Tariq Ramadan - Le Génie de Lislam
Tariq Ramadan - Le Génie de Lislam
Tariq Ramadan - Le Génie de Lislam
www.pressesduchatelet.com
E-ISBN 9782845926387
Copyright © Presses du Châtelet, 2016.
ISBN : 978-2-84592-638-7
Du même auteur
Être musulman et occidental aujourd’hui, Presses du Châtelet, 2015.
Introduction à l’éthique islamique. Les sources juridiques,
philosophiques, mystiques et les questions contemporaines, Presses du
Châtelet, 2015.
De l’islam et des musulmans. Réflexions sur l’homme, la réforme, la
guerre et l’Occident, Presses du Châtelet, 2014.
Au péril des idées, entretiens avec Edgar Morin, Presses du Châtelet,
2014 ; Archipoche, 2015.
L’Islam et le Réveil arabe, Presses du Châtelet, 2011.
Mon intime conviction, Presses du Châtelet, 2009 ; Archipoche, 2011.
L’Autre en nous, Presses du Châtelet, 2009.
Islam, la réforme radicale, Presses du Châtelet, 2008 ; Archipoche, 2015.
Un chemin, une vision. Être les sujets de notre histoire, Tawhid, 2008.
Quelques lettres du cœur, Tawhid, 2008.
Muḥammad, vie du Prophète, Presses du Châtelet, 2006 ; Archipoche,
2008.
Faut-il faire taire Tariq Ramadan ? entretiens avec Aziz Zemouri,
L’Archipel, 2005.
La Mondialisation : résistances musulmanes, Tawhid, 2004.
Peut-on vivre avec l’islam ?, entretiens avec Jacques Neirynck, Favre,
Lausanne, 1999 ; 2004.
Les Musulmans d’Occident et l’Avenir de l’islam, Actes Sud, 2003.
Dar ash-shahada : l’Occident, espace du témoignage, Tawhid poche,
2002.
L’Islam en questions, avec Alain Gresh, Actes Sud, 2000 ; « Babel »,
2002.
Entre l’homme et son cœur, Tawhid, 2000.
La Spiritualité, un défi pour notre société, avec Michel Bertrand, Michel
Morineau, Luc Pareydt, Tawhid/Réveils publications, 2000.
La Non-Violence ? Des images idéales à l’épreuve du réel, Fédérations
nationales des enseignants de yoga, Dervy, 2000.
La Méditerranée, frontières et passages, Thierry Fabre (dir.), Actes Sud «
Babel », 1999.
Être musulman européen, Tawhid, 1999.
L’Irrationnel, menace ou nécessité ?, Le Monde/Seuil, 1999.
Aux sources du renouveau musulman, Bayard-Centurion, 1998 ; Tawhid,
2001.
La Tolérance ou la Liberté ? Les leçons de Voltaire et de Condorcet,
Claude-Jean Lenoir (dir.), Complexe, Bruxelles, 1997.
Islam, le face-à-face des civilisations. Quel projet pour quelle modernité
?, Tawhid, 1995 ; 2001.
Péril islamiste ?, Alain Gresh (dir.), Complexe, Bruxelles, 1995.
Les Musulmans dans la laïcité. Responsabilités et droits des musulmans
dans les sociétés occidentales, Tawhid, 1994 ; 2000.
À Jennifer Reghioui,
Un immense merci pour la présence,
la confiance, l’humour et le soutien
Sommaire
Page de titre
Page de copyright
Du même auteur
Introduction
Chapitre 1 - HISTOIRE
Muḥammad et la naissance d’une religion
Le Message
Unité et diversité
Un Dieu unique
La dignité humaine
Spiritualité et éthique
Chapitre 4 - LA VOIE
La sharīʿah
Jihād
Société
Humanité et environnement
En situation minoritaire
Conclusion
ANNEXES
Section
III. Glossaire.
V. Index
Remerciements
Promo éditeur
Introduction
HISTOIRE
Révélation
Persécution et Hégire
Médine
Al-Hudaybiyyah
Les récentes victoires musulmanes ont assis la réputation du « roi des
Arabes », comme l’appellent les chefs des puissances voisines.
En l’an 6 de l’Hégire (628), durant le mois du Ramadan, Muḥammad fait
un rêve dans lequel il se voit accomplir le pèlerinage à La Mecque. Il
demande à ses compagnons de se préparer à l’y suivre, sans armes, afin que
les chefs de La Mecque comprennent bien qu’il ne s’agit pas de livrer
bataille. Mais les Quraysh s’y opposent. Après maintes négociations, toutes
au désavantage des musulmans, est signée la « trêve d’al-Hudaybiyyah »
(sulḥ al-Hudaybiyyah) : les musulmans doivent rebrousser chemin, mais ils
pourront accomplir le pèlerinage l’année suivante.
Ainsi pacifié ce dernier front, le Prophète décide d’envoyer une missive à
tous les souverains des empires voisins : le négus d’Abyssinie (Éthiopie), le
roi de Perse Chosroes, l’empereur byzantin Héraclius, le gouverneur
d’Égypte Muqawqis, d’autres encore. La teneur de ces lettres est
sensiblement toujours la même : le Prophète se fait connaître comme «
Envoyé de Dieu », dont il rappelle l’unicité à ses destinataires, et les invite
à accepter l’islām. En cas de refus, il les rendrait responsables devant Dieu
de l’égarement de leur peuple. Les réponses seront diverses : si le négus
accepte l’islām, d’autres réagissent plus violemment, jusqu’à humilier ou
tuer l’émissaire du Prophète.
La Mecque conquise
Dieu, la Création
L’ijtihād
Après que le Messager a quitté ce monde, une des questions cruciales qui
se pose est celle, bien entendu, de sa succession. Aucune tradition
prophétique unanimement reconnue ne permet de trancher cette question.
Et, très vite, les tensions apparaissent entre camps opposés.
L’expansion
L’islām est d’abord une religion, avec son credo (ʿaqīdah), ses principes
fondamentaux (uṣūl), ses rituels (ʿibadāt), ses obligations (wājibāt), ses
interdits (muḥarramāt*) et son code moral (akhlāq). Les premiers
musulmans, en attestant de leur foi, adhèrent à ce cadre qui établit une
relation à Dieu et au Message du dernier des Prophètes. C’est le sens même
de l’attestation de foi (al-shahādah) : « J’atteste qu’il n’est de dieu que
Dieu et que Muḥammad est Son envoyé. »
Néanmoins, des références fondamentales se dégage également une
philosophie générale, une conception de la vie, de la mort et de l’Homme.
La sharīʿah28 (la Voie qui mène à la Source, la Voie de la fidélité) invite à
une approche holistique qui, à partir de la relation de l’Homme à Dieu,
détermine une origine, des moyens et des fins : une philosophie de vie.
Cette religion et la philosophie qui en découle ont toujours considéré
positivement les cultures, au point, sur le plan juridique, d’en faire une
source secondaire du droit (uṣūl al-fiqh). Tout ce qui, dans une culture
donnée, ne contredisait pas un principe, une obligation ou un interdit était
intégré au substrat religieux de la culture en question. À telle enseigne qu’il
reste difficile, aujourd’hui encore, de distinguer le religieux du culturel.
Force est de constater que toutes les religions, au cours de l’Histoire, se
sont intégrées à des cultures qu’elles ont toujours influencées et réformées.
Il n’y a pas de religion sans culture, ni de culture sans religion ; pour autant,
la religion n’est pas la culture. Ainsi l’islām, en tant que religion, a
considérablement influencé, voire façonné les différentes cultures arabes,
africaines et asiatiques à travers l’Histoire. Sur le plan des références, de la
terminologie, du rapport au temps et à l’espace, des modes de vie,
l’influence de l’islām est si palpable que certains juifs, chrétiens ou athées
de culture arabe, africaine ou asiatique se sont aussi définis « de culture
musulmane », sans partager la foi des musulmans. S’il n’est pas une «
culture » à proprement parler, la prégnance de l’islām sur les cultures avec
lesquelles il s’est marié en a fait une donnée culturelle marquante.
Cependant, l’Islam est aussi une civilisation29. Laquelle, au cours de
l’Histoire, a servi de référence pour de grands Empires dont elle a influencé
le pouvoir politique et militaire, l’organisation sociale et économique et,
plus encore, la production artistique et culturelle. On serait en peine de
donner une définition unique de la civilisation30, mais on s’accorde
néanmoins à dire qu’elle se caractérise par un ensemble de valeurs ou de
traits communs de nature intellectuelle, artistique, sociale, institutionnelle et
même économique. En ce sens, l’Islam est une civilisation dont on retrouve
les références et les traits marquants à travers les époques et les cultures. La
vie sociale, intellectuelle et artistique qui se développe à l’époque des
Umayyades fait écho à l’âge d’or abbasside, lequel trouvera son pendant
chez les Ottomans, mais aussi dans le génie des cultures africaines,
asiatiques et jusqu’à l’Andalousie européenne.
Dès l’origine, la civilisation islamique, avec ses éléments communs,
apparaît riche, foisonnante et diverse, du fait de ses multiples écoles de
pensée et surtout des innombrables cultures qui ont nourri l’intelligence,
l’imaginaire et la créativité des musulmans qui s’y trouvaient enracinés.
Aujourd’hui encore, en Occident, les musulmans se sont enracinés, nourris
tant par le corps commun des principes islamiques que par la culture
occidentale. Ils ont donné naissance à l’islām occidental, lequel respecte les
principes religieux de l’islām (il n’y a en ce sens qu’un islām), mais
s’inspire de la civilisation occidentale et de ses cultures multiples pour
s’exprimer et se vivre. Au croisement de deux civilisations, ces
Occidentaux musulmans enrichissent tant l’Occident que l’Islam ; ils sont
promis à être les passerelles de la rencontre, du dialogue et de la
fécondation mutuelle. Les mêmes processus ont été et sont toujours à
l’œuvre en Chine, en Inde et plus largement en Afrique et en Asie.
Unité et diversité
L’unité de l’islām tient au fait que tous les musulmans, quelles que soient
leur tradition (sunnite, chiite, ibādite), leur culture (arabe, africaine,
asiatique, occidentale), leur tendance (littéraliste, traditionaliste, réformiste,
mystique, etc.), sont d’accord sur les principes fondamentaux (unicité de
Dieu, sources scripturaires, credo) et les pratiques rituelles (obligations et
interdits essentiels). L’islām, de ce point de vue, est un. Cela n’empêche pas
que cette unité de principes ait donné lieu à une diversité d’interprétations
et d’appartenances.
Très tôt, la succession du Prophète fit apparaître des divergences sur des
questions qui n’étaient pas strictement politiques ; en arrière-fond, c’était
déjà la compréhension d’un certain nombre de principes islamiques qui
différait. Quel rôle devait jouer la religion ? Qui avait autorité sur la
référence religieuse et/ou sur le pouvoir politique ? Quelle place donner à la
communauté des croyants ? Comment, enfin, justifier telle ou telle position
sur la base des sources scripturaires ? Sunnites et chiites se sont très vite
opposés sur ces questions (sans parler des khārijites et des ibādites), mais la
diversité ne s’arrête pas à ce premier schisme. Chacune des deux grandes
traditions, en effet, a vu se multiplier les écoles de droit (avec des
méthodologies différentes) et de pensée (philosophique, théologico-
philosophique, mystique), mais aussi les tendances religieuses (littéraliste,
traditionaliste, réformiste, moderniste, etc.). On peut distinguer les écoles
(de droit et de pensée) qui établissent assez clairement un cadre, une
méthodologie, un champ d’investigation communs, d’une part, des courants
ou tendances, d’autre part, qui s’identifient par une position commune vis-
à-vis des textes ou de la raison sans que cela suppose des méthodologies et
des interprétations partagées, encore moins des réponses sociopolitiques
similaires.
Très tôt, les sunnites ont vu se développer des écoles de droit autour de
savants (ʿulamāʾ) et de juristes (fuqahāʾ) qui enseignaient à leurs élèves des
méthodes spécifiques d’extraction de règles à partir des sources
scripturaires. Les juristes en question étaient rarement conscients (ou
désireux) d’établir une école de droit. Au gré de l’Histoire, on a pu compter
jusqu’à dix-huit écoles de droit différentes chez les sunnites, dont quatre
seulement ont survécu (mālikī, ḥanafī, shāfiʿī et ḥanbalī).
De nos jours, une nouvelle école juridique, qui refuse les précédentes,
entend, sur les traces des premières générations (salaf*), revenir
directement au Coran et à la Sunnah. Ceux qui s’en réclament se nomment
eux-mêmes les salafī. Leurs divergences, essentiellement d’ordre
méthodologique, ont trait à la classification des sources et, bien sûr, à
l’interprétation de certains versets relatifs au culte (ʿibadāt et muʿāmalāt) et
aux prescriptions (aḥkām).
Le même phénomène existe chez les chiites, où deux niveaux peuvent
être distingués. Le premier de ces niveaux recouvre les écoles de droit des
duodécimains, des septimains (ismaéliens), du zaydisme, de l’alaouisme, de
l’alévisme et du khaysanisme. Ces écoles sont parfois divisées en courants
distincts, mais seules diffèrent leurs méthodologies. Ainsi les zaydites,
nombreux au Yémen, sont très proches des écoles de droit sunnites, au
point que certains savants les considèrent comme une cinquième école
sunnite. Les duodécimains, qui représentent aujourd’hui la majorité des
chiites, ne sont pas unifiés ; et si le jaʿfarisme est devenue l’école officielle
en Iran depuis la révolution de 1979, d’autres écoles encore se distinguent
par la méthodologie et l’interprétation des textes. Trois courants diffèrent
sur le statut du texte et de la raison : les Akhbārī, considérés comme les plus
traditionalistes, privilégient le texte ; les Uṣūlī reconnaissent le bien-fondé
de la raison ; les Shaykhites, enfin, désireux de revenir aux sources
scripturaires, représentent une tendance plus littéraliste. Le même
phénomène divise le droit des septimains en différentes écoles (nizārites,
druzes, mustaliens) qui n’usent pas des mêmes critères d’interprétation et
ont développé des compréhensions différentes de l’autorité (des textes ou
des savants).
Écoles de pensée
Reste un autre niveau de diversité qui permet, chez les sunnites comme
chez les chiites, de mieux comprendre les attitudes des uns et des autres vis-
à-vis des Textes et des situations historiques.
Classer les musulmans en « modérés » et en « fondamentalistes » est non
seulement simpliste, mais faux sur le plan scientifique. Pour mieux
comprendre la diversité des courants, il convient d’observer leur rapport
aux Textes et, par là même, à la raison humaine. On dénombre ainsi, chez
les sunnites comme les chiites, pas moins de cinq grandes tendances : 1) les
littéralistes, qui lisent les sources sans mise en perspective historique et
offrent peu de place à la raison ; 2) les traditionalistes, qui suivent une école
de droit et estiment que l’essentiel à été dit par les anciens savants ; 3) les
réformistes, qui se réfèrent aux textes et estiment que les musulmans
doivent réformer leur compréhension par l’usage de la raison, de l’ijtihād et
des sciences ; 4) les rationalistes, qui affirment que la raison doit l’emporter
sur l’autorité des textes et développent une pensée plus sécularisée ; 5)
enfin, les mystiques, qui ajoutent à la lecture par l’intelligence celle du
cœur et s’intéressent au sens caché destiné à permettre la purification et la
libération du soi.
