Cours-1-et-2

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L’Islam en débat : une réflexion sur les modèles politiques et

religieux fondateurs

Introduction générale

Objectifs

L’objectif de ce cours est de vous fournir matière à réfléchir sur le monde contemporain à
partir d’une analyse historique qui vous fera prendre du recul par rapport à l’immédiateté des
événements et aux commentaires et prises de parole qu’ils suscitent.
Mon propos est en effet de travailler principalement sur un phénomène qui concerne et
préoccupe désormais tout un chacun, à savoir l’emprise que les fondamentalismes
musulmans ont acquise non seulement à l’échelle des sociétés dont ils proviennent à
l’origine, mais aussi à l’intérieur même des sociétés occidentales.
Une emprise dont la manifestation la plus spectaculaire, mais non la seule, est l’intensification
d’actions meurtrières, qui obéissent elles-mêmes à un programme politique parfaitement
concerté.
Pourquoi aborder ce thème alors que je ne suis pas spécialiste du monde contemporain ?
Précisément parce que le fondamentalisme, et particulièrement celui qui nous concerne ici,
se présente toujours comme un retour vers les origines prétendument « authentiques » de
la religion, vers des fondements qui sont jugés universellement imposables, immuables et
indépassables. Il met donc en cause l’interprétation du passé, il défie l’explication
historique par une vision, une lecture et une appropriation alternative de l’histoire.

Définitions

Définition du fondamentalisme religieux : pratique et conception de la religion qui


consiste à respecter à la lettre les fondements normatifs d’une religion donnée, énoncés
dans ses textes canoniques fondateurs, sans tenir compte du contexte géographique,
culturel ou temporel dans lequel ils sont appliqués. Le fondamentalisme est une forme de
littéralisme, c’est-à-dire de lecture à la lettre et hors contexte des textes sacrés, dont le
caractère transcendant exclut toute adaptation aux exigences de la société et du temps.
On parle aussi quelquefois d’intégrisme ou d’intégralisme musulman, en référence au terme
qui désigne les partisans d’un catholicisme intégral dans la deuxième moitié du 19e siècle, qui
s’opposaient aux idéaux des Lumières et de la République. Enfin, il est courant aussi de parler
d’extrémisme religieux, terme assez adéquat mais qui ne désigne plus une attitude qu’un
courant structuré.
Le fondamentalisme musulman est diversement nommé. Il entre dans la catégorie plus large
des « islams politiques », c’est-à-dire des idéologies politiques qui s’appuient sur un
discours religieux et entendent réformer la religion en même temps que la société. Parmi
ces islams politiques figurent cependant les courants réformistes qui, hier comme

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aujourd’hui, se réfèrent à l’idée de réforme et de progrès, qu’ils entendent ancrer dans le
présent. Le réformisme n’est pas fondé sur la référence exclusive au modèle des origines.
Plus couramment, on parle d’islamisme, ce qui a le désavantage d’entretenir la confusion
avec le terme « islam ». Il est ainsi courant que les personnes mal informées parlent
d’islamistes au lieu de musulmans, et de fait le terme était utilisé jusqu’au milieu du 20e
siècle comme un synonyme d’islam.
Il est donc plus précis de parler de salafisme, en référence aux « pieux ancêtres » (al-salaf
al-salih) qui servent de modèles à ses adeptes, à savoir le Prophète, ses Compagnons, les
quatre premiers califes, et parfois les Pères fondateurs des différentes doctrines juridico-
religieuses des premiers temps.
 Ce terme n’est cependant pas idéal, car il entretient aussi une certaine ambigüité, dans la
mesure où ces personnages sont révérés par tous les croyants et que l’islam se définit à travers
eux, comme le christianisme à travers le Christ, les apôtres et les Pères de l’Eglise.
Islamisme et salafisme sont des étiquettes assez larges, qui regroupent aussi bien des
mouvements qui se disent apolitiques que des mouvements prônant la prise de pouvoir, voire
la lutte armée. Samir AMGHAR, dans son ouvrage Le Salafisme d’aujourd’hui (2011)
distingue donc le salafisme quiétiste, qui déclare respecter les gouvernements en place, ou
piétiste, parce qu’il déclare se limiter à une pratique de piété individuelle et non politisée, du
salafisme politique, qui entend transformer la société. Les courants les plus extrémistes
appellent à la lutte armée et on les désigne par le terme de djihadisme. On peut aussi parler
d’un salafisme révolutionnaire, car il entend renverser violemment l’ordre établi, même s’il
ne propose guère de mesures nouvelles sur le plan économique et social.
Un « vol de l’histoire »
Pour comprendre ces discours et en réfuter les assertions et les présupposés, il est très
important de pouvoir confronter l’analyse de son contexte d’élaboration, résolument marqué
par des enjeux contemporains, avec le modèle des origines qu’il met en avant. C’est donc à
une pensée en miroir que je vous convie en faisant dialoguer l’histoire du fondamentalisme
islamique, qui est elle-même plus longue qu’on ne le pense généralement, avec l’histoire de
l’islam médiéval, qui lui sert de modèle idéal et de justification.
La pensée religieuse traditionnelle, et tout particulièrement la pensée fondamentaliste,
procèdent à une déshistoricisation des fondements de la religion. « La séparation
temporelle du fondement, celle qui résulte de son assignation à un passé primordial »
constitue l’un des principes du phénomène religieux, comme l’écrit Marcel Gauchet dans Le
désenchantement du monde, 1985. Les fondements (la Révélation, les textes sacrés) sont en
effet supposés relever d’une réalité transcendante et intemporelle, puisque d’origine divine. Ils
relèvent du révélé et non de l’humain. Un présupposé d’apparence anodine comme l’idée que
le Coran est intraduisible en est l’illustration : le Coran est intraduisible car il est la parole
originelle de Dieu qui a choisi l’arabe, langue elle aussi originelle, pour s’adresser aux
Arabes, le peuple élu qui a reçu la Révélation. Le fondamentalisme bannit le raisonnement
historique quand il s’attaque aux fondements. Il en résulte que le raisonnement historique en
constitue probablement le meilleur antidote. C’est d’ailleurs la critique historique de la Bible
qui, à partir du XVIIe siècle, participa à l’émancipation de la raison vis-à-vis du dogme, et
donc à l’avènement de la pensée laïque des Lumières.

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Par ailleurs, le fondamentalisme propose une définition exclusive et autoritaire de la religion.
Il reconfigure la lecture du passé, donc les dogmes et les lois qui s’imposent au fidèle. Le
fondamentalisme musulman dépossède ainsi l’islam de sa pluralité de branches, de courants,
d’interprétations possibles. Il le prive de sa complexité au profit d’un archétype. Dans son
ouvrage Le vol de l’histoire (2006), l’anthropologue anglais Jack Goody explique « Comment
l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde ». On pourrait parfaitement le
gloser en disant que le fondamentalisme musulman procède d’un vol de l’histoire de l’Islam
qui a largement imposé son récit au reste du monde musulman.
Le djihadisme n’est que la manifestation la plus visible d’un processus beaucoup plus profond
de réinvention des traditions de l’islam. Dans leur essai sur « l’invention de la tradition »
(The Invention of Tradition, Cambridge, 1983 - trad française 2006), Eric Hobsbawm et
Terence Ranger définissent les traditions comme des pratiques sociales régies par des
règles, implicites ou bien tacites, qui revêtent une nature symbolique ou rituelle, et ont
pour but d’imposer des valeurs et des normes de comportement par leur caractère
répétitif. Lorsque c’est possible, ces traditions tentent de se légitimer comme le fruit
d’une continuité avec le passé (Introduction, p. 1). La tradition se distingue de la coutume
qui est le fruit d’un consensus social et peut toujours évoluer si la situation ou le rapport de
force change. On pourrait rajouter que dans le contexte des religions, les traditions sont des
récits sacrés, révélés, rapportés et transmis par les hommes (tradere, rapporter). Le processus
d’invention de la tradition consiste à faire « usage de vieux modèles pour des buts neufs ». Un
exemple parlant : le voile islamique est une pratique sociale justifiée par des arguments
scripturaires, qui a pour but d’imposer à la femme un ensemble de valeurs et de
comportements qui définissent sa place dans la société et par rapport à l’homme. Faute
d’occurrence dans le Coran, la légitimation de cette pratique provient de la généralisation des
normes contenues dans certains hadiths – des paroles prêtées au Prophète – et de l’affirmation
d’une continuité avec le temps des origines. Le voile est certes une tradition ancienne, mais
elle est réactivée par les fondamentalismes musulmans à la fin du XXe siècle pour être
généralisée et érigée en norme islamique obligatoire et universelle.
Eric Hobsbawm dans son introduction remarque que la réinvention des traditions à partir des
éléments du passé s’opère surtout « lorsqu’une rapide transformation de la société affaiblit ou
détruit les structures sociales pour lesquelles les ‘vieilles’ traditions avaient été conçues »
(p. 4-5). C’est justement ce que nous allons voir dans ces deux premières séances :
l’apparition de l’idéologie fondamentaliste musulmane répond à toute une série de
bouleversements rapides et profonds, à savoir la colonisation, l’ouverture à l’Occident,
l’extension du capitalisme, la mondialisation, la sécularisation. Face à ces bouleversements, le
processus social d’invention de la tradition peut répondre, selon l’historien britannique, aux
objectifs suivants :
- fabriquer de la cohésion sociale et une identité commune, bref créer le sentiment de faire
partie d’une même communauté. C’est bien le cas du fondamentalisme musulman qui cherche
à créer un homo islamicus transnational, un paradigme mondialisé du musulman, ou
selon le psychanaliste Fethi Benslama (2016) un « surmusulman ».
- établir et légitimer des institutions, des normes, des relations d’autorité, ou à l’inverse,
pourrait-on dire, délégitimer et renverser des institutions et des autorités établies, comme c’est
le cas dans l’idéal fondamentaliste du califat, qui court-circuite et discrédite les
gouvernements nationaux.

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- inculquer des croyances, des valeurs et des normes de comportement, ce qui est bien le
cas avec la systématisation, au nom de la sharia, de certaines normes ou lois religieuses qui
faisaient débat dans l’islam et n’avaient jamais été généralisées, comme les châtiments
corporels, le voile, etc.
Cette captation de l’héritage islamique dépossède la majeure partie des musulmans de leur
pratique et de leur conception de l’islam en la discréditant. On s’explique alors que du simple
fidèle aux imams interviewés après les attentats, ce soit le même refrain : « Ce n’est pas
l’islam ! », une affirmation qui concentre les critiques d’une bonne partie de l’opinion
publique, pour laquelle il est difficile de croire que des individus qui se réclament du Coran et
scandent des formules religieuses ne font pas partie de l’islam.
Le cours aura donc pour première mission de comprendre comment et pourquoi le
fondamentalisme musulman est apparu et s’est progressivement imposé, de décrypter son
idéologie, d’en souligner les variantes et les évolutions, de comprendre comment il s’est
emparé du passé de l’Islam pour forger de nouvelles traditions.
L’apport essentiel du cours devrait cependant consister à vous donner des éléments de
contre-discours, parce que l’enseignement de l’histoire de l’islam est désormais un enjeu
intellectuel et civique qui nous concerne tous, et parce que je suis convaincu que c’est par
l’instruction que l’on peut lutter contre les approches essentialistes de l’histoire. Par
essentialisme, j’entends une forme de déterminisme historique qui consiste à réduire la
compréhension de l’histoire d’un peuple ou d’un groupe donné à une série de caractères
invariants et immuables dans le temps. Le fondamentalisme est essentialiste dans la mesure
où il réduit la pratique et la croyance religieuses à une essence unique et invariable. La pensée
xénophobe qui se développe dans les pays occidentaux au nom de la défense de l’identité – et
qu’on peut désigner par le néologisme d’« identitarisme » – est une forme d’essentialisme
parce qu’elle réduit notamment l’islam à sa facette la plus polémique et extrémiste : le djihad
et l’oppression de la femme. Il existe cependant des formes d’essentialisme plus discrètes.
Lors des débats récurrents qui secouent l’actualité autour de la question du voile ou de la
burqa, les journalistes ont coutume d’interroger des spécialistes en leur demandant : « Que dit
le Coran sur le voile ? » Ce genre de question implique déjà que vous réduisez mentalement
l’univers des pratiques religieuses de l’islam au seul Coran, comme s’il devait être la source
de toutes les coutumes ou traditions en vigueur parmi les musulmans. Ce faisant, vous suivez
exactement le même raisonnement que les fondamentalistes. Je vous renvoie ici au livre
d’Annliese Nef, L’Islam a-t-il une histoire ? Du fait religieux comme fait social (2017) qui
plaide pour « l’enseignement d’une histoire scientifique de l’Islam médiéval » en
démontant les formes de déterminismes qui réduisent l’Islam, en tant que « totalité sociale »,
au seul aspect religieux et privilégient l’énonciation de « faits religieux » sur l’approche
anthropologique de l’histoire des religions.
Parcours suivi
Nous examinerons donc la question des modèles politiques et religieux fondateurs de l’Islam
en ayant à l’esprit la lecture qui en est faite dans le discours fondamentaliste et en ayant à
cœur de libérer ce passé de tous les déterminismes qui menacent de l’enfermer et de faire
connaître l’islam dans sa multiplicité de courants et d’interprétations.
Nous commencerons par examiner les débats sur l’historicité du Coran, qui constitue la clef
de voûte de l’opposition entre fondamentalistes et libéraux et la question du caractère

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normatif de ce texte sacré. En effet, l’un des leitmotivs de la pensée salafiste est le slogan des
Frères musulmans : « Le Coran est notre Constitution », c’est-à-dire la base de toute
législation humaine.
L’autre présupposé fondamentaliste est que la vie et les préceptes de Muhammad forment la
base non seulement de l’idéal auquel le musulman doit se plier dans sa vie et dans son
comportement, mais aussi de toute la législation. Nous essayerons de comprendre comment le
messager de Dieu, constamment rappelé à son statut d’humain faillible dans le Coran, a pu
être érigé en idéal-type de l’homo islamicus.
Le cours suivant s’attaquera au mythe des quatre « califes bien guidés », devenus les
symboles d’un âge d’or de l’Islam et d’un idéal de gouvernement. Or nous soulignerons qu’ils
n’ont jamais créé le consensus et que, bien au contraire, leur règne est à l’origine de
l’éclatement de l’islam en plusieurs familles politico-religieuses. Ce sera l’occasion d’aborder
les caractéristiques de ces islams dissidents (en particulier le chiisme), qui constituent encore
des continents oubliés de l’histoire de l’Islam. La trame de fond de cette histoire
mouvementée sera la question de la définition de l’orthodoxie en Islam, que l’on appelle
sunnisme, dont l’affirmation dépend étroitement de celle du modèle califal. Le califat a en
effet constitué un modèle de gouvernement impérial avant de devenir un idéal de plus en plus
évanescent.
L’une des lignes directrices de ce parcours sera aussi la question du partage entre pouvoir
politique et pouvoir religieux. On souligne à l’envie que l’islam n’a jamais distingué les deux,
ce qui est désormais remis en question par une série de recherches qui mettent en avant
l’importance d’une pensée, et d’une pratique, séculières du pouvoir en Islam, notamment à
partir du XIe siècle et de l’avènement des pouvoirs sultaniens.
Le cours suivant rappellera l’importance du soufisme dans l’histoire de l’Islam, une voie
mystique contre laquelle les courants fondamentalistes actuels sont en guerre ouverte.
Enfin, deux questions qui cristallisent le débat et les peurs seront abordées : la notion du
djihad comme législation, comme idéal et comme pratique ; et le rapport de l’islam aux autres
religions – puisqu’il est désormais courant, après que l’on eut longtemps soutenu le contraire,
de tenir l’islam pour intolérant.

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Réformismes et fondamentalismes musulmans

Les deux premiers cours porteront sur la genèse des fondamentalismes musulmans et sur leur
idéologie. Tandis que le discours médiatique repose sur le primat de l’événement traité dans
son immédiateté, nous allons au contraire essayer de replacer le salafisme dans une
temporalité longue avant de nous lancer dans le décryptage des lectures possibles des
fondements de l’Islam.
En effet, le phénomène qui nous intéresse n’est pas né d’hier, il n’est pas apparu
soudainement, même si ses manifestations récentes sont symptomatiques de notre époque.
L’acte de naissance du salafisme est la formation de la confrérie des Frères musulmans en
Egypte en 1928, ce qui ancre la genèse du fondamentalisme musulman dans une durée assez
longue. Cela ne signifie pas que le djihadisme actuel soit dans la continuité complète des
salafismes de la première génération – la question suscite d’ailleurs d’âpres débats –, mais
l’on ne peut comprendre le programme et le corpus d’idées de ces mouvements sans recourir à
une analyse qui remonte aux premières tentatives de réponse, dans le monde musulman, à
l’hégémonie occidentale qui s’exprimait notamment à travers la colonisation.
Le passé colonial, voire son supposé prolongement « néocolonial » – car c’est ainsi que
certains intellectuels présentent les interventions occidentales en Afghanistan, Irak, Syrie,
Libye et Mali – constitue l’un des arguments centraux dans le discours de justification des
actions menées contre les intérêts occidentaux par les groupes djihadistes contemporains. La
dénonciation des accords Sykes-Picot, du nom des deux officiers britannique et français qui
négocièrent secrètement pour leurs pays respectifs, en 1916, le partage du Proche-Orient, est
au cœur de la propagande antinationaliste de l’Etat islamique, et l’on se souvient de la
destruction symbolique des limites de la frontière syro-irakienne par des bulldozers, image
largement diffusée par L’Etat islamique en 2014. Je vous reporte à l’excellent livre de
Myriam Benraad, L’Etat islamique pris aux mots (2017), qui analyse les thèmes du discours
de Daesh et consacre un chapitre au « Colonial et décolonial ».
Le fait colonial a en effet servi de déclencheur à l’apparition des islams politiques qui, dès le
XIXe siècle, entendent répondre au défi de l’hégémonie occidentale en réformant en
profondeur le monde musulman. La question du poids que l’on doit donner au fait colonial
dans l’explication historique de ces phénomènes se pose néanmoins, et suscite débat. Dans
la lignée de la pensée tiers-mondiste d’inspiration marxiste des années 1960 à 80, c’est par le
facteur colonial et son prolongement néocolonial contemporain que certains auteurs analysent
le fondamentalisme musulman. Ainsi, le politologue François Burgat met-il en avant la
responsabilité directe de « l’Occident impérial » dans l’apparition et la prolifération de
l’islamisme, qu’il voit comme une « révolte anti-occidentale » aux motivations avant tout
« profanes » :
« Au-delà de la question d’une violence ‘islamiste’, on voit bien que, ce qui est en
jeu, c’est la difficulté à admettre la très banale résurgence du lexique politique
islamique dans les sociétés de culture musulmane et le fait qu’une culture non
occidentale prétende grignoter le vieux monopole occidental d’expression de
l’universel » (L’islamisme à l’heure d’al-Qaida, 2005, p. 8)

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Selon ce courant d’interprétation, l’impérialisme occidental, ou son prolongement par les
discriminations dont sont victimes les populations musulmanes en Occident, seraient la cause
principale d’une radicalisation qui n’adopterait le discours religieux que comme une forme de
réappropriation identitaire (Id., p. 14-16). La première mesure à prendre serait donc l’arrêt
des interventions militaires menées dans les pays musulmans au nom de l’ingérence
humanitaire ou de la défense des droits de l’homme.
Nous allons réfléchir à ces questions en éclairant la genèse des fondamentalismes
musulmans en contexte colonial. Le fondamentalisme n’a pas constitué la seule réponse aux
défis de l’hégémonie occidentale, aussi évoquerons-nous aussi l’importance des réformismes,
qui entendait rénover les sociétés musulmanes en s’inspirant des recettes du succès européen,
et notamment des réformismes musulmans, qui reliaient aussi cette rénovation à une
relecture du passé de l’Islam et de ses textes sacrés et à une réforme religieuse. Il sera donc
question des liens entre les premiers courants fondamentalistes et les réformismes, car
tous traduisent un effort commun de réponse à la modernité dans le monde musulman. Ces
liens sont mis notamment en avant par Tariq Ramadan, le petit-fils du fondateur des Frères
musulmans, pour souligner l’aspect progressiste de ce mouvement (Aux sources du
renouveau musulman, 1998), mais ne doivent pas occulter les différences d’approches. La
politisation de l’islam a dont été l’une des réponses données par les sociétés musulmanes à
l’ascendant pris par l’Occident à la période coloniale, mais non la seule.

I. Les réformismes, une réponse au défi occidental (1798-1928)

Confrontées au défi de l’expansion de l’Occident et à l’emprise qu’il exerçait dans tous les
domaines (politique, militaire, économique, culturel), les élites instruites des pays musulmans
ont très tôt prôné une réforme en profondeur de leurs sociétés d’appartenance, situant leur
réflexion soit dans le cadre d’un réveil nationaliste soit dans le cadre du panarabisme, c’est-
à-dire d’un idéal d’union des pays arabes, ou du panislamisme, idéal d’union et de solidarité
des pays musulmans.
La mouvance réformiste couvre un très large spectre de sensibilités car elle est traversée de
débats. Dans quelle mesure et dans quelle proportion doit-on s’inspirer de l’Occident ?
L’imitation de modèles exogènes ne risque-t-il pas de dissoudre ce qui constitue l’identité
même des peuples musulmans, en particulier la religion ? N’est-elle pas porteuse des germes
de l’indifférence religieuse, du déisme, voire de l’athéisme ? La pensée des droits de l’homme
est-elle compatible avec la loi religieuse qui soumet l’individu aux commandements divins ?
Doit-on bâtir un Etat séculier, séparé du pouvoir religieux ? Elle prend donc des directions
plus ou moins séculières, plus ou moins occidentalo-centrées, plus ou moins axées sur la
religion.
1. Comment participer au monde moderne tout en restant musulmans ?
La première grande manifestation de l’impérialisme occidental, que l’on peut considérer
comme le point de départ des tentatives pour réformer de l’intérieur le monde musulman, est
l’expédition lancée par Bonaparte en Egypte en 1798 afin de s’emparer d’un pays qui
constituait une étape stratégique dans le commerce de l’Angleterre avec l’Inde. Depuis son
quartier général d’Alexandrie, le général adresse aux Egyptiens une déclaration où il déclare
venir en libérateur, opposant les valeurs de la jeune République à la tyrannie des Mamlouks,

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ces élites gouvernantes d’origine servile, anciens esclaves-soldats, qui dirigeaient l’Egypte au
nom du sultan ottoman. Les valeurs des Lumières sont opposées au despotisme oriental, le
progrès, la civilisation dont la France est le vecteur sont opposés au marasme et au déclin dans
lesquels sont plongés l’Egypte. La domination militaire est présentée comme une libération
assortie du respect annoncé des traditions religieuses locales. Bonaparte, déiste convaincu,
commence même sa déclaration par la formule religieuse musulmane traditionnelle et n’hésite
pas à se déclarer « musulman », partant de l’idée d’une correspondance et d’une égale
valeur de toutes les religions, qui partagent les mêmes valeurs, celles propagées par la
République.
Extraits de la déclaration de Bonaparte au peuple égyptien, quartier général
d’Alexandrie, 1798
Peuple de l'Egypte, on vous a dit que je ne suis venu ici que pour détruire votre
religion ; cela est mensonge ; ne le croyez pas ; dites à ces diffamateurs que je ne
suis venu chez vous que pour arracher vos droits des mains des tyrans et vous les
restituer, et que, plus que les mamelouks, j'adore Dieu et respecte Son Prophète et
le Coran.
Dites-leur aussi que tous les hommes sont égaux devant Dieu : la sagesse, les
vertus et les talents mettent seuls de la différence entre eux.
[…] Dites au peuple que nous sommes les vrais amis des musulmans. La preuve
en est que nous sommes allés à Rome et avons renversé le gouvernement du pape,
qui poussait toujours les chrétiens à faire la guerre aux musulmans.
Malgré l’échec de l’intervention française, c’est pour l’Egypte le début d’une grande réforme
qui en fera l’un des Etats musulmans les plus modernes du XIXe siècle, réforme menée par le
vice-roi Mehemet Ali (1804-1849), le père de l’Egypte moderne, comme on l’appelle souvent.
En 1826, il envoie en France une délégation d’une quarantaine de jeunes savants égyptiens
chargés d’y séjourner cinq ans et d’y apprendre la langue et tous les savoirs modernes. En
effet, il s’agit d’acquérir les connaissances politiques, économiques, techniques, culturelles
qui font la puissance des « Francs ». Dans la délégation un certain Rifaa al-Tahtawi (1801-
1873) consigne ses souvenirs et ses observations dans un ouvrage destiné à inspirer les
réformes futures, traduit en français sous le titre L’or de Paris. Il y expose son programme
d’apprentissage, absolument colossal, et décrit la société parisienne avec l’œil critique d’un
musulman convaincu, mais ouvert à certains aspects de la pensée des Lumières. Il se montre
bien sûr convaincu de l’importance de développer l’enseignement, la presse, les sociétés
savantes, les sciences et les techniques, de lutter contre l’analphabétisme et de promouvoir
l’usage de la raison. Il appelle aussi à une réforme de la langue arabe qui permette le
développement de la pensée rationnelle et du lexique technique moderne. Il admire la
Constitution qui limite étroitement l’arbitraire des rois successifs, Louis XVIII et Charles X,
et assure selon lui la justice et les droits du peuple. Il est convaincu, à la manière de
Bonaparte, qu’il n’y a pas de contradiction entre la loi religieuse et ce qu’il appelle la « loi
naturelle » sur laquelle est fondé le droit en Occident. Il admire aussi l’instruction des
femmes et leur rôle actif dans la société. En revanche, il réprouve ce qui lui apparaît comme
du libertinage. Il critique aussi une société adonnée au profit et au gain. Enfin, il prend ses
distances vis-à-vis du relativisme religieux dont font preuve les Français :

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« […] la plupart des Français ne relèvent du christianisme que par le nom ; ils
n’embrassent de leur religion ni la foi ni le zèle. Il s’agit d’une des sectes qui
emploient la raison pour juger du bien et du mal, autrement dit, une secte de
libertins qui préconisent que toute action permise par la raison est juste. Si tu leur
cites la religion de l’Islam en l’opposant à d’autres religions, ils les louent toutes,
dans le sens qu’elles ordonnent de faire le bien et défendre de commettre le mal; si
tu la leur cites en l’opposant aux sciences naturelles, ils te disent qu’ils ne croient
rien à ce qui est écrit dans les Livres célestes, ceux-ci étant hors de l’ordre des
choses naturelles. En somme, dans le pays des Français, il est permis de pratiquer
toutes les religions » (p. 67).
Son ouvrage devient rapidement un guide, en Egypte puis à Istanbul où il est traduit en turc,
pour les réformes qui débutent alors. Il répond en effet à la question qui sera au centre des
réformismes musulmans : comment participer au monde moderne tout en restant
musulmans.
2. Réformisme séculier et réformisme musulman
Le point de vue sur l’Occident change cependant, parmi les intellectuels musulmans, au fur et
à mesure que la domination territoriale anglaise, française et russe s’étend en Méditerranée et
au Proche Orient au détriment de l’Empire ottoman. En parallèle, les intellectuels de langue
persane sont confrontés à l’expansion russe, au détriment de l’Empire des Qadjar. Le déclin
irrémédiable des grandes formations impériales qui, malgré les critiques dont elles faisaient
l’objet, assuraient encore une certaine unité politique du monde musulman, place les élites
devant l’évidence de la menace occidentale et devant la perspective d’un démembrement.
La tentative de réponse passe par des réformes menées dans les pays musulmans encore
indépendants et par un mouvement intellectuel diversifié et globalisé attaché aux mots d’ordre
de la nahda, le « redressement » ou « réveil » des pays musulmans, ou de l’islah, un terme
coranique qui implique l’idée d’une amélioration physique ou morale, d’où l’idée de
« réforme ».
Le premier terme sert davantage à caractériser le mouvement littéraire et à qualifier une
forme de modernisme inspiré des modèles occidentaux beaucoup plus sécularisé, car
désireux de se libérer des entraves du passé (N. Tomiche, EI2). On range ainsi sous cette
étiquette les auteurs qui introduisent dans la littérature arabe le roman ou le théâtre, inspirés
par le modèle occidental. Parmi eux, certains étaient franchement partisans d’une
sécularisation des sociétés musulmanes. La sécularisation désigne l’extension du domaine
séculier, c’est-à-dire profane et laïc, au détriment du domaine religieux. Cela peut prendre
plusieurs formes, mais renvoie ici à la diffusion dans l’enseignement des matières profanes
(sciences, techniques, philosophie) afin de libérer la société de la superstition et de l’emprise
excessive de la religion ; à la construction d’un Etat et d’un droit civil affranchis des seules
références religieuses.
L’islah sert plutôt à désigner le « réformisme musulman », ie un courant beaucoup plus
critique vis-à-vis de la culture occidentale, même s’il en connaît les codes, et désireux de
contrer cette influence par une réforme religieuse et culturelle interne. La religion est alors
conçue comme un élément essentiel du redressement musulman face à l’Occident et tout
l’effort de ces penseurs consiste à démontrer qu’elle s’accorde avec la rationalité et le progrès,
donc avec la réforme.

