Les Mondes de L'esclavage (French Edition) - Collectif
Les Mondes de L'esclavage (French Edition) - Collectif
Les Mondes de L'esclavage (French Edition) - Collectif
L’UNIVERS HISTORIQUE
dirigée par Patrick Boucheron
fondée par Jacques Julliard et Michel Winock
Quatre cartes permettent de situer les lieux évoqués dans la première partie de cet ouvrage.
Elles se trouvent ici.
ISBN 978-2-02-138886-2
www.seuil.com
Titre
Copyright
Nommer l’esclavage
Situations
Comparaisons
Transformations
Situations
Préhistoires de l’esclavage
Morts d’accompagnement
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Esclaves domestiques, prisonniers de guerre et citoyens endettés - Mari et la haute Mésopotamie, XVIII siècle avant notre ère
Esclaves et captifs
Conditions serviles
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L’invention de l’esclavage-marchandise ? - L’île de Chios, VI -I siècle avant notre ère
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Des hommes sans honneur et sans nom - La Chine ancienne, des Royaumes combattants à l’Empire des Han, du V siècle au II siècle
avant notre ère
Esclaves et autres personnes dégradées dans l’ordre social des premiers empires
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L’esclavage, entre loi et histoire - Judée, VIII siècle avant notre ère-IVe siècle
L’esclavage dans la Bible hébraïque
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Le mirage d’une société sans esclaves - L’Inde ancienne, III siècle avant notre ère-VIe siècle de notre ère
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Les affranchis d’Apollon - Delphes, II -I siècles avant notre ère
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Un grand port romain et ses esclaves - Arles, I -IIe siècles
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L’esclave selon saint Augustin - Hippone, IV siècle
Le regard de l’évêque
Travail et économie
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Les eunuques du Palais - Constantinople, VI siècle
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Libre ou non-libre dans le royaume des Francs : comment savoir et pour quoi faire ? - Andernach, IX siècle
Un procès de liberté
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Captifs, traites et marchés : l’esclavage viking - Scandinavie, VIII -XI siècle
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De l’esclavage au servage - Alsace du Nord, VIII -X siècle
Changer de maître
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Des esclaves sur le trône - Égypte et Syrie, XV siècle
L’institution mamelouke
La maison mamelouke
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L’ancien et le nouveau : les maures noirs, entre course et traite - Valence, XV siècle
Le fisc et la foi
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Esclaves du sultan de Malacca… et du roi du Portugal - Malacca, XVI siècle
Hiérarchies serviles
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Naissance de la plantation esclavagiste - São Tomé-et-Príncipe, XVI -XVII siècles
La colonisation
L’esclavage de plantation
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Entre liberté et esclavage : des frontières poreuses - Mexico, XVI -XVIII siècle
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L’esclave, de la chose à la personne - Istanbul, XVI -XVII siècles
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Des esclaves par contrat ? - Russie, XVI -XVIII siècle
Statut et contrat
Origines sociales et activités des kholopy
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Amérindiens, Français et Britanniques : les esclavages canadiens - Canada, XVII -XIX siècles
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Bagnes, galères et esclaves musulmans - Marseille et Livourne, XVII siècle
De la chiourme à la ville
Le prix du « Turc »
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Une révolte d’esclaves ou de tenanciers ? - Huizhou, XVII siècle
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Les esclaves de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales - Océan Indien, XVII -XVIII siècles
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Une société esclavagiste à part entière - Corée, XVIII siècle
Les esclaves de M. Yi
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Entre mer et lagune, un port sur la Côte des Esclaves - Ouidah, XVII -XIX siècle
La traite à Ouidah
L’esclavage interne
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Des sociétés à l’épreuve de la traite transatlantique - Angola, XVII -XIX siècles
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Entre deux océans : les esclaves du Cap et son arrière-pays - La colonie du Cap, XVII -XIX siècles
Des esclaves africains et asiatiques travaillant dans des bourgs et des fermes
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Les villes esclavagistes de l’or - Minas Gerais, XVIII siècle
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Être esclave dans une capitale impériale - Paris, XVIII siècle
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L’ordre de la plantation - Barbade et Jamaïque, XVIII siècle
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Aux sources d’une révolution - Cap-Français et la plaine du Nord (Saint-Domingue), XVIII siècle
La Révolution
La traversée du Rôdeur
Le Code noir
La traite intérieure
Esclavage et biculturalisme
Au-delà de la plantation
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Captifs des nomades de la steppe - Asie centrale, XVIII -XIX siècles
La vie des esclaves parmi les nomades de la steppe kazakhe et les sédentaires d’Asie centrale
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Guerres de capture d’esclaves et prisonniers de guerre - Thaïlande et Birmanie, XIX siècle
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Les esclaves et le jihad - Le califat de Sokoto, XIX siècle
L’appel au jihad
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« Il n’y aura aucun esclavage dans cette république » - Liberia, XVIII -XX siècles
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Le pouvoir colonial français et les esclaves - Afrique-Occidentale française, XIX -XX siècles
L’exode de Banamba
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Mobiliser l’esclavage pour pouvoir l’abolir - Cambodge, XIX siècle
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Mémoires de l’émancipation - Côte kényane, XIX -XX siècles
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Esclavages et abolition au XIX siècle sur la côte est-africaine
Accueillir les esclaves libérés : les missions de Frere Town et Rabai
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Être descendant d’esclave au Kenya au XXI siècle
Maîtres et esclaves chez des chasseurs-cueilleurs - Les Yuqui d’Amazonie, Bolivie, 1955-2020
Un microcosme hiérarchique
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Esclavage moderne ou travail non libre ? - L’industrie du vêtement mondialisée, Inde, XXI siècle
Faire valoir les droits du travail, et non voler au secours des travailleurs
Comparaisons
Affranchissement
De la captivité à l’esclavage
Corps
Soigner et gouverner
Culture
Démographie
Dette
Esclavage pénal
Ancéocratie
Esclavage volontaire
La vente de parents
Genre
Identification
La chair marquée
Onomastiques serviles
Justice
Maîtres
… et esclaves
Mobilité
Mort
Parenté
Parenté et post-esclavage
Propriété
Résistance
Portée de la résistance
Révoltes
Sexe
Traites
Un commerce particulier ?
Travail
Types de travail I : la main-d’œuvre esclave dans les économies de cueillette et d’agriculture de subsistance
Ville
Violence
L’omniprésence de la violence
Voix d’esclaves
Plus de 6 000 récits de vies d’esclaves dans les colonies britanniques et aux États-Unis
Transformations
La naissance des sociétés esclavagistes en Méditerranée (Xe-VIe siècle avant notre ère)
La Méditerranée archaïque
Monothéismes
Textes sacrés
« Zones d’esclavage »
Monothéismes et abolitionnisme
Les métamorphoses de la servitude en Europe occidentale entre l’Antiquité et le haut Moyen Âge
« Tous les humains sont soit libres, soit esclaves » (IIe-XIe siècle)
Serf ou esclave ?
L’explication économique
L’esclavage domestique
L’esclavage militaire
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Des empires esclavagistes. Impérialisme, colonialisme et esclavage dans les mondes atlantiques, XV -XVIII siècle
L’âge de la plantation
Du sucre au coton
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Le retour de la plantation esclavagiste au XXI siècle ?
Capitalisme
La rentabilité de la traite
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L’ordre de la race dans les mondes atlantiques, XV -XVIII siècle
Révolutions atlantiques
Abolitionnismes et abolitions
La révolution abolitionniste
Courants de l’abolitionnisme
e e
Le droit international et l’esclavage, XVI -XXI siècle
Post-esclavage
Réparations
e
Au début du XXI siècle…
Mémoires
L’échelle méso
Cartes
Bibliographie
Remerciements
INTRODUCTION
LES MONDES
DE L’ESCLAVAGE
PAULIN ISMARD
Ce livre paraît alors que la prise de conscience du passé esclavagiste est chaque jour plus aiguisée
au sein de la société française. Elle est d’abord le fruit de la mobilisation portée depuis une quarantaine
d’années par une partie de la société civile, les citoyens français originaires des départements d’outre-
mer. Dans cette histoire, la date du 23 mai 1998, qui vit 40 000 Français pour la plupart originaires de
Guadeloupe, Martinique, Guyane et de La Réunion, se réunir à Paris à l’initiative du Comité pour une
commémoration unitaire de l’abolition de l’esclavage des nègres dans les colonies françaises, fut un
tournant. Si le combat pour la reconnaissance des crimes de l’esclavage avait une longue histoire
ultramarine, pour la première fois, la mémoire des descendants d’esclaves se faisait entendre en
métropole. La marche qui traversa silencieusement Paris ce jour-là de la République à la Nation avait une
ambition à la fois simple et considérable. Alors que la commémoration du cent-cinquantenaire de
l’abolition de l’esclavage célébrait une fois encore la gloire de la République qui, sous les traits de
Victor Schœlcher, avait généreusement octroyé la liberté aux anciens esclaves, elle entendait rappeler
l’oubli dont procédait cette mémoire officielle – celle des esclaves eux-mêmes.
Un autre récit, celui des aïeux esclaves et de leurs descendants, ainsi que de tous ceux qui avaient
lutté contre l’oppression, revendiquait qu’on les écoutât enfin. Cette manifestation n’était pas l’expression
d’une mémoire communautaire, elle ne relevait pas d’une politique de l’identité, bien au contraire. Elle
souhaitait mettre en partage la mémoire de la traite et de l’esclavage au sein de l’histoire commune, mais
aussi faire entendre la persistance des injustices héritées du passé colonial de la France. Votée le 10 mai
2001 – soit il y a vingt ans exactement –, la loi Taubira, qui reconnaît comme un crime contre l’humanité
« la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre
part », tels qu’ils furent « perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan
Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes », fut le
premier aboutissement de ce combat.
La mémoire et l’histoire ne sont ici ni antagonistes, ni rivales. Loin d’entraver la liberté et le travail
critique des historiens, la loi a en effet contribué à libérer les paroles et approfondir la conscience de
l’héritage esclavagiste dans la société française. Or, l’interpellation de la société civile ne peut être
ignorée par les historiens. Elle est même une invitation puissante à faire entendre mais aussi à renouveler
leur travail. Car l’histoire de l’esclavage fut trop longtemps cantonnée à un statut d’extraterritorialité,
tenue pour une forme de passé « subalterne » ou « mineur », « de moindre importance par rapport aux
compréhensions dominantes de ce qui constitue un fait et une preuve dans les pratiques de l’histoire
professionnelle » 1. De fait, l’économie morale de l’abolitionnisme nous a appris à considérer l’esclavage
comme un reliquat détestable propre à des âges obscurs, voué à disparaître devant le progrès moral et
politique des sociétés européennes. Par là même, l’abolition venait restaurer un ordre interrompu et
interdisait que le passé de l’esclavage acquière le statut d’histoire.
Or, renvoyer l’esclavage à un long cauchemar dont l’abolition nous aurait réveillés est une autre
manière de ne pas vouloir savoir, et l’on se condamne à ne pas comprendre grand-chose à notre monde
dès lors qu’on en exclut, comme pour se rassurer ou en exorciser les traces, ce qu’il fut. Le passé
esclavagiste n’est pas une autre histoire, et ce n’est pas une histoire des autres. Le reconnaître enfin,
c’est admettre que le nous qui prétend faire histoire commune – sous la forme de la nation ou de la
République –, loin de correspondre à une identité intangible, puisse se redéfinir et s’altérer à l’écoute des
histoires et des mémoires qui ont longtemps été marginalisées ou tenues au silence. Il est probable que
notre identité politique en soit transformée, mais qui doute que notre situation présente l’exige ?
Nommer l’esclavage
Esclave. Le mot prononcé, les images affluent et il faudrait les contenir avant qu’elles n’emportent
tout. Une existence sous domination, vécue au plus près de l’expérience de la mort, livrée à la violence en
vue de l’exploitation économique et sexuelle : nous croyons savoir spontanément en quoi consiste
l’esclavage. Mais d’où provient cette conviction ?
Nicey Pugh est au seuil de sa maison, à Mobile, en Alabama, et en ce jour de novembre 1936, elle
répond aux questions que lui posent un groupe d’hommes blancs. Missionnés par l’État fédéral, ils
sillonnent le sud des États-Unis pour collecter le témoignage des derniers hommes et des dernières
femmes à y avoir vécu en esclavage. Nicey Pugh raconte à grands traits les lignes de son existence,
depuis sa naissance sur la plantation de Jim Bettis. Elle décrit son enfance, sans loisirs et sans éducation,
entièrement dévouée au travail domestique au service de ses maîtres. Elle se remémore la cruauté des
sévices qui étaient monnaie courante sur la plantation et auxquels elle a assisté. Puis elle clôt l’entretien
en lançant à ses interlocuteurs : « Je suis née esclave mais je n’ai jamais été esclave. » 2 La phrase est
intrigante. Sans doute Nicey Pugh ne croit-elle pas que les enquêteurs blancs (« White folks », leur dit-
elle) puissent seulement la comprendre et, dans ce cas, le paradoxe de la formule est une autre façon de
préserver un silence. Mais il y a autre chose : le refus obstiné d’être assignée à une identité esclave,
comme si l’usage du mot impliquait encore de consentir à l’autorité d’un maître.
Nommer l’esclavage ne relève jamais de l’évidence. Certes, l’expérience historique de l’esclavage
peut se décrire et se raconter, sa mémoire se transmettre. Mais esclave est aussi le nom d’un performatif
qui, sous la forme d’un stigmate, détient le pouvoir d’assigner une identité. L’usage du terme, dans notre
vie ordinaire, dessine en outre une nébuleuse de significations, dont l’évocation excède tout lieu propre et
par laquelle s’expriment la liberté bafouée et l’atteinte à la dignité humaine. Impassible, sur le seuil de sa
maison, Nicey Pugh nous met en garde : nous ne savons pas bien ce que nous nommons lorsque nous
employons le terme d’esclave.
Voici une autre femme, Abina Mansah, qui prend la parole le 10 novembre 1876 devant un juge de
l’Empire britannique, au Ghana. Depuis que l’ancien royaume ashanti est passé sous protectorat
britannique, l’esclavage y a été formellement aboli et Abina Mansah a engagé un procès en liberté contre
son ancien maître. Face au magistrat qui l’assaille de questions, l’ancienne esclave raconte sa vie depuis
sa capture jusqu’à son transfert dans la maison de la sœur de son maître, Eccoah, qui entreprit de la
marier de force avec un homme. Le magistrat lui demande de quelle manière Eccoah nommait Abina :
« Vous avez dit qu’à une occasion Eccoah vous a appelé esclave. A-t-elle dit “tu es mon esclave” ou
“l’esclave d’Eddoo [son précédent maître]” ou simplement que vous étiez une esclave ? » Abina Mansah
répond : « “Tu es l’esclave de ton maître” ». Quand elle a dit ça, je me suis assise, je n’ai pas aimé, et j’ai
pris la décision de fuir 3. »
Voici Zhang Rhu, l’esclave d’un grand lettré de la Chine du XVIIe siècle, et l’un des principaux
meneurs de la révolte de Tongcheng (actuelle province de l’Anhui), dans les dernières années de la
dynastie Ming (1368-1644). Le Récit des faits étranges de la révolte de Tongcheng raconte
l’interrogatoire que Zhang Rhu subit après avoir été dénoncé par son propre maître. Quand le magistrat
lui demanda le motif de l’insurrection, il se contenta de la phrase suivante : « Je ne désirais rien d’autre
que de ne plus être esclave 4. » Voici enfin un esclave de la Grèce du VIe siècle avant notre ère, dont on
raconte qu’il fut l’inventeur du genre de la fable : Ésope. Un récit tardif, en partie légendaire, le présente
sur un marché d’Asie Mineure, sur le point d’être vendu à un nouveau maître. Alors que ce dernier
s’approchait et lui demandait de décliner son identité d’esclave, Ésope lui aurait répondu : « Je suis un
être de chair et de sang. » 5
Ces quatre situations mettent en scène un même acte de refus prononcé par des femmes et des
hommes de la condition d’esclaves et du stigmate qui lui est associé. Leur parole ne nous est accessible
qu’au travers d’un nombre de médiations considérables – celle de jeunes fonctionnaires blancs de
l’Amérique rooseveltienne, d’un magistrat de l’Empire britannique (assisté d’un traducteur), d’un
chroniqueur des dernières années de l’administration Ming ou d’un romancier de la Grèce du IIIe siècle.
Ce qu’Abina Mansah, Zhang Rhu, Nicey Pugh ou Ésope entendent sous le terme d’esclave est proprement
incommensurable : aucun d’entre eux ne se réfère à la même expérience de la servitude. Et pourtant, leur
refus semble procéder d’un geste semblable, comme si obscurément ils parlaient de la même chose.
Prétendre écrire une histoire de l’esclavage qui se donne le monde pour échelle pourrait paraître
relever de l’égarement. Notre soif de généralité risque de nous perdre dès lors qu’on souhaite englober
sous le même terme d’esclavage les formes les plus diverses de dépendance et les pires régimes
d’exploitation qui existèrent au cours de l’histoire. Servus (latin), kul (ottoman), khňuṃ (khmer), abd
(arabe), doulos (grec), slave (anglais), escravo (portugais) ou nu (chinois) : traduire chacun de ces termes
par celui d’esclave relève peut-être de la paresse ou de l’inconscience. Émile Benveniste suggérait qu’au
sein des langues indo-européennes, « chaque langue emprunte à une autre la désignation de l’esclave » 6 –
attestant que le statut d’esclave est celui d’étranger par excellence à la communauté –, mais qu’en est-il
ailleurs ?
Les Européens ont longtemps appréhendé les formes extrêmes de dépendance à travers l’histoire en
les étalonnant à un modèle prétendument unique, celui des esclaves du Nouveau Monde. Cette
identification avait bien souvent une visée stratégique. De fait, l’esclavage fut aussi le nom d’une
catégorie coloniale, permettant de dénoncer les formes de dépendance traditionnelle dans les pays
conquis, ou de pointer au contraire leur irréductibilité à un prétendu modèle occidental. Lorsque
l’explorateur écossais Mungo Park écrivait que dans la Gambie de la fin du XVIIIe siècle, les trois quarts des
habitants étaient nés esclaves, il confondait à l’évidence sous le même terme des formes variées de
dépendance ou de servitude. 7 Il en allait de même pour les administrateurs français du Cambodge
colonial lorsqu’ils désignaient par le terme d’esclaves les engagés pour dette ou certains groupes
ethniques minoritaires, construisant l’image d’un esclavage généralisé que le colon généreux prétendait
abolir 8. À l’inverse, l’orientalisme européen a régulièrement postulé, à tort, que la dimension faiblement
productive de l’esclavage dans le monde arabo-musulman en faisait une forme clémente, car
principalement domestique, au regard du véritable esclavage incarné par le système de la plantation 9.
Les sirènes de l’analogie peuvent ainsi conduire à des impasses et, pour leur résister, il convient en
premier lieu de se déprendre d’une distinction qui organise, du moins en Occident, notre représentation
spontanée de l’esclavage, celle qui l’oppose à la liberté. Rares sont en effet les sociétés qui ont construit
comme des polarités diamétralement opposées, et se définissant réciproquement, l’ordre de la liberté et
celui de l’esclavage. Si dans les sociétés gréco-romaines comme dans celles du Nouveau Monde, les
esclaves forment une anti-société par rapport à laquelle le monde des libres se définit, il s’agit là d’une
modalité exceptionnelle de la relation esclavagiste. Bien souvent, ce que nous nommons esclavage se
présente plutôt comme une forme extrême d’exploitation qui prend place au sein d’une hiérarchie de
dépendances multiformes englobant l’ensemble des membres de la société.
À la recherche d’une définition
Mais si l’esclavage n’est pas un antonyme de la liberté, est-il seulement possible d’en proposer une
définition universelle ? Les historiens, juristes et anthropologues, n’ont pas manqué de le faire en
proposant deux conceptions substantiellement différentes. La première fait porter l’accent sur le droit de
propriété qu’exerce le maître sur l’esclave. C’est l’exercice de ce droit sur l’intégralité de la personne de
l’esclave, qui différencierait son statut de toute autre forme de dépendance, parmi lesquelles le servage
ou les différentes formes de travail forcé ; en découlerait aussi le pouvoir de contrainte extrême dont est
victime l’esclave, ainsi que son absence de personnalité juridique. Cette définition offre le cadre juridique
de la Convention de Genève du 25 septembre 1926, dont le premier article stipule que « l’esclavage est
l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains
d’entre eux ». Une telle définition n’a pas cessé d’être amendée et précisée depuis lors pour pouvoir
caractériser – et donc faire condamner – les formes contemporaines d’esclavage tel que le trafic d’êtres
humains, dont le Bureau international du travail (BIT) considérait en 2016 qu’il frappe 40 millions de
personnes à travers le monde. Mieux encore que l’exercice d’un droit de propriété exclusif, la possession
ou le contrôle exercé sur le corps d’autrui par le recours à la violence, et en vue de son exploitation
économique et sexuelle, seraient les concepts pertinents pour qualifier en droit l’esclavage 10. La seconde
définition insiste au contraire sur l’acte de désocialisation et d’exclusion dont procède l’esclavage. Le
déshonneur et la « mort sociale », selon la célèbre expression d’Orlando Patterson, seraient constitutifs de
toute forme d’esclavage 11. La propriété ne serait dès lors qu’un attribut secondaire par rapport à
l’exercice d’un pouvoir collectif et individuel, celui des maîtres, se réalisant par l’exclusion des esclaves
des dimensions constitutives de la vie sociale, et cela en vue d’en tirer le plus grand profit.
Ces deux définitions ne sont pas nécessairement contradictoires. Qu’elle se fonde sur la propriété ou
qu’elle découle de sa désocialisation, l’altérisation radicale de l’esclave, soit sa stigmatisation et sa mise
au ban des formes dominantes de la vie sociale, même lorsqu’elle est temporaire et que l’esclavage
procède d’un contrat, est un élément constitutif qui le distingue des autres statuts de dépendance. Cette
exclusion peut évidemment s’inscrire dans une grammaire différente d’une société à l’autre – l’ordre de la
race étant l’une d’entre elles – mais elle est toujours le produit de l’institution esclavagiste.
Il convient sans doute d’abandonner la folle ambition d’une définition de l’esclavage qui s’appuierait
sur une caractéristique unique pour être pertinente en tout lieu et en tout temps. Selon qu’on insiste sur
l’extension du droit de propriété qui pèse sur l’esclave, son déshonneur, son exclusion des liens de
parenté ou la privation de toute forme de protection juridique, le statut des femmes et des hommes que
nous identifions comme des esclaves diffère sensiblement d’une société à l’autre. Aussi, davantage qu’une
définition universelle de l’esclavage, il est préférable d’adopter une analyse en termes de gradients,
susceptible de reconnaître les situations esclavagistes à un faisceau d’éléments dont la composition ne
cesse de varier. L’esclavage doit s’approcher non pas sous la forme d’un invariant ou d’un universel, mais
à travers une multiplicité de traits qui se chevauchent et s’entrecroisent, et c’est leur parenté, plutôt que
leur identité, qui autorise à reconnaître d’une société à l’autre la présence de l’esclavage – à la manière
du câble d’un navire dont l’entremêlement des fibres est si dense qu’il permet à ce dernier d’être
solidement amarré même en l’absence d’une fibre continue 12. En somme, il en va de l’esclavage comme
de ces concepts nécessairement « flous », dont le sens ne s’éclaire que dans des contextes particuliers
d’énonciation. Le constat n’est en rien une entrave au travail comparatiste, tant il est vrai que la quête de
définitions a priori constitue bien souvent un obstacle à la réflexion. Alors qu’il est illusoire de vouloir
trouver une définition unique du terme d’esclavage, il est toutefois possible de tirer profit de l’équivocité
de la notion pour préciser chacune des configurations historiques qui virent son apparition.
Les mondes de l’esclavage
Relevant d’une histoire pluri-continentale des migrations forcées, inséparable de l’exploitation des
produits mondialisés que furent le tabac, le sucre ou le coton, la traite et l’esclavage furent évidemment
des vecteurs de globalisation des sociétés humaines au fil de l’histoire. La planète seule semble dès lors
offrir l’échelle à laquelle raconter l’histoire des flux d’hommes et de produits générés par l’exploitation
esclavagiste, mais aussi les identités diasporiques et les processus de créolisation qui en résultèrent. Mais
le Monde, entendons le monde tel qu’il fut imaginé, bouclé puis sillonné une fois découvertes les limites
de la Terre, ne s’offre jamais de la sorte au regard de l’observateur. Ce que nous imaginons être le
Monde, celui que l’Europe inventa au cours du XVIe siècle en prétendant le faire sien et en être la mesure,
ne cessa jamais d’être une multitude de mondes, des cosmographies dont le centre et l’orientation, tout
comme les représentations du temps, sont dissonants. Ces mondes se sont parfois rencontrés, conquis et
exploités – ils se sont aussi souvent ignorés. Et si la contemporanéité de sociétés évoluant dans un même
temps apparent n’est pas plus évidente que la continuité des sociétés aux prises avec un même espace,
alors il faut se défier de tout récit linéaire qui prétende d’emblée adopter le point de vue du Monde. Peut-
être est-ce ce monde majuscule dont Aimé Césaire, prophétisant des commencements inattendus,
annonçait la mort :
On l’aura compris : si une histoire globale de la traite et de l’esclavage est possible, une histoire des
mondes de l’esclavage, qui fait droit à la plus grande diversité des sociétés comme à la discontinuité de
leur histoire, est bien différente. Soucieuse de pluraliser les expériences, les temporalités et les espaces
de l’esclavage, elle appelle le comparatisme.
En 1968, Moses Finley formulait une distinction promise à une longue postérité, opposant les
« sociétés à esclaves » (societies with slaves) aux « sociétés esclavagistes » (slave societies). La distinction
entendait pointer la spécificité d’un nombre réduit de sociétés – cinq au total. Selon l’historien
britannique, ce n’est qu’en Grèce et à Rome, aux Antilles, au Brésil et dans l’Amérique du Nord
antebellum que le poids démographique des esclaves et leur rôle dans leur structure productive
autorisaient qu’on parlât de société esclavagiste 14. La distinction pèche à l’évidence, non seulement par
son ethnocentrisme, tant il est évident que le concept de société esclavagiste ne saurait être le triste
privilège des sociétés de l’Antiquité classique et du Nouveau Monde, mais aussi par le caractère artificiel
et imprécis de la frontière qu’elle érige. Il est toutefois possible de redéfinir la notion de société
esclavagiste, en retournant à l’œuvre pionnière de l’historienne guyano-jamaïcaine Elsa Goveia, à laquelle
Moses Finley a d’ailleurs sans doute emprunté le terme. En 1965, l’historienne en proposait en effet une
définition bien plus large, qui entendait mettre en lumière la façon dont l’institution esclavagiste
conditionnait l’ensemble de l’expérience sociale 15. En conclusion de notre livre, Orlando Patterson
prolonge cette réflexion en proposant de redéfinir à son tour la notion de société esclavagiste et en
suggérant un inventaire des sociétés auxquelles elle s’applique. La notion demeure à l’évidence précieuse
en ce qu’elle permet d’éclairer le rôle déterminant du fait esclavagiste dans l’ensemble des dispositifs
sociaux, idéologiques et juridiques qui assurent la reproduction d’une société dans ses traits
fondamentaux. On peut dès lors considérer qu’une société esclavagiste est une société dont les différentes
composantes ne cessent de travailler à la reproduction de l’institution esclavagiste qui assure sa survie.
Ainsi conçue, la notion ouvre un champ d’analyse suffisamment large à la comparaison, car dépassant
largement le cadre étroit du monde occidental.
Les sociétés esclavagistes présentent toutefois des profils bien différents. Dans nombre d’entre elles,
l’institution esclavagiste conditionne l’ensemble de l’expérience sociale des individus, qu’ils soient libres
ou non libres, femmes ou hommes. Les différents champs de la vie sociale, du travail jusqu’aux formes
culturelles les plus élaborées, sans ignorer la sexualité ou les pratiques religieuses, y sont alors le produit
de l’esclavage. Ainsi, dans la plupart des cités grecques de l’Antiquité classique, dans les Antilles
coloniales ou au sein du califat de Sokoto au XIXe siècle, le fait esclavagiste a une dimension totalitaire,
imprégnant tous les aspects de la vie collective. Dans d’autres sociétés, en revanche, l’esclavage est
indispensable au fonctionnement de certaines institutions, mais ne s’impose pas au centre de l’expérience
sociale de tous les individus. Quand bien même ces sociétés ne pourraient se reproduire sans y avoir
recours, l’institution de l’esclavage peut se cantonner à certains domaines de la vie collective, sans
affecter les autres. Ainsi, le rôle déterminant de l’institution esclavagiste dans l’Empire ottoman du milieu
du XIXe siècle ne tient ni à son aspect productif, ni à sa dimension démographique, puisque les esclaves ne
représentent guère plus de 5 % de la population. Toutefois, en raison du caractère déterminant des
fonctions confiées aux esclaves (administratives, militaires) et du rôle crucial joué par l’institution du
harem, il est clair que la société dans ses formes essentielles ne peut se reproduire qu’en recourant à
l’esclavage.
Une telle démarche ne consiste pas à envisager l’esclavage du point de vue des normes et des
discours imposés par les esclavagistes, en ignorant la manière dont les esclaves contribuèrent à forger
ces sociétés, dont ils furent des acteurs pleins et entiers. La domination esclavagiste peut d’ailleurs se
décrire comme une relation asymétrique impliquant une forme de dépendance mutuelle entre des
partenaires inégaux 16 : la relation entre maîtres et esclaves était empreinte de la plus grande violence,
mais elle était aussi faite d’accommodements et de négociations. L’histoire de l’esclavage raconte en
outre des formes extraordinaires de résistance et de réinvention de soi ; malgré l’oppression, les esclaves
furent à l’origine de créations exceptionnelles. L’étude des sociétés esclavagistes entend surtout
reconnaître l’horizon d’action dans lequel vivaient l’ensemble de leurs membres, collectivement et
individuellement. Mais comme l’écrit Orlando Patterson, si les esclaves n’intériorisaient pas les normes et
les représentations fabriquées par les esclavagistes, elles constituaient le cadre a priori dans lequel, et
contre lequel, se déployait leur action. Ils voyaient en quelque sorte « à travers elles 17 », c’est-à-dire aussi
au-delà, en frayant des chemins inconnus vers d’autres façons de faire monde.
Le présent ouvrage, qui rassemble plus de cinquante historiens, anthropologues et juristes d’une
quinzaine de nationalités différentes, est assurément polyphonique. La traduction de termes scientifiques
et de concepts forgés dans des langues et au sein de traditions intellectuelles différentes constitue
d’ailleurs un enjeu majeur 18. Une conviction commune réunit en tout cas l’ensemble des auteurs de ce
livre, qui tient non seulement à la fécondité d’un regard croisé et comparatiste sur les esclavages au fil de
l’histoire, mais aussi à la pertinence politique d’une réflexion qui place les héritages de l’esclavage au
centre de notre présent.
Situations
Cette œuvre collective se déploie en trois temps. Elle entend tout d’abord multiplier les scènes et les
présences, en proposant une histoire volontairement discontinue du fait esclavagiste, depuis la préhistoire
jusqu’au monde contemporain. La variété des échelles et des durées y est la règle, soit que se condense
dans une brève portion d’espace et de temps les durées parfois très longues qui le précèdent soit, au
contraire, qu’un vaste territoire et le temps long permettent seuls d’observer des mutations significatives.
Nous souhaitons ainsi redessiner la cartographie des esclavages dans l’histoire en désordonnant un
paysage traditionnellement centré sur l’histoire atlantique. Nos représentations ordinaires de l’esclavage
sortent transformées de la juxtaposition des situations étudiées, qui conduit le lecteur de l’Inde ancienne
au Canada du XVIIIe siècle, de la Chine des Han jusqu’au Minas Gerais, de l’Asie centrale du XIXe siècle à
l’Ouganda contemporain.
Les lieux et les périodes charnières dans la longue histoire des sociétés esclavagistes y occupent une
place de choix bien sûr, qu’il s’agisse des cités de la Méditerranée antique, de São Tomé-et-Príncipe et
des ports de la traite atlantique, du Mississipi antebellum, des Antilles françaises et britanniques
coloniales ou de l’Istanbul du XVIe siècle. Mais d’autres expériences esclavagistes bien moins connues s’y
fraient une place : la Corée de la période Chosŏn, l’Égypte mameluk, la Russie de Pierre le Grand, tout
comme la Chine des Ming, ou l’Amazonie des Yuqui, mais aussi l’Alsace du IXe siècle…
Alors que les mondes de l’esclavage se montrent dans leur plus grande diversité, la présence du
continent africain s’impose d’une manière presque aveuglante au cœur de ce vaste récit discontinu. Son
histoire est ici saisie dans la très longue durée, depuis les premiers temps de la traite arabe dans l’espace
sahélien, jusqu’aux combats politiques en faveur de l’abolition dans la Mauritanie contemporaine, ou à la
mémoire de l’esclavage dans le Kenya du XXIe siècle. Il y a « quelque chose » dans le nom Afrique, « qui
juge le monde et qui appelle à la réparation, à la restitution et à la justice », a écrit Achille Mbembe 19. De
fait, le gigantesque ébranlement généré par les traites, à destination des Amériques ou du monde arabo-
musulman, scande ce parcours. Mais que le regard se porte sur le califat de Sokoto d’Ousman dan Fodio,
au XIXe siècle, ou sur les royaumes Ovimbundu au contact de l’Angola sous domination portugaise du
e
XVIII siècle, qu’on s’intéresse à la Sénégambie sous domination française, au Congo de Léopold, soumis
aux plus impitoyables formes de travail forcé, ou aux plantations de caoutchouc de Firestone au Liberia,
l’histoire des esclavages en Afrique est ici pleinement envisagée du point de vue des sociétés africaines,
soumises durant plus de six siècles à des transformations violentes, dont elles furent les victimes et les
agents.
L’effet de dépaysement produit par ce simple effet de juxtaposition à l’échelle du monde suggère
d’emblée correspondances, contrastes ou contrepoints. Les eunuques byzantins et les esclaves du sultan
de Malacca ont-ils un lointain lien de parenté ? Comment s’expriment les mémoires de l’esclavage en
France ou au Kenya, en 2020 ? Quelles sont les spécificités du modèle de la plantation sucrière coloniale,
au regard de la villa esclavagiste antique ? La distinction entre captifs et esclaves est-elle semblable, dans
la Thaïlande du XIXe siècle et la Méditerranée du XVIIe, dans la Scandinavie viking et chez les Yuqui
d’Amazonie ? Comment se noue la relation entre dette et esclavage, à la lumière de situations aussi
contrastées que celles du Cambodge du XIXe siècle et de la Judée ancienne ? L’esclavage pénal en Chine
ancienne est-il de même nature que dans les sociétés angolaises sous domination portugaise ?
L’affranchissement est-il une donnée constitutive de toutes les sociétés esclavagistes ?
Cette mosaïque inspire surtout des hypothèses inattendues qui déconcertent les partages
conventionnels entre périodes et aires géographiques. Par-delà la rupture entre monde chrétien et
mondes de l’Islam, l’existence d’un modèle méditerranéen esclavagiste semble se dessiner. Le fait urbain
conditionne des pratiques esclavagistes sensiblement proches et distinctes, comparables en somme, dans
le monde colonial américain comme dans les grandes cités africaines ou celles de la Méditerranée antique
et médiévale. L’abolitionnisme européen prend un tout autre visage à la lumière de l’abolition chinoise de
1910.
Ce premier parcours suggère moins de similitudes qu’il ne constate de singularités. Ainsi l’immense
diversité des formes d’organisation du travail des esclaves apparaît d’emblée. À côté des formes les plus
violentes d’exploitation sous le contrôle direct d’un maître ou de ses intendants, comme dans les
plantations sucrières des Amériques, les configurations sont nombreuses qui ménagent des formes
d’autonomie et de responsabilité aux esclaves dans l’exercice de leur travail. Songeons à certains esclaves
des grandes cités de la Méditerranée antique, aux esclaves tenanciers (dianpu) de la Chine des Ming (XVIIe
siècle) ou aux escravos de ganho (esclaves de gain) du Minas Gerais dans le Brésil du XVIIIe siècle, qui
s’engageaient eux-mêmes sur le marché du travail tout en payant une rente à leur maître. A contrario,
certaines formes de travail contraint – tel « le régime du caoutchouc » à l’œuvre dans le Congo de
Léopold II – peuvent à bon droit être qualifiées d’esclavage, comme l’avance ici Reuben Loffman. Le
postulat d’une distinction tranchée entre travail libre et travail servile en sort singulièrement affaibli.
Le jeu des contrastes révèle une des spécificités majeures de l’esclavage colonial européen issu de la
traite atlantique, qui tient au rôle joué en son sein par l’ordre de la race. La religion et l’ethnicité ont
longtemps offert leurs principales sources de justification à la réduction en esclavage. Qu’elle prenne la
forme de discours ordinaires ou savants, la légitimation de la domination esclavagiste par analogie avec
d’hypothétiques lois de la nature fut même commune à de nombreuses sociétés. Comme le montre
Cécile Vidal, qui en retrace la genèse depuis les premiers temps des empires ibériques au début du
e
XVI siècle, ce n’est toutefois que dans les sociétés issues de la traite atlantique que la race acquit le
pouvoir de hiérarchiser les collectifs humains et s’imposa comme un principe d’organisation du monde
social 20.
Comparaisons
Voici en effet le geste au cœur de notre livre – celui du comparatisme, auquel se sont livrés les trois
éditeurs de ce volume – Benedetta Rossi, Cécile Vidal, et moi-même, accompagnés de Claude Chevaleyre
et M’hamed Oualdi – dans sa deuxième partie. Placée au centre de l’ouvrage, elle en forme le transept. La
perspective comparatiste a bien sûr inspiré plusieurs travaux fondateurs de l’histoire de l’esclavage,
depuis Henri Wallon et Herman Nieboer jusqu’à Claude Meillassoux, David Brion Davis,
Orlando Patterson ou Alain Testart 21. Il existe toutefois bien des façons de pratiquer le comparatisme.
Refusant l’exhaustivité, notre démarche ne vise pas à élaborer d’improbables invariants, pas plus qu’elle
ne cherche à bâtir de grandes typologies, au sein desquelles différents modèles d’esclavage seraient
fatalement réifiés. Loin de déduire des lois universelles du rapprochement de cas singuliers, et refusant la
position de surplomb qui érigerait un type d’esclavage en modèle, un tel comparatisme entend surtout
travailler contre les effets d’aveuglement que produit toute spécialisation. Car telle est bien l’impasse – et
l’ennui – dans lesquels une certaine politique des savoirs nous enferme, qui conçoit chaque champ
disciplinaire comme un pré carré protégé par des fortifications si imprenables que toute circulation
s’apparente à une évasion ou à une désertion. Ce livre ne cède rien quant à la singularité disciplinaire des
savoirs qu’il mobilise, qui reposent bien souvent sur la maîtrise de spécialités peu communes – parmi
lesquelles les traditions orales nigériennes en haoussa, l’archéologie maritime viking ou la sinologie
classique, l’épigraphie médiévale sahélienne ou l’akkadien des archives de Mari – mais il entend lutter à
sa manière contre les effets délétères de la spécialisation académique. Et si nous pouvons témoigner des
déplacements, parfois mineurs, souvent essentiels, que cette démarche expérimentale menée en commun
a pu provoquer pour chacun d’entre nous, il revient in fine au lecteur de juger de sa fécondité.
Une chose est certaine : le comparatisme que nous défendons ici n’est pas un évangile qui
postulerait une analogie de principe entre tous les esclavages mais une méthode pour faire surgir des
embranchements inattendus et susciter l’imagination scientifique. Une telle pratique du comparatisme est
constructiviste en ce que les catégories d’analyse, par nature instrumentales et provisoires, ne cessent
d’être interrogées et modifiées à l’épreuve de la comparaison. Leur fonction n’est pas de dessiner des
types idéaux mais d’élaborer des instruments à même d’éclairer réciproquement chacune des sociétés
étudiées. Comme on le verra, les contrastes – terme commun dans la rhétorique du XVIIIe siècle pour
traduire le latin comparatio – l’emportent largement sur les analogies. Le comparatisme déjoue en ce sens
toute prétention à l’universel en opérant un travail constant de singularisation, et en éclairant
transversalement un ensemble de situations qui sont autant de variantes parmi d’autres au sein d’une
trame complexe.
Le genre, la propriété, la mort, le travail, la parenté, la violence, la dette ou l’affranchissement sont
en ce sens moins des catégories universelles que des perspectives ou des fenêtres, depuis lesquelles les
expériences esclavagistes dans l’histoire se révèlent dans toute leur spécificité. Les sociétés esclavagistes
filles de la colonisation européenne de l’époque moderne occupent à cet égard une position exceptionnelle
en raison de l’ampleur sans équivalent des travaux auxquels elles ont donné lieu. Or, comme on le verra,
le travail comparatiste, loin d’annuler les différences, met en lumière la singularité monstrueuse de la
traite et de l’esclavage atlantique, dont certains traits – la situation impériale et coloniale, l’ordre de la
race – sont à l’évidence uniques. Mais il conduit plus encore à spécifier et affiner notre compréhension
des différentes configurations esclavagistes issues de la conquête des Amériques, qui sont elles aussi
soumises à la comparaison. Or, ce qui est vrai pour les sociétés esclavagistes américaines l’est tout autant
pour d’autres lieux et d’autres temps.
Une autre exception se dessine en effet comme en miroir de la situation coloniale européenne, celle
des sociétés de l’Antiquité gréco-romaine. Leur étrangeté relative, qui tient notamment au statut de la
dette en leur sein et à la formalisation juridique des rapports esclavagistes, apparaît dès lors qu’on les
observe à la lumière d’un ensemble de sociétés anciennes, depuis le royaume de Mari jusqu’à la Chine des
Han. Et si la Grèce et Rome sont deux fois le passé – le passé bien réel d’une grande partie de l’Europe, et
son passé rêvé, soit une inépuisable source d’inspiration toujours susceptible de s’actualiser au cours de
son histoire –, alors notre tâche est double. Il nous faut bien sûr considérer le rôle matriciel que la
structure esclavagiste antique n’a cessé de jouer dans l’histoire des sociétés occidentales bien après la
disparition de l’empire gréco-romain, si l’on songe par exemple au statut du droit romain dans la
construction des codes coloniaux comme dans le droit musulman. Mais il faut aussi être sensible à la
façon dont l’héritage esclavagiste antique ne cesse d’accompagner, à la manière d’un membre absent,
certaines des réalisations les plus admirables (la démocratie, le droit, la philosophie) que ce monde nous
aurait léguées et dont nous serions les dépositaires. Et cette interrogation en appelle inévitablement une
autre : quel est ce nous ? Quels sont ses contours et ses frontières ?
Transformations
Placé au cœur de l’ouvrage, ce travail comparatiste doit encore s’enrichir de l’histoire des sociétés
esclavagistes en marche dans le temps. Car le recours à l’esclavage résulte toujours de stratégies
particulières qui sont le résultat de configurations de pouvoir historiquement déterminées. Son expansion
est le produit d’un certain rapport de force entre groupes sociaux, et d’un état spécifique d’avancement
des technologies ou de l’activité marchande. Tel est l’objet de la troisième partie de ce livre, qui entend
éclairer les ruptures transformatrices des sociétés esclavagistes au cours de l’histoire, depuis la
Méditerranée archaïque jusqu’à l’âge des abolitions. Temps brusque et saccadé des révolutions ou lent
processus multiséculaire et silencieux, ces scansions ne sont pas toujours celles qu’on croit et dès lors
qu’on se donne le monde comme échelle, les récits traditionnels sont ébranlés. Ainsi se trouve éclairée la
matrice ibérique dans la formation de l’ordre racial dans l’Amérique coloniale, tout comme est relativisée
la prétendue invention de l’esclavage marchandise dans la Grèce antique. La lente transition de
l’esclavage au servage n’a plus sa tranquille assurance, alors que la contribution des monothéismes aux
transformations des sociétés esclavagistes antiques apparaît en pleine lumière. Et l’on découvrira aussi
que l’abolitionnisme, qui ne fut pas le monopole de l’Europe, ne peut se comprendre qu’une fois reconnu
le rôle joué par les esclaves eux-mêmes.
Mais cette histoire de l’esclavage à l’échelle du monde entend aussi être une histoire du monde à la
lumière de l’esclavage – en d’autres termes : une histoire des sociétés dont les grandes inflexions trouvent
leurs origines dans les transformations continues de l’exploitation des hommes. C’est ce que ce livre
s’efforce de penser, lorsqu’il éclaire le rôle du fait esclavagiste dans les premiers temps d’expansion de
l’Islam, ou qu’il reconsidère l’ensemble de l’ère des révolutions atlantiques en accordant la place qui lui
revient à la Révolution haïtienne. Notre regard sur la modernité européenne ne saurait en sortir indemne.
Car la traite et l’esclavage ne sont pas les accidents malheureux d’une modernité par ailleurs
émancipatrice, mais une de ses cryptes. De fait, comme on le verra, la traite atlantique et l’esclavage ne
cessent d’interpeller la prétention universaliste que nous estimons avoir hérité des Lumières. Il apparaîtra
aussi que l’histoire du capitalisme européen n’est pleinement compréhensible qu’une fois reconnu le rôle
qu’y a joué l’esclavage atlantique.
On l’aura compris : l’abolition de l’esclavage n’a pas scellé son histoire. Celle-ci s’est prolongée à
travers de nouvelles formes de domination sociale et raciale qui perpétuent les injustices structurelles du
passé esclavagiste. Nous n’en avons pas fini avec l’esclavage et ce livre souhaite éclairer les différents
visages qu’empruntent ses présents. S’impose ainsi une réflexion exigeante sur les constructions
mémorielles de l’esclavage en Afrique, aux Amériques ou en Europe, et sur les demandes de réparations
matérielles et symboliques pour le préjudice de l’esclavage, dont on verra que la véritable histoire débute
au XIXe siècle. À l’initiative des chercheurs, des organisations internationales ou des groupes militants, les
enjeux que soulèvent les redéfinitions contemporaines de l’esclavage à la lumière de la lutte contre le
trafic d’êtres humains et les nouvelles formes d’exploitation du travail, font également l’objet d’une
attention particulière.
Ce livre fait le pari de la connaissance et de la réflexion, convaincu que le savoir historique offre des
ressources critiques qui ont le pouvoir d’émanciper. Le parti pris du monde et la perspective comparatiste
qui est la sienne souhaitent enrichir les scènes et les figures depuis lesquelles relire notre histoire, mais
aussi, espérons-le, tracer des chemins, déjà empruntés ou encore à construire, vers d’autres futurs
possibles, comme nous y appelle Léonora Miano en épilogue de ce livre. Car si le crime que fut l’esclavage
est bien irréparable, au sens où les compensations matérielles et les restitutions, aussi légitimes et
nécessaires soient-elles, n’auront jamais le pouvoir de réparer, un futur est à inventer depuis ce lieu de
savoir. « Le futur n’a pas d’ancrage plus solide que le passé car le passé est le seul avenir avéré que nous
connaissions ; le passé est la seule preuve que nous ayons que le futur a, en effet, existé », écrivait
Carlos Fuentès. Nous ne pouvons donc « séparer ce que nous sommes capables d’imaginer de ce que nous
sommes capables de nous remémorer 22 ». Il existe bel et bien une mémoire du futur, et l’esclavage est
une question qui provient de l’avenir, non pas seulement en ce qu’il existe encore et toujours de
l’esclavage, mais parce que de ce que nous ferons de son passé se joue une part de notre avenir 23.
1. D. CHAKRABARTY, Provincialiser l’Europe. La pensée post-coloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2009, p. 166.
2. Work Projects Administration, The Federal Writer’s Project of the Works Progress Administration for the State of Alabama,
vol. 1 : Alabama Narratives, 1936-1938, Washington, Librairie du Congrès, 1941, p. 325 (dans la transcription suivante,
révélatrice de la condescendance des enquêteurs : « I was bawn a slave, but I n’t neber been one »).
3. Voir T. GETZ, « Interpreting Gold Coast Supreme Court records, SCT 5/4/19 : Regina (Queen) vs Quamina Eddoo », dans
M. KLEIN, S. GREENE, A. BELLAGAMBA et C. BROWN (éds.), African Voices on Slavery and the Slave Trade, Cambridge,
Cambridge University Press, 2014, p. 360-377 (You said that [on] only one occasion Eccoah called you a slave. Did she say
« you are my slave » or that « Eddoo’s slave » or simply that you are a slave ? – « You are your master’s slave » [W]hen she
said this I sat down and said I did not like this and I made up my mind to come away).
4. C. CHEVALEYRE, « Recherches sur l’institution servile dans la Chine des Ming et des Qing », thèse de doctorat soutenue à
Paris, à l’EHESS, le 30 novembre 2015, p. 160-161.
5. Vie d’Ésope, 25.
6. É. BENVENISTE, Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 1 : Économie, parenté, société, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1969, p. 360.
7. re
M. PARK, Voyages dans l’intérieur de l’Afrique fait en 1795, 1796 et 1797, Paris, La Découverte, 1996 (1 éd. anglaise 1799),
p. 284.
8. e
A. FOREST, « Esclavage et société dans le Cambodge du XIX siècle », dans G. CONDOMINAS (éd.), Formes extrêmes de
dépendance. Contributions à l’étude de l’esclavage en Asie du Sud-Est, Paris, EHESS, 1998, p. 343-356 ; voir aussi ici même
e
M. GUÉRIN, « Mobiliser l’esclavage pour pouvoir l’abolir. Cambodge, XIX siècle ».
9. Mais le recours au modèle esclavagiste atlantique permet aussi a contrario de dénoncer et de rendre visible comme des
formes d’esclavage des relations de domination qui autrement risqueraient d’être présentées comme des formes de
dépendance traditionnelle plus clémentes : B. ROSSI, « Beyond the Atlantic Paradigm : Slavery and Abolitionism in the
o
Nigérien Sahel », Journal of Global Slavery, n 5, 2020, p. 238-269.
10. Voir J. ALLAIN (éd.), The Legal Understanding of Slavery. From the Historical to the Contemporary, Oxford, Oxford University
Press, 2012.
11. Voir O. PATTERSON, Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1982, p. 13,
et sa célèbre définition de l’esclavage comme « la domination violente et permanente sur des personnes nativement aliénées
et généralement déshonorées » ; A. TESTART, L’Esclave, la dette et le pouvoir. Études de sociologie comparative, Paris,
Éditions Errance, 2001, p. 25, fait de l’esclave « un dépendant dont le statut juridique est marqué par l’exclusion d’une
dimension considérée comme fondamentale par la société et dont on peut, d’une façon ou d’une autre, tirer profit ».
12. re
L. WITTGENSTEIN, Le Cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1996 (1 éd. anglaise 1958), p. 87 : « Nous découvrons
que ce qui relie tous les cas de comparaison, c’est un nombre considérable de ressemblances qui se chevauchent, et dès que
nous voyons cela, nous ne nous sentons plus du tout contraints de dire qu’il est nécessaire qu’ils aient un trait commun
unique. C’est un câble qui maintient le navire à quai, et ce câble est fait de fibres, cependant sa force ne lui vient pas d’une
certaine fibre qui le parcourrait d’un bout à l’autre, mais du fait qu’il y a un nombre considérable de fibres qui se
re
chevauchent » ; voir aussi L. WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2005 (1 éd. anglaise 1953), § 67 ;
§ 71.
13. A. CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Éditions Présence africaine, 1983 [version 1956], p. 32.
14. M. I. FINLEY, « Slavery », dans D. L. SHILS (éd.), International Encyclopedia of Social Sciences, New York, MacMillan, 1968,
14, p. 307-313, p. 310.
15. E. GOVEIA, Slave Society in the British Leeward Islands at the End of the Eighteenth Century, New Haven, Yale University
Press, 1965, p. VII : « The term “slave society” in the title of this book refers to the whole community based on slavery,
including masters and freedmen as well as slaves. My object has been to study the political, economic, and social
organization of this society and the interrelationships of its component groups and to investigate how it was affected by its
dependence on the institution of slavery. »
16. Voir E. TOLEDANO, As if Silent and Absent. Bonds of Enslavement in the Islamic Middle East, New Haven, Yale UP, 2007,
p. 33.
17. O. PATTERSON, Slavery and Social Death. A Comparative Study, op. cit. [Préface, 2018, p. XIV].
18. Ainsi, le terme enslaved, devenu courant dans la langue scientifique anglaise – britannique et américaine – n’a pas encore
trouvé son équivalent en français, alors que celui d’esclavisado s’est imposé dans le même sens en espagnol. Ici même,
Ana Lucia Araujo propose d’utiliser le terme esclavisé, ce dont elle s’explique, alors que Silyane Larcher emploie celui
d’esclavagisé. De même, l’emploi courant de la notion d’unfreedom est sans équivalent en français. Et que dire du concept,
riche de sens, de Servialität, défendu ici même par Ludolf Kuchenbuch ?
19. A. MBEMBÉ, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 87.
20. C’est la singularité de l’esclavage racial atlantique qui explique que la question soit abordée dans la troisième partie du livre
(« Transformations ») et non dans la deuxième (« Comparaisons »).
21. Quelques jalons : H. WALLON, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Paris, 3 volumes, 1847 ; H. J. NIEBOER, Slavery as an
Industrial System : Ethnological Researches, Publisher Springer Netherlands, La Haye, 1900 ; F. TANNENBAUM, Slave and
Citizen. The Negro in Americas, New York, Alfred A. Knopf, 1947 ; D. B. DAVIS, The Problem of Slavery in Western Culture,
Ithaca, Cornell UP, 1966 ; O. PATTERSON, Slavery and Social Death. A Comparative Study, op. cit. ; C. MEILLASSOUX,
Anthropologie de l’esclavage : le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986 ; A. TESTART, L’Esclave, la dette et le pouvoir.
Études de sociologie comparative, op. cit. ; Patrick Manning considère ainsi que « le champ des études sur l’esclavage est
devenu un modèle de comparatisme en histoire sociale et économique » (P. MANNING, « Legacies of Slavery : Comparisons of
Labour and Culture », dans M. S. F. DIAS (éd.), Legacies of Slavery : Comparative Perspectives, Newcastle, Cambridge
Scholars Publishing, 2007, p. 16-34).
22. C. FUENTÈS, « La mémoire du futur », dans A. MOSCOVICI et J.-M. REY (éds.), L’Écrit du temps. Documents de la mémoire,
o
n 10, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 93-105, p. 95.
23. Je remercie tout particulièrement Benedetta Rossi et Cécile Vidal, ainsi qu’Arnaud Orain, Patrick Boucheron et
Séverine Nikel, pour leurs remarques à propos d’une première version de ce texte.
SITUATIONS
Préhistoires
de l’esclavage
JEAN-PAUL DEMOULE
Par définition, les sociétés pré- et protohistoriques n’utilisaient pas l’écriture. Elles ne nous ont donc
laissé que des vestiges matériels pour interpréter leur fonctionnement. Au mieux disposons-nous de
témoignages écrits par des voyageurs ou historiens antiques, issus de sociétés maniant l’écriture, comme
certains auteurs grecs ou romains qui ont pu décrire, de première ou de seconde main, les Celtes ou les
Gaulois, avec tous les pièges d’un tel exercice. Sur les Gaulois en particulier, nous n’avons pas la vision
des vaincus, pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Nathan Wachtel sur la conquête espagnole du
Pérou. Étudier l’esclavage dans ces sociétés ne peut donc reposer que sur la combinaison hétérogène de
trois sources bien différentes : les données de l’anthropologie sociale sur les sociétés de chasseurs-
cueilleurs ou les sociétés agricoles villageoises, les témoignages des sources écrites antiques, et enfin
l’archéologie.
Une autre difficulté s’y ajoute, celle de la définition exacte de ce qu’on appelle l’esclavage. En effet,
celle-ci est fort variable selon les auteurs. L’esclavage « classique » de l’Antiquité gréco-romaine ou
l’esclavage occidental issu de la traite transatlantique sont bien connus, mais sont parfois considérés
aussi comme esclavage, aujourd’hui, le travail forcé, la prostitution forcée, l’esclavage domestique, la
mendicité forcée, l’enrôlement dans une secte, voire le mariage forcé. Dans son recueil d’articles
consacrés à l’esclavage, le regretté anthropologue Alain Testart (L’Esclave, la dette et le pouvoir) donne
de l’esclavage une définition en deux points. D’une part, l’esclave n’a aucune attache et est exclu de la
communauté, qu’il s’agisse du système de parenté, de la cité ou de la communauté des croyants ; d’autre
part, il peut être utilisé, au gré du maître, à n’importe quelle tâche, qu’elle soit valorisée ou au contraire
infamante. Or ces deux dimensions, si elles peuvent faire éventuellement consensus parmi les historiens
et les ethnologues, sont a priori invisibles archéologiquement, et c’est toujours au croisement des trois
disciplines mentionnées qu’il nous faut rechercher d’éventuelles traces matérielles, toujours indirectes, de
l’esclavage.
Par ailleurs, on peut devenir esclave de deux façons principales : d’une manière externe, par la
guerre et la capture de prisonniers, ce qui suppose que l’on puisse établir par l’archéologie l’existence de
ce type de violence ; d’une manière interne, principalement par l’esclavage pour dettes, que ces dettes
soient directement financières ou liées à des obligations sociales – pour lesquelles il peut être beaucoup
plus difficile de recueillir les indices en l’absence de sources écrites. En revanche, l’archéologie peut
s’efforcer de rechercher si, dans les pratiques funéraires d’une société donnée, certains individus
bénéficient d’un traitement inusuel, tels une absence d’offrandes funéraires, des soins beaucoup plus
sommaires, ou des pratiques mortuaires marginales.
Concernant les sociétés les plus anciennes, celles des chasseurs-cueilleurs de la période du
paléolithique supérieur et de l’avènement d’homo sapiens, nous n’avons aucun indice en ce sens.
Néanmoins, l’ethnologie nous enseigne que l’esclavage a existé chez certains chasseurs-cueilleurs, du
moins ceux qui, vivant dans un écosystème favorable, peuvent être sédentaires et stocker des denrées,
voire des formes de richesses. C’est en particulier le cas de certaines sociétés amérindiennes de la côte
nord-ouest des États-Unis et du Canada, comme les Tlingits de l’Alaska ou les Haïdas de Colombie-
Britannique.
Connues dès le XVIIIe siècle et vivant dans des villages sédentaires dominés par de grands mâts
totémiques sculptés, leurs sociétés matrilinéaires étaient très hiérarchisées et guerrières. Ces guerres
sont attestées par l’archéologie plusieurs siècles avant les incursions européennes, comme le montrent la
présence de fortifications autour des villages et des blessures sur les squelettes. Si les Tlingits vivaient
dans un habitat forestier, les Haïdas étaient installés dans l’archipel Haïda Gwaii (anciennes îles de la
Reine-Charlotte) et se livraient régulièrement à des batailles en canoës. Ces conflits, qui pouvaient
ensuite se poursuivre en interminables vendettas au fil des générations, avaient pour but essentiel de
faire des prisonniers, transformés en esclaves et parfois exécutés lors de sacrifices. Le fait d’avoir été
capturé empêchait moralement tout retour dans le village d’origine.
On connaît un certain nombre de sociétés préhistoriques de chasseurs-cueilleurs sédentaires,
comme la civilisation du Jômon au Japon, qui s’étala sur plus de dix mille ans et s’acheva au cours du
dernier millénaire avant notre ère. Elle a fait l’objet de recherches archéologiques de grande ampleur.
L’économie reposait essentiellement sur les ressources aquatiques (coquillages, poissons, mammifères
marins) et sur la chasse au cerf et au sanglier. Une petite horticulture d’appoint semble avoir parfois été
pratiquée, tout comme une exploitation des ressources sylvestres, glands et châtaignes. La taille des
villages, qui ont pu réunir plusieurs centaines de personnes, et l’existence de monuments mégalithiques
plaident pour une certaine hiérarchisation sociale, au moins dans les périodes récentes. La violence n’y
est pas absente, car environ 4 % des squelettes retrouvés (sur plus de 3 000) portent des traces de
blessures, une proportion qui reste stable tout au long de la période. Il est difficile d’aller plus loin,
d’autant que les tombes ne permettent pas, en général, de distinguer des différences de statut entre les
inhumés. Mais une comparaison d’ensemble avec la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, incluant la
possibilité de l’esclavage, est tentante.
D’autres sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentaires sont connues en divers points de l’Eurasie, en
Sibérie, dans les steppes d’Europe orientale ou en Scandinavie, mais sans offrir le même niveau
d’information que le Jômon. Un massacre avéré au Djebel Sahaba au Soudan, dans la vallée du Nil, vers
11000 avant notre ère, a pu concerner des affrontements entre chasseurs-cueilleurs sédentaires, puisque
la soixantaine de défunts, femmes, hommes et enfants massacrés à coups de flèches ont été ensuite
soigneusement inhumés au sein d’une nécropole. Mais leur habitat n’est pas connu. En revanche, lors
d’un autre massacre, cette fois à Nataruk au Kenya vers 8000 avant notre ère, les morts ont été
abandonnés sur place, certains les mains liées, au bord d’un ancien lagon. Les autres cas, plus individuels,
de violences ponctuelles chez les chasseurs-cueilleurs préhistoriques ont tendance à se concentrer,
comme les deux exemples précédents, vers la fin du paléolithique et au cours du mésolithique.
La guerre de capture est également attestée par l’ethnologie chez des chasseurs-cueilleurs sans
richesses et plus ou moins nomades, comme une grande partie des Aborigènes australiens, ainsi que l’a
montré récemment Christophe Darmangeat. Si l’esclavage n’y est pas présent, ces guerres, quand ce ne
sont pas d’interminables vendettas comme sur la côte nord-ouest américaine, ont également pour but des
enlèvements, mais seulement de femmes, prises alors pour épouses. Dans ce cas, elles ne sont pas
juridiquement considérées comme esclaves – une question qui sera reprise plus loin – mais intégrées dans
le système de parenté. On peut raisonnablement supposer que l’esclavage n’était pas présent dans ce type
de sociétés paléolithiques.
Morts d’accompagnement
Ainsi les deux tombes dites « royales » de la nécropole d’Ur en Mésopotamie, vers 2600 avant notre
ère, contenaient plusieurs dizaines de corps de soldats, serviteurs et accompagnants divers, sacrifiés.
Vers le XIIIe siècle de notre ère, le chef mélanésien Roy Mata fut enterré sur l’îlot devenu tabou de Retoka,
accompagné d’une cinquantaine de membres de sa suite selon la tradition orale, ce que la fouille menée
en 1967 par le préhistorien José Garanger a vérifié en tout point. Il semble, d’après la position des corps,
que les hommes avaient été préalablement empoisonnés, tandis que leurs compagnes, qui gisaient contre
eux, auraient été enterrées vivantes. Au IIIe siècle avant notre ère, dans l’énorme tumulus funéraire,
jamais encore fouillé, du premier empereur de Chine, Qin Shi Huangdi, que protégeait la fameuse armée
de terre cuite, plusieurs dizaines de serviteurs sont censés avoir été sacrifiés d’après les récits de
l’époque. Ce type de massacre funéraire, attesté alors depuis un millénaire, sera d’ailleurs l’un des
derniers pratiqués en Chine. Comme le propose Alain Testart, ces morts sont en effet liés par des fidélités
de nature personnelle. Avec l’avènement de l’État, les fidélités personnelles seront remplacées par la
fidélité au principe de l’État, et ces coutumes disparaîtront.
Ces différents exemples posent la question du statut de ces accompagnants. Leur mort a-t-elle été
volontaire s’agissant de compagnons d’armes ou de courtisans, par exemple, ce que suggère le cas de
Roy Mata ? Ou s’agit-il plutôt de serviteurs, voire d’esclaves, assassinés à leur corps défendant, soit pour
s’occuper du défunt dans l’au-delà, comme dans le cas chinois ou mésopotamien, soit comme sacrifice
pour honorer le mort ou les divinités afférentes ? Les deux possibilités sont en effet attestées par l’histoire
ou l’ethnologie. César, par exemple mentionne que chez les Gaulois il aurait été honteux, pour ses
compagnons d’armes, de ne pas suivre un chef dans la mort ; de fait, on a retrouvé sur le site de Gondole,
au pied de Gergovie, la tombe collective de huit chevaux et de huit jeunes hommes, sans doute leurs
cavaliers, qui se tenaient par l’épaule – datée du Ier siècle avant notre ère. En revanche, dans le cas de ces
sépultures néolithiques aux morts jetés sans égards, l’hypothèse d’un statut social très inférieur, voire
d’esclave, reste très probable.
Outre le cas particulier de ces fosses, il existe des inhumations simultanées de personnes déposées
au même moment dans la même tombe. Il est alors difficile de savoir si ces décès simultanés proviennent
d’une épidémie, d’un accident ou d’un meurtre, ou si l’un des deux défunts a été, de son plein gré ou non,
mis à mort pour suivre le premier. Il y a doute, par exemple, dans la nécropole de Thonon-les-Bains, où un
couple a été déposé simultanément, les corps l’un contre l’autre, sans évidence de blessures. Dans le cas
célèbre de la tombe dite « de la veuve » de la nécropole de Ponte San Pietro en Italie centrale, datée de la
culture de Rinaldone, vers la fin du IVe millénaire, l’inhumé principal était un homme déposé dans un
espace circulaire creusé dans le tuf et accompagné d’objets précieux dont un poignard en cuivre. Sur le
côté gisait une femme, le crâne fracassé, dont on suppose en général qu’il s’agissait de sa veuve, et non
d’une simple esclave. Cette pratique rappelle la coutume indienne appelée sati, où la veuve s’immolait (ou
était immolée) au moment des funérailles de son époux.
De ce point de vue, le traitement social des femmes n’a pas toujours été très éloigné de celui des
esclaves proprement dits. La domination masculine semble avérée à toutes les périodes de l’histoire
humaine, les tombes les plus riches étant en grande majorité masculines. Les enlèvements de femmes
sont un thème constant des mythologies, de la guerre de Troie à l’enlèvement des Sabines ou aux
aventures sexuelles de Zeus. Ils se vérifient dans l’ethnologie (voir le cas australien déjà évoqué) mais
aussi lorsque, dans des massacres retrouvés par l’archéologie, les corps de jeunes femmes sont absents.
Du moins l’ethnologie suggère que les femmes enlevées, si elles sont épousées et non pas simples
esclaves, sont intégrées à la communauté et au système de parenté.
Les périodes ultérieures de la protohistoire européenne sont marquées par des transformations
remarquables des techniques de la guerre. Grâce à l’invention du bronze – alliage de cuivre et d’étain
beaucoup plus résistant – se développent de nouvelles armes, aussi bien offensives (épée, lance) que
défensives (bouclier, casque, jambières) à l’âge du bronze. Les traces de l’une des plus anciennes batailles
européennes, qui a engagé plusieurs milliers de combattants vers 1200 avant notre ère, ont été
retrouvées récemment sur les bords de la rivière Tollense, dans le nord de l’Allemagne. Avec les épées et
lances en fer, à partir du VIIIe siècle avant notre ère, les techniques de guerre deviennent encore plus
efficaces.
Si les données funéraires pour l’âge du bronze, du moins en Europe, ne sont pas toujours
révélatrices, la question des morts traités de façon inhabituelle à l’âge du fer dispose au contraire de très
nombreux témoignages – en dehors de la zone des cités méditerranéennes, qui nous ont laissé des textes.
Ces vestiges sont de trois ordres : des inhumés sans aucun objet ; des morts d’accompagnement ; des
morts déposés dans les habitats, à l’écart des nécropoles.
Les sociétés de l’âge du fer sont évidemment diverses selon les régions mais l’Europe occidentale
tempérée est marquée par un premier mouvement de hiérarchisation progressive, qui débouche sur ce
qu’on appelle les « résidences princières » à la période dite du Hallstatt final, un phénomène proto-urbain
qui occupe tout le VIe siècle avant notre ère, mais s’effondre au début du Ve. Les nécropoles confirment
cette hiérarchisation, avec des tombes somptueuses d’une part, et, à l’opposé, environ un tiers des
défunts qui n’emportent aucun objet dans la tombe ; les autres membres de la communauté étant pourvus
de poteries contenant des aliments, de parures ou d’armes, selon le sexe. On ne peut en dire plus sur le
statut de ces défunts sans mobilier, mais il est évident qu’ils sont d’un statut social très inférieur, même
s’ils sont inhumés au sein de la nécropole communautaire. D’ailleurs, à la période suivante dite « de La
Tène ancienne » (de 480 à 250 avant notre ère environ), où le niveau de hiérarchisation a nettement
baissé avec la disparition des « résidences princières », on ne trouve plus que 5 % de tombes sans aucun
objet déposé.
Le second aspect est celui des morts d’accompagnement. Cette coutume reste ponctuelle mais
réelle, et l’on connaît plusieurs exemples de défunts déposés en même temps dans la même fosse, et
parfois même se tenant par la main. S’il s’agit souvent de couples mixtes, il existe aussi des inhumations
simultanées de personnes de même sexe. À cela s’ajoute, mais à la toute fin de la période, le cas de la
tombe collective des cavaliers de Gondole, déjà mentionnée.
Enfin, la période de La Tène se caractérise aussi par le dépôt à l’intérieur des habitats, dans des
positions plus ou moins désordonnées, de défunts au fond de fosses circulaires, généralement
interprétables comme des silos à grains. Ce dispositif a suscité de nombreux débats. On s’est demandé s’il
ne prouvait pas que tous les morts n’étaient pas inhumés dans les nécropoles usuelles, qui n’auraient
recelé qu’une certaine couche de la population. Mais on a surtout débattu du statut de ces morts :
s’agissait-il d’exclus, de bannis, ou au contraire de victimes de formes de sacrifices, éventuellement en
rapport avec la fonction de stockage des céréales ? Les décomptes montrent que les femmes comptent
pour environ les deux tiers de ces défunts. Si la plupart ont été jetées sans objets d’accompagnement,
certaines portent néanmoins des parures. En outre, cette coutume n’est pas sans rappeler ce que nous
avons vu plus haut pour le néolithique dans les mêmes régions, près de quatre millénaires auparavant. Là
encore, la possibilité de l’esclavage reste ouverte. Notons qu’un débat identique a lieu pour des coutumes
comparables au cours du Moyen Âge. Dans tous les cas, à la fin de l’âge du fer, soit au Ier siècle avant
notre ère, les textes des auteurs antiques, notamment César, semblent bien attester de l’esclavage parmi
ces populations celtiques, et de deux manières.
D’une part, parmi la soixantaine de petits États celtiques émergents qui se partageaient la Gaule,
certains étaient régulièrement en guerre les uns contre les autres et capturaient des prisonniers, ne
serait-ce que pour les échanger avec les marchands méditerranéens contre des denrées de luxe (vin,
vases précieux). Ainsi l’historien grec Diodore de Sicile, contemporain de César, rapporte que les Gaulois,
dans leur appétence pour le vin, étaient capables d’échanger un esclave contre une seule amphore de vin
(d’environ 20 litres), ce qui lui paraissait aberrant.
D’autre part, l’existence d’esclaves au sein des sociétés gauloises semble bien avérée, même s’il y a
débat sur leur statut, et en particulier sur ce que recouvrait le terme celtique d’ambactos, employé par les
historiens antiques pour désigner certains dépendants. Les historiens antiques insistent également sur les
sacrifices humains chez les Gaulois afin d’insister sur leur barbarie supposée.
Mais bientôt les Gaulois seront intégrés à l’Empire romain et pourront pratiquer le même mode
d’esclavage que leurs vainqueurs. Et l’histoire de l’esclavage, là comme ailleurs, pourra désormais
bénéficier de sources écrites.
RÉFÉRENCES
L. Baray et B. Boulestin (éds.), Morts anormaux et sépultures bizarres, les dépôts humains en fosses
circulaires ou en silos du néolithique à l’âge du fer, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010.
J.-P. Demoule, Les Dix Millénaires oubliés qui ont fait l’histoire. Quand on inventa l’agriculture, la guerre
et les chefs, Paris, Fayard/Pluriel, 2019.
T. Link et H. Peter-Röcher (éds.), Gewalt und Gesellschaft. Dimensionen der Gewalt in ur- und
frühgeschichtlicher Zeit / Violence and Society. Dimensions of violence in pre- and protohistoric
times, Verlag Dr Rudolf Habelt GmbH, Bonn, 2014.
RENVOIS
Captifs
Genre
Mort
Parenté
Violence
Esclaves domestiques,
prisonniers
de guerre et citoyens
endettés
Mari et la haute Mésopotamie,
e
XVIII siècle avant notre ère
HERVÉ RECULEAU
Les archives du palais royal de Mari (Tell Hariri), en Syrie, représentent quelque 17 000 tablettes
cunéiformes datées pour l’essentiel des 40 premières années du XVIIIe siècle avant notre ère. Elles
documentent de nombreux aspects de la vie politique, économique et sociale en haute Mésopotamie –
l’espace, aujourd’hui à cheval entre Syrie orientale et Irak septentrional, formé par les vallées de
l’Euphrate et de ses affluents de rive droite, le Balih et le Habur, ainsi que par le vaste plateau de
Djézireh. Un temps unifié, au début du XVIIIe siècle avant notre ère, par un roi venu de Mésopotamie
centrale (Samsi-Addu d’Ekallatum), ce territoire est avant tout marqué par la division : au sein d’une
multitude de principautés de toutes tailles s’affirment, au gré d’incessants conflits, quelques figures
majeures, comme Zimri-Lim (r. 1775-1762), le dernier roi de Mari et le mieux documenté par les archives.
Le royaume de Mari et les principautés satellites de haute Mésopotamie représentent un cas
particulier dans l’histoire de la Mésopotamie ancienne dont les structures économiques et sociales sont
trop souvent perçues comme immuables dans l’espace et le temps. Un premier élément distingue cette
région de la plaine alluviale de Mésopotamie centrale et méridionale (correspondant grossièrement au
territoire irakien au sud de Bagdad) : l’importance de groupes sociaux élargis, organisés selon des
structures tribales, qui regroupaient au sein d’une même communauté agriculteurs sédentaires et
éleveurs (semi-)nomades. Au début du IIe millénaire avant notre ère, de nombreux royaumes dits
« amorrites » (littéralement des « Occidentaux ») furent créés sur les ruines du vaste royaume dit « de la
troisième dynastie d’Ur », centré sur la Mésopotamie méridionale. Au XVIIIe siècle avant notre ère, ces
dynastes initialement d’origine étrangère avaient établi un ordre politique fictif au sein duquel l’ensemble
des rois mésopotamiens étaient intégrés à de vastes réseaux d’alliances tribales. Cette fiction politique
semble n’avoir eu qu’un impact limité sur les structures sociales des grandes villes de Babylonie où les
héritages socio-économiques de la période précédente et l’inertie des structures urbaines ont prévalu. Il
en allait tout autrement dans la région contrôlée par les rois de Mari – région alors bien moins dense sur
le plan démographique et dont les nombreux espaces steppiques servaient de pâtures à de larges
communautés d’éleveurs transhumants, eux-mêmes liés aux rois de la région (à commencer par le roi de
Mari, le plus puissant d’entre eux) par des liens tribaux. Cette caractéristique, propre à la première moitié
du IIe millénaire avant notre ère, s’estompe peu à peu au cours des siècles, et n’apparaît plus dans l’ordre
social établi au temps des royaumes du Mittani (XVIe-XVe siècles avant notre ère) et d’Assyrie (du XIVe au
e
VII siècle avant notre ère).
Un second élément distinguant la haute Mésopotamie des grandes villes de Babylonie est la faiblesse
des temples dans le tissu socio-économique. Depuis l’aube de son histoire à la fin du IVe millénaire avant
notre ère jusqu’à son intégration au sein de constructions impériales d’origine étrangère à partir du
e
V siècle avant notre ère, la Mésopotamie centrale et méridionale se caractérise en effet par la présence,
au centre de l’espace fortement urbanisé et au cœur de la vie civique, de vastes organismes économico-
religieux : les temples. Du fait de leur poids, tant historique que documentaire, ces institutions – qui
employaient une importante main-d’œuvre servile – sont parfois considérées comme paradigmatiques de
l’esclavage au Proche-Orient ancien. Or, cette forme de servitude est inconnue en haute Mésopotamie (ou
si minoritaire qu’elle n’est guère documentée) et l’esclavage s’y répartit entre le palais royal et les
grandes familles (principalement urbaines) insérées dans des réseaux de solidarités communs. Ces
familles entretenaient ainsi avec le palais un rapport de dépendance en grande partie volontaire : tout
homme bien né aspirait au service royal ainsi qu’au prestige et aux larges compensations qui
l’accompagnaient ; ces élites possédaient par ailleurs de vastes propriétés (urbaines comme rurales) leur
permettant de s’engager dans de lucratives activités de production et d’échanges, ou disposaient de
savoir-faire – artisanaux, intellectuels ou commerciaux – qu’elles exerçaient en partie pour le roi (en
échange de terres ou de revenus en nature) et en partie pour leur propre compte. Cette imbrication des
sphères « publiques » et « privées » dans des sociétés formées d’un ensemble hiérarchisé de maisonnées
imbriquées les unes dans les autres est à la source d’une des difficultés qu’ont les historiens à
appréhender la notion d’esclavage dans le Proche-Orient de l’âge du bronze. Si, dans un souci de
normativité, le Code d’Hammourabi (contemporain des archives de Mari) découpe de façon stricte la
société babylonienne du temps en trois classes distinctes (l’homme libre, souvent officier royal, awîlum,
terme générique pour « homme » ; le paysan pauvre indépendant du palais, muškênum, « celui qui se
prosterne » ; et l’esclave, wardum, littéralement le « serviteur »), cette tripartition est loin d’épuiser la
complexité des structures sociales et ne reflète qu’imparfaitement les usages de ces termes dans la
documentation. Plutôt que des esclaves proprement dits, wardum et son pendant féminin amtum
désignent ainsi toute position d’infériorité au sein de la hiérarchie sociale, même entre gens de statut
libre – y compris l’épouse vis-à-vis de l’époux.
Plutôt que wardum, les textes de Mari emploient néanmoins pour les esclaves de sexe masculin le
terme rêšum, littéralement la « tête de serviteur » – comme l’on parle de tête de bétail. Le terme n’est en
revanche attesté qu’une seule fois dans sa version féminine (« tête de servante », en ARM 10 38) et les
esclaves femmes sont presque toujours décrites simplement comme « servantes », ce qui rend difficile la
démarcation entre domestiques féminines de condition libre ou servile. Dans les monarchies proche-
orientales, les notions de liberté et de servitude sont relatives, loin des conceptions absolues que
l’hellénisme classique leur donna : nul n’est jamais entièrement libre, puisqu’il ou elle était toujours
susceptible, dans des cadres légaux spécifiques, de voir ses mouvements et actes limités par l’autorité
royale. Il ne faut pas pour autant verser dans une vision dépassée du Proche-Orient préclassique où
régnerait une forme d’esclavage généralisé pour le compte de monarques forcément despotiques : ceux
que les tablettes d’argile nomment les « serviteurs du palais » (warad ekallim) étaient de condition libre,
entrés sous contrat avec le palais royal contre rémunération. De cette dernière catégorie relevaient les
artisans du bois, du métal et du textile, ou les chefs d’équipes agricoles. À côté des « serviteurs du
palais » existait une part non négligeable (quoique non quantifiable) de la population (les muškênum) qui
ne devait au roi que l’impôt en nature (essentiellement des produits agricoles) et en main-d’œuvre, selon
le principe de la corvée royale qui voulait que chaque bourgade du royaume envoyât des hommes pour les
grands travaux communs, comme la réfection des réseaux d’irrigation ou les constructions publiques
(temples, palais, murailles, etc.).
Esclaves et captifs
Les archives de Mari documentent avant tout les esclaves officiant au sein du palais royal, plus
rarement ceux des grandes demeures des proches du roi. L’esclavage était une pratique répandue au sein
des élites au sens large, y compris chez les artisans et marchands, mais on ignore tout de son éventuel
rôle au sein des familles paysannes, qui formaient la majorité de la population mais qui échappent pour
l’essentiel à la sphère de l’écrit. Les documents privés de la Babylonie contemporaine distinguent entre
les esclaves nés de parents esclaves (dits « nés à la maison », wilid bîtim), qui ne pouvaient espérer sortir
de leur condition que par un acte d’affranchissement du maître de maison, et ceux qui étaient nés libres
mais avaient perdu leur liberté du fait des aléas de la vie. Ces derniers pouvaient être des compatriotes
réduits à l’état de servitude pour dettes ou des étrangers capturés lors de guerres ou de coups de main.
La guerre était un moyen normal de s’approvisionner en main-d’œuvre servile, pour la maison royale
comme pour celle des officiers et soldats qui recevaient une part du butin en personnes (la šallatum)
déportées depuis leur pays d’origine. Sont ainsi attestés au sein du palais de Mari des esclaves venus de
différentes régions du Proche-Orient, au gré des campagnes militaires de ses rois – depuis la plaine de la
Beqa’a jusqu’aux contreforts du Zagros en passant par la région du Balih, du temps de Yasmah-Addu, et
depuis la haute Djézireh jusqu’à la plaine de Mésopotamie centrale, sous Zimri-Lim. Ces prisonniers
pouvaient être libérés contre paiement d’une rançon (ipṭirum) en argent par leur famille, en particulier
après que les belligérants avaient conclu un accord de paix et fixé le tarif de ces rachats. Les choses
étaient en revanche plus compliquées lorsque les prisonniers étaient vendus à des tierces parties, ou
emmenés dans un autre royaume. Dans ce cas, leur roi pouvait directement s’adresser à son homologue
dans le pays duquel les esclaves avaient été emmenés, afin de les libérer contre rançon ou en échange
d’un autre esclave (ARM 28 173). Ces échanges pouvaient donner lieu à des formes de marchandage : une
lettre montre ainsi le fonctionnaire en charge de la libération d’une noble captive hésiter à aller plus
avant, car l’esclave fournie en échange ne lui semble pas d’une qualité suffisante (ARM 27 85). Il était par
ailleurs considéré comme du devoir des marchands séjournant à l’étranger de racheter les compatriotes
réduits en esclavage qu’ils y rencontraient, à charge pour eux de se faire rembourser à leur retour au
pays. Dans bien des cas, cependant, il semble que le rachat n’ait concerné que les élites (dont la famille
pouvait payer la rançon), et pour de nombreux prisonniers et prisonnières de guerre la réduction en
esclavage devenait définitive. Parfois, l’intégralité de la population d’une ville était déportée, comme ce
fut le cas pour six villes de haute Mésopotamie à la toute fin du règne de Zimri-Lim.
En tant que sujets du royaume, les personnes réduites à l’état de servitude pour dettes possédaient
un statut plus enviable que celui des prisonniers de guerre : non seulement leur servitude était en théorie
limitée dans le temps (jusqu’au remboursement de la dette et de ses intérêts), mais il convient par ailleurs
de distinguer la situation des personnes mises en gage (nipûtum) chez le créancier de celles où le
débiteur se donnait lui-même comme serviteur souvent après avoir préalablement gagé les autres
membres de sa famille, sans avoir pu les racheter, mettant ainsi de facto un terme à la possibilité pour lui
et eux de voir leur liberté rachetée. Les personnes mises en gage devaient travailler pour le compte du
créancier, mais leur travail n’était pas comptabilisé pour le remboursement de la dette ; à l’inverse, la
réduction en esclavage du débiteur se faisait pour le prix fictif correspondant au montant de la dette, et
entraînait de facto celle de l’ensemble des membres de sa famille. La réduction à l’état de servitude, puis
d’esclavage pour dettes auprès de créanciers privés reste cependant mal connue pour le royaume de
Mari, et est surtout documentée par les archives familiales des grandes villes de Babylonie
contemporaine. Le Code d’Hammourabi distingue ainsi entre les personnes gagées selon qu’elles étaient
de statut libre ou servile, prévoyant que dans le premier cas ces personnes devaient être libérées au
terme de trois ans de service (§ 117), tandis que le créancier pouvait librement disposer des esclaves
(§ 118). On peine cependant à trouver la trace de cette libération automatique des membres de la famille
placés en gage dans les documents de la pratique, que ce soit en Babylonie ou à Mari.
D’une manière générale, la mise en gage dépasse la seule servitude pour dettes et témoigne de
l’existence de solidarités familiales au nom desquelles quiconque était en mesure de réclamer un bien ou
un service à quelqu’un pouvait se retourner contre sa famille si celui-ci faisait défaut. Dans le cadre de
l’économie palatiale documentée par les archives de Mari, le terme nipûtum désigne ainsi les garants dont
le palais pouvait se saisir au cas où des personnes engagées au service du roi manquaient à leur devoir,
qu’il soit civil ou militaire. On en connaît le cas pour des charpentiers dont la liste indique clairement que
parmi eux se trouvaient aussi bien des hommes libres que des esclaves (LAPO 17 654), ou encore pour
l’épouse d’un responsable agricole accusé (semble-t-il à tort) de malversations (LAPO 18 1180). Comme
les prisonniers de droit commun ou les masses serviles formées de prisonniers (et surtout de prisonnières)
de guerre, ces garants étaient envoyés au nêpârum, ergastule ou atelier-prison attaché au palais où ils
étaient mis au travail en attendant que leur sort soit réglé. Dans les faits, leur situation ne différait donc
guère de celle, documentée par le Code d’Hammourabi et de nombreux textes babyloniens, des personnes
mises en gage dans les maisons de riches créanciers, souvent pour une durée indéterminée, et soumises à
l’arbitraire du maître de maison.
Ce qui distinguait foncièrement la servitude pour dettes des autres modes de réduction en esclavage
était l’existence d’un mécanisme de régulation sociale par lequel le roi annulait les dettes dues au palais
ou entre particuliers en proclamant à intervalles irréguliers (mais particulièrement à l’occasion de son
accession au trône) le « retour au statut d’origine » (andurârum). Un document exceptionnel
(ARM 26/1 115) contient la question posée par un devin du roi au moment où ce dernier envisageait une
telle proclamation (et la réponse favorable que la divinité lui accorda). Il montre que l’on pouvait devenir
esclave pour dettes aussi bien du palais que de ses compatriotes, ce que confirment plusieurs documents
qui montrent des individus payer leurs taxes ou dettes au palais en livrant des esclaves (LAPO 17 829 ;
FM 5 2 ; FM 10 81). On y apprend encore que l’esclave pour dettes, comme ailleurs en Mésopotamie, était
identifié à l’aide d’une coupe de cheveux particulière nommée apputtum ; cette marque d’esclavage non
définitive pouvait être supprimée en cas de retour à la condition libre, mais la tonte hors cadre légal était
sévèrement punie. Même les esclaves pour dettes (comme les prisonniers) pouvaient se voir appliquer des
entraves (kurṣûm) ou un carcan (maškanum), mais cela semble n’avoir été appliqué qu’aux esclaves
récalcitrants et ne constituait pas une marque usuelle d’esclavage.
La réduction à l’état de servitude via les vicissitudes de la guerre ou à la suite d’un appauvrissement
de la famille de l’esclave ou de malversations envers le palais apparaît donc, en théorie, temporaire, et il
existait des moyens légaux pour sortir du statut servile : que ce soit au sein du royaume (via la pratique
de l’andurârum) ou à l’étranger (via la pratique de la rançon, encadrée ou garantie par les autorités du
pays d’origine), l’autorité royale était censée garantir que ses sujets ne puissent être réduits en esclavage
de façon permanente. On pourrait donc arguer qu’il ne s’agit pas ici à proprement parler d’esclaves,
puisque ces personnes avaient l’espoir de sortir de leur condition à un moment donné. Dans les faits, il
semble toutefois que rien n’ait réellement distingué au quotidien ces esclaves en théorie temporaires des
esclaves permanents, et pour bien des prisonniers de guerre l’horizon du rachat était sans doute plus un
lointain rêve qu’un espoir concret. Pour les personnes réduites à l’état de servitude pour dettes, si le
mécanisme de l’andurârum fonctionnait encore à plein au XVIIIe siècle avant notre ère, cela cesse d’être le
cas au cours des siècles suivants, qui voient un nombre croissant de créanciers ajouter aux contrats qu’ils
font signer à leurs débiteurs des clauses annulant les effets de la proclamation royale, participant à la
polarisation croissante de la société et aux crises sociales de l’âge du bronze récent (du XVe au XIIe siècle
avant notre ère).
Conditions serviles
De par leur nature, les archives de Mari ne documentent guère les « esclaves nés à la maison » ou,
plutôt, elles ne les distinguent pas du reste de la population servile du palais. Il semble qu’outre ces
derniers les esclaves permanents comprenaient des étrangers d’origine suffisamment lointaine pour que
leur rachat apparaisse hautement improbable, sinon tout à fait impossible. On trouve une mention, en
négatif, de ces « voyages sans retour » dans une lettre qui montre l’administration mariote chercher à
éviter des représailles après que deux habitants de la région du Balih (le Zalmaqum) ont été arrêtés par
les troupes de Mari. La solution suggérée par le roi est qu’on les vende chez les Soutéens ou dans le
désert, « là où on n’en entend[ra] plus parler, sans qu’ils puissent rejoindre leur pays » (LAPO 18 929). Si
les Soutéens, peuple nomade qui occupait la steppe au sud-est de la vallée de l’Euphrate contrôlée par
Mari, étaient les marchands d’esclaves par excellence, la proposition n’en est pas moins parfaitement
immorale, puisqu’il était interdit de vendre compatriotes et alliés à ces « étrangers ». Dans une autre
affaire les impliquant, un soldat nomade du clan du roi de Mari s’était vu accuser d’avoir vendu en toute
discrétion un esclave aux Soutéens. Il se justifia en disant que celui-ci avait été « acquis en pays
étranger », et que la coutume ne s’appliquait donc pas (LAPO 18 1056). Les Mariotes, à l’inverse, ne
rechignaient pas à acheter des esclaves aux Soutéens, comme l’atteste un contrat de droit privé
(ARM 8 9+).
L’existence de véritables marchés aux esclaves reste débattue, et les textes donnent surtout
l’impression que les occasions de s’en procurer étaient rares. Outre le désert parcouru par les Soutéens,
la principale zone d’achalandage semble avoir été la haute Djézireh, qui offrait un accès direct à d’autres
territoires « étrangers ». Même là, la tâche de l’acquéreur potentiel semble avoir été difficile : un envoyé
spécial du roi de Mari envoya ainsi étain et argent en divers points de la région, mais faute d’esclaves à
acheter ceux-ci restèrent entreposés, suscitant les craintes de l’administration (ARM 27 117). Les textes
contemporains de Babylonie suggèrent un prix situé entre 10 et 20 sicles (80 à 160 g) d’argent pour un
esclave adulte, mais les données provenant de haute Mésopotamie même sont rares.
Qu’ils soient de statut permanent ou temporaire, les esclaves étaient soumis à un fort degré
d’arbitraire de la part de leurs maîtres, même si certains pouvaient disposer d’une certaine liberté de
mouvement : on voit ainsi des esclaves convoyer du butin d’une ville à l’autre (ARM 28 51 ; FM 3 132).
Les entraves, déjà mentionnées, semblent n’avoir été appliquées qu’aux esclaves considérés comme peu
fiables, indépendamment de leur statut d’origine. Le Code d’Hammourabi punit les faits de maltraitance
infligés à une personne mise en gage dans la maison du créancier. La situation des personnes mises en
gage ne diffère guère de celle des personnes tuées dans un autre contexte, et le prix du sang est dû au
maître de maison à laquelle la personne gagée appartient toujours « en théorie ». Ici encore, les textes de
la pratique offrent toutefois une vision plus noire de la réalité, et l’on possède plusieurs mentions de
tortures et mutilations. Un fonctionnaire suggère ainsi au roi, plutôt que de vendre deux Zalmaquéens
(nés libres), de leur crever les yeux et de les enfermer dans l’ergastule, ou de leur couper la langue pour
qu’ils ne puissent parler (LAPO 18 929). Une autre lettre montre un esclave, accusé du meurtre de son
maître, supplicié puis mis à mort par les frères de ce dernier (FM 6 3). La situation fit scandale, car il
s’agissait d’un prisonnier de guerre de haute naissance en attente du paiement de sa rançon, contre qui le
potentat local (un vassal du roi de Mari) avait laissé la famille du défunt exercer son droit de vengeance
jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le droit du maître s’arrêtait en théorie aux questions de vie ou de mort, qui
étaient de la compétence exclusive du roi, comme en atteste un autre cas : un maître qui voulait punir son
esclave fugitif et faire un exemple put lui crever les yeux de sa propre autorité, mais dut demander
l’autorisation royale pour savoir s’il pouvait procéder à l’exécution. En dépit des risques encourus s’ils se
faisaient rattraper, les nombreuses mentions d’esclaves en fuite témoignent que beaucoup étaient prêts à
tenter leur chance malgré tout pour recouvrer la liberté. Du fait de leur nature, les lettres de Mari
témoignent surtout de la fuite des esclaves appartenant au palais, à la poursuite desquels étaient lancées
des troupes de gendarmes, que ce soit depuis la capitale (FM 2 2, où les esclaves relevaient de la Maison
de la reine) ou depuis l’un des centres provinciaux du royaume, comme Saggaratum (LAPO 17 785) ou
Qaṭṭunan (ARM 26/2 412 ; ARM 27/2 et 68).
Le poids relatif de l’esclavage dans la Mésopotamie antique reste un objet de discussion entre
historiens : on considère généralement que les esclaves ne jouaient qu’un rôle mineur dans l’économie,
mais cela doit être nuancé en tenant compte des différents types de maisonnées. En Babylonie, le nombre
d’esclaves domestiques intégrés au patrimoine des élites urbaines se situait en général entre 1 et 4 par
famille, même si certains héritages peuvent en dénombrer jusqu’à une vingtaine. La situation était en
revanche différente dans les maisons royales, comme celle de Mari, ou dans celles des membres de la
haute administration politique. Même s’il est impossible d’en établir le nombre avec précision, les
esclaves des rois de Mari se comptaient par centaines, au service de la production agricole et de la
transformation des matières premières qui faisaient la richesse du royaume. Les nombreuses
réclamations des grands commis du royaume et les inventaires établis après leur décès montrent que, en
plus de servir directement au sein de la maison du roi, ces esclaves du palais leur étaient aussi alloués
comme main-d’œuvre, pour mettre en valeur les terres que le roi leur distribuait en guise de rétribution
(LAPO 18 1019). Formée principalement de prisonniers de guerre, cette main-d’œuvre était divisée par
genre, en fonction des lieux et travaux auxquels elle était affectée : si les hommes étaient en majorité
employés aux champs, les femmes étaient concentrées dans des ateliers fermés, destinés à la
transformation alimentaire (les ergastules-nêpârum) ou à une véritable industrie du tissage de la laine,
sur laquelle on reste mal renseigné, mais qui permettait de valoriser la principale richesse de la haute
Mésopotamie : les troupeaux de moutons élevés par les éléments nomades de la société.
RÉFÉRENCES
D. Charpin, « Le prix de rachat des captifs d’après les archives paléo-babyloniennes », dans Z. Csabai et
T. Grül (éds.), Studies in Economic and Social History of the Ancient Near East in Memory of Péter
Vargyas, Budapest, 2014, p. 33-70.
J.-M. Durand, « Esclaves punis », dans J.-M. Durand, Th. Römer et J.-P. Mahé (éds.), La Faute et sa
punition dans les sociétés orientales, Louvain-Paris-Walpole, Peeters, 2012, p. 23-52.
S. Démare-Lafont, « Un “cas royal” à l’époque de Mari », Revue d’Assyriologie et d’Archéologie
orientale, 1999, 91(2), p. 109-119.
RENVOIS
Captifs
Dette
Esclavage pénal
Esclavage public
Mobilité
La naissance des sociétés esclavagistes en Méditerranée
L’invention
de l’esclavage-marchandise ?
e er
L’île de Chios, VI -I siècle avant notre ère
PAULIN ISMARD
Dans sa Politique – qui devrait être enseignée dans tous les collèges du Sud –, Aristote a établi
de la façon la plus claire et la plus éloquente qui puisse être qu’un véritable foyer se compose
d’hommes libres et d’esclaves. Il écrivait pour des démocraties. Aristote affirme aussi que les
esclaves doivent être choisis parmi les barbares et non les Grecs, tout comme Mr. Calhoun
considère qu’il est avantageux que les esclaves du Sud soient des nègres (negroes), une race
suffisamment forte et docile pour le travail.
C’est en ces termes que William J. Grayson, représentant de la Caroline du Sud au Congrès des
États-Unis, défendait l’institution esclavagiste durant la guerre de Sécession (1861-1865). L’invocation
d’Aristote relevait alors de la plus banale des rhétoriques anti-abolitionnistes. Le souvenir des prestiges
de l’Antiquité gréco-romaine n’a cessé de légitimer la perpétuation du système esclavagiste : les esclaves
du monde gréco-romain témoignaient du tribut, aussi malheureux qu’inévitable, à acquitter pour la
grandeur de la civilisation.
De fait, le fameux « miracle grec » fut inséparable du développement foudroyant de l’esclavage-
marchandise à partir du VIe siècle avant notre ère. On ne saurait envisager le citoyen sans sa figure
opposée, celle de l’esclave, dont la simple présence hantait tous les aspects de la vie civique. L’esclavage
fut bien un fait social total qui a imprégné les différentes dimensions de la civilisation grecque, et, en ce
sens au moins, on peut considérer que le monde des cités relève bel et bien du modèle par excellence de
la « société esclavagiste ».
Pour documenter sa naissance, les historiens sont généralement conduits à focaliser leur attention
sur une cité – l’Athènes de l’époque classique (Ve-IVe siècles avant notre ère) –, au risque de considérer
plus ou moins confusément que ce modèle était commun, selon des intensités variables, à la plupart
d’entre elles. Or, les Athéniens ne furent pas les premiers à recourir dans des proportions inédites à
l’esclavage-marchandise. Les auteurs anciens imputaient d’ailleurs « l’invention » de l’esclavage-
marchandise, non pas à la cité de Socrate et Démosthène, mais à une île de la mer Égée qui jouxtait l’Asie
Mineure, Chios. Politiquement unifiée depuis le VIIe siècle, la cité-État de Chios était d’une superficie
considérable – 826 km², soit la cinquième île de la mer Égée. Son principal centre urbain, doté d’une
acropole et relié à un port, le Delphinion, était au cœur d’une vaste plaine fertile, bordée au nord par un
massif montagneux s’élevant jusqu’à 1 300 mètres. Séparés de la côte anatolienne par un détroit large
d’une dizaine de kilomètres, les Chiotes avaient imposé leur présence sur le littoral asiatique, non
seulement en raison des liens étroits qui les unissaient à l’ensemble des cités grecques de Ionie, mais
aussi en occupant certaines places dès le VIe siècle – comme Atarnée, en Éolide – qui formaient autant de
relais de leur activité commerciale.
Aucune fouille archéologique d’ampleur n’a pu être pratiquée dans le centre urbain de l’île, occupé
de façon continue depuis l’Antiquité. L’histoire de Chios ne peut donc s’écrire qu’à l’aide des artefacts
(amphores et monnaies) exportés par la cité dans l’ensemble du monde grec, et d’une myriade de sources
littéraires, souvent bien fragmentaires, qui s’échelonnent du Ve au Ier siècle avant notre ère. Les auteurs
anciens ont évoqué la prospérité exceptionnelle de l’île. Alcibiade, chez Thucydide, fait ainsi de Chios la
cité la plus riche des cités de la ligue de Délos (VIII, 45, 4). Ils ont surtout insisté sur l’ampleur de
l’exploitation du travail servile et sur le seuil de violence inédit infligé par les maîtres à leurs esclaves. Ce
thème a suscité dans la littérature antique une prolifération de récits, s’engendrant les uns des autres au
fil des siècles au point de nourrir une machine narrative presque inépuisable.
Le poids démographique des esclaves dans l’île était à l’évidence considérable. Ils « avaient atteint
un nombre sans égal pour une seule cité, à l’exception de Lacédémone », écrit Thucydide, qui ajoute
qu’« à cause de ce nombre, on châtiait leurs fautes plus durement qu’ailleurs » (VIII, 40, 2). Il faut
imaginer plusieurs dizaines de milliers d’esclaves travaillant sur l’île. Leur simple présence constituait
une menace permanente pour la société des hommes libres, sans doute moins nombreuse, ce que ses
ennemis ne manquaient pas d’exploiter. Certes, les Chiotes mobilisaient à l’occasion leurs esclaves, en les
recrutant comme rameurs sur les navires de la cité, comme l’atteste l’épigraphie du Ve siècle, et en les
affranchissant parfois en guise de récompense (Thucydide, VIII, 15, 2). En cas de conflit, l’appel à la
désertion de ces esclaves était toutefois la meilleure arme entre les mains des assaillants, et rendait la
cité particulièrement vulnérable. En 412 avant notre ère, l’installation provisoire d’une expédition
athénienne sur l’île aurait conduit la plupart des esclaves à fuir la cité pour rejoindre le camp des
Athéniens. Lors du siège de l’île, en 201 avant notre ère, Philippe V de Macédoine aurait octroyé la liberté
aux esclaves qui le soutiendraient, en leur offrant en mariage les épouses de leurs maîtres. La
proclamation était si « insultante et barbare » que les femmes de Chios, outrées à cette simple idée,
auraient activement pris part à la défense militaire de l’île (Plutarque, Sur la vertu des femmes, 3, 245b).
Mais si l’esclavage chiote a fait l’objet d’une attention particulière de la part des auteurs anciens,
c’est en raison de sa violence, comme si l’île était le théâtre d’une guerre permanente, quoique non
déclarée, entre les maîtres et leurs esclaves. Proprement inouïe, cette violence était incommensurable à
toutes les formes de domination propres aux relations de dépendance traditionnelles et ne pouvait que
susciter la colère des dieux. Nicolas de Damas et Poséidonios rapportent tous deux un épisode étonnant
de la première guerre de Mithridate (88-85 avant notre ère) : le roi de Cappadoce aurait réduit en
esclavage les citoyens de Chios, et après avoir enchaîné chacun d’entre eux à ses propres esclaves, les
aurait déportés en Colchide, dans l’est de la mer Noire. Par ce renversement spectaculaire, les Chiotes
étaient destinés à finir esclaves de leurs propres esclaves, déportés dans la région d’où provenaient la
plupart d’entre eux. Chios offrait ainsi le modèle de la mauvaise cité dont les citoyens s’étaient adonnés
de façon si excessive à l’esclavage qu’ils devaient inévitablement en faire à leur tour l’expérience. Un tel
récit reprend manifestement une tradition ancienne, puisque le comique athénien Eupolis avait déjà
moqué quelques siècles plus tôt l’amour des Chiotes pour l’esclavage. Un de ses vers raconte qu’un
« Chiote avait acheté un maître », comme si à Chios la vente et l’achat d’êtres humains y étaient si banals
que fatalement les maîtres eux-mêmes finiraient esclaves (F296 PCG).
Or, la punition spectaculaire infligée par Mithridate accomplissait la volonté des dieux, depuis que
les Chiotes avaient commis un sacrilège. La « vengeance des dieux » trouvait son origine, selon les deux
historiens, dans l’acte de démesure qui avait été celui des Chiotes, lorsque, les premiers parmi tous les
Grecs, ils avaient « acheté des esclaves pour de l’argent, alors qu’il y avait beaucoup de main-d’œuvre à
employer aux tâches subalternes » (FGrH 90 F95).
e
Au IV siècle avant notre ère, Théopompe de Chios avait évoqué cette innovation :
Les gens de Chios furent les premiers, après les Thessaliens et les Lacédémoniens, à utiliser
des esclaves, mais ils n’en firent pas l’acquisition de la même manière que ces derniers. En
effet, Lacédémoniens et Thessaliens ont, comme on le verra, constitué leur groupe servile à
partir des Grecs qui habitaient avant eux le pays qu’ils occupent maintenant, les premiers à
partir des Achéens, les Thessaliens à partir des Perrhèbes et des Magnètes. Les uns ont nommé
les peuples réduits en servitude Hilotes et les autres Pénestes. Quant aux gens de Chios, c’est
des Barbares qu’ils ont fait leurs serviteurs, et ils l’ont fait en payant pour cela un prix (FGrH
115 F122).
Le propos de Théopompe s’inscrit dans une controverse sur les mérites comparés des différentes
formes de servitude présentes dans le monde grec. L’historien établit une distinction fameuse au sujet des
deux formes différentes de douleia présentes dans le monde grec : des esclaves d’origine barbare dans
leur grande majorité et « achetés à prix d’argent » (arguronêtoi), à la suite de l’innovation chiote, d’un
côté ; des populations asservies à titre collectif au terme d’une conquête territoriale, de l’autre. Prenant le
relais de Théopompe, les historiens du monde grec ont pris l’habitude de dissocier ces deux formes, en
considérant que seule la première catégorie de servitude relevait à proprement parler de l’esclavage,
alors que la seconde s’apparenterait à une forme de servage, la propriété sur la personne de l’esclave
dérivant de l’exercice d’un pouvoir sur la terre. De manière plus générale, l’esclavage-marchandise et le
modèle de la servitude communautaire constituent deux réponses différentes à des enjeux similaires, qui
sont ceux des sociétés grecques de l’époque archaïque.
L’orientation précoce de l’île dans l’économie esclavagiste n’est pas seulement attestée par
Théopompe. À l’aide de plusieurs sources, il est permis d’en cerner les contours et d’en restituer la
dynamique. Tout indique une participation active de marchands chiotes au développement des réseaux de
traite en Méditerranée orientale dès le VIe siècle avant notre ère. Hérodote évoque le marchand d’esclaves
Panionios de Chios opérant entre la cour du Grand Roi et les cités ioniennes et spécialisé dans le
commerce des eunuques qu’il « conduit à Sardes ou à Éphèse pour les vendre à de très hauts prix » (VIII,
105) – ce qui suppose une connaissance précise des opportunités offertes par les marchés d’êtres humains
en Méditerranée orientale. Les pratiques de Panionios sont placées sous le signe de l’hubris, et le
châtiment des dieux prendra, une fois encore, la forme d’un renversement des positions. Un homme
carien du nom d’Hermotimos avait été castré puis vendu par Panionios en Lydie. Quelques années plus
tard, il revint à Chios accompagné de plusieurs hommes pour infliger à son tour le même traitement aux
fils de son tortionnaire. Dionysios est un autre de ces marchands, et le récit de ses pérégrinations en
Méditerranée orientale donne à voir la nature de la traite pratiquée avec les populations non grecques, et
le rôle central de Chios comme place marchande (Élien fr. 71). Aux environs de Maiotis, à l’embouchure
du Don, Dionysios s’était engagé à libérer contre rançon une jeune fille de Colchide capturée par le
peuple des Machlyès. Trahissant sa promesse, il en aurait profité pour réduire en esclavage la jeune fille
et la revendre quelques jours plus tard sur l’île de Chios. On entrevoit de quelle manière les Grecs tiraient
profit des pratiques de piraterie ou des formes de servitude (reposant sur la dette ou la mise en gage)
existant au sein des peuples résidant à leurs frontières. Mais Dionysios devait à son tour payer le prix de
sa tromperie, perdant toute sa fortune et laissant une fille ruinée. De même que les enfants de Panionios
recevaient le châtiment infligé par leur père à ses esclaves (la castration), la fille de Dionysios, ruinée,
était la figure spectrale de la jeune fille de Colchide, comme s’il revenait toujours à un libre de payer pour
son père le prix d’un être injustement réduit en esclavage.
Ces récits indiquent que les Chiotes s’approvisionnaient dès le VIe siècle avant notre ère en esclaves
auprès de populations non grecques, afin de les revendre sur les grandes places de marché égéennes.
Avec l’Asie, la région du Pont était une des principales sources d’approvisionnement, et peut-être n’est-il
pas anodin que les noms de Kaukasos ou Kaukasiôn fassent partie de l’onomastique courante dans
l’épigraphie de la cité au Ve siècle. On ne saurait négliger en outre l’importance du monde thrace, avec
lequel Chios est en contact depuis la fondation de Maronée en 540 avant notre ère. Mais ces routes de
l’esclavage ne sont qu’une facette du déploiement exceptionnel du commerce chiote dans l’ensemble de la
Méditerranée. La frappe d’une monnaie d’argent, dès le VIe siècle, atteste d’ailleurs l’intégration précoce
de la cité dans une économie marchande méditerranéenne. Les réseaux chiotes se fondent alors sur la
maîtrise des routes maritimes en Méditerranée orientale, depuis la mer Noire jusqu’en Égypte dans le
delta du Nil, mais aussi vers l’ouest, jusque dans le golfe de Tarente et en Étrurie. Dès la fin du VIIe siècle
avant notre ère, la céramique chiote est attestée à Smyrne, en Phrygie, et en Lydie, en mer Noire, à Olbia
ou Istros, comme en Étrurie ou en Grande Grèce, alors que les marchands chiotes sont présents dans le
comptoir de Naucratis.
C’est que le choix de l’esclavage-marchandise trouve plus généralement sa raison d’être dans
l’orientation économique de la cité, qui repose sur l’exportation de sa production dans le cadre d’une
économie d’échange. Le développement de l’esclavage est ici le produit d’une spécialisation économique,
centrée sur l’exploitation viticole et tournée vers l’exportation. Théopompe de Chios écrit que « les
Chiotes étaient le premier peuple qui apprit la culture et la diffusion des vignes d’Onopion, le fils de
Dionysos » et roi fondateur de la cité de Chios (FGrH 115 F276) ; chez le poète Hermippos (Ve siècle avant
notre ère), Dionysos fait de Chios le premier des crus de tous les vins grecs (F 77). L’amphore et la vigne
étaient d’ailleurs des emblèmes monétaires de la cité. Les plus célèbres crus de l’île, tel l’ariousios, vin
doux et moelleux, étaient immensément célèbres dans l’Antiquité. Or, « le passage à une viticulture
spéculative à grande échelle supposait aussi le passage à un système esclavagiste de masse »
(A. Bresson), et celui-ci ne reposa pas sur l’asservissement ou la réduction à l’état tributaire d’une
population locale mais sur le choix délibéré de recourir au commerce des esclaves, ce que rendait
justement possible la dynamique propre à l’esclavage-marchandise depuis la fin du VIIe siècle.
