La souffrance en perspective
Vincent Béjà
Dans Gestalt 2006/1 (no 30),
30) pages 139 à 152
Éditions Société française de Gestalt
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ISSN 1154-5232
DOI 10.3917/gest.030.0139
La souffrance
en perspective
Gestalt-thérapeute
en pratique libérale,
formateur à
l’École Parisienne de Gestalt,
enseignant de Taijiquan.
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L
e texte qui suit est le fruit d’une expérience intime et l’aboutissement provisoire d’une méditation dans laquelle j’ai cherché à démêler la douleur – qui peut toujours venir nous frapper et
dont nous ne saurions faire l’économie – de la souffrance névrotique dont je refuse la fatalité. J’ai construit cet article en m’appuyant principalement sur un texte de Paul Ricœur, tout en le
contredisant à l’occasion. « Le scandale du mal », reparu dans le
numéro de Juillet 2005 de la revue Esprit est un texte dense que
le philosophe avait prononcé à l’occasion d’un débat en présence
– entre autres – d’Emmanuel Levinas ; il m’a fourni deux
concepts centraux pour penser l’autour de la souffrance névrotique : la rétribution et la fixation à l’origine. À partir de ma propre
lecture du livre de Job ainsi que de la perspective bouddhiste sur
la thérapie j’ai alors pu associer l’idée de solitude à la clarification
de l’espace intersubjectif, au vide et à la spontanéité... Une figure
était apparue que je vais tenter de partager ici.
Remarquons en préalable que le mal est un mot ambigu. Il y a
le mal effectué ou agi qui désigne une transgression à la loi morale
– ce que nous appellerons le mal moral – et le mal subi, ce dont
on pâtit et qui se trouve souvent d’ailleurs être la conséquence,
voulue ou non, de l’agir immoral d’autrui. Ce mal subi, parce qu’il
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émeut le corps, parce qu’il affecte la chair, Ricœur l’appelle aussi
le mal physique. C’est à cette dimension du mal que la psychothérapie principalement se confronte.
En effet le respect des lois, l’appréciation d’un geste, son évaluation ou son jugement ne sont, en tant que tels, pas du ressort
de la psychothérapie tandis que permettre au client de retrouver
un sens moral et de se construire une éthique en fait intégralement
partie. Aussi l’aspect moral du mal agi, en soi, n’intéressera guère
la psychothérapie sinon en tant qu’il nous faut aider le client qui
en est l’auteur à trouver le chemin de sa responsabilité quand
son acte ou son dire a entraîné de la souffrance.
Mais nous savons aussi avec quelle facilité les places de bourreau et victime peuvent s’échanger, comment le mal subi engendre l’agir mal, comment la souffrance non traversée habite le tortionnaire ; c’est le cycle infernal de la vengeance ou, sous les ors
de la Justice, la victime qui vocifère son exigence de voir expier
le coupable... Même si le mal subi n’explique peut-être pas tout
de l’agir mal, en tant que thérapeutes nous savons qu’il y contribue infiniment.
Aussi ce qui va nous intéresser surtout c’est le mal subi et comment il est vécu ; c’est aussi là que pour Ricœur réside le scandale
que nous aborderons plus loin.
LA CROYANCE
EN LA RETRIBUTION
C’est une expérience terriblement commune que le mal subi ou
la souffrance reçue ; une expérience dont on ne sait pas toujours
bien comment se remettre ni comment y échapper. Mais c’est aussi,
à sa manière singulière, par la modification du regard du client
sur son expérience, ce que la psychothérapie prétend changer.
Face au mal subi, me semble-t-il, deux perspectives seulement
s’ouvrent : celle qui va vers la cicatrisation de la plaie et celle qui
mène à sa suppuration et qui, de la rage à l’effondrement, s’arrête souvent interminablement sur la plainte, deux voies que je
nomme respectivement celle de la douleur et celle de la souffrance.