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La période est marquée par un vent de réformes dans l’Empire ottoman, les Tanzimat, qui de
1839 à 1876 aboutissent finalement à l’imposition d’une Constitution qui limite le pouvoir
du sultan et à l’élaboration d’un code civil qui introduit une législation profane. Publié en
1867, l’Essai sur les réformes nécessaires aux Etats musulmans de Khayr al-Din, un grand
homme d’Etat qui a successivement dirigé le gouvernement à Tunis puis à Istanbul, résume
l’esprit des réformes. Il y défend les structures politiques et religieuses traditionnelles tout en
adoptant un idéal de progrès et de modernisation qu’il justifie à l’aide des penseurs de l’Islam
classique, pour montre qu’« il n’est pas défendu d’imiter les étrangers, quand c’est pour le
bien des créatures de Dieu ». Par ailleurs, il présente les réformes comme un retour au bon
gouvernement qui caractérisait l’Islam au temps de sa splendeur.
L’effort de réforme porte aussi sur l’éducation, la culture et la religion. En témoigne la trilogie
des réformistes musulmans, dont les deux premiers servent encore de référence aux
intellectuels musulmans libéraux : Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897), Mohamed Abduh
(1849-1905) et Rashid Rida (1865-1935). Dans leur pensée, la référence à l’Islam des
premiers temps et aux « pieux ancêtres » (al-salaf) – qui incluent cependant aussi les grands
maîtres du droit et de la théologie de l’Islam classique pour eux – prend une importance
grandissante. Cependant, ce modèle des origines sert à présenter l’islam comme une religion
éclairée, ouverte au progrès, à la raison, à la logique, à la science. Le ralliement du Syrien
Rashid Rida au wahhabisme saoudien à la fin de sa vie annoncera toutefois le basculement de
cette conception réformiste vers le néo-fondamentalisme du XXe siècle.
Pionnier du réformisme musulman, Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897) inaugure la
génération de ces intellectuels musulmans cosmopolites, familiers de l’Occident, soucieux de
répondre au défi de la modernisation pour faire face au déclin du monde musulman, mais
attachés aussi à la défense du patrimoine et de la religion islamiques. Ces penseurs d’horizons
variés s’appuient sur l’imprimerie, qui fait son apparition dans le monde musulman avec
beaucoup de retard, mais donne naissance à une presse florissante. Al-Afghani est lui-même
un voyageur infatigable : né en Afghanistan ou en Iran, il séjourne en Afghanistan, en Inde, à
Istanbul, au Caire et à Paris. Il plaide pour l’oumma, la communauté des musulmans, qui
transcende les frontières et repose sur l’appartenance religieuse, et pour la défense de son
unité face aux atteintes de l’Occident. Il forme une société secrète destinée à réunir les élites
acquises à la réforme, société qui s’inspire de la franc- maçonnerie et finira par y être
rattachée. Tout en s’opposant au courant séculariste dans un traité intitulé Réponse aux
matérialistes, il juge la religion compatible avec la raison et la science modernes. Dans un
article intitulé « De l’utilité de la philosophie », il soutient que la Révélation a apporté aux
Arabes, peuple ignorant et plongé dans l’obscurantisme, les lumières de la raison, l’amour de
la science, de la connaissance, de la philosophie. Le Coran est selon lui « le premier guide
philosophique des musulmans » :
Les lois de la nature, les preuves de la géométrie et les arguments philosophiques ne
peuvent être considérés que comme évidences premières. Celui qui prétendrait que sa
religion nie les évidences aurait nécessairement avoué la nullité de sa religion (Hourani,
p. 67).
Il n’y a pas de science européenne et de science musulmane, car « la science est cette activité
noble qui ne se particularise chez aucun peuple », qui est universelle et inhérente à la raison
humaine (« Discours sur enseigner et apprendre », Hourani, p. 68). Contre le philosophe
Ernest Renan, qui lors d’une conférence à la Sorbonne intitulée « L’islamisme et la science »

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en 1883 soutient que « ce qui distingue essentiellement le musulman, c’est la haine de la
science », il soutient que l’islam est aussi une civilisation qui a contribué lors de son âge d’or
à développer les sciences. La religion n’est pas un frein mais un moteur pour le progrès.
Son disciple égyptien, Mohamed Abduh suit ses cours à partir de 1871. Il est condamné à
l’exil en 1882, après avoir participé à la révolte contre le sultan d’Egypte, inféodé aux
puissances européennes, qui se termina par l’intervention anglaise et la mise sous tutelle
définitive de l’Egypte. Il rejoint alors al-Afghani à Paris, puis séjourne à Beyrouth. Gracié en
1888, il rentre en Egypte et y poursuit une carrière d’enseignant en sciences religieuses dans
la plus prestigieuse université du pays, al-Azhar, où se forment tous les oulémas, ie les
détenteurs du savoir religieux, juristes, cadis, etc. Il exerce alors une grande influence sur le
pays, devenant grand mufti d’Egypte, chargé de délivrer des avis dans le domaine religieux
(fatwas), puis membre du conseil législatif. Critique de la colonisation, il n’en est pas moins
admirateur de la culture occidentale et s’attache à promouvoir l’adaptation des lois, y compris
celles qui relèvent des tribunaux religieux, aux changements de son époque. Il est cependant
désireux de lutter contre les excès du sécularisme. Son œuvre comprend notamment un
commentaire du Coran, une Epitre sur l’unicité divine (Risalat al-tawhid) et des écrits sur la
réforme de l’enseignement et de la pensée. Il y défend le rôle de l’islam comme base de
l’ordre social tout en plaidant pour une pensée et une éducation libérées des chaînes de
l’imitation servile et du littéralisme (le taqlid en arabe). « Il est indispensable que le monde
arrive à concilier la science et la religion », écrit-il, ce qui résume le fil directeur de son
entreprise. En cela, il reflète parfaitement le débat qui faisait rage aussi en Europe à la même
époque entre l’école positiviste et les tenants d’un catholicisme réformateur. Par ailleurs, il
souligne selon A. Hourani (p. 153-4) que « Le Coran et le hadith ont dicté des règles
spécifiques sur l’adoration. Sur les relations avec les autres hommes, ils n’ont dicté dans
l’ensemble que des principes généraux, laissant le soin aux hommes de les appliquer à toutes
les circonstances de la vie », c’est-à-dire d’exercer leur effort de jugement personnel et
rationnel (ijtihad). La loi religieuse doit donc être constamment interprétée en fonction des
problèmes du présent. Dans ses fatwas comme dans ses écrits, il met en avant : 1) le principe
du bien-être général, le souci de l’intérêt général (maslaha) ; 2) « l’interprétation
éclectique » (talfiq) qui consiste à aller puiser les meilleures solutions juridiques non
seulement dans les différentes écoles du sunnisme, mais aussi dans le droit occidental, et à en
faire une synthèse.
Ses disciples continuèrent à animer le courant réformiste égyptien jusqu’aux années 30, voire
jusqu’au milieu du XXe siècle et comptent parmi les auteurs les plus importants de la pensée
réformiste. Au début du XXe siècle, on parlera même, pour les désigner, du « parti de
l’imam » (Hourani, p. 176). On peut par exemple citer parmi eux Qasim Amin, qui publie La
libération de la femme (1899) où il dénonce l’assujettissement de la femme à l’homme et
plaide pour l’éducation féminine.
Son disciple le plus proche est cependant le Syrien Rashid Rida. Né près de Tripoli, il se rend
en Egypte pour rencontrer Abduh à la fin du siècle et complète son exégèse pour en faire un
vaste Commentaire du Coran, où il insiste sur la compatibilité du Coran avec la réforme. Pour
lui, « l’islam, en même temps qu’un principe spirituel, est un idéal social et politique »
(Le Califat ou l’imamat suprême, trad. p. 111). Il crée une revue consacrée au réformisme
musulman, al-Manar, et milite pour le panislamisme, c’est-à-dire l’unité politique des pays
musulmans contre les puissances coloniales. Il fait d’ailleurs publier dans sa revue l’ouvrage

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de son compatriote syrien Abd al-Rahman al-Kawakibi, La mère des cités (Umm al-qurà)
du nom donné à La Mecque. En effet, l’auteur y réclame que le siège du califat, situé à
Istanbul aux mains des Turcs, soit transféré à La Mecque et remis à un descendant de la tribu
du Prophète.
Bien que l’œuvre de Rashid Rida relève du réformisme d’Abduh, il l’infléchit dans un sens
plus activiste, plus rigoriste, plus conservateur, plus intransigeant. Il s’appuie plus que ses
prédécesseurs sur la doctrine hanbalite et sur Ibn Taymiyya, qui servent encore aujourd’hui
de référence au wahhabisme saoudien et au fondamentalisme. Son ralliement au
wahhabisme saoudien dans les années 20 lui vaudra d’ailleurs les critiques des réformistes
libéraux et des penseurs chiites, et fait de lui un auteur critiqué par les libéraux pour son
salafisme supposé, mais revendiqué comme un précurseur par les Frères musulmans, les
wahhabites et les salafistes. Par ailleurs, il se montre moins ouvert à la question du chiisme,
bien que plusieurs de ses écrits appellent à l’unité entre sunnites et chiites, et dénonce le
soufisme comme une forme de décadence de l’islam.
3. La querelle du califat, une croisée des chemins
Son virage en faveur de la doctrine saoudienne intervient après la première guerre mondiale.
L’Empire ottoman n’y survit pas, il est dépecé lors du Traité de Sèvres de 1920 par les
vainqueurs, France, Royaume Uni et Grèce. Mustapha Kemal, qu’on appellera Ataturk, le
« Père des Turcs », entame une lutte armée pour récupérer des territoires et met fin à l’ancien
système du sultan-calife. En 1922 le sultanat est aboli et la fonction de calife conservée mais
réduite à un rôle purement spirituel. C’est la première étape d’un processus absolument inédit
dans le monde musulman de séparation entre le politique et le religieux. En 1923, une
République laïque est instaurée et le califat est aboli définitivement en 1924.
Le démembrement de l’Empire ottoman, la mise sous mandat français de la Syrie et sous
mandat britannique de l’Irak mettent fin à 500 ans de domination ottomane. Le monde arabe
est alors entièrement contrôlé par les puissances étrangères. Par ailleurs, la disparition du
califat met fin à une tradition millénaire, symbole de l’unité islamique. Entre 1922 et 1924, le
débat fait rage entre partisans de son abolition et partisans de sa restauration. Dès 1922,
Rashid Rida écrit dans son journal un long essai intitulé Le califat ou l’imamat suprême. Il y
expose longuement la théorie classique du califat, formulée au Moyen Age, et démontre
qu’elle a toujours assuré l’unité relative de l’oumma. Or il dresse un tableau très noir de la
situation des pays musulmans, divisés politiquement et aux deux grandes puissances
coloniales. Il appelle à une restauration du califat et nie la légalité du califat ottoman, instauré
selon lui par la force au XVIe siècle. Fidèle à la doctrine sunnite, il précise que le califat doit
être attribué à un descendant du Prophète, un Qouraysh. Il dénonce vigoureusement le
nationalisme turc et l’instauration d’une République laïque turque. Il qualifie d’ailleurs de
« parti des francisants » ceux qui prônent la séparation du politique et du religieux :
Ces francisants qui entendent limiter les Européens, croient que la religion est
inconciliable avec la politique, la science et la civilisation contemporaines, et que
tout Etat, qui se lie à la religion d’une façon effective, ne saurait être respecté,
puissant et devenir l’égal des grands Etats. […] La plupart pensent que l’Etat doit
être laïc. Leur parti […] a pour programme de supprimer le califat, d’affaiblir la
religion musulmane dans la nation, de s’efforcer, par tous les moyens, de
remplacer le sentiment de solidarité islamique par le sentiment national et
raciste (p. 106)

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Il trace donc un programme de restauration du califat, qu’il dit devoir être confié au parti
réformiste dont il est l’un des hérauts les plus en vue.
Toute autre est l’approche d’un autre disciple d’Abduh, l’Egyptien Ali Abderraziq (1888-
1966). Dans L’islam et les fondements du pouvoir, paru en 1925, il s’attache à justifier la
suppression du califat en examinant la question plus large des rapports entre le pouvoir et la
religion dans l’histoire de l’Islam. Il passe donc en revue le passé, à commencer par le temps
du Prophète, dont il estime qu’il a exercé une direction religieuse et non temporelle. Le
Prophète n’était pas un roi, c’était avant tout un guide spirituel même s’il utilisa le jihad pour
faire triompher le monothéisme. A sa mort, en revanche, le califat fut instauré comme une
institution politique, un « gouvernement civil et temporel » (p. 146), façonné par la volonté
des hommes et qui n’avait rien à voir avec une quelconque institution religieuse malgré la
volonté de le présenter comme une forme de succession au Prophète. C’était un Etat arabe,
qui servait au départ les intérêts des Arabes, alors que selon lui, « l’islam est une religion qui
s’adresse à l’humanité entière, une religion qui n’est ni arabe ni non arabe » (p. 145).
L’auteur tient en effet à démontrer que « l’islam est un message de Dieu et non un système
de gouvernement, une religion et non un Etat » (p. 114), ce qui revient à présenter
l’histoire et les régimes politiques de l’Islam comme des réalités séculières. L’objectif de
l’auteur est en effet de plaider pour une séparation entre le gouvernement, réalité purement
humaine pour laquelle doit prévaloir l’intérêt commun, et la religion qui, en dehors de la loi
canonique et des principes moraux, n’a pas à intervenir dans le gouvernement des hommes.
D’où l’adresse finale :
Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres
nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de
détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rient
ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des
dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la
solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant
parmi les meilleurs (p. 156).
Son livre plaidait donc pour la laïcité, mais la société n’y était pas encore prête en
Egypte. Il fut en effet attaqué avec virulence et exclu d’al-Azhar après un jugement.
Conclusion
La controverse sur le califat des années 20 représente donc une croisée des chemins sur le
plan idéologique. On voit s’y confronter les deux possibilités opposées du réformisme
musulman, entre sécularisation et restauration d’un islam perdu, incarné par le califat. Le
réformisme lègue au salafisme une exigence d’activisme politique fondé sur un discours
religieux renouvelé et adapté aux défis du temps. Les thèmes du déclin de l’Islam, de
l’oumma, du califat, de l’âge d’or de l’islam, la dénonciation du despotisme, des élites
religieuses traditionnelles et du soufisme passeront dans le langage du salafisme.
II. Nationalismes et islams politiques (1928-1979)
La chute de l’Empire ottoman, l’abolition du califat et l’instauration en Turquie d’un régime
laïc marque un tournant dans l’histoire du Proche-Orient. Après la première guerre mondiale,
seuls 4 Etats musulmans sont indépendants : la Turquie, République laïque ; l’Iran, toujours
dominé par une monarchie traditionnelle, celle du shah, héritier de l’Empire Qadjar, mais

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grand admirateur du modèle de modernisation à la turque ; le Yémen du nord ; et l’Arabie,
peu à peu conquise de 1919 à 1934 par la monarchie des Saoud, ralliés à l’idéologie
fondamentaliste du wahhabisme. L’entre-deux-guerres voit les luttes pour les indépendances
s’intensifier sous l’action de deux types de mouvements héritiers du réformisme et qui,
comme lui, entendant œuvre contre la colonisation et pour la réforme des sociétés
musulmanes : le nationalisme à tendance sécularisatrice et l’islam politique, incarné par deux
idéologies, celle des Frères musulmans, et le wahhabisme, qui reste toutefois assez marginal
jusqu’aux années 60. Lors des indépendances, c’est cependant la première tendance qui
l’emporte, mais le renversement du shah d’Iran par la révolution islamique en 1979 va
marquer le retour en force des islams politiques.
1. Les Frères musulmans et la naissance de l’islam politique
La formation en Egypte de la confrérie des Frères musulmans en 1928 constitue le véritable
acte de naissance de l’islam politique. Son initiateur est un instituteur venu d’Ismailiyya, dans
le Delta, Hassan al-Banna. Sous Protectorat britannique depuis 1882, l’Egypte est le théâtre
d’une grande révolte anticoloniale en 1919, qui oblige la puissance coloniale à accorder au
pays un semblant d’indépendance en 1922. En réalité, elle continue à contrôler les intérêts
économiques fondamentaux, en particulier le canal de Suez, et la monarchie est jugée
responsable par les mouvements d’opposition et une bonne partie de l’opinion publique. Les
partis d’opposition sont les nationalistes du Wafd, les communistes et à partir de 1928 les
Frères musulmans.
Qu’est-ce qui sépare l’organisation des Frères musulmans du réformisme antérieur ?
La profession de foi des Frères musulmans (début des années 1930)
d’après O. Carré et G. Michaud, Les Frères musulmans (1928-1982), Paris, 1983, p 25-26, repris
dans A.-L. Dupont, C. Mayeur-Jaouen, Ch. Verdeil, Le Moyen-Orient par les textes, xix e-xxie
siècle, Paris, Armand Colin, p. 249-250.

1. Je crois que tout est sous l’ordre de Dieu ; […] que l’islam est une Loi complète
pour diriger cette vie et l’autre. Et je promets de réciter [chaque jour] pour moi-
même une section du Coran, de m’en tenir à la Tradition authentique, d’étudier la
vie du Prophète et l’histoire des Compagnons.
2. Je crois que l’action droite, la vertu, la connaissance, sont parmi les piliers de
l’Islam. Et je promets d’agir droitement en accomplissant les pratiques du culte et
en évitant les choses mauvaises : […] je répandrai autant que je peux les usages
musulmans […], je renforcerai les ries et la langue de l’Islam et je travaillerai à
répandre les sciences et les connaissances utiles dans toutes les classes de la
nation.
3. Je crois que le musulman doit travailler, gagner sa vie, s’enrichir, et qu’une part
de ses gains revient de droit au mendiant et au misérable […].
4. Je crois que le musulman est responsable de sa famille […]. […] Je ne ferai pas
entrer mes fils dans une école qui ne préserverait pas leurs croyances, leurs
bonnes mœurs. Je lui supprimerai tous les journaux, livres, publications qui nient
les enseignements de l’Islam, et pareillement les organisations, les groupes, les
clubs de cette sorte.

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5. Je crois que le musulman a le devoir de faire revivre l’Islam par la renaissance
de ses différents peuples, par le retour de sa législation propre, et que la bannière
de l’islam doit couvrir le genre humain et que chaque musulman a pour mission
d’éduquer le monde selon les principes de l’islam. Et je promets de combattre
pour accomplir cette mission tant que je vivrai et de sacrifier pour cela tout ce que
je possède.
6. Je crois que tous les musulmans ne forment qu’une seule nation unie par la foi
islamique et que l’Islam ordonne à ses fils de faire le bien à tous […].
7. Je crois que le secret du retard des musulmans réside dans leur éloignement de
la religion, que la base de la réforme consistera à faire retour aux enseignements
de l’islam et à ses jugements […]. Je m’engage à m’en tenir fermement à ces
principes, à rester loyal envers quiconque travaille pour eux, et à demeurer un
soldat à leur service, voire à mourir pour eux.
Tout d’abord, c’est une confrérie, inspirée du modèle soufi, dont les adeptes prononcent une
profession de fois en sept points et prêtent allégeance au maître. Cette structure hiérarchisée
et autoritaire, complétée par la formation de cadres dans les années 30, fera des Frères
musulmans une organisation prosélyte de masse, qui s’implante progressivement dans le
reste du monde musulman (Palestine et Syrie dès années 30).
Cette profession de foi met au centre de toute action la religion, source de toute réforme. La
défense de la langue arabe et des valeurs de la religion constitue le socle de toute éducation.
La famille constitue le noyau de base de la société et le lieu d’inculcation des valeurs
islamiques, pensées comme anti-occidentales et anti-séculières. Le socle de l’éducation
religieuse est le Coran et le modèle des pieux ancêtres, le Prophète et ses compagnons. La loi
doit être basée sur le Coran et les hadiths. L’un des slogans des Frères musulmans sera : « Le
Coran est notre constitution ».
Chaque frère doit jurer d’adopter un comportement exemplaire : il est à la fois un modèle et
un missionnaire du mouvement. A l’idéal islamique de justice s’ajoute une inspiration
sociale inspirée par le socialisme contemporain, qui donne à l’organisation un rôle dans la
lutte contre la pauvreté et de promotion du progrès social et économique. Les institutions
charitatives tenues par les Frères, et qui ont été la vocation initiale du mouvement, seront en
même temps un moyen efficace de propagation de leur influence. La confrérie exerce un
prosélytisme panislamique, et donc anticolonial, et se donne dès le début un champ d’action
international. On retrouve les idéaux d’unité de l’oumma et de restauration du califat qui
animaient Rachid Rida.
La dimension militante et activiste de l’organisation est affichée et constitue pour ses
membres un véritable combat sacré. On voit s’introduire l’idée de djihad, qui sera radicalisée
par Sayyid Qutb. Hassan al-Banna déclare en 1939 : « Si quelqu’un vous dit : ‘Mais c’est de
la politique !’, répondez-lui : ‘Non, c’est l’islam, et nous ne reconnaissons pas de telles
divisions’ ».
2. Le wahhabisme, de la périphérie à l’hégémonie
C’est aussi dans les années 20 que commence à s’affirmer une autre forme de
fondamentalisme religieux appelé à connaître une grande fortune dans le monde musulman :

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le wahhabisme. Il s’agit avant tout, au départ, d’un courant de réforme proprement religieux,
né en Arabe au XVIIIe siècle de la prédication d’un ouléma issu d’une grande famille du
Nejd, au centre de l’Arabie : Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1792). Sa doctrine
n’est guère originale, il s’agit de la simplification de celle d’Ibn Hanbal, célèbre juriste du
IXe siècle, à l’origine de l’une des écoles juridiques du sunnisme. Il puise aussi dans la pensée
d’Ibn Taymiyya (1263-1328) et de son disciple Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350), des
penseurs littéralistes hostiles à la philosophie rationnelle et au mysticisme soufi, partisans
d’une interprétation à la lettre des textes sacrés et d’une application rigoriste de la charia,
l’ensemble des lois dictées par les textes sacrés. Ibn Taymiyya est aussi le premier penseur à
avoir légalisé le djihad contre d’autres musulmans, en l’occurrence les Mongols, qui
dominaient alors toutes les terres orientales de l’Islam, jusqu’à l’Irak inclus, et qui sont
présentés comme des païens. Légalise ainsi l’usage de la violence contre les souverains
musulmans « tyrannique » ou « polythéistes », tout en mettant en avant le rôle primordial des
oulémas dans la conduite de la communauté. Enfin, il se montre très hostile au chiisme.
Le wahhabisme est donc un néo-hanbalisme qui emprunte à ses maîtres une vision
littéraliste de l’islam, une interprétation rigoriste de la charia, une conception puritaine
de la réforme des mœurs, une volonté de réunification de l’islam qui implique
l’exclusion des « déviances » telles que le chiisme. Muhammad b. Abd al-Wahhab prêche
donc contre le « paganisme » dans lequel serait retombé le monde musulman sous le
gouvernement des Ottomans, qui contrôlent alors l’Arabie. Il détruit les mausolées,
notamment ceux de compagnons du Prophète, au nom de la lutte contre les idoles et le culte
des morts. Il appelle à lapider les femmes adultères. Son message devient politique lorsqu’il
s’allie à une famille locale, les Saoud, qui contrôlent l’oasis de Dariya, près de l’actuelle
Riyad. Les deux pouvoirs, celui des Saoud et celui des oulémas wahhabite, fonctionnent
de pair tout en restant distincts. La prédication religieuse appuie en tout cas l’œuvre de
conquête des Saoud qui, au XIXe siècle, et malgré la destruction de leur capitale par Mehemet
Ali en 1818, réussissent à s’emparer d’une partie de la péninsule. Ce n’est toutefois qu’au
début du XXe siècle, et avec l’aide des Britanniques qui voient en eux des alliés contre les
intérêts ottomans, que l’émir Abdelaziz réussit à s’imposer militairement en Arabie. Il reprend
Riyad en 1902 et, grâce à l’appui militaire des tribus bédouines, il s’empare des territoires
restants, en particulier les deux villes saintes du Hijaz, jusqu’en 1926. En 1932, il est
officiellement intronisé roi par les oulémas wahhabites. Après l’alliance anglaise, c’est
l’alliance avec les Etats-Unis en 1945 qui fait du régime l’adversaire des gouvernements
nationalistes d’inspiration socialiste qui prospèrent alors au Proche-Orient.
Comme le souligne Pascal Menoret (L’énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, 1744-
2003, Paris, La Découverte, 2003), le wahhabisme n’est pas resté inchangé depuis le XVIIIe
siècle et il n’est pas monolithique. Certes, la société saoudienne reste fondée sur l’équilibre
entre la monarchie des Saoud et les élites religieuses wahhabites, mais il existe des tensions,
des résistances, des mouvements de renouveau au sein de la société et parmi les élites
religieuses, volontiers critiques envers le pouvoir. De même, bien que le wahhabisme soit
fondé sur un discours hostile aux valeurs corruptrices de la culture occidentale, l’Etat
saoudien s’est bâti grâce à des institutions modernes et à l’adoption des technologies les plus
avancées. D’ailleurs, c’est la croissance économique, dopée par le boom pétrolier de 1973, qui
assure la stabilité et la popularité du régime.

