Secrets D 39 Histoire 2 - Stephane Bern

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Stéphane Bern

Secrets d’Histoire
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PRÉFACE

Un ministre puissant qui trébuche avant la dernière marche de sa


fulgurante ascension, des femmes intrigantes qui veulent hisser leurs
amants vers le pouvoir suprême, des scandales financiers qui
éclaboussent la classe dirigeante, l’achat somptuaire d’un collier qui
creuse les déficits et fait le nid de la Révolution, des faits divers
sordides et des crimes crapuleux qui salissent de hautes
personnalités publiques, des rumeurs persistantes sur l’origine
princière d’inconnus aventuriers… L’Histoire se répéterait-elle dans
un perpétuel recommencement ? Nihil novi sub sole. Ou comme il
est écrit dans l’Ancien Testament, « ce qui fut sera, ce qui s’est fait se
refera et il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! » Il est un fait que
personne ne peut nier : l’Histoire, parce qu’elle est humaine, est
souvent marquée du sceau de l’ambition, de la quête du pouvoir, et
des autres passions qui ravagent le cœur des hommes comme l’appât
du gain, les rêves de conquêtes et de domination dont les femmes
furent souvent les objets…
On semble découvrir aujourd’hui les vertus aphrodisiaques du
pouvoir, mais sous César déjà, le biographe Suétone se moquait de
l’appétence sexuelle de l’Imperator et de ses nombreuses maîtresses.
Et quand la presse people prétend débusquer des « enfants
illégitimes cachés », elle serait bien inspirée de relire les chroniques
des historiographes du Grand Siècle qui faisaient des gorges chaudes
des mœurs dissolues des plus grands de nos rois. Il est vrai que
depuis Agnès Sorel, les maîtresses royales ont acquis une place, un
rang, qui leur ont été jalousés au péril de leur vie. Autres temps,
autres mœurs, pense-t-on. Certes, les méthodes ont quelque peu
changé et l’on pratique moins l’empoisonnement pour se défaire d’un
gêneur. En revanche, les passions humaines déjà peintes dans la
mythologie grecque continuent de guider les pauvres mortels que
nous sommes, atteignant leur paroxysme avec un cocktail
détonnant : pouvoir, argent et sexe. De quoi ruiner plus d’une
réputation au tribunal de l’Histoire.
De cette constatation, augmentée encore par le goût du mystère,
l’attirance pour les énigmes et la face secrète des événements du
passé, j’ai très tôt été attiré par la petite histoire de la grande. À quoi
bon inventer des fictions contemporaines forcément plus mièvres
que les histoires du passé ? Georges Duhamel le disait avec raison,
« le roman est l’histoire du présent, tandis que l’histoire est le roman
du passé ». C’est la raison pour laquelle, après le succès du premier
tome de Secrets d’Histoire, j’ai voulu continuer de fouiller ce passé
pour y dénicher des énigmes et des mystères qui font écho de
manière presque ironique aux épisodes rocambolesques des sagas
dont se repaît l’actualité avec les affaires DSK, Bettencourt,
Wildenstein…
C’est aussi parce que je crois en l’importance de l’enseignement de
notre Histoire que je me suis jeté avec un réel enthousiasme, aux
côtés de mon producteur Jean-Louis Remilleux, dans l’exaltante
aventure de Secrets d’Histoire. Un rendez-vous désormais
incontournable sur France 2 qui réunit pas moins de trois millions et
demi de fidèles, preuve s’il en était besoin, de l’appétence des
Français pour leur Histoire. Une Histoire de France présentée de
manière didactique, sans pose académique ou docte. Avec l’aide des
plus éminents de nos historiens, nous tentons d’élucider les
dernières énigmes encore en suspens, sachant que l’Histoire est,
comme la science, en perpétuelle évolution sur le chemin de la
vérité : l’étude de l’ADN constitue en cela une véritable révolution.
Ma plus grande fierté n’est certes pas d’avoir contribué à ouvrir de
nouveaux dossiers ou à résoudre des énigmes, mais à travers des
figures emblématiques, de pouvoir raconter une époque, percer à
jour le secret de l’intimité des palais, et surtout populariser la
matière précieuse qu’est l’Histoire. Je le précisais déjà dans le
premier tome de cette collection Secrets d’Histoire : il est plus que
jamais important de connaître son histoire et celle du pays dans
lequel on vit. Un peuple qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il
va. Pire, il court à sa perte. Je suis convaincu qu’un aveuglement sur
notre Histoire nous conduit à la revivre sans cesse, avec son lot de
drames et de pages sombres.
L’Histoire, j’aimerais en convaincre les jeunes générations,
constitue le socle de notre nation, un trésor et un patrimoine
communs qui confèrent à chacun d’entre nous – quelle que soit notre
origine – ce sentiment d’appartenance à un même peuple. Faut-il
aussi le rappeler, l’Histoire comme la langue et la culture sont de
merveilleux vecteurs d’intégration.
Une nouvelle fois, cet ouvrage est non seulement un passeport
pour un voyage dans le passé, où toute similitude avec des faits réels
bousculant l’actualité ne serait que fortuite, mais aussi une invitation
à traverser les frontières pour y rencontrer des personnages hors du
commun qui ont su imprimer leur marque dans l’Histoire ou qui ont
été mêlés à des événements lourds de conséquences. Vous y
retrouverez des courtisanes, des aventuriers, des débauchés, des rois
mystérieusement assassinés, des pasionarias, des ambitieux, et toute
une galerie de personnages hauts en couleurs qui n’en finissent pas
de nous étonner et de nous intriguer.
Stéphane Bern
ÉDOUARD VIII
a-t-il été contraint d’abdiquer ?

Édouard VIII (1894-1972)


roi d’Angleterre.

Le 10 décembre 1936, Édouard VIII, roi d’Angleterre et empereur


des Indes, abdique. Officiellement, il souhaite épouser la femme qu’il
aime, Wallis Simpson, une roturière américaine déjà deux fois
divorcée. Une prérogative que lui refusent le Parlement et l’Église
anglicane. Mais est-ce pour cette seule raison ? Son trône est
prestigieux, ne dit-on pas que le soleil ne se couche jamais sur
l’Empire britannique ? Le règne glorieux de Victoria, la bonhomie
d’Édouard VII et les choix judicieux de George V durant la Première
Guerre mondiale, ont fait naître un sentiment de totale allégeance à
la monarchie. Les Windsor, descendants en ligne directe de
Guillaume le Conquérant, semblent installés pour toujours. Alors,
quand le peuple apprend que son roi abdique, il réalise qu’une page
de son Histoire vient d’être tournée et que la monarchie est peut-être
en danger. Cette décision met cependant fin à une crise
constitutionnelle sans précédent – qui fait de Winston Churchill une
victime collatérale – et soulage une opinion publique très divisée.
Mais les motifs invoqués par Édouard VIII dans sa lettre d’abdication
sont-ils bien sincères ?
Édouard Albert Christian George Andrew
Patrick David, né le 23 juin 1894, est l’arrière-
petit-fils de la reine Victoria. Son père, George V,
ayant su fédérer autour de lui toutes les forces du
royaume durant la Première Guerre mondiale, a
acquis une énorme popularité. Mais sur le plan
familial, c’est un homme froid et rigide, qui
impose à ses enfants une éducation sans
affection, vouée strictement au service de la
Couronne. Édouard, l’aîné, élevé par des nurses et
des précepteurs, a très peu de relations avec ses parents. C’est
pourtant un enfant brillant et charmeur. À la mort de son grand-
père, Édouard VII, en 1910, il est investi prince de Galles, lors d’une
cérémonie officielle, célébration sans précédent dans la principauté.
Comme son père avant lui, Édouard montrera un comportement
exemplaire pendant la Première Guerre mondiale. Mais par
prudence, le gouvernement refuse de le laisser s’engager en première
ligne. Édouard s’investit alors pleinement dans le soutien aux
troupes, qui lui resteront très attachées. Il est aussi apprécié pour
son engagement sur le plan social, visitant des quartiers miséreux et
soutenant le moral des mineurs en grève. Il permet à la monarchie
d’établir un lien direct avec un prolétariat souvent négligé.

É
La guerre terminée, Édouard est
éloigné de Londres, officiellement en
tant qu’ambassadeur de son père pour
maintenir les liens de la monarchie
avec les peuples de l’empire. Il remplit
son rôle avec succès, grâce à son
charme naturel. Pourtant, s’il était
d’usage pour le prince de Galles de
visiter l’empire, tout laisse à penser
que pour Édouard, le devoir de sa
charge n’est pas l’unique raison de son éloignement opportunément
organisé, le temps de faire oublier certains commérages qui nuisent à
sa réputation d’héritier du trône. En effet, si Édouard a su rester
discret sur ses amitiés « particulières » nouées à Cambridge, sa
relation amoureuse avec son cousin Louis Mountbatten, de six ans
son cadet, ne laisse guère planer le doute sur ses mœurs. À la
demande d’Édouard, celui-ci l’accompagnera en qualité d’aide de
camp lors de son premier voyage. Mais en 1922, Lord Mountbatten
se marie. Édouard lie alors une nouvelle et tendre amitié avec le
responsable des activités
équestres de la cour, Edward Metcalfe. Cette relation, avérée, sera
rendue publique à la mort d’Édouard, en 1972, par la publication des
lettres malencontreusement dérobées avec le portefeuille qui les
contenait, lors d’un voyage officiel à New York, en 1924. Bisexuel et
dandy, Édouard compte aussi de nombreuses conquêtes féminines,
qui ne sont pas davantage approuvées par ses parents, car toutes
roturières et déjà mariées… Véritable prince charmant et toujours
célibataire, il est, dans ces années 1920, le plus beau parti du gotha,
et suscite toutes les convoitises.
Malgré la longue absence d’Édouard, et ses succès d’estime, les
relations avec ses parents restent conflictuelles. Ses frasques irritent
George V, qui espère secrètement voir son fils renoncer au trône. « Il
ne pourra pas se maintenir plus de douze mois sur le trône », aurait-
il prédit. Pourquoi une telle défiance ? Le souverain et l’ancien
secrétaire privé du prince semblent s’accorder sur un point : bien que
sorti depuis longtemps de l’adolescence, Édouard est immature,
frivole et peu enclin à endosser ses responsabilités. La nouvelle
relation qu’il noue, en 1931, avec une Américaine mariée et déjà
divorcée, provoque un mouvement de panique à Buckingham et au
10 Downing Street. Le roi et la reine refusent de recevoir Wallis
Simpson. Stanley Baldwin, le Premier ministre, fait surveiller le
nouveau couple. Les services secrets rendent bientôt un rapport
alarmant, établissant la relation sadomasochiste du couple et la
totale soumission d’Édouard. Mais les frasques des princes de Galles
sont connues pour ne durer que le temps de l’attente, toute
monarchique, de la mort du père. Il faut donc être patient,
l’éducation et l’onction du sacre auront raison de ses turpitudes. C’est
une certitude, puisque depuis mille ans, aucun des hommes ou
femmes appelés à régner n’ont jamais manqué à l’appel, et tous ont
assuré avec honneur la charge à laquelle on
les avait préparés. Certes, on dit le Premier
ministre préoccupé par le caractère dissolu
du prince, mais le roi est de santé solide. Il
n’y a donc pas matière à s’inquiéter outre
mesure. Surtout que l’actualité ne laisse
aucun répit à Baldwin. Confronté à la
nouvelle donne européenne, avec l’arrivée
au pouvoir d’Hitler en Allemagne, il voit
son autorité chanceler sous les attaques de
Churchill envers sa politique de défense.
Churchill, indigné par l’attitude trop molle
du Parlement face aux nazis, conduit un débat parlementaire dans le
but de renverser le Premier ministre et de réorienter le budget de
l’État vers un réarmement massif. De plus en plus soutenu par le
groupe conservateur au Parlement, Churchill bénéficie d’un
glissement de l’opinion publique en faveur de ses positions. Baldwin
apprécie Churchill à sa juste valeur et appréhende cet adversaire si
redoutable, capable de le renverser et peut-être, qui sait, de prendre
sa place.
Mais une nouvelle dramatique va bouleverser la donne. Le roi
George meurt, le 20 janvier 1936. La mort d’un souverain suscite
parfois, en même temps que le chagrin, de nouvelles espérances. On
veut oublier la Grande Guerre et rêver à un monde pacifique,
moderne et social. Et Édouard incarne cette aspiration. Au
Parlement, une trêve naturelle est respectée, et les députés, au
diapason avec le peuple qu’ils représentent, pleurent leur roi, tout en
espérant que le nouveau règne corresponde à une ère de paix et de
prospérité pour la nation. Mais Édouard saura-t-il répondre à cette
attente ? Si le peuple, ignorant la
véritable personnalité du
nouveau souverain, y croit,
certains politiciens mieux
informés doutent sérieusement
de ses intentions. Son éducation
privilégiée semble avoir
développé chez lui un sentiment
de supériorité teinté d’orgueil.
Très à l’aise avec le mythe d’une
Angleterre impériale et
civilisatrice, il semble convaincu de la suprématie de la race blanche
et tient parfois des propos dangereusement racistes, qui atténuent
considérablement sa crédibilité. Dès les premiers jours de son règne,
il prend quelques libertés avec les bonnes manières et avec l’équilibre
constitutionnel des pouvoirs. Libéré de l’autorité paternelle, il veut
défricher la vieille monarchie. Infantile, il commence par refuser la
coutume de faire graver son profil, opposé à celui de son
prédécesseur sur les pièces de monnaie, voulant impérativement que
la raie de ses cheveux apparaisse ! Édouard bouscule – pour le plaisir
de beaucoup, et des communistes les premiers – la très vieille
aristocratie anglaise qu’il identifie au règne suranné de son père.
Mais c’est surtout son comportement intrusif dans la sphère
politique qui inquiète et dérange le gouvernement. Tous ces
monarchistes, attachés à l’équilibre des pouvoirs entre un monarque
qui règne, et un Premier ministre qui gouverne, voient d’un très
mauvais œil certaines prises de position du roi, qui semblent
remettre en cause la politique du gouvernement. Sa relation avec
Wallis est un autre sujet d’inquiétude pour Baldwin, qui apprend
avec stupeur qu’Édouard l’a invitée à écouter, de sa fenêtre, le héraut
crier la proclamation traditionnelle du nouveau règne. N’en déplaise
aux amateurs de la cause romantique, ce n’est pas tant leur relation
amoureuse, d’ailleurs ignorée de ses sujets, ni le soupçon d’un
éventuel mariage royal avec cette roturière, qui agite le
gouvernement, mais les relations que celle-ci entretiendrait avec des
notables allemands, probablement au contact des nazis.
Une sympathie envers les nazis que l’on rencontre, hélas, de plus
on plus souvent dans certaines sphères de la haute aristocratie
britannique, où l’on n’hésite pas à faire l’éloge d’Hitler, justifiant cela
par la hantise du bolchevisme. Certains
responsables du gouvernement osent même
soupçonner un temps Édouard
d’inclination nationale-socialiste. Mais
surtout, sa dévotion à Wallis et son
inconséquence puérile ne manquent pas
d’inquiéter. Dans la tradition
constitutionnelle britannique, le
gouvernement (conservateur), doit
informer le souverain de toutes ses
décisions, mêmes les plus secrètes. Mais
alertés par les services secrets, certains
ministres prennent peur et omettent de
transmettre au roi les dossiers les plus
sensibles, craignant des fuites, voire une trahison… Protégé par le
prestige de la monarchie et sa popularité, Édouard est un problème
épineux pour Baldwin, qui ne veut en aucun cas déstabiliser
l’institution monarchiste. Empêtré dans des difficultés intérieures,
mais surtout extérieures depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il sait
l’importance du monarque pour unir le peuple contre cette nouvelle
menace qu’est la peste brune. Écartelé entre des travaillistes
pacifiques et un Churchill qui trouve de plus en plus d’échos dans
l’opinion publique, le Premier ministre redoute que le comportement
d’Édouard n’ajoute, à la menace extérieure, la division intérieure.
Mais que faire ? La situation est délicate. Baldwin ne peut divulguer
certaines informations tenues secrètes, sans prendre de risques pour
la monarchie et la paix civile. Mais un attentat providentiel, en
juillet 1936, sur Constitution Hill, a bien failli, de façon dramatique,
résoudre définitivement le problème. Attribué à un simple d’esprit,
ce crime de lèse-majesté serait, selon certaines rumeurs à ce jour non
confirmées, l’œuvre du MI5, les services secrets britanniques. Pour
quelle raison le MI5 aurait-il commandité l’assassinat du roi ?
Certainement pas pour l’empêcher d’épouser sa roturière, puisque
Wallis est toujours mariée et que son divorce n’est même pas
envisagé. Si elle était avérée, cette implication du MI5 dans un
attentat contre Édouard VIII, tendrait à prouver que bien avant que
le scandale de sa relation avec Wallis n’éclate, certains membres de
l’establishment doutaient déjà sérieusement de son aptitude à
régner. Baldwin faisait-il partie du complot ? En tout état de cause, il
saura opportunément se servir du scandale à venir pour imposer à
Édouard ses décisions et l’amener à abdiquer…
Vu sous cet angle, le mariage semble une cause bien secondaire,
mais qui arrive à point nommé pour Baldwin. En août, l’attentat
oublié, Édouard, contrairement à l’usage, choisit de partir en
croisière sur la Méditerranée avec Wallis, délaissant Balmoral et ses
sujets écossais qui seront affectés par cette infidélité royale. La
presse britannique relaie la version officielle du Palais, qui laisse
croire que le roi, trop chagriné par le décès de son père, est resté
prostré à Londres. Mais des informations circulent, grâce à des
expatriés britanniques, informés par les presses américaine et
européenne, qui relatent tous les faits et gestes du couple. Cette
cachotterie romantique est jugée dangereuse par les proches du roi :
la situation conjugale de Wallis est une bombe à retardement. Le roi
est sommé de préciser ses intentions, afin de faire taire les rumeurs.
Il ne suit pas ce conseil et laisse éclater le scandale en octobre, quand
Wallis demande le divorce. Des bruits, peut-être colportés par le
Palais, annoncent déjà le futur mariage du roi avec cette Américaine,
bientôt divorcée deux fois ! Le premier à réagir est son conseiller,
Hardinge qui, sans ménagement, alerte Édouard sur la folie de cette
décision. Édouard, pour mettre fin à l’hypocrisie officielle, convoque,
le 16 novembre 1936, Baldwin à
Buckingham. Il lui annonce son
intention d’épouser Wallis Simpson. Le
Premier ministre lui réplique que ni son
peuple, ni son gouvernement, ni l’Église
anglicane, dont il est le chef, ne peuvent
accepter une telle union. L’information,
enfin officielle, provoque des réactions
en chaîne aux quatre coins de l’Empire.
Tous les Premiers ministres des
Dominions font savoir qu’ils ne
donneront pas leur accord à une telle
alliance. L’Église anglicane précise que
Henri VIII n’a jamais divorcé, mais que
ses mariages ont été annulés. Invoquant
la morale chrétienne et l’immense
sagesse du roi, elle lui demande instamment de choisir entre son
plaisir et son devoir sacré et ne manque pas de lui rappeler que son
règne sera sanctifié, lors du prochain couronnement. Au Parlement,
Baldwin est soutenu par la majorité des députés et seul Churchill
semble ramer à contre-courant. Il défend son souverain et prêche la
patience. Il s’oppose au mariage lui aussi, mais reproche à Baldwin
sa trop grande précipitation à vouloir faire abdiquer le roi. Mais cette
fois, Churchill est rejeté par ses pairs. Ce royaliste convaincu est
aussi un romantique qui n’hésite pas à dépasser les bornes. Au
paroxysme de la ruse, lors d’un débat sur la question royale,
Churchill, éméché, invective le Premier ministre. Rappelé à l’ordre
par le Speaker de la Chambre des Communes, il est conspué par ses
collègues députés. Baldwin impose désormais sa volonté et Churchill
qui, un mois plus tôt, pouvait encore espérer lui succéder, tombe
dans une profonde dépression. Sa carrière politique semble
compromise. Sa disgrâce est sans doute la conséquence la plus
navrante de cette sordide affaire.
Mais contre toute attente, Édouard n’a nullement le désir
d’abdiquer. Élevé pour être roi, il se croit investi d’une mission
divine. Il tente d’échapper à l’intransigeance institutionnelle de
Baldwin en proposant d’intervenir à la radio, afin de se justifier face
à son peuple. Par ce coup de force médiatique et démagogique, il
espère imposer au gouvernement son point de vue. Mais Baldwin
refuse, pour atteinte à la Constitution, d’ouvrir l’antenne au
souverain. Édouard propose alors de contracter un mariage
morganatique avec Wallis. Ainsi, elle ne serait pas sacrée reine et ses
enfants ne pourraient pas prétendre au trône. Édouard savait-il déjà
qu’à la suite de sa relation avec Ciano, le futur gendre de Mussolini,
et d’un avortement délicat, sa promise était devenue stérile (théorie
formellement contestée par Edda Ciano, la fille du Duce) ? Le
gouvernement refuse pourtant cette option. Décidé à ne rien céder,
Baldwin ne laisse que deux alternatives à Édouard : l’abdication ou la
rupture nette et définitive avec Wallis. Ce psychodrame royal est
terriblement déstabilisant pour l’empire et il est urgent de régler
cette affaire le plus rapidement possible. Le Premier ministre
annonce alors que si Édouard épouse Wallis sans abdiquer, il
démissionnera, et il précise que le chef de l’opposition refusera
également le poste. L’étau se resserre. Les derniers fidèles du roi
décident, malgré lui, d’une ultime stratégie. Début décembre 1936, le
secrétaire personnel d’Édouard rencontre Wallis en France, où elle
s’est réfugiée, et réussit à la convaincre de renoncer à ce mariage.
Consciente des enjeux, et preuve de la sincérité de ses sentiments,
elle coupe même toute communication avec Édouard. Comprenant
que désormais la pression est mise sur Wallis, Édouard préfère
capituler. Le 10 décembre, il convoque ses frères et les informe de sa
décision : il abdique. Albert, le puîné et héritier de la Couronne, bien
que réticent, accepte la succession. Il écrira plus tard, dans son
journal intime, qu’en racontant la scène à sa mère, la reine Mary, il a
éclaté en sanglots.

Avec Jeanne Grey et Édouard V, Édouard VIII sera le troisième


souverain à avoir régné sans avoir été couronné. Pour la première
fois, un roi d’Angleterre abdique. La fermeté de Baldwin, empreinte
de beaucoup d’humanité et de diplomatie, aura permis d’éviter le
pire. Le débat est resté dans le cadre démocratique et très sagement,
les Anglais, quel que soit leur camp, ont suivi cette voie, plébiscitant
leur Premier ministre. Celui-ci autorise finalement Édouard à
adresser un message radiophonique à son peuple. Lors de son
allocution, il expose très dignement son incapacité à assumer sa
charge sans la présence de la femme aimée et recommande son frère
à son peuple. Édouard est nommé duc de Windsor. Ses déviances
sexuelles continueront à alimenter les potins mondains.
Mais ce sont surtout les soupçons qui pèseront sur lui, après sa
visite à Hitler en 1937, et ses relations supposées avec l’Allemagne
nazie, qui briseront définitivement le lien privilégié qui l’unissait à
son peuple. Pour autant, peut-on imaginer Winston Churchill qui,
par conviction profonde, a combattu sans répit le nazisme, prendre
fait et cause pour un homme soupçonné d’une telle compromission ?
Peut-être avait-il la conviction intime qu’Édouard, homme
immature, sous influence et profondément égocentrique, serait
sûrement resté dans le rang sans Wallis. Albert décide, en hommage
à son père et sans doute pour marquer une rupture avec le précédent
règne, de se faire couronner sous le nom de George VI. Soucieux de
réconforter les partisans de son frère, il prône une politique de
réconciliation. Et très vite, il adresse un courrier à Winston
Churchill, le remerciant de sa constante fidélité. Cette missive
redonne goût à la vie à l’homme politique et lui permet de revenir sur
le devant de la scène parlementaire. Toujours légitimiste, il témoigne
aussitôt un soutien indéfectible à son nouveau roi. George VI
s’acquittera de sa tâche avec honneur et saura, avec sa femme et ses
enfants, incarner la résistance du peuple britannique face à la
barbarie nazie. Mais le court règne de son frère Édouard met en
avant tout le paradoxe de la monarchie britannique. Pilier essentiel
de l’État pour un équilibre démocratique des pouvoirs, elle est aussi
totalement tributaire du pouvoir parlementaire. Et si son rôle
emblématique est renforcé, c’est pour mieux affaiblir son rôle
politique. George VI et sa fille Elizabeth sauront avec brio incarner ce
bouleversement et préserver des aléas du moment une institution qui
fêtera ses mille ans, le 14 octobre 2066.
NAPOLÉON BONAPARTE

un héritier à tout prix ?

Portrait de l’empereur Napoléon Ier (1769-1821)


et son fils le roi de Rome, Napoléon II, duc de Reichstadt (1811-1832).
Gravure du XIXe siècle, musée de château de Malmaison.

Conquérant, Napoléon ne le fut pas que de territoires. Jouant de


son aura d’Empereur, il multiplia les conquêtes féminines. On sait
que plusieurs enfants illégitimes sont nés de ses liaisons. Pouvoir
assurer la transmission héréditaire de son pouvoir était d’ailleurs une
de ses principales préoccupations. Malheureusement, son mariage
avec Joséphine de Beauharnais ne lui permit pas de concrétiser ce
vœu si précieux. Aussi Joséphine et lui divorceront-ils officiellement,
à son grand regret, en décembre 1809, afin qu’il puisse contracter un
nouveau mariage avec une femme capable d’enfanter, espérait-il.
Certes, Joséphine a déjà eu deux enfants de son précédent mariage
avec le vicomte Alexandre de Beauharnais, Eugène-Rose et
Hortense-Eugénie. Mais durant les treize ans que dure leur union,
aucun héritier ne vient pointer le bout de son nez ! Si la naissance de
deux enfants illégitimes, Charles en 1806 et Alexandre en 1810, de
deux maîtresses notoires, rassure l’Empereur sur sa faculté à
procréer, elle apporte une réponse partielle à ses angoisses. Il doit se
remarier. À moins qu’il n’envisage une autre option plus
« familiale », en nommant comme successeur son neveu, Napoléon
Charles, né en 1802, dont il est à la fois l’oncle et le grand-père ! Mais
le lien qui attache Napoléon à cet héritier providentiel n’est-il pas
plus important que l’on a bien voulu le laisser paraître ?
Le 9 mars 1796, Bonaparte épouse civilement Joséphine
de Beauharnais. Deux jours plus tard, nommé général en chef de
l’armée d’Italie, il part pour le Piémont. Le jeune général de vingt-
sept ans vole de victoire en victoire et fait porter à Paris les drapeaux
et les canons pris à l’ennemi, pourtant deux fois supérieur en
nombre. Le 24 avril, il écrit à Joséphine : « Tu vas revenir, n’est-ce
pas ? Tu vas être ici à côté de moi, sur mon cœur, dans mes bras ?
Prends des ailes, viens, viens ! […] Un baiser au cœur et un autre plus
bas, bien plus bas ! » Joséphine reste insensible aux appels
passionnés de son époux. D’une infidélité chronique, après avoir
trompé Napoléon avec Murat, elle s’est entichée d’un lieutenant de
hussards. Pour rester auprès du bellâtre, elle affirme être enceinte.
Excuse imparable. Mais elle finit par rejoindre Bonaparte à Milan.
Aveuglé par la passion, Napoléon gobe le mensonge d’une fausse
couche, comme il avait cru à celui d’une grossesse. Mais il lui faut
repartir en campagne. Restée seule à Milan, Joséphine se morfond,
tandis que Bonaparte, qui se couvre de gloire, entre déjà dans la
légende. Après avoir renoncé à envahir l’Angleterre, il caresse un
autre projet : couper les Anglais de la route des Indes en occupant
l’Égypte. Échappant à un voyage dont Napoléon redoute les dangers,
Joséphine se rend à Plombières, station thermale des Vosges, dont
les eaux sont supposées soigner la stérilité féminine. Car désormais
l’ascension de Bonaparte semble inéluctable et Joséphine a compris
qu’en lui donnant un héritier, elle ne sera pas répudiée. Ce qui ne
l’empêche pas de reprendre sa liaison tumultueuse avec son hussard,
qu’elle fait venir à la Malmaison. Le 19 juillet 1798, deux jours avant
la victoire des Pyramides, Junot, pressé par Bonaparte, révèle en
détail les infidélités de Joséphine. Le glorieux cocu écrit alors à son
frère : « Le voile s’est atrocement déchiré ». Ses lettres désespérées
sont interceptées par les Anglais qui se rient d’autant plus de lui que
le 1er août, la flotte française est détruite par Nelson à Aboukir. À
Paris, le bruit court que Bonaparte a été assassiné ! Joséphine,
prévoyante, se rapproche d’un membre du Directoire, Louis-Jérôme
Gohier, fort laid mais très influent. Pendant ce temps, Bonaparte
tente de se sortir du guêpier égyptien. Jusque-là resté fidèle à sa
femme, il est désormais sans illusion et va prendre sa revanche ! Il
remarque alors Pauline Bellisle, une très jolie jeune fille de vingt ans,
qui a suivi son mari en Égypte. Pauline, surnommée « la Cléopâtre de
Bonaparte », divorce et s’affiche aux côtés de son amant. Celui-ci, à
son retour de la campagne de Syrie, lui promet de l’épouser, pourvu
qu’elle lui donne un enfant. Vaine demande. Le 18 août 1799,
Bonaparte embarque seul pour la France. Le destin d’une
impératrice tient à si peu de choses…
De retour à Paris, Bonaparte, désormais Premier consul, agit en
maître absolu et prépare l’avènement d’un régime héréditaire. Ne lui
reste plus qu’à trouver la perle rare qui saura lui donner un fils. C’est
en Italie, où il repart combattre les Autrichiens, qu’il lance ses
recherches, tombant d’abord sous le charme d’une cantatrice, la
Grassini, qui va rester sa maîtresse plusieurs mois durant. Puis en
1802, il succombe au charme d’une autre prima donna, Louise
Rolandeau, qu’il fait venir à la Malmaison en l’absence de Joséphine.
Quand celle-ci débarque à l’improviste pour lui faire une scène de
jalousie, il lui reproche sa stérilité. Désormais, Bonaparte se contente
de coucher bourgeoisement avec sa femme. Aux cantatrices
succèdent des actrices. Ainsi, dans le petit appartement secret qu’il
s’est fait aménager aux Tuileries, Bonaparte fait venir Mademoiselle
Duchesnois, du Théâtre-français, ingrate de visage mais au corps
sculptural, bientôt éclipsée par sa rivale, Marguerite Weimer, dite
« Mademoiselle George », seize ans seulement, au corps de reine,
mais pourvue de très grands pieds. Une
liaison qui se poursuivra jusqu’à la fin du
consulat. Sans oublier Thérèse Bourgoin,
autre pensionnaire du Théâtre-Français,
maîtresse officielle du ministre de
l’Intérieur, Chaptal. Jusqu’à présent,
malgré la belle énergie que Napoléon y
consacre, aucune de ses maîtresses n’est
tombée enceinte. Joséphine, toujours
stérile, redoute le divorce et échafaude
alors un plan aléatoire. Elle consent au
mariage de sa fille Hortense avec Louis, un
des frères de Napoléon. Un garçon issu de
ce mariage pourrait être adopté par
Napoléon qui en ferait son héritier, tandis que Joséphine deviendrait
la mère adoptive de son petit-fils !
Le 18 mai 1804, la dignité impériale est instaurée. Certes
l’Empereur, à défaut d’enfants légitimes pour assurer sa succession,
peut tabler sur la descendance de ses frères Joseph et Louis. Mais
l’idée d’être père le travaille sourdement. Après les comédiennes,
c’est dans l’entourage de Joséphine que Napoléon choisit ses
maîtresses. Pourtant d’une extrême jalousie, mais craignant pour sa
place, Joséphine pèche par excès de complaisance, et va jusqu’à
favoriser les fantaisies passagères de son mari, se donnant le rôle
d’entremetteuse. Elle lui présente d’abord deux dames d’honneur :
Madame de Vaudey et Adèle Duchatel, à qui succède une lectrice de
Joséphine, Mademoiselle Anna de La Coste, qui sera elle-même
supplantée par une autre lectrice, Madame Gazzani, amie intime de
Joséphine ! Plus tard, il y en aura d’autres, comme la pulpeuse
Christine de Mathis, ou la jeune actrice – encore une – Lise Le Bel,
auprès de laquelle Napoléon contracte une maladie vénérienne qui le
fera souffrir jusqu’à sa mort. À Lyon, au cours d’un banquet, il
s’amourache de Françoise Pellapra, fille d’un imprimeur. Plus tard,
une certaine Émilie prétendra être la fille illégitime de Françoise et
de Napoléon. Mais l’examen attentif de l’emploi du temps de celui-ci,
absent de Lyon au moment de la conception, rend cette filiation
douteuse. Félicité Longroy qui est « dame d’annonce », sorte
d’huissier féminin chargée d’ouvrir les portes au passage de
l’Empereur, le suivra, comme les autres, jusque dans son lit. En 1807,
elle épouse un ébéniste célèbre, Riesener, et tombe enceinte. Cette
grossesse rassure Joséphine. Convaincue que Napoléon est stérile,
l’impératrice, qui se targue ouvertement d’avoir eu deux enfants de
son premier mariage, va jusqu’à donner des détails intimes à ses
proches. Si le sperme de son mari est inopérant, c’est parce qu’il est
« comme de la pisse » ! Napoléon songe de plus en plus à divorcer et
à prendre une femme capable de lui donner un héritier. Mais il hésite
encore à se séparer de « son oiseau des îles ».
Une femme va précipiter le cours des choses. En janvier 1806, au
château de Neuilly, Napoléon remarque Éléonore Denuelle
de la Plaigne, ex-maîtresse de Murat. Trois mois plus tard, elle est
enceinte. Napoléon jubile : il n’est donc pas stérile ! Le 15 décembre,
Éléonore accouche d’un garçon qui reçoit la moitié du prénom de son
père, Léon. À la mairie, l’officier d’état civil précise que l’enfant est
né « de père absent ». Napoléon est pris de doute – la demoiselle est
légère et le bébé peut être de Murat. Mais quand on lui montre
l’enfant, aucune hésitation possible : la bouche, le nez, le crâne, cet
enfant est tout le portrait de son père ! Éléonore ne reverra pourtant
jamais le père de son fils. Lorsqu’elle se présentera au château de
Fontainebleau, l’année suivante, l’Empereur refusera de la recevoir.
Néanmoins, la jeune mère sera pourvue d’une rente annuelle
confortable, et elle fera un bon mariage. Dans son testament,
Napoléon léguera en effet trois cent mille francs à Léon, dont il
souhaite qu’il entre dans la magistrature. Mais c’est plutôt la
magistrature qui aura affaire à Léon. Dilapidant cette fortune au jeu
et adepte des duels, il sera condamné aux Assises. En 1840, il se bat
même avec son cousin… le futur Napoléon III, qu’il affrontera à
nouveau aux élections présidentielles de 1848. Peu rancunier,
Napoléon III lui fera verser une pension et paiera même ses dettes !
Après la chute du second Empire, Léon mourra complètement ruiné.
Sûr que Léon est bien son fils, Napoléon songe un moment à
l’adopter. Mais l’adoption d’un bâtard légitimé rappellerait trop les
mœurs de l’Ancien Régime et il a un autre projet en tête : adopter
son neveu, Napoléon Charles, le fils d’Hortense et de son frère Louis.
L’initiative de cet adoubement reviendrait à Joséphine, justifiant ce
choix par le sang qui coule dans les veines de l’enfant, à la fois des
Bonaparte et des Beauharnais… L’enfant sera d’ailleurs
immédiatement considéré comme un
successeur potentiel. Mais depuis 1801,
une rumeur court aux Tuileries selon
laquelle Napoléon entretiendrait une
relation intime avec sa propre belle-fille !
Une hypothèse sérieuse ? Toujours est-il
qu’en 1802, Lucien Bonaparte serait venu
dire à son frère Louis, alors sur le point de
se marier, qu’Hortense était la maîtresse
de Napoléon. À quoi Louis aurait répondu
que « cela serait vite fini ». Le temps pour
Napoléon de faire un enfant à Hortense ?
Hélas, « Monsieur Petit Chou » meurt le
5 mai 1807 de la diphtérie. Une perte qui semble davantage
chagriner l’oncle que le père… Outre une ressemblance frappante, il
faut bien reconnaître qu’en ne désignant pas son frère cadet,
Napoléon-Louis, comme successeur. Napoléon alimente encore la
rumeur.
Napoléon, attristé par la mort de son « neveu », doit, plus que
jamais, trouver un nouvel héritier. Une autre grossesse va le
conforter dans ce sens. Le 1er janvier 1807, en Pologne, lors de son
passage dans un relais de poste, Marie Walewska est présentée à
l’Empereur. Cette ravissante jeune femme de vingt ans est mariée au
comte Walewski, un vieil aristocrate polonais. La jeune femme voit
en Napoléon le libérateur de son pays, mais elle refuse de se donner à
lui. Pressée par des nobles polonais de se sacrifier pour sauver sa
nation, elle finit par céder. Elle écrira plus tard qu’elle fut « la victime
consentante de la passion de l’Empereur », sous-entendant que lors
de leur deuxième rendez-vous, Napoléon aurait profité de son
évanouissement pour la violer. Néanmoins, durant des mois, Marie
mènera une vie quasi conjugale avec son impérial amant. Et, contre
toute attente, elle finira par donner un fils à Napoléon : Alexandre,
qui deviendra le comte Walewski. Napoléon le nommera comte de
l’Empire, lui accordant un revenu annuel de cent soixante-dix mille
francs. Cette grossesse inespérée a inspiré, dès son annonce, une idée
folle à l’Empereur : faire passer l’enfant de sa maîtresse pour celui de
Joséphine. Cette dernière est prête à tout pour garder Napoléon, y
compris à faire croire à un faux accouchement. Marie en revanche
refuse, à l’instar du médecin de l’Empereur. Ce dernier subterfuge
pour sauver le couple impérial échouera donc. Qu’importe ! La
décision de l’Empereur de divorcer est désormais irrévocable. Mais la
venue de Marie à Paris, dans l’état où elle se trouve, pourrait
compromettre les négociations du divorce et de son remariage. Elle
rentre donc en Pologne, enceinte de trois mois, tandis qu’il s’apprête
à affronter Joséphine, dont le sort est scellé depuis longtemps. Le
divorce impérial est prononcé le 15 décembre 1809. Napoléon se
confie à M. de Bausset : « L’intérêt de la France et de ma dynastie a
fait violence à mon cœur ; le divorce est devenu un devoir rigoureux
pour moi ; je suis d’autant plus affligé de la scène que vient de faire
Joséphine que depuis trois jours elle a dû savoir par Hortense la
malheureuse obligation qui me condamne à me séparer d’elle. Je la
plains de toute mon âme, je lui croyais plus de caractère et je n’étais
pas préparé aux éclats de sa douleur ».
Le 1er avril 1810, Napoléon épouse
l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche. Et,
le 20 mars de l’année suivante, cent coups de
canons résonnent dans Paris en liesse : la
nouvelle impératrice a mis au monde un
garçon ! L’Empereur a enfin un héritier
légitime : Napoléon II. Il ne sera plus
nécessaire désormais de légitimer les autres
enfants procréés ça et là, comme Marie-
Caroline Napoléone de Montholon, née à
Sainte-Hélène, le 26 janvier 1818, fille de la
comtesse Albine de Montholon et de l’Empereur déchu. Mais
l’héritier de sang, celui que la postérité appellera « l’Aiglon »,
succombera à la tuberculose à tout juste vingt et un ans, laissant
finalement le trône à son cousin – le fameux cadet autrefois ignoré –
le futur Napoléon III. Bien que l’obsession de sa succession ait été un
enjeu déterminant tout au long de sa vie, c’est bien l’amour de
Joséphine qui guida Napoléon, l’aveugla au point de le faire renoncer
à son union avec Désirée Clary, future reine de Suède, et de lui faire
avaler mille couleuvres. Leur divorce officiel,
maintes fois repoussé pour préserver celle
« qui était femme dans tous les sens du
terme », n’y changera finalement rien !
Qui se cache derrière le sourire de

LA JOCONDE ?

Portrait de Lisa Gherardini, dite « Mona Lisa ».


Peinture de Léonard de Vinci, musée du Louvre.

C’est sans doute le visage le plus célèbre et le sourire le plus connu


au monde. Et quel sourire ! Chaque jour, pas moins de quinze mille
personnes se pressent au musée du Louvre pour admirer son
expression énigmatique, son regard insaisissable et ce fin rictus
comme amusé qui lui donne toute sa malice. Contrairement à la
Fornarina de Raphaël, à la sensualité joyeuse et pleine de
gourmandise, la femme qui est représentée ici n’est ni une
courtisane, ni une amoureuse. Sa digne pose et ses habits soignés
figurent ceux de la bonne bourgeoisie florentine. Ne l’a-t-on pas
surnommée « Mona Lisa », la contraction de « Madonna Lisa » ? Un
patronyme usuel dans l’Italie de Léonard de Vinci. Toujours est-il
qu’aujourd’hui encore ce portrait de madone insondable fascine le
monde entier. Pas une semaine ne se passe sans qu’une affiche, une
publicité, une publication ne nous rappellent son existence. Et
pourtant, qui sait précisément à qui appartenaient ces traits si
fameux ? Objet d’inspiration pour les artistes et les historiens depuis
le XVIe siècle, la Joconde a suscité les hypothèses les plus folles et les
interprétations les plus osées. Mais quel mystérieux modèle se cache
derrière les innombrables sens intrinsèquement présents dans la
toile et qui ont fini par recouvrir peu à peu sa véritable identité ?
L’aventure de la Joconde commence à Florence, à l’aube du
XVIe siècle italien, où vont s’épanouir les grands talents de la
Renaissance. À cette époque, Florence est une république
indépendante ; longtemps dirigée par la puissante famille Médicis,
elle est passée pour un temps sous le contrôle des Soderini. Peintre,
sculpteur, urbaniste, ingénieur, philosophe et mathématicien,
Léonard de Vinci – qui est en outre un génie de la Renaissance, et
probablement l’un des esprits les plus brillants de l’Histoire de
l’Occident – est, en cette année 1503, de façon assez triviale, sans
emploi. Il a passé une grande partie de sa carrière au service de
Ludovic Sforza, dit « Ludovic le More », duc de Milan, protecteur des
arts, mais aussi redoutable stratège, qui appréciait particulièrement
les connaissances de son protégé en balistique – étude du
mouvement des projectiles – à l’instar de César Borgia qui emploiera
de Vinci quelque temps en qualité d’ingénieur. Mais lorsque les
Sforza sont délogés du pouvoir par les troupes de Louis XII, le roi de
France, Léonard se montre un peu trop empressé de changer
d’allégeance, proposant immédiatement ses services d’expertise
militaire au comte de Ligny ! C’est sans compter sur la redoutable
ténacité de Ludovic Sforza, qui recouvre le pouvoir au bout de
quelques mois seulement…
En ce début de siècle, Léonard, devenu
quinquagénaire, a ainsi perdu son protecteur et
mécène, et se voit contraint de fuir Milan en
allant se réfugier à Venise, puis à Florence.
Comme nombre d’artistes qui vivent aux
crochets de leur hôte, Léonard est
temporairement à la rue. Mais bientôt, il est
approché par un bourgeois de la ville
récemment enrichi qui a beaucoup à fêter : il
vient de s’acheter une maison et sa jeune épouse a donné naissance à
leur deuxième fils, Andrea. Ce marchand d’étoffes, Francesco
del Giocondo, a épousé en troisièmes noces Lisa Gherardini, âgée d’à
peine quinze ans au jour de leur mariage. Lisa vient d’une vieille
famille honorable mais désargentée ; de son côté, Giocondo, sans
être riche, a quelque argent. La commande du portrait de sa femme à
Léonard de Vinci est une façon, pour le brave marchand, de célébrer
sa réussite sociale et son appartenance à la classe moyenne
florentine. Et n’est-ce pas l’occasion d’immortaliser la beauté de la
jeune femme, que cette nouvelle maternité a épanouie ? Éternelle,
elle le sera… et bien au-delà de toutes les espérances !
Trop heureux de trouver là une nouvelle source de revenus, au
moins temporaire, Léonard de Vinci accepte la commande. Lisa
Gherardini se met à poser pour le maître. Celui-ci fait de nombreuses
esquisses, commence le tableau, recommence, le retouche, le
reprend, et continue à le modifier sans relâche. Il retravaille le
fameux sfumato, (le « clair-obscur » en italien) qui rend ses ombres
si lumineuses, le modelé de la chair du menton et de la bouche, le
dessin de la main droite qui repose sur le bras de son modèle… Le
portrait, à l’origine destiné à l’usage familial, devient bientôt, pour
son auteur, un véritable exploit technique, qui concentre tous les
apports artistiques du début de la Renaissance. Émile Bernard, dans
ses Considérations sur l’art classique, expliquait : « Il a apporté dans
ce petit tableau, grand comme un univers, tout ce que l’art peut de
plus merveilleux, de plus intime et de plus précieux. On y trouve le
sens de la vie extérieure, la beauté de la forme, comme la rêvaient les
Grecs, et celle de la couleur à l’égal des plus beaux Vénitiens (…) cette
profondeur d’âme, cette noblesse d’attitude et de mystère qui nous
retiennent ravis et qui semblent nous démontrer que c’est seulement
à force de sonder la réalité qu’on parvient à l’idéal ».
Giorgio Vasari, auteur en 1550 de la première biographie des
artistes du Cinquecento, (Les Vies des plus illustres architectes,
peintres et sculpteurs italiens), indique que de Vinci achève son chef-
d’œuvre en 1506. Mais doit-on vraiment le croire ? Il n’existe en effet
aucune trace de paiement pour ce tableau, qui n’a en outre jamais été
livré à son commanditaire. Certains prétendent que le sieur
del Giocondo aurait été profondément scandalisé de voir son épouse
ainsi représentée avec les sourcils épilés, coquetterie qui était
l’apanage des prostituées de l’époque. Cependant, de récentes
analyses spectroscopiques ont conclu que les cils et sourcils avaient
été ôtés a posteriori, quand, au milieu du XVIe siècle, la mode de ce
type d’épilation s’était généralisée ; il est donc fort peu probable que
ce détail ait été le prétexte pour lequel le tableau ne serait jamais
arrivé dans la demeure florentine des Giocondo. Au contraire, tout se
passe comme si l’œuvre avait acquis une identité propre, comme si
de Vinci se l’était finalement appropriée, effaçant au fur et à mesure
la bourgeoise de Florence, pour y mettre de lui-même… Toujours est-
il qu’en 1506, Lisa Gherardini abandonne la pose et retourne à sa vie
de maîtresse de maison et de mère exemplaire. Elle passera le restant
de ses jours à Florence, menant une existence confortable et
anonyme, avant de mourir à un âge assez avancé. La Joconde, quant
à elle, commence à peine sa carrière…
Léonard de Vinci ne se séparera jamais de ce tableau. Il est même
probable qu’il l’ait continuellement retouché tout au long de sa vie,
comme une œuvre inachevée, en perpétuelle évolution. La grande
dispersion de ses idées, sa quête incessante et sa procrastination
naturelle ont toujours desservi le génie de Léonard de Vinci, qui fut
pourtant précurseur dans bien des domaines. On pense même
aujourd’hui qu’il a appliqué sur la Joconde un certain nombre de
touches directement au doigt, dans un geste étonnamment moderne,
dont il avait coutume. Lorsqu’il rejoint François Ier (rencontré en
1515, lors des guerres d’Italie) à Amboise, en qualité de « Premier
peintre, architecte et ingénieur du roi », il emmène cette toile avec
lui, et continue d’y travailler. Bien que fort jeune, il a tout juste vingt
et un ans, le roi n’en est pas moins un amateur d’art averti, et de
femmes plus encore ! Aussi reconnaît-il tout de suite en Mona Lisa
un chef-d’œuvre sans pareil, qu’il s’empresse d’acquérir pour une
confortable somme permettant au maître, désormais installé au Clos
Lucé, de poursuivre convenablement ses travaux de recherche. Après
la mort de Léonard de Vinci au Clos Lucé, le 2 mai 1519, la peinture,
qui fait désormais partie du patrimoine royal, permettra justement à
François Ier de faire découvrir toutes les richesses de la Renaissance
italienne à ses contemporains.
Dès le milieu du XVIe siècle, le tableau acquiert une grande
notoriété. C’est encore Giorgio Vasari qui prétend le premier révéler
l’identité de la femme représentée, notant dans son Vite que :
« Léonard a entrepris de peindre, pour Francesco del Giocondo, le
portrait de Mona Lisa, sa femme ». Pourtant, cette explication ne
semblera jamais satisfaire les admirateurs de la Joconde, avides de
mystère. Pas même la découverte récente de l’historien italien
Giuseppe Pallanti, dans la bibliothèque d’Heidelberg, d’une
annotation sur un volume ancien de Cicéron recoupant les
indications données par Vasari. L’historien de l’art Daniel Arasse
date le commencement des spéculations sur l’identité de la Joconde
au début du XIXe siècle : on considère alors l’œuvre comme faisant
écho à un portrait de Méduse se trouvant au musée des Offices de
Florence, déjà attribué à de Vinci (il s’avérera que ce tableau est en
fait peint de la main d’un maître flamand du XVIIe siècle). Méduse
serait la face monstrueuse, maléfique, du sourire énigmatique arboré
par la jeune femme. Il est vrai qu’à y regarder de plus près, l’arrière-
plan du tableau de la Joconde suscite le malaise. Les paysages
désolés et le décalage perceptible entre le côté droit et le côté gauche
de la toile évoquent la finitude de toute chose, le chaos,
l’imperfection du monde. Seul le sourire de la Joconde, dont la
commissure des lèvres se relève davantage sur sa gauche, semble
rétablir l’équilibre pour un instant fugace. Avec cet étonnant portrait,
de Vinci anticipe ainsi les thèmes chers à ses successeurs de l’âge
baroque : l’univers est fait de désordre, et seuls l’amour ou la poésie
peuvent donner un sens à l’existence. Rien d’étonnant à ce que ce
visage ait autant fasciné les romantiques. Certains ont voulu y voir
un autoportrait de l’artiste lui-même, notoirement homosexuel, qui
se serait ainsi joué des convenances, se travestissant en femme.
Décuplant la force et la signification du tableau, l’autoportrait caché,
qui joue à la fois sur l’identité et la différence, semble une hypothèse
séduisante. D’autant que les carnets du peintre révèlent certains
crayonnés où le maître superpose son visage à l’esquisse du tableau.
D’autres ont cru y reconnaître une maîtresse de Julien de Médicis, le
frère de Laurent le Magnifique et protecteur de Léonard de Vinci. On
a même supposé qu’il pouvait s’agir d’Isabelle d’Este, fille du duc de
Ferrare et épouse du marquis de Mantoue, femme de pouvoir
charismatique et mécène avisée.
Cette œuvre connaît une popularité telle que des chercheurs du
monde entier tentent sans répit d’en examiner les moindres détails.
Bienheureuse science qui permet d’élucider enfin certains de ses
mystères… Tout le monde s’accorde au moins sur le fait que la
madone portait un voile de gaze sur la tête, effacé par les outrages du
temps. Un professeur en anatomie pathologique de l’université de
Palerme a pu déterminer que le modèle souffrait de cholestérol, en
raison de dépôts jaunâtres visibles au coin de l’œil interne. De même,
une équipe de Japonais spécialistes en acoustique a analysé sa
morphologie faciale et pu reconstituer sa voix, qui serait « basse,
avec des tons dans les gammes médium » ! Enfin, certains experts se
sont appuyés sur des méthodes d’extrapolation, à partir de tableaux
existants, afin de tenter de retrouver les visages représentés. Ainsi, la
chercheuse allemande Magdalena Soest avait cru pouvoir affirmer en
2002 que l’œuvre de Léonard de Vinci présentait de telles similitudes
avec le portrait de Catherine Sforza peint par Lorenzo di Credi qu’il
ne pouvait s’agir que du même modèle : la Joconde serait donc la
farouche duchesse d’Imola, celle-là
même qui avait défendu sa citadelle et
son peuple devant les assauts de César
Borgia, et l’avait payé de sa vertu. Le
conservateur italien et président du
Comité national pour la valorisation des
biens historiques, Silvano Vincenti, a
quant à lui révélé ses conclusions en
janvier 2011 : il pense que ce portrait de
femme un peu virile évoque plutôt une
autre œuvre de Léonard de Vinci, son
très androgyne Saint Jean-Baptiste,
espiègle comme un faune, dont on sait
que le modèle fut Gian Giacomo Caprotti, dit « Salaï » (« le petit
diable » en italien), le jeune assistant et vraisemblable compagnon de
vie du peintre. Les yeux de la Joconde contiendraient ainsi, selon
Vincenti, deux minuscules lettres, L et S, déclaration d’amour naïve
et éternelle de Léonard à son protégé…
Rescapée des guerres et maintes fois soumise à l’hystérie
d’illuminés, comme en 1956 lorsqu’un Bolivien l’abîma d’un jet de
pierre ou en août 2009, lorsqu’une touriste russe jeta contre sa vitre
protectrice une tasse de thé vide, la Joconde demeure imperceptible
aux fracas du monde et ne cesse de fasciner. Alors qui était vraiment
Mona Lisa ? Une tigresse du Cinquecento, un jeune giton au charme
vénéneux, une courtisane favorite des Médicis ? S’il paraît évident
que tous ces personnages ont pu avoir une influence sur l’œuvre du
maître, il est désormais historiquement établi que celle dont le
portrait est devenu l’œuvre d’art la plus vue au monde était une
simple bourgeoise florentine, ni spécialement riche, ni
particulièrement belle. Son énigmatique sourire deviendra malgré
tout pour de Vinci une véritable obsession et l’œuvre d’une vie,
laissant, pour notre plus grand plaisir, une part de mystère toujours
entrouverte. Nul doute, qu’à l’instar de son génial créateur, la quête
de Mona Lisa est loin d’être achevée…
NICOLAS FOUQUET

a-t-il été victime d’un complot ?

Portrait de Nicolas Fouquet (1615-1680).


Peinture de Charles Lebrun, château de Vaux-le Vicomte.
Le 9 mars 1661, à Vincennes, le cardinal Mazarin agonise. Jusque-
là, le jeune Louis XIV, âgé de vingt-trois ans, n’a pas assumé
pleinement la conduite de l’État. C’est Mazarin qui a dirigé le
royaume, tout en renforçant l’autorité royale au détriment des
Grands, qu’il a combattus sous la Fronde. Mais la mort du cardinal
va tout changer. Deux jours avant d’expirer, il recommande
chaleureusement au roi de s’appuyer sur Fouquet, dont la faveur est
à son comble. Mais le lendemain, le moribond se ravise et conseille à
Louis XIV de se méfier de Fouquet et d’engager Colbert comme
intendant des Finances ! Un choix stratégique : depuis 1651, Colbert
gère l’immense fortune de Mazarin. L’occasion pour cet opportuniste
de jouer les intègres en fustigeant l’ambition supposée de Nicolas
Fouquet.
Né en 1615, Nicolas Fouquet est issu d’une famille bourgeoise qui a
fait fortune dans le commerce du drap avant de se reconvertir dans la
magistrature. Il est le second fils d’un conseiller d’État au service de
Richelieu, protecteur de la famille Fouquet et qui aidera à l’ascension
de Nicolas. En patois angevin, un « foucquet » désigne un écureuil,
l’animal économe, vif, et souvent haut perché. Jouant de malice, le
blason des Fouquet représente un écureuil portant pour devise latine
Quo non ascendet ? : « Jusqu’où ne montera-t-il pas ? ». D’abord
destiné à la prêtrise, Nicolas opte pour le droit et devient avocat.
Grâce à Richelieu, il obtient une dispense d’âge pour accéder à la
charge de conseiller au parlement de Metz. Son goût pour le faste
s’affirme déjà. On le voit à la comédie, aux bals et aux festins.
Poussé par son père à entrer dans le rang, Nicolas choisit
d’épouser un bon parti en la personne de Louise Fourché
de Quéhillac, petite-fille de Jean Fourché, seigneur de Quéhillac et
ancien maire de Nantes. Louise apporte une confortable dot de cent
soixante mille livres, ainsi que la terre de Quéhillac. Nicolas reçoit de
son père la propriété de sa charge de maître des requêtes estimée à
cent cinquante mille livres. Mais le destin se montre parfois cruel. La
même année, moins de six mois après avoir mis au monde leur fille,
Louise meurt. François Fouquet, le père de Nicolas, meurt à son tour,
suivi en 1641 par le grand-père maternel de Nicolas, Gilles
de Maupéou.
Ainsi, à vingt-six ans, Nicolas Fouquet se retrouve veuf, père et
chef de famille. Il reprend les activités de son père au sein des
différentes compagnies maritimes dans
lesquelles la famille détient des parts. Mais
en 1642, la mort de Richelieu vient mettre
un terme à ses projets coloniaux et
maritimes. En 1650, il acquiert la charge de
procureur général au parlement de Paris et
choisit alors définitivement le service de
l’État, d’abord auprès de Louis XIII puis, à
la mort de celui-ci, auprès de la régente,
Anne d’Autriche. Pendant la Fronde,
Fouquet reste fidèle au roi et à Mazarin, qui
a succédé à Richelieu. Une fidélité dont il sera bien mal récompensé.
Le 4 février 1651, Fouquet se remarie avec la fille d’un parlementaire
fortuné, Marie-Madeleine de Castille.
En 1653, la Fronde achevée, Fouquet fonde un salon très prisé que
fréquentent des écrivains en vue comme Perrault, Quinault,
La Fontaine. Madame de Sévigné et Molière. Il reçoit également des
scientifiques dans sa demeure de Saint-Mandé, parmi lesquels le
médecin Samuel Sorbière ou le philosophe François de La Mothe
Le Vayer. Fouquet lui-même s’essaie à l’écriture de poèmes et de
bouts-rimés, alors très à la mode. Sa générosité à l’égard des artistes
en fait l’un des mécènes les plus puissants de France. Il pensionne
ainsi de nombreux poètes, comme La Fontaine, Corneille, Scarron et
protège les sculpteurs majeurs de son temps : Anguier, Girardon,
Poissant et Puget. Pour le remercier, Corneille dédie son Œdipe au
surintendant. De même, Madeleine de Scudéry, dans Clélie, histoire
romaine où elle invente « la Carte du Tendre », place Fouquet au
même rang que Richelieu en tant que protecteur des arts et des
lettres. Quant à La Fontaine, il vouera une admiration et une
dévotion sans limites à Fouquet, en dépit de sa disgrâce.
Pour achever d’asseoir sa position sociale, Fouquet se fait
construire un château à la mesure de son prestige et de son ambition.
À partir de 1653, les travaux commencent sur un vaste domaine en
friche, ne contenant qu’un vieux château en ruine à Vaux-le-Vicomte.
Une colline est arasée, des vignes arrachées. Pour alimenter les
bassins, une rivière est même détournée de son lit. Nicolas fait appel
aux meilleurs artistes de l’époque : l’architecte Louis Le Vau, le
peintre Charles Le Brun, le paysagiste André Le Nôtre et le maître-
maçon Michel Villedo. En 1658 commence l’aménagement intérieur
destiné à impressionner les hôtes de marque qui se succèdent au
château : le cardinal Mazarin, la reine mère Anne d’Autriche. Le
10 juillet 1660, de retour de Saint Jean de Luz, le roi Louis XIV et son
épouse l’infante Marie-Thérèse s’y arrêtent à leur tour.
Le 12 juillet 1661, Fouquet donne une fête en l’honneur de la reine
mère d’Angleterre, Henriette de France. Comme le roi n’a pas pu y
assister, le 17 août, une réception encore plus fastueuse est organisée
en son honneur, sous la houlette du maître d’hôtel François Vatel, et
en présence de près de six cents courtisans. Luxe et somptuosité sont
les mots d’ordre de la soirée : trois mille personnes au total évoluent
dans les jardins. Molière donne sa première comédie-ballet, Les
Fâcheux, qui marque le début de sa collaboration avec Lully. Le tout
est savamment orchestré avec des machineries faisant apparaître ici
et là des faunes, elfes et bacchantes qui offrent des diamants aux
dames. Comme le rapportera La Fontaine : « Tout combattit à Vaux
pour le plaisir du roi, la musique, les eaux, les lustres, les étoiles ».
On dit pourtant que le roi s’est offusqué devant tant de splendeurs.
Certains ont rapporté qu’à l’issue de la soirée, Louis XIV, en visitant
les appartements privés du surintendant, aurait découvert en bonne
place le portrait de sa favorite, la jeune Louise de La Vallière, ce qui
ne manqua pas de le mettre hors de lui. Le roi, qui ne s’installera à
Versailles qu’à partir de 1682, ne peut en effet qu’envier cet homme
qui commence sérieusement à lui faire de l’ombre… Selon l’abbé
de Choisy, dans le carrosse qui le ramenait à Paris, le roi aurait
déclaré à Anne d’Autriche : « Ah, Madame, est-ce que nous ne ferons
pas rendre gorge à tous ces gens-là ? » Mais contrairement à ce
qu’ont raconté des historiens plus soucieux de légendes que de faits
avérés, cette fête extravagante ne fut pas la cause de l’arrestation de
Fouquet. La décision d’en finir avec le surintendant avait été prise
auparavant. En effet, depuis des mois, Colbert s’emploie à ourdir la
machination qui finira par faire chuter son rival.
Dans la légende qu’il a forgée à sa propre gloire, Colbert se
présente comme étant issu d’une famille de modestes drapiers
rémois. Or dès le début du XVIIe siècle, la famille de Colbert s’est
lancée avec profit dans la finance. Les branches de son arbre
généalogique croulent sous les manieurs d’argent : grands affairistes,
receveurs, trésoriers, et autres contrôleurs… Après des débuts
obscurs comme clerc, grâce à l’appui de
Le Tellier, secrétaire d’État à la guerre,
Colbert entre au service de Mazarin, qu’il
va servir avec un zèle aussi aveugle que
vorace. « La jonction de ces deux
destinées scelle la plus remarquable
association d’affairistes que l’Ancien
Régime ait connue », écrit l’historien
Daniel Dessert. En 1640, il se fait acheter
par sa famille une charge de commissaire
ordinaire des guerres. Alors que la France
traverse une grave crise politique et
financière, un mariage opportun lui
apporte une dot de cent mille livres, et lui permet de s’introduire
dans les plus hautes sphères des milieux financiers.
Pendant la Fronde, Colbert sauve Mazarin de la ruine dont le
menaçaient les Grands. Non seulement il le tire d’un fort mauvais
pas, mais il réussit à faire fructifier la fortune déjà considérable du
cardinal. Colbert n’a pas misé sur le mauvais cheval. Supposé
défendre les intérêts de la Monarchie, Mazarin profite de son statut
pour exercer à son propre bénéfice une dictature financière. Tous les
moyens sont bons pour que les meilleures affaires tombent dans son
escarcelle : trafics d’influence, pots-de-vin… Grâce à Colbert,
Mazarin se constitue une fortune colossale, sans doute la plus
importante jamais amassée sous l’Ancien Régime. Il thésaurise de
façon compulsive, et dispose notamment d’un immense magot en
argent liquide, objets d’or et bijoux, dissimulé dans des meubles et
des coffres, que ce soit au Louvre ou au Palais Cardinal. Sans parler
de sa collection d’objets d’art : plus de cinq cents tableaux, des
tapisseries, des sculptures. Et une bibliothèque de plusieurs milliers
de volumes, aujourd’hui la bibliothèque Mazarine. Cette fortune
tentaculaire englobe une masse de billets de l’Épargne, objets de ses
fructueux trafics. Dans le Nord-Est, en Alsace, ainsi que dans le
Maine, il tire de juteux bénéfices des terres et des charges qu’il
cumule. Dans l’Ouest, l’Aunis, sur l’île de Ré et l’île d’Oléron, l’impôt
sur le sel est d’un fantastique rapport. Enfin, s’il peut y avoir une fin
à cette vertigineuse énumération, il faut y ajouter les bénéfices
ecclésiastiques que lui assurent ses vingt et une abbayes.
En 1661, alors que le Trésor est vide et que le royaume, exsangue,
est au bord de la banqueroute, comment expliquer un
enrichissement personnel aussi rapide que colossal ? La générosité
du roi est un piètre alibi. C’est au détriment du peuple et de l’État
que Mazarin et ses amis ont fait fortune. Installée au cœur de l’État,
une faction d’hommes puissants est responsable des désordres qui
affectent les mécanismes financiers du royaume. Fidèle intendant,
pour ne pas dire complice de Mazarin, Colbert tire des bénéfices
considérables de cette situation. Mais un patrimoine aussi
rapidement acquis, comme celui de son maître, risque d’éveiller les
soupçons. Détourner l’attention sur un autre, voilà ce à quoi songe
Colbert, surtout lorsque la mort du cardinal, son soutien le plus sûr,
vient bouleverser la donne. Et si l’inventaire des biens de Mazarin
révélait l’ampleur des spoliations auxquelles il a lui-même participé ?
Comment expliquer qu’avec des revenus annuels de deux millions de
livres, le cardinal ait réussi à amasser en huit ans, pour trente-cinq
millions de livres de biens ? Il va falloir rendre des comptes ! Fort
heureusement, c’est à Colbert que, sur ordre du roi, est transmis
l’état des biens du cher disparu. Désormais pour Colbert, il s’agit de
faire table rase d’un passé plus que gênant et d’éliminer un rival dont
il brigue la place. Sous prétexte de faire le ménage dans les finances
du royaume et de poursuivre les prévaricateurs, il déclenche l’affaire
Fouquet.
Prévoyant, dès octobre 1659, Colbert avait commencé à rédiger un
mémoire sur de prétendues malversations du surintendant des
Finances, soulignant que « moins de 50 % des impôts collectés
arriveraient jusqu’au roi ». Fouquet avait alors alerté Mazarin. Mais
le cauteleux cardinal avait réussi à endormir sa méfiance. Repris par
sa folie des grandeurs, et confiant en sa bonne étoile, Fouquet n’avait
pas écouté les mises en garde d’amis bien informés. Après la mort du
cardinal, en mars, Colbert mettra moins de six mois à ourdir le
complot qui perdra Fouquet. Outre les arguments et les prétendues
preuves qu’il rassemble, il profite de la maladroite ambition et des
erreurs stratégiques du surintendant. La fameuse fête donnée à
Vaux-le-Vicomte, le 17 août, est l’occasion pour lui d’exacerber la
méfiance et la jalousie du jeune roi. Un travail d’intox facilité par la
méconnaissance totale de Louis XIV pour tout ce qui touche aux
finances. Ainsi Colbert lui fait-il facilement croire que l’orgueilleux
surintendant est responsable de la situation calamiteuse des caisses
de l’État. Le piège va alors se refermer rapidement sur Fouquet. Le
roi commence par le convaincre de vendre sa charge de procureur
général, ce qui le prive de tout recours juridique en cas de procès.
Non seulement Fouquet vend sa charge, mais il consent un prêt au
roi avec une partie de l’argent reçu. Un geste désintéressé, puisqu’il
sait pertinemment qu’il ne reverra jamais cette somme considérable.
Dans le plus grand secret, le roi et Colbert prévoient ensuite de priver
Fouquet de tout moyen de défense, en confisquant ses papiers. Pour
ce faire, ils s’emploient à éloigner le surintendant. Prétextant un
voyage à Nantes pour la tenue des états de Bretagne, le roi demande
à Fouquet de l’accompagner. À nouveau prévenu qu’une sombre
action se trame contre lui, Fouquet est frappé par un violent accès de
fièvre. Fin août 1661, il accepte malgré tout de suivre le roi à Nantes.
Mais le 4 septembre, il est à nouveau alité et reçoit la visite
compatissante de Colbert. Le lendemain, bien que pressentant le
danger, il est anéanti lorsque son ami d’Artagnan vient l’arrêter « au
nom du roi ». Aussitôt, Louis XIV remplace la surintendance par un
Conseil royal des finances. Payé de ses efforts, Colbert prend le poste
de Fouquet au Conseil d’En Haut, ainsi que son brevet de ministre.
L’instruction du procès de Fouquet commence dans la plus grande
irrégularité (présence de Colbert lors des perquisitions, va-et-vient
des pièces à conviction, subordination de témoins…). Le procès ne
s’ouvre que le 3 mars 1662. Les interrogatoires débutent le
lendemain, sans que Fouquet n’ait pu prendre connaissance des
charges retenues, ni des pièces saisies. Aucun acte de procédure ne
lui a été notifié. Les magistrats, du président du tribunal au greffier,
en passant par le procureur, ont soigneusement été sélectionnés par
Colbert. La machinerie judiciaire peut se mettre en marche. Le sort
de Fouquet semble scellé.

