Pierre Pluchon - Nègres Et Juifs Au XVIIIe Siècle

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Tolérance, raison, remise en cause des idées reçues, voilà,

dit-on, les maîtres mots des “philosophes” des Lumières…


Voire ! En 1775, un procès, qui opposa un riche négociant
bordelais d’origine israélite à deux esclaves (ramenés par lui
de Saint-Domingue pour réclamer leur affranchissement)
révèle en pleine lumière l’incohérence - ou l’hypocrisie,
comme on voudra - des milieux “progressistes” de l’époque.
Prise entre ses bons sentiments (envers les Noirs), son
aversion du christianisme (fondé par un Juif !), son combat
contre la monarchie (qui protège certains Juifs et tend à limiter
aux Antilles l’arbitraire des propriétaires d’esclaves) et ses
intérêts (la bourgeoisie riche profite de la Traite), l’opinion
éclairée a une attitude pour le moins équivoque envers les
exclus, qu’ils soient noirs ou israélites… Point n’est besoin de
lire entre les lignes pour constater qu’en luttant pour l’égalité
individuelle, elle se désintéresse et même aggrave - car elle lui
fournit des justifications théoriques par sa manie de tout
fonder “en raison” - l’inégalité raciale.
Curieux paradoxe : sur ce point, le progrès est du côté de
l’absolutisme royal et la réaction du côté des Lumières !
Sous ses allures de provocation, ce livre décapant remonte
avec toute la rigueur historique nécessaire aux sources du
racisme “moderne”. Il vient à point pour nourrir la réflexion
sur le problème sans doute le plus brûlant qui se pose à la
société contemporaine.
Pierre Pluchon

Nègres et Juifs au
XVIIIe siècle
Le racisme au siècle des Lumières
Tallandier
Sommaire

Couverture

Présentation
Page de titre
Épigraphe
Prologue

PREMIÈRE PARTIE - L’affaire Mendès France

I - Pampy et Julienne, esclaves nègres, réclament leur

liberté contre leur maître

II - Isaac Mendès France, négociant et colon à Saint-

Domingue
DEUXIÈME PARTIE - Les protagonistes : Juifs portugais
et Nègres français

I - Les Juifs portugais de Bordeaux

L’implantation des Juifs portugais.


La colonie portugaise de Bordeaux.
L’esprit portugais.
Les Lumières et les Juifs.
L’étrange prêche de l’abbé Grégoire.

II - Les Juifs de Saint-Domingue

L’antisémitisme de l’amiral d’Estaing.


Le silence colonial.
Le droit colonial et les Juifs.
Revendications des Juifs des colonies.

III - Noirs et Sang-mêlés en France

Le privilège de la terre de France.


La police des Noirs sous Louis XV.

Les Noirs en France.


Poupées noires et art nègre.

Femmes noires, hommes blancs.


Hommes noirs, femmes blanches.

Le Nègre et les philosophes.

IV - Nègres et Sang-mêlés à Saint-Domingue

1. LES NOIRS

Les colons et le Noir.


Châtiments et atrocités.

Despotisme domestique et justice privée.

L’État et les châtiments.


2. LES SANG-MÊLÉS

Le préjugé de couleur.
La police des gens de couleur libres.

3. LE RACISME ET SA DIALECTIQUE

Mulâtresses et bâtards.

Les mésalliés.
Les Blanches et l’amour noir.

4. LE RACISME ET SES CONFLITS

Discrimination raciale et assimilation sociale.

Justice de race : mulâtres et Nègres libres.

Justice de race : les Nègres esclaves.


Vers le conflit des couleurs.

TROISIÈME PARTIE - Le procès

I - Plaidoyers pour la liberté

Loi naturelle et antisémitisme.

De la tradition à la philosophie.

II - Sentence et rappel à l’ordre

Politique parlementaire et verdict.


La police des Noirs en France sous Louis XVI.

Une réglementation mort-née, un racisme en


expansion.

Voltaire et l’affaire Mendès France.

Epilogue

NOTES

Première partie

CHAPITRE 1

CHAPITRE II

Deuxième partie

CHAPITRE I
CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

Troisième partie

CHAPITRE 1

CHAPITRE II
ÉPILOGUE

Annexes

I - Échange de lettres entre Isaac Pinto et Voltaire

II - Arrêt du Conseil d’État du Roi

III - Extrait du Précis des gémissements des Sang-mêlé

dans les colonies françaises, par Américain, Sang-


mêlé, Paris, 1789.
IV - Chant

BIBLIOGRAPHIE

I. — Manuscrits

II. — Imprimés

À propos de l’auteur

Notes

Copyright d’origine
Achevé de numériser
« La nature a soumis tous les hommes à la loi
générale de ne pouvoir entièrement se
dépouiller des préjugés. Croire qu’on les a
entièrement quittés, est un des plus grands et
des plus nuisibles. »
MARQUIS D’ARGENS.
Prologue

Au point de départ de cet essai, un fait divers. Une anecdote


de la chronique judiciaire, mettant aux prises un notable, Juif
de Bordeaux, par ailleurs négociant et colon à Saint-
Domingue, Isaac Mendès France, avec deux esclaves qu’il a
ramenés en France. Dans cette occasion s’éclaire le
grouillement confus des esprits et de l’idéologie au moment où
le siècle des Lumières prépare sa mutation révolutionnaire.
Au travers d’une péripétie singulière, l’ambiguïté des idées
et la permanence des sentiments dénudent leurs conflits et
leurs alliances inavouées ; enfin les comportements exhibent la
distance qui les sépare du discours.
Le XVIIIe, dans le champ des idées, innove peu, alors que,
paradoxalement, il apporte la première pierre à l’édification de
la société moderne. Il pille l’héritage du passé, se contentant
d’en modifier le sens idéologique. Faisant feu de tout bois
contre la monarchie absolutiste et catholique, il en appelle à la
raison nouvelle pour transformer ce que l’on appelait
l’éminente dignité de la personne humaine en droits de
l’homme, en égalité naturelle ; il combat la tradition unitaire
pour lui substituer une démarche pluraliste à laquelle il donne
le nom de guerre de tolérance.
Les philosophes organisent leur croisade contre l’ancienne
société autour de ces deux maîtres-mots, Raison et Tolérance,
et autour d’eux ils défrichent avec une obstination inlassable
les horizons d’un Nouveau Monde. De conserve avec des
bourgeois, des détenteurs d’offices et aussi des nobles, ces
théoriciens s’emploient à débarrasser l’homme des contraintes
qui l’enchaînent ; ils communient dans la célébration de deux
idéaux, celui de liberté et celui d’égalité. Au nom de ces
concepts, les idéologues, comme les appellera Bonaparte,
condamneront la traite des Noirs et l’esclavage, et
stigmatiseront l’opprobre discriminatoire qui pèse sur les
adeptes du judaïsme.
Raison et Tolérance, Liberté et Égalité, ces valeurs que la
Révolution consacrera et dont elle fera son dogme,
développeront leurs raisonnements sous l’impulsion d’une
logique passionnée. Cependant, la doctrine moderne ne portera
pas le feu jusqu’au fond des âmes ; même, elle acceptera la
coexistence contradictoire avec les préjugés ancestraux.
L’antiesclavagisme, reflet des nouveaux principes sociaux,
ne détruira pas l’image péjorative que l’opinion se fait des
Noirs en qui elle voit, dans son sentiment profond, laideur
physique et absence d’entendement pour ne pas dire
inintelligence.
Pareillement, l’intégrationisme, qui prêche de considérer les
Israélites comme des hommes semblables aux autres, n’abolit
pas la méfiance spontanément portée aux Juifs, à qui l’émotion
collective reproche depuis le Moyen Age, le crime de déicide,
le fanatisme religieux, la concurrence déloyale dans certains
secteurs de l’activité nationale, voire la propagation de la
peste !
Le remue-ménage du XVIIIe, qui prépare les
bouleversements révolutionnaires, offre à l’observateur
l’étrange révélation d’un système contrasté où,
antiesclavagisme et antinégrisme côtoient intégrationisme et
antisémitisme.
Cependant, la philosophie des Lumières, malgré ses
inconséquences, malgré son impuissance à rejeter la pesanteur
des opinions reçues, a engagé une évolution des esprits vers la
reconnaissance concrète des valeurs formelles qu’elle prône.
Cette démarche n’ira pas sans reniements, d’où une impression
de double-jeu, d’hypocrisie.
Noirs et Juifs, à la fin du XVIIIe siècle libérateur, font
toujours l’objet d’une différence négative, nonobstant la
chaleur des discours. Comme quoi une idéologie peut nourrir
autant de professions de foi bruyantes que d’abjurations et
réticences mezza-voce.
PREMIÈRE PARTIE

L’affaire Mendès France


I

Pampy et Julienne, esclaves nègres,


réclament leur liberté contre leur maître

Juin 1775. Le Marquis de Lévy entre dans le port de Nantes


lentement et se range le long du quai. Une cinquantaine de
jours plus tôt il a quitté Léogane, ville sucrière de la célèbre île
de Saint-Domingue, la plus riche colonie de la Couronne.
Quelques passagers en descendent, se dirigent vers le siège de
l’Amirauté pour y faire inscrire leur arrivée.
Il y a là Isaac Mendès France, négociant et planteur à la
paroisse du Petit-Goâve, et la sœur de sa bru, la demoiselle
Brunswick. Trois esclaves les suivent : Pampy, nègre créole,
âgé d’environ trente ans ; Cézar, de nation arada, et Julienne,
qui paraissent l’un et l’autre dix-huit ans 1.
Le petit groupe reste dans la grande cité le temps de se
remettre des fatigues de la traversée atlantique. Bientôt, il
s’établit à Paris. Le commerçant et la marchande retrouvent
avec sérénité les horizons familiers. Les Noirs découvrent avec
une curiosité étonnée la France et sa capitale, dont les Blancs
de la Perle des Antilles parlaient avec un enthousiasme
nostalgique. Pour eux, l’aventure entr’ouvre sa porte.
Pampy et Julienne — on perd la trace de Cézar, peut-être
prêté, vendu ou mort — suivent leur maître, en domestiques
dévoués, mais se dégagent avec célérité de l’émerveillement
qui les avait saisis aux premiers instants de leur débarquement.
Sept mois seulement après leur arrivée en France, les voilà,
dans ce Paris gigantesque et grouillant, qui intentent une
action en liberté contre leur maître. Comment ces deux
malheureux qui, selon toute vraisemblance, savent mal le
français et parlent créole, ont-ils surmonté tous les obstacles
que la capitale dressait, eux à qui les lois et la tradition ne
reconnaissent quasiment aucun droit ?
On cherche une explication. Pampy et Julienne n’auraient-
ils pas rencontré à Paris des gens de couleur et des Noirs,
libres ou domestiques, qui les auraient accueillis avec cet
esprit d’assistance qui caractérise les sociétés d’entraide ?
Ainsi s’expliquerait l’attitude compréhensive du procureur
Dejunquières que l’on peut soupçonner d’être le dernier
maillon d’une chaîne invisible mais efficace. Celui-ci ne se
fait-il pas une spécialité de défendre les intérêts des esclaves
qui veulent se soustraire au joug de leurs propriétaires ?
Dès le 19 janvier 1776, Dejunquières présente, au nom de
ses clients, une requête « à Nos Seigneurs de l’Amirauté, au
siège de la Table de Marbre de Paris ». L’avocat Rimbert
plaide le dossier et l’emporte. Isaac Mendès France est
condamné. Il versera 60 livres à Pampy et autant à Julienne, et
n’attentera ni à leurs personnes, ni à leurs biens. De plus,
Dejunquières est chargé de la curatelle des deux Noirs 2 à qui
cette première sentence accorde l’autorisation de « se retirer
où bon leur semble » 3.
Cette affaire agace le colon du Petit-Goâve. Elle survient au
moment où il est en procès avec l’un de ses fournisseurs.
Toutefois le 25 janvier, Isaac saisit à son tour l’Amirauté pour
solliciter l’annulation de la procédure en cours 4. Le 5 février,
le colon est débouté et condamné à payer à Pampy et Julienne,
30 livres « dans le jour… attendu qu’il s’agit d’aliment » 5.
Le 17 février, le négociant, s’estimant lésé, renouvelle sa
première requête 6. Le jugement sera rendu le 23. En hâte,
l’avocat des deux esclaves rédige une défense où il explique
par le détail la situation et les droits de ses clients.
Le mémoire de Le Moyne des Essarts présente plusieurs
chefs d’intérêt. Il donne une idée précise de la manière dont
les hommes de loi du XVIIIe siècle traitaient un dossier,
présentaient des conclusions devant une juridiction importante.
L’argumentation juridique moderne n’occupe pas la place que
l’on aurait prévue ; la dialectique de la défense s’alimente
davantage aux sources du droit romain, de l’histoire, et de la
loi naturelle qu’à celles des règles en vigueur. Le droit pré-
révolutionnaire reste un discours de culture générale. Il n’est
pas encore une dissertation technique à la terminologie
ésotérique. Toutefois, même si ce point mérite qu’on le
souligne, il n’en reste pas moins secondaire.
Le plaidoyer de l’avocat de Pampy et Julienne cherche ses
justifications, ses pièces à conviction dans un antisémitisme
virulent, un anticolonialisme, ou, pour mieux dire, un
antiesclavagisme militant. On entend un véritable réquisitoire
contre les Juifs, individus inhumains et barbares, ennemis de la
vraie religion ; on lit une dissertation philosophique sur le
caractère contre nature de la servitude, et sur la bonté morale
des Noirs. Le procès des Israélites l’emportant de très loin,
dans le cours des développements, sur la réhabilitation des
Africains.
Enfin, l’œuvre du défenseur des deux domestiques porte
témoignage de l’hostilité que le parti parlementaire nourrit à
l’égard du pouvoir royal. Parfois, au travers des lignes, on sent
frémir l’indignation des « robins » de ne pas être considérés
par la Cour comme les représentants naturels de la nation, on
devine leur détermination à tout mettre en œuvre, ou à tout
paralyser, pour placer le monarque sous leur tutelle.
Bref, cette petite pièce de la procédure engagée devant la
juridiction parisienne de l’Amirauté de France aborde, sous
l’éclairage particulier des Lumières, des problèmes aussi
nombreux que variés. Elle met en relief, pour ce qui concerne
les Juifs, les relations en porte-à-faux des idées et des esprits,
leur inharmonie, et pour ce qui touche aux Noirs, une
indifférence profonde que la flamme procédurière ne réussit
pas à masquer.
MÉMOIRE
Pour Gabriel Pampy, Nègre originaire du Petit-Goâve,
isle et côte de Saint-Domingue ; et Amynte Julienne,
Négresse originaire de Congo, côte de Guinée, procédant
en l’Amirauté de France, sous l’autorité de Me
Dejunquières, Procureur en la Cour, leur curateur,

Contre le sieur Mendès, Juif.


O miseras hominum mentes ! O pectora cocca !
Lucrèce.

Deux esclaves ont eu le bonheur d’aborder en France.


Ils ont appris que l’air qu’on y respire est celui de la
liberté. Leurs âmes anéanties sous le plus dur esclavage,
se sont ouvertes à la plus douce espérance. Ils ont apporté
devant les Magistrats, protecteurs des droits des Nègres
de nos Colonies, les fers dont ils ont été meurtris, et ces
Magistrats les ont mis sous la sauvegarde du Roi et des
Lois. Ces infortunés commencent à sentir que la liberté,
le premier des droits de. l’homme, est aussi le plus
précieux de ses biens.
Cependant le plus insensible des Maîtres veut leur
arracher le bienfait involontaire de les avoir conduits sur
une terre qui ne connaît point l’esclavage. Il les poursuit,
il les menace, et il les dispute aux Lois qui les protègent.
Ils ne se dissimulent point quel serait leur sort, s’ils
retombaient jamais sous le joug de la servitude et de la
vengeance réunies. L’idée de la mort est moins affreuse
pour eux que celle de porter les chaînes qu’ils demandent
aux Magistrats de briser. — Leur position est terrible.
C’est l’humanité même qui les présente à la justice.
FAIT
Pampy, Nègre, âgé de 24 ans, est né dans l’isle de
Saint-Domingue sur l’habitation de la dame Poudonce.
Julienne, Négresse, âgée de 18 ans, est née à Congo.
Elle a été enlevée dès sa plus tendre enfance de son pays
natal, et elle a été vendue au sieur Grangiés.
L’un et l’autre ont eu le bonheur d’être élevés et
instruits dans la Religion Catholique.
Le Sieur Mendès, Juif, ayant quitté la France pour
s’établir dans les Colonies, a acheté une habitation au
Petit-Goâve sur la côte de l’isle de Saint-Domingue. La
dame Poudonce lui a vendu Pampy et le sieur Grangiés,
Julienne.
Le Sieur Mendès a tiré les services les plus importants
de ces deux Nègres car Pampy est excellent charpentier et
Julienne très bonne couturière.
L’année dernière le sieur Mendès résolut de quitter
l’Amérique et de repasser en France pour rétablir sa
santé. Comme il en était sorti dans des circonstances qu’il
voulait faire oublier a, il crut qu’il ne devait paraître dans
le Royaume qu’avec les dehors de l’opulence. La
Capitale lui parut le séjour le plus favorable à son projet.
Tous les rangs y sont presque confondus ; et si un Juif
opulent n’y jouit pas de cette considération flatteuse, le
premier des besoins pour un homme bien né, il peut au
moins y jouir de tous les agréments qu’on se procure avec
de l’or.
Le sieur Mendès se détermina donc à amener avec lui
Pampy et Julienne. Il est arrivé en France, et depuis huit
mois il habite la Capitale.
Si le séjour de cette Ville promettait des plaisirs au Sr
Mendès, il a été bien funeste à son Nègre et à sa
Négresse. Car ce Juif, loin de leur faire éprouver les effets
de l’humanité et de cette douceur qui caractérisent le
Français, leur a au contraire fait regretter les travaux
pénibles auxquels ils étaient employés dans les Colonies.
Quoiqu’ils eussent éprouvé les plus rudes traitements
de leur Maître avant de passer en France, ils n’ont connu
toute la dureté de son caractère que depuis le moment où
ils sont arrivés dans la capitale.
Deux traits de cruauté que ce Juif a exercés envers son
Nègre et sa Négresse dans les Colonies, et qu’on aura
peine à croire, suffisent pour faire connaître que
l’humanité n’a aucun droit sur son cœur. Jaloux de
conserver Julienne, il a eu la barbarie de prendre une
précaution qui fait frémir d’horreur… Il a fait imprimer
son nom avec un fer rouge sur le sein de cette infortunée,
et il l’a condamnée par ce supplice à porter tant qu’elle
vivra l’empreinte de son esclavage 7.
Pampy était resté jusqu’à l’âge de 21 ans sur
l’habitation de la dame Poudonce. Aussitôt que le Sr
Mendès en est devenu propriétaire il a voulu qu’il portât
sur sa poitrine l’empreinte de son nom, et ce malheureux
Nègre a subi la même épreuve que la Négresse. Un fer
rouge en lui brûlant les chairs lui a laissé un signe
ineffaçable de servitudes.
On peut juger par ces traits si le sieur Mendès a été
capable de maltraiter Pampy et Julienne depuis qu’ils
sont en France.
Le sieur Mendès leur donnait à chacun six livres de
pain par semaine, et un sol par jour à dépenser pour leur
nourriture. Leurs vêtements, loin d’être brillants (comme
le sieur Mendès l’assure) étaient les mêmes qu’ils
portaient en Amérique, et ils ont porté ces habits faits
pour le climat brûlant des Colonies dans le temps que le
thermomètre était au 17e degré au-dessous de la glace.
Le sieur Mendès a voulu en imposer lorsqu’il a dit
qu’il faisait porter à son Nègre sa livrée, dont il a grand
soin de marquer la couleur ; car il est certain que ce
malheureux, né et élevé presque sous la zone torride, s’est
vu exposé à souffrir la rigueur excessive du froid qu’on a
éprouvé le mois dernier, puisqu’il n’avait pour s’en
garantir qu’un habillement léger qui aurait à peine pu
servir à un Français pendant la saison chaude de ce
climat.
On sait que les Nègres, nés sous un ciel brûlant,
souffrent beaucoup plus du froid que les Européens, et
surtout lorsqu’ils se trouvent transplantés dans nos
régions septentrionales. Ils ne peuvent se mettre à couvert
de l’intempérie de notre climat qu’avec des vêtements
beaucoup plus chauds que ceux que nous portons.
Cependant le sieur Mendès, qui n’ignore pas les
précautions qu’on doit prendre dans les différentes parties
du globe qu’on habite, a eu la dureté de laisser son Nègre
et sa Négresse presque nus pendant le mois dernier. Les
vêtements de Pampy étaient si déchirés, qu’ils pouvaient
à peine cacher sa nudité. Voilà cependant l’habillement
que le sieur Mendès transforme en une superbe livrée
verte, galonnée en argent.
Peu de temps après qu’il fut arrivé à Paris, il fut arrêté
et constitué prisonnier en vertu d’un décret de prise de
corps, qui avait été prononcé contre lui et la demoiselle
Brunswick qu’il annonce pour être la sœur de sa bru b. Il
est resté en prison pendant près de deux mois. Pampy et
Julienne l’y ont accompagné, et ont continué leurs
services l’un auprès du sieur Mendès et l’autre auprès de
la demoiselle Brunswick.
Cet événement désagréable pour le sieur Mendès a
augmenté la dureté de son caractère. Il a fait éprouver à
son malheureux Nègre, qui lui donnait les marques de
l’attachement le plus sincère, tous les mauvais traitements
qu’un homme naturellement dur, et aigri par le malheur
peut faire essuyer à des Esclaves. La santé de l’infortuné
Pampy n’a pu résister à un genre de vie aussi affreux. La
douleur et l’air contagieux qu’il respirait dans la prison
ont enflammé son sang au point qu’il est tombé
dangereusement malade.
On croira peut-être que la crainte de perdre la propriété
d’un esclave que le sieur Mendès réclame aujourd’hui
avec tant d’opiniâtreté, l’aura déterminé à donner des
secours à Pampy. Non… il a eu l’inhumanité de lui
refuser jusqu’à ceux qui étaient absolument nécessaires
pour le rappeler à la vie ; il l’a même abandonné. Un
guichetier, moins insensible qu’un Juif, a été attendri sur
le sort de ce malheureux, et sans les secours qu’il en a
reçus la mort et la misère auraient privé le sieur Mendès
de la victime de son avarice. Cependant le sieur Mendès
vante son opulence, ses trésors et ses propriétés, et il n’a
pas rougi de voir un guichetier donner à son Nègre du
bouillon que la charité destine aux prisonniers
malades !…
Mais si Pampy et Julienne étaient privés du nécessaire
dans leurs vêtements et leur nourriture, leur Maître n’en
exigeait pas moins d’eux le service le plus dur. Souvent
après avoir travaillé avec une constance infatigable, ils se
voyaient récompensés par une grêle de coups et par tous
les mauvais traitements qu’un homme dur peut infliger à
son esclave.
Pampy et Julienne languissaient dans cet état affreux,
et ils étaient livrés au désespoir, lorsqu’ils ont appris que
nos Rois, par une Loi digne de leur sagesse et de leur
humanité 8, avaient banni l’esclavage de leurs États, et
qu’ils avaient voulu que tout homme, qui aurait le
bonheur de vivre sous leur Empire, fût libre, soit qu’il fût
Français, régnicole 9 ou étranger.
Alors la douce espérance de rompre les chaînes
funestes qu’ils portaient, répandit la joie dans leurs
cœurs, et ils volèrent vers les Magistrats qui pouvaient les
faire jouir du bienfait qu’ils désiraient avec tant d’ardeur.
Ils furent adressés à Me Dejunquières, Procureur au
Parlement, qui, touché de leur sort, s’empressa de leur
donner des preuves de son humanité c, et de présenter
pour eux une requête à l’Amirauté de France 10 « dans
laquelle ils demandèrent qu’il leur fût permis de faire
assigner le sieur Mendès, pour voir ordonner qu’ils
demeureraient libres de leurs personnes et biens, que
défenses lui seraient faites, ainsi qu’à tous autres,
d’attenter à leurs personnes, et qu’il serait condamné à
leur payer à chacun la somme de 100 livres pour leurs
gages depuis huit mois qu’ils étaient en France ; que par
provision ils fussent mis sous la sauvegarde du Roi et de
la Cour. Ils demandèrent en outre une provision de 60
livres chacun ».
Sur cette requête il est intervenu sentence le 19 janvier
dernier, qui a nommé Me Dejunquières curateur de
Pampy et de Julienne, les a mis sous la sauvegarde du Roi
et de la Justice, et a fait défenses au sieur Mendès
d’attenter à leurs personnes et biens ; sur le surplus de
leurs demandes il leur a été permis d’assigner le sieur
Mendès à l’audience du lundi suivant.
Le sieur Mendès dit que Pampy et Julienne ont pris la
fuite. La fausseté de cette assertion est prouvée par le
procès-verbal qui a été rédigé par l’huissier, qui a été
chargé de lui signifier la sentence. Il résulte en effet de ce
procès-verbal, que l’huissier les a trouvés chez le sieur
Mendès, et qu’ils ont eu la précaution de lui montrer
qu’ils n’emportaient rien qui lui appartînt.
Au jour indiqué par la sentence, le sieur Mendès n’a
point paru à l’Audience et il est intervenu une seconde
sentence qui leur a adjugé leurs conclusions.
Mais le 25 du mois dernier il a présenté une requête,
dans laquelle il prétend, 1° qu’il a rempli toutes les
formalités prescrites par les Lois du Royaume, pour
conserver en France la propriété des esclaves ; 2° qu’au
moyen des offres qu’il fait de renvoyer Pampy et Julienne
dans les Colonies, ils sont non-recevables dans leur
demande en liberté ; 3° enfin, qu’ils n’ont point de qualité
pour ester en Jugement ; qu’ainsi sous quelque point de
vue qu’on envisage leur action, elle doit être proscrite.
Pampy et Julienne ont répondu à cette requête, et ils
ont détruit les allégations et les prétextes que le sieur
Mendès emploie pour s’opposer à leur demande en
liberté d. Mais quelque légitime que soit leur défense, ils
ne se dissimulent point qu’ils n’ont d’autre alternative
que celle de périr victimes de la barbarie du Juif qui les
réclame, et qui les a menacés de les faire repentir un jour
de ce qu’ils avaient osé le traduire devant les Magistrats e
ou d’obtenir leur liberté.
MOYENS
Tous les hommes, en sortant des mains de la nature
naissent libres. Ceux qui ont cru apercevoir une
empreinte naturelle de servitude sur le visage de certains
peuples, au lieu de consulter la raison, n’ont pris pour
guide que des préjugés, enfantés par la vanité et par
l’orgueil. S’ils eussent écouté en silence la voix puissante
qui crie au fond du cœur de tous les hommes, leur propre
cœur aurait démenti l’erreur de leur esprit. Ils auraient
alors reconnu que c’est calomnier la nature que d’oser
prétendre que tous les hommes ne naissent pas libres.
C’est donc une vérité incontestable que les chaînes de
l’esclavage ont été forgées par les hommes contre le vœu
de la nature.
Presque toutes les nations ont, il est vrai, admis la
servitude.
Nous en trouvons des exemples dans celle du sieur
Mendès. Les Juifs réunissaient en même temps
l’esclavage personnel et réel. Les étrangers parmi ce
peuple féroce étaient condamnés à supporter le joug de la
servitude, et quoique Moïse leur eût crié : « Vous n’aurez
point sur vos esclaves d’empire rigoureux ; vous ne les
opprimerez point », ils exerçaient contre leurs esclaves
les traitements les plus durs.
Moïse n’ayant pu parvenir à adoucir par ses
exhortations les mœurs des Juifs, fut obligé de leur
imposer des Lois. Il commença par fixer la durée de
l’esclavage. Il ordonna qu’il n’existerait pour les
étrangers que jusqu’à l’année du Jubilé, et l’espace de six
ans pour les Hébreux f.
Il établit encore que personne ne pourrait vendre sa
liberté à moins qu’il ne fût exposé à souffrir les horreurs
de l’indigence g.
Suivant la législation des Juifs, si un Maître avait crevé
un œil ou cassé une dent à son esclave, l’esclave devait
avoir sa liberté en dédommagement de la perte qu’il avait
faite.
Une autre loi enfin de ce peuple porte, que si un Maître
frappe son esclave, et que l’esclave meure sous le bâton,
le maître doit être puni comme coupable d’homicide.
Quel peuple que celui qu’il fallait contraindre à
respecter les droits de l’humanité par des peines
sévères !… C’est un des rejetons de cette nation qui
demande aujourd’hui aux Magistrats de lui rendre deux
esclaves qu’il a maltraités ;… mais suspendons les
réflexions qui se présentent en foule à notre esprit, et
continuons d’examiner la suite et les progrès de la
servitude chez les autres peuples.
Les Lacédémoniens furent les premiers de la Grèce qui
introduisirent l’usage des esclaves ; mais la servitude ne
fut pas comme chez les Juifs une violation du droit des
gens ; elle fut la peine du vaincu et la récompense du
conquérant.
L’esclavage existait chez les autres peuples de la
Grèce ; mais il y était si doux, que leurs maîtres ne
pouvaient exercer contre eux aucuns mauvais
traitements h.
Les Athéniens, suivant Xénophon, traitaient leurs
esclaves avec beaucoup de douceur. Ils punissaient
sévèrement, quelquefois même de mort celui qui avait
battu l’esclave d’un autre.
Les Romains avaient pour leurs esclaves plus de soins
et de bonté qu’aucun autre peuple ; c’est aussi dans le
sein de cette servitude domestique que sont nés Térence
et Phèdre. Si ces deux hommes célèbres eussent été les
esclaves d’un Juif, les germes du génie qui résidait en
eux, auraient été étouffés par la cruauté de leur Maître, et
les Lettres auraient perdu deux écrivains qui servent
encore de modèles chacun dans leur genre.
Chez les anciens Germains, suivant Tacite, l’esclavage
était très doux. Lorsqu’ils eurent conquis les Gaules sous
le nom de Francs, ils envoyèrent leurs esclaves pour
cultiver les terres qui leur étaient échues par le sort.
Dans les premiers siècles de la Monarchie Française,
dans ces temps malheureux où l’autorité du
Gouvernement féodal mettait des entraves à la bonté de
nos Rois, il existait en France des serfs ; mais cette
espèce de servitude, quoique bien différente de
l’esclavage, reçu chez les autres nations, parut toujours
odieuse à nos Rois.
Louis-le-Gros, en 1135, donna le premier l’exemple de
l’affranchissement, en brisant les chaînes de tous les
esclaves de ses domaines.
Outre les serfs, il y avait encore dans le Royaume une
autre classe d’esclaves ; car Philippe-le-Bel donna dans le
XIIIe siècle à Charles de France son frère, Comte de
Valois, un Juif de Pontoise, et il paya trois cents livres à
Pierre de Chambly pour un Juif qu’il avait acheté de lui.
Louis VIII avait signalé son avènement au trône en
suivant l’exemple de Louis-le-Gros ; mais Louis X
surnommé Hutin, donna un Édit formel le 3 juillet 1315,
par lequel il abolit entièrement l’esclavage dans ses Etats.
« Comme, dit ce Prince dans cet Édit, selon le droit de la
nature chacun doit naître franc. Nous considérant que
notre Royaume est dit et nommé le Royaume des Francs,
et voulant que la chose en vérité soit concordante avec le
nom. Par délibération de notre Conseil, avons ordonné et
ordonnons que généralement par tout notre royaume
franchise soit donnée, etc. »
Depuis cette loi on ne connaît plus d’esclaves en
France. Le Juif de Pontoise paraît être le dernier qui ait
été vendu dans ce Royaume.
C’est maintenant une maxime du droit public de la
France que tout homme qui a le bonheur de vivre sous
l’empire de nos Rois, est libre. Ce privilège du Royaume
est une des plus belles prérogatives d’une nation policée ;
il est fondé sur la Loi naturelle et sur l’humanité ; et
l’Édit solennel qui a consacré ce principe, est un
monument de la justice et de bienfaisance de nos Rois. Ils
ont en effet dans tous les temps adopté cette maxime :
Omnibus rebus indestimabilior est libertas et
favorabilior. Le Français n’est pas le seul homme dont la
sagesse de notre législation protège la liberté ; elle
l’assure au régnicole et elle l’offre à l’étranger, dans
quelque contrée qu’il ait reçu la vie, et quoiqu’en ouvrant
les yeux à la lumière ses premiers regards ayent été
frappés par les fers de l’esclavage.
Il est vrai que depuis la découverte de l’Amérique, nos
Rois ont fait une exception au principe national en faveur
des Colons établis dans les possessions qu’ils ont
acquises dans le nouveau monde. L’usage s’étant
introduit dans les Colonies d’envoyer acheter des
hommes sur les côtes d’Afrique pour leur faire supporter
le fardeau de la culture, il a paru nécessaire d’adopter
l’esclavage pour assurer des cultivateurs aux colons
européens : de là, les lois qui ont paru dans le siècle
dernier, pour régler les droits du maître et de l’esclave
dans nos colonies ; et telle est l’origine de l’établissement
de l’esclavage des Nègres en Amérique.
Le sieur Mendès, Juif, a cru qu’il pouvait rendre sa
défense plus favorable, en supposant à tous les Africains,
transplantés dans nos colonies, les vices particuliers de
quelques individus. Il reproche à tous les Nègres d’être
fourbes et menteurs. Les malheureux, qu’il poursuit
pourraient faire le même reproche à la Nation juive, et le
parallèle ne lui serait peut-être pas favorable.
C’est, en effet, une observation fondée sur
l’expérience, que ce sont les premières impressions que
reçoivent les Africains dans le nouveau monde, qui les
déterminent vers de bonnes ou de mauvaises qualités.
Ceux qui tombent en partage à un maître humain,
contractent l’habitude de la douceur et de l’attachement à
leur devoir : ceux, au contraire, qui ont un maître dur et
violent partagent ses vices. La fidélité, l’affection et
l’activité au travail sont la récompense des vertus du
premier. Si le dernier regarde la pitié comme une
faiblesse, et s’il se plaît à tenir ses esclaves courbés, sous
la crainte des châtiments, sa barbarie est souvent punie
par l’infidélité, la désertion et même le suicide des
déplorables victimes de sa cruauté.
Le reproche que le sieur Mendès fait aux Nègres en
général n’est donc pas fondé.
On pourrait, avec plus de raison, reprocher à sa Nation
des vices contre lesquels les lois ont dans tous les temps
opposé la plus grande sévérité. Nous nous bornerons à
citer un morceau d’un plaidoyer qui a été fait pour
défendre les Juifs de Metz. Le sieur Mendès ne nous
accusera pas de chercher des preuves dans les ouvrages
composés contre sa Nation ; c’est dans le plaidoyer même
du défenseur de ses Confrères, que nous puiserons la
réponse au reproche qu’il fait à ses anciens esclaves.
« On observe, effectivement, disait ce défenseur, que le
Juif familiarisé avec le mépris fait de la bassesse la voie
de sa fortune.
« Incapable de tout ce qui demande de l’énergie, on le
trouve rarement dans le crime ; on le surprend sans cesse
dans la friponnerie.
« Séparé de toutes les propriétés, l’or qui les représente
fait sa passion unique.
« Barbare par défiance, il sacrifierait une réputation,
une fortune entière, pour s’assurer la plus chétive somme.
« Sans autre ressource que la ruse, il se fait une étude
de l’art de tromper. L’usure, ce monstre qui ouvre les
mains de l’avarice même pour l’assouvir davantage… qui
va partout épiant la faiblesse, le malheur pour leur porter
ses perfides secours ; ce monstre paraît l’avoir choisi pour
son agent.
« Voilà, je crois (continuait le défenseur des Juifs de
Metz) tout ce que l’inquisition la plus rigoureuse pourra
recueillir contre le peuple Juif ; et j’avoue qu’il y a de
quoi être effrayé du portrait, s’il est fidèle. Il ne l’est que
trop, c’est une vérité dont il faut gémir i. »
Ne pouvons-nous pas dire maintenant que le parallèle
n’est pas favorable à la Nation du sieur Mendès, et que si
ses anciens esclaves ont les vices qu’il leur suppose, il
doit se faire un reproche de ne leur avoir pas donné des
exemples de douceur et d’humanité ; mais quand même
ces prétendus vices existeraient, ils ne peuvent influer sur
la liberté de Pampy et Julienne ; c’est ce que nous allons
démontrer en appréciant les moyens sur lesquels le sieur
Mendès appuie sa réclamation.
C’est une maxime, comme nous l’avons déjà dit, de
droit public en France, que tout homme qui y habite est
libre. D’après ce principe, il n’est pas douteux que Pampy
et Julienne, ayant le bonheur d’être en France, doivent
jouir du bienfait involontaire que le sieur Mendès leur a
procuré.
Mais pour leur enlever le privilège qu’ils réclament, il
leur en oppose un contraire. Voyons donc si les moyens
qu’il invoque peuvent l’emporter sur les anciennes
Ordonnances de nos Rois, et surtout, sur les droits de la
nature et de l’humanité.
« Le sieur Mendès fonde sa défense sur les dispositions
de la Déclaration du Roi du 15 décembre 1738. Cette loi
(dit-il) a permis aux Américains d’amener en France des
esclaves, en observant certaines formalités que le
Législateur a prescrites. En prenant ces précautions, le
propriétaire des esclaves peut les conserver, et les
esclaves ne peuvent réclamer leur liberté. Or, j’ai rempli
toutes les formalités. Donc Pampy et Julienne ne peuvent
secouer le joug de mon autorité légitime. »
D’abord, la Déclaration du Roi de 1738, n’a point été
enregistrée par le Parlement de Paris. Ainsi Pampy et
Julienne pourraient se borner à opposer ce moyen au sieur
Mendès.
En effet le Parlement de Paris n’admet point les
dispositions de cette déclaration : cette Cour auguste a,
dans tous les temps, protégé la liberté des hommes ; et
dans toutes les occasions, elle a ordonné l’exécution des
anciennes lois du Royaume. Nous pourrions rapporter
plusieurs exemples qui attestent cette Jurisprudence. Il
nous suffira de citer un arrêt récent qui a été rendu dans
des circonstances moins favorables que celles où se
trouvent Pampy et Julienne.
Francisque, Nègre, fut acheté à l’âge de huit ans par le
sieur Brignon. Ce dernier le fit passer en France.
Francisque, sous prétexte de mauvais traitement, quitta
son maître, et se mit au service d’un autre ; mais ce
Nègre, après son évasion, fut bientôt arrêté par ordre du
Roi, et renfermé à Bicêtre. De là, il fut transféré à la
Conciergerie. Il fit alors assigner le sieur Brignon en
l’Amirauté, et il demanda, conformément aux lois du
Royaume, d’être déclaré libre.
« La défense du sieur Brignon (dit l’arrêtiste), fut qu’il
avait rempli les formalités prescrites par le Code noir, et
qu’il offrait de renvoyer Francisque dans les Colonies.
« Le Nègre répondit que le Code noir n’avait pas été
enregistré au Parlement de Paris, et qu’on ne pouvait pas
en argumenter dans son ressort ; que d’ailleurs, le sieur
Brignon n’avait pas rempli les formalités prescrites pas la
déclaration de 1738… Les raisons de Francisque
(continue l’arrêtiste) prévalurent, et par sentence du 16
juin 1758, confirmée par Arrêt rendu en la Grand
Chambre le 22 août 1759, sa liberté et ses conclusions lui
furent accordées. »
Cet Arrêt atteste que la Jurisprudence du Parlement de
Paris est favorable à la liberté, puisque ce Tribunal
auguste l’a accordée à un Nègre, auquel son Maître
opposait la Déclaration de 1738, et quoiqu’il soutînt en
avoir rempli les formalités.
Suivant le vœu de la Jurisprudence, Pampy et Julienne
sont donc fondés à demander leur liberté, et ils sont
beaucoup plus favorables que Francisque, qui a réussi à
l’obtenir.
Mais, supposons que le sieur Mendès puisse invoquer
la Déclaration de 1738, est-il vrai qu’il en ait rempli les
dispositions ?
Quel a été le motif de cette loi ? Le législateur
l’explique dans le préambule : « Nous ayant été
représenté (y est-il dit) que plusieurs Habitants de nos
Isles de l’Amérique désiraient envoyer en France
quelques-uns de leurs esclaves pour les confirmer dans
les instructions et dans les exercices de la Religion, et
pour leur faire apprendre quelque art ou métier ; mais
qu’ils craignaient que les esclaves ne prétendissent être
libres en arrivant en France, etc. »
Voilà les motifs qui ont déterminé la Déclaration de
1738 et l’Édit de 1716. Le sieur Mendès ne prétendra pas,
sans doute, qu’il ait voulu remplir le but de ces lois. Sa
qualité de Juif exclut toute idée qu’il ait eu l’intention de
faire instruire Pampy et Julienne dans la Religion qu’ils
ont le bonheur de professer. Il ne peut également
prétendre qu’il a eu le projet de leur faire apprendre un
métier, puisque l’un est excellent charpentier, et l’autre
très bonne couturière.
C’est donc contre le vœu précis de la Déclaration du
Roi de 1738, que le sieur Mendès a fait passer en France
les deux esclaves qu’il réclame.
Mais si le sieur Mendès n’a pu avoir les vues
qu’exigent les lois pour amener des Nègres dans le
Royaume, il n’a pas même rempli les formalités qu’elles
ont prescrites.
Tout Américain qui veut faire passer en France des
Nègres, est obligé avant de les faire sortir de la Colonie,
d’en demander la permission au Gouverneur. Il doit
ensuite faire enregistrer cette permission, tant au Greffe
de l’Amirauté de la Colonie, qu’à celui de l’Amirauté du
lieu de son débarquement. Il faut encore, si le Nègre est
amené dans la Capitale, que la permission soit enregistrée
au Greffe du Siège de la Table de Marbre du Palais à
Paris. Il faut enfin, que le propriétaire du Nègre fasse une
soumission de la somme de 1000 liv. pour chaque Nègre
entre les mains des Commis des Trésoriers généraux de la
Marine.
Telles sont les formalités prescrites par les articles
premier, 3 et 8 de la Déclaration de 1738.
Le sieur Mendès a été sommé de justifier s’il les avait
remplies. Il n’en a rapporté aucunes preuves ; il s’est
borné à dire qu’il s’y était conformé. Dès lors qu’il ne
représente aucune preuve légale de l’observation de ces
formalités, son assertion doit être regardée comme une
allégation, et Pampy et Julienne sont fondés à soutenir
qu’il n’a rempli aucune des formalités que la Déclaration
de 1738 exige. Ils ont même vérifié au Greffe de la Table
de Marbre, et ils n’y ont trouvé aucun enregistrement de
la permission qu’il a dû obtenir du Gouverneur de la
colonie.
Ainsi le sieur Mendès n’ayant point satisfait à la loi
qu’il invoque, ne peut exercer aucuns droits sur les deux
esclaves qu’il a amenés en France : il les a perdus par sa
négligence, et surtout par le défaut des motifs que la loi
exige pour conserver les esclaves en France j.
Car l’Édit de 1716 et la Déclaration de 1738, loin de
permettre aux Américains de se faire servir par leurs
Nègres en France, le leur a défendu expressément.
« Uniquement destinés (disait en 1762 le Magistrat qui
doit porter la parole dans cette Cause) à la culture de nos
Colonies, la nécessité les y a introduits : cette même
nécessité les y conserve, et on n’avait jamais pensé qu’ils
vinssent traîner leurs chaînes jusques dans le sein du
Royaume. »
Cependant le sieur Mendès, qui n’a eu d’autre motif
pour amener en France les deux Nègres qu’il réclame,
que celui de paraître dans la Capitale avec les dehors du
faste et de l’opulence, prétend y conserver ces deux
anciens esclaves : qu’il lise les lois qu’il appelle à son
secours, et il sera convaincu qu’elles ont défendu
expressément aux Américains de se faire servir par leurs
Nègres en France.
« Mais, dit le sieur Mendès, la Déclaration de 1738
prononce la confiscation au profit du Roi des esclaves,
dont l’entrée dans le Royaume n’aura pas été
accompagnée des formalités requises. »
1° Le sieur Mendès n’a aucun droit d’invoquer cette
disposition pénale. 2° La Déclaration de 1738 n’ayant
point été enregistrée par le Parlement de Paris, ne peut
être regardée comme ayant anéanti les anciennes
Ordonnances du Royaume. 3° La Jurisprudence du
Parlement de Paris, postérieure à cette Déclaration, a
toujours été favorable à la liberté, et plusieurs Nègres ont
fait confirmer les demandes qu’ils avaient formées contre
leurs maîtres, pour briser les chaînes qu’ils voulaient leur
imposer en France.
Tout se réunit donc sous ce premier point de vue, pour
faire obtenir à Pampy et Julienne la liberté qu’ils
réclament. Le sieur Mendès a enfreint la loi qu’il
invoque ; il n’a rempli aucunes des formalités qu’elle
exige : il a méprisé l’esprit de cette loi en introduisant des
Nègres dans le Royaume pour le servir, tandis qu’elle le
défend expressément. Il a, par conséquent, perdu tous les
droits qu’il avait en Amérique sur Pampy et Julienne, et
ces deux esclaves sont dans le cas de réclamer le pouvoir
des lois de la France pour obtenir leur affranchissement.
Mais, dit le sieur Mendès, Pampy et Julienne, par leur
qualité d’esclaves, n’ont aucun droit d’ester en
Jugement ; leur demande en liberté ne peut donc être
écoutée.
Si les deux Nègres que nous défendons étaient les
premiers esclaves qui eussent demandé leur liberté, le
sieur Mendès pourrait peut-être avoir un prétexte pour
élever cette question ; mais il est étrange qu’il fasse une
pareille objection après qu’une foule de Nègres ont été
affranchis en France. Francisque, dont nous avons cité
l’Arrêt, était dans la même position où se trouvent Pampy
et Julienne. Le Parlement de Paris a admis sa réclamation.
C’est donc un principe fondé sur la Jurisprudence,
qu’un esclave peut ester en Jugement pour demander sa
liberté.
D’ailleurs, Pampy et Julienne ont été mis sous
l’autorité du Roi et de la Justice : il leur a été nommé un
curateur ; la procédure est faite au nom de Me
Dejunquières k ; ainsi l’objection du sieur Mendès est
ridicule l.
Il nous reste à apprécier les offres du sieur Mendès, de
faire repasser ses anciens esclaves dans les Colonies sur
son habitation.
Pour que les Magistrats pussent accueillir ces offres, il
faudrait que le sieur Mendès eût conservé des droits sur
ses anciens esclaves. Or, nous avons démontré, en
adoptant même la loi qu’il invoque, qu’il avait perdu tout
droit sur eux par sa négligence. Ses offres doivent donc
être rejetées.
Le sieur Brignon offrait également, en 1759, de
renvoyer Francisque dans les colonies. Le Parlement de
Paris n’en accorda pas moins la liberté à ce Nègre.
Si la Jurisprudence proscrit les offres du sieur Mendès,
les considérations les plus puissantes se réunissent encore
pour les écarter.
Suivant une loi de l’Empereur Claude, les esclaves qui
étant tombés malades, auraient été abandonnés par leur
Maître, étaient libres s’ils revenaient en santé.
Cette loi faite par un peuple qui admettait la servitude,
peut sans doute être opposée au sieur Mendès.
Non seulement il a exercé les plus mauvais traitements
contre Pampy et Julienne depuis qu’ils sont en France, il
a même eu l’inhumanité, dans le temps qu’il était détenu
dans une des prisons de cette ville, d’abandonner Pampy,
lorsque ce malheureux est tombé malade ; et si un
guichetier plus humain, n’eût éprouvé un sentiment de
pitié pour ce Nègre, il serait mort faute de secours.
Si Pampy fût né esclave d’un Romain, il aurait pu dire
à son patron : Vous m’avez abandonné dans ma maladie.
Vous avez rompu vous-même les liens de la servitude qui
m’attachaient à vous. Je suis libre.
Au milieu d’une nation qui ne connaît point
l’esclavage, et qui, par la douceur de ses mœurs et par ses
vertus sociales l’emporte sur les autres peuples, sera-t-il
interdit à l’ancien esclave d’un Juif de lui opposer une loi
qui a été faite dans le sein de la servitude ? Non… Pampy
a été maltraité en France, il a été abandonné par son
Maître dans le temps qu’il était malade ; il peut donc dire
au sieur Mendès avec plus de confiance qu’un esclave
romain : « Vous avez brisé vous-même les chaînes de la
servitude qui m’attachaient à vous. Je suis libre. »
A ce moyen décisif en faveur de la liberté, se joignent
une foule de considérations, les unes plus puissantes que
les autres.
On se rappelle avec quelle barbarie Pampy et Julienne
ont été traités dans nos Colonies ; ils porteront toute leur
vie des marques d’une cruauté dont on n’a point d’idée en
Europe. Le fer rouge, qui en brûlant leurs chairs, a
imprimé en grosses lettres sur leur corps, le nom du sieur
Mendès, leur rappellera sans cesse qu’ils ont été sous la
domination d’un Maître dur et impitoyable ; qu’ils ont été
souvent, même depuis qu’ils ont le bonheur d’habiter la
France, exposés à souffrir les horreurs de la faim et de la
misère ; qu’ils étaient à peine couverts par de mauvais
vêtements qui ne les garantissaient point de la rigueur
excessive du froid ; qu’après avoir travaillé avec la plus
grande activité, une grêle de coups était leur récompense,
qu’enfin (et c’est le tourment le plus affreux qu’ils aient
éprouvé) leur Maître les empêchait de remplir les devoirs
de la religion Catholique dans laquelle ils ont eu le
bonheur d’être élevés.
En faudrait-il davantage que le tableau des malheurs de
Pampy et de Julienne pour toucher les Magistrats ? Non
sans doute : il suffit seul pour que les droits de l’humanité
l’emportent sur ceux de l’ancienne propriété que leur
Maître a perdue par sa négligence, et par l’abus qu’il en a
fait.
Pampy et Julienne doivent donc espérer que la liberté
leur sera accordée, et que les Magistrats mettront le sieur
Mendès dans l’impuissance d’exécuter les menaces qu’il
a faites aux deux déplorables victimes de la cruauté et de
son avarice m.
L’humanité, la Religion et les Lois du Royaume
sollicitent pour eux la Justice qu’ils ont droit d’attendre
des Magistrats n.
MONSIEUR PONCET DE LA GRAVE,
Avocat et Procureur du Roi.
Me des ESSARTS, Avocat.
DEJUNQUIÈRES, Procureur.
Ce mémoire ouvre une fenêtre sur l’Ancien Régime,
mosaïque hétéroclite composée par les siècles, où
s’accumulent pêle-mêle, références à l’Antiquité romaine,
sentiments venus du Moyen Age et dogmes de la morale des
Lumières. Il soulève, en désordre, les problèmes les plus
divers. L’antagonisme qui oppose le monde parlementaire au
pouvoir royal, évoqué par le biais de l’inapplicabilité des lois
que les cours souveraines n’ont pas enregistrées. Mais aussi, la
condition des Juifs en France, plus spécialement de ceux qui
vivent à Bordeaux, et la perception des Noirs chez les
métropolitains. A propos des Israélites, groupe ethnique aussi
marginal, mais plus réprouvé que les Africains, ce document
révèle avec acuité, que même au temps de la philosophie et de
la tolérance, l’évolution actionnée par le mouvement des idées
s’arrête là où commence la rigidité pérenne des esprits.
Ce mémoire est aussi la pièce maîtresse du procès. Les
demandeurs y développent vigoureusement leurs arguments.
Pourquoi, cependant, n’ont-ils pas invoqué la jurisprudence
traditionnelle de l’Amirauté qui, notamment, avait libéré trois
esclaves, les 30 août, 1er et 6 septembre 1775 11 ?
Isaac Mendès France s’interroge et attend le jugement qui
sera rendu le vendredi 23 février 1776.
Le Moyne des Essarts, le défenseur de Pampy et Julienne,
n’a pas innové en réclamant la mise en liberté des deux
esclaves. Parmi les rares procès en libération — pas même une
cinquantaine, peut-on avancer, de 1685 à 1789 — , quelques
avocats s’illustrèrent. Ainsi Mallet, en 1738, qui apporta sa
science à Jean Boucaux, Nègre créole de Saint-Domingue, ou
encore Henrion de Pansey, en 1770, qui prit fait et cause pour
Roc, Nègre de la Guyane.
II

Isaac Mendès France, négociant et colon à


Saint-Domingue

Isaac Mendès France appartient à une bonne famille juive


originaire du Portugal, qui s’installa dans le Sud-Ouest, à
Agen, en 1683. Peu après, elle s’établit définitivement à
Bordeaux.
Au début du XVIIIe siècle, les Mendès France comptent
parmi les propriétaires de maisons de commerce israélites en
vue de la capitale aquitaine. Certes, ils ne brassent pas un
volume d’affaires comparable à celui des Pereyre, des Peixotto
ou des Gradis, mais ils jouissent d’une notoriété flatteuse.
L’intendant de la province les mentionne, le 17 avril 1730,
dans l’état des Juifs fortunés de son ressort, mais ne les impose
que pour la somme de 15 livres 1.
Isaac naît en 1721 du mariage de Mardochée Mendès
France avec Rachel Peixotto. Il s’initie rapidement au négoce.
Dès 1733, on le trouve à Amsterdam, le célèbre port du Nord,
où il passe quelque temps. En France, il noue des relations à
Montpellier, à Nantes, Paris, Morlaix, Castres, Limoges, Saint-
Quentin, Laval… Puis, à l’égal des commerçants ambitieux
des grandes places maritimes, il arme des navires pour les
Antilles où il expédie des marchandises diverses, des draperies
et des siamoises. Parallèlement, il intensifie son action vers
l’étranger. Il a des attaches, non seulement à Amsterdam, mais
encore à Gand, Buenos-Aires… En 1743, comme pour
consacrer sa réussite, il épouse Judith Da Costa, fille d’une
riche famille de la bourgeoisie juive de Bordeaux.
Décidément, tout sourit à Mendès France, la fortune conduit
ses pas.
Soudain, la roue tourne. Après les succès, viennent les
revers. De 1752 à 1756, Isaac a de la peine à conserver la
maîtrise de ses affaires durement ébranlées par le risque
maritime, les aléas du crédit et la guerre de Sept ans. Les
créanciers l’assaillent ; parmi eux, la puissante Compagnie des
Indes présente la facture la plus lourde. En 1753, il propose un
concordat à ses interlocuteurs les plus pressés. Il le fait
accepter grâce à la caution fournie par son beau-père, Antoine
Da Costa, dont la bonne réputation dépasse les limites du
négoce bordelais, et grâce aussi, semble-t-il, à la solidarité de
sa communauté confessionnelle.
A partir de 1758, Isaac conjure définitivement le mauvais
sort et redresse la barre. Toujours appuyé par sa belle-famille,
il s’engage, à nouveau, dans des transactions commerciales.
Quand la paix revient, en 1763, il songe, comme beaucoup
d’autres à partir pour Saint-Domingue. Il quitte Bordeaux pour
la colonie, dans le courant de 1764 semble-t-il. Pourquoi ?
Comment ? Pour y faire fortune, comme tous ceux qui passent
aux îles. Bien qu’il ne soit plus très jeune, comparé à ses
compagnons de traversée — n’a-t-il pas déjà quarante-trois
ans ? — il a de bonnes raisons de croire à son étoile. Il possède
de sérieux atouts.
Isaac emporte des capitaux. Voilà un avantage
inappréciable, la condition indispensable d’un succès rapide. Il
a des correspondants à Bordeaux, où sa femme et sa belle-
famille résident et veillent à ce que tout soit fait comme il le
demande, pour le mieux et au plus vite. Enfin, à Saint-
Domingue, même, cet Eldorado dévoreur de rêves et
d’énergies, qui l’attend ? Son frère, David qui a monté
commerce à la Nouvelle Orléans et au Port-au-Prince. L’état
de la taxe imposée aux Juifs par le gouverneur général
d’Estaing, à titre de « don gratuit », en 1764, porte le nom de
David qui a acquitté la coquette somme de 3 000 livres 2. Outre
son frère, des amis israélites attendent Isaac, qui part à
l’aventure, mais pas dans l’inconnu. C’était généralement ainsi
que s’accomplissaient les vocations coloniales, motivées par
l’appel ou l’exemple de parents, d’amis, de païs.
Isaac, muni des conseils précieux de son frère et de ses
amis, s’installe dans la partie de l’Ouest, au sud de Port-au-
Prince, la capitale, dans une petite ville d’un demi-millier
d’habitants, le Petit-Goâve. Il prend maison sur la Grand Rue
et ouvre un commerce.
Le Petit-Goâve a beaucoup décliné depuis les origines.
Cette paroisse, fréquentée par les boucaniers dès 1659 et créée
en 1663, qui avait hébergé pendant un temps le siège du
Gouvernement, vivote. Un relief peu aimable n’invite pas les
colons à y faire des cultures riches ; les mornes s’enchevêtrent
et se croisent, autour de marais et de quelques lieues carrées de
plaine. On ne dénombre que 15 de ces sucreries qui font
l’orgueil des régions du Cap, des Cayes et de Léogane, mais
on trouve 15 indigoteries et cotonneries, exploitations
d’importance médiocre et de zones pauvres.
L’arrivée d’Isaac, postérieure à la guerre franco-anglaise,
correspond à un mouvement d’émigration vers la colonie, où
l’agriculture est en plein essor. Le traitement de la canne se
perfectionne et, surtout, le café envahit les montagnes si
nombreuses de l’île. Au Petit-Goâve, 80 caféteries environ
fonctionneront en 1789.
Dans ce cadre nouveau, — bord de mer, mornes abrupts,
plantés de caféiers, brins de plaines, marais puants — , dans ce
gros bourg écrasé de soleil — 250 Blancs, une église, un
cimetière, et une rue, celle qu’emprunte la route qui relie le
Port-au-Prince aux Cayes — , l’ancien négociant bordelais,
observe et s’attelle au travail 3.
En onze ans, avec le concours de ses fils Mardochée et
Moïse, Isaac Mendès France mène de front commerce et
culture, et réussit. Comme l’indique l’État et l’Indemnité, cette
famille, outre ses activités commerciales, s’est lancée dans
l’immobilier et les cultures, achetant plusieurs maisons au
Petit-Goâve, acquérant caféteries et cotonneries aux alentours :
les habitations Beauséjour, Pajot, Trou Canary, Lescaravage et
Leblanc.
Isaac a renoué son pacte avec la fortune. Aucun obstacle n’a
ralenti son ascension. En 1775 il peut quitter la Colonie, s’en
retourner en métropole, satisfait des résultats de son labeur. Il
reprendra à Bordeaux la place enviée d’armateur qu’il
occupait jadis, tant que le sort l’avait servi.
L’affaire Pampy et Julienne ne constitue qu’un épisode
mineur dans le retour de l’enfant prodigue. A Saint-Domingue,
il a redoré son blason ; dans sa ville on l’honore. En 1779, il
prend place aux côtés des très rares Juifs à qui est accordé le
titre envié de bourgeois de Bordeaux — pas plus de 4 de 1679
à 1760 ! Cette distinction consacre la réussite professionnelle ;
mais elle marque aussi l’intégration d’Isaac dans la classe
dirigeante de la capitale aquitaine.
Isaac ne reviendra plus dans la Grande Antille, il a assez à
faire dans sa cité natale, devenue, grâce aux Iles, le premier
port de France. Il confie la gestion de ses biens insulaires à ses
fils Mardochée et Moïse, sans pour autant s’en désintéresser.
En 1783, Mardochée s’embarque pour la France. Il visite son
père à qui il fait ses adieux douze mois plus tard, en 1784.
Adieux définitifs, car le patriarche mourra l’année suivante.
Judith Da Costa, sa femme, lui survivra jusqu’au 23 thermidor
an VI 4.
DEUXIÈME PARTIE

Les protagonistes : Juifs portugais


et Nègres français

Dans ce procès que deux esclaves intentent contre leur


maître, deux groupes s’affrontent, deux races que les lois du
royaume soumettent à un régime discriminatoire.
Jusqu’à l’émancipation, promulguée par Louis XVI, en
décembre 1791, les Israélites vivent en liberté surveillée.
Jusqu’au décret du 4 février 1793, les Noirs des colonies
françaises de l’Amérique courbent le dos sous la loi de
l’esclavage que la Convention n’abolit que sous la contrainte
de leur rebellion. Quant aux métis, les gens de couleur, ils
n’obtiennent la reconnaissance de leur égalité politique avec
les Européens, officiellement accordée par le Code noir de
Louis XIV, que le 4 avril 1792, et après bien des batailles.
C’est donc un conflit entre marginaux, tenus en lisière de la
société et du Droit français, que l’affaire Pampy met en scène.
I

Les Juifs portugais de Bordeaux

L’implantation des Juifs portugais.

En 1492, l’année même où ils chassent les Arabes du


royaume de Grenade, et que Christophe Colomb découvre
l’Amérique en croyant avoir mis pied en Chine, les Rois
Catholiques expulsent les Juifs de leurs territoires. Dans les
années qui suivent, les monarques portugais et navarrais
adoptent la même décision. Aussitôt l’Inquisition se met en
chasse, instruit des procès, enregistre des conversions,
incendie des bûchers expiatoires.
Les Israélites n’avaient pas attendu le dernier assaut
victorieux de la Reconquête pour prendre leurs précautions et
leurs dispositions. Bien avant, pressentant que le malheur des
derniers Sarrazins ne ferait pas nécessairement leur bonheur,
ils avaient commencé à émigrer. Ce mouvement ira
s’amplifiant sous la pression des événements. Ils fuient vers de
nouveaux havres : Turquie, Afrique du Nord, Italie,
Angleterre, Pays-Bas. En France ils se dirigent vers les ports
de Bayonne, Bordeaux, Nantes, Rouen ; quelquefois, ils se
réfugient dans de grandes villes de l’intérieur, Toulouse ou
Montpellier. Ils sont expulsés à perpétuité par édit du 17
septembre 1394, renouvelé le 23 mars 1615, au temps de
Concini. Ils s’émeuvent de ces lois plus redoutables dans la
lettre que dans l’exécution. Partout ils se regroupent en
colonie. Partout ils s’efforcent de se faire accepter en ne créant
pas de problèmes de minorité. Les plus riches s’adonnent au
commerce, liant des relations d’affaires avec leurs
coréligionnaires des places maritimes et des marchés du
Continent.
Malgré leur discrétion, leur soumission aux lois, malgré une
conversion plus souvent extorquée que spontanée, les Juifs ne
reçoivent pas toujours, en France, l’accueil escompté. Bref, ils
essaiment dans toute la France méridionale. On en trouve à
Biarritz, au Vieux-Boucau, Dax, Bidache, Peyrehora de Tartas,
etc., montant aussi bien vers La Rochelle que vers Lyon.
Souvent, nombre d’entre eux ne s’arrêtent que le temps d’une
halte, préparant un nouveau départ, vers un pays étranger.
Aussi s’inquiètent-ils d’obtenir un statut légal. Par lettres
patentes, signées à Saint-Germain-en-Laye, au mois d’août
1550, Henri II le leur octroie.
Cette Déclaration permet aux marchands et autres nouveaux
chrétiens, de s’établir dans le royaume. Elle fait connaître à
ces Juifs émigrés des contrées ibériques, que l’on appelle
Portugais ou Espagnols, que le roi a décidé de leur accorder
« lettres de naturalité et congé de jouir des privilèges dont ont
joui les autres étrangers de notre dit royaume ».
« Savoir faisons, ajoute le souverain, que nous inclinant
libéralement à la supplication et requête desdits Portugais
comme gens desquels nous voyons le bon zèle et affection
qu’ils ont de vivre sous notre obéissance, ainsi que nos autres
sujets en bonne dévotion de s’employer pour notre service et
de la république de notre royaume ; la commodité de laquelle
ils veulent aider de leurs biens, manufacture et industries, de
sorte que cela nous meut à les bien et gracieusement traiter.
1. « Qu’ils puissent et leur loise toutes fois et quantes que
bon leur semblera eux retirer et habituer ceux qui déjà y sont
venus aient pu et puissent demeurer et résider en notre dit
royaume, pays, terres et seigneuries de notre obéissance et en
telles villes et lieux d’iceluy royaume que bon leur semblera,
et qu’ils connaîtront plus propres et commodes à leurs
trafficques et exercice de leurs marchandises et toutes autres
manufactures et aussi eux amener leurs femmes, enfants,
serviteurs, facteurs, entremetteurs, biens, marchandises et
meubles quelconque entrer en ce royaume et en sortir, aller et
venir sans aucun trouble et empêchement.
2. « Et en iceluy notre royaume trafficquer et exercer train
de marchandise, ensemble y acquérir tous et chacun les biens
tant meubles qu’immeubles qu’ils y pourront licitement
acquérir et iceulx avec ceux qu’ils ont déjà acquis, et leur
pourront échoir, compéter et appartenir, soit par succession,
donation ou autrement tenir et posséder et en ordonner et
disposer par testament, codicile, ordonnance de dernière
volonté et autrement en quelque sorte que ce soit 1… »
Cette loi, véritable charte fondamentale des Juifs de
Bordeaux sous l’Ancien Régime, sera enregistrée par le
Parlement de Paris dès le 22 décembre 1550 et par la chambre
des Comptes, le 25 juin 1551. Tout au long de ses articles, elle
affirme et réaffirme que le Roi octroie aux nouveaux chrétiens
« les privilèges, franchises et libertés dont ont accoutumé jouir
et user nos propres sujets et les mêmes habitants des villes où
se seront retirés lesdits Portugais ».
Le cheminement de l’existence d’Isaac Mendès France,
avec ses voyages nombreux — trait typique du commerce juif,
par opposition à la sédentarité du négoce bordelais — ,
découvre, étape après étape, les dimensions de la géographie
portugaise, la multiplicité des implantations et des foyers de
rayonnement de cette secte.

En Europe, les Nouveaux Chrétiens se sont solidement


installés dans les grands ports. Outre, certaines cités
françaises, ils ont fait choix de Londres, Livourne, Hambourg,
Rotterdam et Amsterdam. Dans toutes ces villes, ils infusent
au milieu d’affaires un dynamisme indiscutable. Ils font crédit,
tenant le rôle de banquiers, ils arment des navires, achètent,
vendent, servent d’intermédiaires entre les places maritimes
les plus notables, utilisent la lettre de change sans méfiance, ne
craignent pas, quand le besoin s’en fait sentir, de quitter leur
ville pour visiter leurs correspondants étrangers.
Les Portugais partent à la conquête du monde américain
dans le sillage des puissances qui les hébergent, au premier
rang desquelles figurent les Pays-Bas, particulièrement après
l’effondrement de la suzeraineté espagnole. Ils participent à la
brève et malheureuse aventure hollandaise au Brésil, qui
présente au moins l’avantage de les introduire dans les Antilles
où ils essaiment, faisant profiter ceux qui les accueillent,
Anglais et Français notamment, de leurs connaissances dans la
conduite des sucreries.
Des communautés se développent au fil des ans. Elles sont
établies à Curaçao et au Surinam, à la Jamaïque, dans les îles
françaises, Martinique, Guadeloupe, Saint-Domingue, et aussi
dans les Treize Colonies, les futurs États-Unis. Ces groupes
s’épaulent entre eux, tout en conservant des liens vigoureux
avec leurs patries respectives. Ils étendent sur la mer des
Antilles, avec la complicité des Hollandais et des Anglais, un
réseau de cabotage dont les activités sont officiellement
prohibées, mais tolérées dans la réalité.
Le lacis que les Portugais ont aménagé, de la mer du Nord à
l’Atlantique, de la Méditerranée à la mer des Antilles, Isaac
Mendès France l’a emprunté, à son plus grand profit.
Le Droit s’alimente aux forces qui animent, agitent,
transforment la société, mais souvent il ne les régit pas pour
autant. L’arrivée des Juifs en France, leur activité ont
provoqué un mouvement législatif. L’histoire de son
application incomplète commence.
Ainsi, à Bordeaux, où les nouveaux venus ont rencontré
plus qu’ailleurs l’esprit de tolérance, et parfois même
d’assimilation, le Parlement de la ville se voit obligé, le 17
mars 1574, de rendre un arrêt interdisant de molester les
Portugais. Informé des incidents qui ont troublé la capitale de
sa province de Guyenne, Henri III signe, le 11 novembre 1574
une ordonnance où il enjoint au Parlement bordelais
d’enregistrer les lettres patentes de 1550 et de les faire
appliquer dans son ressort. Le même jour, le Roi adresse à la
juridiction de Bordeaux les lettres de sauvegarde en faveur de
la colonie israélite, approuvant par là même la sentence du 17
mars 1574.
« Sur la requête présentée au conseil par les Espagnols et
Portugais habitant Bordeaux, qui ont apporté — observe le
monarque — , commerce, trafic et commodité, et payé tous
subsides et impositions comme les autres, en considération de
quoi feu notre très honoré seigneur et père, par ses lettres
patentes de 1550, aurait naturalisé aucuns d’iceux Espagnols et
Portugais… Ce néanmoins aucuns malveillants et envieux du
dit trafict se sont efforcés plusieurs fois les y empêcher, leur
imputant faussement et calomnieusement plusieurs crimes,
pour leur donner occasion d’abandonner la ville et le pays, ce
qu’aucuns d’iceux auraient fait, suscités par leurs haineux ; sur
quoi, vu la plainte des Espagnols et Portugais, et ayant entendu
des calomnies qu’on leur dressait, notre dite Cour (celle de
Bordeaux) par son arrêt du 17 mars dernier avait fait défendre
à toutes personnes, de quelque qualité qu’ils fussent, de les
molester, ni les maltraiter, ni les contraindre à sortir de la ville
de Bordeaux et ressort d’icelle. Toutefois ledit arrêt ne peut
maintenir l’insolence desdits haineux et envilateurs des
Espagnols et Portugais, ni de les rechercher de plusieurs
calomnies et de faux crimes, afin de s’absenter de la dite ville ;
de manière que, pour les menaces et intimidations qui leur sont
faites, ils n’osent continuer leur trafic accoutumé 2. »
Au terme de cet exposé des motifs, Henri III accorde
solennellement sa protection aux nouveaux chrétiens. Il leur
reconnaît les mêmes droits qu’à ses sujets : ce sont des
régnicoles. Le Parlement de Bordeaux enregistre, avec quelque
retard, le 19 août 1580, ces lettres de sauvegarde et les lettres
patentes qu’Henri II avait paraphées en août 1550.
Les Portugais devaient ce régime préférentiel, limité en fait
au ressort de la Cour bordelaise, au succès qui, dès 1550,
couronnait leurs activités commerciales. Par leurs relations
avec leurs coréligionnaires des grands ports, surtout des Pays-
Bas, ils ouvraient à Bordeaux la perspective d’accéder à l’élite
des places maritimes européennes. Ils constituaient une source
d’enrichissement pour le royaume qui découvrait alors les
fabuleuses ressources de la colonisation, et du commerce
international dont la réussite impliquait le développement de
l’armement maritime et la pratique des techniques bancaires.
A compter de cette époque, marquée aux dates de 1550,
1574 et 1580, les Juifs de Bordeaux jouissent en France d’une
situation privilégiée, comparée à celle de leurs frères des
autres provinces françaises. Ils bénéficient d’un statut qui leur
assure, juridiquement, la condition que prévoit le droit
commun. Aussi, à l’aube de chaque règne, leurs représentants
s’empresseront-ils de réclamer au nouveau souverain
confirmation des avantages et prérogatives qui les mettent à
l’abri de la malignité de ceux à qui leur concurrence porte
préjudice. Car, ces régnicoles sont, en fait, des citoyens de la
deuxième catégorie. Naturalisés, mais pas Français, c’est
comme Juifs portugais qu’ils jouissent d’une position
privilégiée. Un Portugais, né en France, n’a pas d’autres droits,
ni une autre existence dans le Royaume, qu’un Portugais né à
Amsterdam, Londres, ou Lisbonne.
Dernier roi sollicité, Louis XVI, après ses prédécesseurs,
répondra favorablement à la requête de ses fidèles Portugais
de Bordeaux, par lettres patentes du mois de juin 1776.
« Lesdits Marchands Portugais nous ont très humblement
fait exposer, par le sieur Rodrigues Pereyre, leur agent à Paris,
membre de la Société Royale de Londres, notre Pensionnaire,
et notre ami Secrétaire-Interprète pour les langues espagnole et
portugaise, que leur admission en France et la confirmation de
leurs privilèges, qui depuis plus de deux siècles leur a été
accordée de Règne en Règne, ont été justifiées, tant par leur
attachement inviolable pour les rois nos prédécesseurs, et pour
notre Personne sacrée, que par leur application et leurs talents
dans le commerce, à la prospérité et à l’étendue duquel ils ont
contribué dans notre Royaume, par le moyen de leurs relations
au-dedans et au-dehors, et qu’ils ont même étendu par les
nouvelles branches qu’ils y ont ajoutées, le tout à l’avantage
du public et de nos revenus, sans qu’il soit jamais résulté de
leurs séjours en France et de leurs usages particuliers, aucun
inconvénient pour nos autres sujets. En voulant favorablement
traiter les-dits exposants, après nous être assuré de la bonne
conduite desdits Marchands Portugais dans les lieux où ils sont
établis, et les ayant reconnus pour bons, utiles et fidèles sujets,
nous avons bien voulu, à l’exemple des Rois nos
Prédécesseurs, leur accorder des marques de notre
bienveillance et de notre royale protection.
« A ces causes,… confirmons tous et chacun les privilèges,
franchises et immunités qui ont été accordés, auxdits
Marchands Portugais, par les Lettres Patentes, en forme de
Chartes, données en leur faveur au mois d’août 1550, et par les
autres Lettres-Patentes des Rois nos Prédécesseurs.
Maintenons lesdits Marchands Portugais, tant ceux qui sont
déjà établis et domiciliés dans notre Royaume, Pays, Terres et
Seigneuries de notre obéissance que ceux qui voudront y venir
dans la suite, dans la pleine possession et paisible jouissance
desdits privilèges, à la charge de se faire immatriculer par
devant les juges des lieux qu’ils auront choisis pour leur
résidence 3… »
Le traitement de faveur que le Pouvoir réserve aux Juifs
bordelais se maintient donc jusqu’aux dernières heures de la
monarchie, sans défaillance flagrante, même si l’action
momentanée de tel ou tel ministre, ou quelques émotions
populaires antisémites ont tenté de le remettre en cause.
Cependant, seuls les Portugais bénéficient de la protection
royale, auxquels s’ajoutent 9 familles d’Avignonnais, dans la
deuxième partie du XVIIIe siècle.
On trouve, ailleurs qu’à Bordeaux, des Juifs installés, par
petits groupes, dans nombre de villes de la France du XVIIIe.
Mais les grandes communautés rassemblées autour d’une
synagogue sont assez rares. Avignon, Metz, Strasbourg,
Bayonne, notamment, hébergent de vastes colonies, au prix
d’une contrepartie sévère, d’un statut d’exception qui frappe
tous les domaines où s’exerce la vie quotidienne. Mesures
visant à différencier les vêtements, impositions alourdies ou
arbitraires sur les « éponges vivantes », comme on disait au
temps passé, limitation des droits et propriété, d’aller et venir,
de séjour, de mariage, etc.
Au total quelque 200 000 à 300 000 Juifs mènent une vie
précaire à la fin de l’Ancien Régime. Repoussés par la
population, cantonnés dans des quartiers particuliers, enfermés
dans des activités déterminées, ils cherchent appui auprès de
l’administration qui, ayant une vue plus nationale que locale
de l’intérêt, ne craint pas de leur témoigner sa compréhension.
Mais l’incertitude d’une existence au jour le jour rend enviable
aux Juifs de France la condition bien assise de la petite famille
des Portugais.

