Groupement_de_textes_sur_le_travail

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Groupement de textes dans le cadre de la formation sur l’OE

« L’Homme et son rapport au monde à travers la littérature et les


autres arts »

L’Argent de Charles Péguy (1913)

Nous croira-t-on , et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient
envie de travailler. On ne pensait qu’à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne
10 pensaient qu’à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l’idée qu’ils
partaient travailler. A onze heures ils chantaient en allant à la soupe . En somme c’est toujours du
Hugo ; et c’est toujours à Hugo qu’il en faut revenir, ils allaient, ils chantaient. Et la raison de leur
être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien,
le seul peut être qui se tienne debout. C’est par exemple pour cela que je dis qu’un libre-penseur de
15 ce temps-là était plus chrétien qu’un dévot de nos jours. Parce qu’un dévot de nos jours est
forcément un bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois.

Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au moyen-âge
régissait la main et le cœur. C’était le même conservé intact en dessous. Nous avons connu ce soin
poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons
20 connu cette piété de l’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences.
J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et
de la même, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales….

L’Argent, Charles Péguy, 1913

Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 1


Voyage au bout de la Nuit de Louis Ferdinand Céline (1932)

Le Voyage au bout de la Nuit est le premier et le plus célèbre roman de Louis-


Ferdinand Céline. Au-delà de la révolution stylistique, il s’agit d’un roman
initiatique dans lequel Bardamu, le héros, va apprendre la misère et le vide de
30 l’existence.

Résumé :
Bardamu s’engage dans l’armée par hasard et découvre l’horreur de la
première guerre mondiale, mais se lie d’amitié avec Robinson, son frère
35 d’arme. Blessé, puis réformé, il fréquente quelques femmes de basse condition
(Lola, Musyne) puis quitte la France pour l’Afrique. Là, il constate la brutalité de
la vie coloniale. Bardamu contracte une maladie tropicale et est transporté en
bateau jusqu’aux Etats-Unis. Il visite New-York, puis Detroit où il est engagé
comme ouvrier chez Ford. La découverte de la vie ouvrière ne l’empêche pas
40 de se lier temporairement à Molly, une prostituée. Mais il rentre en France
pour y devenir médecin à Drancy, une ville pauvre. Là, il découvre le quotidien
misérable, la mort et la cupidité. Lassé des patients, il s’engage dans une
troupe de music-hall tandis que Robinson, qui a rencontré une femme
(Madelon), devient aveugle. Il revient à Paris pour travailler dans un hôpital
45 psychiatrique. Le docteur Baryton, qui dirige l’établissement, devient fou.
Bardamu dirigera l’hôpital en intérim. Robinson sera tué par sa maîtresse,
laissant Bardamu seul.

Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 2


Voyage au bout de la nuit, Louis Ferdinand Céline
50 Période historique : années……

Localisation :

Extrait 1

5 Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 3


Dès le lendemain j’ai pris le train pour Détroit où m’assurait-on l’embauche était facile dans maints
petits boulots pas trop prenants et bien payés.

55 Ils m’ont parlé les passants comme le sergent m’avait parlé dans la forêt. « Voilà ! Qu’ils m’ont dit.
Vous pouvez pas vous tromper, c’est juste en face de vous »

Et j’ai vu en effet des grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cage à mouches sans fin,
dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne
débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible. C’était ça Ford ? Et puis tout
60 autour et au-dessus jusqu’au ciel un bruit lourd et multiple et sourd de torrents d’appareils, dur,
l’entêtement des mécaniques à tourner, rouler, gémir, toujours prêtes à casser et ne cassant
jamais.

« C’est donc ici que je me suis dit….C’est pas excitant… » C’était même pire que tout le reste. Je
me suis approché de plus près, jusqu’à la porte où c’était écrit sur une ardoise qu’on demandait du
65 monde.

J’étais pas le seul à attendre. Un de ceux qui patientaient là m’a appris qu’il y était lui depuis deux
jours, et au même endroit encore. Il était venu de Yougoslavie, ce brebis, pour se faire embaucher.
Un autre miteux m’a adressé la parole, il venait bosser qu’il prétendait , rien que pour son plaisir,
un maniaque, un bluffeur.

70 Dans cette foule presque personne ne parlait l’anglais. Ils s’épiaient entre eux comme des bêtes
sans confiance, souvent battues. De leur masse montait l’odeur d’entrejambes urineux comme à
l’hôpital. Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que les pauvres ça sent déjà la
mort.

Il pleuvait sur notre foule. Les files se tenaient comprimées sous les gouttières. C’est très
75 compressible les gens qui cherchent du boulot. Ce qu’il trouvait de bien chez Ford, que m’a
expliqué le vieux Russe aux confidences, c’est qu’on y embauchait n’importe qui et n’importe quoi.
« Seulement, prends garde, qu’il a ajouté pour ma gouverne, faut pas crâner chez lui, parce que si
tu crânes on te foutra à la porte en moins de deux et tu seras remplacé en moins de deux aussi par
une des machines mécaniques qu’il a toujours prêtes et t’auras le bonsoir alors pour y
80 retourner ! » Il parlait bien le parisien ce Russe, à cause qu’il avait été « taxi » pendant des années
et qu’on l’avait vidé après une affaire de cocaïne à Bezons, et puis en fin de compte qu’il avait joué
sa voiture au zanzi avec un client à Biarritz et qu’il avait perdu.

C’était vrai, ce qu’il m’expliquait qu’on prenait n’importe qui chez Ford. Il avait pas menti. Je me
méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où
85 l’esprit n’est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s’y trouve trop mal. C’est déjà presque une
âme qui vous parle. C’est pas responsable une âme.

A poil qu’on nous a mis pour commencer, bien entendu. La visite ça se passait dans une sorte de
laboratoire. Nous défilions lentement. « Vous êtes mal foutu, qu’a constaté l’infirmière en me
regardant d’abord, mais ça fait rien. »

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90 Et moi qui avais eu peur qu’ils me refusent au boulot à cause des fièvres d’Afrique, rien qu’en s’en
apercevant si par hasard ils me tâtaient les foies ! Mais au contraire, ils semblaient l’air bien
content de trouver des moches et des infirmes dans notre arrivage.

-Pour ce que vous ferez ici, ça n’a pas d’importance comment que vous êtes foutu ! m’a rassuré le
médecin examinateur, tout de suite.

95 -Tant mieux que j’ai répondu moi, mais vous savez, monsieur, j’ai de l’instruction et même j’ai
entrepris autrefois des études médicales…

Du coup, il m’a regardé avec un sale œil. J’ai senti que je venais de gaffer une fois de plus, et à
mon détriment.

- Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser,
100 mais pour faire les gestes qu’on vous commandera d’exécuter…nous n’avons pas besoin
d’imaginatifs dans notre usine. C’est de chimpanzés dont nous avons besoin…Un conseil
encore. Ne nous parlez plus jamais de votre intelligence ! On pensera pour vous mon ami !
Tenez-vous le pour dit.

