L Islam Au Siecle Lumieres
L Islam Au Siecle Lumieres
L Islam Au Siecle Lumieres
Sadek NEAIMI
L'ISLAM
AU SICLE DES LUMIRES
Image de la civilisation islamique
chez les philosophes franais
du XVIIIe sicle
L' lI arlllall a n
5 7, rue de l'tcole-PolYlcchniquc
75005 Paris
FRANCE
l.' Ib r ma ll a n h a lhl
Via Oava, 37
102 14 Torino
ITA LIE
Avant-propos
Abrviations
c.F.L.
E. S. C.
H. L. F.
O. E.G. L
P. U. F.
S. V. C. C.
T.L.F.
Pour les noms propres arabes, l'orthographe adopte est trs proche de la
prononciation en arabe. Par contre, on a gard la transcription de ces noms
La question du dialogue entre les deux cultures occidentale et arabo-musulmane demande une recherche approfondie
sur la rception de la civil isation islamique dans le discours
de l'Occident modeme. Faute de quoi, on risque de rester sur
une image fige et discutable suscite par la peur de l'autre,
ravive par l'actualit rcente.
Le temps prsent exige un dialogue entre deux mondes
dont l' histoire commune est charge de haine religieuse, d'affrontements aIms, mais aussi d'change culturel et de rapports conunerciaux, en raison du besoin qu ' il s ont l'un de
l'autre. Pour que ce dialogue ne soit pas un dialogue de
sourds, il convient de comprendre les bases intellectuelles de
la rception de la civilisation islamique dans la mentalit
occidentale de l'Europe modeme : sous quel jour cette culture
islamique apparat-elle dans les uvres fo ndatrices et reprsentatives des Lumires franaises, durant celte priode o
l'Europe, travers l'exotisme oriental, cherche dans l'autre
un alibi pour dfinir sa propre identit, avant l'poque de la
colonisation du XIXC sicle? Les pages qui suivent permettent
de saisir comment, et dans quelle mesure, la rception de la
civilisation islamique a permis l'Occident de se constituer
une identit, au moment o la pense europelU1e rompait avec
l 'hritage mdival.
Introduction
12
INTRODUCTION
13
14
INTRODUC110N
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16
PREMIRE PARTIE
CONTINUIT ET RUPTURE
CHAPITRE 1
20
21
1982, p.23.
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duite pendant cette renaissance qui fait l'apologie du christiam s~e, avec pour objet de noircir l'image de l' islam; cel1ains
e,spnts es~ayent de rendre l'autre ce qu 'il mrite, mais
1 EglIse n a de cesse d'touffer toute tentative qui mettrait
l'accent sur la ralit de l'islam. A cause de cette censure
exerce par l'Ol1hodoxie chrtienne, l'Occident conservera
parfois inconsciemment, la perspective mdivale Sur la civi:
1isation islamique.
. Dans l'Europe mdivale, la reprsentation de l'islam en
Itttmture, comme dans les crits des prtres, est haineuse et
~ otll'lque pour satisfaire le public clutien. Peu d 'ouvrages litI<rair.es ont Plis l'Orient pour objet: l'exotisme littraire et
11I'I!Shque ne commencera qu' la fin de la deuxime moiti du
Vil e sicle, avec entre autres Bajazet de Racine. Il faut cepen(~"l1t rel,ev:r deux uvres littraires du Moyen-Age qui ont
10ul111 a 1 ImagmatlOn occidentale une image fictive des
IIlllsulmans, le Plerinage de Charlemagne et la Chanson de
Iiolond. Le Plerinage montre, selon M. Rodinson, l'empereur
N1\ dplaant Jrusalem sans aucun contact avec les mu sul11I1I11S. On ne connat pas exactement la date de la rdaction du
/Worinage de Charlemagne, mais on la situe au dbut du XIe
1111 (lu XIIe, sic~e. Quant la Chanson de Roland, compose
WIH la meme epoque, elle dpeint, dans un style tout aussi
IlIhul ux, un islam puissant et riche, dont les divers potentats
1 pr 'Icm mutuellement main-forte, paens multiples, avec
Ih Nubiens, des Esclaves, des Almniens et des Ngres des
\'111 '8 ct des Prussiens, des Huns et des Hongrois, mais'uniIh '~ll our du culte de Mahomet, de Telvagan et d ' Apol10111 11 , La Chanson de Roland reprsente donc Mohamm d
e
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plus de dtails sur l'histoire de ce mot dans le deux ime chapi tre, ( Donnes
lex icologiques .
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of the Ti/l'kis Alcoran Being a Discovely of mally secret Po/icies and Practices of that Religion, not til! now revealed,
publi Londres en 1652, et l'auteur en est un musulman
converti au catholicisme en 1487 Valence 8. Cent soixante
ans plus tard, Adrien Reland critiquera ce livre 9.
Quelques dramaturges voulaient, au XV Ie et au XV IIe
sicles, rivaliser avec les voyageurs et les missionnaires, et
faire retenti.r la scne du fracas de ces barbares propre
pouvanter les esprits. Au XV Ie sicle dj , tout un thtre tragique prenait ses sources dans les relations de voyageurs captifs des Turcs 10 ou d'ambassadeurs, c'est le cas de La
Soltane, tragdie de Gabliel Bounin, publie en 156 1, qui relate une sombre intrigue dans le palais de la Sublime Porte ou
plutt dans le srail turc, une intrigue qui annonce celle de
Bajazet (1 672), avec les mmes couleurs locales turques, ou
qui rappelle plutt l' Istanbul du XV Ie sicle.
C' est au XV Ie sicle que fut cre la premire chaire de
langue arabe au Collge des Lecteurs Royaux (plus tard
Coll ge de France), en 1539. Les humanistes ont ainsi pu
commencer aborder l' Orient musulman avec un esprit plus
ouvert. Les arabisants Il de ce Collge se sont dtachs de
la perspective religieuse. L' tat d'esprit est ce moment plus
ouvert que lors de la premire renaissance marque par
l' chec des Croisades. Les orientalistes s' intressent, ct
de suj ets religieux, la langue et la littrature arabes.
Guillaume Postel ( 15 10- 158 1), premier professeur de langue
arabe au Collge des Lecteurs Royaux, s'est consacr aux
sujets littraires arabes, cherchant des manuscrits impol1ants
8. P. Manino, L'Orient dans la littratllre franaise dll
gnant un musulman, sera, dans cette tude, mis entre guillemets. Voir aussi l'entre litre au chapi tre sui va nt.
Il , Ce mot apparat dans la langue franaise en 1842.
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Cette deuxime renaissance concide avec les vnements politiques et militaires survenus entre l'Empire ottoman et les pays
europens. Mais les objectifs de ces tudes taient assez diffrents de ceux de la renaissance du XIIe sicle, les tudes du XVIe
sicle ayant commenc au Collge des Lecteurs Royaux et non
pas dans l'abbaye, autrement dit avec des objectifs plutt lacs.
C'est donc le XVIe sicle qui a connu le vritable dbut des
tudes sur l'Orient, mais les grands travaux de cette renaissance auront lieu au XVIIe sicle, avec les traductions des ouvrages
arabes, persans, turcs, et avec le travail des rudits de
l'Acadmie de l'Inscription et Belles-lettres, entre autres.
A ct des recherches des orientalistes du Collge des
Lecteurs Royaux, l'effort des thologiens protestants s'est
poursuivi. Thodore Bibliander, de son vrai nom Thodore
BuchrnalID, professeur, orientaliste zurichois, dont l'enseignement a succd celui du grand Rformateur de Suisse
Huldrych Zwingli, publie en 1543 Ble une version latine
du Coran, accompagne de rfutations, d'explications et d' informations nombreuses sur la vie et les murs des musulmans 19. La raison qui a pouss ce thologien dans ces travaux rside dans la ngation, par quelques personnes de son
temps, de la divinit du Christ. Il s'agissait non seulement
de prvenir ces drives, mais aussi, sans doute, de mettre un
terme aux conversions volontaires de chrtiens, attestes la
fm du Moyen-Age et pendant la Renaissance 20. Doit-on rappeler que la date de parution de cette traduction bloise est
celle-l mme de la prise de Byzance par les musulmans? De
toute manire, cette version latine du Coran ne se trouve pas
parmi les sources des crivains des Lumires.
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29. Ceci est la petite chronique arabe d'Abul-Farag tire de sa grande chronique
syriaque, dont l'dition du P. Salhani (Beyrouth) de 1890 est pl us correcte et Tenfenne un index gnra l.
30. N. Daniel, Islam el Occident, traduit de J'anglais, les ditions de Cerf, Paris,
1993, p. 439.
31. Ma lecture de cet ouvrage a t faci lite par le texle arabe accompagnan t le
texte latin,
32. Dictionnaire Historique el critique, 4 vo l., chez Brunei, Amsterdam, 1697,
t. III , p. 257.
33. Les travaux de Hottinger s'intitulent De Bibliolh'eca Oriel/taUs.
chez J. Bodmer,
Cil. , 1. X IV,
ct 403.
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qu ' ils peuvent apporter l'enfant les plus excellents parfums et les plus suaves odeurs du monde, les nues firent
entendre l'assemble qu 'elles taient plus utiles, puisqu'elles versaient sur la terre les plus douces et plus claires
eaux. Les anges remontraient que J'excellence de leur nature les rendait prfrables tous ceux-l. La vo ix de Dieu
prsidant en cette assemble finit leurs contentions et profra que l'enfant ne serait point t des mains des hommes, &
bnissant les mamelles qui l'allaiteraient [... ].
Toujours dans les Lettres p ersanes, Montesquieu emprunte Baudier les noms des femmes qui commencent par la lettre
Z, comme Zachi, Zelis ... 42. L'Histoire gnrale de la religion
des turcs fut une des rfrences des encyclopdistes pour
l'histoire de la civilisation islamique, comme indiqu dans
l'article Bibliothque de l'Encyclop die. L'auteur anonyme de cet article se rfre uniquement aux vnements historiques et non aux jugements de Baudier.
Les tudes se succdent dans la seconde moiti du XV IIe
sicle, telle l' uvre de Du Vignau publie en 1688, Le secrtaire turc, contenant l'art d'exprimer ses p enses sans se voir,
sans se parler et sans s'crire, o Rousseau prend connaissance de la langue pistolaire des salams, par laquelle se
transmettent sans crainte des jaloux les secrets de la galanterie orientale dans les harems les mieux gards 43 .
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p.37.
41
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cieux livres. Un autre incendie se produisit au IVe sicle ap. J. -C. pour des raisons purement religieuses, puisqu'il fut caus par les chrtiens enthousiastes qui
brlrent les livres n'ayant pas de rapport avec la religi on. (CeUe opinion est sou.
tenue par Voltaire.) Ces destructions eurent dont lieu avant la prise de l'Egypte
par les Arabes. Il y aurait cu un troisime incendie provoqu par les Arabes en
641 . Mai s il est probable que les livres qui sont rests aprs les deux premiers
incendies ont t dtruits par l'indiffrence et la nochalance. Ce sujet a suscit la
polmique entre Rousseau et les autres philosophes sur la valeur des livres et de
la culture.
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mauvais judasme, de christianisme corrompu et de paganisme arabe et en composa le funeste poison qui a infect la
moiti du monde. Il joignit ses mauvais dogmes la licence
des murs et un abandon entier au plaisir des sens, afin de
gagnerle cur de ce dont il n'avait pu convaincre l'esprit 68.
Le ton de Prideaux rappelle celui des auteurs du MoyenAge, dont les Clits sont sans valeur historique et ne rpondent
qu' des impratifs de propagande. L'ouvrage de Prideaux
s' inscrit en grande partie dans la polmique contre les distes.
L'auteur explique dans son introduction, ainsi que dans la
lettre aux distes publie en annexe, que puisque les
distes accusent le christianisme de tricherie et d' imposture,
il propose de dmontrer la vraie imposture chez Mahomet
pour faire comprendre combien la religion chrtienne en est
loigne , comme le constate Arm Thomson 69. Le livre de
Prideaux s'insclit aussi dans le combat de l'Eglise anglaise
la fin du XV IIe sicle et au dbut du XVIIIe sicle contre les
67. Le titre complet est The Tnle Nature of ImpOSlIIre j/ly Displayed il/ the life
48
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Mecque est situe proche du fleuve Betius nomm aujourd' hui Saibare . On peut soutenir cette hypothse, puisque
Oayle la mentionne dans le texte et non pas dans ses notes, et
ue l'anne de la premire dition de ce Dictionnaire est
1697 c' est--dire l' anne mme de la parution du livre de
I} rid~aux. En plus, l' orthographe utilise par Voltaire pour le
mot Sabare est la mme que celle de P. Bayle. A mon avis, le
point de vue de Martino suivant lequel cette elTeur de Voltaire
dans la tragdie Mahom et viendrait de Prideaux est revoir.
En effet, cette fausse information lui parvient plutt travers
P. Bayle.
Prideaux est aussi une des sources de Montesquieu dans De
l'Esprit des lois , o l'on trouve des informations erro~es sur
la biographie du Prophte. A. Gunny remarque: In hls attItude to Muhammad, Montesquieu is similarly more mterested m
inventing or vulgarizing myths than in desctibing the real man.
ln a footnote to book XVI, chapter 2, of De l'esprit des lois he
explains that Muhammad married Khadija at the age of five
and slept with her at the age of eight 72. Prideaux a donc fourni Montesquieu quelques renseignements sur la civilisation
islamique. Montesquieu le cite d'ailleurs dans une note au
deuxime chapitre du seizime livre de l'Esprit des lois.
Boulainvilliers critiqu
De Michel Baudier Humphrey Prideaux, le clich varie
peu. Les Mahomtans , qu'ils soient Turcs, Arabes ou
Persans, sont pervertis parce que leur loi, et par consquent
son fondateur, est perverti. Et cette perversion est dfinitive
puisque tout est infect 73 . Le mme jugement sera repris
72. Montesquieu's view of Islam in the Lettres persanes)) in SVCC. Oxford,
1978, nOCLXXIV, p. 160.
73. Selon Olivier H. Bonnerot, op. cU. p. 8 1.
50
Il convient de remarquer que le rcit de Gagnier concernant ce voyage correspond fidlement ce que racontent les
historiens arabes sur la vie de Mahommed et que l'ironie de
Voltaire propos de ce miracle ne vise pas seulement
l'islam, mais concerne les miracles en gnral, qui sont
contre la raison.
Rousseau reprend des opinions de Gagnier, dont il a lu
l'uvre pour Mme Dupin, comme le dit J. Starobinski 77 Il
voque brivement l'histoire de Saide dans Les Rveries
74 . Le titre complet est La vie de Mahomet traduite el compile de ' 'A/coran , des
traditions alllhellliqlles de la Sonna el des meilleurs ailleurs arabes.
75. La vie de Mahomet, chez les Wetsteins & Smith, Londres, 1747, p. LI!.
76. Ibid., p. 25 1.
77. Rousseau, uvres compltes, op. cil., t. V. p. 1548.
51
80. uvres compltes, 46 vol., Hachette, Pari s, 1866, t. X VI, p. 74. Notons que
Voltaire n'avait accs direct cette traduction qu' travers le D iscours pl'limifla ire.
52
Newton.
85. Garni er, Paris, 1961, p. 442.
53
54
arabe selon les donnes des livres arabes et laisse les commentateurs musulmans parler eux-mmes des textes coraniques selon leurs points de vue. Il n'en foumit pas moins
des informations inexactes sur l'islam. Parlant des prophtes mentionns par le Coran dans l'Examen important
de Milord Bolingbroke ou le Tombeau du fanatisme, Voltaire considre que le Coran compte deux cent vingt-quatre
mille prophtes 89. En ralit, le Coran ne compte et ne
cite que vingt-quatre prophtes. Il est vrai que Voltaire ne
renvoie pas Sale, mais l'Examen date de la priode o
l'auteur consulte Sale sur le monde musulman 90 ; ajoutons
que Voltaire n'avait accs au Coran qu ' travers cette traduction. La mme infonnation rapporte par Voltaire
concemant le nombre des prophtes est mentionne dans le
Discours prliminaire comme suit : Le nombre des prophtes que Dieu a envoys de temps en temps sur la terre
n'est pas moindre de 224 mille, suivant une tradition mahomtane, ou de 124 mille suivant une autre 91 .
C'est surtout dans le chapitre XXXI de L 'Examen de
Milord Bolingbroke que Voltaire apparat redevable aux
Observations historiques et critiques : Des sectes et malheurs des chrtiens jusqu' l'tablissement du Mahomtisme . Il semble que ce chapitre rsume la section Il de
l' uvre de Sale, De l' tat du christianisme, en particulier
de l'tat des glises d'Orient & du judasme au temps de la
venue de Mahomet . Sans exagrer, on peut dire que l' article Alcoran ou le Koran du Dictionnaire philosophique
rsume le livre de G. Sale.
89. Mlanges, Bibliothque de La Pliade, Paris, 196 1, p. 1038.
90. L'Examen parat pour la premire fois en 1767, mais Voltai re l'crit, selon
Jacques Van Den Heuvel, en 1746 ct les dix-neuf premiers chapitres, auxquels
cette citation appartient, ont vu le jour entre 1736 et 1746, ibid., p. 1454.
9 1. Observations historiques et critiques, op. cil., pp. 208-209.
