Secrets D 39 Histoire 2 - Stephane Bern
Secrets D 39 Histoire 2 - Stephane Bern
Secrets D 39 Histoire 2 - Stephane Bern
Secrets d’Histoire
**
PRÉFACE
É
La guerre terminée, Édouard est
éloigné de Londres, officiellement en
tant qu’ambassadeur de son père pour
maintenir les liens de la monarchie
avec les peuples de l’empire. Il remplit
son rôle avec succès, grâce à son
charme naturel. Pourtant, s’il était
d’usage pour le prince de Galles de
visiter l’empire, tout laisse à penser
que pour Édouard, le devoir de sa
charge n’est pas l’unique raison de son éloignement opportunément
organisé, le temps de faire oublier certains commérages qui nuisent à
sa réputation d’héritier du trône. En effet, si Édouard a su rester
discret sur ses amitiés « particulières » nouées à Cambridge, sa
relation amoureuse avec son cousin Louis Mountbatten, de six ans
son cadet, ne laisse guère planer le doute sur ses mœurs. À la
demande d’Édouard, celui-ci l’accompagnera en qualité d’aide de
camp lors de son premier voyage. Mais en 1922, Lord Mountbatten
se marie. Édouard lie alors une nouvelle et tendre amitié avec le
responsable des activités
équestres de la cour, Edward Metcalfe. Cette relation, avérée, sera
rendue publique à la mort d’Édouard, en 1972, par la publication des
lettres malencontreusement dérobées avec le portefeuille qui les
contenait, lors d’un voyage officiel à New York, en 1924. Bisexuel et
dandy, Édouard compte aussi de nombreuses conquêtes féminines,
qui ne sont pas davantage approuvées par ses parents, car toutes
roturières et déjà mariées… Véritable prince charmant et toujours
célibataire, il est, dans ces années 1920, le plus beau parti du gotha,
et suscite toutes les convoitises.
Malgré la longue absence d’Édouard, et ses succès d’estime, les
relations avec ses parents restent conflictuelles. Ses frasques irritent
George V, qui espère secrètement voir son fils renoncer au trône. « Il
ne pourra pas se maintenir plus de douze mois sur le trône », aurait-
il prédit. Pourquoi une telle défiance ? Le souverain et l’ancien
secrétaire privé du prince semblent s’accorder sur un point : bien que
sorti depuis longtemps de l’adolescence, Édouard est immature,
frivole et peu enclin à endosser ses responsabilités. La nouvelle
relation qu’il noue, en 1931, avec une Américaine mariée et déjà
divorcée, provoque un mouvement de panique à Buckingham et au
10 Downing Street. Le roi et la reine refusent de recevoir Wallis
Simpson. Stanley Baldwin, le Premier ministre, fait surveiller le
nouveau couple. Les services secrets rendent bientôt un rapport
alarmant, établissant la relation sadomasochiste du couple et la
totale soumission d’Édouard. Mais les frasques des princes de Galles
sont connues pour ne durer que le temps de l’attente, toute
monarchique, de la mort du père. Il faut donc être patient,
l’éducation et l’onction du sacre auront raison de ses turpitudes. C’est
une certitude, puisque depuis mille ans, aucun des hommes ou
femmes appelés à régner n’ont jamais manqué à l’appel, et tous ont
assuré avec honneur la charge à laquelle on
les avait préparés. Certes, on dit le Premier
ministre préoccupé par le caractère dissolu
du prince, mais le roi est de santé solide. Il
n’y a donc pas matière à s’inquiéter outre
mesure. Surtout que l’actualité ne laisse
aucun répit à Baldwin. Confronté à la
nouvelle donne européenne, avec l’arrivée
au pouvoir d’Hitler en Allemagne, il voit
son autorité chanceler sous les attaques de
Churchill envers sa politique de défense.
Churchill, indigné par l’attitude trop molle
du Parlement face aux nazis, conduit un débat parlementaire dans le
but de renverser le Premier ministre et de réorienter le budget de
l’État vers un réarmement massif. De plus en plus soutenu par le
groupe conservateur au Parlement, Churchill bénéficie d’un
glissement de l’opinion publique en faveur de ses positions. Baldwin
apprécie Churchill à sa juste valeur et appréhende cet adversaire si
redoutable, capable de le renverser et peut-être, qui sait, de prendre
sa place.
Mais une nouvelle dramatique va bouleverser la donne. Le roi
George meurt, le 20 janvier 1936. La mort d’un souverain suscite
parfois, en même temps que le chagrin, de nouvelles espérances. On
veut oublier la Grande Guerre et rêver à un monde pacifique,
moderne et social. Et Édouard incarne cette aspiration. Au
Parlement, une trêve naturelle est respectée, et les députés, au
diapason avec le peuple qu’ils représentent, pleurent leur roi, tout en
espérant que le nouveau règne corresponde à une ère de paix et de
prospérité pour la nation. Mais Édouard saura-t-il répondre à cette
attente ? Si le peuple, ignorant la
véritable personnalité du
nouveau souverain, y croit,
certains politiciens mieux
informés doutent sérieusement
de ses intentions. Son éducation
privilégiée semble avoir
développé chez lui un sentiment
de supériorité teinté d’orgueil.
Très à l’aise avec le mythe d’une
Angleterre impériale et
civilisatrice, il semble convaincu de la suprématie de la race blanche
et tient parfois des propos dangereusement racistes, qui atténuent
considérablement sa crédibilité. Dès les premiers jours de son règne,
il prend quelques libertés avec les bonnes manières et avec l’équilibre
constitutionnel des pouvoirs. Libéré de l’autorité paternelle, il veut
défricher la vieille monarchie. Infantile, il commence par refuser la
coutume de faire graver son profil, opposé à celui de son
prédécesseur sur les pièces de monnaie, voulant impérativement que
la raie de ses cheveux apparaisse ! Édouard bouscule – pour le plaisir
de beaucoup, et des communistes les premiers – la très vieille
aristocratie anglaise qu’il identifie au règne suranné de son père.
Mais c’est surtout son comportement intrusif dans la sphère
politique qui inquiète et dérange le gouvernement. Tous ces
monarchistes, attachés à l’équilibre des pouvoirs entre un monarque
qui règne, et un Premier ministre qui gouverne, voient d’un très
mauvais œil certaines prises de position du roi, qui semblent
remettre en cause la politique du gouvernement. Sa relation avec
Wallis est un autre sujet d’inquiétude pour Baldwin, qui apprend
avec stupeur qu’Édouard l’a invitée à écouter, de sa fenêtre, le héraut
crier la proclamation traditionnelle du nouveau règne. N’en déplaise
aux amateurs de la cause romantique, ce n’est pas tant leur relation
amoureuse, d’ailleurs ignorée de ses sujets, ni le soupçon d’un
éventuel mariage royal avec cette roturière, qui agite le
gouvernement, mais les relations que celle-ci entretiendrait avec des
notables allemands, probablement au contact des nazis.
Une sympathie envers les nazis que l’on rencontre, hélas, de plus
on plus souvent dans certaines sphères de la haute aristocratie
britannique, où l’on n’hésite pas à faire l’éloge d’Hitler, justifiant cela
par la hantise du bolchevisme. Certains
responsables du gouvernement osent même
soupçonner un temps Édouard
d’inclination nationale-socialiste. Mais
surtout, sa dévotion à Wallis et son
inconséquence puérile ne manquent pas
d’inquiéter. Dans la tradition
constitutionnelle britannique, le
gouvernement (conservateur), doit
informer le souverain de toutes ses
décisions, mêmes les plus secrètes. Mais
alertés par les services secrets, certains
ministres prennent peur et omettent de
transmettre au roi les dossiers les plus
sensibles, craignant des fuites, voire une trahison… Protégé par le
prestige de la monarchie et sa popularité, Édouard est un problème
épineux pour Baldwin, qui ne veut en aucun cas déstabiliser
l’institution monarchiste. Empêtré dans des difficultés intérieures,
mais surtout extérieures depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il sait
l’importance du monarque pour unir le peuple contre cette nouvelle
menace qu’est la peste brune. Écartelé entre des travaillistes
pacifiques et un Churchill qui trouve de plus en plus d’échos dans
l’opinion publique, le Premier ministre redoute que le comportement
d’Édouard n’ajoute, à la menace extérieure, la division intérieure.
Mais que faire ? La situation est délicate. Baldwin ne peut divulguer
certaines informations tenues secrètes, sans prendre de risques pour
la monarchie et la paix civile. Mais un attentat providentiel, en
juillet 1936, sur Constitution Hill, a bien failli, de façon dramatique,
résoudre définitivement le problème. Attribué à un simple d’esprit,
ce crime de lèse-majesté serait, selon certaines rumeurs à ce jour non
confirmées, l’œuvre du MI5, les services secrets britanniques. Pour
quelle raison le MI5 aurait-il commandité l’assassinat du roi ?
Certainement pas pour l’empêcher d’épouser sa roturière, puisque
Wallis est toujours mariée et que son divorce n’est même pas
envisagé. Si elle était avérée, cette implication du MI5 dans un
attentat contre Édouard VIII, tendrait à prouver que bien avant que
le scandale de sa relation avec Wallis n’éclate, certains membres de
l’establishment doutaient déjà sérieusement de son aptitude à
régner. Baldwin faisait-il partie du complot ? En tout état de cause, il
saura opportunément se servir du scandale à venir pour imposer à
Édouard ses décisions et l’amener à abdiquer…
Vu sous cet angle, le mariage semble une cause bien secondaire,
mais qui arrive à point nommé pour Baldwin. En août, l’attentat
oublié, Édouard, contrairement à l’usage, choisit de partir en
croisière sur la Méditerranée avec Wallis, délaissant Balmoral et ses
sujets écossais qui seront affectés par cette infidélité royale. La
presse britannique relaie la version officielle du Palais, qui laisse
croire que le roi, trop chagriné par le décès de son père, est resté
prostré à Londres. Mais des informations circulent, grâce à des
expatriés britanniques, informés par les presses américaine et
européenne, qui relatent tous les faits et gestes du couple. Cette
cachotterie romantique est jugée dangereuse par les proches du roi :
la situation conjugale de Wallis est une bombe à retardement. Le roi
est sommé de préciser ses intentions, afin de faire taire les rumeurs.
Il ne suit pas ce conseil et laisse éclater le scandale en octobre, quand
Wallis demande le divorce. Des bruits, peut-être colportés par le
Palais, annoncent déjà le futur mariage du roi avec cette Américaine,
bientôt divorcée deux fois ! Le premier à réagir est son conseiller,
Hardinge qui, sans ménagement, alerte Édouard sur la folie de cette
décision. Édouard, pour mettre fin à l’hypocrisie officielle, convoque,
le 16 novembre 1936, Baldwin à
Buckingham. Il lui annonce son
intention d’épouser Wallis Simpson. Le
Premier ministre lui réplique que ni son
peuple, ni son gouvernement, ni l’Église
anglicane, dont il est le chef, ne peuvent
accepter une telle union. L’information,
enfin officielle, provoque des réactions
en chaîne aux quatre coins de l’Empire.
