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Critique(s) et médiation culturelle

2017

Critique(s) et médiation culturelle Nathalie Casemajor, Marcelle Dubé, Ève Lamoureux To cite this version: Nathalie Casemajor, Marcelle Dubé, Ève Lamoureux. Critique(s) et médiation culturelle. Expériences critiques de la médiation culturelle, pp.3-31, 2017. ฀hal-03194952฀ HAL Id: hal-03194952 https://hal.science/hal-03194952 Submitted on 9 Apr 2021 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Nathalie Casemajor, Marcelle Dubé, et Ève Lamoureux (2017) « Critique(s) et médiation culturelle », dans Nathalie Casemajor, Marcelle Dubé, Jean-Marie Lafortune, Ève Lamoureux, Expériences critiques de la médiation culturelle, Sainte-Foy, Presses de l’Université de Laval, p. 3-31. Nathalie Casemajor, Marcelle Dubé, et Ève Lamoureux Critique(s) et médiation culturelle La genèse de cet ouvrage abordant le rapport entre expériences critiques et médiation culturelle est liée aux travaux du Groupe de recherche sur la médiation culturelle (GRCM). Fondé en 2006, il vise à développer et interroger le champ d’expertise québécois professionnel et universitaire en matière de médiation culturelle. Y sont regroupés des membres du milieu culturel québécois, des professeur.e.s et chercheur.e.s de plusieurs disciplines du réseau de l’Université du Québec (UQ), de même que divers.es acteurs/actrices du milieu municipal. Un premier ouvrage collectif tiré des réflexions du groupe, La médiation culturelle. Le sens des mots et l’essence des pratiques, dirigé par Jean-Marie Lafortune (2012), proposait une exploration de l’évolution du concept et des pratiques en sol québécois. Ce nouvel ouvrage s’adresse aux praticien.es, chercheur.es, étudiant.es et décideur.es, avec l’ambition d’entrer en dialogue tant avec les préoccupations du milieu qu’avec les développements récents de la recherche. Les trois auteures de cette introduction ont coordonné en 2014, avec le soutien du GRMC, la tenue d’un colloque international intitulé Les territoires de la médiation culturelle. Échelles, frontière, limites1. Il s’est déroulé à Montréal dans le cadre du 82e Congrès de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS), en collaboration avec la Ville de Montréal2, le CÉLAT3 et Culture pour Tous. Suite au colloque, nous avons opté pour la coédition d’un livre qui porterait spécifiquement sur le volet critique de nos réflexions. Jean-Marie Lafortune s’est joint à nous pour le travail d’édition. Les auteur.e.s sont donc, pour certain.e.s, des participant.e.s au colloque dont l’intervention touchait directement la problématique critique, alors que d’autres ont été sollicité.e.s pour leur expertise sur la question. Ils appartiennent à des champs disciplinaires variés (sociologie, communication, histoire de l’art, muséologie, sciences politiques) et proviennent de secteurs de pratique diversifiés (artistes, médiateurs, commissaires). Une majorité de contributions sont ancrées dans le contexte québécois, mais certaines ouvrent l’horizon de la réflexion aux contextes français, canadien et suisse. 1 Voir le programme : http://territoiresdelamediation.weebly.com/. Division de l’action culturelle et des partenaires de la Ville de Montréal, en collaboration avec le Ministère de la Culture et des Communications du Québec, via l’Entente sur le développement culturel de Montréal. 3 Centre et laboratoires de recherche – Cultures-Arts-Sociétés. 2 1. Problématiques critiques « Faut-il tuer les médiateurs culturels des musées ? » s’interrogeait le chroniqueur culturel suisse Étienne Dumont, dans un article de la revue Bilan paru en 2016. Une conservatrice excédée y décrivait la place grandissante donnée aux médiateurs4 culturels qui selon elle, lui « volent » sa place et ses responsabilités, reléguant le travail scientifique de fonds à du simple contenu destiné aux services « didactiques » et « spectaculaires » d’animation des groupes, quand il ne s’agit pas simplement de « faire du social ». Les tensions entre métiers de la conservation et de la médiation, apparues dès les années 1990, se seraient transformées, selon le journaliste, en « guerre de tranchées ». L’article adopte volontiers un ton dramatique et peu amène à l’endroit des médiateurs culturels, qualifiés d’« œufs de coucou » vampirisant l’institution muséale. La situation, on le devinera aisément, est plus complexe et nuancée, mais ce témoignage se fonde sur une réelle méfiance, voire une ferme opposition, de certain.es professionnell.es de la culture et chercheur.es face aux discours et aux pratiques de la médiation culturelle. Si elle est majoritairement acceptée dans le secteur muséal, elle peine davantage à s’imposer dans certains autres domaines, tels les arts de la scène (Bordeaux, 2011) et le cinéma (Boutin, 2015), où elle s’enracine malgré tout. Car en dépit de réticences, la médiation culturelle a connu un fort développement depuis la moitié des années 1990. Son approche est aujourd’hui répandue dans les pratiques d’action culturelle et dans les répertoires d’action publique au Québec. Au sens large, la médiation culturelle regroupe un ensemble protéiforme d’initiatives de mise en relation, d’échange et de création, visant à décloisonner les institutions culturelles, à créer des occasions de rencontre entre artistes et populations, ou entre créations et publics, avec, dans certains projets, une volonté de contribuer au changement social, selon un idéal d’émancipation et de justice sociale. Les approches engagées ne représentent toutefois qu’une partie des projets, et c’est plutôt dans sa forme générique, et plus consensuelle, que la médiation culturelle a trouvé un réel succès auprès de nombreux organismes culturels et associatifs. Au Québec, ses principes se sont même hissés dans les priorités de politiques culturelles et de programmes gouvernementaux de soutien aux arts et à la culture. À Montréal, en particulier, des sommes importantes y sont consacrées 5 . Aux côtés de pratiques fortement institutionnalisées, questionnant assez peu le rapport entre culture, savoir et pouvoir, se déploient des initiatives à portée critique, au sens où elles visent à remettre en question l’ordre établi des hiérarchies sociales, des inégalités d’accès aux équipements culturels et 4 Le masculin est utilisé pour alléger le texte. En pratique, les femmes constituent une large part des effectifs professionnels en médiation culturelle. 