Fernand Idriss N. MINTOOGUE (Université Lyon III, MASTER I, ISERL)
Samedi 22 Avril 2017
Orientation Disciplinaire Choisie : Anthropologie des Religions (Options :
Religions Traditionnelles, Magie(s), Néo-évangélismes, Thérapies néo-évangéliques et
traditionnelles, Spiritualité(s), Syncrétismes religieux)
Dossier de Philosophie : Cours du Pr Bruno PINCHARD (Raison et Foi)
Sujet : Pour ou Contre René Guénon ? (A partir de l’œuvre Orient et Occident (1924).
Il nous a été demandé de produire un rapport analytique sur l’ouvrage du philosophemétaphysicien français René Guénon (1886-1951). L’idée pour nous n’est pas de construire
une dissertation autour d’une dialectique dont l’objet serait de discuter de la validité ou de
l’invalidité des propos de l’auteur dans cet ouvrage. Nous ne nous savons que trop limité pour
engager un tel exercice. Notre démarche va s’articuler autour de la captation successive des
différentes remarques ou axes de pensée de l’auteur, en même temps que de sa variation
analytique (les morphologies psychologiques de la pensée guénonienne), le tout encadré par
une remise en contexte/actualisation de ces analyses, que nous tenterons d’appliquer aux faits
courant de la fin du XXe – début XXIe siècle. Nous nous servirons pour cela, de quelques outils,
qui nous semblent absolument axiaux dans la réalisation de ce travail. L’on comptera au nombre
de ceux-ci, le cours – très édifiant au demeurant - du Pr Bruno Pinchard, l’ouvrage à étudier en
question (duquel nous avons pu dégager les grands thèmes de la pensée guénonienne, en même
temps qu’il nous donnait à saisir les dispositions spirituelles et mentales de l’auteur), et puis
l’actualité, étant donné la volonté manifeste et récurrente de l’auteur de projeter sa pensée vers
l’avenir.
1) De quelques remarques sur l’auteur
Le Pr Bruno Pinchard nous prévenait déjà, lors de ses leçons, de ceci que l’on avait à
faire à un auteur dont les logiques sont parfaitement hétérodoxes. Cet avertissement avait une
dimension académique, puisque cet auteur, d’après l’enseignant, a fait l’objet, par sa pensée,
d’un rejet du corps académique. Comment cela est-il possible ? Nous avons pour notre part,
découvert ici un penseur dont les capacités intellectuelles sont largement au-dessus de la
moyenne, du moins assez pour battre en brèche certaines des catégories logiques bergsoniennes,
1
avec une pertinence déconcertante. Il nous est alors apparu évident qu’un auteur qui explique
que le Cartésianisme est une aberration, la prétention « hyper-helléniste » de l’Occident à
considérer que seule peut être considérée comme civilisation celle qui descend de la Grèce
antique est une infatuation majeure, ou encore à démontrer que le colonialisme occidental et
son fameux penchant pour le développement uniformisant hors de ses frontières, constitue en
soi une bêtise, n’avait que trop peu de chances d’avoir la considération de ses pairs dans le
domaine académique. Pourquoi ? Tout d’abord, parce que nous somme dans les grands
moments de l’Evolutionnisme (H. Spencer, C. Darwin, J. Frazier) et les premiers moments du
colonialisme, et qu’il est tout bonnement impossible de laisser pousser en académie, lieu de
culture et de production des futurs penseurs de la « cartographie mondiale » et de
« l’usinage mercantile » du monde, les premiers plants d’une rébellion ou d’un retournement
des consciences. Et si vous ajoutez à cela le fait que ce même penseur explique que « le tout
puissant » Occident qui ne fait que s’enorgueillir de sa force brutale (alors qu’il est quasi
complètement dépourvu de toute sorte de spiritualité véritable) aurait sans doute tout intérêt à
se rapprocher de l’Orient dont il aurait tout à apprendre d’un point de vue traditionnel et de
l’intellectualité pure, alors là… La messe est dite et les portes du « cachot intellectuel » lui ont
été cordialement ouvertes, pour qu’il aille y demeurer dans l’oubli. Heureusement, il se peut
que le temps lui donne progressivement raison, quand on voit l’engouement que sa pensée
suscite aujourd’hui, et la capacité qu’elle a à éveiller les esprits.
Il fallait avoir une sérieuse conviction ou intuition pour se dresser ainsi contre un
système (peut-être son côté anti-systémique, puisque chez lui, la tradition et la intelligence vraie
ne s’inscrivent point dans un système, comme chez Leibniz
1
avec son idée de la
« continuation » qui vaut autant pour les monades que pour le système métaphysique et ses
calculs infinitésimaux) dont il connaissait d’emblée l’antipathie à l’égard de ses idées. S’il ne
pouvait s’attaquer qu’idéologiquement au fondateur du scientisme (Descartes), aux autres
penseurs et défenseurs des bases du modernisme, il lui ne lui restait en revanche qu’à se tourner
vers celui qui théorisait le mieux la démarche de ce mouvement en lequel il voyait les bases de
la gangrène anti-traditionnaliste qui ronge l’Occident : c’est Henri Bergson (1859-1941) et son
fameux « élan vital » 2 . Cette théorie progressiste qui défend une logique de l’action, du
mouvement perpétuel, fait l’objet d’un rejet virulent chez Guénon, puisque chez lui, elle
1
Voir son fameux Principes de la nature et de la grâce fondés en raison * Principes de la philosophie ou
Monadologie, Paris, PUF, 1954 (1ère édition ; réimprimé en 2002, 5e édition), 146 pages
2
Voir ses travaux : Matière et Mémoire (1896), Energie spirituelle (1919) ou encore la Pensée et le Mouvant
(1934) et surtout Les deux sources de la morale et de la religion (1932).
