Entretien avec Frédéric Lebaron
Entretien réalisé par Hélène Ducourant, Fabien Eloire
Dans Revue Française de Socio-Économie 2014/1 (n° 13),
13) pages 171 à 179
Éditions La Découverte
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ISSN 1966-6608
ISBN 9782707178978
DOI 10.3917/rfse.013.0171
Entretien
P171 > 180
Entretien
avec Frédéric LEBARON
Frédéric Lebaron est professeur de sociologie. En poste à l’Université
de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et membre du laboratoire
PRINTEMPS 1 depuis septembre 2013, il a été directeur du laboratoire
CURAPP 2 de 2005 à 2013. La sociologie économique figure parmi ses
thèmes de recherche. Ses derniers ouvrages parus s’intitulent La crise de
la croyance économique 3 et Les indicateurs sociaux au XXIe siècle 4.
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Ce projet est né très tôt, lors de ma troisième année de licence, en 1990 à Nanterre.
J’étais alors élève à l’ENS de Cachan, en double cursus de sociologie et d’économie,
et il n’était pas facile de concilier les deux disciplines. C’est à ce moment-là que m’est
venue cette idée d’observer sous un angle sociologique cet univers à la fois fascinant
et un peu effrayant que constitue le monde des économistes. Pour mon mémoire
de maîtrise 6, sous la direction de Pierre Tripier, j’ai donc commencé une recherche
dans une perspective sociohistorique, en me basant sur un travail de dépouillement
d’archives et de recueil de données sur les caractéristiques sociales des économistes.
C’est un mémoire sur lequel j’aimerais avoir le temps de revenir un jour 7. Ce choix de
travailler sur les économistes est évidemment lié à ma trajectoire individuelle. Pour
moi, c’était vraiment un sujet central pour comprendre les transformations des politiques économiques en France et au niveau européen. J’étais sensible à ce type de
sujet de par ma socialisation familiale, puisque mon père était militant syndical et
socialiste ; mais aussi par ma socialisation personnelle : sans avoir été membre d’une
organisation, j’ai toujours été proche du champ politique. J’ai toujours fait beaucoup
de lectures politiques. Je connaissais les travaux de la sociologie politique française.
Mais je n’étais pas en sciences politiques ou à Sciences Po, et je me suis rendu compte
après coup de ce que cela créait comme différence. Je ne me suis jamais défini à cette
époque comme un sociologue des politiques publiques, même si c’est en fait ce que
je faisais. Mais j’étais surtout intéressé par la question de l’accession des économistes
Professions, Institutions, Temporalités.
Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique – épistémologie et sciences sociales
(Université de Picardie Jules Verne-CNRS).
3
Éditions du Croquant, 2010.
4
Paris, Dunod, 2011.
5
Les économistes français entre science et politique : contribution à une sociologie de la culture économique, thèse de doctorat de sociologie, sous la direction de Rémi Lenoir, EHESS, 1996.
6
Aujourd’hui, master 1.
7
Ce mémoire est en ligne sur le site du CURAPP-ESS : http://u-picardie.fr/labo/curapp/IMG/pdf/Les_economistes_
et_le_pouvoir_en_France_depuis_les_annees_19.pdf.
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Vous avez réalisé votre thèse de doctorat sur les économistes 5, quelle est la genèse
de ce projet ?
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au pouvoir. C’est un thème, à mon sens, primordial pour la compréhension du
néo-libéralisme.
Comment avez-vous rencontré Pierre Bourdieu intellectuellement ?
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Comment êtes-vous finalement entré en contact avec lui ?
