La Lettre de l’OCIM
Musées, Patrimoine et Culture scientifiques et
techniques
202-203 | 2022
juillet-octobre 2022
Le tournant sensible de la médiation culturelle
Anne Sophie Grassin
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/ocim/5040
DOI : 10.4000/ocim.5040
ISSN : 2108-646X
Éditeur
OCIM
Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2022
Pagination : 10-17
ISSN : 0994-1908
Référence électronique
Anne Sophie Grassin, « Le tournant sensible de la médiation culturelle », La Lettre de l’OCIM [En ligne],
202-203 | 2022, mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté le 02 septembre 2023. URL : http://
journals.openedition.org/ocim/5040 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ocim.5040
Ce document a été généré automatiquement le 2 septembre 2023.
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Le tournant sensible de la médiation culturelle
Le tournant sensible de la médiation
culturelle
Anne Sophie Grassin
Visite dansée et atelier du corps.
© Musée de Cluny /
Cie La Brèche - A. Gandit
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Dans les musées du monde entier, nous mesurons chaque jour les effets d’une crise de
la sensibilité aux œuvres d’art (Antoine-Andersen, 2021). Le temps d’observation
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Le tournant sensible de la médiation culturelle
moyen devant une œuvre est aujourd’hui réduit à quelques secondes et peu de visiteurs
sont en capacité d’établir une synthèse élaborée de ce qu’ils ont pu recueillir au cours
de leur passage au musée. L’art ne s’éprouve plus pleinement, il se consomme, souvent
vite et mal, entraînant parfois une perte de sens voire un sentiment d’illégitimité qui
contrarie la rencontre à l’œuvre et la profondeur de l’expérience esthétique. Dans ce
contexte, les musées ont entamé un « tournant sensible » qui espère recréer du lien et
du sens face aux œuvres.
Vers un élargissement des approches et des publics
2
Dès le milieu des années 1990, à côté de certains tableaux ou de quelques sculptures
dans les musées, sous forme de maquettes, de dessins ou de moulages, les dispositifs
tactiles se sont petit à petit fait une place grandissante aux côtés des œuvres. Bien que
depuis 2005 la loi pour « l’égalité des droits et des chances des personnes handicapées »
encourage les institutions culturelles à imaginer davantage de dispositifs permettant
d’accueillir les publics en situation de handicap, les dispositifs dédiés (des visites ou des
ateliers) sont toujours régis par le primat du visuel et du discours qui, de manière
générale, prévaut sur l’expérience.
3
En effet, si l’accueil des publics en situation de handicap a amené les musées à élargir
leur accès aux œuvres (par le tactile en majorité), le paradigme de la réception
esthétique reste majoritairement cognitif. C’est comme si, aux origines de la médiation
muséale sensible, le sensoriel venait suppléer une difficulté à comprendre ou à voir ;
l’horizon d’attente restant le même : acquérir du savoir quantifié par du vocabulaire
spécifique et des éléments objectifs.
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Pour le dire autrement, malgré des exemples nombreux et tout à fait louables, les
apprentissages visés doivent toujours servir l’intelligence verbolinguistique et
logicomathématique, pour reprendre la théorie des intelligences multiples d’Howard
Gardner (Gardner, 1993). Que dire alors des pouvoirs de l’intelligence sensorielle,
corporelle-kinesthésique, visuelle et spatiale, intra et interpersonnelle ?
5
Depuis la dernière décennie, un intérêt de plus en plus grand se manifeste à l’égard des
approches dites « multisensorielles ». Les musées développent de nouveaux langages et
les visiteurs se voient de moins en moins comme des bénéficiaires passifs de
connaissances et de plus en plus comme des co-producteurs de savoirs. Cet
accroissement de l’expérimentation sensorielle dans la pratique muséale marque
l’origine d’une muséologie dite « sensorielle » (Howes, 2014). Initialement expérimentés
pour des publics spécifiques afin de transmettre un savoir académique par les sens, les
dispositifs sensoriels tendent à un changement progressif de paradigme, impactant le
rôle du visiteur et les enjeux de la médiation culturelle.