La colonie portugaise de Bordeaux.

La colonie juive de Bordeaux se constitue au long des XVe,


XVIe et XVIIe siècles. La figure qui la domine et l’illustre
n’est autre que le père du scepticisme et de la tolérance en
France, Michel Eyquem de Montaigne, né d’une mère
portugaise. Encore que certains désignent dans l’énigmatique
comte de Saint-Germain, l’homme qui n’était jamais mort et
qui étonna Louis XV et son temps, le plus fameux de tous les
marranes français. Ce personnage étonnant, maître en
occultisme et alchimie, modèle de Casanova et de Cagliostro,
serait né à Bayonne, en 1706, d’un Juif portugais et de la
princesse de Neubourg, veuve de Charles II, roi d’Espagne…
Les Portugais de la capitale de Guyenne, comme ailleurs en
France, vivent groupés dans un quartier, mais « plutôt de choix
que d’obligation », observe un rapport de 1753. Leurs
principales rues d’élection s’appellent : la rue Bouhaud
(l’actuelle rue Sainte-Catherine, comprise entre la place des
Augustins et le cours Victor Hugo) ; la rue des Augustins ; la
rue Tombeloly ; la rue du Cayre (c’est-à-dire, la partie de la
rue Moulinié, délimitée par les rues Sainte-Catherine et
Veyrines) ; enfin, la rue du Mirail.
La communauté obéit à une hiérarchisation sociale
rigoureuse, dominée par la Sedaca, institution de charité, mais
surtout de gestion administrative. Cet organisme élit un syndic
qui la représente devant le gouverneur, l’intendant et les
différentes autorités publiques siégeant dans la ville, tandis
qu’elle délègue un agent dans la capitale du royaume pour y
défendre ses intérêts auprès du souverain.
Quatre « classes » se partagent le petit monde portugais de
Bordeaux : les anciens, contribuables, faisant partie de la
Sedaca ; les simples contribuables ; les pauvres secourus ; les
pauvres non secourus et non contribuables. Richesse et
notabilité sont les deux critères qui assurent l’appartenance à
la catégorie des grandes familles, encore que le premier
semble prendre nettement le pas sur le second. Négociants,
armateurs, banquiers, orfèvres, les Portugais donnent le
sentiment d’un groupe où l’argent et la défense des privilèges
représentent les valeurs dominantes. Les demandes
d’expulsion adressées par la communauté à l’administration
bordelaise, en 1730 et en 1754, contre des Juifs et Portugais
pauvres renforcent cette impression.
Ces invitations au bannissement, même si l’on répugne à y
souscrire, peuvent apparaître comme autant de démarches
destinées à ne pas heurter la sensibilité locale et à prévenir les
foudres de l’administration. La doctrine administrative, tout en
s’imprégnant d’une tolérance certaine, se durcit au moindre
mouvement du corps social. En une dizaine d’années, Colbert,
pourtant favorable aux Israélites, parce que le commerce
« augmente partout où ils sont », se raidit apparemment peu à
peu, sous la volonté de Louis XIV, soucieux de réaliser l’unité
religieuse du royaume de manière totale. En 1683, voilà donc
le ministre interdisant que de nouvelles familles juives
s’installent dans le royaume et prescrivant d’en chasser huit ou
dix à l’occasion de toute profanation, afin qu’en huit ou dix
années le commerce revienne sans inconvénients aux seules
mains des Français. La « savante stratégie colbertienne »
demeura inapplicable, observe Roland Mousnier. N’était-ce
pas le vœu inavoué du ministre, qui, vraisemblablement,
cherchait davantage à procurer une satisfaction formelle que
concrète à son maître ? Quoi qu’il en soit l’administration,
pressée par le peuple, les corporations, les élus, cherchera
toujours à limiter le développement de la population juive, tout
au moins à le dissimuler.
Dans le domaine religieux, l’un des plus susceptibles de
créer des frictions avec le milieu local et les représentants du
pouvoir central, les choses prennent un tour libéral dès les
dernières années du XVIIe siècle. L’interdiction de l’exercice
public du rite judaïque, l’obligation de baptême et de mariage
à l’église qui s’imposaient aux Nouveaux Chrétiens, depuis
qu’Isabelle et Ferdinand l’avaient décidé, en 1492, tombent en
désuétude.
Bien des années avant que Louis XIV ne meure, lui le
pourfendeur du protestantisme, on tolère l’existence de
synagogues publiques, en plein milieu de Bordeaux. En 1734,
on en comptera sept. Dans ces établissements religieux, les
rabbins procèdent aux circoncisions et célèbrent les mariages.
Les conversions au catholicisme sont rares. Quand elles se
produisent, elles provoquent la réprobation de l’opinion
israélite. Le plus souvent elles sont le cas de femmes qui
veulent épouser un chrétien, ou, parfois, entrer au couvent.
Ainsi, Rébecca Mendès France, veuve d’Isaac Peixotto, qui
prend le prénom d’Armande, Marie-Madeleine Lopez-Depas
et Marie-Victoire Lindo se retirent aux couvents de la
Visitation et de la Madeleine et embrassent la religion du
Christ.
Enfin, au dernier stade de sa vie, le Portugais sait, à partir
de 1728, qu’il sera enterré dans un cimetière entièrement
réservé aux gens de sa foi, les lettres patentes de 1776
officialisent le culte judaïque, en reconnaissant les « usages
particuliers » de leurs bénéficiaires, mesure qui avait déjà été
prise en faveur des Avignonnais, en 1759.
La vie civile d’un Portugais se confond donc avec celle
d’un Bordelais. La communauté s’en prévalut, d’ailleurs, dans
un mémoire, à la fin de l’année 1789, et Talleyrand, son porte-
parole à la Constituante, prouva que depuis 1550, les
Portugais n’étaient pas des étrangers, mais des sujets du Roi, à
part entière. Ils n’ont ni lois, ni tribunaux, ni officiers
particuliers, explique l’évêque d’Autun. Ils jouissent du droit
de posséder tous biens meubles et immeubles, ils supportent
les mêmes impôts que les Français sans compter quelques
prélèvements exceptionnels, ils reçoivent des lettres de
bourgeoisie depuis la fin du XVIIe siècle, ils assistent aux
assemblées publiques comme citoyens et comme négociants,
et, depuis la mi-XVIIIe, ils servent dans la milice. La
démonstration convainquit l’auditoire, puisque sitôt après, il
fut décrété que les Portugais exerceraient conformément à la
loi, les prérogatives de citoyen actif. Cela se passait, le 28
janvier 1790.
Au temps des Lumières, les Juifs bordelais, importants ou
plus modestes, développent leurs activités, dans le domaine
commercial. Ils sont présents dans le négoce européen, aidés
en cela par leurs coréligionnaires et correspondants de
Londres, Amsterdam et Hambourg, sans compter ceux des
villes de France. Ils pratiquent le commerce des espèces d’or
et d’argent grâce à leurs frères de Bayonne qui savent attirer
les portugaises et les piastres. Ils s’occupent aussi d’assurances
maritimes et bien sûr de ce commerce colonial qui fait rêver de
gros profits 4. En Amérique, comme en Europe, ils travaillent
en liaison avec des familles de leur religion, dont certaines
tiennent le haut du pavé, tels les Fessard, les Rabba, les
Victoria, les Péreira et les Daguilar, à Saint-Domingue.
Cette aristocratie israélite de la capitale aquitaine entretient
avec les élites locales, dont le gouverneur de la province,
représentant du roi, des relations plus faciles qu’agitées.
Abraham Gradis, premier banquier et négociant de la ville,
fréquente le président du Parlement de Bordeaux, le
gouverneur, maréchal-duc de Richelieu ; il est lié aux
Harcourt, aux Lorges, aux Conflans, il a l’amitié de Maurepas.
Il reçoit de la famille royale les marques de sollicitude, et n’est
pas le seul dans ce cas. Ainsi, en 1720, le Roi anoblit-il Joseph
Nunès Pereyre, riche banquier, à qui il donne les titres de
vicomte de la Ménaude et de baron d’Ambès. De même,
Gradis obtient des lettres de noblesse, en 1751. Enfin, un
dernier cas de promotion nobiliaire et même administrative,
relevé par Michel Antoine. Celui de Sylva, Juif Portugais,
baptisé, fils, d’un docteur régent de la faculté de Médecine de
Paris, consultant du Roi et premier médecin du prince de
Condé, anobli en 1738, qui figure dans le corps choisi des
maîtres des requêtes. Ce haut-magistrat brisera bientôt sa belle
ascension. En 1759, sa « mauvaise conduite » lui vaut d’être
incarcéré au château de Saumur où il meurt le 19 avril 1774.
A quoi, les Portugais de premier rang doivent-ils de
s’intégrer avec un tel succès dans la haute société de la
métropole aquitaine ? A leur respect des lois ? A leur
discrétion ? A leur place importante dans les affaires, qu’il
s’agisse de la banque, de l’armement ou du commerce ? A leur
nombre relativement modeste ? Au cosmopolitisme de la
ville ? On ne sait s’il faut pencher en faveur d’une hypothèse
plutôt que d’une autre ou s’orienter vers une solution qui
fondrait ces propositions en une synthèse au dosage
indéfinissable. Il faut ajouter aussi la compréhension zélée et
constante des intendants de Guyenne et du parlement.
Quoi qu’il en soit, le rôle et la situation des Portugais de
Bordeaux se mesure de manière inversement proportionnelle à
leur nombre qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, resta,
vraisemblablement, toujours inférieur à 1500 personnes 5. Le
11 juin 1718, M. de Courson, Subdélégué de l’Intendant de
Bordeaux, informe le Contrôleur général Leblanc que sa ville
compte 100 familles juives, dont 70 connaissent une aisance
suffisante pour faire l’aumône et venir en aide aux pauvres.
Quelques années plus tard, le 17 avril 1730, l’état de
répartition de la taxe imposée à la nation portugaise, porte le
nom de 64 chefs de famille ainsi que le montant de la
contribution versée par chacun d’eux. Ce document présente le
double intérêt de fournir une appréciation précise sur le
volume de la bourgeoisie israélite, et sur la hiérarchie des
fortunes au sein de ce groupe.
Si la bonne société bordelaise fraye avec l’élite portugaise,
on observe une attitude très différente dans les couches
inférieures. Le « petit peuple bordelais déteste » les Juifs, écrit
J.-P. Poussou, « notamment parce que beaucoup d’entre eux
sont accusés, avec raison au demeurant, d’être des usuriers. On
déteste également les Juifs qui ont réussi : ce sont des païens…
Des légendes atroces courent sur leur compte, notamment des
rapts d’enfants 7 », Il existe donc un racisme populaire à l’état
latent, que les autorités maîtrisent, mais qui ne demande qu’à
exploser. Ce qui arrive parfois. Ainsi au mois de janvier 1755,
quand les étudiants, armés de gros bâtons attaquent les
Portugais, en rossent quelques-uns et cassent les vitres des
maisons de la rue Bouhaut.
Tableau des chefs de famille de la nation portugaise ayant acquitté la
taxe de 2 000 livres, en 1730 6

livres
Pereyre et Cie 130
Peixotto et fils 100
Antoine Lameyra 80
David Gradis 80
Georges Francia 80
Antoine Francia 75
Philippe Fernandez 75
Samuel Gradis 60
Lamego 60
Veuve Médina et fils 60
Mendès Père et fils 50
Lopès Depas frères 50
Veuve Toledo et fils 50
Raphaël frères 50
Veuve Niero 40
A. Lameyra 40
Salomon Lameyra 20
Silva Juune 20
David Mendès 20
Pereyra Suarès 20
Jacob Fernandez 20
Pinto 25
Delbaille 15
Baez l’aîné 15
Abr. Alvarès de Léon 15
Mendès France 15
Samuel Navarro 15
Abr. Ferreyre 15
A. Lopès 12
Sarrotte 12
Blaise Dacosta 12
Abr. Paëz 12
Abraham Lameyra 40
Alexandre 40
Tinoques 40
Mesquite 40
Gabriel Silva 40
Henri et A. Dacosta 40
Daniel Campo 30
Pierre Henriquès 30
Mosé Henriquès 30
Henri Gomès 30
Philippe Lopès 30
Henri Lopès 30
Aaron Campos 25
Salzedo 20
Carvalho 20
Gabriel Lopès Depas 20
Aaron Rodrigues 12
Gaspard Francia 12
Jacques Lopès fils 12
Dominique Campo 10
Paëz Jeune 10
Castro 10
Veuve del Campo 10
Gradis frères 10
Cadet Cardozo 10
Samuel Ferreyre 10
Charles Louis 10
Isaac Rodrigues 10
Veuve Nomès et fils 10
Veuve Sasportas 10
Fonséca 10
Cardozo 10
Bordeaux, le 25 avril 1730. Signé : Abrah. Peixotto,
trésorier ; Jos. Médina, adjoint ; Samuel Gradis, adjoint ;
J.-B. Brandon, Ant. Lameyra et Alphonse Lamego,
Alexandre fils, Philippe Fernandez et Henry Lopès.
Les Juifs de Bordeaux échappent aux coups du peuple grâce
à la protection des bourgeois et des nobles qui exercent le
gouvernement de la ville.

L’esprit portugais.

Les Portugais ont une très haute idée d’eux-mêmes. Ils


s’acharnent à se démarquer des autres Juifs, invoquant qu’ils
descendent de la tribu de Juda, la plus noble de toutes. Un des
leurs, Francia de Beaufleury, note avec une parfaite sérénité,
dans son Histoire de l’établissement des Juifs à Bordeaux,
qu’ils « ont une supériorité marquée sur tous les autres
israélites ».
Cette conscience d’appartenir à une aristocratie du sang,
personne ne l’a aussi bien illustrée qu’Isaac de Pinto, Nouveau
Chrétien vivant en Hollande, dans un opuscule rédigé à la
demande de Péreire, agent des Portugais de Bordeaux à la
Cour. Il s’agissait de répondre aux propos de Voltaire qui, dans
le Dictionnaire philosophique, avait traité des Juifs
indistinctement 8. Il existe une différence entre Portugais, Juifs
Avignonnais, Tudesques d’Alsace, de Lorraine et d’Allemagne,
pose Pinto, en préalable. Ce clivage est si profond que les
Portugais doivent sauvegarder leurs droits, même s’ils étaient
« préjudiciables aux Allemands et aux Avignonnais, car il ne
s’agirait alors que de la défense légitime et nécessaire » de
privilèges. Il relèverait donc de l’erreur la plus grossière que
de disserter des mœurs des Juifs en général, car « un Juif
Portugais de Bordeaux et un Juif Allemand de Metz paraissent
deux êtres absolument différents ».
Les Portugais ne peuvent être amalgamés à une quelconque
piétaille juive. Cette vérité d’évidence s’impose aux yeux,
comme au raisonnement. Et voici la démonstration de Pinto.
« Les premiers ne portent point de barbe, et n’affectent aucune
singularité dans leur habillement : les aisés parmi eux poussent
la recherche, l’élégance et le faste en ce genre aussi loin que
les autres nations de l’Europe, dont ils ne diffèrent que par le
culte. Leur divorce avec leurs autres frères est à tel point, que
si un Juif Portugais, en Hollande et en Angleterre, épousait
une Juive Allemande, il perdrait aussitôt ses prérogatives : il
ne serait plus reconnu pour membre de leur synagogue ; il
serait exclu de tous les bénéfices ecclésiastiques et civils ; il
serait séparé entièrement du corps de la nation ; il ne pourrait
même pas être enterré parmi les Portugais ses frères. »
Cette ligne de séparation, qui éloigne Sépharades de l’Ouest
et Askénazes de l’Est, a sauvé la communauté des Portugais,
conclut Pinto. « C’est par cette saine politique qu’ils ont
conservé des mœurs pures, et ont acquis une considération qui,
même aux yeux des nations chrétiennes, les ont fait distinguer
des autres Juifs. »
L’apologie des Portugais développée par Pinto en termes si
peu diplomatiques suscitera, dans la communauté israélite,
mécontentement et reproches. Son auteur répondra qu’il ne
faut y lire aucune arrière-pensée discourtoise, aucun mépris,
mais y voir le reflet d’une situation historique.
Cette obsession de la distinction et de la prééminence, les
Portugais ne se contentent pas de l’exprimer dans des
discours. Ils la traduiront aussi dans la réalité de la vie
quotidienne bordelaise. Ainsi, à trois reprises, en 1734, en
1744 et en 1761, ils réclament officiellement, ou affectent
d’ignorer des mesures d’expulsion contre des Juifs
avignonnais et allemands. Plus banalement, comme l’observe
Léon Kahn dans Les Juifs de Paris au XVIIIe siècle, tandis que
les israélites de la capitale s’entassent dans les quartiers Saint-
Martin et Saint-Denis, les Portugais de passage résident dans
les quartiers agréables de Saint-Germain et de Saint-André, où
les guident le « dédain » qu’ils nourrissent pour leurs
coréligionnaires, ainsi que « leurs goûts de luxe et
d’expansion ». De même, ils possèdent un cimetière
particulier, situé à l’actuel 44 de la rue de Flandre, que Louis
XV avait autorisé à la demande de Jacob Péreire. Enfin, tandis
que par l’injure, les chrétiens veulent abaisser l’un des leurs en
le traitant de Juif, Azevedo, cherchant à flétrir la conduite du
puissant Raba, portugais comme lui, s’écrie, pire insulte à ses
yeux : « C’est un vrai Juif allemand. »
Cette conviction d’appartenir à une catégorie supérieure,
jointe à une défense âpre de leurs privilèges, détermine les
Portugais à entrer en conflit avec les quelques familles
d’Avignonnais qui avaient obtenu l’autorisation de résider
dans la métropole aquitaine, et à se faire adjuger le droit
d’exercer sur elles une certaine tutelle.
C’est à cette communauté originale, fière et au dynamisme
apprécié, qu’appartient Isaac Mendès France, à cette
communauté qui s’est assignée pour politique d’adopter les
mœurs des chrétiens. Mais une chose sépare irrémédiablement
Portugais et catholiques : la religion. Celle d’Israël, à l’égal de
la romaine, fixe une limite à l’assimilation totale en interdisant
les mariages mixtes. Dans ces conditions, aux yeux des
défenseurs de Julienne et de Pampy, le négociant du Petit-
Goâve n’est que l’adhérent d’une secte marginale, détestée
depuis dix-huit siècles : il est juif.
Les Français, qu’ils pratiquent la religion « vraie » ou un
quelconque athéisme, restent, dans l’ensemble, insensibles aux
nuances de la hiérarchie sociale juive et aux prétentions des
Portugais. Le divorce du banquier Peixotto d’avec son épouse,
Sara Mendès d’Acosta, permettra à Pidansat de Mairobert,
journaliste mondain, d’en apporter la preuve et l’illustration
dans le récit qu’il fera de l’événement, dans sa lettre IX du 23
juillet 1778, parue dans le neuvième volume de l’Espion
Anglais.
Le ton, favorable à Sara, dessert l’homme d’affaires, sans
répit, même au physique, trait que l’on remarque souvent chez
les auteurs qui dissertent sur les israélites. Tandis que la
femme apparaît comme « une beauté grave, majestueuse,…
sage, austère et très propre », le mari est dépeint comme un
individu « trop laid, trop dégoûtant, trop malpropre ». Or, à ce
banquier il arrive une aventure galante avec une fille de petite
vertu, porteuse d’un mal dont il est la première victime et sa
femme la seconde. Reproches sanglants de Sara à son
« perfide époux », et séparation des deux conjoints. Peixotto se
rend à Paris, se livre à la débauche et forme le « projet insensé
de réduire au rang des plus viles concubines, une épouse
vertueuse ». Le banquier, voulant rompre définitivement avec
son passé, saisit le parlement de Paris d’une demande en
divorce, excipant de la loi judaïque qui autorise la répudiation.
Le 9 avril 1778, le Parlement rejette la prétention du mari
volage. Non content d’avoir ridiculisé le notable bordelais,
Mairobert persiste à bafouer la dignité portugaise de son héros.
« Tous les honnêtes gens s’intéressant aux malheurs de la triste
Sara, enchantés de la voir confirmée dans ses droits, tremblent
de nouveau pour elle, confie-t-il hypocritement. Le sieur
Peixotto a pris une autre tournure : il a fait abjuration, et
prétend ne pouvoir plus habiter avec une Juive. C’est ainsi
que, par un affinement de scélératesse, il voudrait faire servir
la religion même à favoriser la corruption de son cœur. » En
effet, cet étrange époux, devenu catholique, se porte devant le
Châtelet pour rompre le lien conjugal l’unissant à sa femme,
sous prétexte que l’Église et la loi interdisent les mariages
entre chrétiens et israélites !
Dans cette information, destinée à « égayer un moment »,
Mairobert se fait un plaisir d’abaisser l’orgueil d’une nation
qui se flatte de jouir de presque tous les avantages accordés
aux naturels du Royaume. Par exemple, les Portugais tirent
fierté de n’avoir pas besoin de passeport pour entrer à Paris, et
de n’être pas soumis à la surveillance de la police pendant leur
séjour dans la capitale : deux privilèges que, d’ailleurs,
l’administration se permet, parfois, d’oublier. Quoi qu’il en
soit, le journaliste des salons, à l’image de ses contemporains,
refuse d’adopter la distinction que les Portugais s’emploient
d’imposer entre eux-mêmes et les autres israélites. Pour lui,
comme pour la très grande masse des esprits, un Portugais
n’est qu’un Juif. Un être abject et méprisable, objet de
railleries, d’insultes, et, en sous-entendu, de coups.
Comme en écho à ce scandale fâcheux, Azevedo, le
commerçant portugais étudié par P. Butel, écrit à l’un de ses
coréligionnaires : « Les préjugés des nations chez lesquelles
j’habite m’avilissent à leurs yeux ; nous devons être d’autant
plus attentifs dans notre conduite afin de ne rien faire qui
puisse les fortifier dans leurs préjugés. »

Les Lumières et les Juifs.

L’idée que le « Français moyen » se fait du Juif au XVIIIe


siècle porte encore la marque du Moyen Age. On n’aime pas,
on suspecte le fils d’Israël, parce qu’il descend de la race
traîtresse qui a tué le Christ, parce qu’il pratique une religion
particulière, mêlée, dit-on, de superstition, dans des
établissements réservés, parce qu’il prête à un taux usuraire,
parce qu’il concurrence les indigènes dans leurs activités,
parce qu’il appartient à une sorte d’association internationale
secrète où il trouve relations et moyens. Bref, l’opinion
populaire, par une espèce de croyance héritée en bloc des
siècles passés et abritée de tout examen rationnel, accuse
l’Israélite d’exercer de « cruelles exactions », de pratiquer de
« pernicieuses usures », de faire « outrage aux saintes hosties,
ou d’avoir crucifié des enfants le vendredi saint, ou d’avoir
maltraité l’image de notre Seigneur ». Et, quand dans la rue on
échange injures, on se traite tout à la fois, de voleur,
d’excommunié ou de Juif.
Bien que favorisés, les Portugais, comme leurs autres
coréligionnaires, sentaient peser sur eux la méfiance, surtout
celle du peuple, toujours prêt à condamner en eux des
magiciens ou empoisonneurs, des « semeurs de peste »,
comme on disait jadis, bref les responsables de toutes les
calamités.
Le Mémoire en faveur de Pampy illustre dans de longs
paragraphes cet antisémitisme ambiant qui semblait appartenir
à la nature des choses.
Qu’enseigne alors l’Église ? Que les Juifs sont « avec raison
mis au nombre et au rang des infidèles ». Elle « ordonne
d’éviter avec soin de contracter mariage avec les Juifs, d’avoir
aucune familiarité avec eux, et par conséquent de ne prendre
aucun repas chez eux, ni de leur en donner ; et c’est pour cette
raison que Panorme soutient qu’une femme chrétienne ne peut
sans pécher être nourrice de l’enfant d’un Juif, ni un chrétien
se servir d’un médecin juif dans ses maladies » 9.
Cependant, si les vulgarisateurs s’expriment ainsi, les
maîtres de la pensée chrétienne utilisent un autre langage.
Textes en main, ceux-ci expliquent et justifient les malheurs
d’Israël, ce peuple qui a repoussé le Dieu-Homme avant de le
tuer. Parmi ces directeurs spirituels, Bossuet, amené à parler
des Juifs dans son long Discours sur l’histoire universelle.
Point d’antisémitisme chez l’aigle de Meaux. Il reproche
« ingratitude » et « orgueil » aux Isréalites pour la seule raison
qu’ils n’ont pas suivi Jésus et qu’ils l’ont crucifié. C’est là une
leçon de morale religieuse. Renégats, les Juifs subissent le
châtiment divin. Mais le temps viendra de leur rétablissement.
Quand le monde entier sera rempli de la crainte et de la
connaissance de Dieu, « l’endurcissement et la perfidie
judaïque » s’effondreront devant l’amour du Père. En
attendant cette heure de félicité les enfants d’Abraham vivront
dans la souffrance. « Par ce profond conseil de Dieu, écrit
Bossuet, les Juifs subsistent encore au milieu des nations, où
ils sont dispersés et captifs ; mais ils subsistent avec le
caractère de leur réprobation, déchus visiblement par leur
infidélité des promesses faites à leur père, bannis de la Terre
promise, n’ayant même aucune terre à cultiver, esclaves
partout où ils sont, sans honneur, sans liberté, sans aucune
figure du peuple. Ils sont tombés dans cet état trente-huit ans
après qu’ils ont eu crucifié Jésus-Christ, et après avoir
employé à persécuter ses disciples, le temps qui leur avait été
laissé pour se reconnaître. »
Jésus avait prophétisé cet avenir lugubre au peuple traître.
Dieu a scellé la réalité. Tel est le sentiment de l’élite
sacerdotale, que ne ternit aucune allusion raciste.
Les philosophes prennent, sans conviction, le contrepied de
ce que professe « l’infâme ». Ils plaignent ce malheureux
peuple qui court de malheurs en tribulations, fustigent les
préjugés qui le désignent comme le porteur de tous les maux,
lui souhaitent le bonheur et la paix, mais ils ne dépenseront
jamais à défendre les Juifs, le centième de l’énergie qu’ils
consacrent à attaquer les Jésuites, l’Église et la monarchie.
Pourtant, sous la Constituante des hommes se lèveront pour
réclamer que justice leur soit rendue. Les mêmes qui exigeront
que soient prononcées l’égalité civile des métis, les gens de
couleur, puis l’abolition de l’esclavage. A leur tête, l’abbé
Grégoire, évêque constitutionnel et député à la Convention 10.
Des esprits acquis aux idées nouvelles avaient ouvert cette
voie. Parmi eux, Pierre-Louis Lacretelle. Les défenseurs des
deux esclaves d’Isaac Mendès France avaient cité des extraits
particulièrement antisémites d’un plaidoyer que cet avocat
avait présenté devant le parlement de Metz, en 1775, à
l’occasion d’une affaire où il avait défendu la cause de Moyse
May, Godechaux et Abraham, Juifs de Metz, contre l’Hôtel de
Ville de Thionville et le Corps des marchands de cette ville.
Si Lacretelle avait dépeint sous un jour peu flatteur la nation
de ses clients, c’était en partie par artifice. Il avait fait une
concession aux esprits du temps, pour mieux les affronter. Les
avocats de Pampy n’avaient aucun intérêt à révéler la double
pensée profonde de leur collègue, car elle allait à l’encontre de
leur thèse.
Que déclarait donc Lacretelle aux conseillers messins, qui
méritât la censure des plaideurs parisiens ? Invoquant la
justice, il disait :
« Nous avons déjà surchargé sa balance des défauts trop
réels de la nation juive. Ne peut-on pas aussi y faire entrer
quelques vertus ? N’y a-t-il pas de compensation à faire ?
« Je vous ai déjà représenté les heureuses qualités qu’ils
apportent dans le commerce ; une sagacité peu commune ; une
intelligence unique dans les petits détails ; le don vraiment
précieux de vaincre les obstacles, de n’être jamais surpris par
l’événement, d’attendre l’occasion sans la brusquer.
« On leur doit des découvertes, dont tous les siècles les
remercieront.
« Leur fidélité s’est rarement démentie.
« Leur soumission pour les Puissances paraît chez eux un
sentiment, un précepte de religion. Aussi est-elle une douce
habitude un véritable amour de la paix, une noble résignation
aux décrets éternels.
« Artisans continuels de notre luxe, ils savent s’en garantir.
« Leurs mœurs sont pures et religieuses. La nature, qui a
tous ses droits sur eux, leur fait sentir aussi toutes ses douces
impressions. Ils trouvent dans l’union intéressante de leurs
familles une sorte d’adoucissement à leurs maux.
« Bienfaisants entre eux, rigides observateurs d’une Loi à
laquelle leur infortune les attache davantage, ils s’aident dans
toutes leurs peines, ils se punissent dans toutes leurs fautes.
« Rebutés et insultés partout, ils n’opposent que la patience
à l’outrage.
« Enfin capables de reconnaissance, ils n’ont jamais
méconnu leurs protecteurs. On les a vus quelquefois déployer
une constance généreuse pour les victimes du crédit ou de la
fortune, et nous donner en cela un exemple humiliant.
« Ils ont donc des vertus ainsi que des vices. Qui nous
répondra qu’il ne retient pas à nous d’extirper les uns,
d’augmenter les autres ?
« Ouvrons-leur nos villes ; laissons-les se répandre dans nos
campagnes ; recevons-les sinon comme des compatriotes, au
moins comme des hommes.
« Laissons-leur entrevoir que nous les croyons dignes de
nous aimer et de nous servir. Faisons retentir à leurs oreilles ce
mot sublime et touchant, qui ne nous fait plus vivre que dans
l’opinion flatteuse que nous savons mériter ; qu’ils connaissent
l’Honneur ; qu’ils deviennent véritablement Français.
« Mais aussi entourons-les de la vigilance de nos Lois ;
forçons-les à changer, ainsi que leurs conditions ; que notre
rigueur dans ce point, ne le cède pas à notre bonté, dans
l’autre.
« Qu’ils lèvent ces têtes que tant de siècles de honte avaient
penchées vers la terre ; qu’ils se dépouillent de cet extérieur de
la bassesse et de l’hypocrisie ; qu’ils ne nous approchent plus,
sans nous montrer des êtres faits pour la confiance, faits pour
l’estime.
« Que cette basse âpreté du gain, cette lâche insensibilité,
cette défiance cruelle, cette noire habitude de la fourberie et de
l’usure sortent de leur cœur.
« Ou bien qu’ils redeviennent à jamais ce Peuple dégradé,
partout proscrit et partout malheureux ; que les États leur
refusent un asile, et les hommes leur pitié.
« Mais gardons-nous de croire qu’ils puissent recevoir ainsi
un arrêt de grâce, un arrêt de régénération. Des infortunés
n’ont pas cette froide ingratitude.
« Nous les verrons plutôt bénir dans leur reconnaissance un
événement qui les aura doublement transformés ; glorieux de
nos bienfaits, sortir de leur obscurité même pour les mériter ;
adopter nos mœurs et nos lois, se précipiter avec joie sous leur
aimable joug ; peut-être même envisager dans la justice que
nous leur auront enfin rendu, l’accomplissement des
espérances qui les séparent encore de notre culte ; et nous
aurons enfin servi notre religion par les armes qui lui
plaisent » 11.
De larges extraits du plaidoyer de Lacretelle paraîtront en
1787 et 1788, dans un almanach populaire, Le Véritable
messager boîteux de Bâle, témoignant ainsi que les Lumières
ont aidé à faire apparaître un timide mouvement de tolérance
et d’intégration, aux côtés de l’antisémitisme traditionnel.
Dans la société de la fin du XVIIIe siècle, toutefois, les Juifs
vivent dans un milieu qui les supporte, ni plus ni moins. A
l’exception de quelques individualités à qui leur position vaut
un traitement de faveur, ils gênent un peu tout le monde. Au
pire on les considère comme indésirables, et on verrait d’un
bon œil leur bannissement du royaume ; au mieux on les juge
amendables, on pense pouvoir faire sur leur intégration dans la
communauté française le pari de la tolérance plutôt que celui
de la conviction. C’est un peu l’attitude de Lacretelle, c’est
bientôt celle de Malesherbes, ministre de Louis XVI. Cet
homme de réforme s’essaie à donner aux israélites un statut en
accord avec ses idées libérales : il n’y parvient pas. Pourquoi ?
Le climat ambiant baigne dans l’antisémitisme. Les
philosophes défendent les Juifs plus par souci de respecter leur
idéologie de tolérance, que par sympathie, ou simple
mouvement spontané. Qu’on écoute Voltaire pour se
convaincre, encore que le madré pontife prenne toujours le
soin, un peu à la manière de Lacretelle, de faire un pas en
arrière quand il avance de deux. Mais ce subtil balancement ne
résiste pas à la célérité de sa plume, ni au cri de son cœur. Le
seigneur de Ferney ne s’attaque pas directement aux israélites,
ses contemporains. Non, le procédé manquerait d’intelligence.
Il se confesse en se penchant sur leur histoire, sur leur religion.
Qui donc étaient les Juifs ? Un « ramas de brigands », des
« fripons et des imbéciles », une « troupe de gueux » 12. Que
penser des livres religieux qu’on leur doit ? La bible aligne, les
unes après les autres, des « fables de cannibales ». Les
Evangiles égrainent de « détestables fadaises », « une foule de
contrariétés et d’impostures », bref, ils ne sont rien d’autres
qu’un « ouvrage de ténèbres ».
Cette sélection de qualificatifs donne un aperçu de l’humeur
de Voltaire. Il ne s’arrête pas en si bon chemin. Il persifle,
enveloppe d’ironie un mépris assuré : « Dieu ayant été leur
seul roi très longtemps, et ensuite ayant été leur seul historien,
s’exclame-t-il, nous devons avoir pour les Juifs le respect le
plus profond. Il n’y a point de fripier juif qui ne soit infiniment
au-dessus de César et d’Alexandre. Comment ne pas se
prosterner devant un fripier qui vous prouve que son histoire a
été écrite par la Divinité elle-même, tandis que les histoires
grecques et romaines ne nous ont été transmises que par des
profanes 13 ? »
Voltaire, sans quitter l’histoire religieuse, s’échauffe, révèle
plus profondément son sentiment sur les Juifs, « nos maîtres et
nos ennemis, que nous croyons et que nous détestons ».
« Voilà un étrange préjugé, avoue-t-il, encore. Nous avons les
Juifs en horreur, et nous voulons que tout ce qui a été écrit par
eux et recueilli par nous porte l’empreinte de la Divinité. Il n’y
a jamais eu de contradiction si palpable. »
Pourquoi cette hostilité, pour ne pas dire cette haine, ce
ressentiment, chez le maître à penser de l’Europe ? A la base,
les reproches répertoriés par la tradition, mais aussi le rejet pur
et simple de la mentalité juive fondée sur une croyance
religieuse mystique. Le Juif, c’est l’anti-philosophe, la
conviction sectaire face à la tolérance : « On ne pourra jamais
faire dire à la religion naturelle : je suis venue apporter, non
pas la paix, mais le glaive. Au lieu que c’est la première
confession de foi qu’on met dans la bouche du Juif qu’on a
nommé Jésus 14. » Ennemi de la Nature, de la Raison, de la
Philosophie, cette sagesse qui s’abreuve aux sources du
scepticisme, le Juif, au XVIIIe, n’appartient pas à son siècle ; il
s’enferme dans les temps primaires de l’obscurantisme.
Et Voltaire de reprendre le fil de l’histoire des descendants
d’Abraham. Les « mœurs de ce peuple, ne sont-elles pas aussi
abominables que leurs contes sont absurdes », s’indigne-t-il ?
Le fanatisme de « leur roi les rendait nécessairement les
ennemis du genre humain 15 ». On ne sait quel exemple choisir
dans le foisonnement d’horreurs que la Bible détaille. Veut-on
parler des célèbres exploits de Josué et de ses hommes ? Il « fit
pendre trente et un rois du pays, c’est-à-dire trente et un
capitaines de village qui avaient combattu pour leurs foyers
contre cette troupe d’assassins. Si l’auteur de cette histoire
avait formé le dessein de rendre les Juifs exécrables aux autres
nations, s’y serait-il pris autrement ? L’auteur, pour ajouter le
blasphème au brigandage et à la barbarie, ose dire que toutes
ces abominations se commettaient au nom de Dieu, par ordre
exprès de Dieu, et étaient autant de sacrifices de sang humain
offerts à Dieu.
« C’est là le peuple saint ! Certes, les Hurons, les
Canadiens, les Iroquois, ont été les philosophes pleins
d’humanité, comparés aux enfants d’Israël ; et c’est en faveur
de ces monstres qu’on a fait arrêter le soleil et la lune au plein
midi ! et pourquoi ? Pour leur donner le temps de poursuivre et
d’égorger de pauvres Amorrhéens déjà écrasés par une pluie
de grosses pierres que Dieu avait lancées sur eux du haut des
airs pendant cinq grandes lieues de chemin. Est-ce l’histoire de
Gargantua ? Est-ce celle du peuple de Dieu ? Et qu’y a-t-il ici
de plus insupportable, ou l’excès de l’horreur, ou l’excès du
ridicule ? Ne serait-ce pas même un autre ridicule que de
s’amuser à combattre ce détestable amas de fables qui
outragent également le bon sens, la vertu, la nature, et la
Divinité ? Si malheureusement une seule des aventures de ce
peuple était vraie, toutes les nations se seraient réunies pour
l’exterminer ; si elles sont fausses, on ne peut mentir plus
faussement 16. »
Les Juifs sont les fondateurs de l’intolérance, du sectarisme,
du totalitarisme religieux, voilà la leçon. Leurs livres, la Bible
et les Évangiles, pêchent contre l’esprit, l’intelligence, la
liberté, pour célébrer l’irrationnel, l’absurde, l’oppression.
Dans ces mouvements, deux choix émergent : adhésion au
monde gréco-latin contre la judaïcité ; condamnation des Juifs
dont la « profession fut le brigandage et le courtage 17 », qui
« ne furent que des plagiaires en tout », en un mot
excommunication de ce « peuple barbare, superstitieux,
ignorant, absurde » 18.
Ainsi s’exprime l’antisémitisme des esprits de progrès au
XVIIIe siècle. Bien sûr, après ces flagellations, que seules la
Raison et la Nature commandent, on s’abandonne à prêcher
l’indulgence envers tous, Juifs compris. Pas d’inquisition,
même pour eux.
Diderot, également au nom de la tolérance, cette ennemie
irrascible des religions, abat sa griffe sur le peuple élu. Il
stigmatise « ces gueux de Juifs et de Galiléens » qui, au temps
de l’empereur Julien, pleuraient sur la ruine de Jérusalem ; il
condamne Moïse et Jésus pour avoir apporté le glaive sur la
terre et propagé la haine 19.
Rousseau, malgré les contradictions de sa démarche, paie
son écot à l’antisémitisme des Lumières. Il n’a que mépris
pour les Juifs, dont il ne se lasse pas de répéter, notamment
dans la Profession de foi d’un Vicaire Savoyard, qu’ils sont
« le plus vil des peuples ». Quant au Dieu d’Israël, « toujours
parlant de tourments, de peines, et se vantant de punir même
les innocents », il n’éprouve pour lui que répulsion et haine.
Louis-Sébastien Mercier, infatigable plumitif, traite aussi des
Juifs dans son fameux Tableau de Paris. Il souhaite qu’à leur
égard, la tolérance de l’administration n’aille pas plus loin, la
considérant déjà excessive. « Leurs mariages sont valides, et
ceux des protestants ne le sont pas, déplore-t-il. Les enfants
des juifs sont légitimes, leurs testaments ont de la force ; et
tout protestant aux yeux de la loi, n’est qu’un bâtard qui n’a ni
père ni mère. »
Plus modeste dans la hiérarchie « officielle » des Lumières,
le marquis d’Argens, malgré une ouverture d’esprit
incontestable, n’en apporte pas moins sa contribution à
l’antijudaïsme philosophique. Dans les Lettres Juives, Isaac
Onis, rabbin de Constantinople, ne s’écrie-t-il pas : La lumière
naturelle « me démontre évidemment que le Talmud n’est
qu’un ramas d’impostures, de chimères et de blasphèmes » ?
En réponse, Aaron Monceca, son correspondant en Europe,
accable à son tour le recueil des enseignements doctrinaux qui
a dénaturé la loi sacrée de Moïse : « Je me ris dans le fond du
cœur de l’attachement ridicule que les Juifs ont pour les
fictions du Talmud, ironise-t-il, et pénétré du fonds de notre
religion, j’en condamne les superstitions ».
L’Encyclopédie, si elle consacre de nombreuses pages à la
philosophie hébraïque, ne réserve que deux colonnes aux Juifs.
Qu’en dit le prolifique chevalier de Jaucourt qui les a
rédigées ? D’abord, il s’étonne, que malgré les horreurs qu’ils
ont supportées, les Israélites aient réussi à survivre ! A cette
interrogation positiviste, il faut une explication rationnelle. La
voici : « Leur nombre doit être naturellement attribué à leur
exemption de porter les armes, à leur ardeur pour le mariage, à
leur coutume de le contracter de bonne heure dans leurs
familles, à leur loi de divorce, à leur genre de vie sobre et
réglée, à leurs abstinences, à leur travail et à leur exercice. »
Après ces notations définitives on apprend que les fils
d’Abraham, condamnés par les lois à ne vivre que du
commerce « s’y enrichirent nécessairement » en suite de quoi
on « les traita d’infâmes usuriers ». Alors, les États, dont la
France, les opprimèrent. « On les mettait en prison, on les
pillait, on les vendait, on les accusait de magie, de sacrifier des
enfants, d’empoisonner les fontaines ; on les chassait du
royaume, on les y laissait rentrer pour de l’argent ; et dans le
temps même qu’on les tolérait, on les distinguait des autres
habitants par des marques infamantes. »
On est frappé par le ton du propos. Aucune chaleur, aucune
passion justicière, au contraire, la description froide du
zoologiste. Sur ce même registre, Jaucourt observe que depuis
que les Israélites ont découvert la lettre de change, lors de leur
établissement en Lombardie au XIVe siècle, les princes,
ouvrant leurs yeux sur leurs propres intérêts, les traitent « avec
plus de modération ». Et tombe cette conclusion étrange : les
Juifs « sont devenus des instruments par le moyen desquels les
nations les plus éloignées peuvent conserver et correspondre
ensemble. Il en est d’eux, comme des chevilles et des clous
qu’on emploie dans un grand édifice, et qui sont nécessaires
pour en joindre toutes les parties ».
L’Encyclopédie, tait la haine que Voltaire affiche et répète.
Cependant elle se montre tout aussi exclusive, mais plus
sournoisement. Dans tous ses développements, le racisme
s’exprime par le refus de poser le problème juif : « L’amour de
la religion chrétienne consiste dans sa pratique ; et cette
pratique ne respire que douceur, qu’humanité, que charité »,
susurre Jaucourt, qui oublie purement et simplement de
proposer l’intégration des Juifs dans la communauté nationale
! Quand ils ne crachent pas un franc venin, les amis de
d’Alembert, ne peuvent cacher leurs profonde indifférence
pour les descendants du peuple élu. Ils veulent bien laisser
couler quelques larmes idéologiques sur les malheurs de ces
errants, mais qu’on ne leur en demande pas plus !
Le Dictionnaire de Trévoux, reprenant les mentions des
Dictionnaires de Furetière et de l’Académie française, ne se
montre pas plus tendre pour les fils d’Abraham, mais sait
donner à son animosité un tour moins agressif. En 1771, il
indique, après un bref résumé de l’histoire des Juifs : « Ils
attendaient le Messie que Dieu leur avait promis ; mais quand
il parut, ils le méconnurent et le crucifièrent. Depuis ce temps-
là, ils ont toujours porté les marques de la malédiction divine.
Ils sont dispersés en Europe, en Afrique, et principalement en
Asie, méprisés et haïs partout, et obstinés en leur haine contre
Jésus-Christ ». Entre Voltaire et les Jésuites, les Israélites
essuient une condamnation en feu croisé, encore que les
mobiles qui l’inspirent se situent aux antipodes. Le mot Juif,
poursuit le Dictionnaire, « pris dans un sens figuré a passé
dans quelques phrases de la langue. On dit familièrement,
j’aimerais autant être dans les mains des Juifs, pour dire de
gens durs et impitoyables. Riche comme un Juif, fort riche. En
parlant d’un marchand qui vend trop cher, ou qui prête à usure,
on dit, c’est un Juif, un vrai, un franc Juif. On dit de même de
tout homme qui montre une grande avidité pour l’argent. On
appelle aussi le Juif errant, un fantôme qu’on croit avoir vu,
d’un Juif qui court le monde sans se reposer, en punition de ce
que l’on dit qu’il empêcha Jésus-Christ de se reposer, lorsqu’il
était fatigué de porter sa croix ; et par allusion on le dit des
hommes qui courent toujours, qu’on ne trouve jamais chez
eux ».
L’identification du Juif à l’usurier bâtissant sa fortune sur le
malheur des pauvres revient souvent. Cependant, les Israélites
n’étaient pas seuls à pratiquer l’usure. Chez qui se recrutaient
surtout les créanciers ? Dans les rangs de la bourgeoisie
urbaine. Marchands, négociants, propriétaires d’offices surent
exploiter le rôle de prêteurs abusifs pour mettre la main sur les
biens fonciers des paysans qui s’étaient endettés auprès d’eux
jusqu’à l’enlisement, au transfert de propriété. Cependant, le
préjugé d’usure et aussi celui d’avarice sont profondément
incrustés dans les esprits. Le marquis d’Argens, homme à
l’intelligence libre, fera avouer à Aaron Monceca, le héros de
ses Lettres Juives : « Nous ne pourrons jamais regagner
l’estime des nations, qu’en changeant entièrement de conduite,
et en montrant de désintéressement, que nous avons jusques ici
fait voir d’avidité. »
Réprouvés par le patriarche de Ferney et ses disciples pour
fanatisme religieux, accablés par la Compagnie de Jésus
comme déicides et orgueilleux, les Juifs vivent comme des
parias, surtout quand ils appartiennent à des communautés
nombreuses, moins bien supportées que les collectivités
fortement minoritaires.
François de La Rochefoucauld, esprit d’avant-garde s’il en
fut, ne trouve rien là que de très normal. De passage à
Avignon, il consigne : « Cette ville est assez commerçante. Il y
a beaucoup de Juifs ; ils sont distingués par un chapeau jaune ;
ils ont un quartier à part, il est très petit et fort sale 20. »
Aucune réflexion sur la rigueur de ce régime de ségrégation.
Pas un mot. Rien.
Passant déjà par Avignon, le Président de Brosses, avait,
quelques années plus tôt, visité, lui aussi, le quartier juif. Le
ton est sec, railleur et documentaire. « Nous allâmes voir la
synagogue, qui pue comme ce qu’elle est, débute-t-il. Il y a
bien dix mille lampes, tant de cuivre que de verre ; après cela
qui pourrait nier que ces gens-là ne soient illuminés ? La
juiverie est petite et mal bâtie, et les Juifs pauvres comme leur
ordinaire, mais à coup sûr ce n’est pas de leur faute. Ils portent
tous des chapeaux jaunes, et les femmes un petit morceau de
laine jaune sur la tête. »
Aux derniers jours de l’Ancien Régime, un « voyageur »,
Marlin, qui fut, un temps lié à Restif de La Bretonne, visite
Metz. Il écrit à sa femme : « Dois-je te parler de quatre mille
Juifs qu’on a entassés ici dans une petite rue, où ils sont
enfermés le soir comme des forçats dans un bagne. On oblige
ces malheureux à porter, pour signes distinctifs, un manteau
noir et un rabat blanc. On les reconnaît aussi à leur barbe, et
plus encore à cet air de réprobation qu’imprime sur leurs traits
non pas le crime qu’on leur impute, mais l’état d’avilissement
où ils vivent.
« J’ai vu la Synagogue. Les étrangers sont admis à ces
prières, mais une sentinelle, posée à la porte de la Synagogue,
garantit les Juifs du trouble de l’insulte. On m’a dit qu’ils
n’obtenaient pas gratuitement cette faible protection.
« Je ne sais si c’était une fête juive, mais l’oratoire était
rempli, et je n’ai jamais vu tant de saleté et de misère. La
plupart de ces malheureux sont vêtus de haillons et couverts de
gale.
« … J’aurais pu assister à la célébration d’un mariage, mais
on n’est pas sainement au milieu de tous ces Juifs, et il y a
peut-être plus d’une précaution à prendre en pareille
compagnie.
« Nos Israélites passent pour se faire une œuvre méritoire
de voler un chrétien. Il est curieux de considérer comment les
hommes interprètent toujours la loi en faveur de leurs passions
ou de leurs besoins 21. » De l’émotion, de la compassion chez
ce « Français moyen » qui sait observer quand il voyage. Mais,
au dernier instant, émergeant des profondeurs séculaires, le
préjugé bouscule et anéantit la perception neuve et
personnelle.
Montesquieu, pour sa part, n’hésitera pas à proposer la
systématisation de la ségrégation des Juifs, que la
Rochefoucauld, de Brosses et Marlin avaient observée dans
leurs voyages. « Il faudrait faire une ville juive sur la frontière
d’Espagne, suggère-t-il, dans un lieu propre pour le commerce,
comme à Saint-Jean-de-Luz ou à Ciboure. Ils y passeraient en
foule et achèveraient de porter toutes les richesses qu’ils ont,
dans ce royaume. Leur donner seulement les mêmes privilèges
qu’ils ont à Livourne, ou même plus si on voulait 22. »
En fin de compte l’action, le jugement du XVIIIe sont
troubles. Au nom de la raison et de la tolérance, les
philosophes flétrissent le fanatisme israélite, comme ils
déchirent l’absolutisme catholique et les jésuites. Mais où
s’achève l’anti-judaïsme et où commence l’antisémitisme ? On
ne sait. Il est des moments où les compagnons de Voltaire ne
répugnent pas à solliciter l’avantageuse incertitude de
l’obscurité. L’anathème jeté sur les Juifs ne s’explique pas
seulement par la volonté d’affirmer la valeur prééminente de la
modération. Il exprime, en réalité, un instinct collectif
profond, que chaque époque a hypocritement maquillé. Les
uns ont condamné les fils d’Israël pour déicide, les autres pour
sectarisme. Au fond, tous ont présenté à l’esprit une image
hostile du Juif. Elle transparaît pour partie dans l’autocritique
que le marquis d’Argens incite Aaron Monceca à glisser dans
l’une des Lettres Juives.
« Nous avons toujours eu un orgueil et une fierté qui nous
attiré la haine de tous les autres peuples, avoue le voyageur
oriental. Nous conservons encore aujourd’hui les mêmes
défauts, et quoique dispersés par toute la terre, quoique l’objet
du mépris, de la haine, de la raillerie de toutes les nations,
nous n’avons pas changé notre façon de penser… Nous
devrions avoir moins de vanité ; et loin de mépriser les autres
nations, à cause des biens que Dieu a répandus sur la nôtre,
nous souvenir que c’est une marque de sa souveraine bonté qui
soutient l’humble et abaisse le puissant. Ainsi Dieu, pour
montrer la grandeur de sa clémence, a voulu choisir parmi les
peuples, le plus vil et le plus ingrat, comme les fautes et les
murmures de nos pères dans le désert en sont des preuves
évidentes. Les Nazaréens sont moins prévenus que nous des
faveurs qu’ils pensent que leur a faites la Divinité : ils
reconnaissent qu’ils étaient de misérables Gentils ; mais la
connaissance qu’ils ont eue dans la suite du vrai Dieu, leur a
appris à plaindre les hommes qu’ils se figurent être dans
l’égarement, et non pas à les mépriser. »
Dans ce discours, le Juif n’inspire guère la sympathie. Il est
vaniteux, fier, orgueilleux, méprisant, intolérant. Auparavant,
le marquis avait noté qu’il était intéressé, avide, avare et
usurier. Ces jugements, de l’un des hommes les plus libéraux
de son temps, ne sont pas imputables au seul antijudaïsme. Ils
viennent pour une part aussi grande, de l’antisémitisme
traditionnel.
Même démarche chez Voltaire, qui maquille son racisme
d’une haine indignée pour le sectarisme religieux. Regardant
les choses de haut, comme pour attester de son objectivité,
l’auteur de l’Essai sur les mœurs commence par condamner
tous les peuples d’Orient, chez qui, affirme-t-il, « tout est
l’opposé de nos mœurs et de notre tour d’esprit ; et, si l’on
examine les usages de toutes les nations orientales, nous les
trouverons également opposés à nos coutumes, non seulement
dans les temps reculés, mais aujourd’hui même lorsque nous
les connaissons mieux ». Dans cette condamnation générale
des Sémites, autres Turcs et Persans, le seigneur de Ferney
n’oublie cependant pas de réserver une place de choix aux
Juifs, ses ennemis jurés. « Si l’on peut conjecturer le caractère
d’une nation par les prières qu’elle fait à Dieu, avance-t-il, on
s’apercevra aisément que les Juifs étaient un peuple charnel et
sanguinaire. Ils paraissent, dans leurs psaumes, souhaiter la
mort du pécheur plutôt que sa conversion ; et ils demandent au
Seigneur, dans le style oriental, tous les biens terrestres. » Et le
gentilhomme du Roi Très Chrétien, de conclure sa diatribe
avec férocité : « On voit que si Dieu avait exaucé toutes les
prières de son peuple, il ne serait resté que des Juifs sur la
terre, car ils détestaient toutes les nations, ils en étaient
détestés ; et, en demandant sans cesse que Dieu exterminât
tous ceux qu’ils haïssaient, ils semblaient demander la ruine de
la terre entière. »
A la fin du XVIIIe, la baronne d’Oberkirch, qui a laissé des
Mémoires fort intéressants, ne témoigne aucune indulgence
aux Israélites, bien qu’elle-même appartienne à une minorité,
celle des protestants d’Alsace. Un jour de voyage, franchissant
le pont de Montbéliard, « j’aperçus, écrit-elle, deux figures
grotesques de Juifs, qui rappelèrent le sourire sur mes lèvres.
Ils avaient à leurs chapeaux deux barres parallèles de craie
blanche, qu’ils affichaient avec empressement. J’en demandai
la raison à un de nos gens.
— Cela indique, madame la comtesse, me répondit-il,
qu’ils ont payé le droit de six sous neufs deniers, imposé aux
Juifs pour le passage du pont.
« Ces pauvres Juifs, il faut toujours qu’ils payent, mais aussi
comme ils savent reprendre leur argent avec usure. »
Pour appartenir à la Religion Prétendue Réformée, on n’en
adopte pas moins les préjugés de la majorité catholique que,
dans une autre occasion, la baronne arborera avec une hauteur
débordante de mépris. La scène se passe dans le salon de la
duchesse de Bourbon. Un seigneur espagnol, révèle qu’il porte
un amour passionné à une jeune fille. Mais qu’apprend-on ?
« Oh ! mon Dieu, oh mon Dieu, cette femme est une Juive !
Ce mot, observe Mme d’Oberkirch, produisit un effet que je ne
puis rendre sur les assistants. » Chacun se lamente : « Pauvre
jeune homme ! épouser une Juive ! Un gentilhomme des vieux
Castillans ! »
Casanova, qui déclare avoir reçu de Louis XV des lettres de
naturalité, affirmation qu’aujourd’hui encore aucune preuve
n’étaye, ne manque pas d’apporter sa contribution au débat sur
les Juifs. Allant à Ancône, le galant se résigne à supporter la
présence d’un fils de Moïse dans sa voiture. Son invité, « qui
avait assez bonne mine », demande au Vénitien les raisons de
son hostilité au peuple élu. Voici sa réponse : « Parce que, par
devoir de religion, vous êtes les ennemis de tous les autres
peuples, mais surtout des chrétiens, et que vous pensez faire
un acte méritoire quand vous pouvez nous tromper. Vous ne
nous regardez pas comme des frères. Vous poussez l’usure à
l’excès quand nous sommes dans la nécessité de vous
emprunter de l’argent. Vous nous haïssez enfin, et voilà
pourquoi je ne vous aime pas. » Pour achever de confondre
son interlocuteur, notre Européen des Lumières cite « en
hébreu des passages de l’Ancien Testament où il leur est
donné de saisir toutes les occasions de faire le plus de mal
possible à tous les non-Juifs, qu’ils maudissent chaque jour
dans leurs prières ».
Dans ce propos l’antijudaïsme prime ; il ne s’y greffe que
l’éternel reproche d’usure. Mais, dans le courant de ses
Mémoires, Casanova complète son tableau des Juifs et, à ce
moment, glisse vers un racisme prononcé. Ces individus,
explique-t-il, sont avides, avares et de mauvaise foi. Voilà pour
le moral. Quant au portrait physique, il donne à l’Italien
l’occasion d’élaborer et de présenter une petite anthropologie :
les hommes sont laids, de véritables magots, les femmes sont
belles, parures admirables d’une humanité ridicule et
grotesque.
Le peuple du XVIIIe s. n’est pas plus tendre pour les Juifs,
que le cercle des esprits avancés. Il a vite fait, à l’occasion
d’une procession, d’une fête religieuse ou de difficultés
locales, de se précipiter chez les Israélites, et de les malmener.
Dans son Journal, Jean-Louis Ménétra, compagnon vitrier
raconte que, lors de son séjour en Avignon, il allait à la
juiverie « pour faire des niches à ces malheureux juifs ».
Également, il laisse croire à une fille, « des plus riches de la
synagogue » qu’il l’épousera si elle abjure le judaïsme. Enfin,
voici la dernière méchanceté de ce fils du peuple : « Un jour
que nous étions trois ou quatre en plaine, évoque-t-il, nous
rencontrâmes un Juif qui n’avait point son chapeau jaune et
qui portait deux belles poulardes. Nous les lui prîmes et les
mangeâmes. Il nous fit venir devant les consuls pour [cela],
mais il eu encore tort parce qu’il n’avait pas son chapeau
jaune. » Après ces cruautés gratuites, le jeune homme, digne
contemporain des philosophes, vitupère la religion et les
prêtres qui conduisent les foules à la superstition et au
fanatisme 22 !
Quant aux bourgeois, plus précisément les commerçants
d’Aurillac, ils englobent Juifs et Bohémiens dans une même
exécration. Ainsi en 1754 adressent-ils une pétition à
l’intendant pour demander l’expulsion des frères Peschaud,
originaires d’Avignon 23,24. D’abord, ils dénoncent la
malhonnêteté et la fourberie de leurs concurrents : « Les Juifs
se font une étude de surprendre par des marchés captieux en
achetant à la livre ou au coup d’œil les différentes
marchandises qu’il n’est d’usage de vendre qu’à l’aune, stylés
dès leur jeunesse à ce frauduleux commerce il est presque sûr
que ceux qui se hasardent avec eux sont considérablement
lésés. Les Peschaud en font leur commerce chéri. Le public ne
peut qu’être trompé par ces gens qui, accoutumés à acheter le
plus défectueux des fabriques, séduisent ensuite par le bon
marché, et le marchand de ville qui s’attache à la marchandise
la plus parfaite se voit décrié et hors de faire honneur à ces
affaires. » Ensuite les Aurillacois protestent contre l’insécurité
créée par la présence des Israélites. Ils plaident pour « la sûreté
des familles qui réprouvent dans une ville l’établissement
d’une nation qui fait profession publique d’usure et qui achète
hardes et argenterie indistinctement de toute personne, ce qui
occasionne les vols domestiques ». Les consuls apportent leur
caution à cette démarche. Ils assurent « qu’il est un
inconvénient infini de donner le droit de cité à des gens
proscrits de tous les états chrétiens, errants et vagabonds par
leur état et par leur loi. »
Le peuple, dans ses couches inférieures comme supérieures,
n’éprouve que suspicion pour les fils d’Israël. Malgré les
Lumières, il rêve pour eux d’une liberté toujours plus
surveillée, à défaut d’obtenir leur déguerpissement.
Au contraire, l’administration royale, malgré un certain
double-jeu auquel l’opinion irascible l’oblige, prend le parti
des Juifs, particulièrement des commerçants. Comme le
rappelle Roland Mousnier, à une circulaire diffusée en 1741
par le contrôleur général des Finances, les intendants
répondent « unanimement qu’il ne fallait pas exclure les
marchands juifs des foires et des marchés, car ils maintenaient
les prix bas, alors que les corporations les rendaient
artificiellement élevés ». De plus, « ils accroissaient le
commerce ».
Taisant les faits, dispensant les indulgences, la critique
contemporaine n’ose pas dénoncer le racisme que portent les
Lumières. Par un réflexe idéologique coupable, elle célèbre
dans les Lumières tout ce qu’il y a de progressiste, fermant les
yeux sur les tares. Pourtant quelques exceptions, André
Bellessort, par exemple. Dans son essai sur Voltaire il ose dire
que l’introduction de l’Essai sur les mœurs n’est pour le
patriarche de Ferney « qu’un long abattage par où il atteint la
nation juive, éternel objet de sa détestation ». Il dénude la
haine « théologique » que le pamphlétaire voue aux Juifs
auxquels il ne pardonne pas « le christianisme issu d’eux et
l’intolérance dont ils l’ont infecté ». Bellessort ne s’arrête pas
en chemin et, dans un geste relativement isolé, arrache le
masque du pontife des Lumières : « Voltaire ne lâchera plus la
Bible et les Juifs, relève-t-il. C’est bien inutilement qu’on ira
chercher dans ses cinquante in-octavo deux ou trois cents
lignes où il leur manifeste quelque bienveillance. Pendant plus
de vingt ans il s’est acharné sur les contradictions, les
invraisemblances, les férocités, les horreurs de l’Ancien
Testament. Du badinage à l’invective, il a épuisé contre eux
toutes les ressources de son éloquence sarcastique. Il n’y a pas
de fourberie dont il ne les croie capable, pas de crimes dont il
ne les accuse. »
Pareilles analyses sont rares, trop rares. Elles sentent le
soufre du crime commis contre la majesté du culte
philosophique.

L’étrange prêche de l’abbé Grégoire.

Le curé d’Emberménil est un esprit éclairé et militant. Il fait


profession de défendre des minorités opprimées, esclaves
Noirs, gens de couleur libres auxquels on refuse les droits
politiques, et Juifs. Il présente son plaidoyer en faveur des fils
d’Israël dans deux textes, le second résumant le premier. Il
s’agit de l’Essai sur la régénération physique, morale et
politique des Juifs, paru en 1788, et de la Motion en faveur des
Juifs, qui date de l’année suivante.
L’homme semble entièrement acquis à la cause juive.
Comment ses lecteurs oseraient-ils en douter, quand ils lisent
sous sa plume : « Les Juifs sont membres de cette famille
universelle qui doit établir la fraternité entre tous les peuples ;
et sur eux, comme sur vous, la révélation étend son voile
majestueux. » Avec la même assurance, le généreux
ecclésiastique balaie d’un revers de main les crimes présumés,
mais jamais prouvés, que l’on impute aux Juifs, comme
d’immoler des enfants chrétiens, empoisonner des fontaines,
des puits et des rivières, ou outrager les saintes hosties. Toutes
ces accusations ne sont qu’autant de calomnies !
Le curé apporterait-il dans l’air trouble où s’épandent les
Lumières, le souffle qui rafraîchirait les exigences
insatisfaites ? Ne considère-t-il pas son temps avec lucidité, ne
juge-t-il pas ses contemporains avec pénétration ? Il n’est pas
aveugle, celui qui écrit : « Dans ce siècle qui se qualifie par
excellence, le siècle des Lumières, qui se vante de rendre à
l’homme des droits et sa dignité première, c’est toujours à mes
yeux un phénomène moral, de voir quelquefois ceux qui
parlent le plus de tolérance faire une exception éclatante contre
les Juifs, souvent sans avoir de notion précise sur la tolérance,
sans avoir même discerné les diverses acceptions de ce
terme. »
Après ces premières déclarations compréhensives, quelle
déception ! Le bonhomme d’Emberménil ne peut s’empêcher
de revenir aux errements philosophiques. Il passe en revue
tous les « défauts » de ses protégés pour, soi-disant, mieux
mettre en valeur leur innocence ou leurs qualités. Tel un
entomologiste il tourne et retourne les Juifs sous un regard à la
curiosité si poussée, que l’on en arrive à soupçonner sa
démarche et ses intentions d’une certaine ambiguïté.
C’est d’abord la religion qu’il dénonce. A son sens, le
judaïsme offre un culte exclusif et, quoiqu’il offre l’obligation
d’une philanthropie universelle, « sa singularité paraît tendre à
faire envisager les hommes comme d’odieux profanes ». Et,
pareil à Voltaire, il déplore que « la ferveur des Juifs incline
singulièrement au fanatisme ».
Quant à la collectivité israélite, prise dans sa totalité, qu’en
dit Grégoire ? En termes patelins, où amis des Juifs comme
antisémites peuvent tirer argument, il plaide : « Il serait injuste
d’imaginer que toute la nation hébraïque n’est qu’une tourbe
de gens sans cœur et mœurs. On trouve une foule d’exceptions
éclatantes… » La plaidoirie-réquisitoire poursuit son cours. La
« dégradation » des Juifs, leur « avilissement » actuels sont
indiscutables, mais résultent des lois françaises qui supposent
toujours à ce peuple une méchanceté native et indélébile. En
un mot, « c’est la conduite des nations envers les Juifs qui les
force à devenir pervers ».
On éprouve du mal à y voir clair, tant le raisonnement
dissipe de fumée. Les Israélites sont-ils des êtres vils, pervers,
un peu, beaucoup, par contrainte dans leur majorité, par
nature, dans leur minorité ; bref, d’une manière ou d’une autre,
sont-ils responsables de leur état ? Grégoire s’arrache à
l’impasse où il s’était lui-même enfoncé, par un pas de danse,
ponctué d’un noble éclat de voix : « Les Juifs sont-ils
coupables ? Punissez-les ; sont-ils vicieux ? Corrigez-les ;
sont-ils innocents ? Protégez-les, mais vous n’avez pas le droit
de leur ravir le droit imprescriptible qu’ils tiennent de la
nature, celui d’exister sur la terre hospitalière qui les reçut à
leur naissance. »
La perversité que, sur un plan général, le curé
d’Emberménil dénonce et excuse, il va maintenant chercher à
en débusquer les transcriptions apparentes dans la vie
quotidienne. Première expression, l’usure. Sur ce sujet si
controversé, l’avocat d’Israël se fait procureur impitoyable.
Personne, stigmatise-t-il, n’a porté plus loin que les Juifs
« l’art de ruser et d’épier le malheur, pour tomber lâchement
sur les victimes. Au moment où l’on se flatte d’avoir dévoilé
toutes les ressources de leur brigandage, ils vous précipitent
dans de nouveaux pièges ». L’acte d’accusation ne s’arrête pas
là. Au contraire, il développe une longue argumentation. Si les
Israélites paient au Roi des taxes considérables, ils savent s’en
dédommager sur les classes les plus pauvres de la société, et
l’impôt qu’ils acquittent à l’État est un véritable impôt sur le
peuple. A preuve : « Ils font des avances aux cultivateurs, en
leur laissant des bestiaux à crédit, en leur prêtant de l’argent
pour acheter ce qui constitue le train du labourage ; c’est une
bienfaisance meurtrière qui sustente un moment des victimes,
pour usurper le droit de les dévorer. Et grâce à la probité du
peuple hébreu, on sait ce que signifie l’expression vulgaire :
être entre les mains des Juifs. Livrés au maquignonnage, ils
ont le talent funeste de donner à des chevaux ruinés, une
jeunesse empruntée, une vigueur factice qui trompent les plus
clairvoyants, et remarquez qu’en cela, comme dans toutes les
espèces de ventes, presque toujours ils surfont de moitié ; tant
il est vrai qu’il ne leur manque que des dupes pour faire payer
les choses au double de leur valeur. »
Voilà le protecteur des fils d’Israël qui utilise un langage
que n’eût pas désavoué Voltaire, leur pourfendeur le plus
acharné ! Craignant peut-être d’avoir manqué de précision et
de clarté, Grégoire résume sa pensée dans un jugement
lapidaire : « Les Juifs très multipliés en Alsace, y ont multiplié
leurs usures, et réduit beaucoup de chrétiens à la mendicité. »
Un jeune militaire, le chevalier de Mautort, condamnera
vivement le commerce des Israélites de la garnison de Metz
qui, assure-t-il, ruine ses camarades. Toutefois, il faut avouer
que Grégoire et Mautort ne sont pas seuls à se plaindre de
l’activité usuraire des Juifs. Exprimant sa pensée, et celle de la
population locale, le clergé de Colmar apporte sa contribution
à l’entreprise de dénonciation. Il note dans son Cahier de
doléances : « Les Juifs, par leurs vexations, leurs rapines, la
duplicité cupide dont ils offrent journellement de si pernicieux
exemples, étant la principale et la première cause de la misère
du peuple, de la perte de tout sentiment d’énergie, de la
dépravation morale dans une classe renommée autrefois par
cette foi germanique si vantée, que leur étonnante pullulation
qui, d’après des calculs et des états, a été croissant, de 3 000
qu’ils étaient au commencement du siècle, à près de 20000,
suivant leur dernier dénombrement, soit arrêté dans son
principe, et qu’il ne puisse plus être permis de contracter
mariage qu’au fils aîné de chaque famille juive 25. » Pour en
terminer sur ce point, il faut mentionner que ce n’est qu’à
partir de 1823 que le Conseil général du Bas-Rhin cessa
d’émettre ses vœux habituels contre « les pratiques usuraires »
des Juifs d’Alsace.
L’essentiel n’est pas là. Que Grégoire flétrisse le commerce
de l’argent auquel s’adonnaient certains Israélites de la
province orientale, cela s’entend. Mais que par un amalgame
excessif, il assimile le Juif à l’usurier, sans faire aucune
allusion à l’usure pratiquée par de grands fermiers-receveurs,
par des bourgeois et des titulaires d’offices, des notaires, par
exemple, voilà qui choque. Surtout quand l’auteur est un
donneur de leçons philanthropiques et qu’il se présente comme
le défenseur d’hommes injustement calomniés et persécutés !
Le sieur d’Emberménil n’est pas philosophe pour rien. Il a
prévu la critique et préparé sa réponse. Si l’on peut reprocher
au peuple hébreu, l’usure, la rapacité, l’avarice, la fourberie
au gain modique, l’astuce, la friponnerie, à qui la faute en
incombe-t-elle ? Eh ! bien aux gouvernements qui, le forçant à
devenir commerçant et commerçant seulement, l’ont conduit
aux pires excès. Dès lors, « le comble de l’injustice est donc
de reprocher aux Juifs les crimes que nous les forçons à
commettre ». Injustice à laquelle le pieux abbé ne se prive pas
de se livrer sous prétexte de pédagogie ! L’usure n’est que la
première transcription de la perversité des Israélites. Bien
avant certains théoriciens, le futur évêque constitutionnel en
découvre une seconde, et celle-là n’appartient pas au domaine
moral, mais physique. « La plupart des physionomies juives
sont rarement ornées du coloris de la santé et des traits de la
beauté, remarque doctement l’« ami » d’Israël. Elles
s’annoncent en outre par des nuances différentielles aussi
marquées qu’inexplicables. Le philosophe Lavater, qu’on peut
considérer comme un législateur quand il sera question de
prononcer sur les physionomies, m’a dit avoir observé qu’en
général ils ont le visage blafard, le nez crochu, les yeux
enfoncés, le menton proéminent, et les muscles constricteurs
de la bouche fortement prononcés. » A cette esquisse de
définition d’un type juif, Grégoire apporte quelques
compléments. Tout cela ne relève pas de l’anecdote mais
traduit une démarche au terme de laquelle, ce prêtre, qui se dit
si dévoué à la cause juive, démontre que l’Israélite
n’appartient pas à la famille européenne. Tel est le sens
profond de l’anthropologie grégorienne, que la chose soit
réfléchie ou non.
Donc, « rien de plus rare que des Juifs au teint clair.
Quelques-uns sont roux, presque bruns, avec des cheveux
crépus qui rappellent leur origine des contrées méridionales.
Quant à la stature, ils ne passent guère la moyenne. Presque
tous ont la barbe rare, marque ordinaire des tempéraments
efféminés… On ajoute que les Juifs sont cacochymes et très
sujets aux maladies qui indiquent la corruption dans la masse
du sang… On prétend aussi que les Juifs exhalent
constamment une mauvaise odeur… » En conclusion de cette
litanie, que n’auraient pas reniée les partisans de « la solution
finale », tombe l’interrogation inquiète : « Les Juifs sont les
plus ardents à se multiplier… Quel sera donc dans cent ans
l’accroissement d’un peuple chez qui la stérilité est un
opprobre ? »
Pour sauver les Juifs, mais aussi pour protéger les nations
qui les accueillent, le curé d’Emberménil propose une série de
mesures qu’il réunit sous le terme de régénération. L’objet de
cette stratégie est de rendre les fils d’Israël citoyens.
« Régénérés tant au physique qu’au moral, ils acquerront un
tempérament plus sain, plus robuste, des lumières, de la
probité : leurs cœurs dirigés à la vertu, leurs mains endurcies
au travail, tourneront au profit de la grande société. » Pour
faire aboutir son programme d’intégration sociale, le doux
philanthrope ne propose ni plus ni moins que de détruire l’âme
juive. D’abord, il convient de supprimer l’usage de l’hébreu,
car l’anéantissement des patois importe à l’expansion des
Lumières, à la connaissance épurée de la religion, à
l’exécution facile des lois, au bonheur national et à la
tranquillité politique. Ensuite, il s’impose de contrôler les
rabbins, et « l’on ne peut trop répéter qu’il est essentiel de
surveiller leur éducation, leur ministère, et de borner leur
pouvoir ». Bref, il s’avère urgent de « guérir » les Israélites des
préjugés dont ils font profession. A cette fin, on proscrira le
système des ghettos qui, non seulement alimente la haine des
chrétiens, en leur désignant une cible, mais surtout parce qu’il
empêche de tuer le mal à la racine. Les Juifs seront donc
dispersés, dilués dans la communauté nationale, afin que leur
sensibilité se convertisse. « Il est essentiel de les isoler, de
rompre, autant que faire se peut, toute communication entre
eux », si l’on souhaite sincèrement le succès de cette entreprise
de fusion sociale. Finalement les philosophes, comme leurs
ennemis, adoptent une position comparable vis-à-vis des Juifs.
Il importe de les faire disparaître du champ où se pose le
regard chrétien. Cette façon de voir, à la logique éclairée et
dogmatique, effraie autant que le réflexe instinctif de rejet,
pratiqué par l’intolérance traditionnelle à la Voltaire.
En contrepartie des amputations qu’il conseille, le prêtre
lorrain recommande d’admettre les Israélites aux charges
civiles et militaires, à la noblesse, aux établissements
d’enseignement, aux académies. Quelques restrictions
néanmoins : il leur accorde, par exemple, de devenir avocats,
mais pas procureurs. On l’a deviné, il veut écarter ses protégés
du commerce, « pour éteindre ou amortir en eux l’esprit
d’usure ». Dans le cadre de cette liberté surveillée et dirigée, il
leur désigne de nouveaux secteurs d’activité : l’agriculture
surtout, les arts et métiers, l’industrie, et la propriété
immobilière dans sa généralité. Après quoi, on les autorise à
posséder des synagogues, et à pratiquer leur culte. Mais c’est
là la seule concession abdiquée au judaïsme, à l’égard duquel
la finalité demeure l’étouffement, l’anéantissement. Les Juifs
ne doivent aspirer à rien d’autre, sinon à être des citoyens.
« Ainsi point de syndic pour la gestion des affaires civiles des
communautés juives ; point de communautés juives, ils seront
membres des nôtres, ils seront astreints à l’idiome national
pour tous leurs actes, et même pour l’exercice de leur culte, ou
du moins leurs livres liturgiques seront traduits. »
Grégoire, malgré la sympathie authentique qu’il semble
porter aux Juifs — et il la manifestera en faisant voter le décret
d’émancipation de septembre 1791 — assimile la judéité à une
espèce de bubon qu’il faut crever et nettoyer. Pas un instant il
n’y déchiffre un particularisme respectable ou la personnalité
d’un peuple. Son esprit de système, sa manière géométrique de
raisonner le lui interdisent. La régénération, qu’il prêche,
véritable réforme intellectuelle, morale et physique,
renversement de culture, apparaît à cet homme épris de liberté
et de respect de l’homme, comme le seul et le meilleur moyen
de dépouiller les Juifs de leurs « préjugés », et de leur
« fanatisme ». Au service de cette véritable révolution, deux
techniques, l’éducation et la loi.
Le curé d’Emberménil construit sa mécanique, sans
optimisme béat. Contemplant la masse de ces Israélites qu’il
veut transformer (déculturer, comme l’on dit aujourd’hui), il
note posément : « Espérons peu toutefois de l’homme adulte,
son pli est formé, ou il va nous échapper. Emparons-nous de la
génération qui vient de naître, et de celle qui court à la
puberté. » Toujours avec une lucidité qui donne au bon
sentiment la couleur du cynisme, l’abbé répète son réalisme.
« L’éducation et la législation n’atteignent jamais leur but,
qu’en adoptant une marche graduelle, réglée sur les
circonstances. » Mais cette rédemption graduelle, il importe de
ne pas l’abandonner à sa seule marche, il faut lui donner des
impulsions irrésistibles. Les Juifs seront l’objet d’un assaut où
se mêleront l’autorité brutale et la séduction. « Semons la
crainte et surtout l’espérance, présentons-leur des appâts,
appelons-les par la faveur, la considération, l’intérêt. » Tous
les moyens sont bons, même la contrainte, « jusqu’à ce qu’on
parvienne à les fondre dans la masse nationale, au point d’en
faire des citoyens dans toute l’étendue du terme ».
Grégoire, avec de bonnes intentions et de la chaleur
rationaliste, contrairement à ses confrères en philosophie, en
arrive, sur le problème israélite, à tenir un langage digne d’un
chef totalitaire. Il raye le droit à l’existence d’un peuple en le
dissolvant dans la masse « française ». Montesquieu et Raynal
inclinaient quant à eux pour la marginalisation géographique.
Dans tous ces cas, comment ne pas s’étonner que ces
philanthropes révérés ne conçoivent le problème juif qu’en
termes d’élimination : on parque, ou on francise !
Devant le spectacle de ces palinodies, l’Israélite mesure la
fragilité de son sort. Pour lui, rien n’est jamais acquis, ses
droits sont toujours en appel de confirmation. Les Lumières lui
révèlent que quelques années ne suffisent pas à transformer les
esprits 26.
Aux débuts mêmes de la Révolution, quand les Portugais de
Bordeaux ont, en vertu de leur statut privilégié, désigné 4
électeurs (Furtado l’aîné, David Gradis, Lopes Dubec et
Azevedo) aux assemblées électorales de 1789 et que peu s’en
fallut que Gradis ne fût élu député aux États-Généraux,
l’antisémitisme semble trouver une virulence nouvelle. Les
victimes en sont les Juifs des provinces de l’Est. Un pamphlet
anonyme, prêté à un auteur obscur, Scaramuzza, dénonce dans
les termes les plus haineux, la maladie épidémique et
dangereuse qui s’est répandue insensiblement sur l’Alsace :
« Un nombre prodigieux d’Israélites, apprend-on, en infectent
l’air et forment autant de sangsues insatiables, qui ne cessent
de tirer le sang de ses habitants, que lorsqu’ils s’aperçoivent
qu’il ne leur en reste plus 27. »
Malgré les déchaînements de l’injure, le 27 septembre 1791,
sur proposition de l’abbé Grégoire, l’Assemblée Nationale
vote le décret d’émancipation qui, effaçant les exclusions
anciennes, reconnaît à tous les Juifs de France l’exercice des
droits civiques, que Portugais et Avignonnais de Guyenne
avaient obtenu dès le 28 janvier 1790, à leur seul profit.
II

Les Juifs de Saint-Domingue

A Saint-Domingue les Juifs sont encore moins nombreux


qu’à Bordeaux. Quelques centaines, au plus, sur 30000 Blancs,
environ.