Courant 1993, durant ma thèse, je m’étais lancé dans un travail sur un sujet très
conjoncturel à propos de la politique monétaire de la Banque de France 10. Je m’étais
mis à étudier un « faux conseil » proposé, avant la nomination du « vrai », par Le nouvel économiste, avec l’idée de regarder comment on allait au fond définir l’excellence
en matière monétaire en nommant des personnes à la tête de la nouvelle banque
centrale indépendante. Mon directeur de thèse, Rémi Lenoir, avait transmis un premier brouillon à Pierre Bourdieu qui m’avait reçu, avait été très sympa et m’avait
conseillé de faire des entretiens. C’est comme ça que je me suis retrouvé un peu
plus tard à interviewer Michel Sapin, qui venait de quitter le conseil de la Banque
de France et qui m’avait donné quelques informations sur les clivages qui existaient
au sein de l’institution. À la suite de cela, il y avait eu les mouvements sociaux de
décembre 1995 : un vrai moment de rupture, qui a modifié beaucoup de choses parce
qu’une partie des doctorants se sont sentis en affinité avec l’interventionnisme croissant de Pierre Bourdieu dans le débat public, qui s’est traduit par son discours à la
gare de Lyon devant les cheminots. Dans ces mouvements, on pouvait parfaitement
voir les effets du néo-libéralisme porté par les économistes d’État, qui était un sujet
sur lequel des collègues et moi-même travaillions. Donc avec un petit groupe d’amis,
doctorants à l’époque, on a produit ce qui est devenu Le « décembre » des intellectuels
Diplôme d’études approfondies, aujourd’hui master 2.
Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Raisons d’Agir/Seuil, coll. « Cours et travaux », 2012.
« Les fondements sociaux de la neutralité économique. Le conseil de la politique monétaire de la Banque de
France », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 116/117, mars 1997, p. 69-90.
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Mon projet intellectuel a été, dès l’origine, très fortement influencé par les travaux
de Pierre Bourdieu, que j’ai commencé à lire très tôt, dès la Terminale en fait, grâce
à mon professeur de philosophie, Pierre Petit, puis en hypokhâgne « S » (« B/L »).
C’est moi qui ai fait la démarche de m’adresser à lui après l’agrégation. Il ne m’a pas
répondu, mais Monique de Saint Martin m’a appelé fin août chez mes parents en
me disant de venir discuter avec Rémi Lenoir à la Maison des Sciences de l’Homme,
pour travailler en DEA sous sa direction. C’est comme cela que j’ai commencé à travailler dans le laboratoire de Pierre Bourdieu. Mon DEA 8 portait sur les étudiants et
les études supérieures en économie et gestion. Il était dirigé par Rémi Lenoir, et je
suivais entre autres le séminaire de Monique de Saint Martin où intervenaient beaucoup de chercheurs internationaux liés à la mouvance Bourdieu et qui avaient un fort
intérêt pour l’économie. Des travaux sur le patronat russe ou sur la domination dans
le monde rural au Brésil y étaient exposés. Il y avait aussi des travaux sur les écoles de
la fonction publique, sur les écoles de gestion, etc. Le thème général du séminaire
tournait autour de la création et de la reproduction des élites à travers l’enseignement
supérieur. Mais il ne me semble pas que l’on y parlait déjà de sociologie économique.
Pendant toute cette période, je n’ai jamais rencontré Pierre Bourdieu. En revanche, j’ai
suivi ses cours au Collège de France, notamment celui sur l’État 9.
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français 11. Mais c’est en 1996, pendant notre thèse, qu’il a proposé, à Franck Poupeau
et à moi-même, de nous recruter au Collège de France. C’était une vraie offre d’emploi, mais sans rémunération, avant qu’il n’obtienne pour moi une mise à disposition,
quelques années plus tard. En ce qui me concerne, je n’avais d’ailleurs pas du tout en
tête que cet emploi pouvait être rémunéré. C’était tellement inattendu et surprenant
d’être sollicité par Pierre Bourdieu.
