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La souffrance : un enjeu social contemporain

2004, Pensée plurielle

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

LA SOUFFRANCE : UN ENJEU SOCIAL CONTEMPORAIN Jean Foucart De Boeck Supérieur | Pensée plurielle 2004/2 - no 8 pages 7 à 7 ISSN 1376-0963 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2004-2-page-7.htm Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Foucart Jean, « La souffrance : un enjeu social contemporain », Pensée plurielle, 2004/2 no 8, p. 7-7. DOI : 10.3917/pp.008.0007 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- La souffrance : un enjeu social contemporain JEAN FOUCART 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Mots clés : angoisse, confiance, mal, transaction, ultramodernité, réseau, connexion, individualisme, déliaison, masse, désinstitutionnalisation, régulation sociale, mode décisionnel opérationnel, contrôle. Depuis quelques années, la question de la souffrance fait l'objet d'une abondante littérature, que ce soit dans le domaine de la théologie, de la philosophie, de la psychologie. On parle beaucoup de la souffrance au travail (Desjours), des questions du harcèlement, de la souffrance à l'école, du plaisir et de la souffrance en éducation, de la souffrance et de la violence dans l'univers familial, de la souffrance à l'hôpital, de victimisation, etc. qui sont autant d'enjeux importants dans notre société. Constatons l'incroyable bouleversement qui s'est produit en cent cinquante ans. En 1847, lors d'une séance consacrée à la douleur, ayant lieu à l'Académie des sciences, un médecin français, Magendie, déclara : « Que les gens souffrent ou non, en quoi cela peut-il intéresser l'Académie des sciences ? » Alors qu’aujourd’hui, lorsqu'un meurtre est commis dans un village ou un quartier, il arrive que des équipes de psychologues interviennent immédiatement pour débriefer la famille, les voisins, etc. Cette intervention est faite dans le cadre d'une action préventive contre ce qu'on appelle le « stress post-traumatique », qui est un ensemble de symptômes divers (dont la dépression) produit par un choc, un événement traumatisant. Et l'action de debriefing consiste à dire : « Vous n'êtes pour rien dans ce qui est arrivé ; vous êtes de pures victimes ». ________ 1 Docteur en sociologie, chargé de cours au département social de la Haute École Charleroi-Europe. 7 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur La thématique de la souffrance est à inscrire dans la construction d'une nouvelle forme sociale, politique, culturelle, une « culture du malheur intime ». Elle est à relier au glissement d'enjeux socioéconomiques à des enjeux identitaires, caractéristiques de « l'ultramodernité ». Le paradigme de la transaction sociale et les concepts qui y sont liés offrent un outil théorique particulièrement intéressant. Il y a une sorte de « pathos » de la souffrance. La souffrance est devenue un référent pour agir dans de multiples domaines et une explication de problèmes parfaitement hétérogènes. Il y a une plainte qui s'exsude de partout et que nous ne devons pas prendre au pied de la lettre. Rien ne nous dit que les gens souffrent plus aujourd'hui qu'hier, mais tout nous convie à nous demander ce que désigne cette place centrale de la souffrance. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Nous travaillons l'hypothèse qu'il s'est opéré au cours des 30-35 dernières années un passage d'un lien social caractérisé par l'intégration et le conflit à une déliaison sociale. Celle-ci se caractérise par de l'angoisse, une insécurité existentielle. Il s'est opéré un passage d'enjeux socioéconomiques à des enjeux centrés sur la construction du lien, sur la dénonciation de la souffrance. La société n'a jamais été autant qu'aujourd'hui une « société d'individus » : perte des appartenances collectives, « déstandardisation du travail » avec pour corrélat la prépondérance d'un « modèle biographique » comme le dit Ülrich Beck, généralisation de l'individu flexible dont parle Richard Sennet, « désassociation » de Michael Walzet. La désaffiliation est partout. On pourrait ajouter l'abondante littérature sur la fragilisation de la famille, des Églises, des partis, des syndicats et de la plupart des groupes d'appartenance. Ces constats expriment l'un des défis les plus profonds des sociétés contemporaines : le fait qu'elles soient de part en part traversées par ces puissantes dynamiques d'individualisation dont la raison est à chercher dans la mutation du capitalisme actuel qui fait de la mobilité l'impératif catégorique de son expansion, à charge pour les individus de s'y prêter quel qu'en soit le coût. De sorte que l'une des questions qui se pose est celle de l'individu mobile dans une société « réticulaire » et « connexionniste ». Ce texte sera composé de deux grandes parties. Dans un premier temps, nous préciserons les notions centrales de cette réflexion : les notions d'angoisse, de confiance et de transaction. Nous examinerons ensuite les aspects centraux du contexte sociétal contemporain, ce qui nous amènera à préciser les propriétés de la déliaison sociale pour, enfin, introduire à la question de la mise en scène de la souffrance et des enjeux de reconnaissance. I. Angoisse/confiance et transaction L'angoisse est, selon nous, caractéristique de l'expérience contemporaine. Elle résulte de ce phénomène constitué par l'affaiblissement des points d'appui et la précarisation des conditions de la confiance. L'angoisse est, pour nous, l'aspect central de la souffrance. La vie est rendue insupportable. Cet affai8 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Le travail des