Autrement dit, sommes-nous simplement blessés – même très
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douloureusement – ou sommes-nous de surcroît victimes, c’està-dire attachés au lieu de la souffrance ?
Ricœur dit ici en substance que, devant cette alternative, la
tentation de l’humanité réside dans l’explication mythique, dans
la recherche d’une origine au mal subi, recherche et tentation qui
nous fixent ainsi en arrière au lieu de nous aider à aller de l’avant,
et dont l’obstination à penser en terme de rétribution est un des
avatars : « je n’ai pas mérité de souffrir ainsi ». Ce type d’affirmation, même quand il n’est pas explicite, hante la consultation
thérapeutique et contribue à bloquer le client dans la situation
souffrante.
La souffrance est la valeur affective attribuée par le client à la
situation ; c’est une évaluation en quelque sorte surajoutée aux
percepts et qui va les colorer. Effectuée par un paquet de neurones dans l’amygdale, petite structure centrale du cerveau limbique,
cette évaluation – ou donation de valeur – fait entrer la douleur
dans le monde affectif, dans cet univers des « qualia » qui constellent nos représentations. Cet univers est le monde vécu, « intériorisé », le champ vectorisé de Lewin. Cette manière idiosyncrasique d’« envisager » le monde, constitutive de la conscience de
soi, je l’appellerai « ego » lorsqu’elle sera tentée de se figer.
Fonctionnelle, cette évaluation – pour parler en termes gestaltistes – doit normalement permettre une mobilisation intense de
l’organisme en situation pour que se produise un changement.
La douleur est alors un moteur poussant à l’ajustement et en ce
sens elle est non seulement inévitable mais aussi nécessaire. Hélas
souvent cette mobilisation ne consiste qu’en une stimulation langagière, une crispation de la pensée et des affects, sans réelle
mise en mouvement. Fascinés par la question de l’origine, du « pourquoi ? », nous sommes à la fois paralysés et révoltés par ce qui
est vécu comme injustice foncière. La douleur ainsi piégée devient
souffrance.
Comment ne pas associer ici la plasticité cérébrale et sa concomitante fragilité avec l’impressionnante durée de la phase juvénile au sein de l’espèce humaine ? Durée qui, sous certains aspects,
semble même s’accroître dans nos sociétés de plus en plus complexes. Parvenus à l’âge adulte, sommes-nous bien sortis de cette
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immaturité ? Pour le dire autrement, être adulte – dans notre culture – c’est être advenu au statut de sujet responsable ; être en
quelque sorte suffisamment sage, suffisamment sorti de l’hétéronomie, pour ne plus attribuer à un autre ou à quelque sorte d’extériorité (les parents, le conjoint, les enfants, le patron, l’état, Dieu
etc...) le devoir d’imposer au monde de me traiter avec justice ;
ce traitement nous devons le construire ! En ce sens être adulte
n’est pas si commun et la force du mythe qu’évoque Ricœur provient d’abord de notre faiblesse et de notre aveuglement.
Avant donc d’être adultes, ce que nous vivons tous, ce que rencontrent nos clients – parfois de façon extrêmement dramatique –,
c’est la crise que traverse Job. Nous baignons dans une vision
morale du monde dont l’idée de rétribution est au cœur et qui
peut se présenter en quelques propositions simples : « à chacun
selon son mérite » – qui se décline d’ailleurs souvent ainsi : « je
dois recevoir à proportion de mon (immense ou piètre, selon…)
mérite, de ma générosité, de mes efforts etc. ». – ou encore :
« si je souffre c’est que j’ai fauté » et son corollaire « si je n’ai pas
fauté, je n’ai pas à souffrir ». C’est cette vision morale que Job va
devoir déconstruire pour pouvoir aimer Dieu en dépit du mal subi
et ainsi aimer (Dieu, Autrui, la Vie...) pour rien ! C’est, nous dit
Ricœur, « précisément la crise de l’idée de rétribution qui est au
centre du Livre de Job. Celui-ci peut être comparé à une expérience de pensée qui prend pour hypothèse le surcroît d’une souffrance absolument injuste. La thèse de la rétribution est brisée
par cette hypothèse même. La sagesse marque ici l’accomplissement d’une ligne de pensée inverse de celle du mythe [...] ».