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Quand j’ai été officiellement mis à disposition du Collège de France en 1999, je devais
m’occuper, en tant que maître de conférences au Collège, de deux revues : Liber et
les Actes de la recherche en sciences sociales. Mais il y avait aussi depuis longtemps
Raisons d’agir, qui a été mis en place après 1995 et qui était vraiment le « bras armé »
de cette entreprise éditoriale. C’était un collectif, dont je suis devenu le président en
1998 lorsqu’il est devenu une association, et qui est devenu plus tard Savoir/Agir. La
structure éditoriale, parallèle, était très centrée autour de Pierre Bourdieu, mais elle
reposait sur un petit groupe de personnes consultées pour lire les livres et donner
leur avis. Elle a commencé par publier Sur la télévision 12, puis Les nouveaux chiens de
garde de Serge Halimi 13, ouvrage pour lequel j’ai été sollicité pour une relecture. À
ce moment-là, j’étais physiquement présent au Collège de France, rue du Cardinal
Lemoine, où je partageais un bureau avec Franck Poupeau et y voyais presque tous
les jours Rosine Christin, Marie-Christine Rivière, Sylvie Prin, Gabrielle Balazs… La
première chose que Pierre Bourdieu m’avait dite en 1996, c’était « finissez vite votre
thèse ». Il était pressé, il voulait qu’on travaille dans une dynamique collective, assez
politique. C’était un peu l’esprit « cabinet fantôme », avec une dimension scientifique :
on lisait des articles, on faisait des notes, on discutait et commentait l’actualité politique (notamment dans des conversations téléphoniques). Comme il avait lu mon
article sur la Banque de France, il voyait ce que je faisais et ça l’intéressait à cause de
la dimension un peu brûlante des enjeux sur lesquels je travaillais. Il était très sensible
au fait que les objets soient au cœur des enjeux politiques du moment. En fait, pour
lui, je faisais de la lutte politique à ma façon, et je pense que de ce point de vue il
avait raison. Je comptais donc parmi ses nombreux lecteurs. Il avait un fonctionnement complexe, à la fois collectif et centralisé. Il recevait beaucoup de livres, revues,
textes ; il m’en donnait à lire, toujours avec une petite indication sur un post-it. C’est
à cette époque-là que j’ai fait beaucoup de comptes rendus pour les Actes, qui sont
à peu près tous parus vers 1997 et après. Liber aussi prenait beaucoup de temps. Il
fallait gérer des correspondants à l’étranger, c’était une organisation dont je suis loin
d’avoir tout compris. Rosine Christin était vraiment centrale dans le groupe, elle était
une sorte de directrice de cabinet. Un an après mon recrutement en tant que maître
de conférences au Collège de France dans le cadre de cette « mise à disposition »
(je restais MCF à Amiens), Liber s’est arrêté, donc j’ai fait d’autres choses, le travail ne
manquait pas !
11
Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis, Le « décembre »
des intellectuels français, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1997.
12
Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996.
13
Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1997.
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Quel type de travail aviez-vous à effectuer ?
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Comment avez-vous vécu cette période ?
Dans ce collectif, il régnait au départ une espèce d’optimisme, d’ailleurs bien restitué dans le film de Pierre Carles 14. Le petit livre sur Le « décembre » des intellectuels
s’était quand même vendu à environ 15 000 exemplaires je crois à l’époque. Sur la
télévision et Les nouveaux chiens de garde, bien au-delà des 100 000 ! C’était énorme
et même incroyable. Ça a eu un écho auprès des journalistes qui l’ont très mal pris, et
vers septembre 1998 ça a été la contre-offensive. Ça avait même commencé un peu
avant puisqu’il y avait eu un épisode assez amusant, celui d’une « liste Bourdieu » aux
élections européennes, avec la rumeur selon laquelle Pierre Bourdieu allait lancer une
liste. Il en avait parlé plus ou moins en rigolant, notamment lors d’un déjeuner près
du Panthéon, mais c’est devenu une rumeur dans le milieu journalistique. J’ai dû aller
au Monde pour répondre aux interrogations de journalistes, y compris pour m’expliquer sur notre petit livre qui les avait beaucoup agacés. Fort désagréable. Donc il y a
eu ce premier rapprochement avec le champ politique, puis la contre-offensive, très
violente, avec un numéro de L’Événement du jeudi. Le petit livre qu’on avait publié a
été très attaqué. Les animateurs de la revue Esprit se sont sentis visés parce qu’on les
avait interviewés, et ils trouvaient qu’on avait mal restitué leur rôle. Ça a été très dur,
mais pas tellement pour nous paradoxalement. C’est Pierre Bourdieu qui l’a le plus
mal pris, ça a un peu modifié ensuite son rapport au champ politique, son investissement, il a été plus externe je dirais, plus radical aussi dans ses prises de position.
