ENTRETIEN AVEC PIERRE DELION
Claudine Blanchard-Laville, Patrick Geffard
Association Cliopsy | « Cliopsy »
2020/2 N° 24 | pages 107 à 140
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ISSN 2100-0670
DOI 10.3917/cliop.024.0107
Entretien avec Pierre Delion
par Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
L’entretien que nous publions ci-dessous retranscrit et poursuit le
dialogue public que nous avons mené avec Pierre Delion le 28 juin
2019. Il s’inscrit dans le cadre des activités de l’association Cliopsy.
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Cher Pierre, nous te remercions vivement de nous faire l’honneur d’avoir
accepté cette invitation. Au fond, pour moi, ce n’est que la suite d’une
invitation que je t’avais déjà lancée il y a très longtemps, en 2006, au
moment du deuxième colloque Cliopsy à la Sorbonne. Tu n’avais pas été
disponible à l’époque et sans que tu le saches peut-être, c’est ta nondisponibilité qui m’a alors donné à ce moment-là le courage ou l’audace
d’inviter Salomon Resnik. Je t’avais rencontré dix années auparavant, dans
les années 1996-1998, dans le séminaire du lundi soir chez Salomon Resnik
précisément. D’ailleurs dans ton chapitre d’hommage à Salomon Resnik,
contenu dans le livre dirigé par Martin Reca qui vient de lui être consacré, tu
rappelles ce séminaire. Tu dis que tu te souviens surtout de la présence de
Louis Edy. Moi aussi, je me souviens de Louis Edy, mais surtout de toi.
J’étais présente, un peu en retrait, me semble-t-il, car je n’osais pas
revendiquer une place à parts égales avec les autres participants qui étaient
tous thérapeutes alors que j’animais simplement des « groupes Balint »
pour enseignants. J’ai conservé les notes que j’ai prises après ces séances,
notamment à propos de la séance où j’avais présenté la situation d’une
professeure de mathématiques qui avait rapporté dans mon groupe un clash
avec un couple d’élèves amoureux qui manifestaient ostensiblement et
bruyamment leur liaison au milieu de la classe. Elle les avait séparés, la fille
la transperçant du regard et le garçon l’insultant avec un « Va te faire
foutre ». Je passe sur ce que Resnik avait proposé à ce moment-là et que
j’ai retrouvé. Je dois dire que relire ces notes aujourd’hui reste instructif
pour moi. J’avais envie de partager ces souvenirs avec toi avant que nous te
posions les questions que nous avons envie de t’entendre développer ce
matin, Salomon Resnik étant l’une de tes références privilégiées. Patrick va
maintenant te dire pourquoi il a souhaité organiser cette rencontre avec
moi.
Patrick Geffard : Les références que je partage avec Pierre Delion sont les
liens avec le courant de la pédagogie et de la psychothérapie
institutionnelles. Je le dis en une seule fois parce que, ainsi que le disait
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Claudine Blanchard-Laville : L’association Cliopsy a le très grand plaisir de
recevoir ce matin Pierre Delion que nombre de personnes présentes
connaissent déjà et qui nous ont dit être très désireux de l’entendre.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
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Je me souviens – c’est un peu perecquien – de plusieurs choses, entre
autres de ce qui avait été appelé, en 2004-2005, les premières rencontres
pédagogie et psychothérapie institutionnelles, organisées à Lille, à ton
initiative et à celle de Jacques Pain. Je dis sur un ton un peu amusé
« premières rencontres », parce que les premières rencontres entre ces
courants-là, qui sont plus ou moins les mêmes, sont évidemment
antérieures, mais cela disait quelque chose de la dynamique dans laquelle
nous étions à l’époque de nommer « premières rencontres » ce qui était une
« re-rencontre » en quelque sorte. Il s’agissait de retisser les liens entre le
secteur du soin psychique et celui de l’enseignement et de la formation qui
s’étaient constitués de manière très proche dès Saint-Alban, dès la fin de
Seconde Guerre mondiale. Mais, au fil du temps, les liens s’étaient un peu
distendus. Ce colloque de Lille a plutôt bien fonctionné. C’était un colloque
important. Il y avait 250 ou 300 personnes. C’est le genre de choses que
l’on ne peut pas refaire chaque année. À la suite de cela, Jean Oury avait
proposé de tenir tous les ans des rencontres, que l’on appelle depuis « Les
rencontres de La Borde », ouvertes à des praticiens de la pédagogie et de la
psychothérapie institutionnelles, ceux de La Borde principalement du côté
psychiatrique. Nous nous sommes réunis en 2006 et il y avait quelques
responsables de réseau ou de groupe. Les prochaines rencontres auront lieu
en octobre 2019. Depuis, cette histoire continue et les liens perdurent.
Cela fait partie des choses sur lesquelles j’aimerais t’entendre. Comment la
psychiatrie dont tu te revendiques s’inscrit-elle dans ce courant de la
psychothérapie institutionnelle en particulier ? Mais aussi, que dirais-tu
aujourd’hui des liens que tu établis entre le pédagogique, le thérapeutique
et l’éducatif dont tu parles dans plusieurs de tes ouvrages ?
Un autre souvenir m’est revenu. En 2010, pendant les 24 e Journées de
psychothérapie institutionnelle à Bergerac, intitulées « Devenir de la
psychiatrie, de la pédagogie et du médico-social aux regards de l’histoire »,
il y avait plusieurs conférenciers (Michel Chauvière, Pierre Delion, Jacques
Hochmann). Il se trouve que Jacques Hochmann, qui a beaucoup travaillé
sur l’histoire de la psychiatrie, intervenait avant ta propre prise de parole
dans laquelle tu allais parler de la question de l’autisme et, plus
spécifiquement, de la thérapeutique du packing et des attaques très
violentes reçues à ce moment-là. Jacques Hochmann fait donc son
intervention et il parle de l’antipsychiatrie, non pas celle de Laing, Cooper,
etc., mais de l’antipsychiatrie qui se manifeste au moment où la psychiatrie
tente de se constituer comme discipline au XIXe siècle. La psychiatrie
n’existe pas encore véritablement comme spécialité médicale. Cela crée des
débats très violents à l’Assemblée entre des gens qui soutiennent la création
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Jean Oury, c’est la même chose. Cela fait bondir certaines personnes : « Les
enseignants ne sont pas des fous. Qu’avons-nous à voir avec le monde de la
psychiatrie ? » C’est la même chose sur le plan des structures qui sont
mises en œuvre – si on peut encore utiliser ce terme. Certains types de
dispositifs ont fait leur preuve depuis longtemps dans le secteur du soin ou
de la formation, de l’enseignement et, singulièrement, ceux du courant
institutionnel.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
de cette nouvelle spécialité et des gens qui s’y opposent très fortement. Et
Jacques Hochmann, qui a fait un travail très minutieux d’historien sur la
question, rend compte de ces débats et lit certains des propos de ceux qui
étaient opposés à l’institutionnalisation de la psychiatrie. Je me souviens
qu’à la fin de l’intervention d’Hochmann, tu prends la parole pour dire :
« Finalement, l’intervention de Jacques Hochmann m’a fait du bien, m’a
soigné en quelque sorte parce que les propos tenus au XIXe siècle contre la
psychiatrie étaient quasiment mot pour mot les propos tenus contre le
recours à la psychanalyse ou à la technique du packing dans le cas de la
psychose infantile. » Cela inscrivait dans le long terme, celui de l’histoire,
les attaques – abjectes par ailleurs – qui semblaient centrées sur ta
personne. C’était mon « je me souviens » par rapport à nos rencontres.
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Pour ma part, et plus spécifiquement, j’ai très envie de t’entendre nous
parler de ce qui t’a fait rejoindre l’université à un moment donné – faire une
thèse, passer une Habilitation à Diriger des Recherches, devenir professeur
des universités – alors que, comme tu l’écris, « Rares sont ceux qui, dans le
mouvement de la psychothérapie institutionnelle acceptent de se lancer
dans une carrière universitaire ». Tu écris aussi qu’il existe « une
traditionnelle séparation entre la psychiatrie universitaire et celle de
l’hôpital » et que tu n’avais pas songé à devenir universitaire avant les
années 90. Je t’inviterais à parler de tout ce parcours, si tu le veux bien.
Pierre Delion : Je vous remercie pour ce programme. Voici quelques
éléments pour répondre, pour improviser une réponse à la question de
Claudine, qui reprendra des éléments de ce que Patrick a proposé. Quand je
fais médecine à Angers, je vis une espèce de dissociation, pas
schizophrénique (je ne suis pas schizophrène, personne n’est parfait), entre
ce que j’avais imaginé de l’exercice de la médecine auquel je m’appliquais
pour devenir médecin – je reprendrai cela dans mon analyse, cette figure
très importante du médecin généraliste de mon enfance, dans mon petit
village de la Sarthe, à l’abri de la rillette – et la réalité des études médicales,
notamment des pratiques d’un certain nombre de professeurs de la Faculté
de médecine d’Angers que je trouvais insupportables et inadmissibles. Je ne
vais pas vous raconter les choses en détail, mais je peux évoquer, par
exemple, l’histoire de cet homme qui avait un nævus qui s’est transformé en
mélanome sur la verge. Le chirurgien qui va l’amputer de la verge, la
semaine après l’opération, a fait monter cet homme sur une table pour nous
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Claudine Blanchard-Laville : Passons maintenant aux questions que nous
avions envie de te soumettre. Tu sais peut-être que j’appartiens à une
équipe de recherche centrée sur la question de la construction du rapport au
savoir des sujets. Peut-être que tu pourrais nous faire partager ce que tu
analyses aujourd’hui de ton rapport au savoir à travers ton parcours
professionnel en évoquant pour nous ceux que tu appelles quelquefois tes
maîtres, ton lien à la psychanalyse, tes analystes éventuellement et aussi
les influences qui ont été déterminantes pour tes bifurcations dans ce
parcours, même si de nombreux éléments en réponse à ces questions
figurent déjà dans ton livre Mon combat pour une psychiatrie humaine où tu
racontes notamment ta rencontre avec Oury.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
montrer le résultat de l’amputation de la verge. Nous étions trente externes
et internes. Nous étions autour de cet homme monté sur une table pour
nous montrer le résultat de l’opération. Pour moi, c’était rédhibitoire. Jamais
je ne pardonnerai à ce chirurgien d’avoir fait des choses pareilles. Ce sera
sans arrêt. Après sept ans de médecine, je me suis demandé : « Qu’est-ce
je fous là ? », comme dirait Jean Oury. Ce n’était pas du tout ce que je
voulais faire.
Puis je suis nommé dans un stage en réanimation médicale où j’ai rencontré
un professeur de médecine digne de ce nom. Pour donner un exemple, un
jour, un interne a ouvert le lit d’un patient dans le coma pour l’examiner. Le
professeur lui dit : « Remets le drap sur lui et tu t’adresses à lui : “Je vais
vous examiner”. » Tout le monde a dit : « Mais il est dans le coma… » Le
professeur a répondu : « Il est dans le coma, mais on ne sait pas
exactement ce qui se passe. Donc tu lui dis : “Je vais vous examiner” avant
de retirer le drap. » Là, d’un seul coup, j’ai pu me dire au bout de sept ans :
« Ça y est, j’ai rencontré la personne qui me semble recommandable. »
Sept ans pour ça, c’est quand même long, je ne sais pas ce qu’il en est pour
vos études d’instituteur ou de professeur, mais attendre tout ce temps pour
rencontrer une pratique humaine de la médecine…
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J’évoque ces souvenirs, Claudine, pour dire que ce qui a guidé mon travail
de formation est un travail de partage d’expériences. Et le partage
d’expériences, c’était vraiment, dans la manière dont je le comprends
maintenant, bien au-delà du fait d’apprendre des cours de médecine,
d’apprendre ce qu’il faut faire et apprendre encore. Quand je voyais
comment les médecins, très forts sur le plan intellectuel, qui avaient appris
tout ce qu’il fallait, se comportaient avec les patients, je me disais : « savoir
beaucoup de choses d’accord, mais pour quoi faire ? »
D’un seul coup, notamment avec ce professeur de réanimation médicale, j’ai
pris conscience qu’il fallait apprendre, certes, qu’il fallait être très bon sur
tous les domaines en question, mais que la manière dont on va appliquer ce
que l’on a appris est déterminante dans des professions comme celles-là.
Pour un ingénieur en astrophysique, je ne sais pas mais, en médecine, si
vous savez très bien et puis qu’en fait ce que vous allez appliquer ressort
d’un autre univers dans lequel c’est le sadisme qui règne, je crois que cela
ne va pas. La cohérence entre l’expérience partagée et les savoirs acquis
pour ce faire, après-coup, me paraît être le déterminant essentiel du savoir.
Pris ensuite dans la résolution de cette énigme, j’ai décidé de faire
psychiatrie. Et je « tombe » alors dans un service où les expériences que je
vois lors des premiers jours de ce stage en psychiatrie semblent dater du
XIXe siècle, celles qui sont évoquées par Hochmann dans son histoire de la
psychiatrie. Ce sont des expériences de l’asile. Je ne sais pas si les gens
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Je me suis attaché à ce service de réanimation médicale et à son prof. J’en
ai fait très longtemps. C’est là que je vais découvrir que la psychiatrie
pouvait être intéressante. Des gens se suicident et arrivent en réanimation.
On s’occupe d’eux. Très vite, je me demande : « Mais pourquoi se suicidentils ? » J’ai donc fait des stages en psychiatrie. C’est là que j’ai pensé :
« Voilà le type de médecine que je veux faire. »
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
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J’ai eu la chance de les rencontrer. À partir de là, je me suis engagé – alors
que je n’étais encore qu’interne en psychiatrie – à changer cette psychiatrie
asilaire. Je ne sais pas si vous vous la représentez aujourd’hui. On voit dans
certains films l’image de gens attachés au radiateur, comme dans Shock
Corridor ou Vol au-dessus d’un nid de coucou. On croit que c’est caricatural
mais, en fait, c’était vrai.
Une rencontre très importante avec le dispositif du groupe que Oury va
complexifier avec son concept de « Collectif ». Ensemble médecins,
infirmiers,
psychologues,
comment
pouvons-nous
réfléchir
aux
transformations nécessaires ? Il s’agissait de ne pas se laisser avoir par le
courant dominant selon lequel les idées philanthropiques, c’était très bien,
mais que l’asile pouvait continuer sans que cela ne pose de problème à
personne.