Deux crimes principaux sont retenus à sa charge : le péculat


(détournement de fonds publics par un comptable public) et la lèse-
majesté. Le crime de péculat recouvre ici plusieurs actions : la
réception de pensions sur les fermes mises en adjudication,
l’acquisition frauduleuse de divers droits sur le roi, le trafic de
fausses réassignations et les prêts au roi avec intérêts par
l’intermédiaire de prête-noms. L’accusation s’appuie sur des preuves
tangibles, comme l’immense fortune de Fouquet et ses nombreuses
acquisitions, mais également sur le témoignage de plusieurs
manieurs d’argent, ainsi que sur les papiers saisis lors des
perquisitions. Mais de manière surprenante, les magistrats ne
dressent pas l’inventaire des biens propres de l’accusé, malgré les
suppliques de Fouquet, qui sait bien que l’établissement d’une
antériorité de sa fortune personnelle suffirait à l’innocenter.
L’historien Daniel Dessert donne raison au surintendant. Selon lui,
les différents chiffres produits à charge témoignent sans équivoque
de la circulation de l’argent entre les mains de Fouquet et de ses
collaborateurs, mais non pas de l’ampleur de sa fortune, ni des
détournements qu’il est accusé d’avoir commis. Il conclut :
« l’ensemble du dossier, pièces à conviction et interrogatoires, ne
permet pas de prouver un quelconque manquement de Fouquet ».
Jean-Christian Petitfils est plus réservé. Si « rien ne démontre qu’il
ait puisé directement dans les caisses du Trésor (…) il est difficile
d’admettre qu’au milieu de cette orgie de faux et de concussion,
Fouquet soit resté blanc comme neige ». Quant au crime de lèse-
majesté, un écrit de Fouquet, découvert à Saint-Mandé, s’avère
compromettant pour lui. Dans ce document daté de 1657, il prévoyait
un plan d’action – au cas où Mazarin se serait montré trop
menaçant – en échafaudant une révolte avec des amis officiers et en
renforçant ses places fortes de Bretagne. « Révolte contre la
Monarchie » tonne le procureur. « Folie jamais mise à exécution »,
proteste Fouquet.
Après trois ans d’audience durant lesquels les avocats de Fouquet
ont produit plus de dix volumes in-folio de mémoires en défense, le
20 décembre 1664, Nicolas Fouquet est reconnu coupable de péculat,
crime passible de la peine de mort. Mais sur les vingt-deux juges,
seuls neuf d’entre eux acquiescent en faveur de son exécution.
Fouquet est donc condamné à la confiscation immédiate de tous ses
biens et au bannissement hors du royaume. Pour la plupart de ses
contemporains, l’acharnement dont on a usé pour le perdre est une
iniquité. Le peuple de Paris qui, au premier jour du procès, insultait
Fouquet, se réjouit de le voir échapper à la mort. Furieux, Louis XIV,
au mépris de toutes les règles de droit, commue la sentence en
détention perpétuelle. Il disgracie les juges, dont Le Fèvre
d’Ormesson, le rapporteur, qui a fait preuve selon lui d’une trop
grande indulgence. Corneille, Madame de Sévigné, La Fontaine,
fidèles à leur mécène, écrivent pour plaider sa cause. Ce dernier fait
circuler, sans nom d’auteur, une Élégie aux Nymphes de Vaux,
poème dédié à « M. Fouquet », et plus tard une Ode au roi, faisant
appel à la clémence du souverain. Son positionnement en faveur de

É
l’Écureuil lui vaudra, outre la suppression de sa pension par Colbert,
une légitime et éternelle disgrâce royale.

Après trois semaines de voyage, en janvier 1665, Fouquet arrive à


la forteresse de Pignerol, située dans une partie alors française du
Piémont alpin. Son geôlier, Saint-Mars, à la tête d’une solide
garnison de soixante-six soldats, va appliquer à la lettre les consignes
de Louvois, secrétaire d’État à la guerre. D’incroyables mesures de
sécurité sont mises en place. Enfermé avec deux valets dans le
donjon, constamment surveillé, Fouquet se voit interdire toute
correspondance orale et écrite avec le monde extérieur. Les visites
sont exclues. Son linge est noir afin d’empêcher le prisonnier
d’écrire. Il est autorisé à lire, mais chaque volume rendu est inspecté,
au cas où il aurait cherché à y glisser un message. Quel contraste
pour celui qui naguère encore jouissait du luxe de Vaux-le-Vicomte !
Mais dans sa solitude, Fouquet fait preuve d’un formidable esprit de
résistance. Lors d’un orage, la foudre s’abat sur son donjon, mettant
le feu à un dépôt de poudre. L’explosion détruit une partie de la tour
où il est confiné. Mais alors qu’on le croit mort, il sort indemne des
décombres. Dans les meubles brisés, Saint-Mars découvre alors des
billets écrits avec des os de chapon trempés dans de l’encre composée
de vin et de suie. La surveillance est renforcée. Fouquet se distrait en
composant, comme au temps de sa gloire, des bouts-rimés. Il
s’adonne à la lecture, enseigne le latin et la pharmacie à ses valets et
se tourne vers la religion en rédigeant des traités de piété.
En 1669, son fidèle serviteur La Forêt tente de le faire évader.
Cette tentative échoue in extremis. Les gardes qui avaient été
soudoyés sont aussitôt fusillés. Le courageux La Forêt est pendu. En
représailles, des volets viennent obturer les fenêtres, car c’est par là
que Fouquet a communiqué avec ses complices. Les semaines et les
mois s’égrènent, monotones et identiques. À Paris, les temps ont
changé. Les amis du condamné essaient de se faire entendre.
Arnauld de Pomponne, un de ses fidèles soutiens est nommé
secrétaire d’État. Turenne et quelques autres parlent en sa faveur. Si
bien qu’en 1674, le roi autorise Madame Fouquet à écrire à son mari.
Le roi exige cependant de prendre connaissance du message, qui ne
doit porter que sur le règlement d’affaires privées. Trois ans plus tôt,
en novembre 1671, l’arrivée d’un prisonnier aussi important que
singulier est venue rompre la routine de Pignerol. Il s’agit du
fantasque duc de Lauzun, ex-favori du roi, qu’il a fini par exaspérer
par son attitude arrogante et ses provocations. Sur le point d’épouser
Mademoiselle de Montpensier, princesse d’âge mûr et richissime
cousine du roi, Lauzun voit ses projets matrimoniaux et pécuniaires
contrariés par la maîtresse du roi, Madame de Montespan. Avec ce
mariage, adieu l’héritage de la vieille fille ! Furieux, Lauzun menace
La Montespan de sa haine vengeresse et refuse la compensation qui
lui est proposée : rien moins que le titre de maréchal de France. Le
roi fait alors enfermer Lauzun à Pignerol, au secret absolu mais…
dans un appartement situé juste en dessous de celui de Fouquet.
Prisonnier indocile, Lauzun simule la folie et tente plusieurs fois de
s’évader. Il réussit à percer un trou dans le plafond et communique
avec Fouquet, qui reçoit enfin des nouvelles du monde extérieur. Et
quelles nouvelles… car transfigurées par son extravagant voisin !
Cependant, la situation évolue lentement. Fouquet reçoit enfin, via
Louvois, des nouvelles de sa famille. Ainsi apprend-il que son fils est
appelé dans l’armée du roi. Les promenades sont autorisées pour
Fouquet et Lauzun ensemble. Alors que les deux prisonniers
communiquent depuis longtemps, leurs conversations sont épiées.
Fin 1678, les changements s’accélèrent. Fouquet peut correspondre
librement avec les siens, s’entretenir avec les officiers, lire ce qu’il
veut. En mai 1679, presque vingt ans après son arrestation, il
retrouve sa famille. Ces retrouvailles sont bouleversantes ; le
flamboyant surintendant n’est plus qu’un vieil homme usé par la
captivité. Fouquet est sur le point d’être libéré, quand, le
3 avril 1680, la nouvelle de sa mort est annoncée.
Frappé d’apoplexie, Fouquet meurt dans les bras de son fils, le
comte de Vaux. La famille n’émet aucun doute sur les circonstances
du décès. Pourtant, la disparition de Fouquet survient en pleine
affaire des poisons et très vite, par analogie, des doutes vont être
émis sur les causes de sa mort. Il est vrai que certains faits sont
troublants. En juillet 1669, un nouveau venu est enfermé à Pignerol.
Un certain Eustache Dauger, domestique arrêté sur ordre du roi,
mais dont les motifs de l’incarcération resteront toujours inconnus
(certains diront qu’il n’était autre que le Masque de fer en personne).
En 1675, Dauger vient seconder La Rivière, au service de Fouquet.
Après la mort de ce dernier, les deux serviteurs seront placés, à vie,
dans un isolement absolu. On fait même croire à Lauzun qu’ils ont
été libérés. Le silence s’organise. Personne ne saura rien de ce qui
s’est passé, en dehors de Louvois, de Saint-Mars et… de Colbert. Car
qui d’autre que lui aurait bien pu vouloir faire disparaître Fouquet,
qui était sur le point d’obtenir la grâce royale et dont il redoutait tant
l’habileté et l’influence ? L’hypothèse se tient. En 1680, près de vingt
ans après l’arrestation de son rival, Colbert n’est plus dans une
situation aussi confortable. Le règlement des affaires privées de
Fouquet va entraîner des procédures pour escroquerie à l’encontre
des complices de Colbert. Or, ces retombées judiciaires risquent
d’éclabousser l’image de ministre intègre qu’il a su se forger. Sur le
point d’être libéré de sa cage, l’Écureuil aurait été empoisonné.
Cette thèse n’est néanmoins pas partagée par tous les historiens
qui se sont penchés sur la fin de Fouquet. Après la mort du
surintendant, des documents ayant été envoyés à Louvois ont été
retrouvés, celui-ci en accuse réception ainsi : « Mandez-moi
comment il est possible que le nommé Eustache ait fait ce que vous
m’avez envoyé, et où il a pris les drogues nécessaires pour le faire… »
L’emploi du mot « drogues » a été à l’origine de toute une littérature
qui accrédite l’hypothèse d’un empoisonnement. Or l’historien Jean-
Christian Petitfils a montré que les « drogues » évoquées par Louvois
ne sont pas des poisons mais des produits dont s’est servi Fouquet,
pour fabriquer l’encre sympathique avec laquelle il rédigea certains
documents. Par ailleurs, Fouquet, passionné de chimie, avait eu le
droit durant sa détention de fabriquer des remèdes pour soulager ses
maux et il en avait même envoyé à Louvois. Quant à Daniel Dessert,
s’il juge « plausible » l’empoisonnement, sur l’initiative de Dauger, il
conclut qu’il « est totalement absurde et matériellement impossible
que Colbert se soit hasardé à commanditer pareille entreprise (…)
tout en sachant que continue à flotter un parfum de mystère autour
de cet homme étonnant (Fouquet) qu’un destin curieux a installé
successivement, par ses fonctions, par ses goûts, par son procès, hors
du commun ».
L’AFFAIRE DES POISONS :

une tueuse en série dans le lit du roi-soleil ?

Portrait de Françoise-Athénaïs de Rochechouart Mortemart


Marquise de Montespan (1640-1707).
Châteaux de Versailles et de Trianon.
Le 17 juillet 1676, badauds et curieux se pressent sur les quais qui
vont de la Conciergerie à Notre-Dame. C’est aujourd’hui que l’on
exécute Marie-Madeleine de Brinvilliers, la diabolique marquise qui
a froidement éliminé son père, ses frères et son mari au moyen de
mystérieux poisons concoctés avec l’aide de son amant, le chevalier
Godin de Sainte-Croix, un aventurier hâbleur versant dans
l’escroquerie. C’est à la mort de ce dernier que l’on a découvert chez
lui une étrange cassette, contenant des fioles et une curieuse
confession écrite par la marquise où elle avoue meurtres, inceste et
adultère. La cour de Louis XIV réalise avec effroi qu’elle a côtoyé
pendant des années une tueuse en série, qui a froidement éliminé
tous ceux qui se mettaient en travers de son chemin. Par égard pour
son rang, la marquise échappe au bûcher des sorcières : elle sera
décapitée, et son corps brûlé. Le lendemain de l’exécution, Madame
de Sévigné écrit à sa fille : « Enfin c’en est fait, La Brinvilliers est en
l’air : son pauvre petit corps a été jeté après l’exécution dans un fort
grand feu, et les cendres au vent ; de sorte que nous la respirerons et,
par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque
humeur empoisonnante dont nous serons tous étonnés ».
L’épistolière ne croit pas si bien dire. À la cour, la crainte des poisons
vire à la psychose. Certains grands seigneurs ont un goûteur attitré.
On jette immédiatement les mets dont le goût paraît suspect.
L’exécution de la marquise de Brinvilliers n’est que le prologue d’une
incroyable affaire criminelle, qui prend racine dans les bas-fonds
parisiens et dont les ramifications s’étendent jusqu’aux plus hautes
sphères de l’État. Sorcellerie, messes noires, envoûtements, rituels
sataniques, pendant toute la fin de la décennie 1670, les couloirs du
Louvre bruissent des rumeurs les plus folles. Il semble bien qu’au
siècle de Descartes et de Spinoza, les pratiques médiévales les plus
sulfureuses aient toujours cours et ce, jusque dans le proche
entourage du roi…
Tout commence avec l’arrestation, en 1677, d’une bande de faux-
monnayeurs menée par le chevalier de Vanens et son comparse,
François Galaup de Chasteuil. L’enquête fait apparaître que le
chevalier de Vanens est, comme on le dit à l’époque, « artiste en
poison ». Il a l’art de créer des venins difficilement détectables, dont
il fait commerce pour qui veut se débarrasser d’un rival, d’un ennemi
ou d’un mari encombrant. Car à une époque où seules les veuves
peuvent librement disposer de leur vie et de leurs biens, sans la
tutelle d’un père ou d’un mari, certaines femmes sont vite tentées de
s’en remettre au séduisant chevalier. Les
deux criminels sont donc arrêtés pour le
meurtre d’un petit noble lyonnais. Mais un
doute s’insinue dans l’esprit de Gabriel
Nicolas de La Reynie, qui enquête sur
l’affaire. La mort subite et plutôt suspecte de
Charles-Emmanuel de Savoie, deux ans
auparavant, revient à l’esprit du lieutenant
général de la police de Paris. Chasteuil
aurait-il aussi joué un rôle dans cette affaire ?
Réputé pour son intégrité et sa très grande
loyauté à la Couronne, La Reynie s’en ouvre à Louvois, le puissant
ministre de la guerre, qui a alors l’oreille du roi. Ce dernier lui
recommande d’enquêter particulièrement sur le milieu interlope des
empoisonneurs, alchimistes et autres « sorcières » qui peuplent les
ruelles de Paris. La Reynie va dérouler le fil de ce qui est peut-être la
plus scandaleuse affaire criminelle du Grand Siècle, dont les tenants
et les aboutissants continuent encore aujourd’hui d’alimenter les
plus folles spéculations.
Sur dénonciation anonyme, La Reynie va d’abord s’intéresser à un
couple étrange : Mademoiselle de La Grange et le curé Nail. Cet
ecclésiastique dévoyé accepte de célébrer, moyennant finances, des
messes noires consistant à déclamer la messe à l’envers, où les
Évangiles sur le corps nu de femmes tiennent lieu d’autel, afin
d’attirer la faveur de Satan. Car en cette période de Contre-Réforme,
dans une société largement imprégnée par la religion, on croit tout
autant au diable qu’au Bon Dieu ! Le curé Nail et la demoiselle
de La Grange sont donc accusés de s’être prêtés à des rites sacrilèges,
et pire encore, d’avoir fomenté une tentative d’assassinat contre le
roi, au moyen d’une lettre empoisonnée. Pour rocambolesque qu’elle
puisse paraître, l’hypothèse n’en est pas moins prise très au sérieux
par La Reynie : le souvenir de la mort d’Henri IV, grand-père du Roi-
Soleil, est encore présent dans tous les esprits. Arrêtés, La Grange et
Nail sont soumis à la question et subissent le supplice des
brodequins, torture atroce visant à faire craquer les os et éclater les
chairs – qui n’est administrée que si l’accusé est soupçonné de
crimes abominables. Lors de l’interrogatoire, La Grange et Nail
dénoncent deux personnes déjà évoquées par le chevalier de Vanens
après son arrestation : Marie Bosse, dite « La Bosse », et son amie et
rivale Marie Vigoureux, dite « La Vigoureux ». Les deux femmes sont
arrêtées, et il apparaît que La Bosse a bien participé à des assassinats
grâce à ses poisons. Interrogée, elle reconnaît avoir été instruite dans
cet art par une femme qui deviendra certainement l’empoisonneuse
la plus célèbre de son temps : Catherine Montvoisin, dite « La
Voisin », reflet des sorcières du Moyen Âge, qui va donner un
tournant spectaculaire à l’affaire.

Lors de la perquisition effectuée dans son étroite maison du Pont


Marie, La Reynie va en effet faire une découverte stupéfiante : au
fond du jardin, dans une cabane qui lui sert à pratiquer son art, se
trouve un petit four crématoire qu’elle utilise pour calciner des fœtus
d’enfants. Ce jour-là, il est encore rempli d’un petit tas de cendres
grises. En effet, un grand nombre de ces diseuses de bonne aventure
qui peuplent cet univers parallèle sont bien souvent aussi des
faiseuses d’anges. Leur connaissance des plantes et des poisons est
en effet le dernier recours des femmes, pour tout ce dont elles ne
peuvent parler à leur médecin. Mais La Voisin ne saurait se contenter
de nécromancie ou d’avortements. Avec son amant, un dénommé
Lesage, et la complicité d’un ecclésiastique débauché nommé
Guibourg, elle organise également des messes noires et invocations à
Satan, allant même parfois, murmure-t-on, jusqu’au sacrifice
d’enfants. Pour faire face à l’accumulation de ces abominables faits,
et craignant de ne pas pouvoir compter sur la fidélité totale et
absolue du Parlement, Louis XIV décide de ressusciter une vieille
institution datant de l’Inquisition : la Chambre ardente. Le
7 avril 1679, il nomme officiellement une nouvelle commission,
composée de magistrats triés sur le volet pour leur dévouement et
leur fidélité. C’est La Reynie qui mènera l’instruction. Mais lors de
leurs interrogatoires, La Bosse et La Voisin font des révélations
particulièrement embarrassantes.
Les empoisonneuses dévoilent le fait que les clientes de leurs
philtres d’amour et autres décoctions dangereuses ne sont pas issues,
en majorité, de la bourgeoisie parisienne, mais bien davantage de la
cour. Parmi elles, il y aurait même l’orgueilleuse comtesse de
Soissons, nièce du cardinal Mazarin et premier amour de Louis XIV,
qui aurait voulu regagner la faveur de son royal amant. Les
empoisonneuses citent également la vicomtesse de Polignac, la
comtesse du Roure, le maréchal de Luxembourg… Cherchent-elles
simplement à gagner du temps en distillant de telles révélations pour
retarder l’issue de leur procès ? Il faut pourtant bien enquêter sur
l’affaire. L’administration d’un philtre d’amour au roi est en effet
considérée comme un crime de lèse-majesté. En janvier 1680, la
Chambre ardente lance une série de « décrets de prise de corps »
contre plusieurs membres de la cour, et notamment la comtesse de
Soissons ; d’autres, comme la duchesse de Bouillon, sont assignés à
comparaître. Par égard pour son amour de jeunesse, le roi a fait
prévenir la comtesse, lui laissant le choix entre l’arrestation et l’exil.
Elle opte pour la fuite. Son départ n’est pas nécessairement un aveu
de culpabilité. Mais il laisse penser qu’il reste encore bien des
scandales à déterrer. La Reynie ne le sait que trop bien, et a fait
retirer du procès-verbal de l’interrogatoire de La Bosse un nom
susceptible de créer un scandale sans précédent : celui de Madame
de Montespan.
L’influence de la maîtresse officielle du roi depuis dix ans a été
telle, qu’elle a su le convaincre de légitimer leurs enfants. Celle qui
est traitée avec bien plus d’égards que Marie-Thérèse, comme une
véritable reine de fait, aurait-elle été en commerce avec ces
empoisonneuses ? C’est ce que Marie-Marguerite, la fille de La
Voisin, elle-même arrêtée, ne cessera de répéter. Et il est vrai
qu’après une décennie de règne sans partage sur le cœur du roi, la
piquante Athénaïs voit son royal amant lui échapper. N’a-t-il pas
succombé au charme angélique de Mademoiselle de Fontanges ?
Cette dernière, après avoir accouché en décembre 1679 d’un enfant
qui n’a pas survécu, est d’ailleurs fort malade. Elle souffre
d’hémorragies qu’aucun médecin ne semble capable de faire cesser.
Et si ces maux, auxquels elle succombe en juin 1681, étaient dus à un
empoisonnement ? Marie-Marguerite assure que La Montespan a
plusieurs fois sollicité les préparations douteuses de sa mère :
d’abord pour évincer Madame de La Vallière du cœur du roi, puis
pour s’assurer les faveurs de ce dernier, et enfin pour se débarrasser
de sa nouvelle rivale. C’est par le biais de sa dame de compagnie,
Mademoiselle des Œillets, que se passait leur commerce. Et il est
effectivement avéré que cette dernière s’est rendue à maintes
reprises dans la petite maison du Pont Marie…
Que faire de ces troublantes révélations ? Colbert, alors secrétaire
d’État à la Marine – qui dispute âprement à Louvois son influence
sur le roi – pense que cette investigation commence à fragiliser
l’État. Pour lui, aucun doute : Marie-Marguerite est une mythomane
dont les mensonges mettent en danger un pouvoir royal qui n’a
jamais été aussi éclatant. Il est temps de clore, avec les exécutions en
place de Grève de La Bosse et de La Voisin, cette lamentable affaire.
Les autres protagonistes, et notamment Marie-Marguerite, seront
soigneusement enfermés, pour le restant de leur existence. Le roi, lui,
attendra la mort de La Reynie pour détruire toutes les archives
relatives au procès. C’est du moins ce qu’il croit. Car La Reynie avait
scrupuleusement répertorié et résumé tous les documents relatifs à
l’affaire. Redécouverts par l’érudit François Ravaisson, ils ont permis
à plusieurs générations d’historiens de rouvrir le dossier. Louis XIV
a-t-il réellement partagé le lit d’une tueuse de sang-froid pendant dix
ans ? La mère de ses bâtards légitimés s’est-elle prêtée à des scènes
de débauche sataniques ? Certains historiens ont préféré voir en
Madame de Montespan la victime d’une machination menée par
Louvois, qui cherchait ainsi à combattre l’influence de celle-ci sur le
roi, tirant partie d’affabulations obtenues sous la torture.
Mais peut-être la coupable n’est-elle pas là où on le croit. Il est
avéré, en effet, que Mademoiselle des Œillets, la dame de confiance
de La Montespan, s’est rendue chez La Voisin. Elle aurait également
participé à des messes sataniques. Or on sait aujourd’hui qu’elle a
partagé avec sa maîtresse les faveurs du Roi-Soleil, dont elle a eu une
fille, Louise de Maisonblanche, vers 1676. Aurait-elle pu chercher à
éliminer, pour son propre compte, ses potentielles rivales, tout en
prétendant agir au nom de la marquise ? Ironie du sort, c’est bien
dans l’entourage de la marquise que le roi a choisi celle qui allait lui
succéder. Mais les manigances de Mademoiselle des Œillets ne lui
seront d’aucune aide, car c’est sur la gouvernante des « bâtards »
royaux, la sage Madame de Maintenon, que se porte le choix du roi.
L’heure est à la vertu et à la célébration d’une royauté absolue qui
n’aura jamais été aussi rayonnante. Dans un parfum délétère, les
empoisonneuses, dernières sorcières du royaume, ont emporté sur le
bûcher les derniers relents d’un âge baroque, qui cédera bientôt la
place au triomphe du classicisme.
LA PALATINE

une commère à la cour de Louis XIV ?

Portrait de la princesse palatine Charlotte-Élisabeth de Bavière,


duchesse d’Orléans (1652-1722).
Nicolas de Larguillère, musée Condé.
É
Charlotte-Élisabeth de Bavière est une princesse allemande née en
1652, fille de l’Électeur palatin du Rhin et de Charlotte de Hesse-
Cassel. Cette fille un peu boulotte, surnommée Liselotte, est arrachée
à son cher Palatinat natal pour devenir la femme de Philippe
d’Orléans, « Monsieur », le frère de Louis XIV, à qui elle a été mariée
par procuration. De cet homme, elle ne sait pratiquement rien. Elle
n’a surtout pas été prévenue du peu de goût de son futur époux pour
les femmes et de ses tendres liens avec le chevalier de Lorraine…
Mais les alliances diplomatiques prévalent. Ce mariage avec le propre
frère du monarque le plus puissant d’Europe laisse espérer à
l’Électeur palatin une grande sûreté pour ses États, sans cesse
tiraillés entre l’empire et le royaume de France. Voilà donc la
princesse palatine propulsée à la cour du Roi-Soleil, à tout juste vingt
ans. Comment cette princesse truculente, un peu rustre mais
chaleureuse et fine à la fois réussit-elle à survivre dans cet univers
impitoyable ? Certes, La Palatine, comme on la surnomme, n’est pas
le personnage dont les manuels d’histoire ont le plus immortalisé le
nom, mais grâce à sa prodigieuse correspondance, elle est sans aucun
doute la personnalité la plus familière et la plus attachante du Grand
Siècle.
Première concession, Liselotte, pourtant élevée dans la religion
réformée, doit se convertir au catholicisme. Soumise à la volonté de
son père, elle n’a pas le choix, mais n’en pense pas moins. Dans une
lettre adressée à sa famille, elle fait preuve d’un esprit critique plus
que rare à la cour des Lumières : « Dans tous les sermons, on fait de
grands compliments au roi pour avoir persécuté les pauvres réformés
(…) il est vraiment bien déplorable que dans sa jeunesse, on ne lui ait
pas fait comprendre que la religion est instituée plutôt pour
entretenir l’union parmi les hommes que
pour les faire se persécuter les uns les
autres ». Dans une autre lettre, elle
revendique le droit de se faire une religion
« à part soi » et avance : « Mourir, c’est
tout de même chose affreuse et
malheureusement nous ne savons guère
ce qu’il adviendra de nous après cette
vie ». À la lecture de ces propos, on
comprend mieux pourquoi La Palatine
verra d’un œil peu amène l’influence grandissante du parti dévot à la
cour, et surtout, on mesure déjà tout ce qui va l’opposer à Madame
de Maintenon, lorsque celle-ci entendra faire régner à Versailles la
morale et la religion.
Physiquement, La Palatine ne peut rivaliser avec les beautés qui
gravitent autour du roi, comme la marquise de Montespan,
Mademoiselle de Ludres, Marie-Angélique de Scoraille. C’est même
cette dame d’honneur de La Palatine, devenue duchesse de
Fontanges, célèbre pour ses coiffures excentriques à plusieurs étages
qui, en 1678, devient la maîtresse de Louis XIV à qui elle donne deux
enfants morts-nés. Si son visage n’est pas sans charme, Liselotte est
cependant solidement charpentée, large de hanches, avec une
tendance à l’embonpoint. Les choses n’iront guère en s’améliorant.
Quand il s’agit de se dépeindre, l’intéressée n’est pas tendre avec elle-
même. Voici comment elle se décrit, à l’approche de la cinquantaine :
« Ma taille est monstrueuse, je suis carrée comme un dé, ma peau est
d’un rouge mélangé de jaune… ». Son mari lui fera, malgré son peu
de goût pour les femmes, trois enfants (un minimum contractuel
effectué sans ambages ni sentiments, tout juste pour assurer sa
succession), dont Élisabeth-Charlotte d’Orléans et Philippe
d’Orléans, qui assurera la régence pendant la minorité de Louis XV.
À la naissance de son premier enfant, le duc de Valois, comme
d’autres courtisans, croyant lui faire plaisir, lui disent que le petit
garçon lui ressemble, elle écrit à sa tante, la duchesse de Hanovre :
« Vous pouvez bien penser dès lors que ce n’est pas précisément un
très beau garçon ».
La démarche quelque peu gauche, Liselotte devient en revanche
une cavalière émérite. Comme l’écrit Patrick Pesnot, qui évoque
longuement La Palatine dans son ouvrage consacré à son fils
Philippe II, le futur Régent, c’est une véritable amazone qui arrive à
la cour : « Louis XIV avait encouragé cet emballement qui lui
permettait, au cours d’interminables parties de chasse, de
chevaucher botte à botte avec cette belle-sœur qui, décidément,
l’amusait fort. Dans la forêt, au plus près de la meute et précédant
souvent l’équipage, le roi oubliait le visage maussade de son épouse
et se reposait des frivolités de ses favorites en goûtant la hardiesse et
le langage fleuri de Liselotte ». Il y a tout lieu de penser que
l’affection qu’éprouvait Liselotte pour le roi, qu’elle admirait autant
qu’elle le défiait, relevait du sentiment amoureux. Hélas, comment
rivaliser avec les beautés dont le Roi-Soleil s’amourachait si
promptement ? Toujours est-il qu’à la cour, les attentions du roi pour
cette Allemande rustique font jaser. On s’étonne que le souverain se
montre aussi attentif à ses avis. Mais comme l’hypocrisie et surtout la
peur de déplaire au roi l’emportent, Charlotte-Élisabeth est l’objet de
flatteries dont elle n’est pas dupe. Pour exemple, lorsqu’en hiver, ne
trouvant rien à se mettre pour se protéger du froid, elle prend
l’habitude d’enrouler négligemment un morceau de fourrure autour
de son cou, des femmes de la cour se mettent à l’imiter. La mode de
La Palatine est lancée ! Curieuse, grande lectrice, férue d’opéras et de
théâtre, passionnée de musique et d’inventions (comme le
microscope), ses lettres croustillent de culture et en font l’un des
témoins les plus précieux de son temps.
Mais très vite, Liselotte comprend qu’à la
cour, elle ne doit accorder sa confiance à
personne. Cette foire aux vanités et aux
perversités d’une aristocratie en crise lui
inspire une méfiance teintée de mépris.
Quitte à être moquée, autant que ce soit en
se faisant craindre ! Son sens de la répartie,
ses formules assassines, sa faculté à déjouer
les roueries et à se démarquer des
manigances mesquines, bref son
extraordinaire lucidité va lui permettre de
survivre dans ce milieu hostile : « Quoique
nous autres comtesses palatines, nous ayons pour ainsi dire donné
naissance aux princes les plus puissants du monde, on croit ici à
peine que nous soyons de bonne maison, et s’il arrive un comte
palatin, un misérable duc lui disputera le rang. Cela me rend souvent
si furieuse que j’en crève ». On l’a compris, observatrice impitoyable,
La Palatine trouve un formidable exutoire dans l’écriture. Chaque
jour, elle confie à sa famille et à ses amis, répartis dans toute
l’Europe, ses joies, ses peines, ses désillusions, ses effarements… Une
correspondance immense et une totale liberté de ton constituent, à
l’instar des Mémoires de Saint-Simon, un témoignage exceptionnel
et savoureux sur la vie à la cour de Versailles.
Le 30 juillet 1683, la reine Marie-Thérèse meurt. Entre deux
parties de chasse, Louis XIV déclare alors : « C’est le premier chagrin
qu’elle m’ait donné ». La Palatine est l’une
des rares personnes à pleurer sincèrement
cette mort. Bien qu’elles fussent de
tempéraments très différents, les deux
femmes avaient en commun d’être des
exilées, prisonnières d’une cour dont
l’hypocrisie et les mœurs dissolues les
rebutaient. La Palatine est d’autant plus
affligée que le trépas de la reine confirme
l’irrésistible ascension de Françoise
d’Aubigné, faite marquise de Maintenon
par la grâce du roi. Jusque-là, celle que les
satiristes du temps surnommaient « Madame de Maintenant » était
restée effacée. Néanmoins, La Palatine la soupçonnait d’être
ambitieuse et s’obstinait à voir en elle une parvenue : « la veuve
Scarron », l’ancienne épouse d’un poète aussi méchant que
contrefait. Que cette dévote ait succédé à une « poute », comme
Marie-Thérèse aimait à appeler La Montespan, ne pouvait qu’ajouter
au mépris que La Palatine avait pour elle.
Triste de ne plus être de connivence avec le roi, Liselotte se
défoule désormais dans ses lettres, où la nouvelle favorite est traitée,
entre autres aménités, de « vieille guenipe », « vieille sorcière », et
autre « vieille ordure ». Peu lui importe que ses lettres soient
interceptées par le cabinet noir du roi et que celui-ci lise ses
diatribes. Cette censure semble même stimuler sa haine envers
l’épouse morganatique de Louis XIV, qu’elle appelle aussi « la
ripopée » ou « l’ébreneuse ». Cette dernière insulte scatologique
faisait allusion aux couches que La Maintenon devait changer quand
elle était la préceptrice des bâtards que le roi avait eus avec La
Montespan, sa précédente favorite. La Palatine reproche surtout à La
Maintenon – outre qu’elle en soit l’élue – la grande influence qu’elle
exerce sur le roi, et lui impute notamment la décision qui entraînera,
en 1685, la révocation de l’édit de Nantes. Mesure aussi
discriminatoire que désastreuse, qui provoquera l’exode d’une
grande partie des Protestants, anciens coreligionnaires de La
Palatine. En 1688, prétendant sécuriser les frontières du royaume, et
faire valoir les droits de sa belle-sœur, Louis XIV ordonne à ses
armées de franchir le Rhin. L’occupation du Palatinat donne lieu à
des exactions de la soldatesque française. Pire, le ministre Louvois
É
suggère de faire de cet État un désert de ruines qui deviendrait un
glacis entre l’Alsace et l’Allemagne. Cités, villages, églises, places
fortes sont minés ! Heidelberg est détruite, le palais où Liselotte a
grandi est rasé et son père et son frère sont abattus. Elle est d’autant
plus frappée d’horreur que ses compatriotes lui attribuent la
responsabilité de cette campagne de terreur. À Versailles, il n’y a
personne pour consoler La Palatine qui gémit : « C’est en mon nom
qu’on a brûlé et violé ». Le Roi-Soleil est peut-être à son apogée, mais
déjà il rougeoie de bien sanglante façon…
Dévastée, La Palatine n’en est pas à sa dernière peine… Madame
doit faire contre mauvaise fortune bon cœur. Toujours Allemande
d’âme et de cœur, elle fait venir d’outre-Rhin les plats traditionnels
de son enfance et survit ainsi, dans une prison dorée dont elle
n’admet ni les intrigues, ni les avanies, regrettant quotidiennement
sa jeunesse préservée à Heidelberg. Fidèle à ses principes et à son
éducation, elle accorde en outre une grande valeur au respect du
sang légitime et abhorre la bâtardise – sans doute parce qu’elle a
souffert de voir son père, descendant de la prestigieuse lignée des
Wittelsbach, déchoir de son rang en installant à demeure une
maîtresse, ordonnant à son épouse de quitter le palais d’Heidelberg.
Pourtant, elle verra sa pire crainte survenir : l’union contre nature de
sa progéniture adorée avec les bâtards de La Montespan. Le
11 janvier 1692, alors qu’elle apprend que son fils Philippe, duc de
Chartres, a accepté sans contester d’épouser Mademoiselle de Blois,
bâtarde de Louis XIV et de La Montespan, elle gifle violemment son
enfant chéri en public. La scène se déroule au milieu des courtisans
qui se bousculent dans la galerie des Glaces. Saint-Simon, qui est
présent, la relate dans ses Mémoires : « Elle lui appliqua un soufflet
si sonore qu’il fut entendu de quelques pas et couvrit de confusion ce
pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j’étais, d’un
prodigieux étonnement ». Une occasion de plus pour Liselotte de
détester La Maintenon qui avait ourdi ce mariage. Mais quand « la
vieille guenipe » s’avise de vouloir marier la fille de La Palatine,
Mademoiselle de Chartres, à un autre des bâtards royaux, cette fois,
La Palatine ne se laisse pas faire ! Pour dissuader son mari
d’acquiescer à cette nouvelle machination, elle lui fait savoir qu’elle
est prête à colporter dans toutes les cours d’Europe ce qu’elle sait sur
l’empoisonnement d’Henriette d’Angleterre, la première femme de
Philippe d’Orléans. C’est en effet le perfide chevalier de Lorraine, le
mignon de Philippe, qui avait commandité l’assassinat. Le crime
risquant d’éclabousser Monsieur,
celui-ci fait profil bas. Néanmoins,
pour évacuer sa peine, Liselotte
dispose-t-elle au moins d’un langage
fleuri n’ayant rien à envier à l’illustre
Rabelais, qu’elle affectionne
beaucoup par ailleurs… Ainsi, ayant
été contrainte de soulager ses
besoins naturels en extérieur lors
d’une partie de chasse, La Palatine
relate-t-elle l’inconfort – indigne de
son rang – qu’elle vécut dans une
lettre à sa tante Sophie de Hanovre,
avec un langage aussi cru
qu’ironique, à l’image de notre commère : « De Fontainebleau, le
9 d’octobre 1694. Il n’y a point de frottoir aux maisons du côté de la
forêt. J’ai le malheur d’en habiter une, et par conséquent le chagrin
d’aller chier dehors, ce qui me fâche, parce que j’aime chier à mon
aise, et je ne chie pas à mon aise quand mon cul ne porte sur rien.
Item, tout le monde nous voit chier. (…) Vous voyez par-là que nul
plaisir sans peine, et que, si on ne chiait point, je serais à
Fontainebleau comme le poisson dans l’eau ».
Qu’importent ces déconvenues, La Palatine continuera à écrire ses
lettres, emplies de fiel et de clairvoyance, véritables exutoires où sa
liberté de ton et son ironie feront encore merveille. À l’instar de
Madame de Sévigné, elle demeure l’une des plus grandes épistolières
du Grand Siècle. N’en déplaise à ceux qui voyaient dans son franc-
parler les accents ruraux d’une commère ! Celle qui survivra à son
époux qui l’avait toujours protégée, au roi qui lui avait conservé une
indéfectible affection jusqu’à sa mort en 1710, et même à La
Maintenon, son ennemie de toujours, finira ses jours dans la plus
grande dignité au château de Saint-Cloud, ou elle s’éteindra en 1722,
âgée de soixante-dix ans.
LA MAURESSE DE MORET

l’énigmatique enfant noire de Louis XIV ?

Portrait de Louise-Marie-Thérèse
Bibliothèque Sainte-Geneviève.

Le 30 septembre 1695, Madame de Maintenon invite des membres


de la famille royale à la prise de voile d’une jeune novice. La
cérémonie se déroule au couvent des bénédictines de Moret-sur-
Loing, près de Fontainebleau. Fait insolite pour l’époque, la jeune
femme qui prononce ses vœux et qui va devenir, à trente et un ans,
sœur Louise-Marie-Thérèse, est noire. Tout aussi surprenante est la
pension de trois cents livres, prise sur le Trésor royal, que Louis XIV
lui allouera par la suite, comme en atteste un brevet extrait des
Archives nationales daté du 16 octobre 1695. D’autres illustres
personnages de la cour se rendent eux aussi au monastère,
notamment le Grand Dauphin Louis et ses enfants, les princes Louis
et Philippe, qui tous s’adressent à cette religieuse avec une familiarité
empreinte d’une grande affection. La jeune bénédictine affirme
bientôt, aux autres religieuses et moniales, être de sang royal. Toutes
les attentions particulières dont elle fait l’objet, depuis sa plus tendre
enfance, de la part de ses nobles visiteurs lui ont mis la puce à
l’oreille… Et cette haute opinion qu’elle se fait de sa royale naissance
lui confère un orgueil tel que ses supérieures s’en plaignent. Voltaire
raconte l’anecdote selon laquelle Madame de Maintenon serait venue
un jour spécialement de Fontainebleau pour essayer de la raisonner
et la rappeler à la modestie de son état. Ce à quoi la religieuse aurait
répondu : « Madame, la peine que prend une dame de votre
élévation de venir exprès ici pour me dire que je ne suis pas fille du
roi me persuade que je le suis ». Louise-Marie-Thérèse se comporte
même avec le Grand Dauphin comme s’il était son frère. Saint-Simon
rapporte à ce propos dans ses Mémoires qu’il aurait entendu la jeune
nonne s’exclamer négligemment, en apercevant Monseigneur
chasser dans la forêt : « C’est mon frère qui chasse ». Qui était donc
cette jeune bénédictine au teint d’ébène ? Pourquoi l’épouse secrète
du Roi-Soleil, Madame de Maintenon, lui témoigna-t-elle autant
d’attentions ? Était-elle la fille née d’une tocade exotique du roi ? À
moins qu’elle ne soit la fille de Marie-Thérèse d’Autriche ? Dans
l’affirmative, qui était son père ? Et surtout pourquoi Louis XIV lui
accorda-t-il une pension aussi généreuse ?
Madame de Maintenon – dont le père fut gouverneur de la toute
petite île de Marie-Galante – a vécu les premières années de son
enfance à la Martinique, dont elle gardera toute sa vie un souvenir
intense. Avoir côtoyé des Noirs, certes pour la plupart esclaves,
pourrait expliquer qu’elle ait développé une relation aussi suivie avec
la religieuse de Moret. Depuis douze ans, date de son mariage secret
avec le roi, Madame de Maintenon a délaissé la galanterie pour la
piété, et c’est elle qui, usant de ses relations dévotes, a fait entrer la
mystérieuse jeune femme au couvent. En outre, le fait que Madame
de Maintenon – avant de devenir la favorite puis l’épouse du roi – ait
été l’ancienne gouvernante des bâtards royaux, pourrait aussi
justifier les égards et les attentions qu’elle portera jusqu’à sa mort à
la religieuse de Moret.

Cette jeune femme serait-elle alors l’un des nombreux enfants


naturels de Louis XIV ? Pour Voltaire, la chose est évidente.
Pourtant, si nombreuses soient-elles, les maîtresses de Louis XIV ont
toutes été répertoriées avec précision. Le Roi-Soleil fut un souverain
dont la vie publique et privée a été des plus observées. Son époque
fut celle du théâtre, et à Versailles, il était comme un comédien, en
représentation permanente sur une scène splendide, y compris pour
les moments supposés les plus intimes, du lever au coucher de son
illustre personne. De plus, le souverain, en légitimant les différents
enfants nés de ses diverses maîtresses ou favorites, a démontré qu’il
désirait les faire tous vivre en pleine lumière. Une rumeur a laissé
entendre que le roi aurait eu une aventure avec une domestique
noire, venue des Antilles. Mais s’il avait eu une maîtresse noire, ne le
saurions-nous pas ? À l’époque, à Versailles, la domesticité comptait
À
un certain nombre de valets noirs d’origine antillaise. À la différence
de leurs frères restés dans les îles, ils n’étaient pas traités en esclaves,
car l’esclavage n’avait plus cours en France. Leur présence à la cour
de France s’explique en partie par un goût de l’exotisme, mais sert
aussi à faire valoir le prestige international du roi.
Et si cette jeune femme n’était autre que
Marie-Anne, la fille de Louis XIV et de Marie-
Thérèse d’Autriche, née le 16 novembre 1664 ?
Selon les témoins présents, dont Madame
de Motteville, le bébé, à sa naissance, présente
une peau noire : « C’était une mauresse dont
elle pensa mourir ». Les chirurgiens de la
reine sont désemparés devant un tel
phénomène. Pour étouffer les rumeurs, des
obstétriciens expliquèrent que cette couleur
sombre était le résultat d’un accouchement
long et difficile : manquant d’air, la petite princesse aurait été prise
de convulsions et sa peau aurait pris un teint violacé virant sur le
noir. Cette hypothèse fut également défendue par la princesse de
Conti, fille légitimée de Louis XIV. D’autres médecins incriminèrent
même l’alimentation de la reine durant sa grossesse. Aujourd’hui, à
la lumière des connaissances médicales modernes, on peut imaginer
que le nouveau-né a été cyanosé, ce qui expliquerait la couleur foncée
de sa peau. Toujours est-il que l’on annonça l’enfant de santé fragile
et qu’elle fut déclarée morte, quarante jours plus tard, le
26 décembre 1664, non sans avoir été baptisée. Mais le fait qu’une
déclaration soit officielle n’implique pas forcément qu’elle se fonde
sur des preuves tangibles. Car on peut légitimement se demander si
le roi n’avait pas tout intérêt à extraire, du moins de la vie officielle,
une enfant jugée embarrassante pour lui-même ou l’honneur de son
épouse… L’énigme reste entière. Madame de Maintenon et
Bontemps, le premier valet de chambre du roi, s’emploient tous deux
à multiplier les versions afin de brouiller les pistes et ils y
parviennent parfaitement ! Pourtant, trente années après cette
naissance, une enfant supposée de sang royal et à la peau noire est
belle et bien vivante !
Fille du roi Philippe IV d’Espagne, Marie-Thérèse d’Autriche
épouse Louis XIV, son cousin germain, en 1660. Elle est très éprise
É
de son mari, qui ne voit dans cette union qu’intérêt et raison d’État.
Ce mariage constitue un prétexte à l’alliance passée avec l’Espagne et
la possibilité d’avoir des enfants légitimes. Mais très vite, l’appétence
de Louis pour les jolies femmes reprend le dessus. La cour est le
théâtre de ses multiples liaisons. Cette situation est pénible à Marie-
Thérèse, d’autant plus que Louis, pour les avoir à ses côtés, fait de ses
favorites des dames de compagnie de la reine. Celle-ci doit aussi
subir les légitimations successives des enfants naturels de son époux.
Elle finit par se replier sur elle-même, et cherche à recréer
l’atmosphère qui régnait à la cour de Philippe IV, à Madrid,
mangeant de l’ail et buvant du chocolat – boisson qu’elle contribua
grandement à lancer à Paris – entourée de femmes de chambre
espagnoles, de moines et de nains. Depuis le Moyen Âge, tous les
souverains, sans exception, ont entretenu des personnes de petite
taille, en tant que bouffons, domestiques ou personnes de
compagnie. Ils sont présents dans toutes les cérémonies officielles,
fêtes et circonstances de la vie quotidienne. Le prince de Condé,
copiant lui aussi la mode espagnole au cours de fêtes grandioses en
fera même surgir de pâtés en croûte et d’ananas géants ! En Espagne,
Philippe IV les chérissait particulièrement sous son règne. Leur
nombre n’a jamais été égalé en Europe et Vélasquez, peintre officiel à
la cour, immortalisera leur présence dans le tableau Les Ménines.
C’est donc tout naturellement que la jeune Marie-Thérèse
s’accommodera si bien de leur charmante compagnie.
Un jour, le cousin germain du roi, le fantasque duc de Beaufort,
ramène d’une bataille victorieuse contre les Turcs, un jeune nain
africain originaire du Dahomey (l’actuel Bénin), « un négrillon »
prénommé Nabo, dont il fait cadeau à la reine. Le nain noir se révèle
vif et plein d’esprit et amuse rapidement l’entourage de Sa Majesté.
Étrangement, Nabo meurt quelques jours après la naissance de
l’enfant métis. Selon une hypothèse avancée par l’historien André
Castelot, l’enfant à la peau noire serait en toute logique le fruit des
amours adultères de la reine avec son jeune page maure, Nabo. À
l’époque, le chirurgien de Marie-Thérèse expliqua au roi que la seule
présence de Nabo auprès de la reine durant sa grossesse avait pu
influencer la couleur de peau de l’enfant : « Sire, il peut suffire d’un
regard ». Ce à quoi Louis XIV aurait répondu : « Vous me parlez là de
regards bien pénétrants », admettant ainsi une possible infidélité de
la reine. Mais la piété non feinte de Marie-Thérèse qui, de surcroît,
était fort prude et candide, rend peu plausible cette liaison. À moins
qu’elle n’ait été abusée pendant son sommeil par l’affectueux et si
familier Nabo… Mais l’honneur de la reine restera sauf, le roi paiera
pour cela le prix du silence. Quant à l’infortuné Nabo, qui fut
embastillé, certains historiens – dont P.M. Dijol – ont même suggéré
qu’il serait le véritable Masque de fer ! Difficile, et bien inutile
pourtant de chercher à dissimuler l’identité d’un nain noir derrière
un simple masque !
Des hypothèses par dizaines… Toujours est-il qu’un portrait de
sœur Louise-Marie-Thérèse orna jusqu’en 1779, le bureau de
l’abbesse de Villechasson-Moret. Ce portrait fut ensuite transféré au
cabinet des antiquités et curiosités de l’abbaye de Sainte-Geneviève,
à Paris, où se trouve également un dossier qui ne contient que
quelques papiers, avec cette explicite inscription : « Documents
concernant la princesse Louise-Marie-Thérèse, fille de Louis XIV et
de Marie-Thérèse ». Des recherches menées par la Société de
l’Histoire de Paris et de l’Île-de-France, publiées en 1924 aux
Éditions Honoré Champion, ont conclu que ce portrait au pastel
avait bien été exécuté aux environs de 1680, et de la même main que
la série de vingt-deux portraits au pastel des rois de France, de
Louis IX à Louis XIV, peints de 1681 à 1683 sur l’initiative du père
Claude du Molinet, bibliothécaire de l’abbaye de Sainte-Geneviève.
L’origine et l’authenticité de ce portrait attesteraient donc bien de la
noblesse d’extraction de la jeune religieuse à la peau noire qui posa
pour ce fameux tableau…
Reste une dernière explication au statut exceptionnel de la
Mauresse de Moret. À la cour du Roi-Soleil et dans la noblesse de
robe, existait un engouement certain pour les sciences occultes, un
intérêt remontant à la Renaissance. Ce goût pour l’astrologie et la
divination expliquerait les visites des princes de sang et des membres
de la cour à la religieuse noire détentrice du précieux don de voyance.
Une bien fragile explication du mystère fait autour de cette
énigmatique enfant noire. Toujours est-il que depuis près de quatre
cents ans, aucun historien ne s’est montré suffisamment clairvoyant
pour élucider le mystère de cette Mauresse de Moret.
HARRIET HOWARD

la femme qui scella le destin de Napoléon III

Portrait de Miss Harriet Howard.


Peinture d’Henriette née Cappelaere Jacott (XIXe),
musée du château de Compiègne.
En mai 1846, le prince Louis-Napoléon Bonaparte s’installe à
Londres. Il vient de s’évader de la forteresse de Ham, en Picardie, où
la monarchie de Juillet l’avait enfermé en 1840, après une tentative
de coup d’État totalement ratée. Son rêve de restaurer le trône de son
oncle, Napoléon Ier, semble plus fou que jamais : ruiné, sans appuis
politiques, méprisé en France, où on le considère au mieux comme
un aimable plaisantin, au pire comme un dangereux conspirateur,
Louis-Napoléon se réfugie dans les mondanités londoniennes. Or, au
détour d’un salon, il rencontre une belle jeune femme qui va lui
permettre d’accomplir son destin. Comment Miss Harriet Howard,
actrice ratée, reconvertie dans la galanterie tarifée, a-t-elle fait d’un
prince en exil un empereur ? Pourquoi cette femme, qui a joué un
rôle décisif dans la formation du Second Empire, est-elle aujourd’hui
si mystérieusement absente des livres d’histoire ? C’est ce que nous
allons découvrir en retraçant la liaison injustement méconnue de
Louis-Napoléon Bonaparte et Miss Howard.
En 1846, le neveu de Napoléon Ier a
trente-huit ans. Presque toute sa vie s’est
déroulée en exil. Né à Paris, le troisième fils
de Louis Bonaparte, frère de l’Empereur, et
d’Hortense de Beauharnais, la fille de
Joséphine, a dû prendre le chemin de
l’étranger à l’âge de huit ans, lorsque la
Restauration des Bourbons, après la chute
définitive de l’Aigle, a décidé de bannir toute
sa famille du territoire français. Grandissant
en Suisse, le prince se pique très vite de
politique. En 1830, il est en Italie, où il
combat les troupes pontificales et
autrichiennes aux côtés des partisans de
l’unité du pays. À ses côtés, son frère aîné, Napoléon Louis, trouve
tragiquement la mort. Deux ans plus tard, après la disparition de son
cousin, le duc de Reichstadt, fils de Napoléon Ier, le jeune homme
devient le dernier héritier mâle de la couronne impériale. Son
engagement politique a dès lors pour unique but de restaurer le trône
de son illustre oncle.
En 1835, avec quelques partisans, il tente de soulever la garnison
de Strasbourg, espérant ensuite marcher à sa tête vers Paris. C’est un
É
fiasco complet. Aussitôt arrêté, le prince est exilé aux États-Unis par
le roi Louis-Philippe. Pugnace, celui-ci rentre clandestinement en
Europe pour assister aux derniers instants de sa mère, avant de
récidiver en 1840, à Boulogne, où les soldats de la ville refusent à
nouveau de le suivre. La monarchie de Juillet décide cette fois de
l’emprisonner à vie. Six ans plus tard, le prince parvient à s’évader.
Son exil prend alors le chemin de Londres.
Il y rencontre un accueil plutôt bienveillant de la part des autorités
et de la bonne société britannique. Invité des réceptions publiques et
des salons privés, Louis-Napoléon devient même la coqueluche de
ces dames. Court sur pattes et trapu, totalement dépourvu d’attrait, il
affiche en revanche des manières aristocratiques et une
prédisposition certaine pour la conversation qui suffisent à lui rallier
bien des cœurs. Ce prince célibataire, plus charmeur que charmant, a
toujours collectionné les femmes, sans jamais vraiment s’attacher à
elles. Or quelques mois après son arrivée à Londres, au cours d’une
réception donnée par la romancière Lady Blessington, il fait la
connaissance d’une délicieuse jeune fille aux longs cheveux noirs,
une rencontre qui va bouleverser sa conception de l’amour. Miss
Harriet Howard, ravissante beauté de vingt-trois ans, ne fait pas
longtemps mystère de sa condition de demi-mondaine, ce qui ne
dérange pas vraiment le prince, grand amateur d’actrices et autres
femmes « libres ». Elle lui déclare tout aussi vite sa flamme. En
retour, Louis-Napoléon lui révèle que, pour la première fois de sa vie,
il se sent amoureux. Qui est donc cette jeune personne capable
d’inspirer ce sentiment nouveau au prince ? De son vrai nom
Elizabeth Ann Haryett, elle est la fille d’un bottier. À peine sortie de
l’enfance, Ann veut devenir actrice, ce qui ne plaît guère à ses
parents, des protestants très stricts. Pour contourner le veto
parental, à quinze ans, elle prend la fuite en compagnie d’un célèbre
jockey, Jem Mason, sensible à ses charmes. Une fois à Londres, la
jeune fille s’y rebaptise Harriet Howard. Au théâtre, elle obtient
quelques petits rôles, mais sa carrière peine à décoller, faute d’un
talent à la hauteur de sa beauté. Espérant, à défaut, se faire épouser
par son jockey, elle ne parvient pas davantage à ses fins. Miss
Howard doit finalement se contenter du rôle de femme entretenue.
Lorsqu’elle fait la rencontre de Louis-Napoléon Bonaparte, elle a
depuis quelques années quitté son jockey pour un riche officier de la
garde royale, marié mais malheureux en ménage, qui l’a installée
dans une splendide maison et nantie de confortables rentes, contre la
promesse de sa fidélité. Et détail important pour la suite, lorsqu’en
1842, Ann lui a donné un fils illégitime, le major lui a, pour assurer
l’avenir de son enfant cédé des biens considérables, maisons et
terrains à Londres un capital que la jeune femme ne cessera de faire
fructifier en gestionnaire avisée.
Lors de sa rencontre avec le prince Bonaparte, la demi-mondaine
est ainsi nettement plus riche que lui, dont les héritages ne suffisent
pas à financer un train de vie fastueux. Installé dans un vaste hôtel
particulier londonien, se déplaçant dans des équipages au luxe
indécent, Louis-Napoléon doit de plus entretenir les quelques fidèles
qui le suivent depuis sa première tentative de coup d’État. Peu de
temps après son arrivée en Angleterre, le prince a dû consentir des
emprunts à plusieurs banques. Sa liaison avec Miss Howard est donc
d’autant plus providentielle, pour cet homme en perpétuel besoin
d’argent, qu’elle lui apporte la fortune en même temps que l’amour.
Très vite, Miss Howard, amoureuse autant que fascinée par le destin
romanesque de son amant, sa vie passée en exil, ses complots ratés et
son évasion, lui propose de mettre ses millions au service de la
restauration bonapartiste. Sans même que Louis-Napoléon ne
l’exige, elle rompt avec son riche major. Bientôt, les deux amants
s’affichent ensemble au théâtre, aux courses, en promenade. Et
contrairement à l’usage en pareilles circonstances, ce n’est pas le
prince mais l’actrice qui paie. Des prêts qui vont bientôt revêtir une
importance historique.
Car au début de l’année 1848, des événements inattendus
survenus en France, mettent fin à cette douce parenthèse de plus
d’un an durant laquelle le prince s’adonne aux délices de la
galanterie, au détriment de ses ambitions politiques. La révolution de
Février, qui met à bas le régime orléaniste au profit d’une Deuxième
République, prend Louis-Napoléon de court. Mais il reprend vite ses
esprits : depuis Londres, il coordonne l’action du parti bonapartiste
lors des premières élections législatives d’avril. Pour ce faire, il reçoit
de Miss Howard pas moins de six cent mille francs, aussitôt investis
dans une intense propagande. De plus en plus de Parisiens se
mettent à manifester en scandant le nom de Napoléon. Élu
triomphalement lors d’un scrutin partiel, le prince peut enfin rentrer
à Paris en septembre, accompagné de Miss Howard. Le dernier des
monarques devient ainsi le premier président de la République, le
10 décembre 1848. Après s’être déclaré candidat, Louis-Napoléon,
grâce à un nouveau prêt consenti par sa chère Anglaise, rallie
plusieurs journaux à sa cause. Une propagande élaborée qui justifie
son élection triomphale, avec près de trois quarts des suffrages
exprimés. Voilà le retour de Bonaparte à l’Élysée, qu’il ne conçoit
cependant que comme une marche vers le trône.
Très vite, le prince-président entre en conflit avec l’Assemblée
ainsi qu’avec ses ministres. Lorsqu’il réunit ces derniers en Conseil
dans son palais, Louis-Napoléon dessine ostensiblement des
bonshommes sur ses dossiers, fabrique des cocottes en papier… Ses
pouvoirs étant largement limités par la Constitution, il ne force guère
un caractère davantage porté aux plaisirs et à l’oisiveté. Chaque jour,
dès le début de l’après-midi, il rejoint Miss Howard au bois de
Boulogne, où les deux amants se promènent à cheval pendant des
heures, s’arrêtant parfois au pavillon du Bois pour y déguster un
grog. Et après un bref retour à l’Élysée, le prince rejoint sa maîtresse
presque tous les soirs. Les convenances ont empêché Louis-
Napoléon d’installer Miss Howard dans son palais, où c’est sa
cousine, la princesse Mathilde Bonaparte, qui joue le rôle de
première dame et d’hôtesse. Mais Miss Howard veille sur sa rivale,
non loin de là : elle loue un hôtel particulier rue du Cirque, de l’autre
côté de l’avenue de Marigny, où le prince se rend à la nuit tombée en
coupant par les jardins élyséens. C’est là qu’il reçoit ses vieux
compagnons et ses plus proches conseillers. À l’écart, dans un coin
du salon, sa bienfaitrice est toujours là, discrète. Égérie d’autant plus
silencieuse qu’elle comprend mal le français. Même lors des
nombreux voyages que le prince-président effectue en province pour
renforcer sa popularité, Miss Howard fait partie du cortège
présidentiel. À Tours, elle est logée dans la maison d’un receveur
général des finances et sa seule présence provoque le scandale
lorsque cet honnête bourgeois, furieux que son logis ait été
« souillé » par une courtisane, s’en émeut publiquement. Devant ses
ministres, Louis-Napoléon doit s’expliquer : « Comme jusqu’à
présent, ma position m’a empêché de me marier, on peut bien me
pardonner, je crois, une affection qui ne fait de mal à personne, et
que je ne cherche pas à afficher ». Une affection qui ne fait surtout
pas de mal à sa carrière… À partir de l’été 1851, le prince-président,
soutenu par sa garde rapprochée, prépare un coup d’État contre la
Deuxième République. Une fois de plus, il a besoin d’argent pour
noyauter l’armée, entretenir des agents secrets dans les salons, les
clubs et les cafés, afin d’y travailler l’opinion.
Contrairement à la légende, ce n’est pas la Banque de France qui
pourvoit aux dépenses, mais plusieurs
contributeurs privés, parmi lesquels Miss
Howard, qui se montre toujours plus
généreuse : hypothéquant ses maisons de
Londres, vendant ses chevaux et mettant en
gage ses bijoux, elle prête encore plusieurs
centaines de milliers de francs à son amant.
Une fervente mobilisation grâce à laquelle
l’opération « Rubicon », déclenchée le
2 décembre 1851, s’avère un franc succès.
Quittant l’Élysée pour le Palais-Royal des
Tuileries, Louis Napoléon a, de fait,
restauré le trône de son oncle, même s’il
devra attendre encore un an pour rétablir, à
son profit, la si désespérément convoitée
dignité impériale.
Une question le taraude cependant. Comment va-t-il récompenser
sa bienfaisante et tendre donatrice, à laquelle il doit tant ? Au cours
de l’année 1852, il songe un temps à l’épouser. C’est du moins ce que
prétendra Miss Howard jusqu’à la fin de ses jours, affirmant que le
nouveau maître de la France la demande en mariage au cours d’une
tendre soirée au château de Saint-Cloud. Quoi qu’il en soit, quelques
mois plus tard, Louis-Napoléon s’éloigne de l’Anglaise, après que
l’apparition de cette dernière, au cours d’un grand bal donné aux
Tuileries, eut provoqué un scandale considérable dans la bonne
société parisienne. Enfin couronné le 2 décembre 1852, l’empereur
Napoléon III décide de mettre fin aux quolibets en jetant son dévolu
sur une jeune comtesse espagnole, Eugénie de Montijo. Ingratitude
ou pragmatisme ? Napoléon III ne pouvait décemment pas offrir une
couronne impériale à une ancienne courtisane. Étant de surcroît
célibataire et sans postérité légitime, la question de sa succession
dynastique devenait une affaire pressante. Avant d’épouser Eugénie,
il tente néanmoins de rompre dans les formes avec Miss Howard, à
défaut de pouvoir la maintenir dans son ardente fonction, lui
remboursant tout l’argent qu’elle lui avait prêté, avec de confortables
intérêts, soit une coquette somme de cinq millions de francs. Il lui
donnera encore le titre de comtesse de Beauregard, du nom du
château que sa maîtresse vient d’acquérir à La-Celle-Saint-Cloud.
Moins élégante est la fouille en règle que mènent au même moment
des agents de la police secrète au domicile de l’Anglaise, pour y
récupérer les tendres lettres du prince. Deux ans plus tard, Miss
Howard se marie par dépit avec un éleveur de chevaux anglais.
Union mal assortie dans laquelle Ann ne trouvera aucune
consolation. En 1865, une actrice essentielle dans la fondation du
second Empire sera inhumée dans le plus grand anonymat au
cimetière du Chesnay.
RICHARD III

était-il l’assassin de ses neveux ?

Portrait du roi d’Angleterre, Richard III (1452-1485).