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Personnellement, j’ai découvert l’existence de la sociologie économique au début
des années 1990. Le livre de Jean-Jacques Gislain et Philippe Steiner 15 paraît en
1995. Juste avant, en 1994, avait paru Une histoire de la sociologie économique de
Richard Swedberg 16. Tout cela a fait écho à des choses que j’avais lues en histoire
économique, et à l’œuvre de François Simiand qui m’intéressait depuis longtemps,
au moins depuis la thèse. En fait, le label sociologie économique est présent dès le
début de l’entreprise durkheimienne. Il n’est pas nécessaire de se situer par rapport
aux auteurs américains, on est dans la continuité durkheimienne. C’est ce que montre
le livre de Gislain et Steiner qui est très intéressant sur ce plan, parce qu’il réévalue
une tradition classique dont il n’y a pas lieu de rougir. J’en avais fait un compte rendu
dans Lire les sciences sociales, le recueil dirigé par Gérard Mauger et Louis Pinto 17. Et je
pense que mon investissement a contribué à ce que Pierre Bourdieu légitime la catégorie « sociologie économique ». Il me semble même qu’il a écrit quelque part : « [E]n
Algérie, je faisais de la sociologie économique », alors que subjectivement il n’en faisait pas évidemment, il faisait de la sociologie générale et de l’anthropologie économique. Quand on connaît Durkheim, Weber, Marx, la sociologie générale, c’est aussi
de la sociologie économique. Donc, je pense que cet enjeu de la sociologie économique pour Bourdieu s’est joué dans la seconde moitié des années 1990, alors même
Les nouveaux chiens de garde, film réalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, produit par Jacques Kirsner,
2012.
15
La sociologie économique 1890-1920, Paris, Presses universitaires de France, 1995.
16
Une histoire de la sociologie économique, Paris, Desclée de Brouwer, 1995.
17
Lire les sciences sociales, 1989-1992, Paris, Belin, 1994.
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À cette époque, est-ce que vous parliez en termes de sociologie économique ?
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qu’il avait déjà depuis longtemps publié ses travaux sur la maison individuelle 18, et
dont l’aboutissement est le livre Les structures sociales de l’économie 19 et l’article sur
« Le champ économique » 20. Cet article paraît en 1997, en même temps que le mien
sur les économistes 21 et que celui de Frédéric Lordon sur le désir de « faire science » 22.
C’est à ce moment-là que Pierre Bourdieu réinterroge son rapport à l’économie, qu’il
lit ou actualise des lectures des travaux théoriques, etc.
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Il y a eu ce n° 119 de 1997, qui contient notamment l’article sur « le champ économique » et la traduction d’un texte de Neil Fligstein. C’est Loïc Wacquant qui avait proposé que l’on publie ce texte. À l’époque, et jusqu’en 2002, j’étais très impliqué dans
le fonctionnement au quotidien de la revue Actes, j’assistais à toutes les réunions de
préparation et aux « réunions maquette » avec Le Seuil. Loïc Wacquant était aussi très
impliqué. Je me rappelle de discussions entre lui et Pierre Bourdieu, et de son enthousiasme pour ce qui se faisait en sociologie économique aux États-Unis. Ils avaient des
points de vue un peu différents là-dessus, mais il me semble qu’à un moment Bourdieu
s’est rapproché des positions de Wacquant ; sauf peut-être sur « les réseaux » où son
opinion s’était durcie. Mais, en fait, je ne sais pas trop ce que Pierre Bourdieu lisait exactement et quelles discussions il avait avec les spécialistes américains du domaine qu’il
recevait dans son bureau, au printemps, comme Fligstein. Je sais qu’il discutait beaucoup avec des économistes. Il avait un rapport critique à l’économie néoclassique, aux
travaux de Gary Becker par exemple 23. Je pense aussi que Jérôme Bourdieu, économiste à l’INRA, son fils aîné, a eu un rôle assez important parce qu’il lisait les ouvrages
de sociologie économique que son père lui donnait, et qu’il y réagissait, discutait beaucoup avec lui. Lors de mes premières rencontres avec Jérôme Bourdieu, qui datent
d’avant 1997, j’avais été frappé par le fait qu’il connaissait bien cette littérature. Ce qu’il
faut bien comprendre et avoir en tête, c’est le processus d’écriture de Pierre Bourdieu :
il était très pragmatique, il attendait des réactions, des remarques pour améliorer ses
textes. Il sollicitait les gens pour discuter, et parfois corriger le tir.
