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Le Talon de fer: une dystopie moderne
Le Talon de fer: une dystopie moderne
Le Talon de fer: une dystopie moderne
Livre électronique337 pages5 heures

Le Talon de fer: une dystopie moderne

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À propos de ce livre électronique

Le Talon de fer (titre original : The Iron Heel) est un roman de l'écrivain américain Jack London publié aux États-Unis en février 19081. En France, il a paru pour la première fois en 1923. Francis Lacassin le désignait comme un « classique de la révolte ». Dans ce récit d'anticipation publié durant la période la plus créative de sa vie (soit juste avant Martin Eden), Jack London imagine la société future : révolte ouvrière, grève générale et répression. C'est une contre-utopie décrivant une tyrannie capitaliste fasciste aux États-Unis. Il est considéré comme la première dystopie moderne. Trotski considérait Le Talon de fer (1908) comme le seul roman politique réussi de la littérature mondiale. Un roman d'anticipation politique qui prévoyait une guerre mondiale mettant aux prises l'Allemagne et les États-Unis, la révolution d'Octobre à Chicago et l'avènement d'une dictature d'un genre nouveau pour les trois siècles à venir.
LangueFrançais
Date de sortie20 oct. 2020
ISBN9782322264827
Le Talon de fer: une dystopie moderne
Auteur

Jack London

Jack London (1876-1916) was an American writer who produced two hundred short stories, more than four hundred nonfiction pieces, twenty novels, and three full-length plays in less than two decades. His best-known works include The Call of the Wild, The Sea Wolf, and White Fang.

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    Aperçu du livre

    Le Talon de fer - Jack London

    A Sarah Matelot;

    A votre intérêt pour l'anticipation politique et les dystopies modernes;

    A cette oeuvre étrange vue comme la première dystopie moderne et que Trotski considérait comme le seul roman politique réussi de la littérature mondiale.

    FGM

    Table des matières

    CHAPITRE I - MON AIGLE

    CHAPITRE II - LES DÉFIS

    CHAPITRE III - LE BRAS DE JACKSON

    CHAPITRE IV - LES ESCLAVES DE LA MACHINE

    CHAPITRE V - LES PHILOMATHESMOT TIRÉ DU GREC, SIGNIFIANT « LES AMIS DE L’ÉTUDE ». (N. D. T.)

    CHAPITRE VI - ÉBAUCHES FUTURISTES

    CHAPITRE VII - LA VISION DE L’ÉVÊQUE

    CHAPITRE VIII - LES BRISEURS DE MACHINES

    CHAPITRE IX - UN RÊVE MATHÉMATIQUE

    CHAPITRE X - LE TOURBILLON

    CHAPITRE XI - LA GRANDE AVENTURE

    CHAPITRE XII - L’ÉVÊQUE

    CHAPITRE XIII - LA GRÈVE GÉNÉRALE

    CHAPITRE XIV - LE COMMENCEMENT DE LA FIN

    CHAPITRE XV - LES DERNIERS JOURS

    CHAPITRE XVI - LA FIN

    CHAPITRE XVII - LA LIVRÉE ÉCARLATE

    CHAPITRE XVIII - À L’OMBRE DE LA SONOMA

    CHAPITRE XIX - TRANSFORMATION

    CHAPITRE XX - UN OLIGARQUE PERDU

    CHAPITRE XXI - LE RUGISSEMENT DE LA BÊTE

    CHAPITRE XXII - LA COMMUNE DE CHICAGO

    CHAPITRE XXIII - LA RUÉE DE L’ABÎME

    CHAPITRE XXIV - CAUCHEMAR

    CHAPITRE XXV - LES TERRORISTES

    CHAPITRE I - MON AIGLE

    La brise d’été agite les pins géants[1], et les rides de la Wild-Water clapotent en cadence sur ses pierres moussues. Des papillons dansent au soleil, et de toutes parts frémit le bourdonnement berceur des abeilles. Seule au sein d’une paix si profonde, je suis assise, pensive et inquiète. L’excès même de cette sérénité me trouble et la rend irréelle. Le vaste monde est calme, mais du calme qui précède les orages. J’écoute et guette de tous mes sens le moindre indice du cataclysme imminent. Pourvu qu’il ne soit pas prématuré ! Oh ! pourvu qu’il n’éclate pas trop tôt ![2]

