LA SOUFFRANCE : UN ENJEU SOCIAL CONTEMPORAIN
Jean Foucart
De Boeck Supérieur | Pensée plurielle
2004/2 - no 8
pages 7 à 7
ISSN 1376-0963
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Foucart Jean, « La souffrance : un enjeu social contemporain »,
Pensée plurielle, 2004/2 no 8, p. 7-7. DOI : 10.3917/pp.008.0007
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La souffrance :
un enjeu social contemporain
JEAN FOUCART
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Mots clés : angoisse, confiance, mal, transaction, ultramodernité, réseau,
connexion, individualisme, déliaison, masse, désinstitutionnalisation, régulation
sociale, mode décisionnel opérationnel, contrôle.
Depuis quelques années, la question de la souffrance fait l'objet d'une abondante littérature, que ce soit dans le domaine de la théologie, de la philosophie,
de la psychologie.
On parle beaucoup de la souffrance au travail (Desjours), des questions du
harcèlement, de la souffrance à l'école, du plaisir et de la souffrance en éducation, de la souffrance et de la violence dans l'univers familial, de la souffrance à
l'hôpital, de victimisation, etc. qui sont autant d'enjeux importants dans notre
société.
Constatons l'incroyable bouleversement qui s'est produit en cent cinquante
ans. En 1847, lors d'une séance consacrée à la douleur, ayant lieu à l'Académie
des sciences, un médecin français, Magendie, déclara : « Que les gens souffrent
ou non, en quoi cela peut-il intéresser l'Académie des sciences ? »
Alors qu’aujourd’hui, lorsqu'un meurtre est commis dans un village ou un
quartier, il arrive que des équipes de psychologues interviennent immédiatement
pour débriefer la famille, les voisins, etc. Cette intervention est faite dans le cadre
d'une action préventive contre ce qu'on appelle le « stress post-traumatique », qui
est un ensemble de symptômes divers (dont la dépression) produit par un choc,
un événement traumatisant. Et l'action de debriefing consiste à dire : « Vous
n'êtes pour rien dans ce qui est arrivé ; vous êtes de pures victimes ».
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Docteur en sociologie, chargé de cours au département social de la Haute École Charleroi-Europe.
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La thématique de la souffrance est à inscrire dans la construction d'une nouvelle
forme sociale, politique, culturelle, une « culture du malheur intime ». Elle est à
relier au glissement d'enjeux socioéconomiques à des enjeux identitaires, caractéristiques de « l'ultramodernité ». Le paradigme de la transaction sociale et les
concepts qui y sont liés offrent un outil théorique particulièrement intéressant.
Il y a une sorte de « pathos » de la souffrance. La souffrance est devenue un
référent pour agir dans de multiples domaines et une explication de problèmes
parfaitement hétérogènes.
Il y a une plainte qui s'exsude de partout et que nous ne devons pas prendre
au pied de la lettre. Rien ne nous dit que les gens souffrent plus aujourd'hui
qu'hier, mais tout nous convie à nous demander ce que désigne cette place
centrale de la souffrance.
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Nous travaillons l'hypothèse qu'il s'est opéré au cours des 30-35 dernières
années un passage d'un lien social caractérisé par l'intégration et le conflit à une
déliaison sociale. Celle-ci se caractérise par de l'angoisse, une insécurité existentielle. Il s'est opéré un passage d'enjeux socioéconomiques à des enjeux
centrés sur la construction du lien, sur la dénonciation de la souffrance. La
société n'a jamais été autant qu'aujourd'hui une « société d'individus » : perte des
appartenances collectives, « déstandardisation du travail » avec pour corrélat la
prépondérance d'un « modèle biographique » comme le dit Ülrich Beck, généralisation de l'individu flexible dont parle Richard Sennet, « désassociation » de
Michael Walzet.
La désaffiliation est partout. On pourrait ajouter l'abondante littérature sur la
fragilisation de la famille, des Églises, des partis, des syndicats et de la plupart
des groupes d'appartenance. Ces constats expriment l'un des défis les plus
profonds des sociétés contemporaines : le fait qu'elles soient de part en part
traversées par ces puissantes dynamiques d'individualisation dont la raison est à
chercher dans la mutation du capitalisme actuel qui fait de la mobilité l'impératif
catégorique de son expansion, à charge pour les individus de s'y prêter quel
qu'en soit le coût. De sorte que l'une des questions qui se pose est celle de l'individu mobile dans une société « réticulaire » et « connexionniste ».
Ce texte sera composé de deux grandes parties.
Dans un premier temps, nous préciserons les notions centrales de cette
réflexion : les notions d'angoisse, de confiance et de transaction.
Nous examinerons ensuite les aspects centraux du contexte sociétal contemporain, ce qui nous amènera à préciser les propriétés de la déliaison sociale
pour, enfin, introduire à la question de la mise en scène de la souffrance et des
enjeux de reconnaissance.
I. Angoisse/confiance et transaction
L'angoisse est, selon nous, caractéristique de l'expérience contemporaine.
