DINGREMONT (François), « Exprimer ou maîtriser la souffrance ?. Retour
sur un dilemme antique », Représentations de la souffrance, p. 25-43
DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07439-7.p.0025
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RÉSUMÉ – Des épopées homériques, où est valorisée l'expression pathétique de la
souffrance, au christianisme nous observerons les différentes étapes qui conduisent à une
maîtrise virile du pathos puis en contrepoint à l ’idée chrétienne d’une souffrance non
seulement éducatrice, mais aussi salvatrice.
ABSTRACT – From homeric epics, wich pathetic expression of suffering is valorised, to
christanity, we will observe the different steps wich lead to a viril control of pathos and,
in conterpoint, to the christian idea of a suffering not only educative but also saving.
EXPRIMER OU MAÎTRISER
LA SOUFFRANCE ?
Retour sur un dilemme antique
« Connaissance par la souffrance est la loi qu’il (Zeus) a posée1 », ce
passage de l’Agammenon d’Eschyle nous plonge au cœur de la question du
rapport entre pathos (souffrance) et mathos (connaissance). Pierre Judet de
La Combe, à qui j’emprunte cette traduction, fait le commentaire suivant,
« l’adage d’une origine empirique de la connaissance pratique, par l’erreur
préalable et donc la sanction divine, prend ici une valeur théologique
générale2 ». En d’autres termes, Eschyle énonce un principe : le savoir qui
s’acquiert par l’expérience ne peut se constituer sans erreurs. Ces erreurs,
sanctionnées par Zeus, causent de la souffrance. Ce choix de traduction
insistant sur l’entrelacement de l’empirie et du savoir, d’une part, et la
logique de la sanction divine, de l’autre, s’éloigne d’une traduction classique telle que celle-ci, « ses châtiments (ceux de Zeus) sont pour nous des
leçons3 ». Cette dernière sous-entend que l’on peut tirer profit des châtiments de Zeus. Dans la première traduction, nous avons l’énoncé d’une
règle de la connaissance empirique, dans la seconde, l’expression de l’enjeu
d’une soumission à la toute-puissance de Zeus. Dans un cas, le contexte
religieux de la Grèce antique me paraît sauvegardé, dans l’autre, j’y vois
l’intrusion du dogme chrétien de la souffrance non seulement éducatrice,
mais aussi salvatrice. Cet anachronisme efface la réflexion grecque sur le
statut philosophique et anthropologique à accorder aux choses que l’on subit.
Pathos est dérivé du verbe paschein, subir un traitement, bon ou mauvais, et
plus littéralement, recevoir une impression. C’est en effet du rapport entre
passivité et activité qu’il est question lorsqu’on aborde le pathos4. Pour les
1
2
3
4
Eschyle, Agamemnon, 177, P. Judet de la Combe (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2015,
coll. « Les Classiques en Poche ».
Ibid., p. 169.
De la Porte du Theil, 1880.
Voir Platon, Sophiste, 248d.
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FRANÇOIS DINGREMONT
philosophes de l’époque classique, le pathos est un domaine soigneusement
distingué de la praxis et de l’ergon, des différentes modalités de l’action, de
l’activité5. L’affectation nuit à l’action. Subir une passion violente, telle celle
d’Épiméthée à la vue de la beauté irrésistible de Pandôra, le don/piège des
dieux pensé pour punir l’hubris de Prométhée, peut mener à la catastrophe,
en l’occurrence à l’acceptation passive de ce qui cause la ruine de l’homme
et sa souffrance : la race des femmes6. Sans la femme, être éternellement
insatisfait et insatiable, l’homme souffrirait moins, selon Hésiode. La
passivité est un danger, elle rend l’homme vulnérable. Elle est associée,
dans les mythes – notamment dans celui de Salmacis –, à la lascivité,
caractéristique typiquement féminine et expression d’un esprit frivole7.
Le pathos instruit donc la compréhension de la relation activité/
passivité. On peut en effet aisément reconnaître comme un idéal de
l’humanité l’ambition de ne pas être dépendant de ce qui nous affecte
et plus précisément de ce qui nous fait souffrir. Cette ambition n’est pas
fondamentale dans l’imaginaire épique, voire dans une certaine mesure
dans celui des Tragédies. C’est cet imaginaire que je vais étudier en
m’arrêtant sur plusieurs figures de la douleur physique et de la souffrance
morale. Arès, Agamemnon, Achille, Ulysse, la plupart des femmes de
la tradition épique et bon nombre de celles figurées dans les tragédies
ont un rapport intime et puissant à la souffrance. Rapport qui, bien
que laissant affleurer un état d’esprit « féminin », loin d’entamer leur
héroïsme, le renforce. À l’inverse, avec la Grèce classique, se développeront un imaginaire et une idéologie valorisant l’andreia, une virilité
reposant sur une maîtrise des affects et plus précisément de la souffrance
et de ses expressions8.
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7
8
Pathos distingué de praxis par Aristote, Poétique, 1447a28, et d’ergon par Platon, Phèdre,
245c.
Sur Pandôra, voir Hésiode, Théogonie, 561 sqq., Les Travaux et les Jours, 60 sqq.
Passivité et lascivité sont les défauts principaux du Pâris de la tradition épique, antihéros par excellence par qui la souffrance arrive. Sur le mythe de Salmacis, voir Ovide,
Métamorphoses, IV, 306-311.
Nos réflexions sont redevables de l’extraordinaire exploration du champ grec de la souffrance proposée par Nicole Loraux.
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EXPRIMER OU MAÎTRISER LA SOUFFRANCE ?
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LA SOUFFRANCE ÉPIQUE
Dans la religion grecque archaïque, les dieux de l’Olympe, à l’instar
des mortels, connaissent aussi bien le régime des plaisirs que celui des
douleurs. En première ligne, dans ce registre, se trouve Arès, le dieu du
déchaînement violent, de la pulsion guerrière. La démesure de la furie
guerrière propre à ce dieu se transmet à la représentation sans mesure
de sa souffrance. Arès incarne aussi bien l’hubris de la violence, de la
souffrance causée – il est appelé brotoloigos (fléau des mortels)9 –, que
celle de la douleur subie, les deux étant intimement liées dans ce que
Nicole Loraux appelle les « faiblesses de la force10 ». Arès est un dieu
virile mais néanmoins physiquement et moralement vulnérable. Dans
l’Iliade, est narrée sa blessure par le héros Diomède :
C’est là que Diomède blessa Arès en le touchant, déchirant de part en part
sa belle peau ; puis il retira sa lance. Alors cria Arès d’airain, aussi fort que
clament neuf ou dix mille hommes, quand, à la guerre, ils engagent la querelle
d’Arès. Un tremblement saisit Achéens et Troyens, épouvantés, tant cria fort
Arès, insatiable de combats11.