Que s’est-il réellement passé à la Tour de Londres durant
l’été 1483 ? Deux enfants âgés de huit et douze ans disparaissent
mystérieusement de leurs appartements, alors qu’ils sont sous la
protection de leur oncle Richard III, nouveau roi d’Angleterre. Se
sont-ils enfuis ? Ont-ils été enlevés, assassinés ? Ces enfants ne sont
autres qu’Édouard V, l’héritier du trône, tout juste révoqué de la
succession royale pour cause d’illégitimité et son frère Richard. Cet
horrible crime est l’apogée barbare d’une guerre fratricide, qui divise
depuis trente ans la famille royale anglaise, la guerre des Deux-
Roses, en référence à l’emblème des deux branches royales qui se
disputent la Couronne. La Rose blanche pour les York, la rouge pour
les Lancastre. Un antagonisme porté par des hommes avides de
pouvoir, de vengeance et de sang qui, en défiant les lois de la
succession, provoqueront la chute de la vieille dynastie Plantagenêt,
au profit de celle des Tudor.
La mystérieuse disparition des jeunes princes sera attribuée à
Richard III. C’est en tout cas la version merveilleusement servie par
la pièce éponyme de William Shakespeare, qui prête ces mots d’une
violence inouïe à la propre mère de Richard, la duchesse Cécile
d’York, sa principale accusatrice : « Crapaud… fils maudit… que
j’aurais dû étrangler dans mes entrailles… Lui qui est venu sur Terre
pour faire de la Terre mon enfer ». Comment douter de cette
théorie ? Richard est un criminel au sang froid, n’a-t-il pas conspiré
contre son propre frère, George, pour ses maladroits complots envers
la Couronne ? Volontiers dépeint dans la pièce comme un flagorneur,
intriguant et manipulateur, Richard jure fidélité absolue à son autre
frère, le roi Édouard IV, alors qu’il n’a qu’une obsession… accéder
coûte que coûte au trône d’Angleterre. Or quel meilleur mobile que
l’ambition ? Ainsi, pour la postérité, Richard endossera-t-il le
costume du parfait coupable. Mais une œuvre théâtrale, écrite cent
ans après les faits, peut-elle retracer fidèlement l’Histoire ? Richard
est-il bien le commanditaire du meurtre de ses neveux ? Certains
n’avaient-ils pas davantage intérêt à ces disparitions ?
Richard III est le dernier roi Plantagenêt. Il reste indissociable de
cette prestigieuse lignée qui a gouverné le royaume durant plus de
trois cents ans. Petit à petit, l’Angleterre se voit dépouillée de ses
riches territoires français, et la défaite de Castillon en 1453 achève de
faire perdre toute sa raison au bon roi Henri VI. Cette double
tragédie scellera le destin de Richard. Cependant, grâce à la bonne
administration du royaume, la dynastie tient bon. Le rôle des
Plantagenêt ne saurait en effet être réduit à leurs uniques faits de
guerre. Grands administrateurs, protecteurs ou inspirateurs de
grandes écoles et universités (Oxford, Cambridge), ils sont à l’origine
de droits juridiques et politiques qui transformèrent durablement
l’Angleterre jusqu’à servir de base à nos démocraties parlementaires.
Néanmoins, les trahisons de cette famille vont briser ce consensus et
violemment affecter ses membres et leur descendance. Malgré la
fragilité mentale du roi Henri VI, son caractère pieux et pacifique
attendrit le peuple, qui lui reste fidèle. Aimé mais vulnérable, le
souverain doit être soutenu pour gouverner. Un Lord Protecteur du
royaume est ainsi nommé, Richard duc d’York, descendant du
quatrième fils d’Édouard III et cousin du roi, premier prince de sang
et héritier de la Couronne, le père du futur Richard III. Mais tapi
dans l’ombre de son orgueil et de ses prétentions dynastiques, le
Lord Protecteur se métamorphose bientôt en Lord prédateur pour les
Lancastre. Le rétablissement mental inattendu du roi et la naissance
d’un héritier contrarient ses plans. Le duc d’York déclenche alors une
guerre de famille, prétextant la débilité royale, afin de s’emparer du
trône. Ainsi commence la célèbre guerre des Deux-Roses. Pour
Richard, le décor est planté, la guerre initiée par son père trois ans
après sa naissance ne prendra fin qu’au
jour de sa mort.
Richard est l’avant-dernier des douze
enfants de Richard Plantagenêt, duc
d’York et de Cécile Neville, descendante
de Jean de Gand, duc de Lancastre. Il
naît le 2 octobre 1452 au château
familial de Fotheringhay, alors que la
guerre est une succession de défaites et
de victoires pour les deux camps. Les
protagonistes sont tous assassinés, s’ils
ne meurent pas au champ de bataille.
Le duc d’York est tué le premier, en
1460, à la bataille de Wakefield. L’un de
ses fils, Edmond est exécuté, deux autres, Richard et George, faits
prisonniers. Très vite, Édouard, l’aîné, reprend victorieusement le
flambeau. Il enferme à la Tour de Londres le pauvre Henri VI qui,
cette fois, a totalement perdu la raison, tandis que la reine et le
prince héritier s’enfuient pour la France. Le 28 avril 1461,
Édouard IV est couronné à Westminster. C’est un Richard,
désormais troisième dans l’ordre de succession au trône, sans doute
très fier, qui assiste à l’avènement de son frère tant admiré. Henri VI
enfermé, la reine et l’héritier en exil, tous les ingrédients sont réunis
pour rallumer la flamme des Lancastre. Mais Édouard a beau être
roi, son pouvoir est vulnérable. Son mariage secret avec une veuve
déjà mère de deux enfants, Elizabeth Woodville, dont le père fut un
allié d’Henri VI, fragilise le consensus chez les York. Sa propre mère,
la comtesse Cécile, le renie et déclare qu’il n’est qu’un bâtard,
argument récurrent dans la famille, semblant même justifier toutes
les trahisons ! Même son principal soutien, le comte Warwick
surnommé le « faiseur de roi », jusque-là tuteur de ses frères George
et Richard et père de leurs futures épouses, le trahit à son tour,
jaloux du pouvoir grandissant des Woodville, et allant jusqu’à
entraîner dans sa félonie le puîné, George. Seul Richard reste
indéfectiblement fidèle au roi. Le 2 octobre 1470, Édouard doit
s’enfuir avec Richard. Ils finiront leur course chez leur beau-frère, le
Bourguignon Charles le Téméraire. Elizabeth, la femme d’Édouard se
réfugie à l’abbaye de Westminster pour accoucher d’Édouard,
l’enfant qui détruira à jamais la réputation de Richard. Henri VI
retrouve son trône. Après quelques réticences, Charles le Téméraire
aide ses beaux-frères à constituer une petite armée qui débarque en
mars 1471 en Angleterre. Édouard tente une conciliation avec les
traîtres : Warwick s’entête, quand George, sans doute par lâcheté et
bêtise, change de camp. La bataille s’engage et Warwick est tué. Le
jeune prince de Galles, revenu précipitamment, est capturé et tué sur
ordonnance de George. Quant à Henri VI, Édouard charge Richard
de l’ordre d’exécution. La défaite semble totale pour la Rose Rouge.
Richard devient le plus sûr suppôt d’Édouard. Il ne trempe pas dans
le meurtre du prince de Galles mais n’est qu’un simple messager du
roi, pour l’exécution d’Henri VI. Il se montre loyal. Le choix de sa
devise, « loyauté me lie », est pleinement justifié. Pourtant, la
naissance d’un héritier l’éloigne du trône. Peu importe, il semble,
pour le moment, ne nourrir aucune ambition royale. Il est d’ailleurs
totalement récompensé pour son soutien. En dehors de divers titres
honorifiques, il est nommé lieutenant du Nord et il prend soin de
faire respecter la justice et d’encourager le développement
À
économique de sa région. À la suite des nombreuses incursions
écossaises, Richard part en guerre et réussit à écraser l’ennemi de
toujours. Ses exploits lui valent la reconnaissance royale et populaire.
Richard, vainqueur mais fidèle, ne profite jamais de ses succès pour
remettre en cause la légitimité de son frère sur le trône. Même leur
désaccord sur l’entente entre Édouard et Louis XI n’altère pas leur
relation. Richard part bouder à York, tout au plus.
Si la guerre des Deux-Roses semble
s’achever, une autre commence, véritable
trame de la pièce de Shakespeare. La
Rose Blanche se fane peu à peu, non des
coups de ses adversaires, mais de
l’anthropophagie qui ronge ses membres
les uns après les autres. En premier lieu,
la querelle entre George, duc de Clarence
et Richard pour l’héritage de leur beau-
père commun, le comte Warwick, met le
feu aux poudres. Édouard doit intervenir
pour départager ses deux frères.
L’avantage est pour George, mais
Édouard refuse de tout lui céder. Richard
hérite du château familial de Middleham
et, avec quelques terres supplémentaires, renforce sa prédominance
dans le Nord. Autre épine de taille, George n’accepte pas le mariage
du roi avec une Woodville. Il commet beaucoup d’imprudences pour
compromette la reine, et par-delà, le roi. Bien que détestée par le
peuple de Londres et par de nombreux nobles, la reine que l’on dit
méchante et conspiratrice, a le soutien du roi. Redoutant les rumeurs
de sorcellerie que George fait circuler sur son couple, elle apporte les
preuves de cette trahison, jugée comme crime de lèse-majesté par le
Parlement. George est condamné à mort. Alcoolique notoire, il aurait
été, à sa demande, noyé dans une barrique de malvoisie. La reine a
gagné. Perfide au point d’assassiner ses opposants en détournant le
sceau royal, elle vient de déclencher un cycle infernal dont les
prochaines victimes seront ses propres fils.
Mais où est Richard ? Le grand William est formel. George le pur,
le loyal, le beau à qui la nature avait tout donné, a été condamné et
mis à mort après un complot ourdi par Richard. Il est vrai que tous
les historiens ne sont pas d’accord sur son rôle, mais leurs différends
portent sur son attitude et non sur sa culpabilité. Est-il intervenu
pour sauver George de la potence ? Certains affirment que oui,
d’autres tout aussi nombreux restent plus réservés. Si comme le dit
l’adage « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », et si les
rapports tendus entre Richard et les Woodville peuvent faire penser
à une intervention de Richard, néanmoins rien n’est sûr. La seule
chose admise est l’innocence totale de Richard. Mais il sait la vérité
et s’en souviendra. Pour le moment, son éloignement de la capitale le
protège des intrigues et complots de la cour, qu’il connaît
parfaitement et déteste. Le choix du Nord est aussi un choix du cœur
pour Richard, et rien ne l’irrite plus que de devoir séjourner à
Londres. Mais la mort du roi va l’obliger à changer de posture.
Le 9 avril 1483, le roi Édouard IV trépasse en pleine force de l’âge,
à quarante et un ans. Son fils aîné, Édouard, le prince de Galles a
treize ans. Il grandit dans la forteresse de Ludlow, sous la protection
de son oncle maternel, Lord Anthony Rivers, homme brillant et
cultivé, alors que son cadet, Richard, âgé de huit ans, vit à la cour. Le
jeune âge du prince héritier fait craindre aux grands du royaume une
influence excessive de la reine et de la famille Woodville dans la
gestion des affaires de l’État. Le Conseil se déchire, Lord Hastings,
grand Chambellan et plus fidèle ami d’Édouard IV, soutenu par les
ecclésiastiques et les barons du royaume, mène le combat contre la
reine. Il presse Richard de rentrer à Londres, afin d’être nommé Lord
Protecteur, jusqu’à la majorité du prince. La reine et sa famille, sans
oser nier tout droit à Richard, entendent préserver leur influence et
estiment Édouard suffisamment mature pour régner seul.
Étrangement, Richard paraît serein. C’est sans empressement qu’il
rentre à Londres, snobant les funérailles grandioses de son frère
Édouard, semblant résolu à prêter allégeance au nouveau roi, son
neveu. Pourtant entre son départ, le 28 avril, et son arrivée
triomphale à Londres, le 4 mai, la succession des événements laisse
perplexe. Richard est-il un génie opportuniste ou un intrigant bien
informé ?
À Londres, les rumeurs entretenues par les uns et les autres
sèment peur et confusion. Tout le monde souhaite un couronnement
rapide, personne ne remettant en cause la légitimité du prince de
Galles. Les Woodville craignent l’arrivée de Richard, quand le peuple
de Londres, manipulé par Lord Hastings, l’attend avec impatience. Il
croise bientôt le jeune Édouard et son oncle maternel, Lord Rivers,
mais aussi le duc de Buckingham, prince de sang, écarté de la cour
par Édouard IV. Ennemi de la reine, mais aussi de Lord Hastings,
Richard lui demande de le rejoindre à la tête d’une escorte
imposante. Avec son aide, Richard réussit son premier coup de force,
le 30 avril. Accusé à tort de traîtrise, Lord Rivers est arrêté. La troupe
censée protéger le jeune roi est dispersée. Il affirme la fidélité de
Rivers, mais se soumet. La force est avec Richard. Les Woodville,
alertés, s’enfuient avec une partie du Trésor royal. La reine se
précipite à Westminster, sanctuaire inviolable, en compagnie de ses
filles et son deuxième fils.
Le 4 mai, Édouard V, revêtu de la couleur royale, fait une entrée
triomphale dans Londres, escorté par Richard et Buckingham. La
partie semble jouée, Édouard sera roi, Richard Lord Protecteur. Afin
d’éviter les soupçons, Richard s’emploie à apaiser le peuple et la
noblesse attachés au roi. Les démonstrations d’allégeance sont
quotidiennes et grandiloquentes. En parallèle, les preuves de la
trahison des Woodville sont grossièrement fabriquées. Mais tout le
monde admet que Richard n’a pas le choix. C’était lui ou eux.
Londres, rassurée, se prépare au couronnement. Le Conseil Royal se
réunit le 10 mai et nomme Richard Lord Protecteur. Première
déception : le Conseil lui refuse la tête de
Lord Rivers. Pas suffisamment redouté,
détenteur d’un pouvoir limité, quelles
sont ses alternatives ? Qui peut croire que
le vainqueur des Écossais puisse se
résoudre à un pouvoir au rabais ? Pour
Richard, il n’en est pas question. Même
s’il reste entièrement fidèle à Édouard, il
veut jouir pleinement des pouvoirs
conférés au Lord Protecteur. Principal
frein à sa puissance, Lord Hastings doit
disparaître.
Le 13 juin, en plein Conseil, accusé
d’avoir comploté avec la reine contre lui,
l’arrestation et l’exécution immédiate de
Lord Hastings sont ordonnées par Richard. Plus qu’un crime, c’est
une faute stratégique qui démontre la
précarité de son pouvoir. L’énormité du
mensonge et l’exécution sommaire
choquent et ternissent l’image de
Richard : désormais le peuple s’en méfie
et la baronnie le craint. Mais Richard a
atteint son but. Le nouveau Conseil est
totalement inféodé. La reine refuse de
sortir de son sanctuaire avec ses enfants
(et notamment le petit prince Richard)
pour assister au couronnement de son
aîné Édouard V. Qu’à cela ne tienne,
Richard décide de reporter la cérémonie
sine die. Un frisson se propage dans la
ville. Les fidèles soldats du Nord arrivent
aux portes de Londres avec pour ordre de récupérer le petit prince
Richard.
Abandonnée de tous, pressée par les prélats qui tremblent pour
leur vie, Elizabeth cède. Le 16 juin, le prince Richard est confié à son
oncle. Enfermé avec son frère Édouard à la Tour de Londres, ils n’en
sortiront jamais. L’attachement populaire aux enfants d’Édouard IV
est sincère. La légitimité dynastique est un gage de stabilité, de paix
et de prospérité. À partir de ce jour, Richard imagine tous les
subterfuges pouvant rendre illégitimes les droits de ses neveux au
profit des siens.
Divine providence ! Voici que le bon archevêque de Bath, Robert
Stillington, révèle fort à propos un secret jalousement gardé : trois
ans avant son mariage avec Elizabeth Woodville, Édouard IV avait
déjà contracté une union secrète avec Éléonore Butler. Son mariage
est donc invalide, et ses enfants, de simples bâtards. Richard promet
de garder le secret, qu’il s’empresse de divulguer. Il lance, sans plus
aucune retenue, ses thuriféraires prêcher la bonne parole. Et en
premier lieu Buckingham qui conte la terrible histoire du bon roi
Édouard polygame à des Londoniens médusés réclamant désormais
à cor et à cri l’avènement de Richard. Certains se souviennent que la
reine Cécile déclara en son temps qu’Édouard était un bâtard,
d’autres qu’Édouard ressemblait peu à son père, contrairement au
jeune Richard. Crédules les Londoniens ? Non. Simplement désireux
de paix. Dès lors, tout s’emballe, en quelques jours seulement.
Richard s’affirme comme le nouvel homme providentiel du royaume.
Le Conseil, désormais soumis, lui accorde la tête de Lord Rivers, qui
est exécuté le 24 juin. Manipulant une fois de plus l’opinion, Richard
refuse la Couronne, pour mieux l’accepter le lendemain… Le 26 juin,
le Parlement réuni à Westminster proclame Richard nouveau
souverain. Le sacre est fixé au 6 juillet. Entre ces deux dates, par des
actes de contrition, de réconciliation avec certains ennemis (dont
Woodville) et par des discours politiques subversifs, Richard mène
campagne. Il séduit et brise les dernières réticences populaires. Il
veut que son couronnement soit, et il le sera, le plus fastueux qu’ait
connu l’Angleterre des Plantagenêts et aussi le plus populaire :
l’Angleterre ne doit pas douter, elle couronne le seul roi légitime.
Rassuré par l’attitude des Londoniens, Richard part le 20 juillet pour
York. Il souhaite fêter son avènement avec ses plus fidèles soutiens
du Nord. En chemin, par des décisions symboliques, il laisse augurer
de sa bonne gouvernance. Ostensiblement, Richard veut séduire et
réussit. Mais de Londres lui parvient la nouvelle d’un complot visant
à faire évader les deux princes de la Tour. Richard sait que leur
évasion sonnerait à terme le glas de son règne. Depuis leur
enfermement, les pires rumeurs circulent. L’incertitude sur leur sort,
certains évoquent dès la mi-juillet leur possible assassinat, provoque
un sentiment délétère. À cette époque, la trahison d’un serment et le
meurtre d’un enfant sont des crimes ignobles. Richard est soupçonné
de ces deux délits.
Fin août, le doute n’est plus permis : les petits princes sont morts.
Ces crimes, jamais élucidés, sont non seulement des crimes de sang,
mais une faute morale impardonnable. Attribués à Richard, sa
responsabilité ne sera jamais avérée. Buckingham ou Henri Tudor,
dernier prétendant Lancastre, ont tout aussi intérêt à leur
disparition. On ne peut non plus exclure l’excès de zèle d’un sbire à la
solde du roi. Mais pour le peuple, Richard, tuteur des deux enfants,
était seul garant de leur sécurité. La culpabilité de Richard est
évidente. Si le peuple lui reste fidèle, il n’en garde pas moins une
certaine amertume. À peine couronné, Richard doit affronter la
première révolte fomentée par ses deux pires ennemies : la
vengeresse Elizabeth Woodville et l’ambitieuse Marguerite Beaufort,
mère d’Henri Tudor. La haine de Richard transcende la leur, elles
s’allient pour le renverser. L’objectif est de couronner Henri Tudor.
Soutenues par les Lancastre et certains
York fidèles à la reine, elles entraînent
Buckingham dans leur conspiration.
Richard réagit immédiatement, soulève
une armée, promet l’amnistie aux rebelles
repentis et une somme importante à
quiconque lui livrera Buckingham. Le
complot échoue. Buckingham est dénoncé
et arrêté. Le 2 novembre, il est exécuté
après un procès expéditif. Trahi, Richard
refuse de le gracier. De nombreux
conspirateurs sont arrêtés, d’autres
s’enfuient sur le continent et préparent
leur revanche. Les fidèles de son frère ont
trahi Richard et le contraignent à chercher
précipitamment d’autres alliances qu’il sait précaires. En gage de leur
fidélité, il leur offre les biens confisqués à Buckingham.
Le calme revenu, Richard rentre à
Londres où il est accueilli triomphalement.
Ébranlé par les récents événements, il
choisit de convoquer son premier
Parlement. Sa légitimité toujours contestée
par des pairs du royaume, Richard veut la
conforter avec l’appui du peuple. À partir du
23 janvier 1484, le Parlement se réunit à
Westminster. Le règne d’Édouard IV est
déclaré tyrannique, son mariage illégal, ses
enfants bâtards et enfin, pour clore cette
vilaine affaire, sa reine sorcière. Puis le
Parlement devient un lit de justice pour le procès des traîtres qui ont
suivi Buckingham. Richard veut pacifier le royaume, il se montre
magnanime. Les peines prononcées sont légères. Dans la foulée, il
réussit à convaincre Elizabeth de sortir avec ses filles de
Westminster, et s’engage à les protéger. Il tiendra parole. L’horizon
semble s’éclaircir pour Richard. Il installe au gouvernement des
hommes de confiance pour entreprendre les réformes promises. En
avril 1484, alors qu’il est en chemin pour ses terres du Nord, il
apprend la mort de son unique fils légitime. La reine Anne, très
malade, ne pourra plus enfanter, Richard est désespéré. De mauvais
gré, il désigne l’un de ses neveux comme héritier Jusqu’en novembre,
Richard séjourne à York et à Nottingham. Il suit, inquiet, les avancés
diplomatiques d’Henri Tudor sur le continent. Richard pressent la
nécessité de liquider ce dernier noyau de résistance. Afin de jouir
tranquillement de ses droits, il doit vaincre Henri Tudor. Richard ne
doute pas une seconde de l’issue du conflit. Même ses relations avec
Elizabeth s’améliorent. Elle est reçue, avec ses filles, à la cour par le
couple royal. Croit-elle à l’innocence de Richard ? Fait-elle preuve
d’un cynisme douteux ? Ou bien est-elle une femme de devoir dont le
seul objectif est d’assurer l’avenir de ses filles ? On murmure qu’avec
son accord, Richard épouserait l’une d’entre elles à la mort de la
reine Anne, agonisante. Sincèrement outré que l’assassin présumé
des princes puisse épouser une de leurs sœurs, le peuple le contraint
à un démenti public. Anne meurt au mois de mars 1485. Si le mari
est sincèrement peiné, le roi doit réagir. Les nouvelles de France sont
mauvaises, le roi Valois, convaincu des chances d’Henri, et trop
heureux d’affaiblir l’ennemi héréditaire, l’aide à réunir une armée.
En Angleterre, Richard mène une véritable campagne de propagande
contre Henri. Tout y passe, de sa bâtardise, à ses racines galloises.
Craignant d’être trahi par ses principaux lieutenants, il cherche, une
fois de plus, le soutien populaire. Pourtant, son calme surprend et
effraie ses plus fidèles lieutenants. Le roi est-il vraiment conscient du
danger ? Évidemment ! Et ce n’est pas Henri qu’il redoute, mais la
trahison. Car on n’est jamais mieux trahi que par les siens…
Richard apprend le débarquement d’Henri, le 11 août. Ses espions
le rassurent : l’usurpateur n’a réuni qu’une petite troupe de
mercenaires gallois et français, rien qui puisse impressionner un roi
d’Angleterre. Richard rassemble son camp ; les gens du Nord y
répondent avec enthousiasme. Après deux semaines de marche et le
ralliement de quelques Anglais, Henri est prêt. De son côté, Richard
a levé son armée et quitte enfin son château de Nottingham. L’armée
royale a fière allure. Le combat semble inégal et la victoire de
Richard, assurée. Le 22 août 1485, la bataille s’engage près du village
de Bosworth. La combativité des hommes d’Henri est bien plus
grande que prévue et déstabilise la stratégie de l’armée royale.
Richard, sentant le vent tourner, décide de se porter à la tête de ses
troupes et d’en finir avec Henri lors d’un combat singulier. Comme il
l’avait pressenti, il se retrouve seul : Stanley et Northumberland le
trahissent, refusant d’engager leurs armées dans ce combat.
Qu’importe, Richard est confiant, son
courage galvanise ses hommes. En
voyant l’étendard personnel d’Henri, il
lance la charge. Mais la résistance
inattendue des forces ennemies brise
son élan, il chute de cheval. Blessé, il
refuse de fuir. Richard III succombe
aux coups de lance de l’armée ennemie.
Il est le dernier roi d’Angleterre à
mourir sur un champ de bataille.
Commence alors le règne des Tudor.
Parfois, on évoque encore
craintivement le souvenir de l’ogre qui
mangeait ses neveux… car le doute sur sa culpabilité dans le meurtre
des enfants de la Tour a définitivement entaché son image. Mais n’en
déplaise à Shakespeare, le mystère Richard III demeure. Celui d’un
être pétri de contradictions, à la fois fidèle et ambitieux, trahi et
solitaire, noble et écrasé par le poids de son destin. Mais l’essentiel
est peut-être là : depuis cinq siècles et pour l’éternité, sa légende
théâtrale transcende sa vie tourmentée, et ce, malgré deux courtes
années de règne. N’est-ce pas définitivement mieux que l’oubli ?
LA REINE VICTORIA

était-elle un modèle de vertu ?

Victoria (1819-1901), reine de Grande-Bretagne et d’Irlande,


et impératrice des Indes.
20 juin 1887, Buckingham Palace. Assise dans son carrosse, la
reine Victoria observe le cortège qui doit l’accompagner jusqu’à
l’abbaye de Westminster. En tête, ses trois fils, ses cinq gendres, et
ses neufs petits-fils ; dans un autre carrosse, trois de ses filles, ses
belles-filles et petites-filles ; à son côté, sa fille aînée, Vicky. Aussi
incroyable que cela puisse paraître, toutes les nations européennes
sont représentées dans cette réunion familiale. Cinquante ans après
le début de son règne, Victoria est véritablement devenue la « grand-
mère de l’Europe », comme on l’appelle affectueusement. La
célébration du jubilé d’or de son règne, par l’archevêque de
Canterbury, lui rappelle cependant tout ce que ce demi-siècle a exigé
d’elle. Arrivée sur le trône presque par hasard, elle a accompagné
toutes les formidables mutations qu’a connues sa patrie au cours du
XIXe siècle. Un époux disparu trop tôt, la mort de deux de ses
enfants, les épreuves politiques qu’elle a traversées, ont réclamé leur
tribut à cette femme de soixante-huit ans. Mais elle peut aujourd’hui
se targuer d’avoir bâti le plus vaste empire de son temps, imposant
au monde un modèle de monarchie constitutionnelle, industrielle et
vertueuse, dont les valeurs se développent progressivement dans tout
le monde occidental. Et pourtant, c’est aussi au cours de son règne
que se multiplient scandales et prostitution, dans des affaires de
mœurs où se rencontrent bonne société et prolétariat, sur fond de
pauvreté endémique et d’inégalités sociales croissantes. Une société
qui invente à la fois ses règles de morale et les meilleures façons de
les subvertir, en somme… Victoria a-t-elle été à la hauteur de ce
siècle tumultueux, aux usages à la fois puritains et débauchés ?
Rien ne prédestinait Victoria à accéder au trône d’Angleterre.
Lorsqu’elle naît, le 24 mai 1819, elle n’est que cinquième dans l’ordre
de succession. En Grande-Bretagne, on considère alors la royauté
d’un œil assez inquiet : le roi George III, grand-père de Victoria,
connaît des crises de démence pratiquement ininterrompues depuis
1810, et l’on craint fort que sa turbulente progéniture n’ait hérité de
ses tendances à l’instabilité mentale. Les oncles de Victoria, ses
wicked uncles, sont en effet connus pour leurs écarts. L’aîné, prince
de Galles, futur George IV, a vécu une jeunesse dépravée et
fastueuse, contracté des milliers de livres de dettes, qu’il s’empresse
de faire effacer par le Parlement une fois arrivé sur le trône, et a
collectionné les maîtresses de moralité douteuse lors des orgies qu’il
partageait avec son ami le célèbre dandy Brummell. Le deuxième,
Frederick, duc d’York, par ses frasques, défraie la chronique des
cours européennes, qu’il fréquente avec assiduité il vit maritalement
avec sa maîtresse, Mary Ann Clarke, au vu et au su de tous, ce qui lui
vaudra une commission d’enquête parlementaire pour expliquer
comment cette jolie jeune femme a tiré parti de son statut pour
obtenir quelques faveurs à ses amis. Vient ensuite Guillaume, duc de
Clarence, qui n’a pas moins de dix enfants illégitimes avec Dorothy
Jordan, une actrice. Le benjamin de la famille est Ernest-August, duc
de Cumberland, haï par l’opinion publique, accusé d’inceste avec sa
propre sœur Sophie, de viol sur la personne de Lady Lyndhurst, et
d’avoir poussé un certain Lord Graves, dont il courtisait la femme, au
suicide. On le soupçonne même d’avoir des intentions homicides à
l’égard de sa nièce Victoria, venue tardivement s’interposer devant
lui dans l’ordre de succession ! Le quatrième fils du roi George III et
de la reine Charlotte, le duc de Kent Edward, père de Victoria,
connaît une jeunesse qui n’est guère plus respectable que celle de ses
frères aînés : il vit depuis des années avec Madame de Saint-Laurent,
sa maîtresse canadienne, lorsque la mort de la princesse Charlotte,
fille du régent George, le contraint à se marier. Il se retrouve en effet
quatrième sur la liste de succession, et doit, à cinquante-deux ans
passés, assurer sa descendance. Le choix se porte sur Victoria
de Saxe-Cobourg-Saalfeld, veuve du prince de Leiningen, sœur de
Léopold de Saxe-Cobourg, qui ne tarde pas à mettre au monde une
petite fille. Comme souvent dans le cas des paternités tardives,
l’ancien débauché notoire est absolument fou de sa fille : « La
duchesse de Kent vient d’accoucher d’une ravissante petite fille aussi
dodue qu’une perdrix. La petite fille est un modèle de santé et de
beauté », écrit-il le 24 mai à sa belle-mère, la duchesse douairière de
Cobourg. Hélas, sa joie sera de courte durée, car il meurt l’année
suivante, à peine une semaine avant son propre père, le roi
George III – dont la longue agonie aura fait languir son fils
George IV, qui accède enfin au pouvoir à l’âge de cinquante-sept ans.
Usé par les excès, le nouveau roi, que le dandy Brummell appelait
affectueusement « Big Ben » on raison de sa corpulence, n’a aucune
descendance ; il vit séparé de sa femme Caroline depuis plus de vingt
ans. Dès son couronnement, le 19 juillet 1821, la question de sa
succession se pose. La toute jeune Victoria, alors âgée de trois ans,
est désormais troisième dans l’ordre de succession.
Dès son plus jeune âge, le destin royal
de Victoria semble donc scellé ! Curieux
destin pour la fille d’un prince cadet. Cet
avenir prestigieux n’a certes pas échappé à
l’entourage de sa mère, et notamment à
John Conroy, ami et aide de camp du duc
de Kent que l’on voit de plus en plus
souvent à Kensington, résidence de la
famille. Ce capitaine de l’armée
britannique s’est en effet mis en tête de
consoler la jeune et jolie veuve et de garder un œil attentif sur
l’éducation de sa fille Victoria. Il est vrai que la situation de la jeune
mère n’est guère enviable : héritant des dettes abyssales de son mari,
rejetée par les autres membres de la famille royale – qui ne l’ont
même pas admise à l’enterrement d’Edward – elle se retrouve
confinée à Kensington, une résidence qui tombe en ruine et qu’elle
n’a pas les moyens d’entretenir. Heureusement pour elle, son frère
Léopold, devenu roi de Belgique, lui offre un soutien appréciable ;
mais pour assurer son avenir, il faut que sa fille Victoria – possible
héritière de la couronne – grandisse en Angleterre ! Le capitaine
Conroy va alors galamment porter secours à la duchesse, prenant en
charge la gestion de ses affaires, s’assurant ainsi de la mainmise sur
le fonctionnement de toute la maisonnée. Désormais, c’est bien lui
qui fixera les règles de l’éducation de la jeune Victoria. Il met en
place le fameux « système Kensington », qui consiste à isoler
totalement la jeune enfant, afin de la soustraire aux influences
étrangères et la rendre totalement soumise à sa mère et à lui-même.
Victoria n’a que onze ans quand décède son oncle George IV, en
1830 ; son oncle Frederick est mort en 1827, et son autre oncle,
Guillaume IV, qui lui succède, est déjà un homme âgé. Conroy espère
que le temps va jouer en sa faveur et lui donner les clés d’une
éventuelle régence. En effet, le Parlement britannique prévoit qu’elle
serait assurée par la duchesse de Kent, que le fougueux militaire
compte bien manœuvrer. Mais la méthode employée aura un effet
finalement inverse à celui escompté. Car Victoria éprouve durant
toutes ses années de jeunesse une haine farouche à l’égard de
Conroy. Plus encore, la nature des relations entre Conroy et sa mère,
qui ne lui échappe pas, lui fait prendre en horreur toute idée
d’adultère. Faut-il y voir l’origine de la pruderie victorienne ?
Toujours est-il que les manigances de Conroy ne seront pas
récompensées. Le 20 juin 1837, Guillaume IV, qui a eu dix enfants
illégitimes, mais qui ne laisse aucune descendance royale, décède à
l’âge de soixante-douze ans. Victoria a fêté ses dix-huit ans un peu
moins d’un mois auparavant. Elle n’a plus besoin de Conroy, ni de
personne. Aussi prend-elle seule les rênes de l’Angleterre, qu’elle ne
rendra qu’au siècle suivant.

Même si elle est animée par un farouche désir d’indépendance,


Victoria a besoin d’un guide pour faire ses premiers pas en politique.
Elle trouvera son mentor en la personne de Lord Melbourne, le chef
du parti Whig, alors Premier ministre. Très vite, un profond
attachement unit cette toute jeune reine de dix-huit ans et ce
sexagénaire enjôleur, plein d’un bon sens politique, qu’il transmet à
sa pupille. Une affection bien compréhensible chez une jeune femme
qui a dû grandir sans l’amour d’un père, malgré toute l’attention
bienveillante que lui prodiguait son oncle Léopold. Mais le parti
Whig, au pouvoir depuis 1830, est renversé dès 1839 par les Tories :
la jeune reine va alors commettre un certain nombre d’imprudences,
en continuant à entretenir une abondante correspondance avec
Melbourne et en refusant de choisir ses dames d’atour parmi les
épouses des membres influents du parti Tory, comme le voudrait la
coutume. Or, dans ce pays, qui vit au rythme de la monarchie
constitutionnelle depuis cent cinquante ans, on ne badine pas avec
les usages parlementaires ! Victoria a alors fort mauvaise presse. On
lui prête, entre autres, des relations bien peu filiales (et fort
improbables) avec Lord Melbourne. Un ultime faux-pas va achever
de ternir son image dans l’opinion publique : le traitement
incroyablement humiliant qu’elle fait subir à Flora Hastings, une
dame d’honneur proche de Conroy, qu’elle soupçonne d’être enceinte
des œuvres de ce dernier. Au nom de la moralité et de la décence,
Victoria décide que Lady Hastings doit être examinée par un
médecin, car elle ne saurait tolérer de dépravation de ses proches. Il
ressort de l’examen que Lady Hastings est encore vierge. Mais le
peuple britannique retient surtout la cruauté dont a fait preuve
Victoria, dans ce qui apparaît comme une vengeance très
disproportionnée. Le message n’en est pas moins clair : le temps des
débauches des wicked uncles est bien révolu, et l’on ne saurait plus
tolérer la moindre inconduite dans l’entourage royal.
Et pourtant, Victoria aime s’amuser autant que n’importe quelle
jeune femme de son âge. Bien vite, les bals et autres divertissements
ne suffisent plus à l’occuper. Il est grand temps pour elle de se
marier. L’idée de l’unir à son cousin Albert de Saxe-Cobourg avait
déjà germé dans l’esprit de sa mère, à la naissance de ce dernier,
quelques semaines après celle de Victoria. Cette dernière avait
d’ailleurs rencontré son cousin et son frère Ernest, en 1836, et les
avait trouvés tous deux fort agréables. Mais après l’avoir revu en
1839, Victoria – qui n’envisageait pas de se marier avant trois ou
quatre ans – en est certaine, c’est avec Albert qu’elle veut s’unir pour
la vie. Une aubaine pour le prince de Saxe-Cobourg, dont le titre ne
lui donne guère de pouvoir. Le 10 février 1840, c’est donc une femme
très amoureuse qui épouse son cousin dans la chapelle royale du
palais de Saint-James, habillée d’une robe de satin blanc rehaussée
d’un collier, de boucles d’oreilles en diamants et de la magnifique
broche de saphir que lui a offert Albert.
Ce mariage, comme chaque grande fête,
réveille les sentiments profondément
monarchiques du peuple britannique.
Les avanies du début de règne sont
oubliées, et c’est une foule enthousiaste
qui acclame le nouveau couple. La
tentative de meurtre dont est victime
Victoria quelques semaines plus tard –
geste d’un déséquilibré que l’on a
soupçonné pendant un temps
d’accomplir les desseins d’Ernest-
August, l’un des wicked uncles de
Victoria – augmente encore la ferveur populaire envers sa jeune
reine. Durant vingt et un ans, Victoria et Albert vont offrir le
spectacle du plus grand bonheur conjugal à leurs sujets. La reine veut
faire oublier les inquiétantes extravagances des dernières années de
George III, ainsi que les turpitudes de ses oncles. Un modèle familial
bourgeois et vertueux d’autant plus important que la haute société
est alors le théâtre de quelques scandales qui jettent une lumière
crue sur les mœurs particulières de certains membres de
l’aristocratie : ainsi, l’oncle de Lord Russell, homme politique très en
vue et futur Premier ministre, est-il retrouvé assassiné à son
domicile. L’enquête fait apparaître qu’il s’agirait d’un crime
passionnel, perpétré par son valet. On ne sait si la bonne société est
plus offensée par l’homosexualité des protagonistes ou par
l’imprudence de se commettre en-dessous de sa condition, pour un
descendant d’une des plus grandes familles d’Angleterre. Si l’on y
ajoute la scandaleuse liaison de Benjamin Disraeli, figure montante
du parti Tory, avec Henrietta Sykes, c’est toute la classe politique qui
semble se compromettre dans des affaires de mœurs peu reluisantes.
Le couple royal va donc tenter d’imposer une nouvelle norme de
vertu à l’aristocratie anglaise. Une vertu qui n’empêche pas une
union prolifique : leur premier enfant naît neuf mois et demi à peine
après le mariage : c’est une petite fille, Victoria, dite « Vicky », qui
fait le bonheur de ses parents. L’année suivante, en 1841, c’est
Édouard, prince de Galles, qui arrive. Le couple royal aura encore
quatre filles et trois garçons, ce qui fait que Victoria se trouvera
enceinte quasiment sans interruption durant les dix premières
années de leur mariage…

Les questions politiques sont pourtant pressantes : une terrible


famine touche l’Irlande, dont les cultures de pommes de terre sont
atteintes par un parasite qui les décime. La famine dure de longues
années, qui voient la population irlandaise baisser d’un quart, en
raison des morts et de l’émigration. Nombre d’Irlandais fuyant la
famine viennent grossir les rangs des immigrés qui s’entassent dans
les taudis insalubres de l’East Side londonien, véritable enfer de l’ère
industrielle, dont la misère horrifie la bonne société. « Ces gueux se
terrent aussi dans des cours ténébreuses, fétides, suintantes
d’humidité, où les mères pourchassent les rats qui rongent les
visages et les doigts des nourrissons », dit Jules Vallès, écrivain
français, ancien élu de la Commune de Paris, réfugié à Londres. Mais
les relents nauséabonds qui émanent de Whitechapel ne parviennent
pas au quartier de Saint-James et, de fait, l’apparente indifférence de
Victoria à la question sociale, comme aux malheurs de l’Irlande, lui
sera amèrement reprochée. C’est qu’il y a fort à faire pour parachever
la construction de l’Empire britannique ! C’est là la grande affaire du
règne de Victoria. Le 7 avril 1849, le drapeau britannique flotte sur
Lahore : le Penjab fait désormais partie de l’Empire britannique.
Pour sceller l’allégeance de cette région de l’Inde à la reine, le
maharadjah Dalip Singh fait envoyer à Victoria un fabuleux diamant
de plus de cent quatre-vingt-six carats, le Koh-I Nor (« montagne de
lumière » en indien). Victoria, de son côté, ne se déplace plus sans
ses deux serviteurs indiens, Abdul Karim et Mohammed Buxsh, dont
la constante présence à ses côtés fera la joie
des mauvaises langues. Pourtant, les trois
nouvelles tentatives d’assassinat dont elle fait
l’objet justifient amplement la présence à ses
côtés de gardes du corps. Certains prêtent
même à Victoria un goût pour les amours
ancillaires : n’a-t-elle pas fait construire, à
Balmoral, une magnifique demeure afin, dit-
on, de passer plus de temps avec John Brown,
farouche écossais et chevalier servant de la
reine ? S’il semble que les années de mariage
de Victoria se sont déroulées sous le signe de
la plus stricte fidélité, il est indéniable qu’il ait existé, par la suite,
une immense tendresse entre Victoria et son fidèle valet. Car le
bonheur conjugal de la reine sera de relativement courte durée :
Albert la quitte le 14 décembre 1861, emporté à l’âge de quarante et
un ans à peine par une fièvre typhoïde. Un véritable déchirement
pour la reine, qui va garder le deuil de cet homme qu’elle a tant aimé
tout au long de sa vie. Un drame aussi pour ses enfants, dont il
s’occupait avec une affection tout à fait inhabituelle à une époque où
les enfants n’étaient pas considérés comme dignes d’une grande
attention.
Toujours est-il que si la mort d’Albert est la première épreuve
qu’aura à affronter Victoria, elle annonce des années difficiles pour la
souveraine. Car celle-ci doit bientôt faire face aux frasques de plus en
plus voyantes de son fils Édouard… qui se commet notamment avec
une actrice, Nellie Clifden, relation lui rappelant opportunément les
fâcheuses épouses morganatiques de ses oncles débauchés. Victoria
est intimement persuadée que les vices de son fils ont précipité la fin
de son vertueux époux. Aussi le tiendra-t-elle soigneusement éloigné
du pouvoir durant tout son veuvage. Le mariage d’Édouard avec la
princesse Alexandra de Danemark, en 1863, parvient pourtant à
É
donner une façade respectable à l’héritier du trône ; mais Édouard
continuera longtemps à défrayer la chronique à travers toute
l’Europe. La débauche et la prostitution sont en effet les plus grands
fléaux de la société victorienne : des bas-fonds de l’East End, avec ses
prostituées à quelques pennies, aux femmes entretenues des théâtres
de Piccadilly, c’est toute une société secrète qui vit là, cachée, en
parallèle d’un système de valeurs hypocrite où l’épouse respectable
ne doit manifester qu’une indifférence polie au devoir conjugal.
Chantage, scandales, cette prostitution omniprésente contamine
jusqu’aux plus hautes sphères de l’aristocratie, provoquant le plus
profond mépris de Victoria, qui n’a jamais eu une très haute opinion
de la bonne société londonienne. Ne sortant jamais complètement de
son deuil après la mort de son cher Albert, elle devient, sous ses
voiles noires, la figure austère d’une morale que bien peu de gens
respectent. Les scandales sexuels qui émaillent la seconde moitié du
XIXe siècle fournissent aux gazettes de quoi déplorer avec délectation
la déliquescence des mœurs britanniques. Ajoutant le tabou de
l’homosexualité à la question de la prostitution, le « procès des petits
télégraphistes » – qui met à jour un vaste réseau de prostitution
masculine, adossé au réseau des télégraphes – va défrayer la
chronique des années 1880. Si la peine de mort pour sodomie a été
abolie en 1861 en Angleterre (elle n’était, à vrai dire, guère
appliquée), l’homosexualité masculine n’en reste pas moins un tabou
absolu. La révélation, dans la lignée de ce procès, des amitiés
particulières de grands personnages du royaume, comme Cecil John
Rhodes, Lord Kitchener ou Baden Powell, ne manque pas de choquer
la société victorienne, à l’instar de sa reine.
Mais Victoria a mieux à faire. Loin des turpitudes de l’aristocratie,
elle s’emploie à parachever la construction du plus vaste empire du
monde. Et pour cela, elle a trouvé un allié de poids : son Premier
ministre, Benjamin Disraeli, avec qui elle va nouer une profonde
relation qui, aux dires de certains, a pu aller au-delà de la seule
amitié. Issu d’une famille d’origine juive, grand séducteur, écrivain,
ce roturier – jusqu’à ce que Victoria le fasse Lord Beaconsfield en
1876 – va devenir le stratège qui offrira à sa reine la couronne
impériale des Indes. C’est lui qui va orchestrer la mise en place d’une
nouvelle zone d’influence britannique en Asie centrale (connue sous
le nom de « Grand Jeu » car concurrencée par la Russie impériale).
La mort du comte, ce « cher Beaconsfield », en 1881, va terriblement
affecter la reine. Ce drame suit de près le
décès de sa deuxième fille, Alice et de sa
petite-fille Marie, emportées par la fièvre
typhoïde, et précède de peu celui de son
cher John Brown. Quelle qu’ait été la
nature exacte de ses liens avec son valet
écossais – on a murmuré qu’ils avaient
contracté un mariage clandestin – elle
perd avec lui son confident et ami. C’est
seule qu’elle doit affronter la mort, en
1884, de son fils Léopold, atteint
d’hémophilie, seule qu’elle doit assister
au déchaînement que provoquent dans la
presse les révélations scandaleuses des dernières décennies du siècle.
L’art classique victorien se voit en effet sérieusement bousculé par les
artistes préraphaélites, dont les mœurs débridées font souffler un
vent de nouveauté sur la grisaille londonienne. Wilde, Whistler,
Swinburne, Rossetti sont les fers de lance de cette nouvelle vague
artistique qui envoie valser la rigidité bourgeoise de l’art victorien,
non sans provoquer de vagues. En 1881, l’opérette Patience de
Gilbert et Sullivan tourne en dérision le
personnage flamboyant d’Oscar Wilde.
Présente au spectacle, Victoria livre sa
sentence : « We are not amused ». La
bonne société partage encore son opinion,
qui se presse en 1895 au procès de ce
même Oscar Wilde (le propre fils de
l’oculiste de la reine), dont le crime aura
été d’aimer Lord Alfred Douglas, le fils du
marquis de Queensberry. Lord Rosebery,
alors Premier ministre, semble avoir eu
lui aussi des relations équivoques avec
l’un des fils de Queensberry. Mais seul le
poète sera condamné, et l’honneur sera
sauf !
Dans les derniers scandales du siècle, la classe dirigeante
s’accroche encore à ses ultimes lambeaux de dignité. Il s’agit pour le
moins de sauver la face, à défaut de sauver la morale. Victoria, quant
à elle, s’éteint au moment où le nouveau siècle commence, le
22 janvier 1901, entourée par ses enfants, petits-enfants et arrière-
petits-enfants. Bâtisseuse d’empire, elle demeure pour la postérité le
symbole de ce XIXe siècle pétri de paradoxes, à la fois corseté et
débauché, jouisseur et puritain, dont les règles morales vont bientôt
se briser violemment sur le premier conflit mondial. À l’image de son
peuple, Victoria n’était pas simplement la représentation vertueuse
qu’elle voulait bien laisser paraître puisqu’à sa demande expresse,
des objets ayant appartenu à John Brown l’accompagneront dans sa
dernière demeure : elle sera en effet enterrée avec non seulement une
robe de chambre d’Albert, mais aussi un portrait et une mèche de
cheveux de son dévoué valet John Brown. Modèle de vertu, certes,
Victoria n’en était pas moins femme !
POURQUOI HENRI IV

a-t-il été assassiné ?

Portrait d’Henri IV, roi de France (1553-1610).


Peinture de Frans Pourbus, Galleria Palatina, Florence.
Le vendredi 14 mai 1610, le bon roi Henri a prévu de se rendre à
l’Arsenal retrouver son ministre Sully. Dans le carrosse qui le
transporte, ont pris place à ses côtés plusieurs gentilshommes, dont
le duc d’Épernon, assis à la droite du roi. Rue de la Ferronnerie, les
embarras (embouteillages de l’époque) sont importants, car Marie
de Médicis, dont le sacre a eu lieu la veille à Saint-Denis, doit faire
son entrée triomphale dans la capitale. La foule est si dense, que
pour se frayer un chemin dans la cohue, le carrosse royal avance au
pas, distançant l’escorte à cheval chargée de la protection du roi.
Même les valets de pied doivent descendre des marchepieds.
Profitant de ce moment de flottement, un homme barbu et de haute
taille prend soudain appui sur la roue arrière droite du carrosse et se
hisse à la hauteur du roi qu’il poignarde à deux reprises. Alors qu’un
gentilhomme tire son épée pour transpercer l’assassin, le duc
d’Épernon, colonel général de
l’Infanterie, l’en empêche. Dans la
confusion générale et au milieu des cris
affolés, plusieurs hommes s’approchent
pour régler son compte au criminel,
mais ils en sont dissuadés par
l’entourage du roi et sont repris
aussitôt par la cohue alors à son
comble. Ravaillac, le meurtrier, est
malgré tout arrêté et conduit à l’hôtel de Retz où, étrangement,
beaucoup de gens de l’entourage d’Épernon vont l’approcher. Le roi
Henri IV a été assassiné ! Ravaillac a-t-il agi seul ou avait-il des
complices ? Ce crime est-il le fait d’un déséquilibré ou bien a-t-il été
ourdi par des ennemis du roi ? S’agit-il d’un complot ? Toutes ces
questions, les magistrats du Parlement chargés d’instruire l’affaire se
les posèrent. Malgré le supplice et l’exécution de Ravaillac, qui
eurent lieu rapidement, le 27 mai suivant, force est de constater que,
quatre siècles plus tard, ces questions attendent toujours des
réponses…
Dès le premier interrogatoire, Ravaillac déclare avoir agi seul.
Cette explication, eu égard à la personnalité de cet homme de trente-
deux ans, se tient. Natif d’Angoulême, c’est un fervent catholique,
animé d’une foi ardente qui confine au mysticisme. À ses yeux,
Henri IV s’est montré beaucoup trop tolérant avec ses anciens
coreligionnaires protestants. Dans son exaltation, Ravaillac a cru une
rumeur qui prêtait au roi l’intention de déclarer la guerre au Pape.
Convaincu d’être investi d’une mission divine, le régicide lui a semblé
être le seul moyen de contrer les menées impies du monarque. Après
le premier interrogatoire, il est soumis à la « question préparatoire »,
procédé employé par les tribunaux religieux ou laïques pour faire
avouer un suspect ou lui faire livrer le nom de ses complices. Même
quand le grand prévôt de l’Hôtel du roi lui fait écraser les pouces
avec un rouet d’arquebuse, et malgré la douleur, Ravaillac maintient
ses déclarations. Enfermé à la Conciergerie le lendemain de son
arrestation, il avoue désormais – ce qui est en parfaite contradiction
avec ses convictions – avoir été tenté par le démon et avoir été la
proie de visions infernales.
Le 17 mai, interrogé par le président du
tribunal, Achille de Harlay, il persiste dans
ses aveux initiaux. Le 25, à nouveau
soumis à la « question », il ne varie pas,
affirmant qu’il veut « détromper ceux qui
pensent qu’il a été induit à tuer le roi pour
de l’argent ou par de grands ennemis de la
France ». Le 27 mai, il est conduit à
genoux devant la Grande Chambre du
Parlement afin d’entendre l’arrêt qui le
déclare : « convaincu de crime de lèse-
majesté divine et humaine ». Un crime qui
appelle un supplice destiné à marquer les
esprits, et dont la postérité a surtout retenu la phase finale,
l’écartèlement du condamné par quatre chevaux ! Juste avant
l’exécution, soumis une ultime fois à la « question préalable » (non
par réel sadisme, mais parce que pour être validés comme tels, les
aveux devaient être confirmés et répétés), Ravaillac aura à peine la
force de déclarer : « Je ne suis pas assez malheureux pour cacher
quelque chose de ce genre, tandis que je suis persuadé que mon
silence m’exclurait de la miséricorde divine ». La thèse de l’assassinat
solitaire s’appuie donc sur les déclarations de Ravaillac. C’est celle
qui a le plus couramment été exposée dans les manuels scolaires
sous la plume de la plupart des historiens. Pourtant, dès l’arrestation
de Ravaillac, cette théorie fut contrebalancée par celle du complot,
sinon comment expliquer les omissions troublantes qui ont jalonné
l’enquête ?
En effet, peu de temps avant l’assassinat,
un officier de justice de Pithiviers avait
annoncé que les jours du roi étaient comptés.
Cet homme – que la justice ne daigne même
pas entendre – sera finalement enfermé à la
Conciergerie, où il sera retrouvé étranglé
dans sa cellule ! Tout aussi troublant, les
cavaliers en armes qui ont tenté d’occire
Ravaillac après son crime n’ont jamais été
retrouvés. Les juges du meurtrier ne
déployèrent pas davantage d’énergie à
rechercher d’autres témoins, ce qui fit dire au
chroniqueur de l’époque Pierre de l’Estoile
que le Parlement engagea là de bien « lâches
procédures ». Il faut d’abord rappeler que les
conspirations étaient monnaie courante dans cette période encore
marquée par les ultimes soubresauts des guerres de Religion. Au
cours de sa vie, Henri IV avait déjà dû faire face à plus d’une
vingtaine de complots, certains ayant même été ourdis du temps où il
n’était encore que Henri de Navarre. Et il est indubitable qu’en 1610,
beaucoup de gens souhaitaient sa mort… En janvier 1611, Jacqueline
Le Voyer, dite Mademoiselle d’Escoman, fut la première à accuser le
duc d’Épernon et la marquise de Verneuil d’être responsables de la
mort d’Henri IV. D’Épernon, haï par Sully, est soupçonné d’avoir agi
pour le compte de l’Espagne. Tout porte à croire que d’Épernon
connaissait Ravaillac, ce qui expliquerait les longs moments passés
avec lui à l’hôtel de Retz, après son arrestation. En outre, le 14 mai
était bizarrement la date la plus propice à cet assassinat, juste entre
le sacre de Marie de Médicis et le départ du roi pour la guerre. Un
procès est organisé sommairement, dans lequel les deux parties sont
entendues, sous la présidence d’Achille de Harlay, président du
parlement de Paris, qui avait interrogé Ravaillac. À l’issue de
l’audience, l’accusatrice est condamnée pour calomnie et
emprisonnée. Les Jésuites auraient aussi été accusés d’avoir poussé
Ravaillac au régicide. Mais cette théorie fantasque négligeait le fait
que le confesseur du roi, et précepteur du dauphin, était lui-même un
Jésuite.
C’est Jules Michelet qui a relancé la
thèse du complot dans son Histoire de
France, se fondant sur les accusations
de Mademoiselle d’Escoman et le
témoignage d’un capitaine de la garde,
Pierre Dujardin. Il démontre comment
le duc d’Épernon, la comtesse de
Verneuil et le couple Concini auraient
instrumentalisé Ravaillac, avec la
connivence de la reine Marie
de Médicis et de Philippe III d’Espagne.
De même, dans son ouvrage L’étrange
mort de Henri IV, l’historien Philippe
Erlanger – qui reprend la thèse développée par Michelet – explique
que ce provincial ne connaissait personne lorsqu’il est arrivé à Paris,
et que Ravaillac fut comme par hasard logé chez Charlotte du Tillet,
la maîtresse du duc d’Épernon. Comme Michelet, Erlanger affirme
que l’assassinat aurait été conditionné par le duc d’Épernon, la
marquise de Verneuil et Charlotte du Tillet. Pour les archives de
l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, il est exclu
pourtant que le duc d’Épernon puisse être mêlé à l’affaire. S’il s’est
interposé tout de suite pour que Ravaillac ne soit pas écharpé par la
foule, ce n’est pas pour épargner un complice, mais pour qu’il soit
interrogé et qu’il puisse livrer le nom de ses acolytes. Si d’Épernon
avait tiré les ficelles de cet assassinat, il est évident qu’il n’aurait pas
agi de la sorte mais se serait arrangé pour que son homme de main
soit éliminé. Une autre théorie développée en 2009 par l’historien
Jean-Christian Petitfils semble tout aussi recevable, eu égard à la
réputation de séducteur impénitent du roi : Henri IV s’apprêtait à
repartir en guerre sous le prétexte de régler un conflit politique entre
des princes du Saint Empire. En fait, son intention était bien plus
triviale, puisqu’elle consistait à ramener à Paris Charlotte
de Montmorency, à peine âgée de seize ans, qu’il courtisait
assidûment. Le mari de la toute jeune femme, le prince de Condé,
propre neveu du roi, avait, tant bien que mal, tenté de la soustraire
aux avances du « Vert-Galant » en s’éloignant de la cour, mais le roi
était allé jusqu’à user de déguisements pour approcher la belle ! En
dernier recours, Condé, furieux contre Henri IV, emmena sa femme à
Bruxelles pour la placer sous la protection de l’Espagne, puissance
ennemie de la France. C’est donc pour éviter cette guerre que
l’archiduc des Pays-Bas catholiques, Albert de Habsbourg, aurait
guidé le bras de Ravaillac.

Après son écartèlement, le corps de Ravaillac a été dispersé dans


divers quartiers de Paris afin d’y être exposé, puis brûlé. Les cendres
ont ensuite été éparpillées au vent : car le cadavre d’un auteur de
régicide doit disparaître totalement afin de lui interdire tout espoir
de résurrection lors du jugement dernier. Le sort d’Henri IV n’en est
pas moins banal pour autant… Le 1er juillet 1610, le roi est enterré à
la Basilique Saint-Denis, où reposent les rois de France. Mais en
1793, lorsque les tombes royales furent profanées par les sans-
culottes, le cercueil du bon roi Henri fut éventré. Sa dépouille,
souligne l’historien Rodolphe Huguet, était « en très bon état de
conservation, car elle avait été embaumée. À l’époque, les gens n’en
revenaient pas, car la croyance voulait que seuls les cadavres de
saints fussent exempts de putréfaction ». Les corps des autres
monarques furent jetés dans une fosse commune, alors que celui
d’Henri IV, bien conservé, fut dressé le long d’un mur afin d’être
exposé à la vue du public. Toujours est-il que lorsque de bonnes
âmes tentèrent de rendre aux monarques leurs sépultures durant la
Restauration, la tête d’Henri IV était introuvable. Et impossible de
savoir qui s’en était emparé…
La célèbre tête réapparaît selon toute vraisemblance au
XIXe siècle, dans la collection privée d’un comte allemand. On perd à
nouveau sa trace et elle réapparaît finalement le 31 octobre 1919 lors
d’une vente aux enchères à l’hôtel Drouot, où un antiquaire de
Dinard, Joseph-Émile Bourdais, l’achète pour trois malheureux
francs ! L’antiquaire « a remué ciel et terre pour prouver qu’il
s’agissait bien de la tête du roi, la proposant au Louvre, au musée
Carnavalet, mais personne ne l’a cru ». À sa mort, la tête se volatilise
à nouveau. Elle fut finalement exhumée du grenier d’un
fonctionnaire retraité – qui l’avait achetée en 1955 à la sœur de
Joseph-Émile Bourdais pour cinq mille francs – à l’occasion d’un
reportage de Paris Match pour commémorer les quatre cents ans de
la disparition du roi. Son propriétaire demanda alors aux journalistes
de remettre la relique au descendant officiel d’Henri IV, le prince
Louis de Bourbon, afin qu’il la fasse inhumer dignement à Saint-
Denis…
L’authentification de cette tête et son examen scientifique
(datation au carbone 14, observations anatomiques…) ont été
effectuées par une vingtaine de scientifiques rassemblés autour du
professeur Philippe Charlier, médecin paléopathologiste. Une étude
du British Medical Journal corrobore son authenticité, décrivant une
tête « en très bon état de conservation ». Elle est « légèrement
brunie, avec les yeux à demi clos et la bouche ouverte » et porte
même plusieurs signes distinctifs : « une petite tache sombre de
11 millimètres de long, juste au-dessus de la narine droite, un trou
attestant du port d’une boucle d’oreille dans le lobe droit, comme
c’était la mode à la cour des Valois, et une lésion osseuse au-dessus
de la lèvre supérieure gauche, trace d’une estafilade faite au roi par
Jean Châtel lors d’une tentative de meurtre le 27 décembre 1594 ».
Plus étonnant encore : l’examen de la tête a aussi permis de
compléter le bilan de santé d’Henri IV. Les experts ont découvert
l’existence d’une cataracte, d’une arthrose importante et ont constaté
un très mauvais état bucco-dentaire, ce qui explique pourquoi des
chroniqueurs ont rapporté que l’haleine du roi n’était pas de la
première fraîcheur… Un ingénieur géomètre topographe a numérisé
la tête pour faire apparaître, via un scanographe, le visage virtuel
d’Henri IV sur un écran d’ordinateur. Comme l’a expliqué le
professeur Charlier, cela a permis de « fixer de façon quasi éternelle
l’image de cette tête, promise à tomber en poussière dans son futur
tombeau », mais les échantillons prélevés n’ont pas
malheureusement été suffisants pour délivrer l’ADN mitochondrial
nécessaire à la réalisation des comparaisons. C’est pourquoi, certains
journalistes et historiens remettent en cause cette certitude dont
Philippe Delorme. En effet, il s’étonne que « le crâne examiné ne soit
ni scié, ni trépané comme cela se pratiquait systématiquement pour
les embaumements royaux », d’autant que « tous les témoins
déclareront que le crâne était ouvert ». Après toutes ces controverses,
la tête d’Henri IV serait confortablement calée dans le coffre d’une
grande banque parisienne. Son dépositaire actuel, Louis-Alphonse
de Bourbon, chef de la branche aînée des Bourbons, voudrait
organiser le transfert et l’inhumation de la relique dans la nécropole
royale de Saint-Denis, avec les honneurs dus à son rang. Il lui faut
pour cela en obtenir toutes les autorisations officielles du président
de la République.
Quoi qu’il en soit, au-delà de ces querelles de chapelle, Henri IV
demeure bel et bien l’un de nos plus grands rois. La preuve ? Quatre
cents ans après son assassinat, sa tête continue à susciter la
polémique…
ANNE D’AUTRICHE

a-t-elle trahi la France ?

Portrait d’Anne d’Autriche (1601-1666), reine de France.


Peinture de Pierre-Paul Rubens, Amsterdam.

Le 13 août 1637, une scène surréaliste est en train de se dérouler


au couvent du Val-de-Grâce. Le chancelier de France, Pierre Séguier
et l’archevêque de Paris, Jean-François de Gondi se sont introduits
sans tenir compte des protestations indignées de l’abbesse. Ils
viennent perquisitionner les appartements de la reine Anne
d’Autriche, qui a financé le couvent et y effectue de fréquentes
retraites. Mais on la soupçonne d’utiliser ces lieux pour d’autres
activités que son élévation spirituelle. L’archevêque et le chancelier
sont en effet ici pour rechercher de papiers compromettants. Ils
interrogent également Marguerite de Sainte-Gertrude, l’abbesse du
Val-de-Grâce, et La Porte, un valet de la reine. Ces derniers la
défendent avec véhémence, malgré les lourdes menaces qui pèsent
sur eux lors de leurs interrogatoires : l’excommunication pour
l’abbesse, et la Bastille pour le valet. Le cardinal de Richelieu, qui est
derrière cette abrupte et impromptue visite, sait que la reine a des
choses à cacher. Cela fait des années que l’épouse de Louis XIII et
son principal ministre se livrent une guerre acharnée. Richelieu a
désormais en main tous les éléments qui permettront de faire plier
celle qui, depuis quinze ans, cherche à provoquer sa chute.
La reine est à Chantilly avec Louis XIII lorsqu’elle apprend
l’arrestation de son valet. Rentrant en toute hâte à Paris, elle
proteste : non, elle n’a écrit aucune lettre à destination de la cour
espagnole ; non, elle ne fournit pas de renseignements à son frère
Philippe IV, le roi d’Espagne, avec lequel la France est en guerre
depuis deux ans. Pendant plusieurs jours, la reine se retire dans ses
appartements du Louvre. Elle pleure, prie, nie devant le propre
confesseur du roi les abominables accusations portées contre elle. Le
père Caussin se laisse attendrir. Qui oserait douter de la sincérité des
larmes d’une reine ? Et pourtant, l’impitoyable Cardinal se montre
inflexible. Anne d’Autriche finit par comprendre qu’elle a perdu. Le
17 août, elle demande à voir Richelieu. Et devant son pire ennemi,
elle cède : oui, elle a écrit à Philippe IV ainsi qu’à Ferdinand
d’Autriche, son autre frère, à la tête des Pays-Bas espagnols ; oui, elle
s’est plainte de l’isolement dans lequel l’avait laissée son royal
époux ; oui, elle s’est exprimée en des termes qui ne pouvaient que
déplaire au roi ; oui, elle a évoqué la Lorraine, patrie de Charles IV ;
oui, elle s’est préoccupée d’une possible alliance franco-britannique.
Autant de considérations qui dépassent de loin la simple sollicitude
fraternelle. Anne est désormais à la merci du cardinal. L’ombrageux
Louis XIII, cet homme si rancunier et colérique, ne va-t-il pas se
saisir de ce prétexte pour la répudier ?
La question de la fragilité de son statut auprès du roi se fait en
effet de plus en plus lancinante avec les années. Voici déjà vingt-deux
ans qu’elle est mariée au roi de France, et ne parvient pas à lui
donner un héritier. Aujourd’hui, son pays d’adoption est en guerre
contre l’Espagne, son pays de naissance. Elle a failli à la
recommandation que lui avait faite son père, Philippe III, lors de son
mariage : elle n’est pas parvenue à maintenir l’unité des nations
catholiques contre la réforme protestante. C’est pourtant dans ce but
que Philippe III avait si habilement manœuvré pour obtenir le
double mariage de sa fille Anne avec Louis XIII, et de son fils,
Philippe, futur roi d’Espagne, avec Madame Élisabeth, la sœur de
Louis. Il fallait en effet garantir l’union entre la France et la dynastie
Habsbourg, farouchement catholique, qui régnait alors sur
l’Autriche, l’Espagne et les Pays-Bas espagnols. Seul ce front
commun pouvait permettre de contenir et de soumettre les princes
huguenots. La naissance, à quelques jours d’intervalle, d’Anne et de
Louis en 1601 était apparue comme un présage favorable. Henri IV,
père de Louis, renâcle devant cette alliance avec les Habsbourg, qu’il
considère comme les ennemis héréditaires de la France. Sa veuve,
Marie de Médicis, beaucoup plus dévote, s’empressera au contraire
de sceller l’alliance avec l’Espagne : la nouvelle d’un accord en vue du
mariage de l’infante Anne avec Louis XIII est ainsi annoncée dès
janvier 1612.
Le contrat de mariage est signé le
22 août. Leur union effective est
célébrée le 28 novembre 1615. La
beauté d’Anne est admirée par les
nombreux invités à la cérémonie, qui
se réjouissent des regards et des
sourires que s’échangent les mariés,
oubliant peut-être un peu vite qu’ils
n’ont que quatorze ans. Aussi vérifie-
t-on le soir même que la
consommation du mariage a bien eu
lieu. Nécessaire précaution en cette
période de régence afin de se
prémunir contre les opposants à cette alliance. Ce qu’a pu être cette
première nuit entre deux amants si jeunes, et totalement étrangers
l’un à l’autre, nul ne le sait ! Peut-être faut-il pourtant voir dans cette
rencontre si prématurée l’origine des difficultés que va rencontrer le
nouveau couple. Car si le jeune Louis affirme à Héroard, son
médecin, avoir accompli par deux fois le devoir que son mariage lui
impose désormais, les époux ne semblent pas désirer renouveler
cette intimité. Vivant chacun dans leurs propres appartements, ils ne
font guère que se croiser. Une vie sans affection et sans amour qui
contraste terriblement, pour Anne, avec la vie de famille très unie qui
avait été la sienne à la cour royale d’Espagne. De son côté, le roi est
subjugué par son nouvel ami, Charles d’Albert, le duc de Luynes, qui
a une grande influence sur lui. Ce dernier a épousé Marie de Rohan,
une jeune femme vive et malicieuse, et dont le caractère enjoué a tôt
fait de conquérir Anne, ravie de trouver enfin un peu de gaîté dans sa
morne existence.
Le duc de Luynes, favori du roi, se
préoccupe des risques que fait encourir
au souverain l’absence d’héritier. Il
avertit le roi qu’il est de son devoir de
passer du temps avec sa femme. Le
25 janvier 1619, en dépit de ses
protestations, il le conduit fermement
devant les appartements de la reine. Le
roi passe donc la nuit avec son épouse,
événement inédit depuis leur mariage
quatre ans plus tôt. La nouvelle est
officiellement communiquée aux
diplomates étrangers présents en
France. Anne espère que son existence
va prendre un tour nouveau. N’a-t-elle
pas la confiance de son mari, qui la laisse expédier les affaires
courantes lorsqu’il part en campagne ? N’a-t-elle pas une fidèle amie
en la personne de la duchesse de Luynes ? Au début de l’année 1622,
elle est au comble du bonheur : elle attend enfin un enfant, que
chacun espère être l’héritier tant souhaité.
Mais son bonheur prend rapidement fin. Sa grossesse ne parvient
pas à terme. Dans son journal, le médecin Héroard, toujours
scrupuleux, note qu’elle a avorté d’un embryon âgé d’une
quarantaine de jours. Louis XIII entend dire que c’est une chute due
à une course de la reine, entraînée par Marie de Rohan, qui serait la
cause de ce triste événement. Fou de rage, il
intime l’ordre à cette dernière de quitter la cour
sur le champ. La jeune femme est pourtant
intendante de la maison de la reine. Facteur
aggravant, elle s’est remariée, après son
veuvage, avec le duc de Chevreuse, parent de la
maison de Lorraine, avec laquelle les relations
de Louis XIII sont fort mauvaises. Malgré la
farouche opposition d’Anne, le roi est
inflexible : la duchesse doit se retirer dans ses
terres. En l’éloignant ainsi, le roi n’a pas
conscience qu’il augmente encore l’influence de la jeune duchesse de
Chevreuse sur la reine. La duchesse cherche d’abord à jeter Anne
dans les bras de Lord Buckingham, venu en France pour s’occuper
des détails du mariage d’Henriette-Marie, la sœur du roi, avec le
prince de Galles. Elle attire ensuite la reine dans toutes les
conspirations qui visent à déstabiliser le pouvoir du cardinal de
Richelieu, principal ministre de Louis XIII. Il est vrai que
l’ecclésiastique contrarie bien des ambitions. Attaché à établir le
pouvoir absolu du roi sur la noblesse, il s’est d’abord évertué à
réduire à néant les revendications politiques des huguenots. Il n’aura
pas plus d’indulgence pour les membres du parti dévot qui
contesteront par la suite ses alliances avec les princes allemands
protestants dans sa lutte contre les Habsbourg. Le Cardinal n’a
aucune confiance dans la loyauté de la reine et la traite avec un
certain mépris. La duchesse de Chevreuse n’aura donc aucun mal à
entraîner Anne dans la conspiration échafaudée par son amant, le
comte de Chalais, qui vise à éliminer le Cardinal, et même à
remplacer le roi par son frère Gaston d’Orléans, en s’appuyant sur
l’armée du duc de Lorraine. Le complot échoue lamentablement. Le
Cardinal a des espions partout, et les conspirateurs ne savent guère
tenir leur langue. Arrêté, le comte de Chalais est décapité en 1626. Le
cardinal remporte ainsi une victoire politique, mais n’oublie pas la
duplicité de la reine. Celle-ci continue, sous l’influence de la duchesse
de Chevreuse, à se ranger systématiquement du côté des opposants à
la politique du Cardinal, et ce d’autant plus que celui-ci décide, après
avoir soumis les huguenots, de changer d’alliance et de solliciter
l’Angleterre et les princes allemands protestants pour lutter contre
l’influence Habsbourg. Pour Richelieu, le pouvoir de cette famille en
Europe est trop important pour ne pas créer un déséquilibre
inquiétant : ils sont en effet maîtres de l’Autriche, de l’Espagne et
d’une partie des Pays-Bas, encerclant littéralement la France. C’est
l’intérêt de la France, et non celui du parti catholique, qui guide sa
politique extérieure. Une attitude incompréhensible pour ses
ennemis, et notamment pour Anne, qui n’est sans doute pas
consciente, lorsqu’elle entretient ses frères des manœuvres du
cardinal, qu’elle trahit l’intérêt de l’État. Car la raison d’État, c’est
précisément ce que Richelieu est en train d’inventer.
Ce jour d’août 1637, Anne d’Autriche reconnaît donc qu’elle a
trompé le cardinal ; mais a-t-elle réellement voulu trahir la France ?
Elle est en tout cas totalement écartée des affaires politiques par son
royal époux, et doit même signer un contrat stipulant ses obligations
vis-à-vis du royaume. Une incroyable humiliation pour la reine. C’est
pourtant à peu près à cette période que le miracle tant attendu par la
cour arrive : Anne porte à nouveau un enfant. La naissance du futur
Louis XIV, puis celle de son frère Philippe, ne met pas encore un
coup d’arrêt aux ardeurs conspiratrices des nobles opposés à
Richelieu. En 1642, ce sont les projets d’assassinat fomentés par le
marquis de Cinq-Mars, un des favoris du roi, qui sont découverts.
Comment le Cardinal a-t-il intercepté les lettres incriminant le
marquis ? Anne d’Autriche a-t-elle racheté sa trahison de 1637 en
fournissant à Richelieu ce précieux renseignement ? On l’ignore. Ce
qui est certain, c’est qu’une fois devenue régente, après la mort de
Richelieu et de Louis XIII à quelques mois d’intervalle, Anne se
montrera, avec l’aide de Mazarin, la plus farouche protectrice de
l’héritage laissé par ces deux hommes. Forte de son amour pour ses
fils et de l’affection profonde du cardinal italien, elle réussira à tenir
tête à une noblesse dont les appétits menacent le jeune roi. Elle
parviendra à tourner le dos à ses anciennes amitiés dans l’intérêt de
l’État, se montrant fidèle aux enseignements du Testament politique
de son pire ennemi, Richelieu. Anne d’Autriche, malgré ses erreurs,
aura décidément su être une véritable reine de France.
RENÉ DESCARTES

a-t-il été empoisonné ?

Portrait de René Descartes (1596-1650), philosophe.


Peinture d’après Frans Hals, XVIIe siècle.