L’AUTEUR
DE LA SOUFFRANCE
Gestaltistes, nous sommes tentés de mobiliser le client, de trouver avec lui une autre issue à sa souffrance que la plainte, la violence ou la dépression. Nous considérons alors qu’avec un soutien approprié un changement est possible. Et de fait, des abandons,
des décès déniés et toutes sortes de violences subies et enfouies
peuvent retrouver un chemin d’expression au travers des larmes
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ou de la colère et être enfin accueillies et déposées chez un tiers
(le thérapeute). Mais pour ce faire le client doit entamer un mouvement propre ; il doit cesser de céder à sa plainte ; il lui faut finir
par renoncer à sa position infantile (celle de tout homme souffrant),
position qui se traduit verbalement dans l’exigence d’obtenir ou de
trouver une explication au mal dont il souffre. Le mal, nous dit
Ricœur, abondant ainsi dans le sens de Perls et de sa méfiance
foncière envers la théorie, « est une catégorie de l’action et non de
la théorie. Le mal, c’est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé
à l’expliquer ».
Et en effet nous nous devons, à un moment donné, de récupérer notre responsabilité et de cesser d’attribuer la valeur « souffrance » à notre perception de la situation. Au passage le mal
s’efface et devient adversité. Nous pouvons alors laisser faire à la
douleur son travail : celui du deuil de ce qui nous manque. Autrement
dit, du sein même de notre souffrance, nous devons renoncer à
croire qu’elle provient d’un mal, qu’elle en est la conséquence, pour
accepter de considérer que c’est nous qui – au fond – qualifions
comme tels (la souffrance et le mal) notre perception et la situation. En ce sens vouloir expliquer c’est effectivement et simplement
vouloir garder intouchés au sein d’un réseau discursif l’attribution
d’une qualité affective (la souffrance) et le refus de responsabilité
(c’est le mal – la situation – qui produit la souffrance). C’est renforcer l’évaluation du cerveau limbique par le filet langagier du néocortex ; autrement dit c’est prendre le monde de l’ego pour Le
Monde, ou encore le fantasme (au sens psychanalytique) pour la
réalité.
Ce qui rend le renoncement particulièrement difficile c’est que
la souffrance est liée au désir par un lien profond : elle est immédiatement engendrée dès que le désir se frotte au réel, comme le
sillage par le navire sur l’océan. Retrouver ce qu’on a aimé, être
attaché aux fruits de l’action, s’identifier aux résultats attendus de
son effort dans un monde où la seule certitude est le changement, c’est à coup sûr risquer la déception, la frustration et la souffrance. Projeter sur le monde ou sur autrui une image, tenter de
le figer et de l’utiliser alors qu’il n’est qu’altérité et mouvement, c’est
comme de vouloir serrer son poing sur du sable. Ce qui se crée
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POUR
EN FINIR AVEC LA PLAINTE
Pour proposer ce chemin du retournement du passé vers l’àvenir, de la fixation névrotique à la danse de la vie et y accompagner mon client, je dois pouvoir répondre à son interpellation (muette
ou non) : de quel droit et de quelle autorité puis-je regarder son
combat, cette lutte farouche qu’il mène contre ce qui lui échoit et
qui le fait – dit-il – « tenir » , comme le produit d’un fantasme, d’une
Gestalt inachevée ? Comment puis-je croire et affirmer qu’il est en
fait possédé par ses fantômes ou ses démons ? Qui suis-je, moi,
thérapeute, pour suggérer à autrui un tel renoncement et désigner ainsi l’horizon d’une sagesse si amère ? Mais réciproquement
– et cette fois-ci contre Ricœur – quel thérapeute serais-je si je
ne pouvais « rien dire aux autres sur leur propre souffrance » ?
