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Médiation culturelle et résilience

2009, Frontières

Cet article porte sur le rôle de médiation culturelle des ressources symboliques et narratives dans le processus de résilience qui est au coeur de l’expérience migratoire, notamment celle des migrations forcées. Il explique l’émergence du dit de vie et son processus d’élaboration à travers quatre exemples : le dit de vie de l’enfant comme une fraise ; le dit de vie de Kiroumi, l’enfant de nulle part ; le dit de vie de l’homme à la morsure de serpent ; le dit de vie de la profession et de la beauté, des forces de continuité dans la discontinuité. Enfin, il ouvre des pistes suggérant l’utilisation des dits de vie tirés de l’expérience des participants pour l’élaboration collective de dits de vie en groupes interculturels.

Document généré le 8 oct. 2021 19:46 Frontières Médiation culturelle et résilience La pratique du dit de vie en groupe interculturel Lucille Guilbert Résilience et deuil Résumé de l'article Volume 22, numéro 1-2, automne–printemps 2009–2010 Cet article porte sur le rôle de médiation culturelle des ressources symboliques et narratives dans le processus de résilience qui est au coeur de l’expérience migratoire, notamment celle des migrations forcées. Il explique l’émergence du dit de vie et son processus d’élaboration à travers quatre exemples : le dit de vie de l’enfant comme une fraise ; le dit de vie de Kiroumi, l’enfant de nulle part ; le dit de vie de l’homme à la morsure de serpent ; le dit de vie de la profession et de la beauté, des forces de continuité dans la discontinuité. Enfin, il ouvre des pistes suggérant l’utilisation des dits de vie tirés de l’expérience des participants pour l’élaboration collective de dits de vie en groupes interculturels. URI : https://id.erudit.org/iderudit/045035ar DOI : https://doi.org/10.7202/045035ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Université du Québec à Montréal ISSN 1180-3479 (imprimé) 1916-0976 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Guilbert, L. (2009). Médiation culturelle et résilience : la pratique du dit de vie en groupe interculturel. Frontières, 22(1-2), 108–119. https://doi.org/10.7202/045035ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2010 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ I N T E R V E N T I O N Médiation culturelle et résilience Résumé Cet article porte sur le rôle de médiation culturelle des ressources symboliques et narratives dans le processus de résilience qui est au cœur de l’expérience migratoire, notamment celle des migrations forcées. Il explique l’émergence du dit de vie et son processus d’élaboration à travers quatre exemples : le dit de vie de l’enfant comme une fraise ; le dit de vie de Kiroumi, l’enfant de nulle part ; le dit de vie de l’homme à la morsure de serpent ; le dit de vie de la profession et de la beauté, des forces de continuité dans la discontinuité. Enfin, il ouvre des pistes suggérant l’utilisation des dits de vie tirés de l’expérience des participants pour l’élaboration collective de dits de vie en groupes interculturels. Mots clés : récits de vie – résilience – groupes interculturels. Abstract This article focuses on the role of cultural mediation of symbolic and narrative resources in the resilience process which lies at the heart of the migration experience, including forced migrations. It explains the emergence of “ life tales ” (dits de vie) and their development process through four examples : the life tale of the child as a strawberry ; the life tale of Kiroumi, the child from nowhere ; the life tale of the man with the snake bite ; the life tale of the profession and beauty, of the forces of continuity and discontinuity. Finally, it explores the passage from the use of life tales based on participant’s experience for the collective development of life tales within intercultural groups. Keywords : life history – resilience – intercultural groups. FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 La pratique du dit de vie en groupe interculturel Lucille Guilbert, Ph. D., professeure titulaire, Département d’histoire, Université Laval. Les récits – récits de tradition orale, récits de rêves, textes littéraires – constituent des ressources symboliques de résilience dans le parcours des personnes immigrantes et réfugiées. C’était le cas pour les personnes réfugiées que j’ai rencontrées dans un camp de réfugiés en Thaïlande (Guilbert, 1994), lors d’un terrain en Croatie, et depuis 1995 à Québec dans le contexte d’accueil et d’accompagnement de personnes réfugiées de Bosnie-et-Herzégovine, d’Afghanistan, du Kosovo, de Colombie, et d’ateliers de rapprochement interculturel et de formation d’intervenants (Guilbert, 2001, 2004, 2005a). Certains de ces récits ont servi de trame narrative à l’élaboration de dits de vie qui ont été intégrés à des dispositifs de formation, de rapprochement interculturel et, tout particulièrement, dans les ateliers interculturels de l’imaginaire. Ces ateliers interculturels regroupent des personnes immigrantes et réfugiées, des personnes québécoises natives et des professionnels de divers champs d’intervention. Une publication récente explique plus en détail la formation et le fonctionnement de l’atelier interculturel dans lequel s’intègre la pratique du dit de vie (Guilbert, 2009b) alors que d’autres publications antérieures présentent l’un des dits de vie dans des contextes spécifiques (Guilbert, 2005b, 2005c). 108 Le présent texte porte sur le rôle de médiation culturelle des ressources symboliques et narratives dans le processus de résilience qui est au cœur de l’expérience migratoire, notamment celle des migrations forcées. Il explique l’émergence du dit de vie et son processus d’élaboration à travers quatre exemples : 1. Le dit de vie de l’enfant comme une fraise. 2. Le dit de vie de Kiroumi, l’enfant de nulle part. 3. Le dit de vie de l’homme à la morsure de serpent. 4. Le dit de vie de la profession et de la beauté, des forces de continuité dans la discontinuité. Enfin, il ouvre des pistes sur le passage de l’utilisation des dits de vie à l’élaboration collective de dits de vie en groupes interculturels. RÉSILIENCE ET MÉDIATION CULTURELLE Un conteur acadien, Hilaire Benoît, conteur de contes de traverses, comme il se présentait lui-même, me disait à Tracadie, au Nouveau-Brunswick, en 1979 : « Ce sont des contes de traverses, parce que Ti-Jean traverse beaucoup de pays et qu’il rencontre aussi beaucoup de travers1 et ça nous montre ce qu’on pourrait faire si on était dans la même situation. » Il appelait ainsi ce que les ethnologues et les littéraires identifient comme genre narratif « conte merveilleux » et que les conteurs de tradition orale, dont Hilaire lui-même, nomment « grand conte ». Il évoquait, en expliquant ses contes de traverses dans son langage, ce que Boris Cyrulnik, et plusieurs auteurs à sa suite, nomment « résilience ». AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 La notion de résilience évoque en physique à la fois des qualités de consistance et de souplesse qui permettent à un métal de reprendre sa forme et sa structure après avoir subi un coup. L’usage métaphorique du terme « résilience » a surtout été développé en psychologie par Boris Cyrulnik pour désigner cette capacité à se remettre de ses blessures. Cyrulnik (2001, 2002, 2003) insiste avec raison sur l’importance des activités créatrices et artistiques comme vecteurs de résilience. Par ailleurs, les figures de rebondissement, de capacité de redressement, de « résilience » abondent dans les contes de tradition orale comme en témoigne le conteur Hilaire Benoît avec ses contes de traverses. Nous observons également des figures de résilience dans les récits de vie des migrants et tout particulièrement dans les récits de vie des réfugiés (Guilbert, 2009a). Par la méthode ethnobiographique, la personne est conviée à raconter sa trajectoire et ses expériences selon son gré et à livrer au fur et à mesure de son récit les significations et les interprétations qu’elle attribue à ces événements et à l’influence qu’ils ont eue sur le cours de sa vie personnelle de même que sur ses groupes d’appartenance ou de référence. L’examen de ces récits ethnobiographiques révèle des tendances. Le récit est structuré très souvent de telle sorte que le locuteur devient le héros qui, à l’instar du héros des contes populaires, traverse des épreuves et des obstacles, subit des échecs, mais se redresse constamment en découvrant en lui-même et dans son environnement des motivations et des ressources pour survivre – puisqu’il est là pour le raconter – et pour commencer une vie nouvelle et pour développer des projets d’avenir. De plus, le déploiement sémantique intègre ou évoque des motifs et des figures discursives référant à des contes populaires internationaux, à des récits et à des rituels locaux. Cette intertextualité au cœur du récit ethnobiographique (Bauman, 2004 ; Guilbert et Doutreloux, 1994) lui confère une auctoritas, une validité interne, une résonance à la fois universelle et singulière. Les expressions symboliques de la culture – comme les récits que nous créons, que nous lisons, que nous racontons, que nous écoutons – construisent la vie de relation dans les sociétés humaines, opèrent des médiations entre l’individu et le groupe, entre soi et le monde, fondent les identités et les appartenances, leur donnent sens, les donnent à voir dans le spectacle toujours changeant de l’espace public (Lamizet, 1999). Alors qu’on attendait jadis de la culture qu’elle ouvre à l’universel, on lui demande aujourd’hui, dit Jean Caune (1999, p. 44), « de réduire la “ fracture sociale ” par la production AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 d’un “ lien social ” et de formuler les raisons du vivre ensemble ». La notion d’objet culturel de relation et de médiation (Carré, 1998 ; Decourt, 1992 ; Decourt et Louali-Raynal, 1995) recouvre des pratiques culturelles qui agissent comme facilitateurs