5 À la Ville de Montréal, entre 2005 et 2008, ce sont plus de 2 millions de dollars qui ont été consacrés à financer des projets de médiation culturelle. Voir : http://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/page/culture_fr/media/documents/versionfinale-pwmediation_fev2008.pdf (consulté le 20 juin 2016). des obstacles à l’expression publique des formes culturelles minoritaires (Lamoureux, 2008). Elles s’inscrivent pour certaines au prolongement d’une action militante, en partie héritée de l’éducation populaire et de l’animation culturelle (Caune, 1999). En élargissant la discussion aux différents sens du terme « critique », à la fois crise et opérateur de changement social, nous avons souhaité ouvrir un espace de réflexion nourri tant par des expériences de terrain que par des analyses théoriques. Le pari de cet ouvrage et de faire dialoguer deux versants de la critique : d’une part, un retour réflexif sur le dissensus exprimé à l’égard de la médiation culturelle comme praxis, politique publique et fonction professionnelle ; et d’autre part, un examen du potentiel de la médiation culturelle comme vecteur de transformation des rapports sociaux par l’art et la culture. En quoi les critiques adressées à la médiation culturelle permettent-elles d’en repousser ses limites ? Ses principes et répertoires d’action peuvent-ils contribuer à transformer les rapports sociaux ? Les contributions regroupées dans cet ouvrage entendent questionner les fondements institutionnels de la médiation culturelle, ses pratiques et ses discours, ainsi que son potentiel (idéalisé ou effectif) de changement social. Faire l’expérience critique de la médiation culturelle, dans ce contexte, c’est donc expliciter son ancrage dans les évolutions récentes de la société, de la culture et du capitalisme. Appuyée sur les contributions des auteur.e.s, cette réflexion introductive porte un regard marqué par les spécificités du contexte québécois, et, bien que l’histoire locale de ce champ se soit construite dans un dialogue transatlantique, elle ne prétend pas être pleinement transposable aux autres contextes nationaux. 2. La critique dans l’ordre connexionniste Pour saisir le déploiement du rapport entre critique(s) et médiation culturelle, il convient de resituer leur place respective dans la conjoncture sociale, culturelle et politique actuelle. En quoi la médiation culturelle incarne-t-elle les traits de cette conjoncture ? Comment s’y manifeste la critique sociopolitique et artistique ? Les critiques adressées à la médiation culturelle visent-elles son approche dans ce qu’elle a de nouveau et de distinct, sa position jugée dominante dans le champ discursif et matériel de l’action culturelle, ou bien le rapport a-critique qu’elle entretiendrait avec l’institution et les forces économiques ? Si la multiplicité des contextes et l’hétérogénéité des pratiques de la médiation culturelle rendent difficile de poser un constat univoque, il est néanmoins possible d’observer que celle-ci est façonnée par l’ordre social dominant, qu’elle contribue en partie à reproduire et à légitimer, tout en étant travaillée de l’intérieur par des dynamiques critiques et des idéaux de transformation sociale. La médiation culturelle est née dans le contexte de ce que Boltanski et Chiapello (2011) nomment l’« ordre connexionniste », caractérisé par une conception réticulaire du lien social, centrée sur la mise en relation. Cette vision connexionniste du lien social est emblématique d’un « troisième esprit du capitalisme ». Elle s’accompagne, toujours selon Boltanski et Chiapello, d’une montée en force de la figure du médiateur, depuis le dernier tiers du XXe siècle. La fonction du médiateur dans l’ordre connexionniste est de tisser des liens, de mettre en rapport les différents points du réseau, de (ré)insérer les acteurs/actrices dans le tissu des connexions, d’initier et d’animer des projets. Cette perspective rejoint le mandat du médiateur culturel, souvent présenté comme un activateur de mise en relation. D’autant plus que les références à la mise en relation et à l’accroissement des connexions abondent dans la littérature sur la médiation culturelle. Chaumier et Mairesse la décrivent comme un processus de « mise en relation avec des contenus, des œuvres, des savoirs, mise en relation de ceux-ci avec soi-même, avec d’autres savoirs et avec d’autres œuvres, avec d’autres soi-même, pour une mise en relation généralisée » (2013 : 56). Jean-Michel Lucas décrit quant à lui la « richesse culturelle » comme une accumulation d’interactions et de connexions, que la médiation culturelle contribuerait à favoriser. À l’inverse, avance-t-il en citant Patrice Meyer-Bisch, « la pauvreté culturelle se reconnaît à la rareté des connexions avec leurs conséquences, les exclusions, les cloisonnements et l’incapacité de tisser des liens et donc de créer » (Meyer-Bisch dans Lucas, 2010, en ligne). On retrouve ce motif de la mise en relation dans d’autres courants majeurs du champ culturel et artistique actuel, notamment dans l’esthétique relationnelle, décrite par Nicolas Bourriaud comme une théorie esthétique de la forme comme principe reliant, qui prend son sens « au moment où elle met en jeu des interactions humaines » : « l’essence de la pratique artistique résiderait ainsi dans l’invention de relations entre des sujets » (Bourriaud, 1998 : 22). L’esthétique relationnelle est d’ailleurs souvent favorisée dans les pratiques de médiation culturelle, en particulier sous la forme de projets d’art participatif (Casemajor, Lamoureux et Racine, 2015). L’ordre connexionniste se caractérise également par un système de financement par projet, de nature transitoire et éphémère, qui évoque les modalités de subvention de la médiation culturelle : celles-ci tendent à privilégier le développement d’initiatives ponctuelles, ciblées autour d’un évènement ou d’un public, plutôt que des programmes déployés en continu et à long terme. Enfin, le développement de la médiation culturelle est alimenté par les tendances de fond qui transforment le rapport entre art, culture, économie et politique depuis les années 1980 : un élargissement croissant de la notion de culture, une double dynamique d’économisation de la culture et de culturalisation de l’économie, et une montée du poids des politiques culturelles locales dans les initiatives