Il a donc fallu trouver un groupe dans lequel on puisse entamer un
processus révolutionnaire – je pèse mes mots –, mais c’est le seul qui
convient. Cette révolution était commencée bien avant moi, notamment à
Saint-Alban, avec Tosquelles, Bonnafé puis Oury et d’autres qui les ont
rejoints. Ils ont mis en place un système véritablement révolutionnaire – la
psychiatrie d’aujourd’hui est en train de quitter de façon active cette
révolution qui a eu lieu dans les années 60-70. En quoi consiste ce système
révolutionnaire ? C’est un système qui est composé de deux éléments
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d’aujourd’hui réalisent bien qu’en 1970, les hôpitaux psychiatriques français,
qui s’appelaient depuis quelques années « Centres psychothérapiques
départementaux » (nouveau nom donné par la loi aux « asiles
départementaux »
devenus
entre-temps
« centres
hospitaliers
spécialisés »), étaient peut-être des centres, mais pas psychothérapiques.
On y voyait des scènes de l’asile ordinaire, les mêmes que Pinel avait essayé
de transformer en 1793 en libérant les fous de leurs chaînes. Les mêmes
que celles que les asiles de 1838 avaient organisé de façon planifiée sur
l’ensemble du territoire français pour y délivrer le « traitement moral ». Les
gens étaient attachés au radiateur. Ils étaient là en position d’objet, et c’est
déjà beaucoup dire. Ils étaient plutôt en position de déchet, presque au sens
donné par Robert Antelme et par ceux qui ont vécu l’extermination. Cela a
été un choc absolu. Comment peut-on faire pour transformer ça ? Car c’est
absolument insupportable. Je me suis ainsi retrouvé dans un service dans
lequel, heureusement, médecins et infirmiers ont collaboré pour changer les
pratiques psychiatriques. Patrick a raison de faire référence à cette histoire
ancienne de la psychiatrie. C’était à l’image de Pinel, aliéniste célèbre de son
époque, qui écrit le Traité médico-philosophique et qui dit dans quelques
apartés, dans des lettres à des amis, qu’il n’aurait pas écrit ce livre sans
être en lien avec Jean-Baptiste Pussin, infirmier officiel de Bicêtre. J’ai
retrouvé là ce couple médecin-infirmier dans le service où je suis arrivé.
C’était des gens qui estimaient qu’il ne fallait pas continuer ainsi. C’était
insupportable pour eux aussi. Comme ils étaient là depuis plus longtemps
que moi, ils avaient déjà des idées importantes sur comment faire pour que
cela se transforme.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
essentiels à mes yeux. D’une part, ce qu’on appelle la psychiatrie de secteur
et, d’autre part, la psychothérapie institutionnelle.
Le premier, la psychiatrie de secteur, c’est l’organisation de la psychiatrie
dans toute la France sur le modèle républicain. Il doit y avoir des écoles
dans tous les villages et dans tous les quartiers. De même pour la poste. Et
il doit y avoir des services de psychiatrie au service de la population dans
tous les villages et tous les quartiers. C’est un système profondément
démocratique puisqu’il est accessible à tous les citoyens, indépendamment
de leurs moyens. Avec la psychiatrie de secteur, il ne s’agit plus de faire
venir des malades dans l’hôpital. On sort de la guerre pendant laquelle
75 000 malades mentaux sont morts de faim dans les hôpitaux
psychiatriques français sur les 100 000 qui s’y trouvaient. Deux tiers sont
morts de faim. La démonstration était faite que faire venir les malades à
l’hôpital pour les soigner était un processus mortifère.
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La psychiatrie de secteur est une sorte de présentation administrative de la
psychiatrie
révolutionnaire
en
question.
J’emploie
le
mot
d’« administration » au bon sens du terme, dans le sens où il faut des
postes et des écoles partout. L’administration n’est pas qu’un système
persécutif. C’est normalement un système qui doit envoyer les
fonctionnaires de l’école laïque dans tous les départements français. C’est de
cette administration dont je parle.
Si aucun système philosophique n’insuffle dans la psychiatrie des concepts
qui vont faire que cette organisation de la psychiatrie reste vivante, ce
système administratif va devenir, comme tous les autres systèmes
psychiatriques, un système fonctionnant de façon entropique et qui va vers
la mort. Il est donc très important de bien comprendre qu’il y a
l’organisation administrative, les établissements, mais qu’en fonction des
hommes et des femmes qui font fonctionner ces établissements, les
institutions qui vont en résulter peuvent être très différentes. Ce n’est pas à
vous que je vais apprendre que l’on veut que ses enfants aillent dans tel
lycée parce que l’équipe pédagogique y fait des trucs inventifs et donne
envie aux enfants, alors que dans le lycée de votre « secteur », vous savez
que l’équipe pédagogique est « out ». De quoi cela vient-il ? Cela vient de ce
que, dans tel lycée, les gens se sont organisés entre eux pour penser la
pédagogie de telle manière qu’elle soit vivante et cette image diffusée à
l’extérieur fait que l’on pense qu’il s’agit d’un endroit où on peut cultiver
savoirs et expériences partagés alors que dans un autre lycée, tout le
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L’idée était de faire l’inverse, c’est-à-dire qu’une équipe de psychiatrie aille
au-devant des personnes qui en avaient besoin au plus près de chez eux.
« Le bon sens auprès de chez vous », bien avant que ce soit repris par une
banque que vous connaissez, est la philosophie de travail de la psychiatrie
de secteur. Cette psychiatrie de secteur est une organisation tout humaine.
Comment faire de la psychiatrie en tant que discipline médicale, mais avec
ses spécificités ? Ne pas faire venir par principe les gens à l’hôpital, mais
aller là où ils sont et discuter avec eux de leur souffrance psychique pour
essayer de voir comment on peut faire autrement.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
monde sera déprimé, en burn-out. C’est le même système administratif et,
pourtant, ce ne sont pas du tout les mêmes résultats.
Eh bien, en psychiatrie, c’est exactement la même chose. Si l’équipe se
pense comme une équipe qui doit rester vivante et qu’elle utilise des
concepts qui permettent de le faire, cela ne donne pas du tout les mêmes
résultats qu’une équipe qui fait ce que dit la loi avec les mêmes moyens,
mais sans ce désir de penser ensemble « son » institution. Si on ne fait pas
attention, si on n’a pas les concepts pour faire autrement, au bout de
quelques années de fonctionnement, les gens se sont éteints dans leur désir
de professionnel.
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Mais avant de donner mon exemple, j’ouvre une parenthèse sur les termes
de « maladies mentales et de malades mentaux ». La doxa actuelle ne
permet plus de parler de malades mentaux, on emploie le terme
d’« handicapés psychiques ». Il ne s’agit plus d’une maladie, d’un processus
évolutif, qui peut conduire à un handicap. On dit handicapé psychique et
basta… C’est une régression phénoménale car, désormais, ce qui compte,
c’est le handicap qui donne droit à un certain nombre de choses, notamment
de l’argent, une orientation, etc., ce qui est essentiel pour leur vie
quotidienne, mais sans penser que le handicap en question résulte d’un
processus morbide sur lequel on va pouvoir agir. Quand vous dites c’est un
« handicap », le processus passe à la trappe. Et une fatalité contenue dans
la réponse s’impose inévitablement. Ensuite, c’est facile pour les
associations et le Gouvernement de dire qu’il faut tant de places pour les
handicapés, alors que la question essentielle consiste à savoir comment
modifier le processus qui est la cause du handicap pour que la personne soit
la moins handicapée possible. Quand j’étais responsable du service de
psychiatrie de l’enfant au CHU de Lille, j’étais en même temps responsable
du CRA (Centre Ressources Autisme) du Nord-Pas-de-Calais. Je recevais de
temps en temps des lettres d’engueulade de parents à la suite de
l’évaluation de leur enfant, car le bilan montrait qu’il n’était pas autiste. Les
parents voulaient une autre évaluation de leur enfant : « Il est autiste et
c’est vraiment un scandale que vous disiez qu’il ne l’est pas. » Vous vous
rendez compte du monde dans lequel on est ? Mais il n’y a pas que
l’autisme, il y a aussi une pathologie que vous connaissez bien,
l’hyperactivité. Nous commençons à percevoir l’ampleur du problème. Aux
États-Unis et au Brésil – rapprochement étonnant !-, dans certains États,
20 % d’une classe d’âge est sous Ritaline. C’est un vrai scandale de santé
publique. À qui profite le crime ? Lors d’un débat, Bernie Sanders a dit qu’il
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Le deuxième, c’est la psychothérapie institutionnelle comme « discours de la
méthode » de la psychiatrie. Ses concepts ont été développés par le courant
de la psychothérapie institutionnelle. Donc la psychiatrie, pour rester une
pratique médicale humaine, doit comporter une méthode basée sur les
concepts de la psychothérapie institutionnelle et une organisation, la
psychiatrie de secteur, qui en précise les missions et en délimite les
contours. Pour prendre la mesure de l’importance de cette philosophie de
travail, je donne souvent l’exemple suivant qui concerne une maladie
mentale grave, la psychose.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
fallait nationaliser les laboratoires pharmaceutiques. Vous voyez un peu le
gauchiste Bernie Sanders qui déclare son projet devant Wall Street... Il a
raison. C’est comme l’histoire du Mediator en France. Nous sommes là dans
des problématiques qui n’ont plus rien à voir avec l’objet de notre travail.
Je reviens aux processus morbides graves. Vous vous trouvez sur un trottoir
et vous avancez tranquillement pour venir à cette matinée. Vous voyez
quelqu’un qui vient vers vous avec le regard complètement allumé, qui fait
de grands gestes, qui s’adresse à vous et aux autres et au lampadaire en
tenant des propos délirants. Dans ce cas, le réflexe, si on n’est pas psy ou
invité à cette matinée, vous changez de trottoir. Certains disent qu’il suffit
de diminuer la nocivité de l’image du malade mental dans la société pour
que les malades mentaux soient bien accueillis dans la société. C’est le sujet
d’une campagne actuelle autour de la prévention de la maladie mentale.
C’est n’importe quoi. Avec quelqu’un comme ça, on a peur de ce qui peut
nous arriver parce qu’il a l’air complètement déjanté et on change de
trottoir.
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Certains disent qu’il faut quand même accueillir ces gens-là. Mais qui peut
les accueillir, sauf des gens qui savent quoi faire des ovnis en question ? Je
prêche des semi-convertis. Évidemment, je suis en faveur de la politique
d’inclusion. Depuis que je fais de la psychiatrie, je pratique l’inclusion. C’est
ce que l’on appelait auparavant l’intégration. Cela faisait partie des objectifs
affichés de notre métier. Mais, à l’époque où cela se pratiquait, il y avait les
RASED dans les écoles. Je ne sais pas si vous vous en souvenez. Cela existe
encore un petit peu, mais sous forme vestigiale. Cela permettait de travailler
avec les instituteurs et les RASED pour faire des intégrations tenant la route.
Les instituteurs pouvaient nous dire qu’ils avaient déjà un élève qui posait
plein de problèmes et que nous n’avions pas à leur en proposer un
deuxième. C’était une négociation permanente autour de la réalité de ce qui
se passait. Je suis très favorable à la politique d’inclusion, mais à la
condition que l’on nous donne les moyens de la mettre en place.
Pour inclure des enfants très autistes dans des classes, s’ils ont un niveau
cognitif vraiment en deçà de ce dont vous avez besoin d’avoir comme
répondant pour apprendre quelque chose à un enfant ou s’il s’agit d’un
enfant autiste automutilateur qui se tape la tête contre les murs et qui
entraîne les autres enfants dans des choses qui n’ont rien à voir avec ce qui
se passe dans la classe, cela peut se faire éventuellement à la condition que
quelqu’un vienne s’occuper de cet enfant en classe, dans un système qui
serait très réformé. À ce moment-là, cela pourrait vouloir dire quelque
chose. Mais, dans le système actuel, avec les moyens que vous avez, c’est
très ambitieux, pour ne pas dire un peu pervers dans certains cas de vous le
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Que se passe-t-il dans cette rencontre phénoménologique ? Il se passe que
la personne en question est en train de vous adresser des objets psychiques
très particuliers que je propose d’appeler « objets volants non identifiés ».
On reçoit ces objets volants dans une langue que l’on ne peut pas
comprendre. Que fait-on alors ? On utilise le premier réflexe venu :
aliénation sociale. On se protège soi-même en changeant de trottoir parce
que l’on a eu peur.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
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Ces « objets volants non identifiés », ce sont des signes de la pathologie
mentale : le délire, l’automutilation, les stéréotypies, etc. Ce sont des
choses qui ne sont pas compréhensibles en direct. Il faut des gens en
position de pouvoir les comprendre. Pour comprendre ce signe qui vient du
patient qui souffre psychiquement, on a besoin d’avoir recours à l’histoire de
la psychiatrie, c’est-à-dire à l’histoire de l’évolution de la compréhension de
ces signes. Quand Pinel et Pussin, dont je parlais tout à l’heure, ont
commencé à dire qu’il fallait faire un traitement moral des malades mentaux
vers 1800, ils n’avaient pas beaucoup d’éléments, en dehors de la clinique,
pour pouvoir comprendre ce qui était en train de se passer. Pinel a pris une
position éthique fondamentale en décidant d’arrêter de les attacher et de les
enfermer. À l’époque, il était sur les épaules des encyclopédistes. Selon lui, il
a dit qu’il fallait les considérer comme des sujets de droit, potentiellement.
C’était le moment où se préparait la Révolution française. On parlait alors de
sujets égaux en droit, avec Montesquieu, etc. Plutôt que d’attacher le
malade mental parce qu’il est trop fou, il faut le faire venir dans notre
bureau d’aliéniste et discuter avec lui de l’inanité de ses propos. C’était un
peu naïf, mais c’était déjà un pas énorme. Cela revient à respecter le « fou »
comme sujet de droit (et il devient alors un malade mental) et à essayer de
discuter avec lui de ce qu’il raconte de ses hallucinations, de son délire en lui
répondant : « Je n’entends pas vos hallucinations. Pussin non plus n’entend
pas vos hallucinations. Êtes-vous bien certain de les avoir ? » C’était un
traitement un peu comportemental. C’était déjà très important. Dans cette
position, l’autre n’était plus un objet que l’on attache, mais un sujet que l’on
respecte et dont on pense qu’il va devenir sujet de raison comme les autres.
