LA DIALECTIQUE DE LA RÉVÉLATION CHEZ KARL BARTH
par Benoît Bourgine
La révélation n’est ni plus ni moins que la vie de Dieu elle-même tournée vers nous, la
Parole de Dieu venant à nous par l’Esprit Saint, à savoir Jésus Christ1.
Telle est la définition, imposante, qui informe l’ensemble de la Kirchliche Dogmatik.
Difficile d’envisager une déconstruction de la révélation ainsi entendue. Et pourtant c’est
dans une intention critique précise que Barth la propose : écarter la tentation de
transformer la révélation en système. Une systématique de la révélation est une entreprise
impossible pour la bonne raison que l’objet du témoignage biblique n’est pas à notre
disposition. Le serait-il, la vie de Dieu ne se laisse pas réduire à un réseau de propositions.
C’est toujours de manière inadéquate (immer nur uneigentlich) que Jésus-Christ est inséré
dans la pensée ; on ne le convoque pas au présent, on l’invoque toujours comme mémoire
et promesse.
La révélation n’en est pas moins pour Barth la source de la connaissance de foi et l’objet
de la recherche théologique. Sa théologie se veut de part en part une théologie de la
révélation. Mais il tient en même temps que, par sa nature, la révélation ne se laisse pas
maîtriser, ni objectiver. Qui peut prétendre saisir le Dieu vivant venant à nous ? C’est lui
qui, par grâce, nous saisit. D’où une situation passablement incommode : tout est placé
sous la dépendance du Dieu qui se révèle et nul n’en dispose.
L’hypothèse qui me servira de fil conducteur consiste à avancer que Barth emploie la
notion de révélation à une double fin, positive et critique. C’est en commençant et en
terminant par la révélation que Barth trace le chemin tout à fait singulier de sa théologie
et qu’il prend distance des autres propositions. La notion de révélation lui sert à justifier
ses choix et à écarter les solutions concurrentes. L’essentiel de ma présentation consistera à
exposer ces choix parce que je tiens le point de vue barthien pour une position forte et
traditionnelle même si les critiques pointent déséquilibres et points aveugles, qui sont réels
mais pas insurmontables. En conclusion, il conviendra d’évaluer l’usage barthien du
« Nun ist die Offenbarung aber nicht mehr und nicht weniger als das uns zugewandte Leben Gottes selber,
das durch den Heiligen Geist zu uns kommende Wort Gottes, Jesus Christus » (KD I/2, 535 = D fasc. 5, 26).
Voici les abréviations utilisées : KD : Karl BARTH, Kirchliche Dogmatik, Zürich, Theologischer Verlag, 19321967 ; D : Karl BARTH, Dogmatique, tr. fr. Fernand RYSER, sous la dir. Jacques de SENARCLENS, Genève,
Labor et Fides, 1953-1969 ; FQI : Karl BARTH, Fides quaerens intellectum : Anselms Beweis der Existenz
Gottes im Zusammenhang seines theologischen Programms, 1931 (Gesamtausgabe II. Akademische Werke),
éd. Eberhard JÜNGEL & Ingolf U. DALFERTH, Zürich, Theologischer Verlag, 1981 ; SA : Karl BARTH, Saint
Anselme. Fides quaerens intellectum. La preuve de l’existence de Dieu, Genève, Labor et Fides, 1985 ; EET :
Karl BARTH, Einführung in die Evangelische Theologie (1962), München und Hamburg, Siebenstern
Taschenbuch Verlag, 1968 ; Karl BARTH, Introduction à la théologie évangélique, tr. fr. Fernand Ryser,
Genève, Labor et Fides, 1962 ; RB² : Karl BARTH, Der Römerbrief (Zweite Fassung) 1922 (Gesamtausgabe
II. Akademische Werke), éd. Cornelis van der KOOI & Katja TOLSTAJA, Zürich, Theologischer Verlag, 2010.
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concept de révélation en le rapportant à la diversité interne du domaine biblique et de ses
traductions théologiques.
Le caractère transversal de la notion de révélation dans la Kirchliche Dogmatik que Barth,
écrit pour l’essentiel entre 1931 et 1961, recommande de procéder par touches successives.
Son caractère dynamique impose d’en parler comme d’une réalité en mouvement. C’est
pourquoi je la présenterai sous la forme de quatre dialectiques étroitement articulées : la
dialectique de la facticité et de l’historicité, de la réponse et de la question, du voilement et
du dévoilement, de l’interprétation et du témoignage. Le sens de ‘dialectique’ tel
qu’employé ici ne recouvre pas directement l’usage barthien mais prétend rendre compte
de sa forme de pensée2. Le terme ‘dialectique’ désigne une relation entre deux termes et
renvoie à une mise en mouvement de la pensée par la force d’attraction de son objet. Barth
entend parcourir le chemin emprunté par Dieu dans sa révélation. Notre objectif est donc
de saisir, en quatre points de vue, les traits d’une logique indexée à une conception
déterminée de la révélation. En imprimant à sa théologie le rythme de cette dialectique
quadriforme, Barth parvient à ancrer la théologie dans une positivité en la faisant
échapper au positivisme.
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Entre liberté et alliance, la dialectique de la facticité et de l’historicité
Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les
prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu'il a établi
héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles. Resplendissement de sa gloire,
effigie de sa substance, ce Fils qui soutient l'univers par sa parole puissante, ayant
accompli la purification des péchés, s'est assis à la droite de la Majesté dans les hauteurs
(He 1,1-3)
Dieu a parlé et a agi : pour Barth, la révélation consiste en ce fait premier. Aucun axiome
dont on pourrait le déduire. Rien qui puisse fonder cet acte hors de lui-même. Enregistrer
ce fait pour ce qu’il est suppose d’y voir l’œuvre de la liberté de Dieu, celle par laquelle il se
détermine lui-même à se communiquer. La révélation en ce sens est la facticité originaire
qui précède la théologie.
Dieu a parlé et a agi tout au long d’une histoire de partenariat, l’alliance avec les hommes,
incessamment relancée jusqu’à son accomplissement dans le Fils. Le « Dieu pour nous »
est aussi le « Dieu avec nous ». La parole du Dieu d’Israël s’identifie à l’Emmanuel qui,
pour mener l’alliance à sa plénitude, remplit de sa présence l’espace du cosmos – jusque
dans « les hauteurs » – et le fait accéder à un temps nouveau – les « derniers jours » – entre
protologie – la création des siècles – et eschatologie – quand le Fils entrera en possession de
Cela nous permet de rester en dehors du débat sur l’évolution diachronique du concept de ‘dialectique’ chez
Barth. On notera cependant certaines affinités avec les quatre ensembles, servant de cadre général à la
compréhension de la dialectique chez Barth, tels qu’ils sont identifiés par Michael BEINTKER, Die Dialektik
in der “dialektischen Theologie” Karl Barths. Studien zur Entwicklung der Barthschen Theologie und zur
Vorgeschichte der “Kirchlichen Dogmatik”, Munich, 1987, à partir de la page 61.
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son héritage. Dieu rencontre l’homme au fil de l’histoire de l’alliance. La révélation, en
vertu de son historicité, invite la théologie à suivre ce Dieu, capable de temps, sur le
chemin d’une histoire qui est exposée au refus de son partenaire humain et compliquée par
les desseins du mal.
Dans cette dialectique de la facticité et de l’historicité, il est question d’une libre initiative
qui précède et d’une histoire, celle de l’alliance de Dieu et de l’homme.
Arrêtons-nous un instant à la facticité. C’est à l’école d’Anselme de Cantorbéry que Barth
apprend à tirer toutes les conséquences pour la théologie de la réalité dont elle dépend. La
facticité, « facticité en elle-même rationnelle et nécessaire de la révélation »3, est un
« moment de la nécessité interne de la vérité »4. Il convient donc de penser cette nécessité
qui donne la théologie à elle-même. Dieu a l’initiative, il nous précède par sa révélation.