de création de liens et d’échanges entre les participants d’un groupe de même qu’ils permettent d’activer un travail de mémoire. Pour fonctionner comme objet de relation, il faut que ces objets culturels comportent des éléments locaux et des éléments universels afin de créer un espace ouvert de jeu. Les contes et autres récits de tradition possèdent ces deux caractéristiques et présentent, comme le rappelle Pierrette Simonnet dans son ouvrage sur les contes et les médiations symboliques, « l’immense valeur préventive de la culture pour la santé des individus et des groupes » (Simonnet, 1997, p. 169). ÉMERGENCE DU DIT DE VIE Mes recherches, terrains et accompagnements des personnes réfugiées et immigrantes de même que mon intérêt concernant les forces symboliques puisées dans les récits de tradition orale, les récits de rêve, les récits de vie et les textes littéraires m’ont conduite au cœur des mots pour se dire (Guilbert, 1994). Le premier véhicule symbolique est la langue elle-même. En contexte d’immigration, il est nécessaire d’acquérir une maîtrise fonctionnelle de la langue du pays afin de communiquer dans toutes les situations d’espace public (l’accès aux services, à l’emploi, etc.). Pour réaliser une véritable rencontre interculturelle, il faut trouver le chemin qui permet de faire passer ses propres images émotionnelles et de rejoindre l’autre dans sa sensibilité. Lors de certaines activités que j’avais réalisées avec des personnes réfugiées vietnamiennes, laotiennes et cambodgiennes, dans des cours de langue et de culture québécoise, à l’École du Québec, au camp de réfugiés de Phanat Nikhom, en Thaïlande, en 1990, nous avions eu recours en classe à des contes populaires et à des récits traditionnels provenant du Québec, du Vietnam, du Laos et du Cambodge, car ces récits, par leur caractère à la fois international et local, constituent un pont entre les cultures. De plus, ces récits permettaient aux personnes d’aborder, par la voie de l’imaginaire, des aspects difficiles de leur vie. Des récits de tradition orale, des récits d’expériences personnelles, des textes littéraires de même que l’apprentissage des expressions idiomatiques françaises et québécoises, tout devenait prétexte à dire, avec des mots français, avec des expressions québécoises, l’ennui de leur famille, l’attente, l’appréhension de la vie qu’ils auraient dans le pays d’accueil, la peur de l’inconnu, cet 109 inconnu qu’ils désiraient et craignaient tout à la fois. Par ce moyen, ils ont pu exprimer leurs expériences, l’interminable attente dans le camp, les valeurs auxquelles ils se réfèrent, leurs appréhensions aussi, entre autres en ce qui touche aux rôles respectifs attribués aux hommes et aux femmes. Une « fable » de Félix Leclerc (1989) a été lue, La Vallée des quenouilles, qui aborde la question de la perte d’un enfant et la lueur qui réoriente le désir vers la vie, parce qu’on n’est pas seul, parce qu’« il faut qu’il y ait encore des oiseaux dans les bois », « ce serait triste si un jour, il n’y avait plus de chevreuil dans les bois ». Après cette lecture, un étudiant laotien commentait : « Ça parle des chevreuils, mais ça parle aussi de nous. » Puis il a raconté un conte laotien où il était aussi question de chevreuils, de deuil d’un enfant et de combat pour la vie. Un autre étudiant vietnamien avait appris de La Vallée des quenouilles les paroles de tendresse et d’amour que le chevreuil disait à sa biche alors qu’une étudiante laotienne redisait le refrain de la chanson populaire À la claire fontaine chantée par la mésange : « Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai. » Dans le contexte de l’accueil, à Québec, des réfugiés provenant de Bosnie-etHerzégovine, du Kosovo, d’Afghanistan, de Colombie et lors d’un terrain en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, des récits de vie recueillis auprès des personnes réfugiées entre 1995 et 2001 ont révélé non seulement les détresses et les tourments de ces personnes, mais aussi un capital de résilience puisée dans la richesse symbolique des récits de tradition des différentes cultures tant sur le plan local qu’international. Des récits de tradition orale – contes, légendes, récits de croyance, dictons et proverbes – s’insèrent dans le récit de vie de personnes immigrantes et réfugiées qui tissent à la fois un témoignage des souffrances subies, une stratégie de combat contre l’adversité, une réinterprétation des évènements, une quête de sens. Certains récits ont été recueillis en entretiens ethnographiques, d’autres l’ont été en situation clinique. Certains exemples sont très évocateurs. Mladen évoque les croyances de mauvais œil et l’appel à un guérisseur ou une guérisseuse, chaman ou balajica. Il se dit qu’une grande peur pourrait le guérir de sa peur et nous fait ainsi penser au conte oral international de Ti-Jean-Sans-Peur. Saïda ne veut pas manger de fraises parce que les enfants pleurent, car ils ne peuvent plus manger de fraises. Ce sont des paroles énigmatiques qui prennent sens une fois qu’elles sont resituées dans le contexte oral de sa région en plus de l’écho qui résonne avec des mythologies anciennes et actuelles. Dusan tisse son récit de rêves et de résoFRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 nances du destin. Ces récits de vie sont par ailleurs très souvent structurés à la manière d’un conte merveilleux mettant en scène un départ ou une fuite, motivé par un manque ou un danger, des aides et des adversaires au cours des épreuves à surmonter, et enfin, sinon un triomphe, souvent la construction d’un sens nouveau ou d’une nouvelle étape à franchir. L’analyse de ces récits permettait une compréhension plus approfondie des mécanismes de résilience. Afin que cette source vive puisse être partagée en groupes interculturels dans des situations d’accompagnement, de formation et de rapprochement interculturel, avec d’autres personnes immigrantes et réfugiées, j’ai retravaillé ce matériau brut de manière à laisser émerger la force poétique et symbolique et de fournir un canal d’apprentissage à travers un acte de distanciation symbolique. J’ai créé le terme dit de vie pour désigner ces récits en m’inspirant de deux sources d’influence, celle d’un conteur actuel, l’autre d’un genre littéraire du Moyen Âge. Parfois, des conteurs tissent leurs récits à même leur expérience de vie autant que de récits recueillis auprès de personnes partageant des expériences similaires, y introduisant des éléments de traditions locales. Par exemple, le conteur normand Gutz Des Prez se présente « diseur de vie et conteur de pays ». Il invente et conte des récits à la fois inspirés de la tradition orale et des gens qui ont connu les champs de bataille de la guerre 1914-1918. Il partage ainsi avec son auditoire un devoir de mémoire et un travail de dépassement de ces événements douloureux. Cette expression rejoignait ma perspective et me rappelait en même temps le dit du Moyen Âge, genre bref, texte écrit pour être dit – et non chanté –, genre fluide et polymorphe qui côtoie, entre autres genres, la fable, l’allégorie et la métaphore poétique (Zumthor, 2000 ; Ribémont, 1990). Conjuguant ces deux traditions, ces récits que j’appelle dits de vie sont pétris du récit de vie de personnes immigrantes et réfugiées et des matériaux ethnographiques tels que contes, croyances et rituels qui entrent en résonance avec le récit de vie produit au cours d’un entretien. Quatre dits de vie sont présentés dans des encadrés et commentés ci-après. LE DIT DE VIE DE L’ENFANT COMME UNE FRAISE Chaque dit de vie est tissé de bribes de récits de plusieurs personnes, de rêves, de croyances qui sont reliées aux images évoquées même si une trame narrative principale le traverse. Le dit de vie s’inspire de récits de vie, mais s’en distancie pour mieux toucher dans l’anonymat les sensibilités de plusieurs. Le point de départ du dit de vie de l’enfant comme une fraise a été l’analyse L’ENFANT COMME UNE FRAISE Le marché regorgeait de fruits et de légumes frais. Ce n’était pas les légumes de son jardin qu’elle avait plantés de ses mains, mais ils étaient beaux et ils lui rappelaient la générosité de la terre de son village natal. Saïda se faufilait entre les allées, balbutiait son français naissant pour demander des tomates, payer les pommes de terre, et pensa qu’il fallait acheter du lait pour sa mère. Ce n’était pas le lait de la vache Buzulja que sa vieille mère trayait de ses propres mains, ce n’était pas du lait cru savoureux, mais c’était du lait de ce pays qui l’avait accueillie. Oh, comme elle se sentait étrangère ici ! Elle passa devant un étalage de fraises et son cœur se serra. Ses amis et compatriotes l’avaient invitée plusieurs fois à se joindre à eux pour aller cueillir des fraises à l’île d’Orléans. C’était pour quelques jours seulement à la fin du mois de juin, de longues journées éreintantes bien sûr, mais qui rapportaient gros. C’était la recette accomplie pour les nouveaux immigrants qui venaient cueillir l’argent de plusieurs mois avec toute la famille, le père, la mère et les enfants. Chaque fois, elle refusait l’invitation sous prétexte qu’elle devait s’occuper de la maison. « Pourquoi, lui répondait-on, puisque les enfants viendront, ils pourront cueillir des fraises et cela les amusera. » Elle refusait encore, elle était fatiguée. Elle refusait aussi que son mari y aille ou qui que ce soit de sa famille. Le bruit courait qu’elle était une femme paresseuse et irresponsable. Tant pis ! Que le bruit coure et que la rumeur du torrent les emporte tous ! Jamais plus elle ne cueillera une fraise. Jamais plus elle ne mangera une fraise. Jamais plus elle n’offrira une fraise à son mari, à ses enfants, à ses amis, à nulle âme qui vive, parce que lorsqu’on mange une fraise, les enfants pleurent. Leurs pleurs, elle les entend chaque nuit. Les pleurs de ces enfants qu’elle n’a pu sauver. Ces enfants qui aimaient les fraises, qui n’en mangeront jamais plus, qui ne peuvent supporter de regarder les vivants déguster ces fraises qu’ils avaient