L’histoire de l’esclavage à Chios déplace ainsi sensiblement la lecture traditionnelle que nous faisons
de l’avènement de l’esclavage-marchandise dans le monde grec à partir du modèle athénien. Moses Finley
nous a appris à considérer que l’avènement de la démocratie et le développement de l’esclavage avaient
partie liée. L’avènement des droits politiques attachés à la citoyenneté aurait été indissociable du
développement de l’esclavage-marchandise à en croire l’historien, qui évoqua dans une formule restée
célèbre « l’avance, main dans la main, de la liberté et de l’esclavage ». En somme, participation politique
du dêmos, avènement du statut de citoyen et généralisation de l’esclavage-marchandise seraient allés de
pair, marquant définitivement la transition de l’archaïsme (du VIIIe au VIe siècle) à l’époque classique (aux
e e
V et IV siècles). La puissance de ce paradigme a même conduit certains à considérer que la liberté, dans
sa forme qui fut la sienne dans le monde grec et plus largement en Occident, serait le produit de
l’institution esclavagiste.
Une telle interprétation conserve certainement sa pertinence au sujet de l’histoire d’Athènes, mais
ne saurait tenir lieu de modèle pour penser le développement de l’esclavage-marchandise dans toutes les
cités qui y ont eu recours. Chios donne précisément à voir une autre histoire. Le recours massif à
l’esclavage-marchandise se fondait sur la maîtrise précoce des routes de la traite, et l’importation massive
d’esclaves non grecs, puisque Théopompe insiste sur leur origine barbare. Et puisque rien n’indique un
lien entre l’essor de l’esclavage-marchandise et une éventuelle transformation politique de la cité – en
somme entre la démocratie et l’esclavage –, c’est la profitabilité du système servile dans le cadre d’une
économie marchande méditerranéenne en plein essor, en lien étroit avec les populations non grecques,
qui explique le développement foudroyant de l’esclavage sur l’île.
On l’aura compris à l’évocation de l’ensemble des textes déjà mentionnés : Chios a offert une source
inépuisable de récits qui mettent en scène l’esclavage. Le plus étonnant d’entre eux, qui remonte au
e
III siècle avant notre ère, a pour auteur Nymphodore de Syracuse. Une fois encore, la violence des
relations esclavagistes dans l’île en est le motif principal. L’historien fait état de l’existence d’une
communauté d’esclaves marrons, fondée par un certain Drimakos qui aurait pris la fuite avec plusieurs
dizaines de ses compagnons d’esclavage. Réfugié dans les montagnes qui surplombent l’île, Drimakos
aurait fondé un royaume autonome, disposant de ses propres unités de mesure et de poids et d’un sceau
personnel. Ces esclaves auraient subsisté grâce aux raids et aux pillages lancés contre les villages côtiers,
avant de conclure au bout de quelques années une trêve avec la population libre de Chios. Celle-ci
prévoyait de leur rétrocéder désormais les esclaves qui auraient fui de façon illégitime. « Ceux de vos
esclaves qui s’enfuiront, lança Drimakos, je les interrogerai sur les raisons de leur fuite : s’il me semble
que c’est un traitement intolérable qui les a fait fuir, je les garderai avec moi ; mais s’ils n’ont aucune
raison valable, je les renverrai chez leurs maîtres » (FGrH 572 F4).
Le récit suscite l’embarras de l’historien de l’esclavage antique en même temps qu’il invite à la
rêverie. Voici le mythe de fondation d’une doulopolis qui mérite à première vue d’être interprétée à l’aune
des récits de fondation des cités. Le royaume de Drimakos est bien une anti-cité, la confection d’un sceau
jouant le rôle, au sein d’une improbable communauté d’esclaves, des actes fondateurs de toute cité
d’hommes libres, la délimitation du sanctuaire de la divinité poliade et la fondation d’institutions
politiques. Mais si le récit est sans doute fictif, dans quelle mesure s’est-il inspiré d’événements bien
réels ? Faut-il y entendre l’écho de pratiques de « résistance » de la part des esclaves, et concevoir le
royaume de Drimakos à la lumière des grands quilombos brésiliens, ou des communautés marronnes
jamaïcaines ? On aura tôt fait dans ce cas de les associer aux spécificités de l’esclavage chiote, celles des
exploitations viticoles rurales. En leur sein vivaient peut-être de vastes cohortes d’esclaves, éloignés du
contrôle des propriétaires.
Et que penser de ce roi esclave, héroïsé, capable de défaire les citoyens de Chios pour mieux
s’entendre ensuite avec eux et prévenir la fuite de leurs esclaves ? L’historien souhaiterait trouver un
autre Spartacus, il tombe sur un personnage en lequel s’amalgament différentes images bien connues
dans les littératures populaires du monde entier (le trickster, le bandit justicier), mais qui apparaît in fine
comme un gardien de l’ordre esclavagiste, surgissant même la nuit dans les rêves des maîtres pour « les
prévenir des complots d’esclaves ». Non seulement le pouvoir qu’exerce le roi Drimakos sur ses
compagnons de fuite est « pire encore que celui de leurs anciens maîtres », mais surtout son royaume
préserve les esclaves de toute tentative de fuite. « En conséquence, raconte Nymphodore, quand les
autres esclaves virent que les Chiotes acceptaient volontiers cette situation, ils furent beaucoup moins
nombreux à s’enfuir, par crainte de cet interrogatoire. »
Alors que Nymphodore prétend avoir recueilli l’histoire de Drimakos à Chios, on ignore tout de la
manière dont ce récit avait été confectionné. Peut-être s’agit-il d’un conte populaire, réécrit et
réinterprété par des intellectuels de l’époque hellénistique, à la manière des contes de Grimm. Mais on ne
peut écarter l’hypothèse d’un récit au moins partiellement fabriqué par les esclaves eux-mêmes, comme
l’a suggéré Sara Forsdyke, à la manière des slave tales de l’Amérique noire. L’histoire de Drimakos
articulerait en ce sens sur le plan narratif les stratégies de résistance qui pouvaient être celles des
esclaves, et leur capacité de négociation dans leur rapport avec les maîtres. Derrière le récit de
Nymphodore, il faudrait entendre un « texte caché » (hidden transcript) de facture anonyme, relevant bel
et bien d’une « prise de parole sous la domination », soit une des « stratégies à travers lesquelles les
groupes dominés parviennent à insinuer leur résistance dans le texte public sous des formes déguisées »
(James Scott) – la sédition empruntant des atours innocents en épousant l’ordre dominant. Le caractère
polyphonique du récit, au sein duquel s’entendent tout aussi bien les aspirations à la révolte des esclaves
que la légitimité d’un ordre esclavagiste pacifié, en est sans doute le trait le plus frappant. Le récit, qui
culmine dans la fondation d’un sanctuaire en l’honneur de Drimakos, devenu le « Héros bienveillant »
auquel libres et esclaves rendent un culte commun, avait peut-être pour vocation, comme l’a avancé
Forsdyke, de permettre une médiation entre les deux groupes.
La mort du héros mérite d’être racontée. Les Chiotes ayant offert une forte somme à celui qui
« prendrait vivant » le rebelle, ou rapporterait sa tête, Drimakos convainquit son jeune amant de le mettre
à mort :
« Je t’ai aimé plus que tout au monde ; tu es mon mignon, mon fils et tout pour moi. Mais j’ai
assez vécu, tandis que toi tu es jeune et dans la fleur de l’existence. Que faire ? Il faut que tu
deviennes un homme de bien ; et puisque la cité des Chiotes donne une forte somme à celui qui
m’aura tué et lui promet la liberté, il faut que tu me coupes la tête, que tu l’apportes à Chios et
qu’après avoir reçu l’argent de la cité tu vives heureux. »
Et Nymphodore poursuit :
[Alors] le jeune homme lui coupa la tête, reçut des Chiotes l’argent promis et, après avoir
enterré le corps du fugitif, regagna sa patrie en homme libre.
Imaginons un instant que, derrière le texte de Nymphodore, nous parvienne le lointain écho d’un
« texte caché » qui aurait circulé parmi les esclaves. Pour qui souhaite écouter, même fugitivement, la
voix des esclaves de l’île de Chios, celle-ci est éloquente. Par un ultime geste de violence, une fois encore,
celle d’un esclave contre l’un de ses compagnons de révolte, elle dit l’échec de toute contestation de
l’institution esclavagiste dans le monde des cités, et rappelle son caractère totalitaire.
Chios ne fut pas seulement la première société esclavagiste de l’histoire des cités grecques. Rendant
possible la spécialisation viticole d’une économie civique fondée sur l’échange, le choix de l’esclavage-
marchandise procéda d’une logique bien différente du celle du modèle athénien. Mais là n’est peut-être
pas l’essentiel, qui tient à la richesse et à l’ambiguïté des récits anciens sur la cité – récits de violence et
de mort qui ne cessent de rappeler l’hubris des Chiotes lorsqu’ils s’adonnèrent à l’esclavage. Ces
traditions narratives, presque unanimement négatives, font entendre le trouble que suscita le choix
délibéré de l’esclavage aux dépens des formes traditionnelles de dépendance et d’autorité : puisque la cité
dépend désormais entièrement de ses esclaves, la Fortune ou les dieux n’exigent-ils pas que les maîtres
deviennent les esclaves de leurs esclaves ? Si la violence de la domination esclavagiste est désormais la
loi du monde, une cité est-elle encore possible ? Autant de questions qui laissent entrevoir l’ampleur du
bouleversement que représenta l’avènement d’un monde nouveau, terrifiant sous bien des aspects, mais
dont on mesurait la prospérité, et auquel le monde des cités grecques savait son destin désormais
attaché.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Maîtres
Marché
Traites
Travail
Violence
Voix d’esclaves
Révoltes
La naissance des sociétés esclavagistes en Méditerranée
Abolitionnismes et abolitions
Des hommes
sans honneur et sans nom
La Chine ancienne,
des Royaumes combattants à l’Empire des Han,
du Ve siècle au IIe siècle avant notre ère
ROBIN D. S. YATES
Pour comprendre la nature et l’organisation de l’esclavage au temps des premiers empires chinois, il
convient tout d’abord de se plonger brièvement dans le contexte historique et social de la période
immédiatement antérieure, celle des Royaumes combattants (Ve siècle avant notre ère-221 avant notre
ère). Vers le IVe siècle avant notre ère, alors que le royaume de Qin affronte cinq autres puissances pour la
domination politique, deux innovations institutionnelles voient le jour. Introduites par le chancelier de
Qin, Shang Yang (390-338 avant notre ère), ces deux innovations jouèrent un rôle clé dans l’organisation
sociale du royaume de Qin, puis dans celle des deux premières dynasties impériales des Qin (221-207
avant notre ère) et des Han (206 avant notre ère-220). La première de ces innovations fut l’établissement
d’une hiérarchie des honneurs de type méritocratique. La seconde fut l’organisation de l’ensemble de la
population en groupes de cinq familles à tous les échelons de l’administration régionale (villages,
districts, cantons et commanderies) et centrale (dans la région de la capitale de Qin, Xianyang, au nord-
ouest de l’actuel Xi’an sur la rive droite de la Wei dans la province du Shaanxi). Les personnes
socialement dégradées, dont faisaient partie les « esclaves », se trouvaient exclues de ce système
d’organisation sociale hiérarchisée. Elles n’étaient pas autorisées à former leurs propres foyers et leur
statut était défini par opposition à celui des autres membres de la société.
Dans la hiérarchie méritocratique (constituée de 17 à 20 rangs), chaque homme adulte se voyait
attribuer un rang, lequel était vraisemblablement aussi porté par son épouse (à tout le moins au début des
Han). L’octroi d’un rang était non seulement source d’honneur et de prestige social, mais aussi
d’avantages économiques et légaux. Pour l’État, c’était aussi le moyen d’affirmer sa légitimité et de
s’assurer la loyauté de la population. Sous les Qin, les rangs honorifiques étaient accordés à ceux qui
rapportaient du combat les têtes de leurs ennemis (chaque tête permettait de franchir un échelon). Par la
suite, les fils héritèrent du rang (toutefois diminué) de leur père à sa mort. Le souverain pouvait aussi
octroyer un rang en récompense de services rendus. Ceux qui en étaient dépourvus formaient la
population ordinaire (shiwu 士 伍) dont les membres pouvaient être honorés d’un rang, qui ne pouvait
jamais être supérieur au huitième (gongsheng 公乘), les familles de l’ancienne aristocratie du royaume de
Qin se réservant les rangs supérieurs.
L’État revendiquait par ailleurs le droit de punir les individus pour tous types de crimes, alors que
ceux-ci étaient auparavant sanctionnés par les chefs de famille ou les lignages. La gravité du châtiment
infligé à une personne (et aux membres de sa famille) était modulée en fonction de son rang. En échange
de son rang, il était par exemple possible de racheter un membre de sa famille condamné à une
dégradation de statut. Par ailleurs, en sus de l’impôt foncier et de la capitation, l’État exigeait de la
population ordinaire et des détenteurs d’un rang inférieur au quatrième le service militaire et la corvée
(obligatoire), calculés en fonction de l’âge. La possession d’un rang offrait non seulement divers privilèges
économiques (sous forme de terres, de maisons et, probablement sous les Qin, de travailleurs
dépendants) ; elle permettait surtout de pouvoir utiliser son rang pour « réduire, commuer, ou racheter »
une peine. Cette organisation sociale liait chacun dans une hiérarchie d’ensemble s’étirant depuis la base
de la population jusqu’au souverain et, au-dessus de lui, aux divinités célestes, au ciel et au cosmos. Ainsi,
l’ordre social était-il aussi un ordre religieux. Devenu hautement complexe, il fut encadré par un ensemble
de « lois sur les rangs », dont certaines ont été retrouvées au Hubei dans la tombe no 11 de Shuihudi (lois
sur les rangs militaires, vers 217 avant notre ère) et la tombe no 247 de Zhangjiashan (vers 186 avant
notre ère).
Après avoir vaincu ses rivaux et fondé l’empire des Qin en 221 avant notre ère, le roi Zheng de l’État
de Qin promulgua, avec l’aide de ses proches conseillers, une vaste réforme de la nomenclature
administrative. La plus importante d’entre elles concernait son titre : le « Roi Zheng de Qin » devint le
« Premier Auguste Souverain » (Shi Huangdi 始皇帝). Ce nouveau titre, transmis par les Mémoires
historiques de l’historien Sima Qian (145-85 avant notre ère) et par lequel le Premier empereur de Chine
a depuis été nommé, plaçait celui-ci sur un pied d’égalité avec les divinités célestes. Ce faisant, il mettait
en exergue, pour mieux la célébrer, la réussite du royaume de Qin face à ses rivaux (les « Royaumes
combattants ») et l’unification du « Monde sous le Ciel ». Malgré ses succès, et bien que Sima Qian n’en
fasse nulle mention, les sources textuelles récemment excavées témoignent de la persistance durable de
la résistance armée à cette entreprise d’unification.
Quelques années plus tard, aux environs de 217 avant notre ère, il semble que l’État ait cherché à
simplifier la terminologie, jusqu’alors fort complexe, servant à désigner certaines catégories de personnes
dégradées : les termes nu 奴 et bi 婢 (toujours en usage en chinois moderne) se sont alors imposés pour
nommer, respectivement, les « esclaves » masculins et féminins (quoique l’emploi de termes plus anciens
appliqués à des catégories d’individus semblables aux « esclaves » semble avoir perduré). L’unification de
la terminologie des statuts dégradés (en particulier ceux employés auparavant dans les royaumes
indépendants) devait sans doute permettre de placer l’ensemble de ceux qui les portaient au même niveau
ou à un niveau similaire au sein du nouvel ordre social. Cette terminologie inédite devait aussi simplifier
la tâche des autorités de Qin en leur permettant de tenir ces personnes comptables de leurs actions selon
les catégories du droit de Qin désormais appliqué à l’ensemble du territoire.
Il est ensuite fort probable qu’après la chute de Qin, au terme de la violente guerre civile qui suivit
la mort du Premier empereur (210 avant notre ère), Liu Bang, le fondateur de la longue dynastie des Han,
aussi connu sous le nom de Han Gaozu (« le Grand Ancêtre des Han »), ait à son tour promulgué une série
de « Lois sur les esclaves ». Si ces lois avaient été transmises (peut-être attendent-elles encore d’être
découvertes ou excavées), nous en saurions sans doute bien plus sur la nature de l’esclavage aux temps
des premiers empires chinois. Pour l’heure, nous ne disposons que de témoignages fragmentaires, mais
particulièrement stimulants, issus de plusieurs sources découvertes en contexte archéologique.
Les récentes découvertes archéologiques – les documents juridiques et judiciaires retrouvés dans
plusieurs tombes ; les archives administratives de Qianling (aujourd’hui Liye dans l’ouest du Hunan) ; et
les textes juridiques provenant du pillage d’une ou de plusieurs tombes de Chine centrale, aujourd’hui
conservés à l’académie de Yuelu (université du Hunan) – fournissent un riche matériau et jettent une
lumière nouvelle sur de nombreux aspects de l’esclavage en Chine au début de l’ère impériale. Ils
soulèvent aussi nombre de questions toujours sans réponse. Ces sources révèlent par exemple que les
fonctionnaires locaux des districts achetaient fréquemment sur le marché un type d’esclaves nommés tuli
徒隸. Un règlement exigeait des fonctionnaires qu’ils communiquent aux autorités supérieures le nombre
et le prix des esclaves ainsi achetés. Il semble aussi que les fonctionnaires traitaient certains condamnés
comme les esclaves : ceux-ci pouvaient être loués aux familles de la population ordinaire, lesquelles
avaient l’obligation de les nourrir et de les vêtir.
Dès lors, quelle pourrait être la définition de l’esclavage la plus adaptée au contexte chinois des
débuts de la période impériale ? Y trouve-t-on un équivalent du terme « libre » ou du concept de
« liberté » ? Et si de tels équivalents existent, quelle différence conceptuelle faisait-on entre les « libres »
et les « esclaves » ? Sinon, comment étaient considérés ceux qui se voyaient assigner un statut dégradé
par rapport aux autres dans l’ordre social ? Et s’il existait une distinction entre les esclaves et les autres
membres de la population dégradée, comment différenciait-on les esclaves publics des esclaves privés,
que ce soit en termes de statut ou de traitement ? En effet, s’il est probable que l’on distinguait les
esclaves aux mains de l’État de ceux détenus à titre privé, les documents récemment publiés par
l’académie de Yuelu montrent que le Premier empereur possédait aussi ses propres esclaves personnels.
Un texte de loi indique explicitement que celui-ci était juridiquement tenu de les acheter sur le marché, à
leur juste prix ou à un prix ajusté à celui du marché, en échange du versement immédiat d’une somme
d’argent (dont le montant n’est pas mentionné) à leur propriétaire. Dès lors, comment ces esclaves
impériaux étaient-ils distingués des esclaves publics ?
Une autre difficulté à laquelle les historiens sont confrontés concerne la classification (ou non) des
condamnés aux travaux forcés parmi les esclaves. Il est en effet difficile d’établir avec certitude si les
condamnés étaient assignés aux travaux forcés à vie ou s’il y avait une limite de temps à leur peine. Faut-
il classer les condamnés parmi les esclaves ou non ? Quels étaient leurs droits à la propriété individuelle,
si tant est qu’ils en eussent ? D’après les documents de Liye, certains d’entre eux possédaient de
modestes sommes d’argent qu’ils utilisaient pour se procurer quelques restes (comme les bouillons de
viande offerts en sacrifice par les fonctionnaires à la divinité de l’agriculture). Mais alors, quelle définition
donner de la « propriété » (property) ? Les Chinois disposaient-ils d’un concept de « possession de biens »
(ownership) ?
Nous savons que quelques décennies avant l’instauration de l’Empire, les Qin établirent un système
de registres confiant la direction de chaque foyer à un individu (d’ordinaire un homme, mais pas
nécessairement). Ce système devait permettre au gouvernement de lever les impôts en argent, en travail
et en service militaire sur l’ensemble de la population, et de tenir chacun pour légalement responsable
des agissements des membres de son foyer. Chaque foyer était en outre intégré à un groupe de cinq
foyers du même village (dans les campagnes) ou du même voisinage (dans les zones urbaines),
coresponsables, à des degrés divers, des agissements des membres du groupe. Ayant de plus grandes
responsabilités, les chefs des groupes de cinq familles ainsi que les fonctionnaires locaux étaient aussi
considérés comme pénalement plus responsables que les membres du groupe pour les agissements
illégaux commis dans les zones dont ils avaient la charge. Il convient surtout de noter que les esclaves
figuraient sur les registres sous le nom du chef de foyer. Doit-on en déduire que les esclaves privés
étaient considérés comme des membres de la famille de leur propriétaire, comme des fils et des filles de
moindre rang, et comme disposant de moindres droits (ou de droits différents) ? Malheureusement, nous
ne disposons d’aucune information quant aux tâches auxquelles ces esclaves étaient affectés.
Toute propriété devait faire l’objet d’une déclaration auprès des autorités à des fins fiscales. Faillir à
cette obligation déclarative constituait un crime. De même, tout transfert de propriété devait être déclaré,
qu’il s’agisse d’une vente (soumise à un prélèvement par l’État) ou d’une donation à un ou plusieurs
héritiers. Les testaments devaient aussi être dûment enregistrés auprès des autorités. Combinées à
d’autres indices – comme la pratique dite « de mise sous scellés et confiscation » (fengshou 封守) par le
gouvernement des biens d’une personne poursuivie pour un crime (ses biens, mais aussi les personnes,
comme ses épouses, ses enfants, et en toute probabilité ses esclaves) –, ces observations suggèrent que
les esclaves ne pouvaient pas être chefs de foyers en tant qu’esclaves et qu’ils étaient toujours
subordonnés au chef du foyer. La propriété était habituellement enregistrée sous le nom du chef de
famille. Y figuraient les noms des épouses, des enfants et des esclaves. Au vu des éléments disponibles à
ce jour, rien n’indique qu’un esclave pouvait être propriétaire à titre personnel, pas plus qu’un enfant
dépendant d’un foyer (bien qu’il arrivât qu’un enfant puisse être chef de foyer).
Une découverte importante a toutefois été faite parmi les lois retrouvées dans la tombe no 247 de
Zhangjiashan. Il s’agit d’un texte stipulant que si le (ou la) chef de famille détenait un rang et qu’à son
décès les autorités ne trouvaient aucun parent adéquat (homme ou femme) pour lui succéder, l’esclave
(homme ou femme) resté le plus longtemps à son service devait être émancipé et affranchi, et hériter de
l’ensemble des biens de son défunt maître (terres, bâtiments, esclaves et tout autre bien) ainsi que de son
rang. La découverte de ce texte a ceci de remarquable qu’il témoigne du besoin désespéré des autorités
du début des Han de maintenir le nombre de foyers existants, afin sans doute d’assurer le prélèvement
continu de l’impôt et les contributions en service militaire et en travail.
Les esclaves et les personnes saisies par l’État dans le cadre de la confiscation des biens d’un chef
de foyer ; les personnes capturées illégalement par des voleurs ; celles qui étaient vendues par leurs
parents ou leurs familles ou qui se vendaient elles-mêmes en temps de famine ou pour cause de dette ; les
personnes nées en esclavage ou nées d’autres catégories de personnes dégradées : tous se trouvaient
hors de la hiérarchie formelle établie par les Qin quelque 150 ans auparavant. D’ailleurs, un texte
littéraire transmis caractérise les esclaves comme de moindres êtres humains, ou plus littéralement
comme des « non-humains » (feiren 非人). Pour autant, ce terme n’apparaît dans aucun document
juridique excavé. Il est donc probable qu’il s’agisse d’une figure de style plutôt que d’une formule établie
ou d’un terme juridique. En outre, il n’existe aucune indication dans ces documents permettant d’établir
avec précision l’existence de différences de statut entre les esclaves et les autres catégories d’individus
dégradés. On trouvait parmi les individus dégradés les condamnés aux travaux forcés, les personnes sans
titre ni rang (la masse de la population ordinaire) ainsi que certains détenteurs de rang condamnés aux
travaux forcés. Manifestement, les esclaves qui commettaient des crimes contre leur maître ou contre
ceux qui leur étaient socialement supérieurs étaient condamnés à des peines plus sévères que les
membres de la population ordinaire. Ils pouvaient en outre être châtiés comme les condamnés qui
commettaient un crime. Et ils pouvaient aussi purger une peine à la place de leur maître, comme le
pouvaient d’ailleurs les animaux. Jamais, cependant, ils ne pouvaient être tenus pour légalement
responsables des crimes commis par leur maître ou les membres du foyer auquel ils appartenaient.
Enfin, si un esclave pouvait être affranchi, il n’existait pas de mot en chinois écrit exprimant l’idée
de « liberté ». Un tel concept semble simplement ne pas avoir existé ; pas plus qu’il n’existait de concept
similaire à celui de citoyenneté, au sens romain du terme, conférant des droits et des devoirs juridiques.
Chacun était en effet mutuellement lié à autrui dans un système complexe de rapports personnels et de
coresponsabilité pénale pour ses agissements (mais pas pour ses pensées, mis à part dans certaines
situations militaires). Nous n’avons pour l’heure ni explication théorique ni exégèse contemporaine qui
permette de mieux comprendre le système d’esclavage et le système social dans leur ensemble.
Dans les Mémoires historiques, Sima Qian évoque le déplacement simultané et la mise au travail sur
le mausolée du Premier empereur de quelque 700 000 tuli – le même terme que celui employé dans les
documents retrouvés à Liye pour désigner les esclaves achetés par les fonctionnaires locaux. Faut-il en
déduire que ce site mondialement connu recèle les vestiges d’un gigantesque camp de travail d’esclaves ?
Quelle que soit la réponse à cette question, les statuettes et les ossements excavés du site de la tombe du
Premier empereur dans le district de Lintong (province du Shaanxi) nous offrent un aperçu de la manière
dont les Qin représentaient et traitaient les esclaves et les condamnés. Les palefreniers chargés de
s’occuper des chevaux dans les étables étaient en toute probabilité des esclaves. Il est en effet fait
mention, plus tard sous les Han, de quelque 30 000 esclaves d’État, hommes et femmes, affectés au soin
des chevaux des écuries impériales. Par ailleurs, alors que les condamnés travaillant sur le site du
mausolée impérial étaient enregistrés de manière rudimentaire au moment de leur mort (par des
fragments griffonnés de leurs noms personnels, de leur statut de condamné et du lieu d’enregistrement de
leur foyer), les corps des esclaves, qui n’avaient ni nom ni place dans la société, qui étaient socialement
morts, étaient quant à eux tout bonnement abandonnés comme de simples déchets lorsqu’ils étaient
physiquement morts.
Bien que l’on dispose de données fragmentaires sur la valeur et le prix des esclaves dans les
documents Qin de Liye, nous ne disposons à ce stade d’aucune source primaire semblable à celles
disponibles pour d’autres cultures expliquant de manière substantielle la signification et la nature de la
propriété, et qui permettraient ainsi d’établir avec certitude si l’esclavage était conçu principalement en
termes de propriété. Cela étant dit, il semble que, comme les enfants, les esclaves n’aient pas été en
mesure de détenir une quelconque propriété en propre et de plein droit. Et il n’y avait pas de mot pour
dire « libre » et « liberté » dans le langage sinitique de l’époque. Plutôt que de définir les esclaves comme
un bien, l’approche culturelle d’Orlando Patterson (Slavery and Social Death. A Comparative Study) offre
les meilleures clés de compréhension quant au traitement et à la condition des esclaves, en particulier
dans une perspective juridique et sociale. En dépit de leur possible affranchissement, les esclaves étaient
enfermés définitivement dans leur statut. Ils n’avaient pas de patronyme : ils étaient donc en état
« d’aliénation natale » et de « mort sociale ». Comme tous ceux qui se trouvaient parmi les strates
inférieures du système social, ils étaient exploités pour leur travail par l’État et par leurs maîtres, et ils
résistaient en prenant la fuite : ils faisaient bien l’objet d’une « domination violente ». Par ailleurs, ils
étaient « déshonorés » et contribuaient à l’honneur de leurs maîtres. Leur statut était sans doute inférieur
à celui des condamnés, mais ils pouvaient être eux-mêmes condamnés pour leurs crimes et effectuer une
peine à la place de leur maître, portant l’habit rouge des criminels les plus infâmes qui purgeaient les plus
longues peines de travaux forcés. Enfin, à la différence de Rome, où quantité d’inscriptions permettent de
percevoir la vision que les affranchis avaient de l’esclavage, dans le cas chinois, les sources ne véhiculent
presque jamais le point de vue des esclaves et des affranchis. À quelques rares exceptions près, nous ne
percevons les esclaves que depuis la perspective de l’État et des élites. Nous n’entendons quasiment
jamais leurs voix. Et lorsqu’elles sont perceptibles, celles-ci sont déformées par la médiation des écrits
des fonctionnaires de l’État et des lettrés. Il est fort peu probable que cela vienne à changer, sauf à faire
la découverte de nouveaux documents.
Traduit par
Claude Chevaleyre
RÉFÉRENCES
A. J. Barbieri-Low et R. D. S. Yates, Law, State, and Society in Early Imperial China : A Study with
Critical Edition and Translation of the Legal Texts from Zhangjiashan Tomb no 247, 2 vol., Leyde,
Brill, 2015.
C. Martin Wilbur, Slavery in China during the Former Han Dynasty, 206 B.C.-A.D. 25, Chicago,
Publications of the Field Museum of Natural History, vol. 34, 1943.
R. D. S. Yates, « Slavery in Early China : A Socio-cultural Perspective », Journal of East Asian
Archaeology, 3, 2002, p. 283-331.
R. D. S. Yates, « The Changing Status of Slaves in the Qin-Han Transition », dans Y. Pines, G. Shelach,
L. von Falkenhausen et R. D. S. Yates (éds.), Birth of an Empire : The State of Qin Revisited,
Berkeley, University of California Press, p. 206-223.
RENVOIS
Affranchissement
Esclavage public
Esclavage pénal
Identification
Mort
Propriété
L’esclavage,
entre loi et histoire
e
Judée, VIII siècle avant notre ère-IVe siècle
CATHERINE HEZSER
Dans la Bible hébraïque, l’institution sociale de l’esclavage est évoquée pour la première fois au
chapitre 9 de la Genèse, dans un récit au sujet de Noé et ses fils Sem, Cham, et Japhet. L’interprétation
mythique des origines de l’humanité qui y figure présente des analogies avec les anciens récits diluviens
de Mésopotamie. Cham, « le père de Canaan » (Gn 9. 18), est maudit par son père, Noé, qui veut le punir
de l’avoir vu ivre et nu : « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ! » (Gn
9. 25). En revanche, ses frères Sem et Japhet, qui ont couvert la nudité de leur père, sont bénis, ainsi que
leurs descendants : « Que Canaan soit leur esclave ! » (Gn 9. 26-27). Le texte semble justifier
rétrospectivement l’emploi, par les anciens Hébreux, d’esclaves canaanites non hébreux. Les auteurs de
ce texte connaissaient à l’évidence l’esclavage, tel qu’il était pratiqué en Mésopotamie, en Égypte, et en
terre d’Israël depuis l’âge du fer. Non seulement les anciens Hébreux utilisaient comme esclaves les
membres d’autres groupes ethniques, mais il leur arrivait également d’être eux-mêmes réduits en
esclavage. Le récit biblique de leur soumission aux durs labeurs qu’on leur imposait en Égypte (Ex 1. 13-
14), puis de leur libération et de leur émigration sous la houlette de Moïse conserve d’ailleurs les traces
d’un tel phénomène.
La distinction entre esclaves hébreux et canaanites à l’œuvre dans les prescriptions juridiques de la
Torah représente probablement un ancien idéal commun qui voulait qu’on ne réduise pas en esclavage et
qu’on n’utilise pas pour esclaves les membres du groupe ethnique auquel on appartenait. Même si
l’emploi d’esclaves hébreux et non hébreux dans les familles hébraïques est reconnu, plusieurs textes
suggèrent que les esclaves hébreux devaient y recevoir un traitement de faveur et être considérés comme
des esclaves temporaires destinés à être affranchis lors de la septième année (année sabbatique) ou de la
cinquantième (celle du jubilé), en même temps que leur époux ou épouse, et/ou après s’être vu offrir
quelques généreux présents (Ex 21. 2-3 ; Dt 15. 12-14). De toute évidence, ces règles relevaient
davantage d’un idéal que de la réalité, car d’autres passages bibliques laissent entendre que la condition
des esclaves hébreux était bien souvent permanente. L’ordre prophétique exigeant « que chacun renvoyât
libre son esclave hébreu, homme ou femme, et que personne ne tînt plus dans la servitude le Juif, son
frère » (Jér 34. 9) suppose même que l’emploi par des propriétaires hébreux d’esclaves partageant leur
origine ethnique était une pratique répandue à l’époque monarchique.
Les circonstances qui pouvaient conduire des Hébreux libres à être réduits en esclavage étaient
diverses. La première était la servitude pour dettes, dont il est fait mention dans la Bible hébraïque, le
Nouveau Testament et les textes rabbiniques. La servitude pour dettes était, dans le Proche-Orient
ancien, un phénomène courant qui affectait les catégories inférieures de la société pendant les périodes
de sécheresse et de mauvaises récoltes. Elle était la conséquence d’une fiscalité élevée et de la division
des propriétés modestes en petits lopins lors des successions. Les propriétaires pouvaient alors être saisis
par les créanciers, de même que leurs épouses et leurs enfants. Ces chefs de famille se vendaient alors
eux-mêmes, ou vendaient certains de leurs enfants en tant qu’esclaves pour assurer la survie du reste de
leur famille. Mais la promesse de liberté qu’ils espéraient, une fois leur dette réglée, était sans doute
souvent déçue. La servitude pour dettes fait l’objet de maintes critiques dans les textes prophétiques, où
de riches créanciers sont accusés d’exploiter les circonstances déplorables dans lesquelles leurs
semblables se sont retrouvés (cf. Néh 5. 1-5 ; Am 2. 6).
Aux époques hellénistique et romaine, les Juifs continuèrent à être réduits en esclavage et à
posséder des esclaves. Les enfants issus des couches les plus pauvres de la société pouvaient être vendus
par leur père, devenir esclaves pour dettes, ou être pris par des marchands d’esclaves si leurs parents les
avaient abandonnés. Les archives de Zénon fournissent des preuves de la pratique de l’esclavage dans le
système économique de la Judée à l’époque des Ptolémée (IIIe siècle avant notre ère). Les lettres font
mention de jeunes esclaves transporté(e)s de Judée jusqu’en Égypte et vendu(e)s comme
prostitué(e)s. Membre de l’élite juive d’Alexandrie, Philon d’Alexandrie ne renonça pas non plus à
posséder des esclaves. Suivant des idéaux à la fois bibliques et stoïciens, il enjoignait toutefois à ses pairs
de traiter leurs esclaves avec bonté. Selon lui, les maîtres devaient accorder à leurs esclaves
suffisamment de nourriture, de vêtements et de temps de repos. Philon souligne également la
contradiction entre la libération divine des Juifs de l’esclavage en Égypte et leur réduction en esclavage, à
son époque, par d’autres êtres humains. Être un « esclave » de Dieu devrait théoriquement empêcher de
devenir l’esclave d’un maître humain (Lv 39. 42). Philon se réfère en outre au rejet catégorique de
l’esclavage par certains groupes ascétiques, telle la communauté des Thérapeutes, présente autour du lac
Maréotis, à Alexandrie, et insiste sur le fait qu’« aucun homme n’est esclave de nature », mais naît libre
(De specialibus legibus, 2. 69). Il reconnaît cependant que « la loi autorise les gens à faire l’acquisition
d’esclaves qui ne comptent pas parmi leurs compatriotes mais viennent de nations différentes », et que les
circonstances économiques et familiales peuvent nécessiter l’emploi d’esclaves (ibid. 2. 123). La
distinction opérée par Philon entre esclavage physique et spirituel, et sa promotion de l’idée selon
laquelle l’homme doit se libérer de ses désirs et émotions – un principe conforme à l’idéal stoïcien (voir
son traité Quod omnis probus liber sit) – peuvent ainsi être considérées comme légitimant l’institution de
l’esclavage, accepté comme une réalité de la vie quotidienne.
Les Évangiles du Nouveau Testament contiennent par ailleurs de nombreuses paraboles sur
l’esclavage reflétant les pratiques esclavagistes qui avaient cours en Judée et Galilée au Ier siècle et au
début du IIe siècle de notre ère. Dans ces paraboles, les esclaves apparaissent aux côtés des métayers et
fils de riches propriétaires, et l’absence temporaire du maître des lieux est parfois mentionnée (Mc 12. 1,
Mt 21. 33, Lc 20. 9). Même si les paraboles sont fictives et empreintes de significations théologiques, elles
se fondent sur certains aspects de la vie quotidienne que les auditeurs de l’époque reconnaissaient. L’une
de ces réalités était la vulnérabilité des esclaves et leur exposition à la colère de leurs maîtres et
supérieurs, ainsi qu’aux châtiments corporels que ceux-ci pouvaient leur infliger. Les simples travailleurs
agricoles avaient un statut inférieur à celui des métayers et des intendants serviles chargés de les
surveiller. Les différences de pouvoir entre ces groupes sociaux aux statuts inégaux pouvaient s’exprimer
par un comportement violent à l’égard des subordonnés, comme il en est question dans la parabole
mentionnée dans le chapitre 12 de l’Évangile selon Marc (Mc 12. 1-12).
Parmi les divers aspects de l’esclavage représentés dans ces paraboles figure également la servitude
pour dettes. Dans l’Évangile selon Matthieu (Mt 18. 23-34), une parabole fait mention d’un créancier qui a
saisi l’un de ses débiteurs ainsi que son épouse et ses enfants et les a tous réduits en esclavage jusqu’à ce
qu’ils se soient acquittés de leur dette de 10 000 talents – c’est-à-dire, pour une durée indéterminée.
Cependant, peu de véritables créanciers, voire aucun, auraient fait preuve d’autant de compassion que ce
créancier imaginaire, décrit comme ayant prêté l’oreille aux supplications du débiteur implorant sa
patience : il « lui remit la dette » (Mt 18. 27). Ce comportement généreux est ensuite mis en parallèle
avec la cruauté dont l’ancien débiteur fait lui-même preuve envers un compagnon qui lui devait de
l’argent (Mt 18. 28-30). La parabole sert à enseigner la valeur religieuse de compassion, dans l’âpre
contexte socio-économique de la Palestine romaine du Ier siècle.
L’impérialisme romain provoqua la mise en esclavage de très nombreux Judéens libres. Selon
l’historien juif du Ier siècle Flavius Josèphe, les prisonniers de guerre juifs furent réduits en esclavage
après la conquête de la Judée par Pompée, en 63 avant notre ère, puis dans le contexte des deux révoltes
juives contre Rome (66-70 et 132-135 de notre ère). Ces Judéens asservis pouvaient être vendus sur les
marchés aux esclaves locaux, ou à l’étranger. Il semblerait que des milliers d’entre eux aient été emmenés
à Rome. Flavius Josèphe rapporte que vers 52-51 avant notre ère, Cassius, en route pour la Judée, « prit
Tarichée, où il réduisit 30 000 Juifs en esclavage » (Guerre des Juifs 1.8.9, 180). Environ dix ans plus tard,
lorsqu’il chercha à accroître sa puissance à l’est, Cassius vendit sans doute les habitants de Gophna,
Emmaüs, Lydda et Thamna en tant qu’esclaves (1.11.2, 222). Après que Titus eut pris Japha, en Galilée,
en l’an 67 de notre ère, il en tua supposément tous les hommes et vendit plus de 2 000 femmes et enfants
comme esclaves (3.7.31, 303-304). À Tarichée, Vespasien exécuta censément les habitants âgés et
malades, et réduisit en esclavage plus de 30 000 Juifs valides et en bonne santé (3.10.10, 539-541). Des
milliers de captifs de guerre devinrent esclaves dans d’autres lieux également. Les prisonniers les plus
forts étaient soumis aux rudes travaux des mines ou des chantiers de construction, tandis que les femmes
étaient employées comme génitrices, pour la reproduction naturelle des esclaves.
Les Judéens réduits en esclavage perdaient non seulement la propriété de leur corps, mais aussi leur
religion et leurs liens familiaux. Ils pouvaient très bien être envoyés à Rome ou dans d’autres provinces
éloignées, loin de leurs origines judéennes. D’après certains spécialistes, la communauté juive romaine
des premiers siècles de l’ère chrétienne aurait ainsi été largement composée de descendants d’esclaves
affranchis. Au fil du temps, leurs liens à la Judée se seraient distendus, voire auraient totalement disparu,
leur principal objectif étant de s’intégrer à la société romaine. L’inscription funéraire latine d’une femme
nommée Claudia Aster, esclave originaire de Judée amenée captive en Italie romaine avant d’y être
affranchie, est éclairante. L’épitaphe met en effet en scène la mixité de ses appartenances culturelles.
Alors que Claudia Aster était mariée à un esclave affranchi de l’Empire, l’épitaphe ne manque pas de
préciser qu’elle était originaire de Jérusalem.
Après la destruction du Temple en 70 de notre ère, les rabbins devinrent la principale autorité
religieuse en Palestine romaine. La littérature rabbinique (la Mishnah, la Tosefta, le Talmud palestinien
ou Talmud de Jérusalem, et les Midrashim) indique que ces derniers étaient autant au fait de la réduction
en esclavage des Juifs par les Romains que de la possession par des Juifs d’esclaves juifs et non juifs. La
plupart des textes rabbiniques qui évoquent l’esclavage se réfèrent à des esclaves domestiques employés
au sein de familles. Les rabbins élaboraient des règles juridiques complexes (la halakha) qui encadraient
de nombreux aspects des rapports entre le maître de maison et ses esclaves. Ils considéraient l’institution
de l’esclavage comme normale et croisaient des esclaves dans leur vie quotidienne, mais n’en tâchaient
pas moins de convaincre les Juifs propriétaires d’esclaves de traiter leurs esclaves avec bonté, que ces
derniers soient d’ascendance juive ou non.
La proportion exacte d’esclaves dans l’ancienne société juive n’est pas connue. Contrairement à la
société romaine, où les esclaves constituaient vraisemblablement un tiers de la population dans son
ensemble, la société juive palestinienne des quatre premiers siècles de notre ère n’était pas une société
esclavagiste. Mais elle employait tout de même des esclaves pour des raisons semblables à celles qui
prévalaient dans la société romaine.
Les sources littéraires rabbiniques ne mentionnent pas les distinctions complexes qui existaient
entre les esclaves selon leur degré d’éducation et leur expérience du travail. Néanmoins, les débats
juridiques et les descriptions narratives révèlent d’importantes différences entre les simples esclaves
agricoles, qui pouvaient être facilement remplacés, et les esclaves œuvrant en tant que précepteurs
auprès des enfants ou intermédiaires commerciaux dans les foyers prospères, et que leurs maîtres
considéraient comme indispensables. Il circulait bon nombre d’histoires idéalisant les rapports entre
maître et esclave ; l’esclave y incarnait les valeurs rabbiniques de piété de la Torah, loyauté et dévotion à
l’égard de son maître.
Les règles rabbiniques différaient du droit romain à plusieurs égards au sujet de l’esclavage. Comme
dans d’autres sociétés du Proche-Orient, l’esclavage pour dettes, l’auto-vente, et la vente de membres de
la famille continuaient à être pratiqués dans la société juive palestinienne de l’Antiquité tardive. Les
rabbins autorisaient l’esclavage pour dettes dans des circonstances de pauvreté extrême, mais
critiquaient néanmoins les créanciers qui tiraient avantage de leurs débiteurs ou les maintenaient dans un
état d’esclavage permanent. Ils limitaient la vente des filles prépubères, sans doute pour prévenir leur
exploitation sexuelle. Concernant les captures faites par les Romains et la mise en esclavage de
prisonniers de guerre juifs, les rabbins ont exhorté leurs compatriotes à ne pas racheter les esclaves à un
prix plus élevé que l’ordinaire, craignant que ce genre de pratique encourage les Romains à réduire
encore plus de Juifs en esclavage.
Tandis que les propriétaires d’esclaves romains avaient droit de vie et de mort sur leurs esclaves, les
rabbins, quant à eux, préconisaient l’absence de châtiments violents pouvant entraîner la mort d’un
esclave et conseillaient aux maîtres de contenir leur colère. Certains suggéraient même d’offrir aux
esclaves des conditions de vie (nourriture et vêtements, notamment) qui soient proches de celles dont
jouissaient les individus libres. Même si de telles recommandations visaient sans doute avant tout les
esclaves juifs possédés par d’autres Juifs, la mention des origines des esclaves est souvent absente. Les
rabbins essayaient sans doute d’influencer le comportement des Juifs propriétaires d’esclaves, tout
comme les philosophes stoïciens enseignaient la maîtrise de soi et le contrôle de la colère. Il reste
incertain si, et dans quelle mesure, les propriétaires juifs suivaient les recommandations des rabbins, car
ces derniers n’avaient aucun véritable pouvoir officiel leur permettant d’imposer leurs vues aux autres
Juifs. Sous l’autorité romaine, les Juifs palestiniens avaient la possibilité de porter leurs griefs devant un
magistrat romain. Ils choisissaient sans doute alors le type d’arbitrage qui leur était le plus avantageux.
Membres d’une élite alternative érudite, peu de rabbins palestiniens semblent posséder eux-mêmes des
esclaves. Exception faite du patriarche et d’une poignée de rabbins fortunés qui possédaient des terres,
leur point de vue sur la question différait de celui des grands propriétaires terriens de l’Empire romain
dont les intérêts économiques ont peut-être été plus difficiles à concilier avec leurs valeurs morales.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
R. Charles, The Silencing of Slaves in Early Jewish and Christian Texts, Londres, Routledge, 2019.
C. Hezser, Jewish Slavery in Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2005.
I. Ramelli, Social Justice and the Legitimacy of Slavery : The Role of Philosophical Asceticism from
Ancient Judaism to Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2016.
RENVOIS
Dette
Esclavage volontaire
Maîtres
Parenté
Sexe
Violence
La naissance des sociétés esclavagistes en Méditerranée
Monothéismes
Le mirage d’une société
sans esclaves
L’Inde ancienne,
e
III siècle avant notre ère-VIe siècle de notre ère
CÉDRIC FERRIER
En 303 avant notre ère, Mégasthène, représentant du roi grec Séleucos Ier, fut envoyé à Pataliputra
(actuelle Patna) auprès de l’empereur Candragupta Maurya. Dans un fragment célèbre, rédigé en langue
grecque, il rapporte qu’il n’y avait pas d’esclaves en Inde. Cette remarque a nourri toute une
historiographie pour laquelle il n’y aurait pas eu d’esclavage en Inde ancienne, ce qui la différencierait de
l’Antiquité classique. Reste que cette affirmation est en contradiction avec d’autres sources, classiques et
surtout indiennes. Dans la Vie d’Apollonios de Tyane, Philostrate (IIIe siècle de notre ère) affirme qu’un roi
du nord-ouest de l’Inde aurait eu au début de notre ère 20 000 esclaves, tous nés au foyer et qu’une
ambassade indienne présente à Rome comportait huit esclaves. Surtout, l’affirmation de Mégasthène se
heurte à ce que l’on sait de l’Inde ancienne, vaste ensemble culturel comprenant l’Afghanistan, le
Pakistan, l’Inde, le Bangladesh et le Sri Lanka actuels. Les sociétés indiennes y étaient surtout structurées
par le brahmanisme, à la fois religion, idéologie et ensemble de pratiques sociales. Les religions
minoritaires – le bouddhisme et dans une moindre mesure le jaïnisme – s’adaptèrent à ces institutions
sans les remettre fondamentalement en cause. L’étude de l’esclavage indien se concentrera ici
principalement sur la période allant du IIIe siècle avant notre ère, période de l’empire maurya et de la
première épigraphie indienne, aux Ve-VIe siècles de notre ère, époque au cours de laquelle un nombre
important de textes indiens ont été fixés.
Quoique les textes védiques (vers 1200-400 avant notre ère) mentionnent déjà les esclaves, les
références y demeurent limitées. Les épopées, Mahābhārata et Rāmāyaṇa, fournissent des
renseignements plus précis mais sont mal datées et mal localisées. Les traités normatifs, les dharmasūtra
(IIIe-IIe siècles avant notre ère) et surtout les dharmaśāstra (du IIe au Ve siècle) sont particulièrement utiles.
L’Arthaśāstra (vers le IVe siècle), seul véritable traité politique, consacre un court chapitre aux esclaves.
Rédigés en sanskrit, ces textes relèvent du fond hindou ancien. Les textes bouddhiques palis, recueils
canoniques et jātaka (récits des vies antérieures du Bouddha historique, rédigés entre le IIIe siècle avant
notre ère et le IIIe siècle de notre ère) font mention à plusieurs reprises des esclaves. D’autres ouvrages
bouddhiques, rédigés en sanskrit au début de notre ère puis traduits notamment en chinois et en tibétain,
livrent également des informations. Enfin, certains textes du jaïnisme peuvent s’avérer utiles.
Selon un commentaire bouddhique, un esclave est une personne qui ne se possède pas elle-même.
Le terme esclave est le plus souvent rendu en sanskrit par dāsa (masculin) et dāsī (féminin) qui peut aussi
être traduit, selon le contexte, par serviteur. Cette ambiguïté sémantique a été utilisée par certains
historiens pour nier l’existence du fait esclavagiste en Inde en dépit des sources. L’esclavage, rendu par
les dérivés dāsatā ou dāsatva, est pourtant bel et bien présent dans les sociétés indiennes et a donné lieu
à une construction institutionnelle et normative qui varie selon les sources, les lieux et les époques.
Malgré cette diversité, on constate un certain nombre de catégories communes qui paraissent se
complexifier au fil du temps.
Les premières typologies apparaissent dans des textes relativement récents, c’est-à-dire datant des
premiers siècles de notre ère. Les Lois de Manu distinguent sept catégories d’esclaves : ceux nés dans la
maison, achetés, anciens prisonniers, au service d’un maître contre nourriture, reçus en don, hérités et
asservis par punition. L’Arthaśāstra en ajoute deux : ceux qui sont donnés en gage et ceux qui se vendent
eux-mêmes. La Nāradasmṛti (vers le Ve siècle) en présente six autres sortes : esclave pour dettes, à la
suite d’un pari, esclave volontaire, défroqué, ceux ayant eu des relations avec une esclave et esclaves
temporaires dont le statut est peu clair. Il semble donc se dessiner une complexité croissante dans
l’élaboration de la classification indienne. L’originalité de l’esclavage indien est toutefois de se conjuguer
avec ce que l’on appelle le système des castes.
Du point de vue des traités brahmaniques, la société indienne est composée d’individus libres,
répartis en quatre classes sociales (varṇa, littéralement « couleur », souvent traduit par caste)
hiérarchisées en fonction de leur rapport au sacrifice. Au sommet se trouvent les brahmanes (classe
sacerdotale), suivent les kṣatriya (guerriers), les vaiśya (producteurs) et les śūdra, la classe servile. Ceux-
ci constituent bien un groupe d’individus libres même si leurs droits sont réduits. Contrairement à
l’Arthaśāstra, les Lois de Manu insistent sur leur nature servile et les présentent à plusieurs reprises
comme semblables à des esclaves. Il existe ainsi une forme de servitude fondamentale dans la société
brahmanique incarnée par des êtres libres que sont les śūdra, mais qui ne sont pas des esclaves, ces
derniers pouvant être issus des différents varṇa. Tous les individus peuvent par ailleurs connaître
l’esclavage, forcé ou volontaire, même si plusieurs traités soulignent que les brahmanes ne doivent pas
être réduits en esclavage. Il faut toutefois rappeler que les traités normatifs, par nature, prescrivent mais
ne décrivent pas la société historique, et plusieurs épisodes de la littérature narrative présentent des cas
de brahmanes esclaves. Comme l’esclavage d’un individu se combinait avec l’ancien statut qu’il occupait
dans le système des castes, la catégorie la plus misérable n’était peut-être pas celle des esclaves qui
avaient été membres des varṇa, mais celle des caṇḍala, les hors castes qui, bien que libres, étaient mis au
ban de la société brahmanique.
Hors de cette société brahmanique, mais en lien avec elle, les « habitants des forêts » avaient un
statut à part ainsi que les mleccha, « étrangers » ou « barbares ». Ces deux dernières catégories, qui ne
retiennent guère l’attention des auteurs des traités, étaient moins protégées sur le plan juridique que les
membres des varṇa, śūdra compris. On peut donc supposer que, dans ce système, ce sont bien les śūdra
qui risquaient le plus d’être réduits en esclavage à cause de leur statut inférieur et méprisé mais aussi de
leur précarité économique qui les exposait, plus que d’autres, aux différentes formes d’esclavage. Ainsi,
les quatre classes pouvaient être réduites en esclavage même si certains traités tentent d’en exclure les
brahmanes. Les différents statuts d’esclaves combinés aux varṇa conduisent donc à une hiérarchie
complexe des non-libres. Un brahmane réduit en esclavage à la suite d’une guerre ou d’un enlèvement ne
devait pas être traité de la même manière qu’un śūdra selon les régions et les propriétaires.
Théoriquement, tout esclave pour dettes pouvait recouvrer sa liberté. Cependant, selon les traités, il
devait accomplir certains rites pour être réintégré dans son groupe d’origine. L’esclave héréditaire, lui, ne
devait conserver qu’un vague souvenir du statut de ses ancêtres et n’avait aucune chance de devenir
libre, sauf circonstances exceptionnelles.
Il faut en effet distinguer deux sortes d’esclavage, l’un définitif, l’autre temporaire. En ce qui
concerne le premier, l’origine la plus commune de la condition servile semble être celle de la naissance.
Est esclave celui qui naît esclave car de parents esclaves. Si le père est libre, les sources sont partagées
sur le statut de l’enfant. On trouve un écho de cette situation dans le fameux épisode de la partie de dés
du Mahābhārata. Draupadī, qui a été jouée aux dés par son mari, le roi Yudhiṣṭhira, fait cette déclaration :
« Que mon fils ne soit pas traité de fils d’esclave. » Dans l’Arthaśāstra, si le maître est le père, le fils doit
être libre et la mère affranchie, position que l’on retrouve dans la Kātyayānasmṛti (IVe-VIe siècle). Dans une
histoire du Divyāvadāna (Les Histoires divines), texte bouddhique du début de notre ère, le fils du maître
et d’une esclave est considéré comme libre jusqu’à la mort du père mais il devient lui-même une partie de
l’héritage que ses frères se partagent. La guerre fournit également de nombreux esclaves. Dans le
Mahābhārata, les esclaves font partie des tributs présentés lors du sacre de Yudhiṣṭhira. Si certains sont
des esclaves de naissance, d’autres sont probablement des prisonniers de guerre. Émis par l’empereur
Aśoka (IIIe siècle avant notre ère), l’édit XIII du Kalinga (Odisha actuel) mentionne la déportation de la
population locale après la victoire militaire. Il est permis de supposer qu’une partie de cette population a
été réduite en esclavage. Plusieurs jātaka mentionnent des esclaves qui sont d’anciens prisonniers de
guerre. L’enlèvement est par ailleurs une activité suffisamment fréquente pour être mentionnée à
plusieurs reprises dans les sources normatives. Il est fermement condamné dans les Lois de Manu qui
indiquent en outre que celui qui a été fait esclave de force doit être affranchi, même s’il a déjà été vendu.
L’Arthaśāstra punit d’amendes ce type d’activité. Les dharmasūtra signalent à plusieurs reprises
l’interdiction pour les brahmanes de faire commerce d’êtres humains sous peine de perdre leur statut.
Cette prohibition se retrouve dans le canon bouddhique, notamment dans les règles de disciplines des
nonnes.
On dispose de quelques renseignements sur les marchés aux esclaves. Selon le Périple de la mer
Érythrée, texte grec du Ier siècle de notre ère, le port de Barygaza (aujourd’hui Bharuch, au Gujarat) se
signale par ses importations d’esclaves provenant de ports persans. Des femmes esclaves sont aussi
exportées vers l’île de Socotra, au large des côtes yéménites, qui joue alors le rôle de plaque tournante
entre les mondes indien, arabo-persique, méditerranéen et africain. Un passage du Nāyādhammakahā,
texte jaïn antérieur au Ve siècle, rapporte la présence dans le nord de l’Inde de femmes esclaves venant de
plusieurs régions, notamment du monde arabo-persan et du Sri Lanka (Ceylan). Les informations
concernant un trafic d’esclaves sur la côte orientale sont rares mais on sait que l’esclavage existait en
Asie du Sud-Est comme en attestent les inscriptions du Cambodge indianisé. La Rivière des Rois
(Rājataraṅginī), chronique cachemirienne du XIIe siècle, nous apprend que le roi Vajrāditya (VIIIe siècle)
aurait vendu certains de ses sujets criminels à des acheteurs étrangers. Retrouvés au Népal, deux
contrats de vente de femmes se faisant esclaves datent du XIe siècle. Un traité plus tardif, intitulé
Lekhapaddhati (XIIIe-XVe siècle, Gujarat), fournit des modèles de contrat de vente portant sur des femmes
se vendant comme esclaves. Ces témoignages semblent donc indiquer que l’esclave contractuel était une
source importante d’approvisionnement pour le marché et que les femmes étaient particulièrement
concernées. Dans l’épopée, la condition de la femme esclave est décrite de manière très sombre, tant
dans le Mahābhārata que dans le Rāmāyaṇa. Dans le premier, Draupadī asservie se lamente sur la
condition d’esclave. Dans le second, la confidente de la reine Kaikeyī est Matharā, une esclave qui incite
sa maîtresse à s’opposer au couronnement de Rāma pour ne pas être ravalée elle-même au rang
d’esclave. D’autres épisodes montrent la précarité des femmes qui peuvent être vendues ou données par
le mari ou le père. Les commentateurs plus tardifs sont explicites sur la fonction sexuelle de certaines
esclaves domestiques. Les femmes paraissent donc être plus exposées que les hommes, tout
particulièrement les plus jeunes qui alimentaient les réseaux de prostitution.
Les sociétés indiennes connaissaient aussi un esclavage à terme, c’est-à-dire conditionné et limité
dans le temps. Cette forme concerne surtout l’esclavage pour dettes et l’esclavage judiciaire. En ce qui
concerne l’esclavage pour dettes, celui qui ne peut rembourser court le risque de perdre sa liberté et sert
d’hypothèque au créditeur. Il faut en outre distinguer celui qui se met en gage et celui qui est mis en gage
par autrui. Dans le Mahābhārata, le roi Yudhiṣṭhira, qui a perdu toute sa fortune au jeu, en vient à miser
ses quatre frères puis lui-même et enfin son épouse Draupadī. La personne gagée peut toutefois redevenir
libre si elle s’acquitte du prix qu’elle représente. Cet esclavage n’est donc pas irrévocable mais
conditionné et, du moins théoriquement, temporaire. L’Arthaśāstra précise qu’en cas de fuite, celui qui
s’est gagé devient esclave définitivement alors que celui qui a été gagé ne le devient qu’à la seconde
tentative. L’esclavage pour dettes est le signe de la paupérisation d’une partie de la population. La
situation semble avoir inquiété, l’Arthaśāstra légiférant sur la vente d’enfants dont les parents
appartenaient aux varṇa. Les parents mleccha peuvent cependant continuer à vendre leur progéniture.
L’esclavage pour dettes n’abolit pas toutefois les interdits de pureté rituelle. Ces esclaves ne peuvent être
contraints de toucher des morts ou d’être souillés par l’urine ou les excréments ; les femmes mises en
gage ne peuvent être battues ou violées sous peine d’amende.
Les sociétés indiennes disposant d’esclaves devaient pouvoir dégager des surplus agricoles afin de
pouvoir les nourrir. Ceux-ci étaient présents dans presque tous les domaines d’activité, souvent aux côtés
de travailleurs libres. On les retrouvait ainsi dans les mines et dans l’agriculture, s’occupant des champs
ou du bétail. Certains étaient également présents dans le secteur de l’artisanat. Les esclaves paraissent
surtout nombreux dans les activités domestiques, constituant une partie des serviteurs, le terme dāsa
pouvant désigner alors des libres et des non-libres. Dans certains cas, l’esclave pouvait être payé,
brouillant un peu plus la frontière entre libres et non-libres. Selon l’Arthaśāstra, ceux qui travaillent sur
les terres royales, esclaves ou non, reçoivent du riz cuit ainsi qu’un paṇa (pièce d’argent) et un quart par
mois, salaire assez dérisoire. Plusieurs textes du corpus pali mentionnent surtout que les esclaves peuvent
aussi être rémunérés et exercer des responsabilités importantes, tel ce trésorier au service d’un
important notable dans un jātaka.
Le roi était un propriétaire important d’esclaves. Ses activités guerrières lui permettaient d’asservir
une partie des populations conquises mais il pouvait également en recevoir sous forme de tribut comme
on l’a vu. S’ajoutaient encore des individus condamnés par la justice et relevant donc de l’esclavage
judiciaire. Le palais royal employait beaucoup d’esclaves, notamment des femmes chargées de tâches
domestiques. Les jātaka présentent d’autres propriétaires tels que des marchands ou des agriculteurs.
Les brahmanes possédaient parfois, à titre privé, des esclaves mais ils pouvaient aussi, en tant que
prêtres, en recevoir comme dons. Dans le Rāmāyaṇa, Rāma leur offre des esclaves tout comme son
ennemi Rāvaṇa. Dans un jātaka, le prince Vessantara fait don à un brahmane de 700 esclaves, avant
d’offrir ses deux enfants. À partir des premiers siècles de notre ère, les temples brahmaniques se
développent et deviennent propriétaires de terres et de bétail. Ils bénéficient aussi d’un personnel qui
leur est rattaché. Dans quelques cas, il semble s’agir d’esclaves, comme le suggère une rare inscription
népalaise du VIIe siècle qui signale des dāsa. Certains textes mentionnent des devadāsa, littéralement
« esclaves du dieu », mot composé qui peut cependant aussi désigner un préposé dont on connaît mal le
statut. Devadāsa est en outre un prénom donné à des brahmanes, ce qui montre que ce terme n’avait pas
forcément de connotation négative. Le cas des devadāsī, « les femmes esclaves du dieu » est encore plus
mal connu. L’Arthaśāstra les mentionne brièvement. Le Nuage messager de Kālidāsa (IVe-Ve siècles), dont
le nom même signifie « esclave de Kālī », rapporte que des danseuses sont présentes dans le temple
shivaïte d’Ujjain sans que l’on sache s’il s’agit de devadāsī. Au cours des premiers siècles de notre ère,
l’oblation de jeunes filles consacrées au dieu et à son temple s’institutionnalise peu à peu mais leur statut
demeure mal connu. Ces devadāsī en viennent à remplir trois fonctions principales au sein du temple :
épouses du dieu, officiantes dans certains actes rituels et danseuses. En dépit d’une liberté réduite, on est
donc loin du statut d’esclave conventionnel.
Minoritaire malgré un patronage local parfois important, le bouddhisme indien a dû composer à la
fois avec l’esclavage et avec les normes brahmaniques. Selon les sources palies, seul un postulant libre
peut devenir moine. Si l’esclave est affranchi, il peut donc entrer dans les ordres. En revanche, les
esclaves peuvent être des laïcs. Un jātaka mentionne quatre catégories : les esclaves par leur mère, ceux
qui ont été achetés, ceux qui se sont faits esclaves, et les esclaves qui ont été guidés par la peur. Les
textes mentionnent également la présence d’āramika qui ne sont ni libres ni esclaves et dont le statut est
peut-être plus proche de celui des serfs rattachés à un monastère. Selon les textes sanskrits et tibétains,
ne peuvent devenir moines les esclaves nés dans la maison, les captifs de guerre, ceux qui ont été asservis
à titre de caution, ceux qui se sont faits eux-mêmes esclaves, enfin ceux qui ont été vendus. Le jaïnisme,
très minoritaire, s’est lui aussi coulé dans les normes de la société brahmanique dominante. Différents
textes issus de cette tradition reprennent une typologie des esclaves proche de celle des Lois de Manu.
Comme dans le bouddhisme, l’esclave ne peut devenir moine et doit avoir été affranchi. L’histoire célèbre
de Candanā, ou Candanbālā, est instructive. Candanā est une princesse de la cité de Campā (Bhagalpur,
Bihar) qui devient esclave après une guerre. Vendue puis achetée par un marchand jaïn, elle offre de la
nourriture en aumône au Mahāvīra, les dieux la délivrant alors de ses chaînes. Les jaïns pouvaient donc
avoir des esclaves et les affranchir.
L’esclavage a suscité différentes critiques, sans toutefois que son abolition ne soit envisagée. Le
Mahābhārata contient plusieurs passages dénonçant la dureté de la condition servile. L’humiliation de
Draupadī donne lieu à une description particulièrement noire de la condition d’esclave. Tandis que des
édits d’Aśoka appellent à bien traiter les esclaves, des jātaka rapportent également des mauvais
traitements infligés à des esclaves sans que le maître n’encoure aucune sanction. Certains passages du
canon pali précisent que les esclaves doivent être l’objet de soins et fait des prescriptions en matière de
nourriture et de repos. Dans les dharmasūtra, le maître a l’obligation de nourrir ses esclaves. Les Lois de
Manu recommandent de ne pas frapper les esclaves sur la tête sans que l’on sache vraiment s’il s’agit de
protéger l’esclave ou le capital du maître. On observe par ailleurs des restrictions importantes en ce qui
concerne les esclaves pour dettes. Le créancier ne bénéficie pas d’une jouissance totale sur ce type
d’esclaves. Dans certains cas, l’esclave peut même jouir d’un droit de propriété. Dans un passage des Lois
de Manu, l’enfant d’une esclave peut hériter, ce qui implique par ailleurs que sa mère a possédé des
biens. Dans l’Arthaśāstra, les parents ont le droit d’hériter des biens d’un esclave. En leur absence, le
maître en est propriétaire. Les propriétés de l’esclave peuvent également être divisées entre sa famille et
le maître. Le statut des unions entre libres et non-libres est aussi abordé. Consenties, celles-ci ne posent
guère de problèmes entre maître et femme esclave. Dans un texte du XIe siècle, L’Océan de la rivière de
contes, l’auteur cachemirien Somadeva fait ainsi le récit du mariage d’une esclave au service d’un
brahmane et d’un serviteur libre travaillant pour un marchand, le couple s’étant installé dans la maison
qu’il a construite. S’il y a conception, la véritable question porte sur le statut de l’enfant. Les relations
entre femmes libres et esclaves sont en revanche sévèrement condamnées, tout particulièrement dans les
Lois de Manu. Reste le cas de la vente d’enfants. Dans le Rāmāyaṇa, Ambarīṣa, le roi d’Ayodhyā, cherche
une victime sacrificielle et demande à un brahmane pauvre de lui vendre un fils. C’est finalement le puîné,
Śunaḥśepa, qui se propose et qui est vendu contre une fortune fabuleuse. L’Arthaśāstra réprouve la vente
d’enfants libres et a fortiori brahmanes. Les enfants pouvaient également être vendus mais pour être
adoptés comme on l’apprend dans les dharmasūtra. L’achat d’enfant ne débouchait donc pas
systématiquement sur l’esclavage infantile.
La sortie de l’esclavage est possible et entraîne dans certains cas un retour au statut initial. Selon la
Nāradasmṛti, l’esclave qui sauve son maître doit être libéré. Dans les différentes sources, le
remboursement de la dette garantit un retour à la liberté. Pour l’Arthaśāstra, le maître qui refuse d’être
remboursé est soumis à une amende, voire à de l’emprisonnement. Buddhaghoṣa (Ve siècle) rappelle lui
aussi que l’esclave peut racheter sa liberté, au besoin en empruntant de l’argent aux siens. Plusieurs
textes rapportent que le roi peut payer pour libérer des sujets capturés, notamment après une défaite
militaire. Dans le Mahābhārata, l’affranchissement se fait sans cérémonie, le maître se contentant de
déclarer : « Tu n’es plus esclave. » Les traités plus tardifs se font toutefois plus précis comme
l’Arthaśāstra, dans lequel le maître verse de l’eau sur la tête de son esclave. La cérémonie la plus
élaborée se trouve dans la Nāradasmṛti. Le maître brise une cruche d’eau que porte sur son épaule
l’esclave, puis il lui jette au front des grains de riz grillés et des fleurs, répétant par trois fois : « Tu n’es
plus esclave. » Dans d’autres textes palis, le maître lave la tête de son esclave et le déclare libre. Il peut
aussi donner l’autorisation à son esclave de se laver lui-même la tête pour pouvoir entrer dans les ordres
bouddhiques. Les traités mentionnent également les fuites d’esclaves. Dans l’Arthaśāstra, la fuite d’un
esclave volontaire est punie plus fortement que celle d’un esclave gagé. Elle est parfois la conséquence de
relations amoureuses, réprouvées, entre esclave et libre. Un jātaka rapporte que des esclaves en fuite se
font bandits et détroussent les voyageurs.
L’esclavage en Inde ancienne n’a certainement pas joué le même rôle que dans les sociétés de
l’Antiquité classique. Il est possible que la structure hiérarchique même de la société indienne, qui
comportait déjà une classe servile, ait pu limiter le recours aux esclaves. Cela nous ramène au témoignage
de Mégasthène. Comment peut-on expliquer une telle erreur factuelle de la part du géographe grec ? On
a pu avancer que le traitement des esclaves en Inde ancienne était meilleur que dans le monde grec, ce
qui aurait empêché Mégasthène de reconnaître sous la même notion deux types de servitude qui lui
paraissaient trop différents. Il est également possible que, se fiant à ses informateurs locaux, il ait
confondu la classe servile libre des śūdra et celles des esclaves pour en conclure que ces derniers
n’existaient pas. On a également avancé qu’il aurait été témoin d’un type de société indienne au sein
duquel l’esclavage n’était pas pratiqué. Cette explication est certainement la moins convaincante. Il
demeure que l’erreur de Mégasthène fut reprise par d’autres écrivains antiques, tels que Diodore de
Sicile, Strabon ou Arrien, qui ont fait de l’Inde une société fondamentalement exotique, une société sans
esclaves, ce qu’elle ne fut pas.
RÉFÉRENCES
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ouvrages récents », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient (BEFEO), 51, 1963, p. 143-194.
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G. Schopen, « On Some Who Are Not Allowed to Become Buddhist Monks or Nuns : An Old List of Types
of Slaves or Unfree Laborers », Journal of the American Oriental Society, 130, 2010, p. 225-234.
RENVOIS
Affranchissement
Captifs
Dette
Esclavage public
Esclavage volontaire
Marché
Violence
Les affranchis d’Apollon
e er
Delphes, II -I siècles avant notre ère
PAULIN ISMARD
Au centre du prestigieux sanctuaire d’Apollon, à Delphes, deux longs murs se coupent à angle droit.
Ils soutenaient autrefois la terrasse du temple dans lequel officiait la célèbre Pythie, et vers lequel
convergeaient, à l’époque classique et hellénistique, les pèlerins de l’ensemble du monde grec. Rien de
spectaculaire à première vue, et les touristes contemporains les toisent le plus souvent avec indifférence,
préférant poursuivre leur route le long de la voie sacrée en direction du temple d’Apollon. Au mieux, ils
observent le raffinement des blocs polygonaux finement taillés, aux jointures courbes, qui en fait un des
plus beaux appareils monumentaux de la Grèce d’époque archaïque. À y regarder de plus près, ils
verraient pourtant des milliers de lettres minuscules, composant plusieurs centaines de textes dont le
déchiffrement à l’œil nu est presque impossible.
De 201-200 avant notre ère jusqu’à la fin du Ier siècle de notre ère y furent gravées des copies des
actes d’affranchissement par lesquels des hommes libres, Delphiens ou étrangers venus principalement
des différentes régions de Grèce centrale (Locride, Phocide, Béotie), affranchissaient leurs esclaves. Leur
édition récente par Dominique Mulliez représente un événement scientifique majeur. Reprenant un
modèle formulaire stéréotypé, l’ensemble de ces inscriptions – environ 1 350 si on y ajoute les actes
gravés au fil du temps sur les trésors monumentaux, les murs du théâtre et les grands piliers du
sanctuaire – constitue en effet, en raison de son homogénéité et de sa cohérence, une série documentaire
sans équivalent. C’est paradoxalement au moment où ces centaines d’hommes et de femmes acquièrent
un statut de liberté qu’il est possible d’entrevoir ce que fut leur condition d’esclave.
La lecture des actes met en évidence plusieurs traits caractéristiques de la démographie des
populations serviles dans la Grèce centrale d’époque hellénistique. L’onomastique, comme la mention
(irrégulière) de l’origine ethnique des affranchis, permet de cerner les sources d’approvisionnement des
esclaves du monde grec, attestant le poids considérable du monde thrace et des régions d’Asie Mineure.
La part croissante des individus « nés dans la demeure de leur maître » (oikogeneis) témoigne en outre de
l’affaiblissement des réseaux d’approvisionnement en esclaves de l’Orient méditerranéen au cours du
er
I siècle, sous l’effet de l’affirmation de la puissance romaine et de la hausse de la demande dans le bassin
occidental. 60 % des affranchis sont de sexe féminin, ce qui atteste moins de l’importance des femmes au
sein de l’ensemble de la population servile que du rôle que peut jouer l’affranchissement de l’esclave
concubine dans la reproduction des structures de parenté.
Mais là n’est pas l’essentiel, et toute analyse du fait esclavagiste qui se fonde sur l’examen de la
frange minoritaire des individus qui finissent par s’en émanciper comporte ses limites. Car c’est bien la
pratique de l’affranchissement que les contrats delphiques permettent d’observer. Celle-ci empruntait des
formes diverses dans le monde grec : en inscrivant le nom d’un de ses esclaves dans son testament, ou
par simple proclamation dans un lieu public (tel le théâtre à Athènes), un maître pouvait le libérer. Il était
aussi courant de consacrer – c’est-à-dire littéralement d’offrir à la divinité – un esclave, qui était de facto
reconnu comme libre. La documentation delphique fait connaître de façon quasi exclusive une autre
configuration, par laquelle un maître « vend » son esclave à Apollon, contre une somme d’argent. Elle
suggère d’ailleurs que, pour réaliser l’opération, l’esclave a le plus souvent rassemblé la somme afin de
« confier la mission (de son rachat) au dieu ». Cette vente donnait lieu à l’origine à une petite cérémonie
dans le sanctuaire lui-même, à laquelle les prêtres d’Apollon participaient, avant d’être seulement
enregistrée dans les archives de la cité à partir de la fin du Ier siècle avant notre ère. Elle supposait en tout
cas toujours la désignation d’un ou plusieurs garants, qui devaient assurer le respect du nouveau statut
de l’affranchi et le protéger contre toute tentative de saisie, ainsi que la présence de témoins.
L’affranchissement prenait ainsi la forme d’un contrat de vente conclu entre le maître et la divinité
elle-même. La raison en est simple : dépourvu de toute personnalité juridique, l’esclave ne pouvait lui-
même contracter avec son ancien maître. D’un point de vue strictement légal, le dieu était donc reconnu
comme l’authentique propriétaire de l’esclave, ce dernier jouissant de l’usufruit de sa liberté. La vente
consacrait ce changement de statut juridique puisque les actes stipulent invariablement que l’affranchi
sera désormais « libre et indépendant de tous, faisant ce qu’il voudra et se rendant où il voudra », la
formule offrant, en creux, une définition éloquente de l’esclavage.
L’affranchissement n’implique jamais dans le monde grec, et contrairement à Rome, l’accession au
statut de citoyen. Il consiste même bien souvent en l’aménagement d’une relation de dépendance,
s’accomplissant au profit du maître qui trouve intérêt à rendre juridiquement responsable un individu qui
lui demeure soumis par de nombreuses obligations. Certains auteurs anciens n’hésitaient d’ailleurs pas à
ranger le statut d’affranchi parmi les formes de servitude. Le stoïcien Chrysippe (IIIe siècle avant notre
ère) définissait ainsi le statut d’affranchi comme celui d’un esclave (doulos), qui aurait néanmoins été
libéré du lien de propriété avec son ancien maître. De fait, tout affranchissement impose de nombreuses
obligations légales à l’ancien esclave. Certains actes définissent avec précision le lieu dans lequel
l’affranchi sera autorisé à résider. Ils mentionnent aussi les devoirs funéraires qui incombent à l’affranchi,
chargé d’entretenir la mémoire de son ancien maître. Ces obligations offrent d’ailleurs un cadre juridique
contraignant essentiel dans l’organisation du travail. Il n’est pas rare, en effet, que l’affranchi doive
rembourser par son travail les dettes inscrites au nom de son maître. Au milieu du IIe siècle avant notre
ère, Sôsos devait ainsi accomplir tous les travaux de son ancien maître, tant qu’il n’aurait pas remboursé
un emprunt contracté par ce dernier – l’esclavage se convertissant ici en une forme de servitude pour
dettes imposée à un individu qui était pourtant de statut libre.
Une institution en particulier révèle l’ambiguïté du statut d’affranchi, celle de la paramona, dont la
mention accompagne la vente de plus d’un tiers des esclaves. Celle-ci désigne l’obligation qu’a l’affranchi
de demeurer au service de son ancien maître, en faisant « tout ce qui est ordonné sans encourir de
reproches » pour une durée définie, qui correspond généralement à la vie du maître. La paramona donnait
en outre aux maîtres le droit d’exercer la violence physique contre leurs affranchis, que ceux-ci soient
châtiés « comme s’ils étaient des esclaves » ou comme des libres, ainsi que le mentionnent parfois les
actes, si bien que les historiens en sont venus à douter de leur statut. Sous le régime de la paramona, les
individus étaient-ils considérés comme des femmes ou des hommes déjà libres mais soumis à des
contraintes légalement définies ou encore esclaves et dont le futur affranchissement était conditionné au
respect d’un certain nombre d’obligations ? La documentation delphique ne permet guère de trancher car
il s’agit moins, dans l’ensemble de ces actes, de définir un statut que d’établir légalement un processus de
séparation entre le maître et son ancien esclave, mais une chose est certaine : les frontières entre
l’esclavage et la liberté étaient alors singulièrement fragiles.
Au-delà de ce cadre légal, la documentation delphique révèle le rôle joué par les femmes affranchies
dans les agencements complexes de la vie familiale. La sexualité est évidemment une dimension centrale
de l’esclavage féminin et de nombreux actes font état des droits de l’ancien maître sur la sexualité de
l’affranchie. À la fin du IIe siècle avant notre ère, Aphrodisia et Euemeria ont ainsi l’obligation de se livrer
à la prostitution au bénéfice de leur maîtresse Dionysia. À partir du Ier siècle, l’obligation peut être faite à
l’affranchie de fournir, durant le temps de la paramona, un nombre défini d’enfants qu’elle devra puiser
dans sa descendance ou acheter ; il revient ainsi à l’affranchie d’organiser sa substitution au sein de la
demeure de son ancien maître.
Le plus frappant tient néanmoins à la complexité des liens de parenté qui peuvent se tisser entre les
maîtres et leurs anciens affranchis, révélant la plasticité des institutions familiales, et la dimension
personnelle, si ce n’est parfois affective, de la relation entre maîtres et esclaves. Les rapprochements que
l’on peut faire entre le nom d’un esclave affranchi et celui de son maître, qu’ils procèdent d’une
homonymie intégrale ou de l’emprunt d’un des thèmes du nom, suggèrent l’existence d’une filiation
naturelle, un maître affranchissant et adoptant l’enfant né de son union avec une esclave pour assurer la
transmission de ses biens. Mais certaines configurations généalogiques sont plus surprenantes, comme l’a
mis en lumière D. Mulliez. Voici le dénommé Kleomantis qui affranchit, au milieu du IIe siècle avant notre
ère, une esclave du nom d’Eisias. Quelque temps plus tard, le fils de cette dernière, Nicostratos, est
adopté par Kleomantis qui lui donne son nom, et dont il fait, avec Eisias, son héritier. À la mort de son
ancien maître, Eisias et son nouveau compagnon, Aristiôn, affranchissent (sous la clause de paramona)
leur esclave Sostrata, en stipulant que cette dernière devra fournir à Kleomantis (II) un enfant de deux
ans, et qu’ils se réservent le droit de vendre les enfants qui naîtraient au cours de la paramona « en cas
de besoin ». Lors du décès d’Aristiôn, Kleomantis (II) et l’ancienne esclave Sostrata sont désignés comme
ses héritiers. Ainsi, à travers la reconnaissance de cette filiation naturelle par le biais de l’adoption, la
famille de Kleomantis ne cesse de se recomposer. Se construit ainsi un lien de parenté sur plusieurs
générations transcendant la distinction entre libres et esclaves et au sein duquel les esclaves concubines
du maître, puis affranchies, jouent un rôle déterminant.
Dans le monde du haut archaïsme chanté par les poèmes homériques, alors que le statut d’esclave
était clairement défini, la possibilité de l’affranchissement semble inconnue. Avec la généralisation de
l’esclavage-marchandise, dans le courant du VIe siècle, l’affranchissement devient une institution
inhérente au fonctionnement des sociétés grecques qu’il faut désormais considérer comme des sociétés
esclavagistes. Sans doute les affranchis n’acquirent jamais, en Grèce, le poids démographique qui fut
celui des libertini du monde romain. Tout indique pourtant que dans l’organisation du travail, comme dans
le fonctionnement des structures familiales, leur rôle était essentiel. Certes, l’idéologie civique athénienne
de l’époque classique a construit, comme deux polarités opposées, l’ordre de la liberté et celui de
l’esclavage, et c’est à son prisme que nous nous représentons ordinairement les sociétés grecques. Les
contrats delphiques révèlent pourtant l’ensemble des formes de dépendance qui pèsent encore sur des
hommes considérés légalement comme jouissant d’un statut de liberté. Le grand partage entre libres et
esclaves, au fondement du discours que la cité entend tenir sur elle-même, est en partie une fiction.
RÉFÉRENCES
D. Mulliez, Corpus des inscriptions de Delphes, tome V : Les actes d’affranchissement, 3 vol., Athènes,
Publications de l’École française d’Athènes (EFA), 2019.
D. Mulliez, « La loi, la norme et l’usage dans les relations entre maîtres et esclaves à travers la
documentation delphique (200 av. J.-C.-100 apr. J.-C.) », dans M. Dondin-Payre et N. Tran (éds.),
Esclaves et maîtres dans le monde romain. Expressions épigraphiques de leurs relations, Rome,
Publications de l’École française de Rome (EFR), 2016, p. 13-30.
D. Mulliez, « Les relations familiales au sein de l’oikos. L’exemple de Delphes », dans A. Bresson, M.-
P. Masson, St. Perentidis et J. Wilgaux (éds.), Parenté et société dans le monde grec, de l’Antiquité à
l’âge moderne, Bordeaux, Ausonius, 2006, p. 159-173.
R. Zelnick-Abramowitz, Not Wholly Free. The Concept of Manumission and the Status of Manumitted
Slaves in the Ancient Greek World, Leyde et Boston, Brill, 2005.
RENVOIS
Affranchissement
Corps
Démographie
Genre
Parenté
Résistance
Sexe
Un grand port romain
et ses esclaves
er
Arles, I -IIe siècles
NICOLAS TRAN
La cité d’Arles et l’abondant corpus d’inscriptions latines issues de son chef-lieu constituent un bon
observatoire d’une partie des structures esclavagistes du Haut-Empire romain. La ville des bords du
Rhône commença à se développer bien avant, mais l’installation d’une colonie de vétérans, en 46 ou 45
avant notre ère, provoqua un tournant majeur dans son histoire. Les anciens légionnaires furent allotis
sur un territoire qui s’étendait sur plus d’une centaine de kilomètres : confisqué aux Marseillais, qui
avaient osé défier César, il assura à la ville qui le contrôlait une partie de sa prospérité. Quelques années
auparavant, le dictateur avait étendu l’Empire jusqu’au Rhin, ce qui fit d’Arles le point d’entrée d’un axe
reliant la Méditerranée à l’Europe du Nord. Grâce à cette situation avantageuse, son port devint le plus
important des Gaules au IIe siècle, après avoir ravi cette primauté à Narbonne. Arles était alors une des
plus grandes villes d’Occident. Y vivaient sans doute plusieurs milliers d’esclaves au côté de plusieurs
dizaines de milliers d’hommes et de femmes libres.
Sur ce dernier point, il est vrai que la documentation disponible présente les mêmes angles morts
qu’ailleurs. Toute quantification précise de la population servile et de sa part dans la population totale est
impossible. D’autant que l’épigraphie ne lève le voile que sur une frange réduite de la population servile :
sa fraction la moins défavorisée, composée notamment des individus qui réussirent finalement à s’extraire
de la servitude. À l’inverse, les travailleurs non qualifiés, parmi lesquels les esclaves, devaient être
nombreux ; cette masse se caractérise par son invisibilité. Beaucoup de manutentionnaires, de
manœuvres ou encore de haleurs, dont beaucoup devaient être des esclaves, s’affairaient dans le port
d’Arles. Pour les historiens, ils demeurent pourtant de parfaits inconnus ou presque. Il n’empêche que
l’éventail des conditions serviles attestées par l’épigraphie arlésienne est assez large. L’origine de cette
diversité réside notamment dans la nature et l’organisation de chaque domesticité (familia), ainsi que
dans le rapport au travail des esclaves. Ces facteurs combinés créaient de fortes inégalités d’intégration
et de mobilité dans la société.
La plupart des esclaves d’Arles appartenaient à des particuliers. Quelques-uns étaient la propriété
de plusieurs maîtres, à l’image d’Asiaticus que se partagèrent, au Ier siècle de notre ère, plusieurs
individus répondant au nom de famille de Confuleius. Mais cette situation devait être exceptionnelle. Les
épitaphes rappellent parfois le rôle des esclaves auprès de leur maître, en particulier quand cette mention
était flatteuse. Ainsi, l’affranchie Antistia Cypare rendit un dernier hommage à son compagnon, l’esclave
Peregrinus. Il avait été le trésorier de leur maîtresse, Antistia Pia, qu’il faut imaginer sous les traits d’une
riche dame. Formé à la tenue d’un livre de comptes, Peregrinus était un esclave de confiance. Son emploi
le plaçait parmi les quelques serviteurs privilégiés qui encadraient la domesticité d’Antistia Pia. Ces
esclaves d’élite disposaient de moyens financiers – sous la forme de pécules que les maîtres les
autorisaient à posséder et à faire fructifier – qui leur permettaient de s’offrir des inscriptions. Grâce à de
telles ressources, Urbinus dédia un hermès au Génie de son maître. L’abréviation G T N (pour « au Génie
de notre Titus ») confirme que le monument fut placé dans le seul espace où une formulation aussi sèche
était compréhensible : dans la maison de Titus lui-même, dans le sanctuaire domestique (laraire) où ce
paterfamilias était régulièrement honoré par ses proches.
À bien les examiner, les inscriptions laissent toutefois percevoir des relations interpersonnelles qui
s’étendent au-delà du simple rapport de propriété d’un être humain sur un autre, pourtant caractéristique
de tous les esclaves romains, privilégiés ou non. Compte tenu des circonstances funéraires dans lesquelles
beaucoup furent gravées, elles accordent une grande place aux affects. Aux dires de son propriétaire,
Nicias fut le plus méritant des esclaves. De son côté, Marcus Veratius Clarus fit composer un poème
funéraire en mémoire du petit Vitalis, son esclave arraché à la vie à seulement cinq ans : cette disparition
privait le dominus de la joie de voir s’épanouir cet enfant. Les mêmes dispositions d’esprit affleurent sur
des monuments dédiés à des affranchis : leurs patrons ou patronnes (leurs anciens maîtres) les
qualifièrent de pieux (dans le sens de respectueux), de très chers (à leur cœur) ou encore
d’incomparables. De tels propos ne sauraient occulter, ni minimiser, la dureté de l’existence servile et la
violence qui l’accompagnait souvent. Ils ne sont pas insignifiants pour autant, car ils révèlent aussi un
mode de contrôle exercé par les maîtres, comparable au paternalisme d’autres époques. Au reste, comme
l’attestent quelques épitaphes, les relations affectives qui soudaient les familiae s’étendaient aux
compagnons d’esclavage (conserui).
D’autres esclaves appartenaient à des collectivités. La familia de la colonie est moins visible que
dans d’autres cités, mais la trace ténue d’un esclave public a tout de même été observée à la fin du
e
XIX siècle. La bibliographie signale deux mots écrits à l’encre sur le col d’une amphore : Potito
Ar(e)latensium. Le conteneur aurait été envoyé à un certain Potitus, propriété des Arlésiens, c’est-à-dire
de la cité d’Arles. Les douaniers de statut servile sont mieux connus. À compter du Principat d’Auguste, à
partir d’une date sans doute comprise entre 16 et 13 avant notre ère, ils furent affectés à un bureau local
du Quarantième des Gaules : ils percevaient la taxe de 2,5 % pesant sur toutes les marchandises
transitant par Arles. Pendant longtemps, ces esclaves appartinrent à une société fermière qui s’acquittait
de cette tâche au nom de l’État romain. Au Ier siècle, Prima, fille de Vercillus, était une pérégrine : une
femme libre gauloise, dépourvue de la citoyenneté romaine. Elle fit élever la stèle funéraire de son
compagnon Decumanus, en le présentant comme un esclave des associés du Quarantième. Cette
organisation douanière évolua dans la seconde moitié du IIe siècle, en passant d’un système d’affermage à
une régie directe. Gravée sur une petite plaque de marbre, l’épitaphe arlésienne d’Apronianus révèle
cette évolution. Elle définit en effet cet esclave comme un uerna des trois Auguste et un intendant
(uilicus) du Quarantième des Gaules. En qualité de uerna, Apronianus était un « esclave de la maison »,
qui naquit et fut élevé au sein de la familia impériale. Il mourut à la charnière des IIe et IIIe siècles, à
l’époque où Septime Sévère, Caracalla et Geta régnaient sur l’Empire. Son dernier emploi à leur service
avait consisté à diriger la douane d’Arles et, à ce titre, un personnel subalterne composé d’autres esclaves
impériaux. Comme Decumanus, Apronianus vécut avec une femme libre, ce qui suggère une condition
supérieure au commun. Baebia Politice – qui se définit comme son épouse (coniux) même si les esclaves
ne pouvaient contracter un mariage légitime – était sans doute une affranchie, mais elle n’appartenait pas
à la domesticité impériale.
Quelle que soit sa nature, le travail déterminait pour une bonne part la hiérarchie des conditions
serviles. Encore une fois, les plus spécialisés et, de ce fait, les plus favorisés sont aussi les plus visibles, à
la différence – par exemple – de la main-d’œuvre agricole de base que les villas (villae) du territoire
arlésien devaient employer. Dionysius exerça le métier de médecin, au IIe siècle, si bien que son quotidien
devait être tout différent de celui des travailleurs de peine, exploités en ville ou à la campagne.
Iulius Hermes le désigne comme son alumnus, ce qui signifie que Dionysius fut abandonné à la naissance,
recueilli par un citoyen romain, puis élevé (littéralement « nourri ») par lui. Que ce dernier fût médecin ou
non, on ne saurait le dire. Cependant, bien qu’elle ne compte pas plus de sept mots, l’épitaphe de
Dionysius confirme que les maîtres faisaient de la formation de certains esclaves et, plus précisément, de
l’apprentissage d’un métier un investissement rentable. Iulius Hermes fit ou fit faire de Dionysius soit son
assistant, soit un travailleur indépendant dont il captait les gains.
Les modalités du travail servile assuraient beaucoup d’autonomie aux esclaves les mieux lotis. Les
situations les plus remarquables concernent la pratique du commerce au long cours. Pour une fois, elles
ne sont pas connues par l’épigraphie arlésienne, mais par un fragment de jurisprudence inséré dans le
Digeste de Justinien, au VIe siècle. Ce texte appartenait originellement au commentaire d’Ulpien sur l’Édit
perpétuel et reprenait un cas étudié par le juriste P. Salvius Iulianus, dans la première moitié du IIe siècle.
Il y est question d’un esclave établi à Arles, que son maître avait préposé au commerce d’huile et autorisé
à emprunter de l’argent. En vertu d’une telle préposition, les institores représentaient leur maître – dont
la responsabilité financière était totalement engagée – auprès de tierces personnes. Le seruus institor
d’Arles devait acheter, pour la revendre, de l’huile de Bétique. La production oléicole de la vallée du
Guadalquivir et du Genil était alors massivement exportée vers Rome, d’une part, et vers les régions
gauloises et germaniques, depuis Arles, d’autre part. Emprunter aidait l’esclave à résoudre des problèmes
de trésorerie et, selon une pratique attestée dans d’autres ports de l’Empire, il trouvait sans doute des
financements en donnant en gage des marchandises provisoirement stockées à Arles. Une telle autonomie
financière comportait de grands risques pour les maîtres, qui la concédaient quand elle leur semblait
indispensable à la réalisation de juteux profits. Certains découvraient du jour au lendemain que l’incurie
de serviteurs qu’ils pensaient a priori compétents et honnêtes les avait ruinés.
Cependant, le renoncement à un contrôle strict était indispensable quand maîtres et esclaves ne
résidaient pas au même endroit. Dans le cas d’Arles, un faisceau d’indices permet de formuler deux
hypothèses. L’esclave préposé aurait pu appartenir à des propriétaires fonciers de l’intérieur des terres,
qui avaient fait le choix d’investir une partie de leurs fonds dans le commerce portuaire. Ou bien il aurait
pu représenter une maison de commerce dont le siège se trouvait ailleurs, par exemple à Lyon. Un moyen
de s’assurer la loyauté de tels esclaves consistait à les intéresser aux affaires qu’ils brassaient, en les
incitant à faire croître aussi bien le patrimoine du maître que leur propre pécule. En conséquence, les
plus doués pouvaient acquérir les moyens non seulement d’améliorer leur ordinaire, mais aussi de
racheter leur liberté. Les maîtres étaient d’autant plus enclins à la leur donner qu’en plus de cette
compensation financière ils continuaient à tirer parti des activités commerciales de leurs obligés : les
prêts à intérêt entre patrons et affranchis étaient très courants.
Deux armateurs arlésiens, Lucius Secundius Eleuther et Marcus Frontonius Euporus, suivirent
probablement un tel parcours, de la servitude à l’antichambre de l’élite coloniale d’Arles. Les deux
personnages portent les trois noms que tout citoyen romain, au IIe siècle, se devait de porter : un prénom,
un nom de famille (ou gentilice) et un cognomen. Comme beaucoup d’anciens esclaves, Eleuther et
Euporus firent du nom grec que leur maître s’était plu à leur donner leur cognomen. En revanche, leurs
noms de famille étaient latins, mais inconnus en Italie et, au contraire, bien attestés en Gaule
narbonnaise : il s’agissait sûrement de gentilices de création locale, fabriqués par des familles de notables
indigènes, au moment de leur promotion à la citoyenneté romaine. Aussi est-ce dans ce milieu qu’il faut
imaginer les maîtres qui lancèrent Eleuther et Euporus dans les affaires. Au terme de leur réussite, leur
condition n’avait plus rien de semblable avec celle des esclaves ordinaires. Par certains côtés, sur le plan
de l’aisance matérielle en particulier, elle était supérieure à celle de beaucoup de citoyens romains de
naissance libre (dits « ingénus »). C’est pourquoi les nautes de la Durance, des bateliers qui
transportaient des marchandises entre Arles et l’arrière-pays provençal, firent de Marcus Frontonius
Euporus leur protecteur et bienfaiteur attitré : leur patron.
La vie sociale des esclaves ne se déroulait pas nécessairement dans les limites étroites des
domesticités privées. Au contraire, les moins défavorisés accédaient à des activités autonomes qui, dans
le meilleur des cas, constituaient une véritable intégration civique. A priori, une telle expression peut
sembler en parfaite contradiction avec le statut servile, conçu comme le négatif de la citoyenneté.
Toutefois, à une place et en des circonstances bien particulières, certains esclaves participaient à la vie de
la cité de manière officielle. Un petit dossier d’inscriptions de Trinquetaille (le quartier d’Arles situé sur la
rive droite du Rhône) regroupe des fragments d’époque augustéenne, sur lesquels étaient gravées des
listes de ministri Laribus. Tous esclaves, ces ministres desservaient un sanctuaire public des Lares : des
divinités romaines protectrices des terroirs. Ils recevaient chaque année la responsabilité d’offrir des jeux
aux Lares Compitales (les Lares des carrefours), lors d’une fête qui se déroulait fin décembre ou début
janvier. Certaines années, les ministres avaient les moyens nécessaires et l’envie de conserver la mémoire
de leur charge en faisant graver une dédicace. Un bloc issu d’un tel monument permet de mieux
comprendre leur identité sociale. Sa face principale est décorée d’une couronne de chêne qui, à Rome,
constituait un motif très courant sur les autels des Lares Augusti : comme dans la capitale de l’Empire,
entre 12 et 7 avant notre ère le culte des Lares Compitales d’Arles dut se transformer en un culte des
Lares Augusti (protecteurs de la Maison d’Auguste). En outre, les faces latérales du bloc sont ornées
d’une amphore sculptée, ce qui suggère que les ministres étaient le plus souvent choisis parmi les
esclaves travaillant dans le port d’Arles.
D’autres esclaves nouèrent aussi des relations hors de la domesticité de leur maître, mais dans un
cadre moins formel que celui des institutions publiques, au sens strict. Le droit romain prévoyait en effet
qu’avec l’autorisation de son maître, un esclave pouvait être admis dans une association privée. Un
esclave arlésien appelé Hermias a profité de cette possibilité dans la seconde moitié du IIe siècle. Il est
connu par un modeste autel funéraire, dédié par des partiarii à leur collègue (ou par des partiarii, ses
collègues). L’hypothèse la plus plausible consiste à identifier ce groupe à une association possédant une
sépulture collective. Ces collectivités aidaient leurs membres à accéder aux funérailles et à une dernière
demeure les plus dignes possible. Cependant, les cultes rendus non seulement au souvenir des défunts,
mais aussi à diverses divinités tutélaires donnaient l’occasion de se voir, de sacrifier et de banqueter. En
somme, au même titre que la concession d’un pécule ou l’autorisation d’avoir une vie maritale, la
permission d’appartenir à une association était un moyen dont usaient les maîtres pour adoucir la
servitude de certains esclaves, afin de mieux s’assurer de leur fidélité.
Toutefois, les possibilités d’intégration sociale et civique étaient très supérieures pour les affranchis.
C’est pourquoi beaucoup d’esclaves, à qui le sort avait réservé une condition relativement favorable au
sein de la population servile, caressaient l’espoir d’être libérés. Les maîtres savaient en jouer, en usant de
promesses pour se faire mieux obéir. De la part des serviteurs, l’obtention d’un tel bienfait requérait
patience et capacité de négociation. Ainsi, une inscription découverte à Auriol, dans les confins orientaux
de la vaste colonie d’Arles, correspond à la dédicace d’un autel votif. Un dénommé Alphios le fit élever
pour s’acquitter d’un vœu, formulé auprès du Génie d’Annius Macer et d’Annius Licinianus. Il s’était
engagé à le faire en tant qu’esclave, mais s’exécuta après avoir reçu la liberté. La lecture de ce texte n’est
pas facile, mais sa dernière ligne indique soit posi lib(ertus) (« j’ai élevé [ce monument], [une fois devenu]
affranchi ») soit post lib(ertatem) (« après [avoir obtenu] la liberté »). Le sens est le même dans les deux
cas : l’esclave Alphios a promis une offrande en contrepartie de son affranchissement, puis, ayant eu gain
de cause, il a tenu son engagement. La divinité sollicitée était le double divin de ses propriétaires, le
Génie qui assurait la protection personnelle de chaque Romain. Aussi est-il probable que ce vœu scella ou
doubla, sur le plan religieux, une demande faite par Alphios aux deux Annii.
La liberté ne marquait pas une rupture absolue dans l’existence des individus qui l’acquéraient.
Beaucoup restaient au service de leur ancien maître, si bien que les affranchissements faisaient évoluer
les liens de dépendance, plus qu’ils ne les rompaient. Au quotidien, cette dépendance changeait de style,
et les modalités de la collaboration entre patrons et affranchis évoluaient au profit des anciens esclaves.
Même privilégié par rapport à d’autres, un esclave vivait toujours sous la menace de recevoir des coups,
s’il était pris en faute. Pour leur part, les patrons romains pouvaient se plaindre de l’ingratitude de leurs
affranchis, mais ils n’avaient pas les moyens légaux de les contraindre à l’obéissance. De même, les
esclaves favorisés vivaient sous la menace d’être rétrogradés au plus bas de la hiérarchie servile et de se
voir ainsi confier les travaux les plus durs et ingrats s’ils trahissaient la confiance de leurs maîtres. Mais,
à la différence des avantages concédés à certains esclaves, le don de la liberté était définitif.
En outre, les affranchis voyaient s’accroître leur capacité à diversifier leurs relations sociales.
Femme libre, car affranchie par Caiena Prisca, Caiena Attice devint une ministre de Bona Dea : une vieille
déesse d’Italie qu’à l’époque impériale les habitants de Gaule narbonnaise assimilaient à Cybèle.
Caiena Attice lui dédia un bel autel : au centre d’une élégante couronne furent sculptées les oreilles –
réputées attentives – de la déesse. De même, bien que le droit ne les y ait pas obligées, les associations
romaines recrutaient beaucoup plus d’affranchis que d’esclaves. Ainsi, aucun esclave arlésien n’est connu
pour avoir adhéré à une association de métier, à la différence de trois probables affranchis.
Surtout, les affranchis pouvaient accéder à un honneur qui soulignait leur réussite sociale et en
constituait la traduction au sein des institutions civiques. Chaque année, l’ordre des décurions (le conseil
qui dirigeait la colonie en collaborant avec les magistrats élus) désignait des seuiri Augustales. Et il les
choisissait presque toujours parmi les affranchis les plus aisés. Ces six individus versaient une somme dite
« honoraire » à la caisse municipale, puis prenaient en charge l’organisation de jeux : pour ce faire, ils
devaient souvent ajouter des fonds personnels aux crédits qui leur étaient alloués. En contrepartie, ils
apparaissaient en public avec les attributs des magistrats : des licteurs, porteurs de faisceaux, les
précédaient. En réalité, l’obtention du sévirat compensait une disposition légale, promulguée en 27 de
notre ère, qui interdisait aux affranchis de briguer les magistratures locales. Le corps des sévirs
augustaux, qui réunissait les personnages honorés au-delà de leur mandat annuel, constituait une
puissante association locale. Ses membres, et plus encore ses dignitaires, étaient de véritables notables
qui, s’ils étaient nés libres, auraient atteint le sommet de la société arlésienne. La trajectoire de
Gaius Paquius Pardalas, telle que la dessine l’autel funéraire que lui dédièrent ses propres affranchis, est
emblématique. D’abord esclave d’un certain Optatus, il obtint de lui la liberté avant de devenir non
seulement sévir augustal, mais encore patron du corps des sévirs augustaux d’Arles. Ces titres étaient
assez prestigieux pour qu’il soit jugé superflu de préciser l’origine de la richesse du défunt. Elle provenait
sûrement des affaires portuaires compte tenu des liens que Pardalas entretenait avec plusieurs
associations professionnelles. Ses affranchis le présentèrent en effet comme le patron des charpentiers de
marine, des transporteurs et des travailleurs du textile.
En définitive, l’image que les inscriptions donnent des esclaves d’Arles se révèle parfois d’une
résolution assez étonnante. Certes, les plus pauvres des archives des époques médiévale et moderne
apportent bien plus d’informations que les épitaphes et les dédicaces votives de l’Occident romain.
Toutefois, les documents antiques laissent observer des parcours individuels précis, dans des milieux
sociaux souvent trop vite décrits comme oubliés de l’histoire, pour ne pas dire perdus pour la science. Il
est vrai que cette image est composée de tant de zones floues qu’elle est potentiellement trompeuse. Mais
le principe hiérarchique qui structure l’ensemble du tableau est bien perceptible, à travers les esclaves et
les affranchis assez favorisés pour accéder à une visibilité épigraphique.
RÉFÉRENCES
H. Mouritsen, The Freedman in the Roman World, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
N. Tran, « Esclaves et ministres des Lares dans la société de l’Arles antique », Gallia, 71, 2014, p. 103-
120.
N. Tran, « Un esclave préposé au commerce de l’huile dans le port d’Arles. À propos de Dig., 14.3.13 pr.
(Ulp. 28 ad ed.) », dans C. Apicella, M.-L. Haack et Fr. Lerouxel (éds.), Les Affaires de Monsieur
Andreau. Économie et société du monde romain, Bordeaux, Ausonius, 2014, p. 205-212.
RENVOIS
Affranchissement
Esclavage public
Identification
Mort
Parenté
Travail
Ville
L’esclave
selon saint Augustin
e
Hippone, IV siècle
KYLE HARPER
Lorsque tu es heureux, que tout te sourit dans le monde, que la mort a épargné les tiens, que
dans tes vignes rien n’est desséché, rien n’est endommagé par la grêle, rien n’est stérile, rien
ne s’aigrit dans tes fûts, nulle bête n’avorte dans les troupeaux, rien ne te fait déchoir des
dignités que tu occupes dans le monde, lorsque tes amis vivent et te gardent leur amitié, que
tes clients sont nombreux, tes enfants soumis, tes esclaves tout tremblants devant toi, ton
épouse dans un parfait accord ; c’est là, dit-on, une maison heureuse.
C’est ainsi que saint Augustin, l’un des plus importants chefs ecclésiastiques de l’Église de
l’Antiquité tardive, dépeignait le domus felix – ce que nous nommerions « la vie heureuse » – dans l’un de
ses sermons. L’évêque d’Hippone était un maître de la rhétorique latine et un prédicateur impétueux. Il
savait s’adresser à son auditoire, l’émouvoir et l’amadouer. Ses talents d’orateur et les très nombreux
sermons que nous possédons encore en font l’une des plus précieuses sources dans le domaine de
l’histoire sociale – la véritable histoire sociale, non expurgée, sans concession – du monde romain. Et
comme son idéal de « vie heureuse » le montre parfaitement bien, l’esclavage faisait partie intégrante de
ce monde social.
L’historiographie traditionnelle situe généralement l’esclavage de l’Antiquité tardive quelque part
entre la Rome classique (où prédominerait un esclavage au sens propre, qui impliquait sans doute un
« mode de production esclavagiste ») et le servage médiéval (participant d’un ordre social féodal).
Karl Marx et Max Weber ont tous deux schématisé l’histoire selon des grandes lignes d’évolution où
l’Empire romain tardif était présenté comme une période transitoire. Ainsi, l’organisation du travail dans
la Rome des derniers siècles de l’Antiquité était décrite comme relevant d’une forme intermédiaire entre
l’esclavage et le servage. Ce modèle a eu la vie longue, y compris chez les historiens ne témoignant pas
d’allégeance particulière envers Marx ou Weber. Malheureusement, il n’a jamais été confronté aux
sources de la période, lesquelles confirment très clairement que l’esclavage – entendu ici dans son
acception la plus stricte, c’est-à-dire une institution traitant les êtres humains comme des biens – est bel
et bien resté un aspect essentiel de l’ordre social dans la Rome de l’Antiquité tardive.
Après la crise du IIIe siècle, le système esclavagiste connut un renouveau rapide, avec la revitalisation
de l’économie de marché méditerranéenne. Mélanie la Jeune (383-439), une aristocrate issue d’une des
familles les plus prestigieuses de l’aristocratie romaine, possédait 8 000 esclaves. Sur une seule de ses
propriétés, dans le sud de l’Italie, on trouvait 2 400 travailleurs asservis. La pieuse Mélanie en affranchit
certes des milliers mais, même après avoir renoncé aux plaisirs du monde, elle restait entourée de 75
jeunes filles esclaves et d’eunuques. Or, la propriété d’esclaves était en réalité répandue dans toutes les
classes de la société. Posséder un esclave était le minimum pour un homme respectable. Aussi nous ne
pouvons espérer comprendre ce qu’était, à cette époque, la vie d’un habitant d’une ville prospère telle
qu’Hippone (Hippo Regius) – cité perchée dans les hauteurs sur la côte méditerranéenne, à l’écart des
principales routes maritimes reliant Rome et Carthage, mais non loin de la vie impériale – sans nous
pencher sur l’enracinement profond de l’esclavage dans tous les aspects de la vie quotidienne.
Le regard de l’évêque
Même s’il naquit dans une très ordinaire bourgade rurale d’Afrique du Nord, Augustin grandit dans
un environnement façonné par l’Empire romain. Sa carrière exceptionnelle le conduisit à Carthage, Rome,
puis à Milan, avant sa radicale conversion et son retour en Afrique. Au fil de ce parcours, il acquit une
connaissance quasi inégalée des divers horizons sociaux du monde romain de son temps. Durant sa
carrière d’évêque, ses nombreuses relations et ses grandes qualités de penseur et polémiste le
maintinrent en contact permanent avec cet univers. Mais il était prêtre avant tout et accordait donc toute
son attention à la vie locale de sa communauté chrétienne. Ses lettres et sermons donnent à voir cet
aspect de la vie d’Augustin, appelé à intervenir au quotidien dans les humbles conflits d’une petite ville.
Et ces textes nous offrent de précieux aperçus sur l’omniprésence de l’esclavage en son sein. Selon
Augustin lui-même, « le premier exemple d’un pouvoir quotidiennement exercé par l’homme sur l’homme
est celui du maître sur son esclave. Et l’on trouve ce pouvoir dans presque tous les foyers ».
L’esclavage relevait souvent des préoccupations du prêtre, de façon plus ou moins directe. Par
exemple, l’esclavage jouait un rôle important dans l’organisation de la vie sexuelle dans la Méditerranée
antique. Le christianisme imposait un ensemble de règles très strictes en la matière, qui idéalisaient la
virginité et interdisaient le sexe en dehors du mariage, où il n’était d’ailleurs permis qu’à des fins de
procréation. La permissivité des mœurs sociales entrait donc en conflit avec la rigueur de cette morale
sexuelle, et l’esclavage se trouvait précisément au cœur du problème. Pendant des siècles, l’idée que les
hommes puissent sexuellement abuser de leurs esclaves n’avait jamais posé de problème, car ces derniers
étaient considérés comme des « non personnes », au même titre que les prostitué(e)s, qui étaient très
souvent des esclaves. Augustin connaissait bien cette question – il est même possible que sa concubine ait
été une esclave affranchie. Pourtant, il ne cessait de vitupérer contre la libre exploitation des corps non
libres, qu’il dénonçait comme un obstacle de taille à l’accomplissement d’une vie éthique.