Quel rapport entretenait-il avec les auteurs de la « nouvelle sociologie économique »
américaine 24 ?
Je me rappelle de son agacement vis-à-vis des travaux de Paul DiMaggio, mais je ne
sais pas vraiment quelle en est la raison profonde. Je n’ai pas la même opinion que
Pierre Bourdieu sur ce point. On en avait d’ailleurs parlé. Lui, était très sensible aux
usages qui ne lui plaisaient pas de ses concepts, il trouvait que DiMaggio en faisait
18
L’ensemble des nos 81-82 des Actes de la recherche en sciences sociales de 1990 est consacré à L’économie
de la maison.
19
Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
20
« Le champ économique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1997, n° 119, p. 48-66.
21
« La dénégation du pouvoir. Le champ des économistes français au milieu des années 1990 », Actes de la
recherche en sciences sociales, 1997, n° 119, p. 3-26.
22
« Le désir de “faire science” », Actes de la recherche en sciences sociales, 1997, n° 119, p. 27-35.
23
Bernard Convert, « Bourdieu: Gary Becker’s Critic », Economic Sociology - the European electronic newsletter,
vol. 4, n° 2, 2003, p. 6-9.
24
Bernard Convert, Johan Heilbron, « Genèse de la sociologie économique américaine », in Johan Heilbron, Remi
Lenoir, Gisèle Sapiro (dir.), Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Fayard,
2004, p. 223-241.
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Est-ce qu’à la revue Actes, vous vous êtes dit : « il faut faire un numéro sur la sociologie
économique » ?
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une importation « dégriffée ». Il était constamment traversé par des préoccupations
de ce genre, mais c’est vrai que DiMaggio utilise quand même beaucoup la théorie de Bourdieu. Moi, il me semble que Paul DiMaggio a eu un rôle assez positif aux
États-Unis en ce qu’il a contribué à faire connaître Pierre Bourdieu, et qu’il a permis la
diffusion de sa théorie. Il y a aujourd’hui toute une tradition de recherche où on peut
utiliser et citer Bourdieu dans une perspective de sociologie économique. Ce qui veut
dire que, finalement, ça a permis d’ouvrir le champ américain. Mais ce qu’il faut avant
tout retenir ici, c’est plutôt la contribution que Pierre Bourdieu a apportée à la relégitimation, en général, des travaux en sociologie sur les objets canoniques de l’économie : marché, monnaie, prix, etc. Cela me paraît d’autant plus fondamental que sa
théorie permettait d’aller assez loin dans l’analyse des faits économiques. Il n’y avait
pas de raison de se limiter, au contraire. Il était très content de savoir qu’il y avait des
thèses qui se faisaient sur le monde des économistes. Pour lui, ça allait dans le bon
sens, c’est comme ça qu’il voyait les choses. Il était conscient qu’il y avait des changements dans cette discipline à l’échelle internationale. Et très certainement, mais
ça je le mesure assez mal, il était conscient de tous les phénomènes d’évolution de
l’approche sociologique des faits économiques, des marchés, etc. Il voyait que c’était
l’un des moteurs du renouveau dans la discipline. Il savait que c’était quelque chose
qui grandissait, qui était à l’horizon. Il le savait d’autant plus que ses travaux étaient,
au même moment, largement diffusés aux États-Unis, notamment en sociologie économique. Il recevait diverses sollicitations de publication en ce sens.