Le cri qui lui échappe est à la mesure, ou plutôt à la démesure, de la
souffrance qu’il éprouve, elle-même à la mesure/démesure de ce qu’il
incarne. La puissance de son cri rappelle celle des guerriers s’élançant sur le
champ de bataille. De par sa fonction de guerrier, Arès est le dieu le plus
exposé à la douleur. « Arès semble voué, dans la souffrance de son corps
entaillé, à faire l’épreuve de la loi qu’il incarne », écrit Nicole Loraux12.
Elle fait allusion à « la loi de réversibilité qui préside à la guerre » où « il
n’est pas de corps viril qui ne se voit voué à l’entaille douloureuse13 ».
9 En Iliade, V, 31 et Odyssée, viii, 115.
10 N. Loraux, « Le corps vulnérable d’Arès », J. P. Vernant, C. Malamoud (dir.), « Corps des
dieux », Le Temps de la Réflexion, vii, 1986, p. 343.
11 Iliade, V, 857-864, E. Lasserre (trad.), Paris, Classiques Garnier, 1955.
12 N. Loraux, Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989,
p. 112.
13 Ibid. « Et, si l’essentielle réversibilité qui caractérise la guerre veut que qui frappe soit
frappé, comment douter que le destin du dieu “fort” soit d’endurer les vicissitudes et
l’impuissance, lorsque l’heur du guerrier se retourne en malheur ? », écrit N. Loraux,
« Le corps vulnérable d’Arès », art. cité, p. 348.
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Cette loi fait d’Arès le dieu qui, sur le champ de bataille, cause le plus
de douleurs à l’ennemi mais aussi celui qui en subit le plus14.
À la douleur physique virile s’ajoute la souffrance morale liée à un
malheur, par exemple la perte d’un être cher, ainsi, toujours concernant
Arès, ce passage où l’entend Héra tenir ce propos :
Dès aujourd’hui, je crains qu’Arès soit mis à l’épreuve (pèma tetukhtai), son
fils Ascaphalos, qu’il aimait entre tous les hommes et disait être sien, vient de
périr dans la bataille. En entendant ces mots, Arès frappa ses larges cuisses du
plat des deux mains et dit d’une voix gémissante (olophuroménos) : “Ne vous
irritez pas contre moi, habitants de l’Olympe, si, pour venger la mort de mon
fils, je vais vers les nefs achéennes, quand même mon destin serait, frappé par
la foudre de Zeus, d’être étendu avec les morts, dans le sang et la poussière”15.
Retenons d’emblée la posture typique consistant à se frapper les cuisses.
Autre élément saillant, la sonorité de la voix gémissante qui fournit un
écho aux hurlements de douleur d’Arès blessé évoqué plus haut. Les cris
de douleur d’Arès épouvantent les Troyens et les Achéens, ses lamentations sont des gémissements poussés non pour être ensuite étouffés
dans un geste de pudeur, mais pour résonner dans le kosmos16. Bref, le
dieu de l’action violente est l’objet de la violence du pathos.
Un des rôles iliadiques attribués à Athéna est de mettre Arès en
contact avec « les cruelles douleurs (odunai) », comme en témoigne le
chant V (767). Des confrontations à un protégé d’Athéna, Diomède par
exemple, ou directement à la déesse, Arès sort toujours humilié. Au
chant XXI, il faut peu d’effort à Athéna pour se débarrasser de lui :
Il la frappa sur le bouclier à franges, terrible, que ne dompte même pas la
foudre de Zeus. C’est là qu’Arès, souillé de meurtres, la frappa de sa longue
pique. Elle, rompant de sa main épaisse une pierre qui gisait dans la plaine,
noire, anguleuse, énorme, que les hommes d’autrefois avaient placée comme
borne d’un champ. Elle en frappa l’impétueux Arès au cou, et désunit ses
membres. Il couvrit sept arpents dans sa chute, souilla de poussière ses cheveux, et ses armes résonnèrent. Pallas Athénè rit, et, se glorifiant, lui adressa
14 N. Loraux, dans Les expériences de Tirésias, rappelle à ce propos cette sentence de Pindare
(IVe Néméenne, 33) « qui frappe reçoit des coups, telle est la règle ».
15 Iliade, xv, 115-118. Le terme pèma est celui qui se rapproche d’une douleur vécue
moins physiquement que moralement pour un sujet personnel (pour le dire avec des
termes anachroniques,) pèma signifie également le fléau, le désastre comme en Odyssée,
ii, 163-164.
16 Voir la sémantique de olophuroménos et du verbe olophuromai (se lamenter).
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EXPRIMER OU MAÎTRISER LA SOUFFRANCE ?
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ces mots ailés : Insensé, tu n’as donc pas encore reconnu combien supérieure
(areiôn) je me glorifie d’être, que tu rivalises avec mon ardeur17 ?
Athéna humilie et toise Arès. Dans l’exemple qui suit, pris cette fois
dans la sphère des héros, l’attention sera portée sur les douleurs corporelles et sur la sémantique d’odunè, la douleur pénétrante, perçante,
lancinante, « les élancements fulgurants qui pénètrent et traversent le
corps », écrit Nicole Loraux18. Cette fois c’est un héros qui est touché,
Agamemnon, le chef de l’armée achéenne :
Mais quand la plaie eut séchée, et cessa de saigner, de perçantes douleurs
endolorirent (odunai) l’ardeur (ménos) de l’Atride. Comme les douleurs (ôdinousan)
de l’enfantement, traits aigus, transpercent une femme, – traits déchirants,
envoyés par celles qui font accoucher dans la peine (ôdinas), les Ilithyes, filles
d’Héra, maîtresses des douleurs perçantes et amères – ainsi de perçantes
douleurs (odunai) transpercèrent l’ardeur de l’Atride19.
L’odunè est la souffrance physique, « souvent vive et subite », précise Pierre
Chantraine20. Il s’agit d’une douleur qui transperce de part en part le corps.
Elle s’attaque ici plus particulièrement au ménos, à l’ardeur, à la vitalité
du guerrier21. Pour décrire cette douleur, Homère convoque l’image de
l’accouchement et l’ôdis, la douleur de l’enfantement figurée allégoriquement par les flèches que lancent les Ilythies22. Flèches qui, selon le bon
vouloir d’Artémis, peuvent tuer la femme sur le point d’accoucher23. Les
Ilythies sont mogostokoi, « spécialisées » dans l’enfantement douloureux24.
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Iliade, xxi, 400-411.
N. Loraux, « Le corps vulnérable d’Arès », art. cité, p. 349.
Iliade, xi, 267-272.
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris,
Klincksieck, 1969, p. 775.