    Mon inquiétude s’explique. Je pense, je pense sans trêve et ne puis m’empêcher de penser. J’ai vécu si longtemps au cœur de la mêlée que la tranquillité m’oppresse, et mon imagination revient malgré moi à ce tourbillon de ravage et de mort qui va se déchaîner sous peu. Je crois entendre les cris des victimes, je crois voir, comme je l’ai vu dans le passé[3], toute cette tendre et précieuse chair meurtrie et mutilée, toutes ces âmes violemment arrachées de leurs nobles corps et jetées à la face de Dieu. Pauvres humains que nous sommes, obligés de recourir au carnage et à la destruction pour atteindre notre but, pour introduire sur terre une paix et un bonheur durables !

    Et puis je suis toute seule ! Quand ce n’est pas de ce qui doit être, je rêve de ce qui a été, de ce qui n’est plus. Je songe à mon aigle, qui battait le vide de ses ailes infatigables et prit son essor vers son soleil à lui, vers l’idéal resplendissant de la liberté humaine. Je ne saurais rester les bras croisés pour attendre le grand événement qui est son œuvre, bien qu’il ne soit plus là pour en voir l’accomplissement. C’est le travail de ses mains, la création de son esprit[4]. Il y a dévoué ses plus belles années, il lui a donné sa vie elle-même.

    Voilà pourquoi je veux consacrer cette période d’attente et d’anxiété au souvenir de mon mari. Il y a des clartés que, seule au monde, je puis projeter sur cette personnalité, si noble qu’elle ne saurait être trop vivement mise en relief. C’était une âme immense. Quand mon amour se purifie de tout égoïsme, je regrette surtout qu’il ne soit plus là pour voir l’aurore prochaine. Nous ne pouvons échouer ; il a construit trop solidement, trop sûrement. De la poitrine de l’humanité terrassée, nous arracherons le Talon de Fer maudit ! Au signal donné vont se soulever partout les légions des travailleurs, et jamais rien de pareil n’aura été vu dans l’histoire. La solidarité des masses laborieuses est assurée, et pour la première fois éclatera une révolution internationale aussi vaste que le monde[5].

    Vous le voyez, je suis obsédée de cette éventualité, que depuis si longtemps j’ai vécue jour et nuit dans ses moindres détails. Je ne puis en séparer le souvenir de celui qui en était l’âme. Tout le monde sait qu’il a travaillé dur et souffert cruellement pour la liberté ; mais personne ne le sait mieux que moi, qui pendant ces vingt années de trouble où j’ai partagé sa vie, ai pu apprécier sa patience, son effort incessant, son dévouement absolu à la cause pour laquelle il est mort, voilà deux mois seulement.

    Je veux essayer de raconter simplement comment Ernest Everhard est entré dans ma vie, comment son influence sur moi a grandi jusqu’à ce que je sois devenue une partie de lui-même, et quels changements prodigieux il a opérés dans ma destinée ; de cette façon vous pourrez le voir par mes yeux et le connaître comme je l’ai connu moi-même, à part certains secrets trop doux pour être révélés.

    Ce fut en février 1912 que je le vis pour la première fois, lorsque invité à dîner par mon père[6], il entra dans notre maison à Berkeley[7]; et je ne puis pas dire que ma première impression lui ait été bien favorable. Nous avions beaucoup de monde, et au salon, où nous attendions que tous nos hôtes fussent arrivés, il fit une entrée assez piteuse. C’était le soir des prédicants, comme père disait entre nous, et certainement Ernest ne paraissait guère à sa place au milieu de ces gens d’église.