de développement des territoires (Roy-Valex et Bellavance, 2015). En ce sens, la médiation culturelle incarne, reproduit et légitime une partie des traits de la conjoncture politique, sociale, économique et esthétique propre à son époque. Mais si elle s’inscrit dans les cadres de l’ordre social dominant et de la nouvelle économie politique et symbolique du capitalisme, la médiation culturelle s’est également bâtie sur une critique des inégalités sociales, plus ou moins marquée en fonction des projets – tout au moins se donne-t-elle, au Québec, l’ambition générale de renouveler le rapport entre démocratie et démocratisation culturelle. En mettant l’accent sur des enjeux de proximité et d’inclusion sociale, les discours de la médiation culturelle reflètent ce que Boltanski et Chiapello ont identifié comme le retour d’une forme renouvelée de critique sociale. Selon les auteurs, dans les années 1980 et 1990, alors que la critique artiste6 s’est trouvée paralysée par ses propres contradictions, la catégorie de l’exclusion a pris le pas sur celle de la lutte entre classes sociales ; le militantisme politique a fortement investi les formes d’action caritatives et humanitaires en face-à-face, privilégiant la relation de proximité ; et les projets de réinsertion sociale ont cherché à renouer des liens brisés dans les réseaux de connexion (2011 : 475). La médiation culturelle porte les traces de cette critique sociale. En témoignent les initiatives alliant médiation culturelle et enjeu d’insertion sociale (Dubé et Lamoureux, 2015), ainsi que les projets montréalais étudiés dans le rapport Les effets de la médiation culturelle : participation, expression, changement (Jacob et Bélanger, 2014), qui misent sur la rencontre interpersonnelle, la proximité et le face à face avec l’artiste ; sur la lutte contre l’exclusion sociale via l’alphabétisation et l’intervention dans des écoles défavorisées ; ou sur le développement local et communautaire dans des quartiers multiethniques où les liens sociaux sont distendus. 3. Inventaire des critiques et des lignes de tension Malgré cet idéal affiché de réduire les inégalités à/par l’art et la culture, et malgré le succès de son approche auprès de nombreux organismes professionnels et décideur.e.s politiques, la médiation culturelle ne fait pas l’unanimité. Quelles sont les différentes critiques qui lui sont adressées, et dans quelle mesure touchent-elles à son potentiel de transformation sociale ? Les sections qui suivent proposent un inventaire sommaire des principales critiques, formulées tant par les professionnel.le.s que par le milieu académique. Prises ensemble et recontextualisées, elles permettent d’imaginer comment les tensions qui y affleurent peuvent être productives pour repenser les formes et le potentiel de la médiation culturelle. 6 Inspirée par la vie bohème, elle s’insurge d’une part contre le désenchantement et l’inauthenticité (refus de la marchandisation et de l’industrialisation), et d’autre part, contre l’oppression du capitalisme bourgeois, à laquelle l’artiste oppose sa liberté de création, « son rejet d’une contamination de l’esthétique par l’éthique » (Boltanski et Chiapello : 2011 : 88). 3.1 La médiation culturelle est une notion floue, dont on peine à circonscrire les limites La médiation culturelle a souvent été décrite comme une notion floue, qui n’aurait pas réussi à atteindre un niveau élevé de conceptualisation théorique (Rasse, 2000). Les raisons de ce flou sont liées, entre autres, à la multiplicité des pratiques et des lieux de la médiation culturelle, ainsi qu’à l’hétérogénéité des formes à travers lesquelles elle se manifeste : tant via des acteurs/actrices, intermédiaires ou artistes, agissant comme médiateurs (Dufrêne et Gellereau, 2003), que par des dispositifs communicationnels, tels une brochure accompagnant un spectacle, ou un audioguide associé à une exposition (Davallon, 2004). Cette imprécision tiendrait également au fait que les travaux sur la médiation culturelle ne sont pas circonscrits à l’intérieur d’une discipline universitaire (Péquignot, 2007). Ils chevauchent au contraire le champ de la communication, de l’histoire de l’art, de la sociologie, de l’esthétique, du travail social et de la science politique. Un autre facteur contribuant à l’ambiguïté de cette notion tiendrait au fait que la réflexion sur la médiation culturelle oscille entre une démarche réflexive issue des milieux professionnels, et une démarche analytique issue des milieux de la recherche académique. Cette oscillation engendrerait, dans certains cas, un manque de distance des travaux de recherche vis-à-vis des besoins professionnels visant l’efficacité des actions de terrain. Pour d’autres, à l’inverse, la prédilection des chercheur.e.s pour un idéal émancipatoire entraînerait une déconnexion de la réflexion théorique vis-à-vis de l’opérationnalisation pratique. En définitive, la médiation culturelle constituerait davantage un champ de débat mouvant plutôt qu’un paradigme ou un concept au sens univoque, et pas davantage une méthode ou un métier aux contours bien délimités. Selon Marie-Christine Bordeaux, la médiation culturelle n’est toutefois pas un concept dépassé – en témoignent le nombre d’ouvrages publiés à ce sujet dans les dernières années –, et elle tendrait même à se « stabilise[r] lentement en tant que référentiel professionnel et en tant que référence théorique » (2015 : 41). 3.2 La médiation culturelle n’est pas pertinente comme dispositif de transmission des œuvres Un autre ensemble de critiques considère que la médiation culturelle s’interpose de manière superflue entre l’œuvre et le public. Cette doctrine du choc esthétique se fonde sur l’idée que l’œuvre est en elle-même un opérateur de médiation avec le monde. Elle mise sur le pouvoir autonome de la médiation esthétique, au sens où une proposition artistique, par sa capacité à allier forme sensible et charge symbolique, se suffirait à elle-même. Les dispositifs de médiation culturelle, qui proposent des formes de mise en relation élaborées grâce au déploiement des significations d’une œuvre, ne feraient que redoubler inutilement sa fonction, voire ils viendraient parasiter une lecture dite « authentique » de l’œuvre. Ce type de critique, particulièrement prégnante dans le milieu de l’art contemporain, peut tendre vers une certaine forme d’élitisme, puisqu’elle suppose