Tous les Premiers ministres des
Dominions font savoir qu’ils ne
donneront pas leur accord à une telle
alliance. L’Église anglicane précise que
Henri VIII n’a jamais divorcé, mais que
ses mariages ont été annulés. Invoquant
la morale chrétienne et l’immense
sagesse du roi, elle lui demande instamment de choisir entre son
plaisir et son devoir sacré et ne manque pas de lui rappeler que son
règne sera sanctifié, lors du prochain couronnement. Au Parlement,
Baldwin est soutenu par la majorité des députés et seul Churchill
semble ramer à contre-courant. Il défend son souverain et prêche la
patience. Il s’oppose au mariage lui aussi, mais reproche à Baldwin
sa trop grande précipitation à vouloir faire abdiquer le roi. Mais cette
fois, Churchill est rejeté par ses pairs. Ce royaliste convaincu est
aussi un romantique qui n’hésite pas à dépasser les bornes. Au
paroxysme de la ruse, lors d’un débat sur la question royale,
Churchill, éméché, invective le Premier ministre. Rappelé à l’ordre
par le Speaker de la Chambre des Communes, il est conspué par ses
collègues députés. Baldwin impose désormais sa volonté et Churchill
qui, un mois plus tôt, pouvait encore espérer lui succéder, tombe
dans une profonde dépression. Sa carrière politique semble
compromise. Sa disgrâce est sans doute la conséquence la plus
navrante de cette sordide affaire.
Mais contre toute attente, Édouard n’a nullement le désir
d’abdiquer. Élevé pour être roi, il se croit investi d’une mission
divine. Il tente d’échapper à l’intransigeance institutionnelle de
Baldwin en proposant d’intervenir à la radio, afin de se justifier face
à son peuple. Par ce coup de force médiatique et démagogique, il
espère imposer au gouvernement son point de vue. Mais Baldwin
refuse, pour atteinte à la Constitution, d’ouvrir l’antenne au
souverain. Édouard propose alors de contracter un mariage
morganatique avec Wallis. Ainsi, elle ne serait pas sacrée reine et ses
enfants ne pourraient pas prétendre au trône. Édouard savait-il déjà
qu’à la suite de sa relation avec Ciano, le futur gendre de Mussolini,
et d’un avortement délicat, sa promise était devenue stérile (théorie
formellement contestée par Edda Ciano, la fille du Duce) ? Le
gouvernement refuse pourtant cette option. Décidé à ne rien céder,
Baldwin ne laisse que deux alternatives à Édouard : l’abdication ou la
rupture nette et définitive avec Wallis. Ce psychodrame royal est
terriblement déstabilisant pour l’empire et il est urgent de régler
cette affaire le plus rapidement possible. Le Premier ministre
annonce alors que si Édouard épouse Wallis sans abdiquer, il
démissionnera, et il précise que le chef de l’opposition refusera
également le poste. L’étau se resserre. Les derniers fidèles du roi
décident, malgré lui, d’une ultime stratégie. Début décembre 1936, le
secrétaire personnel d’Édouard rencontre Wallis en France, où elle
s’est réfugiée, et réussit à la convaincre de renoncer à ce mariage.
Consciente des enjeux, et preuve de la sincérité de ses sentiments,
elle coupe même toute communication avec Édouard. Comprenant
que désormais la pression est mise sur Wallis, Édouard préfère
capituler. Le 10 décembre, il convoque ses frères et les informe de sa
décision : il abdique. Albert, le puîné et héritier de la Couronne, bien
que réticent, accepte la succession. Il écrira plus tard, dans son
journal intime, qu’en racontant la scène à sa mère, la reine Mary, il a
éclaté en sanglots.
LA JOCONDE ?
É
l’Écureuil lui vaudra, outre la suppression de sa pension par Colbert,
une légitime et éternelle disgrâce royale.
Portrait de Louise-Marie-Thérèse
Bibliothèque Sainte-Geneviève.
À
intellectuelle. À onze ans, il est confié aux Jésuites du collège royal
Henri-le-Grand de La Flèche, où il se passionne pour les
mathématiques, pour « la certitude et l’évidence de leurs raisons » ;
c’est là le seul savoir qui lui paraît réellement fondé. Pour le reste, il
ne voit que doutes et incertitudes. S’instruire ne fait que lui révéler
l’étendue de son ignorance. Mais Descartes est destiné à suivre la
même voie tranquille que son père : une fois son baccalauréat
obtenu, il acquiert une licence de droit à l’université de Poitiers.
Pourtant, rattrapé par son désir d’aventures, il s’engage, sur un
« coup de foie », comme il le dit lui-même, dans l’école de guerre du
prince Maurice de Nassau. Il se rend aux Pays-Bas, ces « Provinces-
Unies » qui se sont déclarées indépendantes en 1581. Pas moins de
sept territoires – parvenus à trouver un modus vivendi entre
catholiques, huguenots fuyant les persécutions et Juifs expulsés
d’Espagne – et qui connaissent une explosion économique sans
précédent. Descartes découvre dans ce pays prospère un formidable
brassage des devises, des peuples et des idées. Il fait bientôt la
connaissance du savant Isaac Beeckman, autour d’un défi de
mathématiques. Ce sera le début d’une longue amitié parsemée
d’orages, mais qui va permettre au jeune homme de s’initier aux
dernières avancées scientifiques de son temps. Toujours avide
d’expériences et désireux de parcourir « le grand livre du monde »,
Descartes continue d’arpenter l’Europe, voyageant de la Hollande au
Danemark pour arriver en Allemagne, où la guerre de Trente Ans –
qui oppose les princes allemands protestants aux princes
catholiques – vient d’éclater, au moment même où l’empereur
Ferdinand est couronné.
Dans ce conflit, où les intérêts dynastiques se mêlent aux
considérations religieuses, René Descartes se range du côté des
catholiques de la Ligue, en choisissant de s’engager auprès du duc
Maximilien Ier de Bavière. Mais en 1619, alors que son régiment a
pris ses quartiers d’hiver dans la ville bavaroise de Neubourg,
Descartes fait une expérience qui va bouleverser sa vie. Comme le
rapporte Adrien Baillet, son premier biographe, le jeune soldat fait
trois songes durant la nuit de la Saint-Martin, qui seront les
fondements de sa pensée : « Le 10 novembre 1619, lorsque rempli
d’enthousiasme, je trouvai le fondement d’une science admirable… ».
Bouleversé par ces découvertes qui, selon lui, ne peuvent être que
d’inspiration divine, Descartes renonce à la vie militaire et fait vœu
de pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, en Italie, qu’il effectuera plus
tard, en 1623. Comme il le raconte dans la deuxième partie du
Discours de la méthode, il résout alors de « demeurer dans son
poêle » – pièce chauffée – pour y établir les bases de sa philosophie.
Devenu rentier en 1622 après avoir vendu les biens de sa mère,
Descartes a alors tout le loisir de se concentrer sur ses travaux.
Voyageant d’Allemagne en France, en passant par l’Italie, avant de
s’installer en Hollande, il s’intéresse à l’étude de l’optique et
multiplie les contacts avec des savants et des mathématiciens de
renom. Parmi eux figure le père Mersenne, le plus européen des
intellectuels du XVIIe siècle, rencontré à Paris en 1626 et avec qui il
entame une longue correspondance qui lui permet de se tenir
informé de toutes les avancées scientifiques de son temps. Mais
l’existence de Descartes ne se limite pas à l’étude des livres et des
idées.
Descartes paresse, il joue le jeu
de la vie mondaine ou s’isole
brutalement de ses amis pour
réfléchir, se bat en duel, se perd
dans ses voyages… C’est avant
tout le goût de la liberté qui guide
ses pas. Après avoir rendu visite à
Beeckman, en Hollande, en 1628,
il décide de s’installer dans ce
pays, décidément fort accueillant
pour les penseurs, car dans le
reste de l’Europe, il n’est pas nécessairement de bon goût de soutenir
des idées trop hétérodoxes. En 1633, Descartes apprend que le
Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée a été
condamné par l’Église. Craignant la censure, il retarde prudemment
la parution de son propre ouvrage, Le monde ou traité de la lumière,
qui soutient lui aussi la thèse héliocentrique. Il préfère se pencher
sur des sujets moins brûlants et se consacrer entièrement à la
philosophie ; ainsi le Discours de la méthode ne sera-t-il publié qu’en
1637.
Suivent les Méditations métaphysiques et les Principes de la
philosophie, qui confirment la place prépondérante de Descartes
parmi les savants de son temps. Ayant renoncé aux duels à l’épée, il
croise néanmoins le fer des mots avec le philosophe anglais Hobbes,
dans ce qui lancera « querelle d’Utrecht ». Ce n’est pas la première
fois que les deux philosophes sont en désaccord, ils ont déjà eu une
controverse en 1637. Mais cette fois, la querelle s’envenime. Les deux
hommes s’accusent mutuellement de plagiat, et Hobbes réussit à
imposer, dans une certaine mesure, sa lecture de Descartes. À ce
demi-échec s’ajoute un drame personnel, lorsqu’en 1640, Francine,
la fille que Descartes a eue avec sa servante et amie Hélène Jans,
meurt d’une scarlatine à l’âge de cinq ans. Descartes est effondré et
ne s’en cache pas.
Et les choses se compliquent davantage à
partir de 1641, avec l’entrée en scène d’un
nouvel ennemi, bien plus virulent que ses
prédécesseurs, le pasteur Voetius. Ce
théologien protestant d’Utrecht a décidé de
combattre farouchement la pensée de
Descartes, qu’il juge dangereusement
corruptrice pour la jeunesse, encouragée à
rêver et à méditer plutôt qu’à étudier. Il est
vrai qu’avec son Discours de la méthode et
ses Méditations métaphysiques, Descartes
circonscrit au minimum les vérités révélées
de façon divine. Contrairement à la philosophie enseignée alors dans
les universités, entièrement tirée d’Aristote et fondée sur l’érudition
plutôt que sur le raisonnement, la pensée de Descartes essaie
d’établir toutes les connaissances sur la raison, et non sur la
croyance. Or pour le pasteur d’Utrecht, cette position marque un
abominable orgueil, et révèle l’athéisme de celui qui la formule. Il
réclame pour le philosophe le supplice subi par le penseur italien
Vanini, qui a eu en 1619 la langue coupée, avant d’être brûlé vif.
Descartes finit par gagner le procès engagé contre Voetius devant le
recteur de Groningue, mais il prend enfin la mesure des remous que
provoque sa pensée dans les milieux religieux.