Des quelques portraits qui nous restent de Descartes, le plus


célèbre est certainement celui qu’a fait de lui le peintre flamand
Frans Hals. Grave et digne, l’illustre penseur du XVIIe siècle est
fidèle à l’image qu’il a laissée au Panthéon des grands hommes de la
nation française. Inventeur de la rationalité classique, René
Descartes occupe aujourd’hui encore une place essentielle dans notre
imaginaire collectif. On lui attribue, à tort ou à raison, la paternité de
l’« esprit cartésien », qui n’admet que la rationalité la plus stricte, et
dont le poète Saint-John Perse déplorait la froideur dans son
discours de réception du prix Nobel. Mais à y regarder de plus près,
n’y a-t-il pas une pointe de malice dans le regard de Descartes, un
sourire qui se dessine sur ses lèvres minces ? Car l’auteur du cogito
n’est pas qu’un austère savant retiré dans ses livres. Après avoir
mené une première vie d’aventures comme soldat pris dans la
tourmente de la guerre de Trente Ans, il bouleverse totalement la
philosophie occidentale avec la publication de son Discours de la
méthode. Difficile aujourd’hui de mesurer la puissance subversive de
ce petit traité autobiographique dans lequel Descartes expose les
principes sur lesquels il va construire ses théories. Et pourtant, c’est
une tradition séculaire qu’il balaie avec cet ouvrage. L’émergence du
sujet dans la pensée moderne, la préférence d’une vérité basée sur la
méthode, la raison, l’intuition, voire l’imagination plutôt que sur
l’apprentissage « paresseux » révélé dans les livres, les prémisses
d’une philosophie fondée sur l’individu et l’autonomie, voilà
l’héritage laissé par Descartes. Une sorte de révolution cartésienne
qui n’a cependant pas été du goût de tous. Car dans l’Europe du
XVIIe siècle, meurtrie par le souvenir des guerres de religion, les
querelles philosophiques épousent bien souvent les enjeux politiques
et religieux. Il semble peu crédible, a priori, que le philosophe du
classicisme ait payé de sa vie ses opinions par trop subversives. Et
pourtant…
René Descartes naît à la charnière du XVIe et du XVIIe siècle. Ses
parents ont fui l’épidémie de peste sévissant alors à Rennes, où son
père est conseiller au Parlement. Sa mère, quant à elle, est la fille du
maire de Nantes. C’est donc dans une famille de la bonne bourgeoisie
qu’il voit le jour, en 1596, à La Haye en Touraine. Mais seulement
treize mois après sa naissance, sa mère meurt en donnant naissance
à un second fils, qui ne survit pas. Le jeune René demeure donc, avec
son frère aîné Pierre et sa sœur Jeanne, une consolation pour son
père et sa grand-mère, qui s’émerveillent de sa précocité

À
intellectuelle. À onze ans, il est confié aux Jésuites du collège royal
Henri-le-Grand de La Flèche, où il se passionne pour les
mathématiques, pour « la certitude et l’évidence de leurs raisons » ;
c’est là le seul savoir qui lui paraît réellement fondé. Pour le reste, il
ne voit que doutes et incertitudes. S’instruire ne fait que lui révéler
l’étendue de son ignorance. Mais Descartes est destiné à suivre la
même voie tranquille que son père : une fois son baccalauréat
obtenu, il acquiert une licence de droit à l’université de Poitiers.
Pourtant, rattrapé par son désir d’aventures, il s’engage, sur un
« coup de foie », comme il le dit lui-même, dans l’école de guerre du
prince Maurice de Nassau. Il se rend aux Pays-Bas, ces « Provinces-
Unies » qui se sont déclarées indépendantes en 1581. Pas moins de
sept territoires – parvenus à trouver un modus vivendi entre
catholiques, huguenots fuyant les persécutions et Juifs expulsés
d’Espagne – et qui connaissent une explosion économique sans
précédent. Descartes découvre dans ce pays prospère un formidable
brassage des devises, des peuples et des idées. Il fait bientôt la
connaissance du savant Isaac Beeckman, autour d’un défi de
mathématiques. Ce sera le début d’une longue amitié parsemée
d’orages, mais qui va permettre au jeune homme de s’initier aux
dernières avancées scientifiques de son temps. Toujours avide
d’expériences et désireux de parcourir « le grand livre du monde »,
Descartes continue d’arpenter l’Europe, voyageant de la Hollande au
Danemark pour arriver en Allemagne, où la guerre de Trente Ans –
qui oppose les princes allemands protestants aux princes
catholiques – vient d’éclater, au moment même où l’empereur
Ferdinand est couronné.
Dans ce conflit, où les intérêts dynastiques se mêlent aux
considérations religieuses, René Descartes se range du côté des
catholiques de la Ligue, en choisissant de s’engager auprès du duc
Maximilien Ier de Bavière. Mais en 1619, alors que son régiment a
pris ses quartiers d’hiver dans la ville bavaroise de Neubourg,
Descartes fait une expérience qui va bouleverser sa vie. Comme le
rapporte Adrien Baillet, son premier biographe, le jeune soldat fait
trois songes durant la nuit de la Saint-Martin, qui seront les
fondements de sa pensée : « Le 10 novembre 1619, lorsque rempli
d’enthousiasme, je trouvai le fondement d’une science admirable… ».
Bouleversé par ces découvertes qui, selon lui, ne peuvent être que
d’inspiration divine, Descartes renonce à la vie militaire et fait vœu
de pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, en Italie, qu’il effectuera plus
tard, en 1623. Comme il le raconte dans la deuxième partie du
Discours de la méthode, il résout alors de « demeurer dans son
poêle » – pièce chauffée – pour y établir les bases de sa philosophie.
Devenu rentier en 1622 après avoir vendu les biens de sa mère,
Descartes a alors tout le loisir de se concentrer sur ses travaux.
Voyageant d’Allemagne en France, en passant par l’Italie, avant de
s’installer en Hollande, il s’intéresse à l’étude de l’optique et
multiplie les contacts avec des savants et des mathématiciens de
renom. Parmi eux figure le père Mersenne, le plus européen des
intellectuels du XVIIe siècle, rencontré à Paris en 1626 et avec qui il
entame une longue correspondance qui lui permet de se tenir
informé de toutes les avancées scientifiques de son temps. Mais
l’existence de Descartes ne se limite pas à l’étude des livres et des
idées.
Descartes paresse, il joue le jeu
de la vie mondaine ou s’isole
brutalement de ses amis pour
réfléchir, se bat en duel, se perd
dans ses voyages… C’est avant
tout le goût de la liberté qui guide
ses pas. Après avoir rendu visite à
Beeckman, en Hollande, en 1628,
il décide de s’installer dans ce
pays, décidément fort accueillant
pour les penseurs, car dans le
reste de l’Europe, il n’est pas nécessairement de bon goût de soutenir
des idées trop hétérodoxes. En 1633, Descartes apprend que le
Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée a été
condamné par l’Église. Craignant la censure, il retarde prudemment
la parution de son propre ouvrage, Le monde ou traité de la lumière,
qui soutient lui aussi la thèse héliocentrique. Il préfère se pencher
sur des sujets moins brûlants et se consacrer entièrement à la
philosophie ; ainsi le Discours de la méthode ne sera-t-il publié qu’en
1637.
Suivent les Méditations métaphysiques et les Principes de la
philosophie, qui confirment la place prépondérante de Descartes
parmi les savants de son temps. Ayant renoncé aux duels à l’épée, il
croise néanmoins le fer des mots avec le philosophe anglais Hobbes,
dans ce qui lancera « querelle d’Utrecht ». Ce n’est pas la première
fois que les deux philosophes sont en désaccord, ils ont déjà eu une
controverse en 1637. Mais cette fois, la querelle s’envenime. Les deux
hommes s’accusent mutuellement de plagiat, et Hobbes réussit à
imposer, dans une certaine mesure, sa lecture de Descartes. À ce
demi-échec s’ajoute un drame personnel, lorsqu’en 1640, Francine,
la fille que Descartes a eue avec sa servante et amie Hélène Jans,
meurt d’une scarlatine à l’âge de cinq ans. Descartes est effondré et
ne s’en cache pas.
Et les choses se compliquent davantage à
partir de 1641, avec l’entrée en scène d’un
nouvel ennemi, bien plus virulent que ses
prédécesseurs, le pasteur Voetius. Ce
théologien protestant d’Utrecht a décidé de
combattre farouchement la pensée de
Descartes, qu’il juge dangereusement
corruptrice pour la jeunesse, encouragée à
rêver et à méditer plutôt qu’à étudier. Il est
vrai qu’avec son Discours de la méthode et
ses Méditations métaphysiques, Descartes
circonscrit au minimum les vérités révélées
de façon divine. Contrairement à la philosophie enseignée alors dans
les universités, entièrement tirée d’Aristote et fondée sur l’érudition
plutôt que sur le raisonnement, la pensée de Descartes essaie
d’établir toutes les connaissances sur la raison, et non sur la
croyance. Or pour le pasteur d’Utrecht, cette position marque un
abominable orgueil, et révèle l’athéisme de celui qui la formule. Il
réclame pour le philosophe le supplice subi par le penseur italien
Vanini, qui a eu en 1619 la langue coupée, avant d’être brûlé vif.
Descartes finit par gagner le procès engagé contre Voetius devant le
recteur de Groningue, mais il prend enfin la mesure des remous que
provoque sa pensée dans les milieux religieux.
Les catholiques en effet ne se montrent pas plus enthousiastes : le
père Arnauld, chef de file du courant janséniste de Port-Royal, se
révèle extrêmement sévère envers Descartes et le doute méthodique
qu’il applique à toute connaissance. Même Blaise Pascal, que
Descartes rencontre à plusieurs reprises pour parler de questions
scientifiques, juge, dans une formule lapidaire qu’il est « inutile et
incertain » ; bref, Descartes fait scandale. Il est pourtant reconnu
comme l’un des plus grands esprits de son temps et est réclamé dans
toutes les cours européennes… Abandonnant le terrain de la
métaphysique, il entame dès 1643 une longue correspondance sur les
questions morales avec la jeune mais érudite Élisabeth de Bohême,
qui aboutira à la rédaction d’un traité : Les Passions de l’âme. En
1650, c’est la reine Christine de Suède qui l’invite à Stockholm.
Descartes accepte à condition d’être
exempté des cérémoniaux de la cour,
afin de se concentrer sur sa seule
méditation. Il réside alors chez
l’ambassadeur de France, Pierre
Chanut ; ce dernier tombe malade, et
quinze jours après lui, Descartes
contracte à son tour une pneumonie. De
constitution fragile, sans doute aggravée
par l’habitude qu’a la reine Christine de
tenir leurs entretiens à 5 h du matin
dans une pièce glaciale, Descartes
succombe rapidement à son mal et
s’éteint à cinquante-quatre ans, le
11 février 1650. Pour Baillet, son
biographe, « la véritable et unique cause de la maladie de
M. Descartes a été le partage de ses soins entre la reine et
l’ambassadeur malade, au milieu d’une saison ennemie de son
tempérament ».
Pourtant, il évoque lui-même l’hypothèse d’une explication plus
sulfureuse : Descartes aurait été, selon les dires de certains,
empoisonné par les « grammairiens » – les lettrés de l’entourage de
la reine – jaloux de la supériorité intellectuelle du penseur français.
Une théorie immédiatement disqualifiée par le biographe.
Cependant, la publication en 2010 du livre d’un universitaire
allemand, Theodor Ebert, a reposé l’épineuse question d’un éventuel
empoisonnement du philosophe. Reprenant une supposition déjà
formulée par l’un de ses compatriotes, Ebert soutient que Descartes
aurait été empoisonné par l’aumônier de l’ambassade, François
Viogué. Ce dernier aurait craint que les théories de Descartes
n’entravent la conversion de la reine Christine à la foi catholique, l’un
des objectifs essentiels de la Contre-Réforme. C’est que malgré
l’apaisement des guerres de religion en France, le conflit qui oppose
protestants et catholiques est loin d’être éteint. Il s’agit pour Rome
de reconquérir le terrain perdu au protestantisme, et la conversion
d’une souveraine serait une belle victoire. L’aumônier aurait donc
insidieusement empoisonné à l’arsenic les hosties qu’il donnait au
philosophe français. À l’appui de cette thèse, Ebert cite une lettre de
Van Wullen, le médecin de Descartes, dans laquelle celui-ci rapporte
que Descartes avait demandé à prendre un vomitif. Avait-il compris
qu’on l’avait empoisonné ? Ebert y voit une preuve. Mais les avanies
subies par la dépouille du philosophe, dont les restes ont fait l’objet
de nombreux pillages lors de son transfert de Suède en France, puis
de l’église Sainte-Geneviève à l’église Saint-Germain-des-Prés,
rendent impossible la vérification scientifique de cette hypothèse.
Pour Jean-Luc Marion, grand spécialiste de Descartes, elle reste
néanmoins peu probable. Et même si François Viogué était
réellement coupable d’assassinat, il aurait certainement agi de son
propre chef, sans en référer à l’autorité de Rome ; il est donc exclu
que Descartes ait été victime d’un complot.
Mais, au même titre que Copernic, Galilée et Giordano Bruno, il a
été l’un des révolutionnaires de ce siècle, à la charnière de l’âge
baroque et de l’époque classique, qui a fait voler en éclats les
doctrines du Moyen-Âge, pour poser les fondements scientifiques et
philosophiques de notre monde moderne. En dérobant aux clercs
une philosophie fondée sur l’érudition et la foi, il a offert à l’homme
du peuple une pensée construite sur l’évidence et la raison. Et ce
n’est sans doute pas la rationalité froide et mécanique de sa doctrine,
mais bien au contraire le caractère vif et subversif de sa pensée, qui
n’a de comptes à rendre qu’à elle-même, que Descartes continue
d’incarner pour la postérité.
FRANÇOIS Ier

le plus grand amateur de femmes ?

Portrait de François Ier, roi de France.


Peinture de Jean Clouet, musée du Louvre.

Dans l’Heptaméron, recueil de contes écrits à la manière de


Boccace, les protagonistes, contraints de séjourner dans une auberge
durant plusieurs jours à cause d’un violent orage, débattent
notamment de ce que doit être un parfait amant. C’est Parlamente,
l’une des cinq femmes de la compagnie, qui en donne certainement
la plus juste définition : « J’appelle parfaits amants ceux qui
cherchent en ce qu’ils aiment quelque perfection, soit beauté, bonté
ou bonne grâce, toujours tendant à la vertu, et qui ont le cœur si haut
et si honnête qu’ils ne veulent, pour mourir, mettre leur fin aux
choses basses que l’honneur et la conscience réprouvent ». Nul doute
que l’auteur, Marguerite de Navarre, ait pensé à son royal frère en
écrivant ces lignes. C’est que François Ier, roi flamboyant qui a
commencé son règne par une éclatante victoire militaire, demeure
dans l’Histoire comme le roi ami des arts et grand amateur de
femmes. Il inaugure une solide tradition de galanterie, voire de
paillardise, à la cour du royaume de France, et trouvera en Henri IV
ou Louis XIV de zélés successeurs. Si Saint Louis représente la justice
et le Roi-Soleil la splendeur de la monarchie,
François Ier, roi hédoniste et esthète, incarne
l’alliance la plus raffinée de la beauté et du
plaisir. En rapportant de ses conquêtes
italiennes les merveilles de la Renaissance,
qu’il acclimate au goût français, il a sans
doute plus qu’aucun autre monarque
contribué à inventer un certain art de vivre,
plein de douceur et de galanterie. N’a-t-il pas
dit un jour qu’« une cour sans femmes, c’est
comme un jardin sans fleurs » ? Et il est vrai
que les dames auront une place de choix dans la vie de cet homme
qui ne les aime pas en débauché, mais en admirateur éperdu de la
femme, de toutes les femmes. L’influence des femmes qui l’ont élevé,
de celles qu’il a aimées, et même de celles, nombreuses, qu’il a
désirées, a été essentielle dans le règne de ce roi, qui referme le
Moyen Âge de l’idéal courtois pour faire entrer le royaume dans l’ère
moderne.
Son premier, et peut-être plus grand amour est certainement sa
mère, Louise de Savoie. Lorsqu’elle lui donne la vie le
12 septembre 1494, le lendemain de son dix-huitième anniversaire,
Louise ne se doute pas qu’elle accouche du futur roi de France. Le
père de François, Charles d’Orléans, duc d’Angoulême, n’est pas en
première ligne dans l’ordre de succession. Mais les drames qui
affligeront la reine Anne de Bretagne ouvriront la voie au fils de
Louise. De son premier mari, Charles VIII, la reine Anne a quatre
enfants, dont seul l’aîné, Charles-Orland, survit quelque temps avant
de succomber à la rougeole à l’âge de trois ans.
Lorsque Charles VIII meurt, sans descendance,
Anne épouse son successeur, le roi Louis XII, fils
de l’autre Charles d’Orléans, le prince poète.
Mais elle semble condamnée à ne connaître que
des maternités cruelles : sur les huit enfants
issus de cette nouvelle union, seuls deux
survivent. Deux filles : Claude et Renée. Il est
vite apparu qu’encore une fois, le prochain roi ne
serait pas lui-même fils de roi. Lorsque François
a six ans, Louis XII, son tuteur, à la demande des états généraux, se
résout à le faire venir à la cour d’Amboise afin de superviser son
éducation, anticipant la possibilité de ne pas laisser d’héritier. Pour
Louise, les malheurs d’Anne de Bretagne sont un signe du destin.
Tant de souffrances ne peuvent être justifiées que par la nécessité de
céder la place à cet enfant si parfait qu’elle a mis au monde, et qui ne
peut qu’être appelé à de hautes responsabilités. Veuve à dix-neuf ans,
elle se voue entièrement à réaliser les ambitions qu’elle nourrit pour
son fils, qu’elle appelle son « César bien-aimé ». Et si elle tremble
lorsqu’Anne de Bretagne est de nouveau enceinte en 1503, puis en
1512, c’est avec un secret soulagement qu’elle apprend que le
malheur a encore frappé la reine, et que les petits dauphins n’ont
survécu que quelques semaines.
François a grandi sous le regard bienveillant de cette jeune mère.
Sa sœur, Marguerite, de deux ans son aînée, partage cette adoration
exclusive. Elle-même ne manque pas de qualités. Vive et pleine
d’esprit, elle fait preuve d’une extraordinaire curiosité intellectuelle,
qui en fera sans doute la femme la plus brillante de son époque, et
l’amie des plus grands poètes de son temps : Rabelais lui dédicace le
Tiers livre, et l’Arétin ses poèmes. Celle qui deviendra la grand-mère
maternelle d’Henri IV entretient une grande complicité avec son
frère, avec qui elle possède une étonnante ressemblance physique.
Grâce à ces deux femmes exceptionnelles, le futur roi commence à
nourrir cet inépuisable amour des femmes, qui tiendront une place
capitale dans sa vie. Pour autant, son entourage n’est pas
exclusivement féminin : à Amboise, au Clos Lucé, où il vit désormais,
ses camarades de jeu sont Anne de Montmorency, un futur
connétable de France, mais aussi Robert de La Marck, seigneur de
Fleuranges et de Sedan, qui se distinguera aux côtés de son ami
d’enfance lors de la bataille de Marignan. Louise confie l’éducation
de François au maréchal de Gié. Cet homme sévère désapprouve la
proximité et la fusion dans lesquelles vivent le fils et la mère qui,
selon lui, risquent d’induire chez le jeune homme mollesse et
puérilité. Louise, mécontente, saura saisir la première maladresse
commise par Gié, qui a contrarié Anne de Bretagne, pour se
débarrasser de lui et le remplacer par Artus Gouffier, seigneur de
Boisy, nettement plus accommodant. Elle veille à ce que l’éducation
de son fils fasse la part belle à l’humanisme et aux arts, cultivant chez
le jeune homme de nettes dispositions pour les belles lettres.
Mais il est temps de consolider ses espérances de grand avenir
pour François par des projets matrimoniaux. Si Louis XII songe,
dans un premier temps, à marier sa fille Claude à Charles de Gand, le
futur Charles Quint, il voit finalement d’un mauvais œil cette union
qui risquerait de donner un pouvoir démesuré à la famille
Habsbourg, dont les possessions d’Espagne et d’Europe du Nord
menacent le royaume de France pris en tenaille. Habile, le roi
parvient à retarder cette décision jusqu’à la réunion des états
généraux, en mai 1506, qui réclament à une écrasante majorité
l’union de Claude avec le futur héritier de la couronne. Les fiançailles
de Claude de France et de François d’Angoulême sont donc
annoncées. François a ainsi ravi une prétendante, qui n’est guère
âgée que de sept ans, à celui qui, toute sa vie durant, sera son éternel
rival…
Mais en attendant, c’est dans les bras d’Anne de Graville, une
dame de la cour, que François découvre les joies de l’amour… A-t-elle
vraiment été l’initiatrice du jeune duc ? Sa sœur Marguerite raconte
malicieusement dans ses écrits que la jeune dame, qui souhaitait
ardemment être le premier amour de son frère, en a été pour ses
frais : « Le prince s’en fut dans la chambre de la dame, et bientôt, à la
grande confusion de celle qui voulait enseigner, le rusé seigneur
parut tant habile qu’il se révéla tout aussi savant qu’elle. La vérité,
c’est qu’une simple mais accorte chambrière avait depuis longtemps
déniaisé le duc d’Angoulême. La pauvre dame, qui avait donné
quelques conseils, se trouva subitement bien
morfondue ». Le jeune François continue ses
conquêtes, sous le regard amusé et complice de
sa sœur, qui relatera plus tard les aventures
galantes, dignes de celles de Boccace, de son
jeune frère. Dames de la cour ou bourgeoises
de Paris, dont la « Belle Ferronnière », épouse
du sieur Jean Ferron, dont les exploits ont
défrayé la chronique galante du début du
XVIe siècle, aucune femme ne résiste au
charme de François. Il est vrai que son noble
physique lui vaut l’admiration générale de la gent féminine. D’une
taille exceptionnellement haute pour son époque, près de deux
mètres, le jeune homme aux traits réguliers, malgré un nez un peu
fort, dégage une impression de noblesse et de virilité qu’il agrémente
d’une galanterie toute chevaleresque. Sa mère veille cependant à ce
que son pouvoir de séduction ne lui cause aucun tort. Lorsque que la
reine Anne rend son dernier soupir, en 1514, épuisée par ses
nombreuses grossesses, Louise de Savoie croit l’avenir de son César
assuré. Mais, à la stupéfaction générale, Louis XII annonce, dès
l’automne 1514, qu’il va sceller son alliance avec le roi d’Angleterre
Henri VIII en se remariant avec sa sœur, Marie Tudor. Cette union
improbable entre un souverain souffreteux de cinquante-deux ans et
une pétulante princesse qui en a seize provoque le scepticisme
général, voire quelques ricanements. Comment Louis pourra-t-il
tenir le rythme que risque de lui imposer sa jeune épouse, pour lui
donner un héritier mâle ? Comme le veut la coutume, c’est François
qui accueille la nouvelle reine sur le territoire français. Marie a tôt
fait de remarquer ce beau jeune homme qui n’a que deux ans de plus
qu’elle ; de son côté, François n’est pas insensible à son charme.
Louise de Savoie, qui surveille de près les amours de son fils, sent
immédiatement le danger qui se profile : si Marie Tudor tombe
miraculeusement enceinte, tous les espoirs de son fils s’envoleront.
Elle raisonne donc le jeune homme, en lui rappelant qu’il vient à
peine d’épouser Claude de France, qui l’aime éperdument. Il est vrai
que la jeune fille ne possède pas les charmes qui attirent
habituellement le prince : petite et déjà corpulente, elle est affligée
d’un strabisme peu flatteur, et boite en permanence. Mais à ces
défauts physiques répondent des qualités de cœur qui lui
permettront de gagner le respect, sinon l’amour, de son mari. Pieuse
et pudique, elle ne prend pas ombrage de l’omniprésence de ses
maîtresses et le roi lui accorde une grande
liberté dans le domaine politique,
notamment en ce qui concerne
l’administration du duché de Bretagne,
qu’elle lui a apporté par le mariage. Claude
accepte également de laisser la préséance à
sa belle-mère et sa belle-sœur, et cela même
après être devenue reine. De son côté,
François ne manque pas de la traiter avec
courtoisie, et d’accomplir son devoir en la
mettant enceinte avec une régularité
métronomique. Leur premier enfant, Louise,
naît le 19 août 1515, un peu plus d’un an
après leur mariage, qui a eu lieu en mai 1514. Six autres enfants
suivront, dont cinq parviendront à l’âge adulte.
Pour François, cependant, l’heure de la consécration est proche !
Malade, et, dit-on, complètement épuisé par l’ardeur que met sa
jeune épouse à lui donner un héritier, Louis XII s’éteint le
1er janvier 1515, une année qui va inscrire François dans l’Histoire.
Son couronnement a lieu le 25 janvier. Malgré le froid coupant qui
règne dans la magnifique cathédrale de Reims, la cérémonie offre un
spectacle exceptionnel aux seigneurs, clercs et bourgeois
représentant les trois ordres. C’est Robert de Lenoncourt,
archevêque de Reims, qui officie, maître d’œuvre d’un rituel qui
comprend à la fois le sacre, le couronnement et l’intronisation du
nouveau roi. Comme il l’avait promis lors de leurs après-midi de jeux
au Clos Lucé, François Ier n’oublie pas ses amis d’enfance lorsqu’il
distribue les charges royales ; pourtant, il remet l’essentiel du
pouvoir à un proche de sa mère, Antoine Duprat, en lui confiant la
charge de chancelier de France. Cet homme redoutablement
intelligent, fils d’un marchand d’Issoire dont les talents lui ont
permis de se hisser dans les plus hautes sphères de l’État, est un
fidèle de Louise de Savoie. C’est à elle qu’il rend compte de son
travail car dans le nouveau système de pouvoir, Louise a
pratiquement un rôle de vice-reine, lui permettant de satisfaire ses
ambitions politiques. Cette mère attentive entend bien conserver la
place éminente qu’elle occupe auprès de son fils, qui, selon elle, lui
doit la fonction à laquelle il a accédé, quand bien même il serait roi
de droit divin…
François Ier entame immédiatement une série de voyages afin de
connaître ce royaume dont il a maintenant la charge. La plus grande
partie de son règne, en temps de paix, le verra en effet se déplacer
aux quatre coins du royaume, entraînant dans son sillage une
prodigieuse cour itinérante. Son cortège peut en effet atteindre
jusqu’à quinze mille personnes, suivies par une foule aussi dense. Un
nombre considérable à une époque où une ville moyenne ne compte
pas plus de dix mille habitants. Cette éternelle itinérance est bien
entendu propice aux rencontres les plus galantes : l’entrée du roi
dans une ville s’accompagne toujours de bals et de festivités auxquels
se pressent les belles dames de la bonne société, qui n’ont d’yeux que
pour le jeune roi de vingt et un ans. Mais malgré cette vie de plaisirs,
François Ier ne chôme pas. Ses continuels voyages lui permettent
d’imposer l’autorité royale sur l’ensemble de ses territoires : incarné,
représenté par un visage que tous ses sujets apprendront à
reconnaître, contrairement à ses prédécesseurs, le pouvoir royal
exercé par François Ier apparaît comme une préfiguration de
l’absolutisme que ses successeurs établiront un siècle plus tard. Mais
les ambitions de François Ier vont bien au-delà du royaume de
France. Retrouvant le tropisme des rois de France vers les duchés du
nord de l’Italie, il poursuit les efforts de Louis XII pour rétablir ses
droits sur le duché de Milan et le royaume de Naples, en ouvrant un
nouvel épisode des interminables guerres d’Italie. Et c’est par un
coup d’éclat remarquable qu’il entame ce chapitre grâce à la victoire
de Marignan. Après une bataille épique, aux côtés de Bayard et de
Robert de La Marck, le jeune roi, qui reste plus de vingt heures en
selle, sans manger ni boire, réussit à vaincre les troupes menées par
Colonna, qui est fait prisonnier. Le 16 octobre 1515, le roi victorieux
entre dans Milan. Mais il se garde bien de se comporter en vainqueur
arrogant et d’humilier les Sforza, maîtres de la ville, comme l’avait
fait Louis XII avant lui. Au contraire, François arrive en Italie comme
un grand admirateur des œuvres de la Renaissance.
À Bologne, il fait la connaissance d’un petit homme à la barbe
blanche, curieux de tout, et dont la conversation est absolument
captivante. Peintre, urbaniste, architecte, sculpteur, ingénieur, il a
longtemps travaillé pour les Sforza : son nom est Léonard de Vinci.
Séduit par ce jeune roi si cultivé, de Vinci,
qui avait refusé les invitations de Louis XII,
accepte cette fois-ci d’accompagner
François I er en France, avec dans ses
bagages le portrait d’une femme qui éblouit
le roi de France : Mona Lisa… L’amitié qui
naît entre l’artiste génial, qui admire la
beauté, l’esprit et la jeunesse du roi, et le
souverain, trop heureux de fréquenter un tel
penseur, sera brève – de Vinci disparaît en
1519 – mais essentielle dans la formation
esthétique et intellectuelle de François Ier.
L’attention du roi ne saurait être uniquement absorbée par cette
précieuse amitié. En 1518, le roi de France fait une rencontre qui va
le bouleverser. De longs cheveux noirs qui encadrent un visage à
l’ovale parfait, des yeux en amande d’un bleu profond, une peau
ambrée dont le moelleux évoque les plus grandes voluptés… C’est sur
la jeune Françoise de Foix, comtesse de Châteaubriant, que le roi
vient de poser les yeux. Leur histoire d’amour ira bien au-delà des
badineries ordinaires qu’entretient François avec les femmes qu’il
rencontre. Cette fois-ci, il s’agit d’une passion amoureuse ardente. Si
elle ne suffit pas à rendre le souverain fidèle, Françoise devient
pourtant l’objet constant de son affection, et acquiert un véritable
statut à la cour, qui en fait une sorte de « maîtresse officielle ». Les
deux amants s’échangent poèmes et déclarations brûlantes, ce qui
irrite au plus haut point Louise de Savoie. La mère du roi considère
en effet que si quelques galanteries sont bien compréhensibles, une
infidélité si manifeste à la reine ne peut se justifier, et ne sied guère à
un roi chrétien.
Louise nourrit en outre un nouvel espoir pour son fils. François
s’est en effet porté candidat pour devenir le nouvel empereur du
Saint Empire, cherchant à ravir la place de Charles Quint, le roi
d’Espagne. Si ce dernier apparaît comme le favori, les électeurs
restent néanmoins fort corruptibles et l’empereur Maximilien a déjà
échoué à le faire élire roi des Romains, lors de la diète d’Augsbourg,
en 1518. Tous les espoirs semblent donc permis pour François.
Charles est finalement élu l’année suivante, provoquant une amère
déception chez le roi de France. Tout entre les deux hommes est
propre à susciter la rivalité : Charles Quint est aussi secret et réservé
que François est joyeux et expansif ; l’un est malingre et souffreteux
quand l’autre est solide et sportif. La nouvelle de l’élection de Charles
Quint oblige la France à nouer de nouvelles alliances. C’est le but de
la rencontre au « Camp du Drap d’or » en juin 1520, qui réunit
François Ier et Henri VIII aux alentours de Calais, dans un camp
provisoire d’une telle magnificence qu’elle entre dans l’Histoire, et
provoque un certain ressentiment chez le souverain anglais qu’elle
aurait dû convaincre. Malgré les assurances d’Henri VIII, l’alliance
avec l’Angleterre est loin d’être solidement établie. En effet, le roi
britannique s’empresse d’aller à Gravelines rencontrer Charles
Quint, dont les manières modestes et l’équipage humble lui plaisent
nettement plus que les splendeurs de la cour de François Ier.
L’élection de Charles Quint signe le début des difficultés pour
François Ier. Le nouvel empereur entend bien revendiquer comme
sien le duché de Bourgogne : n’est-il pas, par sa grand-mère, Marie
de Bourgogne, le petit-fils de Charles le Téméraire ? Les offensives de
Charles Quint, aggravées par la trahison du connétable de Bourbon,
conduiront François Ier au désastre militaire de Pavie, dont le siège
commence en 1524. Annus horribilis : c’est aussi durant cette année
maudite que François Ier perd sa fille, Charlotte, âgée de huit ans,
ainsi que la douce et fidèle Claude, qui meurt en couches. À l’issue de
la défaite de Pavie, François Ier est fait prisonnier à Madrid par
Charles Quint, dans des conditions épouvantables. La joie des fêtes
de la cour et ses délicieuses amours sont bien loin. Mais même dans
sa cellule étouffante, le roi sait encore enflammer les cœurs : il a tôt
fait de conquérir celui de la propre sœur
de l’empereur, Éléonore de Habsbourg.
Il parvient à susciter chez elle l’idée
d’une alliance matrimoniale, qui ferait
partie des conditions d’un traité de paix.
Mais ce n’est qu’en 1526 que le roi
obtient enfin sa libération, en échange
d’un immense sacrifice : il doit
abandonner ses deux fils en otage à la
cour espagnole ! La présence des deux
dauphins est en effet un gage pour
l’empereur, qui compte ainsi s’assurer
que le roi de France se soumettra bien à ses conditions pour
l’établissement du traité de paix.
Changé, mûri par son expérience espagnole, François a la surprise
de ne pas retrouver sa chère Françoise à la cour. Louise de Savoie a
en effet profité de son absence pour renvoyer la comtesse, qui
s’immisçait un peu trop à son goût dans les affaires de l’État, sur ses
terres bretonnes. Mais connaissant son fils mieux que personne, elle
a déjà prévu une remplaçante pour
l’accueillir : une de ses suivantes, la belle
Anne de Pisseleu, aussi blonde que
Françoise était brune. Le roi ne tarde pas à
s’éprendre de cette jeune fille de dix-huit
ans, dont la douceur lui fait vite oublier ses
tourments madrilènes. Mais il n’en rappelle
pas moins Françoise à la cour, qui redouble
de séductions et de chatteries pour
reconquérir le cœur du souverain. De cette
terrible bataille, c’est Anne qui sortira victorieuse ; il est vrai qu’elle a
en Louise une alliée de poids.
Louise de Savoie joue aussi un rôle essentiel dans le règlement du
conflit entre son fils et l’empereur Charles Quint : c’est en effet avec
la tante de celui-ci, Marguerite d’Autriche, qu’elle définira, à
l’été 1529, les conditions de ce que l’on appellera la « paix des
Dames ». Une paix scellée par le mariage de François Ier, le
7 août 1530, avec Éléonore de Habsbourg. Peu gracieuse, cette
dernière est éperdument amoureuse de son mari ; elle comprend
néanmoins assez vite, après la fin de sa lune de miel, qu’il faudra
apprendre à partager son royal époux avec la jolie Anne de Pisseleu,
qui s’est fait une place importante dans le cœur du roi. La mort de
Louise de Savoie en 1531, et celle de Françoise de Foix en 1537, qui
aurait été assassinée, signent la fin d’une époque pour François Ier.
Privé de deux femmes tendrement aimées, il comprend la nécessité
de marquer définitivement l’Histoire. Son alliance diplomatique avec
Soliman le Magnifique, le plus célèbre sultan ottoman de l’Histoire,
préfigure une fois encore la construction de l’État-nation parachevée
un siècle plus tard par Richelieu.
Mais François Ier reste avant tout un roi bâtisseur : Amboise,
Blois, Saint-Germain-en-Laye, le château de Madrid dans le bois de
Boulogne, Fontainebleau, où il aime
tant séjourner, Chambord, construit
pour se rapprocher des charmes de la
comtesse de Thoury… Il offre au
royaume les plus beaux joyaux
architecturaux de son temps, et permet
aux plus grands noms de la Renaissance
d’exercer leur art. Ces entreprises – qui
se révéleront catastrophiques en termes
de finances publiques – permettront
néanmoins au royaume de France de
rivaliser avec les plus raffinées cités
italiennes, et d’acquérir un
rayonnement politique digne de
l’Empire de Charles Quint ou de celui
d’Henri VIII. Entre le taciturne empereur, peu porté sur les choses de
l’amour, et l’insatiable convoitise d’Henri VIII, assassin de deux de
ses six épouses, le galant François apparaît comme l’incarnation
d’une indicible douceur de vivre à la française. Son règne plein
d’esprit symbolisera pour la postérité un certain âge d’or de la
monarchie française.
L’AFFAIRE DU COLLIER DE LA REINE

le scandale qui a perdu Marie-Antoinette !

Portrait de Marie-Antoinette de Lorraine Habsbourg,


reine de France (1755-1793).
Peinture de Vigée Lebrun, château de Breteuil, XVIIIe siècle.

11 août 1784. Louis-René-Édouard de Rohan, cardinal-évêque de


Strasbourg, ancien ambassadeur de France à Vienne, et courtisan
issu de l’une des plus vieilles familles de France, ne se tient plus de
joie. Ce soir, il va enfin avoir l’entrevue qu’il réclame depuis un an à
la reine Marie-Antoinette, celle qui va mettre fin à plus de dix années
de brouille, et qui va faire de la reine sa confidente, voire, s’il est
permis de l’exprimer ainsi, son obligée. L’entrevue est fixée pour
minuit. Elle a lieu dans les jardins de Versailles, au bosquet de
Vénus, cadre fort romanesque pour une rencontre entre une reine et
un cardinal. Le visage masqué d’une mousseline noire, Marie-
Antoinette a seulement le temps de donner au cardinal de Rohan une
rose, en lui murmurant : « Vous pouvez maintenant espérer que le
passé sera oublié ». Mais très vite, on les prévient que la comtesse de
Provence et la comtesse d’Artois, belles-sœurs de la reine,
approchent. Il faut donc écourter cette aventureuse entrevue, qui
paraît tout droit sortie d’une pièce de Beaumarchais, auteur alors fort
en vogue. Mais le cardinal ne relève pas cette similitude, trop occupé
à se frotter les mains, se félicitant de l’habileté dont il a fait preuve
dans cette manœuvre de réconciliation. Bien sûr, c’est avant tout
grâce à sa bonne amie la comtesse de la Motte que tout a été possible.
C’est elle qui lui a permis de nouer une correspondance avec la reine,
dont elle se dit proche. Mais tout de même, quelle chance d’être
choisi comme intermédiaire par la reine pour faire en son nom
l’acquisition de l’incroyable collier des joailliers Bœhmer et
Bassenge, extravagant bijou de deux mille huit cent quarante carats,
initialement conçu pour la comtesse du Barry, avant que la mort de
Louis XV ne signe sa disgrâce ! L’heureux cardinal ne se doute guère
qu’il vient d’être la dupe de la plus célèbre escroquerie de l’Histoire
de France, qui fera la joie des gazettes, provoquera la fureur du
peuple, et précipitera indirectement la chute de la Monarchie.
Comme bien des histoires d’imposture, celle-ci commence avec un
impérieux désir de revanche sur l’existence. La vénéneuse Jeanne
de Valois, dont les charmes ont été immortalisés par Alexandre
Dumas dans Le collier de la Reine, est née en 1756 dans la misère la
plus profonde. Et pourtant, son nom est la preuve d’une authentique
ascendance royale. Son vaurien de père, soldat vivant d’expédients et
de braconnerie, est le fils de Jean de Saint-Rémy, un bâtard
qu’Henri II a eu avec Nicole de Savigny. Mais malgré son royal
arrière-grand-père, Jeanne n’est guère qu’une paysanne, dont la
mère, dit-on, se prostitue à l’occasion. Consciente de sa condition
(son père lui aurait fait jurer, sur son lit de mort, de ne jamais oublier
qu’elle est une Valois), Jeanne n’aura de cesse de faire reconnaître sa
noblesse et, plus prosaïquement, d’obtenir une pension royale qui lui
permette de tenir son rang. Elle épouse en 1780 Antoine-Nicolas
de la Motte, qui s’octroie assez vite, sans aucun droit à y prétendre, le
titre de comte. Bien vite, elle rejoint la cohorte des solliciteurs qui
hantent les couloirs de Versailles à la recherche d’une faveur, et
gagne la protection de la marquise de Boulainvilliers qui lui permet
d’obtenir une pension royale. Mais celle-ci demeure fort modeste. Il
va donc falloir aller chercher l’argent là où il se trouve…
Avec la complicité de son amant, Rétaux de Villette, et de son
mari, qui ne prend guère ombrage de la situation, elle va alors
imaginer un plan rocambolesque. Il s’agit en premier lieu de se
rapprocher du cardinal de Rohan, qu’elle rencontre en 1783. Elle
s’assure de sa bienveillance et de ses largesses en passant par
l’intermédiaire du sulfureux comte de Cagliostro. Ce fils de paysans
siciliens, qui a été chassé pour indélicatesse de l’ordre des frères de la
Miséricorde (où il était médecin), a voyagé autour du bassin
méditerranéen et se dit d’origine arabe. Jouant sur toutes les
superstitions du temps, un peu alchimiste, un peu sorcier,
prétendument thaumaturge (il dit guérir tous les maux par simple
imposition des mains), le prétendu comte – de son vrai nom Joseph
Balsamo – a complètement subjugué le cardinal. En attendant, il
gagne sa vie en soutirant de l’argent aux membres de la noblesse
contre des élixirs de longue vie, secrets ésotériques et autres poudres
de perlimpinpin. C’est donc sous le patronage de ce personnage
hautement recommandable que Jeanne fait irruption dans la vie du
cardinal de Rohan. La volcanique jeune femme n’a aucun mal à le
séduire, d’autant qu’il voit là l’occasion rêvée de se réconcilier avec
Marie-Antoinette. Du moins le croit-il. La comtesse de la Motte lui
assure en effet qu’elle fait désormais partie des intimes de la reine,
montrant au cardinal des lettres où la souveraine lui donne du « ma
cousine ». Une connivence arrangeant bien le cardinal qui a
beaucoup à se faire pardonner… Cet ancien protégé de Madame
du Barry – la maîtresse de Louis XV et ennemie intime de Marie-
Antoinette – avait scandalisé la vertueuse Marie-Thérèse d’Autriche,
mère de Marie-Antoinette, par le luxe ostentatoire déballé lorsqu’il
était en poste à l’ambassade de Vienne et par la légèreté de ses
mœurs, au point que la sévère impératrice réclama son rappel en
1774.
Lorsque, dans sa correspondance, Marie-Antoinette évoque le
collier de Bœhmer et Bassenge, le
cardinal voit là une occasion de mettre
définitivement un terme à une brouille
vieille de dix ans. Marie-Antoinette, en
effet, ne peut guère se permettre de
faire publiquement une dépense aussi
extravagante, alors que son train de vie
exubérant est déjà vivement dénoncé
par les gazettes auprès desquelles elle
n’a pas très bonne presse. Son goût des
fêtes à Versailles et ses amours avec
Fersen en ont fait la proie des libellistes
qui la surnomment désormais
« l’Autrichienne ». Signe du désamour
croissant entre la reine et son peuple,
elle ne reçoit aucun applaudissement, ni aucune acclamation, lors de
la traditionnelle visite de Paris qui suit son dernier accouchement, le
10 mai 1785. Elle sollicite donc une véritable faveur auprès du
cardinal : accepterait-il d’être le prête-nom qui achètera le collier
pour son compte ? Le cardinal s’empresse d’accéder à cette demande,
qui est pour lui un véritable honneur. La confiance restaurée entre le
prélat et la reine semble désormais sans limites. Il s’adresse donc aux
joailliers Bœhmer et Bassenge afin d’acquérir le collier. Ces derniers
ne cachent pas leur soulagement : la reine s’est enfin décidée ! Ils lui
ont en effet proposé à maintes reprises ce collier extrêmement orné –
pourtant assez peu dans le style de celle qui a posé en chapeau de
paille pour Élisabeth Vigée Le Brun – et pour la fabrication duquel ils
se sont lourdement endettés. C’est que ce bijou monumental coûte
deux millions de francs ! Totalement aux abois, Bœhmer et Bassenge
acceptent de le céder pour seize cent mille livres, payables en quatre
versements. Le collier est donc confié au cardinal, qui le fait parvenir
à Marie-Antoinette par l’intermédiaire de la comtesse de la Motte.
Nous sommes au début de l’année 1785 ; Rohan attend avec fébrilité
de voir sa reine arborer le magnifique bijou
qu’il lui a permis d’acquérir. Pourtant, les jours
passent sans qu’elle ne se décide à afficher son
nouveau caprice ; au cardinal, inquiet, elle
répond par lettre vouloir trouver l’occasion
idéale. Mais c’est trop attendre ; le cardinal
s’impatiente, et Bœhmer et Bassenge avec lui,
qui espèrent beaucoup de la publicité que leur
procurera ce caprice royal.
Début août 1785, Marie-Antoinette reçoit donc une lettre de ses
joailliers attitrés qui lui semble totalement dénuée de sens. Les deux
compères semblent s’y réjouir de son acquisition d’un collier qu’ils
lui ont présenté plusieurs fois et qu’elle a toujours refusé. N’y voyant
qu’une relance supplémentaire pour un bijou dont elle ne veut pas,
elle se contente de brûler la lettre. Sidéré de ne pas recevoir de
réponse (après tout, le collier n’est pas entièrement payé !), Bœhmer
décide de s’adresser à la femme de chambre de la reine, Madame
Campan. Celle-ci nie cet achat avec la plus grande énergie. Mais
Bœhmer a des preuves : des lettres signées de la main de la reine et
adressées au cardinal de Rohan. Rapidement, les deux parties
comprennent que cette histoire de collier est en train de prendre un
tour dramatique. Du côté de la reine, cependant, un homme se frotte
les mains ; c’est Breteuil, un ennemi de longue date du cardinal, qui
tient là l’occasion d’anéantir son adversaire. Il combat donc le
premier sentiment de la reine, qui veut laisser à Rohan le bénéfice du
doute, et lui conseille d’agir avec ardeur. Pris dans une logique de
court terme, il ne perçoit pas les dommages collatéraux qu’une telle
attitude pourrait causer à la réputation de la reine. Le 15 août, alors
qu’il s’apprête à célébrer la messe de l’Assomption (il est en effet
aumônier du roi), le cardinal de Rohan est arrêté en plein office dans
la chapelle de Versailles et conduit pour une confrontation devant le
roi et la reine. Il y subit une humiliation en règle : comment la reine
aurait-elle pu faire ainsi confiance à un homme à qui elle n’a pas
adressé la parole depuis environ dix ans ? Et surtout, comment un
prince de la maison de Rohan, grand aumônier de surcroît, a-t-il pu
croire que la souveraine avait signé ses lettres « Marie-Antoinette
de France » ? Pour qui connaît un tant soit peu l’étiquette de la cour,
cette seule signature aurait dû suffire à jeter le doute sur
l’authenticité de toute la correspondance (les reines, en effet, ne
À
signent que de leur nom de baptême). À l’humiliation d’avoir été la
dupe d’escrocs s’ajoute, pour le cardinal, la honte de ne pas connaître
les règles élémentaires de l’étiquette royale !
Le cardinal est à terre. Louis XVI choisit pourtant de porter cet
affront à son paroxysme en décidant de lui imposer un procès public
devant le Parlement, contre l’avis de certains de ses conseillers qui
lui recommandaient de le faire juger discrètement par un tribunal
spécial. La rocambolesque escroquerie est ainsi reconstituée et ses
protagonistes arrêtés : en tête desquels l’instigatrice de la manigance,
Jeanne de Valois – comtesse de la Motte – son mari et bien sûr, la
femme qu’ils avaient recrutée pour se faire passer pour la reine,
Nicole Leguay dite « Mademoiselle Oliva », une prostituée du Palais-
Royal réputée pour sa ressemblance avec Marie-Antoinette. Le
31 mai 1786, la sentence tombe. Tous les malfrats sont sévèrement
condamnés : prison à perpétuité pour la comtesse de la Motte, qui
est, comble de la déchéance, marquée au fer rouge sur la poitrine du
« V » de voleuse, bannissement pour Cagliostro et Rétaux de Vilette,
le comte de la Motte s’étant quant à lui déjà réfugié en Angleterre.
Mademoiselle Oliva, enceinte et peu au fait de l’ensemble de
l’histoire, émeut le tribunal et se voit acquittée, à l’instar du cardinal.
Ce procès est un véritable camouflet
pour Marie-Antoinette. En effet, cette
sentence laisse planer un doute sur son
implication dans cette escroquerie…
Pour l’opinion publique la véritable
victime de cette affaire semble bien être
le cardinal de Rohan, honteusement
manipulé par la souveraine avec l’aide
de Jeanne de Valois. Celle-ci – qui s’est évadée de la Salpêtrière pour
se réfugier à Londres – publie d’ailleurs, avec une incroyable
impudence, un livre sur le sujet où elle accumule les affabulations sur
ses prétendues relations saphiques avec la reine. Salie par les
rumeurs égrillardes des gazettes, humiliée par la sentence d’un
Parlement en ébullition et qui cherche à tout prix à se démarquer
d’un roi dont il conteste de plus en plus l’autorité, Marie-Antoinette
est profondément atteinte par ce scandale qui mêle tous les
ingrédients propres à exciter l’imagination des masses : un
ecclésiastique débauché issu d’une grande famille, un bijou fabuleux,
une aventurière de haute lignée… Ternissant un peu plus l’image de
la noblesse dans son ensemble et celle de la reine en particulier, cette
ténébreuse affaire aura certainement contribué à préparer l’opinion
publique à la chute tragique de celle que l’on appellera bientôt
« Madame Déficit » et d’un ordre politique à bout de souffle.
Comme le disait Goethe, dans Le Grand Cophte : « Ces intrigues
détruisirent la dignité royale. Aussi l’histoire du collier forme-t-elle la
préface immédiate de la Révolution. Elle en est le fondement… »
LE SCANDALE DE L’ARMOIRE DE FER

a-t-il fait tomber la tête de Louis XVI ?

L’armoire de fer dans laquelle ont été découvertes


les correspondances royales.
C’est le 16 janvier 1793 que se tient l’un des plus extraordinaires
procès de l’Histoire de France. Au banc des accusés, devant les
députés de la Convention, un homme qui comparaît sous un nom
qu’il ne considère pas comme le sien : Louis Capet. Selon les mots de
Saint-Just, alors tout jeune membre de la Convention, il ne s’agit pas
de juger cet homme pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il est :
l’incarnation d’un pouvoir qui a été renversé par le peuple. À ce titre,
il doit être éliminé. Le sort de Louis XVI semble bien scellé, avant
même que son procès ne débute. Et pourtant, il existe encore, même
au sein de la Convention, un attachement à l’héritier des Bourbons,
dépositaire de siècles d’Histoire de France : si la culpabilité de Louis
est votée par presque tous les membres, ce n’est qu’à une courte
majorité, en revanche, que sa mort est décidée. Parmi ces quelques
voix qui font pencher la balance du côté de l’issue fatale, celle de
Philippe d’Orléans, rebaptisé Philippe-Égalité, le propre cousin du
roi ! Quels sont les événements qui ont permis de faire sauter, dans
l’esprit des députés de la Convention, le tabou suprême, et rendu
acceptable à leurs yeux – ce qui quelques années plus tôt aurait été
considéré comme un crime absolu – le régicide ? Comment expliquer
que les députés aient voulu baptiser le nouveau régime du sang de
l’ancien roi, alors même que ce dernier avait, deux ans plus tôt, prêté
serment à la Constitution ? La réponse se trouve peut-être dans un
recoin du palais des Tuileries…
C’est en effet dans l’ancienne demeure des rois de France que vit la
famille royale, depuis les journées d’octobre 1789, durant lesquelles
le peuple révolutionnaire, venu à Versailles réclamer du pain, a
littéralement envahi le château, pour ramener à Paris « le boulanger,
la boulangère et le petit mitron » (le roi, la reine et le Dauphin).
Depuis lors, Louis XVI a donné le sentiment de naviguer à vue, sans
réelle stratégie pour préserver la monarchie, oscillant entre une
position conciliante envers l’Assemblée constituante et une attitude
de défi. Les fêtes de Pâques 1791 vont définitivement faire pencher la
balance vers une hostilité croissante entre le monarque et
l’Assemblée constituante : Louis XVI refuse en effet de recevoir la
communion des mains d’un prêtre ayant accepté la constitution civile
du clergé (condamnée par Rome lors de sa promulgation l’année
précédente). On lui interdit pourtant de quitter Paris pour aller
assister à la messe au château de Saint-Cloud. C’est à ce moment-là
que Louis se rallie au projet que nourrit Marie-Antoinette depuis la
fin de l’année 1790, et qu’il consent à fuir à l’étranger. Mais
l’audacieux projet échoue : la famille royale est reconnue et arrêtée,
le 21 juin 1791, à Varennes, avant d’être ramenée à Paris.
Pour le peuple français, cette tentative de fuite va
irrémédiablement entacher du soupçon de duplicité toutes les
actions ultérieures du souverain. Le roi accepte pourtant de prêter
serment à la Constitution, le 14 septembre 1791. Il n’est donc plus
monarque de droit divin, mais demeure le Premier des Français, et
est inviolable, c’est-à-dire inamovible. La voie d’une monarchie
constitutionnelle semble donc ouverte. Et pourtant, à peine un an
plus tard, c’est de la possibilité de juger celui qu’on appelle
désormais Louis Capet que l’on discute à l’Assemblée législative.
C’est qu’en un an, l’état politique de la France a bien changé : d’une
monarchie constitutionnelle voulant se réformer de façon pacifique,
on est désormais passé à une République en état de siège, menacée à
la fois par les révoltes qui couvent dans l’Ouest et par les monarchies
étrangères décidées à faire plier les révolutionnaires français. Plus
question pour le roi d’être un allié dans les réformes : il est
désormais le symbole d’un ordre obsolète et hostile, qu’il faut à ce
titre anéantir !
Tout commence lorsque le roi décide d’exercer un des pouvoirs
exécutifs garantis par la Constitution. En usant de son droit de veto
contre le décret prévoyant l’expulsion des prêtres réfractaires à la
Constitution civile du clergé, Louis XVI provoque une violente
réaction dans un peuple parisien déjà passablement inquiet de la
situation extérieure de la France révolutionnaire. L’Assemblée
législative a en effet déclaré la guerre à l’Autriche. En l’auréolant de
patriotisme et en faisant plus que jamais peser le soupçon du double
jeu sur la famille royale, la guerre va agir comme un puissant
catalyseur qui précipitera la chute du pouvoir monarchique. Le
10 août, c’est l’émeute : le peuple s’empare des Tuileries alors que
l’Assemblée nationale vient de déclarer la « patrie en danger » sous
les assauts de l’armée prussienne. Le roi et sa famille sont incarcérés
à la prison du Temple, et une Commune insurrectionnelle est
instituée pour remplacer le pouvoir exécutif.
Que faire du roi ainsi déchu ? C’est la question qui agite les
députés révolutionnaires à l’automne de l’année 1792. La victoire de
Valmy, le 20 septembre, a permis au pouvoir de reprendre son
souffle : la Convention, élue au
suffrage universel, déclare la
République le
21 septembre 1792. La rupture
avec la monarchie est donc
consommée, et déjà certains
députés radicaux, à l’instar de
Saint-Just, considèrent qu’il
n’y a pas de place pour
Louis XVI dans la société
nouvelle que la République
doit fonder ! Pourtant, il paraît
encore difficile de se débarrasser de celui qui a régné sur la France
pendant près de vingt ans. Mais le 20 novembre, le ministre de
l’Intérieur, Jean-Marie Roland, dépose sur le bureau de la
Convention un dossier accablant contre le roi, fournissant aux
députés le prétexte idéal à l’ouverture du procès qui décidera du sort
de Louis XVI. Corruption des plus grands révolutionnaires, complots
fomentés avec l’aide des puissances étrangères, les documents vont
prouver de façon irréfutable la duplicité de Louis XVI.
À l’origine de cette incroyable découverte, il y a avant tout une
trahison, celle de François Gamain, serrurier du roi, et compagnon
d’atelier de Louis XVI, dont le goût pour les travaux manuels l’avait
conduit à développer une véritable amitié avec l’artisan qui se
plaisait à donner au monarque des cours de serrurerie. C’est donc
tout naturellement vers lui, explique Gamain à Roland, que le roi
s’est tourné au printemps 1792 pour lui demander de concevoir une
cachette où il pourrait dissimuler des documents importants.
Constamment surveillé, conscient que son palais peut à tout moment
être envahi par une foule en colère, le roi fait donc construire à
Gamain une armoire secrète dans l’épaisseur d’un mur, recouverte
d’une couche de peinture imitant la pierre, et donc invisible pour qui
ne connaîtrait pas son existence. C’est cette armoire qu’il montre à
Roland, le 19 novembre 1792. Le ministre de l’Intérieur y fait
plusieurs découvertes inattendues qui vont s’avérer extrêmement
utiles à la Convention. S’y trouve, en effet, toute la correspondance
qu’a entretenue Louis XVI avec les autres cours européennes,
confirmant le soupçon de trahison, ou tout au moins de défiance du
roi à l’égard du pouvoir de l’Assemblée législative. Plus grave, il y
découvre également une correspondance secrète entretenue avec
certaines des grandes figures révolutionnaires : le général La Fayette,
héros de la Révolution américaine et gardien des premières heures
de la Révolution ; Mirabeau, instigateur du Serment du Jeu de
Paume, mort l’année précédente, Dumouriez, le ministre des Affaires
étrangères qui n’a pas hésité à déclarer la guerre à la puissante
Autriche… Pour Roland, cela ne fait plus aucun doute : Louis XVI
était en train de mettre en place un vaste réseau de corruption au
sein des instances révolutionnaires afin de préparer un retour à
l’absolutisme, avec la complicité des monarchies européennes
hostiles à la Révolution en cours !
En fait de corruption, il semblerait que Mirabeau se soit
simplement fait rémunérer pour offrir des conseils stratégiques,
d’ailleurs assez peu suivis, au souverain, et que le reste des
documents relève d’une correspondance tout au plus ambiguë entre
un souverain et ses ministres et hauts fonctionnaires. Mais l’image
de ces tenants de la monarchie constitutionnelle n’en est pas moins
fortement écornée. Mirabeau perd son statut de premier héros de la
Révolution : sa dépouille, celle du premier grand homme à avoir
intégré le Panthéon, en sera finalement exclue en 1794, pour être
inhumée anonymement au cimetière de Clamart. Quant à La Fayette,
il est déjà en disgrâce depuis la fusillade du Champ de Mars en 1791 :
il est donc définitivement écarté du pouvoir. Avec la découverte des
documents de l’armoire de fer, c’est tout le courant du club des
Feuillants, ces monarchistes qui se sont séparés des Jacobins en
1791, qui est définitivement liquidé.
Les documents trouvés dans l’armoire de fer n’ont, selon les
historiens actuels, qu’une importance toute relative ; mais pour les
Conventionnels, ils présentent le double avantage d’amoindrir le
prestige dans l’opinion publique des premiers révolutionnaires de
1789, tout en offrant des chefs d’accusation tangibles permettant
enfin l’ouverture d’un procès contre le roi. Ce sont donc ces pièces
qui vont déclencher l’instruction, que nombre de Jacobins
considèrent désormais comme le nécessaire acte fondateur de la
nouvelle République. Comme le dit alors Saint-Just, tout jeune
député de l’Aisne nouvellement élu : « un roi doit régner ou être
détruit ! »
Le 11 décembre 1792, c’est le symbole même de l’Ancien Régime
qui comparaît devant la Convention. Barère, le président, énonce les
chefs d’inculpation à Louis Capet : on l’accuse, entre autres, de
n’avoir prêté serment à la Constitution que pour pouvoir corrompre
par la suite l’Assemblée constituante, avec l’aide de Mirabeau ;
d’avoir comploté avec le roi de Prusse pour rétablir la monarchie ;
d’avoir envoyé de l’argent aux aristocrates partis en émigration, pour
leur permettre de préparer un projet de Contre-Révolution ; d’être
responsable de la fusillade du Champ de Mars… Autant de chefs
d’accusation qui, aux yeux de la Convention, paraissent solidement
corroborés par les documents de l’armoire de fer. Défendu par des
avocats de talent, et protestant de sa bonne foi, Louis XVI nie avec la
dernière énergie avoir eu connaissance des documents contenus dans
cette armoire, et même jusqu’à l’existence de celle-ci ! Une
dénégation peu vraisemblable, mais qui a néanmoins nourri un
courant historiographique qui voit dans le contenu de l’armoire de
fer le produit des manigances de Marie-Antoinette, voulant se jouer
de son mari. Il reste cependant plus probable que Louis XVI ait
choisi de nier en bloc l’existence des éléments l’accusant, sachant
probablement que l’issue du procès lui serait nécessairement fatale.
La culpabilité du monarque ne fait plus guère de doute. En effet,
aux yeux des députés de la Convention, le 15 janvier 1793, il est
reconnu coupable par une majorité écrasante de sept cent sept voix
sur sept cent dix-huit. En revanche, ils ne sont que trois cent quatre-
vingt-sept – une majorité bien plus courte – à réclamer la peine de
mort. C’est pourtant bien le sort qui attend Louis XVI : la Convention
refuse de surseoir à son exécution. Le 21 janvier, la tête de Louis, roi
Bourbon, tombe devant une foule ébahie. La nation vient de
commettre un parricide, et le sait. Entre ceux qui pensent que le
meurtre du père était un crime nécessaire, et ceux qui continuent de
croire que rien ne saurait le justifier, le débat ne s’est jamais refermé.
MAXIMILIEN Ier

pourquoi a-t-il été sacrifié par Napoléon III ?

Maximilien Ier, en 1865.


Ferdinand Maximilien Joseph de Habsbourg (1832-1867).
Peinture d’A. Grafle, palais de Chapultepec, Mexique.
Charlotte, fille unique du roi des Belges, petite-fille du roi de
France Louis-Philippe Ier, dont la naissance et les prédispositions
naturelles rendaient jalouse sa belle-sœur Sissi, l’impératrice
d’Autriche, s’éteint seule, le 19 janvier 1927 à Meise, en Belgique,
dans le château de Bouchout, acquis pour elle par son frère Léopold.
Celle dont la vie fut bien plus longue que la plupart de ses
contemporains, y passera plus de soixante ans, cloîtrée, emmurée
dans ses délires paranoïaques. Sa mort ne fera pas grand bruit. Son
monde s’est écroulé avec la Première Guerre mondiale. Vice-reine de
Lombardie-Vénétie, ex-impératrice du Mexique, elle a été, durant six
années, l’héroïne d’une aventure épique qui lui fera perdre la raison
et coûtera la vie à son époux, Maximilien Ier. Frère de l’empereur
François-Joseph (époux de la fameuse Sissi), Maximilien est prince
impérial et archiduc d’Autriche. Des bruits circuleront selon lesquels
Maximilien serait le fils de l’Aiglon, et donc le petit-fils illégitime de
Napoléon Ier. Énigme ô combien importante, puisqu’elle conduira
Napoléon III à se préoccuper de ce providentiel cousin éloigné, quitte
à bouleverser son destin en lui proposant la couronne mexicaine.
Maximilien rencontre Charlotte lors d’une
visite officielle en Belgique. Si le bel
Autrichien la séduit au premier regard, elle le
laisse totalement indifférent. L’union,
consacrée à Bruxelles le 27 juillet 1857
ressemble davantage à un mariage arrangé
qu’à un mariage d’amour. Charlotte est sous le
charme, mais la rumeur rapporte que la nuit
de noces est désastreuse, et que leurs relations
sexuelles sporadiques s’arrêtent bien vite. On
parle d’un défaut chez l’un des partenaires, et
des bruits courent sur une éventuelle homosexualité de Maximilien.
Rumeur sans doute malveillante, pour prouver la dégénérescence de
la dynastie. L’absence d’héritier ne permettra pas de démentir
totalement cette allégation. Mais leur éducation catholique, ainsi que
leur sens du devoir, les contraignent à rester ensemble officiellement.
Désabusée, Charlotte se console… Elle appartient désormais à l’une
des familles les plus prestigieuses d’Europe, les Habsbourg.
Maximilien, qui était jugé trop « volage » au sein d’une cour très
pieuse offre dorénavant une image plus respectable. Les jeunes
mariés s’installent à Vienne, où le prince est aimé par sa mère,
l’archiduchesse Sophie et adulé par les cercles libéraux, alors que les
relations avec son frère, l’empereur, sont tendues. Sans doute,
François-Joseph est-il jaloux de l’affection qui lie son cadet à leur
mère, et craint-il ses ardeurs libérales, comme tous les conservateurs
autrichiens depuis les événements révolutionnaires de 1848. Quoi
qu’il en soit, le couple partage un même besoin d’engagement et
d’action, à défaut d’une franche passion.
Et c’est en Italie du Nord, gouvernée par l’Autriche depuis le traité
de Vienne, que l’Histoire va venir combler cette attente. Maximilien a
l’occasion de gouverner et de promouvoir une politique libérale,
honnie et crainte par le gouvernement. L’humiliant voyage de
François-Joseph en Lombardie (le silence dans les rues et le boycott
de l’Opéra par les nobles milanais qui se sont fait représenter par
leurs domestiques), perturbe l’impératrice Élisabeth, qui comprend
que la politique de répression sanguinaire menée par l’armée
autrichienne est dangereuse. C’est ainsi qu’elle incite son mari,
contre l’avis de ses conseillers, à nommer son frère vice-roi du
royaume lombardo-vénitien. C’est dans ce contexte que Maximilien
et Charlotte s’installent à Milan. Ils sont enthousiastes et leur
première visite au peuple froid et hostile de Venise sera bien vite
oubliée. Par des gestes symboliques : immersions dans la ville,
libération de prisonniers politiques, ouverture d’écoles, promotion
de la culture et de la langue italienne… Maximilien conquiert
rapidement le cœur des Italiens, brisant jusqu’aux réticences les plus
fortes. Certains se prennent même à rêver d’un royaume lombard,
indépendant de l’Autriche, dont il serait le monarque.
Mais l’armée autrichienne, encouragée par des chefs
réactionnaires, continue ses exactions sanglantes, malgré les ordres
de Maximilien. Soutenus par la France de Napoléon III, les Italiens
décident d’en finir et chassent les Autrichiens, unissant ainsi la
péninsule, à l’exception de Rome. La défaite est cinglante et
humiliante pour François-Joseph. Les Viennois réclament quant à
eux l’abdication de François-Joseph au profit de son frère devenu si
populaire. Mais les Habsbourg sont légitimistes. Et Maximilien le
fera savoir sans aucune ambiguïté, la couronne impériale ne
l’intéresse pas ! Les relations entre les deux frères sont néanmoins
lourdement affectées. Quant aux deux belles-sœurs, elles se haïssent
cordialement. Les relations du couple se dégradent. Désœuvré,
déchargé de ses responsabilités et ne supportant plus son épouse,
Maximilien abandonne alors Charlotte en villégiature à Madère, pour
poursuivre sa route vers le Brésil, patrie de sa défunte et vénérée
fiancée, l’infante Maria-Amelia du Portugal. À son retour, le couple
s’installe à Trieste,
surveillant la
construction du
château de Miramar.
Maximilien séjourne
aussi régulièrement à
Vienne, où il trompe
son ennui auprès de
jolies courtisanes.
Charlotte, loin d’être
dupe, fait bonne
figure. Elle le sait,
seul le protocole les unit encore. Mais leur destin se joue ailleurs,
entre Paris et Mexico, dans une intrigue diplomatique, économique
et religieuse sans précédent, dont l’enjeu n’est rien de moins que
l’équilibre du Nouveau Monde. Conscient de la formidable
hégémonie des États-Unis, États anglo-saxons et protestants,
l’Europe catholique et latine aspire à créer une puissance capable de
rivaliser avec eux. Dès lors, de riches conservateurs papistes
mexicains décident de mettre à profit cette nouvelle donne pour
renverser la République mexicaine de Juarez. Ils trouvent en Eugénie
de Montijo, l’impératrice française, un soutien de choix. C’est sous
son influence et les circonstances de la crise politico-économique
(surendettement dû aux années de guerre civile, faiblesse de l’État, et
guerre de Sécession qui neutralise toute réaction militaire des États-
Unis), que Napoléon III décide d’engager la France, auprès de
l’Espagne et de la Grande-Bretagne, sur le dangereux mais ô combien
prometteur terrain mexicain. Eugénie suggère de proposer à
Maximilien la couronne impériale mexicaine. Choix judicieux,
destiné à convaincre l’empereur de faire oublier à l’Autriche le
soutien français à l’Italie, et de promouvoir un Bonaparte, –
Napoléon est persuadé de son ascendance commune avec
Maximilien. Rien n’est moins sûr cependant. Car si la relation entre
l’Aiglon, fils de Napoléon, et l’archiduchesse Sophie est un secret de
polichinelle, rien ne prouve qu’il soit son père. La ressemblance
physique des fils de Sophie est d’ailleurs telle qu’ils paraissent ne
pouvoir être que des vrais frères. Enfin, Maximilien a toujours
affiché ses racines Habsbourg avec fierté, sans jamais évoquer un
possible héritage bonapartiste, dont il aurait pu se prévaloir,
notamment lors de la trahison de Napoléon III.
Porté par la convention de Londres, en 1861, qui établit le cadre de
l’intervention, Louis-Napoléon se jette à corps perdu dans le projet.
Mais la mission de Maximilien et de Charlotte semble ardue, au
regard des protagonistes qui ont tous des buts différents. Les Anglais
veulent se limiter à une pression militaire pour contraindre la jeune
République à honorer ses dettes. Les Espagnols, empêtrés dans des
problèmes intérieurs, y vont, sans trop savoir pourquoi, rêvant peut-
être à leur gloire passée. Les Français ont, quant à eux, la prétention
de vouloir réformer le régime, mais aussi la société. Persuadé du
bien-fondé de son action, notamment sociale, Napoléon III, fidèle à
sa politique paternaliste, rêve d’un Mexique au développement
harmonieux. Un nouvel Eldorado, prêt à accueillir tous les migrants
catholiques en provenance du vieux continent, et à concurrencer son
voisin nord-américain. Qu’en est-il des envies réelles du peuple
mexicain ? Maximilien, issu lui aussi d’une famille conformiste et
paternaliste, souscrit aux rêves de Napoléon III. Charlotte,
étonnamment clairvoyante au début de l’aventure, se laisse
convaincre, sans doute éblouie par la perspective de ceindre une
couronne impériale, et mue par l’envie de prendre sa revanche sur sa
belle-sœur Élisabeth. Cependant, Maximilien demeure prudent, et en
bon prince libéral, veut se garantir du soutien populaire mexicain.
Mais, mi-décembre 1861, les troupes alliées, fraîchement débarquées
sur les côtes mexicaines, sont davantage préoccupées par la fièvre
jaune qui les décime, que par le risque d’un conflit. Celui-ci semble
d’ailleurs s’éloigner puisqu’une convention est signée en février, à
Soledad. Elle stipule notamment que le Mexique ne sera pas attaqué
s’il accepte de laisser un libre accès aux trois ports principaux pour
les navires alliés.
Dès avril 1862, les Anglais et les Espagnols, sentant le vent
tourner, quittent le Mexique sans avoir tiré un seul coup de feu.
Poussé par Eugénie et son entourage mexicain, de fervents
conservateurs catholiques d’origine espagnole décidés à faire plier la
République indigène de Juarez, Napoléon III reste seul dans
l’aventure. Pendant deux
ans, les Français
réussissent à pacifier
relativement le centre du
pays, et ce malgré la
fracassante défaite de
Puebla, le 5 mai 1862, qui
demeure encore
aujourd’hui une fête
nationale mexicaine.
Pacification assurée grâce
aux renforts des vingt-six
mille hommes de troupe
commandés par le maréchal Bazaine ! En Europe, « l’Aventure
mexicaine » est très mal perçue par l’opinion publique et les
gouvernements. La reine Victoria, cousine germaine de Charlotte,
exhorte celle-ci à la plus grande prudence. Conseil que semble
écouter Maximilien. Mais au Mexique, un simulacre de vote est
organisé, au rythme des baïonnettes françaises, destiné à rassurer le
futur souverain sur la volonté supposée sincère du peuple d’être
gouverné par un prince étranger et inconnu. Maximilien se laisse
naïvement abuser. Eugénie y verra un signe divin, et Maximilien
deviendra pour la postérité « l’Archidupe » ! De partout s’élèvent des
objections. Même les convictions de Napoléon III semblent
s’émousser. Et le 10 octobre 1863, Maximilien accepte la Couronne,
au nom de la volonté « populaire » ! Objectivement, les
conservateurs mexicains ont bien manœuvré, mais c’est surtout
l’envie de se coiffer d’une couronne impériale, comme son frère, qui
fait perdre à Maximilien toute réserve.
Un incident minime va relativiser la soudaine fibre patriotique
mexicaine du futur empereur. Contraint par François-Joseph de
renoncer par convention à tous ses droits successoraux de prince
autrichien, y compris ses prérogatives immobilières et financières,
jusqu’au titre d’archiduc, Maximilien refuse, après une violente
altercation. Il préfère renoncer au Mexique. Scandalisé,
Napoléon III, dans une lettre fort peu diplomatique, le somme
d’honorer son engagement : un empereur n’a d’autre voie que celle
de l’honneur. Et de l’honneur, Maximilien en a à revendre ! Après un
ultime entretien avec François-Joseph, il accepte, le 9 avril 1864, de
renoncer à tous ses titres et biens qui le lient encore aux Habsbourg.
Le lendemain, au château de Miramar, Charlotte et Maximilien sont
sacrés Emperadores de Mejico. Désormais, ils seront Carlota et
Maximiliano. Aussitôt, l’empereur Maximiliano récompense ceux qui
ont œuvré en coulisse à la réussite de l’entreprise.
Leurs majestés impériales quittent l’empire d’Autriche le 14 avril
et, après un long périple, débarquent enfin le 28 mai sur le sol
mexicain, à Veracruz. Puis le couple rejoint la capitale, où ils
reçoivent un accueil enthousiaste. Pourtant, le choc des cultures,
l’anarchie d’après-guerre civile, la désunion des alliés, mais surtout
l’état des finances publiques les ramènent vite à une réalité bien
moins sirupeuse que les quelques vivats sommairement achetés. Les
Mexicains ne détestent pas Maximiliano et Carlota, même si parfois
ils vilipendent leurs dépenses somptuaires. Ils sont gré à Carlota de
ses œuvres charitables, et à Maximiliano de ses efforts d’intégration.
Mais jamais ils ne les considéreront comme des Mexicains. Les seuls
à le croire encore sont les époux impériaux eux-mêmes…
Tout comme en Italie, les brutales exactions du corps
expéditionnaire français anéantissent tous les efforts d’apaisement.
Tiraillé entre des promesses de fidélité antinomiques, l’une faite à
Napoléon III, et l’autre au Mexique, Maximiliano se montre trop
soumis au premier pour représenter une alternative politique
crédible auprès d’un peuple fier de son indépendance. Tributaire de
sa naissance et de ses conceptions libérales européennes,
Maximiliano accumule les maladresses. Trop éloigné de la réalité
mexicaine, mais pétri de bonnes intentions, il tente d’imposer une
politique utopique qui le brouille avec ses soutiens conservateurs.
Juarez et ses combattants républicains restent insensibles aux efforts
de l’empereur et mènent une guérilla contre les forces d’occupation.
Maximiliano reçoit alors, pour sa sécurité personnelle, l’aide de
quelques contingents autrichiens et belges. Lâche et trop frileux pour
faire face aux décisions difficiles, l’empereur s’absente volontiers,
sous prétexte de visiter le Mexique et ses provinces, laissant la
régence à Carlota. Exaltée par sa nouvelle charge, elle se rêve
impératrice exemplaire. Sincèrement outrée par l’esclavagisme subi
par les Indiens dans les haciendas, l’impératrice se bat
courageusement contre les grands propriétaires terriens, tous
espagnols d’origine.
Pourtant, le mécontentement gagne du terrain et la violence
s’installe. Le gouvernement, trop faible pour maintenir un ordre
ferme et juste, choisit d’appliquer une justice répressive, arbitraire et
incohérente. Ce qui fragilise davantage la légitimité de Maximiliano.
Mais le plus inquiétant provient de l’étranger. La guerre civile
terminée, les Nord-Américains, se soucient à nouveau de leurs
voisins du Sud… Ils clament haut et fort leur refus d’une occupation
européenne sur le sol américain. En France, le gouvernement,
préoccupé par la montée en puissance de la Prusse, est amené à faire
un choix qui conduira le couple impérial à sa perte. Contraint de
concentrer ses forces armées en Europe, Napoléon III annonce que le
contingent français doit quitter le Mexique, en février 1867. La raison
d’État ne fait jamais bon ménage avec la bonne conscience.
Renonçant à ses grandes ambitions, Napoléon III prétexte un refus
du Parlement d’accorder une nouvelle aide financière au Mexique et
conseille à leurs majestés impériales d’abdiquer. Maximiliano, blessé
dans son orgueil, refuse avec courage et dignité. Il veut honorer son
serment et rester empereur du Mexique. Cette nouvelle défection du
soutien français affaiblit considérablement son pouvoir au profit du
parti républicain. Une ambiance délétère de fin de règne incite de
nombreux partisans à le trahir…
Après l’échec de plusieurs délégations mexicaines implorant
l’appui de Napoléon III, Carlota, dépitée, décide de regagner
l’Europe. Maximiliano songe à la suivre, mais Carlota lui rappelle ses
devoirs impériaux. Son ambition ne peut plus souffrir les lâchetés de
son époux. Malheureusement Maximiliano, trop souvent enivré et
totalement dépassé par les événements, décline. Le 13 juillet 1866,
Carlota embarque seule, sur « l’impératrice Eugénie ». En France,
elle est accueillie sans la considération due à son rang. Et lorsqu’elle
sollicite un entretien à Napoléon III, celui-ci se dérobe. À la trahison
s’ajoutent donc humiliation et mesquinerie. Mortifiée, Eugénie, son
amie de toujours, parvient à convaincre l’empereur de la recevoir.
Sans plus de formalisme, Carlota exprime sa rage et sa colère. Mais
Napoléon III résiste. Dès lors, Carlota ne cessera de crier sa haine
envers le « petit Bonaparte », allant jusqu’à l’accuser, dans ses
profonds délires, de vouloir attenter à sa vie. Seul le peuple français
se laisse attendrir et, devinant une bassesse de l’empereur, lui
témoigne encore de l’affection. Mais l’empathie ne remplit pas les
caisses de l’État, et ne suffit pas à lever l’ost impérial. Qu’à cela ne
tienne, Carlota part pour Rome solliciter l’aide du pape. Cette
rencontre de la dernière chance sera en effet le théâtre de sa
première crise de démence. Persuadée qu’on cherche à
l’empoisonner, Carlota se jette sur le chocolat chaud du pape pour ne
pas avoir à boire le sien. Impuissant mais ému par cette jeune
souveraine en perdition d’à peine vingt-six ans, le souverain pontife
l’autorise à dormir au Vatican. Elle sera, officiellement, la première
femme à le faire.