Il en allait de même au sujet de la violence. Augustin faisait preuve d’une grande tolérance à l’égard
du châtiment corporel, conçu comme une composante légitime du pouvoir du pater familias. Plus
largement, le christianisme, dans sa grande majorité, acceptait l’institution esclavagiste, et Augustin ne
s’opposait pas non plus à celle-ci de façon fondamentale – seul le Père de l’Église Grégoire de Nysse alla
jusqu’à ce stade. Augustin concevait l’esclavage comme une composante naturelle du monde, après la
chute et l’expulsion du paradis. Il y voyait un prolongement de la nature déchue de l’homme, et plus
précisément une conséquence de cette « soif de pouvoir » propre à l’homme. Mais Augustin n’en était pas
moins critique à l’égard de nombreux aspects de l’esclavage, comme la violence sur laquelle cette
institution était fondée. En tant que prédicateur, il poussait son auditoire dans ses retranchements en
critiquant avec virulence l’usage incontrôlé de la violence par les maîtres :
Laissera-t-on dormir tout châtiment ? […] Loin de là. […] Et ton esclave, si tu lui vois une
conduite déréglée, n’aurais-tu pour lui ni frein, ni châtiment ? Agissez alors, agissez ; Dieu vous
le permet ; il vous menace, au contraire, si vous ne le faites point ; mais faites-le dans un esprit
de charité, et non dans un esprit de vengeance.
Les préoccupations d’Augustin à ce sujet présentaient des limites certaines : plutôt que de renverser
les institutions traditionnelles, il cherchait à convertir le cœur du maître à la grâce divine.
Travail et économie
L’ordre romain au sein duquel naquit Augustin était encore prospère, et la domination de l’Empire
était presque partout tenue pour acquise. Mais Augustin fut également l’observateur de la chute de ce
monde. Les ramifications du système esclavagiste dans l’ensemble de la société romaine étaient si
profondes que celui-ci devait en sortir profondément bouleversé à court et moyen terme. Une collection
de lettres d’Augustin, découverte il y a une trentaine d’années, est particulièrement éloquente. Dans l’une
de ces lettres, l’évêque d’Hippone s’adressait aux autorités impériales pour protester contre les activités
des marchands d’esclaves en Afrique du Nord romaine. Il y déplorait que lesdits marchands (les
mangones qui avaient opéré dans l’Empire romain des siècles durant) vendissent des Romains libres, et
non de « véritables esclaves ». La lettre date de l’an 428, à l’époque où les Vandales avaient envahi les
régions les plus à l’ouest de la Méditerranée. Les marchands d’esclaves qui s’en prenaient autrefois aux
populations « barbares » et autres « véritables esclaves » (ainsi qu’un observateur aussi avisé qu’Augustin
les appelait) chassaient désormais à l’intérieur des territoires romains. La lettre nous livre un rare aperçu
de leurs effroyables méthodes. Lors de raids quasi militaires, ils attaquaient les villages à la nuit tombée
pour déchirer les familles. Ils enchaînaient les captifs et les traînaient jusqu’à Hippone, comme « une
rivière d’âmes ». Certains coreligionnaires chrétiens d’Augustin avaient eux-mêmes pris l’initiative de
délivrer 120 captifs des mains des marchands, et c’est en partie pour protéger et disculper ses paroissiens
militants, pour ainsi dire, qu’Augustin avait rédigé cette lettre. Cette affaire donne un aperçu unique en
son genre de la façon dont le commerce des esclaves s’opérait, au moment où le pouvoir de l’Empire
romain commençait déjà à s’effondrer.
La dissolution de l’Empire romain – ainsi que celle de toutes ses structures légales et économiques –
fut l’événement central qui contribua à la transformation de l’esclavage antique au cours du siècle qui
suivit la mort de saint Augustin. Certes, la chute de Rome ne marqua pas la fin brutale de l’esclavage en
Occident. Les Lettres de Grégoire le Grand l’attestent abondamment. Celui-ci ne cesse en effet d’y
évoquer des situations de conflit entre maîtres et esclaves, débouchant sur la fuite de ces derniers et la
recherche d’un lieu d’asile au sein des églises, de même qu’il mentionne fréquemment la procédure
d’affranchissement pour les hommes « que la nature a fait libres, mais que la loi des nations a réduits au
joug de la servitude ». On aurait tort pourtant de considérer que les premiers siècles du Moyen Âge
s’inscrivent dans la stricte continuité de la fin de l’époque impériale. Les sociétés qui succédèrent à
l’Empire romain d’Occident héritèrent d’un nombre considérable d’esclaves, et la violence des temps ne
cessait de créer de nouveaux captifs promis à l’esclavage. La réduction de la demande en esclaves à
l’échelle de l’ensemble de l’Occident fut toutefois un élément décisif. Au sein d’un monde politiquement et
économiquement fragmenté, la rétraction de la demande en productions destinées au marché rendait
moins nécessaire le recours à la main-d’œuvre servile au sein des grandes propriétés. Aux VIe et
e
VII siècles, nul ne considérait plus désormais que les esclaves étaient un élément déterminant dans la
production de richesse, et leur propriété ne jouait pas un rôle essentiel dans l’expression de l’honneur.
En ce sens, les servi mentionnés dans les polyptiques des VIIIe et IXe siècles étaient des esclaves au
même sens que Charlemagne était l’empereur de Rome. Plutôt qu’une longue évolution conduisant de
l’esclavage antique au féodalisme médiéval, il faut admettre la progressive disparition du passé romain,
qui s’évanouit lentement, mais si complètement que ses éléments constitutifs purent acquérir une
signification nouvelle au sein d’un monde qui n’avait plus rien en commun avec celui de l’Antiquité
tardive.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Démographie
Maîtres
Marché
Sexe
Traites
Travail
Violence
Monothéismes
Les métamorphoses de la servitude en Europe occidentale entre Antiquité et haut Moyen Âge
Les eunuques du Palais
e
Constantinople, VI siècle
GEORGES SIDÉRIS
Le palais impérial byzantin (ou Grand Palais à Constantinople) s’étendait au VIe siècle de
l’Hippodrome jusqu’à l’actuelle mer de Marmara. À la manière d’un kremlin entouré de murailles,
parsemé de bâtiments, de cours, de jardins, de fontaines, et d’églises, le palais est un paradis dont les
eunuques sont les serviteurs privilégiés. Ce territoire est un espace visuel mais aussi sonore car il résonne
des voix et des chants si particuliers des eunuques.
La castration est interdite dans l’Empire byzantin, hors raison médicale. Constatant que des hommes
ou des femmes continuent de pratiquer la castration sans motifs médicaux malgré la loi, Justinien émet en
558 une loi (novelle) qui réitère l’interdiction de pratiquer la castration à l’intérieur de l’Empire et précise
que si un esclave est castré, même pour des raisons médicales, il doit être affranchi. Les eunuques qui
sont recrutés pour le service au palais impérial à Constantinople sont donc en grande majorité des
esclaves castrés enfants hors des frontières de l’Empire, le plus souvent en Arménie perse mais aussi dans
le Caucase – en Lazique (dans l’ouest de l’actuelle Géorgie) et surtout en Abasgie (actuelle Abkhazie)
jusqu’au règne de Justinien Ier (527-565). Certains eunuques sont toutefois issus de l’intérieur de l’Empire,
qu’ils aient été castrés pour raison médicale ou qu’ils soient nés avec une malformation génitale (on les
appelle « eunuques naturels »). Il existe plusieurs techniques de fabrication des eunuques : les thlasiai et
les thlibiai sont ceux dont les testicules ont été comprimés, écrasés ou froissés alors que les kastratoi sont
les castrats dont on a retranché l’ensemble des organes génitaux ou « seulement » les testicules. Justinien
affirme que sur 90 esclaves castrés, trois seulement survivent à l’opération, ce qui est peu crédible car
cela impliquerait des dizaines de milliers de morts. Une mortalité aussi élevée suppose en outre que le
prix d’un eunuque soit trente fois plus élevé que celui d’un esclave non castré, ce qui est loin d’être le cas.
Ainsi, en 531, un eunuque de moins de dix ans est vendu 30 sous, ce qui est le triple du prix d’un esclave
non castré, mais le prix peut monter jusqu’à 70 sous pour un eunuque qualifié (contre 30 pour un esclave
non castré).
L’eunuque est défini en droit comme celui qui ne peut engendrer et considéré comme de sexe
indéterminé vis-à-vis des sexes masculin et féminin, puisqu’il a perdu sa masculinité, sans toutefois être
une femme. Au palais, les eunuques constituent ainsi un genos, une catégorie de sexe, c’est-à-dire un
troisième sexe. Le mariage à Byzance, empire chrétien, ayant pour but la procréation légitime, les
castrats ne peuvent pas se marier et ils ne peuvent pas non plus adopter et donc constituer une famille.
En revanche, les eunuques peuvent tester et exercer des curatelles.
Toute la vie et le cérémonial au palais sont organisés en fonction des trois sexes et de leur rôle
respectif. On recrute pour le palais les eunuques enfants car l’on pense que, n’éprouvant pas de désir
sexuel, ils n’ont pas et ne peuvent avoir de relations sexuelles. C’est pourquoi le corps de l’eunuque est
considéré comme un corps chaste et pur. De ce fait, les eunuques sont, avec les servantes, les seuls à
pouvoir toucher le corps de l’impératrice, en dehors de son époux évidemment, même dans le bain. Ils
protègent physiquement l’impératrice et n’hésitent pas à se moquer des visiteurs dont la présence
l’importune, créant une distance physique protectrice entre celle-ci et le monde. Mais ils sont aussi de
redoutables surveillants. L’historien Philostorge rapporte que, lorsque Constantin Ier (324-337) découvre
que sa femme Fausta a une relation amoureuse avec un fonctionnaire impérial, il la fait assassiner dans
son bain par ses eunuques. Sur la mosaïque de Théodora dans la basilique Saint-Vital à Ravenne, on voit
d’ailleurs l’impératrice entourée de sa cour composée uniquement de femmes et d’eunuques, dont l’un
tient une portière.
Les esclaves eunuques sont libérés avant d’entrer en charge car il ne sied pas à la majesté impériale
d’être servie par des esclaves. Mais ils demeurent des affranchis avec toutes les obligations attenantes à
ce statut. Ainsi, même lorsqu’ils sont sortis de charge, les eunuques demeurent à vie au service de
l’empereur qui peut les rappeler à tout moment au palais ou pour des missions spécifiques. D’un corps
domestique, ils sont ainsi devenus un corps d’État, une militia. N’ayant, sauf exception, pas de famille et
étant d’anciens esclaves, toute leur carrière dépend de la faveur impériale. C’est pourquoi ils sont réputés
être d’une grande fidélité envers l’empereur. Leur condition initiale d’esclave permet le remodelage de
leur identité. Lorsque l’esclave castré arrive au palais, on lui attribue ainsi un nouveau nom, issu d’un
stock onomastique propre aux serviteurs de la Chambre impériale (le Cubiculum ou Koitôn en grec). C’est
pourquoi on retrouve plusieurs fois le même nom pour différents eunuques, par exemple Misaèl (Michel),
Kallinikos ou Narsès. Le jeune castrat suit une éducation qui doit lui permettre d’assurer son service une
fois adulte. Tout eunuque impérial sait lire, écrire, compter – en grec assurément mais probablement
aussi, pour certains, en latin. Par leur origine ils parlent aussi d’autres langues : arménien, syriaque, ou
langues caucasiennes qui en font de sûrs émissaires vers ces contrées limitrophes de l’Empire. S’il est
appelé à devenir spathaire, c’est-à-dire tenir les armes de l’empereur lors des cérémonies ou sur le champ
de bataille, l’eunuque reçoit au cours de sa carrière une formation militaire afin d’accompagner et de
protéger l’empereur, puis éventuellement de commander des armées. L’eunuque Narsès sous Justinien
est le modèle même de l’eunuque de guerre. Spathaire, après avoir participé avec la garde eunuque à
l’écrasement de la révolte Nika à l’Hippodrome de Constantinople en 532, il conduit victorieusement les
armées impériales et dirige l’Italie pendant plusieurs années.
Les eunuques servent en outre au sein de la Chambre impériale. La Chambre désigne les
appartements intérieurs du Grand Palais où vit la famille impériale. C’est la partie la plus secrète et
mystérieuse du palais puisqu’en dehors des serviteurs et des gardes nul ne peut y pénétrer sans y avoir
été invité par l’empereur ou l’impératrice et être conduit auprès d’eux par les eunuques. Le préposite, ou
grand chambellan, est l’eunuque à la tête de la Chambre et de ses services. Au sein de la Chambre, les
eunuques servent au Vestiaire impérial où ils prennent en charge les habits, bijoux et ornements des
souverains. Ce sont aussi les eunuques qui conservent les insignes du pouvoir impérial, en particulier les
couronnes et les habits de l’empereur, de même qu’ils tiennent le rideau derrière lequel siège l’empereur
lors des audiences. Les eunuques jouent ainsi un rôle vital auprès du souverain byzantin. Ils s’assurent de
sa tranquillité, veillant à ce qu’il n’y ait pas de bruit, afin que son sommeil soit paisible mais ils surveillent
aussi la sécurité de l’empereur pendant qu’il dort, afin qu’il ne soit pas assassiné.
Comme ils ont un corps pur, les eunuques revêtent l’empereur de ses insignes et habits de
souverain, lui remettent sa couronne et la retirent à l’occasion de cérémonies secrètes, qui se déroulent à
rideaux fermés, interdites au regard des non-eunuques. Le Livre des cérémonies composé au Xe siècle
sous l’empereur Constantin VII a conservé la mémoire des cérémonies de la haute période byzantine.
Lorsque l’empereur n’est pas au palais, un espace clos, ou moutatorion, est aménagé où les eunuques
peuvent procéder à la cérémonie du changement d’habits et de dépôt ou prise de la couronne. Cette
cérémonie participe d’une liturgie impériale puisqu’une fois qu’il a été vêtu de ses habits impériaux et a
chaussé les campagia (les chaussures de pourpre) et la couronne, l’empereur apparaît aux sénateurs qui
« l’adorent ». Ce faisant, les eunuques participent, au cours d’une cérémonie de caractère sacré, à la
transformation du corps physique de l’empereur en corps souverain, et ils sont associés à la lumière.
Mais leur rôle est loin de se limiter aux fonctions d’apparat, et une partie de l’administration de
l’Empire est sous leur responsabilité : ils gèrent la Table impériale, le trésor privé (la Sacelle), les
domaines impériaux de Cappadoce qui fournissent leurs revenus au Cubiculum. Ils rédigent et délivrent
les codicilles de nomination de hauts fonctionnaires comme les gouverneurs. Surtout, leur rôle de
conseiller du souverain est fondamental. Le fait que l’empereur prenne conseil auprès du chef des
eunuques (le grand chambellan ou préposite), voire auprès d’autres dignitaires eunuques (comme son
spathaire, qui porte ses armes d’apparat ou militaires), leur vaut la réputation d’exercer un pouvoir
occulte. Cette accusation est inexacte puisque la fonction de conseil fait partie de leur statut en tant
qu’affranchis. Certes, les eunuques ont l’oreille de l’empereur, ils peuvent donc lui parler jour et nuit et
essayer de l’influencer, notamment en faveur de quémandeurs qui cherchent à obtenir une promotion ou
une décision qui leur soit favorable. Ils offrent bien souvent aux eunuques des cadeaux qui peuvent être
considérables. Mais une telle pratique est générale et ne concerne pas les seuls eunuques. De plus, ce
thème est une arme politique anti-eunuques. Elle trouve son origine dans le thème tardo-antique du
« prince cloîtré » (princeps clausus), enfermé dans son palais, et qui serait le jouet de ses conseillers, des
eunuques, et des femmes de la famille impériale.
La perception des eunuques impériaux est double. Ils sont d’une part l’objet de préjugés et de
stéréotypes négatifs parce que ce sont des castrats et d’anciens esclaves, qu’ils manient l’argent et
perçoivent de confortables sportules (ou rogai : émoluments) pour leurs services. De fait, ces dignitaires
eunuques sont très riches et possèdent à Constantinople leur oikos, composé de leur palais et de multiples
bâtiments de rapport qui constituent un véritable quartier portant parfois leur nom. Ils peuvent donc être
perçus comme ayant une tendance naturelle à être égoïstes, futiles, cupides, peu courageux, voire
méchants, ce que transmet un courant littéraire traditionnellement hostile aux eunuques. On considère
toutefois que l’eunuque peut parvenir par un effort moral à se hisser vers des valeurs plus positives. D’où
l’existence d’une forte perception positive de l’eunuque impérial qui est considéré comme fidèle, chaste,
pieux, voire ascétique, généreux envers les pauvres, dont la beauté de corps et de visage refléterait la
beauté d’âme. Il existe en outre une sensibilité au sein du monde ascétique favorable à la castration,
censée libérer des désirs. Certes, la castration volontaire est condamnée et réprimée par l’Église,
néanmoins elle est pratiquée. Les perceptions et sensibilités byzantines n’étaient donc pas les mêmes que
les nôtres. De plus, les eunuques impériaux fondent des monastères, bâtissent dans leur quartier à
Constantinople, près de leur palais, des églises, des hospices ou des hôpitaux, des bains, accomplissant
ainsi une action sociale, ce qui les rend très populaires. Ils peuvent d’ailleurs servir de la sorte la politique
religieuse des souverains, à l’instar de Narsès, l’eunuque de Justinien mais aussi de Théodora (500-548),
qui contribua à sa politique en faveur du clergé monophysite, en fondant un monastère.
C’est à partir du règne de l’empereur Phocas (602-610) que les anges apparaissent désormais aux
moines et clercs sous l’apparence d’eunuques de lumière impériaux. Ce phénomène est l’aboutissement
d’une évolution complexe au cours du VIe siècle. Dès le règne de Justin II (565-578) les eunuques
impériaux sont assimilés rhétoriquement aux moines, et l’on met en avant leur chasteté. Cette
assimilation est aussi due au fait que le palais impérial, depuis la dynastie théodosienne, se présente
comme un monastère et que les eunuques impériaux prennent souvent leur retraite dans un monastère.
Or les moines sont des eunuques spirituels qui mènent un mode de vie « angélique », et qui, à leur mort,
rejoignent les anges. De plus, la correspondance entre la cour céleste et la cour impériale conduit à
établir un rapprochement entre les fonctions qu’exercent les anges qui servent le Christ au palais céleste,
en sont les messagers et constituent autour de lui une milice, et celles des eunuques qui servent
l’empereur terrestre, sont ses messagers et défendent le palais.
RÉFÉRENCES
C. Messis, Les Eunuques à Byzance, entre réalité et imaginaire, Paris, Centre d’études byzantines néo-
helléniques et sud-est européennes, Éditions de l’EHESS, 2014.
K. M. Ringrose, The Perfect Servant. Eunuchs and the Social Construction of Gender in Byzantium,
Chicago, The University of Chicago Press, 2003.
G. Sidéris, « Une société de ville capitale : les eunuques dans la Constantinople byzantine (IVe-
e
XII siècle) », dans Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (éd.), Les
Villes capitales au Moyen Âge, Publications de la Sorbonne, Paris, 2006, p. 243-274.
S. Tougher, The Eunuch in Byzantine History and Society, Londres et New York, Routledge, 2008.
RENVOIS
Corps
Esclavage public
Genre
Parenté
Sexe
Ville
L’expansion de l’Islam et l’esclavage
Libre ou non-libre
dans le royaume des Francs :
comment savoir
et pour quoi faire ?
e
Andernach, IX siècle
ALICE RIO
Tout au long du XXe siècle, un débat a fait rage parmi les historiens : les non-libres carolingiens
étaient-ils « encore » des esclaves, ou bien « déjà » des serfs ? La question ne se pose plus exactement
dans ces termes. Il existait, au IXe siècle, une seule condition juridique servile, organisée, du point de vue
de l’expérience vécue, entre deux grands pôles : d’un côté, les plus dominés et les plus déracinés,
travaillant dans des fermes ou de grands ateliers textiles, et qui correspondent le mieux à l’idéal-type de
l’esclave ; de l’autre, les tenanciers, plus indépendants et mieux intégrés à une communauté rurale. Ce
sont ces derniers qu’on désigne encore souvent comme « serfs ». Choisir de les caractériser ainsi, plutôt
que simplement en tant qu’esclaves tenanciers ou rentiers, termes qui correspondent à un phénomène
bien identifié dans nombre de sociétés franchement esclavagistes, ne relève pas d’une distinction
empirique, mais résulte d’une tradition historiographique qui inscrit le haut Moyen Âge occidental dans
un mouvement multiséculaire de transition de l’esclavage au servage. Ces deux catégories ne sont
d’ailleurs pas vraiment comparables sur un plan empirique. Lorsqu’on emploie le terme d’esclave, on se
réfère à un statut juridique personnel. Quand on distingue au contraire un « serf » d’un esclave rentier ou
tenancier, c’est parce qu’on l’a identifié comme appartenant à un certain type de société, que l’on appelle
« féodale » faute de mieux, et que l’on situe désormais dans le Moyen Âge central (XIe-XIIIe siècle) ou tardif
(XIVe-XVe siècles) plutôt qu’à l’époque carolingienne (VIIIe-Xe siècle).
C’est pourquoi beaucoup d’historiens évitent désormais d’avoir à choisir entre « serf » et « esclave »,
en se référant plus prudemment à la catégorie de « non-libres », ou bien encore en utilisant sans les
traduire les termes latins de servi ou de mancipia qui les désignent. Il est devenu d’ailleurs de plus en
plus difficile de voir dans les « esclaves » une institution archaïque et moribonde et dans les tenanciers
l’aube d’un monde nouveau, puisqu’on rencontre les uns et les autres le plus souvent dans les mêmes
sources, au service des mêmes exploitants. Le grand domaine carolingien constitue le contexte privilégié
dans lequel nous rencontrons la plupart des non-libres de cette époque. Le nombre considérable
d’individus répertoriés dans la documentation relative à ces grands domaines permet de les étudier en
tenant compte des interactions entre des paramètres divers (libres / non-libres, tenanciers / domestiques,
mais aussi jeunes / adultes et hommes / femmes) dont certains n’étaient que temporaires, et dont les
effets combinés pouvaient changer du tout au tout l’expérience vécue, notamment en temps de crise.
Un procès de liberté
Malgré sa richesse, cette documentation offre rarement l’occasion d’étudier ces problèmes à une
échelle micro-historique, qui permettrait de saisir les conséquences et les enjeux concrets de ces
distinctions pour des individus particuliers, à des moments clés de leur histoire personnelle. C’est
précisément cette perspective individuelle qui fait l’intérêt d’un court texte rédigé autour des années 820
par un scribe de la basilique Saint-Martin de Tours, au service de la chancellerie de l’empereur Louis le
Pieux, en notes tironiennes (la sténographie de l’époque), dans un petit manuscrit biscornu qui ressemble
à un carnet de notes et que l’on connaît maintenant sous le nom peu engageant de « Paris BnF lat. 2718 ».
Il s’agit d’une formule, c’est-à-dire d’un modèle, mais qui se fonde sur un cas réel. Si les protagonistes de
l’affaire sont anonymisés, le texte conserve beaucoup de détails du document d’origine :
Ainsi donc, que tous nos fidèles, présents et futurs, sachent comment une certaine femme
nommée N. nous a présenté une charte de Notre Autorité décrivant comment sa famille fut
injustement contrainte au service et assujettie au domaine du fisc que l’on nomme Andernach
par un homme nommé Germanus, l’agent (missus) de notre seigneur et père le sérénissime
empereur Charles, et aussi comment, après que nos agents N. et N. eussent enquêté sur cette
affaire à notre demande, la liberté fut rendue à cette famille en même temps que ses biens.
Mais parce que les noms de ladite femme N. et de son frère n’avaient pas été inclus dans cette
charte, cette femme demeurait servante (verna) au service de nous-même et de notre épouse.
Afin qu’aucune accusation mettant en cause leur liberté ne puisse être portée contre eux à
l’avenir, elle nous supplia d’ordonner qu’une autre charte de Notre Autorité fût faite pour elle,
grâce à laquelle elle pourrait jouir de sa liberté et de ses biens avec plus de sécurité et de
stabilité, en notre temps et dans les temps futurs. Ému par l’intercession de notre épouse bien-
aimée Judith, que ladite femme continuait à servir avec constance, nous donnâmes notre accord
et ordonnâmes que la présente charte de Notre Autorité fût faite pour cette même N. et pour
son frère le susnommé N., par laquelle charte nous instituons et ordonnons que, de même que
nous avions ordonné que soient restitués à leur famille sa liberté d’origine et les biens qu’elle
avait injustement perdus, ladite N. et son frère N. reçoivent aussi la liberté, et qu’ils puissent
avoir et posséder de droit héréditaire tous les biens qu’on leur connaît actuellement (pour
autant qu’ils les aient obtenus justement et légitimement), ainsi que ceux qu’ils pourront
acquérir à l’avenir. Et qu’ils n’aient, ni eux ni leurs descendants, en aucune manière à craindre
de litige ou d’accusation, ni aucune obstruction de quiconque à partir de ce jour en rapport à ce
dont il est question ci-dessus, mais, comme on l’a dit, qu’ils obtiennent la liberté sans aucune
opposition ni préjudice, et qu’ils conservent en perpétuité les biens qui se trouvent sous leur
autorité et sous celle de leurs héritiers, de manière légitime et stable, et qu’ils les laissent à
leurs descendants, et qu’ils en fassent ce qu’ils veulent. Et afin que cette charte […]
Formulae Imperiales e curia Ludovici Pii, n. 51, éd. K. Zeumer, Formulae Merowingici et Karolini Aevi, Monumenta Germaniae
Historica Leges V (Hanovre, 1886)
Pourquoi et comment cette famille avait-elle été réduite en servitude, et quelles furent les
implications de ce changement de statut ? Le fait qu’une famille entière, reconnue comme unité, soit
concernée, ainsi que la référence aux biens qu’elle possédait, suggère fortement qu’il s’agissait ici, au
départ, de tenanciers et non de domestiques. Sur tous les grands domaines de l’époque, tenanciers libres
et non libres se côtoyaient. Les charges annuelles pesant sur chaque tenure étaient plus souvent liées au
statut de la terre qu’au statut personnel de ses exploitants, si bien qu’il n’était pas forcément aisé de faire
une distinction nette entre eux. Bien que les conditions d’existence des non-libres (auxquels on se référait
à travers le vocabulaire latin traditionnel de l’esclavage) étaient en moyenne moins bonnes que celles des
libres, il est en même temps impossible, dans les cas individuels, de déduire le statut légal d’un tenancier
à partir des conditions concrètes de sa tenure. La distinction n’était pas non plus maintenue socialement
par un système rigide de caste, puisqu’on trouve sur la plupart des domaines des couples mixtes, avec un
partenaire libre et l’autre non libre. L’incertitude sur le statut légal des personnes était sans doute
relativement fréquente ; beaucoup de descriptions et recensements de domaines (« polyptyques »)
omettent d’ailleurs cette information pour un grand nombre de foyers paysans, comme si elle n’était pas
importante.
Des phases de changement pouvaient néanmoins propulser tout d’un coup le statut légal au-devant
de la scène. C’est du moins ce que suggère la hausse du nombre de procès de liberté, comme ici, dans les
sources documentaires du IXe siècle. Ces procès montrent que la distinction entre libre et non-libre
pouvait encore recouvrir des enjeux importants. Ce type de procès est le plus souvent attesté dans un
contexte d’intensification du prélèvement seigneurial lié à l’établissement du fameux « régime domanial
classique », un système d’exploitation imposant des exigences de travail importantes aux tenanciers des
grands domaines (dont ceux du fisc, comme ici, et ceux des grandes églises et abbayes sont naturellement
les mieux documentés). Détenir le statut légal d’un tenancier avait des conséquences importantes : ceux
qui étaient réduits au statut d’esclave, bien que n’ayant pas forcément des conditions de vie
objectivement pires que celles d’un voisin libre, étaient plus vulnérables face à ces exigences accrues,
puisque tout non libre était en principe corvéable à merci, alors que les libres étaient (toujours en
principe) protégés contre ce type d’arbitraire. Des tenanciers difficiles à catégoriser statutairement,
comme l’était peut-être la famille de N., et qui refusaient un alourdissement des corvées, pouvaient donc
trouver tout d’un coup leur liberté mise en cause. Le fait de posséder des biens, même de la terre, n’était
pas forcément une garantie de succès dans ce type de procès, puisque l’agent seigneurial pouvait aussi
bien déclarer que ces terres-là aussi n’étaient que louées et appartenaient de droit au domaine dont il
avait la charge. Le fait qu’aucune observation empirique ne permette d’établir à coup sûr le statut légal
des personnes soumettait l’issue du procès presque exclusivement à la mémoire locale, avec tout ce
qu’elle avait de malléable, ce qui donnait évidemment à la procédure un caractère nettement politique. Le
contexte d’augmentation des charges ainsi que l’incertitude au sujet de ses victimes potentielles avaient
tendance à dissoudre les solidarités paysannes, et le témoignage des voisins donnait souvent raison aux
agents du domaine.
C’est vraisemblablement ce qui s’était passé dans le cas de la famille de N., qui n’avait pu, au cours
de son premier procès, se voir reconnaître le statut libre qu’elle revendiquait. Comment avait-elle ensuite
réussi à recouvrer sa liberté ? La libération de la famille de N. fut effectuée et confirmée par un
« diplôme », un document délivré par l’autorité royale – et cela en dépit du fait que, puisqu’il s’agissait
d’un domaine du fisc, Louis le Pieux, à travers ses agents, était ici à la fois juge et partie, comme il arrivait
d’ailleurs assez couramment à cette époque. Ce succès peut en partie s’expliquer par les circonstances du
début du règne de Louis le Pieux (814-840), pendant lequel celui-ci s’est efforcé de se présenter comme
un recours contre les injustices qu’il imputait au régime de son père Charlemagne. Le contexte de
l’enquête, dont le but même était de découvrir et de rectifier des injustices commises par des
représentants du pouvoir royal, était donc sans doute exceptionnellement favorable aux familles
paysannes. Peut-être d’ailleurs le fisc n’y avait-il pas tant perdu que cela : le diplôme restitue en effet le
statut et les biens, mais le texte ne dit rien des charges. On voit en effet parfois, dans ce type de procès,
des solutions de compromis où les accusés conservaient finalement un statut libre, mais seulement après
avoir renoncé à tous ses bénéfices matériels, en acceptant les charges et corvées plus importantes qui
leur étaient demandées. Cette pratique contribuait d’ailleurs à brouiller toujours plus les liens entre statut
et charges. Le lien entre le statut légal et le niveau de prélèvement seigneurial pouvait donc être traité de
manières contradictoires, selon les cas et les tactiques. On pouvait choisir de les considérer comme
indissolublement liés, comme quand l’agent d’un grand domaine justifiait l’imposition de charges plus
lourdes sur certains tenanciers en leur attribuant un statut non libre, ou au contraire quand des
tenanciers se défendaient contre l’imposition de charges additionnelles en invoquant leur statut libre.
Mais on pouvait tout aussi bien les traiter comme des valeurs négociables indépendamment l’une de
l’autre, voire l’une contre l’autre, comme dans le cas d’un tenancier acceptant des charges plus
importantes en échange d’une reconnaissance de son statut libre.
Les deux premiers moments de cette histoire (la perte du premier procès puis le retour à la liberté
après l’accession au trône de Louis le Pieux) ne présentent donc rien de particulièrement extraordinaire.
Son troisième temps, lorsque N. demande à Louis le Pieux de confirmer sa propre liberté ainsi que celle
de son frère, est plus étonnant. Il est particulièrement révélateur de l’impact potentiel du statut au sein
du groupe familial. Car la demande conduit à poser un certain nombre de questions : pourquoi cette jeune
fille et son frère avaient-ils été laissés à l’écart dans le diplôme restituant la liberté à leur famille ? Si
cette famille avait été libérée en bloc, pourquoi (et surtout contre qui) auraient-ils eu besoin de produire
un document attestant leur liberté ? Qu’espérait N. de ce changement de statut ? Comme on le verra,
aucune de ces questions n’a de réponse certaine, mais les différentes alternatives permettent d’explorer
mieux que d’ordinaire, étant donné l’état des sources, les conséquences possibles de la non-liberté pour
un individu.
Les travaux de Jean-Pierre Devroey ont mis en évidence l’ampleur de la mobilité des personnes à
l’époque carolingienne entre le centre domanial et les tenures pour assurer le travail domestique et
répartir la main-d’œuvre agricole entre les différentes fermes, brouillant ainsi la distinction entre les non-
libres tenanciers et domestiques. La réquisition des jeunes, et plus spécialement des femmes non mariées,
comme domestiques, constituait sans doute une des conséquences les plus lourdes à supporter pour les
familles désignées comme non-libres. Il n’est donc pas difficile d’imaginer comment N. s’était retrouvée
travaillant comme domestique à la suite du premier jugement. En revanche, rien ne donne à penser
qu’elle ait eu l’intention de quitter le service de Judith une fois devenue libre : rien n’atteste que la vie de
N. changerait profondément. Sa demande et la rédaction de ce document ont pu être réalisées n’importe
où : on ne sait si N. ne servait Judith que lorsque celle-ci était à Andernach, au centre du complexe
domanial, auquel cas elle aurait saisi l’occasion d’une visite du couple impérial pour intéresser
l’impératrice à sa cause et récupérer sa liberté, ou si elle faisait partie de son personnel domestique
permanent et suivait sa cour itinérante. La seconde alternative paraît plus probable : le fait que Louis dise
que N. continuait à servir Judith « avec constance » (in cuius assidue… perseverabat servitio) suggère en
effet une association de plus de quelques jours ; d’autre part, aucune source n’indique que Louis le Pieux
ou Judith n’ont jamais visité Andernach, même pour un temps court.
On ne peut savoir à quel moment la décision d’exclure N. et son frère du groupe familial reconnu
comme libre fut prise : peut-être en leur absence, au moment de la rédaction du document, si tous les
noms avaient vraiment été inclus, ou bien plus tard, simplement en refusant de les compter parmi ceux
auxquels le document avait trait. Dans un cas comme dans l’autre, leur exclusion suggère que le groupe
familial s’est désolidarisé d’eux et les a délibérément sacrifiés. Sans doute N. et son frère n’habitaient-ils
déjà plus la demeure familiale à l’époque du diplôme libérant leur famille. Le frère ne fait pas partie de
l’histoire, et rien n’est dit de son service à lui. Peut-être travaillait-il au centre du complexe domanial, ou
peut-être avait-il été envoyé dans une autre ferme en tant que main-d’œuvre supplémentaire. Personne,
en tout cas, ne semble avoir réclamé son retour ni celui de sa sœur. Une fois déplacés, ils ne participaient
déjà plus à la production au sein du groupe familial, et ce dernier, maintenant qu’il se trouvait à nouveau
libre, a sans doute préféré ne pas les inclure dans la distribution de ses ressources. Le droit à la propriété
et à l’héritage semble être l’enjeu crucial. La demande de N. auprès de Louis le Pieux s’expliquerait
mieux, par exemple, si elle avait été faite à l’occasion d’un héritage dont elle et son frère s’étaient soudain
trouvés exclus par le reste du groupe familial : peut-être d’ailleurs se considéraient-ils comme libres au
même titre que le reste de leur famille jusqu’à ce moment.
Louis le Pieux, en acceptant le principe que l’appartenance de N. et de son frère à une famille libre
était suffisante pour prouver leur propre liberté, semble considérer qu’il serait absurde qu’ils soient les
seuls membres non libres de leur famille. Mais le fait même que N. ait jugé utile de demander ce
document montre que cet état de choses ne paraissait pas absurde à tout le monde. L’asymétrie des
statuts au sein d’une même famille n’était d’ailleurs pas au fond si extraordinaire. On en trouve des
exemples fort nombreux – le plus couramment dans les cas de mariages mixtes, mais aussi à l’issue
d’accords spécifiques, de vente ou de don de soi-même ou de ses enfants, ou de servitude pour dettes ou
pour crime. D’autres sources suggèrent que ce fait sans doute relativement banal représentait tout de
même une contradiction sur le plan conceptuel, et que la plupart du temps tout le monde faisait comme si
une famille entière devait relever du même statut. Les procès de liberté, par exemple, utilisaient presque
toujours comme argument clé le statut des parents ou d’autres membres de la famille, et les témoignages
de voisins se concentraient généralement sur ces points. Une diversité de statuts au sein d’une même
famille créait manifestement des tensions importantes, comme on le voit dans le cas extrême d’un homme
ayant tué un membre non libre de sa propre famille pour éviter de voir lui-même sa liberté mise en cause
(Capitularia regum Francorum I, n. 39, c. 5). Quelquefois, cependant, une telle diversité pouvait aussi
présenter des avantages, notamment à travers l’exclusion d’un des membres du droit à la propriété, ou la
restriction de la responsabilité collective – d’un enjeu crucial dans le cas de l’esclavage pénal.
L’importance de la famille, étant donné la faiblesse relative de tous les autres types d’institutions au haut
Moyen Âge, créait souvent une solidarité très développée en son sein, mais c’était pour cette même raison
une solidarité conditionnelle, et la famille constituait aussi un espace d’intérêts extrêmement divergents
et d’inégalité marquée.
Que conclure de cette histoire ? Ce texte présente un paradoxe commun à la plupart des sources de
l’époque carolingienne. Celles-ci évoquent sans cesse le statut légal des personnes, tout en donnant la
forte impression que la différence pratique entre ces statuts pouvait être difficile à saisir, y compris pour
les contemporains. Il était ainsi difficile dans un procès de savoir quel paysan était libre et lequel ne l’était
pas ; la jeune fille dans ce texte était une esclave domestique, mais allait vraisemblablement demeurer
dans le même emploi à l’issue de sa libération. Les ambiguïtés étaient différentes pour les tenanciers et
pour les domestiques. À partir du moment où elle travaillait comme domestique dans l’entourage de
Judith, le statut de N. n’avait plus guère d’importance pour ses maîtres. Les travailleurs domestiques sont
en général beaucoup moins souvent identifiés en termes de statut dans les sources que les paysans, sans
doute parce que leur subordination était renforcée constamment par l’expérience quotidienne de la
domination plutôt qu’à travers le langage du droit. En revanche, le langage du droit et le discours de la
non-liberté étaient cruciaux pour différencier les paysans tenanciers entre eux, constituant un moyen pour
négocier les choses les plus diverses, de la corvée à l’avenir de leurs enfants.
Cela implique un second paradoxe : l’attribution d’un statut non libre pouvait avoir un impact plus
important sur ceux qui ressemblent le moins à l’idéal-type de l’« esclave ». La similarité apparente entre
libres et non-libres sur les grands domaines du IXe siècle a longtemps été considérée par l’historiographie
comme un signe que le statut juridique avait perdu son importance, voire son sens : c’est la thèse
classique énoncée par Marc Bloch. Mais ces différences, pour petites qu’elles paraissent au niveau de la
société, pouvaient être cruciales pour les individus et les familles. Dans les moments de crise, quand les
conditions étaient négociées et renégociées, le statut redevenait un outil fondamental, utilisé de manière
active et stratégique.
Pratiquement toutes les formes possibles de non-liberté ont existé durant la période carolingienne.
L’utilisation de la non-liberté comme instrument juridique permettant de catégoriser les tenanciers (qui
donnera plus tard lieu à la formalisation juridique du « servage » dans le Moyen Âge central et tardif) ne
représentait encore sans doute qu’un développement relativement marginal, applicable seulement aux
grands domaines émergents. Même dans ce contexte, les glissements sont encore nombreux entre cette
forme de non-liberté et d’autres, plus conformes à l’idée qu’on se fait de l’esclavage, comme ici le service
domestique déracinant la personne et l’emmenant loin de sa famille.
Il est certainement possible de voir dans la différence entre les non-libres qui « ressemblent » à des
esclaves et les non-libres qui « ressemblent » à des serfs un grand changement social, mais on peut aussi
y reconnaître une différence qui pouvait jouer sur le cours d’une seule vie, au niveau biographique, pour
chaque individu. Les jeunes et les femmes (et à plus forte raison les jeunes femmes) semblent avoir été les
plus susceptibles à la fois de se voir définir comme non-libres et d’en souffrir les pires conséquences. Leur
absence de contrôle des ressources sociales et économiques en raison du genre et/ou de l’âge, ou de toute
autre circonstance menant à un plus faible degré d’investissement de la part du groupe familial et de la
communauté locale, les rendait particulièrement vulnérables face à beaucoup d’adversaires potentiels, qui
pouvaient chacun trouver un avantage à les faire reconnaître comme non-libres. Dans ces contextes de
tension et de vulnérabilité, l’attribution et les conséquences de la non-liberté pouvaient être réinventées
et exploitées, avec un large degré de consensus, par nombre d’oppresseurs autres que le seigneur. Le
caractère à nos yeux arbitraire de l’attribution du statut de non libre ne signifie pas que celui-ci avait
perdu son importance, ou qu’il n’était plus bien compris ; cela signifie plutôt qu’il opérait principalement
à un niveau « micro », pour induire des différenciations inexistantes ou imperceptibles. Si le statut de non
libre n’avait que relativement peu d’effets réguliers, il était susceptible de rompre la solidarité au sein de
toutes les communautés possibles : c’est sans doute pour cela que tant de gens ont continué à trouver leur
compte dans l’existence et l’application de cette catégorie, longtemps après la transformation presque
complète du système politique, légal et économique qui lui avait donné son sens d’origine.
RÉFÉRENCES
J.-P. Devroey, « Men and Women in Early Medieval Serfdom : The Ninth-Century North Frankish
Evidence », Past and Present, 166, 2000, p. 3-30.
E. Renard, « Les mancipia carolingiens étaient-ils des esclaves ? Les données du polyptyque de Montier-
en-Der dans le contexte documentaire du IXe siècle », dans P. Corbet (éd.), Les Moines du Der, 673-
1790. Actes du colloque international d’histoire, Joinville, Montier-en-Der, 1er octobre 1998, publiés
par P. Corbet avec le concours de J. Lusse et G. Viard, Langres, Éditions Dominique Guéniot, 2000,
p. 179-209.
A. Rio, Slavery After Rome, 500-1100, Oxford, Oxford University Press, 2017.
RENVOIS
Dette
Esclavage pénal
Esclavage volontaire
Identification
Justice
Parenté
Résistance
Voix d’esclaves
Les métamorphoses de la servitude en Europe occidentale entre l’Antiquité et le haut Moyen Âge
Captifs, traites et marchés :
l’esclavage viking
e e
Scandinavie, VIII -XI siècle
BEN RAFFIELD
La capture, la vente et l’exploitation de personnes non libres étaient choses courantes dans le monde
viking. L’esclavage existait probablement en Scandinavie depuis l’âge du bronze au moins, mais c’est à
l’âge du fer que cette pratique est devenue une institution profondément ancrée dans la vie sociale.
Pendant l’ère viking (de 750 à 1050 environ), les esclaves en vinrent à former un groupe social clairement
défini dans les sociétés scandinaves ; leur vie et leur rôle étaient régis par une abondante législation
visant à sceller leur position au plus bas de la hiérarchie sociale.
S’il existe des preuves tangibles de l’esclavage pendant cette période, nombre de ses aspects
demeurent toutefois obscurs. Le nombre d’individus non libres vivant en Scandinavie, par exemple, fait
débat. De même, il est difficile de déterminer les origines des esclaves. Les raids et les guerres entre
puissances régionales et petits royaumes au cœur même de la Scandinavie furent sans doute une source
« domestique » de prisonniers susceptibles d’être vendus ou exploités de diverses façons. Toutefois,
beaucoup de captifs étaient vraisemblablement faits prisonniers lors de raids effectués par les flottes
vikings à travers l’Europe du Nord et de l’Ouest, entre le VIIIe et le XIe siècle. Si les prisonniers fortunés ou
jouissant d’un certain statut étaient parfois rendus à leur communauté d’origine en échange d’une rançon,
beaucoup étaient emmenés pour être réduits en esclavage. La plupart de ces individus capturés pendant
les raids étaient très probablement des femmes et des enfants, comme cela semble avoir été le cas dans
un certain nombre d’attaques à grande échelle historiquement attestées au IXe siècle (comme à Etar, en
Irlande, en 821, à Walcheren, aux Pays-Bas, en 837, et à Séville, en Espagne, en 844). Les études fondées
sur des analyses d’ADN suggèrent que de nombreuses femmes capturées dans les îles Britanniques
étaient emmenées dans les colonies scandinaves de l’Atlantique nord, en particulier en Islande, peut-être
pour devenir les épouses ou concubines des colons. Mais le déséquilibre entre les genres qu’on serait
tenté de voir ici était sans doute plus apparent que réellement avéré, car le pillage opportuniste des
navires en mer et la capture de prisonniers lors des guerres devaient certainement donner lieu à la
capture de plus d’hommes que de femmes.
Il ne reste aujourd’hui que peu de traces archéologiques du transport et de la vente des esclaves
capturés pendant ces guerres et ces raids, même si l’on suppose que les grands ports maritimes
commerciaux comme Hedeby, sur la péninsule du Jutland, ou Birka, en Suède, ont pu jouer le rôle
d’importants marchés aux esclaves. Les origines et le développement d’autres sites majeurs d’échanges
commerciaux telle Dublin (fondée par les groupes vikings qui sillonnaient la mer d’Irlande dans les
années 840) furent peut-être étroitement liés au commerce des esclaves. Les archéologues doivent
néanmoins encore identifier les structures ou les grands espaces ouverts qui servirent autrefois de places
publiques où tenir les marchés, même si les fouilles sur ces trois sites (et de nombreux autres) ont permis
la découverte de chaînes en fer qui attestent potentiellement la présence de groupes de captifs. Celles de
Hedeby ont été découvertes lors de fouilles menées dans le port datant de l’ère viking, ce qui pourrait
indiquer que les captifs étaient vendus sur les jetées de la colonie, ou directement sur les bateaux eux-
mêmes.
Si la plupart des captifs originaires d’Europe de l’Ouest étaient probablement conduits vers les
colonies de l’Atlantique nord (Islande, Groenland, Terre-Neuve) ou en Scandinavie, de petits effectifs
étaient sans doute emmenés plus loin encore, passant entre les mains de nombreux négociants avant
d’être revendus dans les grands marchés aux esclaves de l’est de l’Europe. Ces individus rejoignaient les
foules bien plus nombreuses de captifs enlevés dans les régions slaves du sud et de l’est de la Baltique, à
la suite de raids vikings, de guerres intestines ou d’incursions des Rūs – société mercantile éclectique,
multiculturelle et fortement militarisée qui apparut au IXe siècle sur les routes commerciales fluviales de
ce qui est aujourd’hui l’Europe de l’Est. Les Rūs, décrits dans les sources historiques comme de
prolifiques marchands d’esclaves, étaient les principaux acteurs des réseaux commerciaux qui
alimentaient les marchés de Khazarie, de Bulgarie de la Volga (marchés qui satisfaisaient eux-mêmes
l’énorme demande en main-d’œuvre esclave émanant du califat abbasside et de l’émirat samanide), ainsi
que ceux de Constantinople et de Prague.
C’est le long de ces routes commerciales orientales que l’argent remontait vers le nord, sans doute
en échange d’esclaves et d’autres produits comme les fourrures, l’ivoire de morse, le miel et la cire
d’abeille. L’argent – en particulier les pièces de dirhams islamiques (largement produites par les
Abbassides et les Samanides) – est souvent considéré comme un indicateur archéologique du commerce
des esclaves dans le monde viking. Les dirhams commencèrent à se frayer un chemin en Scandinavie en
quantités significatives durant les premières décennies du IXe siècle. Même si la plupart étaient sans doute
fondus en lingots, des centaines de milliers de ces pièces ont été retrouvées en Scandinavie, dans la
région baltique, en Europe de l’Ouest et dans les terres de l’Atlantique nord. L’utilisation de l’argent lors
des transactions économiques en Scandinavie commença au IXe siècle dans les marchés importants tels
Ribe, Hedeby et Birka – ces ports étant les plus étroitement liés au commerce des esclaves, avant que
celui-ci se généralise au Xe siècle. Même s’il ne faut pas sous-estimer l’importance d’autres produits
recherchés, à l’époque, dans les réseaux d’échanges de l’ère viking – comme les perles et les fourrures –,
les sources littéraires et les codes juridiques indiquent que les captifs étaient souvent achetés avec de
l’argent et que, dans certains cas, ils pouvaient se voir attribuer une valeur équivalente en argent. Si les
dirhams représentent effectivement un bon indicateur témoignant du transport et de la vente d’esclaves,
alors le nombre de pièces retrouvées à travers le monde viking à ce jour (qui, en soi, ne doit représenter
qu’une fraction de celles qui étaient en circulation) atteste d’un très vaste commerce de cargaisons
humaines, dont les tenants et aboutissants restent encore à préciser. Il est alors intéressant d’observer
que la majorité des dirhams retrouvés en Scandinavie (quelque 67 000 pièces) ont été découverts sur l’île
baltique de Gotland, où de gigantesques quantités d’argent avaient été enterrées (pour servir de réserves
sans doute) durant l’ère viking. La plus grande de ces réserves – celle de Spillings, constituée à la fin du
e
IX siècle – contenait plus de 66 kilos d’argent et 14 000 dirhams. Si les motivations justifiant le stockage
de tant de richesses continuent de susciter des débats, Dagfinn Skre a récemment défendu la thèse selon
laquelle l’île avait pu servir de base et d’entrepôt financier pour les marchands gotlandais, qui s’étaient
imposés comme intermédiaires incontournables dans les réseaux du trafic d’esclaves au début de l’ère
viking.
Deux sorts probables attendaient ces esclaves capturés au cours de guerres intestines ou de raids
outre-mer, et qui n’avaient pas été vendus à des marchands pour être transportés à l’étranger : soit ils
étaient offerts ou vendus à un nouveau maître, soit ils étaient incorporés aux foyers et communautés de
leurs ravisseurs originaux. Les plus anciens codes juridiques scandinaves, compilés par écrit à la période
médiévale mais reposant fortement sur la législation orale de l’ère viking, révèlent que les personnes
réduites en esclavage (Þrællar en vieux norrois : « esclaves ») étaient soumises à la loi, mais qu’elles
étaient dépourvues de capacité juridique. Ces codes montrent également que les esclaves étaient
considérés comme des biens meubles. Les propriétaires étaient généralement libres de punir et même de
tuer leurs esclaves quand bon leur semblait, et ils recevaient une compensation lorsque leur esclave était
tué par un tiers. Les esclaves qui fuyaient leur propriétaire étaient sévèrement châtiés s’ils étaient
rattrapés, et la loi prévoyait un certain nombre de crimes dont ils pouvaient être accusés, avec un
échelonnement des sanctions qui allait de la flagellation à la décapitation, en passant par la mise hors la
loi. On pouvait également les utiliser comme moyen de paiement en échange de terres ou comme
dédommagement dans le cadre du versement du « prix du sang ». Cependant, ces mêmes codes juridiques
comprennent également une législation encadrant l’affranchissement d’esclaves et leur entretien, ce qui
indique que l’esclavage n’était pas nécessairement une condition permanente. De même, ces textes
indiquent qu’il était permis aux esclaves de se marier, d’acquérir des biens, de recevoir des
compensations pour certaines blessures et même, pour un homme, de tuer pour des raisons qui
impliqueraient sa femme. Les codes juridiques mettent également en lumière d’autres formes de travail
non libre, comme la servitude pour dettes lorsqu’un individu n’était pas capable de subvenir aux besoins
des personnes à sa charge, ou lorsqu’il devait des réparations dans le cadre d’une affaire judiciaire. Si les
esclaves pour dettes étaient soumis à certaines des lois qui régissaient la vie des esclaves en général, ils
possédaient néanmoins certains droits qui reflétaient leur statut d’individus nés libres, et leur période de
servitude était censée s’achever une fois leurs dettes payées.
Un large éventail de sources – sagas, poèmes mythologiques, lois médiévales – documente les
multiples façons dont les esclaves étaient exploités. Un poème médiéval anonyme intitulé Rígsþula, qui
décrit les structures sociales de la Scandinavie à l’ère viking, fait mention d’esclaves employés dans les
travaux agricoles, s’occupant des champs et du bétail, et ramassant du bois de chauffage. Ils étaient sans
doute aussi employés dans des métiers plus spécifiques, comme la construction navale et l’artisanat. Les
femmes esclaves devaient être particulièrement précieuses pour le travail des textiles, car elles
permettaient aux familles d’agriculteurs de produire des surplus qui pouvaient être vendus. L’essor de la
construction navale pendant l’ère viking provoqua sans doute une hausse de la demande en tissus, en
particulier pour fabriquer des voiles. L’archéologie expérimentale montre qu’il fallait presque cinq ans à
un individu pour filer et tisser la laine nécessaire à la confection d’une seule voile, ce qui signifie que
cette activité requérait d’énormes investissements en main-d’œuvre et en ressources constitués
essentiellement par les esclaves et leur travail. Les fouilles archéologiques menées sur des sites de fermes
de l’ère viking comme Sanda ou Höjebacken, en Suède, ont identifié des regroupements de bâtiments
annexes et d’habitations semi-souterraines servant peut-être d’ateliers d’artisanat, autour des grandes et
hautes halles qui étaient le cœur de l’activité de ces sites. Dans la maisonnée elle-même, les esclaves,
hommes et femmes confondus, remplissaient un certain nombre de fonctions. Les femmes étaient souvent
employées comme domestiques, cuisinières, femmes de ménage ; si elles pouvaient également être prises
pour concubines, elles faisaient de toute façon l’objet d’une exploitation sexuelle certaine. Les hommes
esclaves servaient de domestiques personnels, de gardes du corps, ou d’intendants qui dirigeaient la
gestion des fermes et des domaines. Certains de ces individus furent manifestement capables d’acquérir
un statut prestigieux, comme ce fut probablement le cas de Tólir – cet intendant non libre qui, au
e
XI siècle, commanda en l’honneur de sa femme et de lui-même une pierre runique qu’il fit ériger dans un
domaine royal situé sur l’île d’Adelsö, en Suède. Cela signifie donc que certains esclaves parvenaient à
négocier – au moins partiellement – les conditions de leur servitude et qu’ils pouvaient même parfois
bénéficier d’une sorte d’ascension sociale.
Malgré l’apparente richesse des sources écrites concernant le statut et la vie des esclaves, leur
position inférieure au sein de la société scandinave les rend souvent archéologiquement « invisibles ». Les
fouilles commencent toutefois à livrer des aperçus de leurs conditions de vie. Si certains esclaves vivaient
vraisemblablement dans la bâtisse principale de la ferme de leurs ravisseurs, on a découvert que
plusieurs étables étaient équipées de cheminées, ce qui indiquerait une occupation humaine autant
qu’animale. On peut en trouver une preuve – incertaine, mais qui permet tout de même d’élaborer des
hypothèses –, datant d’une époque antérieure, à Nørre Tranders au Danemark, où une « maison longue »
et son étable furent détruites par un incendie à l’âge du fer (période préromaine). Suite au sinistre, la
structure fut enterrée sous un monticule, ensevelissant un certain nombre d’animaux et cinq êtres
humains dans l’étable. L’un d’eux, un homme, est peut-être mort en tentant de sauver les animaux, tandis
qu’un autre homme et trois enfants semblent être décédés dans leur sommeil. Ces individus étaient peut-
être des esclaves logés à l’étable (décrits dans la Rígsþula comme des fjósner), qui vivaient auprès des
animaux dont ils devaient s’occuper.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
REMERCIEMENTS
Je remercie Henriette Rødland et Neil Price pour leurs remarques sur les premières versions de ce texte.
Cet article a été rédigé grâce à une subvention de recherche attribuée par le Conseil suédois de la
recherche (2015-00466).
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Captifs
Marché
Mort
Traites
Travail
De l’esclavage au servage
e e
Alsace du Nord, VIII -X siècle
LUDOLF KUCHENBUCH
Pour qui s’intéresse aux conditions matérielles, aux hiérarchies sociales et aux normes qui
organisaient la vie des personnes dépendantes au sein des différentes sociétés européennes qui
succédèrent à l’Empire romain jusqu’à l’an mille, il convient de faire le deuil de toute réponse simple.
Depuis que furent inventés conjointement, à l’époque moderne, à l’Antiquité et au Moyen Âge, toutes
formes d’hypothèses ont été avancées pour tenter de comprendre la nature de la transition conduisant de
l’une à l’autre. Aussi diverses soient-elles, les réponses classiques traditionnelles au sujet du passage de
l’esclavage antique et du colonat jusqu’au servage et à la liberté, dans le cadre d’une société chrétienne,
ont largement perdu de leur pertinence. À leur place s’est imposée l’hypothèse d’un âge unique
regroupant l’ensemble du premier millénaire, auquel manque toutefois un nom d’époque communément
accepté. Par ailleurs, on a pu constater la très grande diversité des structures et des pratiques sociales
selon les différents espaces régionaux, ainsi que leurs métamorphoses successives. Cette nouvelle
perspective se nourrit de l’analyse précise de la documentation écrite mais aussi des traces matérielles
laissées par toutes les formes d’habitat de l’époque, si bien qu’on peut parler d’un tournant linguistique et
archéologique, fondé en premier lieu sur l’analyse de configurations régionales.
Au cœur de l’Empire franc, l’abbaye carolingienne de Wissembourg, dans le nord de l’Alsace, offre à
cet égard un cas d’étude exceptionnelle. Trois ensembles documentaires permettent d’y observer la lente
transformation des statuts de dépendance du VIIe siècle au début du Xe siècle. Le premier d’entre eux est
constitué d’actes d’affranchissement (manumissio, pluriel : manumissiones) d’esclaves, libérés du « joug
de la servitude » (iugum servitutis) pour être placés sous la protection de l’abbaye Saint-Pierre-et-Saint-
Paul de Wissembourg (788-837). Le second n’est autre qu’un cartulaire comprenant les copies d’environ
270 actes de transfert de propriétés remis par des nobles de la région à la communauté monastique de
Wissembourg (représentée par saint Pierre, son saint patron), contre l’espérance du salut et des
promesses de prière (661-928). Ces actes portent sur des biens-fonds domaniaux dispersés dans une
cinquantaine de villages du nord de l’Alsace et du sud de la Lorraine, dans les gau de Seille (Saulnois) et
de Sarre (Saargau), mais aussi sur les personnes qui y résident. Ils consistent bel et bien en un transfert
d’un maître à un autre du pouvoir exercé sur les esclaves, le nouveau maître étant désormais l’abbaye, au
service de laquelle les esclaves travailleront les céréales et la vigne, dans cette région particulièrement
fertile de l’Alsace du Nord. On dispose enfin d’un inventaire des domaines de Wissembourg, établi vers
840-860, dans lequel se trouvent décrits 25 domaines situés dans le voisinage proche de l’abbaye. Les
manses des serfs de l’abbaye soumis à des corvées et à des redevances y sont traités de manière si
détaillée qu’il est possible de suivre la transformation d’un esclavage fondé sur la naissance (servitus),
caractéristique de l’organisation domaniale, en une forme nouvelle de servitude, ancrée dans un lieu et
rattachée à la terre (servitium).
Moi, N., déclare par la présente que j’ai affranchi mon esclave (servus meus) nommé S., que je
l’ai libéré de la tare de la servitude. Il sera désormais aussi libre que s’il avait été conçu et était
né de parents libres (ingenui parentes).
C’est en ces termes – ou de manière très similaire – que commencent les cinq actes du fonds de
Wissembourg par lesquels d’importants seigneurs « libèrent de leur main » (manumittere) environ 25
esclaves et leur confèrent une existence de personnes « nées libres » (ingenui liberti). L’étude du
vocabulaire et la construction des phrases, qui reposent sur des formulaires similaires très diffusés,
révèlent un ensemble de transformations complexes. La situation initiale est bien celle d’une bipolarité de
la société, qui repose sur la coexistence locale de seigneurs libres de naissance, pour la plupart
propriétaires terriens, et d’esclaves nés non-libres qui n’ont généralement pas été achetés ni acquis de
force, mais qui sont nés au sein de la société. La transformation de la servitude en un statut de liberté
(ingenuitas) suppose la proclamation publique (qui comprend le geste de l’affranchissement) de la volonté
d’un seigneur (dominus). Elle annule la possession de l’esclave par la naissance, qui était jusqu’alors une
chose (res), dans le cadre du domaine seigneurial.
Le statut d’individu de naissance libre fait que l’esclave n’appartient plus en propre à son seigneur.
Il lui est officiellement attribué une origine de naissance libre, une ascendance de parents libres, une
ingenuitas en somme. Il a maintenant une parenté par filiation et des parents bilatéraux, sans que l’on
puisse déterminer s’ils sont de même valeur. Il peut entrer en contact sur un pied d’égalité avec des
voisins de naissance libre, contracter un mariage dans ce milieu et ainsi acquérir des parents par alliance.
Ses relations sociales peuvent désormais s’épanouir en dehors du pouvoir asservissant du seigneur.
L’affranchi est alors reconnu comme une personne dotée d’une capacité juridique, il peut porter
publiquement témoignage, se défendre, mais aussi être appelé à rendre des comptes et être puni
conformément à son statut. C’est là sa libertas. Il peut continuer à disposer librement de ses anciens
biens meubles – bétail, outils, matériel, maison : son peculium – ainsi que de leur accroissement par l’effet
de sa propre activité, son labor. Ainsi se constitue sa propre économie domestique. On lui accorde enfin le
droit de partir de son propre gré et de choisir lui-même un lieu où s’installer.
Or, ce choix est tout à fait limité puisqu’il s’agit toujours de résider auprès d’un autre seigneur. Celui
qui l’affranchit ordonne en effet que le libertus se place, en échange du versement d’une modeste
redevance annuelle, sous la protection du saint du monastère. L’affranchi quitte le milieu servile du
domaine seigneurial et devient membre d’une association (familia), dont le pôle lointain est l’autel de
saint Pierre à Wissembourg.
Mais l’affranchissement offre aux liberti des capacités supplémentaires pour sortir progressivement
du statut servile. On ne peut qu’être frappé de l’effort visant à élargir la base matérielle de subsistance
par l’acquisition de terres (arables), que ce soit en obtenant des tenures d’un seigneur (qui n’est pas
nécessairement le patron du monastère), ou en participant à l’expansion des terres (défrichement), ou
grâce à un mariage dans le milieu des propriétaires fonciers, quel que soit leur statut de naissance. Si les
affranchis ne veulent pas dépendre des aumônes de leur protecteur (ce qui peut arriver à des personnes
âgées vivant seules), ils sont « obligés » de chercher à se sédentariser, à s’attacher à un sol, alors que
l’alternative qui serait celle de tenter sa chance en ville n’existe pas encore. Il ne faut pas sous-estimer
l’espace d’action offert par la puissance protectrice du patron et le climat quasi familial du patronage du
monastère, présentant l’abbé comme un père, les moines comme des frères, les dépendants comme des
familiares. Les affranchis peuvent utiliser cet espace pour accroître et développer d’autres liens en
s’insérant dans la communauté paroissiale, ou en choisissant parrains et marraines, qui deviennent les
parents spirituels de leurs enfants.
Si on en trouve des traces dans tout l’Occident chrétien, la fréquence des affranchissements et leur
importance dans le processus global de transformation des régimes de dépendance du VIIe au Xe siècle sont
difficiles à établir. Les affranchissements ont sans doute joué un rôle important, quoique non décisif, dans
la transformation de l’esclavage par la naissance en « servage » au haut Moyen Âge. Dans les descriptions
de groupements sociaux locaux (familiae) qui nous sont parvenues, ils ne sont généralement pas
mentionnés, ou forment une minorité à côté des familiares serviles et ingénuiles. On ne sait pas toutefois
dans quelles proportions les affranchissements ont été enregistrés par écrit au lieu d’être seulement
accomplis de façon orale. Les copies continuellement réalisées et l’utilisation constante des formulaires
d’affranchissement jusqu’au Xe siècle montrent en tout cas à quel point il existait un besoin permanent de
procéder à des affranchissements sous forme officielle.
Une chose est certaine : l’affranchissement était un moment charnière ouvrant un passage entre la
servitus fatalement liée à la naissance et l’ingenuitas et la libertas fondées sur l’attachement au domaine.
Son bénéficiaire, désormais doté d’une filiation ascendante, pouvait désormais « partir à la conquête » du
présent et de l’avenir, en s’éloignant de manière irréversible du climat esclavagiste de la cour domaniale
pour aller jusqu’à acquérir une petite habitation, reposant sur une économie domestique de type agraire,
avec « femme et enfants », parents – qu’ils soient par le sang, par alliance ou spirituels –, et à s’insérer en
tant que personne dans le milieu local placé sous le patronage d’un pouvoir spirituel.
Changer de maître
Le transfert d’un maître à l’autre de biens-fonds, avec les esclaves qui y sont rattachés, marque un
moment tout à fait différent dans l’existence des esclaves au début du Moyen Âge. C’est le moment où le
pouvoir du seigneur sur ses esclaves atteint son paroxysme. Du point de vue des esclaves, ce moment de
toute-puissance seigneuriale est celui de leur plus complète impuissance. C’est ce qu’exprime la
désignation constante des esclaves par le terme de mancipium, qui renvoie à la capture de l’esclave en
droit romain. Dans la moitié de ces documents, il est question de mancipia. Si l’on y ajoute les esclaves
nommément mentionnés dans ces actes, il apparaît que l’abbaye a acquis plusieurs milliers d’esclaves
durant les 200 ans pour lesquels on dispose de témoignages écrits ! Le transfert d’esclaves est donc un
phénomène d’un poids incomparablement plus important que les affranchissements.
L’étude du lexique et du formulaire des actes qui enregistrent les transferts permet de comprendre
avec précision les situations des personnes transférées. En introduction, le donateur appelle Dieu à
témoin, se nomme lui-même et énonce les raisons du transfert ainsi que le patron, l’abbé ou la
communauté monastique qui en est le destinataire. Après quoi la partie réglementaire décrit l’origine, le
type et l’ampleur des biens transférés – sous la forme d’ensembles de possessions liées à un lieu (« in loco
[…] res, portio mea »), caractérisés par une énumération de toutes ses dépendances. L’interprétation de
cette construction formulaire est décisive. Elle s’énonce généralement de la manière suivante :
J’atteste par la présente que j’ai transféré mes biens (res meae), situés dans le gau N., dans les
localités N. et N., au monastère de Wissembourg, avec tout ce qui en dépend (pertinere) :
terres – champs, vignes –, fermes, esclaves (mancipia), prairies, pâturages, bois, chemins et
passerelles, eaux stagnantes et courantes […]
Ainsi les esclaves (mancipia), sans autre précision, prennent place entre les terres et les bâtiments,
d’une part, et diverses dépendances et lieux d’usage, d’autre part. Lorsque le lien de dépendance qui pèse
sur les mancipia est décrit avec précision, la même trinité se retrouve selon un ordre de succession
stéréotypé qui accorde à l’homme adulte la priorité sur la femme et les enfants. Sont tout d’abord
mentionnés les noms des hommes ou des femmes, qui rappellent leur identité locale et leur baptême ;
puis, la relation conjugale ou sexuelle qu’ils entretiennent ; enfin, leurs enfants. L’ensemble de ces
éléments qui définissent l’identité des individus transférés est un signe tangible de l’existence de relations
primaires qui existent de facto dans le cadre du domaine seigneurial avant le transfert, que le seigneur
autorise mais qu’il peut aussi annuler à tout moment. Le noyau familial homme-femme-enfant est
transféré en même temps dans le nouveau cadre de domination ecclésiastique. Au-delà de cette sociabilité
de base, deux attributs matériels des mancipia sont mentionnés : d’une part, la mention de leurs biens
meubles (peculium), de l’autre celle de leurs terres arables (huoba / mansus), et enfin la combinaison des
deux (cum peculiare et huoba). Les mancipia sont ici des esclaves qui, détachés de la cour seigneuriale,
vivent sur des fermes et des terres qui leur ont été concédées.
L’enquête lexicale autant que syntaxique révèle ainsi une triade de relations fondamentales
irréductibles les unes aux autres mais qui définissent le triple joug de l’esclavage : ces mancipia sont des
biens à la disposition pleine et entière d’un seigneur ; ils sont considérés comme des choses (res) faisant
partie de l’ensemble des biens seigneuriaux ; ils sont situés dans le domaine seigneurial ou vivent dans un
établissement séparé, attaché à un manse. Dans une grande partie des actes, les mancipia dépourvus de
logement peuvent être compris comme des « esclaves domestiques ». Cette situation était sans doute si
banale qu’il n’était pas nécessaire de la décrire plus en détail. Le lien de possession, le rapport de
dépendance et l’identification d’un lieu de résidence étaient considérés comme une unité indivisible.
Toutefois, les détails ajoutés aux simples mentions des mancipia révèlent les transformations progressives
de cette unité au fil du temps. Au lieu d’être amalgamés avec les domaines seigneuriaux (res), les
« esclaves disposant de biens » (mancipia cum rebus suis) font leur apparition dans la documentation à
partir du IXe siècle. Ces derniers sont le plus souvent en possession de biens meubles (peculium). Moins
fréquemment, l’esclave, avec femme et enfant, est mentionné en relation avec un manse qui peut lui
appartenir ou non, mais qui se détache des autres relations de dépendance. Il est remarquable que dans
ce cas, le terme de servus remplace celui de mancipium pour désigner la personne.
Telle est d’ailleurs la « dernière » étape de la séparation entre l’esclave et son maître, lorsque
l’esclave est doté en terres (huoba / Hufe ou mansus) qui forment la base de sa subsistance autonome
avec femme et enfant. L’esclave pouvait alors en venir à avoir lui-même un ou plusieurs esclaves. C’est
bien le fait d’avoir des biens dans sa dépendance et une résidence permanente, tous deux concédés par le
seigneur, qui « transforme » le mancipium en servus, qui travaille pour lui-même et pour les siens dans le
voisinage immédiat du domaine seigneurial.
Les chartes de transfert de Wissembourg donnent ainsi à voir une transformation sociale progressive
des mancipia. Une chose est certaine : durant cette période, de nombreux esclaves de domaines
seigneuriaux se sont vu accorder peu à peu par leurs maîtres les « ressources » sociales et matérielles
pour pouvoir mener une vie hors de la cour seigneuriale, mais en ses alentours. Un bien plus grand
nombre d’individus furent concernés par ces processus que par les affranchissements. Le relâchement
des principes de possession et de dépendance ainsi que la concession de la résidence n’empêchent
néanmoins pas ceux qui opèrent les transferts de continuer à appeler le plus souvent les personnes
transférées « leurs » mancipia dans l’acte même par lequel ils les remettent au pouvoir ecclésiastique – le
dernier acte, pour ainsi dire, de leur relation générale d’exploitation au moment où celle-ci se transforme.
À Pfortz, [le monastère a] là et dans les environs 485 arpents de terres seigneuriales, des
prairies pour 200 charretées/brouettées, 72 manses (huobae, aussi appelées mansi).
Dans 33 manses résident des hommes libres (liberi homines) [suivent les services et les
redevances…]
Dans 39 manses résident des hommes non libres (sedent servi). Et ils [les hommes ou les
manses ?] doivent servir trois jours par semaine, [donner] 5 poules [par an], 15 œufs, faire le
guet à tour de rôle, préparer le malt et le pain. Service de messagerie, si/quand c’est
nécessaire. Leurs femmes (doivent) tisser une chemise de 10 coudées de long et de 4 de large.
Dans ce texte, les personnes non libres ne sont pas qualifiées, comme dans les actes de transfert, par
le terme de mancipia, mais comme des homines, ce que je traduis de manière un peu vague par hommes.
Est implicitement désignée leur dépendance par rapport à l’abbaye – par différence avec d’autres
seigneurs –, et son patron, saint Pierre : ce sont les hommes de saint Pierre. Le mot servus, qui renvoie à
un statut de naissance, est rarement employé dans l’inventaire, et uniquement pour caractériser les
services (servitia) que ces hommes doivent, et une seule fois, comme ici à Pfortz, en opposition avec les
tenanciers libres de manses. Ils sont en outre présentés à un autre endroit de l’inventaire comme des
« possesseurs » (possessores). Cette désignation indique un renversement de perspective dans
l’expression du pouvoir, depuis le seigneur vers le tenancier de manse !
L’inventaire décrit systématiquement les obligations de service et de redevances auxquelles sont
soumis non pas les hommes, mais les manses, sans plus de précision. Le cas de Pfortz constitue à cet
égard une exception, avec sa référence aux hommes qui « résident » dans les manses. Mais les services
sont avant tout rattachés aux manses et ne dépendent pas, en principe, de leur « tenancier » actuel. Ce
dernier n’accomplit pas son service en fonction de la qualité de sa naissance, mais au titre du manse (de
manso). C’est désormais le manse qui « est », comme par analogie, de statut non libre (servilis). Il est
devenu l’indice matériel d’une servitude qui s’est transformée en un nouveau type de dépendance – un
ensemble de services et de redevances enraciné dans les terrains et les bâtiments. La résidence s’est, en
quelque sorte, détachée du servus, elle est fixée dans le lieu et est devenue la principale composante de la
non-liberté, prenant le pas sur la servitus de naissance. C’est dans la résidence que le système des
services se fonde désormais. J’ai appelé ce nouveau type de non-liberté, qui consiste en un « devoir de
venir » (debere venire) multiforme, la servitialité.
De quelle obligation de service, c’est-à-dire de quelle servitialité s’agit-il à Wissembourg ? Le
catalogue cité plus haut est sobre et concis : le service de trois jours par semaine, auquel s’ajoutent
plusieurs obligations : celles de faire le guet ; de brasser et boulanger ; de porter des messages en cas de
besoin ; de tisser pour les femmes ; ainsi que le versement des redevances en poules et en œufs. Un
examen attentif des catalogues de redevances des 25 domaines montre que ce modèle s’applique à la
moitié environ des 700 manses de l’inventaire. À côté de ces manses serviles, il existe des manses
ingénuiles, dont l’équipement est plus fourni puisqu’il peut comprendre des chevaux, des bœufs, des
charrettes et des bateaux. Il est frappant d’observer dans près d’un quart des manses de l’inventaire la
gradation subtile des services qui sont mentionnés au point qu’il devient difficile de distinguer entre les
manses de type servile et de type ingénuile. Ce processus, qui consiste en grande partie en une
dissolution du service de trois jours pour les manses serviles, représente un pas de plus dans l’acquisition
d’une indépendance par rapport au contrôle exercé par le seigneur. Si les manses wissembourgeois se
situent à des étapes différentes dans un tel processus, l’ensemble atteste un nouvel affaiblissement du
principe du statut de naissance. Ancré au départ dans le corps même de l’esclave, il est transféré à la
terre travaillée par l’esclave, y compris le manse, puis absorbé dans le regroupement de certaines charges
du manse ou de ses composantes, sans qu’il y soit désormais fait référence à une servitus de naissance.
Les personnes ne sont plus au service d’un maître par la naissance mais par le manse.
Le lien de dépendance s’est ainsi dématérialisé et socialisé, par le biais de l’avènement de la figure
du tenancier, disposant de ses biens propres au sein de la familia domaniale de la communauté
monastique et de son abbé. Le servus est désormais non seulement homo sancti Petri, mais aussi un des
familiares de la communauté monastique et de l’abbé.
Je me suis exclusivement intéressé à la transformation « imperceptible », sur un espace restreint et
avec de grandes disparités chronologiques, des esclaves (domestiques) par la naissance en familiares qui
gèrent leur propre économie domestique et sont astreints à des redevances et des services. Cette
transformation s’accomplit au moyen de leur établissement en un lieu, par l’attribution de manses et de
terres, mais aussi par la tolérance, voire l’encouragement des relations conjugales et, de façon plus rare,
par l’affranchissement. Le cas de Wissembourg donne ainsi à voir le double processus dynamique de la
« seigneurialisation », dont Marc Bloch a donné en 1941 une description à laquelle les chercheurs se
confrontent encore aujourd’hui. L’avènement de relations de domination « à distance » procéderait ainsi
d’une part de l’affranchissement et du chasement des esclaves domestiques, d’autre part de l’insertion de
personnes nées libres et de leurs biens dans la dépendance des aristocraties – en l’occurrence
ecclésiastique – qui accumulent des terres et des personnes.
Cette étude conduit à une nouvelle hypothèse. Je distingue en effet trois relations de domination à
l’œuvre au cours de la lente transition qui conduit de l’esclavage de l’antiquité tardive aux statuts de non-
liberté du haut Moyen Âge – la possession pesant sur la personne, la dépendance et l’assignation d’une
résidence. Les relations concrètes entre ces trois éléments conduisent à une modification de la condition
de servitude (conditio servitutis). Pour le seigneur, cette transformation consiste en un relâchement de la
possession originelle sur l’esclave, la dissolution du statut de chose qui était le sien et son rattachement
au sol domanial ; du point de vue du dominé, cette transformation consiste en l’acquisition d’une
sociabilité familiale, même élémentaire, au travail pour soi, et à l’acquisition de biens matériels et de
terres assurant la subsistance ainsi qu’à une intégration locale. Les « contreparties » que doivent les
personnes dépendantes consistent principalement en services, en une disponibilité presque sans fin à
aller travailler pour le seigneur sur ses terres, dans sa ferme, sa forêt, ses vignes, à se rendre à ses lieux
de repos, à son armée. Il reste difficile d’estimer dans quelle mesure ces concessions seigneuriales si
variées et l’acceptation de se séparer peu à peu de serviteurs répondaient à un souci moral de la part de
leurs anciens maîtres, ou si les serviteurs leur ont arraché tous ces changements. Les seigneurs avaient
sans doute conscience des effets stabilisateurs d’une telle faveur, et les avantages matériels qu’ils
pouvaient en tirer.
Dans cette mesure, le terme de servitialité que j’ai introduit désigne un changement fonctionnel de
la servitus. Celle-ci repose en premier lieu sur le principe de « résidence » grâce auquel l’autosubsistance
est assurée, alors que le principe de « dépendance », qui ne procède plus de la naissance, se réalise
désormais par le biais de l’appartenance locale.
Traduit par
Laurent Cantagrel
RÉFÉRENCES
M. Bloch, « Comment et pourquoi finit l’esclavage antique », Annales ESC, 2e année, no 1, 1947
(posthume), p. 30-44.
L. Kuchenbuch, « Servitus im mittelalterlichen Okzident – Formen und Trends (7.-13. Jahrhundert) »,
dans A. Dierkens, N. Schroeder et A. Wilkin (éds.), Penser la paysannerie médiévale, un défi
impossible ? Recueil d’études offert à Jean-Pierre Devroey, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017,
p. 235-274.
A. Rio, Slavery After Rome, 500-1100, Oxford, Oxford University Press, 2017.
RENVOIS
Affranchissement
Dette
Mobilité
Parenté
Propriété
Travail
Les métamorphoses de la servitude en Europe occidentale entre l’Antiquité et le haut Moyen Âge
De l’or et des esclaves :
les routes transsahariennes
de l’esclavage
e e
Sahel, VIII -XIV siècles
PAULO FERNANDO DE MORAES FARIAS
Le récit suivant se situe à la fin du XIe siècle de notre ère. Al-Wisyani, l’écrivain nord-africain du
e
XII siècle qui l’a rapporté, appartenait au courant ibadite de l’islam. Les commerçants ibadites
comptèrent parmi les premiers à établir des liens transsahariens avec le Sahel. Cette histoire adopte le
point de vue des commerçants. Elle avait pour but de les éduquer et de les divertir.
Mon oncle maternel [Abu Muhammad ‘Abd Allah] entreprit un voyage vers le sud [c’est-à-dire
vers le Bilād al-Sūdān, le « pays des noirs »] pour y faire le commerce muet [d’or, en
l’occurrence]. […] Il se trouva en compagnie d’un citadin […]. Le citadin se mit à son commerce
d’esclaves. Puis, tous deux prirent la caravane pour retourner chez eux. [Mon oncle] était tout à
son aise et sans préoccupations : si la caravane partait, il montait sur son chameau ; si elle
faisait halte, il installait sa tente et se reposait. Mais notre citadin était harassé et accablé [de
soucis] par sa troupe d’esclaves : l’un dépérissait, l’autre avait faim, celui-ci s’enfuyait, celui-là
s’égarait dans l’erg. Quand la caravane faisait halte, chacun s’occupait de ses affaires. Notre
citadin était fatigué au plus haut point. Il regardait durant ce temps vers Abu Muhammad, qui
était assis tranquillement à l’ombre, avec sa fortune, bien rangée [sac sur sac] et se tenant là
en toute quiétude : « Gloire à Dieu, s’écria le citadin, d’avoir mis ‘Abd Allah à l’abri d’une telle
épreuve ! » (Traduction par Joseph M. Cuoq, légèrement remaniée.)
Ce récit fait abstraction de la voix des esclaves et de bien d’autres éléments. L’absence de chiffres
précis témoigne de la difficulté rencontrée par les historiens modernes pour quantifier avec exactitude les
différentes catégories d’esclaves (femmes, hommes, eunuques) qui parcouraient le désert à cette époque.
Du fait de cette lacune, on ne peut évaluer le nombre de ceux qui traversaient le Sahara d’un bout à
l’autre, ni le nombre de ceux qui étaient vendus dans le désert. Al-Wisyani met néanmoins en lumière
plusieurs points intéressants. Il suggère que le commerce de l’or était plus profitable sur le plan matériel
(et peut-être plus capable de plaire à Dieu) que le commerce des êtres humains. En évoquant le thème
légendaire du commerce muet, il rappelle les espoirs déçus des commerçants musulmans des siècles
précédents, qui ambitionnaient d’obtenir un accès direct aux producteurs d’or d’Afrique de l’Ouest, sans
l’intermédiaire des dirigeants sahéliens. En faisant cohabiter, dans la même caravane, le commerce des
personnes et celui de l’or, l’auteur nous laisse entrevoir la possibilité de glaner des informations sur le
premier grâce aux récits portant sur le second. Cette dernière approche s’avère fructueuse, car les
sources accordent généralement plus d’attention à l’or qu’à la commercialisation des êtres humains. C’est
donc cette piste que nous suivrons.
La période qui s’étend entre 750 et 1324 établit les fondements du commerce transsaharien d’or et
d’êtres humains mené par des marchands musulmans. C’est alors que se définirent les nouveaux
paramètres de l’esclavage au Sahel, qui perdurèrent par la suite. Cette époque vit également s’amorcer
une dynamique d’évolution dans l’application de ces paramètres. Cet article se concentre donc sur cette
période, tout en tenant compte des sources antérieures et ultérieures, et se focalise principalement sur
l’Afrique de l’Ouest. Les termes « Sahel » et Bilād al-Sūdān seront employés indifféremment, en tant que
synonymes, ainsi que ceux de Sūdān et « noirs ». Notre attention se portera sur les populations noires non
musulmanes qui, bien que susceptibles d’être réduites en esclavage selon les critères islamiques, étaient
néanmoins protégées contre l’asservissement par les dirigeants sahéliens qui avaient adopté l’islam.
De quelles sources disposent les chercheurs qui se consacrent à ces questions ? Les pratiques de
l’esclavage et les esclaves eux-mêmes n’ont pas laissé de traces archéologiques caractéristiques.
Cependant, l’archéologie est capable de fournir des informations indirectes. Ainsi, les résultats (publiés
en 2017) des fouilles de Sam Nixon à Essouk-Tadmekka, dans la région de l’Adagh, au nord-est de la
boucle du Niger, semblent confirmer ce que suggèrent certaines sources écrites selon lesquelles il existait
au IXe siècle sur ce site un marché aux esclaves organisé par des marchands ibadites.
On a retrouvé au Sahel des inscriptions en arabe, contemporaines de la période qui nous intéresse (à
partir de 1011, en tout cas). Elles fournissent des informations importantes sur la région de l’Adagh et
l’arc oriental de la boucle du Niger. Certaines d’entre elles constituent des traces indirectes des diverses
formes que prit au fil du temps la légitimation de l’esclavage.
Nous évoquerons plus tard les récits de l’histoire orale sahélienne. Toutefois, la plupart des traces
d’esclavage au Sahel datant de notre période proviennent encore d’ouvrages composés en arabe par des
écrivains étrangers musulmans. De façon occasionnelle, ces derniers consignèrent par écrit des
déclarations adressées à des audiences non sahéliennes par des habitants du Sahel, tels que certains
dirigeants du Bornou ou du Mali. Ces déclarations sont particulièrement intéressantes, car elles offrent
un aperçu des enjeux idéologiques qui sous-tendaient les relations entre les détenteurs du pouvoir au
Bilād al-Sūdān et les dirigeants et négociants de l’Ibérie musulmane, du Maghreb et d’Égypte.
Étant donné les partis pris et les limites de ces sources, il est bien sûr difficile d’estimer combien de
Sūdān réduits en esclavage traversèrent le Sahara d’un bout à l’autre entre 750 et 1324. Toutefois, grâce
aux travaux de Ralph Austen, et en considérant toutes les routes transsahariennes connues, il est possible
d’avancer le chiffre approximatif de 3 140 000 esclaves, entre 750 et 1300. Il faudrait encore augmenter
ce chiffre de 25 % – ce qui pousserait l’estimation à environ 3 925 000 – pour tenir compte non seulement
de la mortalité en cours de route mais aussi de la rétention qui pouvait avoir lieu dans le désert. D’après
Ibn Battuta, en 1352-1353, des hommes et des femmes esclaves travaillaient à la mine de cuivre de
Takedda, à la limite sud du Sahara central, et des esclaves œuvraient dans la mine de sel de Teghaza, au
cœur du Sahara occidental. Quant aux esclaves retenus au Sahel, ils jouaient divers rôles au sein des
sociétés locales : concubines, agriculteurs, soldats, agents de l’administration politique sahélienne,
membres de la suite des élites sahéliennes.
La conquête de l’Afrique du Nord par les armées musulmanes, qui ne s’acheva qu’au VIIIe siècle,
fournit un approvisionnement constant d’Imazighen (« Berbères ») non musulmans, envoyés en tant
qu’esclaves en Orient islamique. Toutefois, dans la seconde moitié du siècle, cette source cessa d’être
exploitable. La plupart des populations nord-africaines avaient adopté l’islam, sous une forme ou une
autre. Selon la loi islamique, il n’était plus légitime de les asservir. De plus, toute poursuite de cette
pratique aurait accru l’instabilité en Afrique du Nord, qui connaissait alors un certain nombre de révoltes
politiques. La solution à ce problème fut d’acquérir des esclaves noirs venus d’Afrique subsaharienne.
Les troubles politiques au Maghreb découragèrent les projets d’expansionnisme militaire
transsaharien. La conquête de l’Afrique du Nord ne fut donc pas suivie d’un jihad pour soumettre le
Bilād al-Sūdān. Au lieu de quoi, des liens commerciaux se développèrent entre ces régions. L’or et les
esclaves constituaient deux éléments essentiels de ces échanges. En Afrique subsaharienne, la région du
bassin du Tchad, qui ne produisait pas d’or, fut spécifiquement dédiée au commerce des êtres humains.
La loi islamique ne devint pas la loi officielle au Sahel. Au contraire, les modes de pensée sahéliens
et ceux qui s’étaient imposés dans le monde de l’Islam engagèrent une forme de dialogue. Ces
négociations idéologiques permirent d’articuler les projets des autorités sahéliennes et les intérêts des
commerçants transsahariens et des marchés et dirigeants du Nord que ces commerçants
approvisionnaient. Plus les gouvernants sahéliens s’intégraient à la dynamique économique et culturelle
du monde islamique, plus il leur devenait utile d’emprunter à l’idiome cosmopolite de l’Islam, au sein
duquel ils réaffirmaient leur autonomie politique dans la sphère géo-économique de l’Islam. Toutefois, ils
intégraient également les intérêts des musulmans étrangers à des arrangements formulés dans des
idiomes idéologiques non musulmans plus anciens.
Pour les sociétés islamiques de l’autre côté du Sahara, le Bilād al-Sūdān devint un réservoir convoité
d’or et de ressources humaines. Les dirigeants des pays du Sahel développèrent donc une double
stratégie. Tout d’abord, ils assuraient, sous leur contrôle, un approvisionnement régulier en esclaves (et
en or) aux marchés et aux autorités politiques au-delà du désert. Pour les dirigeants sahéliens, il s’agissait
à la fois d’une source de profit et d’une police d’assurance. Par ailleurs, cela leur permettait de renvoyer à
l’étranger l’image de souverains musulmans et de meneurs du jihad. Ces deux stratégies visaient à freiner
les velléités andalouse, maghrébine et égyptienne d’envoyer des conquistadores ou des pillards procédant
occasionnellement à des razzias dans les régions subsahariennes où se trouvaient l’or et les populations
qu’on voulait réduire en esclavage. Les dirigeants sahéliens y parvinrent jusqu’en 1591, date à laquelle
une expédition militaire marocaine équipée d’armes à feu écrasa le royaume Songhaï.
Pour mettre en œuvre la première stratégie, il était nécessaire d’obtenir le monopole de
l’approvisionnement du monde extérieur en or et en esclaves. Il fallait donc empêcher les caravanes nord-
africaines d’avoir un accès direct aux producteurs d’or et d’acquérir des esclaves sans la supervision des
dirigeants sahéliens. Cela impliquait également d’empêcher les populations sahariennes et leurs
complexes réseaux commerciaux d’avoir un accès sans intermédiaires à ces richesses du Sahel.
Dans ses récits sur les origines de l’Empire du Mali (première moitié du XIIIe siècle), Wa Kamissoko,
griot traditionaliste mandinka (décédé en 1976), affirmait que le fondateur du Mali, Sunjata, avait mis fin
aux enlèvements perpétrés par des Mandinka contre les membres de leur propre peuple qu’ils vendaient
ensuite à des commerçants. Comme je l’ai déjà montré dans d’autres travaux, Wa Kamissoko transposait
dans le contexte du XIIIe siècle les réseaux commerciaux suraka (maures) et maraka propres au XIXe siècle.
Il mobilisait la figure emblématique de Sunjata pour dénoncer des pratiques d’esclavage bien plus
tardives. En revanche, comme le soutient Claude Meillassoux, il est probable que Sunjata mit réellement
fin à l’approvisionnement des réseaux sahariens en esclaves mandinka par des bandits sahéliens.
En ce qui concerne la région du Tchad, l’historien et mathématicien Al-Qalqashandi citait en 1412
une lettre envoyée en 1391 par Uthman ben Idris, souverain musulman du Bornou, au souverain égyptien
mamelouk. Il s’agissait d’une plainte contre les nomades arabes Judham, qui avaient migré d’Égypte vers
sa région et pillé le Bornou. Profitant d’un conflit entre le Bornou et des ennemis locaux non identifiés, les
Judhams avaient réduit en esclavage à la fois des non-musulmans et des musulmans libres (y compris des
membres de la famille d’Uthman). Ils avaient vendu la plupart de leurs victimes à des marchands
égyptiens et syriens, et avaient gardé le reste à leur service. En principe, cette lettre constituait autant
une tentative pour délivrer de l’esclavage des membres de l’élite du Bornou qu’une réaffirmation de la loi
islamique (selon laquelle les musulmans ne peuvent asservir légalement d’autres musulmans libres). En
pratique, c’était aussi une défense du monopole de l’esclavage que le Bornou entendait conserver dans la
région. Uthman y disqualifiait en outre les Judhams en affirmant que certains d’entre eux étaient
polythéistes, tandis que lui-même appartenait à une dynastie musulmane qui revendiquait des ancêtres
arabes.
Selon les représentations en vigueur dans la loi islamique, le monde était divisé entre le Dar al-Islam
(« la demeure de l’Islam », c’est-à-dire la sphère géopolitique régie par la loi islamique) et le Dar al-Harb
(« la demeure de la guerre », c’est-à-dire « les terres infidèles » à l’extérieur du Dar al-Islam). Lors des
premiers contacts avec le Sahel, l’ensemble du Bilād al-Sūdān restait, dans l’esprit des musulmans,
associé au Dar al-Harb. Bien qu’une diaspora de communautés commerçantes musulmanes s’y fût
installée, il n’existait encore dans la région aucun gouvernement que les musulmans reconnaissaient
comme islamique, ou qui prétendait l’être. Par la suite, les dirigeants de certains régimes sahéliens
adoptèrent l’islam comme aspect principal de leur identité, et des pans entiers de population du Bilād al-
Sūdān firent de même. Mais les autres dirigeants sahéliens et la plupart des habitants du Sahel ne
suivirent pas leur exemple. Ces « non-croyants » continuèrent donc à faire partie du Dar al-Harb aux yeux
des musulmans de l’extérieur.
Un déplacement de la violence s’effectua. Dans les régions du Sahel où l’islamisation eut lieu, celle-
ci se fit sans que les autorités de l’autre côté du Sahara n’exercent de contrainte. Mais le commerce
transsaharien d’êtres humains réduits en esclavage n’en attisa pas moins des violences au sud du désert.
Et le transport d’esclaves à travers le Sahara était également un processus brutal. Ces violences se
substituèrent au jihad transsaharien vers le sud qui n’avait pas eu lieu.
À la fin du IXe siècle, le géographe Al-Yaqubi critiquait ce qu’il présentait comme la violence
dépourvue de légalité avec laquelle les dirigeants sahéliens non musulmans réduisaient les gens en
esclavage : « On m’a rapporté que des rois des Sūdān vendent ainsi des Sūdān sans raison et sans [le
motif] de la guerre. »
Ce passage d’Al-Yaqubi ne donne à entendre ni la voix des non-musulmans asservis ni celle de ceux
qui les asservissaient (eux aussi des non-musulmans). En affirmant que ces derniers ne ressentaient
aucun besoin de justification, il suggère qu’ils ne pouvaient prétendre gouverner de façon légitime. Peut-
être était-il encore favorable à l’idée de conquérir leurs territoires. En outre, en reprochant aux non-
musulmans d’agir en dehors de toute loi, il ôtait aux marchands musulmans la responsabilité de toute
réduction en esclavage illicite au regard de la loi islamique.
Si, depuis le début de notre période, les musulmans et non-musulmans du Sahel avaient
soigneusement défini leurs univers idéologiques comme distincts, les mondes qu’ils habitaient
s’entremêlaient. Avant que certains dirigeants du Sahel ne proclament leur allégeance à l’islam, les
musulmans y vivaient sous l’autorité de souverains kuffar (« incroyants »), qui leur accordaient la
protection de leur vie et de leurs biens, ainsi que la liberté de culte. Au début du XIe siècle, une fatwa
formulée par le juriste tunisien Al-Qabisi, originaire de Qayrawan, fait référence à une communauté
musulmane en un lieu non précisé du Bilād al-Sūdān. Comme l’a montré Michael Brett, Al-Qabisi
reconnaissait que ces musulmans n’avaient pas d’autre choix que de vivre sous l’autorité d’un
surintendant (nazir), qui était certes musulman mais nommé par le souverain local. Les décisions du nazir
étaient considérées comme légitimes tant qu’il appliquait la loi islamique au sein de sa propre
communauté.
Ce type d’arrangement combinait distanciation idéologique, proximité sociale et coopération. Lus à
la lumière de ce contexte historique, des textes coraniques allaient dans le sens de ces compromis. Parmi
ceux-ci, on trouve, à la sourate 109, verset 6 : « À vous votre religion, et à moi la mienne » ; et à la
sourate 6, verset 108 : « Et n’injuriez pas ceux qu’ils invoquent, en dehors d’Allah, de crainte qu’ils
n’injurient Allah dans leur ignorance. » C’est ainsi que naquit la tradition ouest-africaine de coordination
(qui excluait en principe le syncrétisme) entre les structures de vie sociale défendues par les non-
musulmans d’une part, et celles des musulmans d’autre part. Le kufr (« incroyance ») devint une
catégorie ambiguë. Certains non-croyants (al-kafirun, al-kuffar) furent recherchés comme protecteurs,
facilitateurs et associés. D’autres incroyants furent au contraire désignés comme de futures marchandises
humaines. Lorsque des dirigeants sahéliens se redéfinirent comme musulmans, cette ambiguïté ne devint
pas caduque pour autant. Au contraire, elle fut réorientée.
Au XIe siècle, Al-Bakri affirmait qu’à Gao des rituels non islamiques entouraient les repas royaux, et
que la population était en grande partie non musulmane. Pourtant, seuls les musulmans pouvaient devenir
rois. Lors de sa prise de fonction, chaque roi recevait un exemplaire du Coran, une épée et une chevalière
dont les habitants disaient qu’elles provenaient du « Commandant des Fidèles » (dans le contexte, le
souverain du califat de Cordoue, qui s’effondra en 1031).
Trois muluk (« rois ») de Gao, morts en 1100, 1110 et 1120, sont commémorés par des pierres
tombales couvertes d’inscriptions, particulièrement impressionnantes. Les deux premières inscriptions,
gravées sur du marbre, furent commandées à des ateliers d’Almeria (Espagne musulmane). La troisième
fut sculptée à Gao. Les trois muluk y sont décrits comme ayant donné « la victoire à la religion d’Allah » et
la troisième inscription célèbre était un mujahid fi sabil Allah, « celui qui mena la guerre sainte sur le
chemin de Dieu ». On peut difficilement concevoir que leurs campagnes militaires n’étaient pas en même
temps l’occasion d’expéditions au cours desquelles des gens étaient réduits en esclavage – ou qui visaient
dès le départ uniquement à capturer des esclaves. Les mushrikun (« polythéistes ») qui refusaient
d’accepter l’islam lorsqu’ils y étaient exhortés, de se soumettre et de payer l’impôt de jizya aux autorités
musulmanes, et qui n’avaient pas conclu de pacte officiel avec les musulmans, étaient les cibles du jihad
et de la réduction en esclavage. En principe, seul le jihad – et non les raids menés pour procéder à des
enlèvements – représentait un moyen licite de réduire des individus en esclavage.
Pour les autochtones et les étrangers en visite, les inscriptions proclamaient de façon implicite que
la dynastie de Gao était constituée de souverains musulmans puissants, aux nombreuses alliances, qui
étaient reconnus à l’étranger comme dirigeants légitimes et capables d’approvisionner le commerce
d’êtres humains. Ils réduisaient les incroyants en esclavage car ils en avaient le droit et le pouvoir. Ils
faisaient ainsi la démonstration de leur légitimité et de leur utilité politique dans le monde islamique.
Cette réputation servait également à décourager les attaques venant de l’étranger.
Mansa Musa, le jihad et la mosaïque communautaire
sahélienne
Néanmoins, les dirigeants sahéliens islamisés ne définissaient pas les infidèles sahéliens uniquement
selon des critères islamiques. Le Mali du souverain Mansa Musa en fournit la preuve la plus évidente.
Nombre d’auteurs arabes (dont certains peu de temps après l’événement) évoquèrent son pèlerinage à
La Mecque et à Médine, en 1324, qui le fit passer par Le Caire. Al-Umari, qui écrivait à la fin des
années 1330, interrogea des personnes qui s’étaient longuement entretenues avec le souverain malien
au Caire, de même que d’autres témoins qui avaient longtemps vécu au Mali. D’autres récits furent
consignés par Ibn al-Dawadari (vers 1335), Ibn al-Wardi (avant 1349), Ibn Kathir et Ibn Battuta (au début
des années 1350). Des témoignages plus tardifs furent rapportés par Ibn Khaldoun (à la fin du XIVe siècle),
Al-Qalqashandi (1412) et Al-Maqrizi (première moitié du XVe siècle).
Mansa Musa arriva en Égypte avec une suite importante dont on dit qu’elle comprenait des milliers
de guerriers et d’esclaves – et parmi ces derniers, un large contingent de jeunes femmes. Il apporta
également de grandes quantités d’or et en dépensa tant au Caire que le prix de l’or chuta et demeura très
bas pendant des années en Égypte. Cet extravagant étalage d’or et d’esclaves mettait en avant
l’importance du Mali en tant que fournisseur de ces deux types de biens. Il faisait également courir le
risque d’inciter les gouvernants égyptiens et les aventuriers de toutes sortes à lancer des expéditions
prédatrices en direction du Mali.
Les propos de Mansa Musa rapportés par ses interlocuteurs cairotes reflétaient sa volonté d’adhérer
à la loi islamique, mais également de contextualiser l’application de celle-ci. La contextualisation n’était
pas un concept étranger aux juristes musulmans (comme Al-Qabisi, que nous avons déjà évoqué). Mais,
dans le cas de Mansa Musa, ce concept était solidement enraciné dans la pensée sahélienne non
musulmane. La pensée musulmane s’implanta dans la région en suivant un modèle binaire fondé sur
certaines polarités : « les religions du Livre » contre les religions non scripturaires ; la croyance en un
seul dieu contre le polythéisme (shirk) ; l’islam contre le kufr (incroyance) ; les « croyants » (al-mu’minun)
contre les « incroyants » (al-kafirun, al-kuffar) ; et le Dar al-Islam contre le Dar al-Harb. A contrario, avant
la mise en place du commerce transsaharien par les musulmans, des sociétés sahéliennes complexes
s’étaient développées selon un modèle pluriel. Ces sociétés formaient des grappes de communautés inter-
reliées, caractérisées par des spécialisations distinctes qui se recoupaient néanmoins et exploitaient
souvent des niches écologiques spécifiques. Pour ces sociétés, les spécialisations professionnelles étaient
indissociables des spécialisations cultuelles. C’est à partir de telles mosaïques socio-économiques et
religieuses que les régimes sahéliens se développèrent, considérant la coexistence de divers cultes
religieux comme indispensable d’un point de vue fonctionnel.
Les interlocuteurs cairotes de Mansa Musa l’interrogèrent uniquement (mais à plusieurs reprises)
sur la production d’or du Mali, et n’évoquèrent pas ses pratiques esclavagistes. Les réponses qu’il leur
apporta n’en éclairent pas moins cette dernière question.
Mansa Musa parvint à se présenter (à l’instar des rois de Gao évoqués plus haut) comme un
souverain menant un jihad permanent contre les « innombrables » populations infidèles du Bilād al-
Sūdān. En même temps, il affirmait qu’il était nécessaire de laisser les incroyants (kuffar) producteurs
d’or gérer eux-mêmes leurs territoires et pratiquer leur propre religion. Le Mali avait cessé de mener le
jihad contre eux, car cela s’était avéré littéralement contre-productif. Chaque fois que l’islam avait été
imposé dans une zone de leur région, la production d’or y avait été interrompue, alors qu’elle augmentait
dans les zones où l’ancienne religion restait librement pratiquée. L’accès à l’or était donc incompatible
avec la réduction en esclavage et/ou l’islamisation de ces incroyants.
Mansa Musa obtint ainsi de ses interlocuteurs cairotes qu’ils cautionnent tacitement sa politique
relative aux questions de l’or et de l’esclavage. Il leur fit clairement entendre qu’il en allait de l’intérêt des
marchés islamiques extérieurs d’adopter les choix qui étaient les siens. Seul lui – et non un quelconque
conquérant ou pillard étranger – détenait les connaissances nécessaires pour savoir quels kuffar
pouvaient se voir accorder le droit de mener leurs activités professionnelles en paix et pratiquer librement
leur religion, et lesquels devaient être soumis au jihad et réduits en esclavage.
Les écrits d’Al-Umari et Ibn Battuta suggèrent que les kuffar producteurs d’or ne furent pas les seuls
à échapper à l’esclavage. D’autres communautés d’infidèles avaient également des relations paisibles
avec le Mali. Leurs pratiques religieuses étaient si éloignées de l’islam que les observateurs musulmans
prêtaient foi aux rumeurs selon lesquelles il s’agissait de cannibales.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
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P. F. de Moraes Farias, « Islam in the West African Sahel », dans A. La Gamma (éd.), Sahel : Art and
Empires on the Shores of the Sahara, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2020, p. 108-137
et p. 267-269.
RENVOIS
Captifs
Marché
Traites
Voix d’esclaves
Monothéismes
L’expansion de l’Islam et l’esclavage
Des esclaves sur le trône
e
Égypte et Syrie, XV siècle
JULIEN LOISEAU
À l’hiver 1430, alors que la peste fait rage dans la capitale égyptienne, le chroniqueur
Ibn Taghri Birdi fait le compte des défunts dans son entourage : il en dénombre sept parmi ses frères et
ses neveux mais renonce à compter les victimes de la maladie au sein de la domesticité servile de sa
maison : « mamelouks (mamâlîk), esclaves (‘abîd), servantes (jawârî) et serviteurs (khuddâm) ». Étrangers
au pays, importés depuis des contrées situées au-delà des pays d’Islam comme l’exige la loi islamique, les
esclaves étaient plus exposés que leurs maîtres égyptiens aux ravages de la peste, devenue endémique
dans la vallée du Nil depuis le milieu du XIVe siècle. Mais cet épisode révèle également la diversité des
catégories serviles dans la société égyptienne de la fin du Moyen Âge, définies à la fois en fonction du
genre des esclaves, des fonctions qui leur sont assignées et de leur origine.
Les femmes esclaves, destinées à des fonctions sexuelles ou domestiques dans la maison de leur
maître, sont toutes ici désignées comme des « servantes », sans considération d’origine. Les « serviteurs »
qui leur font pendants sont des eunuques, castrés avant d’être importés comme esclaves, choisis pour
servir et garder le harem et prendre soin du corps de leur maître. Restent deux catégories. Le mot ‘abd
est en arabe le terme générique pour désigner l’esclave, le serviteur du maître – d’où ces noms propres
formés sur le mot ‘abd et sur l’un des noms de Dieu : ‘Abd al-Rahman (Serviteur du Miséricordieux),
‘Abd al-Qadir (Serviteur du Puissant), ‘Abd al-Latif (Serviteur du Bienveillant), etc. Mais, parmi les
serviteurs de cette maison décimée par la peste en 1430, les « esclaves » (‘abd, pluriel : ‘abîd) désignent
la domesticité servile masculine affectée aux tâches les plus humbles, par opposition aux eunuques que
leur statut sexuel qualifie pour des missions associées à l’intimité du maître, et, par opposition, à ses
« mamelouks » (de l’arabe mamlûk, « qui est possédé »).
Ces derniers partagent avec l’ensemble des esclaves de la maison le même statut légal : eux aussi
sont des biens meubles aux mains de leur maître ; leur vente, cession ou héritage obéissent aux mêmes
règles que pour les animaux. Mais les mamelouks sont pour leur part promis à l’affranchissement, une
fois atteint l’âge adulte et leur formation achevée : c’est que le maître les a achetés enfants pour en faire
sa garde rapprochée, des hommes d’armes prêts à se battre pour lui, avec plus de fidélité encore parce
qu’ils auront, grâce à lui, recouvré la liberté. À l’inverse, les autres esclaves de la maison ne seront
affranchis que si le maître en décide ainsi par charité, ou, dans le cas des femmes, s’il reconnaît leurs
enfants comme siens. L’éducation martiale et la perspective de l’affranchissement ne singularisent
cependant pas seulement les mamelouks. Selon une partition des capacités et des rôles que la société
islamique pense alors en termes de race, les « esclaves » (‘abîd) sont le plus souvent achetés parmi les
enfants des peuples noirs, les mamelouks sont toujours recrutés parmi les enfants des peuples blancs,
distinction qui n’organise pas strictement en revanche le choix des « servantes » et des « serviteurs »
eunuques. C’est que la conception islamique de la race s’est forgée au croisement de deux héritages : la
tradition biblique de la généalogie des peuples de la terre, tous issus de la descendance des trois fils de
Noé, et la conception grecque de l’oikoumène, dont les « climats » pèsent d’un lourd déterminisme sur les
vertus et les vices des peuples qui les habitent. Les peuples noirs, descendants de Cham, habitants des
contrées les plus méridionales, fournissent des individus aptes aux tâches les plus éprouvantes auxquelles
les a préparés la fournaise dans laquelle ils sont nés, et les a par avance condamnés la malédiction de leur
aïeul. Les peuples blancs des contrées les plus septentrionales de l’oikoumène, descendants de Japhet, ont
pour leur part hérité de leurs rudes pays de naissance les vertus martiales les plus recherchées : c’est
donc parmi eux que sont recrutés les mamelouks.
L’institution mamelouke
Formés pour défendre leur maître et l’accompagner le cas échéant à la guerre, les mamelouks
représentaient pour ce dernier un véritable capital politique, dans une société où l’armée constituait la
colonne vertébrale de l’État et où ses officiers, les émirs, formaient une aristocratie. Ibn Taghri Birdi, le
chroniqueur qui nous y a introduits, était lui-même un émir : il bénéficiait à ce titre d’une rente fiscale et
accéda à de prestigieuses fonctions, comme le commandement de la caravane du Pèlerinage. Né libre et
musulman au Caire, il était le fils d’un mamelouk, un esclave originaire d’Asie Mineure acheté par le
sultan et qui avait gravi tous les échelons de la hiérarchie militaire, jusqu’à devenir au début du XVe siècle
commandant en chef des armées d’Égypte. Nul doute que les nombreux esclaves, servantes, serviteurs et
mamelouks de sa maison, décimés par la peste deux décennies plus tard, étaient un héritage de son père.
Un mamelouk, une fois affranchi, pouvait ainsi à son tour acquérir d’autres mamelouks et investir une
partie de sa fortune dans ce capital mobilier qui constituait l’étalon de sa puissance politique : l’émir
Taghri Birdi (le père) passait ainsi pour avoir compté dans sa maison près d’un millier de mamelouks. Par
un renversement de l’ordre des choses, dont les contemporains eux-mêmes avaient pleine conscience,
d’anciens esclaves accédaient ainsi au sommet de la société et pouvaient même prétendre au trône. En
1430, alors que la peste faisait rage au Caire, le sultan d’Égypte et de Syrie, al-Ashraf Barsbay, le plus
puissant monarque de l’Orient islamique dont la tutelle s’exerçait aussi sur les villes saintes d’Arabie,
était un ancien esclave né dans le Caucase et offert au sultan quatre décennies plus tôt.
Pour comprendre la situation pour le moins surprenante qui prévalait au Caire au XVe siècle, il
convient de la replacer dans une triple temporalité. L’institution mamelouke – le recrutement sur les
marchés aux esclaves d’enfants ou de jeunes adolescents, choisis pour les qualités martiales supposées de
leur race et éduqués aux arts de la guerre pour former une cavalerie d’élite au service de leur maître – est
déjà alors pluriséculaire. C’est très probablement dans les années 870 à la cour des califes abbassides,
établis en Iraq, qu’elle apparut pour la première fois : soucieux de s’affranchir de sa garde turque, formée
de mercenaires recrutés en Asie centrale, le calife, souverain de l’empire islamique, fit le choix d’acheter
ses « Turcs » sur les marchés aux esclaves, à un âge suffisamment tendre pour rendre leur formation
impeccable et leur fidélité indéfectible. À son exemple, les gouverneurs qui s’arrogèrent une
indépendance de fait dans les provinces orientales de l’empire achetèrent à leur tour des mamelouks. Les
populations de pasteurs turcophones de la steppe d’Asie centrale, située à la frontière orientale des pays
d’Islam, alimentaient alors les filières des marchands d’esclaves, vendant à ces derniers les jeunes captifs
razziés chez leurs adversaires, cédant parfois leurs propres enfants quand les circonstances l’exigeaient.