Les catholiques en effet ne se montrent pas plus enthousiastes : le
père Arnauld, chef de file du courant janséniste de Port-Royal, se
révèle extrêmement sévère envers Descartes et le doute méthodique
qu’il applique à toute connaissance. Même Blaise Pascal, que
Descartes rencontre à plusieurs reprises pour parler de questions
scientifiques, juge, dans une formule lapidaire qu’il est « inutile et
incertain » ; bref, Descartes fait scandale. Il est pourtant reconnu
comme l’un des plus grands esprits de son temps et est réclamé dans
toutes les cours européennes… Abandonnant le terrain de la
métaphysique, il entame dès 1643 une longue correspondance sur les
questions morales avec la jeune mais érudite Élisabeth de Bohême,
qui aboutira à la rédaction d’un traité : Les Passions de l’âme. En
1650, c’est la reine Christine de Suède qui l’invite à Stockholm.
Descartes accepte à condition d’être
exempté des cérémoniaux de la cour,
afin de se concentrer sur sa seule
méditation. Il réside alors chez
l’ambassadeur de France, Pierre
Chanut ; ce dernier tombe malade, et
quinze jours après lui, Descartes
contracte à son tour une pneumonie. De
constitution fragile, sans doute aggravée
par l’habitude qu’a la reine Christine de
tenir leurs entretiens à 5 h du matin
dans une pièce glaciale, Descartes
succombe rapidement à son mal et
s’éteint à cinquante-quatre ans, le
11 février 1650. Pour Baillet, son
biographe, « la véritable et unique cause de la maladie de
M. Descartes a été le partage de ses soins entre la reine et
l’ambassadeur malade, au milieu d’une saison ennemie de son
tempérament ».
Pourtant, il évoque lui-même l’hypothèse d’une explication plus
sulfureuse : Descartes aurait été, selon les dires de certains,
empoisonné par les « grammairiens » – les lettrés de l’entourage de
la reine – jaloux de la supériorité intellectuelle du penseur français.
Une théorie immédiatement disqualifiée par le biographe.
Cependant, la publication en 2010 du livre d’un universitaire
allemand, Theodor Ebert, a reposé l’épineuse question d’un éventuel
empoisonnement du philosophe. Reprenant une supposition déjà
formulée par l’un de ses compatriotes, Ebert soutient que Descartes
aurait été empoisonné par l’aumônier de l’ambassade, François
Viogué. Ce dernier aurait craint que les théories de Descartes
n’entravent la conversion de la reine Christine à la foi catholique, l’un
des objectifs essentiels de la Contre-Réforme. C’est que malgré
l’apaisement des guerres de religion en France, le conflit qui oppose
protestants et catholiques est loin d’être éteint. Il s’agit pour Rome
de reconquérir le terrain perdu au protestantisme, et la conversion
d’une souveraine serait une belle victoire. L’aumônier aurait donc
insidieusement empoisonné à l’arsenic les hosties qu’il donnait au
philosophe français. À l’appui de cette thèse, Ebert cite une lettre de
Van Wullen, le médecin de Descartes, dans laquelle celui-ci rapporte
que Descartes avait demandé à prendre un vomitif. Avait-il compris
qu’on l’avait empoisonné ? Ebert y voit une preuve. Mais les avanies
subies par la dépouille du philosophe, dont les restes ont fait l’objet
de nombreux pillages lors de son transfert de Suède en France, puis
de l’église Sainte-Geneviève à l’église Saint-Germain-des-Prés,
rendent impossible la vérification scientifique de cette hypothèse.
Pour Jean-Luc Marion, grand spécialiste de Descartes, elle reste
néanmoins peu probable. Et même si François Viogué était
réellement coupable d’assassinat, il aurait certainement agi de son
propre chef, sans en référer à l’autorité de Rome ; il est donc exclu
que Descartes ait été victime d’un complot.
Mais, au même titre que Copernic, Galilée et Giordano Bruno, il a
été l’un des révolutionnaires de ce siècle, à la charnière de l’âge
baroque et de l’époque classique, qui a fait voler en éclats les
doctrines du Moyen-Âge, pour poser les fondements scientifiques et
philosophiques de notre monde moderne. En dérobant aux clercs
une philosophie fondée sur l’érudition et la foi, il a offert à l’homme
du peuple une pensée construite sur l’évidence et la raison. Et ce
n’est sans doute pas la rationalité froide et mécanique de sa doctrine,
mais bien au contraire le caractère vif et subversif de sa pensée, qui
n’a de comptes à rendre qu’à elle-même, que Descartes continue
d’incarner pour la postérité.
FRANÇOIS Ier
LE COMTE DRACULA ?
AGNÈS SOREL ?
Portrait de Dimitri II
dit aussi « le Premier Faux Dimitri » (1580-1606).
En se faisant couronner « tsar de toutes les Russies », le
16 janvier 1547, alors qu’il n’était jusque-là que grand-prince de
Moscou, Ivan IV le Terrible est devenu l’empereur et le maître absolu
de la Russie. Le peuple le vénère autant qu’il le craint. Le règne
d’Ivan est cruel et le pays exsangue. Dans un accès de démence, le
tsar en déclin frappe mortellement de son glaive son fils aîné, le
tsarévitch Ivan Ivanovitch, qui tentait de s’interposer pour protéger
son épouse enceinte. À la mort d’Ivan, en 1584, le trône échoit donc à
Fédor, son deuxième fils, qui est déficient mental et incapable
d’assumer sa charge. Sans descendance, c’est son demi-frère Dimitri,
âgé de deux ans qui devient tsarévitch. Mais le jeune Dimitri
disparaît mystérieusement à Ouglitch, en 1591, à l’âge de neuf ans.
Aussi Fédor se voit-il contraint d’accéder au trône et ce sous la
régence de Boris Godounov. Et lorsqu’il meurt sans héritier, le pays
plonge dans une profonde angoisse. L’État s’effondre et la société
convulse pendant des années, avant de trouver enfin un nouveau
souverain légitime. Pourtant, quelque temps plus tard, un homme
réussit à convaincre le peuple qu’il est Dimitri, le tsarévitch disparu
et se fait sacrer empereur de Russie. Comment y est-il parvenu ? Et
pourquoi des hommes persuadés de son imposture acceptent de le
soutenir dans cette invraisemblable aventure ?
Les prétendus tsarévitchs
miraculeusement ressuscités d’entre les
morts, seront légions pendant le règne des
tsarines et des tsars dont la légitimité est
conflictuelle, et la gouvernance despotique.
Mais aucun, malgré quelques beaux succès
d’estime, ne triomphera comme Dimitri.
Leurs succès, même momentanés, sont
intrinsèquement liés à un idéal mystique
typiquement russe de voir arriver, tel un
messie, le « tsar libérateur » qui délivrera le
pays de la tyrannie. Cette barbarie, qui régit
les rapports entre les différentes classes de
société va continuer de s’exercer pendant
des siècles sur un peuple miséreux et
analphabète. Ivan a laissé une société épuisée par les guerres
incessantes contre les Tatars, Suédois et Polonais. Le peuple est
traumatisé et déboussolé par son extrême violence – notamment
celle de ses hommes de main, les opritchiniki –, qui frappe surtout
ses proches et sa cour. La Russie devient, à l’instar du tsar, pourrie,
exténuée, spasmodique, malgré ses veines tentatives pour soigner
son grand corps malade.
Tyrannique mais lucide, Ivan est
conscient de la déficience mentale de
son fils Fédor et prépare l’instauration
d’un conseil de régence. À sa mort, celui-
ci se réunit mais, affaibli par des luttes
intestines, implose et permet à Boris
Godounov, le chambellan d’Ivan – et
beau-frère de Fédor –, de s’imposer
comme unique régent. Sa première
décision est d’exiler le tsarévitch Dimitri
et ses soutiens loin de Moscou. Moins
cruel, la gouvernance de Boris s’inscrit
toutefois dans la continuité du règne
précédent. Le témoignage d’Anglais
autorisés à commercer avec Moscou
souligne le despotisme du gouvernement et son mépris du peuple.
Ainsi, l’ambassadeur d’Élisabeth Ière d’Angleterre rapportera-t-il :
« Le gouvernement est à peu près à la turque. Les Russes semblent
imiter les Turcs autant que le permettent et la nature du pays et leurs
capacités politiques. Ce gouvernement est une tyrannie pure et
simple car il subordonne toutes choses à l’intérêt du prince, et cela,
de la manière la plus barbare et la plus ouverte ». Sans aucune
compassion, les successeurs d’Ivan, sans pour autant atteindre sa
cruauté, maintiennent une chape lourde et écrasante sur le peuple
laborieux de Russie. Serfs ou libres, tous sont la propriété du tsar qui
a droit de vie ou de mort. Bien loin de l’esprit libéral anglais et de son
Habeas corpus.
Dimitri ayant disparu, Fédor est le dernier représentant des
Riourikides (descendants de Riourik, cette dynastie a régné sur
l’Ukraine depuis le IXe siècle, et fondé Moscou au XIIIe siècle). Cette
vacuité dynastique – bien que très vite comblée par la prise de
pouvoir et le couronnement du régent Boris Godounov – marquera
une période d’intrigues et de rivalités sans précédent, communément
appelée « le temps des troubles », entre les prétendants au trône. À
l’appel du patriarche de toutes les Russies, un
zemski sobor (sorte d’assemblée comparable aux
États généraux français) élit Boris Godounov tsar,
le 17 février 1598. Alors que son zèle envers Ivan le
Terrible lui a permis de marier sa sœur au
tsarévitch Fédor, l’incompétence de ce dernier à
gouverner lui a valu d’asseoir petit à petit son
autorité et de préparer cette nomination sans trop
de heurts. Mais l’absence de toute hérédité
dynastique va peser en sa défaveur sur ses sept ans de règne.
Le nouveau tsar Boris endosse vite la tenue de l’autocrate et rêve
de fonder une nouvelle dynastie. Il institue le patriarcat de Moscou,
permettant au métropolite moscovite de rivaliser avec les autres
grands chefs des Églises chrétiennes. Il s’intéresse à l’Occident et
tente d’établir des liens avec les monarchies européennes,
notamment allemandes. Il ouvre certains domaines au commerce
international, afin de relever le niveau de vie pitoyable des Russes,
mais ne réussit pas à endiguer l’effroyable famine qui, de 1601 à
1603, décime la population de Moscou, et bientôt toute la Russie.