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Selon moi, la sociologie économique bourdieusienne est avant tout la continuation
de la sociologie de la reproduction des classes dominantes. Elle est un prolongement
de la Noblesse d’État 25 sous une autre forme. D’ailleurs, à l’origine, mes propres travaux, c’est un peu ça. Je me rappelle que, pendant ma thèse, on avait mis en place un
groupe de travail qui s’appelait « sociologie des faits économiques ». Moi je préférais
« sociologie économique », mais ça a posé problème. Marie-France Garcia-Parpet y
participait. Odile Henry aussi. Et Julien Duval. Puis d’autres… C’est Julien Duval qui a
d’ailleurs repris le flambeau quand je suis parti en 2002-2003, et surtout après 2005
quand j’ai rejoint le CURAPP-ESS. On présentait nos travaux, on réfléchissait à des projets communs. Ce n’était pas un séminaire très formalisé, c’était plutôt entre le groupe
de travail et le séminaire. Dans les travaux qui sont venus après, il y a eu des chercheurs
qui étaient plus directement confrontés à l’émergence de la sociologie économique,
plus souvent amenés à se positionner sur des sujets économiques : je pense à François
Denord, dans le sens où il s’intéresse beaucoup à l’analyse des réseaux sociaux, au lien
entre champs et réseaux. On avait aussi fait venir Bernard Convert dans ce groupe.
Il venait, il était l’un des piliers. Il y avait aussi Johan Heilbron, et d’autres bien sûr…
Quelle est votre définition de la sociologie économique ?
Il existe une position assez critique envers la « sociologie économique », qui considère
qu’il s’agit d’un courant hybride qui ne relève ni vraiment de la sociologie ni vraiment
Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun »,
1989.
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Quelle place occupe la sociologie économique dans la sociologie bourdieusienne ?
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de l’économie 26. C’est à mon avis une position trop radicale, souvent justifiée dans
une perspective marxiste, contre le développement de la sociologie économique.
Même si je n’en partage pas les conclusions, je trouve ces critiques pas toujours
inintéressantes. Pour moi, la sociologie économique est la partie de la sociologie qui
prend pour objet le cœur des institutions de l’ordre économique, le marché, le capitalisme, etc., en accordant une importance centrale aux croyances collectives. L’an
passé, j’ai présenté une communication dans un colloque à Bordeaux à l’occasion du
centenaire des Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim sur la question
suivante : dans quelle mesure peut-on pousser l’hypothèse (en la nuançant) d’une
origine religieuse de la croyance économique ? 27 Personnellement, je reste donc dans
la filiation durkheimienne. Je ne ressens pas le besoin d’une définition nouvelle de la
sociologie économique.
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Je pense, par exemple, à l’idée d’« homologie structurale » 28 que l’on ne retrouve nulle
part ailleurs. Pour certains, c’est décoratif, ce n’est pas important. Pour d’autres, c’est
éclairant et heuristique. De ce point de vue, je pense que beaucoup de choses sont
présentes dans le programme qui est avancé sur un mode assez général, et déployé
à un niveau empirique assez détaillé, dans Les structures sociales de l’économie. Autre
chose qui n’est pas une spécificité de la sociologie de Bourdieu, mais qui à mon avis
s’intègre parfaitement à son cadre, c’est l’intégration des politiques publiques, du
droit, de l’ordre économique et des marchés, avec cette idée que l’on n’est pas dans
des univers hétérogènes et qu’il ne faut pas simplement étudier une dialectique très
générale « État-marché ». Mais qu’il s’agit, avec les mêmes outils sociologiques, d’étudier l’univers des agents efficients de la politique publique qui régulent un marché,
et puis les actions des agents du marché eux-mêmes dans toute leur complexité :
les consommateurs, les producteurs, tous les groupes intermédiaires… Je pense qu’il
donne les outils pour étudier beaucoup de facettes, y compris cette notion d’« encastrement » politique qu’on va trouver chez d’autres auteurs. Je pense aussi à cette
idée que l’on trouve déjà dans la tradition durkheimienne, où la sociologie de l’éducation ne doit jamais être coupée de la sociologie du pouvoir. On ne peut pas faire une
sociologie des classes dominantes sans faire aussi une sociologie de l’enseignement
supérieur où elles sont formées. C’est inextricablement lié. De la même façon, on ne
peut pas comprendre la transformation des politiques économiques sans avoir en
tête les transformations qui affectent les élites, les systèmes d’enseignement supérieur et ainsi de suite. L’approche de Pierre Bourdieu incite à considérer comme des
éléments clés les processus cognitifs, mais aussi la socialisation (y compris cognitive),
c’est-à-dire les trajectoires scolaires et leurs effets dans les univers professionnels
concrets. Il ne s’agit pas seulement de dire que les dirigeants des firmes sont des
énarques ou des HEC, mais de comprendre ce que cela a comme conséquences, à
côté d’autres variables telles que l’origine sociale, familiale, le style de vie, etc.