que le sens d’une œuvre est immédiatement accessible à tous et toutes (Bordeaux, 2011 ; Wallon, 2011 ; Chaumier et Mairesse, 2013). Des travaux bien connus en sociologie de la culture ont montré que l’inégale distribution du capital social, culturel et économique, sous la forme d’un habitus, joue un rôle déterminant dans le développement du goût pour l’art et la capacité à s’approprier les moyens d’expression culturelle (Bourdieu, 1966). Une variante de cette critique, visant elle aussi la conception de la médiation culturelle comme courroie de transmission des œuvres, porte quant à elle sur le corpus artistique à transmettre. Celui-ci se limiterait aux œuvres de la haute culture, favorisant un processus de démocratisation culturelle qui ne ferait que renforcer le poids de la culture légitime et dominante, délaissant par là même les principes de la démocratie culturelle. Au Québec, toutefois, la médiation culturelle se nourrit largement des principes de la démocratie culturelle, arrimés aux expressions et pratiques culturelles situées en dehors des corpus classiques. 3.3 La médiation culturelle usurpe les ressources des autres professions artistiques et culturelles Le qualificatif d’« œufs de coucou » utilisé par une conservatrice pour désigner les médiateurs culturels illustre l’existence d’un conflit autour de la division du travail entre les diverses professions qui composent le champ culturel. Les acteurs/actrices y sont en compétition pour de maigres ressources financières. Ils/elles luttent également pour des opportunités d’institutionnalisation de leur statut professionnel, et pour défendre leurs répertoires de compétences, leurs prérogatives et leur autonomie. Bien que le discours sur la médiation culturelle soit favorablement implanté auprès des sources de financement québécoises, les médiateurs culturels n’occupent pas pour autant une position stable ni dominante dans la structure hiérarchique et symbolique du champ : en quête d’une reconnaissance institutionnelle de leur profession, ils écopent du système de financement par projet, qui contribue bien souvent à la précarisation de leurs conditions de travail. Pour les artistes, les projets de médiation culturelle peuvent être une opportunité de générer du revenu complémentaire, en parallèle de leur pratique de création. Certain.es, comme le montrent les contributions de Sophie Castonguay et Constanza Camelo Suarez dans cet ouvrage, se saisissent du rôle d’auto-médiateur de leurs œuvres. Mais d’autres voient dans cette nouvelle fonction une fragilisation de l’expertise spécifique des artistes, voire une instrumentalisation de la création à des fins « d’utilité publique », appliquée au travail socioculturel. En 2013, le directeur du Regroupement des arts interdisciplinaires du Québec, Gaëtan Gosselin, interpelait le Conseil des arts du Canada afin de mieux délimiter les frontières entre médiation culturelle et art interdisciplinaire : « l’art interdisciplinaire est une pratique artistique à part entière, discernable entre toutes, qu’on aurait tort de confondre avec les pratiques de médiation et de transactions sociales visant à soutenir des expériences culturelles de mieux-être dans la communauté » (Gosselin, 2013 : en ligne). 3.4 La médiation culturelle est un impératif technocratique et une récupération institutionnelle Une partie des acteurs/actrices du champ culturel perçoivent la médiation culturelle comme une appellation imposée aux milieux de pratique par le sommet de la hiérarchie institutionnelle. Cette posture rejoint en partie le contenu de la critique artiste (Boltanski et Chiapello, 2011), avec son refus des valeurs bourgeoises et de l’organisation technocratique dans lesquelles s’incarnent les politiques culturelles. La médiation culturelle est perçue comme un rouage dominant de l’appareil gestionnaire d’État, et son omniprésence dans les programmes de financement des arts et de la culture au Québec produirait un effet uniformisant et débilitant sur la création artistique. L’artiste montréalaise Édith Brunette associe par exemple la médiation culturelle à « une novlangue idiote accompagnée de schémas et d’un surplus de communications inutiles » (2014 : 12). La volonté politique de faire une plus grande place aux dispositifs d’accompagnement des publics est alors perçue comme une ingérence bureaucratique, qui viendrait menacer la centralité et l’autonomie de l’art au sein de la sphère culturelle (Péquignot, 2015). L’hypothèse d’une position dominante de la médiation culturelle dans les discours et principes d’action publique serait toutefois à nuancer, puisque selon la contribution de Marie-Christine Bordeaux dans cet ouvrage, la médiation culturelle n’est pas parvenue à s’imposer comme un paradigme des politiques publiques, tout au moins en France. Parmi les professionnel.le.s du champ culturel, il existe par ailleurs une perception selon laquelle la médiation culturelle s’est approprié un ensemble de pratiques issues de la base, développées depuis bien longtemps dans le champ de l’éducation populaire et de l’animation culturelle. Elle aurait récupéré ces forces sociales et créatives pour les intégrer aux cadres normatifs des politiques culturelles. Cette intégration de la médiation culturelle dans des programmes s’appuyant sur la culture pour défendre la justice sociale et les droits culturels (notamment ceux des minorités) est saluée par certain.e.s, et critiquée par d’autres, au sens où elle pourrait en affadir la portée critique, voire légitimer l’inaction politique. 