Bien au contraire, il accable d’impôts toutes les couches sociales afin
de financer ses armées employées à défendre le pays contre les
Suédois et les Polonais. En rétablissant, puis en abolissant le droit
des paysans à changer de propriétaire, il figera même le servage dans
l’espace sociétal russe pendant presque trois siècles. Cette politique
autocratique et la famine persistante provoquent des révoltes et l’exil
de nombreux paysans. Elles créent un climat anxiogène qui favorise
l’apparition d’illuminés se faisant passer pour le tsarévitch Dimitri,
pourtant mort depuis bien longtemps. Tous sont favorablement
accueillis par une population naïve et pathologiquement dépressive
qui veut croire au renouveau de la Russie. Jusqu’en 1604, ces
imposteurs restent confinés dans quelques villages et s’avèrent
incapables de fédérer, autour de leur prétention, une opposition
réellement dangereuse pour le tsar. Mais le fantôme des Riourikides
discrédite toujours la légitimité de Boris, qu’une peur panique
envahit peu à peu et amènera sans doute à se suicider. Sa mort reste
encore aujourd’hui mystérieuse. La légitimité populaire – Boris n’a-t-
il pas été élu ? – ne semble pas pouvoir rivaliser avec la légitimité
divine, intrinsèquement attachée aux liens du sang.
La fragilité de la Russie pousse ses
adversaires historiques, notamment les
Polonais, à intervenir dans ses affaires
intérieures. Aussi, quand un certain
Grigori Otrepiev se réfugie en Pologne
en clamant être le tsarévitch Dimitri,
trouve-t-il aussitôt des soutiens au plus
haut niveau de l’État, et de la hiérarchie
catholique. Pour parvenir à ses fins,
Grigori saura de toute évidence faire
jouer l’ancestrale rivalité entre Polonais
et Russes, entre Églises catholique et
orthodoxe. En effet, en 988, la
conversion de Vladimir Ier au
christianisme de Byzance demeure une défaite pour l’Église de Rome
et pour le pape, qui n’aura de cesse de soutenir toutes les tentatives
polonaise et lituanienne pour rétablir la « vraie foi », à savoir la leur.
Grigori trouve aussi un écho favorable auprès de certains Russes qui
refusent toute allégeance à un souverain sans légitimité dynastique.
Ce rejet de Boris n’est pas seulement politique, il exprime surtout la
nature mystique du lien qui unit le tsar à son peuple. Le tsar est élu
par Dieu. Écarter l’héritier légitime est perçu comme un sacrilège
annonciateur de catastrophes divines. C’est là toute l’ambivalence du
peuple russe, entretenu par l’Église dans son innocente ferveur, il
attend le « Vrai tsar » ou « tsar libérateur », qui le soulagera de sa
misère, mais accepte du même coup, tout ce que le ciel lui envoie, les
avanies, comme les tyrans…
Grigori est né dans les années 1580, comme Dimitri. On ne
connaît rien de ses ascendants, ni de sa prime enfance. Adolescent, il
sert les Romanov qu’il quitte quand Boris les bannit de Moscou. Il
fréquente alors différents monastères orthodoxes où ses qualités
semblent reconnues, puisqu’il arrive à se propulser au service direct
du patriarche. Opportuniste et malin, il assimile rapidement ses
leçons et impressionne aussi par son éloquence. Il quitte pourtant la
vie monacale au bout d’une année et après un voyage à Kiev, pour se
retrouver chez le prince Ostrogski, théologien orthodoxe, qui refuse
tout contact avec les autres Églises chrétiennes, les estimant
blasphématoires. Les deux hommes se brouillent rapidement. Est-ce
pour un différend théologique ? Ou bien Grigori a-t-il cherché le
soutien du prince pour faire valoir ses prétentions dynastiques, et
celui-ci aurait-il refusé de le suivre ? Le mystère reste entier. Il n’en
demeure pas moins qu’aussitôt après avoir quitté son hôte, Grigori,
qui a trouvé refuge chez le prince polonais Wisniowiecki, affirme être
le tsarévitch. Le prince, homme influent en Pologne et grand
propriétaire terrien en Russie, accepte de le soutenir. C’est un
catholique converti de fraîche date, ennemi personnel du prince
Ostrogski et de ses convictions. La question religieuse restera,
jusqu’à la fin de l’épopée, un sujet épineux pour Grigori, que ses
adversaires utiliseront pour le déstabiliser, voire le discréditer.
SAINT-EXUPÉRY
LADY HAMILTON
É
Étonnant destin que celui de Lady Hamilton, qui atteignit les plus
hauts sommets du luxe et de la renommée, pour finalement
redescendre là où tout avait commencé, dans les plus profonds
abîmes de la misère. Fille d’un modeste forgeron et d’une
domestique, Emma Lyon est née le 26 avril 1765 au nord du pays de
Galles. Elle est placée comme gouvernante chez le beau-frère du
célèbre graveur Boydell, à seulement treize ans, sa mère étant
devenue veuve. Trois ans plus tard, bien qu’illettrée, mais décidée à
prendre une revanche sur sa modeste condition, elle part tenter sa
chance à Londres, où elle entre au service d’un mercier, avant d’être
engagée comme femme de chambre chez une aristocrate qui la
congédie rapidement. Qu’à cela ne tienne, Emma devient serveuse
dans une taverne, lieu bigarré où se donnent rendez-vous acteurs,
musiciens et peintres – plus tard, elle affirmera avoir toujours réussi
à préserver sa vertu, en dépit des multiples sollicitations, plus ou
moins pressantes, reçues dans ce lieu de perdition. Lorsque l’un de
ses cousins, un jeune marin, se fait arrêter à la suite d’une rixe,
Emma court demander sa grâce au futur amiral John Willet Payne,
qui commande alors le port. Touché par l’extrême beauté d’Emma,
John Willet libère le prisonnier, et fait de la jeune femme sa
maîtresse. Conscient de ses dispositions intellectuelles certaines, il
engage pour elle des précepteurs chargés de l’instruire. Après
quelques années d’une liaison mouvementée, John Willet, dont la
passion semble s’être érodée, laisse Emma s’acoquiner avec un
chevalier, un certain Featherstonehaugh, qui enlève la jeune femme
dans son manoir du Sussex. Mais au bout d’un mois, c’est la rupture
et Emma rejoint Londres où elle doit se résoudre à vivre d’expédients
et dit-on, de ses charmes. Elle est alors remarquée par un charlatan,
célèbre dans toute l’Angleterre, le docteur Graham, inventeur de la
mégalanthropogénésie ! Il la fait poser sous le nom « d’Hygie, déesse
de la santé », à peine revêtue d’une gaze, qui dévoile plus qu’elle ne la
cache, sa plastique irréprochable. Des peintres et des sculpteurs ne
tardent pas à prendre cette nouvelle divinité pour modèle.
Mais Emma, qui n’a pas renoncé à son désir d’ascension sociale,
gagne le cœur de Charles Francis Greville, le jeune frère du comte de
Warwick. Cet homme d’esprit et de grande culture présente la jeune
femme au peintre George Romney, dont elle devient le modèle
pendant près de dix ans. Plus d’une cinquantaine de tableaux
témoignent d’Emma dans des costumes divers : Cassandre, Circé…
Très amoureux, Greville est désireux d’épouser Emma, mais son
oncle (Sir William Hamilton, ambassadeur britannique à Naples,
s’oppose à une telle mésalliance avec une « catin de la plus basse
extraction ». Pressentant le danger, Sir Hamilton se rend à Londres
pour l’en dissuader. À peine l’oncle a-t-il rencontré Emma, qu’il
conçoit pour elle une passion encore plus vive que celle de son
neveu ! De subterfuges en artifices, la belle parvient à se rendre
indispensable, et à son tour, Sir Hamilton lui propose le mariage,
assorti cette fois d’une clause
particulière : que Greville renonce à
toute prétention sur Emma, en échange
de quoi, l’oncle acceptera de payer
l’ensemble des dettes contractées par
son neveu ! Le mariage d’intérêt plus
que d’amour – où l’une trouve un statut
et l’autre un faire-valoir – a lieu le
6 septembre 1791, à Saint Georges
Hanover Square à Londres. Emma
porte désormais le nom de Lady
Hamilton et ne semble pas attristée
d’avoir quitté son jeune amant.
D’ailleurs, ne l’a-t-il pas « vendue »
sans aucun scrupule ? À Naples, elle fait
de la riche demeure de Sir Hamilton un lieu de fêtes où se pressent
artistes et savants, dont l’ambassadeur, en esthète averti, encourage
les travaux. Les drapés mythologiques lui allant à merveille, Emma
donne libre cours à sa passion du déguisement. Ainsi apparaît-elle en
bayadère, en almée, figurant Hélène, Didon, Aspasie… Elle invente
même une danse voluptueuse, le schall, qui sera reprise sur la scène
de certains théâtres londoniens.
Emma est une héroïne née, et son destin va s’accélérer. Présentée
à la cour du roi Ferdinand Ier des Deux-Siciles, elle noue un lien
particulier avec la reine Marie-Caroline, dont elle devient la
confidente. Emma n’hésite pas à influencer parfois les décisions que
prend la souveraine, véritable dirigeante du royaume, le roi préférant
la chasse et la pêche aux affaires de l’État. Cette confiance va
néanmoins avoir des conséquences dramatiques. Dans un contexte
particulièrement tendu, qui voit l’Angleterre menacer le commerce
espagnol, Charles IV d’Espagne écrit à son frère Ferdinand Ier, une
lettre pour se plaindre des procédés déloyaux dont la Grande-
Bretagne use à son égard. Aussitôt, la reine Marie-Caroline
s’empresse de montrer cette lettre à Emma, laquelle en rapporte le
contenu au gouvernement anglais. La réplique ne se fait pas
attendre. Sans aucune déclaration de guerre, l’Angleterre envoie
aussitôt une offensive, contre les navires franco-espagnols.
En 1798, Sir Horatio Nelson, commandant
du vaisseau « L’Agamemnon », est chargé
d’observer et de combattre la flotte française
qui s’apprête à quitter Toulon pour l’Égypte.
Venu solliciter auprès de l’ambassadeur un
renfort militaire, il se voit contraint de faire
escale à Naples, où il rencontre la délicieuse
Lady Hamilton dont il tombe aussitôt sous le
charme. Un coup de foudre réciproque autant
que fulgurant, pourrait-on dire, dont Sir
Hamilton, qui voue une grande admiration à
Nelson, feint de ne pas s’apercevoir. Désormais retenu à Naples par
cette nouvelle sirène, l’amiral Nelson laisse malencontreusement
Bonaparte, qui cingle vers l’Égypte, s’emparer de Malte. Honteux de
l’avoir laissé filer ainsi, Nelson se lance bientôt à la recherche de la
flotte française, qu’il finit par rejoindre dans la rade d’Aboukir, le
1er août 1798, avant de la détruire à la suite d’une manœuvre d’une
audace inouïe.
Après des années de lutte sans merci – cela fait cinq ans qu’il est
sur les mers – Nelson rentre retrouver sa maîtresse à Naples, où il est
accueilli en triomphateur par la foule venue l’acclamer sur le port.