L’arrivée en pays d’Islam, à partir du XIe siècle, de groupes de pasteurs turcophones venus de la steppe,
qui s’emparèrent du pouvoir dans les provinces orientales de l’empire et imposèrent même leur tutelle
aux califes de Bagdad, ne mit pas un terme à l’institution : les sultans turcs seldjoukides avaient
également à leur service leurs propres mamelouks turcs. La formation de l’empire mongol en haute Asie
au début du XIIIe siècle et l’extension de ses conquêtes vers l’ouest du monde à partir des années 1220
jetèrent en revanche sur les marchés aux esclaves des pays d’Islam un nombre sans précédent de captifs,
tout particulièrement des Qipchaq, population de pasteurs turcophones établie dans la steppe entre mer
Caspienne et mer Noire sur le territoire de l’actuelle Ukraine. Des mamelouks Qipchaq entrèrent ainsi en
nombre sans précédent au service de différents souverains, dans les royaumes chrétiens du Caucase, dans
les sultanats d’Orient et jusque dans le lointain empire mongol. En Égypte et Syrie, les princes ayyoubides
rivaux issus de la descendance de Saladin se constituèrent des contingents comptant plusieurs centaines
de mamelouks : sous l’effet des guerres mongoles, l’institution avait ainsi changé radicalement d’échelle.
C’est dans cette deuxième temporalité que prend naissance la « dynastie des Turcs » (dawlat al-
atrak) dont les lointains héritiers règnent encore sur le Proche-Orient deux siècles plus tard. En 1249 puis
1250, la mort du sultan ayyoubide d’Égypte et l’assassinat de son unique héritier par ses officiers laissent
le pays sans souverain légitime. Sa veuve, une ancienne esclave, est, dans un premier temps, élevée au
sultanat puis écartée au profit de l’un des mamelouks du sultan défunt, qui épouse la souveraine déchue.
Cette configuration sans précédent ou presque – la fille d’un mamelouk turc avait accédé au trône de
Delhi deux décennies plus tôt – voit les affranchis, femmes puis hommes, assumer la continuité de la
maison royale. Héritiers de son nom et de sa mémoire, les mamelouks du dernier sultan ayyoubide
d’Égypte, que celui-ci avait achetés et élevés en très grand nombre, sont plusieurs à se succéder sur le
trône jusqu’en 1290, quatre décennies après la mort de leur maître.
Entre-temps, la défense victorieuse de la Syrie par les armées d’Égypte face aux Mongols et le
combat mené avec succès contre les dernières places fortes tenues par les Latins au Levant ont donné au
sultan du Caire et, plus largement, aux mamelouks qui constituent la cavalerie d’élite de ses armées, une
légitimité neuve et indiscutable. La « dynastie des Turcs », comme l’appelaient ses sujets égyptiens et
syriens, est née de ces décennies de guerre menée au nom de la défense de l’Islam par des hommes nés
païens en des contrées lointaines, importés comme esclaves et convertis à la religion musulmane au cours
de leur formation. Dans l’esprit de l’institution mamelouke, l’esclavage n’est pas une fin en soi, mais le
filtre à travers lequel des guerriers issus des rudes contrées septentrionales de l’oikoumène sont amenés,
à plusieurs milliers de kilomètres de leur lieu de naissance, à défendre la civilisation islamique face à ses
adversaires. Pour les mamelouks eux-mêmes, l’esclavage, qui signifie le plus souvent une rupture sans
retour avec leur passé, n’est source ni de honte ni de fierté. Mais, condition requise d’une formation
martiale initiée dès leur plus jeune âge, il est la marque des privilèges que le succès dans la carrière des
armes offre aux plus doués, aux plus beaux ou aux plus chanceux d’entre eux : le prestige social, la
fortune, le pouvoir.
On ne comprendrait pas, autrement, la tension qui traverse toute l’histoire de la « dynastie des
Turcs », entre le souci individuel de la transmission lignagère et la réticence collective des mamelouks à
voir des hommes nés libres et musulmans, fussent-ils leurs propres enfants, accéder aux mêmes privilèges
qu’eux. Le premier sultan mamelouk d’Égypte, mort en 1257, eut son fils pour successeur ; le dernier à
monter sur le trône en 1516, quelques mois avant la défaite finale de la « dynastie des Turcs » face aux
Ottomans, était le neveu de son prédécesseur. Mais, de toutes les tentatives dynastiques qui émaillèrent
son histoire du milieu du XIIIe au début du XVIe siècle, une seule fut couronnée de succès : elle vit les
descendants du sultan Qalawun, un mamelouk turc, conserver le trône sur trois générations entre 1310 et
1382. Le légitimisme des élites du sultanat à l’égard des Qalawunides doit beaucoup à la période de paix
et de prospérité qui marqua le règne de son fils Muhammad entre 1310 et 1341. Le régime perdit alors en
partie son caractère militaire. L’institution mamelouke servait moins à former une armée d’élite qu’à
recruter parmi les esclaves les futurs favoris du souverain. Le retour de l’instabilité sous les règnes brefs
et heurtés de ses descendants lui rendit en revanche toute son efficacité politique : dans la compétition
qui opposait entre eux les émirs pour le contrôle des ressources de l’État, le nombre de mamelouks que
chacun pouvait mobiliser redevint un élément décisif.
En 1382, l’avènement de Barquq, un mamelouk, le premier à monter sur le trône depuis sept
décennies, marqua également, dans un contexte de réorganisation de l’État, l’éviction des descendants de
mamelouks et plus largement des hommes de naissance libre des fonctions les plus prestigieuses,
désormais réservées aux mamelouks issus de la maison du sultan. Il arrivait encore qu’un fils de
mamelouk accédât au rang d’émir, à l’image du chroniqueur Ibn Taghri Birdi. Mais la puissance et la
fortune étaient à nouveau, comme aux premiers temps de la « dynastie des Turcs », l’apanage des
mamelouks, lesquels ne pouvaient plus en transmettre qu’une faible part à leurs enfants nés libres et
musulmans. L’échec du fils du sultan Barquq, vaincu et exécuté en 1412 sur l’ordre d’un mamelouk de son
père, illustre de manière tragique la forte résistance que l’aristocratie militaire d’origine servile opposa
désormais à toute tentative dynastique.
La maison mamelouke
On ne saurait comprendre la situation qui prévaut en Égypte et en Syrie au XVe siècle sans la
replacer dans cette troisième temporalité. La transmission lignagère n’est pas en effet la seule forme
d’héritage possible. À défaut de ses fils écartés du trône, les véritables héritiers du sultan Barquq ont été
ses très nombreux mamelouks – on disait de lui qu’il en avait acheté et éduqué 5 000 au cours de son
règne (1382-1399). Jusqu’en 1461, les sultans qui se succèdent au Caire sont tous ses anciens affranchis,
si l’on veut bien excepter les enfants qui, pour un interrègne de quelques semaines, héritèrent
provisoirement du trône de leur père. Comme dans les autres maisons mameloukes, les affranchis du
sultan Barquq portent tous comme un nom de famille le même nom de relation, al-Zahiri, forgé sur le nom
de règne de leur maître (al-Zahir) : les mamelouks Zahiriyya ont ainsi dominé la vie politique du sultanat
au cours du demi-siècle qui suivit sa mort.
La fidélité à la personne, au nom et à la mémoire du maître, et la solidarité horizontale qui unissait
dans une même fraternité tous ses esclaves et affranchis, étaient des ressorts fondamentaux de
l’institution mamelouke, aussi anciens que cette dernière. Mais ils s’étaient usés dans les luttes politiques
de la seconde moitié du XIVe siècle, qui avaient vu un sultan être assassiné par l’un de ses propres
mamelouks. L’intuition du sultan Barquq, sorti vainqueur de cette période troublée, fut de renforcer les
liens traditionnels de la maison mamelouke par une solidarité ethnique. Barquq n’est pas seulement le
premier sultan de la « dynastie des Turcs » à être né dans le Caucase, d’ethnie tcherkesse. Il est aussi et
surtout le premier à avoir délibérément choisi de recruter ses mamelouks parmi les enfants de son peuple
– allant jusqu’à confier au marchand d’esclaves qui l’avait autrefois vendu le soin de faire venir au Caire,
depuis le lointain Caucase, son père, ses sœurs et ses neveux. À l’instar du sultan Barsbay, qui règne en
1430 quand commence ce récit, les plus hautes fonctions de l’État furent désormais réservées aux
mamelouks de Barquq issus du même peuple que leur maître.
Retrempée à la flamme de l’ethnicité, l’identité collective de la « dynastie des Turcs » n’en restait
pas moins d’une forte homogénéité. Quelle que fût l’origine ethnique des mamelouks, tous continuaient de
porter un nom turc, de faire leur apprentissage du métier des armes en langue turque, de parler entre eux
un turc qu’ils avaient bien souvent appris dans les chambrées de la maison de leur maître. Mamelouk et
Turc sont des mots interchangeables dans l’Égypte et la Syrie du XVe siècle : ils désignent tous deux un
individu que l’esclavage a arraché à son passé païen pour le mettre au service de la défense de l’Islam,
quand bien même il eût été chrétien dans une vie antérieure – à l’image des nombreux captifs hongrois,
victimes des guerres ottomanes, devenus mamelouks au Caire sans espoir (ni désir ?) de retour.
Là réside l’étonnante efficacité d’une institution fondée non pas idéologiquement mais
empiriquement sur l’esclavage. Que la mort sociale provoquée par la réduction en captivité et l’exil
lointain ait ou non aboli les liens avec leur passé, les mamelouks naissaient à une nouvelle identité sociale
où se mêlaient culture militaire de langue turque, défense de l’islam et solidarité de caste. Il ne semble
pas qu’aucun de ceux qui en eurent les moyens ait jamais cherché à revenir sur leurs pas, à recouvrer
leur nom et leur identité première, à se faire une seconde fois renégat. A contrario, de jeunes hommes nés
libres et musulmans aux confins de la Syrie se faisaient volontiers passer pour esclaves afin d’intégrer par
ce filtre le cursus enviable des mamelouks. L’Égypte et la Syrie offrent ainsi au XVe siècle l’étonnant
exemple d’une société où des esclaves étaient choisis et éduqués pour un jour en devenir les maîtres.
RÉFÉRENCES
D. Ayalon, Le Phénomène mamelouk dans l’Orient islamique, Paris, Presses universitaires de France,
1996.
M. Favereau, La Horde d’or et le sultanat mamelouk. Naissance d’une alliance (660/1261-662/1264),
Le Caire, Éditions de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire, 2018.
D. M. Goldenberg, The Curse of Ham: Race and Slavery in Early Judaism, Christianity, and Islam,
Princeton, Princeton University Press, 2003.
J. Loiseau, Les Mamelouks (XIIIe-XVIe siècle). Une expérience du pouvoir dans l’Islam médiéval, Paris,
Seuil, 2014.
RENVOIS
Affranchissement
Captifs
Culture
Esclavage public
Parenté
Ville
L’expansion de l’Islam et l’esclavage
L’ancien et le nouveau :
les maures noirs,
entre course et traite
e
Valence, XV siècle
FABIENNE PLAZOLLES GUILLÉN
Cet extrait d’interrogatoire d’un « maure noir » (c’est-à-dire un musulman noir) figure parmi des
milliers enregistrés au greffe du tribunal du bailli de Valence dans une série documentaire unique, mais
inégalement conservée, de 1302 à 1872 : les Livres de présentations et de confessions de captifs. À ce qui
est tenu pour la documentation reine des travaux sur l’esclavage à Valence s’ajoutent les livres de raison
(livres de comptes), les livres de contrats du bailliage, ainsi que les lettres et privilèges des sauf-conduits
qui conservent des milliers de notices d’esclaves en fuite, de captifs musulmans échangés contre des
captifs chrétiens ou retournant simplement chez eux, leur liberté recouvrée. L’administration judiciaire a
également laissé les registres de chancellerie royale, les livres des trois magistrats – civil, criminel, et de
trois cent sous, ce dernier en charge d’administrer la justice des pauvres –, ainsi que ceux du gouverneur.
Enfin, on ne peut oublier la dizaine de milliers de minutiers, protocoles et livres testamentaires que les
outrages du temps ont épargnés. Valence est donc, par l’opulence de ses sources, un observatoire
privilégié des formes diverses de l’asservissement.
Qu’il s’agisse en effet de prises de guerre ou de course, qu’il s’agisse des traites avec l’Orient
méditerranéen ou le Maghreb, Valence jouit d’une situation enviable. Après la conquête menée par
Jacques Ier d’Aragon et ses chevaliers entre 1225 et 1243, le royaume est terre de frontière avec l’Islam,
les incursions pour le butin y sont nombreuses jusqu’à ce que la sentence de Torrellas (1304) attribue
Murcie à la Castille et sépare Valence du théâtre du combat terrestre. Elle le poursuit toutefois par la
mer. Et quand les difficultés du commerce au long cours, les calamités naturelles et les séditions
politiques éclipsent, au XVe siècle, la prééminence de Barcelone, Valence semble prête à relever le défi de
la puissance urbaine et du dynamisme économique aragonais en péninsule Ibérique.
Observatoire fascinant. On y connaît, et les sources l’avouent abondamment, toutes les formes
d’asservissement que produisent trois activités principales : l’activité pénale, les actions de guerre
maritime et les traites. Ses sociétés, urbaine et rurale, sont irriguées et modelées par la présence
constante et diverse de ces dépendants, que les pouvoirs monarchique, nobiliaire ou urbain ont pris soin
de réglementer. Mais sur le dernier siècle du Moyen Âge, Valence, comme l’Andalousie méridionale,
laisse aussi voir comment se modulent l’ancien et le nouveau.
Le marché d’esclaves valencien est bien moins homogène que les livres du bailliage ne le
laisseraient soupçonner, puisque les traites méditerranéennes traditionnelles y portent en tête le groupe
des esclaves « orientaux » (46,82 %) suivis des fameux maures (39,37 %) ; puis viennent les esclaves des
Balkans (4,94 %) qui précèdent les esclaves noirs, nommés Éthiopiens (3,68 %) des Monts de Barca ou du
pays de Guinawa (Sahel occidental et central). Jusqu’en 1425, Sardes, Turcs et Canariens affichent des
pourcentages négligeables. La mention de couleur dans le sous-groupe des « maures » frappe d’emblée
dans les habitudes scripturaires des notaires, même si elle n’est pas d’une grande créativité sémantique.
Parmi ceux-ci, il s’en trouve de blancs, d’olivâtres (ou mulâtres), et de noirs. Ces derniers constituent le
sous-groupe prédominant : 34,4 % des maures sont qualifiés de noirs pour la séquence 1375-1399, et
même 39,3 % pour les années 1400-1425. Ces maures noirs présentent un ratio âge/sexe tout à fait
dissonant par rapport au reste du groupe majoritairement masculin et d’âge moyen ou mûr : ils affichent
une moyenne d’âge générale de dix-huit ans et un équilibre quasi parfait entre hommes et femmes
(50,3 % d’hommes pour 49,69 % de femmes).
Voici donc que les sources notariées nomment un type de captif bien connu et depuis fort
longtemps : le maure noir. Si la mention de couleur croise ici celle de maure, celle-ci exige un
éclaircissement. La langue française et les langues ibériques ne coïncident pas quant au sens donné à
« maure ». La traduction du moro castillan ou du mouro portugais en français pourrait nous égarer. Ce
que visent les langues ibériques, c’est l’obédience religieuse et non l’origine géographique ou ethnique.
« Être maure », « se faire maure », en espagnol comme en portugais signifie être ou devenir musulman.
Et c’est bien cette condition religieuse, assortie de la capture (et non de la vente) qui fait qu’un captif doit
être présenté au bailli, car le droit de conquête reconnaît au monarque sa part sur le butin : la cinquième
partie qui se traduira en un impôt, le quint, estimé et acquitté lors du passage devant la cour, après que la
« pièce » (peça), autrement dit le captif, dûment interrogée et confessée, a été déclarée de bonne guerre.
La cour du bailli est à bien des égards un espace crucial, au centre de l’enchevêtrement d’influences
réciproques entre la base matérielle de la société, l’activité économique et fiscale, les formes juridico-
politiques et la teneur spirituelle de l’époque puisque s’y exerce toute la puissance d’un officier royal du
plus haut rang. Récepteur de toutes les rentrées fiscales royales (quint, péages, droits de douane,
gabelle, etc.) et chargé de coordonner les diverses institutions du royaume, de contrôler les officiers
subalternes, de mener et d’appliquer sa politique diplomatique, il a juridiction civile et criminelle sur les
sujets musulmans et juifs du domaine royal, expédie les sauf-conduits et les licences de course, enregistre
les prises et le paiement du droit (quint) et accorde, par suite, un titre légal de propriété.
On ne peut qu’être frappé de l’usage méticuleux avec lequel le bailli (ou son lieutenant) et ses
assesseurs tentent de s’assurer de la régularité des captures, révélant une foi inquiète en la justesse de la
loi et de l’institution. La présentation des captifs et l’enquête menée pour s’assurer des circonstances de
la capture suivent une procédure judiciaire au cours de laquelle le captif est physiquement présent devant
les officiers, le grand qādi (« cadi ») du royaume chargé de traduire ses propos ou de justifier une
disposition du droit musulman, les juges assesseurs, les interprètes et les greffiers. Les interrogatoires
sont précis et circonstanciés et ils trament progressivement le récit d’une capture et l’instruction d’un
procès. La présentation du captif s’ouvre sur sa confession qui, à travers les biais du questionnaire, donne
à lire le processus par lequel un homme naturellement libre peut légalement devenir un captif puis un
esclave.
Le dépouillement de ces livres révèle d’ailleurs que cette légalisation de la captivité est bien peu
contestée : elle ne l’est qu’à cinq reprises dans les volumes conservés pour le XVe siècle, dont deux
seulement ont donné lieu à un complément d’enquête et une suspension de procédure. Arrêtons-nous un
instant sur les captifs de Bernat Font. Capitaine d’une galère et titulaire d’une licence de course, ce
corsaire valencien écumait les eaux du détroit de Gibraltar. Le 14 juillet 1434, il se présente avec huit
captifs dont il espère qu’ils soient déclarés de bonne guerre. Ramenés tout d’abord à Alicante, les captifs
de Bernat Font avaient déposé auprès du bailli local. Arrivés à Valence, ils se rétractent pourtant et
offrent à la cour un tout autre récit par lequel ils nient être originaires de Tunis, de Fès et de Marrochs et
s’affirment sujets du souverain nasride de Grenade comme ceux de leurs compagnons que cette naturalité
avait sauvés de l’esclavage quelques jours plus tôt. Ils déclarent avoir été contraints par Bernat Font et
ses marins qui les avaient poussés à déclarer une fausse identité, tandis que le corsaire rétorque que ces
derniers, voyant que les sujets grenadins avaient échappé à l’esclavage, tentent d’obtenir le même
avantage.
Comment distinguer ici le vrai du faux ? On savait les capitaines et les hommes d’équipage âpres au
gain, n’hésitant pas à faire pression, par intimidation ou ruse, sur les prises afin qu’elles déclarent une
origine compatible avec les attentes juridiques et commerciales. On savait le butin humain anxieux de
glaner la moindre information susceptible de desserrer les mâchoires du piège qui se refermait sur lui.
C’est la forme inquisitoire du procès, à la recherche de l’aveu, qui permet de confondre le menteur et
d’obtenir la « vérité ». Devant la cour, le grand cadi et interprète Ali de Bellvis donne aux prétendus
sujets du royaume de Grenade la traduction de toutes les dépositions de ceux qui contestaient leur
origine. Accablés par la concordance, ils avouent leur pauvre ruse et déclenchent la déclaration de bonne
guerre, le paiement du quint et l’attestation de pleine propriété qui autorise à les vendre comme esclaves.
Cette affaire permet de relever plusieurs aspects essentiels. Le premier est le temps, l’énergie et les
ressources, investis dans ces procédures judiciaires. Présentations et confessions sont des auditions de
justice dans lesquelles s’élabore pour toutes les parties un argumentaire public de légitimation de la
captivité et de l’esclavage. Cet argumentaire officiel, soutenu par les plus hautes instances représentant
la monarchie aragonaise, est rituellement proclamé et quotidiennement réitéré. L’existence de ce tribunal
exprime la façon dont l’esclavage est représenté : une institution parfaitement en accord avec des
procédures légales traditionnellement fondées, rigoureusement définies et scrupuleusement suivies. Le
second attire l’attention sur la nature inquisitoire de la procédure puisque ce sont le témoignage et l’aveu
du prévenu qui administrent la preuve du statut, qui le définiront et qui décideront de la suite de son
existence. À l’acmé de l’interrogatoire, on le somme de dire s’il est, à ses propres yeux, captif ou libre.
C’est l’aveu qui est recherché et qui, une fois prononcé, assure la régularité de la sentence et la légalité
de l’esclavage. Les prises énoncent elles-mêmes la condition qui la justifie. Or un tel aveu ne peut être
obtenu que de celui qui, depuis l’autre côté de la frontière religieuse, reconnaît lui aussi sa captivité
comme légale. Et ce tribunal ratifie le commun accord des chrétiens et des musulmans quant aux
pratiques et à l’institution. Le souci porté à la procédure tient précisément à ce que ces captifs ne
puissent engager aucune procédure par la suite, notamment auprès du souverain, contre leur
asservissement. Mais peut-on obtenir cette légalité sans l’aveu d’une condition ?
Les Livres de présentations et confessions de captifs du bailli général de Valence montrent une
inflexion entre 1494 et 1497. Seuls 100 captifs de Grenade ou du Maghreb y ont été déclarés de bonne
guerre contre 253 Canariens et 622 Africains. Des chiffres qui révèlent la régression de l’esclavage pénal
et une faible constante de la captivité de course. Devant l’importance des lots et la provenance des prises,
on a posé l’hypothèse d’une mutation profonde de l’activité du bailliage et partant de la nature de
l’esclavage.
Il est indéniable que, dans les derniers livres de présentations et de confessions de captifs du
e e
XV siècle comme dans ceux des vingt premières années du XVI siècle, certaines confessions deviennent
elliptiques. S’agissant même de captifs isolés, dans le livre 198, daté de 1502, on peut lire à propos
d’Ofat, Aluguia, Sagua et Semba, présentés à la cour du bailli en provenance directe de Lisbonne qu’« Ils
n’ont pas prêté serment et n’ont pas confessé car ils étaient trop bossales, mais ils ont affirmé être
naturels du Bénin et du Jolof ». Ne semble-t-il plus nécessaire d’avoir des interprètes, de recueillir l’aveu
de leur condition et, partant, les preuves de la légalité de leur capture ? Quelque chose aurait donc
changé que traduirait la rhétorique des sentences ? « L’aspect et le langage, la provenance de terres
d’infidèles et d’ennemis de la Couronne et de notre seigneur le roi » tiendraient-ils lieu d’aveu ? Le débat
s’est donc engagé sur l’idée qu’à Valence et dès la fin du XVe siècle la couleur et la race croisaient
désormais l’esclavage et le justifiaient. La richesse des sources autorise peut-être d’autres hypothèses.
Nous sommes, hélas, privés des livres de présentations pour la période 1434-1494, période de la
conquête de l’archipel canarien et de l’avancée portugaise à la fois vers le golfe de Guinée et vers des
pratiques commerciales plutôt que pillardes. Depuis les années 1440, les Portugais importent directement
dans la péninsule Ibérique des captifs razziés, puis, le plus souvent, achetés en Afrique de l’Ouest. À s’en
tenir à ceux qui nous restent, croisés avec ceux du trésorier général, notons qu’ils enregistrent
imperturbablement des « maures noirs », des « captifs maures noirs », des « têtes de captifs noirs » et
que la rédaction ne propose sur ce point aucune innovation. Lorsque le 18 août 1488 la nef de Batista
accoste à El Grau en provenance de Lisbonne avec à son bord 96 captifs africains consignés à Micer
Cesaro de Barchi, il s’agit bien de « maures noirs », de même que les 260 qu’une compagnie, peut-être la
Grande Compagnie Humpis de Ravensburg, envoie à Valence, le 17 septembre de la même année,
consignés à Alfonso Sanchis, trésorier général du royaume et facteur du roi en ce commerce. Quel sens
donner à cette rémanence d’un terme qui ramène des souvenirs de guerres de frontière et de course et
semble ne plus correspondre à la situation ? Ne perdons pas de vue, en troisième lieu, que nos sources
sont avant tout fiscales et comptables. La cour attribue une condition juridique qui est la condition sine
qua non du prélèvement du quint dont le paiement est enregistré dans les rôles du Trésor.
Le fisc et la foi
On sait l’importance de l’outil fiscal dans la consolidation monarchique et l’on ne peut s’empêcher de
comparer, en cette fin de siècle, la situation fiscale de Valence avec celle de la région du royaume de
Castille, la plus susceptible de profiter du développement du trafic d’hommes exercé depuis Lisbonne.
L’examen précis des livres valenciens fait apparaître que nombre de cargaisons font route directe de
Lisbonne à Valence, quand bien même, et nous peinons à l’expliquer, ces vaisseaux « retournent sans
décharger vers le Ponent ». La raison pourrait en être fiscale, une stratégie efficace pour déprimer les
ports de l’Andalousie méridionale tenus par de grands lignages nobilaires (tels Huelva, El Puerto de Santa
María, Sanlúcar de Barrameda ou Cádiz) en canalisant le trafic le plus intéressant vers Valence où le roi
d’Aragon perçoit sans entraves ses impôts. La négociation avec les Génois et les Florentins d’une décote
sur les 20 % du quint et de titres de propriété que ne délivraient pas les Portugais en même temps que
l’autorisation de commercer sur toutes les places de la couronne d’Aragon pouvaient être incitatives. Les
marchands de moins grande envergure qui ne présentaient à Valence que des lots plus modestes
débarqués à El Puerto ou à Sanlúcar n’échappaient pas à la cour du bailli puisqu’en l’absence de titre de
propriété écrit ils ne pouvaient revendre les têtes qu’après leur ajustement fiscal. Le trésor d’Aragon
récupérait en partie ce que perdait celui de Castille.
Or, à la différence de l’impôt castillan, l’impôt valencien, souvenir des répartitions du butin de
guerre, n’était exigible que sur des captifs. Ne pouvaient être réduits légalement en captivité que les
ennemis de la foi catholique et du roi qui la représentait. Il fallait donc que ces Africains noirs fussent
avant tout des maures noirs. La rémanence d’une formule qui semble inadéquate à la réalité ne l’était pas
pour les officiers chargés de recouvrer l’impôt et pour le roi Ferdinand qui faisait son plus grand profit
tout à la fois comme entrepreneur de la traite et comme percepteur de la rente fiscale qu’elle générait.
Dans un pareil contexte, les bulles pontificales Dum diversas et Romanus Pontifex fulminées en juin 1452
et en janvier 1455 par Nicolas V, la bulle Etsi cunctis de Calixte III de mars 1456 comme la fameuse Inter
Cætera obtenue du Valencien Rodrigue de Borja, connu sous le nom pontifical d’Alexandre VI, en 1493,
étaient parfaites en tant qu’elles visaient à établir les conditions justes et légales de la réduction en
captivité et à tracer les contours des étendues géographiques où elles étaient pourvues d’efficace.
Est-il donc nécessaire d’entendre la confession de ces captifs ? Outre que l’on n’avait pas à craindre
de leur part un quelconque recours qui pût mettre en péril la diplomatie aragonaise, la conscience est
nette qu’ils n’appartenaient plus à l’espace culturel partagé de la frontière matérielle et imaginaire entre
la Chrétienté et l’Islam. Leur aspect, qui renvoyait à une origine géopolitique où l’infidélité pouvait être
reconnue comme elle l’était au XIIIe siècle, était sans doute perçu comme suffisamment éloquent. L’énoncé
de la légalité de leur captivité n’y tenait pas à un stigmate de la couleur noire devenu fondamental à
l’esclavage mais à l’application d’une tradition juridique multiséculaire à des territoires certes nouveaux
mais opportunément stigmatisés par l’infidélité. Les Africains présentés à Valence comme « captifs
maures noirs » ne sont pas traités différemment des maures noirs qui y étaient présentés jadis et naguère,
l’inertie commode d’un formulaire que l’on sait caduc permet de glisser souplement d’une matrice
guerrière à une matrice commerciale. Le simulacre porté par le tribunal du bailli général restitue à
l’espace juridique de la bonne guerre des captifs qui sont des esclaves de rachat (rescate), il fait
prospérer une fiscalité royale reposant sur une différence religieuse devenue incertaine. Ainsi Valence
suggère aussi comment l’ancien s’insinue admirablement dans le nouveau.
RÉFÉRENCES
D. Blumenthal, Enemies and Familiars : Slavery and Mastery in Fifteenth Century Valencia, Ithaca,
Cornell University Press, 2009.
F. Plazolles Guillén, « “Negre e de terra de Negres infels…” : servitude de la couleur, Valence (1479-
1519) », dans R. Botte et A. Stella (éds.), Couleurs de l’esclavage sur les deux rives de la
Méditerranée (Moyen Âge-XXe siècle), Paris, Karthala, 2012, p. 113-158.
F. J. Marzal Palacios, « La esclavitud en Valencia durante la Baja Edad Media (1375-1425) », thèse
inédite, Universitat de Valencia, 2006.
RENVOIS
Captifs
Corps
Esclavage pénal
Identification
Justice
Marché
Traites
Ville
Des empires esclavagistes
L’ordre de la race
Esclaves du sultan
de Malacca… et du roi
du Portugal
e
Malacca, XVI siècle
LUÍS FILIPE THOMAZ
Malacca, décembre 1515. La ville est au pouvoir des Portugais depuis quatre ans et demi. Le sultan
et sa cour ont abandonné leur capitale et se sont installés dans l’île de Bintan, en face de Singapour. Les
membres de la riche communauté goudjarati qui avaient convaincu en 1509 le sultan de tendre un piège
aux Portugais se sont eux aussi expatriés. Les favoris des nouveaux maîtres du port sont désormais les
Keling, les marchands hindous du Tamilnadu, devenus les principaux partenaires commerciaux de la
couronne portugaise, alors que celle-ci envoie ses vaisseaux un peu partout en Asie du Sud-Est et jusqu’en
Chine.
Le conquérant de Malacca, Afonso de Albuquerque, gouverneur des Indes portugaises depuis 1509,
suivit pendant les six ans de son mandat une politique accommodante à l’égard des populations soumises.
Pour s’assurer leur appui, il réduisit d’environ 30 % la charge fiscale qui pesait sur elles et leur permit
d’administrer la justice selon leurs coutumes. Il réussit parallèlement à imposer d’une main de fer son
autorité sur les nobles et les marchands privés, suscitant l’animosité de maints secteurs de la classe
dirigeante, aux Indes comme à la cour, si bien que le Conseil royal s’opposa farouchement au
renouvellement de son mandat de gouverneur des Indes. Avec son successeur, Lopo Soares de Albergaria
(1515-1518), un homme d’une orientation politique diamétralement opposée, les intérêts privés tenaient
leur revanche.
Dès sa prise de pouvoir, Lopo Soares dépêcha à Malacca un nouveau capitaine, Jorge de Brito, pour
remplacer Jorge de Albuquerque, le neveu d’Afonso, qui dut rentrer au Portugal. À Malacca,
Jorge de Brito apprit que 5 000 à 6 500 esclaves résidaient dans la ville, parmi lesquels 3 500
appartenaient aux marchands, alors que les autres (1 600 à 3 000, selon les différentes sources) étaient
devenus la propriété du roi du Portugal, qui en avait hérité du sultan de Malacca. De fait, au lendemain de
la conquête portugaise, alors qu’une bonne partie de la population malaccaise s’était réfugiée dans la
jungle pour fuir les combats, Afonso de Albuquerque avait annoncé que tous ceux qui rentreraient en ville
y seraient « traités avec justice, avec les libertés et de la manière dont ils vivaient auparavant, sans être
tenus à d’autres services outre ceux qu’ils rendaient au temps du roi de Malacca ». Nombre d’esclaves,
plutôt que de suivre le sultan en exil, avaient alors décidé de rentrer en ville.
Les esclaves constituaient ainsi entre 2 et 6 % de la population urbaine, estimée entre 120 000 et
200 000 habitants. Quelques-uns travaillaient dans les dusun, c’est-à-dire dans les fermes suburbaines,
qui appartenaient pour la plupart aux mandarins du sultanat et aux marchands. La majorité d’entre eux,
toutefois, travaillaient en ville, en particulier dans les activités portuaires, comme ouvriers sur les
chantiers navals, ou s’affairant au maniement des éléphants qui y servaient de grue, au chargement et au
déchargement des jonques, et à leur halage sur la rive, ou au nettoyage de la rivière qui traversait la ville
et demeurait sa principale voie de communication avec l’arrière-pays. D’autres travaillaient à bord des
navires, où ils servaient comme rameurs et s’occupaient de la manœuvre des voiles ou de la manipulation
des pompes. Lorsque les activités du port étaient particulièrement intenses, le sultan avait pour habitude
de réquisitionner des esclaves propriété des marchands, qui, à tour de rôle, travaillaient au côté de ses
propres esclaves. L’esclavage présentait ainsi dans la Malacca des XVe et XVIe siècles un caractère
nettement urbain et mercantile, ce qui n’est guère surprenant dans une cité coincée entre la mer et la
jungle…
Il existait plusieurs catégories parmi les esclaves publics, comme d’ailleurs peut-être parmi les
esclaves privés, au sujet desquels notre information est dérisoire. La terminologie malaise est à cet égard
particulièrement ambiguë puisqu’elle tend à employer indifféremment, à la manière de synonymes,
différents mots que nous traduisons par « esclave ». Si l’on peut établir que le terme d’hulur s’applique
surtout aux esclaves pour dettes, il est particulièrement difficile de saisir ce qui distingue les termes de
hamba, abdi, budak, dengan, biduanda, ou encore sahaya. La notion malaise d’« esclavage »
(perhambaan, perbudakan) englobe en outre notre concept de « vassalité » et peut s’appliquer à des
individus d’un statut social assez élevé, dès lors qu’ils sont placés en situation de subordination. Voilà
d’ailleurs pourquoi des esclaves pouvaient, à leur tour, posséder des esclaves, dont en fait ils étaient les
suzerains plutôt que les maîtres.
On sait surtout par le truchement du chroniqueur portugais João de Barros (1496-1570) que, tandis
qu’une partie des hamba raja ou « esclaves du roi » s’occupait de ses négoces – le sultan étant ici, comme
dans les autres sultanats malais « le premier marchand de ses États » –, d’autres avaient plutôt des
fonctions cérémonielles et d’apparat à la cour. Ils constituaient ainsi à peu près le pendant malais des
abdi dalem, « serviteurs de l’intérieur », c’est-à-dire de la cour du sultan, à Java. Après la conquête
portugaise, ils étaient devenus pratiquement inutiles, mais le fisc devait toujours s’acquitter du devoir de
leur fournir du riz et, deux fois par an, des habits neufs. Le chroniqueur prend soin toutefois de préciser
que la catégorie de hamba raja n’épuisait pas le concept d’« esclave du roi », car le sultan possédait aussi,
à côté de ces « esclaves d’honneur », des esclaves achetés en espèces, appelés balati. Le mot est d’origine
hindoustani et, plus en amont, arabe, et signifie proprement « étrangers ». Ces derniers provenaient
surtout de Sumatra et des Maldives, et avaient rejoint Malacca par le relais de Java.
Après la mise à sac des biens publics et dans l’atmosphère de sauve-qui-peut généralisé qui suivit le
limogeage d’Albuquerque, en 1515, Jorge de Brito décida de distribuer aux Portugais qui se trouvaient à
Malacca non seulement les dusun abandonnés par le patriciat malais en fuite, mais aussi les esclaves du
sultan. Or, aux dires de João de Barros, les hamba raja s’enorgueillissaient fort de leur titre, à peu près
équivalent à celui de criado del Rei ou « domestique du roi » au Portugal. Ils jouissaient à l’évidence d’un
statut privilégié. Les Undang-Undang Melaka, le code des Lois de Malacca qui faisait autorité dans le
sultanat jusqu’à la conquête portugaise, contiennent en effet maintes clauses comminatoires contre
quiconque oserait enfreindre les prescriptions les concernant. Les esclaves du sultan ne pouvaient donc
pas accepter de se voir réduits au rang de simples esclaves domestiques. L’agitation qui s’ensuivit fut
énorme : nombre d’esclaves s’enfuirent, tandis que plusieurs marchands, exaspérés par d’autres mesures,
imprudentes autant qu’impopulaires du nouveau capitaine, commencèrent à abandonner la cité. À Bintan,
le sultan était à l’affût, guettant l’occasion favorable pour récupérer sa capitale. Pour les Portugais, la
situation était tout à fait dramatique, car, profitant de la « grande licence » de Lopo Soares, une bonne
partie de la garnison de la forteresse, qui devait compter 500 hommes, avait déserté, pour devenir
mercenaires chez des potentats locaux, ou s’adonner au commerce, à la course, voire à la piraterie dans le
golfe du Bengale ou dans les mers de l’Archipel, où la Couronne ne possédait ni de positions fortifiées ni
de moyens de contrôle.
Le désarroi atteignit son comble quand en avril ou mai 1517, après quelque quinze mois de
gouvernement, Jorge de Brito décéda, et que le capitão-mor do mar António Pacheco se mit à disputer le
pouvoir à l’alcaide-mor Nuño Vaz Pereira, beau-frère du feu capitaine, à qui celui-ci avait confié avant sa
mort le commandement de la place forte. La domination portugaise eût sans doute touché à sa fin si le
gouverneur des Indes portugaises n’y avait pas envoyé son neveu Dom Aleixo de Meneses, auquel il
délégua la plénitude de ses pouvoirs, pour y rétablir l’ordre et installer un nouveau capitaine. À son
arrivée, Malacca était à demi dépeuplée. Il ne restait dans la forteresse que 60 à 70 hommes capables de
combattre, d’autant plus que depuis huit mois l’argent manquait pour les payer. Le sultan avait quitté
Bintan pour s’installer à Pagoh, en amont de Muar, à une cinquantaine de kilomètres de la cité, depuis
laquelle il lançait continuellement des attaques sur Malacca. On pensait alors à rassembler tous les
Portugais dans la forteresse et abandonner la ville. Effrayés, les gens n’osaient même pas sortir de la ville
pour se procurer du bois de chauffage.
Hiérarchies serviles
Dom Aleixo resta à Malacca environ six mois et réussit à redresser la situation. Il rétablit le statu
quo ante au sujet des esclaves et l’agitation se calma. Les documents administratifs les plus riches en
renseignements sur le fonctionnement du système esclavagiste malais datent de ces années. Ils nous
laissent notamment entrevoir des clivages au sein de la population esclave que taisent aussi bien les Lois
de Malacca que la chronique de João de Barros. Le premier d’entre eux tient à la séparation entre les
esclaves aferrolhados, c’est-à-dire « verrouillés », et les aliberdados, c’est-à-dire « plus ou moins libres, ou
presque libres ». Ainsi, d’après les rôles qui enregistrent les paiements effectués par la Couronne, parmi
les « 186 esclaves du Roi notre Sire » qui travaillaient à la forteresse en août 1514, 67 individus étaient
« verrouillés » et 119 « presque libres ». Les premiers étaient physiquement enchaînés, portant aux
jambes des alganons, comme les galériens en Europe, et étaient gardés dans la geôle de la forteresse,
tandis que les seconds vivaient chez eux, avec leur famille, et pouvaient se promener librement dans la
ville. On serait portés à croire que les premiers correspondaient aux balati mentionnés par João de Barros
et les seconds aux hamba raja, mais cette distinction serait trop approximative. De fait, on voit bien
souvent les esclaves du roi accomplir des tâches serviles qui ne semblent guère compatibles avec le statut
d’« esclaves d’honneur du sultan » que l’on tend à leur prêter. Il se peut que l’apparente dichotomie ne
corresponde finalement qu’à une différence d’âge et d’état civil, car les aliberdados sont parfois désignés
par le terme de casados, c’est-à-dire d’individus mariés. Il faudrait alors imaginer qu’on leur permettait de
se promener librement dès lors qu’ils se constituaient une famille, qui, le cas échéant, jouerait le rôle
d’otage, étant considérée comme une garantie suffisante qu’ils ne s’enfuiraient pas – mais cette
interprétation est purement spéculative… Nous ne savons pas si la catégorie des « verrouillés » existait
déjà à l’époque sultanale. On ne peut pas en effet exclure qu’elle ait été introduite par les Portugais pour
les esclaves qu’ils avaient importés d’Inde ou d’Afrique. João de Barros ne s’y réfère pas, ne semblant
connaître que le statut d’aliberdados dont il affirme qu’ils « demeuraient chez eux en liberté, élevant leurs
enfants et mettant à profit leurs biens ; c’était seulement lorsqu’ils étaient appelés qu’ils accouraient au
service ». À la tête de la Casa da Índia – le bureau qui, à Lisbonne, coordonnait le commerce de l’Inde –, le
chroniqueur était bien renseigné sur la réalité des Indes portugaises, mais il ne s’y est jamais rendu, et
maints détails ont pu lui échapper.
Un fait remarquable, présent dans les Lois de Malacca (XVe siècle), n’apparaît qu’indirectement dans
les sources portugaises : le statut des biduan ou biduanda, mot qui vient du sanskrit vidavân, « instruit »,
et désigne les esclaves spécialisés dans un métier particulier ou doués pour les arts, comme la musique et
la danse. Ces derniers semblent former au sein de la population esclave une autre catégorie privilégiée –
ce qui explique que leur soit en général appliqué le suffixe -anda, qui est une marque d’estime ou de
déférence. Quelques biduanda de la cour du sultan, qu’ils n’avaient pas accompagné dans son exil,
traînaient encore à Malacca une bonne quinzaine d’années après la conquête portugaise, et en 1528 le
capitaine Jorge Cabral fit cadeau d’un esclave musicien au sultan de Ternate, aux Moluques, à côté d’un
fusil doté d’une poignée d’argent et de 4 coudées de velours.
Les esclaves pour dettes, désignés par le terme de hulur, constituent un cas particulier. Leur
servitude avait le plus souvent un caractère contractuel : un homme en besoin d’argent pouvait s’adresser
à un mandarin ou à un marchand et lui emprunter la somme nécessaire, s’engageant à le servir et à lui
payer l’intérêt de sa dette (d’un montant élevé, quelque 10 % au moins). De toute façon il n’était pas tenu
de travailler pour lui à temps plein, pouvant s’adonner à d’autres travaux, amasser de l’argent et racheter
sa liberté. Les Lois de Malacca prévoient plusieurs cas où un homme libre pouvait être réduit au statut de
hulur ou ulur, c’est-à-dire d’esclave, par décision judiciaire en guise de punition pour un délit. Les Lois ne
nous livrent pas cependant les détails qui nous permettraient d’avoir une idée claire du fonctionnement
de ce système.
Les esclaves s’occupant de tâches plus humbles étaient organisés par métier, chaque métier étant
dirigé par un tukang (« maître ») qui touchait toujours une ration plus importante de riz. Outre le riz, on
distribuait aux esclaves en service du sucre de palme, des noix de coco, du biscuit, des œufs d’alose, du
poisson sec, parfois de l’arak et du beurre (comme les laitages ne font point partie de la diète
traditionnelle de l’Asie du Sud-Est, on ne sait s’il s’agit de « vrai beurre » introduit dans les habitudes
locales à la faveur de la présence à Malacca des colonies marchandes indienne, tamoule, goudjarati et
bengali). Certains métiers recevaient en tout cas leurs rations tous les jours, qu’ils travaillent ou non,
tandis que d’autres ne recevaient que la moitié, voire rien du tout, les dimanches et jours fériés. Le plus
intéressant réside toutefois dans le fait que, quand ils travaillaient, les esclaves touchaient un salaire
comme les hommes libres et, qui plus est, du même montant. Cela nous amène à révoquer les théories qui
prétendent que l’esclavage, ou mieux, le « mode de production esclavagiste », découlait d’une nécessité
économique absolue et doit correspondre, dès lors, à un stade nécessaire dans l’évolution des sociétés. À
Malacca, l’utilisation de main-d’œuvre esclave n’était pas, comme nous venons de le voir, plus profitable
sur le plan économique que l’emploi de travailleurs libres. L’avantage qu’elle offrait résidait avant tout
dans la garantie de fidélité, sanctionnée légalement, de la part de l’esclave. Comme, d’autre part, les
esclaves n’étaient tenus de travailler pour leur maître que lorsque celui-ci les convoquait, le système était
néanmoins d’une grande souplesse. L’esclave pouvait travailler ailleurs, amasser de l’argent et le cas
échéant racheter sa liberté, alors que son maître n’était tenu de le nourrir et de le payer que lorsqu’il
avait besoin de ses services.
Le régime de travail paraît si complexe que l’on peut se demander en définitive s’il s’agit d’un
véritable système d’esclavage… Il convient toutefois d’observer qu’aux yeux des Malais eux-mêmes le
système n’était pas substantiellement différent des formes d’esclavage que prévoit le droit coranique. À
côté des mots vernaculaires que possédait leur langue pour désigner l’esclave, comme hamba,
budak, etc., ils en sont en effet venus à emprunter, sous la forme ‘abdi, qui est celle du génitif, le mot
arabe ‘abd, qui désigne bien l’esclave que nous connaissons par ailleurs. Les dictionnaires présentent tous
ces termes comme synonymes ; il faudrait mener une recherche systématique à travers les textes pour
découvrir si de petites nuances nous échappent. On ne saurait toutefois perdre de vue le caractère flou de
la terminologie juridique malaise, qui tend à confondre toutes les situations où apparaissent des
obligations de service.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Dette
Esclavage public
Résistance
Révoltes
Travail
Naissance de la plantation
esclavagiste
e e
São Tomé-et-Príncipe, XVI -XVII siècles
GERHARD SEIBERT
Les îles de São Tomé-et-Príncipe, dans le golfe de Guinée, furent découvertes par les Portugais à la
fin des années 1470. À l’époque, les Portugais se livraient déjà à la traite des esclaves africains. En 1444,
ils avaient amené une première cargaison d’esclaves noirs à Lagos, dans l’Algarve, et en 1455 le pape
Nicolas V (1447-1455) avait édicté la bulle Romanus pontifex qui autorisait la réduction en esclavage des
Africains. De plus, la colonisation du Cap-Vert par des colons blancs accompagnés de leurs esclaves
africains avait commencé en 1462. Celle de São Tomé-et-Príncipe suivit le modèle d’implantation et de
gouvernement du Cap-Vert. Les deux archipels étaient inhabités lorsque les premiers Portugais s’y
implantèrent. Toutefois, contrairement aux îles du Cap-Vert soumises à la sécheresse, les îles du golfe de
Guinée se prêtaient à la culture de la canne à sucre car les pluies y étaient abondantes, les terres
volcaniques fertiles, et les forêts tropicales fournissaient suffisamment de bois à brûler pour sécher les
pains de sucre.
La colonisation
Ce n’est qu’en 1493 qu’Álvaro de Caminha, le troisième capitaine de São Tomé, réussit à établir une
colonie permanente au nord de cette île tropicale densément boisée. Le peuplement de Príncipe
commença après 1500, lorsque l’île fut cédée à António Carneiro. Le groupe de colons de Caminha
comprenait quelques volontaires, de nombreux détenus et des enfants juifs. Ceux-ci avaient été arrachés
de force à leurs parents qui avaient été chassés d’Espagne l’année précédente et qui, arrivés au Portugal,
n’avaient pas pu s’acquitter de la taxe sur l’immigration en vigueur. À São Tomé, les prêtres catholiques
endoctrinèrent les enfants juifs et les convertirent à la foi chrétienne. Les prisonniers transportés de
force, qui constituaient la majorité des colons blancs, étaient libres d’occuper des postes dans
l’administration et de se livrer à toutes sortes d’activités économiques. Le nombre de femmes blanches
était insignifiant. Caminha donna un homme et une femme esclaves à chaque homme blanc, alors que
chaque groupe de cinq enfants juifs reçut un couple d’esclaves afin de prendre soin d’eux. La coexistence
entre blancs et noirs dans ces îles donna naissance à un processus de créolisation culturelle et
linguistique. Ainsi se forma une société créole, dotée d’une culture et d’une langue spécifiques.
Les capitaines étaient investis des pouvoirs exécutif et judiciaire. Ils avaient notamment le droit de
distribuer des terres aux colons, selon le système des sesmarias, ce qui signifiait que les nouveaux
propriétaires de ces terres devaient les mettre en culture dans les cinq ans, sous peine de se les voir
retirer. Le manque de nourriture et les maladies tropicales posèrent de sérieux problèmes aux premiers
habitants. La question de la pénurie alimentaire fut vite résolue grâce à l’introduction de cultures
tropicales et d’animaux domestiques. Toutefois, le paludisme ainsi que d’autres maladies tropicales
entraînèrent des taux de mortalité très élevés parmi les blancs. Ces îles gagnèrent rapidement la sinistre
réputation d’être un tombeau pour les hommes blancs, ce qui contribua à dissuader d’autres colons de
venir s’y installer. Aussi le nombre d’habitants blancs dans les îles n’excéda jamais les 500 personnes, et
ce, même durant le boom sucrier du XVIe siècle. En 1522, à la suite des abus de pouvoir de son sixième
capitaine, São Tomé fut rendue à la Couronne pour être dorénavant dirigée par un gouverneur nommé
par le roi et doté de pouvoirs régaliens plus restreints.
Dès les premiers temps de la colonie, des esclaves furent libérés par leurs maîtres à titre individuel.
Sur la requête des colons, un décret royal de 1515 affranchit leurs épouses esclaves africaines et les
enfants qu’ils avaient eus avec elles. En 1517, un autre décret royal fit de même pour les hommes
esclaves arrivés avec les premiers colons. Les noirs libres, appelés forros, constituèrent une nouvelle
catégorie sociale et participèrent activement à la formation de la société créole. Le métissage entre noirs
et blancs était encouragé comme stratégie délibérée de colonisation. Les enfants issus de ces unions
interraciales en vinrent à constituer une autre catégorie sociale à São Tomé, les mestiços, qui pouvaient
légalement hériter de leurs pères blancs. Du fait de la mortalité élevée parmi les blancs, ils constituèrent
bientôt un groupe important de propriétaires. En 1528, les mestiços furent autorisés à exercer des
fonctions au Conseil, et en 1546 ils eurent le droit d’occuper tous les postes dans l’administration et la
milice.
En 1535, le premier établissement obtint le statut de ville avec les droits afférents. Au milieu du
e
XVI siècle, São Tomé comprenait entre 600 et 700 ménages, ce qui représentait 2 000 ou 3 000 habitants.
L’Église catholique y fut présente dès les premiers temps. Les deux premières églises furent bâties dans
les années 1490, et dès 1504 la Santa Casa de Misericórdia et son hôpital furent fondés. Un décret royal
obligea en 1514 les colons à baptiser dans les six mois les esclaves nouvellement arrivés. Ces derniers
reçurent des noms chrétiens et furent assimilés à la culture portugaise. En 1526, un décret royal autorisa
les noirs libres à former la confrérie de Notre-Dame-du-Rosaire, qui pouvait faire commerce d’esclaves,
d’or et d’épices et affranchir ses membres esclaves. Enfin, São Tomé devint en 1534 le siège d’un diocèse
qui s’étendait du Liberia actuel jusqu’au cap de Bonne-Espérance.
Initialement, les marchands de São Tomé faisaient l’acquisition d’esclaves africains dans le golfe du
Bénin, à partir du comptoir d’Ughoton, au royaume du Bénin, et dans l’actuel Gabon. Au début du
e
XVI siècle, l’oba (« souverain ») du Bénin imposa toutefois un embargo sur la vente d’hommes esclaves,
dont il avait besoin pour alimenter son armée, et même si le commerce d’esclaves avec le Bénin persista
jusqu’au milieu du XVIe siècle, les zones d’approvisionnement en esclaves s’élargirent rapidement vers les
royaumes du Congo et de Ndongo (Angola), et la côte de Mina. Dès 1509, les marchands de São Tomé
commencèrent à acheter leurs esclaves à Mpinda, dans le royaume du Congo, où les premiers Portugais
avaient débarqué en 1483. Parmi les marchands de São Tomé, on trouvait des planteurs, des
administrateurs de la Couronne et des hommes d’Église, blancs, mestiços et Forros. Leur activité ne se
limitait pas à l’approvisionnement de l’archipel. Jusqu’à 1540, les marchands de São Tomé contribuaient
au commerce régional d’esclaves entre le Bénin, le Congo et la Côte-de-l’Or, où les Portugais avaient
construit le fort São Jorge da Mina (Elmina) en 1482.
En 1519, São Tomé obtint le monopole de la traite avec Elmina, où quelque 500 esclaves étaient
expédiés par bateau tous les ans. La même année, pour la première fois, les autorités de São Tomé
fixèrent des règles concernant la sélection, l’embarquement, le transport, le marquage et le traitement
des esclaves. Le voyage de São Tomé à Elmina durait quinze à vingt-cinq jours. Les Portugais y
échangeaient leurs marchandises et les esclaves contre l’or des Akans, qui faisaient travailler la main-
d’œuvre servile dans leurs mines d’or et comme porteurs dans les caravanes en partance pour le Nord.
São Tomé réexportait également des esclaves vers Lisbonne – pour laquelle l’île fut l’un des plus
importants fournisseurs d’esclaves durant la première moitié du XVIe siècle – et, à partir des années 1520,
approvisionna de manière croissante l’Amérique hispanique et le Brésil.
En 1519, la couronne portugaise interdit aux marchands privés d’acheter des esclaves au Congo.
Mais ceux de São Tomé ignorèrent ces restrictions de façon répétée. Par la suite, ils étendirent leurs
activités vers le sud, jusqu’au royaume de Ndongo, qui était à l’époque subordonné au Congo. En 1532 et
1553, la traite avec l’Angola fut interdite, car le Congo en réclamait le monopole. Les marchands de
São Tomé ne cessèrent pourtant pas de se rendre à Luanda. Le voyage de la côte angolaise jusqu’à
São Tomé était relativement court (dix jours environ), mais les navires y restaient souvent un mois ou
davantage pour acheter des esclaves. Ces derniers étaient marqués à l’épaule droite avant le départ. Les
conditions de vie à bord des navires de traite surpeuplés étaient épouvantables, et la mortalité y était
élevée. En 1556, l’Angola se sépara du Congo, et en 1560 la traite angolaise fut légalisée. Durant la
première moitié du XVIe siècle, entre 5 000 et 6 000 esclaves furent ainsi importés par São Tomé tous les
ans. Dès 1579, cependant, São Tomé perdit son monopole en Angola, et Luanda remplaça ensuite
São Tomé comme principal marché d’exportation des esclaves.
À São Tomé, les esclaves destinés aux réexportations étaient détenus dans des entrepôts sur le port
ou, plus fréquemment, mis au travail dans les plantations royales, lesquelles employaient entre 250 et 400
esclaves pour produire des vivres. Les premiers colons ne possédaient pas plus de 14 esclaves chacun, en
moyenne ; ils les employaient à des tâches domestiques et agricoles. En 1506, un contemporain affirmait
que São Tomé comportait 2 000 esclaves résidents, auxquels s’ajoutaient 5 000 à 6 000 autres esclaves,
présents temporairement, dans l’attente de leur réexportation. Durant les premières décennies, les
esclaves servaient également de monnaie d’échange pour régler les dettes ou acheter des postes au sein
de l’administration.
L’esclavage de plantation
São Tomé fut la première économie de plantation des tropiques et servit de modèle aux plantations
qui furent érigées ensuite aux Amériques. Les premières plantations de sucre furent établies dès 1494
dans les plaines du Nord et du Nord-Est. Les deux premiers moulins à sucre de São Tomé apparaissent
dans les sources en 1517. Leur nombre augmenta régulièrement par la suite et s’élevait à 120 en 1600,
tandis que la production de sucre atteignit son maximum en 1578, avec un rendement d’environ 2 573
tonnes. À partir du milieu du XVIe siècle, São Tomé devint le plus important producteur de sucre au monde.
À l’époque, la production de sucre était l’un des piliers de l’économie locale, au moins aussi important que
la traite. Toutefois, le sucre produit à São Tomé était de piètre qualité, car le climat tropical le rendait
sombre et humide. Quelques plantations de canne à sucre étaient des propriétés de la Couronne, mais la
plupart appartenaient à des administrateurs royaux, à des colons, à la Misericórdia, et à des propriétaires
fonciers absentéistes qui vivaient au Portugal. Les premiers planteurs mestiços (qui incluaient des
femmes) apparaissent dans les sources dès 1521. La multiplication des moulins à sucre fit augmenter le
nombre d’esclaves importés par les planteurs. Au milieu du XVIe siècle, on estime qu’il y avait entre 6 000
et 10 000 esclaves à São Tomé. Les nouveaux venus étaient appelés bocais afin de les distinguer des
crioulos nés sur place. Les plus grandes plantations de canne à sucre employaient jusqu’à 300 esclaves.
Les planteurs les plus riches jouissaient d’un grand pouvoir et possédaient même des armées privées
composées d’esclaves ; ils se livraient fréquemment à des luttes de pouvoir, voire à des conflits armés,
contribuant à l’instabilité politique.
Les plantations sucrières, avec leurs moulins, étaient des unités agro-industrielles complexes qui
requéraient des ouvriers qualifiés pour les faire fonctionner. Formés à toutes les étapes de la culture de la
canne et de la production du sucre, les esclaves étaient socialement hiérarchisés en fonction de leur
niveau de compétence. Les artisans qualifiés étaient employés en tant que maçons, charpentiers,
forgerons, charrons, tonneliers, empaqueteurs et maîtres sucriers. Généralement, seuls les procureurs
des propriétaires absentéistes étaient blancs, tandis que les économes pouvaient être blancs, mestiços ou
forros. Le taux de mortalité des esclaves était important, mais ils étaient plus faciles à remplacer que les
colons blancs. Dans les plantations entourées de palissades, les esclaves vivaient dans des maisons de
bois sur pilotis qu’ils avaient construites eux-mêmes. Les esclaves employés sur les plantations ne
portaient généralement qu’un pagne de coton ou de fibre de palmier en guise de cache-sexe. Il y avait
autant d’hommes que de femmes, car les propriétaires pensaient que les couples favorisaient la paix
sociale et la reproduction des esclaves (même si le taux de natalité était bas). Les femmes esclaves étaient
victimes d’abus sexuels de la part de leurs maîtres, des autres colons et même des prêtres.
En 1585, une première révolte d’esclaves de plantation fut réprimée par deux compagnies de soldats
envoyées du Portugal. Mais la rébellion la plus importante eut lieu en juillet 1595, lorsque l’esclave créole
Amador, profitant de l’instabilité politique provoquée par un conflit entre l’évêque et le gouverneur, lança
une insurrection servile qui dura vingt jours. Au plus fort du mouvement, Amador, qui s’était
autoproclamé roi de São Tomé, parvint à mobiliser 5 000 esclaves qui détruisirent quelque 60 moulins à
sucre et attaquèrent la ville par trois fois. Les esclaves furent finalement vaincus par la milice et les
colons armés, qui possédaient de bien meilleures armes. Amador et les autres meneurs furent exécutés,
mais le gouverneur accorda l’amnistie aux esclaves vaincus.
Dès l’époque du gouvernement de Caminha, des esclaves s’enfuyaient vers les régions
montagneuses et inaccessibles de l’intérieur de l’île. Le marronnage augmenta en même temps que le
nombre d’esclaves employés sur les plantations. Ces fuites vers les régions inhospitalières du centre de
l’île étaient provoquées par le manque de nourriture, les conditions de travail pénibles et une surveillance
défaillante. Les marrons réussissaient à survivre dans ces montagnes densément boisées où ils
établissaient des communautés appelées macambos. Attaquant les plantations pour voler des provisions et
pour enlever des femmes esclaves, les marrons représentaient une menace réelle pour l’ordre
esclavagiste. À partir de 1530, les colons et le gouverneur se lancèrent dans une guérilla afin de capturer
les esclaves en fuite. En 1534, la fonction de capitaine fut créée pour commander les milices qui luttaient
contre les marrons. Les dépenses de cette petite guerre furent partagées entre la Couronne et les colons.
En 1549, deux hommes venus d’un macambo apparurent en ville, affirmant être nés libres et ne pouvant
être légalement réduits en esclavage. Ils présentèrent chacun une requête auprès du roi qui leur accorda
leur liberté. En 1574, les marrons attaquèrent la ville, mais en furent chassés par les colons. La guérilla se
poursuivit jusqu’en 1693, date à laquelle les esclaves marrons furent vaincus. Par la suite, on leur accorda
une forme d’autonomie. Leur communauté était dirigée par un capitaine. Les hommes pêchaient dans des
pirogues monoxyles, et les femmes cultivaient de petits lopins de terre pour assurer la subsistance de
leurs familles. Les marrons conservèrent leur autonomie jusqu’en 1873, date à laquelle leur territoire fut
occupé par l’armée portugaise. On les appelle angolares depuis le début du XIXe siècle, et ils forment
aujourd’hui encore un groupe socioculturel distinct parlant une langue spécifique.
La richesse de São Tomé attira également les rivaux européens du Portugal. En 1567, São Tomé fut
pillée par des corsaires français, et en 1599 la flotte hollandaise attaqua, mit à sac et incendia la ville.
D’octobre 1641 à janvier 1649, São Tomé fut occupée par la Compagnie néerlandaise des Indes
occidentales (Westindische Compagnie – WIC). La production de sucre, qui avait déjà commencé à
décroître en 1579 à la suite d’infestations parasitaires, déclina de plus belle non seulement en raison des
attaques menées par les esclaves marrons, de l’insurrection d’Amador, et de la menace des autres
Européens, mais surtout en raison de la concurrence de la production croissante de sucre brésilien, qui
était de bien meilleure qualité. Au début du XVIIIe siècle, la production de sucre à São Tomé cessa pour de
bon. Les blancs disparurent alors presque tous et cédèrent la place à l’élite forro qui prit le contrôle de
l’île. L’économie de plantation avait été remplacée par de petits propriétaires forros, qui employaient des
esclaves en faible nombre pour produire des vivres destinés à être consommés localement et à
approvisionner les navires de traite de passage.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Culture
Marché
Résistance
Révoltes
Traites
Travail
Des empires esclavagistes
L’âge de la plantation
Capitalisme
L’ordre de la race
Entre liberté et esclavage :
des frontières poreuses
e e
Mexico, XVI -XVIII siècle
MARÍA ELISA VELÁZQUEZ GUTIÉRREZ
Les Africains et Afro-descendants, esclaves et libres, ont joué un rôle fondamental dans la société
urbaine de Mexico tout au long de la période moderne. Les premiers arrivèrent, dans les rangs des
troupes espagnoles, dès les débuts de la conquête du continent. Certains y gagnèrent leur liberté et
furent même récompensés par des encomiendas – une institution héritée de la Reconquête consistant à
confier un groupe d’Amérindiens à un encomendero qui avait l’obligation de les évangéliser en
contrepartie de leur travail forcé – et d’autres avantages matériels. Parmi les auxiliaires d’origine
africaine qui accompagnèrent Hernán Cortés pendant la conquête du Mexique, en 1521, se trouvait
Juan Garrido. Après avoir servi à Santo Domingo et à Puerto Rico, ce ladino – un Africain familiarisé avec
la culture espagnole et christianisé – participa à la prise de Tenochtitlán et obtint, parmi d’autres
bénéfices, une parcelle urbaine en tant que vecino (« résident ») à Coyoacán dans les environs de Mexico.
Mais c’est par la force que la majorité des Africains furent transportés en Nouvelle-Espagne entre
1580 et 1640, à l’époque de l’union des royaumes d’Espagne et du Portugal, afin de satisfaire la demande
en main-d’œuvre pour les nouvelles entreprises coloniales. La chute dramatique des populations
autochtones en raison des épidémies et des mauvais traitements ainsi que l’interdiction de l’esclavage
amérindien en 1542 favorisèrent la traite transatlantique des esclaves africains. Des milliers d’hommes et
de femmes d’origine africaine participèrent ainsi à la construction de la société de la Nouvelle-Espagne et,
après 1821, à celle du Mexique indépendant. Bien que leur histoire ait longtemps été invisibilisée, les
communautés afro-mexicaines font toujours partie de la société mexicaine et se distinguent dans certaines
régions par des formes socioculturelles particulières.
Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, les personnes d’origine africaine formaient un groupe hétérogène et
occupaient une position ambivalente au sein de la société urbaine de Mexico. Leur statut et leur qualidad
(« qualité ») – terme utilisé à l’époque pour définir la position sociale d’un individu en fonction de son
métier, de sa fortune, de sa couleur ou encore de sa réputation – ne représentaient pas un obstacle
infranchissable au maintien de relations de toutes sortes avec des Amérindiens et des Espagnols, qui
permirent à certains d’obtenir la liberté et d’améliorer leurs conditions de vie. Bien que des milliers
d’entre eux aient eu à subir les mauvais traitements et les injustices propres à l’esclavage, les liens
affectifs, les alliances sociales et les échanges culturels ont rendu possible des trajectoires d’ascension
sociale, la relation entre esclavage et race n’ayant pas encore acquis l’importance décisive qu’elle prit
dans les siècles suivants.
Du XVIe au XVIIIe siècle, environ 250 000 esclaves africains furent débarqués en Nouvelle-Espagne, ce
chiffre ne tenant pas compte de la contrebande qu’il est difficile d’estimer. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle,
la majorité provenait d’Afrique de l’Ouest (golfe de Guinée, Sénégambie et Mali) et d’Afrique équatoriale
(Angola et Congo). Après 1640 et la fin de l’union des deux Couronnes, les esclaves étant dorénavant
achetés à des marchands anglais et hollandais dans le cadre d’échanges intercoloniaux, les trois quarts
provenaient du Ghana et du Nigeria actuels.
C’est par le port de Veracruz, sur l’océan Atlantique, que la plupart des esclaves arrivaient au
Mexique. Au XVIIIe siècle, d’autres furent introduits par Campeche et quelques-uns encore par Acapulco,
sur le Pacifique. Depuis les côtes, les esclaves étaient transférés dans la ville de Mexico, puis revendus
dans toute la vice-royauté. Ils n’étaient pas seulement concentrés dans les zones côtières du Pacifique et
du golfe du Mexique, comme on l’a longtemps affirmé. On en trouvait dans le nord de la vice-royauté où
ils travaillaient dans les mines et dans les haciendas (les grands domaines agricoles), ainsi que dans le
centre et le sud de la Nouvelle-Espagne où ils peuplaient les plantations sucrières. Dans toutes ces
régions, ils étaient également employés dans l’élevage, le transport par mule et le commerce.
La ville était un autre lieu de concentration des esclaves africains. Mexico, comme d’autres cités de
la Nouvelle-Espagne telles que Puebla, San Luis Potosí, Querétaro, Guanajuato, Campeche, Morelia ou
Veracruz, eut recours à la main-d’œuvre servile pour le travail domestique, le commerce, le transport, la
construction, les ateliers textiles, l’artisanat et les services. Les officiers, les membres des clergés régulier
et séculier, les marchands et les entrepreneurs étaient particulièrement désireux de posséder des
esclaves. Ces derniers servaient chez les particuliers comme dans les églises, les collèges, les hôpitaux et
les couvents. À la fin du XVIIe siècle, certains couvents de la ville de Mexico comprenaient près de 200 ou
300 servantes, nombre d’entre elles étant d’origine africaine.
L’importance prise par les esclaves dans la ville de Mexico se reflétait dans les pratiques religieuses.
Deux saints éthiopiens, saint Benoît de Palerme et sainte Iphigénie, firent l’objet d’une grande dévotion.
L’Église catholique encouragea aussi la formation de confréries rassemblant les populations africaines et
Afro-descendantes. Ces associations religieuses constituèrent d’importants espaces de socialisation et de
reproduction culturelle. Bien que ces confréries en soient venues à intégrer des métis et même des
Espagnols, elles furent interdites à certaines périodes car les autorités redoutaient qu’elles pussent
faciliter un soulèvement armé. La manière dont les Africains et Afro-descendants étaient perçus par la
société de la Nouvelle-Espagne ne cessa, en effet, d’évoluer tout au long de la période. Leur nombre
croissant et leur capacité de mobilité sociale et spatiale préoccupèrent les autorités de la vice-royauté
ainsi que les élites, qui exprimèrent leur peur d’une possible insurrection. En 1611, par exemple, un
groupe d’esclaves africains fut accusé de planifier une révolte urbaine. La répression fut impitoyable :
29 hommes et 7 femmes furent exécutés et leurs têtes exhibées sur la Plaza Mayor de Mexico. Cette
présence féminine parmi les victimes est révélatrice de l’importance des femmes au sein de la population
servile de la ville.
Le travail des femmes d’origine africaine en tant que sages-femmes, guérisseuses, cuisinières,
lavandières, chichiguas (un terme d’origine nahuatl) ou nourrices, ainsi que servantes dédiées à
l’assistance aux personnes âgées ou malades, a été fondamental pour la reproduction sociale et culturelle
de la société coloniale.
Allaiter ou se charger de l’éducation des enfants, à la place ou en complément de la mère, a toujours
été une activité universelle des femmes. En Nouvelle-Espagne, et singulièrement dans la ville de Mexico,
l’emploi de nourrices esclaves fut une pratique très répandue, non seulement parmi les familles aisées,
mais aussi dans d’autres secteurs de la société. Son développement fut précoce : les jumeaux de
Martín Cortés, marquis del Valle, fils légitime d’Hernán Cortés, furent par exemple allaités et élevés par
une esclave noire. En général, les colons blancs, espagnols ou créoles, choisissaient plutôt de faire élever
leurs enfants par des femmes d’origine africaine. La mort en couches si fréquente des mères, des raisons
de santé et les obligations sociales auxquelles étaient tenues les femmes blanches, espagnoles et créoles,
expliquent la fréquence du recours aux nourrices. L’allaitement étant déprécié socialement, la bonne
société considérait aussi que les femmes de couleur étaient davantage aptes physiquement à remplir ce
genre de fonction.
Plusieurs chroniqueurs de l’époque, comme Gemelli Carreri au XVIIe siècle, puis Francisco de Ajofrín
au XVIIIe siècle, critiquèrent cette coutume dans leurs descriptions de la ville de Mexico et de sa population
féminine :
[…] de par ses beaux édifices et l’ornementation de ses églises, on peut dire qu’elle [la ville de
Mexico] vaut les plus belles d’Italie ; mais elle les dépasse par la beauté de ses dames, qui sont
magnifiques et ont la taille fine. Elles sont pour la plupart férues des Européens, qu’elles
appellent gachupines et, même s’ils sont très pauvres, elles se marient avec ceux-ci de
préférence à leurs compatriotes appelés créoles, même s’ils sont riches ; ces derniers, pour
cette raison, s’unissent à des mulâtresses, dont ils ont bu le lait, et en même temps que le lait,
les mauvaises habitudes […].
Ces commentaires montrent les préjugés de l’époque, mais également l’importance des femmes de
couleur dans les échanges culturels entre groupes ethniques, ainsi que les liens affectifs qui se tissèrent à
travers l’allaitement et l’éducation des enfants. Ces relations privilégiées pouvaient déboucher sur des
affranchissements. Des testaments notifiaient ainsi que la liberté était concédée aux esclaves pour « être
nés à la maison et avoir élevé mes enfants ».
D’autres femmes durent se battre pour obtenir leur liberté et celle de leurs enfants. En 1664, Leonor
de Tierra Angola commença un long procès devant les autorités de la ville de Mexico afin d’obtenir
l’affranchissement de son fils de douze ans, esclave au couvent de Balbanera. Leonor avait reçu sa liberté
lorsqu’elle était enceinte, mais le couvent argua que son fils n’avait pas droit à la liberté car elle était
encore esclave au moment de la naissance de l’enfant. Les femmes esclaves n’hésitaient pas non plus à se
tourner vers la justice ecclésiastique pour porter plainte contre des maîtres les obligeant à se marier ou
ne respectant pas les règles du mariage édictées par l’Église catholique, telles que la cohabitation des
époux au moins une fois par semaine.
À partir de la fin du XVIe siècle, les populations Afro-descendantes libres connurent une croissance
soutenue en Nouvelle-Espagne, dans la ville de Mexico en particulier. Comme dans le reste de l’empire
espagnol, la liberté pouvait être obtenue de deux façons : l’affranchissement, c’est-à-dire le don de la
liberté par le maître ou la maîtresse de leur vivant ou par testament, ou le rachat, les sommes nécessaires
étant longuement économisées grâce au soutien de parents, d’amis et d’autres réseaux sociaux. Dès les
années 1570, Mexico comportait un nombre considérable d’affranchis d’origine africaine, pour la plupart
des femmes.
La croissance de la population libre de couleur s’explique également par le droit canonique qui
établissait que le mariage ne pouvait avoir lieu sans le libre consentement des époux. Dans le
prolongement du concile de Trente qui avait mis l’accent sur la liberté de choix nécessaire pour recevoir
le sacrement du mariage, le troisième concile provincial mexicain décréta une peine d’excommunication
contre tout Espagnol qui forcerait un Amérindien ou un esclave à se marier de force, en dépit des
intentions de la Couronne et des autorités coloniales de promouvoir le mariage parmi les esclaves. De
nombreuses unions entre les différents groupes ethniques en présence – Espagnols, Africains et
Amérindiens – furent, en outre, établies hors mariage. Au cours de la période moderne, la moitié des
naissances aurait été illégitime. Ce métissage hors des liens sanctifiés du mariage fit enfler le groupe des
castas qui rassemblaient les individus métissés selon des configurations variées, transgressant tant les
frontières de statut que de couleur.
Les dynamiques complexes qui animaient la société urbaine de Mexico peuvent être illustrées par
deux trajectoires de vie hors du commun. La première est celle du fameux « mulâtre » libre Juan Correa,
remarquable artiste baroque, reconnu et apprécié à son époque. Né durant la dernière décennie du
e
XVII siècle dans la ville de Mexico, Correa appartenait à une famille dotée d’une bonne situation
économique et il réussit tout au long de sa vie à consolider sa réputation de peintre, à tel point qu’il
devint l’inspecteur de sa corporation et fut chargé, avec Cristobal de Villalpando, de peindre la sacristie
de la cathédrale métropolitaine. Correa eut, à son service, une esclave qu’il vendit à un moment donné ;
sa belle-fille et son neveu étaient eux-mêmes esclaves, mais purent, grâce au soutien de la famille, acheter
leur liberté. Quant à l’esclave d’origine africaine Luis Barreto, il brilla grâce à sa voix pendant de
nombreuses années dans la cathédrale métropolitaine à la fin du XVIIe siècle. En récompense, il reçut des
vêtements, une belle maison, de la nourriture et d’autres avantages matériels. Mais il eut beaucoup de
mal à échapper à son statut d’esclave car il fut évalué à 500 pesos d’or commun, une somme très élevée
pour un esclave à cette époque-là. Il fut toutefois soutenu dans sa quête de liberté par l’archevêque
Juan Pérez de la Serna et par Juan Hernández, un Espagnol qui s’occupa de lui et accepta, finalement, de
payer le prix de son affranchissement en 1615.
Les conditions propres au milieu urbain qui facilitaient les échanges de toutes sortes, combinées
avec les possibilités de se marier selon son inclination ou d’avoir des relations hors mariage, firent de de
la ville vice-royale de Mexico une société diverse et complexe au sein de laquelle le statut juridique ou la
couleur de la peau ne représentaient pas des obstacles infranchissables à la mobilité socio-économique.
Même si la plupart des Africains et Afro-descendants durent affronter l’assujettissement et la soumission
que l’esclavage imposait, certains purent faire l’expérience de la liberté. Les préjugés envers les
personnes d’origine africaine n’étaient donc pas insurmontables.
À partir du milieu du XVIIIe siècle, leur situation commença toutefois à se dégrader avec le
développement d’un débat philosophique et scientifique sur la race. L’affirmation qu’il existerait une
hiérarchie entre les groupes humains en fonction tant de leur couleur de peau et de leur phénotype que
de leur histoire, de leur culture et de leurs croyances, nourrit une idéologie raciste qui soutenait que
certains êtres humains étaient nés pour être réduits en esclavage et d’autres pour dominer. Ce n’est pas
un hasard si ces idées se propagèrent au moment où la traite transatlantique des esclaves vers
l’Amérique, en particulier vers le Brésil, la Caraïbe et l’Amérique du Nord, était à son apogée. En dépit de
la diminution sensible, à la même époque, de la demande en main-d’œuvre servile au Mexique, les
préjugés racistes envers les Africains et Afro-descendants s’y divulguèrent largement.
Ce mouvement se poursuivit tout au long des XIXe et XXe siècles, de telle sorte qu’aujourd’hui encore,
beaucoup de Mexicains croient qu’aucune personne d’origine africaine n’arriva au Mexique durant la
période coloniale.
Traduit par
Solange Lebourges
RÉFÉRENCES
A. Beltrán, La Población negra de México, estudio etnohistórico, vol. 2 : Antropología, Mexico, Fondo de
Cultura Económica, 1972.
C. Masferrer, Muleke, negritas y mulatillos. Niñez, familia y redes sociales de los esclavos de origen
africano en la ciudad de México, siglo XVII, México, INAH, 2013.
M. E. Velázquez, Mujeres de origen africano en la capital virreinal, siglos XVII y XVIII, Mexico,
Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), Programa Universitario de Estudios de Género,
2006.
M. E. Velázquez (éd.), Estudiar el racismo : afrodescendientes en México, Mexico, INAH, 2019.
RENVOIS
Affranchissement
Culture
Démographie
Genre
Identification
Parenté
Ville
Des empires esclavagistes
Les Églises chrétiennes face à l’esclavage atlantique
L’ordre de la race
L’esclave,
de la chose à la personne
e e
Istanbul, XVI -XVII siècles
YAVUZ AYKAN
À l’instar des autres États européens modernes, la guerre fut la principale raison d’être de l’Empire
ottoman. L’expansion de l’islam et la guerre contre les « infidèles » – source principale de reproduction de
l’institution esclavagiste – ont joué un rôle primordial dans la légitimation des sultans. À l’origine maîtres
d’une simple principauté (beylik) en Bithynie, sur la frontière entre Byzance et l’Asie Mineure, les
Ottomans développèrent au fur et à mesure leurs institutions dont l’esclavage fut l’une des composantes
principales. Le XVe siècle voit la cristallisation de deux institutions centrales de la société ottomane : le
devşirme, l’asservissement des jeunes sujets balkaniques non musulmans pour le service de l’État, et le
harem, afin d’assurer la reproduction dynastique grâce aux concubines. Le fait esclavagiste ne se
cantonnait pas toutefois au sommet de l’État ottoman, il imprégnait de manière diffuse l’ensemble de la
société. Le rapport de servitude fut même un des vecteurs essentiels dans la constitution du sujet et plus
largement de la communauté politique ottomane à l’époque moderne.
Les actes notariés (sicils) conservés par les tribunaux d’Istanbul offrent à l’historien une masse
documentaire exceptionnelle pour observer les transactions les plus quotidiennes. Chaque registre
permet de se rendre compte du moment où des sujets de droit, reconnus comme des personnes légales,
s’engagent dans un dialogue avec des fonctionnaires de justice afin de déterminer par écrit le statut
juridique et économique de ces échanges. Les objets de litige (ou d’accord) sont des marchandises, parmi
lesquels figurent les corps esclaves. Pour le juriste, ceux-ci ne sont pas des « corps personnes » disposant
de droits précis, mais des « corps choses » légalement réduits au statut de marchandise. Comparable au
droit romain, cette construction normative repose sur une distinction philosophique fondamentale dans le
droit musulman entre l’essence de la chose possédée (rakebe) et ses usufruits (menfaat). Elle permet au
maître de posséder le corps de l’esclave comme une « chose » tout en ayant également le droit de louer
ses services.
Selon les juristes ottomans, tels que Mullah Hüsrev (mort en 1480), tous les êtres humains, quel que
soit leur statut, sont considérés comme des « personnes biologiques », qu’ils soient libres ou esclaves,
appartenant à l’origine au même genre (cins). L’esclavage apparaît dès lors comme le résultat d’un
accident : les esclaves sont des êtres humains qui ont subi une profanation. Celle-ci est actée par le
contrat de vente (beyy) à travers lequel le corps perd son inviolabilité et acquiert la qualité de bien
marchand. Privé par conséquent de toute personnalité juridique, le « corps chose » se différencie
légalement du « corps personne » dans le champ juridique. Certes, en tant que personnes biologiques, les
esclaves disposent d’une certaine capacité d’agir ; sur le plan légal, la personnalité juridique de ces
derniers est toutefois entravée par l’acte de profanation qu’ils ont subi.
Relevant du régime des choses, les corps esclaves doivent être sans défaut (ayıplı) dans les actes de
vente. Les maladies figurent parmi les raisons les plus fréquentes qui ont incité les acheteurs à chercher
réparation devant les tribunaux d’Istanbul. Ainsi par exemple, un certain Handan Bey fils d’Abdullah porta
plainte contre un certain Oruç Beşe. Dans son exposé devant le juge d’Istanbul, le 24 avril 1663,
Handan Bey avança que trois mois auparavant Oruç Beşe lui avait vendu une concubine d’origine russe.
Elle aurait eu une tache d’eczéma sur son poignet droit, à la suite de quoi Handan Bey voulut annuler la
transaction. Au terme d’un examen médical mené par trois médecins comparaissant devant le tribunal
comme témoins experts, la maladie en question fut confirmée. C’est ainsi que le scribe porta la note
suivante : « Refus de la concubine défectueuse. »
Certains acheteurs recouraient aussi parfois au juge pour demander une réduction du prix de vente
après avoir découvert que leurs esclaves récemment achetés étaient malades. Ainsi le 16 avril 1667, le
tribunal de Bâb d’Istanbul eut à connaître la plainte d’une dénommée Emetullah contre une certaine
Fatma. Celle-ci lui aurait vendu une concubine russe pour 200 aspres sans lui préciser que cette dernière
souffrait de la maladie de lichen qui avait marqué sa poitrine. Emetullah eut gain de cause et obtint une
réduction après avoir fait confirmer ladite maladie par deux médecins, témoins au procès.
Lorsque les esclaves étaient enregistrés dans les inventaires après décès, leurs défauts étaient
inventoriés. L’inventaire d’un dénommé Davud, fils de Mustafa, ancien habitant d’Üsküdar, révèle qu’il
avait laissé trois esclaves mâles parmi son héritage. L’un d’entre eux, nommé Kasim, valait 1 100 aspres
avec son défaut (ayıp).
La marchandisation du corps esclave trouve son point d’orgue dans l’analogie intégrale construite
par les juristes entre les animaux et les esclaves qui seraient vendus avec des défauts. Un cas dans les
registres notariaux du quartier d’Üsküdar montre qu’un dénommé Abdi aurait engagé une action en
justice contre un certain Hüseyin, affirmant que celui-ci lui aurait vendu un bœuf qui boitait, ce qui
permettait de caractériser l’animal comme étant défectueux (ayıplı). Abdi voulait que le tribunal en tînt
compte en employant un vocabulaire et en recourant à une procédure analogues à ceux mobilisés au sujet
des ventes d’esclaves.
Entre le « corps chose » et le « corps personne », le statut du mükâteb relève d’un statut ambigu.
Dérivé du mot « écriture » (ketebe), le terme mükâteb désigne l’esclave qui s’engage dans un contrat
(mükâtebe) avec son maître afin de racheter sa liberté. Légalement, le contrat (akd) dans le droit
musulman implique l’idée d’équité entre les parties contractantes. Le droit ottoman recourt à une
analogie pour surmonter l’asymétrie de la relation entre un maître et un esclave afin qu’ils puissent
contracter : selon les juristes, le contrat de mükâtebe (akd-i kitâbet) est en effet assimilé au troc (akd-i
muâvaza). Cet artifice technique rend ainsi possible la transformation du statut juridique de l’esclave en
lui accordant une personnalité juridique « limitée », grâce à laquelle il a le droit de travailler –
littéralement le droit au mouvement (hurûc ve sefer hakkı) – au service d’un tiers contre une
rémunération afin de pouvoir payer sa dette envers son maître.
Un contrat conclu devant le juge du quartier de Galata entre une femme nommée Mihrî Hâtun et son
esclave chypriote, Nikos fils de Yanni, illustre précisément ce cas de figure. Le registre est conservé
parmi les documents datant de l’année 1578. Le contrat exigeait de Nikos qu’il versât 100 aspres par mois
à Mihrî Hâtun afin de racheter sa liberté, pour un total de 3 000 aspres. Bien que Nikos ait pu acquérir
une personnalité juridique limitée par le biais de ce contrat, il demeurait néanmoins esclave du fait de sa
dette envers Mihrî Hâtun. Un autre registre des années 1518-1521 contient l’inventaire après décès d’un
certain Davud Reis, ancien habitant du quartier d’Üsküdar, qui avait laissé un héritage d’une valeur de
10 104 aspres. Celui-ci comprenait un mükâteb russe, décrit dans le registre comme « l’esclave jaune »
(sarı kul) d’une valeur de 1 600 aspres. Cette somme correspondait à la dette du mükâteb en question que
ce dernier devait encore verser à son maître défunt.
Dans un autre registre, le scribe enregistra la durée pendant laquelle le travail devait être effectué
par le mükâteb pour qu’il soit libéré. C’est ainsi qu’à la suite du décès d’un dénommé Paşayiğit, qui laissa
un mükâteb, le scribe porta la note suivante dans le registre : « L’esclave mükâteb, 6 ans, 3 500 aspres. »
Le mükâteb en question devait ainsi travailler encore six ans et verser une somme de 3 500 aspres.
Les esclaves pouvaient en outre racheter leur liberté sans verser de l’argent mais en rendant des
services. Ainsi, au cours du partage de l’héritage d’un certain Ali Bey fils d’Abdülmennân, ses héritiers
reconnurent qu’avant son décès le défunt avait conclu un contrat de mükâtebe avec sa concubine russe
nommée Mülâyim en contrepartie d’un service (hizmet) de trois ans, au terme duquel elle avait obtenu sa
liberté. Bien que ce document ne comportât aucun indice en ce qui concerne les conditions du contrat et
la nature du service demandé, les contrats étaient généralement conclus en contrepartie de services
rendus aux proches des maîtres. Selon un document datant du 11 juin 1607, un dénommé el-Hac Pervâne
avait conclu, avant son décès, un contrat de mükâtebe avec son esclave valaque (Eflâk asıllı) nommé
Rıdvan. Afin de racheter sa liberté, celui-ci devait servir pendant six ans les filles du défunt, Nefise, Kâtibe
et Fatima. Un autre document suggère qu’avant son décès un certain Tayyib Halife avait conclu un
contrat de mükâtebe avec son esclave Bilâl, pour un montant de 7 000 aspres. Ce dernier lui aurait versé
3 500 aspres au moment du contrat et, selon les témoignages de deux hommes, Tayyib Halife aurait
demandé sur son lit de mort à Bilâl de verser 2 florins à ses fils mineurs (oğlancıklarım). Ces deux cas
sont révélateurs des stratégies de la part des acteurs au moment de leur décès : en cas d’absence de
parents mâles, les esclaves s’engageaient à veiller sur les mineurs orphelins. Les contrats de mükâtebe
permettaient ainsi aux corps esclaves d’acquérir une place dans la lignée du maître en tant que quasi-
tuteurs des mineurs.
L’affranchissement constitue évidemment une étape décisive au cours de laquelle l’esclave en vient
à acquérir une pleine personnalité juridique. Lorsque le 26 mars 1649 le janissaire nommé Mehmed
affranchit son esclave croate – dont le nom n’est pas mentionné dans le registre –, le scribe enregistra la
déclaration de Mehmed en ces termes : « qu’il soit libre comme d’autres personnes libres et que je ne
puisse revendiquer sur lui aucun droit que celui de velâ ». Cette proclamation affranchit l’esclave en le
rendant libre au même titre que toute autre personne mais le maître détient toujours un droit de velâ sur
l’esclave affranchi. Or, dans chaque registre d’affranchissements (ıtıknâme) le droit de velâ est chaque
fois mentionné par les maîtres. Que recouvre-t-il ? Si la définition du terme est simple, les rapports
sociaux qu’il sous-entend sont complexes. Cet acte crée une relation de parenté asymétrique entre
l’esclave affranchi et le maître : alors que ce dernier peut hériter du premier, la réciproque est
évidemment impossible et cette asymétrie perdure à travers les générations. Les affranchis demeuraient
dans une relation de dépendance à l’égard de leur ancien maître.
Or, le droit de velâ transcendait la différence religieuse. Ainsi, un homme juif nommé Yako fils de
Simarya se rendit au tribunal d’Istanbul intra muros en tant que mandataire (vekil) de son épouse Sultana
fille d’Ilya afin d’affranchir l’esclave de cette dernière nommée Urbana fille de Gabril, désignée dans le
registre comme chrétienne d’origine géorgienne. Dans sa déclaration, Yako avance : « La susmentionnée
[i.e. Urbana] est [désormais] libre comme les autres personnes libres et ma mandante ne prétend
désormais plus à aucun droit sur elle sauf à son droit de velâ. » Parallèlement, l’Arménien Anastas,
vendeur de foulards, affranchit sa concubine d’origine russe nommée Orkina devant le tribunal de Balat
en ajoutant qu’il ne prétendait sur elle qu’à son droit de velâ.
Il faut envisager l’acte d’affranchissement sur le registre du don et du contre-don. Le maître accorde
sa liberté à l’esclave et l’esclave donne en retour à son maître le droit d’hériter de ses biens. Quelle était
alors la raison principale qui motivait un tel don ? L’esclave affranchi pouvait entrer dans la lignée du
maître, ce qui lui offrait l’accès au régime des personnes. À une échelle plus globale, celle du
gouvernement de l’Empire, l’affranchissement impliquait une transformation statutaire des anciens
esclaves qui cessaient d’être sous le seul pouvoir de leurs maîtres et devenaient des sujets (teb’a) de
l’Empire.
RÉFÉRENCES
Y. Aykan, « On Freedom, Kinship and the Market : Rethinking Property and Law in the Ottoman Slave
System », Quaderni Storici 154/1, 2017, p. 13-39.
B. Johansen, « The Valorization of the Human Body in Muslim Sunni Law », Law and Society in Islam,
Princeton Papers, 4/6, 1996, p. 71-112.
G. Veinstein, Les Esclaves du Sultan chez les Ottomans. Des mamelouks aux janissaires (XIVe-XVIIe
siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2020.
RENVOIS
Affranchissement
Corps
Genre
Identification
Justice
Maîtres
Travail
Ville
Des esclaves par contrat ?
e e
Russie, XVI -XVIII siècle
ALESSANDRO STANZIANI
Dans l’histoire des relations de travail, la Russie tsariste est d’emblée associée au servage, mis
progressivement en place à partir du XVIe siècle, consacré par un édit de 1649 et aboli en 1861. Moins
connue, hormis par quelques spécialistes de la Russie médiévale et moderne, une autre forme extrême de
dépendance est répandue en Russie entre le XVe et le début du XVIIIe siècle : le kholopstvo. Une petite
poignée d’études savantes lui ont été consacrées en Union soviétique entre les années 1940 et les années
1970, tandis que les premiers travaux d’envergure en langues occidentales ont été produits par l’historien
américain Richard Hellie. Il aura fallu attendre le milieu de la décennie 2010 pour que de nouvelles
recherches voient le jour. Pourtant, lors de son abolition officielle en 1725, le kholopstvo concernait au
moins 10 % de la population russe (estimée à environ 15,5 millions de personnes) – selon un
dénombrement fatalement imprécis, car lacunaire. Même en prenant les chiffres officiels, ce phénomène
est loin d’être négligeable : à titre de comparaison, lors de l’abolition de 1865, les esclaves aux États-Unis
représentaient environ 4 millions de personnes sur une population de 31 millions. C’est aussi dire que le
kholopstvo mérite une attention bien plus importante que celle qu’il a reçue jusqu’à présent. Comment
expliquer un tel manque d’intérêt ?
Une première raison tient à la difficulté d’accès aux sources ; les documents d’archives sont rédigés
en langue russe, sous la forme qui prévalait avant le XVIIIe siècle, soit selon des règles d’orthographe et de
rédaction qui exigent des connaissances paléographiques peu communes. Il est toutefois possible de
suppléer à ces obstacles en s’appuyant sur le registre officiel des kholopy, les actes notariés et surtout les
transcriptions patientes que de grands savants soviétiques ont fait de ces milliers d’actes. Mais ces
difficultés documentaires n’expliquent pas tout. Le peu d’attention consacrée aux kholopy tient à d’autres
éléments. Comme pour toutes les situations d’esclavage qui ne relèvent pas des archétypes que sont
l’Antiquité gréco-romaine et l’Atlantique moderne, la question essentielle consiste à comprendre si des
formes multiples et variées de la dépendance peuvent se rapporter à ces archétypes et donc si le mot dans
la langue d’origine peut légitimement se traduire par « esclavage ». Cette question est assez banale
depuis des décennies au sein de l’historiographie de l’Afrique et l’Asie du Sud et du Sud-Est. Dans ces cas,
la question de savoir si telle ou telle forme locale de dépendance peut être qualifiée d’esclavage s’est
inscrite dans des débats plus généraux autour du capitalisme, de l’impérialisme ou du colonialisme. D’une
part, certains ont insisté sur le fait que l’esclavage n’existait pas en Inde ou en Afrique. Or, en qualifiant
d’esclavage les formes de dépendance qui y avaient cours, l’Europe colonisatrice et capitaliste cherchait
de la sorte à se dédouaner de sa propre responsabilité historique, celle précisément d’avoir eu recours à
l’esclavage. À l’opposé, d’autres auteurs ont tenu à préciser que l’esclavage était présent en Inde ou en
Afrique avant l’arrivée des Européens et que, de ce fait, il ne peut se résumer à un phénomène lié au
capitalisme ou au colonialisme. Il est important de rappeler que ces tensions ne coïncident pas avec celles
existant entre auteurs indiens ou africains d’une part, occidentaux de l’autre, les uns et les autres
exprimant les deux orientations.
En revanche, aucun de ces enjeux idéologiques n’est présent dans le cas de la Russie de la première
modernité, d’où le peu d’attention reçue de la part des chercheurs occidentaux comme russes – ces
derniers s’étant avant tout attachés, sous l’ère soviétique, à étudier la transition du féodalisme au
capitalisme en Russie suivant les préceptes marxistes. Dans son livre consacré à l’esclavage en Russie,
l’historien états-unien Richard Hellie n’hésitait pas à traduire kholop par « esclave » et kholopstvo par
« esclavage », ce qui lui valut les critiques des premiers commentateurs spécialistes de la Russie
moderne. Il justifiait son choix par une comparaison avec l’esclavage américain et la nécessité de montrer
que la Russie avait elle aussi pratiqué l’esclavage. Son interprétation était donc fortement influencée par
la guerre froide, bien davantage que par la décolonisation, et par la connaissance des autres formes
d’esclavage, en Afrique et en Asie. Hellie justifie la traduction de kholop par « esclave » en s’appuyant sur
le fait que, lorsque Pierre le Grand abolit cette figure juridique en 1725, les textes contemporains
associent le kholop au rab, terme désignant l’esclave. Une telle association d’idées date cependant du
début du XVIIIe siècle et elle est le produit d’un contexte particulier, celui des réformes de Pierre le Grand.
Or, à cette date, le mot rab (et rabstvo, « esclavage ») sert en réalité à désigner non seulement
l’esclavage, qu’il soit gréco-romain, atlantique ou propre aux pays musulmans, mais plus généralement
une forme de dépendance sans valeur juridique précise, telle la relation symbolique qu’entretiennent les
nobles à l’égard du tsar. Le pouvoir exceptionnel que Pierre revendique conduit alors à banaliser le terme
rab.
Or, rab et kholop étaient loin d’être considérés comme synonymes au cours des siècles précédents.
Le premier terme désigne l’esclave dans la Bible ou dans l’Antiquité, alors que le mot kholop apparaît
dans de nombreux textes officiels entre les XVe et XVIIIe siècles. Ces documents ne parlent jamais du
kholopstvo en général, mais le qualifient : starinnoe kholopstvo (c’est-à-dire de « deuxième génération »),
polnoe kholopstvo (« plein »), dokladnoe (« enregistré »), dolgovoe kholopstvo (« obligé », « endetté »),
zhiloe kholopstvo (« limité à une période de temps »), dobrovol’noe (« volontaire »), kabal’noe (« limité au
service »), ce dernier étant de loin le mieux attesté au XVIIe siècle (entre 80 et 92 % des contrats connus de
kholopstvo). C’est là une première différence significative avec les langues occidentales qui n’hésitent pas
à parler d’esclave et d’esclavage en terme général, surtout dans les textes réglementaires officiels, les
qualifications intervenant éventuellement dans un deuxième temps pour rendre compte de l’origine et de
l’affectation des esclaves. Cette distinction est fondamentale : le terme générique permet en effet
d’associer l’esclave à la fois à une condition sociale et à un statut juridique (inférieur à celui d’autres
membres de la communauté). Par ce biais, l’esclave se distingue également des travailleurs dits « libres »
dont les conditions de travail sont censées être régulées par un contrat plus ou moins implicite ou, au
contraire, formalisé. L’historiographie sur le travail en Europe et dans ses (anciennes) colonies s’est
évertuée à souligner cette opposition plus ou moins idéalisée entre statut civique et contrat de travail en
l’associant tantôt à celle entre ancien régime et mondes capitalistes, tantôt à celle entre esclavage et
d’autres relations de travail. Le premier relèverait d’une condition statutaire, les autres d’un contrat. Ce
qui évidemment n’est pas toujours confirmé par l’expérience historique.
Statut et contrat
En Russie, statut et contrat se superposent : le contrat des kholopy donne vie à un statut juridique
définissant non seulement un type de travailleur mais aussi une condition sociale à laquelle s’attachent
des droits civiques, et il faut en général un contrat pour devenir kholop. C’est pourquoi la variété des cas
de figure prime par rapport à la catégorie abstraite (kholopstvo). Ainsi, le contrat le plus répandu est le
kabal’noe kholop (« de service ») : il peut être limité à six mois, à un an. Mais il arrive aussi que le contrat
du kabal’noe se transforme en dépendance de durée illimitée, proche de la domesticité à vie en France
sous l’Ancien Régime. Notons toutefois que la durée de la dépendance du kabal’noe ne peut excéder celle
de la vie du maître ; à sa mort, le kabal’noe est libéré de ses obligations. Il en va de même pour les autres
formes des kholopy (pour dettes, volontaire, etc.) qui sont toutes prévues pour être limitées dans le temps
et non transmissibles aux descendants du kholop, ce qui constitue une différence fondamentale par
rapport à l’esclavage transatlantique moderne dans sa forme la plus répandue.
Bien qu’exceptionnelle, cette dernière éventualité est toutefois présente dans les documents russes :
le kholopstvo dit starinnoe est héréditaire. Ce contrat exprime la condition de ceux dont les parents
étaient déjà kholopy. Il est possible de transférer ce genre de kholopy par testament, sous forme de dot ou
même de don. Dans les contrats examinés par Richard Hellie, entre 1430 et 1598, on dénombre 5 575
kholopy dont 483 héréditaires. Cependant, parmi l’ensemble des kholopy enregistrés à la fin du XVIIe siècle
(au nombre de 2 168), 418 sont héréditaires. Les sources disponibles ne permettent pas, pour l’instant,
d’établir si cette augmentation témoigne d’un phénomène conjoncturel, propre à cette époque, ou d’une
tendance de longue durée.
Il paraît donc difficile de vouloir appliquer au kholopstvo les catégories provenant de l’esclavage
atlantique ou du monde gréco-romain. À la rigueur, cette variété de formes de dépendance semble se
rapprocher davantage de situations attestées en Afrique, en Inde ou même en Chine. Ainsi, en Inde, de
multiples formes de dépendance, par exemple pour dettes, ou relevant du concubinage, sont présentes
sans qu’on puisse avoir clairement recours à la catégorie d’esclavage en opposition à d’autres formes de
soumission. Il en va de même en Afrique où à la multiplicité des formes qu’emprunte la mise en gage
(pawnship) s’ajoutent d’autres formes de dépendance allant jusqu’à l’esclavage-marchandise, mais sans
que ce dernier soit opposé aux autres formes comme c’est le cas dans le monde gréco-romain et les
empires coloniaux européens. L’esclavage-marchandise fait en réalité exception, si bien qu’il paraît
absurde de figer l’ensemble des formes de dépendance dans une opposition binaire entre « libres » et
« non-libres ».
Il convient d’ajouter un autre élément permettant de saisir la nature de ces relations : l’usage du
droit au sujet des kholopy et, en retour, la façon dont ceux-ci ont recours à la justice. Il est possible de
distinguer deux objets principaux des litiges : d’une part, ceux qui mettent en prise plusieurs maîtres et,
d’autre part, ceux qui opposent un maître et un kholop. Dans le premier cas, la question se pose le plus
souvent de la nature du contrat de kholopstvo signé de bonne foi par les deux parties, alors que le kholop
en avait déjà signé un auparavant. Au début du XVIe siècle, le droit en vigueur considère que le premier
ayant droit peut dans ce cas récupérer le fugitif, mais doit dédommager l’acquéreur de bonne foi et qu’il
est responsable des actes du kholop. Au contraire, le Sudebnik (Précis des lois) de 1550 adopte le principe
du caveat emptor : l’acquéreur d’un titre sur un kholop ne peut pas être dédommagé, surtout s’il a été
négligent dans la garde du kholop. Finalement, le statut de 1649 en revient au principe précédent. Quelle
que soit la situation, il est nécessaire que le plaignant fasse reconnaître ses prétentions sur la base de
documents écrits, d’où l’importance d’enregistrer les contrats des kholopy.
Mais les litiges surgissent aussi régulièrement entre un maître et un kholop. Ce dernier peut en effet
contester tout aussi bien le contrat original que le fait qu’il ait pris fin. Ces conflits sont si nombreux qu’il
existe, dès la fin du XVIIe siècle, un bureau de la chancellerie, le kholopii prikaz, chargé de résoudre les
questions dans ce domaine. Alors que l’institution du kholopstvo héréditaire perdure en dépit de son
interdiction à la fin du XVIIe siècle, de nombreux cas sont portés devant les tribunaux, soit par les kholopy
ou, plus souvent encore par leurs enfants, qui prétendent à juste titre ne pouvoir être réduits à la
servitude, soit du fait de leur ascendance, soit par leurs nouveaux maîtres qui revendiquent leurs droits
vis-à-vis de tel et tel travailleur. C’est là une différence importante par rapport à l’esclavage en France ou
en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, où l’esclave a du mal à saisir la justice, les exceptions les plus
connues se multipliant surtout avec le débat abolitionniste, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
C’est à partir de ce moment que de plus en plus nombreux sont les esclaves qui, en France comme en
Grande-Bretagne, contestent leur condition devant les cours de justice. Dans le cas des kholopy, en
revanche, l’action en justice sur la base du contrat est reconnue dès le XVIe siècle (ce qui rappelle en partie
l’esclavage en terre d’Islam), même si, évidemment, les chances du maître de l’emporter sont supérieures
à celles des kholopy.
Les origines sociales et les causes de la mise en servitude des kholopy permettent de compléter ce
tableau. Parmi les 2 000 contrats signés au tournant des XVIe et XVIIe siècles, dans la région de Novgorod,
23 % concernent des hommes seuls, 60,4 % des couples sans enfants, le reste mentionnant des couples
avec un enfant mineur (1,6 %), des veufs (4 %) ou des veuves (3,7 %), des femmes mariées (2,5 %) ou non
(4,2 %). Dans la large majorité des cas, les kholopy ont entre dix et trente-quatre ans, environ 10 % ont
entre dix et quatorze ans, auxquels il faut en ajouter autant pour la tranche des cinq-neuf ans. Les
hommes constituent en définitive au moins les deux tiers et bien souvent même la quasi-totalité des
kholopy. Les contrats disponibles mettent aussi en évidence qu’environ 20 % des kholopy ont entre cinq et
quatorze ans et sont placés au service de quelqu’un par leurs parents, avec un contrat d’un an souvent
renouvelable, mais aussi sur des durées assez longues. Ces contrats sont signés par la population urbaine
la plus démunie et se développent surtout au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, c’est-à-dire dans un
contexte de crise économique aiguë. Il s’agit en quelque sorte de placer des enfants au service de
quelqu’un afin d’en assurer la survie. De ce point de vue, le contrat de kholopstvo ayant pour objet des
enfants trouve une motivation semblable (quoique les modalités juridiques soient différentes) à celle de
plusieurs contrats de ce genre répandus à cette même époque en France et, en partie, en Angleterre
(servants in husbandry). Les autres contrats de kholopstvo se réfèrent à des adultes travaillant comme
domestiques ; le prêt est parfois à l’origine de ces contrats, mais, plus souvent, le prix indiqué, assez
dérisoire, laisse plutôt penser aux gages des domestiques.
La quasi-totalité des kholopy sont donc des domestiques et rares sont ceux assignés à des travaux
agricoles. Il serait toutefois anachronique d’opposer pour cette raison les kholopy aux esclaves issus de la
traite transatlantique. La véritable comparaison doit se faire avec l’esclavage de la période médiévale et
de la première modernité autour de la Méditerranée, mais également dans le sous-continent indien et en
Afrique précoloniale. Dans ces cas, même si les esclaves destinés uniquement aux travaux agricoles ou
artisanaux sont présents, la très large majorité d’entre eux est affectée à des travaux domestiques, soit de
manière exclusive, soit avec un complément d’activités productives. De ce point de vue, les kholopy ne
font pas exception. On pourrait certes objecter qu’en Russie, à cette époque, le besoin d’assigner des
kholopy à des activités agricoles ou manufacturières ne se manifeste guère du fait du servage. Ce serait
toutefois commettre à nouveau un anachronisme car le servage s’établit précisément au moment où les
kholopy déclinent.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Captifs
Dette
Esclavage volontaire
Justice
Propriété
Travail
Amérindiens, Français
et Britanniques :
les esclavages canadiens
e e
Canada, XVII -XIX siècles
BRETT RUSHFORTH
L’histoire de l’esclavage au Canada est souvent définie par ce qu’elle n’était pas. À la différence des
États-Unis, où le système économique du Sud agricole était déterminé par le travail des esclaves, le
Canada était censé être une terre de liberté : une lumière d’espoir qui brillait, tel un phare, pour les
esclaves ; le terminus du fameux « chemin de fer clandestin ». Il est communément admis que,
contrairement au reste de l’Empire britannique, la prospérité du Canada ne reposait pas sur l’esclavage et
que le contrôle des esclaves n’était pas la préoccupation principale de son système juridique et culturel,
comme c’était le cas à la Jamaïque ou à la Barbade. Alors que partout ailleurs, la colonisation était fondée
sur la spoliation violente des peuples autochtones et l’exploitation sans fin des esclaves africains, le
Canada se construisit grâce aux pêcheries et au commerce des pelleteries – activités qui ne recouraient
d’aucune façon à l’esclavage, pensait-on. Cette image d’un Canada libérateur fut confortée par la
littérature et la musique nord-américaines du XIXe siècle. Citons, entre autres, cette chanson populaire
souvent entonnée par les esclaves qui fuyaient le sud des États-Unis : « Farewell, old Master, don’t think
hard of me, / I’m traveling on to Canada, where all the slaves are free » (« Bon voyage, mon vieux maître,
ne m’en voulez pas, / Je pars pour le Canada, où tous les esclaves sont libres »).
Une génération de chercheurs a montré que nombre de ces présupposés étaient faux. L’esclavage a
occupé une place notable dans l’histoire du Canada, tant dans le domaine économique que politique et
juridique. Les formes prises par l’esclavage au Canada étaient diverses, allant de pratiques locales comme
la capture et l’intégration dans les systèmes de parenté des communautés autochtones à l’exploitation
intensive des corps par le travail agricole forcé dans le cadre d’un esclavage-marchandise lié aux empires
mondiaux. Les esclaves – d’ascendances amérindienne et africaine – affrontaient des situations très
différentes selon le moment et l’endroit où ils étaient asservis. Plus de 10 000 esclaves vécurent au
Canada au XVIIIe siècle. Même si l’esclavage déclina pour des raisons politiques et économiques au début
des années 1800, les Canadiens n’abandonnèrent cette institution qu’après son abolition dans toutes les
colonies britanniques en 1833.
L’esclavage dans le Canada des XVIIe-XVIIIe siècles apparaît comme l’adaptation de deux types très
différents de servitude, l’un émanant des Amérindiens d’Amérique du Nord et l’autre né avec l’émergence
du monde atlantique moderne. Avant la colonisation européenne de l’Amérique du Nord, les peuples
autochtones pratiquaient des formes d’esclavage fondées sur la capture et l’assimilation forcée d’ennemis.
Ces captifs étaient violemment intégrés à la communauté de leurs ravisseurs où ils vivaient en tant que
membres permanents, mais stigmatisés et subordonnés, du clan ou du groupe de parenté qui les avait
adoptés. Ils appartenaient aux guerriers qui les capturaient, et cette propriété pouvait être transférée
d’une personne à une autre, ou d’une famille à une autre. En revanche, dans la plupart des sociétés
autochtones, ce statut n’était pas héréditaire. Les anciens esclaves et les descendants d’esclaves
devenaient des membres de la communauté ; avec le temps, le stigmate attaché à leur passé servile allait
en s’effaçant.
Le lancement de raids pour capturer des esclaves était davantage dicté par des motivations
personnelles et politiques que par des raisons économiques. Les familles qui avaient perdu des membres
lors de conflits avec des ennemis organisaient des expéditions guerrières pour attaquer ceux qui leur
avaient fait du tort et revenaient avec des prisonniers. Le prestige des guerriers dépendait bien plus du
nombre de captifs qu’ils ramenaient que du nombre d’ennemis qu’ils avaient tués. Lors du retour au
village, les captifs subissaient diverses formes de violence rituelle, qui visaient à les intimider, les affaiblir
et les mettre à l’épreuve. Nombre de communautés accueillaient leurs captifs avec une épreuve de force :
hommes, femmes et enfants s’alignaient en deux rangées parallèles au milieu desquelles les captifs
devaient passer en courant. À cette occasion, la victime était frappée à coups de bâtons et de gourdins,
recevait des coups de pied, était griffée et parfois brûlée. Souvent lourdement blessés, les captifs devaient
encore, au sortir de cette épreuve, affronter d’autres rituels d’humiliation et de torture, destinés à
détruire leur identité d’ennemi, à les soustraire à leurs anciennes allégeances, et à les assimiler de force
en tant que membres subordonnés de la communauté. Certains peuples amérindiens pratiquaient des
formes de cannibalisme rituel, consommant de petites quantités de la chair de leurs victimes pour
capturer symboliquement le pouvoir de leurs captifs vaincus.
Bien que parfois adoptés par un groupe de parents, les captifs survivants conservaient généralement
un statut marginal et inférieur que beaucoup d’historiens considèrent comme une forme d’esclavage.