Si je ne pouvais d’aucune manière lui « enseigner » cette sagesse
« sous peine de reconduire l’autre à l’auto-accusation et à l’autodestruction » ? Serais-je condamné à le laisser se brûler aux feux
de son illusion, à se heurter sans fin aux conséquences de ses exigences infantiles et de ses récriminations ?
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alors c’est la dualité – moi, l’objet de mon désir et la distance
qui nous sépare – et la confirmation de l’ego dans la césure avec
le monde.
Aussi le renoncement à la souffrance implique-t-il de transformer
son rapport au désir, voire, comme le pointe Ricœur, d’« atteindre le point de renoncement au désir, au désir même dont la blessure engendre la plainte ; renoncement au désir d’être récompensé
pour ses vertus ; renoncement au désir d’être épargné par la souffrance ; renoncement à la composante infantile du désir d’immortalité [...] ».
Et si, comme le dit encore Ricœur, le scandale du mal c’est
que « la victime ne veut pas être consolée », ce n’est pas tant qu’elle
refuse toute perspective à venir d’une consolation mais surtout
qu’elle n’a pas renoncé à désirer une autre réalité que celle qui
lui échoit, qu’elle s’obstine dans son attachement passéiste. En ce
sens elle est bien l’auteur de sa souffrance et elle l’ignore.
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La réponse ne peut être donnée qu’en deux temps. Disons pour
l’instant qu’il est essentiel pour le thérapeute d’être entré lui-même
dans ce mouvement de retournement. Le seul savoir académique
ou technique ne saurait le légitimer. Mais pour pouvoir répondre
plus complètement il nous faut trouver des indices sur la nature
du changement thérapeutique et sur la sorte de transmission qui
s’effectue entre le thérapeute et son client. Élucider la nature de
l’enseignement de cette sagesse qui consiste en la sortie de la
névrose nécessite de déterminer les conditions pouvant rendre
possible la fin de la plainte et à les réunir.
Suivant Ricœur nous avons reconnu qu’il s’agissait de rompre
avec la fascination de l’origine et de se convertir au risque de l’altérité et de l’inconnu. Mais nous avons rencontré au passage ce
farouche attachement névrotique à ce qui aurait ou n’aurait pas dû
être, à cette justice rêvée, à ce réel absent, à ce qui a manqué.
C’est d’ailleurs le rappel par le « Sans Nom » de l’absolue impuissance de Job à s’emparer de l’origine et à s’assurer de la Loi divine
qui va permettre de rompre l’attachement obstiné à l’exigence de
la rétribution : « Où étais-tu quand je fondais la terre ? ». Et nous
voyons quotidiennement, malgré souvent toute la bonne volonté,
toute l’intelligence et tous les efforts de nos clients, combien cet
attachement est tenace et avec quelle puissance il les empoigne.
Il se loge, subrepticement ou explicitement, dans un discours fermé,
dans des tentations revanchardes ; c’est toujours la forteresse ego
qu’il faut subvertir !
Pour désamorcer ces défenses plusieurs stratégies psychothérapeutiques ont vu le jour, instituant des courants et des systèmes thérapeutiques différents. J’en distinguerai quatre principaux.
Tout d’abord les thérapies analytiques, psychanalyse comprise ;
ce sont des approches descendantes ; elles partent du verbal pour
tenter d’entraîner à la conversion l’attitude toute entière ; elles veulent opérer des trous dans le filet discursif tendu par le client pour
maintenir sa plainte ; en utilisant l’association libre, le rêve et parfois la créativité elles cherchent à libérer la parole en tant qu’agir
fondamental de l’humain, à faire place au non-ego, à l’inconscient,
à ce qui est autre et en dehors de notre contrôle, proposant ainsi
d’échapper au solipsisme et à la répétition.