55
92. Essai slIr les Jangues, Ga llimard , Paris, 1990, p. 252. Il est possible que ce
sujet doive plus aux rcits du pre de Rousseau qu' l'ouvrage de Sale. C.e~cn.
dant on lit dans les Observatiolls historiques et critiques sllr le Mahometlsme
que ies Arabes sont channs par les rimes du Coran, J'hannonie des ~xpressions,
et que le Coran ({ est om de figures hardies sui va nt le goOt des Onentaux : ce
sty le est anim par des expressions neuries & sen tenc ieuses [... ], op. cit.,
p. 170.
93. Soulignons que, selon D. Oster dans sa prface, l'uvre de cet auteur est
pamphltaire el que son Discours est virulent, voir Montesquieu, uvres COll/pites, Seui l, 1964, p. 527.
.
94. Les Rcits de voyages sources de "Esprit des lois de MOlllesqllieu, Slatkmc
reprints, Genve, 1980, rimpression de l'dition de Paris, 1929, p. 142.
95. Ibid., loc. cil.
56
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Les Sarrasins
Influenc par Pocock et Prideaux, Simon Ockley n en
1678, nomm en 1711 professeur d'arabe Cambridge, crit
une Histoire des Sarrasins, publie en deux volumes, l' un en
1708, l'autre en 1718 103 , et traduit en franais en 1748.
L'ouvrage n'a eu aucun succs en France, non seulement
cause de son style sec et de sa nalTation plate, mais aussi
selon Grimm parce que tous les faits se ressemblent et sont
cousus bout bout sans liaison. On ne voit jamais la raison
des vnements qui occupent la scne. Point de rfl ex ions,
point de pOitraits, point de politique 104 Il me semble que
99. F. Blchet, Lumires o r e ntales~) in Dix-Huitime sicle, nO28, 1996, p. 17.
100. uvres historiques, op. cif ., p. 1686.
101. Montesquieu ct le monde musulman , in Acles du colloque de
Montesquieu tenu Bordeaux en 1956, p. 17 3.
102. Montesquieu et le despotisme in ACles du Colloque de Montesquieu,
ibid., p. 194.
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105. Le titre complet en anglais est The hisloly of Saracens: comprising the
lives o[ Mohammed and bis Sliccessors, 10 the dea/II ofAbdelmelik, the elevell/Il
caliph . WU" ail aCCOllllt of their mos! remarkable bailles. sieges, l"evolIS, &c.
Collected [rom aUllientic sources, especially arabie. Ce livre eSI publi pour la
premire fois Cambrigc, entre les annes 1708 et 1718, en deux volumes.
108. Il Y a deux orthographes pour ce nom: l'une avec s l'autre sans. Rene
Simon, ditrice de ses uvres philosophiques, choisit Boulainvilliers. La Vie de
Mahomed porte cependant le nom de BoulainvillicT.
109. D. Venturi no, un prophte ' philosophe '? ), in Dix-Huilimesic/e, nO24.
1992, p. 32 i.
11 0. La chercheuse gyptienne R. EI-Diwani, en se rfrant l'dition anglaise,
semble sui vre l'avis de N. Daniel dans L'Islam et Occidelll, op. cit., p. 366.
60
115. Pour les autres li vres de BouJ ain vill iers, voi r Rene Simon, Heilly
61
tait un grand homme, et ose ainsi cIire, avant l'panouissement de la philosophie des Lumires qui affilmera la relativit religieuse : pour porter la connaissance de l' Unit de
Dieu depuis l' Inde jusqu ' l'Espagne, & y dtruire tout autre
culte que le sien. Effets prodigieux! & qui se rapportent mal
l'ide que l'on nous donne du mme Mahommed ; comme
Imposteur hassable & malin, galement rempli de dfauts
dans le corps & dans l'esprit ; & tel que ses accs d 'pilepsie,
qui naturellement ne devoient servir qu' redoubler l'honneur
de sa persOlme, ont t mnagez & employez augmenter son
dguisement, & tromper les tmoins les plus proches de sa
conduite 11 6. Il convient cependant d' ajouter que la troisime partie de ce livre adopte le regard de l' Europe clutienne
l'gard du Prophte, et n' a ni le style ni l'ouverture des deux
premires parties.
Voltaire a bien lu La Vie de Mahomed et l' a critique plus
tard deux reprises : dans le Catalogue du Sicle de Louis
XlV et dans une lettre du 21 dcembre 1740 adresse
Frdric Il : M. le comte de Boulainvilliers cri vit il y a
quelques annes la vie de ce fau x prophte. Il essaya de le
faire passer pour un grand homme que la providence avoit
choisi pour punir les crtiens (sic), et pour changer la face du
monde 11 7 Dans le Supplment l 'Essai sur les murs, il
critique l'opinion de Boulainvilliers selon laquelle la Providence envoie Mahomet pour punir les chrtiens d' Orient,
qui souillaient la tene de leurs querelles de religion, qui poussaient le culte des images jusqu ' la plus honteuse idoltrie,
et qui adoraient rellement Marie mre de Jsus [...] 118.
impossible que Boulainvilliers ait crit un livre comme celui-ci parce que ce
Trait va l'encontre de ses ides distes. Bien entendu , il y a une autre fausse
attribution qui se rpte dans quelques travaux, savo ir cell e de l'ouvrage
Histoire des Arabes, que Mons Taha-Husscin attribue inexactement ce
comte, voir Prsence de l 'Islam dam la littrature romalllique en France, Le
Caire, Dar AI-Maaref, 1960, p. 27 . Il est trs probable ql:lc Monis rpte le point
de vue de Raymond Franci s dans son livre Aspects de Ja !iurature arabe, surtout si on tient compte du fait que ce professeur, qui a longtemps trava ill au
Caire, tait en contact avec le chercheur gypticn. A ma connai ssance l'f!istoire
des Arabes eSi de Marigny ( 1750).
11 6. La Vie de Mahomed, Changuion, Amsterdam, 173 1, pp. 178 et 179.
11 7. Volta ire, Correspondance, op. cil., t. Il, p. 4 17.
11 8. Essai sur les murs, op. cil., t. Il, p. 9 15.
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J~ c.
Orient dans le
Dictionnaire europen des Lumires, op. ci!. , p. 808. G. May mentionne la mme
date, op. cil., p. 9. Celte confusion de dates est due au fait qu 'on ml ange la date
tionn ci-dessus est celui de P. Hazard ; G. May, par contre, souligne que la date
de la publication des tomes Xl et XII est 1717, c' e~ tdire deux ans aprs la
mort de Galland. Voir la biographie donne par J. Gaulmier au dbut des Mille
el Un e Nuits publies chez Garnierflammarion, 1965. Notons aussi que cette
traduction n'est pas complte, la premire traduction complte de ces contes est
celle de Mardrus (1899-1906).
131. M-L. Dufrenoy, L 'Orient romanesque en France, J704-1 789, Beauchemin,
Montral , 1946, p. 29.
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exemple les Lettres M. de Voltaire sur La Nouvelle Hlose (ou Alosa) de JeanJacques Rousseau, Mlanges, op. cil" p. 395 ; et Rousseau, Correspondance, 51
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Voltaire reste conscient que ces contes sont des rcits fictifs qui ne reprsentent pas rellement la socit islamique. Il
lit les Mille et Une Nuits avec l'esprit philosophique qui en
mesure bien le contenu et qui cherche consciemment les
limites entre l' imaginaire et le rel. Le philosophe crit:
plus je relis les Actes des Martyrs, plus je les trouve semblables aux Mille et Une Nui/s,je suis tent de croire qu ' il n' y
a jamais que les chrtiens qui avaient t perscuteurs, pour
la seule cause de la religion . Il ne manque pas de faire appel
l'expression pjorative de contes de Mille et Une Nuits
143. Voi r l'histoire des trois ca landres fils de roi, et de cinq dames de Bagdad des
70
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VI VOYAGEURS DU LEVANT
Voyageurs diplomates
C' est au XV Ie sicle que commena en France la vogue du
voyage en Orient, avec ceux de Jean Chesneau en 1549 en
Egypte, Jrusalem, et Constantinople, ou du gographe
franais Andr Thevet en Egypte en 1552, dont il tirera les
matriaux de sa Cosmographie universelle publie Paris en
1575. Thevet uvre en faveur' de l'alliance de la France avec
l'Empire ottoman et par consquent du prestige de l'islam.
En 1604, F. Savary (1560-1628), seigneur de Brves, a fait
un voyage en Orient et a consign ses observations dans un
livre intitul Voyage en Grce, Terre sainte et Egypte, et al/X
royaumes de Tunis et Alger, qui sera l'une des sources de
Montesquieu 149 Ce diplomate au service d'Henri IV et de
Louis Xlii, se distingua surtout comme ngociateur
Constantinople pour le renouvellement des capitulations. Il
rappOlta de ses missions en Orient de nombreux manuscrits
148. L. Althusser, MOlllesquiell la politique el l'hislOire, P. U.F., Pari s, 1959, p. 7.
149. Ce phil osophe possdait l'dition de 1628, L. Desgraves, op. Cil. , p. 194.
72
turcs, persans et arabes, et fit excuter de magnifiques caractres arabes d'imprimelie qui furent surtout utiliss pendant
et aprs la Rvolution 150. Colbert (1619-1683), encourageait
les voyageurs dsirant visiter l'Orient pour d'ventuelles
conqutes, ainsi que le suggrent les rapports stratgiques
remis priodiquement l'administration royale par les
Consuls de France en Afrique du Nord 151
Un voyageur anglais nomm Sir Paul Ricaut (ou Rycault)
crit en 1670 un ouvrage qui deviendra une source importante
des crivains des Lumires concernant l 'histoire et la situation
de l'Empire ottoman. Il s'agit de son livre Histoire de l'tat prsent de l 'Empire Ottoman 152. Ricaut remplit pendant onze ans
les fonctions de consul anglais Smyrne. Il mourut en 1700. Ce
voyageur exerce une influence sur P. Bayle en ce qui concerne les murs musulmanes. On lit dans Rponse aux questions
d'un provincial quelques citations tires de Ricaut se rfrant
au despotisme oriental.
Mais Ricaut influence surtout Montesquieu, qui s' inspire de
son livre dans sa description de la Turquie, particulirement
l'ide du despotisme oriental et la condition des femmes dans
l' islam. Ricaut a t la principale source de Montesquieu pour
la Turquie 151. Le philosophe cite Ricaut dans quelques pas150. Voir Daniel Rcig, Homo orientaliste, fa langue arabe ell France depuis le
x/xe sicle, srie Islam-Occident, volume V, Maisonneuve & Larose, Paris, 1988,
p.52.
151. Cf. F. Berrio!, op. cit., p. 68.
152. Le titre complet de ce li vre est j'Histoire de l'lal prsent de J'empire
Ottoman,' COlllenalll les maximes politiques des Tllrcs. les principaux points de
la religion Mahomtane, ses sectes, ses hrsies, & les diverses sor/es de
Religieux .. leur discipline militaire ... Nous rapportons ce titre selon la traduction de P. Briot, d. de Sebastien Mabre, Cramoisy, Paris, 1770. Le livre parait
pour la premire fois Londres en 1669. La traduction franai se est publie un
an plus tard Amsterdam . Montesquieu a dO utiliser l'dition d'Amsterdam de
1670. Rieaut est aussi l'auteur des deux ouvrages suivants sur la Turquie ;
Histoire des Irois derlliers empereurs Wrcs, depuis /623 j usqu 'efl /659,
Londres, 1680 et Histoires des Turcs depuis /5 79 jusqu'en /699, Amsterdam,
1709.
153. Ibid., p. 41.
73
74
75
p. 127.
160. M. Dodds, Les Rcits de voyages sources de l'Esprit des loi s de
Montesquieu, op. cil., p. 48.
161. Voir l' introduction de S. Yerasimos pour les Six voyages de Turquie & de
Perse, Franois Maspero, Paris, 1981, p. 7.
76
Tavernier d'Ispahan Smyrne par Erivan, et la quasi-totalit des lments puiss chez Tavernier se trouve dans des
Lettres persanes 162, D'autre part Tavernier est une des rfrences de Diderot dans Les Bijoux indiscrets, o on lit au chapitre 41, Histoire des voyages de Slim : C'est une mauvaise habitude que j'ai contracte en lisant Tavernier et les
autres 163 ,
Cependant, les rcits des voyageurs les plus consults par
les philosophes du XVIIIe sicle sont ceux de Chardin, l'auteur d 'un Voyage de Paris Ispahan paru en 1686, Ce livre
dcrit d'une manire remarquable les milieux cultivs europens et devint une source importante concernant la civilisation musulmane, Reland l'affirme quand il dit que Chardin
a fort bien montr en quoi consistait la religion des Maho,
[..]
metans
, 164 ,
Montesquieu est redevable l'ouvrage de Chardin en ce qui
concerne sa pense politique sur l'Orient: J'ai trouv dans
Chardin ce dveloppement de la singularit de dtrnement du
dernier roi de Perse [ .. ,] 165, C'est dans Chardin qu ' il trouve la
lgende du tombeau de la vierge qui a mis au monde douze
prophtes et la fameuse pe d'Ali deux pointes 166, et
c'est aussi en grande partie lui qu'il doit l'ide que l'islam
est une religion charnelle 167, Le philosophe emprunte au rcit
du mme voyageur quelques ides sur les concubines 168,
M, Dodds souligne que Montesquieu s'tait nowTi de Chardin
l'poque de la composition des Lettres persanes et que ces
ides sont devenues les siennes: depuis cette poque, le seul
162. Montesquieu, uvres complres, op. cil., 1. l, p. 1590.
163. uvres compltes, d. L. Versini, op. cil., 1. l, p. 684.
77
78
79
Des caractres distinctifs de la premire langue et des changements qu'elle dut prouver et le chapitre V De l'criture. Rousseau dfinit une langue type et applique ce modle
l'arabe, qui, ct de la richesse de vocabulaire, aurait peu
de mots abstraits pour exprimer les rapports diffrents. Elle
aurait beaucoup d' irrgularits et d'anomalies, elle ngligerait l' analogie grammaticale pour s'attacher l'euphonie, au
nombre, l'harmonie, et la beaut des sons; et au lieu d'arguments elle aurait des sentences, elle persuaderait sans
convaincre et peindrait sans raisonner. A mon avis, cette ide,
prise de la description de Chardin, poun'ait plus tard, mal
interprte, devenir une des ides favorables la colonisation
des pays orientaux sous prtexte de civiliser les habitants de
ces pays dont la langue, et par consquent les gens qui la parlent, manquent de la possibilit de raisonnements et d'arguments. Les sources des voyageurs peuvent donc receler des
piges.
Rousseau choisit des extraits de ces rcits pour
Mme Dupin selon l'dition d'Amsterdam de 1711. Dans ses
notes du Discours sur l'origine et les fondements de l'ingalit parmi les hommes (1755), il compare Chardin, en tant que
voyageur, Platon. Et dans La Nouvelle Hlose, l' auteur
mentionne dans la lettre III de la cinquime partie un proverbe tir du livre de Chardin d'aprs l'dition d'Amsterdam de
1711. On lit une longue citation prise de Chardin dans Emile
ou l'Education, livre IV 177 . Dans le livre Ill, chapitre 8, du
Contrat Social, en parlant du rapport entre le climat et la
consommation des gens des pays chauds, Rousseau doit
Chardin un passage sur la manire de vivre des Persans et le
lien entre la sobrit des peuples et la feltilit des terres. Il
emprunte galement Chardin le sujet de Poul-Serrho 178
80
c'es.t--dire ce pont qui est sur le feu ternel, pont qu 'on peut
appeler, selon la tradition islamique, le troisime et dernier
examen, et le vrai jugement dernier, parce que c'est l o se
fera la sparation des bons d'avec les mchants. Rousseau
reprend ce Poul-Serrho en deux endroits: dans le quatrime
livre d'Emile, o il cite longuement Chardin comme sa rfrence 179, et dans le troisime dialogue de Rousseau juge de
Jean-Jacques o il crit :
Leurs trames aprs le succs meurent avec leurs complices
auxquels ils n'ont rien tant appris qu' ne pas craindre dans
l'autre vie ce Poul-Serrho des Persans object par U . ceux
qui disent que la Religion ne fait aucun bien 180.
81
langues o on lit le passage dj cit qui tmoigne de sympathie envers les musulmans et leur raction l'audition du
Coran .
L'uvre de Chardin montre un voyageur plus ouvert et
plus savant que les autres voyageurs de son temps, mais la
recherche de ce qui peut nourrir son imagination sur l'Orient.
Une imagination pleine de l'image horrible de ces mahomtans ennemis de Jsus-Christ. Ce ne sont pas seulement
les termes qu ' il utilise pour dsigner le Prophte comme
imposteur ou faux prophte qui marquent une continuit avec l' image mdivale, mais aussi son interprtation de
quelques expressions de manire ngative, noulTissant cette
image hideuse de l'Orient musulman. Il crit par exemple que
Les Arabes, & les Turcs appellent les Persans, Agem, la
Perse Agemeslaan, mot qui peut dire Etranger, & aussi Barbare 182. En fait, le mot arabe Adjem el-essane (et non
pas Agemeslaan comme on le trouve dans le texte prcdent)
signifie seulement en arabe la langue trangre. Ce mot
dsigne aussi les non-arabophones, sans la notion ngative de
barbare que Chardin invente.