    D’abord ses habits étaient mal ajustés. Il portait un complet de drap sombre, et, de fait, il n’a jamais pu trouver un vêtement de confection qui lui allât bien. Ce soir-là comme toujours, ses muscles soulevaient l’étoffe, et, par suite de sa carrure de poitrine, le paletot faisait des quantités de plis entre les épaules. Il avait le cou d’un champion de boxe[8], épais et solide. Voilà donc, me disais-je, ce philosophe social, ancien maréchal-ferrant, que père a découvert : et certainement avec ces biceps et cette gorge, il avait le physique du rôle. Je le classai immédiatement comme une sorte de prodige, un Blind Tom[9]de la classe ouvrière.

    Ensuite il me donna une poignée de main. L’étreinte était ferme et forte, mais surtout il me regardait hardiment de ses yeux noirs… trop hardiment, à mon avis. Vous comprenez, j’étais une créature de l’ambiance, et, à cette époque-là, mes instincts de classe étaient puissants. Cette hardiesse m’eût paru presque impardonnable chez un homme de mon propre monde. Je sais que je ne pus m’empêcher de baisser les yeux, et quand il m’eût dépassée, ce fut avec un soulagement réel que je me détournai pour saluer l’évêque Morehouse, un de mes favoris ; homme d’âge moyen, doux et sérieux, avec l’aspect et la bonté d’un Christ, et un savant par dessus le marché.

    Mais cette hardiesse que je prenais pour de la présomption était en réalité le fil conducteur qui devrait me permettre de démêler le caractère d’Ernest Everhard. Il était simple et droit, il n’avait peur de rien, il se refusait à perdre son temps en manières conventionnelles. – Vous m’aviez plu tout de suite, m’expliqua-t-il longtemps après, et pourquoi n’aurais-je pas rempli mes yeux de ce qui me plaisait ? – Je viens de dire que rien ne lui faisait peur. C’était un aristocrate de nature, malgré qu’il fût dans un camp ennemi de l’aristocratie. C’était un surhomme. C’était la bête blonde décrite par Nietzsche[10], et en dépit de tout cela, c’était un ardent démocrate.

    Occupée que j’étais à recevoir les autres invités, et peut-être par suite de ma mauvaise impression, j’oubliai presque complètement le philosophe ouvrier. Il attira mon attention une fois ou deux au cours du repas. Il écoutait la conversation de divers pasteurs, et je vis briller dans ses yeux une lueur d’amusement. J’en conclus qu’il avait l’humeur plaisante, et lui pardonnai presque son accoutrement. Cependant le temps passait, le dîner s’avançait, et pas une fois il n’avait ouvert la bouche, tandis que les révérends discouraient à perte de vue sur la classe ouvrière, ses rapports avec le clergé et tout ce que l’Église avait fait et faisait encore pour elle. Je remarquai que mon père était contrarié de ce mutisme. Il profita d’une accalmie pour l’engager à donner son opinion. Ernest se contenta de hausser les épaules, et, après un bref « Je n’ai rien à dire », se remit à croquer des amandes salées.

    Mais mon père ne se tenait pas facilement pour battu ; au bout de quelques instants il déclara :

    – Nous avons parmi nous un membre de la classe ouvrière. Je suis certain qu’il pourrait nous présenter les faits à un point de vue nouveau, intéressant et rafraîchissant. Je veux parler de M. Everhard.

    Les autres manifestèrent un intérêt poli et pressèrent Ernest d’exposer ses idées. Leur attitude envers lui était si large, si tolérante et bénigne qu’elle équivalait à de la condescendance pure et simple. Je vis qu’Ernest le remarquait et s’en amusait. Il promena lentement les yeux autour de la table, et j’y surpris une étincelle de malice.

    – Je ne suis pas versé dans la courtoisie des controverses ecclésiastiques, commença-t-il d’un air modeste ; puis il sembla hésiter.

    Des encouragements se firent entendre : Continuez ! Continuez ! Et le Dr Hammerfield ajouta :

    – Nous ne craignons pas la vérité qu’il y a chez n’importe quel homme… pourvu qu’elle soit sincère.

