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La souffrance en perspective

2006, Gestalt

Distribution électronique Cairn.info pour Société française de Gestalt. Distribution électronique Cairn.info pour Société française de Gestalt. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Article disponible en ligne à l'adresse Article disponible en ligne à l'adresse https://www.cairn.info/revue-gestalt-2006-1-page-139.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s'abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

La souffrance en perspective Vincent Béjà Dans Gestalt 2006/1 (no 30), 30) pages 139 à 152 Éditions Société française de Gestalt © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-gestalt-2006-1-page-139.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Société française de Gestalt. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) ISSN 1154-5232 DOI 10.3917/gest.030.0139 La souffrance en perspective Gestalt-thérapeute en pratique libérale, formateur à l’École Parisienne de Gestalt, enseignant de Taijiquan. © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) L e texte qui suit est le fruit d’une expérience intime et l’aboutissement provisoire d’une méditation dans laquelle j’ai cherché à démêler la douleur – qui peut toujours venir nous frapper et dont nous ne saurions faire l’économie – de la souffrance névrotique dont je refuse la fatalité. J’ai construit cet article en m’appuyant principalement sur un texte de Paul Ricœur, tout en le contredisant à l’occasion. « Le scandale du mal », reparu dans le numéro de Juillet 2005 de la revue Esprit est un texte dense que le philosophe avait prononcé à l’occasion d’un débat en présence – entre autres – d’Emmanuel Levinas ; il m’a fourni deux concepts centraux pour penser l’autour de la souffrance névrotique : la rétribution et la fixation à l’origine. À partir de ma propre lecture du livre de Job ainsi que de la perspective bouddhiste sur la thérapie j’ai alors pu associer l’idée de solitude à la clarification de l’espace intersubjectif, au vide et à la spontanéité... Une figure était apparue que je vais tenter de partager ici. Remarquons en préalable que le mal est un mot ambigu. Il y a le mal effectué ou agi qui désigne une transgression à la loi morale – ce que nous appellerons le mal moral – et le mal subi, ce dont on pâtit et qui se trouve souvent d’ailleurs être la conséquence, voulue ou non, de l’agir immoral d’autrui. Ce mal subi, parce qu’il Revue Gestalt - N° 30 - Et la souffrance ? 139 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) Vincent BÉJA © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) émeut le corps, parce qu’il affecte la chair, Ricœur l’appelle aussi le mal physique. C’est à cette dimension du mal que la psychothérapie principalement se confronte. En effet le respect des lois, l’appréciation d’un geste, son évaluation ou son jugement ne sont, en tant que tels, pas du ressort de la psychothérapie tandis que permettre au client de retrouver un sens moral et de se construire une éthique en fait intégralement partie. Aussi l’aspect moral du mal agi, en soi, n’intéressera guère la psychothérapie sinon en tant qu’il nous faut aider le client qui en est l’auteur à trouver le chemin de sa responsabilité quand son acte ou son dire a entraîné de la souffrance. Mais nous savons aussi avec quelle facilité les places de bourreau et victime peuvent s’échanger, comment le mal subi engendre l’agir mal, comment la souffrance non traversée habite le tortionnaire ; c’est le cycle infernal de la vengeance ou, sous les ors de la Justice, la victime qui vocifère son exigence de voir expier le coupable... Même si le mal subi n’explique peut-être pas tout de l’agir mal, en tant que thérapeutes nous savons qu’il y contribue infiniment. Aussi ce qui va nous intéresser surtout c’est le mal subi et comment il est vécu ; c’est aussi là que pour Ricœur réside le scandale que nous aborderons plus loin. LA CROYANCE EN LA RETRIBUTION C’est une expérience terriblement commune que le mal subi ou la souffrance reçue ; une expérience dont on ne sait pas toujours bien comment se remettre ni comment y échapper. Mais c’est aussi, à sa manière singulière, par la modification