L’antisémitisme de l’amiral d’Estaing.

L’état de la taxe, que le comte d’Estaing avait décidé de


lever arbitrairement sur les Juifs, en 1764, révèle que, dans la
partie du Nord, la plus riche, par la culture comme par le
commerce, l’administration n’avait trouvé que 29 familles à
imposer. Ce chiffre n’a pas la prétention d’exactitude d’un
relevé de population, toutefois il indique une tendance et
permet de se faire une idée du faible peuplement israélite de
l’île. Au total, 43 familles furent sommées d’acquitter cette
contribution, qui s’élevait à 245 190 livres.
Les Juifs, plus portés au commerce qu’à l’agriculture, se
groupent dans les ports. Au Cap-Français ou dans ses
alentours d’abord, aux Cayes, métropole de la partie
méridionale ensuite, ainsi qu’au Port-au-Prince ; enfin,
clairsemés à Saint-Marc, à Léogane, au Petit-Goâve, à
Nippes… Les familles qui tirent d’importants revenus de la
colonie ne constituent qu’un groupe très restreint. Les Fessard,
les Rabba, les Victoria, les Pereira et les Totta, au Cap ; les
Daguilar, les Depas, les Levis, aux Cayes ou à Saint-Louis ;
les Alvares Correa, au Petit-Goâve. Peu nombreux, rarement
opulents, les Juifs n’ont pas les dimensions redoutables d’un
groupe de pression omnipotent. Ils ne monopolisent aucune
activité.
Ressort du Cap Français (sommes à payer). livres
Pierre Fessard 50000
Jean Fessard 20000
Rabba Frères 12000
D. Victoria 15000
D. Pereira et Totta 9000
La Meyra, l’aîné 3000
La Meyra, jeune 3 000
David Mendes et Victoria 5000
Lange, père et fils 5 000
Francillon et Moline 3 000
Oliveira 4000
Joseph Pessoa, père et fils 500
Torres 300
Fereire 200
Garcie 200
Salzedo 600
Jean 200
Isaac et Roble 600
Monsanto et Totta 1000
Barquès 100
Lejan, l’aîné 200
Petit Lyon 150
Daniel Monsanto 200
Mendes fils 150
Pechotte 100
Torres de Limarade 800
Jacob Toussaint 150
Lopes 100
David Castro 600
A Saint-Marc (sommes payées).
Aron Victoria 3000
Mendes Fourtado 2000
Au Port-au-Prince (sommes payées).
Guimarin 6000
Mendès France 3 000
(sommes à payer)
Daguilar 50000
Depas, le jeune
Michel Depas (mulâtre) 50000
Levis 10000
Depas, père
Jean Depas
M.S.J. Depas 10000
A Léogane (somme payée)
Alvares 3500
Au Petit-Goâve (somme à payer)
Alvares Corréa 10000
A Nippes (somme payée)
Alvares 2500
État des Juifs de Saint-Domingue soumis à la taxe exceptionnelle du
Gouverneur-Général d’Estaing (1765). (D’après A. Cahen, Les Juifs
dans les colonies françaises, Paris, 1883).

Les Israélites de Saint-Domingue, le plus souvent des


Portugais, se fondent, semble-t-il, avec succès dans la
population insulaire. C’est ce qu’observe le procureur du roi
en la sénéchaussée des Cayes, dans une lettre qu’il écrit, le 22
avril 1787, au secrétaire perpétuel de la Société royale des
Sciences et des Arts de Metz. A la Grande Ile, souligne-t-il, les
Juifs, « mêlés et confondus avec le reste du peuple, ne sont
remarqués par aucune différence essentielle. Ils sont soldats,
marins, ouvriers, tout comme les autres. Ils ne le cèdent à
personne en générosité, en délicatesse et en honnêteté 1. »
Les Juifs de Saint-Domingue, dont aucun texte spécifique
n’aménage l’état, paraissent moins bien organisés qu’en
Europe. Apparemment point d’organisme de police interne, du
type de la Sedaca, pas d’association cultuelle, non plus.
L’institution d’un syndic n’émerge que brièvement, aux temps
difficiles de l’amiral d’Estaing, mais, passées ces années de
tracasseries, elle disparaît.
Cette discrétion résulterait-elle d’un tiédissement du
sentiment religieux ? Rien ne permet de le penser. S’il n’existe
pas de synagogues publiques, les rites sont célébrés dans des
lieux privés. Existe-t-il des cimetières particuliers ?
Officiellement on n’en dit mot ; toutefois, Arthaud, médecin
du Roi au Cap, signale, dans ses Observations sur les lois
concernant la médecine, parues en 1791, que l’on affecte le
cimetière des Juifs, dans l’alignement du cimetière général, à
trente-cinq toises des salles de l’hôpital. S’agissait-il d’un
transfert ? Dans une hypothèse vraisemblablement affirmative,
les Israélites auraient disposé successivement de deux
cimetières réservés dans la capitale septentrionale. En était-il
ainsi dans les autres villes où la colonie juive comptait
suffisamment de membres ? On peut le soupçonner. Ailleurs,
sans doute enterrait-on les morts sur la plantation d’un
coreligionnaire. Finalement, sous les Tropiques, comme à
Bordeaux, on reconnaît un Juif à l’extériorisation d’un
impératif religieux : il fait sabbat, c’est-à-dire que le samedi, il
ne travaille pas.
Malgré l’effort d’intégration, d’adoption des mœurs
coloniales, les Juifs, s’ils sont parfois estimés, sont rarement
aimés ; presque toujours, on les considère comme des
étrangers. C’est ce sentiment généralement partagé qui permit
au gouverneur d’Estaing de les imposer, au mépris de la loi.
Un mémoire de 1769, postérieur à cette affaire, note en
l’évoquant : « Les Juifs ont été taxés sous l’administration de
MM. d’Estaing et Magon à une contribution assez forte qui a
été en très grande partie payée. Cet objet ne peut être
régulièrement en recette sans ordre du Ministre. On observera,
en passant, qu’il conviendrait que le Roi assurât l’état des Juifs
de la Colonie d’une manière qui les mit pour toujours à l’abri
des vexations 2. »
Dans des Notes, annexées au tableau de l’imposition
arbitraire, le tout étant envoyé à Choiseul, le 16 janvier 1765,
d’Estaing explique les mobiles de sa décision. L’objet de ces
« soumissions » a été d’avoir un prétexte pour tolérer les Juifs
comme propriétaires d’habitations et comme marchands en les
rendant utiles à la colonie, en faisant construire à leurs frais
des bâtiments et édifices nécessaires au service. Cette mesure
n’a suscité aucune réprobation dans l’opinion coloniale, ce qui
montre combien le gouverneur général, s’il est un cas
particulier dans la fonction publique coloniale du XVIIIe siècle
traduit fidèlement l’état d’esprit de l’Ile.
Que voulait dire l’amiral, en évoquant les soumissions qu’il
imposait aux Israélites ? « Dans tous les cas, assure-t-il, on a
toujours compté payer l’intérêt à 5 % de l’argent avancé par
les Juifs. » Plutôt que d’une taxe discrétionnaire, il s’agissait
donc d’une espèce d’emprunt forcé, distinction formelle et
dérisoire, qui aurait « pour objet politique, celui d’attacher au
gouvernement des gens qui ne songent ordinairement qu’à leur
intérêt ; la perte de la colonie occasionnerait
vraisemblablement celle du revenu dont ils auraient prêté le
capital ». Ayant ainsi dépoussiéré le vieux mythe du Juif
parasite des nations, si tant est qu’il fût oublié, d’Estaing
poursuit sa dissertation. Il annonce : « On est occupé à fixer un
projet de remboursement par lois, afin d’acquérir la confiance
des Juifs, pour obtenir d’eux un prêt plus considérable, lorsque
d’autres circonstances pourraient l’exiger 3. »
Choiseul, pour qui les affaires d’argent n’avaient aucun
secret, comprend que, sous couvert de « prêt », son
représentant extorque des fonds qu’il ne remboursera jamais et
dont il ne versera pas les prétendus intérêts. D’ailleurs
d’Estaing, décidément peu subtil, avoue sa manœuvre sans en
avoir conscience. Les Juifs de la partie du Nord, grogne-t-il,
demandent à « payer, gratuitement et non à titre de prêt, les
sommes énoncées, pour que les lettres-patentes, accordées par
Sa Majesté aux Juifs portugais, servent de prétexte à ceux
mêmes qui ne le sont pas, et que leur enregistrement assure,
dans la colonie, l’état des gens de cette religion. Il est probable
que ces lettres-patentes en attireraient beaucoup ».
Innocemment le gouverneur général détaille que les Israélites
du Nord, les plus riches, comptent ses promesses pour de la
poudre aux yeux. Réalistes, ils préfèrent, au lieu de se faire
extorquer dans le concert de mensonges de l’Auvergnat,
échanger leur contribution contre les garanties royales que leur
fourniraient les lettres-patentes qui les protègent à Bordeaux.
Ils n’auront pas gain de cause. Et d’Aguilar, syndic des Juifs
de Saint-Domingue au temps de d’Estaing, devra attendre le 7
septembre 1787 pour qu’ordre soit donné de lui rembourser les
25 000 livres qu’il avait « avancées ».
Versailles blâma le comte d’Estaing de l’abus de pouvoir
qu’il avait commis. Choiseul, qui dira bientôt au roi : « M.
d’Estaing, à qui je croyais un talent supérieur, n’est que fou et
fou dangereux », commandera, le 18 janvier 1765, à son
représentant de ne lever de contributions extraordinaires sur
les enfants de Moïse qu’avec la plus grande modération et la
plus grande retenue. « Car, expliquait le Ministre, les Juifs
quoique d’une religion différente sont les hommes libres très
utiles à l’État et à la colonie par leur attachement à la culture,
leur habileté dans le commerce, et qui, s’ils y étaient contraints
par des traitements trop rigoureux, pourraient porter chez
l’étranger leur fortune et leur industrie. »
Malgré ce désaveu, d’Estaing revint à la charge. Saisi, au
début de 1765, par 150 négociants et commandants de navires,
d’une requête contre les Juifs à qui il était reproché de frauder,
le gouverneur transmet la plainte au procureur royal du siège
du Cap. Le 10 avril 1765, le juge du Cap rend une ordonnance.
Il décide d’expulser les Israélites de sa juridiction, en
application du Code noir de mars 1685 ! « Enjoignons,
déclarait Louis XIV, à tous nos Officiers de chasser hors de
nos îles tous les Juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels,
comme aux ennemis déclarés du nom Chrétien, nous
commandons d’en sortir dans trois mois, à compter du jour de
la publication des présentes, à peine de confiscation de corps
et de biens. »
Inquiets, les Juifs agissent immédiatement auprès du
magistrat capois qui, le 4 mai 1765, les déboute de leur action
contre son ordonnance du 10 avril. Alors, ils font appel. Leur
démarche connaît un plein succès et ils obtiennent des lettres
de relief d’appel de la sentence contestée le 21 juin 1765. Ils
les signifient sans retard au procureur du Roi, mais, discrets
dans la victoire, s’abstiennent d’engager des poursuites.
Versailles, alertée pour la deuxième fois, tance à nouveau
son agent dans la Grande Ile. Le 31 juillet 1765, le duc de
Choiseul, ministre de la Marine, envoie une lettre sèche. Irrité
de recevoir une seconde volée de bois vert, d’Estaing et son
intendant, Magon, présentent leur défense dans une dépêche
au ministre, qu’ils signent le 8 janvier 1766. Après avoir
relevé que si les Juifs se qualifient de portugais, « presque
tous, cependant, sont hollandais ou anglais venus de Curaçao
ou de la Jamaïque », les deux chefs brossent un tableau du
monde israélite dans leur colonie.

« Il existe deux catégories de Juifs à Saint-Domingue,


remarquent d’Estaing et Magon, les habitants et les
négociants. Nous croyons sur la prétendue expulsion dont on
nous a accusé à vos yeux :
1. — « Que le nombre de cultivateurs ne saurait être trop
augmenté dans cette Colonie. La peupler de gens industrieux,
c’est accroître ses richesses, et la rendre plus utile à la
Métropole. La religion ne nous paraît point politiquement un
obstacle suffisant pour se priver d’un nombre de
manufacturiers de plus. Le respect qu’on lui doit semble
cependant exiger qu’il soit au moins prescrit de veiller à celle
que ces Juifs, possesseurs de terrains et d’esclaves, font
exercer à deux ou trois cents Noirs dont ils sont les maîtres
despotiques. Un trop grand nombre de colons catholiques
n’exige aucun culte religieux de la part de leurs esclaves ; mais
les Juifs, plus persuadés ou plus attentifs n’épargnent rien pour
former des israélites. Un contraste aussi choquant ne peut
qu’achever de détruire totalement toute espèce d’idée de
religion dans cette Colonie.
« Nous sommes donc persuadés, Monseigneur, qu’à l’égard
des Juifs qui possèdent, ou achètent des habitations qu’ils
défrichent et mettent en valeur, leur nombre ne saurait être
trop multiplié. Ils méritent, en ne considérant que la raison
d’Etat, les plus grands encouragements. Nous croyons possible
de diminuer les abus religieux que la propriété d’esclaves peut
occasionner, mais ce n’est point à nous, Monseigneur, à en
discuter, ni à examiner si le soin en doit être remis aux
ecclésiastiques, aux juges ou à l’administration. Des religieux
et des prêtres aussi peu édifiants que le grand nombre de ceux
qui sont curés à Saint-Domingue, et qui satisfaits aujourd’hui
des petits présents que leurs paroissiens juifs leur font pour
garder le silence, borneraient peut-être tout leur zèle, lorsqu’ils
auraient plus de droits d’examiner leur conduite, à exiger des
espèces d’impôts onéreux en général sans être profitables qu’à
la rapacité de ces mêmes ecclésiastiques. »
2. — « Nous croyons que la rivalité est une des âmes du
commerce ; elle anime l’industrie. Les négociants, ou pour
mieux dire les commissionnaires français établis à Saint-
Domingue, doivent avoir des préférences qu’ils méritent
comme membres de la Nation. Ils s’en rendent cependant
souvent indignes par le système qu’ils suivent depuis
longtemps, de mettre leur première adresse à tromper leurs
commettants. Un des moyens qu’ils emploient pour y parvenir
est de leur faire jeter les clameurs les plus fortes, sans aucun
but réel, de les engager à se plaindre sans fondement, et de
détourner leur attention des abus qui nuisent effectivement le
plus au commerce de la Métropole, tandis que ces mêmes
commissionnaires cherchent chacun en particulier à pratiquer
ce qui peut lui être le plus nuisible, la fraude et le commerce
d’interlope. Il est cependant certain que les édits de Sa Majesté
assurent un privilège exclusif aux seuls commissionnaires
français ; mais nous croyons qu’ils pourraient être adoucis, et
que les Juifs doivent continuer à être admis dans le commerce
avec des restrictions qui mettront, autant qu’il sera possible,
nos négociants de France, et les capitaines de navires, à l’abri
de leurs supercheries.
« Les Lois de la Jamaïque où le nombre de Juifs est très
grand, décernent jusqu’à une vente personnelle contre ceux
d’entre eux qui sont banqueroutiers. Le genre des engagés
anglais, qui sont des espèces d’esclaves travaillant aux ateliers
avec les Nègres, permet cette aliénation de liberté, impossible
dans le gouvernement français. Cette peine pourrait être
remplacée par d’autres, mais nous croyons nécessaire
d’observer qu’elle devrait suivre la banqueroute d’aussi près,
et être exécutée aussi promptement que l’est la vente des Juifs
à la Jamaïque.
« Les prête-noms juifs sont un mal. Ces gens, sans bien
connu, et sans répondant, qui achetant d’un capitaine au plus
haut prix, lui payent une portion comptant, lui assurent des
termes prochains et aveuglent sa méfiance par l’avarice si
puissante sur tout homme qui vend, dont le séjour est aussi
onéreux, qui veut partir et qui se croit sûr du retour de ses
fonds, parce qu’il voit ses marchandises étalées. Cet
inconvénient, si grand qu’il est, nous paraît du nombre de ceux
que la prudence des particuliers peut seule éviter. Les Juifs
sans aveu, et cependant que l’on présume être associés d’une
façon tacite avec les Juifs opulents du Cap, détaillent leurs
marchandises à plus bas prix que les autres boutiquaires,
disparaissent souvent, passent à l’Espagnol 4, 5,6 et retournent
en Angleterre ou en Hollande, sans que leurs créanciers
puissent avoir aucun recours, quoiqu’ils restent persuadés que
le profit de cette banqueroute est partagé avec quelque maison
des Juifs riches de la Colonie qu’on suppose toujours d’avoir
avancé les premiers fonds. Cette manœuvre qu’on ne peut
prouver et seulement probable, répétée plusieurs fois, a été une
des choses qui avec justice a le plus augmenté la haine du
commerce contre les Juifs.
« On accuse ceux de cette religion, comme partout ailleurs,
de la prodigieuse diminution de la valeur réelle des espèces.
Les quadruples et les doublons d’Espagne sont les pièces d’or
les plus connues à Saint-Domingue ; presque toutes sont
altérées et rognées sur les bords. Elles conservent cependant
leur valeur fictive à la Caisse du Roi, en justice et dans le
commerce. Il en est une grande quantité qui étant reçue sans
objection au cours de cent vingt livres argent de la Colonie
n’en pèsent pas soixante. La diminution la plus générale est de
trente livres par quadruple.
« Cet abus incroyable causera vraisemblablement avant peu
une révolution dans les espèces qui ne sera pas indigne de
l’attention de la Cour. Comme dans les Iles du Vent étrangères,
et même à la Martinique, les quadruples sont pesés dans les
paiements, et qu’ils ne passent que pour leur valeur
intrinsèque. On croit ici que les Juifs en font venir de ces îles,
rassemblent avec soin celles qui sont rognées et de bas aloi, et
inondent la colonie où ils les font passer pour cent vingt livres.
Le profit qui en résulte serait immense pour eux, et il
retombera indubitablement sur la colonie, lorsque ces espèces
n’y vaudront plus que ce qu’elles pèsent.
« Les moyens d’empêcher une fraude aussi désavantageuse
nous paraissent mériter l’examen le plus exact. Mais ces
motifs réunis ne nous empêchent pas, Monseigneur, de croire
que tout homme dans les colonies doit avoir son industrie pour
ressource. Un grand nombre de commissionnaires devenus
propriétaires de riches habitations démontrent tous les jours
que si leur première fortune a coûté quelquefois à la Colonie et
au Commerce, elle finit par être utile à l’un et à l’autre 7. »

Le gouverneur d’Estaing fait marche arrière. Il ne prendra


plus d’initiatives, mais attendra les instructions du ministre. Il
sait Choiseul lié avec les Gradis, Portugais de Bordeaux,
armateurs et banquiers, qui défendent auprès du duc les
intérêts de leurs coréligionnaires de Saint-Domingue, chaque
fois qu’ils sont menacés. Toutefois l’amiral, malgré quelques
périphrases, ne dissimule pas son sentiment : on ne peut que
regretter la présence des Israélites dans l’Ile parce qu’ils s’y
livrent soit au prosélytisme religieux, soit à la fraude, toutes
choses également répréhensibles.
Pour simplifier, sans toutefois déformer la réalité, il apparaît
que les animateurs du mouvement antisémite à Saint-
Domingue appartiennent au milieu des négociants et des
commissionnaires « chrétiens » du commerce de France. Selon
eux, les Juifs sont des apatrides, font le commerce étranger
avec fraude, vendent à bas prix, altèrent les monnaies,
découragent des Français de s’établir, bref s’enrichissent aux
dépens des marchands nationaux, et constituent une
corporation de concurrents dont on souhaite l’expulsion. Au
contraire, les planteurs, qui ont tout à gagner à ce que cette
compétition se perpétue, refusent d’apporter leur caution aux
plaintes du Négoce. Ils « se divertissent beaucoup de cette
manœuvre parce qu’ils ont en effet à meilleur marché », note
avec morosité le comte d’Estaing dans son journal.
Toutefois, l’image du Juif dans l’opinion coloniale reste
négative ; elle représente un homme d’affaires véreux, un
professionnel de la contrebande. Comme les colons
distinguent grands et petits Blancs, une ligne sépare pourtant
ici les Juifs opulents des Juifs sans aveu. On forme donc le
souhait de se débarrasser des seconds ; avec les premiers, bien
intégrés dans l’ordre colonial, il va presque de soi d’entretenir
de bonnes relations.
L’excellence des rapports connaît, cependant, les limites
qu’imposent les vieux préjugés même dans le microcosme des
privilégiés. Ainsi Louis-Joseph Raboteau qui a rencontré une
belle veuve à la Jamaïque, confesse, non sans regret : « Si elle
n’était pas juive et que je n’eusse aucune autre vue, je vous
assure que je n’eusse pas laissé échapper ce morceau-là. Je
suis persuadé qu’elle peut se faire 70 à 80 000 francs par
an 8. »

Le silence colonial.

Les Juifs de Saint-Domingue ont connu des conditions de


vie relativement favorables. Ils n’ont pas eu à essuyer les
attaques des jésuites, comme leurs coréligionnaires de la
Martinique, pour la raison simple que les soldats de saint
Ignace ne débarquèrent dans la Grande Ile qu’en 1704. Ils
échappèrent à l’Édit d’expulsion qui frappa les Israélites de la
Martinique. Mieux, en 1714, Louis XIV remit le brevet de
médecin du Roi à l’un des leurs, Michel Depas, alors qu’en
1693, il avait ordonné de faire sortir de la Martinique
Benjamin Dacosta qui, selon le P. Labat, y avait introduit la
culture du cacao 9.
D’une manière générale, les gouverneurs et intendants de
Saint-Domingue manifestent de la bienveillance pour les
Israélites, généralement en fermant les yeux sur leur présence
et leurs activités. Quand, en 1741, Maurepas, ministre de la
Marine, « inquiet » que trop de Juifs se présentent à Bordeaux
afin d’embarquer pour les colonies, prescrit à l’intendant de la
généralité « de les refuser afin d’empêcher qu’ils ne se
multiplient trop dans les Iles où, ils pourraient causer du
désordre », quand le même Maurepas rappelle à ses agents
sous les Tropiques qu’il n’entend point « que cette nation
puisse multiplier à Saint-Domingue », quel écho lui retournent
les administrateurs de l’Antille ? Ils mentent effrontément et
affirment, dans une lettre adressée à Versailles en 1743, que
Saint-Domingue ne compte que trois Juifs ! Encore sont-ce
Mirande et Mendès, « fameux négociants de Bordeaux »,
neveux du puissant David Gradis, et Jacob Suarès. Quant au
sieur de Paz, ils ne le comptent pas, puisqu’il s’est converti au
catholicisme, qu’il professe ouvertement et de bonne foi 10.
A la même correspondance de Maurepas, les chefs de la
Martinique, Champigny et Lacroix répondent tranquillement
que leur gouvernement ne compte qu’une famille juive, les
Mendès, alliée à l’armateur Gradis. « Les frères Mendez,
assurent-ils, étaient les seuls Juifs que nous eussions dans ces
îles. Ils se sont convertis. L’aîné vient d’épouser une
catholique et nous sommes persuadés qu’ils sont dans la
résolution de persister et d’élever leurs enfants dans la
religion. » Les administrateurs, qui se félicitent de la probité
de ces Israélites, commissionnaires et armateurs appréciés, se
croient obligés de donner à leur conclusion le ton qu’appelle le
conformisme officiel. « Si par la suite, promettent-ils, il nous
arrive quelque Juif nous ne lui permettrons pas de rester sans
vos ordres. »
Que souhaiteraient les Israélites des possessions françaises ?
Ne pas être seulement tolérés ; pouvoir exercer leur religion et
leurs activités professionnelles au grand jour et de plein droit,
comme leurs frères qui habitent les colonies hollandaises de
Curaçao et de Surinam, ou qui résident dans les colonies
anglaises, à la Jamaïque, ou ailleurs.
Dans les possessions protestantes, en effet, les Juifs sont
acceptés, tant dans leur culte que dans leurs métiers. Bryan
Edwards, publiciste britannique de la Jamaïque, jetant un
regard circulaire sur les îles occidentales, consigne après
l’indépendance des Treize Colonies : « Il y a beaucoup
d’émigrés des États-Unis, et des Juifs, race errante et
vagabonde, qui pénètre partout où il y a des hommes. On leur
permet le libre exercice de leur religion, sans aucune
restriction, et ils ont conséquemment beaucoup de synagogues
dans toutes les îles. Considérés sous un point de vue politique,
ils sont inférieurs aux autres Blancs, n’ayant pas le droit de
voter aux élections, ni d’être nommés membres d’aucune
assemblée. Leurs mœurs et coutumes sont absolument les
mêmes que celles de leurs confrères des autres pays. » Si la
largeur de vues des protestants anglais est plus grande que
celle des Français, elle connaît, cependant, ses bornes. On
accorde plus de latitude aux Israélites, mais on les considère
toujours comme des étrangers, jamais comme des citoyens.
Au Surinam, le capitaine écossais Stedman, engagé, en
1772, dans le corps expéditionnaire hollandais chargé
d’écraser la révolte des Nègres marrons, observe attentivement
la colonie du Stadhouder. A plusieurs reprises, il évoque les
fils d’Israël. Il note qu’ils possèdent synagogues, écoles,
maisons d’éducation et aussi des privilèges tels « qu’ils n’en
possèdent nulle part d’aussi grands ». Les Hollandais, semble-
t-il, offrent aux Juifs un accueil plus complet, acceptant leurs
institutions et leur participation à la vie publique coloniale.
Un des plus célèbres porte-parole des Lumières, apologiste
ou contempteur de la colonisation — selon les chapitres — ,
Raynal, s’intéresse aux Juifs d’Amérique. Il rend hommage au
dynamisme de ceux qui habitent le Surinam et, évoquant leur
nombre dans la classe des négociants de la Jamaïque, il émet
un souhait vibrant :
« Puisse ce peuple, d’abord esclave, puis conquérant, et
ensuite avili pendant vingt siècles, posséder légitimement la
Jamaïque, ou quelque autre île riche du Nouveau Monde !
Puisse-t-il y rassembler tous ses enfants, et les élever en paix
dans la culture et le commerce, à l’abri du fanatisme qui le
rendit odieux à la terre, et de la persécution qui l’a trop
rigoureusement puni de ses erreurs ! Que les Juifs vivent enfin
libres, tranquilles et heureux dans un coin de l’univers ;
puisqu’ils sont nos frères par les liens de l’humanité, et nos
pères par les dogmes de la religion 11. »
L’ancien abbé compterait-il parmi les précurseurs du
sionisme ? On a quelque peine à s’en laisser accroire :
Jérusalem n’est pas à la Jamaïque. Son appel ardent ne
cacherait-il alors qu’une manœuvre hypocrite ? Pourquoi pas ?
Comme Montesquieu avait prescrit la ségrégation basque à
Ciboure, notre généreux prêcheur recommande le parcage
tropical. Les Antilles, c’est plus loin.
L’attitude du gouvernement français, quoique moins libérale
que celle des puissances protestantes, incline à la tolérance.
Cela ne comble pas les Juifs qui aspirent à jouir, dans les
colonies, des droits qui leur sont garantis à Bordeaux. Une
compréhension restrictive, telle est donc la doctrine de
Versailles. Maurepas l’exprime dans sa correspondance. Le 3
septembre 1743, il explique à Larnage et Maillart, qui
n’avaient recensé pour tout Saint-Domingue, que trois
Israélites et un converti, sa position sur les Juifs de la Grande
Ile : « il paraît qu’il n’y a aucun nouvel arrangement à prendre
par rapport à eux. Dès qu’il n’en reste en effet que trois, qu’ils
ne forment que deux maisons, qu’ils ne sont point mariés et
que leur conduite dans le commerce qu’ils font est aussi
convenable que vous le dites, il n’y a aucun inconvénient à les
tolérer dans la colonie et le Roi trouvera bon qu’ils y restent
tant qu’ils continueront à s’y comporter comme ils ont fait
jusqu’à présent ». Le ministre apporte, au moins
théoriquement, deux limitations à cette espèce de liberté tacite
de séjour dans les colonies. D’abord, « il ne faut point que
cette nation puisse se multiplier à Saint-Domingue » ; à cette
fin ne pourront s’établir que ceux à qui le Roi aura accordé
leur passage. Ensuite, il conviendra de veiller à ce que les
Israélites n’envoient pas, en France, leurs enfants légitimes ou
naturels pour les y faire élever dans leur religion. Deux
conditions, toujours transgressées 12.
Il est indéniable que les Juifs, même Portugais, résidant
dans les Iles, ne peuvent invoquer la protection d’un statut.
Mais ils profitent d’une large tolérance, dans laquelle,
vraisemblablement, chacun trouve son compte. Ainsi grâce à
la complicité entretenue de Versailles et des administrateurs
coloniaux, on évolue dans la fiction. Pour cause de paix
publique, pour prix de services rendus, les bureaux répètent
mécaniquement les antiennes traditionnelles, mais en prenant
soin de fermer les yeux sur la réalité. Par consentement tacite,
le mensonge fait office de loi, et tous s’en portent à peu près
bien.
Cette partie truquée ne connaît aucun incident majeur,
jusqu’au jour où un gouverneur-général à l’antisémitisme
militant, d’Estaing, voudra se dégager des règles jusque-là
observées par tous. Ce comportement souligne non seulement
la précarité de la condition des Juifs, mais aussi ouvre la porte
à des révélations. Bureaux métropolitains et coloniaux, qui
consignaient l’existence de trois ou quatre Juifs par colonie,
sont obligés de bouleverser leurs statistiques à cause de l’éclat
de l’Auvergnat. Ainsi apprend-on, ou plus exactement feint-on
de découvrir, que Saint-Domingue héberge une minorité
israélite appréciable, qui possède terres, esclaves,
commerces… et synagogues ; mais ce dernier terme doit être
pris au sens de communautés. En effet, malgré les ordres
ministériels, les Israélites quittent paisiblement Bordeaux pour
s’installer à l’Amérique ! Comme le note Azevedo,
commerçant portugais de Bordeaux, à la fin de l’Ancien
Régime, « il y a toujours quelques difficultés pour embarquer
des Juifs sous le nom de Juifs mais on les surmonte
facilement ».

Le droit colonial et les Juifs.

A Saint-Domingue, comme dans toutes les colonies, les


Juifs n’ont pas d’état aux dispositions définies. On vit dans le
flou, on navigue à l’estime. Un mémoire du Roi, du 20
septembre 1779, contenant les instructions au gouverneur
général de Bellecombe et à l’intendant Bongars, en porte
l’aveu : « Les lois du royaume à l’égard des Juifs et des
Protestants ne sont point observées, y lit-on. Sa Majesté veut
bien permettre que ceux qui sont établis ou qui s’établiraient
par la suite ne soient pas inquiétés pour leur croyance, pourvu,
toutefois, qu’ils s’abstiennent de tout exercice public de la
religion qu’ils professent 13. »
Sur un seul point, la législation manifeste une intangibilité
certaine. Les Israélites n’ont pas le droit d’exercer
publiquement leur religion. Il existe une situation de
monopole, dans ce domaine, au profit du catholicisme.
Hors de là, l’indéfini commence. D’après les lettres patentes
de 1550, renouvelées de règne en règne, les Portugais
disposent de la faculté d’acquérir, sur toutes les terres sous
domination du Roi, des biens meubles et immeubles. Dans
l’île, ceux-ci possèdent effectivement maisons, plantations,
esclaves. Mais dans l’esprit colonial, ce régime participe d’une
tolérance plutôt que d’un droit. Aussi, Abraham Gradis, le
puissant négociant bordelais, sollicitera-t-il, pour plus de
sûreté, des lettres-patentes où le Roi lui reconnaîtra, aux yeux
de tous, l’exercice du droit de propriété aux îles. Le 21 août
1779, Louis XVI accède à cette requête. « Voulant donner aux
dits sieurs Gradis et fils les témoignages de notre satisfaction
des services qu’ils nous ont rendus, déclare le monarque, nous
leur avons accordé et accordons relativement aux biens fonds
qu’ils ont acquis et pourront acquérir à l’avenir à Saint-
Domingue, à la Martinique et dans nos autres colonies les
mêmes droits, facultés et avantages dont jouissent nos autres
sujets, avons permis et permettons aux dits Gradis et fils de
disposer desdits biens par donation, ordonnance et dernière
volonté et à tel autre titre qu’ils jugeront à propos, renonçant
en leur faveur à tout droit de quelque nature qu’il soit qui
pourrait nous appartenir et empêcher l’effet des présentes,
dérogeant à tous édits, ordonnances, déclarations, arrêts et
règlements qui pourraient y être contraires 14. »
Cette décision, qui se borne à confirmer les lettres patentes
délivrées par les rois depuis Henri II, est cependant présentée
comme une faveur. Le ministre Maurepas, ami de Gradis et
son intermédiaire auprès du souverain, écrit, à son protégé le
13 septembre suivant : « Il a paru juste de vous accorder une
marque de distinction qui ne tirera pas à conséquence pour
d’autres et que vous avez mérité par vos services. Je suis très
aise que vous en ayez obtenu une récompense aussi flatteuse et
d’avoir pu y contribuer. »
La réglementation s’intéressait, cependant, aux Israélites,
depuis longtemps. Le 4 février 1658, un arrêt du Conseil
Supérieur de la Martinique ferme le commerce de l’île aux
Juifs, leur interdisant de poursuivre tout trafic après un voyage
de leurs vaisseaux, à peine de confiscation. Cette mesure
discriminatoire est rapportée dans l’année, le 2 septembre, par
la Cour martiniquaise. Tracy, lieutenant-général de
l’Amérique, réveille l’antisémitisme local dans une
ordonnance de police générale, qu’il rend le 19 juin 1664.
L’article 4 prescrit : « Ceux de la Nation Judaïque vendront et
recevront le jour du Sabath, jusqu’à ce qu’il en soit autrement
ordonné par Sa Majesté, sous peine de trois cents livres de
pétun d’amende. » Le 1er août 1669, le gouverneur-général de
Baas revient à la charge. Il défend « à tous les Juifs qui sont
dans les îles françaises de faire le samedi aucune cérémonie de
leur foi, d’obliger leurs nègres et engagés à garder le Sabath,
de travailler le dimanche, ni se montrer en public depuis le
Jeudi-Saint jusqu’au dimanche de Pâques, à peine d’être punis
exemplairement ».
Le 23 mai 1671, le Roi, dans une lettre à Baas, constatant
que les Juifs établis à la Martinique et autres îles « ont fait des
dépenses assez considérables pour la culture des terres, et
qu’ils continuent de s’appliquer à fortifier leurs
établissements », demande à son gouverneur que les Israélites
jouissent des mêmes privilèges que les autres habitants.
Particulièrement, le monarque veut qu’il soit laissé aux Juifs
« une entière liberté de conscience, en faisant prendre
néanmoins les précautions nécessaires pour empêcher que
l’exercice de leur religion ne puisse causer aucun scandale aux
catholiques ». Par là, le souverain leur reconnaissait, lui-
même, la pratique privée de leur culte, ce qui n’était pas une
mince concession.
Cette mesure de tolérance avait été préparée par des
instructions de Colbert, en qui Juifs et protestants en butte aux
tracasseries des jésuites, conseillers religieux des gouverneurs
généraux, rencontrent compréhension et appui. Dès le 12
septembre 1664, n’avait-il pas écrit à Tracy : « Le Roi ne veut
rien changer à ce qui s’est pratiqué jusqu’ici à l’égard des
Huguenots et des Juifs. Sa Majesté ayant garde, puisqu’ils
n’ont aucun service de leur religion, de le leur accorder, étant
si zélé pour la sienne. » En un mot, avant la révocation de
l’Édit de Nantes et la promulgation du Code Noir, le pouvoir,
parfois contrarié par les vicissitudes locales, admet
qu’Israélites et protestants pratiquent leur foi en privé. Quoi
qu’il en soit, la reconnaissance quasi officielle, accordée par
Louis XIV, dans sa correspondance du 23 mai 1671, favorise
l’installation de Juifs qui, parfois, reçoivent la nationalité
française. Ainsi, en avril 1676, le roi délivre des lettres de
naturalité à Aaron Lopez, de Bordeaux, et à son épouse Sara
de Bama, née au Brésil, et à leurs deux enfants, Abraham et
Jacob, qui ont vu le jour à Amsterdam 15. Le 24 septembre
1683, alors que la répression contre les protestants va bon
train, les enfants d’Israël sont frappés à leur tour. « Sa Majesté
ne voulant pas souffrir le mauvais exemple que les Juifs
établis dans les îles françaises de l’Amérique, donnent à ses
sujets par l’exercice de leur religion », leur ordonne de quitter
les colonies dans le mois qui suivra la publication de cet ordre,
« pour aller où bon leur semblera ». Le 12 septembre 1684, un
arrêt du Conseil d’État interdit d’envoyer aux Iles et côtes
d’Afrique d’autres personnes que des Français professant la
religion catholique. Il reprend en cela une disposition que l’on
trouvait déjà dans le contrat d’établissement de la Compagnie
des Iles d’Amérique, conclu en 1635. En 1685, tandis qu’est
révoqué l’Édit de Nantes, le Code Noir ordonne aux Juifs,
« ennemis déclarés du nom Chrétien », de quitter les îles dans
les trois mois, « à peine de confiscation de corps et de biens ».
Ce texte, enregistré deux ans plus tard par le Conseil Supérieur
du Petit-Goâve, à Saint-Domingue, sera suivi, le 1er septembre
1688, d’un ordre du Roi appelant à la conciliation. Il réclame
que les administrateurs n’obligent pas les religionnaires et
nouveaux convertis à s’approcher des sacrements par la force,
mais par la douceur. Après l’affirmation péremptoire du
principe exclusif, vient la première dérogation.
Le temps passant, la recherche de l’unité religieuse du
royaume apparaît de moins en moins comme le seul mobile de
la politique anti-judaïque de Louis XIV. Le monarque décèle
dans la diaspora juive d’Amérique, une entreprise de sape de
sa politique commerciale qui soumet au monopole de la mère-
patrie tous les échanges des colonies. Dans une lettre du 28
avril 1694, envoyée à Blénac, lieutenant-général des îles
d’Amérique, il rappelle que l’ordonnance d’expulsion des
Israélites a été « rendue pour en chasser ceux que le commerce
que les Hollandais faisaient aux îles, y avait introduits » 16. Les
Juifs sont ici assimilés à de mauvais Français, associés des
Hollandais en contrebande. Ordre est donc répété qu’aucun
« marchand ou autre faisant profession de la religion juive » ne
soit autorisé à s’établir dans les colonies de la couronne, et que
ces indésirables soient acheminés vers le faubourg de Bayonne
où le Roi leur a permis de demeurer.
Le grief d’interlope formulé par le Roi est-il fondé ?
Vraisemblablement. Mais il faut préciser qu’à la fin du XVIIe
et au début du XVIIIe, pour ne pas dire tout au long du siècle
des Lumières, chacun s’employait à violer les règles du
protectionnisme commercial : depuis les armateurs de France
jusqu’aux colons des îles, en passant par les fonctionnaires
coloniaux.
Les Juifs, pour exercer leur profession dans les possessions
royales pendant la deuxième partie du règne de Louis XIV,
n’ont d’autre solution que de se convertir. Cette obligation
disparaît sous la Régence, tout au moins pour les Portugais.
Les lettres patentes de 1723, reconnaissent à nouveau le statut
de régnicoles aux Juifs dits Portugais des généralités de
Bordeaux et d’Auch. Cette mesure, qui en fait n’a d’effets
contraignants qu’en Guyenne, n’avait ailleurs rien de définitif.
Elle établissait une protection qui pouvait voler en éclats sous
le mauvais coup d’un événement, d’une colère ou d’un acte
arbitraire.
La famille Gradis avait donc eu raison de prendre ses
précautions et de se mettre à l’abri des mouvements d’humeur
des créoles. Non que l’opinion coloniale contestât aux
Israélites le droit de posséder, mais parce qu’en matière de
succession, elle manifestait quelque réticence. Parfois, le
receveur des aubaines réclamait que les biens d’un Juif décédé
fussent attribués à l’État, comme il le faisait dans le cas des
étrangers morts dans l’île. Le Code Noir ne stipulait-il pas
dans son article 9 la bâtardise des enfants non catholiques,
dépouillant ainsi fils et filles de Juifs et de protestants des
biens de leurs parents au profit de l’État ? La jurisprudence des
Conseils Supérieurs, tout en écartant souvent cette
prescription, demeurait incertaine, toujours susceptible de
changer d’orientation. Pour les Juifs, rien n’était sûr. Quelques
décisions judiciaires illustrent la précarité de cette situation.
Le 8 mai 1751, le Conseil Supérieur de Léogane condamne
le receveur des aubaines de son ressort à remettre à Emmanuel
Cardoze, Juif de la généralité de Bordeaux, la succession de
son frère David, qu’il avait déjà saisie 17.
Dans le même sens, le Conseil Supérieur de Port-au-Prince
casse, le 4 juillet 1759, une ordonnance du juge royal de cette
ville, qui avait autorisé le receveur des aubaines à faire
apposer les scellés sur la succession de Moïse Aguilard. Le 6
octobre suivant, le Conseil Supérieur du Cap, examinant cette
affaire, statue dans le même sens.
Contrairement à ce que laissait présager cette jurisprudence
répétée, le 12 juillet 1779, le Conseil Supérieur du Port-au-
Prince déclare aubaine la succession de Benjamin Delbaille.
Retour aux premiers errements les 24 mai 1780 et 16 mai
1781. Deux arrêts du Conseil du Cap jugent que
l’immatriculation de Totta à Bordeaux suffit pour affranchir ce
Portugais de l’aubaine dans les colonies.
Puis, nouveau pas en arrière. Un receveur des aubaines de
l’île saisit la succession de sieur Depas, invoquant le prétexte
que le défunt était Juif. La famille réagit. Le puissant Jacob
Gradis, qui a épousé la fille de Depas, obtient, le 2 mars 1782,
un brevet de don qui lui permet de récupérer l’ensemble des
biens qui appartenait à son beau-père 18.
Le cadre juridique dans lequel évoluent les Israélites de
Saint-Domingue manque de rigueur. Il laisse la part trop
grande à l’incertitude. Les riches, qui frayent avec les
membres des Conseils Supérieurs, sont enracinés dans le
système colonial ; ils réussissent généralement à bénéficier
d’un régime d’égalité avec les Français. Les pauvres,
notamment en matière de succession, pouvaient-ils seulement,
pour des raisons financières ou autres, se dresser contre
l’arbitraire des receveurs des aubaines ? Il est permis d’en
douter… Quant à la compréhension de la Cour, si elle se
manifeste de manière indiscutable après la mort de Louis XIV,
elle n’en conserve pas moins des restrictions certaines. Par
exemple, lorsqu’Orvilliers, gouverneur-général de la Guyane,
transmet à Versailles une demande des Juifs de Surinam qui
souhaitent s’établir à Cayenne, le ministre répond
laconiquement, le 6 mars 1727 : « Sa Majesté n’a pas jugé à
propos qu’il convienne de leur accorder ; ainsi s’ils vous en
font parler encore, vous leur ferez savoir que vous avez ordre
de ne pas les recevoir 19. » On ne saurait expliquer plus
clairement une réserve arrêtée et catégorique. Néanmoins, lors
de la tentative de colonisation du Kourou, en 1763-1764,
tragédie qui ne fit pas moins de 10000 victimes, Louis XV
donna instruction au chevalier Turgot, son gouverneur-général
à Cayenne, d’accepter les Juifs sans les soumettre à aucune
exigence. L’échec de ce projet fou coupa court à toute
inflexion de la politique royale vis-à-vis des Israélites. Et ce,
malgré les sollicitations des démographes qui, pour assurer
l’accroissement de la population et de l’agriculture, invitent le
Gouvernement, comme Turmeau de La Morandière, dans son
Appel des Etrangers dans nos colonies, paru en 1763, à attirer,
dans les possessions éloignées, les peuples de toutes les
Nations, et même de toutes les Religions.

Revendications des Juifs des colonies.

Les Portugais, dont les activités croissent aux Iles, décident


de s’adresser à Louis XVI, lors de son avènement en 1776. Ils
lui demandent que les lettres-patentes, par lesquelles il se
prépare à renouveler celles d’Henri II, étendent expressément
leurs privilèges aux colonies.
Ils développent une argumentation en deux points.
Premièrement : ils réclament que les lettres-patentes, répétées
de règne en règne depuis 1550, intègrent les colonies dans le
champ de validité de leurs droits, puisque ceux-ci sont
reconnus sur toute l’étendue des terres et seigneuries relevant
de l’autorité royale. Deuxièmement : ils soutiennent que les
édits de 1683 et 1685, qui les avaient chassés des possessions
d’outre-mer, ont été anéantis par les lettres-patentes de Louis
XV, en 1723. En effet, le monarque n’avait-il pas alors prorogé
leurs avantages, dans les mêmes termes qu’Henri II, c’est-à-
dire sur l’ensemble du territoire soumis au pouvoir du
souverain ?
Antérieurement, le 4 juillet 1764, les Juifs de la Martinique
avaient présenté une requête aux termes semblables. Rappelant
qu’ils avaient contribué au développement économique de
l’Ile, ils formaient le vœu « d’user des mêmes facultés, droits,
franchises et facultés dont jouissent et usent les naturels
français », et demandaient qu’on leur permette « le libre
exercice de leur religion 20 ».
Avant de prendre décision, Sartine, le ministre de la Marine,
s’accorde un temps de réflexion et consulte quatre
personnalités qui connaissent bien les problèmes coloniaux :
Le Mercier de La Rivière, Nolivos, Malouet et La Ferronnaye.
Les deux premiers conseillers du ministre se montrent
favorables à la requête des Portugais, les deux autres, hostiles.
Le Mercier de La Rivière, ancien intendant des Iles du Vent,
économiste écouté, plaide que l’on permette aux Juifs de
s’établir dans les colonies pour y exercer les arts et professions
mercantiles qu’ils voudront, à la seule réserve de ne pas leur
octroyer la plénitude de l’état de citoyen.
Malouet, ancien commissaire de la marine à Saint-
Domingue où il a épousé la fille d’un riche colon, à la veille
d’occuper le poste d’intendant en Guyane, synthétise,
parfaitement l’opinion du fonctionnaire colonial et celle de
l’homme d’affaires qui a des intérêts sous les tropiques.
D’abord aucun préjugé favorable de sa part, à l’égard des
Portugais. Qu’ils fassent le bonheur des propriétaires
bordelais en leur accordant crédit et en intensifiant la vente de
leurs vins à l’étranger ne doit pas suffire à les laisser se
multiplier dans les colonies. Pourquoi ? Contrairement aux
protestants ils ne sont pas liés aux Français par le sang ; ce
sont des étrangers. Ils ne se consacrent jamais aux cultures,
préférant les métiers qui leur permettent de quitter le pays à
tout instant : courtiers, négociants, usuriers. De plus, les
marchands nationaux, dont ils sont les concurrents
insupportables, ne partagent rien avec eux : ni patrie, ni
religion, ni mœurs.
Veut-on un exemple des calamités que les Israélites traînent
derrière eux ? Admis à la Jamaïque qu’ont-ils fait ? « Ils y sont
devenus les maîtres du change et des négociations, et la moitié
de la colonie est gémissante sous leur joug. » Quant au
Surinam, on y observe les mêmes effets.
Non sans une certaine avance, et avec des échos qui
annoncent un avenir lointain, le commissaire de marine
s’oppose aux réclamations des Juifs au nom de la menace, du
péril que ceux-ci portent en eux. Les Israélites, prédit Malouet,
« deviendraient tout au plus les banquiers et les financiers de
la nation qui les adopterait, et seront toujours prêts à partir
avec leur caisse et leur portefeuille. Une fois adoptés en corps
de secte et traités en régnicoles, ils se multiplieront
prodigieusement et formeront un État dans l’État ; ils en
deviendront les seuls commerçants ; ils s’empareront à la
longue de toutes les richesses mobilières qui, à mesure
qu’elles passent dans leurs mains, ne rentrent plus dans les
autres classes de la société… Ainsi la totalité du commerce
actif de la nation pourrait se trouver dans un temps donné,
entre les mains de la communauté juive, dont l’accroissement
en richesses et en population deviendrait bientôt redoutable au
peuple protecteur ». Après avoir exprimé sa crainte devant la
suprématie économique des Juifs, le futur ordonnateur de la
Guyane, qui avoue par là un complexe d’infériorité devant leur
intelligence et leur talent, libère sa dernière frayeur intime.
« Considérons enfin le danger de cette adoption relativement à
la sûreté d’un État, propose-t-il. Les Juifs embrassent par leur
correspondance toutes les parties de l’Europe, et sont
uniquement dévoués à leur secte et à leur intérêt… C’est la
seule classe d’hommes qui ait un intérêt séparé de ceux de la
patrie qu’ils choisissent. » En quelques lignes, cet esprit des
Lumières annonce certains des principaux thèmes de
l’antisémitisme contemporain. Le Moyen Age, dans certains
de ses replis, serait-il intemporel ?
En conclusion, Malouet suggère d’interdire l’entrée des
possessions antillaises aux Juifs, Portugais compris, sauf à
accorder des autorisations particulières « à celles de leurs
maisons principales qui, par leur moralité et leur commerce,
méritent les bontés du Gouvernement ». Il ne s’agit ni plus ni
moins que de maintenir le statu quo existant, la tolérance
ancienne qui, sans rien interdire aux enfants d’Israël, évite de
leur donner une quelconque garantie juridique.
Sartine adopte cet avis. Les lettres-patentes de 1776
n’étendront pas les privilèges des Portugais hors de la
métropole. Mais, sous le ministère éclairé du maréchal de
Castries, elles seront enregistrées pour la première fois à Saint-
Domingue, par le Conseil Supérieur du Cap, en 1782. Cette
mesure marque un progrès d’autant plus important que le
Nord, où les Nouveaux Chrétiens jouiront des mêmes droits
qu’à Bordeaux, ceux des régnicoles, est la partie la plus riche
de la Perle des Antilles.
Cette évolution positive de la condition des Portugais des
colonies traduit un mouvement en profondeur plutôt qu’une
concession momentanée. En témoignent les instructions du 1er
août 1788, adressées au marquis du Chilleau, gouverneur-
général de Saint-Domingue. Au sujet des Juifs, elles indiquent
que Sa Majesté se propose « de leur accorder incessamment
des faveurs plus étendues, conformément à ce qu’Elle a jugé
convenable de statuer par un Édit du mois de novembre
dernier à l’égard de ceux qui ne font pas profession de la
religion catholique dans l’intérieur du royaume ».
Le 28 novembre 1787, le roi, rompant avec la tradition
louis-quatorziènne, avait arrêté une première décision pour
réintégrer les protestants dans la société française. Dans le
même esprit, il avait supprimé le péage corporel auquel était
soumis les Juifs de l’Est essentiellement, et avait confié à
Malesherbes la préparation d’un rapport sur les moyens à
adopter pour faire entrer les Israélites dans la communauté
nationale.
Être Portugais à Bordeaux ou à Saint-Domingue constitue
un indiscutable avantage sur les autres Juifs. Toutefois c’est
pouvoir aussi bien encourir vexations ou injustices que
recevoir marques de faveur ou de distinction. D’où la nécessité
d’un accès auprès du Pouvoir, du Roi ou de ses ministres.
Dans ce rôle de porte-parole, deux familles puissantes, les
Gradis et les Pereyre, occupent la première place. Leurs
revendications, que la monarchie a écoutées d’une oreille
favorable sans réussir à les traduire dans sa législation, seront
ratifiées par la Constituante, par la Révolution 21.
III

Noirs et Sang-mêlés en France

Le privilège de la terre de France.

Pendant longtemps aucun texte n’a régi le séjour des


esclaves en France. Le Code Noir, du mois de mars 1685, n’y
fait aucune allusion. Au plus, trouve-t-on, à ce propos,
quelques lettres du ministre de la Marine aux administrateurs
coloniaux, et quelques ordonnances royales.
Une correspondance, envoyée, le 4 octobre 1691, par Louis
de Pontchartrain, à M. d’Eragny, lieutenant-général des îles de
l’Amérique, signifie que, selon le roi, la liberté est « acquise
par les lois du royaume aux esclaves, aussitôt qu’ils en
touchent la terre ». Une ordonnance prise par Louis XIV le 28
avril 1694 condamne les capitaines de navires à payer les
Nègres trouvés à leur bord, à leur arrivée en France. En effet,
pour lutter contre un trop grand afflux d’esclaves, tous les
Nègres qui se trouveront sur les bâtiments venus des Iles
d’Amérique, qu’ils s’y soient cachés ou autrement, seront
remboursés 400 livres chacun à leurs maîtres. Cette mesure ne
provoque pas la dissuasion attendue : dès le 28 octobre de la
même année, une deuxième ordonnance royale interdit
formellement aux capitaines de vaisseaux marchands ou de
guerre d’embarquer aucun nègre sans autorisation du
gouverneur. Une lettre, cette fois encore émanée de la dictée
de Louis de Pontchartrain, confirme, le 12 octobre 1696, à
Robert, intendant de la Martinique, la doctrine antérieure avec
une nuance : il n’existe « aucune ordonnance qui permette aux
habitants des îles de conserver leurs nègres esclaves en France,
lorsqu’ils se veulent servir de la liberté acquise à tous ceux qui
en touchent la terre ». Une troisième dépêche, adressée le 5
février 1698, par Jérôme de Pontchartrain à Ducasse,
gouverneur de Saint-Domingue, répète le précepte
traditionnel : les Nègres, amenés des Iles en France, sont
libres, même quand ils retournent aux Iles. Le 11 mars 1699, le
ministre correspond à nouveau avec Ducasse. Le Roi, écrit-il,
veut bien que les Nègres qui ont été à la fameuse expédition de
Carthagène, et qui sont revenus après avoir été pris par les
ennemis, « ou ont repassé en France », soient affranchis.
La disparition de Louis à qui succède son fils, Jérôme de
Pontchartrain, à la tête de secrétariat d’Etat de la Marine,
amorce l’évolution restrictive du vieux privilège de la terre de
France qui, toutefois, d’après l’interprétation du 12 octobre
1696, ne fonctionnait pas automatiquement, mais à la volonté
du bénéficiaire. Donc, une lettre ministérielle du 10 juin 1707,
apporte des précisions limitatives. Les Nègres qui auront été
conduits dans le Royaume et qui refuseront de revenir aux Iles
ne pourront y être contraints ; mais ceux qui, de leur pleine
volonté, auront pris le parti de revenir en Amérique, lieu de
l’esclavage, ne pourront alléguer le droit hérité de Louis le
Hutin.
Cette circulaire n’a pas force de loi. A preuve, le 30
novembre 1707, le ministre indique aux administrateurs de la
Martinique, au sujet d’une esclave qui a séjourné en métropole
et qui s’en repart : « je crois devoir vous préciser que cette
Négresse est libre, et que si en arrivant à la Martinique, elle
demande à jouir du privilège que lui procure son passage en
France, on ne pourra le lui refuser ; si elle ne le demande point
et veut bien rester esclave, ce sera à elle à se l’imputer 1 ».
Deux ans plus tard, le 12 juin 1709, Jérôme de Pontchartrain,
commentant la vente en métropole d’un captif, déclare : ce
Nègre, engagé comme domestique en France, était libre 2. En
effet, la terre nationale étant franche on ne peut y acquérir
d’esclave.
Le courrier ministériel, avec ses fluctuations, ses allers et
ses retours, abandonne l’esprit à la plus grande perplexité. On
ne sait plus très bien où l’on en est. Simplement on croit
comprendre qu’à la fin du règne de Louis XIV, le privilège de
la terre de France ne se met plus en action mécaniquement ; il
faut que l’éventuel bénéficiaire réclame expressément qu’il lui
soit appliqué.
Une chose toutefois est certaine. Au terme du gouvernement
du Grand Roi on s’interroge sérieusement. Faut-il étendre aux
esclaves noirs le privilège de la terre de France, ou bien le leur
refuser ?
Les planteurs grommellent, protestent. L’adoption d’un
système de libération automatique nuirait au bien des colonies,
car il augmenterait le nombre des affranchis. Or, dit-on, « ces
gens-là étant des fainéants et des misérables, sujets à toutes
sortes de vices et de désordres, parce qu’ils n’ont personne qui
veille sur leur conduite », désorganiseraient le fonctionnement
de l’ordre colonial.
D’autres arguments existent, plus rigoureux, que l’intendant
Bégon expose dans un mémoire, rédigé à Rochefort, le 11
novembre 1704. D’abord, explique l’administrateur, il
convient de tenir compte de la tradition, en matière de
passages d’esclaves en métropole. Il y a soixante-dix-huit ans
que les habitants des Iles ont commencé à avoir des esclaves
noirs, mulâtres ou indiens. « Ils en ont amenés dans tous les
ports de France, et les ont ramenés avec eux sans qu’ils aient
prétendu être libres. » Ensuite, l’administrateur expose sa
deuxième objection ; elle ne relève pas de la coutume mais de
l’analyse juridique. Si la terre de France libère les esclaves, cet
effet devrait se produire aussi bien aux Iles que dans les ports
de la mère-patrie. Or, il ne saurait en être question. Dès lors,
comme colonies et métropole sont parties intégrantes du même
royaume, qu’on bannisse l’idée de l’existence d’une
législation pour l’Europe et d’une autre pour les Antilles, et
que les Noirs restent dans l’esclavage partout où ils iront.
Pendant des temps et des temps l’élite nationale avait
manifesté son attachement au privilège de la terre de France
dont la réputation atteignit les contrées les plus lointaines.
Dans sa Vie des Grands Capitaines Etrangers et Français,
Brantôme l’a célébré au travers de deux anecdotes. Pendant
que Charles Quint assiège Metz, un esclave du général
espagnol Luis d’Avila galope de toute la vitesse de son cheval
vers la citadelle française et s’y réfugie. Le Castillan réclame
au duc de Guise de lui restituer l’homme et la bête qui lui
appartiennent. Le Lorrain répond : il ne peut renvoyer
l’esclave ; il a les mains liées par la tradition immémoriale
selon laquelle la France ne veut recevoir nul esclave chez elle ;
quiconque, né dans la servitude viendrait à y entrer, « est
aussitôt libre et hors de toute esclavitude et captivité ». Quant
au cheval, on le rendit avec beaucoup de courtoisie ! Bien plus
tard quelque soixante Mores ou Turcs, échappés des galères de
Gênes, entrent en France. Le roi les reçoit et leur remet de
l’argent pour couvrir les frais de retour dans leur patrie. Ces
anciens forçats assurent à qui les écoute que « sachant bien le
privilège libre de la franchise de France », ils avaient tout fait
pour trouver asile dans ce pays libérateur. Bien des choses ont
passé depuis le XVIe siècle. Maintenant le royaume possède
des colonies, dont certaines recrutent leur main-d’œuvre parmi
les races « inférieures » qui peuplent l’Afrique, ce continent
meurtrier où seuls des sauvages peuvent vivre.
Au nom de l’évolution économique, on se prépare à renier
l’arrêt de 1571 par lequel le parlement de Bordeaux avait, pour
la première fois, affranchi des esclaves africains « parce que la
France ne peut admettre aucune servitude » sur son sol.
Toutefois il ne faut pas exagérer la portée de ce durcissement.
Jusqu’au XVe siècle, l’Europe évangélisée, a pratiqué
l’esclavage au détriment des pays non-chrétiens d’Europe ou
d’Afrique, sans que le remords ne l’effleure, mais au contraire,
convaincue de son bon droit.
En fait, même au temps du Grand Roi, on bousculait le
vieux privilège de la terre de France. Ainsi, au nom de la
défense du royaume, le monarque faisait-il acheter quelques
esclaves à la côte d’Afrique, pour manier les rames des
galères. Le négrier Jean Barbot signale, par exemple, dans son
Journal, le passage du navire français la Victoire : celui-ci avait
acheté 85 Nègres qui furent débarqués à Marseille et affectés
aux galères du Levant. Toujours au temps de Louis XIV, moins
respectueux qu’il ne semble des préceptes traditionnels, les
galères royales sont peuplées de deux mille à trois mille Turcs
achetés par la France sur les marchés d’esclaves d’Italie. Les
Turcs d’Asie viennent des royaumes de Maroc, Alger et
Tripoli, écrit, entre autres, l’ancien galérien protestant Jean
Marteilhe, tandis que ceux d’Europe, souvent capturés par les
Impériaux, « très bien faits de corps, blancs et blonds de
visage », sont des Européens, originaires de Bosnie, Bulgarie,
Hongrie, Roumanie. Ces hommes, achetés jusqu’en mer Noire,
n’ont pas plus droit à bénéficier de la franchise du territoire
national, que les Africains troqués à la côte de Guinée, sous le
fallacieux prétexte que le commerce des esclaves existe là où
ils furent acquis !
La rapide disparition de la vertu affranchissante du sol
français, qui s’évanouira complètement sous la Régence et
sous Louis XV, est déjà amorcée sous le très catholique Louis
XIV. Elle ne sera pleinement et définitivement restaurée qu’en
1836 !

La police des Noirs sous Louis XV.