    – Vous séparez donc la sincérité de la vérité ? demanda vivement Ernest, en riant.

    Le Dr Hammerfield resta un moment bouche bée et finit par balbutier :

    – Le meilleur d’entre nous peut se tromper, jeune homme, le meilleur d’entre nous.

    Un changement prodigieux s’opéra chez Ernest. En un instant il devint un autre homme.

    – Et bien, alors, laissez-moi commencer par vous dire que vous vous trompez tous. Vous ne savez rien, et moins que rien, de la classe ouvrière. Votre sociologie est aussi erronée et dénuée de valeur que votre méthode de raisonnement.

    Ce n’est pas tant ce qu’il disait que le ton dont il le disait, et je fus secouée au premier son de sa voix. C’était un appel de clairon qui me fit vibrer toute entière. Et toute la tablée en fut remuée, éveillée de son ronronnement monotone et engourdissant.

    – Qu’y a-t-il donc de si terriblement erroné et dénué de valeur dans notre méthode de raisonnement, jeune homme ? demanda le DrHammerfield ; et déjà son intonation trahissait un timbre déplaisant.

    – Vous êtes des métaphysiciens. Vous pouvez prouver n’importe quoi par la métaphysique, et, cela fait, n’importe quel autre métaphysicien peut prouver, à sa propre satisfaction, que vous avez tort. Vous êtes des anarchistes dans le domaine de la pensée. Et vous avez la folle passion des constructions cosmiques. Chacun de vous habite un univers à sa façon, créé avec ses propres fantaisies et ses propres désirs. Vous ne connaissez rien du vrai monde dans lequel vous vivez, et votre pensée n’a aucune place dans la réalité, sauf comme phénomène d’aberration mentale.

    « Savez-vous à quoi je pensais tout à l’heure en vous écoutant parler à tort et à travers ? Vous me rappeliez ces scolastiques du moyen âge qui discutaient gravement et savamment combien d’anges pourraient danser sur une pointe d’aiguille. Messieurs, vous êtes aussi loin de la vie intellectuelle du XXe siècle que pouvait l’être, voilà une dizaine de mille ans, quelque sorcier peau-rouge faisant des incantations dans une forêt vierge. »

    En lançant cette apostrophe, Ernest paraissait vraiment en colère. Sa figure empourprée, ses sourcils froncés, les éclairs de ses yeux, les mouvements du menton et de la mâchoire, tout dénonçait une humeur agressive. Pourtant c’était là simplement une de ses manières de faire. Elle excitait toujours les gens : son attaque foudroyante les mettait hors d’eux-mêmes. Déjà nos convives s’oubliaient dans leur maintien. L’évêque Morehouse, penché en avant, écoutait attentivement. Le visage du Dr Hammerfield était rouge d’indignation et de dépit. Les autres aussi étaient exaspérés, et certains souriaient d’un air de supériorité amusée. Quant à moi, je trouvais la scène très réjouissante. Je regardai père et crus qu’il allait éclater de rire en constatant l’effet de cette bombe humaine qu’il avait eu l’audace d’introduire dans notre milieu.

    – Vos termes sont un peu vagues, interrompit le DrHammerfield. Que voulez-vous dire au juste en nous appelant métaphysiciens ?

    – Je vous appelle métaphysiciens, reprit Ernest, parce que vous raisonnez métaphysiquement. Votre méthode est l’opposé de celle de la science, et vos conclusions n’ont aucune validité. Vous prouvez tout et vous ne prouvez rien, et il n’y a pas deux d’entre vous qui puissent se mettre d’accord sur un point quelconque. Chacun de vous rentre dans sa propre conscience pour s’expliquer l’univers et lui-même. Entreprendre d’expliquer la conscience par elle-même, c’est comme si vous vouliez vous soulever en tirant sur vos propres tiges de bottes.