2
débouche
sur
une
accélération
incontrôlée,
qui
débouche
elle-même
sur
une
mutation/transformation constante, et puis sur des instabilités matérielles fondamentales,
reflétant une faiblesse spirituelle que Guénon lie immédiatement à l’anti-traditionalisme qu’il
reproche au modernisme Occidental dans toute son œuvre.
Au regard même de la suite de sa carrière, on apprend à connaître un Guénon qui a du
mal à se stabiliser spirituellement dans la vacuité de l’Occidentalisme. L’évidence même qui
ressort de ses réflexions dans cet ouvrage, c’est celle d’une migration intellectuelle progressive
qui se met en place parce qu’il est déjà, probablement à ce moment-là, en train d’établir des
nodosités avec la substance traditionnelle hindoue. Guénon cherche le sens spirituel du monde,
en même temps que la vérité métaphysique qui permettrait de décrypter véridiquement ce
dernier. Il n’aperçoit pas la moindre bribe de ce qu’il poursuit en Occident et il est plus tard
amené à croiser l’Orient via l’Hindouisme (et surtout la théorie de la non-dualité « Advaïta »
de Shankara)3 et le Soufisme (jusqu’à la conversion sous le nom musulman d’Abd El Wâhid
Yâhyâ, « le serviteur de l’unique », dans le cadre du monisme ésotérique de l’Islam soufis). Il
s’agit donc indubitablement de quelqu’un qui a soif de spiritualité, qui poursuit inlassablement
le « fumet spirituel du monde » et ne se refuse à aucune sorte d’initiation passible de le
rapprocher de la vraie métaphysique, le cadre même de l’intellectualité pure.
Il ne faut pas non plus oublier de préciser ce que Guénon appelle « Orient » et
« Occident ». En ce qui concerne l’Orient, il estime qu’il ne s’agit pas de parler de tout le
continent (il excluait le Népal, le Tibet, etc.). Sa pensée se construit autour des traditions
védiques (Hindouisme), mandarines (Taoïsme chinois) et puis Islamiques (ésotérisme soufis
notamment et panislamisme non politique). Quant à l’Occident, il veut bien le découper
également en trois branches : une partie germanique chez laquelle le nationalisme est développé
de la manière la plus acerbe qui soit, une branche latine qui a développé un système initiatique
inégalitaire et anti-traditionnel, et puis les Américains qui sont des ultra matérialistes
capitalistes. Toutes ces parties de l’Occident sont évidemment guidées par les idées
matérialistes et purement scientistes, en plus d’être convaincues de leur supériorité sur
l’entièreté de l’humanité, à laquelle elles sont convaincues de faire le plus grand bien, en
proposant d’étendre de manière uniformisante, la logique civilisationnelle occidentale.
Guénon a déjà publié en 1921 une Introduction générale à l’étude des doctrines Hindoues. Sa connaissance des
doctrines hindoues à ce niveau est, somme toute, logique et aisée à anticiper.
3
3
2) Une systématisation de la pensée Guénonienne : lire Guénon dans son œuvre
Même lorsque l’on s’appelle René Guénon, que l’on est autant réfractaire aux systèmes,
et que l’on reproche tant à l’Occident d’avoir versé dans ce qui lui semble être une philosophie
creuse, il demeure néanmoins impossible, quand vient le moment d’exposer sa pensée, de ne
pas la rationnaliser afin d’en faire un objet suffisamment intelligible pour ceux à qui l’on
s’adresse. L’on est régulièrement amené à structurer sa pensée, aussi haute que soit la pureté de
son intellectualité. Il le sait très bien ça. Il se retrouve alors, malgré lui, embarqué dans un
systémisme (ou une systématisation) rationnel qui induit donc une morphologisation de sa
pensée, puisqu’elle doit passer de l’intuition/spéculation intellectuelle (forme sous laquelle elle
s’élabore dans son for intérieur) à une forme manifestée. Cela s’apparente en bien de cas à la
logique traditionnelle soufis, qui considère qu’il existe toujours, dans le message de Allah,
l’unique, une forme montrante ou manifestée (message visible ou intelligible pour tous/sens
exotérique), qui donne la réplique à une autre forme, occultante cette fois (message abstrait ou
caché/sens ésotérique). René Guénon nous apparaît alors sous diverses formes dans ses analyses
des rapports entre l’Orient et l’Occident :
Un Guénon antimoderniste : l’essentiel de la critique Guénonienne est centrée sur
l’Occident et la philosophie moderniste de la civilisation qu’elle représente. Evidemment quand
on le lit, il faut tenir compte de ce qu’il s’agit d’un auteur qui a plusieurs fois manifesté du
dégoût non pas précisément envers le matériel, mais plutôt l’absence de spiritualisme véritable
dans ce continent. Le fait est que le modernisme, initié par le « la métaphysique
biologique/rationnelle cartésienne l’a répugné au plus haut point. Il se trouve qu’il en fait, dans
sa diatribe, la base des sciences appliquées et du matérialisme dans lequel baigne l’Occident
moderne et tout ce qu’elle peut mener comme action. Il n’oublie pas en cela le sentimentalisme
dont il fait de Rousseau le père, et le fameux moralisme qui a incité certains à parler du
« fardeau de l’homme blanc » auquel incombait la lourde mission de « civiliser » le monde :
c’est l’une des plus graves conséquences ou considérations de l’évolutionnisme. C’est à partir
de ces quatre piliers que l’on rentre dans le second aspect de la critique guénonienne contre le
modernisme. Ce second moment n’est autre que son combat contre ce qui pourrait prendre
l’appellation – quelque peu exagérée ici - de « Bergonisme », consistant en l’élan vital qui
postule que vivre consiste à se mouvoir constamment (en plus de vouloir faire de la matière
l’objet naturel de l’intelligence : ce que Guénon considère comme une vision inférieure de
l’intelligence vraie). Cette rationalité du mouvement perpétuel qui fait de l’action, le sens vital
de l’existence, motive le mouvement
perpétuel,
toujours plus
accéléré
et
les
4
transformations/secousses/bifurcations/instabilités
incessantes
qui
en
découlent, dans
l’Occident moderne. Cette évolution est la plus grande crainte de Guénon, puisqu’il y voit dans
le syllogisme qu’il développe lui-même, la base d’une cinétique qui fait de l’Occident une
monstruosité qui menace le monde. Et l’origine de cette menace, il faut la trouver en tant que
conséquence (et origine) de tous les problèmes précédemment évoqué : c’est l’antitraditionalisme occidental que dénonce Guénon. L’Occident n’a plus de tradition, sinon qu’il
n’en reste, au mieux, que des bribes égarées de l’Occident traditionnel, soit entre le XIXe siècle
(époque de Charlemagne) et le XVIe siècle (ère des grandes réformes chrétiennes en Occident).