tant aimées. FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 Saïda se rappelait ce que les femmes et les hommes de son village disaient en traversant les champs : « Les fraises sont belles et libres comme les enfants. Elles sont innocentes comme les enfants purs dans leur insouciance de l’intolérance des grands. » Haletante et frémissante, Saïda rentra chez elle sans terminer ses courses. Elle s’allongea sur son lit et s’endormit. La porte des mondes s’ouvrait. Elle descendait un escalier de bois en spirale bordé de boutons d’or jusqu’au centre de la Terre. À sa gauche, elle apercevait les Bottes-de-sept-lieues, toutes rouges, avec une grosse boucle blanche. Elle approcha pour les chausser. Elle voulait parcourir l’univers et ramener tous les enfants. Des diablotins surgirent des fissures de la terre et pointaient leurs fourches vers elle, menaçant et ricanant. Elle revint sur ses pas. Elle marchait, marchait, marchait. À droite, elle aperçut une fraise dans la neige. Elle se pencha pour la cueillir. Elle voulait l’offrir à ces enfants. Elle voulait goûter cette fraise rouge gorgée de soleil qui apparaissait dans cette blanche neige. Les diablotins sortaient de tous les coins et ricanaient : « Turlututu chapeau pointu ! Tur turlu turlu turlututu… tutu… tutu… tutu ! ! ! » Elle laissa la fraise dans la neige et remonta vers le monde d’en haut. À mi-chemin, elle rencontra le vieil homme objibwa qui lui dit : « Heureusement que tu n’as pas goûté de cette fraise du monde d’en bas. Si tu l’avais fait, tu n’aurais jamais pu quitter le royaume des morts. Tu n’aurais jamais pu remonter dans le monde des vivants. Va, ton mari et tes enfants t’attendent. » Et le vieux sage indien de la forêt continua : « Tu as vu la Terre qui n’appartient pas aux hommes qui se la disputent à griffes et à sang. Ils la modulent selon leur cœur déchiré. Tu as vu ceux-là sur ta route avec leur regard plein de peur, de haine, d’envie et de ressentiment. Va. La Terre ne t’appartient pas. Ton héritage est autre. Tu as à dire, tu as à peindre, tu as à prier la senteur des bois, le chant des oiseaux, la rumeur des arbres et le contour de leurs feuilles, le reflet des lacs et le secret des âmes. Et la fraise rouge que cueillent les enfants du monde d’en bas dans la neige blanche… Voilà ton héritage. » 110 AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 d’entretiens cliniques réalisés auprès d’une femme réfugiée de Bosnie-et-Herzégovine. Dans ses récits tissés de souvenirs de rêves et d’événements d’enfances entrecroisés des événements récents qui l’avaient conduite au Québec, elle évoquait le fait que personne dans sa famille ne mangeait des fraises, ni elle, ni son fils, ni son mari. Elle expliquait ce fait par une croyance suivant laquelle une mère qui perd son enfant ne doit plus manger de fraises. Or deux de ses sœurs aînées étaient mortes avant l’âge de six mois. Ce sentiment de deuil d’enfants était ravivé dans le contexte des atrocités qui s’étaient produites récemment dans son pays. Le thème des fraises prenait une signification socioéconomique autre dans la période de cueillette des fraises dans les régions du Québec : plusieurs familles immigrantes travaillent intensément à cette cueillette des fraises et autres fruits de saison, ce qui leur fournit un revenu d’appoint non négligeable. En même temps, cela devient une activité socialement reconnue et qui se discute dans les réseaux sociaux des nouveaux arrivants. À l’occasion du séminaire d’été (1997) de Folklore Fellows, à Lammi, en Finlande, un échange avec le folkloriste américain John Miles Foley, spécialiste des régions balkaniques, m’ouvrait une autre piste ; Foley se rappelait que lors d’un de ses terrains dans les régions balkaniques, en traversant un champ de fraises, une personne s’était exclamée : « Ah les fraises, elles sont belles et innocentes comme les enfants ! » Ces fraises, on les retrouve aussi en terre nord-américaine, dans les mythes des Objibwa, au sud-ouest de l’Ontario, au Canada. Un mythe raconte que, lorsqu’une personne meurt, son âme reste consciente et elle descend au pays des morts jusqu’à ce qu’elle parvienne à une énorme fraise. Selon ce que rapporte Jean Servier, dans son ouvrage L’homme invisible (1964, p. 90, cité dans Chevalier, 1982, p. 463), « Les fraises sont la nourriture d’été des Indiens et symbolisent la bonne saison. Si l’âme du défunt goûte à ce fruit, elle oubliera le monde des vivants et tout retour à la vie et au pays des vivants lui sera à jamais impossible. Si elle refuse d’y toucher, elle conserve la possibilité de revenir sur terre. » Cette croyance fait écho à une croyance plus ancestrale encore, plus antique, celle de Perséphone qui fut condamnée à vivre annuellement six mois aux enfers pour avoir goûté à des pépins de grenade. Cette épreuve alimentaire comme droit ou déni de passage entre le monde des morts et des vivants, la fraise ou le sang dans la neige, l’image du sage, tous ces éléments sont autant de figures que l’on retrouve fréquemment dans l’héritage culturel de l’imaginaire de l’humanité, dans les rêves, les mythes et les contes. LE DIT DE VIE DE KIROUMI, L’ENFANT DE NULLE PART Le dit de vie de Kiroumi, l’enfant de nulle part, évoque la situation fragile de l’orpheline, le sort des petites filles abusées, expulsées ou mariées dès l’âge de neuf ans, l’enfance prise dans la tourmente politique et révolutionnaire. La trame KIROUMI, L’ENFANT DE NULLE PART Il était une fois Une petite fille de nulle part erre dans un village d’Algérie. Un homme et une femme marocains trouvent l’enfant. La femme dit : « Mon mari, nous n’avons pas d’enfant. C’est Allah qui nous l’envoie. Élevons-la comme notre fille. » « C’est une enfant de nulle part, répond l’homme, nommons là Kiroumi, qui signifie Qui-vient-de-Rome. » Kiroumi grandit. Elle devient une bonne musulmane, elle prie Allah, aime et respecte ses parents. Les villageois honorent la générosité et la piété de ce vieux couple qui a recueilli l’orpheline. L’enfant apporte la bénédiction sur leur maison. Kiroumi exécute humblement toutes les tâches qu’on lui demande. Chaque jour, au crépuscule, après avoir puisé l’eau, gratté la terre, nourri les cochons, transporté des fardeaux, moulu le grain, coupé les légumes, elle s’assoit sur le seuil de la porte et se tient la joue. À douze ans, Kiroumi affriole bien malgré elle tous les garçons du voisinage. Chacun espère s’approcher d’elle. Ce cousin surtout qui veut tâter ses charmes naissants. Alors, la vieille femme frappe Kiroumi et l’injurie : « Sale chienne, tu provoques ton cousin. Rentre et va te cacher dans ta chambre. » De jour en jour, le cœur de Kiroumi se gonfle de la peur de ce garçon au regard vicieux, à peine plus âgé qu’elle, à qui il lui faut obéir et qui la frappe sans cesse pour mieux la toucher. Chaque jour, l’agression se répète. Kiroumi pleure. Elle pleure jusqu’au jour où ses yeux sont devenus secs d’avoir trop pleuré. À partir de ce moment, Kiroumi décide de toujours faire le contraire de ce qu’on lui demande : « J’adore faire le contraire de ce qu’on me dit de faire », se dit-elle souvent avec un sentiment de fierté et de toute-puissance. Chaque matin, à l’aube, alors que tout le village est encore endormi, Kiroumi se lève et marche jusqu’aux frontières de la grande forêt. Les passeurs de douane la fascinent. Ils passent des immigrants clandestins contre une forte somme d’argent, déjouent la surveillance des officiers et engouffrent leurs clients dans la montagne ténébreuse. Lorsque l’aurore paraît, les passeurs laissent les clandestins là où ils sont – à eux de se AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 111 débrouiller maintenant – et ils reviennent sur leurs pas, non sans piller quelques maisons éloignées du village ou détrousser quelques imprudents qui se sont aventurés dans la forêt. Ils sont cinq passeurs de douane qui se rejoignent à l’abri du carrefour soigneusement camouflé par les branches. Un matin, le plus jeune des cinq aperçoit un djinn qui les épie. Il prend peur et s’éloigne en se signant. Le lendemain, il se fait plus attentif. Il le voit. C’est un djinn femelle qui marche furtivement, ou qui vole sans laisser de traces sur le sol, du moins pas plus que celles d’une gazelle. Il contemple sa grâce, son visage d’une blancheur éclatante et ses cheveux d’ébène. Le lendemain, il revient. Il prend l’habitude de venir épier le djinn qui les épiait, mais il n’en dit mot à ses compagnons. De matin en matin, il arrive plus en retard au rendez-vous de l’abri du carrefour. Ses compagnons s’inquiètent, se mettent en colère. « Tu nous mets tous en péril. » Ils l’accusent de les trahir. Ils le menacent, l’injurient, mais le garçon ne donne aucune explication. Ses compagnons ne rencontrent que l’absence dans le regard du jeune garçon. Ils le voient maigrir, se replier dans un silence insondable. Ils décident alors de le suivre. Un matin, le jeune garçon furète dans les branches des arbres, écoute le bruit des feuilles et le déplacement des oiseaux pour découvrir la cachette du djinn. Les passeurs l’ont suivi. Lorsqu’ils aperçoivent la jeune fille, car c’était bien Kiroumi qui les épiait – ils la violent l’un après l’autre en ordonnant au garçon tout ébaubi de faire le guet. Deux heures plus tard, Kiroumi reprend conscience. Son corps lui fait mal. Un filet de sang relie son bas-ventre à la terre et ruisselle sur l’herbe verte. Sa djellaba est déchirée, ses petits seins marqués par des ronds de brûlures de cigarettes lui font mal. Kiroumi sait que maintenant elle est seule. Elle se sent battue par en dedans. Elle n’a pas le droit d’apporter la honte sur la maison de ses parents. La porte est dorénavant close. Elle n’est plus vierge. Elle est désormais bannie de la société des hommes. FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 Kiroumi marche, marche, marche. Elle s’enfonce plus avant dans la forêt, là où aucun passeur de douane n’a osé s’aventurer. La lueur du jour se fait plus insistante. Kiroumi marche d’un pas ferme et résigné, sans