    – Je ne comprends pas, intervint l’évêque Morehouse. Il me semble que toutes les choses de l’esprit sont métaphysiques. Les mathématiques, les plus exactes et les plus profondes de toutes les sciences, sont purement métaphysiques. Le moindre processus mental du savant qui raisonne est une opération métaphysique. Sûrement, vous m’accorderez ce point ?

    – Comme vous le dites vous-mêmes, vous ne comprenez pas, répliqua Ernest. Le métaphysicien raisonne par déduction en prenant pour point de départ sa propre subjectivité ; le savant raisonne par induction en se basant sur les faits fournis par l’expérience. Le métaphysicien procède de la théorie aux faits, le savant va des faits à la théorie. Le métaphysicien explique l’univers d’après lui-même, le savant s’explique lui-même d’après l’univers.

    – Dieu soit loué de ce que nous ne sommes pas des savants, murmura le Dr Hammerfield avec un air de satisfaction béate.

    – Qu’êtes-vous donc alors ?

    – Nous sommes des philosophes.

    – Vous voilà partis, dit Ernest en riant. Vous avez quitté le terrain réel et solide, et vous vous lancez en l’air avec un mot en guise de machine volante. De grâce, redescendez ici-bas et veuillez me dire à votre tour ce que vous entendez exactement par philosophie.

    – La philosophie est… (le Dr Hammerfield s’éclaircit la gorge), quelque chose qu’on ne peut définir d’une façon compréhensive que pour les esprits et les tempéraments philosophiques. Le savant qui se borne à fourrer le nez dans ses éprouvettes ne saurait comprendre la philosophie.

    Ernest parut insensible à ce coup de pointe. Mais il avait l’habitude de retourner l’attaque contre l’adversaire, et c’est ce qu’il fit tout de suite, le visage et la voix débordants de fraternité bénigne.

    – En ce cas vous comprendrez certainement la définition que je vais vous proposer de la philosophie. Toutefois, avant de commencer, je vous somme, ou d’en relever les erreurs, ou bien d’observer un silence métaphysique. La philosophie est simplement la plus vaste de toutes les sciences. Sa méthode de raisonnement est la même que celle d’une science particulière quelconque ou de toutes. Et c’est par cette même méthode de raisonnement, la méthode inductive, que la philosophie fusionne toutes les sciences particulières en une seule et grande science. Comme dit Spencer, les données de toute science particulière ne sont que des connaissances partiellement unifiées ; tandis que la philosophie synthétise les connaissances fournies par toutes les sciences. La philosophie est la science des sciences, la science maîtresse, si vous voulez. Que pensez-vous de cette définition ?

    – Très honorable…, très digne de crédit, murmura gauchement le Dr Hammerfield.

    Mais Ernest était sans pitié.

    – Prenez-y bien garde, dit-il. Ma définition est fatale à la métaphysique. Si dès maintenant vous ne pouvez pas indiquer une fêlure dans ma définition, tout à l’heure vous serez disqualifié pour avancer des arguments métaphysiques. Vous devrez passer votre vie à chercher cette paille et rester muet jusqu’à ce que vous l’ayez trouvée.

    Ernest attendit. Le silence se prolongeait et devenait pénible. Le Dr Hammerfield était aussi mortifié qu’embarrassé. Cette attaque à coups de marteau de forgeron le démontait complètement. Son regard implorant fit le tour de la table, mais personne ne répondait pour lui. Je surpris père en train de pouffer derrière sa serviette.