Il avait raison de me prévenir. Valait mieux que je sache à quoi m’en tenir sur les habitudes de
105 la maison. Des bêtises, j’en avais assez à mon actif tel quel pour dix ans au moins. Je tenais à
passer désormais pour un petit peinard. Une fois rhabillés, nous fûmes répartis en files
traînardes, par groupes hésitants en renfort vers ces endroits d’où nous arrivaient les fracas
énormes de la mécanique. Tout tremblait dans l’immense édifice et soi-même des pieds aux
oreilles possédés par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de ferraille, des
110 secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa
viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour
de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités,
infinis, inlassables. A mesure qu’on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un
petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne
115 pouvait plus ni se parler ni s’entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d’une
machine.

On résiste tout de même, on a du mal à se dégoûter de sa substance, on voudrait bien arrêter


tout ça pour qu’on y réfléchisse, et entendre en soi son cœur battre facilement, mais ça ne se
peut plus. Ça ne peut plus finir. Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on
120 tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensemble ! Et les milles roulettes et
les pilons qui ne tombent jamais en même temps avec des bruits qui s’écrasent les uns contre
les autres et certains si violents qu’ils déclenchent autour d’eux comme des espèces de silences
qui vous font un peu de bien.

Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les outils. Qu’on se
125 range ! Qu’on bondisse pour qu’il puisse démarrer encore un coup le petit hystérique. Et hop !
Il va frétiller plus loin ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux hommes leurs
rations de contraintes.

Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écœurent, à
leur passer les boulons au calibre et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes,

Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 5


10
130 avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la
gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la
guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut
derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche,
c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme
135 du fer et n’a plus de goût dans la pensée.

On est devenu salement vieux d’un coup.

Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On l’aimait
pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça. Faut en faire un objet donc, du solide, c’est la règle.

J’essayai de lui parler au contremaître à l’oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et


140 par les gestes seulement il m’a montré, bien patient, la très simple manœuvre que je devais
accomplir désormais pour toujours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme
ceux d’ici s’en iraient à passer des petites chevilles à l’aveugle d’à côté qui les calibrait, lui,
depuis des années les chevilles, les mêmes. Moi j’ai fait ça tout de suite très mal. On ne me
blâma point, seulement après trois jours de ce labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au
145 trimbalage du petit chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d’une machine à l’autre. Là,
j’en laissais trois, ici douze, là-bas cinq seulement. Personne ne me parlait. On existait plus que
par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Rien n‘importait que la continuité
fracassante des milles et milles instruments qui commandaient les hommes.

Quand à six heures tout s’arrête on emporte le bruit dans sa tête, j’en avais encore moi pour la
150 nuit entière de bruit et d‘odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau, un
cerveau nouveau pour toujours.

Alors à force de renoncer, peu à peu, je suis devenu comme un autre…un nouveau Ferdinand.
Après quelques semaines.

Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 6


Extrait 2
155 Tout de même l’envie de revoir des gens du dehors me revint. Pas ceux de l’atelier bien sûr, ce
n’étaient que des échos et des odeurs de machine comme moi, des viandes vibrées à l’infini,
mes compagnons. C’était un vrai corps que je voulais toucher, un corps rose en vraie vie
silencieuse et molle.

Je ne connaissais personne dans cette ville et surtout pas de femmes. Avec bien du mal, j’ai
160 fini par recueillir l’adresse incertaine d’une « Maison », d’un bobinard clandestin, dans le
quartier Nord de la ville. (…) Ce fut le premier endroit d’Amérique où je fus reçu sans brutalité,
aimablement même pour mes cinq dollars. Et des belles jeunes femmes, charnues, tendues de
santé et de force gracieuse, presque aussi belles après tout que celles du Laugh Calvin . Je ne
pus m’empêcher de devenir un habitué. Toute ma paie y passer. Il me fallait, le soir venu, les
165 promiscuités érotiques de ces splendides accueillantes pour me refaire une âme. Le cinéma ne
me suffisait plus, antidote bénin, sans effet réel contre l’atrocité matérielle de l’usine. Il fallait
recourir pour durer encore, aux grands toniques débraillés, aux drastiques vitaux.(…)

A l’égard d’une des jolies femmes de l’endroit, Molly, j’éprouvai bientôt un exceptionnel
sentiment de confiance, qui chez les êtres apeurés tient lieu de l’amour. Il me souvient comme
170 si c’était hier de ses gentillesses, de ses jambes longues blondes et magnifiquement déliées et
musclées, des jambes nobles. (…) Cette Molly, tout de même quelle femme ! Quelle
généreuse ! Quelle carnation ! Quelle plénitude de jeunesse ! Un festin de désirs. (… )

-N’allez plus chez Ford ! qu’elle me décourageait au surplus Molly.(…)

Je fis même honteux, à ce moment, quelques efforts encore pour retourner chez Ford. Petits
175 héroïsmes sans suite d’ailleurs. Je parvins tout juste devant la porte de l’usine, mais je
demeurai figé à cet endroit liminaire, et la perspective de toutes ces machines qui
m’attendaient en tournant, anéantit en moi sans appel ces velléités travailleuses.

Je me postai devant la grande vitre de la génératrice centrale, cette géante multiforme qui
rugit en pompant et en refoulant je ne sais pas d’où, je ne sais quoi, par mille tuyaux luisants,
180 intriqués et vicieux comme des lianes. Un matin que j’étais posté ainsi en contemplation
baveuse, mon Russe du taxi vint à passer. « Dis donc, qu’il m’a dit, t’es balancé coquin !...Y a
trois semaines que t’es pas venu…Ils t’ont déjà remplacé par une mécanique …Je t’avais bien

prévenu pourtant… »

Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 7


Les Raisins de la colère de John Steinbeck (1939)

Résumé :
Les Raisins de la colère est un des plus grands romans américains. Il se déroule
pendant la crise de 1929 par laquelle les fermiers furent les plus gravement
190 touchés.

Le roman retrace l'histoire d'une famille pauvre de métayers : les Joad, obligés
de quitter l'Oklahoma et leurs terres à cause des conditions climatiques
désastreuses, du crash boursier et de l’industrialisation de l’agriculture. Ils
prennent la route pour la Californie, pensant pouvoir y trouver une terre et un
195 emploi.

Les Joad et des milliers d'autres Okies ne rencontreront pourtant dans l'ouest
que l'hostilité des habitants, la misère et la faim. Malgré tout, les hommes ne
flanchent pas et s'entraident jusqu'au bout.