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Il n’en reste pas moins que la puissance économique du pays a permis – à partir des années
1960 et avec une intensité accrue, des années 1980 – une large diffusion de l’islam puritain
dans sa version saoudienne, notamment par le biais de la formation d’étudiants en sciences
islamiques, de plus en plus nombreux à affluer à l’université de Médine, pour ne citer que la
principale. De retour dans leur pays, ils se font les relais d’un islam fondamentaliste,
littéraliste, ouvert à la culture hightech tout en dénonçant l’Occident corrupteur. Le
financement de mosquées, de centres d’étude et autres fondation dans le monde entier, y
compris en Occident. On sait par exemple que les politiques d’arabisation décidées au
Maghreb par les Etats indépendants, dès les années 60, puis de nouveau dans les années 70 et
80, ont favorisé l’installation d’enseignants formés en Arabie saoudite et constitué un terreau
pour la propagation du wahhabisme.
Cependant, à partir des années 70, le régime et les élites en place en Arabie saoudite furent-
elles-mêmes confrontés à l’essor d’un nouvel islam politique.
3. Le contre-modèle des nationalismes arabes
On ne peut comprendre l’essor des islams politiques et l’émergence de l’idéologie djihadiste
sans tenir compte de leur rapport avec les régimes qui se mettent progressivement en place
dans le monde arabe avec les indépendances et après la seconde guerre mondiale. On qualifie
ces régimes de nationalistes car, dans la lignée du réformisme, ils sont fondés sur la volonté
de construire une nation indépendante face à l’hégémonie coloniale ou néo-coloniale
(l’indépendance officielle de l’Egypte en 1936 ne débarrasse pas le pays de la tutelle
britannique, ce qui explique la nationalisation du canal de Suez par Nasser en 1956). Cela
n’exclut pas un appel à l’unité, qui prend la forme du panarabisme, qu’incarneront les projets
d’union politique de Nasser. Par ailleurs, le nationalisme arabe s’inspire du socialisme dans sa
mystique populiste du peuple souverain, dans sa volonté de réforme de la société, de
dirigisme étatique, de nationalisation de l’économie. Cette proximité s’incarnera dans
l’alliance avec l’URSS.
Les nationalismes arabes, s’ils incluent l’islam comme un élément central du patrimoine
arabe, avec la langue, cultivent néanmoins une vision de la nation qui transcende
théoriquement les clivages ethniques et confessionnels. Leur objectif est l’unité du corps
social et ils intègrent donc les populations chrétiennes et les minorités musulmanes, par
exemple les chiites alaouites en Syrie. Parmi les grands théoriciens du nationalisme syrien
figurent des intellectuels chrétiens, à commencer par Michel Aflaq, l’un des pères fondateurs
du parti Baath, le « Parti socialiste de la résurrection arabe », fondé à Damas en 1947 et
arrivé au pouvoir en Syrie et en Irak en 1963. C’est le parti au pouvoir en Syrie sous Hafez et
Bachar al-Asad, et en Irak jusqu’à la chute de Saddam Hussein.
L’influence du socialisme, la volonté de modernisation des sociétés et le primat donné à
l’unité du peuple donnent à ces régimes des tendances sécularisatrices, que l’on peut
observer dans la Syrie et l’Irak du parti Baath, dans l’Egypte de Nasser à partir de la
révolution des Officiers libres, qui renverse la monarchie en 1952, dans la Tunisie de
Bourguiba à partir de 1957. Réformes de l’enseignement, réformes – quoique mesurées – du
droit familial, rôle plus marqué des femmes dans la société, sont autant de signes d’une
modernisation pensée selon les critères occidentaux, sans que l’on puisse pour autant
parler de régimes laïcs. Ces régimes cultivent cependant des modèles historiques plus
larges que le seul Islam : l’Egypte pharaonique pour Nasser, l’Empire assyrien pour Saddam
Hussein, la Tunisie antique pour Bourguiba…

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Sur le plan idéologique, l’opposition était donc inévitable entre le nationalisme et l’islam
politique des Frères musulmans ou des wahhabites. C’est toutefois l’évolution de ces régimes
qui va progressivement faire de l’islam politique la seule opposition populaire et le seul
recours politique possible en apparence :0437402700
- Les pouvoirs nationalistes évoluent vers des régimes autoritaires à parti unique et
confisquent toute velléité de démocratisation. Les opposants sont réduits au silence, qu’ils
soient communistes, libéraux ou islamistes. C’est ainsi que dès 1954, Nasser lance une
grande vague de répression contre les Frères musulmans, la seule force politique
structurée et populaire qui peut s’opposer à sa dictature. En 1965, une nouvelle vague de
procès s’ouvre, à la suite desquels Sayyid Qutb, le premier grand théoricien du
djihadisme, sera exécuté. Provoque une radicalisation de l’islam politique, dont une partie
évolue vers le djihadisme. En 1978, une centaine de membres du groupe Takfir wa l-Hijra,
formé par des Frères musulmans radicalisés, est exécuté après le meurtre d’un ancien
ministre. Dès lors, la confrontation entre le gouvernement et les salafistes activistes sera
constante, menant à l’assassinat de Sadate en 1981.
- Popularité du régime en Egypte s’effrite à la suite des échecs successifs contre Israël lors
de la Guerre des six jours (1967), puis de la guerre du Kippour (1973) menée par Anouar al-
Sadate (1970-1981). Celui-ci provoquera l’indignation d’une grande partie de l’opinion
publique en concluant une alliance avec les Etats-Unis et en signant les accords de Camp
David (1978) avec Israël. Le discours islamiste se focalise dès lors sur ces régimes « laïcs »
accusés de collaborer avec Israël et de trahir l’islam.
- L’abandon par Sadate du modèle économique socialiste au profit du libéralisme ne
s’accompagnera pas des résultats économiques attendus. A partir des années 1980, l’Egypte
d’Hosni Moubarak commence à s’enfoncer dans la crise économique, la corruption,
l’explosion de la pauvreté et de l’inégalité.
Conclusion
L’échec politique et économique des régimes issus du nationalisme arabe est donc
directement responsable de la radicalisation de l’islam politique. C’est dans les geôles des
régimes qui ont été en partie abattus par les Printemps arabes de 2010-2011 qu’a mûri le
djihadisme. Face à des dictatures que l’opinion publique accusait d’avoir trahi les idéaux
initiaux du nationalisme arabe et soumis les populations au régime de l’arbitraire, le discours
islamiste s’est imposé comme une alternative possible. Faisant alliance avec l’islamisme
modéré, c’est-à-dire qui ne menaçait pas leurs assises, ces mêmes régimes ont favorisé
l’ancrage en profondeur de ce discours dans la société.

III. Les islamismes révolutionnaires de 1979 à nos jours


Quelles sont les caractéristiques idéologiques de l’islamisme révolutionnaire qui se diffuse à
partir des années 1970 et donne naissance aux groupes activistes actuels ? Quels sont les
facteurs structurels qui contribuent à cette évolution ?
1. Du salafisme au djihadisme
L’œuvre de l’Egyptien Sayyid Qutb joue un rôle fondamental dans le passage de l’islam
politique des Frères musulmans vers le djihadisme. Très marqué par un séjour aux Etats-Unis,
il radicalise la critique islamiste des sociétés occidentales athées et matérialistes. Dans ses

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Jalons sur la route et dans son commentaire à portée « révolutionnaire » du Coran,
magistralement étudié par Olivier Carré dans Mystique et politique. Lecture révolutionnaire
du Coran par Sayyid Qutb (1984), il joue le rôle d’un théoricien de la rupture avec l’ordre
établi, marqué selon lui par l’ignorance de Dieu, au profit d’une islamisation de la
société, présentée comme un retour vers les vraies lois de l’islam. La société matérialiste,
occidentalisée et sécularisée qu’il dit avoir sous les yeux est par lui jugée païenne. Aussi faut-
il quitter comme le Prophète a quitté La Mecque en accomplissant l’hégire pour faire régner
l’islam. Sadate est ainsi comparé à Pharaon, archétype du tyran dans la tradition islamique, et
ses assassins reprendront cette image en criant : « A mort le Pharaon ! ». Le salut de la société
se voit confiée à une élite de « vrais musulmans » qui accomplira l’hégire en se détachant
de l’ordre existant pour le renverser et faire régner la souveraineté exclusive de Dieu
(hakimiyya), un terme repris au penseur Pakistanais Abou Ala al-Mawdoudi (m. 1979). La
société doit en effet être gouvernée par la seule loi religieuse. Sayyid Qutb discrédite donc
l’autorité personnelle des détenteurs du pouvoir sur terre, la légitimité des partis, des syndicats
et de toutes les autres instances d’autorité. Il légitime ainsi le djihad contre le pouvoir établi,
fût-il musulman, instaurant ainsi la logique du takfir (exclusion des rangs de la communauté
des croyants) qui anime le djihadisme.
Sayyid Qutb, Maalim fi l-tariq (« Jalons sur la route »), Le Caire, 1965, trad. d’après O. Carré et
G. Michaud, Les Frères musulmans (1928-1982), Paris, 1983, p. 94-95 repris dans A.-L. Dupont,
C. Mayeur-Jaouen, Ch. Verdeil, Le Moyen-Orient par les textes, XIXe-XXIe siècle, Paris, Armand
Colin, 2011, p. 257.

La société de l’ignorance préislamique (jahiliyya), c’est toute société autre que la


société islamique. Si nous voulons la définir de manière objective, elle est, dirons-
nous, toute société qui n’est pas au service de Dieu et de Dieu seul, ce service
étant représenté par les croyances, les rites cultuels, les lois. Par cette définition
objective, nous faisons entrer dans la catégorie de société d’ignorance
antéislamique toutes les sociétés qui existent de nos jours sur la terre : les sociétés
communistes en premier lieu, […] les sociétés polythéistes (comme celles de
l’Inde, du Japon, des Philippines, de l’Afrique), […] les sociétés juives et
chrétiennes de par le monde également […]. Finalement, entrent aussi dans cette
catégorie de société d’ignorance antéislamique les sociétés qui prétendent être
musulmanes par leur croyance en la divinité de Dieu l’unique, et leur observance
du culte à Dieu l’unique. Mais elles ne sont pas au service de Dieu seul, confèrent
des attributs divins à d’autres que Lui en laissant exercer la souveraineté
(hakimiyya) par un autre que Lui. De cette souveraineté-là, elles tirent un ordre de
vie avec ses lois et ses valeurs, ses appréciations, ses us et coutumes, bref la
totalité presque de ce qui constitue leur vie […]. Il est clair que nul ne peut dire
d’une disposition qu’il a instaurée lui-même : ceci est Loi de Dieu, sauf si la
souveraineté de Dieu y est effectivement déclarée et si la source de la puissance
publique est Dieu le Très-Haut et lui seul, et non pas le « peuple » ni le « parti »,
ni aucun être humain […]. Il ne s’agit pas, en effet, que quelqu’un prétende
exercer le pouvoir « au nom de Dieu ».

La révolution islamique en Iran, en 1979, apporte la preuve du pouvoir de


mobilisation populaire que peut exercer l’islamisation du discours politiques sur les
masses. Elle suscite d’ailleurs des conversions au chiisme dans plusieurs pays
musulmans, mais dans l’immédiat suscite l’hostilité des pays sunnites : dès 1980,

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Saddam Hussein déclare la guerre à l’Iran. La concurrence iranienne sur le terrain du
prosélytisme islamique ne fera que radicaliser le discours wahhabite et les efforts
de l’Arabie saoudite pour le diffuser dans le monde entier.

La prise d’otage opérée lors du pèlerinage à La Mecque par des islamistes hostiles à la
monarchie saoudienne la même année, en 1979, suscitera d’ailleurs dans les années
1980 une surenchère idéologique du régime saoudien, soucieux de ne pas se faire
dépasser sur le marché de l’islamicité.

La confluence du wahhabisme et des idées de Sayyid Qutb aboutit à la formation


d’une génération acquise au salafisme révolutionnaire dans les années 1980,
génération qui trouve un terrain d’action en Afghanistan dans la lutte contre l’URSS qui
a envahi le pays en 1979. C’est de l’expérience de la guérilla afghane que naîtra
l’organisation al-Qaida dans les années 1980. Ses fondateurs sont à l’image de cette
confluence idéologique et de la formation d’une sorte d’internationale djihadiste. Le
Palestinien Abdallah Azzam a commencé dans les rangs des Frères musulmans avant
de devenir un théoricien du djihad. De même pour l’Egyptien Ayman al-Zawahiri, qui
a formé l’un des groupes djihadistes qui affrontent le pouvoir égyptien dans les années
1970. Quant à Oussama ben Laden, il est membre de l’une des plus riches familles
saoudiennes, proche du pouvoir.

L’invasion puis l’occupation de l’Irak par les Etats Unis en 2003, le chaos qui
s’ensuit, la montée en pouvoir des chiites dans le pays avec le soutien de l’Iran,
provoquera en 2006 l’apparition du groupe Etat islamique, lui-même né dans le giron
d’al-Qaida.

2. L’idéologie djihadiste
Les traits fondamentaux de l’idéologie djihadiste découlent donc d’une histoire déjà ancienne.
On peut en résumer les aspects essentiels de la façon suivante :
- Il s’agit d’une idéologie anti-occidentale, qui essentialise la culture occidentale comme
l’Occident avait essentialisé l’Orient. L’Occident est laïc, dépravé, matérialiste. L’épisode des
Croisades est mobilisé pour accréditer la thèse d’une hostilité continuelle de l’Occident à
l’égard de l’Islam, en écho à la théorie du choc des civilisations de l’Américain Samuel
Huntington. Dans ce conflit du bien contre le mal, l’Occident use de son hégémonie militaire
et économique pour répandre sa culture nocive en terre d’Islam et pour manipuler les régimes
locaux.
- Il a pour alliés Israël. L’antisionisme est transformé dans l’idéologie djihadiste en un
antijudaïsme virulent, justifié par les sourates coraniques les plus hostiles aux Gens du Livre.
- Il s’agit d’une idéologie takfiriste, qui condamne non seulement les régimes en place dans
le monde musulman – accusés de tyrannie et de corruption, d’être les marionnettes des
Occidentaux et de pervertir l’islam –, mais exclut aussi du rang des croyants les musulmans
qui leur sont soumis. Le djihadisme légitime ainsi la guerre contre les autres musulmans, à
l’instar des sectes kharijites des premiers temps de l’Islam.

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- Au nom de l’unité de l’islam, les minorités musulmanes sont condamnées comme
déviantes, ce qui justifie l’usage de la violence à leur égard. L’Etat islamique se montre ainsi
très hostile au chiisme.
- Le djihad est vu comme l’un des piliers essentiels de l’islam et considéré comme un devoir
individuel pour tout musulman, et non comme un devoir collectif encadré par le pouvoir en
place. La valorisation du martyre et du sacrifice volontaire de soi s’insère dans une
culture eschatologique d’attente de la Fin des temps.
- Le temps des origines, c’est-à-dire la geste du Prophète et des quatre premiers califes, est vu
comme le modèle à rétablir. Il s’agit donc d’une utopie de retour aux origines et de
restauration de l’unité incarnée par le califat.
- Cette utopie comprend le projet d’une société qui serait régie par la charia, la loi
religieuse définie par une lecture littérale des textes fondateurs.

Conclusion générale : Le djihadisme en débat


Le détonnant mélange des genres pratiqué par les mouvements djihadistes, qui mêlent
l’archaïsme apparent de leurs références et de leur vision de la société à l’usage de moyens de
communication et d’organisation empruntés à l’ère de la mondialisation et du Net constitue un
défi pour l’opinion publique comme pour les intellectuels. Il rompt en effet totalement avec
l’idée linéaire du progrès humain, hérité des Lumières et qui, malgré toutes les atteintes
dont il est l’objet depuis la fin du siècle dernier, continue à constituer la référence dominante
de notre culture. Selon cette idée, l’humanité aspire à aller en avant, et non à revenir en
arrière ; elle aspire à s’émanciper du carcan religieux et non à le rétablir ; à approfondir ses
connaissances grâce à la science et à la raison, et non à obéir aveuglément à des dogmes vieux
de 1400 ans… Or c’est tout l’inverse que propose, en apparence, le salafisme révolutionnaire.
Les débats font donc rage pour tenter de cerner ce phénomène. La thèse post-coloniale,
défendue par exemple par François Burgat, fait de ce radicalisme le fruit d’une révolte contre
les agressions occidentales, dont le discours ne serait religieux qu’en apparence. En effet,
l’adoption du lexique de l’islam traduirait une forme de réappropriation d’un langage
identitaire propre à exprimer des revendications politiques. On voit ici toutes les limites de ce
raisonnement qui minimise la portée religieuse de ces mouvements.
La thèse du choc des civilisations postule le retour à un conflit entre l’Occident et l’Islam qui
n’aurait en réalité pas discontinué depuis l’apparition de l’Islam au VIIe siècle et son choc en
retour, les Croisades. Formulé par Samuel Huntington, cette thèse a été largement reprise dans
le discours islamiste, dont elle cautionne la vision manichéiste. Elle n’a cependant aucune
valeur analytique dans la mesure où elle essentialise l’existence de deux blocs homogènes
dont elle sous-estime les interpénétrations.
Plus intéressant à mon avis sont les penseurs qui replacent ce phénomène dans une réflexion
sur les rapports du monde contemporain avec le religieux. La thèse la plus courante est
celle d’un « retour du religieux », ou d’un « âge post-séculier » : l’effondrement des
grandes idéologies séculières (la pensée des Lumières, le communisme) au profit du seul
capitalisme dérégulé de l’ère post-industrielle aurait ouvert la brèche à de nouvelles tentatives
de prise en charge de l’individu et de la société par la religion. Ce retour du religieux et de
l’irrationnel s’observerait aussi bien dans le christianisme (courants évangélistes par
exemple), que dans le judaïsme, l’islam, l’hindouisme ou le bouddhisme. Pour Olivier Roy,

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l’islamisme est au contraire une forme de révolte nihiliste générationnelle qui touche tous
les milieux, quelle que soit leur culture d’origine. Le djihadisme ne serait pas une
radicalisation de l’islam (thèse traditionnelle défendue par Gilles Kepel, entre autres) mais
une islamisation de la radicalité (thèse résumée dans un article du Monde du 14/11/2015).
Malgré l’intérêt de cette interprétation pour comprendre le succès rencontré par le djihadisme
chez des convertis de dernière minute dépourvus de culture religieuse, sa limite réside dans la
minimisation du facteur religieux et de l’histoire interne de l’Islam.
Pour Marcel Gauchet, enfin, le djihadisme fait partie des manifestations violentes qui
accompagnent un processus long mais inéluctable de sortie de la religion, ce qu’il appelle
avec Max Weber le « désenchantement du monde » (position résumée dans « Sortie de la
religion et violences religieuses », podcast France culture2016). C’est parce que l’humanité
s’émanciperait de la religion – en tant que système global d’encadrement de la société et
forme d’assujettissement au modèle des origines – et qu’elle aspirerait fondamentalement aux
bienfaits de la démocratie sur le modèle occidental que se manifesteraient aussi brutalement
des résistances à ce processus.
Plus modestement, je m’en tiendrai pour ma part à souligner tout l’intérêt que présentent ce
phénomène et ces débats pour l’historien. Dans la mesure où le fondamentalisme s’empare du
passé pour l’ériger en modèle, il propose une relecture idéologique de celui-ci, relecture
orientée par les enjeux du présent. Construire une histoire scientifique de l’Islam implique
donc de bien mesurer ce qu’implique ce « vol de l’histoire » et d’y répondre, ce que nous
allons faire dans les séances suivantes.

Les débats sur le Coran, un enjeu idéologique


Introduction
La question de l’interprétation du Coran (quelle lecture globale en faire ?), de son statut
historique (est-ce un document historique et, comme tel, accessible à la critique ?), et de sa
valeur juridique (est-ce une source pour la définition de la loi ?), a été au cœur des efforts de
renouveau menés depuis le XIXe siècle dans le monde musulman. Ce n’est d’ailleurs pas un
hasard si le réformisme, avec Mohamed Abduh et Rashid Rida, et le salafisme, avec Sayyid
Qutb, ont tous deux produit une exégèse du Coran.
Or, si nous avons éclairé la tonalité générale de ces deux exégèses, il nous reste en revanche à
expliquer ce qui fait débat dans le texte coranique. On peut résumer la question à deux enjeux
fondamentaux :
- l’historicité du texte coranique et la place laissée à la critique extérieure et à l’usage de
l’interprétation rationnelle et personnelle (ijtihad). Nous allons constater que la tradition
islamique s’est largement interrogée sur les circonstances de la mise par écrit du Coran et de
la fixation d’une Vulgate. Une part non négligeable des théologiens défendait une approche
rationaliste du texte coranique.
- la portée juridique du texte coranique a été diversement appréciée. Pour les
fondamentalistes, il définit une série de lois qui échappent à toute contingence et forme avec
les hadiths qui définissent la sunna une unité de sens. Pour les penseurs libéraux depuis le
XIXe siècle, il faut non seulement différencier le Coran de la sunna, mais considérer le Coran
plus comme un guide spirituel ou éthique que comme un manuel de droit.