sociologues, philosophes, historiens, anthropologues… est de reconnaître que manifestement « quelque chose se passe autour de ça ». En fait, une nouvelle forme sociale se dessine, qu'Ehrenberg appelle une « culture du malheur intime ». blissement des points d'appui est à lier à un processus spécifique de ce que certains appellent l'ultramodernité. Il se caractérise par le développement d'un monde connexionniste, une subjectivation croissante de la vie sociale, en d'autres termes, une exigence grandissante d'autonomie et d'affirmation du sujet personnel. Ce processus, même s'il ne peut se réduire à cela, est à la base d'une indétermination positionnelle et identitaire. Les travailleurs du lien par exemple, s'interrogent continuellement sur leur place, leur pouvoir par rapport aux usagers, à l'administration, aux parents…, sur leur identité, sur la confiance à accorder aux autres acteurs. Il y a plus globalement, dans les différentes sphères de la vie sociale, une peur de l'autre, une mise en défiance. Ce mouvement favorise la vulnérabilité de chacun et l'exposition de chacun aux risques de tous. Cela pose la question, centrale dans notre propos, de la confiance. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur L'angoisse est la pointe aiguë au cœur du mal. Que des états d'angoisse soient aussi divers que l'on voudra quant à leur intensité et quant à leur nuance, il y a pourtant quelque chose qui paraît bien leur être commun : le sentiment du danger, du péril auquel est exposée la personne que l'on est. Mais cette caractérisation est insuffisante. Il faut que le péril qui menace la personne soit d'un type particulier pour que naisse l'angoisse. N'appartient-il pas à l'essence de l'angoisse véritable de n'avoir précisément aucun objet qui lui corresponde ? Il est très remarquable que Kierkegaard aussi bien que Heidegger considèrent la peur comme une « peur de quelque chose », alors que l'angoisse, d'après leur opinion, a quelque rapport avec le « néant », ce qui exprime l'absence d'objet de l'angoisse. Dans la peur, nous nous trouvons en présence d'un objet auquel nous nous opposons, nous pouvons être tentés de nous en débarrasser ou encore fuir devant lui ; dans la peur, nous avons conscience de nous-mêmes ainsi que de l'objet ; nous pouvons examiner comment nous devons nous comporter vis-àvis de cet objet, nous fixons le regard sur la cause de la peur qui se trouve réellement dans l'espace devant nous. L'angoisse nous prend en quelque sorte dans le dos ; nous ne pouvons que tenter de lui échapper. Faire confiance à autrui, c'est en quelque sorte, et ce, sans en être complètement sûr, penser qu'autrui tiendra ses engagements, même et surtout si ceux-ci sont implicites. Autrement dit, si « je » fait confiance à autrui, « je » agit en faisant référence au fait qu'autrui est censé tenir ses engagements, engagements qui ne sont pas nécessairement des promesses explicites, mais qui tiennent compte du contexte d'action, des attentes de comportement. Et de ce fait, la confiance est fondamentalement fragile puisqu'elle repose en partie sur des règles officielles, mais aussi sur des savoirs implicites. La confiance suppose un inévitable risque, celui de la trahison. D'où une certaine fragilisation dans un univers socioculturel où ne compte plus que la performance individuelle. Dans la perspective contemporaine marquée par un mouvement de subjectivation, une tension difficile à gérer entre souci pour soi et souci pour autrui se manifeste. 9 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Nous allons préciser ces notions d'angoisse et de confiance et les relier au concept de transaction. Il y a l'angoisse perpétuelle de basculement dans l'indignité, dans l'incapacité de répondre aux exigences liées au mouvement de subjectivation et de perte de la confiance en soi et dans les autres. Il y a une précarisation des fondements, le sujet craint de perdre le contact avec le monde et avec les autres, voire avec lui-même. Nous sommes ici dans le registre de la confirmation du monde propre et de la vérification du rapport à autrui. On décèle les signes de ce trouble dans les écrits des « réformistes sociaux ». Il apparaît sous la thématique de la « crise de sens ». Aujourd'hui, à chacun de forger lui-même le sens qu'il entend donner à sa vie. À chacun de composer sa propre palette dans l'éventail des croyances qui s'offrent à lui et d'apporter le résultat de sa propre construction en réponse aux grandes questions de l'existence. La crise du sens n'est pas une crise de la disparition du sens. C'est une recomposition de l'accès au sens, par laquelle il est de la responsabilité de chacun d'avoir à affronter un grand nombre de références possibles. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Face à cette souffrance, se met en place un dispositif visant à protéger, à reconstruire du lien. Par la notion de dispositif, nous désignons un ensemble de comportements, de discours, de législations, de conseils, etc. Le concept de transaction Remy (Remy, 1994) s'avère particulièrement pertinent pour l'analyse de cette souffrance contemporaine. C'est, en effet, un outil qui se centre sur l'analyse de la régulation et du mouvement de la vie quotidienne. Il permet la mise en place de matrices de questions relatives à la construction des microcompromis constitutifs de la quotidienneté. La vie quotidienne est, en effet, une construction continue de microcompromis, lesquels supposent que les individus soient à la fois liés et séparés, que l'autre soit un autre moi et un moi autre. La transaction considère que les sentiments sociaux, confiance, gratitude, fidélité, sociabilité, etc. sont des conditions de la vie