Ces tendances ne sont pas exhaustives et ne rendent pas compte de tous
les positionnements possibles. Il reste que ces cinq courants couvrent
l’essentiel des cadres d’interprétation des Textes, mais aussi de la réalité. Ils
ont une influence déterminante, en aval, sur d’éventuelles positions
politiques, mais il faut se garder des rapprochements hâtifs et des
assimilations non fondées. L’histoire des religions en général, celle de
l’islām en particulier, a montré que l’attitude religieuse vis-à-vis des Textes
ne préjuge pas toujours de l’attitude politique vis-à-vis des Hommes, et que
l’on peut être ici un libéral et là un autocrate. C’est ainsi que l’on peut être
libéral ou mystique en matière religieuse et soutenir des régimes politiques
dictatoriaux et répressifs. À l’opposé, quoique plus rarement, on peut être
littéraliste ou traditionaliste et défendre des régimes démocratiques. Aussi
ne faut-il pas confondre positionnement politique et positionnement
religieux. L’équation n’est pas si simple.
Formation des sciences islamiques
3. Construite, selon la tradition musulmane, par Abraham, la Ka‘bah a la forme d’un cube vide, purifié de toutes idoles et représentations.
13. Qui peut avoir les deux sens d’aimer les pauvres et d’être aimé par les pauvres.
26. Les duodécimains dénombrent douze imāms de référence, réputés infaillibles, tandis que les ismaéliens n’en reconnaissent que sept. Ces deux tendances, cependant, sont d’accord
sur la lignée jusqu’au sixième imām, Ja‘far al-Ṣādiq.
29. En français, on écrit « islam » avec une minuscule quand on réfère à la religion et avec une majuscule (Islam) quand on parle de la civilisation.
30. Voir notre ouvrage : L’Autre en nous. Pour une philosophie du pluralisme, Presses du Châtelet, Paris, 2009, chapitre 13.
32. Les littéralistes (salafī), par exemple, rejettent le soufisme, considéré comme une influence étrangère et dangereuse.
33. Voir à ce sujet notre ouvrage : La Réforme radicale. Éthique et libération, Presses du Châtelet, 2009 ; Archipoche, 2015.
Chapitre 2
Relation Coran-Ḥadīth
Quête de Dieu
Ainsi, l’étude du Tawḥīd (unicité de Dieu) à travers Ses Noms (tawḥīd al-
asmāʾ) et Ses attributs (tawḥīd al-ṣifāt) consiste à mieux comprendre la
nature et le sens de la Présence de l’Être et du Créateur, de Ses dons et de
Ses exigences, afin de vivre pleinement la foi qui est quête de Sa proximité
et de Son amour. L’être humain, dans son expérience spirituelle avec
l’Unique, devra se libérer de tout ce qui l’empêche d’avoir accès à Sa
Présence et à Son absolu : « Il n’est de dieu que Dieu » (tawḥīd al-
ulūhiyyah*) exige du fidèle qu’il se libère de tout ce qui n’est pas Lui (son
ego, ses désirs, ses « idoles » matérielles ou figurées telles que l’argent, le
pouvoir, etc.) pour faire le vide et n’être habité que par l’Un auquel il ne
faut rien associer (tawḥīd al-rubūbiyyah*). Expérience spirituelle exigeante,
personnelle et sans intermédiaire, fondée sur l’effort intime (jihād al-nafs),
puisque l’on s’approche de Dieu en revenant à soi pour se libérer de soi à
travers la méditation sur Ses Noms, Ses dons (soi, la foi, le Cosmos, la
Nature, le bien-être, l’amour, etc.) et sur le sens de l’existence qui nous
ramène immanquablement à Lui. Voyage et pèlerinage spirituels dont la
provision, pour la route, est la conscience et l’amour révérenciels (taqwā*)
de Dieu (« Et prenez votre provision [pour la route] car, certes, la meilleure
des provisions est la conscience et l’amour révérenciels de Dieu25 ») qui
nous appellent à la Vie au-delà de la vie : « Ô vous qui portez la foi,
répondez à [l’appel de] Dieu et de Son envoyé quand ils [tous deux] vous
appellent à ce qui vous fait vivre26 [qui vous donne la vie]. » La vie avec
l’Unique est une autre vie ici-bas déjà, avant d’accéder à la Vie de l’au-delà.
Judaïsme
L’islām partage avec le christianisme cette idée que la foi en Dieu, dans
l’élévation de l’humain, doit se traduire par l’amour et la proximité. Au
demeurant, en simplifiant quelque peu, l’islām se situe à mi-chemin de
l’exigence légale juive et de l’expérience amoureuse de la foi chrétienne. La
place nous manque pour relever tous les points de convergence et de
divergence entre le christianisme (avec tous ses courants) et l’islām ; du
moins peut-on mettre en évidence, ici aussi, trois distinctions majeures.
La première a bien évidemment trait à la conception de Dieu, en
particulier à la codification du credo par la « confession de foi » relative à la
Trinité, édictée en 325 au Concile de Nicée : « Nous croyons en un seul
Dieu, Père tout-puissant, Créateur de toutes choses visibles et invisibles. Et
en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, engendré du Père,
c’est-à-dire, de la substance du Père. Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai
Dieu de vrai Dieu ; engendré et non fait, consubstantiel au Père ; par qui
toutes choses ont été faites au ciel et en la terre. Qui, pour nous autres
Hommes et pour notre salut, est descendu des cieux, s’est incarné et s’est
fait homme ; a souffert et est mort crucifié sur une croix, est ressuscité le
troisième jour, est monté aux cieux, et viendra juger les vivants et les morts.
Et au Saint-Esprit. » Cette conception de la Trinité et de son mystère est
considérée comme une conception erronée de l’Unicité de Dieu. Quant au
statut de Jésus, il apparaît problématique. L’islām le reconnaît comme
Messager et Prophète, ainsi que Muḥammad, mais de nombreux versets du
Coran rejettent radicalement l’idée qu’il puisse être le fils de Dieu.
La conception de l’Homme (nous y reviendrons) diffère également,
puisque l’islām rejette la notion de « péché originel » et rend chaque être
seul responsable de ce qu’il/elle a fait. Adam et Ève étaient coresponsables
et ont été pardonnés. De fait, chaque individu, femme ou homme, devra
rendre compte de ses actes.
Enfin, le statut de l’Église dans la tradition catholique romaine et la
fonction et le célibat de prêtres font partie des principes et des prescriptions
que l’islām ne partage pas.
C’est à la lumière de ces divergences que la dernière Révélation est
venue confirmer l’essence de la foi et rectifier, pour les musulmans, des
interprétations considérées comme problématiques, ou simplement
erronées.
Innocence et fiṭrah
Responsabilité
La dignité humaine
Liberté
Vice-gérant et gardien
2. « Évangile » est toujours au singulier dans le Coran. La tradition musulmane considère en effet que Jésus a reçu une seule Révélation, laquelle a subi des transformations et des
ajouts humains pour aboutir aux « Évangiles », officiels ou apocryphes, qui ne seraient pas toujours fidèles à la Révélation de l’Évangile originel.
3. Coran : sourate 26, verset 195, ou encore sourate 16, verset 103 (parmi de nombreux autres versets).
4. Le Prophète (nabī*) reçoit une Révélation, mais il n’a pas forcément pour mission de la transmettre aux Hommes ; le Messager (rasūl*), lui, est chargé d’enseigner et de répandre le
Message. Ainsi, un Messager est toujours un Prophète, mais un Prophète n’est pas toujours un Messager.
5. Voir à ce sujet notre introduction à la traduction française du Coran : « Le verbe et Ses signes », édition Tawḥīd, Lyon, réédition annuelle.
6. Il existe des différences sensibles de classification selon des lectures acceptées du Coran. On dénombre parfois 6 213 versets.
7. Lors du dernier Ramadan avant sa mort, l’ange Gabriel lui fit réciter deux fois la totalité du Coran (dans l’ordre que nous connaissons aujourd’hui), indication que la mission
parvenait à son terme et le texte à son expression définitive.
18. Les djinns représentent des esprits dans la tradition musulmane ; nous y reviendrons p. 103.
27. Ḥadīth rapporté par Aḥmad et Ibn Ḥibbān, dont l’authenticité a néanmoins été discutée, voire rejetée par de nombreux savants.
32. La forme arabe taʿārafū (se connaître l’un l’autre, mutuellement) exprime la parfaite égalité du mouvement de connaissance de l’un vers l’autre et de l’autre vers l’un.
33. Un autre verset du Coran est très explicite sur cette question : sourate 10, verset 99.
54. Coran : sourate 2, verset 283 (beaucoup d’autres versets emploient cette formulation).
Le premier pilier de la foi consiste à croire en Dieu qui est unique, qui
n’a pas d’associé, qui n’a pas été engendré et n’a pas engendré, et dont on
ne peut ni avoir une image ni se faire une définition : « Rien n’est
semblable à Lui, et Il est certes Celui qui entend [au-delà de tout] et Celui
qui voit2 [au-delà de tout]. » L’Homme ne peut dire de Dieu que ce que
Dieu lui révèle de Lui-même. Le fidèle doit s’efforcer de vivre avec Dieu le
rapprochement par Son amour et l’obéissance aux règles révélées.
L’unicité de Dieu (Tawḥīd) est le principe fondateur de l’islām. Dans
l’ordre de la foi, il consistera en une méditation, une adoration (ʿibādah) à
différents niveaux, tout d’abord par une réflexion sur les noms et attributs
divins (Tawḥīd al-asmāʾ wa al-ṣifāt*), lesquels permettent au fidèle de se
rapprocher de Sa présence. Par la reconnaissance, ensuite, de Son Être et de
Sa Grâce visibles dans la Création, qui est cadeau et don et regorge de
signes de Son infinie bonté (Tawḥīd al-rubūbiyyah). Enfin, par un combat
personnel contre tout ce qui pourrait troubler ou perturber la foi en Dieu et
en Son unicité, du fait de l’association d’autres dieux ou motivations
terrestres (ego, argent, pouvoir, etc.), semblables à des polythéismes,
explicites ou non (shirk*), dont l’être humain doit se libérer (Tawḥīd al-
ulūhiyyah).
Tous les autres piliers de la foi et de la pratique tournent en somme
autour de cet axe fondamental : ils sont soit des conséquences de cette foi
en Dieu, soit des moyens de vivre comme il se doit cette foi qui est autant
adhésion à Son Être qu’accès au refuge de Paix et de sécurité né de ce don
de soi. Al-imān, en ce sens, ne signifie pas seulement la « foi » au sens
d’acte de « croyance en Dieu » ; sa racine, a-ma-na, se rapporte à l’idée de
trouver un espace de sécurité (amān*), de paix et d’accomplissement.
Croire en Dieu, nous l’avons dit, c’est entrer dans Sa paix.
Les anges Il existe des mondes d’êtres invisibles auxquels le Coran fait
référence à de très nombreuses reprises et dont le Prophète, selon les
traditions, a souvent parlé.
Deux types d’entités agissent et interagissent dans la vie des êtres
humains. Les anges, créés de lumière, sont en adoration permanente de
Dieu ; certains accomplissent des missions spécifiques dans l’ordre du
Cosmos. Les djinns, créés de feu et qui, comme les êtres humains, ont le
choix de désobéir aux ordres divins, sont des esprits bénéfiques ou
maléfiques qui peuvent prendre des formes diverses, voire posséder un être
humain. Ce qui fonde le deuxième pilier de la foi est la reconnaissance que
le Cosmos est habité de présence, de vie et d’énergie au-delà des seuls
éléments visibles de la Création. Des anges sont présents près de chaque
être humain, dans nos demeures, dans l’Univers. Au-delà de l’ordre visible
de la Nature, ils participent à la symphonie chantant la Grâce de Dieu.
L’islām, de ce point de vue, confirme ce que les traditions juive et
chrétienne ont toujours reconnu en matière d’existence des anges, à
commencer par l’ange Gabriel (Gibrīl) dont le rôle fut, dans l’Histoire, de
transmettre les Révélations. Le croyant vit avec cette présence des anges,
dont deux l’accompagnent toujours et qui ont des rôles différents (anges de
la transcription des actes, anges de la mort, etc.). Au demeurant, un espace
n’est jamais vide et le croyant est invité à toujours saluer les êtres visibles et
invisibles qui peuplent l’univers entier comme sa demeure personnelle. La
formule « Salām ʿalaykum wa raḥmatuLLahi wa barakātuhu » (« Que la
paix soit sur vous, et la miséricorde de Dieu et Sa bénédiction ») se dit aux
êtres humains, aux anges comme aux djinns bienfaisants. Les anges
protègent, les anges voient, parfois même ils peuvent inspirer. Ce monde de
l’invisible, avec la conscience ou par le rêve, rapproche l’individu du sens
et opère comme un rappel dans la vie des musulmans ordinaires, comme
chez les plus grands mystiques.
Dans nombre de pays musulmans, on entend beaucoup parler des djinns,
esprits soit bienfaisants, soit malfaisants. Dans ce dernier cas, ils peuvent
posséder un individu. Dans certains pays, il est commun – et même banal –
d’associer les djinns au mauvais sort, aux pratiques de sorcellerie et de
magie noire. Ce type de discours relève très souvent de la superstition
populaire la plus dangereuse et tend à déresponsabiliser les personnes. Non
seulement c’est la négation même du premier principe de la foi en un Dieu
unique à qui l’on n’associe rien, mais les conséquences spirituelles et
psychologiques de telles croyances trahissent les objectifs de la foi : il ne
s’agit plus de libérer les Hommes de tous les faux dieux, mais, en
pervertissant le Message, de les enchaîner à des superstitions qui les rendent
démunis, impuissants et victimes de puissances obscures !
Ainsi, Dieu n’a jamais délaissé les êtres humains. De loin en loin, Il leur
envoie des Messages qui rappellent le sens de la vie, le lien avec Dieu et le
retour vers l’Unique. Ses Livres disent aussi que Sa vérité n’est pas
exclusive et que la Vérité (Dieu) ne s’est pas exprimée d’une seule façon.
Cette diversité des Messages dans le temps est une invitation à la
coexistence des religions dans l’espace par la reconnaissance d’une source
commune et unique. La reconnaissance des Livres révélés rappelle aux
Hommes leur besoin d’être guidés et orientés, car la raison seule n’a jamais
suffi. Elle a pu analyser le comment du monde, elle n’a pu répondre avec
certitude au pourquoi de la vie.
S’il a toujours été dans le besoin de sens (offert par les Livres), jamais
l’Homme n’a été privé et coupé du sens dont les Révélations, à travers
l’Histoire, lui rappelaient la présence. Comme la présence des anges nourrit
un rapport de présence à l’espace, les Livres donnent une densité de sens à
l’Histoire ; les deux sont liés à Dieu l’Unique, Créateur de l’espace et du
temps et dont l’Être est infiniment au-delà de l’espace et du temps.
Après la mort, l’être humain est mis en terre (l’incinération est interdite
en islām). La tradition fait état de plusieurs étapes : les questions de la
tombe (l’Homme est questionné sur son Dieu, sa religion, son Prophète), les
possibles châtiments de la tombe, l’attente dans le barzakh* (lieu où
demeurent les âmes après la mort en attendant le Jugement dernier), puis le
Jugement dernier qui décidera de l’entrée au Paradis ou en Enfer.
Le retour à Dieu se fait donc, pour le croyant, avec la conscience qu’il
devra rendre des comptes à Dieu sur la façon dont il a conduit sa vie sur
terre. Le Coran répète à maintes reprises que l’être humain doit espérer et
savoir de Dieu que Son jugement sera à la fois juste (Dieu est al-ʿAdl, « la
Justice ») et clément (Dieu est al-Raḥmān, « le Clément, le Miséricordieux
» au-delà de toute miséricorde). Cette conception de Dieu et de la mort
détermine une certaine conception de la vie : l’Homme est seul, responsable
de ses actes dans cette vie qui n’est pas la seule vie ; son salut ne tient pas à
la seule justice de Dieu, mais à Sa miséricorde et à Son amour.