Jusqu’à la mort de Louis XIV, on ne déborde pas le cadre


silencieux du débat d’idées. Mais sitôt après, les colons font
pression sur l’administration coloniale. Ils ne veulent pas que
leurs esclaves qui, selon une tradition bien assise, les
accompagnent lors de leurs séjours en France, soient
automatiquement libérés de toute servitude en touchant le sol
national. Et le gouvernement va céder.
Au mois d’octobre 1716, Philippe d’Orléans régentant le
royaume, un édit est publié : « Comme nous avons été
informés, déclare le nouveau maître, que plusieurs Habitants
de nos Isles de l’Amérique désirent d’envoyer en France
quelques-uns de leurs esclaves pour les confirmer dans les
instructions et dans les exercices de notre religion, et pour leur
faire apprendre en même temps quelque métier ou art dont les
Colonies recevraient beaucoup d’utilité par le retour de ces
esclaves ; mais que ces Habitants, craignant que leurs esclaves
ne prétendent être libres en arrivant en France, ce qui pourrait
causer auxdits Habitants une perte considérable et les
détourner d’un objet aussi pieux et aussi utile, nous avons
résolu de faire connaître notre intention à ce sujet. »
Les esclaves nègres, de l’un et de l’autre sexe, qui seront
conduits en France par leurs maîtres, ou qui seront par eux
envoyés, ne pourront prétendre avoir acquis leur liberté sous
prétexte de leur arrivée dans le Royaume. Ils seront tenus de
retourner dans les Colonies quand leurs maîtres le jugeront à-
propos, au plus tard dans les trois ans mais, faute par les
propriétaires d’observer ces formalités, ils seront libres et ne
pourront être réclamés. Les procédures auxquelles il est fait
référence consistaient en la délivrance d’une autorisation de
sortie des gouverneurs-généraux, que les maîtres avaient
obligation de faire enregistrer au greffe de la juridiction du lieu
de leur résidence, avant leur départ, et à celui de l’Amirauté du
lieu de débarquement.
Par ailleurs, si quelques esclaves nègres quittent les colonies
sans la permission de leurs maîtres, et se retirent en France, ils
ne pourront prétendre à la liberté. Enfin les habitants des
colonies voulant s’établir en France et vendre les plantations
qu’ils possèdent aux Iles, seront tenus dans l’an, à compter du
jour qu’ils les auront vendues, de renvoyer dans les Colonies
les esclaves de l’un et de l’autre sexe, qu’ils auront emmenés
ou envoyés dans le royaume. Faute de quoi, les Nègres seront
libres 3.
Ainsi les idées nouvelles, qui mettaient en crise la
conscience européenne, et qui, au nom de l’esprit de liberté et
de tolérance, voulaient renverser l’ordre moral lentement
construit par le Grand Roi et l’Eglise en arrivaient à favoriser
la prise d’une décision contraire à leur objet. Cédant devant la
pression d’une petit groupe de planteurs, elles autorisaient
l’abolition de la vertu affranchissante de la terre française,
vieille tradition, que l’absolutisme Louis quatorzien avait à
peu près préservée ! Toutefois, il demeurait un point sur lequel
il n’avait rien été concédé. Il était expressément interdit
d’acheter ou de vendre des esclaves sur le sol métropolitain.
Cette disposition, qui essayait de sauvegarder un lambeau du
principe selon lequel la terre nationale est franche, donc où
l’esclavage n’a pas cours, connut la longue carrière des vœux
pieux.
Deux décennies après la publications de l’édit du Régent, le
besoin se fait toujours sentir de réglementer. Quelques
esclaves, tel Jean Boucaud, n’assignent-ils pas leurs maîtres
devant la Justice pour obtenir leur affranchissement ? L’affaire
Boucaud sera sanctionnée par un arrêt du Conseil d’État,
évoquant la sentence de libération prononcée par la Table de
Marbre : le Roi fait savoir qu’il peut seul déclarer ses
intentions sur les édits de 1685 et 1716. C’était le 12
septembre 1738.
Dans ce tumulte, qu’était devenu Jean Boucaud ? Louis XV,
plutôt que de se laisser forcer la main par les magistrats
parisiens, signe l’ordre d’affranchissement de l’esclave, le 25
avril 1739. Une amputation à cette liberté octroyée : le
monarque commande que le nouveau libre quitte Paris dans les
huit jours, sans jamais pouvoir y revenir, et également qu’il ne
retourne jamais à Saint-Domingue, ni dans aucune île
française de l’Amérique. Maurepas, dans une lettre
accompagnant l’ordre royal, écrit à Leclerc du Brillet,
procureur du Roi à l’Amirauté : « Il a paru convenable de
terminer ainsi cette affaire qui, comme vous le savez, n’a déjà
fait que trop d’éclat 4. » Louis XV, homme autoritaire et
pénétré d’incarner la souveraineté, en évoquant l’affaire à lui
et en imposant sa solution, donne une leçon de droit aux
parlements. Il leur signifie que la délicate matière de la liberté
ressortit à sa seule compétence. Un avertissement que
quelques accrocs écorcheront.
Entre l’évocation du procès et son règlement, l’affaire
Boucaud avait provoqué une initiative législative importante.
Le 15 décembre 1738, Louis XV confirme les termes de la loi
de 1716, mais limite à trois ans le séjour des esclaves envoyés
en France pour y apprendre un métier ou se fortifier dans la
religion, et précise qu’en aucun cas les Nègres ne serviront de
domestiques à leurs propriétaires. Comme s’il prévoyait la
vanité de son effort, le souverain stipule que les planteurs qui
ne rapatrieront pas leurs Noirs paieront une amende de 1000
livres par tête, entre les mains des commis des trésoriers
généraux de la Marine dans les colonies. Dernier point à
relever, le plus important, l’exposé des motifs a changé. Il
reflète les préoccupations nouvelles de l’opinion coloniale.
Le monarque note que depuis 1716 les habitants des
Antilles ont fait passer un grand nombre d’esclaves dans le
royaume. Il déplore que la plupart de ces Nègres contractent
« des habitudes et un esprit d’indépendance, qui pourraient
avoir des suites fâcheuses ; que d’ailleurs, leurs maîtres
négligeant de leur faire apprendre quelque métier utile, en
sorte que de tous ceux qui sont emmenés ou envoyés en
France, il y en a très peu qui soient renvoyés dans les
Colonies, et que dans ce dernier nombre, il s’en trouve le plus
souvent d’inutiles, et même dangereux ». De son côté,
Maurepas, dans une lettre qu’il envoie, le 15 février 1739, à
Larnage et Maillart, administrateurs de Saint-Domingue,
révèle que l’objet de cette loi ne vise pas seulement à
empêcher un trop grand nombre d’affranchissements mais
aussi à freiner « le mélange du sang des Noirs dans le
royaume ». C’est la première fois qu’en cette matière,
l’argument racial est invoqué. En effet, l’ordonnance de 1738
prohibe formellement que les esclaves noirs se marient en
France sous-entendu avec des Blanches.
Beau constat d’échec pour la monarchie administrative ! Il
n’y jamais eu autant de Noirs en France que depuis la
publication de l’édit de 1716 qui réglementait leur entrée et les
modalités de leur séjour dans le royaume. Ce n’est pas fini.
Les ministres de la Marine, qui se succèdent, inondent
gouverneurs et intendants des lointaines possessions de leurs
sempiternels rappels l’ordre : autant de litanies récitées dans le
désert.
Le 18 octobre 1753, Rouillé reprend l’antienne. Il ressasse
les inconvénients que suscitent les trop nombreux passages de
Noirs dans la métropole. En réponse, le 30 janvier 1754, les
administrateurs de la Martinique débitent la doctrine officielle.
Les dangers sont « considérables, tant pour la France que pour
la colonie, expliquent-ils. Pour la France, cela fait un mélange
odieux qui peut devenir dangereux par la suite. Et comme on
n’a pas en France la même autorité que dans ce pays sur ces
gens-là ; que les Blancs, même en France, ne font point de
difficulté pour se lier avec eux et n’ont pas pour eux le mépris
que l’on a ici ; que d’ailleurs on peut assurer hardiment que
tous les Nègres presque sans exception sont méchants, voleurs
et libertins, cette liaison ne peut avoir que des suites
désagréables et dangereuses pour la colonie. Les Nègres qui
reviennent de France sont insolents, par la familiarité qu’ils
ont contactée avec les Blancs, et y ont acquis des
connaissances dont ils peuvent faire un très mauvais usage ».
D’où cette conclusion à la fois logique et surprenante : « Le
mieux serait qu’ils n’y eussent jamais été, ou qu’ils ne
retournassent plus dans les colonies. » Les réguliers échanges
de dissertations auxquels se livrent ministres et administrateurs
ne modifient rien ; au contraire, la situation évolue dans le
sens le plus contraire à leur vœu. Aussi la lettre que Bompar et
Hurson avaient envoyée au ministre, le 28 juillet 1752, eût-elle
pu être recopiée périodiquement : « On voit partir
continuellement des Nègres domestiques de ce pays, et qu’on
y voit presque jamais revenir », s’y affligeaient les deux
chefs 5.
Que faire ? Les 31 mars et 5 avril 1762, ordonnances de
l’amiral de France, le duc de Penthièvre. Ordre est donné aux
propriétaires de domestiques nègres ou mulâtres de les
déclarer au greffe de l’Amitauté et prohibition leur est
signifiée d’acheter ou de vendre des esclaves sur le sol
national. Le 30 juin 1763, le ministre de la Marine tranche. Il
interdit aux administrateurs coloniaux d’accorder tout passage
aux exclaves et Nègres libres. Ces gens-là, se plaint-il, ne
viennent dans le royaume ni pour être instruits dans la religion
catholique ni pour apprendre un métier, conditions auxquelles
le décret de 1738 tolérait leur entrée dans la métropole. A ce
premier grief, Choiseul en ajoute un autre : le nombre des
esclaves s’est augmenté si fort en France, déplore-t-il, qu’il en
est résulté un sang-mêlé, qui se multiplie tous les jours, par la
communication qu’ils ont avec les Blancs. Personne ne tiendra
compte de la lettre ministérielle, des doléances et des ordres
qu’elle contient.
Le même jour, le 30 juin 1763, le ministre s’adresse aux
intendants de la marine en France. Le Roi, voulant rendre les
Nègres esclaves aux cultures coloniales et voulant faire
barrage à l’augmentation du sang-mêlé, « a jugé indispensable
de les faire tous sortir du royaume ». Et, Choiseul demande à
ses subordonnés d’informer les intendants des provinces et de
« tenir la main à l’expulsion totale de ces esclaves », d’ici au
15 octobre prochain 6. Comme l’instruction aux
administrateurs des colonies, celle-ci s’enlisera dans l’oubli.
Ces mesures, que Rouillé songeait à prendre dix ans plus tôt,
dès 1753, appartiennent à une panoplie juridique purement
formelle, sans prise sur la réalité, mais n’en traduisent pas
moins une évolution de l’esprit gouvernementale perceptible
dès les années qui précédèrent la guerre de Succession
d’Autriche.
Pendant la fin du règne de Louis XV, la police des Noirs en
France ne figure pas au premier plan des préoccupations
gouvernementales. La législation en vigueur ne reçoit qu’une
application partielle, ce qui n’empêche pas les administrateurs
généraux de réglementer. Ainsi, le 30 septembre 1766,
Bongars, intendant de Saint-Domingue, porte à 3000 livres,
l’amende de 1000 livres prévue par l’ordonnance de 1738, que
doit payer le planteur par Nègre emmené en France et qui n’a
pas été renvoyé aux Iles passé trois ans. Mesure formelle dans
une ambiance de jérémiades, car tout le monde se plaint.
Versailles proteste contre l’invasion noire, des esclaves se
portent devant les tribunaux, parfois le Roi affranchit, et les
colons s’irritent de voir que juridictions métropolitaines et
fonctionnaires coloniaux essaient de rogner l’autorité absolue
qu’ils veulent exercer sur leurs Nègres. Dans ce concert, la
Justice elle-même intervient, en 1763, par la voix de Coquille,
procureur général au Conseil Supérieur de la Guadeloupe :
« L’on croit devoir représenter qu’il serait très dangereux pour
les îles, observe-t-il dans un mémoire, de renvoyer les Nègres
qui sont en France depuis longtemps. Il y aurait trop à craindre
de faire rentrer de pareilles gens dans l’esclavage, de sorte que
pour éviter les inconvénients qui résultent de leur séjour en
France, leur retour dans les îles y causerait un bien plus grand
mal. Il convient mieux de faire défense expresse à l’avenir
qu’aucun Nègre libre ou esclave ne pût passer en France sous
quelque prétexte que ce soit ; ceux qui y sont y finiraient
insensiblement et ce que l’on craint n’aurait point une longue
suite 7. » Le magistrat n’avait pas tort d’exprimer ses
inquiétudes. Les troubles qui agiteront les îles pendant la
Révolution les justifient. A leur origine, ou dans leur
déroulement, on rencontre des mulâtres ou Noirs venus en
France.
Ce désordre général arrange finalement tout le monde, et ne
chagrine que les esprits sérieux. Ainsi, un mémoire de 1769
observe : « Jamais ordonnance ne fut plus sage que celle qui
enjoint aux propriétaires de Nègres en France de les faire
repasser dans les colonies et il n’y en eut jamais de plus mal
exécutée. Il conviendrait que la Cour renouvelât aux chefs des
Colonies l’ordre qu’elle leur a précédemment donné de ne
permettre aux particuliers qui passeraient en Europe
d’emmener avec eux leurs Nègres domestiques que pour un an
seulement et d’exiger pour assurer le retour de Nègres dans la
Colonie qu’ils consignassent avant de partir entre les mains
des Trésoriers une somme de 2400 livres qui, à l’expiration de
l’année, se trouverait de plein droit confisquée au profit de Sa
Majesté 8. »
Bongars, intendant de Saint-Domingue, fixe le 29 août 1769
deux conditions au départ d’esclaves en France : d’abord, le
maître devra déposer une caution de 4500 livres par Noir
emmené, ensuite le retour du domestique s’effectuera dans les
huit mois de son débarquement en métropole 9.
Ce texte connaît le même sort que les précédents :
l’inapplication. Voilà où en est la législation sur le passage des
esclaves en France quand Pampy et Julienne assignent leur
maître devant l’Amirauté. A ce propos, comment oublier
l’attitude partagée des Cours Souveraines devant les mesures
discriminatoires de 1716 et de 1738 ? Si les parlements de
Bordeaux, Rennes, Rouen, puis ceux de Dijon, Grenoble,
Besançon et Metz enregistrent les deux ordonnances royales,
ceux d’Aix, Toulouse, Pau, Douai et surtout Paris ne leur
donnent pas leur seing.

Les Noirs en France.

Au moment où Isaac Mendès France multiplie ses efforts


pour conserver la propriété de Pampy et Julienne qui lui
cherchent chicane, on trouve de nombreux groupes de Noirs et
de gens de couleur, tant à Paris que dans les grands ports qui
commercent avec l’Afrique et les Antilles, comme Bordeaux
et Nantes, par exemple.
A Bordeaux, les Noirs, le plus souvent domestiques, font
leur apparition dès la fin du XVIIe siècle. Mais c’est à partir de
1725 qu’on les rencontre de plus en plus nombreux. Un tiers
sont libres, les deux autres tiers sont esclaves. Hommes et
femmes pratiquent un métier, ou bien l’apprennent. Cuisiniers,
perruquiers, tonneliers, charrons, forgerons, charpentiers,
serruriers ou menuisiers pour les uns ; cuisinières, nourrices,
bonnes d’enfants ou domestiques pour les secondes.
Cette population, en majorité masculine, très jeune, ma)
habillée, semble relativement acceptée par le milieu local.
Mais oppositions raciales et sociales condamnent tout régime
d’égalité avec les Blancs. Quelques mariages mixtes, des rixes
trop vives, et la concurrence que les Nègres instaurent sur le
marché du travail incitent certaines catégories de Bordelais à
s’enfermer dans les attitudes de rejet. En 1775, les maîtres
d’armes de la ville interdisent l’accès de leur profession aux
Noirs et aux sang-mêlés, tandis qu’au début de la Révolution,
une coalition de serviteurs blancs se dresse contre les
domestiques noirs dont l’activité leur porte préjudice 10.
On voit également des Noirs dans l’armée, depuis le XVIIe
siècle, où ils sont timbaliers de certains corps. Maurice de
Saxe, à qui Louis XV avait donné le château de Chambord et
le droit de lever un régiment de mille hommes en récompense
des services qu’il avait rendus, innove, contrariant, à la fois
semble-t-il, le gouvernement et les planteurs. Ainsi, le 3
novembre 1747, le ministre de la Guerre exprime-t-il ses
réserves et celles de l’opinion coloniale : « L’établissement de
votre groupe de Nègres a causé beaucoup d’inquiétude aux
habitants des îles, écrit-il au fastueux seigneur. Nos colonies
auraient infiniment plus à craindre de la supériorité des
esclaves, s’ils avaient quelque chef capable de la leur faire
connaître et d’en faire usage, que de tous les efforts que les
ennemis pourraient faire contre elles. » Toujours est-il que,
soit pour des raisons esthétiques, ou, en souvenir de sa
souveraineté avortée sur l’exotique Tabago, le maréchal forme
une compagnie de soixante Noirs de belle taille, qu’il utilise
comme garde personnelle et escorte d’honneur. De 1746-1747,
à la mort du vainqueur de Fontenoy, le public, un peu éberlué,
contemplera les parades des Ulhans au teint d’ébène, montés
sur des chevaux blancs, habillés de drap vert, bottes
hongroises, casque de similor garni d’un ruban de cuir de
Russie et d’une queue de crin 11. Quoique apparents et
remarqués, les Noirs de l’armée, finalement peu nombreux et
disséminés, ne posaient pas de problème, contrairement à ceux
des villes.
Vers 1768, l’Amirauté de Nantes, à la requête du procureur
du Roi, prend une ordonnance qu’elle fait placarder sur les
murs de la ville : « Le nombre des esclaves emmenés ou
envoyés en France a été poussé à l’excès. La plupart y ont
contracté des habitudes, et un esprit d’indépendance dont les
suites sont déjà très fâcheuses, et le deviendraient encore
davantage si le Siège n’y mettait bon ordre. Le plus grand
nombre des esclaves qui sont à Nantes est inutile, et même
dangereux. On ne voit dans les places publiques, et sur les
ports que Nègres attroupés, qui poussent l’insolence jusqu’à
insulter les citoyens, non seulement le jour, mais pendant la
nuit 12. »
Un autre placard s’indigne que « depuis le rétablissement de
la paix, le nombre des esclaves a augmenté de jour en jour en
cette ville. L’abus est porté au point, y est-il dit, que ces
esclaves se marient ensemble, et forment même des unions
mixtes qui répugnent à nos mœurs et dont le fruit ne peut
manquer d’être entaché des vices d’une espèce d’hommes,
qu’on n’aurait peut-être jamais dû permettre d’introduire dans
ce climat. Les exemples de ces mariages viennent de se
renouveler en cette ville : il s’en est fait deux depuis peu 13 ».
On rencontre aussi des Noirs en Languedoc, province sur
laquelle l’attraction antillaise a joué comme partout ailleurs,
mais d’une manière infiniment plus faible que sur la façade
atlantique et son arrière-pays. Ainsi Louis Dermigny peut-il
écrire : « On en trouve à Béziers, chez le comte de Bausset et
le baron de Ferroul, à Castres, chez M. de Lautrec. A Saint-
Pons, le valet de chambre de M. l’abbé de Saint-Martin, prieur
de Canals, est un Noir de 25 ans, né en France, qui fut pris sur
la place de Toulouse ; la femme de chambre de Mlle de
Castelpers, à Rieux, une jeune Négresse née sur l’habitation
de son père à Saint-Domingue. A Montpellier, M. Cot a une
esclave de 16 ans, qu’il acheta au Fort-Royal de la Martinique
et M. Audouin, un domestique de 48 ans, qu’il eut par son
mariage avec Mlle Cambon dans les îles. Quelques-uns de ces
Noirs sont libres, l’un est en apprentissage chez un liquoriste
de Montpellier, un autre apprend à faire des coiffes, un
troisième, Charles Cupidon, natif de Guinée, est cuisinier à
Adge. De plus, certains habitants amènent avec eux en France
leurs enfants de couleur : l’avocat Boissel, revenu à Joyeuse
son pays natal, a une petite mulâtresse de 7 ans ; M.
Crebassan, capitaine de la milice à Béziers en a trois, garçons
et filles, qui sont nés dans sa maison lorsqu’il était au Cap
Français ; Paul Guizot, rentré dans son village de Saint-
Geniès de Malgoirès au diocèse d’Uzès, y élève le fils qu’il a
eu à Saint-Domingue d’une de ses Négresses, Catherine
Rideau, et qui sera maire de Saint-Geniès et membre du
Conseil d’administration du département en 1792 14. »
Bref, dans toutes les provinces du Royaume, plus nombreux
ici où là, on rencontre des Noirs. Esclaves domestiques
ramenés par un colonial ou un marin. Libres, artisans, venus à
la suite de leur maître, ou seuls. La présence des esclaves et
des sang-mêlés est relativement nombreuse et emporte des
conséquences professionnelles, et sociales. Et même raciales.
Par exemple, à La Rochelle, on tient un registre des enfants
noirs abandonnés… Néanmoins, rien ne ralentira l’entrée des
Noirs en France, ni les ordonnances royales, ni les décrets de
l’Amirauté, ni les mesures prises par les administrateurs
coloniaux.
Selon Gaston-Martin, les Nègres de Nantes seront assez
nombreux, au début de la Révolution, « pour qu’on en forme
un bataillon indigène, les hussards de Saint-Domingue,
ramassis de dévoyés, de rôdeurs et d’escarpes ; non des
soldats, mais une bande de détrousseurs, de pilleurs d’épaves,
de bourreaux et d’assassins. Il sera levé sur les quais, par une
sorte de presse, rétablie à cet effet pour débarrasser la ville de
cette écume inquiétante ; et il indique à la fois combien avait
été important l’apport noir durant les années précédentes, et
les dangers que présentait cette introduction imprudente 15 ».
Il faut se garder d’outrer le propos. Tous les Africains ou
créoles n’étaient pas des bandits, tous les bandits n’étaient pas
Noirs. Combien de familles, au contraire, ne se félicitèrent-
elles pas du dévouement et de la fidélité de domestiques qui
leur venaient des îles ou de la « coste de Guinée » ?
Restif de La Bretonne a rendu hommage, à sa manière, à la
domesticité tropicale. Âgé de quelque quatorze ans, élève dans
un établissement religieux de Paris, le petit paysan
bourguignon, qui fleure encore le fromage blanc, découvre
avec le frémissement du désir les jolies personnes qui venaient
chez sa petite bourgeoise de sœur. « Celle qui, me causa une
plus vive sensation, parce que c’était un objet nouveau, écrit le
célèbre écrivain dans Mes Apprentissages, ce fut une jolie
Noire, femme de chambre d’une Américaine, dont l’air de
douceur était le plus séduisant que j’aie vu de ma vie. Elle
s’aperçut aisément qu’elle me plaisait. Un jour que j’étais seul
à lire, elle entra chez ma sœur et vint lire sur mon épaule. Un
divin sourire, que sa noirceur rendait encore plus touchant,
pénétra jusqu’à mon cœur. Je levai les yeux vers elle en
souriant, la bouche entr’ouverte ; elle crut que je lui
demandais un baiser. Elle appuya légèrement ses lèvres
brûlantes sur les miennes. Je me sentis tout en feu ! Sans être
retenu par ma petite qualité de petit confesseur de Jésus Christ,
qualité qui me donnait une certaine morgue depuis quelque
temps, je pris une liberté. Esther, loin de se défendre, se mit à
rire en me disant : “Mon pitit blanc ! mon pitit blanc ! Je aime
lé blancs et pas lé noirs ; pis-tu sortir ?” Je lui dis que je ne
voulais aller nulle part, mais que ma sœur et mon beau-frère
ne viendraient pas de plus d’une demi-heure. Je vis les yeux
d’Esther étinceler, elle vint sur moi en effrénée… J’étais à
demi savant, Esther l’était beaucoup en théorie, et surtout elle
était passionnée. “Mon pitit blanc, me disait-elle, tu auras mon
étrenne à cause de ta sœur qui est une julie femme et que
j’aime bien ; et pis, après le grand noir m’ipousera s’il veut…”
Je n’entrerai pas dans de lubriques détails ; si j’en faisais
jamais de ce genre, il faudrait qu’ils fussent absolument
nécessaires à mon but… Je dirais seulement qu’après
différentes tentatives, je parvins à ce qu’elle désirait.
L’accident qui m’était toujours arrivé, et que les jolies sœurs
de Bicêtre aimaient tant, m’arriva encore et fortement ! Je
m’évanouis… La jolie noire, effrayée, s’enfuit. Je revins à moi
avant le retour de ma sœur. Je réparai mon désordre ; j’eus des
remords et je demandai pardon à Dieu avec mes larmes… »
Les scrupules jansénistes du jeune Restif capituleront
bientôt devant un nouvel assaut de la jeune Antillaise : « Six
jours après et la veille de mon départ, confesse-t-il, nous
eûmes encore un entretien pareil ; je m’évanouis de même et je
pensai que Dieu me punissait. Mais Ester fut beaucoup moins
effrayée, elle me fit revenir… » Le petit Bourguignon avait
découvert l’exotisme sensuel, il ne l’oubliera pas.
La Provence héberge aussi des Noirs, arrivés par les ports
de Marseille et de Toulon. Le 6 avril 1776, le ministre Sartine,
décidé à ralentir les progrès de ce « mal », intervient auprès du
Premier Président du Parlement d’Aix : le nombre des Nègres
s’est excessivement multiplié en France, déplore-t-il ; il en est
résulté des abus très dangereux, entre autres le mauvais
exemple que donne le libertinage effréné auquel
s’abandonnent les esclaves, le mélange de sang qu’ils
occasionnent et qui augmente journellement la perte d’autant
de bras aux travaux des colonies, enfin l’esprit
d’insubordination que les Nègres qui ont séjourné en France
portent dans les colonies et communiquent aux autres esclaves.
L’appel ministériel ne brisera pas le cours des vieilles
habitudes. Le 29 mai 1777, on recense 71 Nègres et mulâtres
provençaux. Trente esclaves, presque tous domestiques, et
quarante et un libres exerçant de petits métiers.
Vraisemblablement, bon nombre ne figurent pas sur cet état
qui, cependant, présente de l’intérêt. Confirmant les
présomptions, il indique que les localités le plus fréquentées
par les Noirs étaient Marseille, Aix et Toulon.
Un mariage, entre le mulâtre Louis Collet, au service du
négociant Grenier, avec une Blanche fera quelque bruit, fin
1780 — début 1781. Le commerçant, indigné par cette union,
se plaint à l’Amirauté. L’homme de couleur est arrêté et mis en
prison. L’administration applique la loi sans conviction. M. de
Castillon plaide la cause de Collet, auprès du maréchal de
Castries, ministre de la Marine. La situation du malheureux
mulâtre et de son épouse intéresse toute la ville, assure-t-il,
autant par pitié que par une sorte d’indignation contre la
dénonciation de l’ancien maître. Grenier retirera sa plainte
quelques jours plus tard ; les choses retourneront à leur état
antérieur et la législation interdisant les mariages mixtes
dormira sous la poussière.
Enfin, Paris possède également sa colonie de Noirs libres,
gens de couleur et esclaves ; parfois, elle donne du fil à
retordre à l’autorité publique, note Arlette Farge 16.
« Le 2 août 1775, consigne un Commissaire, nous a été
amené un particulier nègre arrêté Rue des Deux-Écus à la
réquisition d’une particulière qui a dit que ce Nègre l’avait
insultée et maltraitée chez elle. Françoise Madeleine Lazare,
fille demeurante Rue d’Orléans, maison d’un épicier, laquelle
nous a rendu plainte contre le particulier arrêté et dit qu’étant
aujourd’hui à dîner chez elle avec Catherine Lazare, sa sœur,
(…) le dit particulier est venu chez elle et y a fait tapage et un
bacanal affreux (…). Jean-Baptiste Renaud, Nègre, montrant à
faire des armes, demeurant Rue d’Orléans, dit qu’il n’a porté
aucun coup (…), et comme il nous a été affirmé qu’il n’est
point marié avec la dite Renaud, qu’il nous a paru violent et
insolent, il a été demandé qu’il soit envoyé à la prison du
Grand Châtelet. »
Un mois plus tard, un sergent traîne, chez un commissaire
deux particuliers, dont un Nègre, « pour avoir gratuitement
maltraité à coups de canne un cocher de place ». Le plaignant,
« traversant la Rue du Temple avec son carosse, comme il y
avait plusieurs personnes qui passaient, il a crié gare et les
deux particuliers arrêtés sont venus sur lui et lui ont porté des
coups de canne à toute outrance, l’ont jeté à bas, terrassé, puis
assommé ».
Les autorités administratives nationales et provinciales
dressent des états de l’immigration des Noirs et mulâtres en
France. Le préambule des ordonnances de l’Amirauté de
France, des 31 mars et 5 avril 1762, relève avec agacement :
« La France, surtout la capitale, est devenue un marché public
où l’on a vendu les hommes au plus offrant et dernier
enchérisseur ; il n’est pas de bourgeois ou d’ouvrier qui n’ait
eu son Nègre esclave… Nous sommes constamment occupés à
faire ouvrir les prisons aux Nègres qui y sont détenus, sans
autre formalité que la volonté de leurs maîtres qui osent
exercer sous nos yeux un pouvoir contraire à l’ordre public et
à nos lois. »
Paris est donc la capitale des Noirs et mulâtres de France.
C’est aussi la capitale de l’esclavage. Contrairement aux
principes, contrairement à la loi, — celle de 1716 ne laisse
aucune hésitation sur ce point — , coloniaux et capitaines de
navires vendent des esclaves à des métropolitains, et ceux-ci
profitent du travail servile d’individus qu’ils n’avaient pas le
droit d’acquérir.
Il y avait plusieurs sortes d’immigrations. On ne peut
comparer celle des domestiques ou gens sans foyer à celle des
jeunes gens, très souvent métis et fils naturels de colons,
envoyés en Europe pour apprendre un métier, acquérir une
formation professionnelle de qualité, qui leur assureraient, à
leur retour à Saint-Domingue, une vie libre et digne. Pour
mémoire, comment ne pas citer le passage dans le royaume de
ces quelques enfants privilégiés à qui leurs pères, scrupuleux
vis-à-vis de leur progéniture illégitime, font donner une
éducation soignée ? Parmi les élus de la Fortune, la silhouette
du chevalier de Saint-Georges, remarquable causeur, duelliste
célébré dans toute l’Europe, musicien apprécié, s’incorpore à
la légende. Dans une mesure moindre, mais que les hasards de
l’histoire ont hissé en pleine lumière, se dresse la puissante
stature d’un jeune mulâtre, né d’un petit gentilhomme
normand, M. Davy de la Pailleterie et d’une esclave, Cécette
Dumas. Général de division sous la Révolution, ce jeune
homme, aura pour fils, un géant de la littérature : Alexandre
Dumas.
Mais parallèlement, pourquoi oublier les discrètes Marie-
Charlotte et Jeanne-Marie, filles du colon Fleuriau et de
Jeanne Guimbelot, Négresse affranchie, qui s’éloignent toutes
jeunes de Saint-Domingue pour vivre et mourir à La Rochelle,
où elles menèrent une vie bourgeoise dans leur maison de la
Place d’Armes ? A sa mort, Jeanne-Marie ne laisse-t-elle pas
14000 livres tournois, une maison de 60300 1., des immeubles
et des effets divers 17 ?

Poupées noires et art nègre.


Jusqu’au XVIIe siècle, dans ces temps où les Européens
vivaient dans un monde de convictions et de certitudes
abruptes, on décrivait, sans trouble, les Nègres comme une
humanité résiduelle, dépourvue de pensée, inapte aux arts.
Le XVIIIe, très souvent, se borne à mettre les vieilles idées
au goût du jour, par voie de laïcisation, au nom de la Raison.
Tous les discours sur la nature, que l’Église avait
inlassablement accumulés, sont repris par les philosophes qui
se contentent d’en supprimer le faîte, Dieu. Au lieu de la foi,
aussi bien religieuse que profane, on prêche la tolérance, la
bienveillance, la compréhension, toutes vertus qui
n’interdisent ni l’antijudaïsme, ni le racisme, pourvu que
l’expression qui les porte, respecte les nouveaux canons.
Dans un moment d’inadvertance révélateur, l’ondoyant M.
de Montesquieu, maître à penser des nouveaux jurisconsultes
et « sociologues », laisse parler son inconscient et déclare
crûment dans l’Esprit des Lois, à propos des Africains réduits
en esclavage : « Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds
jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque
impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l’esprit
que Dieu, qui est un être sage, ait mis une âme, surtout une
âme bonne, dans un corps tout noir. » Le fondateur de la
science politique moderne, chez qui on veut souvent lire ce
qu’il n’a pas écrit, reprenant les idées anciennes et les préjugés
condamnés par les Lumières, avait, par accident, dit tout haut
ce que chacun pensait tout bas. Il sera le dernier à commettre
cette faute de goût, ce crime contre l’hypocrisie.
Le XVIIIe, s’il ne porte pas le Nègre en grande estime, s’en
occupe. D’abord, pour opérer un partage, une ségrégation. Sur
une plage lumineuse et noble, il range les enfants, bibelots qui
ont le charme de l’étrangeté, et les femmes, fruits d’un Eden
perdu, vivantes incarnations d’un bonheur naïf, mais pourtant
mystérieux. Dans un décor fruste, parfois sordide ou barbare,
il relègue la gent masculine. Les Lumières n’aiment l’homme
noir qu’en deux occasions précises : quand il fait une sieste
philosophique à l’ombre d’un cocotier africain ou quand il
souffre sous le fouet des colons antillais.
L’enfant, le négrillon, est un objet de curiosité et de luxe
que certaines grandes dames de la Cour aiment à posséder, à
exhiber. Jacques-Vincent Delacroix a commis un discours sur
le goût des femmes pour les petits Nègres dans le Spectacle
Français, abandonné par Marivaux : « Femmes charmantes,
dont les goûts sont si passagers, écrit-il, vos caprices répandent
le bonheur sur tous les êtres ; ils font plus d’heureux que notre
froide constance. La perruche, la levrette, l’épagneul, l’angora,
ont tour à tour reçu vos tendres caresses, et fait couler vos
larmes… La flamme la plus belle était prête à s’éteindre. Une
froide insensibilité allait succéder aux ravissements, aux
transports les plus vifs, à la joie la plus bruyante, lorsque tout-
à-coup ces petits êtres noirs, qui ont reçu le jour dans le sein
de l’esclavage, attirèrent sur eux vos regards bienfaisants. Au
même instant leurs fers ont été brisés, la honte s’est effacée de
dessus leur front, vous les avez relevés au mépris et à la
servitude. Humanité malheureuse ! Essuie tes larmes, et vois
ces enfants que l’on te ravissait si cruellement, que l’on
abaissait à la condition des bêtes, élever avec orgueil leurs
petites têtes lanugineuses, appuyer leurs lèvres sur celles de la
beauté, serrer de leurs faibles mains un col éblouissant, et
découvrir hardiment des charmes que la pudeur avait voilés
aux regards de l’amour ! Jette les yeux sur cette femme
charmante que le plaisir devance, et que les grâces
accompagnent ; elle est précédée d’un enfant que le soleil a
marqué de son empreinte ; elle le regarde avec complaisance,
et sourit à ses caresses enfantines. Entends-tu cette veuve
aimable s’écrier, appeler du secours ? C’est Titon c’est son
petit Nègre qui vient de tomber, et qui répand des pleurs. Tout
le monde vole à lui, le porte à sa maîtresse qui, en essuyant ses
larmes, est sur le point d’en répandre. Heureux enfant, ton père
éloigné gémit peut-être à présent sous les coups ! Un maître
impitoyable fait couler son sang, son orgueil lui refuse le nom
d’homme ; et toi tu es sur les genoux de la beauté ; ta tête
repose sur un sein agité par le plaisir, une main douce et
caressante se promène sur tes joues. Ah ! prie le ciel qu’il
prolonge ton enfance et l’heureux caprice qui fait ton
bonheur 18. »
Qu’inspire cette mode nègre aux philosophes ?
L’établissement d’un parallèle facile et antithétique entre la
condition du poupon choyé et de l’esclave meurtri. Hors ce
cliché, rien. Ainsi, Louis-Sébastien Mercier, après Delacroix,
abandonne-t-il sa plume à une plainte sucrée : « Tandis que
l’enfant noir vit sur les genoux des femmes passionnées pour
son visage étranger, son nez aplati ; qu’une main douce et
caressante punit ses mutineries d’un léger châtiment, bientôt
effacé par les plus vives caresses, son père gémit sous les
coups de fouets d’un maître impitoyable ; le père travaille
péniblement ce sucre que le Négrillon boit dans la même tasse
avec sa riante maîtresse. » Voilà l’indignation philosophique
résumée dans un effet de style, usé par un emploi trop répété.
Ces négrillons et négrillonnes, empanachés et parfumés, on
les achète mais souvent, on les reçoit en cadeau. Gouverneurs,
intendants, grands colons, armateurs en offrent à tous ceux à
qui ils veulent témoigner leur gratitude de la manière la plus
noble, la plus recherchée. Ainsi, les épouses des princes de la
famille royale, des ministres, bref des grands de ce monde
accueillent-elles dans leurs hôtels ces offrandes tropicales,
comme de simples particuliers rangent dans leurs placards des
citrons confits, quelques formes de sucre et une barrique de
grains de café. Autre curiosité exotique qui accompagne
souvent les enfants noirs, le perroquet, toujours aussi apprécié
qu’au premier retour de Christophe Colomb.
Les chérubins noirs sont à la mode, depuis la fin du XVIIe.
On les gâte, on les comble, on les adule. On aime à les peindre
auprès de grandes dames dont ils font ressortir l’éclat de la
blancheur. En 1682, Mignard, composant le portrait de la
duchesse de Portsmouth, ajoute une petite négresse qui offre
des perles à sa maîtresse. Vallée représente la comtesse de
Parabère avec un négrillon à ses pieds ; au bas de la gravure
Gacon écrit ces vers :
Sous le riant aspect de Flore,
Cette beauté touche les cœurs
Et par le contraste d’un more
Relève ses attraits vainqueurs.
Coypel, dans sa Jeune fille caressant un chien, peint la mine
enjouée d’un petit Noir qui porte une corbeille chargée de
fleurs et de fruits. La marquise de Pompadour apparaît, dans
un portrait gravé, avec un négrillon à ses côtés. Nattier, dans
l’un de ses somptueux portraits de femmes de l’aristocratie
française, place un page africain. Des gravures populaires
montrent de petits serviteurs noirs tenant la traîne de leur
maîtresse, ou remettant une lettre d’amour. Certaines sont
personnalisées, comme celle où Nicolas Arnoult représente la
duchesse de Bouillon, ayant à ses pieds un damoiseau africain
en costume XVIIe, ceinture en écharpe, et le front ceint d’un
bandeau à plumet. A la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, le
jeune Nègre devient aussi motif de décoration des intérieurs.
Ici pendules et chandeliers de bronze doré, là torchères
humaines aux riches couleurs, font ressortir le teint d’ébène de
leur héros.
Quand on a les moyens et qu’on ne veut pas le cacher, on
possède un garçonnet ou une fillette d’Afrique, voire une
domesticité noire. Ce sont là des signes extérieurs de faste et
de grandeur. Parmi ces enfants élus, deux connaîtront la
célébrité. Hourika, d’abord : le chevalier de Boufflers,
gouverneur du Sénégal, ne se doute pas, en écrivant le 8
février 1786 dans son Journal intime : « J’achète en ce
moment une petite Négresse de deux ou trois ans pour
l’envoyer à madame la duchesse d’Orléans » que sa pupille,
finalement offerte à la princesse de Beauvau, deviendra
l’héroïne d’un roman à succès, Ourika, que la duchesse de
Duras publiera en 1826 19. Et puis il y a Zamor, le Négrillon de
la comtesse du Barry, peint par Drouais, qui trahit sa maîtresse
pendant la Révolution. Zamor, en réalité, ne venait ni
d’Afrique ni des Antilles, il était originaire des Indes
Orientales. Mais à l’époque on ne s’embarrassait pas de ces
précisions, on appelait Nègres, tous ceux qui avaient la peau
foncée.
Ces garçonnets, dont peintres et graveurs nous ont laissé
l’image, portent des vêtements riches et divers. Costumes de
radjahs, turbans à plumes d’autruche que fixe une broche
rehaussée de pierreries. Habits du siècle, avec une note
exotique, le turban toujours, comme on le porte au Levant ou
aux Indes. Tenues militaires de fantaisie, enfin : Madame du
Barry achète, le 13 juillet 1772, à l’intention de son cher
Zamor, un habit de hussard de gros Naples, bordé d’argent, un
bonnet à plume, une houppe garnie de bouillons jasmins, un
ceinturon et un petit sabre.

Femmes noires, hommes blancs.

Cette tendresse, superficielle en ses débuts, mais souvent


devenue affection sincère et attachement que les Européennes
portent à leurs négrillons, les Blancs l’offrent-ils aux femmes
venues des contrées exotiques ?
Sur ce point, un homme de loi, sérieux mais prolixe,
s’interroge et se confie : « Une Négresse nous paraît non
seulement difforme parce qu’elle est noire, mais parce qu’elle
a un nez épaté, une bouche horriblement fendue, de petits
yeux ; une Négresse qui aurait, comme l’on a trouvé, tous les
traits réguliers, délicats, une riche taille, ne pourrait-elle pas
inspirer de l’amour, surtout si avec cela elle était gracieuse ;
oui, gracieuse ! Sa couleur noire frapperait-elle si fortement
l’imagination que les traits qu’elle lancerait en seraient
émoussés ? »
La question est posée. Que va répondre ce juriste curieux ?
Il choisit le mode anecdotique. « M. de Seignelay, fils de
Colbert, ministre de la Marine et des Colonies, rapporte-t-il,
avait deux Négresses d’une beauté parfaite, on leur trouvait
beaucoup de grâce et de majesté, elles étaient habillées d’une
étoffe blanche, leurs cheveux qui ressemblaient à la laine
frisée d’un mouton, étaient poudrés ; elles étaient coiffées en
arrière avec de grosses perles pour pendants d’oreilles, des
diamants dans les cheveux ; leurs dents, par un contraste du
noir, paraissaient si blanches qu’elles éblouissaient ; le beau
rouge de leurs lèvres, la noirceur de leur teint, la blancheur de
leurs dents, ces trois couleurs qui s’unissaient, ravissaient tout
le monde : on ne pouvait les voir sans les admirer ; leur
démarche noble, leur port libre, aisé enchantaient ; elles
avaient de l’esprit, et parlaient bien français 20,21. »
Au XVIIIe, l’opinion d’Europe, contrairement à celle des
Colonies, tolère qu’un Blanc aime, sans déchoir, une Noire, à
condition toutefois que la beauté et la régularité de ses traits
fassent oublier cette malheureuse couleur sombre.
Point de surprise dès lors que le monde des prostituées se
peuple de filles de l’Afrique et des Iles, car ces jeunesses sont
à la mode, au goût du jour. La maquerelle Lafosse déplore les
inclinations nouvelles de ses clients et en fait part crûment à
l’inspecteur de police Meusnier ; « Le goût du siècle est
entièrement changé, se lamente-t-elle, les femmes européennes
sont si connues que l’on n’en veut plus. Je suis sollicitée par le
marquis d’Asfeldt de faire revue sur les côtes du Brésil et
d’étendre mon commerce dans la traite des Négresses. J’ai fait
chercher dans Paris et fait chercher encore pour lui en procurer
une, ne voulant pas courir les dangers de la mer. » En 1790, au
crépuscule de l’Ancien Régime, un opuscule spécialisé
signale, aux amateurs, « la liste des bordels honnêtes où l’on
court moins les risques de glisser et de s’embourber », et « où
l’on peut s’adresser sans façon, mais non sans argent, afin d’y
recréer le petit naturel que chacun sent de la providence ». On
trouve au premier rang : « Bordel de Négresses. Chez
mademoiselle Isabeau, ci-devant rue neuve de Montmorency,
aujourd’hui rue Xaintonge, maison de. M. Marchand, prêteur
sur gages. Le prix n’y est point fixe, la Négresse, la mistisse et
la mulâtresse y sont marchandées, comme on marchande les
femmes d’une caravane ».
Le XVIIIe secrète une anthropologie originale, également
valable pour les Noirs et pour les Juifs. On accepte la femme,
on lui reconnaît des qualités, on rend hommage à sa beauté,
mais on rejette l’homme dont on dénonce la laideur et la
répugnante bestialité.
Andréa de Nerciat, tout à la fois auteur polisson, officier
sérieux et bon père de famille, a montré dans le Diable au
Corps, une de ses œuvres érotiques, que l’ambiguïté pouvait,
éventuellement, affecter ce comportement général. Tandis que
Le Tréfoncier, un prélat, chante les mérites de sa soubrette
africaine « l’incomparable », la « charmante » Zinga, tandis
que devant une comtesse et une marquise de ses intimes, il
célèbre avec feu sa « jolie », sa « chère », sa « délicieuse
Négresse, dont le corps a le noir, le dur et le poli de l’ébène »,
quel affront ne doit-il pas subir ? Son cousin, à qui il prête
Zinga pour lui faire découvrir les plaisirs de l’amour, boude,
ne se sentant « pas fort tenté des noirs attraits de la favorite ».
Heureusement, pour le bonhomme, une lesbienne de qualité ne
fait pas la moue devant les charmes de l’exotisme. « Elle court
à Zinga, la prend entre ses bras, lui donne la langue, achève de
la mettre nue, parcourt, touche, baise tout, et lui rend avec
usure ce qu’elle vient de donner à l’homme au blanc
préjugé. » Cette étrange galanterie comble la fille des nuits de
voluptés sublimes. « Bouche à bouche, sein contre sein, corail
contre corail, l’ébène et l’ivoire s’agitent, et n’ont pendant
quelques instants qu’une âme. »
La passion enflammée de l’Européenne fait oublier le
mouvement de recul du Blanc, mais ces deux attitudes
contrastées révèlent que si la société du Vieux-Monde adopte
la femme noire, elle ne l’assimile pas totalement. L’ombre de
la réserve ou de la réticence peut toujours menacer.
La littérature, qui fait entrer et sortir, au gré des chapitres,
pages et poupées d’Afrique, aborde avec Restif de La
Bretonne le problème du mariage inter-racial, que l’arrêt du
Conseil d’État du roi, du 5 avril 1778 interdira expressément.
C’est dans Le Palais-Royal que notre Bourguignon, aussi
observateur qu’imaginatif, met en scène Esther, esclave
dahoméenne, et son amoureux au teint d’albâtre. Le marin, qui
l’a achetée, la vend à une bourgeoise de La Rochelle. Le fils
de cette dame trouve la jeunette à son goût et veut l’assujettir à
ses fantaisies. La mère surprend le jeu ; elle se débarrasse de la
compromettante créature, qui trouve refuge à Paris, chez une
« maman ». Un jour, le jeune Rochelais, enfin orphelin et
émancipé, retrouve « la belle noire ». Il lui jure de la voir tous
les jours. Pendant ses entretiens la « maman » examine le
soupirant, scrute ses sentiments. « Le trouvant assez amoureux
pour épouser », elle résoud d’agir avec rudesse auprès d’une
tante du jeune homme, dont le consentement est indispensable.
La dame, une dévote reçoit tout ce monde. On parle d’Esther
en termes louangeurs et du projet d’union. La tante, surprise,
s’attendrit. Elle se penche vers son neveu et lui dit avec
tendresse : « Dieu te bénisse en considération de la pureté
d’âme de ta femme. Esther sera baptisée demain, et mariée
après. »
Esther, peu importe que ce soit l’Africaine du Palais-Royal
ou l’Antillaise des Apprentissages (encore qu’elle semble être
la seconde), cette beauté exotique laisse au vagabond de Paris
le souvenir de leurs étreintes folles en la personne de leur fille,
la jeune Esthérette, qui fait une furtive apparition dans
l’Ingénue Saxancour. En 1770, Restif, malade, alité, autorise
sa fille à introduire dans sa chambre une jeune personne qui
demande à le voir. Dans M. Nicolas, il rapporte : « Et elle
m’amena une jolie métisse, grande, ayant des couleurs rosées,
le plus bel œil, une figure plutôt grecque qu’africaine, de
belles dents, un sourire… qui me la fit presque reconnaître. »
La Grecque au teint de cuivre se fait reconnaître. Elle tend, à
son père un message de sa mère : « Ma fille Esthérette, tu es
fille d’un homme qui n’était ni esclave, ni même domestique ;
de M. Nicolas-Edme-Anne-Augustin R***, frère de Madame
Beaucousin, pâtissière au faubourg Antoine, et de Madame
Bizet, marchande bijoutière au quai de Gèvres. Je désire fort
que tu voies ton père, et que tu en sois comme, surtout si tu te
maries, afin qu’il t’aide de ses conseils ; car on dit que c’est un
homme d’esprit. Tu lui montreras ce papier, et tu lui diras qu’il
se rappelle d’Esther, en l’année 1747, et de ce qui nous est
arrivé, par deux fois. Tu en es le fruit. Car je proteste, à mon
dernier article, devant Dieu, où je serai bientôt, par les
mauvais traitements du Nègre de Monsieur le Prince de
Montbarrey, mon mari, qu’aucun autre Blanc ne m’a jamais
touchée ; j’ai voulu lui rester fidèle ; et quant aux Noirs, je n’ai
jamais écouté que mon mari. Sois plus heureuse que moi, ma
chère Esthérette, que mon bourreau ne m’a jamais pardonnée,
et fais-toi un soutien de ton père. Ta bonne mère, Esther
Palombo. »
Contrairement au mari et beau-père, brute nègre qui a gâché
la vie d’Esther et de sa fille, le Bourguignon s’abandonne à la
compassion, avoue sans honte sa paternité, ouvre les bras à
son enfant et rédige une espèce d’acte de légitimation. Au bas
du message de sa lointaine maîtresse, il écrit : « Je, soussigné,
reconnais la vérité de tout ce qui est énoncé dans cet écrit que
m’a montré ma très chère fille Esthérette R***. Aujourd’hui
1er mai, moi malade, Nicolas-Edme-Anne-Augustin Restif, dit
Monsieur Nicolas. Fait à Paris, sous mon seing, l’an 1770. »
Le mariage, la progéniture d’un Blanc et d’une Noire ne
semblent donc pas choquer la sensibilité des Français de
France ; au plus bouscule-t-elle certains préjugés. C’est du
moins ce que Restif — esprit libre — fait comprendre au
lecteur. Plus intéressant, il n’est pas le seul à défendre ce point
de vue. Radet et Baré, dans une comédie écrite en 1787, La
Négresse ou le pouvoir de reconnaissance, prêchent le même
sermon. Voici l’intrigue. A la suite d’un naufrage, des Français
prennent pied sur une île d’Afrique. Une jeune indigène, Zilia,
les sauve, les soigne, les choie. « C’est bien dommage qu’elle
soit noire » car elle a « les traits les plus réguliers, la plus jolie
taille… des grâces, de la gentillesse ». Néanmoins, l’un des
rescapés, Dorval, s’éprend de la sauvageonne et décide de
l’épouser. Mais voilà que son père arrive, à bord d’un navire
pour le ramener en Europe. Le vieillard, loin de vouloir
contrarier les engagements contractés s’écrie : « Venez Zilia,
venez en France montrer un modèle de bienfaisance et
d’humanité. »
Le chevalier de Mirabeau, fort en avance sur la scène
parisienne, avait osé abandonner le gouvernement de la
Guadeloupe, en compagnie de sa maîtresse noire et du fils
mulâtre qu’elle lui avait donné. Rentré en France, il installait
sa concubine et son enfant dans son château provençal de
Pertuis.
La Noire, hirondelle d’un monde paradisiaque épargné par
le péché, brille de toutes les facettes de l’ambiguïté. On ne sait
même pas de quelle couleur elle est ! Esther, par exemple, est
tantôt fille pure de l’Afrique, née à Juda, tantôt métisse, fruit
des coupables caprices d’un colon et de son esclave antillaise.
Les littérateurs, qui ne semblent pas faire la différence entre
les nuances du teint, célèbrent-ils la femme d’ébène venue de
la côte des esclaves, ou la mulâtresse de Saint-Domingue et
autres îles, à laquelle planteurs et voyageurs rendent des
hommages enflammés ? On l’ignore.
Restif sort encore de la lumière incertaine où il fait évoluer
ses héroïnes exotiques. L’ingénue Saxancour se rappelle
qu’enfant, elle avait vu une étrange demoiselle, c’était
Esthérette. « Cette jeune personne était une sorte de mulâtre,
mais ayant de vives et belles couleurs ; tout ce qui la
distinguait des Blanches, c’est qu’elle avait la peau
extrêmement brune ; mais si douce au tact, que je croyais
toucher du satin. » Je n’ai « jamais vu de Femme que j’eusse
autant aimée », confesse la fillette qui parle pour l’écrivain.
Le Français de la métropole, contrairement aux Européens
des Iles, donne le sentiment d’unir dans un seul groupe Brunes
et Noires, car pour lui les femmes sont blanches ou ne le sont
pas. Quoiqu’il en soit, il les accepte toutes et n’exclut pas de
faire sa vie avec l’une d’entre elles.

Hommes noirs, femmes blanches.

Quand il s’agit de l’homme noir — et là aussi, on ignore si


l’on a affaire à un Africain ou à un métis — Restif, esprit
contestataire, égalitariste et républicain, s’il en fut, adopte un
comportement diamétralement opposé. L’union inter-raciale
est rejetée, proscrite : elle symbolise la plus odieuse des
infamies, à plus forte raison quand il s’agit d’un viol. Le
paysan perverti, courant au secours de sa sœur, abîmée dans la
débauche, hurle de honte et de douleur : « J’ai découvert des
horreurs, Ursule… un Nègre hideux… On voulait que le fruit
de ses entrailles l’effrayât un jour. »
Quant à La paysanne pervertie, évoquant l’auteur de
l’odieux outrage, elle n’a pour le qualifier que des termes qui
expriment la répulsion, l’horreur. Sa confession dit la souillure
qui la déshonore et dont elle ne peut arracher le souvenir : « Ô
Dieu ! que j’ai souffert d’humiliations ! à quelles
complaisances, le poignard à la main, le hideux Nègre, dont le
visage est tout balafré, ne m’a-t-il pas réduite !… Il m’a
piquée trois fois, et j’ai vu la mort prête à s’emparer de moi,
glacer mon sang, avant qu’il coulât. Enfin je me suis résignée :
j’ai prodigué à l’infâme tout ce qu’il demandait… »
Que Restif exploite les ressources d’un érotisme qui
inquiète, la chose est certaine. Mais il n’empêche que son
Nègre a l’apparence et le comportement d’une bête ; il est une
créature de Frankenstein, au physique et au moral. Paradoxe
bien inscrit au cœur des esprits, tandis que Négresses et
mulâtresses aux traits fins dispensent les effluves du bonheur
retrouvé à leurs amants d’Europe, le Noir ne peut approcher la
femme du Vieux-Monde sans la marquer d’une flétrissure
indélébile.
Nerciat, dans le Diable au corps, se montre plus subtil.
Dans la scène d’orgie parisienne, où il dévoile les charmes de
Zinga, il ne craint pas de faire intervenir un valet noir, Zamor,
et de lui donner un rôle actif.
La comtesse, héroïne de ces pages, ne redoute pas de dire à
Tréfoncier, son hôte : « Oui, Monsieur, Zamor fait certes tout
au moins aussi bien avec moi sa partie que peut la faire avec
vous l’incomparable Zinga. » Tel aveu, ou plutôt telle
proclamation sont exceptionnels, même dans la littérature
libertine du XVIIIe siècle.
Les sens enflammés par l’alcool des punchs et l’excitation
du désir, les convives se livrent au plaisir avec ardeur. Zamor,
« boutejoie fougueux et brûlant » fourbit Nicole « avec
délire », puis s’attaque à Philippine. Et Nerciat d’offrir à ses
lecteurs le spectacle des émotions profondes, dont un Noir et
une Blanche sont les acteurs. Initiative audacieuse, osée,
même en un siècle difficile à choquer : « L’heureuse
Philippine se renverse, ferme les yeux, soulève les reins,
ballotte son Zamor, soupire, se fond et meurt… Est-ce tout à
fait l’ouvrage du tempérament, ou le brave Nègre est-il pour
quelque chose dans l’intéressant sacrifice qu’ils viennent
d’offrir ensemble au dieu des plaisirs ? C’est sur quoi le
sacrificateur défiant ose interroger sa victime, en approchant
ses grosses lèvres bronzées des lèvres fleuries de l’angélique
Philippine… »
Nerciat joue sur deux registres. Il unit une Blanche et un
Noir, mais dans le même pas fait une concession
d’importance. Le valet donne-t-il le bonheur à sa partenaire
parce qu’il est maître en science de l’amour ou parce que la
nature l’a doté d’une vigueur extraordinaire ? Le chevalier
choisit la deuxième hypothèse, celle qui ramène l’Africain au
rang de l’animal. Ce coup porté, le récit peut repartir de plus
belle : « Triomphe mille fois, heureux Zamor ! ton baiser n’est
point un larcin téméraire. Tu n’as pas effleuré le corail de cette
bouche qu’une langue divine vient au-devant de la tienne, et
qu’un soupir de feu, poussé jusqu’au fond de ta poitrine,
semble être un défi de livrer le plus opiniâtre combat. Au
premier mouvement que tu fais pour y répondre, deux bras
d’albâtre t’enlacent, t’étouffent ; des cuisses, dont le satin, la
douce chaleur et le frémissement mettraient en feu le plus
froid des humains, pressent tes flancs et les jambes, croisées
sur tes doubles reins, marquent d’avance une espèce de mesure
que tu suis avec une intelligence admirable… »
Ces jeux ne sont-ils pas que délices ancillaires, destinées à
revigorer les sens d’érotomanes blasés mais voyeurs ? Oui et
non. Certes Nicole et Philippine ne sont que des soubrettes ?
Mais voilà que maintenant une marquise s’approche du Noir et
le caresse avec des gestes impudiques : « Un monarque serait
jaloux de ce que notre divinité veut bien faire pour un
misérable valet… valet… qu’importe ! Beauté (chaque espèce
a la sienne), santé, vigueur, talents encore, Zamor a tout ;
Zamor n’est point une créature vile ; Zamor sait si bien goûter
et faire goûter le suprême bonheur ! Le caprice libertin de tant
de belles l’a mis à leur niveau… Zamor a les plus beaux
privilèges… Il vaut un seigneur… C’est ainsi que raisonne la
marquise ! ! ! »
Raisonnement hypocrite, en réalité. Les débordements
érotiques ne réduisent aucunement la distance infinie qui
sépare le Noir de la Blanche. En possédant la marquise, Zamor
quitte terre, s’évanouit dans un rêve. « Quel moment pour le
Nègre, qui depuis bien longtemps roulait dans son cerveau,
comme une chimère impossible à réaliser, d’obtenir aussi de la
trop digne marquise ce que la comtesse ne cessait de lui
prodiguer !… »
Brefs instants d’inconscience que le valet cherche à
prolonger en voulant honorer la marquise une deuxième fois.
C’est le retour sur terre, brutal. « On l’injurie, on le menace ; il
gâte ses affaires et perd son crédit mais l’outrage immonde
n’en est pas moins poursuivi, consommé (…). Cependant
après ce bel exploit, le ravisseur s’est enfui, pour ne reparaître
plus. »
Un excitant, une épice amoureuse, Zamor ne peut tenir que
ces rôles infimes. En quelques mots, Tréfoncier, l’organisateur
de la soirée, exécute l’Africain, le ramène à son néant d’où
l’avait sorti le divertissement des Blancs : « Ce n’est pas le
vulgaire Zamor, mi-partie de singe et de l’homme et pensant
aussi peu qu’il est propre à beaucoup agir », qui saurait
apprécier les délices indicibles de la mécanique amoureuse,
conclut-il sèchement.
Personnage d’horreur, chez Rétif, le Nègre, chez Nerciat,
accède à un rang tout aussi méprisable : il incarne l’animal à
physionomie humaine.
Malgré clichés et tabous, dans la France du XVIIIe siècle,
Blancs et Noirs forniquaient ensemble ; parfois ils se
mariaient, et même après l’arrêt de 1778 qui l’interdit.
Toutefois, dans la foule de 4000 à 5000 Nègres et mulâtres qui
vivent dans les frontières de la métropole, on sait que les
places privilégiées sont réservées aux enfants et aux femmes.

Le Nègre et les philosophes.

Bibelot ou symbole vivant, le Nègre du XVIIIe siècle


fournit aussi l’occasion de dissertations idéologiques. Les
Encyclopédistes et d’autres littérateurs de moindre envergure
condamnent solennellement, au nom de la Nature et de la
Raison, la traite, l’esclavage, le régime colonial, et célèbrent la
sagesse innée de l’Africain que le Destin a soustrait aux
malfaisances de la civilisation.
Élevé au rang de thème littéraire, le Noir ouvre les portes
neuves du romantisme, essuie les larmes de ses lecteurs, mais
surtout s’impose comme l’un des arguments choisis du combat
doctrinal que mènent les philosophes. Et, peu importe que le
roi Voltaire possède des intérêts dans la traite négrière !
Le Nègre devient l’illustration des raisonnements modernes,
la preuve de leur justesse. Par opposition aux colons, « tigres
assoiffés de sang », il figure la victime immolée sur l’autel de
cet obscurantisme, que condamnent les Lumières et la Loi
naturelle. Il mérite, qu’au nom des principes que sacre la
Raison, on engage une juste guerre qui le rendra à la liberté.
Beaucoup de noblesse dans ces propos, dans cette soif de
dignité. Mais derrière la façade, que voit-on ? Les sentiments
anciens, portant le masque trompeur des théories, donner
l’assaut aux fondements de l’Ancien Régime. En réalité, on
passe au XVIIIe siècle d’un racisme dogmatique à un racisme
scientiste. Les esprits « éclairés », en luttant pour la
suprématie des dogmes universels, en arrivent à défendre la
cause des « Nègres philosophes ». A les écouter, les Africains
doivent leur bonheur à leur ignorance, qui les met à l’abri des
désirs contre-nature, générateurs du malheur de l’homme.
Aucune reconnaissance d’égalité, autre que formelle, dans
cette croisade. Une manière ratiocinante du mépris.
Cette condescendance qu’entre autres, Montesquieu avait
témoignée aux Africains avec affliction, d’autres
l’exprimeront avec véhémence. Ainsi dans l’affaire
Francisque, un dravidien originaire de Pondichéry, dont les
avocats de Pampy et de Julienne avaient invoqué la
jurisprudence, les défenseurs de l’Indien s’étaient évertués à
démontrer qu’on ne saurait confondre un Indien avec un
Nègre. « Si, par la couleur de leur peau, plaidaient-ils, les
individus qui naissent sur les bords de l’Indus et des rivières
qu’il reçoit dans sa course, ont quelque ressemblance avec les
Nègres d’Afrique, au moins diffèrent-ils de ces derniers, en ce
qu’ils n’ont point le nez si écrasé, si aplati, les lèvres si
épaisses, si saillantes, en ce que, au lieu de ce duvet cotonneux
et crêpé qui couvre la tête des Africains, ils portent de longues
et belles chevelures, semblables à celles dont les têtes
européennes sont décorées.
« Tel est Francisque : il suffit de le voir pour se convaincre
qu’il n’a point reçu le jour dans les sables brûlants que
baignent inutilement le Guin et le Sénéga ; il est vrai qu’il a le
nez un peu large, les lèvres un peu grosses ; mais, abstraction
faite de sa couleur, il ressemble plus aux Européens, que
beaucoup d’Européens même, auxquels il ne manque que
d’être noirs pour paraître Africains. Quoi qu’il en soit, quoique
par leur figure ignoble, les Nègres d’Afrique semblent plus
particulièrement destinés à l’esclavage que les Noirs de
l’Indostan, cette raison de convenance ne doit pas être ici
déterminante 22. »
Le XVIIIe méprise le Noir, laid et sans esprit. Il s’attendrit
sur sa sagesse naturelle qui lui vient de l’état primitif où il est
réduit. Mais il est tout feu tout flamme, explose d’une passion
justicière dès qu’on évoque la condition servile des Africains
dans les colonies de la zone torride.
La traite « cet achat des Nègres, pour les réduire en
esclavage, tonitrue l’Encyclopédie, est un négoce qui viole la
religion, la morale, les lois naturelles, et tous les droits de la
nature… que les colonies européennes soient plutôt détruites
que de faire tant de malheureux 23 ».
Lecointe-Marsillac, l’auteur du More-Lack, fouette ses
lecteurs d’une formule cinglante : « Non, je ne crains pas de le
dire, on ne boit pas en Europe une seule tasse de café qui ne
renferme quelques gouttes de sang des Africains 24. »
Buffon, fondateur des sciences naturelles modernes,
synthétise en quelques mots tranquilles l’esprit qui domine son
temps. « Quoique les Nègres aient peu d’esprit, ils ne laissent
pas d’avoir beaucoup de sentiment… L’humanité se révolte
contre ces traitements odieux que l’avidité du gain a mis en
usage 25. »
Quant au Dictionnaire de Trévoux, il abonde dans le même
sens. Les Nègres, indique-t-il, « sont noirs mais davantage
vers le midi du Niger, que vers le Nord ; ils passent pour
robustes, mais ignorants, lâches et paresseux, et moins
farouches que les peuples de la Barbarie, du Bidulgérid et du
Zaara ». Plus loin : « Nègre se dit aussi de ces esclaves noirs
qu’on tire de la côte d’Afrique et qu’on vend dans les îles de
l’Amérique pour la culture du maïs et dans la terre ferme pour
travailler aux mines, aux sucreries. » Bref, on entend par
Nègre, toutes « ces nations malheureuses qui, à la honte du
genre humain, entrent dans le nombre des marchandises dont
on trafique ».
Dans son édition de 1771, le Dictionnaire de Trévoux,
complétant sa description de cet être noir, ignorant, lâche,
paresseux et servile, qu’est l’Africain, signale à ses nombreux
lecteurs, que le mot Nègre s’emploie aussi dans cette phrase
familière : « On l’a traité comme un nègre ; pour dire, qu’on
l’a fort maltraité, soit de paroles, soit de coups ; parce qu’en
effet la plupart des maîtres traitent leurs esclaves fort
rudement. »
Aux dernières heures de l’Ancien Régime, dans les années
pré-révolutionnaires, la littérature anticoloniale abandonne le
registre de la modération et se rue dans de violentes
professions de foi. Réquisitoires impitoyables contre les
colons, plaidoyers émus en faveur des Noirs.
Parmi les écrivains et littérateurs qui s’engagent dans cette
croisade, La Vallée, un ancien officier : « Depuis trois cents
ans, les Nègres ont perdu la qualité d’hommes, aux yeux de
l’Europe, s’emporte-t-il. Eh ! quels hommes ! Qu’on les juge.
Trois cents ans d’esclavage ne leur ont pas fait perdre leur
énergie. Il n’en fallut pas tant aux superbes vainqueurs du
monde pour devenir le plus lâche des peuples. Ô Blancs ! Si
vous êtes doués tout à coup de ce regard de l’Éternel, qui d’un
coup d’œil embrasse toutes les actions commises, vous seriez
épouvantés à l’aspect de l’énorme masse de crimes dont votre
préjugé contre les Noirs a surchargé l’Europe ; mais si par le
pouvoir de la même intelligence vous mesuriez les effets
possibles dans l’ordre des choses, vous frémiriez de
l’immensité des vertus que vous avez étouffées et qui, sans
vous, eussent germé pour le bonheur des Noirs et pour le
vôtre. Elles vous apparaîtraient ornées de tout l’éclat qu’elles
auraient eu sans vous : elles vous diraient, voilà ce que nous
aurions été, voilà le bien que nous aurions versé. N’accusez
que votre préjugé de la perte qu’a faite l’humanité. Eh ! n’est-
ce donc rien pour le bonheur du monde, qu’une inaction de
trois cents ans dans les vertus qui pourraient unir deux grands
peuples. Ô Blancs ! Hâtez-vous, saisissez l’instant où la
postérité, vous en ravira la gloire, où le retour de la barbarie en
reculera l’époque. Ne mettez point au hasard l’intérêt des
générations futures. Ne calculez plus, mais agissez. Ceignez le
front de votre siècle d’un diadème de bienfaisance, qui lui
assure l’empire sur les mémorables révolutions consacrées
dans le temple des annales du monde. Brisez ce mur d’airain
dont le préjugé s’applaudit depuis tant de lustres. Brisez-le ! Il
vous cache des hommes ; il vous cache des frères 26. »
Défense des opprimés, appel à la réconciliation des races.
Mais, derrière ces envolées attendries, l’esprit comme s’il
restait sourd aux exhortations du cœur, reste figé dans son
attitude traditionnelle. La Vallée considère les Noirs comme
des animaux domestiques gentils et attachants. Il s’étonne de
l’innocence de leur caractère : « Telle est vraiment l’heureuse
simplicité des Nègres ; ils ne soupçonnent jamais que l’on
puisse les tromper. » Il s’émerveille de leur mode de vie
préhistorique : « Ô mes concitoyens ! Enfants de la nature,
paisibles sous vos cabannes, contents de vos vertus aussi
simples que vos besoins. » Enfin, comme on flatte le col d’un
fidèle cheval après une rude course, le propagandiste, pourtant
bien-intentionné, accorde au Nègre la récompense que son
dévouement appelle : « Point d’être plus sensible aux
bienfaits, confie-t-il ; et si votre confiance est jointe aux
mêmes bienfaits, il périra pour vous. »
De nombreux philosophes du deuxième rayon mettront, à
l’instar de La Vallée, leur plume au service de l’abolition de la
traite et de l’esclavage des Africains. D’abord une Anglaise,
Mme Behn, dont le roman Oronoko, publié à Londres dès
1722, sera traduit et adapté par Laplace, en 1745, tandis que
Fiquet du Bocage le portera sur les scènes parisiennes. Puis
Mailhol écrit Le philosophe nègre et le secret des Grecs. Cet
engouement idéaliste pénètre les salons et s’y répand. On
disserte et même on rédige. Ainsi la comtesse de Boufflers
commet-elle une tragédie. Dans ses Confessions, Rousseau
raconte comment il l’écorcha. Après les louanges, peut-être
indulgentes du prince de Conti, « elle eut de plus, ajoute le
citoyen de Genève, l’avertissement que je crus lui devoir, que
sa pièce intitulée l’Esclave généreux avait un très grand
rapport à une pièce anglaise assez peu connue, mais pourtant
traduite, intitulée Oroonoko. »
Dans cette symphonie sentimentale et idéologique, un
auteur se détache et s’impose, Bernardin de Saint-Pierre. Il
livre, d’abord, le Voyage à l’île de France, qui le fait apprécier
des esprits sérieux, puis vient son roman à succès, Paul et
Virginie, dont les nombreuses rééditions lui assureront la gloire
et la fortune.
Schwartz, alias marquis de Condorcet, prend aussi fait et
cause pour les esclaves noirs, non sans violence. « Mes amis,
quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, leur
déclare-t-il, je vous ai toujours regardés comme mes frères. La
nature nous a formés pour avoir le même esprit, la même
raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de
ceux d’Europe ; car pour les Blancs des Colonies, je ne vous
ferai pas l’injure de les comparer avec vous ; je sais combien
de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait
rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les
Iles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair
blanche qu’on le trouverait 27. »
Après cette épître dédicatoire, qui tombe solennelle, tel un
verdict, Condorcet, comme ses émules, ne peut s’empêcher de
laisser le naturel revenir au galop. Sur le ton d’une
compréhension où pointe un dédain paternel, il s’avoue : « Les
Nègres regrettent leurs fêtes, leurs danses, leur paresse, la
liberté de se livrer aux goûts, aux habitudes de leur patrie. »
Les Lumières vitupèrent et font la leçon à toute occasion
mais, sur le fond du problème, elles partagent les convictions
de ceux que l’on appellera bientôt les réacteurs, et plus tard
les réactionnaires. Elles ne disent jamais que le Nègre est un
homme intelligent. Elles ne lui reconnaissent que des vertus
idéologiques ou des qualités domestiques. Dans le recoin des
consciences, éclairées ou obscurantistes, on découvre, avouée
ou travestie, la certitude que l’Africain appartient à une espèce
inférieure, qu’il est un sous-homme. D’ailleurs, l’illustre
président de Montesquieu n’avait-il pas persiflé : « Une preuve
que les Nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus
de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez les nations
policées, est d’une si grande conséquence… Il est impossible
que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce
que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à
croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens… De
petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux
Africains. Car si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas
venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant
de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la
miséricorde et de la pitié 28. »
Derrière l’ironie lourde de M. de La Brède, certains veulent
lire une condamnation cinglante du racisme. Mais, comment
envisager qu’il y avait de la réprobation, un jugement moral,
dans une pensée qui s’amuse dans le labyrinthe à miroirs du
sophisme ? Et, pourquoi refuser de croire que Montesquieu dit
ce qu’il pense profondément, derrière le masque commode du
jeu ? L’Esprit des Lois n’est pas un divertissement à la
manière des Lettres persanes.
Suit Rousseau, le crucifié moderne, il ignore le problème
noir et ses souffrances. Tout au plus s’amuse-t-il d’une
plaisanterie au goût fade et douteux, une fois qu’il croise un
fils de Cham. Mercier raconte la scène, dans ses Tableaux de
Paris : « Un jour, j’accompagnais J.-J. Rousseau le long des
quais, il vit un Nègre qui portait un sac de charbon ; il se prit à
rire, et me dit : “Cet homme est meilleur à sa place, et il n’aura
pas la peine de se débarbouiller, il est à sa place ; oh ! si les
autres y étaient aussi bien que lui !” Et je le vis rire encore, et
suivre de l’œil le Nègre charbonnier. » Cette facétie du Messie
de Genève porte en clair-obscur un jugement impitoyable :
chacun à sa place, chaque race à sa place ; pas de confusion
d’échelons ni de degrés dans la grande hiérarchie instaurée par
la nature.
Un philosophe de moindre rang, le marquis de Chastellux,
osera dire tout haut ce que ses amis, plus habiles, se contentent
de laisser entendre. Dans ses Voyages dans l’Amérique
septentrionale, parus en 1786, que déclare-t-il ? Les Noirs
seraient à plaindre « si leur insensibilité naturelle n’atténuait
pas en quelque façon les peines attachées à l’esclavage ».
Aussi, que deviendraient-ils, ces nègres de Virginie, si l’on
abolissait la servitude ? « Un peuple dont on ne pourrait
attendre ni secours, ni vertu, ni travail… » Ces jugements
tranchés en préparent un dernier, définitif : « Ce n’est pas
seulement l’esclave qui est au-dessous du maître, c’est le
Nègre qui est au-dessous du Blanc. L’affranchissement ne peut
faire disparaître cette malheureuse distinction. » On ne saurait
s’exprimer plus clairement. La hiérarchisation de l’humanité
en races supérieures et inférieures, que les héritiers des
Lumières imputeront violemment à quelques esprits pervers du
XIXe et du XXe siècles, appartient, quoi que l’on veuille, au
patrimoine impur de la philosophie.
Dans cette galerie des philosophes, il manque deux noms
essentiels : celui de Raynal et celui de Voltaire.
Raynal, ce prétendu père de l’anticolonialisme, jette sur
Afrique un regard désolé. Dans les établissements qu’elle offre
au regard curieux de l’Européen, rien « ne porte l’empreinte
d’une civilisation un peu avancée ». Les maisons sont
construites de branchages et couvertes de feuilles de palmiers.
Pourquoi les Noirs se contentent-ils de ces cases infectes alors
qu’ils disposent du meilleur bois et de terre bonne à fabriquer
des briques, s’interroge l’abbé ? « Mais, répondit-il, il ne leur
est jamais tombé dans l’esprit qu’il fallût se donner tant de
peine pour se loger. » Faut-il comprendre que les Africains
croupissent encore dans les premiers âges de l’humanité ?
« Les arts sont peu de choses dans ces régions. On n’y connaît
que ceux qui se trouvent dans les sociétés naissantes, et encore
sont-ils dans l’enfance. » Au sein de ce « peuple si peu
éclairé » qui règne sur le continent torride, le philanthrope
trouve des paroles attendries pour dénoncer la dure condition
des femmes à qui toutes les tâches incombent. En retour, un
réquisitoire bref et méprisant stigmatise les hommes, les maris.
Tandis que les épouses s’épuisent au service de leurs « tyrans,
observe Raynal, ces barbares coulent des jours inutiles dans
une inaction entière. Rassemblés sous d’épais feuillages, ils
fument, ils boivent, ils chantent ou ils dansent. Ces
amusements de la veille sont ceux du lendemain ».
La raison enseigne, à l’auteur de l’Histoire des Européens
dans les deux Indes, des choses peu flatteuses et définitives sur
les Africains. Alors, doit-on se préparer à lire, sous sa plume,
une justification de l’esclavage ? Que non ! Raynal change sa
manière : au lieu de se servir de la raison, il recourt à la
sensibilité ! Alors l’anti-esclavagisme peut se donner libre-
cours — encore que sans excès — et la fraternité humaine
pérorer et ouvrir ses bras à tous ses enfants. Mais l’abbé
déplore tout aussitôt que les négriers français vendent les
esclaves à des prix exagérés, ruinant ainsi les colons antillais !
La fameuse philosophie des Lumières se réduirait-elle à de
misérables acrobaties et jeux de l’esprit ? Très souvent.
Voltaire tient sur les Noirs, comme sur tous les sujets, des
propos incisifs, et vraisemblablement au nom de sa chère
tolérance, ferme-t-il la porte au doute comme à la contestation.
Il tient la vérité, il la sert. « Leurs yeux ronds, leur nez épaté,
dit-il des Africains, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles
différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de
leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces
d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre
qu’ils ne doivent pas cette différence à leur climat, c’est que
des Nègres et des Négresses, transportés dans les pays les plus
froids, y produisent toujours des animaux de leur espèce et que
les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde d’un Noir et d’une
Blanche, ou d’un Blanc et d’une Noire. » Poursuivant son
bavardage sur les Africains en qui il ne voit que des animaux,
l’auteur de l’Essai sur les mœurs laisse tomber : « Il n’est pas
improbable que dans les pays chauds des singes aient subjugé
des filles. »
Le roi des Lumières, comme ses congénères, ne cultive
qu’une condescendance dédaigneuse pour les habitants de la
Négritie. Mais à leur différence, au lieu d’entourer son aveu de
précautions hypocrites, il l’assène avec violence. Au fil des
chapitres, il a gardé de se reprendre, au contraire il cherche la
formule percutante : « La race des Nègres est une espèce
d’hommes différente de la nôtre, comme la race des épagneuls
l’est des lévriers », décoche-t-il vivement. Puis, il revient à son
premier jugement, le détaille, comme s’il voulait s’assurer
d’être bien compris : « Leur laine noire ne ressemble point à
nos cheveux, répète-t-il, et on peut dire que si leur intelligence
n’est pas d’une autre espèce que notre entendement, elle est
fort inférieure. Ils ne sont pas capables d’une grande attention ;
ils combinent peu, et ne paraissent faits ni pour les avantages
ni pour les abus de notre philosophie. »
Le seigneur de Ferney est raciste, comme les esprits éclairés
de son temps. Mais il est le seul à avoir le courage de dire
ouvertement son sentiment, après quoi, à l’instar de ses pairs,
il peut condamner l’esclavage dans l’Essai sur les mœurs et
Candide, par exemple. Cette conscience de la supériorité de la
blancheur européenne n’est pas nouvelle, mais au XVIIIe
siècle, époque s’il en fut où le Vieux Continent domina le
monde, elle est plus forte que jamais. L’Afrique, l’Orient,
l’Asie, l’Amérique font figure d’ébauches ou trop vieilles ou
trop jeunes, face à la domination de quelques millions
d’Européens de l’Ouest. D’où la démarche claudicante de la
« philosophie ». Fière de s’incorporer dans le continent
dominateur et en même temps, un peu gênée de cette union
triomphante, elle essaie de se faire pardonner en prêchant les
préceptes rafraîchis de tolérance et de fraternité universelle.
Tous les penseurs des Lumières se flattent d’appartenir à
l’aristocratie du monde. Tous nourrissent un mépris instinctif
pour les Nègres et les Juifs, qu’ils essaient de cacher sous le
manteau troué de la compassion et de l’indignation
idéologique. La logique d’un système de pensée leur tient lieu
de morale.
IV

Nègres et Sang-mêlés à Saint-Domingue

Saint-Domingue est la plus riche colonie du monde, pendant


la deuxième partie du XVIIIe siècle. La réexportation de ses
sucres et cafés vers l’étranger permet à la France d’équilibrer,
à peu près, sa balance commerciale. Car elle figure, jointe aux
petites Antilles, pour plus de 42 % dans les exportations
nationales.
La Grande Ile ne redoute pas les Lumières ; au contraire,
elle y adhère avec un certain enthousiasme. Les idées
nouvelles, les techniques nouvelles, sont étudiées et discutées
par le très officiel Cercle des Philadelphes du Cap-Français et
par la multitude de loges maçonniques, ou se rassemble ce
qu’il y a de plus éveillé chez les commerçants, négociants,
magistrats, avocats, médecins, planteurs, etc. Mais ici, on
donne à la philosophie une orientation particulière : au lieu
d’inviter à supprimer la traite des Noirs et l’esclavage on
réclame, au nom de la théorie du contrat social, l’autonomie de
la colonie.
L’Antille est en avance sur la mère-patrie par son système
économique et là, il ne s’agit plus de discours. Alors que la
métropole appartient encore profondément aux temps anciens,
la colonie est entrée de plain-pied dans l’ère moderne du
capitalisme. Avec ses grandes plantations à caractère
industriel, son prolétariat servile, Saint-Domingue appartient à
un nouvel âge. Elle pratique pleinement l’économie de
marché, vendant ce qu’elle produit, achetant ce qu’elle
consomme, tandis que la France en est encore à tenter de
briser son carcan autarcique et de combler son retard
technique.
Cette société, curieuse de la pensée en vogue, riche à exciter
la jalousie de l’Angleterre, s’appuie sur les fondations
spécifiques des colonies tropicales, le racisme et l’esclavage.
« Tout Blanc se croit né pour commander à celui qui n’a pas
le bonheur d’être de sa couleur ; il se regarde comme un
souverain : de là naissent un despotisme inconcevable, d’une
part, et un avilissement prodigieux de l’autre 1. » Tel est le
sentiment de Bory, ancien gouverneur général de la Grande
Ile.
Le soleil des Lumières éclaire un paysage humain, partagé
en deux territoires contrastés. D’un côté, les Européens, la
caste des chefs, de l’autre, tout le reste, Noirs et métis, une
humanité résiduelle. En célébrant la bêtise des
Africains — fût-ce pour expliquer qu’elle était la clé de leur
sage bonheur — les philosophes ont apporté une caution
indirecte au système social des îles à sucre. Aussi leurs
réquisitoires, tendant à démontrer que des sous-hommes
méritent autant de respect que l’homme européen, manquent-
ils de vigueur persuasive. Ils sonnent faux.