Voyageurs missionnaires
Montesquieu, lors de sa prparation de l'Esprit des lois,
fait par ailleurs des emprunts un voyageur missionnaire,
P. Ducerceau (1670-1730), qui crit Histoire de la dernire
rvolution de Perse (1728). M. Dodds signale que le pre
Ducerceau n'alla jamais lui-mme en Perse, mais qu'il travailla sur les mmoires du Pre Jude Krusinski, jsuite polonais, qui y avait fait un long sjour. Ces mmoires embrassent les annes 1694 1725 183 . Dans De l'Esprit des lois, le
182. Op. cil. , (. 11 , p. 5.
183. Op. cil., p. 37.
82
83
84
85
veaux tennes concernant les habitudes orientales. Le dictionnaire de Trvoux dans l'dition de 1762 ajoute quelques nouveaux mots dans ce domaine prcisant que le mot Muphti est un
tenne de relation comme on lit dans l'article Muphti .
Cet enrichissement est vident aussi dans la tetminologie nouvelle de diffrentes plantes et pien'es prcieuses. JI est ncessaire de rappeler nanmoins que le but essentiel de ces voyageurs n'tait pas la dcouverte et l'ouvetture sur l'autre, mais
qu'ils avaient des objectifs commerciaux et politiques.
Tavernier tait un commerant protestant qui voyagea
Constantinople et en Palestine avec une mission en faveur du
pre Joseph du Tremiay. J. Chardin avait un but essentiel: le
commerce; il obtint le titre de marchand du roi auprs du
Shah de Perse et fut agent de la compagnie orientale anglaise.
Les voyageurs dont j'ai parl ne sont pas les seuls voyageurs du Levant au XVIIIe sicle, jusqu'au dbut de la deuxime moiti du sicle. J'ai laiss de ct ceux qui ne sont pas
des rfrences par rapport la civilisation islamique pour les
auteurs des Lumires, bien qu'il y en ait qui ont bien parl de
l'Orient comme l'abb Le Mascrier dans son oeuvre intitule
Ide du gouvernement ancien et moderne de l'Egypte 188 ; et
le sieur Granger dans sa Relation du voyage fait en Egypte en
l 'anne 1730, qui parut en 1745 .
Il est remarquer que les crivains puisent beaucoup d' infonnations sur l'Orient dans les crits des voyageurs; pourtant
ils ne sont toujours d'accord avec les infOimations rappOlt es
188. Le titre original est Description de l'Egypte contenant plusieurs il/arques
curieuses sur la gographie ancienne el moderne de ce pais (sic), SlIr ses monuments anciens. sur (es murs, les coftumes & de la religion des Habilallls, sur
Je gOllvernement & le commerce, sur les animaux les arbres. les pIailles ... Celte
description est compose d'aprs les mmoires de Monsieur de Mai ll et, ancien
consul de France au Caire, par l'abb Le Mascricr. Ce titre suit l'dition de La
86
87
197. Voir Jean Morel, Recherches sur les sources du Discours slIr f 'il/galit ).
in les Annales de la Socit J..J. Rousseau, 1. V, p. 190.
198. Dictiollnaire europen des Lumires, op. cil., article Voyages et Voya
geurs .
CHAPITRE Il
REMARQUES LEXICOLOGIQUES
Arabes
Ce mot est utilis comme nom et adjectif. La langue franaise connat l'adjectif arabe depuis 1680. Le nom revt deux
significations. L'une - on doit alors l'crire avec une lettre
majuscule - pour dsigner une personne qui habite ou qui est
ne en Arabie. Selon cette dfmition, l'Arabe ne signifie pas
au XV IIl C sicle l'arabophone, mais celui qui est de race arabe,
cette dfinition excluant les Arabes qui ont adopt la langue
arabe comme les Egyptiens, les habitants d' Afrique du
Nord ... Voltaire l'utilise, dans l'a11icle Arabes de son
Dictionnaire philosophique, pour dsigner le peuple arabe
d'origine smite et oziginaire d' Arabie: Les Arabes [ ... ]
90
91
Il faut ajouter que les philosophes dpassent les diffrentes dfinitions qui ont en gnral un sens pjoratif. Prenons, ct des dfinitions prcdentes, celle du Diction!laire comique, satyrique, critique ... o arabe signifie dur,
inexorable, sans piti, usurier, avare; un homme sans misricorde, charit, ni compassion . Ce Dictionnaire cite les
deux vers suivants des Satyres de Despreaux qui montrent
clairement que le mot arabe est utilis pjorativement dans
le discours occidental:
Endurci toi le cur, sois Arabe, corsaire.
Injuste, violent, sans foi , double faussaire.
Malheureusement, cette signification pjorative n'a pas compltement disparu de nos jours, et plus particulirement dans ce
moment de tension entre les mondes occidental et oriental.
La langue franaise du XVIIIe sicle ne connat pas encore le
mot arabisant qui parat au milieu du XIX e sicle pour dsigner
un spcialiste de sujets arabes comme Scaliger, Balthlemy
d'Herbelot, A. Galland, Savary, Silvestre de Sacy. On utilisait
le terme rudit. Le mot arabisme parat aussi trs tardivement,
en 1863.
Aschariouns
OU
Aschariens
92
son plaisir . Comme le remarque R. Kempf, ainsi le soupon est-il jet sur le Dieu de Mahomet, tre de dsir et de
caprice 1.
Coran (Le)
Dans la littrature franaise du XVIIIe sicle, ce mot a
quatre transcriptions: Alcoran, Le Koran, L'alkoran et Le
Coran. La premire orthographe suit la tradition linguistique
telle qu'on la trouve, par exemple, dans l'Encyclopdie, et la
deuxime vient de l'anglais. Ces deux transcriptions se trouvent chez Voltaire. La troisime, l'alkoran, se lit parfois dans
l'Encyclopdie, dans l'article Sonna . La dernire orthographe, Le Coran , qui survivra en franais, se trouve trs rarement dans cette littrature malgr l'existence de ce mot en
franais depuis la Bibliothque orientale. Il me semble que
l'usage de cette dernire graphie progresse lentement dans
la littrature du XVIIIe sicle parce que l'utilisation traditionnelle Alcoran domine encore. Selon R. Kempf, la continuation de l'usage d'Alcoran ne serait pas innocente 2.
Barthlemy. d'Herbelot s'en est, le premier, justifi: on
pounait renvoyer ce titre celui de Coran: car la premire
syllabe de ce mot n'est qu'un article, et l'on pounait aussi
bien dire le Coran que l'Alcoran parce qu'il n'y a personne
qui ne sache que l'Alcoran est le livre dans lequel la Religion
des musulmans est comprise, et qui ne soit persuad que
Mahomet en est l'auteur. On en parlera ici sous le titre que le
vulgaire lui donne 3. Kempf attribue cette dsignation
l'usage traditionnel: Voici donc, au lieu du livre (en arabe)
un livre dont la dsignation populaire offre l'avantage de sonner faux: l'Alcoran. Si l'orientaliste n'avait, en l'occunence,
1. Diderot aux prises de l'Orient , op. cil., p. 37.
2. Ibid., p. 38.
3. Aniclc Alcora@delaBibliothqueOrienlale, cit parKcmpf, ibid. , loc. cil.
IMARQUES LEXICOLOGIQUES
93
baiss les bras, il aurait pu doctement dplorer que le redoublement de l'article mt en exergue l'unicit de la Rvlation
coranique .
A mon avis cependant, l' orthographe Alcoran pounait tre
la transcliption la plus proche de la prononciation arabe, car
un francophone ne se rend pas forcment compte que al
est l'article dfini en arabe, et qu'il y a donc un redoublement
d'article. Remarquons aussi que le T.L.F donne la transcription suivante, al-Qur 'an, pour ce mot, qui est la plus proche
de la prononciation conecte de l'arabe.
Hagariens
Ce mot se dit pour dsigner les Arabes avec une connotation pjorative car le telme fait allusion Hagar, la femme
d' Abraham, autrement dit la servante. Le Dictionnaire
de Trvoux donne une dfinition plus dtaille selon laquelle ce mot a un sens ethnique. Les Sarrasins sont alors:
des peuples descendants d'Jsmal, & par lui d' Agar &
d'Abraham, servante de Sara femme d'Abraham, ils se
sont appells (sic) sarrasins, comme s'ils taient fils de
Sara & d'Abraham .
Voltaire dsigne les Arabes par le mot Hagariens dans la
Philosophie de l'Histoire. On trouve sous sa plume le terme
Ismalites comme synonyme d'Arabes: Si ces Ismalites
ressemblaient aux Juifs par l'enthousiasme e.t la soif du pillage, ils taient prodigieusement suprieurs par le courage, par
la grandeur de l'me, par la magnanimit: leur histoire, ou
vraie ou fabuleuse, avant Mahomet, est remplie d' exemples
d' amiti tels que la Grce en inventa dans les fables de Pylade
et d'Oreste, de Thse et de Pirithos 4 A l'acte J, scne II
de sa tragdie Mahomet, il fait allusion cette dsignation
lorsque Zopire dit Phanor :
4. Essai SIII' les murs, op. cit. , t. l, pp. 260261.
- - _ ._ - - -
94
Ha/i
C'est un nom propre qu 'on trouve dans la littrature franaise du XVIIIe sicle, surtout sous la plume de Montesquieu,
pour dsigner Ali, le quatrime calife. Cette transcription est
emprunte Ricaut dans son Histoire de l'tat prsent de
l'Empire ottoman, comme dj mentionn au chapitre prcdent. Les encyclopdistes utilisent tantt la graphie Ali, tantt
la transcription Haly. Voltaire utilise l'Oithographe tymologique et phontique Ali, par exemple dans la scne III du
deuxime acte de la tragdie Mahomet. Et depuis lors, Ali
reste un nom strotyp de musulmans dans la culture occidentale modeme.
Islam
L 'islam, ce mot qui exprime exactement la religion musulmane, n'existait pas en franais avant l' aube de la pense des
Lumires. Avant la publication de la Bibliothque orientale,
la langue franaise ne connaissait que le Mahomtisme,
Mahomtanisme et Musulmanism e, et quelquefois la religion
turque. Le terme islam ne pntre les diffrents genres Iitt-
/MARQUES LEXICOLOGIQUES
95
96
97
Ismalites,
voir
Hagariens
98
Dans le Roman de Mahom (1258) 8, Alexandre du Pont utilise une transcription trs proche du franais moderne
Mahomet. On y lit aussi l'orthographe Mahon, ainsi, dans le
dixime vers:
HIiMARQUES LEXICOLOGIQUES
99
Ou au vers 151 :
Mahom, chou dist li sains hennites
100
Paris, p. 158.
12. En 1703, dans sa traduction de J'arabe du Livre des tmoignages des mystres
de l'unit (Kilab a/-Machahed 011 AI-asral' eJ-Taouh idia) de l'crivain libanais
druze Hamza ben Ahmed, Pelis de la Croix a choisi la transcription Ahmet au
lieu de Ahmed pour respecter les rgles d'orthographe moderne.
REMARQUES LEXICOLOGIQUES
101
Maures
Ce mot appartient au rseau smantique des ternles dsignant la fois l'ethnique et le religieux . C'est l' un des termes
dsignant les musulmans dans la littrature franaise du XV IIIe
sicle: les Maures ou les Mores, car ce mot a deux orthographes. Le franais moderne conserve la transcription du
franais mdival. Ce mot vient du latin Maurus, et apPaI'at
en franais sous la forme de More, qui plus tard s'crit Mallre
en rapprochement avec le latin. Ds lors on trouve les deux
orthographes : l'ancienne graphie mor a t vince, d'abord
par more puis par maure, suite un rapprochement avec le
latin maurus. Ajoutons qu'il est trs probable que la graphie
more vienne de l'espagnol moro . Aujourd ' hui vieillie, la graphie more est encore utilise dans les crits du XVIIIe sicle.
Avant de chercher l'utilisation de ce terme en tant que nom
propre, et c'est l ce qui m ' intresse surtout, mentionnons
qu' il est utilis aussi conune nom commun signifiant, selon le
dictionnaire tymologique de la langue franaise (1762),
homme noir, ou noirtre. Le dictionnaire de l' Acadmie
franaise dit: On appelle gris de more, une couleur grise
tirant sur le noir . C'est dans ce sens, c'est--dire de couleur
noire, que Rousseau l' utilise dans La Nouvelle Hlose. En
parlant de St Preux, Mme de Wolmar crit Mme d'Orbe
dans la lettre VIl de la quatrime pal1ie : A trente ans passs, son visage est celui de l'homme dans sa perfection et
joint au feu de la jeunesse la majest de l'ge mr. Son teint
n'est pas recolUlaissable, il est noir comme un more, et plus
f011 marqu de la petite vrole. Retenons l'orthographe que
Rousseau utilise pour le mot more, qui est la mme que dans
l'ancien franais. Il est vrai que le mot existait en fraIlais
moderne du XV IIIe sicle mais il tait dj dmod.
Le terme maure est utilis pjorativement, mais uniquement dans cette phrase proverbiale: Traiter quelqu'un d'un
Turc Maure, pow' dire, selon le dictionnaire de l'Acadmie
102
REMARQU'S LEXICOLOGIQUES
103
104
Musulman
Le seul tClme qui puisse dsigner un adepte de l'islam est
celui de Musulman. Ce mot est utilis pour signifier la persorme qui se rclame de la religion islamique, qui professe
cette religion. Ce terme apparat tardivement en franais par
rapport d'autres termes signifiant adepte de l'islam. Le franais mdival cormaissait le terme Mahomms pour dsigner
les musulmans, ainsi dans le Roman de Mahon d'Alexandre
du Pont:
Que Mahomms fist en sa vie
(vers 11)
Et on lit aussi:
Mahomms, por savoir la somme
(vers 135)
105
Toujours dans la mme scne, le terme est mis en opposition chrtien, lorsque Zare dit:
J'eusse t prs du Gange esclave de faux dieux
Chrtienne dans Paris, musulmane en ces lieux
106
Orient
HEMARQUES LEXICOLOGIQUES
107
d'agiler nos fibres lrop roides , el d'all er chercher de nouveaux objets. Chez eux, le mouvement du cerveau supple
._-
108
IMARQUES LEXICOLOGIQUES
109
t. III, p. 198.
- - - --
110
et 270,
REMARQUES LEXICOLOGIQUES
III
Sarrasins
Au Moyen-Age, ce mot est l'un des nombreux noms que
l'Occident chrtien donne aux musulmans, emprunt au latin
mdival Saraceni comme appellation gnrale des Arabes;
en grec tardif, il dsigne une population nomade d 'Arabie,
mentiOlme au douzime sicle av, l-c' pat' Ptolme,
Quelques textes en fratlais mdival, comme la Chanson
de Ro/and 24, donnent ce nom aux Arabes musulmans
d'Andalousie, avec une transcription peu diffrente : Sal'azin
ou Sarrazin, Les vers suivants illustrent cette signification
ethno-religieuse et cette confusion d'otthographe :
24. Les exemples et leurs traductions que je rapporte de cette ChaI/SOli suivent
j'dition de Jean Du fourncl, chez Garnier-Flammarion, Paris, 1993. Il convient de
souligner que la Chansoll de Roland est crite en langue d'ol.
112
113
HHMARQUES LEXICOLOGIQUES
vers 430-432
qui se traduit:
Vous trouverez cent combattants San'asins
25. Je m'y rfre selon l'dition et traduction de Grard Gouran el Robert
Lafont, srie Bibliothque mdivale dirige par Paul ZUlllthor, Chri stian
Bourgois diteur, Paris, 1991.
27. Liber Petri Alfollsi de lege Sarraceni, Manuscrit latin 10.722 de la B. N, cit
par F. Berriat, ibid., p. 55.
28. Bernard de Clairvaux compose, sur le conseil de Pi crre le Vnrable, en
J 143, son trait COI/rra sectam sive Iweresim SarraCellOf1lfll ; vers 1200 Alain de
Lille crit son COI/Ira Sarracenos.
114
RliMARQUES LEXICOLOGIQUES
115
116
L'article Maures de l'Encyclopdie, attribu Diderot, utilise aussi ce terme pour signifier les Arabes musulmans: Avec les temps, les califes de Bagdad ayant fait de
grandes conqutes le long de la MditelTane en Afrique, les
SalTasins qui s'y tendirent, portrent le Musulmanisme.