sociale. Nous travaillerons l'hypothèse que la souffrance réside dans une grande difficulté, voire une impossibilité de construction des microcompromis structurant la quotidienneté. Cette fragilisation de la confiance dont nous parlons et l'angoisse qui y est liée expliquent l'importance des thèmes de la victimisation, du harcèlement, de la fatigue au travail. À mes yeux, la question essentielle n'est pas de se demander : « Y a-t-il plus de victimes, de harcèlement, d'incivilités ? », car à formulation aussi générale ne peut répondre qu'une affirmation tout aussi vague, faute de données historiques sur le sujet. L'enjeu est plutôt de prendre conscience du fait que, lorsqu’adviennent de nouveaux concepts moraux ou lorsque de nouvelles attentions morales sont portées à des questions qui jusque-là ne se posaient pas publiquement, c'est la conscience de ce que nous sommes, ou encore, c'est la construction normative du sujet qui est en jeu. 10 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur À l'angoisse, une réponse : « la confiance libre ». La seule façon de vivre dans un monde dépourvu de fondement solide et stable, c'est de pouvoir compter sur autrui. Le problème qui se pose à partir de là, et nous en faisons quotidiennement l'expérience, c'est que la confiance devient cruciale et même vitale, précisément au moment où elle s'avère moins que jamais assurée. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Nous reprendrons l'hypothèse que propose Gauchet (2002) d'une scansion allant de l'idée de personnalité traditionnelle à celle de personnalité moderne et ultramoderne. À ces trois structures de personnalité correspondent trois types tout à fait différents de supports sur lesquels peut se structurer une personnalité. Ce que Gauchet appelle la personnalité traditionnelle renvoie au type de société que Dumont (1966) qualifiait d' « holiste ». Cette personnalité incorpore et exprime directement les normes collectives. C'est pourquoi il est aventureux de parler à son propos d'individu proprement dit, puisque celui-ci s'identifie aux normes collectives de son groupe et qu'il exprime directement son statut social. Le socle de cet individu d'avant l'individualisme, c'est son appartenance statutaire dans une société dont les statuts sont hiérarchisés. Cet « individu » n'est pas identifié et valorisé pour lui-même. Tocqueville (1967) dit ainsi à propos de l'Ancien Régime : « Nos pères n'avaient pas le mot ''individualisme'' que nous avons forgé pour notre usage, parce que de leur temps, il n'y avait pas en effet d'individu qui n'appartînt à un groupe et qui pût se considérer absolument seul. » Cette promotion de l'individu est liée au passage du support statutaire au support propriété qui devient le socle donnant sa consistance à l'individu moderne lorsqu'il n'est plus encastré dans des rôles assignés. « Avec la propriété, quelque chose qui est exclusivement de l'individu est placé au centre d'un domaine qui était gouverné jusque-là par des considérations holistes hiérarchiques ». (Dumont, 1983). Ce sont des conclusions analogues auxquelles Georg Simmel (1999 ) est parvenu dans La philosophie de l'argent. La société d'aujourd'hui n'a jamais été autant que maintenant « une société d'individus ». La désaffiliation est partout. Un trait dominant des sociétés contemporaines tient au fait qu'elles sont de part en part traversées par ces puissantes dynamiques d'individualisation dont la raison de fond est à chercher dans la mutation du capitalisme actuel, « réticulaire » et « connexionniste ». C'est ce que nous allons examiner. 2 III. « Ultramodernité » et souffrance 1. Le monde connexionniste Dans le domaine des sciences humaines, la formation du paradigme du réseau est liée à l'intérêt croissant porté aux propriétés relationnelles (et aux ontologies relationnelles) par opposition aux propriétés substantielles attachées aux êtres qu'elles définiraient en soi. L'approche par les réseaux se donne dans un monde dans lequel potentiellement, tout renvoie à tout ; un mode souvent conçu comme « fluide, continu, chaotique » où tout peut se connecter à tout. Aux ________ Nous désignerons la période contemporaine par le terme d'ultramodernité. L'ultramodernité, c'est toujours la modernité, mais la modernité désenchantée, problématisée. 2 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur II. Types sociétaux et de personnalité : l'hypothèse de Gauchet 12 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur ontologies essentialistes sont substitués des espaces ouverts, sans frontières, centres, ni points fixes dans lesquels les êtres sont constitués par les relations dans lesquelles ils entrent et se modifient au gré des flux, transferts, échanges, permutations, déplacements. Mais comme l'explique Michel Serres (1968 : 13), cela nécessite de s'appuyer sur un schéma permettant de comprendre la façon dont cette connectivité générale peut se réaliser. Ce schéma est celui de la « communication ». Ce philosophème a été mis en service, du moins en France, dans les années qui ont suivi mai 1968. Il s'accompagne d'une critique (parti-culièrement chez Deleuze), non seulement du « sujet » en tant qu'il serait défini par référence à une conscience de soi et à une essence qui pourrait être autre chose que la trace des rapports dans lesquels il a été pris au gré des déplacements, mais également d’une critique de tout ce qui était dénonçable en tant que « point fixe » susceptible de faire référence, soit par exemple le capitalisme, la bourgeoisie et plus généralement toutes les institutions, mais aussi les maîtres (à penser), les bureaucraties, les traditions (parce qu'elles sont tournées vers une origine