Pour avoir affaire à lui par lui-même (durch Gott selbst) la foi qui cherche à comprendre
doit marcher derrière5. Le terminus a quo de la connaissance de Dieu n’est autre que
l’écoute dans la foi de la révélation où Dieu se révèle comme le Dieu caché :
La thèse de l’incognito de Dieu signifie que la connaissance de Dieu n’est pas en nous mais
en Dieu, à savoir dans la révélation de Dieu et la foi qui en procède6.
Connaître Dieu comme caché est le signe infaillible que nous connaissons Dieu par Dieu
lui-même, c’est-à-dire par sa révélation. Tout au long de la Dogmatique il soutient, en
prenant distance de la perspective apologétique, que les données de la foi ont moins besoin
d’être justifiées que d’être comprises dans leur incompréhensibilité. Il cite à ce propos le
Monologion d’Anselme : « comprendre rationnellement l’incompréhensibilité de Dieu »
(rationabiliter comprehendere [Deum] incomprehensibile esse)7. Le terminus ad quem de la
connaissance est l’aveu de l’inadéquation de tous nos concepts pour dire Dieu tel qu’il est.
Le jugement qui frappe nos capacités de représentation et de compréhension ne doit pas
faire oublier la grâce qui contemple Dieu comme le Dieu caché dans un comprehendere
incomprehensibile8. Telle est la leçon des Psaumes et de Job reprise dès l’Antiquité et de
manière constante par la tradition théologique9.
La révélation renvoie à la liberté du Dieu biblique. Ce qu’il veut se dévoile par ce qu’il
accomplit. Voilà pourquoi Barth tient avec intransigeance à la primauté du fait de la
révélation : impossible sinon de faire droit à l’inouï de la grâce, impossible de laisser Dieu
être Dieu qui s’atteste dans cette grâce.
3 FQI,
58 = SA, 52.
... « [d. h. bei ihrem Aufweis der inneren Notwendigkeit der christlichen Wahrheit durchgehend ihre aus keiner
äusseren Notwendigkeit abzuleitende Faktizität mitzubedenken und diese mit als] Moment ihrer inneren
Notwendigkeit zu verstehen » (FQI, 27 = SA, 26).
5 KD II/1, 202 = D fasc. 6, 181.
6 KD II/1, 215 = D fasc. 6, 192.
7 FQI, 27 = SA, 26 et KD II/1, 207 = D fasc. 6, 185.
8 KD II/1, 215-216 = D fasc. 6, 192-193.
9 KD II/1, 207-209= D fasc. 6, 184-187.
4
3
La théologie évangélique peut et doit penser et parler à partir de la décision et de l’acte
dans lequel Dieu lui-même fait éclater sa gloire face à tous les autres dieux10.
Sans compter avec l’initiative première du Dieu biblique comment se laisser surprendre
par la liberté de Dieu ? Peut-on poser a priori des limites au Dieu vivant ?
La grâce nous est inaccessible : comment sinon serait-elle grâce ? La grâce ne peut que se
rendre elle-même accessible11.
Sa liberté et son amour dans la révélation expriment la liberté et l’amour en lesquels il se
détermine en son être. À propos du chemin d’obéissance du Fils de Dieu, il écrit :
Ceci advient donc dans la liberté de Dieu, mais dans la nécessité intérieure de la liberté de
Dieu et non pas comme le jeu d’un souverain liberum arbitrium12.
Ce que manifeste Jésus-Christ est fondé dans l’essence de Dieu (Grund in seinem Wesen),
lui, l’être qui aime dans la liberté. La révélation dévoile la liberté de Dieu et elle le dévoile
comme le Vivant. Aussi la théologie doit-elle assumer le caractère d’un processus vivant
puisqu’elle cède le pas au Dieu vivant qui la précède en vue de suivre le processus dans
lequel il est Dieu13. « J’habite dans les lieux élevés et la sainteté, mais je suis avec l’homme
contrit et humilié » (Is 57,15). Dieu n’est donc pas prisonnier de sa majesté, il n’est ni
solitaire ni lointain puisqu’il se fait proche de l’homme et vient au-devant du pécheur. Il
est le Dieu de l’alliance.
Qu’en est-il de l’historicité ? La révélation se déploie comme une unique histoire du salut,
que Barth appelle la « pragmatique de Dieu » (die Pragmatik Gottes)14. Elle est tout sauf
une vérité intemporelle qui enseignerait le rapport établi entre Dieu et l’homme en
général. La Bible raconte une histoire entre les partenaires bien déterminés de l’alliance
sur une route marquée par la fidélité de Dieu et le péché de l’homme, où les libertés tracent
des chemins contingents et imprévisibles. L’amour sans pourquoi de Dieu sollicite la
liberté du partenaire humain, exposé à l’interférence d’un mal sans pourquoi. Au centre de
cette histoire, il y a Jésus Christ, une existence humaine qu’il faut raconter si l’on veut la
comprendre car il est « dans sa personne précisément le vrai Dieu de l’homme et comme
vrai homme, le fidèle partenaire de Dieu »15. Qui dit Jésus dit un combat, un drame, une
histoire, son histoire dans laquelle Dieu se révèle tel qu’il est16, en particulier l’événement
de la résurrection où éclate la gloire du Père. Il importe selon Barth d’ordonner toutes
choses en fonction de ce centre si l’on veut penser à la suite du Nouveau Testament « qui,
tout entier, pense et parle à partir de cet événement »17. Dans cette histoire de la
révélation, Dieu s’interprète lui-même sous le mode de la correspondance et de la
répétition. Dieu entre dans l’histoire des hommes et les fait participer à sa propre histoire :
EET, 11 = ITE, 10.
KD IV/1, 47 = D fasc. 17, 46.
12 KD IV/1, 213 = D fasc. 17, 205.
13 « indem sie dem lebendigen Gott in jenem Vorgang, in welchem er Gott ist, folgt» (EET 13 = ITE 12).
14 KD IV/2, 374 = D fasc. 20, 357. « Es gibt nur eine Offenbarung » (I/2, 5, 47).
15 Karl BARTH, Die Menschlichkeit Gottes, Zürich, 1956, p. 11.
16 KD IV/3, 205
17 KD IV/1, 330 = D fasc. 17, 315.
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Si dans cet événement Dieu fait participer le monde, l’humanité à l’histoire de la vie
intérieure de sa divinité, au mouvement dans lequel il est depuis l’éternité et pour l’éternité
le Père, le Fils et l’Esprit saint et ainsi l’unique vrai Dieu, si Dieu fait ainsi participer le
monde à son propre être, cela implique nécessairement la participation de Dieu à l’être du
monde et donc que sa propre histoire se déroule désormais comme une histoire du monde,
soumise à tout ce que comporte de tare et de danger une histoire du monde18.
L’historicité de la révélation et du salut ouvre sur l’historicité de la vie interne de Dieu. Si
le Dieu de l’alliance invite le partenaire humain à vivre avec lui une histoire en
partenariat, c’est qu’il est lui-même, dans sa vie interne, histoire en partenariat (Geschichte
im Partnerschaft)19.
Voilà pour la partie positive. Passons à la dimension critique de cette première dialectique.
Commencer par la révélation, et non par l’homme religieux, marque une rupture vis-à-vis
du point de vue de la théologie libérale du néoprotestantisme initié par Schleiermacher.