3.5 La médiation culturelle véhicule une conception consumériste et entrepreneuriale de la culture Un autre pan des critiques porte sur le lien entre médiation culturelle, stratégies de relations publiques et processus d’économisation de la culture. En concentrant ses efforts sur le rapport aux publics, segmentés selon leurs caractéristiques sociodémographiques (jeunes publics, minorités, handicapés, défavorisés, etc.) la médiation culturelle contribuerait à étendre l’empire du marketing, de la communication et de la consommation culturelle. Dans cette perspective, le développement des publics se réduirait à une augmentation de la fréquentation ou à une personnalisation de l’offre, occultant le volet plus social et symbolique des pratiques, tout comme la dimension collective de l’action culturelle. D’autres critiques suggèrent que les projets de médiation culturelle contribuent à renforcer la double dynamique d’économisation de la culture et de culturalisation de l’économie. Elles ciblent notamment les projets qui favorisent le développement des compétences utiles sur le marché du travail (capacité à communiquer efficacement, à développer sa créativité), voire la participation, au sens d’une intégration docile à un système productif. Sont également visés divers projets de médiation culturelle en entreprise, qui contribueraient à aliéner les participant.e.s, ou à transformer les artistes en « médiateurs-manageurs » (Carvalho, 2013). Il leur est notamment reproché d’opérer une captation des énergies créatives au service de l’optimisation managériale, au lieu de contribuer à l’émancipation par l’art et la culture. Ce rapprochement entre médiation culturelle et valeurs managériales peut se comprendre comme un effet collatéral de la critique artiste, qui, dans les années 1960 et 1970, s’était insurgée contre l’aliénation bureaucratique et son absence de créativité. L’exigence d’autogestion et de libération de la parole, empruntant au registre de la fête et du jeu, a été récupérée dans les années 1980 par le secteur du management, pour renouveler les modes de gestion du personnel via des activités d’épanouissement personnel, plutôt que collectif (Boltanski et Chiapello, 2011 : 288-304 ; Chiapello, 1998). 3.6 La médiation culturelle est un instrument de déconflictualisation et de pacification des rapports sociaux Un dernier lot de critiques s’arrime aux précédentes pour déplorer que la médiation culturelle, en privilégiant une approche « réparatrice » du lien social brisé, échouerait à penser la fracture comme forme productive de transformation sociale. Favorisant la stabilité et la pacification au détriment de l’expression des conflits, elle ferait le jeu du statu quo dans la répartition des pouvoirs. D’une part, l’engagement des intervenant.e.s aurait pour effet de mobiliser socialement les institutions culturelles au service d’une émancipation sociale, grâce à la prise en compte de la diversité de formes d’expression culturelle, des capacités et des savoirs différenciés des publics, et des difficultés propres aux groupes sociaux marginalisés. D’autre part, l’engagement accru des pouvoirs publics locaux en culture s’accompagnerait d’une instrumentalisation de l’art au service de la régulation sociale, servie par une conception homogène et pacifiée du lien social. Cette critique de la vocation « pacificatrice » de la médiation culturelle tient en partie à la définition même du terme de médiation, qui renvoie à l’idée de réduction des conflits, de désamorçage des résistances, d’apprivoisement des énergies et des affects subversifs. Elle répond bien en ce sens à l’enjeu du « vivre ensemble », au sens d’une coexistence pacifique, dans la concorde malgré les différences (Caune, 1999). Cette vision réformatrice ou « orthopédique » (Rasse, 2000 ; Caune, 2015) s’incarne aussi – et surtout – dans le thème de l’inclusion, qui porte une ambition de régulation sociale, au sens où elle vise à ramener au sein de la communauté des éléments situés à sa marge. La volonté de réduire des écarts peut en effet donner lieu à des procédés de « formatage » et de redressement contraint des exclus (Moten et Harney, 2013)7. Par ailleurs, la médiation culturelle n’a pas à elle seule le pouvoir d’agir sur la structure des inégalités sociales. L’intervention ponctuelle visant des réparations microlocalisées du tissu social opère davantage sur les symptômes que sur les causes. Les diverses formes de critique présentées ci-dessus peuvent être regroupées selon trois lignes de tension. Une première ligne vise l’ambition de la médiation culturelle à se constituer comme forme d’action culturelle distincte dans ses principes et ses moyens d’action : ces critiques pointent du doigt sa conceptualisation théorique inachevée, ses stratégies centrées sur les intermédiaires et la figure du public, et sa difficulté à fédérer un corps professionnel spécifique autour d’une identité forte. Une deuxième ligne de tension émerge des rapports de force qui animent la structure du champ culturel, suite à l’arrivée des médiateurs culturels dans la lutte pour le partage des ressources matérielles et des positions symboliques dans la hiérarchie des métiers. Une troisième ligne de tension, semble-t-il la plus chargée, nait de l’intégration de la médiation culturelle aux structures hégémoniques, au sens gramscien d’un ordre culturel dominant. Cette intégration aurait pour effet de désamorcer le potentiel critique la médiation culturelle. Elle contribuait à légitimer une conception réductrice de l’art et de la culture, limitée à agir comme levier de développement économique ou instrument de pacification sociale. Chaumier et Mairesse rappellent qu’en son temps, l’animation culturelle a fait l’objet d’attaques relativement semblables. Elle fut accusée d’être un vecteur d’endoctrinement, de légitimer la culture instituée et de faire le jeu du capitalisme : « ceux qui se pensaient jusque-là comme les ferments du changement se retrouvèrent subitement accusés d’être des suppôts du capitalisme » (2013 : 105-106). 4. Les devenirs politiques de la médiation culturelle Envisagée comme champ de débats sur le rapport en culture et politique, la médiation culturelle suscite divers modes d’expression de la critique. Elle opérationnalise les principes de la critique sociale, sous la forme de projets d’inclusion sociale, mais elle est d’autre part questionnée par un renouvèlement de la critique artiste. Quels sont les horizons 7 « Policy is correction, forcing itself with mechanical violence upon the incorrect, the uncorrected, the ones who do not know to seek their own correction » (Moten et Harney, 2013 : 78). politiques actuels de la médiation culturelle ? Son potentiel de transformation sociale semble tributaire d’une position à (re)construire dans la dynamique d’intégration et/ou de subversion de l’action culturelle (Gaudibert, 1972). Dans l’ouvrage La médiation culturelle : cinquième roue du carrosse ? (Serain, Chazottes, Vaysse et Caillet (dir.), 2016), plusieurs pionniers de la médiation culturelle se désolent de ce qu’ils perçoivent comme un déclin de sa vocation engagée. Claire Merleau-Ponty, Jean Davallon et Elisabeth Caillet avancent que « l’origine de la médiation [était] à la fois