du regard du client sur son expérience, ce que la psychothérapie prétend changer. Face au mal subi, me semble-t-il, deux perspectives seulement s’ouvrent : celle qui va vers la cicatrisation de la plaie et celle qui mène à sa suppuration et qui, de la rage à l’effondrement, s’arrête souvent interminablement sur la plainte, deux voies que je nomme respectivement celle de la douleur et celle de la souffrance. Autrement dit, sommes-nous simplement blessés – même très 140 Revue Gestalt - N° 30 - Juin 2006 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) La souffrance en perspective © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) douloureusement – ou sommes-nous de surcroît victimes, c’està-dire attachés au lieu de la souffrance ? Ricœur dit ici en substance que, devant cette alternative, la tentation de l’humanité réside dans l’explication mythique, dans la recherche d’une origine au mal subi, recherche et tentation qui nous fixent ainsi en arrière au lieu de nous aider à aller de l’avant, et dont l’obstination à penser en terme de rétribution est un des avatars : « je n’ai pas mérité de souffrir ainsi ». Ce type d’affirmation, même quand il n’est pas explicite, hante la consultation thérapeutique et contribue à bloquer le client dans la situation souffrante. La souffrance est la valeur affective attribuée par le client à la situation ; c’est une évaluation en quelque sorte surajoutée aux percepts et qui va les colorer. Effectuée par un paquet de neurones dans l’amygdale, petite structure centrale du cerveau limbique, cette évaluation – ou donation de valeur – fait entrer la douleur dans le monde affectif, dans cet univers des « qualia » qui constellent nos représentations. Cet univers est le monde vécu, « intériorisé », le champ vectorisé de Lewin. Cette manière idiosyncrasique d’« envisager » le monde, constitutive de la conscience de soi, je l’appellerai « ego » lorsqu’elle sera tentée de se figer. Fonctionnelle, cette évaluation – pour parler en termes gestaltistes – doit normalement permettre une mobilisation intense de l’organisme en situation pour que se produise un changement. La douleur est alors un moteur poussant à l’ajustement et en ce sens elle est non seulement inévitable mais aussi nécessaire. Hélas souvent cette mobilisation ne consiste qu’en une stimulation langagière, une crispation de la pensée et des affects, sans réelle mise en mouvement. Fascinés par la question de l’origine, du « pourquoi ? », nous sommes à la fois paralysés et révoltés par ce qui est vécu comme injustice foncière. La douleur ainsi piégée devient souffrance. Comment ne pas associer ici la plasticité cérébrale et sa concomitante fragilité avec l’impressionnante durée de la phase juvénile au sein de l’espèce humaine ? Durée qui, sous certains aspects, semble même s’accroître dans nos sociétés de plus en plus complexes. Parvenus à l’âge adulte, sommes-nous bien sortis de cette Revue Gestalt - N° 30 - Et la souffrance ? 141 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) Vincent Béja © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) immaturité ? Pour le dire autrement, être adulte – dans notre culture – c’est être advenu au statut de sujet responsable ; être en quelque sorte suffisamment sage, suffisamment sorti de l’hétéronomie, pour ne plus attribuer à un autre ou à quelque sorte d’extériorité (les parents, le conjoint, les enfants, le patron, l’état, Dieu etc...) le devoir d’imposer au monde de me traiter avec justice ; ce traitement nous devons le construire ! En ce sens être adulte n’est pas si commun et la force du mythe qu’évoque Ricœur provient d’abord de notre faiblesse et de notre aveuglement. Avant donc d’être adultes, ce que nous vivons tous, ce que rencontrent nos clients – parfois de façon extrêmement dramatique –, c’est la crise que traverse Job. Nous baignons dans une vision morale du monde dont l’idée de rétribution est au cœur et qui peut se présenter en quelques propositions simples : « à chacun selon son mérite » – qui se décline d’ailleurs souvent ainsi : « je dois recevoir à proportion de mon (immense ou piètre, selon…) mérite, de ma générosité, de mes efforts etc. ». – ou encore : « si je souffre c’est que j’ai fauté » et