1. LES NOIRS

Les colons et le Noir.


Les Français des Antilles n’ont jamais eu une haute idée des
Noirs. Dès le XVIIe, en 1655, le Père Pelleprat, jésuite, tient
des propos sévères : « Les Nègres ordinairement n’ont pas
beaucoup d’esprit et sont fort pesants, ce qui est cause qu’il
faut bien de la patience et bien du travail pour leur apprendre
quelque chose : outre tous ces désavantages, ils sont puants
comme des charognes, et si hideux, et si mal faits, qu’ils
causent de l’horreur, mais il n’y a rien que la charité de Jésus
ne rende aimable… Je ne sais si mes yeux étaient charmés,
mais je les trouvais pour l’ordinaire bien faits et agréables
après leur baptême 2. »
Le père Labat, quarante ans plus tard, dans un chapitre de
ses Voyages aux Isles de l’Amérique, entièrement consacré aux
esclaves noirs, porte un jugement bonhomme mais toujours
critique : « Presque tous les Nègres qui sortent de leur pays en
âge d’homme sont sorciers… Tous les Nègres ont un grand
respect pour les vieillards… Pour peu qu’on leur fasse du bien
et qu’on le fasse de bonne grâce, ils aiment infiniment leur
maître et ne reconnaissent aucun péril quand il s’agit de lui
sauver la vie, aux dépens même de la leur… Ils sont fort
glorieux… Ils sont naturellement éloquents… Ils s’aiment
beaucoup les uns les autres et se secourent fort volontiers dans
leurs besoins… Ils aiment le jeu, la danse, le vin, l’eau de vie,
et leur complexion chaude les rend fort adonnés aux
femmes… Tous les Nègres aiment à paraître et à être bien
vêtus, surtout quand ils vont à l’église, aux mariages de leurs
amis ou faire quelque visite… J’ai déjà remarqué qu’ils sont
vains et glorieux ; je dois ajouter qu’ils sont railleurs à l’excès
et que peu de gens s’appliquent avec plus de succès qu’eux à
connaître les défauts des personnes, et surtout des blancs, pour
s’en moquer entre eux et en faire railleries continuelles… Ils
sont fort fidèles les uns aux autres et souffriront plutôt les plus
rudes châtiments que de se déceler… De cette intrépidité et de
ce mépris qu’ils font de la mort naît une bravoure qui leur est
naturelle… Il est presque impossible d’apaiser leurs querelles
quand ils ont une fois commencé à se battre… »
Du P. Pelleprat au P. Labat, l’image du Noir a profondément
changé : on passe de la vision héritée du Moyen Age à celle
qu’adoptent les Temps modernes. Au XVIIIe, la « bonhomie »
du dominicain fera place à des jugements plus durs s’appuyant
parfois sur un argument de type scientiste comme on en trouve
trace chez Moreau de Saint-Méry qui, en bon franc-maçon, fils
des Lumières, décide, dans sa Description de l’île de Saint-
Domingue : « Le fait actuel c’est que le Nègre est dans un état
de dégénération réelle comparativement à l’Européen civilisé.
Cet état est tel qu’il autorise à soutenir que cette dégénération
qui est, peut-être, l’ouvrage des siècles, voudrait d’autres
siècles pour que ces effets généraux disparussent tout-à-fait et
un concours de causes et de volontés dont il est difficile de
supposer la réunion subite, quelque séduisant que cet espoir
puisse être. »
Les colons, à l’égal des philosophes, voient dans l’Africain
un être simple, encore inachevé, qui trouve son bonheur à
couler une vie nonchalante à l’abri d’une cabane, jambes
croisées, pipe à la bouche. Mais dans ce type d’existence, où le
penseur parisien salue la sagesse, le Domingois dénonce la
paresse.
« Un enfant borné, léger, mobile, inconsidéré, ne sentant
avec force ni le plaisir ni la douleur, sans prévoyance, sans
essor dans l’esprit ni dans l’âme : tel est, je le répète, le
Nègre », affirme hautement le planteur Mazères, avant
d’ajouter : « Le chant, la parure, composent le cercle étroit de
ses goûts 3. » Dans un mémoire, envoyé au ministre de la
guerre en 1779, le lieutenant-colonel Desdorides, évoquant les
Noirs, juge lapidairement : « Le siège de leur âme est
proprement dans leur physique. »
Pour donner de la dignité à cet individu informe, à cet être
élémentaire qui se vautre dans le relâchement, quelle meilleure
solution, sinon de le mettre au travail dans les plantations à
sucres ou à cafés des Antilles ? En devenant utile, il accédera
au premier étage de la civilisation !
Petit à petit, l’identification du Noir avec la servitude
régente les esprits. L’Afrique n’apparaît plus comme un refuge
d’oisiveté, mais comme une gigantesque captiverie où les
maîtres vendent leurs sujets et les pères leurs enfants.
Au XVIIe, on assimilait le Nègre à la laideur. Au XVIIIe,
qui dit Noir, dit esclave, avec une précision que le colonial
Ducœurjoly n’a pas oublié de mentionner dans son Manuel des
Habitants de Saint-Domingue : « Le Nègre reconnaît dans le
Blanc un génie supérieur, dont la force le subjugue. »
Pour le cas où l’obscurité masquerait encore la nature des
rapports entre Européens et Africains, un observateur note que
les Français qui vinrent nombreux, au XVIIIe, dans l’espoir de
faire fortune, « regardèrent de bonne foi les Noirs comme des
êtres d’une espèce particulière et inférieure à la leur » 4.
Dans un manuscrit, un colon « nantais », philanthrope
anonyme, dont on serait en droit d’attendre un jugement
bienveillant, surtout après l’émotion introductive qu’il
rapporte, pour avoir entendu un de ses esclaves fredonner une
« chanson-misère », cet homme, qui se découvre une
sensibilité digne de Rousseau, que confie-t-il au papier ? « Si
les Noirs étaient dignes d’être libres, s’ils étaient préparés à le
devenir, c’est dans leur contrée natale qu’ils devraient briser
leurs fers, réformer leurs gouvernements barbares, abolir cet
infâme trafic qu’ils font eux-mêmes de leurs propres frères.
C’est là que leurs amis devraient aller réaliser des systèmes
bienfaiteurs et couper le mal à sa source. » La philosophie
disculpe le Blanc ; elle lui révèle que c’est le Noir lui-même
qui forge son destin servile dans sa terrible Afrique.
Enfin, un fonctionnaire des colonies et planteur à la fois,
Malouet, homme d’une certaine largeur de vues, ami de
Raynal, aborde, en termes modernes, le problème du racisme
qui alimente la perception coloniale du Noir. Après avoir
réfuté l’éventualité d’un affranchissement général des
esclaves, sous prétexte qu’ils ont été achetés en état de
servitude, l’auteur du Mémoire sur l’esclavage des Nègres,
écarte l’hypothèse d’intégrer les Noirs dans la classe des
propriétaires. En effet, explique le doctrinaire de 1788, une
société ne travaille pas à la prospérité d’une autre. « Ou, si
cela doit être, choisissons par préférence, dans les sociétés
étrangères, celles dont la race, les mœurs, les préjugés sont les
plus analogues aux nôtres. Incorporons-nous aux Espagnols,
aux Turcs, aux Persans, plutôt qu’aux Nègres. » Si, ceux-ci
devenaient propriétaires, ils s’érigeraient en peuple et les plus
nombreux exclueraient les plus faibles. L’impossibilité
d’accomplir une intégration sociale, ne laisse le champ libre à
aucune solution de rechange. « Car, sans doute, on ne nous
fera pas désirer l’incorporation et le mélange des races, frémit
l’ordonnateur de la Guyane. Mais l’esclavage est nécessaire
pour le prévenir : c’est à l’ignominie attachée à l’alliance d’un
esclave noir, que la nation doit sa filiation propre. » Surgit
alors une vision d’Apocalyse : « Si ce préjugé est détruit,
prédit le futur ministre de Louis XVIII, si l’homme noir est
parmi nous assimilé aux Blançs, il est plus que probable que
nous verrions incessamment des mulâtres nobles, financiers,
négociants, dont les richesses préoccuperaient bientôt des
épouses et des mères à tous les ordres de l’État. C’est ainsi que
les individus, les familles, les nations s’altèrent, se dégradent,
se dissolvent. »
Partie de prémices élémentaires, la perception coloniale du
Noir, à la fin du XVIIIe siècle, se teinte nettement d’esprit
philosophique et prend couleur d’idéologie. L’esclavage n’est
plus seulement la vocation naturelle des êtres frustrés, issus
des flancs torrides de l’Afrique, c’est aussi et surtout
l’institution dont la pérennité sauvegardera la pureté de la race
européenne, et par là sa domination. Le statut servile est le
dernier rempart qui peut protéger les Blancs du péril noir, de la
dégénérescence.

Châtiments et atrocités.
Si, dans un premier temps, le racisme blanc désigne dans
l’Africain un esclave-né, dans une deuxième époque il le
réduit à l’état de bête de somme, par le traitement qu’il lui
inflige, au cours de sa servitude.
Qu’est-ce qu’un esclave ? Un meuble, théoriquement
catholique, qui a pour objet de travailler six jours sur sept, du
lever au coucher du soleil. Il est entièrement soumis à la
volonté de son maître, qui est aussi son juge, encore que la loi
(théoriquement) réserve à la seule justice publique, le droit de
condamner à mort.
L’appât du gain, la tentation des hauts rendements, poussent
nombre d’Européens à gouverner leurs Noirs comme des
« sous-hommes », comme un cheptel de qui ils peuvent tout
exiger, à qui, ils peuvent tout faire subir.
L’image du maître cruel, — même si elle ne peut être
généralisée à tous les propriétaires — , n’appartient pas à la
légende. Des témoignages, versés par des auteurs peu suspects
de sensiblerie ou de malintention, en attestent ; des rapports
administratifs aussi.
Malenfant, gérant de plantation à la Grande Ile se souvient :
« On a vu un Caradeux aîné, un Latoison-Laboule qui de sang-
froid faisaient jeter des Nègres dans des fourneaux, dans des
chaudières bouillantes, ou qui les faisaient enterrer vifs et
debout, ayant seulement la tête dehors, et les laissaient périr de
cette manière : heureusement quand, par pitié, leurs amis, leurs
camarades abrégeaient leurs tourments à coups de pierre ! 5. »
Le comte de Ségur, venu visiter ses terres à sucre à
l’occasion de la guerre d’Indépendance américaine, consigne :
« Je frémis encore en songeant que, deux jours avant mon
arrivée, on avait jeté dans un four et livré aux flammes une
vieille Négresse. Elle avait eu, à la vérité, la scélératesse
d’empoisonner plusieurs enfants ; mais enfin, elle avait péri
sans être jugée. Cependant les lois existaient ; mais là où se
trouve l’esclavage, la plainte est muette et la loi
impuissante 6. »
Du regret dans ces confidences, de la réprobation, mais sur
un ton si étranger, si blasé que l’on surprend la vérité dans un
éclair. Ces atrocités n’appartiennent pas au règne de
l’exceptionnel, même si elles ne se produisent pas
quotidiennement : de nouvelles « dépositions » donnent foi à
ce sentiment.
Dans ses Nouveaux voyages aux Indes occidentales, qu’il
publie en 1768, Bossu raconte l’un des spectacles que son
séjour à l’Antille lui a offerts : « J’ai vu un habitant, nommé
Chaperon, qui fit entrer un de ses Nègres dans un four chaud
où cet infortuné expira ; et comme ses mâchoires s’étaient
retirées, le barbare Chaperon dit : “Je crois qu’il rit encore”, et
prit une fourche pour le fourgonner. Depuis, cet habitant est
devenu l’épouvantail des esclaves et, lorsqu’ils manquent à
leurs maîtres, ils les menacent en disant “Je te vendrai à
Chaperon”. »
Au tour de Wimpfen, maintenant. Il séjourne à Saint-
Domingue de 1788 à 1790. A un méandre de son récit de
voyage, une « anecdote » éloquente : « Une femme que j’ai
vue, une jeune femme, une des plus belles femmes de l’île,
donnait un dîner d’apparat. Furieuse de voir paraître un plat de
pâtisserie manqué, elle ordonne que l’on saisisse son Nègre
cuisinier et le fait jeter dans le four encore tout brûlant… et
cette horrible mégère, dont je tais le nom par égard pour sa
famille, cette Tysiphone que l’exécration publique devrait
repousser avec horreur de la société ou qui ne devrait y
paraître que pour y succomber sous le poids de la haine et du
mépris, cette rivale du trop célèbre Chaperon, y reçoit encore
journellement des hommages… car elle est riche et belle ! »
Ne pouvant nier la réalité, l’opinion coloniale l’accommode.
Elle glisse du qualitatif au quantitatif, se livre à un calcul
statistique qui lui rend son confort moral. C’est la tactique
qu’adopte le planteur Carteau dans les Soirées Bermudiennes,
qu’il fait paraître à Bordeaux, en 1802. « Je ne disconviendrai
pas, qu’il n’y ait eu dans nos colonies, des maîtres trop
exigeants, trop sévères, trop durs, trop cruels, enfin, pour leurs
esclaves : mais ce n’en était que la très petite partie. » Et, le
Domingois de réfléchir, de faire ses comptes. En trente-six
ans, au Cap-Français et dans sa dépendance, il n’a connu que
« cinq ou six habitants, véritablement inhumains et cruels, et
une douzaine d’autres qui usassent d’une trop grande
sévérité ». Une chose est certaine, les mœurs sont rudes sur les
plantations, la violence s’exaspère, la justice privée s’emballe,
ne reculant devant rien, pas même les ultimes supplices.
Autre témoignage à caractère général, celui du colon
« nantais » et philanthrope, consigné dans une longue
description de la société de Saint-Domingue. « On ne finirait
pas, si l’on voulait détailler toutes les horreurs raffinées qui se
sont commises et se commettent encore sur les malheureux
Noirs », assure le planteur. L’un sera obligé de creuser la fosse
où il sera enterré vif, l’autre jeté dans une fournaise, l’autre
torturé. Un exemple, une image : « Un citoyen de la ville ayant
fait à l’une de ses jeunes Négresses l’honneur de la violer, crut
avoir à se plaindre de quelques infidélités qu’il méritait bien. Il
la fit étendre nue sur une table en guise d’échafaud, il lui fit
souffrir des tortures affreuses qui blessaient également la
pudeur et l’humanité et faisaient jeter à la patiente des cris
entendus de tout le voisinage. » Maintenant une réflexion sur
le caractère normal de la punition domestique qui franchit trop
souvent la ligne qui le sépare du sévice. « Le dirai-je ?
s’exclame le planteur. Des femmes elles-mêmes font dresser
des potences, ordonnent des supplices, et, lorsqu’on leur en
cite de cruels, les trouvent encore trop doux. J’en ai vu des
Françaises s’armer du fouet de la tyrannie, en donner vingt-
cinq coups à leurs esclaves mâles ou femmes. » Quant à
Desdorides, il déplore que des parents autorisent leurs enfants
à battre des Nègres. A n’en pas douter la brutalité, avec des
différences de degré, caractérise les rapports des Blancs avec
leurs esclaves. Cette dureté n’est pas spécifique de la seule
société esclavagiste ; elle appartient aux mœurs du siècle et
s’exerce, mais d’une manière moins outrée, sur certaines
catégories d’Européens, les marins, par exemple, chez qui les
châtiments corporels ne seront abolis qu’en 1848.
Dans la liste des cas extrêmes, peut-être plus nombreux
qu’on ne l’imagine, dans ce reflet des mœurs de la société
blanche, comment oublier le saisissement du chevalier de
Cotignon ? Le jeune officier de marine, plus porté à dénicher
de jolis minois et à prendre Clugny, gouverneur de la
Guadeloupe à la fin du XVIIIe siècle, en flagrant délit de
contrebande qu’à porter son cœur en écharpe, ne peut étouffer
sa sensibilité qui, pour être métropolitaine n’est pas moins fille
de la philanthropie. Parlant des colons des Iles du Vent, il note
dans ses Mémoires : « Je ne puis passer sous silence la cruauté
des habitants envers leurs Noirs. Je conviens qu’il est
nécessaire d’en venir à des exemples, mais enfin ce sont des
hommes et la nature est pour eux comme pour nous. Ne
pourrait-on pas les punir avec humanité ? » Et le marin
d’évoquer un souvenir guadeloupéen. C’était au cours d’une
partie de chasse : « J’entendis tout à coup en traversant de
petites broussailles des plaintes qui me déchirèrent le cœur. Je
m’approche de l’endroit d’où elles partaient. Je vois une bande
d’oiseaux voraces s’enfuir. Je tirai dessus et en tuai un. Mais
quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir une cage de fer dans
laquelle était un Nègre tout en sang que ces oiseaux
dévoraient. Cela me fit horreur et je crois que si dans le
moment l’habitant qui l’avait condamné à ce genre de mort
s’était présenté, je l’aurais tué. Le pauvre malheureux implora
mon secours et il ne fallut pas me prier. A force de secouer les
barreaux, et à coups de pierre, je parvins à l’arracher à son
tombeau et à lui donner la liberté. Il me baisa la main et se
sauva. Il y avait déjà deux jours qu’il était là, sans boire ni
manger, les bras derrière le dos et les pieds dans un cercle de
fer. J’ignore quel était son crime mais s’il méritait la mort on
pouvait la lui donner sans raffinement de cruauté. En général
les créoles ont le cœur dur, et pour peu qu’un de leurs Nègres
s’éloigne de son devoir, le chabouc n’est pas épargné6bis. »
Le sado-racisme a d’autres illustrations à son actif, où
chaque fois, le Blanc, ignorant que le Noir est un homme, une
personne à l’image de Dieu, se livre aux pires actes de
dégradation. Qu’on en juge par quelques exemples.
Le 20 octobre 1670, le Conseil Supérieur de la Martinique
se sent contraint de casser un lieutenant de milices, parce qu’il
vexait sa femme et « mutilait ses Nègres ». Le même jour, ce
Conseil condamne le Nègre Jean, appartenant au sieur Prost, à
avoir la jambe coupée, laquelle sera attachée à la potence afin
de servir d’exemple, parce qu’il avait tué un « bourriquet » !
La justice officielle, quand elle sévissait, n’était pas plus douce
que celle que les colons exerçaient à titre privé. L’année
suivante, le 10 mai, cette même Cour condamne Charles
Brocard à 500 livres d’amende, « pour avoir excédé et fait
excéder ladite Nègresse Anne de plusieurs coups de fouet, ce
qui lui a fait diverses grièves blessures en diverses parties de
son corps, et outre ce, pour lui avoir fait brûler avec un tison
ardent les parties honteuses ». Le 8 mai 1714, le Conseil du
Cap s’accorde une exception qui en dit long sur les mœurs
domingoises ou antillaises. Il pardonne au Nègre Songo, pris
en marronage, et fait rarissime, donne une explication très
hétérodoxe à sa décision : « Les traitements injustes des
maîtres ont quelquefois nécessité de semblables arrêts »,
publie-t-il sans ambages. Le 2 juillet 1715, cette même
juridiction condamne un commandeur blanc à une simple
amende, parce qu’il a battu un Nègre à mort, en l’absence du
procureur de l’habitation, sans appeler les voisins !
Le 30 septembre 1727, le ministre de la Marine, Maurepas,
que des informateurs encore trop sensibles ont alerté,
sermonne les administrateurs de Saint-Domingue. « Il y a des
habitants qui, sur les soupçons qui leur viennent qu’ils ont des
Nègres sorciers, se donnent la licence de les faire mourir de
leur propre autorité, les uns par le feu, et les autres en leur
brisant les os à coups de bâton ou de marteau, sans même leur
procurer le baptême ou autre sacrement 7. » Ces sévices,
étaient-ils si ordinaires pour que le gouverneur général de l’Ile
ne ressentît pas le besoin d’en avertir Versailles ? Étaient-ils si
banals pour que le ministre se crût obligé de rappeler à son
représentant, qu’en aucun cas, les maîtres ne devaient se faire
une justice aussi sévère ?
Nouvelle affaire, le 28 mars 1741. Cette fois, c’est le
gouvernement de Saint-Domingue qui saisit Maurepas d’un
dossier délicat. Saint-Martin l’Arada, colon de la région de
l’Artibonite, a exercé sur cinq de ses Nègres « une mutilation
complète ». Une notation qui en dit long : « Ce supplice était
déjà connu et pratiqué dans le quartier. » Maurepas répond, le
25 juillet : « Il m’était revenu plus d’une fois des plaintes des
mauvais traitements exercés par les habitants de Saint-
Domingue sur leurs esclaves… Mais par le détail que vous
m’avez fait dans votre lettre du 28 mars dernier, à l’occasion
du genre de supplice exercé par le nommé Saint-Martin,
habitant de l’Artibonite, contre cinq de ses esclaves, j’ai vu
avec beaucoup de peine qu’il n’y avait pas autant
d’exagération que j’avais cru, dans les plaintes qui m’avaient
été faites, et que quelquefois, on porte dans la Colonie, le
châtiment des esclaves à des cruautés qu’il n’est pas permis de
tolérer… 8. »
Les 6 mai et 7 septembre 1746, le Conseil du Cap se croit
obligé de sévir et fait mine de punir. D’abord, il condamne
Claude Sauzeneau, économe du sieur Beaujeu, habitant au
quartier Morin, au bannissement perpétuel hors de la colonie,
pour avoir, dans un accès de violence, tué d’un coup de fusil,
le Nègre Pompée qui appartenait à Beaujeu. Au mois
d’octobre 1754, la peine de bannissement perpétuel sera
ramené à neuf ans… Plus tard, la Cour capoise condamne un
boulanger de la métropole du Nord à être admonesté et à 50
livres d’amende, pour avoir commis des excès et violences sur
ses Nègres, lui interdit de récidiver sous peine de punition
corporelle, et lui enjoint de traiter humainement ses deux
esclaves…
Incident anodin, en 1770, a-t-on envie de chuchoter. Les
Nègres des Cassarouy désertent la plantation. Ils sont arrêtés
par la maréchaussée et ramenés chez leurs maîtres. Cassarouy,
furieux, non content de surcharger ses esclaves de travail,
décide de les châtier. Il « brûle avec de la cire ardente les
mains, les bras de cinq à six d’entre eux, particulièrement du
commandeur, et deux heures après les envoya aux prisons
civiles » du Cap. Là, geôlier et guichetier constatent les
brûlures, la justice s’émeut et dépêche des huissiers sur
l’habitation Cassarouy. Ils « y trouvent une Négresse
suspendue en l’air par les bras », la ramènent au Cap ainsi que
des Noirs mutilés. Les Cassarouy font appel. Le 2 octobre
1770, un arrêt du Conseil du Cap leur rend leurs esclaves,
conservant un mutisme complet sur les sévices commis. Cette
décision trouble certains magistrats du Cap, qui s’expliquent,
le 4 juin 1771, dans un mémoire adressé au Conseil Supérieur.
Certes, reconnaissent-ils, il existe des « Nègres malfaiseurs »
qui utilisent le poison. Mais « combien de maîtres, sous ce
prétexte, ont-ils assouvi leur férocité naturelle ? ». Et les voilà
maintenant qui accusent : « La justice garde le silence, et
successivement les petits habitants, ceux qui ont des terres
ingrates et malheureuses se livrent aux excès les plus
horribles, déjà même ces cruautés s’exercent publiquement,
sans frais, sans pudeur et sans retenue 9. »
Que les agents d’une sénéchaussée dénoncent ainsi la
cruauté des colons et le caractère banal de celle-ci stupéfie.
Que ces mêmes hommes s’émeuvent du sens de l’arrêt rendu
par le Conseil du Cap, à la demande des Cassarouy, selon
lequel « le procureur du Roi, ni le juge n’ont le droit de veiller
sur la sévérité de la police que les maîtres exercent envers
leurs esclaves, même avec mutilation de membres » étonne.
Contrairement à ce que l’opinion coloniale faisait accroire, les
cruautés n’appartiendraient pas à l’exceptionnel mais à un
quasi-quotidien. Ne fallait-il pas que les spectacles de férocité
fussent trop nombreux et trop insoutenables, pour que de
modestes juges et procureurs prissent, malgré leur adhésion au
système colonial, la liberté d’élever la voix si haut ? On
éprouve malaise et inquiétude quand on lit la conclusion de
ces humbles juristes : « En un mot, disent-ils, la religion,
l’humanité, nos mœurs, nos lois précises et positives, la plus
saine politique enfin de la colonie, tout exige de mettre des
bornes à la tolérance envers les maîtres qui abusent de leur
autorité et propriété sur des hommes esclaves. Il ne faut user
de la loi qu’avec considération, cela est vrai, mais il faut
arrêter les barbaries et cruautés surtout quand elles ne sont
dirigées ni par la raison, ni par la justice. » Pareils propos, sous
la plume d’auteurs que rien n’autorise à assimiler à des
philanthropes, lève un coin de rideau sur des réalités
auxquelles un esprit acquis à la prudence ne se serait pas
permis d’imaginer.
Le 28 mai 1771, dix Nègres et Négresses, appartenant au
Sieur Dessources, cadet, fuient la propriété du colon pour
courir se plaindre au juge du Cap-Français. Ils déclarent que
« leur maître, depuis son retour de France qui ne remonte qu’à
deux ou trois mois de date, sur la simple déclaration d’un
Nègre faite dans les tourments du feu et par laquelle il avait
chargé tout l’atelier d’être macandal ou empoisonneur, avait
fait brûler Janneton, commandeur, ensuite le nommé Azard ;
qu’il avait pareillement fait brûler les pieds et les jambes aux
Négresses Franchette et Jeannette et qu’il les avait ensuite
enterrées toutes vivantes. Et enfin qu’il avait fait brûler les
pieds et les jambes à une autre Négresse enceinte, qui après
cela avait été mise dans un cachot » de la dame Chamblain,
une voisine, où elle était morte.
Le 10 juin 1771, le juge du Cap, se soumettant à la
jurisprudence Cassarouy, rendait ses esclaves à Dessources-
cadet, renonçant du même coup à le poursuivre et à faire
respecter l’édit de 1685 et autres ordres royaux.
Le 29 mai 1771, un esclave de l’étrange voisine vient, à son
tour, demander protection au juge du Cap auquel il déclare que
depuis plusieurs années sa maîtresse avait fait brûler huit ou
dix Nègres sur son Habitation. Le flou de cette déposition,
dont aucune vérification ni preuve n’a démontré l’authenticité
pour la raison que cette propriétaire échappa à toute poursuite,
ne permet pas de verser l’affaire Chamblain au dossier des
atrocités. Mais en est-il besoin ?
Le 15 février 1781, le chapelet des horreurs s’enrichit d’un
nouveau cas. Le juge du Cap rend une ordonnance qui vise le
sieur Jouanneault. Le sénéchal remontre « qu’il a été arrêté sur
l’habitation de M. de La Chapelle, à Limonade, une Négresse,
une Négritte et une quarteronne libre, dont les cruautés
exercées sur elles par leur maître sont révoltantes. Que la
Négresse a la langue coupée et plusieurs dents arrachées, la
Négritte a les parties de la génération brûlées avec des fers
rouges et que, quant à la quarteronne, elle s’est dite fugitive
pour échapper aux cruautés perpétuelles du maître des deux
premières dont elle est la fille. Qu’un traitement aussi cruel ne
devant pas être impuni », il conviendrait de placer ces
malheureuses sous la protection de la justice, en les enfermant
dans les prisons du Cap pour y recueillir leurs dépositions et
procéder ainsi qu’il appartiendra. La conclusion de ces crimes
est celle que les juges apportent aux affaires de ce genre : on
ferme le dossier sans même ordonner une enquête. Même
Moreau de Saint-Méry, homme acquis et dévoué au système
colonial ne peut s’empêcher d’écrire une ligne de commentaire
désabusé : « Il est difficile de concevoir comment de pareilles
horreurs demeurent impunies. » C’était pourtant la règle. Et il
fallait l’intervention persistante des administrateurs généraux
pour y déroger, à quoi devaient aider, les ordonnances sur la
gestion des plantations prises par le maréchal de Castries, en
1784 et en 1785.
Justement, le 13 mars 1788, le juge du Cap et le procureur
du Roi de cette ville ont bien des choses à confier à MM. de
Vincent et de Marbois, général par intérim et intendant de
Saint-Domingue. En effet, quatorze Nègres de l’Habitation Le
Jeune sont venus se mettre sous la protection de la justice et
ont déposé : « Ils ont unanimement dit que l’année dernière, le
Sieur Nicolas Le Jeune avait fait brûler un Nègre et une
Négresse et que vendredi dernier deux Négresses avaient eu
les jambes et les cuisses brûlées, et qu’elles étaient encore sur
l’habitation, dans un cachot auprès de la grande case. » Elles
mourront peu après. Les magistrats poursuivent leur relation.
Exceptionnellement ils ont ouvert une enquête. On découvre
les deux esclaves mutilées. Interrogé, le colon s’explique : ces
deux femmes sont des empoisonneuses, Marie-Rose surtout,
Zabeth faisant plutôt figure de complice. Déjà vingt esclaves
sont morts. Maintenant Marie-Rose vient de s’attaquer à lui-
même, qui a survécu par miracle, et à une Négresse en couches
dont elle a eu raison. Pour mettre fin à ces meurtres, pour
connaître le poison utilisé, le planteur a décidé de faire parler
les deux tueuses. Il y est parvenu, en compagnie du chirurgien
Magre, en les soumettant au feu de torches de pin. Elles ont
avoué. Il tend une boîte. Elle contient de la poudre de Québec
dont les vertus ont raison des meilleures santés. « Analyse faite
en notre présence, note l’enquêteur, par les médecins et
chirurgiens du Roi, de la poudre contenue dans cette boîte ;
elle s’est trouvée être que du tabac commun à fumer parmi
lequel étaient cinq crottes de rat. » Et le sénéchal et le
procureur observent, à l’intention des administrateurs
généraux : « Voici, MM., le récit exact de cette scène
d’atrocité qui malheureusement n’a eu que trop d’exemples. »
Conclusion édifiante.
Exceptionnellement encore, Le Jeune est inculpé et décrété
de prise de corps. Aussitôt l’opinion coloniale se mobilise au
service de l’accusé. Le 23 mars 1788, les habitants du quartier
de Plaisance, où réside l’accusé, en appellent aux chefs. « Il
est de votre sagesse et justice d’arrêter dans le moment toute
poursuite à cet égard, demandent-ils, car déjà les ateliers
voisins de celle [l’Habitation] du Sieur Le Jeune murmurent,
et peut-être que cet événement deviendrait le signal d’une
révolte générale. » La construction de cette supplique
appartient au raisonnement colonial traditionnel. Mettre en
cause l’autorité d’un Blanc c’est mettre en cause celle de tous
les colons, c’est ouvrir les portes à une révolte générale des
esclaves. A son tour la Chambre d’Agriculture intervient. Le 7
avril 1788, elle suggère à Vincent et à Marbois d’expulser Le
Jeune, discrètement, sans le fracas d’un procès.
Le général et l’intendant ne l’entendent pas de cette oreille.
Dans une réponse du 17 avril, à la requête capoise, ils
exposent la philosophie intime de l’administration qui, pour
être connue, n’a que rarement l’occasion d’être exprimée :
« Nous différons à l’égard de la peine à infliger et de sa
publicité, commencent-ils. Nous pensons qu’aucun habitant ne
serait en sûreté chez lui, si les Nègres n’étaient pas assurés de
la protection des tribunaux. Ils se porteraient bientôt à des
actes de désespoir, ignorant que la loi et les magistrats veillent
pour leur sûreté. Ils se feraient à eux-mêmes une justice qu’ils
croiraient que la société leur refuse. Et nous savons combien
de moyens des ennemis domestiques peuvent employer pour
exercer des vengeances secrètes. La publicité des châtiments
des Blancs et des Noirs sera, au contraire, le garant du repos,
et si nous pouvions être indécis sur une question aussi
importante, nous trouverions notre conduite tracée dans
l’article du titre 11 de l’ordonnance du 23 décembre 1785. »
L’administration définit sa position à contrepied de celle des
administrés. Pour elle le fonctionnement régulier, donc public,
de la justice tranquillise les ateliers et assure la paix dans l’Ile.
Pour elle, pas de révolte générale des Noirs, si les atrocités
commises par les maîtres sont châtiées. En un mot, aux yeux
des agents du Roi, le fonctionnement de la justice publique
rend l’esclavage supportable à ceux qui y sont réduits, et par là
sauve le système colonial des vices qui le rongent.
Heurté par cette « incompréhension » des représentants du
pouvoir, le milieu colonial poursuit sa mobilisation. L’inculpé,
Le Jeune, fils, envoie un mémoire aux administrateurs le 27
mars 1788, où il accable ses esclaves. Deuxième pétition des
colons du quartier de Plaisance, le 10 avril, pour dramatiser.
« Si le jugement authentique qui va être rendu flétrit cet
habitant, s’il donne gain de cause à son atelier rebelle et
soulevé contre lui, nous sommes perdus. Tout est bouleversé et
nous touchons à une révolution prochaine dans la colonie. »
Enfin le 21 mai, Le Jeune, père, signe un long mémoire qu’il
adresse aux chefs de la colonie. Finalement le Conseil du Cap
rend son jugement, qui revient à absoudre le coupable.
Vincent et Marbois, indignés, se tournent vers le ministre le
29 août. La sentence prononcée durcit l’antagonisme qui
oppose maîtres et esclaves et ne laisse à ceux-ci d’autre
recours que le désespoir ou la vengeance ; elle découragera
tout magistrat honnête à entamer une procédure contre un
propriétaire inhumain. En foi de quoi, ils demandent « de ne
pas laisser entièrement impunis les forfaits de Le Jeune ».
Même si le Roi ne réforme pas l’arrêt incriminé, ne déclarera-
t-il pas le meurtrier, « incapable de posséder des Nègres »,
avec obligation de retourner en France définitivement ? Enfin
cette réflexion finale qui balaie le raisonnement colonial selon
lequel les atrocités commises par les maîtres n’étaient le fait
que d’une poignée d’enragés. Les chefs reconnaissent que
« beaucoup d’habitants suivent, aujourd’hui, un régime
modéré, et que généralement parlant les rigueurs de
l’esclavage sont moins grandes dans cette colonie qu’elles ne
l’étaient il y a une vingtaine d’années ; mais il y a des quartiers
entiers où l’ancienne barbarie subsiste encore dans toute sa
force, et les détails en font frémir d’horreur. »
L’année suivante, nouveau scandale, dans la presqu’île
méridionale de Saint-Domingue. La sénéchaussée du Petit-
Goâve entend Jean-Honoré Mainguy, habitant de la Rivière
salée, quartier des Baradaires, inculpé d’avoir exercé diverses
cruautés sur plusieurs de ses Nègres. Elle le condamne à
résider hors de la sénéchaussée pendant neuf ans, à peine de
punition corporelle et à payer 3000 l. d’amende et les frais du
procès. Mainguy, mécontent, fait appel devant le Conseil
Supérieur de Saint-Domingue, qui siège au Port-au-Prince. La
Cour « déclare Mainguy dûment atteint et convaincu d’avoir
frappé ses esclaves à coups de bâton, de les avoir blessés avec
des ciseaux et avec une arme vulgairement appelée
manchette ; de les avoir déchirés avec ses dents, et de leur
avoir fait appliquer, sur différentes parties de leur corps, soit
des fers rouges, soit des charbons ardents ».
Vraisemblablement sous la pression des chefs,
particulièrement de Barbé de Marbois, le Conseil aggrave les
peines prononcées par la sénéchaussée. Il inflige à Mainguy
neuf ans de bannissement de la colonie, le déclare incapable de
posséder un esclave, confirme l’amende de 3000 liv. au profit
de la Providence du Port-au-Prince, et en ajoute une seconde
de 10000 liv. pour le Roi. Le 6 août 1790, Pétion et Brissot,
s’emparant de cet arrêt, dénonceront le crime affreux commis
à la Grande Ile, sans mesurer qu’il avait été puni en première
instance, et qu’il avait encouru une peine plus grande en appel.
Dix mille livres d’amende, pour s’être livré à des atrocités sur
des Noirs, paraissait dérisoire et honteux aux Amis des Noirs.
Dans la colonie c’était une révolution.
Les colons des Antilles sont des hommes durs. Durs avec
eux-mêmes. Cruels avec leurs Nègres, certainement davantage
qu’on ne le soupçonne, ce que l’on ne pourra jamais prouver
de manière irréfutable, faute de documents. Mais la
présomption générale n’en est pas moins là, grave et lourde,
étayée par des faits indiscutés, des relations fidèles. Les
tortures ne ternissaient pas tous les jours de l’année, mais sont
l’œuvre de plus d’un. L’idéologie raciste, qui les autorisait,
dominait tous les esprits.
« A Saint-Domingue, quiconque est Blanc maltraite
impunément les Noirs. Leur situation est telle qu’ils sont
esclaves de leurs maîtres et du public. » Ainsi juge Hilliard
d’Auberteuil, avocat colonial et observateur attentif. Poussant
l’analyse plus loin, le capitaine Girod de Chantrans, au repos
près du Cap-Français, pendant plus d’un an, note, au sujet de
la discipline qui pèse sur les esclaves : « Rarement la trouve-t-
on exempte de cruautés, et les Nègres sont fort heureux
lorsqu’elle n’est pas atroce. » Et, précision pertinente :
« Remarquez d’ailleurs, que la plupart des administrateurs de
biens n’en sont point les propriétaires, et peu leur importe
qu’un Nègre meure ou qu’il vive, pourvu que leurs gages
soient payés 10. »
L’absentéisme de très nombreux planteurs a certainement
favorisé l’explosion du racisme et du sadisme, de certains
gérants et autres cadres de plantation, venus d’Europe. Ces
petits-blancs ne songent souvent qu’à faire « suer le burnous ».
Malheur aux esclaves qui ne se soumettent pas à l’arbitraire de
leurs exigences ! Toutefois il serait injuste de rejeter la
responsabilité de toutes les atrocités qui ont sali la société
esclavagiste sur les malnantis de la caste européenne. On
commit des exactions de tout temps, et à tous les niveaux de la
hiérarchie blanche.
Chaque jour reçoit sa portion de châtiments où le réflexe
sado-raciste de l’Européen apporte son ingéniosité. Si depuis
1768 un règlement royal interdit d’infliger, d’une traite,
cinquante coups de fouet à un esclave, il n’est rien précisé sur
la manière de les appliquer. Quand on allonge la victime sur le
sol, pieds et poings liés à quatre piquets, on donne un quatre-
piquets. Si on fouette un individu ligoté à une échelle, on lui
fait subir le supplice de l’échelle. Quand on bat un homme
suspendu par les quatre membres, c’est le hamac, et la
brimbale s’il n’est pendu que par les mains. Détail sanitaire :
pour éviter l’infection des plaies des Nègres ainsi « taillés »,
on frotte leur dos à vif avec du jus de citron et du piment, ou
du vinaigre ; c’était aussi la thérapeutique en usage dans la
marine.
Parmi les « trouvailles » de cette époque et de ces mœurs :
la muselière de fer blanc. On y emprisonne la tête des esclaves
à qui l’on reproche de croquer des tiges de cannes à sucre, ou
de manger de la terre. Le 7 mai 1785, un arrêt du Conseil
Supérieur du Cap-Français interdira d’apporter, de fabriquer,
de débiter, tenir ou employer « des masques ou têtes de fer,
imaginés dans l’origine pour empêcher les nègres nouveaux de
se livrer à l’appétit dépravé qui les porte à manger de la
terre ». Autre invention : le collier, hérissé de longues tiges de
fer, que l’on imposait aux anciens fugitifs, pour ralentir et
empêcher toute nouvelle tentative de désertion.
Enfin dans la panoplie des tortures, certains sadiques
manifestent un goût particulier, pour un supplice lent et
horrible. « Le patient, tout nu, est attaché à un pieu proche
d’une fourmilière, et l’ayant un peu frotté de sucre, on lui
verse, à cuillerées réitérées, des fourmis depuis le crâne
jusqu’à la plante des pieds, les faisant soigneusement entrer
dans tous les trous du corps ».
Quant à la mise à la barre, aux fers, au carcan, au cachot et à
la flagellation classique, il ne faut pas y déceler une motivation
raciste : certaines catégories de Blancs étaient largement
soumises à ces pratiques. De même pour la peine de mort.
L’enseignement de la jurisprudence criminelle, à ce propos, est
riche. Trois affaires, à titre d’exemple. Le 8 mars 1700, le
Conseil de Léogane condamne un engagé Blanc, qui a signé
avec un colon, une espèce de contrat de servitude d’une durée
de trois ans, à la pendaison, pour un vol domestique. Le 3 mai
1706, le Conseil du Cap condamne l’économe Thomas La
ville Aufoevre à une petite amende de 100 livres… parce qu’il
a brûlé les pieds de l’engagé Fauveau. Enfin, le 6 mars 1720,
le Conseil du Cap condamne le matelot Thomas Porien,
inculpé d’assassinat et de blasphème, à avoir la langue percée
d’un fer chaud et à être pendu. Autant la justice ferme les yeux
ou absoud quand de gros habitants sont mis en cause, autant
elle se montre sans pitié quand il s’agit de pauvres Blancs.

Despotisme domestique et justice privée.


Les colonies, grandes productrices de denrées commerciales
et, par conséquent utilisatrices d’une main-d’œuvre servile
abondante, ont secrété leur droit particulier, effectif, même s’il
n’est pas entièrement reconnu par la loi.
A la plantation, unité économique de ces pays, correspond
ce que l’on appelle le « despotisme domestique » du colon,
c’est-à-dire la pratique d’une compétence quasiment
souveraine. Ainsi, même si les ordonnances le prohibent, le
maître exerce, à certaines occasions, le droit de mort sur ses
esclaves ; le cas privilégié étant celui des empoisonnements de
personnes ou de bêtes.
Dans l’esprit du planteur, si gouverneur et intendant sont
maîtres dans leurs bureaux, lui est maître sur son Habitation. Il
n’a de compte à rendre à personne, et son gouvernement ne
connaît pas de bornes. Le droit des colonies est marqué par
une organisation économique et sociale spécifique, par un
déséquilibre de population au détriment des Blancs, qui, par
ailleurs, nourrissent des craintes et des convictions
superstitieuses. Le Blanc, qui a affligé le Nègre de toutes les
tares imaginables, accorde encore à celui-ci le terrible
privilège d’être un empoisonneur-né. Plantation, esclavage,
superstition, tout se ligue pour que le planteur sente la
nécessité de s’octroyer un pouvoir absolu, en marge de la loi.
Face à l’esclave, ennemi domestique, car toujours prêt à tuer
ses compagnons, son maître ou le bétail, le colon, au nom de
son despotisme, lui aussi domestique, s’érige en haut-justicier.
La faculté de juger ses Nègres illustre sa toute-puissance à
l’intérieur de la plantation.
Cette réalité, à la fois complexe et simple, Le Jeune-père,
l’expose excellemment dans le mémoire qu’il envoie, le 21
mai 1788, aux administrateurs de Saint-Domingue, pour
défendre la cause de son fils. Imprégné de l’idéologie
coloniale, le vieillard ne comprend même pas que l’on
poursuive son fils : « Il n’est coupable que d’avoir usé d’un
peu de violence pour tirer des deux Négresses mortes un secret
qui importait à lui-même, à tout ce qui l’environnait. » Or,
comment un habitant peut-il « éclaircir ses soupçons, et
comment les éclaircira-t-il autrement que par la violence ?…
Et s’il lui est défendu d’employer la violence… il faudra donc
qu’il déserte son habitation et qu’il l’abandonne aux
scélérats ».
La société coloniale n’a pas sa pareille. Les rapports de
forces y sont d’une nature et d’une intensité incomparables.
Après avoir constaté l’originalité de ce système social, il faut
adopter les enseignements qu’il commande. « La classe des
esclaves est infiniment supérieure à celle des maîtres, au
moins par le nombre, verbalise Le Jeune ; elle ne peut être
contenue que par une espèce de despotisme parce qu’il n’y a
qu’un pouvoir pour ainsi dire absolu qui puisse rendre vain et
impuissant l’effort continuel qu’elle fait contre un joug qu’elle
ne déteste que parce que c’est un joug. »
Menacé par le nombre, un Blanc pour vingt Noirs environ,
terrorisé par un poison plus mythique que réel, le colon se sent
fragile. D’où le despotisme domestique, dépouillé du
formalisme dont les procédures officielles s’encombrent, qui
s’identifie à une haute-justice arbitraire, immédiate et
exemplaire.
La justice du Roi est insuffisante, s’écrie Le Jeune, père. Et,
le voilà qui s’engage dans un réquisitoire violent contre ce
service aux « fausses démarches » qui n’a pas sa place sur les
plantations. « Vouloir suivre, pour parvenir à connaître le
coupable, la marche méthodique et compassée de la justice,
c’est vouloir ne rien faire », s’exclame-t-il.
Et l’on revient au point de départ. La spécificité antillaise
exige des procédures propres. Les tribunaux ne pouvant,
souvent prononcer de peines, faute de preuves, alors « il faut
bien permettre aux particuliers de se faire justice eux-mêmes,
au moins lorsque les crimes sont de nature à devenir aisément
contagieux, et peuvent tendre à la ruine, au renversement et à
la destruction d’une classe entière de la société, au sein de
laquelle ils sont commis, or tel est le poison de la part des
esclaves ».
Le despotisme domestique a pour œil le soupçon et pour
bras la violence. Le vieux colon s’échauffe devant
l’incompréhension que lui opposent les métropolitains, ces
étrangers qui ne comprennent rien aux règles de
fonctionnement du système colonial. Que pouvait faire son fils
pour déchiffrer le mystère qui entourait la mort de vingt
Nègres et de Julie, la Négresse en couches ? « Ce mystère, il
en tenait le fil, mais pour le bien dévider, il fallait
nécessairement recourir à la violence. C’est le seul moyen de
faire parler les Nègres, cela est connu, rage l’octogénaire.
L’espèce de violence qu’il a employée a été de faire chauffer
les pieds de deux négresses. Violence pour violence,
qu’importe qu’il ait employé celle-là ou une autre. »
La société antillaise, que certains rêvent comme d’un
paradis, est assimilée ici à une véritable jungle. Elle est monde
de suspicion, de terreur superstitieuse, décelant le poison là où
il n’y a qu’effet naturel, et elle est aussi violence. Toutefois il
ne convient pas de passer d’un extrême à l’autre, et de déchirer
une imagerie rose pour en fabriquer une autre aussi fausse, aux
couleurs outrageusement sombres. Vraisemblablement
l’univers colonial sur un fond de violence permanente et
accepté de tous, a-t-il traversé des crises inquiétantes.
Épidémies de terreur, les uns craignant d’être empoisonnés, les
autres d’être jetés au feu. Cependant si le poison explique
certains excès du pouvoir domestique, il n’en reste pas moins
qu’il est dans la nature de celui-ci d’être impitoyable. Ne
s’exerce-t-il pas sur une race inférieure ?
Le système colonial fonctionne comme un engrenage
impitoyable, mais logique. Sa spécificité, caractérisée par la
plantation, l’esclavage et le racisme, commande l’absolutisme
domestique ; et la peur, comme aussi une dénaturation du
sentiment, conduisent ce pouvoir particulier à des déviations
barbares.

L’État et les châtiments.


Contrairement à ce qu’il avait fait en matière commerciale,
où dès les balbutiements de la colonisation, il avait affirmé et
répété le principe de l’Exclusif, l’État ne se hâte pas de
légiférer dans le domaine de la police des esclaves, et plus
particulièrement dans celui des châtiments. Il sera même
dernier à intervenir, laissant les administrateurs généraux et les
Conseils souverains réglementer à leur soûl. Ainsi, le Conseil
de la Martinique décide, le 13 octobre 1671, de lutter contre le
marronage en autorisant les Habitants « de couper et faire
couper les nerfs du jarret à ceux de leurs Nègres qui
continueront dans leur fuite et évasion ». Quelques années plus
tard, le 17 juillet 1679, cette même Cour, jugeant des esclaves
convaincus d’avoir volé une chaloupe pour s’évader de l’île,
condamne les Nègres à avoir la jambe gauche amputée, les
Négresses à avoir le nez coupé et tous ensemble à être
marqués de la fleur de lys.
De son côté, le lieutenant-général de l’Amérique
réglemente. Le 19 juin 1664, dans une ordonnance sur les
blasphémateurs et la police des Iles, M. de Tracy, fixe un
point. Tous les Nègres qui seront convaincus d’avoir volé du
sucre ou du pétun, recevront trente coups de liane, en public,
et par les mains de l’exécuteur de Justice. Le 4 octobre 1677,
le Conseil de la Martinique revient sur le devant de la scène, et
adopte un véritable texte d’ensemble sur la police des
esclaves, qui inspirera le législateur national. Un certain
nombre de délits, de crimes et de peines sont prévus. En cas de
récidive, le voleur de volailles, cochons ou moutons d’une
valeur de plus de 100 livres aura une oreille coupée. Les
voleurs de chevaux, bœufs, vaches ou bourriques pour la
première fois, auront une jambe coupée, pour la deuxième
seront pendus. Les fugitifs, de quinze jours à deux mois,
recevront le fouet et seront marqués de la fleur de lys ; ceux de
quatre à six mois, auront le jarret coupé ; au-dessus de six
mois, les jambes coupées. Le Nègre qui frappera un Blanc sera
pendu et rompu vif en cas de mort du Blanc. Les esclaves,
allant la nuit sans autorisation de leurs maîtres et portant des
bâtons, seront punis du fouet la première fois et auront le jarret
tranché la seconde.
Enfin, l’État sort de son silence au mois de mars 1685, en
rendant un édit sur la police des Iles de l’Amérique française,
qu’on appellera le Code Noir. Le pouvoir d’une part il
s’inspire des réglementations locales pour établir l’échelle et la
nature des châtiments à infliger aux esclaves, mais, d’autre
part, il fait œuvre originale en essayant de protéger les Noirs
contre les abus d’autorité des maîtres.
Ce texte, à tous égards fondamental, instaure le fouet simple
pour les esclaves qui vendent des cannes à sucre, et pour ceux
qui portent des armes offensives ou gros bâtons. Il prévoit le
fouet accompagné de la fleur de lys aux voleurs de moutons,
chèvres, cochons, volailles, pois, manioc et autres légumes ; de
même, pour ceux qui, appartenant à différents maîtres,
s’attroupent de jour ou de nuit sous prétexte de noces, ou
autrement, mais c’est la mort en cas de récidive. Le Code
prescrit la peine des oreilles coupées et de la fleur de lys pour
une première tentative de fuite, du jarret coupé et de la fleur de
lys la deuxième fois, ensuite, la mort. Il édicte que seront
punis de mort, les esclaves qui auront commis des excès et
voies de fait contre les personnes libres. Même châtiment pour
les voleurs de chevaux, cavales, mulets, bœufs et vaches.
Enfin, l’esclave, qui frappe son maître, sa maîtresse ou leurs
enfants « avec contusion de sang, ou au visage », ne peut être
frappé que d’une peine, la mort.
L’édit de 1685 organise la police d’une société non
seulement coloniale mais surtout esclavagiste. Il la confie
simultanément et très solennellement aux organes
administratifs et juridictionnels mais en abandonne aussi une
bonne part aux particuliers, aux colons. Ainsi, il légalise la
justice privée dans son article 42 où il est dit que les maîtres
pourront, « lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’auront
mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges et de
corde ». Cependant, si le fouet, les fers, la barre (sorte de
madrier où la victime a les chevilles emprisonnées)
s’universalisent, l’État prend la précaution de fixer les limites
de ce que l’on appellera plus tard le despotisme domestique.
Le même article 42 défend aux planteurs de donner la torture à
leurs Noirs, ni de leur faire aucune mutilation. Cet effort de
restriction du pouvoir privé de punir se prolonge dans
plusieurs voies. Non sans un certain pessimisme, à l’article 43,
le Roi enjoint à ses officiers « de poursuivre criminellement
les maîtres ou les commandants qui auront tué un esclave sous
leur puissance ou sous leur direction, et de punir le maître
selon l’atrocité des circonstances ». Toutefois, on évite, dans le
Code de la Louisiane de 1724 comme en 1685, de limiter le
nombre de coups de fouet qui pourtant, s’ils sont trop
nombreux et infligés dans un laps de temps trop bref,
constituent un châtiment extrême, une atrocité entraînant la
mort. Avec raison on estime que la peine capitale, même s’il
appartient aux seuls tribunaux de la prononcer, est entrée, les
mœurs aidant, dans l’appareil répressif des plantations. Après
avoir borné — formellement — la justice particulière, l’avoir
soumise à la surveillance de l’État, l’Édit de 1685, met en
place, contre elle, une procédure de recours. En effet, l’article
36 dispose que les esclaves pourront saisir le procureur du Roi,
s’ils ne sont point nourris, vêtus et entretenus, conformément à
la loi, ainsi que pour « les crieries et traitements barbares et
inhumains ». Le Code Noir, dans ce qu’il a de protecteur pour
la foule en servitude, ne connaîtra aucune application. Dans le
vide laissé par l’autorité déchue de l’État, la justice
particulière des planteurs prendra racine et se développera,
n’acceptant l’intervention des agents du souverain qu’à titre
exceptionnel, et encore, en rechignant. Les administrateurs
aideront parfois au développement de ce phénomène. Ainsi, à
la suite d’une conspiration de Noirs, La Boulais, lieutenant de
Roi au Cap, autorise les Blancs à tuer les esclaves s’ils voient
« dans leur conduite la moindre preuve de soulèvement ». A
l’occasion d’un événement critique qui commande la
mobilisation de toutes les énergies européennes, l’État, par
l’intermédiaire de ses agents, peut donc déléguer aux citoyens
ses compétences exclusives de maintien de l’ordre et de
justice.
L’insuccès ne découragera jamais le pouvoir qui, à plusieurs
reprises, tentera d’atténuer la dureté des châtiments infligés
aux Noirs, et de borner la quasi-omnipotence des maîtres. Le
30 décembre 1712, une ordonnance royale tance vertement les
habitants de Saint-Domingue et des Iles en général. Elle leur
commande de nourrir et entretenir leurs esclaves et leur
interdit de donner à ces malheureux la question, de leur
autorité privée, chose qu’ils font sur leurs plantations, « sous
différents prétextes » et « avec une cruauté inconnue, même
des nations les plus barbares ». Au mois de mars 1724, la
publication du Code Noir de la Louisiane fournit une nouvelle
occasion au pouvoir d’essayer d’enrayer les excès
domestiques. Reprenant l’article 43 de l’Édit de 1685, l’article
39 de la charte de 1724 enjoint aux officiers de justice de
procéder criminellement contre les maîtres et les
commandeurs qui auront tué leurs esclaves
ou — innovation — qui « auront mutilé leurs membres ». De
temps à autre, mais rarement, le monarque prend des
règlements qui vont dans le sens d’un adoucissement des
peines. Ainsi la Déclaration royale du 14 mars 1741 change la
peine de mort pour marronages multiples, en chaîne publique à
perpétuité avec marque à la joue.
L’aboutissement de cette politique législative connaîtra son
point d’orgue sous Louis XVI, quand le maréchal de Castries
imposera, malgré la colère de l’opinion coloniale, ses
ordonnances des 3 décembre 1784 et 23 décembre 1785
relatives aux procureurs-gérants des plantations et au
fonctionnement de celles-ci. Ces deux textes, en même temps
qu’ils répètent la volonté humanisatrice du Roi, montrent à
quel point l’État a peu de prise sur la justice privée que les
colons exercent sur leurs esclaves, en dehors de toute loi. Dans
ce domaine particulier, de 1685 à 1784-1785, en un siècle, la
monarchie administrative a fait la preuve de pérennité dans
l’impuissance.
L’ordonnance de 1784 réclame l’application de l’édit de
1685 et du Code de la Louisiane ! Elle interdit aux
propriétaires, procureurs et économes-gérants « de traiter
inhumainement leurs esclaves », à qui il n’est plus permis de
donner plus de cinquante coups de fouet, et que l’on ne doit
pas battre à coups de bâton ni mutiler. Elle sanctionne la
justice privée des propriétaires, mais la limite en confiant, au
gouverneur-général et à l’intendant, la police courante des
habitations, dont « les réclamations par des esclaves
injustement maltraités ». Elle prévoit, enfin, des peines contre
les Blancs, auteurs de mauvais traitements : 2 000 livres
d’amende pour avoir fait donner plus de cinquante coups de
fouet, avoir fait battre au bâton et, en cas de récidive,
déclaration d’incapacité de posséder des esclaves et retour
forcé en France. Ultime audace, seront « notés d’infamie »
ceux qui auront fait mutiler des Noirs, et seront punis de mort
ceux qui en auront fait périr de leur propre autorité !
Ces mesures, qui déchaînèrent la colère de l’opinion
coloniale, nourries à l’esprit de l’Édit de 1685, organisent la
police de l’esclavage sur les plantations avec un souci certain
d’humanisation. Elles ne remettent aucunement en question
l’institution servile mais portent un coup au « despotisme
domestique », que les habitudes, la complicité de la justice et
la timidité des administrateurs avaient consacré. L’ordonnance
de 1785 reproduira les dispositions de celle de 1784,
mais — concession au tapage des Blancs — elle reconnaît que
les esclaves doivent « porter respect et obéissance entière »,
aux procureurs et économes-gérants comme à leurs maîtres
mêmes. Après quoi, le maréchal de Castries revient à ses idées
et enfonce le clou : oui, les cadres européens, doivent infliger
en cas d’insubordination, manquement, relâchement de
discipline et désobéissance les châtiments autorisés, mais, en
aucune façon, ils ne peuvent assimiler à ces situations précises,
les réclamations d’esclaves injustement maltraités, mal
nourris.
Ces ordonnances arrivèrent trop tard pour modifier la
condition servile. Simplement elles témoignent de la volonté
réformatrice d’une monarchie absolue si décriée par les
philosophes. En définitive, l’autorité privée l’a emportée sur
celle des lois. C’est ce que déplore, entre autre, le colon
nantais : « Je sais qu’il y a des crimes commis par les Noirs
qui seraient punis de mort chez les Blancs, admet-il ; mais
pourquoi s’ériger soi-même en bourreau ? Pourquoi ne pas
s’adresser aux tribunaux du pays, lorsque le crime est capital ?
Un colon vient de faire brûler de sang-froid et à petit feu le
commandeur de son habitation, qui s’était enfui depuis deux
mois, après avoir osé le frapper avec cette espèce de coutelas
qu’on nomme manchette. Voici ce que c’est que de rendre la
justice. L’habitant aime mieux se la faire lui-même, pour éviter
des embarras et des frais, et les magistrats ferment les yeux.
Cependant, quels abus naissent de cette tolérance ! Pour un
habitant qui prononcera une sentence digne d’être confirmée
par la loi, combien d’autres ne suivent d’autre loi qu’une
vengeance arbitraire, un caprice absolu ? Les gérants surtout,
qui n’ont pas autant d’intérêt que des propriétaires à exercer la
douceur, se signalent par de plus fréquentes injustices.
Malheur à la Négresse qu’un gérant veut honorer de ses
faveurs et qui les refuse ! Malheur au Nègre avec lequel elle se
console en lui donnant la préférence ! Ils peuvent tous deux
s’attendre à recevoir cent coups de fouet, sous le moindre
prétexte ! Il y a pourtant un Code noir qui paraîtrait devoir
servir de sauvegarde aux Nègres, en les soumettant à une
jurisprudence régulière ; mais les pauvres diables n’ont garde
de s’en douter, et ce code est en effet si noir qu’il n’est pas
humain. »
Non sans quelque surprise, on observe que le colon
« nantais », qui écrit ses réflexions vers 1790, ignore
complètement les réformes opérées par le maréchal de
Castries. C’est dire à quel point celles-ci demeurèrent lettre-
morte. Sans doute les ordonnances de 1784 et 1785 avaient-
elles trop dépoussiéré les Codes noir et de la Louisiane, et trop
innové aussi. Ainsi, en deux matières ignorées de Louis XIV
et du Régent, la protection de la femme enceinte, et celle de la
mère de famille. En effet, ces deux règlements interdisent que
les Négresses enceintes et les nourrices soient soumises à la
journée de travail des ateliers et qu’elles soient assujetties aux
veillées laborieuses ; après quoi ils prescrivent que la femme
esclave, mère de six enfants, sera exempte, la première année,
d’un jour de travail au jardin, par semaine ; de deux jours la
seconde année, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle soit
dispensée de toute tâche sur les places. Ces préoccupations
gouvernementales, si elles rejoignent le souci de quelques
grands planteurs, heurtent la majorité des colons et des cadres
de plantation.
Dans le domaine très délicat de la police des Habitations et
des châtiments, l’État n’a finalement jamais osé intervenir
souverainement. On est choqué par les mœurs coloniales et les
atrocités qu’elles occasionnent mais on se garde de réprimer. Il
arrive que l’on flétrisse tel geste odieux, mais dans le secret
des lignes de la correspondance officielle. Sinon, on cherche à
éviter tout conflit avec les colons, et par là on les absout.
Condamner quelques maîtres inhumains, dit-on, risquerait
d’embraser l’esprit de la foule si nombreuse et si sauvage des
Noirs ; alors le pire serait à craindre, des soulèvements, des
massacres de Blancs. Ne rien faire et moraliser tout bas
devient donc la règle gouvernementale ; seul le maréchal de
Castries aura voulu arracher le pouvoir à son aboulie, à sa
politique velléitaire et rendre à l’État la souveraineté qu’il
avait abdiquée au profit du « despotisme domestique » et de
l’intérêt particulier. Il a échoué parce qu’il fut un accident.
Davantage pour cette raison, peut-être, que parce que la
monarchie vivait ses derniers jours.
A la fin de l’Ancien Régime, 30000 Blancs de Saint-
Domingue méprisent 500 000 Noirs, à cause de la couleur de
leur épiderme. On pourait penser que la discrimination, dont
les Africains font l’objet, découle de leur statut servile, et que
les Européens traitent les Nègres, sans plus d’égards que des
mulets de charroi, sous prétexte qu’ils sont des esclaves.
Il n’en est rien. La couleur est bien le ressort qui déclenche
dans les psychologies européennes, le mécanisme de
hiérarchisation raciale. Sinon comment expliquer l’hostilité de
principe dans laquelle la société blanche tenait les métis, les
sang-mêlé ?

2. LES SANG-MÊLÉS

Le préjugé de couleur.
Le milieu colonial désigne les métis sous différents noms :
gens de couleur, mulâtres, sang-mêlés, Jaunes, Rouges. S’ils
ne jouissent pas tous des bienfaits de la liberté, très nombreux
sont les libres : leur population dépasse largement les 30000
quoique en disent les statistiques officielles.
Le Code Noir accordait aux esclaves affranchis — vieux
serviteurs fidèles, enfants nés de l’union des Blancs avec les
Négresses — les mêmes droits qu’aux Européens, ou à peu
près. Cette disposition, combattue par les coloniaux, restera
lettre-morte. En tout et pour tout on concèdera aux gens de
couleur, le droit d’acquérir des biens mobiliers ou immobiliers,
et d’hériter. Dans les rangs de cette classe on trouve donc des
propriétaires, mais surtout des artisans, des cadres de
plantation, qui concurrencent les petits Blancs, exacerbant
ainsi le réflexe raciste de leurs compétiteurs venus de la
métropole.
Dans le petit monde des gens libres, Français et sang-mêlés
auxquels s’ajoute une poignée de Noirs, le racisme est une
lutte de tous les moments, alors que vis-à-vis des esclaves, il
est figé dans une immutabilité définitive.
Les Européens des Antilles honnissent le teint d’Afrique.
Comme l’écrit Girod de Chantrans, « ici, la peau blanche est
un titre de commandement consacré par la politique et par les
lois ; la couleur noire, au contraire est la livrée du mépris ».
Vomie, la carnation d’ébène terrorise l’amour-propre des
familles blanches qui se reproduisent aux îles, génération après
génération. Le colon créole n’a qu’une peur, entendre dire dire
de lui : « Il a des parents à la côte » : à la côte de Guinée, bien
sûr. Comme l’a relevé Wimpfen, telle est « l’expression par
laquelle on manifeste son mépris, pour que l’on soupçonne
qu’une seule goutte de sang africain ait filtré dans les veines
d’un blanc ; et la force du préjugé est telle, qu’il faut un effort
de raison et de courage, pour oser contracter avec lui l’espèce
de société familière qui suppose l’égalité ».
Le critère de l’épiderme, qui désigne une catégorie sociale,
et ouvre ou limite les ambitions, joue à plein contre les métis.
« L’intérêt et la sûreté veulent que nous accablions la race des
Noirs d’un si grand mépris que quiconque en descend, jusqu’à
la sixième génération, soit couvert d’une tâche ineffaçable »,
tranche Hilliard d’Auberteuil, avocat au Cap-Français 11.
Le préjugé de couleur ne se réduit pas à une répulsion
physique, il exprime la philosophie de l’organisation sociale
de la colonie. Alors que lettres d’anoblissement et fortune font
oublier la roture, il est difficile d’effacer le souvenir de la
couleur, d’abord parce qu’il est visible, ensuite, parce que
même s’il s’estompe complètement, il peut réapparaître. La
chose est si vraie que, longtemps après que la Seconde
République eût aboli l’esclavage, les colons antillais restaient
profondément attachés à ce qui avait constitué, pendant deux
siècles, la clé de voûte de l’ordre colonial.
Un mulâtre, dans l’esprit d’un colon, est un individu qui ne
pourra jamais devenir son égal, mais il est aussi celui qui ne
pourra tomber au niveau de l’esclave. De cette constatation le
milieu colonial tire la conclusion qu’il lui faut utiliser les sang-
mêlés pour contenir et réprimer les esclaves.
L’Européen des Iles regarde les métis, comme les Noirs,
d’un œil utilitariste et sévère. Son jugement, moins abrupt que
pour les esclaves, n’en respire pas moins l’animosité et la
perfidie doucereuse. Selon Ducœurjoly, « l’agrément des
formes, l’intelligence, le goût du repos et l’amour du plaisir,
caractérisent les individus de cette classe ; ne rien faire, ne
travailler que lorsque le besoin devient impérieux, cesser dès
qu’il est rempli ; danser, monter à cheval et se livrer à la
volupté : voilà le bonheur suprême de l’homme de couleur et
son unique occupation ». Et la flèche du Parthe : « Presque
sans barbe, il paraît longtemps jeune, jusqu’à ce que le blanc
de ses yeux jaunisse, décèle les progrès des années et trahit sa
vanité ridicule. »
Le sang-mêlé est une espèce d’individu androgyne aux yeux
de l’opinion coloniale. Il présente des côtés utiles et
appréciables et d’autres insupportables et odieux. On se réjouit
que les gens de couleur peuplent milices et maréchaussée,
courant sus aux esclaves fugitifs, et assurant l’ordre
esclavagiste. On se félicite quand, en période de tension
internationale, le gouverneur-général les réquisitionne dans
l’instant, attendant l’ultime échéance pour arracher les colons
à leurs cultures. Ces hommes sont donc un bras policier et
militaire que l’on ne mésestime pas. Par ailleurs, les droits
limités qu’on leur accorde, la sujétion à laquelle on les soumet
constitue, dit-on, une remarquable pédagogie pour les esclaves
qui apprennent ainsi, quotidiennement, que le sang d’Afrique
doit avoir l’ambition modeste. Mais le métissage est également
une tare. Quelle injure plus infamante pour un Blanc que
d’être traité de sang-mêlé par un compatriote à bout
d’arguments ! Aussitôt la victime se porte en justice et, quand
il plaît aux juridictions ou aux Cours, l’offenseur est
condamné à présenter des excuses humiliantes et à verser
amende. Sans aller jusqu’à ces graves extrémités, combien de
procès pour se faire confirmer que l’on appartient entièrement
à la race française ? Le succès ne couronne d’ailleurs pas
toujours les requêtes.
Combien d’actions, cependant, dans ce sens ? Le 11
septembre 1742, le Conseil Supérieur de Léogane condamne
un particulier à 1500 liv. d’amende et deux mois de prison
pour avoir « témérairement et calomnieusement taxé l’intimé
d’être issu de sang-mêlé et sa mère de la race d’Inde ». Le 6
novembre 1753, le Conseil du Port-au-Prince punit une
personne pour avoir traité un commandant de milice de sang-
mêlé et, le 16 décembre de la même année, elle inflige une
lourde peine financière à Guiran et Ratier, qui ont
« faussement et malicieusement dit et répandu dans le public
que les dames Dufourcq et Wis, et le sieur Abraham étaient
entachés de sang-mêlé » 12. Enfin, le 17 avril 1779, une veuve
obtient du Cap que l’on raye et biffe la qualification de
mûlatre libre, donnée à son mari Blanc, dans un acte de
baptême.
Cette extraordinaire susceptibilité des coloniaux sur la
pureté de leur sang, si elle fait parfois sourire les
métropolitains qui ne la jugent peut-être pas toujours justifiée,
marque le fossé infranchissable qui sépare les deux castes
libres de l’Ile. Et les familles sur lesquelles on jase
s’empressent de présenter aux tribunaux une généalogie
indienne. En effet, le Pouvoir a dit et répété, notamment dans
une lettre ministérielle du 7 janvier 1767, que les descendants
d’Indiens « doivent être assimilés aux sujets du Roi originaires
d’Europe ». L’homme de couleur, lui, n’est jamais qu’un fils
d’Afrique, un enfant de l’esclavage. Peut-il exister menace
plus effrayante, et déshonneur plus indélébile qu’un tel
patrimoine ancestral ?
Le Français qui débarque de la métropole où il a fréquenté
des sang-mêlés est stupéfait par l’ostracisme que leur infligent
les Blancs dans les colonies. C’est le cas de Laujon, jeune
juriste, qui, malgré son mariage avec la fille d’un colon, ne
peut s’empêcher de dire son indignation ni non plus de donner
un coup de griffe perfide aux coloniaux : « Les hommes, de
même que les femmes de couleur dont la teinte n’était pas trop
foncée, passaient en France pour des créoles, observe-t-il avec
une fausse ingénuité ; aucun préjugé ne pesait sur ces
personnes, et avec de la fortune elles jouissaient de tous les
avantages dont nous jouissons nous-mêmes 13. » Véritable
crime de lèse-majesté que de mettre en doute la pureté raciale
des Français des Antilles à qui, contrairement aux autres
auteurs, Laujon trouve la peau plus basanée que pâle !
Remarque, toutefois plus intéressante que le chœur trop
unanime et trop conformiste des thuriféraires.
Malgré la rigueur incontestable du préjugé que renforceront
la législation et la réglementation, il convient de ne pas porter
un regard trop tranché sur les rapports entre Blancs et
mulâtres. Les Européens n’ont pas honte et ne se détournent
pas de leurs enfants, frères ou sœurs de sang-mêlé. Au
contraire, très souvent, ils les aident et leur donnent affection.
Quant aux métis, on aurait tort de toujours les imaginer aigris
et sur le pied de guerre, ne rêvant que d’égorger tout ce qui
vient de France. Eux aussi ne s’interdisent pas d’exprimer leur
attachement aux Blancs quand événement ou situation les y
convient. Ainsi, dans un testament de 1773, peut-on voir, deux
ans après son affranchissement, le mulâtre libre Antoine dit Le
Blanc, demeurant à La Petite-Rivière-du-Rochelois, léguer ses
biens à son ancien maître, Laurent Bézin, habitant au Trou
Long de Nippes, « en reconnaissance de toutes les bontés »
que le colon « a toujours eues pour lui et tous services qu’il lui
a rendus, notamment de celui de la liberté ». Complexité
presque inextricable que celle qui agence le commerce entre
Européens et leurs bâtards. Mépris et haine se donnent libre
cours en même temps que les différentes formes du sentiment.
Cette réserve faite, comment était organisé l’état de
dépendance humiliante vers lequel les mulâtres étaient
bousculés ? D’abord, par les mœurs, les habitudes, devenues
traditions au fil des temps. Il existe une obligation de respect à
l’endroit de tous les Européens, celle dont les domestiques
s’acquittent envers leur maître. Ensuite des règlements
coloniaux, élaborés par les administrateurs ou les Conseils
Supérieurs, déterminent dans les domaines particuliers la
conduite que les sang-mêlés doivent tenir, et organisent un
régime de ségrégation.