« C’est en tant qu’expression d’une forte activité, de la volonté ou du désir d’action, que
ménos est souvent lié à l’idée de force physique », écrit F. Mawet, Recherches sur les oppositions
fonctionnelles dans le vocabulaire homérique de la douleur (autour de pema algos), Bruxelles,
Académie Royale de Belgique, 1979, p. 55.
À noter le jeu phonétique entre odunè et ôdis, l’association étymologique des termes est
validée par F. Mawet, ibid., p. 37. Ces douleurs de l’enfantement constituent le topos
d’une représentation de la souffrance pour le monde occidental, je rappelle ce passage
de La Genèse, 3/16, où Dieu annonce à Ève, « Tu enfanteras dans la douleur ». C’est en
accouchant dans la douleur que la femme se conforme le plus à un état voulu par dieu.
Voir N. Loraux, Les expériences de Tirésias, op. cit., p. 38, citant l’Hymne à Artémis, 20-21
et 126-127 de Callimaque (poète hellénistique du iiie siècle avant notre ère).
On retrouvera cette caractérisation qu’elle partage avec Artémis (Théocrite, Idylle, xxvii,
30), en Iliade, xvi, 187 et xix, 103.
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Les Grecs appelaient le travail de la parturiente, ponos, du même terme
qui signifie le labeur de la guerre chez Homère et celui du travail de la
terre pour Hésiode25.
Un autre passage de l’Iliade offre un panorama complet d’une gestuelle de la souffrance ponctuée par la présence du féminin. Il s’agit du
chant XVIII où Achille apprend la mort de Patrocle. Dans la lecture
que fait Gregory Nagy de l’Iliade, il note que « le germe thématique de
la figure d’Achille comporte un pêma (fléau, souffrance) pour les Troyens
quand le héros fait le guerre et un pêma pour les Achéens lorsqu’il se
retire et lorsqu’il meurt26 ». S’il est actif, il cause la douleur des Troyens,
s’il est passif, il cause celle des Achéens qui perdent le meilleur de leurs
guerriers. La mort de Patrocle l’affecte tout particulièrement :
Lors un sombre nuage de douleur (acheos) couvrit Achille. Il prit aussitôt de
ses mains la cendre du foyer la versa sur sa tête et en souilla (v. aischunai) son
beau visage. La cendre noire s’étala sur sa fine tunique. Ensuite il s’étendit de
tout son long dans la poussière et de ses mains souilla et arracha sa chevelure
[…] Comme il soupirait lourdement (baru stenachonti / il poussait de lourds
gémissements27), sa vénérable mère s’arrêta près de lui ; avec une plainte
aiguë (kôkuô, pousser des cris perçants (odzu) de douleurs), elle prit la tête de
son enfant, et, gémissante (olophuroménè), lui dit ces mots ailés : “Mon enfant,
pourquoi pleures-tu ? Quelle douleur (penthos) a gagné ton âme”28 ?
La virilité d’Achille ne le rend pas insensible à la douleur. À la posture gestuelle qui manipule les cendres, la poussière, sont associées
les lamentations. Achille tend à souiller ce qui fait la splendeur de
son apparence, sa tunique, ses cheveux. Les lamentations sont un
25 Voir ponos douleur de l’accouchement chez Euripide, Suppliantes, 920 et 1135-1136 et
douleur de la guerre en Iliade, xvi, 268. N. Loraux, Les expériences de Tirésias, op. cit.,
p. 36 cite aussi des cas pris au corpus hippocratique. Ponos, terme prisé des stoïciens
pour rendre la souffrance, est certainement le terme qui dénote le plus l’idée d’effort, de
travail, de labeur et de peine, et plus particulièrement chez Hésiode, voir Les Travaux et
les Jours, 92 et 113 ; voir F. Mawet, op. cit., p. 376-381.
26 G. Nagy, Le meilleur des Achéens. La fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque. J. Carlier
et N. Loraux (trad.), Paris, éditions du Seuil, 1994, p. 93 ; concernant les douleurs (algea)
qu’Achille cause aux Achéens, Nagy cite Iliade, I, 2.
27 Le verbe stenachô « entre dans une famille de mots indo-européenne signifiant gémir,
émettre un son inarticulé. Ce verbe indique la respiration qui accompagne les phases
de la lamentation, une sorte de souffle lourd et haletant », écrit M. Nappi, « Briséis et
la plainte funèbre de l’épouse dans l’épopée homérique », Cahiers « Mondes anciens », 3,
2012, p. 5.
28 Iliade, xviii, 22-27 et 71-73.
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EXPRIMER OU MAÎTRISER LA SOUFFRANCE ?
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espace symbolique où mère et fils se rejoignent29. Thétis « pleure son
fils vivant avec des gestes et des mots qui sont ceux de la lamentation
funéraire », note finement Hélène Monsacré30. L’aspect aigu, pénétrant,
de la souffrance passe dans les cris de douleur, ils sont qualifiés avec
les mêmes mots, les deux sont perçants. En guise de synthèse, Hélène
Monsacré écrit, « vivre la souffrance dans et par son corps est, pour le
guerrier, un des signes de sa qualité héroïque31 ». Elle ajoute, « dans
le sanglot aussi le corps du héros est grandi, et des qualités analogues
à celles qui sont exaltées dans la pratique du combat déterminent le
guerrier occupé à pleurer32 ».
En souffrant, pleurant, gémissant le héros épique donne un écho
formidable à sa part de féminité. À l’expression immédiate de la
douleur que nous venons d’observer fait pendant celle plus ritualisée
d’une souffrance qui s’exprime dans des modalités où résonne le deuil
de la voix.
LA MUSIQUE ET LES GESTES DU PATHOS
Les pères et les mères sont souvent pathétiques dans la tradition
homérique, on citera Antikleia, la mère d’Ulysse – que ce dernier
rencontre aux seuils des enfers – racontant être morte d’épuisement et
de tristesse à force d’attendre le retour de son fils. Dans le même récit,
elle fait allusion à Laërte, le père d’Ulysse, qui vit à l’écart du monde,
n’ayant plus le goût à rien depuis qu’il est sans nouvelles de son fils.
Submergés par la souffrance, les parents d’Ulysse ne sont plus des sujets
agissants. Dans l’Iliade, la douleur des parents est directement rendue.
Priam, le père d’Hector, est décrit d’une manière pathétique, et cela
bien avant la mort de son fils :
29 « L’expression baru stenachôn – “gémissant lourdement” – pourrait être, dans la sphère des
hommes, ce qui correspond aux cris des femmes qui souffrent », écrit Hélène Monsacré,
Les Larmes d’Achille, héros, femme, souffrance chez Homère, [1984], Paris, éd. Du Félin, 2010,
p. 223 ; et plus généralement sur la souffrance d’Achille, p. 243-259.