Cependant, ses exploits ont prématurément vieilli l’amiral, qui est
désormais aveugle d’un œil, manchot et opiomane, pour faire passer
la douleur qu’il ressent dans son moignon. Emma s’évanouit d’effroi
lorsqu’elle retrouve son héros. Puis, se reprenant, elle l’héberge dans
le palais de son mari. Pour célébrer son anniversaire, elle organise
une fête où se pressent plus de mille huit cents invités. Au cours de
ces réjouissances, le vieux Sir William Hamilton laisse libre champ à
sa jeune épouse, qu’il semble même encourager dans cet adultère.
Des agapes lourdes de conséquences, puisque les Français en
profitent pour se rapprocher dangereusement de Naples. La joie fait
place à la consternation et la famille royale doit fuir pour la Sicile. Le
peuple s’opposant à ce départ, c’est le 22 décembre 1798 que le roi et
sa suite sont évacués par Nelson vers Palerme. Sir Hamilton et son
épouse sont de la traversée.
Quand les Français battent en retraite, la cour de Ferdinand Ier
revient à Naples avec la flotte anglaise. Une terrible répression s’abat
alors sur tous ceux qui avaient pris le parti des Français. Lady
Hamilton, à cette occasion, n’use pas de son influence pour tempérer
les représailles contre les patriotes napolitains. Au contraire, elle
profite de cette épuration pour se débarrasser de certains de ses
ennemis. Une fois la rébellion écrasée, les fêtes reprennent de plus
belle. Quand elle ne festoie pas, Lady Hamilton s’occupe des affaires
diplomatiques normalement dévolues à son mari, celui-ci préférant
s’adonner au trafic d’objets d’art, antiquités étrusques, grecques et
romaines qu’il recèle dans son palais.
Le gouvernement anglais finit par rappeler à Londres son
ambassadeur, ainsi que l’amiral Nelson. Lady Hamilton est du
voyage. Une fois en Angleterre, elle déchante vite car Nelson est
marié et son épouse se montre bien moins tolérante que le vieil
Hamilton. Emma doit désormais mener deux vies : l’une officielle, en
tant qu’épouse et l’autre dans l’ombre, en tant que maîtresse. Le
3 janvier 1801, elle donne pourtant naissance à une fille, Horatia
Nelson. À cette époque, elle occupe une petite maison située à
Merton. Des lettres retrouvées d’Emma, datant de cette période
allant de 1801 à 1809, donnent une vision fidèle de l’amour ardent
qu’elle voue à Nelson. Ainsi, quand elle songe aux dangers qu’il
affronte, écrit-elle : « Notre anxiété au sujet de la flotte nous tue,
faites mon Dieu que nous ayons des nouvelles de lui, pour moi, je
suis morte d’inquiétude ». Son attitude à l’égard de la carrière navale
de Nelson oscille entre son désir de le voir tout abandonner : « Je
veux que mon Nelson quitte ce sale travail », et une profonde fierté :
« Son âme grande et glorieuse ne supporte pas de perdre un instant
de vue ces diables de Français et j’espère, pour la tranquillité de son
esprit, qu’il leur mettra une raclée, alors il sera heureux ». Elle
déplore aussi que le gouvernement n’honore pas ses exploits : « C’est
provoquant et décourageant de voir des hommes de rien recevoir des
honneurs, alors que pour Nelson, il n’y a pas de justice, qu’ils aillent
au diable, ça me rend malade ». Certaines lettres témoignent du fait
que Nelson et les Hamilton formaient un ménage à trois
étonnamment paisible : « Madame Nelson est partie à l’église, Lord
Nelson et votre humble servante écrivent et Sir William est à la
pêche, ainsi chacun fait ce qu’il lui plaît. » (septembre 1801). Mais
Emma laisse éclater sa jalousie envers Lady Nelson, « cette méchante
mésange bleue, (sa) plus grande ennemie (…) fausse, sournoise ».
Alors qu’elle nourrit une admiration sans bornes pour celui qu’elle
appelle « son héros », Nelson la lui rend bien : « Il m’écrit des choses
plus tendres, plus gentilles que jamais, il me dit qu’il m’apporte un
cœur tout à moi et moi j’ai plus que jamais le plaisir exquis d’être
aimée par un tel ange ». Lady Hamilton entretient cette passion en
n’hésitant pas à échauffer la jalousie de Nelson. Quand, après la mort
de son mari, en 1803, elle reçoit trois offres de mariage venues d’un
ami, d’un comte et du second fils d’un vicomte, elle fait suivre les
lettres et les propositions à son Horatio.
Nelson reprend pourtant la mer. Le plus farouche des artisans de
la chute de Napoléon va alors infliger une défaite écrasante aux
escadres françaises et espagnoles, à Trafalgar, le 21 octobre 1805.
Mais au cours de la bataille, vers 13 h 15, il est grièvement blessé.
Perché en haut d’un mât du « Redoutable », un fusilier français a
facilement repéré, malgré la fumée qui enveloppe le pont du
« Victory », une frêle silhouette dont la manche droite de la vareuse
constellée de décorations est rattachée au gilet. La balle frappe
Nelson à l’épaule gauche, lui traverse le poumon et lui rompt la
colonne vertébrale. Il est transporté dans de grandes souffrances sur
l’entrepont où le chirurgien Beatly tente l’impossible. Alors qu’il
agonise, le capitaine du vaisseau, Hardy, vient le voir à deux reprises
pour l’informer du déroulement de la bataille. Nelson sent qu’il va
mourir. Ses dernières paroles vont à Emma et à leur fille :
« N’oubliez pas, je lègue Lady Hamilton à mon pays. Et ma petite
Horatia. J’ai soif. À boire. Grâce à Dieu, j’ai fait mon devoir ». Il
meurt vers 16 h 30, sûr que les Britanniques ont remporté la victoire.
Amère victoire ! Certes, les Français et les Espagnols sont vaincus,
mais la mort de Nelson est une immense perte pour son pays. Après
des funérailles d’une ampleur exceptionnelle, il est enterré à
Westminster.
À la mort de Nelson, son frère William hérite de ses titres et le
gouvernement lui accorde une fortune appréciable. Lady Hamilton,
quant à elle, bien que recommandée aux bons soins de la nation par
son héros, ne reçoit rien. Un sort d’autant plus injuste que, du vivant
de l’amiral, Lady Hamilton avait entretenu, à ses frais, la fille de
William Nelson, et l’avait même chaperonnée dans la haute société,
payant aussi l’éducation, à Eton College, du fils de William, Horatio.
Abandonnée de tous, Emma se trouve réduite à vivre chichement,
gardant l’espoir que l’État lui accordera un jour sa légitime demande
d’assistance. Hélas, cette aide ne viendra jamais. En 1815, Lady
Hamilton, profondément endettée, et devant fuir ses créanciers
britanniques, se réfugie à Calais où elle meurt, quelques mois plus
tard, dans des conditions misérables, indignes de son fabuleux
destin. La mémoire de cette héroïne romanesque passera cependant
à la postérité en 1941, sous les traits de la jeune et resplendissante
Vivien Leigh, dans un film à la portée romantique, Lady Hamilton,
d’Alexander Korda et dont le parallèle fort à propos entre Hitler et
Napoléon ravivera la flamme patriotique des Britanniques : « On ne
traite pas avec les dictateurs, on les balaie ». On comprend mieux
pourquoi il deviendra le film culte de Winston Churchill !
MADAME STEINHEIL
courtisane ou meurtrière ?
mythe ou réalité ?
Le soir même, un bûcher est dressé sur l’île aux Juifs, juste en face
de la loggia royale de la tour de Nesles, bâtie à la pointe du jardin du
palais du Louvre (aujourd’hui, l’endroit correspond au square du
Vert-Galant, juste à l’Ouest de l’île de la Cité, à laquelle l’île aux Juifs
fut rattachée sous Henri IV). Bientôt, une barge venue de la rive
droite s’approche. En débarquent des hommes d’armes qui
encadrent les deux condamnés, coiffés, en signe d’infamie, de la
mitre en papier des hérétiques. À ce moment, « le roi de fer » et son
conseil prennent place dans la loggia de la tour. Le bourreau et ses
aides encapuchonnés de rouge font monter les suppliciés au sommet
du bûcher pour les lier à leur poteau. Les deux chevaliers entonnent
en chœur un cantique. Au signal donné par le Grand Inquisiteur, le
bourreau enfonce dans un fagot le brandon d’étoupe enflammée. Les
bûches s’embrasent et, rapidement, Geoffroy de Charnay, hurlant de
douleur, est la proie des flammes. Le grand maître semble un
moment épargné par le feu rabattu grâce au vent. Et soudain, dans
les crépitements de l’atroce brasier, la voix de Jacques de Molay
s’élève. Dans cette ultime malédiction, le grand maître de l’Ordre vise
ses accusateurs : « Pape Clément, roi Philippe, chevalier Guillaume,
juges iniques et cruels bourreaux, avant qu’il soit un an, je vous cite à
comparaître au tribunal de Dieu ! ». Et, dans un dernier souffle, il
jette cet anathème : « Maudits ! Maudits ! Soyez maudits jusqu’à la
treizième génération de vos races ! »
Faisant fi de l’interdit, des dévots auraient recueilli des cendres de
ce bûcher, pieusement conservées en souvenir de ces martyrs de
l’ordre du Temple. Si l’on en croit le chroniqueur Ferrero de Ferretis,
les paroles tragiques de Jacques de Molay auraient été en fait forgées
sur les derniers mots – d’une authenticité moins incertaine –
adressés au pape par un Templier anonyme, au cours d’un jugement
antérieur : « J’en appelle de ton injuste jugement au Dieu vrai et
vivant ; dans un an et un jour, avec Philippe responsable aussi de
cela, tu comparaîtras pour répondre à mes objections et donner ta
défense ». Quand le chroniqueur rapporte ces propos, plus de quinze
ans après les faits, le souvenir de Jacques de Molay s’est estompé.
C’est plus de deux siècles plus tard que le grand maître de l’Ordre
deviendra une figure mythique. Dans le De Rebus Gestis Francorum
publié en 1548, du moins dans la première version écrite de cette
chronique, sa légende prend consistance. L’appel au châtiment divin,
pour que soient châtiés les juges indignes, se mue en une malédiction
lancée par Jacques de Molay. Des historiens, comme François
Mézeray, reprendront ensuite cette version, dont l’authenticité leur
paraît évidente.
Que ces propos aient été tenus ou non ne minimise en rien
l’horreur des circonstances dans lesquelles moururent les Templiers.