26
Quynh Delaunay, « La sociologie économique : branche de la sociologie, nouvelle discipline ou bricolage académique en économie ? », in Catherine Bourgeois, Aline Conchon, Michel Lallement, Dynamiques de la sociologie
économique : concepts, controverses, chantiers, Toulouse, Octarès, 2009.
27
« De la croyance religieuse à la croyance économique », M. Béra, N. Sembel (dir.), Durkheim et la religion. Les
Formes élémentaires de la vie religieuse (1912-2012), Paris, Garnier Classique (à paraître en 2014).
28
Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979.
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Quel est l’apport de Pierre Bourdieu à la sociologie économique ?
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Je dirais que l’implication plus forte de Pierre Bourdieu dans le champ politique après
1995 s’est traduite par un rapprochement avec certains économistes hétérodoxes
avec lesquels, bien qu’il les connût, il n’avait pas forcément de lien très étroit jusque-là.
Je pense à Frédéric Lordon. Il me semble qu’ils ont convergé, durant cette période, sur
des questions politiques. Cela s’est traduit par la publication de petits ouvrages chez
Raisons d’agir 29. Là, c’est un rapprochement qui est quand même allé assez loin : Actes
a aussi publié « Le désir de “faire science” » 30, un article qui est une critique radicale
de l’économie orthodoxe. Un autre nom que je peux évoquer est celui de François
Chesnais, que Pierre Bourdieu cite dans Les structures sociales de l’économie et qui a
aussi publié chez Raisons d’agir 31. En ce qui concerne Robert Boyer, il était abonné
aux Actes depuis longtemps, mais il n’y a pas publié du vivant de Pierre Bourdieu 32.
Dès 1986, dans son texte sur la théorie de la régulation 33, Boyer s’est approprié le
concept d’habitus. C’est plus compliqué en ce qui concerne l’économie des conventions, mais je pense que c’est très lié au rapport de Pierre Bourdieu à Luc Boltanski,
et cela mériterait une analyse approfondie. Suite à leur rupture, on avait vraiment
deux courants séparés qui avaient du mal à échanger. Mais ça a évolué récemment
avec les travaux empiriques, les thèses, les rencontres interpersonnelles, etc. Je pense
qu’on n’est plus du tout dans la même situation. Cependant, l’économie hétérodoxe,
c’est aussi toute une galaxie de travaux socio-économiques. Par exemple, ceux de
François Morin, qui était très présent dans l’horizon intellectuel du Centre de sociologie européenne (CSE) quand Pierre Bourdieu faisait ses recherches sur le patronat.
Aujourd’hui, il me semble que l’évolution de l’économie hétérodoxe est telle que les
rapprochements peuvent se faire plus facilement grâce à tout cet espace de la sociologie économique qui est à l’intersection des deux disciplines.
Comment « les économistes » ont-ils réagi à votre article 34 de 1997 ?
La réaction a été assez virulente, notamment parce que l’article se basait sur une analyse des correspondances multiples (ACM) où figuraient des noms de personnes. Il y
avait des réactions de la part de ceux qui n’étaient pas dedans, et il y avait les réactions de la part de ceux qui étaient dedans, mais qui ne comprenaient pas pourquoi
ils étaient placés à côté de telle ou telle autre personne. L’un d’eux a même demandé
à me rencontrer pour que je lui explique la méthode de l’ACM : il y a des proximités entre certains noms qui sont difficiles à comprendre si l’on ne sait pas comment
c’est construit. Par exemple, ça n’a pas plu du tout à certains régulationnistes qui se
retrouvent « assez haut » (à droite du graphique du plan 1-2) sur l’axe du volume
de capital, notamment parce qu’ils publient beaucoup internationalement et sont
reconnus (même si ce n’est pas dans les revues mainstream de la discipline) et sont
issus des grandes écoles. Les résultats auraient été différents si j’avais construit mon
29
Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariale, Liber/Raisons d’agir, Paris, 2000 ; Et
la vertu sauvera le monde, Paris, Liber-Raisons d’agir, Paris, 2003.