regarder en arrière. Elle sait qu’elle a franchi un point de non-retour. Elle a vieilli de mille ans. Elle n’a plus sa place dans le village. L’enfant-de-nulle-part n’a jamais eu de place. Tout le jour, elle marche droit devant elle jusqu’au crépuscule, jusqu’au cœur de la forêt. Elle a peur. Elle a faim. La nuit, elle frissonne en écoutant la rumeur des fauves, l’agitation fébrile d’une vie ignorée. Les jours suivants, elle s’enfonce plus encore dans l’intimité de la forêt. Elle calme sa faim avec quelques racines et de feuilles d’arbres. Elle boit la sève des arbres. De jour en jour, Kiroumi se met à changer. Elle a de plus en plus faim et elle a de plus en plus envie de vivre. Une étrange familiarité se noue entre elle et les éléments des bois. Elle découvre la forêt comme si elle y était née. Elle la sait par cœur. Elle respecte les règles de la forêt comme elle n’a jamais respecté les règles des hommes. Elle reconnaît dans les sentiers l’odeur de la panthère, celle du daim, du chacal, du tigre, celle de la gazelle aussi. Elle se laisse guider par ces odeurs qui dressent pour elle la carte de route la plus fiable, la boussole la plus fidèle. C’est ainsi que Kiroumi vit trois ans dans la forêt, loin de la rumeur meurtrière qui monte dans le village et dans toute l’Algérie. Entre-temps, on a voilé les femmes et on les a réduites au silence. Mais pas elle. Elle, elle parle aux gazelles, elle raconte sa souffrance aux oiseaux, elle a appris à hurler avec les loups et aussi fort que le Grand Vent de la Montagne. Lorsque les habitants des villages ont peur de la tempête des djinns, sans le savoir, c’est elle qu’ils entendent. Un matin, alors qu’elle se baigne les pieds dans un ruisseau, un jeune homme avance vers elle. Elle prend une roche angulaire et la serre très fort dans ses mains. Le jeune homme lui dit : « Tu te défends mieux contre les loups qu’avec les hommes. Je ne te veux pas de mal. Viens, je vais t’apprendre à te défendre. » Laâla lui parle de liberté, de paix et de justice, des droits de l’homme. Kiroumi épouse sa cause des droits de l’homme en croyant qu’il s’agit aussi des droits de la femme. Enfin, sa vie a un sens. Elle est prête à se battre jusqu’à la mort pour une cause juste. Sa cause est la cause de toute l’humanité. Kiroumi se sent forte. Elle veut connaître sa mère, savoir qui étaient ses parents. Elle part à la quête de ses origines. De traces en images, d’échos en rumeurs, elle fabrique sa trajectoire. Elle est le fruit de la victoire de la guerre de l’indépendance d’Algérie qui a donné naissance à tant d’enfants comme elle, sans père ni mère, une génération libre de tous liens, libres pour prendre leur destin en main. Elle pense à sa mère qu’elle n’avait jamais connue. Elle est fière de devenir une moudjahidate, une militante, pour la cause des droits de l’homme – et des femmes pense-t-elle – comme sa mère, elle en est sûre, avait été moudjahidate pendant la Guerre de Libération. En suivant Laâla, elle marche vers La Citoyenneté, une citoyenneté pleinement assumée et reconnue pour les femmes autant que pour les hommes. Elle est désormais une citoyenne du monde. La vie jaillit en elle comme un fleuve. Elle est folle d’amour et de désir. Son amoureux Laâla est catholique. Kiroumi se convertit au catholicisme avec toute l’ardeur de son âme. Laâla lui ouvre tant les portes de l’avenir qu’elle en oublie les coups que cet homme lui porte, son œil bleui, les meurtrissures de son corps. Après un certain temps, Laâla et Kiroumi partent à la ville rejoindre les Révolutionnaires pour propager l’espoir parmi FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 les étudiants. Kiroumi se fait étudiante et poursuit son rêve de devenir dessinatrice de mode. Elle joint une troupe de théâtre pour laquelle elle crée les costumes. Sa vie est un décor. Elle crée un monde à l’image de son rêve intérieur, lumineux de douceur, de couleur et de mouvement. Un jour, Laâla amène Kiroumi chez son frère Ahcène et sa belle-sœur Zahia. Zahia ne voit pas d’un bon œil que cette belle jeune femme célibataire qui travaille au lieu d’avoir un mari et des enfants puisse demeurer chez elle. Et quel travail elle fait, cette Kiroumi ! Courir sur les routes avec une troupe de théâtre, dessiner des costumes, cette femme, une orpheline, apporte le mauvais œil, cette femme coquette, séductrice, provocatrice attire le malheur. Tant et si bien que Zahia convainc Ahcène de chasser Kiroumi de sa maison. Laâla et Kiroumi reprennent la route et se rendent en Tunisie avec la troupe de théâtre pour rejoindre leurs frères révolutionnaires. Kiroumi est alors agressée et violée par six frères révolutionnaires, ou six soldats, elle ne sait plus. Laâla n’est plus là. Peut-être l’ont-ils fait disparaître ; certains disent qu’il est en prison ; d’autres affirment qu’ils l’ont vu s’enfuir vers la forêt. Kiroumi s’éloigne de la rumeur. Elle s’enfonce dans la forêt. La montagne s’ouvre pour l’accueillir. Elle devient pierre parmi les pierres, elle est enfin protégée de la souffrance dans la froide indifférence des parois lisses et du temps. Du rocher coule une eau fraîche et Kiroumi se réveille de ses dix-huit ans. L’âme de la pierre lui dit qu’en Espagne se trouve l’œuf de sa vie. Elle descend au village et rencontre Sarah, une femme pied-noire juive d’Espagne. On dit qu’elle est sa mère. Sa mère ne le dit pas. Bien au contraire, elle hurle : « Quelle est cette enfant qui débarque dans ma vie ? Je n’ai pas d’enfant. Cette fille est folle. Enfermez-la. » Kiroumi est folle d’exaltation pendant des mois. Elle a enfermé l’abandon de sa mère dans une petite boîte de plomb scellée au plus profond d’elle-même. Pour l’instant, elle est tout entière à son bonheur. Jamais elle ne s’est sentie si heureuse, si légère. Elle connaît enfin le secret de ses origines. Elle reconstitue son passé, à force de rumeurs, de bribes historiques et d’invention. Les parents de Sarah avaient huit enfants. Ils étaient incapables de les nourrir tous. Ils étaient comme ces milliers d’autres ventres creux d’Espagne et laissés-pour-compte juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. À l’âge de dix-sept ans, Sarah est partie en Algérie, dans la région de Kroumirie, travailler dans une famille pied-noire française afin d’envoyer de l’argent à sa famille. Kiroumi flotte comme une feuille au vent balancée par l’amour refusé de sa mère. De ville en ville, de pays en pays, l’enfant-de-nulle-part erre de nouveau. Jusqu’au Québec où elle est fière de son statut de réfugiée politique. Mais non. C’est un leurre. Elle n’est rien. Elle se sent plus proscrite que protégée. Épiée par les rires qui la poursuivent, par les menaces de mort de ce frère voisin algérien. Elle n’a nulle part de refuge. Elle n’a plus aucun statut, ni dessinatrice de mode, ni militante, ni réfugiée politique, statut auquel elle tient tant, mais qui n’apparaît sur aucun document, elle est juste une immigrée qui vient de nulle part. Encore, l’orpheline est assise sur le seuil de la porte et se tient la joue. De peur d’être rejetée par ce pays, elle le vomit. Un rêve la hante : les gens de son peuple sont découpés en lanières, avec une épée, par le gouvernement. Elle fait du thé. Dans le fond de la tasse de thé, elle aperçoit un petit djinn pas comme les autres. Il lui tire la manche de sa robe déchirée en lui montrant ce qu’elle a fait. « Kiroumi, ricane le petit djinn, tu as perdu le gouvernement de toi-même. » Et le petit djinn se met à tisser, tisser, tisser… 112 AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 narrative principale a été en partie inspirée par le récit de vie d’une jeune femme maghrébine réfugiée. Ce dit de vie intègre aussi d’autres matériaux ethnographiques dont des croyances et rituels magiques des traditions maghrébines, des éléments puisés dans la description ethnographique de la position de l’orpheline par Yacine Tassadit et dans l’histoire plusieurs fois racontée et filmée de Pholan Devi (Frain, 1992). Il rejoint plus largement la figure de l’enfant réfugié qui se glisse en l’âme de chacun comme la représentation d’une vulnérabilité extrême. Un filigrane unit invisiblement les situations variées de l’enfance maltraitée par la guerre, par la pauvreté, par la famille dysfonctionnelle. Portée par le langage symbolique des contes, la figure archétypale de l’enfant réfugié rejoint en profondeur les expériences et les imaginaires non seulement des petites filles, mais touche une zone sensible d’enfant réfugié, chez les petits garçons et chez les adultes femmes et hommes (Guilbert, 2005c). La description de la situation de l’orphelin faite par Yacine Tassadit (1995, p. 48-49), anthropologue spécialiste de la culture berbère, mérite une citation un peu longue : La position de l’orphelin (ici d’une orpheline) mérite d’être décrite et analysée dans le détail parce qu’elle peut nous fournir des éléments majeurs du problème de Nouara. L’orphelin n’est jamais chez lui. Même s’il n’avoue pas toujours sa situation de déshérité (parfois au sens propre), on le reconnaît à ses attitudes. L’orphelin s’asseyait jadis sur le seuil (amnar, amder). Position symbolique attestant d’un malaise. L’orphelin est à la fois dehors et dedans. Il se situe en effet dedans (pour ceux de l’extérieur, il est ce qui permet aux protecteurs de l’orphelin de montrer qu’ils ont de l’honneur) et dehors (pour ceux de l’intérieur en le renvoyant aux marges, à l’extérieur, ce qui permet à l’orphelin de comprendre l’ambiguïté et les limites de leur protection, teintée souvent d’exploitation). L’orphelin doit savoir ce que signifie sa position à la fois explicitement et implicitement. Cette position médiane signifie qu’il n’a pas sa place dans la structure familiale (d’ailleurs l’adoption n’existe pas), ce n’est pas un ayant droit (ur yettayal ara), et il ne peut pas pénétrer totalement dans l’espace domestique qui a aussi ses règles (surtout s’il s’agit d’un homme). Du point de vue de l’héritage, le problème est aussi très complexe. Les orphelins mineurs sont AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 représentés par les parents proches du père : le frère du père et le cousin du père. Si l’enfant perd son père du vivant même de son grand-père (le père du père), il n’a plus bien entendu aucun droit. Comme le dit le proverbe l’orphelin doit se contenter de vivre, c’est déjà un gain : « si l’orphelin a choisi de vivre, c’est parce qu’il en tire un bénéfice et s’il veut mourir, le cimetière est grand ». L’orphelin n’a pas de soutien, son seul soutien, c’est son bras (d iyil-is, sa force). Assis sur le seuil, l’orphelin est celui qui se tient la joue (afus f Ihenk signifie qu’on est ameybun, dans le malheur). L’orphelin est celui qui a perdu ses épaules, perdu la poutre maîtresse, les fondations (Ilas). L’orphelin est représenté ainsi par la famille mâle de son père jusqu’à sa majorité. S’il a des biens, il s’en occupe (après sa majorité), sinon il est obligé d’aller travailler au loin pour gagner sa vie (acrik). Orpheline, Nouara est élevée par sa mère. Elle est dans un premier temps fille de veuve. Sa mère était en effet, une taggalt et ses enfants arraw n taggalt (les enfants d’une veuve) : les enfants d’une veuve sont socialement perçus comme des êtres inférieurs. Ils sont élevés par une femme, marqués par son esprit et sa vision du monde (fils de la mère). Les mentalités paysannes d’antan reprochaient aux survivants de statuts inférieurs – femme et enfants – d’avoir survécu. La veuve est celle qui a « croqué la tête de son mari », elle l’a mangé. On dit qu’elle ne lui a pas porté bonheur, que la traîne de sa robe est synonyme de ruine et de malédiction. L’histoire de Kiroumi entre en résonance avec la description de l’orpheline par Tassidit et rejoint l’expérience de multiples petites filles dans le monde. Sa trajectoire, marquée par la violence subie, la révolte et l’engagement révolutionnaire, rappelle à certains égards l’histoire de Phoolan Devi, surnommée la « Reine des bandits ». Lorsqu’elle était une petite fille de onze ans, Phoolan a été vendue à son mari par son père. Elle a été violée par ce mari. Elle s’est enfuie seule dans les bois après avoir fait des tentatives pour retrouver une place dans la maison paternelle. Elle est devenue membre d’un groupe de voleurs. Après avoir subi à plusieurs reprises des viols collectifs, elle s’est laissée submerger par un sentiment de révolte et une soif de vengeance insatiable. Hormis la soif de vengeance insatiable, Kiroumi, comme d’autres jeunes femmes réfugiées ayant 113 subi des maltraitances et des viols collectifs, a exprimé sa colère dans la revendication politique en quête de son identité et de son âme. LE DIT DE VIE DE L’HOMME À LA MORSURE DE SERPENT Le dit de vie de l’homme à la morsure de serpent constitue un alliage de contes populaires, de récits de migration et de récits de la vie quotidienne. À travers ce jeu rituel, les identités sont fantasmées, négociées, réinventées. La trame narrative principale du dit de vie de l’homme à la morsure de serpent a été inspirée en grande partie du récit de vie d’un réfugié de Bosnie-et-Herzégovine – nommons-le Mladen –, qui a élaboré son récit au fil de plusieurs rencontres. Certains éléments du récit entrent en résonance avec des contes internationaux de même qu’avec des croyances et des rituels de guérison de l’aire culturelle des pays balkaniques. Des éléments sont récurrents à la manière d’un leitmotiv, d’une quête vitale, obstinée, de sens. Mladen est réfugié avec sa femme et sa petite fille. Depuis son arrivée au Québec, il consulte plusieurs médecins pour divers problèmes de santé. Dans son récit, Mladen évoque la réprobation de ses grands-parents lors du mariage de son père serbe avec sa mère croate, et ensuite la réprobation de sa propre mère lors de son mariage avec sa femme musulmane. Le récit est tissé autour de la trame familiale et intergénérationnelle habituelle au conte de tradition orale : « Il était un roi qui avait trois fils » « une femme était veuve puis elle avait un garçon » (Guilbert, 1989). Au cours de son récit, Mladen exprime son « roman familial » au sens que lui donne Vincent de Gaulejac (1999, p. 108) d’impasse généalogique, d’héritage et de fantasme : « L’enfant hérite des contradictions qui traversent les lignées dont il est issu et plus précisément de celles qui ont marqué le couple parental. Les parents transmettent à leurs enfants les traces des conflits qu’ils n’ont pas pu ou su résoudre. » Mladen mentionne qu’il était de santé fragile pendant son enfance. Il raconte que lors de la guerre en Bosnie, il avait fui en Croatie, mais qu’il fut trouvé par une armée croate non officielle qui l’a enrôlé de force et qui l’envoyait déminer les champs (plusieurs témoignages corroborent l’existence de cette armée parallèle, bien qu’officiellement elle n’ait jamais existé). Un jour, un compagnon de travail a sauté sur une mine et Mladen s’est élancé dans l’explosion et il l’a sauvé. Malden n’arrive pas à expliquer son geste parce qu’il se perçoit FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 L’HOMME À LA MORSURE DE SERPENT Une fois c’était un vieil homme qui vivait avec sa femme et son fils. Le jeune homme aimait une jeune fille, et ils voulaient se marier tous les deux, mais leurs parents n’étaient pas d’accord. Le père a dit à son fils : « L’homme orthodoxe serbe qui se respecte n’épouse pas une catholique croate. Tu défies Les Grands Vents ! Il va t’arriver malheur ! » Les parents de la jeune fille n’étaient pas contents non plus. Le père a dit à sa fille : « Une jeune fille catholique croate, qui est respectueuse de ses devoirs, n’apporte pas la honte sur la maison de son père en épousant un orthodoxe serbe. » Et ils lui ont fermé la porte de leur maison. Les deux jeunes se sont mariés. Ils ont donné naissance à un petit garçon. Ils l’ont appelé Mladen, ça veut dire : Jeune Pousse. Mladen est un enfant maladif et fragile aux Grands Vents. Un jour, l’enfant a attrapé la rougeole, on disait alors que Vent-Rouge avait soufflé sur lui. La mère s’en va chez la vieille désensorceleuse, la bajalice, pour qu’elle guérisse l’enfant avec ses incantations. La mère a dit : « Viens guérir mon fils et je vais te payer. » La bajalice est venue auprès de l’enfant, puis elle lui a murmuré à l’oreille avec une voix très basse et très rapidement : Otud ide crveni konj Sors de là cheval rouge crveni covek, crvena usta, homme rouge, bouche rouge, crvene ruke, crvene noge, bras rouge, jambes rouges, crvena griva, crvene kopite. mains rouges, chevilles rouges. Le soir suivant, la bajalice est revenue près de l’enfant et elle a répété l’incantation. Puis elle revient le troisième soir et elle lui murmure encore à l’oreille, très rapidement et très doucement ces paroles : Otud ide crveni konj Sors de là cheval rouge crveni covek, crvena usta, homme rouge, bouche rouge, crvene ruke, crvene noge, Bras rouge, jambes rouges, crvena griva, crvene kopite. Mains rouges, chevilles rouges. Kako dodje, tako stize, Comme il vient, comme il approche, Ovu boliku odmah dize. La maladie le quitte immédiatement. L’enfant est guéri. La bajalice a dit à la mère : « Gardez Mladen à l’abri des Grands Vents. Les Grands Vents sont dangereux pour lui. » La mère a obéi. Elle a tellement couvé le petit Mladen que ses copains lui criaient : « Pris-dans-les-jupes-de-sa-mère ! Pris-dans-les-jupes-de-sa-mère ! » Mais il a quand même réussi à s’en dégager un peu des jupes de sa mère, parce qu’il a grandi et il a fait comme son père avait fait avant lui, il s’est marié avec une femme contre la volonté de sa mère, car sa femme était une musulmane. Puis, ils ont eu une petite fille. Hélas, un jour, Vetar, le puissant Roi des Vents, a appelé ses neuf vents pour tenir un Grand Conseil. Le roi Vetar leur a dit : « Regardez autour de vous. Les hommes ont mêlé leurs sangs ! Eh bien, nous aussi nous allons mêler nos souffles ! Nous allons abolir les frontières entre ce monde-ci et l’autre monde ! » Dans cette contrée, les gens attribuaient une couleur aux vents et ils disaient que chaque vent apportait une maladie. Par exemple, les vieux disaient que Vent-Rouge soufflait la rougeole, Vent-Blanc donnait l’eczéma, Vent-Jaune faisait attraper la jaunisse, VentNoir décimait les troupeaux de moutons par l’anthrax. Alors, après cette réunion du Grand Conseil, les Grands Vents ont soufflé sur le monde des hommes et il y a eu les maladies, la peur, la haine, la vengeance. Les hommes s’entretuaient, violaient les femmes, leur faisaient porter les enfants de l’autre monde. Mladen a réussi à s’enfuir avec sa femme et sa petite fille. Ils se sont cachés dans une petite maison d’une campagne croate. Mais l’Armée Parallèle les a trouvés et elle a amené Mladen. Cette armée s’emparait de tous les hommes qu’elle considérait impurs, de sang mêlé, aussi les homosexuels, les délinquants. FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 C’était le Grand Nettoyage qu’ils appelaient ça. Ils envoyaient les hommes dans les champs pour déminer. Mladen courait dans les champs remplis de mines, il courait, courait. Un jour que Mladen courait dans les bois pour déminer les lieux avec un compagnon, son ami a marché sur une mine. Mladen, sans réfléchir, a sauté dans l’explosion pour le sauver. Le lendemain matin, Mladen retourne dans le bois et il sent quelque chose le piquer. Il pense que c’est peut-être un insecte ou un scorpion, non, non, c’est sûrement un serpent. À partir de ce moment-là, il a commencé à avoir mal partout. Il ne sait plus qui il est ni où il va. Il marche, marche, marche en essayant de trouver un sens à ce qui lui arrive. Comment, lui, si peureux, a pu sauter dans l’explosion pour sauver son ami ? Il a eu tellement peur ! Comment faire sortir ce poison qu’il sent dans son corps ? Il se dit qu’une peur plus forte encore pourrait le délivrer. Il décide de partir à la recherche de la peur Mladen traverse champs de mines sur champs de mines, il se lance dans une explosion et sauve des amis, il saute dans une autre explosion et sauve encore un