On peut dire que c’est la première forme de psychothérapie.
La deuxième forme de psychothérapie, c’est Freud. On a beau dire
actuellement ce que l’on veut sur Freud et estimer que tout ça c’est du
passé, que c’est obsolète, etc., cela me fait rigoler. C’est comme si on disait
Victor Hugo, on va plus apprendre cela maintenant, car c’est du passé. C’est
ridicule de dire que c’est obsolète puisque c’est du passé.
Freud, lui, invente un autre système, qui est le système du transfert. Il
comprend que, quand Breuer lui raconte une psychothérapie qui a duré
plusieurs années avec une femme qui présente une grave névrose, qui est
amoureuse de lui, qui va même être enceinte (grossesse nerveuse) de lui,
ce qui montre que son corps parle pour sa névrose et que même la femme
de Breuer se pose des questions, il raconte à Freud qu’il est en difficulté.
Breuer, lui, comprend bien qu’elle soit amoureuse de lui parce qu’il est un
psychiatre célèbre. Mais Freud dit à Breuer qu’il devrait se poser la question
de savoir pourquoi elle est amoureuse de lui. Certes, « tu es très célèbre en
Europe d’accord, mais si elle est amoureuse de toi, peut-être que tu
représentes pour elle quelqu’un de son histoire infantile en ce moment ».
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demander, voire de vous l’imposer. Vous devez le faire, les moyens
viendront un jour et, en attendant, les instituteurs (je suis en lien avec un
certain nombre d’entre eux) on voit bien qu’ils ont beaucoup de mal à y
arriver.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
D’un seul coup, il invente ce concept très important, celui du transfert au
sens psychanalytique. Il s’agit ainsi d’actualiser sur la personne de confiance
à qui je raconte mes histoires les rôles tenus dans mon enfance par mon
père, ma mère et d’autres gens qui ont fait partie de mon enfance.
J’actualise sur la personne qui me reçoit pour me soigner le rôle de mon
père, ou celui de ma mère ou de tous ces gens de mon enfance. Cette
relation transférentielle fait que Breuer croit que cette femme est
amoureuse de lui. Et Freud d’expliquer à Breuer : « non, elle est amoureuse
de son père en toi ». Alors pour Breuer c’est dur pour son narcissisme. Il
croyait vraiment qu’elle était amoureuse de lui.
Je vous conseille de lire cette histoire racontée de façon romanesque par
Irvin Yalom dans son livre Et Nietzsche a pleuré. Cela met en présence
Freud et son ami Breuer, et ce qui a permis à Freud d’inventer le concept de
transfert. Cela arrive dans vos classes qu’il y ait des enfants qui vous
prennent comme maman ou papa. Cela arrive évidemment en maternelle,
en primaire. Cela peut continuer longtemps. En tant que professeur de fac,
j’en vois qui passent leur thèse et je me demande parfois le rôle que je joue
pour eux.
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Mais Freud va s’intéresser essentiellement à la névrose. Il va essayer de
prendre en analyse des gens qui présentent des pathologies qui sont déjà
connues comme schizophréniques. Une de ses cinq psychanalyses est une
histoire extraordinaire, L’Homme aux loups. Il s’agit d’un sujet russe, un
grand aristocrate, très riche, qu’il a pris en analyse. (On comprend que
Freud l’ait pris en analyse pendant quatre ans, à six séances par semaine.)
Au bout de quatre ans, il faut bien reconnaître que rien n’a changé pour
« l’homme aux loups ». Mais Freud en a fait quelque chose. C’est de là que
vient ce concept fondamental de la psychopathologie qui s’appelle la
forclusion. Mais pour « l’homme aux loups » lui-même, cela n’a pas changé
grand-chose.
Et puis il y a d’autres histoires qu’il n’a pas racontées vraiment et qui sont
catastrophiques. Et des élèves de Freud ont pris des psychotiques et des
schizophrènes en analyse sur ce mode-là et cela a donné des résultats
médiocres. Les gens ne racontent pas trop cela. La seule qui l’ait raconté,
c’est Roudinesco dans son dernier livre sur Freud (Freud en son temps et
dans le nôtre). Elle raconte l’échec des prises en charge des psychotiques
par des freudiens. C’est très important pour l’histoire. Freud n’est pas un
type parfait. Il n’a pas pu prendre en charge des personnes psychotiques ;
sans doute parce que, pour lui, la psychose, ce n’était pas son « truc »,
comme il le dit dans certains textes.
Qu’est-ce qui se passe dans le transfert pour la psychose ? Beaucoup de
gens ont dit qu’il n’y avait pas de transfert dans la psychose et que l’on ne
pouvait donc pas prendre les psychotiques en psychanalyse. C’était plutôt
moins mal que de dire : « si, si il y a du transfert dans la psychose et je vais
le prendre en psychanalyse comme les névrosés », car cela a donné lieu à
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Cette définition du transfert est très importante. C’est ce qui va vraiment
faire évoluer la position des soignants qui ne vont plus se dire que ça se
passe dans la réalité, mais sur une scène fantasmatique.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
des catastrophes. Si on dit à quelqu’un qui délire à pleins tuyaux, ce qui est
le cas du schizophrène : « Allongez-vous sur le divan et dites tout ce qui
vous passe par la tête », la personne ne s’allonge pas ; il reste assis puis il
vous regarde et il dit : « Vous croyez que je vous ai attendu pour dire tout
ce qui me passe par la tête ? Cela s’appelle le délire paranoïde, docteur. » Il
y a bien quelque chose qui ne va pas !
Il y a une période un peu longue de 1905-1910 ou 1920, si on va jusqu’à la
pulsion de mort inventée par Freud, jusqu’à 1940, en gros, où les
psychanalystes ne sont pas très inventifs en matière de psychose. Ferenczi a
compris que la psychose n’est pas la névrose et qu’il fallait modifier le
système psychanalytique, mais il n’aura pas le temps d’inventer de
nouveaux dispositifs.
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Tosquelles pense les choses de façon plurielle. Il ne prend pas la
psychanalyse comme fétiche pour faire en sorte que tout soit
psychanalytique. Il est très philosophe. Il a une culture très ouverte sur
plein de choses différentes. De ce fait, il est pour la pragmatique
transcendantale, qui est sa pratique psychiatrique après des patients. Il fait
feu de tout bois. Il fait son miel avec toutes les fleurs qui passent par là. La
psychanalyse fait partie des fleurs, il prend la psychanalyse, mais il ne va
pas dire : j’applique la psychanalyse comme l’a fait Freud avec la névrose.
Avec la psychose, cela ne fonctionne pas. Il va dire : comment transformer
les concepts psychanalytiques pour que cela fonctionne avec la psychose ?
Cela me parle beaucoup. Cela rejoint la première chose que j’ai répondue
sur le fait que l’expérience partagée modifie le savoir.
Tosquelles raconte donc l’histoire suivante, ce qui permet de comprendre ce
qui est en jeu (il avait un très fort accent catalan qu’il ne voulait pas du tout
corriger pour que les gens fassent attention à ce qu’il disait, il fallait
vraiment faire attention à ce qu’il disait).
Un schizophrène arrive à Reus pour se faire soigner. Il est accueilli par le
concierge de l’hôpital de Reus. Il trouve qu’il a une bonne tête. Il raconte
des trucs avec son père, sa mère, son travail, etc. Au bout d’une demiheure, le concierge lui dit :
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Celui qui va vraiment permettre de répondre à la question « Qu’est-ce que
c’est que ces ovnis ? », c’est Tosquelles. Il a été analysé par Sandor
Eminder, psychanalyste hongrois, analysé par Ferenczi. Eminder émigre à
Barcelone parce qu’il est persécuté par les nazis dès 1933. Tosquelles, qui
vient de finir sa psychiatrie à Barcelone, fait une analyse avec Eminder et
revient comme psychiatre dans son institut Pere Mata à Reus. Il se rend très
vite compte que si on prend les personnes schizophrènes en analyse, cela
ne marche pas, donc il ne va pas le faire longtemps. Il va inventer un autre
système qui est celui de la constellation transférentielle. Il donne cet
exemple et je vais essayer de vous le raconter comme si c’était Tosquelles
qui le racontait. C’était quelqu’un de génial. C’était une sorte de Resnik. Il
avait une culture phénoménale, un être au monde absolument incroyable.
C’est vraiment un ami cher que j’ai perdu en 1994.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
– « Monsieur, vous êtes sympa, je vois que vous avez confiance, mais vous
savez, moi je suis le concierge de l’hôpital. Je ne connais rien du tout en
psychiatrie. »
– « Ah bon ? J’avais l’impression. »
– « Je vais vous amener à l’infirmière qui s’occupe de l’hospitalisation. » Il
l’amène à l’infirmière et lui dit :
– « J’ai beaucoup parlé avec monsieur, mais moi je ne suis pas très
compétent. Je vous l’amène pour l’hospitalisation. »
Le patient trouve qu’il a de la chance ce jour-là, parce que l’infirmière a
aussi une bonne tête. Il lui raconte des tas de trucs sur sa mère, son
enfance, etc. Au bout d’une demi-heure, l’infirmière lui dit : « Il faut que
vous voyiez le psychiatre. » Elle l’amène dans le bureau du psychiatre. Dès
le seuil, dès qu’il voit le psychiatre, il se dit d’emblée : « Celui-là, il a une
sale tête. Je ne peux pas le supporter. » Il rentre, il s’assoit, il ne dit pas un
mot pendant deux heures. Le psychiatre note : « Malade muet, catatonique,
schizophrène, hospitalisé. »
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Il propose donc : « Le concierge, l’infirmière, pouvez-vous venir dans mon
bureau ? » (Il prononçait « bourreau », comme une manière de transcender
le sadisme.) Et c’est alors qu’a lieu une réunion de constellation
transférentielle : « Qu’est-ce qu’il vous a raconté à vous, monsieur le
concierge ? Qu’est-ce qu’il vous a raconté à vous, madame l’infirmière ?
Qu’est-ce qu’il m’a raconté à moi ? » Il explique ainsi que le transfert dans
la psychose est multiréférentiel. Le patient raconte des choses à l’un, des
choses à l’autre, rien du tout à un troisième. Pourquoi ? Parce que chacune
de ces personnes, pour lui, incarne quelqu’un de différent dans son histoire.
Si on ne réunit pas les éléments de ce puzzle, de cette constellation, on
passe à côté de l’essentiel de cette personne. Si on réunit l’ensemble des
personnes qui s’occupent de lui et qui sont à son contact, on va pouvoir se
faire une représentation de l’histoire du patient et de son être au monde.
C’est ça la révolution tosquellescienne. C’est dire que le transfert dans la
psychose n’est pas un transfert comme dans la névrose, sur une personne
(je vais voir mon psychothérapeute et je me débrouille avec lui), mais je
suis dans la constitution d’un processus morbide particulier qui fait que je
n’ai pas atteint ce que le psychanalyste appelle le stade de l’objet. Une
personne, en fait, est toujours un objet partiel. Ce n’est jamais vraiment
une personne. Un schizophrène est avec des morceaux de corps, dans un
monde éparpillé, très surréaliste dans lequel chaque rencontre est une
rencontre avec un objet partiel. Le transfert sur le monde est un transfert
dissocié (Oury).
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Et Tosquelles expliquait que c’était le scénario classique d’une hospitalisation
en psychiatrie. Soit le psychiatre est dans sa tour d’ivoire et il pense que
c’est son avis qui est le bon et il va faire de la psychiatrie en fonction de son
avis sans se soucier du reste. Soit il prend en considération le fait que
quelqu’un lui a amené ce patient et que c’est encore quelqu’un d’autre qui a
amené le patient à cette personne.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
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Pourquoi j’insiste sur ce point ? Parce que, dans la constellation
transférentielle, il va se produire quelque chose qui fait que L’ovni prend du
sens. L’ovni qui n’a aucun sens va prendre du sens grâce à un travail très
particulier qui est fait dans cette constellation. Le travail réalisé dans cette
constellation est un peu complexe. Il consiste à mêler plusieurs plans. Il y a
ce que j’appelle la fonction phorique. On accueille les patients, on est
bienveillant à leur égard par principe, bien que pratiquement tout le monde
dans la société soit malveillant à leur égard. Rappelez-vous l’exemple du
trottoir. Et on assure, dans la rencontre avec eux, que cette bienveillance
aura comme effet qu’ils sentent qu’elle les porte. Vous venez en consultation
alors que vous avez rencontré jusqu’à présent tout un tas de gens qui vous
ont considéré de façon malveillante. Si lors de cette consultation, on vous
considère de façon bienveillante, en sortant d’une heure passée avec le
consultant, vous vous dites : « tiens le sac à dos que j’avais sur mes
épaules – c’est l’image de la souffrance psychique – pèse deux fois moins
lourd pour la première fois de ma vie ». On peut dire que la fonction
phorique, c’est une façon de donner la moitié du sac à dos de votre
souffrance psychique à la personne qui vous a reçu de façon bienveillante.
La fonction phorique, c’est l’accueil et le partage du fardeau. Ça fait un peu
« catho », mais c’est surtout altruiste. Cette première fonction est
essentielle. La personne se dit alors : « tiens ce site dans lequel je viens
d’être accueilli n’est pas comme les autres endroits ». Elle va donc investir
avec sa libido ce site-là de façon plus solide, plus confiante. Dès lors que je
me sens protégé, je peux envoyer mes signaux parce que j’ai l’impression
que quelqu’un va être intéressé pour les lire. Moi, en tant que schizophrène,
je ne les comprends pas moi-même. J’entends des voix, j’ai des
hallucinations, j’interprète le monde. Je ne sais pas pourquoi évidemment,
mais j’ai l’impression que là, quelqu’un va faire ce travail de décodage avec
moi.
La fonction phorique de l’accueil se double d’une fonction sémaphorique : les
soignants accueillent chacun les signes de souffrance psychique du patient
dans leur propre psyché. Mais la fonction sémaphorique de chacun ne va
permettre le décodage que dans la constellation. Si vous n’êtes pas
plusieurs à pouvoir raconter cela, le concierge, l’infirmière et le psychiatre,
vous n’allez pas comprendre tout seul quel est le contenu du message.