Quant l'article Sarrasins , il y a deux entres, l'une rdige par Jaucourt, l'autre crite par Diderot. La premire traite de l'origine de ce peuple, la seconde est consacre l'histoire de la philosophie des Arabes. C'est l'un des textes fondamentaux du XVIIIe sicle qui se penche sur la civilisation
islamique tant par son rudition que par son analyse philosophique, comme nous le verrons dans les diffrents
chapitres suivants. Les deux entres utilisent trois orthographes: Sarrasins, Sarasins et Sarazins. Les deux entres
de cet article font de Sarrasins un synonyme d'Arabes,
comme le fait Diderot, et des Arabes et des Maures, comme
REMARQUES LEXICOLOGIQUES
11 7
Sunnah
L'histoire de ce mot, qui signifie les paroles et les faits du
Prophte de l' islam, remonte la fin du XV Ie sicle, lorsque
J. -A. Maure l' utilise dans son livre Confusio Sectae Mahometanae, en l'crivant Zuna . Cependant l'utilisation plus
gnrale de ce terme, qui permet de remplir une lacune de
savoir concernant l'islam car il exprime exactement la deuxime source de la Loi islamique, n'existait pas avant le sicle des
Lumires, comme par exemple dans le dictionnaire de Furetire (1690). On le retrouve au XVI IIe sicle, orthographi assez
diffremment Sonna, ainsi dans l'entre Sonna de l'Encyclopdie. Dans cet article, non sign, retenons la dfinition
suivante: C'est le nom que les Mahomtans donnent un
recueil de traditions contenant les faits & les paroles remarquables de Mahomet leur prophte. Quoique cette dfinition soit trs proche de la dfinition arabe, l'auteur de l'alticle
parle des Sonnites et Shutes comme de deux sectes qui
s'anathmatisent rciproquement, les Sonnites assurent
32. Pour plus de dlai ls sur ce li vre, voir le premier chapitre, Sources des cri-
11 8
qu'au jour du jugement demier leurs adversaires seront monts sur les paules des Juifs qui les conduiront au grand trou
en enfer . Le verbe assurer , qu'on lit dans la citation prcdente, ne laisse aucun doute chez le lecteur sur le fait que
les Sonniles ne croient pas un salut des Shutes, bien que
cette affirmation n'existe que dans l'imagination de l' auteur,
qui projette les souvenirs de la guetTe de religion entre les
protestants et les catholiques sur une diffrence de doctrine de
l'islam. Cette projection est applique l'islam comme un
essai de rapprocher le lecteur de cette religion, bien que cet
essai pousse une fausse interprtation de l' islam. L'exemple
le plus clair est que ce rapprochement entrane donner une
interprtation inexacte, et faire des thologiens musulmans
des prtres. Bien entendu, il y a une grande diffrence entre
les deux, car les thologiens musulmans ne sont que des
interprtes du Coran et des Hadiths et jamais des reprsentants de Dieu sur tetTe, comme le sont les prtres. A ct de
cette projection, l'auteur ne rate pas l'occasion de noircir le
recueil contenant les faits et les paroles de Mohammed, disant
que Quoique ce recueil soit rempli de rveries les plus
absurdes & les plus destitues de vraisemblance, ils [les
musulmans] l'ont en trs grande vnration .
Nanmoins, ce mot met l'accent sur l'accumulation de
savoir concernant la civilisation islamique au XV III e sicle, ce
qui peut nous aider comprendre l'panouissement des tudes
orientalistes la fin du sicle. De mme, on ne le trouve pas
dans des dictionnaires importants comme ceux de L. Morri et
de Trvoux. Cependant, cette transctiption disparat, et les dictionnaires franais du xxe sicle connaissent pour ce mot l'orthographe Sunna.
REMARQUES Lt'XICOLOGIQUES
119
Turcs
Ce terme est l'un des plus utiliss pour dsigner les musulmans dans la littrature franaise des XV Ie et XVIIe sicles, et
dans plusieurs crits du XVIIIe sicle. L'origine de ce mot vient
du grec de Byzance Tourto, et a deux sens dans la littrature
du XV III e sicle, le premier ethnique, l'autre religieux. Avant
de chercher son tymologie, il convient de noter que ce mot
n'a au Moyen-Age qu 'un sens ethnique. La Chanson de
Roland souligne cette signification, dans le vers 3240 :
L'aitre est de Thrcs e la terce de Pers
(La seconde est faite de Turcs, la troisime de Persans)
l'Acadmi e.
._~
120
d' irrligion, on dit que c 'est un Turc, un vrai llirC. La littrature franaise connaissait depuis longtemps l' usage de ce
mot dans ce sens, comme on lit dans Dom Juan ou le Festin
de Pierre de Molire. Dcrivant son matre Dom Juan, en son
absence, Sganarelle dit Gusman. [... ] je t'apprends, inter
nos, que tu vois en Do~ Juan, mon matre, le plus grand sclrat que la ten'e ait jamais port, un emag, un chien, un
Diable, un Turc, un Hrtique, qui ne croit ni Ciel, ni saint, ni
Dieu, ni loup-garou, qui passe cette vie en vritable bte
blUte, en pourceau d' Epicure, en vrai Sardanapale [.. .] 34.
Le contexte du mot Turc entre les deux mots Diable et
Hrtique met en vidence la connotation religieuse de ce
mot et comment il est pass dans l'usage comme synonyme
de mcrant et mchant, ainsi que voluptueux, charnel. Une
telle utilisation n'est pas loin de l' image du musulman donne
chez Montesquieu, comme nous verrons dans le chapitre
consacr l' image des femmes orientales.
Avant d'aborder la signification religieuse, intressonsnous encore la dsignation ethnique. Trvoux dit que Turcs
est un nom propre de peuples originaires de la Sythie. On
croit qu' ils habitaient dans les montagnes du Caucase, entre
la mer noire & la Caspienne. Ils sont les fondateurs et les
matres du plus grand Empire que nous connaissons, & ils
sont rpandus dans toutes les provinces de ce vaste Empire.
Ils se donnent le nom de Musulman, qui signifie des vritables croyants. Le mme dictionnaire dit aussi que les
llircs viennent originairement du Turkestan, ou Turcomanie,
puis il donne un aperu historique de ce peuple, disant que les
Turcs en l'an 625 ravagrent la Perse. Ils repamrent sous
l'Empire de Lon VI surnomm le Sage ou le Philosophe, qui
s'en servoit utilement contre les Bulgares, au commencement
du xe sicle. Ils tournrent ensuite leurs armes contre les sar34. Ce passage est tir de la premire scne, acte premier, selon J'di tion de La
Bibliothque de La Pl iade des uvres compltes, t. Il, p. 33.
REMARQUES LEXICOLOGIQUES
121
122
Montesquieu l'utilise dans le sens de musulmans, c'est-dire dans son sens religieux: Chez les Turcs, o ces trois
pouvoirs sont runis, sur la tte du sultan, il rgne un affreux
despotisme 38 . Ailleurs, il se sert de ce terme en opposition
chrtiens: Les Turcs, qui n'ont cet gard aucune police, voient les chrtiens dans la mme ville chapper au danger, et eux seuls prir 39. Le langage de Montesquieu reste
alors celui de l'Europe chrtienne propos du monde islamique. Les Turcs n'ont qu ' une seule signification religieuse
dans les uvres de ce philosophe, mme quand il parle des
musulmans vivant hors de l 'Empire ottoman: Les
Abyssins ont un carme de cinquante jours trs rude, et qui
les affaiblit tellement, que de longtemps ils ne peuvent agir:
les Turcs ne manquent pas de les attaquer aprs leur carme 40. Les Turcs dans le texte prcdent sont en ralit les musulmans du royaume de Senar, dans la rgion
connue sous le nom de la come africaine. Les Turcs signifient quelquefois chez Montesquieu les turcophones et les
musulmans en mme temps :
Comme aujourd'hui les turcs, dans leurs guerres civi les,
/IIiMARQUES L6'X/COLOGIQUES
123
-------.,=-"'1'--- - - - - - - ----- - - --
124
------- -
125
126
DEUXIME PARTIE
NOUVELLES PERSPECTIVES
CHAPITRE 1
L'TERNELLE ROXANE
OU
LES FEMMES MUSULMANES
SELON LA PENSE DES LUMIRES
L'image de la femme dans la socit islamique est un des
sujets qui retient l'attention de Montesquieu, Voltaire et
Diderot. Rousseau, quant lui, ne s'y intresse que rarement.
Diderot ne lui consacre que quelques lignes dans son article
Sanasins de l'Encyclopdie, ainsi que dans une lettre
envoye Sophie Volland, qui n'apporte rien de nouveau par
rapport l'article de l'Encyclopdie qu 'elle ne fait que rsumer.
Aux yeux des Occidentaux du XV IIIe sicle, les femmes
orientales sont des objets sexuels enfelms dans un srail.
Quand ces crivains mentionnent ces femmes, ils voquent
l' image des concubines, des favorites et des chambres fermes du harem. Le thme est associ une sOit e d'rotisme,
allant mme parfois jusqu' la littrature pornographique, ou
alors une reprsentation du despotisme oriental. Il y a un
lien tabli entre la servitude domestique et le despotisme politique, pal1iculirement dans la pense de Montesquieu.
Nanmoins, pour comprendre la reprsentation de la femme
musulmane dans la littrature et la pense franai se du XV IIIe
sicle, il faut la situer dans sa conception gnrale de la
femme, car c'est dans la perspective sociale du XV III e sicle
130
131
Srail ou Couvent?
Trois lments du srail apparaissent dans la littrature
franaise du XV IIIe sicle, de Montesquieu au Marquis de
Sade: le matre, les femmes et les eunuques. Srail et harem
deviennent alors synonymes, comme chez l'abb Prvost
dans son roman Histoire d 'une grecque moderne 2.
Chez Montesquieu, il devient le symbole de la relation entre
un seigneur et ses femmes, prisonnires, la disposition de son
plaisir. La vie des femmes du srail d'Usbek est dcrite avec
un grand luxe de dtails, [de mme que) l'isolement des
Persanes, condamnes ne pas connatre leurs poux avant de
leur appaltenir et ne voir nul autre homme aprs le mariage. [... ) . Toutes les coutumes imposes par l' institution du
srail sont voques de faon suggrer des lieux tenibles ,
des redoutables lieux : Ton affreux srail , dit Roxane
Usbek dans la derni re lettre des Lettres persanes.
2. On lit dans l'avertissement de son ouvrage: Ainsi l'on a mis serrail au lieu
de harem, qu'on n' ignore point que harem est le nom des serrails particuliers
[... ] . d. GarnicTMFlammarion, Paris, 1999, p. 52.
132
,
/,/,'.1' FEMMES MUSULMANES SELON LA PENSE DES LUMIRES
133
1ion et de la jalousie. Cet enfennement est associ l'horreur, la nuit et l'pouvante qui y rgnent. Avant d'analyser
les trois lments du srail, il convient de souligner qu'il
s'agit dans les Lettres persanes d'un srai l de haramlek
(appartement des femmes) seulement, et qu'il n' y a pas de
salamlek (appartement des hommes), ce qui montre bien
l'obsession de Montesquieu pour l'image fminine orientale. L'intrigue se droule entre le matre et les habitants des
appaltements du haramlek. Le seul homme reprsent est le
matre et ses esclaves castrs. Montesquieu consacre quarante-cinq lettres sur cent soixante et une au srail.
L'intrigue dans ces lettres est centre sur la femme comme
objet sexuel. Essayons d'analyser maintenant ces trois persOlillages du srail.
Le matre
Pour Montesquieu, le matre du srail est un despote, un
tyran. Il est aussi un jaloux tromp, un homme chamel et passionnel : Viens adoucir des passions dsespres ; viens ter
tout prtexte de faillir; viens apaiser l'amour qui mwmure
[...) dit le premier eunuque Usbek dans la lettre XCVI des
Letlres persanes.
Dans son rapport despotique la femme, le matre cherche
seulement la satisfaction de ses caprices parce qu'il est
insensible l'amour 6. Il s'intresse aux dsirs sensuels et
non pas une motion noble et un sentiment amoureux
l' gard de sa femme ou plutt de ses fenunes . Ce matre
prouve des sentiments agressifs comme un despote goste,
indiffrent l'amour de son peuple. Mais en mme temps,
c' est un matre tromp. La dernire lettre de Roxane Usbek
6. J. G. Rosso, MOlllesqlliell el la fminit, Libera Goliardica Editrice, Pise,
1977, p. 279.
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135
Les femmes
136
que toi:
tu
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plaisirs passs irritaient tous les jours mes dsirs avec une
lIouvelle violence? J'errais d'appartements en appartements,
te cherchant toujours, et ne te trouvant jamais ; mais rencontrant partout un cruel souvenir de ma flicit passe ...
Heureux Usbek, que de charmes furent tals tes yeux.
Mais le temps et les mauvais traitements auront raison de cet
amour: J'ai soutenu ton absence, et j ' ai conserv mon
amour par la force de mon amour. Les nuits, les jours, les
moments, tout a t pour toi. J'tais superbe de mon amour
mme, et le tien me faisait respecter ici. Mais, prsent. ..
Non! je ne puis plus soutenir l 'humiliation o je suis descendue. , crit la mme Zachi, neuf Jns plus tard (lettre
CLVII). Une conclusion logique de ses sentiments amoureux
l'gard d'Usbek : le temps gurit les souffrances sentimentales et le chagrin d' amour. Une autre femme, Zphi s, se
plaint aussi, dans la lettre IV, de la tyrannie et des calomnies
du Grand Eunuque. Comme celui de Zachi, son amour pour
Usbek s'teindra (lettre CLVIIl). Zachi et Zlis renoncent le
mme jour leur amour, et le mois suivant, Roxane rvlera
sa trahison. Entre ce renoncement et cette trahison, Usbek
perd donc tout l'amour cause de sa duret. La conclusion
de Montesquieu est que l'enfermement des femmes et le chtiment corporel ou psychique les poussent renoncer
l' amour et tre infidles.
Or, il semble que cette femme objet ne soit qu'un symbole de l'tat de la femme franaise et occidentale au XVIIIe
sicle. A travers les femmes du srail, Montesquieu critique
les pratiques sexuelles de son temps 10.
'" A mon avis., le nom de Roxane n'est pas une invention de Montesquieu. 1\ a,
me semb le-Hl, trouv ce nom travers ses lectures sur l'hi stoire du srail ottoman. Dans ce srail, il y avait une femme, qui s'appelait Roxalana , une esclave
d' Ukraine: concubine puis femme de Soliman le Magnifique (1494-1566). Ce
sultan tau trs amoureux de cette femme qui tait charmante et bell e. Voir
Abdel-Aziz El-Shinawy, L'Empire ottoman, UII Etal calomni en arabe Le
Caire, 1980, p. 604. Rappelons aussi que le personnage principai de Bajaz~t de
Racine s'appelle Roxane.
9. Montesquieu, op. cil., p. 66.
138
Eunuques ou Prtres?
Le srai l tmoigne de la haine qu 'prouvent les femmes
pour les eunuques. Cette hostilit peut se percevoir dans le
Dossier des lettres persanes fragment n 121 , o le Grand
Eunuque dit: Nous sommes tous has des femmes, et has
jusqu' la fureur. Crois-tu que cette rage implacable soit l'effet de la svrit avec laquelle nous les traitons? Il .
Starobinski afflme que les eunuques, rduits au rle d ' instmments, mais dsireux de sauvegarder un reste de volont
propre, n'ont gure que la possibilit de se faire boulTeaux
leur tour. Le matre leur demande de garantir ses droits de
possession par la violence et la terreur. Il s sont ses ministres.
S'ils ne peuvent, sauf exception, prtendre aux plaisirs du
corps, ils ont du moins le pouvoir de pntrer par la peur dans
la conscience des captives ou subalternes.
L' intrigue du srail d ' Ispahan suggre aussi une analogie
entre ces eunuques et les prtres, d' une part, le Rgent et la
noblesse d 'autre part. Il y a donc deux portes la reprsentation du rle des eunuques: l'une religieuse, l'autre politique.
Notons, avant de dvelopper ces deux interprtations, que de
Montesquieu Sade, de nombreux textes de la littrature franaise lidiculisent le clibat des prtres comme un tat contre
nature qui va l'encontre de la croissance dmographique Il.
On peut donc faire le rapprochement entre le clibat des prtres
et la castration des eunuques. P. Kra dtaille ce rapprochement:
Il . uvres compltes, op. cit., t. l, p. 380.
12. Diderot et les encyclopdistes critiquent le clibat des prtres. On lit celte
critique de Diderot dans son Supplment au voyage de Bougainville, dans un dialogue entre A e l B. : A.- Ou l'homme gorg expire sous le couteau d'un
prtre; ou l'on a recou rs la castration des mles
8. - A "infibulation des femelles, et de l tant d'usage d'une cruaut ncessaire et
bizarre dont la cause s'est perdue dans la nuit des temps ct mCll cs philosophes
139
caractres.
15. uvres compltes. op. cit., t. l, p. 1485.
16. M. Leroy, Histoire des ides sociales en France, 3 vols, Gallimard, 1946, t. l,
p. 202.
140
20. Cct encyclopdiste tait un mdecin chirurgien, charg des anicJes chirurgicaux de J' Encyclopdie.
2 1. M . Chebel, La Fminisation du monde. Essai sur les M ill e el Une Nuits,
Payo! & Ri vages, Pari s, 1996, p. 164.
22. Mon tesquiell, Les Lettres Persanes , P.U.F. , 1997, p. 5.
14 1
catholiques , crit Usbek dans la mme lettre. C 'est pourquoi galement le protestantisme l'emporte sur le catholicisme. Dans la religion protestante, crit Usbek dans la mme
lettre : tout le monde est en droit de faire des enfants : elle
ne souffre ni prtres ni dervis . Cette lettre met en vidence
son refu s du clibat des prtres, oppos qu' il est cette continence, vertu de laquelle ne rsulte rien . Et le mot dervis
ajout aprs celui de prtre ne joue qu ' un rle secondaire ou
est l plutt pour faire illusion, soit pour dtourner la censure, soit pour donner une teinte exotique trs la mode
l'poque de la Rgence.