Durant cette période, il sait parfaitement qu’il y a eu un axe initiatique et des échanges
ésotériques ou traditionnels qui se sont développés entre l’Occident et l’Orient, notamment à
travers la connexion de l’ordre des chevaleries et la participation des ordres rosicruciens, que
Mohyiddin Ibn Arabi (1165-1240) et Dante Alighieri (1265-1321) savaient parfaitement en
même temps qu’ils incarnaient bien ces connexions dans leurs travaux respectifs. Lui-même,
lecteur de ces deux auteurs, s’en est aisément rendu compte ; cette relation lui semblait être la
clé de la force ésotérique de l’Occident. L’anti-traditionalisme de l’Occident actuel a laissé
partir le pouvoir spirituel en Orient. Roger-Pol Droit 4 lui-même a cette intuition quand il
explique avec nostalgie la faiblesse spirituelle et culturelle actuelle de l’Europe5. Cette citation
devrait évacuer tout débat :
« (…) Malgré les engouements que suscitent à présent le zen, le dalaï-lama ou le tai chi tchuan, nous
sommes très loin, aujourd’hui, de cet enthousiasme intellectuel qu’ont suscité, dans toute l’Europe cultivée,
les grandes découvertes orientalistes des années 1790-1840. Schelling n’hésitait pas à juger l’Europe
« stérile » sans « la greffe orientale », Schopenhauer rêvait d’une « nouvelle renaissance ». La plupart des
philosophes et poètes du romantisme s’intéressaient de près aux textes indiens ou chinois ». (…) Par
comparaison, nous sommes devenus très ignorants. On devrait même parler de régression culturelle. Un seul
indice en donnera l’idée : les manuels de philosophie utilisés en France sous la monarchie de Juillet
consacraient plusieurs dizaines de pages aux systèmes de pensée de l’Inde. Aujourd’hui, rien. Pire : on utilise
volontiers la prétendue autorité de Heidegger et de quelques autres pour rappeler que « la philosophie n’est
que grecque ». pp.9-10
Un Guénon anthropologique : En parcourant cet ouvrage de Guénon, nous avons
relevé à plusieurs reprises, certains tropismes chez l’auteur, qui nous font dire qu’il montre,
dans la construction de sa pensée, une inclinaison anthropologique qu’il faut déceler dans
l’optique de saisir son message. Ainsi, l’on notera par exemple dans sa proposition centrale de
rapprocher l’Occident et l’Orient (en plus de celle de construire une élite intellectuelle), la
Chercheur au CNRS. Il intervient ici dans l’ouvrage dirigé par Catherine GALLIAU, Les Religions d’Asie.
Hindouisme, bouddhisme et taoïsme. Les Textes fondamentaux commentés, Paris, Les Editions Tallandier, 2006,
130 pages
5
Il explique que les religions d’Asie sont devenues des Objets Spirituels Mal Identifiés (OSMI).
4
5
nécessité de favoriser un dialogue entre civilisations et plus tard, entre traditions (via un corps
d’élites constitué en Occident). Cela ressemble fort à une exhortation à l’Occident de mieux
saisir la culture et le véritable sens de l’intellectualité pure de l’Orient. C’est une approche
comparative qui vise au fond le rapprochement, mais elle a le mérite de mettre au diapason un
autre détail qui nous semble essentiel au moment de lire le sens anthropologique du
guénonisme : c’est la question de la diversité. En effet, si pour Guénon il apparaît assez clair
que la métaphysique ne peut être qu’une dans sa vérité (l’immutabilité des principes), il n’en
demeure pas moins que l’autre vérité en laquelle croit Guénon c’est certainement en la
multitude des apparences et des procédés d’atteinte de celle-ci (cette dialectique de l’un et du
multiple qui fonde la monadologie leibnizienne à travers la monade et la substance d’un côté et
puis le multiple et le nombre de l’autre). Pour autant, n’emprunte-t-il pas ici quelque peu la voie
tracée par l’un des grands débats bergsonien autour de la société close et de la société ouverte ?
Est-ce là une invitation à l’ouverture spirituelle et psychologique de l’Occident vers ce qui se
présente comme une altérité traditionnelle orientale salvatrice ? Dans tous les cas, il n’y a que
la diversité de vrai, même si l’Occident s’obstine à penser que l’enfer c’est les autres, tandis
qu’eux, demeurent le pôle métaphysique et les détenteurs des contraintes cinétique et potentielle
sur le reste de l’humanité.