30 Ibid., p. 245.
31 Ibid., p. 257.
32 Ibid., p. 246.
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FRANÇOIS DINGREMONT
Il gémit, le vieillard ; il se frappa la tête (v. koptomai) de ses mains haut levées
avec de grands gémissements, il criait, suppliant son fils, mais lui, devant la
porte, restait fermement désireux de combattre Achille33.
Hécube, la mère d’Hector, est présentée dans une posture pathétique,
découvrant la dépouille de son fils, elle :
S’arrachait les cheveux. Elle jeta son voile brillant loin d’elle, et poussa un grand
cri (kôkusen), en voyant son enfant. Son père gémit pitoyablement ; et, alentour,
le peuple s’abandonnait aux cris (kôkutô) et aux gémissements, par la ville34.
Notons que toute la ville de Troie communie dans la plainte et les cris
de douleur, ce qui montre bien l’enflure sonore de la douleur. Le verbe
kôkuô, utilisé dans le passage précédent à deux reprises « et le substantif
kôkutos indiquent en effet le cri qui précède la phase de lamentation proprement dite, celle de la voix articulée, de la parole. Il s’agit de termes
étroitement associés aux lamentations rituelles pour la mort d’un proche
et qui sont en même temps une marque distinctive du parler féminin »,
écrit Marella Nappi35. Les exemples que nous allons étudier maintenant
montrent comment la forme ritualisée d’expression de la souffrance
s’appuie sur le souffle et l’énergie pathétiques de la douleur, comment
l’inarticulé du cri répond à et s’entrelace avec l’articulé du chant.
Dans le cadre traditionnel des lamentations cohabitent deux sous-genres,
les gooi, les plaintes, et les thrènes, les chants36. Les deux termes ont la
même origine indo-européenne relevant du cri strident. La différence tient
à l’identité des exécutants. Les gooi, tout à la fois cri et gémissement, sont
les expressions rituelles les plus immédiates et spontanées de la douleur
morale, ils sont le plus souvent l’apanage des proches des morts et plus
particulièrement des femmes, ainsi Hécube conduisant les lamentations
funèbres causées par la mort d’Hector37. La répartition des tâches se
conforme à la symbolique de l’espace. Dans l’organisation du rite funéraire archaïque, les femmes, proches des corps des défunts, prennent des
postures rituelles comme tenir la tête du mort, se frapper la poitrine ou
33
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Iliade, xxii, 33-36.
Ibid., 405-409.
M. Nappi, op. cit., p. 5.
« Thrène » est lié au verbe thréomai signifiant « pousser des grands cris », voir M. Alexiou,
The Ritual Lament in Greek Tradition, London, Cambridge University Press, 1974, p. 10-14.
37 « Elle préludait aux plaintes (verbe goàô) des Troyennes », Iliade, xxiv, 747.
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EXPRIMER OU MAÎTRISER LA SOUFFRANCE ?
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la tête, s’arracher les cheveux. Dans la Grèce classique les positions dans
l’espace rituel sont claires, les hommes se placent à distance du corps, dans
un espace moins chargé de pathos38. “Women were expected to behave
in distraught manner, in conformity with the stereotype that they were
uncontrolled and emotional, while men were expected to demonstrate
more self-restraint”, écrit Laura Swift39, à propos de la veillée mortuaire,
la prothésis, où est exposé le corps du défunt sur le lit funèbre. Dans le cas
de la prothésis d’Hector, les femmes se laissaient aller aux gooi40, prononcés
en alternance avec le thrène sur un mode antiphonique41 :
Ils ramenèrent le héros dans sa noble demeure. Et le placèrent sur un lit
sculpté. À ses côtés vinrent se mettre des chanteurs de thrènes, qui poussèrent
leurs chants plaintifs (stonoessan aiodèn), ponctués par les longs sanglots des
femmes. Parmi elles, Andromaque aux bras blancs commença les plaintes
(verbe goàô), en tenant dans ses mains la tête d’Hector meutrier42.
Dans la représentation homérique, les thrènes sont des chants performés
par des professionnels, voire, dans l’Odyssée, directement par les Muses43 ;
les gooi, relevant d’une expression vocale dont la musicalité exclut
l’accompagnement par un instrument, sont accompagnés par les proches
du défunt. Les plaintes semblent se différencier des sanglots en ce qu’elles
paraissent ordonnées, organisées, notamment par une figure proche du
défunt à chaque fois identifiée, en l’occurrence Andromaque – Hécube
et Hélène prendront le relais.
38 « The ritual formality of the men, who enter in procession usually from the right with
their right arm raised in an unifrom gesture, contrats sharply with the wild ecstasy of the
women, who stand round the bier in varying attitudes and postures », écrit M. Alexiou,
op. cit., p. 6. Briséis atteint des sommets dans la mutilation, ainsi en Iliade, xix, 282-302
avec les commentaires de M. Nappi, op. cit., p. 4 : « si l’on tient compte […] de la valeur
mimétique des gestes de deuil, qui symbolisent la souffrance du vivant et traduisent sa
volonté d’approcher la condition du mort, on pourra expliquer la lacération du visage de
la part de Briséis comme une réponse “homéopathique” à la vue de la dépouille meurtrie de Patrocle : Briséis reproduit sur son visage les blessures qui marquent le corps de
Patrocle ; ses plaies incarnent ainsi la mémoire du mort, l’inscrivent dans le corps, et pas
seulement dans la voix ».
39 L. Swift, The Hidden Chorus. Echoes of Genre in Tragic Lyric, Oxford, Oxford University
Press, 2010, p. 305, et plus généralement, p. 298-366.
40 M. Alexiou, op. cit., p. 102.
41 Mode reconnaissable en Iliade, xxii, 431-436, ainsi qu’en xxiv, 723.
42 Iliade, xxiv, 719-722, F. Mugler (trad.), Paris, éd. de La Différence, 1989.
43 Odyssée, xxiv, 60, où les Muses chantent un thrène en couplets alternés lors des funérailles
d’Achille, leur répondent les Nymphes marines.
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FRANÇOIS DINGREMONT
Un dernier passage de l’Iliade, lors des funérailles de Patrocle, offre une
synthèse des attitudes, des gestuelles et des expressions de la souffrance.
Il [Achille] dit, et eux gémirent en chœur, sous la direction d’Achille. Trois
fois, autour du cadavre, ils poussèrent les chevaux à la belle robe, en pleurant ;
et, parmi eux, Thétis excitait l’envie de se lamenter (goou himeron ôrse). Ils
mouillaient le sable, ils mouillaient leurs armes de pleurs : si grand était
l’homme qu’ils regrettaient, comme artisan de fuite ! Le fils de Pélée (Achille)
dirigeait leurs lamentations (gooi) répétées44.