Le Jugement dernier, au lieu d’induire un décompte négatif obsessionnel
des fautes et des manquements, devrait ouvrir l’Homme à la conscience de
ses limites, de son besoin de Dieu dans Son amour et Sa bonté. Le caractère
rigoureux du Jour des comptes est une vérité. Son accueil en Sa compassion
et Son pardon en sont une autre, non moins fondamentale. Ainsi, le tragique
de l’Homme, seul face à ses actes et à Dieu qui tient les comptes (al-
Ḥassīb), est apaisé par l’espérance en Dieu « le Clément » (al-Raḥmān) et «
le Doux » (Al-Rafīq). Au-delà de l’espérance du Paradis, récompense des
pieux et des justes, ce que l’être humain peut espérer de plus élevé dans
l’Au-delà est directement fonction du lien d’amour avec le Divin qu’il doit
nourrir tout au long de sa vie : être en présence de Dieu, Le voir et
demeurer éternellement dans l’ombre de Sa grâce.
Le destin Dieu est omniscient. Il est au-delà du passé, du présent et de
l’avenir. Son savoir englobe donc toutes choses et en particulier, bien sûr,
le sort de chaque individu. La foi en la volonté de Dieu (al-qaḍāʾ*) et en
Son décret (al-qadar*) – les deux notions qui réfèrent à la prédestination
– sont un pilier du credo islamique (al-ʿaqīdah). Cette croyance a trois
conséquences quant à la conception de Dieu et trois autres concernant
l’Homme.
L’attestation de foi Nous l’avons vu, les êtres humains, dans l’innocence
de leur enfance comme dans leur obéissance naturelle à l’ordre du
Cosmos, sont tous originellement des « musulmans5 ». Mais c’est avec le
double témoignage de la shahādah qu’ils le deviennent en conscience,
adhèrent aux principes de la foi et sont appelés à en pratiquer le rituel.
La première partie de l’attestation de foi est liée à la reconnaissance du
fondement de la religion musulmane qu’est le Tawḥīd, l’unicité de Dieu.
Cette attestation, qui prend son sens avec l’âge de raison, exige un
approfondissement progressif de tous les éléments que nous avons évoqués.
Les enseignements des six piliers de la foi, mais également les exigences
relatives au statut de l’Homme avec sa dignité, sa liberté et ses
responsabilités, sont un accès vers l’invisible (lequel ne cesse de livrer ses
secrets à la foi qui s’approfondit et s’enrichit). La reconnaissance de la
mission de Muḥammad et de son statut de dernier Messager (seconde partie
de la shahādah) exprime une adhésion tant au Coran qu’à la tradition du
Prophète et à son exemplarité. Implicitement, elle est reconnaissance de
tous les Messages et Révélations qui l’ont précédé et impose le respect des
autres traditions, d’une part, et le fait d’assumer d’être des témoins de ce
dernier Message devant l’humanité, d’autre part.
En ce sens, la shahādah est l’expression d’un acte de foi en Dieu et d’un
acte de responsabilité devant Dieu et devant les Hommes. Dieu a donné la
vie et la vie a un sens. Il suffit de prononcer cette attestation pour devenir
musulman6 (devant deux témoins musulmans, ou même seul devant Dieu
selon certains savants), mais il est clair que la formule est forte des
nombreux enseignements que nous avons abordés et qu’il ne faut pas
négliger. Deux dangers sont cependant à signaler. Le premier est un
formalisme qui consiste à réduire l’adhésion à l’islām au fait de prononcer
l’attestation sans en comprendre le sens et les implications (ce qui arrive
dans des cas de « conversion » formelle en vue d’un mariage, par exemple).
Inversement, des savants minoritaires de certaines écoles de droit et de
pensée se permettent de décider qui est musulman ou non en ajoutant des
conditions (comme celle de la pratique des rituels), s’autorisant même à
excommunier telle ou telle personne (takfīr*). Or, sitôt qu’une personne
ayant prononcé l’attestation de foi déclare se sentir musulmane, nul n’a le
droit d’en décider autrement ou de l’exclure. Une institution religieuse peut
considérer certains actes ou certains propos comme non conformes au credo
et aux principes de l’islām, mais aucune autorité humaine ne peut décider
de la foi et des secrets des cœurs.
La prière La prière rituelle (ṣalāt*) a été instituée par étapes, au gré des
révélations successives. Elle est codifiée dans sa forme et dans son
nombre : pour tous les musulmans, quelle que soit leur tradition, les
prières quotidiennes sont au nombre de cinq, chacune selon un cycle
déterminé. Si le Coran mentionne les prières, il ne dit rien sur la forme du
rite proprement dit. Seules les traditions prophétiques nous informent des
règles de la prière : contenu, gestuelle, cycles, etc.
Une fois fixée la limite des besoins de première nécessité (nissāb*), selon
les lieux et les époques, la femme et l’homme doivent verser, selon un
calcul annuel, un certain pourcentage de leurs biens (2,5 % de l’argent, de 5
à 10 % de la récolte par exemple, etc.). Ils peuvent le faire au profit
d’institutions étatiques ou d’organisations indépendantes, ou bien verser
eux-mêmes la somme récoltée aux personnes dans le besoin.
Le principe de cette taxe n’est pas d’entretenir l’assistanat. Elle doit être
versée en priorité aux nécessiteux (que le Coran range en huit catégories) et
dans son voisinage immédiat, ce qui suppose de bien connaître son propre
environnement social. L’objectif, de surcroît, est de leur donner les moyens
de sortir de leur situation en soutenant des projets qui leur permettent de
s’autonomiser financièrement, afin qu’un jour eux-mêmes puissent payer la
zakāt. La philosophie de la zakāt est donc de développer une dynamique de
solidarité sociale régulée qui permette aux pauvres d’obtenir leurs droits
(avec la reconnaissance de leur dignité humaine) et, dans le même
mouvement, d’accéder à l’autosuffisance alimentaire et à l’autonomie
financière. C’est dire que la gestion de la « taxe sociale purificatrice » ne
peut pas se satisfaire d’une distribution de biens charitables, mais qu’elle
exige une connaissance des différents systèmes locaux et nationaux de
solidarité sociale (étatique et institutionnelle), afin d’organiser une
distribution adéquate de la zakāt qui complète les dispositifs existants et qui
ait surtout le souci constant et systématique de travailler à libérer les
pauvres de leur situation d’assistés. Elle doit être payée en tant que telle
(avec une intention et un montant déterminés), et le fait que certains impôts
payés à l’État comprennent un volet solidaire ne dispense jamais de s’en
acquitter.
La zakāt, selon la plupart des juristes (fuqahāʾ), doit être destinée aux
nécessiteux musulmans, sauf cas exceptionnel. D’autres savants ont discuté
cette clause, affirmant que tous les pauvres d’un voisinage donné peuvent
bénéficier de la zakāt, qu’ils soient ou non musulmans (si les besoins des
musulmans sont couverts selon certains, pas uniquement selon d’autres). Il
existe par ailleurs une autre forme de don, al-ṣadaqah*, versé librement
selon le souhait et les moyens de chacun (il y a cette fois consensus entre
les savants sur le fait que la ṣadaqah peut être versée à toute personne,
qu’elle soit ou non musulmane).
Ce troisième pilier est important. La zakāt traduit une compréhension
plus profonde du Message de l’islām. Avec l’aide de Dieu, le croyant doit
nourrir la conscience du Cosmos autour de lui et des pauvres à ses côtés. La
foi est un éveil du sens, des yeux et du cœur. C’est également entretenir un
sens profond de la justice par une obligation stricte et prescrite : justice à
l’égard de la Création qu’il faut protéger, justice vis-à-vis des êtres humains
qu’il faut respecter, riches ou pauvres. Comme la prière doit être établie
partout où les musulmans s’installent, le droit du pauvre doit être
immédiatement reconnu partout où existe une collectivité. Ainsi la foi, dans
son aspect pratique, est un acte de double responsabilité écologique et
humaine, dont le sens est de respecter l’ordre naturel offert par Dieu et de
réformer l’ordre social des humains, cause de pauvreté et d’esclavage, qu’il
convient de transformer en redonnant à chacun son droit à la liberté et à
l’indépendance (sociale et financière).
Le jeûne Le quatrième pilier de l’islām est le jeûne du mois du Ramadan,
neuvième mois de l’année lunaire musulmane. Sa durée s’étend
d’environ une heure trente avant le lever du soleil (début de la prière du
fajr) jusqu’au coucher du soleil (début de la prière du maghrib). L’année
musulmane est lunaire et dure trois cent cinquante-cinq ou trois cent
cinquante-six jours, de sorte que, chaque année, le mois du jeûne avance
de dix à douze jours par rapport à l’année solaire. Selon la saison et le
lieu, la durée d’une journée de jeûne peut s’étendre de 9 heures à 19
heures, voire 20 heures. Dans les régions nordiques qui ne connaissent ni
lever ni coucher du soleil, où le jour et la nuit peuvent couvrir toute la
durée de l’hiver ou de l’été, les juristes (fuqahāʾ) sont unanimement
d’avis qu’il faut se conformer aux horaires du plus proche pays
connaissant un lever et un coucher de soleil.
Le pèlerinage (Ḥajj), quant à lui, doit s’effectuer une fois dans la vie,
pour qui en a les moyens. Il a lieu chaque année entre le 8 et le 13 du mois
de Dhū al-Ḥijjah (douzième du calendrier lunaire islamique). Il consiste,
pour les femmes comme pour les hommes, à se rendre à La Mecque pour y
accomplir un certain nombre de rites. Auparavant, il convient de faire les
grandes ablutions (une douche avec un rituel et des invocations), puis de
porter l’habit du pèlerin (morceau d’étoffe sans couture pour l’homme, avec
coutures pour la femme, couvrant le corps et les cheveux mais laissant
impérativement le visage découvert, selon le consensus de toutes les écoles
de droit). Une fois dans cet état de sacralisation (iḥrām*), les pèlerins ne
doivent plus se couper les cheveux ou les ongles, ni avoir de rapport sexuel
ou tuer des espèces vivantes.
Arrivé à La Mecque, le pèlerin commence par tourner sept fois autour de
la Ka’bah – le grand cube de pierre vide, recouvert d’un tissu noir, qui se
trouve au centre de l’espace sacré – dans le sens inverse des aiguilles d’une
montre (circumambulation). Puis il se rend à al-Ṣafā et à al-Marwah, deux
stations distantes de 400 mètres, revivant ainsi la course de Hājar, mère
d’Ismāʿīl (Ismaël), qu’Abraham avait laissée à cet endroit et qui courut, ici
et là, pour trouver de l’eau. Le pèlerin boit aussi l’eau pure de zamzam,
rappelant la source d’eau qui sauva Hājar et son fils. Il se rend ensuite à
Minā, pour y rester l’après-midi et le soir. Le matin du 9 Dhū al-Ḥijjah, il
se dirige vers le mont ʿArafah, où le Prophète prononça son sermon d’adieu
au cours de son unique pèlerinage, pour y faire des invocations jusqu’au
crépuscule. Après le coucher du soleil, le pèlerin se dirigent vers une autre
station (al-Mudhdalifah), où il reste jusqu’au lever du jour. Le lendemain, il
revient vers Minā, où, muni de petits cailloux, il lapide symboliquement le
diable qui tenta de persuader Abraham de désobéir à Dieu en refusant de lui
sacrifier son fils. Le pèlerin sacrifie donc un mouton (ou paie l’équivalent
aux institutions spécialisées), dont la viande sera soit consommée, soit
distribuée aux pauvres. Enfin, il revient vers la Kaʿbah, autour de laquelle il
effectue de nouveau les sept mêmes tours par lesquels il avait commencé,
en guise d’adieu et de sortie de l’état de sacralisation. Il est alors
recommandé à l’homme de se raser entièrement la tête et aux femmes de
couper une simple mèche de leurs cheveux. Le grand pèlerinage est ainsi
accompli. Il est suivi de quatre jours de fête, la plus importante des deux
fêtes du calendrier musulman (ʿīd al-Aḍḥā).
On le voit, le pèlerinage est intimement lié à l’histoire et à la mémoire
d’Abraham, père du monothéisme, auquel se rattache directement la
tradition musulmane (il est même recommandé d’effectuer une prière
spéciale au lieu dit « station d’Abraham » – maqām Ibrahīm – où il invoqua
son Seigneur). À travers ses rites, le Ḥajj est fort de nombreux
enseignements. La tenue des pèlerins exige le dénuement de l’homme et de
la femme, vêtus de la façon la plus simple, dans une parfaite égalité devant
Dieu et au Centre. Femmes et hommes du monde entier, de toutes origines
et de toutes couleurs, quel que soit leur statut social, se retrouvent à La
Mecque pour revivre l’épreuve d’Abraham, l’« ami de Dieu », et s’élever
spirituellement. Une fois encore, on retrouve dans ce rite la double
dimension verticale (retour à Dieu) et horizontale (une communauté
spirituelle de femmes et d’hommes tous égaux devant Dieu) qui rappelle la
complémentarité essentielle des deux ordres. Revenir seul à Dieu, par le
pèlerinage, implique de ne jamais se détacher de la communauté de destin
qui lie les êtres humains dans l’égalité, la fraternité, la solidarité et l’amour.
Le pèlerinage implique également de se mettre en route, de se détacher
des liens terrestres pour revenir à l’essentiel, au Centre, à son cœur. Il fait
ainsi écho au voyage vers soi, puisqu’il s’agit de s’approcher de Dieu qui «
se place [intervient, se fait connaître] entre l’Homme et son cœur16 ». Et la
Révélation de rappeler : « Faites des provisions pour la route, et certes la
meilleure des provisions est l’amour révérenciel de Dieu17. » Au fond,
comme l’indiquent souvent les traditions mystiques, le pèlerinage
représente le symbole de la vie spirituelle qui exige la quête de Dieu, le
détachement du monde et le rapprochement avec l’Unique, étape après
étape, par les rites, l’effort, la discipline, par Son amour et pour Son amour.
Il existe aussi un « petit pèlerinage » (ʿumrah*), qui peut s’effectuer à
n’importe quelle période de l’année et qui comprend, avec l’état de
sacralisation, les deux premiers rites seulement (circumambulation autour
de la Kaʿbah et course entre al-Ṣafā et al-Marwah). Elle est un acte
recommandé.
Plus de deux millions de musulmans convergent chaque année à La
Mecque pour y accomplir le pèlerinage avec une intensité spirituelle jamais
démentie. Il reste que les modalités d’accueil et les aménagements autour
de la Kaʿbah ont entamé deux des plus importantes dimensions du
pèlerinage. L’égalité dans le dénuement est fondamentalement remise en
cause par la construction d’hôtels de luxe à proximité du sanctuaire et par
l’accès facilité aux plus offrants ou aux plus puissants. En outre, des
ensembles de magasins de luxe, des malls de type américain, avec leurs
innombrables espaces de grande consommation (des bijoux et vêtements
haut de gamme aux fast-foods), cernent désormais un espace sacré où l’être
est censé se libérer de l’avoir et vivre sa renaissance spirituelle. Si l’esprit
du Ḥajj demeure central, il est de plus en plus « étouffé » par la nature
même de l’urbanisation, de la culture consumériste et du pouvoir en place.