son corollaire « si je n’ai pas fauté, je n’ai pas à souffrir ». C’est cette vision morale que Job va devoir déconstruire pour pouvoir aimer Dieu en dépit du mal subi et ainsi aimer (Dieu, Autrui, la Vie...) pour rien ! C’est, nous dit Ricœur, « précisément la crise de l’idée de rétribution qui est au centre du Livre de Job. Celui-ci peut être comparé à une expérience de pensée qui prend pour hypothèse le surcroît d’une souffrance absolument injuste. La thèse de la rétribution est brisée par cette hypothèse même. La sagesse marque ici l’accomplissement d’une ligne de pensée inverse de celle du mythe [...] ». L’AUTEUR DE LA SOUFFRANCE Gestaltistes, nous sommes tentés de mobiliser le client, de trouver avec lui une autre issue à sa souffrance que la plainte, la violence ou la dépression. Nous considérons alors qu’avec un soutien approprié un changement est possible. Et de fait, des abandons, des décès déniés et toutes sortes de violences subies et enfouies peuvent retrouver un chemin d’expression au travers des larmes 142 Revue Gestalt - N° 30 - Juin 2006 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) La souffrance en perspective © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) ou de la colère et être enfin accueillies et déposées chez un tiers (le thérapeute). Mais pour ce faire le client doit entamer un mouvement propre ; il doit cesser de céder à sa plainte ; il lui faut finir par renoncer à sa position infantile (celle de tout homme souffrant), position qui se traduit verbalement dans l’exigence d’obtenir ou de trouver une explication au mal dont il souffre. Le mal, nous dit Ricœur, abondant ainsi dans le sens de Perls et de sa méfiance foncière envers la théorie, « est une catégorie de l’action et non de la théorie. Le mal, c’est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé à l’expliquer ». Et en effet nous nous devons, à un moment donné, de récupérer notre responsabilité et de cesser d’attribuer la valeur « souffrance » à notre perception de la situation. Au passage le mal s’efface et devient adversité. Nous pouvons alors laisser faire à la douleur son travail : celui du deuil de ce qui nous manque. Autrement dit, du sein même de notre souffrance, nous devons renoncer à croire qu’elle provient d’un mal, qu’elle en est la conséquence, pour accepter de considérer que c’est nous qui – au fond – qualifions comme tels (la souffrance et le mal) notre perception et la situation. En ce sens vouloir expliquer c’est effectivement et simplement vouloir garder intouchés au sein d’un réseau discursif l’attribution d’une qualité affective (la souffrance) et le refus de responsabilité (c’est le mal – la situation – qui produit la souffrance). C’est renforcer l’évaluation du cerveau limbique par le filet langagier du néocortex ; autrement dit c’est prendre le monde de l’ego pour Le Monde, ou encore le fantasme (au sens psychanalytique) pour la réalité. Ce qui rend le renoncement particulièrement difficile c’est que la souffrance est liée au désir par un lien profond : elle est immédiatement engendrée dès que le désir se frotte au réel, comme le sillage par le navire sur l’océan. Retrouver ce qu’on a aimé, être attaché aux fruits de l’action, s’identifier aux résultats attendus de son effort dans un monde où la seule certitude est le changement, c’est à coup sûr risquer la déception, la frustration et la souffrance. Projeter sur le monde ou sur autrui une image, tenter de le figer et de l’utiliser alors qu’il n’est qu’altérité et mouvement, c’est comme de vouloir serrer son poing sur du sable. Ce qui se crée Revue Gestalt - N° 30 - Et la souffrance ? 