Ce dernier principe est le véritable motif de l’éloignement de cette vérité métaphysique
centrale et du vrai pôle initiatique qu’est l’Orient. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce
point dans un prochain élément. En plus de ces premières remarques, il faut noter cette
propension chez René Guénon, à pouvoir s’extirper de la temporalité et simultanément,
rechercher/lire le temps et les changements/transformations y afférent, afin de projeter sa
pensée dans le futur. Cette faculté spéciale lui confère une solide aptitude visionnaire. En effet,
et cela très étonnement, Guénon s’est tout au long de ses productions, montré capable d’un
avangardisme véritablement « nostradamien » ou chamanique quand il s’agissait d’entrevoir la
succession des évènements dans le temps. Aussi a t-il aisément vu venir quelques-uns des
grands cataclysmes des XXe-XXIe siècles (il faut noter qu’il avait déjà vécu la première grande
guerre de 14-18, ce qui aurait pu grandement nourrir son abjection pour le modernisme
occidental), à l’instar de l’élévation de la Chine qu’il entrevoyait implicitement quand il disait
que cette dernière se relève toujours, finissant par absorber tous ses conquérants ; ou encore
plus tôt, il propose dans le cas de la gestion des rapports avec les peuples musulmans une
dynamique d’association, plutôt que d’intégration/assimilation qui serait respectueuse des
valeurs
et
de
la
législation
islamique :
on
sait
tous
qu’aujourd’hui
la
non
6
considération/application de cette suggestion en son temps, a conduit à l’effroyable Guerre
d’Algérie (1954-1962) ; quant à cet Occident monstrueux qu’il dépeignait après la première
grande guerre (et le cas extrémiste nationaliste Allemand qu’il évoquait déjà) et au peuple
japonais dont il abhorrait le caractère purement impérial/martial 6, il a fini par engendrer la
seconde grande guerre (1939-1945), comme il a vu très tôt, que la durabilité des rapports entre
l’Orient et l’Occident ne trouverait en rien ses fondements dans des rapports économiques et
politiques « cordiaux », mais plutôt intellectuels/métaphysique, puisque la matérialité n’est que
transitoire et l’objet d’une simple accommodation passagère chez les orientaux.
La contre-polarité guénonienne : René Guénon est avant tout un rebelle. C’est
l’intellectuel « anti » (anti-systémique) par excellence. Sur ce point précis, on le retrouve
nostalgique dans son texte. Mais de quoi le serait-il donc ? Il est nostalgique de l’Occident
traditionnel. Nous avons déjà signalé quelques lignes plus haut, que la période allant du IXe au
XVIe siècle correspondrait selon Guénon à la dernière réellement traditionnelle dans l’histoire
de l’Occident. C’est avec le cartésianisme et les réformes religieuses et politiques de l’Europe
moderne qu’elle s’est achevée. Cet Occident avait la particularité de baigner dans des rapports
sensibles avec l’Orient, qu’ont symbolisé les travaux influents d’Ibn Arabi et Dante, en plus
d’entretenir une grande tradition catholique. L’Occident moderne a perdu le sens initiatique.
C’est le véritable objet de la plainte guénonienne, le grief le plus grave qu’il porte à l’endroit
du modernisme. Mais de quelle initiation parle-t-il ? Cette initiation a un double sens : un sens
académique (philosophie/métaphysique/intellectuel) et puis le sens traditionnel (principes
universels/vérité absolue). Guénon regrette que l’érudition se soit installée comme méthode
d’apprentissage conventionnelle en académie, tout comme il déplore le phénomène de
spécialisation occasionné par le saucissonnage scientifique qu’il produit également. C’est une
méthode qui ne fait que confirmer la perdition ou ce qu’il appelle « la myopie intellectuelle »
dans laquelle il voit l’Occident se vautrer. Il regrette à ce propos le caractère inégalitaire de
l’éducation dans le système occidental et exhorte les occidentaux à se fonder sur le système de
castes de l’hindouisme traditionnel, puisque tout le monde n’est pas appelé à exercer la même
fonction en société. La déliquescence scientifique qu’incarne la philosophie d’après lui, cache
la seconde partie du grief guénonien, la plus importante sans doute : l’Occident a perdu
6
Insistons néanmoins sur le fait que le Japon a beaucoup évolué depuis dans la disposition mentale vis-à-vis des
autres peuples. Ils semblent rentrés dans une sorte de dynamique d’expiation permanente de leurs fautes
historiques. Aujourd’hui, contrairement à ce que dit Guénon, c’est le Japon et la Corée du Sud qui se seraient
pacifiés dans un certain sens, alors que la Chine et la Corée du Nord auraient pris le sens inverse. Peu de peuples
dans le monde incarnent autant les vertus pacifiques et révérencieuses que le Japon. L’Inde pour sa part est plutôt
devenue le siège de guerres intestines entre musulmans et hindous.
7
l’initiation à la métaphysique, l’intellectualité pure. La recherche de rationalité, la matérialité
et la centralisation de l’intelligence sur la matière (grief contre le bergsonisme cité plus haut) a
terminé d’inhumer le peu d’intuition intellectuelle qui lui restait, contrairement à l’Orient qui a
conservé intacte la sienne.