Penser Dieu non à partir des possibilités humaines mais de la liberté divine manifestée
dans ce qu’il a dit et fait pour l’homme, voilà qui représente une révolution copernicienne,
identifiée comme telle dans les passes d’armes qui ont lieu respectivement avec l’historien
des dogmes Adolf von Harnarck au début des années 20, à propos du Commentaire de
l’épître aux Romains de Barth, et avec le philosophe Heinrich Scholz au début des années
30, à propos de son commentaire du Proslogion d’Anselme20. Au premier, Barth indique
que ce n’est pas à l’histoire de dicter la méthode de la théologie, qui est tenue à la
révélation ; au second, il objecte que la théologie n’a pas à se soumettre aux critères
communs de scientificité puisqu’elle tire la sienne de la confession de foi – une foi qui n’est
pas sans logos, sans déterminer une ratio, ni sans engendrer un langage. Le dispositif
s’écarte explicitement de la théologie existentiale de Rudolf Bultmann21 : pour Barth, la
facticité de l’événement de la révélation, au principe de la connaissance, dicte ses
conditions de réception à la pensée qui doit s’ajuster à ce mode de donation de la
révélation. Le choix de partir de la conscience croyante et de l’existence humaine
appréhendée selon le prisme heideggerien, comme le propose Bultmann, revient selon
Barth, à borner indûment la liberté de la Parole de Dieu, en courant le risque de ne plus
distinguer entre Parole de Dieu et écoute de la foi, et d’identifier la Parole avec ce que la
conscience religieuse peut se dire à elle-même.
La précédence de la facticité de la révélation dans la démarche théologique sous-tend la
critique barthienne de la théologie naturelle dans la théologie catholique. Prétendre
rejoindre Dieu sans Dieu, en faisant comme s’il n’avait pas parlé ni agi, a pu figurer au
cahier des charges d’une apologétique dévoyée. Or on ne saurait envisager valablement un
Dieu de la raison ou du cosmos, indépendamment du Dieu biblique, sans risquer de parler
KD IV/1, 236 = D fasc. 17, 227.
IV/2 385.
20 Voir Jan ROHLS, Offenbarung, Vernunft und Religion. Ideengeschichte des Christentums, Band I, Tübingen,
Mohr Siebeck, 2012, p. 885-886.890-894.
21 La mention est explicite au seuil de la quatrième partie (doctrine de la réconciliation) de la Dogmatique :
KD IV/1, I = D fasc. 17, XI.
18
19
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d’un autre Dieu que celui d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Jésus-Christ. C’est de
l’intérieur même du mouvement de connaissance de la foi que l’on rejoint au plus près le
Dieu biblique tel qu’il se donne. À l’inverse, la foi ne dispense pas d’un effort rationnel
pour accréditer son caractère raisonnable ; la foi appelle bien plutôt ce moment de
rationalité, interne à son déploiement, pour s’articuler aux autres registres de
connaissance. Sans cet approfondissement nécessaire, comment cette foi pourrait-elle
irriguer l’existence en ses différentes dimensions ? Une foi irréfléchie ne peut valablement
produire son fruit. Il n’en reste pas moins que les praeambula fidei de nature philosophique
qui ont longtemps déterminé le traité de Dieu (De Deo uno) de la théologie catholique
n’ont pas toujours su trouver le rapport de subordination adéquat à la connaissance du
Dieu de l’Évangile de sorte que Claude Geffré note avec raison que « La conception
polémique de Barth – la théologie naturelle comprise comme tentative de subordonner la
révélation à une instance étrangère à son essence – a en fait conduit à une meilleure
interprétation de l’enseignement de Vatican I sur le pouvoir de connaître Dieu à la lumière
de la raison »22.
Sur l’incompréhensibilité de Dieu, Barth souligne la distinction nette d’avec le point de
vue philosophique. L’incognito de Dieu dans sa révélation ne s’identifie nullement avec
l’incompréhensibilité divine chez Platon et Plotin ou avec l’agnosticisme kantien, qui
relève d’une théorie de la connaissance23. Il ne s’agit pas non plus d’un rapport négatif à
l’infini sanctionnant la finitude de notre esprit, mais bien une relation positive dans
laquelle Dieu se révèle au croyant comme un Dieu caché.
Parce qu’on ne peut figer dans un savoir ce qui se produit sur le mode relationnel,
personnel et historique de l’alliance, la dialectique de la facticité et de l’historicité
disqualifie toute réduction propositionnelle de la révélation. Aucune idée ni doctrine
biblique particulière n’est à chercher dans le texte de la révélation, mais plutôt la forme de
penser (Denkform) des témoins de l’Ancien et du Nouveau Testament de manière à
l’exercer dans les conditions nouvelles d’existence. L’historicité de la révélation condamne
le positivisme dogmatique d’une Denzingertheologie :
Quiconque veut parler de cette histoire doit la raconter comme histoire. Quiconque veut la
saisir comme vérité suprahistorique ou anhistorique ne peut tout simplement pas la
saisir24.
Claude GEFFRÉ, art. Naturelle (Théologie) dans Jean-Yves LACOSTE, Dictionnaire critique de théologie,
Paris, PUF, 2007, p. 949.
23 KD II/1, 205-206 = D fasc. 6, 183-184.
24 KD IV/1, 171 = D fasc. 17, 164. Les attestations en ce sens abondent; citons encore celle-ci: « On ne peut
parler de l’être, de l’œuvre et du discours de Jésus Christ qu’en fonction d’événements particuliers:
seulement sous la forme du récit d’une histoire et d’histoires qui se produisent successivement »; cf. KD IV/3,
154 = D fasc. 23, 147.
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Entre participation et reconnaissance, la dialectique de la réponse et de la question
Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à
qui le Fils veut bien le révéler (Mt 11,27).
Le mystère de Dieu s’ouvre du dedans. Dieu se révèle à partir de lui-même, aussi l’homme
pour le connaître doit-il être rendu participant de cet événement de révélation et y
acquiescer librement dans un acte de reconnaissance. En fonction de cette conception de la
révélation, la réponse précède la question : seule la réponse que Dieu fournit dans son
automanifestation habilite l’homme à affronter la question de la vérité qui se pose à lui.
Avant même d’interroger Dieu, l’homme est mis en question par la réponse que Dieu lui
adresse dans sa révélation. L’homme ne pourrait l’interroger si Dieu ne s’était au préalable
adressé à lui. Sans cette interpellation, il ignore les vraies questions et les vraies réponses.
Ainsi en va-t-il de la question du motif de l’Incarnation – Cur Deus homo :
Nous ne pouvons déduire [la réponse] d’aucun principe, d’autre idée de Dieu ni d’aucune
idée de l’humain et du monde. Nous ne pouvons précisément que la déduire du fait, dans
lequel la miséricorde toute-puissante de Dieu est événement, dans lequel elle est efficace et
manifeste (…) ; nous ne pourrons en réalité qu’écouter la réponse donnée par Dieu luimême à notre question et, en la comprenant, la répéter25.
Jésus Christ, en tant que Parole vivante du Père, « parle pour lui-même, s’interprète luimême, se donne lui-même à connaître »26. On ne peut entrer dans cette révélation que par la
grâce d’une participation à cet événement. On ne connaît Dieu qu’en étant connu de lui.
Reconnaître Dieu en Jésus-Christ suppose de participer à l’acte de majesté par lequel le
Verbe se fait chair. À ce titre, cet acte de reconnaissance fait partie intégrante de
l’événement de révélation, conformément à la séquence Loi/Prophètes, Évangiles/Épîtres.
Le cercle fermé de la connaissance s’ouvre par l’humanité de Jésus-Christ, dont on est
rendu participant par l’Esprit dans l’Église.
La révélation de Dieu se produit selon l’Écriture sainte dans le fait que l’Esprit Saint de
Dieu nous illumine en vue de la connaissance de sa Parole. L’effusion de l’Esprit Saint est
révélation de Dieu. Dans la réalité de cet événement consiste notre liberté d’être enfant de
Dieu, de le reconnaître, de l’aimer et de le louer dans sa révélation27.