Obligations :
la pudeur, le foulard, la viande ḥalāl, .etc.19
Interdits :
alcool, drogue, porc, intérêts financiers, etc.
Nous avons vu comment l’alcool fit l’objet d’une interdiction en trois
étapes dans le Coran20. La raison d’être de cette interdiction (ratio legis)
tient au fait que l’alcool peut affecter la lucidité des individus. L’autoriser
permettrait difficilement d’imposer un sens collectif de la mesure.
L’interdit de l’alcool est commun à toutes les écoles de droit, sunnites,
chiites et ibādites. Si néanmoins, dans un cas de force majeure (situation de
survie, maladie, etc.), une femme ou un homme devait boire de l’alcool
pour ne pas mourir, sa consommation ne serait pas seulement autorisée,
mais obligatoire, la préservation de la vie relevant des obligations
impératives (ḍarūriyāt). L’interdit de l’alcool, en effet, est d’une catégorie
inférieure à celui des péchés majeurs (al-kabāʾir*) que sont l’idolâtrie, la
sorcellerie, le meurtre, le non-respect des parents, le vol des biens de
l’orphelin, le faux témoignage, la calomnie, etc. En aucun cas son respect
ne doit primer sur la sauvegarde de la vie.
À partir du cas de l’alcool, mentionné par le Coran, les juristes se sont
efforcés d’en traiter d’autres au moyen du raisonnement par analogie
(qiyās). C’est ainsi que la drogue, dont le Coran ne parle pas, a été
considérée comme illicite (ḥarām), du fait de caractéristiques similaires à
celles de l’alcool. En petite quantité, elle pourrait être utile à la santé, mais
son excès conduit à la perte de lucidité, à la dépendance et son impact est
nocif sur l’équilibre physique et intellectuel. Elle est donc interdite – même
si l’on a vu des juristes aborder prudemment le cas de drogues enracinées
dans les cultures locales, telles que le qat au Yémen. Cependant, sous
prescription médicale, soumise à un contrôle avisé et à des fins de guérison,
une drogue peut être administrée selon le principe de nécessité
susmentionné.
Le cas du tabac est plus discuté et les avis sont partagés. La cigarette,
quoique mauvaise pour la santé, ne procure pas d’ivresse. Si un grand
nombre de savants la considère comme hautement « détestable » (makrūḥ),
d’autres, tenant compte de son impact négatif sur la santé individuelle et la
salubrité publique, mais aussi des conditions industrielles de sa production,
s’en tiennent à la lettre, à l’esprit et aux objectifs du Message islamique
pour estimer que la cigarette est illicite (ḥarām).
L’interdit relatif à la consommation de viande de porc, explicite dans le
Coran, est unanimement reconnu par toutes les écoles. Là encore, il est tenu
compte des situations de survie où s’applique le principe bien connu : «
Nécessité fait loi. » Certains savants ont cherché à expliquer
rationnellement et scientifiquement cet interdit (nature de l’animal, de sa
viande, de son symbole) ; d’autres s’y refusent, arguant que l’interdit, du
seul fait de son énonciation coranique, se passe d’explication rationnelle.
C’est une illustration du très ancien débat entre partisans de la raison
(muʿtazilah, matūrīdī et certains ashʿarī) et certains courants ashʿarī qui
refusent le recours à la justification rationnelle d’une injonction divine. Des
courants contemporains littéralistes (salafī) ont développé la même attitude.
Nous avons évoqué l’interdit de l’intérêt, de l’usure et de la spéculation
en islām21. La notion de ribā englobe toutes ces pratiques, dès lors que
l’argent produit de l’argent sans médiation commerciale portant sur un bien
matériel (que l’on achète ou que l’on vend). Dans ce dernier cas, il s’agit
bien de commerce : le bénéfice est alors permis, dans le respect des règles
éthiques et contractuelles. L’intérêt, l’usure et la spéculation sont au
contraire des opérations où l’argent, qui ne devrait être que le moyen de la
transaction, produit lui-même de l’argent, dévoyant ainsi le sens et la
finalité du commerce. Un verset coranique stipule : « Et Dieu a rendu licite
le commerce et Il a rendu illicite l’intérêt22 », ajoutant que ceux qui tirent
profit du ribā déclarent « une guerre contre Dieu et Son Envoyé23 ».
Une minorité de savants a remis en cause la définition même de ribā et sa
compréhension dans le cadre de l’économie moderne. Pour l’immense
majorité des ʿulamāʾ, néanmoins, cette interdiction est parfaitement claire.
Elle repose sur une philosophie économique qui reconnaît le droit au profit
par le commerce et exige que l’activité économique reste au service de
l’Homme. De surcroît, l’argent ne peut être que le produit d’un travail réel
et d’un échange dont les termes doivent être justes, équitables et
transparents. Une telle philosophie, dans ses fondements, s’oppose à
l’économie capitaliste néolibérale et impose de repenser les moyens de
l’activité économique à partir des finalités supérieures.
À la lumière de cette philosophie économique et de ses directives, de
nombreux organismes et institutions financières ont vu le jour, baptisés «
banques islamiques » ou « agences d’investissement islamique ». Le but
affiché de l’économie et de la finance dites islamiques est d’éviter l’intérêt
et la spéculation. Nombre de projets intéressants – qui ne sont qu’une
première étape – ont vu le jour en ce sens, et des alternatives ont été
proposées sur le plan local dans certains secteurs, telles que l’usage du prêt
avec participation ou du microcrédit.
À l’examen, il apparaît cependant que l’obsession d’éviter al-ribā a eu
des effets pervers : on se contente parfois de changer le nom des
procédures, on maquille l’intérêt sous la mention « frais administratifs », on
se concentre sur les moyens de la transaction (que l’on « islamise »), mais
on s’abstient de questionner les finalités. Le bien-fondé, l’efficacité et la
réussite de l’« économie islamique » consistent alors à faire autant de
profits que le permet le système capitaliste, mais avec d’autres moyens,
supposément ḥalāl. Or il ne peut s’agir, en islām, de rechercher le profit
pour le profit sans respect de la dignité des Hommes, de l’environnement,
de la justice et de l’égalité. Une économie et une finance « islamiques »
dont le seul but serait d’islamiser les moyens du système économique
dominant (mu par le seul profit, sans régulation éthique) sont une
perversion dangereuse du sens même de l’interdit. Une solide et
fondamentale réflexion reste donc à mener dans ce domaine.
Tous les Textes relatifs au code pénal (ḥudūd) exigent donc un triple
travail d’exégèse, d’analyse et de questionnement juridique : que disent
exactement les textes (raison d’être, ʿillah, et objectifs des règles, maqāsid)
? Quelles sont les conditions nécessaires de leur application (shurūṭ*) ?
Dans quel contexte social et politique ces règles sont-elles applicables ?
Ainsi, on trouve dans le Coran et dans les traditions prophétiques des
textes relatifs à la peine de mort, aux châtiments corporels, à la lapidation,
etc. Certains sont explicites, tel celui qui prévoit la punition du vol : « Au
voleur et à la voleuse, vous couperez la main25 [à tous deux]. » Non
seulement ce texte nécessite une explicitation et une analyse (à commencer
par la définition de la notion de vol), mais on sait que le deuxième calife,
ʿUmar ibn al-Khaṭṭāb, décida de suspendre cette peine en temps de
sécheresse et de famine, car son application littérale eût été injuste et
contraire au sens global du Message islamique (ainsi qu’à l’objectif de cette
règle proprement dite). Si certains courants littéralistes et traditionalistes
(rejoints par des groupes politiquement extrémistes) refusent cette mise en
perspective contextuelle (sur la base de la raison d’être, des conditions et
des objectifs), la majorité des courants de pensée de l’islām s’oppose à
l’application littérale de tels textes. D’aucuns (même s’ils restent
minoritaires sur certaines questions) ont pu prendre des positions tranchées
quant au refus de l’application de la peine de mort, des châtiments corporels
et de la lapidation.
La question de l’apostasie (al-riddah*), dont le Coran ne parle pas, est
abordée dans deux textes des traditions prophétiques en particulier. Dans le
premier, le Prophète affirme : « Celui-ci qui change de religion, tuez-le26. »
Le second rend licite le sang de « celui-ci qui délaisse sa religion et quitte la
communauté27 [fait sécession] ». La plupart des savants, au cours de
l’Histoire, ont dit et répété que la sentence de l’apostasie était la mort (pour
qui change de religion ou simplement renie). Néanmoins, dès le VIIIe siècle,
d’autres savants, tel Ṣufyān al-Thawrī, ont exprimé une opinion différente,
fondée sur l’analyse contextualisée de Textes en apparence explicites. Ils
ont tout d’abord mis en évidence une anomalie dans la chaîne des
transmetteurs de la première tradition, l’un d’entre eux, ʿIkrima, étant
considéré comme douteux (il aurait menti). Par ailleurs, des contradictions
ont été relevées entre ces traditions prophétiques, lues hors contexte, le
Coran et l’attitude du Prophète qui n’a jamais tué une femme ou un homme
ayant quitté l’islām. Dans ces textes, il est surtout question de ceux qui, en
situation de guerre, entraient dans l’islām pour soutirer des informations et
s’en retournaient à l’ennemi « en quittant la communauté ». En d’autres
termes, les apostats dont il s’agit sont les « traîtres de guerre », sur qui la
sentence pourrait s’appliquer. La seconde tradition, de même, peut fort bien
faire référence à ce cas de figure. À rebours de l’avis majoritaire, certains
savants ont donc procédé à une analyse critique des Textes, à une mise en
perspective historique, à une lecture en miroir des traditions et du Coran
(lequel affirme : « Pas de contrainte en matière de religion28 ») et, enfin, à
l’étude de l’attitude du Prophète, qui n’a jamais exécuté une femme ou un
homme qui avait changé de religion. Leur conclusion est qu’un individu qui
change de religion ou ne se sent plus musulman ne doit pas être exécuté et
que son choix doit rester libre.
D’autres règles ont été abondamment commentées par les savants. Un
verset du Coran, par exemple, indique qu’un témoignage en justice doit être
porté soit par deux hommes, soit par « un homme et deux femmes29 ».
Exégètes (mufassirūn*) et juristes (fuqahāʾ) ont expliqué ce verset (dit de la
« dette ») de diverses façons. Cela va des lectures les plus patriarcales aux
réductions les plus sexistes : la femme vaudrait moins qu’un homme, elle
serait plus émotive, moins intelligente, juridiquement moins compétente,
etc. D’autres, minoritaires encore, se sont libérés des projections culturelles
patriarcales et des lectures réductrices, estimant que ce verset doit être
compris à la lumière du Message et du rôle que le Coran et l’Envoyé ont
assigné aux femmes. Celles-ci avaient des responsabilités sociales et
politiques, elles ont prêté allégeance au Prophète comme les hommes, elles
suivaient ses enseignements comme eux et avaient le droit de garder leur
nom, de choisir leur mari et de préserver leur autonomie financière, etc. Les
interprétations susmentionnées contrediraient donc totalement le Message
dans sa globalité. Mais il est question ici de la compétence et de
l’expérience de femmes peu impliquées dans la vie économique et les
transactions de leur époque. Dans ce cas, et dans ce cas seulement (quand
manquaient la compétence et l’expérience), l’exigence de deux témoins a
pu se comprendre et s’expliquer. En règle générale, néanmoins, le
témoignage d’une femme équivaut au témoignage d’un homme (comme le
prévoit d’ailleurs le Coran même30, en cas d’accusation mutuelle au sein du
couple). Ce doit être la règle dans la vie courante, dans l’engagement
professionnel ou devant les tribunaux, où la femme peut être témoin et, plus
spécifiquement, exercer le métier de juge ou d’avocat.
La prise en compte du contexte n’est pas moins importante pour tous les
versets relatifs aux questions d’héritage. Ils sont très nombreux et fort
précis dans leur énoncé. De nombreux cas de figure sont abordés, que les
héritiers soient les filles et les fils du défunt, ou qu’il y ait d’autres ayants
droit tels que la mère, le père et, plus largement, la famille du défunt. On
retient souvent le cas de l’héritage direct, où la fille reçoit la moitié de la
part du garçon, alors qu’il est de nombreuses situations où, du fait de la
division des parts au sein la famille, la femme reçoit davantage que
l’homme. La répartition de l’héritage est liée à une conception très
spécifique de la famille et des rôles respectifs, où l’homme a le devoir de
subvenir aux besoins de sa famille, tandis que la femme a le droit d’être
prise en charge. Ainsi, l’homme qui reçoit le double de l’héritage est censé
le dépenser pour son bien-être et celui de sa famille, tandis que la femme le
reçoit pour elle seule, sans que personne, ni son mari ni sa famille, ait des
comptes à lui demander quant à l’usage qu’elle en fait.
En théorie, la répartition est donc compréhensible et équilibrée, mais
qu’en est-il lorsque, en pratique, les femmes ne sont pas prises en charge
par leur famille, que les hommes divorcent et parfois les délaissent avec, en
sus, des enfants à charge ? Sur de telles questions, certains savants refusent
d’entrer en matière et, au nom de la clarté des Textes, prétendent imposer
une application stricte de la règle. Ils affirment que ce ne sont pas les Textes
qu’il faut changer, mais les comportements des hommes qui ne respectent
pas leurs devoirs. Tous s’accordent sur ce dernier point. Il n’en reste pas
moins qu’il convient de considérer la prégnance du contexte (il arrive que
des hommes soient aussi victimes d’une répartition inéquitable) et d’éviter
une application littérale qui serait trahison de la raison d’être et de l’objectif
de la règle (à savoir une distribution proportionnée en fonction des rôles,
des devoirs et des droits).
Cette traduction de la règle dans le réel (tanzīl*) exige de penser une
application adaptée qui préserve l’esprit, rappelle l’idéal et l’objectif, mais
ne soit pas concrètement un supplément d’injustice faite aux femmes. Cela
peut passer par une compensation octroyée aux héritières par l’autorité
publique locale (si effectivement la femme n’est pas prise en charge), ou par
une gestion interne, au cas par cas, selon l’attitude des fils quant à leur
responsabilité de subvenir – à hauteur de l’héritage reçu – aux besoins de
leurs sœurs. En cas de démission caractérisée des hommes, la répartition
devrait, au cas par cas, être adaptée et égalitaire, afin de préserver la raison
d’être et l’objectif de l’héritage, qui est justement d’assurer le bien-être et la
prise en charge des femmes.
Foi et éthique Il y eut très tôt une science nommée ʿilm al-akhlāq
(science du comportement et de l’éthique) s’intéressant prioritairement
aux valeurs morales et au bon comportement (choisir le bien). Par sa
nature même, elle était contiguë à toutes les autres sciences islamiques
(le credo, le droit, la mystique, etc.). Avec le temps, l’éthique s’est vue
quelque peu marginalisée ; à force d’être un peu partout, elle a fini par
n’être vraiment nulle part. Pourtant, à la lumière des études du credo
(ʿaqīdah), du droit et de la jurisprudence (fiqh), mais aussi de la mystique
(taṣawwuf), l’éthique joue un rôle central en ce qu’elle établit un lien
essentiel entre ces domaines.
5. C’est la raison pour laquelle certains convertis à l’islām affirment qu’ils ne se sont pas « convertis », mais qu’ils sont « re-venus » à l’islām originel. En anglais, ils diront qu’ils sont
reverts, et non converts.