30
Art. cité.
31
Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques publiques, Paris, Liber-Raisons
d’agir, 2011.
32
Il y a publié en 2003 un article intitulé « L’anthropologie économique de Pierre Bourdieu », n° 150, p. 65-78.
33
La Théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, La Découverte, 1986.
34
Frédéric Lebaron, « La dénégation du pouvoir », art. cité.
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Quels rapports Pierre Bourdieu entretenait-il avec l’économie hétérodoxe ?
Entretien
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analyse à partir des prises de position. Cela m’a beaucoup été reproché, mais j’avais
fait le choix de donner de l’importance aux propriétés scolaires et sociales des individus, et de mettre les prises de position en variables supplémentaires. Un choix qui
me semble justifié par la théorie sociologique même, et conforme à la pratique de
l’analyse géométrique des données par Bourdieu lui-même.
Comment caractériseriez-vous la situation actuelle des économistes hétérodoxes ?
Du point de vue de la dynamique de la structure du champ, ils sont de plus en plus
dominés. C’est dur. En même temps, je pense que c’est devenu très conscient, grâce
aux luttes internes de la « communauté hétérodoxe » (si tant est que ces labellisations
soient satisfaisantes). Ce qui me frappe, c’est cette capacité qu’ont les économistes
hétérodoxes à se battre entre eux. C’est un univers qui n’a rien de pacifique. Mais c’est
en train de changer, et ça se traduit aussi par une ouverture plus grande à la sociologie. On parlait de la réception de Pierre Bourdieu tout à l’heure : lors du congrès
de l’AFEP 35 en juillet 2012 à Paris, deux sessions lui ont été consacrées, ce qui n’était
pas du tout pensable dans les années 1990, ça aurait paru complètement déplacé.
D’ailleurs, cela le semble peut-être encore à beaucoup d’économistes hétérodoxes
qui se demandent ce que vient faire là un sociologue wébérien, durkheimien, au
mieux vaguement marxisant. Là, je pense que la sociologie économique a eu cet effet
bénéfique, en montrant que ce que les sociologues ont à dire est plutôt en accord
avec ce que cherchent à dire certains hétérodoxes.
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Je constate que les habitudes disciplinaires restent vraiment très marquées, et ce
malgré tous les efforts et toutes les convergences que l’on vient d’évoquer, qui sont
quand même plus fortes aujourd’hui qu’elles n’ont jamais été. Des deux côtés je
pense qu’il y a eu des efforts et vraiment des rapprochements, que des ponts se sont
créés, de par les séminaires, de par la sociologie économique. Mais, malgré tout, un
écart subsiste. Et on le voit bien dans les discussions à propos de la création d’une
nouvelle section CNU « économie et société » 36. Comme je le disais au congrès de
l’AFEP : pour les sociologues de l’économie, quel intérêt y aura-t-il à être dans ce type
de section dès lors que les objets économiques font partie des sujets un peu centraux
de la sociologie actuelle, que les gens qui font des thèses en sociologie économique
sont en général qualifiés par le CNU, qu’ils arrivent souvent à accéder à des postes,
etc. Contrairement aux économistes hétérodoxes, les sociologues de l’économie ne
sont pas particulièrement mis à l’écart dans leur discipline, au contraire.
Entretien réalisé à Amiens, le 3 décembre 2012,
par Hélène DUCOURANT et Fabien ÉLOIRE
Association française d’économie politique.
Conseil national des universités. Cf. le communiqué de l’AFEP : « Pour une nouvelle section d’économie “Économie
et Société” au CNU », 2 juillet 2012. http://www.assoeconomiepolitique.org/spip.php?article417.
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Où en est, selon vous, le dialogue entre les deux disciplines ?
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