LE PLAISIR DES LARMES
Dans l’épisode que je viens de citer, Thétis, la mère d’Achille, ne
réfrène pas l’expression de la souffrance mais l’excite (v. ornumi). Homère
parle même d’un désir, himeros, de goos. Toujours dans l’Iliade, Achille
évoque un plaisir (terpsis) des lamentations45. Ce désir et ce plaisir animeront de nombreuses figures tragiques, au premier rang desquelles
Électre, figure du deuil infini. Les premières à faire l’expérience de
la permanence et de l’infini de la souffrance sont en effet la veuve, la
mère perdant son enfant, ou l’orpheline dans le cas d’Électre. Il existe
un penchant, là aussi féminin et donc excessif, à s’accrocher au deuil, à
n’exister qu’à travers lui et, conjointement, à faire des larmes un soulagement. Ces attitudes seront jugées comme un comble dans cette passivité
typiquement féminine. C’est sous cet angle qu’est souvent abordée la
figure de Pénélope. Complaisante pour sa souffrance, la figure féminine
du deuil deviendra à l’époque classique le contre-exemple d’une éthique
du combat viril s’opposant à l’acceptation de la douleur. Dans cette
optique, il est nécessaire que les lamentations ne soient plus présentées
comme des plaisirs et que le refus obstiné de la consolation paraisse
inapproprié pour une sagesse tournée vers une maîtrise du pathos. C’est
de cette maîtrise que devrait naître le véritable plaisir46.
44 Iliade, xxiii, 12-17. Si Achille conduit celle de Patrocle c’est pour cause d’absence des
épouses légitimes des Achéens.
45 Iliade, xxiii, 10.
46 Ces arguments de Platon, Xénophon et Aristote seront repris par Foucault dans son Usage
des plaisirs.
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Le vocabulaire épique et tragique ne plaide pas la cause de cette
maîtrise. Les pleurs que versent Briséis sur le corps de Patrocle sont
« amoton », sans fin, comme l’est le deuil et la souffrance d’Électre47.
Chez les Tragiques, Électre est décrite comme « interminablement en
deuil de son père » selon l’expression de Nicole Loraux48. Ainsi, chez
Sophocle, Électre s’adresse au chœur :
Filles de noble race, vous venez consoler ma peine, je le sais, je le devine. Mais
je ne faillirai pas, car je me dois de pleurer sur mon pauvre père49.
Suivant ce modèle, aucune consolation n’est acceptable à celle qui a perdu
un père ou enfant. La constance dans le maintien du deuil est un acte
héroïque, c’est dans cette gloire de l’intransigeance, dans le souvenir de
la peine que se transmet l’héritage épique50. « Moi c’est un deuil sans
fin que me donnent les dieux. Tout le jour, les sanglots et les pleurs me
soulagent » explique Pénélope51. Le maintien du deuil est la preuve de
la solidité d’esprit des deux héroïnes. Électre et Pénélope ne cachent
pas qu’en réalité, elles pleurent sur elles-mêmes, sur leur propre sort52.
Andromaque affirme elle aussi :
Pour moi, toujours baignée de larmes, je ferai retentir les airs de mes gémissements et de mes sanglots ; car c’est pour les femmes une consolation (terpsis) dans
leurs maux, de les avoir toujours à la bouche. Et j’ai plus d’un sujet de gémir53.
Les pleurs créent un effet de soulagement : « À force de souffrir, je tombe
en la douceur de l’assoupissement54 », avoue Pénélope. Le pathos procure
47 Iliade, xix, 300. M. Nappi (op. cit., p. 6) relève que l’adverbe amoton est plus généralement,
dans l’épopée, associé à memaôs pour décrire un désir sans limite de châtier un adversaire.
48 N. Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999, p. 54.
49 Sophocle, Électre, 129-133.
50 Intransigeance qui habitait déjà Pénélope dans sa volonté de ne pas oublier Ulysse.
51 Voir également, toujours concernant Pénélope, xxi, 57. Hélène Monsacré pose même
que, dans le cas d’Achille, les pleurs font office de nourriture, ibid., p. 249. S’appuyant
sur le traitement iliadique des malheurs de Niobè, à savoir le meurtre de ses enfants par
décision divine (xxiv, 601-604, 610-620), elle relève que « la douleur a les propriétés d’un
aliment », ibid., p. 252 ; « Dans l’Iliade, un guerrier peut se “gaver” de larmes comme il
se gave de viande, de combat et de guerre », ibid., p. 256.
52 Pour une remarque similaire concernant l’ensemble des pleureuses, voir Iliade, xix,
302-303.
53 Euripide, Andromaque, 91-96. Dans le texte semblent bien différenciés le thrènos, le goos
et les dakrumata.
54 Odyssée, xviii, 201-205.
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FRANÇOIS DINGREMONT
donc de la terpsis (plaisir). « En manifestant sa douleur par ses gestes et
ses cris, le héros homérique fait diminuer le poids de la souffrance »,
écrit Hélène Monsacré55. Achille, évoquant avec Priam les proches
défunts, au chant XXIV de l’Iliade (513), « satisfait (v. terpein) son besoin
de sanglots56 ». On ne verra jamais un héros épique résister à l’envie de
pleurer. Ulysse n’y parvient pas, dans l’Odyssée, lorsqu’il entend l’aède
Démodokos évoquer les événements de Troie :
Mais tandis que chantait le glorieux aède, Ulysse faiblissait : les larmes inondaient ses joues sous ses paupières. La femme pleure ainsi […] et crie […] et
se lamente (liga kôkuei)57.
La remarque homérique est tout sauf un reproche. En revanche, ce qui
est déjà sujet à discussion est l’intransigeance féminine quant au deuil.
Dans l’Odyssée, l’intendante de la maison d’Ulysse, Eurynomée, adresse
ce reproche à Pénélope, « cet éternel chagrin (penthèmenai akriton aiei)
n’est pas de la sagesse58 ! ». Ulysse rappelle également à Pénélope :
Dans la maison d’autrui, il ne faut pas toujours gémir (gooônta), se lamenter
(muromenon), geindre sans fin (penthèmenai akriton aiei) n’est pas la meilleure
attitude… qui sait ? Quelque servante agacée ou toi-même, vous finirez par
mettre sur le compte de l’ivresse ce déluge de larmes59.
Vu par les éléments extérieurs, le chagrin éternel condamne à la passivité,
voire à être pris pour un être à l’esprit altéré. Ajax, dans la tragédie
éponyme de Sophocle, lui, est direct et sans complaisance, « nous savons
que les femmes aiment à gémir60 ».
Ainsi, les femmes aiment le deuil61. Ce point ne manquera pas de
faire débat dans la Grèce classique.