6. Puis de faire les « ablutions majeures », qui s’apparentent à une douche avec l’intention de purification rituelle.
9. Cet appel n’est pas une obligation, mais un acte recommandé (sunnah).
10. Les femmes se placent derrière, eu égard à la gestuelle de la prière (à l’exception de la prière à La Mecque, où hommes et femmes prient côte à côte). À l’époque du Prophète, les
femmes priaient dans le même lieu ; depuis, des espaces séparés ont été réservés aux femmes. Rien n’interdit, de fait, que femmes et hommes prient dans le même lieu.
15. Ḥadīth rapporté par Ibn Mājah et Aḥmad (et d’autres encore).
19. Nous parlons d’obligations ici : la polygamie a toujours été considérée comme une tolérance et une permission conditionnée en islām, non comme une obligation. Nous la
traiterons dans l’appendice sur les « idées reçues » sur l’islām (p. 260).
LA VOIE
La sharīʿah
La notion de sharīʿah est sans doute l’une des plus employées et des plus
mal définies et comprises par les musulmans eux-mêmes, comme par leurs
interlocuteurs. Pour les médias et pour le grand public, elle se confond avec
l’application littéraliste et brutale d’un code pénal qui prévoit de couper la
main du voleur, de lapider l’homme et la femme adultères, d’exercer des
châtiments corporels et d’appliquer la peine de mort de façon expéditive.
Or, de tout cela, il n’est nullement question dans les Textes.
Le mot sharīʿah a plusieurs définitions et acceptions chez les savants,
selon leur domaine de spécialisation. Pour certains, à la lumière des versets
du Coran, la sharīʿah est purement synonyme d’islām, deux notions de
même sens ; pour d’autres, il s’agit plus spécifiquement du corpus de ses
règles ; pour d’autres encore, elle se définit surtout par ses objectifs et
représente la philosophie de vie issue des sources scripturaires.
Dans les Textes
Application de la sharīʿah
Jihād
On aura à peu près tout lu et tout entendu sur la notion de jihād, souvent
traduite de façon approximative, voire totalement erronée. Ainsi, à l’image
des croisades chrétiennes, le jihād serait la « guerre sainte » déclenchée par
les musulmans pour « convertir les infidèles » ou réaliser leur « mission
d’expansion ». Cette conception apporterait la preuve qu’une violence
intrinsèque est inscrite dans les enseignements islamiques. La seconde
partie de la vie du Messager, les guerres du passé, jusqu’aux violences
extrémistes auxquelles nous assistons aujourd’hui, tout concorde pour
conclure, à travers cette compréhension du jihād, que l’islām n’est pas une
religion qui prône la paix.
Jihād spirituel
La forme la plus élevée et la plus accomplie du jihād est celle que chaque
individu doit mener en lui-même. Tous les sens et tous les objectifs du jihād
sont révélés dans cet engagement de soi à soi. Chaque individu est habité
par des tensions naturelles6 que le Coran mentionne de façon explicite : «
Par l’être humain [l’âme dans le corps] et la façon dont il a été formé ainsi,
Dieu lui a inspiré [son penchant vers] le libertinage et [son penchant vers] la
piété. Il sera certes sauvé celui qui la purifie [son âme] et il sera réprouvé
[perdu] celui qui la corrompt7. » Le jihād spirituel (jihād al-nafs) est cet
effort par lequel un individu s’engage à maîtriser les aspects les plus
sombres de sa personne (l’ego, l’arrogance, le mal, le mensonge, la
violence, la cupidité, etc.) et cherche à se réformer en faisant le choix du
bien pour soi. Cette lutte intérieure ne s’arrête qu’avec la mort et chaque
conscience, chaque cœur est appelé à mener ce combat de résistance et de
réforme intérieures. Il s’agit de l’intime universel, que chacun connaît et
que chacun doit mener seul.
Trois enseignements peuvent être tirés du sens même du jihād à travers
l’expérience spirituelle. D’abord, il est engagement pour la paix, non appel
à la guerre. Tiraillé entre l’attraction du mal et l’appel du bien, notre être est
en tension naturelle : le jihād consiste à se maîtriser, à contrôler le mal qui
nous habite et nous torture pour accéder au bien. Il s’agit d’accéder à la paix
spirituelle intime en dominant les tensions et les luttes naturelles intérieures.
L’exigence morale de cet engagement n’est pas de s’accepter tel que l’on
est, mais de se réformer afin de devenir meilleur. C’est le sens de la notion
de tazkiyyah : se purifier signifie se prendre en charge, reconnaître les
défauts et les faiblesses de sa nature et de sa personnalité, mais ne jamais
s’y soumettre ou y succomber. L’objectif ultime est l’élévation en quête des
plus nobles qualités humaines dans le rapprochement avec le Divin.
Enfin, sur la Voie, le jihād est un moyen de libération : résister à son ego,
s’en déprendre par la maîtrise et l’acte de bien, c’est accéder à une liberté
qui est sœur de la paix intérieure. L’être n’est plus soumis à l’aveuglement
de certaines passions qui le rongent et l’emportent, mais accède à la liberté
promise aux cœurs en paix. Ainsi, on peut dire que les deux objectifs du
jihād sont la liberté et la paix.
Les aspects spirituels du jihād sont également valables sur les plans
individuel et social. Selon que l’on résiste au mal ou que l’on promeuve le
bien, il se présentera soit « pour » un bien, soit « contre » un mal. La
caractéristique morale qui doit distinguer les musulmans, où qu’ils se
trouvent au monde, est bien cet engagement pour le bien, la paix et la
liberté : « [Les croyants sont] Ceux qui, lorsque Nous les établissons
[quelque part] sur la terre, établissent la prière, versent la zakāt,
commandent [promeuvent] le bien, interdisent le mal [lui résistent]. À Dieu
appartient l’issue de toutes choses8. » C’est ce que confirme la nature de
leur élection, directement liée à leur façon d’agir et conditionnée par elle : «
Vous êtes la meilleure communauté établie pour les Hommes [dans la
mesure où, avec la condition que], vous commandez [promouvez] le bien,
vous interdisez [résistez] le mal et vous croyez en Dieu9. » Le moteur de
l’agir humain réside dans ces choix éthiques permanents, chaque jour
renouvelés.
Dans le prolongement du jihād spirituel, il existe un jihād pour la
connaissance, le savoir, les sciences, et un autre pour la santé et le bien-être,
afin de lutter contre la paresse intellectuelle et physique. Sur le plan social,
on s’engagera dans des jihād pour l’éducation, l’égalité de tous (dont celle
des femmes et des hommes), la liberté, la justice, la solidarité, mais on
luttera également avec détermination contre la pauvreté, les racismes,
l’oppression, la torture et les traitements indignes. Quelle que soit la forme
de l’agir humain, le double mouvement de résistance et de réforme doit être
une constante. Cela n’a donc vraiment rien à voir avec la guerre, à laquelle
on réduit trop souvent le jihād. Il s’agit de rendre soi-même et ce monde
meilleurs en ne démissionnant jamais de ses responsabilités humaines :
c’est le sens et la direction de la Voie. Les jihād spirituel, intellectuel,
social, scientifique, culturel, politique et économique ont les mêmes
objectifs essentiels : promouvoir la paix en ne négligeant aucune de ses
conditions (dignité, éducation, justice, égalité, etc.), offrir à l’Homme la
liberté d’être soi et de faire ses choix sans injustices ni aliénations.
L’une des formes du jihād peut être la guerre (qitāl). Les principes qui
prévalent pour toutes les autres formes de résistance et de réforme restent
alors opérants.
Nous avons dit comment devait se comprendre l’engagement militaire du
Prophète durant la période médinoise10 : il devait résister à la volonté des
Quraysh de l’éliminer et d’annihiler sa communauté. En règle générale, si la
guerre s’impose en situation de résistance, elle ne doit jamais être
déclenchée à des fins coloniales, pour occuper des territoires, pour accéder
à des richesses ou pour imposer la religion ou les conversions. Face à une
force conquérante, à des colonisateurs ou à des oppresseurs, les textes
offrent la possibilité de légitime défense, avec les mêmes armes que celles
de l’agresseur. Face à l’agression armée, la résistance armée (comme ultime
recours) devient possible, dans l’exacte proportion imposée par l’agression :
« Et si vous devez exercer des représailles, exercez-les à la mesure de
l’attaque subie, mais, si vous patientez, cela est certes meilleur pour ceux
qui sont endurants11 [savent se maîtriser]. » On le voit, même en cas
d’agression, le choix de la patience, de la résistance non armée doit primer.
Par ailleurs, le conflit doit cesser aussitôt l’agression terminée : « Et s’ils
[les oppresseurs] penchent vers [font le choix de] la paix, alors penche vers
elle [fais de même] et place ta confiance en Dieu12. »
La guerre doit être évitée. Même dans une situation de colonisation ou de
répression, il convient de chercher d’autres voies de résolution des conflits.
Face aux dictateurs et à la folie inhumaine de certains dirigeants ou de
certains régimes, cependant, elle devient parfois un mal nécessaire. La
Révélation affirme : « Si Dieu n’avait pas établi qu’un groupe de gens
résiste à un autre, la terre aurait été corrompue13. » Telle est la réalité
humaine qu’elle exige un équilibre des forces. Face à la tentation de
l’exploitation et de l’oppression, qui a toujours existé, on trouvera des
femmes et des hommes déterminés à leur résister et qui refuseront de se
plier à l’injustice. Le pouvoir absolu d’un régime, d’une nation ou d’une
civilisation, sans contrepartie, ne peut conduire qu’à la corruption et à la
destruction, puisque plus rien n’est là pour résister à l’appétit illimité des
puissants. Toutes les nations et toutes les sociétés, sur tous les continents et
tout au long de l’histoire humaine, ont célébré leurs résistants, leurs « Justes
», qui n’ont pas plié et qui ont lutté – parfois au moyen de la violence
légitimée comme ultime recours – contre le colonialisme, le fascisme, le
nazisme, la tyrannie et le despotisme. Les enseignements de l’islām vont
dans ce sens. Et, parce que la religion promeut la paix, elle exige de gérer
comme il se doit les tentations humaines et les situations de guerre.
Quelque temps avant de mourir, afin de contrer une attaque, le Prophète
avait envoyé une expédition au nord, sous l’autorité du jeune Usāmah. Les
quelques recommandations qu’il lui donna furent confirmées par Abū Bakr,
qui l’envoya à nouveau après la mort du Prophète (auprès duquel Usāmah
avait dû revenir, en raison de sa maladie). Il avait insisté pour que les
combattants ne s’attaquent ni aux femmes, ni aux enfants, ni aux religieux,
et pour qu’ils respectent la Nature et les arbres fruitiers. De telles exigences,
en temps de guerre, sont fortes de nombreux enseignements : ne s’en
prendre qu’aux soldats ennemis qui vous attaquent, épargner tous les civils,
respecter l’environnement et, à la lumière des versets, cesser le combat
quand l’agression a pris fin. Rien ne peut justifier les « dommages
collatéraux » ou l’usage de bombes (quelles qu’elles soient) conçues pour
provoquer la mort de civils et d’innocents. En ce sens, présenter une bombe
nucléaire comme « islamique », ainsi qu’on la fait avec le Pakistan, est une
contradiction dans les termes.
Ces principes sont clairs et nobles. Il faut néanmoins reconnaître que les
musulmans, dans le passé, sont loin d’avoir toujours été justes et pacifiques.
L’Histoire de l’islām est jonchée de situations de guerre, d’oppression,
d’exploitation et de colonisation. Idéaliser le passé n’est jamais d’aucune
aide pour résoudre les défis contemporains. Les musulmans ont mené des
guerres d’expansion, ils ont colonisé, imposé la conversion, entretenu
l’esclavage, manipulé la religion, exploité des êtres humains, etc. S’il va de
soi qu’ils agissaient contre les principes et les prescriptions de la religion, il
n’est pas moins exact que certains s’en prévalaient et affirmaient agir au
nom de l’islām. Aujourd’hui encore, chaque jour, des États et des groupes
extrémistes trahissent les principes élémentaires de la religion et l’éthique
de la guerre tout en justifiant leurs horreurs par la référence à l’islām.
La critique lucide du passé, l’engagement courageux contre les dérives
du présent sont des impératifs. À cet égard, l’immense majorité des
musulmans, quoique pacifique, a le tort de rester trop souvent silencieuse,
voire de verser dans l’apologétique. Au sens très précis où se comprend le
jihād, il faudrait voir naître un jihād intellectuel et politique, parfois armé,
contre ceux qui dévoient le jihād à des fins d’oppression et de terreur et qui,
au nom de l’islām, torturent, tuent et détruisent également la Nature, mais
aussi le patrimoine culturel et artistique de l’humanité. Cela commence par
la critique et la condamnation rigoureuses des États dictateurs et corrompus,
comme des organisations du type Boko Haram, Daesh, etc. Un jihād contre
l’imposture « jihadiste ».
Société
Liberté
Nous avons insisté sur l’importance essentielle de la liberté, dès lors qu’il
s’agit de définir l’être humain. Sur le plan religieux, l’acte de foi d’un
individu attestant qu’il croit en Dieu n’a de sens que s’il est libre de croire
ou non. De la même façon, sa responsabilité, et l’éducation à sa
responsabilisation sont dépourvues de sens si l’Homme n’est pas libre. On
doit aller jusqu’à dire que la sharīʿah elle-même, la Voie, présuppose la
liberté des êtres humains d’y adhérer ou non, de la suivre ou pas. Sur les
plans religieux, philosophique, social et politique, la liberté humaine
précède la sharīʿah ; elle est un prérequis à sa reconnaissance et à son
établissement. Cela revient à dire, en conséquence, que l’éducation et les
espaces religieux, sociaux et politiques doivent protéger la liberté des
individus et la garantir comme un droit humain fondamental.
La liberté de conscience est première. Chaque être est amené à faire le
choix de croire ou non et d’être respecté dans ce choix : « Dis : la Vérité
émane de mon Seigneur, que celui qui le veut croit, que celui qui le veut nie
[rejette]18. » Sur le plan de l’action, le croyant à qui l’on donne une opinion
légale (fatwā) sur un sujet donné doit être à même de la comprendre et de la
discuter, puis il est libre de l’accepter ou non car elle n’est jamais
contraignante. Nous avons évoqué la conversion, le refus ou le changement
de religion19 : cette position de respect répond à ce prérequis.
La liberté collective de culte – censée assurer à une communauté de foi
l’exercice de ses rituels, de ses obligations et interdits – est de même nature.
La liberté de penser comme la liberté d’expression et de mouvement font
partie intégrante de la liberté humaine fondamentale20. Former et exprimer
sa pensée, développer un esprit critique, être libre de se mouvoir sur la terre
(d’autant plus si l’on vit la persécution ou la pauvreté) sont autant de droits
fondamentaux que les principes et les objectifs généraux de la sharīʿah
exigent que l’on respecte. « La terre de Dieu n’est-elle point [assez] vaste
pour que vous puissiez vous exiler21 ? », rappelle le Coran aux persécutés et
aux démunis, stipulant par là même que la migration est un droit humain.
L’éducation doit promouvoir le jugement libre, autonome et critique,
comme la loi et le système social doivent protéger la liberté d’expression et
les libertés collectives. Il existe certes des limites à la liberté d’expression
quand elle en vient à l’insulte, au racisme, à la calomnie, etc., et toutes les
sociétés ont fixé de telles limites ; l’ordre public peut parfois réguler les
modalités de son expression, mais il ne peut s’agir de remettre en cause ces
libertés fondamentales et inaliénables.