Dieu rend réceptif à la révélation et permet de vivre une existence qui s’accorde à la Parole
par la foi et l’obéissance – telle est la réalité subjective de la révélation. Cela signifie être
libre pour Dieu, une liberté de l’homme pour Dieu analogue à la liberté dans laquelle Dieu
KD IV/1, 234-235 = D fasc. 17, 226-227.
KD IV/2, 41 = D fasc. 20, 40.
27 KD I/2, 222 = D fasc. 4, 1. Un auteur l’a bien compris : Bent Flemming NIELSEN, Die Rationalität der
Offenbarungstheologie. Die Struktur des Theologieverständnisses von Karl Barth, Aahrus, 1988. Nous reprenons
ici certaines de ses analyses.
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choisit d’être notre Dieu. La réponse humaine à l’autorévélation divine par la foi est un
acte d’autodétermination où l’homme se laisse librement déterminer par l’action de Dieu.
L’écoute elle-même est « autodétermination (Selbstbestimmung), acte (Tat), décision
(Entscheidung) »28 sous le mode d’une participation à la Parole de Dieu. Telle participation
est rendue possible par le fait que Jésus-Christ a inclu tous les hommes dans son existence
humaine29. En rétablissant l’alliance du côté de Dieu et du côté de l’homme, Jésus-Christ
offre la possibilité à tout homme de vivre ce salut en acquiesçant à la détermination
nouvelle qui s’y est produite. C’est la foi qui reconnaît Dieu.
Jésus-Christ ne se trouve pas face aux croyants qui composeraient ensuite l’Église. Il y a
d’abord l’Église et par elle des croyants qui ne sont rien sans elle ou hors d’elle. L’Église
est le cadre de la réalité subjective de la révélation30. L’événement de la Pentecôte répond
à la question de la nature de l’Église. Cette réponse tient dans l’effusion de l’Esprit par
lequel des hommes reçoivent le pouvoir de devenir enfants de Dieu (Jn 1,12). C’est un
miracle, l’œuvre de l’Esprit Saint en l’homme, que d’être rendu capable d’entendre la
Parole de Dieu, d’en vivre et d’en témoigner. La figure de cet homme de Dieu, rendu
capable de l’alliance, fait partie de la révélation de Dieu. Certes la communauté de
l’alliance ne coïncide pas avec la nation israélite : il est des témoins venant du dehors
d’Israël et des Israélites infidèles ; de même par Église, il faut entendre pour partie
l’assemblée extérieure mais sans oublier la communauté cachée et invisible des fidèles que
Dieu reconnaît pour siens en Jésus Christ.
C’est la révélation qui rassemble la communauté et fait les croyants ; c’est elle qui permet
au peuple des témoins de répondre à la question de la vérité, en de nouveaux contextes.
Qu’est-ce que la vérité sinon l’être de Dieu « dans l’histoire de son autodévoilement, dans
son apparition comme Seigneur des Seigneurs, dans la sanctification de son nom, dans la
venue de son règne, dans l’événement de sa volonté comme son œuvre »31 ? Or c’est encore
l’action de Dieu qui dispose l’homme à ce dévoilement dans la mesure où « la conformité
de la ratio avec la vérité ne repose ni dans l’objet ni dans le sujet, mais dans la même
puissance révélante de Dieu, qui rencontre et illumine la foi comme autorité »32. La Parole
ouvre seule le cercle de la vérité33.
Abordons le versant critique de la dialectique de la question et de la réponse.
KD I/1, 209 = D fasc. 1, 195.
Cf. KD I/2, 791 = D fasc. 5, 253; KD IV/2, 300 = D fasc. 20, 28.
30 Barth argumente à partir de la Bible en soulignant que le salut rejoint l’individu par la communauté. Il
mentionne notamment le fait que c’est le peuple que Jésus sauve de ses péchés (Mt 1,21 ; 2,6), c’est aux
Douze que l’Esprit de la Pentecôte est promis, c’est aux Églises que les épîtres sont adressées.
31 « sein Sein in der Geschichte seiner Selbstenthüllung, in seinem Aufleuchten als der Herr aller Herren, in
der Heiligung seines Namens, im Kommen seines Reiches, im Geschehen seines Willens als seinem Werk »
(EET 13 = ITE 11).
32 FQI, 48 = SA, 43.
33 Dès le Römerbrief (1922) Barth soutenait que « Dieu lui-même pose la question de Dieu et y répond » (Gott
selbst wirft die Gottesfrage auf und beantwortet sie) (RB², 2010, 102).
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Une révélation reçue dans l’Église par l’Esprit sous le régime de la foi situe Barth en
accord avec la tradition théologique et la Réforme, mais en contradiction avec le
néoprotestantisme34. Barth lui reproche d’oublier le cadre de l’Église et la divinité du
Saint-Esprit qui, seul, peut nous ouvrir à la révélation. Si la théologie libérale fait droit à
la liberté de l’homme, elle rend problématique la liberté de Dieu et trahit, par son
individualisme religieux, la dimension communautaire du salut. On peut l’illustrer avec la
méthode de corrélation que Tillich élabore au cours de sa période américaine (1933-1965)
entre situation de l’homme et message évangélique. Il apparaît réducteur à Barth de ne
faire valoir le niveau théologique qu’en réponse aux questions existentielles, comme Tillich
le fait pour sa Théologie systématique : la révélation est censée répondre à la problématique
de la raison, Dieu est placé en pendant de la question de l’être, le Christ est proposé en
réponse au problème de l’existence, ainsi l’Esprit pour la vie et le Royaume de Dieu pour
l’histoire. Une telle méthode à visée apologétique inverse l’ordre qui s’impose à la théologie
de commencer par ce que Dieu a dit et fait dans sa révélation, sous peine de limiter les
réponses à la mesure des questions préalables.
En adoptant cette forme de pensée conformément à sa conception de la révélation, Barth
entend prendre ses distances avec le projet philosophique qui obéit par sa nature à l’ordre
inverse de la question et de la réponse35.
3
Entre triadologie et christologie, la dialectique du voilement et du dévoilement
Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire,
gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité (Jn 1,14).
Le Dieu que nul n’a jamais vu se fait connaître lorsque le Verbe de Dieu assume le voile de
la chair pour manifester sa gloire filiale et répandre l’Esprit sur toute chair. La doctrine
trinitaire, articulée à une christologie et une pneumatologie, dépend du témoignage
biblique de la révélation36. La triadologie répond à la question du sujet de la révélation.
« C’est Dieu qui se révèle. C’est par lui-même qu’il se révèle. C’est lui-même qu’il révèle »37
Qui est Dieu dans sa révélation ? Cette question est la clef des deux suivantes : Que fait-il
quand il se révèle ? Quel est l’effet de son action ?
On notera également l’accord avec Eberhard Jüngel : « je considère comme inadéquat le schéma questionréponse, dans lequel l’homme est affirmé comme la question à laquelle répondrait le discours sur Dieu. Ce
schéma méconnaît le centre même de la foi chrétienne, dont il prétend pourtant prouver la nécessité : à
savoir que Dieu a parlé définitivement et que Dieu est devenu homme. Qu’est-ce qui est alors réponse et
question ? Si c’est cela qui doit pouvoir être cru sérieusement, une justification qui précéderait cette foi
viendrait trop tard, car elle constituerait un désaveu de toute la démarche » (Dieu mystère du monde.
Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, Paris, Cerf, t. 1, 1983, p. XXI).
35 Sur ce contraste, voir en particulier Jean LADRIÈRE, « Interroger, interrogation philosophique et
interrogation théologique », dans Transversalités, 73 (janvier mars, 2000), p. 73-84 sur la pensée de Francis
Jacques.
