’une génération avec la suivante. De cette manière, Barth fait une stipulation dogmatique, pour ainsi dire, de la manière caractéristique par laquelle Israël participe à l'histoire de l'alliance, c'est-à-dire en tant que famille naturelle dans le temps. Mais finalement, Barth redéfinit le contenu essentiel de la créativité humaine pour exclure l’inter-générationnalité, au motif que la fraternité avec le Christ ne présuppose pas la relation d’une génération à l’autre. Barth explique que la nécessité de procréer n'a été imposée à Israël que dans la perspective de la venue du Messie, après quoi l'importance de la séquence des générations est définitivement éclipsée (cf. CD III / 4, 142-143, 200, 266). La conclusion de Barth sur ce point incarne à la fois le substitutionnisme structurel et le substitutionnisme économique, dans la mesure où le Christ remplace Israël comme critère de jugement dogmatique, tout en privant Israël de son fondement nécessaire dans la structure ontologique de la co-humanité En dernière analyse, la doctrine barthienne d’Israël éclaire ce que je crois être les structures, et donc les limites, profondes de la solution irénéenne du canon. En soumettant le modèle classique à une correction christologique cohérente, Barth va aussi loin qu'il est possible d'aller dans les limites du modèle classique en rejetant les modèles reçus du substitutionnisme chrétien. Si la théologie de Barth reste profondément substitutionniste au sens économique, je crois que c'est parce que le substitutionnisme est une part pratiquement inextricable de la solution classique adoptée par Barth. Aucun degré supplémentaire de focalisation christologique à l’intérieur du modèle classique ne peut vaincre le substitutionnisme économique, pour la simple raison que le substitutionnisme est un corrélat direct du christocentrisme très réel que le modèle classique a toujours traditionnellement incarné. Je m’empresse d’ajouter que dire cela n’est pas souscrire à la thèse selon laquelle la christologie est intrinsèquement antijuive. Je ne pense pas que ce soit le cas. Mais c’est dire que le modèle classique fournit une grammaire pour exprimer la confession ecclésiale du Christ, dont l'intention, si anti-gnostique, qu’elle se veuille, ne l’est que partiellement en dernière analyse. Aller plus loin que Barth l’a fait en rejetant le substitutionnisme revient en fait à rouvrir la question que le modèle herméneutique d’Irénée devait résoudre, il y a quelque 1 800 ans, à savoir: le canon chrétien est-il à la fois un corpus théologique et narratif ? En outre, il s’agit de tenter de répondre à cette question de manière à permettre à la confession chrétienne du Dieu d’Israël de critiquer et de corriger - non seulement les schémas de la théologie naturelle qui s’y sont infiltrés –, mais les prémices latentes et gnostiques du modèle classique lui-même. 12 III Pour conclure, je ferai trois brèves suggestions concernant la manière dont la question de l'unité du canon pourrait s’avérer utile dans le sillage de la doctrine d'Israël de Karl Barth. La première suggestion concerne la manière dont les chrétiens conçoivent l’agencement narratif (intrigue), ou l’exposé global, du canon. Ici, il me semble que la question décisive concerne la manière de concevoir l'épisode initial du récit ou, en d'autres termes, comment concevoir l’action primordiale du Dieu d'Israël comme Consommateur de la création. La compréhension, par la théologie, de l’action de Dieu en tant que Consommateur revêt une importance décisive car elle établit le contexte du dessein divin, à la fois antérieur et postérieur au cataclysme du péché, et la nécessité de la rédemption, et établit donc le contexte dans lequel la signification sotériologique de Jésus-Christ est clairement définie. En un sens réel, Barth a déjà réussi à comprendre le point crucial quand il affirme que l’agir de Dieu en tant que Consommateur implique la création humaine dans et par l'alliance de Dieu avec Israël, et coïncide donc avec l'histoire de Dieu avec Israël et les nations. La question est de savoir si cette compréhension de l’action de Dieu en tant que Consommateur peut être élargie de manière à ce que son application ne soit pas prématurément