143 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) Vincent Béja La souffrance en perspective © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) POUR EN FINIR AVEC LA PLAINTE Pour proposer ce chemin du retournement du passé vers l’àvenir, de la fixation névrotique à la danse de la vie et y accompagner mon client, je dois pouvoir répondre à son interpellation (muette ou non) : de quel droit et de quelle autorité puis-je regarder son combat, cette lutte farouche qu’il mène contre ce qui lui échoit et qui le fait – dit-il – « tenir » , comme le produit d’un fantasme, d’une Gestalt inachevée ? Comment puis-je croire et affirmer qu’il est en fait possédé par ses fantômes ou ses démons ? Qui suis-je, moi, thérapeute, pour suggérer à autrui un tel renoncement et désigner ainsi l’horizon d’une sagesse si amère ? Mais réciproquement – et cette fois-ci contre Ricœur – quel thérapeute serais-je si je ne pouvais « rien dire aux autres sur leur propre souffrance » ? Si je ne pouvais d’aucune manière lui « enseigner » cette sagesse « sous peine de reconduire l’autre à l’auto-accusation et à l’autodestruction » ? Serais-je condamné à le laisser se brûler aux feux de son illusion, à se heurter sans fin aux conséquences de ses exigences infantiles et de ses récriminations ? 144 Revue Gestalt - N° 30 - Juin 2006 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) alors c’est la dualité – moi, l’objet de mon désir et la distance qui nous sépare – et la confirmation de l’ego dans la césure avec le monde. Aussi le renoncement à la souffrance implique-t-il de transformer son rapport au désir, voire, comme le pointe Ricœur, d’« atteindre le point de renoncement au désir, au désir même dont la blessure engendre la plainte ; renoncement au désir d’être récompensé pour ses vertus ; renoncement au désir d’être épargné par la souffrance ; renoncement à la composante infantile du désir d’immortalité [...] ». Et si, comme le dit encore Ricœur, le scandale du mal c’est que « la victime ne veut pas être consolée », ce n’est pas tant qu’elle refuse toute perspective à venir d’une consolation mais surtout qu’elle n’a pas renoncé à désirer une autre réalité que celle qui lui échoit, qu’elle s’obstine dans son attachement passéiste. En ce sens elle est bien l’auteur de sa souffrance et elle l’ignore. © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) La réponse ne peut être donnée qu’en deux temps. Disons pour l’instant qu’il est essentiel pour le thérapeute d’être entré lui-même dans ce mouvement de retournement. Le seul savoir académique ou technique ne saurait le légitimer. Mais pour pouvoir répondre plus complètement il nous faut trouver des indices sur la nature du changement thérapeutique et sur la sorte de transmission qui s’effectue entre le thérapeute et son client. Élucider la nature de l’enseignement de cette sagesse qui consiste en la sortie de la névrose nécessite de déterminer les conditions pouvant rendre possible la fin de la plainte et à les réunir. Suivant Ricœur nous avons reconnu qu’il s’agissait de rompre avec la fascination de l’origine et de se convertir au risque de l’altérité et de l’inconnu. Mais nous avons rencontré au passage ce farouche attachement névrotique à ce qui aurait ou n’aurait pas dû être, à cette justice rêvée, à ce réel absent, à ce qui a manqué. C’est d’ailleurs le rappel par le « Sans Nom » de l’absolue impuissance de Job à s’emparer de l’origine et à s’assurer de la Loi divine qui va permettre de rompre l’attachement obstiné à l’exigence de la rétribution : « Où étais-tu quand je fondais la terre ? ». Et nous voyons quotidiennement, malgré souvent toute la bonne volonté, toute l’intelligence et tous les efforts de nos clients, combien cet attachement est tenace et avec quelle puissance il les empoigne. Il se loge, subrepticement ou explicitement, dans un discours fermé, dans des tentations revanchardes ; c’est toujours la forteresse ego qu’il faut subvertir ! Pour désamorcer ces défenses plusieurs stratégies psychothérapeutiques ont vu le jour, instituant des courants et des systèmes thérapeutiques différents. J’en distinguerai quatre principaux. Tout d’abord les thérapies analytiques, psychanalyse comprise ; ce sont des approches descendantes ; elles partent du verbal pour tenter d’entraîner à la conversion l’attitude toute entière ; elles veulent opérer des trous dans le filet discursif tendu par le client pour maintenir sa plainte ; en utilisant l’association libre, le rêve et parfois la créativité elles cherchent à libérer la parole en tant qu’agir fondamental de l’humain, à faire place au non-ego, à l’inconscient, à ce qui est autre et en dehors de notre contrôle, proposant ainsi d’échapper au solipsisme et à la répétition. Revue Gestalt - N° 30 - Et la souffrance ? 