15 Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 8


200 Les raisins de la colère, John Steinbeck
Période historique :

Localisation :

Extrait 1 (Chapitre V)

Les propriétaires terriens s’en venaient sur leurs terres, ou le plus souvent, c’étaient les
205 représentants des propriétaires qui venaient. Ils arrivaient dans des voitures fermées, tâtaient la
terre sèche avec leurs doigts et parfois ils enfonçaient des tarières de sondage dans le sol pour en
étudier la nature. Les fermiers, du seuil de leurs cours brûlées de soleil, regardaient, mal à l’aise,
quand les autos fermées longeaient les champs. Et les propriétaires finissaient par entrer dans les
cours, et de l’intérieur des voitures, ils parlaient par les portières. Les fermiers restaient un
210 moment debout près des autos, puis ils s’asseyaient sur leurs talons et trouvaient des bouts de
bois pour tracer des lignes dans la poussière.

Par les portes ouvertes les femmes regardaient, et derrière elle, les enfants –les enfants blonds
comme le maïs, avec de grands yeux, un pied nu sur l’autre pied nu, les orteils frétillants. Les
femmes et les hommes regardaient leurs hommes parler aux propriétaires. Ils se taisaient.

215 Certains représentants étaient compatissants parce qu’ils s’en voulaient de ce qu’ils allaient faire,
d’autres étaient furieux parce qu’ils n’aimaient pas être cruels, et d’autres étaient durs parce qu’il
y avait longtemps qu’ils avaient compris qu’on ne peut être propriétaire sans être dur. Et tous
étaient pris dans quelque chose qui les dépassait. Il y en avait qui haïssaient les mathématiques qui
les poussaient à agir ainsi ; certains avaient peur, et d’autres vénéraient les mathématiques qui
220 leur offraient un refuge contre leurs pensées et leurs sentiments. Si c’était une banque ou une
compagnie foncière qui possédait la terre, le représentant disait : « La banque ou la compagnie…a
besoin…veut…insiste….exige…. » comme si la banque ou la compagnie étaient des monstres doués
de pensée et de sentiment qui les avaient eux-mêmes subjugués. Ceux-là se défendaient de
prendre des responsabilités pour les banques ou les compagnies parce qu’ils étaient des hommes
225 et des esclaves, tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maitres. Il y avait des
agents qui ressentaient quelque fierté d’être les esclaves de maîtres si froids et si puissants. Les
agents assis dans leurs voitures expliquaient : « Vous savez que la terre est pauvre. Dieu sait qu’il y
a assez longtemps que vous vous échinez dessus »

Les fermiers accroupis opinaient, réfléchissais, faisaient des dessins dans le sable. Eh oui, Dieu sait
230 qu’ils le savaient. Si seulement la poussière ne s’envolait pas. Si elle avait voulu rester par terre, les
choses n’auraient peut être pas été si mal.

Les agents poursuivaient leur raisonnement :

-Vous savez bien que la terre devient de plus en plus pauvre. Vous savez ce que le coton fait à la
terre ; il la vole, il lui suce le sang.

235 Les fermiers opinaient…Dieu sait qu’ils s’en rendaient compte. S’ils pouvaient seulement faire
alterner les cultures, ils pourraient peut être redonner du sang à la terre.

Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 9


Oui mais c’est trop tard. Et le représentant expliquait comment travaillait, comment pensait le
monstre qui était plus puissant qu’eux-mêmes. Un homme peut garder sa terre tant qu’il a de quoi
manger et payer ses impôts ; c’est une chose qui peut se faire.

240 Oui, il peut le faire jusqu’au jour où sa récolté lui fait défaut, alors il lui faut emprunter de l’argent
à la banque.

Bien sûr.seulement, vous comprenez, une banque ou une compagnie ne peut pas faire ça, parce
que ce ne sont pas des créatures qui respirent de l’air, qui mangent de la viande. Elles respirent des
bénéfices ; elles mangent l’intérêt de l’argent. Si elles n’en ont pas, elles meurent, tout comme
245 vous mourriez sans air, sans viande. C’est très triste, mais c’est comme ça. On n’y peut rien.

Les hommes accroupis levaient les yeux pour comprendre.

- Est-ce qu’on ne pourrait pas nous laisser continuer ? L’année prochaine sera peut être une
bonne année. Dieu sait combien on pourra faire de coton l’année prochaine. Et avec toutes
ces guerres…Dieu sait à quel prix le coton va monter. Est-ce qu’on ne fait pas des explosifs
250 avec le coton ? Et des uniformes ? Qu’il y ait seulement assez de guerres et le coton fera des
prix fous. L’année prochaine, peut être.
Ils levaient des regards interrogateurs.

- Nous ne pouvons pas compter là-dessus. La banque…le monstre, a besoin de bénéfices


255 constants. Il ne peut pas attendre. Il mourrait. Non, il faut que les impôts continuent. Quand
le monstre s’arrête de grossir, il meurt. Il ne peut pas s’arrêter et rester où il est.
-
Des doigts aux chairs molles commençaient à tapoter le bord des portières, et des doigts
rugueux à se crisper sur les bâtons qui dessinaient avec nervosité. Sur le seuil des fermes
260 brûlées de soleil, les femmes soupiraient puis changeaient de pied, de sorte que celui qui
avait été dessous se trouvait dessus, les orteils toujours en mouvement. Les chiens venaient
renifler les voitures des agents et pissaient sur les quatre roues, successivement. Et les
poulets étaient couchés dans la poussière ensoleillée et ils ébouriffaient leurs plumes pour
que le sable purificateur leur pénétrât jusqu’à la peau. Dans leurs petites étables, les cochons
265 grognaient, perplexes, sur les restes boueux des eaux de vaisselle.

Les hommes accroupis rabaissèrent les yeux.


- Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Nous ne pouvons pas diminuer notre part des
récoltes…nous crevons déjà à moitié de faim. Nos gosses n’arrivent pas à se rassasier. Nous
270 n’avons pas de vêtements, tout est en pièces. Si nos voisins n’étaient pas tout pareils, nous
aurions honte de nous montrer aux services.
Et finalement les représentants en vinrent au fait.
- Le système de métayage a fait son temps. Un homme avec un tracteur peut prendre la place
de douze à quinze familles. On lui paie un salaire et on prend toute la récolte. Nous sommes
275 obligés de le faire. Ce n’est pas que ça nous fasse plaisir. Mais le monstre est malade. Il lui est
arrivé quelque chose au monstre.
- Mais vous allez tuer la terre avec tout ce coton

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20
- Nous le savons. A nous de nous dépêcher de récolter du coton avant que la terre ne meure.
Après on vendra la terre. Il y a bien des familles dans l’Est qui aimerait avoir un lopin de terre.
280 Les métayers levèrent les yeux, alarmés.
- Mais qu’est-ce que nous allons devenir ? Comment allons- nous manger ?
- Faut que vous vous en alliez. Les charrues vont labourer vos cours.

Là-dessus les hommes accroupis se levèrent, en colère.