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En 2015, la Biennale de Venise a été le lieu d’une autre forme de médiation culturelle,
avec la mise en place d’une seule et unique visite sensorielle du pavillon canadien. Les
visiteurs ont alors pu expérimenter une manière « différente », « décalée », de
percevoir l’œuvre du pavillon canadien, grâce à une proposition alors peu courante sur
un lieu d’exposition d’art contemporain : appréhender l’œuvre à l’aveugle, prêter
attention à des bruits particuliers, à des odeurs familières ou inhabituelles et imaginer
ensuite un lieu à partir des sensations éprouvées. L’étude de la réception de cette
expérience sensorielle révèle que la prise en compte des différents modes
d’apprentissage et l’utilisation des savoirs du groupe ont permis d’accroître un
sentiment de compétence face à l’art contemporain (Audet et Renoux, 2017). C’est
l’approche que le Frac MECA de Bordeaux a choisi de généraliser à tous les publics avec
sa visite « Au-delà du regard ».
Au fil du temps, ces approches sont expérimentées dans le but de réduire le sentiment
d’incompréhension, d’incompétence exprimé par les visiteurs (Dudlet, 2010) en mettant
l’accent sur la relation plutôt que sur l’objet. Un nouveau langage se fait jour, des
approches créatives et matérielles émergent et apparaissent alors comme de véritables
alternatives à l’interprétation textuelle. On assiste à un
« décentrement par rapport aux textes dans les expositions »
, qui conduit à un renouvellement touchant à la fois aux langages muséaux et au
concept même de médiation (Varutti, 2020). Le développement d’une nouvelle
médiation, inclusive et sensible, ouvre « l’ère d’une post-médiation » (Eidelman, 2017)
qui permet de renouveler le paradigme relationnel à l’œuvre et au lieu, par un
décloisonnement des approches et une diversification des formats, au profit
d’expériences.
En effet, entre 2010 et 2020, de nombreux musées internationaux ont questionné
l’approche des œuvres d’art par le sensoriel. À l’instar du Lofotr Vikingmuseum en
Norvège qui contextualise sa muséographie par des odeurs de goudron ou de fumée, on
peut citer le Rijksmuseum d’Amsterdam qui utilise des médiations olfactives, grâce à
des parfums reconstitués pour raconter la peinture d’histoire, ou encore les
propositions du Mauristhuis de La Laye, où les œuvres sont données à sentir à partir
des odeurs supposées de ce qu’elles représentent, à l’occasion d’une exposition dédiée à
l’odorat en 2021.
Citons également le développement de médiations immersives par le son, traité comme
un geste curatorial, un élément de discours au sein de certaines expositions. C’est le cas
au MLeuven en Belgique qui crée un « paysage sonore » composé par le musicien et
artiste sonore anversois Adriaan de Roover, dans l’exposition
Imaginer l’univers
en 2021. Le panneau qui présente le dispositif au cœur de l’exposition précise :
« Ce paysage sonore forme un tapis de sons abstraits, une lueur qui traverse l’exposition. »
On peut également évoquer l’exposition Amazônia
du photographe Sebastiao Salgado, à la Philharmonie de Paris en 2021, qui propose
« d’explorer les photographies grâce à une immersion visuelle et sonore »
. La création sonore de Jean-Michel Jarre, réalisée à partir des sons de la forêt
amazonienne, fait partie intégrante de l’exposition et permet un dialogue avec les
clichés. Ces différents exemples relèvent d’un « sensorium » (Howes, 2010) qui inclut la
sensation, la perception et l’interprétation de l’information sur le monde environnant,
notamment au moyen des sens et de la cognition toute entière.
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Enfin, nous savons, notamment grâce à l’exemple de la Grande galerie de l’Évolution au
Muséum national d’Histoire naturelle à Paris, combien l’éclairage dynamique participe
aux scénographies dites immersives et apparaît aussi comme un élément de médiation
potentiellement influant sur l’expérience sensible et cognitive du visiteur au musée
(Gobbato
et al., 2020).