Affublés de noms signifiant « chien » ou « animal domestique », ces captifs, même adoptés, n’effaçaient
jamais la souillure de leur capture. Des cicatrices infligées rituellement rappelaient à l’esclave, autant
qu’au ravisseur, ses origines serviles. Dans une société fondée sur les liens de parenté, les esclaves
n’avaient pas les réseaux de soutien nécessaires pour accéder à la protection, à la propriété collective et à
la reconnaissance sociale. Beaucoup effectuaient des corvées pour leurs familles d’adoption. Ces tâches
outrepassaient souvent les frontières de genre, en particulier pour les hommes auxquels on confiait des
tâches agricoles, de ramassage de bois ou de collecte d’eau, dans le but de les insulter et de les séparer
des véritables hommes du village, lesquels étaient trop virils pour être capturés. En bref, les esclaves
amérindiens faisaient partie de la maisonnée, mais jamais complètement de la famille.
À l’époque moderne, les Iroquois de la colonie de New York et du Canada défiguraient rituellement
leurs captifs, leur coupant des doigts, leur mutilant le nez, ou leur imposant d’autres marques qui les
identifiaient de façon permanente à des étrangers. Intégrés à une maisonnée, ces esclaves vivaient dans
la peur permanente de la mort, qui les attendait à coup sûr s’ils refusaient d’être complètement assimilés,
s’ils défiaient la personne qui les avait achetés à leur ravisseur, ou s’ils tentaient de s’enfuir. Chez les
Illinois, Amérindiens de la vallée du Mississippi, les esclaves portaient une variété de surnoms qui,
grossièrement traduits, signifient « il m’appartient », « je l’ai dressé », ou « animal domestique ». Les
maîtres illinois étaient désignés par des mots qui signifiaient « il me fait travailler » ou « je vis chez lui ».
Selon la terminologie des historiens et des sociologues, ces systèmes esclavagistes étaient, cependant,
« ouverts », c’est-à-dire qu’il existait des moyens pour sortir de l’esclavage. L’exclusion n’était donc pas
permanente.
Dans les sociétés autochtones du Canada des temps modernes, les individus réduits en esclavage ne
devenaient pas des marchandises impersonnelles. L’exception en ce domaine venait des nations de la côte
nord-ouest, qui pratiquaient un type d’esclavage-marchandise. Dans ces sociétés hiérarchisées, les chefs
et autres membres de l’élite possédaient des esclaves qui étaient leur propriété privée, et qui pouvaient
être achetés et vendus selon le bon vouloir du maître. Les esclaves héritaient du statut de leurs parents,
et leurs propriétaires les transmettaient à leurs descendants au même titre que leurs autres biens
héritables. Les esclaves constituaient l’une des principales formes de richesse et l’un des meilleurs
moyens d’acquérir des biens supplémentaires. Les maîtres obligeaient leurs esclaves à pêcher, chasser,
construire des canots, ramasser du bois et effectuer beaucoup d’autres tâches domestiques, ce qui
permettait aux propriétaires d’esclaves de vivre dans une grande prospérité, contrairement aux membres
ordinaires de la tribu, relativement démunis. Les esclaves étaient également offerts comme cadeaux
diplomatiques ou comme dots pour les mariages, ou encore utilisés dans les cérémonies publiques. À la
mort d’un maître, par exemple, des esclaves pouvaient être rituellement tués afin d’accompagner le
maître dans l’au-delà. Les esclaves apparaissent fréquemment dans l’art et le folklore des peuples de la
côte nord-ouest. L’expression « low man on the totem pole » (« l’homme en bas du totem », équivalent de
l’expression française « être au bas de l’échelle ») dérive de la tradition qui représentait les esclaves au
bas de ces sculptures, supportant symboliquement le poids de tous ceux qui étaient au-dessus d’eux.
Dans la région des Grands Lacs, les peuples amérindiens développèrent un système d’esclavage
diplomatique qui ciblait les nations ennemies pour les réduire en esclavage et dans lequel les captifs
servaient de cadeaux diplomatiques pour ratifier des alliances. Ces corps captifs jouaient un rôle
important dans la diplomatie symbolique qui facilitait la coopération commerciale et militaire fréquente
parmi les groupes autochtones. Offrir un ennemi captif à un allié potentiel était à la fois un acte de
confiance et une démonstration de puissance, qui prouvait que le donateur serait un allié puissant ou, si
les négociations se passaient mal, un ennemi redoutable. Au milieu du XVIIe siècle, quand les commerçants
et colons français établirent des partenariats avec les Amérindiens de la région des Grands Lacs, ils
reçurent des esclaves comme symboles de leur nouvelle amitié, et ces esclaves furent, à leur tour,
emmenés dans les établissements français de la vallée du Saint-Laurent.
Désireuses d’imiter les fructueuses économies de plantation qui émergeaient dans les Antilles
françaises, les autorités coloniales canadiennes tentèrent de transformer cet esclavage diplomatique en
un esclavage économique, structuré de façon à produire le travail le plus rentable possible et protégé par
les lois garantissant la propriété privée. En 1709, le gouvernement de la Nouvelle-France entérina la
présence d’un nombre croissant d’esclaves amérindiens dans la colonie, ordonnant qu’ils fussent traités
en droit comme des biens meubles et imposant des amendes à ceux qui les aidaient à s’enfuir. Pendant les
vingt années qui suivirent, les colons français utilisèrent des esclaves autochtones dans le cadre de
plusieurs projets visant à développer l’exportation de marchandises, allant des denrées alimentaires à
destination de la Caraïbe au chanvre pour la marine française alors en plein développement. Mais le
climat du Canada et sa situation géographique rendaient ces projets difficiles à mettre en œuvre, et, à la
fin des années 1730, les colons français avaient abandonné leur rêve de développer une économie de
plantation exportatrice. Ils n’en restaient pas moins déterminés à avoir recours aux esclaves de la même
manière que leurs voisins anglais de la Nouvelle-Angleterre et de la colonie de New York en tant que
serviteurs, domestiques, travailleurs agricoles ou ouvriers dans les manufactures.
Les propriétaires d’esclaves estimèrent que le système des alliances franco-amérindiennes, qui
fournissait à la colonie la plupart de ses esclaves, compliquait et limitait la pratique de l’esclavage.
Dépendant des nations amérindiennes pour leur prospérité économique et leurs succès militaires, les
colons français étaient en contact quotidien avec des milliers d’Amérindiens libres qui vivaient dans les
missions des environs ou qui venaient à Montréal pour des raisons commerciales ou diplomatiques. Il leur
était donc difficile de racialiser leur main-d’œuvre servile comme leurs homologues des Antilles l’avaient
fait avec les esclaves africains. La frontière entre libres et esclaves se brouillait, affaiblissant les efforts
qu’ils déployaient pour capturer et punir les esclaves fugitifs. Les aléas de leurs relations diplomatiques
interféraient également avec leur désir de disposer d’une population d’esclaves stable et garantie par la
loi. Quand les diplomates français faisaient la paix avec des autochtones les nouveaux alliés s’attendaient
légitimement à ce que leurs captifs fussent libérés. Comme l’écrivit un des gouverneurs du Canada, au
e
XVIII siècle : « Il n’est pas naturel de penser à la paix avec des gens dont on retient leurs enfants. » Mais
la loi française protégeait le droit perpétuel des propriétaires sur leurs esclaves, ce qui créait des tensions
au sein de la société coloniale française, ainsi qu’entre Français et Amérindiens. Le statut légal des
esclaves amérindiens était par conséquent précaire, changeant au gré des retournements diplomatiques à
mesure que les anciens ennemis devenaient de nouveaux alliés, ce qui invalidait les réclamations en
justice des propriétaires d’esclaves.
Par conséquent, dans les années 1730, beaucoup de colons français préféraient les esclaves africains
aux esclaves amérindiens, recherchant des travailleurs captifs dont le statut était garanti à long terme par
des lois et coutumes françaises en vigueur depuis des décennies. Mais la position géographique et le
poids économique du Canada dans l’Empire atlantique français rendaient difficile l’acquisition d’esclaves
d’ascendance africaine. Le petit nombre d’esclaves africains qui arrivèrent au compte-gouttes au Canada
venait de Martinique ou des autres îles caribéennes, ou provenait d’accords commerciaux illégaux avec la
Nouvelle-Angleterre ou la colonie de New York. Leur proportion dans la population servile diminuait donc
d’est en ouest, à mesure que l’on s’éloignait de l’Atlantique et que l’on se rapprochait de la source des
captifs amérindiens. Au début des années 1740, par exemple, les établissements français à l’ouest des
Grands Lacs ne comptaient presque aucun esclave africain ; la population esclave de Montréal était
composée de 85 à 90 % d’Amérindiens. Québec, en revanche, comprenait presque un tiers d’esclaves
noirs, et la forteresse atlantique de Louisbourg avait une petite population d’esclaves presque
entièrement constituée d’individus d’ascendance africaine.
Dans les colonies françaises, les esclaves accomplissaient une grande variété de tâches, dont la
plupart étaient d’ordre domestique : blanchissage, garde des enfants, ménage, cuisine et soin des
animaux domestiques. Cette orientation entraînait une nette préférence des Français pour les femmes
esclaves, ce qui provoqua un déséquilibre entre les sexes dans les années 1740 et 1750. Même si la
sphère domestique offrait aux femmes une certaine protection contre les tâches les plus rudes, les
hommes, adultes et adolescents, avaient un bien meilleur accès aux travaux qualifiés et tendaient à
voyager davantage que les femmes. Les hommes esclaves étaient contraints d’accomplir le dur travail de
chargement et déchargement des marchandises sur les quais, mais ils étaient aussi employés comme
rameurs dans les canots qui servaient au transport de ces cargaisons – position qui leur donnait un
certain degré d’autonomie, voire leur permettait de s’évader. Ce sont les marchands qui avaient le plus
grand intérêt à l’existence de l’esclavage en Nouvelle-France ; ils possédaient un nombre très élevé
d’esclaves en raison de leurs relations avec les Amérindiens de l’Ouest et de leur besoin en main-d’œuvre
supplémentaire pour leurs bateaux et leurs entrepôts. Dans le quartier commerçant de Montréal, autour
de la rue Saint-Paul, la moitié des foyers, environ, comptait un esclave autochtone, ce qui donnait aux
esclaves des occasions de se socialiser et de parler leur langue maternelle. Mais la promiscuité dans ces
quartiers de taille restreinte était telle que les esclaves étaient constamment sous l’œil vigilant de leurs
voisins, même quand leurs maîtres les laissaient sans surveillance.
Pendant les guerres coloniales qui sévirent au milieu du XVIIIe siècle, les officiers militaires français
et les miliciens capturèrent des centaines d’esclaves noirs dans les colonies britanniques comme butin de
guerre. En 1745, lors d’un raid sur Saratoga, dans la colonie de New York, les officiers français
emmenèrent plusieurs dizaines d’esclaves et refusèrent de les restituer à la fin des hostilités, en 1748,
sous prétexte que les esclaves devaient être traités comme des biens meubles et non comme des
prisonniers de guerre. En conséquence, dans les années 1750, plusieurs éminentes familles militaires
détenaient un nombre élevé d’esclaves africains qui travaillaient dans les fermes sur la rive sud du Saint-
Laurent et comme domestiques et artisans à Montréal et à Québec. La seconde guerre coloniale de la
période, connue en Europe sous le nom de guerre de Sept Ans, s’acheva en 1760 pour le Canada, lors de
sa reddition aux Britanniques. Ces derniers prirent le contrôle de la colonie en 1763 après que la France
et la Grande Bretagne eurent signé le traité de Paris. Ce traité, comme les articles de la capitulation
rédigés trois ans plus tôt, protégeait en particulier le droit des Canadiens à posséder des esclaves, qu’ils
fussent amérindiens ou africains. La pratique française de l’esclavage put ainsi se maintenir sous
souveraineté britannique.
Habitués à la traite des esclaves africains, les officiers britanniques ne comprirent pas tout de suite
le lien étroit qui existait entre l’esclavage autochtone et les alliances amérindiennes au Canada. Ils
espéraient simplement pouvoir acheter des captifs autochtones aux anciens alliés français. Mais les
Amérindiens exigèrent des Britanniques qu’ils remplissent le rôle tenu jusque-là par les Français dans le
système d’alliances et continuèrent à coopérer étroitement avec les marchands et diplomates français qui
connaissaient les langues autochtones et avaient souvent des liens familiaux avec leurs villages. Ce n’était
qu’à cette condition que les Amérindiens accepteraient de reprendre le commerce des captifs, qui
demeurait un important symbole d’amitié, même après deux générations de traite. Dans les années 1770
et 1780, les Canadiens acquirent auprès de leurs alliés plus de 1 000 esclaves autochtones, suivant la voie
tracée par leurs prédécesseurs français.
Pendant la même période, un flux constant d’esclaves d’ascendance africaine arrivait au Canada,
accompagnant dans un premier temps les administrateurs et les négociants britanniques fortunés, puis,
dans les années 1780, les loyalistes qui fuyaient la guerre d’Indépendance américaine et amenèrent avec
eux un nombre d’esclaves estimé à 2 000. Concentrés en Nouvelle-Écosse, mais aussi disséminés à travers
les provinces maritimes et dans le Haut et le Bas-Canada, ces esclaves constituaient une présence notable
dans la plupart des villes et dans nombre de villages. Cette migration forcée introduisit une plus grande
variété dans les conditions de vie des esclaves, car ceux-ci vivaient sous plusieurs juridictions et dans des
économies qui différaient fortement d’un lieu à l’autre. Le défrichement des terres, l’agriculture et la
pêche devinrent les travaux les plus communément imposés aux esclaves dans les nouvelles colonies
canadiennes, tandis que, dans les petites et grandes villes, leur affectation aux tâches domestiques et aux
postes peu qualifiés restait la norme.
Du milieu des années 1780 à la guerre de 1812, de nombreux esclaves canadiens trouvèrent refuge
aux États-Unis, particulièrement dans les États du Nord, comme le Vermont, qui avaient rendu l’esclavage
illégal après la Révolution. Dans certains cas, les esclaves africains refaisaient à l’envers les anciennes
routes de traite, abandonnant les colonies canadiennes pour rejoindre le Michigan, l’Illinois et le
Wisconsin, afin d’échapper à leur servitude. Tant d’esclaves s’enfuirent à Detroit qu’un officier canadien
dénonça la facilité avec laquelle ils parvenaient à s’échapper vers les États-Unis, demandant des
réparations aux deux gouvernements. Mais les États-Unis étaient également un grand marché d’esclaves,
et de nombreux esclaves canadiens, moins chanceux, ne franchirent la frontière que pour finir dans les
plantations du Sud.
Durant les deux premières décennies du XIXe siècle, l’esclavage commença à décliner pour des
raisons à la fois politiques et économiques. La première attaque en règle contre l’esclavage fut menée
dans le Haut-Canada (Ontario) par le lieutenant-gouverneur de la province, John Graves Simcoe. En 1793,
il présenta la première législation anti-esclavagiste du Canada, qui prévoyait une abolition très graduelle
de l’esclavage tout en protégeant les droits des propriétaires sur les esclaves qu’ils possédaient déjà. Au
cours de la génération suivante, les tribunaux et les assemblées limitèrent l’esclavage de multiples façons,
restreignant la traite des esclaves et le droit des immigrants à importer des captifs. L’économie
canadienne était, de surcroît, en cours d’industrialisation et, pour rester prospère, ne pouvait se
permettre de conserver des esclaves toute l’année, constat qui conduisit maints propriétaires d’esclaves à
conclure que l’esclavage était aussi désavantageux qu’il devenait impopulaire.
À la fin des années 1820, l’esclavage avait pratiquement disparu du Canada, anticipant le décret
britannique de 1833 qui abolit l’esclavage dans tout l’Empire britannique. Saisissant cette opportunité, un
grand nombre d’esclaves états-uniens se mirent à fuir vers le Canada dans les années 1830. Cette
migration atteignit un pic d’environ 1 000 personnes par an dans les années 1850. Aussi les
abolitionnistes du nord des États-Unis décrivaient-ils le Canada comme une terre de liberté, tandis que les
planteurs du Sud le décriaient comme un pays ne respectant pas la législation internationale. À la fin du
e
XIX siècle, l’interprétation abolitionniste du rapport du Canada à l’esclavage s’imposa. Même si cette
conception n’était pas usurpée pour la période comprise entre 1830 et 1860, elle laissait dans l’ombre
plus de deux siècles d’histoire.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
A. Cooper, The Hanging of Angelique : The Untold Story of Canadian Slavery and the Burning of Old
Montréal, Athens, University of Georgia Press, 2007.
B. Rushforth, Bonds of Alliance. Indigenous and Atlantic Slaveries in New France, Chapel Hill,
University of North Carolina Press, 2012.
M. Trudel, Deux Siècles d’esclavage au Québec (1re éd. 1960) suivi du Dictionnaire des esclaves et de
leurs propriétaires au Canada français [sur CD-ROM], Montréal, Hurtubise HMH, 2004.
R. Winks, The Blacks in Canada : A History, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1997.
RENVOIS
Captifs
Démographie
Genre
Marché
Mort
Travail
Violence
Des empires esclavagistes
L’ordre de la race
Abolitionnismes et abolitions
Bagnes, galères
et esclaves musulmans
e
Marseille et Livourne, XVII siècle
GUILLAUME CALAFAT
À l’entrée du port toscan de Livourne se dresse encore de nos jours un imposant monument du
e
XVII siècle formé de la statue du grand-duc Ferdinand Ier de Médicis entouré par quatre prisonniers plus
grands que nature enchaînés à chaque angle du piédestal. Connues sous le nom de Quattro Mori (Quatre
Maures), ces figures de bronze, sculptées par l’artiste baroque Pietro Tacca dans les années 1620,
évoquent une dimension essentielle de la vie économique et sociale des ports méditerranéens d’Europe
occidentale à l’époque moderne, à savoir la présence servile de captifs et d’esclaves musulmans. Les
tableaux et les gravures de Stefano della Bella à Livourne, Jean-Baptiste de la Rose à Marseille ou encore
Alessandro Magnasco à Gênes dépeignent des quais et des arsenaux où travaillent ceux que l’on appelle
alors des « Turcs », reconnaissables à leurs crânes rasés, leurs mèches sur le sommet de la tête, leurs
culottes de lin, leurs casaques rouges et leurs fers aux pieds. Par l’expression « Turcs », les sources
modernes renvoyaient aux « musulmans » de manière générale, qu’ils fussent originaires du Levant
ottoman ou d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Ainsi, parmi les quatre « Maures » de bronze de
Livourne, dessinés à partir de modèles croqués dans le port toscan, on identifie un esclave noir, tête
baissée, un jeune Maure implorant le ciel ainsi qu’un vieil esclave marocain.
Au XVIIe siècle, l’esclavage des musulmans dans les ports chrétiens était alimenté par deux économies
corrélées et complémentaires. D’une part, l’espace méditerranéen était le théâtre d’un conflit latent entre
puissances chrétiennes (États italiens et Espagne pour l’essentiel) et l’Empire ottoman. Sur cette frontière
maritime, la culture de la guerre sainte allait de pair avec l’assujettissement de l’adversaire « infidèle »,
parfois spectaculairement mis en scène et célébré dans les chroniques, les tableaux ou les sculptures.
Aussi, alors que les corsaires d’Alger, de Tunis, de Tripoli ou de Salé capturaient des embarcations en mer
ou lors de razzias terrestres, des corsaires catholiques, qui battaient pavillon de Malte, Livourne ou
Majorque, faisaient-ils de même sur les rivages nord-africains ou au Levant. Cet affrontement endémique
et symétrique faisait de l’esclavage une réalité partagée des sociétés méditerranéennes de l’époque
moderne qui utilisaient massivement le travail servile dans l’espace domestique, les travaux de
construction, l’artisanat, les tâches agricoles, les mines ou les galères. En fonction de leur sexe, leur âge,
leur composition physique et leur statut social, les prisonniers étaient destinés soit à l’échange ou à la
rançon, soit à l’esclavage. Si, à première vue, ces issues différentes semblent dessiner une distinction
conceptuelle nette entre captifs et esclaves, les sources du XVIIe siècle utilisaient indifféremment les deux
termes pour désigner les deux réalités ; de même, une longue captivité tout comme la libération ou
l’échange d’esclaves brouillaient bien souvent ces catégories labiles.
D’autre part, les esclaves « turcs » étaient particulièrement prisés pour nourrir la chiourme des
galères espagnoles, italiennes et françaises qui étaient encore près d’une centaine à sillonner la
Méditerranée à la fin du XVIIe siècle. Sur ces galères, les rameurs enchaînés trois par trois, rivés à leurs
bancs, parfois fouettés, devaient faire preuve d’une grande force physique pour activer les lourdes rames
de leurs navires ; allongés la nuit entre les bancs, on les nourrissait de biscuits et de soupes servis avec
parcimonie. À côté des forçats (condamnés pour des crimes de droit commun), les « Turcs » formaient une
part toujours considérable des rameurs : à partir des années 1610, ils représentaient plus des deux tiers
de la chiourme des galères toscanes. Après les épuisantes campagnes maritimes menées d’ordinaire au
printemps et à l’été, les esclaves séjournaient à Livourne dans un bagne construit à la toute fin du
e
XVI siècle : l’espace clos permettait de contrôler la population servile et faisait également fonction
d’entrepôt pour les armateurs et corsaires privés qui y plaçaient leur butin humain. Chaque galère avait
son dortoir et une partie du bagne était également réservée aux femmes et aux enfants. Durant l’hiver,
certains esclaves se voyaient accorder le droit de tenir de petites échoppes sur les quais du port ; d’autres
travaillaient la journée dans les lavoirs, comme portefaix ou comme barbiers. D’autres encore étaient
loués par des artisans ou des particuliers, pour le service domestique. À Marseille, comme à
Civitavecchia, Gênes ou Naples au XVIIe siècle, les « Turcs » n’avaient pas de bagne à leur disposition mais
dormaient directement sur les bancs des galères qu’ils réparaient l’hiver à l’arsenal. Comme à Livourne
cependant, ils pouvaient travailler durant ces longs séjours à terre dans les espaces domestiques, des
baraques éphémères ou des petites boutiques. La population servile musulmane dans les ports chrétiens
de Méditerranée occidentale constituait par conséquent une présence familière près des quais, mais aussi
dans certaines maisons ou ateliers. Plus de 2 000 esclaves vivaient ainsi à Livourne au début des
années 1620 pour une ville de 10 000 habitants à l’époque. Durant les dernières décennies du XVIIe siècle,
ce sont près de 2 040 « Turcs » qui ramaient sur les galères de Louis XIV amarrées à Marseille.
De la chiourme à la ville
Le prix du « Turc »
Durant le dernier quart du XVIIe siècle, un esclave coûtait entre 100 et 150 piastres en moyenne (soit
entre 300 et 450 livres). À la différence des rachats individuels des captifs, qui supposaient plusieurs
intermédiaires et un travail coûteux d’identification, la vente des esclaves pour les galères se faisait par
petits groupes d’hommes, des « traites » ou « parties » d’individus âgés en moyenne entre dix-huit et
quarante ans et aptes à la rame. Ce commerce était profitable et certains marchands pouvaient même
espérer obtenir une charge de consul en récompense de leur habileté à négocier l’achat d’esclaves. La
forte demande des années 1670-1680 incita cependant Colbert à chercher d’autres sources
d’approvisionnement en rameurs : le ministre fit acheminer des esclaves noirs de Guinée pour fournir les
équipages, mais les pertes humaines et financières se révélèrent importantes et l’opération
insatisfaisante. Le fils de Colbert, Seignelay, tenta quant à lui de faire ramer des Iroquois capturés près
du lac Ontario, mais l’épisode fut lui aussi un échec, suivi de violentes répercussions sur les
établissements français au Canada. L’esclavage des Turcs se maintint jusqu’au milieu du XVIIIe siècle avant
de commencer à décliner pour plusieurs raisons, sans jamais disparaître toutefois. La multiplication des
accords diplomatiques et commerciaux entre l’Empire ottoman et ses provinces et les pays d’Europe
occidentale mit à mal l’économie du corso, si bien qu’une partie des flottes jadis dédiées à la course se
réorienta dans le transport maritime. Un coup décisif fut également porté avec l’abandon progressif des
galères, si gourmandes en esclaves et devenues anachroniques au plan militaire.
RÉFÉRENCES
S. Bono, Schiavi musulmani nell’Italia moderna : Galeotti, vu’ cumprà, domestici, Naples, Edizioni
Scientifiche Italiane, 1999.
J. Dakhlia et B. Vincent (éds.), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, tome 1 : Une intégration
invisible, Paris, Albin Michel, 2011.
W. Kaiser (éd.), Le Commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers
en Méditerranée, XVe-XVIIIe siècle, Rome, École française de Rome, 2008.
RENVOIS
Captifs
Esclavage pénal
Ville
Une révolte d’esclaves
ou de tenanciers ?
e
Huizhou, XVII siècle
CLAUDE CHEVALEYRE
Huizhou est également très tôt apparu comme atypique aux yeux des historiens pour ses pratiques
serviles. La préfecture fait en effet partie de celles où éclatèrent, au milieu des années 1640, de violentes
révoltes serviles. Moins d’un siècle plus tard, à la fin des années 1720, elle figure encore parmi les
quelques localités visées par les premiers « édits d’émancipation » promulgués par l’empereur Yongzheng
(r. 1723-1735). Elle vit surtout se développer, au cours des Ming, un « système » de dépendance
particulier, celui des « esclaves-tenanciers » (dianpu 佃僕), qui s’est maintenu aux côtés d’autres formes
d’esclavage jusqu’à l’ère républicaine.
Le cas des dianpu (présents non seulement à Huizhou mais aussi dans de nombreuses provinces du
sud de la Chine) permet d’aborder la question de l’esclavage en Chine moderne autrement que par le
biais habituel des textes normatifs impériaux – lesquels ne semblent plus guère refléter la réalité des
pratiques locales dès le milieu des Ming. Traduite indifféremment par « esclaves », « serfs », « serfs-
tenanciers » ou « serfs-esclaves », cette catégorie met en évidence les ambiguïtés des identités serviles
ainsi que la forte porosité des régimes de travail servile dans une société hiérarchisée où l’on discerne
difficilement une polarisation radicale entre « libres » et « esclaves ». Attesté dans divers contrats et
documents de Huizhou, le terme dianpu est problématique et le caractère servile de cette catégorie reste
sujet à controverse. Employé comme une catégorie analytique homogène par l’historiographie
contemporaine, il recouvre en pratique une multitude d’appellations et de conditions de dépendance.
Toute la difficulté tient au fait que le terme renvoie non pas à une catégorie définie en droit (il n’apparaît
que très occasionnellement dans les codes de loi des Ming et des Qing), mais à deux types de relations
établies, auxquelles il emprunte à la fois les dénominations et les caractéristiques : celle des
« tenanciers » (dian, dianhu 佃戶, dianke 佃客), souvent définis comme « libres » ; et celle des « esclaves »
(pu 僕, puren 僕人, nupu 奴僕, nubi 奴婢) attachés à la personne d’un maître et à son foyer.
Plusieurs éléments sont habituellement mis en avant pour caractériser la condition de dianpu. Celle-
ci pouvait grandement varier suivant les dispositions des contrats établis entre un « tenancier-esclave » et
son « propriétaire » (zhu 主, terme polysémique désignant aussi bien le maître que le patron, ou le
propriétaire d’une terre, d’un domaine). En général, un dianpu recevait une terre à exploiter, un logement
indépendant à proximité, et une concession funéraire sur les terres du propriétaire. En échange, il
s’engageait (souvent avec son épouse et leurs descendants) à verser une redevance annuelle sur la
production principale (jusqu’à deux tiers de celle-ci) et à fournir divers services (réparation des digues et
routes, patrouilles et escortes, transport des palanquins et autres services cérémoniels). La durée du
contrat pouvait quant à elle varier de plusieurs années à la perpétuité (auquel cas la condition était
transmise de génération en génération). En d’autres termes, les dianpu se différenciaient des tenanciers
par l’octroi, en sus de terres à cultiver, d’un logis indépendant et de concessions funéraires, mais aussi
par l’ajout à la redevance de diverses obligations de service. Ils se distinguaient aussi des esclaves
ordinaires par l’autonomie que leur conférait le fait d’être mansés (bien souvent à bonne distance du
domicile de leur propriétaire) et par des obligations de service définies contractuellement et partant
limitées (au moins en théorie).
Les historiens de Huizhou s’accordent pour considérer que, dans la hiérarchie des identités sociales
de la Chine moderne, les dianpu se situaient entre les tenanciers (dian) et les esclaves (nubi, nupu) – qui
pouvaient avoir les mêmes maîtres/propriétaires qu’eux. Pour reprendre les termes dans lesquels le débat
est fréquemment posé, leur condition les plaçait à mi-chemin entre « libres » et « non-libres » (l’emploi de
la catégorie « esclave » dans le contexte de la Chine moderne demeurant fortement controversé). En
termes plus conformes à la manière dont cette opposition était formulée, les dianpu se situaient quelque
part entre sujets « ordinaires » (ou « honorables », liangmin 良民) et « dégradés » (jianmin 賤民) – c’est-à-
dire entre, d’un côté, ceux dont l’identité sociale et juridique (toujours relative et construite dans un
rapport à autrui) n’était pas affectée par d’autres facteurs que l’âge, le rang de naissance, la génération,
et le sexe ; et, de l’autre, ceux qui se trouvaient dans une situation d’infériorité permanente et faisaient
l’objet de discriminations sociales et juridiques en raison de leur statut (les esclaves étant à la fois la
matrice de référence et la principale composante des sujets « dégradés »).
Les historiens sont toutefois divisés lorsqu’il s’agit de déterminer si, en termes de statut, les dianpu
étaient des sujets « ordinaires » ou s’ils penchaient plutôt du côté des sujets « dégradés ». Poser ce
problème revient à se demander si les obligations de service attachées à la condition de dianpu avaient
pour effet d’altérer leur identité en pratique ou en droit. Cela revient aussi bien souvent à s’interroger sur
le stade de « développement » de la société chinoise des XVIe et XVIIe siècles, selon que l’on considère cette
catégorie hybride comme la manifestation d’un progrès généralisé vers une plus grande autonomie des
travailleurs dépendants, ou comme le signe d’une extension des rapports de servitude à un plus large
éventail de relations sociales, économiques ou de travail.
La diversité des configurations attestées à Huizhou offre des arguments en faveur de ces deux
visions opposées. En termes de condition, les dianpu occupaient manifestement l’ensemble du continuum
entre tenanciers et esclaves, entre sujets ordinaires et sujets dégradés. Nous trouvons dans les archives
de Huizhou divers cas de dianpu eux-mêmes propriétaires de terres, engagés dans des activités
commerciales et jouissant d’une large autonomie. Dans de nombreux cas, les dianpu semblent néanmoins
avoir été soumis à des obligations de service illimitées, bien au-delà de ce que prévoyaient les contrats.
Les modalités d’entrée n’étaient pas moins diverses. Nombreux étaient ceux qui se plaçaient
volontairement sous l’autorité d’un maître ou héritaient de cette condition de leurs parents. D’autres se
vendaient (maishen 賣身) afin d’épouser une esclave ou la veuve d’un dianpu dont ils prenaient alors la
place. D’autres encore étaient d’anciens esclaves mariés et casés par leur maître.
Si l’on observe attentivement le vocabulaire dans lequel s’exprimait la relation entre les dianpu et
leurs propriétaires-maîtres, et si l’on se penche sur les trajectoires familiales (que les contrats de Huizhou
permettent parfois de suivre sur plusieurs générations), il semble toutefois que la majorité d’entre eux
relevaient bel et bien d’un régime de servitude semblable à celui des « esclaves » (nubi). Que les dianpu
fussent attachés à la terre n’est en soi pas suffisant pour les distinguer des nubi. Bien que ces derniers
soient généralement considérés comme des « domestiques », ils étaient avant tout les hommes et les
femmes de toutes les tâches. Leur condition, leur autonomie, leurs fonctions et les travaux qu’ils
accomplissaient ne dépendaient, en dernier ressort, que du bon vouloir du maître. Certains occupaient
des postes à forte responsabilité ou étaient employés dans le commerce, tandis que la majorité d’entre
eux étaient affectés à des tâches aussi bien domestiques que productives. Que la relation avec le
propriétaire-maître fût « volontairement » scellée par un contrat est encore moins significatif. La plupart
des esclaves de la période moderne étaient en effet des esclaves « contractuels ». Qu’ils aient été
volontairement vendus à un maître, qu’ils aient été vendus par leurs parents, ou qu’ils aient été
descendants d’esclaves, il y avait toujours un contrat à l’origine de leur asservissement.
Pour mieux comprendre la condition des dianpu de Huizhou, nous prendrons un exemple, celui des
Hu du district de Qimen, pour lesquels nous disposons de plusieurs documents. En 1500, le dénommé
Hu Cheng signe avec le lignage des Hong un premier contrat par lequel il s’engage à verser une
redevance annuelle en grains contre une concession de terres cultivables. Rien dans ce document ne
laisse supposer que la relation instaurée ait été de type servile ou plus asymétrique qu’une relation de
tenure ordinaire. Plusieurs décennies plus tard, nous retrouvons les descendants de Hu Cheng signataires
de plusieurs contrats avec les Hong. Contrairement à leur ancêtre, ceux-ci sont invariablement identifiés
comme des « esclaves » (puren 僕人) et semblent être installés de longue date dans une condition
« d’esclaves-tenanciers ». Tenus contractuellement de verser une redevance sur leur production, ils
doivent aussi s’acquitter de divers services cérémoniels et en travail. C’est dans ce contexte que Hu Chu,
marié et père de deux fils, signe en 1571 un nouveau contrat avec les Hong. En échange de 20 mu de
terres (un peu plus d’un hectare) et d’un logis (en prévision du mariage de ses fils), il renouvelle
l’engagement de sa famille à servir les Hong « pour toujours », à les assister lors des cérémonies, à ne
jamais se dérober à leurs obligations, à ne pas s’enfuir, à ne pas offrir leur travail à autrui, et à ne pas
vendre les terres qui leur sont confiées au risque d’être condamnés pour « impiété filiale ». Douze ans
plus tard, en 1583, Hu Chu, son épouse et leurs deux fils reçoivent, aux termes d’un autre contrat, de
nouvelles terres ainsi qu’une maison en échange du paiement de la redevance et de diverses obligations,
dont celle de surveiller et entretenir les tombes du clan Hong. L’année suivante, à la mort de l’épouse de
Hu Chu, le fils aîné, Hu Xisun, obtient une concession funéraire sur le domaine des Hong pour inhumer la
dépouille de sa mère et, le jour venu, celle de son père vieillissant. À cette occasion, un nouveau contrat
est établi. En échange de « la grande générosité de leur maître bienveillant » (enzhu yizhong 恩主義重),
Hu Xisun s’engage, lui-même ainsi que son frère, leurs enfants et petits-enfants, à « ne pas s’installer
ailleurs, à travailler dans les conditions établies par les précédents contrats, à rester à jamais obéissants,
à ne pas faillir à leurs obligations, et à ne jamais résister de quelque manière que ce soit ». Deux ans plus
tard, en 1586, Hu Xisun (toujours désigné comme un « esclave » [puren]) met son troisième fils en gage
auprès de la famille Hong en garantie d’un prêt de 1,7 taël pour financer le mariage de son aîné. Le
contrat établi à cette occasion stipule que la somme et les intérêts devaient être remboursés sous huit
mois, sans préciser les conséquences d’un défaut de remboursement.
En l’espace de quelques générations, nous assistons donc à l’évolution d’une relation de tenure vers
une situation de servitude familiale héréditaire, sans cesse renouvelée, et ouvrant la voie au possible
asservissement définitif de certains membres de la famille (tel était probablement le sort qui attendait le
troisième fils de Hu Xisun si ce dernier ne remboursait pas la dette contractée). La trajectoire des Hu
n’est cependant pas exceptionnelle. Elle semble au contraire représentative du glissement d’une fraction
de la population chinoise vers diverses formes de servitude contractuelle au cours des XVIe et XVIIe siècles.
Certes, les Hu semblent encore conserver une partie de leur autonomie et, par certains aspects, se
différencier des « esclaves ». En témoigne, par exemple, la faculté préservée par Hu Xisun de mettre en
gage (et par conséquent de vendre) sa descendance. Compte tenu des restrictions imposées par les
différents contrats et de ce que toute décision concernant leur mobilité et leur travail devait
apparemment être négociée avec les Hong, il est toutefois difficilement concevable qu’il ait eu la
possibilité de vendre ses enfants à sa guise et sans l’approbation de son « propriétaire » (contrairement à
n’importe quel sujet ordinaire).
Il faut surtout souligner que la sémantique de ces quelques contrats inscrit incontestablement les Hu
dans le registre de l’esclavage. Outre le terme « esclave » (puren) employé pour les qualifier, les
contraintes restreignant leur mobilité, ou le caractère « perpétuel » de leur situation, la relation qui les
unit au lignage des Hong apparaît construite sur une analogie avec la relation parents-enfants. C’est ce
que signale la clause du contrat de 1571 exposant les Hu au châtiment prévu pour « impiété filiale ». Or,
cette analogie jouait un rôle central dans la construction du rapport maître-esclave. En inscrivant ce
rapport dans le cadre de la relation hiérarchique la plus asymétrique qui fût (celle de l’enfant vis-à-vis de
ses parents), cette analogie consacrait à la fois l’infériorité permanente de l’esclave, son devoir
d’obéissance absolue et le droit du maître à en disposer et à le discipliner. En outre, dans un contexte où,
théoriquement, la réduction en esclavage était conçue comme un monopole du pouvoir judiciaire et la
possession d’esclaves comme un privilège, cette même analogie servait à légitimer la réduction en
esclavage de sujets ordinaires et leur possession à titre privé. Elle permettait en particulier de déployer
une rhétorique paternaliste (omniprésente à la fin des Ming) et de présenter la relation esclavagiste
comme humaine, mutuellement bénéfique et surtout légitime, puisque secourable et bienveillante. C’est
d’ailleurs pour cette raison que les contrats d’esclavage (comme les contrats des tenanciers-esclaves)
mettaient invariablement en exergue la pauvreté pour justifier la vente de soi-même ou de ses enfants.
Dans le cas de la famille Hu (dont le statut d’esclave demeurait juridiquement ambigu), les contrats
servaient non seulement de preuve écrite des accords passés avec les Hong, mais aussi de justification à
leur asservissement. Leur multiplication permettait en outre de réaffirmer l’autorité des Hong. Cette
réaffirmation publique, devant témoins et intermédiaires, était essentielle dans le maintien de la relation
de servitude (comme l’étaient les cérémonies du nouvel an durant lesquelles les maîtres offraient
symboliquement à leurs dianpu des gâteaux de riz). Intervenant aux moments les plus cruciaux de
l’existence (mariages, funérailles, etc.), elle permettait en effet aux maîtres de manifester leur
« bienveillance » et par conséquent de réaffirmer la légitimité de leur autorité.
L’exemple des contrats de la famille Hu met en évidence les mécanismes de cet esclavage
contractuel qui se développe – dans les interstices du droit et sous des formes variées – et s’étend à une
fraction toujours plus large de la population sous les Ming. Difficile à quantifier, cette extension est
néanmoins soulignée par nombre d’observateurs tout au long du XVIIe siècle. Elle s’explique, entre autres
facteurs, par le développement de l’économie commerciale, laquelle s’accompagne d’un phénomène de
concentration accrue de la propriété foncière et d’augmentation du poids des taxes. Dans le cas de
Huizhou, où les domaines lignagers semblent particulièrement morcelés (notamment les parcelles boisées
souvent difficiles d’accès, convoitées et dangereuses) et l’émigration de travail particulièrement forte à la
fin des Ming (jusqu’à 70 % de la main-d’œuvre masculine est alors aspirée par l’économie commerciale du
bas Yangzi), l’on peut aussi avancer le besoin d’immobiliser la force de travail en la fixant à la terre tout
en s’assurant le bénéfice de services indispensables pour expliquer la forme particulière qu’y prit alors
l’esclavage contractuel.
L’expansion de l’esclavage contractuel et sa diversification (sous des formes dissimulées, comme
l’adoption, ou hybrides, comme dans le cas des « tenanciers-serviles ») ne vont cependant pas sans
affecter les perceptions associées à l’institution servile. Dans un contexte de mobilité sociale et
géographique accrue, mais aussi de crise économique et sociale aiguë à la fin de la dynastie, il semble en
effet que l’esclavage ait été moins perçu comme un état permanent et définitivement ostracisant que
comme un état transitoire permettant d’affronter les difficultés économiques.
Cette évolution est perceptible dans les révoltes serviles qui s’étirent des années 1630 à 1660.
Inédites dans l’histoire chinoise, celles-ci frappèrent principalement les bassins de forte activité
économique, notamment ceux des régions du moyen et du bas Yangzi (Yang Tsé Kiang). Sporadiques,
parfois durables, mais bien souvent éphémères, elles éclatèrent essentiellement dans le sillage des
grandes insurrections « paysannes » de la dernière décennie des Ming, et culminèrent au moment de
l’invasion mandchoue en 1644-1645. Souvent présentées comme un mouvement homogène
d’émancipation des esclaves, ces révoltes témoignent cependant moins d’une remise en cause radicale de
l’institution servile en tant que telle que d’une volonté largement partagée d’en faire évoluer les
modalités, en particulier son caractère héréditaire.
Menée par un certain Song Qi, la principale révolte d’esclaves de Huizhou ne dura que quelques
mois, de juin à novembre 1645 (peu avant l’arrivée des armées mandchoues). Bien qu’elle présente des
traits spécifiques et semble avoir porté un message que l’on pourrait qualifier d’égalitariste, elle fut
principalement dirigée contre le caractère héréditaire de l’esclavage (qu’il s’agisse de celui des nubi ou
des dianpu). Organisés suivant un modèle militaire, les insurgés pillèrent, incendièrent et tuèrent
notables et maîtres. Mais ils s’attachèrent surtout, comme dans la plupart des révoltes d’esclaves de la
même période, à obtenir la restitution des anciens contrats qui les liaient, parfois depuis de nombreuses
générations, à leurs maîtres. La Monographie du district de Yixian (1812) leur prête ainsi les mots
suivants, prononcés au moment d’exiger la restitution de leurs contrats : « Parce que nos pères et nos
aïeux furent au service [de maîtres], leurs enfants et leurs petits-enfants restent assujettis aux mêmes
registres sans pouvoir jamais s’en extraire. Le jour est enfin arrivé où le Ciel le permet. »
À Huizhou, comme dans le reste de la Chine, la lutte des esclaves ne mit nullement un terme à
l’institution servile. Celle-ci connut de nombreuses évolutions par la suite, adaptées à la fois des pratiques
qui avaient cours à la fin des Ming et sous l’influence de l’esclavage pratiqué par les Mandchous, sans
pour autant changer dans ses principes fondamentaux. Les « édits d’émancipation » du XVIIIe siècle,
contrairement à ce qui est parfois avancé, n’eurent qu’un effet limité. Soucieux de restaurer un ordre
confucéen orthodoxe, l’empereur Yongzheng et ses successeurs s’attachèrent surtout à rectifier des
pratiques anormales à leurs yeux, comme la transmission héréditaire de conditions serviles ambiguës, tels
les tenanciers-esclaves de Huizhou. La multiplication de ces édits au cours du XVIIIe siècle souligne surtout
l’échec de cette politique. Les diverses formes d’esclavage contractuel se maintinrent, à Huizhou et dans
le reste de la Chine, jusqu’à l’ère républicaine, malgré leur abolition formelle en 1910.
RÉFÉRENCES
C. Chevaleyre, « Recherches sur l’institution servile dans la Chine des Ming et des Qing », thèse de
doctorat soutenue à Paris, à l’EHESS, le 30 novembre 2015.
J. P. McDermott, The Making of a New Rural Order in South China, vol. I-II, Cambridge, Cambridge
University Press, 2016-2020.
H. T. Zurndorfer, Change and Continuity in Chinese Local History. The Development of Hui-chou
Prefecture 800 to 1800, Leyde, Brill, 1989.
RENVOIS
Dette
Esclavage volontaire
Identification
Maîtres
Propriété
Travail
Révoltes
Les esclaves
de la Compagnie
néerlandaise
des Indes orientales
e e
Océan Indien, XVII -XVIII siècles
Le 1er août 1781, à Batavia ou dans ses environs, sur l’île de Java, Kaatje, une femme libre, acheta une jeune esclave nommée Umiliana au
capitaine Christiaan van Veerden, au service de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie, désormais
VOC). Kaatje la renomma Roosie. Moins d’un an plus tôt, la même jeune fille alors âgée de sept ans avait comparu devant le secrétariat de police
de la ville de Cochin (Kochi), dans le sud-ouest de l’Inde, en tant qu’esclave issue de la caste Canakatij. Sous le nom de Callij elle avait été vendue
par le soldat chrétien Barido Barkij à Hendrik Jacob Verduijn, chirurgien au service de la VOC. Verduijn la renomma Umiliana – peut-être en
référence au latin humilis (« humble ») – avant de la revendre au capitaine van Veerden qui la transporta à Batavia.
Le destin de Callij donne à voir le vaste commerce privé d’esclaves qui met en relation des habitants, des marchands et surtout des
employés de la Compagnie, à l’intérieur et aux frontières de l’empire formé par cette dernière, dans l’océan Indien et l’archipel indonésien.
L’affaire offre un bon aperçu des rôles multiples et variés que la VOC jouait dans la traite des esclaves dans cette région.
Les historiens de l’esclavage ont longtemps opposé le monde atlantique à celui de l’océan Indien et de l’archipel indonésien.
Contrairement à l’esclavage atlantique, décrit comme productif et basé sur le système de la plantation, l’esclavage en Asie du Sud et du Sud-Est
était associé à la sphère non productive (les esclaves faisant office de serviteurs et d’articles de consommation ostentatoires pour les élites),
comme s’il relevait principalement d’un esclavage domestique urbain. Une telle dichotomie persiste encore chez la plupart des historiens.
L’esclavage en Asie est souvent considéré comme un phénomène local et de faible ampleur, la traite étant elle-même souvent perçue comme
marginale, contrairement aux grands flux intercontinentaux d’esclaves de l’espace atlantique. L’esclavage en Asie est en outre régulièrement
décrit comme « doux », conséquence de ses caractéristiques locales et domestiques, comparé à l’esclavage de plantation beaucoup plus « dur » et
« violent » à l’œuvre dans le monde atlantique.
Une telle perspective fait aujourd’hui l’objet d’une profonde révision. Il a été démontré qu’il existait bien un commerce d’esclaves très
répandu, lié en particulier à l’émergence des économies de plantation au XVIIIe siècle dans le monde de l’océan Indien occidental, en particulier
dans le contexte colonial français. De récentes études soulignent en outre que l’esclavage en Asie faisait partie intégrante d’un « système
économique en constante adaptation, mondialement connecté et de plus en plus capitaliste » (Michael Mann). Ces travaux démontrent la
centralité du rôle de l’esclave comme « bien meuble » dans le système esclavagiste qui fournissait une main-d’œuvre aux secteurs de l’agriculture
et des transports, ainsi qu’aux plantations intensives des zones telles que les îles Banda. En ce qui concerne l’empire de la Compagnie
néerlandaise des Indes orientales (VOC), ces études indiquent non seulement que l’esclavage était répandu dans les territoires sous son contrôle,
mais que la traite des esclaves en leur direction était massive, offrant la principale main-d’œuvre aux différentes activités de production.
La VOC était à la fois une entreprise et un État. Tout au long de son histoire, elle chercha donc à trouver un équilibre entre ses activités
de gouvernement, d’un côté, et celles de commerce et de production de l’autre. L’esclavage était essentiel pour de nombreux territoires
asiatiques sous contrôle de la VOC (et liés à celle-ci), mais, contrairement aux autres marchandises du commerce asiatique et intercontinental, la
VOC n’exerçait pas de monopole sur le commerce des esclaves. La VOC joua cependant, en tant qu’instance de gouvernement, un rôle crucial en
modelant l’institution de l’esclavage, en réglementant les droits de propriété, les marchés et les flux commerciaux. L’histoire de Callij illustre bien
l’enchevêtrement de ces deux rôles, économique et administratif, de la VOC, ainsi que leur impact concret sur la vie des esclaves pris dans ces
réseaux.
La VOC n’était donc pas seulement une compagnie « marchande » ; elle devint à partir du début du XVIIe siècle une puissance de plus en
plus importante en Asie. Elle prit le contrôle d’une grande partie de l’empire portugais et précéda l’expansion accélérée des compagnies française
et anglaise des Indes orientales, plus tardives. Après de violentes conquêtes dans les Moluques, puis à Jaccatra (1619) et Banda (1621), la VOC se
tourna vers Formose (1622-1663). Elle conquit rapidement Malacca (1641) et le Sri Lanka (Ceylan) côtier (1641-1658). En 1652, la Compagnie
établit son contrôle sur le cap de Bonne-Espérance, et en 1663 sur la ville de Cochin et des zones de la côte de Malabar. Son expansion dans
l’archipel indonésien se poursuivit par la conquête de Makassar et d’autres territoires dans les Moluques. D’un bout à l’autre de son empire, la
présence et l’expansion de la VOC prirent des caractéristiques différentes : dans ses bastions des Moluques, de Banda et de Ceylan, la puissance
de la VOC se concentra sur le développement de zones de production d’épices telles que la noix de muscade, le clou de girofle et la cannelle ;
dans les régions d’implantation telles que Batavia et Le Cap, l’environnement fut consacré à la production de sucre, de riz, de café, de bétail et de
vin ; et dans les principaux carrefours commerciaux comme le Bengale et Surat, la création de forts et de postes de commerce renforça le pouvoir
administratif de la VOC. À l’instar des Portugais, et bien davantage que d’autres compagnies commerciales européennes, la VOC se comportait
donc en souverain et suzerain dans les différentes régions de l’océan Indien et de l’archipel indonésien. Contrairement à la Compagnie
britannique des Indes orientales (East Indian Company), elle laissait relativement peu de place aux commerçants privés (ou ceux « du pays ») et
se livrait directement à d’intensifs échanges intra-asiatiques afin de générer les fonds nécessaires à l’achat des marchandises alimentant le
commerce intercontinental vers l’Europe.
La VOC possédait des esclaves ; elle les recrutait également auprès des citoyens qui vivaient dans ses territoires. Dans la seconde moitié
du XVIIe siècle, la VOC possédait environ 4 000 esclaves ; ce nombre passa à près de 7 000 au XVIIIe siècle. Les esclaves étaient employés tout
d’abord à la construction des infrastructures de l’empire. L’édification et l’entretien des forts, la construction d’infrastructures et le défrichement
des terres reposait sur le travail des esclaves. Ces derniers assuraient en outre le fonctionnement de l’appareil commercial et de transport,
travaillant dans les ports et dans les manufactures de cordes. L’exploitation des ressources de l’empire était enfin fondée sur le travail servile
aussi bien dans les mines que dans les plantations rizicoles.
Cette main-d’œuvre servile ne travaillait pas seulement au service de la VOC, mais aussi pour les habitants des territoires que celle-ci
contrôlait. Tout au long du XVIIIe siècle, les chiffres de la population d’esclaves ne cessèrent de croître dans ces territoires (voir le tableau infra).
Les propriétaires privés employaient leurs esclaves – ou louaient leurs services – pour les affecter à la production agricole ou proto-industrielle
sur les terres de la VOC. Ainsi, la main-d’œuvre esclave était largement répandue dans les champs de canne à sucre et autres tuinen (« jardins »)
aux alentours de Batavia, dans les perken (« plantations ») de muscade de Banda, et dans les velden (« champs ») et wijngaarden (« vignobles »)
du cap de Bonne-Espérance. Les esclaves étaient aussi exploités dans les moulins à sucre et les distilleries d’arak de Batavia, ainsi que dans les
ateliers de menuisiers et de forgerons du Cap, de Batavia et d’autres implantations. Le secteur des transports urbains de Batavia et de Malacca
reposait lui aussi sur les esclaves.
Ainsi l’empire de la VOC reposait très largement sur le travail des esclaves. Celui-ci existait néanmoins parallèlement et/ou combiné à
d’autres systèmes de travail contraint, en particulier le système de la corvée. Les îles Banda offrent un exemple d’économie de plantation
fonctionnant grâce aux esclaves et organisée sous le contrôle de la VOC, laquelle louait des terres à des perkeniers (« planteurs ») privés et
organisait leur approvisionnement en esclaves. Dans les premières décennies, la VOC importa elle-même des esclaves pour les planteurs des îles
Banda, en provenance d’Asie du Sud et du Sud-Est. Mais, bientôt, la Compagnie autorisa la libéralisation de la traite des esclaves, tout en
continuant d’administrer et réglementer activement ce commerce privé. La main-d’œuvre esclave était de même cruciale au cap de Bonne-
Espérance, et les administrateurs de la Compagnie affirmaient qu’elle était également essentielle à la survie et la croissance de Batavia. Dans le
même temps, le travail forcé, sous forme de la corvée, fournissait à la VOC la main-d’œuvre nécessaire à la production de cannelle à Ceylan. Aux
Moluques, le travail des esclaves et la corvée (ou herendiensten) furent utilisés à des fins très diverses, qui allaient d’objectifs militaires à la
création d’infrastructures, en passant par la production de clous de girofle. L’esclavage et les régimes de travail forcé qui existaient dans l’empire
de la VOC n’étaient donc pas uniquement à visée reproductive ou domestique ; ils étaient essentiels à la croissance de la Compagnie, à
l’enrichissement des habitants de ces territoires, ainsi qu’à leurs intérêts en vue de la production de marchandises destinées au marché mondial.
Tout au long de son expansion, la VOC se livra directement à l’acquisition et au transport d’esclaves pour ses propres besoins.
L’implication de la VOC dans la traite se manifesta sous deux formes distinctes. Des populations d’esclaves furent tout d’abord transportées vers
l’empire de la VOC, pour repeupler les régions après les conquêtes, comme les îles Banda et Ceylan (Sri Lanka). Les déportations d’esclaves
vinrent également compenser les pertes démographiques dans les industries à fort taux de mortalité, comme les mines de Silida à Sumatra.
Celles-ci supposaient des transports maritimes à grande échelle, similaires à la traite atlantique, reliant l’Asie du Sud et du Sud-Est, l’Afrique du
Sud et le Moyen-Orient, les mines de Silida et les plantations des îles Banda, les Ommelanden de Batavia et, plus tard, des Mascareignes.
Parallèlement, des flux continus et de moindre ampleur aboutissaient à la répartition des esclaves sur les différents lieux de travail sous le
contrôle direct de la VOC, comme l’ambachtskwartier (« quartier des artisans ») de Batavia ou le slaven logie (« maison des esclaves ») du Cap.
Les esclaves étaient obtenus par le biais de raids et d’achats dans des régions telles que Madagascar, l’Afrique de l’Est et les zones
orientales de l’archipel indonésien. Non seulement la VOC profitait de l’existence de systèmes de marché locaux pour satisfaire ses besoins en
main-d’œuvre, mais elle tirait également avantage des guerres et des famines. Entre 1659 et 1661, à la suite d’une série de conquêtes sur la côte
de Ceylan, la VOC acheta et transporta au moins 5 000 esclaves depuis la côte de Coromandel jusqu’à Ceylan ; nombre d’entre eux avaient été
contraints à l’esclavage après une grande famine à Tanjore, qui les avait précipités dans un extrême dénuement. Au total, la VOC se procura plus
de 10 000 esclaves à la suite de famines périodiques dans le sud de l’Inde, en particulier le long de la côte de Coromandel.
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, on estime entre 660 000 et 1 135 000 le nombre total d’esclaves qui furent transportés vers les
territoires de l’océan Indien et de l’archipel indonésien sous contrôle de la VOC. La Compagnie elle-même aurait transporté entre 37 854 et
53 544 esclaves en Asie et en Afrique au cours de cette même période. Ces estimations omettent toutefois les milliers de personnes déplacées de
force de façon plus informelle, ainsi que les milliers de condamnés qui étaient déportés dans l’empire de la VOC. Le reste des esclaves n’était
donc pas directement acheminé par la VOC, mais par des commerçants privés européens, eurasiens et asiatiques. De fait, de nombreux
marchands arabes, européens – hollandais, français, danois, anglais et portugais – et non européens participaient à la traite, aux côtés de ceux de
la VOC, dans l’ensemble de l’océan Indien. Les marchands d’esclaves d’Arakan étaient tristement célèbres le long du golfe du Bengale ; quant aux
Balinais, ils alimentaient une grande partie de la traite en direction de Java. Les marchands d’esclaves de Makassar intervenaient en Asie du Sud-
Est, et l’on sait que les marchands chinois voyageaient du Cambodge à Bornéo pour acquérir des esclaves. Par ailleurs, les agents de la VOC,
qu’ils soient asiatiques, eurasiens ou européens, participaient aussi à la traite à titre privé, en affrétant leurs propres bateaux, ou en achetant et
revendant personnellement des esclaves au cours de leurs voyages au service de la Compagnie. La traite des esclaves dans l’empire de la VOC
était donc pratiquée par un nombre considérable d’acteurs, selon des modalités combinant commerce privé et commerce commandité, bien
souvent illégaux.
Réglementation de la traite et de la propriété des esclaves
Non seulement la VOC stimulait le commerce privé d’esclaves en se servant de celui-ci pour approvisionner des centres de production tels
que Batavia et les îles Banda, mais elle jouait également un rôle clé dans son organisation et sa réglementation. La VOC garantissait les droits de
propriété sur les esclaves et réglementait leur transfert par le biais d’actes de vente, nommés acten van transport, comme le montre le cas de la
jeune esclave Callij, autrement appelée Umiliana. Ces acten van transport étaient enregistrés par les notaires dans les grandes implantations
comme Batavia, et par les secrétaires de police et de justice dans les plus petits établissements.
La VOC encadrait en outre la traite par le biais du contrôle et de la réglementation du transport (ou du commerce) des esclaves. Les
déplacements des individus réduits en esclavage étaient réglementés par l’émission et l’enregistrement de permis d’exportation, ainsi que par la
perception de taxes. La VOC imposait selon ses propres intérêts des restrictions, voire des interdictions sur l’importation ou l’exportation
d’esclaves en fonction de leur région d’origine, de leur ethnie, de leur sexe ou de leur groupe d’âge. Ainsi Callij n’aurait pu être déportée depuis
la côte de Malabar sans le consentement explicite des autorités de la Compagnie, qui le consignèrent dans les permissiebrieven (« lettres
d’autorisation »).
Enfin, la VOC assurait la discipline des populations esclaves de ses territoires en la sanctionnant par le biais de son propre système pénal.
Les propriétaires d’esclaves pouvaient également, sur la base du droit local, remettre leurs esclaves à la VOC afin que ceux-ci soient emprisonnés
et soumis aux régimes de travaux forcés enchaînés. La Compagnie développa ainsi un vaste système de gouvernement administratif et juridique,
qu’elle utilisa efficacement pour assurer à la fois la défense de ses intérêts économiques et le maintien de son pouvoir.
La Compagnie néerlandaise des Indes orientales était profondément impliquée dans la traite et l’exploitation de la main-d’œuvre esclave
de l’océan Indien et de l’archipel indonésien. Dès les débuts de sa présence expansionniste à Batavia jusqu’à sa chute, à la fin du XVIIIe siècle, la
VOC chercha à maintenir un équilibre durable et profitable entre l’exercice de son pouvoir d’État, reposant sur un monopole commercial, et la
nécessité de réglementer, mais aussi d’encourager, les initiatives privées. La traite et l’exploitation des esclaves jouèrent un rôle fondamental
dans le maintien de cet équilibre. En tant que compagnie commerciale, la VOC s’appuyait sur une main-d’œuvre esclave (qu’elle possédait ou
recrutait) pour produire les marchandises qu’elle vendait. Comme puissance militaire, la VOC dépendait de la main-d’œuvre esclave pour
construire les infrastructures nécessaires à son expansion et à sa domination. Enfin, en tant qu’autorité gouvernant ses territoires et ses sujets, la
VOC organisait et réglementait l’institution esclavagiste et la traite. Ce que l’on sait de la vie de Callij, renommée plus tard Umiliana et Roosie,
illustre parfaitement la mécanique bien rodée des différents rôles endossés par la VOC. La réduction en esclavage de Callij reposait sur le réseau
de routes maritimes commerciales de la VOC, l’initiative commerciale privée de ses employés, de même que c’est son propre système législatif et
administratif qui autorisa son départ forcé du sud-ouest de l’Inde et son transport vers Batavia, où elle fut vendue à une femme libre vivant sous
l’autorité de la VOC. L’ensemble de ces connexions se déployant au sein de l’espace de la VOC démontre la nécessité de renouveler notre regard
sur l’histoire de l’exploitation impériale au sein de l’espace maritime asiatique, en étudiant à nouveaux frais ses convergences, et non plus
seulement ses différences, avec les mondes atlantiques.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
M. van Rossum, « Global Slavery, Local Bondage ? Rethinking Slaveries as (Im)Mobilizing Regimes from the Case of the Dutch Indian Ocean and
Indonesian Archipelago Worlds », Journal of World History, 31, 2020, p. 693-727.
M. van Rossum, « The Dutch East India Company and Slave Trade in the Indian Ocean and Indonesian Archipelago Worlds, 1602-1795 », Oxford
Research Encyclopedia of Asian History : http://doi.org/10.1093/acrefore/9780190277727.013.403
M. Vink, « “The World’s Oldest Trade” : Dutch Slavery and Slave Trade in the Indian Ocean », Journal of World History, 14, 2003, p. 131-177.
RENVOIS
Esclavage public
Mobilité
Propriété
Traites
Travail
Marché
Capitalisme
Une société esclavagiste
à part entière
e
Corée, XVIII siècle
MATTHEW LAUER
« Les esclaves sont nos mains et nos pieds », telle était l’une des maximes des yangban, l’élite
sociale et culturelle coréenne de la dynastie Chosŏn (1392-1910). Ses membres se distinguaient par leur
ascendance familiale, le succès aux examens centraux, la richesse accumulée et le niveau d’instruction.
La possession d’esclaves figurait également parmi les éléments essentiels du prestige des yangban, qui
exprimaient souvent des réticences à accomplir les travaux qu’on exigeait des paysans et des esclaves,
qu’il s’agisse de la culture des champs, des corvées domestiques ou du transport de charges en public.
Effectuer publiquement de telles tâches risquait de nuire à leur image. Posséder autant d’esclaves que
possible constituait donc une préoccupation majeure pour les yangban. Les esclaves, quant à eux,
représentaient une portion importante de la population totale (pas moins du tiers, à certaines époques de
la période Chosŏn). Ils occupaient aussi une large gamme de fonctions : certains vivaient principalement à
proximité de la résidence du propriétaire, labouraient les champs et accomplissaient les travaux
domestiques (« esclaves à domicile ») ; d’autres vivaient sur une parcelle de terre éloignée, à part,
situation de plus en plus banale à mesure que les propriétés foncières se fragmentaient (« esclaves hors
domicile ») ; d’autres encore étaient affectés aux tâches d’entretien, de surveillance et de protection des
tombeaux ancestraux des familles des yangban ; il y avait aussi parmi eux des sujets ordinaires qui se
plaçaient temporairement en situation d’esclavage pour affronter les difficultés économiques. Cette liste
brève et non exhaustive des différents types d’esclaves qui existaient en Corée fait apparaître une grande
variété de relations entre les propriétaires et leurs esclaves.
Loin d’être une spécificité de la seule période Chosŏn (1392-1910), l’institution esclavagiste existait
dans les nombreux royaumes antérieurs qui occupèrent la péninsule coréenne actuelle – celui de Koryŏ
(918-1392) comme ceux qui le précédèrent. Les historiens débattent encore de la façon exacte dont
l’esclavage est apparu en Corée, mais la thèse la plus communément admise situe son origine dans les
guerres de conquête. Les esclaves étaient traités comme des biens meubles – des biens fongibles que l’on
pouvait acheter et vendre à son gré –, comme l’attestent les archives des actes de vente d’esclaves de la
période Chosŏn. Le signe le plus révélateur de l’importance des esclaves durant la période Chosŏn est
sans doute leur présence abondante dans les diverses formes de production culturelle, sous les traits de
serviteurs dans les domaines des arts ou de la littérature, par exemple. La population esclave diminua
dans la dernière moitié de la période Chosŏn, et tout particulièrement au XIXe siècle, depuis l’édit de 1801
mettant presque totalement fin à l’esclavage public, jusqu’à l’abolition complète de 1894.
Durant la période Chosŏn, la société coréenne était organisée selon une hiérarchie statutaire se
déployant à plusieurs niveaux, et dont la gestion était une des principales préoccupations du législateur.
Sans entrer dans toutes les nuances de ce système, rappelons que les yangban se situaient tout en haut de
l’échelle sociale, en vertu de leur ascendance familiale, et grâce à la poursuite de carrières au sein du
gouvernement central. C’est entre les mains de ce groupe que se concentrait l’essentiel de la population
d’esclaves. Par ailleurs, la pratique du concubinage, répandue parmi les yangban, était à l’origine de
situations où des femmes de statut esclave concevaient des enfants avec des yangban. Ces enfants,
appelés ŏlja (pour les garçons) et ŏllyŏ (pour les filles), ne jouissaient pas de la considération
normalement attachée aux membres de la lignée principale et se retrouvaient généralement sujets à des
discriminations de la part de la société. On trouvait également dans cette société un large groupe de
sujets ordinaires nés libres (les yangmin), mais au statut inférieur à celui des yangban. Il est
généralement admis que la distinction formelle de statut entre sujets ordinaires et esclaves était brouillée
ou réduite par le brassage fréquent et les mariages entre ces deux groupes. À certains moments clés,
l’État dut même ajuster les lois régissant la transmission du statut dans le cadre de telles unions, afin de
maintenir un équilibre démographique entre les deux groupes, et surtout ménager à la fois les intérêts
fiscaux de l’État et ceux liés à la gestion de la terre des yangban. Les esclaves eux-mêmes appartenaient
au groupe plus large des sujets « dégradés » (ch’ŏnmin), généralement relégués à des activités jugées
avilissantes. Le fait d’être traités comme des biens meubles distinguait toutefois les esclaves des autres
composantes sociales de ce groupe.
La question essentielle que soulève l’histoire de l’esclavage en Corée concerne la façon dont il
convient de caractériser ce système au regard des autres formes historiques d’esclavage. Certains
historiens vont jusqu’à questionner la pertinence même du terme « esclave » pour traduire le mot nobi 奴
婢. Dans cette perspective, ils se demandent par exemple si le fait de considérer ces individus comme des
biens meubles constitue le critère fondamental permettant de définir un esclave ; si la loi de Chosŏn
reconnaissait leur humanité ou leur potentiel moral malgré leur assignation à un statut de propriété ; si
les fréquentes unions mixtes avec des groupes relevant d’autres statuts révèlent un ordre social plus
complexe ; ou bien encore si les importants degrés de mobilité sociale à l’intérieur de ce statut indiquent
l’existence d’autres catégories. Si l’on examine l’esclavage coréen à l’aune du système qui émergea dans
l’histoire des États-Unis, l’on constate de nombreuses divergences : une absence d’hostilité et de
justification raciales ; une certaine amnésie sociale entourant les origines des esclaves ; et l’absence
générale d’efforts soutenus pour influer sur les pratiques religieuses ou spirituelles des nobi. Considérant
que près du tiers de la population était composé d’esclaves, plusieurs historiens en sont venus à affirmer
que la Corée de Chosŏn (sans doute dans la lignée des dynasties précédentes) était une « société
esclavagiste » à part entière.
Lorsque l’esclavage était en vigueur à l’époque de Chosŏn, les conflits de propriété étaient
fréquents. Ces conflits étaient souvent si nombreux que les fonctionnaires se plaignaient que les « procès
d’esclaves » (nobi sosong) engorgeaient la routine judiciaire. Il y avait parfois tant de procès qu’un bureau
ad hoc fut créé pour rattraper le retard accumulé. Pourquoi une telle profusion de procès ? La propriété
d’esclaves à grande échelle procurait aux yangban un avantage social majeur (car elle affichait leur
richesse devant leurs pairs) et un avantage pratique considérable (car les esclaves accomplissaient des
fonctions cruciales sur leurs vastes domaines). Même si la possession de très nombreux nobi pesait
parfois lourdement sur les finances des yangban – à l’époque de l’affaire dont il sera question ici, les
propriétaires terriens se plaignaient déjà depuis longtemps du coût de la surveillance de grandes
populations d’esclaves, sans même parler de la fréquence croissante des explosions de violence parmi ces
derniers –, le besoin de les conserver en grand nombre, et par là même les avantages qu’ils procuraient,
perdurait au début du XVIIIe siècle. De nombreuses stratégies étaient mises en place pour satisfaire ce
besoin, y compris le vol au détriment d’autres yangban. Dès lors, les conflits autour des esclaves peuvent
être considérés comme un phénomène révélateur des tensions qui agitaient les rangs de l’élite.
Le système esclavagiste avait aussi ses détracteurs. Au début du XVIIIe siècle, des philosophes
politiques de premier plan critiquaient déjà ses effets néfastes et proposèrent divers remèdes pour les
atténuer. Même si beaucoup d’entre eux considéraient l’émancipation de tous les esclaves comme un
objectif inaccessible à brève échéance – voire à l’échelle d’une vie humaine –, ils n’en suggéraient pas
moins des pistes pour endiguer la destruction des talents que perpétuait le système ainsi que les
incessants conflits qu’il provoquait dans les familles. Parmi ces propositions figurait en bonne place
l’imposition de restrictions drastiques au droit de vente et d’achat. L’empreinte culturelle de l’institution
était également source de très grandes difficultés pour les esclaves. Les noms qui leur étaient donnés
pouvaient contenir par exemple des insultes et des références déshumanisantes.
Les esclaves de M. Yi
C’est ici qu’entre en scène notre propriétaire avide d’esclaves. Les archives qui relatent l’affaire
datent du milieu des années 1730 et proviennent d’un recueil de cas judiciaires locaux, compilé par le
magistrat de Namwŏn (au sud-ouest de la Corée). Dans l’espoir d’augmenter le nombre de ses esclaves,
un yangban de Séoul avait pris pour cible une famille locale issue d’une lignée récente d’esclaves. Les
archives de cette affaire et le compte rendu détaillé de l’argumentation présentée devant le tribunal local
permettent de porter un regard critique sur les aspects juridiques de la vie des esclaves de la période
Chosŏn.
L’affaire peut se résumer ainsi : un yangban habitant la capitale, uniquement désigné sous le nom de
M. Yi, se rendit à Namwŏn prétendant pouvoir légitimement revendiquer la progéniture d’un nommé
Na Manbong et de son épouse Ŏmnye. Mais, pour arriver à ses fins, il déploya une logique juridique bien
particulière. L’argument avancé par M. Yi reposait entièrement sur une coïncidence : le grand-père
maternel de Manbong, Kim Kimin, portait le même prénom que l’un de ses esclaves, enfui depuis
longtemps. Si les deux prénoms avaient la même prononciation (Kimin 기민), ils n’avaient cependant pas la
même graphie (du moins tels qu’ils apparaissaient dans les registres disponibles, à savoir 起敏 et 己民). À
l’écrit, les caractères étaient même tellement différents qu’il aurait été difficile de les confondre. M. Yi ne
put toutefois fournir aucune preuve d’un quelconque lien de parenté entre Manbong et Kimin, même en
remontant le fil des générations. Il tâcha cependant de faire passer cette différence de caractères pour
une dissimulation délibérée de la part d’une famille autrefois esclave. Après avoir fui son ancienne
condition, Kimin aurait fait en sorte d’altérer son prénom dans tous les documents officiels qu’il avait été
appelé à remplir pour échapper à M. Yi sans avoir à en modifier la prononciation. M. Yi soutint
formellement que les deux hommes n’avaient pas seulement en commun leurs prénoms ; ils étaient une
seule et même personne. C’est en se fondant sur cet argument que M. Yi prétendait avoir un droit
légitime sur les enfants et petits-enfants de Kimin et, par extension, sur tous les descendants de Manbong.
Pour résoudre l’affaire, et malgré l’apparente fragilité des motifs invoqués par M. Yi, le magistrat
estima nécessaire de mener une enquête approfondie et développa une longue et méticuleuse
argumentation contradictoire (ce point est en soi notable, nous y reviendrons). Il commença par
reconstituer l’histoire des familles de Manbong et Ŏmnye, en remontant aussi loin que possible. Il
examina leurs généalogies ainsi que les documents de succession afin de reconstituer leur arbre
généalogique. À partir de ces informations, il s’attacha ensuite à démonter méthodiquement
l’argumentation juridique du yangban et rédigea une réponse : puisque M. Yi n’était pas capable de
présenter une argumentation cohérente, le magistrat s’en chargerait pour lui. Comme pour mieux
souligner les faiblesses du raisonnement du yangban, il se fit fort de lui montrer comment une
authentique querelle relative à la propriété de ces personnes aurait effectivement pu aboutir. En
élaborant une revendication fictive mais plausible, il entendait disqualifier celle de M. Yi, invraisemblable
à ses yeux.
Pour ce faire, le magistrat se concentra sur l’histoire personnelle des parents d’Ŏmnye. Le magistrat
prit soin de préciser que les registres officiels indiquaient clairement que les deux parents d’Ŏmnye
avaient tous deux été esclaves au service d’une famille de yangban différente : Chungnye, la femme, avait
été l’esclave d’un certain Sim Seyon, tandis que Kŭngnyang avait été l’esclave d’un certain Ch’oe Yŏin.
Pareille situation aurait effectivement pu donner lieu à des querelles quant à la propriété des enfants nés
de son union avec Kŭngnyang. Néanmoins, celles-ci auraient alors opposé les familles des deux maîtres,
Sim et Ch’oe. En comparaison, la revendication de M. Yi semblait par trop improbable. Dans l’esprit du
magistrat de Namwŏn, la question de savoir à qui Ŏmnye appartenait portait en germe tous les éléments
d’un désaccord légitime.
Pour interpréter la réponse du magistrat, il convient de prendre en considération le ton qu’il
employait et déterminer si le conflit qu’il invoquait était le fruit de son imagination personnelle, ou s’il
exposait là une querelle officielle et juridiquement significative. Dans le premier scénario, le magistrat
n’aurait fait que mentionner le conflit entre Sim et Ch’oe à M. Yi pour évoquer un phénomène assez
répandu à l’époque. Le second scénario est plus difficile à analyser, car il semble entrer en contradiction
avec les principes de succession en matière d’esclaves qui étaient en vigueur durant la période Chosŏn.
Les propriétaires d’esclaves redoutaient tout particulièrement les situations où l’un de leurs esclaves était
le père de l’enfant d’une esclave appartenant à un autre propriétaire. Tous les enfants d’une esclave
étaient en effet la propriété du maître de celle-ci, et il était d’usage que l’esclave géniteur aille s’installer
avec cet autre propriétaire. Les propriétaires d’esclaves surveillaient donc de très près les mariages de
leurs esclaves, puisque ces unions pouvaient affecter leurs intérêts. Si le magistrat avait appliqué ces
principes de façon rigoureuse à son analyse de la situation d’Ŏmnye, il est peu probable qu’un conflit
entre M. Sim et M. Ch’oe aurait donné lieu à de longs débats.
Un juge protecteur des esclaves ?
Les lois régissant le statut et la propriété de la progéniture des esclaves évoluèrent de façon
significative à plusieurs moments critiques de la période Chosŏn – souvent en réponse à des pressions
démographiques. Pour comprendre la raison d’être de ces lois, il faut savoir qu’à certaines périodes au
cours de l’ère Chosŏn les mariages entre esclaves et sujets ordinaires nés libres se firent plus fréquents.
Selon la législation du moment, ces mariages pouvaient faire pencher la balance démographique d’un côté
ou de l’autre, entre ces deux populations. Si les sujets ordinaires étaient trop peu nombreux, les recettes
fiscales de l’État en pâtissaient, mais si les esclaves se raréfiaient, c’est l’assise économique des yangban
qui s’en trouvait menacée. La question essentielle était de savoir s’il fallait établir le statut et la propriété
de l’enfant en fonction de sa mère ou de son père, et si l’on pouvait envisager des exceptions particulières
à ces règles. Au début de la période Chosŏn, des préoccupations et des intérêts aussi divers que
complexes vinrent empiéter sur les débats relatifs à ces lois. En 1731 – soit peu de temps avant que
l’affaire Ŏmnye soit consignée –, l’État décida d’aligner le statut des enfants sur celui de leur mère, sans
prévoir d’exception lorsque le père était également esclave.
Dans cette affaire, la sympathie dont fit preuve le magistrat de Namwŏn à l’égard d’esclaves est sans
doute l’aspect le plus inattendu. À cette époque, des bandes de chasseurs d’esclaves parcouraient les
campagnes, présentant devant les tribunaux divers arguments juridiques alambiqués afin de revendiquer
comme esclaves des sujets libres ou affranchis (et les emmener à la capitale). Dans cette affaire, le
magistrat ne semble pas avoir hésité à s’opposer à ce type d’activités, parmi lesquelles l’entreprise de
M. Yi figurait en bonne place. Convoitant des carrières officielles dans l’administration centrale, de
nombreux magistrats acceptaient des positions locales dans l’attente d’un futur avancement. De ce point
de vue, il est remarquable qu’un yangban de la capitale cherchant à acquérir de nouveaux esclaves se soit
heurté à pareille résistance de la part d’un magistrat local (même si ce n’est pas totalement impensable,
selon ce qu’étaient réellement les aspirations personnelles du magistrat de Namwŏn), d’autant plus si l’on
considère les nombreuses descriptions de harcèlements et de menaces subis par les esclaves affranchis
qui émaillent la réponse du magistrat. Les esclaves étaient peut-être les « mains et les pieds des
yangban », mais ils n’étaient pas pour autant totalement sans défense devant les tribunaux locaux.
Le cas d’Ŏmnye présente d’importantes similitudes avec d’autres affaires d’esclaves de cette
période. Bien trop souvent, les esclaves faisaient office de garantie dans les conflits qui opposaient les
membres de l’élite Chosŏn. Ils vivaient dans une grande précarité, soit parce qu’ils changeaient
fréquemment de propriétaires, soit parce qu’ils étaient confrontés à un véritable harcèlement juridique
après avoir été émancipés. Quand les ressources se raréfiaient, les esclaves se retrouvaient au centre de
l’attention et des efforts déployés pour reconstituer celles-ci. Toutefois, l’affaire Ŏmnye illustre
parfaitement la pression que la gestion des esclaves faisait peser sur l’administration locale à l’ère
Chosŏn. Même confronté à des arguments peu solides, le magistrat de Namwŏn devait entendre et
examiner avec la plus grande rigueur les faits relatifs à l’affaire de M. Yi afin de trouver une solution
satisfaisante à ce problème. On imagine la difficulté qu’il y avait à donner la priorité à ces dossiers tout en
jugeant les autres affaires pressantes (auxquelles venait s’ajouter l’approbation des ventes d’esclaves non
contestées) et en accomplissant les tâches administratives courantes du tribunal local. Il est possible que
M. Yi se soit rendu à Namwŏn dans l’idée qu’un tribunal local serait plus facile à manipuler qu’une cour
de la capitale alors qu’en réalité il était plutôt dans l’intérêt du magistrat de Namwŏn de s’investir
pleinement dans cette procédure administrative afin de prévenir toute récurrence de ce genre de conflit à
l’avenir.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
J. Kim, The Emotions of Justice : Gender, Status, and Legal Performance in Chosŏn Korea, Seattle,
University of Washington Press, 2015.
N. Kwŏn, Nobi esŏ yangban ŭro, kŭ mŏnamŏn yŏjŏng : ŏnŭ nobi kagye 2-paengnyŏn ŭi kirok, [Nobi et
descendants de nobis : la longue histoire d’une famille d’esclaves durant deux siècles], Séoul,
Ch’op’an, 2014.
J. Palais, Confucian Statecraft and Korean Institutions : Yu Hyŏngwŏn and the late Chosŏn Dynasty,
Seattle, University of Washington Press, 1996.
RENVOIS
Identification
Justice
Maîtres
Parenté
Propriété
Entre mer et lagune,
un port sur la Côte
des Esclaves
e e
Ouidah, XVII -XIX siècle
ROBIN LAW
Ouidah est une ville côtière de la République du Bénin (autrefois colonie française du Dahomey). Son
nom autochtone est Gléhué, « Ouidah » étant une variante de Huéda, qui était le nom du royaume auquel
cette ville appartenait à l’origine, mais qui fut également appliqué par les Européens à la ville côtière. De
nos jours, celle-ci est officiellement appelée Ouidah. En 1727, le royaume de Huéda fut conquis par le
Dahomey, État de l’intérieur des terres. La ville de Ouidah resta assujettie au Dahomey jusqu’à
l’occupation coloniale française en 1892. Sous le gouvernement du Dahomey, elle servit de siège à
l’administration provinciale et de place de commerce. Elle connut une certaine croissance
démographique, sa population atteignant environ 15 000 habitants au XIXe siècle.
Les Européens appelaient depuis la fin du XVIIe siècle la partie de la côte ouest-africaine où se trouve
Ouidah la « Côte des Esclaves », car c’était l’une des principales zones d’approvisionnement en esclaves
de la traite transatlantique. À partir des années 1670 et jusqu’à la fin du XIXe siècle, près de 50 % des
esclaves exportés depuis la Côte des Esclaves, et plus de 10 % de toutes les exportations transatlantiques
– soit plus d’1 million de personnes –, partirent de Ouidah. La ville constituait le deuxième site
d’embarquement d’esclaves le plus important en Afrique, juste après Luanda en Angola. Les trois
principales nations européennes à se livrer au commerce des esclaves – la Grande-Bretagne, le Portugal
et la France – avaient toutes des comptoirs fortifiés dans la ville, seul le fort portugais subsistant de nos
jours. Les esclaves achetés à Ouidah partaient principalement pour le Brésil, mais aussi pour les Antilles
françaises (en particulier Saint-Domingue). Peu d’entre eux connurent comme destination finale les
Antilles britanniques et l’Amérique du Nord.
Ouidah est souvent décrite comme un « port », mais cette désignation n’est pas strictement exacte,
puisque la ville est située à 3,5 kilomètres de la côte. Les esclaves destinés à l’exportation devaient donc
être acheminés par voie de terre jusqu’au lieu d’embarquement par ce qu’on appelle aujourd’hui « la
route des esclaves ». En outre, même au bord de la mer, il n’existe pas de port à proprement parler,
seulement une rade ouverte. Aucune infrastructure permanente ne fut construite sur le littoral, car les
marchands européens rentraient en ville à la fin de chaque journée. En raison des vagues dangereuses qui
déferlent le long de la côte et des bancs de sable qui la bordent, les navires de traite européens ne
pouvaient pas approcher du rivage et devaient rester à deux ou trois kilomètres de celui-ci. Ils utilisaient
de petites embarcations pour convoyer les esclaves et décharger les biens qu’ils échangeaient contre ces
derniers. Ils employaient pour cela des pirogues et des rameurs africains, qui étaient généralement
recrutés sur la Côte-de-l’Or (actuel Ghana), plus à l’ouest, certains s’installant toutefois à Ouidah de façon
permanente. Pour les esclaves vendus à Ouidah, cette opération traumatisante de transbordement, alors
même qu’ils étaient souvent encore enchaînés, dans de frêles canots susceptibles de chavirer sur une mer
agitée, préfigurait les horreurs du passage du milieu.
Ouidah est également séparée du rivage par une lagune, s’étendant parallèlement à la côte, que les
esclaves destinés à l’exportation devaient traverser à gué. Le rôle commercial de la ville s’explique en
grande partie par sa localisation à proximité de la mer et de cette lagune, qui était un lieu favorable aux
échanges grâce aux pirogues africaines. Les trafics maritimes et lagunaires étaient en effet
interdépendants : les esclaves amenés à Ouidah et les marchandises distribuées depuis la ville circulaient
par pirogues à travers la lagune, ainsi que par voie de terre.
La traite à Ouidah
Les esclaves vendus à Ouidah n’en étaient pas originaires, mais y avaient été amenés depuis
l’intérieur des terres. Ils étaient généralement obligés de faire le voyage vers la côte à pied, mais certains
esclaves faisaient une partie du trajet en traversant la lagune dans des canots. Parmi eux, il y avait des
prisonniers de guerre capturés par les États dans l’hinterland immédiat de la ville – principalement le
Dahomey, après 1727 –, alors que d’autres étaient achetés plus loin à l’intérieur des terres et avaient pu
être vendus plusieurs fois d’un marchand à l’autre avant d’atteindre Ouidah. Dans la ville, ils étaient
soumis à une inspection corporelle minutieuse et intrusive par leurs acquéreurs européens potentiels, qui
souhaitaient éviter d’acheter des personnes malades ou invalides. Après la vente, ils pouvaient être
retenus en ville pendant une longue période, jusqu’à ce qu’ils puissent être embarqués, car les conditions
météorologiques sur le rivage étaient fréquemment défavorables. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les esclaves
étaient souvent détenus dans des prisons construites à cet effet dans les trois forts européens, ou bien
étaient enfermés en plus petit nombre dans les maisons de marchands locaux, où ils étaient tenus
enchaînés. L’insalubrité et la promiscuité de leurs conditions de captivité étaient telles que la mortalité
liée aux maladies était élevée. Les esclaves étaient communément marqués après la vente, pour indiquer
l’identité de leur propriétaire, et dépouillés de leurs vêtements avant l’embarquement.
La traite à Ouidah était soigneusement régulée (et taxée) par l’État, mais elle ne fut jamais, comme
on l’a parfois supposé, un monopole royal. Les rois du Dahomey vendaient leurs prisonniers de guerre via
leurs propres agents, postés de façon permanente à Ouidah, mais un groupe de marchands privés se
forma parallèlement. Ces derniers se fournissaient principalement en esclaves achetés plus loin à
l’intérieur des terres. Aujourd’hui encore, plusieurs des familles importantes de Ouidah descendent de ces
marchands d’esclaves africains des XVIIIe et XIXe siècles.
Ouidah demeura l’un des principaux fournisseurs d’esclaves même après l’interdiction légale de la
traite par les nations américaines et européennes au début du XIXe siècle, et les exportations continuèrent,
en particulier vers le Brésil et Cuba – même si, à cette époque, Ouidah fut dépassée en tant que principal
port esclavagiste de la « Côte des Esclaves » par Lagos, plus à l’est (dans l’actuel Nigeria). Les efforts des
patrouilles de la marine britannique pour intercepter les navires de traite illégaux furent d’une efficacité
limitée, mais la menace de la capture contraignit les marchands d’esclaves à introduire des changements
dans l’organisation de la traite sur la côte. Désormais, les esclaves étaient souvent gardés captifs pendant
des périodes plus longues en attendant l’occasion d’embarquer, lorsqu’il n’y avait aucun navire
britannique dans la rade. La mortalité à terre en était d’autant plus élevée. Les esclaves étaient aussi
régulièrement envoyés par pirogues sur la lagune pour être embarqués dans d’autres ports, à l’est et à
l’ouest, de façon à échapper aux patrouilles navales. À cette époque, les forts européens n’étaient plus
disponibles pour garder les esclaves, mais des marchands locaux maintenaient à cette fin des enclos,
entourés de palissades, appelés barracoons (de l’espagnol barracón, « hutte »).
Bien qu’interdite dorénavant aux acheteurs européens, la traite des esclaves était restée initialement
légale pour les marchands africains, en vertu de la législation locale. En 1852, le roi du Dahomey, sous la
pression d’un blocus naval britannique, accepta un traité qui le contraignit à interdire l’exportation
d’esclaves depuis ses territoires, lesquels incluaient Ouidah. Ce traité ne fut toutefois pas appliqué, et la
traite se poursuivit à Ouidah pendant quelques années après 1852 : le dernier départ d’esclaves à partir
de Ouidah eut pour destination Cuba en 1863. Il y eut également un bref regain des exportations
maritimes d’esclaves, sous la forme de travailleurs sous contrat prétendument volontaires, qui, entre 1885
et 1891, furent envoyés vers l’île portugaise de São Tomé, la colonie allemande du Cameroun et l’État
indépendant du Congo (EIC). L’interdiction de la traite transatlantique n’enraya pas, bien au contraire,
l’institution de l’esclavage et le commerce des esclaves à l’intérieur des sociétés africaines. Ouidah
continua à approvisionner les marchés locaux en esclaves jusqu’à ce que ce trafic fût interdit par les
nouvelles autorités coloniales françaises installées en 1892.
Dans les années 1830, la Côte des Esclaves participa également à ce qu’on appelait le commerce
« légitime » (par opposition au commerce des esclaves, désormais illégal), qui concernait principalement
les produits issus de la culture du palmier (huile et noyaux, utilisés en Europe principalement dans la
fabrication de savon). La valeur de ce nouveau commerce dépassa celle de la traite des esclaves dès les
années 1850. Ouidah prit part à cette transition, mais sa prééminence commerciale fut érodée par le
développement d’un débouché alternatif pour le commerce du Dahomey à Cotonou, à 35 kilomètres plus à
l’est. Ce détournement des flux commerciaux s’explique par la situation plus avantageuse de Cotonou par
rapport aux cours d’eau menant vers l’intérieur des terres – localisation qui devint un atout essentiel
quand le commerce se focalisa sur les produits dérivés du palmier, dont le volume important rendait
indispensable le recours à des transports par voie d’eau bon marché. Le processus s’accéléra sous la
domination coloniale française, avec la construction d’infrastructures portuaires modernes à Cotonou
dans les années 1890. Mais, dès les années 1940, Ouidah avait cessé toute forme d’exportation, et
aujourd’hui encore elle garde une position marginale, d’un point de vue commercial. Le souvenir de son
passé esclavagiste est néanmoins perpétué à travers des projets locaux de commémoration de la traite.
Pendant la période où la traite était illégale, plusieurs marchands d’esclaves brésiliens s’installèrent
dans la ville, notamment Francisco Felix de Souza (mort en 1849), qui devint l’agent commercial du roi
dahoméen Guézo (lequel régna de 1818 à 1858). Il fonda une famille qui, aujourd’hui encore, occupe une
place prépondérante au sein de la société et de la classe politique de la République du Bénin. La Côte des
Esclaves connut également une forte émigration de retour d’anciens esclaves (en portugais, libertos).
Nombre d’entre eux, nés en Afrique, avaient obtenu leur liberté dans les Amériques, principalement au
Brésil, mais aussi, dans une moindre proportion, à Cuba. Si certains affranchis étaient déjà revenus du
Brésil au XVIIIe siècle, ces retours s’amplifièrent après 1835, à la suite de la révolte d’esclaves à Salvador
de Bahia, que les autorités attribuèrent à la supposée influence des Africains libres, dont un grand
nombre fut déporté plus ou moins de force. Le mouvement se poursuivit ensuite librement pendant tout le
reste du XIXe siècle. Les plus riches de ces migrants de retour possédaient souvent des esclaves, et
quelques-uns d’entre eux devinrent même marchands d’esclaves. Ces anciens esclaves, associés aux
descendants de marchands libres comme les de Souza, formèrent une communauté distincte qu’on
appelait localement Agudá et qui, jusqu’à nos jours, a conservé une identité singulière (avec des pratiques
culturelles particulières, notamment en termes de tradition culinaire), bien qu’ils ne parlassent plus
portugais. Ils étaient principalement catholiques et sont devenus les principaux soutiens de la mission
catholique française qui œuvra à Ouidah à partir des années 1860. La communauté comprenait toutefois
une minorité de musulmans (provenant principalement de sociétés musulmanes de l’intérieur de l’Afrique
de l’Ouest, les autres s’étant convertis à l’islam au Brésil), qui fondèrent la première mosquée de Ouidah.
L’esclavage interne
À l’instar des autres entrepôts côtiers d’Afrique de l’Ouest, Ouidah, en plus d’exporter des esclaves,
les employait aussi dans son économie locale. Le personnel qui travaillait dans les forts européens était
principalement constitué d’esclaves, dont la plupart avaient été achetés localement, mais un petit nombre
provenait d’autres régions d’Afrique, y compris de la Côte-de-l’Or. Les administrateurs et les marchands
locaux de Ouidah possédaient également de nombreux esclaves. En fait, la majorité des habitants de la
ville avaient probablement un statut d’esclave ou étaient descendants d’esclaves. Les esclaves étaient
employés dans toute une gamme de tâches, incluant la manutention de marchandises et les travaux
agricoles, tandis que les femmes esclaves devenaient souvent les épouses des hommes libres. Les esclaves
qui vivaient en ville jouissaient fréquemment d’une certaine autonomie économique, car ils gagnaient de
l’argent en tant que journaliers ou petits commerçants, tout en versant une partie de leurs gains à leurs
propriétaires. Ils pouvaient ainsi accumuler un capital suffisant pour acheter leur propre liberté (le prix
du rachat revenant généralement à la valeur de deux esclaves). Mais les esclaves qui devenaient libres
restaient généralement liés par des obligations de service aux familles de leurs anciens propriétaires, en
tant que clients. De manière ironique, cet esclavage local crût avec la transition vers le commerce
« légitime » de l’huile de palme, parce que la masse importante de produits à déplacer nécessitait
davantage de main-d’œuvre. Une partie de l’huile exportée était, de surcroît, fabriquée dans l’immédiat
arrière-pays de Ouidah, sur des domaines recourant aux esclaves.
Les esclaves employés localement étaient, en principe, distincts de ceux que l’on destinait à
l’exportation et n’encouraient pas le risque d’être vendus outre-mer, sauf dans les cas où on souhaitait les
punir d’un crime particulièrement grave. Bien que les descendants d’esclaves eussent tendance à
s’assimiler d’un point de vue culturel et linguistique, nombre d’entre eux gardèrent une conscience de
leurs territoires d’origine et conservèrent des traits culturels distincts, en particulier dans le domaine de
la religion. Ainsi, le culte d’Azili, esprit aquatique féminin associé à la beauté féminine et à l’amour, fut
introduit à Ouidah au début du XVIIIe siècle par une captive venue d’une communauté voisine du Dahomey,
qui fut retenue localement plutôt que vendue à l’étranger. Ce culte fut également transporté à travers
l’Atlantique par d’autres esclaves, pour devenir celui de la déesse Ezili dans la religion vaudoue d’Haïti.
Les sources attestant des formes de résistance à l’esclavage à Ouidah sont peu nombreuses, même
si, de toute évidence, des fuites individuelles avaient lieu. La ville connut également, en 1855, un moment
de panique provoqué par une prétendue conspiration d’esclaves, qui n’aboutit pas. Sous la domination
coloniale française, il y eut également des tensions entre les esclaves nouvellement libérés et leurs
anciens maîtres, en particulier autour de l’accès à la terre. De façon plus générale, cependant, les
descendants d’esclaves tendent aujourd’hui à entretenir un rapport d’identification avec les familles de
leurs anciens maîtres.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
e e
C. Agbo, Histoire de Ouidah du XV au XX siècle, Avignon, Les Presses universelles, 1959.
S. Berbain, Études sur la traite des Noirs au golfe de Guinée. Le comptoir français de Juda (Ouidah) au
e
XVIII siècle, Paris, Larose, 1942.
R. Law, Ouidah : The Social History of a West African Slaving « Port », 1727-1892, Oxford, James Currey,
2004.
RENVOIS
Affranchissement
Culture
Identification
Marché
Traites
Ville
Des empires esclavagistes
L’ordre de la race
Abolitionnismes et abolitions
Des sociétés à l’épreuve
de la traite transatlantique
e e
Angola, XVII -XIX siècles
CATARINA MADEIRA-SANTOS
« Sans l’Angola il n’y a pas de Brésil et sans le Brésil il n’y a pas d’empire. » Écrite en 1758 par le
marquis de Pombal, Premier ministre du roi du Portugal José Ier, cette phrase synthétise magistralement
le rôle joué par la traite organisée depuis les villes portuaires de Luanda et de Benguela dans la
construction du système politique, économique et social de l’Atlantique sud. Environ 45,5 % des esclaves
transportés de force aux Amériques sont partis des littoraux angolais. L’existence même des empires
européens, en particulier celui du Portugal, en dépendait. Du début du XVIIe siècle jusqu’au milieu du
e
XIX siècle, l’Angola s’est essentiellement construite en tant que colonie vouée à l’exportation de main-
d’œuvre servile. Les histoires des deux façades de l’Atlantique se sont alors trouvées connectées. En dépit
de son hégémonie, la traite transatlantique a coexisté et interagi en Angola avec d’autres dimensions de
l’esclavage : celui spécifique aux espaces urbains coloniaux des enclaves atlantiques ; celui pratiqué par
les communautés luso-africaines situées dans l’arrière-pays ; et, enfin, celui de base lignagère existant
dans les sociétés africaines.
Depuis Arguim (Mauritanie) jusqu’au Loango (entre le cap Lopez et le fleuve Congo sur ce qui est
aujourd’hui le quart sud-ouest de la République du Congo et le sud du Gabon), la traite transatlantique
s’est appuyée aussi bien sur les échanges directs entre les capitaines de navires de traite et les
marchands africains que sur l’installation de comptoirs ou de forteresses sur les littoraux, sans intervenir
directement dans le fonctionnement des réseaux mercantiles africains. Quant au commerce angolais, il
présente certaines singularités. Il fut d’abord soutenu par une colonie fondée en 1576 et administrée par
un gouverneur général nommé par le roi du Portugal. Après la création des villes de Luanda (1576) et de
Benguela (1617), la couronne portugaise mit en place des institutions chargées de la gestion du
commerce de natures diverses : administratives (pour l’enregistrement des esclaves, par navire), fiscales
(pour le paiement des taxes à la douane), religieuses (pour les baptêmes collectifs des esclaves) et
judiciaires (pour arbitrer des plaintes de mise en esclavage illégitime). La conquête militaire de
l’hinterland fut entreprise depuis Luanda au XVIIe siècle. Mais elle n’a abouti ni au développement d’une
colonisation territoriale et de peuplement comme au Brésil ni à la délimitation de frontières précises.
Jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle, la colonie d’Angola correspondait aux deux villes portuaires
et à l’implantation de quelques forteresses bénéficiant d’un statut d’extra-territorialité, ainsi qu’au
contrôle d’un réseau très complexe de routes marchandes et diplomatiques grâce à la force militaire, la
signature et l’entretien de traités de vassalité et d’autres formes de négociation avec les pouvoirs
africains indépendants. C’était le cas, par exemple, du royaume du Congo, du royaume du Ndongo
(jusqu’en 1670), de la commonwealth ou empire lunda (jusqu’à la fin du XIXe siècle) et des royaumes
Ovimbundu (jusqu’à la fin du XIXe siècle). Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le marquis de Pombal
conçut un projet impérial réformateur qui ambitionnait et la conquête territoriale et l’installation de pôles
de peuplement blanc à l’intérieur de la colonie. L’objectif était, d’une part, d’assurer la maîtrise sur le
territoire et, par ce biais, des réseaux de traite d’esclaves, et, d’autre part, de contrer le détour des
caravanes esclavagistes vers les ports fréquentés par les Français et les Hollandais. La territorialisation
fut surtout enclenchée dans le but de préserver le monopole portugais sur la traite. Vers la fin du
e
XVIII siècle, les ports de traite indépendants du Loango, de Cabinda ou de Mpinda constituaient, toutefois,
des lieux de concurrence entre les puissances impériales européennes, notamment la France et
l’Angleterre.
Dans la colonie d’Angola, les juridictions étaient définies en fonction du statut des personnes. Le
gouverneur d’Angola possédait juridiction sur les sujets du roi du Portugal (nés au Portugal ou leurs
descendants) et sur les Africains libres ou esclaves christianisés vivant sous la tutelle portugaise. Les
chefs africains, qui avaient signé des traités de vassalité avec le roi du Portugal (par l’intermédiaire de
son représentant, le gouverneur d’Angola ou les capitaines), se trouvaient sous la juridiction des
capitaines des forteresses (presídios). Les litiges intra-communautaires, de droit privé et public, étaient
réglés par les tribunaux et les droits coutumiers, mais les chefs et les membres des lignages pouvaient
choisir de se soumettre à l’arbitrage du capitaine de la forteresse. Conformément à son règlement, celui-
ci avait la capacité de juger les mucanos – c’est-à-dire, les conflits entre Africains en appliquant le droit
coutumier. L’instance d’appel de cet arbitrage revenait au gouverneur d’Angola, siégeant à Luanda, en sa
qualité de « juge de Mucanos ».
L’origine des esclaves relevait de plusieurs modalités de mise en esclavage et d’acquisition. Dans
l’arrière-pays de Luanda, les razzias conduites par l’armée portugaise dans les villages et les butins
résultant des guerres avec des souverains africains, notamment le roi du Ndongo et la reine Njinga de
Matamba, ont joué le premier rôle entre 1579 et 1683. Dans l’hinterland de Benguela, de telles pratiques
ont persisté jusqu’au XIXe siècle. Les prises de guerre étaient des Africains aux origines très variées et
parfois même des Luso-Africains. Ces personnes étaient vendues dans les marchés des villes coloniales ou
dans ceux de l’intérieur du pays. La couronne portugaise réussit à imposer parallèlement des taxes en
esclaves prélevées annuellement en mettant la main sur le système fiscal du royaume du Ndongo, ainsi
que des taxes de vassalité à des chefferies, ces dernières persistant jusqu’au XXe siècle.
Les rapports sociaux à l’intérieur des communautés africaines se sont modifiés au contact de
l’économie atlantique qui a conféré une valeur mercantile accrue aux personnes. Les marchés destinés à
la vente d’esclaves, de denrées alimentaires, d’étoffes, etc., existaient déjà dans quelques régions,
notamment les royaumes du Congo et du Ndongo. Mais l’autonomisation des marchés d’esclaves fut
enclenchée par la croissance de la traite. La mise en place de réseaux de traite depuis le littoral vers
l’intérieur du continent fut responsable, à son tour, de la généralisation de la marchandisation des
personnes réduites en esclavage. Dans le système servile interne, les individus qui avaient commis des
crimes graves étaient habituellement punis par le bannissement de leurs communautés. Cette forme de
désocialisation créait une situation de vulnérabilité qui pouvait conduire à la mise en esclavage. Les
sociétés en contact avec les trafiquants ont très souvent remplacé cette peine par la vente des condamnés
aux marchands de l’Atlantique. Dans les sources des XVIIe et XVIIIe siècles, l’expression « être embarqué »
(« ser embarcado ») signifie que la personne est devenue esclave de traite. Ainsi, outre les prises de
guerre, les esclaves vendus dans les marchés intérieurs pouvaient-ils avoir été condamnés pour des
crimes d’adultère, trahison, assassinat ou dettes par les tribunaux coutumiers ou avoir été capturés lors
de rapts ou par le biais d’autres formes de violence perpétrées à l’encontre des populations africaines et
entre Africains. L’amplification de la violence et de l’insécurité du fait de l’action des marchands
d’esclaves a bouleversé le quotidien des populations, en particulier de celles qui se trouvaient à proximité
des ports de traite. Les routes commerciales montrent que les origines des personnes réduites en
esclavage et destinées aux Amériques étaient diverses et variaient en fonction des périodes et des ports
d’embarquement.
La principale source d’approvisionnement a toutefois consisté dans le commerce à longue distance
organisé depuis le littoral et dirigé vers les marchés africains (pumbos) situés à l’intérieur des terres.
L’impulsion de ces entreprises commerciales dépendait des marchands d’esclaves établis dans les villes
angolaises, qui étaient soutenus par des réseaux familiaux et des clientèles s’étendant jusqu’à l’île de São
Tomé et au Brésil. Grâce à leurs capitaux, ils faisaient crédit à des intermédiaires africains ou luso-
africains (pombeiros) qui sillonnaient les routes, munis de marchandises (étoffes, eau-de-vie, perles, etc.).
Entre les XVIIe et XIXe siècles, les réseaux marchands se sont progressivement élargis à des espaces de plus
en plus éloignés de la côte. Depuis Luanda, la limite de l’expansion commerciale vers le nord-est a
coïncidé avec le marché du Kassanje, contrôlé par les Imbangalas qui se sont positionnés en tant
qu’intermédiaires entre les trafiquants et l’Empire Lunda. Pour ce qui est du port de Benguela, il
dépendait des prises de guerre que les royaumes Ovimbundu faisaient entre eux et auprès des
populations Ngangela. Quant aux réseaux des marchands luso-brésiliens et ovimbundu, ils se sont
progressivement déployés à l’est jusqu’au Lovale (Zambie, fin XVIIIe siècle) et en direction du nord-est
jusqu’aux royaumes du Lunda, Kuba et Katanga (XIXe siècle).
Des caravanes de milliers d’esclaves enchaînés – hommes, femmes et enfants – convergeaient vers
Luanda et Benguela, marchant souvent plusieurs centaines de kilomètres. Les taux de mortalité étaient
très élevés. Dans les villes, des espaces furent aménagés – les quintalões – pour emprisonner dans des
conditions dégradantes ceux qui attendaient l’embarquement. Cette population servile hétéroclite parlait
différentes langues et appartenait à des cultures diverses. Au sein de cette Babel, une base bantoue
commune permettait une intercommunication plus ou moins facile entre ceux qui devaient traverser
l’Atlantique ensemble. Nombre d’entre eux présentaient des scarifications ou des tatouages sur le corps,
indiquant la diversité de leurs origines ethniques et de leurs statuts sociaux. Le moment clé de la
dépersonnalisation des Africains se produisait dans les ports quand ils étaient marqués sur la poitrine au
fer rouge avec les armes du roi du Portugal. Certains marchands utilisaient également des marques
personnelles. Le corps africain devenait alors un support où s’accumulaient des empreintes d’humiliation,
à côté des scarifications qui perdaient leur sens dans le monde de la traite. Les baptêmes collectifs
assignaient aussi à ces personnes une nouvelle identité sociale et religieuse. Au sein des réseaux
d’esclavage se forgea encore un vocabulaire spécialisé pour classer la valeur des êtres humains en
fonction de leur force de travail. La peça de Índias (du kimbundu pesa, « homme jeune », mis en
esclavage, destiné aux Indes de Castille, en Amérique) correspondait à un homme de bonne constitution
physique, apte au travail de plantation. Il s’agissait de l’esclave le plus prisé et donc le plus cher.
Les hommes et les femmes transportés dans les navires de traite vers les Amériques ne perdaient
pas forcément tout contact avec leurs parentèles en Afrique, surtout s’ils restaient dans les villes
portuaires brésiliennes. Les nouvelles circulaient entre les deux façades de l’Atlantique, parfois avec des
années de retard, mais elles circulaient. Les communications régulières entre Luanda ou Benguela et
Salvador de Bahia, Rio de Janeiro et Pernambuco expliquent ainsi les retours de quelques esclaves.
Dans les enclaves atlantiques comme Luanda, l’esclavage urbain présentait des caractéristiques
spécifiques. La ville dépendait quasi exclusivement du travail africain. Les esclaves appartenaient aux
colons portugais mais aussi aux Africains libres. À partir du XVIIe siècle, on signale la présence d’esclaves-
artisans (escravos de ofício), maçons, charpentiers, tourneurs ou autres, loués par leurs maîtres portugais
pour leurs savoirs et savoir-faire, ce qui invite à établir un parallèle avec les esclaves à profit (escravos de
ganho) des villes brésiliennes. Beaucoup se voyaient affectés à des fonctions domestiques multiples :
esclaves domestiques à l’intérieur de la maison (criados de dentro de casa), notamment les mucamas
(jeunes femmes esclaves, souvent concubines) ; serviteurs de l’extérieur (criados de fora), tels les
cuisiniers, blanchisseuses et autres domestiques chargés des corvées d’eau et de bois de chauffage. La
présence des femmes esclaves dans le monde domestique colonial leur conférait un rôle dans l’éducation
des enfants de leurs maîtres, métis pour la plupart, et dans la transmission de la langue kimbundu, la
population de Luanda étant ainsi bilingue.
Fondée en 1628, la confrérie de Notre-Dame-du-Rosaire-des-Noirs (Nossa Senhora do Rosário dos
Negros) constituait avec son église le cadre d’expression publique de la sociabilité des Africains. À la fin
du XVIIe siècle, cette paroisse réunissait 20 000 Africains baptisés, surtout des esclaves urbains et
quelques affranchis. Le mariage entre esclaves y était pratiqué et l’enseignement du catéchisme était
dispensé en langue kimbundu.
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l’esclavage urbain prit une dimension somptuaire et ostentatoire.
Les femmes portugaises se promenaient en ville, accompagnées de nombreuses esclaves habillées avec
des tissus d’origine indienne, alors que leurs maîtresses portaient de riches étoffes de coton et de soie. La
proximité avec les communautés africaines amenait les acteurs à mobiliser l’idéologie africaine de la
« richesse en personnes », qui associait le prestige au nombre de dépendants, dans leurs manières de
concevoir l’esclavage urbain, en marge de ses fonctions de production. Au XIXe siècle, l’administrateur et
géographe José Joaquim Lopes de Lima rapportait ainsi que les habitants de Luanda possédaient des
esclaves dont le statut était celui de biens de luxe.
La connaissance des règles de fonctionnement et l’expérience de l’esclavage interne aux sociétés
africaines – en particulier la fluidité permanente à l’intérieur d’une pluralité de statuts, entre liberté
(entendue comme appartenance au lignage) et « non-liberté » – offraient aux personnes réduites en
esclavage une ressource qui élargissait leur champ des possibles. En conséquence, les allers-retours
statutaires de part et d’autre de la ligne de séparation fragile entre liberté et esclavage étaient fréquents.
Les Africains entraient et sortaient de l’esclavage colonial en utilisant les statuts serviles africains comme
un moyen de résolution des crises. Deux exemples éclairent ce propos. En période de famine, les Africains
pratiquaient ce que les Européens appelaient « l’esclavage volontaire » avec ses caractéristiques
africaines. Il s’agissait d’un statut servile temporaire, sous la forme de la mise en gage de soi-même en
échange de nourriture, ce qui ne gommait pas la possibilité du retour à la liberté. Citons encore les
Africains libres qui se trouvaient au service de l’armée portugaise en tant que soldats et qui désertaient :
en cas de capture, ils déclaraient qu’ils étaient esclaves de quelqu’un, car en tant qu’esclaves ils ne
pouvaient pas servir l’armée. C’est dans ce va-et-vient qu’il faut aussi interpréter les fuites d’esclaves :
marqués au fer rouge, baptisés et destinés à l’Amérique, ils échappaient au contrôle des marchands,
réintégraient leurs sociétés ou vivaient en marronnage, mais pouvaient être capturés à nouveau, baptisés
à nouveau, et ainsi de suite. Luanda fut donc une ville coloniale incrustée dans les sociétés africaines dont
les modes de fonctionnement sont restés prédominants. Elle fut le cadre dans lequel se sont entremêlées
différentes manières de penser et de vivre l’esclavage.