    – Il y a une autre manière de disqualifier les métaphysiciens, reprit Ernest quand la déconfiture du docteur fut bien avérée, c’est de les juger d’après leurs œuvres. Qu’ont-ils fait pour l’humanité, sinon tisser des fantaisies aériennes et prendre pour dieux leurs propres ombres ? J’accorde qu’ils ont ajouté quelque chose aux gaîtés du genre humain, mais quel bien tangible ont-ils forgé pour lui ? Ils ont philosophé – pardonnez-moi ce mot de mauvais aloi – sur le cœur comme siège des émotions, et pendant ce temps-là des savants formulaient la circulation du sang. Ils ont déclamé sur la famine et la peste comme fléaux de Dieu, tandis que des savants construisaient des dépôts d’approvisionnement et assainissaient les agglomérations urbaines. Ils décrivaient la terre comme centre de l’univers, cependant que des savants découvraient l’Amérique et sondaient l’espace pour y trouver les étoiles et les lois des astres. En résumé, les métaphysiciens n’ont rien fait, absolument rien fait pour l’humanité. Ils ont dû reculer pas à pas devant les conquêtes de la science. Et à peine les faits scientifiquement constatés avaient-ils renversé leurs explications subjectives qu’ils en fabriquaient de nouvelles sur une échelle plus vaste, pour y faire rentrer l’explication des derniers faits constatés. Voilà, je n’en doute pas, tout ce qu’ils continueront à faire jusqu’à la consommation des siècles. Messieurs, les métaphysiciens sont des sorciers. Entre vous et l’Esquimau qui imaginait un dieu mangeur de graisse et vêtu de fourrure, il n’y a d’autre distance que quelques milliers d’années de constatations de faits.

    – Cependant la pensée d’Aristote a gouverné l’Europe pendant douze siècles, énonça pompeusement le Dr Ballingford, et Aristote était un métaphysicien.

    Le Dr Ballingford fit des yeux le tour de la table et fut récompensé par des signes et des sourires d’approbation.

    – Votre exemple n’est pas heureux, répondit Ernest. Vous évoquez précisément une des périodes les plus sombres de l’histoire humaine, ce que nous appelons les siècles d’obscurantisme : une époque où la science était captive de la métaphysique, où la physique était réduite à la recherche de la pierre philosophale, où la chimie était remplacée par l’alchimie, et l’astronomie par l’astrologie. Triste domination que celle de la pensée d’Aristote !

    Le Dr Ballingford eut l’air vexé, mais bientôt son visage s’éclaira et il reprit :

    – Même si nous admettons le noir tableau que vous venez de peindre, vous n’en êtes pas moins obligé de reconnaître à la métaphysique une valeur intrinsèque, puisqu’elle a pu faire sortir l’humanité de cette sombre phase et la faire entrer dans la clarté des siècles postérieurs.

    – La métaphysique n’eut rien à voir là-dedans, répliqua Ernest.

    – Quoi ! s’écria le Dr Hammerfield, ce n’est pas la pensée spéculative qui a conduit aux voyages de découverte ?

    – Ah ! cher Monsieur, dit Ernest en souriant, je vous croyais disqualifié. Vous n’avez pas encore trouvé la moindre paille dans ma définition de la philosophie, et vous demeurez en suspens dans le vide. Toutefois c’est une habitude chez les métaphysiciens, et je vous pardonne. Non, je le répète, la métaphysique n’a rien eu à faire là-dedans. Des questions de pain et de beurre, de soie et de bijoux, de monnaie d’or et de billon et, incidemment, la fermeture des voies de terre commerciales vers l’Hindoustan, voilà ce qui a provoqué les voyages de découverte. À la chute de Constantinople, en 1453, les Turcs ont bloqué le chemin des caravanes de l’Indus, et les trafiquants de l’Europe ont dû en chercher un autre. Telle fut la cause originelle de ces explorations. Christophe Colomb naviguait pour trouver une nouvelle route des Indes ; tous les manuels d’histoire vous le diront. On découvrit incidemment de nouveaux faits sur la nature, la grandeur et la forme de la terre, et le système de Ptolémée jeta ses dernières lueurs.

    Le Dr Hammerfield émit une sorte de grognement.

    – Vous n’êtes pas d’accord avec moi ? demanda Ernest. Alors dites-moi en quoi je fais erreur.

    – Je ne puis que maintenir mon point de vue, répliqua aigrement le Dr Hammerfield. C’est une trop longue histoire pour que nous l’entreprenions ici.