Quand le psychiatre dit : « Ce malade ne parle pas, donc il est
catatonique », il ne se rend pas compte qu’avec le concierge, il n’était pas
catatonique et qu’avec l’infirmière, non plus.
Il y a donc une fonction propre à la constellation transférentielle, la fonction
métaphorique. On va rassembler nos expériences partagées avec le patient
et, on va ensemble, essayer de comprendre le sens de ces signes.
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Le projet est donc de rassembler les morceaux de la constellation. D’un seul
coup, la leçon psychanalytique freudienne, qui n’était plus pertinente dans la
psychose en tant que telle, le devient à nouveau parce que la constellation
transférentielle et l’organisation de l’institution permettent de tenir compte
de ces choses-là.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
Un exemple clinique. Un petit enfant autiste gravissime s’automutile. Quand
j’arrive dans le service où il est hospitalisé, il présente un autisme et un
hospitalisme. L’hospitalisme est une maladie décrite par Spitz chez les
enfants abandonnés dans les orphelinats qui, même s’ils n’étaient pas
malades, le devenaient. Cet enfant est donc autiste. Et, dans le service où il
est hospitalisé, il est abandonné. Ce n’est pas que les soignants soient des
salauds, mais ils ne savent plus quoi faire, ils sont complètement
désespérés. C’est vraiment une pathologie très grave. Il s’automutile toute
la journée. Il a une grosse cicatrice chéloïde sur le front.
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Nous avons procédé à une technique interdite par la loi, qui commence par
un p et dont on ne doit pas prononcer le nom (le packing, donc), c’est-à-dire
des enveloppements de son corps. En six mois, cet enfant arrête
l’automutilation. Sa cicatrice guérit, ses cheveux repoussent. Dans les
enveloppements qu’on lui fait, il abandonne une espèce de vie sauvage dans
laquelle il s’était réfugié et il revient à une sorte d’humanité partagée, d’une
façon très paradoxale – il a six ans – en revenant par les petits mots que
font les petits enfants vers le 7e, 8e ou 9e mois, c’est-à-dire des lallations
très chantantes. Dans les enveloppements que nous faisons régulièrement
plusieurs fois par semaine, tout se passe comme si Yohan me faisait ce
genre de déclaration : « Qu’est-ce qu’on est bien avec sa maman… Je te fais
des petits bruits que je faisais avec ma maman… », etc. À l’époque, je ne
comprends pas tout ça. Nous sommes très contents d’assister à la
renaissance des prémisses d’un langage.
Un jour, il me regarde dans les yeux de façon très profonde, alors que l’on
dit que l’autiste ne regarde pas les gens, et me dit : « ala ». Il ne fait plus
de lallations, mais il me dit distinctement « ala ». Au cours de la réunion de
constellation avec les soignants le vendredi après-midi, nous partageons nos
points de vue : « “Ala”, ça vous dit quelque chose ? » On était tous un peu
interloqués. Une infirmière dit : « Quand je l’ai accueilli dans le service il y a
quelque temps, il voulait que l’on mette toujours la chanson « Elle a ce petit
je-ne-sais-quoi ». C’est peut-être “Elle a…” ». « Peut-être, mais il a vraiment
dit « ala ». Pendant la réunion de constellation, on ne trouve pas du tout le
sens. La fonction métaphorique est en panne.
Le lendemain, nous recevons les parents en consultation. Nous faisons une
extension de la constellation transférentielle aux parents. Puisqu’on ne
trouve pas, on va chercher l’histoire chez les parents. Je raconte ce qui se
passe aux parents qui sont en consultation le samedi matin, à 9 heures et
demie. Ils arrivent de leur lointaine campagne. Je leur explique que, hier,
leur fils Yohan, pendant l’enveloppement, m’a dit « ala » en me regardant.
La mère me regarde avec un regard incroyable et se met à pleurer comme
une madeleine pendant un temps qui m’a paru très long. Même son mari
était complètement interloqué par cette survenue des pleurs maternels.
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Quand je vois des gens en consultation, à un moment donné de la
consultation, les gens disent : « Mais qu’est-ce que c’est que ce bruit
régulier qu’on entend ? ». C’est Yohan qui se tape la tête contre un mur
dans l’hôpital de jour qui est en dessous de mon bureau. Vous voyez la
gravité.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
Quand elle s’est apaisée, je lui ai dit : « Ça vous évoque quelque chose ».
Elle me répond aussitôt : À la claire fontaine était la seule chanson qui
l’endormait quand il était petit.
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Vous voyez, cette idée c’est que le groupe, le collectif – comme Oury l’a
théorisé un peu plus tard – est la nécessité d’être plusieurs pour soigner l’un
d’entre nous qui est en déshérence dans le processus d’humanisation. On
voit bien que ces concepts-là de la psychothérapie institutionnelle, que je
résume très rapidement, sont absolument nécessaires pour passer de « Je
ne le comprends pas, donc je le rejette » à « Je ne le comprends pas, donc
je l’accueille » et « Il faut qu’on ait comme tâche commune de le
comprendre ». Le comprendre, c’est ce qui va l’aider, lui, à se comprendre.
Il me semble que dans cette structure de base, est contenu quelque chose
qui a une valeur un peu universelle. Le problème d’un enfant qui va
apprendre à l’école, à certains moments, en mathématiques, c’est qu’il est
confronté à la production d’un ovni. Il envoie l’ovni à l’instituteur ou au
professeur : « Vous avez beau m’expliquer comme ci, comme ça, je ne
comprends pas. » Et votre mission d’enseignants, c’est de déduire ce qui se
passe du fait qu’il ne comprend pas comme les autres. Tous les systèmes de
la logique sont mis en œuvre par les enseignants à ce moment-là. Ils font
un groupe Balint avec quelqu’un qui connaît un peu la musique et qui leur
dit : « Tu ne penses pas que…? » Et, tout d’un coup, l’un d’eux s’écrie,
comme Raymond Souplex : « Bon Dieu, mais c’est bien sûr. » À ce momentlà, vous aurez compris et vous pourrez aider le gamin qui, manifestement,
par ce symptôme, disait : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans ma vie,
je ne peux pas le dire autrement que sous cette forme incompréhensible,
mais j’espère vivement que quelqu’un puisse m’entendre. »
Si vous ne faites pas ce travail de décryptage, il faut pouvoir repérer à quel
niveau cela se passe, eh bien vous n’aidez pas l’enfant à se construire. Il me
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Vous voyez, avec la fonction phorique, on accueille la souffrance. On ne sait
pas de quoi il s’agit. Mais il faut que celui qui a des signes à nous adresser,
L’ovni en question, il puisse nous les adresser. La fonction phorique, c’est
l’accueil et ses conditions de possibilité. La fonction sémaphorique, il
m’envoie ses signes que je mets dans mon appareil psychique sans savoir
du tout ce que cela veut dire et je le soumets à la constellation
transférentielle et annexe. Dans ce troisième temps, il y a la fonction
consistant à trouver du sens aux signes. Que veut dire « ala » ? Personne ne
comprend. À la claire fontaine est la seule chanson qui l’endormait quand il
était petit. D’un seul coup, ce signe qui ne veut rien dire pour nous veut dire
quelque chose pour la mère. On partage ensemble ce miracle interprétatif.
Cela a évidemment beaucoup de conséquences ensuite dans la manière
dont on est en interaction avec le petit Yohan puisqu’il nous adresse un
signe, une bouteille à la mer/mère avec un message dedans. On retire le
message. Il y a un truc écrit sur le message, mais on ne comprend pas ce
que cela veut dire. Cela veut dire : « Venez me sauver dans mon île ». Il y a
les coordonnées dans la bouteille. On pourrait dire que la fonction
métaphorique est ce qui permet de lire les coordonnées pour aller le
chercher dans son île.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
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Patrick Geffard : Avant la pause, je vous propose d’échanger. Pendant le
temps de silence qui précède la première question, je fais une page de
publicité. Tu as mentionné l’expression de Bonnafé d’« extermination
douce ». Je ne sais pas si tu as l’occasion de voir un film récent intitulé La
Faim des fous, de Franck Seuret. Je vous conseille ce film. Il a été fait
autour du processus appelé par Lucien Bonnafé « l’extermination douce »,
c’est-à-dire la mort des malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques
pendant l’Occupation en France. Ce n’est pas l’histoire de l’Aktion T4 dans
l’Allemagne nazie, qui est un plan d’extermination coordonné et volontaire.
Ce qui a tué les fous en France pendant l’Occupation, c’est l’application
stricte de la bureaucratie. À l’époque de l’Occupation, les gens avaient des
tickets de rationnement pour survivre. Quand on n’était pas enfermé, on
complétait les tickets de rationnement par le marché noir, l’entraide, etc.
parce que la ration par adulte avec uniquement les tickets de rationnement
était un peu en dessous de la quantité de nourriture nécessaire pour
survivre. Les malades mentaux qui eux étaient dans les hôpitaux
psychiatriques et n’avaient pas recours à autre chose que ce rationnement
sont morts de faim. Par exemple, à Villejuif, il y avait un potager
considérable. On y faisait du maraîchage. Les fous pouvaient participer au
maraîchage, mais ils ne mangeaient pas les produits du maraîchage puisque
c’était le préfet qui gérait l’organisation. Tout en faisant du maraîchage, ils
mouraient de faim à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique.
Dans ce film, on voit des enfants, petits-enfants, neveux de personnes
mortes dans ces conditions-là. Ils reviennent sur les lieux où sont décédés
leurs parents et interrogent ce qui a pu se passer. Dans une scène, on voit
une dame qui a perdu une parente. Elle est accueillie avec bienveillance et
on lui met entre les mains le cahier de suivi des patients. Les infirmiers ont
noté, au fil des jours, le comportement de cette femme : « Mme Untel se
plaint encore… réclame toujours plus à manger… dit qu’elle n’a jamais assez
à manger… est toujours dans la récrimination… » Cela dure pendant
plusieurs mois jusqu’à la page où il est écrit : « cachexie ». La personne est
morte de faim. On a pu noter scrupuleusement, jour après jour, que cette
folle – c’était certainement assimilé à un délire – se plaignait tout le temps
de la nourriture. On voit ainsi que des gens ont fait sérieusement leur travail
dans le cadre précis qui était indiqué, voir cette personne mourir sans que
rien ne soit transformé de la structure.
Ce que tu as dit m’y a fait penser. C’est ce qui nous menace, quel que soit
le métier précis que l’on fasse dans le cadre des métiers de l’humain et de la
relation : c’est la soumission à la bureaucratie, l’abandon de notre pouvoir
d’agir. C’est ce qui peut nous amener, sans que nous soyons
structurellement sadiques, au pire des actes.
Avez-vous des questions ou des remarques ?
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semble qu’en fait, pédagogie et psychothérapie poursuivent les mêmes
objectifs de subjectivation. Comment est-ce qu’on peut ensemble penser
cette énigme formidable que constituent, dans le développement, les points
d’achoppement ? Plutôt que d’en faire un objet de rejet, qu’on en fasse un
objet de curiosité intellectuelle partagée.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
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Je pense qu’il nous a envoyé des signes en début d’année. En début
d’année, il est rentré en me disant bonjour en souriant. J’ai trouvé que
c’était un signe. Les autres professeurs m’ont dit qu’il ne faisait rien, qu’il ne
parlait pas, qu’il n’écrivait pas. Certains professeurs m’ont dit : « Ce n’est
pas grave, il ne me gêne pas. » Au final, ce jeune est parti. Il a 18 ans. Il
n’y a plus moyen de l’« attraper ». Je trouve que l’on va être confrontés de
plus en plus à cela. Il y a des choses qui sont assez facilement gérables. Par
exemple, pour les dyspraxies ou les dyslexies, les jeunes ne veulent pas le
reconnaître d’abord, puis ils le reconnaissent et se demandent quoi faire. En
fait, l’institution est en train de nous donner des éléments très techniques
mais ne forme pas les professeurs. Si je me forme, moi, c’est parce que je
lis des choses par ailleurs et que cela m’intéresse. Mais en fait, il n’y a pas
de suivi et rien n’est mis en place. Votre propos m’éclaire encore plus sur ce
point.
Au niveau institutionnel, le ministère dit que l’on va inclure. Ils vont soidisant faire une plateforme, en septembre. On pourra la consulter pour y
trouver des réponses.
Pierre Delion : Je comprends bien votre questionnement. En tout cas, pour
l’exemple de ce jeune, c’est problématique qu’il soit là et que vous vous
sentiez dans l’impuissance par rapport à son accueil et au travail possible.
C’est sans doute pour cette raison qu’avaient été créés à une époque les
établissements soins-étude, c’est-à-dire des établissements dans lesquels il
y a une équipe de psychiatrie qui travaille, mais aussi une équipe
d’enseignants. Et ils travaillent ensemble. Dans les cas où il est très difficile
de dire seulement qu’il faut inclure l’enfant dans l’école. En plus la phobie
scolaire c’est un énorme continent. Il y a des phobies scolaires de natures
très différentes. On ne pourra jamais dire sur une plateforme que, pour la
phobie scolaire, il faudra agir de telle ou telle façon. Ce sont des cas très
difficiles.
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Intervenante : Je vous remercie pour votre intervention. Je suis professeure
et formatrice. Je fais aussi des études de psychanalyse en ce moment. La
relation que l’on peut avoir à l’élève en tant que professeur m’interpelle. Je
suis au lycée. On reçoit de plus en plus d’élèves avec des particularités en
quelque sorte. Ils sont suivis par le médecin scolaire et ils arrivent dans nos
classes. Pendant deux ans, j’ai eu un élève étiqueté « phobie scolaire » et
l’institution voulait à tout prix qu’il reste. En même temps, il était
complètement lâché par l’institution. La première année, ce jeune homme
est venu pendant un an. Il s’est assis en classe, le regard assez fermé, les
mains très tendues. La première fois que j’ai organisé des devoirs de quatre
heures pour les entraîner au bac, il est resté assis les poings fermés, sans
bouger. Il n’a rien écrit. C’est ce qui s’est passé pendant toute l’année. J’ai
essayé de mettre des choses en place. J’ai essayé de convaincre les
professeurs qu’il fallait peut-être que l’on demande des choses à
l’institution. À chaque fois, il m’est répondu « secret médical ». Au final,
quelque chose s’est mis en place pour ce jeune homme. Il a vu un
psychiatre. Il a été décidé que le bac se ferait en deux ans. Et je l’ai
récupéré cette année.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
Si on allait vers une école inclusive vraiment et que l’on donnait aux
enseignants les moyens, ceux que vous réclamez, c’est-à-dire savoir et
comprendre, mais aussi être en lien objectif avec des gens qui peuvent vous
aider vraiment à accueillir ces enfants ou ces adolescents dans de bonnes
conditions, je ne serais évidemment pas opposé. J’y suis favorable depuis
longtemps.