Définir la médiation sensible : un enjeu de taille
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La paronymie (ressemblance entre les mots) peut être source de glissements
sémantiques récurrents. Nombreuses sont les expositions qui louent des expériences «
sensorielles » (visant des sensations), alors qu’elles produisent d’abord du «
sensationnel » (favorisant la recherche d’effet et la surprise immédiate sans visée
didactique précise). Souvent, le sensoriel est davantage un effet d’annonce qu’une
approche impliquant directement le corps du visiteur et son libre arbitre. La médiation
sensible relève, elle, d’une toute autre nature.
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Si le sensoriel appartient bien au champ du sensible, l’approche sensible de la
médiation ne peut se limiter ni au sensoriel, ni aux publics empêchés, ni aux enfants.
Que serait donc une médiation ou plus largement une muséologie « sensible » ? Cette
nécessaire définition contemporaine d’une médiation dite sensible est l’objectif que
s’est donné le groupe d’intérêt spécial (GIS) dédié à la médiation sensible au sein de
l’ICOM CECA 1. Les premiers travaux du GIS révèlent que la médiation sensible est
centrée sur une approche holistique du visiteur. Cette approche considère l’individuvisiteur dans sa globalité d’être humain, capable d’éprouver une œuvre non seulement
par son intellect mais également par son corps, ses émotions, ses sensations, son
imaginaire, son intelligence sensible. Cette approche implique donc une diversité de
champs, de registres et de projets, et incarne un nouveau paradigme dans la manière
d’envisager la rencontre à l’œuvre.
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Au fil de ses travaux, le GIS médiation sensible a conçu un premier schéma qui met en
exergue une vingtaine de termes-clés. On y retrouve la dimension holistique du
visiteur, qui fait écho à la notion de « rencontre individuante » de l’œuvre développée
par Baptiste Morizot. Cette « rencontre » de l’œuvre ne désigne pas seulement la nature
de la relation œuvre-visiteur, mais caractérise un effet : l’œuvre vient transformer
notre expérience, notre manière de sentir, de percevoir, d’agir. Cette rencontre est dite
« individuante » car elle implique une découverte de soi et du monde, par l’œuvre
(Morizot et al., 2018). Elle opère grâce à la « cognition incarnée », imposant le « corps
pensant » comme nouveau prisme (Varela et al., 1991). Francisco Varela a en effet
théorisé « la cognition incarnée » 2, selon laquelle le corps n’est pas au service de
l’esprit : il en fait partie. La cognition est enracinée dans les systèmes sensori-moteurs,
les actions et interactions du corps avec l’environnement. En d’autres termes,
concevoir le monde et interagir avec autrui trouvent leur origine dans l’expérience
corporelle.
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Ensuite, la médiation sensible repose sur un ensemble de dispositifs bâtis à partir de
formats qui questionnent le rôle du visiteur (rendu davantage acteur), la place du
médiateur (plus effacé ou parfois absent) et la place de l’artiste (qui peut être associé).
Ils favorisent un processus induisant une autonomie et une attention potentiellement
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augmentée face à l’œuvre, des interactions précises, afin de créer une expérience
optimale au service de l’appropriation et de l’imprégnation des œuvres.
La médiation sensible selon le groupe d’intérêt spécial dédié, au sein de l’ICOM CECA et piloté par
Anne Sophie Grassin (2021).
DR
Créer du sens par le corps pensant
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Envisageons à présent ce qui fait la spécificité de deux dispositifs de médiation sensible,
où le principe fondamental n’est plus seulement d’acquérir du savoir spécifique ou de
recueillir des éléments objectifs (des informations scientifiques propres aux œuvres,
telles que l’iconographie, les contextes historiques, culturels par exemple), mais
d’éprouver la découverte de l’œuvre en développant des compétences.