La liberté est donc un prérequis à la sharīʿah et l’une des conditions de
son accomplissement dans la fidélité à ses objectifs. Or, on voit aujourd’hui
trop souvent contredire ce principe. Sur le plan religieux comme
intellectuel, social, politique, médiatique ou artistique, les libertés sont
bafouées et ce, nous dit-on, au nom même de la référence islamique ou de
la sharīʿah. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la plupart des sociétés
majoritairement musulmanes limitent le droit fondamental de l’exercice de
la liberté sur tous les plans susmentionnés. Le monde arabe est sans doute
celui dans lequel la répression est la plus tangible. Certaines interprétations
littéralistes, dogmatiques et extrémistes de l’islām, il faut le reconnaître
sans discussion, justifient de tels traitements au nom d’une compréhension
réductrice, binaire et totalement tronquée de la sharīʿah, laquelle devrait
naturellement être stricte, dure et restrictive, par opposition à l’Occident «
permissif et décadent ».
Il serait néanmoins erroné d’associer le manque de liberté, la répression,
voire la dictature, à la seule référence religieuse dans les sociétés
majoritairement musulmanes. De nombreux régimes sécularisés, laïques ou
areligieux ne sont pas moins répressifs, voire dictatoriaux. Une analyse
politique plus élaborée s’impose, qui tienne compte des dynamiques
internes de ces pays et du rôle de certains pouvoirs étrangers (États-Unis,
Europe, Russie, Chine, etc.) qui soutiennent parfois de tels régimes.
Associer sans analyse politique et historique circonstanciée islām et
répression ou dictature est à la fois simpliste et dangereux. D’aucuns en
viennent même à affirmer que les musulmans ne peuvent accéder à la
démocratie, puisque l’islām, en soi, aurait « un problème avec la liberté ».
Cette position ne tient pas à l’analyse des enseignements de l’islām. Les
exemples abondent, dans l’Histoire, de sociétés majoritairement
musulmanes ouvertes et chérissant les libertés. Sans oublier, de surcroît,
qu’au-delà du monde arabe, en Asie ou en Afrique, il existe des sociétés
majoritairement musulmanes qui protègent les libertés individuelles et
collectives. Les citoyens musulmans dans les sociétés occidentales
défendent de la même façon ces libertés.
Justice sociale
Humanité et environnement
La Création et la Nature
4. Islamic State of Iraq and the Levant : État islamique en Irak et au Levant.
29. Ce « sermon d’adieu » figure parmi les aḥādīth authentifiés par al-Albanī ; le verset cité est le 13e de la sourate 49.
33. La formule : « Il n’est de pouvoir qu’en Dieu » se trouve dans le Coran, sourate 18, verset 39.
Passé et présent
On a beaucoup glosé sur les notions de « religion » et de « civilisation »
islamiques, et l’apport de la première, comme la définition de la seconde,
n’ont pas toujours fait l’unanimité. Tous les historiens s’accordent à
reconnaître des périodes particulièrement florissantes, des « âges d’or
islamiques » sous les différents empires musulmans. On les trouve, dès
l’origine, à La Mecque et à Médine, puis à Damas sous l’Empire umayyade,
avec le rayonnement de Bagdad sous l’Empire abbasside, sans oublier
l’extraordinaire apport de l’Andalousie, à quoi il faut ajouter le long règne
(quarante-six ans) de Süleyman Ier, dit « le Législateur » (al-Qanūnī*) ou «
le Magnifique ». Il importe de se rappeler et d’étudier ce passé pour
connaître les raisons de la réussite ; mais aussi de comprendre les causes du
déclin et du délitement pour en tirer des enseignements utiles face aux défis
du présent.
Idéaliser le passé
Le rapport aux Textes est fondamental en islām. L’un des piliers de la foi
est de croire au dernier Message en tant que parole révélée de Dieu. Les
traditions prophétiques, essentielles pour la pratique, exigent d’être prises
au sérieux. Les études sur leur authentification et leur compréhension
doivent se poursuivre. Le rapport aux sources scripturaires reste donc un
défi majeur pour les musulmans d’aujourd’hui, qui traversent profonde
crise de confiance, conséquence directe des crises que nous venons
d’évoquer.
Littéralisme et traditionalisme
L’héritage culturel
Il n’est pas facile de distinguer ce qui est culturel de ce qui est religieux.
Ce travail est pourtant nécessaire, il est même impératif. Comment
comprendre les Textes ? Comment identifier ce qui, dans leur interprétation,
relève de la culture arabe et ce qui découle d’un principe islamique ? Ce
travail s’impose vis-à-vis des sources scripturaires, mais aussi de l’héritage
que nous ont légué les savants : tous ont subi l’influence de la culture dans
laquelle ils baignaient et ont lu les Textes à travers le prisme de leur époque.
La réduction littéraliste et traditionaliste se voit ici complétée par une «
projection culturelle » sur les textes. C’est ainsi que des savants ouverts et
audacieux sur d’autres points se révèlent influencés par leur environnement
sur des sujets tels que l’autorité politique, les femmes ou l’esclavage, par
exemple. Historiquement, certaines interprétations nous apparaissent plus
arabes, perses, turques, africaines, asiatiques que véritablement islamiques.
Très tôt, d’ailleurs, des savants ont voulu réduire la culture de l’islām à la
culture arabe : contre tous les enseignements des Textes sur le pluralisme,
devenir musulman consistait, dans les faits, à devenir plus arabe. On
observe encore ce travers partout dans le monde. Parce que l’arabe est la
langue du Coran, on généralise et on essentialise l’islām, dont la culture
exclusive ne saurait être qu’arabe.
Cette conception débouche sur quatre problèmes majeurs. Le premier est
cette confusion entre le religieux et le culturel, qui conduit à considérer
comme principe religieux une interprétation à partir d’une culture donnée
ou une application dans un environnement culturel spécifique.
Deuxième problème : cette même confusion se retrouve en amont, au
sein des sources scripturaires elles-mêmes (surtout les aḥādīth), entre le
principe islamique et son vêtement culturel lié à l’époque.
Le troisième problème auquel font face les musulmans est celui de la
critique du donné culturel à partir des principes religieux. Aucune culture,
ni arabe ni autre, n’est exempte de travers, de défauts, de discriminations ou
d’habitudes douteuses, même normalisés. Les principes islamiques, les
règles et les objectifs qui constituent la Voie imposent d’évaluer
éthiquement les cultures en refusant justement ce qui contredit lesdits
principes, règles et objectifs. Aujourd’hui, on assiste à l’exact contraire : du
fait de la domination culturelle occidentale, perçue comme un danger,
l’acceptation aveugle des cultures arabes, africaines et asiatiques serait une
garantie de fidélité à l’islām. Or, rien n’est plus faux : ces cultures
appelleraient un travail de réévaluation et de réforme considérable, car des
attitudes injustes et discriminatoires y ont été acceptées et normalisées.
Cette attitude a pour conséquence – quatrième problème – d’entretenir la
peur des « autres cultures », sous prétexte qu’elles ne seraient pas «
islamiques ». Impossible d’être un « bon musulman » et un Français, un
Britannique, un Américain ou un Canadien. Posture craintive et frileuse :
rien dans ces cultures n’est « anti-islamique » en soi. Il faut instituer avec
elles le même travail critique d’évaluation éthique et faire le meilleur choix.
L’universalité de l’islām n’a de sens que par le socle unique des principes et
la diversité célébrée des cultures – de toutes les cultures, dominantes ou
pas, occidentales ou pas.
L’autorité
La question de l’autorité est directement liée à celle de la diversité
d’interprétations et de courants. Si les chiites donnent l’impression d’être
mieux organisés et structurés que les sunnites (ce qu’ils sont dans les faits),
il n’en demeure pas moins que les conflits d’autorité y sévissent tout autant.
Qui parle au nom des musulmans ? Comment s’octroient l’autorité, la
crédibilité et donc le pouvoir sur le plan religieux ? Certes, on insiste
beaucoup sur les bases théoriques du savoir et de la compétence, mais on
est obligé de constater qu’aujourd’hui l’autorité ne repose pas sur ces
données objectives. Entre la légitimité déterminée par la filiation naturelle,
le charisme de certains savants, l’audience offerte à d’autres ou les liens
avec les pouvoirs, il est indéniable que les musulmans vivent une réelle
crise de l’autorité religieuse. Au niveau national comme international, les
structures organisant la représentation religieuse sont disputées et
contestées, parce qu’elles sont entre les mains des pouvoirs, parce que leurs
membres sont réputés incompétents, ou parce qu’elles ne représentent
qu’elles-mêmes.
Les musulmans ordinaires, dans ce chaos, finissent par choisir leur imam
ou leur représentant religieux soit dans leur région, soit pour son charisme,
soit parce qu’il/elle confirme ce qu’ils estiment eux-mêmes être juste, soit
enfin dans leur pays d’origine (quand ils vivent en exil), ou encore en
Arabie saoudite, où, affirment les littéralistes, se trouve la seule vraie
source. D’aucuns, insatisfaits de ces opinions contradictoires, s’octroient
l’autorité d’interpréter les Textes sans toujours maîtriser la langue, la
hiérarchie des prescriptions ni la structure du Message global. Cet appel à la
démocratisation du rapport aux Textes, faute des connaissances nécessaires,
reste problématique. Il a produit des interprétations diverses, des plus
libérales aux plus extrémistes : certains groupes tuent en raison d’une
lecture superficielle et non contextualisée de certains versets.
Des conseils ont vu le jour, au niveau international et national, réunissant
des savants de différentes tendances pour organiser la diversité et donner
une direction et un poids à l’autorité religieuse. Ces tentatives, souvent
vaines, restent isolées. Il y a peu de chances que les choses évoluent si, aux
niveaux régional et national, les structures ne sont pas organisées
indépendamment des pouvoirs, avec le concours des musulmans ordinaires
et des associations de base.
L’éthique appliquée :
sciences, médecine, bioéthique, etc.
L’être et le rôle
Inversion :
quand le secondaire devient prioritaire
En aval de ces questions de fond surgissent des débats sur des sujets
inattendus, conséquence, là encore, de lectures réductrices et culturelles.
Certains savants, mais aussi des musulmans ordinaires, prennent parfois des
positions qui coïncident avec des prescriptions juives et/ou chrétiennes,
bien plus qu’avec la référence musulmane, en vertu de la conviction selon
laquelle plus un avis juridique est strict et exigeant, plus il serait «
islamique ». Cette équation est aussi infondée que les Textes sont explicites.
Ainsi, la majorité des savants, chiites et sunnites, ont reconnu que la
contraception était permise, que l’avortement devait être examiné au cas par
cas, que l’autonomie financière des femmes devait être protégée (puisque
son bien, son salaire et son héritage lui appartiennent exclusivement), etc.
Or, ces positions sont remises en cause par certains courants, littéralistes et
traditionalistes, qui se présentent comme les « défenseurs de l’islām » face
aux dérives contemporaines et, de la même façon, insistent sur des avis
juridiques qui imposent des comportements problématiques. En Occident,
on est par exemple choqué de voir des hommes qui ne serrent pas la main
aux femmes (et inversement), ou encore des femmes qui refusent d’être
auscultées ou opérées par un médecin homme. Or, il existe une diversité
d’opinions sur ces sujets. Si le Prophète a bien affirmé, quant à lui, qu’il ne
serrait pas la main aux femmes, il n’a jamais été question de généraliser ce
comportement à tous les musulmans. Les traditions prophétiques, assez
nombreuses, qui interdisent le toucher et la proximité physique font allusion
au contact mêlé de concupiscence, non pas à l’acte ordinaire de se serrer la
main.
Il en est d’ailleurs de même pour le regard : regarder un homme ou une
femme lors d’un échange ou d’une discussion n’a rien que de très normal et
le Coran, à ce sujet, est précis dans sa formulation : « Dis aux croyants de
baisser [une partie de] leur regard… » et, en miroir, dans le verset qui suit :
« Dis aux croyantes de baisser [une partie de] leur regard4… » La « partie »
spécifiée est celle qui correspond au regard nourri de désir et de séduction.
Cependant, on voit aujourd’hui des courants littéralistes et traditionalistes
interdire, comme s’il s’agissait d’un péché majeur, le simple toucher,
lorsqu’il s’agit simplement de serrer la main. Ceux qui s’en réclament ne
regarderont jamais dans les yeux un interlocuteur de sexe opposé. De la
même façon, ils font interdiction aux femmes de consulter un médecin de
sexe masculin, alors que, de l’avis de la majorité des savants, rien ne
l’empêche en vue d’un traitement médical nécessaire. On peut d’ailleurs se
demander pourquoi les avis juridiques invoqués par ces courants ne sont pas
aussi stricts quand il s’agit des hommes. Ce rigorisme à sens unique, on le
retrouve sur la question des piscines. Eu égard aux exigences de pudeur,
nombre de femmes musulmanes évitent de se rendre dans les piscines
mixtes. Ce choix peut se comprendre au regard de la conception islamique
de la relation au corps, dont chaque femme doit être libre de disposer
comme elle l’entend. Mais n’est-il pas troublant que cette exigence ne soit
valable que pour les femmes et non pour les hommes, qui ne seraient pas
tenus aux mêmes règles concernant ce qu’ils montrent et ce qu’ils voient ?
Cette interprétation tendancieuse ne se justifie en rien – si ce n’est, là
encore, par une lecture strictement masculine.
La polygamie
L’éducation
Alors que, sur la Voie, l’éducation devait être la première exigence, force
est de constater que la plupart des sociétés majoritairement musulmanes
négligent l’éducation et l’instruction de façon alarmante. D’emblée, on
observe des déficits au niveau de l’instruction générale des populations, du
fait de systèmes scolaires totalement obsolètes, voire inexistants. Les écoles
publiques en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie sont souvent une
garantie d’échec et les niveaux d’instruction restent très faibles. Le secteur
privé, plus performant, requiert des moyens financiers que seule une élite
peut s’assurer.
Sur le plan de l’éducation religieuse, les dysfonctionnements sont
également nombreux. Le plus souvent, l’instruction se limite à
l’apprentissage par cœur. Dates, règles et prescriptions sont enseignées
formellement, mais leur sens n’est pas expliqué. On se réjouit, à bon droit,
du nombre croissant de jeunes qui connaissent le Coran par cœur, mais on
ne se soucie pas suffisamment de leur exacte compréhension du sens de la
Révélation, des traditions prophétiques et des prescriptions. Cet
apprentissage par cœur, en matière d’éducation religieuse, a pour
conséquence deux phénomènes que l’on voit se répandre : soit les jeunes
délaissent la religion ou n’en respectent les principes que par habitude
familiale et culturelle, soit ils deviennent formalistes et développent, de
façon parfois dogmatique dans l’imitation (taqlīd), des positions tranchées
et sectaires. Ce constat vaut d’ailleurs également dans les communautés
musulmanes en situation de minorité religieuse.
Cette éducation souvent formaliste ne s’accompagne presque jamais
d’une initiation à l’esprit critique. On apprend aux élèves à respecter les
Textes, la tradition et les grands savants du passé, mais en évitant de
s’interroger, comme si le respect supposait l’absence de questionnement.
Les Compagnons du Messager et les premiers grands savants enseignaient
pourtant à leurs élèves de ne pas accepter un avis juridique sans en avoir
questionné la source et les fondements interprétatifs ; quinze siècles plus
tard, voilà les musulmans invités à répéter sans comprendre et à suivre sans
questionner. Cette instruction religieuse défaillante, souvent coupée de
l’apport des autres sciences, ne permet pas de répondre aux besoins de sens,
d’orientation et aux préoccupations éthiques dont nous avons parlé.