À l’intérieur des terres et autour des forteresses portugaises se sont formées des communautés de
culture luso-africaine converties au christianisme (du moins nominalement) et directement engagées dans
le commerce. Ces populations, majoritairement métisses, possédaient de nombreux esclaves qui se
mariaient entre eux sur plusieurs générations et sous l’égide d’un même maître et de son groupe de
parents. Ces familles d’esclaves domestiques étaient employées dans les travaux des fermes agricoles et
côtoyaient les acteurs intégrés dans les communautés africaines. Beaucoup d’entre eux ne parlaient que
le kimbundu. Notons, de surcroît, que la couleur des acteurs – maîtres ou esclaves – n’apparaît
mentionnée que très rarement dans les sources qui ont été rédigées en Angola, ce qui constitue une
particularité au regard de l’importance de la race dans les esclavages américains et européens. En
Angola, le statut de maître d’esclave n’avait pas forcément une traduction en termes de couleur, d’autant
plus que la population luso-africaine était elle-même à prédominance métisse.
Du point de vue juridique et théologique, la mise en esclavage des Africains supposait la mobilisation
d’arguments de légitimation. L’Europe chrétienne les a trouvés dans la doctrine de la juste guerre et
l’approbation du Saint-Siège. En revanche, dès que les esclaves étaient achetés à d’autres Africains, la
légitimité de leur statut n’était pas questionnée. Ainsi, du point de vue des marchands, les acquisitions
dans les pumbos avaient-elles l’avantage d’esquiver une question aussi centrale qu’épineuse. Quand les
esclaves y étaient achetés, ils étaient déjà esclaves. Si question de légitimité il y avait, elle se posait du
côté des maîtres africains et de leurs principes juridiques.
Du point de vue de l’administration impériale, il fallait cependant prendre en compte d’autres
enjeux. À partir du début du XVIIe siècle, les gouverneurs ont commencé à recevoir des plaintes portées
par des chefs de l’hinterland de Luanda concernant l’asservissement illégitime des membres de leurs
lignages. En riposte, ils bloquaient la circulation sur les routes et les flux commerciaux jusqu’à obtenir la
libération de leurs parents. C’est pourquoi les gouverneurs ont créé des mécanismes institutionnels
permettant d’anticiper les plaintes. Ainsi, une fois à Luanda ou à Benguela, et avant l’embarquement,
chaque esclave était-il interrogé sur la légitimité de son asservissement par les catequizadores ou
inquiridores de liberdades (« catéchistes » ou « enquêteurs de libertés »), soit des prêtres assistés d’un
interprète. En l’absence de plainte, l’esclave était marqué au fer rouge. Ceux pris dans de justes guerres
n’étant pas visés, les interrogatoires s’adressaient à ceux vendus dans les marchés et asservis à l’intérieur
du système africain. Seules des informations fragmentaires sont disponibles sur le fonctionnement de ce
dispositif. Mais elles indiquent clairement que les Africains connaissaient leur statut et les raisons de leur
mise en esclavage et que la bureaucratie coloniale leur accordait les moyens de présenter des
dénonciations auprès des autorités et d’être écoutés. Ceux qui affirmaient avoir été asservis de manière
illégitime étaient conduits au « tribunal de mucanos », une audience judiciaire unique dans l’histoire de
l’esclavage atlantique, en fonction depuis le XVIIe siècle, au sein de laquelle le gouverneur d’Angola
arbitrait en suivant les principes du droit coutumier. Mucanos (mukanu) était le mot kimbundu qui
désignait le litige et sa résolution.
Un certain nombre de ces plaintes sont remontées jusqu’aux tribunaux centraux de Lisbonne
(Desembargo do Paço et Conselho Ultramarino) qui les ont arbitrées favorablement. Vu la longueur des
démarches bureaucratiques, les personnes asservies se trouvaient déjà au Brésil au moment où la
sentence arrivait à Luanda. Le processus permettant leur localisation, leur retour en Afrique et enfin leur
restitution aux lignages pouvait durer plusieurs années.
L’interdiction de la traite et la fin de l’esclavage
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Captifs
Culture
Esclavage pénal
Genre
Identification
Justice
Maîtres
Marché
Traites
Travail
Ville
Des empires esclavagistes
Les Églises chrétiennes face à l’esclavage atlantique
L’ordre de la race
Abolitionnismes et abolitions
Entre deux océans :
les esclaves du Cap
et son arrière-pays
e e
La colonie du Cap, XVII -XIX siècles
NIGEL WORDEN
La VOC poursuivait les pratiques qu’elle avait mises en place dans ses territoires d’Asie où
l’esclavage était en vigueur. Les populations autochtones de la région du Cap – les Khoi et les San, des
chasseurs-cueilleurs et éleveurs nomades – étaient considérées comme peu aptes aux travaux agricoles, et
la VOC n’avait pas le pouvoir de les y forcer dans les premiers temps de la colonie, étant donné sa
dépendance envers les Khoi qui la ravitaillaient en bétail. Par la suite, la population indigène du Cap fut
décimée par la variole et d’autres maladies contre lesquelles elle n’était pas immunisée. Comme dans les
colonies européennes des Amériques, ce furent donc des esclaves importés qui devinrent la principale
source de main-d’œuvre. À la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, à mesure que le développement de la
colonie néerlandaise entraînait l’expropriation des Khoi et des San de leurs terres de pâture et la
destruction de leurs sociétés, un certain nombre d’autochtones appauvris se mirent, néanmoins, à
travailler dans les fermes des colons aux côtés des esclaves en tant que serfs ou travailleurs salariés.
La société esclavagiste du Cap avait pour caractéristique inhabituelle la grande diversité des régions
d’origine de ses esclaves, qui reflétait celle des intérêts commerciaux et politiques de la VOC, puis des
Britanniques dans l’océan Indien entre la fin du XVIIe siècle et le début du XIXe siècle. Certains esclaves
étaient acheminés de Madagascar à bord de navires spécialement affrétés dans ce but par la VOC au Cap.
Dans les années 1720, la Compagnie obtenait également des esclaves de ses comptoirs commerciaux à
Rio de la Goa et le long de la côte du Mozambique. Toutefois, la majorité des esclaves était amenée au
Cap par petits groupes, ou individuellement, à bord de navires qui retournaient en Europe depuis les
comptoirs de la VOC en Asie du Sud et du Sud-Est. Dans l’ensemble, environ un quart des esclaves
importés au Cap étaient issus de l’une des quatre régions suivantes : l’Asie du Sud (Inde et Ceylan), l’Asie
du Sud-Est (principalement les régions qui fournissaient le centre administratif de la VOC à Batavia, telles
les régions de Nias, Bali, Sulawesi, Ternate et Timor), Madagascar et l’Afrique orientale. À la fin du
e
XVIII siècle, quand la domination de la VOC s’affaiblit, la côte du Mozambique et l’île de Mozambique
devinrent la principale source d’importation d’esclaves au Cap, dont un bon nombre était obtenu auprès
des marchands portugais et brésiliens de passage. Au XIXe siècle, sous le gouvernement britannique, le
Cap avait une majorité d’esclaves d’origine malgache et mozambicaine plutôt qu’asiatique.
L’économie du Cap différait de celle des sociétés de plantations esclavagistes des colonies
américaines. Les esclaves accomplissaient des tâches domestiques dans la ville du Cap et dans les bourgs
et les villages de son arrière-pays, ainsi que dans les exploitations céréalières et viticoles du sud-ouest de
la région. 90 % des fermiers cultivateurs possédaient des esclaves. Les propriétés variaient en taille, mais
la plupart des colons fermiers possédaient moins de dix esclaves, et les domaines sur lesquels on en
dénombrait plus de vingt étaient très rares. Certains esclaves travaillaient également dans les terres
pastorales de l’intérieur comme bergers et gardiens de troupeaux d’ovins et de bovins, même si, dans ces
fermes des régions frontalières, c’étaient le plus souvent des Khoi et des San que l’on employait avec le
statut d’engagés (travailleurs sous contrat) ou de journaliers. Dans la ville du Cap, la plupart des esclaves
œuvraient au port et dans les carrières ; à l’extérieur de la ville, la Compagnie les employait à abattre les
arbres et à s’occuper du bétail. Les familles de colons de la ville du Cap possédaient également des
esclaves qui accomplissaient toutes les tâches domestiques et vendaient à la criée des fruits et des
légumes.
Comme dans les autres sociétés coloniales esclavagistes européennes à la même période, les
esclaves à l’époque de la VOC jouissaient de très peu de droits, et leurs propriétaires exerçaient sur eux
une autorité quasi absolue. Les esclaves étaient obligés d’obéir à leurs maîtres, qui pouvaient leur infliger
des châtiments corporels, notamment à coups du tristement célèbre sjambok, un fouet en cuir. Les
femmes esclaves étaient particulièrement exposées au risque d’exploitation sexuelle de la part de leurs
maîtres et de la famille de ces derniers. Il arrivait parfois que des propriétaires fussent sanctionnés par
des amendes pour avoir maltraité leurs esclaves, mais dans les zones rurales les plus reculées ces
comportements n’étaient que rarement signalés. Du reste, l’emprise psychologique pouvait s’avérer aussi
efficace que la contrainte physique, en particulier sur des individus coupés de leurs proches et de leurs
racines culturelles dans des fermes isolées où habitaient peu d’autres esclaves. Beaucoup d’entre eux
dépendaient exclusivement de leurs maîtres pour se nourrir, se loger et simplement survivre. Au fil du
temps apparurent des générations d’esclaves nés dans la colonie, puisque les enfants d’une esclave
héritaient de son statut. Ces esclaves « nés au Cap » ne connaissaient pas d’autre monde que celui de
leurs propriétaires envers lesquels ils faisaient preuve de déférence. Cela ne signifie pas que ces esclaves
étaient traités comme des égaux. Ils étaient toujours considérés comme inférieurs, tels des enfants, et la
relation entre le maître et son esclave était empreinte d’un fort paternalisme – un paternalisme peut-être
moins violent que la simple coercition, mais qui relevait de la même forme d’exploitation.
Une majorité d’esclaves du Cap étaient des hommes. En 1738, on comptait 4 hommes pour 1 femme.
Après l’abolition de la traite en 1807, la proportion d’esclaves nés au Cap devint plus importante, et
l’équilibre des sexes fut quelque peu rétabli, avec un ratio de 1,18 homme par femme en 1834. Des
réseaux de parenté plus étendus apparurent chez les esclaves au XIXe siècle. Les familles étaient,
cependant, souvent séparées au gré des ventes et éparpillées auprès de différents propriétaires. Les taux
de mortalité élevés engendraient également une forte instabilité familiale. Des épidémies de variole
frappaient, en effet, le Cap tous les 30 à 40 ans, et d’autres maladies comme la rougeole se révélaient
particulièrement destructrices.
Quelques esclaves accumulaient de petites sommes d’argent ou du bétail grâce aux revenus que
certains maîtres pouvaient leur accorder, mais la majorité n’avait pas de ressources personnelles. Seuls
quelques-uns parvenaient à gagner leur liberté : environ 900 dans la période de la VOC. Le nombre
d’affranchissements augmenta, toutefois, dans la ville du Cap au début du XIXe siècle. La plupart des
esclaves libérés étaient des femmes vivant en ville, dont certaines épousaient des colons libres, en
particulier des soldats et des citadins issus des couches populaires. Parfois, d’anciens esclaves obtenaient
un bout de terre ou une propriété, mais ces « noirs libres », comme on les appelait, restaient dans leur
grande majorité au bas de l’échelle sociale.
L’impact culturel de l’esclavage est toujours visible au Cap aujourd’hui. L’islam, importé dans la
colonie par les exilés politiques et les esclaves venus d’Asie du Sud et du Sud-Est à la fin du XVIIe siècle, et
dont le nombre de fidèles a considérablement augmenté grâce aux conversions ultérieures d’esclaves, est
devenu une caractéristique typique de la région, en particulier dans la ville du Cap. Les formes créolisées
du néerlandais furent ainsi en partie élaborées par les esclaves du Cap et, aujourd’hui encore, l’afrikaans
reste la langue prédominante chez leurs descendants. La cuisine actuelle a été elle aussi fortement
influencée par les traditions culinaires de l’Asie du Sud-Est et les divers ingrédients apportés par les
esclaves. Quant aux musiques et chansons populaires caractéristiques de la région, elles doivent
également beaucoup aux origines esclaves de ses habitants.
Résistances à l’esclavage et insurrections
Plusieurs facteurs structurels inhibaient les révoltes à grande échelle : la petite taille des propriétés
et la diversité linguistique et culturelle d’esclaves issus de régions très différentes. Néanmoins, les
esclaves du Cap résistaient à leur condition de diverses façons. Les incendies volontaires étaient légion,
en particulier dans les champs et les vignes juste avant la récolte. La résistance passive, comme le
ralentissement du travail ou la détérioration des outils, était largement répandue. Mais la principale
forme de résistance restait la désertion. Dans une colonie où les esclaves étaient disséminés, souvent dans
des fermes reculées, la fuite était une réponse fréquente à l’oppression. Il existait au sein de la colonie
des lieux connus pour servir de refuge, comme la montagne de la Table, où les déserteurs se
rassemblaient. Une communauté d’esclaves marrons vécut ainsi dans les grottes des montagnes du cap
Hangklip pendant toute une partie du XVIIIe siècle.
D’autres fuyards avaient pour objectif de quitter la colonie du Cap. Les esclaves malgaches y étaient
particulièrement enclins, car ils avaient l’espoir de parvenir à retourner sur leur terre natale. En 1751,
des esclaves venus de Madagascar et d’Asie du Sud-Est, emprisonnés sur Robben Island, s’unirent pour
prendre un voilier par la force afin de rejoindre Madagascar d’abord, puis Batavia. Certains esclaves
fuirent la colonie et allèrent se mêler aux sociétés métisses des Oorlam et des Griqua qui vivaient dans la
région du fleuve Orange et au-delà. D’autres encore rejoignirent les territoires des Xhosas dans la région
orientale de la province du Cap. Quelques-uns réussirent à s’échapper en montant clandestinement à bord
de navires amarrés dans la baie de la Table.
Ces désertions reflétaient le désir de ces hommes et de ces femmes d’échapper à l’esclavage, mais
elles ne constituaient pas une remise en cause révolutionnaire de l’existence même d’une société
esclavagiste dans la colonie du Cap. Vers la fin du XVIIIe siècle, de nouvelles formes de contestation
apparurent, toutefois, chez les esclaves du Cap, influencées à la fois par les événements révolutionnaires
qui avaient lieu ailleurs dans le monde atlantique et par la mise à mal du pouvoir colonial au Cap après
l’effondrement de la Compagnie en 1795.
La traite des esclaves fut abolie en 1807, un an après que les Britanniques se furent finalement
emparés de la colonie. Des rumeurs se répandirent, annonçant que l’esclavage lui-même prendrait bientôt
fin. En 1808, environ 300 esclaves de la région céréalière du Swartland, au nord de la ville du Cap, se
soulevèrent, exigeant du gouverneur qu’il leur octroie une liberté qui leur revenait de droit et menaçant
de « se libérer eux-mêmes par la force » s’il la leur refusait. Ils y avaient été encouragés par les récits que
leur faisaient les soldats et marins de passage, selon lesquels l’esclavage était en train d’être aboli dans le
monde atlantique. Leur chef, un esclave de la ville du Cap nommé Louis de Maurice, réussit à se procurer
un uniforme qui ressemblait en tout point à celui de Toussaint Louverture, dirigeant héroïque de la
Révolution haïtienne. La rébellion de 1808 fut rapidement écrasée et ses meneurs exécutés, mais elle
marqua un tournant dans la capacité des esclaves à se mobiliser.
Vers l’abolition
Le début du XIXe siècle constitua un moment de changements importants dans la colonie du Cap,
conséquence de la prise de pouvoir par les Britanniques. Le secteur viticole connut une forte croissance,
provoquée par l’ouverture du marché britannique pendant et après les guerres napoléoniennes. Un
nombre croissant de vignes fut planté, la demande en ouvriers agricoles augmentant de concert. Les
autorités britanniques du Cap tentèrent de remédier au manque de main-d’œuvre en accordant le statut
de travailleurs engagés aux captifs pris sur les navires étrangers se livrant encore à la traite des esclaves,
et en encourageant l’immigration libre venue d’Europe. Mais les immigrés étaient réticents à l’idée de se
joindre à une main-d’œuvre comprenant des esclaves, pour des salaires peu élevés, qui plus est. Certains
penseurs libéraux du Cap, encouragés par le développement du courant abolitionniste en Grande-
Bretagne, commencèrent à affirmer que l’existence de l’esclavage constituait un frein à la croissance
économique dans la colonie, tout en dénonçant son inhumanité et son immoralité. Leurs arguments
commencèrent à faire mouche lorsque les tarifs préférentiels britanniques furent supprimés en 1825 et
que la Grande-Bretagne se mit à importer des vins européens moins chers. Ces mesures mirent un terme
à l’essor de l’industrie du vin au Cap et provoquèrent la ruine des fermiers. Le modèle de production
fondé sur l’esclavage n’était plus aussi profitable qu’auparavant.
Au même moment, dans les années 1820 et au début des années 1830, sous la pression des courants
abolitionnistes de Grande-Bretagne, des lois semblables à celles qui voyaient le jour dans d’autres
colonies esclavagistes de l’Empire britannique furent promulguées. Des règlements contrôlaient
dorénavant les heures de travail, la nourriture et les vêtements des esclaves, ainsi que les châtiments que
les maîtres pouvaient leur infliger. Désormais, les esclaves pouvaient se plaindre auprès des autorités dès
que ces règles n’étaient pas suivies, et les propriétaires recevaient des amendes si ces plaintes étaient
reconnues comme valides. Le système de contrôle interne qui prévalait jusque-là dans la société
esclavagiste du Cap était en train de s’éroder.
L’un des signes les plus frappants de cette évolution fut un soulèvement qui eut lieu dans une ferme
reculée du Bokkeveld en 1825. Ses meneurs s’étaient plaints de mauvais traitements auprès des autorités.
Échouant à obtenir réparation, ils prirent les choses en main. Ils tentèrent de prendre le contrôle de la
ferme, dont ils tuèrent les propriétaires, et exigèrent qu’on leur accordât la liberté. Comme en 1808, le
soulèvement de Bokkeveld fut rapidement réprimé, mais les sentiments exprimés par ses participants
alarmèrent sérieusement les propriétaires d’esclaves d’un bout à l’autre de la colonie. Ces événements,
ainsi que l’effondrement de l’économie fondée sur l’esclavage, expliquent pourquoi la législation de
Westminster de 1833, qui imposait l’émancipation des esclaves, ne se heurta qu’à une opposition
silencieuse de la part des fermiers. Leur consentement fut obtenu par les dispositions de la loi
d’émancipation qui prévoyaient des compensations financières et assuraient que les esclaves resteraient
attachés à leurs propriétaires pendant quatre années supplémentaires d’« apprentissage » sans salaire
jusqu’en 1838.
Un certain nombre de fermiers des zones frontalières quittèrent la colonie en signe de protestation
et s’enfoncèrent davantage à l’intérieur des terres, certains emmenant leurs esclaves, lors d’un épisode
qui revêtit plus tard une signification symbolique importante dans l’écriture de l’histoire nationaliste des
Afrikaners. Dans leur grande majorité, les anciens esclaves restèrent, cependant, dans la colonie.
Beaucoup quittèrent leurs maîtres et s’installèrent dans les bourgs et les villages de la région. Mais,
dépourvus de terre et de capital, ils demeurèrent pour la plupart dépendants des fermes – même si les
femmes abandonnèrent massivement les travaux des champs –, qui les employaient en tant qu’ouvriers
agricoles saisonniers ou permanents pour des salaires peu élevés. L’esclavage de la colonie du Cap céda
donc la place à un prolétariat rural qui, aujourd’hui encore, fait vivre les régions agricoles du Cap-
Occidental.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
J. Mason, Social Death and Resurrection : Slavery and Emancipation in South Africa, Charlottesville,
University of Virginia Press, 2003.
K. Schoeman, Portrait of a Slave Society : the Cape of Good Hope, 1717-1795, Pretoria, Protea Boekhuis,
2012.
N. Worden, Slavery in Dutch South Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
RENVOIS
Culture
Démographie
Résistance
Révoltes
Traites
Ville
Des empires esclavagistes
L’ordre de la race
Abolitionnismes et abolitions
Les villes esclavagistes
de l’or
e
Minas Gerais, XVIII siècle
EDUARDO FRANÇA PAIVA
Peu de temps après l’intensification de la traite transatlantique des esclaves africains à destination
du Brésil, d’importants filons aurifères furent découverts dans le sertão, c’est-à-dire dans les zones encore
mal connues de l’intérieur en Amérique portugaise, au cours des années 1680-1690. Une partie de ce
territoire regorgeant de gisements les plus variés – or, fer, diamants, aigues-marines, topazes,
tourmalines, etc. – fut érigée en capitainerie du Minas Gerais en 1720. À la fin du XVIIIe siècle, il abritait
déjà l’une des plus importantes concentrations d’esclaves, d’affranchis (qui avaient un statut distinct des
libres) et de non-blancs libres (cette expression n’était pas utilisée à l’époque mais permet de désigner
tous les libres d’ascendance amérindienne, africaine ou mixte). À leur maximum, 170 000 esclaves
africains, créoles, amérindiens et métis (métis ne désigne pas ici les personnes nées d’une union entre
une Amérindienne et un blanc, mais celles issues de toutes sortes de métissages) et 120 000 affranchis et
non-blancs libres représentaient ensemble environ 80 % de la population totale de la capitainerie. Les
richesses produites dans l’arrière-pays brésilien ne se limitaient pas à l’extraction aurifère. L’économie se
diversifia très tôt avec le développement du commerce, de services, de l’agriculture et de l’élevage. Au
mitan du XVIIIe siècle, il existait déjà un réseau urbain important (villes, bourgs et hameaux) qui occupait
un territoire cinq fois plus étendu que le Portugal. Le Minas Gerais était alors en passe de se transformer
en l’une des régions les plus riches de la planète. Les boutiques et autres échoppes des villes de la
capitainerie débordaient de la plupart des articles qui composaient le commerce mondial de cette époque.
Et si la traite transatlantique des esclaves africains connut une forte expansion durant le XVIIIe siècle, le
phénomène fut en grande partie lié à l’augmentation de la demande dans cette région. Malgré des
différences, l’histoire de Potosí se répétait : depuis l’Amérique profonde et sur la base de dynamiques
locales articulées à des circulations transcontinentales, elle avait eu un impact sur les quatre parties du
monde, y compris sur le commerce d’esclaves africains. Quelques années après sa fondation, Vila Rica, la
capitale de la capitainerie, fut d’ailleurs appelée la « Potosí de l’or ».
L’esclavage qui se développa dans le Minas Gerais présentait maints points communs avec celui de
nombreuses autres régions des Amériques ibériques. Il était toutefois doté de caractéristiques propres,
notamment pour tout ce qui avait trait aux formes de travail, aux conditions de vie des esclaves, aux
modes d’affranchissement et au mode de vie des affranchis et des non-blancs libres.
Les premières expéditions menées dans les sertões avaient d’abord eu pour but la capture
d’autochtones, mais la possibilité de trouver de l’or et d’autres minéraux était déjà dans tous les esprits.
Les premiers esclaves employés dans la prospection furent ces autochtones et leurs enfants métis (nés de
l’union des premiers conquérants avec des Amérindiennes), et ce, en dépit d’une législation qui interdisait
de les réduire en esclavage. Les esclaves africains furent, néanmoins, rapidement introduits en grand
nombre dans la région. C’est à partir de la demande générée par l’arrière-pays brésilien, et surtout par la
capitainerie du Minas Gerais, que les villes littorales du pays, telles que Salvador (la capitale jusqu’en
1763) ou encore Rio de Janeiro (qui lui succéda alors), devinrent les principaux ports esclavagistes du
monde dès le début du XVIIIe siècle. Elles détrônèrent alors Carthagène des Indes qui avait reçu une part
non négligeable des esclaves africains amenés par les Portugais jusqu’en 1640. Très vite, la population
d’esclaves créoles (dont les deux parents étaient africains) et métis (« mulatos », « pardos », « cabras »,
« cafuzos », « caborés », etc.), tous nés sur place ou dans d’autres régions du Brésil, commença
également à augmenter de manière vertigineuse. Le Minas Gerais fut non seulement à l’origine de
l’intensification du commerce transatlantique d’esclaves africains, mais aussi de traites internes
concernant des individus provenant principalement des capitaineries du Nord, de São Paulo, de
São Vincente et de Rio de Janeiro.
Les « noirs de Guinée » ou « pretos » (« Africain » était une désignation générique qui ne commença
à être employée qu’à la fin du XVIIIe siècle) ont constitué la majorité des esclaves du Minas Gerais
jusqu’aux années 1790, avant d’être supplantés par des esclaves nés au Brésil. On ne dispose pas pour
cette époque de recensements, mais les listes nominatives, les testaments et les inventaires après décès
permettent d’établir des estimations fiables. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les esclaves désignés comme
Mina, Angola et Congo étaient, dans cet ordre, les plus fréquemment consignés dans la documentation.
Parmi les natifs, les créoles étaient les plus nombreux, puis venaient les « mulatos », « pardos »,
« cabras » et autres. En matière de genre, le profil n’évolua guère au cours de cette période : les hommes
étaient beaucoup plus nombreux que les femmes chez les Africains, tandis qu’un certain équilibre tendit à
se mettre en place chez les natifs. Ces derniers connaissaient une croissance continue, garantissant ainsi
la présence d’un nombre significatif de femmes, ce qui se serait avéré impossible si le renouvellement de
la main-d’œuvre n’avait dépendu que des importations. Ce facteur démographique explique en partie
l’essor de la population d’affranchis et de non-blancs libres.
L’augmentation continuelle du nombre d’esclaves était liée à la diversification économique et surtout
à la formation d’un réseau urbain et suburbain de grande échelle qui a fortement influencé les
caractéristiques de l’esclavage local. La quantité d’esclaves et leur répartition parmi les maîtres, les
travaux auxquels ils étaient employés, les réseaux de sociabilité qu’ils tissaient, les formes d’intégration
sociale dont ils bénéficiaient et les possibilités d’affranchissement et d’ascension économique et sociale
qu’ils pouvaient connaître, tous ces phénomènes furent marqués par le caractère éminemment urbain du
Minas Gerais.
S’il existait des zones agricoles, avec des fazendas (grands domaines agricoles) esclavagistes où l’on
plantait de la canne à sucre, du manioc, du riz, du maïs ou encore des haricots à grande échelle et où l’on
produisait, outre du sucre, des quantités significatives de farine de manioc ou de maïs, de cachaça et de
pain de vesou, sans oublier les animaux de ferme, la majorité des esclaves n’y habitaient pas. La plupart
de ceux qui moururent comme esclaves (le plus grand nombre), comme les dizaines de milliers d’hommes
et de femmes qui purent obtenir leur affranchissement, ainsi que leurs descendants, vivaient dans des
centaines de hameaux formés au fil des années, dans les bourgs érigés par les autorités royales, dans la
capitale de l’évêché, Mariana, la seule ville digne de ce nom, et dans les faubourgs environnants, dans de
petites fermes ou encore sur des sites miniers. Ces localités étaient reliées entre elles par des chemins,
officiels ou non, qui composaient un réseau routier à même de faciliter l’intense mobilité de la population
en général et des esclaves en particulier.
C’est sur ces chemins que prenait place une bonne partie des trafics quotidiens réalisés par les
esclaves ou leurs maîtres, dont nombre d’affranchis et de non-blancs libres. Étaient échangés les produits
les plus divers, tels que des cochons vivants, du saindoux, du savon fabriqué à partir d’entrailles animales,
du cuir, des farines, des tissus grossiers, des boissons, mais également des articles plus sophistiqués,
comme des tissus importés, des chapeaux, des chaussures, des ustensiles domestiques ou des outils, sans
oublier les esclaves eux-mêmes. Les esclaves qui circulaient le faisaient de manière autonome, avec
l’accord préalable ou sur ordre de leurs maîtres. Cette mobilité qui était encouragée va à l’encontre de
l’idée stéréotypée d’un esclavage rigide qui domine encore l’imaginaire collectif et l’historiographie. Elle
favorisa non seulement le commerce, mais aussi la formation de familles entre des esclaves appartenant à
des maîtres différents, ainsi que le transfert de pratiques, de savoirs et de croyances. Des stratégies de
libération étaient également partagées sur ces routes, on y commentait succès et échecs, mais également
la législation et les droits coutumiers, comme les contrats d’affranchissement (coartação). On parlait
beaucoup sur ces chemins de ce qui se passait dans les rues et sur les places des bourgs plus importants,
l’information parvenant ainsi jusqu’aux hameaux les plus reculés. En ce sens, les esclaves, affranchis et
descendants d’affranchis en mouvement, se transformèrent en véritables passeurs culturels.
Les coutumes, croyances et savoirs issus de diverses parties du monde s’exprimaient ici dans un
mélange de langues et d’accents, confortant les dynamiques de métissage qui modelèrent biologiquement
et culturellement cet univers à la fois singulier et connecté au reste du monde. Africains, créoles et métis
de toutes « qualités » (selon le terme utilisé à l’époque pour définir la position sociale d’un individu)
jouèrent un rôle primordial dans le processus de formation et de consolidation de cette société
esclavagiste que beaucoup ne contestaient pas. La plupart souhaitaient même s’affranchir pour devenir à
leur tour propriétaires d’esclaves, à l’instar de milliers d’entre eux qui y parvinrent tout au long du
e
XVIII siècle.
Certains phénomènes sociaux tels que la mobilité physique et sociale eurent tendance à s’accentuer
dans le cadre de l’esclavage urbain. En ville, les esclaves, les affranchis et leurs descendants étaient
présents ou marquaient de leur empreinte toutes les formations sociales : les familles, y compris celles de
l’élite, les corps administratif et ecclésiastique, les confréries laïques et les milices installées dans la
région, ainsi que le monde complexe du travail.
Dans le contexte esclavagiste et urbain du Minas Gerais, certaines réalités existant à un stade
embryonnaire dans d’autres régions prirent une ampleur nouvelle, renforçant ainsi les spécificités de la
capitainerie. Le nombre d’esclaves par maître et le profil des propriétaires, en particulier, connurent une
inversion par rapport à la situation prévalant dans l’Amérique portugaise des siècles précédents.
Contrairement à ce qui se passait dans les grandes plantations de canne à sucre des XVIe et XVIIe siècles et
dans les grandes fazendas de café du XIXe siècle, nombreux étaient les maîtres qui possédaient très peu
d’esclaves en milieu urbain. Sur les grands domaines sucriers et caféiers, le nombre d’esclaves dépassait
couramment les 30 ou 40 individus, tandis que dans les bourgs et les hameaux du Minas Gerais, cette
moyenne oscillait entre 4 et 5. Les centres urbains se caractérisaient donc par la présence pléthorique de
maîtres de petite envergure.
Les petits propriétaires n’étaient pas riches et devaient travailler pour vivre et entretenir leur
famille et leurs esclaves. Nombre d’entre eux travaillaient aux côtés de leurs esclaves et partageaient
parfois la même résidence. Les relations entre maîtres et esclaves étaient marquées par une forte
proximité. Au-delà des violences quotidiennes, des liens affectifs de fidélité, complicité et gratitude purent
ainsi se développer. Les testaments d’anciennes esclaves et de leurs maîtres blancs et métis constituent
autant de témoignages d’une grande richesse sur la naissance de centaines d’enfants illégitimes. Non
seulement les mères obtinrent leur liberté à titre gratuit ou par rachat, mais nombre de ces enfants furent
aussi affranchis et héritèrent, partiellement ou intégralement, de la fortune paternelle.
Le profil des maîtres était également différent en ville. Outre qu’ils étaient beaucoup plus nombreux,
les anciens esclaves et leurs descendants devenaient fréquemment propriétaires d’esclaves à leur tour.
Les travaux menés depuis les années 1980 montrent qu’au moins un tiers des maîtres avaient eux-mêmes
été esclaves ou avaient un ascendant proche ayant vécu sous un tel statut. En conséquence, l’esclavage se
renouvelait et se légitimait à chaque génération qui passait, avec l’assentiment de nombre d’esclaves et
d’affranchis. Dans un tel contexte, les esclaves cherchaient à obtenir leur liberté pour acheter à leur tour
des esclaves sans aucun obstacle juridique ou moral, contrairement à ce que l’on pourrait penser
aujourd’hui selon une vision imprégnée par l’abolitionnisme du XIXe siècle, projetant un regard
anachronique sur un passé révolu.
Certains esclaves possédaient même des esclaves dans le Minas Gerais. Une telle situation résultait
d’accords conclus oralement avec des maîtres. Les esclaves-maîtres exploitaient le travail de leurs
propres esclaves en vue d’accumuler suffisamment d’argent pour payer leur manumission. Dans certains
cas, les esclaves de ces esclaves-maîtres faisaient partie du paiement de l’affranchissement de leur
propriétaire.
La ville offrait des opportunités de travail diversifiées, qui facilitèrent les affranchissements. Les
femmes, et notamment les Africaines et les créoles, finirent par dominer le commerce ambulant de
nourriture. Elles étaient appelées « negras de tabuleiro » parce qu’elles portaient un plateau sur la tête
sur lequel étaient disposées les denrées mises en vente. De leur côté, des hommes de diverses « qualités »
obtenaient souvent de leur maître l’autorisation d’aller travailler à l’extérieur afin d’offrir différents
services avant de revenir après une période convenue pour remettre à leur propriétaire une partie des
gains obtenus. On les appelait les escravos de ganho (ou esclaves à profit). D’autres étaient loués, cédés
ou prêtés par leur maître, ce qui favorisait encore la mobilité, les opportunités d’interactions avec toutes
sortes de personnes, ainsi que l’expérience de nouveaux modes de vie et de pensée.
L’esclavage prenait ainsi des contours divers dans les zones urbanisées telles que le Minas Gerais.
Les dynamiques sociales propres au milieu urbain offraient aux esclaves des opportunités et des
trajectoires de vie d’une grande variété. Cela ne signifie pas que les relations esclavagistes n’étaient pas
violentes ou qu’il n’existait pas de nombreuses formes de résistance à l’esclavage. Mais cette réalité fut
beaucoup plus complexe et ne peut être réduite à l’opposition simpliste et réductrice entre un maître,
blanc et cruel, et un esclave, noir et victime, telle qu’elle apparaît encore fréquemment dans
l’historiographie.
En milieu urbain, les symboles esclavagistes tels que les senzalas (des bâtiments servant de
logement aux esclaves) ou le tronc auquel les esclaves étaient attachés pour être fouettés, ainsi que les
autres instruments de punition, étaient rares. Des familles d’esclaves purent aussi se former, même si
elles étaient organisées autour de la mère, la présence du ou des pères n’étant que secondaire, voire
inexistante. Ces normes familiales étaient reproduites dans les familles des affranchis et des non-blancs
libres qui connurent un essor extraordinaire.
Il y eut bien des révoltes d’esclaves, toutes écrasées, mais également des fuites qui conduisirent à
l’émergence de dizaines de communautés de marrons appelées quilombos aux alentours des centres
urbains et parfois même en leur sein. La plupart des esclaves obtinrent toutefois leur liberté grâce aux
affranchissements à titre « gracieux » – après parfois des années de négociation – de la part de leur
maître ou au moyen de rachats réalisés par les esclaves eux-mêmes, par des parents ou encore par des
tiers.
Parmi toutes ces pratiques d’affranchissement, il en est une que l’urbanisation du Minas Gerais
semble avoir favorisée, à savoir le « contrat d’affranchissement » ou coartação. Cette ancienne coutume,
reconnue par le système judiciaire, était déjà en usage parmi les esclaves de la péninsule Ibérique et, plus
tard, parmi ceux de la Nouvelle-Espagne et du Pérou. Mais elle prit une ampleur inégalée dans le Minas
Gerais. Ce n’est que dans un environnement extrêmement dynamique sur le plan socio-économique qu’un
grand nombre d’esclaves de toutes « qualités » pouvaient être en mesure de négocier leur liberté en la
payant à tempérament, avec des échéances semestrielles ou annuelles, pendant quatre ou cinq ans. La
plupart du temps, les femmes, qui constituaient la majorité des affranchis (par contrat ou autrement),
payaient également des traites relatives à la libération de leurs enfants, voire de leur conjoint. Nombre de
ces procédures n’arrivaient cependant pas à leur terme, les maîtres refusant finalement de concéder
l’affranchissement tant convoité. Pour cette raison, certains esclaves avaient recours à la justice et
gagnaient parfois contre leur propre maître qui était alors obligé de leur remettre le document officiel
attestant de leur liberté. D’autres n’eurent pas cette chance, mais purent changer de maître avec l’aval
des magistrats afin de reprendre les négociations visant à leur affranchissement.
Dès le milieu du XVIIIe siècle, les affranchis et leurs descendants contribuaient à la croissance
démographique des bourgs et des hameaux du Minas Gerais. À l’inverse du contingent d’esclaves, il
s’agissait en majorité de femmes. Ce nouveau groupe social urbain en vint à constituer l’un des piliers
d’un marché intérieur vigoureux qui devint de plus en plus dynamique au fil des années avec l’essor
démographique et économique. Depuis le Minas Gerais, les anciens esclaves et leurs descendants libres
influencèrent ainsi directement le commerce mondial du XVIIIe siècle. Ils (et surtout elles)
s’approvisionnaient auprès de marchands d’origines diverses pour ravitailler le marché brésilien en tissus,
soies, brocarts et laines provenant des comptoirs portugais d’Inde, en coraux rouges d’Orient, dont ils
faisaient un usage massif, mais également en esclaves africains, créoles ou métis, dont ils encourageaient
la traite.
Ainsi, il n’était pas rare de voir des femmes et des hommes affranchis et non-blancs libres accumuler
des fortunes importantes et comparables à celles de riches hommes blancs. Même si le phénomène ne
correspondait pas au vécu de la majorité des anciens esclaves, la réussite de certains d’entre eux doit être
contextualisée afin de bien en mesurer la signification. Ils parvinrent à s’affranchir et à faire fortune dans
une société esclavagiste dont la mobilité sociale ne doit pas faire oublier la hiérarchisation rigide.
Affranchis et descendants d’affranchis, des plus riches aux plus défavorisés, se firent une place et
devinrent maîtres d’esclaves dans des sociétés urbaines qu’ils contribuaient à édifier conjointement avec
les esclaves. Il ne s’agissait en rien, comme on a pu l’entendre, d’exceptions qui auraient concerné des
individus aliénés et manipulés par les esclavagistes blancs, mais bien d’acteurs qui étaient pleinement
intégrés à leur époque et furent les co-constructeurs de sociétés telles que celle du Minas Gerais,
marquée par l’esclavage et les métissages biologiques et culturels. Et cette réalité n’a rien de
contradictoire ! Elle est le fruit de la complexité sociale engendrée par l’esclavage dans de nombreuses
régions américaines, qui doit continuer à susciter l’attention des historiens.
Traduit par
David Yann Chaigne
RÉFÉRENCES
L. W. Bergad, Slavery and the Demographic History of Minas Gerais, Brazil, 1720-1888, Cambridge,
Cambridge University Press, 1999.
L. Figueiredo, O avesso da memória : cotidiano e trabalho da mulher em Minas Gerais no século XVIII
[Le revers de la mémoire : vie quotidienne et travail des femmes dans le Minais Gerais au
e
XVIII siècle], Rio de Janeiro / Brasília, José Olympio/Edunb, 1993.
E. França Paiva, Dar nome ao novo : uma história lexical da Ibero-América, entre os séculos XVI e XVIII
(as dinâmicas de mestiçagens e o mundo do trabalho) [Nommer le nouveau : une histoire lexicale de
l’Ibéro-Amérique entre le XVIe et le XVIIIe siècle (Les dynamiques des métissages et le monde du
travail)], Belo Horizonte, Autêntica Editora, 2015.
E. França Paiva, Escravidão e universo cultural na Colônia ; Minas Gerais, 1716-1789 [Esclavage et
culture dans la colonie : Minas Gerais, 1716-1789], Belo Horizonte, Editora da Universidade federal
de Minas Gerais (UFMG), 2001.
RENVOIS
Affranchissement
Culture
Démographie
Genre
Identification
Maîtres
Travail
Ville
Des empires esclavagistes
Capitalisme
L’ordre de la race
Être esclave
dans une capitale impériale
e
Paris, XVIII siècle
MIRANDA SPIELER
Je soussigné conseiller du Roi inspecteur de police chargé par le magistrat de la police des
noirs et autres gens de couleur, reconnois avoir reçu de Monsieur le Comte de Kersaint la
somme de soixante et une livres pour les frais de capture et procès-verbaux faits en exécution
des ordres du Roi pour arrêter le nommé Crépin Loff.
Poursuivi et arrêté, Loff fut embarqué pour la Martinique, sous l’escorte de l’économe de Kersaint.
Vu l’ampleur de la traite transatlantique des esclaves au XVIIIe siècle, on ne peut s’empêcher de se
demander quelle valeur, au-delà de l’anecdote piquante, il faut accorder à l’histoire de Kersaint et de Loff,
ainsi qu’aux autres récits du même type. Les esclaves ont toujours formé un groupe minuscule en France.
Pour le XVIIIe siècle, les historiens estiment qu’il y avait entre 5 000 et 15 000 personnes de couleur –
esclaves ou libres – dans tout le royaume. Au regard de si faibles effectifs, que pourraient nous faire
comprendre ces rares fragments d’information sur les esclaves à Paris que nous ne saurions pas déjà
grâce aux témoignages issus des colonies, d’Afrique ou du passage du milieu ?
L’histoire de Kersaint et Loff démontre que l’histoire des esclaves à Paris ne saurait être envisagée
séparément des colonies d’où ils provenaient et dans lesquelles ils étaient souvent renvoyés. Les deux
petites notes qui concernent le moment passé par Loff à Paris doivent être lues à la lumière des
événements martiniquais qui suivirent ses mésaventures métropolitaines. En mai 1785, l’escorte qui avait
ramené Loff en Martinique se plaignit auprès de Kersaint des larcins commis par l’esclave durant le
voyage : « Le nègre Loff dont vous vous êtes débarrassé en ma faveur est le plus grand coquin qu’il existe
dans la nature, si l’humanité n’y répugnait, je le ferais pendre. » L’humanité dont il fit preuve, en
l’occurrence, consistait à l’isoler dans un cachot. « Je l’ai fait mettre aux fers d’un cachot de la Geôle […],
je suis condamné à ne pouvoir m’en servir et à le laisser aux fers toute sa vie […]. »
L’histoire de Kersaint et de Loff attire l’attention sur le rôle des réseaux commerciaux et des
institutions métropolitaines – ici, la police de Paris – dans la création d’une sphère impériale s’étendant à
la capitale française. Durant son passage à Paris, l’esclave Loff ne quitta jamais tout à fait l’empire. Sinon,
il n’aurait pas pu être si facilement enlevé en pleine rue Saint-Honoré pour être transporté dans une
prison martiniquaise.
D’un point de vue juridique, pendant la majeure partie du XVIIIe siècle, Paris ressemblait à une oasis
de liberté. En 1716, et à nouveau en 1738, le Parlement de Paris refusa d’enregistrer les décrets royaux
qui visaient à surveiller la venue d’esclaves en France et à en réduire le nombre. Le refus du Parlement
semblait faire de Paris une enclave protégée pour les esclaves, sous l’influence de pionniers de
l’abolitionnisme. De la même façon, les décisions du tribunal de l’Amirauté, à partir des années 1730 et
jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, semblent confirmer le statut de Paris comme capitale européenne de
l’anti-esclavagisme. Quand des esclaves décidaient de contester leur statut, la cour leur accordait des
actes de liberté et des arriérés de salaire. Après la guerre de Sept Ans, le tribunal de l’Amirauté de Paris
justifia systématiquement ces octrois de liberté en citant cette maxime du droit français censée remonter
à des temps anciens : « Nul n’est esclave en France. »
La sphère impériale dans laquelle les esclaves de la capitale française évoluaient coïncidait, en
termes spatiaux, avec les beaux quartiers. Les gens de couleur, même s’ils ne représentaient qu’une
minuscule fraction de la population parisienne, ne disparaissaient pas dans la foule urbaine. Être amené à
croiser des esclaves dans le Paris du XVIIIe siècle dépendait des lieux qu’on fréquentait et des personnes
qu’on connaissait. La plupart des esclaves présents dans le royaume vivaient dans six quartiers parisiens :
Saint-Eustache, le Marais, Saint-Roch et le faubourg de la Madeleine pour la rive droite ; Saint-Sulpice et
Saint-Germain-des-Prés pour la rive gauche. Ces quartiers étaient les plus aisés de la ville, les personnes
les plus riches du pays y habitaient. La concentration d’esclaves dans un périmètre si restreint permet de
mieux comprendre l’hystérie – qui peut sembler déconcertante, autrement – des officiers de la Couronne,
à la fin du XVIIIe siècle, s’inquiétant de la dangereuse omniprésence des noirs. De fait, tous les noirs de la
capitale vivaient près desdits officiers.
Les esclaves à Paris étaient généralement de jeunes hommes. Loff, l’esclave de Kersaint, était sans
doute un adolescent, comme beaucoup des esclaves accompagnant les planteurs en France et voués à
devenir des valets. Ceux qui arrivaient à un jeune âge étaient souvent offerts. Le don d’enfants esclaves à
des patrons dans le cadre de relations de clientélisme ou à des êtres chers était une pratique courante
dans l’empire colonial avant de devenir un rituel social de la haute noblesse. Ainsi le père du comte de
Kersaint, qui était également amiral, avait-il reçu un enfant esclave en cadeau lorsqu’il était en poste à
l’Île de France (Maurice).
Sauf exception, les enfants esclaves portaient des turbans, des vestes et des culottes orientales ou
des uniformes pseudo-militaires richement ornés. L’exotisme apparent des domestiques esclaves masquait
les caractéristiques fondamentales de leur identité. Les enfants esclaves n’étaient pas une rareté dans les
territoires sous souveraineté française en 1786, au moment où les navires de traite français embarquaient
près de 40 000 Africains tous les ans pour les îles des Caraïbes. D’autres étaient transportés vers les
colonies françaises de l’océan Indien, mais on connaît mal les chiffres de cette traite qui était alors en
plein essor. Parmi les 185 359 Africains qui atteignirent les Antilles dans la décennie précédant la
Révolution, entre 20 et 30 % étaient des enfants – c’est-à-dire des personnes qui mesuraient moins d’
1,20 mètre ou étaient âgées de moins de dix ans.
À Paris, les enfants aux tenues exotiques participaient de cette même histoire. Comme le garçon que
Kersaint père avait reçu à l’île Maurice – envoyé avec un échantillon de grains de café local –, les enfants
esclaves à Paris étaient les rebuts du florissant commerce d’esclaves mené par la France. Ils étaient
obtenus outre-mer à peu de frais, voire gratuitement (dans le cas des prises maritimes). C’étaient des
marchandises bon marché et hautement périssables. Les inventaires coloniaux d’esclaves indiquent
qu’avant leurs dix ans la valeur marchande des enfants augmentait de 100 livres chaque année. En 1777,
la tentative de la Couronne d’interdire l’entrée des noirs et personnes de couleur dans le royaume échoua
à faire cesser cette pratique. En 1783, le maréchal de Castries, alors ministre de la Marine, se plaignait
de ces voyageurs qui débarquaient des colonies en France avec des groupes d’esclaves composés de
« négrillons de 4, 5 ou 6 ans, et même plus jeunes ».
Kersaint et Loff arrivèrent à Paris à une période où les discriminations raciales s’aggravaient. En
1777 et 1778, une série d’ordonnances interdit l’entrée du royaume aux noirs et gens de couleur, obligea
les gens de couleur de Paris à se déclarer auprès de la police, et prohiba les mariages mixtes. Mais, pour
les nobles et les officiers royaux, cette nouvelle législation ne changeait pas grand-chose. Traiter la loi par
l’indifférence et la défier avec impunité était un signe d’appartenance à un statut social élevé dans la
France d’Ancien Régime. Kersaint ignora donc l’interdiction d’entrée, et ne déclara pas non plus Loff.
L’économe de Kersaint, Carrera, décrivait Loff comme un chapardeur. C’est sans doute pour cette
même raison qu’il avait été décidé que Loff devait être éloigné de Paris. À ce titre, l’histoire de Kersaint et
Loff relève d’une tendance plus générale. Quand les propriétaires d’esclaves adressaient une requête à la
police contre leurs domestiques indociles, ils mettaient l’accent sur la nature criminelle de ces jeunes
garçons. Il serait tentant de balayer ces remarques d’un revers de main en n’y voyant que l’interprétation
déformée d’une simple révolte adolescente. Les plaintes des maîtres au sujet de leurs esclaves déviants
pourraient également être interprétées comme l’expression de préjugés racistes, ou comme des formules
rhétoriques sans lesquelles la requête auprès des services de police ne pouvait aboutir. Ce serait une
erreur, toutefois, de ne pas prendre toute la mesure de ces références au vol et au désordre licencieux, et
de n’y voir que des injures. Les esclaves à Paris, qui n’étaient pas rémunérés, étaient enfermés dans des
demeures d’une opulence extraordinaire. Ils vivaient au cœur de la société de consommation européenne.
Les larcins étaient une nécessité – et même une forme de compétence essentielle. Réussir à gagner de
l’argent sans jamais recevoir de gages impliquait de participer à des trafics illicites reposant sur le vol et
la vente de bijoux dérobés au maître et aux autres membres du personnel domestique. La deuxième façon
pour les esclaves de se procurer de l’argent était de vendre leurs uniformes. La troisième était le sexe.
Étant donné la fréquence avec laquelle les maîtres violaient les femmes esclaves, on peut
raisonnablement penser que les hommes esclaves étaient aussi victimes d’abus sexuels. Quant aux
relations sexuelles échangées contre de l’argent ou des faveurs, les informations sur le trafic sexuel
masculin à Paris sont rares. Mais les quelques archives qui subsistent au sujet de la traque que la police
menait contre les sodomites au XVIIIe siècle contiennent un dossier datant de 1733 au sujet d’un jeune
esclave azande – une ethnie d’Afrique centrale –, André Lucidor, qui fut emprisonné après qu’un client (ou
un petit ami) fut devenu informateur. Affranchi par son maître en 1750, André épousa plus tard une
femme blanche à Paris et devint maître d’armes auprès de la noblesse.
Les maîtres considéraient la Couronne comme une arme à leur service contre les transgressions de
leurs esclaves, lesquelles recouvraient des situations diverses. À leurs yeux, la notion de déviance des
esclaves englobait davantage que le vol ou les relations sexuelles. En effet, ils assimilaient les demandes
de liberté qui n’avaient pas été autorisées à des crimes. Pendant tout le XVIIIe siècle, les propriétaires
d’esclaves à Paris rejetèrent les jugements de liberté prononcés par l’Amirauté comme contrevenant au
Code noir (1685) – l’édit réglementant le statut servile et les relations entre maîtres et esclaves, qui avait
été promulgué par Louis XIV pour les colonies. Ils manœuvrèrent avec succès pour empêcher que les
décisions du tribunal de l’Amirauté de Paris aient force de loi dans la capitale. La police de Paris donnait
satisfaction aux réclamations des maîtres relatives à leur propriété grâce aux ordres d’arrestation
extrajudiciaires signés par le roi. Ce fut le cas pour Crépin Loff et de nombreux autres. Les 61 livres que
le comte versa à un policier couvraient « les frais de capture et procès-verbaux faits en exécution des
ordres du roi pour arrêter le nommé Crépin Loff ». L’ordre mentionné ici et dans toutes les autres
occurrences d’arrestation d’esclaves était une lettre de cachet. Munis de tels documents, les policiers de
Paris arrêtaient les esclaves avant le début des procès pour liberté auprès de l’Amirauté ou juste après
que les esclaves avaient reçu la décision de cette cour les émancipant. En 1777, Antoine de Sartine, alors
ministre de la Marine, rappela cette pratique pour soutenir une nouvelle loi raciale excluant du royaume
« noirs, mulâtres et autres gens de couleur ». Se référant au règne de Louis XV, pendant lequel il avait été
lieutenant de police, il fit remarquer que
le feu Roi a toujours prévenu ces jugements ou en a empêché l’effet en faisant expédier par le
secrétaire d’État aiant (sic) le département de la Marine des ordres pour arrêter et reconduire
aux colonies les nègres qui se sont évadés, et ont réclamé la liberté, mais ce parti (que Votre
Majesté a continué également à suivre) laisse subsister l’inconvénient de l’opposition de la loi à
la loi, et de l’autorité de Votre Majesté à celle qui est confiée à ses cours ; or les circonstances
actuelles rendent le remède plus instant que jamais.
La lettre de cachet était un instrument extrajudiciaire, mais n’était pas illégale. Pour les
propriétaires d’esclaves et les agents de la Couronne, il s’agissait d’un moyen licite pour faire appliquer la
loi qui définissait la propriété coloniale et protégeait les maîtres contre les tentatives illicites de
spoliation. L’usage de ces ordres d’arrestation contre les esclaves domestiques suggère l’émergence, au
e
XVIII siècle, d’une nouvelle relation juridique entre l’empire colonial et l’État métropolitain. En arrêtant
les esclaves à la demande des maîtres, la Couronne refusait d’ériger une frontière entre Paris et l’ordre
juridique qui régissait les sociétés esclavagistes de l’empire. La controverse judiciaire qui éclata en
Angleterre sur le même sujet éclaire les enjeux du système d’éloignement des esclaves en France.
L’affaire Somerset, en 1772, concernait un esclave que son maître, un Anglais, avait tenté d’enlever à
Londres pour le faire embarquer de force dans un navire à destination de la Jamaïque. À la Cour du banc
du Roi (King’s Bench), le juge Mansfield décida que personne ne pouvait être arraché à la juridiction des
tribunaux anglais, définissant de la sorte les tribunaux de Jamaïque comme étant d’une nature différente
des tribunaux anglais. La couronne française, en revanche, adopta la position contraire. À Paris, la
soustraction des esclaves de la juridiction des tribunaux français devint systématique et fut mise en place
sur instructions de Versailles.
En dehors des esclaves qui vivaient effectivement dans le Paris du XVIIIe siècle, d’autres esclaves
circulaient virtuellement : ils peuplaient les pages des documents commerciaux et juridiques liés à la
propriété coloniale de leurs maîtres parisiens. Dans les contrats de mariage, dans les actes d’hypothèque,
dans les registres des entreprises qui se livraient au commerce d’esclaves et dans les actes de vente, le
nombre d’esclaves virtuels à Paris connut une brusque hausse entre 1750 et la Révolution, car leurs
propriétaires – planteurs absentéistes et héritiers de colons – se firent de plus en plus présents dans la
capitale. Aussi le minutier central des notaires de la ville constitue-t-il un poste d’observation privilégié
pour étudier l’émergence du Paris impérial en cette fin du XVIIIe siècle.
La société impériale telle qu’elle existait à Paris à cette époque prenait la forme d’un réseau de
relations sociales qui unissait planteurs, banquiers, capitaines, armateurs et agents des pouvoirs publics.
Ces relations reposaient sur l’échange de marchandises, dont la principale, celle qui dynamisait le réseau
et faisait vivre cette société, prenait la forme d’individus. Réduits à des chiffres dans les documents
juridiques et les livres de comptes, les esclaves virtuels jouaient un rôle central dans la création et
l’alimentation du réseau qui faisait de Paris la capitale de l’empire. Par conséquent, ces esclaves virtuels
modelaient, très pratiquement, le destin des esclaves de chair et d’os qui résidaient en ville. Dans le cas
de Loff et d’autres esclaves, ce sont ces mêmes relations liant les Parisiens aux négociants et aux
procureurs et économes coloniaux qui régissaient le système d’enlèvement d’êtres humains. Les
connexions entre Paris et les colonies servaient de canaux pour l’éloignement des esclaves lorsque ceux-ci
se comportaient mal ou contestaient leur statut.
Les nobles qui occupaient les postes de ministre investissaient également dans l’économie
esclavagiste, ou épousaient des femmes dont la fortune familiale reposait sur l’esclavage, comme le firent
le duc de Choiseul ou le marquis de Ségur. L’accent mis sur ces liens familiaux ne doit cependant pas
masquer la manière dont l’esclavage imprégnait le travail quotidien de l’administration. Basé à l’hôtel de
Toulouse – le palais ducal de l’Amiral de France –, le Conseil des prises était composé de sommités du
royaume qui appartenaient tous au Conseil du roi. Il était chargé de déterminer la légitimité des butins de
guerre. Plusieurs fois dans l’année, la crème des officiers se rassemblait pour de longues séances de
travail, dans une pièce d’une splendeur à couper le souffle, afin d’approuver ou non ce genre de capture,
à l’exemple de celle d’« un petit mulâtre servant de mousse nommé Emosquin, natif de la Nouvelle-
Angleterre » (27 décembre 1748).
Au regard de l’impact que les esclaves virtuels eurent sur les esclaves habitant réellement à Paris,
les chercheurs ne peuvent se contenter de traquer les bribes d’informations concernant ces derniers. Ils
doivent tenir compte des esclaves n’ayant jamais mis un pied dans la capitale. Cela implique d’élargir la
focale en explorant les papiers de familles parisiennes, les actes notariés de diverses origines, les archives
de la seconde Compagnie française des Indes (1721-1761), les correspondances des banquiers et les
séries d’archives d’État – en particulier celles relatives au Conseil du roi et au Conseil des prises.
Les historiens qui se sont intéressés aux esclaves à Paris ont eu tendance à se concentrer sur deux
sortes de documents émanant de l’Amirauté de Paris : les jugements de liberté pour la période allant de
1738 à 1770, d’une part ; et les déclarations de personnes de couleur par leur maître après 1777, d’autre
part. Par contraste, le présent essai a mis en évidence la nécessité de combiner l’étude des sources de
l’Amirauté avec celle des registres de police. Les mêmes personnes qui obtiennent leur liberté dans les
registres du tribunal de l’Amirauté apparaissent au même moment dans ceux de la police comme victimes
d’arrestation arbitraire et de relégation.
Le cas de Crépin Loff attire l’attention sur le manque de fiabilité des archives de la Bastille pendant
les dernières décennies de l’Ancien Régime. Il ne semble pas y avoir été conservé le moindre dossier de
police concernant un esclave sous le règne de Louis XVI. Ce n’est que grâce à des découvertes liées au
hasard dans les registres des ports maritimes français, dans les correspondances des colons et dans les
papiers de famille (comme c’est le cas ici) que nous savons que le système d’éloignement des esclaves
perdura à Paris jusqu’à la Révolution.
Par le passé, les chercheurs, qui s’appuyaient sur les registres du tribunal de l’Amirauté, ont dressé
un tableau des esclaves à Paris comme formant une communauté d’hommes et de femmes qui accédaient
à la liberté et restaient dans la ville pour travailler, se marier et fonder des familles. A contrario,
l’approche ici esquissée dépeint les esclaves dans la ville en individus traqués qui ne pouvaient pas s’y
établir pour de bon. En suivant les esclaves qui entraient et sortaient de Paris, il devient possible
d’observer le mode opératoire d’un État impérial dans une période de mutation. La violence à l’œuvre
dans la disparition de ces esclaves et les modalités de leur éloignement révèlent les contours d’une
France d’un autre type.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
P. H. Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007.
S. Peabody, « There Are No Slaves in France » : The Political Culture of Race and Slavery in the Ancien
Regime, New York et Oxford University Press, 1996.
M. Spieler, « Slave Voice and the Legal Archive : The Case of Freedom Suits before the Paris Admiralty
Court », dans S. White et T. Burnard (éds.), Hearing Enslaved Voices : African and Indian Slave
Testimony in British and French America, 1700-1848, New York et Londres, Routledge, 2020, p. 165-
187.
RENVOIS
Identification
Justice
Maîtres
Marché
Mobilité
Sexe
Ville
Des empires esclavagistes
L’ordre de la race
Les Lumières et l’esclavage
Abolitionnismes et abolitions
L’ordre de la plantation
e
Barbade et Jamaïque, XVIII siècle
JUSTIN ROBERTS
Aux Amériques, les conditions de travail des esclaves sur les plantations de canne à sucre étaient
pires que sur tous les autres types de plantation. Les esclaves y travaillaient six jours par semaine du
lever au coucher du soleil et, régulièrement, à la nuit tombée. Les plantations sucrières constituaient
d’énormes unités de production agro-industrielle à forte intensité de capital. Elles faisaient l’effet de
véritables petits villages ponctuant le paysage. Grâce aux profits faramineux qu’elles engendraient, leurs
propriétaires vivaient souvent dans l’opulence. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, un nombre croissant de
planteurs devinrent des propriétaires absentéistes, c’est-à-dire qu’ils vivaient en métropole et confiaient
la gestion de leurs terres et de leurs esclaves à des employés salariés blancs résidant sur place. Certains
esclaves pouvaient ne jamais voir leur propriétaire de toute leur vie. Sur les domaines cultivant la canne,
les esclaves étaient bien plus nombreux que les blancs qui les encadraient. Pour renouveler leur main-
d’œuvre, les propriétaires d’esclaves dépendaient de la traite transatlantique, ce qui signifie qu’avant
l’abolition de celle-ci les esclaves nés en Afrique constituaient une part importante de la population servile
des plantations. Durant le XVIIIe siècle, l’industrie sucrière de la Caraïbe britannique se développa
rapidement, et la traite en fit autant, atteignant son climax en 1793 dans les West Indies, où environ
44 000 esclaves furent débarqués. En 1807, la traite internationale devint illégale dans l’ensemble du
monde anglo-américain. Comme les planteurs dépendaient fortement de l’introduction de nouveaux
esclaves, l’abolition de ce commerce représenta pour l’industrie sucrière une sorte d’« éconocide » selon
le terme forgé par l’historien Seymour Drescher. Les plantations connurent alors un long et progressif
déclin jusqu’à l’émancipation des esclaves en 1833.
Du fait des contraintes agricoles et des réalités économiques de la culture de la canne à sucre, les
conditions de vie et de travail des esclaves étaient semblables dans toutes les îles de la Caraïbe, malgré
des variantes locales. La Barbade et la Jamaïque, par exemple, représentent deux cas de figure très
différents. Environ vingt-cinq fois plus étendue que la Barbade, la Jamaïque était l’île la plus vaste des
Antilles britanniques. Elle comptait 276 000 esclaves dans les années 1790, contre 75 000 à la Barbade.
Si, au XVIIe siècle, la Barbade était l’île la plus importante de l’industrie sucrière des Antilles anglaises, à la
fin du XVIIIe siècle sa production fut largement dépassée par celle de la Jamaïque, qui demeura la première
productrice de sucre de la Caraïbe du premier quart du XVIIIe siècle jusqu’à l’émancipation. Les plantations
en Jamaïque étaient bien plus vastes qu’à la Barbade, et le paysage insulaire plus varié avec ses régions
montagneuses et ses forêts qui fournissaient aux esclaves plus d’opportunités de s’évader et se cacher. La
Barbade, en revanche, avait été déboisée au XVIIe siècle, et le relief y était plat sur presque toute l’île. Le
terrain diversifié de la Jamaïque permettait d’y faire pousser une plus grande variété de cultures. En
1810, seulement 52 % des esclaves jamaïcains travaillaient la canne à sucre, contre 77 % à la Barbade.
Par ailleurs, les taux annuels d’attrition (perte de population) parmi les esclaves étaient beaucoup plus
élevés en Jamaïque qu’à la Barbade, qui, de ce point de vue, représentait une véritable exception : c’était
la seule île sucrière des Antilles britanniques où la population esclave se reproduisait naturellement avant
l’émancipation. Certaines différences très significatives entre ces deux îles apparaissent clairement en
comparant deux grandes plantations de canne à sucre, Newton (à la Barbade) et York (en Jamaïque), à la
fin du XVIIIe siècle – période où l’économie sucrière des Antilles britanniques atteignit son apogée.
Les esclaves pouvaient disposer d’un peu de temps libre après la tombée du jour (en dehors des
périodes de récolte), ainsi que le dimanche et à l’occasion des jours fériés. En Jamaïque, les esclaves
étaient censés produire de quoi subvenir à leur alimentation durant ces heures de liberté. Ils avaient la
possibilité de vendre leurs excédents, mais cette opportunité se présentait rarement en réalité, car les
terres qu’on leur concédait étaient loin de compter parmi les plus fertiles et ils n’avaient que peu de
temps à consacrer au commerce. En dehors des périodes de récolte, certains planteurs jamaïcains
octroyaient également à leurs esclaves une demi-journée supplémentaire, le samedi, pour qu’ils puissent
cultiver leurs lopins. À la Barbade, en revanche, il y avait moins de terres disponibles, et rares étaient les
esclaves à en disposer pour leur usage personnel. Les esclaves de Newton se nourrissaient d’aliments
importés et de produits cultivés dans les champs de la plantation sous la surveillance d’un contremaître,
dans le cadre de leurs tâches quotidiennes. Ces cultures étaient souvent plantées entre les rangées de
canne à sucre, de façon à optimiser l’espace. Cela signifie qu’à la Barbade les esclaves avaient moins
d’autonomie mais plus de temps pour se reposer, étant débarrassés du fardeau supplémentaire de devoir
subvenir eux-mêmes à leurs besoins alimentaires en dehors de leur temps de travail. En règle générale,
les taux d’attrition étaient plus élevés chez les esclaves qui disposaient de lopins et se trouvaient dans
l’obligation de faire pousser leurs propres aliments que chez ceux qui se nourrissaient de denrées
importées ou cultivaient de quoi manger sur leurs heures de travail. À la Barbade, des terres à cultiver
étaient parfois données aux quelques esclaves considérés comme faisant partie de l’élite, les ouvriers
qualifiés, en particulier. Sur la plantation Newton, dans les années 1790, George Sears, esclave tonnelier
mulâtre, pouvait ainsi bénéficier d’une journée à lui pour cultiver « sa propre terre ».
Dans les plantations de canne à sucre, les esclaves étaient surchargés de travail et sous-alimentés.
De telles conditions vie et de travail généraient souvent de la discorde au sein de leurs communautés. Les
esclaves se battaient pour résister à la déshumanisation que leurs maîtres leur imposaient, mais leur
survie dépendait également de leur lutte contre le milieu naturel, et parfois aussi contre leurs semblables.
L’insuffisance des ressources créait des rapports de compétition. La violence entre esclaves était
fréquente. Les communautés d’esclaves étaient hiérarchisées selon les tâches qui leur étaient assignées.
Les femmes et les esclaves nés en Afrique étaient les plus vulnérables ; ils se situaient en bas de l’échelle
sociale, tandis que les hommes créoles se trouvaient tout en haut. Les esclaves qui travaillaient aux
champs avaient plus de mal que les autres à survivre et à nourrir leurs familles. Les esclaves issus d’une
union mixte, en revanche, n’avaient pas, le plus souvent, à se charger des travaux agricoles. Les Africains
nouvellement arrivés étaient exploités non seulement par leurs nouveaux maîtres, mais aussi par les
esclaves créoles. Simon Taylor, un gérant de plantation jamaïcain, pensait que les « nouveaux nègres »
devaient être tenus à l’écart des esclaves déjà installés sur la plantation jusqu’à ce qu’ils se soient
acclimatés aux maladies locales et à leur environnement de travail – une période d’acclimatation connue
sous le nom de seasoning. Il s’inquiétait que les nouveaux venus puissent être « anéantis par les anciens
nègres qui en feraient leurs esclaves » s’ils étaient immédiatement incorporés à la communauté.
Des groupes familiaux élitaires se formèrent à l’intérieur de ces communautés fracturées. À la fin du
e e
XVIII siècle et au début du XIX siècle, une famille de Newton connue comme étant la famille d’Old Doll
parvint à cumuler un très grand nombre de postes en dehors des champs de même qu’une quantité
inhabituelle de privilèges et de biens matériels. Quand, dans les années 1790, les gérants de la plantation
obligèrent certains membres de cette famille à travailler aux champs, l’un de ces gérants nota qu’« ils ne
créèrent que des problèmes et donnèrent le pire exemple imaginable aux autres nègres ». Lorsque
Billy Thomas, le petit-fils d’Old Doll, se mit à voler pour sa famille « des denrées non périssables, du rhum,
du sucre et d’autres produits » dans les magasins du domaine, deux autres esclaves le prirent en flagrant
délit et le dénoncèrent auprès du gérant pour qu’il fût puni.
La fin de la traite transatlantique et les rudes conditions de vie sur les plantations de canne à sucre
entraînèrent un déclin continu de la population esclave de la plupart des îles sucrières, à partir de 1807,
année d’abolition de la traite, jusqu’en 1833, date à laquelle l’esclavage fut interdit dans les Antilles
britanniques. Aux prises avec une population d’esclaves vieillissante et de plus en plus réduite, les
planteurs peinaient à maintenir leur niveau de production d’avant l’abolition. La Barbade constituait une
sorte d’exception à cette règle, car les esclaves s’y reproduisaient naturellement avant l’émancipation et
même, sur certains domaines, avant la fin de la traite. La Barbade comportait donc une population esclave
plus créolisée qu’ailleurs. Non seulement les esclaves créoles avaient développé de meilleures stratégies
de survie, mais une population créolisée se caractérisait par un meilleur équilibre entre les sexes, ce qui
favorisait la reproduction. Les planteurs barbadiens dépendaient ainsi moins de la traite, et la proportion
d’Africains dans la petite île était bien inférieure à celle que l’on trouvait en Jamaïque à la fin du
e
XVIII siècle. À Newton, en 1796, 1 % des esclaves étaient nés en Afrique, contre 41 % à York en 1786.
En 1833, l’abolition de l’esclavage fut proclamée dans tout l’Empire britannique. Les esclaves des
îles sucrières des Antilles britanniques amorcèrent leur transition vers la liberté. En Jamaïque et à la
Barbade, les esclaves libérés furent forcés à demeurer sur les plantations où ils avaient vécu jusqu’alors
et à travailler aux champs en tant qu’« apprentis », entre quarante et quarante-cinq heures par semaine,
sans toucher de salaire. Cela représentait, en théorie, une réduction significative par rapport aux soixante
heures de travail diurne hebdomadaire en vigueur au temps de l’esclavage, auxquelles s’ajoutaient les
heures de travail nocturne en période de récolte. Les apprentis pouvaient négocier auprès de leurs
anciens maîtres des salaires et un dédommagement pour les heures supplémentaires. Ils ne furent
complètement émancipés qu’en 1838.
L’esclavage dans les plantations sucrières fut l’une des formes les plus brutales d’esclavage fondé
sur la race aux Amériques, en particulier au XVIIIe siècle, moment de son apogée. Les chances
d’affranchissement y étaient à peu près nulles. La condition d’esclave était permanente et transmise de
génération en génération. Un esclave savait que ses petits-enfants connaîtraient le même sort que lui.
Dans ce contexte, gagner un peu d’autonomie et trouver les ressources nécessaires était une lutte de
chaque instant. Les esclaves tentaient d’améliorer leurs conditions de travail en créant des réseaux de
solidarité et en déployant différentes stratégies pour assurer la survie de leurs familles. Ils avaient à
affronter les blancs qui les encadraient et parfois même leurs semblables. Les conditions de vie au
quotidien étaient peut-être un peu moins atroces à la Barbade qu’en Jamaïque, mais, partout, les esclaves
des plantations étaient privés de liberté, confrontés à la menace permanente de violences physiques et
sexuelles, à la malnutrition, au risque d’être séparés de leur famille, et à la monotonie des interminables
cycles de la production sucrière. L’émancipation des esclaves en 1833 apporta aux populations afro-
caribéennes plus d’autonomie et davantage d’opportunités dans leur vie quotidienne, mais les préjugés
raciaux et les inégalités économiques perdurèrent. Une forme d’esclavage salarié vit le jour pour
remplacer l’esclavage proprement dit, et certains planteurs adoptèrent d’autres systèmes de coercition
pour combler leur besoin de main-d’œuvre, notamment en remplaçant les esclaves africains par des
travailleurs engagés venus d’Asie.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
T. Burnard, Mastery, Tyranny and Desire : Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo-Jamaican
World, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004.
R. S. Dunn, A Tale of Two Plantations : Slave Life and Labor in Jamaica and Virginia, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press, 2014.
J. Roberts, Slavery and the Enlightenment in the British Atlantic, 1750-1807, Cambridge, Cambridge
University Press, 2013.
S. Turner, Contested Bodies. Pregnancy, Childrearing and Slavery in Jamaica, Philadelphie, University of
Pennsylvania Press, 2017.
RENVOIS
Démographie
Genre
Mort
Parenté
Propriété
Travail
L’âge de la plantation
Capitalisme
Des empires esclavagistes
L’ordre de la race
Abolitionnismes et abolitions
Aux sources
d’une révolution
Cap-Français et la plaine du Nord (Saint-Domingue),
e
XVIII siècle
DAVID GEGGUS
Le millier de kilomètres carrés qui entoure la ville actuelle de Cap-Haïtien (anciennement nommée
Cap-Français et couramment appelée Le Cap) occupe une place particulière dans l’histoire de l’esclavage.
Aujourd’hui, la région est surtout connue pour avoir été le foyer de la révolte d’esclaves des années 1791-
1793, de loin la plus importante de l’histoire des Amériques, qui entraîna la première abolition de
l’esclavage dans une société esclavagiste majeure. Mais, pendant une grande partie du XVIIIe siècle, la
plaine du Nord dans ce qui était alors la colonie française de Saint-Domingue avait la réputation d’être
l’une des régions économiques les plus productives au monde. Certains surnommaient même cette colonie
l’« Éden du monde occidental », qualifiant son chef-lieu, la ville portuaire de Cap-Français, de véritable
« Paris des Antilles ».
Vivant au XVIIe siècle de la flibuste, de l’élevage et de la culture de tabac, Saint-Domingue se tourna
dans les années 1690 vers l’agriculture de plantation avec une main-d’œuvre d’esclaves africains, un
demi-siècle après la « révolution sucrière » des Antilles britanniques. Cette transition fut plus rapide sur
la côte septentrionale où Cap-Français avait été établi dans les années 1670. La croissance fut si rapide
que la production de Saint-Domingue dépassa rapidement celle des exploitations plus anciennes de la
Martinique et de la Guadeloupe, puis, en 1750, de toutes les îles sous domination britannique. À la
différence de ses rivales caribéennes, Saint-Domingue ne fut jamais uniquement une « île à sucre », où
l’on pratiquait la monoculture. Le café, apporté au Nouveau Monde par les Néerlandais, fut introduit dans
les montagnes de la province du Nord, où il connut une série d’expansions successives dans les
années 1740, 1760 et 1780, se répandant également dans les provinces moins développées de l’Ouest et
du Sud. Les cultures autochtones d’indigo et de coton, plantes qui poussaient initialement dans les
régions du centre et du sud de la colonie, continuèrent de représenter un volume important dans les
exportations jusqu’à la révolution des années 1790. À la fin des années 1780, Saint-Domingue était le
premier exportateur mondial de sucre et de café, et ses exportations valaient davantage que celles des
États-Unis, ou que celles du Mexique et du Brésil réunis. Bien qu’à peine plus étendue que l’État du
Massachusetts, la colonie possédait la troisième plus grande population d’esclaves aux Amériques et
rivalisa brièvement avec le Brésil comme premier débouché de la traite transatlantique des esclaves.
Les échanges internationaux générés par Saint-Domingue ne faisaient pas qu’alimenter l’industrie et
le commerce français ; ils apportaient également une contribution considérable au Trésor français et
soutenaient le développement de la marine nationale. Aristocrates, négociants et financiers français
investirent à Saint-Domingue, qui devint la première destination d’émigration pour les Français de toutes
origines sociales. Sa population augmenta à un rythme effréné, tout en conservant un déséquilibre
marqué entre noirs et blancs. Environ 40 % de la population et des activités économiques étaient
concentrées dans la province du Nord, l’arrière-pays de Cap-Français. En s’appuyant sur l’analyse de
plusieurs centaines d’inventaires de propriétés immobilières contenus dans les actes notariés (vente, bail,
société, succession, etc.), les annonces de vente dans la presse ou les papiers de plantation, il est possible
d’étudier l’évolution de la démographie d’une région à l’autre à l’intérieur de la colonie et d’explorer la
manière dont ces facteurs structurels ont pu influencer la révolution qui débuta en 1791.
Les historiens de la Révolution haïtienne, ainsi que ses contemporains, ont souvent décrit la plaine
du Nord, qui fut ravagée en 1791, comme la région la plus opulente de Saint-Domingue. Les parcelles
géométriques plantées de canne à sucre s’étendaient sur 80 kilomètres le long de la côte et pénétraient à
l’intérieur des terres sur 15 à 20 kilomètres. Le planteur jamaïcain Bryan Edwards affirmait que la région
produisait des revenus plus importants « que peut-être n’importe quel autre endroit du globe ».
L’historien C. L. R. James a souligné le caractère industriel de ses « gigantesques usines à sucre ». Les
plantations sucrières comptaient, en effet, parmi les plus importantes entreprises industrielles de la
période moderne, et celles de Saint-Domingue et de la Jamaïque étaient les plus grandes des Caraïbes. À
l’intérieur de Saint-Domingue, toutefois, les habitations sucrières de la province de l’Ouest avaient en
moyenne une main-d’œuvre plus nombreuse et davantage de terres que celles du Nord. Leur valeur était
considérablement plus élevée grâce, en partie, aux investissements effectués dans d’onéreux travaux
d’irrigation qui, à leur tour, permirent des rendements de canne à sucre plus importants par hectare.
Dans les années 1780, en comparaison, la surface totale des plantations du Nord semblait plus
réduite, mais c’était le reflet de la longue exploitation de la région – leurs domaines n’avaient plus de
réserves de forêt et de terres non exploitées. En fait, davantage de terres y étaient consacrées à la culture
de la canne que dans les propriétés de l’Ouest. On y utilisait également des moulins à eau pour écraser la
canne, au lieu des moulins à traction animale, moins productifs. Surtout, les exploitations du Nord
produisaient un sucre semi-raffiné, le sucre terré, qui exigeait davantage de travail et de capitaux, mais
rapportait des revenus bien plus élevés que le sucre brut qui prédominait partout ailleurs. Bien que le
processus de raffinage réduisît le volume de sucre vendu, il générait également de plus grandes quantités
de mélasse, lesquelles venaient encore augmenter les possibilités de profit, alors même que les
exploitations du Nord étaient moins susceptibles de les transformer en rhum que leurs homologues de
l’Ouest. La question de savoir quelle région était la plus « industrielle » est donc difficile à résoudre, mais
il semble que la province du Nord avait sans doute un léger avantage en termes de productivité.
Les plantations sucrières ressemblaient à des villages groupés autour d’un petit ensemble de
bâtiments industriels en pierre. Dans les années 1780, celles de la plaine du Nord comptaient en moyenne
200 travailleurs serviles ; peu de domaines en avaient moins de 100 ou plus de 400. Les enfants formaient
entre un cinquième et un quart de ces communautés qui présentaient un rapport entre les sexes plus
équilibré que les historiens ne le pensent généralement : 7 hommes pour 6 femmes dans les années 1780.
Comme les plantations du Nord faisaient partie des plus anciennes de Saint-Domingue, elles avaient eu le
temps d’accumuler une importante population d’esclaves nés aux Amériques (créoles), malgré les faibles
taux de natalité que connaissaient habituellement les plantations sucrières. La partie occidentale de la
plaine, foyer du soulèvement de 1791, était en fait l’unique endroit de la colonie où les créoles étaient
plus nombreux que les Africains parmi la population adulte. Désireux de mettre l’accent sur l’influence
africaine dans la Révolution haïtienne, les historiens ont souvent négligé cet aspect. Les Africains
représentaient néanmoins les deux cinquièmes de la population esclave. Ils étaient issus de dizaines de
groupes ethniques différents, mais deux cinquièmes d’entre eux étaient décrits comme des Congos, et un
quart étaient des Ewé-Fon ou des Yorubas.
La main-d’œuvre d’une exploitation sucrière n’était pas seulement hétérogène d’un point de vue
ethnique, elle se diversifiait également en fonction d’une large gamme d’activités au-delà du travail des
champs. Environ 40 % des hommes adultes étaient artisans (charpentiers, tailleurs de pierre, tonneliers),
domestiques (cuisiniers, valets, perruquiers), sucriers à la fabrique, ou travaillaient avec les animaux
(charretiers, gardiens de bétail). Les postes les plus prestigieux (commandeur, cocher, maître artisan)
étaient généralement attribués aux créoles. La plupart des esclaves voués aux travaux des champs étaient
des Africains, parmi lesquels de nombreuses femmes. Les hiérarchies liées au métier, au genre et à
l’appartenance ethnique se chevauchaient et se renforçaient mutuellement. Les créoles bénéficiaient d’un
autre avantage : ils avaient une famille et des proches qui les entouraient depuis la naissance, alors que la
plupart des Africains devaient lutter pour reconstituer de tels liens au Nouveau Monde. Il s’agissait, sans
nul doute, d’un atout pour les créoles dans l’économie domestique des esclaves. Les esclaves de
plantation produisaient eux-mêmes une grande partie de leur nourriture et pouvaient vendre aux marchés
du dimanche les éventuels surplus générés par leurs activités ainsi que les animaux qu’ils élevaient ou les
objets artisanaux qu’ils fabriquaient. Ceux qui avaient accès à un grand marché urbain comme celui du
Cap prospéraient manifestement. La proximité de la ville tout comme la densité de population de la plaine
en général favorisaient aussi les contacts sociaux entre esclaves de plantations différentes, ainsi que le
développement d’une culture qui leur était propre.
Bien que la vie dans la plaine du Nord offrît à certains esclaves divers avantages, cet environnement
ne leur était pas moins fatal. Partout, de la Louisiane au Brésil, les ouvriers des plantations sucrières
connaissaient les taux de mortalité les plus élevés et les taux de natalité les plus bas de tous les esclaves
américains. Planter la canne à sucre était un travail extraordinairement pénible, et la saison de la récolte,
qui impliquait un travail nocturne intense, était exceptionnellement difficile. Les dangers étaient encore
aggravés par la précarité des approvisionnements en vivres et la vie dans un milieu tropical de plaine
particulièrement propice aux maladies. À cela s’ajoutait le fréquent absentéisme des propriétaires qui
déléguaient l’administration de leurs domaines à des gérants payés en pourcentage des revenus, dont
l’intérêt était donc d’optimiser au maximum la production, à n’importe quel prix. La démographie des
esclaves de Saint-Domingue a été peu étudiée, mais les sources provenant de la plaine du Nord suggèrent
que les conditions de vie y étaient extrêmement difficiles.
Les esclaves résistaient à l’exploitation qu’ils subissaient par toute une variété de moyens. Dans les
années 1780, la plaine connut un certain nombre de grèves parmi les ouvriers des plantations,
apparemment encouragés par les timides tentatives de réforme de la part du gouvernement. Auparavant,
les craintes d’empoisonnement parmi les colons étaient monnaie courante, même si elles reflétaient sans
doute davantage la paranoïa coloniale qu’une véritable résistance de la part des esclaves. Avant 1791,
paradoxalement, les révoltes armées furent très rares à Saint-Domingue. Au lieu de se soulever, les
esclaves s’enfuyaient vers les forêts des montagnes ou vers la colonie espagnole voisine de Santo
Domingo ; vers les bourgades où ils espéraient se faire passer pour des libres de couleur ; ou simplement
vers d’autres plantations, pour rendre visite à des amis ou des membres de leur famille. Chaque année, un
adulte sur 30 ou 40, environ, tentait sa chance. La grande majorité d’entre eux étaient capturés ou
revenaient de leur propre gré au bout de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Le traité
d’extradition signé avec Santo Domingo en 1777 et le défrichement des forêts d’altitude pour planter du
café ont sans doute rendu plus difficile la possibilité de marronnage. C’est d’ailleurs peut-être ce qui
encouragea les esclaves à envisager la révolte armée comme une alternative.
Des années 1730 jusqu’à la Révolution, la culture du café se répandit dans les montagnes qui
séparaient au sud la plaine du Nord de la frontière avec la colonie espagnole. Plusieurs méprises
persistent au sujet du café à Saint-Domingue. Certains historiens sous-estiment l’importance de cette
culture, affirmant que la plupart des esclaves travaillaient dans les domaines sucriers, alors que le sucre
et le café occupaient chacun un tiers de la population esclave en 1791. Bien que la culture du café ait joué
un rôle important dans l’essor de la communauté des libres de couleur, les planteurs de café étaient
blancs pour la plupart, et même si les caféières étaient nombreuses dans les provinces de l’Ouest et du
Sud de la colonie, la majorité se trouvait encore dans le Nord.
Comme la plupart des plantations de café étaient relativement récentes, peu de leurs esclaves
étaient créoles. Plus des trois quarts des adultes étaient Africains, dont les deux tiers venaient d’Afrique
centrale occidentale. Les Congolais, peu appréciés des planteurs sucriers, étaient préférés pour les
travaux de la culture du café. Celle-ci requérait moins d’actions de désherbage et beaucoup moins de
travaux de plantation ; la récolte était physiquement moins éprouvante et se faisait à un rythme moins
effréné que celle de la canne. Les esclaves pouvaient parfois travailler à l’ombre des arbres. Les maladies
transmises par les insectes étaient également moins fréquentes dans les montagnes, mais la froideur des
nuits, en comparaison de celles de la plaine, augmentait les risques d’affections pulmonaires. L’accès des
esclaves aux vivres était aussi sans doute plus aisé dans ces montagnes où les précipitations étaient plus
fréquentes que dans la plaine, et les terres plus disponibles. À ces altitudes élevées, les esclaves semblent
avoir vécu en meilleure santé, tout en menant des existences plus isolées et monotones. Avec moins de 50
esclaves, la plantation de café moyenne ne possédait qu’un quart du nombre de résidents moyen d’un
domaine sucrier, et la division du travail y était plus simple ; la grande majorité des esclaves effectuait
des tâches agricoles. Les déplacements y étaient également plus difficiles.
La Révolution
Les causes du soulèvement des esclaves de 1791 sont nombreuses. Même si elles relèvent en grande
partie de l’impact de la Révolution française sur Saint-Domingue, on aimerait comprendre ce qui fit de
l’arrière-pays du Cap-Français le foyer de ce conflit épique. La brutale accélération de l’importation
d’esclaves africains peut sembler un bon point de départ. Pendant les cinq années qui précédèrent
l’insurrection, Saint-Domingue absorba plus d’un tiers de tous les esclaves amenés aux Amériques ; parmi
eux, les jeunes hommes étaient plus nombreux que jamais auparavant, et, en 1790, les arrivées
s’élevèrent à des niveaux records, en particulier dans le port de Cap-Français. Cependant, les explications
exclusivement focalisées sur les Africains s’accordent mal avec le fait que l’insurrection démarra dans la
partie la plus créolisée de la colonie et fut menée par des esclaves créoles. Bien que la population
d’esclaves ait doublé entre 1770 et 1790, la majorité des arrivants fut absorbée dans le secteur en
expansion rapide du café et partit vivre dans les montagnes de Saint-Domingue – précisément ces régions
qui furent les plus lentes à rejoindre la Révolution haïtienne. Qui plus est, des trois provinces de Saint-
Domingue, la province du Nord était celle dont la croissance démographique était la plus lente et celle qui
présentait le plus faible déséquilibre racial. La population des esclaves augmentait beaucoup plus
rapidement dans les provinces moins développées du Sud et de l’Ouest.
Les différences régionales au sein de la population des libres de couleur comptèrent sans doute
davantage. Ils étaient moins nombreux dans le Nord, mais comprenaient davantage de noirs libres, plus
proches de la population servile que les libres d’ascendance mixte. Les libres de couleur furent
rapidement écrasés lorsqu’ils tentèrent de lancer une première révolte en 1790, mais ils furent nombreux
à se joindre au soulèvement des esclaves dix mois plus tard. Le plus célèbre d’entre eux est
Toussaint Louverture. Dans l’Ouest et dans le Sud, la population libre de couleur était importante,
fortunée et dominée par des hommes aux origines métissées. Leur capacité à contrôler les campagnes,
après être eux aussi entrés en rebellion, inhiba le développement d’une résistance autonome de la part
des esclaves à une échelle comparable à celle rencontrée dans le Nord.
Certains auteurs supposent que les conditions d’esclavage devaient être plus difficiles à Saint-
Domingue qu’ailleurs, simplement parce que cette colonie produisait énormément de richesses et parce
qu’elle connut la plus grande révolte d’esclaves, sans apporter de preuve à leur assertion. Ce fait n’est
d’ailleurs pas avéré pour la colonie dans son ensemble, où la majorité des esclaves ont toujours travaillé
dans les plantations d’indigo, de café ou de coton. Les statistiques de la traite des esclaves et les
recensements coloniaux laissent peu de doutes sur le fait que la vie dans la Jamaïque du XVIIIe siècle, par
exemple, était beaucoup plus cruelle pour les esclaves que dans la colonie française. Deux indicateurs
montrent, toutefois, que les conditions d’existence dans les domaines sucriers de Saint-Domingue étaient
exceptionnellement rudes. Il s’agit de la proportion de travailleurs par surface cultivée en canne à sucre
et l’indice de fécondité des femmes esclaves. Chacun est sujet à diverses interprétations, mais tous deux
suggèrent fortement un usage de la main-d’œuvre plus intense que dans n’importe quelle autre région
sucrière, à la fois dans l’ensemble de la colonie et surtout dans la plaine du Nord.
Le gigantesque soulèvement de 1791-1793 débuta dans la plaine. Même si les insurgés menés par
les créoles prirent rapidement le contrôle de certaines régions montagneuses en direction du sud, ils ne
parvinrent jamais complètement à les dominer. Et même dix ans plus tard, quand l’armée noire créole
arracha à la France le contrôle de la colonie, elle dut mener une guerre civile contre les « Congo »
indépendants des montagnes. Malgré les craintes de certains colons à l’égard du potentiel subversif des
esclaves du Cap, il n’y eut pas de révolte urbaine en 1791. Il semble qu’un soulèvement coordonné ait été
planifié, mais, quand les esclaves des plantations prirent les devants et se révoltèrent, ce complot urbain
fut étouffé. Si l’anonymat de la ville facilitait les conspirations, la concentration de résidents blancs et de
troupes armées rendait les révoltes urbaines d’esclaves très rares aux Amériques. La ville de Cap-
Français fut ravagée par les flammes à deux reprises pendant la révolution, mais elle demeura un bastion
du pouvoir colonial jusqu’à la fin.
Elle ne se remit jamais, en revanche, de l’immense destruction de son arrière-pays de plantations.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
D. Geggus, « The Major Port Towns of Saint-Domingue in the late 18th century », dans P. Liss et
F. Knight (éds.), Atlantic Port Cities : Economy, Culture and Society. Knoxville, University of
Tennessee Press, 1991, p. 87-116.
D. Geggus, « Sugar and Coffee Cultivation in Saint-Domingue and the Shaping of the Slave Labor
Force », dans I. Berlin et P. Morgan (éds.), Cultivation and Culture : Labor and the Shaping of Slave
Life in the Americas, Charlottesville, University Press of Virginia, 1993, p. 73-98.
D. Geggus, « Slave Society in the Sugar Plantation Zones of Saint-Domingue and the Revolution of 1791-
1793 », Slavery & Abolition, 20, 1999, p. 31-46.
RENVOIS
Culture
Démographie
Genre
Résistance
Révoltes
Ville
Traites
Travail
Des empires esclavagistes
L’âge de la plantation
Capitalisme
L’ordre de la race
Révolutions atlantiques
Abolitionnismes et abolitions
Napoléon
rétablit l’esclavage
Guadeloupe, 1802-1803
FRÉDÉRIC RÉGENT
Le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), la Convention abolit l’esclavage et accorda la citoyenneté à
tous les anciens esclaves dans les colonies françaises sur la proposition du député Levasseur (de la
Sarthe). Ce décret entérina la proclamation locale du 29 août 1793 abolissant l’esclavage dans la partie
nord de Saint-Domingue, et l’élargit à toutes les possessions françaises d’outre-mer. La proclamation
d’août 1793 avait été faite par le commissaire de la République Léger Félicité Sonthonax à la fois par
nécessité et par principe. Son objectif était d’obtenir le soutien militaire des esclaves contre la Grande-
Bretagne et l’Espagne avec laquelle la France était en guerre. Alors que les abolitionnistes avaient
défendu jusque-là une abolition graduelle, l’émancipation immédiate des esclaves en 1794 constitua une
nouveauté extraordinaire. L’esclavage a été aboli en Guadeloupe le 7 juin 1794 mais Victor Hugues,
l’envoyé de la Convention, estima que les nouveaux libres étaient incapables d’exercer la citoyenneté et
refusa même les élections pourtant prévues par la législation au sein des conseils d’administration de
l’armée majoritairement formée d’anciens esclaves.
Après 1794, de nombreuses restrictions furent ainsi imposées aux anciens esclaves. Ces derniers
étaient obligés de rester sur leur plantation, à l’exception de ceux qui s’étaient engagés dans l’armée. Le
temps de travail des anciens esclaves restait sous le contrôle de leurs maîtres lorsque ceux-ci étaient
encore présents en Guadeloupe. Des peines de prison étaient prévues pour les cultivateurs et
domestiques récalcitrants. Le refus par Victor Hugues, commissaire de la République, de faire appliquer
la Constitution de 1795, qui assimilait la Guadeloupe à un département comme les autres et proclamait
l’égalité des droits entre ses habitants, entraîna des révoltes de cultivateurs. Celles-ci furent réprimées en
1797 par l’armée, formée essentiellement de noirs et de métis. Dès cette époque, le divorce était profond
entre militaires de couleur et cultivateurs. En 1798, le successeur de Victor Hugues, le général
Desfourneaux instaura un salaire pour ces derniers, tout en maintenant leur assignation à résidence sur
leurs anciennes plantations.
La prise de pouvoir par Napoléon Bonaparte, en novembre 1799, marqua un tournant. Le Premier
Consul mit fin au régime de l’identité législative entre la métropole et l’outre-mer ; les colonies furent
désormais régies par des lois spéciales. Pour diriger la Guadeloupe, Bonaparte nomma en 1801 le
capitaine-général Raymond Lacrosse, qui mena une politique vexatoire à l’égard des soldats et officiers de
couleur et des républicains jacobins. Lacrosse en déporta certains, diminua la seule solde des hommes de
couleur, et empêcha l’officier le plus gradé de devenir commandant de la force armée en raison de sa
couleur. Cette politique discriminatoire entraîna la rébellion d’officiers de couleur, parmi lesquels
Magloire Pélage, Joseph Ignace et Louis Delgrès. Magloire Pélage devint en octobre 1801 président du
Conseil provisoire de gouvernement de la Guadeloupe. Exilé à la Dominique, Lacrosse mena une intense
propagande pour se disculper et accabler ceux qui avaient pris le pouvoir en Guadeloupe. À la réception
des courriers de Lacrosse, le 14 novembre 1801, Denis Decrès, le ministre de la Marine et des Colonies,
écrivait :
Je veux des esclaves dans les colonies. La liberté est un aliment pour lequel l’estomac des
nègres n’est pas préparé. Je crois qu’il faut saisir toutes les occasions pour leur rendre leur
nourriture naturelle sauf les assaisonnements que commandent la justice et l’humanité. Je crois
qu’il faut envoyer une force considérable en Guadeloupe, non pour la réduire à ce qu’elle était
mais à ce qu’elle doit être.
Napoléon Bonaparte réagit en confiant au général Richepance (ou Richepanse) la direction d’une
expédition militaire pour rétablir l’ordre. Ce dernier débarqua en Guadeloupe à la tête de 3 500 soldats le
6 mai 1802. Pélage se soumit immédiatement à son autorité. Situés près de Pointe-à-Pitre, les deux
bataillons, d’un millier de soldats chacun, furent désarmés et embarqués à bord des navires de
l’expédition. Pour certains de ces hommes, l’opération s’accompagna de violences, d’injures et
d’humiliations, les partisans de Lacrosse cherchant à se venger de l’exil forcé qu’ils avaient subi
d’octobre 1801 à mai 1802. Le troisième bataillon, en poste à Basse-Terre, informé par quelques officiers
et soldats ayant échappé à l’embarquement de force, se révolta. Ses hommes refusaient d’être désarmés,
considérant que le fusil était le seul moyen de conserver la liberté et l’égalité.
Louis Delgrès, un officier métis de la Martinique prit la tête de la révolte, secondé par
Joseph Ignace, un mulâtre de la Guadeloupe et Alexandre Kirwan, un blanc. Ils disposaient d’un millier de
combattants réguliers, auxquels s’ajoutaient des cultivateurs, de moins en moins nombreux au fil des
combats. Le rapport de force était très défavorable, d’autant plus que Richepance recevait le soutien de
500 hommes de Lacrosse et de 600 soldats de couleur mis à sa disposition par Magloire Pélage. Assiégé
au fort Saint-Charles à Basse-Terre, Delgrès l’évacua le 22 mai 1802 et partit se réfugier sur les hauteurs
de Saint-Claude, à Matouba, en espérant pouvoir résister jusqu’à ce que la fièvre jaune commence à
ravager le corps expéditionnaire. Mais la révolte des cultivateurs de la Grande-Terre sous la conduite de
Joseph Ignace échoua le 26 mai 1802, à Baimbridge, près de Pointe-à-Pitre. Encerclé par des forces
militaires très supérieures en nombre, Delgrès décida de se faire exploser avec 300 de ses hommes à
Matouba.
La défaite de Louis Delgrès s’explique non seulement par son refus d’employer la stratégie de la
terre brûlée et de la dévastation à outrance, mais aussi par son incapacité à entraîner la masse des
cultivateurs dans un soulèvement général. Le fait est capital : contrairement à Saint-Domingue, les
cultivateurs ne se sont pas massivement révoltés en 1802. Ainsi, sur la plantation de Grand’Anse à Trois-
Rivières, à proximité des lieux des combats, sur 104 cultivateurs qui apparaissent dans deux inventaires
effectués le 1er septembre 1801 et le 29 mai 1803, cinq cultivateurs seulement sont morts en mai 1802.
Deux ont été tués par les rebelles, deux sont morts en combattant avec les insurgés, alors que le
cinquième fut brûlé vif, car accusé d’être un rebelle, « sur la seule dénonciation d’un individu dont il était
l’ennemi ».
Bien qu’ils fussent pareillement anciens esclaves, la défiance était grande entre les cultivateurs et
les militaires, sous le contrôle desquels était placé leur travail depuis 1794. Tout indique que la masse des
cultivateurs n’a pas soutenu les soldats de couleur révoltés. Elle a même dû considérer ces affrontements
comme une guerre civile qui ne les concernait pas. Sans doute, la plupart des cultivateurs n’avaient pas
vu une très grande différence entre l’esclavage et le travail forcé. Ils ne souhaitaient pas risquer leur vie
aux côtés de soldats de couleur en qui ils n’avaient pas confiance et qui avaient réprimé leurs aspirations
à plus de liberté et d’égalité en 1797-1798.
La répression qui suivit les opérations, de mai à juillet 1802, fut sanglante. Tous les rebelles pris les
armes à la main furent exécutés, y compris les femmes. Tous les soldats de couleur, y compris ceux qui
avaient combattu aux côtés du corps expéditionnaire de Richepance, furent déportés en France. Le bilan
fait état de 2 500 à plus de 3 000 tués parmi les rebelles et autant de déportés. Le 17 juillet 1802,
Richepance supprima la citoyenneté pour les hommes de couleur ainsi que le salaire des cultivateurs et
rétablit les punitions corporelles que les anciens maîtres pouvaient pratiquer contre leurs anciens
esclaves. L’esclavage était rétabli de fait en Guadeloupe. Dès la deuxième quinzaine de juillet, des ventes
d’esclaves étaient d’ailleurs enregistrées chez les notaires. La répression s’abattit alors quasi
exclusivement sur les rebelles et les hommes de couleur qui portaient des armes ou avaient eu des
responsabilités politiques pendant la période de liberté générale. Richepance tenta même de vendre des
soldats déportés comme esclaves dans des colonies espagnoles ou britanniques. Aucun maître ne voulut
toutefois acheter de tels esclaves. Certains soldats déportés furent abandonnés sur des côtes de
l’Amérique continentale, mais la plupart d’entre eux furent envoyés en France, pour être enfermés dans
un bagne en Corse, ou être affectés à l’armée d’Italie. À la mort de Richepance, le 3 septembre 1802, la
situation sur l’île était toutefois loin d’être pacifiée. De nombreux rebelles étaient encore cachés dans la
montagne. En octobre 1802, une tentative d’insurrection éclata ainsi à Sainte-Anne. Les autorités
préférèrent alors négocier avec les derniers rebelles en leur accordant des passeports pour quitter la
colonie. C’est le successeur de Lacrosse, le général Ernouf qui proclama officiellement le rétablissement
de l’esclavage, le 14 mai 1803.
Dans l’histoire mondiale des abolitions de l’esclavage, la France se distingue ainsi par la nécessité
d’une seconde abolition, en 1848, après avoir précocement proclamé l’abolition immédiate en 1794 puis
rétabli l’esclavage en 1802-1803. Des esclaves qui avaient connu la liberté générale et qui étaient devenus
de nouveaux citoyens, au moins nominalement, se retrouvèrent, quelques années plus tard, à nouveau
réduits en esclavage en Guadeloupe et en Guyane. Ce phénomène, unique et brutal, explique peut-être
l’histoire distincte des divers territoires ultramarins de la France dans la Grande Caraïbe et aux
Mascareignes.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Maîtres
Résistance
Révoltes
Des empires esclavagistes
Révolutions atlantiques
Abolitionnismes et abolitions
Le voyage des aveugles
Le Havre-la Guadeloupe, 1819
ANITA RUPPRECHT
Les navires de traite furent des machines qui changèrent le monde. La traite transatlantique des
esclaves dura quatre siècles. Durant cette période, elle devint une entreprise industrielle
intercontinentale qui joua un rôle fondamental dans la production de la main-d’œuvre servile utilisée sur
les plantations des Amériques. Usines modernes, prisons flottantes et lieux de terreur absolue, les navires
de traite faisant route de l’Afrique vers les Amériques transformèrent par la violence quelque 12 millions
d’Africains en marchandises. Le voyage du vaisseau de traite français Le Rôdeur, qui partit du Havre en
1819 et atteignit la côte d’Afrique de l’Ouest avant de mettre le cap sur la Guadeloupe, n’est qu’un
exemple parmi des dizaines de milliers de traversées tout aussi épouvantables. Pourtant, le récit de ce qui
advint à bord de ce navire est entré dans l’histoire pour des raisons singulières.
Quand Le Rôdeur prit la mer, le commerce des esclaves avait été interdit en France. Dès 1807, les
Britanniques avaient rendu la traite illégale, puis fait pression sur les autres nations européennes pour
qu’elles en fassent autant. Lors du traité de Paris de 1814 faisant suite à la défaite de Napoléon, le
gouvernement français accepta d’abolir le trafic des esclaves dans un délai de cinq ans. Néanmoins, le
retour sous souveraineté française des colonies qui avaient été conquises par les Britanniques durant les
guerres napoléoniennes – Martinique, Guadeloupe et Sénégal, y compris l’île de Gorée – relança le
marché des esclaves africains. Entre 1815 et 1830, la monarchie des Bourbons, désireuse de reconstruire
l’économie atlantique française, adopta une position ambivalente quant à la suppression de la traite et fit
preuve d’une grande ambiguïté dans sa façon de la mettre en œuvre. En 1822, le duc de Broglie, un
abolitionniste, pouvait ainsi déclarer que « le renouvellement de la paix en Europe avait donné le signal
du renouvellement de la traite ». Bien au fait qu’il existait en Guadeloupe un marché lucratif ouvert aux
nouvelles arrivées de travailleurs esclaves, les investisseurs dans l’entreprise du Rôdeur, de toute
évidence peu enclins à respecter la loi, ordonnèrent son départ du Havre à la fin de janvier 1819.
La période allant de 1815 au début des années 1820 fut aussi marquée par une collaboration intense
entre les abolitionnistes britanniques et les quelques hommes, parmi leurs homologues français, qui
étaient prêts à critiquer le gouvernement. Une fois la nouvelle du départ du Rôdeur connue des
abolitionnistes, le voyage en vint rapidement à symboliser la cruauté excessive à l’œuvre dans la traite. Il
révélait aussi l’attitude du gouvernement français qui fermait les yeux sur ces activités illégales, ainsi que
l’ignorance dans laquelle l’opinion publique française était tenue à propos de la perpétuation de ce
commerce de vies africaines. Tout au long du XIXe siècle, cette histoire circula de part et d’autre de
l’Atlantique car elle témoignait des conditions particulièrement choquantes dans lesquelles les esclaves
faisaient la traversée. Aussi ce récit revêtit-il une dimension symbolique et métaphorique de première
importance pour ceux qui faisaient campagne contre le trafic d’êtres humains.
La traversée du Rôdeur
Le Rôdeur, vaisseau de 200 tonnes, était la propriété d’un banquier parisien. Le navire quitta
Le Havre le 24 janvier 1819, avec à son bord un équipage de 22 hommes, à destination de la côte ouest de
l’Afrique, et plus précisément de Bonny, sur le fleuve Calabar, qu’il atteignit le 14 mars, après un voyage
sans encombre. Trois semaines plus tard, le navire se lança dans sa traversée transatlantique en direction
de la Guadeloupe. Il avait entamé le passage du milieu depuis deux semaines et approchait de l’Équateur
quand l’équipage remarqua les premiers symptômes d’une « effroyable maladie » parmi les 170 Africains
captifs enchaînés sous le pont. On pensa d’abord qu’ils avaient contracté une irritation des yeux car ils
vivaient entassés les uns contre les autres dans la cale mal ventilée et les réserves d’eau potable
commençaient déjà à manquer. Mais il devint vite évident qu’ils étaient en fait atteints de l’une de ces
maladies tant redoutées dont étaient souvent affligés ceux qui étaient soumis aux épouvantables
conditions de voyage des navires de traite : l’ophtalmie. Il s’agit d’une maladie hautement contagieuse qui
entraîne souvent des troubles irréversibles de la vue, voire une cécité complète. Le capitaine, un certain
Boucher, et son équipage furent alarmés au plus haut point. Non seulement ils couraient le risque
d’attraper la maladie eux-mêmes, mais la propagation de celle-ci parmi les Africains pouvait très bien
faire perdre toute valeur à leur « cargaison » humaine, et donc transformer cette traversée en désastre
financier.
Dans le but d’endiguer cette épidémie potentielle, le chirurgien du navire, M. Maignan, suggéra que
les Africains soient montés sur le pont « afin de leur faire respirer un air plus pur ». Une fois à l’extérieur,
certains Africains, dans un acte désespéré de résistance, se jetèrent par-dessus bord « en se tenant
embrassés les uns les autres ». Dans le langage des esclavagistes, cette pulsion suicidaire était attribuée
aux effets fatals de la « nostalgie » – en d’autres termes, le profond désespoir causé par l’exil forcé de leur
terre natale. Le capitaine réagit violemment. Il fit fusiller et pendre plusieurs des Africains, qui avaient
ainsi tenté de s’enfuir, dans le but de terroriser les autres et de les forcer à se soumettre. Mais la
répression ne servit à rien. En dépit du risque de propager encore davantage la maladie oculaire, les
Africains furent à nouveau enfermés à fond de cale. Le mal se répandit dans l’équipage et, en l’espace de
trois jours, le capitaine et tous les marins à l’exception d’un seul en furent atteints. Terrifiés à l’idée que
leurs prisonniers puissent se révolter et redoutant de ne plus être capables de manœuvrer le navire, les
marins réussirent tout de même à poursuivre leur route tant bien que mal. Dans ce piteux état, Le Rôdeur
croisa alors un vaisseau de traite espagnol, le León, qui semblait errer. Il s’avéra que tout l’équipage du
León avait été aveuglé par la même maladie. Les Espagnols, en proie au désespoir, les appelèrent à l’aide,
mais les membres de l’équipage du Rôdeur ne pouvaient pas quitter leur bateau « à cause de la cargaison
des nègres, ni recevoir l’équipage de ce navire, le leur étant à peine suffisant pour eux ». Le León repartit
donc à la dérive, laissant là l’équipage du Rôdeur qui enviait « le sort de ceux qui succombaient à une
mort qui leur semblait inévitable ». Personne ne sait ce qu’il advint du León. On n’entendit plus jamais
parler de lui. Finalement, alors que Le Rôdeur approchait de sa destination, le capitaine, qui savait le but
de son voyage compromis, ordonna que 36 des Africains les plus sévèrement touchés par la maladie soient
jetés par-dessus bord. La « perte » serait couverte par la police d’assurance maritime du vaisseau.
Quand Le Rôdeur atteignit la Guadeloupe le 21 juin, « l’équipage était dans un état déplorable ».
Trois jours plus tard, l’unique homme qui n’avait pas contracté la maladie oculaire à bord l’attrapa à son
tour. Des esclaves qui restaient, 39 étaient « devenus aveugles », 12 étaient borgnes, et 14 présentaient
« des taches plus ou moins considérables sur la cornée ». Quant aux membres de l’équipage, plus de la
moitié d’entre eux avait perdu la vue, dont le chirurgien, 5 un œil, dont le capitaine Boucher, et 4 étaient
partiellement atteints de diverses manières. On raconta que Boucher « n’[avait] cessé, au milieu du plus
grand danger, de prodiguer des soins aux nègres et aux matelots, avec un zèle et un dévouement au-
dessus de tout éloge ».
Le récit des événements indicibles qui se déroulèrent à bord du Rôdeur fut porté à la connaissance
du public de façon remarquable. Ce fut Joseph-Elzéar Morénas – l’un des rares abolitionnistes français à
avoir de l’influence avant la fondation de la Société de la morale chrétienne en 1822 – qui fit en sorte que
l’histoire du Rôdeur circulât largement en France et en Grande-Bretagne, au début des années 1820.
Proche confident de l’abbé Grégoire, Morénas avait travaillé en tant qu’« agriculteur-botaniste » au
Sénégal, d’août 1818 à octobre 1819 et avait eu l’occasion d’observer personnellement la renaissance de
la traite française des esclaves. Il revint en France avec des « informations dangereuses » susceptibles de
compromettre le gouverneur Schmaltz, et fut, en conséquence, renvoyé par le ministère de la Marine.
Avec le soutien de Grégoire et de deux abolitionnistes britanniques de premier plan, Zachary Macaulay et
Thomas Clarkson, Morénas publia dans un journal londonien une attaque en règle contre la traite illégale
à laquelle la France se livrait. Il lança ensuite une pétition incendiaire auprès de la chambre des députés,
le 14 juin 1820, qui faisait mention de l’histoire du Rôdeur.