Au Mexique, rien ne va plus. Malgré les sollicitations de ses


anciens soutiens, comme de ses opposants, Maximiliano craint le
déshonneur et ne se décide pas à abdiquer. Désormais en conflit avec
le maréchal français Bazaine, qui reste pourtant son dernier rempart
contre les troupes républicaines, l’empereur s’isole. En février 1867,
la France ordonne à ses troupes d’évacuer le Mexique. Maximiliano
est seul. Ses heures sont comptées. Il perd la mesure noble de ses
intentions. Il accable la population de nouveaux impôts et ses
troupes commettent de nombreuses bavures. Ses prétentions à
gouverner avec équité et justice sont bien loin. Le 15 mai, l’Aventure
mexicaine prend fin. Maximiliano est arrêté par le général
républicain Corona. Prisonnier, il est traité avec respect, mais son
jusqu’au-boutisme a radicalisé ses adversaires. Son procès s’ouvre le
13 juin accusé d’usurpation, l’ex-empereur est condamné à mort. De
nombreuses voix s’élèvent pour
demander sa grâce. Même son frère,
François-Joseph, qui décide
subitement de lui restituer ses droits
sur la couronne des Habsbourg, ne
pourra plus le sauver. Son exécution
aura lieu le 19 juin 1867, Maximiliano
sera fusillé par des soldats de l’armée
mexicaine. Colportée depuis l’Europe,
la rumeur du décès de Carlota lui est
rapportée juste avant. Dans le doute, il tient à lui faire savoir que ses
dernières pensées sont pour elle. Sur le chemin qui le mène au
peloton d’exécution, il demande à son confesseur de lui faire parvenir
sa montre, en gage de fidélité éternelle. Il pense aussi à sa mère et lui
lègue son chapeau de feutre… Mais ses derniers mots sont pour « sa
patrie, le Mexique ». On prétend qu’en apprenant son exécution,
Napoléon III aurait pleuré et qu’Eugénie se serait évanouie.
D’émotion ou de culpabilité ? Nul ne le sait. Tenu pour responsable
de ce drame, Napoléon III perdra de son prestige. Manet traduit la
situation dans son tableau L’exécution de Maximilien, où il substitue
les soldats mexicains par des soldats français. Napoléon III apprend
ainsi à ses dépens que si une victoire à l’étranger est peu bénéfique
pour le pouvoir, une défaite peut considérablement le discréditer.
Prélude à la défaite française de 1870, l’Aventure mexicaine est aussi
une des premières tentatives d’émancipation réussie d’une jeune
nation face à ses anciens maîtres européens.
Abandonnée de tous, Carlota se réfugie à Miramar, le seul bien
qu’elle possède en Europe. Son état se dégrade progressivement.
Séquestrée, maltraitée par ses domestiques, elle vit totalement
recluse. Sa belle-sœur Marie-Henriette, reine des Belges, la sauvera
de cet enfer pour la ramener chez elle, à Bruxelles. Elle la trouve
amaigrie, apeurée et confuse. Elle en tiendra éternellement rigueur
aux Habsbourg. Mais la réclusion de Carlota cache peut-être un autre
mystère, plus embarrassant pour la famille impériale autrichienne.
Carlota aurait accouché dans sa prison. Le père présumé, qui n’est
vraisemblablement pas l’empereur, mais un général belge attaché à
Maximiliano, aurait décidé la famille impériale à cacher la naissance
d’un héritier trop encombrant. Nul ne le sait avec certitude, mais le
général de Gaulle en était, quant à lui, persuadé, croyant reconnaître
dans le général Weygand cet enfant perdu. À son ministre de la
Défense, Pierre Mesmer, qui affirmait, un peu peiné, que la guerre du
Mexique n’avait rien apporté à la France, le général aurait répondu :
« Si, Weygand ». Et il n’est pas le seul. Un jour, peut-être,
connaîtrons-nous la vérité !
Que reste-il, aujourd’hui de Maximiliano et de Carlota, si ce n’est
un vague souvenir exotique, le magnifique palais de Chapultepec et
un paseo au centre-ville de Mexico ? Ils n’étaient ni des tyrans, ni des
martyrs. L’Histoire les a oubliés. Peut-être n’étaient-ils, tout
simplement, pas à leur place…
JACK L’ÉVENTREUR

qui était-il vraiment ?


Découverte par un policier du corps d’une des victimes de
Jack l’Éventreur, Whitechapel, Londres.

8 septembre 1888, 2 h du matin, c’est déjà le début de l’automne


dans les faubourgs populaires de Londres. Au coin d’une rue, adossée
à un réverbère, Annie Chapman frissonne sous le mince châle qui
recouvre ses épaules. À quarante-sept ans, elle est l’une des
innombrables prostituées occasionnelles recensées cette année à
Whitechapel, le quartier le plus sordide de l’East End. Il est tard,
mais il lui manque encore quelques pennies pour se payer un lit au
foyer de Crossingham, où elle réside parmi les vagabonds et les
autres filles de joie du quartier. La violence des lieux ne lui est pas
étrangère – le dédale de ruelles sombres, la promiscuité, la foule
bigarrée, l’épais brouillard et l’air fétide chargé de maladies. N’y a-t-
on pas retrouvé, une semaine plus tôt, le corps de Mary Ann Nichols,
dite « Polly », une autre prostituée, horriblement mutilé ? – Mais
cette femme d’âge mûr, qui noie sa solitude dans les chimères de
l’alcool depuis que son amant l’a abandonnée, sait bien que la rue est
le seul endroit où gagner sa vie. C’est pourtant là qu’elle la perdra…
Elizabeth Long, une collègue d’infortune, dira aux enquêteurs
avoir vu Annie Chapman s’éloigner avec un homme d’une
quarantaine d’années, « d’allure pauvre, mais décente ». À 6 h 30 du
matin, John Davis, manutentionnaire, découvre son corps sans vie
dans la cour de son immeuble du 29 Hanbury Street. Le spectacle est
effroyable : la gorge tranchée de gauche à droite permet à peine de
maintenir la tête, mais le plus choquant est son ventre béant. Annie
Chapman a été éviscérée : ses intestins ont été prélevés et
savamment déposés sur son épaule droite, son utérus et son vagin
ont disparu. Les similarités de ce sauvage assassinat avec celui de
Polly Nichols ne peuvent échapper à la police du quartier. Cette fois,
il ne s’agit pas d’une énième agression de prostituée, comme
Whitechapel en connaît tant. Les meilleurs éléments de Scotland
Yard sont aussitôt réquisitionnés pour enquêter sur ce qui deviendra
l’une des plus mystérieuses affaires criminelles des temps modernes :
la sinistre épopée de Jack l’Éventreur.
Malgré la brièveté de sa carrière – cinq crimes en seulement deux
mois – Jack l’Éventreur est aujourd’hui le plus célèbre des tueurs en
série de toute l’Histoire du crime. La raison de cette notoriété tient
sans doute aux nombreux mystères qui entourent cette affaire : qui
É
était vraiment Jack l’Éventreur ? Pourquoi a-t-il subitement cessé ses
crimes ? Pourquoi le coupable n’a-t-il jamais été démasqué ?
S’agissait-il d’un notable particulièrement influent ? Scotland Yard a-
t-il cherché à étouffer l’enquête et pourquoi ? La couronne
britannique est-elle intervenue en ce sens ? L’autre explication pour
laquelle les crimes de Jack l’Éventreur fascinent encore autant
aujourd’hui, c’est qu’ils apparaissent comme des actes d’une
implacable bestialité à l’époque même où l’Europe entre dans une ère
résolument moderne. Durant les dernières années du XIXe siècle,
l’Angleterre victorienne accomplit sa révolution industrielle avec
brio, initiant l’économie moderne ; la couronne assied sa suprématie
grâce aux colonies ; les travaux de penseurs et d’artistes britanniques
comme Darwin et Dickens forcent l’admiration du monde entier. Le
Royaume-Uni est devenu une terre d’immigration, où de nombreux
étrangers viennent chercher fortune. Des Juifs d’Europe de l’Est, des
Irlandais fuyant la famine qui sévit dans leur pays. Nouvellement
arrivées et sans ressources, les familles s’entassent tant bien que mal
dans les taudis de l’East Side, loin des yeux de la très puritaine bonne
société victorienne. À Whitechapel, la pauvreté est omniprésente, les
tensions entre les différentes ethnies constantes. Le ralentissement
économique qui affecte le Royaume-Uni à partir des années 1870
aggrave encore la misère des habitants. Les
meurtres de Jack l’Éventreur vont jeter une
lumière crue sur ce quartier, gigantesque cour
des miracles du pays le plus puissant du monde.
Pourtant les agressions sur les prostituées sont
monnaie courante à Whitechapel. Plusieurs
autres femmes ont été agressées ou assassinées,
cette année 1888. En avril et en août, deux
meurtres particulièrement violents ont déjà
attiré l’attention de la police. D’autres victimes
de Jack l’Éventreur ? Les spécialistes en doutent : le modus operandi
ne semble pas correspondre aux agissements ultérieurs du tueur.
La première victime, Mary Ann Nichols, surnommée « Polly », est
une Londonienne, mère de cinq enfants, que son alcoolisme a jeté
dans la rue. Comme Annie Chapman, elle est allée chercher un
dernier client afin de réunir la somme nécessaire pour se payer un lit,
dans la nuit du 30 août 1888. Elle sera retrouvée le lendemain à
3 h 40 du matin, la gorge tranchée, de profondes blessures traversant
son abdomen. En raison de la nature
particulièrement atroce du crime, un
inspecteur expérimenté, Frederick Abberline,
est dépêché par Scotland Yard à
Whitechapel. C’est le début d’une
gigantesque investigation durant laquelle
plus de deux mille personnes seront
interrogées, trois cents personnes feront
l’objet d’une enquête approfondie et quatre-
vingts personnes seront arrêtées. Dès le
8 septembre, une nouvelle victime est
découverte. La mort d’Annie Chapman
confirme l’intuition de Scotland Yard : ces crimes sont le fait d’un
tueur sadique et méthodique. La presse, qui a déjà largement relayé
les horribles mutilations subies par Polly Nichols, s’étend
longuement sur ce meurtre, notamment dans le nouveau journal The
Star, qui voit ainsi son tirage exploser. La peur gagne le quartier de
Whitechapel. Un comité de vigilance se forme, dès le 10 septembre,
pour pallier l’incompétence policière. Le directeur de la Criminelle
n’est-il pas curieusement parti en congés en Suisse ? Devant la
pression de l’opinion, le directeur de Scotland Yard, Charles Warren,
diligente la création d’une cellule spéciale d’investigation menée par
Donald Swanson.
Le meurtrier paraît quant à lui se délecter de l’attention de la
presse et de l’impuissance des autorités. Le 27 septembre, une
agence de presse londonienne aurait reçu une lettre signée Jack
l’Éventreur (« Jack the Ripper » en anglais) surnom que le tueur
gardera pour la postérité. Bravache et railleur, il y affirme qu’« il
pourchassera les putes jusqu’à ce qu’on (le) boucle ». De nombreux
courriers seront publiés dans la presse afin d’aider à l’identification
de leur auteur, mais ils serviront surtout à entretenir la terreur… Ces
lettres sont-elles authentiques ? Les expertises graphologiques
effectuées depuis semblent infirmer cette hypothèse : la graphologue
Elaine Quigley soutient qu’elles seraient le fait d’un journaliste du
Star, afin de créer la sensation et augmenter les tirages. Cette
publicité sordide, dans une presse en pleine expansion, contribuera
sans doute à diaboliser Jack l’Éventreur et à asseoir à jamais sa
réputation de serial killer. Mais ces artifices sont inutiles car le
criminel se surpasse encore dans l’horreur. La nuit du 30 septembre,
deux cadavres sont découverts consécutivement à quarante-cinq
minutes d’intervalle. Elizabeth Stride, dite « Long Liz », est retrouvée
à une heure du matin à proximité d’un club. Mais ce crime semble
inachevé, comme si l’assassin avait été dérangé dans son office. Dans
son malheur, Long Liz a « simplement » été égorgée. Une heure plus
tard, Catherine Eddowes, retrouvée à plusieurs pâtés de maisons,
dans un parc public, subira probablement les foudres de la première
frustration du tueur. Complètement défigurée, elle a connu le même
rituel macabre que les premières victimes. Son estomac et ses
intestins reposent sur son épaule droite, son utérus et son rein
gauche ont été prélevés. Détail nouveau cependant, et suffisamment
troublant pour accréditer les courriers publiés, son oreille droite est
découpée – l’auteur d’une des lettres signées Jack l’Éventreur
n’avait-il pas promis de couper les oreilles des prostituées ? –
L’acharnement particulier dont le tueur a fait preuve sur Catherine
Eddowes laisse présager le pire. Sur le mur qui surplombe son corps
sans vie, les premiers témoins peuvent lire une inscription
antisémite, que le chef de la police, Charles Warren, se hâtera de
faire effacer afin d’éviter un déchaînement de violence dans ce
quartier où vivent de nombreux Juifs. Une initiative malheureuse,
qui lui sera vivement reprochée.
Une fois encore, le tueur nargue la police en se manifestant auprès
des médias, dès le 1er octobre, par une carte postale signée Jack
l’Éventreur revendiquant les deux assassinats de la veille. Et si sa
folie meurtrière semble quelque temps marquer le pas, ses funestes
manœuvres trouvent un nouveau mode d’expression. Le 16 octobre,
le président du Comité de vigilance de Whitechapel, George Lusk,
fait en effet une atroce découverte : il reçoit par la poste la moitié
d’un rein humain, accompagné d’une lettre « envoyée depuis
l’Enfer » par le meurtrier, qui affirme avoir mangé l’autre moitié.
Pour les experts, d’hier comme aujourd’hui, c’est certainement la
manifestation de Jack dont l’authenticité fait le moins de doute.
Désormais, c’est toute l’Europe qui s’émeut de cette série de crimes
abjects et inexpliqués qui frappent la capitale anglaise. Pourquoi la
police n’a-t-elle pas encore arrêté le tueur ? Quels sont les ressorts de
cet esprit sadique qui mutile ses victimes ? Les atrocités commises
par Jack l’Éventreur signent l’entrée du fait divers dans l’ère des
médias de masse. Le tueur ne tarde pas à se manifester à nouveau.
Au matin du 9 novembre, c’est le corps de Mary Jane Kelly, dite
« Ginger », qui est découvert, dans une mise en scène spectaculaire
et désormais tristement célèbre. Comme ses consœurs, elle a été
éventrée et éviscérée. Mais cette fois, le meurtrier est allé encore plus
loin : les seins ont été sectionnés et placés avec les organes viscéraux
sous la tête et sous les pieds ; le visage a été entièrement déchiqueté ;
une partie des organes a été brûlée. Ces éléments suggèrent aux
enquêteurs que le meurtrier agit maintenant dans un délire religieux
de purification. Mais là encore, l’enquête ne permet pas d’identifier
un coupable.
L’échec de la police est cuisant. Charles Warren démissionne le
9 novembre, le jour où est découvert le corps de Mary Kelly. Il est
remplacé par Sir Melville Macnaghten, son vieil ennemi de toujours,
qui ne parviendra pas davantage à confondre le coupable. Pourtant,
contre toute attente, les meurtres s’arrêtent subitement. Si l’on
retrouve à nouveau, au cours des années 1889 et 1891, des cadavres
de prostituées assassinées, les experts s’accordent à dire que ces
agressions ne peuvent en aucun cas être le fait de Jack l’Éventreur.
Les protagonistes de cette affaire ont chacun leur propre théorie sur
la question, qu’ils échoueront tous à accréditer. Pour Frederick
Abberline, le meurtrier est sans doute un barbier polonais du nom de
Seweryn Ktosowski, dit « George Chapman », qui sera arrêté et
exécuté en 1903 pour le meurtre de ses trois épouses, et prétendra
être l’assassin de Whitechapel. L’inspecteur en chef Swanson, quant
à lui, penche pour un immigré juif polonais du nom d’Aaron
Kosminski, qui a fini par être interné dans un asile. Quant à Sir
Melville Macnaghten, le nouveau chef de la police, il croit avoir
identifié le coupable en la personne de Montague John Druitt, un
jeune avocat en voie de marginalisation, qui s’est suicidé peu de
temps après le dernier meurtre. Autant de suspects qui ont surtout
l’avantage d’avoir disparu. Mais Jack l’Éventreur n’a pas fini de faire
couler de l’encre… En effet, tout au long du XXe siècle, chercheurs,
artistes et écrivains ne cesseront de se pencher sur le mystère Jack
l’Éventreur. Le mythe du complot royal est l’hypothèse la plus
couramment développée, impliquant le prince Albert-Victor, duc de
Clarence, petit-fils de la reine Victoria, un fidèle des prostituées de
Whitechapel. Une autre théorie connexe, en 1976, soutenue par
l’écrivain britannique Stephen Knight fait sensation : le tueur de
prostituées de Whitechapel serait William Gull, le chirurgien de la
reine chargé de faire taire les prostituées qui en
savaient trop sur l’enfant illégitime qu’aurait eu
l’héritier de la Couronne, le duc de Clarence,
avec une roturière, Annie Crook. Le
commissaire Warren, membre éminent de la
franc-maçonnerie londonienne, aurait ainsi
volontairement empêché l’enquête d’aboutir.
Cette thèse est aujourd’hui largement
démentie, sa source principale, le fils du
peintre Walter Sickert – ami du duc de
Clarence – ayant admis avoir inventé toutes les
informations qu’il avait confiées à Stephen
Knight. Elle demeure néanmoins la plus romanesque et celle que
plébiscitent encore aujourd’hui romanciers et cinéastes. Une version
brillamment mise en image par l’auteur de bandes dessinées Alan
Moore, dans son roman graphique, From Hell. Fascinée par le profil
psychologique du tueur, une autre romancière célèbre, Patricia
Cornwell, a fait de Walter Sickert, le principal suspect. Ce peintre
néo-impressionniste ne partageait-il pas avec son ami Degas une
véritable fascination pour le monde de la prostitution ? Mais c’est à
Sophie Herfort, une jeune enseignante française que l’on doit la
dernière hypothèse en date chez les « ripperologues ». Pour elle,
l’assassin ne serait autre que Sir Melville Macnaghten lui-même,
dont le mobile serait de nuire à son vieil ennemi légendaire, le chef
de la police métropolitaine, Charles Warren, à qui il succédera. De
fait, c’est le même jour qu’ont lieu la démission de Warren et le
dernier meurtre. Mais la vengeance est-elle un mobile suffisant pour
expliquer une telle sauvagerie ? Le mystère de Jack l’Éventreur, qui
balaya en quelques mois « l’establishment » et le flegme britannique,
réside avant tout dans l’insondable monstruosité de ses crimes…
Qui était vraiment

LE COMTE DRACULA ?

Portrait de Vlad Tepes (1431-1476),


de son vrai nom Vlad III ou Vlad Dracula.

Dans la mémoire collective, le comte Dracula laisse, avec Ivan le


Terrible et Henri VIII, le plus sinistre souvenir des princes
sanguinaires. Il faut dire que le surnom que l’Histoire lui a attribué
« Tepes » (« l’Empaleur » en roumain) n’arrange rien ! Le plus
célèbre des vampires de Transylvanie était, selon le romancier
irlandais Bram Stoker, la réincarnation d’un prince du XVe siècle,
Vlad III surnommé Dracule (« dragon » en roumain) en référence à
l’adhésion de son père à l’Ordre du même nom. Son roman éponyme,
paru en 1897, situe cependant l’action au XIXe siècle et retrace
l’histoire d’un jeune clerc de notaire anglais qui se rend en
Transylvanie afin d’y rencontrer le comte Dracula. Le roman décrit la
terreur du jeune homme face à la complexité caractérielle et
ontologique du comte, ainsi que la nature particulière de leurs
relations. La fin est tragique et rien n’est épargné pour saisir d’effroi
le lecteur. Stoker, très minutieux, a mis dix ans pour rédiger cette
œuvre et tenter de restituer, le plus fidèlement possible, l’atmosphère
abrupte de ces régions inhospitalières et de ces habitants perdus à la
frontière des mondes chrétien et musulman, aux confins des Empires
austro-hongrois, russe et ottoman. Ce prince de Valachie, l’actuelle
Roumanie, oscillait entre piété et cruauté, esprit chevaleresque et
trahison, entre finesse politique et brutalité. Personnage complexe,
évoluant dans un monde pervers et totalement déséquilibré, Vlad III
s’inscrit dans la longue lignée des mal-aimés de l’Histoire. Mais les
interprétations de cette figure emblématique d’un XVe siècle barbare
sont légions : voïvode pour les historiens, tyran sanguinaire pour les
autres, vampire romantique, enfin, pour les écrivains et les
cinéastes… Ce que nous savons aujourd’hui, de source sûre, c’est que
ce héros de guerre passa sa vie à combattre tantôt les Ottomans,
tantôt les Hongrois, afin de préserver l’indépendance de la Valachie,
principauté roumaine enclavée entre le Danube et les Carpates. Est-
ce bien ce même homme, surnommé « l’Empaleur », qui a inspiré le
mythe du vampire et son monde de ténèbres ? Quelles sortes
d’exactions a-t-il bien pu commettre pour inspirer un mythe aussi
violent ? Où finit l’histoire, et surtout où commence le roman ?
Vlad Tepes est né vers 1431, probablement en Transylvanie, où son
père conspire pour recouvrer le trône de ses aïeux. La Valachie a un
double statut : de vassalité avec les Hongrois, et de Haraç, sorte
d’impôt foncier payé par les populations non musulmanes au sultan
ottoman, et par extension aux états chrétiens indépendants. Cette
double dépendance est une épée de Damoclès qui menace en
permanence les princes valaches, que les Hongrois et les Ottomans
sont plus enclins à renverser et massacrer qu’à respecter ou craindre.
Les princes, accoutumés à ces pressions, exploitent toutes les
É
opportunités – la faiblesse ponctuelle d’un des deux États, les
guerres qui les affaiblissent et les conflits d’intérêts entre les deux
pays – pour affermir leur propre pouvoir et l’indépendance de leur
principauté. Mais le rapport de force oblige constamment les princes
à s’allier à l’un ou l’autre des deux royaumes et à se soumettre à sa
volonté. Très vite, Vlad découvre l’inconfort et la précarité de la
situation familiale lorsque son père, Vlad II, est obligé, en 1442, de le
donner en otage, ainsi que son frère, comme monnaie d’échange
pour garantir sa loyauté envers le sultan et par la même occasion,
récupérer son pouvoir princier.
La montée en puissance de l’Empire ottoman incite Vlad II à
privilégier son entente, notamment commerciale, avec ses voisins du
Sud, imposant aux produits hongrois des taxes protectionnistes. Bien
mal lui en a pris ! Jean Hunyadi, le régent hongrois d’origine
roumaine, fraîchement converti au catholicisme, s’irrite de cette
alliance, le chasse de Valachie, le remplace par l’un de ses cousins,
Vladislav II, et le fait assassiner en 1447. Mais l’occupation ottomane
en Europe ne fait que commencer. La victoire à Kosovo contre les
Hongrois, en 1448, installe pour quatre cents ans le pouvoir ottoman
dans les Balkans. En Valachie, le jeu des chaises musicales continue.
La Hongrie vaincue, son héros est déposé, au profit de Vlad III. Mais
deux mois plus tard, Vladislav II profite de l’inexpérience du jeune
souverain et du relatif soutien des Turcs pour récupérer son trône. Se
détournant du sultan, Vlad Tepes se réfugie alors en Hongrie, où il
s’allie avec Jean Hunyadi, l’assassin de son propre père. Huit ans
plus tard, en 1456, avec le soutien militaire du régent hongrois, il
retrouve son royaume et vainc l’armée de Vladislav II, en prenant
soin de le faire exécuter ! Un traité est aussitôt signé avec la Hongrie.
Il est intelligemment négocié par Vlad III qui, profitant de la fragilité
hongroise, impose une plus large autonomie, une extension de son
territoire et une alliance militaire contre les Ottomans. Ces derniers
affichent désormais – depuis la prise de Constantinople en
mai 1453 – leur volonté d’hégémonie sur l’Europe du Sud-Est et
bientôt du centre.
Rassuré par ce traité, Vlad Tepes est désormais confiant dans la
pérennité de son pouvoir. Idéaliste, il veut changer radicalement la
société. Mais ce jusqu’au-boutiste impose ses réformes dans le sang
et la terreur, à l’image de son époque, qui n’est pas à la tendresse.
Partout en Europe, les souverains gouvernent avec brutalité et tuent
sans discernement, dès qu’il s’agit de protéger leur pouvoir. À la
moindre trahison d’un vassal, des régions entières sont dévastées, les
populations massacrées ; le viol et l’enlèvement d’enfants réduits en
esclavage sont monnaie courante. Mais la violence n’est pas le
privilège de l’État, des hordes de brigands (souvent des mercenaires
employés ponctuellement dans l’armée régulière pour en grossir les
rangs, à l’instar des Écorcheurs, en France) se chargent également de
semer la terreur, pillant jusqu’à l’ultime grain de blé des régions
entières qui mettront des décennies à s’en relever.
Mais le sinistre surnom d’« Empaleur » peut-il, à lui seul,
expliquer la piteuse réputation de Vlad III ? Il semble bien que ce
qualificatif soit justifié mais néanmoins
réducteur ! Nomme-t-on Robespierre, « le
Guillotineur » ? Autres temps, autres mœurs.
Vlad III choisit l’empalement comme mode
d’exécution pour tout condamné à mort par
sa justice, pour tous ses ennemis politiques,
ainsi que pour de nombreux soldats
ottomans faits prisonniers. Cette forme
d’exécution n’est pas plébiscitée uniquement
pour le plaisir de torturer. La terreur qu’elle
inspire est un moyen dissuasif « efficace »,
qui permet à Vlad III d’imposer au peuple ses
propres valeurs morales. En effet, Vlad est un puritain, obsédé par le
péché et pétri de principes, qu’il entend rigoureusement inculquer à
ses sujets trop enclins à la débauche. Ainsi, un simple menteur peut
être condamné au châtiment suprême. Cependant, le pal est plus
souvent un instrument de vengeance, destiné à décimer la noblesse
coupable de félonies et de trahisons. Ce bras vengeur s’abat sans pitié
sur tous les boyards de Valachie. Toutes les familles de boyards sont
arrêtées, sans discernement, leurs aînés empalés, on prétend même
que certaines exécutions sont organisées pour « animer » les repas
de Vlad. Les autres, hommes, femmes et enfants sont déportés,
condamnés aux travaux forcés. S’ils ne sont pas empalés, ils meurent
dans des conditions tout aussi abominables.
Pour combler le vide ainsi opéré dans ses rangs, Vlad forme sa
propre élite, issue du milieu rural et artisanal, qui lui est totalement
dévouée et qu’il anoblit. Les descendants de ces
gens garderont foi en l’idée d’une conscience
nationale roumaine et d’une nation libre et
indépendante, qu’ils réussiront enfin à fonder
au XIXe siècle. Si cette roumanisation satisfait
les Valaches d’origine latine, elle mécontente les
Saxons installés à la frontière de la
Transylvanie, fidèles sujets du roi de Hongrie.
D’autant que cette politique ethnique
s’accompagne de nouvelles règles économiques
très favorables aux commerçants roumains.
Pour contrer cette tentative d’hégémonie et protéger leurs privilèges
économiques et commerciaux, les Saxons font sécession et
choisissent un nouveau roi, Matthias Ier. La réaction de Vlad est
immédiate et violente. Au cours d’une expédition punitive, il dévaste
la région, mais il est arrêté par le nouveau roi de Hongrie, soucieux
de protéger les meilleurs de ses sujets, mais aussi de signifier à Vlad
les limites de son autonomie. Le prince, fidèle à son choix,
obtempère d’autant plus volontiers qu’il est assuré de l’aide du
Hongrois contre les Turcs. Ainsi prépare-t-il une action d’éclat, au
sud du Danube, pour impressionner le sultan et libérer le pays de son
emprise.
En janvier 1462, son expédition sanglante (pas moins de trente
mille turcs sont tués) est une victoire à la Pyrrhus, qui n’entame en
rien la puissance ottomane. Peut-être rassuré par la passivité de
Mehmed II, et le soutien de Matthias Ier, il s’enhardit au point de
refuser de payer le tribut de l’Haraç. Cet affront est une déclaration
de guerre au sultan, qui se doit de réagir à cette offense en châtiant
l’impudent. Il prend la tête de son armée afin de punir
personnellement ce vassal indélicat et de montrer aux autres
marches de l’empire ce qu’il encourt de défier son autorité. Les forces
sont tellement inégales que Vlad, conscient de sa faiblesse, tente
d’abord d’affamer les armées du sultan en pratiquant la politique de
la terre brûlée, saccageant tout sur son passage. Puis, quand les
Turcs s’approchent de Târgoviste, il essaie de les effrayer en
ordonnant à ses hommes d’empaler les centaines de prisonniers
turcs et de les exhiber sous les murailles de la capitale. La vision de
ce massacre horrifie tellement le sultan qu’il préfère quitter les lieux.
Il laisse Radu, le frère de Vlad – que Mehmed II a choisi pour le
remplacer sur le trône valaque – mener le siège de Târgoviste.
Vaincu, Vlad s’enfuit, mais trahi par ses alliés hongrois, il est arrêté
par les Saxons de Brasov et emprisonné d’autorité à Buda. Sa
captivité durera douze ans. Vlad écarté, les velléités d’indépendance
s’estompent, mais survit dans le cœur du peuple et de la noblesse,
solidement ancrée, la notion d’appartenance à une même nation, la
Roumanie.
Vlad est libéré au printemps 1476. Exploitant une dernière fois les
luttes intestines et la rivalité hongro-ottomane, il parvient à
reconquérir son trône. Mais rancunier, Mehmed II, qui a depuis
consolidé ses positions en Europe, refuse de voir son vieil ennemi
revenir au pouvoir. Afin de l’empêcher de constituer des forces à
même de lui résister, il ordonne immédiatement une nouvelle
expédition. Ainsi, l’armée trop fragile de Vlad est balayée dès le
premier assaut. Vlad est capturé, exécuté et sa tête, fixée sur un pic,
est exhibée et présentée au sultan. La leçon est comprise. La
principauté de Valachie s’assagit et reste dans le giron ottoman
jusqu’au XIXe siècle, date à laquelle elle s’alliera à la Moldavie et à la
Transylvanie pour créer la Roumanie moderne.
En Roumanie, Vlad est aujourd’hui encore considéré comme un
héros national. Malgré sa cruauté, il a su résister aux puissances
extérieures et être le premier à vouloir libérer la nation roumaine.
Pour les siens, cette mauvaise réputation est considérée comme une
propagande revancharde émanant des Hongrois et des Turcs, qui ont
pourtant connu eux aussi des souverains tout aussi sanguinaires. Un
mythe moderne exagéré donc, probablement inspiré par les écrits
romantiques de Polidori et Byron, et peut-être aussi par la barbarie
des crimes commis seulement quelques années plus tôt par Jack
l’Éventreur, à Londres, où se déroule justement une partie de l’action
du roman épistolaire de Stoker. Il n’en demeure pas moins que le
supplice du pal, qui sert à tuer les vampires, est bien inspiré des
pratiques du prince des Carpates. Par sa complexité, Vlad échauffe
encore les esprits, comme Dracula les consciences : tous deux
torturés, terriblement seuls, à la fois bourreaux et victimes, damnés
et condamnés à la vie éternelle (dans le cœur des Roumains pour
Vlad), ils nous renvoient, comme ce pauvre Harker dans le roman, à
nos propres limites, entre le Bien et le Mal, entre la vie et la mort,
entre l’homme et la bête. Et ils finiraient presque par nous
émouvoir…
KASPAR HAUSER

enfant sauvage ou héritier gênant ?

Kaspar Hauser, « l’orphelin de l’Europe »,


Gravure de 1911.
26 mai 1828. C’est le jour de la Pentecôte à Nuremberg, florissante
ville du royaume de Bavière. Place du Suif, un cordonnier du nom de
Weissmann discute avec un autre artisan de la ville. C’est alors qu’ils
voient arriver un adolescent d’une quinzaine d’années, hagard, à
bout de forces, titubant comme s’il était ivre, incapable de répondre
aux questions qu’on lui pose. Qui est cet étrange jeune homme,
habillé en paysan, mais dont les mains blanches indiquent qu’il n’a
jamais travaillé aux champs ? Est-il un enfant sauvage qui aurait
grandi dans les bois ? La victime d’une longue séquestration ? Ou
bien un héritier trop gênant qu’il aurait fallu écarter ? Depuis près de
deux siècles, le mystère Kaspar Hauser ne cesse d’agiter poètes,
psychanalystes, cinéastes et généticiens, tous aussi désireux de
percer le mystère des origines de celui qu’on a appelé « l’orphelin de
l’Europe ».
L’adolescent, ainsi apparu dans les rues de
Nuremberg, est porteur d’une lettre destinée au
capitaine du 4e escadron du 6e régiment de
chevau-légers, la cavalerie bavaroise. C’est donc
au capitaine Von Wessening qu’est confié
l’orphelin. Dans l’enveloppe, il trouve deux
billets : le premier, censé être rédigé de la main
de celui qui a élevé le jeune homme, retrace
l’histoire de ce dernier et commence ainsi :
« Très honoré Monsieur le capitaine, je vous
envoie un garçon qui voudrait servir fidèlement
son roi et qui l’a demandé. Ce garçon m’a été
confié en 1812, le 7 octobre, et je suis moi-même
un pauvre journalier, j’ai moi-même dix enfants,
j’ai moi-même assez de peine à me tirer d’affaire,
et sa mère m’a confié l’enfant pour son éducation ». L’auteur du billet
avoue ensuite que l’enfant n’est jamais sorti de chez lui. Le second
billet, supposé de la mère de l’enfant, indique sa date de naissance –
le 30 avril 1812 – et précise que son père faisait lui aussi partie du
6e régiment de chevau-légers.
Mais le capitaine Von Wessening se méfie. Il lui semble évident
que les deux billets ont été écrits de la même main. Craignant une
imposture, il décide de confier le jeune homme aux autorités locales,
qui le confinent dans la prison de Nuremberg pour vagabondage. Les
médecins qui l’examinent pensent d’abord qu’ils ont devant eux un
enfant sauvage, qui aurait grandi dans les bois, au contact des
animaux : le jeune homme ne se nourrit que de pain et d’eau, n’a
jamais vu ni chat, ni poule, et il ne manifeste aucune pudeur. Il est
cependant capable de parler, répétant dans un allemand très
sommaire : « Moi vouloir être cavalier comme père a été ». Surtout, il
est capable d’écrire son nom : Kaspar Hauser. Mais si l’on connaît le
nom du jeune homme, on ne sait encore rien de sa véritable identité.
Ému et intrigué par ce cas si singulier, le maire de Nuremberg
décide de lui apporter sa protection, et confie son éducation au
professeur Georg Friedrich Daumer. Celui-ci, à force de patience et
de soins, réussit à faire parler le jeune homme, qui lui révèle les
horribles conditions de son existence passée : depuis aussi longtemps
qu’il s’en souvienne, il aurait vécu dans une pièce sombre, dormant à
même le sol en terre battue, nourri au pain et à l’eau. Certains jours,
explique-t-il, l’eau avait un goût plus amer qu’à l’accoutumée ; cette
indication fait supposer au professeur Daumer que l’eau était
probablement droguée à l’opium, afin de subjuguer l’enfant. Durant
sa captivité, il n’aurait eu aucun contact avec le monde extérieur, à
l’exception de l’homme qui le surveillait, qu’il décrit comme
« l’homme qui est toujours avec moi », invariablement vêtu de noir.
Cet homme, qui l’aurait ensuite conduit et abandonné aux abords de
Nuremberg, lui aurait auparavant appris à écrire son nom.
Très vite, le jeune homme fait des progrès spectaculaires. Il
apprend à lire et à écrire, et rattrape, en une année, pratiquement
toutes les lacunes de son éducation. La presse internationale ne tarde
pas à s’emparer du cas de ce mystérieux jeune homme, aux traits
nobles et réguliers, qu’elle surnomme déjà « l’orphelin de l’Europe ».
Des rumeurs commencent à circuler sur ses origines : ne ressemble-
t-il pas, de façon troublante, aux princes de Bade ? Serait-il un bâtard
descendant des anciens margraves, qu’on aurait voulu écarter de la
succession royale ? Le président de la cour d’appel de Nuremberg, et
célèbre théoricien du droit pénal, Paul Johann Anselm
von Feuerbach, décide d’enquêter sur ce cas de séquestration
d’enfant. Mais le 17 octobre 1828, se produit un véritable coup de
théâtre : Kaspar Hauser est retrouvé blessé à la tête, dans le cellier de
la maison de Daumer. Que s’est-il passé ? Kaspar explique que
l’homme qui l’a attaqué est celui-là même qui l’a séquestré durant
toutes ces longues années ; il l’aurait menacé d’une mort certaine si
Kaspar Hauser venait à quitter la région de Nuremberg. Pourtant,
certains murmurent que Hauser s’est lui-même infligé cette blessure,
afin d’échapper au tutorat de Daumer, qui commence à douter de
l’authenticité des propos de son élève prodige.
Quoi qu’il en soit, Kaspar Hauser est désormais hébergé chez un
conseiller municipal, Biherbach. Mais là encore, un incident tragique
ne tarde pas à survenir. Le 3 avril 1830, un coup de feu retentit dans
la chambre qu’il occupe. Un simple accident, explique le jeune
homme, qui n’est que légèrement blessé à la tête. Pourtant, sa garde
est retirée à la famille Biherbach, qui reproche au jeune homme sa
vanité et son arrogance. Il s’installe ensuite dans la maison du baron
von Tucher, avant d’être finalement confié à la garde de Lord
Stanhope, un britannique extrêmement intrigué par ce cas
exceptionnel, et qui va, à son tour, tenter d’élucider le mystère de ses
origines. Mais le temps, l’énergie et l’argent qu’il y consacre ne
suffisent pas à prouver l’hypothèse formulée d’une ascendance
hongroise. Il finit donc par installer Kaspar Hauser à Ansbach, où ce
dernier occupe un emploi de copiste chez un notaire.
Avec la mort suspecte et vivement controversée de Feuerbach, en
avril 1833, c’est un ardent défenseur de Kaspar Hauser qui disparaît.
Feuerbach avait en effet publié, un an auparavant, un livre faisant la
somme de son enquête sur l’enfant trouvé, qui corrobore les
allégations de filiation à la famille de Bade, aboutissant à une théorie
hautement explosive pour le tout proche grand-duché… Une
hypothèse risquée qui lui aura sans doute coûté la vie, à en croire son
fils Ludwig, le célèbre philosophe, persuadé que son père a été
empoisonné. Mais la menace que constitue peut-être Kaspar Hauser
ne survit que peu de temps à son protecteur. Le 14 décembre 1833, il
rentre chez lui avec une profonde blessure à la poitrine. Il dit avoir
été agressé à l’arme blanche par un homme qui l’aurait attiré dans un
parc pour lui donner une bourse violette. Alors que Hauser agonise,
la bourse est effectivement retrouvée dans le parc. Elle contient un
message mystérieux, écrit à l’envers, de sorte qu’il ne peut être lu que
dans un miroir. Son auteur dit qu’il vient des frontières bavaroises, et
que Kaspar Hauser connaît son identité.
Kaspar Hauser rend l’âme à vingt et un ans, le 17 décembre 1833.
L’enquête ne permettra jamais de retrouver son mystérieux
agresseur. Certains soupçonnent même Hauser de s’être
volontairement blessé, pour raviver l’intérêt de la presse, et surtout,
celui de son protecteur, Lord Stanhope. Et c’est toute l’ambiguïté du
personnage de Kaspar Hauser que l’on peut lire dans la phrase
inscrite sur la pierre qui marque encore aujourd’hui l’emplacement
de son agression : « Hic occultus occulto occisus est », « Ici un
inconnu a été tué par un inconnu ».
Mais le mystère Kaspar Hauser ne s’éteint
pas pour autant avec lui. Il est déjà, de son
vivant, le héros d’une histoire qui renvoie à
tous les éléments de ce que Freud appellera, un
siècle plus tard, « le roman familial » : un
enfant d’origine noble, arraché à ses véritables
parents par malice, et maltraité par ses parents
adoptifs. C’est en effet dès 1829 que se répand
une embarrassante hypothèse, relayée ensuite
par Feuerbach, selon laquelle Kaspar Hauser
ne serait autre que le prince héritier du grand-
duché de Bade, le fils de Stéphanie
de Beauharnais, le petit-fils de Napoléon Ier. Mariée au prince
Charles II de Bade, la fille adoptive de Bonaparte et Joséphine
de Beauharnais a effectivement donné naissance, le 29 avril 1812, à
un garçon, qui meurt quelques jours plus tard. L’enfant est
rapidement enterré, et l’on refuse à sa mère de tenir dans ses bras le
corps sans vie de son bébé, prétextant que l’épreuve serait trop
douloureuse à surmonter. Pourtant lorsque, dix-sept années plus
tard, Stéphanie de Beauharnais entend parler de ce mystérieux
orphelin qui serait apparu à Nuremberg, elle se prend à espérer : son
fils serait-il vivant ? L’aurait-on finalement privée d’un enfant, de
surcroît le seul héritier mâle pouvant succéder à son père. Après
s’être déplacée incognito à Ansbach, pour voir de ses propres yeux
l’enfant sauvage miraculeusement revenu à la civilisation, Stéphanie
de Beauharnais acquiert la conviction qu’il s’agit bien là de son fils.
Cette théorie est aussi celle défendue par Anselm von Feuerbach, qui
prétend que l’enfant aurait été enlevé par la comtesse Louise-
Caroline d’Hochberg, seconde femme du grand-duc Louis-Frédéric,
le père de Charles II de Bade. De rang nobiliaire inférieur à son mari,
elle n’avait pu contracter avec lui qu’une union morganatique, ne
permettant pas à ses enfants de prétendre à la succession dynastique.
Pour qu’ils aient malgré tout une chance de pouvoir accéder au trône
de Bade un jour, il fallait donc éliminer tous les autres prétendants.
Kaspar Hauser, unique héritier mâle des grands-ducs de Bade, aurait
donc peut-être fait les frais de l’ambitieuse comtesse…
Une hypothèse rocambolesque, que certains historiens rejetteront
par la suite, mais qui a séduit nombre de contemporains et de
commentateurs ultérieurs. Comme l’a montré l’historien britannique
Martin Kitchen, c’est aussi l’extrême défiance de la société vis-à-vis
de la famille régnante de Bade, dont les excès étaient connus et
controversés, qui s’exprime à travers l’adhésion à cette thèse du
complot. Charles II de Bade, le père supposé de l’enfant, n’était-il pas
un débauché notoire ? De fait, l’alcoolisme et la folie ont frappé les
descendants de la comtesse Hochberg. Plus choquant encore, dans
cette histoire où tout le monde manipule tout le monde, il est aussi
fort possible que le maire de Nuremberg et le conseil municipal aient
vu dans ce personnage naïf et terriblement médiatique l’occasion
rêvée de jeter le discrédit sur la famille du grand-duché de Bade, et
ainsi déstabiliser une région limitrophe vers laquelle la prospère
Bavière aurait enfin pu étendre sa zone d’influence.
Kaspar Hauser serait-il donc, comme l’ont affirmé la plupart des
historiens, un simple garçon de ferme à l’imagination fantasque, qui
se serait inventé une légende spectaculaire ? Les incertitudes qui
subsistent encore aujourd’hui sur les circonstances des différentes
agressions, les observations de ses nombreuses familles d’accueil –
qui se sont plaintes de sa propension naturelle au mensonge et à la
manipulation – ainsi que des tests ADN effectués en 1996 ont
largement contribué à infirmer la possibilité d’un lien avec la famille
de Bade. Et pourtant… La découverte, le 11 août 2000, d’un cachot
secret dans les communs du château de Beuggen, près de
Rheinfelden, n’est pas sans rappeler le cachot découvert, quatre-
vingts ans plus tôt, au château de Pilsach, près de Nuremberg,
communément appelé depuis le « château Kaspar Hauser ». Or
l’aménagement des cellules et la présence de dessins de chevaux dans
les deux réduits représentent de bien troublantes analogies. De
même, en 2002, de nouveaux tests ADN effectués à partir de cheveux
ayant appartenu à Kaspar Hauser établissent un lien de parenté avec
Astrid von Medinger, descendante directe de Stéphanie
de Beauharnais. Bien que contestés dans leur méthode – la
dégradation des échantillons d’ADN et les risques de contamination
ne garantissant pas un processus d’analyse fiable –, ces tests offrent
néanmoins des résultats troublants, qui ont ravivé la théorie d’une
ascendance noble. Même si, à ce jour, la maison de Bade continue de
refuser catégoriquement que des analyses soient pratiquées sur la
dépouille du fils défunt de Charles II de Bade et de Stéphanie
de Beauharnais.
Qui était finalement Kaspar Hauser ? Libre à chacun d’accréditer
la thèse qui lui paraît la plus vraisemblable, car le mystère demeure.
L’histoire de ce garçon pris dans la tourmente d’enjeux qui
dépassaient son énigmatique existence, et tragiquement décédé à
tout juste vingt et un ans, continuera certainement de passionner de
nombreux artistes, comme elle a inspiré Verlaine, qui lui consacre
ces vers émouvants, dans son recueil Sagesse :

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?


Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
Ô vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard.
Qui a bien pu empoisonner

AGNÈS SOREL ?

Portrait d’Agnès Sorel, maîtresse de Charles VII,


surnommée « la Dame de Beauté-sur-Marne », (vers 1422-1450).
On ne sait exactement quand naquit Agnès Sorel. Sans doute aux
alentours de 1422. Une autre incertitude demeure quant au lieu de sa
naissance, que certains historiens situent à Coudun, près de
Compiègne. Toujours est-il que son père, Jean Sorel, est seigneur de
Coudun, et sa mère, Catherine de Maignelais, châtelaine de Verneuil-
en-Bourbonnais. Une naissance modeste mais noble, qui prédestinait
Agnès au service d’une des maisons de Bourbon ou d’Anjou, dont sa
lignée était vassale. Mais c’était sans compter sur son hypnotique
beauté et sa personnalité détonnante qui allaient la porter sur le
devant de la scène. Agnès deviendra en effet la première maîtresse
officielle d’un roi de France et, en dépit de son jeune âge,
bouleversera à jamais son souverain, autant que son temps et ses
contemporains. Une influence qui ne sera pas du goût de tous,
puisqu’elle mourra empoisonnée au mercure, alors qu’elle venait
d’offrir au roi Charles VII un quatrième enfant…
La guerre de Cent Ans, commencée en 1337, n’en finit pas, malgré
de nombreuses tentatives de trêves et de paix infructueuses.
L’année 1422 est marquée par la mort du roi Charles VI, dont le
règne fut aussi long que singulier. Surnommé « le Bien-Aimé », en
témoignage de l’affection de son peuple, il fut bientôt appelé « le
Fol » en raison de ses crises de démence incontrôlées. C’est en 1392,
alors qu’il traverse la forêt du Mans, que le roi est foudroyé par une
première crise. Bien d’autres suivront jusqu’à la fin de son règne. Son
esprit oscillant entre folie et lucidité, ses oncles ainsi que son frère,
Louis d’Orléans, complotent les uns contre les autres afin de
s’accaparer le pouvoir au sein du conseil de régence présidé par la
reine, Isabeau de Bavière. Un malheur n’arrivant jamais seul, éclate
alors une terrible guerre civile. Opposant les Armagnacs, partisans
de Louis d’Orléans et du modèle français, aux Bourguignons,
soutiens du duc de Bourgogne, Jean sans Peur, et fervents
défenseurs du modèle anglais. Si l’on ajoute à ces troubles les
désordres causés par le grand schisme d’Occident et la terrible
défaite d’Azincourt qui, en 1415, voit périr la fine fleur de la
chevalerie française, on comprend dans quel contexte tourmenté
Agnès Sorel vient au monde. La pauvre enfant, s’étant très jeune
retrouvée orpheline, a été recueillie par sa tante maternelle, de qui
elle reçoit une parfaite éducation. Grâce aux recommandations dont
elle bénéficie, et aidée par sa grande beauté, Agnès devient
demoiselle de compagnie de la reine de Sicile, Isabelle de Lorraine,
belle-sœur du roi de France et épouse du roi René d’Anjou. Agnès ne
convoite pas tant cette charge pour les avantages matériels qu’elle lui
procure – à peine dix livres par an – que pour les portes qu’elle peut
lui ouvrir…
Sur son lit de mort,
Charles VI déclare que son fils,
le dauphin Charles, est un
bâtard. Il décrète que l’héritier
du trône est finalement son
gendre, Henri V, le roi
d’Angleterre ! La guerre de
Cent Ans est relancée. Certains
courtisans n’hésitent pas à railler Charles VII, le « petit roi de
Bourges » sans titre et sans beauté et dont l’autorité, bafouée à Paris,
ne s’exerce plus que sur un domaine qui rétrécit comme peau de
chagrin. Mais en 1429, grâce à Jeanne d’Arc qui l’emmène se faire
sacrer à Reims, il combat avec succès l’alliance anglo-bourguignonne
et reconquiert son royaume, ce qui lui vaut le glorieux surnom de
« Charles le Victorieux ». Le « bon roi René », dont la sœur, Marie
d’Anjou, a épousé Charles VII, est très proche du roi de France. C’est
avec plaisir que les deux hommes se retrouvent à Toulouse, en
février 1443. Parmi les suivantes d’Isabelle de Lorraine se trouve la
ravissante Agnès. « Un visage clair, lisse, avec des pommettes rondes
comme un reste d’enfance, de longs yeux pers où brillent les
étincelles du rire, une bouche tendre et belle, une gorge hardie, une
taille de guêpe, un sourire qui tremble ». Si l’on en croit la
description que Jeanne Bourin donne d’Agnès dans son ouvrage La
Dame de Beauté, on comprend que Charles VII, d’ordinaire si
réservé et d’humeur plutôt morose, soit tombé sous le charme de la
jeune femme de vingt ans sa cadette.
Un proche du roi, Pierre de Brézé, ayant remarqué que Charles
n’avait d’yeux que pour la jeune fille, se charge de la lui présenter.
Charles VII, le cœur chaviré, abandonne toute timidité et lui déclare
sa flamme. Conséquence inopinée mais heureuse de ce coup de
foudre : Agnès passe, dès 1444, au rang de demoiselle de la maison
de la reine, Marie d’Anjou. La fidèle épouse de Charles, qui lui a
donné treize enfants, doit se résigner à cette cohabitation. Agnès ne
tarde pas à devenir la favorite officielle. Un statut totalement
novateur car, jusque-là, les maîtresses royales devaient se contenter
de rester dans l’ombre. Mais Agnès n’est pas une jeune femme
ordinaire, elle sait s’attirer les faveurs du roi, charmer ses conseillers,
devenir un modèle pour les dames de la cour. Pour mettre sa beauté
en valeur, elle ne se contente pas de suivre les usages vestimentaires
de son temps, mais fait évoluer la mode. Ainsi renonce-t-elle aux
guimpes, ces pièces de toiles qui encadraient le visage des femmes et
lance la mode du décolleté qui dénude largement les épaules. Jean II
Jouvenel des Ursins, archevêque de Reims, s’étrangle en maudissant
les extravagances de cette mise immodeste : « avec des ouvertures de
par-devant par lesquelles on voit les tétons, tettes et seins ».
L’audace d’Agnès se double d’une grande fantaisie, puisqu’elle
prolonge ses robes serrées à la taille et bordées de marte ou de
zibeline, par des traînes pouvant mesurer jusqu’à huit mètres. Des
coiffeurs ornent sa chevelure blonde de singulière et spectaculaire
façon. La seule année 1444, le roi lui offre pour vingt mille six cents
écus de bijoux, dont le premier diamant taillé connu à ce jour.
Éclipsée, la reine se retrouve complètement
délaissée. Le Dauphin, le futur Louis XI,
malheureux de voir sa mère ainsi bafouée,
conçoit une grande rancune envers son père
et tant que celui-ci régnera, il n’aura de cesse
de comploter contre lui. Il jalouse aussi
Agnès, qui a à peu près son âge, mais
tellement plus de pouvoir ! Pourtant, alors
que la France sort d’une guerre aussi cruelle
qu’interminable, Agnès adoucit les mœurs de
la cour, y apportant un raffinement qui présage celui de la
Renaissance. Pour la confection de ses atours, Agnès affectionne les
étoffes précieuses et rares, comme celles importées d’Orient qu’elle
trouve à Bourges, chez son fidèle ami, le richissime marchand et
grand argentier du roi, Jacques Cœur, dont elle devient la meilleure
cliente. En favorisant cette relation, Agnès trouve son intérêt, mais le
roi aussi, car sur les conseils de sa favorite, c’est bel et bien grâce à la
fortune de Jacques Cœur, que Charles VII reprendra confiance en lui.
Agnès fera de Jacques Cœur un de ses exécuteurs testamentaires. Ce
qui amènera certains historiens à leur prêter une liaison amoureuse,
probable explication de la disgrâce dont Jacques Cœur sera victime
après la mort de sa protectrice. Jaloux, le roi oubliera alors les
services rendus par son grand argentier, et n’interviendra pas
lorsque celui-ci sera arrêté et condamné pour des malversations
fictives que des ennemis, envieux, lui attribueront.
Le roi ne refuse aucune richesse à sa favorite, et lui octroie les fiefs
de Vernon, Issoudun, Roquesezière et de Beauté-sur-Marne, d’où le
titre – purement romanesque – de « Dame de Beauté ». Le roi lui
offre aussi le domaine de Loches, où, en surplomb de la ville, elle fait
aménager le château. Devant tant de largesses, le Dauphin Louis a de
plus en plus de mal à accepter la situation et laisse un jour éclater sa
rancœur. Brandissant son épée, il en menace Agnès qu’il poursuit de
pièce en pièce jusqu’au lit royal où elle finit par se réfugier.
Charles VII, courroucé par tant d’impertinence, chasse son fils de la
cour et l’exile dans le Dauphiné. Le choix est fait. Le roi ne saurait se
passer de sa muse. Il semble bien en effet qu’Agnès Sorel ait
transformé Charles VII. Lui qui était connu pour être inquiet, terne
et malchanceux devient à son contact joyeux, habile et téméraire,
manifestant enfin l’envie de gouverner, de s’occuper de politique et
même de combattre les Anglais. Aux côtés d’Agnès, Charles VII
rayonne, retrouve sa jeunesse. Un contemporain note à propos du
roi : « Enflammé pour elle à ce point qu’il ne pouvait supporter
qu’elle lui manquât un instant : à table, au lit, au Conseil, il fallait
toujours qu’elle fût à ses côtés ».
Très pieuse, et très éprise de son souverain, Agnès donne trois
filles à son royal amant, les « bâtardes de France », ainsi appelées car
nées hors mariage : Marie de Valois, Charlotte de Valois et Jeanne
de France, que le roi légitimera cependant. Charlotte connaîtra un
destin tragique puisque son mari, Jacques de Brézé, le fils du fidèle
sénéchal, l’ayant surprise dans les bras de son amant, l’assassinera
d’un coup d’épée entre les épaules. Ces naissances, qui rapprochent
encore le couple, indignent à nouveau Jean II Jouvenel des Ursins,
qui reproche vertement à Agnès, cette créature aux mœurs libres,
d’avoir initié le roi, jusque-là si chaste, à la débauche.
Début 1449, rompant une trêve de plusieurs années, les Anglais
investissent Fougères, en Bretagne. Le roi hésite à intervenir, mais
encouragé par Agnès et par ses conseillers, il se met en campagne.
Finalement, les Anglais sont repoussés et Agnès, qui attend un
quatrième enfant, décide de quitter Loches pour retrouver le roi en
l’abbaye de Jumièges, près de Rouen. Les raisons de ce voyage
restent obscures. Agnès avait-elle hâte de rejoindre son amant ? Ou
voulait-elle l’avertir d’un nouveau complot ourdi par le Dauphin ? À
peine arrivée à destination, le 3 février 1450, elle met au monde un
enfant, qui décédera quelques jours plus tard. Le 9 février, elle est
soudainement prise de « flux de ventre » et meurt en quelques
heures, à vingt-huit ans. Elle aura tout juste le temps de
recommander son âme à Dieu et à la Vierge Marie et de dicter ses
dernières volontés. Elle lègue ses biens à des proches, à des hôpitaux,
à des couvents et à la collégiale de Loches afin qu’y soient dites des
messes pour le repos de son âme. Mais sa mort est si rapide, Agnès
est si jeune et de constitution si solide, qu’une rumeur ne tarde pas à
circuler à la cour et dans tout le royaume sur les circonstances
troublantes de son décès : Agnès a été empoisonnée. Mais par qui ?
Jacques Cœur, alors en disgrâce, est suspecté d’avoir fait
assassiner son amie. Ses ennemis ne reculent devant aucune
calomnie pour éliminer le grand argentier. Mais celui-ci, avant d’être
banni pour d’autres motifs, est lavé de tout soupçon. Autre suspect :
le Dauphin, qui détestait la maîtresse de son père pour l’influence
qu’elle exerçait sur lui. Jusqu’à aujourd’hui, les historiens accréditent
cette thèse. Le médecin d’Agnès, Robert Poitevin, légataire d’une
partie de son héritage, sera également l’objet de suspicion,
notamment à cause de son absence de diagnostic d’empoisonnement,
malgré des signes éloquents, et sa promptitude à vouloir enterrer
l’affaire avec la victime. Mais de là à en faire un assassin… La science
moderne est pourtant venue lever le voile sur cette énigme. En 2004,
à l’occasion d’un ultime transfert du Logis royal de Loches à la
collégiale Saint-Ours, les restes d’Agnès Sorel sont exhumés et
confiés pour analyse à des scientifiques, une équipe de vingt-deux
chercheurs (radiologues, médecins légistes, toxicologues,
archéologues…) placés sous la direction du professeur Philippe
Charlier du CHU de Lille. L’examen des dents confirme le nombre de
grossesses et détermine l’âge du décès. À cette occasion, une autre
incertitude est levée. Au musée des Arts Décoratifs de Bourges était
présentée une mèche de cheveux attribuée à Agnès Sorel… Mais ces
cheveux sont bruns, alors qu’Agnès a toujours été décrite comme
blonde. Les analyses effectuées ont pourtant authentifié la relique.
En effet, les cheveux auraient subi une altération naturelle au fil des
siècles. Agnès Sorel était bien une vraie blonde ! Quant à l’étude
toxicologique des mêmes cheveux, elle n’a
révélé aucune trace d’arsenic. En revanche,
des taux considérables de mercure – appelé
vif-argent au Moyen Âge – ont été décelés
malgré la vétusté des échantillons analysés.
Une main criminelle aurait-elle fait ingurgiter
ce mercure à Agnès ? On sait que la favorite
était soignée pour des vers intestinaux, grâce
à l’association de pollens de fougères mâles et
de mercure. Mais comment expliquer ce taux
mortel ?
Les partisans de la thèse de l’empoisonnement n’ont à ce jour pas
pu déterminer le commanditaire de cet assassinat, tant les mobiles
semblent nombreux. Ainsi, l’ambitieuse cousine d’Agnès, et nourrice
de ses trois filles, Antoinette de Maignelais, a-t-elle été soupçonnée à
son tour lorsque, trois mois à peine après la disparition d’Agnès, elle
a pris sa place dans le lit du roi. Pourtant Charles pleura longtemps
Agnès, et fit graver sur le tombeau de marbre de sa bien aimée : « Cy
gist noble dame Agnès de Seurelle, en son vivant dame de Beaulté, de
Roquesezière, d’Issoudun et de Vernon-sur-Seine, pitieuse envers
toutes gens et qui largement donnait de ses biens aux églises et aux
pauvres ; laquelle trépassa l’an de grâce MCCCCXLIX. Priez Dieu
pour le repos de l’âme d’elle. Amen ».
DIMITRI II

était-il un imposteur de génie ?