Elle résulte de ce phénomène constitué par l'affaiblissement des points d'appui
et la précarisation des conditions de la confiance. L'angoisse est, pour nous,
l'aspect central de la souffrance. La vie est rendue insupportable. Cet affai8
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Le travail des sociologues, philosophes, historiens, anthropologues… est de
reconnaître que manifestement « quelque chose se passe autour de ça ». En fait,
une nouvelle forme sociale se dessine, qu'Ehrenberg appelle une « culture du
malheur intime ».
blissement des points d'appui est à lier à un processus spécifique de ce que
certains appellent l'ultramodernité. Il se caractérise par le développement d'un
monde connexionniste, une subjectivation croissante de la vie sociale, en
d'autres termes, une exigence grandissante d'autonomie et d'affirmation du
sujet personnel. Ce processus, même s'il ne peut se réduire à cela, est à la
base d'une indétermination positionnelle et identitaire. Les travailleurs du lien
par exemple, s'interrogent continuellement sur leur place, leur pouvoir par
rapport aux usagers, à l'administration, aux parents…, sur leur identité, sur la
confiance à accorder aux autres acteurs. Il y a plus globalement, dans les
différentes sphères de la vie sociale, une peur de l'autre, une mise en défiance.
Ce mouvement favorise la vulnérabilité de chacun et l'exposition de chacun
aux risques de tous. Cela pose la question, centrale dans notre propos, de la
confiance.
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L'angoisse est la pointe aiguë au cœur du mal. Que des états d'angoisse
soient aussi divers que l'on voudra quant à leur intensité et quant à leur
nuance, il y a pourtant quelque chose qui paraît bien leur être commun : le
sentiment du danger, du péril auquel est exposée la personne que l'on est.
Mais cette caractérisation est insuffisante. Il faut que le péril qui menace la
personne soit d'un type particulier pour que naisse l'angoisse. N'appartient-il
pas à l'essence de l'angoisse véritable de n'avoir précisément aucun objet qui
lui corresponde ? Il est très remarquable que Kierkegaard aussi bien que
Heidegger considèrent la peur comme une « peur de quelque chose », alors
que l'angoisse, d'après leur opinion, a quelque rapport avec le « néant », ce qui
exprime l'absence d'objet de l'angoisse.
Dans la peur, nous nous trouvons en présence d'un objet auquel nous nous
opposons, nous pouvons être tentés de nous en débarrasser ou encore fuir
devant lui ; dans la peur, nous avons conscience de nous-mêmes ainsi que de
l'objet ; nous pouvons examiner comment nous devons nous comporter vis-àvis de cet objet, nous fixons le regard sur la cause de la peur qui se trouve
réellement dans l'espace devant nous. L'angoisse nous prend en quelque sorte
dans le dos ; nous ne pouvons que tenter de lui échapper.
Faire confiance à autrui, c'est en quelque sorte, et ce, sans en être
complètement sûr, penser qu'autrui tiendra ses engagements, même et surtout
si ceux-ci sont implicites. Autrement dit, si « je » fait confiance à autrui, « je »
agit en faisant référence au fait qu'autrui est censé tenir ses engagements,
engagements qui ne sont pas nécessairement des promesses explicites, mais
qui tiennent compte du contexte d'action, des attentes de comportement. Et de
ce fait, la confiance est fondamentalement fragile puisqu'elle repose en partie
sur des règles officielles, mais aussi sur des savoirs implicites. La confiance
suppose un inévitable risque, celui de la trahison. D'où une certaine fragilisation dans un univers socioculturel où ne compte plus que la performance
individuelle.
Dans la perspective contemporaine marquée par un mouvement de subjectivation, une tension difficile à gérer entre souci pour soi et souci pour autrui se
manifeste.
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Nous allons préciser ces notions d'angoisse et de confiance et les relier au
concept de transaction.
Il y a l'angoisse perpétuelle de basculement dans l'indignité, dans l'incapacité de répondre aux exigences liées au mouvement de subjectivation et de
perte de la confiance en soi et dans les autres. Il y a une précarisation des
fondements, le sujet craint de perdre le contact avec le monde et avec les
autres, voire avec lui-même. Nous sommes ici dans le registre de la confirmation du monde propre et de la vérification du rapport à autrui.
On décèle les signes de ce trouble dans les écrits des « réformistes
sociaux ». Il apparaît sous la thématique de la « crise de sens ». Aujourd'hui, à
chacun de forger lui-même le sens qu'il entend donner à sa vie. À chacun de
composer sa propre palette dans l'éventail des croyances qui s'offrent à lui et
d'apporter le résultat de sa propre construction en réponse aux grandes questions
de l'existence. La crise du sens n'est pas une crise de la disparition du sens. C'est
une recomposition de l'accès au sens, par laquelle il est de la responsabilité de
chacun d'avoir à affronter un grand nombre de références possibles.
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Face à cette souffrance, se met en place un dispositif visant à protéger, à
reconstruire du lien. Par la notion de dispositif, nous désignons un ensemble
de comportements, de discours, de législations, de conseils, etc.
Le concept de transaction Remy (Remy, 1994) s'avère particulièrement
pertinent pour l'analyse de cette souffrance contemporaine. C'est, en effet, un
outil qui se centre sur l'analyse de la régulation et du mouvement de la vie
quotidienne. Il permet la mise en place de matrices de questions relatives à la
construction des microcompromis constitutifs de la quotidienneté. La vie quotidienne est, en effet, une construction continue de microcompromis, lesquels
supposent que les individus soient à la fois liés et séparés, que l'autre soit un
autre moi et un moi autre. La transaction considère que les sentiments sociaux,
confiance, gratitude, fidélité, sociabilité, etc. sont des conditions de la vie
sociale.