traitée comme point fixe) et les eschatologies, religieuses ou politiques, parce qu'elles rendent les êtres dépendants d'une essence projetée dans l'avenir. Au cours des années 1970, cette critique s'est orientée presque naturellement vers le capitalisme confondu, au sein d'une même dénonciation, avec la famille bourgeoise et avec l'État en tant que mondes clos, fixés, rigidifiés, que ce soit par l'attachement à la tradition (la famille), par le juridisme et la bureaucratie (l'État) ou par le calcul et la planification (l'entreprise), opposés à la mobilité, la fluidité, des « nomades » susceptibles de circuler, au prix de multiples métamorphoses dans des réseaux ouverts. Ce faisant, et en partie à son insu, cette critique se prêtait aussi à une interprétation en termes de libération, non seulement des fidélités personnelles et institutionnelles, désormais vécues comme servitudes sans fondement, qui caractérisaient l'ancien ordre en voie de marginalisation, mais aussi toutes les formes de « hiérarchies » et tous les « appareils », c'est-à-dire à la fois « l'appareil d'État » et des « appareils » qui, comme les « appareils syndicaux », avaient contribué à la formation du droit au travail, à la reconnaissance des classes sociales et au procès qui devait conduire à leur représentation dans l'appareil de l'État. Selon Boltanski et Chiapello (1999), le redéploiement du capitalisme a été associé à la récupération de cette figure du réseau. Ainsi que l'ont montré ces auteurs, un « nouvel esprit » du capitalisme s'est développé au cours des années 1990, conduisant à la naissance d'une nouvelle configuration normative où la thématique du réseau joue à plein rythme. Cette nouvelle configuration caractérise non seulement le nouveau capitalisme mais aussi les différentes sphères de la vie sociale. À la régulation verticale par les institutions a succédé la régulation horizontale par les réseaux, à une régulation en termes de normes imposées et de rôles prescrits, une régulation en termes de normes choisies et de rôles négociés. Dans la régulation horizontale par réseaux, les individus n'appartiennent plus à une institution qui leur imposerait des normes et leur prescrirait des rôles ; ils se connectent, de façon plus ou moins intense et selon des modalités extrême- ment variables, à des réseaux relationnels qui correspondent à leurs affinités. La sociabilité en réseaux est fonctionnelle pour des individus soucieux de leur autonomie et de leur liberté permanente de choix : comme sur le web, on se connecte ou se déconnecte selon les besoins et les envies en nouant des liens sporadiques et éphémères. Ces bouleversements sociaux ont un coût et l'on peut faire état de cette « fatigue des auteurs » et de ces « épreuves de l'individu » dont parlent Dubet et Martuchelli (1998). Gauchet (2002 ) a pu dire que la société était physiquement épuisante pour les individus parce que les individus avaient aujourd'hui beaucoup plus à porter sur leurs épaules. Plus la société se désinstitutionnalise, plus le sujet est défini de façon « héroïque », plus il doit produire à la fois son action et le sens de sa vie. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur La modernité a vu se perpétuer, tout en renouvelant radicalement les formes, un certain type de lien social. La notion générale qui paraît le mieux nommer la façon dont ce lien a pu concrètement être éprouvé, mais aussi théoriquement pensé, est celle d'appartenance. À travers elle, la socialisation se joue dans les termes de l'intégration. C'est ainsi que l'on pouvait dire que l'on était (certainement la façon la plus forte de dire qu'on lui appartient) de telle famille, que l'on pouvait parler de l'appartenance à une classe sociale ou encore à une nation. Dans cette façon de penser le lien social, le collectif vous comprend et d'une certaine façon vous constitue. À travers ces liens d'appartenance peut se constituer une identité stable, une identité statutaire et non problématique, à tout le moins, si elle commence à l'être, une identité qui peut s'appuyer sur quelques repères forts parce que suffisamment objectivés dans le monde social. Dans ce modèle, l'individualisme se caractérise par une personnalisation des adhésions, qu'il s'agisse du mariage ou de l'entrée dans un parti. Personnalisation qui revenait à exiger, contre les obligations imposées de l'extérieur, « d'être soi-même » dans des entreprises qu'on prétendait mener selon son libre vouloir et en connaissance de cause. Cet impératif de personnalisation ne remettait pas en cause le principe du lien lui-même ni le fait de l'engagement. On continue en régime de personnalisation de se définir par les appartenances auxquelles on choisit de se dédier. Il y a dans ce type sociétal un entremêlement de deux modes de fonctionnement, l'un individuel, l'autre traditionnel. Or, dans une culture de la tradition, le lien de société n'est pas posé comme ce qui découle de l'action des individus ; il est posé, au contraire, comme un modèle qui les précède radicalement. Nous sommes dans un monde qui s'ordonne autour de formes préréglées de coexistence avec les autres. La personnalité se caractérise par un rapport conflictuel de soi à soi, le sens du devoir qu'il faut avoir intériorisé et qui entre en conflit avec le « désir ». Nous avons affaire à une personnalité à Sur Moi, à culpabilité. De l'individualisme de personnalisation des adhésions, on a basculé dans un individualisme de déliaison où l'exigence d'authenticité devient antagoniste de l'inscription dans un collectif. Ce qui caractérise la sociabilité, ce n'est plus tant l'intégration que la capacité à se mouvoir et à agir dans des contextes différents 13 