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Vincent Béja
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Au pôle opposé se situent les thérapies corporelles telles la végétothérapie, la bioénergie, le rebirth, le rolfing, le Sensitive Gestalt
Massage ; ce sont des approches ascendantes qui font l’assomption que relancer le mouvement vital, remettre en circulation les
flux énergétiques organiques permet le contournement, la subversion et jusqu’à la libération des résistances et des peurs egoïques.
Dans le troisième groupe que je situe volontiers à équidistance
des deux premiers, nous rencontrons les thérapies holistiques, centrées sur la personne, comme l’approche rogérienne ou la Gestaltthérapie ; elles se focalisent sur la relation comme moteur du changement, s’inspirent souvent de l’approche dialogale explicitée par
Martin Buber et s’appuient largement sur la créativité. C’est dans
la relation actuelle (celle qui se joue entre thérapeute et client) que,
pour les gestaltistes, se reproduisent les impasses du contact ;
c’est là qu’elles peuvent être dé-jouées et que peut alors se déplier
le self, c’est-à-dire se déployer la personne dans son fonctionnement spontané.
Enfin le dernier groupe, celui des thérapies cognitivo-comportementales, met l’accent sur la résolution des problèmes en particulier au travers l’acquisition de nouvelles compétences et le
désenchevêtrement des niveaux logiques qui, autrement, se traduisent en injonctions paradoxales pathogènes
Toutes ces perspectives ont leur validité ; toutes mettent l’accent
sur certains aspects de la réalité humaine (mentale, corporelle,
relationnelle, socio-systémique). De ce fait toutes sont partielles
et engendrent des conceptions anthropologiques divergentes sur
lesquelles elles peuvent s’appuyer en retour pour disqualifier les
autres. En réalité dans leur pratique effective chacune embarque
souvent avec elle des aspects fondamentaux des thérapies concurrentes. Et c’est tant mieux. Le véritable danger serait en effet qu’elles ne le fassent pas car, dans leur intégrisme, elles excluraient
alors à chaque fois de leur champ tout un pan de la réalité du client.
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SORTIR
DU DUALISME,
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Si nous avons exposé quelques-unes des lignes directrices utilisées par les thérapeutes, il en existe encore bien d’autres pour
peu que l’on se tourne vers les religions ou les voies de sagesse.
Ainsi nous pourrions rajouter à notre liste l’art, les disciplines et
les ascèses corporelles ou mentales, les dévotions, les ritualisations et toutes les institutions religieuses ou laïques d’extériorisation et de confinement des émotions et en particulier de celles que,
socialement, nous considérons comme « négatives ». Mais nous
n’avons pas pour autant défini les conditions qui permettent au
sujet la cessation de sa plainte et de sa souffrance, c’est-à-dire –
selon nous – les conditions qui lui donnent sa pleine puissance spirituelle et le restaurent pour ainsi dire dans sa royauté plénière.
En insistant sur la plénitude dans ces expressions je veux signifier que la cessation de la souffrance pour le client est certainement synonyme de la fin de la division et du clivage dans son monde
subjectif de telle sorte que son expérience ne s’organise plus dans
une lutte entre ce qui est « bon » et ce qui est « mauvais », entre
ce qui est désiré et ce qui est abhorré ou encore entre ce qui est
« moi » et ce qui est « non-moi ». Il s’agit, pour lui, de passer de
l’expérience de la dualité – qui tend à figer les antagonismes en
certitudes et en entités – à celle de l’unité et de l’inséparabilité –
qui n’est possible que dans la circulation et la fluidité, c’est-à-dire
la processualité spontanée des phénomènes. Ou, pour le formuler
autrement, il s’agit de reconnaître que l’attribution d’une valeur à
l’expérience (la souffrance, en particulier, mais aussi le désir) est
un phénomène transitoire, éphémère et circonstanciel qui n’a pas
à être maintenu au delà du moment de l’expérience elle-même.