Nous travaillerons l'hypothèse que la souffrance réside dans une grande
difficulté, voire une impossibilité de construction des microcompromis structurant la quotidienneté. Cette fragilisation de la confiance dont nous parlons et
l'angoisse qui y est liée expliquent l'importance des thèmes de la victimisation,
du harcèlement, de la fatigue au travail.
À mes yeux, la question essentielle n'est pas de se demander : « Y a-t-il
plus de victimes, de harcèlement, d'incivilités ? », car à formulation aussi
générale ne peut répondre qu'une affirmation tout aussi vague, faute de
données historiques sur le sujet. L'enjeu est plutôt de prendre conscience du
fait que, lorsqu’adviennent de nouveaux concepts moraux ou lorsque de
nouvelles attentions morales sont portées à des questions qui jusque-là ne se
posaient pas publiquement, c'est la conscience de ce que nous sommes, ou
encore, c'est la construction normative du sujet qui est en jeu.
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À l'angoisse, une réponse : « la confiance libre ». La seule façon de vivre
dans un monde dépourvu de fondement solide et stable, c'est de pouvoir
compter sur autrui. Le problème qui se pose à partir de là, et nous en faisons
quotidiennement l'expérience, c'est que la confiance devient cruciale et même
vitale, précisément au moment où elle s'avère moins que jamais assurée.
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Nous reprendrons l'hypothèse que propose Gauchet (2002) d'une scansion
allant de l'idée de personnalité traditionnelle à celle de personnalité moderne et
ultramoderne. À ces trois structures de personnalité correspondent trois types
tout à fait différents de supports sur lesquels peut se structurer une personnalité.
Ce que Gauchet appelle la personnalité traditionnelle renvoie au type de société
que Dumont (1966) qualifiait d' « holiste ». Cette personnalité incorpore et
exprime directement les normes collectives. C'est pourquoi il est aventureux de
parler à son propos d'individu proprement dit, puisque celui-ci s'identifie aux
normes collectives de son groupe et qu'il exprime directement son statut social.
Le socle de cet individu d'avant l'individualisme, c'est son appartenance statutaire dans une société dont les statuts sont hiérarchisés. Cet « individu » n'est
pas identifié et valorisé pour lui-même. Tocqueville (1967) dit ainsi à propos de
l'Ancien Régime : « Nos pères n'avaient pas le mot ''individualisme'' que nous
avons forgé pour notre usage, parce que de leur temps, il n'y avait pas en effet
d'individu qui n'appartînt à un groupe et qui pût se considérer absolument seul. »
Cette promotion de l'individu est liée au passage du support statutaire au support
propriété qui devient le socle donnant sa consistance à l'individu moderne
lorsqu'il n'est plus encastré dans des rôles assignés. « Avec la propriété, quelque
chose qui est exclusivement de l'individu est placé au centre d'un domaine qui
était gouverné jusque-là par des considérations holistes hiérarchiques ».
(Dumont, 1983). Ce sont des conclusions analogues auxquelles Georg Simmel
(1999 ) est parvenu dans La philosophie de l'argent.
La société d'aujourd'hui n'a jamais été autant que maintenant « une société
d'individus ». La désaffiliation est partout. Un trait dominant des sociétés contemporaines tient au fait qu'elles sont de part en part traversées par ces puissantes
dynamiques d'individualisation dont la raison de fond est à chercher dans la
mutation du capitalisme actuel, « réticulaire » et « connexionniste ». C'est ce que
nous allons examiner.
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III. « Ultramodernité » et souffrance
1. Le monde connexionniste
Dans le domaine des sciences humaines, la formation du paradigme du
réseau est liée à l'intérêt croissant porté aux propriétés relationnelles (et aux
ontologies relationnelles) par opposition aux propriétés substantielles attachées
aux êtres qu'elles définiraient en soi. L'approche par les réseaux se donne dans
un monde dans lequel potentiellement, tout renvoie à tout ; un mode souvent
conçu comme « fluide, continu, chaotique » où tout peut se connecter à tout. Aux
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Nous désignerons la période contemporaine par le terme d'ultramodernité. L'ultramodernité, c'est
toujours la modernité, mais la modernité désenchantée, problématisée.
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II. Types sociétaux et de personnalité :
l'hypothèse de Gauchet
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ontologies essentialistes sont substitués des espaces ouverts, sans frontières,
centres, ni points fixes dans lesquels les êtres sont constitués par les relations
dans lesquelles ils entrent et se modifient au gré des flux, transferts,
échanges, permutations, déplacements. Mais comme l'explique Michel Serres
(1968 : 13), cela nécessite de s'appuyer sur un schéma permettant de
comprendre la façon dont cette connectivité générale peut se réaliser. Ce
schéma est celui de la « communication ». Ce philosophème a été mis en
service, du moins en France, dans les années qui ont suivi mai 1968. Il s'accompagne d'une critique (parti-culièrement chez Deleuze), non seulement du
« sujet » en tant qu'il serait défini par référence à une conscience de soi et à
une essence qui pourrait être autre chose que la trace des rapports dans
lesquels il a été pris au gré des déplacements, mais également d’une critique
de tout ce qui était dénonçable en tant que « point fixe » susceptible de faire
référence, soit par exemple le capitalisme, la bourgeoisie et plus généralement toutes les institutions, mais aussi les maîtres (à penser), les bureaucraties, les traditions (parce qu'elles sont tournées vers une origine traitée
comme point fixe) et les eschatologies, religieuses ou politiques, parce
qu'elles rendent les êtres dépendants d'une essence projetée dans l'avenir.