Portrait de Dimitri II
dit aussi « le Premier Faux Dimitri » (1580-1606).
En se faisant couronner « tsar de toutes les Russies », le
16 janvier 1547, alors qu’il n’était jusque-là que grand-prince de
Moscou, Ivan IV le Terrible est devenu l’empereur et le maître absolu
de la Russie. Le peuple le vénère autant qu’il le craint. Le règne
d’Ivan est cruel et le pays exsangue. Dans un accès de démence, le
tsar en déclin frappe mortellement de son glaive son fils aîné, le
tsarévitch Ivan Ivanovitch, qui tentait de s’interposer pour protéger
son épouse enceinte. À la mort d’Ivan, en 1584, le trône échoit donc à
Fédor, son deuxième fils, qui est déficient mental et incapable
d’assumer sa charge. Sans descendance, c’est son demi-frère Dimitri,
âgé de deux ans qui devient tsarévitch. Mais le jeune Dimitri
disparaît mystérieusement à Ouglitch, en 1591, à l’âge de neuf ans.
Aussi Fédor se voit-il contraint d’accéder au trône et ce sous la
régence de Boris Godounov. Et lorsqu’il meurt sans héritier, le pays
plonge dans une profonde angoisse. L’État s’effondre et la société
convulse pendant des années, avant de trouver enfin un nouveau
souverain légitime. Pourtant, quelque temps plus tard, un homme
réussit à convaincre le peuple qu’il est Dimitri, le tsarévitch disparu
et se fait sacrer empereur de Russie. Comment y est-il parvenu ? Et
pourquoi des hommes persuadés de son imposture acceptent de le
soutenir dans cette invraisemblable aventure ?
Les prétendus tsarévitchs
miraculeusement ressuscités d’entre les
morts, seront légions pendant le règne des
tsarines et des tsars dont la légitimité est
conflictuelle, et la gouvernance despotique.
Mais aucun, malgré quelques beaux succès
d’estime, ne triomphera comme Dimitri.
Leurs succès, même momentanés, sont
intrinsèquement liés à un idéal mystique
typiquement russe de voir arriver, tel un
messie, le « tsar libérateur » qui délivrera le
pays de la tyrannie. Cette barbarie, qui régit
les rapports entre les différentes classes de
société va continuer de s’exercer pendant
des siècles sur un peuple miséreux et
analphabète. Ivan a laissé une société épuisée par les guerres
incessantes contre les Tatars, Suédois et Polonais. Le peuple est
traumatisé et déboussolé par son extrême violence – notamment
celle de ses hommes de main, les opritchiniki –, qui frappe surtout
ses proches et sa cour. La Russie devient, à l’instar du tsar, pourrie,
exténuée, spasmodique, malgré ses veines tentatives pour soigner
son grand corps malade.
Tyrannique mais lucide, Ivan est
conscient de la déficience mentale de
son fils Fédor et prépare l’instauration
d’un conseil de régence. À sa mort, celui-
ci se réunit mais, affaibli par des luttes
intestines, implose et permet à Boris
Godounov, le chambellan d’Ivan – et
beau-frère de Fédor –, de s’imposer
comme unique régent. Sa première
décision est d’exiler le tsarévitch Dimitri
et ses soutiens loin de Moscou. Moins
cruel, la gouvernance de Boris s’inscrit
toutefois dans la continuité du règne
précédent. Le témoignage d’Anglais
autorisés à commercer avec Moscou
souligne le despotisme du gouvernement et son mépris du peuple.
Ainsi, l’ambassadeur d’Élisabeth Ière d’Angleterre rapportera-t-il :
« Le gouvernement est à peu près à la turque. Les Russes semblent
imiter les Turcs autant que le permettent et la nature du pays et leurs
capacités politiques. Ce gouvernement est une tyrannie pure et
simple car il subordonne toutes choses à l’intérêt du prince, et cela,
de la manière la plus barbare et la plus ouverte ». Sans aucune
compassion, les successeurs d’Ivan, sans pour autant atteindre sa
cruauté, maintiennent une chape lourde et écrasante sur le peuple
laborieux de Russie. Serfs ou libres, tous sont la propriété du tsar qui
a droit de vie ou de mort. Bien loin de l’esprit libéral anglais et de son
Habeas corpus.
Dimitri ayant disparu, Fédor est le dernier représentant des
Riourikides (descendants de Riourik, cette dynastie a régné sur
l’Ukraine depuis le IXe siècle, et fondé Moscou au XIIIe siècle). Cette
vacuité dynastique – bien que très vite comblée par la prise de
pouvoir et le couronnement du régent Boris Godounov – marquera
une période d’intrigues et de rivalités sans précédent, communément
appelée « le temps des troubles », entre les prétendants au trône. À
l’appel du patriarche de toutes les Russies, un
zemski sobor (sorte d’assemblée comparable aux
États généraux français) élit Boris Godounov tsar,
le 17 février 1598. Alors que son zèle envers Ivan le
Terrible lui a permis de marier sa sœur au
tsarévitch Fédor, l’incompétence de ce dernier à
gouverner lui a valu d’asseoir petit à petit son
autorité et de préparer cette nomination sans trop
de heurts. Mais l’absence de toute hérédité
dynastique va peser en sa défaveur sur ses sept ans de règne.
Le nouveau tsar Boris endosse vite la tenue de l’autocrate et rêve
de fonder une nouvelle dynastie. Il institue le patriarcat de Moscou,
permettant au métropolite moscovite de rivaliser avec les autres
grands chefs des Églises chrétiennes. Il s’intéresse à l’Occident et
tente d’établir des liens avec les monarchies européennes,
notamment allemandes. Il ouvre certains domaines au commerce
international, afin de relever le niveau de vie pitoyable des Russes,
mais ne réussit pas à endiguer l’effroyable famine qui, de 1601 à
1603, décime la population de Moscou, et bientôt toute la Russie.
Bien au contraire, il accable d’impôts toutes les couches sociales afin
de financer ses armées employées à défendre le pays contre les
Suédois et les Polonais. En rétablissant, puis en abolissant le droit
des paysans à changer de propriétaire, il figera même le servage dans
l’espace sociétal russe pendant presque trois siècles. Cette politique
autocratique et la famine persistante provoquent des révoltes et l’exil
de nombreux paysans. Elles créent un climat anxiogène qui favorise
l’apparition d’illuminés se faisant passer pour le tsarévitch Dimitri,
pourtant mort depuis bien longtemps. Tous sont favorablement
accueillis par une population naïve et pathologiquement dépressive
qui veut croire au renouveau de la Russie. Jusqu’en 1604, ces
imposteurs restent confinés dans quelques villages et s’avèrent
incapables de fédérer, autour de leur prétention, une opposition
réellement dangereuse pour le tsar. Mais le fantôme des Riourikides
discrédite toujours la légitimité de Boris, qu’une peur panique
envahit peu à peu et amènera sans doute à se suicider. Sa mort reste
encore aujourd’hui mystérieuse. La légitimité populaire – Boris n’a-t-
il pas été élu ? – ne semble pas pouvoir rivaliser avec la légitimité
divine, intrinsèquement attachée aux liens du sang.
La fragilité de la Russie pousse ses
adversaires historiques, notamment les
Polonais, à intervenir dans ses affaires
intérieures. Aussi, quand un certain
Grigori Otrepiev se réfugie en Pologne
en clamant être le tsarévitch Dimitri,
trouve-t-il aussitôt des soutiens au plus
haut niveau de l’État, et de la hiérarchie
catholique. Pour parvenir à ses fins,
Grigori saura de toute évidence faire
jouer l’ancestrale rivalité entre Polonais
et Russes, entre Églises catholique et
orthodoxe. En effet, en 988, la
conversion de Vladimir Ier au
christianisme de Byzance demeure une défaite pour l’Église de Rome
et pour le pape, qui n’aura de cesse de soutenir toutes les tentatives
polonaise et lituanienne pour rétablir la « vraie foi », à savoir la leur.
Grigori trouve aussi un écho favorable auprès de certains Russes qui
refusent toute allégeance à un souverain sans légitimité dynastique.
Ce rejet de Boris n’est pas seulement politique, il exprime surtout la
nature mystique du lien qui unit le tsar à son peuple. Le tsar est élu
par Dieu. Écarter l’héritier légitime est perçu comme un sacrilège
annonciateur de catastrophes divines. C’est là toute l’ambivalence du
peuple russe, entretenu par l’Église dans son innocente ferveur, il
attend le « Vrai tsar » ou « tsar libérateur », qui le soulagera de sa
misère, mais accepte du même coup, tout ce que le ciel lui envoie, les
avanies, comme les tyrans…
Grigori est né dans les années 1580, comme Dimitri. On ne
connaît rien de ses ascendants, ni de sa prime enfance. Adolescent, il
sert les Romanov qu’il quitte quand Boris les bannit de Moscou. Il
fréquente alors différents monastères orthodoxes où ses qualités
semblent reconnues, puisqu’il arrive à se propulser au service direct
du patriarche. Opportuniste et malin, il assimile rapidement ses
leçons et impressionne aussi par son éloquence. Il quitte pourtant la
vie monacale au bout d’une année et après un voyage à Kiev, pour se
retrouver chez le prince Ostrogski, théologien orthodoxe, qui refuse
tout contact avec les autres Églises chrétiennes, les estimant
blasphématoires. Les deux hommes se brouillent rapidement. Est-ce
pour un différend théologique ? Ou bien Grigori a-t-il cherché le
soutien du prince pour faire valoir ses prétentions dynastiques, et
celui-ci aurait-il refusé de le suivre ? Le mystère reste entier. Il n’en
demeure pas moins qu’aussitôt après avoir quitté son hôte, Grigori,
qui a trouvé refuge chez le prince polonais Wisniowiecki, affirme être
le tsarévitch. Le prince, homme influent en Pologne et grand
propriétaire terrien en Russie, accepte de le soutenir. C’est un
catholique converti de fraîche date, ennemi personnel du prince
Ostrogski et de ses convictions. La question religieuse restera,
jusqu’à la fin de l’épopée, un sujet épineux pour Grigori, que ses
adversaires utiliseront pour le déstabiliser, voire le discréditer.

La nouvelle d’une possible survie du tsarévitch Dimitri échauffe


les esprits. Boris y voit un complot fomenté par des boïars, jaloux de
sa suprématie. Le peuple, lui, espère un rétablissement de l’ordre
naturel de la monarchie. De leur côté, les Polonais, les Suédois et les
Lituaniens misent sur l’opportunité d’affaiblir leur vieil ennemi. Rien
ne prouve que les boïars, fameuse noblesse russe, soient impliqués
dans ce complot, pas plus que d’autres Moscovites. Néanmoins,
Grigori trouve quelques citoyens russes pour attester à ses hôtes
polonais qu’il est bien le tsarévitch, survivant miraculeux du meurtre
commandité treize ans auparavant par Boris. Conforté dans ses
convictions, le prince Wisniowiecki obtient, en mars 1604, une
audience royale, en présence du nonce papal. Quel fut l’équilibre
entre la crédulité des uns, le simple calcul politique des autres et la
force de persuasion de Grigori ? Mystère…
Toujours est-il qu’à la suite de cette entrevue,
Sigismond III de Pologne reconnaît
officiellement Grigori comme le dernier
héritier de Riourik et lui accorde une aide
financière substantielle. Les archives du
Vatican témoignent de l’intérêt grandissant du
pape pour le prétendant et confirment le rôle
déterminant des Jésuites dans la très probable
conversion de Grigori au catholicisme. Cette
conversion n’est, dans l’esprit des Jésuites,
qu’un prélude à celle du peuple russe.
Conforté par tous ces soutiens, Grigori réussit à lever un corps
expéditionnaire impressionnant : des seigneurs polonais lui louent le
service de leurs troupes et des brigands galvanisés par l’espoir de
nouveaux pillages le rejoignent. Enfin et surtout des Cosaques
zaporogues, sans doute payés par des nobles ukrainiens, viennent
renforcer ses troupes. Le 13 octobre 1604, il franchit la frontière
russo-polonaise avec son armée. Le petit peuple lui réserve un
accueil enthousiaste et de nombreuses villes lui ouvrent même leurs
portes. Le 21 décembre, à la surprise générale, il bat l’armée régulière
russe lors de leur première confrontation. Cependant, la solde
n’étant pas versée en temps et en heure, des mutineries éclatent.
Affaiblie par ces dissensions, la cohorte de Grigori est finalement
écrasée, le 21 janvier 1605.
Il parvient à s’enfuir de justesse. Mais la Russie traumatisée ne
peut accepter la défaite de son tsar qu’elle a légitimé. Aussi, malgré le
danger, de nombreux paysans s’empressent de le rejoindre. C’est
finalement l’appui massif des Cosaques ukrainiens qui le remettent
en selle. Ce soutien, outre le fait qu’il permet à Grigori de vaincre,
préfigure des liens qui bientôt uniront, sous une même couronne, la
Russie et l’Ukraine. Le décès mystérieux autant que providentiel de
Boris Godounov, le 13 avril 1605, favorisera également la victoire de
Grigori.
Car même si Boris avait prudemment préparé sa succession, son
fils cristallise tous les mécontentements et ne parvient à se maintenir
au pouvoir plus de trois mois. Aussi incroyable que cela puisse
paraître, Grigori pénètre en héros dans Moscou, en juin 1605, où
l’attend un accueil triomphal. Seul le patriarche refuse encore
temporairement de lui prêter allégeance ; la propre mère de Dimitri
feint quant à elle de le reconnaître et simule publiquement une
formidable émotion. C’est donc dans le plus grand enthousiasme
qu’il est sacré tsar, sous le nom de Dimitri II. Par quel subterfuge un
petit moine défroqué parvient-il à s’emparer avec tant d’aisance des
attributs impériaux ? Nul ne peut l’expliquer. Toujours est-il qu’il
impose, sans la moindre hésitation, une nouvelle façon de gouverner
à des conseillers déboussolés. À l’opposé de ses ancêtres présumés, il
refuse de faire régner la terreur et, avant Catherine la Grande, pense
et réagit en monarque éclairé. Il se préoccupe du sort des plus
humbles et réfléchit à une politique économique qui permettrait à la
Russie de rattraper son retard économique, notamment en ouvrant
ses frontières aux savoirs et aux techniques occidentales. Ainsi, il
ébauche une politique analogue à celle qui sera menée par Pierre Le
Grand un siècle plus tard. Il aime d’ailleurs autant que lui se mêler
aux simples artisans pour s’initier à leur savoir-faire. Mais comme
tout homme de pouvoir digne de ce nom, il a tôt fait d’oublier la
promesse donnée aux Jésuites et au roi de Pologne de christianiser la
Russie… Le tsar semble très à l’aise dans l’exercice de ses nouvelles
fonctions. Mais qu’est donc réellement Grigori ? Plus que
généalogique, se pose la question de ses convictions sur la légitimité
de son ascendance. Est-il un imposteur de génie, ou bien a-t-il été
élevé dans l’absolue certitude de sa glorieuse naissance ? À moins
qu’il ne soit un illuminé habité par des obsessions impériales ? Dans
tous les cas, il remplit parfaitement son rôle de tsar. Son attitude
iconoclaste, ses projets culturels, économiques et sociaux alarment
cependant la noblesse, qui appréhende la perte de ses privilèges.
Il éprouve par ailleurs depuis son adolescence une vive hostilité
envers les moines. Cette inimitié, ainsi que la rumeur de sa
conversion au catholicisme, font craindre à la hiérarchie orthodoxe la
fin de ses prérogatives et de son influence spirituelle sur le peuple
russe. Mais ce dernier ne partage pas de telles craintes. Bien au
contraire, le peuple adule ce tsar providentiel, et c’est sans doute
cette immense popularité qui protège Dimitri d’un coup d’État. Seule
ombre au tableau, les Cosaques qui l’accompagnaient lors de son
entrée en Russie, des mercenaires jugés hautains et violents, qui
commettent exactions et pillages au sein de la population moscovite,
comme aux temps sombres d’Ivan le Terrible. Cependant, quelques
boïars, emmenés par Vassili Chouïski, qui ne fait pas mystère – au
nom d’une vieille ascendance de Riourik – de ses prétentions au
trône, complotent pour chasser Dimitri du trône. Celui-ci est informé
de cette conspiration, mais aveuglé par un sentiment de toute
puissance, il ne tient aucun compte des mises en garde qu’il reçoit.
L’heure est aux festivités.
Le 24 avril 1606, Marina Mniszek, la
fiancée de Dimitri, fait son entrée dans
Moscou. Elle est accueillie avec joie, mais son
escorte polonaise, beaucoup trop nombreuse
et trop armée, heurte l’orgueil d’un peuple
plus que sensible sur la question de son
indépendance et viscéralement méfiant envers
les étrangers. Les conspirateurs se chargent
donc opportunément d’exacerber cette
provocation, faisant le lien entre la conversion
du tsar à la religion de l’ennemi extérieur, le
catholicisme, et ces hordes de Polonais. Ayant échoué à persuader le
peuple que Dimitri n’est qu’un usurpateur, les boïars prétendent
désormais que, malgré sa légitimité, celui-ci est influencé par les
soutiens polonais à qui il aurait vendu la Russie afin de l’asservir et
de la convertir au catholicisme. Mais ce nouveau stratagème échoue.
Personne ne veut croire qu’un tsar puisse trahir la Sainte Russie. Ces
échecs récurrents ne découragent pas pour autant les insurgés, qui
décident d’exploiter à leur profit la désorganisation des services de
sécurité durant les noces impériales, pour tenter un nouveau coup
d’État. L’affluence populaire est telle que la garde rapprochée de
Dimitri se laisse totalement déborder. Bien conscients de la grande
popularité du tsar, Vassili Chouïski et ses acolytes fomentent un plan
subtil, destiné à piéger tout le monde. Feignant d’adhérer à la ferveur
populaire, ils proclament leur soumission au tsar et appellent le
peuple à venir au Kremlin pour sauver le souverain menacé par un
hypothétique complot polonais, bien sûr totalement imaginaire. Les
gardes sont soudoyés et les portes du Kremlin grandes ouvertes, afin
de laisser entrer le plus grand nombre. La gigantesque cohue qui suit
permet aux comploteurs d’approcher le tsar et de l’assassiner. La
foule, soigneusement abreuvée de vodka, est plus occupée à piller
qu’à sauver son souverain. Sans aucune considération religieuse et
sans plus de formalité, son cadavre est immédiatement incinéré et
ses cendres tirées au canon vers la Pologne. L’ennemi est ainsi
désigné. Ironie du sort, Vassili Chouïski est couronné, mais aussitôt
renversé, devant aussi combattre un nouveau faux Dimitri. Il faudra
encore sept années de soubresauts épiques avant que la Russie ne
parvienne, en proclamant Michel Romanov tsar, à surmonter ses
démons.

Grigori demeurera le tsar Dimitri II pour l’éternité. Car bien qu’il


soit communément admis aujourd’hui que Grigori Otrepiev était un
imposteur, bien des questions demeurent. Où et quand est née une
telle imposture ? Qui en étaient les conspirateurs ? Sur quels critères
ont-ils choisi Grigori ? Ses soutiens russes et polonais étaient-ils
vraiment désintéressés ? Toutes ces questions trouvent partiellement
des réponses. Toutefois cette mascarade est avant tout le miroir
grossissant de la formidable descente aux enfers de l’État russe et de
son peuple, car l’épopée de Grigori n’est pas un cas isolé et sera, du
XVIIe au XIXe siècle, suivie de beaucoup d’autres. Comme le
rapportera l’un des plus grands historiens russes du XIXe siècle,
Vassili Klioutchevski : « Le succès du premier faux Dimitri a fait de
l’imposture une maladie chronique de l’État : depuis lors et
quasiment jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il n’est guère de règne qui
se soit passé de l’imposture ». Ces imposteurs profiteront des
faiblesses structurelles de l’État russe, comme la survivance du
servage et des difficultés des Romanov à assurer des successions
sereines, comme celles de Pierre, d’Élisabeth ou de Catherine, pour
s’imposer auprès d’une population malmenée, mais toujours fidèle
au mythe utopique, viscéralement ancré dans la psyché russe, du
« tsar libérateur ».
La mystérieuse disparition de

SAINT-EXUPÉRY

Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944).


Le 31 juillet 1944, à 8 h 45, aux commandes d’un P-38
Lightning 223, Antoine de Saint-Exupéry s’apprête à décoller du
terrain de Poretta, à Borgo, près de Bastia. La météo est excellente.
Bien que non inscrit sur le tableau des vols, il a insisté pour décoller,
comme à son habitude. Cap sur la vallée du Rhône, Annecy et retour
par la Provence. La mission ? Une reconnaissance photographique
en vue du débarquement en Provence, prévu pour le 15 août. Le
pilote est seul dans l’étroite carlingue. Son avion n’est pas armé et
dispose de seulement six heures de carburant. Duriez, le responsable
de l’opération, aperçoit le commandant lui adresser un petit geste de
la main, puis le mécanicien retire les cales qui bloquent les roues.
Libéré, l’avion va se placer en cahotant au bout de la piste. Quand
Saint-Exupéry décolle, Duriez ne se doute pas qu’il sera l’un des
derniers à le voir en vie.
Compte tenu des distances entre le nord de la Corse et le
continent, Saint-Exupéry aurait dû être de retour pour 12 h. Mais à
12 h 30, pas de Lightning en vue. Les écrans du contrôle radar ne
signalent rien. Les heures passent. Très inquiet, le colonel René
Gavoille, son supérieur, fait les cent pas. À 14 h, toujours aucun signe
de vie du pilote. À 14 h 30, heure à laquelle l’avion est théoriquement
à court de carburant, il faut bien se rendre à la terrible évidence… En
temps de guerre, il est impossible d’effectuer des recherches. « Saint-
Ex » est officiellement porté disparu. À son retour, Gavoille devait lui
annoncer que le débarquement était imminent : il s’agissait donc de
sa dernière mission de reconnaissance ! Dans le journal de Marche
de la 1ère escadrille du groupe 2/33, à la date du 1er août 1944, on
peut lire ceci : « Un bien triste événement vient ternir la joie que tous
éprouvaient à l’approche de la victoire : le commandant Saint-
Exupéry n’est pas rentré. Nous perdons en lui, non seulement notre
camarade le plus cher, mais celui qui était pour nous tous un grand
exemple de foi. S’il était venu partager nos risques malgré son âge, ce
n’était pas pour ajouter une vaine gloire à une carrière déjà
magnifiquement remplie, mais parce qu’il en sentait, pour lui-même,
le besoin. Saint-Exupéry est de ces hommes qui sont grands devant
la vie, parce qu’ils savent se respecter eux-mêmes. Bien sûr, nous
avons tous le grand espoir de le revoir bientôt ; le destin ne dispose
pas d’un homme armé d’une expérience de sept mille heures de vol et
qui a résisté à tant de coups durs. Il peut être posé en Suisse ou
camouflé dans le maquis savoyard, si même il est prisonnier, ce n’est
plus pour bien longtemps. Mais nous pensons tous à cette joie qu’il
n’aura pas de rentrer en France libérée avec nous ».
Quand il disparaît, Saint-Exupéry est un
écrivain reconnu, plusieurs de ses ouvrages
ont rencontré un grand succès. Né en 1900
dans une famille aristocrate désargentée,
troisième de cinq enfants, il reçoit une
formation classique dans des pensionnats
catholiques. Élève rêveur, indiscipliné et
irrégulier, il est pourtant bachelier à dix-
sept ans. Échouant au concours d’entrée à
l’École navale, il va se consacrer à l’aviation,
sa vraie passion. À douze ans, émerveillé, il
reçoit son baptême de l’air et le soir même,
rédige un poème à la gloire de
l’aéronautique. Durant la Première Guerre
mondiale, l’adolescent vibre aux exploits de
Guynemer et de Fonck. En 1921, lors de son service militaire, il signe
son premier exploit en s’emparant, sans autorisation, d’un appareil
pour effectuer un vol solitaire. Cette tête brûlée obtient très vite son
brevet de pilote, devient caporal, puis sous-lieutenant de réserve et
décide de s’engager dans l’armée de l’air. Saint-Exupéry cherche un
sens à sa vie. Les protestations de la famille de sa fiancée, Louise
de Vilmorin, l’en empêchent. Mais la vie de bureau ne réussit pas à
l’éloigner des terrains d’aviation bien longtemps, et il préférera
rompre ses fiançailles.
À l’automne 1926, engagé par la société d’aviation Latécoère, il va
participer à l’ultime épopée de l’Histoire de l’aviation. Sous la
houlette de Didier Daurat, il devient responsable des premiers long-
courriers vers l’Afrique et l’Amérique du Sud. En 1927, il est nommé
chef d’escale à Cap Juby, dans le Sud marocain, l’actuel Sahara
occidental. Une escale aussi dangereuse que vitale, sur la ligne
Casablanca-Dakar. À plusieurs reprises, Saint-Exupéry secourt des
aviateurs tombés en panne dans le désert ou captifs des Maures. Et
quand vient le soir, il écrit. Désormais ses livres baliseront son
aventureuse trajectoire, comme pour tenter d’en fixer les mouvantes
vicissitudes et d’en exprimer la poésie. Alors que son premier roman,
Courrier Sud, vient juste de paraître chez Gallimard, et qu’il est
nommé chevalier de la Légion d’honneur pour ses exploits de
Cap Juby, l’année 1930 s’achève par un inattendu coup de foudre, en
la personne d’une jeune veuve d’origine salvadorienne rencontrée à
l’Alliance française de Buenos Aires, Consuelo Suncin Sandoval, qui
devient aussitôt sa muse et sa femme. En 1931 est publié Vol de nuit,
dont l’action, largement autobiographique, se déroule en Amérique
du Sud, où Saint-Exupéry a contribué à mettre en service les lignes
reliant l’Argentine à la Patagonie, en compagnie de Didier Daurat,
qui lui inspirera le personnage de « Rivière ». Le 30 décembre 1935,
alors qu’il tente de battre le record Paris-Saigon, son avion s’écrase à
la frontière de la Libye et de l’Égypte. Durant trois jours, Saint-
Exupéry erre dans le désert avant d’être sauvé par un Bédouin. Ce
grave accident, le quatrième de sa carrière, lui inspirera le début du
Petit Prince, qui paraîtra en 1943, illustré par lui-même.
En 1938, alors qu’il tente un
raid entre New York et la
Terre-de-Feu, son avion
s’écrase au Guatemala. Il reste
cinq jours dans le coma et
manque de rester paralysé,
mais nul ne saurait l’arrêter.
Tout juste occupera-t-il sa
convalescence à la rédaction de Terre des Hommes, qui paraît en
février 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Grand Prix du Roman de l’Académie française, chevalier de la
Légion d’honneur, Saint-Exupéry aurait pu choisir de demeurer à
l’écart du conflit, auprès de son épouse et de ses amis artistes
confortablement exilés aux États-Unis. Mais c’était sans compter sur
son tempérament frondeur. Profondément choqué par le nazisme
découvert lors d’un voyage d’observation à Berlin, il brûle de
s’engager. D’abord déclaré inapte au service actif, il est affecté
comme instructeur dans une escadrille de reconnaissance aérienne.
Après l’armistice, il quitte temporairement la France pour New York,
où l’écriture sera plus que jamais un nécessaire exutoire. Au départ
plutôt favorable à Pétain – qui lui semblait représenter la continuité
de l’État – et méfiant envers le général de Gaulle, Saint-Exupéry
s’imagine qu’il est possible de réconcilier les factions opposées. Un
souhait anachronique, à l’aube d’un affrontement général entre les
Alliés et les forces de l’Axe. Le 15 mars 1943, il reçoit enfin sa feuille
d’embarquement pour l’Afrique du Nord. En mai 1943, il se rend à
Alger et multiplie les contacts pour servir de nouveau dans le groupe
de reconnaissance où il a déjà fait ses preuves. Malgré sa
détermination, les Alliés le jugent incapable de piloter un avion de
combat moderne. Mais il s’obstine et, grâce à l’appui du
commandement français en Afrique du Nord, il reprend du service.
Après plusieurs crashes et divers incidents, étant donné son âge –
passé trente-cinq ans, un pilote n’est plus autorisé à voler – et son
mauvais état de santé général, il est mis « en réserve de
commandement ». Il séjourne alors au Maroc et en Algérie, où, au
printemps 1944, à force d’insistance et grâce à sa réputation, il
obtient l’autorisation de rejoindre le prestigieux groupe 2/33 basé à
Alghero, en Sardaigne, puis à Borgo en Corse. Lors de sa sixième
mission, le 29 juin 1944, jour de son 44e anniversaire, il est menacé
de suspension pour s’être égaré au-dessus des Alpes et avoir oublié
de déclencher son signal d’identification radio. À son actif, il compte
pas moins de huit missions émaillées de pannes et d’incidents en vol,
à bord d’un P-38 Lightning (avion à double fuselage, très
perfectionné et pouvant voler jusqu’à 700 km/h, mis au point aux
États-Unis). La neuvième lui sera fatale. Le 31 juillet, à 8 h 45 du
matin, Saint-Exupéry décolle aux commandes de son P-
38 Lightning 223. Il ne rentrera jamais à la base. Dans les jours qui
suivent sa disparition, la radio allemande ne fait aucune annonce
pouvant laisser entendre que son Lightning a été abattu par un
chasseur de la Luftwaffe. À Alger, une rumeur insinue que Saint-
Exupéry a atterri à Vichy. Sa disparition serait en fait une trahison
camouflée… Des proches avancent, quant à eux, qu’il a été victime
d’un acte de sabotage. Le pilote est aussi soupçonné de s’être suicidé.
Acte désespérément romantique, que les quelques lignes écrites, la
veille de son dernier vol, permettent d’interpréter dans ce sens : « Si
je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière
future m’épouvante. Et je hais leurs vertus de robots. Moi, j’étais fait
pour être jardinier ».
Les années passent jusqu’à ce que son éditeur et ami, Gaston
Gallimard, reçoive une lettre, en mars 1948, émanant d’un ancien
officier de renseignement de la Luftwaffe, devenu pasteur. Le
31 juillet 1944, Hermann Korth se souvient avoir reçu un message
signalant qu’un P-38 Lightning avait été abattu en Méditerranée par
un Focke-Wulf 190. Après avoir mené une enquête minutieuse sur
les dernières heures de Saint-Exupéry, le docteur Georges Pélissier a
cependant démontré que le Lightning en question était celui d’un
pilote américain, et non celui de Saint-Exupéry. En 1972, dans une
revue allemande, est publiée la lettre qu’un jeune aspirant de la
Luftwaffe, Robert Heichele, avait écrite à un ami, affirmant avoir fait
feu, le 31 juillet 1944, sur un Lightning depuis son appareil, un
Focke-Wulf 190. Heichele ayant à son tour été abattu en août 1944 et
la lettre ayant disparu, ce « témoignage » posthume paraît d’autant
plus suspect, qu’en juillet 1944, aucun Focke-Wulf 190 ne se trouvait
sur le front méditerranéen. Dans les années 1990, une habitante de
Carqueiranne se souvient avoir vu, le jour fatidique, le Lightning se
faire abattre. Le corps d’un soldat rejeté par la mer aurait été enterré
anonymement dans le cimetière de la commune. Des tests ADN
permettraient de savoir s’il s’agit bien du corps de Saint-Exupéry,
mais certains membres de la famille, comme c’est leur droit,
s’opposent à cette exhumation. Le 7 septembre 1998, près de l’île de
Riou, un pêcheur remonte dans son chalut une gourmette gravée au
nom de Saint-Exupéry. Certes, des photos d’époque le montrent
portant une gourmette, mais aucun témoignage ne permet de
confirmer ou d’infirmer la présence de ce bijou au poignet du pilote
le jour de sa disparition. Selon le chercheur Philippe Castellano,
Saint-Exupéry se serait abîmé dans le secteur où cette gourmette a
été découverte, et un morceau d’avion P-38 Lightning a été aperçu,
par cent à cent quarante mètres de profondeur, dans la zone de
Marseille-Bandol, pourtant explorée sans résultat par la Comex, –
Compagnie maritime d’expertise – sous la direction d’Henri-
Germain Delauze. Parallèlement, un autre chercheur, Patrick
Ehrhardt, situe la disparition de Saint-Exupéry dans les Alpes. Une
démonstration qui ne peut pas être complètement écartée, puisque la
preuve de la gourmette reste en suspens, tant que l’authenticité de ce
bijou n’a pas été confirmée par une analyse irréfutable.
Depuis 1945, plusieurs épaves de Lightning ont été retrouvées en
Méditerranée. Chaque fois, avant identification précise, resurgit le
spectre de Saint-Exupéry. En 2000, au large de Marseille, les débris
d’un Lightning sont repérés. Remontés à la surface, ces éléments
sont formellement identifiés, le 7 avril 2004, grâce au numéro de
série. La simulation informatique de l’accident, à partir des pièces
déformées, montre que l’avion est
tombé en piqué, à grande vitesse. Mais
rien ne permet d’éclaircir
définitivement les causes exactes de la
mort de Saint-Exupéry et le champ des
hypothèses reste ouvert. Selon les
experts, Saint-Exupéry a pu être
victime d’une panne d’inhalateur ayant
entraîné un malaise, théorie fatale à
trente mille pieds d’altitude, d’un
nouvel accident technique dont il
devenait coutumier, ou plus
vraisemblablement d’un tir de DCA –
Défense Contre Avion. En effet, selon le
colonel Gavoille, qui s’est confié au docteur Pélissier, Saint-Exupéry,
affaibli par les nombreuses fractures et blessures qui le faisaient
terriblement souffrir en altitude, s’était résigné à éliminer la
surveillance du ciel qui l’aurait obligé à des mouvements exténuants.
Il est donc envisageable qu’il se soit laissé surprendre par un avion
allemand. En mars 2008, un ancien pilote de la Luftwaffe, Horst
Rippert, a affirmé dans le journal La Provence avoir abattu un avion
de type P-38 Lightning, le 31 juillet 1944, dans la zone précise où
manœuvrait Saint-Exupéry. Ce témoignage est cependant mis à mal,
encore une fois, par bien des incohérences.
Tous les amis aviateurs de Saint-Exupéry s’accordèrent à penser
qu’il avait trouvé ainsi, en vol, la mort dont il rêvait. Fidèle à Mermoz
et Guillaumet, dont la trace s’est perdue à jamais, il a emporté avec
lui son dernier mystère. Un mystère qui ne sera peut-être jamais
résolu, mais qu’importe, puisque « L’essentiel est invisible pour les
yeux ». Bien avant la guerre, une voyante l’avait pourtant mis en
garde : « À partir de quarante ans, méfiez-vous des avions que vous
piloterez ».
L’étrange destin de

LADY HAMILTON

Portrait de Lady Hamilton au chapeau de paille.


Peinture de George Romney (1734-1802).

É
Étonnant destin que celui de Lady Hamilton, qui atteignit les plus
hauts sommets du luxe et de la renommée, pour finalement
redescendre là où tout avait commencé, dans les plus profonds
abîmes de la misère. Fille d’un modeste forgeron et d’une
domestique, Emma Lyon est née le 26 avril 1765 au nord du pays de
Galles. Elle est placée comme gouvernante chez le beau-frère du
célèbre graveur Boydell, à seulement treize ans, sa mère étant
devenue veuve. Trois ans plus tard, bien qu’illettrée, mais décidée à
prendre une revanche sur sa modeste condition, elle part tenter sa
chance à Londres, où elle entre au service d’un mercier, avant d’être
engagée comme femme de chambre chez une aristocrate qui la
congédie rapidement. Qu’à cela ne tienne, Emma devient serveuse
dans une taverne, lieu bigarré où se donnent rendez-vous acteurs,
musiciens et peintres – plus tard, elle affirmera avoir toujours réussi
à préserver sa vertu, en dépit des multiples sollicitations, plus ou
moins pressantes, reçues dans ce lieu de perdition. Lorsque l’un de
ses cousins, un jeune marin, se fait arrêter à la suite d’une rixe,
Emma court demander sa grâce au futur amiral John Willet Payne,
qui commande alors le port. Touché par l’extrême beauté d’Emma,
John Willet libère le prisonnier, et fait de la jeune femme sa
maîtresse. Conscient de ses dispositions intellectuelles certaines, il
engage pour elle des précepteurs chargés de l’instruire. Après
quelques années d’une liaison mouvementée, John Willet, dont la
passion semble s’être érodée, laisse Emma s’acoquiner avec un
chevalier, un certain Featherstonehaugh, qui enlève la jeune femme
dans son manoir du Sussex. Mais au bout d’un mois, c’est la rupture
et Emma rejoint Londres où elle doit se résoudre à vivre d’expédients
et dit-on, de ses charmes. Elle est alors remarquée par un charlatan,
célèbre dans toute l’Angleterre, le docteur Graham, inventeur de la
mégalanthropogénésie ! Il la fait poser sous le nom « d’Hygie, déesse
de la santé », à peine revêtue d’une gaze, qui dévoile plus qu’elle ne la
cache, sa plastique irréprochable. Des peintres et des sculpteurs ne
tardent pas à prendre cette nouvelle divinité pour modèle.
Mais Emma, qui n’a pas renoncé à son désir d’ascension sociale,
gagne le cœur de Charles Francis Greville, le jeune frère du comte de
Warwick. Cet homme d’esprit et de grande culture présente la jeune
femme au peintre George Romney, dont elle devient le modèle
pendant près de dix ans. Plus d’une cinquantaine de tableaux
témoignent d’Emma dans des costumes divers : Cassandre, Circé…
Très amoureux, Greville est désireux d’épouser Emma, mais son
oncle (Sir William Hamilton, ambassadeur britannique à Naples,
s’oppose à une telle mésalliance avec une « catin de la plus basse
extraction ». Pressentant le danger, Sir Hamilton se rend à Londres
pour l’en dissuader. À peine l’oncle a-t-il rencontré Emma, qu’il
conçoit pour elle une passion encore plus vive que celle de son
neveu ! De subterfuges en artifices, la belle parvient à se rendre
indispensable, et à son tour, Sir Hamilton lui propose le mariage,
assorti cette fois d’une clause
particulière : que Greville renonce à
toute prétention sur Emma, en échange
de quoi, l’oncle acceptera de payer
l’ensemble des dettes contractées par
son neveu ! Le mariage d’intérêt plus
que d’amour – où l’une trouve un statut
et l’autre un faire-valoir – a lieu le
6 septembre 1791, à Saint Georges
Hanover Square à Londres. Emma
porte désormais le nom de Lady
Hamilton et ne semble pas attristée
d’avoir quitté son jeune amant.
D’ailleurs, ne l’a-t-il pas « vendue »
sans aucun scrupule ? À Naples, elle fait
de la riche demeure de Sir Hamilton un lieu de fêtes où se pressent
artistes et savants, dont l’ambassadeur, en esthète averti, encourage
les travaux. Les drapés mythologiques lui allant à merveille, Emma
donne libre cours à sa passion du déguisement. Ainsi apparaît-elle en
bayadère, en almée, figurant Hélène, Didon, Aspasie… Elle invente
même une danse voluptueuse, le schall, qui sera reprise sur la scène
de certains théâtres londoniens.
Emma est une héroïne née, et son destin va s’accélérer. Présentée
à la cour du roi Ferdinand Ier des Deux-Siciles, elle noue un lien
particulier avec la reine Marie-Caroline, dont elle devient la
confidente. Emma n’hésite pas à influencer parfois les décisions que
prend la souveraine, véritable dirigeante du royaume, le roi préférant
la chasse et la pêche aux affaires de l’État. Cette confiance va
néanmoins avoir des conséquences dramatiques. Dans un contexte
particulièrement tendu, qui voit l’Angleterre menacer le commerce
espagnol, Charles IV d’Espagne écrit à son frère Ferdinand Ier, une
lettre pour se plaindre des procédés déloyaux dont la Grande-
Bretagne use à son égard. Aussitôt, la reine Marie-Caroline
s’empresse de montrer cette lettre à Emma, laquelle en rapporte le
contenu au gouvernement anglais. La réplique ne se fait pas
attendre. Sans aucune déclaration de guerre, l’Angleterre envoie
aussitôt une offensive, contre les navires franco-espagnols.
En 1798, Sir Horatio Nelson, commandant
du vaisseau « L’Agamemnon », est chargé
d’observer et de combattre la flotte française
qui s’apprête à quitter Toulon pour l’Égypte.
Venu solliciter auprès de l’ambassadeur un
renfort militaire, il se voit contraint de faire
escale à Naples, où il rencontre la délicieuse
Lady Hamilton dont il tombe aussitôt sous le
charme. Un coup de foudre réciproque autant
que fulgurant, pourrait-on dire, dont Sir
Hamilton, qui voue une grande admiration à
Nelson, feint de ne pas s’apercevoir. Désormais retenu à Naples par
cette nouvelle sirène, l’amiral Nelson laisse malencontreusement
Bonaparte, qui cingle vers l’Égypte, s’emparer de Malte. Honteux de
l’avoir laissé filer ainsi, Nelson se lance bientôt à la recherche de la
flotte française, qu’il finit par rejoindre dans la rade d’Aboukir, le
1er août 1798, avant de la détruire à la suite d’une manœuvre d’une
audace inouïe.
Après des années de lutte sans merci – cela fait cinq ans qu’il est
sur les mers – Nelson rentre retrouver sa maîtresse à Naples, où il est
accueilli en triomphateur par la foule venue l’acclamer sur le port.
Cependant, ses exploits ont prématurément vieilli l’amiral, qui est
désormais aveugle d’un œil, manchot et opiomane, pour faire passer
la douleur qu’il ressent dans son moignon. Emma s’évanouit d’effroi
lorsqu’elle retrouve son héros. Puis, se reprenant, elle l’héberge dans
le palais de son mari. Pour célébrer son anniversaire, elle organise
une fête où se pressent plus de mille huit cents invités. Au cours de
ces réjouissances, le vieux Sir William Hamilton laisse libre champ à
sa jeune épouse, qu’il semble même encourager dans cet adultère.
Des agapes lourdes de conséquences, puisque les Français en
profitent pour se rapprocher dangereusement de Naples. La joie fait
place à la consternation et la famille royale doit fuir pour la Sicile. Le
peuple s’opposant à ce départ, c’est le 22 décembre 1798 que le roi et
sa suite sont évacués par Nelson vers Palerme. Sir Hamilton et son
épouse sont de la traversée.
Quand les Français battent en retraite, la cour de Ferdinand Ier
revient à Naples avec la flotte anglaise. Une terrible répression s’abat
alors sur tous ceux qui avaient pris le parti des Français. Lady
Hamilton, à cette occasion, n’use pas de son influence pour tempérer
les représailles contre les patriotes napolitains. Au contraire, elle
profite de cette épuration pour se débarrasser de certains de ses
ennemis. Une fois la rébellion écrasée, les fêtes reprennent de plus
belle. Quand elle ne festoie pas, Lady Hamilton s’occupe des affaires
diplomatiques normalement dévolues à son mari, celui-ci préférant
s’adonner au trafic d’objets d’art, antiquités étrusques, grecques et
romaines qu’il recèle dans son palais.
Le gouvernement anglais finit par rappeler à Londres son
ambassadeur, ainsi que l’amiral Nelson. Lady Hamilton est du
voyage. Une fois en Angleterre, elle déchante vite car Nelson est
marié et son épouse se montre bien moins tolérante que le vieil
Hamilton. Emma doit désormais mener deux vies : l’une officielle, en
tant qu’épouse et l’autre dans l’ombre, en tant que maîtresse. Le
3 janvier 1801, elle donne pourtant naissance à une fille, Horatia
Nelson. À cette époque, elle occupe une petite maison située à
Merton. Des lettres retrouvées d’Emma, datant de cette période
allant de 1801 à 1809, donnent une vision fidèle de l’amour ardent
qu’elle voue à Nelson. Ainsi, quand elle songe aux dangers qu’il
affronte, écrit-elle : « Notre anxiété au sujet de la flotte nous tue,
faites mon Dieu que nous ayons des nouvelles de lui, pour moi, je
suis morte d’inquiétude ». Son attitude à l’égard de la carrière navale
de Nelson oscille entre son désir de le voir tout abandonner : « Je
veux que mon Nelson quitte ce sale travail », et une profonde fierté :
« Son âme grande et glorieuse ne supporte pas de perdre un instant
de vue ces diables de Français et j’espère, pour la tranquillité de son
esprit, qu’il leur mettra une raclée, alors il sera heureux ». Elle
déplore aussi que le gouvernement n’honore pas ses exploits : « C’est
provoquant et décourageant de voir des hommes de rien recevoir des
honneurs, alors que pour Nelson, il n’y a pas de justice, qu’ils aillent
au diable, ça me rend malade ». Certaines lettres témoignent du fait
que Nelson et les Hamilton formaient un ménage à trois
étonnamment paisible : « Madame Nelson est partie à l’église, Lord
Nelson et votre humble servante écrivent et Sir William est à la
pêche, ainsi chacun fait ce qu’il lui plaît. » (septembre 1801). Mais
Emma laisse éclater sa jalousie envers Lady Nelson, « cette méchante
mésange bleue, (sa) plus grande ennemie (…) fausse, sournoise ».
Alors qu’elle nourrit une admiration sans bornes pour celui qu’elle
appelle « son héros », Nelson la lui rend bien : « Il m’écrit des choses
plus tendres, plus gentilles que jamais, il me dit qu’il m’apporte un
cœur tout à moi et moi j’ai plus que jamais le plaisir exquis d’être
aimée par un tel ange ». Lady Hamilton entretient cette passion en
n’hésitant pas à échauffer la jalousie de Nelson. Quand, après la mort
de son mari, en 1803, elle reçoit trois offres de mariage venues d’un
ami, d’un comte et du second fils d’un vicomte, elle fait suivre les
lettres et les propositions à son Horatio.
Nelson reprend pourtant la mer. Le plus farouche des artisans de
la chute de Napoléon va alors infliger une défaite écrasante aux
escadres françaises et espagnoles, à Trafalgar, le 21 octobre 1805.
Mais au cours de la bataille, vers 13 h 15, il est grièvement blessé.
Perché en haut d’un mât du « Redoutable », un fusilier français a
facilement repéré, malgré la fumée qui enveloppe le pont du
« Victory », une frêle silhouette dont la manche droite de la vareuse
constellée de décorations est rattachée au gilet. La balle frappe
Nelson à l’épaule gauche, lui traverse le poumon et lui rompt la
colonne vertébrale. Il est transporté dans de grandes souffrances sur
l’entrepont où le chirurgien Beatly tente l’impossible. Alors qu’il
agonise, le capitaine du vaisseau, Hardy, vient le voir à deux reprises
pour l’informer du déroulement de la bataille. Nelson sent qu’il va
mourir. Ses dernières paroles vont à Emma et à leur fille :
« N’oubliez pas, je lègue Lady Hamilton à mon pays. Et ma petite
Horatia. J’ai soif. À boire. Grâce à Dieu, j’ai fait mon devoir ». Il
meurt vers 16 h 30, sûr que les Britanniques ont remporté la victoire.
Amère victoire ! Certes, les Français et les Espagnols sont vaincus,
mais la mort de Nelson est une immense perte pour son pays. Après
des funérailles d’une ampleur exceptionnelle, il est enterré à
Westminster.
À la mort de Nelson, son frère William hérite de ses titres et le
gouvernement lui accorde une fortune appréciable. Lady Hamilton,
quant à elle, bien que recommandée aux bons soins de la nation par
son héros, ne reçoit rien. Un sort d’autant plus injuste que, du vivant
de l’amiral, Lady Hamilton avait entretenu, à ses frais, la fille de
William Nelson, et l’avait même chaperonnée dans la haute société,
payant aussi l’éducation, à Eton College, du fils de William, Horatio.
Abandonnée de tous, Emma se trouve réduite à vivre chichement,
gardant l’espoir que l’État lui accordera un jour sa légitime demande
d’assistance. Hélas, cette aide ne viendra jamais. En 1815, Lady
Hamilton, profondément endettée, et devant fuir ses créanciers
britanniques, se réfugie à Calais où elle meurt, quelques mois plus
tard, dans des conditions misérables, indignes de son fabuleux
destin. La mémoire de cette héroïne romanesque passera cependant
à la postérité en 1941, sous les traits de la jeune et resplendissante
Vivien Leigh, dans un film à la portée romantique, Lady Hamilton,
d’Alexander Korda et dont le parallèle fort à propos entre Hitler et
Napoléon ravivera la flamme patriotique des Britanniques : « On ne
traite pas avec les dictateurs, on les balaie ». On comprend mieux
pourquoi il deviendra le film culte de Winston Churchill !
MADAME STEINHEIL

courtisane ou meurtrière ?

Portrait de Marguerite Steinheil (1869-1954).


Le 17 février 1899, le président de la Chambre des députés, Paul
Deschanel, annonce aux représentants de la nation la mort subite du
président de la République, Félix Faure, décédé la veille d’une
« congestion cérébrale foudroyante ». Au sein de l’hémicycle, chacun
affiche une dignité contenue à l’annonce de la tragique nouvelle.
Mais dans les couloirs du palais Bourbon, on a plutôt tendance à se
pousser du coude en étouffant des rires grivois : il semblerait que le
Président ait connu une fin qui, dit-on, siérait particulièrement bien
à son prénom, Félix (« le bienheureux » en latin). Dans la salle des
pas perdus, on échange des anecdotes croustillantes sur les derniers
instants du Président. Véritable lapsus ou bon mot de chansonnier,
une anecdote rapporte que l’abbé appelé sur les lieux pour
administrer l’extrême-onction au Président Faure aurait demandé à
un huissier qui se trouvait sur place : « Le Président a-t-il encore sa
connaissance ? ». « Non, elle est partie par l’escalier ! » aurait
naïvement répondu l’homme. De cette femme au charme vénéneux,
il reste une statue dans un salon du Sénat – Jean Hugues, La Muse
de la Source, statue en marbre et bronze, 1911 – qui est supposée
porter chance à ceux qui lui caressent le sein gauche, ce qui ne fut
pas le cas de tous ceux qui approchèrent la dame de son vivant…
Félix Faure, au pouvoir depuis quatre ans, est réputé pour être un
libertin forcené. On raconte même que les adjuvants qu’il utilise pour
améliorer ses prouesses auprès des dames ont sans doute précipité sa
fin. « Félix Faure est retourné au néant, il a dû se sentir chez lui »,
commente avec sa férocité légendaire Georges Clemenceau, grand
adversaire politique du Président, à qui il reproche notamment son
hostilité à une révision du procès Dreyfus. Dès le lendemain, la
presse s’empare de cette peu glorieuse affaire de mœurs, révélant
dans Le Journal du peuple que le Président « est mort d’avoir trop
sacrifié à Vénus ». Les chansonniers rapportent ce bon mot, qu’on
attribue parfois à Clemenceau, encore lui : « Il s’est voulu César, il est
mort Pompée ». La disparition de Félix Faure, coïncidant avec
l’influence grandissante des organes de presse, inaugure une
nouvelle ère médiatique, qui voit – ne leur en déplaise – les affaires
privées des dirigeants bien plus largement exposées qu’auparavant.
Personne ne connaît l’identité de cette femme que Félix Faure a
appelée, ce 16 février 1899, lui demandant de le rejoindre en fin
d’après-midi dans le salon bleu de l’Élysée, où il avait l’habitude de
recevoir ses conquêtes féminines. Quelques heures plus tard,
Blondel, le secrétaire du Président, entendant un râle inquiétant, se
précipite dans le salon, accompagné d’un huissier. Le Président
dévêtu se trouve allongé sur le sol, et une jeune femme visiblement
choquée remet ses vêtements à la hâte. Cette femme, c’est
Marguerite Steinheil, une jeune mondaine de trente ans. Avant de
devenir la « connaissance » du Président, deux ans auparavant, la
jeune femme – mariée depuis neuf ans au peintre Alphonse
Steinheil, qui a dix-neuf ans de plus qu’elle – a déjà une place
éminente dans la société intellectuelle de son temps. Son salon, au
6 bis, de l’impasse Ronsin, dans le XVe arrondissement de Paris, est
fréquenté par le Tout-Paris : Gounod, Zola, Massenet, Coppée, Loti
s’y pressent afin de profiter de la compagnie de cette jeune femme
vive et spirituelle qui, malgré son mariage malheureux, trouve bien
des consolations dans cette vie mondaine agitée. Grâce à son
entregent et à son charme, elle réussit à attirer l’attention du
Président Félix Faure, qui se prend soudain de passion pour les
œuvres de son mari. Il fait ainsi une importante commande, pour le
compte de l’Élysée, dont le titre résume à merveille le style
éminemment pompier de l’artiste : La remise des décorations par le
président de la République aux survivants de la Redoute brûlée…
La presse, qui connaît désormais l’identité
de la jeune femme, choisit pourtant de ne pas
la divulguer. L’affaire reste du domaine de la
grivoiserie ; il n’y a guère que la Libre Parole,
journal antisémite d’Édouard Drumont, pour
prétendre que le Président a succombé à un
empoisonnement perpétré par une
gourgandine à la solde des dreyfusards. Un
brûlot toujours actif, puisque deux jours
seulement après la mort de Félix Faure,
l’élection de son successeur, Émile Loubet,
par la Chambre réunie en congrès à Versailles, reçoit un accueil
houleux. Le nouveau président, connu pour ses sympathies
dreyfusardes, est conspué par des agitateurs qui hurlent : « Loubet,
élu des Juifs ! »
Toujours est-il que malgré la mort tragique du Président,
Marguerite Steinheil – « Meg », comme l’appellent ses nombreuses
connaissances – ne s’astreint pas pour autant à une vie retirée. Elle
poursuit ses relations avec de nombreuses personnalités, d’Aristide
Briand à Édouard VII, et aussi avec un mystérieux Allemand, qui
aurait entrepris de lui racheter perle par perle un collier offert par
Félix Faure. En février 1908, elle devient la maîtresse d’un puissant
industriel des Ardennes, Borderel. Son mari, au fait des infidélités de
sa femme, ne paraît pas en prendre ombrage : après tout, les riches
fréquentations de sa femme lui offrent un train de vie confortable.
Maître Lombard, avocat de renom et grand amateur d’art, résumera
parfaitement cet arrangement tacite entre les époux : « Elle monnaie
des charmes évidents pour placer une production plus discutable ».
Marguerite Steinheil semble bel et bien destinée à mener une vie de
courtisane, dans la discrétion des coulisses du pouvoir.
Mais le 1er juin 1908, un
incroyable fait divers s’étale à
la une de tous les journaux. Le
31 mai, au petit matin, Rémi
Couillard, le domestique de la
famille Steinheil, descend de
sa chambre située dans les
combles et découvre, à l’étage
de ses maîtres, toutes les
portes entrebâillées. Dans la
chambre de Marthe, la fille
Steinheil absente ce soir-là, il trouve Madame Marguerite, bâillonnée
et ligotée nue aux barreaux du lit, « miraculeusement épargnée par
les assassins ». Dans la chambre voisine, deux cadavres gisent : celui
d’Alphonse Steinheil, mort étranglé, et celui de sa belle-mère,
Madame Émilie Japy, venue passer quelques jours chez sa fille, et qui
semble avoir succombé à une crise cardiaque. Détail horrible, on
retrouvera son propre dentier enfoncé dans sa gorge… Qu’a-t-il bien
pu se passer, au cours de cette nuit tragique, dans cette maison
bourgeoise de l’impasse Ronsin ? Lorsqu’elles découvrent les corps,
les nombreuses forces de police dépêchées sur place constatent que
sept mille francs ainsi que des bijoux ont été dérobés. Mais les
bagues de Madame Japy, pourtant placées en évidence sur la table de
chevet, sont encore là. Première invraisemblance qui met la puce à
l’oreille du chef de la Sûreté, venu en personne enquêter sur cette
délicate affaire. S’agit-il d’un simple vol de bijoux, ou a-t-on cherché
à dérober, dans la maison des Steinheil, d’autres choses plus
précieuses ? Il est vrai que les fréquentations de Marguerite lui ont
donné accès à des dossiers de la plus haute importance. Aurait-elle
conservé des copies de ces documents confidentiels, afin d’accroître
son emprise sur ses illustres amants ? Interrogée, la rescapée livre
une version des faits qui paraît pour le moins rocambolesque. Elle
raconte avoir été réveillée par quatre personnes, dont trois hommes
barbus, vêtus de blouses noires, « des Lévites », dira-t-elle, et une
femme aux cheveux roux. L’ayant éblouie d’une lanterne, ils lui
auraient caché le visage d’un voile, et la menaçant d’un revolver sur
la tempe, l’auraient obligée à révéler où se trouvaient argent et
bijoux. Avant de s’évanouir, elle n’aurait qu’eu le temps d’entendre
les cris d’agonie de sa mère… Les enquêteurs ont pourtant du mal à
la croire. En effet, la soirée du 30 mai a été particulièrement
pluvieuse. Or on n’a relevé aucune trace de boue à l’intérieur de la
villa, ce qui rend l’effraction difficile à
prouver. Très vite, les détails
incohérents s’accumulent. Et on
découvre que le récit de Marguerite
Steinheil recoupe étrangement une
affaire similaire qui s’est déroulée le
27 avril 1885 à Montbéliard, où une
terrible agression a eu lieu à l’hôtel du
Lion rouge. Un hôtel justement tenu
par le grand-père de Marguerite, alors
âgée de seize ans, mais qui ne semble
pas, vingt ans après les faits, en avoir oublié les détails, jusqu’aux
étranges tenues portées par les agresseurs !
La presse, qui s’empare de l’affaire, dévoile alors que c’était elle
qui tenait compagnie à Félix Faure, neuf ans plus tôt, à l’heure de son
décès. Annonce qui lui vaut le peu gracieux surnom de « la Pompe
funèbre » ! Dans les rédactions parisiennes, comme dans l’opinion
publique française, la culpabilité de Marguerite Steinheil, que la
Sûreté protège pour éviter des révélations embarrassantes, semble
avérée. Il est vrai que l’enquête piétine et ne permet pas de retrouver
les mystérieux voleurs décrits par Marguerite. Pourtant, aussi
incroyable que cela puisse paraître, c’est la veuve elle-même qui va
relancer la machine judiciaire. Elle va en effet tenter de faire accuser
son valet, Rémi Couillard, en glissant dans sa poche l’une des perles
du célèbre collier présidentiel disparu la nuit du crime… Le brave
domestique est cependant innocenté par un bijoutier qui confirme
avoir vu Madame Steinheil porter ces perles après l’agression. Cette
dernière désigne ensuite le fils de sa cuisinière alsacienne, Alexandre
Wolff, comme étant coupable. Mais rebondissement de dernière
minute : les enquêteurs découvrent que les bijoux censés avoir été
volés ce soir-là ont été placés au mont-de-piété ! La police dispose
enfin de pièces suffisantes pour incarcérer la veuve, qui, lors de son
arrestation, le 4 novembre 1908, prend bien soin de défaillir au
moment opportun, faisant preuve d’un sens certain du spectacle. Un
talent qui se confirmera nettement lors de son procès, qui s’ouvre un
an plus tard, le 3 novembre 1909, devant les Assises de la Seine. C’est
peu de dire que Marguerite Steinheil fait une forte impression aux
badauds qui se pressent, nombreux, dans la salle du palais de justice.
À quarante ans, c’est encore une très belle femme, comme en atteste
le portrait qu’en fait le jeune inspecteur de police Gustave Laurent :
« Magnifiquement conservée, elle paraissait dix ans de moins, bien
proportionnée, visage légèrement ovalisé, lèvres charnues, très belle
denture, poitrine avantageuse, cheveux châtain foncé à reflets
cuivrés, teint mat, grands yeux indescriptibles d’une mobilité
étonnante, donnant au visage, pour les besoins de la cause, une
expression angoissante, suppliante, effarouchée, étonnée ou
énergique ».
Et il est vrai que Meg n’hésite pas à jouer de ses attraits pour
convaincre de sa bonne foi les jurés et les journalistes présents au
procès. Ces derniers sont subjugués : le grand Henri Rochefort la
nomme « la Sarah Bernhardt des Assises ». Pour d’autres, elle est
« la Bovary de Montparnasse », « la du Barry du XVe ». Bref, elle
semble avoir trouvé là le plus beau rôle de sa vie, dont elle écrit elle-
même les dialogues : « On n’accuse pas une femme d’avoir tué sa
mère et son mari quand on n’en est pas sûr ! » ; ou encore, dans un
élan touchant de mauvaise foi : « Je dis la vérité cette fois, je vous le
jure… Mes variations, c’est la preuve de mon innocence ». Sa
mythomanie n’a d’égal que son charme. Bref, elle parvient
manifestement à toucher le cœur du jury masculin, arguant du fait
qu’elle n’aurait certainement eu aucun intérêt à tuer sa propre mère.
Et contre toute attente, l’argument fait mouche auprès de l’avocat
général, Trouard-Riolle – dont la réputation de dandy mondain fait
dire à certains qu’il a lui-même fait partie des « connaissances » de la
belle Meg. Aussi, après un plaidoyer de six heures qui ne parvient pas
à convaincre les jurés, abandonne-t-il l’accusation de parricide au
profit de celle de complicité : « Complice de qui ? Je vous défie bien
de le nommer ! ». Cette phrase prononcée par Marguerite Steinheil
durant son procès permet de mesurer la duplicité de l’accusée. Le
jour du verdict est à la hauteur du procès, un final éblouissant de
théâtralité dont le souvenir marquera longtemps les esprits au Palais.
À la question rituelle « Accusée, avez-vous quelque chose à dire pour
votre défense ? », elle répond par
un évanouissement de
tragédienne. Deux heures plus
tard, elle est acquittée, et quitte
la salle sous les
applaudissements de la foule,
avant de s’évanouir une dernière
fois, pour faire bonne figure,
dans les bras des gardes.
Bien qu’elle ait affirmé, dès le lendemain, connaître l’identité des
coupables aux journaux du matin, Marguerite Steinheil ne s’est
jamais expliquée sur cette ténébreuse affaire, ni dans la presse, ni
dans les Mémoires qu’elle a rédigés par la suite. Certains historiens
avancent l’hypothèse d’un grand-duc de Russie : la seule certitude est
qu’elle n’a pas pu agir seule ! La suite de sa vie défraiera moins la
chronique : exilée à Londres, Marguerite épouse un baron anglais du
nom d’Abinger – sans doute un peu téméraire – qui l’avait admirée
lors de son procès. Elle mènera par la suite une existence si paisible
que ce n’est que par quelques lignes que le décès de Lady Abinger,
survenu le 18 juillet 1954, sera signalé dans la presse qui, en ingrate,
a déjà oublié toute l’encre que la belle Meg lui avait permis de faire
couler en son temps.
LES ROIS MAUDITS

mythe ou réalité ?

Portrait de Philippe IV le bel (1268-13414), roi de France.


Peinture de Jean-Louis Bézart, châteaux de Versailles et de Trianon.

Popularisée au XXe siècle par le célèbre romancier Maurice Druon,


la saga des Rois maudits n’a jamais cessé de fasciner la mémoire
populaire. Le roi Philippe IV le Bel, à l’origine de cette sombre
dynastie, semble en effet avoir été bien mal inspiré en songeant à
É
renflouer les caisses de l’État grâce au trésor des Templiers. La
chasse aux sorcières qui s’en suivit et les supplices et mises à mort de
tous les membres de l’Ordre provoquèrent la colère du grand maître,
Jacques de Molay, qui prononça une malédiction funeste à rencontre
de ses accusateurs, au moment de brûler vif en place publique.
Comment ne pas rapprocher cet événement terrible du décès
prématuré et consécutif des personnes visées par cet anathème ? Le
pape Clément V disparut en avril de l’année suivante, le roi Philippe
le Bel, dans les six mois qui suivirent… Comment expliquer le sort
dramatique connu par tous les héritiers du roi Philippe le Bel ? Se
pourrait-il que la légende ait été supplantée par la réalité ?
Au début du XIIIe siècle, chassés de Palestine, les Templiers,
d’abord réfugiés à Chypre, puis en France, se sont reconvertis en
banquiers. Leur immense richesse et leur indubitable puissance vont
pourtant contribuer à leur inévitable perte. En France, le roi Philippe
le Bel est débiteur de l’Ordre, à qui il doit des sommes considérables.
Pour capter cet argent, le roi, aidé de ses fidèles conseillers dont
Guillaume de Nogaret, cherche à discréditer les Templiers et fait
courir sur eux de folles rumeurs teintées de luxure, d’avarice et
d’homosexualité. Le pape Clément V, à qui Jacques de Molay, grand
maître de l’Ordre, demande de mettre fin à ces calomnies délétères,
ne fera absolument rien pour les démentir. Et, à l’aube du vendredi
13 octobre 1307, Guillaume de Nogaret pénètre avec ses troupes dans
la tour du Temple à Paris afin de mettre aux arrêts les cent trente-
huit frères qui se laissent appréhender sans résistance. Dès le
14 septembre, le roi de France avait déjà fait arrêter les autres
membres de l’Ordre disséminés dans tout le royaume, soit plus de
trois mille personnes. La spectaculaire rafle est cependant menée
dans le plus grand secret. Le roi, qui manque de preuves, charge ses
hommes de main d’obtenir des aveux par tous les moyens. Guillaume
de Paris, confesseur du roi, mais aussi Grand Inquisiteur, torture lui-
même trente-sept chevaliers, s’acharnant particulièrement sur les
plus récalcitrants. Aucun supplice ne leur est épargné. À Paris, le
12 mai 1310, cinquante-quatre Templiers sont condamnés à être
brûlés vifs, ayant refusé d’abjurer et d’admettre s’adonner à la
sodomie ou encore avoir commis des crimes hérétiques. C’en est fini
de l’Ordre, lorsque Clément V ratifie sa suppression lors du concile
de Vienne, en mars 1312, ainsi que la confiscation de tous ses biens
au bénéfice de l’État !
Le 18 mars 1314, Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay, maître
de l’Ordre en Normandie, ainsi que deux autres chevaliers de l’Ordre,
qui croupissaient eux aussi en prison depuis sept ans, sont amenés
au portail de Notre-Dame pour connaître leur sentence : la détention
à perpétuité. Mais comme le rapporte l’abbé de Verlot, au moment
où la foule assemblée et les juges s’attendent à ce que Jacques
de Molay confirme ses aveux, le grand maître recouvre son courage
et s’écrie : « J’ai même passé la déclaration que l’on attendait de moi
que pour suspendre les douleurs excessives de la torture et pour
fléchir ceux qui me les faisaient souffrir (…) Je renonce de bon cœur
à la vie qui ne m’est déjà que trop odieuse. Et que me servirait de
prolonger de tristes jours que je ne devrais qu’à la calomnie ? » Bref,
Jacques de Molay revient sur des aveux arrachés sous la torture.
Geoffroy de Charnay confirme cette déclaration, tandis que les deux
autres chevaliers, pour sauver leurs vies, maintiennent au contraire
leurs « aveux » Alerté, le roi convoque sur le champ son conseil, et
sans qu’un tribunal ecclésiastique ait été appelé à siéger, il fait
aussitôt condamner à mort les deux récalcitrants.

Le soir même, un bûcher est dressé sur l’île aux Juifs, juste en face
de la loggia royale de la tour de Nesles, bâtie à la pointe du jardin du
palais du Louvre (aujourd’hui, l’endroit correspond au square du
Vert-Galant, juste à l’Ouest de l’île de la Cité, à laquelle l’île aux Juifs
fut rattachée sous Henri IV). Bientôt, une barge venue de la rive
droite s’approche. En débarquent des hommes d’armes qui
encadrent les deux condamnés, coiffés, en signe d’infamie, de la
mitre en papier des hérétiques. À ce moment, « le roi de fer » et son
conseil prennent place dans la loggia de la tour. Le bourreau et ses
aides encapuchonnés de rouge font monter les suppliciés au sommet
du bûcher pour les lier à leur poteau. Les deux chevaliers entonnent
en chœur un cantique. Au signal donné par le Grand Inquisiteur, le
bourreau enfonce dans un fagot le brandon d’étoupe enflammée. Les
bûches s’embrasent et, rapidement, Geoffroy de Charnay, hurlant de
douleur, est la proie des flammes. Le grand maître semble un
moment épargné par le feu rabattu grâce au vent. Et soudain, dans
les crépitements de l’atroce brasier, la voix de Jacques de Molay
s’élève. Dans cette ultime malédiction, le grand maître de l’Ordre vise
ses accusateurs : « Pape Clément, roi Philippe, chevalier Guillaume,
juges iniques et cruels bourreaux, avant qu’il soit un an, je vous cite à
comparaître au tribunal de Dieu ! ». Et, dans un dernier souffle, il
jette cet anathème : « Maudits ! Maudits ! Soyez maudits jusqu’à la
treizième génération de vos races ! »
Faisant fi de l’interdit, des dévots auraient recueilli des cendres de
ce bûcher, pieusement conservées en souvenir de ces martyrs de
l’ordre du Temple. Si l’on en croit le chroniqueur Ferrero de Ferretis,
les paroles tragiques de Jacques de Molay auraient été en fait forgées
sur les derniers mots – d’une authenticité moins incertaine –
adressés au pape par un Templier anonyme, au cours d’un jugement
antérieur : « J’en appelle de ton injuste jugement au Dieu vrai et
vivant ; dans un an et un jour, avec Philippe responsable aussi de
cela, tu comparaîtras pour répondre à mes objections et donner ta
défense ». Quand le chroniqueur rapporte ces propos, plus de quinze
ans après les faits, le souvenir de Jacques de Molay s’est estompé.
C’est plus de deux siècles plus tard que le grand maître de l’Ordre
deviendra une figure mythique. Dans le De Rebus Gestis Francorum
publié en 1548, du moins dans la première version écrite de cette
chronique, sa légende prend consistance. L’appel au châtiment divin,
pour que soient châtiés les juges indignes, se mue en une malédiction
lancée par Jacques de Molay. Des historiens, comme François
Mézeray, reprendront ensuite cette version, dont l’authenticité leur
paraît évidente.
Que ces propos aient été tenus ou non ne minimise en rien
l’horreur des circonstances dans lesquelles moururent les Templiers.
La justice des hommes ayant failli, on peut se demander si le sort de
tous ceux qui « trempèrent » dans ce crime, ne fut pas scellé lorsque
Jacques de Molay appela sur eux la vengeance divine. Un détail
mérite cependant une précision. Le dernier à être cité du haut du
bûcher de l’île aux Juifs fut Guillaume de Nogaret. Juriste influent, il
devint à partir de 1306 le véritable maître d’œuvre de la politique
royale. En septembre 1307, quelques jours après l’émission par la
chancellerie royale de l’ordre d’arrestation des Templiers rédigé par
ses soins, Nogaret est nommé garde des Sceaux. Une belle
récompense pour les services rendus dans cette dramatique affaire
où le roi avait tout à gagner… Si pendant longtemps, et jusqu’à la
publication des Rois maudits de Maurice Druon, le nom de
Guillaume de Nogaret a été associé à la malédiction lancée sur le
bûcher par le maître de l’ordre des Templiers, force est d’admettre
aujourd’hui que cet amalgame est anachronique. Des documents
attestent en effet que Guillaume de Nogaret serait mort empoisonné
en 1313, soit un an avant que Jacques de Molay ne périsse dans les
flammes. Au point d’accomplissement où en était l’affaire, Philippe le
Bel n’avait guère plus intérêt à s’embarrasser d’un conseiller qui
savait tout de ses turpitudes ! Certes, cela n’enlève rien au rôle de
tout premier ordre joué par Nogaret dans la persécution des
Templiers. Mais à moins que les imprécations du supplicié aient été
rétrospectives, il est peu probable que le grand maître ait voulu
désigner ce Guillaume-là ! En effet, il s’agit d’un autre Guillaume,
Guillaume Humbert, également appelé Guillaume de Paris, moine
dominicain, Grand Inquisiteur de France, et confesseur du roi de
1305 à 1314, qui instruisit avec Guillaume de Nogaret le procès des
Templiers, de 1307 à 1314. Il était présent lorsque le bourreau
enflamma le bûcher. Sa trace se perd en 1314, et l’on peut se
demander si ce n’est pas lui, qui, le premier, fut frappé par la
malédiction…
Toujours est-il que les événements qui suivirent de près la mort de
Molay s’enchaînèrent de façon suffisamment étrange pour que cela
laisse libre cours aux spéculations les plus fantasques. En ce même
mois d’avril 1314, un scandale éclate dans la famille royale. Ce
scandale qui vient compromettre le prestige de la dynastie est passé à
la postérité sous le nom d’« Affaire de la Tour de Nesles ». Un matin,
Philippe le Bel ordonne que l’on procède à l’arrestation de ses trois
brus, toutes les trois accusées d’adultère. L’aînée des « Sœurs de
Bourgogne », Jeanne, mariée au second fils de Philippe le Bel, le
comte de Poitiers, Philippe, futur Philippe V, est âgée d’à peine vingt
et un ans. Sa sœur, Blanche, épouse de Charles de France, le cadet
des princes royaux, le futur Charles IV le Bel, a dix-huit ans. La
troisième bru, Marguerite de Bourgogne, qui n’est pas la sœur de
Jeanne et de Blanche, mais leur cousine, est quant à elle mariée à
l’héritier du trône, Louis, surnommé « le Hutin », eu égard à son
tempérament querelleur. Ces jeunes femmes font régner à la cour
une atmosphère de gaieté qui contraste avec la sombre humeur du
roi, que son entourage n’ose pas contrarier. À l’opposé de cette joie
de vivre, la fille de Philippe le Bel, leur belle-sœur Isabelle promène
une morosité chronique qui prête à commérage. Son mariage avec le
roi d’Angleterre, Édouard II, qu’elle a rejoint sur ses terres, est un
fiasco. À la compagnie de sa femme, Édouard préfère en effet celle de
À
jeunes pages efféminés dont un certain Hugues le Despenser. À
Londres, on se gausse de cette liaison du roi avec celui qui est
surnommé son « pique bouquet ». Lorsqu’Isabelle s’ouvre à son père
pour se plaindre du peu d’ardeur de son mari, Philippe le Bel la
rappelle à ses devoirs, soulignant qu’il l’avait mariée à un roi, et non
à un homme ! Autant Isabelle se morfond à Westminster, délaissée
par son époux, sans pouvoir prendre d’amant, car étant trop exposée
en tant que reine au regard de la cour, autant ses belles-sœurs s’en
donnent à cœur joie – certes dans le plus grand secret – malgré leur
statut princier. Blanche et Marguerite ont chacune un amant.
Philippe d’Aulnay, écuyer de Monseigneur de Valois, est l’amant de
Marguerite. Gauthier d’Aulnay, son frère cadet, est écuyer du comte
de Poitiers et amant de Blanche. Certes, Jeanne ne participe pas à ce
quadrille adultérin, et il est vrai qu’elle n’a pas d’amant. Cependant,
tant par jeu que par affection pour Blanche et Marguerite, elle
favorise leurs intrigues et facilite les rencontres clandestines des
amants qui ont lieu dans la tour de Nesles.
Le malheur et la jalousie rongent l’âme et rendent méchant !
Isabelle, au cours d’un voyage en France, fait part à son père des
soupçons qu’elle nourrit à propos de ses belles-sœurs. Soupçons
attisés par Robert d’Artois, qui n’a pu s’empêcher d’informer Isabelle
que deux chevaliers de son entourage, les frères d’Aulnay, arboraient
chacun une aumônière dont elle avait fait cadeau à ses belles-sœurs.
La démarche de Robert d’Artois n’a rien de noble. Exclu de la
succession d’Artois (un des plus grands drames d’héritage de
l’Histoire de France) au profit de sa tante Mahaut, il cherche à se
venger de celle-ci à travers ses filles, qui ne sont autres que Jeanne et
Blanche… Aux aguets, le roi fait suivre et espionner les allées et
venues nocturnes de ses brus. Arrêtés et soumis à la torture, les deux
fougueux écuyers ne tardent pas à faire des aveux complets et
circonstanciés. Ils reconnaissent chacun entretenir depuis quatre ans
une relation adultère avec les princesses. La Tour de Nesles, située en
plein Paris, abritait leurs amours clandestines… Faut-il voir dans
cette localisation, un fait du hasard ou un écho à la malédiction
lancée par Jacques de Molay ? La tour de Nesles, s’élève en effet juste
en face de l’île aux Juifs où le grand maître de l’Ordre a péri brûlé
vif ! Le scandale blesse considérablement la piété du roi, qui est
quant à lui resté chaste depuis la mort de sa femme. Mais outre
l’atteinte à la bonne moralité de la famille royale, c’est la dynastie qui
risque de se trouver en
péril. Qu’un soupçon
de bâtardise vienne à
peser sur un héritier
de sang royal, et c’est
la succession au trône
qui pourrait être
remise en question !
Charles de France et
Louis de Navarre, deux
fils de France, ont
donc été bernés, pour
leur plus grande honte,
par deux simples
écuyers ! Louis de Navarre pense même que la fille qu’il est supposé
avoir eue avec Marguerite est une bâtarde. Les cocus crient
vengeance ! Philippe, le mari de Jeanne, s’oppose violemment à son
frère Charles, qui voudrait que sa femme, pourtant étrangère à
l’affaire, soit elle aussi punie de mort.