L’enseignement d’une histoire non idéalisée, des sciences, de la culture, de
la philosophie et des arts est totalement marginalisé, voire évacué par
l’éducation religieuse. Au-delà des rituels, on transmet peu ces exigences de
l’islām que sont le respect des êtres humains, la justice sociale, le rejet du
racisme, la protection de l’environnement, l’accompagnement des parents et
des personnes âgées, etc. Un enseignement aussi fragmenté, formaliste et
superficiel n’est pas à même d’équiper comme il se doit les musulmans
pour relever les défis de leur époque. À commencer par la décolonisation
intellectuelle : car, au-delà de la colonisation politique, aujourd’hui
dépassée dans la majorité des pays, les programmes d’enseignement, les
terminologies et les priorités de l’éducation sont souvent pensés ailleurs.
Reste un atout, paradoxal : la prégnance culturelle, un rapport naturel
avec le sens du sacré (une conscience individuelle et collective latente) qui
reste imprégné par l’exigence spirituelle et qui pourra être, comme souvent
dans l’Histoire, l’origine d’un renouveau et l’espoir d’une renaissance.
Il n’est pas un jour sans que soit évoqué le droit des femmes dans les
sociétés majoritairement musulmanes. C’est oublier que ce sont les droits
humains de toute la population qui y sont, le plus souvent, quotidiennement
bafoués. Les droits à l’éducation, à l’habitat, aux besoins de première
nécessité ne sont souvent pas respectés (pour les pauvres et les résidents).
Dans certains États riches, comme dans tous les États du Golfe, on observe
encore des traitements esclavagistes vis-à-vis des pauvres et/ou des
travailleurs migrants. Les mauvais traitements et la torture sont la règle
dans la majorité des pays, sans compter les exécutions sommaires et les
viols dans les prisons. Des prisonniers d’opinion politique, des femmes et
des hommes innocents peuvent rester détenus des années sans jugement ni
considération. Nous sommes loin des enseignements éthiques islamiques ;
force est pourtant de constater que telle est la situation dans la plupart des
pays majoritairement musulmans. Le respect des droits de l’Homme, qui ne
contredisent en rien les principes islamiques, est bafoué par la majorité des
États quand il s’agit des pauvres, des résidents, des migrants, des opposants
et, souvent, des femmes.
Il faut encore évoquer le respect des droits de tous les citoyens, la
formule « pays majoritairement musulmans » impliquant de fait qu’une
minorité de citoyens non musulmans attend d’y être traitée égalitairement et
équitablement. Beaucoup de musulmans évitent ce débat, préférant affirmer
que, par le passé, juifs et chrétiens ont été accueillis par les musulmans et
n’ont jamais subi de leur part de tentative d’extermination, au contraire des
juifs d’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale. S’il est vrai que les
musulmans, de l’Afrique au Moyen-Orient et à l’Asie, ont souvent réussi à
vivre en bonne intelligence avec leurs concitoyens hindous, bouddhistes,
juifs et chrétiens, ou autres, il n’en demeure pas moins que des
discriminations existent et perdurent. Des minorités se voient empêchées de
disposer de lieux de culte et de pratiquer leur religion (comme dans les
États du Golfe), la discrimination à l’habitat et à l’emploi est réelle (au
Moyen-Orient comme en Asie) et les minorités citoyennes sont suspectées
quant à leur loyauté aux différents pays dont elles ressortissent. L’égalité
entre les citoyens n’en est pas moins un droit et une condition. Elle est un
des défis majeurs des sociétés majoritairement musulmanes.
Violence et Terreur
Situation nouvelle ?
L’installation rapide des musulmans, à partir des années 1950, n’a pas été
visible immédiatement car ils étaient souvent regroupés soit dans les « inner
cities » des pays anglo-saxons, soit à la périphérie, dans des quartiers isolés
ou des banlieues. Les nouveaux arrivants, comme d’ailleurs les pays
d’accueil, pensaient que leur présence ne durerait que le temps d’accumuler
assez d’argent pour retourner dans leur pays d’origine. La naissance
d’enfants et la constitution de familles, le regroupement familial et
l’acculturation ont rendu ces projets de retour presque toujours impossibles,
de sorte que le temporaire est devenu définitif. Les immigrés sont devenus
des résidents, puis les résidents des citoyens.
Longtemps, les juristes ont conseillé aux musulmans de ne pas prendre la
nationalité de pays qui n’étaient « pas les leurs » et qu’il leur faudrait un
jour quitter pour « rentrer chez eux ». L’expérience historique de
l’installation en Occident a incité lesdits juristes à reconsidérer leur
jugement et, passé une génération, à formuler un avis exactement opposé :
prendre la nationalité du pays était somme toute préférable, pour protéger
ses droits et devenir un acteur positif dans la société considérée.
Les deuxième, troisième et même quatrième générations, dans certains
pays tels que la France, la Belgique ou l’Angleterre, sont nées en Occident
avec le statut de citoyens. Avec le temps, elles se sont éloignées des inner
cities, des quartiers ou des banlieues dans lesquels leurs parents étaient
installés et vivaient isolés (donc invisibles). Cette nouvelle visibilité de
l’islām, incarnée surtout par de nombreux jeunes dans les écoles, les
universités et tous les corps de métier, a pu donner l’impression que leur
présence était nouvelle, massive et menaçante, alors que la présence
(invisible) de leurs parents remontait à une ou deux générations déjà.
Dans les faits, cette présence des enfants apportait la preuve que l’«
intégration du fait religieux » n’avait pas posé de problème et qu’elle était
plutôt un succès historique, puisque le processus se normalisait sans heurts.
Néanmoins, la conjonction historique de cette visibilité massive,
surprenante, de nouveaux citoyens musulmans, d’une part, et de problèmes
sociaux liés aux conditions de vie des inner cities, des quartiers et des
banlieues (où la majorité des jeunes vivait encore), d’autre part, a produit
une confusion dans les analyses. On s’est empressé d’expliquer la
marginalisation, la délinquance et les ruptures sociales par l’identité
musulmane des jeunes qui les subissaient. Ainsi, des États-Unis au Canada
et de l’Europe à l’Australie, l’islām et la « non-intégration » des musulmans
expliquaient la persistance de l’échec scolaire, des fractures sociales, de la
délinquance, etc.
L’étude sérieuse de ces situations prouve qu’elles n’ont pas à voir avec
l’islām et relèvent des politiques publiques et de l’« intégration par le social
», vis-à-vis desquelles la référence à l’islām, secondaire, sert souvent de
prétexte pour masquer l’incurie des États ou des autorités locales. Nombre
de juristes et de représentants musulmans tombent eux-mêmes dans ce
piège et ont tendance à « islamiser » ou à « ethniciser » les problèmes
sociaux. Ce faisant, ils ne parviennent qu’à ajouter à la confusion des
débats, alors qu’il importe ici de parler d’égalité des chances, d’accès à
l’éducation, à l’habitat et à l’emploi, de lutte contre le racisme (informel et
structurel) et de justice sociale.
L’identité et l’espace
Il n’en faut pas conclure que l’islām, en tant que religion et cadre de
référence, ne pose aucun problème dans des sociétés de régime laïque, où la
majorité des concitoyens sont d’autres confessions, ou sans confession. La
première question qui se pose est celle de l’identité, du simple fait que les
musulmans sont forcément interpellés par un environnement qui leur
demande de se définir. À cause de leur nouvelle visibilité aux yeux de leurs
concitoyens, les nouveaux arrivés, hier perçus comme pakistanais, africains,
turcs ou arabes, deviennent désormais et avant tout des « musulmans », à
qui il paraît légitime de demander, dès lors qu’ils se sont installés en
Occident, s’ils sont d’abord américains, britanniques, français ou
musulmans. Beaucoup, par fierté ou dépit, répondent soit qu’ils sont
d’abord musulmans, revendiquant ainsi leur différence, soit qu’ils sont
américains ou européens, parfois par crainte de la stigmatisation et du
racisme.
Cette « assignation à l’identité » est un leitmotiv des débats politiques en
Occident. Les musulmans se trouvent souvent piégés par la nature binaire
de questions révélatrices d’une perception qui les identifie d’emblée comme
« autres », dans un climat général qui pousse parfois les Occidentaux
musulmans à intégrer ce sentiment d’altérité.
Or, nul n’a une identité unique. Tout individu à des identités multiples
(femme, homme, noir, blanc, juif, chrétien, musulman, canadien, belge,
indien, etc.), prioritaires ou non selon le contexte. Devant l’urne, on se
sentira d’abord allemand ou suisse ; face à la mort, d’abord athée ou
croyant. Ces identités se complètent et s’harmonisent selon les contextes,
elles ne se contredisent pas forcément. Les musulmans en situation de
minorité religieuse ont besoin de dépasser la crise de confiance qui les fait
douter (souvent à cause de la pression environnante) de leur capacité et de
leur droit à revendiquer une multitude d’identités.
Il en est de même de la définition du lieu de vie. Pendant des siècles, les
savants musulmans ont divisé le monde en « maison (ou espace) de l’islām
» (dār al-islām*) et « maison de la guerre » (dār al-harb*). Ces notions,
quoique non coraniques, permettaient de distinguer les sociétés dans
lesquelles les musulmans étaient en sécurité (ou au pouvoir) de celles où
leur survie était en jeu. Ces notions sont aujourd’hui caduques, de
nombreux savants ayant mis en évidence qu’elles ne rendent plus compte de
la réalité. En effet, les musulmans sont parfois plus en sécurité, pour ce qui
est de leur liberté de conscience et d’expression, dans les sociétés
occidentales que dans les sociétés majoritairement musulmanes. Comment
donc nommer ces sociétés ? Le monde globalisé a fait voler en éclats les
anciennes catégories. Ce monde est devenu, pour toutes les nations, un
espace global de témoignage (dār al-shahādah*). La perception binaire
étant dépassée, il appartient à chaque musulmane et à chaque musulman, où
qu’elle ou il vive, de témoigner de sa foi et de ses principes éthiques en
devenant un citoyen engagé, connaissant ses devoirs et ses droits, acceptant
sa culture et en y promouvant le bien.
L’islām est une religion occidentale et les cultures occidentales sont
désormais des cultures de l’islām. Les Occidentaux musulmans sont des
témoins de leurs principes, comme le sont les juifs, les chrétiens, les
hindous ou les bouddhistes, ou encore les agnostiques et les athées (de leur
philosophie de vie). Avec les multiples identités de ces musulmans, nourris
de cultures qui sont désormais les leurs, leur défi consiste à rester fidèle à
leurs principes sans se construire contre l’environnement social, politique et
médiatique, même si ce dernier leur demeure, pour un temps, hostile. C’est
cette expérience historique que les Occidentaux musulmans vivent
aujourd’hui.
Rappelons, au passage, que les citoyens d’Europe orientale, européens et
musulmans depuis des siècles, ont assumé tous leurs héritages culturels aux
influences historiques multiples, sans oublier leurs références musulmanes.
La richesse de l’islām européen des Balkans est souvent négligée, comme
on oublie la profondeur de l’islām d’Andalousie. Plus près de nous, l’islām
pratiqué par les Afro-Américains et les conversions par milliers que l’on
observe en Occident obligent à repenser le schéma binaire d’opposition des
identités, plus spécifiquement de la culture occidentale et des principes
islamiques. Accéder à la multiplicité des identités dans l’espace unique et
commun du témoignage exige l’étude, la confiance, la participation et la
contribution.
La contribution : bien au-delà de l’intégration passée – et dépassée –, tel
est donc le défi des générations présentes et à venir.
Depuis plus de trente ans, un important travail juridique a été produit par
les juristes (fuqahāʾ) quant à la relation des musulmans avec leurs nouvelles
sociétés occidentales. Ils se sont parfois inspirés du pluralisme des autres
sociétés d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie, où le « vivre ensemble » a
été possible pendant des siècles. Des avis juridiques successifs ont
grandement renouvelé la compréhension que les musulmans avaient de la
laïcité, de l’identité, de la nationalité, de la citoyenneté, du rapport à la loi et
de la loyauté patriotique. À l’exception des courants littéralistes et
traditionalistes, qui restent minoritaires sur ces questions, la grande majorité
des savants et des Occidentaux musulmans ordinaires ont développé une
réflexion ouverte et sereine sur ces questions et considèrent que rien
n’empêche les musulmans de vivre et de respecter le cadre laïque, d’être
des citoyens loyaux à leurs pays et de se sentir appartenir culturellement à
leurs pays respectifs. Même si, au gré des controverses, politiques et médias
alimentent les perceptions négatives et nourrissent les enfermements
identitaires, l’évolution de la conscience musulmane occidentale est
patente, et positive. La présence des citoyens musulmans à tous les échelons
des formations scolaires et universitaires, dans tous les corps de métier,
dans les médias et les partis politiques, dans la culture et le sport, est un fait
observable et acquis. Face aux crises et aux provocations, des caricatures
danoises aux propos provocateurs et islamophobes de certains intellectuels,
politiques et journalistes, leur réaction est très majoritairement calme,
critique et posée, à l’exception de certains groupuscules dont le
comportement violent et hors norme prouve l’adhésion de l’immense
majorité aux débats sereins et responsables. En cela, ils sont en phase avec
les idéaux des sociétés plurielles, qui exigent une loyauté responsable et
critique.
Il faut pourtant aller plus loin que le respect du cadre juridique en
accédant à ce que nous avons appelé l’exigence des « trois L » :
connaissance de la Langue du pays, respect des Lois et Loyauté envers la
société. Aujourd’hui, l’atmosphère généralement hostile à l’islām, le
discours politique et médiatique insistant sur l’altérité des musulmans, la
normalisation du racisme antimusulman (islamophobie) sont autant de
phénomènes qui ont un impact même sur l’application égalitaire du droit ou
la reconnaissance de la citoyenneté pleine et entière des musulmans. On en
vient à se demander si une nouvelle catégorie n’aurait pas vu le jour
concernant les musulmans, certes nantis de la nationalité du pays, mais
encore trop musulmans et informellement « étrangers » pour être vraiment
citoyens. Des « citoyens étrangers » en somme.
Il est encore bien difficile, dans ces conditions, de se sentir chez soi en
Occident, de développer un véritable sentiment d’appartenance non
seulement dans le respect des lois de l’État, mais comme partie prenante de
la narration et du récit communs (selon la notion anglaise : common
narrative) du pays, de la patrie, de la nation. C’est l’un des grands défis des
musulmans en Occident. Il consiste pour eux, au-delà de tous les obstacles,
à devenir des acteurs apportant une valeur ajoutée à l’avenir des sociétés où
ils vivent (comme ils ont su l’être en Afrique et en Asie, même en situation
de minorité religieuse). Il est l’heure non plus de s’intégrer (ce stade étant
désormais acquis et dépassé) mais de contribuer à l’organisation et à la
réforme des sociétés, pour le bien-être de tous. Pour les musulmans,
paradoxalement, cela implique de parler moins d’islām, de sortir de
l’obsession et de l’assignation identitaires, d’être capables de s’intéresser à
la dignité et au bien public de leurs semblables (leurs concitoyens et tous les
êtres humains, quelle que soit leur croyance), à l’éducation, à la justice
sociale, aux droits des femmes, à la lutte contre tous les racismes, aux
migrations, à l’environnement, à la culture, aux arts, etc. Plus qu’une
révolution intellectuelle, il s’agit d’abord d’une révolution psychologique
qui naît de la conscience qu’une valeur, une action ou une œuvre fidèle à
l’islām ne l’est pas en raison de l’adjectif « islamique » qu’elle peut appeler
(ou parce que son auteur est musulman), mais du fait des principes, de
l’éthique et des finalités qu’elles portent. Cette « révolution de confiance »
ouvre la conscience croyante vers le monde et vers l’humanité, avec une
exigence éthique résolument universaliste car profondément sereine.