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Il y a un mois, la secrétaire d’État aux handicapés a dit : « C’est quand
même une grande date aujourd’hui. Un autiste n’est plus obligé de passer
devant un psychiatre. » Elle a dit ça. La ministre de la Santé a dû d’ailleurs
rectifier les choses et reconnaître que la secrétaire d’État s’était peut-être un
peu emballée et que sa parole avait peut-être dépassé sa pensée. C’était
une façon de dire qu’elle avait honte des propos tenus. Mais, quand une
secrétaire d’État dit cela officiellement, cela veut quand même dire que le
projet c’est que la psychiatrie soit supprimée et que tous ces enfants qui
n’ont pas de raison d’y être soient inclus à l’école. Pour vous, enseignants,
ce n’est pas un cadeau que l’on va vous faire. Les enfants qui sont en
psychiatrie ne sont pas en état d’aller à l’école. Il faut vraiment réfléchir
ensemble de façon honnête sur le plan intellectuel à cette question, sans
s’embarquer dans des discours idéologiques.
Claudine Blanchard-Laville : Tu pourrais nous parler de ton expérience à
Lille à partir du dernier livre que tu as publié ?
Pierre Delion : Violences et Enfance ?
Claudine Blanchard-Laville : Oui, vous avez réuni un collectif.
Pierre Delion : À Lille, j’ai développé une pratique depuis une quinzaine
d’années. C’est tout sauf un exemple. À l’époque, Martine Aubry, très
préoccupée par les questions de violence dans la famille, me demande
d’organiser un groupe de travail sur ces questions-là à Lille. J’essaie
rapidement de lui montrer que, si on s’intéresse à la violence dans la
famille, il sera très difficile d’agir en tant que municipalité. C’est le travail du
Conseil général. En revanche, la question des violences chez les enfants est
un vrai problème. Dans l’Éducation nationale, vous avez vu, il y a quelques
années, apparaître la violence sous forme de harcèlement, ce qui n’existait
pas jusqu’en 2011-2012. Ce n’est pas à vous que je vais rappeler qu’il y a
un ministre qui a dit en 2011-2012 que le harcèlement à l’école devait être
combattu.
Quand on allait voir les enseignants auparavant pour leur parler d’un enfant
harcelé depuis je ne sais combien de temps, les enseignants répondaient :
« Le harcèlement ? Il n’y a pas de harcèlement dans mon établissement. »
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Mais il y a une sorte de déni de réalité de la gravité des signes. J’ai
l’impression que beaucoup de gens pensent que, si on fait une école
inclusive, alors on va pouvoir supprimer le médico-social psychiatrique parce
qu’il n’y en aura plus besoin. Comme s’il suffisait d’inscrire ces enfants à
l’école pour régler le problème sous le prétexte que tous ces enfants
seraient perdus parce que les psychiatres voudraient les garder sous leur
emprise. Il n’y aurait plus besoin de psychiatrie.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
C’est un problème qui est devenu un problème de santé publique énorme.
Les chiffres proposés par Debarbieux et d’autres sont d’environ 15 %. Vous
vous rendez compte du nombre d’enfants concernés sur les 800 000
naissances annuelles ? Cela représente un nombre énorme. C’est un
problème qui est devenu sociétal. Ce n’est plus du tout un problème de
psychothérapie individuelle.
Nous nous sommes demandé comment on peut en faire un objet sociétal.
J’ai donc mis en place autour de la mairie de Lille un groupe
pluridisciplinaire, avec des juges des enfants, des gens de l’Éducation
nationale, du Conseil départemental, de la psychiatrie, des services sociaux
pour réfléchir à ce que l’on pouvait faire par rapport à la violence chez les
enfants, à l’école mais pas seulement.
Ce groupe de travail dure depuis quinze ans. Il a recensé toutes les
initiatives faites par les gens aussi bien dans les centres d’accueil de l’enfant
qu’à l’école. Nous étions notamment en lien avec Éric Debarbieux à l’époque
où il travaillait avec vous à l’Éducation nationale.
Nous avons beaucoup travaillé sur le Jeu des trois figures de Serge Tisseron,
sur les Ateliers philo dans les classes maternelles et primaires. Vous
connaissez tout cela évidemment. Nous nous sommes rendu compte que,
dans les endroits où ces pratiques mises en place notamment par les
enseignants fonctionnaient bien, cela avait des vertus absolument
incroyables.
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Pierre Delion : Je réponds à la question de Claudine à laquelle je n’avais pas
répondu sur « pourquoi universitaire ? ». En psychiatrie, les internes sont
formés par les universitaires et les psychiatres des hôpitaux, mais surtout
par les universitaires. J’ai donc trouvé intéressant de prendre cette position
pour pouvoir former les internes qui seront les psychiatres de demain.
C’était sans compter sur le mouvement sociétal très intense qui s’est produit
très vite de « neuroscientification » de la pensée. On pourrait à cette
occasion paraphraser Rabelais : « Neuroscience sans conscience n’est que
ruine de l’âme. » Ce sera le titre de mon prochain livre. Je ne sais pas si
vous voyez à qui je fais allusion à l’Éducation nationale…
Quand je conversais avec Tosquelles lors des réunions de Reus auxquelles
j’ai participé pendant très longtemps (1979 à 2010), il m’avait raconté qu’il
avait été nommé professeur à Mexico, mais que finalement, engagé à Saint
Alban dans sa révolution psychiatrique, il n’était pas parti. Mais il m’avait
dit : « Si tu peux être prof, fais-le. C’est très important qu’il y ait des
universitaires dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle. » Le
problème, c’est qu’Oury était très fâché. Il m’a engueulé comme du poisson
pourri en me disant : « Ça y est, tu as rejoint les universitaires. Tu fais
partie des traîtres. » C’était pour rire, bien entendu, parce que notre amitié
était profonde. Mais il ne supportait pas la plupart des universitaires. C’était
très ancré en lui.
Lorsque j’en ai discuté avec Misès, Hochmann, Golse, Mille et quelques
autres, ils ont beaucoup insisté pour que je tente ma chance, parce que la
dominante neurosciences faisait nommer ses poulains et la psychopathologie
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PAUSE
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
transférentielle risquait de ne plus être représentée. Aussi, j’ai fait le choix
de me présenter à l’agrégation. Je ne le regrette pas. Je pense que cela a eu
des effets par la création d’un certain nombre de DU par exemple, comme le
diplôme universitaire de psychothérapie institutionnelle, etc. Cela a
fonctionné pendant quinze ans à Lille. C’est arrêté maintenant, mais je
trouve que cela a eu quand même une fonction très importante. Il faut
occuper les postes que l’on peut occuper, y compris dans l’Université, pour
faire évoluer les pratiques d’enseignement. Cela fait partie des
fondamentaux de notre démocratie : la liberté de penser.
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La formation psychanalytique a été vitale pour moi. Je n’hésite pas à dire
que j’ai fait une psychanalyse parce que les ovnis, dont je vous ai parlé de
façon apparemment détachée tout à l’heure, pénétraient en moi quand
j’étais jeune « Jedi », apprenti psychiatre, et produisaient des effets
vertigineux, générant de l’angoisse. J’étais interne en psychiatrie et
j’accueillais les transferts des schizophrènes. Je me réveillais la nuit avec
des cauchemars dingues où un enfant psychotique tombait de mon plafond
sur mon lit, où un jeune adulte me persécutait jusqu’à mon domicile. Je me
suis alors dit qu’il fallait que j’aille prendre soin de moi et comprendre les
mécanismes psychiques dont j’étais l’objet. Je suis allé voir un
psychanalyste, puis un deuxième, vraiment pour transformer ces angoisses
contre-transférentielles en potentialités de soins pour les patients.
Ces psychanalystes ont été accueillants avec moi et m’ont dit : « peut-être
devriez-vous devenir vous aussi psychanalyste ». Alors voilà, j’ai fait ce qu’il
fallait pour ça, mais sans appartenir à des écoles de psychanalyse. Je n’ai
pas souhaité suivre les formations classiques (SPP, APF, Quatrième Groupe,
etc.) pour des raisons diverses (querelles d’écoles, position provinciale,
engagement militant dans le travail…), mais je considère que j’ai fait une
formation artisanale. Je suis psychanalyste-artisan.
J’en viens à la question sur Violences et Enfance. Dans le dernier petit livre
qui vient de sortir, je raconte cette expérience de quinze ans. Notamment,
ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est la pratique des Ateliers philo en
maternelle. Pour moi cela a été une vraie découverte. Depuis quinze ans
qu’on travaille cela, je me rends compte que cela a des effets incroyables
sur les enfants. Je suis vraiment étonné que cela ne devienne pas une
matière que tous les instituteurs de maternelle enseignent aux enfants.
Faire un Atelier philo en classe de maternelle, en grande et moyenne
section, et même en primaire, c’est une pratique révolutionnaire.
Au début de l’année, quand je vais chez Josiane Neuhauser, ma
correspondante institutrice en maternelle – qui travaille à Lille-Sud, un
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Concernant la question sur la psychanalyse, j’ai fait deux analyses : une
première avec Amaro de Villanova, un lacanien du troisième Groupe, puis
avec Joyce Mac Dougall, une psychanalyste de la SPP. J’ai fait des
supervisions avec des gens très intéressants, avec Le Guérinel, un
psychanalyste et ethnologue, avec Tosquelles, avec Oury, avec Torrubia, un
psychiatre orléanais. Comme Tosquelles, il était un réfugié qui avait participé
à la Guerre d’Espagne. Il travaillait beaucoup avec Roger Gentis à Orléans.
C’était un psychanalyste remarquable. Et puis avec Salomon Resnik.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
quartier où les écoles coraniques ont des effets tangibles sur les enseignants
de la République puisque les enfants y vont trois jours par semaine
(mercredi, samedi et dimanche) et quatre jours par semaine dans l’école de
la République –, il arrive que certains enfants mettent en doute les
enseignements des instituteurs avec : « L’imam nous a dit que tout ce que
tu nous disais, maîtresse, c’est Satan/Shaïtan, c’est le Diable », ou « je ne
veux pas de rouge dans la classe parce que le rouge, c’est le mal ». Les
instituteurs sont complètement bouleversés.
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Pour la question concernant votre position de cadre de santé, puisque vous
êtes DE, vous découvrez que les infirmiers de secteur psychiatrique vont
partir en retraite avec leur histoire. Comment transmettre cette histoire aux
nouveaux qui arrivent ? Il me semble qu’il est utile de recourir à des
dispositifs, tels que les associations culturelles. Par exemple, la création
d’une telle association culturelle dans un secteur de psychiatrie permet de
transmettre aux plus jeunes les expériences des plus anciens. Cela leur
permet, un peu en position méta, d’organiser des temps de réflexion
commune, de partage des difficultés du métier. Cela ressemble beaucoup à
ce que vous faites à Tours. Il s’agit de mettre en place des trucs (Truc :
terrain de rassemblement pour l’utilité des clubs), des événements, des
conférences, des rencontres, des réunions où on peut retrouver des gens qui
viennent parler de ce qu’ils ont fabriqué dans leur existence, qui sont au
bord de la retraite, etc. Ils racontent ainsi aux gens plus jeunes comment ils
faisaient dans telle situation. Un plus jeune sort du DE, avec un
enseignement psychiatrique très réduit – vous en conviendrez – est pris
dans une situation de violence et n’a comme seule réponse de son chef de
service : « Il y a un protocole contention. Ne venez pas m’em…bêter avec
vos états d’âme. S’il est violent, vous l’attachez et puis c’est tout. » Si,
devant une telle difficulté, l’infirmier se dit : « Je ne vais quand même pas
attacher tous les gens qui sont violents ou agressifs avec moi » et qu’il
entend quelqu’un dire lors d’une réunion de l’association culturelle que
l’agressivité est un signe sur lequel il faut réfléchir, pour comprendre ce que
cela veut dire, plutôt que d’attacher la personne agressive, cela lui ouvre
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Or, que se passe-t-il avec les Ateliers philo ? En début d’année, les enfants
se tapent sur la figure pour un oui ou pour un non. Et en juin, quand j’y
retourne, je vois les enfants en train de discuter tranquillement, en se
passant le bâton de parole, pour parler chacun à son tour. En grande
section, ils commencent leur phrase en disant : « Moi, je pense que je ne
suis pas d’accord avec ce que dit Mohamed. Par contre… » Quand des
enfants parlent de cette façon en grande section dans l’Atelier philo, on se
dit qu’un processus civilisateur est en marche. Je suis épaté. Je fais une pub
« d’enfer » pour les Ateliers philo. Ce n’est pas compliqué à faire et cela a
des effets incroyables sur la question de la violence. Quand la violence est
transformée à l’école par ce genre de dispositif, les enfants en sont
profondément transformés. Ils ont, comme chacun de nous, la violence en
eux, mais ils savent qu’il y a des moyens de la traiter autrement que par un
comportement violent. C’est une vraie révolution culturelle. Je pourrais en
parler longtemps, mais je vous renvoie au petit livre Violences et enfance,
préfacé par Martine Aubry.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
une perspective. Il peut entendre qu’à une époque antérieure, on faisait
autrement. Dans ce cas, on voit bien que la transmission s’opère de façon
concrète, pour celui qui est plus jeune, par celui qui est plus ancien. Il ne
s’agit pas de faire des leçons de morale aux jeunes, mais de s’envoyer des
messages, non pas par SMS, mais par des conversations en direct sur
l’expérience partagée. On revient toujours à cette sorte d’enseignement
philosophique, l’enseignement par l’épreuve (pathei mathos) partagée.