Les trois jeunes femmes seront châtiées de façon exemplaire.


Marguerite de Bourgogne, femme adultère du Dauphin Louis, est
tondue et se retrouve emprisonnée à Château Gaillard, austère
forteresse médiévale. Enfermée dans une cellule située tout en haut
du donjon, elle décédera peu après, en 1315, probablement étranglée
sur ordre du roi. Recluse dans les caves du même château, Blanche,
qui n’a pas la liberté de revoir sa sœur, est éloignée et envoyée au
couvent de Maubuisson, où elle finira ses jours en 1326, à tout juste
trente ans. Seulement accusée de complicité, Jeanne est enfermée au
château de Dourdan, mais elle retrouvera sa place de reine jusqu’à la
mort de son mari Philippe, en 1322. Quant aux deux frères d’Aulnay,
leur sort est digne des pires heures de la barbarie médiévale : après
leurs aveux, ils sont emmenés à Pontoise où, sur la place du Martroy,
après avoir été roués de coups, ils sont écorchés vifs, puis châtrés
avant d’être décapités. Leurs sexes seront jetés aux chiens et ce qui
reste des deux corps sera suspendu à un gibet. À l’époque, personne
ne mit en relation l’ampleur tragique de ce scandale avec la fin des
Templiers.
Cette affaire conclue, Philippe le Bel ne peut éluder la grave
question de sa succession. Ses trois fils n’ont point d’héritiers. Pour
en avoir, il faudrait qu’ils reprennent femmes, ce qui ne pourrait se
faire que si les mariages de Louis et de Charles étaient déclarés nuls.
Or, comme Enguerrand de Marigny, fidèle conseiller du roi, le fait
remarquer, l’adultère n’est point motif d’annulation… Une seule
solution : avoir recours au pape Clément V, dont on peut considérer
qu’il est une créature « faite » par Philippe le Bel, qui a installé la
papauté en Avignon. Or, le 20 avril 1314, un mois après la mort de
Jacques de Molay, alors qu’il est en route pour le fief de sa famille,
près de Langon, le pape Clément V rend l’âme. Probablement atteint
d’un cancer des intestins, rongé par la maladie, il meurt après avoir
ingurgité des émeraudes pilées, remède prescrit par les
« physiciens » du Saint Père pour atténuer son mal ! Sa dépouille est
ramenée à Carpentras pour des hommages solennels. Pur hasard ou
accomplissement de la malédiction du grand maître de l’Ordre :
durant la veillée funèbre, un cierge renversé mit le feu au catafalque.
Le défunt pontife se retrouva avec un mollet carbonisé.
Le roi ne vivra pas assez longtemps pour que s’estompent ses
inquiétudes sur sa succession. Au cours d’une chasse, dans la forêt de
Pont-Sainte-Maxence, il est victime d’une grave chute de cheval.
Trois semaines plus tard, le 29 novembre 1314, sans doute atteint par
une hémorragie cérébrale, il meurt en pleine force de l’âge. Il était la
deuxième personne que Jacques de Molay avait maudite sur le
bûcher, mais il ne sera pas le dernier… De 1314 à 1328, les fils du roi
se relaient sur le trône. Tous mourront précocement et sans héritier,
ce qui mettra fin à la dynastie des Capétiens. À la mort de Philippe le
Bel, c’est Louis X le Hutin qui lui succède. Ce roi ne régnera que deux
ans. Influencé par son oncle, Charles de Valois, il doit faire face à une
fronde menée par les nobles que soutient le peuple écrasé de taxes.
Louis fait mentir son surnom et renonce lâchement à défendre
d’anciens proches de son père, comme Enguerrand de Marigny,
fidèle conseiller financier de Philippe le Bel, dont le cadavre reste
pendu au gibet de Paris pendant deux ans ! En 1316, à Vincennes,
après une partie de jeu de paume, Louis qui a bu du vin glacé à la
suite d’efforts violents, est pris de malaise. Certains chroniqueurs
parlèrent de poison… La nouvelle épouse du défunt roi, Clémence
de Hongrie, donne naissance à Jean Ier. Mais le règne de ce fils
posthume est aussi court que sa vie, qui ne dure que quatre jours.
À la mort de Louis X, c’est Philippe V le Long, son frère cadet, qui
monte sur le trône. Louis X, qui n’avait pas de garçon, avait eu une
fille, Jeanne, héritière du roi de Navarre. L’oncle de Jeanne, le duc de
Bourgogne, se référant à des dynasties qui n’excluent pas les femmes
du trône, prétendit que sa nièce devait hériter également du royaume
de France. Philippe V interdira cependant à Jeanne de Navarre de
prétendre à la Couronne. S’appuyant sur les légistes royaux, il
rappelle alors une règle de l’ancien droit privé franc, dite « loi
salique », qui donne la préférence aux hommes, les femmes étant
écartées de la succession. La loi empêche ainsi le morcellement du
domaine entre les enfants du monarque. Philippe V fut certes un roi
maudit lui aussi, mais au moins aura-t-il évité au royaume une
malédiction : celle de la division. Après six ans de règne, Philippe V
meurt à son tour sans héritier mâle. La couronne est transmise au
troisième fils de Philippe le Bel, Charles IV le Bel. Influençable, celui-
ci subit l’ascendant de son autre oncle, Charles de Valois. Ce dernier
fait le siège de la Guyenne pour en chasser les Anglais. Charles IV,
qui s’est remarié après la disgrâce de Blanche, avec Marie
de Luxembourg, puis Jeanne d’Évreux, meurt lui aussi sans héritier
mâle, en février 1328 ! Ultime espoir : son épouse est enceinte, mais
à la déception de tous, elle met au monde une fille.
En l’espace de quatorze ans, les trois fils de Philippe le Bel se sont
succédé sur le trône sans laisser d’héritiers. La malédiction des
Templiers qui vouait aux gémonies les souverains français, est-elle
en train de porter ses sombres fruits ? Pour la première fois depuis
Hugues Capet se pose un grave problème de succession, problème
dont des historiens s’accordent à dire qu’il est à l’origine de la guerre
de Cent Ans, qui affectera le royaume dans son unité. Mais le roi est
mort, vive le roi ! La Couronne va passer à une branche collatérale,
en la personne de Philippe de Valois, premier prince de sang. On
pourrait penser que la légende des Rois maudits s’est arrêtée à la
mort de Charles IV. Mais certains zélateurs du grand maître de
l’ordre des Templiers attribuent à sa malédiction la mort sur
l’échafaud du roi de France, Louis XVI, mort très exactement treize
générations après celle de Philippe le Bel… D’ailleurs, lors de
l’exécution de Louis XVI, n’a-t-on pas entendu dans la foule un
homme s’écrier : « Jacques de Molay, tu es vengé ! »
MANUEL GODOY

était-il l’amant de la reine d’Espagne,


Marie-Louise ?

Portrait de Manuel Godoy (1767-1851).


Peinture d’Antonio Carnicero, musée municipal de Madrid.

1788, le tout jeune officier de la garde, Manuel Godoy, escorte les


princes des Asturies sur la route de Saint Ildefonse aux alentours de
Ségovie, lorsque son cheval se cabre. Désarçonné, le cavalier roule à
terre mais remonte prestement en selle, attirant par son panache
l’attention du prince et surtout celle de son épouse. Peu de temps
après, Manuel est officiellement présenté au couple princier, héritier
de la couronne d’Espagne. Très rapidement, il sait s’attirer les
bonnes grâces et la confiance du prince Charles. De son côté, Marie-
Louise, alors âgée de trente-sept ans, ne reste pas insensible au
charme du jeune homme, de seize ans son cadet. Il est vrai que son
mariage n’est pas une grande source de joie, entre les nombreuses
grossesses et les fausses couches. Elle n’avait que treize ans quand
elle épousa son cousin, Charles, qui en avait dix-sept. Par sa mère,
Élisabeth de France, Marie-Louise est la petite-fille de Louis XV ; par
son père Philippe Ier de Parme, elle descend de Philippe V d’Espagne.
Gracieuse et très féminine, d’un tempérament romanesque, l’infante
n’a guère d’atomes crochus avec son mari, garçon indolent et un peu
simpliste. Le roi Charles III a beau mettre en garde son fils contre
cette bru arrogante, celui-ci ne cherche pas à plaire à sa femme. Une
fois couronné, le 14 décembre 1788, sous le nom de Charles IV, le
nouveau souverain ne manifestant pas davantage de caractère, c’est
son épouse Marie-Louise qui prend les rênes du pouvoir, et fait
distribuer à Manuel Godoy moult promotions : colonel de cavalerie,
commandeur dans l’ordre de Santiago, aide de camp, gentilhomme
de la cour, lieutenant général et chevalier Grand-croix de l’ordre de
Charles III, duc d’Alcudia avec « la grandesse d’Espagne », puis
décoration de la Toison d’Or. Suivront les titres de duc de Sueca,
marquis d’Àlvarez, et sieur de Soto de Roma. Une ascension sociale
et politique vertigineuse, en à peine cinq ans ! Qui aurait pu croire
qu’un simple fils de colonel de l’armée espagnole gouvernerait
l’Espagne de longues années durant, évinçant littéralement l’héritier
du trône ? Par quel concours de circonstances un pur inconnu a-t-il
pu décider du sort du Portugal lors d’un entretien avec Napoléon ?
Manuel de Godoy y Àlvarez de Faria sera celui-là ! Grâce à son
charme, il deviendra le favori du roi et l’amant de sa femme !
Manuel Godoy naît dans une famille de la petite noblesse, à
Badajoz, le 12 mai 1767. À vingt ans, c’est un jeune homme élégant,
cultivé, volubile, et de surcroît très beau garçon. Paré de tous les
artifices de la séduction mondaine, il part chercher fortune à Madrid,
où en 1787, il entre au service de la Compagnie royale des gardes du
corps, comme son frère aîné avant lui. On ne sait pas exactement
dans quelles conditions la reine est devenue sa maîtresse, toujours
est-il que le 15 novembre 1792, Manuel est nommé Premier ministre
à tout juste vingt-cinq ans. Mais, contre toute attente, lors des
conseils du gouvernement, il fait tout de suite preuve de beaucoup
d’habileté, et d’une maturité bien supérieure à celle des jeunes gens
de son âge. Par la suite, même dans des circonstances de plus en plus
difficiles, il montrera une véritable clairvoyance et un courage peu
commun. Peut-être un peu utopiste parfois… Bouleversé par la
Révolution française qui met à mal le propre cousin de la reine
Marie-Louise, Manuel s’imagine pouvoir sauver Louis XVI. Un échec
cuisant qui refroidira ses ardeurs et qui se soldera, le 7 mars 1793,
par un conflit entre la France et l’Espagne. Malgré quelques succès
initiaux des armées espagnoles, la France est finalement victorieuse.
La paix est signée à Bâle, le 22 juillet 1795 : les terres espagnoles sont
restituées en échange de l’île de Saint-Domingue. Un traité qui vaut à
Godoy le plus glorieux de ses titres : « Prince de la Paix ». Lui est
aussi allouée une dotation de 50 000 piastres. Ne tenant pas compte
des attaques de l’opposition, qui lui reproche ses privilèges, il signe
encore un traité d’alliance avec la Première République française, le
traité de San Ildefonso. Son but ? Libérer l’Espagne de la trop lourde
tutelle de l’Angleterre.
Après une courte guerre engagée en vain, Godoy s’emploie à
panser les blessures de l’Espagne, et à la relever de la ruine
économique. Il s’efforce aussi, ce qui ne manque pas d’audace, de
limiter l’influence de l’Inquisition et de rabaisser les prétentions du
clergé, selon lui trop lié à la papauté. Dans cette tâche considérable,
Godoy se heurte rapidement à de vives oppositions, car il va à
l’encontre de puissants intérêts. Pour le déstabiliser, tous les coups
sont permis ! Alors que le peuple souffre, on lui reproche son train de
vie fastueux. Son action est d’autant plus critiquée que sa vie privée
prête le flanc aux reproches des bien-pensants qui s’offusquent de sa
liaison avec la reine. Une relation intime et cependant notoire, au
point que certains, à la cour, attribuent à Godoy la paternité des
infants François de Paule et Marie-Isabelle, future reine de Naples.
Lady Holland, ayant rencontré Godoy au baptême de François
de Paule, dira plus tard que l’enfant
présentait une « ressemblance
indécente » avec son véritable père,
Manuel Godoy.
Mais plus encore que sa liaison avec la
reine, c’est le double mariage de Godoy
qui fait scandale. Un jour de l’hiver 1796,
il reçoit la visite de la veuve d’un artilleur,
qui lui demande d’intervenir pour que lui
soit effectué le versement de sa pension.
Elle est venue avec sa fille de seize ans,
Josefa Petra Francisca de Paula de Tudó
y Catalan, Alemany y Luesia, plus
communément appelée « Pepita ».
Quelques jours plus tard, Pepita devient la
maîtresse de Godoy et s’installe bientôt dans sa maison, avec sa
mère, et ses deux sœurs. Le 22 juin 1797, il l’épouse en secret, au
Prado. À la demande de Godoy, Francisco Goya a peint deux tableaux
qui témoignent de la beauté de Pepita : La Maja desnuda et son
pendant chaste, La Maja vestida. Un critique d’art, Joaquin
Ezquerra del Bayo, en se fondant sur la similitude de la posture, a
suggéré quelles étaient « disposées de telle sorte que par un
ingénieux mécanisme, la vêtue couvrît la déshabillée pour la cacher
aux regards inquisiteurs ». Une sorte de jouet érotique du cabinet le
plus secret de Godoy.
Lorsqu’elle apprend la liaison de Manuel avec Pepita, la reine,
toujours aussi éprise de son jeune amant, laisse éclater sa jalousie.
Dans l’espoir d’éloigner Pepita, elle contraint même Manuel à
épouser María Teresa de Borbón y Vallabriga, une cousine de
Charles IV. Sans avoir rencontré Godoy, María Teresa accepte ce
mariage qui assure la restauration de la fortune à sa famille. Le
mariage est célébré à Madrid, dans l’Escorial, le 21 octobre 1797. De
cette union naîtra Luisa Carlota Manuela de Godoy. Mais ce mariage
ne met en aucun cas un terme à ses relations avec Pepita, qu’il
continue à faire vivre sous le même toit que son épouse. En 1805, la
jeune femme donne naissance, elle aussi, à un enfant prénommé
Manuel. En 1807, elle mettra au monde un second fils, Luis. Symbole
de son profond attachement, Godoy obtient cette même année, de
Charles IV, les titres de comtesse de Castillofiel et de vicomtesse de
Rocafuerte pour sa douce Pepita. Pourtant quelques années
auparavant, en 1798, après la défaite navale du Cap Saint Vincent, le
Directoire avait imposé à Charles IV la destitution de son Premier
ministre Manuel Godoy. Mais Bonaparte, nommé Premier consul, a
œuvré pour faire revenir Godoy au pouvoir. Désormais plus puissant
que jamais, celui-ci parvient à maintenir, contre vents et marées, une
certaine neutralité de l’Espagne, mais s’allie de nouveau avec la
France et prend cette fois le commandement en chef de l’armée
espagnole dans l’expédition menée en 1801 contre le Portugal, allié
de l’Angleterre. En 1803, poursuivant ses réformes, Godoy signe avec
la France un traité stipulant la neutralité de l’Espagne dans
l’éventualité d’une guerre contre l’Angleterre. Mais le
1er octobre 1804, l’attaque brutale de quatre frégates espagnoles par
les Anglais dans le port de Cadix amène Godoy à déclarer, contre
toute attente, la guerre à l’Angleterre et à conclure un traité d’alliance
avec la France. Un péché d’orgueil qui se soldera un an plus tard,
hélas, par la défaite écrasante de Trafalgar.
Le traité de Fontainebleau est signé en 1807. Il prévoit le
démembrement du Portugal, au profit de l’Espagne, de la France et
de Godoy en personne ! En effet, une fois le Portugal annexé par le
traité franco espagnol, le pays sera divisé en trois zones distinctes,
dont la bande sud du Portugal (l’Algarve) reviendra à Godoy, sous la
forme d’un « principat de los Algarves ». Mais il doit d’abord faire
face aux intrigues de Ferdinand VII, plus que jamais en lutte ouverte
contre son père Charles IV, qu’il veut supplanter sur le trône. La
conquête du Portugal prenant une tournure de plus en plus
inquiétante, Godoy conseille au roi de fuir pour Cadix afin d’y
attendre la suite des événements. Ferdinand profite de la situation
pour crier à la trahison et susciter des émeutes populaires dans
Madrid. Assailli jusqu’au palais par une foule furieuse, dans la nuit
du 17 mars 1808, Godoy échappe de justesse à la mort, grâce à
l’abnégation de son vieux souverain, qui consent à abdiquer en
faveur de son fils. Jeté en prison, Godoy est libéré par Joachim
Murat, beau-frère de Napoléon, que ce dernier dépêche aussitôt à
Madrid. Exilé en France, Godoy participe activement à l’entrevue de
Bayonne, où sont convoqués tous les protagonistes de ce désastreux
conflit. Charles IV accepte d’échanger son trône contre des terres en
France et quelques substantiels dividendes. Son fils, Ferdinand VII,
renonce également à ses prétentions à la couronne d’Espagne en
échange du royaume de Ligurie. Napoléon sort grand vainqueur de
ce partage, désignant son frère, Joseph Bonaparte, comme roi
d’Espagne, sous le nom de José Ier. Mais le 2 mai 1808, les troupes
napoléoniennes sont prises à partie par les Madrilènes. Malgré une
répression féroce, le soulèvement populaire gagne bientôt toute
l’Espagne, scellant la fin de l’alliance franco-espagnole par la guerre
d’Indépendance. Une guérilla populaire qui sera vite relayée par
l’alliance anglo-portugaise, à laquelle les Français ne résisteront pas.
En 1814, lorsque Napoléon abdique, Ferdinand VII est rétabli sur
le trône d’Espagne, tandis que ses parents Charles IV et Marie-Louise
demeurent exilés en France. Poursuivi par la haine de Ferdinand, qui
lui interdit de remettre les pieds en Espagne, Godoy rejoint le couple
royal en exil, accompagné de sa fille Luisa, de Pepita et de leurs fils.
Pendant de longs mois, ce curieux groupe va cohabiter, au gré de
séjours à Compiègne, Fontainebleau et Marseille où ils resteront
plusieurs années. Si surprenant que cela puisse paraître, le roi déchu
accepte la présence de l’amant de la reine, lui témoignant une sincère
amitié. De son côté, la reine tolère tout juste la présence de Pepita.
En juillet 1812, ils descendent au Palazzo Barberini à Rome. Manuel
Godoy obtient du pape la nullité de son mariage avec María Teresa
de Bourbon en septembre 1815, et ce grâce à l’appui de Charles IV et
de la reine Marie-Louise qui avait pourtant orchestré cette union. Il
est autorisé à vivre à Rome, mais afin de préserver les apparences,
Pepita et leurs enfants doivent déménager à Gênes. Mais Ferdinand
est rancunier ! Il s’acharne et soudoie la police italienne pour que
celle-ci expulse Pepita de Gênes, puis de Livourne. En 1818, réfugiée
à Pise, elle doit aussi souffrir la disparition de Luis, son fils cadet. En
octobre, Godoy, très affecté par ce décès, et lui-même malade du
paludisme, reçoit l’extrême-onction. Il guérit miraculeusement, mais
reste banni d’Espagne. Et, pour l’acculer plus encore à la misère,
Ferdinand veille à ce qu’aucune pension ne lui soit versée par l’État.
À la fin de l’année 1818, Marie-Louise contracte une pneumonie.
Godoy reste au chevet de celle qui demeurera à jamais son seul grand
amour, jusqu’à la veille de sa mort, le 2 janvier 1819. Deux semaines
plus tard, Charles IV meurt à son tour. Triste période pour la
monarchie exilée ! Le décès de María Teresa de Bourbon, l’épouse de
Godoy, en 1828, sera l’occasion d’officialiser définitivement son
union avec Pepita. Le couple s’installe à Paris en 1832, subsistant
chichement grâce à une pension de cinq mille francs octroyée par le
roi Louis-Philippe Ier. Une vie modeste que la parution des
rocambolesques Mémoires de Godoy, éditées à Madrid en 1836, ne
suffira pas à redorer. Curieux destin que celui de cet homme de rien,
devenu Prince de la Paix et célèbre homme d’État, qui côtoya les plus
grands, mais passa plus de la moitié de son existence en exil, sans le
sou, et tiraillé entre les deux femmes de sa vie.
TOUTANKHAMON

pharaon maudit ?

Le sarcophage du pharaon Toutankhamon né vers 1357 av. JC,


mort vers 1338 av. JC,
règne de 1347 av. JC à 1338 av. JC.
Automne 1922. Dans la lumière de cette fin de saison, le parc du
château de Highclere, dans le sud de l’Angleterre, est
particulièrement agréable. Pourtant, les deux hommes qui s’y
promènent ont le visage fermé. Le maître des lieux, Lord Carnarvon,
doit annoncer à son ami Howard Carter, dont il finance les
opérations, qu’il a perdu la foi et qu’il est temps d’arrêter. Les deux
hommes travaillent ensemble depuis une quinzaine d’années pour
accomplir le rêve obsessionnel de Carter : la découverte d’un
nouveau tombeau royal à Louxor, dans la Vallée des Rois. Cette
immense plaine de sable abrite les dépouilles des pharaons d’Égypte
du Nouvel Empire, qui ont régné pendant cinq cents ans, de 1500 à
1000 avant Jésus-Christ, sur l’une des civilisations les plus brillantes
de l’Histoire de l’humanité. Financièrement, ce projet est un gouffre.
Carter refuse cette décision qui résonne comme un couperet. Cela
fait trente ans qu’il consacre son existence à cette quête acharnée,
persuadé qu’il trouvera un jour un trésor oublié sous le sable depuis
des milliers d’années. Pourtant, grand nombre de gens pensent que
la Vallée des Rois est un filon épuisé, qu’il n’y a plus rien à y
découvrir. C’est entre autres l’avis de Théodore Monroe Davis, un des
premiers mécènes de Carter, avec lequel il s’est brouillé. Contre toute
logique, Carter est certain que la nécropole n’a pas livré tous ses
secrets. Il manque toujours à la série des tombes celle de
Toutankhamon, un roi peu connu de la fin de la XVIIIe dynastie. Son
enthousiasme fait sourire Carnarvon qui se laisse attendrir. Une
année de plus : c’est tout ce qu’il lui accorde. Si dans un an, Carter
n’a pas fait de découverte significative, il faudra abandonner la
concession. Rien ne prédestinait ce fils de peintre à devenir l’un des
plus grands égyptologues, et certainement le plus célèbre
archéologue du XXe siècle.
Tout commence à la fin du XIXe siècle, à Didlington Hall, dans la
demeure d’un riche aristocrate féru d’Histoire ancienne, Lord
Amherst, qui commande régulièrement des travaux à John Carter, le
père d’Howard. Lord Amherst ne tarde pas à remarquer l’insatiable
curiosité intellectuelle du jeune garçon, ainsi que son talent pour le
dessin, qu’il a hérité de son père. Lorsque son ami Percy Newberry
lui confie qu’il cherche un dessinateur pour l’accompagner dans une
expédition en Égypte, Lord Amherst pense tout naturellement au
jeune Carter. Nous sommes en 1891, Howard a dix-sept ans, et il est
sur le point d’entamer la plus grande aventure de sa vie. Dans les pas
de Percy Newberry, Howard Carter arrive à Beni Hassan, une
nécropole sur les bords du Nil qui rassemble les tombes des
souverains du Moyen Empire. Ils rejoignent l’un des plus grands
égyptologues de son époque : Flinders Petrie, engagé par Newberry
pour superviser les fouilles. Auprès de cet homme au caractère
explosif, le jeune Howard va apprendre à recenser avec la plus
grande minutie toutes les découvertes faites par l’équipe des fouilles.
Et malgré le rythme infernal que lui impose Petrie, qui ne tient pas sa
jeune recrue en haute estime, Carter acquiert la rigueur nécessaire au
travail d’égyptologue. L’équipe investit l’année suivante le site
d’Amarna où se trouve la cité mythique d’Akhétaton, éphémère
capitale de l’Empire, consacrée à Aton, le dieu-soleil. C’est là que
Carter se familiarise avec la XVIIIe dynastie, celle de la splendeur de
l’Égypte antique. Il n’ignore plus rien du règne d’Akhénaton, le
pharaon hérétique, époux de la belle Néfertiti, qui a imposé à ses
sujets le culte exclusif d’Aton, le dieu-soleil,
« inventant » le monothéisme mille trois cents
ans avant Jésus-Christ. Howard Carter ne le sait
pas encore, mais son destin va être profondément
lié à cette puissante dynastie. Après la mission de
Flinders Petrie, Carter rejoint un autre
égyptologue, Édouard Naville, sur le site de Deir
el-Bahari. Là-bas, il travaille sur l’excavation d’un
temple récemment mis à jour, vraisemblablement
dédié à Hatchepsout, reine-pharaon, qui fut sans
doute l’une des souveraines les plus remarquables de la
XVIIIe dynastie. Devant la magnificence du temple de la reine, Carter
se prend à rêver : et si, lui aussi, découvrait un jour un témoignage
intact de cette civilisation vieille de deux mille cinq cents ans ?
Howard Carter a tout juste vingt ans, mais une certitude : sa vie est
ici ! Il ne retournera pas en Angleterre ; l’Égypte est désormais sa
patrie d’adoption.
Son acharnement, son talent et sa méticulosité lui valent une
réputation admirable, et un début de carrière météoritique : à vingt-
cinq ans, il est nommé Inspecteur en chef du service des Antiquités
égyptiennes et supervise tous les travaux de fouilles qui ont lieu aux
alentours de Louxor, l’ancienne Thèbes, capitale des pharaons.
Howard Carter poursuit son rêve avec ardeur, travaille du matin au
soir, mais ne montre guère de talents de diplomate. En 1905, un
incident éclate devant un tombeau de la Vallée des Rois, opposant un
groupe de touristes français éméchés aux gardes égyptiens chargés
de protéger le site. Les Égyptiens ont fait leur devoir : la préservation
des lieux découverts est essentielle au travail des archéologues. Fort
logiquement, Carter prend leur défense. Mais à l’heure de
l’Exposition universelle de Paris – qui fait la part belle aux
« curiosités coloniales » – la parole d’un Arabe doit céder devant
celle d’un Français : Carter se voit contraint de démissionner de son
poste. Humilié, sans le sou, il n’envisage pourtant pas une seconde
de retourner en Angleterre. Mais pour continuer ses fouilles, il doit
trouver un mécène. À cette époque, les sites archéologiques sont
découpés en concessions, qui sont accordées pour un certain temps à
qui peut en payer le loyer, afin de mettre en place l’exploitation
archéologique des lieux. Depuis l’équipée napoléonienne et les
débuts des premières fouilles scientifiques dans les sites anciens, la
curiosité pour les antiquités égyptiennes s’est répandue dans l’Ancien
et le Nouveau Monde, et l’égyptologie est devenue un hobby de choix
pour les riches érudits en quête de gloire. En costume clair et
panama, les gentlemen arpentent le désert, sous un soleil de plomb, à
la recherche de vestiges passés. Carter travaille d’abord quelque
temps avec Theodore Monroe Davis, un riche financier américain.
Mais bien vite, son caractère ombrageux se révèle incompatible avec
celui du magnat yankee. Il doit donc se trouver un autre protecteur.
C’est le conservateur en chef du musée du Caire, le grand
égyptologue français Gaston Maspero, qui va lui présenter son
mécène. Quand Lord Carnarvon rencontre Howard Carter, il est
immédiatement conquis. Le jeune homme, qui est son cadet de huit
ans, est plein d’une énergie volubile et promet à l’aristocrate anglais
des découvertes fabuleuses et une postérité inaltérable. Héritier
d’une importante fortune, Lord Carnarvon se laisse convaincre par le
bouillant archéologue. C’est le début d’une collaboration qui va durer
près de vingt ans. Le tandem n’obtient d’abord qu’une concession un
peu reculée de la nécropole thébaine. Carter sait qu’ils ont peu de
chance d’y trouver autre chose que des tombes de riches
commerçants. Qu’importe : s’il n’y découvre pas de fabuleux trésors,
il y déterre un certain nombre d’objets d’un véritable intérêt
historique. Pourtant, il ne peut s’empêcher de garder un œil sur les
travaux de Davis et de son nouveau chef de chantier, Edward Ayrton.
En 1907, ces derniers connaissent une avancée très importante : ils
mettent au jour le sarcophage de la reine Tiyi, et
découvrent dans les galeries qui mènent à la
chambre funéraire plusieurs vases qui portent
le sceau de Toutankhamon. Carter ronge son
frein… Cela fait des années qu’il s’interroge sur
l’existence de ce roi, qui n’est évoqué
pratiquement nulle part. Paradoxalement, celui
qui est sans doute devenu le pharaon le plus
célèbre de toute l’Histoire de l’Égypte a
probablement été, selon les propres termes de
l’égyptologue Christine Desroches-Noblecourt,
un « petit roi », dont les quelques années au pouvoir n’ont pas eu une
grande influence sur le destin de l’Égypte. Toutankhamon est
pourtant le fils d’un des plus grands pharaons du Nouvel Empire :
Akhénaton, le plus atypique des pharaons égyptiens. Il n’est pas
cependant le fils de la reine Néfertiti. Sur ce point, les sources sont
obscures. Certains pensent qu’il est le fils de Kiya, la mystérieuse
seconde épouse d’Akhénaton. Enfin, de récentes analyses ADN ont
révélé qu’il serait le fils de la momie identifiée sous le nom de
« Young Lady », la propre sœur d’Akhénaton ! Il était en effet
coutume dans l’Égypte antique de marier le pharaon avec sa sœur, et
l’on sait désormais que Néfertiti n’avait donné que des filles à son
époux, dont il fallait assurer la succession. Toutankhamon serait
alors doublement le petit-fils d’Amenhotep III, dont les trente-huit
années de règne ont vu s’épanouir la plus belle période de prospérité
de l’Empire. Il arrive au pouvoir juste après l’un des plus grands
bouleversements qu’ait connus l’Égypte antique : la réforme
religieuse ordonnée par Akhénaton. En imposant un nouveau culte,
son père a en effet profondément réformé les structures
administratives du pays, et provoqué bien des grincements de dents.
Le bref règne de Toutankhamon – il ne restera au pouvoir qu’une
dizaine d’années – sera le temps du retour à la normale. Accédant au
trône à l’âge de neuf ans, Toutankhamon commence par changer de
nom pour devenir roi en renonçant à son nom de naissance,
Toutankaton, le « reflet d’Aton ». Puis il se laisse guider par Ay,
ancien conseiller de son père, qui organise la réconciliation avec le
clergé d’Amon. Il passe ainsi son règne à restaurer les images des
dieux détruites par son père. Pourtant, son avènement marque la fin
d’une époque, et constitue un moment
charnière de l’Histoire de l’Égypte antique.
La patience de Carter et son obstination sont
finalement récompensées lorsque Davis et
Ayrton décident d’abandonner la concession de
la Vallée des Rois en 1915. Ils sont en effet
persuadés que tous les tombeaux ont été mis à
jour et que la 43e tombe dont parle Carter, celle
du mystérieux Toutankhamon, n’existe pas.
Carter s’empresse alors de demander à Lord
Carnarvon d’acquérir la concession au plus
vite. Il va enfin pouvoir débusquer la tombe du
fils d’Akhénaton. Mais autour d’eux, le monde
gronde. Bientôt, toute l’Europe est plongée dans une guerre d’une
barbarie inouïe. En 1917, le devoir rappelle Howard Carter au Caire :
ses services sont réclamés par l’armée britannique. Ce n’est qu’à la
fin de la Première Guerre mondiale qu’il peut enfin reprendre ses
recherches, toujours aussi désespérément infructueuses. Quatre
années s’écoulent encore avant l’ultimatum de Lord Carnarvon.
Carter est en passe de voir le rêve de sa vie lui échapper
inexorablement. Quoi de plus cruel que d’imaginer que tout ce qu’il
recherche depuis toujours est peut-être là, sous ses pieds, à quelques
mètres, et qu’il ne le verra jamais ? Il faut absolument changer de
stratégie. C’est le demi-frère de Lord Carnarvon, Aubrey Herbert, un
orientaliste réputé, qui lui suggère une nouvelle piste : la proximité
du tombeau de Ramsès VI n’a guère été fouillée. Et si c’était là que se
trouvait la clé du mystère ? Désormais, c’est là que l’archéologue
concentrera ses recherches. Le 4 novembre 1922, trois jours après le
début de la nouvelle – et dernière – saison de fouilles, le
contremaître court chercher Howard Carter. Il pense avoir trouvé un
objet de vaste taille, qu’il n’a pas réussi à excaver
complètement. La légende veut que ce soit un
jeune garçon, porteur d’eau, qui l’ait découvert en
jouant distraitement avec le sable. Carter accourt
sur le site. Il apparaît bien vite que cette large
pierre plane est en fait une marche. Carter n’ose
encore l’espérer, c’est peut-être un tombeau
demeuré inviolé à travers les millénaires. Les
hommes travaillent d’arrache-pied pour dégager
ce qui semble manifestement être une vaste cage d’escalier, menant à
une structure souterraine. Le lendemain, ils ont déblayé onze
marches. Devant eux, la vision que Carter espère depuis trente ans…
une porte aux scellés intacts ! Il sait exactement ce qu’il doit faire :
combler à nouveau la cage d’escalier, et envoyer un télégramme codé
à son mécène, en Angleterre.

Impossible en effet d’envisager d’aller plus avant sans Lord


Carnarvon. L’ouverture sera une consécration pour les deux
hommes. Il ne reste plus à Carter qu’à attendre l’arrivée de son
partenaire. Trois semaines d’attente insupportables. Et si ce
bâtiment n’était qu’un lieu de stockage où l’on ne retrouverait que
des artefacts sans importance ? Et si des pilleurs plus habiles que les
autres étaient déjà passés par là ? À n’en pas douter, Carter a dû vivre
des heures éprouvantes, tandis que Lord Carnarvon prenait ses
dispositions pour arriver en Égypte. Mais le 24 novembre, il arrive
enfin avec sa fille Evelyn. En compagnie de Carter, ils se rendent sur
l’emplacement, qui a été comblé et farouchement gardé, afin
d’examiner la fameuse porte qui se trouve au bas de l’escalier. La
déception est atroce. Ils ne sont apparemment pas les premiers à être
passés par là. Les sceaux de plâtre ont manifestement été
contrefaits ; l’œuvre sans doute de pillards qui les avaient précédés
de plus de deux millénaires… Un espoir subsiste cependant : la porte
est marquée du sceau de Toutankhamon. Même si les lieux ont déjà
été visités, Carter a certainement fait une découverte majeure. Une
fois descellée, la porte révèle un long couloir rempli de gravats et de
débris, que l’équipe met une journée à déblayer, pour aboutir
finalement sur une nouvelle porte. Intacte, cette fois. Le
26 novembre, Carter s’attaque lui-même à cette dernière porte, en
présence d’une vingtaine d’invités triés sur le volet. Il ne veut laisser
à personne le privilège d’y pénétrer avant lui. À coups de pioche,
Carter parvient à réaliser une ouverture dans la paroi. Tremblant, il
approche une bougie allumée, qui vacille sous le souffle de l’air
contenu depuis des siècles. « Au début, je ne voyais rien du tout »,
écrivit-il plus tard. « Mais petit à petit, mes yeux s’habituant à la
flamme, quelques détails de la pièce émergèrent doucement du
brouillard. D’étranges animaux, des statues et de l’or. Partout, l’éclat
de l’or. Pendant cet instant, qui dut sembler une éternité pour ceux
qui attendaient derrière moi, je restai muet de stupéfaction ». À Lord
Carnarvon qui le presse de questions, Carter, choqué, ne peut que
répondre ceci : « Des merveilles… Je vois des merveilles… » Carter
n’a pas seulement retrouvé la tombe du pharaon Toutankhamon, il a
aussi découvert l’un des plus fabuleux trésors de l’Antiquité, demeuré
inviolé depuis plus de trois millénaires ! Partout, l’éclat de l’or, des
coffres richement décorés, des vases d’albâtre, des meubles, des
statues, des poteries, et aussi des victuailles, des jarres de vin… la
pièce est remplie de tout ce que Pharaon pourrait désirer une fois
parvenu dans l’au-delà. Au milieu de la pièce, deux sentinelles
armées d’une masse et d’un bâton, arborant le cobra sacré protecteur
sur le front. Au fond de la pièce, un trône de bois doré, sur lequel
figurent le pharaon et sa jeune épouse le massant avec des onguents.
D’une touchante simplicité, le lieu est encore imprégné du réalisme
caractéristique de l’art amarnien. Une autre porte mène à la chambre
funéraire. Carter sait qu’il devrait attendre l’arrivée du représentant
du bureau des antiquités égyptiennes… Il a patienté depuis si
longtemps. Oubliant volontairement les règlements, il s’introduit
avec Lady Evelyn dans la dernière pièce, où il contemple le
sarcophage inviolé du roi qu’il a passé tant d’années de sa vie à
chercher. Carter sait, à cet instant précis, qu’il vit le plus beau jour de
son existence.
Il faut pourtant attendre le 16 février 1923 pour que soit
« officiellement » ouverte la chambre funéraire. Entre-temps, la folie
Toutankhamon s’est emparée du monde : depuis que le Times a fait
paraître un article sur le sujet, chacun veut sa part de cette immense
découverte. Bien vite, le Metropolitan Museum of Art de New York
propose à Carter son aide dans l’exploitation de sa découverte, mais
le bureau des antiquités égyptiennes va réussir à s’accaparer du
trésor funéraire et à l’écarter de sa gestion. Il faut dire qu’au début de
l’aventure, Carter est bien seul, face aux bureaucrates. Épuisé par ce
nouveau voyage, Lord Carnarvon a succombé le 23 février à une
septicémie foudroyante, causée, dit-on, par une piqûre de moustique.
C’est ensuite le tour d’Aubrey Herbert, son demi-frère, qui disparaît
sept mois plus tard. Puis c’est Jay Gould, un milliardaire américain
venu visiter la tombe, qui trouve la mort. Enfin, l’assistant de Carter,
Arthur Mace, vient lui aussi à succomber. En tout vingt-sept
personnes décèdent dans des circonstances mystérieuses durant les
douze années suivant la découverte du tombeau. Bientôt, il se
murmure que la tombe KV62 est maudite. Qu’une malédiction s’abat
sur ceux qui ont osé la violer. Le pharaon avait pourtant prévenu les
imprudents de ne pas venir troubler son repos éternel : le jour de la
découverte du tombeau, n’était-il pas étrange qu’un cobra vint
dévorer le canari de Carter ? Un fort mauvais présage… D’ailleurs,
n’était-il pas écrit, à l’entrée de la tombe « La mort touchera de ses
ailes celui qui touchera Pharaon » ? Ce dernier détail amuse
beaucoup Carter. Et pour cause, il en est l’auteur ! Et ce, pour
décourager les curieux. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les
morts qui se succèdent ne sont pas dues à un mystérieux virus, ni à
une antique bactérie qui auraient sommeillé pendant des millénaires
en attendant de rencontrer des organismes à infester. Ces hommes,
tout simplement, n’étaient plus de première jeunesse, et avaient
investi dans leurs recherches un travail et une énergie sans limites,
parfois au péril de leur santé. Rappelons que la majorité des visiteurs
du sarcophage n’a pas connu ce sort funeste. Carter, son principal
découvreur, n’est décédé qu’en 1939, d’une cirrhose du foie des plus
banales… Il semble en fait que la malédiction des pharaons soit une
véritable légende urbaine, née sous la plume inspirée de Sir Arthur
Conan Doyle, qui cautionna la rumeur. Tous les ingrédients du
succès étaient réunis : mystère, aventure, malédiction… D’autres
auteurs à l’instar d’Agatha Christie, les médias et le cinéma ne
contribueront qu’à entretenir et amplifier ce phénomène. Ou
comment redorer efficacement la réputation d’un petit roi oublié,
dont la mémoire a été méthodiquement effacée par ses successeurs…
Et c’est bien là le plus grand mystère.
La véritable malédiction des pharaons réside
peut-être bien dans le court règne de
Toutankhamon, passé à renier le règne de son
propre père… C’est en effet plutôt son troublant
destin qui intriguait Carter. Car s’il regorge de
richesses, son tombeau n’est pourtant pas celui
d’un roi. De toute évidence, il a fallu lui trouver
une sépulture en toute hâte. Et la raison ne peut
en être qu’une mort accidentelle. Ou du moins,
que l’on a voulu faire passer pour telle. C’est en
raison des fractures constatées sur sa dépouille
que l’on a émis l’hypothèse d’une mort violente :
chute de char, piétinement par un cheval, assassinat,
empoisonnement, septicémie… Autant d’hypothèses que certains ont
étayées par l’ordre de succession qui a suivi sa mort. Marié à sa
demi-sœur Ankhesenamon, Toutankhamon ne laisse pas de
descendant mâle. Pourtant leur union fut vraisemblablement
heureuse, si l’on en juge par le trône exposé aujourd’hui au musée du
Caire, célébrant tout l’amour de ce couple même au-delà de la mort…
Sa veuve était très jeune, elle se sentait seule et menacée, ce qui
expliquerait qu’elle soit l’auteur de la fameuse lettre adressée au roi
hittite, et découverte au XIXe siècle, dans laquelle une reine d’Égypte
propose sa main – et son Empire – à un prince de cette nation
traditionnellement ennemie. Certains historiens le pensent. Voilà
une bien étrange proposition, qui aspirait peut-être à écarter du
pouvoir Ay, le vizir du roi, sans doute responsable de sa mort
prématurée. C’est pourtant lui qui finira par succéder à
Toutankhamon, pour quatre années, durant lesquelles Horemheb,
son futur successeur, attend son heure (faisant échouer le plan de la
reine, qui disparaît mystérieusement, et massacrer le prince hittite
Zannanza, venu accepter sa main). Bien que n’étant d’aucune
extraction noble, Horemheb met fin à la XVIIIe dynastie, celle des
Thoutmosides. Grand bâtisseur, restaurateur de l’ordre perturbé par
le règne d’Akhénaton, il prépare ainsi le terrain à une nouvelle et
brillante dynastie, celle de Ramsès, qui mettra tout en œuvre pour
effacer des mémoires l’hérésie d’Akhénaton, en détruisant les traces
visibles de son existence, et de sa descendance. Peut-être Horemheb
a-t-il jugé nécessaire en ces temps perturbés, d’écarter du pouvoir un
pharaon qu’il jugeait trop jeune pour la tâche qui l’attendait, et qui
risquait d’honorer la mémoire de son père ? Pour le docteur Hawass,
chef du Conseil suprême des Antiquités égyptiennes (dont les propos
n’engagent que lui), la mort de Toutankhamon ne serait due qu’à un
banal accident de char… Les récentes analyses ADN effectuées sur la
momie de Toutankhamon ont révélé des tares congénitales liées à sa
consanguinité et à un paludisme fort avancé qui rongeait ses os. Un
piètre état de santé confirmé par la présence d’une canne dans sa
tombe.
Né dans une époque charnière, troublée et passionnante,
Toutankhamon n’était ni un conquérant, ni un grand monarque. Il
ne doit sa célébrité qu’à la découverte de sa tombe inviolée
jusqu’alors et renfermant deux mille quatre-vingt-dix-neuf fabuleux
trésors trouvés à l’intérieur, dont son masque mortuaire constitue le
symbole le plus majestueux. Les circonstances exactes de sa
disparition demeurent toujours un mystère. Et il est trop tard
aujourd’hui pour rendre justice à l’enfant-pharaon mort avant ses
vingt ans. Pourtant, trois mille ans plus tard, l’acharnement, la
ténacité et le talent d’Howard Carter lui auront finalement au moins
rendu sa place dans l’Histoire !
MARIE-CAROLINE, DUCHESSE DE

BERRY
la rebelle des Bourbons !

Portrait de Marie-Caroline, princesse de Bourbon-Sicile


et duchesse de Berry (1798-1870).
Peinture de P. Guérin, musée du château de Versailles.
La duchesse de Berry est une des figures les plus romanesques du
XIXe siècle. De la cour des Deux-Siciles aux Tuileries, de la Vendée à
l’Autriche, du château de Rosny aux fêtes vénitiennes, elle se
retrouva confrontée à des révolutions, des complots, des assassinats,
elle connut la prison et l’exil. En 1832, elle fomenta une conspiration
afin de rallier les Ultras à sa cause. Son but ? Renverser Louis-
Philippe l’usurpateur et hisser sur le trône son fils Henri, né juste
après l’assassinat du duc de Berry, survenu à Paris en 1820.
Soutenue par de nombreux légitimistes – dont Chateaubriand – elle
entame alors une véritable campagne de propagande afin de ranimer
la flamme royaliste, de Provence en Vendée… Usant de ses appuis, se
cachant, se travestissant pour parvenir à ses fins, elle échoue
lamentablement et se fait arrêter à Nantes. L’accouchement d’une
petite fille en captivité, alors qu’elle est veuve du duc de Berry, la
décrédibilise aux yeux de ses soutiens légitimistes – aussi finit-elle
par admettre qu’elle s’est mariée secrètement au comte Lucchesi-
Palli, même si elle ne l’a pas vu depuis deux années… Qu’à cela ne
tienne, Marie-Caroline reste la mère du dernier des Bourbons,
Henri V, et à ce titre, elle entend bien poursuivre sa folle destinée…
Qui était vraiment la duchesse de Berry ? Une ultraconservatrice
héroïque, une ambitieuse aventurière ou une imprudente fauteuse de
troubles ?
Marie-Caroline Ferdinande Louise de Bourbon-Sicile est née en
Italie le 5 novembre 1798. Elle est la fille de François Ier, roi des
Deux-Siciles et de Marie-Clémentine d’Autriche, fille de l’empereur
Léopold II. La reine Marie-Antoinette, sœur de son grand-père
maternel, était donc sa grand-tante. Imaginative et fantasque,
l’adolescente se montre rétive à l’autorité de ses précepteurs. En
1816, la voici à Paris pour épouser Charles-Ferdinand de Bourbon,
duc de Berry, second fils du comte d’Artois, Charles X, le frère du roi
Louis XVIII. Politiquement, le duc de Berry est proche des Ultras, les
royalistes partisans d’un retour à l’Ancien Régime d’avant 1789 en
rupture complète avec les réformes apportées par la Révolution qu’ils
honnissent et par Napoléon qu’ils haïssent. À sa façon, Marie-
Caroline va reprendre le flambeau de ces valeurs. Le duc de Berry a
vingt ans de plus que sa jeune épouse, et Marie-Caroline est
ravissante. Ce qui ne devait être qu’un mariage arrangé devient un
mariage où ce qui lie les époux pourrait ressembler à de l’amour, si
Charles-Ferdinand n’avait pas pour le beau sexe un penchant que
son mariage ne parvient à modérer…
Le palais de l’Élysée devient la résidence du couple, et Marie-
Caroline se plaît à y organiser des réceptions où sont conviés les plus
grands artistes de l’époque. La duchesse devient une mécène avisée
et contribue à la promotion de nombreux peintres. Elle est aussi
l’amie de musiciens comme Rossini ou Boieldieu, qui lui dédia son
opéra La Dame Blanche. Férue de littérature, elle reçoit des
écrivains, dont Balzac et Chateaubriand. Dans son château de Rosny,
elle constitue une bibliothèque exceptionnelle de plus de huit mille
volumes rares et pour la plupart reliés par René Simier. Passionnée
de théâtre, elle obtient du roi Louis XVIII le parrainage du théâtre du
Gymnase qui, à partir de 1825, s’appellera, en son honneur,
« Théâtre de Madame ». Outre sa bibliothèque, le château de Rosny
se distingue par sa vaste serre chaude et son parc, qu’en passionnée
de botanique et d’horticulture, la duchesse aménage dans le pur style
anglais, avec une rivière et une cascade artificielles, inspirées par le
jardin que sa grand-tante Marie-Antoinette avait fait aménager au
Petit Trianon. Dans ce havre de paix extraordinaire, elle acclimate
des biches naines venues d’Asie centrale ainsi que des kangourous !
Le duc et la duchesse de Berry ont
quatre enfants. Les deux premiers
n’ayant survécu que quelques jours,
resteront Louise d’Artois, née en 1819,
future grand-mère maternelle de
l’impératrice d’Autriche, Zita ; puis, en
septembre 1820, vient au monde Henri
d’Artois, duc de Bordeaux, futur comte
de Chambord, surnommé « l’enfant du
miracle », car il naît après l’assassinat
de son père ! En effet, le 13 février 1820,
vers onze heures du soir, à la sortie de
l’Opéra, qui se trouvait rue de
Richelieu, alors qu’il raccompagne
Marie-Caroline à son carrosse, Charles-
Ferdinand est poignardé par Louis-Pierre Louvel, un ouvrier
bonapartiste. Celui-ci, en tuant le duc de Berry, pense éteindre à
jamais la race des Bourbons. Un mauvais calcul, puisque quelques
mois plus tard naîtra l’héritier sur qui les légitimistes fonderont
désormais tous leurs espoirs. Grièvement blessé et intransportable,
le duc de Berry est mis à l’abri dans une des salles de l’Opéra.
Magnanime, avant d’expirer, il accorde son pardon à Louvel et révèle
l’existence des filles qu’il a eues de son union secrète avec Amy
Brown. Conséquence immédiate de cet assassinat, le ministre de la
Police, Élie Decazes, accusé de laxisme est démis de ses fonctions.
Les Ultras, qu’il avait contribué à museler, se déchaînent maintenant
contre lui. Rapidement, ils imposent leurs vues et certains sont
nommés ministres. En décembre 1821, c’est le comte Joseph
de Villèle, l’homme de confiance du comte d’Artois, qui devient
ministre des Finances. Les universités sont placées sous la tutelle de
l’Église et les libertés de la presse, déjà réduites, s’amenuisent encore
plus.
Politiquement, la duchesse de Berry ne
s’engage pas encore. Après l’assassinat de
son mari, elle s’installe aux Tuileries, où
elle ne se soucie guère de l’étiquette
archaïque à laquelle sa belle-sœur la
duchesse d’Angoulême – fille de
Louis XVI – voudrait que la cour se
conforme. Dans un palais suranné, la
ravissante duchesse de Berry, alors dans
tout l’éclat de sa jeunesse, apporte une
gaîté qui contraste avec la tristesse de
cette atmosphère désuète et compassée. Il
est vrai que la jeune veuve n’a que vingt-
trois ans ! Marie-Caroline est légère et elle
aime s’amuser. C’est elle qui lance la mode des bains de mer, dans les
premières stations balnéaires, comme Boulogne-sur-Mer et Dieppe.
Duchesse moderne, elle parraine activement de nombreuses
manufactures, des maisons de commerce et des ateliers d’artisanat,
car elle souhaite sincèrement favoriser l’essor économique du pays.
Du 14 au 18 juillet 1828, elle est reçue en grandes pompes à
Bordeaux, première ville à s’être ralliée à Louis XVIII après la chute
de Napoléon. Une visite de propagande hautement symbolique car
son fils, héritier des Bourbons, porte le titre de duc de Bordeaux. À la
suite des Trois Glorieuses, son beau-père, le roi Charles X doit
abdiquer le 2 août 1830 en faveur de son petit-fils Henri. La duchesse
de Berry estime alors que la régence lui revient de droit pendant la
minorité de son fils, seul prince héritier reconnu par les légitimistes.
Mais c’est Louis-Philippe, un Orléans, qui devient roi des français,
car il assume le double héritage de la monarchie et de la Révolution.
La duchesse suit à contrecœur la cour de Charles X exilée en Écosse,
pays très en vogue à l’époque grâce aux romans de Walter Scott.
Pourtant, conseillée par son ami le maréchal de Bourmont, elle ne
s’avoue pas vaincue pour autant !
Au début du printemps 1831, elle quitte le Royaume-Uni et se
réfugie d’abord en Allemagne, puis en Italie – suivie à la trace par les
agents secrets de Louis-Philippe – où elle va chercher appui auprès
du duc de Modène, François IV d’Este (seul monarque européen qui
refuse de reconnaître la monarchie de Juillet). Puis, dans la nuit du
28 au 29 avril 1832, venue du port de Viareggio, sur un petit bateau
battant pavillon sarde, le Carlo Alberto, elle débarque dans une
calanque marseillaise. Ses tentatives pour rallier la population
provençale à sa cause tournent au fiasco. Sans se décourager, elle se
lance alors dans une folle aventure : raviver les guerres de Vendée
dans l’espoir de soulever ensuite le pays tout entier en faveur de son
fils. Toujours filée par les espions de Louis-Philippe, et malgré des
défections et le manque d’armes (les Français sont lassés des
conflits), elle provoque, au nom de la branche aînée des Bourbons,
un appel à la révolte contre les Orléans. Bien que soutenue par
quelque cinq cents hommes armés, conduits par Charrette et
La Roberie, les escarmouches ne durent que quelques jours. Le roi
Louis-Philippe, qui avait été prévenu de ce qui se tramait, avait pris
des dispositions pour décourager les conjurés et l’insurrection est
rapidement matée. Mais la duchesse de Berry reste introuvable. En
fait, le 9 juin, déguisée en jeune paysanne, elle a gagné Nantes où elle
se cache dans une maison alliée à sa cause. De là, elle parvient même,
contre toute attente, à entretenir une correspondance avec les cours
européennes.
Adolphe Thiers, nouveau ministre de l’Intérieur, qui souhaite une
issue rapide à cette affaire pour assurer sa popularité, introduit une
« taupe » dans l’entourage de la duchesse. Envoyé à Nantes, Simon
Deutz entre en contact avec la jeune femme la plus recherchée du
royaume. Contre la coquette somme de cinq cent mille francs, il livre
l’adresse de l’insurgée au préfet. Le 8 novembre, la maison est
investie par la police. Après seize heures de
fouille, la duchesse se voit contrainte de
quitter sa cachette – un réduit dissimulé par
une cheminée dont l’âtre était resté allumé –
et apparaît le visage et les habits noircis par
la suie. Elle est alors enfermée dans la
citadelle de Blaye, sous la garde du général
Bugeaud. Officiellement, le roi et le
gouvernement ont de quoi pavoiser, mais ils
se retrouvent désormais avec une
prisonnière bien encombrante ! La
condamner au bannissement serait une solution, mais étant accusée
de complot et de rébellion armée, la duchesse ne peut échapper à un
procès. Que faire ? L’acquittement ferait de Louis-Philippe un
usurpateur, la condamnation en ferait un bourreau. Quant à la grâce,
elle serait prise pour une lâcheté.
En 1833, le bruit court que la duchesse de Berry est enceinte. Le
10 mai, elle accouche en prison et met au monde une petite fille
prénommée Rosalie. Ajoutant l’humiliation à la détresse, Louis-
Philippe donne des instructions pour que la duchesse accouche
devant témoins. Le père étant inconnu, la princesse, selon le mot du
comte Apponyi, passe pour une « aventurière de bonne maison ».
C’est aussi l’occasion de jeter le doute sur la légitimité de l’héritier
des Bourbons, le duc de Bordeaux. La princesse déclare peu après
que le père de sa fille est Hector Lucchesi-Palli, duc della Grazia,
second fils du prince de Campo-Franco, vice-roi de Sicile, qu’elle
avait épousé secrètement à Rome en 1831 et que les satiristes de
l’époque surnommèrent alors « Saint Joseph » car ce dernier n’avait
pas vu sa femme depuis près de deux ans ! Au bout de quelques mois
de captivité, la duchesse de Berry est libérée puis expulsée vers
Palerme, la ville de son enfance. C’est encore le servile Bugeaud qui
supervise ce transfert à bord de la frégate L’Agathe qui appareille de
Bordeaux. La ville qui avait vu son triomphe quelques années plus
tôt, la voit cette fois partir pour un long exil.
La petite Rosalie survivra à peine six mois. Puis la duchesse aura
avec ce nouveau mari trois filles et un garçon. Mais la mort de sa
première fille reste un drame difficilement surmontable. Aussi, pour
fuir sa douleur profonde, s’étourdit-elle dans les fêtes et les
réceptions. La famille royale lui fait comprendre qu’elle est
désormais persona non grata. Charles X refuse de la recevoir et il lui
interdit même de s’occuper de l’éducation d’Henri, le comte de
Chambord pour qui elle a pris tant de risques ! Elle passe ainsi les
dernières années de sa vie, entre le palais Vendramin de Venise et le
château de Brunsee, en Autriche, où elle s’éteint en 1870, entourée
par sa nombreuse progéniture italienne… Durant son exil, Marie-
Caroline n’aura jamais fait mentir son surnom de « bonne
duchesse », venant en aide à de nombreux serviteurs de la cause
monarchiste tombés dans la misère. Cette femme généreuse, mécène,
bâtisseuse, amie des arts était avant tout une femme libre, naturelle
et sans préjugés dans une époque corsetée. Un tempérament
passionné et subversif qui, toute sa vie, n’a cessé de provoquer le
destin, braver les interdits et bousculer les convenances.
« Triste époque que la nôtre, dans laquelle, lorsque l’on veut
chercher ces grands événements qui s’élèvent, comme autant de
bornes militaires, dans la vie des princes, on rencontre une prison,
un exil, un tombeau ! »
Mémoires historiques de S.A.R. Madame, duchesse de Berry,
depuis sa naissance jusqu’à ce jour, 1837.
Qu’est devenu

SÉBASTIEN Ier DU PORTUGAL ?

Portrait de Sébastien Ier, roi du Portugal (1554-1578).


Tableau de Cristóvão de Morais de 1571.
Musée national d’Art antique, Lisbonne.

« Encoberto, quand reviendras-tu ?


Semble soupirer l’âme Portugaise,
L’espoir messianique de la venue
du Roi Caché. »
Ainsi s’ouvre « Le Roi Caché », troisième partie du recueil
Messages, l’un des chef-d’œuvres du poète Fernando Pessoa. Il y
célèbre l’âme lusophone, tout imprégnée de ce sentiment particulier,
empreint de nostalgie, d’avoir été spolié de sa puissance passée. José
Manuel Barroso, président de la Commission européenne, assurait
lui aussi dans une interview donnée en 2003 qu’« au fond de l’âme
portugaise, l’idée existe que nous serions comme un pont jeté entre
l’Atlantique et la Méditerranée ». Chaque Portugais sait d’instinct et
de cœur que son pays, aussi petit soit-il, a un rôle à jouer dans le
monde, dont il a plus qu’aucun autre contribué à explorer les limites.
La seule évocation de Dom Sebastião Ier du Portugal, le roi disparu
dont certains espèrent toujours le retour mythique, n’est pas sans
rappeler les musulmans chiites attendant celui du Mahdi ou les Juifs,
celui du Messie. Elle évoque à elle seule les incroyables découvertes
des célèbres navigateurs portugais aux XVe et XVIe siècles, au
moment où le Portugal rêvait encore de construire le plus grand
empire du monde. Mais quel a été le destin de ce roi
mystérieusement disparu dans la bataille d’Alcàcer Quibir, et dont on
n’a jamais retrouvé le corps ? Pourquoi son histoire a-t-elle si
profondément marqué la conscience du peuple portugais ?
Lorsque Sébastien naît le 20 janvier 1554, deux semaines
seulement après le décès de son père, le Portugal sur lequel règne
encore son grand-père Jean III traverse une période d’expansion
économique et territoriale sans précédent. Dès le début du
XVe siècle, le roi Jean Ier s’est lancé dans une ambitieuse politique
d’exploration et de conquête du continent africain : la ville de Ceuta,
dans l’actuel Maroc, devient ainsi une possession portugaise en 1415.
Il s’agit pour le roi de poursuivre en Afrique du Nord la Reconquista
des terres occupées par le calife de Cordoue, qui s’est achevée en
1267. La prise de Ceuta, ville maritime idéalement située sur le
détroit de Gibraltar, offre un important avantage stratégique aux
Portugais, qui coloniseront, tout au long du XVe siècle, Madère, les
Canaries, puis les Açores… Parallèlement, le Portugal cherche à
conquérir l’Afrique du Nord de l’intérieur des terres. Mais les plans
d’Édouard Ier pour vaincre Tanger en 1437 échouent, et son propre
frère est fait prisonnier à Fez. Les Portugais vont alors choisir
d’explorer l’Afrique par voie maritime, en suivant la côte atlantique.
En 1441, ils découvrent le Cap-Vert et le Cap-Blanc, pour atteindre
très vite le Sénégal et la Guinée, puis la Sierra Leone, en 1460.
Continuant à explorer la côte, les explorateurs débarquent ensuite en
Angola, avant que Bartolomeu Dias ne franchisse, en 1487, le Cap de
Bonne-Espérance. Cette expansion territoriale se double d’un
développement économique considérable dû au « Prince Parfait »,
celui qu’Isabelle de Castille surnomme « l’Homme », Jean II. Et
contre toute attente, à la fin du XVe siècle, le Portugal est considéré
comme le pays le plus riche d’Europe. La raison en est évidemment le
commerce des denrées et minerais découverts dans les nouvelles
colonies, mais aussi les considérables revenus engendrés par le trafic
d’esclaves, que le pape Nicolas V a autorisé par une bulle de 1454.
Ces richesses permettent aussi de financer les coûteuses expéditions
transatlantiques, par lesquelles le Portugal défriche les premières
terres du Nouveau Monde. Au début du XVIe siècle, la petite nation
maritime est prête à conquérir le monde ! Pourtant, les premiers
germes du désordre apparaissent dans la société portugaise, avec
l’arrivée sur le trône de Manuel Ier, qui succède à son cousin Jean II,
mort sans héritier. Mais celui qu’on appelle « le Fortuné » privilégie
le faste, néglige d’entretenir les colonies et gaspille à tout va pour
éblouir les autres cours européennes. Sans compter que la présence
d’esclaves, corvéables à merci, dévalorise le travail. Et surtout, le
petit pays commence à avoir du mal à administrer l’immense empire
qu’il s’est dessiné. Il peine à faire face à la concurrence de nouvelles
puissances coloniales qui commencent à émerger, comme les Pays-
Bas et la France, qui lui disputent ses zones d’influence en Amérique
du Sud. L’expulsion des Juifs portugais, condition posée par
l’Espagne à une alliance luso-espagnole, accélère la désorganisation
sociale du pays.
C’est donc dans un contexte de relatif déclin que Sébastien Ier
accède au pouvoir, en 1568, après une régence assurée par sa grand-
mère Catherine de Castille. Conscient de la perte d’influence de la
nation portugaise, le jeune roi décide d’imiter l’exemple de ses
glorieux prédécesseurs en relançant la conquête du continent
africain, afin de renforcer le prestige du royaume. Il doit aussi
canaliser l’énergie d’une noblesse désœuvrée, qui n’a pas manqué de
tester les faiblesses du pouvoir lors de la régence. Dès son accession
au pouvoir, à l’âge de quatorze ans, Sébastien Ier fait donc étudier à
ses conseillers les modalités d’une nouvelle croisade, qui
commencerait par le Maroc. Pour le jeune homme, le projet ne relève
pas seulement d’une stratégie géopolitique : ayant reçu une
éducation profondément religieuse auprès des Jésuites, il croit
sincèrement être porteur d’une mission
évangélique pour le continent africain.
Lorsqu’il apprend que les forces de la
Sainte Ligue, qui rassemble les États
catholiques, ont défait l’armée
ottomane à la bataille de Lépante, le
7 octobre 1571, Sébastien Ier pense son
heure enfin arrivée ! Aussi décide-t-il
de monter une expédition pour
conquérir le Maroc, rendre son trône au
sultan allié et fermer du même coup le
détroit de Gibraltar. Pour ce faire, il
cherche à ranimer l’alliance avec
l’Espagne et sollicite le soutien de Philippe II qui, non seulement
refuse catégoriquement de participer à cette opération, qu’il juge
totalement insensée, mais remet en question la perspective d’une
union entre le jeune roi portugais et une princesse espagnole…
Sébastien est jeune, nerveux et malingre, mais il a la foi ! Et il
n’entend pas se laisser ébranler pour autant. N’est-il pas convaincu
de la sainteté de sa mission ? N’a-t-il pas été manifestement choisi
pour redonner au Portugal sa splendeur passée, lorsqu’il a réussi à
soulever, à quatorze ans à peine, l’énorme épée d’Alphonse Ier,
premier roi du Portugal ? Malgré les mises en garde de ses
conseillers militaires, les réticences de ses alliés et la pénurie des
moyens, Sébastien parvient à lever une armée de seize mille
hommes – qui comprend des gentilshommes, mais aussi des paysans
et de nombreux mercenaires – pour se lancer dans ce qu’il considère
comme la nouvelle croisade. Et le 24 juin 1578, il s’embarque pour
Tanger, persuadé d’être destiné à devenir le premier roi chrétien du
Maroc ! Il prend aussitôt appui sur les forces de son allié, le sultan
Moulay Mohammed, déposé depuis 1576 par son propre oncle, le
sultan Abu Marwan Abd al-Malik, lui-même soutenu par le puissant
Empire ottoman. Arrivé à Tanger, il n’hésite pas, sans doute par
excès de confiance et en raison de son évidente inexpérience, à
mener son armée à l’intérieur des terres, afin d’aller au devant de son
ennemi, s’éloignant ainsi dangereusement du soutien de sa flotte. Le
4 août 1578, ce sont des troupes portugaises épuisées par une longue
marche qui affrontent les forces d’Abd al-Malik, largement
supérieures en nombre, puisqu’elles comptent pas moins de
quarante mille hommes. Mais, en dépit de l’avis de son état-major, le
jeune roi portugais s’entête à mener son armée sur le champ de
bataille, et charge même furieusement en tête de la cavalerie ! Il
disparaît très vite dans la foule et c’est une masse totalement
désorganisée qui s’engage alors dans la
bataille. L’issue du combat est
désastreuse. Des dizaines de milliers
d’hommes sont massacrés. Privés de
leur commandement, les hommes de
Sébastien sont mis en déroute. L’armée
de Moulay Mohammed est anéantie. Ce
dernier s’est d’ailleurs noyé dans l’oued
Mekhazen en tentant de s’enfuir. Abd
al-Malik, déjà souffrant à son arrivée
sur le champ de bataille, succombe à la
maladie au début du combat. Quant à
Sébastien Ier, on ne retrouvera jamais
son corps… Les trois chefs militaires
ont donc perdu la vie, ce qui vaudra à
ce dramatique épisode de passer à la postérité sous le nom de
« bataille des Trois Rois ».
Mais la défaite militaire, écrasante, se double d’une défaite
économique et morale dévastatrice pour un Portugal exsangue. La
patrie n’a plus de roi, plus de noblesse, plus de jeunesse ! Les
rançons exigées pour les prisonniers retenus en otage au Maroc
mobilisent des sommes considérables. Quant à la domination sur
l’Afrique, elle est définitivement déstabilisée. La première folie de
Sébastien n’est-elle pas d’être parti en guerre sans s’être assuré au
préalable de sa propre succession ? C’est donc le vieux cardinal
Henri Ier qui monte alors sur le trône. Âgé de soixante-six ans, il a
principalement pour mission de se trouver un successeur légitime…
Mais en l’absence d’héritier proche, la couronne portugaise semble
plus en danger que jamais. Philippe II d’Espagne ne laisse pas passer
sa chance : il se saisit immédiatement de cette vacance du pouvoir
pour annexer le Portugal. Aux yeux des quelques Cortes restants –
les représentants de la noblesse portugaise – il apparaît même
comme le seul recours capable de sauver le pays du chaos et de
maintenir les possessions coloniales. Mais le peuple, qui tient
farouchement à conserver son indépendance, lui
préfère Antoine, dit « le Prieur de Crato », le fils
naturel de l’infant Louis. Henri Ier meurt en
1580 sans avoir tranché ! Philippe II s’empare
alors facilement de la couronne portugaise après
la bataille d’Alcantara, au cours de laquelle il
écrase Antoine. Le Portugal restera désormais
sous domination espagnole durant soixante ans.
Loin de redonner au Portugal le premier rang au
sein des nations européennes, les ambitieuses
entreprises de Sébastien Ier ont, au contraire,
valu au petit pays de retomber sous le joug
auquel il avait échappé plus de quatre siècles
auparavant.
Pourtant, en l’absence de corps, impossible de
prouver la mort du roi. Très vite, les plus folles rumeurs courent sur
son compte. Le roi Sébastien Ier serait bel et bien vivant, et il serait
même sur le point de venir délivrer les Portugais de la domination
espagnole. Jusqu’à la restauration de l’indépendance portugaise par
la dynastie des Bragance en 1640, des fidèles attendent le retour
« magique » de leur monarque, O Desejado (« le Désiré », en
portugais). Pas moins de quatre imposteurs se présenteront comme
le roi disparu au début de la domination espagnole, et tous seront
exécutés ! Paradoxalement, le roi vaincu – qui n’était pas tant aimé
que cela avant sa disparition – incarne désormais l’essence même de
l’identité nationale portugaise. Et dans cette culture tout imprégnée
de catholicisme, la figure de Sébastien Ier, disparu à vingt-quatre ans
en se sacrifiant pour la croisade, prend très vite des allures
messianiques. Aussi un certain mysticisme, le « sébastianisme », se
développe à partir des prophéties d’un poète de la Renaissance,
Gonçalo Yannes Bandarra. Il prédit l’émergence d’un « Cinquième
Empire », dont le « Roi Caché » prendrait la tête. Cette espérance
sera popularisée au XVIIe siècle par le père António Vieira,
prédicateur jésuite et écrivain inspiré, qui appelle de ses vœux la
création d’un « Quint Empire », dominé par le Portugal sous
l’inspiration du Saint-Esprit. Profondément ancré dans l’inconscient
collectif portugais, le sébastianisme s’exportera jusque dans ses
colonies, puisqu’on en retrouve la trace au Brésil, dans des
communautés qui attendent elles aussi le retour du roi jusqu’au
milieu du XIXe siècle.
La mémoire de cette bataille suscite une pluralité de récits
historiques, hagiographiques et folkloriques en terre marocaine…
Mais curieusement, elle ne fait l’objet d’aucune célébration. Seules
les communautés juives sépharades, réfugiées au nord du Maroc
après leur expulsion de la péninsule ibérique, continuent de fêter le
4 août (date de la victoire) le « Pûrim de los cristianos », qui
remercie Dieu d’avoir détourné un péril mortel. Une légende dit que
le corps du roi aurait été identifié et finalement rendu aux Portugais,
en échange d’une rançon, puis enterré. Mais de Belém à Ceuta, nul
ne saurait dire où se situe sa tombe… Une autre histoire fait état d’un
soldat rentré incognito au Portugal, trop honteux d’affronter son
peuple après une telle débâcle… Quoi qu’il en soit, la postérité de ce
roi exalté, fantasque et fanatique, qui a fini par incarner l’idée même
d’une puissance pourtant détruite par sa faute, ne manque pas de
nous interroger.
LES BORGIA

ont-ils été la famille la plus décadente de


l’histoire ?