Morénas souligna que les informations sur Le Rôdeur avaient d’abord été rendues publiques dans un
contexte où il n’était question ni d’impérialisme français ni d’esclavage. Ce récit avait, en effet, été publié
pour la première fois non par des abolitionnistes, mais dans une très respectable revue médicale à
destination des spécialistes de l’œil à Paris : Bibliothèque Ophtalmologique, ou Recueil d’Observations sur
les Maladies des Yeux, faites à la Clinique de l’Institution Royale des Jeunes Aveugles. Le numéro de la
revue, où l’histoire du Rôdeur figurait, était paru le 30 novembre 1819 à Paris, cinq semaines seulement
après le retour du navire au Havre. Bien que devenu aveugle, le chirurgien du Rôdeur avait survécu au
voyage et était rentré à Paris avec ce qu’il considérait être une preuve médicale importante de la
contagiosité de l’ophtalmie. Sans se soucier des conséquences politiques ni des implications de sa
présence à bord d’un navire de traite illégal, il avait, au nom de la recherche médicale,
consciencieusement consigné le nom du navire, les dates, l’itinéraire et le fait que 36 des Africains
touchés par la maladie avaient été jetés par-dessus bord afin d’endiguer la contagion. M. Guillié, directeur
de l’Institution des jeunes aveugles de Paris, mit immédiatement en forme le récit en vue de sa
publication, de toute évidence sans se rendre compte que cet article médical pourrait être perçu comme
une publication anti-esclavagiste. Cependant, après avoir rapidement pris conscience de son caractère
incendiaire, il retira le numéro de la circulation, pour le faire reparaître ultérieurement sans mentionner
de détails sur le navire, cette fois, et sans préciser que les esclaves africains avaient été jetés par-dessus
bord. Guillié écrivit ensuite une lettre à un journal, Le Courrier français, pour défendre sa position et
exprimer l’immense désarroi qu’il avait éprouvé quand son travail purement médical s’était trouvé mêlé à
des questions d’ordre politique. Il avait choisi de retirer ces informations de son article, précisait-il, car il
ne souhaitait être associé à aucune provocation abolitionniste.
Guillié n’avait probablement cherché qu’à se protéger à titre personnel, mais sa décision de retirer
ce numéro de la vente, les révisions qu’il effectua ensuite dans l’article et la parution de sa lettre de
justification ne firent qu’ajouter au scandale. Les abolitionnistes français s’empressèrent de publier le
texte original dans une brochure à bas coût qui mettait en évidence les parties du récit supprimées par
Guillié. Dans un contexte de censure systématique des publications anti-esclavagistes par le
gouvernement, les abolitionnistes savaient que l’histoire du Rôdeur pouvait grandement aider la
propagation de leurs idées et que la façon dont elle avait été initialement publiée ne faisait qu’ajouter à
son impact potentiel.
Le ministère britannique des Affaires étrangères et le ministère français de la Marine étaient au
courant de l’affaire du Rôdeur dès avant la publication de l’article de Guillié. Quelques semaines plus tôt,
Charles Stuart, ambassadeur britannique en France, avait écrit une lettre au général Dessolles, qui
présidait alors le cabinet ministériel de Louis XVIII, au sujet de ce voyage illégal. On l’informa que le
commissaire de la Marine au Havre allait lancer une « enquête scrupuleuse » qui serait communiquée au
gouvernement. Un mois plus tard, en guise de preuve que cette enquête avait bien été effectuée, Stuart
reçut une partie de la déposition faite par Boucher, capitaine du Rôdeur. L’extrait ne faisait aucune
référence au navire mais citait simplement une justification de Boucher selon qui les vaisseaux espagnols
et portugais longeant la côte d’Afrique de l’Ouest avaient tendance à emprunter les noms des navires
français qu’ils croisaient, ce qui pouvait expliquer le grand nombre de rapports accusant des bâtiments
français de se livrer à la traite illégale dans la région. Boucher fut finalement jugé pour commerce illégal
d’esclaves africains, puis acquitté. Cet acquittement ne fit que renforcer les abolitionnistes britanniques
et français dans leur conviction que le gouvernement français était certes enclin à faire des promesses,
mais n’avait nulle intention d’entreprendre quoi que ce soit de concret pour mettre un terme à ce trafic
lucratif.
Quelques mois plus tard, l’abolitionniste britannique Zachary Macaulay fit paraître un long
Mémorandum sur la traite des esclaves à laquelle la France se livrait. Il contenait des preuves accablantes
de l’ampleur de ce commerce illégal qui avait pour points de départ Rouen, Le Havre et Honfleur, de
même que Nantes et Bordeaux. En publiant la traduction de l’article original de la revue médicale, auquel
il ajouta une note au sujet de la déclaration de sinistre faite auprès des assureurs, Macaulay se doutait
que l’histoire du Rôdeur ferait écho à celle du Zong, navire de traite britannique. Le cas du Zong était
devenu tristement célèbre en 1784 car le capitaine, dans un contexte de pénurie en eau potable, avait fait
jeter par-dessus bord 132 captifs africains malades, dont la perte, pensait-il, serait couverte par sa police
d’assurance. L’histoire du Zong avait contribué à donner une impulsion déterminante à l’abolitionnisme
britannique.
Dans le courant des années 1820 et au-delà, l’affaire du Rôdeur devint une cause célèbre de part et
d’autre de la Manche. Durant cette période, presque tous les articles, discours parlementaires et
brochures abolitionnistes évoquèrent ce récit, paraphrasé ou réimprimé tel quel – sous sa forme originale
le plus souvent, mais sans mentionner les informations médicales faisant état des diverses façons dont le
chirurgien du navire avait tenté, en vain, de guérir l’équipage et les captifs touchés par la maladie. Aucun
autre détail ne fut jamais ajouté au bref et brutal compte rendu de la traversée. Bien que le récit original
ait été écrit « à des fins scientifiques » et non en tant que brûlot abolitionniste, il entrait également en
résonance avec une mode métropolitaine friande d’exagération gothique, de mélodrame et de noirceur
romantique.
Ce n’étaient pas seulement les circonstances extraordinaires qui rendaient l’histoire du Rôdeur si
percutante et fascinante pour le public britannique et français du début du XIXe siècle, même si elles
avaient certainement joué un rôle important. De fait, ce récit contenait nombre des ressorts et figures de
style mélodramatiques dont les abolitionnistes usaient à l’envi afin de faire ressentir à leur lectorat
l’horreur de la traite transatlantique : le sort tragique réservé à d’innocents Africains prêts au suicide
qu’il fallait sauver, un capitaine monstrueux, un équipage sans pitié, les châtiments cruels et sadiques
infligés aux captifs, les meurtres, la peur de la révolte, les Africains malades jetés par-dessus bord, la
froide déclaration de sinistre qui renvoyait directement au Zong – cette autre affaire emblématique de
l’abolitionnisme. Il n’y a ici nul moment de rédemption qui pourrait rendre ce récit plus complexe et en
faire autre chose qu’une tragédie, laquelle contribua certainement à l’édification de sujets blancs
persuadés que leur devoir était de faire œuvre de civilisation et d’assumer le poids de leur responsabilité
en s’opposant à ce qui était désormais considéré comme une activité criminelle. Que des
« contrebandiers », et non d’honnêtes commerçants, aient été mis en cause dans cette affaire permettait à
l’opinion publique de ne pas questionner (et encore moins critiquer) le fait que la traite trouvait ses
racines dans la compétition effrénée pour construire des empires à laquelle les États européens se
livraient.
Si le récit du Rôdeur rassemblait de façon évidente tous les clichés abolitionnistes au fondement
d’une rhétorique mobilisée sans relâche afin de bouleverser l’opinion, la cécité qui s’était abattue sur le
navire faisait, quant à elle, résonner de multiples références et connotations morales et religieuses auprès
du public européen du début du XIXe siècle. L’épidémie de cécité qui s’était répandue sur Le Rôdeur
comme une malédiction devint une puissante allégorie : elle évoquait le péché et la culpabilité non
seulement des marchands d’esclaves, mais également de ceux qui, restés en leurs foyers, refusaient d’être
les témoins de cette tragédie ou restaient aveugles au coût de la conquête coloniale et au commerce des
êtres humains. Il n’y a aucune façon de confirmer que le navire a pu réellement croiser la route du León,
mais cette partie mystérieuse du récit, qu’elle soit avérée ou non, symbolise la possibilité d’un jugement
divin et d’un châtiment. La puissante image d’aveugles implorant d’autres aveugles de leur porter secours
fut rapidement reprise par les poètes et les autres écrivains abolitionnistes en France, en Grande-
Bretagne et aux États-Unis.
L’affaire du Rôdeur demeure profondément dérangeante et soulève des questions complexes sur les
zones d’ombre qui subsistent au sujet du passage du milieu, étant donné le nombre limité de sources sur
le sujet. Elle éclaire également le rôle central que la question de la traite transatlantique joua dans la
forme prise par la modernité. Ce récit fournit un exemple de la manière dont les progrès de la médecine
occidentale furent obtenus « au prix » de la vie des esclaves. Au cours du XIXe siècle, le texte fut republié
dans des manuels médicaux de part et d’autre de l’Atlantique. Un tel phénomène illustre comment ces
nouvelles connaissances passaient de l’industrie esclavagiste au monde de la médecine moderne.
Dans leurs brochures et leurs discours, les abolitionnistes omirent, cependant, de mentionner un
détail particulier qui resta cantonné aux ouvrages médicaux. Quand Le Rôdeur jeta enfin l’ancre en
Guadeloupe, avec tous ses passagers frappés de cécité à l’exception d’un seul, ce ne fut pas un médecin
colonial mais une « négresse » qui leur apprit que l’application sur leurs yeux de « simples lotions d’eau
fraîche et de suc de citron » apaiserait quelque peu leurs souffrances.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
S. Daget, Répertoire des expéditions négrières françaises à la traite illégale (1814-1850), Nantes, Centre
de recherche sur l’histoire du monde atlantique (CRHMA).
P. M. Kielstra, The Politics of Slave Trade Suppression in Britain and France 1814-1848, New York,
Palgrave Macmillan, 2000.
M. Rediker, À bord du navire négrier. Une histoire atlantique de la traite, Paris, Seuil, 2013.
RENVOIS
Corps
Mort
Résistance
Traites
Capitalisme
Abolitionnismes et abolitions
L’empire du sucre
et du coton
La vallée du Mississippi, 1803-1865
EMILY CLARK
La vallée du Mississippi présentait un grand nombre des traits caractéristiques de l’esclavage états-
unien de la période antebellum (c’est-à-dire d’avant la guerre de Sécession) : l’importance et l’impact de
la traite servile interne au pays, notamment, de même que le rôle essentiel des esclaves dans la formation
du capital et l’ajustement perpétuel des régimes de droit et de travail dans le but de maximiser les profits
et d’assurer le contrôle de la main-d’œuvre. Mais l’histoire coloniale de la région, la diversité linguistique
et religieuse de sa population esclave, et son absence de conversion à la monoculture du coton qui
prévalait dans la majorité des États esclavagistes du Sud remettent en cause la pertinence d’une
approche monolithique de l’histoire du Sud esclavagiste. Les mouvements abolitionnistes ont souvent mis
l’accent sur les horreurs les plus courantes du système esclavagiste tel qu’il prévalait dans les États
producteurs de coton de la Black Belt (« ceinture noire »), et c’est cette version de l’esclavage antebellum
qui domine dans l’historiographie états-unienne et la mémoire populaire. La vallée du Mississippi relève
toutefois d’un processus plus complexe, certes marqué par des impératifs semblables à ceux qui
déterminaient l’esclavage dans le reste du Sud, mais également infléchi par des régimes de travail
différents et des facteurs historiques et culturels spécifiques à la région.
La zone géographique envisagée dans cet article s’étend de l’embouchure du Mississippi (dans la
Louisiane actuelle) jusqu’à la frontière entre le Missouri et l’Illinois, à l’est, et celle entre le Missouri, le
Kentucky et l’Illinois, à l’ouest – ce qui représente une bande de terre d’environ 1 500 kilomètres de long.
Au tournant du XIXe siècle, la canne à sucre était la culture principale dans l’est de la basse vallée du
Mississippi ; les plantations s’étendaient sur environ 385 kilomètres depuis l’embouchure du fleuve
jusqu’à un point proche de la frontière entre la Louisiane et le Mississippi (de Venice à Marksville). En
revanche, au nord de cette frontière, c’était le coton qui jouait un rôle prépondérant dans l’agriculture, et
ce, de part et d’autre du fleuve. Chacune de ces deux cultures façonna l’esclavage de façon différente sur
le territoire qui lui était dévolu, reflétant des évolutions historiques et des régimes de travail distincts.
La basse vallée du Mississippi fut intégrée aux États-Unis avec l’achat de la Louisiane en 1803, mais
ce jalon politique est un point de départ bien artificiel pour aborder la question de l’esclavage antebellum
dans la région. Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter au début du XVIIIe siècle, quand la
Louisiane était une colonie française où s’était formée une société esclavagiste sur le modèle des îles
sucrières françaises : Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe. Comme le climat continental ne se
prêtait pas aussi bien à la culture de la canne que celui de la Caraïbe, les habitants et investisseurs en
Louisiane misèrent sur le potentiel économique de deux autres cultures commerciales, le tabac et l’indigo,
qui reposaient pareillement sur l’exploitation d’une main-d’œuvre servile et l’imposition d’un ordre social
racialisé. Si le tabac ne tint jamais ses promesses, l’indigo fit la fortune de quelques colons qui disposaient
de capitaux suffisants. Le temps, les ressources et l’énergie investis dans ces deux cultures modelèrent la
colonie. S’y développa le même type de formation sociopolitique que celui caractérisant les sociétés
esclavagistes des îles sucrières. Ainsi, même si la colonie continentale échoua, sous le régime français, à
établir une économie de plantation florissante à partir de la culture de la canne – ou de n’importe quelle
autre plante –, bon nombre des caractéristiques de l’esclavage pratiqué dans les plantations sucrières des
Antilles au XVIIIe siècle s’implantèrent durablement dans la basse vallée du Mississippi avant l’achat de la
Louisiane et persistèrent jusqu’à la guerre de Sécession.
Le Code noir
C’est dans le droit qui régit l’esclavage que l’on retrouve l’héritage colonial le plus ancien et le plus
évident. Dès 1724, la couronne française promulgua un Code noir, qui constituait une version plus sévère
du code rédigé dans le but de réguler l’esclavage aux Antilles en 1685. Il consistait en une série de 55
articles qui instituaient un esclavage racial et décrivaient en détail le comportement attendu d’un esclave
et les restrictions auxquelles sa vie était soumise. Tous les aspects de celle-ci, des rapports sexuels aux
divertissements, étaient strictement définis, généralement en des termes contraignants et dégradants. La
déférence envers les blancs était exigée, le métissage découragé, et les modes d’affranchissement
étroitement contrôlés. Le code mettait en place, de façon extrêmement détaillée, un système de
coercitions, de contrôles et de sanctions qui discriminait et séparait les esclaves des Européens. Les
esclaves louisianais furent ainsi soumis à un système brutal de domination raciale qui correspondait aux
besoins de gestion de la main-d’œuvre d’une économie sucrière. La culture de l’esclavage propre aux
plantations sucrières fut donc imposée dans la vallée du Mississippi avant même que la canne y soit
cultivée.
Ce Code noir français de Louisiane édicté au XVIIIe siècle fournit à l’esclavage pratiqué dans la basse
vallée du Mississippi un socle légal parfaitement adapté à la production de sucre et de coton, qui finit par
émerger au XIXe siècle. Les dispositions particulièrement restrictives qui nourrissaient l’idée d’une
infériorité raciale des noirs et prévoyaient des châtiments très sévères pour les esclaves portant atteinte
aux privilèges et intérêts de leurs maîtres furent renforcées en 1808 avec un nouveau Code noir encore
plus répressif et raciste que les anciennes lois françaises. Ce code abandonna aussi définitivement les
clauses plus clémentes d’affranchissement qui avaient été instaurées par l’administration coloniale
espagnole en 1769. Fait remarquable, ce nouveau Code noir spécifique à la vallée du Mississippi fut
élaboré par un réfugié blanc d’Haïti, particulièrement sensible aux risques encourus par les propriétaires
d’esclaves lorsque l’appareil juridique régissant une économie de plantation esclavagiste exploitant une
majorité noire laissait planer le moindre doute quant à la partie de la population qui détenait le pouvoir.
Paradoxalement, le code de 1808 préservait une caractéristique singulière des anciens codes français des
siècles précédents : les maîtres n’avaient pas le droit de séparer de leurs parents les enfants de moins de
quatorze ans en les vendant à d’autres propriétaires. À première vue, cette disposition semble concéder
aux esclaves une forme d’humanité ; elle fut partiellement influencée par la morale catholique dans
laquelle baignaient les juristes français qui rédigèrent les codes coloniaux. Mais dans les régimes
d’esclavage sucrier dans lesquels les esclaves étaient prompts à la révolte, cette clause visait également à
éliminer une pratique susceptible de conduire à la violence des parents animés par le chagrin et la colère.
La Louisiane ne réussit pas à établir une économie sucrière viable avant la fin du XVIIIe siècle. Le
climat imprévisible, marqué par une saison végétative plus courte, le manque de capital et de main-
d’œuvre ainsi que la supériorité qualitative de la production des Antilles expliquent que la canne à sucre
ne parvint pas à s’implanter avec succès dans la basse vallée du Mississippi pendant l’essentiel des
périodes française et espagnole, qui durèrent respectivement de 1699 à 1769 et de 1769 à 1803, la
France ne reprenant possession de la colonie à cette date que pour une courte période. La Révolution
haïtienne qui débuta en 1791 changea toutefois la donne pour les planteurs de canne à sucre en
Louisiane, faisant même passer à l’arrière-plan la qualité inférieure de leur production. Un planteur
d’indigo français de La Nouvelle-Orléans, frustré par le caractère imprévisible de la production de cette
plante tinctoriale, paria sur la culture de la canne à sucre en 1793. La révolte des esclaves à Saint-
Domingue avait perturbé la production sucrière locale et ouvert le marché international au sucre de
Louisiane. L’arrivée de réfugiés français de Saint-Domingue qui bénéficiaient d’une grande expérience de
la culture et de la transformation de la canne donna une nouvelle impulsion à la production louisianaise,
qui s’avéra un franc succès. En 1803, lorsque Napoléon, qui avait échoué à écraser la Révolution
haïtienne et à y rétablir l’esclavage, fut forcé de vendre le vaste territoire de la Louisiane aux États-Unis,
une véritable révolution sucrière était en cours dans la basse vallée du Mississippi. C’est à ce moment que
les dures pratiques de maximisation de la production auxquelles était soumise la main-d’œuvre
caribéenne s’enracinèrent de façon permanente dans toute la région. Dans les décennies qui suivirent, la
demande en esclaves augmenta de manière exponentielle, parallèlement à l’essor des exportations de
sucre louisianais.
Le boom sucrier connut un important revers en 1807, lorsque l’abolition par les États-Unis de la
traite internationale des esclaves provoqua une chute dramatique de l’approvisionnement en travailleurs
asservis, alors même que la demande explosait. La Révolution haïtienne fournit une solution partielle et
temporaire à la pénurie de main-d’œuvre en 1809, quand quelque 9 000 réfugiés domingois – dont plus de
3 000 catégorisés comme esclaves – furent expulsés de Cuba où ils s’étaient implantés après avoir fui
Saint-Domingue. Le Congrès des États-Unis promulgua une législation spéciale qui suspendit
l’interdiction d’importer des esclaves et autorisa le débarquement des 3 000 esclaves à La Nouvelle-
Orléans. Cette migration eut pour conséquence de doter les plantations de Louisiane d’une force de
travail rodée à la culture de la canne et, de façon plus importante encore, à la transformation du sucre.
Par ailleurs, cette arrivée massive de nouveaux esclaves renforça le statut du français comme langue
principale parlée dans les plantations du sud de la Louisiane, et celui du catholicisme comme religion
commune aux esclaves. Ces deux facteurs eurent une portée considérable sur la vie des esclaves de la
vallée du Mississippi, dont les origines géographiques allèrent en se diversifiant à mesure que se
développait la traite intérieure.
La traite intérieure
La naissance de l’économie sucrière en Louisiane dans les années 1790 provoqua un essor de la
demande en main-d’œuvre servile dans la basse vallée du Mississippi au début du XIXe siècle. Ce marché
resta vigoureux jusqu’à la guerre de Sécession. Les besoins en esclaves furent encore augmentés de
manière considérable après l’invention de l’égreneuse de coton par Eli Whitney en 1794. En 1790, on
dénombrait 697 897 esclaves aux États-Unis ; trente ans plus tard, il y en avait 1,2 million. Jusqu’en 1807,
suffisamment de captifs étaient amenés d’Afrique pour répondre à cette croissance de la demande, mais
l’abolition de la traite internationale bouleversa le commerce américain du travail forcé en le
transformant en un trafic à l’intérieur des frontières nationales. Près d’1 million d’hommes, de femmes et
d’enfants furent contraints de quitter leurs foyers et leurs familles dans les États les plus septentrionaux
du Sud et de rejoindre par caravanes les régions plus au sud et à l’ouest, où le coton était en plein essor.
Les chiffres de cette migration forcée en disent long sur l’horreur de ces arrachements et de ces
séparations. Entre 1800 et 1860, environ 124 000 personnes furent vendues et acheminées vers la
Louisiane depuis la Chesapeake et les Carolines où elles vivaient, et plus de 250 000 autres furent
envoyées dans le Mississippi. Les chiffres ne sont pas aussi élevés pour les autres États de la vallée du
Mississippi, mais si l’on fait le cumul des migrations par État, on obtient tout de même des résultats
impressionnants : plus de 82 000 esclaves furent envoyés en Arkansas, 73 000 vers le Tennessee, et
57 000 vers le Missouri. Durant toute cette période, près de 600 000 personnes au total furent
transportées vers la vallée du Mississippi pour travailler dans les champs de coton et de canne à sucre de
la région. En comparaison, l’Alabama et la Géorgie – que l’on imagine pourtant comme le cœur de la
Cotton Belt (la « ceinture de coton ») de l’Amérique antebellum – en importèrent moins de la moitié dans
le cadre de la traite intérieure.
Si l’on compare le nombre d’esclaves par États à la veille de la guerre de Sécession, les deux États
cotonniers d’Alabama (435 047) et de Géorgie (462 245) dépassaient le Mississippi (436 642) en termes
strictement quantitatifs. Mais d’autres aspects, plus révélateurs, du système esclavagiste doivent être
retenus pour rendre compte des conditions de vie des esclaves. La majorité de ceux qui vivaient dans les
13 États de la Confédération en 1860 (environ 55 % de l’ensemble) appartenait à des propriétaires qui
possédaient généralement entre 1 et 5 esclaves – ce qui n’avait rien à voir avec les vastes effectifs des
grandes plantations de coton et de canne à sucre. La vallée du Mississippi comprenait 2 des 4 États où
plus de 300 propriétaires d’esclaves possédaient au moins 100 esclaves. Avec ses 547 exploitations à plus
de 100 esclaves, la Louisiane surpassait même sa plus proche rivale, la Caroline du Sud, qui en comptait
100 de moins.
Ces statistiques effarantes s’expliquent par la double assise de l’économie de plantation de la
Louisiane qui reposait sur le sucre au Sud et le coton au Nord. Ces deux types de plantations requéraient
l’un comme l’autre un nombre important d’ouvriers agricoles, de façon à générer suffisamment de profits
pour attirer en Louisiane les investisseurs de tout le pays. Même si la cruauté infligée aux esclaves dans
les champs de coton du Sud est restée tristement célèbre, les traitements qu’on leur réservait dans les
exploitations de canne à sucre étaient peut-être plus brutaux encore.
Le système des ateliers prévalait dans les champs de canne à sucre. Contrairement au système des
tâches pratiqué dans les rizières de Caroline du Sud (où l’on assignait à chaque esclave une tâche à
accomplir sans limites de temps), les ouvriers agricoles organisés en ateliers (ou équipes) devaient
travailler de façon ininterrompue du lever au coucher du soleil, sous l’étroite surveillance de
commandeurs (ou contremaîtres) esclaves. La récolte, qui se déroulait de la mi-octobre au mois de
décembre, était une véritable épreuve de force et d’endurance. Les hommes avançaient au milieu
d’interminables rangées de cannes à sucre en brandissant de lourdes machettes pour abattre les tiges
épaisses. Les femmes les suivaient pour fagoter les cannes coupées qui étaient ensuite transportées par
charrette jusqu’aux sucreries, lesquelles fonctionnaient nuit et jour pendant la récolte. D’autres femmes
et des travailleurs plus faibles attendaient le chargement au moulin, où ils glissaient les cannes entre les
cylindres servant à les broyer et à en extraire le jus. Ce travail ne nécessitait pas une grande force, mais
était très dangereux. Si l’esclave chargé de cette fonction ne retirait pas sa main assez rapidement au
moment où il introduisait les paquets de cannes entre les cylindres, il pouvait se faire arracher le bras par
la machine. Il arrivait que des esclaves meurent à la suite de ce genre d’accidents. La salle des
chaudières, où le jus extrait au moulin était porté à ébullition pour obtenir du sucre cristallisé, était un
véritable enfer où les feux devaient être attisés jour et nuit, et les immenses cuves de sucre liquide,
soigneusement surveillées. L’épuisement, les blessures et la mort étaient les sinistres corollaires de la
production de sucre.
La culture du coton était certes éreintante, mais il était plus rare pour les esclaves de perdre leur vie
ou d’être amputés d’un membre. Le système des ateliers était également appliqué dans les champs de
coton, et le labeur y était tout aussi incessant et implacable que dans ceux de canne à sucre. Le but des
planteurs de coton était d’accroître leur production sans augmenter le coût du travail. La mise au point
d’une véritable science de l’exploitation de la main-d’œuvre devint le sujet principal d’un nombre
croissant de revues spécialisées qui donnaient des avis détaillés sur la meilleure façon d’obtenir de ses
ouvriers agricoles un maximum d’efficacité et de productivité. Les planteurs y décrivaient, de manière
pointilleuse et obsessionnelle, les techniques et les pratiques qui leur avaient permis d’obtenir les
rendements les plus importants. Mais peu importait la « scientificité » de ces techniques, en réalité, car
les planteurs augmentaient surtout leur productivité en imposant des objectifs à atteindre de plus en plus
élevés. En 1805, on estimait qu’un esclave pouvait à lui seul s’occuper de 200 ares d’un champ de coton
par an ; dans les années 1850 ce chiffre avait doublé. Les planteurs faisaient des économies en donnant à
leurs ouvriers juste assez de nourriture pour les maintenir en vie ; par ailleurs, les esclaves les plus forts
et les plus vigoureux étaient utilisés comme commandeurs qui étaient chargés de maintenir des cadences
effrénées – à coups de fouet, le plus souvent, ce qui était loin de constituer une méthode « scientifique ».
Bien que les exploitations cotonnière et sucrière aient eu recours, les unes comme les autres, au
système des ateliers, à la surveillance et au fouet pour obtenir des esclaves un effort maximal, le type de
labeur requis variait d’une culture à l’autre, et ces variations avaient des répercussions à la fois sur le
commerce des esclaves et sur la nature du travail lui-même. Pour couper la canne à sucre, il fallait des
hommes jeunes et forts, ce qui transparaissait nettement sur le marché de La Nouvelle-Orléans où 54 %
des esclaves vendus durant les deux premières décennies étaient des hommes. Les jeunes femmes étaient
également recherchées, car elles permettaient la reproduction de la force de travail, mais les planteurs de
canne à sucre préféraient très clairement se procurer des hommes – avec un déséquilibre allant jusqu’à
85 %, à certains moments.
Le travail dans les champs de coton, en revanche, reposait moins sur la force brute. Ramasser le
coton ne nécessitait pas tant d’avoir des muscles que de l’endurance, et les femmes pouvaient donc
s’acquitter de cette tâche à l’instar des hommes. Il en résultait un meilleur équilibre entre les sexes parmi
les esclaves vendus aux planteurs de coton du Mississippi et des autres régions cotonnières de la vallée.
Dans le cas du coton comme dans celui du sucre, c’étaient les esclaves jeunes qui étaient achetés en
priorité sur le marché intérieur, car leur jeunesse favorisait la formation de couples et de familles. Si
l’équilibre entre les sexes, qui régnait sur les plantations de coton, permettait effectivement d’atteindre
un tel objectif, la surreprésentation des hommes par rapport aux femmes dans les exploitations sucrières
rendait le processus moins évident. La compétition sexuelle devait être plus intense et affecter la
sociabilité entre hommes de façon négative.
Esclavage et biculturalisme
Le biculturalisme était l’un des facteurs qui rendaient les conditions de vie des esclaves de Louisiane
différentes de celles des esclaves des autres régions de la vallée du Mississippi. Au tournant du XIXe siècle,
presque toute la population servile de Louisiane était francophone et catholique (du moins officiellement)
– caractéristique que vint renforcer l’afflux de nouveaux venus arrivés de Saint-Domingue via Cuba en
1809. Aussi La Nouvelle-Orléans se distinguait-elle des autres grandes villes du Sud esclavagiste, où
l’anglais et le protestantisme évangélique prédominaient parmi les populations serviles. La traite
intérieure introduisit une plus grande diversité linguistique et religieuse parmi les esclaves de Louisiane,
qui avaient tissé entre eux des réseaux de solidarité. Quand un propriétaire était francophone, les
esclaves parlant le français avaient plus de chance de remplir des fonctions, moins pénibles, d’artisans ou
de domestiques. Dans bien des cas, les inventaires d’exploitations appartenant à des planteurs
francophones montrent que la majorité des travailleurs des champs était des esclaves anglophones. Ces
critères avaient également des conséquences sur la vie sociale des esclaves. Le dimanche était l’unique
jour de la semaine où ils ne travaillaient pas, et l’essentiel de leurs loisirs et de leur sociabilité était lié à
la pratique de leur religion. Les assemblées religieuses et les lieux de culte leur donnaient la possibilité de
fomenter des révoltes et de planifier leurs autres formes de résistance. Quand la main-d’œuvre d’une
plantation était divisée par la langue et par la religion, l’intensité de la sociabilité et la cohésion de la
communauté en pâtissaient. En revanche, les esclaves des régions cotonnières, en particulier dans les
zones qui se développèrent après l’achat de la Louisiane, partageaient une langue et une culture qui les
liaient les uns aux autres, ce qui était une source potentielle de solidarité et même de réconfort.
La vente des travailleurs destinés à constituer la main-d’œuvre des plantations de canne à sucre et
de coton de la vallée du Mississippi se déroulait principalement dans les grandes villes portuaires du
Mississippi. La Nouvelle-Orléans était une importante place de commerce depuis le XVIIIe siècle alors que
ce fut l’essor du coton qui transforma les villes fluviales de Natchez et Memphis en d’importants centres
d’échanges. La Nouvelle-Orléans était à la fois le premier port d’où le coton était expédié et le plus grand
marché aux esclaves de la vallée du Mississippi. Environ 100 000 personnes y furent vendues durant la
période antebellum – dont 28 000 entre 1800 et 1809, ce qui reflète la grande convergence des marchés
du sucre et du coton à cette époque. Il n’y avait pas de place du marché dévolue à la vente des esclaves
dans aucune des grandes villes où avait lieu la traite. À La Nouvelle-Orléans, des enclos à esclaves étaient
disséminés un peu partout dans la cité, et les ventes se déroulaient dans divers lieux : parfois juste devant
les enclos en question, parfois dans des cafés qui s’étaient spécialisés dans ce type de commerce, ou lors
de ventes aux enchères organisées dans les salles de bal des grands hôtels de la ville. Natchez était le
second centre de vente d’esclaves le plus important dans la vallée. Le plus célèbre point de vente de
Natchez était un site nommé Forks of the Road, situé en périphérie, mais il y en avait de nombreux autres
dispersés à l’intérieur de la ville, ce qui rappelait la géographie commerçante de La Nouvelle-Orléans.
Au-delà de la plantation
La grande majorité des esclaves de la vallée du Mississippi travaillaient dans les champs de coton et
de canne à sucre, mais l’esclavage urbain existait à La Nouvelle-Orléans depuis la fondation de la ville ; et
durant la période antebellum, les villes de Natchez et Memphis eurent également une importante
population d’esclaves employés à des tâches non agricoles. À La Nouvelle-Orléans, second port le plus
important des États-Unis et place de commerce cosmopolite, il existait une forte demande en produits de
luxe européens – avec une prédilection toute particulière pour la mode française. Au début du XIXe siècle,
une femme libre de couleur dominait le marché des tissus et des articles de bonneterie ; elle avait à son
service toute une équipe de femmes esclaves qui colportaient ses produits à travers la ville. Les femmes
esclaves étaient aussi employées dans des boutiques et travaillaient en tant que couturières, fabriquant
les tenues que les femmes comme les hommes portaient le soir pour se rendre au bal, au théâtre ou à
l’opéra durant la saison hivernale. Par ailleurs, les planteurs possédaient également en ville d’élégantes
maisons dans lesquelles les esclaves faisaient office de domestiques – femmes de chambre, cuisinières,
valets de pied et cochers. De nombreux artisans avaient recours aux esclaves pour faire fonctionner leurs
ateliers – comme le cordonnier le plus prospère de la ville, un libre de couleur qui possédait plusieurs
esclaves à son service. La Nouvelle-Orléans accueillait régulièrement une importante population de
passage, surtout des hommes qui venaient y mener leurs affaires et bâtir leur fortune. Ils séjournaient
dans des hôtels et des pensions de famille, et se restauraient dans les tavernes et cafés que l’on trouvait
presque à chaque coin de rue. Or, tous les établissements de ce genre dépendaient de la main-d’œuvre
servile.
Cette hospitalité offerte par La Nouvelle-Orléans s’étendait parfois aux services sexuels. La figure de
la fancy maid (« jolie servante »), cette esclave à la peau claire vendue à un homme blanc pour lui servir
d’objet sexuel, est bien connue. Mais cette forme d’esclavage sexuel était bien moins courante que la
simple prostitution. Les proxénètes, hommes et femmes, qui pouvaient être des libres de couleur
possédaient parfois leurs propres « écuries » de travailleuses sexuelles, mais il était plus fréquent qu’ils
s’arrangeassent avec des propriétaires individuels qui leur vendaient les services de leurs esclaves
moyennant une part du profit.
Les esclaves jouaient également l’essentiel de la musique de la ville, et pas seulement sur Congo
Square, la célèbre place où ils venaient danser. Le premier opéra de La Nouvelle-Orléans date de 1796 et
des concerts de musique classique se tenaient régulièrement en de nombreux autres lieux. Le jazz est
généralement conçu comme un style musical fondé sur l’improvisation et nourri avant tout d’influences
africaines, mais le rôle des esclaves sur la scène classique de la ville explique la virtuosité des premiers
jazzmen et la grande maîtrise qu’ils avaient de leurs instruments.
Le fleuve Mississippi lui-même vibrait de la présence de la main-d’œuvre servile. Les bateliers
esclaves y naviguaient déjà à l’époque coloniale française et ils restèrent une constante de la vie sur le
fleuve. Ils manœuvraient les péniches, ramaient sur les pirogues et alimentaient les chaudières des
bateaux à vapeur. Les levées (des digues de terre) qui protégeaient les établissements le long du grand
fleuve avaient été construites par des esclaves dans les premières années après la fondation de La
Nouvelle-Orléans, et c’étaient encore des esclaves qui les entretenaient plus d’un siècle après. Les quais
qui bordaient le fleuve, de son embouchure jusqu’à la frontière septentrionale du Missouri, étaient régis
par des débardeurs esclaves qui savaient mieux que quiconque ce qui se vendait sur le fleuve dans un
sens comme dans l’autre, y compris les migrants forcés de la traite intérieure, qui donnèrent à l’anglais
américain l’une de ses expressions courantes les plus terribles, To be sold down the river (« Être vendu au
bas du fleuve »), ce qui représentait la pire forme de trahison possible. Mais l’étude de l’esclavage dans la
vallée du Mississippi d’avant la guerre de Sécession permet d’éclairer bien davantage que de telles
expressions courantes. De fait, c’est bien le développement de l’esclavage dans cette vaste région qui fit
de l’achat de la Louisiane le tournant fatal de l’histoire états-unienne, précipitant la nation dans la guerre
civile.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
E. Baptist, The Half Has Never Been Told : Slavery and the Making of American Capitalism, New York,
Basic Books, 2014.
R. Follett, The Sugar Masters : Planters and Slaves in Louisiana’s Cane World, 1820-1860, Bâton-Rouge,
Louisiana State University Press, 2005.
W. Johnson, Soul by Soul : Life Inside the Antebellum Slave Market, Cambridge, Harvard University
Press, 1999.
W. Johnson, River of Dark Dreams : Slavery and Empire in the Cotton Kingdom, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press, 2013.
RENVOIS
Culture
Démographie
Marché
Résistance
Traites
Travail
Les Églises chrétiennes face à l’esclavage atlantique
L’âge de la plantation
Capitalisme
L’ordre de la race
Révolutions atlantiques
Abolitionnismes et abolitions
Captifs des nomades
de la steppe
e e
Asie centrale, XVIII -XIX siècles
ELENA SMOLARZ
Suivant une définition générale forgée au cours du XIXe siècle et issue de la traite transatlantique,
nous considérons généralement les esclaves comme des personnes achetées, vendues et possédées – des
propriétés, en somme. L’attention portée à la grande diversité des formes de dépendance à l’œuvre dans
l’histoire tout comme l’analyse de l’esclavage sous l’angle du processus d’asservissement (slaving), et non
pas à la manière d’un statut figé, conduisent toutefois à remettre en question une telle définition. Les
pratiques esclavagistes et les réseaux de traite à l’œuvre au sein de l’émirat de Boukhara, dans le khanat
de Khiva (Khorezm) ainsi que dans la steppe kazakhe aux XVIIIe et XIXe siècles, offrent à cet égard un cas
d’étude particulièrement éclairant. Pour décrire les formes de cette traite continentale reposant sur la
capture des hommes et restituer le monde dans lequel vivaient les esclaves, il convient de s’appuyer sur
des chroniques persanes (telles que l’Histoire de Khorezm de Shir Muhammad Mirab Munis et
Muhammad Riza Mirab Agaghi) ainsi que sur les archives de la Commission frontalière d’Orenbourg
(1799-1859).
En Asie centrale, les réseaux de traite étaient reliés au bassin de la Volga, à l’Iran, à la Chine et à
l’Inde via les routes des caravanes. Le long de ces voies d’ordinaire très fréquentées, des captifs
provenant des régions frontalières étaient transportés, parmi d’autres marchandises, vers les marchés
aux esclaves de Boukhara, de Khiva ou de Karchi. Étendus, décentralisés, dynamiques et flexibles, les
réseaux du commerce d’esclaves étaient difficilement contrôlables. Ils n’étaient d’ailleurs pas circonscrits
aux centres urbains et aux caravansérails. Les esclaves étaient échangés dans les zones rurales et les
campements nomades de toute la région, dans la steppe kazakhe, les régions de Khārezm et Boukhara, ou
dans les zones turkmènes. La ville n’était qu’un point de transit parmi d’autres.
Les plus importantes zones d’asservissement, de captivité et de vente se trouvaient dans les déserts
turkmènes au nord du Khorassan (province du nord de l’Iran), dans la steppe kazakhe et sur les côtes de
la mer Caspienne. Depuis la steppe kazakhe et la Caspienne, divers groupes nomades indépendants
fournissaient des captifs chrétiens en provenance de l’Empire russe. Les nomades turkmènes vendaient
parallèlement en des shiites capturés en Iran. Les Cosaques russes raflaient quant à eux des populations
des régions frontalières de la steppe kazakhe. À la fois ravisseurs, commerçants et propriétaires
d’esclaves, organisations militaires autonomes et groupes nomades jouaient un rôle clé dans le commerce
des esclaves. En temps de guerre et à l’occasion de razzias sur les régions frontalières, civils et militaires
étaient capturés et asservis, d’une part afin d’affaiblir l’ennemi, et d’autre part pour permettre le
recrutement forcé de populations destinées soit au service privé des familles, soit à la vente aux
marchands d’esclaves. Transformées en marchandise humaine, les personnes capturées et asservies
étaient ensuite revendues à des intermédiaires ou échangées contre rançon. Dans ce contexte, il n’existait
pas de distinction radicale entre les « captifs » (dont on espérait tirer le prix d’une rançon) et les
« esclaves » (destinés à être revendus dans une nouvelle société). Une fois dans cette zone de transit, le
statut temporaire de ces personnes arrachées à leur milieu dépendait entièrement de la valeur que leur
accordaient leurs ravisseurs.
Jusqu’au XIXe siècle, les facteurs religieux jouèrent un rôle essentiel dans la différenciation entre
« soi » et « les autres ». Plutôt que la race, c’est d’abord la différence religieuse qui justifiait
l’asservissement d’autrui. Celle-ci légitimait par exemple le fait de razzier et de vendre des chrétiens
russes. Les sunnites d’ se gardaient d’appliquer l’interdit islamique de l’asservissement à leurs
coreligionnaires shiites iraniens considérés comme hérétiques. L’on trouvait aussi, parmi les esclaves
d’Asie centrale, des Afghans, des Kalmoukes et des Indiens. Dans la pratique, l’asservissement d’autrui
était justifié par toutes sortes de différences, religieuses aussi bien qu’ethniques ou politiques, mais la
motivation première était d’ordre économique.
Les connexions entre les côtes de la Caspienne, la steppe kazakhe et les khanats d’Asie centrale sont
essentielles pour comprendre le commerce des esclaves dans l’ensemble de l’Asie centrale. Sur les côtes
de la mer Caspienne, les groupes nomades autonomes s’emparaient le plus souvent de colons russes
(pêcheurs, cultivateurs, ou serfs d’Astrakhan, par exemple). Les fugitifs de l’Empire (Tatares ou Russes)
réfugiés parmi ces mêmes groupes kazakhs ou parmi les Turkmènes kharezmiens étaient une source
d’information précieuse sur la localisation de captifs potentiels (pêcheurs et marchands tatares, pêcheurs
kazakhs, entrepreneurs russes, etc.). Une fois saisis aux abords de la Caspienne, ces captifs étaient
transportés vers les campements nomades de la côte orientale où ils étaient répartis entre leurs
ravisseurs. S’ils ne les vendaient pas immédiatement aux marchands boukhariens et kharezmiens en
route, les captifs passaient en général quelques mois à travailler dans les campements nomades avant de
pouvoir être vendus contre du bétail, du blé ou des vêtements. Dans certains cas, les ravisseurs
acheminaient eux-mêmes les captifs vers les marchés les plus importants de Boukhara, de Khiva, de
Karchi, ou d’Ourguentch. Dans ce contexte, la captivité était en tout cas un état transitoire produit par un
changement forcé d’appartenance sociale.
Les cas de capture dans la steppe kazakhe se distinguent toutefois de ceux des côtes de la Caspienne
par la grande diversité sociale des captifs. Soldats, Cosaques, colons russes, nomades bachkirs ainsi que
leurs familles étaient la proie de groupes nomades autonomes et des trafiquants occasionnels. Dans cette
région, le devenir des captifs dépendait bien plus qu’ailleurs des équilibres géopolitiques. Du fait de leurs
multiples allégeances, sultans et khans kazakhes partageaient des accords à la fois avec Boukhara,
Khorezm et l’Empire russe. Les accords avec ce dernier octroyaient aux élites kazakhes soutien financier
et protection en échange de leur loyauté et de leur coopération pour la libération des captifs russes.
Toutefois, les chefs militaires (batyrs) rivaux des sultans, la Horde cadette, une des trois Hordes de la
société kazakhe, refusaient la libération des captifs russes. Près de la frontière, où l’influence russe
demeurait importante, les trafiquants occasionnels devaient donc revendre leurs captifs le plus
rapidement possible. Seuls les chefs militaires autonomes pouvaient se permettre de les conserver durant
des années. Plus loin, les captifs étaient soumis aux mêmes traitements que ceux des régions de la
Caspienne : ils pouvaient être vendus, échangés ou demeurer au service de leurs ravisseurs.
Arrachés à leur société d’origine et étrangers dans une région de transit, les captifs étaient soumis à
divers changements d’identité et de statut juridique. Dans le cas des Russes, ces changements sont
perceptibles au niveau sémantique. Dans les documents russes, ceux-ci sont nommés nevol’nik ou plennik.
Le terme nevol’nik signifie « captif devenu esclave », « personne emprisonnée », ou « personne qui
dépend totalement du bon vouloir d’autrui ». Plennik désigne un captif, un prisonnier ou, littéralement,
« une personne retenue contre son gré ». Dans les deux cas, c’est le recours à la violence (par la guerre,
une intervention militaire ou la razzia) qui est à l’origine du changement de statut. Pour les Russes, la
capture et l’asservissement de sujets russes par les nomades des Hordes cadette ou moyenne étaient
illégaux. L’emploi du mot « captif » soulignait ainsi la temporalité et l’illégalité de leur statut. En
revanche, l’asservissement de populations non chrétiennes était largement accepté. Celles-ci étaient
nommées « esclaves » (rab). Dans l’ordre social nomade, la capture d’une personne libre provoquait un
changement de statut juridique. En turc, le terme kul était employé pour désigner une personne capturée
(qu’elle soit affectée au service de la famille ou destinée à être vendue comme esclave). Sur les marchés
aux esclaves d’Asie centrale, les captifs russes étaient achetés comme serviteurs ou travailleurs
dépendants. Outre le terme kul, le terme persan bande (ou bende) était aussi fréquemment employé dans
le sens de captif, serviteur et esclave. Celui-ci pouvait se voir adjoindre divers adjectifs renvoyant à une
identité ethnique (comme dans le cas des bandi uruslar, ou « esclaves russes ») ou de genre (le terme turc
küng désignait par exemple les servantes ou les femmes esclaves ; qyrqyn et qiz désignaient quant à eux
les jeunes femmes ou les filles esclaves).
La rançon offrait une autre opportunité de sortir de l’esclavage. Au cours du XVIe siècle, le tsarat de
Moscou, par exemple, mit en place un système de rachat des chrétiens russes enlevés sur les marges
méridionales. Les rançons étaient prélevées sur le Trésor. Le Code de l’Assemblée de 1649 (section VIII)
obligeait en effet le tsar à procéder au rachat des captifs chrétiens, à fixer les tarifs des rançons et à
prélever sur les populations chrétiennes les sommes nécessaires à leur financement. Les premières
libérations d’esclaves russes en Asie centrale (à Khiva et Boukhara) furent conclues en 1669, dans le
cadre de missions diplomatiques. Les administrations coloniales russes dans la steppe kazakhe, telles que
l’Expédition des frontières d’Orenbourg (1782-1799) ou la Commission frontalière d’Orenbourg (1799-
1859), fournirent une structure locale à l’organisation du rachat de captifs et d’esclaves. Toutefois,
diverses pratiques de rachat se côtoyaient sur les frontières de la steppe kazakhe, allant de l’initiative
privée des familles aux libérations négociées par des accords diplomatiques, en passant par des
opérations de rachat conclues localement avec des marchands ou des fonctionnaires locaux. Pour
l’Empire russe et l’Église orthodoxe, le rachat de captifs russes relevait du souci de leur salut et d’un
sentiment de loyauté et de responsabilité envers leurs sujets et coreligionnaires. Si les opérations de
rachat et de libération organisées par l’État permirent le retour des esclaves et captifs vers leurs lieux
d’origine, il était rare qu’elles s’accompagnent d’une nouvelle autonomie pour ces derniers. Le plus
souvent, les captifs libérés retournaient à leurs anciens statuts sociaux ou juridiques. Les serfs russes
étaient ainsi renvoyés à leurs anciens propriétaires pour être maintenus dans une autre forme de
servitude.
La traite et l’esclavage furent officiellement abolis dans la steppe kazakhe et dans les khanats d’Asie
centrale au cours du XIXe siècle sous l’influence de la Russie. L’intégration progressive des régions
kazakhes à l’Empire russe, achevée en 1865, étendit l’interdiction de posséder des esclaves ou des
serviteurs contre leur gré. Les esclaves étrangers eurent alors le choix entre rentrer chez eux ou
demeurer dans un état de servitude réglementée. Suite à l’expansion russe en Asie centrale, l’émirat de
Boukhara et le khanat de Khiva furent placés sous protectorat de la Russie. L’esclavage et la traite furent
officiellement abolis en vertu des traités de paix signés avec Boukhara (1868) et Khorezm (1873).
L’abolition effective en Asie centrale fut cependant un long processus. Les réseaux du commerce
d’esclaves étant dynamiques et adaptables, la fermeture des routes et lieux de passage établis conduisit à
la mise en œuvre de stratégies alternatives de la part des esclavagistes.
Les réseaux du commerce d’esclaves en Asie centrale impliquaient un ensemble hétérogène
d’acteurs politiques dont les intérêts et les stratégies pouvaient fortement varier. Sur les régions
frontalières, la capture et l’asservissement étaient moins inscrits dans des discours d’ordre religieux que
motivés par la poursuite de profits. L’achat de personnes asservies sur les régions frontalières était une
pratique commerciale ordinaire et répandue. Dans ce contexte, les discours impériaux dénonçant les
« barbares asiatiques esclavagistes » servaient surtout à déprécier les populations d’Asie centrale, à
remettre en question leur souveraineté et permirent, plus tard, de légitimer les annexions territoriales.
Ces condamnations, qui mettaient le plus souvent en exergue les différences politiques et religieuses de
ceux qu’elles visaient, ne s’accompagnaient toutefois pas d’une réflexion sur les pratiques esclavagistes
russes.
Les formes d’esclavage et de servitude se caractérisaient par leur fluidité dans les sociétés nomades
et sédentaires d’Asie centrale, en raison de leur faible degré de stratification. La multitude des tâches et
conditions, l’existence de voies légales et pratiques vers une mobilité sociale ascendante ou vers une
intégration au sein des sociétés d’accueil, et la complexité des rapports de servitude rendent d’autant plus
difficile l’emploi, dans ce contexte, de catégories analytiques préétablies de dépendance sociale. À cet
égard, le terme « esclavage » ne peut être employé dans le contexte de l’Asie centrale autrement que
comme une catégorie fluide recouvrant diverses configurations de servitudes.
Traduit par
Claude Chevaleyre
RÉFÉRENCES
J. Eden, Slavery and Empire in Central Asia, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.
E. Smolarz, « Speaking about Freedom and Dependency. Representations and Experiences of Russian
Enslaved Captives in Central Asia in the First Half of the 19th Century », Journal of Global Slavery,
2, 2017, p. 44-71.
A. Stanziani, Bondage. Labor and Rights in Eurasia from the Sixteenth to the Early Twentieth Centuries,
New York, Berghahn, 2014.
RENVOIS
Affranchissement
Captifs
Identification
Marché
Mobilité
Traites
Guerres
de capture d’esclaves
et prisonniers de guerre
e
Thaïlande et Birmanie, XIX siècle
BRYCE BEEMER
Les premières décennies du XIXe siècle pourraient être dépeintes comme un crescendo dans la longue
histoire des guerres de capture d’esclaves en Asie du Sud-Est continentale. Pour en saisir toute la portée,
toutefois, il faut en faire débuter l’analyse au milieu du siècle précédent. Fondé en 1752, le royaume
d’Ava, situé en haute Birmanie, connut une montée en puissance régulière grâce à la conquête de
royaumes voisins : ses rivaux de l’ouest, dans l’État d’Arakan et le nord-est de l’Inde, et ceux de l’est, dans
l’État Shan et le nord de la Thaïlande. En 1767, le sac d’Ayutthaya (capitale royale thaïlandaise,
aujourd’hui en Thaïlande centrale) marque la destruction définitive du plus puissant rival du royaume
d’Ava à l’est. À l’époque précoloniale, l’Asie du Sud-Est est relativement peu densément peuplée et riche
de terres arables non exploitées ou sous-exploitées. Plus que la terre, le pouvoir sur les hommes était
source de pouvoir pour les élites. Comme dans d’autres contextes démographiques similaires, les guerres
de capture d’esclaves sont dans ce contexte un trait caractéristique des politiques autochtones. Les
victoires militaires se concluent souvent par l’asservissement des populations ennemies. Conduites à pied
jusque sur les terres des vainqueurs, elles devenaient généralement la propriété du roi, des membres de
l’élite et des institutions religieuses. À cette époque, des dizaines de milliers de captifs de guerre furent
ainsi déplacés et réinstallés sur le territoire birman. Ce phénomène provoquait des vagues de capture
d’esclaves en cascade : les États vaincus se trouvant privés de la main-d’œuvre par la conquête birmane,
partaient à la conquête de leurs voisins plus faibles et les dépeuplaient à leur tour. Les guerres de capture
d’esclaves de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle contribuèrent à une vaste redistribution des
populations de part et d’autre des frontières culturelles et politiques de l’Asie du Sud-Est continentale.
À travers l’Asie du Sud-Est précoloniale, le pouvoir et la stabilité politiques étaient étroitement liés à
la capacité des États à contraindre et organiser de manière efficace la main-d’œuvre, qu’elle soit
constituée d’esclaves ou de libres. D’éminentes études historiques sur la Birmanie et la Thaïlande ont
montré l’existence de cycles d’expansion et de contraction des États en lien avec les conditions
fluctuantes du contrôle exercé par les élites sur la répartition de la main-d’œuvre. À mesure que les
travailleurs affectés aux projets étatiques échappaient progressivement (et de façon inévitable) au
contrôle de l’État pour tomber aux mains de seigneurs rivaux ou d’institutions religieuses, le pouvoir royal
s’anémiait et les royaumes se trouvaient en proie aux luttes internes de pouvoir et aux invasions venues
de l’extérieur. Dans un tel contexte politique, les guerres de capture d’esclaves étaient un outil essentiel
au maintien de l’autorité de l’État. Les captifs de guerre venaient grossir les rangs des artisans, militaires,
travailleurs, agriculteurs, tisserands, architectes et autres professions indispensables au fonctionnement
de l’État. Ces migrations forcées à grande échelle eurent pour effet, entre autres, d’accentuer le
cosmopolitisme intra-régional des centres urbains, lequel stimula en retour les interactions et échanges
culturels entre les captifs et les populations locales. Toutefois, même si l’Asie du Sud-Est continentale
connut une accélération de la capture d’esclaves dans les premières décennies du XIXe siècle, l’histoire
était en train de prendre un nouveau tournant. Dès la fin du siècle, les changements économiques
mondiaux et l’interventionnisme impérial européen avaient mis fin à près d’un millénaire de captures
d’esclaves menées par les États de cette région du globe.
En 1767, le royaume d’Ayutthaya fut conquis par celui d’Ava, et des dizaines de milliers de captifs
thaïs furent emmenés de force et à pied, sur des centaines de kilomètres, jusqu’en haute Birmanie (près
de l’actuelle Mandalay). Les hommes capturés au combat devinrent la propriété du monarque victorieux.
Dans un environnement riche en terres et pauvre en main-d’œuvre, les guerres de capture étaient la
principale source de renouvellement de la main-d’œuvre du roi, et donc de l’État. Le roi pouvait
également faire don des captifs de guerre aux familles composant l’élite pour renforcer les liens de
clientélisme sur lesquels reposait le pouvoir royal. Dans la Thaïlande d’après 1767, les élites survivantes
déplacèrent la capitale royale dans la région de Bangkok et, durant les décennies qui suivirent, les rois
thaïs reconstituèrent leurs populations diminuées en envahissant les États rivaux du Laos, du Cambodge
et de Malaisie. Les captifs étrangers pris durant ces guerres furent envoyés à Bangkok et dans ses
environs. Selon la loi, les prisonniers de guerre étaient définitivement réduits en esclavage, et leurs
enfants et descendants à venir devaient hériter de ce statut à perpétuité. Dans les faits, les descendants
des captifs de guerre semblent s’être progressivement défaits de leur statut d’esclave et s’être assimilés
au reste de la population en l’espace de trois ou quatre générations. L’une des causes du caractère
endémique des guerres de capture d’esclaves menées dans la région tient sans doute à l’incapacité
relative des États du Sud-Est asiatique à maintenir en esclavage les prisonniers de guerre et leurs
descendants sur plusieurs générations.
Au XIXe siècle, les cultures urbaines et palatiales de Thaïlande et de Birmanie furent transformées
par les interactions culturelles entre autochtones et captifs étrangers. Dans l’un comme l’autre de ces
royaumes, les prisonniers de guerre n’étaient pas systématiquement chargés de tâches pénibles, même si
c’était souvent le cas. Les artisans qualifiés rejoignaient parfois les groupes d’artisans d’élite attachés au
palais. Les comédiens, danseurs et musiciens pouvaient être intégrés aux troupes de divertissement royal,
tandis que les captifs issus des rangs des chefs religieux devenaient parfois conseillers du roi. Les
monarques bouddhistes comme ceux de Birmanie et de Thaïlande avaient à cœur d’afficher l’universalité
de leur règne et la grandeur cosmopolite de leur royaume. À cette fin, ils prenaient soin d’intégrer les
pratiques artistiques exotiques des prisonniers de guerre étrangers aux fêtes et célébrations qu’ils
organisaient et à la construction et la décoration de leurs temples et palais. Ces choix favorisèrent les
échanges interculturels et développèrent des pratiques culturelles hybrides. Parmi d’autres mutations
notoires, les captifs de guerre du Manipur introduisirent des techniques de tissage de la soie qui
transformèrent la mode des élites birmanes ; les prisonniers venus de Thaïlande introduisirent des formes
de musique et de danse encore populaires de nos jours. À Bangkok, les captifs de guerre malais et
laotiens contribuèrent au renouvellement du théâtre populaire.
Au fil du XIXe siècle, les guerres de capture d’esclaves prirent progressivement fin. L’aventurisme
militaire de la Birmanie en direction du nord-est de l’Inde et du Bengale la conduisit à mener des
expéditions de capture d’esclaves dans des États aussi lointains que l’Assam. Ce faisant, l’armée birmane
se retrouva en contact direct avec les forces coloniales britanniques, ce qui provoqua des conflits. Les
tensions s’exacerbèrent entre les deux camps, donnant lieu à la première guerre anglo-birmane (1824-
1826). Les Britanniques victorieux punirent la couronne birmane en s’emparant des provinces d’Arakan et
de Tenasserim, et en imposant de nouvelles frontières qui privèrent la Birmanie d’accès au nord-est de
l’Inde et au sud de la Thaïlande – les deux régions où elle se livrait à la capture d’esclaves. De façon
similaire, l’intérêt porté par les Britanniques à la péninsule malaise après 1826 réduisit peu à peu le
potentiel que cette région présentait en matière d’approvisionnement en esclaves pour la Thaïlande.
L’expansion coloniale française au Cambodge (1867) et au Laos (1893) produisit le même effet. Les
intrusions européennes en Asie du Sud-Est continentale mirent un terme aux guerres de capture
traditionnelles. Ce fait ne résulta pas de politiques abolitionnistes mais fut plutôt la conséquence indirecte
d’une présence coloniale croissante qui coupa l’accès de la Thaïlande et de la Birmanie à leurs zones de
capture d’esclaves, par la création de frontières nationales contrôlées et de protectorats coloniaux. Dans
les années 1860, le roi de Birmanie estima nécessaire d’acheter des esclaves pour assurer les tâches
agricoles autrefois effectuées par les captifs de guerre.
Par ailleurs, au milieu du XIXe siècle, les mutations de l’économie mondiale et l’accélération des
interactions avec les puissances européennes convainquirent les factions de l’élite des royaumes de
Birmanie et de Thaïlande centrale de mettre en œuvre des réformes économiques et administratives. En
Birmanie, les réformateurs de la famille royale menés par le roi Mindon (qui régna de 1853 à 1878)
lancèrent des politiques de transformation visant à abandonner l’exploitation du travail pour se tourner
vers une économie monétaire plus moderne. Des mesures furent prises pour faire évoluer les travailleurs
au service du gouvernement vers un système de salariat imposable, pour limiter les obligations de corvée
et éliminer la perception d’impôts en nature, et pour améliorer le sort des esclaves pour dettes. L’objectif
principal était d’élargir l’assiette fiscale du pays et d’utiliser ces fonds pour entamer de plus larges
réformes administratives et développer la capacité de production de denrées modernes à l’échelle
mondiale, tel le coton. Cette transition depuis l’esclavage et d’autres formes de travail fortement assujetti
vers un marché du salariat et une fiscalité gérée par l’État nécessitait la coopération des élites mêmes qui
contrôlaient ce vivier de main-d’œuvre et risquaient d’être lésées par cette transition. Le roi Mindon
trouva peu de collaborateurs à associer à ses projets, et ses réformes finirent par être contrecarrées. En
1885, quelques décennies après les réformes avortées de Mindon, la haute Birmanie tomba sous
domination coloniale. La colonisation britannique marqua la fin officielle de l’esclavage en Birmanie,
même si certaines formes d’esclavage se maintinrent avec vigueur dans les régions non administrées. La
Thaïlande connut les mêmes pressions que la Birmanie pour réformer son économie et son administration.
Pour répondre à ce défi, le roi réformiste Chulalongkorn (qui régna de 1868 à 1910) adopta une approche
progressive d’abolition de l’esclavage. En 1874, le roi thaï abolit l’esclavage des enfants de six ans et
moins, et interdit toute vente d’esclaves à l’avenir ; en 1897, l’interdiction de la vente d’esclaves fut
réitérée ; en 1905, l’esclavage fut aboli et des mesures pour limiter la servitude pour dettes furent mises
en place ; enfin, en 1909, la vente d’esclaves fut criminalisée. Toutefois, en Thaïlande comme en Birmanie,
l’abolition officielle n’élimina pas définitivement, dans les faits, l’esclavage sous ses nombreuses formes.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
B. Beemer, « Southeast Asian Slavery and Slave-Gathering Warfare as a Vector for Cultural
Transmission : The Case of Burma and Thailand », Historian, 2009, p. 481-506.
P. R. Pawakapan, « Warfare and Depopulation of the Trans-Mekong Basin and the Revival of Siam’s
Economy », dans M. W. Charney et K. Wellen (éds.), Warring Societies of Pre-Colonial Southeast
Asia : Local Cultures of Conflict Within a Regional Context, Copenhague, NIAS Press, 2018, p. 15-21.
C. J. Reynolds, « Thai Institutions of Slavery : Their Economic and Cultural Setting », dans P. Hirsch et
N. Tapp (éds.), Tracks and Traces : Thailand and the Work of Andrew Turton, Amsterdam,
Amsterdam University Press, 2010, p. 103-114.
RENVOIS
Captifs
Culture
Dette
Genre
Maîtres
Mobilité
Propriété
Sexe
Abolitionnismes et abolitions
Les esclaves et le jihad
e
Le califat de Sokoto, XIX siècle
CAMILLE LEFEBVRE
En 1792, dans une région située de nos jours à la frontière entre le Niger et le Nigeria, les prêches
d’un grand lettré musulman gagnent de plus en plus d’audience. Cet érudit est issu d’une famille de
savants peuls originaires du Futa Toro et réputés dans tout le Sahel central pour leur piété et leur savoir
islamique. Depuis une quinzaine d’années, Ousman dan Fodio prêche le plus souvent en peul ou en
haoussa afin de s’adresser au plus grand nombre. Il appelle à suivre rigoureusement les enseignements et
les pratiques caractéristiques de l’islam prophétique. Son credo est le retour à un islam purifié et à un
pouvoir politique juste, le développement du savoir et de l’enseignement, l’amélioration des conditions
sociales et la sharīʿa comme seule source du droit et de la légitimité politique.
Son mouvement est lié à une effervescence religieuse et intellectuelle qui gagne toute la bande
saharo-sahélienne au cours du XVIIIe siècle et qui se traduit par une intensification des circulations
savantes et intellectuelles – des livres, des lettrés, des théories et des idées. Parallèlement, les autorités
politiques dynastiques du Gobir ou de Katsina ont perdu une grande partie de leur légitimité, notamment
religieuse, en faisant peser des exigences financières et humaines de plus en plus importantes sur les
populations. Dans ce contexte, une génération de lettrés, exclus par leur naissance des systèmes d’accès
dynastique au pouvoir, mais dotés d’une formation intellectuelle poussée et convaincus d’un nécessaire
retour aux fondamentaux du texte sacré, se lance dans un mouvement de remise en cause de l’ordre établi
au nom du jihad, utilisant la religion comme argument principal. Ce mouvement, fondé notamment sur
une dénonciation des pratiques abusives en matière d’esclavage, aboutit néanmoins à la formation d’un
nouvel empire esclavagiste.
L’appel au jihad
À l’extrême fin du XVIIIe siècle, comme le décrit a posteriori dans ses travaux son fils
Mohammed Bello, le discours religieux d’Ousman dan Fodio, à la forte portée sociale, attire autour de lui
et de sa famille des foules hétéroclites, rassemblant aussi bien des jihadistes enthousiastes que des
éleveurs peuls ou des mécontents, des lettrés ou des aventuriers attirés par l’appât du gain et la guerre.
Dans le contexte d’une société très inégalitaire et très hiérarchisée, ce discours trouve aussi un écho
auprès des petites gens et des esclaves, séduits par sa remise en cause des taxations abusives des États
de la région, des pratiques ostentatoires des souverains, notamment leurs harems de centaines de
concubines esclaves, ainsi que des conditions de légitimité de mise en esclavage des individus. Dans un
traité en arabe et dans un poème en ajami peul (c’est-à-dire écrit avec des caractères arabes),
Ousman dan Fodio critique les pratiques des souverains qui capturent et asservissent des hommes libres,
ce qui signifie pour lui des musulmans. Sa position sur l’esclavage comme sur les autres sujets est
déterminée par la sharīʿa. Il n’est pas opposé à l’esclavage. L’économie domestique de ce savant et de sa
maisonnée, qui consacrent leur vie à la lecture et à l’étude, s’appuie d’ailleurs sur le travail d’un grand
nombre d’esclaves, mais il défend le strict respect des règles coraniques encadrant cette pratique.
Il convient ici d’expliciter comment nous avons accès à cette histoire dans la mesure où la
documentation existante détermine les manières dont nous, historiens et historiennes du XXIe siècle, avons
les moyens de l’écrire. Très peu de sources concernant les régions du Sahel et du Sahara central (Niger et
Nigeria actuels) au XVIIIe siècle nous sont parvenues. L’immense majorité des documents que nous
possédons aujourd’hui pour écrire sur la période qui a précédé le jihad et sur celle du jihad sont
postérieurs à celui-ci et ont été, dans une large part, rédigés par le meneur de ce jihad,
Ousman dan Fodio, et par les membres de sa famille (son frère, son fils, sa fille). Les écrits antérieurs ont
été soit détruits, soit modifiés par les jihadistes ou ceux qui sont arrivés au pouvoir grâce à eux. Cette
famille a rédigé plusieurs centaines de manuscrits majoritairement en arabe, dans lesquels ses membres
ont explicité leur point de vue sur les causes du jihad, son déroulement, sa victoire et ses objectifs.
Lorsque nous utilisons cette documentation, il faut garder en tête que nous n’avons pas, à ce jour,
d’autres corpus équivalents en nombre qui permettent de le contrebalancer, en particulier pour la période
antérieure au jihad et pour celle de ses débuts. Ce n’est qu’à partir des années 1820 que d’autres
documents, qui ont d’ailleurs leurs propres biais, viennent le compléter : récits des explorateurs
européens et, pour la seconde moitié du XIXe siècle, sources orales et autres documents collectés au long
du XIXe et du XXe siècle.
Revenons à la fin du XVIIIe siècle. L’audience grandissante d’Ousman dan Fodio irrite le sultan du
Gobir qui met en place des mesures de rétorsions fortes à son encontre et celle de ses partisans. Ousman
dan Fodio choisit alors de quitter le territoire de ce souverain et de s’installer à ses frontières avec ses
partisans. Le sultan tente d’empêcher cet exode mais la situation dégénère, et Ousman dan Fodio décide
en 1804 d’appeler au jihad contre tous les États qui selon lui ne respectent pas l’islam (mais qui se
définissent eux-mêmes comme musulmans).
Les communautés de fidèles de dan Fodio se transforment alors en armées de partisans. Si les
arguments religieux ont attiré les premiers adeptes, l’adhésion populaire que rencontre le mouvement est
largement liée à son discours social et au mécontentement à l’égard des souverains en place. Parmi les
différents mots d’ordre du jihad, le discours d’encadrement strict de la capture et de la mise en esclavage
par la loi islamique mobilise largement dans une société où le danger d’être asservi fait partie du
quotidien de chacun, mais aussi auprès de ceux qui sont déjà asservis parce qu’ils espèrent accéder à la
liberté grâce à la piété religieuse.
Dès le départ, les jihadistes redéfinissent l’identité de ceux qui ne sont pas prêts à les rejoindre. Ils
sont les musulmans, comme ils se dénomment dans leurs écrits, et tous ceux qui refusent de participer au
jihad ne sont pas de vrais musulmans et peuvent donc être capturés et asservis. Paradoxalement, si ce
mouvement affirmait au départ la nécessité de limiter strictement l’esclavage aux païens, cette
redéfinition de l’ensemble des ennemis en non-musulmans et l’ampleur des conflits guerriers occasionnés
par le jihad ont pour conséquence une explosion de l’esclavage interne qui engendre une profonde
transformation des relations sociales dans ces régions. Au milieu du XIXe siècle, dans le sultanat de Sokoto
créé par les jihadistes, les esclaves représentent environ 50 % de la population, notamment à Kano, la
ville la plus importante de la région. S’il est difficile de déterminer, faute de sources, l’ampleur de
l’esclavage avant le jihad, il est clair que le sultanat de Sokoto repose sur un système esclavagiste de forte
intensité et peut être considéré comme une société esclavagiste. La part démographique des esclaves y
est très importante, son économie repose sur l’esclavage, le statut détermine les rapports sociaux, et
toutes les relations et les institutions sociales y sont marquées par la question de l’esclavage.
Les jihadistes et leurs partisans renversent les pouvoirs politiques existants et s’installent à leur
place. S’ils fondent parfois des villes nouvelles, comme Sokoto, la capitale du sultanat, ils conservent dans
la majorité des cas les structures de pouvoir, l’organisation économique, et parfois même le personnel
administratif des anciens États. Les nouveaux émirs tirent toujours leurs revenus majoritairement du
travail et de la revente des esclaves qu’ils capturent à la guerre. Ousman dan Fodio encourage les
différents émirs à développer l’agriculture et les activités artisanales de manière à pouvoir nourrir la
population et que l’économie du pouvoir ne repose plus sur les taxes et la prédation. Ce programme se
réalise par la construction de grandes exploitations agricoles, appelées plantations par les historiens en
référence aux pratiques similaires dans les Amériques. De nombreux esclaves y produisent des céréales
(millet, sorgho), du tabac, du coton ou de l’indigo, dont une partie est destinée à l’exportation au-delà des
frontières. Ces exploitations appartiennent parfois aux émirs eux-mêmes, sont parfois liées à des fonctions
administratives, ou sont la propriété de riches commerçants ou artisans. Dans le sultanat, les esclaves
restent la monnaie d’échange qui sert au paiement de la taxe annuelle sur les différents émirats et, si l’un
d’eux ne paye pas, sa population est capturée à hauteur de la taxe annuelle. De plus, le sultanat ne réussit
jamais à faire appliquer les prescriptions du droit musulman, comme le souhaitait Ousman dan Fodio,
concernant l’illégalité de l’asservissement des musulmans, et de très nombreux musulmans furent réduits
en esclavage.
Au milieu du XIXe siècle, il existe dans le sultanat de Sokoto trois types d’asservissement
correspondant à des fonctions et des lieux de résidence différents. Les esclaves sont employés en majorité
dans l’agriculture ou l’élevage et sont installés en zone rurale, dans des villages de culture, des
campements, des plantations ou des ribats (postes fortifiés placés aux frontières et occupés par des
combattants d’élite, marquant symboliquement la limite entre le territoire de l’Islam et le territoire des
infidèles). Dans les plantations, les esclaves ont le droit de consacrer une partie de leur journée à cultiver
et donc à accumuler des biens pour eux-mêmes et leur famille. En ville, les esclaves domestiques et les
concubines vivent avec leur maître, souvent un aristocrate ou un marchand, dans la maison de ce dernier.
Enfin, une partie des esclaves est assignée à des fonctions militaires ou administratives, souvent en ville,
et les institutions du sultanat reposent très largement sur ce travail administratif servile.
Il existe une gradation des statuts au sein du système esclavagiste très hiérarchisé du sultanat de
Sokoto. Au bas de l’échelle, l’esclave capturé, bien meuble vendu au gré des envies de son maître, peut
servir comme domestique, travailler dans les champs ou dans les caravanes, ou encore garder les
troupeaux. Ensuite, les esclaves nés au sein de la famille, ceux-là sont intégrés à la maisonnée (gandu) et
à la parenté de leurs maîtres. Cette parenté fictive n’enlève rien à la stigmatisation du statut : un homme
esclave ne peut se marier qu’avec une femme du même statut, tandis que les femmes esclaves sont
soumises à la prédation sexuelle de leurs maîtres. Au sommet de cette hiérarchie se trouvent les riches et
puissants eunuques de la cour possédant eux-mêmes de nombreux esclaves. À ces situations variées
correspondent des conditions de vie extrêmement différentes, mais ces positions ne sont ni définitives ni
entièrement prédéterminées. En effet, on peut faire carrière au sein du système esclavagiste ou à
l’inverse tout perdre du jour au lendemain. Ainsi, un esclave capturé plusieurs fois revendu peut, si l’un
de ses maîtres repère chez lui des qualités particulières, devenir un esclave de confiance, employé pour
porter des courriers ou gérer des relations commerciales, et il pourra acquérir lui-même des biens et des
responsabilités. Inversement, un esclave riche et puissant peut perdre la confiance de son maître et être
revendu sans autre forme de procès, perdant tout ce qu’il avait pu accumuler.
Si, dans un premier temps, un grand nombre d’esclaves avaient rejoint la cause du jihad, séduits par
le discours des jihadistes et parce qu’ils espéraient une amélioration de leurs conditions de vie, une fois le
sultanat installé et leurs espoirs déçus, beaucoup d’entre eux ont fui vers des régions sous contrôle des
ennemis du jihad. En effet, aux frontières du sultanat ceux qui refusent d’y être intégrés pour différentes
raisons ont formé de nouveaux États ou ont reformé les États vaincus, constituant autour de Sokoto une
série de fronts militaires. La traversée de ces zones frontières qui séparent l’espace du sultanat des
régions rebelles est une opportunité pour de nombreux esclaves ; les communications étant réduites par
l’insécurité, les maîtres peuvent plus difficilement envoyer quelqu’un les chercher, ou demander qu’on les
renvoie, et ils peuvent ainsi gagner leur liberté. Lors de son passage à Zirmi, capitale du Zamfara en
rébellion contre Sokoto, l’explorateur britannique Clapperton observe, à la fin des années 1820, de
nombreux esclaves en fuite venus s’y réfugier.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle et particulièrement à partir des années 1870, le pouvoir du
sultanat ne repose plus sur l’adhésion à un projet de réforme, ni religieux, ni social, ses ambitions initiales
ayant été largement dévoyées. Il s’appuie désormais sur la loyauté de ses serviteurs et sur les structures
institutionnelles, au sein desquelles les esclaves de cour sont de plus en plus nombreux. À Kano, mais
aussi à Ilorin ou Zinder dans les années 1880-1890, le rôle des esclaves de cour devient prédominant.
L’objectif est de créer autour du souverain un rempart protecteur, puisqu’en théorie ceux-ci ne peuvent
prétendre au commandement, étant considérés comme des étrangers sans honneur. Le passage d’une
administration fondée sur la noblesse à une administration au sein de laquelle beaucoup parmi les
détenteurs des fonctions les plus importantes sont des esclaves, combiné à un sentiment d’injustice lié à
la persistance de la mise en esclavage d’un grand nombre de musulmans et d’un sentiment de défiance à
l’égard des souverains, aboutit à une crise profonde de ces sociétés à la fin du XIXe siècle.
Les militaires coloniaux britanniques et français s’engouffreront au tout début du XXe siècle dans
cette brèche et promettront eux aussi une société plus juste et même la fin de l’esclavage. Lugard
s’approprie dans les années 1900 le discours du droit musulman concernant l’affranchissement, tandis
que les militaires français professent la nécessité de faire cesser les pillages et les raids esclavagistes au
nom de la mission civilisatrice et proclament dans les palabres et les réunions publiques par le biais de
leurs interprètes que leur objectif est la sécurité et la justice pour le peuple et la fin des taxes arbitraires
et des accaparements. Si la colonisation réussit à imposer sa domination, c’est aussi grâce à la
mobilisation d’un langage de justice sociale qui sera de nouveau trahi. La domination coloniale
maintiendra les esclaves dans la dépendance et reconduira les statuts et les hiérarchies sociales.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Captifs
Esclavage public
Mobilité
Parenté
Travail
Résistance
Violence
Monothéismes
L’expansion de l’Islam et l’esclavage
Abolitionnismes et abolitions
« Il n’y aura aucun
esclavage
dans cette république »
e e
Liberia, XVIII -XX siècles
CHRISTINE WHYTE
Le Liberia occupe une place singulière et paradoxale dans l’histoire mondiale de l’esclavage. À la fin
du XXe siècle, les plantations de caoutchouc de la société Firestone, qui s’étendent sur de larges bandes de
terres arables du pays, ont été accusées à de nombreuses reprises de recourir à l’esclavage. Par le passé,
l’État libérien avait été le premier à être condamné, à la suite d’une enquête menée par la Société des
nations en vertu de la Convention relative à l’esclavage de 1926. Un siècle auparavant, pourtant, ce sont
d’anciens esclaves émancipés qui avaient émigré des États-Unis par milliers pour créer des colonies le
long de la côte, au nom d’un idéal de liberté. Ce siècle de traversées transatlantiques fut précédé par un
siècle de traite, durant lequel des milliers d’Africains de la région qui correspond aujourd’hui au Liberia
furent capturés, embarqués de force dans des navires et réduits en esclavage au Nouveau Monde. Comme
le fait remarquer Emma Christopher dans son histoire d’un barracoon (ou « baraque à esclaves ») du Cap
Mount, au début du XIXe siècle, les fils qui relient la traite atlantique du XVIIIe siècle et l’exploitation
contemporaine des populations libériennes sont certes emmêlés, mais pas inextricables.
Jusqu’au XVIIIe siècle, le produit d’exportation le plus important de la Côte du Vent était l’ivoire, et
celui de la région correspondant au Liberia actuel était le poivre – d’où son surnom de « Côte des
Graines », ou « Côte de la Malaguette ». Si les marchands d’esclaves s’y rendaient, c’était principalement
pour s’y ravitailler et non pour chercher des captifs. Et, même lorsqu’ils commencèrent à venir chercher
des captifs dans cette région, la traite ne s’y installa véritablement que plus tard et concerna moins
d’individus que dans les autres régions d’Afrique de l’Ouest. Plusieurs auteurs ont relevé l’absence
relative d’esclavage dans cette région qui allait devenir la République du Liberia. L’émergence de
l’empire musulman Peul du Fouta-Djalon, à partir des années 1720, déboucha toutefois sur une série
d’attaques et l’augmentation du nombre de captures et de réductions en esclavage sur les hauts plateaux
de la Guinée actuelle, ainsi que le long des frontières avec la Sierra Leone et le Liberia d’aujourd’hui. En
réponse, de petits groupes, dont l’organisation était jusque-là acéphale, se consolidèrent sous le
commandement des guerriers les plus puissants.
À la même période, la traite transatlantique commença à prendre de l’ampleur autour du Cap
Mount, sur la côte, tandis que les ressources en esclaves des autres régions périclitaient. Jelmer Vos
remarque que les Hollandais étendirent leur influence dans cette zone et que la grande majorité de leurs
captifs étaient des femmes et des enfants de langue krou. La région attirait également des marchands
britanniques, principalement originaires de Liverpool, qui s’installèrent autour du Cap Mount. Même si
ces entrepôts d’esclaves n’atteignirent jamais les chiffres relevés dans le golfe du Bénin, ni même sur l’île
de Bunce au nord, quelque 2 000 captifs furent exportés depuis la côte krou entre 1740 et 1803, et
environ 42 % de ces captifs étaient catégorisés comme des enfants dans les registres des navires.
Avec l’abolition de la traite, la région devint plus populaire auprès des marchands. Ses cours d’eau
et ses bancs de sable facilitèrent la tâche de marchands à la sinistre réputation, tels Pedro Blanco (qui
resta dans l’histoire comme celui qui vendit les captifs de l’Amistad) et Theophilus Canot (dont le récit est
une source précieuse pour les historiens), qui cherchaient à échapper à la surveillance des patrouilles
britanniques pour se livrer à leur commerce criminel. Certains commerçants britanniques déjà établis, tel
Robert Bostock qui dirigeait un entrepôt d’esclaves près du Cap Mount avec son partenaire américain
Charles Mason, commencèrent à user de nouvelles techniques telles que le transbordement d’esclaves le
long de la côte, bâtissant des barracoons qui se fondaient dans le paysage, employant des méthodes de
construction locales et agrandissant les structures existantes pour s’assurer que les esclaves puissent être
vendus rapidement et en grand nombre. La consolidation politique croissante de la région déjà évoquée
donna finalement lieu à la fondation de la Confederation Condo, et son centre, Bopolu, devint une
plateforme importante pour le transport des captifs vers la côte, au début du XIXe siècle.
En 1822, malgré le commerce d’esclaves qui avait cours dans la région, l’île Providence, située à
proximité des barracoons de Bostock et d’autres, devint un nouveau havre pour les Afro-Américains qui
tentaient d’échapper à l’esclavage. Suivant l’exemple de la Sierra Leone, l’American Colonization Society
(l’ACS, Société américaine de colonisation) établit un chapelet de petites colonies incertaines le long de la
Côte du Poivre. Pendant le premier quart du siècle, ces colonies restèrent sous le contrôle
d’administrateurs blancs de l’ACS, qui devaient rendre des comptes à leur hiérarchie installée à
Washington et au grand nombre d’adhérents de cette société, disséminés dans tout le pays. Fondée en
1816 par Robert Finley, l’ACS était une organisation fondée sur deux principes opposés. Pour les
émigrants, c’était une façon d’échapper au système esclavagiste américain. En revanche, pour nombre de
ses organisateurs et adhérents, presque exclusivement blancs, l’ACS était également un moyen de
débarrasser le pays de sa population noire, d’autant plus que l’abolition de l’esclavage semblait
imminente. Les projets de l’ACS suscitaient d’ailleurs les plus grandes réserves de la part des noirs de
statut libre aux États-Unis. « Nous vivons ici, avons vécu ici, nous avons le droit de vivre ici et comptons
bien le faire », écrivait Frederick Douglass.
Une fois en Afrique de l’Ouest, les colons engagèrent avec enthousiasme des campagnes militaires et
juridiques pour lutter contre la traite dans leur zone d’influence. L’un des premiers raids menés contre un
entrepôt d’esclaves en novembre 1822 provoqua une contre-attaque menée en vain par Zolu Duma
(également connu sous le nom de King Peter) et sa coalition de forces africaines et donna naissance à l’un
des mythes fondateurs du nationalisme libérien selon lequel une femme colon américaine, nommée
Matilda Newport, avait allumé un canon avec sa pipe. Elle fut célébrée comme héroïne nationale, et sa
mémoire fut honorée par un jour férié jusqu’en 1980. Le canon de Newport symbolisait l’écrasante
supériorité technique des colons. Même si les forces autochtones dépassaient largement en nombre la
milice des colons, l’accès privilégié de ces derniers aux armes américaines fit basculer la balance en leur
faveur. Non seulement les colons possédaient des canons et des fusils, mais, lorsque les autochtones
cherchèrent à endiguer l’expansion de leurs colonies, la milice utilisa également des canonnières
américaines. En 1838, l’année où le Commonwealth du Liberia fut créé à partir de la réunion de plusieurs
colonies, le colon Peyton Skipwith décrivit la façon dont ils « allèrent démanteler l’entrepôt [à esclaves] »
et emportèrent pour 10 000 dollars de marchandises, ce qui provoqua une nouvelle contre-attaque féroce.
L’expansion des colonies et la lutte contre la traite allaient ainsi de pair. Les colons soutenaient qu’ils ne
pourraient être véritablement libres si la traite continuait à battre son plein juste derrière leurs frontières,
et l’extension de leur sphère d’influence fut perçue comme la meilleure façon de supprimer la traite. Cette
mission à la fois « civilisatrice » et impérialiste entraîna la prolifération rapide de colonies le long de la
côte.
Cette activité n’eut pas forcément pour conséquence l’émancipation de ceux qui subissaient la traite.
Les esclaves « libérés » des entrepôts furent mis au travail dans les fermes des colons. Là-bas, ils furent
rejoints par deux autres groupes d’individus également exploités : les « recapturés » (recaptives) et les
« pupilles » (wards) autochtones. Les recapturés – ou Congos, comme on en vint à les appeler, car un
grand nombre d’entre eux étaient originaires de la région du fleuve Congo – étaient dans une situation
similaire à celle des esclaves « libérés » par l’expansionnisme libérien. C’étaient les survivants de la traite
transatlantique, qui avaient été récupérés par des patrouilles maritimes américaines luttant contre la
traite et « rapatriés » au Liberia, souvent très loin de leurs foyers. Ces « recapturés » étaient bien moins
nombreux au Liberia qu’en Sierra Leone – seulement quelques milliers contre plus de 100 000 –, mais,
dans ces deux colonies, ces malheureux migrants forcés étaient obligés de travailler pour les colons, en
tant qu’« apprentis ». Ces Africains supposément libérés fournissaient une main-d’œuvre bon marché et
apportaient une connaissance des pratiques agricoles africaines, ce qui permit aux fermes des colons
libériens de prospérer.
En 1847, les colons remportèrent une victoire de taille en arrachant à l’American Colonization
Society le contrôle de la colonie florissante et en proclamant la naissance officielle de la République
indépendante du Liberia. La Constitution du nouvel État insistait sur sa mission de lutte contre
l’esclavage : « Il n’y aura aucun esclavage dans cette république. » proclamait l’alinéa 4 de l’article 1.
Mais la Constitution mettait également l’accent sur le rôle de la république libérienne dans
« l’amélioration des tribus locales et leur avancement dans les arts de l’agriculture et de l’élevage ».
Tandis que les Congos s’occupaient des champs, de nombreux colons libériens employaient des
« pupilles » au sein de leur maison. Il s’agissait de jeunes personnes, souvent des enfants, envoyées par
les familles autochtones pour servir de domestiques dans les foyers américano-libériens. Comme les
Congos, la population indigène était censée travailler pour rien, de façon à trouver une place – même en
étant asservie – dans la société des colons. À l’époque et plus tard, de nombreuses critiques s’élevèrent
contre les conditions d’exploitation dans lesquelles ils travaillaient, souvent apparentées à de l’esclavage.
D’autres, en revanche, défendaient cette pratique, en en faisant une relation « civilisatrice ». C’était cette
promesse d’éducation qui poussait les familles à envoyer leurs enfants dans les familles de colons. Dans
de nombreux autres cas, les colons se liaient par mariage à des familles autochtones. Parfois, les hommes
américano-libériens avaient plus d’une épouse : une dans leur résidence citadine à Monrovia, et d’autres
« épouses de campagne » dans leurs fermes en zone rurale. Ces mariages leur donnaient accès à un large
réseau de relations et à une famille étendue au sein de laquelle des pupilles pouvaient être recrutées.
Paul Lovejoy note qu’au XIXe siècle l’esclavage demeura « relativement marginal » dans les zones qui
entouraient les colonies libériennes sur la côte et à l’intérieur des terres. Il explique ce phénomène par
l’absence de contacts des Krous de la côte libérienne avec le commerce intérieur, ce qui engendrait une
moindre accumulation de capital pouvant être investi dans l’achat d’esclaves et le développement des
plantations. Les Américano-Libériens, en revanche, étaient non seulement capables de développer le
commerce vers l’intérieur du pays et de part et d’autre de l’Atlantique, mais aussi d’accumuler des
richesses grâce à l’exploitation de la main-d’œuvre autochtone et des recapturés. Leur réussite
économique s’accompagna d’une expansion plus large encore, et leur mission « civilisatrice » s’étendit à
travers l’établissement de communautés « civilisées » parmi les Siklipo et les Jlao Krous, le long de la
côte, au nord du cap des Palmes. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les colons commencèrent
également à pénétrer à l’intérieur du pays. Les villes d’Arthington et de Brewerville furent fondées en
1869, puis celle de Fendall en 1888. Le dernier quart du XIXe siècle vit également un essor soudain du
commerce du café libérien – grâce au Coffea liberica, un caféier originaire du Liberia –, qui devint l’un des
produits les plus en vogue à travers le monde. Les profits furent spectaculaires, d’autant plus que les
salaires des travailleurs semi-asservis du Liberia demeuraient bas, leurs conditions de travail mauvaises,
et leurs droits politiques et sociaux extrêmement limités.
Dans les années 1920, un siècle après que l’American Colonization Society eut revendiqué un petit
bout de côte pour y installer des Afro-Américains libérés, la République du Liberia avait fait des pas de
géant, étendant son contrôle politique et économique jusqu’aux frontières avec les colonies européennes
voisines. Toutefois, l’effondrement des marchés du café libérien, à la fin du XIXe siècle, avait laissé le pays
dans une situation économique périlleuse, et l’expansion des puissances européennes sur le continent
africain de même que la compétition à laquelle elles se livraient continuaient à menacer ses frontières. En
1926, le gouvernement libérien sauta sur l’occasion de signer un bail de 99 ans avec l’entreprise
Firestone, cédant à cette compagnie de caoutchouc plus de 400 000 hectares de terres. En accordant à
cette société plus de 4 000 km² des 110 000 km² qui constituaient sa superficie (soit environ 1/28e), le
gouvernement libérien espérait non seulement sécuriser son contrôle du territoire mais aussi déléguer
auprès de l’entreprise privée certaines de ses responsabilités en matière de services sociaux.
L’entreprise Firestone se mit rapidement à défricher, à tracer des routes et à pourvoir en employés
ses immenses plantations ; mais, dans leur grande majorité, les dirigeants s’appuyèrent sur les mêmes
systèmes de recrutement de main-d’œuvre forcée qui avaient traditionnellement été utilisés par les
Américano-Libériens pour exploiter la population autochtone. Par l’intermédiaire des chefs locaux, des
hommes et des femmes furent envoyés travailler dans les plantations. Au même moment, les
représentants du gouvernement participèrent à l’organisation d’une migration forcée de travailleurs vers
les plantations de l’île de Fernando Póo (actuelle Bioko). On retrouve dans les descriptions
contemporaines de ce « recrutement de main-d’œuvre » de nombreux traits des déprédations commises
par les marchands d’esclaves à des époques antérieures. De jeunes hommes étaient livrés par les chefs
sur des soupçons d’adultère. Des hommes plus âgés étaient retenus en otage lorsque les jeunes
s’enfuyaient de la région, jusqu’à ce que ces derniers reviennent pour être embarqués. Un système
d’amendes fut mis en place pour punir les chefs qui se montraient incapables de produire des travailleurs
forcés, et les gens avaient tellement de mal à les payer qu’il devint fréquent de mettre en gage les femmes
et les enfants. Ce fut ce type de travail forcé qui attira l’attention de la Société des Nations en 1927 et la
poussa à mener là-bas une enquête approfondie en 1930.
Dans ses efforts pour redresser la situation, le gouvernement libérien se concentra sur ce
phénomène de migration forcée de travailleurs, mais ignora largement les pratiques d’esclavage et de
travail forcé moins lointaines, à la fois sur les immenses plantations de Firestone et sur celles, plus
petites, que possédaient des membres de l’élite politique. Durant la période de l’après-guerre, l’entreprise
Firestone choisit de continuer à user des mêmes méthodes de recrutement forcé. En 1954, environ 16 000
employés avaient été obligés par des chefs locaux à venir travailler sur les plantations de Firestone. Une
étude de 2012 montre d’ailleurs que de nombreux ouvriers agricoles sur ses plantations descendent de
travailleurs forcés. Outre ce travail forcé destiné à satisfaire des intérêts privés, un règlement de 1949
stipulait que tous les citoyens étaient également susceptibles de devoir participer à des travaux publics.
Même si tous les citoyens étaient a priori concernés, ce fardeau échoua principalement aux populations
autochtones, tandis que les Américano-Libériens descendants de colons pouvaient facilement « esquiver
cet appel au travail ».
Dans les années 1960, l’économie avait connu un véritable essor, mais les salaires avaient fort peu
augmenté. Le recrutement forcé était toujours en vigueur, afin qu’hommes et femmes continuent à
travailler sur les plantations de Firestone et dans les plus petites plantations privées des élites américano-
libériennes. Cela poussa l’Organisation des Nations unies à lancer, en 1961, une nouvelle enquête sur ces
pratiques analogues à l’esclavage. Mais le travail forcé ne fut pas abandonné pour autant. Au lieu de cela,
de nouvelles lois furent introduites – telle la loi sur le vagabondage – pour contraindre les travailleurs à se
livrer à ces tâches agricoles. À maints égards, cette législation ne faisait que perpétuer un modèle
d’exploitation de la main-d’œuvre qui assurait la domination impérialiste américano-libérienne depuis le
milieu du XIXe siècle.
Beaucoup de tensions générées par l’esclavage, le travail forcé et, plus généralement, l’exploitation
des peuples autochtones par les populations américano-libériennes, éclatèrent violemment au moment des
conflits de la fin du XXe siècle. Les multiples tragédies qui accompagnèrent la guerre civile libérienne, de
1989 à 1997, puis sous la présidence de Charles Taylor (1997-2003), contribuèrent sans doute à rompre
en partie certains des fils qui reliaient le passé esclavagiste aux formes contemporaines d’exploitation.
Dans le sillage du second choc provoqué par la brutale épidémie de virus Ebola en 2013-2016, le
gouvernement libérien doit aujourd’hui faire face à de gigantesques défis sur de nombreux fronts.
L’expropriation des terres, le recours au travail forcé, et le sous-développement à l’intérieur du pays sont
toutefois autant d’héritages de l’histoire au cœur du présent libérien.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
C. Clegg, The Price of Liberty : African Americans and the Making of Liberia, Chapel Hill, University of
North Carolina Press, 2004.
I. Sundiata, Brothers and Strangers : Black Zion, Black Slavery, 1914-1940, Durham, Duke University
Press, 2003.
C. Whyte, « A State of Underdevelopment : Sovereignty, Nation-Building and Labor in Liberia 1898-
1961 », International Labor and Working-Class History, 92, 2017, p. 24-46.
RENVOIS
Mobilité
Traites
Travail
Violence
Capitalisme
Révolutions atlantiques
Abolitionnismes et abolitions
e
Le droit international et l’esclavage, du droit des gens au XXI siècle
Qu’est-ce que l’esclavage contemporain ?
Le pouvoir colonial
français et les esclaves
e e
Afrique-Occidentale française, XIX -XX siècles
MARTIN A. KLEIN
La Sénégambie n’était pas la principale source d’esclaves pour la traite française : la plupart
venaient de la Côte des Esclaves. Toutefois, la Sénégambie était la seule région d’Afrique dans laquelle les
Français étaient présents à l’intérieur des terres depuis la fin du XVIIe siècle. Parmi les esclaves exportés
de Sénégambie, la plupart provenaient des comptoirs situés en amont du fleuve Sénégal. C’est aussi à
partir du Sénégal que le colonialisme français en Afrique se développa, pour finalement absorber la plus
grande partie de l’Ouest africain. L’esclavage existait en Afrique occidentale au moins depuis le premier
millénaire avant notre ère. Deux types de traite ont façonné l’histoire de cette région : la traite
saharienne, qui fournissait les marchés du Sahara et de la Méditerranée, et la traite atlantique, qui
débuta en Sénégambie au milieu du XVe siècle. Ces deux traites favorisèrent les échanges d’esclaves et le
recours à leur travail en Afrique même.
Dans cette région, qui devait devenir l’Afrique-Occidentale française, les esclaves étaient employés
de diverses manières. Si l’on sait peu de choses de ces esclaves avant que l’Afrique commence à les
exporter, il est probable que les conflits entre communautés conduisaient à une large incorporation des
captifs par les vainqueurs. Avec la formation des États et le développement du commerce d’esclaves, des
formes plus complexes d’esclavage virent le jour. Ces esclaves ressemblaient à ceux que l’on trouvait
ailleurs, dans la mesure où ils appartenaient à des maîtres, étaient arrachés à leurs groupes de parenté
traditionnels, transmettaient leur statut servile à leurs enfants, et pouvaient être vendus (même si, dans la
plupart des sociétés, la vente d’esclaves nés dans la communauté n’était pas encouragée). La diversité de
leurs travaux affectait la façon dont ils étaient traités. Dans le Sahara, ils travaillaient dans les mines,
étaient employés dans le commerce, gardaient les troupeaux ou cultivaient la terre. À l’orée du désert, où
les pluies saisonnières permettaient des cycles de transhumance, les villes devinrent d’importants centres
de production reposant sur une main-d’œuvre esclave. Les esclaves produisaient des céréales et du tissu
en coton. Échangés contre du sel, du cuivre et du bétail, ces produits étaient ensuite acheminés plus au
sud par les commerçants africains. Les esclaves étaient aussi soldats, épouses, concubines, domestiques
et ouvriers agricoles. À partir de 1700, les centres politiques et économiques qui se développent le long
des côtes, dans les capitales des États esclavagistes et dans les villes autour des principaux points
d’échange dépendent à la fois du travail des esclaves et de celui des artisans. La plupart d’entre eux
étaient majoritairement peuplés d’esclaves. Le renouveau de l’islam aux XVIIIe et XIXe siècles s’appuya
d’ailleurs sur les esclaves qui nourrissaient ceux qui consacraient leur vie à l’étude.
Une forme d’esclavage similaire à celui des autres villes de traite se développa à Saint-Louis et à
Gorée. Saint-Louis fut fondé sur une île inhabitée en 1659. Acquis en amont et en aval du fleuve, les
esclaves faisaient partie d’un système économique complexe. Les esclaves et les céréales provenant de
l’amont étaient vendus dans la région du nord du fleuve Sénégal, où les esclaves produisaient la gomme –
laquelle devint une source de revenus aussi importante pour les Français que les esclaves. Le sel
provenant de l’aval était aussi un produit d’échange important. Les tissus en coton, l’or et la cire faisaient
également l’objet d’échanges commerciaux. Gorée, une île dans l’actuel port de Dakar, fut occupée en
1677 et développa un commerce côtier. L’agriculture locale approvisionnait en nourriture les villes et les
navires mouillant dans les ports des deux îles de Saint-Louis et Gorée.
Aux premiers temps de la colonie, les Français remontaient le fleuve, puis, au milieu du XVIIIe siècle,
le système en vint à être régi par une élite métisse, issue de « mariages à la mode du pays » entre les
employés des compagnies de commerce françaises et les femmes autochtones. À son apogée, les femmes
métisses, appelées « signares », possédaient la majorité des esclaves, ainsi que les bateaux qui
remontaient le fleuve et l’immobilier urbain. Les équipages de ces embarcations étaient constitués à 85 %
d’esclaves. En 1821, 44 des 61 capitaines étaient des esclaves. La colonie comptait peu de Français,
encore moins de Françaises. En 1835, il n’y avait, à Saint-Louis, que 129 Européens pour 12 000
habitants. L’île de Gorée n’en comptait que 22 pour une population d’environ 5 000 habitants. En basse
saison, les esclaves travaillaient à la ville, par exemple comme tisserands ou dans la construction navale.
Fondé sur la confiance, ce système produisit une forme d’esclavage moins coercitive que le secteur
agricole. Il offrait aux esclaves de nombreuses améliorations et leur permettait de faire évoluer leur
statut. Il était aussi très « perméable » : beaucoup d’esclaves parvenaient à un certain degré d’autonomie,
puis, souvent, accédaient à la liberté. Les esclaves affranchis devenaient petits commerçants, marigotiers.
Certains rejoignirent les métis dans la classe des négociants, en tant qu’« habitants ».
Au cours des guerres napoléoniennes, la Sénégambie fut occupée par les Britanniques, et la traite
française prit quasiment fin, abolie par les Anglais en 1807. Après la guerre, la demande de produits
africains ne cessa d’augmenter, notamment pour la gomme au Sénégal et, plus loin sur la côte, pour
l’huile de palme. À partir de 1840 environ, la Sénégambie se lança dans la production d’arachide, pour
son huile essentiellement. Conformément aux décisions du Congrès de Vienne, la monarchie restaurée des
Bourbons accepta d’abolir la traite en 1818. L’abolition ne fut appliquée que mollement jusqu’au
renversement des Bourbons, mais, à partir de 1830, l’exportation d’esclaves cessa effectivement.
Cependant, au Sénégal, l’esclavage ne cessa de croître et prit des formes largement plus coercitives.
Dans le prolongement de la révolution de février 1848, l’esclavage fut aboli dans les territoires sous
domination française. Malgré les vigoureuses protestations des propriétaires (dont certains vendaient
leurs esclaves en dehors des villes), la transition se fit en douceur pour la plupart des esclaves. Nombre
d’entre eux disposaient en effet déjà d’un travail salarié et pouvaient ainsi subvenir à leurs besoins. En
revanche, craignant la fuite de leurs esclaves, les États voisins de la Sénégambie tentèrent d’interrompre
leurs relations commerciales avec Saint-Louis et Gorée. Le Trarza (dans le sud-ouest de la Mauritanie)
cessa le commerce de la gomme arabique ; les villages du Cap-Vert arrêtèrent de vendre du poisson à
Gorée ; et les États Wolof suspendirent leurs échanges de bétail et d’arachide. Le ministre de la Marine
rejeta les demandes du gouverneur Baudin qui souhaitait que le Sénégal fasse l’objet d’une exception,
tout en lui rappelant qu’en vertu de ses pouvoirs de police il pouvait expulser les personnes dont la
présence était jugée nuisible. Cette pratique d’expulsion des fugitifs s’avéra efficace.
En 1854, le capitaine Louis Faidherbe fut nommé gouverneur du Sénégal. À l’instar des nombreux
officiers français intéressés par la constitution d’un empire africain, Faidherbe se lança dans une série de
petites guerres. Il modifia les termes des échanges commerciaux, fit construire une série de forts, et
conquit de petits territoires qui font encore partie du Sénégal actuel. Abolitionniste déclaré, son
engagement dans la conquête coloniale le contraignit à des compromis sur la question de l’esclavage.
Faidherbe fut à l’origine de quatre réformes d’importance. Tout d’abord, il demanda à Frédéric Carrère,
chef du Service judiciaire, de trouver un moyen de contourner l’obligation juridique d’affranchir les
esclaves. Carrère y parvint en introduisant une distinction selon laquelle même si l’esclavage était illégal
à Saint-Louis, et, en théorie, dans tous les territoires sous administration française, les Africains qui
entraient dans ces territoires, de même que les habitants de ces territoires conquis après 1848, pouvaient
légalement continuer à posséder des esclaves. Faidherbe réglementa également la traite des enfants : les
citoyens avaient désormais le droit d’acheter des enfants en amont du fleuve et de les adopter après les
avoir affranchis. Ces enfants (généralement des jeunes filles) étaient ensuite ramenés et employés comme
domestiques. Cette pratique dura jusqu’au début du XXe siècle. Faidherbe codifia ensuite le droit
d’expulser les esclaves fugitifs. Dans les années qui suivirent, les administrateurs informèrent souvent les
maîtres de l’endroit et du moment où les fugitifs dont ils réclamaient la restitution allaient être expulsés.
Enfin, Faidherbe organisa le corps des tirailleurs. Les Français avaient depuis longtemps recours aux
soldats africains, mais Faidherbe entendait leur accorder un statut, de meilleurs uniformes, et améliorer
leurs conditions de vie en vue de créer une armée africaine professionnelle. Il espérait notamment
parvenir à enrôler les membres de la noblesse locale, sans toutefois y parvenir. L’armée coloniale fut donc
constituée d’esclaves africains, achetés puis affranchis en échange de leur service sous les ordres
d’officiers français.
L’époque était au changement, mais la croissance de la production marchande stimula la demande
en esclaves dans toute l’Afrique de l’Ouest. La disponibilité d’armes améliorées (comme le fusil à
répétition) facilita la réduction en esclavage. Les armées des États musulmans en construction ne
considéraient pas l’esclavage comme une fin en soi, mais comme le moyen de créer une société
musulmane. Malgré l’abolition de la traite transatlantique et la fermeture des marchés américains,
l’esclavage s’intensifia et la dernière partie du XIXe siècle fut la plus sanglante de l’histoire de l’Afrique de
l’Ouest. Les politiques abolitionnistes européennes contribuèrent paradoxalement aussi bien à l’expansion
de la traite en Afrique qu’à l’augmentation du recours aux esclaves. Un nombre croissant d’esclaves se
trouvaient rassemblés dans les zones agraires environnant les villes en bordure du désert, des centres
politiques et commerciaux et des régions d’exportation.
Claude Meillassoux a décrit le processus d’intégration progressive de ces esclaves agricoles. Une
fois asservis, ils commençaient par être intégrés aux brigades de travail (gang labor) qui opéraient sur les
terres des maîtres. Progressivement (généralement après leur mariage), ils accédaient à un statut qui leur
permettait de cultiver les terres du maître cinq jours par semaine (jusqu’à la prière de début d’après-midi)
et de s’occuper de leur propre lopin le reste du temps. À plus long terme, en général après une ou deux
générations, les familles d’esclaves travaillaient de façon autonome et reversaient à leur maître une
quantité de céréales équivalant approximativement aux besoins annuels d’un homme adulte. Une minorité
d’esclaves finissaient par être affranchis, tout en restant « clients » de leur ancien maître. Ce système
était caractéristique des sociétés productrices de céréales d’Afrique occidentale. Il présentait toutefois
des variations quant à la rigueur des conditions de vie, le temps passé par chacun dans une position
statutaire, et la nature des tâches supplémentaires que les esclaves devaient accomplir pour leur maître.
Les conditions d’esclavage différaient de celles des Amériques, principalement en raison de l’importance
des relations de métayage, en raison des faibles rendements de l’agriculture à la houe des champs
céréaliers d’Afrique.
Deux changements se produisirent au cours des années 1870. En premier lieu, la défaite française
face à la Prusse conduisit à la création de la IIIe République, où les opposants à l’esclavage gagnèrent en
importance. Il existait deux mouvements anti-esclavagistes : l’un anticlérical et républicain ; l’autre fondé
par des missionnaires catholiques, dont l’influence s’accrût lorsque le cardinal Charles Lavigerie
convainquit le pape Léon XIII de condamner l’esclavage. Ces deux groupes ne coopéraient pas, mais ils
parvinrent conjointement à convaincre l’opinion de l’immoralité de l’esclavage et de la supériorité du
travail libre. La question fut soulevée au Sénégal lorsqu’un procureur local commença à appliquer la
législation anti-esclavagiste malgré les objections du gouverneur Louis Brière de l’Isle. Au même moment,
un missionnaire protestant de Saint-Louis transmettait aux journaux français des informations sur la
tolérance envers l’esclavage qui régnait au Sénégal. Celles-ci furent reprises par le sénateur
Victor Schœlcher pour faire pression sur le régime colonial. Graduellement, l’accès des esclaves à la
liberté augmenta. Dans un premier temps, il fut statué qu’un esclave fugitif devait être affranchi si son
maître ne l’avait pas réclamé au bout d’une semaine. Puis, en 1883, le premier gouverneur civil,
René Servatius, décréta que tout fugitif gagnant le territoire français devait automatiquement être
affranchi. Ses successeurs mirent en place des protectorats dans une grande partie du Sénégal, créant
une sorte de fiction permettant de contourner l’application du décret Servatius dans les régions où la
production d’arachide réclamait une importante main-d’œuvre esclave.
Le second changement se produisit au début de la conquête. En 1880, le lieutenant-colonel
Gustave Borgnis-Desbordes pénétra au Soudan avec une armée de 420 hommes. Au cours des vingt
années suivantes, l’armée coloniale constitua un empire africain, souvent en s’affranchissant de toute
autorité (que ce soit au Sénégal ou celle de Paris), parfois en défiant les pouvoirs civils. Paris refusant de
soutenir des opérations coûteuses, les officiers français conclurent des alliances, le plus souvent avec les
anciens chefs vaincus par les bâtisseurs d’États musulmans. Opérant dans une vaste région où le
commerce d’esclaves était de loin le plus important des échanges, les militaires français refusèrent d’y
restreindre l’esclavage ou la traite. En fait, beaucoup d’entre eux s’y engagèrent même. Les victoires
étaient souvent célébrées par une distribution d’esclaves (enfants et femmes, les plus belles allant aux
officiers français, le reste étant cédé aux alliés et à leurs soldats). Les femmes esclaves constituaient l’un
des attraits de l’Afrique aux yeux des jeunes officiers. La principale cause de mortalité dans l’armée
coloniale n’était pas les maladies tropicales ou le combat mais les maladies vénériennes.
La conquête de l’Afrique-Occidentale française prit fin avec la prise de Samory Touré et la défaite de
Sikasso en 1898 (même si les derniers résistants sahraouis ne se rendirent qu’en 1934 et que l’autorité
française demeura faible dans les régions les plus éloignées). Au début du XXe siècle, les gouvernements
français se montrèrent plus résolus à faire pression sur les gouverneurs coloniaux au sujet de l’esclavage.
Au Sénégal, le flot des libérations demeurait restreint mais constant d’année en année jusqu’en 1892,
date à laquelle l’administration convainquit les chefs du cercle de Saint-Louis de signer un traité
interdisant la vente d’esclaves, garantissant à ces derniers les droits accordés par le Coran et leur
donnant le droit de racheter leur liberté. Les deux années suivantes, ces dispositions furent étendues au
reste du Sénégal, mais elles ne furent pas toujours appliquées. La hausse rapide des exportations
d’arachide dans les années 1880 créa une demande incessante de main-d’œuvre. Malgré les efforts
déployés pour mettre fin à la traite, les commerçants sénégalais achetaient toujours des esclaves dans la
vallée du Niger en 1904. En outre, tandis que des esclaves étaient libérés et que se mettait en place un
système de migration de travailleurs libres, on continuait à importer des esclaves.
Deux hommes furent à l’origine d’un changement plus considérable. Le premier, William Merlaud-
Ponty, arriva au Soudan français en qualité de secrétaire du général Louis Archinard. En 1899, l’Afrique-
Occidentale française fut réorganisée. Le Soudan français fut incorporé à la colonie du Haut-Sénégal et
Niger dont Merlaud-Ponty fut le délégué général puis le gouverneur. En 1900, après l’attaque d’un député
catholique contre la tolérance envers l’esclavage, Merlaud-Ponty envoya à tous les administrateurs une
circulaire enjoignant aux commandants d’arrêter les caravanes d’esclaves, de placer les esclaves dans des
villages de liberté, et de punir les trafiquants d’une peine de quinze jours de prison assortie de 100 francs
d’amende par esclave. Les circulaires suivantes signifiaient aux fonctionnaires qu’aucune différence ne
pouvait être établie entre un esclave et un homme libre, et leur ordonnait de rejeter toute demande
concernant les restitutions d’esclaves.