Au cours des années 1970, cette critique s'est orientée presque naturellement vers le capitalisme confondu, au sein d'une même dénonciation, avec la
famille bourgeoise et avec l'État en tant que mondes clos, fixés, rigidifiés, que ce
soit par l'attachement à la tradition (la famille), par le juridisme et la bureaucratie
(l'État) ou par le calcul et la planification (l'entreprise), opposés à la mobilité, la
fluidité, des « nomades » susceptibles de circuler, au prix de multiples métamorphoses dans des réseaux ouverts.
Ce faisant, et en partie à son insu, cette critique se prêtait aussi à une interprétation en termes de libération, non seulement des fidélités personnelles et
institutionnelles, désormais vécues comme servitudes sans fondement, qui
caractérisaient l'ancien ordre en voie de marginalisation, mais aussi toutes les
formes de « hiérarchies » et tous les « appareils », c'est-à-dire à la fois « l'appareil d'État » et des « appareils » qui, comme les « appareils syndicaux »,
avaient contribué à la formation du droit au travail, à la reconnaissance des
classes sociales et au procès qui devait conduire à leur représentation dans l'appareil de l'État.
Selon Boltanski et Chiapello (1999), le redéploiement du capitalisme a été
associé à la récupération de cette figure du réseau. Ainsi que l'ont montré ces
auteurs, un « nouvel esprit » du capitalisme s'est développé au cours des années
1990, conduisant à la naissance d'une nouvelle configuration normative où la
thématique du réseau joue à plein rythme. Cette nouvelle configuration caractérise non seulement le nouveau capitalisme mais aussi les différentes sphères
de la vie sociale. À la régulation verticale par les institutions a succédé la régulation horizontale par les réseaux, à une régulation en termes de normes
imposées et de rôles prescrits, une régulation en termes de normes choisies et
de rôles négociés.
Dans la régulation horizontale par réseaux, les individus n'appartiennent plus
à une institution qui leur imposerait des normes et leur prescrirait des rôles ; ils
se connectent, de façon plus ou moins intense et selon des modalités extrême-
ment variables, à des réseaux relationnels qui correspondent à leurs affinités. La
sociabilité en réseaux est fonctionnelle pour des individus soucieux de leur
autonomie et de leur liberté permanente de choix : comme sur le web, on se
connecte ou se déconnecte selon les besoins et les envies en nouant des liens
sporadiques et éphémères.
Ces bouleversements sociaux ont un coût et l'on peut faire état de cette
« fatigue des auteurs » et de ces « épreuves de l'individu » dont parlent Dubet et
Martuchelli (1998). Gauchet (2002 ) a pu dire que la société était physiquement
épuisante pour les individus parce que les individus avaient aujourd'hui beaucoup plus à porter sur leurs épaules. Plus la société se désinstitutionnalise, plus
le sujet est défini de façon « héroïque », plus il doit produire à la fois son action
et le sens de sa vie.
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La modernité a vu se perpétuer, tout en renouvelant radicalement les formes,
un certain type de lien social. La notion générale qui paraît le mieux nommer la
façon dont ce lien a pu concrètement être éprouvé, mais aussi théoriquement
pensé, est celle d'appartenance. À travers elle, la socialisation se joue dans les
termes de l'intégration. C'est ainsi que l'on pouvait dire que l'on était (certainement la façon la plus forte de dire qu'on lui appartient) de telle famille, que l'on
pouvait parler de l'appartenance à une classe sociale ou encore à une nation.
Dans cette façon de penser le lien social, le collectif vous comprend et d'une
certaine façon vous constitue. À travers ces liens d'appartenance peut se
constituer une identité stable, une identité statutaire et non problématique, à tout
le moins, si elle commence à l'être, une identité qui peut s'appuyer sur quelques
repères forts parce que suffisamment objectivés dans le monde social.
Dans ce modèle, l'individualisme se caractérise par une personnalisation des
adhésions, qu'il s'agisse du mariage ou de l'entrée dans un parti.
Personnalisation qui revenait à exiger, contre les obligations imposées de l'extérieur, « d'être soi-même » dans des entreprises qu'on prétendait mener selon
son libre vouloir et en connaissance de cause. Cet impératif de personnalisation
ne remettait pas en cause le principe du lien lui-même ni le fait de l'engagement.
On continue en régime de personnalisation de se définir par les appartenances
auxquelles on choisit de se dédier. Il y a dans ce type sociétal un entremêlement
de deux modes de fonctionnement, l'un individuel, l'autre traditionnel. Or, dans
une culture de la tradition, le lien de société n'est pas posé comme ce qui découle
de l'action des individus ; il est posé, au contraire, comme un modèle qui les
précède radicalement. Nous sommes dans un monde qui s'ordonne autour de
formes préréglées de coexistence avec les autres. La personnalité se caractérise
par un rapport conflictuel de soi à soi, le sens du devoir qu'il faut avoir intériorisé
et qui entre en conflit avec le « désir ». Nous avons affaire à une personnalité à
Sur Moi, à culpabilité.