Revenons l'aspect politique de la reprsentation des
eunuques dans la littrature de ce sicle. Dans La Bible enfi n
explique, Voltaire suppose que le terme eunuque dsignait
quelquefois, dans les monarchies orientales, les grands officiers
de l'Etat. Cette opinion nous permet de dduire que le symbole sous la plume de Montesquieu deviendra une ide vidente
chez Voltaire. Cependant, l'originalit des Lettres persanes ne
tient pas seulement la valeur sociale de la femme et la
ncessit de lui accorder ses droits humains, mais l' isolement du thme du srail trait en soi et pour soi, en mme
temps que dans ses implications morales, individuelles et
sociales 23
Montesquieu fa it dire Rica que la femme, selon la conception islamique, n'entrera pas au paradis, et que, dans l'islam,
elle est une crature infrieure. Dans la lettre XXIV, on lit que
Rica dit Ibben : [... ) il faut qu' il ait t instmit des principes
de notre Sainte Loi. Car, puisque les femmes sont d'une cration infrieure la ntre, et que nos prophtes nous disent
qu 'elles n' entreront point dans le paradis, poW'quoi faut-il
qu'elles se mlent de lire un livre qui n'est fait que pour
apprendre le chemin du paradis? Montesquieu a-t-il puis
cette fausse infOlmation chez Chardin, ngli geant cell e
23. M-L Dufrenoy, L 'Oriellt romanesque en France 1704-/789, op. cil., p. 163.
142
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le Paradis", dit expressment le prophte, dans son soixantime chapitre; et dans plusieurs autres, il tablit positivement
que l'on trouvera dans le Paradis, non seulement celles de ses
femmes que l'on aura les mieux aimes sur la terre, mais de
belles filles vierges, ce qui prouve qu 'indpendamment de
celles-ci ... Pardonnez-moi cette digression en faveur d'un
sexe que tu mprises et que j'idoltre, et continue tes intressants rcits 26.
Mais retournons Montesquieu, lorsqu' il compare la
situation de la femme orientale et celle de la femme occidentale. Il constate que cette dernire jouit d'une libert plus
grande que l'autre parce que les femmes en Occident peuvent
voir les hommes travers celtaines fentres qu 'on nomme
jalousies; elles peuvent sortir tous les jours avec quelques
vieilles qui les accompagnent, elles n'ont qu 'un voile ... 27
La privation de la libert de sortie de la femme musulmane est
mentionne ailleurs dans les Lettres p ersanes, particulirement dans la lettre envoye par Fatim son poux Usbek. '
Elle lui dit qu'elle n' a pas vu d'autre homme de toute sa vie:
Quand je t'ai pous, mes yeux n'avaient point encore vu le
visage d'un homme; tu es le seul encore dont la vue m'ait t
permise 28.
Prison parfume
L'enfennement des femmes en Ol;ent est contraire la
nature humaine, et la trahison des femmes est un rsultat de cet
enfennement, telle Roxane des Lettres persanes, la femme la
plus proche du cur d'Usbek, qui avoue sa trahison son
poux Usbek dans la lettre CLXI. Dans la mme lettre, il est
26. Ed. tablie, prsente ct annote par JM. Goulemont, Le livre de Poche clas-
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33. A. Chnier fait allusion cette histoire d'amour, voir uvres Compltes,
Bibliothque de La Pliade, 1986, p. 73.
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un lieu de sduction, il est le cadre de l'amour noble et vertueux d' un sultan musulman. Voil comment Orosrnane, le
matre du srail de Syrie s'adresse sa bien-aime Zare, lui
disant qu ' il dcide:
De ne choisir que vous pour matresse et pour femme,
De vivre votre ami, votre amant, votre poux ,
De partager mon cur entre la guelTe et vous.
Ne croyez pas non plus [que] mon honneur confie
La vertu d'une pouse ces monstres d'Asie,
Du srail des soudans gardes injurieux,
Et des plaisirs d'un matre esclaves odieux.
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La polygamie
Traiter de la femme orientale, c'est voquer ncessairement la question de la polygamie. Au XVI IIe sicle, cette question est au cur d' un dbat sur la natalit et la population.
Notons d'abord que le musulman se marie, en gnral, avec
une seule fenune, mais s'il y a une ncessit urgente qui exige
un autre mariage, il pourrait se remarier avec une deuxime,
quelquefois avec une troisime et quatrime femme, condition qu ' il respecte le principe de l'galit entre ses femmes:
galit de nuits (sans obligation de faire l'amour), et non pas
de sentiments. La polygamie n'est pas autorise seulement
pour le plaisir, mais pour rsoudre des problmes sociaux, tels
les orphelins, la strilit, et pour combattre la prostitution,
l'esclavage et l' infidlit.
La pense des Lumires, si l'on excepte Montesquieu,
donne une opinion bien diffrente de la pense occidentale
antrieure sur la polygamie parce que l'Occ ident chrtien
a longtemps dbattu de la polygamie pour finir par la
condamner sans appel 42. Le dbat sur la polygamie n'a
pas commenc avec les penseurs des Lumires. En 1674 le
pasteur allemand Johann Leyser se risqua publier (sous le
pseudonyme de Theophilus Aletheus), sous forme de pamphlet, une justification de la polygamie, s'attirant ainsi du
milieu luthrien fribourgeois une rprobation telle qu'il dut
fuir au Danemark, puis en Sude, Christian V l'ayant chass
lui aussi. Ces tribulations ne l'empchrent pas, pourtant, de
faire paratre en 1682 son imposante Polygamia triomphatrix qui connatra de nombreuses rditions, jusqu'en 1703.
C'est qu'en abordant la question de la polygamie en des
termes nouveaux, il alimentait un dbat plus vaste, ouvert en
1685 par Isaac Vossius qui soutenait la thse de la dpopu-
tation de la Terre depuis l'antiquit 43. Polygamia triomphaIrix , comme le dit l'article Polygamie de l'Encyclopdie,
crit par Jaucourt, prouve que la polygamie tait non seulement permise mais ncessaire. La question tait dj discute
au temps d' Aristote, et plus tard, elle fut un sujet de discussion dans l'uvre de Saint-Augustin 44. Mais l' Eglise n' a
pas tolr cette ide, qui va l'encontre de l'Olihodoxie religieuse chrtienne, et l'a rfute. Brusmannus, ministre de
Copenhague, a pris la peine de le faire dans son livre intitul
Monogamia triomphatrix, par opposition au titre de
Polygamia triomphatrix, que porte celui de Lyserus.
Montesquieu est l' crivain des Lumires dont l' uvre
dveloppe le plus cette question de la polygamie dans l' islam,
parce que la religion, dans sa pense, a un rle social important et influence l' esprit des peuples. Il en traite dans les
Letlres persanes et De l'Esprit des lois. Ce qui attire l'attention, c' est qu'y coexistent deux jugements contradictoires :
l'un qui accepte cette pluralit de femmes et l'autre qui met
en doute la valeur sociale de cet usage. Dans De l'Esprit des
lois, on trouve un point de vue favorable la polygamie, dont
l'usage est explicable: Je ne justifie pas l'usage, dit l'auteur, mais, j ' en rends les raisons. L'opinion de Montesquieu
se fonde sur sa th0l1e du climat, le climat chaud pouvant justifier la polygamie. Il y a ainsi des circonstances qui peuvent la faire un peu tolrer 45 La phrase prcdente
laisse entendre une autre dimension de la pense de
Montesquieu, le mot des circonstances montrant qu 'i l
veut dire explicitement qu'il y a d'autres raisons qui peuvent,
ct du climat, justifier cet usage, savoir des raisons
43. Cf. A. Grosrichard, op. ci', p. 14 5.
44. Cr. Pucci, Suzanne Rodin, Lettres from the Harem: Vci lcd Figures of
Essays
p. In
42. A. Grosrichard, op. cif, p. 144.
151
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154
honneur. C'est un des malheurs de ces pays que la plus grande partie de la nation n'y soit faite que pour servir la volupt de l'autre [... ) (livre XV, chapitre 12). Ce texte nous rappelle le discours mdival en Occident sur la question sociale en islam, et nous sommes loin de la pense des Lumires,
non seulement par les accusations trs exagres concernant
l'esclavage des femmes dans les socits musulmanes, mais
galement par la thorie du climat qui fait de l'homme oriental un personnage voluptueux simplement parce que cel
homme vit dans un climat chaud et sous des lois favorables
la polygamie, alors que l'Occidental est vertueux grce au climat froid! - on sait que ce regard de Montesquieu n'a pas
disparu d'Europe. Il se contredit lorsqu'il crit dans Les
causes qui peuvent affecter les esprits que Les causes
morales forment plus le caractre gnral d'une nation et
dcident plus de la qualit de son esprit que les causes physiques 51. La question qui se pose est de savoir si le climat
est une cause physique ou morale. Cette ambigut de la pense de Montesquieu est vidente dans l'ensemble de son
uvre. Lorsqu ' il analyse l'tat social du monde islamique, on
remarque des traces de' la conception occidentale mdivale
sur l'Orient, malgr le got exotique la mode de son temps
et malgr l'esptit d'ouverture de plusieurs penseurs contemporains de son sicle philosophique.
Revenons la polygamie et les Lumires. Aprs la parution de l'Esprit des lois, Montesquieu est accus de justifier
la polygamie dans une socit attache troitement au catholicisme qui interdit toute forme de polygamie, quelles que
soient les circonstances civiles. Il rpond dans la Dfense de
l'Esprit des lois: introduire la thologie en histoire, c'est
confondre les ordres, et mler les sciences. La religion ne peut
donc tenir lieu de science pour l'histoire, la morale non plus.
Montesquieu prvient, avec de grandes prcautions, ds le
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Le divorce
Au dbut du XVIIIe sicle, cet usage de la socit islamique
fournit la scne franaise un sujet de comdie. La pice
Arlequin Hula ou la femme rpudie de Lesage (1668-1747).
met en scne un effet secondaire du divorce, savoir le
hula , un mot qui drive de l'arabe Muhalil (licitateur),
et qui dsigne l'homme qui accepte d'pouser une femme
rpudie afin que l'ex-mari de cette dernire puisse l'pouser
nouveau. A l'aube des Lumires, la question du divorce dans le
monde islamique fait rire les spectateurs de la Foire de Saint
Laurent, les crits srieux du sicle font rflchir autour de la
mme question. Abordons maintenant cette querelle philosophique sur le divorce.
Bien que l' islam n'encourage pas le divorce, sa conception
du mariage est base sur la notion d'un contrat entre deux
personnes. Chacune a le droit de rompre ce contrat d'aprs
des rgles prcises. Quand la vie conduit la femme et 1'homme sur un chemin ferm, il vaut mieux pour chacun de chercher son bonheur ailleurs. Montesquieu distingue entre le
divorce et la rpudiation. Il aborde cette question dans le livre
XVI, chapitre 15 de l'Esprit des lois. Le divorce, pour lui, suppose le consentement mutuel, alors que la rpudiation dpend
de la volont d'un seul qui la dcide son seul avantage. Il
est favorable la rpudiation qui est quelquefois ncessaire
aux femmes, mais leur est toujours Iacheuse. Montesquieu
condamne l' injustice qui accorde l'homme le droit de rpu-
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La femme et le gouvernement
Montesquieu tablit un rapport entre le type de gouvernement et le systme de vie sociale; autrement dit, il y a un lien
entre la soumission domestique et la selvitude politique. Plus
le rgime politique est ouvelt, plus la femme est libre. L'asservissement de la femme, par contre, rsulte d'un rgime
despotique. Pour Montesquieu, la femme musulmane est
esclave parce que le rgime dominant est despotique, car tout
appartient l'esprit du gouvernement. Il y a une distribution
hirarchique de la terreur. Dans les Etats despotiques, les
femmes sont un objet de luxe et doivent tre extrmement
asservies, comme on peut lire dans le livre VII, chapitre 9, de
l'Esprit des Lois:
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CHAPITRE Il
1. LE DESPOTISME ORlENTAL,
UN CONCEPT DEVENU CLICH
XYlllt
166
sera dans l'habitus mental de l'Europen, depuis les Croisades contre 1' Infidle. Le terme grec latinis fut introduit,
dans la langue franaise, par Nicole Oresme qui, dans sa traduction et sa glose du Livre politique d 'Aristote ( 137 1-1 374),
emploie les mots despotes, despotie, despotique, despotizer 2
Oresme dclare que l'anomalie ne peut se retrouver que
dans la lointaine Asie <la servitude comme ont les peuples
d'Orient ). Ce commentaire d'Aristote, tablissant l'quation:
despotisme ; empires orientaux, a ouvelt un nouveau chapitre
de la littrature politique occidentale, Oresme formulant, en
effet, pour la premire fois, le grand prjug anti-turc, qui se
transmettra de gnration en gnration jusqu'au moment o il
occupera le premier plan de la discussion politique,
l' poque de Voltaire 3. Dans la terminologie aristotlicienne,
despote est donc au sens propre synonyme de matre, et il ne
peut y avoir d'autorit despotique que l o il y a des esclaves.
Aristote qualifie alors de despotique toute autorit qui ressemble celle du matre sur ses esclaves 4.
Rien ne devait convaincre davantage les esprits de l' identit du gouvernement qu 'Aristote attribuait aux Barbares et
aux Asiatiques avec l'Empire turc que la pousse ottomane,
au dbut du XV Ie sicle, et l'tablissement des Turcs dans les
Balkans et dans la plaine du Danube. La terreur qu 'inspirait
le Turc, la T rkenfurcht ou terror Christianorum, exploite
par l'Eglise, par les rformateurs et par les pouvoirs civils, a
rveill l'ancien esprit, la croyance en une opposition irrductible entre l'Europe chrtienne et l'Orient musulman, pays
de 1' Infidle .
11 est signaler au dbut de ce chapitre que le XV IIIe sicle
n'est pas le premier traiter le suj et du despotisme oriental.
P. Bayle consacre deux chapitres dans sa Rponse aux ques2. Le my the du despoti sme oriental )> in Schweizer Bei/riige ZUt' Allgemeillen
Geschichle, Ba nd 18/ 19, 1960/ 1961, Vedag Herbert & Cie Bern, 196 1, p. 329.
3. Ibid., p. 330.
4. R. Derath. "Les Philosophes et le despotisme", op. ci!. , p. 58.
LE DESPOTISME
ORIEN7~L
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168
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170
LE DESPO'l1SME
ORIEN1~L
17 1
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LE DESPOl'lSME ORIENTAL
173
ailleurs, cette cOiruption est invitable dans une socit gouverne par le despotisme parce que chaque rgime despotique entrane l'immobilit qui engendre la corruption.
Montesquieu met l'accent, dans les Lettres p ersanes, sur
l'immobilit mortelle du monde musulman de son temps. Le
personnage principal, Usbek, est tonn du mouvement de la
socit parisienne par rappOit l' inertie de la Perse. Le tyran
a grand intrt corrompre: il dteste la vertu. La morale se
situe donc l'oppos de la tyrannie. Dans ce sens-l, on peut
comprendre pourquoi le despote lutte contre le mouvement,
mouvement des celveaux ou des corps. La rpression des
manifestations, mme pacifiques, est une raction naturelle
du pouvoir arbitraire et absolu parce que ces manifestations
font bouger la socit. Cette corruption est une altration de
la substance du rgime despotique.
L' ignorance est la troisime caractristique du despotisme
oriental. Il n' est pas seulement ignorant, mais il rpand l'ignorance dans la rgion o il rgne, une remarque importante de
Montesquieu. Que peut donc tre l'ducation en pays despotiques? Une ducation servile. Le livre IV, chapitre 3 de
l'Esprit des lois souligne que personne n'est tyran dans un
Etat despotique sans tre en mme temps esclave. Pourquoi
rpandre l'ignorance? La rponse est claire: l' extrme
obissance suppose de l'ignorance dans celui qui obit
(livre IV, chapitre 3); c' est ce qu 'on appelle l'obissance
aveugle. Selon Montesquieu le despotisme est donc une
marque de l'ignorance des peuples d'Orient. Le despote ne
peut pas admettre un enseignement ratiOlUlel ou l'veil de
l'esprit critique. Montesquieu trouve chez Cantemir cette ide
de l'ignorance des musulmans, selon laquelle les Turcs en
pat1iculier sont gnralement si ignorants qu ' ils ne peuvent
regarder comme faux ce qui est couch par crit 16
16. Ibid. , p. 201.
174
u ; DESP071SME
ORN1~L
175
176
I.E DESPOTISME
ORIEN 1~ L
177
Cette reprsentation de la servitude dans le monde islamique est rfute par Voltaire, qui rpond par une citation
coranique. 11 remarque dans son Commentaire sur l'Esprit
des lois, note XLVI, que la notion d'esclavage et de servitude
va l'encontre des principes islamiques:
Puisque dans le vingt-quatrime SUfa ou chapi tre de
l'Alcoran il est dit expressment: Traitez bien vos
esclaves; si vous voyez en eux du mrite, partagez avec eux
les richesses que Dieu vous a dOIUles ; ne forcez pas vos
femmes esclaves se prostituer vous )), puisque enfin on
punit de mort, Constantinople, le matre qui a tu son
esclave, moins que le matre prouve que son esclave "a
viol, elle est dclare libre avec dpens.
178
et les cintres, le culte brise les figures humaines et les bannit de l'architecture, de la peinture, et des palais t7
LE DESPOTISME
ORIEN1~L
179
la fortune des particuliers tant toujours prcaires et chancelantes, ils ne regardent point l'abaissement et la misre
comme un tat trange eux; chacun peut tre demain ce
180
LE DESPOnSME ORIENTAL
23. M. Leroy, Histoire des ides sociales en France, 3 vols, Gallimard, Paris,
1946-1954,1.1, p. 96.
24. Goldzink, Charles-Louis de Montesquieu. Lelll'es persanes, op. cil., p. 32.
181
182
devoir de religion. Le philosophe tire cette conception du verset coranique (59) de la sourate les femmes :
Vous qui croyez ! obissez Dieu, et obissez au prophte
et ceux d'entre vous qui dtiennent le commandement.