55 H. Monsacré, op. cit., p. 239.
56 Une expression proche avait été utilisée précédemment, xxiv, 227, à propos de Priam,
souhaitant « apaiser son désir de sanglots » en tenant la dépouille d’Hector.
57 Odyssée, viii, 521-527.
58 Odyssée, xviii, 174.
59 Odyssée, xix, 118-122. Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque op. cit.,
p. 58-66, montre l’importance, pour signifier cette détresse des femmes, de l’adverbe
aei, toujours. La figure sophocléenne d’Électre reprend le motif du caractère infini des
lamentations, voir Électre, 148-150.
60 Sophocle, Ajax, 580.
61 Voir, sur ce point, N. Loraux, La Voix endeuillée, op. cit., p. 53.
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LA SAGESSE COMME MAÎTRISE DU PATHOS
Le bruit plaintif des lamentations est une partie essentielle du décor
sonore que l’épopée transmet aux tragédies, il en souligne l’aspect
pathétique62. Le chant de lamentation constituera la partie lyrique des
tragédies63. L’aspect spontané et incontrôlable de cette expression pose
problème dès la fin de la période archaïque. Pindare affirme, en effet,
qu’Athéna « inventa la flûte pour imiter (mimèsait’) par les sons de cet
instrument les cris lugubres que de sa bouche effroyable poussait la
féroce Euryale64 ». La lyre offrira le même recours que la flûte : adoucir
l’aspect rugueux, ténébreux, mais aussi aigu, perçant de la sonorité du
goos, où le chant se fait cri et le cri chant.
Le pathos des lamentations pose problème aussi bien pour la cité
démocratique, faisant de l’amnistie, de l’oubli des souffrances du passé,
un devoir, que pour les philosophes, comme Platon, tournés vers une
sagesse pure d’affects déstabilisants et de représentations pétrifiantes. La
femme, gémissante, endeuillée pour l’éternité fait figure de repoussoir.
Il s’agira donc de canaliser l’expression de la souffrance et du deuil.
Plutarque fait état d’une réforme voulue au vie siècle avant notre ère
par Solon :
Il ne leur fut plus permis de se meurtrir le visage aux enterrements, de faire
des lamentations simulées (to thrènei pepoièména), d’affecter des gémissements
(kôkuein) et des cris en suivant un convoi, lorsque le citoyen décédé n’était
pas leur parent […] On y a même ajouté que les magistrats qui exercent la
censure sur les femmes condamneraient à l’amende les contrevenants à cette
loi, comme des efféminés, sujets à toutes les faiblesses du sexe65.
62 Voir la récurrence de l’adjectif stonoeis (plein de gémissements) – déjà présent pour spécifier les chants funèbres en Iliade, xxiv, 721 – chez Sophocle, Oedipe Roi, 187, à propos
du bruit (gèrus) des lamentations ou de la voix du rossignol, Électre, 147.
63 N. Loraux, La Voix endeuillée, op. cit., p. 87-100. Pour une présentation plus précise du
thrène, voir M. Alexiou, op. cit., p. 10-14 et 102-103.
64 Pindare, Pythique, xii, 19-2. Selon M. Alexiou, op. cit., p. 103, “this is reflected in the
extant choral threnoi of Pindar and Simonides, which are characterised by a calm
restraint, gnomic and consolatory in tone rather than passionate and ecstatic ; the
goos, on the other hand, while less restrained, was from Homer onwards more highly
individualized”.
65 Vie de Solon, xxi, 4.
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FRANÇOIS DINGREMONT
L’impact de la décision solonienne prête à discussion, de même que
l’influence qu’elle aurait pu exercer sur Platon66. La directive solonienne préfigure bien néanmoins une préoccupation de la démocratie de
l’Athènes classique, à savoir le transfert affectif de la puissance pathétique du thrène vers l’horizon collectif et « raisonnable » de l’oraison
funèbre. Ce déplacement impose une transfiguration des représentations
de la souffrance individuelle, singulière comme on l’a vu avec Électre,
en gloire collective éternellement consolatrice, celle de la cité unie et
indivisible67. Si la mort est une perte, elle est aussi un gain, une fierté
qui soude la communauté. L’éloge collectif aux disparus fait pièce à la
fierté individuelle de la femme « tout à son deuil ». Hymnes et éloges,
conformes à l’idéalité civique du réconfort, prennent la place des gooi et
des thrènes. « Inventant le sens de la mesure qui allait devenir un de ses
fondements idéologiques, la cité pouvait d’autant moins admettre des
funérailles dont les excès devenaient politiquement et religieusement
inacceptables », écrit David Bouvier68. Cette tendance à la maîtrise
du pathos inspire à Nicole Loraux, revenant sur la tonalité féminine
de l’expression de la souffrance devenue « altérité de l’intérieur69 », la
remarque suivante :
Endeuillé, au masculin, synonyme d’“efféminé” ? Qu’on se le tienne pour
dit. Et, pour longtemps, les hommes éviteront toute passion dans le deuil.
Ainsi, dans Hamlet, Laërte sur la tombe d’Ophélie n’aura plus une larme,
lui qui, apprenant la mort de sa sœur, s’était un instant laissé dominer par
des pleurs de femme :
Trop d’eau as-tu, pauvre Ophélie, / qui t’interdit mes larmes ; cependant / elles
sont notre détour ; la nature s’en / tient à ses habitudes. / Que la honte dise
ce qu’elle veut – / quand elles seront versées, / la femme en moi sera dehors.
Ou, moins anachroniquement, Archiloque qui, pour inciter des amis à “chasser
le deuil efféminé”, mime en son poème le rejet du féminin, en remplaçant
odunè, la douleur interne bien connue des femmes, par une blessure virile qui
saigne, mais se laisse soigner70.
66 Voir à ce propos l’article de David Bouvier, « Peut-on légiférer sur les émotions ? Platon
et l’interdiction des chants funèbres », Revue de l’histoire des religions, no 225, 2, 2008,
p. 243-272.
67 Le mécanisme de l’oraison funèbre est analysé par N. Loraux, L’Invention d’Athènes, histoire
de l’oraison funèbre dans la “cité classique”, Paris, Mouton, éditions de l’École des hautes
études en sciences sociales, 1981.
68 D. Bouvier, op. cit., p. 258.
69 N. Loraux, La Voix endeuillée, op. cit., p. 85.
70 N. Loraux, Les Mères en deuil, Paris, éd. du Seuil, 1999, p. 40.
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L’expression pathétique de la douleur doit être confinée à l’intérieur des
maisons71. La virilité, l’andreia classique se juge à la maîtrise du pathos.