    – Ici n’y a pas d’histoire trop longue pour le savant, dit Ernest avec douceur. C’est pourquoi le savant arrive quelque part ; c’est pourquoi il est arrivé en Amérique.

    Je n’ai pas l’intention de décrire la soirée toute entière, bien que ce me soit une joie de me rappeler chaque détail de cette première rencontre, de ces premières heures passées avec Ernest Everhard.

    La mêlée était ardente et les ministres devenaient cramoisis, surtout quand Ernest leur lançait les épithètes de philosophes romantiques, projecteurs de lanterne magique et autres du même genre. À tout instant il les arrêtait pour les ramener aux faits. – C’est un fait, camarade, un fait irréfragable, proclamait-il en triomphe chaque fois qu’il venait d’assener un coup décisif. Il était hérissé de faits. Il leur lançait des faits dans les jambes pour les faire trébucher, il leur dressait des faits en embuscades, il les bombardait de faits à la volée.

    – Toute votre dévotion se réserve à l’autel du fait, lança le Dr Hammerfield.

    – Le fait seul est dieu, et M. Everhard est son prophète, paraphrasa le Dr Ballingford.

    Ernest, souriant, fit un signe d’acquiescement.

    – Je suis comme l’habitant du Texas, dit-il. Et comme on le pressait de s’expliquer, il ajouta : – Oui, l’homme du Missouri dit toujours « Il faut me montrer ça » ; mais l’homme du Texas dit « Il faut me le mettre dans la main ». D’où il appert qu’il n’est pas métaphysicien.

    À un autre moment, comme Ernest venait d’affirmer que les philosophes métaphysiciens ne pourraient jamais supporter l’épreuve de la vérité, le Dr Hammerfield tonna soudain :

    – Quelle est l’épreuve de la vérité, jeune homme ? Voulez-vous avoir la bonté de nous expliquer ce qui a si longtemps embarrassé des têtes plus sages que la vôtre ?

    – Certainement, répondit Ernest avec cette assurance qui les mettait en colère. – Les têtes sages ont été longtemps et pitoyablement embarrassées pour trouver la vérité parce qu’elles allaient la chercher en l’air, là-haut. Si elles étaient restées en terre ferme, elles l’auraient facilement trouvée. Oui, ces sages auraient découvert qu’eux-mêmes éprouvaient précisément la vérité dans chacune des actions et pensées pratiques de leur vie.

    – L’épreuve ! Le critérium ! répéta impatiemment le Dr Hammerfield. Laissez de côté les préambules. Donnez-le-nous et nous deviendrons comme des dieux.

    Il y avait dans ces paroles et dans la manière dont elles étaient dites un scepticisme agressif et ironique que goûtaient en secret la plupart des convives, bien que l’évêque Morehouse en parût peiné.

    – Le Dr Jordan[11]l’a établi très clairement, répondit Ernest. Voici son moyen de contrôler une vérité : « Fonctionne-t-elle ? Y confierez-vous votre vie ? »

    – Bah ! ricana le Dr Hammerfield. Vous oubliez dans vos calculs l’évêque Berkeley[12]. En somme, on ne lui a jamais répondu.

    – Le plus noble métaphysicien de la confrérie, dit Ernest en riant, mais assez mal choisi comme exemple. On peut prendre Berkeley lui-même à témoin que sa métaphysique ne fonctionnait pas.

    Du coup le Dr Hammerfield se mit tout à fait en colère, comme s’il eût surpris Ernest en train de voler ou de mentir.

    – Jeune homme, s’écria-t-il d’une voix claironnante, cette déclaration va de pair avec tout ce que vous avez dit ce soir. C’est une assertion indigne et dénuée de tout fondement.

    – Me voilà aplati, murmura Ernest avec componction. Malheureusement j’ignore ce qui m’a frappé. Il faut me le mettre dans la main, Docteur.

    – Parfaitement, parfaitement, balbutia le Dr Hammerfield. Vous ne pouvez pas dire que l’évêque Berkeley a témoigné que sa métaphysique n’était pas pratique. Vous n’en avez pas de preuves, jeune homme, vous n’en savez rien. Elle a toujours fonctionné.