36 Le chapitre 2 de la Kirchliche Dogmatik, qui a pour titre « La révélation de Dieu », comporte les trois
sections suivantes : le Dieu trine, l’Incarnation du Verbe, l’effusion de l’Esprit Saint.
37 « Gott offenbart sich. Er offenbart sich durch sich selbst. Er offenbart sich selbst » (KD I/1, 312 D fasc. 2, 2).
34
9
Il est celui qui parle, sans lequel il n’y a ni parole, ni signification ; il est la parole que
prononce celui qui parle, et qui porte toute signification ; il est la signification aussi bien de
celui qui parle que de sa parole38.
La révélation biblique signifie que les hommes sont rendus participants du dévoilement de
Dieu, par essence, voilé aux hommes39. Sa révélation est grâce sans pourquoi ; elle est un
mystère aussi profond que l’être trinitaire de Dieu.
Il est tout aussi impossible d’indiquer le pourquoi de ces particularités formelles qu’il est
impossible d’indiquer le pourquoi de la révélation. En revanche, comme nous avons essayé
de le faire, on peut indiquer et décrire le fait de la révélation40.
La confession de la foi trinitaire s’impose à partir de l’analyse de la révélation du Dieu
biblique : il est le Dieu caché, révélé et communiqué ; il est le Dieu créateur, réconciliateur
et rédempteur selon ses trois modes d’être de Père, de Fils et d’Esprit, en dépendance de
leurs relations d’origine : paternitas, filiatio, processio.
Selon le témoignage biblique, ce processus est tel qu’au vu des trois moments du voilement,
du dévoilement et de la communication de Dieu nous sommes autorisés à parler d’une
triple altérité du Dieu unique qui s’est révélé d’après le témoignage de la Bible41.
Le concept de révélation ne peut donc être séparé de la connaissance de la Trinité, dans la
mesure où la révélation du Dieu biblique « entend être comprise à partir de Dieu, son
sujet »42. Dans l’Incarnation, Dieu est libre pour l’homme et dans l’effusion de l’Esprit,
l’homme est libre pour Dieu, de la liberté d’être enfant de Dieu dans la reconnaissance,
l’amour et la louange.
Que Dieu ne soit empêché ni par sa propre divinité ni par notre humanité et notre péché
d’être notre Dieu et de nous traiter comme les siens, qu’il est bien plutôt libre pour nous et
en nous, tel est le contenu central de la doctrine du Christ et de la doctrine de l’Esprit
Saint. Christologie et pneumatologie sont identiques en tant que connaissance et louange
de la grâce de Dieu. La grâce de Dieu est la liberté de Dieu qui n’est embarrassée ni par luimême ni en nous 43.
L’abaissement du Fils qui prend chair et forme d’esclave représente un voilement de la
majesté divine. Dieu court de la sorte un risque élevé, celui d’être méconnu et bafoué. Mais
ce voilement est la condition pour que l’homme soit en mesure de le rencontrer et de le
reconnaître. L’humanité du Christ est le voile (Hüllung) de la révélation et son moyen
(Mittel) :
« Er ist der Sprecher, ohne den es kein Wort und keinen Sinn gibt, das Wort, das das Wort des Sprechers
und der Träger des Sinnes ist, der Sinn, der ebenso der Sinn des Sprechers wie seines Wortes ist» (KD I/1,
384 = D fasc. 2, 66).
39 Dans la Kirchliche Dogmatik, la doctrine des perfections divines se développe en étroite relation avec la
dialectique du Deus absconditus et revelatus, voir Christophe CHALAMET, Dialectical Theologians. Wilhelm
Herrmann, Karl Barth and Rudolf Bultmann, Zürich, Theologischer Verlag, 2005, p. 241.
40 « Das Warum ? dieser formalen Eigentümlichkeiten lässt sich freilich so gewiss nicht angeben, als man
kein Warum ? der Offenbarung angeben kann. Man kann aber, wie wir es versucht haben, das Dass der
Offenbarung angeben und umchreiben » (KD I/1, 383 = D fasc. 2, 65).
41 KD I/1, 396 = D fasc. 2, 76.
42 KD I/1, 311 = D fasc. 2,2.
43 KD I/2, 3 = D fasc. 3, 3.
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Son entrée dans la visibilité (sein Eingang in diese Sichtbarkeit) signifie bien entendu
l’entrée de la Parole éternelle de Dieu dans le voilement, dans la kénose et la Passion. Mais
précisément ce voilement, cette kénose et cette passion du Logos doivent avoir lieu afin que
son dévoilement, son exaltation et ainsi l’accomplissement de la révélation puissent
intervenir. Une révélation de Dieu sans ce voilement ou sous la forme d’une essence d’un
autre monde qui nous serait inconnue ne serait pas révélation mais serait notre mort et la
fin de toutes choses, par suppression de nos conditions d’existence44.
« Jésus-Christ dans son autorévélation est bien le texte fondamental »45. En Jésus-Christ,
nous n’avons pas affaire à l’homme le plus religieux mais bien à l’Autre, au Seigneur, à
Dieu caché sous son humanité. Le point crucial est de « connaître le divin dans l’humain »
(im Menschlichen das Göttliche zu erkennen), c’est-à-dire « là où il est question d’une
histoire humaine – précisément dans l’événement de cette histoire, précisément sur le
chemin de l’homme Jésus, dans sa nature humaine donc »46. L’être du Fils est un être
caché par le voilement de son humanité47, un voilement qui n’emporte aucun
amoindrissement de la divinité.
Celui qui est ressuscité le troisième jour n’est manifestement pas moins vrai Dieu dans la
crèche et sur la Croix48.
La dialectique du voilement et du dévoilement, entre Incarnation et résurrection, est
ordonnée à la manifestation de la gloire dans la chair ressuscitée du Sauveur, une gloire
déjà présente à titre de signes dans ses paroles et ses actes. Le dévoilement est le but (Ziel)
de la révélation comme l’indique la séquence (Folge) qui aboutit au matin de Pâques.
La révélation est scandale et elle est miracle. Le scandale consiste en ce que Dieu vient audevant de ses ennemis. L’acte de souveraineté divine de l’Incarnation suscite l’opposition
des puissances des ténèbres49. Voilà pourquoi elle doit être cachée. Dieu, qui a décidé de
nous être présent, doit se plier à un incognito rendu nécessaire par notre rébellion :
Il [Cet incognito] n’a rien à voir avec cet incognito absolu du Créateur invisible aux yeux
de chair et de l’esprit de ses créatures. Ce n’est pas un incognito naturel, mais bien contrenature. Parce que nous nous cherchons nous-mêmes et que nous résistons à Dieu, nous
nous scandalisons de la révélation50.
Le péché d’Adam apparaît en pleine lumière en vertu de la révélation et d’elle seulement.
Le caractère caché de la révélation – la forme de serviteur assumée par le Fils – est justifié
KD I/2, 40 = D fasc. 5, 35. À l’encontre de l’opinion erronée selon laquelle Barth aurait développé une
théologie de la Parole dénuée de toute dimension de la visibilité il faut rappeler, entre autres, les pages de la
Kirchliche Dogmatik consacrées à la gloire divine et à la notion de beauté (KD II/1, 722-764 = D fasc. 7, 396435). C’est notamment à la fascination exercée par ces pages que Balthasar doit son intuition de l’esthétique
théologique ; voir Vincent HOLZER, Hans Urs von Balthasar, Coll. Initiation aux théologiens, Paris, Éd. Du
Cerf, 2012.
45 « Jesus Christus in seiner Selbstoffenbarung also ist der Grundtext » (KD IV/2, 136 = D 20, 128).