145 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) Vincent Béja © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) Au pôle opposé se situent les thérapies corporelles telles la végétothérapie, la bioénergie, le rebirth, le rolfing, le Sensitive Gestalt Massage ; ce sont des approches ascendantes qui font l’assomption que relancer le mouvement vital, remettre en circulation les flux énergétiques organiques permet le contournement, la subversion et jusqu’à la libération des résistances et des peurs egoïques. Dans le troisième groupe que je situe volontiers à équidistance des deux premiers, nous rencontrons les thérapies holistiques, centrées sur la personne, comme l’approche rogérienne ou la Gestaltthérapie ; elles se focalisent sur la relation comme moteur du changement, s’inspirent souvent de l’approche dialogale explicitée par Martin Buber et s’appuient largement sur la créativité. C’est dans la relation actuelle (celle qui se joue entre thérapeute et client) que, pour les gestaltistes, se reproduisent les impasses du contact ; c’est là qu’elles peuvent être dé-jouées et que peut alors se déplier le self, c’est-à-dire se déployer la personne dans son fonctionnement spontané. Enfin le dernier groupe, celui des thérapies cognitivo-comportementales, met l’accent sur la résolution des problèmes en particulier au travers l’acquisition de nouvelles compétences et le désenchevêtrement des niveaux logiques qui, autrement, se traduisent en injonctions paradoxales pathogènes Toutes ces perspectives ont leur validité ; toutes mettent l’accent sur certains aspects de la réalité humaine (mentale, corporelle, relationnelle, socio-systémique). De ce fait toutes sont partielles et engendrent des conceptions anthropologiques divergentes sur lesquelles elles peuvent s’appuyer en retour pour disqualifier les autres. En réalité dans leur pratique effective chacune embarque souvent avec elle des aspects fondamentaux des thérapies concurrentes. Et c’est tant mieux. Le véritable danger serait en effet qu’elles ne le fassent pas car, dans leur intégrisme, elles excluraient alors à chaque fois de leur champ tout un pan de la réalité du client. 146 Revue Gestalt - N° 30 - Juin 2006 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) La souffrance en perspective Vincent Béja SORTIR DU DUALISME, © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) Si nous avons exposé quelques-unes des lignes directrices utilisées par les thérapeutes, il en existe encore bien d’autres pour peu que l’on se tourne vers les religions ou les voies de sagesse. Ainsi nous pourrions rajouter à notre liste l’art, les disciplines et les ascèses corporelles ou mentales, les dévotions, les ritualisations et toutes les institutions religieuses ou laïques d’extériorisation et de confinement des émotions et en particulier de celles que, socialement, nous considérons comme « négatives ». Mais nous n’avons pas pour autant défini les conditions qui permettent au sujet la cessation de sa plainte et de sa souffrance, c’est-à-dire – selon nous – les conditions qui lui donnent sa pleine puissance spirituelle et le restaurent pour ainsi dire dans sa royauté plénière. En insistant sur la plénitude dans ces expressions je veux signifier que la cessation de la souffrance pour le client est certainement synonyme de la fin de la division et du clivage dans son monde subjectif de telle sorte que son expérience ne s’organise plus dans une lutte entre ce qui est « bon » et ce qui est « mauvais », entre ce qui est désiré et ce qui est abhorré ou encore entre ce qui est « moi » et ce qui est « non-moi ». Il s’agit, pour lui, de passer de l’expérience de la dualité – qui tend à figer les antagonismes en certitudes et en entités – à celle de l’unité et de l’inséparabilité – qui n’est possible que dans la circulation et la fluidité, c’est-à-dire la processualité spontanée des phénomènes. Ou, pour le formuler autrement, il s’agit de reconnaître que l’attribution d’une valeur à l’expérience (la souffrance, en particulier, mais aussi le désir) est un phénomène transitoire, éphémère et circonstanciel qui n’a pas à être maintenu au delà du moment de l’expérience elle-même. Si nous relisons l’intervention de Ricœur, nous voyons dans sa présentation de la Bible, combien ce récit fondateur est imbibé de dualisme et combien profondément il plonge dans le monde « égoïque » en même temps qu’il est essentiellement la narration de l’effort du peuple juif pour s’en dégager. Ainsi, pour l’humanité « égoïque », celle d’après la chute, c’est-à-dire nous autres, Ricœur Revue Gestalt - N° 30 - Et la souffrance ? 