La police des gens de couleur libres.


Avant la guerre des Sept Ans, on pratique le préjugé de
couleur mais sans éprouver le besoin de réglementer à chaque
instant. Ainsi, au XVIIe siècle, au temps de la République
flibustière et boucanière de Saint-Domingue, alors que souvent
les Blancs cultivaient l’amour dans les bras d’indiennes, de
Négresses ou de métisses des deux races, le célèbre Oexmelin
porte, sur les mulâtres et les quarterons, un jugement aussi dur
que celui rendu par Ducœurjoly, en 1802 : « Ils ont le fond des
yeux jaunes, sont hideux à voir, de mauvaise humeur, traîtres
et capables des plus grands crimes », note péremptoirement
l’ancien engagé, chirurgien de la flibuste. Plus tard, les textes
tomberont les uns après les autres, tentant de consolider la
prééminence des Français ; certains seront appliqués, d’autres
ignorés. Mais les uns et les autres expriment, avec une même
égalité, la passion raciste qui poussait les Européens à brimer
des gens avec qui, pourtant, ils partageaient le privilège de la
liberté. Quelques mesures illustrent bien la violence de
l’exclusivisme blanc.
Le Code Noir de 1685, s’il dispose indistinctement que les
excès et voies de fait commis par les esclaves « contre les
personnes libres » peuvent être punis de mort, n’en établit pas
moins une discrimination infranchissable entre Blancs et
mulâtres. Certes, son article 59 stipule que le Roi octroie « aux
affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont
jouissent les personnes nées libres » et prévoit que « le mérite
d’une liberté acquise, produise en eux, tant pour leurs
personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le
bonheur de la liberté naturelle cause » à ses autres sujets.
Mais, dans l’article précédent, le monarque se montre moins
libéral et instaure un régime d’inégalité au détriment des
métis. Il déclare : « Commandons aux affranchis de porter un
respect singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves, et à
leurs enfants ; en sorte que l’injure qu’ils auront faite soit
punie plus grièvement, que si elle était faite à une autre
personne. »
Cette infériorité qui, théoriquement, ne frappait que la
première génération, s’étend, en réalité, aux plus lointains
descendants, à toute la caste des sang-mêlés. Devenue norme
sociale elle interdira toute assimilation avec les Européens, et,
à l’inverse, favorisera l’adoption de mesures de ségrégation.
Ce postulat racial permet à Hilliard d’Auberteuil, plus
favorable aux gens de couleur que ses compatriotes des années
1776, de tenir des propos durs, mais logiques. Ainsi, il
explique : « La supériorité des Blancs exige que le mulâtre qui
leur manque soit puni sur-le-champ, et il y a une sorte
d’humanité à permettre qu’ils puissent l’humilier par un
châtiment prompt et proportionné à l’insulte ». A l’idée qu’une
telle affirmation troublerait, l’avocat présente sa réponse : « A
Paris, où le manquement d’un homme du bas peuple envers
son supérieur est toujours puni de prison, y a-t-il un seul
cocher de fiacre qui ne préférât dix coups de canne à dix jours
de prison ? Et combien de fois subit-il l’un et l’autre ? Il y a
cependant une grande différence politique entre un cocher de
fiacre et un mulâtre des colonies ». Le métis a devant lui un
destin d’éternel domestique à qui l’on reconnaît les droits
civils, mais à qui on refuse tout droit civique. Ce même
postulat racial autorisera le gouverneur général d’Argout et
l’intendant de Vaivre, dans une ordonnance prohibant le luxe
des mulâtres qu’ils publient le 9 février 1779, à répéter les
exigences du Code Noir, en termes encore plus rigoureux. Ils
enjoignent à tous gens de couleur, ingénus ou affranchis de
l’un ou de l’autre sexe, de porter le plus grand respect non
seulement à leurs anciens maîtres, leurs veuves ou enfants
« mais encore à tous les Blancs en général », à peine d’être
poursuivis extraordinairement et de perdre la liberté si leur
manquement le mérite.
Après la charte fondamentale de 1685, viennent la
législation, la réglementation et la jurisprudence, toutes au
service de la discrimination. Il faut attendre 1726 pour trouver
une décision significative. Le 14 octobre de cette année, le
Conseil du Cap retire à un mulâtre la tutelle qu’il exerçait sur
une Européenne mineure de neuf ans, pour incapacité, et aussi
parce que l’enfant « qui est chez lui sans éducation, dans un
état qui ne convient pas à une Blanche qui a du bien
considérablement, et d’heureuses dispositions pour être dans
quelques années un parti hors du commun ». Le gouverneur
général de Fayet, rappelle incidemment, le 7 décembre 1733,
dans une lettre au gouverneur de la partie du Nord, où il traite
des mariages inter-raciaux, que les sangs-mêlés ne peuvent
exercer aucune charge dans la judicature et les milices. Il
récidive, peu après, le 26 juin 1734. Le 21 juillet 1749,
Conflans et Maillart essaient de fermer les bals de
mulâtresses ; ils commandent d’arrêter les personnes armées,
blanches ou noires, qui se rendent à ces fêtes, et soumettent les
inculpés à l’amende. Le Conseil du Cap prend le relais, et, le 7
avril 1758, interdit aux mulâtres de porter épée ou manchettes,
à moins qu’ils ne soient en service, à peine de trois mois de
prison ; cet arrêt sera répété dès le 3 février 1761. A son tour,
la Cour du Port-au-Prince intervient : le 24 septembre 1761,
elle ordonne aux notaires et aux curés de spécifier la qualité
des personnes qui apparaissent dans les actes qu’ils établissent,
Nègres, mulâtres, quarterons libres, à peine pour les premiers,
d’interdiction temporaire et révocation en cas de récidive, et
pour les seconds, de suspension de leurs émoluments. En
1762, le 17 avril, une ordonnance conjoncturelle du juge de
police, provoquée par la pénurie où vit la colonie à la fin de la
guerre de Sept Ans, interdit aux boulangers de vendre du pain
aux libres, et aux capitaines de navires marchands de leur
céder de la farine, à peine de 100 livres d’amende. Choiseul, le
30 juin 1763, apporte sa contribution à la politique de
discrimination, en prohibant, par lettre aux Administrateurs de
la Grande Ile, tout passage en France, non seulement
d’esclaves, mais même de Nègres libres. L’année suivante, le
30 avril 1764, une ordonnance royale refuse l’accès de la
médecine et de la chirurgie aux sang-mêlés.
Toutefois quelques mesures exceptionnelles viennent
écorcher la politique frontale de discrimination. Ainsi en 1745,
le gouverneur-général de Larnage et l’intendant Maillart
demandent-ils au ministre des lettres de naturalité en faveur
d’une famille de mulâtres aisés originaires de Santo-Domingo.
Jean Mansuet, son épouse et sa fille, expliquent les
Administrateurs, sans autre fioriture dans l’argumentation,
habitent « depuis longtemps dans cette colonie ; ils y ont
toujours donné des preuves de catholicité et d’une bonne
conduite ». Et puis, ne faut-il pas céder aux exigences du
réalisme ? Saint-Domingue « a plus besoin que jamais de
colons 14 ».
La paix de Paris, en 1763, entraîne un long mouvement
d’immigration française aux Iles, et en même temps un regain
de l’esprit de ségrégation. La Martinique semble d’ailleurs
prendre la tête du combat raciste, devant une Saint-Domingue
où la violence du sentiment se dissout dans les arcanes d’une
structure sociale moins simple, moins ancienne et moins assise
que celle de l’Ile du Vent. Ainsi, en 1764, à l’approche du
Carnaval, on interdit aux esclaves mais aussi aux sang-mêlés
de s’assembler, sous prétexte de noces, festins ou danses, à
peine de 300 livres d’amende. En 1765, on défend aux
greffiers, notaires, procureurs et huissiers d’employer des
Libres pour les assister dans leur profession. La même année,
les autorités de la petite Antille s’emploient à écarter les gens
de couleur du métier de colporteur. En 1767, le 7 janvier, c’est
Versailles qui donne le ton. Choiseul-Praslin, philosophe
comme son cousin, c’est-à-dire favorable aux corps privilégiés
et conservateurs des Conseils Supérieurs et par là
soupçonneux à l’égard des Administrateurs généraux des
colonies, fait, sous l’influence de Dubuc, créole de la
Martinique et son premier commis aux colonies, une
dissertation sur le thème racial. Rappelant que les Indiens sont
libres parce que nés dans la liberté, il conclut, comme ses
prédécesseurs qu’à leur différence, les Nègres ont été
introduits dans les Iles pour y demeurer dans l’état
d’esclavage, « première tache qui s’étend sur tous leurs
descendants, et que le don de la liberté ne peut effacer ». En
foi de quoi, la loi, « ayant déjà exclu ceux qui sortent d’une
race nègre, de toute espèce de fonctions et charges publiques
dans les colonies, les exclut, à plus forte raison, de la
noblesse ». Depuis 1685, l’esprit colonial a largement étendu
les effets du dogme racial. L’esprit de toute assimilation,
notamment dans la vie publique, s’écarte définitivement des
gens de couleur. Le droit rejoint le fait.
L’ordonnance royale du 1er avril 1768, réorganisant les
milices, statue que les unités composées de mulâtres seront
commandées par des officiers blancs, à l’exclusion d’officiers
de couleur. Les efforts du gouverneur-général d’Estaing en
faveur d’une assimilation progressive des miliciens libres
étaient, du même coup, désavoués et brisés dans l’œuf. Le
général de Vallière et l’intendant de Montarcher, associent, le
23 mai 1772, esclaves et libres dans un même règlement de
police destiné au ressort du Conseil du Port-au-Prince. A ceux-
ci on prohibe les danses de nuit ou Kalendas et le jour il ne
leur est permis de s’attrouper pour danser que jusqu’à 21
heures et ce après avoir pris l’attache du juge de police. Bien
que Dubuc ait quitté les affaires depuis trois ans, l’esprit
colonial souffle toujours dans les bureaux de Versailles et dans
l’administration des Iles. Les 24 juin et 16 juillet 1773, six
mois après les chefs de la Martinique, Vallière et Montarcher
font défense aux gens de couleur de prendre des noms de
Blancs et leur enjoignent de choisir un surnom tiré de l’idiome
africain, de leur métier ou de leur couleur. En effet, jugent-ils,
« le nom d’une race blanche usurpé peut mettre du doute dans
l’état des personnes, jeter de la confusion dans l’ordre des
successions, et détruire enfin entre les Blancs et les gens de
couleur, cette barrière insurmontable que l’opinion publique a
posée, et que la sagesse du gouvernement maintient ». La
réglementation, pour satisfaire l’opinion, se fait de plus en plus
tâtillonne et humiliante. Le 30 avril 1772, le Conseil du Port-
au-Prince interdit d’acheter chevaux et animaux à des gens
inconnus et sans aveu, et notamment aux gens de couleur, sans
se faire présenter les titres de propriété, car les mulâtres
comme les Nègres sont des voleurs et vendent le fruit de leurs
larcins. Le 25 novembre 1777, la Cour du Cap, inquiète,
comme celle de la capitale, de l’expansion démographique des
sang-mêlés, interdit aux curés de leur donner la qualification
de libre dans les actes de baptême, mariage et sépulture, sans
que les titres de liberté ne leur aient été présentés.
Toujours à la traîne de la Martinique, les Administrateurs de
Saint-Domingue, Argout et Vaivre rendent une ordonnance, le
9 février 1779, contre le luxe des gens de couleur. La
simplicité, la décence et le respect, constituent l’apanage
essentiel de cette caste, insistent les chefs. Voilà pourquoi,
« c’est surtout l’assimilation des gens de couleur avec les
personnes blanches, dans la manière de se vêtir, le
rapprochement des distances d’une espèce à l’autre dans la
forme des habillements, la parure éclatante et dispendieuse,
l’arrogance qui en est quelquefois la suite, le scandale qui
l’accompagne toujours, contre lesquels il est très important
d’exciter la vigilance de la police ». D’où injonctions
multiples, de marquer la subordination sociale et raciale, dans
la toilette, la coiffure, la parure à peine de prison et de
confiscation des objets de luxe. Le 15 janvier 1781, tombe une
interdiction professionnelle. Reynaud et Le Brasseur ferment
l’orfèvrerie aux mulâtres, sauf dans les emplois de commis.
Trois jours plus tard, ces chefs réglementent les professions
d’accoucheur et de sage-femme pour en exclure la caste jaune,
à laquelle on impute des accidents dus à son impéritie. Pendant
ce temps, le 6 novembre, le Conseil de la Martinique, poussant
l’aigreur encore plus loin, défend aux curés, notaires,
arpenteurs et autres officiers de qualifier les libres de sieur et
dame. Une prohibition qui devait venir après un « accident »,
car il n’était pas dans les mœurs coloniales de traiter sur le
même pied Blancs et métis, surtout dans les actes officiels.
Interdiction aussi des activités de l’apothicairerie est signifiée
aux sang-mêlés de Saint-Domingue par l’ordonnance rendue le
3 novembre par Reynaud de Villeverd et Le Brasseur, qui les
réserve aux Blancs de confiance, même quand elles ne
présentent qu’un caractère subalterne. Enfin, le 11 mars 1785,
le Roi rend une ordonnance sur la police des bals de gens de
couleur libres, qui reprend celle de Vallière et Montarcher, du
23 mai 1772.
Si certaines de ces mesures sont appliquées strictement,
d’autres ne portent qu’un vœu qui sera pieusement répété,
comme pour en mieux souligner l’irréalité. Il arrive parfois
que la dérision tourne en bouffonnerie, un ordre à l’apparence
sévère. Ainsi, s’indigne une blanche créole, quand au Cap, une
décision interdit à la « classe avilie » des mulâtresses de porter
des souliers, les impudentes « parurent en sandales, des
diamants aux doigts des pieds ».
Cette législation et cette réglementation présentent
cependant de l’intérêt à un double titre. Non seulement elles
illustrent le racisme colonial, mais aussi elles posent une
question : Versailles et les Administrateurs généraux n’ont-ils
pas emprunté consciemment la voie de la discrimination pour
empêcher une éventuelle alliance des Blancs et des Gens de
couleur ? Si au lieu de s’affronter, les populations libres
s’étaient unies, on imagine le poids qu’auraient pris les
revendications autonomistes ; le gouvernement eût été
débordé. En multipliant les mesures discriminatoires, à la
demande et à la plus grande joie de l’opinion coloniale, le
Pouvoir divisait et assurait son gouvernement absolu. Dès le
18 octobre 1731, Maurepas, ne conseille-t-il pas aux
administrateurs-généraux de décourager les Blancs d’épouser
des Noires ou des mulâtresses, car « cela pourrait les trop
attacher aux intérêts de leurs alliés 15 ». Très paradoxalement,
les Conseils Supérieurs, en emboîtant le pas aux chefs, en les
suivant ou en les poussant aux décrets racistes, travaillaient
contre la cause autonomiste qu’ils aidaient à priver de la
moitié de ses suffrages ! Certainement il n’a pas existé un
machiavélisme aussi systématique chez les ministres et leurs
commis même si, par moments, il y eut quelques arrière-
pensées. A l’inverse, il est certain qu’en rejetant les gens de
couleur dans les limbes de la société coloniale, les Blancs ont
fait la preuve qu’ils ne savaient pas jouer la carte de
l’autonomie. Pis, par leur inconscience et par leurs préjugés,
ils ont exhibé leur incapacité politique. D’autant que chez plus
d’un de ces farouches défenseurs de la race blanche, il coulait
parfois un sang noir sur lequel on fermait pudiquement les
yeux…
Outre les mesures de police, il existe les traditions, souvent
plus effectives et respectées. Ainsi des Libres n’ont-ils pas le
droit de changer de paroisse sans autorisation administrative.
De ce fait, le lieutenant du Roi au Cap peut, le 30 juillet 1779,
rappeler à un de ses subordonnés : « L’usage constant a été
qu’ils sont tenus à demander à leur capitaine un certificat, pour
constater le lieu où ils ont déclaré qu’ils allaient s’établir. Il
faut en conséquence faire arrêter tous ceux qui ne se
conformeront pas à cette règle. »
Autres habitudes que La Luzerne et Barbé de Marbois
relèvent dans une longue lettre qu’ils envoient au ministre, le
25 septembre 1786 : « Envahir les propriétés des gens de
couleur, user de violence envers leur personne, tels sont les
abus les plus fréquents et qu’il faut réprimer dans les Blancs. »
Également, observent impuissants, les deux chefs de Saint-
Domingue, il est interdit aux gens de couleur de passer à table
avec des Européens, comme d’utiliser des voitures. Cette
dernière exigence peut paraître excessive et engendrer le
septicisme. Mais les faits sont là, tel cet ordre, signé du
gouverneur général, en personne : « Vu les infirmités de la
mulâtresse Le Comte, lui permettra ainsi qu’à son mari d’aller
en chaise. Au Port-au-Prince, le 26 décembre 1772. » Les
archives de Moreau de Saint-Méry conservent un autre billet
de ce genre, signé en faveur de Bégasse Raimond, habitante à
Aquin, et âgée de soixante deux ans, mère du porte-parole du
mouvement mulâtre à la fin de l’Ancien Régime et sous la
Révolution. Ce papier porte la signature du général d’Argout,
commandant la partie du Sud, et appelé à devenir bientôt
gouverneur général de l’île.
Dans cet écheveau équivoque, l’administration coloniale
impose la discrimination et exige la soumission. On lit cette
consigne dans une lettre du 9 juillet 1772 que le gouverneur
général et l’intendant, écrivent au sénéchal du Cap : « Toutes
les fois qu’il vous sera porté plainte contre des gens de
couleur, nous ne voyons aucun inconvénient que vous preniez
sur vous de les faire arrêter quand ils vous paraissent dans leur
tort ; si elles regardent des Blancs domiciliés, vous devez en
user avec beaucoup plus de prudence et de ménagement, et
vous ne devez sévir contre eux avec cette rigueur que lorsque
ce sont des artisans pauvres et obscurs, ou dont le personnel ne
mérite aucun égard 16. » Dans cette occurrence, justice de race
et justice de classe peuvent se confondre.
Même attitude de rejet en matière d’enseignement, illustrée
par une lettre, signée le 12 août 1780, par Raynaud de
Villeverd et Le Brasseur, gouverneur-général par intérim et
intendant de Saint-Domingue. Les deux représentants du Roi,
exposant la doctrine traditionnelle, notent que les sang-mêlées
« ne doivent pas savoir lire », « parce qu’elles n’ont avec nous
aucun rapport de sociabilité et qu’il serait dangereux qu’elles
en eussent », et parce qu’elles « portent la couleur de
l’esclavage et que c’est dans l’ignorance de gens de leur
espèce que nous trouverons toujours notre sûreté 17 ». Malgré
la limpidité des propos, que l’on se garde de toute
systématisation ! Les relations privées effacent souvent
l’interdit public.
Bref, les sang-mêlés font figure d’acteurs de deuxième
catégorie sur la scène du théâtre colonial, ce qui est l’objet
recherché par la race dominante. Le colon « nantais » a fort
bien saisi les difficultés et les tares qui dégradent la condition
de cette classe que tous rejettent : « Mais, après tout, de quelle
liberté jouissent les mulâtres et autres gens de couleur ?
interroge le planteur. On leur accorde trop ou trop peu. On les
gâte lorsqu’ils sont enfants, pour les couvrir d’opprobre
lorsqu’ils sont hommes. On leur cède des propriétés, en leur
refusant tous les privilèges des propriétaires. Ils ne peuvent
occuper aucune place, ni donner leur voix ni se permettre la
moindre représaille contre un Blanc qui les outrage. Ils ne sont
libres qu’en apparence et sont réellement asservis. Si j’ai dit
qu’ils étaient insolents, c’est de l’insolence des laquais qui
cherchent à se dédommager, commes ils peuvent, de
l’avilissement de leur état. »
Malgré les humiliations qui les frappent, les mulâtres
veulent se rapprocher des Blancs. Ils iront combattre à
Savannah sous les ordres de l’amiral d’Estaing, dans le Corps
de Chasseurs Volontaires des gens de couleur, qu’avait recruté
le gouverneur général d’Argout, par ordonnance du 12 mars
1779, lors de la guerre d’indépendance américaine. Leur belle
conduite ne dissipe pas la prévention des Européens, mais
Versailles réagit, sous l’impulsion du ministre de la Marine, le
maréchal de Castries. Le 25 avril 1784, à l’occasion d’un
conflit entre miliciens blancs et miliciens mulâtres reconnus
comme blancs, il félicite le gouverneur général de Bellecombe
d’avoir tranché en faveur de ceux-ci : « L’insubordination dont
s’étaient rendus coupables les Dragons de Mirebalais en
refusant de servir avec les sieurs Montas, reconnus blancs par
arrêt du Conseil Supérieur du Port-au-Prince, méritait d’être
sévèrement réprimée, et vous avez bien fait de prendre le parti
de renvoyer le chef de la mutinerie en France 18. » Cinq jours
plus tard, le 30 avril 1784, le Conseil d’État tranche également
en faveur du métis Chapuzet, que des miliciens refusent
d’accepter dans leur compagnie composée exclusivement de
Blancs.
Le maréchal de Castries avait pris, pendant son passage à la
Marine, des règlements que l’hostilité des Iles empêcha
d’amorcer une évolution libérale de l’esclavage. Il échouera
aussi, quand, à la fin de son ministère, il voudra réformer la
condition des gens de couleur. Cependant il eut le mérite
d’avoir tenté de modifier l’ordre des choses. Il reçoit
Raymond, porte-parole des libres à la fin de la monarchie et
sous la Révolution, et n’hésite pas à révéler son inclination
réformatrice. La lettre qu’il envoie, le 11 mars 1786, à La
Luzerne et à Marbois, chefs de la Grande Ile, en témoigne :
« Je joins ici, débute-t-il, deux mémoires qui m’ont été
adressés par un homme de couleur qui réclame pour lui et les
individus de son espèce protection contre les vexations que
leur font éprouver les Blancs par l’effet d’un préjugé injuste,
ainsi que l’existence de leurs mœurs, leur aisance et leur
honnêteté les rendent susceptibles. L’exposé de leur situation
est touchant, et il paraît convenable de prendre provisoirement
des mesures pour mettre cette classe d’hommes à l’abri des
vexations dont elle se plaint. Je vous engage à prendre cet
objet en considération et de me rendre compte du parti que
vous aurez pris. » Mais la compréhension de Castries connaît
ses bornes, peut-être par souci de ménager une opinion
coloniale, déjà violemment dressée contre lui. Aussi conclut-
il : « Quant à la sorte d’existence à laquelle les gens de couleur
paraissent vouloir prétendre, la matière est absolument délicate
et la décision qu’ils sollicitent devra être le fruit de plus
sérieux examens. Je recevrai avec plaisir les observations que
vous voudrez bien m’adresser sur cet objet. » Les portes de
l’assimilation ne s’ouvrent pas toutes grandes. Mais les
réformes progressives s’annoncent à un horizon proche, que le
départ du maréchal, son remplacement par La Luzerne, et la
chute de l’Ancien Régime ont empêché de mûrir 19.
Les gens de couleur, encouragés par l’attention des
ministres et des Administrateurs généraux, attendent avec de
plus en plus d’impatience que l’on réponde favorablement à
leurs sollicitations. En 1789, ils sautent un pas d’importance.
Ils abandonnent la prudence des mémoires manuscrits pour
prendre le public à parti. Par exemple, J.M.C., « Américain,
Sang-mêlé », fait imprimer à Paris le Précis des gémissements
des sang-mêlés dans les colonies. Dans cet opuscule il trace à
grands traits la condition de sa caste, victime du préjugé de
couleur, et par là exprime sur quels points des réformes
assimilatrices devraient porter.
Mais la Révolution, en mettant sur le devant de la scène les
petits Blancs, ces Français sans moyens mais débordant
d’envie, lâche sur les mulâtres une tempête de récriminations.
Ils prennent la place des métropolitains accourus pour amasser
quelque argent ! Ils gênent ! Il faut les abaisser ! La métropole,
tiraillée entre les principes et les groupes de pression,
tergiverse, se contredit. Le 15 mai 1791, l’Assemblée
Nationale décrète que Blancs et mulâtres jouiront des mêmes
droits civiques. Le 24 septembre suivant, elle rapporte sa
décision. L’opinion blanche se partage : des colons regrettent
que l’Assemblée ait abrogé sa première décision ; la masse
applaudit des deux mains. Le colon Milscent n’hésite pas à
déclarer : « Je puis attester ici, sans craindre d’être démenti par
personne de bonne foi, et autrement que par une simple
négative dénuée de cause, que, à ma pleine connaissance, plus
de deux tiers des Blancs de Saint-Domingue désiraient ce
décret constitutionnel et avantageux, mais qu’ils n’osaient
manifester leur vœu aux yeux de ces hommes qu’on appelle
sur les lieux “les petits blanchets” qui ne désirent le contraire
que dans l’espoir de trouver de bonnes occasions de se jeter
sur les propriétés des hommes de couleur, dont un grand
nombre est fort riche 20. »
Milscent parle là un langage, peut-être moins rare qu’on ne
le croit, celui d’une société où chaque colon a deux familles,
l’une blanche, l’autre métisse. Où chacun a frères, sœurs,
cousins, cousines et maîtresses dans les deux classes. Où,
parfois, l’on refuse de s’incliner devant le critère racial. Bref,
dans la société esclavagiste et ségrégationniste de Saint-
Domingue, Milscent a les accents de sagesse du bon père de
famille… polygame !
Les gens de couleur obtiendront finalement que l’égalité des
droits civiques — exprimée formellement depuis le Code Noir
de 1685 — leur soit reconnue de la manière la plus expresse.
Le 4 avril 1792, un décret de la Législative clôturera cet
interminable contentieux. Les différents épisodes qui auront
marqué ces années de lutte, où les mulâtres Raimond et Ogé,
notamment, se distinguèrent, laissent entrevoir des failles dans
le principe sacro-saint de la supériorité raciale européenne.

3. LE RACISME ET SA DIALECTIQUE

Mulâtresses et bâtards.
Ce sont les femmes, mulâtresses et Négresses, qui ont mis à
mal la pratique du préjugé de couleur en devenant les
concubines ou les épouses légitimes d’un nombre appréciable
de Blancs, et en donnant à leurs amants de sang-mêlé.
Le Code Noir interdit le concubinage avec les Négresses
esclaVes. Mais ce n’est là qu’une disposition juridique sans
effet. Pourtant, dans les premiers temps de la colonisation,
l’inefficacité de cette prescription, excite le légalisme des
Administrateurs généraux. Ainsi, le 18 décembre 1713, Blénac
et Mithon publient une ordonnance indignée : « La tolérance
de nos prédécesseurs et du Conseil Supérieur a causé une
infâme prostitution. Nombre de maîtres, au lieu de cacher leur
turpitude, s’en glorifient, tenant dans leurs maisons leurs
concubines noires, et les enfants qu’ils ont eus, et les exposent
aux yeux d’un chacun avec autant d’assurance que s’ils étaient
procréés d’un légitime mariage. » Les chefs passent, les
habitudes s’enracinent et se développent.
Ainsi, vers la moitié du XVIIIe siècle, le Rochelais Aimé-
Benjamin Fleuriau a-t-il deux fils de Jeanne Guimbelot,
Négresse affranchie. Jean-Baptiste et Paul, tels sont leurs
prénoms, restent dans la mouvance du père et s’intègrent sans
difficulté dans la société coloniale, devenant propriétaires et
par conséquent maîtres d’esclaves. Avec le père, avec les
enfants légitimes, les bâtards extretiennent des relations
souvent bien meilleures qu’on ne pourrait le penser. La
diversité n’empêche pas de faire bloc, surtout quand des
événements graves y invitent. 21
Tous les niveaux de la hiérarchie européenne sont investis
par les femmes brunes, militantes d’un genre particulier.
Créoles, voyageurs, personne, du planteur au gouverneur
général, ne manque de céder au charme exotique et troublant
des mulâtresses. Wimpfen leur rend l’hommage d’une passion
encore vive. Elles, « qui dansent si bien et dont on vous fait
des portraits si séduisants, se rappelle-t-il, sont les plus
ferventes prêtresses de la Vénus Américaine. Elles ont fait de
la volupté une espèce d’art mécanique, qu’elles ont porté à son
dernier point de perfection. L’Arétin ne serait auprès d’elles
qu’un écolier ignare et pudibond ». Et, captivé par l’évocation
de ses souvenirs, le baron s’écrie : « Elles joignent à
l’inflammabilité du salpêtre, une pétulence de désirs, qui, au
mépris de toute considération, leur fait poursuivre, atteindre,
dévorer le plaisir, comme la flamme d’incendie dévore son
aliment. » Passion, sensualité, sentiment lient les Blancs aux
mûlatresses. En elles, ces hommes, à des degrés divers,
trouvent les joies du plaisir, mais aussi les satisfactions d’un
intérêt plus gestionnaire. Ce sont d’excellentes collaboratrices
qui tiennent leurs amants au courant du fonctionnement de
leurs propriétés. Pour ceux qui n’ont pas le bonheur de
posséder une habitation sucrière ou caféière elles savent
devenir un soutien, une associée ; point qu’a très bien observé
Wimpfen, au cours de son séjour à la Grande Ile.
« Ce sont elles, remarque-t-il, qui sont les ménagères, c’est-
à-dire, lorsque leur âge le permet, les concubines en titre de la
plupart des blancs célibataires. Elles ont de l’intelligence dans
l’économie des ménages ; assez de sensibilité morale pour
s’attacher invariablement à un homme, et une grande bonté de
cœur. Plus d’un Européen, abandonné de ses égoïstes
confrères, a trouvé chez elles, les soins de la plus tendre, de la
plus constante, de la plus généreuse humanité, sans qu’il s’y
soit mêlé d’autre sentiment que celui de la bienfaisance. »
Si, d’après Hilliard d’Auberteuil, trois mille Blancs
célibataires vivent en concubinage avec des filles de couleur,
les hommes mariés les prennent aussi pour maîtresses.
Plusieurs, même, tel le marquis de Rouvray, les emmèneront
lors du soulèvement de Saint-Domingue.
Ces femmes ne se contentent pas de jouer les
« ménagères », souvent elles ouvrent boutique, accédant
parfois à la richesse. Le galant Laujon évoque, encore ému, la
mulâtresse Marie Lo*** pour qui il se battit en duel à Saint-
Marc : « Sa fortune paraissait être considérable ; elle avait
vécu plusieurs années avec un négociant nouvellement parti
pour France et qui lui donnait des intérêts dans ses plus belles
affaires. Le plus riche magasin de Saint-Marc était le sien.
Douze servantes, toutes bonnes marchandes, parcouraient la
ville et les alentours : et comme il n’arrivait pas de cargaisons
qu’elle n’eût le premier choix, ses marchandises étaient fort
recherchées. Son amant était en voyage ; la nature de ses
affaires exigeait de fréquentes absences. Nombreuse société se
trouvait tous les soirs chez elle. Je m’y étais arrêté quelquefois
et m’en étais toujours tenu dans la conversation à ces sortes de
galanteries qui entraient dans les goûts. Il lui arrivait, de temps
en temps, de donner de fort jolis soupers : son cuisinier
excellait dans certains mets à la créole ; et je fus surpris un
jour de recevoir une invitation pour le premier. Je n’y manquai
pas. La chère était succulente et le bordeaux et le champagne
n’avaient pas été ménagés. »
Le métis, lui, appartient à une autre anthropologie, à celle
du Juif et du Nègre. Dans ces classes, le Français adopte les
femmes, mais rejette les hommes. Phénomène qui n’a pas
échappé au colon nantais : « Le commerce que les Européens
ont avec les mulâtresses, note-t-il justement, leur attire une
sorte de considération ; on se permet de les voir en société, de
manger avec elles ; mais on ne permet pas aux mulâtres le
moindre rapprochement. On ne rougit pas quelquefois de
souffrir les familiarités d’une friponne de mulâtresse, et l’on
rougirait de faire accueil au plus honnête mulâtre. »
Plus bas dans l’échelle sociale, le cas de Pierre Bernard,
gérant de la caféterie de son oncle, J.B. Andrault, en voyage en
France. Depuis deux ans il vit avec une jeune mulâtresse,
quand un jour de mai 1789, le patriarche reçoit une lettre de
son neveu : « Excusez, cher oncle, si je ne vous écris pas plus
long : je suis accablé de chagrin. Je viens de perdre ma petite
Madeleine… Il faut croire que je suis un être bien malheureux.
Tous les malheurs que j’ai éprouvés l’assurent. Quand plaira-t-
il à l’être Suprême de mettre fin à mon infortune ou à ma
carrière, ou que ne me donne-t-il un cœur de bronze pour y
résister ? Les larmes qui coulent sur mon papier m’empêchent
d’écrire davantage 22… » Un an plus tard, Pierre Bernard sera
toujours inconsolable ; comme quoi le sentiment transgressait
le dogme racial quand il voulait.
Pour trois paroisses du Sud de l’Ile (Jacmel, les Cayes de
Jacmel et le Fond des Nègres), J. Houdaille a établi de manière
assez précise la proportion des mariages inter-raciaux, non
compris les concubinages :
Avant 1730 17 %
1731-1740 8%
1741-1750 17 %
1751-1760 17 %
1761-1770 20 %
1771-1780 13 %
1781-1790 17 %

De ces chiffres on peut conclure qu’il devait être bien


difficile de s’assurer qu’un créole blanc n’avait pas de sang
d’Afrique dans ses veines, et que le dogme raciste, fondement
de la société des îles, subissait de graves entorses dès qu’il
était pratiqué individuellement et non en groupe 23. Il en était
ainsi dans le Sud, particulièrement. Le 18 octobre 1731,
Maurepas, dans une lettre aux Administrateurs généraux
Vienne et Duclos, rapporte une remarque de La Rochalard,
ancien gouverneur-général de l’Ile : « Dans la revue des
milices qu’il a faite aux Cayes, dans le même quartier [le Sud],
il m’écrit qu’il a observé qu’il y a peu de Blancs de sang pur,
parce que tous les habitants sont mulâtres ou en descendent,
que les Blancs s’allient volontiers par des mariages avec les
Noirs, parce que ceux-ci, par leur économie, acquièrent des
biens plus aisément que les Blancs 24. »
Cette divergence entre le postulat collectif et le vécu
personnel, les Blancs en étaient conscients et s’en
accommodaient plus ou moins bien. Dans son manuscrit, le
colon « nantais » souligne combien, dans la société coloniale,
concubinage et mariage avec une mulâtresse appartiennent à
des catégories étrangères : « On s’honore pour ainsi dire d’être
l’amant entreteneur ou entretenu d’une de ces beauté
mauricaudes, relève-t-il, et l’on se croirait déshonoré d’en
faire sa femme. Plusieurs Français ont cependant contracté de
pareilles alliances, pour des motifs intéressés ; ils en sont bien
punis, car on les accable d’humiliations ; ils perdent toutes
leurs prérogatives, et tout Blancs qu’ils sont, ils se trouvent à
jamais ravalés dans la classe des gens de couleur. »
En fait, les mariages inter-raciaux sont si peu rares que les
Conseils Supérieurs, organes des grands Blancs, préfèrent les
ignorer plutôt que de les combattre. Ainsi les 2 mai et le 3 juin
1746, le Conseil du Cap pousse même jusqu’à rejeter les
oppositions au mariage du colon Michel Garenge avec la
mulâtresse Marie-Anne Dubreuil, que formulaient des parents
de celui-ci. Un cas qui est loin d’être isolé. Davantage que de
petites mesures vaines contre les mésalliances, qui n’ont
d’autre résultat que de froisser des gens que parfois l’on
fréquente, mieux vaut prendre des règlements de police contre
les esclaves, les vagabonds et autres gens sans aveu qu’ils
soient de couleur ou petits-blancs.
Si les Négresses et mulâtresses ont atténué la rigueur du
préjugé de couleur, leurs enfants, nés de pères blancs ont
exercé une action similaire par leur seule existence. Ces
enfants illégitimes et au teint chaud entrent souvent dans la
famille coloniale. Ils ne jouissent pas des mêmes droits que
l’enfant légitime et blanc, mais ils sont reconnus par le père et
souvent par l’épouse, ses fils et ses filles. Deux familles
concentriques agencent leurs relations, mais en prenant garde
de leur donner le parfum de l’égalité.
Les pères veillent à l’avenir de leur progéniture métissée
avec un souci souvent réel. On dote la jeune mulâtresse et on
la marie avec un Blanc. On envoie le jeune mulâtre apprendre
un métier en France, ou recevoir une éducation plus soignée.
Sur place, dans l’Ile, on lui achète une petite plantation, on
l’aide dans son installation d’artisan ou de cadre de plantation.
Ainsi Benjamin Fleuriau, qui profite à la Rochelle de la
compagnie de ses deux filles de couleur, a-t-il offert une petite
propriété à son fils illégitime Paul Mandron, resté à Saint-
Domingue, et le couche-t-il dans son testament pour une
somme importante.
Femmes et bâtards incitent les Blancs à accommoder le
préjugé, à le policer. Mais point davantage. A la colonie
l’enfant dans les veines duquel coule du sang noir n’est pas un
bâtard ordinaire, c’est un bâtard de couleur.

Les mésalliés.
Les aventures, les liaisons entre Européens et femmes au
teint d’ombre sont le lot de chaque jour. Les mariages entre
Blancs et filles de couleur semblent assez répandus malgré la
rigueur du « préjugé » qui faisait du mari un « mésallié »,
ravalé au rang des mulâtres, donc incapable de prétendre aux
postes publics, ni de servir dans la milice blanche. A ce propos
Hilliard d’Auberteuil remarque : « Il y a dans la colonie
environ trois cents hommes blancs mariés à des filles de sang-
mêlé ; plusieurs sont nés gentilshommes ; ils rendent
malheureuses ces femmes que la cupidité leur a fait épouser ;
ils sont eux-mêmes plus malheureux encore, quoique dignes
de pitié… Est-il rien de plus accablant pour des pères que de
donner l’être à des enfants incapables de remplir aucune
fonction civile et condamnés à partager l’humiliation des
esclaves 25 ? »
Même un petit Blanc, Besselère, simple employé sur une
plantation, écrit le 9 février 1784 : « Nous faisons dans ce
pays-ci très peu de cas des personnes qui se mésallient. M. de
Pons, se trouvant dans cette classe, se trouve exclu de l’estime
publique. Cependant il est fort riche et cette qualité lui donne
accès auprès de quelques personnes3 26. »
La discrimination s’affirme d’autant plus
rigoureusement — mais jusqu’à quel point ? — que les ordres
sont impératifs. On en trouve dès le règne de Louis XIV. Le 26
décembre 1706, Jérôme de Ponchartrain signifie au
gouverneur-général des Iles que le Roi ne veut pas que les
lettres de noblesse de quelques gentilshommes « soient
examinées, ni reçues, puisqu’ils ont épousé des mulâtresses ».
Cependant, Jacques Trutié, seigneur de Vaucresson, obtint
malgré sa mésalliance, et après quelques difficultés, que les
Cours enregistrent, en 1775, ses lettres de secrétaire du Roi en
la chancellerie d’Aix-en-Provence 27. Le Code Noir de 1685
n’avait pas interdit les mariages inter-raciaux mais sans pour
autant les faciliter. Simplement il avait prévu qu’un Blanc
serait tenu d’épouser sa concubine noire et esclave, à condition
qu’il fût célibataire. Et, par cette union l’épouse accédait à la
liberté. Malgré la vanité de cette prescription, le Code de
Louisiane éprouvera le besoin de proscrire formellement aux
Blancs des deux sexes « de contracter mariage avec les Noirs,
à peine de punition et amende arbitraire ».
Mais la Louisiane est une colonie pauvre, une espèce de
Guyane de l’Amérique septentrionale. Aussi les procédés
qu’on utilise avec elle, on les épargne aux riches Iles à sucre.
La conséquence ? L’interdiction du mariage inter-racial aux
Iles ne procédera pas d’une ordonnance royale ni d’un
règlement des administrateurs locaux mais de l’usage que
nourrissent à la fois l’opinion et la correspondance
ministérielle. Le 18 octobre 1731, Maurepas explique à ses
agents qu’il ne veut pas d’un texte officiel que lui conseille La
Rochalard, ancien gouverneur-général de Saint-Domingue. Il
faut exclure les mésalliés des emplois, mais sans
« déclaration ». Cette marginalisation officieuse « pourrait
attirer les réflexions de ceux qui n’ont point encore contracté
ces alliances déshonorantes, et produire un bon effet 28 ».
Cette stratégie du clair-obscur restera celle de l’Ancien
Régime jusqu’à son terme. En effet, elle présentait des
avantages certains. L’adoption d’une loi interdisant les unions
mixtes dans les colonies, comme Louis XVI le fera pour la
métropole, serait revenue à reconnaître qu’elles existaient et
par là à ouvrir la porte à la contestation de la primauté blanche.
Ensuite, la technique du silence législatif et réglementaire
évite aux administrateurs d’agir au grand jour et avec fracas, et
leur permet d’opérer en sous-main, affaire après affaire. En
effet le mutisme de la loi et du règlement n’empêche pas le
ministre ni ses représentants de lutter contre la prolifération
des mariages inter-raciaux, avec efficacité, chaque fois qu’ils
le jugent utile.
Le 7 décembre 1733, le gouverneur-général de Fayet,
transmettant les instructions de Versailles, fait savoir au
gouverneur de la Partie du Nord qu’il convient que « tout
Habitant qui se mariera avec une Négresse ou une mulâtresse
ne puisse être officier, ni possède aucun emploi dans la
colonie 29 ». Vraisemblablement l’administrateur capois fit-il la
sourde oreille à cette conjonction, car Fayet la réitère l’année
suivante, le 26 juin 1734 30.
Le 27 mai 1771, à la suite du mariage de M. de Laage avec
une créole métissée, le ministre instruit les administrateurs : Sa
Majesté a jugé « qu’il importait au bon ordre de ne pas
affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce dans quelque
degré qu’elle se trouve, préjugé d’autant plus utile qu’il est
dans le cœur même des esclaves, et qu’il contribue
principalement au repos des colonies ». Bourgeois de Boynes
ajoute : le Roi « vous recommande de ne favoriser sous aucun
prétexte les alliances des Blancs avec les filles de sang-mêlé…
M. le marquis de Laage, capitaine d’une compagnie de
dragons, qui a épousé en France une fille de sang-mêlé, et qui
par cette raison ne peut plus servir à Saint-Domingue, vous
prouve combien sa Majesté est déterminée à maintenir le
principe qui doit écarter à jamais les gens de couleur et leur
postérité de tous les avantages attachés aux Blancs 31. » Enfin,
Sartine, le 25 septembre 1774, confirme la doctrine relative
aux mésalliés : « Il est important de maintenir dans les
colonies les principes qui y sont établis contre le sang-mêlé »,
notamment il convient que les Conseils Supérieurs
n’enregistrent pas les titres de noblesse des enfants issus
d’union inter-raciale.
Ces instructions, dont la sévérité fait écho à la rigueur du
principe discriminatoire, reflète davantage l’idéologie
dominante que la réalité des plaines et des mornes. Dans leur
comportement collectif, les Blancs de Saint-Domingue,
incontestablement, adhèrent à un racisme intransigeant, mais
dans leur vie privée ils transgressent les interdits doctrinaux
cédant aux appels de l’instinct, du plaisir, du cœur, ou de
l’intérêt. On ferme donc les yeux sur les mariages de
quarteronnes conduites à l’autel par un père européen ; et sur
le registre de l’état-civil, on peut oublier de porter la funeste
mention qui rappellerait la condition de femmes de couleur
libres. Ainsi, pas de clameurs, quand Benoît Monestier, maître
chirurgien, épouse, le 26 septembre 1788, au vu et au su de
tous, la quarteronne Marguerite Rosalie, fille de Louis Bazille,
propriétaire au Petit Goave et à la Gonaye.
Le combat mené contre les mésalliances et, par voie de
conséquence, contre les gens de couleur libres, s’enflamme
étrangement juste avant trois conflits inter-continentaux, les
guerres de Succession d’Autriche, de Sept ans et
d’Indépendance des États-Unis. Or à ces trois affrontements
politiques se superposent trois saillies économiques :
ascension du sucre, ascension du café, apogée des sucres et
cafés. Dans les colonies, ces trois périodes s’annoncent et se
prolongent, sur le plan social, par une espèce de redistribution
des cartes, par des réajustements opérés au profit des Blancs.
Un ministre, cependant, songea à aller à contre-courant, un
robin, pour une fois réformateur, Rouillé de Jouy, successeur
de Maurepas, disgrâcié.
Ainsi, le 14 juin 1755, peu avant de céder son fauteuil, dans
une lettre au gouverneur-général et à l’intendant de Saint-
Domingue, Vaudreuil et Laporte-Lalanne, après avoir souscrit
au conformisme doctrinal en mentionnant, à propos des unions
entre Blancs et non-Blancs, « qu’il est très intéressant de ne
pas laisser aux gens qui tiennent à l’esclavage des perspectives
capables de leur faire oublier leur origine », il change de ton et
adopte un langage neuf et ferme. « Rien n’est plus important,
explique-t-il, que de profiter de tous les moyens qui peuvent se
présenter pour peupler la colonie, surtout de ce qu’on appelle
petits habitants, qui sont pour ainsi dire les seuls qui puissent
la fortifier jusqu’à un certain point ». Sous prétexte que le
volume des populations libres, Blancs et autres, stagne ou ne
progresse que trop faiblement, voilà que Rouillé met en cause
le préjugé de couleur, c’est-à-dire, le racisme, l’une des clés de
voûte du système colonial ! Pas de philosophie dans cette
préoccupation, mais un réalisme d’administrateur aux
conséquences idéologiques révolutionnaires. Il expose son
projet à ses deux subordonnés. Ne pourrait-on pas pour
relancer la démographie des catégories qui dominent le monde
servile « permettre de certaines alliances avec des Nègres ou
mulâtres affranchis en prenant des précautions pour concilier
tous les objets relatifs à un tel arrangement » ? Cette
interrogation porte en elle sa réponse, la conviction du
ministre et ses ordres prochains : « C’est une idée qui me
paraît devoir être approfondie, insiste le chef de la Marine et
des Colonies, et je me propose de la faire entrer dans une
dépêche que je vous écrirai incessamment sur les dispositions
qu’il peut y avoir à faire pour l’augmentation des habitants de
Saint-Domingue 32. »
Cette stratégie explosive que Rouillé échafaudait dans le
silence de son cabinet, sera ensevelie par Machault qui
accédera au ministère à peine un peu plus d’un mois après la
rédaction de la lettre du 15 juin. Cette véritable révolution eût
bouleversé l’esprit colonial, créé des tensions vives entre
Européens et mulâtres ou Nègres libres. Mais inscrite dans les
faits, elle aurait peut-être modifié l’évolution historique de
Saint-Domingue.

Les Blanches et l’amour noir.


Les Antilles de l’Ancien Régime ressemblent à un paradis
de cocus. Les maris entretiennent ouvertement leur maîtresse
de couleur et les épouses, confessent des auteurs qui n’ont pas
succombé à l’hagiographie, n’étaient guère plus sages.
A quels hommes les Blanches s’adressent-elles pour goûter
aux émotions violentes de l’amour ? A des Européens ? Sans
aucun doute. Mais comme leurs époux, contreviennent-elles à
l’interdit racial ? Réponse difficile, car on manque
d’informations. Cependant on peut estimer que les 1200
femmes et filles blanches qui, selon Hilliard d’Auberteuil,
vivaient en concubinage — manière pudique d’avouer qu’elles
se livraient à la prostitution — ne se faisaient pas une
obligation de respecter le principe sacro-saint de la
ségrégation.
Quant aux femmes « honnêtes » rien ne permet de dire
qu’elles franchirent la ligne, même si on le soupçonne, mais
rien n’autorise non plus à parier sur leur vertu. Nombre
d’indices invitent à penser que les Européennes ne furent pas
les Vestales que l’on voudrait bien faire accroire.
La réglementation, d’abord. Ne voit-on pas, le 7 février
1660, le Conseil de la Martinique faire dépense « à tous
marchands, magasiniers et cabaretiers de permettre aux
femmes de monter dans leurs chambres hautes et de les y
recevoir à moins que leurs maris ne soient présents », à peine
de quatre mille livres de pétun ? Toujours au XVIIe siècle,
mais trente ans plus tard, Robert Challe, revenant des Indes,
mouille à la Martinique. Il n’en croit pas ses yeux. Selon lui,
les trois quarts des nymphes des îles « se ressentent toujours
de la sève de la Mère Ève, qui les y a conduites par autorité de
justice, ou qui y a amené leurs mères, des inclinations
desquelles elles ont hérité : virtus innata parentum : c’est-à-
dire qu’elles sont chaudes et amoureuses comme des chattes et
recherchent, quoique sourdement, des gens en rut, ou qui
doivent y être par une longue abstinence, et encore plus
volontiers lorsqu’ils ont de quoi payer leurs plaisirs mutuels…
Je n’aurais jamais fait si je me mettais sur le pied d’écrire ce
que je sais de l’histoire scandaleuse de plusieurs nymphes de
la Martinique ». Au XVIIIe siècle, les échos ne diffèrent pas.
Moreau de Saint-Méry, pourtant martiniquais, rapporte d’un
ton coquin que le Père jésuite Méric tonnait contre les plaisirs
mondains et qu’un jour, « saintement indigné de la conduite de
ses paroissiens, s’était écrié lors d’un panégyrique de la
patrone, Sainte Rose de Lima, morte vierge, quoique créole ! »
Le sémillant chevalier de Cotignon, évoquant son séjour à la
Guadeloupe où il avait brièvement commandé un petit navire,
laisse joyeusement éclater son sentiment : « Parlez-moi des
femmes créoles, en comparaison de nos Françaises elles se
prêtent à la chose le plus volontiers du monde, la chaleur du
pays y contribue beaucoup. Les Turcs ont des sérails de
femmes, les Américaines d’hommes. » Le scrupuleux, prude et
pudibond Justin Girod de Chantrans, officier du génie et
philosophe, reproche aux créoles blanches de trop « copier
l’indécence des filles de joie », et rapporte, avec une innocente
perfide, qu’une opinion infâme leur fait grief des « liaisons
intimes qu’elles pourraient contracter avec les gens de
couleur ». Des métropolitaines, nouvellement débarquées,
s’indignent de l’indécente galanterie de leurs sœurs
d’Amérique. Un médecin, J. Pugnet, explique savamment,
dans un Essai sur la topographie de l’île de Sainte-Lucie, que
le climat pousse vers la mollesse et la volupté : « De là les
infidélités des femmes et le besoin de jouir qu’elles ne cessent
en quelque sorte d’éprouver. » Descourtilz, autre esprit
scientifique, quoique lié au milieu colonial, confesse : « Les
créoles, naturellement portées à l’amour, sont pourtant
généralement plus amoureuses qu’aimantes. » D’où cette
conclusion : « Aussi légères que le papillon et inconstantes
comme lui, elles se fixent seulement jusqu’au jour où leur
amour épuisé a besoin de varier pour renaître à l’aide d’un
nouveau désir. »
Malgré l’écran protecteur et envahissant des dithyrambes,
nombreux sont ceux qui adhèrent à cette présentation du
portrait moral de la créole. Desdorides, par exemple, et aussi le
baron de Wimpfen. Celui-ci, évoquant le suicide d’un habitant
qui « s’était pendu lui-même », ajoute avec un sourire
entendu : « Il est vrai que sa jeune veuve est véhémentement
soupçonnée de lui en avoir épargné la peine, et de s’être fait
aider par un gros et vigoureux Nègre qui, depuis lors paraît
avoir acquis sur sa maîtresse un ascendant très décidé. » Y eut-
il des scandales ? Certainement, mais peu connurent une
publicité suffisante pour être portés devant la justice.
Quelques-uns, cependant, sont arrivés jusqu’à nous.
Première affaire : Dumaitz, intendant de la Martinique,
commet un rapport, en 1693, sur les activités d’une jeune
noble, Félicité de Lespinay. « Quoiqu’elle ne laissât pas de
rester jusqu’à l’âge de 18 ans pour être mariée, écrit
l’administrateur, et ayant eu le malheur d’être née et connue
d’un tempérament débordé, on a facilement ajouté quelque
croyance aux bruits, qui auraient couru d’elle sur le commerce
infâme qu’elle aurait eu avec un Nègre, dont il en serait issu
un mulâtre qu’elle aurait étouffé, ce qui n’a pu être justifié 33. »
Habile manière de rapporter, sans se compromettre, un fait
dont on connaît l’authenticité.
Deuxième affaire : le 23 mars 1708,le Siège royal du Petit-
Goave, à Saint-Domingue, juge la requête d’un Blanc qui veut
que sa femme soit convaincue du crime d’adultère avec le
Nègre esclave Jeannot, dont elle a eu trois enfants : Pierre,
Jeanne et Marie. Les juges écoutent, interrogent, rendent leur
verdict. « Condamnons ; savoir, ledit Jeannot à faire
l’amendement nu en chemise, la corde au col, tenant en ses
mains une torche de cire ardente, conduit par l’exécuteur de la
Haute-Justice depuis la prison jusqu’à la porte de l’église, et
là, nu-tête et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible
voix, que méchamment il a eu l’audace et l’effronterie
d’entretenir une femme blanche d’adultère, de l’avoir voulu
emmener dans les pays étrangers, qu’il s’en repent, en
demande pardon à Dieu, au Roi et à la Justice ; ce fait, avoir le
poing droit coupé par ledit exécuteur sur un échafaud qui y
sera dressé, et ensuite condamné d’être mené et conduit dans
la Place d’Armes où il sera pendu et étranglé, jusqu’à ce que
mort s’ensuive… ; et à l’égard de ladite Marie ***, d’être
conduite en France, y être mise et recluse dans un monastère
de filles religieuses, tel que son mari voudra, pour y demeurer
trois années, pendant lequel temps son mari pourra la retirer si
bon lui semble, sinon ledit temps passé, sera rasée et voilée
pour y demeurer le reste de ses jours. »
Le substitut estime que la sentence qui frappe le Nègre est
insuffisante, compte tenu de la différence d’état qui sépare les
deux complices : il interjette appel auprès du Conseil
Supérieur. La haute juridiction emboîte le pas. Outre les peines
déjà prononcées, elle condamne l’esclave « d’avoir les oreilles
coupées et marqué d’une fleur de lys sur les deux joues,
fustigé nu, de verges par l’exécuteur, et sera attaché par trois
dimanches consécutifs à la place publique du bourg du Petit-
Goâve » 34,35. Après quoi la mort.
Cette fois, les choses sont claires. S’il est normal qu’un
Blanc passe du lit d’une Négresse à celui d’une mulâtresse, il
est infâmant qu’une Européenne accueille un Noir dans sa
couche. Ceux qui, néanmoins, seraient tentés d’enfreindre le
tabou de la différence de race et d’état savent ce qui les attend.
Une telle aventure, assure Moreau de Saint-Méry, « ne s’est
pas reproduite à Saint-Domingue ». Qu’il soit permis de ne pas
donner crédit à la parole du laborieux juriste. Il savait trop
recenser les textes qui étayaient l’idéologie coloniale, oublier
ceux qui la contrariaient, et, même, falsifier un acte officiel,
comme par exemple le Code Noir ; pas le moindre pourtant !
On peut le suivre, toutefois, quand il assure qu’il était des
événements que le milieu colonial préférait étouffer et cacher.
Et, quand ils se produisaient, on penchait pour le silence,
plutôt que pour l’application des lois, afin d’échapper à
l’éclaboussure du scandale public.
Mais le plus symbolique dans cette affaire, c’est que
Moreau se dément lui-même. En effet, dans les Lois et
Constitutions, il rapporte un arrêt prononcé le 18 juillet 1738,
par le Conseil Supérieur de Léogane contre des assassins et
leurs complices. Une mère et sa fille sont convaincues d’avoir
tué leur gendre et époux. Elles seront condamnées à mort et
exécutées. Mais à l’épouse meurtrière il est également
reproché d’avoir commis le crime d’adultère avec un esclave,
Baptiste. Celui-ci, condamné pour avoir « suborné, séduit et
joui de ladite Marie-Anne L***, fille de son maître »,
échappera cependant à la peine capitale. Il sera battu et fustigé
nu de verges, flétri d’un fer chaud, marqué d’une fleur de lys,
sur l’épaule droite, avec défense de récidiver sous peine de la
vie. Comment expliquer que dans une colonie esclavagiste où
tout repose sur le dogme racial, un esclave qui a reçu les
faveurs de sa maîtresse blanche, échappe aux châtiments
mortels ? N’y aurait-il pas, dans cette décision de justice un
avertissement aux Européennes qui se donnent aux Nègres,
ceux-ci étant considérés comme irresponsables et seconds
rôles ? Ce faisant, cet arrêt ne reconnaîtrait-il pas
implicitement qu’il n’est peut-être pas très exceptionnel que
les Blanches entretiennent des liaisons avec des hommes
étrangers à leur race ? Cette étrange clémence à l’égard du
Noir ne traduit-elle pas un phénomène social plus ample qu’on
aurait pu le soupçonner ? Sans atteindre les dimensions des
relations entre Blancs, Négresses et mulâtresses, et sans en
avoir les fruits, l’univers sexuel des Françaises n’englobait-il
pas les Noirs et les mulâtres dans son champ ?
Faut-il vraiment s’étonner de la familiarité publique qui liait
largement Blancs, Noirs et sang-mêlées, et de celle cachée,
dont on ne connaîtra jamais les dimensions véritables, qui
rapprochait les Européennes des Nègres et des mulâtres ? Dans
une société raciste, de tels phénomènes paraissent
impensables. Or, on ne peut nier la généralité et la fécondité
des relations entre la classe dominante et les deux autres, au
moins en ce qui concerne les Français : il n’y a qu’à compter
la volumineuse population des gens de couleur. Les
Françaises, contrairement à leurs époux n’ont pas laissé
derrière elles les preuves de leur « faute ». Elles ne l’auraient
pu, mais cela ne suffit pas à les innocenter. En fait c’est le
racisme même de la société coloniale, et l’esclavage, son
corollaire, qui expliquent à la fois le mépris que les Européens
portaient aux races venues, tout ou partie, d’Afrique et aussi
l’espèce d’intimité dans laquelle ils vivaient avec elles. Les
Blancs ont appris ces deux sentiments pendant leur enfance
nourrie au milieu des domestiques esclaves, et dans leurs jeux
avec les petits garçons et petites filles au teint plus ou moins
foncé. Tous les voyageurs ou auteurs locaux ont consacré
quelques lignes ou pages aux premières années de ces enfants
de Blancs. Desdorides ne manque pas à cette loi, et fustige :
« Peut-il être un sort plus affreux pour les enfants des Blancs à
Saint-Domingue, que d’être premièrement, abandonnés aux
soins des Négresses, et d’avoir ensuite, en grandissant, le
tableau de la débauche et de la désunion de leurs pères et de
leurs mères sous leurs yeux. On voit que le sentiment et la
nature donnent aux pères et aux mères des leçons bien
imparfaites, puisqu’ils cèdent à des esclaves le droit d’élever
leurs propres enfants. » Après cette condamnation d’une
enfance inter-raciale et de la débauche autant des pères que des
mères, le colon « nantais », aiguise sa critique : « S’il est vrai
que l’éducation fasse les hommes, je demande sérieusement
quels hommes peut former l’éducation de Saint-Domingue.
Les pères et mères s’occupent beaucoup plus de laisser des
richesses à leurs enfants que de leur inspirer des vertus. On
leur enseigne plutôt à commander qu’à obéir. Lorsqu’un petit
Nègre joue avec un petit Blanc et qu’ils se fâchent ensemble,
c’est toujours le petit Nègre qu’on fustige et le petit Blanc,
croyant que tout est fait pour lui céder, prend déjà cet air
impérieux qui doit un jour le rendre insupportable. Si
cependant il se familiarise avec des esclaves, on conviendra
que ce ne sont pas encore d’excellents précepteurs. La triste
nudité des Noirs, la dureté des traitements qu’ils subissent, la
barbarie de leur jargon, ne sont pas de merveilleuses leçons
pour adoucir le caractère, pour épurer les mœurs et le langage.
N’importe, il suffit qu’un enfant parle d’un ton niais le patois
créole et qu’il fricote les pas de quelque danse nègre ; c’est un
enfant charmant. »
Dans cette enfance où les races se mélangent, d’une manière
qui ne se reproduira jamais, les jeunes Blancs et Blanches
s’intègrent dans le monde de la couleur. Ils parlent le créole,
qu’ils pratiqueront, adultes, comme une véritable langue
maternelle, ils apprennent toutes les libertés du corps, et
s’imprègnent de l’idée que les êtres à peau brune sont leurs
choses, instruments de travail ou objet de plaisir. La Française,
petite fille, adolescente, jeune femme, comme son frère, s’est
formée dans une société que le racisme, par un contrecoup
compréhensible, a convertie en un univers mélangé, métissé.
Dès lors la transgression du tabou racial par les Blancs comme
par les Blanches, s’il heurte l’esprit colonial, n’a rien qui
surprenne. Métis à trois et à dix ans, pourquoi le rejeton des
colons ne le serait-il plus à vingt ou à trente ans ? En 1724,
dans un mémoire au lieutenant-général Desnos de
Champmeslin, le jésuite Larcher aborde ce problème sans
afféterie. Condamnant la promiscuité des enfants de colons et
de leurs domestiques, il tonne : « Les jeunes filles servent au
libertinage de leurs jeunes esclaves… Entendit-on jamais en
Europe sortir de la bouche des plus vils crocheteurs, les
infamies et le langage ordinaire des jeunes créoles de l’un et
l’autre sexe 36. »
Toujours dans le même sens, W. Beckford, planteur anglais
et auteur des Vues pittoresques de la Jamaïque, condamne lui
aussi : « Les enfants créoles ne sont que trop souvent avec
ceux des Nègres ; il jouent avec eux, ils copient leurs gestes,
leurs manières, ils prennent surtout leurs défauts et leurs
vices. » Descourtilz, parent d’une puissante famille de Saint-
Domingue, évoque l’éducation que reçoit le petit créole, pour
mieux clamer son indignation : « Dès qu’il a vu le jour,
s’écrie-t-il, on l’arrache à sa mère pour le confier à des mains
étrangères, à une Négresse toujours libertine, qui sait tromper
la surveillance la plus exacte et n’arrive jamais au terme du
sevrage sans avoir rompu les lois de la continence, donne
ensuite à l’enfant un lait corrompu et, avec cette boisson
pernicieuse, le germe de ses impudiques désirs. Ô mères
dénaturées ! N’accusez-donc plus vos enfants de vos honteux
dérèglements ; c’est vous-mêmes qui les avez provoqués. Ne
les accusez plus d’un avenir qui est votre ouvrage. »
De ces liaisons entre Européennes et fils plus ou moins
lointains de l’Afrique, Moreau de Saint-Méry n’est pas le seul
à indiquer l’existence, fût-ce en voulant en souligner
l’exceptionnalité.
Un témoignage, maintenant, celui du P. Labat. Dans la
première édition de son Voyage aux Isles d’Amérique (1722),
il se laisse aller, au terme d’un chapitre consacré aux mulâtres,
à quelques confidences, dont l’intérêt, menaçant pour
l’honneur de quelques familles de faux-blancs, commanda la
suppression, lors de la deuxième édition. Que disait le
dominicain qu’il convenait que l’on ignorât ? « Quoiqu’il soit
plus rare de trouver des femmes blanches débauchées par des
Nègres, cela ne laisse pas d’arriver quelquefois ; et peut-être
que s’il y paraissait chaque fois que cela arrive, le cas serait
beaucoup moins rare. Mais la honte d’une semblable action
leur fait employer les mêmes remèdes dont les Négresses se
servent pour empêcher l’éclat que leur ferait leur crime s’il
venait à paraître. On en sait pourtant quelques unes qui, après
être tombées dans ces dérèglements, ont eu trop de conscience
pour faire périr leur fruit, et ont mieux aimé porter la honte de
leur crime que de le cacher par un plus grand 37. »
Et le P. Labat de narrer la mésaventure d’une jeune
Européenne de dix-sept à dix-huit ans. Elle « s’amouracha
d’un esclave de son père ; et malgré toute la résistance que fit
ce pauvre Nègre qui prévoyait les suites de cette action si elle
éclatait, elle le pressa si fort qu’il succomba à ses instances.
Elle devint grosse ». Après quelques jours d’affolement, la
famille se ressaisit. Elle se débarrasse du Noir qui est vendu à
la côte d’Espagne. Elle marie la fille à un pauvre bougre de
Polonais qui reconnut le petit mulâtre, à sa naissance, comme
son enfant légitime.
Selon Labat, donc, qui est aussi bien renseigné que bon
informateur, certaines Blanches se donnent à des Nègres,
clandestinement. Elles savent la réprobation qui les frapperait,
si leur secret s’apprenait, elles savent que l’infamie les
emporterait. En cas d’accident elles recourent aux services des
matrones et ingurgitent des plantes abortives qui les rendent à
leur état premier.
S’il est incontestable que des Européennes aient accordé
leurs faveurs à des fils des races honnies, il n’en reste pas
moins vrai que leur acte est assimilé à un crime. « Dans les
Iles, statue le Martiniquais Dessales, un homme de couleur qui
attenterait sur l’honneur d’une fille blanche, serait puni de
mort. »
Enfin, comment parler des relations entre Blanches et
hommes colorés, sur lesquelles les colons écrasent un silence
offensé, sans évoquer les aventures galantes de Toussaint
Louverture, pendant la Révolution de Saint-Domingue ? En
1802, l’arrivée de l’expédition Leclerc, qu’avait dépêchée
Bonaparte, interrompt brutalement le proconsulat du souverain
de la Grande Ile. Le général Boudet investit le Port-au-Prince ;
en compagnie de son adjoint, le général de Lacroix, il fait
irruption dans la résidence du commandant en chef déchu. Les
deux hommes fouillent une caisse à double fond, pleine de
documents secrets. « Qu’on juge de notre étonnement, éclate
Lacroix, lorsqu’en forçant ce double fond nous n’y trouvâmes
que des tresses de cheveux de toutes couleurs, des bagues, des
cœurs en or traversés de flèches, des petites clés, des
nécessaires, des souvenirs, et une infinité de billets doux qui
ne laissaient aucun doute sur les succès obtenus en amour par
le vieux Toussaint Louverture ! Cependant il était noir, et il
avait un physique repoussant » 38. Ayant acquis la preuve
irréfragable « des écarts de la faiblesse humaine », Boudet,
soucieux de ne pas « mésestimer » les personnes au milieu
desquelles il allait vivre, décide de détruire toute trace de « ces
honteux souvenirs ».
Si Toussaint fait des conquêtes dans le cercle des
Européennes de Saint-Domingue, comment imaginer que ses
nombreux lieutenants se privèrent de suivre son exemple.
Bonaparte savait certainement que ses charmantes
compatriotes de l’Antille ne s’étaient pas effarouchées des
propositions libertines des chefs noirs, sinon pourquoi aurait-il
mentionné dans ses instructions au capitaine-général Leclerc :
« Les femmes blanches qui se sont prostituées aux Nègres,
quelque soit leur rang, seront renvoyées en Europe. »
Le Domingois Clausson, dans son Précis historique de la
Révolution française, accorde à l’interdit des relations entre
Blanches et descendants d’Afrique, et surtout au tabou du
mariage inter-racial des conséquences fort graves. Ainsi, il
estime pouvoir écrire : « Les obstacles mis à l’union des
femmes blanches avec les hommes de couleur avaient toujours
irrité ceux-ci à tel point qu’ils en ont toujours fait leur grief
principal. » L’assimilation, que cherchaient les sang-mêlé,
aurait donc été totale, aussi bien civique que sexuelle. Pouvoir
promener une épouse blanche à son bras, aurait été pour le
mulâtre le signe le plus éclatant de l’égalité des populations
libres. Une telle ambition, un pareil sentiment eussent été dans
la logique d’une société fondée sur le dogme de la pureté et de
la domination raciales.
Dans la psychologie coloniale, les jugements s’agencent
finalement de manière très simple. Si un Européen entraîne
une fille de couleur dans sa couche, il accomplit acte de
maître. Si une Blanche cède aux désirs d’un Noir, d’abord elle
se déshonore, ensuite elle altère le système colonial qui exige
la subordination, la ségrégation de tous ceux dont le sang porte
la marque servile et dégradante de l’Afrique. En un mot,
l’homme a le droit de conjuguer morale collective et morale
privée, même si celles-ci sont antagonistes ; la femme, dans le
principe, doit soumettre tous les actes de son existence aux
impératifs du groupe ; pour elle l’excuse ou la prérogative de
la vie privée n’a pas droit de cité.
Ce système poussera ses prolongements très loin, jusqu’aux
marches de la littérature. Il est fréquent que romans, mémoires
et récits de voyages exaltent le charme vénusien des
mulâtresses et racontent les plaisirs qu’elles révèlent à leurs
heureux amants d’Europe. Au contraire, on ne lit jamais
l’aventure d’un Noir et d’une Blanche. Il existe, cependant, un
petit livre, certainement tiré à un petit nombre d’exemplaires
qui aborde ce thème. Mais quelles furent les arrière-pensées de
l’auteur anonyme qui le conçut ? Vengeance sur une femme
qui éconduisit un soupirant malhabile ? Simple exercice de
style ? Toujours est-il que l’héroïne, dans une lettre à un de ses
anciens amants, se livre à une confession qui, pour l’époque,
est stupéfiante. Elle quitte Saint-Domingue pour la France :
« Je n’oublierai jamais ce moment, écrit la jeune
Européenne, où, entraînée par une imagination exaltée, animée
par un mouvement ondulatoire que je me procurais moi-même
et qui augmentait mes feux sans les éteindre, je passais
pardessus les préjugés de nos imbéciles compatriotes. Je
provoquai le secours d’un de mes Nègres… Ah ! que je nageai
dans une mer de délices ! que de volupté je goûtai dans ses
bras ! Combien de fois m’a-t-il fait éprouver ensuite les
mêmes sensations ! Vous autres, amants musqués, mais faibles
et délicats, vous ne connaissez que les propos stériles, les
attentions frivoles, une prétendue délicatesse de sentiment ;
vous parlez beaucoup, et faites peu ; mais cette autre classe
d’hommes ne dit rien et fait beaucoup, et c’est ce qu’il faut à
une femme comme moi ; aussi n’ai-je laissé échapper aucune
occasion de renouveler les plaisirs, sinon délicats, au moins
longs et solides. Mon Nègre va m’être même d’une grande
ressource dans le cours d’une longue traversée. Quel ennui
continuel, si je n’étais assurée de trouver dans ses bras des
sujets fréquents d’une aimable dissipation 39 ! »
Ainsi écrit cette jeune « pervertie », ainsi durent murmurer
de nombreuses Blanches, pendant que leurs époux prenaient
leurs ébats avec ces ensorceleuses de mulâtresses.