46 « ... wo es menschliche Geschichte ist – genau im Geschehen dieser Geschichte, genau im Weg des
Menschen Jesus in seinem menschlichen Wesen also » (KD IV/2, 105 = D fasc. 20, 99).
47 KD IV/1, 179 = D fasc. 17, 172.
48 KD I/2, 518 = D fasc. 5, 1.
49 Barth l’établit en mentionnant la résistance en He 12,3, les ténèbres de Jn 1,5 et le meurtre du fils du
propriétaire de la vigne en Mc 12,7.
50 KD I/2, 68-69 = D fasc. 3, 59.
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par le scandale d’un Dieu venu dans notre temps (Zeit). Nous sommes atteints au plus
sensible, à savoir l’illusion de posséder le temps. L’opposition maximale qui est portée à
son comble à la Croix provient de la résistance au changement des temps. Dans la
révélation Dieu a du temps pour nous. Il fait irruption dans l’éon ancien comme le temps
nouveau du Royaume, déterminé par l’entrée de Dieu dans le temps pour en faire son
temps propre. Telle est la dimension temporelle de la dialectique du voilement et du
dévoilement. La Parole, en assumant le voile du temps déchu, déchire ce voile en
instituant un temps nouveau.
Si on veut parler de la révélation au sens de la Bible, alors il faut penser aux deux
moments qui sont le terminus a quo et le terminus ad quem de l’événement Jésus-Christ : le
voilement de la Parole de Dieu en lui et le déchirement du voile en vertu de son
autodévoilement. Le voile dont il est question ici est le temps commun, le vieux temps,
notre temps, jusqu’à ce qu’il l’assume pour en faire son temps, un temps nouveau, en lequel
consiste le dévoilement51.
La révélation est scandale ; elle est aussi miracle. Les miracles de la Bible ne sont que des
signes du miracle de la révélation : « Dieu se révèle » ! Dieu vient faire briller sa lumière
dans nos ténèbres. Dans l’Ancien Testament, Dieu révèle son jugement qui coïncide avec
sa grâce, préfiguration de l’incognito de Dieu à la crèche et sur la Croix52. Dieu assume et
porte le jugement par sa souffrance. L’histoire de l’alliance met à nu le péché du partenaire
humain : le péché d’Israël est le pendant de l’incognito de Dieu. Un péché qui n’est pas du
même ordre que l’immoralité ou le vice en général. Ce mal qui constitue une énigme est
qualifié par l’alliance comme rupture de fidélité à la grâce de Dieu. Dieu garde sa fidélité
par le châtiment qu’il inflige à Israël – le jugement sous lequel se cache sa grâce. Sur la
Croix Dieu devient véritablement et définitivement le Dieu caché. Dieu se cache à luimême (Gott selbst sich selbst) lorsque Jésus-Christ lance son cri de déréliction : « Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Si l’Ancien Testament ne connaît pas le Dieu
qui devient à lui-même un Dieu caché, il n’en contient pas moins les figures réelles de
l’attente de Jésus Christ. En accord avec toute la tradition théologique, Barth en conclut à
propos du Premier Testament : « C’est pourquoi et dans cette mesure il atteste la
révélation dans la pleine signification du concept »53.
À la lumière de la crucifixion de Jésus-Christ, l’incognito de Dieu et la révolte de l’homme
prennent toute leur signification. Le Fils de Dieu crucifié est réponse aux questions
insolubles de Job et des psalmistes. Dieu lui-même supporte le poids de la colère et les
affres de la mort que l’homme devait subir. L’incognito de Dieu dans la souffrance du
juste livre son dernier secret. Un seul est mort pour tous. À la Croix la dialectique du péché
et du châtiment (Doppelwirklichkeit von Sünde und Strafe) aboutit à la miséricorde et à la
réconciliation. C’est la résurrection du Crucifié qui manifeste que la passion du Christ est
révélation, accomplissement de l’alliance et réconciliation. La résurrection ne vient pas
après l’Incarnation, elle en manifeste la deuxième dimension : « nous avons vu sa gloire »
KD I/2, 61-62 = D fasc. 3, 53-54.
Cf. KD I/2, 98 = D fasc. 3, 85.
53 « Darum und insofern bezeugt es Offenbarung im vollen Sinn des Begriffs » (KD I/2, 98 = D fasc. 3, 85).
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(Jn 1,14c). « La résurrection est l’événement de la révélation de l’Incarné, de l’Abaissé, du
Crucifié »54. Elle manifeste la gloire du Père dans la souffrance du Fils unique, plein de
grâce et de vérité. « La force de la révélation est la force de l’incognito de Dieu attesté par
lui de cette manière »55. Dieu n’est jamais connu : il le devient dans la dialectique qui va
du Dieu caché au Dieu révélé, du ‘non’ de la Croix au ‘oui’ de la Résurrection.
Ces déterminations comportent un versant critique. La dialectique du voilement et du
dévoilement désigne une singularité insubstituable : l’existence de Jésus-Christ. Contre la
tentation de l’analogia entis, Barth soutient qu’il est impossible, hors de la particularité de
cette révélation, de déduire de la nature humaine une capacité d’être le vecteur de la
révélation divine. C’est de Jésus-Christ que nous l’apprenons et non d’une anthropologie
générale. Que Dieu soit libre pour nous en Jésus-Christ a, selon lui, une « signification
rigoureusement critique » (eine streng kritische Bedeutung), cela signifie qu’en dehors de la
réalité de Jésus-Christ, hors cette humanité de Dieu, hors la divinité de cet homme, Dieu
n’est pas libre pour nous. Cette réalité est mystère (Geheimnis) et signe (Zeichen), elle est
miracle (Wunder) et exception (Ausnahme) à la règle en vigueur dans le cosmos.
Elle fait de Dieu – abstraction faite d’elle – un Dieu caché à l’homme. Et elle fait de
l’homme – abstraction faite d’elle – un homme aveugle pour Dieu56.
La réalité de la révélation établit Dieu dans une absence (Abwesenheit) et l’homme dans un
aveuglement que ni l’athée ni le sceptique ne peuvent connaître. L’incompréhensibilité de
Dieu et l’aveuglement humain proviennent d’une négation inscrite dans la révélation ; ils
ne relèvent pas d’une vérité générale ou d’une ambiance de sécularisation. C’est l’absence
de Dieu éprouvée par le psalmiste – une absence d’autant plus profonde que le psalmiste
peut aussi reconnaître la présence de Dieu ; c’est l’aveuglement de l’homme qui se
manifeste quand paraît la clarté de l’Évangile57.
Enfin en rappelant que la révélation est miracle, Barth souhaite mettre en garde contre la
pente historicisante d’une théologie qui se laisse indûment intimider par les diktats de
l’exégèse historico-critique. Sous prétexte de scientificité, il n’est pas possible d’escamoter
ou d’amoindrir la merveille de la vie nouvelle acquise dans le Crucifié ressuscité58.
« Die Auferstehung ist das Ereignis der Offenbarung des Fleischgewordenen, des Erniedrigten, des
Gekreuzigten » (KD I/2, 122 = D fasc. 3, 104).
55 « Die Kraft der Offenbarung ist die Kraft der von ihm in dieser Weise bezeugten Verborgenheit Gottes »
(KD I/2, 122 = D fasc. 3, 105).
56 « Sie macht Gott zu einem – von ihr selbst abgesehen – den Menschen verborgenen Gott. Und sie macht
den Menschen zu einem – von selbst abgesehen – für Gott blinden Menschen » (KD I/2, 32 = D fasc. 27).
57 KD I/2, 32 = D fasc. 3, 27-28. Barth cite à ce propos dix-huit psaumes.
58 L’ouvrage récent de Joseph MOINGT, Croire au Dieu qui vient, I. De la croyance à la foi critique, Paris,
Gallimard, 2014 montre que ce rappel est toujours d’actualité ; voir la recension de cet ouvrage dans Revue
Théologique de Louvain, t. 46, 2015, p. 616-619.