La justice des hommes ayant failli, on peut se demander si le sort de
tous ceux qui « trempèrent » dans ce crime, ne fut pas scellé lorsque
Jacques de Molay appela sur eux la vengeance divine. Un détail
mérite cependant une précision. Le dernier à être cité du haut du
bûcher de l’île aux Juifs fut Guillaume de Nogaret. Juriste influent, il
devint à partir de 1306 le véritable maître d’œuvre de la politique
royale. En septembre 1307, quelques jours après l’émission par la
chancellerie royale de l’ordre d’arrestation des Templiers rédigé par
ses soins, Nogaret est nommé garde des Sceaux. Une belle
récompense pour les services rendus dans cette dramatique affaire
où le roi avait tout à gagner… Si pendant longtemps, et jusqu’à la
publication des Rois maudits de Maurice Druon, le nom de
Guillaume de Nogaret a été associé à la malédiction lancée sur le
bûcher par le maître de l’ordre des Templiers, force est d’admettre
aujourd’hui que cet amalgame est anachronique. Des documents
attestent en effet que Guillaume de Nogaret serait mort empoisonné
en 1313, soit un an avant que Jacques de Molay ne périsse dans les
flammes. Au point d’accomplissement où en était l’affaire, Philippe le
Bel n’avait guère plus intérêt à s’embarrasser d’un conseiller qui
savait tout de ses turpitudes ! Certes, cela n’enlève rien au rôle de
tout premier ordre joué par Nogaret dans la persécution des
Templiers. Mais à moins que les imprécations du supplicié aient été
rétrospectives, il est peu probable que le grand maître ait voulu
désigner ce Guillaume-là ! En effet, il s’agit d’un autre Guillaume,
Guillaume Humbert, également appelé Guillaume de Paris, moine
dominicain, Grand Inquisiteur de France, et confesseur du roi de
1305 à 1314, qui instruisit avec Guillaume de Nogaret le procès des
Templiers, de 1307 à 1314. Il était présent lorsque le bourreau
enflamma le bûcher. Sa trace se perd en 1314, et l’on peut se
demander si ce n’est pas lui, qui, le premier, fut frappé par la
malédiction…
Toujours est-il que les événements qui suivirent de près la mort de
Molay s’enchaînèrent de façon suffisamment étrange pour que cela
laisse libre cours aux spéculations les plus fantasques. En ce même
mois d’avril 1314, un scandale éclate dans la famille royale. Ce
scandale qui vient compromettre le prestige de la dynastie est passé à
la postérité sous le nom d’« Affaire de la Tour de Nesles ». Un matin,
Philippe le Bel ordonne que l’on procède à l’arrestation de ses trois
brus, toutes les trois accusées d’adultère. L’aînée des « Sœurs de
Bourgogne », Jeanne, mariée au second fils de Philippe le Bel, le
comte de Poitiers, Philippe, futur Philippe V, est âgée d’à peine vingt
et un ans. Sa sœur, Blanche, épouse de Charles de France, le cadet
des princes royaux, le futur Charles IV le Bel, a dix-huit ans. La
troisième bru, Marguerite de Bourgogne, qui n’est pas la sœur de
Jeanne et de Blanche, mais leur cousine, est quant à elle mariée à
l’héritier du trône, Louis, surnommé « le Hutin », eu égard à son
tempérament querelleur. Ces jeunes femmes font régner à la cour
une atmosphère de gaieté qui contraste avec la sombre humeur du
roi, que son entourage n’ose pas contrarier. À l’opposé de cette joie
de vivre, la fille de Philippe le Bel, leur belle-sœur Isabelle promène
une morosité chronique qui prête à commérage. Son mariage avec le
roi d’Angleterre, Édouard II, qu’elle a rejoint sur ses terres, est un
fiasco. À la compagnie de sa femme, Édouard préfère en effet celle de
À
jeunes pages efféminés dont un certain Hugues le Despenser. À
Londres, on se gausse de cette liaison du roi avec celui qui est
surnommé son « pique bouquet ». Lorsqu’Isabelle s’ouvre à son père
pour se plaindre du peu d’ardeur de son mari, Philippe le Bel la
rappelle à ses devoirs, soulignant qu’il l’avait mariée à un roi, et non
à un homme ! Autant Isabelle se morfond à Westminster, délaissée
par son époux, sans pouvoir prendre d’amant, car étant trop exposée
en tant que reine au regard de la cour, autant ses belles-sœurs s’en
donnent à cœur joie – certes dans le plus grand secret – malgré leur
statut princier. Blanche et Marguerite ont chacune un amant.
Philippe d’Aulnay, écuyer de Monseigneur de Valois, est l’amant de
Marguerite. Gauthier d’Aulnay, son frère cadet, est écuyer du comte
de Poitiers et amant de Blanche. Certes, Jeanne ne participe pas à ce
quadrille adultérin, et il est vrai qu’elle n’a pas d’amant. Cependant,
tant par jeu que par affection pour Blanche et Marguerite, elle
favorise leurs intrigues et facilite les rencontres clandestines des
amants qui ont lieu dans la tour de Nesles.
Le malheur et la jalousie rongent l’âme et rendent méchant !
Isabelle, au cours d’un voyage en France, fait part à son père des
soupçons qu’elle nourrit à propos de ses belles-sœurs. Soupçons
attisés par Robert d’Artois, qui n’a pu s’empêcher d’informer Isabelle
que deux chevaliers de son entourage, les frères d’Aulnay, arboraient
chacun une aumônière dont elle avait fait cadeau à ses belles-sœurs.
La démarche de Robert d’Artois n’a rien de noble. Exclu de la
succession d’Artois (un des plus grands drames d’héritage de
l’Histoire de France) au profit de sa tante Mahaut, il cherche à se
venger de celle-ci à travers ses filles, qui ne sont autres que Jeanne et
Blanche… Aux aguets, le roi fait suivre et espionner les allées et
venues nocturnes de ses brus. Arrêtés et soumis à la torture, les deux
fougueux écuyers ne tardent pas à faire des aveux complets et
circonstanciés. Ils reconnaissent chacun entretenir depuis quatre ans
une relation adultère avec les princesses. La Tour de Nesles, située en
plein Paris, abritait leurs amours clandestines… Faut-il voir dans
cette localisation, un fait du hasard ou un écho à la malédiction
lancée par Jacques de Molay ? La tour de Nesles, s’élève en effet juste
en face de l’île aux Juifs où le grand maître de l’Ordre a péri brûlé
vif ! Le scandale blesse considérablement la piété du roi, qui est
quant à lui resté chaste depuis la mort de sa femme. Mais outre
l’atteinte à la bonne moralité de la famille royale, c’est la dynastie qui
risque de se trouver en
péril. Qu’un soupçon
de bâtardise vienne à
peser sur un héritier
de sang royal, et c’est
la succession au trône
qui pourrait être
remise en question !
Charles de France et
Louis de Navarre, deux
fils de France, ont
donc été bernés, pour
leur plus grande honte,
par deux simples
écuyers ! Louis de Navarre pense même que la fille qu’il est supposé
avoir eue avec Marguerite est une bâtarde. Les cocus crient
vengeance ! Philippe, le mari de Jeanne, s’oppose violemment à son
frère Charles, qui voudrait que sa femme, pourtant étrangère à
l’affaire, soit elle aussi punie de mort.
pharaon maudit ?
BERRY
la rebelle des Bourbons !
Pour son fils Jean, le pape prône une alliance avec l’Espagne. Il
s’agit de renforcer les liens avec Isabelle et Ferdinand d’Aragon, à qui
la récente découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb
offre la perspective de fabuleuses richesses. Jean Borgia épouse donc
la duchesse Maria Enriquez et devient duc de Gandie, non sans que
son père se soit assuré auparavant que Rome pourra continuer à
accueillir les Juifs expulsés du royaume d’Espagne. Les débuts du
mariage sont un peu houleux : à la compagnie de sa femme, Jean
préfère celle des demoiselles de petite vertu. Le pape sermonne son
fils, et lui demande de se comporter dignement : c’est l’alliance entre
la papauté et le royaume d’Aragon qui est en jeu. Cette union sera
consolidée avec le mariage de Gioffre, le benjamin des Borgia, à
Sancia d’Aragon, la fille illégitime d’Alphonse de Naples. L’alliance
aragonaise est donc faite, à la fois avec la branche napolitaine et la
branche espagnole. Mais le rapprochement avec Naples conduit à un
renversement d’alliances : il faut alors abandonner Milan, et Ludovic
Le More. Voilà qui pèse lourdement sur l’union entre Lucrèce et
Giovanni Sforza, qui, d’ailleurs, ne s’entendent guère.
D’autres problèmes plus pressants préoccupent le pape. Le roi de
France, Charles VIII, lance une
offensive contre Rome et Naples. Il
entame ainsi un long cycle d’invasions
françaises, qui perdure tout au long du
XVIe siècle. Grâce à son habileté
diplomatique héritée de son oncle,
Alexandre VI trouve un accord qui
sauve l’essentiel : Naples demeure en
Aragon ! Malgré ce succès, les critiques
pleuvent sur la maison Borgia, dont les
débauches deviennent trop voyantes.
Le goût prononcé d’Alexandre pour les
femmes fait décidément désordre : ne
vient-il pas de conquérir une nouvelle
maîtresse issue de la richissime famille Farnèse ? Quant à Jean et
César, on chuchote qu’ils se partagent non seulement les faveurs de
leur belle-sœur Sancia – qui n’en est guère avare – mais aussi, de
façon nettement plus scandaleuse, de leur propre sœur, Lucrèce ! On
prétend d’ailleurs que César, dont la condition ecclésiastique lui
interdit le mariage, nourrit à l’égard de sa sœur un attachement
passionnel et une jalousie maladive. Giovanni Sforza, dont la
position n’est plus protégée par l’alliance devenue caduque avec
Milan, craint pour sa vie et prend la fuite. Lucrèce se réfugie alors au
couvent. Fou de douleur, César rend son frère Jean responsable de ce
départ. Il a toujours été jaloux de ce cadet adoré par son père, qui
veut en faire le prochain roi de Naples. Après un banquet donné par
Vannozza Cattanei pour fêter le prochain couronnement de son fils,
Jean est retrouvé noyé dans le Tibre. Le pape Alexandre VI est
effondré. Les hypothèses fusent quant à l’identité du commanditaire
de cet homicide. Serait-ce le clan Orsini ? Sanseverino ? Pourquoi
pas Giovanni Sforza lui-même ? Personne n’ose prononcer devant
Alexandre VI le nom qui surgit dans tous les esprits, celui de César !
La mort de Jean redonne pourtant un semblant de dignité à la
cour du Vatican. Même le prédicateur Jérôme Savonarole, ennemi du
pape, songe à envoyer ses condoléances. Bien vite, les débauches
reprennent leur cours. Les maîtresses des prélats s’affichent
publiquement, le secrétaire d’Alexandre se livre au trafic de fausses
bulles pontificales, ce qui lui vaudra de mourir dans un cachot du
château Saint-Ange, et la luxure ne connaît plus de limites. Stigmate
évident de ces dérèglements : la syphilis, ce « mal français » apporté
par les soudards de Charles VIII, se répand à une vitesse inquiétante
et atteint toutes les couches de la société. Dans ce contexte, la faute
de Lucrèce – dont l’Histoire fera une nouvelle Messaline – paraît
bien innocente. C’est en la faisant venir pour acter la dissolution de
son mariage avec Giovanni Sforza que son frère César constate
qu’elle est enceinte. Situation qui ne manque pas d’ironie, puisque le
prétexte trouvé à l’annulation est la non-consommation du mariage !