- C’est mon grand-père qui a pris cette terre, et il a fallu qu’il tue les Indiens, qu’il les chasse. Et
285 mon père est né sur cette terre, et il a brûlé les mauvaises herbes et tué les serpents. Et puis y
a eu une mauvaise année, et il lui a fallu emprunter une petite somme. Et nous on est nés ici.
Nos enfants sont nés ici. Et mon père a été forcé d’emprunter de l’argent. La banque était
propriétaire à ce moment-là, mais on nous y laissait et avec ce qu’on cultivait on faisait un
petit profit.
290 - Nous savons ça…Nous savons tout ça. Ce n’est pas nous, c’est la banque. Une banque n’est
pas comme un homme. Pas plus qu’un propriétaire de cinquante mille arpents, ce n’est pas
comme un homme non plus. C’est ça le monstre.
- D’accord, s’écriaient les métayers , mais c’est notre terre. C’est nous qui l’avons mesurée, qui
l’avons défrichée. Nous y sommes nés, nous nous y sommes fait tuer, nous y sommes morts.
295 Quand même elle ne serait plus bonne à rien, elle est toujours à nous. C’est ça qui fait qu’elle
est à nous…d’y être nés, d’y avoir travaillés, d’y être enterrés. C’est ça qui donne le droit de
propriété, non pas un papier avec des chiffres dessus.
- Nous sommes désolés. Ce n’est pas nous. C’est le monstre. Une banque n’est pas comme un
homme.
300 - Oui, mais la banque n’est faite que d’hommes.
- Non, c’est là que vous faites erreur…complètement. La banque ce n’est pas la même chose
que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait,
et cependant la banque le fait. La banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le
monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger.

305 Les métayers criaient :

- Grand père a tué les Indiens, Pa a tué les serpents pour le bien de cette terre. Peut être qu’on
pourrait tuer les banques. Elles sont pires que les Indiens, que les serpents. Peut être qu’il
faudrait qu’on se batte pour sauver nos terres comme l’ont fait Grand-père et Pa.

310 Et maintenant les représentants se fâchaient :


- Il faudra que vous partiez
- Mais c’est à nous, criaient les métayers. Nous…
- Non. C’est la banque, le monstre, qui est le propriétaire. Il faut partir.
- Nous prendrons nos fusils comme grand-père quand les Indiens arrivaient .Et alors ?
315 - Alors… d’abord le shérif, puis la troupe. Vous serez des voleurs si vous essayez de rester et
vous serez des assassins si vous tuez pour rester. Le monstre n’est pas un homme mais il peut
faire faire aux hommes ce qu’il veut.
- Mais si nous partons, où irons-nous ? Comment irons-nous ? nous n’avons pas d’argent.

Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 11


- Nous regrettons, disaient les représentants. La banque, le propriétaire de cinquante mille
320 arpents ne peuvent pas être considérés comme responsables. Vous êtes sur une terre qui ne
vous appartient pas. Une fois partis vous trouverez peut être à cueillir du coton à l’automne.
Vous pourrez peut être recevoir des secours du fonds de chômage. Pourquoi n’allez-vous pas
dans l’Ouest, en Californie ? Il y a du travail là-bas, et il n’y fait jamais froid. Mais voyons,
vous avez des oranges partout, il suffit d’étendre la main pour les cueillir. Mais voyons, il y a
325 toujours quelque récolté en train là-bas. Pourquoi n’y allez-vous pas ?

Extrait 2 (chapitre V)

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Les tracteurs arrivaient sur les routes, pénétraient dans les champs, grands reptiles qui se
330 mouvaient comme des insectes, avec la force incroyable des insectes. Ils rampaient sur le sol,
traçaient la piste sur laquelle ils roulaient et qu’ils reprenaient. Tracteurs Diesel, qui crachotaient
au repos, s’ébranlaient dans un bruit de tonnerre qui peu à peu se transformait en un lourd
bourdonnement. Monstres camus qui soulevaient la terre, y enfonçant le groin, qui descendaient
les champs, les coupaient en tout sens, repassaient à travers les clôtures, à travers les cours,
335 pénétraient en droite lignes dans les ravines. Ils ne roulaient pas sur le sol, mais sur leur chemin à
eux. Ils ignoraient les côtes et les ravins, les cours d’eau, les haies, les maisons.

L’homme assis sur son siège de fer n’avait pas l’apparence humaine ; gants, lunettes, masque en
caoutchouc sur le nez et la bouche, il faisait partie du monstre, un robot sur son siège. Le tonnerre
des cylindres faisait trembler la campagne, ne faisait plus qu’un avec l’air et la terre, si bien que
340 terre et air frémissaient des mêmes vibrations. Le conducteur était incapable de la maîtriser…il
fonçait droit dans la campagne, coupait à travers une douzaine de fermes puis rebroussait chemin.
Un coup de volant aurait pu faire dévier la chenille, mais les mains du conducteur ne pouvaient pas
tourner parce que le monstre qui avait construit le tracteur, le monstre qui avait lâché le tracteur
en liberté avait trouvé le moyen de pénétrer dans les mains du conducteur, dans son cerveau, dans
345 ses muscles, lui avait bouché les yeux avec des lunettes, l’avait muselé…avait paralysé son esprit,
avait muselé sa langue, avait paralysé ses perceptions, avait muselé ses protestations. Il ne pouvait
pas voir la terre telle qu’elle était, il ne pouvait pas sentir ce que sentait la terre ; ses pieds ne
pouvaient pas fouler les mottes ni sentir la chaleur, la puissance de la terre. Il était assis sur un
siège de fer, les pieds sur des pédales de fer. Il ne pouvait pas célébrer, abattre, maudire ou
350 encourager l’étendue de son pouvoir, et à cause de cela, il ne pouvait pas se célébrer, se fustiger,
se maudire ni s’encourager lui-même. Il ne connaissait pas, ne possédait pas, n’implorait pas la
terre. Il n’avait pas foi en elle. Si une graine semée ne germait pas cela ne faisait rien. Si les jeunes
plants se fanaient par suite de la sécheresse ou s’ils étaient noyés par des pluies diluviennes le
conducteur ne s’en inquiétait pas plus que le tracteur.