Voyant ce péril inexorable, il dessine donc à travers cet ouvrage une nouvelle sphère
initiatique, dans lequel il redéfinit les positions des deux parties : l’Orient se trouve à la cime
de cette figure du monde en tant que pôle nord initiatique véritable, alors que l’Occident se
trouve dans les tréfonds de cette sphère, où son inconscience la conduit à s’habituer à la noirceur
de sa myopie intellectuelle. Au milieu de ce cercle, l’on trouve l’intelligence vraie, la
métaphysique, qui seule a le pouvoir de projeter vers les cieux initiatiques où se trouve l’Orient,
tandis que son ignorance précipite le fautif dans le gouffre du simulacre intellectuel et antitraditionnel. On aperçoit donc ici un Guénon qui inverse la polarité de lecture du monde. ICI ?
Le Nord c’est l’Orient intellectuel. Il y a un renversement spirituel ou initiatique du monde dans
la pensée guénonienne. Le proposition guénonienne est donc simple : l’Occident doit tendre la
main à l’Orient pour remédier à cette situation, se saisir de cette intellectualité perdue, puis
remonter dans l’échelle de la tradition. Cet exercice de dialogue spirituel ne se fera qu’avec la
constitution d’une élite intellectuelle, et non politique ou économique. Pas la peine d’insister.
3) Les grands axes de la pensée Guénonienne face aux temps actuels
Il faudrait rappeler, si besoin est encore de le faire, que les grands axes de la pensée
guénonienne dans Orient et Occident sont entre bien d’autres : la question de la (ou les) crise
initiatique et la constitution d’une élite intellectuelle ; le modernisme, ses béquilles
épistémologiques et son influence destructrice sur l’évolution du monde actuel,
notamment dans le cadre des rapports entre Orientaux et Occidentaux (spirituels surtout). Ils
constituent les points essentiels sur lesquels ne nous pouvons manquer d’insister.
La crise initiatique et la constitution d’une élite intellectuelle : Une crise
initiatique ? Mais de quelle crise initiatique parlons-nous encore, après celles évoquées plus
haut (académique et intellectuelle) ? Celle dont nous allons parler maintenant est de toute autre
ordre. Elle est tout bonnement spirituelle. C’est le « dô », comme dirait les japonais ou les sudcoréens, la voie de l’âme ou de l’être que l’on recherche maintenant. La crise initiatique est bien
là, puisqu’il y a un vrai détournement de valeurs désormais « trop » contraignantes, parfois
caduques pour l’Occidental, et plus que jamais mal incarnées par les institutions qui les
promeuvent (les scandales de pédophilie, de détournements de fonds au sein des Eglises
8
encouragent de moins en moins à se soumettre à leur autorité), de la part des populations. Alors
que l’Orient a gardé la même base traditionnelle, refusant de céder à l’agitation du mouvement
perpétuel occidental, l’on est aujourd’hui confronté à une posture multidimensionnelle de la
part des gens. Ceux-ci ressentent bien le vide spirituel qui se crée en eux, et leur besoin
d’autorité ou de cohésion interne les pousse dans la voie vitale définie par Freud : la recherche
d’un maître (initiatique ou symbolique ?) comme quête d’une vie. Ces bifurcations spirituelles
nous amènent à déceler une véritable guerre centrée autour de l’offre initiatique. Les tropismes
des populations sont divers, pour pallier à ce vide initiatique (pour une sortie de l’être et un
dégagement de la matière). Si certains rentrent dans la voie de ce qu’on pourrait qualifier de
logique spirituellement auto-déterminante (athéisme), d’autres choisissent intuitivement de se
tourner vers l’Orient, pour y trouver de la paix, de la sérénité ou une sorte d’ascèse
contemplative en s’inspirant qui du Bouddhisme, qui de l’Hindouisme (Yoga, Méditation), du
Reiki, du Tao ou encore des arts martiaux pour apprendre à canaliser ses énergies ou
percevoir/puiser les énergies de la nature, soit par conversion totale, soit par adoption de
pratiques particulières.
Ce rapprochement est un effort anthropologique/horizontal là où les rapports spirituels
verticaux ont échoué, ou n’existent pas (ou alors sous une forme absolument insignifiante). Ces
processus se déroulent soit en Occident, soit en Orient ; mais comme Guénon l’avait deviné, ce
n’est là qu’une infime partie des véritables traditions que découvrent ainsi les occidentaux. Ils
ne peuvent atteindre les profondeurs du message spirituel oriental, soit parce qu’ils
systématisent tout (d’ailleurs on parle aujourd’hui d’Orientalisme, de Philosophie Orientale ou
encore de Philologie orientale, là où il faut saisir sans catégorie ou catégoriser l’intellectualité
orientale selon Guénon : ces entreprises herméneutiques des traditions orientales éloignent
encore plus l’Occident de la vérité intellectuelle), soit parce que ces domaines restent encore
fermés (l’hindouisme traditionnel et ses castes par exemple, comme le Bouddhisme ou le
Taoïsme et ses familles, ne peuvent être transportés en Occident, comme le prévoyait Guénon,
à cause de l’ « égalitarisme » et du libéralisme occidental). Mais tout le monde sait plus que
tout autre chose, que la vraie raison, ça Guénon ne l’avait pas anticipé, c’est le fait que les
Orientaux, comme les Occidentaux ont fait de certains aspects de leurs traditions (sous des
aspects édulcorés), des objets soumis à la véritable religion du modernisme : le capitalisme.
Cela, l’anthropologue Lionel Obadia a rapidement su l’interpréter quand il a proposé une étude
de l’économie des religions sous l’angle d’une marchandisation de Dieu 7 . Cette religion
7
Voir l’ouvrage La Marchandisation de Dieu. L’économie des religions (2014)
9
matérialiste est d’ailleurs la seule que l’Occident comprenne aujourd’hui ; les orientaux
semblent avoir décidé de préparer un « lot de consolation spirituel » pour ceux des occidentaux
qui s’approcheraient un peu trop de leurs traditions.