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I. L’historicité du texte coranique en débat
1. Coran créé, Coran incréé
Au centre de la formation du sunnisme en tant qu’orthodoxie majoritaire en Islam se trouve le
dogme du caractère incréé du Coran. Le Coran est considéré comme la parole originelle et
éternelle de Dieu qui a été « descendue » (tanzil) aux hommes par l’intermédiaire du
Prophète. Le texte coranique est donc la transcription fidèle et inchangée de cette parole
divine. Le Coran n’est donc pas perçu comme une réalité textuelle d’origine humaine, il est
inaccessible à la critique, l’effort des hommes de religion devant se limiter à en éclairer le
sens par l’exégèse. La thèse traditionaliste laisse donc ouverte la porte de l’interprétation
(tafsir). Celle-ci repose tout d’abord sur l’effort de compréhension lexicale, grammaticale et
sémantique du sens obvie (zahir), qui peut s’appuyer sur les explications attribuées au
Prophète et à ses compagnons, mais recourt aussi à la lexicographie, à l’étude des termes non-
arabes – nombreux dans le Coran –, à l’étude des « circonstances de la révélation » (asbab al-
nuzul) qui cherche à déterminer à quel moment de sa vie le Prophète a reçu tel ou tel verset.
La théologie de l’Islam classique, tout en reposant sur le dogme du Coran incréé, a donc
développé une véritable science exégétique dans laquelle se sont épanouies différentes écoles
d’interprétation. Contre des interprétations jugées trop libres et personnelles, ou trop
symboliques, certains courants ont opté pour un retour à une lecture plus littérale du Coran, à
commencer par le savant bagdadien Ibn Hanbal (m. 855), qui entendait avant tout réagir à la
domination intellectuelle du moutazilisme, courant en revanche acquis au rationalisme. Le
zahirisme, né lui aussi au IXe siècle mais à Ispahan en Iran, est un littéralisme rationaliste
prétend lui aussi rétablir le sens premier du texte coranique contre les abus d’interprétation
commis par les oulémas. L’un de ses grands représentants est le penseur andalou Ibn Hazm
qui, au milieu du XIe siècle, affine la méthodologie de ce courant, qui repose avant tout sur
l’usage de l’analyse linguistique et grammaticale du texte et sur la pratique systématique du
comparatisme entre les différentes lectures élaborées par les grands maîtres de l’exégèse. Le
littéralisme est donc une option possible, mais ce n’est pas la seule et elle regroupe des
approches plus ou moins dogmatiques.
Par ailleurs, le caractère incréé du Coran n’a pas été accepté par tous les courants de l’Islam
dans les premiers siècles. Au cours des VIIIe-IXe siècles, il est même réfuté par l’école
moutazilite, qui dispose du soutien des califes abbassides, avant que ceux-ci ne se rallient
finalement au hanbalisme. Le muʻtazilisme est un courant qui accorde un statut
particulièrement important à l’usage de la raison humaine, à la suite des philosophes grecs
comme Aristote, dont il s’inspire et qu’il contribua à intégrer dans la culture arabe par des
traductions et des commentaires. Il distingue donc la parole divine, transmise en effet au
Prophète, de sa consignation par écrit, qui elle est d’origine humaine et a subi une série
d’ajustements qui aboutirent à la fixation d’une version officielle. Le texte coranique a donc
subi des interventions humaines, et à ce titre il ne convient pas d’en faire une lecture littérale,
mais d’en rechercher le sens originel par l’usage de la raison humaine, attribut qui selon les
muʻtazilites rapproche l’homme de Dieu.
Proscrit à partir de la fin du IXe siècle, le muʻtazilisme a été progressivement marginalisé,
pour s’éteindre vers le XIe siècle. Il constitue toutefois l’une des références majeures des
penseurs réformistes libéraux actuels, comme le franco-algérien Mohamed Arkoun (m. 2010),
qui était professeur à la Sorbonne, l’Egyptien Nasr Abou Zayd (m. 2010), qui fut contraint de

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s’exiler en 1995 suite aux menaces de mort des groupes djihadistes locaux. Tous deux se
réclamaient en effet d’une lecture contextualisée du Coran et d’une herméneutique rationnelle
et humaniste, qu’ils opposaient à la lecture dogmatique et autoritaire des mouvements
salafistes.
La position du muʻtazilisme n’a pas été si marginale qu’on peut le penser, tout du moins
jusqu’au XIe siècle. Elle était partagée par un autre courant, le kharijisme, dont une branche a
survécu jusqu’à nos jours, et a compté dans l’histoire des trois premiers siècles de l’Islam :
l’ibadisme. Ainsi, au IXe siècle, la plus haute autorité religieuse de l’ibadisme au Maghreb,
l’imam Abou l-Yaqzan, écrivait-elle un traité sur la création du Coran. Pour lui, le Coran n’est
qu’une « imitation de la parole de Dieu », transmise en arabe pour être compréhensible à ses
récepteurs, ordonnée d’une certaine manière pour pouvoir être compréhensible. La parole de
Dieu a donc été transmise à travers plusieurs filtres successifs : de l’archange Gabriel à
Muhammad, de Muhammad aux hommes, etc. Les penseurs muʻtazilites et ibadites se
montraient par ailleurs particulièrement critiques à l’égard de la mise par écrit finale du Coran
sous Uthman, le troisième calife, jugeant celui-ci coupable d’avoir éliminé d’autres versions
du Coran et d’avoir imposé autoritairement sa version à l’ensemble des croyants.
2. Le dogme de l’inimitabilité du Coran
Un autre dogme est venu renforcer celui du Coran créé : le principe de l’inimitabilité
formelle du Coran, en arabe iʻjâz. Il affirme la supériorité absolue du texte coranique,
paradigme de la pureté et de la beauté linguistique, et donc inaccessible à l’imitation ou à la
critique. Il est généralement tenu pour évident que ce dogme est inscrit dès l’origine dans le
Coran, et on cite pour preuve de cette idée plusieurs versets, comme XVII, 88 :
« Dis : certes, si les humains et les djinns s’unissaient pour produire quelque chose
de semblable à cette prédication, ils ne sauraient produire (rien de pareil) fussent-
ils les uns pour les autres des auxiliaires »
Or l’idée de l’inimitabilité formelle et stylistique du Coran a mis près de trois siècles à
s’imposer (elle s’impose à partir du Xe siècle) et a suscité tout un débat.
. Jusqu’à la fin du VIIIe siècle, on s’attache encore plus au sens général qu’au détail du texte.
Ainsi voit-on le puissant gouverneur d’Irak au début du VIIIe siècle (al-Hajjaj) corriger des
passages du texte coranique qui lui semblent fautifs. Un autre grand lettré (Anas b. Malik)
autorise que l’on substitue des synonymes à certains mots à condition que l’on conserve le
sens (C.-F. Audebert, p. 10).
. Tandis que la tradition affirmera que le Prophète avait défié de son vivant les Arabes de
produire un texte équivalent, plusieurs poètes des VIIIe-IXe siècle disent s’être essayé à ce
défi ou bien même être parvenus à produire une poésie supérieure à tel ou tel verset. L’usage
de se mesurer au texte coranique et de le comparer à la production poétique existante ne
semble pas avoir été si rare qu’on ne le dit parfois en présentant ces personnages comme des
cas isolés ou comme des blasphémateurs.
. Il est vrai que certains penseurs, ceux que l’islamologue israélienne Sarah Stroumsa appelle
les « libres penseurs de l’Islam, sont allés très loin dans la critique du Coran, ce qui leur
vaudra d’être qualifiés d’hérétiques et parfois exécutés. L’exemple le plus connu est le
personnage semi-légendaire d’Ibn al-Rawandi, qui vécut au IXe siècle. Dans son Livre de
l’émeraude, dont il n’est conservé que des passages, il s’attaque aux prophètes qu’il présente

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comme des charlatans qui trompent leur public par des fables inconsistantes pour quiconque
cultive l’amour de la raison. Il relève ainsi les contradictions internes du texte coranique, qui
lui font dire : « Le Coran est le discours d’un être insensé, car il contient des contradictions,
des erreurs et des absurdités ». S’attaque aussi à la supposée perfection formelle du Coran, où
il prétend relever des fautes et des maladresses.
3. La querelle de la Vulgate
Plus largement, l’Islam s’est largement interrogé sur les circonstances historiques de la mise
par écrit du Coran et de l’imposition d’une Vulgate. C’est dans les récits contenus dans les
sources médiévales que les chercheurs ont récolté les indices leur permettant de retracer
l’histoire du texte coranique.
Pluralité des versions du Coran :
- Mises par écrit partielles par les deux scribes du Prophète, mais aussi par les compagnons.
- Plusieurs codex du Coran ont existé : celui d’Ali, le cousin et gendre du Prophète ; celui
d’Hafsa, 4e épouse du Prophète ; celui d’Asma, la fille d’Abu Bakr ; celui d’Abd Allah ibn
Masoud, l’un de ses plus proches compagnons ; celui d’Ubbay, autre scribe du Prophète.
Selon Claude Gilliot (, la tradition mentionne 15 versions pré-othmaniennes principales du
Coran.
- D’après la tradition qui fait autorité (al-Boukhari, IXe), l’établissement d’une version
officielle est le fruit d’une décision politique prise par le 3 e calife Othman. Cependant ses
prédécesseurs Abou Bakr et Omar avaient déjà confié à Zayd b. Thabit une collecte des
feuillets du Coran, notamment ceux de Hafsa. Othman aurait mené le projet à bien pour éviter
la circulation de versets dissemblables, et les erreurs et conflits d’interprétation que cela
entraîne. Le calife aurait de nouveau eu recours aux services de Zayd b. Thabit, qui se serait
appuyé sur le codex de Hafsa. Une fois la version officielle établie, il aurait fait détruire les
feuillets de Hafsa, ainsi que les autres versions existantes, et envoyé une copie du Coran
officiel dans les provinces. Cependant, d’autres versions continuèrent à circuler.
- N’empêche pas une nouvelle entreprise de codification sous le calife omeyyade Abd al-
Malik (695-705), qui confie au gouverneur d’Irak al-Hajjaj le soin d’établir une copie pourvue
de voyelles et de points diacritiques à partir de la comparaison des codex disponibles.
S’appuie plus particulièrement sur le Coran d’Asma.
- Au Xe siècle, Ibn Mujahid fixe les 7 lectures officielles du Coran
La version d’Uthman n’a pas été acceptée par tous les courants de l’Islam. Les chiites et les
kharijites accusaient Uthman d’avoir transformé le Coran originel et d’avoir supprimé
d’autres versions beaucoup plus fidèles (celle d’Ali pour les chiites, celle d’Ibn Masoud pour
les kharijites). Certains théologiens chiites accusaient donc les sunnites de falsification du
texte coranique, comme le Persan al-Sayyari (IXe) qui, dans son Livre des lectures, signalait
de nombreuses variantes de lecture et démontait le complot de la tradition sunnite pour vider
le Coran des références à Ali qui s’y trouvaient initialement, selon lui. La tradition signale
aussi qu’une partie des kharijites tenait la sourate de Joseph pour inauthentique et apocryphe.
Cela n’empêcha cependant pas les chiites et les ibadites de se rallier finalement à la version
officielle, mais bien entendu l’existence de telles résistances et critiques contre la Vulgate

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souligne bien la complexité du processus historique de mise en place du Coran tel que nous le
connaissons aujourd’hui.
http://www.lhistoire.fr/le-coran-enqu%C3%AAte-sur-un-livre-sacr%C3%A9
II. Le Coran comme texte de loi
S’il est un fondement qui semble évident à ceux qui réclament que la loi terrestre soit le
reflet de la Loi divine, c’est bien le Coran. Il est d’ailleurs devenu courant de le brandir, par
exemple dans les manifestations en faveur du président Mohamed Morsi en Egypte, avant son
élection et après sa destitution, pour réclamer qu’il serve de « Constitution » aux hommes,
comme le veut le slogan des Frères musulmans.
Le fondamentalisme politique islamique, sous ses formes anciennes ou contemporaines,
repose sur l’idée d’une réislamisation des sociétés : la déviance supposée d’avec le modèle
originel doit être corrigée par un retour aux principes légaux de l’islam et par une organisation
du droit autour de la « charia ». L’idéal fondamentaliste stipule en effet l’éviction du droit
d’origine séculière au profit d’un droit qui serait entièrement dérivé des textes sacrés. Le
thème du respect de la charia ou du rétablissement de la charia est ainsi devenu un slogan
politico-religieux courant dans le discours salafiste, et un objet de distinction entre les Etats
musulmans qui se veulent les fers de lance de l’islam. C’est au nom de la charia que les
groupuscules djihadistes entrés en 2012 à Tombouctou, au Mali, mirent en scène la
destruction des mausolées de saints (le culte des saints étant assimilé par ce courant à de
l’idolâtrie et du polythéisme), ainsi que des punitions aussi exemplaires qu’expéditives :
amputations de la main des « voleurs », lapidations de femmes « adultères »…Ces
événements médiatisés ont fait de la charia le symbole d’une législation obscurantiste,
violente, oppressive, « médiévale » dit-on souvent dans les médias.
Mais que signifie exactement ce terme ? Quelles lois recouvre-t-il précisément ? S’agit-il
d’un principe légal qui peut véritablement régir une société ? La charia telle qu’elle est conçue
par le salafisme actuel est-elle une conception du droit traditionnelle, empruntée à l’Islam
classique ? Littéralement, le mot signifie la « voie » que Dieu a enjoint aux fidèles de suivre,
comme dans la sourate 5 : 48 du Coran : « Pour chacun de vous Nous avons disposé une voie
droite (sharî‘a) et un chemin bien tracé (minhâj) ». Il n’a donc pas nécessairement le sens de
« législation », il s’agit davantage d’une direction générale, d’un chemin indiqué par le
message prophétique.
1. Le gouvernement des hommes
On peut se demander, tout d’abord, quelle société un tant soit peu complexe pourrait être
régie par le seul Coran. En effet, le Coran n’a jamais eu pour vocation d’être un recueil
législatif. Comme l’écrit Eric Chaumont dans l’article « sharia » du Dictionnaire du Coran
(dir. A. Amir-Moezzi) : « Contre une idée trop bien reçue, le Coran n’est que rarement un
texte ‘législatif’, et ses versets concernent principalement les actes cultuels, le statut personnel
– droit familial et droit successoral –, le droit pénal et, mais beaucoup moins, le droit
commercial ». Il ne contient donc qu’un nombre très limité de lois positives, et celles-ci
portent le sceau d’une société peu étatisée, celle du Hijâz au VIIe siècle. Quelle que soit la
puissance des méthodes de déduction analogique employées par les juristes, il est impensable
d’organiser une société et un Etat à partir d’indices aussi peu nombreux. Mais il est vrai que
l’usage de l’analogie visait précisément à donner une caution coranique à des lois ou des
principes externes au Coran.

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Le Coran ne donne pas d’indications précises sur la façon dont il faut gouverner les
hommes. Dieu est le Seigneur absolu des deux mondes, et il envoie sur terre des prophètes,
dont certains ont gouverné en tant que « califes », c’est-à-dire représentants de Dieu sur Terre,
comme Adam, le premier (2 : 30), et David, à qui il est recommandé d’être un juge équitable,
de suivre la voie de Dieu et de ne pas se laisser égarer par ses passions (28 : 26). Par ailleurs,
chaque communauté humaine doit être guidée par un « imam », dont les fonctions ne sont
cependant pas précisées (21 : 73). Abraham a été le premier de ces imams (2 : 124). Les
hommes doivent se méfier des « imams de la mécréance » qui peuvent les conduire à la
perdition (9 : 12). Plus généralement, le Coran appelle à l’obéissance « à ceux qui parmi vous
détiennent l’autorité » (4 : 59) : le sunnisme en tirera l’idée qu’il vaut mieux un mauvais
souverain que pas de souverain du tout, l’ordre étant toujours préférable au chaos de l’absence
de pouvoir.
2. Le combat contre les infidèles
Par ailleurs, le message coranique est intimement lié à la notion de combat (qitâl) contre
le paganisme, appelé à être éradiqué totalement par la force ou la conversion. Le Coran
résonne d’accents guerriers qui traduisent la lutte du nouveau monothéisme contre les
religions arabiques, mais ont pu ensuite cautionner l’image du Coran comme appel à la
violence. Il appelle au renversement de l’ordre païen par l’action politique et la force, et
véhicule l’image d’un Prophète-guerrier, législateur et souverain temporel, à l’instar de Moïse
ou de David guidant les destinées du peuple hébreu, comme cela est répété à plusieurs
reprises.
Le Coran ne s’en prend pas qu’aux mushrikûn (polythéistes) : il s’attaque également aux
adversaires de Muhammad, ceux qui sont ralliés à sa doctrine mais critiques vis-à-vis de son
autorité, ou ceux qui ne sont ralliés qu’en apparence. Ces groupes sont qualifiés d’hypocrites
(munâfiqûn) et le Coran appelle tantôt à la controverse contre eux, tantôt au combat.
Enfin, le Coran entretient des relations ambiguës et changeantes aux « gens du Livre » (ahl
al-kitâb), juifs et chrétiens, appelés ainsi parce que Dieu leur a envoyé des prophètes et révélé
des livres sacrés (la Torah, les Evangiles), qu’ils sont cependant accusés d’avoir déformés par
la suite. On y trouve les premiers éléments de codification d’un statut des non-musulmans
sous autorité musulmane (ce qui deviendra la dhimma, pacte de « protection »). Dès 622,
Muhammad établit en effet un pacte avec une partie des juifs de Médine, ceux qui l’assistent
(pacte de Médine), en leur reconnaissant une autonomie en matière de religion et de
juridiction. La prière musulmane est alors tournée vers Jérusalem. Cependant, cet épisode
d’alliance ne dure pas et dès 624 les trois tribus juives de Médine vont être victimes de
mesures d’expulsion (et confiscation de leurs biens), voire pour l’une d’elle du massacre de
ses hommes. La prière est alors orientée vers La Mecque. À partir de 626, l’expansion hors de
Médine amène Muhammad à établir des pactes avec les juifs de l’oasis de Khaybar, et bientôt,
selon la tradition, avec les chrétiens installés en Arabie.
Le Coran ne fait pas directement allusion à ces événements. Mais la tradition explique par
ce contexte historique l’alternance entre des passages plutôt favorables aux juifs (9 : 29 et 2 :
46) et d’autres qui se montrent au contraire hostiles. La même ambivalence peut être signalée
à propos de la relation au christianisme.
Ainsi peut-on mettre en lumière ce que l’on peut appeler un « Coran œcuménique »,
favorable à la coexistence pacifique des « religions du Livre », comme dans Coran 2-62 où le
salut leur est promis à tous :

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Ceux qui croient
Ceux qui pratiquent le judaïsme,
Ceux qui sont chrétiens ou sabéens,
Ceux qui croient en Dieu et au dernier Jour,
Ceux qui font le bien :
Voilà ceux qui trouveront leur récompense
Auprès de leur Seigneur.
ou dans le fameux verset qui sert toujours de support aux approches libérales de la
coexistence religieuse, Coran 2-256 (lâ ikrâha fî d-dîn) :
Pas de contrainte en religion !
La voie droite se distingue de l’erreur.
Celui qui ne croit pas aux Taghout,
Et qui croit en Dieu,
A saisi l’anse la plus solide et sans fêlure.
Dieu est celui qui entend et qui sait tout.
Cependant, une partie de la tradition estime ces versets abrogés par des versets révélés
ultérieurement. Révélés pendant la période mecquoise ou à Médine avant 624, ils auraient
ensuite été corrigés par une révélation postérieure. Cette doctrine de l’abrogé (mansoukh) et
de l’abrogeant (nâsikh) justifie donc, selon cette interprétation, la mise en avant des versets
les plus bellicistes, comme le verset de l’épée (Coran 9 : 5) :
Après que les mois sacrés se seront écoulés,
Tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez ;
Capturez-les, assiégez-les,
Dressez-leur des embuscades.
Mais s’ils se repentent,
S’ils s’acquittent de la prière,
S’ils font l’aumône,
Laissez-les libres.
Dieu est celui qui pardonne, il est miséricordieux.
Ou Coran 9: 29-30, qui servira de base à la définition de la dhimma, protection accordée
contre la reconnaissance d’une « soumission » et le paiement d’un impôt de capitation :
Combattez :
Ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ;
Ceux qui ne déclarent pas illicite
Ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ;
Ceux qui, parmi les gens du Livre,
Ne pratiquent pas la vraie religion.
Combattez-les
Jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut
Les ambiguïtés, voire les contradictions internes du Coran, ont donc été résolues par
les sociétés à travers des lectures qui correspondaient à des contextes changeants :
cohabitation pacifique avec les non-musulmans ou durcissement des relations avec eux ;
expansion militaire contre les « païens » (en Afrique, en Asie, dans l’océan Indien) ;
assimilation aux « païens » d’autres populations, y compris musulmanes (ce qui est le cas
dans le djihadisme actuel, selon un processus qui n’est cependant pas totalement neuf…).

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L’insuffisance, dans le Coran, de normes immédiatement applicables en société, ne semble
pas avoir posé problème aux premiers califes omeyyades, car l’empire qui s’est mis en place
n’est pas encore un empire « islamique », c’est un empire arabe, dirigé par l’élite des
conquérants, et en premier lieu la caste au pouvoir des Syriens, et administré essentiellement
par les personnels des empires ou des Etats renversés lors des conquêtes. Mais l’augmentation
du nombre de convertis, la nécessité de répondre au défi idéologique de la confrontation avec
des religions solidement structurées, comme le judaïsme et le christianisme, la nécessité aussi
d’unifier cet ensemble immensément hétéroclite, vont accélérer l’islamisation de la législation
à partir du règne de ʻAbd al-Malik (685-705) et favoriser peu à peu l’élaboration d’un corpus
doctrinal et juridique plus complet.
C’est d’ailleurs sur l’un des monuments phares du règne de ʻAbd al-Malik, le Dôme du
Rocher construit à Jérusalem vers 691 ou 692, qu’apparaissent les premières inscriptions
contenant des versets du Coran. Leur visibilité (certaines sont situées sur la face extérieure du
Dôme, qui lui-même se trouve sur l’esplanade du Temple, qui surplombe Jérusalem) leur
donne une portée politique et religieuse immédiate, d’autant plus qu’en évoquant la figure de
Jésus et en affirmant la prophétie de Muhammad et l’unicité de Dieu, elles s’inscrivent dans
une perspective eschatologique de confrontation avec le christianisme. La cité sainte offre
donc un support symbolique irremplaçable pour affirmer que le Coran est la Révélation
ultime, celle qui contient et dépasse toutes les révélations antérieures, et les abolira à la Fin
des Temps. L’empire et son calife se trouvent donc associés à ce message eschatologique, à
cette universalité.
3. La question de la dogmatisation du Coran, un enjeu politique
Pour autant, même si les sourates du Coran vont constamment nourrir la propagande
politique, susciter des lectures et des modes d’appropriation différents – ce qui est le privilège
de la polysémie des grands textes d’autorité –, il ne faudrait pas penser que la religion
musulmane dérive tout entière du Coran, ou que celui-ci constituerait un horizon de pensée
indépassable, une sorte de matrice totalisante, contenant tout le savoir possible. C’est pourtant
une idée assez ancrée dans la pensée dévote, et que cautionnent ceux qui croient tout
expliquer des sociétés musulmanes par le Coran !
Cette croyance amplifie de façon parfois naïve l’effort qui a été au cœur de l’entreprise des
théologiens et juristes de l’âge classique, à savoir tenter de relier le plus possible les lois
humaines aux principes généraux du Coran, au prix d’une exégèse parfois extrêmement
complexe et d’un usage savant de la citation. Les chiites développeront au contraire une
lecture ésotérique du Coran, basée donc sur l’idée d’un sens caché, dont la compréhension
était réservée à une élite religieuse.
Beaucoup de penseurs libéraux dans le monde musulman et en Occident (le tunisien
Abdelmajid Charfi, l’égyptien Nasr Abou Zaid, l’islamologue français Mohamed Arkoun…)
considèrent aujourd’hui le Coran plus comme une source d’inspiration éthique, morale et
spirituelle que comme un texte pouvant servir de base à une quelconque législation. Pour
Abdelmajid Charfi, le Coran a été la victime d’un processus de « dogmatisation », à partir du
IXe siècle, qui a consisté à essayer de le transformer en un « code juridique contraignant, en
fait plus théorique que réel », une « référence ultime plus ou moins fictive » (écouter sa
conférence dans le cadre de l’Université de tous les savoirs en 2007). Or les auteurs de l’âge
classique, sur lesquels repose encore l’interprétation du Coran, appartenaient à un tout autre
cadre politique, social et culturel que celui des destinataires initiaux du Coran. On peut

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imaginer, en effet, à quel point le rapport au sacré avait évolué. Abdelmajid Charfi dénonce
donc le consensus qui règne sur ces autorités qui illustrent pourtant, selon lui, un édifice
humain désormais caduc.
Abdelmajid Charfi affirme la nécessité de prendre conscience de ce processus historique et
de déconstruire les couches successives des interprétations pour tenter de « remonter au
message originel ». Il pourfend le littéralisme qui consiste à prendre au pied de la lettre les
versets sans prendre en compte les circonstances de leur formulation, sans se livrer à un effort
d’interprétation personnelle et d’actualisation. Il faut donc, selon lui, « contextualiser les
versets auxquels on a appliqué abusivement un caractère législatif » alors qu’il ne s’agit que
d’exhortations morales ou de résolution de problèmes ponctuels vécus par la première
communauté musulmane. Il prend pour exemple l’amputation de la main du voleur (5-38),
que certains recommandent d’appliquer de manière littérale, la condamnation de l’apostasie
traduite par les juristes en nécessité d’appliquer la peine capitale, ou la dénonciation de
l’adultère que certains hadiths, mais non le Coran, recommandent de punir de la lapidation.
Les penseurs libéraux s’attachent ainsi à mettre en valeur un message coranique ouvert,
adapté aux valeurs démocratiques. Dans son ouvrage La deuxième Fâtiha. L’islam et la
pensée des droits de l’homme (2010), Le juriste tunisien Yadh Ben Achour met ainsi en avant
les versets qu’il juge compatibles avec l’idéal universel des droits de l’homme, en particulier
les versets 23 à 37 de la sourate XVII (al-Isrà) :
25. Dieu sait mieux qui quiconque ce qui est dans vos cœurs, et si vous êtes
bienfaisants. Il pardonne aux repentants.
26. Donne au proche son dû, et à l’indigent et à l’étranger. Mais ne sois pas prodigue.
33. Vous ne tuerez point, la vie est sacrée ; sauf pour la cause du droit.
35. Si vous mesurez, mesurez justement et pesez avec une balance droite. Ceci est juste
et meilleure compréhension.
37. Ne marche pas sur terre avec suffisance, tu ne pourras jamais fendre la terre et tu
n’atteindras pas la hauteur des montagnes.

Une violence sacralisée ?