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25 Valérie Springer – PAF du 30/03/2016 Page 13


Extrait 3 (chapitre XIV)

Les terres de l’ouest, inquiètes aux premiers indices de changement. Les états de l’Ouest, inquiets
comme des chevaux à l’approche de l’orage. Les grands propriétaires, inquiets, parce que
pressentant le changement et incapables d’en deviner la nature. Les grands propriétaires s’en
360 prenant aux choses immédiates, au gouvernement qui étend son emprise sur tout, à l’unité
croissante des groupements ouvriers, aux taxes nouvelles, aux plans ; ne sachant pas que ces
choses sont des effets, non des causes. Des effets, non des causes : des effets, non des causes. Les
causes sont profondes et simples…Les causes sont la faim, une faim au ventre multipliée par un
million ; la faim dans une seule âme, faim de joie et d’une certaine sécurité, multipliée par un
365 million ; muscles et cerveau souffrant du désir de grandir, de travailler, de créer, multipliés par un
million. La dernière fonction de l’homme claire et bien définie…muscles souffrant du désir de
travailler, cerveau souffrant du désir de créer au-delà des nécessités individuelles…voilà ce qu’est
l’homme. Construire un mur, construire une maison, une digue…et dans le mur, la maison et la
digue, mettre quelque chose de l’homme lui-même et apporter pour l’homme quelque chose du
370 mur, de la maison, de la digue ; rapporter des muscles de fer du soulèvement des fardeaux,
rapporter des lignes, des formes claires du travail de conception. Car l’homme, différent en cela
des autres créatures organiques ou inorganiques sur la terre, croît par –delà son travail, gravit les
marches de ses conceptions, domine ses propres accomplissements. Voici ce qu’on peut dire de
l’homme… !(…)

375 Les Etats de l’Ouest inquiets à l’approche. Le Texas et l’Oklahoma, le Kansas, le New-Mexico,
l’Arizona, la Californie. Une famille unique a quitté le pays. Pa a emprunté de l’argent à la banque,
et maintenant la banque veut la terre. La Société Immobilière –c’est la banque, quand elle possède
des terres – veut des tracteurs sur la terre, et non des familles. Est-ce que c’est mauvais un
tracteur ? Est-ce que le pouvoir qui creuse les sillons se trompe ? Si ce tracteur était à nous il serait
380 très bon ; pas à moi, à nous. Si notre tracteur creusait ses longs sillons sur notre terre ce serait bon.
Pas ma terre, notre terre. Nous pourrions alors aimer ce tracteur comme nous avons aimé cette
terre qui était nôtre. Mais ce tracteur fait deux choses : il retourne notre terre et nous en chasse. Il
n’y a pas grande différence entre ce tracteur et un tank. Les gens sont chassés, intimidés, blessés
par les deux. C’est une chose à laquelle il nous faut penser.

385 Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route
dans la direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma
terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans un fossé et une autre
famille s‘amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les
femmes et les enfants écoutent. Tel est le nœud. Vous qui n’aimez pas les changements et craignez
390 les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner.
Voilà le germe de ce que vous craignez. Voilà le zygote. Car le « J’ai perdu ma terre » a changé ; une
cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : « Nous avons perdu
notre terre » C’est là qu’est le danger, car deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés
qu’un seul. Et de premier « nous » naît une chose encore plus redoutable : « J’ai encore un peu à
395 manger » plus « Je n’ai rien ». Si ce problème se résout pas « Nous avons assez à manger » la chose
est en route, le mouvement a une direction. Une multiplication maintenant, et cette terre, ce
fossé, le petit feu, le lard qui mijote dans une marmite unique, les femmes muettes, au regard fixe ;
derrière, les enfants qui écoutent de toute leur âme les mots que leurs cerveaux ne peuvent pas
comprendre. La nuit tombe. Le bébé a froid. Tenez, prenez cette couverture. Elle est en laine.
400 C’était la couverture de ma mère…prenez-la pour votre bébé. Voilà ce qu’il faut bombarder. C’est
le commencement…du « Je » au « Nous ».

Si vous qui possédez les choses dont les autres manquent, si vous pouviez comprendre cela, vous
pourriez peut être échapper à votre destin. Si vous pouviez séparer les causes des effets, si vous
pouviez savoir que Paine, Marx, Jefferson, Lénine furent des effets, non des causes, vous pourriez
405 survivre. Mais cela, vous ne pouvez pas le savoir. Car le fait de posséder vous congèle pour
toujours en « Je » et vous sépare toujours du « Nous ».

Les Etats de l’Ouest sont inquiets à l’approche du changement. Le besoin est ce qui stimule la
conception, la conception est ce qui pousse à l’action. Un demi-million d’hommes qui se déplacent
dans le pays ; un autre million qui s’impatiente, prêt à se mettre en mouvement ; dix millions qui
410 ressentent les premiers symptômes de nervosité.

Et les tracteurs creusent leurs multiples sillons sur les terres désertées.
Extrait 4 (chap XVIII)

(La famille Joad fait le plein à une station essence)

415 L’employé du poste essence, un jeune homme en uniforme blanc, parut soulagé lorsque la note eut été
réglée. Il dit :

- Vous avez un certain cran.

Tom leva les yeux de la carte :

- Comment ça ?
420 - Ben, de traverser avec ce bahut.
- Vous avez déjà traversé ?
- Je comprends. Des tas de fois. Mais jamais dans un pareil clou.
- Si on avait une panne, on trouverait peut être quelqu’un pour nous donner un coup de main ?
- Possib’. Mais les gens ne sont pas très chauds pour ce qui est de s’arrêter la nuit. Ils ont plutôt
425 la frousse, comme qui dirait. J’voudrais pas êt’dans vot’ peau. Ça demande plus de cran que je
n’en ai…
Tom esquissa un sourire :
- Pas besoin de cran pour faire quelque chose quand y a pas aut’chose à faire. Enfin, merci…On va
mettre en route.
430 Là-dessus il monta dans le camion et repartit.
Le jeune homme vêtu de blanc rentra dans la baraque en tôle où son collègue peinait sur son
ivres de comptes.
- Merde alors, tu parles d’une équipe de durs.
- Ces Okies ? Ils ont tous des gueules en ciment armé.
435 - Bon Dieu, on me paierait cher pour me risquer dans une pareille casserole.
- Tu penses, on n’est pas piqués, nous deux. Ces sacrés Okies de malheur, ils n’ont pas un sou de
jugeote, et pas un grain de sentiment. C’est pas des êtres humains, ces gens-là, moi j’ te le dis.
Jamais un être humain ne supporterait une crasse et une misère pareilles. Ils ne valent pas
beaucoup mieux que des chimpanzés.
440 - N’empêche que je m’estime heureux de ne pas êt’forcé de traverser le désert dans leur Hudson
Super-Six. Elle fait autant de boucan qu’une batteuse.
L’autre se remit à ses comptes. Une grosse goutte de sueur coula le long de son doigt de son
doigt et tomba sur une facture rose.
- Au fond, ils n’ont pas beaucoup de soucis. Ils sont tellement abrutis qu’ils ne se rendent pas
445 compte que c’est dangereux. Oh ! et puis, quoi, Bon Dieu, ils sont peut-êt’ très contents de leur
sort. Ils sont comme ils sont et ils n’en savent pas plus long. A quoi bon se tracasser ?
- Je ne me tracasse pas. Je pensais simplement qu’à leur place, j’aimerais pas ça.
- Parce que t’as un moyen de comparaison. Eux, ils ne connaissent pas aut’chose.
Et, d’un revers de main, il essuya la goutte de sueur tombée sur la facture rose.
450
Extrait 5 (Chap XXIX)

(La saison du coton est achevée. Les familles sont à nouveau sans ressource, les hommes sans
travail et des pluies torrentielles s’abattent sur la Californie.)