De l'individualisme de personnalisation des adhésions, on a basculé dans un
individualisme de déliaison où l'exigence d'authenticité devient antagoniste de
l'inscription dans un collectif. Ce qui caractérise la sociabilité, ce n'est plus tant
l'intégration que la capacité à se mouvoir et à agir dans des contextes différents
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2. Un individualisme de déliaison
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et dans lesquels l'assignation à une place doit toujours se reconstruire. L'étayage
de l'identité ne peut donner de bons résultats qu'en s'adaptant aux idées de
fluidité, d'instabilité, de métamorphose.
L'individu contemporain aurait en propre d'être le premier individu à vivre en
ignorant qu'il vit en société. Il l'ignore en ceci qu'il n'est pas organisé au plus
profond de son être par la précédence du social et par l'englobement au sein
d'une collectivité, avec ce que cela a voulu dire millénairement durant, de sentiment d'obligation et de dette. L'individu contemporain, ce serait l'individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l'individu pour
lequel il n'y a plus de sens à se placer du point de vue de l'ensemble.
L'individu ultramoderne se veut ou se croit hyperindépendant, au point de se
vivre affranchi de toute responsabilité, sans avoir à rendre compte à quiconque
de ses choix et de ses comportements, ce qui soulève d'ailleurs une foule de
problèmes. La littérature sociologique qui porte sur ces questions et qui s'est
développée dans les années 1970 met l'accent sur les problèmes que rencontre
cet individu, à partir de la difficulté ou de l'impossibilité de concilier sa prétention
à être autosuffisant et l'exigence de faire quand même « société » avec ses
semblables.
Pour nombre d'individus contemporains, on pourrait parler d'individus hypertrophiés parce qu'ils ne se définissent plus et ne se conduisent plus en fonction
de références externes. C'est un individualisme par excès, mais, souligne Castel
(2004), qui est à opposer à l'individualisme par défaut.
Les « individus par excès » disposent à satiété de toutes les ressources
nécessaires pour ne dépendre que d'eux-mêmes et s'occuper exclusivement
d'eux-mêmes. Ces individus vivent dans une sorte d'excès permanent, excès de
consommation, mais aussi excès de pressions, de sollicitations, de stress et qui,
en quête de performances toujours plus grandes, se brûlent dans l'hyperactivité
tout en se débattant dans un rapport au temps toujours plus contraignant.
Si ceux-là ont pu accéder à l'autonomie et de ce fait entrer dans « les aventures de la subjectivité », c'est aussi parce qu'ils bénéficient d'un socle de
ressources économiques et sociales. Ce qui n'est pas le cas de ceux qui se
situent sur le pôle opposé et qui constituent la face négative de l'ultramodernité,
des individus qui n'ont jamais bénéficié de supports économiques ou dont les
supports se sont effondrés et qui, dès lors, ont connu un parcours d'exclusion ou
d'échec. La vacuité de l'existence des seconds s'opposerait ainsi à l'intensité de
celle des premiers.
Les pathologies qui affectent l'individu ultramoderne sont d'ailleurs à l'image
de ses investissements. Pathologies de la défonce toxicomaniaque ou, plus
simplement, de l'addiction à des substances destinées à soutenir un rythme de
performances toujours accru. Pathologies alimentaires, celles de l'obésité ou de
l'anorexie, dans lesquelles se traduit soit le débordement alimentaire, soit son
contraire, la restriction extrême, forme d'expérimentation des limites
corporelles.
Pathologies professionnelles également liées à l'hyperfonctionnement auquel
les individus sont contraints et dans lequel ils déconnectent brutalement comme
des machines ou des circuits électriques claquant brutalement du fait d'une
surchauffe excessive. Enfin, plus globalement, pathologies sociales de l'épuise-
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ment, qu'elles prennent la forme de la dépression ou du burn out atteignant ceux
qui, toujours plus performants sur un rythme toujours plus accéléré, ont dépassé
toutes les limites.
Cette dimension de l'excès n'est pas absente, cependant, du second type
d'individus. Mais il s'agit dans leur cas, d'une sorte « d'excès dans l'inexistence ».
Ne pouvant satisfaire, du fait de l'absence ou de l'effritement de leurs supports
économiques et sociaux, aux injonctions sociales d'autonomie, d'adaptabilité, de
dynamisme et de performance, ils sont les laissés-pour-compte de l'ultramodernité. À la perte ou à l'absence de supports, correspond souvent un sentiment de
non-existence, une perte de leur singularité, une disparition de leur capacité d'individuation, un effondrement de leur narcissisme et, par là même, de leur
capacité à s'aimer eux-mêmes. D'où chez certains, des passages à l'acte parfois
spectaculaires pour rompre l'insupportable sentiment de vacuité de leur existence.