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Votre question sur l’hyperactivité me paraît très actuelle. Dans certains États
des USA et du Brésil, 20 % des enfants d’une classe d’âge peuvent se
retrouver sous Ritaline. À qui profite le crime ? Par ailleurs, mettre
Bolsonaro sous Ritaline lui ferait probablement du bien. Il faudrait aussi lui
mettre un peu de Risperdal parce qu’il a l’air complètement délirant. Mais
cela ne préjuge pas de la psychiatrie dans son pays. Comment se passe la
psychiatrie au Brésil ? J’ai de nombreux amis qui ont travaillé là-bas. C’est
vrai qu’ils sont dans un système dans lequel il y a tellement peu de moyens
mis à disposition de la psychiatrie publique que l’on comprend que quelqu’un
de débordé accepte qu’un laboratoire pharmaceutique vienne l’aider dans le
cas des petits enfants hyperactifs. Ils sont tellement désespérés. C’est le
geste du désespoir ultime. Faire rentrer les laboratoires pharmaceutiques
dans les écoles, cela veut dire que l’on va transformer tous les symptômes
qui sont des cris d’appel désespéré, hyper humains, adressés par des gens
qui souffrent à des gens qui ne savent pas qui pourra les aider un jour, cela
signifie que l’on va les formater sous une forme univoque et définitive. C’est
un scandale de l’humanité. Je compatis avec tous ces pauvres brésiliens qui
sont dévorés par la peste brune actuellement.
Vous posiez une deuxième question sur les packs. Je ne sais pas si cela
intéresse tout le monde. J’en dis un petit mot. Il s’agit d’enveloppements de
patients qui sont très déconstruits et en manque d’enveloppe corporopsychique. Il s’agit de leur faire ré-éprouver, à partir de sensations
corporelles, l’unité de leur image corporelle. C’est une technique qui a des
effets cliniques extraordinaires, rapides. Cela ne coûte pas cher. Cela ne
coûte que du temps de personnel. Mais cela vient d’être interdit par l’HAS,
depuis le mandat de François Hollande, relayé par les secrétaires d’État
Carlotti et Neuville. Quand je pense que ce sont des socialistes – alors que
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Pour ce qui concerne la fonction phorique, en effet, elle est très inspirée du
holding de Winnicott et du Roi des aulnes de Michel Tournier. C’est vraiment
de ça dont il est question. Il faut que les plus anciens assument une fonction
phorique pour les plus récents, et pas qu’ils leur fassent de l’enseignement
sur le mode « Moi, je sais, je vais t’apprendre (à suivre les protocoles !) ».
C’est plutôt : « À partir des questions que, toi, jeune, tu te poses dans ta
pratique, voilà l’association d’idée que je te propose à partir de mes
expériences ». Le jeune ne le prend pas de façon agressive. On lui raconte
authentiquement une expérience vécue et partagée à laquelle il n’avait pas
pensé et cela lui donne des pistes. Et il se met à travailler dans ces
nouvelles orientations. Dans l’association culturelle formée dans les secteurs
de psychiatrie, par exemple, c’est l’occasion de travailler ensemble. On voit
alors que la transmission s’opère de façon intéressante.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
j’ai voté socialiste toute ma vie – qui ont fait des choses pareilles... Ce sont
des gens qui ne savent pas de quoi ils parlent. Ils prennent des décisions
« staliniennes » dans un domaine qui n’est pas le leur ! Qu’est-ce qu’un
politique a à dire sur le soin ? On est dans un système quasi-totalitaire !
Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
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Il s’agit donc d’une petite technique de rien du tout. Dans l’histoire de Yohan
que j’ai souvent racontée, on lui a fait des enveloppements et les
automutilations ont arrêté. Il se sentait contenu. Il trouvait ça sympa et il se
mettait à être en contact à nouveau avec son enfance et à en parler. Voilà.
Ce système fait l’objet d’une recherche par mon équipe. Nous avons mené
une recherche multicentrique en France, dans de nombreux hôpitaux et
CHU, etc. On a montré que les enveloppements humides étaient très
efficaces. Nous avons publié cela dans une revue de langue anglaise,
puisque c’est la coutume, PLOS One qui est sorti en septembre 2019. Le
ministère avait promis de tenir compte de ces recherches, mais le ministère
ne tient pas sa parole. Peut-être qu’un jour, les gens découvriront que ces
enveloppements sous forme de packing sont vraiment intéressants pour les
automutilations. Plutôt que de calmer les enfants avec des doses
vertigineuses de Risperdal, il suffit de les envelopper et de les considérer
comme des frères en humanité à qui je m’adresse comme à des sujets en
déshérence et à qui je tends la main pour être en communication à nouveau
avec nous.
L’enveloppement est un système qui vient répondre à une question posée
par Anzieu il y a très longtemps dans son livre Le Moi Peau. Il avait fait une
analyse très approfondie de la fonction de la peau chez chacun d’entre nous
et, notamment, chez l’enfant en développement. La peau a la fonction de
délimiter le sujet par rapport au monde extérieur et de contenir tout ce qui
est à l’intérieur. Comme Anzieu était très somato-psychique dans sa pensée,
il avait bien compris que, quand on parle de l’intérieur, c’est l’intérieur du
corps et des organes et pas seulement les pensées de l’intérieur de
l’appareil psychique. D’ailleurs si la peau enveloppe l’intérieur du corps et
cache son contenu à la vue des autres et à la mienne, comment garder mes
pensées pour moi ? Un enfant de 4, 5 ou 6 ans ment. Ses parents viennent
me consulter parce qu’ils trouvent qu’il ment beaucoup. Je leur dis : « C’est
une chance extraordinaire qu’il mente. Il est en train de vérifier que vous ne
voyez pas à l’intérieur de sa tête les pensées qu’il a. » « Ah, bon ? C’est
pour ça qu’il ment ? Alors je vais l’encourager à mentir. » « Non, il ne faut
pas exagérer. Ne l’encouragez pas à mentir. » Mais cela fait partie du
développement habituel.
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Je trouve qu’il est important que les techniciens d’un savoir se réunissent
entre experts et décident de faire telle chose dans telle circonstance. Mais
les politiques n’ont pas à s’en mêler. Quand Fasquelle a voulu organiser à
l’Assemblée nationale un groupe de députés pour voter contre
l’enseignement de la psychanalyse dans les études de médecine, mais de
quoi je me mêle ? C’est invraisemblable. Et nos contemporains ne réagissent
pas devant de telles choses. C’est à tomber par terre.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
Le « moi peau » c’est cette espèce de structure qui permet qu’il y ait un
intérieur et un extérieur. Cela permet qu’il y ait un lieu où on pense,
consciemment et inconsciemment. C’est très important. Or, il se trouve que,
dans l’autisme et la psychose, ce lieu-là est fragmenté, disloqué, dissocié et
que, de temps en temps, j’entends des voix qui me parlent de là-bas. En
fait, c’est une partie de mon corps qui est partie là-bas, projetée au delà de
la fenêtre et qui me parle de la même façon que vous tous quand vous avez
des pensées. Quand on pense, il y a une voix qui nous dit des choses. Ces
pensées sont intérieures. Chez la personne schizophrène, ces pensées-là
peuvent s’envoler dans la cheminée et se trouver au loin. Et le corps de la
personne schizophrène en question va jusque là-bas, au loin. Si on applique
le cartésianisme, son corps n’est pas là-bas au loin, il est là. Oui, vous avez
raison, mais pour lui, il est là et là-bas, au loin. Il s’agit donc de rassembler
ce qui est là-bas au loin dans l’enveloppement, en appui sur les enveloppes
corporelles. À ce moment-là, je me rends compte qu’il s’automutilait pour
éprouver une douleur plutôt que de tomber dans le néant. Il préférait la
douleur plutôt que rien. Quand on l’enveloppe et que l’on est présent avec
lui, il ne s’automutile plus.
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J’en veux beaucoup à ces personnes qui ont pris ces décisions stupides
d’interdire des choses sans savoir de quoi elles parlent et sans savoir
pourquoi elles l’interdisaient, sinon pour satisfaire à des lobbies puissants.
J’ai parlé à la ministre au téléphone quand elle a interdit cela dans le
médico-social. Ce n’est pas interdit dans le soin, mais dans le médico-social.
J’ai téléphoné à la ministre en lui disant que j’ai fait une recherche sur le
packing et que j’aimerais lui parler. J’ai eu un rendez-vous téléphonique avec
elle. Cela a duré vingt minutes. En vingt minutes, j’ai vu qu’elle ne savait
pas de quoi elle parlait. C’était tout à fait clair. C’est une bonne expérience.
J’espère que cela reviendra un jour mais, pour l’instant, ce n’est pas
favorisé. Il reste cependant des gens courageux, comme le Professeur David
Cohen, chef du service de pédopsychiatrie de la Salpétrière, ou le professeur
Corcos, chef du service des adolescents à l’Institut Mutualiste Montsouris,
qui continuent à prescrire des packings quand ils les jugent utiles pour des
enfants et des adolescents.
Patrick Geffard : Parmi les choses sur lesquelles nous aimerions t’entendre,
il y avait aussi la notion de fonction Balint que tu as proposée. Elle me
semble d’autant plus intéressante que c’est quelque chose qui « passe
bien » en quelque sorte – c’est un peu bête de dire les choses ainsi – quand
on arrive à la déplier auprès de professionnels des métiers de la relation.
Cela correspond en effet très souvent aux éprouvés et cela me semble très
pertinent à l’heure actuelle où, bien souvent, on est au contraire face à des
injonctions en quelque sorte très réificatrices.
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C’est quand même intéressant comme effet clinique… Oui, mais c’est interdit
par la Haute Autorité de Santé maintenant, alors que le Haut conseil de la
Santé Publique l’avait autorisé. Vous voyez le système dans lequel nous
sommes et que Patrick évoquait en parlant de la bureaucratie. On voit bien
que c’est le cas même au niveau du ministère. Cela peut être terrible.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
Je donne souvent l’exemple des directives officielles pour les métiers de
l’Éducation. Il y a une liste de compétences qui sont présentées. Le terme
même de « compétences » est présenté en s’appuyant sur un texte de la
Commission européenne qui en donne une définition. Je n’ai pas
particulièrement mémorisé ce texte, mais je vous en donne la fin : Chaque
compétence doit contenir un certain nombre de points. Parmi ces points, il y
a la créativité, l’esprit critique, etc. et la « gestion constructive des
sentiments ». Ce qui revient à observer ce qui est en vous comme des
choses, examinez-les et réincorporez-les comme des objets que l’on
manipule.
C’est
ce
que
le
philosophe
Axel
Honneth
appelle
« l’autoréification » quand les éprouvés deviennent des choses en soi. Tu
n’as pas inventé le groupe Balint, mais tu as repensé les choses en
proposant cette fonction Balint. Il y a là quelque chose de très pertinent et
important par rapport à l’époque. Peut-être pourrais-tu nous en parler ?
Par ailleurs, nous partageons un questionnement avec Claudine. Dans
certains de tes ouvrages, il est indiqué Pierre Delion « avec Patrick
Coupechoux ». S’agit-il d’une écriture avec ? Écrire avec, écrire auprès d’un
autre, cela me semble une démarche intéressante. Peux-tu nous en parler ?
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Et j’ai une autre question à propos du petit texte de la « une » que tu as
faite pour le dernier numéro de Carnet Psy. Je suis très admirative. Tu oses
parler d’un printemps de la psychiatrie de manière assez constructive et
optimiste. En ce moment et par rapport à toutes les attaques dont tu viens
de parler de la part du gouvernement, je me demande comment tu fais pour
rester serein et constructif. À Cliopsy, nous avons besoin de sérénité aussi
en ce moment, pour résister avec notre approche d’orientation
psychanalytique qui n’est pas à l’ordre du jour dans le contexte ambiant.
Pierre Delion : Je commence par ta dernière remarque. À chaque fois que
j’ai été très en difficulté pour les différents combats menés, les uns après les
autres, j’ai mesuré que les notions de groupe et de collectif n’étaient pas
des abstractions. J’ai vu qu’à ce moment-là, se mobilisaient autour de ces
combats, non pas des collectifs pour la défense d’une personne qui est
attaquée, mais des collectifs qui croyaient fermement dans les choses
défendues. Toutes les questions sur lesquelles nous discutons ensemble
depuis longtemps sont des choses qui rassemblent un certain nombre de
personnes, beaucoup plus nombreuses qu’on ne l’imagine. Quand on le
réalise, cela donne une force narcissique considérable. D’un seul coup, on
n’est plus tout seul, mais on est beaucoup réunis dans une sorte de
narcissisme commun.
Je vous donne un exemple qui m’a beaucoup touché. Quand j’ai été
convoqué au Conseil de l’ordre, j’étais attaqué pour pratique barbare de la
psychiatrie, à cause des enveloppements, par un président d’association,
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Claudine Blanchard-Laville : Je poursuis sur l’écriture. J’ai remarqué que,
depuis ton livre, réédité en 2011, où tu détailles les concepts de la
psychothérapie institutionnelle, c’est-à-dire ceux que tu as retraduits de
manière très vivante ce matin, tu écris dorénavant des petits livres écrits de
manière très accessible. Comment as-tu fait évoluer ton rapport à
l’écriture ?
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Vaincre l’autisme, qui est quelqu’un de très particulier, d’une violence
redoutable, qui n’hésite pas à attaquer les gens au plus profond. Je suis
donc convoqué au Conseil de l’ordre, le risque est que je sois radié du
Conseil de l’ordre pour pratique barbare de la médecine. L’accusation est
importante. Je suis donc reçu par le président du Conseil de l’ordre avant
l’audition en chambre du Conseil de l’ordre. Le président du Conseil de
l’ordre me montre des tas de piles de papiers qui entourent tout son bureau.
Il me dit : « Ne vous inquiétez pas. Sans préjuger de la décision de la
chambre du Conseil de l’ordre qui est chargée de juger cette question, ne
vous inquiétez pas, toute la France vous soutient. » « Que voulez-vous
dire ? » Et il me montre les piles de motions de soutien qui ont été envoyées
par les praticiens de la France entière, de pédopsychiatres, de psychiatres,
etc., pour ce combat à propos des enveloppements. Je rentrais un peu
tremblant dans la chambre du Conseil pour être confronté à cette personne,
complètement allumée, qui m’accusait de pratiques sans savoir de quoi il
était question. J’étais quand même très rassuré de constater qu’il y avait un
soutien collectif et que je n’étais pas tout seul dans cette affaire. Cela a
commencé très fort par des propos comme : « Vous êtes un barbare. J’ai là
plein de parents qui sont prêts à vous attaquer en justice pour maltraitance
de leurs enfants. » J’étais un peu déstabilisé. Le conseiller juridique du CHU
qui m’accompagnait, comme avocat de la défense, l’arrête tout de suite :
« Je vous arrête tout de suite, monsieur l’accusateur. Si vous ne donnez pas
immédiatement le nom d’une des familles qui va porter plainte contre le
professeur Delion en justice pour pratique barbare sur son enfant, je vous
préviens que je vous attaque en diffamation. » L’avocat de l’attaquant a
sous-entendu qu’il n’y avait pas une famille pour attaquer.