Aperçu actualisé de l’évolution du modernisme de nos jours : Comme chez
Leibniz, Guénon voit une continuité indéfinie dans l’histoire 8 . Cela explique ses velléités
constantes de projection observées dans son argumentaire. Et c’est la re-contextualisation de
ces assauts répétés vers le futur, que nous allons viser ici. Nous avons parlé tout à l’heure du
capitalisme. Il n’est rien d’autre que la preuve la plus visible de la nouvelle métamorphose
culturelle du modernisme. Guénon a très vite vu que l’Occident sombrerait, se retournant
matériellement contre lui-même via les effets du cataclysme technologique, de la barbarie
militaire et l’assimilation progressive de l’Occident par les peuples du tiers monde. Si l’on peut
encore douter du dernier point, il est évident que les deux premiers sont à ranger dans l’ordre
des prophéties réalisées. Ce cataclysme technologique est à l’origine de la grande maladie qui
guette la planète entière : c’est la question des changements climatiques producteurs de grandes
catastrophes humanitaires à l’échelle globale. Nous en verrons les conséquences tout à l’heure
dans une théorie initiatique cyclique que nous exposerons au sortir de notre réflexion. C’est
également la même qui est à l’origine des dérapages nucléaires catastrophiques (militaires ou
industriels) observés à travers le monde. Le modernisme a continué, contre Guénon et ses
recommandations, son éternelle mutation, plongeant encore plus chaque jour dans l’antitraditionalisme. Le matérialisme ne s’est jamais aussi bien porté, et les questions de prédations
économiques, même aux dépends de nombreuses vies humaines, ne sont pas remises en cause
ou en doute. Au contraire, on construit de faux ennemis (Pierre Conesa), on justifie la guerre,
on parle de démocratie, de liberté, on déploie subversivement l’éventail des valeurs universelles
pour expliquer que l’on détruise un pays ou un tel autre, que l’on destitue un tel ou un tel, pour
s’approprier derrière, les produits telluriques (le monde est une vaste expérience géologique
aujourd’hui). La guerre est devenue la monnaie courante, la méfiance une norme, tandis que le
terrorisme n’a jamais été aussi courant qu’aujourd’hui. L’impression qui se dégage du monde
actuel c’est qu’il est plus facile d’avoir une arme et prendre une vie, que de s’acheter une barbe
à papa. Quant à l’accélération constante dont il parlait, on a la sensation qu’elle répond à une
création souvent plus abusive qu’utile de besoins : le plus important de ces besoins est celui de
changer constamment. D’un autre côté, cette accélération incontrôlée qu’il déplorait déjà en son
Chez Leibniz cette continuité, qu’il nomme continuation, est systématisée, alors que chez Guénon, il y a un rejet
de toutes formes de systèmes. Ce dernier, comme l’explique le Pr. Bruno Pinchard dans son cours, préfère parler
d’aperçu, et non de système, dans ses nombreux travaux.
8
10
temps, se traduit aujourd’hui par une déconnexion de ses semblables, de son environnement, et
pareillement, de lui-même. La célérité extérieure empêche toute décélération et températion
intérieure, nécessaire à s’écouter vivre. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’occidentaux
ont l’impression que faire du Yoga (même pas un millième du potentiel traditionnel bouddhique
ou hindouiste) c’est être un peu bouddhique ou zen.
Cette faiblesse d’écoute et de sensibilité pour soi-même, fait que l’on est corporellement
pressé et stressé, et spirituellement peu enclin à réaliser une vraie ascèse, ce côté contemplatif9
indispensable à tout acte lié à la spiritualité. Ce défaut provoque une déconnexion de la matière
à la substance, du corps à l’esprit, et donne lieu à des dérives initiatiques comme ceux qui
pensent que les arts martiaux sont plus les katas répétés à longueur de temps et l’effort physique
intense, sans jamais comprendre tout le travail intérieur et la solidification spirituelle qui
s’effectue en interne chez le pratiquant. Nous le disons parce que nous avons-nous même
pratiqué du Taekwondo. Ces arts vous redressent et vous forment des Hommes, et ce dans le
bon ordre : force spirituelle, puis force physique. La multiplication des nouveaux mouvements
religieux, syncrétiques pour la plupart, en Orient comme en Occident sont à noter. L’exemple
du Caodaïsme, de la religion Bahai (un nouveau zoroastrisme par sa vocation à vouloir
concentrer/réunir tous les prophétismes des religions abrahamiques ?) ou encore du Raélisme10
(et du soucoupisme) donnent bien à apprécier le panorama religieux actuel. Le catholicisme, le
protestantisme et l’Islam ne sont pas encore au stade critique de la perdition. Mais que
l’athéisme soit déjà parmi les (ir)religions les plus influentes d’Europe, ça donne à réfléchir. Ce
constat n’est pas prêt d’être relevé ni dans la « chère Inde » de René Guénon (qui est quand
même mi hindoue-mi musulmane, reconnaissons-le d’emblée) ou en Chine.
Quant à sa fameuse idée de constituer une élite intellectuelle en Occident, celle-là même
qui serait capable de dialoguer ou de coaliser au même pied d’égalité avec l’Orient traditionnel
et son élite métaphysique, qu’est-elle devenue ? Il ne nous semble pas opportun de rentrer dans
les tréfonds de ce débat. On demandera simplement à tout esprit avisé de se rendre compte de
certaines choses visibles, pour valider l’impossibilité de l’entreprise guénonienne. Au nombre
de celles-ci on compte la réification mercantiliste du monde par l’Occident (et l’Orient aussi),
Guénon préfère rester dans la spéculation et l’intuition, quand Bergon, abordant la question du mysticisme,
considère que si la phase ascétique est indispensable, le second ressort du mysticisme c’est l’action. Le mystique
doit incarner sa spiritualité.