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur 2. Un individualisme de déliaison 14 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur et dans lesquels l'assignation à une place doit toujours se reconstruire. L'étayage de l'identité ne peut donner de bons résultats qu'en s'adaptant aux idées de fluidité, d'instabilité, de métamorphose. L'individu contemporain aurait en propre d'être le premier individu à vivre en ignorant qu'il vit en société. Il l'ignore en ceci qu'il n'est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l'englobement au sein d'une collectivité, avec ce que cela a voulu dire millénairement durant, de sentiment d'obligation et de dette. L'individu contemporain, ce serait l'individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l'individu pour lequel il n'y a plus de sens à se placer du point de vue de l'ensemble. L'individu ultramoderne se veut ou se croit hyperindépendant, au point de se vivre affranchi de toute responsabilité, sans avoir à rendre compte à quiconque de ses choix et de ses comportements, ce qui soulève d'ailleurs une foule de problèmes. La littérature sociologique qui porte sur ces questions et qui s'est développée dans les années 1970 met l'accent sur les problèmes que rencontre cet individu, à partir de la difficulté ou de l'impossibilité de concilier sa prétention à être autosuffisant et l'exigence de faire quand même « société » avec ses semblables. Pour nombre d'individus contemporains, on pourrait parler d'individus hypertrophiés parce qu'ils ne se définissent plus et ne se conduisent plus en fonction de références externes. C'est un individualisme par excès, mais, souligne Castel (2004), qui est à opposer à l'individualisme par défaut. Les « individus par excès » disposent à satiété de toutes les ressources nécessaires pour ne dépendre que d'eux-mêmes et s'occuper exclusivement d'eux-mêmes. Ces individus vivent dans une sorte d'excès permanent, excès de consommation, mais aussi excès de pressions, de sollicitations, de stress et qui, en quête de performances toujours plus grandes, se brûlent dans l'hyperactivité tout en se débattant dans un rapport au temps toujours plus contraignant. Si ceux-là ont pu accéder à l'autonomie et de ce fait entrer dans « les aventures de la subjectivité », c'est aussi parce qu'ils bénéficient d'un socle de ressources économiques et sociales. Ce qui n'est pas le cas de ceux qui se situent sur le pôle opposé et qui constituent la face négative de l'ultramodernité, des individus qui n'ont jamais bénéficié de supports économiques ou dont les supports se sont effondrés et qui, dès lors, ont connu un parcours d'exclusion ou d'échec. La vacuité de l'existence des seconds s'opposerait ainsi à l'intensité de celle des premiers. Les pathologies qui affectent l'individu ultramoderne sont d'ailleurs à l'image de ses investissements. Pathologies de la défonce toxicomaniaque ou, plus simplement, de l'addiction à des substances destinées à soutenir un rythme de performances toujours accru. Pathologies alimentaires, celles de l'obésité ou de l'anorexie, dans lesquelles se traduit soit le débordement alimentaire, soit son contraire, la restriction extrême, forme d'expérimentation des limites corporelles. Pathologies professionnelles également liées à l'hyperfonctionnement auquel les individus sont contraints et dans lequel ils déconnectent brutalement comme des machines ou des circuits électriques claquant brutalement du fait d'une surchauffe excessive. Enfin, plus globalement, pathologies sociales de l'épuise- 15 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur ment, qu'elles prennent la forme de la dépression ou du burn out atteignant ceux qui, toujours plus performants sur un rythme toujours plus accéléré, ont dépassé toutes les limites. Cette dimension de l'excès n'est pas absente, cependant, du second type d'individus. Mais il s'agit dans leur cas, d'une sorte « d'excès dans l'inexistence ». Ne pouvant satisfaire, du fait de l'absence ou de l'effritement de leurs supports économiques et sociaux, aux injonctions sociales d'autonomie, d'adaptabilité, de dynamisme et de performance, ils sont les laissés-pour-compte de l'ultramodernité. À la perte ou à l'absence de supports, correspond souvent un sentiment de non-existence, une perte de leur singularité, une disparition de leur capacité d'individuation, un effondrement de leur narcissisme et, par là même, de leur capacité à s'aimer eux-mêmes. D'où chez certains, des passages à l'acte parfois spectaculaires pour rompre l'insupportable sentiment de vacuité de leur existence. Tout cela renvoie à des dysfonctionnements sociaux majeurs, à des modes de fonctionnement profondément pathologiques, à des processus de déréalisation de l'autre et du social. Il y a tout un ensemble de traits qui définissent cet individu moderne : l'adhérence à soi, des formes d'enfermement, de rapport à soi marqués par des types de narcissisme extrêmes, les stratégies d'évitement, l'inconsistance… Qu'on le dise d'une manière ou d'une autre, plus psychologique ou plus sociologique, on arrive à la même idée de fonctionnements, de mécanismes individuels inconsistants, qui évoquent les traits de caractère de « l'homme de masse » tels que les a décrits, en philosophie politique Hannah Arendt (1983). Le « monde commun » auquel s'intéresse Arendt est un monde social qui devient conscient de lui-même à travers l'activité politique, dont la cité grecque fournit le type idéal. Il est constitué par tout ce que les citoyens peuvent partager dans l'espace public : l'art, la pensée, la défense des libertés communes, un socle de valeurs partagées. La protection de ce monde commun est l'objet