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Entre mystère et Écriture, la dialectique de l’interprétation et du témoignage
À Celui qui a le pouvoir de vous affermir conformément à l'Évangile que j'annonce en
prêchant Jésus Christ, révélation d'un mystère enveloppé de silence aux siècles éternels,
mais aujourd'hui manifesté, et, par des Écritures qui le prédisent selon l'ordre du Dieu
éternel, porté à la connaissance de toutes les nations pour les amener à l'obéissance de la
foi (Rm 16, 25-26).
Le mystère attesté par l’Écriture est confié à l’Église pour qu’elle en témoigne à toutes les
nations. Ce témoignage lui assigne une double tâche herméneutique conduisant à élaborer
une théologie biblique et une théologie dogmatique. Barth explore le premier volet à l’aide
d’un axiome : « La Bible est le témoignage de la révélation de Dieu »59. À partir de cet
axiome, il développe une doctrine de l’Écriture sainte et de son interprétation dans
laquelle la Bible est devenue et deviendra pour l’Église Parole de Dieu en tant qu’elle
atteste la révélation. Pour ce qui regarde le volet dogmatique, Barth s’appuie sur une
étude minutieuse du Proslogion d’Anselme de Canterbéry qu’il reprend en substance dans
les premiers volumes de sa Dogmatique. Ici et là, en herméneutique biblique comme en
herméneutique théologique, Barth prend les décisions importantes en se mesurant au
concept de révélation.
Dans la doctrine des trois formes de la Parole de Dieu, respectivement prêchée, écrite et
révélée, Barth prend soin de distinguer entre Bible et révélation. La Parole de Dieu se
reçoit dans un acte fondamental de foi et d’obéissance. Encore faut-il chercher la Parole
que Dieu adresse aujourd’hui à son Église à travers les paroles de l’Écriture qui l’attestent
sous le mode d’un souvenir (Erinnerung) et d’une attente (Erwartung).
On ne peut jamais savoir d’avance jusqu’à quel point la Bible est, dans toute son
humanité, un miroir et un écho de la Parole de Dieu : il s’agit là d’un événement qui doit
être sans cesse redécouvert et être mis en lumière60.
La Parole de Dieu n’est nulle part immédiatement saisissable :
La Parole de Dieu est Dieu lui-même dans l’Écriture sainte61.
C’est en interprétant la Bible à partir de l’objet dont elle parle que l’Église peut la lire, non
comme un prétexte à érudition, mais comme le témoignage rendu à la révélation. Barth
analyse ce principe comme une règle d’herméneutique générale : tout écrit doit être mesuré
à ce qu’il dit62. L’Écriture est à interpréter en fonction de ce qui se tient en son centre (was
KD I/2, 518 = D fasc. 5, 12.
EET 33 = ITE 31.
61 « Gottes Wort ist Gott selbst in der heiligen Schrift » (KD I/2, 505 = D fasc. 6, 1).
62 Voilà pourquoi Gadamer n’hésitera pas à qualifier le Römerbrief de « manifeste herméneutique »; HansGeorg GADAMER, Hermeneutik und Historismus (1965), in ID., Gesammelte Werke, t. 2 : Hermeneutik II :
Wahrheit und Methode. Ergänzungen, Tübingen, 1993, p. 391
59
60
14
da steht ; was hier gesagt ist)63, l’examen historique et littéraire valant préparation à cette
recherche. Lorsque l’Église cesse de lire dans la Bible la révélation de Dieu, elle devient
cette femme aux yeux bandés et à la lance brisée de la cathédrale de Strasbourg.
La Bible témoigne de la révélation de Dieu dans l’unité de l’un et l’autre Testament64.
L’histoire de Jésus-Christ est le but (Ziel) de l’histoire d’Israël, il n’en reste pas moins que
la Parole de Dieu est Parole du Dieu Un dans l’une et l’autre histoire, celle d’Israël et de
Jésus-Christ, qui correspondent dans leur succession (Folge) et leur unité (Einheit) aux
deux états de l’alliance, promesse et accomplissement. Les apôtres n’ont cessé de s’y
référer. Il n’y a donc aucun sens à parler d’une histoire de Jésus indépendante de la réalité
qui l’a précédée et qui a fait d’elle une histoire de salut et de la révélation. Novum
Testamentum in Vetere latet, Vetus in Novo patet65. La théologie est menacée d’atrophie si
elle ne considère avec le plus grand sérieux l’Ancien Testament, et tout autrement qu’un
simple prélude. Ajoutons que la recherche de la Parole de Dieu dans l’Écriture doit inclure
l’examen de la tradition théologique de sorte qu’un double dialogue s’engage : un dialogue
primaire avec les écrivains bibliques, témoins de premier main, et un dialogue secondaire
avec les témoins de seconde main qui, au fil des siècles, ont su sonder la Bible comme
témoignage de la révélation.
Venons-en à l’herméneutique théologique et l’exercice de la ratio theologica orienté vers le
témoignage. La dogmatique a l’exigence d’expliquer la Parole en recourant à d’autres
catégories que le vocabulaire scripturaire. La théologie commence lorsque finit la citation.
La preuve de la vérité du dogme ne réside pas dans la Bible, mais elle consiste en ce qu’il
doit et peut être compris comme une juste interprétation de la Bible. Le but est de
rejoindre un « lire à l’intérieur » (intus legere) du texte extérieur de la révélation. Il s’agit
de « comprendre la vérité comme vérité »66 en une quête où la foi et la prière précèdent
l’exercice de l’intelligence. Il s’agit de croire pour comprendre plutôt que de comprendre
pour croire. Credere et intelligere sont intérieurs l’un à l’autre, mais selon un certain ordre.
Si la foi est le milieu de la raison théologique, la théologie assume une tâche critique, celle
de mesurer le discours ecclésial à sa norme, à savoir la révélation attestée par l’Écriture.
Dans cette tâche, elle ne peut à aucun moment délier la vérité qu’elle cherche de la
personne du Ressuscité, le Réconciliateur, qui se rend témoignage à lui-même par l’Esprit
Saint dans l’exercice de son ministère prophétique.
Respectivement RB², 13-14 et 20. Voir à ce propos Richard E. BURNETT, Karl Barth’s Theological
Exegesis. The Hermeneutical Principals of the Römerbrief Period, Tübingen, 2001. La focalisation sur la Sache
du texte doit être rapprochée du rôle attribué à la “sachliche Wahrheit” dans le procès de compréhension
décrit par Gadamer dans son maître-ouvrage, Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes
d’une herméneutique philosophique (1960), trad. P. FRUCHON, J. GRONDIN, G. MERLIO, Paris, 1996, p. 290
64 KD I/2, 534 = D 5, 25.
65 « Le NT est caché dans l’Ancien, et l’Ancien apparaît avec évidence dans le Nouveau »; cf. AUGUSTIN,
Quaestionum in Heptateuchum, 2, 73, éd. J. ZYCHA, in Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum, Vienne,
1895, p. 141. Barth reprend explicitement la maxime en KD IV/3, 78 = D fasc. 23, 75.
66 FQI 40 = SA 36.
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15
Barth développe dans le troisième et dernier volet de sa doctrine de la réconciliation le
thème de Jésus-Christ, témoin véridique, auquel l’Église dans son témoignage et la
théologie dans sa tâche critique ont à se référer. Le Ressuscité témoigne lui-même de son
salut à toutes les générations. Barth déploie ce thème de la réconciliation comme
révélation à partir de l’axiome : « Jésus-Christ vit ». Parce qu’il vit, il plaide pour luimême, il est son témoin (Zeuge) authentique, il engendre une connaissance (Erkenntnis) et
conduit à l’obéissance de la foi. Cette vie est histoire de révélation ; elle est lumière, gloire,
existence caractérisée par un Nom. Le ministère prophétique de Jésus-Christ se produit
comme un drame et un combat en considération de la puissance hostile du monde, qui
constitue le cadre de son action.