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Au Musée de Cluny, le service culturel et de la politique des publics a choisi de
renouveler sa programmation culturelle et artistique en faisant une place forte à la
médiation sensible. Les balades sensibles et Cluny tranquille sont deux des huit projets de
médiation sensible proposés depuis la réouverture de l’établissement en mai 2022.
Les balades sensibles
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Ce dispositif, dédié aux familles et aux tout-petits, tient une place importante dans
l’offre de la réouverture. Dans son rapport sur l’éveil artistique et culturel des plus
jeunes, Sophie Marinopoulos (2019) a rappelé et montré combien la culture est au cœur
de l’accompagnement du lien parent/enfant. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé
de faire appel à une compagnie de danse contemporaine qui a tissé un rapport étroit au
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thème de la relation, notamment parent-enfant, pour concevoir une visite sensible
dédiée à la petite enfance.
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Comment met-on en place un dispositif de médiation en lien avec les œuvres, avec un
objectif d’éveil, à l’adresse de visiteurs ne possédant pas encore le langage ? Que
souhaite-t-on transmettre, et comment ?
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Pour répondre à ces enjeux, la Compagnie 2 minimum a créé Les balades sensibles,
promenade chorégraphiée dans les salles du Musée de Cluny, qui engage le corps de
manière variée et permet de développer des modes d’attention, d’écoute et de regard
spécifiques comme méthode sensible d’approche des œuvres. Le projet s’adresse aux
enfants à partir de trois mois et jusqu’à l’âge de trois ans, ainsi qu’à un adulte
accompagnant, quel que soit son lien de parenté avec l’enfant. Trois balades sensibles
ont été déclinées selon le niveau psychomoteur et sensorimoteur de l’enfant : « Avant
la marche » (pour les tout-petits), « De la marche au langage » (pour les moyens), et «
Du langage à l’entrée en maternelle » (pour les enfants les plus grands). Ces dispositifs
visent deux objectifs :
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• apprendre à regarder les œuvres avec le corps, à partir des gestes représentés dans les
œuvres et en utilisant les outils de la danse ;
22
• créer, au musée, face aux œuvres, l’opportunité d’une réelle interaction entre le
parent et l’enfant et entre les participants.
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Cette proposition se situe donc entre la création chorégraphique et la médiation
sensible. Plusieurs approches y sont privilégiées :
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• une approche sensorielle : la vue n’est pas le seul mode d’approche, elle est même
parfois laissée de côté. On mobilise et articule ici plusieurs sens tels que l’ouïe et le
toucher ;
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• une approche kinesthésique, puisque chaque balade sensible implique le corps du
parent comme celui de l’enfant, dans leur capacité à remodeler un geste ou une posture
observée et à circuler dans un espace ;
26
• une approche émotionnelle : l’émotion produite par l’œuvre (notamment chez les
enfants les plus âgés) est le point de départ d’une transmission entre participants. Cela
renforce un principe éducatif selon lequel les enfants construisent leur propre sens sur
l’œuvre, à partir de leur émotion. Être en capacité de nommer cette émotion et de la
transmettre, notamment par le corps, constitue un enjeu de cette approche.
27
Ainsi, évaluer des rapports d’échelles, différencier des nuances de couleurs, associer
des matières à des motifs, reproduire par le corps un geste précis présent dans les
œuvres, tels sont les apprentissages que Les balades sensibles développent. Ceux-ci
introduisent une autre manière de connaître les œuvres, qui ne fait pas nécessairement
appel au langage et aux mots pour susciter une familiarité avec elles.
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La médiation
Les balades sensibles.
© Musée de Cluny, Musée national du Moyen Âge / Cie2minimum - M. Perrier
Cluny tranquille
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Le deuxième dispositif de médiation sensible favorise l’expérience et considère la
dimension holistique du visiteur. Aux origines de ce dispositif, plusieurs éléments : la
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nécessité de renouveler les formats de la médiation culturelle pour réduire les effets
d’une crise de l’attention, et une réflexion sur le mieux-être au musée. Il s’agit d’une
visite à l’adresse du public adulte, visiteurs individuels réunis en petit groupe, à partir
de 16 ans, sans prérequis si ce n’est le désir d’aborder une visite en autonomie, pour se
détendre et vivre une expérience esthétique renouvelée et calme.