même de l'action politique. Il ne peut, en effet, se maintenir et résister à l'épreuve du temps qu'en étant assumé et défendu consciemment : « Durant des siècles (…), des hommes sont entrés dans le domaine public parce qu'ils voulaient que quelque chose d'eux-mêmes ou quelque chose qu'ils avaient en commun avec d'autres fût plus durable que leur vie terrestre. » Dans Les origines du totalitarisme, Arendt (1998) fournit une interprétation pénétrante du comportement « irrationnel » des peuples européens de l'entre-deux-guerres adhérant aux idées totalitaires sans égard pour leurs véritables intérêts. Cet égarement est à mettre en relation avec l'effondrement du monde commun. L'un des points clés de l'analyse est le suivant : le « déracinement » des individus sous l'effet des évolutions économiques, sociales et politiques en Europe après la première guerre mondiale a transformé les peuples en « masses » déstructurées, incapables d'agir rationnellement, ni même seulement de prendre conscience de leurs intérêts communs. « Les masses ne sont pas unies par la conscience d'un intérêt commun et elles n'ont pas cette logique spécifique des classes qui s'expriment par la poursuite d'objectifs, limités et inaccessibles. Le terme de ‘‘masses’’ s'applique seulement à des gens qui, soit à cause de leur simple nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s'inté- grer dans aucune organisation fondée sur l'intérêt commun, qu'il s'agisse de partis politiques, de conseils municipaux, d'organisations professionnelles ou de syndicats. » (1998 p. 32) Ce que suggère Arendt, c'est que les individus ne peuvent former une vue cohérente de leur propre intérêt social sans médiations collectives. L'expérience totalitaire tend à démontrer que la propension à se comporter de manière rationnelle et utilitaire est conditionnée par l'existence d'un cadre social stable et cohérent : « L'intérêt, en tant que force collective, ne se fait sentir que si des corps sociaux stables fournissent les nécessaires courroies de transmission entre l'individu et le groupe.» (Arendt, 1998 p.74). Mais il y a plus : le repli sur soi entraîné par la déstructuration de la société finit par générer un affaiblissement de l'instinct de conservation. Privées de repères, les masses adoptent un comportement désespéré, prêtes à tout sacrifier pour hâter l'avènement d'une nouvelle cohérence du monde : « Le désintéressement au sens où l'on n’a plus d'importance à ses propres yeux, le sentiment de pouvoir être sacrifié n'était plus une expression d'idéalisme individuel, mais un phénomène de masse.» (Arendt, 1998, p. 38.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Cette logique de réseaux est à lier au mouvement de désinstitutionalisation (Dubet et Martuchelli, 1998). Ce processus se manifeste par des mutations profondes dans les modes de socialisation et dans les rapports entre valeurs, normes et individus : « Les valeurs et les normes ne peuvent plus être perçues comme des entités ‘’ transcendantes ‘’, déjà là et au-dessus des individus. Elles apparaissent comme des coproductions sociales, des agencements organisés entre des finalités multiples et souvent contradictoires, des coproductions dans lesquelles les ‘’ mœurs ‘’, les intérêts divers, instrumentaux et émotionnels, les politiques juridiques et sociales aboutissent à des équilibres et à des formes plus ou moins stables au sein desquelles les individus construisent leurs expériences.» Autrement dit, l'intégration de la société n'est plus réalisée par une programmation assurant une coordination générale de conduites. Des institutions comme l'école, la famille et l'Église ont beaucoup perdu de leur pouvoir de régulation sur les champs qu'elles prétendent normer : l'éducatif, les rapports entre les sexes et entre les générations, la religion. Freitag (2002) met en évidence l'aspect « décisionnel opérationnel » du type social contemporain. La régulation sociale s'effectue non pas par la médiation d'une culture commune intériorisée, mais sur la base de procédures, de normes (au sens opérationnel du terme), de rapports d'influence, de décisions pragmatiques, de déclenchements de réactions (selon le modèle input/output popularisé par la théorie des systèmes), etc. La logique définissant ce mode de production n'est ni celle de la culture au sens anthropologique du terme, ni celle des institutions politiques, à savoir une production réflexive et verticale des règles de la vie collective, assortie d'un discours de justification pouvant prêter à contestation. Elle renvoie bien davantage à des mécanismes excentrés de régulation et à des formes fluides de 16 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur 3. Désinstitutionnalisation et mode décisionnel opérationnel 4. Une fluidité transactionnelle L'individu occupe une position incertaine. Celle-ci doit sans cesse être créée, construite. Il doit gérer les tensions entre les demandes multiples, parfois contradictoires. Dans un tel contexte sociétal, le registre des civilités devient un enjeu décisif. Les compétences de l'individu, ou les compétences dont l'individu doit faire preuve, sont de plus en plus des compétences à la négociation et à se mouvoir dans des univers différents ou encore dans des univers changeants. Dans le domaine du travail, par exemple, il ne suffit plus de savoir travailler, mais il faut tout autant savoir vendre et se vendre. Les individus sont ainsi poussés à définir eux-mêmes leur identité professionnelle et à la faire reconnaître dans une interaction qui mobilise autant un capital personnel qu'une compétence technique générale. Dans ce contexte, la confiance devient un projet auquel doivent « travailler » les parties concernées et qui réclame l'ouverture de l'individu à l'autre. Lorsqu'elle ne peut être contrôlée par des codes normatifs, la confiance doit être gagnée, et les moyens d'y parvenir sont les démonstrations de chaleur et d'ouverture. Les relations sont des liens fondés sur la confiance, cette confiance n'étant pas donnée mais travaillée, et ce travail signifiant un mécanisme mutuel de révélation de soi. Dans ce mode, la gestion des tensions s'avère être problématique. Comme nous l'avons souligné, le concept de transaction permet l'analyse des processus de liaison et de séparation. Elle est une construction continue de « compromis pratiques » entre la proximité / distance, l'opacité / transparence, la face et le territoire. Or, dans ce monde ultramoderne, cette 17 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur contrôle, à base d'influence, de gestion opérationnelle, de dispositifs matériels de canalisation (dont les exemples seraient les centres commerciaux ou les parcs thématiques), permettant d'assurer l'encadrement des pratiques et des acteurs sans passer par la médiation de l'énonciation de finalités. Si Freitag nomme ce mode de reproduction « décisionnel - opérationnel », c'est afin de mettre en relief une double dimension fondamentale : la substitution de la décision et de l'influence à la production réfléchie, déductive de règles, à partir de principes et de finalités ; le triomphe d'une logique organisationnelle et systémique, centrée sur l'efficience, l'efficacité, le contrôle de l'environnement, le déclenchement d'opérations ayant un fondement purement utilitaire ou stratégique, sans aucune retombée lointaine ou collective. Ce qui caractérise ce mode de reproduction, c'est qu'il ne réalise pas l'unité a priori de la société, comme c'était le cas de la culture ou du pouvoir politique. Cette unité est réalisée a posteriori par des ajustements de multiples procès décisionnels qui prolifèrent dans la société. En conséquence, ce mode de reproduction n'est pas porteur d'identité collective, dans la mesure où il n'est pas porteur en tant que tel de sens, ni directement, à travers les orientations significatives régissant une communauté de culture, ni indirectement, à travers l'idéologie de légitimation associée au pouvoir et à une communauté politique. Le propre de ce mode de reproduction est en effet de produire de l'information au sens cybernétique du terme, de manipuler les orientations significatives dont sont porteurs les acteurs, mais d'épuiser les réserves de tradition et de court-circuiter les discours de justification et d'orientation collective. L'idéologie correspondante passe bien plus par la mobilisation immédiate que par l'argumentation et la justification. construction s'avère pour le moins problématique. En l'absence de l'interdit dont une des fonctions est aussi de permettre l'échange social (d'inter-dire) en soustrayant ce qui ne peut y figurer, la personnalité contemporaine semble dans l'ajustement permanent, balancée entre le trop et le pas assez. Quête incertaine posant continuellement la question des limites à ne pas dépasser, à transgresser. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Des auteurs tels que Fraser, Honneth, Taylor, Veca font l'hypothèse que nous serions en train de passer des conflits typiques du modèle sociétal industriel, conflits liés à la répartition des fruits du travail, à des conflits emblématiques d'une nouvelle configuration qui serait davantage marquée par des enjeux symboliques et identitaires. Remarquons tout d'abord que ce glissement des conflits redistributifs aux luttes pour la reconnaissance ne doit pas être vu comme une substitution ou un renforcement. Il convient en particulier de ne pas durcir ou de ne pas dramatiser la distinction entre enjeux socioéconomiques et enjeux symbolico-identitaires. Il est bien évident que les attentes symbolico-identitaires ne datent pas d'aujourd'hui, tandis que les logiques du capitalisme mondial n'annoncent pas un estompement des conflits liés à la production et au travail. Cela n'enlève rien à la nouveauté de la situation. D'un côté, on constate de façon accrue que la question des enjeux socioéconomiques mais aussi institutionnels ne peut plus être traduite dans l'espace public, sans tenir compte des enjeux symbolico-identitaires. D'un autre côté, ces derniers, s'ils s'interfèrent assurément avec des questions d'ordre socioéconomique sont bien autre chose qu'une nouvelle manière d'enrober le propos en donnant, si l'on peut dire, un look plus actuel et plus avenant aux luttes héritées du passé. Le conflit structurait la relation à deux niveaux. Le premier est politique, il se trouve au sein de l'entre-nous collectif. L'intervention du social (l'assurance pour les travailleurs et l'assistance pour les incapables de travailler), sa mise en forme par la représentation politique (parlements et partis) et les organisations de masse (syndicats, mouvements de jeunesse) ont permis de surmonter un risque que la lutte des classes portait en elle : celui du dérapage dans la guerre civile. Ce style de mise en forme offrait au conflit une scène politique qui lui donnait son sens en dessinant les lignes d'affrontements et d'accords entre les acteurs. Au niveau de la personne, le conflit remplissait une même fonction symbolique : structurer une relation entre soi et soi où les éléments sont à la fois en rapport et en conflit. Aux enjeux centrés sur la dénonciation de l'inégalité, de l'injustice sociale succèdent des enjeux centrés sur la relation, sur la protection face au harcèlement, sur la souffrance psychique au travail, sur le stress professionnel. On observe une revendication