Avant de conclure, examinons le versant critique de la dialectique de l’interprétation et du
témoignage.
Dans l’avant-propos de sa Dogmatique, Barth estime que l’entreprise qu’il inaugure
paraîtra à contre-courant aux yeux beaucoup de théologiens protestants. La réception de
l’œuvre ne lui donnera pas tort. N’a-t-il pas essuyé le discrédit de la théologie académique
allemande d’après-guerre ? Barth rapporte cette opposition à sa propre définition de la
théologie : « La théologie est un effort rationnel à propos du mystère »67. Or il reproche au
protestantisme moderne d’avoir évacué la dimension du mystère, sous le prétexte de
l’hellénisme des Pères de l’Église et d’une scolastique prétendûment frappée de stérilité par
le couple fides quae – fides qua68. Comment s’intéresser, s’étonne-t-il, « aux problèmes les
plus importants mais aussi les plus intéressants et les plus beaux de la dogmatique »69
comme celui de la Trinité ou de la conception virginale, sans engager une conversation
assidue avec ces grands esprits que sont les théologiens de l’Antiquité et du Moyen Âge ?
L’abondance des sources patristiques, médiévales, modernes et contemporaines citées par
Barth signale que, dans son cas, cette fréquentation a porté des fruits de pensée.
Vis-à-vis des diktats de l’exégèse historico-critique, son invitation lancée dès le Römerbrief
à « être plus critique que les critiques » anticipe le tournant qui fera prévaloir au début des
années 80 la dimension synchronique et la prise en compte d’une naïveté critique dans
l’herméneutique biblique. Dès 1955 il invite à aborder l’Écriture comme un ensemble, et
de « lire le tout (dans une naïveté critique ainsi éprouvée) comme un tout, tel qu’il se
présente dans le texte »70 – des conseils que reprendront chacun dans leur ordre Paul
Ricoeur, et son appel à une « seconde naïveté »71, Paul Beauchamp, et son invitation à
« tout lire »72.
« Theologie heisst rationale Bemühung um das Geheimnis » (KD I/1 388 = D fasc. 2, 70).
KD I/1, IX-X = D fasc. 1, XIII.
69 Ibid.
70 KD IV/2, 542 = D fasc. 21, 113.
71 Paul RICŒUR, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, 1965, p. 38.
72 Paul BEAUCHAMP, « Théologie biblique », dans Initiation à la pratique de la théologie, t. 1, Introduction,
Paris, Cerf, 1982, p. 189.
67
68
16
Le principe scripturaire, qui place l’Église sous la juridiction exclusive de la Parole de
Dieu, constitue l’instance critique par excellence. Jamais l’Église ne peut se dispenser du
double mouvement de réception et d’attestation de la révélation de Dieu dans l’Écriture.
Rien ne peut l’exonérer de l’obéissance due à son unique Seigneur. C’est ce principe que
Barth met en avant dans la première thèse de Barmen, rédigée à l’issue du synode
protestant rassemblé pour résister aux Chrétiens-Allemands et à la tentative nazie
d’instrumentaliser le protestantisme. Le chapitre 16 de la Kirchliche Dogmatik consacré à
« Jésus-Christ, témoin véridique », qui envisage la réconciliation comme révélation,
s’ouvre par une citation tirée de la Déclaration de Barmen (1934) : « Jésus Christ, tel qu’il
est attesté dans les saintes Écritures, est l’unique Parole de Dieu que nous ayons à écouter
et à laquelle nous ayons à nous confier et à obéir dans la vie et dans la mort »73. JésusChrist vivant, s’adressant à l’Église dans toutes les Écritures, à l’encontre des coupes
sombres que faisaient subir les Chrétiens-Allemands au texte biblique, peut seul empêcher
le détournement de l’Évangile en idéologie politique. C’est en s’inscrivant dans la ligne du
ministère prophétique du Ressuscité que l’Église est à même de porter un authentique
témoignage dans le contexte historique qui est le sien.
Conclusion
Que conclure sur la définition de la révélation et sur son usage en théologie ?
Rien n’oblige à révoquer le concept de révélation du fait de son apparition tardive et de ses
origines douteuses. Expurgé de toute trace d’apologétique, il s’identifie dans le dispositif
barthien à ce que la Bible et la Tradition chrétienne entendent sous l’appellation de Parole
de Dieu. Tel l’ouvrier de la dernière heure récompensé au-delà de ses mérites, il y joue un
rôle décisif, celui d’assigner à la théologie une tâche à la fois positive et critique.
Pour évaluer l’intérêt et les limites du concept barthien de révélation et de son usage en
théologie, on peut utilement le mettre en regard de propositions représentant une autre
polarité, tel le point de vue apologétique d’un Paul Tillich. La mise au point est orientée
différemment chez l’un et l’autre auteur. Le point de focalisation adopté par Tillich dans
sa Théologie systématique oriente vers le destinataire de la révélation. Les réponses
théologiques sont placées en regard des questions existentielles de sorte que la révélation
est reçue en faisant droit aux ressources de sa culture et en tenant compte de sa situation.
Le texte de la révélation est lu depuis le lieu de l’existence. Barth, de son côté, prend
« pour aller vers Dieu le chemin qu’il a pris pour aller vers nous »74, en suivant l’humanité
de Dieu exposée aux aléas d’une pragmatique des libertés dans le cadre de l’alliance. Le
point de focalisation est positionné sur Celui qui parle.
On peut soutenir que la position apologétique de Tillich et la position kérygmatique de
Barth correspondent à deux lieux possibles d’énonciation de la parole théologique. Le
point de départ anthropologique de Tillich est légitime pour autant qu’il s’accorde à la
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KD IV/3, 1 = D fasc. 23, 1.
BEAUCHAMP, « Théologie biblique », p. 185.
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régulation de la foi dictée par la révélation. Le point de départ dépendant de la théologie
biblique chez Barth est légitime pour autant que la Parole rencontre l’humanité historique
concrète, dans sa détresse et autrement que dans un deus ex machina. Cette priorité ne
menace l’équilibre de leur proposition que si elle se conçoit comme exclusive. On peut
d’autant mieux soutenir la complémentarité de ces points de vue que, dans sa diversité
interne, la Bible témoigne elle-même de positionnements extrêmement variés vis-à-vis de
la révélation. La Loi et les Prophètes se situent ailleurs que les Écrits. La théologie
apologétique de Tillich, par sa manière de confronter la révélation aux questions qui se
posent à tout homme, entre en forte résonance avec la sagesse biblique. La théologie
kérygmatique de Barth, par sa focalisation sur la révélation, par son style assertif et sa
dimension narrative, se rapproche du pôle de la Loi et des Prophètes75.
L’articulation au pôle anthropologique demeure le talon d’Achille de la proposition
barthienne, handicapée par son rejet de toute analogia entis, tandis que le positionnement
apologétique expose la théologie de Tillich à faire prévaloir la raison commune sur l’inouï
du Dieu qui parle dans la liberté souveraine d’un amour sans pourquoi. Tous deux se
rejoignent pour marquer la spécificité du discours théologique vis-à-vis d’autres discours à
l’aide du concept nécessaire de révélation. L’un et l’autre accomplissent un travail de
réception active et de transmission créative de la Parole au service de sa relance. La
révélation demeure vivante par sa tradition.
Notons qu’en catholicisme, le problème de cette polarité est l’enjeu de la lecture des « signes des temps » et
du débat autour de l’épistémologie de la théologie pratique.
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