ami. Il est invincible. À force de marcher, sa quête menait Mladen toujours plus loin encore et il a décidé de s’envoler vers le Québec. Son mal ne l’a pas lâché pour autant. Il a toujours aussi mal. Il consulte un médecin puis un autre. Aucun médecin ne peut répondre à sa question : « Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? ». Mladen cesse d’avoir mal seulement durant la nuit. Désespéré et sans peur, il s’endort. Une nuit, la bajalice s’approche de son lit. Elle se penche au-dessus de lui et lui murmure à l’oreille, à voix basse et très rapidement : Nije zmija kravu ujela ; Un serpent n’a pas mordu Mladen ; Dobra druga drugu poljubila. Une bonne amie embrasse une autre. Dobro jutro, zlo ti jutro, Bon matin, mauvais matin, Toliko te te do ujutru bilo ! Vous apportez tellement de mal en ce matin ! Zemlja zemlju jela, La terre a mangé la terre, Zemlja zemlju rucala, La terre a mangé la terre à midi, Zemlja zemlju vecerala, La terre a mangé la terre dans la soirée, Nij’ od zemlje vecera. Le repas du soir n’est pas de la terre. Nij’ od trnja postelja. Le lit n’est pas fait de cornes. Ajd’ izlazi, Marija. Va-t-en, O Marie, Da ti sudji kadija. Que le cadi vous juge ! Nije radi zle zene, Ce n’est pas à cause d’une méchante femme, Nego pored oca i dece. Ni à cause du père ni de l’enfant. Nije zmija (po imenu) ujela ; Un serpent n’a pas mordu Mladen. Dobra sestra sestru poljubibla. Une douce sœur embrasse l’autre. La bajalice revient la nuit suivante. Elle a les traits de la mère de Mladen. Elle parle doucement, rapidement. Elle revient une troisième nuit et elle répète la formule magique. Au petit matin, elle prend une fourchette et elle la plante dans la jambe de Mladen. La porte de la chambre s’ouvre et tout le venin du serpent s’échappe dans le courant d’air. Mladen a sursauté tellement il a eu peur ! Il est guéri. C’était la petite fille qui avait ouvert la porte ; elle venait voir son père. Mladen a retrouvé une belle vie avec sa femme et sa fille. Puis ils m’ont aperçue. Ils m’ont fait sortir de la maison puis ils m’ont dit : « Va raconter ça ! » 114 AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 comme un homme peureux. Il raconte que quelques jours après, il a été piqué dans les bois. Il relie sans cesse ces deux événements – l’explosion et la piqûre – et il revient constamment sur l’hypothèse qu’il s’agit d’une morsure du serpent. Il explique cette morsure de serpent par la possibilité que c’est quelqu’un qui lui en veut et qui lui a jeté un mauvais sort. Il dit que s’il pouvait consulter un chaman amérindien, il aurait plus de chances de guérir. J’ai été frappée par la résonance de ces énoncés avec des mythes et croyances cosmogoniques et des charmes de guérison serbes tels qu’ils sont rapportés et analysés par le folkloriste américain John Miles Foley (1995). Dans un mythe cosmogonique serbe, la maladie est parfois expliquée par la croyance dans l’existence de deux mondes, ni bénéfiques ni maléfiques en eux-mêmes, mais bien distincts et qui doivent demeurer séparés et étanches. Les maladies et les malheurs se produisent lorsque les vents, sous l’ordre de Vetar, le roi des Vents, transportent des éléments d’un monde dans l’autre monde. Il est possible de guérir de ces maux en faisant appel à des guérisseurs. Dans son ouvrage, Foley présente un charme, une incantation contre la morsure du serpent. Dans le dit de vie, j’ai laissé sa transcription en serbe et j’ai effectué une traduction française à partir de sa traduction anglaise et je l’ai introduite dans ce dit de vie. L’étude de Foley démontre que les récits de morsures de serpent concernent habituellement les bêtes laitières et parfois les femmes, que la morsure de serpent est souvent associée au mauvais sort jeté par une personne envieuse, et que c’est l’une des rares situations où le charme de désensorcellement ou de guérison est pratiqué par une femme, la bajalice, qui exerce son art contre un salaire négocié. Foley analyse la manière dont opère la médiation du récit dans le rituel de désensorcellement et de guérison. Il attire l’attention sur les figures de négation (un serpent n’a pas mordu X), sur les figures inversées et sur l’anéantissement du sens (la terre n’a pas mangé la terre, etc.), sur l’affirmation d’une harmonie (une bonne amie embrasse, une sœur embrasse l’autre) et sur l’association de Marie (entendre la Vierge Marie) au Juge (le cadi) ainsi qu’à sa transposition et à sa transformation afin que triomphent la compassion et la protection (une douce sœur embrasse l’autre). Dans son récit, Mladen s’accroche aussi à la croyance que s’il subit une très grande peur, il sera guéri. La récurrence de ce motif dans le récit de Mladen rappelle la croyance populaire qu’une très grande peur peut guérir du mal causé par une peur précédente. Mladen raconte un rêve qu’il fait souvent : il se jette dans des explosions et il sauve plusieurs personnes. Ce motif rappelle aussi AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 le conte de tradition orale Jean-Sans-Peur (AT 3262) très répandu internationalement. Dans le conte de Jean-Sans-Peur, le héros Ti-Jean ne peut se marier avant d’avoir connu la peur. Il part à la recherche de la peur et il accomplit les exploits les plus dangereux. Au terme d’un an et un jour, il revient au château de son père où la princesse qu’il avait délivrée au cours d’une de ses aventures l’attend. La princesse lui cuisine un grand pâté dans lequel elle cache un pigeon vivant. Lorsque Ti-Jean commence à couper le pâté, il libère le pigeon qui s’envole à grands bruits d’ailes. Ti-Jean sursaute de peur. Il est guéri. Alors Ti-Jean et la princesse se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. A.J. Greimas (1986, p. 233) donne une analyse sémiotique d’un corpus lithuanien constitué de trente-trois variantes du conte qui a pour thème les aventures du héros sans peur. Il met en lumière le caractère asocial du héros du fait de cette absence de la peur : « Le héros, dépourvu de fonction sociale, cherche à supprimer sa propre aliénation, à retrouver le principe de l’ordre dans lequel il pourrait s’intégrer. Le Héros sans Peur ne cherche donc pas à restaurer l’ordre social, mais à trouver un ordre du monde. » Comme c’est le cas de Jean-sans-peur, la perte de la peur rompt la cohérence sociale et psychologique de Mladen ; il ne se reconnaît plus lui-même et cette absence de la peur lui fait peur, car elle devient une question de vie ou de mort. Dans les récits de réfugiés, on retrouve parfois ce sentiment d’invincibilité associé au syndrome du survivant (Davidson, 1981) auquel deux sentiments sont associés. D’une part, le sentiment de culpabilité d’avoir survécu à ceux qui nous sont proches, de les avoir laissés derrière nous, vivants ou morts, sans savoir s’ils sont vivants ou morts. D’autre part, le sentiment d’avoir survécu en ayant traversé la Mort elle-même et d’être devenu invincible. Il est intéressant de faire ici le lien avec ce qu’exprime Jorge Semprun dans son livre L’écriture ou la vie (2000). Jorge Semprun est un jeune poète et étudiant au lycée Henri-IV à Paris lorsqu’il est pris par les nazis et déporté au camp de Buchenwald. Après qu’il fut libéré par les troupes de Patton en avril 1945, il n’a cessé d’écrire sur les événements qu’il avait vécus et sur ce qu’implique cette situation de survivant : Peut-être n’avais-je pas tout bêtement survécu à la mort, mais en étais-je ressuscité : peut-être étais-je immortel, désormais. En sursis illimité, du moins, comme si j’avais nagé dans le fleuve Styx jusqu’à l’autre rivage. […] [I]l ne pouvait rien m’arriver. J’avais déjà payé le prix, dépensé la part mortelle que je portais en moi. J’étais invulnérable, provisoirement immortel. 115 LE DIT DE VIE DE LA PROFESSION ET DE LA BEAUTÉ, DES FORCES DE CONTINUITÉ DANS LA DISCONTINUITÉ Le dit de vie de la profession et de la beauté, des forces de continuité dans la discontinuité résulte d’un entretien avec un Bosniaque, selon l’expression de mon interlocuteur, que j’ai rencontré à Zagreb à l’automne 1998. Le récit met en scène plusieurs forces médiatrices. Le désir et le besoin d’une continuité liée à la profession sont récurrents dans les récits des personnes immigrantes et réfugiées et sont discutés dans de nombreux travaux. La discontinuité professionnelle est le plus souvent ressentie comme un manque à combler et la continuité comme une force de résilience et d’avancée dans la société d’adoption. Ce désir de continuité professionnelle canalise les énergies et ouvre sur des stratégies variées. Par ailleurs, cet entretien avec un Bosniaque capte aussi l’attention sur une force de continuité rarement étudiée et qui constitue pourtant une force de résilience très significative dans l’adaptation des réfugiés à leur terre d’adoption : des similarités de paysages et de traits naturels entre le territoire d’accueil et ceux du pays d’origine procurent un sentiment de familiarité, de réconfort et d’identité. Cette dimension naturelle et environnementale s’est confirmée dans plusieurs entretiens avec des réfugiés bosniaques, albanais du Kosovo. L’un me disait qu’il s’est senti la première fois chez lui au Québec quand des amis l’ont amené pêcher sur un lac ; le paysage et son activité dans ce paysage lui procuraient un sentiment de continuité et de bien-être. Pour un autre, c’était la montagne qui lui apportait ce sentiment de continuité et de bien-être et qui permettait d’avancer dans le dépassement de la perte. La quête de sens et le sentiment de continuité opèrent, comme dans plusieurs récits de personnes réfugiées, à travers l’élaboration d’un « roman familial » qui prend parfois la forme d’un « retour du destin ». Les réseaux familiaux tissent une continuité dans la discontinuité provoquée par la mobilité et la migration forcée (Vatz Laaroussi, 2009), autant la ressource symbolique du roman familial imaginé que les réseaux concrets et actifs. Une autre dimension révélatrice de cet « entretien avec un Bosniaque » est la juste importance accordée au fantasme