politique, utopique, idéologique », mais que cette utopie aurait disparu au profit de techniques de travail social en direction des exclus, sans volonté réelle de changer de la société (2006 : 16-25). Chaumier et Mairesse (2013) font également le constat d’une dépolitisation progressive de la médiation culturelle dès les années 1990. Cette dynamique s’inscrit dans un mouvement plus large de discrédit des positions marxistes orthodoxes qui avaient cours dans les années 1960 et 1970, et qui se sont étiolées avec la chute du bloc soviétique. Comme en témoignent plusieurs contributions à cet ouvrage, il est néanmoins encore possible d’entrevoir la médiation culturelle comme un « impératif tout à la fois utopique et pratique », contribuant à la « possible institution d’un espace public, condition de possibilité de l’instauration d’un monde commun » (Fleury, 2015 : 77). La médiation culturelle n’est certes pas un moteur de subversion radicale des systèmes établis, mais elle pourrait contribuer à créer des espaces publics localisés, activés par des médiations esthétiques et des médiations intellectuelles, où prendrait sens la dimension productive de l’écart. Il s’agirait alors « non pas nécessairement [d’agir sur] la réduction de la distance, mais bien plutôt [sur] l’apprentissage de celle-ci, débutant par sa reconnaissance […] » (Fleury, 2015 : 78). Avec la réaffirmation de sa dimension éducative, et par une prise de risque dans les formes esthétiques auxquelles elle s’associe (Caune, 1999), la médiation culturelle peut encore se réinventer. Pourrait-elle être plus largement appropriée par des formes contemporaines de radicalité, en se rapprochant des mouvements sociaux ou de propositions artistiques plus subversives ? Encore faudrait-il qu’elle se réaffirme comme levier d’un éveil des consciences. 5. Présentation des contributions L’ouvrage est découpé selon trois thématiques : (1) l’évolution de la médiation culturelle institutionnalisée et de ses cadres normatifs, (2) les affinités et tensions de la médiation culturelle avec différentes visions et stratégies éducatives, (3) la dimension critique de pratiques artistiques et culturelles engagées. 5.1 Nouveaux contextes et (ex)tensions des cadres normatifs La première section de cet ouvrage retrace l’institutionnalisation de la médiation culturelle, pour en étudier la genèse, les paradoxes et les possibles évolutions. Sur un mode diachronique, elle questionne les fondements politiques et les cadres normatifs de la médiation culturelle au Québec et France. Comment resituer la médiation culturelle dans la lignée des formes d’actions publiques en culture ? Dans quelle mesure a-t-elle réussi à s’imposer comme principe d’action politique ? Et comment se positionne-t-elle vis-à-vis des nouveaux paradigmes émergents ? Ces contributions font état des paradoxes et des limites de la médiation culturelle, qui tente d’articuler utopie transformatrice et quête de légitimation. Elles soulignent également son potentiel de mise en tension d’un espace public qui endosserait la conflictualité des rapports sociaux. Jean-Marie Lafortune ouvre la réflexion en posant un regard à la fois rétrospectif et prospectif sur la médiation culturelle. Retraçant les moments charnières de l’évolution des politiques culturelles au Québec, il dégage trois figures endossées par la médiation culturelle (interprétation, animation et initiation), rattachées à trois pôles de l’action publique (démocratisation de la culture, démocratie culturelle et éducation artistique). Cette analyse le conduit à dessiner les contours d’une évolution de la médiation culturelle à l’aune du renouveau des politiques publiques de la culture. Jean Caune explore la relation entre utopie, idéologie et médiation culturelle. Il propose d’en reconstituer l’épistémé pour envisager son « horizon d’attente », concomitant à une transformation idéologique des conceptions de la culture. À contre-pied d’une « idéologie culturaliste » qui occulte les conflits et les antagonismes, il situe un possible renouvèlement de la médiation culturelle dans le travail de praticiens expérimentés, conscients des rapports de forces politiques. Le texte de Carmen Mörsch expose l’ambivalence de la médiation culturelle, « entre besoin de légitimation et critique de l’hégémonie culturelle ». Les discours de légitimation mobilisés par la médiation culturelle touchent aux registres économiques et cognitifs, intégratifs et correctifs, institutionnels et patrimoniaux. Elle identifie l’instrumentalisation de l’art comme un risque majeur, et souligne que ce dernier tire justement sa force du fait qu’il échappe à l’utilitarisme. Un autre risque consisterait à remplacer la participation politique réelle par une « participation culturelle » dépolitisée. Marie-Christine Bordeaux resitue la médiation culturelle dans l’histoire des paradigmes de la politique culturelle française. L’auteure juge que la médiation culturelle n’est pas parvenue à s’imposer comme un paradigme. Elle peinerait également à dépasser le registre du micro-changement et du soutien à la démocratisation culturelle, malgré son idéal politique de transformation du système culturel. L’émergence de nouveaux paradigmes liés à la « participation » et aux « droits culturels » pourrait toutefois renouveler le positionnement des médiateurs culturels. Patrice Meyer-Bisch explore les relations croisées entre la médiation culturelle et l’approche des droits culturels. Sa réflexion est ancrée dans le cadre normatif des libertés fondamentales en démocratie. Cette approche par les droits culturels cherche à se distinguer à la fois d’une conception consumériste de la culture, et d’une vision pacifiée du vivreensemble. Plutôt, elle produirait un espace politique et critique de circulation du sens, dans lequel les intimités et les savoirs se confrontent, pour faire émerger un nouveau langage commun. Christian Poirier propose une conceptualisation de la « citoyenneté culturelle », élaborée suite à une enquête de terrain sur la participation des jeunes aux arts et à la culture. Il situe le versant culturel de la citoyenneté au prolongement de trois précédentes phases de développement, respectivement liées aux droits civils, sociaux et politiques. Ancrée dans des pratiques de démocratie culturelle et dans une forme politique de participation culturelle, cette perspective soutient que « la dimension positivement conflictuelle du social et du culturel » est une opportunité de discussion et de délibération. 