    – La meilleure preuve, à mes yeux, que la métaphysique de Berkeley ne fonctionnait pas, c’est que Berkeley lui-même – Ernest repris tranquillement haleine – avait l’habitude invétérée de passer par les portes et non par les murs : c’est qu’il confiait sa vie à du pain et du beurre et du rôti solides : c’est qu’il se faisait la barbe avec un rasoir qui fonctionnait bien.

    – Mais ce sont là des choses d’actualité, cria le Docteur, et la métaphysique est une chose de l’esprit.

    – Et c’est en esprit qu’elle fonctionne, demanda doucement Ernest.

    L’autre fit un signe d’assentiment.

    – Et, en esprit, une multitude d’anges peuvent danser sur la pointe d’une aiguille, continua Ernest d’un air pensif. Et il peut exister un dieu poilu et buveur d’huile, en esprit ; car il n’y a pas de preuves du contraire, en esprit. Et je suppose, Docteur, que vous vivez en esprit ?

    – Oui, mon esprit, c’est mon royaume, répondit l’interpellé.

    – Ce qui est une autre façon d’avouer que vous vivez dans le vide. Mais vous revenez sur terre, j’en suis sûr, à l’heure des repas, ou quand il survient un tremblement de terre. Me direz-vous que vous n’auriez aucune appréhension pendant un cataclysme de ce genre, convaincu que votre corps insubstantiel ne peut être atteint par une brique immatérielle ?

    Instantanément et d’une façon tout à fait inconsciente, le DrHammerfield porta la main à sa tête, où une cicatrice était cachée sous ses cheveux. Ernest était tombé par hasard sur un exemple de circonstance. Pendant le grand tremblement de terre[13]le Docteur avait failli être tué par la chute d’une cheminée. Tout le monde éclata de rire.

    – Eh bien ! demanda Ernest quand la gaieté se fut calmée, j’attends toujours les preuves du contraire. – Et dans le silence universel, il ajouta : – Pas mal, ce dernier de vos arguments, mais ce n’est pas encore cela.

    Le Dr Hammerfield était temporairement hors de combat, mais la bataille continua dans d’autres directions. De point en point, Ernest défiait les ministres. Lorsqu’ils prétendaient connaître la classe ouvrière, il leur exposait à son sujet des vérités fondamentales qu’ils ne connaissaient pas et les mettait au défi de le contredire. Il leur servait des faits, toujours des faits, réprimait leurs élans vers la lune et les ramenait en terrain solide.

    Comme toute cette scène me revient ! Je crois l’entendre, avec son intonation de guerre, les fouailler d’un faisceau de faits dont chacun était une verge cinglante. Et il était impitoyable. Il ne demandait pas quartier et n’en accordait pas. Je n’oublierai jamais la raclée finale qu’il leur infligea.

    – Vous avez reconnu ce soir, à plusieurs reprises, par vos aveux spontanés ou vos déclarations ignorantes, que vous ne connaissiez pas la classe ouvrière. Je ne vous en blâme pas, car comment pourriez-vous la connaître ? Vous ne vivez pas dans les mêmes localités, vous pâturez dans d’autres prairies avec la classe capitaliste. Et pourquoi agiriez-vous autrement ? C’est la classe capitaliste qui vous paie, qui vous nourrit, qui vous met sur le dos les habits que vous portez ce soir. En retour vous prêchez à vos patrons les bribes de métaphysique qui leur sont particulièrement agréables, et qu’ils trouvent acceptables parce qu’elles ne menacent pas l’ordre social établi.

    À ces mots il y eut une rumeur de protestation autour de la table.

    – Oh ! je ne mets pas en doute votre sincérité, poursuivit Ernest. Vous êtes sincères. Ce que vous prêchez, vous le croyez. C’est en cela que consiste votre force et votre valeur aux yeux de la classe capitaliste. Si vous

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