LE DESP07'lSME ORIEN7~L
183
Diderot voit aussi un rapport troit entre religion et despotisme. Cependant, la religion qui engendre le despotisme
n' est plus seulement l'islam, comme chez Montesquieu, mais
toutes les religions rvles ou obscures. Dans l'Observation
sur le Nakaz, Diderot soutient que les mchants rois ont
besoin de dieux cruels pour trouver dans le ciel l'exemple de
tyrannie; ils ont besoin de prtres pour faire adorer des dieux
tyrans 28. Soulignons que cette ide faisant de toutes les religions une source de despotisme est une opinion commune
parmi les pllosophes de la coterie de d 'Holbach. Le baron
d'Holbach dnonce la collusion entre les deux pouvoirs spirituel et temporel ; cette alliance entre l'autel et le trne
engendre la tyrannie et le pouvoir absolu. Dans une factie intitule Le Festin //loral, le philosophe, qui est le plus direct des
philosophes des Lumires, souligne cette alliance entre les
prtres et les despotes au nom du Ciel afin d'exploiter le
peuple. Les hommes rassembls en socit peuvent, d'aprs
cette factie, tre comme des convives qui se sont runis pour
faire un repas frais communs. Et les matres des crmonies
sont les Despotes qui, sous prtexte de mettre l'ordre parmi les
convives, mangent le dner tout seuls ou n'en font part qu '
ceux qui les aident calter les autres. Ceux-ci, malgr leur
apptit, sont retenus par les Soldats qui couperaient les oreilles
quiconque voudrait enfreindre les ordres de leur chef; par les
Juges qui font pendre celui qui oserait toucher la soupe de
son voisin; par les Prtres qui leur ordonnent de mourir de
faim au nom du Ciel, et leur promettent qu'ils mangeront bien
quand ils seront une fois morts d'abstinence. Les philosophes
ont beau crier qu'il faut manger pour vivre ... 29
L' alticle Lgislateur de l'Encyclopdie 30 tablit galement un lien entre religion et despotisme, mais corrune chez
28. uvres compltes, d. de L. Versini, t. III, p. 509.
29. Le texte de cette factie est publi par Emile Liz, in Revue du xv/1ft sicle,
n 10, 1978, p. 224.
30. CCL article n'est pas sign mais il est attribu Saint-Lambert, voi r J. Proust,
Diderot et f 'Encyclopdie. Annin Colin, 1967, p. 538.
l
184
Diderot et d'Holbach, cette religion n'est pas seulement l'islam mais toutes les religions rvles. Si le lgislateur fait de
la religion un ressort principal de l' Etat, il donne ncessairement beaucoup d'importances aux prtres. Saint-Lambert
remarque alors que dans les pays o le lgislateur amalgame
la religion avec le gouvernement, on voit les prtres devenus impoltants, favoriser le despotisme pour augmenter leur
propre autorit, & lui disputer la servitude des peuples .
Cette ide est la thse de N.-A. Boulanger, un des membres
de cette coterie, thse dont je parlerai plus tard .
A la fin du sicle, Condorcet (1743-1794), le bon lve de
la philosophie des Lumires, dpasse ce regard qui fait de
l' islam une source du despotisme. Ce philosophe, rsumant
l'esprit philosophique du XVIIIe sicle sur le suj et, considre
que la religion, toutes les religions, assujettit les individus
l'autorit politique au nom de Dieu. Il tablit lui aussi un lien
entre le despotisme et les prjugs religieux. Chaque rgime
despotique essaye d'empcher les hommes de mettre en examen les prjugs religieux parce que ces hommes tendraient
bientt cet examen aux prjugs politiques 31.
L'autre raison qui fait du despotisme au XVIIIe sicle un
despoti sme oriental est le climat. La thorie du climat tait
gnralement accepte au XV IIIe sicle, l' influence de la chaleur et du froid sur le comportement des gens et sur le systme de gouvernement tant un sujet cher la littrature franaise de Montesquieu Condorcet. On ne peut pas dire que
tous les philosophes aient le mme point de vue sur l' importance du climat. Cette thorie est plus prsente chez Montesquieu, Helvtius, Rousseau et Diderot que chez Voltaire, Volney et Condorcet. Dans le discours de Montesquieu, le climat
chaud fait des pays asiatiques une terre fertile pour le despotisme. Il est naturel donc que les trois empires qui reprsentent le despotisme soient asiatiques/musulmans. Le climat
31. Esquisse d'ull lab/eau historique des pmgrs de l'esprit humain, Georg
LE DEsponSME
OR1EN1~ L
185
chaud des Tropiques favorise l'hbtude des suj ets. P. Vernire montre que Montesquieu donne le rapport climat modr-gouvernement modr-christianisme pour exacte antithse
climat chaud-despotisme islam 32 En effet, Montesquieu
n'est pas en peine de localiser gographiquement le despotisme. Cette localisation du despotisme sera refuse avec l'panouissement de la philosophie des Lumires, base sur l'universalit des ides. Le chevalier de JaucoUit gnralise les
causes, les effets et la nature du despotisme dans son article
Despotisme de l'Encyclopdie. Volney (1 757- 1820) remet
en question cette pice essentielle du dispositi f de Montesquieu, qui lui apparat comme un vritable sophisme. Volney
se refuse donc naturaliser le despotisme comme la fatalit
congnitale de certaines races 33 Ce voyageur et philosophe
crit, dans le Voyage en Egypte et en Syrie publi en 1787,
que les murs ne dpendent pas du chaud ou du froid , mais des
institutions, politiques et religieuses. Comme le remarque
J.-C. Berchet, pour Volney s' il y a des peuples inertes ,
c' est simplement parce qu'ils sont mal gouverns: telle est la
thse principale de son ouvrage, qu'il raffirmera dans les
Ruines (1791)>> 34 Volney insiste davantage sur les aspects
conomiques du despotisme. Notons au passage que les opinions de Volney sur la valeur des institutions politiques pour le
SOIt du peuple, et sur son lvation dpendant de la nature des
institutions politiques sont inspires de Rousseau et de ses
Clits politiques comme le Discours Sl/r les sciences et les arts,
le Discol/rs sur l 'origine de l'ingalit et Du Contrat social.
Comme l' a montr R. Derath dans son introduction au Contrat
social, les institutions politiques forment la nature des
peuples 35.
32. Montesquieu el le monde musulman n, op. cil., p. 184.
33. Jea n~ C laud Berchet, Chateaubriand et le despoti sme oriental )~. n D ix-Imitime sicle, N 26, 1994, p. 398.
34 . Ibid. , loc. cit.
35. Rou sseau , Le Comral social, op. cil., p. 36.
186
187
37 . La terre et l'volution humaille, Paris, 1922, pp. 1081 12. Cit par R. Derath
dans une des notes sur les Ecrits politiques fie Rousseau, Gallimard, 1993, p. 529.
38. Le Contrat social, op. ct., p. 529.
188
gouvernement; elles ne sont ni africaines ni asiatiques ni europennes, elles sont bonnes ou mauvaises 41. Les murs
s'amliorent ou se dtriorent selon le systme d'ducation.
D'o vient cette thorie du climat? Montesquieu n'en est
pas l'inventeur. Cette ide existait chez Aristote, cependant
Montesquieu a t surtout influenc par Jean Bodin (15301596) dans Six livres de la Rpublique paru en 1576 42 .
Montesquieu doit aussi cette ide Machiavel. L'auteur du
Prince se demande pourquoi il y a tant de grands hommes (de
guene) en Europe, si peu en Afrique, et moins encore en Asie.
Cela vient, pense-t-il, de ce que l'Asie ... runie presque tout
entire sous un seul principat ou empire, son immensit la
maintenait le plus souvent en paix ... Il en a t de mme de
l' Afrique ... Dans la pense de Machiavel, pense entirement lacise, l'Europe et l'Asie offrent deux types d'organisation politique qui ont des effets tout diffrents. La multiplicit des Etats, en Europe, favoriserait le dveloppement de la
virt, c'est--dire de l'nergie cratrice des individus, alors
que les grands empires inclinent l'inaction et la mollesse;
en opposant l'idal europen de libert l'esprit de soumission des peuples asiatiques, Machiavel s'est sans doute inspir d'Aristote et s'est fait l'cho de cette ancienne tradition qui
remonte aux guelTes mdiques, et laquell e la prise de
Constantinople par les Turcs, en 1453, avait donn une vie
nouvelle et un nouveau visage.
LE DESPOTISME' ORIENTAL
189
est part-tout le mme dans son principe & dans ses effets:
ce sont des circonstances particulires, une opinion des religions, des prjugs, des exemples reus, des coutumes lablies, des manires, des murs, qui y mettent la diffrence
qu'on y rencontre dans le monde.
Jaucourt arrive cette conclusion qui montre l'esprit d'ouverture de l'Encyclopdie par rappOit aux ides quasi conservatrices de l'Esprit des lois concernant l'Orient musulman :
Mais quelles que soient ces diffrences, la nalure humaine
se soulve toujours contre un gouvernement de cette espce,
qui fait le malheur du prince & des sujels ; & si nous voyons
encore de nations idoltres & barbares soumises ce gouvernement, c 'est qu 'elles sont enchanes par la superstition,
par l'ducation, l' habitude & le climat.
190
Thoriser un fantasme
Voici donc un lieu: l'Asie, o tout le pouvoir politique
semble se rduire un semblant qui masque peine un despotisme voulu par la nature: Despotisme au sens propre, et
non plus par analogie, comme si les peuples asiatiques taient
incapables des rapports domestiques. Alors leur seul destin,
conforme en cela leur finalit naturelle, est de se livrer au
matre grec, au service de qui ils trouveront leur intrt, mme
si ce n'est qu'accidentellement 44. Le point de vue prcdent rsume la thorie du despotisme selon Aristote affirmant
qu ' il y a des peuples qui par nature sont esclaves. Montesquieu reprend son compte l'avis d'Aristote et ajoute, ct
d'Asiatiques, mahomtans . La Turquie, la Perse et le
Mongol sont le thtre du despotisme dans De l'Esprit des
lois, parce que ces trois empires sont asiatiques et musulmans .
44.
23-24.
LE DESP011SME ORIENTAL
191
a ni despotisme lac ni clair: c'est le premier point de faiblesse dans la thorie de Montesquieu. Ce ne sont pas seulement les critiques rcents qui relvent ce point faible, mais
quelques crivains du XV Ill C sicle, Voltaire, Anquetil-DupelTon
et Condorcet le constatent aussi. On peut critiquer cette thone
de deux manires. Les uns disent que les pays dits despotiques
ne sont pas du tout confOlmes au tableau sinistre qu 'on trouve
dans De l'Esprit des lois. Les autres critiquent la partie thorique proprement dite: non seulement le gouvernement despotique tel que le dcrit Montesquieu n'existe pas, mais il ne peut
pas exister, c'est un gouvernement absurde, c'est--dire contradictoire dans ses termes mmes. M. Dodds formule, la fin du
sicle pass, l'une des premires critiques rcentes de la thorie
de Montesquieu. Elle note que l' ide du despotisme dans De
l'Esprit des lois est aujow'd' hui juge incomplte et exagre 45. L'Etat despotique rassemble, selon Montesquieu, tous les
traits extrmes des pliodes les plus noires de la Turquie et de
la Perse, comme un Harpagon ou un pre Grandet reprsente
l' avare idal 46.
L. Althusser paltage l' opinion de Franoise Weil lorsqu' il
dit que lors du congrs de 1948, des auditeurs turcs, entendant
rappeler la fOlmule clbre qui fait du despotisme le rgime
des Turcs, jetrent les plus vives et les plus justifies des protestations . Puis il ajoute que sans tre turc , on peut suspecter l'exotisme politique d ' un homme qui ne dpassa pas
Venise et la frontire d 'Autriche, et ne connut l'Orient que par
des rcits entre lesquels il sut exactement choisir son bien 47.
A. Grosrichard considre que Montesquieu thorise un fantasme, Ispahan et Constantinople reprsentant les lieux fantasmatiques que sont les capitales du despotisme oriental [ ... ] 48.
45. Op. cit., p. 171.
46. F. Weil, Montesquieu et le despotisme ), op. cil., p. 200.
47. Op. cit., p. 77.
48. Op. cit. , p. 229.
192
u; OESPOTISME
ORN1~L
193
194
195
nous [ ... ] 52. Voltaire en anive une critique majeure adresse Montesquieu : la gnralisation des ides. Il relve aussi
dans le Supplment au Sicle de Louis XIV qu'on ne peut pas
prendre quelques coutumes particulires au srail de
Constantinople pour les lois gnrales de la Turquie. On
soutiendra ce point de vue de Voltaire, sachant que \es voyageurs mentionnent les coutumes ou les habitudes qui attirent
leur attention, s'intressant ce qui est bizarre et drle.
La troisime critique vient avec le livre qui reprsente l'esprit critique du XVIIIe sicle, l'Essai sur les murs et l'esprit des
nations: Je crois devoir ici combattre un prj ug, que le gouvernement turc est un gouvernement absurde qu 'on appelle despotique; que les peuples sont tous esclaves du sultan, qu' ils
n 'ont rien en propre, que leur vie et leurs biens appartiennent
leur matre. Le verbe combattre qu 'on lit dans la citation prcdente, tmoigne d 'un engagement de cet historien philosophe : un combat philosophique contre les prjugs, la philosophie des Lumires n'tant qu'un combat conU'e les diffrents
prjugs. Le verbe combattre est prcd d'un verbe qui montre
aussi cet engagement philosophique et historique, le verbe
devoir, qui son tour est prcd d 'un autre verbe, croire, montrant un devoir qui rsulte de la croyance en la ncessit d' un
combat. En refusant que l'Empire ottoman soit despotique,
Voltaire rpond par sa conscience historique : Une telle administration dtruirait elle-mme 53. Pour ce philosophe, le despotisme oriental est une chimre . Voltaire avait, comme le
constate justement S. Stelling-Michaud, compris d'emble que
le but de Montesquieu tait de ridiculiser la monarchie absolue
de Louis XIV et de la rendre odieuse par la simple vocation
des fonnes du despoti sme oriental : caricature de Versailles et
de la cour, pouvantail destin mettre en garde contre la
menace qui guettait la royaut 54 Il ne fait pas de doute pour
55. Cet indianiste fut membre de l'Acadmie Roya le des Inscripti ons el des
Belleslettres et interprte de Loui s XV I pour les langues orientales.
56. Lgislation orientale, MarcMichei Rey, Amsterdam, MDCC LXXV III , p. 77.
196
58. Le mot colonisation est utilis dans ce contexte selon le sens actuel: exploitation des pays devenus colonies, et non pas selon son usage tymologique: le
fait de peupler de colons.
59. Il s'agit ici de J'Inde qui tait gouvern par des empereurs musulmans jusqu' l'occupation anglaise.
197
contre Anquetil-DupelTOn 60, qui rplique pal' une longue dissertation sur la notion mme de proprit et sur la faon de
l'appliquer aux pays d'Orient. Il n'tait absolument pas vrai
que dans l'Inde, la Perse, chez les Tartares, en Turquie, en
Egypte, les peuples se soient vendus physiquement et pour
toujours leurs souverains, supposition impossible en soi,
et contredite par l'histoire de toutes les nations 61. De
mme, en relatant les elTeurs de Montesquieu sur le despotisme oriental, Anquetil-Duperron rfute celles de Chardin et
d'autres voyageurs. Il considre que la faute de Montesquieu
est de se baser sur les donnes des voyageurs. Il faut signaler
que cet indianiste utilise aussi les rcits des relations
du Levant pour rpondre Montesquieu. En lisant la Lgislation orientale, on peut remarquer que l'auteur rpond de
manire non systmatique une thorie systmatique. Il choisit quelques citations de rcits de voyages pour justifier son
jugement dj donn non pas dans la prface seulement mais
aussi dans le sous-titre 62. L'important dans ce livre est que
60. L'opinion du pre Paolino da San Bartolmeo montre ce visage hideux de J'alliance entre mi ssionnaires Cl colonisateurs contre les pays conquis, sunout dans
le Nouveau Monde et aux Indes. La philosophie des Lumires dnonce cette
alliance honteuse qui dtruit les peuples vai ncus ct leurs cultures au nom de
l'conomie et de l'vanglisation. N. Frret, membre de l'Acadmie des
Inscripti ons et Belles-Lettres, selon la version de Voltaire, rapporte quc les coloni sateurs europens ont tu plus de douze millions d'habitants en Amrique seulement avec le silence et l'accord de l'Eglise; voir Lettres S.A. Mgr le prince
de ** sur Rabelais et sur d'autres auteurs accuss d'avoir mal parl de la religion chrtienne, Mlanges, op. cil., p. 1204. Montesquieu attaque la barbarie des
colonisateurs contre les nations conqui ses, voir Lellres persanes (Lettre CXXI).
Mais la grande dnonciation vient de la pan de Diderot qui critique violemment
cette infamie de la collaboration de l' Eglise avec la colonisation; voir sa contribution l'Histoire des deux Illdes, uvres compltes, op. cil., t. III , pp. 744 ct
745. Cette alliance est galement dnonce par Diderot (ibid., pp. 737-744) pour
avoir accept l'esclavage des noirs. L'esclavage dans les crits de ees philosophes mrite d'lTe dvelopp dans un ouvrage indpendant.