455 Et lentement, une terreur croissante s’insinuait en eux. Va plus y avoir de travail pendant trois mois.
Massés dans les granges, les gens se pelotonnaient frileusement ; et l’épouvante fondit sur eux, et les
visages prirent la teinte terreuse de la peur. Les enfants affamés pleuraient, et il n’y avait pas de
nourriture.

Puis vinrent les maladies : la pneumonie, la rougeole qui s’attaque aux yeux et aux mastoïdes. Et la
460 pluie tombait toujours, monotone et régulière ; elle noyait les grand-routes, car les rigoles étaient
insuffisantes pour assumer l’écoulement.

Alors des grappes d’hommes trempés jusqu’aux os, vêtus de loques dégoulinantes, leurs chaussures
en bouillie, sortirent des tentes et des granges surpeuplées. Barbotant dans les mares fangeuses, ils
gagnèrent les villes et envahirent les boutiques, les bureaux de secours, mendiant un peu de nourriture,
465 essuyant toutes les humiliations pour un morceau de pain, essayant de voler, de mentir. Et bientôt une
colère désespérée commença à couver sous les prières et les supplications. Et dans les petites villes la
pitié que les gens éprouvaient à l’égard de ces affamés se mua en colère, puis en crainte. Alors les
shérifs assermentèrent des armées de nouveaux adjoints et se firent expédier en toute hâte fusils,
grenades à gaz et munitions. Et les affamés encombraient les ruelles derrière les boutiques, mendiant
470 du pain, mendiant des légumes gâtés, chapardant quand ils en avaient l’occasion.

Des hommes affolés martelaient du poing les portes des médecins mais les médecins étaient occupés.
Alors des hommes, la mine défaite, faisaient prévenir le coroner par le boutiquier. Les coroners
n’étaient pas trop occupés. Leurs voitures faisaient marche arrière dans la boue et emportaient les
cadavres.

475 Et la pluie tombait sans répit, les rivières débordaient, inondant le pays.

Recroquevillés sous des hangars, couchés dans le foin humide, la faim et la peur engendraient la colère.
Des jeunes gens sortirent, non pas pour mendier, mais pour voler ; et les hommes sortirent aussi, pour
essayer de voler.

Les shérifs engagèrent de nouveaux adjoints et passèrent de nouvelles commandes d’armes ; les gens à
480 l’aise, bien au chaud dans leur maison étanche éprouvèrent d’abord de la pitié, puis du dégoût, et enfin
de la haine pour les émigrants.

Sur le foin humide, dans les granges où l’eau filtrait par les fentes des toits, des femmes poitrinaires
mettaient des enfants au monde. Des vieillards mouraient recroquevillés dans un coin, et les coroners
ne pouvaient plus redresser les cadavres. La nuit, des hommes que la faim et le désespoir rendaient
485 enragés, forçaient froidement les poulaillers et emportaient la volaille piaillante. Quand on leur tirait
dessus, ils ne couraient pas ; sans se presser, l’air maussade, ils s’efforçaient de gagner un abri à travers
la fange. Lorsqu’ils étaient touchés, ils s’écroulaient dans la boue, épuisés.

La pluie cessa. L’eau stagnait dans les champs, reflétant le ciel gris ; puis elle s’écoula lentement et la
terre s’emplit de murmures. Les hommes sortirent des étables, des granges, des hangars. Ils

30
490 s’accroupirent sur leurs talons et laissèrent errer leurs regards sur le paysage inondé. Et ils restèrent
silencieux. Parfois ils parlaient à voix basse.

Pas de travail avant le printemps. Pas de travail.

Et si pas de travail- pas d’argent pas de pain.

Quelqu’un qui a un couple de chevaux et qui leur fait tirer la charrue ou la herse ou le rouleau, il ne lui
495 viendrait pas à l’idée de les chasser et de les envoyer crever de faim parce qu’il n’a plus de travail chez
eux.

Mais ça c’est des chevaux ; nous on est des hommes. Les femmes observaient les hommes, guettaient
leurs réactions, se demandant si cette fois ils allaient flancher. Et lorsque les hommes s’attroupaient, la

peur s’effaçait de leurs visages pour faire place à la colère.

500
Le mythe de Sisyphe de Albert Camus (1942)

« L’homme ………. »
Période historique :

Localisation :

505

On dit encore que Sisyphe étant près de mourir voulut imprudemment éprouver l'amour de sa femme.
Il lui ordonna de jeter son corps sans sépulture au milieu de la place publique. Sisyphe se retrouva dans
les enfers. Et là, irrité d'une obéissance si contraire à l'amour humain, il obtint de Pluton la permission
de retourner sur la terre pour châtier sa femme. Mais quand il eut de nouveau revu le visage de ce
510 monde, goûté l'eau et le soleil, les pierres chaudes et la mer, il ne voulut plus retourner dans l'ombre
infernale. Les rappels, les colères et les avertissements n'y firent rien. Bien des années encore, il vécut
devant la courbe du golfe, la mer éclatante et les sourires de la terre. Il fallut un arrêt des dieux.
Mercure vint saisir l'audacieux au collet et l'ôtant à ses joies, le ramena de force aux enfers où son
rocher était tout prêt.
515 On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l'est autant par ses passions que par son
tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice
indicible où tout l'être s'emploie à ne rien achever. C'est le prix qu'il faut payer pour les passions de
cette terre. On ne nous dit rien sur Sisyphe aux enfers. Les mythes sont faits pour que l'imagination les
anime. Pour celui-ci on voit seulement tout l'effort d'un corps tendu pour soulever l'énorme pierre, la
520 rouler et l'aider à gravir une pente cent fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue collée contre
la pierre, le secours d'une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d'un pied qui la cale, la reprise
à bout de bras, la sûreté tout humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort
mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la
pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les
525 sommets. Il redescend dans la plaine.
C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres
est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment
dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement
que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les
530 sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort
que son rocher.
Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas
l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes
tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient
535 conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable
condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment
consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.
Paroles d’ouvriers - anthologie

Extrait 1

540 Période historique :

Localisation :

Un ouvrier en arrive à aimer le travail. Pourquoi ? Parce qu’il y est tellement habitué qu’il ne peut plus
s’en défaire. C’est comme un gars qui boit, il ne peut plus s’en sortir. Nous, les ouvriers, c’est pareil. On
arrive toujours à travailler. On est drogué par le travail.