La notion de djihad en Islam médiéval

Introduction

Le choc des attentats terroristes a ravivé en Occident, depuis le début des années 2000, une
vision essentialiste de l’Islam, vu comme une civilisation monolithique, uniforme, figée dans
le temps, réduite à son essence coranique et à quelques préceptes religieux archaïques. À
partir d’une lecture vulgarisée de la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington,
s’est imposée l’image d’un Islam hostile dès sa naissance à l’Occident, lui-même ramené à
son essence chrétienne, et fondamentalement caractérisé par une forme d’apologie de la
violence guerrière, agressive, conquérante. Dans cette vision, qui est maintenant défendue par
des intellectuels en vue, un terme domine le débat jusqu’à la nausée : le djihad. Mot
controversé, mot valise, qui concentre tous les jugements négatifs que l’on peut porter sur la
religion musulmane et les pays et les gens qui s’en réclament, le djihad est aussi devenu la
bannière de l’islamisme radical, anti-occidental, au point qu’on nomme désormais ses adeptes
les « djihadistes ». Sur la Toile du Net, dont on ne peut nier l’influence, se répand même, avec
l’appui de certains intellectuels médiatiques, l’idée que tout musulman serait en puissance un

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combattant du dijhad, puisque celui-ci constituerait une obligation pour le fidèle. De quoi
assurément distiller un discours de terreur et de division…

Face à ce discours, il faut bien admettre que les opinions les plus libérales ont du mal à
expliquer ce que signifie réellement cette notion, tant leurs adeptes semblent tétanisés par la
question des rapports entre guerre et religion – en somme par la question de la violence
sacralisée en Islam. La réponse la plus souvent servie était que le djihad majeur en Islam était
spirituel, pacifique. Or cette interprétation ne correspond qu’à l’un des sens du mot et elle
évacue l’acception la plus courante, à savoir le djihad guerrier.

Il faut donc pour se faire une idée exact du sens que les sociétés musulmanes ont donné à ce
terme à travers les temps, se pencher sur les sources scripturaires qui sont à l’origine du droit,
mais aussi examiner les usages politiques de cette notion dans des contextes historiques bien
précis.

Pbtique : On y relèvera ainsi, comme je vais essayer de vous le montrer, qu’il s’agit d’une
notion flexible mais qui est au centre de la définition du politique et du religieux en Islam. Le
djihad, même s’il peut revêtir des sens pacifiques, est avant tout un droit de la guerre, qui tend
à contrôler l’usage de la violence guerrière, mais peut aussi constituer un outil efficace de
légitimation politique grâce à la caution scripturaire dont il dispose.
I. UNE RELIGION DU « COMBAT SACRÉ »

1. Les formes du combat dans le Coran

Le thème du combat est très présent dans le Coran, même si l’on y trouve aussi des versets
qui exaltent la paix. Il y dépasse en tout cas la seule notion de jihâd, qui est loin d’être le seul
mot employé dans le livre sacré. Le terme le plus fréquent est qatl, qui veut dire « tuer » ou
« combattre ». La racine du mot djihad y est toutefois présente, avec une insistance sur l’idée
d’un effort personnel du croyant combattant sur le « chemin de Dieu » (fî sabîli llâh). L’idée
de sacrifice est toutefois aussi déclinée à travers le thème du sacrifice que consent le fidèle en
« vendant » littéralement sa vie et ses biens à Dieu en échange de la promesse du Paradis
(shirâ’) :
IX, 111 : Allâh a acheté aux croyants leurs vies et leurs biens en échange du Jardin. Ils
combattent1 dans le chemin de Dieu (fi sabili llâh), tuant et recevant la mort. C’est une
promesse authentique qui lui incombe selon la Torah, les Évangiles et le Coran.
La guerre est dirigée avant tout contre les polythéistes, ie les païens, auquel il n’est offert
d’autre choix que la « repentance », c’est-à-dire la conversion, ou la mort :
VIII, 39 : Et combattez-les jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus de tentation
[d’adjurer] et que le Culte en entier soit [rendu] à Allāh ! S’ils cessent
ils seront pardonnés, car Allāh, sur ce qu’ils font, est clairvoyant.
C’est à une guerre sans merci contre le paganisme, guerre de défense et d’attaque, à laquelle
le croyant est invité. La question de savoir si le Prophète avait prévu de limiter cette guerre à
l’Arabie semble assez naïve, car le Coran est érigé par la tradition en texte canonique à portée
intemporelle et universelle.
Par ailleurs, un autre adversaire est nommément désigné : les gens du Livre, qu’il faut
combattre jusqu’à ce qu’ils se soumettent, s’humilient même, et paient un impôt spécifique.

1
Verne tiré de la racine qatl, signifiant « tuer ».

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Le fameux verset de l’épée vient contredire les versets à portée œcuménique et pacifique,
comme nous l’avons dit :
IX, 29 : Combattez ceux qui ne croient point en Allāh ni au Dernier Jour,
[qui] ne déclarent pas illicite ce qu’Allāh et Son Apôtre ont déclaré
illicite, qui ne pratiquent point la religion de Vérité, parmi ceux ayant
reçu l’Écriture ! Combattez-les jusqu’à ce qu’ils paient la jizya,
directement et alors qu’ils sont humiliés.
Enfin, un dernier verset justifie le combat de ceux qui ont été lésés ou victimes
d’injustices, en somme le Coran avance l’idée d’un combat pour la défense des faibles et le
redressement des injustices :
XXII, 39-40 : Permission est donnée [de combattre] à ceux qui
combattent parce qu’ils ont été lésés – en vérité Allāh a pleine
puissance pour les secourir –, à ceux qui, sans droit, ont été expulsés
de leurs habitats seulement parce qu’ils disent : « Notre Seigneur est
Allāh… »
Le combat, dans ses multiples et confuses dimensions, est montré comme exemplaire,
particulièrement méritoire, et le Coran promet le pardon des péchés, le salut lors du Jugement
Dernier et l’entrée au Paradis à ceux qui s’y engagent. L’exaltation du martyre au combat y
est déjà très présente :
III, 169-171 : Et ne crois pas que sont morts ceux qui ont été tués dans
le Chemin d’Allāh ! Au contraire ! Ils sont vivants auprès de leur
Seigneur, pourvus de leur attribution, joyeux de la faveur qu’Allāh leur
a accordée et, à l’égard de ceux qui, après eux, ne les ont pas encore
rejoints, ils se réjouissent [à l’idée] que ceux-ci n’éprouveront nulle
crainte et ne seront pas attristés.
Ils se réjouissent d’un bienfait et d’une faveur [venus] d’Allāh et de ce
qu’Allāh ne laisse point perdre la rétribution des Croyants.

On ne peut réduire ce thème ni à une portée strictement morale et spirituelle, ni à une


portée purement militaire. Les deux semblent intimement liés à travers la question du don
inconditionnel de soi, du contrat passé avec Dieu. Le combat est lié à toute une économie de
la grâce, du salut. La dimension eschatologique est évidemment très présente, car ce combat
dépasse les contingences du temps, il semble voué à être éternel et à ne s’arrêter qu’avec le
Jugement Dernier.
2. Du Prophète combattant à l’apologie du martyre actif
Le gigantesque corpus des hadiths ne fera que renforcer l’importance donnée au djihad et
au combat dans l’islam, tout en précisant ses modalités. Les récits des expéditions contre La
Mecque et les oasis d’Arabie diffusent l’image d’un Prophète combattant, comme nous
l’avons déjà dit, et sont l’occasion de fixer les règles de partage du butin et plus largement les
lois de la guerre, en corrélation avec la construction contemporaine de la tradition juridique.
La dimension perpétuelle du combat y est clairement affirmée, selon une perspective
eschatologique qui permet d’étendre vers le temps présent la logique de combat du Coran :
« Le djihad se prolongera depuis le moment où Allāh m’a envoyé [aux
hommes] jusqu’à celui où la dernière troupe de ma Communauté tuera
l’Antéchrist »

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Par ailleurs, un nombre considérable de hadiths fait du djihad un acte religieux exemplaire,
qui efface tous les péchés de l’individu et lui garantit le salut éternel. Une formule célèbre
proclame ainsi :
« Sachez que le Paradis est placé à l’ombre des sabres ! »
Les récompenses divines offertes au martyr sont par ailleurs décrites avec un luxe de détails :
« Le martyr dispose, aux yeux d’Allāh, de six privilèges (ḫiṣāl) : il lui est
pardonné dès l’abord ; il peut voir sa place au Paradis ; il est exempté
de l’épreuve de la tombe 2 ; il est à l’abri de la grande épouvante [du
Jugement Dernier] ; sa tête est ceinte de la couronne de dignité faite
de hyacinthe et enserrant des biens de ce monde ; il aura pour
épouses soixante-douze femmes aux yeux de gazelle ; et il intercédera
pour soixante-dix de ses proches (au Jour de la Reddition des
Comptes) »
La récompense divine est même progressivement élargie à ceux qui financent la guerre et
équipent un combattant.
De nombreux hadiths assimilent le djihad à une forme d’ascèse particulièrement vertueuse,
et l’association entre ces deux formes de piété est fréquente. Plusieurs hadiths justifient
d’ailleurs que l’on puisse rompre le jeûne pour aller au combat. Cependant, un autre faisceau
de texte distingue le djihad militaire du djihad purement spirituel, qui est qualifié de « djihad
majeur » et de « djihad du cœur » dans un hadith que l’on trouve consigné notamment dans le
recueil du traditionniste persan du X e siècle al-Bayhaqi. Cette lecture inspirera notamment
beaucoup le soufisme, c’est-à-dire l’approche mystique et contemplative de l’islam.
Dans les traités de droit comme dans les recueils de hadiths, un chapitre entier est consacré
au djihad. Prenons l’exemple du recueil classique de Boukhari. Le chapitre en question
commence par les hadiths habituels qui exaltent le martyre au combat et promettent le paradis
aux combattants. Toutefois, après une vingtaine de hadiths qui fixent les rites et la spiritualité
du martyre au combat, on entre dans des considérations à la fois militaires et juridiques, toutes
appuyées par des hadiths. Plusieurs hadiths précisent qui a droit d’être appelé « martyr » et
dans quelles conditions et abordent aussi le caractère méritoire du financement du djihad. Les
valeurs du combattant, les techniques et les armes de combat, le financement de la guerre, la
tenue des hommes à la guerre, les provisions, l’usage des drapeaux, le recours aux
mercenaires, l’usage des ruses et de l’espionnage, le dressage des chevaux, la participation
des femmes au combat ou au soin des blessés sont abordés. Il est aussi question des prières au
combat et de la manière dont on doit avertir l’adversaire et lui enjoindre de se soumettre ou de
de convertir. Le statut des combattants ennemis, polythéistes ou gens du Livre, est également
abordé. Le sort et le traitement de l’ennemi, et en particulier des prisonniers sont précisés,
ainsi que la pratique des rançons. La violence commise sur les femmes et les enfants est
condamnée. En revanche, l’incendie des maisons et des palmeraies ennemies est admis. La
question des dhimmis et de la protection qu’on leur doit fait aussi partie des lois de la guerre.
Enfin, le rapport avec l’imam et le devoir d’obéissance à son égard sont largement évoqués.
La question du butin de guerre et de son partage est en revanche traitée dans un chapitre
spécifique, ce qui montre l’importance de l’économie de la guerre et des problèmes juridiques
qu’elle pose.

II. LE DJIHAD IMPÉRIAL (VIIIE-XE SIÈCLE)


2
Première étape du Jugement Dernier. Le mort reçoit dans sa tombe la visite de deux anges qui l’interrogent sur
sa vie dans l’ici-bas. Si c’est un homme de bien, il n’a rien à craindre, s’il a commis des péchés majeurs, il se
verra frapper durement.

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1. Le développement d’un droit de la guerre
Les arts de la guerre et le droit de la guerre seront ensuite amplement développés dans des
ouvrages spécifiques ou bien dans des traités de droit, définissant ainsi dès le IXe siècle une
éthique et une législation de la guerre qui différencie l’Islam de l’Occident et fait de lui l’une
des civilisations qui a élaboré un véritable code juridique de la guerre. En effet, à côté de
l’exaltation du combat, qui n’est pas propre à cette société, il y a aussi une volonté de
canaliser la violence et de la contrôler pour la soumettre aux intérêts de l’Etat et à l’autorité du
souverain. A ce titre, la théorie du djihad, telle qu’elle est codifiée sous les Omeyyades et
surtout les Abbassides, constitue la marque d’une société policée, étatisée, régie par le droit.
Le droit de la guerre se développe parallèlement à un droit de la paix, qui fixe notamment
les conditions de la négociation avec l’adversaire et de la fixation des trêves qui normalement
ne peuvent pas durer plus de 10 ans. Dans les chapitres sur le djihad apparaissent aussi dès le
IXe siècle des réflexions légales sur la frontière, le rapport avec les populations au-delà de la
frontière, les circulations de part et d’autre, l’attribution par le pouvoir de sauf-conduits pour
les marchands et les ambassadeurs, etc.
Dans des sociétés où les frontières se sont stabilisées depuis les années 730, le djihad est
aussi une forme de régulation de la guerre et du rapport avec les populations extérieures à
l’Empire.

1. L’Empire et le domaine de la guerre

L’idéal du djihad est en effet fortement lié, à l’époque abbasside, aux pratiques et aux
conceptions du pouvoir impérial qu’on nomme califat. En effet, le djihad est avant tout
extérieur à l’Empire, il est la projection à ses frontières de l’Empire. L’exercice de la violence
légale doit s’exercer avant tout dans le « domaine de la guerre », ou « domaine de
l’infidélité », noms qui désignent tous les territoires extérieurs au « domaine de l’Islam ». Les
populations extérieures, paiennes ou monothéistes, sont vues comme des barbares, c’est-à-dire
des gens ne parlant pas la langue de l’Empire, l’arabe en l’occurrence, et ne possédant pas le
même degré de civilisation.
Après le grand élan des conquêtes, qui a nourri une riche littérature qui exalte l’élan
irrésistible et miraculeux de l’islam, le monde musulman ne connaîtra pas de nouvelle
expansion territoriale avant le XIe siècle. Dès le IXe siècle, le djihad n’est donc plus lié à une
volonté de conquête, que l’on sait impossible, mais à une forme d’ethnocentrisme qui veut
que l’Islam est l’Empire du milieu, la civilisation la plus aboutie, dont la domination et
l’hégémonie doivent être régulièrement rappelées aux peuples avoisinants. L’Islam doit
toujours dominer et ne jamais être dominé. C’est ainsi que l’on maintient l’idéal de la guerre
aux frontières. Haroun al-Rashid, à la fin du VIIIe siècle, la pratique contre les Byzantins
durant l’été, et l’organisation d’expéditions régulières demeure attachée aux devoirs du calife
alors même que c’est devenu impossible et trop coûteux pour lui au Xe siècle.
La pratique et l’imaginaire du djihad demeurent cependant vivants dans des territoires de
marges, comme le Khurasan, au contact avec l’Asie centrale et les Turcs, ou à la frontière de
l’Inde. En Ifriqiya, province qui correspond partiellement à la Tunisie actuelle, on édifie des
ribâts, des édifices dédiés au djihad spirituel et militaire et qui accueillent des volontaires de
la foi, pour défendre les côtes maritimes, menacées par les raides byzantins. En al-Andalus, la
proximité avec les royaumes chrétiens explique la vivacité de la tradition du djihad frontalier,
réactivé par le souverain omeyyade Abd al-Rahman III, qui prend le titre de calife en 929.

3. Du djihad révolutionnaire au combat contre les dissidences internes

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L’âge des califats est aussi marqué par l’extension du domaine couvert par le djihad. En effet,
l’appel au combat dans la voie de Dieu a très tôt été utilisé comme un instrument de
propagande politique. Les Abbassides renversent les Omeyyades en donnant à leur combat
une dimension eschatologique et sacrée de combat contre l’impiété, voire le paganisme. Les
Fatimides justifient leur révolution, en 909, par la volonté d’un rétablissement du vrai islam,
celui du Prophète et d’Ali. L’entrée à Kairouan est ainsi comparée à la conquête de La
Mecque par le Prophète. La thématique du jihad alimente une stratégie et un discours
révolutionnaires.

De ce fait, la notion de djihad est étendue à la guerre contre d’autres musulmans : les
Abbassides contre les Omeyyades, les Fatimides contre les Abbassides, les Omeyyades de
Cordoue contre le danger chiite. Ce glissement est rendu possible par la manipulation des
catégories d’incroyance qui permettent de légitimer la guerre. On applique en effet aux
musulmans « déviants », avec la complicité des juristes et des théologiens – les oulémas
organiques – le qualificatif d’infidèles (kuffâr), voire même de paiens (mushrikûn).

Un bon exemple de cette extension du djihad au combat contre les dissidences internes à
l’islam est la guerre sans merci que mène Abd al-Rahman III contre les derniers rebelles qui
en Espagne musulmane résistent à l’autorité centrale au début du Xe siècle, notamment les
descendants de Umar ibn Hafsûn, la figure de proue de la rébellion dans la seconde moitié du
IXe siècle. Ibn Hafsûn sera présenté comme un apostat, ce qui fait de sa rébellion une
déviance religieuse passible de la mort, et son domaine est assimilé à un domaine de
l’infidélité, donc au domaine de la guerre où le djihad peut se déchaîner.

III. DJIHAD ET RÉUNIFICATION DOCTRINALE (VIIIE-XE SIÈCLE)


Renouveau du djihad au temps des croisades, sous ses deux formes :
- guerre externe contre les croisés
- Guerre interne contre les dissidents et contre le chiisme, dans le cadre du
renouveau sunnite des XIIe-XIIIe siècles.

1. Le renouveau du djihad au temps des Croisades

Livre du djihad d’al-Sulami (m. 1106), juriste syrien installé à Damas au tems de la première
croisade.

Constate que les souverains musulmans ont négligé le devoir du djihad à cause de leur
faiblesse. L’abandon de la guerre aux frontières aurait semé la division dans le « domaine de
l’Islam » et permis aux infidèles d’attaquer le territoire de l’Islam. Il rappelle alors la
conquête de la Sicile par les Normands, l’avancée des chrétiens en Espagne, et l’arrivée des
Croisés en Syrie. Le déclin du djihad est donc lié à la fois à l’expansion de ces barbares qui ne
sont plus tenus en respect, et à la division interne qui sévit en Islam. Le djihad est donc
assimilé d’emblée à un facteur de puissance externe et d’unité interne.

Il rappelle donc que devant le danger, la communauté tout entière a le devoir de protéger ses
frontières et ses territoires. Il s’agit donc d’un devoir collectif, que le souverain doit
coordonner, mais aussi d’un devoir individuel car chaque croyant doit apporter sa contribution
à l’effort collectif. Le traité d’al-Sulami marque en effet une évolution vers l’affirmation du
djihad comme obligation personnelle. Il appelle donc les souverains à lutter contre les Francs

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et à libérer Jérusalem. En effet, le sort de Jérusalem devient central dans la propagande en
faveur du djihad en Syrie au XIIe siècle.

Deux souverains vont incarner cet idéal du djihad au XIIe siècle, Nûr al-Dîn, prince d’Alep et
de Mossoul, et Saladin qui, après avoir abattu le califat fatimide en 1171, s’empare d’une
partie de la Syrie et libère Jérusalem en 1187 après la victoire de Hattin sur les croisés. La
littérature produite par les deux cours donne une place centrale au djihad dans la légitimation
du régime, ce qui est relativement nouveau. Djihad contre les Francs bien sûr, mais aussi
contre les chiites et, plus largement, contre les princes musulmans qui leur résistent. Le djihad
est en effet vu comme un effort de réunification politique et doctrinale de l’Islam, comme un
réarmement idéologique de l’orthodoxie face au chiisme. Cette propagande politique culmine
avec la libération de Jérusalem par Saladin, qui purifie la ville de l’impiété des croisés en
restaurant le culte dans la mosquée al-Aqsa et en chassant les chrétiens latins de la ville. Le
minbar commandé par Nûr al-Dîn dans la perspective de la prise de la ville est solennellement
installé dans la mosquée al-Aqsa. L’événement est comparé une fois de plus à l’entrée du
Prophète à La Mecque et célébré dans les chroniques et les écrits du régime.

Même importance du djihad chez les Almoravides et les Almohades en Occident. Ils justifient
leur prise de pouvoir par un programme de réforme et de réunification de l’Islam.
Almoravides se disent les hommes du ribât, combattants de l’impiété et du paganisme. Djihad
contre les populations africaines des marges du Sahel, puis contre les pouvoirs locaux au
Maghreb, avant que le djihad ne soit orienté contre les armées chrétiennes qui menaçaient
l’Espagne musulmane. Après la conquête de Tolède par les Castillans en 1085, les
Almoravides débarquent trois fois en al-Andalus pour mener la guerre aux frontières, et
l’inaction et la division des rois des Taifas justifie leur conquête d’al-Andalus à la fin du XIe
siècle. Les Almohades suivent le même schéma : djihad pour l’unification de l’islam, purifié
de l’impiété et unifié politiquement (tout du moins le Maghreb) et djihad extérieur contre les
forces chrétiennes, qui justifie également la domination sur l’Espagne.

2. Le renforcement du djihad doctrinal

Une dernière étape dans l’extension de la notion de djihad est franchie par Ibn Taymiyya
(m. 1328), grand philosophe et juriste hanbalite installé à Damas au temps où les Mamlouks
dominent l’Egypte et la Syrie et s’opposent à la menace des Mongols qui depuis 1258
contrôlent Bagdad et font pression sur la Syrie. Alfred Morabia le qualifie de « dernier grand
théoricien du djihad médiéval ». En effet, il délivre en faveur des Mamlouks des fatwas qui
appellent les musulmans à combattre les Mongols, pourtant convertis à l’Islam depuis la fin
du XIIIe siècle, au nom du djihad. Bien qu’il reconnaisse qu’une grande partie de leurs
troupes sont musulmanes, il souligne le fait qu’ils s’appuient aussi sur des troupes chrétiennes
(les Arméniens notamment) et paiennes (des Turcs encore chamanistes). De plus, ils se
montrent trop libéraux en matière de religion, n’imposant pas la capitation et la dhimma aux
non-musulmans et tolérant l’existence du paganisme dans leur Empire. « Ils n’interdisent à
personne, dans leurs armées, d’adorer le soleil, la lune ou autre chose qu’il veut adorer ». De
plus, ils ne mènent pas le djihad contre les non-musulmans et n’hésitent pas à faire la guerre
contre les musulmans et à les piller. D’ailleurs, leurs souverains font très peu la prière. Il
justifie donc le jihad par leur mécréance, car il faut combattre, selon lui, « ceux qui ne
s’astreignent pas aux lois de l’islam, manifestes et transmises ».

Par ailleurs, Ibn Taymiyya marque une offensive idéologique du hanbalisme contre tous les
courants de l’islam qui ne répondent pas à la définition que l’on se fait alors de l’islam

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orthodoxe. Il s’attaque à toutes les innovations blâmables introduites selon lui par les
philosophes, les soufis, ceux qui se rendent sur les tombes des saints, etc. Le soufisme est
toutefois bien implanté au Proche Orient et dans l’Occident musulman, et soutenu par les
pouvoirs en place. En revanche, Ibn Taymiyya appelle nommément au djihad contre les
chiites, qui sont accusés d’être des ennemis de l’intérieur, pires que les chrétiens et les juifs
selon lui. Il propose donc de contraindre les chiites à faire pénitence sous peine de mise à
mort. Il participe d’ailleurs en personne à des expéditions menées par le pouvoir mamlouk
contre les chiites du Liban, accusés de collaboration avec les Croisés, en 1300, ou contre les
paysans de la région de Jiblé au Liban en 1317. Il appelle donc à les convertir de force, si
nécessaire car « la vraie foi, consiste non seulement à adorer le seul Créateur, mais également
à l’adorer conformément à ses prescriptions ».

Le thème du djihad interne, uniquement doctrinal cette fois-ci, est aussi appliqué aux
chrétiens et aux juifs, dont il souligne avec une sévérité inédite les égarements. Certes, il ne
remet pas en cause leur statut de protection (dhimma), mais souligne que son maintien dépend
de l’intérêt de la Communauté. Il rappelle ainsi que le calife Umar a chassé les non-
musulmans de l’Arabie. Il réclame aussi qu’on leur applique les normes les plus rigoureuses,
codifiées dans la charte de Umar. Il appelle à leur renvoi de toutes les charges politiques et
administratives et n’hésite pas à déclarer que leur « associationnisme » est pire que le crime
de l’adultère.

L’une de ses fatwas concernait les moines de Mardin, au nord de l’Irak, un territoire qui était
alors sous domination mongole. Interrogé sur le statut de cette région, il répondit qu’elle
n’était ni terre d’Islam ni territoire de la guerre, mais dans un entre-deux. Les musulmans
vivant sur place, s’ils n’étaient pas en capacité de rester fidèle à la vraie foi, devaient
accomplir l’hégire. Quant aux moines qui y étaient établis, ils pouvaient être considérés
comme des ennemis, et donc tués lorsqu’ils ne se trouvaient pas dans leur monastère,
normalement protégé par le droit du djihad qui recommande de ne pas s’attaquer aux moines
dans le territoire de la guerre. Cette fatwa, décontextualisée et infléchie vers un but purement
apologétique, fut utilisée en par le groupe islamiste du GIA algérien en 1996 pour légitimer le
meurtre des moines de Tibhérine. En effet, la pensée rigoriste et exclusiviste d’Ibn Taymiyya
a servi de base à l’élaboration de la doctrine de l’hégire et du takfîr au sein de la mouvance
djihadiste et néo-hanbaliste contemporaine. IT marque en effet une inflexion dans la doctrine
du djihad. Le djihad extérieur est abandonné au profit du djihad doctrinal et intérieur.

CONCLUSION

Du djihad, il est certes légitime de rappeler qu’il peut être pacifique et purement spirituel,
voire même que le djihad majeur est celui que l’on livre contre ses propres passions. Il est par
ailleurs nécessaire de rappeler qu’il a constitué un droit de la guerre qui avait avant tout pour
but de juguler la violence indiscriminée et de protéger les populations civiles.