Après un certain nombre d’attaques de ce tonneau, le président du Conseil
de l’ordre a dit : « Si vous avez fini votre accusation, étant donné ce que
vous dit l’avocat du professeur Delion, je suspens la séance. » Après une
délibération des responsables du conseil de l’ordre, j’ai reçu la conclusion
suivante : « Nous considérons que l’attaque est nulle et non avenue ». Cela
s’est terminé ainsi. En fait, c’était une tentative de buzz à partir d’une
inflation idéologique. Une grande manifestation nationale devait se tenir
sous les fenêtres du Conseil de l’ordre pour me conspuer. Il y avait trois
personnes avec un étendard. C’était vraiment un montage.
À chaque fois, je me dis que le groupe est là, présent, avec moi, dans ma
tête. C’est tout à fait essentiel. C’est ce qui est vraiment essentiel dans
notre métier. À chaque fois que l’on pense être seul, on se tourne sur les
côtés, et on découvre qu’en fait, il y a des alliés solidaires qui sont avec
nous. C’est essentiel pour nos pratiques de la relation.
Cela rejoint la question sur la fonction Balint. J’ai appris les groupes Balint
sur le tas en faisant des groupes Balint avec les médecins généralistes des
quartiers où j’apprenais la psychiatrie quand j’étais jeune et que j’étais en
analyse déjà. Je faisais donc des groupes Balint avec mes amis généralistes.
Et je me rendais bien compte qu’un médecin généraliste homme qui va
examiner une femme et dit : « Elle vient tout le temps. À chaque fois, je ne
trouve rien. Et je vois bien, à sa façon de me regarder, qu’elle ne vient pas
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Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
seulement pour son examen, mais parce qu’il y a des sentiments amoureux
qu’elle est en train de déployer. Comment je vais me sortir de ce
bourbier ? » Dans le groupe Balint, le médecin parle de cet exemple en
détail. Et on comprend que le médecin a été pris lui-même dans des
réponses qui dépassaient sans doute parfois l’éthique ordinaire du médecin,
ce qui a pu faire croire des choses à cette femme. Cela développe des
choses qui aboutissent à des impasses thérapeutiques manifestes.
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Un deuxième élément qui compte beaucoup pour Claudine. J’ai, comme elle,
participé à la formation à la méthode d’observation des bébés par Esther
Bick. Du fait de la transmission en France un peu particulière de cette
pratique, notamment par Geneviève et Michel Haag, cela m’a fait connaître
une fonction du groupe très intéressante. On observe un bébé dans sa
famille. L’observateur écrit l’observation et la lit dans un groupe dans lequel
l’avis des formateurs et de tous les membres du groupe est sollicité pour
enrichir ce que l’observateur raconte. L’observateur qui raconte son
observation du bébé dans la famille découvre que les membres du groupe
qui n’y étaient pas avec lui, qui n’ont pas observé le bébé eux-mêmes,
reçoivent des éléments que l’observateur lui-même n’avait pas
consciemment perçus. D’un seul coup, le groupe est capable de récupérer
des éléments diffractés à partir du seul message écrit puis lu par
l’observateur. On se dit alors : « Tiens, les membres du groupe sont
capables de recevoir des éléments diffractés du message que l’observateur a
transmis ».
Si on n’a pas expérimenté
pas se les représenter. Si
partagée, d’un seul coup,
conceptuelles et de partage
soi-même ces fonctions du groupe, on ne peut
j’ai vécu cette expérience en direct, si je l’ai
le groupe devient un élément de ressources
contre-transférentiel incontournable.
Concernant la fonction Balint dont parle Patrick, mon idée est venue de ces
expériences-là. Ce qui compte chez les praticiens de la relation humaine,
quelle que soit la modalité de leur exercice (juges des enfants, gardiens de
prison, soignants en psychiatrie, généralistes, etc.), c’est cet invariant
structural qu’est la fonction Balint. Ce que Balint a inventé pour les
généralistes, on le transforme en invariant structural et on le déplace dans
les différentes occurrences que sont les pratiques de la relation. Quand on
pratique ainsi avec des infirmiers qui peuvent dire ce qu’ils ressentent, on a
évidemment accès à tout un monde immense du contre-transfert alors que
quand on applique les protocoles on l’évite soigneusement. Outre une
critique frontale des systèmes hiérarchiques statutaires, cela a des effets
manifestes sur les praticiens engagés dans les relations humaines.
Je fais une transition par rapport à ton autre intervention. Qu’est-ce qui fait
que, dans l’Éducation nationale, le groupe et le concept de réunion qui est le
dispositif primordial du groupe n’aient aucune existence officielle ? Cela m’a
toujours sidéré que le concept de réunion n’existe pas. Certains vont dire
qu’il y a des réunions pédagogiques. Mais avez-vous vu comment ont lieu
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Que le généraliste puisse raconter cela en détail et se rendre compte qu’il
n’y est pas pour rien dans ce qui s’est déclenché chez la femme qui tombe
amoureuse de lui, cela change complètement sa pratique.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
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À un niveau structural, on rejoint là quelque chose d’essentiel selon moi
dans la pensée et les pratiques d’aujourd’hui. Actuellement, deux mondes se
côtoient et, malheureusement, ne se connaissent pas assez. Il y a le monde
de l’a priori, avec des fantasmes que les neurosciences viennent alimenter
de façon extraordinaire. C’est le monde de l’avant-coup, celui de la
prédiction nourrie des sciences statistiques. A priori, le neurone fonctionne
ainsi, donc cela va avoir telle conséquences. Cet a priori idéologique est
transposé à l’Éducation nationale et le Comité Scientifique de l’Éducation
nationale doit fonctionner sur le mode de l’evidence-based medicine. Mais
l’evidence-based medicine, ce n’est pas l’evidence-based pedagogy. Il y a
des différences énormes.
Mais on voit bien que le fantasme séduisant qui gouverne cette idéologie
repose sur le fait que la neuroscience explique tout le fonctionnement
cérébral. Certes, cela explique un certain nombre de choses sur le plan
cognitif. Et je me réjouis de toutes les découvertes neuroscientifiques. Qui
pourrait d’ailleurs s’en attrister ? Mais le problème de cette logique est
qu’elle produit des protocoles, celui qui inspire le management moderne
qu’on vous enseigne dans les écoles de cadre. Vous avez des conflits dans
une équipe, on va vous apprendre à gérer les conflits avec un protocole en
plusieurs points. Premièrement, deuxièmement, appliquez le protocole et
après il n’y aura plus de conflits. Eh bien, je suis désolé, ce n’est pas tout à
fait comme cela que ça marche, parce que si le monde de l’a priori a bien
une place dans la démarche hypothético-déductive, il ne peut en aucun cas
ne pas être suivi de la logique de l’a posteriori. Et le monde de l’a posteriori,
quoiqu’en disent ses détracteurs, a été redynamisé de façon magistrale par
l’invention freudienne majeure : je traverse une expérience et, dans l’aprèscoup, je réfléchis à ce qui s’est passé.
Ce sont deux mondes différents. Cela ne régit pas les mêmes choses. On
peut comprendre que, pour organiser une usine de sardines en boîte, il y ait
besoin du monde de l’a priori. Il faut que les gens réfléchissent à ce qu’il
faudra faire pour mettre en place une usine de sardines en boîte. Il sera
probablement intéressant de pratiquer la fonction Balint parce qu’il y aura
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les réunions pédagogiques ? L’inspecteur vient le plus souvent enseigner la
bonne parole de façon hiérarchique à ses équipes. Ce n’est pas ce que
j’appelle une réunion. Une réunion c’est un lieu de rencontres où l’on peut
pratiquer la fonction Balint. Que les praticiens de la relation en première
ligne que sont les enseignants n’aient pas de réunions où ils peuvent
pratiquer la fonction Balint est non seulement incompréhensible mais
surtout une perte d’efficacité symbolique considérable. On leur a appris que,
pour apprendre telle chose à un enfant, il suffit de suivre tel protocole. Mais
comment faire avec l’enfant qui ne veut pas ou qui ne peut pas ? Cela ne
peut être abordé que dans l’après-coup de l’expérience avec cet enfant qui
ne veut/peut pas apprendre tel ou tel élément. C’est dans le groupe Balint
de Claudine que l’on va pouvoir déployer ce qu’il y a de particulier entre cet
enfant et moi, ou entre cet enfant, ses parents et moi. C’est ce qui permet
de comprendre ce qu’il y a derrière cette difficulté. C’est dans l’après-coup
que quelque chose peut se déployer pour y remédier.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
certainement des problèmes relationnels à un moment donné. Mais on peut
comprendre, dans ce cas, qu’il y ait un projet élaboré par un architecte pour
organiser les choses.
Mais, pour ce qui est de la relation humaine, ce monde de l’a priori est à
mon avis assez réduit. C’est très important de ne pas supprimer le monde
de la réflexion sur l’a posteriori sous le prétexte que c’est Freud qui l’a
inventé et que Freud est né en 1856 et mort en 1939. Je crois que c’est très
important de dire, dans l’après-coup, en quoi ai-je été engagé dans cette
expérience et comment peut-on tirer un bénéfice philosophique de cette
expérience. C’est la fonction Balint qui le rend possible dans l’exercice de la
relation humaine, quelles qu’en soient les modalités.
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Maintenant, je pense qu’il faut écrire pour pouvoir avoir un dialogue avec
celui à qui on écrit. Pour avoir un dialogue, il faut écrire d’une façon
compréhensible pour l’autre. Je vous prie de m’excuser, ma réponse est un
peu réduite. C’est vraiment une maladie infantile. Je suis passé par une
période bête. Ce devait être nécessaire pour ma névrose à ce moment-là. Il
fallait écrire des trucs compliqués en laissant penser à l’autre que l’on était
très intelligent pour écrire de telles choses. C’était confondre complexité et
complication. La complexité peut être racontée de façon simple avec les
moyens que l’on a de la communiquer, à condition de ne pas tomber dans la
simplification abusive.
Il faut faire attention. Quand on dit aux gens qu’une chose est complexe et
que l’on va essayer de la leur faire comprendre, il y a quelque chose de
sous-entendu de façon très explicite en général par des gens un peu
sadiques dont on parlait précédemment : « Vous ne comprenez pas ? Ce
n’est pas étonnant. Vous avez vu votre niveau ? » Il y a moyen de faire
passer la complexité comme un objet qui serait supérieur, moyennant quoi
vous êtes un objet inférieur.
Or ce n’est pas du tout ça, la complexité. Nous avons parlé au début de
notre rencontre des éléments éducatifs, pédagogiques et thérapeutiques.
C’est un objet complexe de la pensée. Certains éléments sont
compréhensibles. D’autres ne le sont pas encore pour l’instant. Par exemple,
l’articulation entre neurosciences, cognition et inconscient est une question
très complexe pour laquelle il y a seulement des éléments de réponse. On
peut dire que les neurosciences sont sans doute de nature à nous donner le
fonctionnement de la voie générale qui régit le processus cognitif dans le
développement d’un enfant sur le plan cérébral. Mais, parce que son Œdipe
s’est passé de telle façon ou parce qu’il n’a pas accédé à l’Œdipe, etc., le
développement cognitif d’un enfant connaît une déviation de type Asperger.
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J’en viens à la question sur l’écriture. Quand j’ai appris le métier, il était de
bon ton de parler un langage que personne ne comprenait, notamment chez
les psychanalystes. Je bats ma coulpe trois fois. J’ai écrit des trucs
incompréhensibles pour faire snob. Je me comprenais à peine moi-même. Je
suis vraiment désolé d’avoir écrit ça. Mais j’ai aussi écrit des textes difficiles
parce que la matière traitée était complexe et que tous les tenants et
aboutissants intellectuels pour en synthétiser clairement la complexité
n’était pas encore possible.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
Pour l’instant, chez cette personne-là on ne peut pas expliquer avec la
neuroscience pourquoi cela fonctionne ainsi chez lui.
Il est très important de conserver ces éléments ouverts. Il est évident que
les neurosciences ont des choses à dire sur ces choses-là, mais c’est évident
que les neurosciences n’ont pas à dire l’ensemble de la problématique
concernée par ces choses-là. J’ai suivi pendant quatorze ans en
psychothérapie quelqu’un qui a un syndrome d’Asperger avéré. Il vient de
me demander de continuer à le suivre un peu parce qu’il a de nouveau des
problèmes. Il a fait passer dans la faculté un petit mot à une étudiante qu’il
trouvait très belle, dans un rang à côté de lui : « Je te trouve très belle.
J’aimerais faire l’amour avec toi ce soir. Est-ce que tu es libre à
19 heures ? » La fille qui a reçu le petit mot a dit à ses copines : « Tu as vu
le mec là-bas ? » Tout le monde s’est moqué de lui. Il se retrouve déprimé
parce que l’on se moque de lui, à nouveau. On travaille cela en
psychothérapie. Les neurosciences ne vont pas l’aider à sortir de cette
question. C’est vraiment un processus d’humanisation qui va l’aider à sortir
de cette question.
Pour autant, faut-il arrêter les recherches sur le syndrome d’Asperger en
neurosciences ? Non, évidemment. Il faut articuler ces éléments sans dire,
sous prétexte que l’on est spécialisé en neurosciences, que la psychanalyse
ne vaut rien ou, sous prétexte que l’on est un psychanalyste, dire que les
neurosciences n’ont aucun intérêt pour la psychanalyse. Ce sont des
positions débiles, l’une et l’autre.
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Patrick Geffard : Pour terminer la rencontre de ce matin, je vous propose
d’intervenir par vos remarques, questions et associations libres.
Intervenante : Je voudrais rebondir sur ce que vous venez de dire sur la
question de l’articulation. Il m’arrive d’intervenir dans le champ de la
formation
des
infirmiers.