147 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) ENTRER DANS LA SOLITUDE © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) souligne-t-il que « la plainte est déjà là » et que « le mal est toujours déjà là ». Voilà, dirons-nous donc, les données existentielles dans lesquelles se débat l’homme encore non parvenu à l’autonomie, non encore libéré de sa peur de vivre. Soulignant – peut-être involontairement – son dualisme, Ricœur nous dit encore de ce récit qu’il se présente comme l’histoire d’un « écart sans cesse renaissant entre le dessein de Dieu et la récalcitrance humaine » ou encore, dit-il plus loin, parlant de cette succession de figures du Bien et du Mal que la Bible fait défiler, telles le chaos, le serpent, la captivité, la déportation pour citer quelques unes des négatives, « la bipolarité figurale, si on peut s’exprimer ainsi, est la présupposition même du discours biblique ». La sortie de ce monde conflictuel Job l’accomplit au travers d’une crise profonde qui s’accompagne d’une plongée dans la plus complète solitude : ni sa femme si ses amis, hantés par la rétribution, ne peuvent l’accompagner dans sa déréliction. Je crois que c’est là précisément, dans cet état de solitude, que s’ouvre l’espace de la conversion, lorsque enfin la parole de ce qui nous dépasse infiniment devient audible et nous ramène à faire silence. Et si la thérapie doit intervenir, c’est probablement en apportant au client cette dimension de solitude – et de silence – que nous devons prendre garde de confondre avec l’esseulement. C’est en lisant le livre de David Brazier, « Bouddhisme et psychothérapie » que j’ai rencontré pour la première fois la théorisation de cet apparent paradoxe. Fujio Tomoda, nous dit Brazier, traducteur et interprète japonais des œuvres de Carl Rogers, écrit ainsi à ce propos « une personne n’évolue vraiment que lorsqu’elle est absolument seule. C’est à travers les relations humaines ou dans le monde réel qu’elle prendra conscience de son évolution. Mais ce n’est pas à travers les relations humaines concrètes ni dans le monde réel que la véritable évolution se produit [...]. Il en est de même pour le Zen... En ce qui concerne la thérapie, la véritable signification des techniques de Rogers est qu’elles aident le patient à baigner dans un état d’absolue solitude ». Disons tout de suite que cette solitude foncière est à l’opposé du désespoir de l’esseulé – encore une souffrance ! – et qu’elle signe avant tout l’advenue d’un espace. Ce qui caractérise l’approche 148 Revue Gestalt - N° 30 - Juin 2006 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) La souffrance en perspective © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) rogérienne c’est en particulier sa non intrusivité, sa non directivité, l’empathie et la sincérité dans la relation du thérapeute envers son client. En fait, selon Tomoda – et cela est tout à fait en accord avec notre expérience – la bienveillance du thérapeute et sa capacité à s’ouvrir à son client permettent à ce dernier de plonger en lui-même sans avoir à se surveiller ni à entretenir crainte, espoir ou nostalgie. Il est d’ailleurs admis maintenant que le critère majeur du succès d’une thérapie réside dans la qualité de cette relation, indépendamment même de la méthode thérapeutique utilisée. Cet accueil inconditionnel et cette absence de visée personnelle du thérapeute sur le client suppriment à la peur et à l’avidité égoïques leur prise. Sans plus de pression, l’ego peut se détendre, se dilater jusqu’à se fondre dans l’espace libre et vide qui lui est offert. C’est ainsi qu’il se débarrasse de ses objets internes ou, autrement dit, de la trace en lui de tous les regards reçus, de toutes les adresses qui lui ont été faites. Selon le bouddhisme – qui se présente d’ailleurs lui-même essentiellement comme une psychothérapie et dont est imprégné Tomoda – cet espace