Toutefois, c’est bien son usage politique et ses lectures les plus intransigeantes qui posent
problème. On ne peut nier que le djihad constitue un puissant outil de légitimation de la
violence armée, car il fait appel à l’idée du combat dans la voie de Dieu et à l’exemplarité
absolue du martyre qui s’engage dans cette voie sacrificielle. Du temps des Croisades à celui
de la réaction anti-mongole ou anti-coloniale, le djihad a aussi constitué un puissant moteur
d’unification et de mobilisation contre l’adversaire, au nom de la défense du domaine de
l’Islam.

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Le véritable problème est lorsque le djihad devient intérieur, qu’il choisit ses cibles à
l’intérieur même de la communauté, par l’application indiscriminée du principe de
l’exclusion, du takfîr, aux chiites, voire à tous les musulmans « déviants » - la définition de la
déviance étant bien sûr à géométrie variable. L’islamisme contemporain, à l’image des sectes
kharijites les plus fermées, définit tous les musulmans qui n’adhèrent pas à son idéologique
comme des « infidèles ». Par ailleurs, l’idée du djihad y rejoint une forme de nihilisme qui
valorise le don sacrificiel de sa vie, l’exaltation d’un homo islamicus que son adhésion à une
lutte surnaturelle place au-dessus des lois profanes – ce que le psychanaliste Fethi Benslama
appelle le mythe du « surmusulman ».

MANQUE 6

Pouvoir politique et pouvoir religieux dans l’Islam médiéval

Introduction

. Comment définit-on le pouvoir légitime dans la tradition de l’Islam sunnite ? Dissocie-t-on


pouvoir politique et pouvoir religieux ? Question du califat.
. Comment le sunnisme s’est-il formé et quel rôle le pouvoir politique joue-t-il dans ce
processus ?
. Comment se définit la relation entre le pouvoir politique et les élites religieuses ?
. Y a-t-il place pour des pouvoirs profanes, séculiers qui n’auraient d’autre légitimité que
politique ? Question du sultanat, de sa légitimation politique et religieuse et de sa relation
avec le pouvoir califal.
. Plus largement, existe-t-il un droit politique, voire une science du politique en Islam ?

La longue histoire du califat n’est pas linéaire. Pas une institution figée, ni définie dès le
départ de façon immuable.

I. La première époque du califat (661-833)

1. Les Omeyyades, d’un pouvoir arabe à un pouvoir islamique

Omeyyades : un pouvoir clanique, resserré sur une famille, une région (la Syrie, domaine de
Mouawiya, et l’Egypte d’Amr ibn al-As) et une clientèle de mawali. Un Empire arabe,
dominé par l’élite des conquérants et où les convertis n’ont encore qu’un rôle secondaire, ce
qui entraîne des tensions dans le monde perse et au Maghreb au VIIIe siècle. Devt de la
shuʻubiya, ie discours de revendication des musulmans appartenant à des ethnies non-arabes
d’une meilleure place dans l’Empire. Explique ralliement élites persanes à la révolution

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abbasside et soulèvements des Berbères dans les années 740. Ces derniers, malgré leur
conversion, auraient encore été assimilés à des populations païennes et été réduits en
esclavage lors des rébellions.

Pourtant, mise en place d’une administration efficace (diwan-s spécialisés), d’une armée
régulière, le jund, formé par des contingents sédentarisés issus des tribus qui étaient installés
dans les principales métropoles de l’Empire. Leurs chefs reçoivent l’administration de
provinces entières et y prélèvent l’impôt, grâce auquel ils peuvent entretenir des troupes.
L’Etat et son administration se développent en même temps que les territoires acquis par les
conquêtes s’accroissent. Croissance de l’Etat et prestige de son souverain nourris par les
profits de la guerre. « Djihad State » selon l’expression de l’historien américain Khalid Yahya
Blankinship, d’où la crise de l’Etat le gel des conquêtes met fin à cette logique d’expansion
avec l’échec du second siège de Constantinople en 718 et les défaites des années 730 (bataille
de Poitiers 732).

Comment caractériser la souveraineté omeyyade ? Tout d’abord, titre principal du souverain


n’est pas celui de « calife » mais celui d’amir al-mu’minin : commandeur des croyants. Le
souverain omeyyade ne met pas en avant l’idée d’une continuité avec le Prophète, d’autant
que les Omeyyades s’étaient opposés à lui de son vivant. Le souverain est un chef de guerre
victorieux qui se place dans la lignée des pouvoirs impériaux tardo-antique, byzantin et
sassanide dont il absorbe une partie de la symbolique et du décorum. . Cf fresque des rois à
Qusayr Amra en Jordanie (sous al-Walid II dans les années 740) et décor des « châteaux du
désert », dans la steppe syrienne. Garde en même temps une dimension arabe propre par sa
politique tribale, sa conception patrimoniale du pouvoir (l’Etat appartient à la famille
régnante), la pratique de l’itinérance de la cour, l’importance des valeurs héroïques et de la
culture poétique et épique héritée de l’époque préislamique… Légende noire des Omeyyades,
développée à des fins apologétiques par les Abbassides, nous dépeint certains de ces
souverains comme des gouvernants tyranniques, clientélistes, irrespectueux de la religion,
aimant le vin et la débauche. Derrière la caricature politiquement utile, ce n’est peut-être pas
la dimension religieuse, ou tout du moins pas celle qu’on mettra plus tard en avant, qui prime
dans la définition du pouvoir sous 1e Omeyyades.

Mutation du régime sous le règne d’Abd al-Malik (685-705), que F. Micheau surnomme « le
premier calife » de l’Islam, car il est le premier à donner une identité véritablement islamique
au pouvoir et à l’Etat. Réaction après la fin de l’anti-califat de Abd Allah ibn Zubayr (684-
692) qui s’était soulevé à Médine – réaction du milieu médinois et des descendants des
compagnons du Prophète à la confiscation du pouvoir inauguré par le Prophète par les
Omeyyades :
- Prend le titre de khalifat Allah sur certaines monnaies et l’associe à Abd Allah (« serviteur
de Dieu »).
- Dôme du Rocher, symbole du dépassement des révélations antérieures par islam. Sous al-
Walid I, début VIIIe, la Grande mosquée de Damas est édifiée à la place de la basilique

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dédiée à St Jean-Baptiste, tout en intégrant les reliques de ce prophète reconnu par l’islam
dans le nouvel édifice cultuel.
- Réforme monétaire. 1e étape : portrait en pied du calife, avec coiffure des Arabes et épée
(souverain guerrier), avec sur le revers la croix qui figurait sur les monnaies byzantines qui est
ici amputée de ses bras, donc de sa signification religieuse. Légendes en arabe où apparaissent
la shahada (la ilaha ilà llah) et la formule Muhammad rasûl Allâh. 2 e étape : plus de
représentation iconique, inscriptions religieuses en arabe.
- Arabisation de l’administration

2. Les premiers Abbassides, « califes de Dieu » (750-833)

Le terme de « calife » est donc loin d’être le plus usuel à l’époque omeyyade et sous les
premiers abbassides, qui lui préfèrent le titre de « commandeur des croyants ». Lorsqu’il est
employé, il est employé sous la forme de khalifat Allah ce qui désigne « calife de Dieu », un
pouvoir désigné par Dieu, « ombre de Dieu sur Terre », donc une souveraineté déléguée
directement par Dieu, sans que la référence au Prophète soit déterminante.

La rupture entre les Abbassides et les Omeyyades n’est donc pas si totale que ne l’ont dit les
sources abbassides et les historiens modernes. Jusqu’au règne d’al-Ma’mûn (813-833), qui
s’arroge lui aussi le titre de khalifat Allah, les Abbassides partagent avec les Omeyyades une
vision absolutiste du pouvoir suprême, le souverain étant le représentant de Dieu sur Terre, le
guide des croyants, ayant aussi vocation à intervenir dans le domaine religieux et dans la
définition du dogme.

Rupture se fait dans les bases sociales, géographiques et culturelles du nouveau régime.
Abbassides se sont appuyés sur les convertis persans, notamment dans le Khurasan, et sur les
Alides, ie sur le parti légitimiste qui prônait le retour du pouvoir aux mains des membres de la
famille du Prophète. Régime va assurer la promotion des convertis et du personnel persan. On
passe alors véritablement à un Empire islamique, le pouvoir n’étant plus identifié à un lignage
arabe mais à un lignage sacré, celui du Prophète, et donc pensé comme islamique, commun à
tous les musulmans. Le déplacement vers l’est du régime est marqué par l’abandon de la Syrie
comme centre de l’Empire au profit de Bagdad, qui est fondée en 762 par al-Mansûr.

Du règne d’al-Mansûr date le premier traité politique conservé. Ce Traité sur l’entourage (du
prince) est écrit par Ibn Muqaffa, secrétaire persan et traducteur vers l’arabe du livre de Kalila
et Dimna, un recueil de fables animalières d’origine indienne passée dans la culture commune
du monde persan et qui contient, sous la forme de conversations entre animaux, une somme
de préceptes et de leçons éthiques, morales et politiques. Critique l’obéissance absolue que
vouent les troupes du Khurasan au souverain et enjoint al-Mansûr de s’entourer d’hommes de
religion qui puissent éduquer le peuple et combattre les innovations blâmables (bid‘a). Il
l’avertit que la violation des lois divines de la charia constitue une limite à l’obéissance
absolue que les croyants doivent au calife. C’est donc une tentative pour essayer de tempérer

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l’absolutisme califal en introduisant un cercle de conseillers, notamment en matière de
religion.

Les premiers califes abbassides, notamment al-Mansur, s’inspirent du modèle politique


impérial de l’Iran préislamique (dynastie sassanide). Ainsi, al-Mansur s’entoure-t-il
d’astrologues persans pour décider du moment le plus propice pour la fondation de sa
capitale, Bagdad. Choisit l’ancienne Mésopotamie et fonde une Ville ronde (cf schémas). « Il
en fit une ville ronde, la seule ville ronde connue dans le monde entier. » dit le géographe
irakien al-Yaqubi au IXe siècle ». Cf symbolique de l’univers avec au centre le calife. En fait,
inspirée apparemment de modèles persans antiques comme Firuzabad. La Ville ronde est
d’abord le domaine du calife, car Bagdad est une capitale (présence du calife et de son
administration) et elle est conçue, dès l’origine, comme telle. Le palais du calife est ainsi
placé au centre de la Ville ronde, au milieu d’une esplanade laissée vide. On y accède par la
Porte d’Or, à côté de laquelle se trouve la grande mosquée. Le palais n’était entouré d’aucune
construction, hôtel particulier ou maison d’habitation.

Les Abbassides perfectionnent par ailleurs le rituel de cour, lui aussi inspiré de l’image
hiératique et distante du souverain sassanide. Le rituel du hijâb, rideau qui masque le
souverain et que ne soulève que le chambellan, hâjib, tend à sublimer la fonction souveraine.
Affirmation de la continuité par rapport au Prophète dans le cérémonial de la cour par
l’introduction de reliques du Prophète comme la burda (manteau du Prophète), le bâton ou
l’épée du Prophète.

Si al-Mansûr est le véritable fondateur de l’État abbasside, Harûn al-Rashid (786-809) peut
quant à lui être considéré comme le premier représentant de « l’âge d’or des Abbassides », ie
du rayonnement artistique et culturel sans précédent qu’atteignit cette dynastie à l’échelle du
monde musulman. Devenu un personnage légendaire car c’est lui le calife des 1001 Nuits.
Règne très brillant sur le plan culturel car il est l’un des principaux organisateurs de la cour
abbasside, et il s’entoure d’un cénacle de lettrés. Incarne aussi la puissance de l’empire car
réactive la lutte face aux Byzantins et développe des relations diplomatiques avec les grands
souverains de son temps. Il échange ainsi plusieurs ambassades avec Charlemagne. Les
ambassadeurs arabes apportent des cadeaux qui émerveillent la cour de Charlemagne (par ex.
une clepsydre-une horloge à eau, un éléphant).

Pourtant, à sa mort éclate une guerre civile entre ses deux fils et héritiers, al-Ma’mûn et al-
Amîn. Au cours de ce conflit, Bagdad est assiégée par al-Ma’mûn, dont les troupes dévastent
la Ville Ronde. C’est finalement al-Ma’mûn (813-833) qui s’impose. Son règne est marqué
par un essor culturel indéniable grâce à l’impulsion qu’il donne aux traductions des textes
grecs vers l’arabe. Il n’en est pas l’initiateur, mais il est en le principal promoteur. Al-
Ma’mûn tente aussi des expériences politiques inédites, qui lui aliènent cependant une partie
des partisans du régime. Afin d’attirer à lui les partisans d’Ali, il amorce un rapprochement
avec eux en nommant comme son successeur un membre de la famille d’Ali, Ali al-Rida. Va
jusqu’à adopter la couleur verte des partisans d’Ali à la place du noir des Abbassides. Soulève

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tellement de troubles dans l’empire qu’il est obligé de renoncer et de faire éliminer Ali al-
Rida en 818. 2e trait de son règne, sa défense passionnée du mu`tazilisme qu’il impose comme
doctrine officielle, puis exclusive de l’empire, tentant de la faire adopter de force par
l’ensemble des théologiens de l’empire grâce à un tribunal appelé la mihna.

3. Califes et oulémas (833-861)

Al-Ma’mun se heurte à la résistance d’une partie des oulémas, qui contestent le droit du
souverain à fixer la doctrine religieuse de l’Empire et à l’imposer par la force. Leur chef de
file est Ahmad ibn Hanbal, un juriste connu pour son enseignement du droit et des hadiths à
Bagdad. Conception rigoriste et plutôt littéraliste de la Loi religieuse, qui lui fait privilégier
l’obéissance au sens premier, l’effacement du jugement et de l’interprétation personnels du
juriste au profit de l’imitation du Prophète, fondé sur les hadiths. Hostile à la philosophie
rationaliste des mutazilites. Mais connu pour sa piété et son savoir religieux qui en font une
personnalité renommée. Son arrestation et son emprisonnement par al-Ma’mun font de lui la
figure de proue de la résistance du camp des traditionnistes, qui se disent fidèles à la tradition
prophétique, face au souverain dont le despotisme et l’abus de pouvoir est dénoncé par ses
adversaires.

Sous son successeur al-Mu’tasim (833-842), le mu’tazilisme continue à être la doctrine du


califat, malgré un certain apaisement des tensions, qui reprennent cependant sous son fils al-
Wathiq (842-847). Durant cette période, le califat se dote d’une nouvelle capitale, Samarra, à
une centaine de kms de Bagdad. Cette ville palais, avec sa gigantesque Grande mosquée dont
le minaret hélicoïdal rappelle des traditions architecturales iraniennes, et où chaque souverain
fait construire des palais pour lui et sa famille, marque l’apogée du gigantisme califal
abbasside.

Dans un contexte de difficultés politiques (tensions et sécessionnismes régionaux) et


financières, al-Mutawakkil (847-861) décide cependant de mettre fin au conflit entre les
mu’tazilites et les oulémas favorables au primat de la sunna du Prophète. Abolit la mihna et
désavoue le mutazilisme, qui entre alors dans une phase de régression avant de disparaître au
XIe siècle. Se rallie donc à la doctrine d’Ibn Hanbal, ce qui assure la victoire du camp des
traditionnistes.

C’est le courant des traditionnistes qui, en somme, a fait plier le calife et fait triompher la
conception traditionnelle de ce dernier comme d’un khalifat rasûl Allâh, « Successeur de
l’Envoyé de Dieu ». Ce titre ne s’impose pas chez les califes abbassides avant la fin du IXe
siècle, après l’abandon du mutazilisme. Suppose que le calife s’inscrive dans une forme de
continuité et de subordination par rapport au Prophète. Suppose donc aussi une forme de
subordination à ceux qui sont les gardiens de la tradition prophétique, à savoir les oulémas,
maîtres de la science des hadiths. Cette vision du pouvoir implique donc une forme de partage
de l’autorité entre le calife et les oulémas, et donc une limitation du rôle religieux du calife.
Va bien au-delà de l’affirmation de la continuité par rapport au Prophète dans le cérémonial.

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4. La naissance de la science juridique
Au cours de cette 1e période abbasside se met en place une tradition juridique (fiqh)
extrêmement prolixe, qui recouvrait tous les domaines de l’activité humaine : droit des
personnes, droit matrimonial et familial, fiscalité, contrats commerciaux, droit agraire,
réglementation urbaine, statut des non-musulmans, statut des esclaves, relations avec les pays
non-musulmans, règles de la guerre... Cette pratique n’est pas conçue comme un droit positif,
c’est-à-dire un droit issu de la seule activité humaine et indépendant de toute référence
religieuse, comme le fut un large pan du droit romain. En effet, les avis juridiques puisaient en
général leur caution religieuse dans le réservoir sans fin des hadiths, référence théorique donc
à la loi divine. Bientôt aussi, les grands maîtres du droit des IX e-Xe siècles, ceux qui ont donné
leur nom à ce que l’on appelle les « écoles » juridico-théologiques de l’islam, furent convertis
eux aussi en autorités religieuses dont les avis, pieusement recueillis par leurs disciples,
faisaient loi.
En cela, les Abbassides ont opéré une rupture importante avec l’époque omeyyade où, face à
un droit public déjà unifié (fiscalité, statut des non-musulmans), régnait une grande diversité
dans le domaine du droit privé. En effet, les Omeyyades ne firent souvent qu’incorporer les
traditions juridiques locales dans les provinces qu’ils contrôlaient. De plus, l’application de la
loi était soumise au pouvoir du juge, dont l’opinion personnelle faisait loi à l’échelle locale.
Comme le dit Noël Coulson, il s’agissait d’un « système pratique d’administration juridique »
et non d’une « science du droit ».
La formation du droit sous les Abbassides est donc indissociable de deux processus :
l’affirmation d’un pouvoir central d’une part ; la constitution définitive des corpus religieux
d’autre part. En effet, les premiers juristes étaient aussi des hommes de religion (des oulémas)
et bien souvent des collecteurs de hadith-s. Ibn Hanbal (m. 855) est l’auteur de l’un des
premiers recueils de hadîths et les ouvrages de droit composés à l’époque s’appuient aussi sur
des hadîths.
On réduit souvent l’existence du droit musulman aux quatre écoles qui se sont imposées au
sein du sunnisme : le malikisme, le hanafisme, le shafiʻisme et le hanbalisme. Or cette vision
ne rend absolument pas compte de l’extrême diversité de courants dogmatiques qui
caractérise le monde musulman jusqu’au XI e siècle. Aux VIIIe-IXe siècles, il n’y a d’ailleurs
pas encore vraiment d’écoles juridiques, il y a des foyers intellectuels locaux où s’élabore la
pensée juridique et théologique : le Hijaz, l’Irak, dans une moindre mesure la Syrie, puis
bientôt l’Egypte, le Khurasan en Iran, et le Maghreb. Autour des grands maîtres qui vont
donner leur nom à des courants d’interprétation de la sunna se rassemblent des disciples
venus parfois de très loin, qui disséminent ensuite à leur tour la pensée du maître dans leurs
régions d’origine.
A Kufa, ville qui fut aussi l’un des grands foyers politiques et intellectuels du shiʻisme, se
développe le plus ancien des quatre courants retenus par l’orthodoxie officielle : le hanafisme,
lié à la figure d’Abu Hanifa (m. 767) et surtout de son disciple al-Shaybani qui systématise la
pensée du maître à la fin du VIIIe siècle. Installé à Bagdad, il exerce une grande influence
auprès du calife Harûn al-Rashid, tout comme son condisciple Abu Yusuf, connu pour son
Livre de l’impôt, où il renseigne le souverain sur les ressources de l’empire et le statut fiscal

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de ses populations. Le hanafisme est aujourd’hui surtout prédominant au Proche Orient,
surtout en Turquie où il a été la doctrine officielle de l’empire ottoman.
Le malikisme naît à Médine, siège de l’activité du grand théologien Malik b. Anas (m. 795).
Ses avis juridiques sont consignés par écrits par ses disciples entre la fin du VIII e et le début
du IXe siècle dans le Muwatta (« Chemin aplani ») qui tente de concilier le droit coutumier de
Médine avec les principes énoncés par le Prophète. Sa pensée se diffuse ensuite dans les
provinces, en particulier en Egypte, puis de là à Kairouan, à Fès, puis à Cordoue. Dans les
trois grandes capitales de l’Occident musulman, le malikisme devient progressivement la
doctrine la plus en vue et le meilleur soutien des pouvoirs locaux. Il ne triomphe toutefois en
tant que doctrine unique de l’ensemble de l’Occident musulman qu’à partir du XIIIe siècle. Le
malékisme est peut-être le courant le plus pragmatique car il favorise l’examen de cas
concrets, la prise en compte des coutumes locales et accorde à l’autorité du juge une grande
importance.
Le véritable théoricien du droit musulman est cependant al-Shafi‘i (m. 820), un palestinien
établi à La Mecque après avoir suivi les cours de Malik b. Anas. Il opère la synthèse du droit
médinois et irakien, du malikisme et du hanafisme, œuvre pour l’intégration des hadiths au
droit et définit les méthodes sur lesquelles doit reposer la formulation d’avis juridiques (les
fatwas). Contrairement à ses prédécesseurs, il accorde moins d’importance à la « spéculation
juridique », c’est-à-dire à l’avis personnel du juge, dont il se méfie. L’essentiel est pour lui de
tirer de l’étude du Coran et de la sunna des solutions juridiques pour toute situation présente
grâce à l’usage systématique de l’analogie (qiyas). C’est dire que le poids de la tradition
commence à l’emporter dans ce courant, bien que l’exercice de la raison individuelle soit
reconnu comme nécessaire. Il s’installe à la fin de sa vie à Fustat en Egypte, où son tombeau
est un lieu toujours vénéré. Sa doctrine jouit d’ailleurs d’un grand prestige en Egypte et au
Proche Orient.
Cette tendance ne fit que s’accroître dans un sens encore plus rigoriste dans le courant inspiré
par un disciple d’al-Shafiʻi, Ahmad Ibn Hanbal (m. 855), le hanbalisme. On raconte de lui,
pour l’anecdote, qu’il ne mangeait pas de pastèque car il n’avait trouvé aucune tradition
prophétique autorisant la consommation de ce fruit. Pour lui, on doit croire à Dieu sans
chercher le pourquoi, car les secrets de Dieu sont inaccessibles au simple humain. Il rejette
donc la philosophie, la pensée spéculative, et prône une lecture littérale du Coran, refusant
toute lecture allégorique. Sa pensée peut donc être qualifiée de traditionnaliste car elle
reconnaît le primat de la tradition religieuse sur l’initiative personnelle. Elle inspire d’ailleurs
le raidissement idéologique anti-shi‘ite et anti-mu‘tazilite initié par al-Mutawakkil (847-861)
et qui se poursuit jusqu’au milieu du Xe siècle. Bien implanté en Iraq, le hanbalisme est bien
ancré aussi en Syrie, où Ibn Taymiyya a été l’un de ses représentants les plus fameux, et en
Arabie saoudite, car le wahhabisme, ie l’idéologie religieuse de la monarchie saoudienne
depuis le XVIIIe siècle, s’appuie dessus.
C’est donc à partir de l’époque abbasside que se forment les grands courants juridico-
théologiques, dont l’objectif est d’islamiser le droit, c’est-à-dire de le mettre en conformité
avec la tradition que l’on attribue au Prophète, et d’imposer les hadiths comme l’une des
sources de la législation humaine. Ces quatre courants deviennent progressivement, à partir du
XIe siècle surtout, les seules écoles juridiques reconnues comme orthodoxes par les pouvoirs
en place dans le monde musulman, à l’exception notable des Almohades au Maghreb et en al-
Andalus dans la seconde moitié du XII e siècle. Malgré leur parenté, ces quatre courants se

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distinguent cependant par une réflexion sur l’équilibre à établir entre le consensus social
(ijmaʻ), voire la coutume locale (ʻurf), l’avis personnel du juge (ra’y), l’exercice individuel de
la raison au service de l’interprétation (ijtihâd) et la pratique de l’analogie (qiyâs) visant à
rapporter les problèmes du présent aux sources de la tradition. Ce qui peut nous apparaître
comme des nuances abstraites est en réalité d’une très grande importance dans la conception
du droit et de la justice : poids du consensus social, absorption des traditions locales (tribales,
régionales, préislamiques...), importance donnée à l’autorité personnelle du juge, place
donnée à la raison individuelle, ou bien traditionalisme reposant avant tout sur l’avis des
anciens.
Conclusion : l’islam, une « religion de juristes »
Cf Josef van Ess, Prémices de la théologie musulmane, Paris, Albin Michel, 2002.
La grande différence historique entre l’islam et le christianisme est que le christianisme a
élaboré des dogmes très nets, des professions de foi qui ne souffrent aucune contestation,
grâce aux conciles œcuméniques du V e siècle et grâce à l’institutionnalisation de l’Eglise.
L’accès au salut, la rédemption du croyant, sont médiatisés par une institution de plus en plus
centralisée et efficace qui détermine les frontières de la foi et de l’incroyance.
Or ni le judaïsme ni l’islam ne possèdent d’Eglise : « tous les musulmans sont des laïcs », car
même si on assiste à une certaine professionnalisation des oulémas, il ne s’agit pas d’un corps
institutionnel séparé du reste de la société. Enfin, aucun credo universel, si ce n’est la
shahada, ne définit le dogme exact. Le Coran ne fournit pas d’indications précises sur le
dogme et les hadiths fournissent une pluralité d’avis parfois contradictoires. Il n’existe donc
pas de texte sacré référentiel ni d’instance unique pour décider de qui est hérétique ou pas, ce
qui n’évite bien sûr pas les procès en hérésie et la persécution religieuse, qui sont avant tout
des affaires politiques.
Pour Josef van Ess, l’islam est donc une « orthopraxie » avant d’être une « orthodoxie »,
c’est-à-dire qu’il s’attache plus à la conformité des actes avec les normes légales qu’à un
corpus complexe de croyances. Il s’agit plus d’une religion de juristes, pour laquelle la vérité
est affaire de circonstances et non d’absolu, que d’une religion de théologiens : « l’islam n’a
jamais connu une loi uniforme, et un juriste pouvait toujours se permettre, au moins
théoriquement, de recourir contre l’opinion commune à un avis minoritaire de la première
génération. La loi musulmane est une loi de juristes ; c’est pour cette raison […] qu’il n’y eut
jamais un code universellement contraignant, mis en vigueur par un souverain » (p. 25),
comme le code justinien ou théodosien.
La victoire d’Ibn Hanbal sur le mu’tazilisme fait justement triompher les juristes contre la
théologie rationnelle. La loi repose sur le consensus social, sur le « juste milieu », mais celui-
ci n’est jamais institutionnalisé, il s’agit d’un système relativement informel où chaque juriste
possède une certaine liberté pour exprimer son propre avis et où une place importante est
accordée à la pluralité des avis.
II. La permanence de l’idée califale (IXe-XVIe siècle)

Dès la fin du IXe siècle, le calife abbasside n’est déjà plus qu’un gardien du dogme dont le
rôle en matière de religion se limite à protéger le consensus défini par les oulémas contre tout
risque de déviance. Le califat reste néanmoins un pouvoir de droit divin qui est jugé

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indispensable pour l’unité des musulmans, au-delà même de l’unité politique qui, elle, est de
plus en plus remise en question par la division régionale, la multiplication des formes de
pouvoirs secondaires et par l’apparition au Xe siècle de califats rivaux dans la partie
occidentale du monde musulman.