Cette virilité est au cœur du projet éducatif et législatif de Platon72 :
Nous ne souffrirons donc pas, repris-je, que ceux dont nous prétendons prendre
soin et qui doivent devenir des hommes vertueux, imitent, eux qui sont des
hommes, une femme jeune ou vieille, injuriant son mari, rivalisant avec les
dieux et se glorifiant de son bonheur, ou se trouvant dans le malheur, dans
le deuil et dans les larmes ; à plus forte raison n’admettrons-nous pas qu’ils
l’imitent malade, amoureuse ou en mal d’enfant73.
Selon Platon, les évocations de la mort ne doivent susciter ni crainte,
ni effroi mais la vaillance du cœur. La raison, celle qui inspire la Loi,
commande de résister à la souffrance, l’affliction ne fait qu’ajouter du
pathos au pathos74. « Assimilant le cri de douleur à la douleur elle-même,
Platon invite “à supprimer les lamentations”, le thrène est ici une cause
plus qu’une manifestation de la douleur », précise Bouvier75. La fin du
Phédon, dialogue qui narre la mort de Socrate, rend bien la conception
platonicienne de la retenue dans l’expression des affects. Les compagnons
de Socrate, voyant leur maître boire la ciguë, laissent couler leurs larmes.
Phédon confesse pleurer en réalité sur lui-même :
Mes larmes s’échappèrent à flots, alors je me voilai la tête et je pleurai sur
moi-même ; car ce n’était pas Socrate que je pleurais, mais mon propre malheur, en songeant de quel ami j’étais privé76.
Socrate les rabroue :
Que faites-vous là, s’écria-t-il, étranges amis ? Si j’ai renvoyé les femmes, c’est
surtout pour éviter ces lamentations déplacées ; car j’ai toujours entendu dire
qu’il fallait mourir sur des paroles de bon augure. Soyez donc calmes et fermes77.
71 Selon le principe de l’oikeion penthos, voir à ce propos, Sophocle, Antigone, 1246-1249.
72 Projet qu’il importe de distinguer des réglementations de la cité auxquelles Platon
s’oppose.
73 Platon, République, 395d-e, E. Chambry (trad.).
74 Voir Platon, République, 604b-d.
75 D. Bouvier, op. cit., p. 272.
76 Platon, Phédon, 117c-d, V. Cousin (trad.).
77 Ibid., 117d-e. Pour comprendre l’orientation platonicienne, il est nécessaire d’avoir à
l’esprit que Platon croit en l’immortalité de l’âme et en la rétribution post-mortem pour
une vie vertueuse. Ainsi, si l’homme meurt vertueux, les lamentations n’ont guère de
sens, puisque son âme vivra heureuse.
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FRANÇOIS DINGREMONT
Il leur demande de faire preuve de karteria, de maîtrise de soi. La critique
des lamentations est différente de celle envisagée par Solon et la morale
civique. Pour Platon, le pathos est un écran qui empêche d’entrevoir
l’horizon téléologique de la condition humaine, à savoir la perspective
réjouissante d’une existence post-mortem de l’âme du défunt. Platon
condamne l’idée que mourir soit effrayant, qu’il s’agisse d’une perte. S’il
désapprouve les thrènes et les gooi c’est au nom d’une anthropologie où la
mort n’est pas à redouter puisque l’âme, partie divine et immortelle de
l’homme, ne peut être anéantie78. L’évocation d’un mort devrait toujours
se faire sous la forme de l’hymne ou du péan79, chants d’éloge plus que
de regrets – « La dimension musicale de la cérémonie qu’il (Platon)
instaure relève de la béatitude et non de la douleur », écrit Bouvier80.
Il n’y aurait donc rien à regretter de notre existence terrestre81. Pleurer
sur un mort n’est que s’apitoyer sur son propre sort.
Les Cyniques, partisans eux-aussi d’une sagesse du détachement,
reprendront, dans le modèle héroïque épique, la composante de karteria,
d’endurance et d’egkrateia, de maîtrise de soi82. Ulysse, vanté plus en
tant que polutlas, endurant, que polutropos (plein de tours) et Héraklès en
sont, pour eux, les paradigmes. Achille symbolise, à l’opposé, la faiblesse
humaine, pour le stoïcien Épictète83. Achille « incarne en outre deux
passions néfastes de l’âme selon la psychologie stoïcienne, le chagrin et
la colère qui relève du désir », écrit Anne Gangloff84. Épictète valorisera
le modèle de « vertu laborieuse » que représente Héraklès :
[Héraklès] parcourut la terre entière, en quête des crimes et des vertus des
hommes, pour frapper et punir les premiers, et pour rétablir les secondes dans
leurs droits. Et cependant combien d’affections on peut croire qu’il a eues
78 Sur cette conception de l’âme, voir entre autres, Ménon, 81b.
79 Platon, Lois, xii 947b-c. De même Xénophon, Agésilas, 10, 3, 2 et 5, considère que pour
louer un mort, la forme la meilleure n’est jamais le thrène, mais le panégyrique.
80 B. Bouvier, op. cit., p. 270.
81 Ce point de vue n’affleure que dans les textes les plus tardifs du corpus platonicien, ceux
dont les spécialistes estiment qu’ils s’éloignent de l’enseignement socratique en insistant
sur le rôle de l’âme.
82 Pour l’egkrateia comme idéal éducatif, voir Platon, République, 390b et 430e ; comme idéal
éthique, Xénophon, Mémorables, ii, 1,1 et opposé à l’akrasia, au tempérament mauvais et
excessif, Aristote, Éthique à Nicomaque, 1149a21.
83 Sur Achille, voir Épictète, Entretiens, I, 22, 5-8.
84 A. Gangloff, « Les héros et les penseurs grecs du Haut Empire : mythologie et éducation »,
dans « Mythes et savoirs dans les textes grecs et latins », Pallas, 78, 2009, p. 157.
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dans Thèbes ! Combien dans Argos ! Combien dans Athènes ! Combien ne s’en
fit-il pas dans ses courses à travers le monde, lui qui prenait femme partout
où l’occasion semblait s’en présenter à lui, et qui s’y donnait des enfants,
qu’il quittait ensuite, sans pleurer, sans gémir, parce qu’il ne les laissait pas
orphelins ! Ne savait-il pas, en effet, que nul homme n’est orphelin, mais qu’il
y a un père qui partout et toujours s’occupe d’eux tous ? Car ce n’était pas
comme un vain mot, qu’il avait entendu dire que Zeus était le père de tous
les hommes ; il le croyait et l’appelait son père, et c’était les yeux fixés sur
lui, qu’il faisait tout ce qu’il faisait. Aussi pouvait-il vivre heureux partout.
Mais jamais ne peuvent se trouver ensemble le bonheur et le désir de ce que
l’on n’a pas. Celui qui est heureux doit avoir tout ce qu’il désire ; il doit ressembler à un homme repu ; ni la soif ni la faim ne doivent se trouver en lui.