créateur et aux rêves comme ressource de résilience. Il s’agit en outre d’un matériau symbolique malléable et polyvalent, riche de capacités évocatrices au sein d’un groupe interculturel. FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 DE LA PROFESSION ET DE LA BEAUTÉ, DES FORCES DE CONTINUITÉ DANS LA DISCONTINUITÉ Le bombardement durait toute la nuit et tout le jour. Ma femme et ma fille avaient fui deux semaines auparavant. À mon tour, je fuyais Sarajevo. J’ai abandonné la ville natale dans un convoi de réfugiés organisé par la communauté juive vers la fin de l’été 1992. Nous étions une quarantaine. J’étais le seul non-juif dans l’autobus qui devait passer six points de contrôle surveillés par l’armée serbe qui torturait toute la ville du matin au soir, du soir à l’aube. J’appartenais psychologiquement au groupe très ancien et maudit au moment de son exil. J’étais le juif pendant cette nuit passée sur le plancher de la synagogue et le long du jour suivant pendant le transport vers la liberté, le chemin de l’incertitude de laquelle on devait payer la liberté. Nous quittions la ville assiégée et c’était un exploit qui pouvait être un succès, mais qui pouvait aussi se solder par un échec. Pour la plupart, c’était le jour le plus terrible de la vie. La plupart n’avaient pas l’expérience de la guerre, n’avaient pas vécu le pogrome et la fuite devant le pogrome. J’avais toujours eu une forte empathie envers beaucoup de juifs qui, grâce à Hitler, sont allés aux États-Unis. Par eux, l’idée de la psychanalyse devint moderne et tous ces jeunes étudiants profitaient beaucoup de ces vieillards qui étaient venus de Vienne, de Pologne, d’Autriche. En ce temps-là, je ne pouvais pas imaginer que je suivrais leur sort. Mais je me dis : « Pourquoi je ne pourrais pas faire comme eux ? » Quelques jours avant la fuite, à plusieurs reprises, un fantasme naissait. Pendant le bombardement, surtout au cours de la nuit, j’imaginais les ponts de Paris. Sous les ponts, j’ai vu des clochards étendus sur le pavé du quai. Entre eux, je me suis vu moi-même. Je me sentais absolument rassuré. Je n’avais pas peur de la mort. C’était le désir imaginé plus qu’un vrai fantasme. Le vrai fantasme se formait aussitôt. Dans ce rêve éveillé, après la fuite, j’arrive à Paris. Je cherche une vieille dame bien que j’aie appris sa mort, mais maintenant elle est vivante. Elle est très connue dans le monde psychanalytique. Je me dirige vers elle. Je sonne à la porte. Elle ouvre la porte et dit : « Entre. » Donc elle me tutoie. Elle est au courant de mon exil. J’en suis sûr. Elle me regarde avec ses grands yeux verts-gris. J’espère qu’elle me prendra en fils adoptif. C’est toujours incertain. Depuis cinq ans, je suis à Zagreb. Ma vie est un retour du roman familial. En 1937, mon père vivait à Zagreb. Il n’avait pas de poste dans cette période troublée. Un matin, il lut une annonce dans le journal : « Le lycée des franciscains cherche un professeur des langues slaves. » Mon père s’est rendu dans ce petit village situé près de Sarajevo. Il est devenu un vrai Bosniaque. Ma mère est Bosniaque. Et moi je suis Bosniaque. À l’Université de Sarajevo, j’étais professeur titulaire de la chaire de psychiatrie à la Faculté des arts scéniques. Je prenais un vif plaisir à travailler avec mes assistants, à enseigner à mes étudiants parce que je suis fils de professeur. Quand je suis arrivé à Zagreb, je marchais dans les rues de la ville et je me sentais étranger. Je n’étais plus ce jeune homme qui avait fait ses études de psychothérapie dans cette ville, qui y avait écrit sa thèse de doctorat. Je n’étais plus ce jeune homme de jadis, mais un homme tout à fait autre jeté dans une nouvelle vie. Je suis un francophile dans mon cœur. Je voulais obtenir un poste professionnel dans un pays francophone, mais c’était une chose d’imagination et peut-être d’ambivalence. FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 Le premier pays où je rêvais de m’installer était la Suisse romande. Tout m’y attirait : les montagnes, l’établissement de Thomas Mann, la possibilité de continuer ma profession. La Croatie autorisait un court séjour d’une semaine. Ensuite il fallait prendre le chemin du retour. Que pouvezvous faire pour chercher un travail pendant une semaine ? Seul, sans support. Quelques amis me donnaient l’abri. Avec quelques adresses, quelques lettres de recommandation en main, j’ouvrais la porte, je parlais, mais j’étais encore un réfugié. J’étais plusieurs fois un réfugié. Je suis toujours un réfugié. Je n’avais plus confiance en moi-même. Ainsi une directrice de centre m’a dit au téléphone : « Venez. » D’un seul coup comme cela : « Venez. » Je ne savais plus quoi penser. Elle ne me connaît pas, pourquoi elle me dit comme cela au téléphone « Venez » ? Qu’est-ce que c’est ? Je n’y suis pas allé. Peut-être que j’ai manqué ma chance. C’était l’ambivalence. J’étais à Zagreb. Je désirais travailler en terre francophone. Peut-être que j’aurais pu trouver un emploi en Suisse si j’avais pris le risque de rester coûte que coûte, risque difficile dans un état policier. Je me suis posé la question s’il s’agissait d’un échec. Je pense que non. Je n’avais pas la capacité à ce moment. Je n’étais pas prêt. J’étais réfugié. Je me suis retrouvé dans la rue après avoir mené la vie d’un bourgeois. Malgré tous mes diplômes, j’ai pris le premier emploi qui s’offrait. C’était un poste de service dans un hôpital de prison. J’entrais dans un hôpital de prison pour la première fois. C’était quelque chose de tout à fait étrange pour moi, un thérapeute d’orientation psychanalytique confronté brutalement à une psychiatrie de prisonniers. Comment peut-on faire une thérapie auprès de personnes qui manquent des libertés les plus fondamentales ? Mais il faut vivre, il faut gagner son pain. J’avais beaucoup d’amis et de collègues psychiatres à Zagreb. À travers eux, j’ai connu le directeur de ce centre qui m’a invité : « Viens chez moi et travaille avec nous. Ce sont tes gens, ce sont des Bosniaques. » J’ai pris à deux bras ce travail parce que j’aime ce peuple qui est tellement chaud, qui a une culture peut-être opaque, non transparente, et qui a beaucoup de valeurs. Il s’agit sans nul doute d’un impact interculturel qui dure en Bosnie depuis plus de 1000 ans. Je suis venu ici à ce centre. J’étais content, je pouvais travailler ma psychothérapie, et en même temps je continuais d’exercer dans la prison ma psychiatrie classique, que je n’aime pas. Je dois parler franchement, ça ne me plaît pas, mais je travaille. Il faut gagner du pain. Je travaille dans ma profession. La profession est très importante pour être en continuité dans un temps où il n’y a pas de continuité. La profession me donne une chance d’avoir la continuité, de travailler chaque jour avec les réfugiés comme psychiatre. Cela veut dire pour moi que je suis un homme complet. Je travaille auprès des personnes du troisième âge et qui ont besoin d’être comprises. J’ai la capacité de communication, de conversation avec ces gens. Ce sont des gens de mon milieu, de ma terre natale. Ils m’appellent « leur » Croate, Croate de Bosnie. Je parle le dialecte des réfugiés. C’est une langue différente avec beaucoup de sens implicites. Chaque mot d’origine arabe ou turque possède des connotations qui font des alliances, des associations, des amitiés avec d’autres mots et des images. Je connais la culture de ces gens. Je sais beaucoup de la religion musulmane, de la religion juive, de 116 AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 la religion orthodoxe, de la religion catholique. Ce sont des avantages pour une position thérapeutique. Ma profession m’a sauvé. La beauté aussi. Ce sont des forces très importantes pour me soigner moi-même. Chercher et trouver la beauté dans les régions du nord de Zagreb, les montagnes, les villas, leurs jardins. J’ai passé toute ma vie à Sarajevo. J’aime Sarajevo. Toujours. C’est peut-être pourquoi j’ai fait seulement deux visites après la guerre. Je ne peux pas retrouver ma ville. C’est une autre ville. La confusion entre ma ville d’antan et la ville actuelle crée de l’angoisse. Entrer dans ma maison, c’est accomplir un acte de héros. J’avais une petite maison très confortable, avec des meubles qui durent depuis trois générations. Beaucoup d’objets précieux pour moi se sont envolés : des tasses de ma grand-mère. Trois familles de réfugiés se sont succédé dans ma maison. Les gens qui vivent actuellement sont très probes et très gentils. Nous buvons du café, nous parlons, mais un lien s’est rompu en moi. Je ne reviendrai plus à Sarajevo. J’ai déjà beaucoup investi pour mon intégration à Zagreb pendant six ans. Peutêtre si j’étais un homme plus jeune, peut-être. Je pense qu’il n’y avait pas de raisons de rester à Sarajevo. Je suis un homme marié. Ma fille avait dix-neuf ans. Elle commençait ses études de lycée. Elle était fragile et unique. Ma femme et ma fille ont pris la fuite deux ou trois semaines avant moi. Elles ont voyagé une semaine de Sarajevo à Zagreb parce que les communications étaient toutes en panne. DE L’UTILISATION À L’ÉLABORATION COLLECTIVE DU DIT DE VIE EN GROUPE INTERCULTUREL J’ai élaboré les dits de vie présentés dans les encadrés à partir des récits de vie des personnes réfugiées et immigrantes, des récits de tradition et autres matériaux ethnographiques. Ces dits de vie ont été intégrés au dispositif de l’atelier interculturel de l’imaginaire – ils en constituent la deuxième phase et ils ont ensuite été discutés, commentés et ont servi à la narration ou à l’élaboration d’autres récits à la troisième phase du dispositif. Il me semble important de rappeler le fonctionnement de l’atelier interculturel de l’imaginaire (le lecteur trouvera des explications et des exemples plus détaillés dans Guilbert, 2009). L’atelier interculturel de l’imaginaire (AII) est un lieu de circulation de la parole et des imaginaires. Il crée un espace imaginaire commun en ayant recours à des pratiques culturelles expressives et symboliques qui possèdent à la fois des