10
Le Raélisme (mouvement Raélien, fondé en 1974 par le français Claude Vorilhon, Rael) aussi reprend la même
théorie que celle de l’Agharta, avec la tradition des Elohim (extraterrestres) qui seraient les véritables créateurs et
maîtres de la Terre, de l’Humanité et des trois grands monothéismes. Sauf que l’idée est qu’il y a une
extraterritorialité
9
11
qui pose le monde en un vaste marché de ressources qu’il faut exploiter infiniment ; on peut
aussi renvoyer les lecteurs à ce qui se nomme diplomatie aujourd’hui : on parle d’économie et
de politique ou de politico-économique, en s’appuyant sur la géopolitique, la géostratégie et la
science politique (on serait bien curieux de savoir ce qu’en pensait Guénon, qui devait savoir
que cette science est née aux Pays de Galles en 1919, à Aberystwyth en son temps), qui ne voit
le monde que sous l’angle de la rivalité, de la menace, de la défense et de la guerre. Quant à
ceux qui se demande où est l’intellectualité ou l’intelligence dans tout ceci, on leur dira de se
rendre compte par eux-mêmes du fait que la plus grande question qui se pose aujourd’hui dans
le domaine de la philosophie est celle de son opérationnalisation ou de son opérationnalité. Les
facultés de lettres ont du mal à générer des fonds ou en attirer pour leur fonctionnement. On
hésite à investir abondamment sur leurs objets d’études. A contrario, faites donc un tour dans
les écoles de commerce, celles de marketing, des sciences de technologies numériques, d’arts,
pour constater la tangibilité du basculement du monde occidental au travers de la différence
d’effectifs entre les deux domaines. Si Guénon en son temps, où ces techniques étaient encore
peu développées, se plaignait déjà ainsi, on n’ose pas imaginer ce qu’il dirait aujourd’hui. Il y
a une hyper-matérialisation de la société, qui ne conçoit son existence que par le gain, la
performance, la réussite, la validité (physique) qui sont les seules réponses plausibles aux
besoins et à la vie des humains, comme le relevait pertinemment le philosophe humaniste Jean
Vanier11.
Ces « valeurs cardinales » sont porteuses d’impotences, d’inégalité et d’une certaine
violence insensibles mais clairement impactantes/déterminantes dans nos sociétés. Quant à la
religion et plus précisément à son côté mystique, le fait que certains se demandent aujourd’hui
comment l’on peut devenir moine ou moniale et « bousiller » son existence, relève plus d’un
réflexe inconscient qui ne traduit que trop bien une haute instabilité spirituelle, qu’un acte
véritablement sensé. L’on peut comprendre que ce n’est pas la vocation de tous, mais les
questions de spiritualité, comme le relevait Guénon, lorsqu’elles se manifestent en acte, nous
apparaissent parfois incompréhensibles ; et nous avons le réflexe d’en déclarer l’irrationalité
après une insuffisante tentative herméneutique, plutôt que d’essayer d’en comprendre le sens
profond sinon que d’en apprécier la portée. C’est bien là le seul geste sensé qui soit, puisqu’en
déclarant au moins l’irrationalité du geste ou du fait en question, on avoue soi-même son
incapacité à saisir la métaphysique dans ce qu’elle a de plus évident : son incommensurable
immensité (Bergson et Descartes étaient au moins d’accords pour constater que l’esprit, en ses
11
Voir son ouvrage Les signes des temps. A la lumière de Vatican II (2010).
12
possibilités, déborde le corps). Ce n’est là qu’une des conséquences du pragmatisme que
décriait longuement Guénon dans ses travaux. Tout cela est bien dommage.
Guénon actuel : esquisse d’une théorie du jubilé initiatique
Que dire en guise de conclusion ? L’on peut juste revenir ou renvoyer à ce que nous
avons noté précédemment, quand nous indiquions clairement que René Guénon a été capable,
comme le Roi du Monde, de lire dans le livre de la destinée quand il décrivait les dérives passées
et mettait en garde contre les corollaires futurs du modernisme. Son flair métaphysique lui a
donné cette possibilité. Il a eu suffisamment de nez pour saisir les conséquences néfastes de
l’anti-traditionalisme sur le monde actuel. Dans son ouvrage Orient et Occident, il se donne
pour objectif de restaurer la tradition en Occident. Pourtant, il sait déjà très bien que le
modernisme et ses béquilles épistémologiques ne feraient qu’étendre son influence sur le reste
du monde. Cela se vérifie, comme il avait également anticipé le fait que l’Orient trouverait une
parade afin d’endiguer « l’intérêt orientaliste » ou exotiste des occidentaux pour ce qu’ils
appellent « maladroitement », si l’on voit la chose sous l’angle guénonien, « les philosophies
orientales ». Ce monde occidental est marqué par une crise initiatique telle que l’on se retrouve
quasiment dans la même situation que le martyr qui meure à la pâque (Dante et Ibn Arabi).
Nous allons donc étudier une théorie de restauration du sens traditionnel de l’Occident. C’est
le jubilé ou renouvèlement initiatique du monde occidental.