Portrait de Lucrèce Borgia (1480-1519).


Tableau de Bartolomeo da Venezia.
20 avril 1455. Alfonso Borgia arpente d’un pas rapide le chemin
qui conduit du palais du Vatican à l’atrium de la basilique Saint-
Pierre. Depuis le 8 avril, il est le maître de ce camp retranché à
l’intérieur de Rome, entouré de remparts et protégé par la forteresse
du château Saint-Ange. Il est aussi le défenseur de la chrétienté
occidentale, menacée par l’avancée de l’Empire ottoman depuis la
chute de Constantinople deux années auparavant. Alfonso Borgia se
prépare à être intronisé nouveau pape sous le nom de Calixte III.
Lorsqu’il entre dans la vénérable église, un chanoine – selon le rituel
établi – enflamme devant lui un paquet d’étoupe, symbole de la
grandeur éphémère de la papauté : « Sic transit gloria mundi ! »
(Ainsi passe la gloire du monde !). Cette grandeur, pour être
transitoire, n’en est pas moins réelle : Calixte III, dont l’élection au
siège de Saint-Pierre constitue le couronnement d’une carrière
menée de main de maître, entend bien en profiter ! Il est désormais
prêt à installer son nom dans le paysage politique romain. Il réussira
même au-delà de toutes ses espérances…
Car si le nom de Calixte III se perd
aujourd’hui dans la longue liste des papes
qui se sont succédé au Vatican, celui des
Borgia va entrer dans la légende de Rome et
de l’Italie. Une légende noire. Meurtres,
incestes, viols, actes de torture, il n’est pas
de crimes dont les Borgia n’aient été
accusés. Nourrie hier par Alexandre Dumas
et Victor Hugo, et aujourd’hui par les séries
télévisées, toute la culture populaire
assimile les Borgia à la débauche la plus
perverse et aux égarements les plus
sordides. Mais qu’en est-il réellement ? Les Borgia ont-ils fait preuve
d’un véritable génie du mal, ou plutôt d’un appétit de pouvoir sans
limites, qui leur a valu l’inimitié de toutes les grandes familles
concurrentes ?
Issu de l’alliance de deux nobles familles aragonaises, Alfonso
Borgia a fait de brillantes études de droit à l’université de Lérida. Ses
talents attirent l’attention du roi d’Aragon, Alphonse V, qui en fait
son secrétaire particulier. C’est également lui qu’Alphonse d’Aragon
envoie au concile de Bâle-Ferrare-Florence-Rome, où son habileté
diplomatique fait merveille pour résoudre le grand schisme
d’Occident, qui divise la chrétienté entre les papes de Rome et les
papes d’Avignon depuis 1378. Aussi le négociateur reçoit-il du pape
Martin V une récompense à la hauteur de ses accomplissements : le
20 août 1429, il devient évêque de Valence, charge qui lui assure de
confortables revenus. Mais Alfonso est promis à un plus grand
destin. Il va accompagner son souverain, Alphonse d’Aragon, dans
l’aventure de la conquête du royaume de Naples. Le pape Eugène IV
élève alors Alfonso Borgia au cardinalat en 1444. Il devient de facto le
représentant de l’Aragon et du royaume de Naples à Rome,
transformé en un puissant centre de pouvoir sous l’autorité du pape.
L’empereur germanique Frédéric III reconnaît formellement la
primauté du pouvoir spirituel (celui du pape) sur le pouvoir temporel
(le sien), et donc celui des autres souverains européens. Mais la chute
de Constantinople, en mai 1453, fragilise à nouveau la chrétienté :
c’est dans ces circonstances que se déroule le conclave qui va aboutir
à l’élection d’Alfonso Borgia au pontificat. Les deux familles les plus
influentes de Rome, les Orsini et les Colonna, ont chacun leur
candidat. Alfonso joue habilement de cet antagonisme pour se faire
élire au siège de Saint-Pierre ; il est bien le seul à n’être pas surpris
par le résultat de l’élection !
En pleine Renaissance, l’Italie du XVe siècle est loin d’être une
nation unie. Bien au contraire, elle abrite une multitude de cités-
états, toutes souveraines. Chacune des villes possède sa propre
noblesse, rattachée en général à une famille très influente : Florence
est le siège des Médicis, Milan celui des Sforza… Ces différentes cités
font l’objet de toutes les convoitises : celles du roi de France, mais
aussi celles de l’empereur du Saint Empire romain germanique, qui
se disputent les zones d’influence. L’Italie du Nord est donc
constamment en proie aux renversements stratégiques d’alliances
entre les cités, pour assurer leur protection mutuelle. Le pape a
également son mot à dire : il est le détenteur du pouvoir politique
dans les États pontificaux du centre de l’Italie. Au titre de souverain
pontife, il peut exiger un tribut de la part des autres cités. Après la
période de grande déstabilisation qu’a traversée la papauté lors du
grand schisme d’Occident, les États pontificaux sont plutôt affaiblis.
Devenu Calixte III, Alfonso Borgia compte bien rétablir son
influence. Pour ce faire, il nomme aux postes clés d’autres
ressortissants du royaume d’Aragon : c’est l’arrivée des « Catalans »,
comme on les appelle.
Dans les années 1450, Rome est victime d’une terrible épidémie de
peste, et se voit désertée par ses élites. Aussi Calixte III en profite-t-il
pour nommer de nouveaux cardinaux qui lui sont entièrement
dévoués. Parmi eux, son neveu Rodrigo, né en 1431, qui devient
cardinal à seulement vingt-cinq ans, puis vice-chancelier. Son clan en
place, Calixte III va tenter de convaincre les princes européens de se
lancer dans une nouvelle croisade, sans grand succès ; il dépense
pourtant sans compter pour la financer. Lorsque l’on découvre près
de l’église Sainte-Pétronille deux tombes antiques, qui sont peut-être
celles de l’empereur Constantin et de son fils, il décide tout
simplement de les détruire pour en récupérer l’or et l’argent. Il est
vrai que la papauté a beaucoup à se faire pardonner… Les débauches
de Rodrigo commencent également à faire grand bruit. Il est
soupçonné d’avoir participé à un sombre trafic de fausses bulles
papales, dont l’une aurait autorisé Jean d’Armagnac à s’unir
charnellement à sa propre sœur. Son habileté politique lui permet de
conserver toute la faveur du successeur de son oncle, Pie II. Quand ce
dernier meurt à son tour, Rodrigo a l’intelligence de soutenir le
cardinal della Rovere, qui, une fois élu sous le nom de Sixte IV, lui
offre le rang de cardinal-évêque. Pour accéder à ce titre, le jeune
cardinal Borgia doit cependant être ordonné prêtre : il se résout du
bout des lèvres à prononcer ses vœux de chasteté, ce qui ne
l’empêche pas de se mettre en ménage avec la jeune et belle
Vannozza Cattanei, issue d’une riche famille romaine. Afin de
conforter l’unité religieuse, Sixte IV envoie Rodrigo en Espagne
résoudre la succession d’Henri IV. Le roi n’a qu’une seule fille dont la
légitimité est contestée par sa sœur Isabelle et son cousin de mari
Ferdinand d’Aragon qui cherchent à l’évincer. Rodrigo s’assure de la
reconnaissance d’Isabelle, future reine de Castille, en validant leur
mariage et en leur offrant la couronne d’Espagne. Fort de ses succès,
Rodrigo jouit avec bonheur des douceurs de la vie conjugale : sa
maîtresse n’est-elle pas l’une des plus belles femmes de Rome ?
Vannozza lui donnera quatre enfants : Jean, né en 1474, César, né
l’année suivante, puis une fille, Lucrèce, en 1480 ; en 1482, c’est
Gioffre, le dernier fils, qui fait la joie du cardinal.
À la mort de Sixte IV, Rodrigo voit son heure venue. Il a l’argent
que lui procurent ses charges et les appuis nécessaires pour se vêtir
de la charge papale. Malheureusement, un autre membre du clan
della Rovere le prend de court et accède au trône sous le nom
d’Innocent VIII. Ce n’est pas sa
scandaleuse vie matrimoniale qui lui vaut
cette éviction, puisque son concurrent a
également des enfants illégitimes, mais la
promesse d’Innocent VIII qui s’engage à
éradiquer le népotisme auquel Sixte IV
s’était livré sans retenue. Des voix
s’élevaient en effet pour protester contre
les excès et les débauches dans lesquelles
se vautraient les dignitaires du Vatican : à
Rome, un étrange prédicateur du nom de
Jérôme Savonarole éructe sur les places
publiques contre la simonie et incite les
riches romaines à se débarrasser de leurs
fards et de leurs bijoux dans de grands
bûchers, que l’on nomme « bûcher des vanités ». Ce sera chose faite,
le 7 février 1497.
Tandis que la santé d’Innocent VIII montre des signes de faiblesse,
la guerre de succession pour le trône de Saint-Pierre recommence.
Les villes de Naples et de Milan s’y affrontent par l’intermédiaire du
camp della Rovere (qui représente les intérêts de Naples) et du camp
Sforza (qui défend ceux de Milan). Au sein du clan milanais, cette
fois-ci Rodrigo est le mieux placé. Il suffit d’un pot-de-vin versé au
vieux Maffeo Gherardo, le patriarche de Venise qui n’est pas en
pleine possession de tous ses moyens, pour garantir le résultat de
l’élection. Ainsi dans la nuit du 10 au 11 août 1492, Rodrigo Borgia,
neveu du cardinal de Valence, accède-t-il à la plus haute fonction
spirituelle possible, en devenant le vicaire du Christ. Il ouvre alors
l’ère du règne historique des Borgia sur Rome. Le nouveau pape a
pris le nom d’Alexandre VI. Alexandre, comme son prédécesseur
Alexandre III qui, au XIIe siècle avait tenu tête à l’empereur
Barberousse, mais aussi comme Alexandre le Grand, l’illustre
conquérant du monde…
Une fois au pouvoir, Alexandre VI se montre reconnaissant et
distribue équitablement les fonctions entre les différents clans, sans
pour autant négliger son fils César, qui reçoit l’archevêché de
Valence. L’élection du nouveau pape semble avoir pacifié les villes
d’Italie : Mantoue, Florence, Lucques, Sienne, Venise rivalisent
d’attention pour le Saint-Siège. C’est le
moment pour Alexandre VI de consolider ses
alliances par de judicieuses unions. Sa fille
Lucrèce a justement douze ans, et l’on
commence à vanter sa beauté. Son père choisit
de l’unir au puissant clan Sforza, dont le chef,
Ludovic Le More, règne sur Milan. Le mariage
avec le jeune Giovanni Sforza est donc conclu,
le 2 février 1493. La fête des noces est
somptueuse. C’est Ludovic Le More lui-même
qui apporte les anneaux. Les princes de
Sanseverino jouent ensuite une pièce de Plaute. Le dîner est délicat,
et fort arrosé. Certaines mauvaises langues rapportent que
d’éminents prélats se sont délectés de plaisirs peu décents… Ne faut-
il pas honorer comme il se doit l’alliance de deux des familles les plus
puissantes d’Italie ?

Pour son fils Jean, le pape prône une alliance avec l’Espagne. Il
s’agit de renforcer les liens avec Isabelle et Ferdinand d’Aragon, à qui
la récente découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb
offre la perspective de fabuleuses richesses. Jean Borgia épouse donc
la duchesse Maria Enriquez et devient duc de Gandie, non sans que
son père se soit assuré auparavant que Rome pourra continuer à
accueillir les Juifs expulsés du royaume d’Espagne. Les débuts du
mariage sont un peu houleux : à la compagnie de sa femme, Jean
préfère celle des demoiselles de petite vertu. Le pape sermonne son
fils, et lui demande de se comporter dignement : c’est l’alliance entre
la papauté et le royaume d’Aragon qui est en jeu. Cette union sera
consolidée avec le mariage de Gioffre, le benjamin des Borgia, à
Sancia d’Aragon, la fille illégitime d’Alphonse de Naples. L’alliance
aragonaise est donc faite, à la fois avec la branche napolitaine et la
branche espagnole. Mais le rapprochement avec Naples conduit à un
renversement d’alliances : il faut alors abandonner Milan, et Ludovic
Le More. Voilà qui pèse lourdement sur l’union entre Lucrèce et
Giovanni Sforza, qui, d’ailleurs, ne s’entendent guère.
D’autres problèmes plus pressants préoccupent le pape. Le roi de
France, Charles VIII, lance une
offensive contre Rome et Naples. Il
entame ainsi un long cycle d’invasions
françaises, qui perdure tout au long du
XVIe siècle. Grâce à son habileté
diplomatique héritée de son oncle,
Alexandre VI trouve un accord qui
sauve l’essentiel : Naples demeure en
Aragon ! Malgré ce succès, les critiques
pleuvent sur la maison Borgia, dont les
débauches deviennent trop voyantes.
Le goût prononcé d’Alexandre pour les
femmes fait décidément désordre : ne
vient-il pas de conquérir une nouvelle
maîtresse issue de la richissime famille Farnèse ? Quant à Jean et
César, on chuchote qu’ils se partagent non seulement les faveurs de
leur belle-sœur Sancia – qui n’en est guère avare – mais aussi, de
façon nettement plus scandaleuse, de leur propre sœur, Lucrèce ! On
prétend d’ailleurs que César, dont la condition ecclésiastique lui
interdit le mariage, nourrit à l’égard de sa sœur un attachement
passionnel et une jalousie maladive. Giovanni Sforza, dont la
position n’est plus protégée par l’alliance devenue caduque avec
Milan, craint pour sa vie et prend la fuite. Lucrèce se réfugie alors au
couvent. Fou de douleur, César rend son frère Jean responsable de ce
départ. Il a toujours été jaloux de ce cadet adoré par son père, qui
veut en faire le prochain roi de Naples. Après un banquet donné par
Vannozza Cattanei pour fêter le prochain couronnement de son fils,
Jean est retrouvé noyé dans le Tibre. Le pape Alexandre VI est
effondré. Les hypothèses fusent quant à l’identité du commanditaire
de cet homicide. Serait-ce le clan Orsini ? Sanseverino ? Pourquoi
pas Giovanni Sforza lui-même ? Personne n’ose prononcer devant
Alexandre VI le nom qui surgit dans tous les esprits, celui de César !
La mort de Jean redonne pourtant un semblant de dignité à la
cour du Vatican. Même le prédicateur Jérôme Savonarole, ennemi du
pape, songe à envoyer ses condoléances. Bien vite, les débauches
reprennent leur cours. Les maîtresses des prélats s’affichent
publiquement, le secrétaire d’Alexandre se livre au trafic de fausses
bulles pontificales, ce qui lui vaudra de mourir dans un cachot du
château Saint-Ange, et la luxure ne connaît plus de limites. Stigmate
évident de ces dérèglements : la syphilis, ce « mal français » apporté
par les soudards de Charles VIII, se répand à une vitesse inquiétante
et atteint toutes les couches de la société. Dans ce contexte, la faute
de Lucrèce – dont l’Histoire fera une nouvelle Messaline – paraît
bien innocente. C’est en la faisant venir pour acter la dissolution de
son mariage avec Giovanni Sforza que son frère César constate
qu’elle est enceinte. Situation qui ne manque pas d’ironie, puisque le
prétexte trouvé à l’annulation est la non-consommation du mariage !
Lucrèce est en effet tombée amoureuse du messager qui lui apportait
au couvent les missives de son père… La découverte de cette liaison
provoque chez César un accès de rage : le malheureux amant est
poignardé. Il reste cependant à donner une ascendance présentable à
l’enfant à naître afin de lui assurer un certain patrimoine. On prévoit
donc deux bulles pontificales, l’une, officielle, qui en fait l’enfant
illégitime de César et d’une femme inconnue, et l’autre, secrète et
plus lucrative, qui en fait celui d’Alexandre VI. De là est née la
légende qui a fait de Lucrèce la maîtresse de son propre père et de
son frère !
Or, si la passion exclusive que César entretient à l’égard de sa sœur
est effectivement suspecte, rien n’indique cependant qu’Alexandre,
son père, se soit rendu coupable d’inceste avec sa fille. Il s’emploie
d’ailleurs rapidement à lui trouver un nouveau mari, une fois
l’annulation du mariage avec Giovanni Sforza prononcée. Son choix
se porte sur Alphonse d’Aragon, le fils naturel du roi de Naples. Plus
que jamais, les liens avec le royaume de Naples s’en trouvent
renforcés. Alexandre a déjà une autre idée en tête. Cette nouvelle
union doit aussi préparer le mariage de César, qui vient d’être rendu
à la condition laïque lors du consistoire du 17 août 1498. Le but de la
manœuvre est de lui permettre d’épouser Carlotta, la fille, légitime
cette fois-ci, du roi de Naples. L’objectif ? Installer César sur le trône.
Pourtant, il se pourrait bien qu’Alexandre ait vu trop grand cette fois,
car Carlotta répugne réellement à épouser le bâtard d’un pape. Le
refus de ce mariage va alors conduire à un spectaculaire
renversement d’alliances. Le roi de France Louis XII a en effet une
faveur à demander au pape… Il souhaite annuler son mariage avec
Jeanne de France afin d’épouser Anne de Bretagne, veuve de
Charles VIII. Louis XII propose en échange un bon parti pour César :
Charlotte d’Albret, fille d’honneur d’Anne de Bretagne et enfant du
duc de Guyenne. À cette noble alliance, il ajoute le comté de Valence,
qu’il érige en duché. Une proposition que le pape s’empresse
d’accepter. Le mariage est célébré le 12 mai 1499, et, comme le
rapporte César dans une lettre à son père, consommé pas moins de
huit fois durant la nuit de noces !
Voilà donc César Borgia seigneur français et Alexandre VI allié du
roi Louis XII. Un revirement qui ne manque pas d’effrayer le mari de
Lucrèce, Alphonse d’Aragon, car les prétentions du roi de France sur
le royaume de Naples sont connues. Lucrèce vient de donner
naissance à un petit garçon, qui assure les liens sacrés de son
mariage. C’est le caractère de plus en plus violent de César qui
inquiète davantage sa sœur. À vingt-cinq ans, le fils aîné
d’Alexandre VI a décidé de se débarrasser, par le fer et par le feu, des
tyrans qui règnent sur les villes des états pontificaux, sans respecter
l’autorité de Rome. Ne vient-il pas de mettre à sac la ville d’Imola ?
Le récit du viol de Caterina Sforza, duchesse d’Imola, restée auprès
des habitants de la forteresse, scandalise l’opinion publique romaine.
César continue pourtant à mener ses entreprises sanglantes. Il
soumet les villes Pesaro et Forli, et se fait proclamer gonfalonier de
l’armée papale en 1500. Rome n’a jamais autant rayonné qu’en cette
année de Jubilé. César entreprend de liquider une fois pour toutes
son encombrant beau-frère Alphonse. Il veut ainsi s’assurer du
pouvoir de Louis XII dans la conquête du royaume de Naples. Le
15 juillet, trois heures après le coucher du soleil, Alphonse d’Aragon
est poignardé sur les marches de la place Saint-Pierre. Il est
transporté d’urgence chez lui, où les soins de sa femme Lucrèce et de
Sancia, sa demi-sœur, n’éviteront pas le pire. Le mardi 18 août,
comme l’écrit sobrement un chroniqueur de l’époque : « étant donné
que don Alphonse refusait de mourir de ses blessures, il fut étranglé
dans son lit ». Plus rien ne s’oppose alors à l’épopée conquérante de
César ! Faenza, Urbino, Camerino, plus rien ne résiste à sa puissance.
Prudente, en 1502, la ville de Florence choisit de lui envoyer un
émissaire négocier les conditions d’une alliance pacifique. Il s’agit du
tout jeune Machiavel, alors âgé de trente-trois ans, qui est ébloui par
l’intelligence politique et militaire de César, dont il fera le modèle de
son Prince.
Et déjà le troisième mariage de Lucrèce avec le prince Alphonse
d’Este, héritier du duché de Ferrare, signe le triomphe des Borgia
comme nouveaux maîtres de l’Italie. De fastueuses festivités sont
organisées pour célébrer les noces de la future duchesse de Ferrare.
Bals se terminant en orgies, spectacle de saillies d’étalons offert par
le pape à sa fille, la crapulerie et la débauche ne semblent plus avoir
aucunes limites au Vatican, où l’on rêve secrètement de sacrer César
empereur d’Italie. Son seul nom ne suffit-il pas à évoquer la
perspective d’un puissant empire ? Soutenu par les nouveaux
cardinaux nommés par son père, César poursuit son impitoyable
conquête. Après avoir éliminé sans merci ses condottieri, ses chefs de
guerre : le duc de Gravina Francesco Orsini, Oliverotto da Fermo et
Vitellozzo Vitelli – qui complotaient contre lui – en les attirant dans
un véritable guet-apens à Senigallia, le 31 décembre 1502, sa cruauté
répressive est sans fin. Massacre de Capoue, séquestration de
Dorotea Caracciolo, élimination du camp Orsini, ses actes horrifient
l’Italie.
Le 5 août 1503, à la veille de son départ pour Naples où il doit
rejoindre l’armée française, César se rend avec son père dans les
vignes du cardinal Adriano de Corneto, qui donne un somptueux
souper. La chaleur est étouffante et les convives se remettent de leur
cavalcade en buvant forces coupes de vin glacé. Tout ce beau monde
tombe étrangement malade. Alexandre est pris de fortes fièvres, et
souffre davantage que les autres de l’estomac. Son état empire
rapidement, et il rend son dernier soupir le 18 août. Le père et le fils
auraient-ils été victimes d’un empoisonnement perpétré par les
cardinaux exaspérés par leur insatiable appétit de pouvoir ? Affaibli
par la maladie, privé de son protecteur paternel, César est plus que
jamais vulnérable… Toujours est-il qu’après le très bref pontificat de
Pie III, c’est un membre du clan ennemi qui devient le nouveau pape,
sous le nom de Jules II. César est fait
prisonnier et livré au roi d’Espagne. Comble
d’ironie, c’est aux alentours de Valence, d’où
son illustre aïeul était parti plus d’un demi-
siècle auparavant, qu’il est enfermé. Mais
César ne s’avoue pas vaincu pour autant. Il
parvient à s’évader et trouve refuge auprès
du roi Jean III de Navarre, le frère de son
épouse Charlotte d’Albret, dont il intègre
l’armée. Une nouvelle occasion de se couvrir
de gloire et d’être fidèle à sa devise : « Aut
Caesar, aut nihil » (César ou rien !)
Las, le règne des Borgia semble bel et bien
révolu ! À trente et un ans, César Borgia
trouve finalement la mort en Navarre, lors
du siège de Viana, le 12 mars 1507. De la trajectoire météoritique de
celui qui se voyait comme le prochain empereur d’Italie, il ne reste
aujourd’hui qu’un parfum de sang et de soufre. Mais la légende rend-
elle vraiment justice à cette famille assoiffée de pouvoir, dont les
turpitudes ont traversé les années ? Emblématiques d’une
Renaissance italienne foisonnante, riche, aventureuse et lascive, les
Borgia resteront pour l’éternité l’incarnation du génie de l’excès.
PIERRE BONAPARTE

le mouton noir qui a précipité la chute de


l’empire

Pierre-Napoléon Bonaparte (1815-1881).

C’est l’une des tombes les plus visitées du Père Lachaise. Aux
abords d’une large allée, à l’ombre d’un arbre centenaire, se trouve le
gisant d’un tout jeune homme, en redingote et gilet, œuvre du grand
sculpteur français Amédée-Jules Dalou. L’artiste a poussé le réalisme
jusqu’à donner à sa sculpture un renflement à l’entrejambe,
représentant toute la vigueur du défunt. Le bronze de cette partie de
la sculpture y est davantage poli qu’ailleurs, témoignant des mains
superstitieuses de visiteurs espérant, dit-on, augmenter leur fertilité
en caressant cet endroit précis. Mais sait-on qui était cet homme
dont les traits fins sont gravés pour l’éternité sur sa tombe ? Sous
cette lourde dalle de bronze gît un tout jeune journaliste, né à peine
quelques mois après les premières journées révolutionnaires de
1848, et dont la mort annoncera la fin définitive du règne des
Bonaparte ! Victime malheureuse d’une balle tirée par Pierre
Bonaparte, cousin de l’Empereur et aventurier incontrôlable, Victor
Noir devient, au moment même où il expire, le symbole de
l’opposition à Napoléon III. Son décès sera en effet le premier signal
de la fragilité d’un empire chancelant… sans pour autant être
l’unique coup d’éclat d’un Bonaparte méconnu, Pierre l’emporté,
fantasque et violent compagnon de jeunesse de son cousin
l’empereur, à la chute duquel il participera bien malgré lui.
Né en 1815, Pierre Napoléon Bonaparte est le sixième des neuf
enfants qu’aura son père Lucien avec sa seconde épouse, Alexandrine
de Bleschamp. Le second mariage de Lucien ayant provoqué l’ire de
son frère Napoléon Bonaparte, la famille a préféré s’établir en Italie.
Pierre vient au monde à l’automne, quelques mois seulement après la
bataille de Waterloo, qui semble avoir mis définitivement fin à
l’aventure napoléonienne. Les bons rapports établis par Lucien avec
la papauté, à l’occasion du Concordat, lui ont permis d’obtenir la
principauté de Canino. Le jeune Pierre a manifestement hérité du
caractère remuant et précoce de son père et de son oncle Napoléon. Il
n’a nullement l’intention de vivre une jeunesse rangée de jeune
noble. Et la conjoncture italienne va lui offrir une occasion de le
démontrer. En effet, elle est traversée de troubles nationalistes et ce
jusqu’à son unification définitive, en 1866. Pierre, en véritable tête
brûlée et bien qu’il n’ait que seize ans, n’hésite pas à prendre part à
l’insurrection des Romagnes, en 1831, aux côtés de ses cousins
Napoléon-Louis et Louis-Napoléon (le futur Napoléon III). Les deux
frères sont à l’époque très proches des Carbonari ; ce mouvement
insurrectionnel, qui a tôt fait de séduire le fougueux Pierre,
rapidement fait prisonnier par les États pontificaux, qui dépendent
directement de l’autorité du pape. Il réussit cependant à s’évader et à
s’enfuir aux États-Unis, dans le New Jersey, d’où il rejoint le
mouvement indépendantiste colombien dirigé par Simon Bolivar et
le général Santander. Là il tombe malade et cherche à regagner
l’Italie pour retrouver les siens. Mal lui en prend : il est
immédiatement arrêté par les États pontificaux et fait prisonnier au
château Saint-Ange, au Vatican. Sitôt libéré, sa nature impulsive
reprend le dessus. Soupçonné d’être un Carbonaro, il est écroué par
une unité de carabiniers, dont il tue le chef. Ce premier crime,
perpétré à seulement vingt et un ans, le condamne à mort. Son père
Lucien, qui dispose d’un certain crédit auprès du Vatican, parvient à
convaincre le pape Grégoire XVI de le bannir. Ainsi son fils échappe
à la mort. C’est à nouveau aux États-Unis que Pierre trouve asile. Il y
rejoint son cousin Louis-Napoléon, de sept ans son aîné, qui est
également en exil en raison de ses activités politiques. Ensemble, ils
partagent les mêmes convictions libérales et nationalistes. Mais
Pierre est décidemment trop belliqueux, voire incontrôlable : à
New York, il tue un passant lors d’une altercation. C’en est trop pour
Louis-Napoléon. Son violent cousin est bien trop encombrant pour
celui qui nourrit déjà des ambitions politiques. Pierre est donc
promptement renvoyé en Europe, où il s’installe en Belgique (après
s’être encore illustré à Corfou dans une fusillade avec des Albanais !)
et apprend à se faire oublier pendant les dix années qui suivent. Mais
les journées révolutionnaires de Février 1848 vont sonner l’heure du
réveil. Pierre pense y avoir là l’occasion de retourner sur le devant de
la scène. Ses convictions d’extrême-gauche toujours chevillées au
corps, il veut apporter sa contribution à la Deuxième République
naissante ! Aussi revient-il en France pour se faire élire député de
Corse à l’Assemblée constituante, dans les rangs de la gauche. Fidèle
à sa famille, il se porte plusieurs fois garant des sentiments
républicains de son cousin, repoussant à la tribune les soupçons
nourris par Lamartine à l’égard des intentions de Louis-Napoléon.
Hélas, son caractère impétueux va à nouveau lui barrer la route. Car
le voilà bientôt impliqué dans une altercation à l’Assemblée nationale
avec un autre député. Ce jour-là, un représentant lit à la tribune
l’extrait d’un journal où le rôle historique des Napoléon est
sévèrement jugé. Pierre Bonaparte entend des paroles d’assentiment
fuser d’un banc au-dessus de lui. Elles viennent du député Gastier,
un honorable représentant déjà âgé. « Vieil imbécile ! » s’écrie Pierre
Bonaparte, qui soufflette violemment le vieux monsieur.
Malheureusement pour ce dernier, le député de Corse est coutumier
de ce type de confrontations – il a déjà provoqué plusieurs de ses
collègues en duel. Cette fois-ci, la violence de son caractère lui vaudra
un procès, qui est d’ailleurs l’occasion d’un nouveau scandale. Alors
que l’avocat de Gastier fait le portrait de l’accusé, en soulignant ses
fréquents accès d’agressivité, Pierre se lève furieux et s’écrie :
« Cessez ce système de dénigrement, ou il vous arrivera ce qui est
arrivé à votre client ». Pierre Bonaparte est incontrôlable, et sa
« piété familiale » est bien gênante. Le nouveau président
Napoléon III ne semble pas déborder, en retour, de la moindre
reconnaissance à son égard, et il s’en méfie. Aussi n’hésite-t-il pas à
signer le décret qui révoque Pierre Bonaparte de l’armée, celui-ci
ayant abandonné son poste de la Légion étrangère basée en Algérie,
sans aucune explication, après le massacre de la bataille de Zaatcha.
Pierre Bonaparte est donc soigneusement tenu à l’écart des
préparatifs du coup d’État du 2 décembre 1851. Légitimé par le
référendum des 20 et 21 décembre – qui font de Louis-Napoléon un
« prince-président », dans des dispositions constitutionnelles
proches du consulat – le coup d’État prépare la voie au
rétablissement de l’empire. Ce qui sera chose faite un an plus tard, le
2 décembre 1852, lorsque Louis-Napoléon Bonaparte devient
l’empereur Napoléon III. Bien qu’ayant reçu de son cousin le titre de
prince, Pierre Bonaparte est mis en réserve des affaires de l’État. Il
finit par se retirer en Corse, après le décès en 1852 de Rose Hesnard,
sa première compagne, dont il se console assez vite avec la fille d’un
ouvrier fondeur parisien, Éléonore-Justine Ruffin. Une fille d’ouvrier
dans une famille impériale, voilà un affront de plus pour le nouvel
empereur – à l’instar de la brouille de son oncle Napoléon Ier avec
son frère Lucien, le père de Pierre, dont l’union avec Alexandrine
de Bleschamp avait déjà provoqué la fureur de l’ancien Empereur !
Pierre Bonaparte se fait donc oublier un temps, au fin fond de sa
Corse natale, ne contactant l’empereur que pour lui soutirer
davantage d’argent à défaut d’obtenir un emploi dans l’armée ou
l’administration. Désœuvré, Pierre n’a pas abandonné ses ambitions
politiques. Il se présente aux élections législatives de 1863, où il est
élu à une très forte majorité. Son cousin, qui veut à tout prix le tenir
éloigné des cercles du pouvoir, va invalider sa candidature. C’est le
candidat officiel, soutenu par le ministère de l’Intérieur, qui est élu à
sa place. Très amer, Pierre envoie une longue missive à son cousin,
où il se plaint de sa condition au sein de la famille Bonaparte, dont il
se considère comme le mouton noir : « Je constate ma position
hybride, qui fait de moi une espèce de paria, un Masque de fer du
XIXe siècle. Je ne suis ni prince, ni citoyen, ni électeur, ni éligible, ni
apte à exercer des fonctions publiques quelconques ou une industrie
qui assure mon avenir ».
Les années 1860 sont difficiles pour
Napoléon III… Pour faire face aux contestations
libérales, il doit désormais assouplir le régime.
Contesté à gauche comme à droite, le régime
impérial est donc nettement fragilisé. Les
réformes des années 1860 portent notamment
sur la libéralisation de la presse, et la suppression
d’un certain nombre de contraintes
réglementaires qui portaient sur la publication
des journaux. Sans plus tarder, apparaît alors une
foule de nouveaux titres et publications… anti-
bonapartistes ! C’est l’époque de la publication de titres comme Le
Réveil de Charles Delescluze ou La Lanterne d’Henri Rochefort. Ce
dernier s’avère l’un des plus farouches opposants au régime, et son
insolence lui vaut rapidement l’interdiction de publication. Son
auteur doit même trouver refuge chez Victor Hugo, à Bruxelles. Mais
le démon de la polémique continue à le démanger : le
19 décembre 1869, quelques semaines après avoir été élu au
Parlement, au siège de Léon Gambetta, Henri Rochefort lance un
nouveau titre, La Marseillaise. C’est dans cette publication qu’il fait
paraître un article traitant les Bonaparte de « bêtes enragées »,
provocation qui va titiller à nouveau la loyauté familiale de Pierre
Bonaparte fraîchement rentré à Paris, et provoquer la fin tragique de
Victor Noir. Ce dernier est alors un tout jeune rédacteur à La
Marseillaise qui se présente en compagnie d’Ulrich de Fonvielle, le
10 janvier 1870 au domicile parisien de Pierre Bonaparte, au 59 de la
rue d’Auteuil. Le prince est persuadé que ce sont les émissaires
d’Henri Rochefort, qu’il a provoqué en duel pour avoir récemment
insulté sa famille. Or les deux jeunes journalistes viennent en fait
demander réparation par l’organisation d’un autre duel, au nom de
Pascal Grousset, auteur d’un article paru originellement dans le
journal de Bastia, La Revanche, que Pierre Bonaparte a
copieusement abreuvé d’injures dans le journal L’Avenir de la Corse.
Un quiproquo, des esprits échauffés, toutes les conditions sont
réunies pour qu’arrive un geste malheureux. Pierre Bonaparte – qui
dira plus tard s’être cru menacé – se saisit de son pistolet et atteint
mortellement Victor Noir d’une balle dans la poitrine. Celui-ci a tout
juste le temps de se traîner dans la rue où il
décède quelques minutes plus tard, tandis
qu’Ulrich de Fonvielle, visé lui aussi par le
prince en furie, crie à l’assassin. Le tragique fait
divers est repris, dès le lendemain, par tous les
journaux d’opposition : Henri Rochefort
commence son article par cette phrase sans
appel : « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un
Bonaparte pouvait être autre chose qu’un
assassin ! (…) Voilà dix-huit ans que la France
est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets, qui, non
content de mitrailler les Républicains dans les rues, les attirent dans
des pièges immondes pour les égorger à domicile. Peuple français,
est-ce que décidément tu ne trouves pas qu’en voilà assez ? ». Jeune,
républicain, lâchement assassiné, Victor Noir (de son vrai nom Yvan
Salmon) devient aussitôt le symbole de ralliement pour toute
l’opposition libérale à l’empire. Le 12 janvier, ses funérailles, bien
que très encadrées par les autorités, rassemblent près de cent mille
personnes, dont certaines armées. Il s’en faut de peu pour que le
rassemblement ne vire à l’insurrection générale.
En tant que membre de la famille impériale, Pierre Bonaparte est
jugé par la Haute Cour de justice de Tours, le 21 mars 1870. Le
procès est le théâtre de violentes altercations entre l’accusation et la
défense, qui s’en tire à bon compte par un verdict qui scandalise
l’opinion : l’acquittement pour Pierre Bonaparte, mais la prison pour
Ulrich de Fonvielle, accusé d’avoir indûment traité Pierre Bonaparte
d’assassin. L’injustice de cette sentence soude davantage les rangs
des belligérants. Quelques mois plus tard, c’est Bismarck qui portera
le dernier coup à un empire chancelant, le forçant à entamer une
guerre qui signera sa perte. Toutefois le régime n’était-il pas déjà
profondément vicié ? Impétueux, maladroit mais sincère, Pierre
Bonaparte, surnommé le « prince noir », n’était qu’un aventurier
violent et immature, en « désamour » avec son époque et qui,
croyant défendre sa famille, a sans doute précipité sa chute, en
fournissant à l’opposition un symbole vibrant de l’arbitraire impérial.
MARIE-THÉRÈSE D’AUTRICHE

pourquoi fut-elle autant contestée ?

Marie-Thérèse de Habsbourg (1717-1780),


impératrice consort du Saint Empire romain germanique.
Peinture d’après Meytens, musée du château de Miramar, Trieste.

Fille de l’empereur du Saint Empire romain germanique,


Charles VI de Habsbourg, archiduc d’Autriche, roi de Hongrie et de
Bohême, prince et duc d’innombrables contrées, Marie-Thérèse
de Habsbourg d’Autriche a lutté pendant huit ans pour s’imposer
comme l’unique héritière de son père. Elle a aussi dû se battre pour
faire élire son époux, François III de Lorraine, empereur du Saint
Empire – charge élective assurée depuis le XVe siècle par l’archiduc
d’Autriche, et formellement interdite aux femmes. Dès le début de
son règne, la reine manœuvre habilement pour consolider le rôle
fédérateur des Habsbourg. Son courage, son charme et sa droiture
l’aident dans la réussite de son entreprise, mais c’est surtout la
mesure de ses responsabilités qui, tout au long de sa vie, guidera ses
actes et ses décisions. Marie-Thérèse ne privilégie jamais ses intérêts
personnels au détriment de la couronne. Et elle entend faire
appliquer cette conduite sans concessions à ses propres enfants.
Matriarche attentionnée et aimante, elle manipule ouvertement sa
progéniture à des fins politiques et diplomatiques, pour servir l’État
autrichien. Ainsi marie-t-elle ses filles avec les plus prestigieux
héritiers des couronnes européennes, devenant, bien avant Victoria,
la grand-mère de l’Europe ! L’union de sa dernière fille, Marie-
Antoinette avec le Dauphin de France, le futur Louis XVI, ne
constitue-t-elle pas le plus beau fleuron de sa conception très
personnelle du mariage ? Ses triomphes ne sauraient faire oublier les
difficultés qu’elle a dû affronter dès son intronisation ! Ses
adversaires étaient puissants, leurs desseins machiavéliques et la
victoire incertaine. Comment Marie-Thérèse de Habsbourg est-elle
parvenue, à vingt-trois ans, et malgré l’opposition de la quasi-totalité
de l’Europe, non seulement à monter sur le trône de ses ancêtres,
mais à s’y maintenir et à devenir l’un des monarques les plus
remarquables d’Autriche et d’Europe ?
Marie-Thérèse est née le 13 mai 1717 à la Hofburg, le palais
impérial à Vienne. Son destin dynastique précède sa naissance de
quatre ans, quand son père Charles proclame la Pragmatique
Sanction. Charles VI succède à son frère Joseph Ier, mort sans
héritier mâle. Il promulgue cette nouvelle loi organique afin
d’assurer à ses propres héritiers, filles ou garçons, l’héritage des
biens et droits habsbourgeois, au détriment des filles de Joseph.
Charles, initialement destiné au trône hispanique après le décès du
dernier des Habsbourg d’Espagne, Charles II, préserve ainsi sa future
descendance des tourments liés à la cruelle incertitude de son propre
destin. En 1725, son unique fils étant décédé, il soumet, dans l’intérêt
de ses deux filles, la Pragmatique Sanction à l’approbation des
assemblées locales et des cours européennes, afin d’assurer le respect
de sa décision et exige un consentement public et solennel de ses
deux nièces spoliées. Rassuré par cette approbation nationale et
internationale, il cherche un époux à sa fille aînée Marie-Thérèse.
Éduquée sérieusement par des Jésuites, celle-ci a toutefois quelques
lacunes, notamment en économie et en finances ; aussi son père
juge-t-il prudent de la marier rapidement. Le choix se porte sur
François, duc de Lorraine, qui a l’avantage d’avoir été élevé à la cour
de Vienne et d’être un candidat acceptable pour la couronne
impériale. Cependant, celui-ci doit renoncer à son héritage lorrain ;
c’est le prix à payer pour que la France accepte de ratifier la
Pragmatique Sanction. En contrepartie, il reçoit en héritage du
dernier des Médicis la couronne ducale de Toscane. Équilibre
géopolitique subtil puisqu’ainsi les Habsbourg renforcent leur
position italienne et se rapprochent de la France, l’ennemi ancestral !
Le mariage est célébré le 12 février 1736 dans un faste inouï et, chose
plus rare pour l’époque, des sentiments amoureux s’épanouiront au
sein du couple durant leurs trente ans de vie commune. La naissance
de seize enfants atteste de cette ardeur sentimentale et les
témoignages de l’entourage impérial, du plaisir qu’ils avaient à être
réunis.
Charles, qui espère un petit-fils à qui laisser le
trône, en oublie de préparer Marie-Thérèse au rôle
de souveraine. Malheureusement, lorsqu’il décède,
son vœu n’est pas exaucé. Ainsi, c’est une jeune
femme totalement inexpérimentée qui lui succède, le
20 octobre 1740 et qui doit combattre presque seule
les puissances européennes. En dépit des promesses
faites à Charles VI, et des traités arrachés au prix de
substantielles concessions, ces puissances vont
« contre-attaquer ». La nouvelle reine, qui adulait son père, a
désormais de quoi nourrir des ressentiments envers lui. Elle
conviendra dans son testament politique avoir été bien mal préparée,
mais passera sous silence l’état catastrophique du royaume,
notamment financier et militaire. L’armée autrichienne a certes
remporté de beaux succès depuis presque un siècle, grâce
notamment à l’un de ses commandants, le prince Luciano de Savoie-
Carignan. Elle a réussi à stopper l’invasion ottomane, ainsi que la
tentative d’hégémonie française pendant la guerre de succession
d’Espagne. Mais Charles VI a oublié qu’une bonne diplomatie
s’accompagne toujours d’une politique de défense à la hauteur de ses
ambitions. Malgré les alertes du prince Eugène, il a oublié d’armer le
bras qui brandissait sa Pragmatique Sanction. À cet héritage
calamiteux s’ajoute la nature complexe de la monarchie
habsbourgeoise : l’archiduché d’Autriche est ainsi totalement intégré
au Saint Empire romain germanique, alors que la plupart de ses
possessions se trouvent en dehors. De plus, celles-ci, loin d’être
inféodées au pouvoir habsbourgeois, défendent avec vigueur leurs
particularités, qui s’apparentent à une large autonomie. Si cette
originalité est une chance pour l’empire, qui profite ainsi du génie de
chaque peuple, elle peut se révéler un piège fatal pour Marie-Thérèse
si elle n’arrive pas à fédérer l’ensemble des territoires autour de ses
prétentions dynastiques. La difficulté est donc double : chercher
l’adhésion de ses peuples et vaincre ses ennemis extérieurs qui, pour
les meilleurs d’entre eux, espèrent un affaiblissement durable des
Habsbourg, quand les pires pensent à leur chute et au
démantèlement de leur empire…
L’Europe, à peine remise de la ruineuse guerre de Trente Ans,
replonge dans l’horreur avec la guerre de succession d’Espagne qui
s’étend sur huit ans. Si le prétexte du conflit est bien, à l’origine, le
respect de la Pragmatique Sanction, la motivation principale des
puissances européennes est de tirer profit de la faiblesse ponctuelle
de l’Empire habsbourgeois. La Prusse veut acquérir le titre de grande
puissance en étendant son territoire ; la Bavière rêve de grignoter les
Marches autrichiennes, le titre impérial et la couronne de Bohême ;
la France d’affaiblir l’Autriche, d’aider les Bourbons d’Espagne à
récupérer leurs territoires italiens, et surtout, dans un dessein à plus
long terme, de créer en Europe une coalition continentale capable de
lutter contre la puissance hégémonique de la marine anglaise,
commerciale et militaire. Voilà le théâtre complexe dans lequel notre
toute jeune archiduchesse doit se débattre. Le premier à entrer en
scène est Frédéric II, le roi de Prusse, désirant profiter de l’apparente
É
faiblesse de l’État autrichien puisque dirigé par
une femme ! Dès décembre 1740, sans
déclaration de guerre, alors qu’il est encore
officiellement son allié, Frédéric II conquiert la
Silésie – riche province autrichienne à la
frontière nord de la Bohême – et l’annexe.
Charles-Albert de Bavière refuse de
reconnaître la légitimité de Marie-Thérèse et
réussit, avec l’aide de la Prusse, à engager
Louis XV dans cette guerre. Marie-Thérèse est
isolée et le soutien anglais tarde à venir.
Pourtant, tous les récits de ses proches témoignent de sa foi en la
victoire : elle écoute, demande conseil, ne cache pas à ses fidèles la
fragilité de sa position, mais elle résiste, décide, ordonne, agit en
vraie souveraine. Nul doute que son caractère valeureux œuvre en
faveur de son triomphe. Elle a l’intelligence de ne pas imposer à ses
généraux une quelconque stratégie militaire, tout en prenant en
main la destinée politique de ses états, ne ménageant aucun effort.
Elle suscite ainsi l’admiration et remporte son premier succès
politique, et ce malgré une campagne militaire indécise. C’est en
Hongrie qu’elle trouve le meilleur appui, auprès des nobles de la
Diète, qui bien sûr en profiteront pour obtenir de nouveaux
privilèges financiers. Les Hongrois resteront d’infaillibles soutiens.
Son couronnement, le 25 juin 1741, est l’occasion pour Marie-
Thérèse d’asseoir son pouvoir face à ses peuples, mais surtout face à
ses ennemis. Usant de son charme, elle séduit, et grâce à son
intelligence, elle convainc ! Elle maîtrise parfaitement la symbolique
hongroise et se plie de bonne grâce à toutes les traditions. Ainsi, en
cavalière émérite, parvient-elle avec élégance et détermination à
gravir le tas de sable traditionnellement installé sur le parvis de
l’église Saint-Martin à Presbourg (l’actuelle Bratislava) brandissant
son épée royale pour fièrement signifier que, d’où qu’il vienne,
l’ennemi sera combattu et vaincu !
Ce succès d’estime ne saurait pourtant faire oublier à Marie-
Thérèse la situation désastreuse sur le front extérieur. La Prusse
victorieuse influence Louis XV qui, après moult hésitations, consent
à prendre part au conflit. Dénonçant l’accord qui le liait à la
Pragmatique Sanction, Louis XV choisit de soutenir l’Électeur de
Bavière dans ses revendications. En décembre 1741, Charles-Albert
est proclamé roi de Bohême, alors que les
Français conquièrent Prague, et il est élu
empereur du Saint Empire en janvier 1742.
Cependant, les armées autrichiennes, battues
par Frédéric II de Prusse, réussissent à tenir en
échec la coalition franco-bavaroise et à
remporter Munich. Si les victoires ne sont pas
suffisamment nettes pour gagner la guerre,
tout du moins permettent-elles à Marie-
Thérèse de négocier un traité de paix avec la
Prusse. Et contre toute attente, Frédéric II, sans prévenir ses alliés,
signe un armistice avec Marie-Thérèse. La trêve sera de courte durée,
mais suffisante pour fragiliser l’alliance et donner quelque répit à
l’archiduchesse. Durant les trois ans qui suivent, aucun des
protagonistes ne réussit à s’imposer, mais en 1745, la reconquête de
Prague et l’élection de son époux comme empereur, suite au décès de
Charles-Albert, permettent d’imposer à l’Europe l’image d’une reine-
impératrice victorieuse et légitime. Et si la guerre continue encore
trois ans et reprendra encore pour sept ans en 1756 – notamment
pour trancher l’épineux litige de la Silésie – nul désormais n’ose
mettre en doute la légitimité de Marie-Thérèse.
Femme pragmatique et pugnace, l’archiduchesse osa durant ses
quarante années de règne combattre tous les opposants à la
monarchie autrichienne (y compris son propre fils Joseph, qu’elle
écarta du trône jusqu’à sa mort). Bien que férue d’art (elle recevait
les artistes en vogue de l’époque dans son château de Schönbrunn),
« Marie-Thérèse la Grande » ne fut pas un monarque des Lumières,
contrairement à ses deux fils, Joseph et Léopold, qui s’appliqueront à
défaire méthodiquement tout ce qu’elle s’était évertuée à construire.
Trop dépendante d’un catholicisme conservateur, elle ne réussit
jamais à se départir de ses préjugés antisémites et antiprotestants.
Ses débuts difficiles sur « le théâtre du grand monde » contribuèrent
à lui apprendre le « métier » et elle eut l’intelligence d’utiliser cette
expérience chèrement acquise pour fonder un espace multinational
qui résistera pendant encore cent trente-huit ans aux sirènes du
nationalisme ethnique ou religieux. Et lorsque celui-ci tombera, ce ne
sera pas le fait d’une trahison de l’un de ses peuples, mais de la
défaite de 1918 et du refus catégorique de Clemenceau de traiter avec
son dernier empereur, Charles Ier d’Autriche. Autres temps, autres
mœurs, la reine mère n’aurait pu réussir, par son absolutisme
centralisé, à fédérer tous les pays de l’Europe actuelle. Il y a fort à
parier qu’elle aurait ardemment œuvré à leur unité !
CLAUDE MONET

l’impressionniste qui aimait les femmes

Claude Monet (1840-1926).

Claude Monet a seize ans et vit au Havre lorsqu’Eugène Boudin


repère ses caricatures et l’initie à la peinture en plein air. Cette
rencontre sera déterminante pour Monet qui dira : « Si je suis
devenu peintre, c’est à Eugène Boudin que je le dois ». Aussi le jeune
homme part-il tenter sa chance à Paris. Il évite tout d’abord de
s’inscrire à un atelier, préférant fréquenter librement quelques
artistes, comme Gustave Courbet, qu’il écoute discourir sur l’art et la
politique. Son père s’inquiétant de cette vie de bohème, Claude va
suivre l’enseignement de Charles Gleyre, un peintre académique au
dessin irréprochable, qui a le culte de l’Antiquité. Dans l’atelier de
Gleyre, Monet fait la rencontre de Renoir, avec lequel il noue une
indéfectible amitié. Ensemble, ils fonderont le mouvement artistique
des impressionnistes. Il se lie aussi avec Bazille et Sisley. C’est aussi
là, en 1865, qu’il tombe amoureux de Camille Doncieux, un des
modèles qui posent régulièrement pour les élèves…
De Monet, curieusement, ne subsiste aucun
nu de cette époque. Pourtant, les modèles
posaient rarement habillés… Autant Renoir,
par la suite, peindra souvent le corps féminin
dénudé et nimbé d’une lumière voluptueuse,
autant Monet ne dévoilera pas ses modèles.
Camille Doncieux ne posera jamais nue pour
Monet, en dehors de l’atelier. Elle deviendra
néanmoins son modèle, sa muse, notamment
pour une de ses premières toiles : La dame à
la robe verte, un portrait en pied, présenté avec succès au Salon de
1866, sous le titre Camille. Ce tableau, qui connaît un grand succès,
vaut à Monet les compliments de Zola, qui écrit dans L’Événement
du 11 mai : « Je venais de parcourir ces salles si froides et si vides,
[…] lorsque j’ai aperçu cette femme, traînant sa longue robe et
s’enfonçant dans le mur, comme s’il y avait eu un trou […]. Je ne
connais pas M. Monet […]. Voilà un tempérament, voilà un homme
dans la foule de ces eunuques ». Cette toile est achetée par Arsène
Houssaye, pour la somme de huit cents francs. Rassuré par ce succès,
le père de Monet, qui voit d’un mauvais œil sa liaison avec Camille,
surtout lorsque celle-ci se retrouve enceinte, accepte de financer les
activités artistiques de Claude, qui emménage dans une maison à
Ville-d’Avray. C’est encore Camille qui pose pour Femmes au jardin,
tableau peint en plein air, vers 1866, et exposé aujourd’hui au musée
d’Orsay. L’observation attentive de cette toile réserve cependant une
surprise. Les visages des quatre femmes se ressemblent
étrangement… Pour le critique d’art Edward Lucie-Smith, ces quatre
femmes sont toutes des variations inspirées par Camille Doncieux.
Cette démultiplication de Camille se produit dans d’autres
compositions du peintre, comme dans Le déjeuner sur l’herbe, peint
la même année. Mais ce n’est pas la seule trouvaille à laquelle Monet
a recours. « Oui, ce tableau, je l’ai vraiment peint sur place et d’après
nature, ce qui ne se faisait pas alors. J’avais creusé un trou dans la
terre, pour enfouir progressivement ma toile, lorsque je peignais le
haut ». Pour la première fois, le peintre y montre une lumière
naturelle et changeante. Le fond de la toile représente une partie du
jardin où Monet s’adonne déjà à une autre de ses passions, la culture
des roses. Sans doute cette œuvre reflète-t-elle un moment heureux
de la vie de Monet, très épris de Camille. Présentée au jury du Salon,
cette toile est pourtant refusée ! C’est Bazille qui, pour aider son ami,
lui achète finalement ce tableau deux mille cinq cents francs,
payables par mensualités de cinquante francs. Le 8 août 1867,
Camille met au monde leur premier enfant, Jean. Ils s’installent alors
aux Batignolles, où la famille passe l’hiver dans des conditions
précaires. Comme ils n’ont pas assez d’argent pour se chauffer
régulièrement, le bébé manque de mourir des suites d’un mauvais
rhume. Les créanciers font saisir toutes les toiles du jeune peintre,
qui sont rachetées quatre-vingts francs pièce par Gaudibert, un
amateur éclairé. Maigre consolation : Monet obtient une médaille
d’argent à l’Exposition maritime internationale du Havre, en
octobre 1868. Le 28 juin 1870, Camille et Claude légalisent leur
union.
Après la Commune, pendant l’invasion prussienne, Monet quitte
la France pour l’Angleterre en compagnie de Pissaro. À Londres, il
découvre avec émerveillement Turner et Constable. De retour en
France, Monet et Camille s’établissent à Argenteuil, dans une petite
maison située au bord de la Seine. Ce modeste endroit devient l’un
des hauts lieux de l’impressionnisme naissant. En 1873, Camille pose
pour le célèbre tableau La Capeline rouge, une toile que le peintre
gardera jusqu’à sa mort. Elle posera aussi régulièrement pour Manet,
notamment dans le tableau Claude Monet peignant sur son bateau-
atelier et La famille Monet dans son jardin à Argenteuil. Renoir a
raconté comment il était arrivé chez Monet, juste après que Manet
eut commencé le tableau : « Pouvez-vous imaginer que je manque
pareille occasion, avec tous les modèles qui se trouvaient là ? »
Profitant de l’aubaine, il peint la toile Madame Monet et son fils.
Camille était déjà apparue dans d’autres œuvres de Renoir, comme
Camille Monet lisant de 1873.
En 1875, Camille apprend qu’elle est atteinte d’un cancer de
l’utérus. Qu’elle soit malade ne rend que plus émouvant le tableau La
Japonaise, pour lequel elle pose en kimono d’un rouge splendide.
Outre son amour pour sa femme, cette toile reflète aussi l’intérêt
passionné de Monet pour l’art des estampes japonaises, dont il
devient un grand collectionneur, comme l’atteste sa collection
conservée à Giverny. En 1878, à Paris, naît un second enfant, Michel.
Mais cette seconde naissance fragilise la santé de Camille, alors que
la situation matérielle de Monet devient catastrophique, au point de
devoir quitter la maison d’Argenteuil. Comme pour ajouter à cette
précarité, Monet se retrouve pour quelques mois bigame : aussi
étonnant que cela puisse paraître, c’est Alice Hoschedé, la maîtresse
de Monet, qui soignera Camille avec un dévouement sincère et total,
et ce jusqu’à sa mort. Née le 19 février 1844, Alice Raingo est l’épouse
d’Ernest Hoschedé, propriétaire d’un grand magasin parisien,
devenu collectionneur et mécène, qui s’est lié d’amitié avec Monet.
Sur les six enfants du couple, la rumeur dit que Jean-Pierre, le
deuxième fils, serait en réalité de Monet ! Toujours est-il que la
famille Monet séjournait souvent au château de Rottembourg, situé à
Montgeron, où le couple Hoschedé invitait régulièrement des
peintres. En 1876, Monet vient à son tour s’installer avec sa femme
Camille dans une maison voisine, « La Léthumière », propriété des
Hoschedé à Yerres. Ernest demande à Monet de peindre quelques
panneaux dans le salon du château. C’est ainsi que naquirent les
œuvres remarquables comme L’étang à Montgeron, Coin de jardin à
Montgeron, Les dindons, La chasse… Sans doute est-ce à cette
occasion que Claude et Alice deviennent amants. Sans souci du
scandale, Claude Monet installe Alice et tous ses enfants auprès de
lui, alors que sa propre femme, Camille, vit toujours, et que le mari
d’Alice – certes séparé de corps avec sa femme – est lui aussi bien
vivant !
En 1878, après avoir fait de mauvaises affaires, Ernest est ruiné. Il
s’enfuit en Belgique et ses collections sont vendues. Y figuraient
plusieurs tableaux de Monet : Lilas, Le remblais du chemin de fer,
Jeunes filles assises dans un parc, L’Impression, Dahlias au bord de
l’eau, etc. Le château est également mis en vente. Après cette
débâcle, les Monet, Alice et ses enfants quittent
Montgeron pour s’installer à Vétheuil, en aval
de Mantes, où Monet peindra plus de cent
cinquante tableaux. Lucide quant au caractère
équivoque de sa situation maritale, Monet
propose aux deux familles de se séparer. Mais
le décès de Camille, tout juste âgée de trente-
deux ans, vient dénouer cet imbroglio
sentimental. Ultime et tragique occasion pour
elle de poser pour Monet, qui peint Camille
Monet sur son lit de mort. Un tableau aussi tragique qu’énigmatique,
reflétant le terrible sentiment de culpabilité éprouvé par le peintre, et
son désir de capturer l’insaisissable. À son ami Clemenceau venu lui
présenter ses condoléances, Claude, pris de remords, se reprochera
d’ailleurs d’avoir agi en artiste égoïste, se laissant séduire par le jeu
des couleurs et de la lumière, mais surtout d’avoir traité le corps de
sa chère défunte comme un objet neutre. Et pourtant, comment ne
pas être pris d’une indicible tristesse à la vue de cette toile empreinte
d’une gravité désespérée ?
Après la mort de Camille, Monet continuera à peindre des
personnages, en particulier ses enfants, que nous retrouvons dans Le
Jardin de l’artiste à Vétheuil ou La Barque à Giverny, mais
désormais, l’artiste se consacre aux paysages et à la représentation de
la nature, essence de son art. De son côté, Alice prend en charge
toute la maisonnée, qui compte maintenant huit enfants !
Heureusement, le succès arrive enfin ; une exposition des œuvres de
Monet reçoit un accueil enthousiaste. Cet essor ira croissant, jusqu’à
la gloire ! En 1881, tous déménagent pour Poissy, dans une maison
située au bord de la Seine. Avec Alice, Claude reproduit le
comportement qu’il a eu avec Camille, il s’absente régulièrement
pour aller peindre en Normandie, lui laissant la garde de toute la
tribu. Le 12 février 1883, le maître écrit à Alice d’Étretat : « Pensez
bien que je vous aime et qu’il me serait impossible de vivre sans
vous ». Et quand Ernest Hoschedé profite d’une des absences de
l’artiste pour rendre visite à sa famille à Poissy, le 19 février 1883,
Monet réagit aussitôt : « Je sens bien que je vous aime plus que vous
ne supposez, plus que je ne croyais même. Vous ne pouvez savoir ce
que je souffre depuis dimanche matin, dans quelle anxiété j’étais
d’avoir de vos nouvelles : vous pouvez juger de mon état quand, ce
matin, j’ai reçu vos quatre lignes qui m’en disent plus que quatre
pages détaillées ».
Arrive l’installation définitive à Giverny, en avril 1883, Monet n’a
alors que quarante-trois ans, il est au mitan de son existence.
Cependant, ce n’est qu’à la mort de son mari, en 1891, qu’Alice
épouse en secondes noces Monet, le 16 juillet 1892. Monet voit d’un
œil critique cette régularisation tardive : « Ce n’est pas une noce,
mais simplement un acte, une simple formalité ». Une tiédeur qui est
probablement le fait de sa pudeur ou plus vraisemblablement d’un
ultime sursaut de culpabilité ! Mariés en secret, entre quatre témoins
et dans leurs habits de tous les jours, le couple semble gérer assez
mal la légitimation de cette longue « bigamie »… Ce qui n’empêche
pas le peintre, un jour en voyage sur la Côte d’Azur et à Bordighera
(où il travaille jusqu’à six toiles par jour)
d’écrire à Alice : « En travaillant je ne cesse
de penser à vous ; cela est si vrai qu’à
chaque motif que je fais, que je choisis, je
me dis qu’il me faut les bien rendre pour
que vous voyiez où j’ai été et comment cela
est ». Désormais, Alice veille jalousement
sur son mari, dont les absences, qui ont
failli mettre en péril leur relation, se font de
plus en plus rares. Une aubaine pour les
filles Hoschedé, Blanche et Suzanne, qui
servent de modèles au peintre. Après des
années d’un bonheur sans nuage, très affectée par la mort de sa fille
Suzanne, qui a notamment posé pour la Jeune fille à l’ombrelle
tournée vers la gauche, Alice tombe malade et meurt à son tour, en
1911.
Totalement dévouée au peintre depuis sa plus tendre enfance,
Blanche Hoschedé devient, au décès de sa mère, son ultime muse.
Georges Clemenceau, saluant sa patience et sa dévotion, raille
affectueusement son ami dans sa correspondance avec le peintre :
« Faut-il qu’elle en ait du bleu dans l’âme pour compenser le bitume
de Claude Monet ! » Blanche connaît l’artiste depuis l’enfance,
lorsque le couple Monet résidait chez ses parents à Montgeron. Elle
est en outre la seule des enfants dont il tolérait la présence à ses côtés
lorsqu’il travaillait. Dotée d’une grande
sensibilité et d’un talent de peintre
reconnu par son beau-père, Blanche
observe et apprend (elle est l’auteur de
La Meule à Giverny, exposée dans la
chambre de Monet à Giverny). Mais
cette proximité, elle la paiera le
douloureux prix du sacrifice de sa vie
de femme… lorsque le maître l’obligera
à renoncer à ses projets de mariage
avec le peintre américain John Leslie
Breck, ne pouvant se résoudre à laisser
partir son « ange bleu » par-delà les
océans. Blanche, portée par son
inaltérable amour filial, se résoudra à sa volonté en épousant par
dépit son demi-frère Jean, le fils aîné de Monet, devenant ainsi
doublement sa belle-fille ! En 1914, devenue veuve, elle s’installera
définitivement à Giverny pour s’occuper de Monet, s’employant par
la suite à faire perdurer sa mémoire. Ainsi choyé, et encouragé par
Clemenceau, Monet réalisera ses ultimes chefs-d’œuvre, dont Les
Nymphéas.
REMERCIEMENTS

Je ne suis, pour ma part, qu’un raconteur d’histoires sans autres


prétentions que de rendre l’Histoire accessible au plus grand
nombre. C’est la raison pour laquelle je profite de l’occasion qui m’est
offerte pour remercier les historiens qui ont nourri ma passion de
leur précieux savoir – Alain Decaux, André Castelot, Philippe
Erlanger, Pierre Chaunu… – tous ceux qui ont participé aux
émissions de Secrets d’Histoire comme Evelyne Lever, Jean des Cars,
Simone Bertière, Michel de Decker et tant d’autres illustres
universitaires.
Je remercie également mes producteurs Jean-Louis Remilleux et
Laurent Menec, Marc Vignier, les équipes de journalistes qui ont
participé à la réalisation des Secrets d’Histoire. Et aussi mes éditrices
Lise Boëll et Estelle Cerutti, qui se sont comme toujours montrées
patientes et dévouées. Je rends hommage à leur réactive équipe
éditoriale : Alain Manquat, Nolwenn Guellec et Virginie Caminade.
Enfin, ma reconnaissance va à France 2 et aux dirigeants de
France Télévision – un chaleureux merci à Arnaud N’Gatcha grand
défenseur de Secrets d’Histoire.

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