caractéristiques universelles et spécifiquement locales. Il intègre plusieurs pratiques culturelles parmi lesquelles la narration de contes de tradition orale, d’ethnotextes de mobilité, de dits de vie, de récits littéraires de mobilité de même que l’utilisation d’objets symboliques ou d’usage courant de la vie quotidienne. AUTOMNE 2009 / PRINTEMPS 2010 Je n’ai pas de remords professionnel ni personnel pour ma fuite parce que j’ai une chance de travailler avec des réfugiés et je le fais avec beaucoup de zèle. Il y a des profits à la situation. La théorie et la pratique de la psychanalyse disent qu’il n’y a pas de changements majeurs de la personnalité après l’enfance. Il y a cependant des situations dans lesquelles une mutation est possible. Avoir un enfant, devenir parent est la première situation de transformation. Je pense que la deuxième, c’est la guerre. Être tout proche de la mort et recommencer à zéro, ça signifie redevenir un enfant, un tout petit enfant. C’était mon sort. J’étais un homme ambitieux. J’ai surestimé le travail universitaire. Je pense que j’étais un homme rigide, avec beaucoup de sublimation professionnelle, mais pendant la guerre j’ai appris qu’on peut travailler beaucoup de choses et en profiter. Qu’il s’agisse de la psychiatrie de prison ou de la bibliothèque ; aussi ai-je recommencé à écrire. J’étais quelqu’un qui aimait vivre dans son appartement, qui aimait lire, faire une promenade, mais en mon cœur, j’avais, bien sûr, envie d’être un aventurier. C’est peut-être ma chance de devenir un aventurier, de faire de nouvelles connaissances, de repartir à zéro, de faire quelque chose de différent. Redevenir un adolescent, remanier son mécontentement. Il est possible de renaître, de passer son enfance de nouveau, et ses âges mûrs aussi. C’est quelque chose d’étrange. Cela demande une petite passion, une petite transformation à propos de tas de choses. Cet espace ouvert d’interlocution est délimité par un rituel d’ouverture et un rituel de clôture, à l’instar d’un conte. Le dispositif de l’atelier interculturel de l’imaginaire rappelle en effet celui du conte à plusieurs égards. La première étape rappelle le « Une fois c’était… » du conte par son rituel de présentation qui crée en ouverture un espace commun, symbolique, imaginaire et ludique alors que le rituel de clôture de la dernière étape ferme momentanément le cercle de l’imaginaire jusqu’à la prochaine séance à l’instar de la formule de clôture du conte : « Pis ils m’ont dit : Va ailleurs raconter tes menteries. Et pis c’est toute. » Une séquence d’atelier interculturel de l’imaginaire se déroule en quatre étapes : 1) ouverture – rituel de présentation ; 2) performance orale et récit ; 3) associations libres et autres récits ; et 4) clôture : rappel en une phrase de ce que chacun retient de l’atelier. La première étape consiste en un rituel de présentation de soi. Chaque participant se présente en choisissant quelques objets qui illustrent un trait qui le caractérise, une expérience qu’il a faite ou un projet qui lui tient à cœur. Ce rituel contribue à construire un espace imaginaire commun que les membres du groupe investissent de leurs symboles, des récits provenant de leur culture et de leurs expériences de vie. Les participants sont regroupés 117 autour d’une table dressée d’un tissu sur lequel sont déposés de petits objets, par exemple une pelote de corde et une paire de ciseaux, un masque, un arbre, un serpent, et autres petits objets. C’est un ensemble d’objets assez hétéroclites. Les membres du groupe se présentent par la médiation de ces objets. Les participants peuvent utiliser ou non une pelote de corde et une paire de ciseaux pour délimiter ou non leur espace. Cette alternative d’utiliser ou non la corde comme marqueur d’un espace personnel au sein d’un espace partagé collectivement par le groupe est un acte fondateur de la formation du groupe car cela pose pour chacun la question identitaire et la relation individu-groupe. La corde introduit les notions de territoire et de frontière. Lors de la première rencontre de la formation d’un groupe interculturel, la problématique identitaire est fortement mobilisée. Un tel rituel de présentation par la médiation des objets, désamorce, sans l’évacuer, ce que Edmond-Marc Lipiansky (1992, p. 75-76) nomme le caractère paradoxal et anxiogène de la présentation : [C]ette proposition [des présentations] a un caractère paradoxal : d’un côté, elle est rassurante car elle permet de distinguer et de situer les participants les uns par rapport aux autres, de les individualiser, même symboliquement […] ; mais d’un autre FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 côté, elle a un caractère anxiogène car elle oblige à s’exposer, à sortir de son retrait, à dévoiler et à livrer quelque chose de lui-même. Par contre, sans occulter ce paradoxe toujours présent, les participants de l’atelier interculturel de l’imaginaire peuvent se projeter dans un espace de jeu, chacun peut se dire, voire se dévoiler ; grâce aux symboles et à la fantaisie, ils peuvent le faire sans trop se compromettre. En même temps, on attise déjà des étincelles de récit. La deuxième étape constitue un acte de performance et un moment privilégié de la manifestation des formes expressives de la culture. Un participant ou un animateur raconte, ou lit oralement, en offrant au groupe sa présence en voix, en corporalité, en sensibilité. C’est à cette étape que prend place la narration d’un dit de vie. La troisième étape est consacrée aux commentaires des participants sous forme d’associations libres, de récits d’expériences personnelles, de récits de migration ou d’intervention auprès des immigrants, par des contes, des légendes ou des croyances. C’est un moment où s’approfondissent la connaissance les uns des autres, partageant l’histoire collective de son groupe d’origine, de sa trajectoire individuelle, les savoirs et les expériences. La quatrième étape est celle de la clôture de l’AII. Ce rituel de clôture à chaque séance d’AII invite les participants à un travail de réflexivité et permet de resserrer les liens entre les membres du groupe. Enfin, la dernière rencontre de sept séances d’AII donne l’occasion d’un bilan et d’une objectivation de la démarche par le groupe. L’expérimentation sur plusieurs années a permis d’établir les avantages d’une série de sept AII avec le même groupe de personnes, la première étant surtout consacrée au rituel d’ouverture et de présentation des participants et la dernière permettant un bilan sous forme de rituel de clôture. À partir de la deuxième rencontre, le rituel de présentation est quelque peu modifié : chaque personne est invitée à présenter, par la médiation des objets, un incident qu’elle a vécu depuis la dernière rencontre ou une réflexion en regard du thème de la rencontre. Enfin, la dernière rencontre est l’occasion d’un bilan et d’une objectivation de la démarche par le groupe. Il est souhaitable maintenant de relever un autre défi créatif et de susciter, chez les participants à un atelier interculturel de l’imaginaire, une création collective de dit de vie faite de leurs récits, tant d’expériences personnelles que de récits fictifs, de tradition orale ou autres, qui répondent à leurs sensibilités, qui soient une force de résilience en acte, tout en préservant la FRONTIÈRES ⁄ VOL. 22, Nos 1-2 distance symbolique qui protège l’intimité. Objet d’échange et d’occasion de plaisir, le dit de vie et l’atelier interculturel de l’imaginaire posent un enjeu relationnel et cette citation de François Flahaut (1988) en traduit l’essence : L’énonciation du récit, en effet suspend la tension des relations interpersonnelles pour la remplacer par une interlocution neutre […] La relation langagière à l’autre, ce que j’entends par « interlocution », cesse pour un temps de comporter des risques : celui de n’être pas pertinent, de voir ses désirs repoussés, de se sentir déplacé, mal à l’aise, intimidé, blessé, humilié, angoissé, jaloux, en colère, etc. […] À l’intérieur du récit, en revanche, le déchaînement des plus fortes tensions relationnelles est non seulement possible, mais souhaitable. Le dit de vie et l’atelier interculturel de l’imaginaire auquel il s’intègre servent, de manière créative, les objectifs d’accompagnement des personnes immigrantes, la formation des intervenants et favorise l’intercompréhension nécessaire au rapprochement interculturel. Ils constituent des ressources de résilience. Ils s’adaptent à divers groupes et contextes. Alors qu’une transcription d’un entretien donne accès à l’expérience et à la connaissance de l’autre, le dit de vie actualise une appropriation symbolique et créative de cette connaissance et de cette expérience en la transformant en une expérience de l’autre en soi et une expérience de soi en l’autre. Le dit de vie et l’activité symbolique et créatrice, tout au long de l’atelier interculturel de l’imaginaire, rendent disponibles, sans intrusion, la sensibilité et la dynamique symbolique des personnes présentes et de leur groupe d’appartenance. C’est par l’affirmation de leur appartenance à un groupe avec lequel ils partagent une histoire que les immigrants récents peuvent se présenter et se représenter dans leur nouvel environnement et ainsi s’y intégrer. L’atelier interculturel de l’imaginaire autorise chaque participant à dire son expérience, grâce à une communication qui déborde les préoccupations immédiates ou récits de faits pour favoriser l’accès à la dimension symbolique de ce qu’il est en train de vivre. Bibliographie BAUMAN, Richard (2004). A World of Others’ Words. Cross-cultural Perspectives on Intertextuality, Malden, MA, Blackwell Publishing. CARRÉ, Odile (1998). Contes et récits de la vie quotidienne, Pratiques en groupe interculturel, Paris, L’Harmattan. 118 CAUNE, Jean (1999). Pour une éthique de la médiation : le sens des pratiques culturelles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble. CHEVALIER, Jean (dir.) (1982). 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