1. Le père d’al-Maʿmūn, Harūn al-Rashīd, avait déjà institué des « maisons de la Sagesse », mais pour l’élite exclusivement.
6. Les Arabes ne représentent que 30 % des musulmans du monde, contrairement à l’opinion commune.
8. Ce terme est aujourd’hui utilisé dans la plus grande confusion. On ne sait plus très bien de qui et de quoi l’on parle. Les organisations dites islamistes ne sont pas d’accord entre
elles sur les moyens et les objectifs de l’engagement politique, quand elles ne sont pas radicalement en désaccord. Considérer qu’elles sont toutes « islamistes », sans autre nuance et
sans les qualifier plus avant n’aide pas à comprendre les acteurs et les enjeux politiques contemporains.
9. Voir à ce sujet notre réflexion dans L’Islam et le réveil arabe, Presses du Châtelet, 2011, chapitre 4, p. 155-213.
Nombre d’idées reçues courent sur l’islām. Avec le temps, au gré des
événements historiques et des controverses médiatiques, préjugés et
stéréotypes se sont répandus parmi les musulmans eux-mêmes. Certains,
croyant connaître l’islām et maîtriser leur sujet, répètent ces « vérités » et
ces « évidences », contribuant à répandre préconceptions et idées reçues.
Que savez-vous vraiment et que croyez-vous savoir ? Question pertinente, à
laquelle l’exercice qui suit devrait vous permettre d’apporter quelques
réponses.
1. Sharīʿah
2. Jihād
3. Les Messagers
On sait l’attachement des musulmans au Prophète Muḥammad. Les
diverses controverses autour des caricatures au Danemark, en France ou
ailleurs ont fortement affecté leur perception. Des manifestations violentes
ont eu lieu, des attentats ont été perpétrés, des menaces ont été proférées
parce qu’on avait osé « toucher au Prophète de l’islām ». Les musulmans
sont appelés à respecter et à aimer le dernier des Messagers, mais ils
doivent éviter de le sacraliser, voire d’en arriver à des attitudes excessives
d’adoration émotionnelle. Dès sa mort, son plus fidèle ami Abū Bakr avait
prévenu : « Que ceux d’entre vous qui adoraient Muḥammad sachent que
Muḥammad est mort, quant à ceux qui adoraient Dieu, qu’ils sachent que
Dieu est le Vivant, qui jamais ne meurt2. » Les musulmans respectent tous
les Prophètes et Messagers. La position majoritaire stipule qu’on ne les
représente pas, ni par le dessin ni par la sculpture, précisément pour éviter
les tentations idolâtres qui finiraient par prendre le Messager pour objet de
l’adoration, au lieu du Dieu unique. L’islām reconnaît donc et enseigne le
respect égal de tous les Prophètes : Noé, Abraham, Moïse, Jésus,
Muḥammad et tous les autres, cités ou non dans les sources scripturaires.
Ce respect ne justifie pas les réactions excessives, parfois hystériques et
violentes, de certains musulmans quand des caricatures sont publiées et/ou
des propos irrespectueux proférés. La distance intellectuelle critique est la
meilleure réponse qui, avec calme et confiance, évite l’émotivité aveuglée
et, avec sagesse, ne réagit pas aux provocations.
Les stéréotypes sur l’islām sont nombreux. L’Europe n’a pas peu
contribué à le présenter comme « l’Autre ». Au Moyen Âge, l’islām était la
religion de la permissivité et de la luxure abhorrées par l’Église catholique,
avec sa morale sexuelle stricte et puritaine. On reconnaissait qu’il avait été
une source de savoir en sciences, en philosophie et dans les arts, mais on
affirmait que les savants arabes et les musulmans n’avaient été que des
traducteurs, des transmetteurs qui s’étaient bornés à restituer à l’Europe
l’héritage gréco-romain qui lui appartenait en propre. Aujourd’hui encore,
on répète que l’islām se distingue par le retard de son aggiornamento
religieux, son rapport difficile à la raison, aux sciences, aux libertés. Quant
à sa morale sexuelle, inversement à ce que l’on affirmait au Moyen Âge et
au début de la Renaissance, elle se caractériserait par l’enfermement, les
carcans et les interdits de toutes sortes. La perception a changé, mais la
constante a toujours été de maintenir l’altérité de l’islām. Aujourd’hui,
affirmer que l’islām a un problème avec la raison, la liberté et le progrès,
qui seraient autant de « valeurs occidentales », est presque une évidence
pour nombre d’intellectuels, de politiques et de journalistes. Une simple
étude de l’Histoire du VIIIe au XIIIe siècle, jusqu’au XVe siècle en Andalousie
et au XVIe siècle dans l’Empire ottoman sous le règne de Süleyman le
Magnifique, est déjà de nature à remettre en cause cette essentialisation
tronquée de l’islām. Un tel examen prouve, de surcroît, que l’islām a
participé à l’évolution des savoirs dans le monde, que la rationalité y a
toujours été célébrée et que l’humanité lui doit beaucoup en termes de
progrès intellectuels, scientifiques et technologiques. Les valeurs que
l’Occident s’est appropriées ne lui appartiennent pas en propre et sont
partagées par de nombreuses autres civilisations, dont l’Islam. Enfin, on
aurait tort de ne pas reconnaître les contributions intellectuelles et
scientifiques contemporaines des musulmans à travers le monde (sciences,
médecine, économie, sociologie, anthropologie, etc.).
7. Polygamie
Les débats sur la polygamie ne sont pas nouveaux. La seule présence de
cette notion en islām est la preuve, une de plus, qu’il ne connaît pas
l’égalité des sexes et a bien « un problème » avec le droit des femmes. À
l’époque de la Révélation, les Arabes pratiquaient la polygamie et aucune
limite n’était fixée au nombre d’épouses. On sait que certains interdits,
recommandations ou obligations (l’alcool, les intérêts, etc.) ont fait l’objet
de plusieurs révélations successives indiquant une direction, une pédagogie
divine, afin d’orienter les musulmans vers un but. Les révélations relatives à
l’homme, à la femme, au couple et à la polygamie sont de cette nature.
D’abord limitée à quatre épouses, la polygamie est en outre liée à une
situation particulière : la prise en charge des orphelins. En ce sens, elle est
présentée comme une tolérance, et non comme la règle qui est clairement la
monogamie. Dans les cas où la polygamie peut être envisagée et tolérée,
elle est encadrée par des règles strictes de transparence, d’égalité de
traitement et de protection légale qui imposent, si elles ne sont pas
respectées (comme c’est le cas factuellement dans de nombreux pays), de
s’en tenir à la monogamie, par l’injonction même du Coran. Par ailleurs,
selon certains savants, la première épouse peut stipuler dans son contrat de
mariage qu’elle refuse la polygamie ; elle s’interdit par là à son mari, s’il a
accepté les termes du contrat. En conclusion, l’islām a régulé cette
tolérance, et l’évolution de la Révélation tend clairement à l’établissement
et à la défense de la monogamie.
8. La tenue vestimentaire
La notion de pudeur, centrale en islām, concerne les hommes aussi bien
que les femmes. Il importe de relever qu’il ne s’agit pas simplement de
pudeur physique, mais d’une certaine conception du rapport à soi et à la vie
: la pudeur intellectuelle et sentimentale sont les miroirs de ce que la pudeur
physique doit être pour tous et toutes. Intellectuellement, sentimentalement
et physiquement, il s’agit d’éviter la visibilité superficielle, l’exposition
indécente, l’arrogance, l’ostentation et l’égocentrisme. Dans ce sens, quatre
critères sont liés à l’être au monde des croyants désireux d’appliquer les
principes de l’islām sur le plan plus spécifiquement vestimentaire : en
public, éviter le vêtement transparent (a) et moulant (b) ; le vêtement doit
rester discret (c), sans pour autant négliger l’esthétique et la beauté (d).
Pour les femmes, la prescription porte également sur le port du foulard
(khimār), dont on parle beaucoup en Occident. Il faut noter que le port du
niqāb (le voile qui couvre la face) n’est pas reconnu comme une obligation
de l’islām par la majorité des savants. Le khimār (foulard), au contraire, est
bien une prescription, mais il ne fait pas partie des obligations essentielles
(ḍarūriyāt) de l’islām. Il s’agit d’un acte de foi. En tant que tel, il doit donc
être et rester pour chaque femme un choix libre dans son parcours spirituel
de pratiquante. Le principe vaut dans les deux sens : il n’est pas juste
islamiquement d’imposer aux femmes de porter le foulard (comme c’est le
cas dans certains pays, dans certaines communautés ou familles) ; et il est
contraire aux droits de l’Homme de leur imposer de l’enlever contre le
choix de leur conscience.
9. L’abattage rituel
Bibliographie indicative
(pour aller plus loin)
Glossaire
Index
Bidaʿ, 145
Bonté, 103, 108, 186, 189
Chiite(s), 17, 19, 45-50, 54-61, 70, 107, 110, 113, 115, 128, 131, 183,
203, 211, 219, 222, 225, 249
Chrétiens/Christ/christianisme, 15-16, 19-21, 23-25, 27, 53, 65-66, 72,
77, 83, 85-86, 88-90, 104, 129, 161, 179, 198-200, 218, 222-223, 225, 231,
234, 242, 243, 250, 258
Citoyen/citoyenneté, 176, 177, 233-235, 239-240, 243, 246- 248
Cœur, 27, 31-32, 33, 34-35, 60, 63, 74, 78, 79, 84, 88, 91, 92-93, 97, 99-
100, 102, 116, 117, 118, 120, 124, 127, 140, 141, 143, 158, 159, 164, 165,
179, 182, 186, 187, 191, 194, 227, 256, 263-264
Compassion, 35, 79, 99, 108, 185-186, 190
Complémentarité, 124, 217
Connaissance(s), 16-18, 34, 37, 44, 50, 63, 78, 79, 87-88, 94, 96-97, 99,
109, 121, 165, 170-172, 189, 198, 200, 202, 212, 214, 237, 247, 249-251,
260
Conscience(s), 34, 41, 78, 80, 84, 89, 94, 95, 98-99, 102, 104, 115, 128,
129, 141, 148, 164, 172, 173, 177, 178, 186-187, 188, 192, 226, 228, 242,
245-246, 247-248, 262, 264
Consultation, 181-183
Corps, 89, 92, 116, 123, 127-128, 179, 191, 220
Cosmos, 74, 80, 103, 111, 118
Culpabilité/culpabilisation, 141, 146, 185-186
Guerre, 38-40, 51, 133, 137, 142, 161-169, 181, 191, 192, 237, 242, 244,
256
Ḥanafī, 56-57
Ḥanbalī, 56-57, 60
Histoire, 18, 19-64, 70-72, 81-82, 84, 104, 105-106, 136, 143, 155, 156,
162, 167, 168, 175, 176, 184, 194, 201, 204, 206, 214, 216, 228, 229, 250,
259, 260
Homosexualité, 224-226
Humanisme, 187-190, 191, 194, 206
Majorité, 182-183
Mālikī, 56-57
Mariages mixtes et interreligieux, 222-224
Matūrīdī, 58, 133
Monogamie, 27, 220-221, 261
Monothéisme(s), 17, 19, 65, 66, 68, 74-76, 81-83, 87, 107, 124, 153
Muʿtazilah, 58, 133
Nature, 31-33, 80, 93, 97, 98, 99-100, 104, 131, 149, 151, 159, 168-169,
190-194, 257
Paix, 32, 38-39, 73-76, 92-93, 100, 103, 104, 115, 121, 159, 162, 164-
166, 167, 168, 245, 256
Pardon/pardonner, 29, 35, 86, 108, 182, 185-187, 193, 264
Passions, 91-92, 152-153, 164, 177
Pèlerinage, 28-29, 80, 111, 122- 125, 144, 196-197, 244
Politique, 45, 49-51, 53, 55, 60, 70, 84, 126, 128, 135, 138, 145, 149,
159-160, 163, 166, 169, 173, 175, 179, 181-184, 197, 201-202, 203, 204,
205, 207, 208, 209, 211, 228, 229-233, 235-236, 241, 242, 243, 247, 259,
264
Polygamie, 18, 126, 215, 220-221, 260-261
Polythéisme/polythéistes, 19, 80- 82, 90, 103
Pouvoir(s), 24, 48, 53, 55, 80, 97, 103, 109-110, 121, 125, 145, 149, 167,
175, 180-185, 201, 202, 212-213, 229, 242, Prière (rituelle), 24, 33-34, 40,
45, 62, 70, 78, 99, 111, 113-122, 124, 128, 165, 177, 217, 264
Pudeur, 126-127, 220, 261
Raison, 44, 46, 55, 56, 58, 59, 62, 63, 79, 89, 90, 91, 92-93, 105, 112,
133, 158, 200, 201, 259, 264
Raison d’être (ratio legi), 131, 135-136, 139-140
Raisonner/raisonnement, 32, 43, 82, 132, 156-157, 203, 260
Rakʿah, 120
Ramadan, 28, 29, 68, 111, 115, 119-122, 210, 244
Rationalistes, 58, 59
Rationalité, 133, 159, 170, 184, 250, 259
Réforme(s)/réformer, 25, 36, 41, 42, 44, 51, 59, 94, 99, 107, 118, 130,
144, 146, 159, 162-163, 164, 166, 177, 184-195, 199, 201, 207-208, 210,
230-231, 248, 256, 260
Réformistes, 54-55, 59, 71-72
Respect/respecter, 27, 43-44, 88, 112, 118, 130-132, 134, 149, 159, 162,
168, 174, 177, 186, 187-188, 190-194, 199, 211, 216, 221, 223, 226, 227,
228, 233-234, 245, 247, 248, 257, 261, 262, 263
Responsabilité, 59, 74, 84-85, 86, 90, 91, 92-93, 98-99, 108, 110, 112,
118, 137, 139, 148, 160, 162, 166, 172, 173, 183, 186, 230, 247, 256, 260
Salut, 35, 40, 74, 85, 86, 90, 108, 146, 152, 153, 158, 159, 171
Savoir(s), 44, 45, 46, 63, 96-97, 98, 109-110, 147-148, 149-150, 160,
165, 170-172, 198-199, 201, 203-204, 212, 213, 259, 260
Sécularisation/sécularisé(e), 59, 175, 183, 238
Sexualité/rapports sexuels/morale sexuelle, 91, 119-120, 123, 200, 224-
226, 259
Shāfiʿī, 56-57, 60-61
Shahādah, 52, 76, 92, 111-112, 240
Sharīʿah, 17-18, 52, 143, 151-161, 162, 169, 173-175, 177, 182, 185,
188, 192, 194, 232, 250, 255
Shūrā, 181, 183, 184
Ṣūfī, 58
Soufisme, 63, 143-146
Sunnah, 43, 45, 56, 69, 72, 114, 156
Sunnite(s), 17, 19, 45-47, 49-50, 54-61, 70, 110, 114, 128, 131, 203, 211,
212, 219, 222, 225, 249
Tahajjud, 115
Taṣawwuf, 58, 63, 146, 205
Tawḥīd, 24, 31, 76, 80, 81, 102-103, 112
Tajdīd, 208
Témoignage, 92, 111-112, 135, 137-138, 243, 251
Théocratie, 183
Zakāt, 47, 111, 116-118, 121, 122, 128, 165, 177, 178, 217, 264
1. Coran : sourate 10, verset 99.
Découvrez-le sur.
www.pressesduchatelet.com