5.2 Médiation, interprétation, éducation : parentés et renouvèlement du dialogue Cette deuxième section interroge les liens de parenté entre médiation culturelle, éducation populaire et éducation aux arts. D’une part, elle propose un regard historique sur l’arrimage – ou la déconnexion – entre ces champs de pratique au Québec. D’autre part, elle examine les nouveaux dialogues qui se construisent à l’interface de ces notions. Comment définir le rapport entre médiation culturelle et éducation ? La médiation culturelle s’inscrit-elle au prolongement des ambitions militantes de l’éducation populaire ? Peut-elle donner lieu à des propositions innovantes pour repenser les rapports de pouvoir dans l’éducation formelle et informelle ? Intégrant plusieurs points de vue d’acteurs/actrices de terrain, ces contributions saisissent les enjeux sectoriels du champ muséal et socio-éducatif pour en étudier les formes d’engagement, les pensées critiques, et les nouveaux horizons d’un projet éducatif et citoyen. Raymond Montpetit analyse la contiguïté entre les notions de médiation culturelle, d’éducation et d’interprétation dans le champ muséal nord-américain. L’auteur dépeint l’attention grandissante portée par les musées à la diversité des publics dès la fin du XIXe siècle, qui dénote un engagement plus affirmé envers leur mission d’éducation populaire, reformulée par la suite en mission d’interprétation. Il conclut que certaines initiatives de médiation culturelle dépassent l’approche interprétative, notamment lorsqu’elles vont audelà de « l’explicatif » pour favoriser la coconstruction du sens et l’enrichissement des sociabilités. Sylvie Lacerte propose un questionnement éthique et critique sur les « failles [et] zones d’ombre qui hantent la médiation culturelle ». Elle identifie comme faiblesse majeure le manque de volonté politique afin de mieux inclure les arts et la culture dans le système d’éducation. Cette nécessaire inclusion rejoint l’enjeu éthique porté par la médiation culturelle, au sens de « former des êtres culturels et cultivés », tant au sein des groupes favorisés que défavorisés. Parallèlement aux discours institutionnels sur la « culture citoyenne » et la démocratie culturelle, c’est par le travail de terrain des médiateurs culturels que pourrait se concrétiser ce potentiel éthique. Nathalie Montoya s’intéresse au point de vue des médiateurs culturels et à leurs modalités de croyance « en la victoire finale de la cause ». À partir d’une enquête de terrain réalisée en France, elle identifie trois modalités de construction du sens de l’action : « le modèle militant », « le modèle caritatif » et « les figures de l’épreuve de réalité ». Les formes de « militantisme culturel » qui s’en dégagent articulent valeurs, qualités morales, représentations du monde et capacité à porter un regard critique et réflexif sur la pratique. Anouk Bélanger et Paul Bélanger posent un regard sur l’évolution croisée de l’éducation populaire et de la médiation culturelle au Québec. Inspirée de pratiques européennes, la tradition québécoise d’éducation populaire s’est développée tant sous l’égide institutionnelle que dans la mouvance sociale et communautaire. Les auteur.e.s constatent que la frontière qui sépare l’éducation populaire et la médiation culturelle est de plus en plus poreuse et perméable. Des différences subsistent toutefois : l’une s’appuie sur des lieux permanents qui structurent la vie de quartier, tandis que l’autre se manifeste par des projets éphémères et délocalisés. Cette deuxième partie se clôt avec un texte de Maxime Goulet-Langlois sur les principes d’action de l’organisme montréalais Exeko. Intervenant depuis dix ans auprès de populations marginalisées (autochtones, itinérantes, en déficience intellectuelle), ses membres ont développé une nouvelle approche baptisée médiation intellectuelle. Elle s’appuie sur le principe de la « présomption d’égalité des intelligences », inspiré par Rancière (1987). Palliant ce qu’ils identifient comme des limites de la médiation culturelle, cette approche associe des stratégies intellectuelles et artistiques pour agir simultanément sur « l’inclusion sociale » et « l’émancipation intellectuelle ». 5.3 Pratiques engagées : création artistique et condition du « faire public » Cette dernière section porte sur la dimension critique des pratiques artistiques et culturelles engagées. Elle concerne des initiatives qui entendent agir sur la fragilisation du lien social, l’exclusion ou les effets individuels et collectifs des rapports de pouvoir. Plusieurs se réalisent auprès et avec des personnes et des groupes marginalisés, soulevant la question de la violence symbolique vécue dans les rapports sociaux, coloniaux, genrés et raciaux. Certaines de ces pratiques se revendiquent de la médiation culturelle, d’autres se définissent plutôt en fonction de conceptions artistiques (art socialement engagé, art contextuel ou performance). Elles ont pour point commun d’entretenir un rapport de performativité à la société qu’elles souhaitent transformer – même modestement – en proposant des reconfigurations du rapport au sens des choses, aux contingences, à soi-même et aux autres, à la culture, à l’histoire. Comment les artistes peuvent-ils inventer de nouvelles façons d’être, de faire et de créer, en contribuant à faire évoluer la pratique de la médiation culturelle et son analyse critique ? Dans quelle mesure la médiation culturelle peut-elle activer le potentiel médiateur et transformateur de l’art ? En quoi permet-elle de créer des espaces publics et des processus d’un « faire public » ? Les pratiques décrites dans cette section aspirent à intervenir de deux façons, parfois complémentaires : dans la reconnaissance ou la transmission d’une culture minorisée, et dans l’exploration de stratégies culturelles et artistiques qui permettraient de lutter contre les conditions culturelles, sociales, économiques et politiques de reconduction des différents rapports de domination. Heather Davis propose une réflexion ancrée dans le monde anglo-saxon, où l’approche francophone de la médiation culturelle s’est peu diffusée. Elle interroge le rapport entre art et critique, en étudiant les registres de jugement employés pour évaluer les pratiques artistiques socialement engagées. Inspirée