1. Le califat abbasside, entre dépendance et réaffirmation (861-1258)

- Samarra, 861-892 : affaiblissement de l’Empire victime des sécessions régionales ;


renforcement du poids de l’armée et de l’élite militaire turque, d’origine servile, qui fait et
défait les califes ; ascendant exercé par la cour.

- Retour à Bagdad, 892-945 : tentative de restauration des prérogatives du calife et de


réaffirmation de l’unité de l’Empire, qui se traduit par la reprise de l’Egypte au début du X e
siècle. Cependant, le régime ne parvient pas à redresser la situation financière et politique de
l’Empire. Le pouvoir se régionalise sous la forme de dynasties locales d’émirs, en Syrie et en
Iran, qui prêtent théoriquement allégeance au calife de Bagdad, mais s’approprient le pouvoir
régalien (impôts, armée, contrôle du territoire). Le calife, tout en maintenant son train de vie
et son décorum, subit l’ascendant des vizirs, des clans qui composent la cour et des généraux
turcs, qui prennent le dessus dans les années 930. La proclamation du califat fatimide en 909
et surtout les conquêtes opérées par les Ismaïliens en Egypte (969), en Syrie et en Arabie (fin
Xe) constituent une remise en cause sévère de l’unicité du califat, incarné jusque-là par les
Abbassides, et du rôle des Abbassides comme gardiens de l’orthodoxie sunnite.

- Mise sous tutelle du califat par les chiites bouyides, 945-1055. La conquête de Bagdad par
une dynastie de militaires chiites venus du sud de la Mer Caspienne confirme
l’affaiblissement du pouvoir temporel du calife abbasside. Les Bouyides le laissent en place
de peur de provoquer de trop sérieuses révoltes parmi les populations sunnites, mais lui
enlèvent toute prérogative politique et s’emparent du gouvernement. Renforce le discrédit des
Abbassides et l’attractivité des modèles califaux rivaux : califat chiite des Fatimides et califat
sunnite des Omeyyades de Cordoue.

- Cette situation détermine le calife abbasside al-Qa’im à faire appel à la protection des Turcs
seldjoukides, d’obédience sunnite, qui se taillent un empire en Iran dans les années 1040. En
1055, leur chef Tughril Beg entre à Bagdad et met fin au règne des Bouyides. Il rend
hommage au calife dont il se veut le serviteur et le protecteur et auquel il redonne une
administration et une armée propres. Mais si la dignité califale se voit restaurée et reconnue,
la réalité du pouvoir régalien appartient en réalité aux Turcs qui contrôlent l’armée et l’Etat.
Tughril Beg se fait attribuer le titre de sultan, un terme qui désignait jusque-là n’importe quel
détenteur du pouvoir, mais qui prend désormais un sens nouveau : celui d’un pouvoir
souverain officiellement délégué et reconnu par le calife. L’ère des sultanats s’ouvre donc,
caractérisée par la cohabitation et la reconnaissance juridique d’une forme de double
souveraineté :

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. la souveraineté suprarégionale du calife, garante de l’unité des musulmans et de l’application
des normes religieuses et source de toute légalité.
. la souveraineté régionale et temporelle du sultan, qui peut régner sur une région donnée ou
sur un Empire comme c’est le cas des Seldjoukides qui se lancent à la conquête de l’Anatolie
après la défaite des Byzantins à Mantzikert en 1071 et sont à l’origine du peuplement turc de
la région.

- Lorsque l’unité de l’Empire seldjoukide commence à s’effriter au XIIe siècle et que la


division régionale triomphe durablement au Proche Orient, le calife abbasside récupère le
contrôle de sa capitale, voire d’une partie de l’Irak à certaines périodes. En termes de pouvoir
régalien, le califat est toutefois loin d’être la principale puissance régionale et des sultans
comme Saladin (1171-1193) ont bien plus de poids que lui. Toutefois, le prestige attaché au
califat en fait un pouvoir inamovible, que l’on considère comme essentiel dans l’édifice
politique de l’Islam, et auquel les princes régionaux demandent toujours la reconnaissance de
leur autorité, vue par les oulémas comme une forme de délégation. Entre la fin du XIe et le
XIIIe siècle, les juristes et théologiens qui gravitent autour de la cour du calife, qui garde tout
son prestige, ne manquent pas d’élaborer des traités qui réaffirment le caractère indispensable
et sacré de l’institution califale.

2. L’Islam, orphelin du califat ? (1258-1517)

Les califes sont cependant impuissants devant le déferlement des troupes mongoles, qui
entrent dans Bagdad en 1258 sous la direction de Hulagu Khan, le petit-fils de Gengis Khan.
Les habitants sont massacrés pendant des jours entiers, et la ville réduite à l’état de bourgade
provinciale. Le calife est brutalement exécuté, un événement qui signe pour les
contemporains, et pour des penseurs comme Ibn Khaldoun, la fin dramatique du califat arabe.

Pourtant, le symbole est tellement fort que la nouvelle dynastie forte du Proche Orient, les
Mamlouks d’Egypte (1250-1512), qui réussissent à repousser l’ennemi mongol et à occuper la
Syrie, installent au Caire un membre de la famille abbasside. Il s’agit d’un califat de pure
représentation, de prestige, qui appuie l’image de protecteurs de l’Islam et du sunnisme que se
donnent ces sultans d’origine servile, qui sont tous d’anciens esclaves-soldats turcs montés
dans la hiérarchie de l’armée.

De même, les Ottomans, nouvelle puissance montante à partir de la 2 e moitié du XVe siècle,
où ils conquièrent Constantinople (1453) et les Balkans, vont associer leur gloire impériale au
symbole califal. Après la conquête de l’Egypte en 1512, le sultan Sélim I supprime le califat
abbasside et prend lui-même le titre de calife, inaugurant la réunion des deux titres, celui de
sultan et celui de calife, au profit d’un souverain turc.

3. Les califats de l’Occident musulman (909-1269)

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L’idée califale prend aussi racine dans l’Occident musulman. L’instauration du califat chiite
des Fatimides au Maghreb puis en Egypte (909-1171) suscite en réaction la prise du titre
califal par les Omeyyades de Cordoue en 929. Rescapés du massacre de leur lignage par les
Abbassides, les Omeyyades se réinstallent loin de leurs adversaires, à l’extrémité occidentale
du monde musulman, en 756. Ils se contentent cependant pendant un siècle et demi du titre
d’émir, qui correspond à la dimension régionale de leur pouvoir. Cependant, la menace
radicale que représentent les Fatimides pour le contrôle de la Méditerranée occidentale les
détermine à se poser en rempart du sunnisme dans la région, où les Abbassides ont de toute
manière perdu depuis longtemps toute possibilité d’agir. Se considérant comme « fils de
califes » (les califes omeyyades d’antan), ils présentent leur décision comme la juste
récupération d’un héritage. Ils accompagnent la proclamation du califat de la construction de
Madinat al-Zahra, près de Cordoue, une ville-palais à la mesure des complexes bâtis par leurs
rivaux, et de la frappe de nouvelles pièces d’or, une prérogative normalement réservée aux
califes. Le califat omeyyade développe un discours et une action anti-chiites, sur le territoire
andalou comme au Maghreb occidental. Pour autant, le califat se veut un gardien du dogme et
non une source de loi, et il s’entoure de jurisconsultes, faisant de l’école malikite la référence
du droit sur son territoire. Victime d’une guerre civile qui divise l’Espagne musulmane en
multiples royaumes rivaux à partir de 1019, le califat omeyyade sera interprété par les lettrés
du XIe siècle comme un âge d’or de l’Islam andalou et sa disparition laisse place à la
nostalgie de l’unité perdue. Pour tenter de combler symboliquement cette absence, certains
pouvoirs régionaux font d’ailleurs allégeance au lointain califat abbasside.

C’est pourtant de dynasties berbères, les Almoravides puis les Almohades que viennent les
efforts d’unification politique des deux rives du Détroit de Gibraltar à partir de la fin du XIe
siècle. L’entreprise des Almohades se démarque par son originalité et son ambition. Ces
Berbères venus de l’Atlas marocain développent un ambitieux programme impérial et
prennent le titre de califes (1147-1269). Leur leader religieux, Ibn Tumart (m. 1130), se veut
un mahdi, associant sa prédication à une volonté de réforme messianique, de lutte contre le
mal en vue de la réunification de l’islam qui doit précéder le Jugement Dernier, dans la
tradition eschatologique musulmane. Vu comme un imam impeccable, dans la lignée des
califes fatimides, il choisit de son vivant pour compagnon et disciple Abd al-Mu’min, qui
deviendra à sa mort le premier « calife » des Almohades. Le modèle choisi pour la biographie
d’Ibn Tumart est celui du Prophète, avec lequel de multiples liens sont établis. Quant à Abd
al-Mu’min, il est l’équivalent d’Abu Bakr, le 1 e calife. Les « unitaristes », car c’est la
signification du nom des Almohades, entendent en effet revenir à l’islam des sources, lutter
contre le paganisme qui s’est emparé des sociétés de leurs temps. Ils mettent au point une
doctrine de synthèse, qui emprunte au chiisme (la figure du mahdi et de l’imam) comme à
différentes écoles du sunnisme. Bien qu’ils s’inventent une généalogie qui les relie à Fatima et
à Muhammad, les Almohades ne cachent pas leurs origines berbères, et leur langue maternelle
obtient même le statut de seconde langue officielle du régime. Pour eux, l’Occident est le
nouveau foyer où l’Islam renaîtra.

Ce grand projet califal ne s’évanouit pas totalement après l’échec des Almohades et la
déposition du dernier calife en 1269. Les dynasties qui se partagent le Maghreb en trois,

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préfigurant les futurs Etats nationaux, entre le milieu du XIIIe et le XVIe siècle récupèrent
une partie de l’héritage almohade et prennent épisodiquement le titre de califes. Les lettrés ne
sont cependant pas dupes et sont tout aussi conscients que les Orientaux de l’effacement de
l’institution, même s’ils continuent à y voir le fondement de toute légitimité.

Cependant, la force mobilisatrice du titre califal est telle que pour contrer les Ottomans, le
sultan marocain Ahmad al-Mansour (1578-1603), qui inaugure une nouvelle période de
l’histoire marocaine en se lançant à la conquête du Sahara jusqu’en Mauritanie, l’adopte lui
aussi (cf Nabil Mouline, Le califat imaginaire d’Ahmad al-Mansour, 2015).

III. La théorie du califat

Fonction califale théorisée àp XIe, quand elle perd de son autorité régalienne et qu’elle est
concurrencée par des pouvoirs de fait.

1. Théoriser la fonction califale : al-Mawardi


Les devoirs du calife n’ont jamais été fixés sous la forme de lois mais ils furent
commodément rassemblés, dans un souci de clarification et de codification, par al-Mâwardî
(972-1058) dans ses Statuts gouvernementaux. Cette définition des charges et des prérogatives
du calife vaut aussi très largement pour les émirs et les sultans, nouveaux détenteurs de la
puissance publique à partir des xe- xie siècles.
En tant qu’imam et guide de la communauté des croyants, il doit diriger la prière du vendredi
dans la grande mosquée de la capitale. Dans toutes les mosquées de l’empire, on prononce la
khutba (sermon du vendredi) en son nom, depuis le minbar. Il dirige aussi, en personne ou à
travers un délégué de haut rang, le pèlerinage annuel à La Mecque, en tant qu’émir du
pèlerinage. Cette fonction était d’ailleurs remplie par le Prophète, dont la fin de vie est
marquée par le « pèlerinage de l’adieu », où il est supposé avoir défini les règles du hajj.
Le rôle de gardien du dogme, commun aux pouvoirs impériaux chrétiens (qu’il s’agisse de
l’empereur byzantin ou carolingien), apparaît en premier : faire respecter les commandements
de Dieu et « préserver la religion de toute atteinte » implique de lutter contre « l’innovation »
(bid‘a), c’est-à-dire la déviance religieuse. La seconde fonction, qui recoupe en réalité la
première, consiste à arbitrer les litiges, à garantir l’équité et la justice et à redresser les
injustices (al-mazâlim). Cela constitue l’un des premiers critères d’appréciation de la qualité
d’un souverain. À cela s’ajoute le devoir coercitif, la nécessité de faire appliquer les
châtiments légaux (hudûd) prévus dans le Coran pour les crimes suivants : la fornication
(zinâ) et l’accusation injuste de relations sexuelles illicites dans le but de nuire à autrui, punis
par la lapidation ou la flagellation; la consommation de vin, châtiée par le fouet; le brigandage
sans homicide, qui entraîne l’amputation d’un membre, et avec homicide, qui entraîne la
crucifixion ou la décapitation. « Commander le bien et faire interdire le mal » (Coran, 1-104)
est l’une des exigences qui s’impose au croyant comme au souverain. En effet, l’autorité
politique et la juridiction divine ne font qu’un : Dieu est le Juge suprême, l’origine de toute
loi, et le souverain celui qui applique et fait respecter ses ordonnances. Un même mot (hukm*)

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désigne d’ailleurs le pouvoir et l’acte de décider et de juger, d’une part, et d’autre part le
jugement exercé par Dieu, par les prophètes, par les souverains et par les cadis. Régner c’est
avant tout juger et trancher.
Viennent ensuite les fonctions militaires : la défense du territoire et de ses frontières et la
guerre contre « ceux qui, après y avoir été invités, se refusent à embrasser l’islam, jusqu’à ce
qu’ils se convertissent ou deviennent tributaires, à cette fin d’établir les droits d’Allâh en leur
donnant la supériorité sur toute autre religion ». Ce sont là en effet les deux facettes militaires
du jihâd*, ce « combat sacré », selon la traduction d’Alfred Moravia, qui conjugue l’« effort »
moral et spirituel « dans le chemin de Dieu » avec le combat pour la défense et l’expansion de
l’islam. Le souverain doit en effet théoriquement mettre en place des expéditions régulières
(l’été, d’où leur nom de sayfa). Celles-ci sont destinées à alimenter l’économie de la guerre
par le pillage et la capture de prisonniers (c’est le sens du mot ghazwa, qui a donné
« razzia »), le souverain recevant d’ailleurs en théorie un cinquième du butin, le khums*.
Cette guerre au-delà des frontières sert aussi à tenir en respect les adversaires en imposant la
suprématie de l’Islam. Coloré d’une aspiration à l’extension universelle de l’islam, le jihâd se
donne aussi pour horizon possible, souhaitable, la conversion des peuples païens (une mission
présente aussi dans l’idéologie impériale byzantine et carolingienne au xi e siècle) ou la
soumission à la domination islamique des Gens du Livre*. Ces derniers, chrétiens et juifs
auxquels on agrégera aussi d’autres religions, deviennent ainsi des dhimmîs. Ils bénéficient de
la « protection » (dhimma*) de leurs biens, de leurs personnes, de leurs lois, de leur culte et de
leurs édifices religieux, mais se soumettent à l’Islam par le paiement d’un impôt de capitation
(jizya*) et d’un impôt foncier (kharâj*), et par une attitude « humble » et discrète vis-à-vis de
la religion dominante (Coran 9-29) (v. Le pouvoir et les non-musulmans).
Al-Mâwardî rajoute à ces obligations le prélèvement de l’aumône légale (zakât*) et des
impôts légaux, et la juste distribution du butin de guerre (fay’*). La gestion du Trésor public
(bayt al-mâl*) implique de sa part de s’entourer de serviteurs fidèles et honnêtes – il s’agit là
d’une rengaine constante dans les miroirs aux princes – et de s’engager personnellement dans
les affaires de l’État sans abuser de la délégation – allusion directe, cette fois-ci au parasitage
que subit l’autorité califale dès le x e siècle. Plus largement, le calife était en effet responsable
de la nomination des hauts fonctionnaires, des vizirs, gouverneurs, cadis, préfets de police ou
de la ville, et contrôlait leurs carrières, parfois brutalement interrompues par des révocations.
Les agents de l’Etat les plus hauts placés reçoivent de lui un diplôme de nomination et une
robe d’investiture, noire chez les Abbassides, brodée d’une légende au nom du calife (le
tiraz). Les ateliers de tissage califaux portent d’ailleurs le même nom : « demeure du tiraz ».
L’unité des sujets autour de sa personne était symbolisée par la cérémonie du « contrat
d’hommage » (bay‘a) qui se déroulait à chaque nouveau règne ou lors de la désignation par le
calife régnant de son successeur. Les gouverneurs de chaque province et les plus hauts
dignitaires de l’empire devaient alors se rendre auprès du calife pour prêter serment
d’obéissance. Lors d’une cérémonie grandiose, ils défilaient tous devant le calife,
s’agenouillant et lui baisent la main. Refuser de prêter ce serment, c’était faire acte de
rébellion.

2. Penser le rapport entre pouvoir légitime et pouvoir de fait

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L’affaiblissement du califat et l’avènement du sultanat allait aboutir au xii e siècle, chez al-
Ghazâlî (m. 1111), à la théorisation de la tripartition de l’autorité entre le sultan, les oulémas
et l’imâm. Ghazali se situe dans la continuité de Mawardi. Au sultan la conduite de la guerre
et de l’État, aux oulémas la définition du dogme, et au calife ou imâm le rôle – certes
largement symbolique – de pivot de l’ordre public et religieux. Le terme d’« imâm »,
privilégié par al-Ghazâlî, se rapporte d’ailleurs spécifiquement au rôle religieux du calife.
Voir dans sa Revivification des sciences de la religion :
« Il y en a qui croient que l’imâmat est mort, car il est désormais privé des prérogatives qui lui
sont normalement attachées. Cependant, il n’existe aucune manière de se substituer à son rôle.
Allons-nous donc cesser d’obéir à la loi ? Allons-nous renvoyer les cadis, déclarer que toute
autorité est illégale, cesser de marier les gens et décréter que les actes des élites sont en tout
point invalides, laissant ainsi la population vivre dans le péché ? Ou bien allons-nous
continuons à faire comme nous avons toujours fait, en reconnaissant que l’imamat existe
réellement et en admettant que tous les actes de l’administration sont valides, compte-tenu des
circonstances et des vicissitudes du temps présent ? ».
Cependant, à partir du XIIIe siècle, certains penseurs commencent à penser la possibilité d’un
gouvernement légitime et canonique autre que le califat. C’est ainsi qu’Ibn Taymiyya (Syrie,
m. 1328) théorise dans La politique conforme à la Loi religieuse (siyasa shar‘iya) une forme
de répartition du pouvoir qui distingue d’une part le pouvoir de fait, bon ou mauvais mais
nécessaire pour faire régner l’ordre, et d’autre part le gouvernement des oulémas, qu’il voit
désormais comme les seuls héritiers véritables du Prophète. Pour lui, en effet, la foi précède
l’imamat.
3. L’anti-modèle du kharijisme : collégialisme et anti-absolutisme

Premier mouvement d’opposition au pouvoir califat des Omeyyades, puis des Abbassides : les
kharijites.
On désigne ainsi un courant de l’Islam hostile à ces deux dynasties, et qui se serait formé
lorsque des partisans de ‘Alî refusèrent l’arbitrage de Siffîn, en 657, et décidèrent de « sortir »
de son camp. Littéralement, pour leurs adversaires, les kharijites* (khawârij en arabe) sont
donc supposés être « sortis » de l’umma, avoir quitté la communauté des croyants, et
provoqué ainsi la grande fitna. Ce terme polémique, qui associait la révolte à la déviance, fut
au départ utilisé pour disqualifier une mouvance politico-religieuse précise (qu’on appelle
donc le « kharijisme »), que la propagande califale présentait comme radicalement
déstabilisatrice et anarchique, fondamentalement chaotique et incapable de se stabiliser sous
la forme d’un État. Puis il fut étendu à toute une série de séditions contre le pouvoir en place,
voire appliqué à des groupes qui exerçaient en réalité des formes de brigandage. La chronique
de Tabarî (m. 923), entre autres, témoigne de ce glissement sémantique, qui fit du kharijisme
une notion politique extrêmement englobante, mais clairement contraire à l’idée d’ordre,
d’État et d’équilibre politique. Bref, un anti-modèle auquel on opposait l’unité garantie par le
califat.
Le « kharijisme » est donc en grande partie une construction polémique, et les membres des
mouvements désignés par ce nom ont toujours refusé de s’appeler ainsi. Mais ce qui va nous
intéresser ici, ce sont les idées développées par les groupes en question. On les connaît à
travers la réfutation de leurs adversaires, mais on peut aussi exploiter la documentation des

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ibadites, qui sont les héritiers de cette mouvance méconnue, et qui existent encore à Oman et
au Maghreb. Au XIIe-XIIIe siècles, les ibadites du Maghreb ont rédigé de grands ouvrages
juridiques où ils définissent leur conception de l’imamat.
- Dès l’origine, ils ne reconnaissent la légitimité que des deux premiers califes, Abu Bakr et
Umar, rejetant les deux suivants, ce qui signifient qu’ils ne reconnaissent ni les droits des
Omeyyades, ni ceux de la famille d’Ali.

- Ils développent par ailleurs la conception d’un « imamat méritoire », c’est-à-dire fondé sur
l’exemplarité morale et religieuse de l’imam, choisi pour être avant tout un guide pour les
croyants.

- De ce fait, le choix du souverain n’est pas forcément lié à son ascendance prophétique ou
son appartenance aux Quraysh, le lignage du Prophète. L’imam n’est d’ailleurs pas
nécessairement arabe, il peut provenir d’une famille de convertis. D’ailleurs, tandis que
l’ibadisme à Oman se veut arabe, il se veut avant tout berbère au Maghreb, et le premier
souverain de Tahert est d’origine persane. Dans les provinces de culture persane, le kharijisme
remporte d’ailleurs un certain succès. Le kharijisme se caractérise donc par son ouverture aux
populations non-arabes : en cela il précède le mouvement abbasside, dont il diffère par contre
complètement par sa vision du califat.

- L’imam n’est en effet chez eux qu’un primus inter pares, « le premier parmi ses pairs ». Il
doit être élu par la communauté des croyants et, s’il ne remplit pas ses devoirs d’exemplarité,
il peut être destitué. Le kharijisme a donc été le seul mouvement en islam à théoriser :
. une conception élective et non dynastique ou héréditaire de la souveraineté. Son modèle est
la consultation (shura) qui présida à l’élection des premiers califes.
. une conception collégiale du pouvoir (je ne dis pas démocratique, car elle repose avant tout
sur le consensus des élites) qui implique que le souverain consulte ses sujets et n’exerce pas
une autorité de type monarchique ou autocratique.
. le droit à la révolte, contre tout souverain injuste, voire le devoir de révolte pour les
courants les plus activistes.
Les derniers héritiers de ce courant cessèrent cependant de représenter un danger militaire
pour leurs adversaires au cours du x e siècle. Au Maghreb, tandis que les soufrites* de
Sijilmâsa disparurent progressivement, les ibadites* furent privés de leur État, l’imamat
rustamide de Tâhart, par l’avènement des Fatimides. Leurs dernières révoltes armées furent
dirigées contre les nouveaux maîtres du Maghreb, la plus redoutable étant celle d’Abû Yazîd
entre 944 et 947. Né à Gao, au Mali, d’une esclave noire et d’un marchand ibadite berbère, il
fut surnommé « l’homme à l’âne », en raison de la monture qu’il s’était choisie en signe
d’humilité et d’ascétisme.
Marginal, négligeable à l’échelle de l’islam, cette conception ? Pas si sûr. Au Maghreb, elle a
joué un rôle assez important parmi les populations berbères au moins jusqu’au Xe siècle
inclus, voire par endroits jusqu’au XIIIe siècle. Par ailleurs, d’autres courants de l’islam
cultivaient aussi une conception semblable de l’autorité : certains mu‘tazilites, et surtout les

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Zaydites du Yémen qui, bien que shiites, pensent aussi que l’imam doit être élu et qu’il peut
être révoqué par la communauté.

L’ère des sultans : une sécularisation du politique ?