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Si Les Balades sensibles utilisent les outils de la danse pour faire médiation, Cluny
tranquille propose les outils de l’hypnose ericksonienne, afin d’allier une mise en
relation avec les œuvres et une mise en relation avec soi. Pour ce faire, le Musée de
Cluny a fait appel à Juliette Verga Laliberté, hypnologue. Cluny tranquille est donc une
médiation orientée sur le ralentissement, qui doit permettre aux visiteurs de faire une
expérience plus profonde du musée. Il s’agit moins de transmettre des savoirs que de
développer un savoir-être face aux œuvres. L’idée est de stimuler l’imaginaire et de
permettre une détente, un lâcher-prise face aux œuvres. En d’autres termes, les
objectifs du projet sont de ralentir la perception du temps et d’amplifier l’expérience de
la visite. Il s’agit d’éveiller l’attention afin d’enrichir la relation que les visiteurs tissent
avec l’œuvre.
30
Les approches que favorise l’hypnose sont multiples grâce à la modification de l’état de
conscience ordinaire (EMC). Dans ce contexte, Cluny tranquille développe quatre types
d’approches sensibles :
31
• une approche sensorielle à partir des sens externes : la vue n’est plus première, l’ouïe,
le toucher, l’odorat et le goût sont aussi sollicités, de même que les sens internes
(notamment l’équilibrioception, la thermoception, la proprioception, et la perception
de l’ensemble des sensations) ;
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• une approche kinesthésique car l’état d’hypnose permet une autre mobilisation
corporelle dans les salles du musée ;
33
• une approche émotionnelle : l’hypnose amplifie les émotions ressenties et les
transforme en portes d’entrée vers l’œuvre ;
34
• une approche imaginaire par l’état qu’induisent les outils de l’hypnose, qui invite à
des visualisations.
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Dans ce dispositif, l’articulation des approches mises en œuvre favorise l’autonomie du
visiteur et provoque une création de sens à chaque fois spécifique et personnelle, à
partir des œuvres rencontrées.
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La médiation Cluny tranquille.
© J. Verga-Laliberté / Musée de Cluny – Musée national du Moyen Âge, Paris
Évaluer le sensible au musée
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Parce qu’un renouvellement des médiations par le sensible est un axe d’ouverture et de
réinvention au sein des musées, cette démarche ne peut se faire qu’en y associant les
outils de la recherche appliquée en muséologie. C’est la raison pour laquelle les
nouvelles médiations sensibles du Musée de Cluny font actuellement l’objet d’enquêtes
auprès des publics participants. Poser l’hypothèse que les publics sont prêts et qu’un
renouvellement des médiations sert une « rencontre individuante » des œuvres est le
but de cette démarche d’objectivation.
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Ainsi, une enquête qualitative par questionnaires a été mise en place à l’issue de cinq
des huit projets de médiation sensible que j’ai initiés au Musée de Cluny, auprès des
visiteurs participants. Il s’agit des Balades sensibles 0-3 ans (par la Compagnie 2 Minimum
– Mélanie Perrier), de La visite dansée (de la Compagnie La Brèche – Aurélie Gandit),
de La visite chantée (de Grégoire Ichou), de Cluny tranquille (de Juliette Verga Laliberté) et
du Concert méditatif de bols en cristal (de Frédéric Nogray).
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Les questionnaires, présentant une alternance de 15 questions ouvertes et fermées, ont
été soumis aux visiteurs inscrits à l’un ou l’autre de ces cinq programmes ; l’enquête
totalise 88 répondants à ce stade. Chaque questionnaire était adapté à la spécificité du
programme proposé mais présentait des questionnements communs à tous les
dispositifs (les impressions générales, les ressentis au cours du dispositif sensible, le
rapport au musée et aux œuvres). Ce protocole d’enquête se poursuit jusqu’en 2023 ; les
données qui suivent ne sont donc encore que des tendances.