545 …La retraite, c’est un drame pour l’ouvrier. Il était tellement habitué à travailler…Alors, où qu’on se
retrouve, on est avec une certaine retraite, et on se repose. Ou alors, on a peur de se reposer, mais on
ne peut plus rien faire, parce que le corps est usé…Ce qu’il y a de pire, c’est que, quand on arrive à la
retraite, il faut encore avoir le cerveau qui fonctionne bien, parce que, souvent, ça n’est pas ça…

Jacques Destray, La vie d’une famille ouvrière, 1949

550 Extrait 2

L’ouvrier ne redevient fort qu’en travaillant

Il y a une angoisse ouvrière propre à la recherche du travail, la même que celle des chemineaux à la
recherche d’un abri quand le soir tombe, ou des paysans quand la sécheresse, un printemps, se
prolonge. Même avec ses papiers en règle, aucun ouvrier n’y coupe. Le cœur se dégonfle avec le porte-
555 monnaie qui se vide. Ouvrier ou paysan, l’homme n’est guère différent devant l’angoisse de la
nourriture. L’argent, c’est de la force, mais qui donc chez nous peut faire des économies ? Que ceux qui
ne me croient pas essaient de vivre quelques années notre condition.

L’immense banlieue parisienne, dans des quartiers où l’on met le pied pour la première fois, est
déprimante. On sort un plan pour s’y diriger, les rives de la Seine bordées d’usines crachent du cirage.
560 L’air sent mauvais, empuanti par les hautes cheminées. On se sent le cœur misérable dans la laideur
industrielle.

Angoisse du besoin. L’ouvrier qui va vers l’embauche -courses souvent vaines-réalise que rien ne lui
appartient Il n’a que ses vêtements. Le toit, la nourriture, tout peut se dérober. Il s’étonne même de
tenir à la vie, quand il faut pour la maintenir raser un portail et des murs d’usine. Il sent toute sa
565 faiblesse et la précarité de sa condition ordinaire. C’est pesant, et c’est presque une révélation. De
temps en temps, d’un sourire forcé, d’un tic de la paupière, il chasse le cafard qui le gagne comme on
chasse des mouches.(…) L’ouvrier est dans le drame dès qu’il cherche de l’ouvrage. Il est vite au bout de
ses économies si la recherche se prolonge un peu.

Il ne redevient fort qu’en travaillant, rassuré que quand il a repris contact avec les hommes qui vivent
570 comme lui en louant leur bras, quand de nouveau, après la solitude, il est admis à gagner sa vie en
retrouvant des camarades, devenu libre dans la prison dont il longeait les murs.

Georges Navel, Travaux, 1949


Le corps de mon père de Michel Onfray, 2012

Michel Onfray raconte la vie de son père, ouvrier agricole dans les années soixante en France. Ce texte a
575 d’abord été publié dans Journal hédoniste (tome 1 – « Le désir d’être un volcan ») en 1996.

Période historique : années 60

Localisation : France

580 Bien souvent, ces muscles-là avaient travaillé une journée durant à des mouvements répétitifs et
aliénants1 : charger et décharger des sacs de grain eu d’engrais pendant plus de huit heures. Le soir, il
calculait que deux ou trois tonnes lui avaient brisé le dos, arraché l’échine, torturé la colonne vertébrale.
Exténuée, au bout de la table, la force demandait réparation, en silence, comme une évidence. Il
mangeait sans un mot, telle une mécanique. Je sentais, dans ma propre chair, sa fatigue, son épuisement,
585 sa carcasse fourbue. Parfois, me découvrant tétanisé, blessé, j’imaginai pouvoir prendre en charge un peu
de sa douleur et de sa peine. C’est à cette époque que j’ai mesuré l’impossible communication entre les
chairs. Dans les meilleures hypothèses, seules les âmes s’affleurent, car le solipsisme2 est la règle. On n’a
jamais supprimé un gramme de souffrance à qui que ce soit en se couvrant de douleur : avec ce mauvais
calcul, on ne parvient qu’à la macération3, à l’ajout de négatif au négatif (…)

590 Au moment de la moisson, l’été, parce que la saison l’exigeait, mon père travaillait presque nuit et jour,
puis il terminait ses journées au bord de l’épuisement. Ses nuits n’étaient guère longues, trois ou quatre
heures, parce qu’il fallait repartir prendre sa place dans le ballet des moissonneuses-batteuses, des
tracteurs, des allées et venues dans la poussière de balle et de paille. Dans la nuit, le matériel agricole qui
allait en procession livrer les grains à la coopérative illuminait la campagne : feux jaunes et blancs,
595 luminosités brutales, dans les champs, sur le bord des routes, dans le vacarme des moteurs d’engins et
dans le tourbillon de particules en suspension. Dans cette violence fuligineuse 4, on voyait les rais de
lumière, comme des coups de sabre, des zébrures d’acier. Et la moissonneuse apparaissait, jaune dans le
nuage et le bruit, elle allait et venait dans un ballet gracile, manœuvrait en bout de pièce 5, partait et
vrombissait dans la nuit, laissant derrière elle le souvenir d’un monstre avalant les champs, les étendues
600 de blé, les tonnes de paille et de grain qu’elle vomissait, ou crachait plutôt dans une trémie 6 bruissante
des grains qui s’ajoutaient entas ondulants et gracieux. Moloch7 aux yeux percés dans l’obscurité comme
à l’arme blanche, elle emportait mon père ou son collègue qui aliénaient leur corps dans cette noria 8 de
décibels et de poussières. Quand ils descendaient de l’engin, c’était pour marcher aux limites du
déséquilibre, la chair encore travaillée des vibrations, des secousses, des cahots engrangés pendant des
605 heures. Leurs visages étaient noirs, pelliculés, recouverts d’une croûte brune dans laquelle les yeux
1
Aliénant : oppressant qui rend un individu étranger à lui-même.
35 2 Solipsisme : en philosophie, notre moi serait la seule réalité existante.
3
Macération : souffrance que certains ascètes s’infligent pour expier leurs fautes.
4
Fuligineuse : de la couleur de la suie.
5
Pièce : ici, champ.
6
Trémie : récipient conique où l’on déverse le blé récolté.
40 7
Moloch : monstre mangeur d’hommes.
8
Noria : va-et-vient incessant.
saillissaient, hagards et fatigués. L’iris bleu de mon père, le blanc, faisaient tache de mer et d’azur dans
l’étendue tellurique9du restant du visage : oasis de paix, malgré la fatigue, dans cet océan de crasse et de
saleté.

De mon côté, englouti dans les ténèbres, caché, évitant de me faire voir, le laissant tout entier à son
610 travail, je le regardais, pleurant parfois d’amour et de rage mélangés. J’ai passé des heures, ainsi, à le
regarder, embusqué derrière une haie, au creux d’un fossé, dans les fondrières d’un chemin, derrière le
tronc d’un arbre, en haut d’une pièce de terre d’où il ne pouvait me voir. Impuissant, révolté, malheureux
de le voir ainsi sacrifié, utilisé, commandé, impliqué dans le travail de la ferme comme un matériel parmi
du matériel, j’ai serré les dents plus d’une fois, à m’en faire mal à la mâchoire, retenu des sanglots dans le
615 fond de ma gorge, à m’en tétaniser les cordes vocales, contenu ma colère et ma violence, à la sentir me
travailler la poitrine, me déchirer le sternum.