face à la souffrance, le droit à la dignité, au respect, à l'estime. Mais il s'agit d'une réaction à forte composante morale, ne trouvant plus à être traduite par des acteurs collectifs aux intérêts contradictoires. Avec la remise en question d'un processus d'intégration conflictuelle au sein de la société, une sensibilité morale semble tenir lieu de pensée politique. La souffrance fait l'objet d'une formidable attention. Nous codons une multitude de problèmes quotidiens dans le langage psychologique et particulièrement dans celui de la dépression, alors qu'ils étaient énoncés, il y a encore peu, dans 18 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur 5. Le passage des conflits redistributifs à des enjeux symbolico-identitaires 19 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur un langage social ou politique de la revendication, de la lutte et de l'inégalité. Cette subjectivation généralisée est une forme sociale et politique. Elle doit être analysée comme un processus historique et ne pas être réduite à la seule psychologisation des rapports sociaux. La mise en scène de la souffrance est à lier à l'entremêlement de deux processus : le passage d'une société d'appartenance à une société de déliaison et de conflits socioéconomiques à des enjeux identitaires. Les transactions sociales prennent la forme de l'affiliation ou encore de l'association, ce qui appelle de nouvelles modalités de compromis, de nouvelles modalités de civilité. Comment (re)créer du lien avec celui qui rend publique sa souffrance ? L'individu est confronté à une perte de consistance de son identité, à une rupture du passé, du présent et de l'avenir, à une détotalisation du temps. Il en résulte un vide, une perte de sens, des repères. Le rapport à l'autre, la construction des microcompromis est confrontée à une double crainte : la crainte de ne pas être reconnu, la crainte du déni de l'autre, la peur des autres, la crainte de la rencontre. Connecté mais distant. L'individu contemporain est confronté à l'angoisse du vide et de la séparation, à l'affaiblissement des points d'appui et à la précarisation des conditions de la confiance. Dans un tel contexte d'enjeux de reconnaissance, ce qui devient difficilement supportable, ce sont les expériences de l'injustice ou du mépris, qui minent les conditions intersubjectives de la confiance. Là où l'individu attend positivement d'être reconnu, soutenu, se révèle négativement, en cas de défaut de la reconnaissance, la dangereuse proximité avec le « bord », l'irruption du réel comme « impossible » ou comme « point d'horreur ». Ce qui est en jeu à travers ces notions quelque peu déroutantes et cela d'autant plus que nous pouvons en faire l'expérience banale, c'est la question de la supportabilité de la vie. Il faut préciser que les altercations de la vie quotidienne, en apparence mineures, peuvent avoir des effets aussi déstructurants ou dévastateurs que certaines violences institutionnelles. Il y a un sentiment de vulnérabilité. Le problème de la vulnérabilité rejoint la question de la justification esthétique de l'existence. Cette notion est introduite par P. Sloterdijk (1987) qui distingue trois manières de justifier l'existence : la manière religieuse, la manière sociohistorique et la manière esthétique. Cette distinction recoupe celle entre la théodicée ( « Comment mettre le mal, la douleur, la souffrance et l'injustice en accord avec l'existence de Dieu ? »), l'utopie (Comment réduire au maximum le malheur humain, voire le supprimer complètement, à travers une transformation en profondeur des conditions de l'existence en société ?) et l'algodicée (Comment, dans un monde privé de garantie, « supporter encore la douleur ? »). La justification esthétique de l'existence a pour souci primordial de rendre la vie supportable, malgré le fait qu'il n'y ait plus de garantie. La réalisation partielle de cette tâche implique au moins d'accepter la vulnérabilité de l'être humain et d'apprendre à vivre avec du non-résolu, avec de l'inconsistant et peut-être même de l'insoluble. La reconnaissance de la vulnérabilité renvoie à une exigence esthétique plus forte que celle qui est engagée dans les idées de respect et de tolérance. Telles qu'elles sont généralement utilisées, ces dernières notions sont en affinité avec Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 207.241.237.231 - 14/07/2014 06h16. © De Boeck Supérieur Bibliographie ARENDT Hannah, La condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p.96. ARENDT Hannah, Les origines du totalitarisme, Paris, Seuil, 1998. BOLTANSKI Luc, CHIAPELLO Ève, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. CASTEL Robert, La face cachée de l'individu hypermoderne : l'individu par défaut, in AUBERT Nicole, Éd., L'individu hypermoderne, Paris, Erès, 2004. DELCHAMBRE Jean-Pierre, Désinstitutionnalisation, vulnérabilité et enjeux de reconnaissance, Recherches sociologiques, vol XXX, n° 2, 1999, p. 23-41. DUBET François, MARTUCCELLI Danilo, Dans quelle société vivons-nous ? Paris, Seuil, 1998. DUMONT Louis, Homo hierarchicus, Paris, Gallimard, 1966. 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Dans la configuration du jeu libre, il n'est pas rare que l'individu qui se réclame du respect et de la tolérance se caractérise par un souci du contrôle et de la « protection » et surtout par un refus, ou peur, de la rencontre symbolique, soit l'expérience qui modifie les sujets en présence : on n'est plus le même du fait de la rencontre, l'autre m'échappe. Au contraire, la reconnaissance de la vulnérabilité repose sur l'idée d'intersubjectivité ainsi que sur la disponibilité à entendre les appels que d'autres nous lancent.