Grand lecteur des émanations intellectuelles orientales, il devait sans doute en savoir un
paquet sur tout ce qui se rapporte aux théories orientales au sujet de la cyclicité du monde ou
théorie ésotérique du temps cyclique12. En quoi consiste-t-elle cette théorie ? L’idée est que le
monde se retourne vers l’animisme, qui est par essence une religion bioéthique fondé sur la
piété humaine vis-à-vis de la nature (bio-piété) et la volonté, même maladroite, de retrouver
une hypersensibilité environnementale/universelle (c’est à peu près la doctrine du Reiki, du Tao
ou encore du Tchi Kong). Il y aurait aujourd’hui une prise de conscience intuitive (parfois
hypocrite) de l’humanité à propos de son infatuation dans sa relation à l’au-delà ; à partir de là,
il faut considérer que l’humanité est entrain de comprendre qu’elle devrait se repentir devant
les Cieux pour ses offenses. Or cette offense a été la plus terrible à l’endroit de ce que Dieu (ou
C’est la cyclologie qui postule que la temps mondial ne s’écoule pas de manière linéaire, mais plutôt dans le
sens d’une cyclicité immuable, étant donné que l’humanité est voué à se retrouver périodiquement en face de
situations identiques à celles ayant déjà eu lieu dans le passé. En anthropologie cela correspond parfaitement à
l’ère néo-millénariste du New Age (théorie de la cyclologie hybride), qui allie part de l’astrologie pour se présenter
comme une dynamique lisible de conciliation des traditions orientales et occidentales. D’après cette théorie, on
passerait, d’un point de vue astrologique, de l’ère du Poissons (âge cyclique de fer) à l’ère du Verseau (nouvel âge
cyclique d’or).
12
13
les dieux) nous a donné de plus précieux à protéger : la nature. Celle-ci est son intermédiaire le
plus visible, en même temps que la création qui se rapproche le plus de la perfection du créateur
divin, de par sa vastitude et sa diversité. Pourtant, elle a été détruite lourdement par le
matérialisme/rationalisme/spécisme. On re-sacralise la nature et l’humain via une logique du
pythagorisme anthropique qui tend à considérer que l’univers est en l’Homme comme l’Homme
fait partie de l’univers (C’est la démarche du Ying et Yang : l’Homme habité par le soleil et
lune « dualités homme-femme, bien-mal », combinée à celle du Reiki qui apprend à puiser dans
l’énergie universelle pour alimenter l’énergie vitale de l’Homme). C’est donc un mauvais usage
de l’énergie universelle qui fait que l’Homme veut replonger dans la Terre, en cherchant à
redéfinir son « contrat avec la nature »13 et recreuser le fossé qui va lui permettre de rentrer en
contact avec cette nature, et par-delà même, remonter vers les cieux, afin de retrouver une
normalité métaphysique et traditionnelle. Il faudrait que l’humanité retrouve ce qu’elle a perdu
de plus précieux : cette hypersensibilité naturelle qui la reliait avec Dieu et ses intermédiaires à
travers la nature, et dont l’expression véritable et véritablement symbolique peut battre ou
raisonner valablement le matérialisme ou le scientisme anarchique et anti-traditionnel. Cette
nouvelle alliance avec les cieux et la nature, comme à l’origine de la vie, se solde par un jubilé,
un renouvèlement du monde Occidental, et puis la restauration de sa tradition.
Ce qui nous permet, au final, de ressortir de là en affirmant qu’au regard de la dynamique
actuelle du monde, c’est clairement l’Elan Vital bergsonien qui l’a emporté, s’il fallait désigner
un vainqueur dans le temps. En effet, si l’on peut s’accorder avec Guénon sur le fait qu’un
individu normal ou conscient de son existence ne peut faire sans une spiritualité ou une
intellectualité intense (ne serait-ce pas là le retour transformé du fameux cogito ergo
sum cartésien14 ?), il est indéniable que le mouvement perpétuel matériel est ce qui traduit le
mieux, d’un point de vue somatique ou tangible, les agitations intuitives de l’esprit. Mais
Guénon est prudent ; son discours résolument ambivalent à cet égard tout au long de son œuvre,
démontre bien qu’il sait parfaitement cela. Mais ce qu’il demandait, ce n’était rien d’autre que
l’équilibre parfait, le « raisonnement » de cet élan vital qui déstabilise dangereusement
l’existant et liquéfie inexorablement (en même temps qu’il représente cet état de liquéfaction)
le traditionnel. Ce mouvement perpétuel incarnant parfaitement le matérialisme occidental qu’il
13
C’est à peu près la recommandation écologique de Michel Serres, celle qui demande à l’Homme de redéfinir
son contrat avec la nature (passer de la nature du droit aux droits de la nature), quand il publie son ouvrage Le
Contrat Naturel (1990).
14
Ce n’est pas à prendre cette fois sous l’aspect individualiste que Guénon a en horreur, et qu’il décèle
immédiatement dans le cartésianisme et le scientisme, mais plutôt une démarche qui consiste à faire de la capacité
de l’Homme à développer son intellectualité, qui lui confère une personnalité spirituelle.
14
pointe du doigt, il était évident qu’il l’emporte face à la tentative d’inversion de la polarité et
de modération de l’action guénoniennes. Il était donc logique que sa pensée tombe quelque peu
en disgrâce du point de vue académique. Mais l’on peut se réjouir que les choses aient depuis
lors bien évolué, et que la catégorie intellectuelle de René Guénon soit en train de retrouver
l’intérêt et le rayonnement qu’il aurait du obtenir depuis des lustres. Nous terminons cette
modeste réflexion en exprimant notre reconnaissance pour l’enseignement reçu. Même en tant
qu’apprenti anthropologue, il nous semble nécessaire d’avoir quelques bases philosophiques
afin de mieux nous dépêtrer de certaines trappes cognitives. La rencontre que nous faisons avec
cet auteur nous semble porteuse de quelques nouvelles connaissances et inspirations
intéressantes, dans la suite de notre parcours en recherche.
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