limitée à la période qui s'étend d'Abraham au Golgotha. En d'autres termes, les chrétiens peuvent-ils concevoir l’agir de Dieu en tant que Consommateur de telle sorte que l'élection d'Israël par Dieu et la distinction qui en résulte entre Israël et les nations soient tout aussi pertinentes pour la consommation – passée, présente et future – du monde par Dieu, comme l’est, par exemple, la distinction entre Créateur et créature ? Je pense qu'une telle vision des choses est possible si l’action de Dieu en tant que Consommateur est comprise comme coextensive au monde du temps et de l'espace, et si l’agir de Dieu en tant que Consommateur est conçu pour impliquer le monde par le biais d'économies de bénédiction mutuelle entre ceux qui sont et qui restent différents, pas seulement au niveau créé, du masculin et du féminin, mais aussi au niveau de l'alliance des Juifs et des Gentils, d'Israël et des nations. La deuxième suggestion concerne la manière de comprendre la relation théologique des deux parties principales du canon chrétien. (Ce problème va évidemment bien audelà de la simple recherche d'alternatives appropriées aux appellations d'Ancien et de Nouveau Testament, bien que cette tâche soit probablement inévitable si l'Église a l'intention de mettre derrière cela des schémas de pensée substitutionnistes. Je propose donc "les Écritures" et "le témoignage apostolique" en tant qu'alternatives bibliquement et théologiquement saines.) Ici, je pense, la question cruciale est de savoir si les chrétiens peuvent saisir la relation des deux parties principales du canon de manière à ce que les Écritures puissent fournir le contexte herméneutique indispensable au témoignage apostolique sans prétendre que le témoignage des Écritures s’épuise ou même réside principalement dans sa référence à Jésus. Encore une fois, je pense que la réponse est oui, si les chrétiens sont prêts à rechercher la convergence des Écritures et du témoignage apostolique concernant le règne du Dieu d'Israël à la fin des temps, plutôt qu'immédiatement dans la christologie. Dans cette optique, l'unité des Écritures et du témoignage apostolique consiste principalement dans leur orientation commune vers le règne du Dieu d'Israël à la fin des temps. Au sein de cette unité, la tâche spécifique des Écritures est de témoigner de la constitution durable de la réalité en Dieu, et surtout de ces relations de différence et de dépendance mutuelle, au travers desquelles Dieu consomme la création, y compris, principalement, la différence ineffaçable et la dépendance mutuelle d’Israël et des 13 nations. Par contre, la charge spécifique du témoignage apostolique est d’attester de la restitution proleptique de la réalité en Dieu, laquelle est garantie irrévocablement dans la personne et l’action de Jésus de Nazareth, héraut et sceau du règne eschatologique du Dieu d'Israël. La dernière suggestion concerne la finalité herméneutique ou le point focal vers lequel converge toute interprétation chrétienne du canon. En réalité, c’est la question la plus importante de toutes. Est-il même concevable que l'Église puisse nuancer sa revendication que Jésus-Christ est l’unique sujet de toute interprétation biblique, sans renoncer totalement à l'intégrité théologique de son canon et sans ouvrir la porte (que Barth cherchait à fermer une fois pour toutes) à tout esprit imaginable de théologie naturelle néo-païenne ? Encore une fois, c’est avec prudence que je me risque à répondre oui, mais alors, dans ce cas, à une seule condition, à savoir, que la théologie chrétienne cherche le but (scopus) des Écritures et le témoignage apostolique dans la glorification eschatologique du nom de Dieu, une glorification future dont la grammaire doxologique peut être résumée – de manière succincte mais irréductible – dans la formule, "YHWH le Dieu Trine". Une telle compréhension du but de la Bible ne diminuerait pas "le nom qui est au-dessus de tout nom", mais elle susciterait sa louange, appropriée parce que non-substitutionniste, "à la gloire de Dieu le Père" (Ph 2, 9.11). © R Kendall Soulen Wesley Theological Seminary, 4500 Mass. Ave NW, Washington CD 20016-5690 Traduction française mise en ligne le 20 octobre 2018, sur Academia.edu 14