9
Tellurique : lié à la terre.
Ciel d’acier de Michel Moutot (2015)

620 Quatrième de couverture

New York, 11 septembre 2001, John LaLiberté, dit Cat, Indien mohawk et
ironworker, assiste à l’effondrement des Twin Towers. Puis comme des dizaines de
Mohawks, chalumeau en main, il sectionne l’acier à la recherche de survivants dans
625 l’enfer de Ground Zero.(…)

Embrassant plus d’un siècle, ce roman polyphonique nous raconte l’épopée de


cette tribu indienne, la seule à avoir gagné, par son travail et son courage, sa place
dans le monde des Blancs, sans renier ses croyances ni ses traditions. Dans Ciel
d’acier, Michel Moutot part à l’aventure, remonte le temps, du premier rivet porté
630 eu rouge dans un brasero de charbon sur un pont à Montréal, en 1886, jusqu’à la
construction de la Liberty Tower qui remplace aujourd’hui le World Trade center.

45
Ciel d’acier, Michel Moutot

Période :

635 Localisation :

Extrait 1

(Jack Laliberté montre à sa femme les plans des futurs Twin Towers.)

« Tu sais, Honey, il n’y a pas un ironworker dans ce pays qui ne voudrait construire ça. Je suis sûr
que, quand ils seront grands, les garçons, el les voyant seront fiers de leur père. Leur grand-père ne
640 pouvait pas passer devant l’Empire State Building, ni même le voir à la télé, sans me raconter les
mois qu’il avait passés dessus. Il était à lui pour toujours. Manhattan, c’est l’île des montagnes
construites par les hommes. Nous, les Mohawks, ça fait longtemps que nous sommes des
bâtisseurs de montagne d’acier et, là, ce sont les plus grandes jamais rêvées. Les plus hautes
d’Amérique, les plus hautes du monde. On va les voir de partout. Elles ne sont pas près d’être
645 dépassées. »

Extrait 2

(Quelques années plus tard Jack Laliberté fait venir son fils sur le chantier des tours jumelles. Celui-
ci est encore indécis sur le choix de son futur métier.)

650 « Ray, c’est mon fils John, dont je t’ai parlé. C’est aujourd’hui qu’il passe la journée avec nous.

-Ah oui, bonjour petit. Bienvenue au sommet du monde. Alors, tu en dis quoi ? C’est bien non ?
Ici, on écrit l’histoire dans le ciel. Sûr, tu raconteras cette journée à tes enfants…Bon, fais gaffe, tu
suis à la lettre les instructions de ton père ou je serai obligé de te faire descendre. On n’en parle
pas au chef de chantier parce qu’il va vouloir tout un tas d’autorisations et de feux verts pour les
655 assurances. On s’arrange entre nous, de Mohawks à Newfies10, mais pas de connerie, OK ?

-Oui, merci , Monsieur

Il replonge le nez dans les plans. « Ray, appelle-moi Ray, mon gars . Salut, Tool. Bonne journée.
Faite gaffe à l’élément 2A qui va monter. Il paraît qu’il a un défaut de fabrication, il faudra peut
être en découper un morceau et percer de nouveaux trous. Préviens-moi si c’est le cas, ils ont une
660 nouvelle perceuse ultra-puissante à l’étage en-dessous. Vous gagnerez du temps. »

Jack présente son fils aux membres du gang. Si, il y a plus de deux ans, il était le seul Indien parmi
des Newfies, l’arrivée régulière de Mohawks sur le chantier a permis de constituer une équipe de
vieux routiers à peau rouge avec lesquels il est presque inutile de parler pour se comprendre.

10
Newfies : monteurs d’aciers d’origine irlandaises.
« Les gars, voici mon grand, John. Il est encore à l’école, dans la réserve. Il vient voir si son père
665 exagère quand il dit qu’il a le meilleur job du monde. N’hésitez pas à lui demander d’aller chercher
quoi que ce soit. Pour aujourd’hui, c’est le dernier des punks. »

Certains lui sourient, d’autres tournent à peine la tête, il reconnaît deux visages.

« Bon, fiston, pour l’instant, tu te mets là, sur cette caisse, tu regardes et tu ne touches à rien, OK ?
ça va, tu n’as pas froid ?

670 -c’est bon, Pa. Ne t’occupe pas de moi, tout va bien.

Les grues kangourous, que l’on devine à peine dans le brouillard, se mettent en marche ; les bras
géants dansent au-dessus des têtes, brassent les nuages. Un premier élément préfabriqué monte
et sort de la brume comme par magie. Les hommes l’agrippent, le dirigent vers l’emplacement,
alignent les trous, le boulonnent en un tour de main. Ils décrochent les câbles qui remontent
675 comme des serpents dans les airs avant de descendre vers la rue. Plutôt que de parler dans le
téléphone, Jack a établi un code avec le grutier qu’il connaît depuis vingt ans : un sifflement qu’il
fait sans les doigts, en repliant la langue dans sa bouche, signifie « Stop !», deux veulent dire
« Soulève ! » Pas réglementaire, mais rapide et efficace.

Des éclairs et des étincelles jaillissent sous leurs pieds, comme si un dragon crachait dans le ciel.
680 « Les soudeurs du cent troisième étage, dit Jack avant que son fils pose la question. Nous fixons les
pièces, ils terminent. »

Extrait 3

(En avril 2005,à Manhattan, une exposition est consacrée aux chantiers légendaires des
ironworkers.)

685 Dans la deuxième salle, un panneau présente une vue aérienne de la tour Sud du World Trade
Center en construction en 1970. Le texte qui l’accompagne est signé « Jack La liberté –Mohawks
de Kahnawake- Interview sur le chantier ».

« Pour nous, les monteurs d’acier indiens, ces gratte-ciel seront nos pyramides d’Egypte, notre
Empire State Building, nos chefs-d’œuvre. Nos pères, nos grands -pères, et leurs ancêtres avant
690 eux, ont bâti les ponts, les villes, les monuments de l’Homme blanc. Les passerelles, les montagnes
de fer, les cités de l’Amérique. Avant l’invasion de nos terres, nous étions des charpentiers, des
bâtisseurs de longues maisons. Quand les anciens ont compris qu’ils ne pourraient pas vaincre les
envahisseurs venus de l’Est, ils ont gagné par leur travail, leur sueur, leur courage et leur sang leur
place dans ce nouveau monde. Nous en somme fiers. Nous n’avons que faire de leur sentiment de
695 culpabilité qu’ils rachètent par des allocations, des détaxes sur les cigarettes ou des licences pour
l’ouverture de casinos. Un ironworker ne vit pas de charité. Quand j’avance sur ma poutre, au-
dessus de Manhattan, quand j’assemble à la main les pièces de leurs cathédrales d’acier, je ne suis
pas dans leur univers mais dans le mien. Je marche où personne n’a marché avant moi. Dans le ciel.
Avec les aigles. »

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