Lucrèce est en effet tombée amoureuse du messager qui lui apportait
au couvent les missives de son père… La découverte de cette liaison
provoque chez César un accès de rage : le malheureux amant est
poignardé. Il reste cependant à donner une ascendance présentable à
l’enfant à naître afin de lui assurer un certain patrimoine. On prévoit
donc deux bulles pontificales, l’une, officielle, qui en fait l’enfant
illégitime de César et d’une femme inconnue, et l’autre, secrète et
plus lucrative, qui en fait celui d’Alexandre VI. De là est née la
légende qui a fait de Lucrèce la maîtresse de son propre père et de
son frère !
Or, si la passion exclusive que César entretient à l’égard de sa sœur
est effectivement suspecte, rien n’indique cependant qu’Alexandre,
son père, se soit rendu coupable d’inceste avec sa fille. Il s’emploie
d’ailleurs rapidement à lui trouver un nouveau mari, une fois
l’annulation du mariage avec Giovanni Sforza prononcée. Son choix
se porte sur Alphonse d’Aragon, le fils naturel du roi de Naples. Plus
que jamais, les liens avec le royaume de Naples s’en trouvent
renforcés. Alexandre a déjà une autre idée en tête. Cette nouvelle
union doit aussi préparer le mariage de César, qui vient d’être rendu
à la condition laïque lors du consistoire du 17 août 1498. Le but de la
manœuvre est de lui permettre d’épouser Carlotta, la fille, légitime
cette fois-ci, du roi de Naples. L’objectif ? Installer César sur le trône.
Pourtant, il se pourrait bien qu’Alexandre ait vu trop grand cette fois,
car Carlotta répugne réellement à épouser le bâtard d’un pape. Le
refus de ce mariage va alors conduire à un spectaculaire
renversement d’alliances. Le roi de France Louis XII a en effet une
faveur à demander au pape… Il souhaite annuler son mariage avec
Jeanne de France afin d’épouser Anne de Bretagne, veuve de
Charles VIII. Louis XII propose en échange un bon parti pour César :
Charlotte d’Albret, fille d’honneur d’Anne de Bretagne et enfant du
duc de Guyenne. À cette noble alliance, il ajoute le comté de Valence,
qu’il érige en duché. Une proposition que le pape s’empresse
d’accepter. Le mariage est célébré le 12 mai 1499, et, comme le
rapporte César dans une lettre à son père, consommé pas moins de
huit fois durant la nuit de noces !
Voilà donc César Borgia seigneur français et Alexandre VI allié du
roi Louis XII. Un revirement qui ne manque pas d’effrayer le mari de
Lucrèce, Alphonse d’Aragon, car les prétentions du roi de France sur
le royaume de Naples sont connues. Lucrèce vient de donner
naissance à un petit garçon, qui assure les liens sacrés de son
mariage. C’est le caractère de plus en plus violent de César qui
inquiète davantage sa sœur. À vingt-cinq ans, le fils aîné
d’Alexandre VI a décidé de se débarrasser, par le fer et par le feu, des
tyrans qui règnent sur les villes des états pontificaux, sans respecter
l’autorité de Rome. Ne vient-il pas de mettre à sac la ville d’Imola ?
Le récit du viol de Caterina Sforza, duchesse d’Imola, restée auprès
des habitants de la forteresse, scandalise l’opinion publique romaine.
César continue pourtant à mener ses entreprises sanglantes. Il
soumet les villes Pesaro et Forli, et se fait proclamer gonfalonier de
l’armée papale en 1500. Rome n’a jamais autant rayonné qu’en cette
année de Jubilé. César entreprend de liquider une fois pour toutes
son encombrant beau-frère Alphonse. Il veut ainsi s’assurer du
pouvoir de Louis XII dans la conquête du royaume de Naples. Le
15 juillet, trois heures après le coucher du soleil, Alphonse d’Aragon
est poignardé sur les marches de la place Saint-Pierre. Il est
transporté d’urgence chez lui, où les soins de sa femme Lucrèce et de
Sancia, sa demi-sœur, n’éviteront pas le pire. Le mardi 18 août,
comme l’écrit sobrement un chroniqueur de l’époque : « étant donné
que don Alphonse refusait de mourir de ses blessures, il fut étranglé
dans son lit ». Plus rien ne s’oppose alors à l’épopée conquérante de
César ! Faenza, Urbino, Camerino, plus rien ne résiste à sa puissance.
Prudente, en 1502, la ville de Florence choisit de lui envoyer un
émissaire négocier les conditions d’une alliance pacifique. Il s’agit du
tout jeune Machiavel, alors âgé de trente-trois ans, qui est ébloui par
l’intelligence politique et militaire de César, dont il fera le modèle de
son Prince.
Et déjà le troisième mariage de Lucrèce avec le prince Alphonse
d’Este, héritier du duché de Ferrare, signe le triomphe des Borgia
comme nouveaux maîtres de l’Italie. De fastueuses festivités sont
organisées pour célébrer les noces de la future duchesse de Ferrare.
Bals se terminant en orgies, spectacle de saillies d’étalons offert par
le pape à sa fille, la crapulerie et la débauche ne semblent plus avoir
aucunes limites au Vatican, où l’on rêve secrètement de sacrer César
empereur d’Italie. Son seul nom ne suffit-il pas à évoquer la
perspective d’un puissant empire ? Soutenu par les nouveaux
cardinaux nommés par son père, César poursuit son impitoyable
conquête. Après avoir éliminé sans merci ses condottieri, ses chefs de
guerre : le duc de Gravina Francesco Orsini, Oliverotto da Fermo et
Vitellozzo Vitelli – qui complotaient contre lui – en les attirant dans
un véritable guet-apens à Senigallia, le 31 décembre 1502, sa cruauté
répressive est sans fin. Massacre de Capoue, séquestration de
Dorotea Caracciolo, élimination du camp Orsini, ses actes horrifient
l’Italie.
Le 5 août 1503, à la veille de son départ pour Naples où il doit
rejoindre l’armée française, César se rend avec son père dans les
vignes du cardinal Adriano de Corneto, qui donne un somptueux
souper. La chaleur est étouffante et les convives se remettent de leur
cavalcade en buvant forces coupes de vin glacé. Tout ce beau monde
tombe étrangement malade. Alexandre est pris de fortes fièvres, et
souffre davantage que les autres de l’estomac. Son état empire
rapidement, et il rend son dernier soupir le 18 août. Le père et le fils
auraient-ils été victimes d’un empoisonnement perpétré par les
cardinaux exaspérés par leur insatiable appétit de pouvoir ? Affaibli
par la maladie, privé de son protecteur paternel, César est plus que
jamais vulnérable… Toujours est-il qu’après le très bref pontificat de
Pie III, c’est un membre du clan ennemi qui devient le nouveau pape,
sous le nom de Jules II. César est fait
prisonnier et livré au roi d’Espagne. Comble
d’ironie, c’est aux alentours de Valence, d’où
son illustre aïeul était parti plus d’un demi-
siècle auparavant, qu’il est enfermé. Mais
César ne s’avoue pas vaincu pour autant. Il
parvient à s’évader et trouve refuge auprès
du roi Jean III de Navarre, le frère de son
épouse Charlotte d’Albret, dont il intègre
l’armée. Une nouvelle occasion de se couvrir
de gloire et d’être fidèle à sa devise : « Aut
Caesar, aut nihil » (César ou rien !)
Las, le règne des Borgia semble bel et bien
révolu ! À trente et un ans, César Borgia
trouve finalement la mort en Navarre, lors
du siège de Viana, le 12 mars 1507. De la trajectoire météoritique de
celui qui se voyait comme le prochain empereur d’Italie, il ne reste
aujourd’hui qu’un parfum de sang et de soufre. Mais la légende rend-
elle vraiment justice à cette famille assoiffée de pouvoir, dont les
turpitudes ont traversé les années ? Emblématiques d’une
Renaissance italienne foisonnante, riche, aventureuse et lascive, les
Borgia resteront pour l’éternité l’incarnation du génie de l’excès.
PIERRE BONAPARTE
C’est l’une des tombes les plus visitées du Père Lachaise. Aux
abords d’une large allée, à l’ombre d’un arbre centenaire, se trouve le
gisant d’un tout jeune homme, en redingote et gilet, œuvre du grand
sculpteur français Amédée-Jules Dalou. L’artiste a poussé le réalisme
jusqu’à donner à sa sculpture un renflement à l’entrejambe,
représentant toute la vigueur du défunt. Le bronze de cette partie de
la sculpture y est davantage poli qu’ailleurs, témoignant des mains
superstitieuses de visiteurs espérant, dit-on, augmenter leur fertilité
en caressant cet endroit précis. Mais sait-on qui était cet homme
dont les traits fins sont gravés pour l’éternité sur sa tombe ? Sous
cette lourde dalle de bronze gît un tout jeune journaliste, né à peine
quelques mois après les premières journées révolutionnaires de
1848, et dont la mort annoncera la fin définitive du règne des
Bonaparte ! Victime malheureuse d’une balle tirée par Pierre
Bonaparte, cousin de l’Empereur et aventurier incontrôlable, Victor
Noir devient, au moment même où il expire, le symbole de
l’opposition à Napoléon III. Son décès sera en effet le premier signal
de la fragilité d’un empire chancelant… sans pour autant être
l’unique coup d’éclat d’un Bonaparte méconnu, Pierre l’emporté,
fantasque et violent compagnon de jeunesse de son cousin
l’empereur, à la chute duquel il participera bien malgré lui.
Né en 1815, Pierre Napoléon Bonaparte est le sixième des neuf
enfants qu’aura son père Lucien avec sa seconde épouse, Alexandrine
de Bleschamp. Le second mariage de Lucien ayant provoqué l’ire de
son frère Napoléon Bonaparte, la famille a préféré s’établir en Italie.