« Mais Ulysse souffrait de l’absence de sa femme et, assis sur un rocher, il pleurait ».
Prends-tu donc partout au sérieux Homère et ses récits ? S’il pleurait véritablement, n’est-ce pas qu’il était malheureux ? Mais quel homme de bien
est malheureux ? L’univers est bien mal gouverné si Zeus ne prend pas soin
que ses concitoyens soient heureux comme il l’est lui-même. Mais il n’est pas
permis et pas pieux d’avoir de telles pensées. Si Ulysse pleurait et gémissait,
c’est qu’il n’était pas un homme de bien. Car qui peut être un homme de
bien sans savoir qui il est ? Et qui peut savoir ce qu’il est, sans se rappeler
que tout ce qui est né doit périr, et que les hommes ne peuvent être toujours
ensemble ? Or, désirer l’impossible, est le propre d’un esclave et d’un sot, le
propre d’un homme qui combat Dieu85.
Homère, selon Épictète, donne une mauvaise image d’Ulysse lorsqu’il
le décrit pleurant. Il dénature le mythe d’un Ulysse raisonnable dans le
seul but d’accentuer l’effet poétique de pathos. Ulysse, en réalité, est un
homme aussi bon qu’Héraklès, il se connaît aussi bien que lui, il sait
qu’une vie bonne est une vie conforme moins à des désirs qu’à la nature,
elle-même à la fois dieu, providence, raison. Conscient de l’impératif
moral qu’entraîne cette vie bonne, il sait également la futilité des
attaches. Fort de cette connaissance, il ne saurait se lamenter. Épictète
en conclut que les pleurs du héros sont une sorte d’ajout déformant
de la poésie homérique, malheur, souffrance et pratique de la vertu
étant incompatibles. Les esprits à l’époque hellénistique et impériale se
tournent vers des préoccupations éthiques, vers la question du bonheur
individuel. Pour les stoïciens, atteindre la sagesse consiste à maintenir
contre vents et marées du pathos un accord avec soi-même. Pour ce faire,
il s’agit de ne pas se laisser soumettre passivement, comme le fait Ulysse,
85 Épictète, Entretiens, iii, 24, 9-17, E. Bréhier (trad.), Paris, Gallimard, 1962.
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aux faits extérieurs. Ulysse souffre faute d’accepter le destin, faute de
refuser de s’adapter aux circonstances. Les stoïciens insistent sur un
autre point fondamental qui les différencie des épicuriens, à savoir le
refus de considérer la souffrance comme un mal. La considérer sous cet
angle revient à donner son assentiment à la doxa, à l’opinion irréfléchie,
non raisonnable et commettre une faute morale. Ne dépendant pas de
nous, la souffrance ne doit jamais apparaître comme un moteur pour
la pensée ; François Prost explique ce positionnement de la manière
suivante : « Il est tout en son pouvoir [au sage] de ne pas se laisser
entraîner jusqu’à “reconnaître” que ce qu’il éprouve est un mal et qu’il
y est soumis. La sensibilité est donc assimilable pour autant qu’elle est
inévitable et qu’elle n’entraîne pas de jugement de valeur mais se réduit
à un fait pur, physiquement déterminé et sans implication morale du
sujet86 ». Les passions ne doivent dicter ni les conduites ni les jugements,
ainsi, Sénèque :
Que l’on n’aille pas croire que la vertu que nous défendons s’égare hors de
la nature : le sage certes tremblera, souffrira, pâlira, tous ces phénomènes
procèdent en effet de la sensibilité du corps. Où est donc la déchéance, où le
mal véritable ? Il est là, assurément, si ces réactions abattent l’âme, l’amènent
à se reconnaître esclave et lui inspirent une aversion pour elle-même87.
CONCLUSION
« À l’époque classique on constate comme une valorisation du ponos,
ce qui incite à suivre les austères voies grecques de l’effort humain »,
écrit Nicole Loraux88. Sénèque poursuit dans cette voie, il actualise la
liste des héros dignes d’être célébrés pour leur maîtrise des affects,
Les dieux immortels nous donnèrent en Caton un modèle de sagesse plus
accompli encore que les Ulysse et les Hercule dont ils avaient doté les siècles
86 F. Prost, Les Théories hellénistiques de la douleur, Louvain, Peeters, 2004, p. 231. Les épicuriens, à l’inverse, font du plaisir et de la douleur les « mobiles premiers » et immédiats
de l’homme. La douleur est le mal absolu qu’il s’agit de combattre.
87 Sénèque, Lettre à Lucilius, 71, 29, cité par F. Prost, op. cit., p. 230.
88 Ibid.
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EXPRIMER OU MAÎTRISER LA SOUFFRANCE ?
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primitifs. Ces derniers en effet furent proclamés sages par nos stoïciens pour
leur invincible énergie, pour leur mépris de la volupté, pour leurs victoires
sur toutes les terreurs de ce monde89.
Deux éléments sont à retenir de la pensée hellénistique et impériale
de la souffrance, ils seront exploités en milieu biblique et chrétien. Un
premier concerne la croyance au fait que les épreuves des hommes sont
envoyées par Zeus90. Un second, où dépouillement et pauvreté sont des
signes de noblesse. On retrouve avec cette idée le socle platonicien des
béatitudes. Ces dernières font figure de base dans le christianisme pour
définir l’innocent auquel les Cieux sont promis, « heureux les affligés,
ils seront consolés91 ». Dans ce cadre de pensée, maîtriser la souffrance
n’est plus un horizon, ni une obligation du sage puisque la douleur
est salvatrice. La joie de l’homme vient lorsqu’il découvre le sens de la
souffrance. Dans le message évangélique, cette dernière est moins une
punition qu’un mystère impénétrable92, celui de l’existence humaine.
En souffrant le croyant participe à et complète la souffrance du Christ.
La souffrance libère l’amour, puisque celle du fils de dieu est la preuve
de l’amour du Père, il est donc inutile de tenter de la surmonter93. Le
champ du pathos que les sagesses hellénistiques et impériales avaient
mis de côté est pleinement et spectaculairement réinvesti. La Passion
du Christ en est un des avatars.
François DingRemont
Institut d’Études Avancées de Nantes
89
90
91
92
93
Sénèque, De constantia sapientis ii, 2, trad. Waltz, p. 37.
Voir Épictète, Entretiens, iii, 22, 57 et 26, 31-32.
Matthieu 5,4.
C’est à ce mystère qu’avait affaire Job.
Pour un résumé de la doctrine chrétienne de la souffrance, voir la Lettre apostolique, Salvici
Doloris de Jean Paul II, 1984.
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