Un nouveau personnage de "l'histoire de la famille" :
"....Deux avril.
Fred n’était pas là à m’attendre quand je suis arrivé et je me suis demandé un moment s’il viendrait. Je suis resté dans la gare, au sec, à arpenter les couloirs à sa recherche, puis il est apparu dans une tenue blanc cassé avec de nouvelles lunettes dont les verres si petits lui couvraient à peine les yeux. Fred avait la passion des lunettes.
Nous décidâmes, sur sa proposition, d’aller en ville pour prendre un café et faire le tour des librairies. Il pleuvait. Le trajet fut assez sportif car nous avons couru entre les gouttes, et de porche en porche, d’arcade en arcade, nous sommes arrivés dans le premier magasin sans être complètement trempés.
Dans la boutique nous avons papillonné de tas de livres en tas de livres. Je n’étais déjà plus un lecteur à cette époque et je savais que je n’en n’achèterai aucun. Aussi j’en ai eu vite marre de mes explorations des empilages et des rayonnages et je lui ai raconté la venue à Sun Radio, le jeudi précédent, de René Ehni, écrivain alsacien qui habitait le Sundgau et qu’il devait connaître certainement. C’était un superbe parleur et il avait fait de l’entretien, consacré au départ aux aphrodisiaques, une émission religieuse dont le thème fut l’orthodoxie, sujet qui le tenait à cœur à ce moment là, car il venait de se convertir. François l’animateur eut beau essayer de revenir plusieurs fois au thème un peu coquin qui devait servir de trame à la conversation, il ne faisait pas le poids devant cette bête de la parole et du verbe qui l’ avait entraîné dans les derniers recoins de la Grèce, chez les moines du mont Athos ou vers les sommets des Météores, loin des brumes et des frimas du seuil de Bourgogne où l’hiver s’éternisait.
Je ne sus pas si Fred le connaissait ou l’avait lu. Il me répondit sèchement que c’était un écrivain de petite importance. Pour l’énerver un peu j’ai ajouté, pour montrer à Fred que je ne partageais pas son avis, que le « maître » avait adopté le prénom de Nicolas depuis qu’il s’était converti et qu’il fallait l’appeler désormais René Nicolas Ehni.
Cependant, poursuivant son idée, Fred qui voulait me démontrer qu’Ehni n’était pas connu, me paria qu’on ne trouverait pas de ses livres dans cette librairie. Mais reprenant derechef mes explorations, j’en ai très vite repéré plusieurs bien alignés sur un rayon. Fred voulut se rattraper en me pariant cette fois que je ne le trouverai pas dans le livre de poche. Il avait raison.
Il se prit finalement plusieurs livres, puis nous sommes allés dans le salon de thé qui se trouvait juste à côté. Il pleuvait toujours des cordes.
Je lui ai demandé de me montrer ce qu’il avait acheté, mais Fred n’aimait pas parler de lui, même par le biais d’un choix de lectures. Il posa sur moi son regard bleu métallique, et, tout en mangeant son croissant avec les gestes d’un prêtre lorsqu’il manipule l’hostie au cours de la messe, il me détailla.
C’était la première fois que nous nous revoyions depuis notre rencontre à Mawi. Sortis de la pénombre et du cadre particulier dans lequel nous nous étions connus, nous étions cette fois-ci habillés, portant ainsi les signes de notre vie sociale, lesquels n’étaient pas anodins.
Chez Fred tout semblait analysé : pantalon, pull et imper assortis, lunettes originales, tandis que je n’étais pas très soigné, surtout depuis que je devais entretenir mon linge à la suite du refus d’Aline de le faire.
Je l’ai laissé opérer et me suis consacré à mon croissant, lequel ne demandait qu’à être mangé tant il était bon.
Le programme que nous avions convenu au téléphone prévoyait que nous devions passer le week-end ensemble. L’examen fut sans doute réussi car il m’emmena chez lui.
Son appartement se trouvait au milieu d’un ancien bois dont on avait gardé certains arbres pour le transformer en parc. Malgré la pluie qui ne cessait de tomber, mais de manière plus fine à ce moment là, un concert de chants d’oiseaux emplissait le silence : c’était le sacre du printemps auquel il ne manquait que le soleil.
Fred avait un trois pièces alors que j’habitais une maison dont je ne savais trop ce qu’elle deviendrait après le divorce. Au contraire de mon syndrome d’accumulation, il avait le sens du dépouillé, de l'ordre et du concis. Rien sur les murs, rien qui ne traîne ou qui ne soit parfaitement mis en valeur, rien de trop. Seule sa collection de pulls, qu’il me montra en rangeant soigneusement celui qu’il retirait, était impressionnante et emplissait à elle seule le haut d’un placard. Comme je lui demandais il me dit qu’il pensait en avoir quatre vingt dix, ce qui ne m’étonna pas étant donné l’épaisseur de l’empilage.
Nous passâmes dans le salon de son appartement qu’il n’avait pas l’air d’habiter. Je lui ai posé la question et il se mit à rire.
« Non, répondit-il avec malice, je vis chez un ami. »
Ne voulant pas pousser plus loin mes questions indiscrètes je me mis à parler de moi.
Nous n’avions pas encore échangé grand chose entre notre rencontre quasi silencieuse dans une cabine du sauna Mawi, quelques mots avant de nous quitter, un coup de téléphone pour nous fixer un rendez-vous et quelques moments passés ensemble chez un libraire et dans un salon de thé.
Il m’écouta, attentif, mais distant, pendant que je lui racontais le divorce, les enfants, en me laissant parler comme s’il assistait à un cours magistral dans une quelconque université. Je n’ai pas senti chez lui cette complicité instinctive et généreuse que mettait Elie à me suivre quand je lui disais quelque chose. Fred gardait son air impénétrable et je me suis dit au bout de quelques instants que mes histoires ne l’intéressaient pas.
Je me suis arrêté net :
« ce que je raconte ne te plait pas.
-Mais si, c’est passionnant.
-Mais non. Et puis tu as un ami ; je me demande ce que je fais ici »
Je me demandais en effet ce que j’étais venu faire en cet endroit. La peur d’affronter seul l’absence d’Aline et des enfants était certainement pour beaucoup dans le coup de téléphone que j’avais passé deux jours auparavant où en quelques instants, dans une sorte d’enchaînement inévitable, nous avions convenu de notre rencontre.
Ses yeux d’acier me dévisagèrent. Il y eut un long moment de silence, puis il sourit en me demandant si je voulais boire quelque chose. Nous revenions dans le schéma classique de l’éternel rituel de l’accueil de l’hôte, ce qui me détendit. Je retrouvais mes codes habituels et j’eus l’impression de redescendre sur la terre.
Fred n’avait pas grand chose à offrir, mais il avait des jus de fruits.
Il revint au bout de quelques instants de la cuisine avec les verres et le carton qu’il venait d’ouvrir et me dit en me servant :
« je t’ai menti car je n’ai pas de petit ami, si on peut désigner les choses comme cela. Mais je vois que la question t’intéresse : veux-tu le devenir ? »
J'ai essayé un rire car c’était la seule réponse que je pouvais faire à cette proposition. Mon rire entraîna le sien. Ses yeux virèrent au bleu. A ce moment nous venions de nous lier pour de longues années.
Dès que nous nous sentîmes en confiance l’un et l’autre, et nous étant en quelque sorte jaugés, les choses devinrent simples et naturelles : chacun acceptait l’autre tel qu’il était et basta. Fred resterait toujours un mystère impénétrable pour moi, tandis que pour lui j’étais le bisexuel débutant. Nos différences nous enrichiraient mutuellement...."