Pierre vient au monde à l’automne, quelques mois seulement après la
bataille de Waterloo, qui semble avoir mis définitivement fin à
l’aventure napoléonienne. Les bons rapports établis par Lucien avec
la papauté, à l’occasion du Concordat, lui ont permis d’obtenir la
principauté de Canino. Le jeune Pierre a manifestement hérité du
caractère remuant et précoce de son père et de son oncle Napoléon. Il
n’a nullement l’intention de vivre une jeunesse rangée de jeune
noble. Et la conjoncture italienne va lui offrir une occasion de le
démontrer. En effet, elle est traversée de troubles nationalistes et ce
jusqu’à son unification définitive, en 1866. Pierre, en véritable tête
brûlée et bien qu’il n’ait que seize ans, n’hésite pas à prendre part à
l’insurrection des Romagnes, en 1831, aux côtés de ses cousins
Napoléon-Louis et Louis-Napoléon (le futur Napoléon III). Les deux
frères sont à l’époque très proches des Carbonari ; ce mouvement
insurrectionnel, qui a tôt fait de séduire le fougueux Pierre,
rapidement fait prisonnier par les États pontificaux, qui dépendent
directement de l’autorité du pape. Il réussit cependant à s’évader et à
s’enfuir aux États-Unis, dans le New Jersey, d’où il rejoint le
mouvement indépendantiste colombien dirigé par Simon Bolivar et
le général Santander. Là il tombe malade et cherche à regagner
l’Italie pour retrouver les siens. Mal lui en prend : il est
immédiatement arrêté par les États pontificaux et fait prisonnier au
château Saint-Ange, au Vatican. Sitôt libéré, sa nature impulsive
reprend le dessus. Soupçonné d’être un Carbonaro, il est écroué par
une unité de carabiniers, dont il tue le chef. Ce premier crime,
perpétré à seulement vingt et un ans, le condamne à mort. Son père
Lucien, qui dispose d’un certain crédit auprès du Vatican, parvient à
convaincre le pape Grégoire XVI de le bannir. Ainsi son fils échappe
à la mort. C’est à nouveau aux États-Unis que Pierre trouve asile. Il y
rejoint son cousin Louis-Napoléon, de sept ans son aîné, qui est
également en exil en raison de ses activités politiques. Ensemble, ils
partagent les mêmes convictions libérales et nationalistes. Mais
Pierre est décidemment trop belliqueux, voire incontrôlable : à
New York, il tue un passant lors d’une altercation. C’en est trop pour
Louis-Napoléon. Son violent cousin est bien trop encombrant pour
celui qui nourrit déjà des ambitions politiques. Pierre est donc
promptement renvoyé en Europe, où il s’installe en Belgique (après
s’être encore illustré à Corfou dans une fusillade avec des Albanais !)
et apprend à se faire oublier pendant les dix années qui suivent. Mais
les journées révolutionnaires de Février 1848 vont sonner l’heure du
réveil. Pierre pense y avoir là l’occasion de retourner sur le devant de
la scène. Ses convictions d’extrême-gauche toujours chevillées au
corps, il veut apporter sa contribution à la Deuxième République
naissante ! Aussi revient-il en France pour se faire élire député de
Corse à l’Assemblée constituante, dans les rangs de la gauche. Fidèle
à sa famille, il se porte plusieurs fois garant des sentiments
républicains de son cousin, repoussant à la tribune les soupçons
nourris par Lamartine à l’égard des intentions de Louis-Napoléon.
Hélas, son caractère impétueux va à nouveau lui barrer la route. Car
le voilà bientôt impliqué dans une altercation à l’Assemblée nationale
avec un autre député. Ce jour-là, un représentant lit à la tribune
l’extrait d’un journal où le rôle historique des Napoléon est
sévèrement jugé. Pierre Bonaparte entend des paroles d’assentiment
fuser d’un banc au-dessus de lui. Elles viennent du député Gastier,
un honorable représentant déjà âgé. « Vieil imbécile ! » s’écrie Pierre
Bonaparte, qui soufflette violemment le vieux monsieur.
Malheureusement pour ce dernier, le député de Corse est coutumier
de ce type de confrontations – il a déjà provoqué plusieurs de ses
collègues en duel. Cette fois-ci, la violence de son caractère lui vaudra
un procès, qui est d’ailleurs l’occasion d’un nouveau scandale. Alors
que l’avocat de Gastier fait le portrait de l’accusé, en soulignant ses
fréquents accès d’agressivité, Pierre se lève furieux et s’écrie :
« Cessez ce système de dénigrement, ou il vous arrivera ce qui est
arrivé à votre client ». Pierre Bonaparte est incontrôlable, et sa
« piété familiale » est bien gênante. Le nouveau président
Napoléon III ne semble pas déborder, en retour, de la moindre
reconnaissance à son égard, et il s’en méfie. Aussi n’hésite-t-il pas à
signer le décret qui révoque Pierre Bonaparte de l’armée, celui-ci
ayant abandonné son poste de la Légion étrangère basée en Algérie,
sans aucune explication, après le massacre de la bataille de Zaatcha.
Pierre Bonaparte est donc soigneusement tenu à l’écart des
préparatifs du coup d’État du 2 décembre 1851. Légitimé par le
référendum des 20 et 21 décembre – qui font de Louis-Napoléon un
« prince-président », dans des dispositions constitutionnelles
proches du consulat – le coup d’État prépare la voie au
rétablissement de l’empire. Ce qui sera chose faite un an plus tard, le
2 décembre 1852, lorsque Louis-Napoléon Bonaparte devient
l’empereur Napoléon III. Bien qu’ayant reçu de son cousin le titre de
prince, Pierre Bonaparte est mis en réserve des affaires de l’État. Il
finit par se retirer en Corse, après le décès en 1852 de Rose Hesnard,
sa première compagne, dont il se console assez vite avec la fille d’un
ouvrier fondeur parisien, Éléonore-Justine Ruffin. Une fille d’ouvrier
dans une famille impériale, voilà un affront de plus pour le nouvel
empereur – à l’instar de la brouille de son oncle Napoléon Ier avec
son frère Lucien, le père de Pierre, dont l’union avec Alexandrine
de Bleschamp avait déjà provoqué la fureur de l’ancien Empereur !
Pierre Bonaparte se fait donc oublier un temps, au fin fond de sa
Corse natale, ne contactant l’empereur que pour lui soutirer
davantage d’argent à défaut d’obtenir un emploi dans l’armée ou
l’administration. Désœuvré, Pierre n’a pas abandonné ses ambitions
politiques. Il se présente aux élections législatives de 1863, où il est
élu à une très forte majorité. Son cousin, qui veut à tout prix le tenir
éloigné des cercles du pouvoir, va invalider sa candidature. C’est le
candidat officiel, soutenu par le ministère de l’Intérieur, qui est élu à
sa place. Très amer, Pierre envoie une longue missive à son cousin,
où il se plaint de sa condition au sein de la famille Bonaparte, dont il
se considère comme le mouton noir : « Je constate ma position
hybride, qui fait de moi une espèce de paria, un Masque de fer du
XIXe siècle. Je ne suis ni prince, ni citoyen, ni électeur, ni éligible, ni
apte à exercer des fonctions publiques quelconques ou une industrie
qui assure mon avenir ».
Les années 1860 sont difficiles pour
Napoléon III… Pour faire face aux contestations
libérales, il doit désormais assouplir le régime.
Contesté à gauche comme à droite, le régime
impérial est donc nettement fragilisé. Les
réformes des années 1860 portent notamment
sur la libéralisation de la presse, et la suppression
d’un certain nombre de contraintes
réglementaires qui portaient sur la publication
des journaux. Sans plus tarder, apparaît alors une
foule de nouveaux titres et publications… anti-
bonapartistes ! C’est l’époque de la publication de titres comme Le
Réveil de Charles Delescluze ou La Lanterne d’Henri Rochefort. Ce
dernier s’avère l’un des plus farouches opposants au régime, et son
insolence lui vaut rapidement l’interdiction de publication. Son
auteur doit même trouver refuge chez Victor Hugo, à Bruxelles. Mais
le démon de la polémique continue à le démanger : le
19 décembre 1869, quelques semaines après avoir été élu au
Parlement, au siège de Léon Gambetta, Henri Rochefort lance un
nouveau titre, La Marseillaise. C’est dans cette publication qu’il fait
paraître un article traitant les Bonaparte de « bêtes enragées »,
provocation qui va titiller à nouveau la loyauté familiale de Pierre
Bonaparte fraîchement rentré à Paris, et provoquer la fin tragique de
Victor Noir. Ce dernier est alors un tout jeune rédacteur à La
Marseillaise qui se présente en compagnie d’Ulrich de Fonvielle, le
10 janvier 1870 au domicile parisien de Pierre Bonaparte, au 59 de la
rue d’Auteuil. Le prince est persuadé que ce sont les émissaires
d’Henri Rochefort, qu’il a provoqué en duel pour avoir récemment
insulté sa famille. Or les deux jeunes journalistes viennent en fait
demander réparation par l’organisation d’un autre duel, au nom de
Pascal Grousset, auteur d’un article paru originellement dans le
journal de Bastia, La Revanche, que Pierre Bonaparte a
copieusement abreuvé d’injures dans le journal L’Avenir de la Corse.
Un quiproquo, des esprits échauffés, toutes les conditions sont
réunies pour qu’arrive un geste malheureux. Pierre Bonaparte – qui
dira plus tard s’être cru menacé – se saisit de son pistolet et atteint
mortellement Victor Noir d’une balle dans la poitrine. Celui-ci a tout
juste le temps de se traîner dans la rue où il
décède quelques minutes plus tard, tandis
qu’Ulrich de Fonvielle, visé lui aussi par le
prince en furie, crie à l’assassin. Le tragique fait
divers est repris, dès le lendemain, par tous les
journaux d’opposition : Henri Rochefort
commence son article par cette phrase sans
appel : « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un
Bonaparte pouvait être autre chose qu’un
assassin ! (…) Voilà dix-huit ans que la France
est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets, qui, non
content de mitrailler les Républicains dans les rues, les attirent dans
des pièges immondes pour les égorger à domicile. Peuple français,
est-ce que décidément tu ne trouves pas qu’en voilà assez ? ». Jeune,
républicain, lâchement assassiné, Victor Noir (de son vrai nom Yvan
Salmon) devient aussitôt le symbole de ralliement pour toute
l’opposition libérale à l’empire. Le 12 janvier, ses funérailles, bien
que très encadrées par les autorités, rassemblent près de cent mille
personnes, dont certaines armées. Il s’en faut de peu pour que le
rassemblement ne vire à l’insurrection générale.
En tant que membre de la famille impériale, Pierre Bonaparte est
jugé par la Haute Cour de justice de Tours, le 21 mars 1870. Le
procès est le théâtre de violentes altercations entre l’accusation et la
défense, qui s’en tire à bon compte par un verdict qui scandalise
l’opinion : l’acquittement pour Pierre Bonaparte, mais la prison pour
Ulrich de Fonvielle, accusé d’avoir indûment traité Pierre Bonaparte
d’assassin. L’injustice de cette sentence soude davantage les rangs
des belligérants. Quelques mois plus tard, c’est Bismarck qui portera
le dernier coup à un empire chancelant, le forçant à entamer une
guerre qui signera sa perte. Toutefois le régime n’était-il pas déjà
profondément vicié ? Impétueux, maladroit mais sincère, Pierre
Bonaparte, surnommé le « prince noir », n’était qu’un aventurier
violent et immature, en « désamour » avec son époque et qui,
croyant défendre sa famille, a sans doute précipité sa chute, en
fournissant à l’opposition un symbole vibrant de l’arbitraire impérial.
MARIE-THÉRÈSE D’AUTRICHE