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Transformer et enrichir le rapport aux œuvres
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Le résultat le plus saillant, commun à tous les dispositifs évalués, est une augmentation
de la concentration et de l’attention face aux œuvres. C’est ce que rapporte la moitié
des participants (44 visiteurs sur les 88 enquêtés). En effet, tous les participants à La
visite dansée, dans la salle de la Dame à la licorne, ont souligné le fait que le dispositif
permettait de développer un regard différent sur les six tapisseries, de percevoir des
éléments non remarqués jusqu’alors, de porter plus d’attention aux détails et de
ressentir davantage d’émotions et de sensations. C’est aussi ce que rapportent tous les
participants à la visite hypnotique Cluny tranquille, de même que 33 visiteurs sur 35 au
sortir de La visite chantée et les deux tiers des parents participants aux Balades
sensibles avec leur enfant. Pour les interrogés, cela tient d’abord au fait d’être actif
corporellement (directement avec Cluny tranquille ou par empathie kinesthésique avec
la visite dansée).
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Les verbatims suivants, extraits des réponses aux questionnaires, montrent combien la
sollicitation du corps et des sens a le pouvoir de changer la perception des œuvres et de
susciter l’engagement des visiteurs : « En réagissant aux indications de l’artiste, c’est comme
si nous participions activement à cette expérience » ; ou encore : « Ce n’est pas le rôle du
visiteur qui change mais le lien que l’on tisse avec l’œuvre » ; et enfin « J’ai senti que le geste
ouvrait en moi des choses que l’explication seule ne peut pas faire. »
41
Un parent sortant de la Balade sensible résume parfaitement les enjeux de la médiation
sensible : permettre une complémentarité des approches et aborder les œuvres et le
musée sous un autre angle : « On a tendance à s’arrêter à la composition générale, l’esthétique
et au contexte historique des œuvres ; cette approche sensible permet d’appréhender les gestes,
les ambiances et les textures du Moyen Âge. Je trouve qu’elle apporte une vision du détail qui
permet aussi d’approcher cette époque. C’était très intéressant. »
42
Enfin, la médiation sensible favorise un autre rapport au lieu et une expérience plus
profonde du musée. C’est principalement ce qui ressort du Concert méditatif et de la
visite Cluny tranquille : « Après la visite, je suis restée un long moment dans un état d’attention
particulier, me concentrant davantage sur l’aspect esthétique de l’œuvre, que sur sa description
scientifique. » Ou encore : « J’ai eu la sensation de prêter une plus forte attention aux objets, à
l’espace ; de me donner le temps, non seulement de les regarder, mais de les voir autrement. »
Permettre une plus grande autonomie
43
Les participants disent se sentir dans un rôle plus actif et plus réceptif que dans une
visite classique : « J’ai beaucoup apprécié l’implication des différents sens lors de la visite
dansée, qui permet de rentrer en contact avec l’œuvre différemment de ce que l’on a l’habitude
de faire par la lecture de cartels ou la simple vue. »
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Il en est de même pour La Balade sensible qui permet une compréhension des détails par
l’engagement du corps de l’enfant et du parent : « En faisant le geste et en le décrivant au
tout petit, on cherche sa signification, son caractère. J’ai aimé montrer à mon fils les positions
des mains des statues, en les imitant, et le porter différemment selon la posture des Vierges à
l’enfant ou Pietà. Ça m’a permis de mieux faire attention aux détails des œuvres. » Pour près de
la moitié des participants, La balade sensible favorise surtout une relation aux œuvres
plus « incorporée ». Selon les interrogés, le fait d’avoir été actif d’un point de vue
corporel a affiné leur perception des œuvres.