61. F. Venturi, "Despotisme oriental", op. Cil., p. 140.
62. Le titre complet: Lgislation orielltale, ouvrage dans lequel, en montrant
quels sont en Turquie, en Perse el dans l'lndoustan , les principes fondamen taux du
gouvernement, on prouve :
198
Faisant cho au cri de cet orientaliste, il convient de signaler que le savoir est quelquefois au service d ' intrts matriels
et non au service de la justice et des droits de l'homme. Ce vil
intrt a pouss quelques auteurs ressusciter des notions
aristotliciennes et machiavliques non pour combattre contre
les despotes qui humilient la dignit de leurs peuples, mais pour
exploiter quelques peuples faibles ! Quelle est la valeur du
savoir s'il est au service de l'exploitation des faibles? C 'est une
question qu'on doit poser en essayant de mettre en doute
quelques ctits dpourvus de toute humanit envers les pays du
sud. Ce cri d'Anquetil-Duperron n'est qu'une tape sur le chemin de l'humanit. Observons ce qu'une barbatie condamnable
a fait aux Indiens d'Amrique, aux Africains, aux Asiatiques,
dans le silence d 'ctivains prtendant cependant quelquefois
la libert et aux droits de l'homme et arguant malhonntement
que toutes ces oprations contre les peuples faibles ont pour but
de les civiliser.
1- Que la manire dont jusqu'ici on a reprsent le despoti sme, qui passe pour tre
abso lu dan s ces trois Etats, ne peut qu'en donner une ide abso lument fausse.
11- ~u 'en Tur~uie, C," ~erse & dans !'Indoustan. il y a un code de loix crites, qui
1 li OESPOTISME ORIENTAL
199
Si un lien a t tabli entre l'ide de despotisme et la cololIisation, ceci ne signifie pas que Montesquieu soit favorable
lu colonisation. Le philosophe s'oppose au contraire cette
uction inhumaine, comme on peut le lire dans la lettre CXXI
des Lettres persanes. Montesquieu proteste contre la barbarie
espagnole aux Indes occidentales et contre la pratique des diffrentes formes de l'esclavage 64 Mais ses ides concernant le
despotisme ont quelquefois t exploites, malgr lui, pour servir la colonisation. Prenons l'exemple de l'Expdition fi'anaise en Egypte (1798-1801). Bonaparte ordonne, avant de quitter
la France, qu 'on lui procure plusieurs livres et parmi ceux-ci
De l'Esprit des lois 65. Ajoutons que la maj orit des tracts
adresss au peuple gyptien sont, en ce qui concerne le despotisme des gouverneurs de ce pays, inspirs de l'Esprit des lDis.
De son ct, Diderot, le philosophe le plus engag parmi
les crivains des Lumires, parlant de l'esclavage des ngres
dans sa contribution j'Histoire des deux Indes, regrette ce
qui se passe dans les nations colonises: on les tyrannise,
on les mutile, on les brle, on les poignarde [ ... ]. Les tourments d'un peuple qui nous devons nos dlices ne vont
jamais jusqu' notre cur. Tout mon sang se soulve ces
images hOll'ibles. Je has, je fuis l'espce humaine, compose
de victimes et de bourreaux; et si elle ne doit pas devenir
.
meilleure, puisse-t-elle s'anantir! 66
Ce philosophe est le seul, parmi les auteurs de son temps,
tre conscient du rappOlt entre l'ide de despotisme oriental
et la colonisation. Il ctit ainsi, de faon touchante, dans un
des plus beaux textes des Lumires, sous forme de dialogue,
dans sa contribution l'Histoire des deux Indes:
- Mais c'taient les ngres des criminels dignes de mort ou
des plus grands supplices, et condamns dans leur propre
pays l'esclavage.
64. Cf. R, Etiemble, L'Orient philosophique ail xv/w sicle, op. cil., 1. 3 p. 24.
65. C. Cherfils, Bonaparte ell 'Islam, Pedone, Paris, 1914, p. 12.
66. uvres compltes, d. L. Vcrsini , op. cil., t. III , p. 737.
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LE DESP01YSMt: ORIENTAL
203
Cet Orient est dduit d' une ide prconue, d'une vision simplifie laquelle Montesquieu a pli les faits, faussant le
rel par prvention autant que par ignorance, pour corroborer
une thse, illustrer une ide 73
Il est souligner que Montesquieu est czitiqu pour n' avoir
pas vu le fondement presque exclusivement religieux de ce
despotisme oriental. Le monde musulman, dans la vie plive
et dans la vie sociale, ne saurait se dgager d'une OIthodox ie
thocratique dont le principe en treize sicles n' a jamais t
mis en cause. L' histoire de l' islam est bien di ffrente de celle
du christianisme. L'une [l ' islam] connat les deux pouvoirs
spirituel et temporel, l'autre le spirituel seulement, malgr
l'alliance sacre entre le chzistianisme et le pouvoir politique
durant quelques sicles. Le calife en islam garde en mme
temps les deux pouvoirs. Le Coran insiste pour que la socit doive appliquer la Loi, aussi que la prire, le jene et le
Hahj . Le mot calife signifie le successeur du prophte , crit
Paul Vernire 74 Plus tard, ce czitique avance une autre explication de cette vision de Montesquieu des trois empires
musulmans comme tant despotiques. Parce qu ' il refuse toute
discussion sur l'origine divine des gouvernements. Il n'accepte pas plus la Jrusalem cleste que la rpublique de
Platon [... ] 75.
Une autre critique quant la faibl esse de la thorie de
Montesquieu consiste dire qu 'elle ne tient pas compte du des73. S. Steli ing-Michaud, op. cil., p. 340.
74. Je ne panage pas son avis parce que la signification linguistique et historique
de ce mot est loin de cette conception. Le sens tymologique du mot calife signifie successeur, et le sens religieux indique le successeur du Prophte charg
d'appliquer les lois religieuses et civiles, pourtant il n'a pas le droit divin et
devrait tre lu comme cela s'est pass avec les quatre premiers califes:
Aboubaker, Omar, Ossman, Ali. P. Vemire dit que le mot cal ife signi fie ,'hritier de Mahomet ; le pouvoir est plus qu'un hritage - c'est sacerdoce , cf.
Montesquieu et le monde musulman op. Cil., p. 189.
75. Montesqu ieu el l'Esprit des lois ou la Raison impure, Socit d'dition d'enseignement suprieur, Paris, 1977, p. 100.
204
205
206
207
208
209
89. P. Vern ire, Spinoza el la pense!ranaise au XVIIJf' sicle, op. cit., 1. Il, p. 52.
90. uvres compltes, d. L. Versini , op. cil., t. Il, p. 20.
210
U;
DESPOTISME ORIENTAL
211
212
Il LE FATALISME
214
d ' entre du mot fata lisme dans l'Encyclopdie, o figure seulement fatalit. Le dictionnaire de l'Acadmie franaise de
1694 donne une dfinition brve: Fatalit s. r. Destine
invitable. Par une cel1aine fatalit . Il y a de la fatalit. Il y a
quelque fatalit en cela, une estrange (sic) fata lit. Dans
l'dition de 1740, on lit la mme dfinition. Le Dictionnaire
universel, connu sous le nom de Dictionnaire de Furetire,
premier dictionnaire encyclopdique en franais, donne une
dfinition plus dtaille. On lit dans l'dition de 1690:
Fatalit. s.r. Ncessit d ' un vnement, dont on ne sait
point la cause, & que les Anciens attribuoient la destine.
Quoy que cet homme ait de bons desseins, je ne say par
quelle fatalit ils toument toujours en mal. Les Anciens donnoient tout la fatalit.
La dfinition du mot Providence n'est pas loin de celle de
fatalit. Selon Furetire, 1690, la providence ne se dit que de
Dieu, et de sa conduite sur toutes les choses cres ... l'Evangile conseille de se reposer sur la Providence, de n' avoir point
souci du lendemain. Il ne tombe pas un cheveu de notre tte
que par un ordre de la Providence. Si les justes sont perscuts, c'est un secret impntrable de la Providence divine.
Cinquante ans plus tard, le Dictionnaire de l 'Acadmie jranaise donne une dfinition semblable : la suprme sagesse
par laquelle Dieu conduit toutes choses. Le monde est gouvem par la Providence de Dieu . La dfinition de l'dition
de 1762 est la mme. Le Dictionnaire de Trvoux, 1752,
contient une dfinition de lafatalit qui est presque pareille
celle des autres dictionnaires, mais il fait, pour la premire
fois, allusion au substantif et l'adjectiffataliste. Les auteurs
de ce dictionnaire expliquent que ce telme est nouveau &
peu tabli. Cependant nos meilleurs auteurs d 'aujourd'hui
commencent s'en selvir. Ce petit commentaire montre
quel point les philosophes emichissent la langue, la cration
philosophique, littraire ou artistique faisant renatre la
lan&'lle, alors que la dcadence l'touffe. Comme dj indiqu
II~'
"il1'ALISMI::
215
216
U: FATALISME
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dons comm e des voyageurs qui ne doi vent penser qu' une
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la Providence.
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pitre Il), pense que Dieu a dj tout fait, et que lui n'a rien
Il faire . Il existe donc un lien entre le despotisme et le fatalisme dans le monde islamique, l' un et l'autre se compltant.
On trouve, dans le mme fragment, le mot arabe cadar qui
signifie destin, dans le sens de la dfinition donne par Ptis de
la Croix dans les Mille et un jours: le cadar, c'est--dire la
prdestination invitable . Le philosophe remarque que les
romans d' Orient - il s' agit bien sr des Mille et Une Nuits expriment bien l' esprit fataliste des Orientaux. Il obselve dans
ces romans les hommes incessamment conduits par cette
fatalit aveugle et ce destin rigide . C'est une allusion aux
contes des Mille et Ulle Nuits, dans lesquels le roi devient
esclave, l'esclave roi, et le pauvre tout coup riche qui pourrait tre pauvre le lendemain. Nous voyons les vicissitudes de
la vie dans ces romans orientaux. La vie humaine ne connat
aucune rgle, car c' est la Providence qui rgit tout. Cet crivain
parle de Louh o ce qui doit arriver jusqu' la fin du Monde
est crit sur une table de lumire, appele louh, avec une plume
de feu, appele calamazel; et l'criture qui est dessus se
nomme caza ou cadar. L'utilisation du mot arabe Louh
montre clairement que le dogme du fata lisme dans le discours
de Montesquieu est li l' islam; autrement dit, s' il y a une
religion qui prche ce dogme, c'est uniquement l' islam.
Dans l'Esprit des lois, le fatalisme est l' lment dogmatique mortel de l' islam. Ce fatalisme est l'origine de la paresse dominant en Orient. On lit dans le livre XXIV, chapitre 14,
que de la paresse de l'me nat le dogme de la prdestination mahomtane; et du dogme de cette prdestination, nat la
paresse de l' me . Il explique encore la raction de la personne fataliste : On a dit : cela est dans les dcrets de Dieu,
il faut donc rester en repos . Il donne aussi une solution pour
ragir contre ce sentiment fataliste: Dans un cas pareil, on
doit exciter par les lois les hommes endonnis dans la religion.
Mieux vaut se demander ce que les lois peuvent faire avec l'esprit. Rien, seul compte l' largissement de la conscience humai-
l
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U~
FATALISME
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l
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les deux noms, Memnon ct Zadig, sont deux noms arabes, l'u n signifi e le reconnaissant, l'autre le sincre. Il est vrai que le nom de Memnon sc trouve dans la
mythologie gyptienne et grecque, ma s le contenu du roman canfinne mOIl opinion. En effet, le personnage principal est oriental, et de mme, le conte qui porte
le titre Memnon ou la Sagesse humaine ( 1749), prsente un personnage qui ne
boit pas de vin et qui a un frre an qui s'appelle Assan, un nom arabe.
100. Zadig, Ga ll imard, 1972, p. 87.
10 1. /bid., p. 90.
102. La Religion de Voltaire. op. cil., p. 247.
I.E FA1~LlSME
223
quelques phnomnes de la vie humaine, apparat une croyance dans le destin dans sa Correspondance ainsi que dans
Zadig. Dans Candide, son uvre la plus pro-islamique ,
cette croyance devient claire: Je me renseign e la Providence comm e le sultan Achmet. Je me renseigne aussi la
Providence 103. La croyance dans le destin s'affinne ainsi
dans ce roman avec un sens quasi islamique. Il menti onne au
chapitre XXVI la destitution du sultan ottoman Aclunet 1II
(calife ottoman de 1703-1 730) 104 pour montrer les viciss itudes du destin. La Turquie devient la terre du bon destin qui
runit Candide, Cacambo, Martin et Cungonde dans le chapitre XXV Il de Candide.
Peut-on considrer que les ides de Voltaire sont contradictoires ? Y a-t-il une dualit rejils-croyance ? Il ne me semble
pas qu ' il y ait contradiction, mais tension entre doute et
croyance. En retraant l' histoire de cette ide chez Voltaire, je
constate que les crits dans lesquels Voltaire refu se la Providence sont antrieurs ceux o il mentionne sa croyance au
destin . Aprs 1747, date de Zadig, il est di ffici le de lire un texte
de Voltaire o il refu se le destin . S' il ya refu s, c'est celui de la
passivit des hommes au nom du destin. Il refuse seulement
l'ax iome de Leibnitz et Pope selon lequel Tout va bien . On
peut ainsi comprendre son Pome sur le dsastre de Lisbonne
o il proteste contre cet ax iome et contre ces:
Philosophes tromps qui criez: Tout va bien ))
Dans ce pome, Voltaire ne conteste ni le destin ni la fatalit, mais se sent dchir entre son disme, ou plutt son thisme (croyance en un Dieu agissant, en la Prov idence), et son
amour de l' humanit:
103. Ga ll imard, Pari s, 1972, p. 221.
104. Le grand philosophe montre une admirmion l'gard de ec sultan dans
l'Histoire de Charles XII, pour ilvoir accord j'hospitalit au roi de Sude
Charles XII cn 1709.
224
Le pote finit ses vers par les paroles d'un Calife, qui dit,
dans son heure demire, au Dieu qu' il adore:
Je t'apporte. seul roi, seul tre illimit,
Tout ce que tu n'as pas dans ton immensit,
Les dfauts, les regrets, les maux et l'ignorance.
Mais il pouvait encore ajouter l'esprance.
LE FATALISME
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U ' FATALISME
DI~r-ll/lilime
228
conclusion que l' islam est une religion fataliste; en considrant des musulmans de leur temps, travers la description de
voyageurs, les philosophes du XVIIIe sicle notent l' importance de la conception fataliste, et constatent aussi que le dogme
de la fatalit est la raison principale de l'ineltie qui frappe la
socit islamique de leur temps. A cause d 'U lmas proches
des sultans, le dogme de la fatalit rpand parmi les musulmans l' esprit fataliste. Quelques hommes de religion prchent
ce dogme pour dtourner l' attention des peuples de l' injustice de leur gouvernement. Que faire pour combattre cette
injustice? Rien parce que c'est le destin!
Le dogme de prdestination occupe une place impOJ1ante
dans le discours des Lumires afin de mettre en cause la pense religieuse. Pourquoi y a-t-il ngation du fata lisme dans la
philosophie des Lumi res? M . Duchet remarque qu ' travers
cette ngation, apparat une conception de l' histoire qui est
celle des Lumires, entre 1748 et 1755, dans l'Esprit des lois
puis, avec clat, dans l'Essai sur les murs : ni providence, ni
hasard, mais un sys tme de forces, un enchanement de
causes et d 'effets, et le prutage inexorable de la vie qui donne
le pouvoir aux plus hardis 107.
La reprsentation de l' tat politique du monde islamique
s 'opre ainsi sur deux plans: l' un concerne le despotisme du
gouvernement, l' autre s' intresse au fatalisme qui domine la
vie quotidienne des individus. Ces auteurs donnent pour raison du fatalisme les d eux mmes causes que celles du despotisme ; le climat et la religion.
CHAPITRE \lI
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231
232
Cette reprsentati on n' est pas loin de celle qui tait donne
au Moyen-Age fa isant du Prophte une idole. Cependant,
Bayle avait rfut par avance pareille conception lgendaire
de la naissance du Prophte, lorsqu ' il crivait dans l'al1icle
5./bid., p. 14.
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6. Montagne La Mecque.
234
LE PROPllli n
ET LES l'I1JLOSOPIIES
235
vient jusqu ' au XV IIIe sicle, o beaucoup d'auteurs l'amplifi ent sans mnagement 7.
Le thme des trois imposteurs se retrouve tout au long de la
tradition occidentale, au moins depuis le temps de Frdric Il
de Hohenstaufen : Mose, Jsus et Mahomet, chacun dans son
style particulier, ont soumis la conscience humaine un rgime
d'oppression, pour le plus grand bnfice des autorits ecclsiastiques et politiques 8 Pendant la Renaissance, l'uvre de
Machiavel, fort clbre en Occident pendant la deuxime moiti
du XV Ie sicle, popularise dsormais, selon F. Berriot, le thme
de l'imposture des religions en gnral et par consquent
d'un Mohanuned imposteur 9. La lgende mdivale des
trois imposteurs connat alors un regain d'actualit l'poque de
la Renaissance, exprimant moins un appel ouvert l'athisme
qu 'elle ne constitue la revendication d'une religion naturelle et
libre de tout dogmatisme et propre supprinler les guerres fratricides. Dans quel but ce thme de l'imposture tait-il abord?
M. Benitez constate que le seul souci tait de maintenir vivace
un sentiment anti-chrtien qui se dveloppait alors 10.
Le 1i-ait des lrois imposteurs Il considre que Mose s'apparente un chef de rvolte populaire, alors que le Christ est
7. En ce qui concerne l'origine arabe de l' ide d'imposture, voi r O. H. BonncrOl,
( L'imposture de [' Islam c l l'esprit des Lumires , in Etudes SlIr le XVIIJt' sicle,
publications de la rac. des lettres de Strasbourg, vol. Il , Strasbourg, 1980. En sc
rtranl E. Renan Cl L. Mass ignon, ['auteur de cel article retrace la lgende des
Tribus Impostoribus ~~ et ses origines islami ques ell cherchant dans la tradition
arabe l'origine de l'ide d'imposture.