4. LE RACISME ET SES CONFLITS

Saint-Domingue, surtout après la guerre de Sept ans qui a


charrié sur son rivage une foule d’Européens venus se faire
embaucher sur les plantations ou accourus avec un pécule pour
investir dans une de ces caféteries accrochés aux mornes,
Saint-Domingue se débat dans un nœud de tensions qui, au fil
des décennies, ont une inclination très nette à se durcir.

Discrimination raciale et assimilation sociale.


Actes de violence entre les races, et décisions répressives
d’une justice discriminatoire se succèdent à un rythme
accéléré, à la fin de l’Ancien Régime. Au sein du monde blanc
lui-même, des dissensions lézardent la façade, jusque là
apparemment granitique de l’unité.
La réglementation porte la trace de cette fêlure qui affecte la
domination européenne. Le 9 juillet 1772, les Administrateurs
de la Grande Ile, Vallière et Montarcher, commandent au
sénéchal du Cap de punir par mesures d’autorité les petits
excès commis par les gens de couleur et petits-Blancs qui
troublent l’ordre public. Une dizaine d’années plus tard, les
petits-Blancs font à nouveau l’objet d’une mesure qui les met
au ban de la société européenne et qui associe leur sort à celui
des sang-mêlés. Le 28 février 1781, à la suite d’une lettre
ministérielle du 8 septembre précédent, Reynaud, commandant
en chef par intérim de la Grande Ile, envoie à ses seconds, une
instruction sévère qui abroge l’égalité de ses compatriotes
devant la loi. « Économes, ouvriers et autres gens à gages »,
précise-t-il, doivent être contenus dans les égards qu’ils
doivent aux propriétaires. La prison sanctionnera les
contrevenants.
Ces mesures assimilent les petits-Blancs aux mulâtres
libres, ce qui ne pouvait qu’exciter le ressentiment de ces
Européens de rien ; ils le montreront sous la Révolution, quand
au nom de la régénération, ils n’auront de cesse d’humilier les
gens de couleur. Mais 1789 n’a pas encore sonné, et pour
l’heure la justice frappe comme on le lui demande. Le 27 juin
1782 un arrêt du Conseil du Cap condamne un Blanc et un
mulâtre libre, voleurs de bourriquets, à être fouettés, marqués,
et à 9 ans de galères. Le 28 février 1784, le même conseil du
Cap confirme sa jurisprudence. Le quarteron libre, Cimetière,
et le Blanc, Lajonquière, habitants de Jean Rabel, seront
attachés pendant trois heures devant l’église ayant au-dessus
du carcan l’écriteau « Fabricateurs de faux billets », puis tous
deux iront croupir aux galères, à perpétuité.
Ces décisions, administratives ou judicaires, au lieu de
refléter des situations particulières, traduisent une politique
générale qui vise à abaisser les petits-Blancs en les soumettant
aux contraintes qui pèsent sur les gens de couleur. L’opinion
considère avec mépris les Européens sans terres ni esclaves
mais elle éprouve une méfiance craintive et haineuse pour les
« Nègres blancs », ces hommes pas toujours domiciliés, qui
traînent dans les ports et sur les chemins, boivent et jouent
dans les cabarets des villes et bourgs, qui s’associent avec une
mulâtresse, au milieu de quelques ménages de libres, allant
pieds nus, vivant du produit de leur pêche ou de leur chasse, et
de la culture des légumes et fruits que les Français ne jugent
pas noble. Dans sa Description de Saint-Domingue, Moreau de
Saint-Méry regarde d’un œil désolé un groupe de ces individus
déchus, au bourg de l’Ester, à quelques pas de Léogane : « Le
site est marqué par quinze cases couvertes de paille,
qu’habitent quelques pêcheurs blancs et des gens de couleur
libres, détaille le magistrat. On y donne des calindas le samedi,
on y vend du tafia. »
Plus que ces marginaux, qui ont rompu avec leur race, les
cadres de plantation, commis, colporteurs et autres artisans
pauvres, souffrent de la discrimination qui les frappe. Or elle
est fort ancienne ; elle remonte au XVIIe siècle, au temps où
les maîtres se plaignaient de l’insolence des engagés, esclaves
blancs temporaires, et obtenaient contre eux des ordonnances
répressives. Depuis le XVIIe on humilie ces hommes de peu
dont la plus grande richesse est la couleur de leur peau. Ainsi
voit-on des mesures avilissantes se répéter au fil du temps.
Comme, Blénac, lieutenant-général des Iles de l’Amérique
avait, le 8 mars 1670, interdit le port de l’épée aux petits-
Blancs, faisant ainsi partager aux ouvriers venus de France un
aspect de la condition des métis, Bompar et Hurson,
Administrateurs de la Martinique, ressuscitent ce vieil interdit
mortifiant, le 24 juillet 1751.
La chute des petits-Blancs dans le monde inférieur des gens
de couleur s’exprime de multiples façons. Les deux classes
sont soumises à l’obligation de respect vis-à-vis des colons,
elles sont soumises à la même police, en matière de « petits
excès », pour vagabondage, insultes, beuveries dans les
cabarets, jeux ; elles sont tenues l’une et l’autre de présenter
leurs titres de propriété lors d’un acte de vente, car on les
soupçonne de trafiquer des objets ou animaux volés ; elles sont
associées, lors des troubles ou séditions, dans l’interdiction
d’acheter de la poudre à feu, car on les estime dangereuses ;
enfin elles se confondent encore quand l’Européen se mésallie,
et que son indigence ne lui permet d’envoyer ses enfants en
France, ni d’acheter esclaves et jardins. Dans cet appareil
réglementaire, bien des textes n’ont qu’une application
partielle, néanmoins ils réfléchissent la réalité des mœurs.
La fusion des petits-Blancs et des mulâtres libres dans une
catégorie unique apparaît clairement dans les textes qui
organisent les compétences de la police, de la maréchaussée et
de la milice. Par exemple, dans leur ordonnance du 20 janvier
1733, rétablissant la maréchaussée, Fayet et Duclos consignent
dans l’article XII que les agents de ce corps, surtout destiné à
réprimer le marronage, « arrêteront pareillement toutes sortes
de Blancs qui ne seront point Habitants, comme pacotilleurs,
ainsi que les mulâtres et Nègres libres qui voudraient sortir des
frontières ». Sont également intégrés dans cette classe de sous-
citoyens, les soldats, qui ont un goût trop prononcé pour la
désertion. Le 15 janvier, l’amiral d’Estaing réglemente. Il
établit la milice et réorganise la maréchaussée à laquelle il
donne le nom moderne, mais éphémère, de Première Légion
de Saint-Domingue. Cette unité arrêtera déserteurs, vagabonds,
gens sans aveu, mendiants, matelots et Nègres fugitifs et
dissipera les calendas, ces étranges danses nocturnes
qu’affectionnent les esclaves. Les commandants de quartier
peuvent demander à la milice de se substituer à la Première
Légion et de se saisir sans distinction de petits-Blancs, de
mulâtres libres et, comme il est naturel, de Nègres fugitifs.
L’Européen, mal-aimé de la fortune, sombre dans l’ignominie :
il est tombé au dernier rang de la société coloniale.
Ces mesures, ainsi que l’état d’esprit et les habitudes,
abolissent la prééminence du teint d’albâtre ; elles portent à
l’ordre colonial traditionnel, fondé sur la hiérarchie des
couleurs, un coup révolutionnaire. Toutefois, elles ne
remettent pas en cause la subordination des Noirs et des sang-
mêlés, ni la suprématie des Blancs honorables. Plus que de
longs discours, les décisions judiciaires sont là, qui
témoignent.

Justice de race : mulâtres et Nègres libres.


La société coloniale montre un souci constant d’affermir
l’ordre esclavagiste, en proscrivant aux mulâtres et autres
Nègres libres tout comportement qui pourrait donner aux
esclaves l’impression de rapports d’égalité avec les Blancs. Il
s’agit de sanctionner l’existence de deux types de liberté.
L’une pleine et souveraine, celle des maîtres européens,
l’autre, écornée et révocable, celle des gens de couleur
auxquels le sang africain, qui les marque, interdit
d’ambitionner la première. Dans une première catégorie,
figurent les condamnations prononcées par la Justice pour
injures aux Européens, ou autres délits mineurs.
Le 5 février 1778, le Conseil du Cap condamne un mulâtre
et un Nègre libres, cavaliers de la maréchaussée, à un mois de
prison et de privation de gages, pour avoir refusé d’aider à
l’arrestation d’un homme de couleur libre, condamné à la
pendaison, par contumace. Le 9 juin 1780, le Conseil du Cap
condamne la mulâtresse Françoise pour avoir crié à l’épouse
du caporal Herbin : « Hourra », puis : « Oui, femme à soldat »,
et la mulâtresse Marie-Jeanne pour avoir griffé l’épouse
Herbin et s’être évadée de prison, à être attachées à un carcan
placé à un poteau planté à cet effet sur le marché de la place de
Clugny, à y rester depuis 7 heures du matin jusqu’à celle de 10
heures, avec écriteau devant elles portant ces mots :
« Mulâtresses insolentes envers les femmes blanches », et à
payer 1500 livres aux pauvres de la Providence du Cap.
Le 17 juillet 1783, le Conseil du Cap condamne des
mulâtres libres au carcan et au bannissement hors du ressort de
la Cour, pendant trois ans, pour avoir donné à jouer à des gens
de couleur libres et esclaves.
Le 22 octobre 1783, le Conseil du Cap condamne le mulâtre
libre François, dit Mongin, de la Marmelade, qui s’était battu
avec le sieur Gautier, Habitant, lequel voulait lui arracher des
bras la Négresse d’un voisin, à être attaché au carcan pendant
trois jours de 7 heures à 9 heures du matin, sur la place de
Clugny, avec l’écriteau : « Mulâtre libre qui a levé la main sur
un Blanc », et à servir le roi comme forçat pendant trois ans.
Le 27 avril 1784, le Conseil du Cap condamne : 1° le
nommé Michel, mulâtre libre, caboteur, pour avoir lancé
contre plusieurs Blancs assis devant la porte de sieur
Sommereau, horloger au Cap, une pierre qui a rompu le
barreau d’une chaise, atteint le sieur Le Roi, tapissier, et l’a
renversé, à être attaché à la chaîne du Roi pour y servir comme
forçat pendant trois ans ; 2° le nommé Jean-Baptiste Firmin
Déclaré, Nègre se disant libre, pour avoir tenu des propos
menaçants au Sieur Sommereau, et le nommé Jean-Baptiste,
Nègre esclave de la nommée Rossignol, pour avoir mal à
propos frappé le chien du sieur Joubert, couché près des
Blancs assis devant la porte du sieur Sommereau, et par là
avoir donné lieu aux faits qui se sont suivis, à être fouettés l’un
et l’autre ; 3° le nommé Jean-Baptiste à faire la preuve de sa
liberté dans le délai d’un mois, sans toutefois sortir de prison.
Le 28 avril 1784, le Conseil du Cap condamne Chasset,
mulâtre libre, à 50 livres d’amende et un mois de prison pour
avoir ouvert une école publique à Ouanaminthe, en violation
des règlements. Le 24 novembre 1784, le même Conseil
condamne un mulâtre libre à être mis pendant trois jours au
carcan, sur le marché de Clugny, avec un écriteau portant ces
mots : « Mulâtre libre, prenant faussement la qualité de
cavalier de Maréchaussée, et insolent envers les Blancs », et à
la chaîne publique à perpétuité pour avoir arrêté un Nègre de
l’Habitation Grandpré et avoir menacé l’économe de ladite
Habitation. Le 17 février 1785, le Conseil du Cap condamne
un Nègre libre pour avoir dégainé sa manchette contre des
Blancs et les avoir injuriés à être mis au carcan, à la place de
Clugny avec cet écriteau : « Nègre libre insolent avec les
Blancs », et à servir comme forçat à la chaîne publique
pendant un an.
Dans ces premières affaires, dépourvues de gravité, un
Blanc aurait été condamné à présenter des excuses,
éventuellement à payer quelques livres d’amende. La couleur
de la peau pèse lourd dans le plateau de la balance, même
quand il s’agit de Libres.
Deuxième rubrique, bénigne également quant au fond, celle
des coups et blessures. Le 22 janvier 1767, le Conseil du Port-
au-Prince, condamne un mulâtre libre à être fouetté, marqué et
vendu au profit du Roi, pour avoir battu un Blanc, chantre de
la paroisse de Jacmel. Le 5 mars 1777, le Conseil du Port-au-
Prince condamne les dénommés Pierre, dit Dalemont, mulâtre
libre, brigadier, et André, dit Fougeron, cavalier de
maréchaussée, au carcan pendant trois jours dans le marché de
la ville, et au bannissement du ressort de la Cour pendant trois
ans, pour avoir lié et garotté un Blanc, capitaine de régiment
au Port-au-Prince, sous le prétexte qu’il était un déserteur. Le
24 novembre 1785, le Conseil du Cap condamne un Nègre
libre, cavalier de la maréchaussée, à être attaché au carcan, sur
la place publique du Port-de-Paix, trois jours consécutifs et
deux heures chaque jour, pour avoir commis des voies de fait
sur un Blanc.
La justice coloniale déploie une sévérité qui, aujourd’hui,
peut paraître sans commune mesure avec la faute ou avec ce
qui était alors considéré comme tel. Cette dureté s’inscrit dans
les mœurs du temps. Au XVIIe siècle et au début du XVIIIe,
les sentences frappent les engagés européens aussi fort que les
esclaves. Et au siècle des Lumières le petit-Blanc bénéficie
d’un régime sans comparaison avec celui des esclaves mais
guère différent de celui auquel on soumet les Libres. Deux
faveurs : un temps d’emprisonnement moins long et pas de
fouet !
Aux Libres noirs, particulièrement, on ne pardonne guère.
Ainsi, le ministre de la Marine Sartine envoie-t-il aux
Administrateurs de Saint-Domingue plusieurs exemplaires
d’un arrêt de l’lIe-de-France, condamnant un Nègre libre à
mort pour injures et attentat prémédité sur la personne de son
maître. « Comme il est nécessaire de maintenir les Nègres
libres et esclaves dans la subordination, ajoute le secrétaire
d’État, l’intention de Sa Majesté est que cet arrêt soit rendu
public à Saint-Domingue. »
Les métis libres, malgré cette discrimination particulière,
n’en sont pas moins soumis à un droit arbitraire. Avec eux les
magistrats jugent en dehors des normes juridiques, dans le seul
souci d’abaisser davantage une classe dont l’avilissement
répété est l’une des clés de voûte de l’édifice esclavagiste.
Parce qu’ils portent du sang noir, du sang d’esclave, les
mulâtres sont toujours condamnés plus rigoureusement que les
Blancs. Les juridictions prononcent à leur encontre des peines
beaucoup plus lourdes, l’emprisonnement, la chaîne publique,
le carcan, le fouet, la fleur de lys au lieu de l’emprisonnement
bref, du bannissement court, ou de la simple, mais si fréquente
amende. Elles cherchent aussi, et avec succès, à teinter leurs
sentences de la couleur de l’infâmie. Elles veulent, non
seulement faire expier, faire souffrir, mais également humilier,
dégrader. Et quelle meilleure façon d’y parvenir sinon en
retirant la liberté, en rejetant dans la servitude perpétuelle ceux
qui auront failli, par exemple en recélant des Nègres fugitifs.
Les Libres vivent une liberté en sursis, toujours menacés par la
flétrissure et la mort civile.
Le contentieux que les mulâtres libres entretiennent avec les
Européens relève de la sensibilité blessée. Ils veulent, sans
mettre en cause l’esclavage, traiter d’égal à égal avec les
Blancs ; ceux-ci repoussent cette éventualité et tiennent au
contraire à marquer que le sang d’Afrique met entre eux une
immensité infranchissable.

Justice de race : les Nègres esclaves.


Avec les esclaves la situation se présente différemment.
Avant la Révolution, ils sont pour moitié nés en Afrique. Peut-
être plus que les créoles, que de toute manière ils entraîneront
dans leur sillage, souvent ils bouillent de haine contre les
Français. Les péripéties de la révolution de Saint-Domingue,
de 1791 à 1804, le prouveront, mais déjà la chronologie
judiciaire sommaire de l’Ancien Régime révèle l’affrontement
de deux racismes, la bataille des Nègres contre les Blancs. La
Justice n’a aucune raison de se montrer indulgente avec les
esclaves. D’abord parce que la société esclavagiste de Saint-
Domingue ne peut qu’être rigoureuse avec cette foule
démesurée qui, si elle sentait quelque relâchement, menacerait
la sécurité des maîtres, avant de l’anéantir. Ensuite, parce que
les juridictions ne sont saisies que dans les cas graves et quand
la justice privée ne s’est pas exercée, on n’a pu sévir : crimes,
coups et blessures, injures publiques, vols, et cas
d’importance, marronages. Quelques exemples :
Le 1er août 1707, le Conseil de Léogance condamne le
Nègre Gaspard à avoir le poing coupé et à être rompu vif, pour
avoir tué son maître, Nicolas Michot, d’un « coup de houe par
la tête ». Le 7 mai 1720, le Conseil du Cap condamne
l’esclave Joseph à être pendu, pour avoir frappé un Blanc avec
effusion de sang. Quelques mois plus tard, le 3 décembre, la
même Cour condamne le Noir Louis, coupable de vol,
d’assassinat, de viol, etc., à avoir le poing coupé et à être
rompu vif. Son corps, coupé ensuite en quatre quartiers, sera
exposé sur les grands chemins. Le 22 septembre 1721, le
Conseil du Cap, condamne les Nègres Alexandre et César,
convaincus de désertion, soulèvement et rebellion, à être
pendus et étranglés jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le 6 mai
1726, le Conseil du Petit-Goâve condamne à mort seize
Nègres et Négresses, pour vols, coups et meurtres sur la
personne de Blancs.
Les 2 et 8 juillet suivants, cette même Cour condamne le
Nègre Colas, blessé et mourant en prison, à être rompu vif,
pour avoir, à la tête d’un attroupement de Nègres armés de
bâtons, levé son gourdin sur l’épouse du maître de l’Habitation
et l’avoir tuée. Le 6 mars 1741, le Conseil de Léogane juge
des esclaves assassins de leur maître. Tous auront le poing
coupé. Le chef aura les « cuisses, bras et gras de jambes
travaillées d’un fer chaud et dans chacune desdites plaies sera
versé du plomb fondu, et ensuite jeté vif au feu ». Les
complices seront rompus vifs, puis brûlés. Le 3 juillet suivant,
la Cour de Léogane condamne un Nègre, assassin de son
maître, à être « travaillé » et à avoir les « mamelles tenaillées »
de fer chaud, puis brûlé vif. Le 14 octobre 1776, le Conseil du
Cap condamne le nommé Sannon, quarteron, et le nommé
Guillaume, Nègre, assassin du sieur Poncet, leur maître, à
avoir le poing coupé et à être rompus vifs, pour être leurs
corps exposés sur les roues au carrefour de l’Habitation Poncet
où se fera l’exécution. Le 20 novembre 1776, le Conseil du
Cap condamne le nommé Saintonge, Nègre commandeur, et le
Nègre Boussole, Nègre moulinier et cocher, à être roués vifs ;
la nommée Sannite, dite Gogo, quarteronne, à être pendue et
étranglée, laquelle sera baptisée avant l’exécution ; Paul et
Étienne, comme forçats à perpétuité : les uns et les autres pour
avoir assassiné leur maître.
Le 2 octobre 1777, le Conseil du Cap condamne
Thélémaque, Isaac, Pyrrhus et six autres Nègres et Négresses à
mort pour avoir déserté leur plantation et s’être constitués en
groupe armé. D’autres encore recevront le fouet ou seront
marqués. Le 9 septembre 1779, le Conseil du Cap condamne
la nommée Rosalie, Négresse esclave du sieur Gautarel, à
avoir le poing coupé, à être pendue et son corps brûlé vif, pour
avoir tué son maître à coups de couteau. Le 20 octobre 1783,
le Conseil du Cap condamne deux Nègres du sieur Le Jeune,
Habitant à Plaisance, à avoir le poing coupé, à être rompus vifs
devant l’église, comme assassins du neveu de leur maître ; à ce
que la tête de l’un sera mise à un piquet dans ladite place, au
carrefour de Plaisance.
Le 1er avril 1784, le Conseil du Cap condamne le Nègre
Saint-Éloi, de nation ibo, à être fustigé de verges dans tous les
lieux et carrefours de la ville, flétri d’un fer chaud empreint
des trois lettres G A L, et à servir comme forçat à perpétuité
pour avoir donné au sieur Rivoux, Machoquet, associé de son
maître, un soufflet et un coup de couteau au bras.
Le 28 octobre 1784, le Conseil du Cap condamne à mort six
esclaves assassins de deux Blancs, leurs maîtres, et ordonne
que leurs corps seront brûlés et les cendres jetées au vent. Le
19 novembre 1784, le Conseil du Cap condamne le nommé
Mardy, Nègre congo, voleur avec effraction et assassin du
sieur Thivion, commis chez le sieur Gerbier, son maître, à être
rompu vif, à ce que sa tête soit ensuite coupée et exposée sur
un piquet à la sortie de la ville du Cap, à La Fossette. Le 11
février 1785, le Conseil du Port-au-Prince, condamne un
Nègre assassin d’un Blanc, à avoir les deux poings coupés, et à
être rompu vif.
Ces sentences ne contiennent que quelques gouttes de
ferment raciste. On les eût prononcées à peu près de la même
manière, en France, contre des sujets du Roi. Le racisme se
cache ailleurs : dans l’institution de l’esclavage et dans la
reconnaissance de la justice que les maîtres exercent sur leurs
Noirs, en toute impunité, dans le silence des juridictions
royales. Sinon que constate-t-on ? Que la paix antillaise
ressemble davantage à une sourde tension, purgée par
quelques exécutions — pas plus nombreuses qu’en France,
peut-être moins, si l’on n’oublie pas de rétablir les proportions.
On est loin, cependant, des harmonies paisibles, chantées par
les colons et leurs propagandistes. La société coloniale est
violence maîtrisée, comme toutes les sociétés des XVIIe et
XVIIIe siècles. Mais ici, une originalité. Ce n’est pas
seulement la disette ou la maladie qui provoquent les
convulsions, mais souvent le conflit entre deux couleurs, le
choc entre deux racismes, l’un dominant, l’autre dominé. Sur
au moins une cinquantaine de condamnés à mort pour meurtre,
deux seulement appartiennent à la classe des mulâtres. C’est
dire que les heurts entre maîtres et esclaves opposent deux
sangs étrangers l’un à l’autre, l’européen et l’africain. Tandis
que le métis rêve de s’assimiler au monde blanc, dans le cadre
de la société esclavagiste, le Nègre, par ses gestes sans appel,
conteste la servitude et les Blancs qui l’imposent.
Ces gestes de rejet sont variés. Ils vont du meurtre à
l’échange de coups, jusqu’au marronage rustiquement armé de
flèches, manchettes et bâtons qui groupe ses poignées de
recrues dans les mornes. Jamais dangereuses pour l’ordre et
l’économie, quelques bandes de fugitifs que, de temps à autre,
Blancs et mulâtres traquent avec plus ou moins de succès,
témoignent du refus de la servitude par certains éléments
d’origine africaine. Autres manifestations de refus de la
condition servile, certains actes de sabotage, voire des
destructions, comme l’incendie de la caféterie de Jean Barbier,
au quartier des Baradaires, en mai 1753. Au total des actions
isolées et pratiquement pas suivies, mais dans lesquelles on ne
peut s’interdire de lire la contestation silencieuse d’une race
qui abhorre la dépendance forcée où le maître blanc l’a
réduite. Dans le monde sourd des colonies antillaises,
l’antagonisme racial s’étoffe, se durcit, à la fois révélé et
masqué par le petit nombre et la faiblesse des révoltes. Les
troubles révolutionnaires le libéreront.
Les colons ont conscience que le racisme blanc a secrété un
racisme nègre mais, à la fin du XVIIIe siècle, la violence de
cette haine nouvelle les déconcerte.
Ainsi, Morange, commissionnaire au Cap, écrit en
novembre 1785 à son armateur havrais : « Les assassinats
deviennent fréquents de la part des Nègres qui, sans doute, ont
hérité cette cruauté des Espagnols. Trois Blancs viennent
d’être assassinés à bord d’une goélette. Hier un Nègre nouveau
a assommé à coups de battoir à café un jeune homme de seize
ans. Un autre aujourd’hui, après avoir donné un coup de
couteau à un Blanc, s’est révolté contre la garde. Chez les
héritiers Béhotte, le cachot a été défoncé pour en faire sortir un
Nègre qui avait les fers aux pieds et le carcan au col… Le
nombre des Nègres marrons augmente tous les jours et encore
plus leur audace. On ne tardera pas à être arrêté sur les grands
chemins 40, 41. »
La menace meurtrière des esclaves pèse d’autant plus, que
la coutume coloniale n’avalise pas le Code Noir, qui reconnaît
à l’esclave le droit de se plaindre de son maître auprès de la
justice, et encore moins les ordonnances humanisatrices, prises
par le maréchal de Castries, en 1784 et 1785.
Comme l’écrit l’auteur de l’Histoire des désastres de Saint-
Domingue, « on a vu des esclaves assez instruits pour
connaître le seul moyen de se mettre à l’abri, ou que quelque
homme charitable et humain avait éclairés, s’échapper en
semblable cas et s’aller jetter dans les bras des dépositaires des
lois. Qu’est-il arrivé ? un juge arrêté par de vaines
considérations pour les préjugés, ou assez corrompu pour
vendre son silence, cherchait officieusement à étouffer cet
exemple dangereux, et avertissait seulement le maître
dénoncé ; le dénonciateur était renvoyé avec de belles
promesses et ne tardait pas, comme on pense bien, à payer
chèrement la gloire d’avoir donné un exemple de fermeté et de
justice. Si, quelquefois, on déploya toute la sévérité des lois,
ce ne fut que par une haine particulière des juges ou des chefs
contre le coupable, ou elle fut exercée contre des hommes que
leur fortune médiocre ne put mettre au-dessus des lois 42. »

Vers le conflit des couleurs.


La pratique discriminatoire de la justice, qui frappe Noirs et
mulâtres mais épargne les Blancs, sauf les pauvres, ajoute son
écot au racisme institutionnel. Sur la fin du XVIIIe, le
comportement de chaque classe se raidit un peu plus ; chacun
formule des revendications. Dans l’univers violent et de
surcroît insulaire de Saint-Domingue, l’exaltation de
l’argument racial transforme les groupes en autant de forces
centrifuges. Ce monde clos est déjà un monde éclaté.
Les gens de couleur, amers de voir leurs revendications à
l’égalité traîner en longueur et toujours reportées, commencent
à murmurer. Ne sont-ils pas plus nombreux que les Européens
qui, tout bien réfléchi, ne sont que des étrangers dans la société
colorée de l’Antille ? Oui, se répétent-ils, ils sont chez eux
dans la Grande Ile, et le temps viendra bientôt où la classe
blanche devra leur céder la place !
Les métis qui rêvent de culbuter la hiérarchie dont ils
souffrent, doivent déjà prendre garde aux esclaves auxquels ils
portent le même sentiment que les Français, et aux Nègres
libres qu’ils traitent avec un dédain affiché.
Quand, à l’aube de la Révolution, les mulâtres portent leurs
doléances dans l’enceinte des assemblées parisiennes, ils se
dispensent d’y associer les Nègres libres. Alors la vieille haine
éclate. A l’hiver 1789, l’Assemblée reçoit les « Réclamations
des Nègres libres américains ». On prend connaissance du
texte :
« Le Nègre est issu d’un sang pur ; le mulâtre, au contraire,
est issu d’un sang mélangé ; c’est un composé du noir et du
blanc, c’est une espèce abâtardie. D’après cette vérité, il est
aussi évident que le Nègre est au-dessus du mulâtre, que l’or
pur est au-dessus de l’or mélangé. D’après ce principe, le
Nègre libre dans l’ordre social doit être classé avant le mulâtre
ou homme de couleur ; donc les Nègres libres doivent au
moins espérer, comme les Gens de couleur, une représentation
à l’Assemblée Nationale, si ces derniers obtiennent cette
faveur qu’ils viennent de solliciter ; les Nègres libres se
reposent à cet effet sur la haute sagesse des députés de Saint-
Domingue, leurs patrons et leurs protecteurs naturels, qui ne.
souffriraient point une exclusion injurieuse à la pureté de leur
origine ; ils ne doutent pas que les députés de Saint-Domingue
ne dévoilent, avec toute l’énergie dont ils sont capables,
l’ingratitude des Gens de couleur qui semblent dédaigner les
auteurs de leurs êtres, qui les ont oubliés volontairement dans
la demande qu’ils viennent d’adresser au Tribunal de la
Nation, en lui faisant une offre patriotique de six millions, sans
daigner les y comprendre.
« Mais les Nègres libres, colons américains plus généreux
que leurs enfants, se proposent de venir incessamment offrir
eux-mêmes à l’Assemblée Nationale un don patriotique de
douze millions ; ils ont lieu de croire qu’il sera reçu avec le
même enthousiasme et qu’il leur méritera les mêmes bontés :
étant en beaucoup plus grand nombre que les Gens de couleur,
non moins fondés en droits et en pouvoirs, ils ne seront pas
plus embarrassés qu’eux à réaliser ce faible don patriotique.
« Les nègres libres, colons américains ».
A la Martinique, les Réclamations font vraisemblablement
suite à une lettre que les Noirs avaient envoyée à Vioménil,
gouverneur par intérim. Alertés par les démarches des Libres,
les esclaves se manifestent les premiers dans la chronologie
des troubles révolutionnaires aux Iles du Vent. Leur tumulte
échouera dans le sang de quelques exécutions.
« Nous venons d’apprendre avec un extrême désespoir,
écrivent donc, le 29 août 1789, les Nègres martiniquais, que
les mulâtres, loin de s’intéresser de leurs mères, frères, sœurs,
esclaves, ont osé nous montrer indignes de jouir comme eux
des douceurs que procurent la paix, la liberté et incapables de
continuer nos travaux laborieux qui font subsister la
négociation de la nation blanche et de ne pouvoir rendre aucun
service à l’État. C’est une absurdité très grande, et ce procédé
ignoble doit vous découvrir la bassesse de l’âme de cette
nation orgueilleuse, et vous faire connaître la haine, la jalousie,
et toute l’horreur du mépris que cette nation nous porte. Nous
osons reprocher cela à vos illustres prédécesseurs qui leur ont
toujours donné quelques avantages sur nous, soit en les
facilitant dans les entreprises d’affaires, ou leur accordant dans
les inspections de revue (de la milice) le second rang. Ce n’est
point la jalousie qui nous pousse à nous plaindre des mulâtres,
mais la hardiesse qu’ils ont eue de faire un plan de liberté pour
eux seuls, tandis que nous sommes tous d’une même
famille43. »
La fin de l’Ancien Régime éclate de contradictions qui se
propagent en cascade. Les Blancs de bien tentent d’assimiler
les petits-Blancs aux gens de couleur et essaient en même
temps de faire tomber les mulâtres d’un degré, pour les
rapprocher des Noirs. Pris entre deux feux, les gens de couleur
se refusent à abdiquer leur originalité et à accepter d’être
confondus avec les esclaves. Non seulement ils ne contestent
pas le système social des colonies, marqué par la servilité,
mais encore ils revendiquent la spécificité de leur couleur.
Ainsi, J.M.C., Américain, sang-mêlé, écrit-il dans le Précis
des gémissements des Sang-mêlés, en 1789 : « La couleur des
Noirs désigne l’Afrique… La couleur des Sang-mêlé désigne
l’Amérique. » Le racisme n’épargne personne.
Les conflits de couleur atteindront bientôt le terme de leur
évolution, leur paroxysme. Dans quelques années, Toussaint
Louverture, le Noir, maltraitera les Blancs et massacrera les
mulâtres ; dans sa foulée, Dessalines, son successeur, Noir
aussi, maltraitera les gens de couleur et massacrera les
Français. 43
TROISIÈME PARTIE

Le procès

Les parties qui s’affrontent dans l’affaire Mendès France,


n’inspirent pas de passion dans l’opinion française de 1776.
Isaac est juif. Il appartient à cette communauté mystérieuse
et maudite qui, non contente d’avoir crucifié Jésus, pousse
l’impudeur jusqu’à refuser de pratiquer la vraie religion, et à
s’adonner à des manipulations d’argent répréhensibles.
Isaac est colon. Il compte au nombre de ces Blancs dévoyés
et sans scrupules qui bâtissent leur fortune sur l’injustice et les
souffrances de la traite et de l’esclavage.
Pampy et Julienne sont Noirs. La pauvreté de leur
intelligence leur a permis de ne pas succomber à la tentation
des besoins inutiles. Ils sont vilains, mais ils sont bons, comme
tous les sauvages.
Compte-tenu du climat philosophique du moment, la cause
de Pampy et de Julienne attire la sympathie ; celle du
négociant de Saint-Domingue suscite la réprobation. Mais le
droit et la jurisprudence ne réduisent pas à une émotion, à une
affaire de sentiment.
I

Plaidoyers pour la liberté

Loi naturelle et antisémitisme.

Les avocats de Pampy et de Julienne utilisent, pour gagner


leur cause, un certain nombre d’arguments avec un bonheur
inégal.
Ainsi invoquent-ils le précédent que constitue l’affaire
Francisque, individu qu’ils présentent comme un Nègre alors
qu’il avait vu le jour à Pondichéry. Or qu’avaient affirmé les
défenseurs du Dravidien ? « Les lois renfermées dans le Code
noir ne concernent point les Indiens, peuple libre : elles n’ont
été publiées que pour l’Amérique seule et non pour les autres
pays où la traite des esclaves nègres est tolérée… Est-il des
lois qui autorisent la servitude imposée aux Noirs ? Oui sans
doute il y en a. Ces lois peuvent-elles s’appliquer aux Indiens
asservis dans d’autres contrées que l’Amérique ? Non
assurément 1. »
Ce premier point essentiel, joint au fait que le propriétaire
de Francisque avait enfreint la déclaration du Roi de 1738,
avait convaincu le Parlement de Paris de prononcer la
libération de l’esclave indien. Mais, entre le procès de
Francisque et l’action intentée par Pampy et Julienne, rien de
commun. Alors, pourquoi le mémoire de Pampy et Julienne
évoque-t-il l’affaire Francisque qui ne recoupe en aucune
manière celle des deux esclaves du Petit-Goâve ? Pourquoi
n’avoir pas fait état des libérations décidées par l’Amirauté de
Paris, en faveur de Célestin, Victoire, Jean-Louis à la fin de
l’année 1775 et de celle survenue quelques jours plus tôt, le 12
février 1776 ? A cette date, l’Amirauté a déclaré libre de sa
personne et de ses biens le Nègre Claude Baptiste et a
condamné son maître à lui verser 7 années de gages, à raison
de 120 livres par mois, ainsi qu’à lui rendre son linge 2.
Pourquoi ces silences mystérieux et étranges ? La réponse
ressortit à la politique.
Un quart de siècle plus tôt en 1770-1771, un vent de
révolution a soufflé sur la France. Louis XV, s’appuyant sur le
Chancelier de Maupeou, avait remis au pas les parlements qui,
depuis la Régence, se posaient face au Roi en représentants de
la Nation, et se livraient aux délices des « remontrances ».
Réforme des cours souveraines, suppression de la vénalité des
offices dans les tribunaux supérieurs nouvellement créés,
suppression des épices et vacations, suppression de certains
tribunaux d’exception, amélioration du fonctionnement d’une
justice désormais plus proche des usagers, tels avaient été les
résultats de ce véritable séisme.
Comme sous Louis XIV, le parti parlementaire, drapé dans
un silence courroucé, attend l’heure de sa revanche. Louis
XVI, qui avait besoin de se sentir aimé, la lui offre en
rappelant les cours, sitôt son accession au trône, en 1774-1775.
A peine réintégré dans leurs anciennes places, plus
convaincus que jamais de représenter l’opinion publique, les
survivants de l’ancienne guérilla politique ne songent qu’à
faire sentir le poids de leur influence. Parmi les membres du
« pouvoir intermédiaire » ressuscité, apparaissent les
conseillers de l’Amirauté de France, renvoyés au mois de juin
1771 et rétablis par un édit du mois de juillet 1775.
Sans perdre un instant, dès que le Parlement de Paris eut
enregistré la décision royale, le 2 août 1775, la chambre dé
l’Amirauté fait feu de tous bois. Puisque Louis XV a voulu
ignorer le cartel des robins, celui-ci va rendre à la monarchie
la monnaie de sa pièce. Ainsi l’édit d’octobre 1716 et la
déclaration du 15 décembre 1738, deux règlements qui fixent
les modalités du passage en France des esclaves, et même le
Code Noir de 1685 sont tenus pour nuls et non avenus sous le
prétexte qu’ils n’ont pas été soumis à l’enregistrement du
Parlement de Paris. L’Amirauté ne recule devant aucune
provocation. Le 19 octobre 1775, elle ratifie
l’affranchissement de la Négresse Rossette, esclave de Saint-
Domingue, estimant que « suivant les lois du royaume tous
ceux qui passent en France deviennent libres » 3.
Législation et jurisprudence sont balayées à coups d’arrêts
qui se suivent et généralement se ressemblent. Le procès
Mendès France s’inscrit dans un climat de crise où l’on voit la
corporation des juges mettre l’État en difficulté, menacer
l’ordre juridique pour satisfaire à ses appétits revanchards.
Bientôt le parti parlementaire ne se contentera plus de
méconnaître les règlements, il bafouera le Roi. L’affaire du
collier de la Reine sera son chef-d’œuvre.
Les avocats de Pampy et de Julienne s’engagent avec une
prudence calculée dans l’engrenage politique. Ils ne citent
aucune des libérations d’esclaves que l’Amirauté avait
décidées en violation des lois de 1716 et 1738. En n’avançant
pour toute jurisprudence que le procès de Francisque, ils ne se
compromettent pas. Ce jugement, intervenu en 1759, même
s’il ne peut s’appliquer au cas des deux esclaves de Saint-
Domingue, présente l’avantage d’avoir été rendu avant la
réforme des juridictions supérieures opérée en 1770-1771. Les
plaideurs n’oublient cependant pas de tirer leur révérence à la
primauté institutionnelle du Parlement de Paris, et concluent
que les décisions royales de 1716 et 1738 ne sont pas
opposables faute d’avoir été enregistrées.
Plus que la jurisprudence, l’exégèse juridique, ou
l’exactitude des procédures, c’est d’autres types d’arguments
que les avocats de Pampy préfèrent développer. La loi
naturelle, cette réinvention laïque de la doctrine des Pères de
l’Église, occupe une place de choix dans leur discours.
A l’instar de Rousseau, ils affirment, se tournant vers leurs
deux infortunés clients : « Tous les hommes, en sortant des
mains de la nature, naissent libres. » Dans ces conditions, quoi
de plus « incontestable que les chaînes de l’esclavage ont été
forgées par les hommes, contre le vœu de la nature » ?
La loi naturelle, qui condamne le servage, a été transcrite
dans le droit positif au XIVe siècle par Louis X le Hutin qui
supprima l’esclavage dans ses États, par l’Édit du 3 juillet
1315. Et les défenseurs de Pampy et de Julienne de conclure :
« C’est maintenant une maxime du droit public de la France
que tout homme qui a le bonheur de vivre sous l’empire de nos
lois, est libre. Ce privilège du Royaume… est fondé sur la loi
naturelle et sur l’humanité, et l’Édit solennel qui a consacré ce
principe est un monument de la justice et de la bienfaisance de
nos Rois. »
Mais les règlements royaux de 1716 et de 1738, qui fixent
les modalités du passage des Noirs en France, réduisent la
portée de l’Édit de 1315, objectera-t-on. Que non, rétorquent
les avocats des deux Nègres ! D’abord parce que le Parlement
de Paris ne les a pas enregistrés, ensuite, parce que la Cour
Souveraine « a dans tous les temps protégé la liberté des
hommes, et dans toutes les occasions, elle a ordonné
l’exécution des anciennes lois du Royaume ».
Outre les arguments juridique, parlementaire et
philosophique, les avocats de Pampy et de Julienne ont
longuement utilisé le clavier antisémite, oubliant, assez
curieusement de faire le procès du colon qu’était Isaac Mendès
France.
A lire le mémoire déposé à l’Amirauté, le négociant du
Petit-Goâve illustre la liste complète des péchés capitaux. Il
est « insensible », vaniteux, il « vante son opulence, ses trésors
et ses propriétés », il fait preuve « d’avarice », de « cruauté »
et de « barbarie ». Il appartient à un « peuple féroce » où la
servitude fut, dans l’Antiquité, une « violation du droit des
gens ». Bref, Isaac a tous les défauts du Juif, tels que les avait
énumérés l’avocat Lacretelle dans son mémoire déposé en
faveur d’Israélites de Metz.
L’antisémitisme des défenseurs de Pampy est patent et
semble partagé par les juges. Un signe le révèle clairement :
l’amputation du nom d’Isaac, toujours présenté comme
s’appelant Mendès et non Mendès France. Dans une pièce
manuscrite qui figure dans le dossier des sentences de
l’Amirauté, une main a biffé ce France qui paraît choquer
dans la mesure où un Portugais le porte. Pourtant la famille
d’Isaac n’a pas cherché à s’assimiler par un jeu d’état civil. Au
Portugal on la connaissait sous le nom de Mendès de Franca.
En entrant dans le royaume, en 1683, elle francise
l’orthographe de la deuxième partie de son patronyme,
pratique courante à l’époque. Depuis cette époque elle apparaît
dans les actes ou à la ville sous son nom originel, Mendès
France.
Le portrait des deux Noirs qui donnent les « marques de
l’attachement le plus sincère », et qui travaillent « avec une
constance infatigable », accusent l’inhumanité du maître.
Habilement, les juristes imputent à la barbarie sémite d’Isaac
la dure condition des deux esclaves, et passent sous silence le
régime colonial dont le ressort, le fondement sont l’esclavage.
Or, si Pampy et Julienne vivent dans un état de servitude
odieux, ce n’est pas le fait de la cruauté juive, mais celui de la
loi coloniale. Le colon du Petit-Goâve, applique les règles de
la société des îles à laquelle il s’est incorporé, il n’innove pas.
Il appartient à un système économique et social dont il n’a fait
qu’adopter les mécanismes. Mais, le préjugé de race a tant de
force que les avocats oublient de dénoncer la réalité et
préfèrent condamner, ce que les mentalités ont déjà jugé, le
Juif.
La place débordante que le mémoire de Pampy accorde au
réquisitoire contre les Israélites met à jour le tréfonds des
consciences. L’argument antisémite n’apporte rien à la
démonstration juridique. Mais les longs paragraphes, qu’il
réquisitionne, attestent que — même chez les conseillers de
l’Amirauté, membres du parti parlementaire, qui se piquent
d’avoir des idées modernes, de cultiver la tolérance et la
liberté — le déballage d’opinions venues du Moyen Age
compte autant, sinon plus, que la défense juridique des droits.
Sur ce point, ces magistrats accusent du retard sur Louis XV et
Louis XVI. A preuve, quand M. d’Estaing, déjà désavoué pour
ses mesures contre les Portugais, voulait exprimer son
antisémitisme à la Cour, il ne s’enflammait pas comme les
avocats de Pampy, il prenait des gants et huilait son style.
A travers l’affaire Mendès France, l’antisémitisme témoigne
d’une force plus grande dans les mœurs du siècle des
Lumières, que « l’anticolonialisme » pourtant vif chez les
esprits avancés. Il participe d’une tradition plus ancienne, à
laquelle se mêlent confusément religion, superstition et
automatismes.
De la tradition à la philosophie.

L’argumentation des avocats, qui réclament des libérations


d’esclaves du fait du privilège affranchissant de la terre de
France, prend un ton nouveau à partir de la moitié du XVIIIe
siècle : elle se laïcise entièrement. Jusque-là, en effet, les
défenseurs des Noirs, appelaient à leur secours la religion, ses
principes et ses leçons. A partir des années 1750, ils
n’invoquent plus que la Nature et la Loi naturelle.
En 1738 — aux temps encore anciens de l’Ancien
Régime — Me Mallet, défenseur de Jean Boucaux, esclave de
Saint-Domingue, emprunte, dans ses plaidoiries un itinéraire
traditionaliste que ses successeurs au barreau abandonneront
bientôt. Pourquoi nos souverains ont-ils aboli la servitude en
France, demandait ce juriste ? — Parce que « le cœur humain,
éclairé du flambeau du christianisme, n’a pu se familiariser »
avec cette institution, parce que « la qualité de Très-Chrétien,
que nos rois ont plus estimée que tous les autres, est la
proscription de l’esclavage ». Aussi peut-on dire de cette
liberté naturelle, dont les Français jouissent depuis 1315, que
« le christianime et l’autorité souveraine de nos rois, l’ont
mise à l’abri de toutes sortes d’entreprise ». La vigueur de ces
prémisses détermine une conclusion d’une rigueur impérative :
« Le christianisme a ôté, dans les lieux où il a été reconnu, la
servitude des corps, en sorte que dès qu’un esclave est entré en
France, il devient libre. »
Le raisonnement séduit par sa fermeté ; malheureusement il
recèle une grave faiblesse. Comment expliquer que les îles
françaises, soumises au pouvoir du Roi Très Chrétien,
n’anéantissent pas le statut servile, tout comme la métropole ?
Mallet et ses pairs, bien obligés d’accepter la loi en vigueur, en
l’occurrence le Code Noir, cherchent un biais qui concilie les
exigences de la religion et de la législation. Ils croient le
trouver en déclarant que l’esclavage n’est autorisé que dans les
colonies. Piètre issue, où le christianisme, si chaleureusement
célébré, perd de sa crédibilité morale.
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en même temps
qu’elles délaissent le patronage chrétien, sauf évocations de
pure forme, les plaidoiries en libération d’esclaves se dotent de
deux armes que les idées dominantes inspirent et couvrent du
manteau de la légitimité : l’antiracisme et l’anticolonialisme.
Henrion de Pansey, plaidant, en 1770, en faveur de Roc,
Nègre de la Guyane, pincera ces deux cordes, imprégnant ainsi
son discours d’un ton émotif, passionnel, auquel jusque-là on
préférait les appels à la raison dans la foi. Abandonnant le
thème, trop abstrait, de l’égalité des hommes devant Dieu,
l’avocat parisien milite avec chaleur contre la théorie,
pratiquée dans les faits, de l’infériorité de la race noire : « S’il
était quelqu’un assez ignorant ou assez prévenu, pour croire
que les Nègres sont d’une espèce inférieure à la nôtre, qu’il
apprenne que ces hommes, l’objet de notre mépris, sont la
plupart dignes de commander à leurs tyrans. Ils ont le germe
de toutes les vertus, ils en ont portées plusieurs à un degré
d’énergie auquel nos âmes affaissées par la mollesse,
n’atteindront jamais 4. »
Autre arme nouvelle que l’on brandit dans les prétoires :
l’inutilité des colonies qu’une foule d’auteurs s’efforcent de
démontrer sous l’aiguillon équivoque de l’abbé Raynal.
Henrion de Pansey n’est pas en reste. Lui aussi fustige les
maudites possessions d’Outre-Mer, sachant toujours, pour
émouvoir son auditoire, jouer simultanément le registre du
jugement et celui du sentiment. Certains, s’indigne-t-il,
affirment que « sans l’esclavage des Nègres, l’exploitation de
nos Colonies est impossible. Ce raisonnement, que l’avarice
ne cesse de répéter, est depuis trois siècles un des plus cruels
fléaux de l’espèce humaine. Eh ! Qu’est-ce que toutes les
productions de nos colonies auprès de la vie des hommes ?
Qu’est-ce que l’intérêt de quelques commerçants lorsqu’il
s’agit de la destinée de nos semblables ? Loin de favoriser un
commerce aussi barbare, nous devrions reculer d’horreur à la
vue des superfluités que l’Amérique nous envoie : notre main
devrait se dessécher en les touchant ; ce sont les fruits de la
servitude, et l’arbre qui les porte est arrosé du sang et des
larmes de cent mille malheureux ».
Les années 1750 ont modifié le fond de l’argumentation des
défenseurs d’esclaves. Les principes que l’on invoque sont
coupés de leurs racines chrétiennes, ils se nourrissent
maintenant à une philosophie laïque et moderne.. Bientôt, ils
seront inventoriés par la Déclaration des Droits de l’Homme et
du Citoyen. La forme, le style aussi, ont subi une
transformation radicale. Du ton mesuré des sages on est passé
à la violence des militants.
Deux éléments, toutefois, s’installent dans une permanence
inébranlable. La discussion des faits à la lumière des textes,
afin de prouver l’illégalité de la requête des maîtres. L’esprit
parlementaire qui, même s’il se réfère aux règlements royaux,
dénonce leur impuissance pour faute d’enregistrement par les
Cours souveraines.
Face à une partie qui allume l’incendie dans les consciences
et attise les flammes, les avocats des propriétaires, rentrés en
France avec quelques esclaves, ont la tâche difficile. Tout au
long du XVIIIe siècle, ils reconnaissent la validité du privilège
de la terre de France. Mais, s’empressent-ils d’ajouter, cette
coutume ne s’étend pas aux Nègres des Antilles, car le Code
Noir, de 1685, qui est une « loi de la France », une « loi
expresse », une « loi souveraine », en a décidé ainsi. En effet,
cet Édit a donné à la main-d’œuvre africaine des îles « un
statut personnel, un statut indélébile », qui la suit, où qu’elle
aille.
Bien sûr, on s’escrime aussi à prouver que les maîtres n’ont
pas contrevenu à la législation sur les passages dans la
métropole, mais on ne s’arrête pas là, on fait retentir l’éclat des
mobiles supérieurs. Jusqu’à la Révolution, les défenseurs des
colons réprouveront l’application aux Noirs du privilège de la
terre de France, en peignant les terribles catastrophes qu’elle
engendrerait fatalement : « Cette fausse lueur, cette étincelle
de vérité, produirait les plus grands désordres ; l’espérance d’y
parvenir, l’impunité de l’entreprise, deviendraient des sources
fatales d’une désobéissance, peut-être d’une révolte entière »,
prophétise Tribard, que l’affaire Boucaux oppose à Mallet 5.
Et, conclut-il, « la moindre infraction, la moindre ouverture
détruirait à l’instant, l’ordre, la police, la subordination, peut-
être, même le pouvoir, l’autorité de la chose publique ». La
sûreté de l’État, dans ses prolongements coloniaux, tel est le
premier impératif éminent qui commande d’exclure les Nègres
antillais du bénéfice de l’affranchissement automatique qui
joue en faveur des esclaves touchant le sol national.
L’évolution des idées, si elle a réorienté le discours des
avocats des Noirs, n’a pas épargné celui que tient la partie
adverse. On a rangé dans la panoplie des arguments rouillés,
toute évocation du fait religieux. Après 1750, on ne discourt
plus comme Maître Tribard. On ne dit plus : « le culte de la
religion, l’arbre de la Croix que nos rois ont plantés sur cet
horizon, seraient bientôt sacrifiés au retour de l’idolâtrie »,
pour convaincre les juges du danger que contient l’extension
du privilège de la terre de France aux esclaves des îles. Pour
entrer dans la voie du modernisme, on se livre, on s’applique à
la dissertation économique. Que s’agit-il de démontrer en
termes savants ? Que la libération de Noirs en France menace
l’ordre économique américain, et par voie de conséquence la
prospérité des grands ports français, l’emploi, par dizaines de
milliers, de marins et d’ouvriers métropolitains.
Les maîtres ne gagneront jamais leur cause, quand ils seront
traînés devant le parlement de Paris qui, une fois pour toutes, a
choisi le parti de la liberté.
La Cour parisienne n’ose pas, malgré la tentation qui la
tenaille, valider le privilège de la terre de France en arguant
que le Code Noir réglementant l’esclavage aux Antilles, et les
Edits relatifs à l’entrée dans le royaume sont nuls et non
avenus, puisque le roi ne lui a jamais demandé de les
enregistrer. Non ! les parlementaires ne poussent pas l’audace
aussi loin. Mais ils ne craignent pas de manipuler les
sophismes les plus osés. Il faut, disent-ils, respecter la
législation en vigueur malgré les vices de forme dont elle est
entachée : « Penser d’une autre manière, prêchent-ils avec un
faux accent de soumission, et vouloir inférer sérieusement de
la disposition de l’édit qu’un Américain a la liberté de
destiner, en France, des esclaves nègres à tel état de
domesticité qu’il lui plaît, de les conserver ou de les renvoyer
selon son bon plaisir, la proposition nous paraît indécente,
même injurieuse au Roi, parce qu’alors ce serait un édit qui, en
détruisant le plus beau privilège du Royaume, se trouverait
n’avoir d’autre objet que de favoriser la commodité de ces
voyageurs, peut-être même leur vanité. »
La manœuvre est remarquable d’adresse et de désinvolture.
On n’applique pas la loi du Roi, pour interdire à de vulgaires
particuliers de bafouer l’honneur du souverain ! Derrière cette
astuce, où le robin en extase dame le pion à l’absolutisme
royal, se cache une très vieille tradition à laquelle le parlement
de Paris n’a jamais failli. Contrairement au monarque qui
rogna la portée du privilège de la terre de France, lui, au
contraire, le conserve dans son intégrité.
Les maîtres, généralement informés des velléités
d’indépendance de leur domesticité exotique, n’attendaient pas
d’être trainés devant les Amirautés. Ils sollicitaient une lettre
de cachet, commandant l’emprisonnement temporaire ou le
renvoi dans les colonies. Ainsi, le plus souvent les conflits
entre propriétaires et esclaves étaient-ils étouffés dans l’œuf.
Parfois, le propriétaire n’obtenait pas le règlement espéré.
Ainsi, le 15 août 1748, Louis XV affranchit Marie-
Magdeleine, pour violation de la déclaration de 1738. Mais le
Roi pose une condition : l’ancienne esclave doit partir sans
retard pour Saint-Domingue et ne jamais revenir en France’
Bref, dans ce contentieux où deux races, deux classes
s’affrontent, la Cour parisienne adopta une position originale,
quel qu’en fût le mobile profond. 6
II

Sentence et rappel à l’ordre

Politique parlementaire et verdict.

Le vendredi 23 février 1776, l’Amirauté rend son ultime


sentence dans l’affaire Mendès France, dont elle a été saisie un
mois plus tôt, le 19 janvier.
« Après que Rimbert, avocat de Pampy et Aminte Julienne
ait été ouï, ensemble Me Poncet de La Grave, procureur du
Roy, pendant quatre audiences, dont trois contradictoirement
avec M. Corvisart, procureur de Mendès, la Chambre sans
s’arrêter aux demandes de Mendès », déclare les deux esclaves
« définitivement libres, fait défense à Mendès et à tout autre
d’attenter à leurs personnes et biens, condamne ledit Mendès à
payer à chacune des deux parties de Rimbert, indépendamment
de la provision de trente livres qu’elle a adjugée par sentence
du 5 de ce mois, la somme de cent livres par forme de gages
depuis qu’ils sont à son service en France et aux dépens. »
Ainsi se termine ce procès où chaque partie avait défendu sa
position, pied-à-pied. Statuant au mépris des lois de 1716 et de
1738, l’Amirauté rend les deux Noirs du Petit-Goâve, à la
liberté. Au mieux, si elle avait respecté la législation en
vigueur, aurait-elle pu prononcer la confiscation des esclaves
au profit du Roi et les renvoyer à Saint-Domingue. Par son
attitude, la Chambre de la Table de Marbre confirme la
jurisprudence ancienne des Parlements, mais désavoue la
doctrine. Un auteur réputé comme Ferrière, exprimant la
pensée de ses collègues, n’écrivait-il pas en 1771, dans son
Dictionnaire de Droit et de Pratique : « Il n’y a point
d’esclave en France ; sitôt qu’un esclave y entre, il acquiert la
liberté… Néanmoins cette règle n’a pas lieu pour les Nègres
de nos Isles de l’Amérique, qui viennent ici avec leurs maîtres,
lorsqu’ils sont retournés avec eux dans ces Isles. »
Est-ce par antisémitisme militant que les magistrats ont
ainsi jugé ? Non, assurément. Dans les mois qui viendront, ils
continueront sur leur lancée. Entre le 17 avril et le 7 août
1776, seront déclarés libres : Guillaume Grenat, Gotton,
Magloire, Louis-Charles Noël, Dominique dit Blondin,
Madeleine, mulâtresse, et Casimir, son fils.
Le mobile qui anime les juges est politique. Cassés par
Louis XV, rétablis par Louis XVI, ils prennent plaisir à étaler
leur puissance recouvrée en désorganisant le système législatif.
Tous les règlements, qui n’ont pas été enregistrés par le
Parlement de Paris, et tel est le cas des édits de 1716 et 1738
sur le passage des esclaves en métropole, sont considérés
comme nuls. Mieux vaut juger en fonction de la coutume ou
de la loi naturelle que de respecter le droit positif émané du
monarque. Quelle joie pour les parlementaires de défendre le
vieil héritage royal, légué par Louis le Hutin, contre ses
successeurs oublieux, quelle délectation pour ces
antiabsolutistes que de ressusciter la monarchie traditionnelle
des Conseils, contre la monarchie moderne des Bureaux !
Cet accès de fronde de l’Amirauté, où l’affaire Mendès
France se trouve enserrée par hasard, ne dura pas longtemps. Il
portait atteinte au crédit du nouveau souverain qui ne pouvait,
sans encourir le reproche de faiblesse, rester les bras croisés.
Un libéralisme poussé jusqu’à l’aboulie eût créé des tensions
dangereuses ; tentation pour le parti parlementaire d’aller plus
loin, dans sa mise en cause de l’autorité royale, désir des amis
de l’ancien chancelier de Maupéou, de profiter de l’occasion
ainsi fournie pour mener campagne contre les juridictions
supérieures qui sortaient de leurs limites.
La jurisprudence des conseillers de la Table de Marbre eut
pour autre effet de hérisser les propriétaires des îles. Ne voilà
pas que ces robins, emboîtant le pas des philosophes,
contestaient l’ordre colonial, ses lois et ses coutumes ! Ces
jugements de libération d’esclaves agiteraient les Noirs des
colonies dont les têtes fermenteraient ! Des rumeurs folles se
propageraient, les ateliers verseraient dans l’indiscipline ; la
culture et le commerce seraient menacés ! Or, comme Gouy
d’Arsy devait l’écrire quelque temps plus tard à Louis XVI, la
Cour est créole. La noblesse de Versailles possède des
plantations en quantité à Saint-Domingue, soit par acquisition
directe, soit par mariage avec des filles de colons enrichis. Des
gens comme les Orléans, les Brancas-Céreste, les Vaudreuil
ont accès au monarque et à ses ministres. Bientôt, ils estiment
que la farce à laquelle se livre l’Amirauté a assez duré. Ils
agissent et obtiennent gain de cause.
Le 3 septembre 1776, le souverain signe des lettres-
patentes, qui posent sur leurs cœurs inquiétés, un baume
apaisant : « Nous sommes informé que les juges de l’Amirauté
de Paris sont actuellement saisis de plusieurs contestations
entre les habitants des colonies françaises en Amérique, qui
sont venus en France pour leurs affaires, et les Nègres de l’un
et l’autre sexe qu’ils ont amenés avec eux, pour leur service ;
que ces contestations et autres de pareille nature concernant
l’état desdits Noirs, deviennent tous les jours plus fréquentes,
qu’elles retardent le retour des colons sur leurs habitations et
les consomment en frais ; que le long séjour des Noirs dans
l’intérieur du royaume, et surtout dans la ville de Paris, est
également préjudiciable à l’ordre public et à la prospérité des
colonies, qui se trouvent privées d’un grand nombre de
cultivateurs. Ces différentes considérations nous ont paru
mériter d’autant plus d’attention, que la jurisprudence de nos
Cours, et autres juges, tant de l’intérieur de notre Royaume,
que de nos colonies, ne peut point être uniforme, attendu que
l’Édit de 1716 et la Déclaration de 1738, et autres règlements
postérieurs n’ont pas été adressés à notre Parlement de Paris,
ni à plusieurs de nos Cours ou Conseils Supérieurs 1. »
En foi de quoi, Louis XVI s’attache à plaire à tous, aux
planteurs comme aux parlementaires ; ordre est donné de
surseoir au jugement, tant en première instance qu’en appel,
des contestations concernant les Noirs de l’un et l’autre sexe,
jusqu’à ce que le Roi ait fait connaître ses intentions par un
nouveau règlement que, cette fois, on n’oubliera pas de
soumettre à l’enregistrement du Parlement de Paris.
Le mouvement de contestation des juges de l’Amirauté
avait duré exactement un an. Isaac Mendès France y avait
perdu deux esclaves. Pampy et Julienne, bénis par une chance
qui, dans le passé n’avait souri que discrètement et n’aura pas
de réédition, y gagnaient la liberté.
La police des Noirs en France sous Louis XVI.

Comme il l’avait annoncé, Louis XVI réglementa l’entrée


des Noirs en France. Une déclaration royale du 9 août 1777
amorce un vaste mouvement législatif et réglementaire, en
même temps qu’elle rompt avec l’Édit d’octobre 1716 et la
Déclaration du 15 décembre 1738.
Ces deux textes régissaient le passage des « esclaves
nègres » en métropole. La Déclaration de Louis XVI,
abandonnant le critère de servitude, rend une mesure de police
dont les effets sont déclenchés par une référence à la couleur, à
la race. Elle fait deux défenses aux colons : d’introduire dans
le Royaume « aucun Noir, Mulâtre ou autres Gens de
couleur » pour les servir ; d’affranchir aucun des esclaves
qu’ils auraient amenés ; au plus peuvent-ils emmener un seul
domestique pour la durée de la traversée, avec obligation de le
remettre au dépôt du port de débarquement qui le renverra
dans sa colonie d’origine. Mais elle interdit aussi aux Noirs,
Mulâtres ou autres Gens de couleur « qui ne seraient point en
service », l’accès du sol national.
En un mot ce règlement ne distingue pas les sujets colorés
selon qu’ils sont libres ou esclaves. Il les amalgame en un seul
groupe, celui des non-Blancs et, indistinctement, leur ferme les
portes de la nation. A cette rigueur, une première atténuation.
Les maîtres disposent d’un mois après l’enregistrement de la
loi, pour déclarer leur domesticité africaine ou antillaise au
greffe de l’Amirauté de leur lieu de résidence. Ce délai écoulé,
les serviteurs seront en droit de réclamer leur liberté. De
manière assez inattendue cette décision, répressive dans son
principe, se révélait susceptible d’engendrer, à court terme,
une dynamique libératrice de vaste envergure. Il suffisait que
les propriétaires négligeassent d’accomplir les formalités
prévues, dans les temps fixés.
Quant aux Libres, Noirs ou métis, ils se voient contraints de
se présenter, dans le mois de promulgation de la nouvelle
règle, au greffe des Amirautés ou juridictions royales, pour y
déclarer leur nom, surnom, âge, profession, lieu de naissance
et date d’arrivée en France.
L’Administration s’aperçut rapidement que la mesure du 9
août 1777 menaçait de produire des résultats entièrement
opposés au but recherché car par centaines, des esclaves
allaient, d’un jour à l’autre, jouir d’une complète liberté !
Aussi, pour éviter la faillite du premier texte, un arrêt du
Conseil d’État du Roi jaillit précipitamment, le 7 septembre
1777. Il accorde aux maîtres, un délai supplémentaire de deux
mois pour renvoyer aux îles leurs domestiques coloniaux,
faute de quoi ceux-ci pourront exiger leur émancipation.
Sartine, ministre de la Marine, commente, dans une lettre
envoyée le 1er septembre 1777, les termes de la Déclaration
royale du 9 août. A l’adresse des Administrateurs généraux
des colonies, il écrit, sans détour : « L’intention du Roi étant
qu’il ne puisse entrer en France aucun Noir, Mulâtre ou gens
de couleur libres, pour quelque cause que ce puisse être, et la
prohibition portée par la loi, étant sans exception à cet égard, il
sera nécessaire de prendre également les plus grandes
précautions pour qu’il n’en soit embarqué aucun. » Le ministre
retient le critère racial comme axe de la loi. De là, il se croit
autorisé à extrapoler et à fermer les portes de la France aux
libres eux-mêmes. Pourquoi cette rigueur ? Sartine répète la
réponse de ses prédécesseurs : le monarque ne veut pas
« laisser subsister plus longtemps les désordres que
l’introduction des Noirs cause dans le royaume, où ils
n’étaient que des instruments de luxe et de vanité pour leurs
maîtres ». Par l’expression désordres, l’ancien lieutenant
général de Police englobe tous les dérangements, dont les
unions mixtes. Suspicieux, le ministre commande à ses agents
de vérifier l’exactitude et l’authenticité des extraits mortuaires
des Noirs fournis par les propriétaires. Car ceux-ci déclarent la
mort de leurs serviteurs colorés, à la fois pour les garder
clandestinement et pour recouvrer le montant de la
consignation qu’ils ont versée à l’administration.
La procédure raciste d’août et de septembre 1777 — il avait
fallu la fin de l’absolutisme de Louis XIV et de Louis XV, et
aussi l’apogée des Lumières pour qu’elle s’inscrive parmi les
lois du Royaume — avait été mal engagée. Alors, quelle autre
solution, pour l’imposer, sinon de continuer à réglementer ?
On ne s’en prive pas. Le 11 janvier 1778, un arrêt du Conseil
d’État du Roi rappelle et complète la Déclaration du 9 août
précédent. Les Noirs, Mulâtres ou Gens de couleur qui, après
cette date, auraient été amenés en France, ou s’y seraient
introduits, seront arrêtés, conduits au port le plus prochain
pour être embarqués. Enfin, il est enjoint à tous les sujets
colorés de Paris, de se faire délivrer, dans le mois, par le greffe
des Amirautés, un certificat que visera le Lieutenant général
de l’Amirauté. Si, « à la première réquisition », ils se montrent
incapables de produire la précieuse pièce, ils seront saisis et
menés au port du Havre, et renvoyés dans les colonies.
La machine administrative obtient quelques résultats, mais
dérisoires. Aussi continue-t-elle à tourner, pour que sa volonté
passe enfin dans les faits. Le 23 février 1778, une ordonnance
du Roi commande aux capitaines de navire de ne pas laisser
débarquer les « Noirs, Mulâtres et autres Gens de couleur »,
avant d’en avoir informé l’Amirauté du port, à peine d’amende
et d’interdiction temporaire de naviguer. Le 16 décembre
1778, le ministre de la Marine avise l’intentant de Saint-
Domingue qu’il a puni d’interdiction trois capitaines en
contravention. Beaucoup de bruit pour presque rien.
Cette nouvelle prohibition ne marque pas le point culminant
des débordements législatifs. Le 5 avril 1778 est encore publié
un arrêt du Conseil d’État. Cette fois, le Roi défend « à tous
ses sujets blancs de l’un et l’autre sexe, de contracter mariage
avec les Noirs, Mulâtres ou Gens de couleur » qui vivaient en
France avant l’enregistrement de la Déclaration du 9 août
1777, et qui y résident toujours. Cette interdiction vaut jusqu’à
ce qu’Antillais et Africains aient reçu un statut légal ; toute
infraction est sanctionnée par un renvoi immédiat sous les
Tropiques.
Pourtant, on ne voit plus rien venir, sinon un arrêt du
Conseil d’État qui, le 23 mars 1783, ordonne que dans la
quinzaine, tous les Noirs, Mulâtres et autres gens de couleur
vivant à Paris retirent un certificat au greffe de l’Amirauté, à
peine d’être arrêtés et conduits dans le port le plus proche.
Cette mesure, sanglée dans son habit de rigueur, ne fait que
répéter les mesures antérieures. Autant dire que les sujets
colorés de Sa Majesté entrent et s’établissent en France, sans
difficulté. C’est d’ailleurs ce que reconnaît le ministre de la
Marine dans une lettre qu’il envoie aux Administrateurs de
Saint-Domingue, le 28 mars 1783.
C’est un extraordinaire ballet de contradictions que l’effort
réglementaire de Louis XVI offre au public. On voit des Noirs
et des sang-mêlés manifester leur désir de rester en France, et
y réussir. On entend les ministres réclamer vivement que l’on
renvoie ces intrus dans leurs îles. On devine le bougonnement
des planteurs. De toute cette agitation, que sort-il ? Une belle
immobilité. Cependant la police des Noirs ne connaît pas
encore son terme ; il lui reste deux étapes à parcourir. Le 28
août 1791, la Constituante proclame que tout individu
pénétrant en France, est libre, quelle que soit sa couleur, et
jouit de tous les droits civils et politiques. Le 2 juillet 1802, 13
messidor an X, le Premier Consul revient à la norme
ancienne : il interdit l’accès de la métropole aux Noirs et aux
mulâtres.

Une réglementation mort-née, un racisme en


expansion.