Tout cela renvoie à des dysfonctionnements sociaux majeurs, à des modes
de fonctionnement profondément pathologiques, à des processus de déréalisation de l'autre et du social. Il y a tout un ensemble de traits qui définissent cet individu moderne : l'adhérence à soi, des formes d'enfermement, de rapport à soi
marqués par des types de narcissisme extrêmes, les stratégies d'évitement, l'inconsistance…
Qu'on le dise d'une manière ou d'une autre, plus psychologique ou plus
sociologique, on arrive à la même idée de fonctionnements, de mécanismes
individuels inconsistants, qui évoquent les traits de caractère de « l'homme
de masse » tels que les a décrits, en philosophie politique Hannah Arendt
(1983). Le « monde commun » auquel s'intéresse Arendt est un monde
social qui devient conscient de lui-même à travers l'activité politique, dont la
cité grecque fournit le type idéal. Il est constitué par tout ce que les citoyens
peuvent partager dans l'espace public : l'art, la pensée, la défense des
libertés communes, un socle de valeurs partagées. La protection de ce
monde commun est l'objet même de l'action politique. Il ne peut, en effet, se
maintenir et résister à l'épreuve du temps qu'en étant assumé et défendu
consciemment : « Durant des siècles (…), des hommes sont entrés dans le
domaine public parce qu'ils voulaient que quelque chose d'eux-mêmes ou
quelque chose qu'ils avaient en commun avec d'autres fût plus durable que
leur vie terrestre. » Dans Les origines du totalitarisme, Arendt (1998) fournit
une interprétation pénétrante du comportement « irrationnel » des peuples
européens de l'entre-deux-guerres adhérant aux idées totalitaires sans
égard pour leurs véritables intérêts. Cet égarement est à mettre en relation
avec l'effondrement du monde commun. L'un des points clés de l'analyse est
le suivant : le « déracinement » des individus sous l'effet des évolutions
économiques, sociales et politiques en Europe après la première guerre
mondiale a transformé les peuples en « masses » déstructurées, incapables
d'agir rationnellement, ni même seulement de prendre conscience de leurs
intérêts communs. « Les masses ne sont pas unies par la conscience d'un
intérêt commun et elles n'ont pas cette logique spécifique des classes qui
s'expriment par la poursuite d'objectifs, limités et inaccessibles. Le terme de
‘‘masses’’ s'applique seulement à des gens qui, soit à cause de leur simple
nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s'inté-
grer dans aucune organisation fondée sur l'intérêt commun, qu'il s'agisse de
partis politiques, de conseils municipaux, d'organisations professionnelles
ou de syndicats. » (1998 p. 32)
Ce que suggère Arendt, c'est que les individus ne peuvent former une vue
cohérente de leur propre intérêt social sans médiations collectives. L'expérience
totalitaire tend à démontrer que la propension à se comporter de manière
rationnelle et utilitaire est conditionnée par l'existence d'un cadre social stable et
cohérent : « L'intérêt, en tant que force collective, ne se fait sentir que si des
corps sociaux stables fournissent les nécessaires courroies de transmission
entre l'individu et le groupe.» (Arendt, 1998 p.74). Mais il y a plus : le repli sur soi
entraîné par la déstructuration de la société finit par générer un affaiblissement
de l'instinct de conservation. Privées de repères, les masses adoptent un
comportement désespéré, prêtes à tout sacrifier pour hâter l'avènement d'une
nouvelle cohérence du monde : « Le désintéressement au sens où l'on n’a plus
d'importance à ses propres yeux, le sentiment de pouvoir être sacrifié n'était plus
une expression d'idéalisme individuel, mais un phénomène de masse.»
(Arendt, 1998, p. 38.)
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Cette logique de réseaux est à lier au mouvement de désinstitutionalisation
(Dubet et Martuchelli, 1998). Ce processus se manifeste par des mutations
profondes dans les modes de socialisation et dans les rapports entre valeurs,
normes et individus : « Les valeurs et les normes ne peuvent plus être perçues
comme des entités ‘’ transcendantes ‘’, déjà là et au-dessus des individus. Elles
apparaissent comme des coproductions sociales, des agencements organisés
entre des finalités multiples et souvent contradictoires, des coproductions dans
lesquelles les ‘’ mœurs ‘’, les intérêts divers, instrumentaux et émotionnels, les
politiques juridiques et sociales aboutissent à des équilibres et à des formes
plus ou moins stables au sein desquelles les individus construisent leurs
expériences.»
Autrement dit, l'intégration de la société n'est plus réalisée par une programmation assurant une coordination générale de conduites. Des institutions comme
l'école, la famille et l'Église ont beaucoup perdu de leur pouvoir de régulation sur
les champs qu'elles prétendent normer : l'éducatif, les rapports entre les sexes et
entre les générations, la religion.
Freitag (2002) met en évidence l'aspect « décisionnel opérationnel » du type
social contemporain. La régulation sociale s'effectue non pas par la médiation
d'une culture commune intériorisée, mais sur la base de procédures, de normes
(au sens opérationnel du terme), de rapports d'influence, de décisions pragmatiques, de déclenchements de réactions (selon le modèle input/output popularisé
par la théorie des systèmes), etc.
La logique définissant ce mode de production n'est ni celle de la culture au
sens anthropologique du terme, ni celle des institutions politiques, à savoir une
production réflexive et verticale des règles de la vie collective, assortie d'un
discours de justification pouvant prêter à contestation. Elle renvoie bien davantage à des mécanismes excentrés de régulation et à des formes fluides de
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3. Désinstitutionnalisation et mode décisionnel opérationnel
4. Une fluidité transactionnelle
L'individu occupe une position incertaine. Celle-ci doit sans cesse être créée,
construite. Il doit gérer les tensions entre les demandes multiples, parfois contradictoires. Dans un tel contexte sociétal, le registre des civilités devient un enjeu
décisif. Les compétences de l'individu, ou les compétences dont l'individu doit
faire preuve, sont de plus en plus des compétences à la négociation et à se
mouvoir dans des univers différents ou encore dans des univers changeants.