Si nous relisons l’intervention de Ricœur, nous voyons dans sa
présentation de la Bible, combien ce récit fondateur est imbibé
de dualisme et combien profondément il plonge dans le monde
« égoïque » en même temps qu’il est essentiellement la narration
de l’effort du peuple juif pour s’en dégager. Ainsi, pour l’humanité
« égoïque », celle d’après la chute, c’est-à-dire nous autres, Ricœur
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ENTRER DANS LA SOLITUDE
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souligne-t-il que « la plainte est déjà là » et que « le mal est toujours déjà là ». Voilà, dirons-nous donc, les données existentielles dans lesquelles se débat l’homme encore non parvenu à l’autonomie, non encore libéré de sa peur de vivre. Soulignant –
peut-être involontairement – son dualisme, Ricœur nous dit encore
de ce récit qu’il se présente comme l’histoire d’un « écart sans
cesse renaissant entre le dessein de Dieu et la récalcitrance
humaine » ou encore, dit-il plus loin, parlant de cette succession
de figures du Bien et du Mal que la Bible fait défiler, telles le chaos,
le serpent, la captivité, la déportation pour citer quelques unes des
négatives, « la bipolarité figurale, si on peut s’exprimer ainsi, est
la présupposition même du discours biblique ».
La sortie de ce monde conflictuel Job l’accomplit au travers d’une
crise profonde qui s’accompagne d’une plongée dans la plus complète solitude : ni sa femme si ses amis, hantés par la rétribution,
ne peuvent l’accompagner dans sa déréliction. Je crois que c’est
là précisément, dans cet état de solitude, que s’ouvre l’espace
de la conversion, lorsque enfin la parole de ce qui nous dépasse
infiniment devient audible et nous ramène à faire silence. Et si la
thérapie doit intervenir, c’est probablement en apportant au client
cette dimension de solitude – et de silence – que nous devons
prendre garde de confondre avec l’esseulement. C’est en lisant
le livre de David Brazier, « Bouddhisme et psychothérapie » que
j’ai rencontré pour la première fois la théorisation de cet apparent
paradoxe. Fujio Tomoda, nous dit Brazier, traducteur et interprète
japonais des œuvres de Carl Rogers, écrit ainsi à ce propos « une
personne n’évolue vraiment que lorsqu’elle est absolument seule.
C’est à travers les relations humaines ou dans le monde réel qu’elle
prendra conscience de son évolution. Mais ce n’est pas à travers
les relations humaines concrètes ni dans le monde réel que la véritable évolution se produit [...]. Il en est de même pour le Zen... En
ce qui concerne la thérapie, la véritable signification des techniques
de Rogers est qu’elles aident le patient à baigner dans un état d’absolue solitude ».
Disons tout de suite que cette solitude foncière est à l’opposé du
désespoir de l’esseulé – encore une souffrance ! – et qu’elle signe
avant tout l’advenue d’un espace. Ce qui caractérise l’approche
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rogérienne c’est en particulier sa non intrusivité, sa non directivité, l’empathie et la sincérité dans la relation du thérapeute envers
son client. En fait, selon Tomoda – et cela est tout à fait en accord
avec notre expérience – la bienveillance du thérapeute et sa capacité à s’ouvrir à son client permettent à ce dernier de plonger en
lui-même sans avoir à se surveiller ni à entretenir crainte, espoir
ou nostalgie. Il est d’ailleurs admis maintenant que le critère majeur
du succès d’une thérapie réside dans la qualité de cette relation,
indépendamment même de la méthode thérapeutique utilisée.