Récemment,
je
suis
intervenue
sur
l’empowerment, le rétablissement et la structure. Trois mots clés, très à la
mode. Je suis tombée sur un petit groupe plutôt ouvert, créatif, impliqué
dans des lieux très différents. On a pu parler de la psychothérapie
institutionnelle. Nous nous posions une question. Dans ce qui est imposé et
bureaucratique, comment arriver à retrouver du lien, comme vous le disiez
au début ? Je trouve la question très compliquée. Pour moi, elle se pose
vraiment concrètement dans le sentiment de me faire happer par les
discours et donc de remettre en question, dans la pratique, le
positionnement professionnel.
Pierre Delion : C’est pour cette raison que je pense que la question de
Patrick sur la fonction Balint est essentielle – on peut l’appeler autrement.
Ce qui compte, c’est que les gens qui sont dans des situations cliniques
embarrassantes puissent en parler avec quelqu’un qui va les aider à les
penser de façon non pas seulement entropique, c’est ce qui est le cas
habituel, mais de façon régénérante, de façon transformatrice. Beaucoup
d’équipes de psychiatrie sont désespérées en ce moment. Elles font des
contentions. Elles n’aiment pas le faire, mais elles sont obligées de le faire.
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Il faut arriver à inventer un archipel nouveau, celui des articulations entre
les différents îlots de connaissance. C’est essentiel aujourd’hui.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
Le simple fait qu’ils puissent à plusieurs se dire : « Comment on pourrait
subvertir ça ? Comment on pourrait le transformer en autre chose ? », etc.,
le simple fait qu’ils aient l’idée de se réunir à plusieurs pour vouloir le
transformer, cela a sur eux des effets très importants. Je suis pour la
fédération de ces petits groupes multiples, pour que les gens se rencontrent
entre eux, créent des occasions de rencontres culturelles, pour finalement
partager ces savoirs surgis de l’expérience.
Si on y va en se disant : « il faut apprendre la psychothérapie
institutionnelle, il faut apprendre la pédagogie institutionnelle », on voit bien
que cela déclenche des résistances chez des gens qui ne savent pas
forcément de quoi il est question. Ils ont appris qu’il fallait résister parce
que c’est un truc de gauchiste, d’anarchiste et qu’il faut être contre. En fait,
c’est une guerre d’étendards. Alors que d’y aller en se disant : « j’ai compris
que c’était difficile, comment on peut réfléchir ensemble à telle ou telle
transformation ? », ça, ça intéresse les gens et dans ce cas, les expériences
de la Psychothérapie institutionnelle et de la Pédagogie institutionnelle
viennent nourrir le débat sans avoir besoin de sortir les étendards.
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Oury parlait souvent de « greffe de l’ouvert ». C’est intéressant, ça. Il faut
que l’on puisse greffer de l’ouvert chez des gens qui ont une pensée trop
formatée aujourd’hui. On va les aider à greffer de l’ouvert. Mais il ne faut
pas y aller quand tout va bien. Il faut être là quand ça va très mal. C’est au
moment où ça va très mal que l’on peut dire : « vous ne pensez pas
que… », pour ouvrir d’autres perspectives. C’est pour cela que je ne suis pas
complètement pessimiste. Je suis pessimiste dans la pensée et optimiste
dans l’action, comme disait Gramsci. On voit bien qu’il y a beaucoup de gens
qui pensent qu’il n’y a pas que ces protocoles débiles, qu’il y a certainement
d’autres choses. C’est à ce moment-là qu’il faut être présent pour dire qu’il y
a peut-être en effet d’autres choses. On se met alors à parler autrement de
cette chose « gérée » de façon protocolisée. Et les gens trouvent alors cela
intéressant. C’est ce qu’il faut cultiver, j’ai l’impression, dans ce temps de
déshérence de la pensée.
Intervenant : Je suis infirmier du secteur psychiatrique. J’ai eu mon diplôme
en 1977. Certains ici n’étaient pas nés. J’ai travaillé longtemps à l’hôpital de
Ville-Évrard. Moi, ce qui me surprend aujourd’hui, c’est l’évolution de la
formation. Je ne vais pas vous raconter mon parcours, mais j’ai travaillé
dans des services où je n’ai jamais vu un patient attaché pendant vingt ans,
où je n’ai jamais vu ce que l’on appelle la sismothérapie qui reste de
l’électrochoc. Il a fallu que j’aille travailler en psychiatrie à l’hôpital général
pour voir des patients attachés.
Aujourd’hui, comme vous le dites aussi, la contention est devenue une
structure de la prise en charge. Le summum a été atteint pour moi lors
d’une réunion où le directeur de l’établissement où je travaillais a décidé de
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Je suis par exemple amené à rencontrer des internes dans des services
universitaires pour parler de cas difficiles. Je vois bien que la manière dont
je peux les aider à discuter de ces cas leur ouvre des perspectives qu’ils
n’avaient pas encore empruntées. À ce moment-là, cela les amène peut-être
à aller chercher des éléments auxquels ils n’étaient pas habitués.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
faire faire des cours de prévention d’escarres pour les patients attachés. On
sait déjà que cela va durer puisqu’il faut prévenir l’escarre potentielle de la
personne attachée.
Je parle des infirmiers et de la formation des infirmiers. Mais je parle aussi
des psychiatres. En tant que vieil infirmier psychiatrique, je me souviens
qu’il y avait des psychiatres psychanalystes et des psychiatres moléculaires
qui ne parlent qu’à travers la pharmacie, qui ne parlent que médicaments,
injections, etc. Mais cela fait aussi écho aux inquiétudes des équipes. Les
équipes sont rassurées par des équipes médicales interventionnistes.
Compte tenu des effectifs et des évolutions du mode de prise en charge, les
équipes n’ont pas aujourd’hui les moyens de s’occuper d’un patient agité : il
faut l’isoler et l’attacher parce que les chambres sont fermées, parce que les
services sont pleins.
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C’est un état des lieux. J’ai fini de travailler depuis quelques mois. Je suis
très inquiet pour mes collègues qui arrivent. Je ne suis pas étonné de les
voir sur les toits, comme à Rouen, pour revendiquer des moyens pour
travailler mieux.
Juste un point. Mon dernier poste, avant d’être formateur à l’IFCS, était
cadre dans un service d’urgence (SAMU, etc.). Mme Buzyn a répondu aux
urgentistes en donnant des sous. Bien sûr que les infirmiers vont prendre
les 300 € par an, mais ce qu’ils veulent, ce sont des lits en aval pour les
patients. Le problème des urgences aujourd’hui ce n’est pas de gagner plus
– même si un infirmier qui débute à 1 500 €, c’est très peu –, mais plutôt de
faire qu’un patient dont on a le diagnostic et le traitement soit accepté dans
un service où on va pouvoir le coucher.
Pierre Delion : On revient à l’antipsychiatrie décrite en début de matinée.
Les technocrates et bureaucrates ont tout à fait bien compris que
l’antipsychiatrie permettait de faire des économies de façon formidable.
Par rapport à ce que vous racontez, les mauvaises langues disent que,
quand on parle de la théorie de l’attachement, les gens ne comprennent pas
qu’il s’agit du développement du petit enfant, mais pensent à une théorie où
il est question d’attacher les patients… Je partage votre souci. Absolument.
Intervenante : Je voudrais abonder dans votre sens. Je ne travaille pas du
tout en psychiatrie. Mais ce que vous nous expliquez résonne très fort. Je
travaille en Protection de l’enfance. C’est ainsi que cela s’appelle. On
accueille des enfants qui ont besoin d’être protégés de situations familiales
complexes, etc. On les appelle d’ailleurs maintenant les « situations
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Il y a vraiment un problème de formation. Aujourd’hui, je pense
sincèrement que, pour les infirmiers, la psychiatrie va disparaître des
formations. Il n’y en aura plus. On apprendra à utiliser les molécules. J’ai
longtemps travaillé en pédopsychiatrie. Il y a les problèmes de prise en
charge de la demande, de gérer l’agitation, l’agitation verbale des patients.
Je me souviens de patients qui étaient des enfants extrêmement grossiers
pour lesquels nous nous étions réunis. Le psychiatre avec qui je travaillais a
introduit la réunion en disant qu’il fallait « que nos attitudes convergent ».
Si je raconte cela à un psychiatre d’aujourd’hui, il ne comprend même pas le
jeu de mots, c’est incroyable.
Entretien avec Pierre Delion
Revue Cliopsy n°24, 2020, 107-140
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Pierre Delion : Dans un des mes derniers petits ouvrages, La République des
faux-selfs, j’ai essayé de reprendre ce que vous racontez. Il y a un écart
énorme entre l’image que les gens donnent d’eux-mêmes et la réalité de ce
qu’ils font et de ce qu’ils disent. Certains, notamment dans les lieux du
pouvoir, font des discours formidables sur ces pauvres enfants de l’Aide
sociale à l’enfance, sur le fait qu’il faudrait nommer quelqu’un qui va s’en
occuper. Quelqu’un est donc nommé pour s’en occuper, mais après ? C’est le
cas du handicap, des ministres ont été nommés, mais pour quoi faire, sinon
le développement d’un discours démagogique, celui que les gens veulent
entendre. Mais comment un ministre des handicapés peut-il changer
quelque chose dans la réalité s’il ne prend en considération que le point de
vue de certaines associations antipsychiatriques de parents d’enfants
handicapés ? La démagogie n’a jamais rien changé à la réalité. Tout cela a
été génialement décrit par Winnicott à l’époque pour les psychotiques : le
faux-self. Pour eux, le faux-self est la position qu’ils présentent au monde
des autres pour pouvoir continuer à délirer sans être intrusés. Plus
généralement, des responsables politiques nous produisent un discours
rassurant qui vise principalement à accroître leur pouvoir sans être menacés
dans leur processus égocentré, à mille lieues d’un fonctionnement
authentiquement démocratique.
Monsieur Cahuzac nous dit à l’Assemblée nationale : « Je prends la France à
témoin les yeux dans les yeux que je n’ai pas le moindre centime caché à
l’étranger. » Le lendemain, dans Le Canard enchaîné, on lit qu’il avait
plusieurs centaines de milliers d’euros sur un compte je ne sais où. Il y a un
clivage entre les discours mirifiques que l’on entend et dont on pense qu’il
faudrait les appliquer et le fait qu’ils ne le sont pas. Cela fait partie du jeu :
donner une image flatteuse de soi, mais sans confrontation avec la réalité
de ce qu’on fait vraiment. On voit bien qu’il est en fait question d’une
société qui favorise les menées perverses. Certains auteurs et philosophes,
comme Dany-Robert Dufour notamment, ont réfléchi à cette généralisation
actuelle.
J’ai beaucoup d’amis qui travaillent dans le milieu de l’Aide sociale à
l’enfance. Ils s’arrachent les cheveux. Ils ne savent plus comment faire. Ils
sont dans le même scénario que vous. Ils prennent des décisions contre leur
éthique. Cela n’a qu’un temps.
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complexes ». Mais on croit que c’est très compliqué. Du coup, on les oriente
vers des lieux collectifs d’hébergement. Cela s’étend sur notre secteur. On a
ce type de prise en charge aujourd’hui. Les équipes sont en recherche de
traitement. La question qui est posée, c’est : « Est-ce qu’il a son
traitement ? Est-ce qu’il le prend régulièrement ? » On commence à avoir ce
type de réactions chez les travailleurs sociaux qui sont plus que débordés.
On cumule les arrêts de travail. On ne supporte plus qu’un jeune puisse
insulter. Je dirige une institution, je suis consternée par ce que je fais moimême tous les jours. Je ne parle même pas de ce que je vois, mais de ce
que je suis conduite à prendre comme décisions ou orientations. Je voulais
juste partager cela.
Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard
À l’époque où j’ai fait mon métier de pédopsychiatre, l’Aide sociale à
l’enfance était le partenaire privilégié de la pédopsychiatrie. On s’occupait
des mêmes enfants ensemble. Aujourd’hui, la réponse, c’est celle-ci : « Estce qu’il a pris son traitement ? », « Je ne sais pas. », « Quand vous saurez,
vous me rappellerez pour savoir si je l’hospitalise ou non. » Évidemment,
l’éducateur en première ligne de l’Aide sociale à l’enfance se sent alors
complètement lâché par les pédopsychiatres. Cela déclenche ensuite des
clivages, cela renforce les cloisonnements. C’est terrible.
C’est la question essentielle. Est-ce que ce que je dis et ce que je fais sont
en lien avec l’image que je donne ? Oui, alors, on peut travailler ensemble.
Non, alors, c’est l’effet Cahuzac et, donc, pas grand-chose à en attendre
sauf des désillusions...
Patick Geffard : Y a-t-il une dernière remarque ou intervention ?
Intervenant : Je vous remercie pour votre intervention. Elle m’a permis de
comprendre le lien entre constellation transférentielle et réunion. Pour moi
en tout cas, vous avez défait un clivage. J’avais une compréhension de la
constellation transférentielle plutôt du côté du soin. Vous nous montrez que
c’est un outil remarquable sur plein de niveaux : travail social, éducation,
enseignement... Au niveau historique, Pinel et son infirmier, ils sont trois
avec le patient. Chacun parle d’hallucination. Il y a déjà là une confrontation
d’expériences à propos d’un malade halluciné.
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Patrick Geffard : C’est une invitation à faire de beaux rêves.
Claudine Blanchard-Laville : Un grand merci à toi.
Références bibliographiques
Delion, P. (2019). Violences et enfance. Une expérience de prévention citoyenne
à Lille. Toulouse : Érès.
Delion, P. (2018). Fonction phorique, holding et institution. Toulouse : Érès.
Delion, P. (2018). La République des faux-selfs. Paris : Éditions d’une.
Delion, P. (avec P. Coupechoux) (2016). Mon combat pour une psychiatrie
humaine. Paris : Albin Michel.
Delion, P. (2011). Accueillir et soigner la souffrance psychique de la
personne. Introduction à la psychothérapie institutionnelle. Paris : Dunod.
Delion, P. (2011). Prendre un enfant autiste par la main. Paris : Dunod.
Delion, P. (2009). Séminaire sur l’autisme et la psychose infantile. Toulouse : Érès.
Pour citer ce texte :
Delion, P. (2020). Entretien avec Claudine BlanchardLaville et Patrick Geffard. Cliopsy, 24, 107-140.
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Pierre Delion : C’est déjà une constellation. Tout à fait. Comme disait
Tosquelles à la fin de ses topos, quelle que soit l’heure : « Bonne nuit. » Et
donc, bonne nuit sous les constellations...