Dans le domaine du travail, par exemple, il ne suffit plus de savoir travailler, mais
il faut tout autant savoir vendre et se vendre. Les individus sont ainsi poussés à
définir eux-mêmes leur identité professionnelle et à la faire reconnaître dans une
interaction qui mobilise autant un capital personnel qu'une compétence technique générale. Dans ce contexte, la confiance devient un projet auquel doivent
« travailler » les parties concernées et qui réclame l'ouverture de l'individu à
l'autre. Lorsqu'elle ne peut être contrôlée par des codes normatifs, la confiance
doit être gagnée, et les moyens d'y parvenir sont les démonstrations de chaleur
et d'ouverture. Les relations sont des liens fondés sur la confiance, cette confiance n'étant pas donnée mais travaillée, et ce travail signifiant un mécanisme
mutuel de révélation de soi. Dans ce mode, la gestion des tensions s'avère être
problématique. Comme nous l'avons souligné, le concept de transaction permet
l'analyse des processus de liaison et de séparation. Elle est une construction
continue de « compromis pratiques » entre la proximité / distance, l'opacité /
transparence, la face et le territoire. Or, dans ce monde ultramoderne, cette
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contrôle, à base d'influence, de gestion opérationnelle, de dispositifs matériels de
canalisation (dont les exemples seraient les centres commerciaux ou les parcs
thématiques), permettant d'assurer l'encadrement des pratiques et des acteurs
sans passer par la médiation de l'énonciation de finalités.
Si Freitag nomme ce mode de reproduction « décisionnel - opérationnel »,
c'est afin de mettre en relief une double dimension fondamentale : la substitution
de la décision et de l'influence à la production réfléchie, déductive de règles, à
partir de principes et de finalités ; le triomphe d'une logique organisationnelle et
systémique, centrée sur l'efficience, l'efficacité, le contrôle de l'environnement, le
déclenchement d'opérations ayant un fondement purement utilitaire ou
stratégique, sans aucune retombée lointaine ou collective. Ce qui caractérise ce
mode de reproduction, c'est qu'il ne réalise pas l'unité a priori de la société,
comme c'était le cas de la culture ou du pouvoir politique. Cette unité est réalisée
a posteriori par des ajustements de multiples procès décisionnels qui prolifèrent
dans la société. En conséquence, ce mode de reproduction n'est pas porteur
d'identité collective, dans la mesure où il n'est pas porteur en tant que tel de sens,
ni directement, à travers les orientations significatives régissant une communauté de culture, ni indirectement, à travers l'idéologie de légitimation associée
au pouvoir et à une communauté politique. Le propre de ce mode de reproduction est en effet de produire de l'information au sens cybernétique du terme, de
manipuler les orientations significatives dont sont porteurs les acteurs, mais
d'épuiser les réserves de tradition et de court-circuiter les discours de justification et d'orientation collective. L'idéologie correspondante passe bien plus par la
mobilisation immédiate que par l'argumentation et la justification.
construction s'avère pour le moins problématique. En l'absence de l'interdit dont
une des fonctions est aussi de permettre l'échange social (d'inter-dire) en
soustrayant ce qui ne peut y figurer, la personnalité contemporaine semble dans
l'ajustement permanent, balancée entre le trop et le pas assez. Quête incertaine
posant continuellement la question des limites à ne pas dépasser, à transgresser.
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Des auteurs tels que Fraser, Honneth, Taylor, Veca font l'hypothèse que nous
serions en train de passer des conflits typiques du modèle sociétal industriel,
conflits liés à la répartition des fruits du travail, à des conflits emblématiques
d'une nouvelle configuration qui serait davantage marquée par des enjeux
symboliques et identitaires. Remarquons tout d'abord que ce glissement des
conflits redistributifs aux luttes pour la reconnaissance ne doit pas être vu comme
une substitution ou un renforcement. Il convient en particulier de ne pas durcir ou
de ne pas dramatiser la distinction entre enjeux socioéconomiques et enjeux
symbolico-identitaires. Il est bien évident que les attentes symbolico-identitaires
ne datent pas d'aujourd'hui, tandis que les logiques du capitalisme mondial n'annoncent pas un estompement des conflits liés à la production et au travail. Cela
n'enlève rien à la nouveauté de la situation. D'un côté, on constate de façon
accrue que la question des enjeux socioéconomiques mais aussi institutionnels
ne peut plus être traduite dans l'espace public, sans tenir compte des enjeux
symbolico-identitaires. D'un autre côté, ces derniers, s'ils s'interfèrent assurément avec des questions d'ordre socioéconomique sont bien autre chose qu'une
nouvelle manière d'enrober le propos en donnant, si l'on peut dire, un look plus
actuel et plus avenant aux luttes héritées du passé. Le conflit structurait la relation à deux niveaux. Le premier est politique, il se trouve au sein de l'entre-nous
collectif. L'intervention du social (l'assurance pour les travailleurs et l'assistance
pour les incapables de travailler), sa mise en forme par la représentation politique
(parlements et partis) et les organisations de masse (syndicats, mouvements de
jeunesse) ont permis de surmonter un risque que la lutte des classes portait en
elle : celui du dérapage dans la guerre civile. Ce style de mise en forme offrait au
conflit une scène politique qui lui donnait son sens en dessinant les lignes d'affrontements et d'accords entre les acteurs. Au niveau de la personne, le conflit
remplissait une même fonction symbolique : structurer une relation entre soi et
soi où les éléments sont à la fois en rapport et en conflit. Aux enjeux centrés sur
la dénonciation de l'inégalité, de l'injustice sociale succèdent des enjeux centrés
sur la relation, sur la protection face au harcèlement, sur la souffrance psychique
au travail, sur le stress professionnel. On observe une revendication face à la
souffrance, le droit à la dignité, au respect, à l'estime. Mais il s'agit d'une réaction
à forte composante morale, ne trouvant plus à être traduite par des acteurs
collectifs aux intérêts contradictoires. Avec la remise en question d'un processus
d'intégration conflictuelle au sein de la société, une sensibilité morale semble
tenir lieu de pensée politique.