Cet accueil inconditionnel et cette absence de visée personnelle
du thérapeute sur le client suppriment à la peur et à l’avidité égoïques leur prise. Sans plus de pression, l’ego peut se détendre,
se dilater jusqu’à se fondre dans l’espace libre et vide qui lui est
offert. C’est ainsi qu’il se débarrasse de ses objets internes ou,
autrement dit, de la trace en lui de tous les regards reçus, de toutes les adresses qui lui ont été faites. Selon le bouddhisme – qui
se présente d’ailleurs lui-même essentiellement comme une psychothérapie et dont est imprégné Tomoda – cet espace libre et vide
est la nature même de l’esprit ; ce vide et cette disponibilité retrouvée sont ce qui permet à la spontanéité d’émerger, à l’esprit de
déployer sa nature foncière, au processus du self – pour reprendre une terminologie gestaltiste – de suivre librement le cours de
la formation/destruction de ses figures.
On peut aussi dire, dans les termes des philosophies de la responsabilité, que cette solitude – c’est-à-dire cette absence de pression au sein de l’espace intersubjectif – permet au client de se
recentrer et de retrouver sa propre capacité de réponse à la situation à laquelle il se sent confronté. C’est là, raccompagné par le
thérapeute en face de son attachement souffrant à ce qui manque mais ayant retrouvé une attitude responsable, qu’il peut se
détourner de cette fascination qui le tenait rivé au passé dans
une compulsion de répétition.
Vers la fin de son texte, Ricœur nous dit que « Peut-être cet horizon de la sagesse fait-il se recroiser l’Occident juif et chrétien et
l’Orient bouddhique, en un point situé très loin en avant sur la même
voie de la douleur et du renoncement ». Arrivé à la fin du nôtre,
nous pouvons lui répondre que ce point se situe probablement bien
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plus en amont qu’il ne le croit, si tant est même qu’Orient et Occident
ne cheminent à leur insu sur la même voie.
Ainsi, et j’en terminerai avec la réponse sur l’enseignement de
la sagesse, si nous devons concéder que, certes, elle ne peut s’enseigner selon des voies académiques et qu’il n’y a pas transmission de contenu à proprement parler, nous pouvons cependant
affirmer qu’au travers cette solitude permise par l’Ami spirituel –
ici le thérapeute –, il y a bel et bien tout de même enseignement
(et donc transmission) mais un enseignement direct et non médiatisé et, pourrait-on dire, du client par lui-même.
LA JOIE…
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L’expérience vers laquelle ouvre le renoncement est celle de la
joie, souffrance et joie formant probablement une des polarités
majeures de notre expérience. Et, pour à la fois illustrer et clore
cette réflexion, j’ai envie de partager un évènement thérapeutique qui m’a accompagné tout au long de l’élaboration de ce texte.
Dans mon groupe mensuel de thérapie se trouvait, depuis plus
d’un an, une cliente qui avait été sévèrement maltraitée durant toute
son enfance. Ses séquences thérapeutiques dans le groupe étaient
bouleversantes. Elles prenaient la forme d’une lutte pleine d’émotion revendicative avec son entourage et d’une mise à distance
de moi-même et de mes suggestions. J’avais fini par rester très
présent tout en diminuant le plus possible mes interventions. Bien
qu’elle se retrouvât régulièrement dans une posture de refus, elle
avait beaucoup avancé dans la réappropriation de ses mouvements émotionnels. Un jour elle nous surprit tous lorsqu’elle nous
annonça, au début du groupe et avec un grand sourire « j’ai décidé
d’être heureuse ! ». J’étais émerveillé ; d’elle-même, dans l’espace
et le secret de sa solitude elle avait amorcé son retournement !
Rapidement elle s’est ensuite arrangée pour ne plus m’esquiver et
pour me rencontrer dans un travail centré sur notre relation mutuelle.
Peu après elle effectuait son départ du groupe...
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Revue Gestalt - N° 30 - Juin 2006
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VERS
Vincent Béja
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Revue Gestalt - N° 30 - Et la souffrance ?
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