Cours s’attachera à expliquer les conséquences, sur la structure et la conception du pouvoir,


des grandes mutations politiques du XIe siècle. Celles-ci se caractérisent par l’avènement et
surtout l’imposition d’un pouvoir d’un genre nouveau, que l’on peut appeler de façon
générique le sultanat. Le sultanat, qui complète ou remplace le modèle califal, va
progressivement monopoliser le contrôle de l’Etat. Après une première phase d’existence
entre le XIe et le XIIIe siècle marquée par des tentatives de renouveau du califat comme celle
des Almohades, le deuxième âge du sultanat, entre XIIIe et XVe siècle, voit le califat
s’effacer au profit de cette réalité omniprésente.

La première caractéristique des pouvoirs sultaniens est d’être des pouvoirs militaires,
guerriers, et assumés comme tels. Leur seconde caractéristique est d’être des pouvoirs
séculiers, car même s’ils se donnent une légitimité religieuse ou peuvent développer un
discours religieux, le fondement de leur autorité repose surtout, en règle générale, sur la
domination et la force des armes. Ces pouvoirs, même s’ils peuvent faire l’objet d’une forme
de sacralisation, ne s’inscrivent pas au départ dans la tradition théocratique du califat. Cela
peut d’ailleurs expliquer pourquoi ils continuent à maintenir la fiction califale, ou à s’y
référer.

Pendant longtemps, l’historiographie occidentale a associé l’ère des sultanats à une forme de
division, voire de déclin de l’Islam, dont l’âge d’or était assimilé au seul califat. Le même
discours a été repris par les fondamentalistes, qui rêvent d’un pouvoir théocratique et voient
dans les sultanats de l’ère post-classique de l’Islam des royautés dépourvues de légitimité.

Pbtique : Or cette période présente justement l’intérêt de nous donner à réfléchir sur
l’existence de pouvoirs séculiers en islam, c’est-à-dire de pouvoirs qui se démarquent de
l’idéal théocratique du califat, même s’ils s’y réfèrent, et qui fondent leur autorité sur d’autres
arguments que le discours religieux. Il est intéressant de relier cette évolution politique à une
évolution de la pensée politique, qui voit précisément triompher à la fois une tradition de droit
public qui théorise pour la première fois l’Etat, et une littérature qui propose une définition
profane de l’art de gouverner et du bon souverain : les miroirs aux princes.

I. Les mutations du pouvoir à l’âge des sultanats

De la seconde moitié du VIIIe au XIe siècle, il a existé en Islam des pouvoirs régionaux
totalement autonomes vis-à-vis du califat. Cependant, le modèle politique par excellence est

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alors le califat, qui dicte au monde musulman sa culture et ses normes depuis Bagdad, Le
Caire et Cordoue. Par ailleurs, le pouvoir se définit encore majoritairement comme arabe.

1. Les ambitions impériales des nouveaux peuples de l’Islam (XIe-XIIIe siècle)

Avec l’irruption sur la scène politique des Turcs seldjoukides, qui prennent Bagdad en 1055,
puis des Berbères almoravides, qui fondent Marrakesh en 1071, le pouvoir change de visage.
Les Seldjoukides prennent pour la première fois le titre de sultan, un mot qui était jusque-là
employé pour désigner le pouvoir de façon générique. Les seconds prennent le titre générique
d’émirs, mais se définissent comme les « émirs des musulmans », qui rappelle le titre califal
d’amîr al-mu’minîn tout en respectant l’autorité du calife, auquel ils prêtent théoriquement
allégeance depuis le Maghreb extrême. Ces deux titres définissent une sphère politique autre
que la sphère sacrée du califat.

De plus, les dynasties sultaniennes viennent souvent des marges de l’Islam. Les ancêtres des
Seldjoukides étaient des nomades turcs d’Asie centrale, et les Almoravides proviennent d’une
confédération de tribus dont le berceau se trouvait au Sahara mauritanien. Ce sont tous deux
des peuples non-arabes, récemment islamisés : les Seldjoukides conservent des traditions
issues du chamanisme, leur religion d’origine, et le mouvement almoravide est au départ
fondé pour islamiser les Berbères des marges sahariennes, ainsi que les populations africaines
du Sahel. Leur légitimité ne dépend donc nullement de l’appartenance à la famille du
Prophète ou à un lignage arabe. Désormais, en Islam, le pouvoir appartiendra à des « peuples
nouveaux » : Berbères de l’Atlas qui donnent naissance au califat almohade, Berbères
mérinides qui règnent au Maroc à partir du milieu du XIIIe siècle, Turcs venus d’Asie
centrale ou du Caucase, Kurdes qui forment l’élite militaire du Proche-Orient sous Saladin
(qui était de la même origine), Mongols à partir du XIIIe siècle... Cette diversification
ethnique de la composition du pouvoir correspond à une phase d’élargissement de l’Islam en
direction de l’Inde, de l’Asie centrale, de l’océan Indien, du Caucase et du Sahel.

Certaines de ces dynasties guerrières sont marquées par une double extranéité du fait que
leurs dirigeants et leurs cadres militaires sont bien souvent d’origine servile. Ce n’est le cas ni
des Seldjoukides ni des Almoravides, mais les souverains locaux turcs qui se partagent le
Proche Orient au temps des Croisades sont souvent d’anciens esclaves qui ont fait carrière
dans l’armée. L’importance des esclaves-soldats – un phénomène qui date du IXe siècle –
connaît son apogée avec les Mamlouks, qui règnent sur l’Egypte de 1250 à 1512. Les sultans
mamlouks sont tous d’anciens esclaves turcs importés du Caucase ou des steppes russes, le
terme même de « mamlouk » désignant l’esclave. Le cœur de leur armée est formé d’autres
mamlouks, qui peuvent réaliser une ascension semblable à la leur et devenir généraux, émirs
ou même sultans.

Ces peuples étrangers, dépourvus de pedigree autre que celui de la victoire militaire, cultivent
néanmoins des ambitions impériales. C’est l’un des premiers grands pouvoirs turcs, celui de
Mahmud de Ghazna (998-1030), qui avait établi son siège en Afghanistan, qui est à l’origine

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des premières conquêtes en Inde. Les Seldjoukides vont dominer jusqu’au XIIe les provinces
s’étendant de l’Iran à l’est jusqu’à la Syrie et l’Anatolie à l’ouest. Ils arrachent en effet une
partie de l’Anatolie aux Byzantins, inaugurant la présence turque dans la région. La dynastie
fondée par Saladin en 1171 tente de réunir l’Egypte et la Syrie, ce que réussissent pleinement
les Mamlouks. Quant aux Mongols, on connaît l’étendue spectaculaire de leur empire
asiatique. Les Almoravides réunissent une partie du Maghreb avec l’Espagne musulmane,
comme plus tard les Almohades. Tandis que le califat est réduit à une dimension symbolique,
ces nouveaux pouvoirs incarnent un « émirat de conquête » comme l’appelle al-Mawardi.

Par ailleurs, si les Almoravides sont structurés par un programme de réforme religieuse, les
Seldjoukides en revanche fondent principalement leur autorité sur la force armée. De manière
générale, l’ère des pouvoirs sultaniens voit triompher le processus de militarisation du
pouvoir. Le pouvoir appartient à celui qui le prend, au plus fort, et les grandes mutations
politiques proviennent de la prise de pouvoir de groupes tribaux ou ethniques qui ont réussi à
rassembler des forces suffisantes pour renverser l’autorité en place. La militarisation du
pouvoir débouche sur la domination des castes militaires turques ou berbères, sur la
généralisation en Orient du système des esclaves-soldats ou mamlouks, et sur la diffusion de
l’idéal du jihâd, qui relie les compétences militaires de ces élites avec un idéal religieux
honorable, inscrit dans la tradition islamique.

Tandis que le monde musulman s’étend et se pluralise, les pouvoirs sultaniens inaugurent
donc une conception et une pratique nouvelles du pouvoir, qui reposent sur la militarisation et
la sécularisation de l’autorité politique.
2. Les sultanats régionaux en Méditerranée (XIIIe-XVe siècle)
Cette nouvelle réalité du pouvoir se maintient au cours de la seconde phase de l’âge des
sultanats, entre XIIIe et XVe siècle. Pendant cette période, le sultanat mamlouks est le seul
grand pouvoir impérial qui se développe dans l’Islam méditerranéen. Désormais, c’est aux
marges de l’Islam méditerranéen, en Afrique avec l’empire du Mali, et en Asie avec l’empire
mongol, que se développent des sultanats à vocation impériale. Dans un monde méditerranéen
de plus en plus dominé économiquement et militairement par l’Occident, le pouvoir se
rapetisse, se régionalise. On le voit au Maghreb où, après la disparition des Almohades, trois
dynasties se partagent cet espace, avec pour capitales Fès pour les Mérinides, Tlemcen pour
les Zayyanides et Tunis pour les Hafsides, tandis que Grenade devient la capitale de l’émirat
nasride, dernière enclave musulmane dans une péninsule Ibérique désormais massivement
chrétienne.
Ces pouvoirs, tout en gardant une base militaire, sont obligés de composer avec les pouvoirs
voisins (chrétiens et musulmans) comme avec les élites militaires ou religieuses qui
constituent des contrepoids politiques importants. La base de leur puissance se rétrécit
territorialement et fiscalement, mais du même coup ces pouvoirs régionaux sont obligés de
déployer des stratégies de négociation avec les élites, les tribus et les pouvoirs adverses qui
constituent autant de contre-pouvoirs et de freins au développement de l’absolutisme
monarchique. Le rapport avec le souverain devient beaucoup moins distant, beaucoup plus
direct, comme le souligne Jocelyne Dakhlia dans son essai intitulé Le divan des rois (1998),
où elle analyse l’image du souverain au Maghreb à la fin du Moyen Age, à partir des miroirs

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aux princes et des chroniques. Une tradition de consensus se développe, un contact plus direct
entre le sultan et ses sujets. Le pouvoir se sait profane, fragile, menacé et temporaire, il
recherche donc l’assentiment de ses sujets et le soutien des élites religieuses, notamment des
grands maîtres du soufisme, qui n’hésitent pas à lui tenir tête.
Certes, le discours de légitimation religieuse ne disparaît pas et peut même être activé avec
intensité si le contexte l’exige. Saladin, qui lutte à la fois contre les Croisés et pour réunifier le
Proche Orient, met au cœur de son programme le djihad. Les Nasrides, qui luttent pour leur
survie face à la pression castillane, et les Mérinides, en butte à l’expansion castillane puis
portugaise, font de même. Cependant, l’idéal profane du bon gouvernement tend à se
substituer aux ambitions théocratiques des régimes califaux d’autrefois. Ainsi, le
développement de l’évergétisme urbain, s’il s’incarne dans la construction d’écoles
coraniques, de mosquées et de couvents soufis, n’en est pas moins représentatif d’une volonté
de sceller une alliance avec les élites urbaines.
II. Les miroirs au princes, reflets d’une « culture sultanienne »

Cette évolution n’est pas passée inaperçue et a suscité tout un courant de réflexion théorique
sur les ressorts du pouvoir, ses origines, sa nature. On a déjà évoqué en TD et dans la version
écrite de la fin du dernier cours, les auteurs qui, comme Mawardî ou Ghazali au XIe siècle,
avaient élaboré une théorie complète du califat, dans une époque où justement celui-ci
n’exerçait plus le pouvoir réel mais demeurait une référence symbolique forte. Ces auteurs
élaborent donc un idéal de gouvernement, tout en tenant compte nécessairement du contexte :
c’est ainsi qu’apparaît dans leurs écrits la question du partage du pouvoir entre le calife et
l’émir ou sultan.

C’est toutefois dans la tradition des miroirs aux princes qu’apparaît le mieux cette culture
sultanienne sécularisée, c’est-à-dire qui ménage un espace propre au politique et à ses idéaux
profanes de bon gouvernement. Cf études de Jocelyne Dakhlia et de Makram Abbès.
Apparus en langue arabe au viiie siècle au début de l’ère abbasside, les “miroirs aux princes”
constituent dès le départ un ensemble de textes composites puisant à la fois dans la tradition
de la “sagesse” grecque (lettres d’Aristote à Alexandre, traduites en arabe dans le Secret des
secrets) et persane.
On doit notamment à Ibn al-Muqaffa‘, secrétaire persan, actif au tout début de la période
abbasside avant d’être exécuté par le calife en 757, deux ouvrages majeurs sur les qualités du
bon souverain : Kalîla wa-Dimna, recueils de contes animaliers à portée politique et l’Adab
al-kabîr, l’un des plus anciens miroirs aux princes. Ce dernier révèle une conception de la
royauté fondée sur le savoir et sur la religion, mais d’après une conception qui est héritée de
l’Empire sassanide et ne doit pas grand chose aux textes religieux canoniques de l’islam. Le
terme d’adab est ici essentiel : il sert à définir la bonne éducation, les bonnes manières de
faire et de se conduit. En effet, savoir gouverner c’est avant tout savoir se gouverner soi-
même, selon cette littérature qui même éthique et politique.
C’est donc une production très ancienne, ce qui montre que la théorie du pouvoir théocratique
a toujours cohabité avec une vision plus pragmatique du pouvoir, plus affranchie du seul
référent religieux. Cette littérature connaît cependant un essor sans pareil à partir du XIe

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siècle, justement, et ses plus grandes réalisations se situent entre le XIe et le XVe siècle, à
l’âge des sultanats.
À l’instar d’Ibn al-Muqaffa‘, les premiers miroirs aux princes furent rédigés par des membres
de l’administration ou de l’entourage du pouvoir, de culture persane, qui introduisirent de
nombreuses anecdotes tirées de l’histoire de l’Empire sassanide et de ses figures
emblématiques comme Chosroès. Bien que la notion de “miroir” ne soit pas absente de cette
littérature (les rois modèles du passé sont autant de miroirs qui renvoient une image à laquelle
le prince doit se conformer), c’est surtout le terme de “conseil”, nasîha, qui sert à désigner ce
genre dans la littérature arabe (on parlera volontiers de “conseil aux rois”). Parfois formulés
directement comme des conseils d’un roi à son fils, à l’exemple du testament d’Ardashîr,
texte fameux de la littérature sassanide, les “conseil aux rois” prennent le plus souvent la
forme de petits traités rassemblant anecdotes, portraits et maximes qui illustrent les différentes
facettes de l’exercice du pouvoir : le gouvernement de soi, les relations avec l’entourage
proche du souverain, les relations avec les sujets. Selon la tradition persane, le pouvoir est
décrit comme inspiré directement par Dieu, et reposant principalement sur l’exercice de la
justice, assimilée au maintien de l’ordre et des hiérarchies sociales. Le gouvernement ne se
définit cependant pas essentiellement comme la mise en œuvre de la loi religieuse, mais
comme une siyâsa, pouvoir coercitif réprimant les forces de désordre qui menacent la société.
Comme le souligne Jocelyne Dakhlia dans Le divan des rois [1998], cette littérature est
constituée d’anecdotes souvent stéréotypées, mais ces lieux communs, à force d’être répétés,
ont contribué à définir, et diffuser très largement, une “culture sultanienne”. Qu’il s’agisse de
califes, de sultans ou d’émirs locaux, voire des rois païens du temps jadis : peu importe, car
dans toutes les civilisations et à toutes les échelles d’exercice de l’autorité, on peut observer
des règles communes. Les miroirs aux princes ne s’embarrassent pas de considérations
abstraites sur la légitimité du prince ou son rapport à Dieu : ils fixent des règles pratiques et
concrètes pour la direction de l’État. “Réaliste, positif et pragmatique : telles sont les
caractéristiques de ce genre” selon Makram Abbès, Islam et politique à l’âge classique
[2009]. Car le bon souverain ne peut se contenter d’être un théologien averti ou un dévot qui
passe son temps à méditer : il doit avant tout savoir décider, négocier, user de la force, de la
ruse, de la persuasion. Son autorité et sa survie reposent aussi, voire surtout, sur son armée et
son entourage, selon l’image répandue du cercle de justice qui fait reposer la force du
souverain sur celle de l’armée, celle de l’armée sur les richesses de l’impôt, qui elles-mêmes
dépendent de la prospérité du pays, fruit de l’ordre et de la justice. L’éthique morale et la
pratique acquise grâce à l’expérience doivent donc se conjuguer.
Cette littérature n’est-elle pas cependant élitiste, marginale, confinée au cercle étroit de la
cour ? Bien des éléments contribuent à réfuter cette objection. Tout d’abord le succès et la
diffusion de ces écrits, qui se mesure à leur persistance dans le temps et au nombre de
manuscrits existants. Par ailleurs, cette culture sultanienne s’est enracinée dans les sociétés,
où on la colporte aussi sous des formes diverses : on la retrouve aussi bien dans les ouvrages
littéraires que dans les chroniques ou même dans les contes (Mille et une nuits) ou dans les
épopées historiques. Nombre de ces œuvres présentent un caractère hybride, en particulier ce
que l’on a coutume de désigner comme des recueils d’adab, ensemble d’anecdotes visant à
divertir et instruire tout à la fois, parfois adressées à une catégorie particulière de l’entourage
du souverain, comme l’Art du commensal de Kushâjîm (xe siècle).

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Enfin, il convient de souligner que la frontière séparant la littérature des miroirs aux princes et
les discours juridico-religieux n’est pas infranchissable. Nombre d’auteurs se sont illustrés
dans les deux domaines comme Mâwardî ou Ghazâlî (m. 1111). Au total, les auteurs de ces
textes s’intéressent, au moins dès le ixe siècle, à une «royauté générique », c’est-à-dire à une
forme d’universalité du bon gouvernement qui entremêle et confronte un grand nombre de
temporalités et de modèles de gouvernement, sans introduire de distinction de principe entre
pouvoir califal et pouvoir sultanien.
La réflexion politique ne fut peut-être jamais aussi dense, et autonome vis-à-vis de la
théologie, qu’à partir du xie siècle. On peut dire à cet égard que l’âge des sultanats a libéré un
espace nouveau pour la pensée politique. Mais c’est justement cette autonomie possible de la
sphère politique vis-à-vis du religieux qui contrevient à l’idéologie islamiste comme aux
clichés sur les sociétés médiévales, souvent réduites au seul paradigme religieux. Jocelyne
Dakhlia parle à leur propos d’une forme « d’universalisme politique » et d’une « ubiquité »
des valeurs et modèles politiques qui y sont prônés. Elle y voit même une forme de
« modernité sourde », ie une modernité discrète, car ces écrits, s’ils ne proposent pas une
réflexion institutionnelle et législative sur l’Etat, proposent en revanche une éthique du
pouvoir exempte de toute considération théocratique ou religieuse. De plus, de ces ouvrages
se dégage un souci du bien commun, de l’intérêt général. Si la nécessité d’obéir au souverain
est souvent répétée, les avertissements adressés au souverain tyranniques sont aussi monnaie
courante. Le gouvernement est ainsi vu comme une sorte de pacte entre le souverain et ses
sujets. Tout en répétant qu’il faut obéir au souverain, les auteurs ne cessent de montrer que le
pouvoir est cyclique et peut être perdu à tout moment, surtout si le souverain ne se conduit pas
en bon gouvernant.
L’un des ouvrages les plus connus de cette littérature est sans doute la « Lampe des rois » de
l’andalou installé à Alexandrie al-Turtushi (1059-1126). Il commence par des maximes
générales concernant la nécessité de l’autorité politique et les bienfaits des princes, comparés
à l’eau de pluie qui régénère la végétation et alimente la vie sur terre. Puis viennent des
considérations sur le devoir de justice et la condamnation de la tyrannie. Les vertus du bon
prince (piété, bonté, justice, savoir, patience, fermeté...) y sont décrites précisément, comme
par ailleurs les devoirs des sujets, en premier lieu l’obéissance. Puis l’on descend de la tête de
l’Etat à son corps en évoquant les vizirs, l’entourage du prince, ses conseillers. Vient ensuite
une section consacrée à la gestion de l’Etat, où l’importance du secret et de la stratégie
apparaît aussi nettement que chez Machiavel. Le bon comportement du souverain à l’égard de
ses sujets est de nouveau précisé, avant de passer à la question des impôts et des rapports avec
les non-musulmans. Les différentes fonctions au sein de l’administration sont évoquées : les
gouverneurs des provinces, les cadis, et l’on insiste sur la nécessité de n’user de la contrainte
et de la force que pour de bonnes raisons. Enfin apparaît la question de la guerre et des
armées, beaucoup plus développée dans le traité de Nizam al-Mulk, le vizir des sultans
seljoukides Alp Arslan (1063-1072) et Malik-Shâh (1072-1092), qui exerça la réalité du
pouvoir pendant près d’une vingtaine d’années, jusqu’à son assassinat en 1092 par les
Assassins. L’ouvrage qu’il rédigea en persan sous le nom de “Livre du gouvernement” est
l’un des exemples parmi les plus aboutis de miroir aux princes.

III. Ibn Khaldun : penser les fondements du pouvoir en terre d’Islam

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Cette tradition d’une pensée politique sécularisée aboutit au chef d’oeuvre du maghrébin Ibn
Khaldûn (1332-1406) au XIVe siècle : la Muqaddima, introduction à son Livre des exemples
consacré à l’histoire de l’Islam vue depuis le Maghreb. Plus qu’une chronique, cet ouvrage est
une réflexion sur les origines et le fonctionnement du pouvoir et de l’Etat en terre d’Islam.
1. Un parcours politique tourmenté
Ibn Khaldûn connaissait de près les réalités politiques et sociales des sociétés maghrébines de
son temps. Né à Tunis d’une famille arabe illustre implantée en al-Andalus jusqu’au XIVe
siècle, il passa sa vie au service des différents souverains qui se partageaient alors les Etats de
l’Occident musulman : Marinides de Fès, Hafsides de Tunis, souverains de Bougie, de
Tlemcen et de Grenade. Courtisan, militaire, administrateur et négociateur, Ibn Khaldun garda
toujours son esprit d’indépendance, ce qui lui valut de faire des séjours en prison et de devoir
mener une vie errante, de cour en cour, sans jamais parvenir au sommet du pouvoir. Ibn
Khaldûn n’était pas seulement un connaisseur des rouages du pouvoir, c’était avant tout un
homme de savoir, spécialiste des sciences religieuses et du droit musulman, ce qui le mena à
la charge de grand juge (cadi) malékite au Caire. Il commença à rédiger son « Introduction »
dans une résidence du sultan de Tlemcen, près d’Oran, en 1375, et continua dès lors d’écrire.
Parcours tourmenté donc, dans un siècle tout aussi agité et inquiet, notamment du fait des
fléaux de la peste, qui ravage alors le Maghreb comme elle vide l’Occident de ses
populations.
Il tire de cet itinéraire personnel une vision lucide mais désenchantée des rapports de force et
des mécanismes d’accession au pouvoir dans le monde arabo-musulman. Le plus remarquable
est que son interprétation de l’histoire repose sur un modèle interprétatif socio-économique et
politique et non sur une grille d’interprétation religieuse. On a même vu un précurseur de la
sociologie, et parlé à son propos de « matérialisme historique », terme désignant la vision
marxiste de l’histoire, qui insiste sur les structures économiques et sociales.
2. Genèse et renouveau de l’Etat : le cycle khaldûnien
L’une des originalités de son oeuvre est de définir la relation étroite qui relie, dans l’Islam, ce
qu’il appelle la bédouinité et la civilisation. La civilisation pour lui se ramène à la sédentarité,
condition d’une accumulation de richesses qui permet le développement des villes, des arts,
de la culture, bref du superflu. Ce processus nécessite un Etat structuré, organisé, administré,
c’est-à-dire avant tout un pouvoir capable de domestiquer les hommes pour en tirer
obéissance et impôts. Mais la civilisation, et donc l’Etat, sont des constructions fragiles : elles
subissent un cycle de transformation dans lequel se succède fondation, essor, déclin et
disparition. L’histoire de l’Etat et des dynasties dans l’Islam est cyclique. La civilisation
fondée par les Arabes n’a t-elle pas elle-même été remplacée par les Turcs, puis par les
Mongols ? L’histoire ne présente pas une évolution linéaire, elle connaît une série de cycles
dont on peut évaluer la durée à environ 4 générations.
En effet, la civilisation naît et meurt de son complément inversé, à savoir la bédouinité, qu’il
définit comme le monde tribal, nomade, celui des marges (steppes, montagnes ou désert) d’où
viennent régulièrement les conquérants destructeurs et fondateurs d’Etats. La force de ces
populations tient d’une part dans leur mode de vie basé sur la survie, sur l’absence de
superflu, et d’autre part sur leur structure clanique ou tribale qui favorise la cohésion de
groupe. Cet esprit de corps qu’il appelle la asabiya devient redoutable lorsque ces populations
dispersées et clairsemées, mais armées pour la défense et pour la lutte, sont unifiées par un

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leader charismatique. Elles se déversent alors sur le monde sédentaire et renversent l’Etat.
Elles en fondent un nouveau, fondé au départ sur la cohésion du clan d’origine. Mais peu à
peu, le processus de civilisation amollit les moeurs, distend les liens tribaux, coupe le
souverain de sa asabiyya d’origine, et provoque à terme la destruction de l’Etat par de
nouvelles forces venues des marges.
C’est ainsi qu’Ibn Khaldun déroule une pensée profondément séculière de l’Etat, dont les
fondements ne sont pas religieux, car la religion n’est finalement qu’un ciment pour la
asabiya, comme elle a par exemple unifié les Arabes au temps du Prophète. Les fondements
de l’Etat reposent sur des structures sociales, et au coeur de l’Etat réside la violence, violence
fondatrice et violence du processus de domestication des sujets.
Conclusion
Il y a donc eu une réflexion critique sur l’Etat et sur l’art de gouverner en terre d’Islam. Il y
même eu une pensée séculière du pouvoir. Ses sources sont multiples : rationalisme
philosophique, légalisme juridique, tradition des Miroirs de princes, valeurs morales et
spirituelles tirées du soufisme, voire même chez Ibn Khaldun une véritable théorie de
l’histoire et du pouvoir.

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