par les travaux d’Eve Kosofsky Sedwick, elle nous convie à quitter la « lecture paranoïaque » – qui mise sur l’autonomie radicale de l’art et sur une effectivité contestataire tributaire du choc – afin lui substituer une « lecture réparatrice », qui reconnait l’importance critique et politique de la contingence, des soins quotidiens (care), de l’amitié et de l’investissement sur la longue durée. Constanza Camelo Suarez se décrit à la fois comme artiste-chercheure et comme médiatrice. Elle livre un récit de pratique tiré de son œuvre Brûler ses peurs (Dilater et contracter l’univers), une intervention performative et participative réalisée dans l’espace public de Bogota (Colombie). Associée à l’art contextuel, sa pratique exige d’elle un rôle de médiation, afin de créer des liens entre les gens, et entre différentes instances artistiques, politiques et communautaires. Mais le processus artistique fait lui aussi œuvre de médiation, puisqu’en explorant les limites esthétiques et éthiques de l’espace public, il agit sur les dispositifs biopolitiques. Élisabeth Kaine, Olivier Bergeron-Martel et Carl Morasse analysent le rôle de l’artiste comme médiateur d’altérité. Ils relatent une expérience collaborative menée auprès de peuples autochtones par le groupe de Recherche Design et culture matérielle et La Boîte Rouge vif, pour le Musée de la civilisation de Québec. Sous la forme d’une cocréation, plusieurs artistes-médiateurs ont accompagné ces communautés dans « l’identification et la transmission de [leur] patrimoine culturel ». Pour décrire ce processus, les auteur.e.s proposent le concept de médiation par l’art – en opposition à une médiation de l’art. Le texte de Jean-François Côté analyse comment le théâtre autochtone peut être paradigmatique des difficultés rencontrées par la médiation culturelle. Dans un contexte de lutte des peuples autochtones pour leur reconnaissance, la médiation culturelle ne peut se restreindre à une simple mise en contact entre une œuvre théâtrale et un public. L’expérience proposée réclame, du moins pour qu’il y ait « fusion d’horizons », « une reconnaissance mutuelle de la conflictualité et de son dépassement ». Selon l’auteur, il faudrait repenser le concept même de médiation culturelle pour tenir compte de trois éléments : « le cadre plus large d’une époque, l’évolution des formes d’expression et l’horizon normatif de leur réception ». Marion Froger étudie une initiative de médiation de films documentaires dans une prison pour femmes. Les Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal se sont associées à la Société Elizabeth Fry du Québec pour y organiser des projections, des rencontres avec des réalisatrices et des ateliers d’écriture. Cette initiative combine une des missions classiques de la médiation (la promotion d’une forme d’art professionnel) avec des préoccupations d’inclusion sociale. L’auteure montre comment ce projet crée les conditions d’un espace public où peut s’épanouir une pensée critique sur la société, via une rencontre sensible avec les œuvres cinématographiques, via un partage d’émotions entre artistes, intervenant.e.s et détenu.e.s. À l’instar de Constanza Camelo Suarez, Sophie Castonguay est une artiste qui interroge la place qu’occupe la médiation culturelle dans ses propres procédés de création et de présentation publique. Sous la forme d’un dialogue avec Ève Lamoureux, elle examine le processus de réception des œuvres, en questionnant le poids des images intériorisées sur nos schèmes conceptuels, et l’influence du discours sur les modalités de rencontre avec l’œuvre. Elle propose le paradoxe selon lequel le médiateur culturel doit être un « gardien de la polysémie ». *** Parmi les enjeux centraux qui peuvent contribuer à renouveler la médiation culturelle, nous insisterons en conclusion sur l’effet d’altérité (ou « effet d’étrangeté », selon les mots de Jean-François Côté) que peut provoquer l’art quand il remet en question les rapports de domination, quand sa réception (ou sa non-réception) engendre des troubles, vecteurs d’une pensée critique effective. Ce pouvoir symbolique de l’art influe sur l’esprit critique de plusieurs manières : il permet de mieux saisir le monde qui nous entoure et de se dégager soi-même de ses propres contingences. Il contribue à générer, du moins potentiellement, des savoirs, de nouvelles perspectives, de nouveaux regards, et des représentations alternatives. Jumelant étroitement les deux domaines du sensible et de l’analytique, il peut ouvrir le champ des possibles en consolidant la capacité d’agir. Dans les pratiques plus collaboratives, le souci du débat, de la confrontation de visions et d’opinions tranche avec une vision largement répandue de la médiation culturelle comme vecteur de socialités consensuelles. Ici, le dissensus, comme chez Rancière, est associé à l’effectivité politique dans des régimes démocratiques traversés par des rapports de pouvoir. La conception de l’art et de la médiation comme formes de pratiques du care, ou de l’accompagnement sensé, sensible et bienveillant, n’entre pas nécessairement en contradiction avec l’idée d’une mise en relations d’altérités et de dissensus. Les médiateurs et les artistes le disent et le redisent : pour qu’une pratique soit effective, elle doit être en adéquation avec le contexte et les gens auxquels elle s’adresse. Le rôle de la médiation culturelle serait ainsi de favoriser et d’accompagner ce travail, en tenant compte d’une multiplicité de questions éthiques qui varient selon le moment, le lieu, les pratiques et les intentions poursuivies. Se pose donc, pour reprendre l’expression de Sophie Castonguay, toute la question de l’instauration d’un « cadre hospitalier », en fonction et à partir duquel se déploie le rapport à l’art, l’expérience créative, le choc des perspectives et la critique sociopolitique. Nous souhaitons, en publiant cet ouvrage, interroger la médiation culturelle de façon critique et constructive, afin de donner à voir sa pluralité, sa complexité. Les pratiques critiques s’inscrivent aujourd’hui au cœur même des institutions et des logiques du pouvoir, exigeant de ce fait négociations conflictuelles et médiation. Nous espérons avoir su y contribuer. Références bibliographiques Boltanski, Luc et Ève Chiapello. 2011. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. 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