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Décupler le plaisir face à l’œuvre
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À l’instar de La visite chantée, dont la majorité des interrogés évoquent les émotions
qu’elle produit, l’ensemble des médiations sensibles stimulent l’imaginaire et décuplent
le plaisir : « Éclairer les œuvres avec des chants en magnifient la beauté », précise l’un des
visiteurs-participants, à l’issue de cette visite. Enthousiasmé, amusé, étonné, et
concentré sont les quatre adjectifs qui ressortent le plus parmi les 22 termes
permettant aux visiteurs de qualifier leurs ressentis. Le chant devant les œuvres suscite
« l’émerveillement » pour 15 répondants sur 35 et développe l’imaginaire (pour 10
interrogés sur 35 au sortir de La visite chantée).
Voir le musée autrement
46
À ce stade de l’enquête, la plupart des visiteurs interrogés précisent que les médiations
sensibles permettent de voir le musée autrement. Ils s’autorisent une autre façon d’être
au musée pour découvrir les collections ; ce que résume un visiteur en sortant de
concert méditatif : « J’ai ressenti un grand moment de sérénité et de réflexion. Comme si le
temps s’était arrêté. Je suis resté assis 1h20 entre méditation, observation de ce lieu qu’est
le frigidarium de Cluny. Je l’ai regardé comme jamais auparavant. Magnifique expérience ! »
47
En outre, les dispositifs sensibles représenteraient un espace d’enrichissement de la
relation ; qu’il s’agisse d’une relation à soi-même, aux autres et aux œuvres.
Conclusion
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Un renouvellement des médiations est à l’œuvre à mesure que le musée évolue et
s’adapte aux contextes et enjeux sociétaux. Initialement expérimentée grâce à des
approches sensorielles visant à transmettre, par les sens, un savoir académique à des
publics spécifiques, la médiation sensible tend à se développer à mesure que les musées
s’ouvrent et considèrent la dimension holistique du visiteur. Dans ce contexte, il est
essentiel d’alerter les professionnels de la médiation face à l’engouement pour « le
sensoriel » qui frôle trop souvent le « sensationnel » sans apport de sens, et parfois
même sans œuvre. Rappelons que l’objectif premier de la médiation sensible est de
servir une « rencontre individuante » des œuvres et de permettre la création de sens,
grâce à une pluralité d’approches complémentaires non exclusivement cognitives.
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Car si le savoir académique permet de saisir les contours de l’œuvre (ses contextes
historique, culturel, ses caractéristiques iconographiques, iconologiques), la médiation
sensible permet de « d’entrer » dans l’œuvre et d’en faire l’expérience de manière
totale, et ainsi répondre à la stricte étymologie du verbe comprendre – cum-prendere en
latin, c’est-à-dire « prendre avec soi ». Tout cela revient à considérer l’œuvre comme le
support d’une expérience totale plus que comme des données à transmettre et à traiter.
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NOTES
1. Le GIS dédié à la médiation sensible au sein de l’ICOM CECA a été créé par Anne Sophie Grassin,
qui en assure la direction scientifique.
2. Dans le domaine des sciences cognitives, Francisco José Varela est à l’origine du paradigme de
la cognition incarnée (embodied cognition ou embodiment) et de l’énaction qui inscrit l’étude de la
cognition dans sa relation avec le corps et l’environnement.
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Le tournant sensible de la médiation culturelle
RÉSUMÉS
L’émoussement de la sensibilité des visiteurs aux œuvres d’art est une réalité à laquelle les
institutions culturelles sont aujourd’hui confrontées. Afin de recréer du lien et du sens face aux
œuvres, les musées se sont engagés dans « un tournant sensible ».
INDEX
Mots-clés : Médiation / Exposition, Pratiques et outils de médiation
AUTEUR
ANNE SOPHIE GRASSIN
Anne Sophie Grassin est coordinatrice du Groupe d’intérêt spécial consacré à la Médiation
sensible (GIS) au sein de l’ICOM CECA (Comité pour l’éducation et l’action culturelle), membre
élue du Conseil d’administration d’ICOM France et cheffe adjointe du service culturel et de la
politique des publics, responsable des programmes de médiation sensible au Musée de Cluny –
Musée national du Moyen Âge, Paris.
[email protected]
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