La souffrance fait l'objet d'une formidable attention. Nous codons une multitude de problèmes quotidiens dans le langage psychologique et particulièrement
dans celui de la dépression, alors qu'ils étaient énoncés, il y a encore peu, dans
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5. Le passage des conflits redistributifs à des enjeux symbolico-identitaires
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un langage social ou politique de la revendication, de la lutte et de l'inégalité.
Cette subjectivation généralisée est une forme sociale et politique. Elle doit être
analysée comme un processus historique et ne pas être réduite à la seule
psychologisation des rapports sociaux.
La mise en scène de la souffrance est à lier à l'entremêlement de deux
processus : le passage d'une société d'appartenance à une société de déliaison
et de conflits socioéconomiques à des enjeux identitaires. Les transactions
sociales prennent la forme de l'affiliation ou encore de l'association, ce qui
appelle de nouvelles modalités de compromis, de nouvelles modalités de civilité.
Comment (re)créer du lien avec celui qui rend publique sa souffrance ? L'individu
est confronté à une perte de consistance de son identité, à une rupture du passé,
du présent et de l'avenir, à une détotalisation du temps. Il en résulte un vide, une
perte de sens, des repères. Le rapport à l'autre, la construction des microcompromis est confrontée à une double crainte : la crainte de ne pas être reconnu, la
crainte du déni de l'autre, la peur des autres, la crainte de la rencontre. Connecté
mais distant.
L'individu contemporain est confronté à l'angoisse du vide et de la séparation,
à l'affaiblissement des points d'appui et à la précarisation des conditions de la
confiance.
Dans un tel contexte d'enjeux de reconnaissance, ce qui devient difficilement
supportable, ce sont les expériences de l'injustice ou du mépris, qui minent les
conditions intersubjectives de la confiance. Là où l'individu attend positivement
d'être reconnu, soutenu, se révèle négativement, en cas de défaut de la reconnaissance, la dangereuse proximité avec le « bord », l'irruption du réel comme
« impossible » ou comme « point d'horreur ». Ce qui est en jeu à travers ces
notions quelque peu déroutantes et cela d'autant plus que nous pouvons en faire
l'expérience banale, c'est la question de la supportabilité de la vie.
Il faut préciser que les altercations de la vie quotidienne, en apparence
mineures, peuvent avoir des effets aussi déstructurants ou dévastateurs que
certaines violences institutionnelles. Il y a un sentiment de vulnérabilité. Le problème de la vulnérabilité rejoint la question de la justification esthétique de l'existence. Cette notion est introduite par P. Sloterdijk (1987) qui distingue trois
manières de justifier l'existence : la manière religieuse, la manière sociohistorique et la manière esthétique. Cette distinction recoupe celle entre la théodicée ( « Comment mettre le mal, la douleur, la souffrance et l'injustice en accord
avec l'existence de Dieu ? »), l'utopie (Comment réduire au maximum le malheur
humain, voire le supprimer complètement, à travers une transformation en
profondeur des conditions de l'existence en société ?) et l'algodicée (Comment,
dans un monde privé de garantie, « supporter encore la douleur ? »). La justification esthétique de l'existence a pour souci primordial de rendre la vie supportable, malgré le fait qu'il n'y ait plus de garantie. La réalisation partielle de cette
tâche implique au moins d'accepter la vulnérabilité de l'être humain et d'apprendre à vivre avec du non-résolu, avec de l'inconsistant et peut-être même de
l'insoluble.
La reconnaissance de la vulnérabilité renvoie à une exigence esthétique plus
forte que celle qui est engagée dans les idées de respect et de tolérance. Telles
qu'elles sont généralement utilisées, ces dernières notions sont en affinité avec
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un modèle anthropologique de type atomiste très libéral, reposant sur le double
présupposé d'indépendance et d'hostilité. Dans cette optique, le respect d'autrui
et la tolérance à l'égard des « différences » visent simplement à remédier à l'état
d'hostilité, mais sans toucher à l'indépendance, ce qui se traduit par une communication en extériorité, une conception libérale de la loi comme pur artifice, se
bornant à assurer la coexistence pacifique des atomes individuels, ainsi que par
les tendances relativistes d'une certaine idéologie multiculturaliste bien
pensante. Dans la configuration du jeu libre, il n'est pas rare que l'individu qui se
réclame du respect et de la tolérance se caractérise par un souci du contrôle et
de la « protection » et surtout par un refus, ou peur, de la rencontre symbolique,
soit l'expérience qui modifie les sujets en présence : on n'est plus le même du fait
de la rencontre, l'autre m'échappe. Au contraire, la reconnaissance de la vulnérabilité repose sur l'idée d'intersubjectivité ainsi que sur la disponibilité à entendre
les appels que d'autres nous lancent.