8. Gusdorf, Dieu, la Nature, l'homme au sicle des Lumires, op. cil., p. 114 .
9. Op. cil., p. 67.
10. Autour du "Trait des trois imposteurs": l'affaire Guillaume , in SfUdi
Francesi, nO91, 1987. p. 28.
II. Signalons que Condorcet attribue ce livre Pierre des Vignes, le chancelier
de Frdric Il ; voir Esquisse d'un tableau historique des pmgrs de l'espril
humaill, Georg 0 1111s Verlag, Hildesheim, New York, 198 1, rimpression de
l'dition de 1795, p. 160. Le Pape Grgoire IX l'attribuait aussi en 1239
Frdric II Hohenstautfcll. Je pense que Condorcet a tir cette infonnation de
l'Histoire ecclsiastique de Fleury, fort clbre au XVII Ie sicl e. Dans cette
Histoire Frdric Il dit: Le monde entier a t tromp par troi s imposteurs,
Js us-Christ, Mose et Mahomet, mettant Jsus-Christ crucifi au-dessous des
deux autres, morts dans la gloire., cit par F. Serriot, op. cil., p. 68.
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237
d' hostilit entre Occidentaux et Orientaux, Voltaire est hostile Mohammed avant ses recherches pour la documentation
historique du Sicle de LOllis X IV et de l' Essai Sllr les murs ,
qui changeront sa perspecti ve, et il refusera alors de voir en
Mohammed un illettr,
L' analphabtisme du prophte de l' islam, pour Voltaire,
parat improbable, Nous reviendrons un peu plus loin sur le
but que poursuit Voltaire en composant cette pice, Notre philosophe considre qu ' il ne s'agit l que d'une invention des
moines chrtiens qui se sont dchans contre Mahomet, et
qui ont dit tant de sottises sur son compte, ont prtendu qu' il
ne savait pas crire, dit-il dans l'article Alcoran du
Dictionnaire p hilosoph ique, Voltaire ne peut imaginer qu 'un
homme qui ava it t ngociant, pote, lgislateur et souverain, ne st pas signer son nom , comme il l' exprime dans le
mme article, Cette opinion va l' encontre de ce qu ' il avait
lui-mme crit dans les LeI/l'es philosophiques , o nous lisons
dans la septime lettre que l' ignorant Mahomet ait [a]
dorm une religion l' Asie et l' Afrique ,
Dans sa tragdie Mahomet, le mot imposteur se rpte
neuf fo is, Voltaire noircit l' image du Prophte, Mohammed
devenant imposteur, fanatique, fourbe, cruel, tyran, barbare
(Acte 1, scne 1) ; odieux (Acte 1, scne 2) ; tratre, enthousiaste, fourbe, rebelle, clUel, criminel (Acte l, scne 4) ; tyran,
imposteur (Acte III , scne 4) ; tyran, imposteur (Acte III , scne
8) ; tratre (Acte III, scne 2); ten'ible (Acte IV, scne 3) ;
imposteur (Acte V, scne 2); barbare, monstre, imposteur
(Acte V, scne 4), Nous reviendrons un peu plus loin sur le but
que poursuivait Voltaire en composant cette pice,
Pouss par un enthousiasme philosophique dirig contre le
fanatisme religieux , Voltaire compare le Prophte au Tartuffe
de Molire, comme il l' crit de Missy le 29 aot 1742 et aussi
son ami de Cideville le 1er septembre 1742, aprs la reprsentation de sa tragdie : le Tartufe essuia autrefois de plus
violentes contradictions; il fut enfin veng de hypocrites, car
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239
Mahom et , in E" Marge du c1assicisime, Essays olllh e FreI/ch Thea trefrom the
Renaissance ta ,he Enliglllellmenl, cd itcd by Alan Howe & Richard Wall er,
Liverpool University Press, 1987, p. 23 3.
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243
244
Nouveau regard
Par la suite, les Lumires gagneront du terrain, et les crivains se libreront, peu peu, de la vision mdivale. L'image du Prophte se transfonne alors. L' imposteur devient
un grand homme. Ce changement de perspective est vident
dans le discours de Voltaire, qui se dtache des sources hrites du Moyen-Age lorsqu ' il entreprend son Histoire universelle, qui deviendra l' bssai sur les murs et l 'esprit des
nations. La reprsentation de la figure du Prophte change
radicalement, grce la lecture par Voltaire de la traduction
du Coran de G. Sale, et de son discours prliminaire, Observations critiques et historiques du Mahomtisme. Poul1ant,
cette tape importante dans la pense franaise a t prcde
par l'uvre progressiste et originale du comte de BoulainvilIiers, La Vie de Mahomed. Ce livre, qui marque une tape
considrable dans le discours europen sur la civilisation
29. Vo ltaire critique les crits de Bossuet non pas seulement par rapport
Mohammed , mai s plus largement l'gard de J' islam cl de sa civi lisatioll . Or
cette critique s' inscrit dans le combat de Voltaire contre les historiens narra ti fs ct
surtout contre le providentialis me de Bossuet, qui apparat de manire vidente
dans l'Histoire ulliverselle ( 1691).
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rponse l' invitation de la Sublime POlte, ou cause d 'emban'as d 'argent, ou encore d 'une querelle avec sa belle-mre,
ce qui nous intresse c 'est que son pre est rest sept ans
Constantinople, avant la naissance de Jean-Jacques 37
Rousseau refuse l' accusation d' imposture que la tradition
chrtienne, partir des Croisades, porte contTe le Prophte.
Mohammed de Rousseau, selon J. Starobinski, n'est pas un
imposteur, mais un lgislateur, comme Mose et Lycurgue. Dans
sa prface l'Essai sur l'origine des langues, J. Starobinski
dcrit ainsi la reprsentation du Prophte chez Rousseau:
La force persuasive de l'loquence de Mahomet est l'exemple
250
25 1
eut des vues trs saines, il lia bien son sistme (sic) politique,
et tant que la fonne de son Gouvernement subsista sous les
Caliphes (sic) ses successeurs, ce Gouvernement fut exactement un, et bon en cela. Cette image du Prophte comme
lgislateur apparat dj dans la littrature franaise avant lui .
La perspective dans laquelle les philosophes des Lumires
ont plac la personnalit du prophte connat une rupture
radicale avec celle de l'Occident mdival. Il n' est plus l 'imposteur ni l'Antchrist, mais passe pour tre un homme
d'Etat, un lgislateur. POUltant, ce serait une erreur de dire
que ce changement de perspective relve seulement de la pense des Lumires, parce que le mot de lgislateur que nous
trouvons chez Rousseau et d 'autres philosophes comme
d' Holbach 40, apparat avant eux chez R. Simon, dans la dernire moiti du XV II e sicle, qui crit: Ceux qui introduisent
une nouvelle Religion, doivent faire Paroi stre (sic) quelques
miracles, afin qu'on ajoute plus de foi leurs paroles. C'est
pourquoi les Mahomtans en attribent (sic) quelques uns
leur Lgislateur 41. Le discours des Lumires cet gard a
bien utilis l'accumulation de savoir concernant l'Orient et la
vie de Mohammed du dernier quart du XVII e sicle et du premier quart du XV IIIe sicle, et a pu ainsi changer l'image du
Prophte dans la littrature franaise .
pitre XIII ).
41. His/Dire de la craI/ce & des CO/llllmeS des natiolls du Levalll. op. cit. , p. 34.
252
ct de Nonnoles, Bergier, Gune, dom Chaudon, J'abb Franois, Pauli an. Cf.
C. Mcrvaud, op. cil . p. 102.
44. Les Erreurs de Voltaire, 2 lomes dans un seul volume, Jacqucnod pre &
253
254
255
256
p.40.
52 . uvres compltes, d. L. Versini, op. cil., t. III, p. 632.
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258
CONCLUSION
260
CONCLUSION
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262
CONCLUSION
263
l'gard du monde musulman, et les tudes orientalistes approfondi es et scientifiques du XIXC sicle, qui sont en faveur de la
colonisation. Cependant, la reprsentation des murs de cc
monde n'y prend pas la mme valeur que celle qu 'elle aura
par la suite. Le discours des Lumires philosophe sur cet
Orient, ou plutt l' intellectualise, pour relativiser la question
religieuse; les tudes orientalistes, par contre, sont lies aux
intrts des recherches archologiques, colonialistes, ou au
got pour l' Orient, tout patticulirement l'Egypte, propre a~
romantisme, au ralisme et au symbolisme, tel qu ' tl apparatt
chez Nerval, Flaubett, Gauti er, pendant la priode de l' gyptomanie. Il serait donc enon de confondre l'intrt philosophique et intellectuel du discours de Montesquieu, Voltaire,
Rousseau et Diderot, et l' intrt des orientaltstes et des tslamologues des XIXC et XX C sicles.
Il est impottant d' individualiser la prsence de l' islam et
de sa civilisation dans le sicle philosophique. Le but de
Diderot, lorsqu' il crit l'atticle Sanasins par exemple,
n'est pas celui de L. Massignon. Dans le discours des philosophes du XV III e sicle, la civilisation islamique ne suscite
plus de frissons, conune c'tait le cas dans les sicles prcdents. Elle veille en revanche une curiosit philosophique
dans la pense des Lumires. Les auteurs n'ont pas tous la
mme position l'gard de l'islam. Face cette religion et
sa civilisation, il est difficile de dire que la philosophie des
Lumires, dans son sens le plus large, de Bayle Condorcet,
a telle position face l' islam. Chacun des auteurs de ce sicle
philosoph ique a un point de vue diffrent de l'autre.
L'opinion d' un crivain peut mme varier d'une uvre
l'autre, et d' un principe islamique l'autre. S' il y a quelques
crits dans la philosophie des Lumires qui affectent une
grande admiration l'gard de l' islam, c'est surtout la consquence de leur hostilit envers la trinit et les prtres, moins
pour l' islam lui-mme que contre l' Eglise romaine.
264
CONCLUSiON
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Egypte revient aux saint-si moniens, hostiles Voltai re, Diderot ct la coteri e
holbachienne cn ra ison des ides anti-catholiques de ces philosophes. Le Pre
Enfantin et son groupe sont aussi influencs par Chateaubriand, qui a une grande hostilit envers la philosophie des Lumires, l'excepti on de Rousseau , pour
la mme raison selon laquelle les saint-simoniens l'ont rejete. Rappelons aussi
qu' ils appartiennent une tendance connue sous le nom de Nouveau christiani sme. Sur ce sujet, qui mrite Illon avis une tude indpendante, voi r
Philippe Rgnier, le Mythe oriental des saint-simoniens n, in Les saillt-simoniens et "Orient - vers fa modernit, actes du colloque Les sainl-sim oniells el
f'Orieflf, publi sous la direction de Magali Morsy, Edisud, Aix -cil-Provence,
1989, p. 29. Ces Saint-simoniens, autrement dit les nouveaux chrtiens n, veulent enterrer Voltaire ct Diderot et leurs ides anti-catholiqucs, et ne le pouvant
pas, ils donnent une image errone de ces philosophes et font par contre d'un
crivain (Montesquieu) qui ternit la civ ili sation islami que un ami des Orientaux!
266
Le discours de Voltaire en faveur de la civilisation islamique dans Zaii'e, tragdie immortelle par la beaut de ses vers
et de son sujet, s' insre dans ce contexte. Ses romans Zadig,
Candide et ses contes et petits contes, comme Memnon , la
Lettre d 'un Turc, l'Histoire des voyages de Scarmentado,
prsentant des personnages orientaux tantt gnreux et
sage comme Memnon, tantt fataliste comme Zadig, donnent leurs lecteurs une image des bonnes murs d'un
monde que l'Egli se ne cesse de considrer comme infidle et ennemi de Jsus-Christ. Nanmoins, ce message philosophique est loin defavoriser l'islam, il veut relativiser les
murs et rompre avec une conception religieuse tablissant
un lien entre la morale et la religion. La prsence de la civilisation islamique peut recevoir chez Diderot la mme interprtation que chez Voltaire, avec quelques nuances par rapport l' existence de Dieu. Le discours de Voltaire dans
Mahomet n'est pas celui de Zare, ni celui de l'Essai sur les
murs ou de la Correspondance avec Frdric Il et
Catherine Il durant les annes 1768-1776, c'est--d ire pendant la guerre turco-russe. Le dramaturge, en essayant de
rendre hideux le fanatisme, mlange la vrit historique et
l'imagination thtrale. Nous sommes alors devant une thtralisation du fanatisme et non pas devant une critique de la
personne du Prophte. Voltaire, 1'historien de l'Essai sur les
murs, cherche les vnements histOliques vraisemblables,
attribuant la civi lisation islamique les caractristiques
qu 'elle mrite vraiment. L'autre exemple de cette ouvelture
est la Vie de Mahomed de H. Boulainvilliers oprant pour la
premire fois une rupture avec 1'historiographie et la littrature antrieures, et posant des jalons pour les crivains qui
vont suivre, lorsqu ' ils traitent l'histoire du monde arabe et
islamique. Voltaire, dans ses lettres Catheline Il et Frdlic
Il, n'est plus historien, il est alors l'ami de ses illustres correspondants, d'o le ton hostile aux Turcs dans ses
lettres.
CDNCLUSION
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268
science 4 sont donc revoir, car il est ncessaire de rechercher l'origine de cette science paltir du demier quart du
XVIIC sicle.
Il ne faudrait plus dire les Philosophes des Lumires et la
civilisation islamique , mais prciser quel philosophe afin de
connatre sa position. On ne peut pas dire que Montesquieu ait
la mme position que Voltaire et Diderot, car le premier gnralise ses jugements (sur notre sujet) ; les autTes individualisent leurs points de vue. Dans la conception de Montesquieu,
tous les cali fes et les gouvemeurs du monde islamique sont
despotes parce que le shah Abbass l'est. Voltaire distingue
Mohammed Il de ce shah. L' islam et sa civilisation dans la
conception de Montesquieu se rduisent Ispahan et Istambul,
et un srail o un matre possde des eunuques qui gardent
des femmes prisonnires, des femmes qui ne sont que des
objets sexuels. L' image de la socit islamique dans la pense
de Montesquieu est celle de la cruaut d'un matre et de la
soumission fminine, ou celle d 'un despote ignorant, paresseux et voluptueux et un peuple fataliste, lche et timide. Une
telle image ne diffre pas beaucoup de celle qui avait dj t
donne par l'Occident mdival, le discours de cet auteur
tant pratiquement le mme que celui des sicles prcdents.
Quoique Montesquieu soit fidle la tradition occidentale
hostile l'Orient musulman, il a malgr tout mis jour certaines raisons de la faiblesse du monde islamique qui, bien
qu ' exagres, ne peuvent tre totalement nies: le fatalisme
et une sOlte de despotisme. Usbek a le mme regard hostile
que l'auteur de l'Esprit des lois, des Considrations sur les
Romains. On peut se poser la question de la raison de cette fidlit de Montesqui eu l' image donne depuis les Croisades.
La rponse me parat rsider dans le temps o il crit, la premire moiti du XVIlI C sicle, marque par une sOlte de conti4. P. Martino, op. cif., p. 18 et M. Taha-Hussein, op. cil., p. 32. Cc dernier s uit
les pas d u premier. E.W. Sad commence auss i, dans son Orientalisme, par
Si lvestre de Sacy.
CONCLUSION
269
7. P. Marti no, L 'Orielll dans la liltralll refranaise du xv/te el du XVI/ft side, op.
cil., p. 165.
8. Pour pl us de dtails sur cc li vre, voir Claude Lauriol, L' Asiatique tolrant,
in DixJlllitime sicle, P.U.F nO 17, 1985, p. 81.
270
lion des Arabes pendant l'ge d'or de leur civilisation ; celte thse n'arrive pas
di stinguer les diffrents Voltaire, celui de la Correspondance de 1768 -1 776
d'une part et "historien, le romancier et le dramaturge d'autre part.
CONCLU510N
27 1
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Avant-Propos ....
........................................ 9
Introduction ................................................................................. 11
Premire partie: Continuit et rupture
CHAPITRE 1 - LES SOU RCES ACCESS IBLES
AUX LUM IRES ............................................................................ 19
.... .46
286
Coran (Le) .......... .......... .... .......... ... .... .... .... ....... ... ................... .... 92
Hagariens ........................ ............................. ............................... 93
Ha/i .............................. ...... ..... ..... .... ........................................... .94
Islam .................................. ................... .. ..................................... 94
Isma/iles (voir l 'elllre Hagariens) ..........................................97
Mohammed (Mahomet), Mahomtan, Mahom lanisme ............ 97
Mallres .............................. .. ......... .......................... ..... .............. 101
Musulman ....... ............. ...... ...... ..... ....... ... .................................... 104
Orient ............ ... ....................... ........ ... ... ......................... ........... 106
Sarrasins ................... ........... ....... .. ...... ............. .. ........................ 11 1
SUllllOh ...... .......... ......... .. ........... ..... ... ..... .. .. ............ ... .... ..... ...... . 11 7
Turcs ................. ... ..... .. .... ...... ..... ........... ......... ....... .. ......... .......... 11 9
Conclusion
Les leons des Lumi res . ...................... ................. ..........259
... .. ... ...... . ... ...... ... ............. .... ....... .273
Imprima en France
http://booksenligne.blogspot.com/