Le statut général de la population colorée de France


annoncé par Louis XVI, ne verra jamais le jour. Pourtant les
instances administratives en débattront dans les années 1786-
1787, toujours dans le même esprit raciste. Un projet d’arrêt
sera élaboré 2,3.
Ce document, passionnant à plus d’un titre, notamment par
la connaissance qu’il donne de la psychologie des dirigeants,
propose d’établir la police des « Noirs et Mulâtres ». Les Gens
de couleur, qui figuraient dans les textes de 1777-1778, ont
disparu pour la raison que « presque tous les habitants des îles
de France et de Bourbon sont de sang-mêlé ». Or il ne saurait
être question de bannir les colons des futures îles Maurice et
de la Réunion ! Suit un cortège d’articles qui dispose que les
maîtres ont trois mois pour renvoyer leurs esclaves et organise
à l’intention des « Noirs et Mulâtres » qui ne sont au service
d’aucun propriétaire, un labyrinthe de formalités à décourager
les plus tenaces : « On s’est proposé d’établir par cet arrêt, une
sorte d’inquisition civile qui puisse dégoûter du séjour de
France les Noirs et les Mulâtres. »
L’objet du règlement est limpide. Non seulement il s’agit
d’interdire l’entrée de la mère-patrie aux Antillais et Africains
mais aussi de chasser pour inaccomplissement d’opérations
règlementaires ou contravention, tous ceux qui vivent sur le
territoire national. Bref, on veut vider le pays de tous ses
éléments exotiques.
Comme toujours, il est immédiatement prévu une
dérogation. Le Roi pourra octroyer des permissions de résider
en métropole. Cependant, celles-ci très limitatives, réduiront
les lieux éventuels de résidence aux seuls ports maritimes. Une
note explique la signification de cette disposition :
« 1° — Relégués ainsi dans nos ports, les Gens de couleur
auront sans cesse des motifs et des occasions pour repasser
aux colonies.
« 2° — Ce seront des hommes de plus pour les travaux des
ports et la navigation.
« 3° — Par cette police, l’intérieur du Royaume se trouve
purgé d’un germe pernicieux à sa population, et c’est sur la
population de cet intérieur qu’il convient de veiller
particulièrement. Par la nature des choses, un grand mélange
est inévitable dans la population des ports ; mais ce mélange y
a peu d’inconvénients, vu la grande consommation d’hommes
que la mer occasionne. On pourrait dire que la mer ne sert pas
moins à purger la terre qu’à la féconder.
« 4° — Les bâtards qui, dans nos ports, pourront provenir
des Gens de couleur, s’y trouveront comme naturellement
appelés au service sur mer et à la fréquentation des colonies.
Le gouvernement pourra donc facilement leur donner des
destinations qui les séparent pour toujours de la France.
« 5° — Il n’est pas à craindre que nos ports soient
surchargés de ces sortes de gens ; outre qu’il en passera
beaucoup aux colonies, on doit s’attendre qu’il en restera plus
qu’on ne voudrait dans l’intérieur du Royaume. »
Ceux qui seront autorisés à s’habituer en France, dispose le
projet, pourront exercer « tel art ou profession », mais sans
jamais accéder à la qualité de maître. « Autres moyens, dit le
commentaire, de leur rendre désagréable le séjour de France ;
d’ailleurs, toujours étrangers parmi nous, et sans pouvoir
cesser de l’être, il ne convient pas de les assimiler en tous
points aux hommes nationaux. Ceux-ci ont en France une
famille, et sont destinés à la perpétuer ; ajoutons qu’il importe
beaucoup au maintien de l’esclavage dans nos colonies, que
les Gens de couleur soient, jusqu’en France même et après leur
affranchissement, tenus dans un état inférieur à celui des
Blancs… cette police est conséquente à celle établie dans les
colonies. » Ultime arme ségrégationniste, tirée de la panoplie
en vigueur : l’interdiction des mariages inter-raciaux.
Tous ces projets, tous ces calculs s’endormiront dans la
poussière des cartons. La police des Noirs en France sera
réglée, jusqu’à la Révolution, par les règlements adoptés en
1777 et 1778 et 1783. Ils ne seront pas appliqués avec plus de
succès que les législations élaborées par le Régent et Louis
XV.
Ce problème de la couleur, de la race, ne mobilise pas les
métropolitains, alors qu’il obsède colons et Petits Blancs des
îles. Un légiste colonial, Émilien Petit, ne notera-t-il pas, en
1777, que le mépris attaché au sang noir, sang d’esclave, est
ignoré en France ? Et, comme pour se consoler, l’homme de
loi rappelle : « Dans le fait, il n’est que quelques mulâtres, ou
quelques descendants de cette couleur, que leur fortune met en
état de passer en France. La vilité de leur naissance y est
inconnue ; ils y font des alliances ; mais les dispositions, les
divorces qui suivent bientôt les dégoûts des maris, ou des
familles, instruits de la honte de la naissance devraient faire
interdire la France à cette classe d’hommes ou de femmes,
comme descendants de race noire, dont l’importation n’a
jamais eu pour objet que l’Amérique. »
L’arsenal réglementaire, tant est grande son inefficacité, ne
ralentit pas l’entrée des affranchis et des libres, ni celle des
Noirs qui accompagnent leur maître. « Il se fait une émigration
considérable d’esclaves, enrage encore Petit ; les grandes
villes en sont pleines. Quelques-uns tiennent lieu de
domestiques, au préjudice de Blancs devenus peu propres pour
les campagnes, qu’ils ont quittées jeunes, et que le besoin
expose à des désordres très dangereux. Le plus grand nombre
de ces domestiques noirs, peu faits aux usages de France, et
maladroits, ne fait que grossir l’état des domestiques ; ils n’en
ont que le nom pour afficher la richesse du maître ; toute
liberté leur est laissée de se livrer à la paresse, et à la
débauche, qui conduisent au crime9. »
Le mépris de la loi va si loin que, dans les Iles, on assiste
même à des départs clandestins pour la France. Et, comme
l’expliquent Nolivos et Bongars au ministre, le 29 mai 1770,
une technique de passage s’élabore : le capitaine du navire
dresse procès-verbal de la présence d’un passager furtif à son
bord et ce document permettra aux maîtres qui attendent de
régulariser, avec la connivence des fonctionnaires des ports
nationaux, l’entrée de leurs recrues en France. Sauf exception,
tout se déroule sans anicroche, les uns aidant, les autres
fermant les yeux, tous complices 4.
Tous les fonctionnaires, cependant, ne ferment pas les yeux.
C’est le cas, par exemple, de Barbé de Marbois, intendant de
Saint-Domingue, dans les dernières années de l’Ancien
Régime. L’homme s’attache à faire respecter les règlements
avec une vigueur, jusque-là inconnue. Ainsi le 22 mai 1787,
Leremboure, négociant et procureur d’Habitations, écrit-il de
Port-au-Prince, à Benjamin Fleuriau, propriétaire d’une
plantation, mais vivant à La Rochelle, qu’il aurait bien voulu
embarquer deux enfants de sa descendance au sang-mêlé
« sans être néanmoins bien assuré de réussir dans l’expédient
que je me proposais de mettre en pratique pour cela. Vous ne
sauriez imaginer, Monsieur, combien nos administrateurs sont
rigides, et il ne ferait pas bon tomber sous leur coup ». A
homme hors du commun, situation exceptionnelle, mais dont
l’épistolier disserte avec exagération pour se faire pardonner
sa négligence vraisemblable.
Au milieu de l’indifférence nationale, quelques
avertissements éclatent, comme celui que Weuves, le jeune,
négociant à Bordeaux, fait paraître dans ses Réflexions
historiques et politiques sur le commerce de France avec ses
colonies d’Amérique. Dans cet ouvrage publié en 1780,
l’auteur ne ménage pas le sujet racial. D’abord, il déplore les
lois trop faibles : « Malgré elles, écrit-il, nous voyons des
Nègres, des mulâtres et autres gens de couleur chez les
princesses, chez les personnes en dignité dans l’État ; chez les
financiers, chez les négociants, chez le bourgeois, même chez
nos courtisanes élégantes ; c’est une manie chez les uns et une
ridicule ostentation chez les autres. » Et notre publiciste de
regretter, notamment, que les régiments utilisent des Nègres
pour remplir les fonctions de tambours, trompettes, ou autres.
Puis, Weuves, dépassant la polémique, adopte un ton plus
grave : « Les Français, verront-ils avec indifférence que leur
nation s’abâtardisse et devienne bigarrée comme celle des
Espagnols et des Portugais, où le sang pur est aussi rare que le
phoenix ? »
Le sociologue bordelais exprime aussi son inquiétude sur
l’influence néfaste que Noirs et mulâtres ne peuvent manquer
d’exercer dans les îles, après un séjour en France. Avant que
les événements révolutionnaires ne vérifient l’exactitude de
cette appréhension, il fait reproche et déplore : « Tout esclave
qui a fait un certain séjour en France, est perdu pour nos îles…
Instruit par Messieurs les laquais, il n’a pris d’eux que leur
insolence, leur fatuité risible, leur paresse, leurs tours de bâton,
qu’effrontément ils appellent profits, leur ivrognerie, leurs
mensonges et par conséquent leur lâcheté… ». D’où il s’avère
impossible d’envisager le retour dans les colonies, d’un Noir
ou d’un mulâtre qui a vécu en Europe.
Ce point de vue n’a rien d’original, tous les administrateurs
coloniaux le partagent. Ainsi, le 28 juillet 1752, Bompar et
Hurson, en poste à la Martinique écrivent au ministre Rouillé :
« Presque tous les chefs de révolte et les plus mauvais sujets
d’entre les Nègres ou mulâtres, sont ceux qui ont été en
France ». Quant au gouverneur-général Fénelon, partisan
d’interdire la France à tous Nègres et mulâtres, il va jusqu’au
terme de son raisonnement : prohiber la métropole, c’est
fermer l’accès de la connaissance. Aussi peut-il écrire à
Choiseul le 11 avril 1764 : « L’instruction est capable de
donner aux nègres ici, une ouverture qui peut les conduire à
d’autres connaissances, à une espèce de raisonnement. La
sûreté des Blancs, moins nombreux, entourés sur leurs
habitations par ces gens-là, livrés à eux, exige qu’on les tienne
dans la plus profonde ignorance. » Et le gouverneur qui n’a,
avec le Cygne de Cambrai, que le nom en commun, ramasse sa
pensée en quelques mots saisissants : « Je suis parvenu à croire
fermement qu’il faut mener les Nègres comme des bêtes, dans
l’ignorance la plus complète 5. »
Pour en revenir au négociant moraliste, le voilà qui
s’enfonce dans la voie tracée par le personnel politico-
administratif de la monarchie. Il éprouve une crainte dont il
veut épargner les effets néfastes à sa patrie : « L’unique moyen
d’empêcher de dangereux mélange du sang c’est d’interdire la
moindre course dans l’intérieur du royaume, sous quelque
prétexte que ce soit, aux gens de couleur soit libres, soit
serfs. »
Weuves en arrive, finalement, à cette conclusion très
contemporaine : « On doit donc réduire l’homme à deux
espèces uniques ; l’homme blanc portant des cheveux, et
l’homme noir portant de la laine. Ces deux espèces se divisent
en différentes nuances ; et l’on peut dire que de tous les
hommes à cheveux, les Européens sont les plus parfaits à tous
égards, tant du côté du physique que du moral, comme les
Nègres du Congo semblent être les mieux partagés de leur
espèce. » Tel est le discours d’un métropolitain qui a vécu
dans la société esclavagiste des Antilles.
Malgré une telle mise en garde, la réticence des Français à
la négrophobie persistera, avec des nuances dans les grandes
villes où Noirs et gens de couleur font concurrence aux Blancs
sur le marché de l’emploi. L’abolition de l’esclavage, en
février 1794, sera reçue favorablement. On y verra une
nouvelle conquête de l’égalité et aussi un coup à l’Angleterre
dont on attend que les colonies se soulèvent et que le
commerce s’abîme. Cependant, parmi les rapports de police de
l’époque, on note un son de cloche qui ne fut peut-être pas
aussi exceptionnel que les inspecteurs le laissent entendre.
Ainsi, le 5 février 1794, Bacon, rendant compte de l’humeur
des citoyens, consigne : « Près Nicolet, des femmes du petit
peuple parlaient des Négresses ; elles disaient : “Ma foi, on
nous fait de belles sœurs noires ; nous ne pourrions jamais
vivre avec des femmes comme cela”. »
Les désastres de Saint-Domingue et l’anéantissement de
l’expédition du capitaine-général Leclerc renouvelleront
complètement les sentiments de la masse métropolitaine. On
renverse les rôles : le malheureux esclave devient une brute
sanguinaire et le colon, naguère tigre assoiffé de sang, une
victime pitoyable. Des opuscules paraissent qui excitent
l’opinion à aller dans ce sens : on raconte, dans un style
dramatique et haineux, le saccage des plantations, le massacre
des Européens, la perfidie et la cruauté de Toussaint
Louverture et de ses congénères.
Parmi ces publicistes, il en est un qui retient l’attention,
Baudry des Lozières. Cet ancien officier, passé à Saint-
Domingue où il sert dans la milice et au barreau de Port-au-
Prince, entre par son mariage, dans le monde créole, devient le
beau-frère de Moreau de Saint-Méry et colon. Après avoir
« collaboré » avec l’occupant anglais, dans la Grande Ile, il
rentre en France et, en 1802, publie les Égarements du
négrophilisme. Le titre tient ses promesses. Même s’il n’eut
aucune influence sur le développement du racisme en France
et même s’il est tombé dans le plus parfait oubli, ce livret
mérite qu’on le feuillette ; en effet, il exprime tout haut, ce que
l’opinion coloniale et les Bureaux des colonies chuchotaient.
Sous un titre qui parle (L’inconvénient du Nègre en France),
Baudry examine, du point de vue racial, la situation de la
métropole et celle des colonies. Après avoir déploré que « le
sang africain ne coule que trop abondamment dans les veines
des Parisiennes même », il enchaîne : « Il est vrai que l’espèce
de femmes qui s’allient aux Noirs est la plus vile de Paris et
des départements. Mais il en naît de gros mulâtres renforcés,
plus bronzés même que dans les colonies. Ces mulâtres
épouseront eux-mêmes quelques-unes de ces femmes et leur
troisième ou quatrième génération peut se mêler à des femmes
plus relevées. Si cet abus subsistait plus longtemps, il
attaquerait donc jusqu’au cœur de la nation, en déformant les
traits, et en brunissant le teint. Le moral prendrait alors la
couleur du physique, et la dégénération entière du peuple
français ne tarderait pas à se faire apercevoir. Puis, s’en
prenant au mythe vivace de la « femmes des Iles », Baudry
souligne doctement que les Français, « même négrophiles, ne
peuvent supporter l’odeur nauséabonde, le teint nocturne et la
tournure gauche des Négresses habillées à la française ». Dans
les colonies, qui ont toutes les vertus, le risque de
« contamination » de la race blanche paraît moindre à Baudry.
Peu de Français, affirme-t-il, contractent avec les Négresses et
mulâtresses des nœuds sérieux, et leur union les met au ban de
la société. Même « les esclaves qui regardent un Blanc comme
une espèce de divinité, à cause de son intelligence si
supérieure à la leur, écrasent de leur mépris souverain et
souvent inhumain… ceux qu’ils appellent les mésalliés. Ils
leur donnent familièrement le sobriquet de Caca-Blancs ».
Sous un second titre, tout aussi significatif que le premier (Il
y a moins d’impudicité dans les colonies qu’en Europe),
l’ancien capitaine de milice, poursuit son cours de sociologie.
Dans les colonies, toujours vertueuses, on ne voit pas de
Blanches assez viles pour s’allier aux Nègres. Toutefois une
concession discrète, qui a dû coûter au caractère entier de
l’auteur : « Et s’il se peut qu’elles aient eu quelqu’intrigue de
ce genre, elles ont eu l’art de tenir leur honte si secrète, qu’on
a pu tout au plus y avoir quelque soupçon ». Mais en France,
patrie des turpitudes, « où il y a tant de femmes qui, à la nuit
tombante, et comme les chauve-souris, rasent le coin des rues,
on en trouve d’assez corrompues pour accepter les
propositions pécuniaires des Nègres qui les accostent ».
Souvent elles épousent. Cependant, conclut Baudry, « la
femme elle-même, toute impudique que je dois la supposer,
finit par rougir de sa sottise. Heureuse encore si son noir de
mari ne l’écrase pas sous les coups de sa jalousie noire et
féroce » ! Le scandale, l’indignité arrivent par la Blanche qui,
même si elle se donne par amour, se rabaisse au rang de
prostituée. Le danger arrive aussi par la métropolitaine.
Chaque Nègre qui annonce dans les colonies qu’il a épousé
une Française, une sœur de ces orgueilleuses femmes de
planteurs, met en cause la construction coloniale dans l’esprit
des siens, esclaves ou libres. Bref le concubinage d’un Noir et
d’une métropolitaine, pis encore le mariage, sont une atteinte
contre la sûreté intérieure des colonies, contre le dogme de la
supériorité de la race blanche. Quant aux Blancs, leurs liaisons
passagères ne posent pas de problème : et les nombreux
bâtards mulâtres, qui peuplent les possessions tropicales,
illustrent la puissance absolue de leur droit.
Ce discours, typiquement colonial, ne semble pas avoir
réuni de grands auditoires en France où il y avait autant
d’Africains et d’Antillais sous Louis XVI que sous Louis XV.
Et ils sont tout aussi visibles. Certes, le Régiment de Saxe-
Volontaire ne parade plus avec sa compagnie de Noirs à
cheval, mais on se montre, dans les parades militaires, les
musiciens au teint d’ébène, cymbaliers ou tambours. Avec la
Révolution surgiront des grandes villes quelques unités noires,
dont la compagnie de chasseurs à cheval que mènera le
chevalier de Saint-Georges. Puis, viendront le bataillon de
pionniers noirs de Bonaparte et le Royal-Africain que
l’Empereur offrira à son frère Joseph, roi de Naples, en 1806.
L’Ancien Régime a finalement peu pratiqué l’expulsion des
Noirs et des gens de couleur. Sur cent ans on peut citer
quelques cas. Ainsi de 1770 à 1788, Filette, Aza, Papillon,
Jean Forestier, Georges Daviès, sont obligés de boucler leur
bagage et de rentrer aux Iles 6. On peut encore mentionner le
cas de Catherine et de ses deux enfants. Cette Négresse, lassée
des mauvais traitements que son maître lui infligeait, avait
introduit une demande en libération auprès de l’Amirauté de
Nantes, invoquant la violation de l’ordonnance de 1738. La
pauvre femme ne connut pas le sort qu’elle avait imaginé. Le
25 juin 1747 un ordre du Roi commande que Catherine et sa
progéniture soient confisquées et renvoyées à Saint-Domingue
« pour être employées aux travaux publics », sinon pour être
vendues au plus offrant et plus enchérisseur 7. Il faut avouer,
toutefois, qu’une demi-douzaine de renvois, ou même
quelques dizaines ne suffisent pas à faire une politique. Certes,
on s’attendrit sur le sort de la mulâtresse Rosette, qui, bien que
mariée à un valet de chambre blanc, est envoyée à la
Martinique pour y être vendue. Mais jusqu’où alla cette
malheureuse ? A Paris, on procédait de temps à autre à des
rafles, on envoyait les contrevenants vers les ports de
l’Atlantique, où on a l’impression que, bien souvent, après une
brève détention au dépôt, ils étaient remis en liberté. Ne serait-
ce que pour libérer les armateurs d’une tâche dont la
rémunération s’annonçait fort incertaine.
La police des Noirs en France, au XVIIIe siècle, est émaillée
par l’adoption de règlements impérieux et sévères que
submerge une politique quotidienne laxiste. Les plus haut
placés dans les hiérarchies sociale et administrative donnent
l’exemple du mépris de la loi et par conséquent participent,
sans y prêter attention à une action antiraciste. Tel est le cas
d’un magistrat plus absolutiste que le Souverain, La Mardelle,
ancien procureur-général du Roi au Conseil Supérieur de
Saint-Domingue. En 1791, il rentre en Anjou accompagné
d’un domestique, le Nègre libre Philippe Antoine Vendange,
qui épousera bientôt une fille du village de Reugny 8. Quand
l’homme du Roi dans une juridiction supérieure transgresse
coup sur coup les mesures interdisant l’entrée des esclaves et
libres en métropole, ainsi que leur mariage avec des Blanches,
on peut se faire une idée de la relativité de la législation sur la
police des Noirs en France.
Dans les colonies, les administrateurs cherchent à la loupe
les individus, que la police leur retourne. A quelques
exceptions près, Noirs et mulâtres arrivés en France y restent.
Un exemple : le 16 février 1781, l’intendant de Saint-
Domingue envoie au ministre de Castries un état des gens de
couleur passés en métropole, avec cette observation : « Vous
pouvez y voir, Monseigneur, que, malgré la sévérité des
règlements, il n’en est revenu aucun depuis 1778. »
Que signifie la présence en France de quelques milliers de
Noirs et Mulâtres, même quand la loi l’interdit, sinon que
l’esprit du temps est la proie d’une contradiction impossible à
dénouer ? On accepte qu’une collectivité de couleur vive dans
les frontières de la nation, en vertu de l’habitude et en
application des idées nouvelles. Mais la philanthropie, qui
considère l’Africain comme un individu sage et heureux parce
qu’il appartient à une caste subalterne, approuve implicitement
sa ségrégation et son expulsion. En même temps elle ratifie
silencieusement l’idée qu’il existe une hiérarchie des races.
De la complète abolition du privilège de la terre de France,
en 1716, le XVIIIe passe, en moins de cent ans, à
l’exclusion — au moins théorique, légale — , d’une ethnie
dont il juge que l’infériorité congénitale menace de gangrener
l’énergie et les vertus françaises.
A l’origine on ne voulait pas de Noirs en France de crainte
qu’à leur retour dans les colonies ils ne devinssent les
contempteurs de l’ordre esclavagiste. A la fin, on souhaite les
parquer dans les ports et les chasser pour qu’ils ne souillent
pas le sang national, pour qu’ils ne dessèchent ni ne stérilisent
les qualités européennes du peuple.
Les Lumières ont prôné avec violence l’impérieuse
nécessité de reconnaître et d’organiser l’égalité individuelle.
Parallèlement elles ont secrété le germe de l’inégalité des races
humaines. Ce thème, que la société libérale développera
postérieurement, deviendra le moteur de la mission
civilisatrice de la dernière vague d’expansion du monde blanc.
La jurisprudence incendiaire de l’Amirauté avait
sérieusement troublé les colons. Comment ! Un corps de
magistrats métropolitains ignorant tout de la société et des
problèmes de la colonie mais amateur de sucre et de café,
disposait des moyens de jeter le trouble et le désordre parmi
ces 500 000 esclaves qui exploitaient Saint-Domingue sous
l’autorité sans partage de leurs maîtres ! C’était insensé, c’était
dangereux !
Moreau de Saint-Méry, créole de la Martinique, membre du
Conseil Supérieur de Cap-Français, partage ce sentiment, bien
qu’il soit fils des idées de son siècle et franc-maçon de
surcroît. Ce juriste consciencieux s’épuisait alors, sous la
houlette officielle du ministère de la Marine, à rassembler les
lois et la jurisprudence qui régissaient Saint-Domingue.
Comme par extraordinaire, cet homme scrupuleux, dévoué à la
tolérance et au progrès, est frappé de cécité ou d’amnésie
quand il s’agit de collationner le procès Mendès France et les
autres jugements qui décident la libération d’esclaves en
France, en cette époque agitée de 1775-1776. Ces affaires
contrarient tellement notre philosophe, nourri à la sève
coloniale qu’il néglige jusqu’à mentionner les lettres-patentes
par lesquelles Louis XVI ordonnait, le 3 septembre 1776, de
surseoir au jugement des contestations relatives à l’état des
Noirs en France. Sur cette période néfaste où une cour de
justice s’est immiscée dans le domaine réservé des planteurs, il
faut faire silence. Il faut chasser des mémoires ces événements
fâcheux où des magistrats ont refusé de conserver
l’intangibilité de ces deux principes fondamentaux de la
société coloniale, qu’étaient la domination des maîtres blancs,
et la servitude des cultivateurs noirs.
Ce n’est pas à un homme des Lumières, comme Moreau de
Saint-Méry, qu’il reviendra de vouloir modifier les rapports
entre Européens et Nègres, afin d’adoucir la condition servile
dans les îles, mais à un agent de l’absolutisme royal, le
maréchal de Castries, ministre de la Marine de 1780 à 1787 !

Voltaire et l’affaire Mendès France.

Anecdote, en marge de l’affaire Mendès France, mais


combien intéressante et significative, l’attitude de Voltaire.
Le Moyne des Essarts, avocat de Pampy et de Julienne,
avait communiqué le mémoire dans lequel il demandait la
libération des deux esclaves, au maître des Lumières. Celui-ci
avait répondu, le 26 février 1776 : « Je ne sais pas, Monsieur,
si le Code noir permet d’écrire le nom d’une Négresse sur un
de ses tétons et celui d’un Nègre sur une de ses fesses,
débutait, railleur, l’apologiste de la tolérance. Tout ce que je
sais, c’est que, si j’étais juge, j’écrirais sur le front du Juif :
Homme à pendre. Il est à croire du moins que, si les
allégations de vos clients sont prouvées, ils seront déclarés
libres. »
Quelques mois plus tard, le vieux malade de Ferney, félicite
le défenseur des deux Noirs d’avoir gagné son procès. Le 18
octobre 1776, il lui écrit qu’il ne doute pas que sa sage
éloquence et son attention « ne contribuent à la gloire d’un
ordre aussi estimable que libre ».
On comprend que Voltaire se réjouisse de la libération de
deux malheureux, enchaînés dans la servitude. Mais est-ce là
une raison suffisante pour trouver « estimable » l’ordre qui
bafoue les Juifs ? Peu importe au propagateur de la
philosophie libérale : son antisémitisme est viscéral, son esprit
de tolérance sélectif et à éclipses.
Epilogue

Le déroulement de l’affaire Mendès France, révèle


quelques-unes des lignes de fond de la société française du
XVIIIe siècle.
La mise en marge des Juifs, parmi lesquels les Portugais
occupent une place enviée, demeure une réalité. Elle ne
s’exprime plus avec la brutalité du Moyen Age, mais avec une
sournoiserie tenace. La crise de l’absolutisme, l’ébullition des
idées nouvelles, ne bouleversent pas les habitudes de penser.
La tolérance, cette divinité moderne, n’étend guère sa
protection sur les Israélites. Elle réserve ses forces pour
défendre les Français de la « Religion Prétendue Réformée »,
pour lancer ses fidèles contre l’Église, contre les Jésuites,
enfin pour revendiquer l’accession au pouvoir des
parlementaires, des nobles et des bourgeois.
L’exclusion des Noirs, qui était dans la nature des choses, se
renforce au XVIIIe : la terre de France n’affranchit plus. Les
philosophes s’ébrouent dans des activités sans grande unité. Ils
prêchent l’abolition de la traite, de l’esclavage, la révolte des
victimes contre les colons-bourreaux. Ils célèbrent les
Africains à qui l’endormissement de l’intelligence favorise la
connaissance du bonheur. Ils s’interrogent avec gravité sur les
raisons qui font que les Nègres ont la peau noire et les cheveux
crépus.
Le roi, bousculé par ces turbulences idéologiques, suit un
itinéraire contradictoire. Il engage la réintégration des
protestants dans la communauté nationale. Il abolit certaines
contraintes injurieuses qui frappaient les Juifs. Il demande à
Malesherbes, qui s’était penché sur le dossier des huguenots,
d’étudier les mesures à prendre en faveur des Israélites : ce
sera l’échec, mais le mouvement est lancé.
Aux Antilles, le maréchal de Castries tente d’imposer les
vues de la Cour, malgré la clameur des colons : on essaie
d’améliorer la condition des esclaves. Quant aux affranchis et
aux libres, gens de couleur pour la plupart, Versailles
tergiverse. On les écoute avec bienveillance, on leur donne
espoir. Cependant on n’ose mettre en pratique les articles du
Code Noir de 1685 qui leur reconnaissaient les mêmes droits
qu’aux Blancs. Enfin, le sang, qu’il soit d’un noir pur ou mêlé,
fait, en France, l’objet d’une législation aussi répressive
qu’impuissante, mais qui, pour la première fois, est
ouvertement raciste.
Les philosophes célèbrent la liberté, l’égalité, la tolérance,
dans des discours où les contradictions s’entrechoquent. Le
pouvoir, moitié traditionaliste, moitié réformiste, ne sait de
quel côté pencher. Il s’empêtre, il est à la traîne.
Le Roi perdra la partie, les Lumières la gagneront. Mais les
grands principes ne seront plus des jouets aux mécanismes
secrets réservés à la distraction intellectuelle de privilégiés en
mal de changement, de promotion, de pouvoir. L’idéologie
philosophique se convertit en politique. Brissot de Warville
fonde la Société des Amis des Noirs en 1788, qui milite en
faveur de l’abolition de la traite et de l’esclavage. Les idées
deviennent mots d’ordre, les salons le cèdent aux Clubs,
l’Assemblée légifère, battue par la vague populaire. Sous la
menace révolutionnaire, les réformes se succèdent ; ceux que
le raz de marée entraîne de force se gardent de trop développer
les réserves qu’elles leur inspirent.
Les enchères partisanes, le fil d’une vérité neuve et l’ombre
de la peur apportent aux Juifs, aux Noirs et aux gens de
couleur, la liberté et l’égalité. Malgré ce grand
chambardement, les esprits ont-ils évolué en profondeur ?
L’avenir aura de nombreuses occasions de répondre : non.
Le siècle des Lumières a développé une vaste entreprise de
duplicité. On exalte le bon sauvage et ses vertus, mais parce
qu’il est bête, parce qu’il échappe au redoutable déchaînement
de la raison critique et de l’esprit de progrès, qui convulse cet
être supérieur qu’est l’homme blanc. On ouvre les bras au Juif,
mais à condition qu’il renonce à sa culture et qu’il se laisse
éduquer. Bref, pour prix de leur œuvre de tolérance, les
philosophes infantilisent, les bénéficiaires de leur protection.
Paradoxe dérisoire et cruel, les Lumières, cette flamme dans
laquelle on veut chercher l’enseignement de la libération et du
progrès de l’homme, s’incarnent dans les institutions les plus
conservatrices : les Parlements, corps de privilégiés hostiles
aux réformes, fiscales entre autres, qui s’illustrèrent tristement
par leur aveuglement implacable dans les affaires La Barre et
Sirven. Et l’on verra de fidèles serviteurs de l’absolutisme, des
hommes à poigne, tels Maupeou et Castries, brandir les
réformes face à des robins sans vision, dont, parfois ils
écrasent la résistance. La Révolution ne se laissera pas prendre
à ce jeu. Elle chaussera les bottes du modernisme que lui
léguaient des Richelieu, des Colbert, des Louvois, des
Maupéou, et renverra définitivement les parlementaires à leur
bibliothèque. En démolissant ces bastilles, 1789 éclipse les
Lumières, ne gardant dans son champ, que deux précurseurs,
Montesquieu et Rousseau, à titre de reliques culturelles.
Néanmoins la démarche enseignée pendant un siècle,
distorsion entre le verbe et l’action, survivra à tous les
dérangements. Elle est si commode !
A bien y regarder, on peut se demander si les Lumières
n’ont pas connu leurs plus belles heures au XVIIe siècle.
Alors, la raison critique incarne le progrès. Au XVIIIe elle se
ravale au rang d’idéologie militante, forgeant une nouvelle
scolastique. La ratiocination conquiert davantage les esprits
que la curiosité scientifique vraie. Malgré les cris, l’Église
peut se poser en première force de développement social et
moral. A la suite de la réforme tridentine, ses collèges forment
les élites — parmi lesquelles les philosophes ! — et ses
séminaires inondent les campagnes, l’essentiel de la France, de
curés actifs qui imposent l’évolution dans leurs paroisses en
recrutant instituteurs et sage-femmes, et en civilisant les
mœurs 1.
Toutefois le discours philosophique a contribué à améliorer
les conditions. Mais son contre-discours, où s’exprime la
pérennité des esprits, ruine ses prétentions morales. La
philosophie, en pratiquant le plaidoyer à la fois chaleureux et
méprisant, avoue sourdement que tout ce qu’elle porte de
positif a sa source non dans un souci d’humanité, mais dans la
préoccupation d’assurer un enchaînement cohérent entre ses
prémices idéologiques et ses conclusions. Le langage du
XVIIIe, dans son ambiguïté, n’énonce ni charité, ni recherche
d’égalité, mais avoue un sentiment de culpabilité. On a honte
d’exhiber une puissance jamais égalée aux quatre coins du
monde : alors, pour se faire pardonner et aussi pour se faire un
peu mal, on jette un œil encourageant sur des êtres avec
lesquels, en réalité, on ne se sent aucune affinité et qui
demeurent des exclus.
Quand le libéralisme succédera à la « philosophie », au
gouvernement de la France, la preuve sera faite que le discours
philanthropique des intelligences éclairées n’était destiné qu’à
la race blanche. L’esclavage sera rétabli par le Consulat et
maintenu par la monarchie constitutionnelle. Les affranchis et
les libres se retrouveront, comme sous l’Ancien Régime,
privés des droits que leur reconnaissait le Code Noir de 1685.
Un mouvement de colère, la remise en cause momentanée des
dogmes libéraux, provoqueront en 1848, l’abolition du régime
servile et de la ségrégation politique. Mais le discours
socialiste, malgré sa prétention à l’universel, souffre du même
mal que le langage des philosophes du XVIIIe : il est fait par
les Blancs, pour les Blancs.
Quant aux Juifs, si la loi les a assimilés, les esprits voient
toujours dans leur religion, dans certains signes extérieurs,
dans leur tendance à se différencier, par exemple en se mariant
entre eux, autant de raisons pour ne pas effacer les vieux
réflexes du passé et, malgré les protestations, rester
circonspects, finalement prêts à condamner ou à proscrire.
Pour les Noirs, mulâtres ou Juifs, le libéralisme et le
socialisme 2 malgré leur dialectique apaisante, se contentent de
jeter un voile pudique sur les réticences du sentiment. Quoi
qu’ils veuillent, les philosophes et leurs héritiers prêchent pour
leurs compatriotes à part entière, les Blancs d’Europe et ceux
issus du Vieux Continent. Ils les placent au premier rang, les
autres derrière, parce que la logique de leur idéologie ne leur
permet pas d’agir d’une manière encore plus discriminatoire.
NOTES

Première partie

CHAPITRE 1
1
A.N. Colonies F5 B 23.

2
A.N. Z 1 D 134 et A.N. Z 1 D 27.

3
A.N. Z 1 D 134 et A.N. Z 1 D 27.

4
A.N. Z 1 D 134 et A.N. Z 1 D 27.

5
A.N. Z 1 D 134 et A.N. Z 1 D 27.

6
A.N. Z 1 D 134.

7
Les colons pratiquaient couramment l’étampage sur les
Nègres, nés en Afrique. Les esclaves créoles, nés à Saint-
Domingue, ainsi que les mulâtres échappaient souvent à cette
coutume.

8
Comme on le verra plus loin, l’édit d’octobre 1716 et la
Déclaration du Roi du 15 décembre 1738, avaient frappé de
caducité la coutume selon laquelle toute personne serve
recouvrait la liberté en touchant le sol de France.

9
« Les Régnicoles, sont les naturels Français, qui sont nés
sujets du Roi. L’état des personnes ne consiste pas seulement à
jouir de la liberté naturelle ; il comprend encore les droits de
citoyen. C’est-à-dire tous les avantages qui nous sont donnés
par les Lois de l’État. Ces droits consistent à pouvoir intenter
des actions en Justice, à pouvoir succéder, comme aussi à
pouvoir disposer de ses biens par testament, à pouvoir
posséder des Offices et des Bénéfices dans ce Royaume. Les
régnicoles, qui ne sont pas morts civilement, jouissent de tous
ces avantages : en quoi ils diffèrent des étrangers, qui étant
dans ce Royaume peuvent à la vérité y acquérir des biens, et
en disposer entre-vifs ; mais ils ne peuvent pas tester, ni
posséder des offices ou des Bénéfices dans ce Royaume, ni
jouir des autres effets civils, à moins qu’ils n’aient obtenu des
lettres de naturalité. » (Claude-Joseph de Ferrière,
Dictionnaire de Droit et de Pratique, Paris 1771, tome II,
p. 532.)

10
L’Amirauté de France était une juridiction composée de
nombreux tribunaux fixés à Paris et en province, qui avaient
compétence pour juger des causes relatives au commerce et au
trafic maritimes, à la pêche, aux crimes et délits commis dans
les ports, etc.

11
A.N. Z 1 D 134.

CHAPITRE II
1
Théophile Malvezin, Histoire des Juifs de Bordeaux,
Bordeaux, 1875, pp. 171 et 186.
2
A. Cohen, Les Juifs dans les colonies françaises au XVIIIe
siècle, Paris, 1883, p. 28.

3
Sur le Petit-Goâve, cf. Description de la partie française de
l’isle de Saint-Domingue, par Moreau de Saint-Méry, édition
Maurel et Taillemite, Paris 1958, tome III.

4
A l’intention des lecteurs qui s’interrogeraient sur l’éventualité
d’une parenté entre Pierre Mendès France et Isaac Mendès
France, précisons que le négociant bordelais est un ascendant
collatéral de l’ancien Président du Conseil. Sur les « racines »
du chef de gouvernement de la IVe République, on consultera :
Jean Lacouture — Pierre Mendès France, Le Seuil, 1981.

Deuxième partie

CHAPITRE I
1
Isambert, Recueil général des anciennes Loix françaises,
Paris, 1828, tome 13, p. 173.

2
Cité par Th. Malvézin, Histoire des Juifs de Bordeaux,
Bordeaux, 1875, pp. 110-111.

3
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions des colonies
françaises de l’Amérique sous le vent, Paris 1786, tome 5,
pp. 715-716.

4
P. Butel — Contribution à l’étude des négociants juifs de
Bordeaux et de Bayonne : le cas de la maison Azevedo,
Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de
Bayonne, 1981-1982.

5
D’après David Feuerwerker, il vivait à Bordeaux, quand éclata
la Révolution, 215 familles, soit environ 1200 Juifs.
(L’émancipation des Juifs en France. De l’Ancien Régime au
Second Empire, Paris 1976, p. 394).

6
D’après Th. Malvézin, Histoire des Juifs de Bordeaux,
pp. 186-187.

7
P. Butel et J.-P. Poussou, La vie quotidienne à Bordeaux au
XVIIIe siècle, Paris, 1980.

8
Isaac Pinto, Réflexions critiques sur le premier chapitre du
VIIe tome des œuvres de Monsieur de Voltaire, au sujet des
Juifs (s.l.n.d.)

9
Dictionnaire de cas de conscience, par Jean Pontas, prêtre,
Paris 1741, tome 2, p. 1072.

10
Alors que Condorcet centrait son action sur la défense des
esclaves et des protestants, Grégoire se dévoua à la cause des
Juifs et des gens de couleur. On lui doit une série de
publications. Au sujet des Juifs : Essai sur la régénération
physique, morale et politique des Juifs, ouvrage couronné par
l’Académie royale des Sciences et des Arts de Metz, le 23 août
1788, Metz 1789 ; Motion en faveur des Juifs, par M.
Grégoire, curé d’Emberménil, député de Nancy, précédée
d’une notice historique sur les persécutions qu’ils viennent
d’essuyer en divers lieux, notamment en Alsace, et sur
l’admission de leurs députés à la barre de l’Assemblée
Nationale, Paris, 1789. Au sujet des métis des îles : Mémoire
en faveur des gens de couleur ou sang-mêlé de Saint-
Domingue et des autres îles françaises de l’Amérique, adressé
à l’Assemblée Nationale, Paris, 1789 ; Lettres aux
philanthropes sur les malheurs, les droits et les réclamations
des gens de couleur de Saint-Domingue et des autres îles
françaises de l’Amérique, Paris, 1790 ; Lettres aux citoyens de
couleur et Nègres libres de Saint-Domingue et des autres îles
françaises de l’Amérique, Paris, 8 juin 1791.

11
Pierre-Louis Lacretelle, Plaidoyers, Bruxelles, 1775, pp. 32-
35.

12
Voltaire, Mélanges, coll. La Pléiade, Paris 1961 (Examen
important de Milord Bolingbrote, ou le tombeau du fanatisme,
écrit sur la fin de 1736), p. 1019.

13
Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. Garnier, Paris 1967
(Histoire des rois juifs et paralipomènes), pp. 233-234.

14
Voltaire, Mélanges (Examen de Milord Bolongbroke), p. 1098.

15
Voltaire, Mélanges (La défense de mon oncle), p. 1173.

16
Voltaire, Mélanges (Examen de Milord Bolingnroke),
pp. 1015-1016.

17
Voltaire, Dictionnaire philosophique (Job), p. 260.

18
Voltaire, Mélanges (Sermon du Rabin Akib, prononcé à
Smyrne le 20 novembre 1761), p. 454.

19
Diderot, Mémoires pour Catherine II, Garnier, Paris, 1966,
pp. 101 et 107.

20
Voyages en France de François de la Rochefoucauld (1781-
1783), par Jean Marchand, Paris, tome 1, p. 201.

21
Marlin, Voyages en France et pays circonvoisins, depuis 1775
jusqu’en 1807, Paris 1817, tome I, pp. 47 à 49. La littérature
de colportage injecte l’antisémitisme à petite dose dans les
milieux populaires a remarqué R. Mandrou (De la culture aux
XVIIe et XVIIIe siècles, Paris 1975). Ainsi l’enfant sage à trois
ans, petit catéchisme à grand tirage, note que les Hébreux sont
« mauvais » (p. 96), tandis qu’un autre livret dénonce dans les
Juifs des individus « ingrats, infidèles et cruels » (p. 176).

22
Montesquieu, Œuvres complètes, Collection la Pléiade, tome I,
p. 1561.

23
J.-L. Ménétra, Journal de ma vie, présenté par Daniel Roche,
Paris, 1982.

24
L’affaire Peschaud est rapportée par Claude Grimmer, in Vivre
à Aurillac au XVIIIe siècle, Aurillac, 1983.

25
P. Goubert et M. Denis, 1789 ; les Français ont la parole,
Paris, 1964.

26
Passant par Amiens, Arthur Young note dans son journal de
voyage : « Picquigny a été le théâtre d’une curieuse affaire, qui
fait grand honneur à l’esprit de tolérance de la nation
française. Un Juif, M. Colmar, acheta au duc de Chaulnes la
seigneurie et la propriété, comprenant le vicomte d’Amiens,
qui lui confère le droit de désigner les chanoines d’Amiens.
L’évêque s’opposa à l’exercice de ce droit ; l’affaire vint en
appel devant le Parlement de Paris, dont le jugement se
prononça en faveur de M. Colmar » (Voyages en France, Paris
1976, tome I, pp. 78-79). Le pénétrant observateur des plantes
fourragères ne cite là que l’exception qui confirme la règle. Il
aurait dû remarquer que la richesse, et elle seule, rendait au
Juif les droits que la législation et les mœurs s’ingéniaient à lui
chicaner, quand ce n’était pas à lui refuser.

27
Scaramuzza, Les Juifs d’Alsace doivent-ils être admis aux
droits de citoyens actifs ? 1790.

CHAPITRE II
1
Bibliothèque municipale de Metz, Ms. 1340. Manuscrit
mentionné par D. Feuerwerker.

2
A.N. Colonies C9 B 21.

3
A.N. Colonies F3 9 2.

4
C’est-à-dire les colons.

5
Plantations.

6
L’Espagnol désigne la partie orientale de Saint-Domingue,
colonie sous la domination de la Cour de Madrid.

7
A.N. Colonies C9 A 127.

8
Ch. Frostin, Un jeune créole de Saint-Domingue à la
recherche de la fortune : Louis-Joseph Raboteau, 1809-1822.

9
Michel Lopez de Pas accéda plus tard aux fonctions publiques.
Le 1er décembre 1723, il fut nommé conseiller au Conseil
Supérieur de Petit-Goâve. Des méchants, rapporte Moreau de
Saint-Méry, ont prétendu qu’il était mort dans la religion
judaïque, quoiqu’il l’eût abjurée. De là ce mauvais quatrain
Michel a terrassé le Diable
On dit pour lui des Oremus
Mais serait-il encore chomable
Si Satan reprenait le dessus ?

10
A.N. Colonies F3 92.

11
Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements
et du commerce des Européens dans les deux Indes, Londres
1792, tome XII, p. 133.

12
A.N. Colonies F3 92.

13
A.N. Colonies C9 B 29.

14
J. de Maupassant, Un grand armateur de Bordeaux, Abraham
Gradis (1699-1780), Bordeaux, 1917, p. 144.

15
A.N. Colonies B 7, folio 59.

16
A.N. Colonies B 18, folio 28.

17
Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions, tome 4, p. 66.

18
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions…, tome VI,
p. 234.

19
A.N. Colonies F3 92.

20
A.N. Colonies F3 92.

21
A la commission qu’il avait créée pour examiner le problème
des Israélites en France, Malesherbes avait invité deux
Portugais, Furtado et Gradis ainsi qu’un Alsacien, Cerfberr.

CHAPITRE III
1
A.N. Colonies B28, folio 63.

2
A.N. Colonies B31, folio 467.

3
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions…, tome II,
pp. 525 et 5.

4
A.N. Colonies F3 79.

5
A.N. Colonies F3 90, sur les correspondances précitées de
1752-1754.

6
A.N. Colonies F3 90.

7
C. Schnakenbourg, La Guadeloupe au lendemain de la
période anglaise, d’après le mémoire du procureur général
Coquille (1763), « Bulletin de la Société d’Histoire de la
Guadeloupe », 1969.

8
A.N. Colonies C9 B 21.

9
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions…, tome V,
pp. 267-268.

10
Élisabeth, Les problèmes des gens de couleur à Bordeaux sous
l’Ancien Régime (1716-1787), Mémoire de la Faculté des
Lettres de Bordeaux, 1955.

11
A. Corvisier, Les soldats noirs du maréchal de Saxe,
« RFHOM », 1968.

12
Cité par Gaston-Martin, Nantes au XVIIIe siècle — L’ère des
négriers (1714-1774), Paris, 1931, p. 162.

13
Cité par Gaston-Martin, Nantes au XVIIIe siècle, pp. 162-163.

14
Louis Dermigny, Saint-Domingue et le Languedoc au XVIIIe
siècle, « Revue d’Histoire des Colonies », 1954.

15
Gaston-Martin, Nantes au XVIIe siècle, p. 160.

16
Les deux affaires, qui suivent, figurent dans : Arlette Farge,
Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1979.

17
J. Cauna, Une habitation de Saint-Domingue à la fin du XVIIIe
siècle. La sucrerie Fleuriau de Bellevue, Thèse
dactylographiée, 2 vol., Poitiers, 1983.

18
J.-V. Delacroix, Le spectateur français avant la Révolution,
Paris, An 4, pp. 106 à 109 (réédition de : Peinture du siècle
Paris, 1777).

19
Le chevalier de Boufflers notait dans son premier Journal
d’Afrique, tenu à l’intention de la comtesse de Sabran, sa
maîtresse : « J’achète en ce moment une petite Négresse de
deux ou trois ans pour l’envoyer à madame la duchesse
d’Orléans. Si le bâtiment qui doit la porter tarde quelque temps
à partir, je ne sais pas comment j’aurai la force de m’en
séparer. Elle est jolie, non pas comme le jour, mais comme la
nuit. Ses yeux sont comme de petites étoiles, et son maintien
est si doux, si tranquille, que je me sens touché aux larmes en
pensant que cette pauvre enfant m’a été vendue comme un
petit agneau. Elle ne parle pas encore, mais comprend tout ce
qu’on lui dit. »

20
Gayot de Pitaval, Causes célèbres et intéressantes, Paris,
1747, tome 13, p. 584.

21

22
Mémoire signifié pour le nommé Francisque, Indien de nation,
néophyte de l’Église romaine, intimé ; contre le sieur Allain-
François-Ignace Brignon, se disant Ecuyer, appelant ; Joly de
Fleury, avocat général, De la Roue, avocat, Collet, procureur,
Paris, 1759, pp. 25-26.

23
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts
et des métiers, 1780, tome 34, p. 216.

24
In Le More-Lack, 178, p. VII.

25
Buffon, Œuvres complètes, Paris 1819, tome X, pp. 481-482.

26
J. de La Vallée, Le Nègre comme il y a peu de Blancs, Madras
1789, tome III, pp. 188-189.

27
Réflexions sur l’esclavage des Nègres, Neuchâtel, 1788
(réédition de l’ouvrage paru en 1781), p. 1. Ce texte, publié
sous pseudonyme ne reparaîtra sous le nom de Condorcet, que
sous la Restauration.
28
De l’esprit des lois, in Œuvres complètes, Collection de la
Pléiade, Paris, 1951, tome II, p. 492.

CHAPITRE IV
1
Bory (M. de), Mémoires sur l’administration de la Marine et
des Colonies, Paris, 1789.

2
R.P. Pelleprat, Relations des PP de la Compagnie de Jésus
dans les Îles et la Terre Ferme de l’Amérique Méridionale,
Paris, 1655, p. 56.

3
Mazères, De l’utilité des colonies. Des causes intérieures de la
perte de Saint-Domingue, et des moyens d’en recouvrer la
possession, Paris, 1814, p. 62.

4
Anonyme, Réflexions sur la colonie de Saint-Domingue, Paris,
1796, pp. 59-63.

5
Malenfant, Des colonies et particulièrement de celle de Saint-
Domingue, Paris, août 1814, p. 172.

6
Comte de Ségur, Mémoires ou souvenirs et anecdotes, Paris,
1824, tome I, p. 519.
6 bis. Le chevalier de Cotignon a-t-il vraiment été, à la fois,
témoin et acteur de cette scène ? L’acharnement de rapaces
dévorant un homme vivant aux Iles du Vent est déjà pour
surprendre. Davantage, cette histoire du Nègre à la cage
rappelle étrangement celle rapportée dans Les lettres d’un
cultivateur américain par Saint-John de Crèvecœur qui, lui-
même, ne faisait que citer un témoignage. Cette atrocité émut
beaucoup l’opinion ; aussi fut-elle reprise et adaptée par
différents auteurs appartenant au courant antiesclavagiste, et
devint un thème littéraire. Quoi qu’il en soit, vraie ou fausse,
cette anecdote ne change rien au fond du problème.

7
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions, tome II, p. 232.

8
Moreau de Saint-Méry, Loix et Constitutions, tome III.

9
Moreau de Saint-Méry a réuni de nombreuses pièces sur les
châtiments. On les trouve à A.N. Colonies F3 90 (Affaires
Cassarouy, Dessources, Jouanneault, Le Jeune).

10
Girod de Chantrans, Voyages d’un Suisse dans différentes
colonies d’Amérique, pendant la dernière guerre, 1786 ; rééd.
présentée par P. Pluchon, Tallandier, 1980.

11
Hilliard d’Auberteuil, Considérations sur l’état présent de la
colonie française de Saint-Domingue, 1776-1777, tome II,
p. 73.

12
M. Satineau, Histoire de la Guadeloupe sous l’Ancien Régime,
Paris, 1928, p. 359.

13
A. de Laujon, Souvenirs de trente années de voyage à Saint-
Domingue, dans plusieurs colonies étrangères, et au continent
d’Amérique, 1835, tome I, p. 120.

14
A.N. Colonies C9 A 66.

15
A.N. Colonies F3 91. Ce registre traite longuement des sang-
mêlé.

16
A.N. Colonies C9 A 148.

17
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions…, tome V, p. 397.

18
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions…, tome VI,
pp. 491-492.

19
A.N. Colonies B 192.

20
Milscent, Du régime colonial, Paris, 1791, p. 6.

21
J. Cauna. Une habitation à Saint-Domingue… op. cit.

22
G. Debien, La fortune et la famille d’un colon poitevin. Une
caféière à Saint-Domingue (1770-1803) ; « Notes d’Histoire
coloniale », n° 180.

23
J. Houdaille, Trois paroisses de Saint-Domingue au XVIIIe
siècle. « Population », 1963, n° 1.

24
A.N. Colonies F3 91.
25
Hilliard d’Auberteuil, Considérations…, tome II, p. 79.

26
G. Debien, A Saint-Domingue avec deux jeunes économes de
plantation (1774-1788), « Notes d’Histoire coloniale », n° VII.

27
A.N. Colonies E 381 bis.

28
A.N. Colonies F3 91.

29
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions…, tome III,
p. 382.

30
A.N. Colonies F 79.

31
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions…, tome V, p. 536.

32
A.N. Colonies F3 79.

33
Marcel Châtillon, Pierre Corneille Blessebois, le poète
galérien de Capesterre, « Bulletin de la Société d’Histoire de
la Guadeloupe », 1976.

34
Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions, tome II, pp. 114-
115.

35
Charles Frostin, Angevins de modeste condition établis à
Saint-Domingue, « RFHOM », 1970.

36
Ce passage ne figure que dans la première édition du Voyage
aux Isles, la moins répandue. A ce propos, voir Marcel
Châtillon, Le Père Labat à travers ses manuscrits, « Bulletin
de la Société d’Histoire de la Guadeloupe », nos 40-42, 1979.

37
Général Pamphile de Lacroix, Mémoires pour servir à
l’histoire de la révolution de Saint-Domingue, Paris, 1819,
tome II, pp. 104-105. Cette affaire est aussi rapportée par
Norvins, dans son Mémorial, 1896, tome II, pp. 376-377.

38
Lettres de Madame P… née C…, à la Grande-Rivière, et
habitante au Trou, Quartier du Cap-Français, Isle Saint-
Domingue. A Monsieur L… Habitant au Cap-Français. Le
Cap-Français, 1782. Cette nouvelle, qui à peu près
certainement fut imprimée en Europe et non à l’Antille, nous a
été aimablement communiquée par Marcel Châtillon.

39

40
Richard, Les minutes des notaires de Saint-Domingue aux
archives du ministère de la France d’Outre-mer, « Revue
d’histoire des colonies », 1951. — L. Abénon, La révolte
avortée de 1736 et la répression du marronnage à la
Guadeloupe, « Bulletin de la Société d’histoire de la
Guadeloupe », 1983.

41
M.Begouen-Demeaux, Stanislas Foäche, négociant de Saint-
Domingue, Paris, 1951, p. 110.
42
[Anonyme], Histoire des désastres de Saint-Domingue, Paris,
1795, pp. 94-95.

43
Ces réclamations sont citées par L. Élisabeth, dans St-Pierre,
août 1789, Compte rendu des travaux du colloque de Saint-
Pierre de 1973, 1975, et par Pierre Dessalles, dans son
Historique des troubles survenus à la Martinique, présentée
par H. de Frémont, Fort-de-France, 1982.

Troisième partie

CHAPITRE 1
1
Mémoire signifié pour le nommé Francisque, Indien de nation,
pp. 24-26.

2
A.N. Z 1 D 27.

3
A.N. Z 1 D 134.

4
Henrion de Pansey, Mémoires pour le nommé Roc, Nègre,
contre le sieur Poupet, Négociant, Paris, 1770.

5
Gayot de Pitaval, Causes célèbres et intéressantes…, Paris,
1747, tome 13.

6
A.N. Colonies F3 79.
CHAPITRE II
1
A.N. Z 1 D 34.

2
A.N. Colonies, Collection Moreau de Saint-Méry, F1 B 1.

3
E. Petit, Traité sur le gouvernement des esclaves, Paris, 1777.

4
A.N. Colonies F3 91.

5
A.N. Colonies F3 90.

6
A.N. Colonies F3 90.

7
Ces indications nous ont été aimablement communiquées par
M.G. Debien.

8
Louis Tricot, Un Procureur tourangeau à Saint-Domingue,
« Bull. de la Société archéologique de Touraine », 1976, p. 41.

ÉPILOGUE
1
Allant très loin, le clergé bordelais réclamera, parmi les
doléances présentées au roi lors de la convocation des États-
Généraux, la suppression de la traite et de l’esclavage, d’où la
capitale de l’Aquitaine tirait l’essentiel de sa richesse.

2
Pour mémoire, que l’on se souvienne que Marx, père du
socialisme scientifique, et Proudhon, fondateur du socialisme
humaniste, étaient tous deux antisémites.
Annexes

Échange de lettres entre Isaac Pinto et Voltaire

Isaac Pinto, on l’a vu précédemment, avait écrit une


apologie des Portugais, après que Voltaire eut publié son
Dictionnaire Philosophique, dans lequel il déchirait les Juifs à
pleines dents.
Pinto envoya son mémoire au seigneur de Ferney,
accompagné d’une lettre railleuse et digne.

Si j’avais à m’adresser à un autre qu’à vous, Monsieur, je


serais très embarrassé. Il s’agit de vous faire parvenir une
critique d’un endroit de vos immortels ouvrages ; moi qui les
admire le plus, moi qui ne suis fait que pour les lire en silence,
pour les étudier et pour me taire. Mais comme je respecte
encore plus l’auteur que je n’admire ses ouvrages, je le crois
assez grand homme pour me pardonner cette critique en faveur
de la vérité, qui lui est si chère, et qui ne lui est peut-être
échappée que dans cette occasion. J’espère au moins qu’il me
trouvera d’autant plus excusable que j’agis en faveur d’une
nation entière à qui j’appartiens, et à qui je dois cette apologie.
J’ai eu l’honneur, Monsieur, de vous voir en Hollande,
lorsque j’étais bien jeune. Depuis ce temps-là je me suis
instruit dans vos ouvrages qui ont, de tous temps, fait mes
délices. Ils m’ont enseigné à vous combattre ; ils ont fait plus,
ils m’ont inspiré le courage de vous en faire l’aveu.
Je suis, au-delà de toute expression, avec des sentiments
remplis d’estime et de vénération, etc… »
Voltaire répondit à la missive de Pinto sur le ton qui lui était
familier, le ton caustique du pamphlet. Il concède quelque peu
sur la forme, mais rien sur le fond. D’ailleurs, contrairement à
ce qu’il promet, il ne modifiera jamais les pages du
Dictionnaire Philosophique, qu’il avait consacrées aux Juifs.

Aux Délices, par Genève. 21 juillet 1762

Les lignes dont vous vous plaignez, Monsieur, sont


violentes, et injustes.
Il y a parmi vous des hommes très instruits et très
respectables ; votre lettre m’en convainc assez. J’aurai soin de
faire un carton dans la nouvelle édition. Quand on a un tort il
faut le réparer ; et j’ai eu tort d’attribuer à toute une nation
les vices de plusieurs particuliers.
Je vous dirai avec la même franchise que bien des gens ne
peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos superstitions.
Ils disent que votre nation s’est fait de tout temps beaucoup de
mal à elle-même, et en a fait au genre humain. Si vous êtes
Philosophe comme vous paraissez l’être, vous penserez comme
ces Messieurs, mais vous ne le direz pas. La superstition est le
plus abominable fléau de la terre ; est celle qui de tout temps a
fait égorger tant de Juifs et tant de Chrétiens. C’est elle qui
vous envoie encore au bûcher chez des peuples d’ailleurs
estimables. Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine
est la nature infernale : mais les honnêtes gens en passant par
la grève où l’on roue, ordonnent à leur cocher d’aller vite, et
vont se distraire à l’Opéra, du spectacle affreux qu’ils ont vu
sur le chemin.
Je pourrais disputer avec vous sur les sciences que vous
attribuez aux anciens Juifs, et vous montrer qu’ils n’en
savaient pas plus que les Français d’un temps de Chilpéric. Je
pourrais vous faire convenir que le jargon d’une petite
province, mêlé de Caldéen, de Phénicien et d’Arabe, était une
langue aussi indigente et aussi rude que notre ancien gaulois,
ou je vous fâcherais peut-être, et vous me paraissez trop
galant homme pour que je veuille vous déplaire. Restez Juif
puisque vous l’êtes. Vous n’égorgerez point quarante-deux
mille hommes pour n’avoir pas bien prononcé Schibboleth ni
vingt-quatre mille hommes pour avoir couché avec des
Madianites. Mais soyez Philosophe, c’est tout ce que je peux
vous souhaiter de mieux dans cette courte vie.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur, avec tous les sentiments qui
vous sont dus, etc. »
Voltaire, Chrétien. Gentilhomme ordinaire de la Chambre du
Roi Très-Chrétien.

II

Arrêt du Conseil d’État du Roi

Interdisant aux Blancs tous mariages avec des Noirs, Mulâtres,


ou autres Gens de Couleur du 5 avril 1778
« Le Roi s’étant fait représenter sa Déclaration du 9 août
dernier, par laquelle Sa Majesté aurait défendu à l’avenir
l’introduction de tous Noirs, Mulâtres ou autres Gens de
Couleur, de l’un et de l’autre sexe, dans son royaume, et se
serait néanmoins réservé d’expliquer ses intentions sur ceux
qui sont actuellement en France ; et Sa Majesté était informée
que quelques-uns des Noirs, de l’un et l’autre sexe, qui s’y
trouvaient avant ladite Déclaration, se sont proposés de
contracter mariage avec des Blancs, ce qu’il serait contre le
bon ordre de tolérer. A quoi voulant pourvoir : Ouï le rapport ;
le Roi étant en son Conseil, a fait et fait défenses à tous ses
sujets Blancs de l’un et de l’autre sexe, de contracter mariage
avec les Noirs, Mulâtres ou autres Gens de Couleur, jusqu’à ce
qu’il ait été pourvu, par telle loi qu’il appartiendra, sur l’état
desdits Noirs, Mulâtres ou autres Gens de Couleur, de l’un et
de l’autre sexe, qui étaient en France avant la Déclaration du 9
août dernier ; fait défenses à tous Notaires de passer aucun
contrat de mariage entr’eux, à peine d’amende : Veut Sa
Majesté que si aucun de ses sujets contrevient aux dites
défenses, les contractants soient sur le champ renvoyés dans
ses Colonies. Enjoint Sa Majesté au Sieur Lenoir, Conseiller
d’État, Lieutenant général de Police de la ville de Paris, et aux
Intendants et Commissaires départis dans les provinces de
tenir la main à l’exécution du présent Arrêt, et de donner sur le
champ avis au Secrétaire d’État ayant le Département de la
Marine, des contraventions qui auraient été faites au présent
Arrêt, pour y être par Sa Majesté, pourvu ainsi qu’elle avisera
bon être. Fait au Conseil d’État du Roi, Sa Majesté y étant,
tenu à Versailles le cinq avril mil sept cent soixante-dix-huit. »

Sartine

III

Extrait du Précis des gémissements des Sang-mêlé dans


les colonies françaises, par Américain, Sang-mêlé,
Paris, 1789.

Interprétant contre nous tous les édits et règlements relatifs


aux nègres, jugeant notre classe d’après quelques vagabonds
errants dans les villes, il (le préjugé de couleur) n’a cessé
d’appesantir ses chaînes : profitant de notre inexpérience, de
notre patience, sous le vernis de la subordination, il n’a cessé
de nous vexer et de nous avilir. Il calcule chaque instant de
notre existence ; il pèse l’air que nous respirons ; il est parvenu
enfin à tromper le Ministère et à faire sortir plusieurs
ordonnances où nous avons vu, dans une profonde douleur,
que notre monarque confondait avec les esclaves de ses
colonies, des régnicoles affectueux et fidèles, des hommes nés
libres et français, aussi précieux que les autres sujets
européens, à la culture, au commerce, aux arts, à la population.
L’on a dépouillé les Sang-mêlés des grades de capitaine,
d’officier et de leur état-major dans les milices. Ils n’ont
aucune voix délibérative dans les assemblées ; leurs droits n’y
sont jamais représentés.
Soit dans le civil, soit dans le militaire, toutes les marques
d’honneur et de distinction, toutes les places lucratives et
susceptibles de quelques émoluments, leur sont refusées.
Notre alliance est notée d’infamie, notre société même est
une tache.
Nous avons tous été contraints par le Gouvernement de
changer de nom, et d’en prendre un autre sous l’idiome
africain, en payant une somme de trois livres.
Plusieurs générations Sang-mêlés furent reconnues blanches
par arrêt du Conseil, parce qu’elles étaient opulentes.
Soit devant l’homme d’église, soit au dépôt des archives,
soit devant l’homme public, il faut avoir à la main le
témoignage honteux de son avilissement ; et notre généalogie
maternelle, cherchée jusque dans l’Afrique, est spécifiée au
long sur les registres.
Plusieurs jurisconsultes, malgré quelques vertus en nous
qu’ils sont forcés d’avouer, autorisent et trouvent justes les
voies de fait envers nous.
A la moindre résistance, les prisons, les cachots sont
ouverts, les chaînes se font entendre, le bourreau est armé du
glaive, et c’est au nom chéri de notre Roi !
Les préambules coloniaux, à la réception aux places
éminentes, sont toujours greffées d’axiomes ridicules et
infâmants contre nous.
En instance, les satellites du barreau annoncent au
dépositaire des lois la couleur des parties : cet avertissement
est toujours sinistre pour nous.
Arrachés de nos travaux, chaque semaine, pour le service du
piquet, nous sommes consignés à la porte des commandants,
majors, syndics, pour servir d’émissaires. C’est là qu’à leur
gré, les caprices, la vindication, et des intérêts odieux, sous le
nom de corvée, molestent, fatiguent et emprisonnent ses
malheureuses victimes.
Il nous fut ordonné personnellement de faire les travaux des
esclaves dans les anciens gouvernements, dans les bureaux des
classes. Il y eut plusieurs ordonnances pour nous défendre
habit, taffetas, voiture, robe, etc. ; d’autres, portant atteinte à
notre probité pour l’emploi des métaux ; quelques défenses
aux Maîtres ès-arts, afin de limiter leurs instructions pour nos
enfants. Il fut agité de nous ôter toute propriété dans les villes,
de nous faire marcher pieds nus, et de nous rendre esclave
pour dette.
A notre dégradation et impuissance civile, se joignent des
licences, des humiliations, des indignités les plus cruelles, de
la part des Blancs les plus vils, dans nos amusements, dans nos
fonctions subalternes, jusque dans nos actes les plus sérieux,
les plus authentiques, même aux pieds des autels : à notre
égard rien n’est sacré, pas même notre existence. Il ne faut
qu’entrouvrir les fastes des archives, s’ils sont respectés du
préjugé, pour être étonné de voir à quel excès de déprédation
on a porté son despotisme.
En proie à toutes les passions violentes, écrasés sous tant de
foudres, quel est donc notre crime ? »

IV

Chant

D’une esclave, affranchie par le décret de la Convention


nationale, sur le berceau de son fils

Paroles de Coupigny ; Musique de Jadin,


ou bien
Air : Ce mouchoir, belle Raymonde.
Au jour plus pur qui t’éclaire,
Ouvre les yeux, ô mon fils !
Toi seul consolais ta mère
Dans ses pénibles ennuis.
Si du sommeil qui te presse
Elle interrompt la douceur,
C’est qu’il tarde à sa tendresse
De t’éveiller au bonheur.

Quoi ! libre dès ton aurore,


Mon fils quel destin plus beau !
De l’étendard tricolore,
Je veux parer ton berceau :
Que cet astre tutélaire
Brille à tes yeux naissants !
Qu’il échauffe ta carrière,
Même au déclin de tes ans !
En ton nom à la patrie,
Je jure fidélité :
Tu ne me dois que la vie,
Tu lui dois la liberté.
Sous le ciel qui t’a vu naître,
Rétabli dans tous tes droits,
Tu ne connaîtras de maître
Que la nature et les lois.

Dieu puissant, à l’Amérique


Ta main donna des vengeurs ;
Répands sur la République
Tes immortelles faveurs !
Fais dans les deux hémisphères
Que des appuis triomphants,
Forment un peuple de frères !
Puisqu’ils sont tous ses enfants.
BIBLIOGRAPHIE

I. — Manuscrits

Archives Nationales (Amirauté, Correspondance du ministre


de la Marine et des Colonies des Administrateurs, Fonds
Moreau de Saint-Méry, Dossiers du personnel colonial).

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SCARAMUZZA, Les Juifs d’Alsace doivent-ils être admis au
droit de citoyens actifs ?, 1790.
VAISSIÈRE (P. de), Saint-Domingue (1629-1789). La société
et la vie créole sous l’Ancien Régime, Paris, 1909.
VALLABREGUE (Bernard de), Odes prononcées par les Juifs
d’Avignon et de Bordeaux résidants à Paris, dans leur
Assemblée à l’occasion du sacre de Louis XVI.
Spécialiste de l’histoire des Caraïbes et de l’esclavage au
XVIIIe siècle, Pierre Pluchon a longuement séjourné à Haïti
où il occupait un poste diplomatique et où il a pu effectuer des
recherches approfondies. Il est l’auteur d’une biographie de
Toussaint Louverture, le libérateur de Saint-Domingue
(L’Ecole, 1980), de la Route des esclaves ; négriers et bois
d’ébène au XVIIIe siècle (Hachette, 1980) et a dirigé
l’Histoire des Antilles et de la Guyane chez Privat (1982). En
1980, il a aussi donné à Tallandier une remarquable édition
critique du Voyage d’un Suisse dans différentes colonies
d’Amérique, de Girod de Chantrans.
Notes

a
Le sieur Mendès a quitté Bordeaux après avoir déposé son
bilan. Il vante aujourd’hui sa richesse et les possessions qu’il a
acquises dans le nouveau monde. Son commerce a sans doute
été plus heureux en Amérique qu’il ne l’avait été en Europe.
Mais il est certain qu’avant d’aller dans les Colonies, il a
déposé son bilan à Bordeaux ; la copie en a été communiquée
à son défenseur (note des défenseurs).
b
Le sieur Mendès a exposé, pour obtenir sa liberté, que l’air
malsain de la prison mettait sa santé en danger. Cependant,
tandis qu’il invoquait les lois de l’humanité pour rompre ses
fers, il abandonnait son malheureux Nègre. On verra dans la
suite qu’il était indispensable de rendre compte de cet
événement ; et le sieur Mendès doit savoir gré de ce qu’on ne
rappelle pas la cause du décret de prise de corps qui a été
prononcé contre lui (note des défenseurs).
c
Me Dejunquières ne s’en est point rapporté à la déclaration
seule de Pampy et de Julienne ; les mauvais traitements
exercés par le Mendès envers ses Nègres, lui ont été attestés
par tous les voisins de ce Juif. Il s’est alors déterminé à
secourir ces deux victimes de leur Maître (note des
défenseurs).
d
Tous les faits, dont on vient de rendre compte, ont été plaidés,
et ils ont été insérés dans les requêtes qui ont été présentées
pour les consultants (note des défenseurs).
e
Le sieur Mendès a fait dire à Me Dejunquières, que si Pampy
et Julienne n’abandonnaient pas leur demande en liberté, ils
éprouveraient un jour des effets terribles de sa vengeance (note
des défenseurs).
f
Levit. chap. 25 verset 39 (note des défenseurs).
g
Deuteron. chap. 15. Levit. chap. 25 (note des défenseurs).
h
Plutarque, De superstitione, tome I, page 66 (note des
défenseurs).
i
Si le sieur Mendès était curieux de vérifier cette citation, il la
trouvera à la page 28 du recueil des plaidoyers de M. de la
Cretelle fils, Avocat au Parlement de Nancy, imprimé en 1775
(note des défenseurs).
j
Si le sieur Mendès, en ne remplissant point la formalité de
l’enregistrement au Greffe de la Table de Marbre, a non
seulement enfreint la Déclaration de 1738, il a encore violé à
l’Ordonnance de l’Amirauté de France du 5 Avril 1762. Les
motifs de cette Ordonnance ont été puisés dans la Religion,
l’humanité et les lois du Royaume, et ils sont développés dans
le réquisitoire du Ministère public qui le précède, avec cette
éloquence dont le Magistrat qui doit porter la parole dans cette
cause, a donné des exemples toutes les fois qu’il a défendu les
droits de la Religion, de l’humanité et de la liberté (note des
défenseurs).
k
Le sieur Mendès a fait un reproche à Me Dejunquières d’avoir
prêté le secours de son ministère à deux malheureux. Le
désintéressement et la générosité avec lesquels il les défend,
peuvent surprendre le sieur Mendès ; mais ils n’en font pas
moins honneur au Curateur de Pampy et de Julienne, et le
reproche du sieur Mendès est un éloge pour Me Dejunquières
(note des défenseurs).
l
Le sieur Mendès qui conteste à Pampy et à Julienne la faculté
d’ester en Jugement, n’a pas fait attention que sa qualité de
Juif le privait du droit de réclamer les lois qui ont été faites
pour les Colonies, puisque par une loi précise, Louis XIV a
voulu qu’on en chassât les Juifs, et que, si malgré cette défense
ils y restaient, leurs corps et leurs biens fussent confisqués.
C’est la disposition formelle de l’article premier de l’Édit du
mois de Mars 1685. « Voulons et entendons (porte cet article)
que l’Édit du feu Roi, du 23 avril 1615 fait exécuté dans nos
isles ; ce faisant, enjoignons à tous nos Officiers de chasser
hors de nos isles, tous les Juifs qui y ont établi leur résidence,
auxquels, comme ennemis du nom Chrétien, nous
commandons d’en sortir dans trois mois, à compter du jour de
la publication des présentes, à peine de confiscation de corps
et de biens » (note des défenseurs).
m
Le sieur Mendès a menacé de faire arrêter Pampy et Julienne.
L’exemple récent d’un malheureux Nègre qui demandait sa
liberté et qui a été arrêté en sortant de l’audience, les a fait
trembler ; mais la justice éclairée du Ministère dont les
lumières et les vertus sont connues de la nation entière, a
rétabli le calme et l’espoir dans leurs âmes abattues. Ils
attendent avec confiance le Jugement qui doit prononcer sur
leur sort (note des défenseurs).
n
La cause devrait se juger dans deux jours, lorsqu’on nous a
demandé un mémoire : nous avons eu à peine le temps
d’indiquer les premières idées ; nous prions les lecteurs
d’excuser les négligences qui sont inséparables d’un travail
aussi important fait aussi rapidement (note des défenseurs).
La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de
l’Article 41, d’une part, que « les copies ou reproductions strictement
réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation
collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations
dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou
reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de
l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1”
de l’Art. 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque
projeté que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par
les Art. 425 et savants du Code pénal.
© Éditions Tallandier, 1984.
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relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à
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licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des
Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars
2012.
Table des matières
1. Couverture
2. Présentation
3. Page de titre
4. Sommaire
5. Épigraphe
6. Prologue
7. PREMIÈRE PARTIE - L’affaire Mendès France
1. I - Pampy et Julienne, esclaves nègres, réclament
leur liberté contre leur maître
8. II - Isaac Mendès France, négociant et colon à Saint-
Domingue
9. DEUXIÈME PARTIE - Les protagonistes : Juifs
portugais et Nègres français
1. I - Les Juifs portugais de Bordeaux
1. L’implantation des Juifs portugais.
2. La colonie portugaise de Bordeaux.
3. L’esprit portugais.
4. Les Lumières et les Juifs.
5. L’étrange prêche de l’abbé Grégoire.
2. II - Les Juifs de Saint-Domingue
1. L’antisémitisme de l’amiral d’Estaing.
2. Le silence colonial.
3. Le droit colonial et les Juifs.
4. Revendications des Juifs des colonies.
3. III - Noirs et Sang-mêlés en France
1. Le privilège de la terre de France.
2. La police des Noirs sous Louis XV.
3. Les Noirs en France.
4. Poupées noires et art nègre.
5. Femmes noires, hommes blancs.
6. Hommes noirs, femmes blanches.
7. Le Nègre et les philosophes.
4. IV - Nègres et Sang-mêlés à Saint-Domingue
1. 1. LES NOIRS
1. Les colons et le Noir.
2. Châtiments et atrocités.
3. Despotisme domestique et justice privée.
4. L’État et les châtiments.
2. 2. LES SANG-MÊLÉS
1. Le préjugé de couleur.
2. La police des gens de couleur libres.
3. 3. LE RACISME ET SA DIALECTIQUE
1. Mulâtresses et bâtards.
2. Les mésalliés.
3. Les Blanches et l’amour noir.
4. 4. LE RACISME ET SES CONFLITS
1. Discrimination raciale et assimilation
sociale.
2. Justice de race : mulâtres et Nègres libres.
3. Justice de race : les Nègres esclaves.
4. Vers le conflit des couleurs.
10. TROISIÈME PARTIE - Le procès
1. I - Plaidoyers pour la liberté
1. Loi naturelle et antisémitisme.
2. De la tradition à la philosophie.
2. II - Sentence et rappel à l’ordre
1. Politique parlementaire et verdict.
2. La police des Noirs en France sous Louis XVI.
3. Une réglementation mort-née, un racisme en
expansion.
4. Voltaire et l’affaire Mendès France.
11. Epilogue
12. NOTES
1. Première partie
1. CHAPITRE 1
2. CHAPITRE II
2. Deuxième partie
1. CHAPITRE I
2. CHAPITRE II
3. CHAPITRE III
4. CHAPITRE IV
3. Troisième partie
1. CHAPITRE 1
2. CHAPITRE II
3. ÉPILOGUE
13. Annexes
1. I - Échange de lettres entre Isaac Pinto et Voltaire
2. II - Arrêt du Conseil d’État du Roi
3. III - Extrait du Précis des gémissements des Sang-
mêlé dans les colonies françaises, par Américain,
Sang-mêlé, Paris, 1789.
4. IV - Chant
14. BIBLIOGRAPHIE
1. I. — Manuscrits
2. II. — Imprimés
15. À propos de l’auteur
16. Notes
17. Copyright d’origine
18. Achevé de numériser

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