libre et vide est la nature même de l’esprit ; ce vide et cette disponibilité retrouvée sont ce qui permet à la spontanéité d’émerger, à l’esprit de déployer sa nature foncière, au processus du self – pour reprendre une terminologie gestaltiste – de suivre librement le cours de la formation/destruction de ses figures. On peut aussi dire, dans les termes des philosophies de la responsabilité, que cette solitude – c’est-à-dire cette absence de pression au sein de l’espace intersubjectif – permet au client de se recentrer et de retrouver sa propre capacité de réponse à la situation à laquelle il se sent confronté. C’est là, raccompagné par le thérapeute en face de son attachement souffrant à ce qui manque mais ayant retrouvé une attitude responsable, qu’il peut se détourner de cette fascination qui le tenait rivé au passé dans une compulsion de répétition. Vers la fin de son texte, Ricœur nous dit que « Peut-être cet horizon de la sagesse fait-il se recroiser l’Occident juif et chrétien et l’Orient bouddhique, en un point situé très loin en avant sur la même voie de la douleur et du renoncement ». Arrivé à la fin du nôtre, nous pouvons lui répondre que ce point se situe probablement bien Revue Gestalt - N° 30 - Et la souffrance ? 149 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) Vincent Béja La souffrance en perspective plus en amont qu’il ne le croit, si tant est même qu’Orient et Occident ne cheminent à leur insu sur la même voie. Ainsi, et j’en terminerai avec la réponse sur l’enseignement de la sagesse, si nous devons concéder que, certes, elle ne peut s’enseigner selon des voies académiques et qu’il n’y a pas transmission de contenu à proprement parler, nous pouvons cependant affirmer qu’au travers cette solitude permise par l’Ami spirituel – ici le thérapeute –, il y a bel et bien tout de même enseignement (et donc transmission) mais un enseignement direct et non médiatisé et, pourrait-on dire, du client par lui-même. LA JOIE… © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) L’expérience vers laquelle ouvre le renoncement est celle de la joie, souffrance et joie formant probablement une des polarités majeures de notre expérience. Et, pour à la fois illustrer et clore cette réflexion, j’ai envie de partager un évènement thérapeutique qui m’a accompagné tout au long de l’élaboration de ce texte. Dans mon groupe mensuel de thérapie se trouvait, depuis plus d’un an, une cliente qui avait été sévèrement maltraitée durant toute son enfance. Ses séquences thérapeutiques dans le groupe étaient bouleversantes. Elles prenaient la forme d’une lutte pleine d’émotion revendicative avec son entourage et d’une mise à distance de moi-même et de mes suggestions. J’avais fini par rester très présent tout en diminuant le plus possible mes interventions. Bien qu’elle se retrouvât régulièrement dans une posture de refus, elle avait beaucoup avancé dans la réappropriation de ses mouvements émotionnels. Un jour elle nous surprit tous lorsqu’elle nous annonça, au début du groupe et avec un grand sourire « j’ai décidé d’être heureuse ! ». J’étais émerveillé ; d’elle-même, dans l’espace et le secret de sa solitude elle avait amorcé son retournement ! Rapidement elle s’est ensuite arrangée pour ne plus m’esquiver et pour me rencontrer dans un travail centré sur notre relation mutuelle. Peu après elle effectuait son départ du groupe... 150 Revue Gestalt - N° 30 - Juin 2006 © Société française de Gestalt | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.157.48.124) VERS Vincent Béja BIBLIOGRAPHIE BRAZIER D. : Bouddhisme et psychothérapie, JC Lattès, 2000, 1995. EPSTEIN M. : Pensées sans penseur, Calmann-Lévy, 1995. GO N. : L’art de la joie, Essai sur la sagesse, Buchet Chastel, 2004. JULLIEN F. : Fonder la morale, Dialogue de Mencius avec un philosophe des lumières, Grasset, 1995. PERLS F., HEFFERLINE R., GOODMAN P. : Gestalt-thérapie, L’exprimerie, 2001, 1951. RAMACHANDRAN V. : Le cerveau cet artiste, Eyrolles, 2005, 2003. RICŒUR P. : Le scandale du mal, in Esprit, juillet 2005, 1986. ROGERS Carl R. : Le développement de la personne, Dunod, 1998, 1966. ROUMANOFF D. : Swâmi Prajnânpad, La Table Ronde, 1989. 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