En 1902, Ernest Roume fut nommé gouverneur général. Fonctionnaire métropolitain étranger au
continent africain, Roume se vit confier pour mission d’organiser la nouvelle fédération de l’Afrique-
Occidentale française. Son premier acte, en 1903, fut de proclamer un nouveau code juridique. Dans la
lettre accompagnant la diffusion du code, Roume rappelait aux fonctionnaires qu’ils ne pouvaient
reconnaître le statut d’esclave dans aucune relation impliquant des maîtres et des esclaves. En d’autres
termes, les maîtres ne pouvaient plus en appeler à l’autorité de l’État pour imposer leur contrôle sur un
esclave. Au même moment, la question de la traite des enfants fut soulevée lorsque l’employé français
d’une maison de commerce acheta une petite fille pour un ami sénégalais. Cet employé fut jugé et
condamné pour infraction à l’ordonnance de 1831, mais sa condamnation fut annulée par la Cour de
cassation au motif que cette ordonnance ne s’appliquait qu’au commerce maritime. Le système était aboli,
mais la décision de la Cour de cassation compromettait le seul levier dont disposait Roume pour réprimer
les trafiquants d’esclaves. Roume fit distribuer à l’ensemble des fonctionnaires un questionnaire sur
l’esclavage, espérant que son enquête donne lieu à une nouvelle loi. Il n’en attendit toutefois pas les
résultats. Le Décret relatif à la répression de la traite en Afrique-Occidentale et au Congo français,
proclamé en décembre 1905, n’abolissait pas véritablement l’esclavage, même s’il s’agit là d’une
affirmation couramment répandue. Il abolissait la réduction d’individus en esclavage, ainsi que la vente, le
don, l’échange et le legs que l’on pouvait en faire jusque-là.
L’exode de Banamba
Ces nouvelles orientations politiques n’étaient pas du goût de tous les fonctionnaires. Certains se
montrèrent négligents dans leur application, espérant, comme Roume sans doute, que la plupart des
esclaves ignoreraient les nouvelles législations. Ce ne fut pas le cas. Depuis la fin des années 1890, déjà,
les esclaves échappaient à leurs maîtres. La fuite des esclaves avait toujours été un problème, mais
désormais les esclaves avaient plus d’options à leur disposition. Au printemps 1905, des esclaves de la
plus importante ville commerçante du Soudan occidental, Banamba, commencèrent à quitter leurs
maîtres. Quand ils abandonnèrent les plantations à proximité de Banamba, des milices armées furent
formées pour patrouiller sur les routes. Les maîtres saisirent les biens de leurs esclaves, en particulier les
armes à feu, et séquestrèrent leurs épouses et leurs enfants. Un déploiement de tirailleurs parvint à
ralentir l’exode, temporairement. Celui-ci reprit dès 1906. À son retour après une longue absence,
Merlaud-Ponty réaffirma le droit des esclaves à s’en aller, tant qu’ils s’acquittaient de leurs impôts et
demandaient des laissez-passer.
Réduits au plus grand dénuement, glanant çà et là leur nourriture, certains d’entre eux se rendirent
à Bamako, où la demande en main-d’œuvre était importante. La plupart retournèrent néanmoins chez eux,
dans les régions de savane situées plus au sud (comme le Wassoulou) qui avaient été intensivement
ratissées par Samory et par d’autres trafiquants d’esclaves. Quand la nouvelle se répandit, le mouvement
d’exode se propagea d’une zone à l’autre, parfois encouragé par les tirailleurs, parfois suscité par le
passage des cohortes d’esclaves traversant les villages à pied. Celui-ci s’étendit au sud jusqu’en Guinée et
à l’est jusqu’au Niger actuel. Certains esclaves trouvèrent refuge dans des villages de liberté, y passant
un an ou deux avant de poursuivre leur route. Ces mouvements de population permirent à certains libres
et esclaves récemment affranchis de retrouver la trace des membres de leur famille et de les ramener
chez eux. Mécontents, les fonctionnaires locaux tentèrent parfois de freiner le mouvement, mais Merlaud-
Ponty, en qualité de gouverneur général après 1907, ne cessa de réaffirmer par écrit que la France créait
ainsi une nouvelle main-d’œuvre plus flexible. En 1910, celui-ci écrivait dans une lettre au gouverneur du
Sierra Leone, qu’un demi-million d’esclaves avaient quitté leurs maîtres en Haut-Sénégal et Niger et
qu’un grand nombre était parti du Sénégal, de Guinée et du Dahomey. Nous estimons à plus d’1 million le
nombre d’esclaves qui quittèrent ainsi leurs maîtres en l’espace de six ans. Ils parvinrent à destination en
haillons, souvent affamés et amaigris. Lorsqu’ils retrouvaient de la famille, ils parvenaient à se procurer
de la nourriture et de la terre, mais beaucoup revenaient sur des territoires totalement dépeuplés. Il
fallait débroussailler la terre, acheter les semences et les outils, et payer les impôts. Comme le répétait
Merlaud-Ponty, les esclaves affranchis souhaitaient, de toute façon, travailler. Beaucoup suivirent les
migrations saisonnières vers les champs d’arachide du Sénégal, tandis que d’autres s’établirent de façon
permanente. D’autres encore se rendirent dans les zones aurifères, ou acceptèrent des emplois dans les
chemins de fer et dans les nouvelles villes. À partir de 1908, environ, il n’y eut plus de problème de
recrutement de portefaix.
La plupart des esclaves qui partirent conservaient la mémoire de leurs anciens foyers. Ceux qui
décidèrent de rester bénéficièrent, dans les années suivantes, de renégociations de leurs obligations de
travail et d’une réduction des sommes théoriquement dues par les anciens esclaves. Beaucoup s’en
allèrent, non pour regagner leur ancien foyer, mais pour s’établir en familles autonomes, parfois à
proximité de leur village d’origine, parfois suffisamment loin pour acquérir une forme d’indépendance.
Certains rejoignirent des confréries, comme celle des Mourides du Sénégal, lesquelles fournissaient aux
anciens esclaves des terres et une autonomie. D’autres s’installèrent dans les villes ou dans des régions
plus éloignées d’Afrique, voire sur d’autres continents. Pendant la Première Guerre mondiale, l’armée des
tirailleurs qui combattit en France était composée d’environ 75 % d’anciens esclaves. De retour chez eux,
la plupart d’entre eux ne souhaitèrent pas revenir à une existence servile. Un second exode, plus limité,
s’ensuivit.
Attachés à leur statut social, les anciens maîtres continuaient à s’attendre à une certaine déférence à
leur égard. Les anciens esclaves en tirèrent parfois profit. Certains anciens esclaves Soninké, par
exemple, prospérèrent dans les réseaux commerciaux. Partout, les descendants d’esclaves cuisinaient lors
des mariages et des cérémonies de baptême en échange de dons. Ceux qui maintinrent des liens avec
leurs anciens maîtres purent solliciter leur aide, tirant avantage des codes de comportement qui
exigeaient des nobles qu’ils fassent preuve de générosité. Nombre de descendants d’esclaves refusèrent
la mendicité, perçue comme une confirmation de leur infériorité. Dans l’accès à l’autonomie des anciens
esclaves, la disponibilité de la terre et les opportunités économiques furent des variables essentielles.
Leur disposition à exercer une grande variété de travaux rendit certains d’entre eux plus riches que les
descendants des anciens maîtres. Toutefois, même pour les plus prospères, les stigmates des origines
esclaves perdurent.
Pendant la plus grande partie du XXe siècle, à la suite du décret de 1905, les esclaves continuèrent
d’abandonner les sites de leur servitude. Depuis les années 1970, une résistance active s’est mise en
place et se poursuit dans les régions où les anciens propriétaires avaient maintenu une ferme domination
sur les descendants d’esclaves. Ainsi, en Mauritanie, au Mali, au Niger, et dans certaines parties du
Sénégal et du Bénin, diverses organisations défient le pouvoir des élites traditionnelles devant les
tribunaux et lors des élections politiques. Elles sont particulièrement efficaces dans les régions où les
institutions électorales leur ont permis de gagner en influence – surtout dans le nord du Bénin, où des
descendants d’esclaves, les Gando, sont bien représentés au gouvernement local. Partout ailleurs, même
dans les endroits où l’héritage de la servitude a perdu toute signification économique, les stigmates de
l’esclavage limitent les opportunités qui s’offrent aux descendants d’esclaves, au point de déterminer qui
a le droit de se marier ou de fréquenter la mosquée. Les revendications actuelles des descendants
d’esclaves prennent souvent la forme d’une lutte pour la restitution de leur honneur tout autant que de
leur liberté. L’issue de leurs luttes dépend toutefois fortement du lieu où ils vivent et des ressources
auxquelles ils ont accès. Beaucoup d’entre eux restent pauvres et dépendants.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Affranchissement
Maîtres
Mobilité
Propriété
Résistance
Traites
Travail
Abolitionnismes et abolitions
e
Le droit international et l’esclavage, du droit des gens au XXI siècle
Post-esclavage
Le régime du caoutchouc :
esclavage et travail forcé
Le Congo de Léopold II, 1885-1908
REUBEN LOFFMAN
Des formes de travail forcé existaient à l’évidence en Afrique centrale avant la colonisation
européenne. Toutefois, s’il y eut une région dans laquelle celui-ci était partout présent au début du
e
XX siècle, ce fut au sein de l’État indépendant du Congo (EIC) à l’initiative du pouvoir belge. L’État était
fier de ses campagnes anti-esclavagistes, mais ses agents exploitèrent les pratiques de travail forcé pour
réaliser leur projet d’État impérial. Par ailleurs, ceux-ci n’eurent de cesse de reléguer au rang d’exotisme
les pratiques africaines de travail non libre qui menaçaient leur mainmise sur les précieux viviers de
main-d’œuvre africaine. Lorsque l’EIC fut transféré au Parlement belge, en 1908, cessant ainsi d’être le
fief privé du roi Léopold II, le travail forcé était encore une réalité omniprésente pour les sujets congolais.
Avant d’examiner le surprenant éventail des pratiques de travail qui existaient dans l’État
indépendant, il nous faut dire quelques mots au sujet de la définition de l’esclavage. Avant la naissance de
l’EIC, l’esclavage en Afrique de l’Est se définissait largement en termes raciaux, religieux et culturels.
Ceux qui n’avaient pas d’origines moyen-orientales et n’adhéraient pas à certains préceptes de l’islam,
par exemple, étaient souvent désignés par le terme péjoratif de washenzi. Une minorité d’esclaves, il est
vrai, devint ce qu’on appelait des waungwana (« hommes libres »), catégorie qui, en dépit de son nom,
renvoyait à un statut intermédiaire entre liberté et esclavage. Quoique considérés comme une classe
supérieure à ceux qui ne pratiquaient aucun des principes de l’islam, les waungwana effectuaient pour
leurs maîtres les tâches les plus pénibles, comme le portage à dos d’homme. Étant donné que la plupart
des esclaves capturés avant la période coloniale ne reçurent jamais le statut de waungwana, c’est par le
terme d’« esclaves » que nous les désignerons, particulièrement dans l’est du Congo. Dès que la
domination belge s’imposa en Afrique centrale, le travail forcé acquit une plus grande importance. L’EIC
exigeait de ses sujets qu’ils fournissent, dans certaines circonstances et pour un temps limité, un travail
pénible et non rémunéré, comme c’était le cas dans le secteur de l’extraction minière basé dans le sud-est
du pays.
La dimension temporaire de ce travail obligatoire effectué pour le compte de l’État (principalement
dans le secteur minier) le distinguait du travail servile. C’est pourquoi le terme de travail forcé nous
semble plus approprié. Cet article suggère néanmoins que les Africains qui travaillaient dans les zones de
production de caoutchouc de l’EIC étaient effectivement des esclaves, même si nombre de ceux qui
travaillaient dans les mines, par exemple, ne l’étaient pas. Les Congolais qui travaillaient dans ces
concessions savaient les mutilations, et parfois la mort qui les attendaient s’ils ne fournissaient pas
suffisamment de caoutchouc aux surveillants (les capitas). Par conséquent, il ne fait aucun doute que,
dans les zones d’exploitation du caoutchouc, les travailleurs congolais n’étaient pas libres de choisir leurs
conditions de travail, lequel n’était pas limité dans le temps. En outre, sous l’administration de l’EIC, les
populations congolaises étaient perpétuellement soumises à des demandes en caoutchouc. Certaines
d’entre elles étaient certes payées en échange de leurs efforts, mais cette rémunération n’était pas assez
significative pour en conclure que l’État indépendant n’avait pas instauré des conditions d’esclavage en
Afrique centrale. Et si le travail servile disparut pendant la période du Congo belge (1908-1960), le travail
forcé – limité dans le temps, non rémunéré, et effectué pour le compte de l’État – perdura effectivement.
Les sources orales font malheureusement défaut pour la période de l’EIC. Les générations de
Congolais se souvenant de cette période et/ou ayant directement subi l’esclavage ont désormais disparu.
Peu de Congolais rencontrés au cours de trois séjours de recherches en République démocratique du
Congo (entre 2007 et 2015) avaient connaissance du travail forcé à l’époque de l’EIC. Les sources écrites,
qui forment l’essentiel des sources exploitées dans cette étude, sont donc plus que jamais nécessaires.
Elles proviennent essentiellement des agents de l’EIC, mais aussi des missionnaires des diverses Églises
chrétiennes, en particulier protestantes (comme Alice Seeley Harris). Ces dernières ont apporté un
puissant démenti au bilan positif dressé par les officiels du gouvernement quant à la situation du travail
dans l’EIC. Il convient toutefois de préciser que les missionnaires, en particulier catholiques, faisaient
souvent partie intégrante des rouages de l’oppression coloniale ; leurs propos doivent donc être pris avec
précaution, surtout en ce qui concerne l’État indépendant.
L’État indépendant du Congo naquit en partie de la promesse faite par Léopold II de combattre
l’esclavage dans la région. Une grande partie de l’opinion publique britannique avait été choquée par des
images publiées par des missionnaires comme David Livingstone montrant les violences extrêmes
perpétrées sur les marchés aux esclaves. Le clergé belge, notamment par la voix du cardinal
Charles Lavigerie, s’était également fait l’écho de préoccupations anti-esclavagistes auprès du public
francophone de Belgique. Inspiré par Lavigerie, le courant anti-esclavage devint très populaire en
Belgique. En 1888, la Société anti-esclavagiste belge fut créée en grande pompe par le comte d’Ursel.
Mais, à l’instar de l’abolitionnisme britannique, plus tôt au XIXe siècle, l’abolitionnisme belge était
étroitement lié à l’impérialisme (la Société anti-esclavagiste belge finança au moins quatre expéditions
militaires à l’intérieur du continent africain).
Certains des tout premiers agents de l’EIC étaient des militaires chargés d’imposer le pouvoir de
Léopold sur le vaste bassin du fleuve Congo, après la conférence de Berlin sur l’Afrique occidentale de
1884-1885. Des hommes tels qu’Émile Storms visitèrent des régions, comme le Congo oriental, où
l’esclavage et le travail forcé étaient déjà bien ancrés. D’après Storms, les principaux esclavagistes
étaient les Swahilis dont les caravanes partaient de Zanzibar pour rejoindre la rive congolaise du lac
Tanganyika. Les Swahilis utilisaient un réseau de forts, nommés bomas, pour asseoir leur contrôle sur le
territoire et, surtout, enfermer leurs esclaves avant de retourner vers Zanzibar. Beaucoup des esclaves
qu’ils transportaient finissaient dans les shambaas (« plantations ») de la côte orientale de l’Afrique.
D’autres étaient envoyés au Moyen-Orient par la mer.
Si les Swahilis étaient les principaux trafiquants d’esclaves de la région, ils entretenaient des liens
de complémentarité, de concurrence et de coopération avec divers réseaux. D’abord à la frontière avec le
Soudan (la province actuelle du Haut-Uele), où florissait le commerce des esclaves exportés du Bahr el-
Ghazal à destination des potentats congolais désireux d’acquérir davantage de main-d’œuvre. Ensuite,
avec les commerçants ovimbundu d’Angola, lesquels conduisaient de fréquentes incursions dans le sud-
est du Congo pour capturer des esclaves (pour alimenter la traite transatlantique, d’abord, puis, plus tard,
pour fournir en main-d’œuvre l’occupant portugais). S’il est tentant de considérer l’esclavage comme un
phénomène révolu à l’intérieur des frontières de l’EIC établies en 1885, le fief de Léopold demeurait
intimement lié aux routes transnationales de l’esclavage. Les trafiquants ovimbundu, par exemple,
pénétraient fréquemment dans l’est de l’État indépendant, où les administrateurs belges s’efforçaient de
les renvoyer vers ce qui est aujourd’hui l’Angola. Les armées conquérantes de l’EIC se présentaient en
effet comme les pourfendeurs de toutes les traites d’esclaves précoloniales, prétendant faire bloc avec le
mouvement qui s’y opposait. Cela ne les empêcha pas de s’appuyer notoirement sur les mêmes potentats
locaux qu’elles prétendaient combattre. La relation des Belges avec Tippu Tip est l’exemple le plus
frappant de cette hypocrisie. Trafiquant d’esclaves Swahilis, Tippu Tip contrôla les routes orientales de la
traite dans les années 1880 et au début des années 1890 grâce à un armement obtenu des Belges suite à
son alliance avec ceux-ci (ce qui ne manque pas d’ironie).
Il est peu probable que les promoteurs de l’impérialisme belge, tel Henry Morton Stanley, auraient
réussi à annexer les territoires comme ils le firent s’ils n’avaient été guidés par les trafiquants d’esclaves.
Non seulement les potentats esclavagistes indiquèrent aux agents européens les endroits où se rendre,
mais beaucoup d’entre eux obtinrent de prestigieuses positions dans l’administration de l’EIC. Tippu Tip,
par exemple, devint gouverneur de Stanley Falls, tandis que certains de ses sbires, en particulier
Sefu Bin Rashid, furent associés au projet colonisateur. De même, plusieurs collaborateurs de Tippu Tip
finirent par devenir chefs… avant d’être violemment déposés plus tard, pour certains d’entre eux.
Autrement dit, l’esclavage et le trafic d’esclaves ne cessèrent pas avec l’arrivée de Stanley et Storms au
Congo oriental. De fait, bon nombre d’esclaves capturés par les Swahilis se retrouvèrent dans de
nouvelles situations de servitude auprès de collaborateurs swahilis ou même de soldats belges.
La nécessité du travail non libre et des alliances avec les trafiquants d’esclaves pendant la conquête
n’enraya pas la popularité de l’abolitionnisme en Belgique. En 1890, par exemple, se tint à Bruxelles une
conférence contre l’esclavage, très médiatisée, dont l’objectif était de débattre de la mise en œuvre des
promesses de Léopold à la conférence de Berlin de 1885. La correspondance entre les délégués à
l’approche de la conférence – comme l’événement en lui-même – était chargée de références à la terreur
de l’esclavage swahili. Inutile de préciser que l’EIC pouvait être tout aussi « rigoureux », voire plus, que
les Swahilis dans sa façon de traiter les populations congolaises. Cela n’empêcha pas les délégués belges
d’opposer les méfaits de la servitude swahilie à l’héroïsme des armées de la Force publique. Les récits
belges au sujet de la période de conquête, aussi incohérents et inexacts furent-ils, jouèrent un rôle
essentiel dans la justification des politiques menées au cours des années 1890. La violence belge était
fréquemment opposée à la sauvagerie « arabe », même si certains, tel Tippu Tip, avaient largement
contribué aux victoires de l’État indépendant.
Alors même que les Belges discutaient de la façon de mettre fin à l’esclavage, le prix du caoutchouc
(richesse dont ne manquait pas le Congo à la fin du XIXe siècle) s’envola. Plus encore que l’ivoire, le
caoutchouc était le produit qui allait définir l’État indépendant du Congo. C’est d’ailleurs grâce à la vente
de celui-ci sur les marchés britanniques et américains que le fief de Léopold fut sauvé de la banqueroute
financière au début des années 1890 (le coût en fut toutefois considérable pour les Africains impliqués
dans sa récolte et, finalement, pour l’EIC). L’envol du prix du caoutchouc fut porté, dans les années 1880,
par l’invention de la bicyclette puis de l’automobile dont le fonctionnement nécessitait l’emploi de
caoutchouc vulcanisé. Le caoutchouc était récolté par saignée sur l’écorce de l’hévéa et/ou des lianes
Landolphia. Dans les régions où poussaient ces plantes, les populations congolaises furent généralement
forcées à récolter le caoutchouc.
Le régime du caoutchouc, rapidement surnommé Red Rubber (« caoutchouc rouge ») par ses
opposants, reposait sur un découpage du territoire en concessions dont les principaux exploitants furent,
par ordre d’importance : l’Anglo-Belgian Indian Rubber Company (ABIR) ; la Société anversoise du
commerce au Congo ; la Compagnie Lulonga ; la Compagnie du Kasaï ; et, enfin, les domaines de la
Couronne, propriétés exclusives de Léopold II. Ces compagnies étaient toutes ou presque basées dans
l’ouest du Congo. Elles ne s’étendaient guère vers l’est, même si une partie du caoutchouc était encore
récoltée dans l’est de l’État indépendant. Malgré une diversité de pratiques d’un lieu et d’une époque à
l’autre, ces compagnies partageaient des traits communs, surtout en matière de travail forcé. En
apparence, le caoutchouc était collecté par les compagnies comme un impôt en nature. La réalité du
régime du caoutchouc était toutefois fort différente de la manière dont elle était présentée, comme en
attestent les effroyables mutilations auxquelles donnait lieu le défaut de paiement de cet impôt.
Les photographies qu’Alice Seeley Harris prit en 1904 des atrocités commises par l’ABIR, entre
autres, eurent un retentissement considérable à travers le monde. Elles apportaient la preuve que les
Congolais avaient bel et bien les membres tranchés s’ils ne produisaient pas le quota de caoutchouc
réclamé par la compagnie et/ou les agents de l’État. La nécessité d’obtenir du caoutchouc à n’importe
quel prix poussait les Congolais à prendre des mesures extrêmes pour s’en procurer. Ainsi, de violents
conflits éclatèrent dans les zones productrices de caoutchouc, où les habitants se battaient pour protéger
les plantes contre les assauts des intrus dont les réserves étaient épuisées. Par ailleurs, si près de 6
millions de personnes perdirent la vie à cause du régime du caoutchouc, ce fut également à cause des
conditions d’humidité dans lesquelles elles devaient travailler pour saigner les arbres et les lianes.
Bientôt, le régime du caoutchouc devint tristement célèbre pour les méthodes de travail qu’il
imposait. Les photos de Seeley jouèrent un rôle important, mais elle ne fut pas la seule à fournir des
preuves accablantes de ce qui se passait sur le fief de Léopold. Edmund Dene Morel, qui travailla un
temps à Amsterdam pour la compagnie de navigation Elder Dempster, fut l’un des premiers à publier un
réquisitoire contre l’EIC. Morel présenta les atrocités commises au Congo comme le résultat de conditions
de travail relevant de l’esclavage. Paru en 1903, son ouvrage The Congo Slave State affirmait
ouvertement que Léopold avait simplement imposé sa propre version de l’esclavage, plutôt qu’il n’avait
mis un terme à la pratique du travail forcé. Effectivement, nul ne saurait contester le fait que le travail fut
hautement coercitif dans l’EIC. Pourtant, plutôt que de porter son attention sur les atrocités commises à
l’ouest, l’État indépendant se berça d’histoires de conquête contre les esclavagistes africains de l’est.
Pendant de nombreuses années, une collection de statues érigées dans le hall d’entrée du musée royal de
Tervuren commémora ces conquêtes. De même, les chefs militaires qui menèrent la conquête de l’est,
comme Francis Dhanis, virent leurs exploits célébrés dans plusieurs ouvrages et reçurent des titres de
noblesse. Ainsi, la renommée de Dhanis fut telle que ses exploits au Congo lui valurent une statue
inaugurée à Anvers en octobre 1913 avec l’inscription : « Pour l’humanité. »
Les inlassables tentatives de Léopold et de son administration pour placer au centre de l’attention
publique les conquêtes des territoires swahilis à l’est, et ainsi faire oublier les atrocités commises à
l’ouest, finirent toutefois par échouer. Morel et un certain nombre de personnalités créèrent en 1903
l’Association pour la réforme du Congo (Congo Reform Association, CRA) afin de mettre un terme à l’EIC.
Le rapport publié en 1904 par Roger Casement, Irlandais et consul britannique à Boma (capitale de l’État
indépendant), joua un rôle essentiel dans les efforts déployés par la CRA. Le rapport Casement,
commandité par le gouvernement britannique après les campagnes menées par Morel, mettait en
évidence les abus commis au Congo. En réponse au rapport Casement, Léopold commandita son propre
rapport en 1905, qui confirma le pire en termes de conditions de travail – même s’il le fit sur un ton moins
sensationnaliste. En 1906, le transfert de l’EIC de Léopold à l’État belge commença. En 1908, le
processus fut enfin achevé lorsque l’État indépendant du Congo devint le « Congo belge », mais l’héritage
de l’esclavage survécut dans l’histoire de l’Afrique centrale. C’est là l’une des ironies les plus tenaces de
l’histoire. Cet État qui tentait de se faire passer pour une force abolitionniste restera à jamais dans les
mémoires à l’image du tableau qu’en fit Morel il y a si longtemps : un État esclavagiste.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
A. Hochschild, Les fantômes du roi Léopold II. Un holocauste oublié, Paris, Belfond, 1998.
A. Roes, « Towards a History of Mass Violence in the État Indépendant du Congo », South African
Historical Journal, 62, 2010, p. 634-670.
J. Vansina, Being Colonised : The Kuba Experience in Rural Congo, 1880-1960, Madison, University of
Wisconsin Press, 2010.
RENVOIS
Affranchissement
Travail
Capitalisme
Abolitionnismes et abolitions
e
Le droit international et l’esclavage, du droit des gens au XXI siècle
Post-esclavage
Mobiliser l’esclavage
pour pouvoir l’abolir
e
Cambodge, XIX siècle
MATHIEU GUÉRIN
Au XIXe siècle, la dénonciation de l’esclavage a été utilisée pour justifier l’action coloniale dans de
nombreux pays africains ou asiatiques, comme le Cambodge. Pour les Européens, le concept d’esclave
renvoie alors, d’une part, à des formes juridiques héritées de l’Antiquité gréco-romaine et, d’autre part, à
un imaginaire porté par la condition des esclaves africains vendus aux Amériques. L’étude des codes
juridiques cambodgiens et de la pratique montre que l’appellation « esclaves » a été appliquée à des
personnes appartenant à des groupes sociaux fort différents. La question de l’esclavage est devenue
centrale lorsque les Français ont voulu l’abolir, ce qu’ils parvinrent à faire en 1897 après un coup de force
qui leur donna le contrôle de l’administration et du gouvernement cambodgiens.
La question qui se pose ici est donc de comprendre les critères qui ont amené les Français à
qualifier les membres de tel ou tel groupe d’esclaves, en cherchant à travers les sources khmères ce qui
les définit. La tâche est d’autant plus difficile que l’étiquette d’esclaves a fonctionné comme un écran
empêchant de s’interroger réellement sur le statut de ces personnes. Les sources européennes les plus
nombreuses et les plus variées dont nous disposons sont donc souvent biaisées et la plupart des
recherches publiées sur le sujet qui les utilisent doivent être réexaminées.
Les codes cambodgiens et les pratiques sociales, qui transparaissent dans les courriers des
dignitaires du roi, les archives judiciaires ou les rares actes sous seing privé parvenus jusqu’à nous,
différencient les individus en fonction de statuts juridiques porteurs de droits et d’obligations. Les
individus les plus nombreux sont les anak jā. Anak renvoie à une personne. Jā est à la fois l’équivalent du
verbe être et un adjectif signifiant « bien portant », « honnête ». L’idée qui ressort de cette expression est
celle d’individus dans la plénitude de leurs droits et de leurs potentialités. Elle désigne des personnes qui
peuvent s’assumer économiquement et n’ont pas aliéné leurs droits. Ils doivent obéissance au roi et aux
dignitaires qui peuvent les lever pour la corvée ou la guerre en cas de besoin. Les Français les appellent
« hommes libres », alors même que rien dans l’expression khmère ne signifie libre, serī.
Pendant la période coloniale, les Français considèrent comme esclaves toutes les personnes que les
Cambodgiens appellent khñuṃ, terme qui renvoie à des personnes placées au service d’un maître et qui
peut plus précisément être traduit par « serviteur ». Certains sont originaires des hautes terres entre
Vietnam, Cambodge et Laos, des territoires en grande partie couverts de forêts qui échappent aux États.
Ce ne sont pas des Khmers. Ils sont appelés khñuṃ bnaṅ dans les sources. Bnaṅ est à la fois un
ethnonyme, celui des Bunong, et un hyperonyme signifiant « sauvage ». Ils sont razziés et sont considérés
comme des biens meubles pouvant faire l’objet d’une tractation commerciale. Les attaques contre les
villages menées par les trafiquants laotiens ou khmers sont d’une extrême brutalité. Les hommes qui
résistent sont tués. Des jeunes gens et jeunes filles sont arrachés à leur foyer pour être vendus sur les
marchés de Sambor ou Phnom Penh à des maîtres qui en disposent. Leurs enfants restent la propriété des
maîtres. Les villages victimes de ce trafic peuvent eux-mêmes le pratiquer pour leur propre compte ou
pour alimenter le commerce régional des êtres humains. Les dignitaires du roi en charge de la
surveillance des marches septentrionales et orientales du royaume participent au lucratif commerce de
ces esclaves-marchandises. Pour échapper aux risques de razzias, les villages des hautes terres qui sont
au contact direct des hameaux khmers de la vallée du Mékong se placent sous la protection du roi en
payant un tribut, suoy. Ils acceptent alors son autorité et aliènent leur indépendance contre la garantie
qu’ils seront protégés contre les trafiquants. La condition des khñuṃ bnaṅ est sans conteste la plus dure,
même si les cas de maltraitance par les maîtres apparaissent rares. Ces esclaves sont des biens de grande
valeur et ils sont peu nombreux – quelques centaines de personnes pour l’ensemble du royaume à la fin du
e
XIX siècle.
La grande majorité des khñuṃ sont des khñuṃ ge (litt. « serviteur d’un autre »), des individus qui
ont aliéné leur liberté pour rembourser une dette. Certains, paysans, pêcheurs, commerçants, se placent
au service d’un créancier ou engagent des membres de leur famille, une possibilité aussi utilisée par des
dignitaires du roi, en échange d’une somme décidée de commun accord. Ils obtiennent ainsi les moyens
nécessaires pour se procurer un bien dont ils ont besoin ou procéder à un investissement, tels que l’achat
d’une charge, de semences, de bêtes de trait, d’une barque. D’autres sont condamnés à servir leur
créancier par décision de justice suite à un défaut de paiement. Les codes cambodgiens insistent sur le
caractère provisoire de ce statut, les engagés pour dettes ayant théoriquement la faculté de se racheter
ou d’être libérés. La royauté cherche à limiter leur dépendance vis-à-vis des maîtres, pour éviter qu’ils
n’échappent à son contrôle. Les codes interdisent au maître de blesser ou tuer leurs engagés, de les
humilier, d’avoir des relations sexuelles avec les femmes, et multiplient les cas d’élargissement ou de
réduction de la dette. Le maître doit les nourrir, les loger et les habiller. Les engagés sont libres de
changer de maître en trouvant quelqu’un qui accepte de reprendre leur dette. Celle-ci est authentifiée par
des témoins ou un billet de dettes et les engagés ont la capacité d’ester en justice. Ils peuvent racheter
leur dette ou celle des membres de leur famille qui retrouvent alors leur liberté. Cette possibilité est
cependant rendue difficile lorsque tous les membres de la famille sont engagés, car leur travail ne paie
que les intérêts. Ainsi, selon les circonstances, le système des khñuṃ ge est un modèle de servitude
extrême, un moyen d’accéder à des fonds sans payer d’intérêts tout en échappant à certaines
contributions comme la corvée, ou d’obtenir une protection.
En sus des khñuṃ, il existe des groupes de personnes que les Français qualifient d’« esclaves
héréditaires de la Couronne » ou du Bouddha. Les Khmers les appellent anak ṅār. Ṅār désigne une tâche,
un travail. Les anak ṅār appartiennent à différents groupes dont les plus importants sont les bal (litt.
« force »), les bal braḥ (litt. « force-sacrée/divine ») et les kaṃḷoḥ (litt. « jeune homme »). Leur condition
héréditaire est le résultat d’une décision de justice pour certains crimes, notamment la participation à des
rébellions contre le souverain, les attaques à main armée, l’adultère… Il peut aussi s’agir de prisonniers
de guerre ou de leurs descendants. Ils doivent une corvée au souverain, aux dignitaires ou aux pagodes
auxquels ils ont été affectés. Certains travaillent des rizières, d’autres sont chargés de capturer des
éléphants pour le roi ou des membres éminents de la famille royale, d’autres encore fournissent un tribut
en produits forestiers, tels que gommes, résines, cardamome, bambous, d’autres enfin se relaient à la
capitale pour prendre en charge une tâche particulière, telle que porter le palanquin du roi, nettoyer les
écuries des éléphants ou des chevaux, aider à l’entretien des bâtiments. La corvée demandée est censée
représenter environ trois mois de labeur par an et il leur est interdit de s’y soustraire, mais ils peuvent la
racheter. Ils sont sous la responsabilité de chefs d’équipe et supervisés par des dignitaires du palais qui
les visitent dans leurs villages entre une et trois fois par an. Ils sont libres du reste de leur temps et
peuvent mettre en valeur des terres et pêcheries. Ils ne sont jamais riches, beaucoup vivent dans une
grande pauvreté, mais certains bénéficient d’une aisance relative. Leur famille partage leur statut qui se
transmet de génération en génération. La loi prévoit des obstacles à leur union avec les anak jā. Ils vivent
ainsi souvent regroupés en hameaux que l’on trouve dans l’ensemble du royaume, notamment à proximité
de la capitale ou au contraire dans les régions forestières reculées. En 1877, le représentant français du
Protectorat, en se basant sur les listes de contrôle, estime à environ 10 000 hommes au service du roi, des
membres de la famille royale ou de dignitaires, les bal et les kaṃḷoḥ, la différence entre ces deux statuts
étant loin d’être claire. Vingt ans plus tard, au moment de l’abolition, ils sont 16 000, ce qui montre que
ces statuts ont continué à être utilisés pour punir ceux qui s’opposaient au souverain dans les dernières
décennies du XIXe siècle. S’y ajoutent les bal braḥ au service des pagodes, soit environ 2 000 hommes.
Avec leurs familles, on peut estimer qu’ils représentent 8 à 9 % des habitants du royaume.
Les mesures prises en 1897-1898 ont permis aux anciens anak ṅār et khñuṃ qui disposaient des
terres et du cheptel nécessaires de s’installer comme petits exploitants agricoles. Toutefois, beaucoup
n’ont pas eu cette possibilité, notamment les khñuṃ bnaṅ arrachés enfants à leur village ou certains anak
ṅār et khñuṃ ge qui ne détenaient pas de moyens suffisants et qui perdirent avec l’abolition la protection
de leurs maîtres. Un prêtre des missions étrangères de Paris en rassemble près de 150 qui errent sur les
routes en 1898 et les installe sur une concession agricole sur les bords du Mékong. Ils se sont ensuite
convertis au christianisme ou à l’islam. Pour pouvoir gagner leur vie, beaucoup de personnes libérées de
leur ancien statut sont devenues des journaliers ou des ouvriers agricoles à la saison.
Alors que de nombreuses études d’auteurs français, à l’instar de celles de Jean Delvert, présentent la
paysannerie khmère comme répondant à l’idéal agrarien du propriétaire-exploitant en famille, les sources
fiscales des premières décennies du XXe siècle font apparaître une tout autre réalité. Près d’un tiers des
ruraux sont des micro-propriétaires ou des prolétaires ruraux qui ne peuvent subvenir aux besoins de
base de leur famille qu’en mettant leur force de travail au service des 10 % de propriétaires aisés et des
rares grands propriétaires, ou des propriétaires moyens lors des travaux des champs les plus importants.
Certains sont des engagés pour dettes, cette forme de servitude se maintenant pendant toute la période
coloniale et au-delà. D’autres deviennent des jhnuol, salariés, parfois journaliers. Ils vivent alors dans une
grande précarité, d’autant que l’introduction du délit de vagabondage par le Code pénal de 1924, calqué
sur le Code pénal français, les rend particulièrement vulnérables pendant les périodes de chômage. Ces
manouvriers ont été fortement affectés par la Grande Crise des années 1930. La forte baisse des cours du
riz et la disette monétaire qui frappent toute la région ont amené les propriétaires terriens à réduire les
surfaces emblavées et les salaires. La recherche d’un emploi salarié permettant de nourrir une famille est
devenue encore plus difficile, ce que l’on voit notamment dans le nombre élevé de personnes arrêtées et
emprisonnées pour vagabondage.
Ainsi, si l’abolition de l’esclavage amène la disparition formelle des dāsākar, un prolétariat rural au
service des moyens et grands propriétaires terriens se constitue dans les premières décennies du
e
XX siècle. Ce prolétariat est fragilisé par l’absence de protection des maîtres, une forte précarité
économique et la politique répressive de l’État vis-à-vis des plus pauvres. C’est notamment parmi eux que
la guérilla communiste des Khmers rouges recrute à partir des années 1950 et 1960.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Affranchissement
Captifs
Dette
Esclavage pénal
Esclavage public
Abolitionnismes et abolitions
e
Le droit international et l’esclavage, du droit des gens au XXI siècle
De Shanghai à Pékin :
histoire
d’une abolition oubliée
Chine, 1905-1910
CLAUDE CHEVALEYRE
Après la révolte des Boxers en 1900, le gouvernement sino-mandchou dirigé par l’impératrice
douairière Cixi (T’Seu-hi, 1835-1908) finit par se résoudre à mettre en chantier une vaste réforme
institutionnelle, juridique, militaire et éducative avec le soutien des puissances étrangères. Ce programme
de « Nouvelle gouvernance » (xinzheng 新政) devait relancer le processus de modernisation et favoriser
l’« auto-renforcement » de la Chine des Qing (1644-1911) confrontée à d’incessantes pressions
diplomatiques et militaires, ainsi qu’à la crainte de son propre démembrement. En 1905, la concession
internationale de Shanghai est l’un des principaux théâtres des tensions sino-occidentales. C’est de
Shanghai que partit au mois de mai le boycott des produits américains organisé pour protester contre les
lois d’exclusion et le traitement des travailleurs chinois aux États-Unis. Quelques mois plus tard, en
décembre, c’est au cœur de la cour de justice mixte de la concession qu’éclata une violente crise
diplomatique sino-britannique, provoquée par des divergences de vues sur la légitimité des pratiques
esclavagistes en Chine.
Au début du XXe siècle, l’esclavage et la traite existent en effet toujours en Chine. Encadrée par le
droit, la possession « d’esclaves » (nubi 奴婢) demeure légale et ne semble guère être remise en question.
Bien que criminalisés, les réseaux de traite d’êtres humains paraissent proliférer. À la fin du XIXe siècle,
les trafiquants ont largement profité des grandes famines du nord de la Chine pour acquérir une
marchandise humaine à bas prix, parfois acheminée à l’autre bout du pays en train ou en bateau à vapeur.
Dans sa définition juridique (à savoir le fait de s’arroger le droit de vendre une personne, généralement
réservé aux parents, ou dans le cas des esclaves à leurs maîtres), la traite ne concerne pas exclusivement
la catégorie des « esclaves » (nubi). En pratique, celle-ci alimente divers marchés intérieurs et extérieurs,
aussi bien en esclaves qu’en travailleurs forcés, en prostitué(e)s, en épouses et en concubines. Pour
s’assurer un approvisionnement constant, les trafiquants et leurs intermédiaires s’appuient non seulement
sur le kidnapping et sur l’escroquerie (fausses promesses d’un emploi rémunéré dans une ville lointaine),
mais aussi sur l’achat (principalement de femmes et d’enfants). Jouant sur les ambiguïtés du droit
impérial, qui autorise la servitude pénale, permet l’asservissement de soi et de ses propres enfants, et
surtout consacre la vente de personnes comme une modalité essentielle de la formation des familles, les
trafiquants détournent fréquemment à leur avantage des transactions licites (mariages et adoptions, par
exemple) pour alimenter un commerce illégal.
En 1905, la question de la persistance de l’esclavage ne fait cependant guère débat en Chine. Pour
une partie de l’opinion chinoise, l’usage de la rhétorique anti-esclavagiste, bien qu’omniprésente, est
avant tout métaphorique. Dirigée contre l’ensemble des forces accusées d’asservir le peuple chinois (les
puissances étrangères, la dynastie régnante d’origine mandchoue, ou le carcan des traditions), elle n’est
que rarement mobilisée pour réclamer la fin de l’esclavage en Chine. La première traduction chinoise de
La Case de l’oncle Tom, parue en 1901, fut avant tout un manifeste contre le racisme des Occidentaux
envers les noirs et, par un effet de miroir, envers les Chinois. De son côté, le discours occidental sur
l’esclavage et la traite en Chine n’a cessé de se radicaliser au cours des dernières décennies du XIXe siècle.
Mais la dénonciation de ces deux phénomènes participe d’abord d’une rhétorique plus large servant à
dénoncer « l’arriération » de la Chine, et partant à justifier les pressions « civilisatrices » exercées par les
nations occidentales. En 1905, l’abolition de l’esclavage en Chine ne figure ni parmi les priorités
immédiates du gouvernement ni parmi celles des puissances occidentales.
C’est dans ce contexte – où la rhétorique anti-esclavagiste se développe sans pour autant stimuler un
débat public d’envergure sur la persistance des pratiques esclavagistes – que, le 6 décembre 1905, une
femme accompagnée d’une quinzaine de « servantes » est arrêtée dans le port de Shanghai. En
provenance de la province occidentale du Sichuan, Mme Li est en effet soupçonnée par la police
municipale de Shanghai de trafic d’êtres humains. Déférée deux jours plus tard devant le tribunal mixte
de Shanghai (présidé par le magistrat chinois Guan Jiongzhi assisté du vice-consul britannique
Bertie Twyman en qualité d’assesseur), Mme Li se défend en expliquant avoir acquis les 15 jeunes
esclaves légalement (soit qu’elles étaient déjà esclaves, soit qu’elle les avait achetées à leurs parents) et,
par conséquent, être en droit de les ramener dans sa province natale du Guangdong à la suite du décès de
son mari, un petit fonctionnaire de l’administration provinciale du Sichuan. Si ses explications suffirent à
convaincre le magistrat chinois, elles ne parvinrent pas à dissiper les soupçons de l’assesseur britannique.
À l’issue de l’audience, celui-ci ordonna aux policiers municipaux de conduire Mme Li à la prison
municipale, provoquant l’ire du magistrat chinois, souverain dans les affaires n’impliquant aucun
ressortissant étranger. Rapidement, le vif échange entre les deux hommes dégénéra en une rixe opposant
les sbires du tribunal chinois et la police de la municipalité.
L’incident du 8 décembre 1905 est resté dans les mémoires comme un moment décisif dans l’histoire
du nationalisme et de l’anti-impérialisme chinois. Indignée par l’affront fait au magistrat chinois, mais
aussi par le traitement infligé à la veuve d’un fonctionnaire de l’administration impériale et par cette
nouvelle atteinte à la souveraineté chinoise, la rue shanghaienne se mobilisa massivement. Durant près de
deux semaines, elle répondit par des manifestations, des grèves et des affrontements meurtriers avec la
police municipale. L’histoire a cependant oublié que ce moment fut aussi à l’origine de l’abolition
juridique du statut d’esclave et du commerce des personnes en Chine. La réforme du droit provoquée par
cet incident devait en effet rester au cœur du dispositif juridique de la lutte contre l’esclavage et la traite
jusqu’au début des années 1930.
Depuis sa création en 1864, la cour de justice mixte de Shanghai a toujours été un terrain privilégié
des tensions sino-britanniques. Que la question de l’esclavage ait été à l’origine d’une crise diplomatique
de cette ampleur a toutefois de quoi surprendre, compte tenu du relatif désintérêt que celle-ci semble
susciter jusqu’alors. Si l’on en croit les propos d’un témoignage rare, apporté l’année suivante aux
lecteurs du Times par le révérend William Cornaby (1861-1921), il semble toutefois que les autorités
consulaires de Shanghai étaient engagées depuis plusieurs mois dans un bras de fer avec divers lobbys
tirant profit de la traite, de l’esclavage, et de la prostitution. Si ces affirmations étaient étayées par les
archives consulaires, elles expliqueraient les suspicions du vice-consul Twyman à l’égard de Mme Li et
son intransigeance dans cette affaire. Selon Cornaby, au cours des mois précédents les trafiquants
auraient acheminé des milliers de captives depuis les provinces intérieures à bord de bateaux à vapeur en
les faisant passer pour de simples servantes.
La teneur des négociations entre les autorités consulaires et le gouverneur général Zhou Fu (1837-
1921), missionné pour résoudre la crise, reste à ce jour inconnue. Quelques mois plus tard, Zhou Fu
devait néanmoins soumettre au trône une proposition de réforme inattendue, sous la forme d’un mémoire
sur la prohibition de « l’achat et de la vente des personnes » (maimai renkou 買賣人口). Court d’un millier
de caractères, le texte de Zhou Fu mobilise deux arguments pour justifier cette réforme : d’une part, celui
du retour aux valeurs de l’âge d’or des temps pré-impériaux où, selon lui, l’esclavage n’existait pas ; et,
d’autre part, celui de la nécessité pour la Chine de rattraper son retard sur les nations ayant aboli
l’esclavage afin d’endiguer les critiques sur son arriération. En d’autres termes, prohiber « l’achat et la
vente d’êtres humains » dans l’empire chinois était à la fois une exigence éthique conforme à l’idéal
confucéen du bon gouvernement et une réponse politique aux pressions étrangères.
Pour permettre à la Chine de retrouver son rang parmi les nations « civilisées », Zhou Fu proposait
d’abord l’abrogation de toutes les dispositions du Code des Qing faisant référence à la vente et à l’achat
de personnes comme « esclaves ». Cette première disposition devait, dans un même geste, abolir
l’institution servile et toutes les transactions sur les personnes, y compris les plus licites et les plus
courantes au sein des familles. Elle se présentait explicitement comme un équivalent chinois des
abolitions britannique et américaine. Anticipant les difficultés des familles ayant recours à la vente de
leurs enfants pour survivre, le texte prévoyait aussi que celles-ci puissent continuer à placer leurs enfants
comme gugong 僱工 (« travailleurs à gages »). Et pour éviter que le statut de travailleur à gages ne se
substitue à celui d’esclave, Zhou Fu proposait que les gages soient négociés à l’avance et que les termes
des contrats ne puissent courir au-delà du vingt-quatrième anniversaire des enfants ainsi placés. À cette
date, les « travailleurs à gages » de sexe masculin devaient pouvoir librement choisir leur activité, tandis
que les jeunes femmes devaient être mariées par leur famille (ou à défaut par leur employeur, à condition
qu’il n’en tire pas un prix de vente). Pour les esclaves encore en activité, Zhou Fu proposait d’en faire
juridiquement des « travailleurs à gages », dans les mêmes conditions que celles prévues pour les enfants
placés : à l’âge de vingt-quatre ans, ceux-ci devaient devenir « maîtres de leur personne » (shenti xu qi
zizhu 身體許其自主). Enfin, Zhou Fu entendait étendre l’interdiction du commerce des personnes au
concubinage (prendre une épouse de second rang étant alors légal mais limité aux cas où, passé un
certain âge, l’épouse principale n’avait pas donné de fils à son mari), à l’origine de nombreux trafics. Sans
remettre en cause la polygamie, il proposait de prohiber « l’achat » de ces épouses secondaires et
l’obligation de recourir à un intermédiaire.
La proposition de Zhou Fu se plaçait donc dans la droite ligne des abolitions occidentales de
l’esclavage. Elle entendait mettre fin à l’institution servile, après une courte période de transition, et
éradiquer tout aspect financier des relations interpersonnelles contractuelles traditionnelles. Pour autant,
elle n’allait pas jusqu’à remettre en cause les hiérarchies sociales et statutaires au sein des rapports de
travail et familiaux. Favorable au consentement des époux dans le mariage, Zhou Fu n’entendait pas
réformer le statut des « travailleurs à gages », pourtant soumis aux mêmes obligations vis-à-vis de leurs
patrons que les esclaves vis-à-vis de leurs maîtres ; pas plus qu’il ne remettait en cause l’infériorité et le
devoir d’obéissance des concubines.
Transmise à la Commission de codification des lois (chargée de la rédaction du nouveau Code pénal
et du nouveau Code civil dans le cadre des réformes), la proposition de Zhou Fu fut approuvée et confiée
à l’expertise de Shen Jiaben (1840-1913), commissaire à la révision des lois et cheville ouvrière des
réformes juridiques. Les 11 points des « Délibérations relatives à la mise en conformité des anciennes lois
avec la prohibition du commerce des personnes » (datés du 12 juin 1906) reprenaient à leur compte
l’essentiel des propositions de Zhou Fu. Ils les complétaient de plusieurs dispositions additionnelles visant
à parfaire le dispositif d’abolition de l’institution servile et de lutte contre la traite. Parmi celles-ci
figuraient : la création d’une incrimination « d’achat et de vente de personnes » ; la transformation des
esclaves des bannières mandchoues (une catégorie distincte d’esclaves héréditaires) en travailleurs à
gages sans limites de temps ; le remplacement des peines de servitude pénale (l’une des cinq peines du
système judiciaire impérial) par des peines de relégation ou d’emprisonnement ; et l’application
rigoureuse des lois déjà présentes dans le Code des Qing interdisant la vente de personnes comme
prostitué(e)s. Le texte prévoyait en outre une émancipation différenciée selon le temps passé en
esclavage : les esclaves depuis plus de trois générations devaient être immédiatement émancipés (et
devenir des sujets ordinaires), tandis que ceux qui l’étaient depuis moins de trois générations devaient en
passer par une phase transitoire (sous le statut de « travailleurs à gages »).
Les propositions de Shen Jiaben furent toutefois placées sous le boisseau durant près de trois ans. Si
l’annonce de la réforme – présentée comme abolissant l’esclavage en Chine – fut reçue avec un certain
enthousiasme par la presse anglophone dès 1906, elle ne suscita guère de réactions parmi la population
chinoise et provoqua plutôt l’opposition des milieux conservateurs. La noblesse mandchoue ainsi qu’une
partie de l’aristocratie mandarinale craignaient en particulier d’être privées de leurs esclaves héréditaires
– comme les esclaves d’élite des maisons princières (les baoyi, descendants de Chinois capturés ou vendus
lors de la conquête de la Chine au XVIIe siècle). La réforme fut toutefois relancée le 14 février 1909 par un
mémoire du censeur provincial du Shaanxi, Wu Weibing, requérant la promulgation d’une loi prohibant
« la vile coutume consistant à acheter des esclaves » (zhimai nubi exi 置買奴婢惡習). Saisi de ce nouveau
mémoire, le Bureau pour la rédaction constitutionnelle soumit à son tour une nouvelle série de
propositions reprenant, en dix points, l’essentiel de celles formulées trois ans auparavant par Shen Jiaben.
Celle-ci fut approuvée par le trône le 31 janvier 1910, mettant ainsi fin à l’existence de la catégorie des
nubi (apparue sous les Qin), la remplaçant par celle des travailleurs à gages, et criminalisant toutes les
transactions portant sur les personnes.
En l’espace de quatre années, la Chine abolit, au moins juridiquement, les pratiques esclavagistes
qui persistaient dans son droit et sur son territoire sans véritable débat sur l’opportunité d’une telle
réforme. La clé du succès de cette abolition atypique tient au fait qu’elle permettait au gouvernement
chinois d’accéder au rang des nations abolitionnistes (et ainsi de répondre aux pressions occidentales),
tout en présentant cette abolition comme un simple retour aux valeurs fondamentales du confucianisme,
lequel s’était jusqu’alors fort bien accommodé de l’asservissement des personnes et avait fourni le socle
idéologique permettant de le justifier.
Si les premiers appels en faveur d’une abolition de l’institution servile en Chine ne font
véritablement leur apparition dans la sphère publique que tardivement, il serait inexact de considérer que
cette abolition fut accomplie indépendamment de toute prise de conscience abolitionniste. Entre 1906 et
1909, l’on note une concentration (certes limitée) de mémoires favorables à la réforme émanant de
fonctionnaires de haut rang dans l’administration provinciale. L’omniprésence de la rhétorique anti-
esclavagiste se déploie dans un nouveau débat public, favorisé par la diffusion des journaux
d’informations et se nourrit d’une multitude d’articles de presse sur l’histoire de l’esclavage, sur les
abolitions et sur le sort des coolies. Celle-ci fit naître chez certains intellectuels une réflexion sur la place
de la Chine dans l’histoire mondiale de l’esclavage et, chez une infime minorité, une conscience
authentiquement anti-esclavagiste. L’utopie humaniste de Kang Youwei (1858-1927) – le Livre de la
grande harmonie, achevé en 1902 et paru à titre posthume en 1935 – fait par exemple la part belle aux
réflexions sur les souffrances engendrées par l’esclavage (nubi), et de son abolition une étape primordiale
du progrès de l’humanité vers « l’abolition des barrières de classes ».
L’abolition chinoise de 1910 a été oubliée parce qu’elle fut, en quelque sorte, un non-événement.
Elle fut en effet rapidement surpassée par les termes de la Constitution provisoire de la République de
Chine (proclamée le 1er janvier 1912 par Sun Zhongshan (Sun Yat-sen) à l’issue de la révolution Xinhai),
dont l’article 5 stipule que « tous les citoyens de la République de Chine sont égaux, sans distinction
d’origine ethnique, de classe ou de religion ». Pourtant, jusqu’en 1928, les dispositions juridiques issues
de cette abolition restèrent au cœur du dispositif de lutte contre l’esclavage et la traite (deux phénomènes
qui ne disparurent pas en 1910 mais s’adaptèrent au contexte de leur criminalisation). Il reste cependant
quelques zones d’ombre quant aux causes plus indirectes de cette abolition chinoise. Peut-être faut-il voir
dans l’incident de la cour de justice mixte de Shanghai un effet indirect de la conférence de Bruxelles de
1890 (dont les décisions s’appliquaient jusqu’à l’océan Indien) ou, comme l’a suggéré Johanna Ransmeier,
de l’abolition de l’esclavage au royaume de Siam quelques mois auparavant. Mais c’est dans une autre
abolition (tout aussi méconnue et survenue dans des circonstances similaires) qu’il faut peut-être
chercher les racines de cette abolition chinoise de 1910. En 1872, le Japon abolit « la vente et l’achat de
personnes » (jinshin baibai 人身売買) après un incident survenu dans le port de Yokohama entre les
autorités locales et le gouvernement péruvien. Si la réforme japonaise de 1872 concernait la vente de
jeunes femmes pour la prostitution, elle fut là encore initiée pour répondre aux accusations
d’« arriération » formulées à l’encontre du Japon lorsque le magistrat de Yokohama voulut condamner le
capitaine d’un navire péruvien (le Maria Luz) pour escroquerie et mauvais traitements envers les coolies
chinois qu’il transportait. Compte tenu, d’une part, de l’influence exercée par l’expérience de la
restauration Meiji (1868-1912) sur les réformes chinoises, et, d’autre part, des similitudes dans la
formulation de ces deux abolitions du « commerce des personnes », une transmission du Japon vers la
Chine n’est pas à exclure.
RÉFÉRENCES
C. Chevaleyre, « Under Pressure and out of Respect for Human Dignity : the 1910 Chinese Abolition »,
dans M. Cottias et M.-J. Rossignol (éds.), Distant Ripples of the British Abolitionist Wave, Trenton
(NJ), Africa World Press Inc., p. 147-198.
C. Chevaleyre, « Human Trafficking in China », dans R. B. Allen (éd.), Slavery and Forced Labor in Asia,
Leyde, Brill, sous presse.
M. J. Meijer, « Slavery at the End of the Ch’ing Dynasty », dans J. A. Cohen et al. (éds.), Essays on
China’s Legal Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1981, p. 327-358.
J. S. Ransmeier, Sold People. Traffickers and Family Life in North China, Cambridge (MA), Harvard
University Press, 2017.
RENVOIS
Affranchissement
Traites
Travail
Abolitionnismes et abolitions
e
Le droit international et l’esclavage, du droit des gens au XXI siècle
Mémoires
de l’émancipation
e e
Côte kényane, XIX -XX siècles
PATRICK ABUNGU, MARIE PIERRE BALLARIN,
SAMUEL NYANCHOGA
La traite et l’esclavage dans leurs différentes formes sont des phénomènes relativement anciens en
Afrique de l’Est, notamment dans les sociétés côtières swahilies. Ils prennent cependant une ampleur
inégalée avec l’expansion du sultanat de Zanzibar dans la première moitié du XIXe siècle, qui fonde sa
puissance sur le commerce de l’ivoire, des esclaves et des clous de girofle. Les zones pourvoyeuses
d’esclaves se trouvent alors autour du lac Malawi au sud de la Tanzanie actuelle et dans les régions
makoa et makonde au nord du Mozambique. À Zanzibar, mais aussi sur la côte kényane, les élites
omanaises développent une agriculture de plantation le long du littoral est-africain fondée sur un mode de
production esclavagiste.
Sous la pression des Britanniques, le sultan zanzibarite Saïd Bargash interdit la traite en 1873, mais
il faut attendre 1907 pour que l’esclavage soit aboli par le gouvernement colonial. Très divers, les groupes
réduits en esclavage sont loin de constituer une communauté unifiée. À la fin du XIXe siècle, les esclaves
marrons, tout comme les femmes et les hommes affranchis par les grands propriétaires, côtoient des
captifs saisis sur les navires de traites par la Royal Navy’s Anti-Slavery Patrol œuvrant dans l’océan
Indien. Une grande partie d’entre eux sont recueillis dès les années 1870 dans deux stations
missionnaires de la Church Missionary Society (CMS, fondée en 1799 en Angleterre) : Frere Town, dans la
zone suburbaine de Mombasa, principal port d’Afrique de l’Est, et Rabai, en zone rurale, à 30 kilomètres
en direction de Nairobi vers l’ouest.
Or, ni la domination coloniale britannique ni l’indépendance du Kenya, en 1964, n’ont remis en cause
les différenciations statutaires qui ont prévalu au XIXe siècle. De nos jours, dans certaines régions de la
côte kényane, certains descendants d’esclaves font face à des formes spécifiques de vulnérabilités, allant
de l’exclusion politique à l’exploitation économique. La mobilité sociale des individus reste soumise à des
restrictions considérables. Le sentiment d’une identité niée et flouée persiste et peut s’exprimer de façon
violente, au moins sur le plan symbolique.
C’est ainsi qu’au début des années 2000 une dizaine d’hommes et femmes d’une soixantaine
d’années, héritiers de la mission de Frere Town, se constituent en association dans le but de dénoncer les
formes de discriminations qu’ils estiment subir et revendiquent la position de porte-parole de ce qu’ils
définissent eux-mêmes comme The Frere Town community. Ils réclament publiquement leur
reconnaissance constitutionnelle en tant que groupe ethnique spécifique de la nation kényane et
n’hésitent pas à publiciser leur cause en ayant recours à la presse et autres formes de manifestation
publique. Récits individuels et collectifs s’emboîtent dans une volonté à la fois de dénoncer une situation
jugée discriminante mais aussi de revendiquer et de valoriser une identité propre liée au legs de
l’esclavage.
Il convient donc d’adopter une approche de longue durée pour analyser les effets de la traite et de
l’esclavage dans les sociétés de la zone côtière kényane. Celle-ci met en évidence la complexité du
processus d’émancipation sociale et économique des anciens esclaves tout au long du XXe siècle. Au
Kenya, comme ailleurs en Afrique, la persistance des stigmates de l’esclavage et de pratiques dissimulées
de servitude freine encore l’accession à la pleine citoyenneté des descendants d’esclaves.
Autour de 1870, Sir Bartle Frere suggère que ces « Africains de Bombay » ayant reçu une éducation
religieuse et manuelle soient accueillis près de leurs terres originelles afin qu’ils apportent leur soutien
aux missionnaires. En 1873, il négocie un nouveau traité avec le sultan Bargash de Zanzibar, le Frere
Treaty, et invite le révérend Price à venir établir à Mombasa un village chrétien pour accueillir les
esclaves libérés. La mission de Frere Town est créée en 1874 avec pour objectif d’accueillir les Africains
de Bombay et de prendre en charge des esclaves repris par les navires de la Royal Navy’s Anti-Slavery
Patrol. Quelques kilomètres au nord, le missionnaire anglican Ludwig Krapf avait fondé en 1844 le village
de Rabai. Celle-ci abrite davantage d’esclaves marrons, échappés des plantations, et fait l’objet d’attaques
régulières de propriétaires souhaitant reprendre leurs esclaves. Ces esclaves réfugiés et/ou libérés font
souche de manière durable sur la côte et forment à la veille de l’abolition une population importante
d’affranchis que l’on peut décomposer en trois groupes. Le premier est celui des « fugitifs » (watoro), nés
en esclavage et islamisés pour la plupart, venus des plantations côtières des grandes familles de planteurs
omanais Busaidi et Mazrui à Gasi, Mombasa, Takaungu, Malindi, Lamu. Libérés par les patrouilleurs
britanniques, les « rescapés » (mateka) sont principalement originaires du lac Malawi et du sud de la
Tanzanie, et forment la deuxième composante. Le troisième groupe est celui des « Africains de Bombay »
qui constituent une communauté spécifique et très éduquée, et qui se singularisent de fait des autres
affranchis.
Avec l’amplification de la campagne britannique anti-esclavagiste dans l’ouest de l’océan Indien,
Mombasa et la zone côtière deviennent des lieux hautement stratégiques. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle les
Européens, missionnaires et administrateurs, s’engagent à faire respecter l’interdiction de la traite
négociée avec le sultan Bargash de Zanzibar en 1873, ils se retrouvent confrontés aux propriétaires
d’esclaves avec lesquels ils doivent s’entendre, parfois aux dépens d’abolitionnistes locaux. Au cours des
années 1870-1880, Rabai devint ainsi le refuge d’esclaves marrons, contre le souhait des autorités
britanniques pour qui il était important d’éviter les conflits avec les grands propriétaires terriens. De fait,
si la traite avait été effectivement abolie à cette date, l’esclavage demeurait légal dans les domaines du
sultan de Zanzibar, ayant autorité sur la région de Mombasa (l’abolition n’a lieu qu’en 1907). Frere Town,
nouvellement créée à Mombasa, concentre toute l’attention des missionnaires européens qui souhaitent
n’y accueillir que des populations rescapées de la traite, au contraire de Rabai laissé entre les mains de
catéchistes africains. L’un d’eux, William Jones, venu de l’orphelinat de Nasik, recueille de nombreux
fugitifs des plantations des grands propriétaires de cocoteraies. Captif rescapé de la traite, William Jones
reste une figure légendaire à Rabai et Frere Town. Homme courageux au grand cœur, qui prit la défense
des esclaves et osa affronter les missionnaires, il joua un rôle essentiel dans le processus abolitionniste
dans les dernières décennies du XIXe siècle. Son parcours a forcé l’admiration des pionniers de l’histoire
de l’esclavage dans la région tels que Joseph Harris et Fred Morton, qui estiment que l’épisode de la
libération des esclaves marrons à Rabai fut une des étapes essentielles de l’abolition de l’esclavage en
Afrique de l’Est. Dans les années 1970, James Juma Mbotela, dont le père fut l’un des rescapés saisis par
les navires britanniques et qui a fondé une des grandes familles de Frere Town, considérait que
William Jones avait été l’un des plus grands adversaires de l’esclavage, ce dont s’enorgueillissent encore
aujourd’hui ses descendants.
En octobre 1888, l’Imperial British East Africa Company (IBEACO) est établie sous la férule de
George S. Mackenzie à Mombasa. L’administrateur britannique, qui se heurte à la colère des
propriétaires d’esclaves de la côte, privés de la main-d’œuvre servile, ce dont ils tiennent responsables les
missionnaires, oblige les autorités de la Church Missionary Society à se pencher sur la question de ces
fugitifs. Les négociations aboutissent au versement d’une compensation financière aux propriétaires qui
acceptent, en échange, de signer un certificat renonçant à toute revendication. Le premier janvier 1889,
l’IBEACO délivre ainsi 1 421 certificats de liberté devant l’église de Rabai.
Au début du XXe siècle, il n’existait donc pas au Kenya de groupe unifié d’anciens esclaves ou
d’affranchis mais une multitude de communautés dispersées le long de la côte est-africaine. Celles-ci
étaient issues de contextes politiques et sociaux bien différents, comme le montrent les cas de Rabai et
Frere Town, et chacune d’entre elles incarnait une identité communautaire spécifique pour les
populations d’origine servile.
En 1907, l’esclavage est déclaré illégal dans la colonie britannique. Frere Town abrite à cette date
une communauté d’hommes et de femmes déracinés, aux langues variées, sans attaches communes, qui
progressivement se construisent une nouvelle identité sociale fondée sur l’apprentissage de l’anglais et du
kiswahili ainsi que sur l’adhésion au christianisme. Le nom imposé par les missionnaires aux esclaves
libérés des navires de traite aboutit à la constitution de nouvelles lignées, telles que celles des Mbotela ou
des Jones. La vie qui était la leur avant leur réduction en esclavage est comme effacée. Afin de les
différencier des autres habitants de la zone, majoritairement musulmans, un cimetière est créé dans
lequel un tombeau est alloué à chaque famille, marqueur fondamental d’identité. Se constitue alors un
groupe qui se particularise sur le modèle imposé par les Européens (colonisateurs et missionnaires),
lequel s’identifie jusqu’à nos jours comme étant les « gens de Frere Town », les Freretowniens.
Éduqués, les Freretowniens occuperont les premiers postes détenus par des Africains dans le service
public colonial : clercs, traducteurs, interprètes, enseignants, policiers, auxiliaires médicaux… La
communauté de Frere Town a pour mission, aux yeux des autorités coloniales et anglicanes, de jouer un
rôle d’intermédiaire entre l’administration et les Kenyans d’autres origines. Cela distinguera clairement
les Freretowniens des autres groupes et fera d’eux une élite éduquée à la charnière de ces deux mondes.
Ils s’engageront par ailleurs fortement dans le processus politique de la décolonisation. Or, à
l’indépendance, la question de l’esclavage n’était pas au cœur du débat public et les différences
statutaires issues des anciennes dominations furent gommées, ou du moins passées sous silence, devant
l’enjeu que représentait la constitution de l’État kényan.
De fait, l’avènement de la nation kényane en 1964 comme l’abolition de 1907 n’abrogèrent pas les
hiérarchies statutaires anciennes alors même que les descendants d’esclaves avaient cru et participé au
mouvement de libération. Du fait de leur origine servile, leur participation au système politique kényan,
local ou national, ou leur accès aux postes à responsabilité au sein des institutions gouvernementales ne
cessèrent d’être remis en question. C’est sur cette base qu’au début des années 2000, les Freretowniens
se constituèrent en association en rendant publique leur histoire dans le but de dénoncer les stigmates
liés à la servilité passée et le système discriminatoire dont ils estiment être encore victimes. Ils
réclamèrent publiquement leur reconnaissance constitutionnelle en tant que groupe ethnique spécifique
de la nation kényane. La revendication d’une citoyenneté pleine et entière s’exprimait sur les deux plans
de la nation et de l’ethnicité.
Cette marginalisation n’est pas propre aux gens de Frere Town. Les enquêtes récentes conduites
auprès de descendants d’esclaves issus des plantations et des cocoteraies du nord et du sud de la côte
kényane, entre Gasi et Takaungu, mettent en évidence des revendications similaires. La plupart d’entre
eux vivent toujours dans une situation de grande dépendance et de fragilité sociale et économique autour
des plantations de leurs anciens maîtres, comme si le système discriminatoire qui avait caractérisé la
période précoloniale était demeuré intact. Le sentiment de marginalisation et de dépossession est
extrêmement fort dans la mesure où les rapports de subordination entre anciens maîtres et leurs esclaves
régulent encore les rapports sociaux. L’accès à la terre comme l’accès à l’éducation et à la santé restent
difficiles, d’autant plus que la plupart du temps ces groupes ne sont pas en possession de documents
d’identité leur permettant de voter, d’accéder librement aux principaux services sociaux et
gouvernementaux (écoles secondaires, lycées et universités, ouverture d’un compte bancaire, permis de
conduire, emploi) ainsi qu’à la propriété. Le processus d’identification favorise toujours au Kenya les
44 groupes ethniques répertoriés officiellement et désavantage ceux dont l’origine est jugée étrangère,
même si leur arrivée sur le territoire kényan date de la période précoloniale. C’est le cas pour de
nombreux groupes minoritaires ou frontaliers (tels que les Kényans Somalis ou les Nubis) mais également
pour les descendants d’esclaves. Depuis l’indépendance, le débat s’est constamment ethnicisé, renforçant
par là même une dialectique de l’exclusion/inclusion sur laquelle s’est définie la citoyenneté kenyane.
La situation reste toutefois complexe et ambiguë. Dans les années 2000, les Freretowniens
revendiquaient comme une part constitutive de leur identité ce déracinement originel en exposant leurs
propres expériences de citoyen souffrant d’un double stigmate de descendant d’esclave et d’extranéité. La
montée des revendications identitaires liées au passé esclavagiste est également à l’œuvre dans le
domaine culturel. Les lieux historiques où ont vécu, travaillé, et ont été recueillis les esclaves deviennent
les lieux d’expression privilégiés de leurs descendants et l’objet d’une reconnaissance patrimoniale
nationale dans le cadre de plusieurs sites mis en valeur par les National Museums of Kenya. La parole qui
se délie peu à peu permet la collecte de récits qui, selon les sites, aboutissent à une dénonciation des
hiérarchies anciennes et des inégalités sociales issues du passé esclavagiste. Mais elles permettent aussi
d’affirmer publiquement les valeurs du groupe et de l’individu dans l’affichage d’une identité jusqu’alors
occultée. La création du site de Frere Town et la constitution de la communauté des Freretowniens, pour
les rescapés puis leurs descendants, deviennent des éléments fondateurs, sources d’une nouvelle identité
valorisée. C’est ainsi que l’on devient « fier », selon le terme employé par les acteurs eux-mêmes, de faire
partie des descendants des populations libérées de l’esclavage, d’autant plus que beaucoup de
Freretowniens ont contribué à l’élaboration de la nation kényane. Et c’est sur cette base que des actions
de revendication mémorielle et de reconnaissance identitaire apparaissent dans le Kenya contemporain.
En entrant dans le domaine public, elles s’accompagnent d’une réélaboration mémorielle sans s’inscrire
cependant dans le cadre d’un vrai débat public national.
Par ailleurs, les formes de patrimonialisation, tangibles et intangibles, liées à la mémoire de
l’esclavage sont multiples et répondent à un besoin réel en termes de retombées sociales et économiques.
Au Kenya, les populations participent de plus en plus aux projets culturels et patrimoniaux dans le cadre
de contextes politiques complexes marqués par la montée de revendications communautaires,
territoriales et religieuses qui soutiennent un discours médiatique s’appuyant largement sur les musées et
les lieux de mémoire. Il s’agit là, sans conteste, d’un des enjeux en présence dans la mesure où cette
catégorie de « descendant d’esclave » est repensée comme une des ressources de construction d’une
identité locale et de mise en représentation de la spécificité historique et culturelle des groupes
concernés. En ce sens, la mise en valeur des sites historiques sur la côte du Kenya qui mettent en scène
l’histoire de la traite et de l’esclavage – ainsi du premier musée consacré à l’esclavage sur la côte sud à
Shimoni, inauguré en 2014, ou du musée de Rabai restauré en 2018 – participe de l’élaboration de
politiques de représentations qui insistent sur la diversité culturelle et ethnique des populations aux
échelles locale et nationale.
RÉFÉRENCES
Culture
Traites
Ville
Abolitionnismes et abolitions
Post-esclavage
Mémoires
Post-esclavage
et mobilisation
de descendants d’esclaves
Mauritanie, 1970-2020
ERIN PETTIGREW
Quand la République islamique de Mauritanie proclama son indépendance, en 1960, seuls 9 % des
habitants du pays vivaient dans ce qui était en train de devenir des centres urbains ; 65 % de la
population était alors considérée comme nomade. Soixante ans plus tard, 50 % des Mauritaniens habitent
en ville et moins de 6 % résistent encore à la sédentarisation. La fondation de l’État post-colonial dont
Nouakchott est la capitale politique transforma profondément l’organisation du pays, divisé jusqu’alors
entre plusieurs communautés, chacune regroupée autour d’une ascendance commune et partageant la
même langue. Comme dans de nombreuses régions d’Afrique de l’Ouest, une hiérarchie sociale tenace,
fondée sur la division du travail, organisait chacune d’entre elles. Pour la première fois, les locuteurs du
wolof, du soninké, du pulaar et du hassaniya, quelles que soient leur généalogie, leur appartenance tribale
ou clanique et leur origine statutaire, étaient membres d’une même nation et administrés par un
gouvernement central autonome. Pourtant, la promesse d’égalité sociale et politique pour tous les
Mauritaniens « sans distinction de race, de religion ou de condition sociale », énoncée dans la
Constitution de 1961, resta lettre morte. Certes, l’État élabora une politique et des stratégies pour
combattre les disparités économiques et la discrimination raciale mais sans faire preuve d’une volonté
politique réelle pour aboutir aux changements escomptés. Aujourd’hui, si la communauté internationale
accorde une attention à ce pays peu peuplé et de plus en plus aride, c’est le plus souvent en raison de la
persistance de formes de ce que certains appellent « l’esclavage moderne », mais que je préfère qualifier
de « post-esclavage ». Certes, l’esclavage a été aboli à plusieurs reprises, mais le système judiciaire reste
peu disposé à mettre en vigueur la législation ou à poursuivre des cas présumés d’esclavage. Par
conséquent, des conditions d’existence relevant de la servitude, la stigmatisation des personnes dans une
société très hiérarchisée et les liens de dépendance personnels perdurent. J’utilise ici l’expression « post-
esclavage » pour identifier une dynamique sociale et politique dans laquelle la servitude continue d’avoir
un impact profond sur la société mauritanienne après son abolition officielle.
Le poids d’une tradition éducative islamique de haut niveau, et en son sein le rôle joué par la
jurisprudence, l’importance des transactions commerciales au sein de l’espace saharien, et la domination
d’un mode de vie principalement nomade : voilà autant d’éléments qui relèvent de l’histoire longue de la
Mauritanie et sont encore bien visibles dans les pratiques intellectuelles ainsi que la vie économique et
culturelle contemporaine du pays. L’ensemble de ces éléments contribuèrent également à l’histoire de
l’esclavage dans une région où les hiérarchies statutaires, transmises d’une génération à l’autre, ont
longtemps structuré la vie sociale. Qu’elles soient locutrices du hassaniya, du wolof, du soninké, ou du
pulaar, les communautés de l’occident saharien étaient organisées hiérarchiquement, des libres nobles
guerriers et érudits religieux jusqu’aux éleveurs, pêcheurs, agriculteurs, artisans et musiciens et, enfin,
aux forgerons et non-libres ou asservis, qui occupaient la position la plus basse dans l’échelle sociale.
Alors que le statut professionnel n’était pas forcément fixé de manière rigide pour les libres, le statut
d’esclave impliquait une négation de l’individu. Les personnes serviles ne pouvaient pas se marier sans le
consentement de leur maître, bien qu’elles puissent prendre l’initiative de divorcer. Elles pouvaient être
vendues comme biens meubles et les enfants être séparés de leurs parents, même s’il était mal considéré
de vendre des esclaves attachés depuis longtemps à la famille. On leur refusait fréquemment l’accès à
l’éducation et dès lors aux savoirs et à l’autorité religieuse. Les personnes asservies n’étaient pas en
mesure de posséder ou de revendiquer des terrains ; elles étaient donc dessaisies des fruits de leur travail
dans les oasis de palmiers dattiers du désert, ou sur les parcelles agricoles de la vallée du fleuve Sénégal.
Les questions écrites posées aux érudits religieux montrent une préoccupation quant à la façon
d’identifier les individus qui pourraient être légalement asservis et le traitement à leur infliger dans le
cadre de la jurisprudence islamique. Il était toutefois impossible que les juristes sahariens contestent
l’institution esclavagiste, puisque le Prophète lui-même avait légitimé l’institution, même s’il préconisait
un affranchissement conditionné à la conversion à l’islam ou à la naissance d’un enfant dont le maître
était le père. Enfin, si l’esclavage pouvait être racialisé, comme dans le cas des communautés de langue
hassaniya (dialecte arabe) dans lesquelles des personnes nées de peau « blanche » (bīḍān) et de statut
libre possédaient généralement des « noirs » (sūdān, terme utilisé spécifiquement en Mauritanie pour
désigner les esclaves noirs), ce n’était pas nécessairement le cas et il existait aussi des esclaves blancs, au
service de maîtres noirs de peau. Les individus nés libres au sein des autres groupes linguistiques de la
région, tout en ayant une couleur de peau sombre, achetaient, héritaient et possédaient en outre des
esclaves provenant initialement d’autres communautés linguistiques.
En 1903, puis en 1905, l’administration coloniale française, dont la maîtrise du territoire
mauritanien était faible, abolit la traite puis l’esclavage dans ses colonies. Cependant, les administrateurs
et les officiers présents sur le terrain ne firent pas beaucoup d’efforts pour la mise en vigueur de cette
abolition, craignant qu’une ingérence dans ce qui était une institution économique et sociale dominante
ne menace les fragiles accords passés avec les élites régionales, dont la plupart dépendaient fortement de
la main-d’œuvre servile dans leurs oasis et leurs champs. L’administration coloniale fonda les « villages de
liberté », qui constituaient des lieux d’asile afin que ceux qui fuyaient leurs maîtres, ou qui avaient été
confisqués à leurs maîtres pour des motifs politiques, trouvent un refuge et puissent percevoir une
rémunération. Pourtant, ces villages servaient souvent de réserves pour le travail forcé, au bénéfice de la
nouvelle économie coloniale. Les archives coloniales ainsi que les témoignages oraux attestent des formes
de résistance parmi les populations asservies et des demandes d’affranchissement de plus en plus
courantes, en particulier à la fin de la période coloniale. Les soulèvements menés par les anciens esclaves
Ahmed ould Sbaghou (1947) et Mohammed ould M’Seika (1950) dans l’extrême sud-est du territoire
furent alors réprimés par les autorités coloniales.
Lorsque l’indépendance fut octroyée à la Mauritanie, en 1960, l’institution esclavagiste était bien
vivante et les premiers amendements constitutionnels et décrets présidentiels tentèrent timidement de
résoudre le problème. En 1963, un Code du travail interdit formellement le travail forcé ou obligatoire. En
1969, le premier président du pays, Mokhtar ould Daddah, publia une circulaire sur la question après une
série de plaintes de la part d’anciens maîtres qui revendiquaient des droits sur ceux qui avaient été leurs
esclaves. La circulaire présidentielle consistait toutefois en une demande faite aux Mauritaniens de « bien
vouloir y mettre fin et de s’abstenir de tout ce qui peut permettre le retour direct ou indirect » de
l’esclavage puisque « sa pratique est […] incompatible avec le nouvel ordre social tel qu’il est défini par la
Constitution ». En l’absence de nouvelles lois ou de mesures d’application concrètes, cette tentative fut
considérée comme peu sincère et inefficace. Attaché à bâtir la nouvelle unité nationale mauritanienne –
selon sa propre conception, qui impliquait un État à parti unique, la dissolution des affiliations tribales et
religieuses, et la répression de l’opposition politique –, Ould Daddah n’était pas disposé à combattre les
éléments au fondement de l’inégalité sociale et économique à l’intérieur du pays.
La grave sécheresse qui frappa l’Afrique de l’Ouest de 1969 à 1973 accéléra la fuite d’esclaves, car
de nombreux maîtres ne pouvaient plus employer ni nourrir ceux qui les servaient. Ces anciens esclaves
quittèrent leurs maîtres et migrèrent vers les villes pour trouver un travail rémunéré pendant que ceux
qui restèrent dans les campagnes purent cultiver la terre une fois les pluies revenues. Pour ces derniers,
une nouvelle configuration de travail, éminemment conflictuelle, vit le jour, les anciens maîtres
réaffirmant la propriété collective et tribale de la terre alors que les travailleurs n’en avaient que l’usage.
Un grand nombre de personnes auparavant nomades migrèrent en outre vers le sud en direction de la
vallée du fleuve Sénégal, à la recherche de pâturages et de terres plus fertiles, ce qui accrut la
concurrence pour les terres.
Ce contexte accéléra l’agitation politique dans le pays, donnant naissance à un mouvement maoïste
et clandestin, celui des Kadehines (« les travailleurs »), qui s’attaquèrent à ce qu’ils considéraient comme
un système féodal préexistant et à un impérialisme néo-colonial persistant qui exploitait les pauvres et
ceux d’origine servile. Les Kadehines furent, dit-on, les premiers à tenir un discours anti-esclavagiste à
l’échelle nationale. En 1977, une révolte majeure éclata à Choggar (village dans le centre-sud de la
Mauritanie) en raison de l’inégalité du régime foncier dans une communauté hassanophone. Des
personnes considérées d’origine servile, les ḥrāṭīn, exigèrent un accès à la propriété foncière et aux
champs où elles travaillaient tandis que leurs anciens maîtres invoquaient la loi islamique pour protéger
leurs droits sur les moyens de production et la terre. Même si l’État mit fin au soulèvement et expulsa tout
le village, les ḥrāṭīn contestèrent de plus en plus leur assujettissement. En outre, l’occupation militaire du
Sahara occidental par la Mauritanie conduisit à l’engagement d’un grand nombre d’anciens esclaves dans
l’armée, dont les effectifs bondirent de 3 000 à 20 000 hommes entre 1974 et 1978.
El Hor (« l’homme libre »), la première association à s’occuper exclusivement de la marginalisation
économique et politique des ḥrāṭīn, est née dans le contexte de l’échec de la guerre du Sahara occidental
et l’émergence de critiques de plus en plus radicales du régime. Composée essentiellement de
fonctionnaires et enseignants, El Hor – auparavant clandestine – vit son existence annoncée officiellement
en 1978 par les dirigeants de l’association via une charte qui appelait à une action politique s’attaquant
explicitement aux multiples formes de discrimination subies par les ḥrāṭīn en Mauritanie post-coloniale.
La charte revendiquait des investissements dans l’éducation, la création d’emplois et la fourniture de
services publics, ainsi qu’une réforme juridique axée sur la distribution des terres et les droits du
mariage. El Hor visait en outre à sensibiliser à la politique les ḥrāṭīn qui constituaient environ 45 % de la
population, formant un bloc important d’électeurs.
Les activités d’El Hor furent d’abord étouffées par les autorités qui venaient de renverser
Ould Daddah en 1978. Après des manifestations contre la vente d’une femme dans la ville d’Atar en 1979,
le régime militaire de Mohammed Khouna ould Haidallah (1979-1984) emprisonna et tortura les
dirigeants du mouvement, qui avaient fait connaître sur la scène internationale la question de l’esclavage
en Mauritanie. Outre la protestation politique, le fait de parler dans l’espace public de l’esclavage
constituait un crime pour le nouveau régime militaire. Toutefois, Ould Haidallah tenait à consulter les
autorités religieuses musulmanes. Celles-ci légitimèrent l’institution de l’esclavage en s’appuyant sur les
textes sacrés. Selon ces clercs, l’esclavage était une institution souhaitée par Allah et l’abolir aurait été
transgresser la sharīʿa. Sous l’influence internationale et la pression de l’opposition politique, le
gouvernement abolit cependant officiellement l’esclavage en 1981, déclarant que « puisque tous les
musulmans sont égaux devant Allah, il n’y a aucune raison que certains d’entre eux soient asservis par
d’autres », tout en promettant d’indemniser les anciens maîtres de leurs pertes. L’abolition donna lieu à
des configurations très différentes : alors que certaines personnes considérées comme d’origine servile
demandèrent l’autorisation d’être affranchies ou de rompre unilatéralement le lien avec leur maître,
d’autres renégocièrent leurs relations avec leurs anciens maîtres en conservant un lien de dépendance.
Ould Haidallah proposa en outre aux dirigeants d’El Hor, notamment à Messaoud ould Boukheir,
Boydiel ould Houmeid et Achour ould Samba, des postes clés au sein du gouvernement, ce qui incita les
ḥrāṭīn à revendiquer l’accès à la terre, à l’éducation et au pouvoir politique.
En 1983, le gouvernement introduisit un projet de loi de réforme agraire. Ce dernier avait pour
objectif de proscrire les droits de l’autorité tribale sur la propriété de la terre en faveur de l’État afin que
les terres soient redistribuées de manière plus équitable. Cette nouvelle législation permit surtout dans
les faits l’appropriation des terres par l’État et leur revente à des intérêts privés. Outre les ḥrāṭīn, dont les
droits à revendiquer la propriété des terres qu’ils exploitaient furent ainsi détournés, un autre groupe
ethno-linguistique important, les Halpulaaren, fut marginalisé par l’État mauritanien. C’est ce qui
explique en partie la création des Forces de libération africaines en Mauritanie (FLAM) en 1983 par des
Halpulaaren exilés au Sénégal, dans le but de renverser ce qu’ils considéraient comme un régime hostile
aux noirs, avec l’espoir sous-jacent que la solidarité raciale unirait les locuteurs ḥrāṭīn aux noirs non
arabophones, malgré les différences de statut social. En avril 1989, une altercation éclata entre éleveurs
et agriculteurs halpulaaren sur le fleuve Sénégal et les violences intracommunautaires qui suivirent
furent l’aboutissement des tensions politiques croissantes nées des frustrations liées à la vente des terres
agricoles. Des agressions et des expulsions à caractère racial à grande échelle en Mauritanie et au
Sénégal eurent lieu au cours de ces événements auxquels prirent part de nombreux ḥrāṭīn au côté de
leurs anciens maîtres.
En s’appuyant sur la notion de al-walāʾ, par laquelle la jurisprudence islamique définit les liens de
dépendance qui demeurent entre un maître et son ancien esclave, ces ḥrāṭīn défendaient la propriété
collective et les intérêts des tribus de leurs anciens maîtres. La question de la responsabilité des exactions
envers les noirs non arabophones, au cours des violences qui déchirèrent le pays, et singulièrement la
communauté pulaar, entre 1989 et 1991, ruina en définitive les efforts visant à créer un front politique
commun et translinguistique entre les ḥrāṭīn et les autres Mauritaniens de peau noire.
Le coup d’État militaire de Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, en 1984, a inauguré vingt ans de régime
antidémocratique qui ne tolérait aucune contestation politique. Des militants islamistes ont été surveillés
et extradés. Accusés d’avoir comploté dans le but de renverser le gouvernement, des officiers militaires
halpulaaren ont été emprisonnés, torturés et exécutés en 1987 et 1990. Après la publication d’une série
d’articles dans la presse américaine traitant la question de l’esclavage en Mauritanie, la communauté
internationale a exercé de nombreuses pressions sur le régime. Ce dernier a tenté de récupérer les votes
des ḥrāṭīn grâce à la création d’un Comité pour l’éradication des séquelles de l’esclavage, en 1995. Le
nom du comité suggérait ainsi que l’esclavage avait été aboli et qu’il n’en restait que des séquelles.
Messaoud ould Boulkheir, un des dirigeants d’El Hor devenu haut fonctionnaire, créa l’Action pour le
changement en 1995, le premier parti politique contrôlé par les ḥrāṭīn et qui faisait de la lutte contre
l’esclavage son principal programme, jusqu’à sa dissolution par le régime en 2002.
Un ancien camarade d’El Hor, Boubacar ould Messaoud, fonda pour sa part l’organisation non
gouvernementale (ONG) SOS Esclaves, pour attirer l’attention de la communauté internationale sur
l’esclavage. SOS Esclaves avait l’intention de documenter les cas d’esclavage et de fournir un soutien
judiciaire et financier direct à ceux qui en souffraient et qui tentaient de s’en libérer. Quand
Ould Messaoud participa au tournage d’un documentaire français sur la persistance de l’esclavage en
Mauritanie en 1998, il fut arrêté et condamné à treize mois d’emprisonnement avec ses collègues, le
sociologue Cheikh Saad Bou Kamara et les avocats Ibrahim ould Ebetty et Fatimata Mbaye, au prétexte
qu’ils militaient dans une association non reconnue.
De nombreux Mauritaniens ont vécu la présidence d’Ould Sid’Ahmed Taya comme une période de
persécution politique et religieuse. Ainsi, en 2000, le régime interdit de nouveau les partis politiques.
Toute personne qui remettait en question le statu quo dans le pays fut sévèrement censurée et accusée de
conspiration contre la nation. Le gouvernement contrôlait ou censurait la télévision, la presse et la radio,
et les militants anti-esclavagistes étaient régulièrement arrêtés. Parler ou signaler publiquement la
persistance de conditions assimilables à l’esclavage fut interdit. Le régime entendait définir la Mauritanie
comme un pays de culture et de langue exclusivement arabes, initiative qui profitait de l’absence de
données sur la composition raciale ou ethno-linguistique du pays. L’absence délibérée de collecte de ces
données s’inspirait d’ailleurs explicitement de la législation française, qui, depuis les persécutions du
régime de Vichy, interdit les statistiques ethno-raciales afin de prévenir toute forme de politique
discriminatoire. Le gouvernement mauritanien est d’ailleurs régulièrement accusé de vouloir dissimuler la
réalité de la situation du pays – pays dans lequel la population arabophone bīḍān serait en réalité
minoritaire et la population arabophone ḥrāṭīn majoritaire – pour que perdurent les inégalités
économiques et politiques favorables aux bīḍān.
Le renversement militaire d’Ould Sid’Ahmed Taya en 2005 marqua une transition vers la
démocratie. Élu président en 2007, Sidi ould Cheikh Abdellahi institua une commission Vérité et
Réconciliation sur le modèle de la commission sud-africaine et nomma plusieurs Mauritaniens non bīḍān
au sein de l’administration. L’Alliance populaire progressiste, un parti nassériste qui porta la candidature
d’Ould Boulkheir, gagna en outre une place dans la nouvelle coalition gouvernementale qui adopta en
2007 une loi criminalisant l’esclavage. Mais cette période de réforme démocratique prit fin à la suite du
coup d’État de 2008. Lorsque le général Mohammed ould Abdel Aziz évinça Ould Cheikh Abdellahi, il
légitima son putsch par le besoin de réaffirmer le pouvoir de l’État face à une montée jihadiste qui
menaçait l’équilibre du pays.
Au même moment, en 2008, Biram Dah Abeid fonda l’Initiative pour la résurgence du mouvement
abolitionniste (IRA). Ce mouvement entendait affronter sans réserve l’élite politique et les érudits
religieux, réticents à lutter contre l’héritage de l’esclavage en Mauritanie. Fils de parents nés en
esclavage, Abeid avait été formé comme enseignant et employé de bureau avant de devenir secrétaire
général de SOS Esclaves. Il jugeait la génération de militants ḥrāṭīn précédents, au sein de El Hor ou de
SOS Esclaves, comme trop modérée dans son approche de la question de l’esclavage. Aussi choisit-il un
langage et une démarche qui visaient à provoquer une réponse du gouvernement et des autorités
religieuses. Sous la direction d’Abeid, l’IRA fit de l’amélioration des droits des ḥrāṭīn sur les ressources
économiques et politiques du pays son objectif prioritaire. L’association souligna l’ancrage racial des
inégalités en Mauritanie, en cherchant à créer des alliances avec d’autres acteurs politiques noirs et en
dénonçant ouvertement l’interprétation des sources de l’islam par les savants religieux.
En avril 2012, Abeid brûla publiquement certaines parties d’un manuel de jurisprudence islamique
d’obédience malikite pour protester contre la manière dont le texte justifiait l’esclavage. Il fut arrêté pour
reniement de la foi musulmane et atteinte à la sûreté de l’État après avoir détruit ce texte dont le contenu
est considéré comme sacré, essentiel au fonctionnement institutionnel de l’État mauritanien. Jugé mais
non condamné, Abeid fut depuis lors considéré comme un ennemi de l’État mauritanien. Une grande
partie de la communauté internationale lui manifesta son soutien, l’ONU lui octroyant en 2013 le prix des
droits de l’homme des Nations unies. Reçu aux États-Unis, il voyagea dans de nombreux pays pour
rencontrer des membres de la diaspora mauritanienne dans le but de générer un soutien financier et
international à l’IRA. En 2013, il créa le Parti radical pour une action globale (RAG) et se présenta comme
candidat aux élections présidentielles en 2014, arrivant en deuxième position après Abdel Aziz.
Au grand dam de certains, Abeid devint dès lors l’emblème du mouvement anti-esclavagiste en
Mauritanie alors même que d’autres membres du mouvement ḥrāṭīn poursuivaient leur militantisme en
dehors du cadre de l’IRA. En avril 2013, une coalition de militants ḥrāṭīn publia un « Manifeste pour les
droits politiques et économiques et sociaux des Haratine ». Ils y affirmaient que les ḥrāṭīn ne sont que des
citoyens de seconde classe et revendiquaient un meilleur accès à l’éducation, une discrimination positive
pour les ḥrāṭīn les plus pauvres, l’accès aux services publics et une réforme agricole en vue de combattre
leur marginalisation politique et économique. Un an plus tard, les militants organisèrent une marche
massive à Nouakchott pour protester contre l’inertie du gouvernement.
En réponse à la marche, le gouvernement collabora avec l’Organisation des Nations unies en vue
d’adopter une feuille de route pour l’éradication de l’esclavage, même si la plupart des ONG rejetèrent
cette démarche, y voyant une manœuvre dilatoire. L’automne suivant, Abeid fut arrêté avec plusieurs
militants, notamment Brahim Bilal Ramadhan, vice-président de l’IRA, et Djiby Sow, chef de l’organisation
halpulaaren Kaawtal Ngam Yellitaare, qui avaient organisé une marche contre la distribution inégale des
terrains le long du fleuve Sénégal. Accusés d’incitation à la rébellion, ces trois hommes furent
emprisonnés pendant dix-huit mois, période durant laquelle l’esclavage fut érigé en crime contre
l’humanité et où les tribunaux jugèrent et condamnèrent deux personnes pour possession d’esclaves.
Ramadhan et Abeid furent acquittés en 2016 et reçurent le titre de Trafficking in Persons Report Heroes
du Département d’État américain. Abeid fut distingué par le magazine américain Time comme l’une des
100 personnes les plus influentes au cours de l’année 2017. Malgré son retour en prison d’août 2018 à
janvier 2019, sous l’accusation d’atteinte à autrui et de menace d’usage de la violence, Biram Dah Abeid
fut élu à l’Assemblée nationale comme membre d’une nouvelle coalition entre l’IRA et un parti
nationaliste arabe de tendance baathiste, le Sawab. Une fois libéré, il s’est présenté à nouveau comme
candidat aux élections présidentielles de juin 2019, arrivant en deuxième position avec environ 18,5 % des
voix.
Depuis 1965, l’État mauritanien n’a jamais réalisé de recensement fondé sur les identités ethniques
ou statutaires de ses citoyens. S’il est impossible d’identifier statistiquement les Mauritaniens du point de
vue statutaire ou racial, il est évident que ceux qui sont d’ascendance servile forment encore la catégorie
sociale la plus défavorisée du pays. La stigmatisation attachée à la couleur de peau – dans la plupart des
cas des ḥrāṭīn – et au statut social – trahi par le patronyme – demeure. Même les Mauritaniens de la
diaspora reproduisent ces relations hiérarchiques, particulièrement visibles dans les foyers d’immigrants
en France où les personnes de statut servile continuent de nettoyer, de servir le thé et de cuisiner pour
des événements organisés par les individus d’ascendance noble et libre dans les communautés soninké et
halpulaaren. Les plaisanteries entre parents de ces groupes linguistiques évoquent parfois sur le mode de
la dérision la servilité de certains groupes, perpétuant de la sorte le déshonneur qui peut peser sur une
généalogie. En raison de la persistance d’une stratification sociale rigoureuse chez les Soninké et les
Halpulaaren, l’unité et l’action politique des Mauritaniens noirs rencontrent de nombreux obstacles. Mais
il existe aussi un mépris de la part de certaines élites noires mauritaniennes envers les arabophones
ḥrāṭīn en raison de leurs origines serviles et on les soupçonne parfois de « soumission volontaire » envers
les bīḍān.
Alors que les messages égalitaristes de l’islam incitent certains à remettre en cause les fondements
idéologiques et politiques des enseignements religieux et des codes juridiques qui consacrent la
discrimination statutaire et raciale, d’autres recherchent une solidarité de classe ou reposant sur la
couleur de peau afin de revendiquer leurs droits d’accès à l’égalité sociale et politique. L’ancien vice-
président de l’IRA, Brahim Bilal Ramadhan, a ainsi créé la Fondation Sahel en 2017, qui vise à faciliter
l’accès à l’éducation des enfants des adwaba, les villages des ḥrāṭīn obligés par leurs patrons à travailler
dans l’agriculture saisonnière et l’élevage. En 2018, SOS Esclaves a lancé une campagne avec pour
slogan : « Je suis un ḥrṭānī, et non un étranger. » Les participants mettaient en avant l’utilisation de la
langue hassaniya, la force physique, l’honnêteté, le travail acharné, ainsi que les styles musicaux connus
sous les noms de medḥ et redḥ comme marqueurs culturels d’une spécificité des ḥrāṭīn. À leurs yeux, les
ḥrāṭīn ne font pas partie d’une nation arabe, pas plus qu’ils ne sont un groupe défini par une solidarité
raciale, celle des personnes noires. L’identité ḥrāṭīn est ainsi revendiquée comme irréductible, et aussi
légitime et pleinement mauritanienne que les autres. Le lent cheminement vers une véritable ère « post-
esclavagiste » est pourtant loin d’être terminé, comme l’attestent plusieurs événements récents. En 2019,
un tribunal spécial prononça une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement et l’équivalent de 12 000 €
d’amende contre trois Mauritaniens accusés d’avoir asservi une femme ḥrṭanīa dans l’extrême est du
pays, près de la ville de Nema. En 2020, dans la région du Guidimakha, un jeune garçon ḥrṭanī fuyait ce
qu’il considérait être une situation d’esclavage, accusant un homme d’être son maître. Le long du fleuve
Sénégal, la situation de la plupart des agriculteurs n’avait guère changé, la réforme foncière de 1983
ayant essentiellement profité à l’élite politique et aux investisseurs étrangers. La révolte du village de
Lexeiba II, en 2020, au cours de laquelle une partie de cette petite communauté rurale, vivant dans des
conditions assimilables à l’esclavage, s’en est prise aux anciens maîtres, propriétaires fonciers
absentéistes jouissant du monopole sur la terre, ainsi qu’à plusieurs projets agro-industriels dominés par
les bīḍān, est venue rappeler la persistance des inégalités héritées de l’esclavage.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Identification
Justice
Maîtres
Résistance
Abolitionnismes et abolitions
Post-esclavage
Réparations
Qu’est-ce que l’esclavage contemporain ?
L’esclavage sexuel
en temps de guerre
Sierra Leone et Ouganda, 1990-2010
ALLEN KICONCO, ROSALINE MCARTHY,
BENEDETTA ROSSI
L’ampleur des abus sexuels envers les femmes lors des guerres yougoslaves des années 1990 et du
génocide rwandais de 1994 a mis au premier plan des débats internationaux la question des violences
sexuelles en temps de guerre. La prise de conscience de l’importance de ce sujet au sein des
organisations humanitaires internationales et des ONG a conduit à une augmentation des rapports,
mobilisations et interventions visant à mettre un terme aux formes graves de violences sexuelles et
sexistes à l’égard des femmes dans les récents conflits africains, notamment au Liberia, en Sierra Leone,
en Ouganda, au Soudan, en Angola, au Mozambique, en Côte d’Ivoire et en République démocratique du
Congo (RDC). L’enjeu est de savoir si les centaines de milliers d’enlèvements perpétrés et les formes de
coercition mises en œuvre au cours de ces conflits constituent des espèces contemporaines d’esclavage
(plus précisément d’esclavage sexuel).
Ces réflexions sont menées dans un contexte fortement politisé. Qualifier une pratique
d’« esclavage » ne revient pas à simplement décrire ce qui arrive : c’est aussi un appel à l’action qui
légitime des formes spécifiques d’intervention. Aussi, se demander si l’esclavage a été endémique ou non
dans les guerres africaines contemporaines invite à identifier ceux qui définissent ces phénomènes
comme de l’« esclavage », à déterminer pourquoi ils le font et avec quelles conséquences. De fait, certains
chercheurs et militants réfutent la pertinence de l’emploi des mots « esclaves » et « esclavagistes ».
D’autres pensent au contraire que les formes de coercition sexiste qui se sont produites au cours de ces
guerres ont atteint un niveau tel qu’il franchit le seuil de l’esclavage tel qu’il est défini dans la législation
internationale et dans les droits nationaux. Ils considèrent que la responsabilisation pénale des auteurs de
crimes d’esclavage marque le début de la fin d’un scandale vieux de plusieurs siècles.
Le débat a évolué dans les vingt dernières années : d’une tendance à se concentrer uniquement sur
les femmes en tant que victimes, il est passé à une conception de la violence sexiste dans laquelle
hommes et femmes peuvent être à la fois victimes et auteurs de violences. Les femmes constituent certes
la majorité des victimes de violences sexistes et d’esclavage sexuel et conjugal, mais ces réalités ne
sauraient être pleinement comprises sans une analyse de la façon dont les masculinités militarisées sont
liées à la violence de guerre à l’égard des femmes. Travaillant sur la RDC, Maria Baaz et Maria Stern ont
étudié les rôles et les perceptions des hommes auteurs de violences et ceux des femmes enrôlées dans les
milices. Dépeindre les filles et les femmes exclusivement en « esclaves sexuelles » et « épouses forcées »
va à l’encontre des nombreuses preuves qui montrent que celles-ci ont joué une multiplicité de rôles, y
compris militaires. Des auteurs comme Chris Coulter et Susan McKay ont démontré que les filles et les
femmes n’étaient jamais passives, mais adoptaient toujours un comportement stratégique dans tous leurs
rôles. Une adolescente enlevée et soumise à une forme de contrôle comparable à de l’esclavage peut
utiliser sa relation avec son ravisseur pour améliorer son statut et sa sécurité. Réduire les femmes au rôle
de victimes a pour conséquence de les exclure des programmes de désarmement, de démobilisation et de
réintégration (DDR), dont l’objectif est de faciliter la réinsertion des anciens combattants dans la vie civile
grâce à des formations et d’autres formes d’aides.
Il est en outre manifeste que les hommes, comme les femmes, ont aussi été victimes de violences
sexuelles (mais pas nécessairement d’esclavage sexuel). Le tabou culturel autour de la victimisation
sexuelle masculine contribue toutefois à oblitérer ces cas de figure. Ce phénomène conduit à interroger la
façon dont les idéologies de genre influencent à la fois les pratiques et les représentations de la violence
sexuelle. La violence sexuelle à l’égard des femmes est certes prédominante d’un point de vue numérique,
mais elle est également plus visible, car les hommes s’avouent rarement victimes d’abus sexuels. Comme
le souligne notamment Chris Dolan, ce phénomène ne saurait être ignoré. Pourtant, les formes
d’esclavage conjugal qui reproduisent les formes patriarcales de la famille et du foyer – comme c’était le
cas dans les camps de l’ARS (Armée de résistance du Seigneur ; en anglais : Lord’s Resistance Army,
LRA) dans le nord de l’Ouganda – confèrent aux hommes (qui peuvent eux-mêmes être soumis à un
certain degré de coercition) un plus grand contrôle sur les fonctions sexuelles et reproductives des
femmes auxquelles ils ont imposé des relations de type conjugale.
Un second axe du débat porte sur la définition juridique de ces phénomènes. Alors que la violence
sexuelle en temps de guerre a toujours été un lieu commun dans les conflits du monde entier, les quatre
dernières décennies ont vu une croissance sans précédent des instruments juridiques et politiques de
lutte contre ce crime. Les organisations intergouvernementales (OIG) et les ONG ont soumis les
gouvernements à une pression grandissante pour qu’ils appliquent les conventions et traités
internationaux. Ces phénomènes sont passés au premier plan des débats publics grâce à la création des
tribunaux spéciaux et des commissions Vérité et Réconciliation, à l’ouverture de débats sur la question
des réparations, au déploiement de campagnes nationales et internationales fortement médiatisées (telle
la campagne « Le viol comme arme de guerre ») et aux procès spécifiques pour crimes de mariage forcé
et d’esclavage sexuel (comme celui de Dominic Ongwen, devant la Cour pénale internationale).
Dans les médias et le discours public, la terminologie de l’« esclavage » est souvent utilisée de façon
inconsistante et métaphorique pour éveiller la solidarité envers les victimes et ceux qui s’attribuent eux-
mêmes le rôle de « libérateurs ». Cette tendance tend néanmoins à diluer la gravité de ces phénomènes :
de nombreux avocats, militants et chercheurs s’accordent pour qualifier d’« esclavage » les seuls cas
avérés de coercition extrême qui atteignent le seuil légal défini par le droit international contemporain,
lorsqu’il identifie l’esclavage au « statut ou condition d’une personne sur laquelle s’exercent l’un
quelconque ou l’ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété ». Toutefois, même selon cette
interprétation restrictive, certains défenseurs des programmes de consolidation de la paix à la suite des
conflits évitent d’utiliser la terminologie de l’esclavage pour faciliter la réconciliation dans les
communautés. Ils mettent en avant le caractère limité de la responsabilité de ceux qui sont désignés
comme « esclavagistes », lesquels ont pu être obligés (parfois sous menace de mort) de commettre les
crimes dont ils sont accusés, y compris celui d’avoir réduit des civils en esclavage.
Quelle est alors la définition pertinente de ces phénomènes ? Dans le contexte des guerres
contemporaines, la majeure partie du débat a été polarisée entre ceux qui caractérisent ces phénomènes
comme des mariages forcés (« mariages de brousse » ou unions conjugales forcées), et ceux qui optent
pour le terme d’esclavage sexuel (ou simplement d’esclavage). Jean Allain et Benjamin Lawrance
soutiennent chacun de leur côté que lorsque deux personnes sont unies par la coercition et la violence, la
terminologie du mariage devrait être évitée en droit. Selon eux, adopter la terminologie du mariage
conforte la perception de l’auteur des violences, au détriment de l’expérience de la victime. Allain suggère
de distinguer le « mariage forcé » en période de paix et en temps de guerre. Il considère en outre que
l’élément sexuel de l’« esclavage sexuel » est superflu dans le cas de poursuites pénales, car l’exploitation
sexuelle est contenue dans la définition de l’esclavage en tant que contrôle équivalant à la possession,
réitérée dans la Convention supplémentaire de 1956 (et déjà présente dans la Convention sur l’esclavage
de 1926).
Cette contribution se penche sur les cas de la Sierra Leone (de 1991 à 2002) et de l’Ouganda (de
1986 à 2006), dont les deux guerres civiles ont fait l’objet de recherches importantes et ont acquis un
statut paradigmatique dans l’analyse aussi bien scientifique que politique.
Les rapports de Physicians for Human Rights et Anti-Slavery International ont estimé qu’en
Sierra Leone, entre 1991 et 2002, plus de 250 000 femmes et jeunes filles avaient subi des violences
sexuelles (environ 33 % de la population féminine totale), notamment le viol, l’esclavage sexuel, le
mariage forcé, la grossesse forcée, l’enlèvement, la réduction en esclavage et la torture. D’autres sources
indiquent que plus de 66 % des 2 058 enlèvements de femmes et jeunes filles furent commis par l’armée
rebelle connue sous le nom de Front révolutionnaire uni (FRU), de même que 73 % des cas signalés
d’esclavage sexuel. Ces statistiques sont bien sûr difficiles à évaluer. Il est certain qu’une forte proportion
de la population féminine fut capturée et contrainte de rejoindre un groupe armé. Une fois entre leurs
mains, ces femmes étaient distribuées aux commandants ou aux combattants et obligées de remplir des
fonctions sexuelles et/ou domestiques, sans pouvoir s’y soustraire (le terme « épouse de brousse » était
parfois utilisé).
L’enlèvement et l’esclavage conjugal étaient très répandus au sein du FRU et du Conseil
révolutionnaire des forces armées (CRFA), un groupe de soldats sierra-léonais ralliés au FRU à la fin des
années 1990. Le recours récurrent de ces groupes à l’enlèvement et au transfert forcé de femmes vers les
lieux de campement des miliciens (la « brousse ») s’explique par leur mobilité supérieure à celle de
l’Armée de la Sierra Leone (ASL) et des Forces de défense civile (FDC, organisation paramilitaire
soutenant le gouvernement élu d’Ahmed Tejan Kabbah contre l’alliance antigouvernementale FRU et
CRFA). L’armée nationale et les Forces de défense civile furent également responsables d’actes de
violence sexuelle à grande échelle. Contrairement au FRU et au CRFA, qui se déplaçaient fréquemment
avec leurs captives, l’ASL et les FDC gardaient les femmes enfermées dans des endroits spécifiques où
elles subissaient viols et autres outrages comme le révèlent les témoignages rassemblés par la
commission Vérité et Réconciliation (CVR). D’après le rapport de la CVR de Sierra Leone, le CRFA
commettait des viols et violences sexuelles en utilisant les femmes comme des esclaves sexuelles. Le FRU
utilisait les femmes comme des « esclaves sexuelles et domestiques ». L’ASL détenait des femmes et des
jeunes filles et leur infligeait des actes d’une extrême cruauté. Tous ces groupes militants – surtout les
hommes, mais pas exclusivement – pratiquaient des formes diverses de VSS (violences sexuelles et
sexistes).
À la fin de la guerre, le gouvernement mit en place des mécanismes de prévention des violences de
guerre, comme le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) et la commission Vérité et Réconciliation
en Sierra Leone (CVR). Le TSSL fut créé en 2002 afin de poursuivre ceux qui portaient la plus grande
responsabilité dans les crimes de guerre. Trois combattants du FRU furent ainsi jugés et condamnés à de
longues peines de prison. Le TSSL définit les violences systématiques et généralisées subies par les
femmes pendant la guerre, c’est-à-dire la torture, le viol, l’enlèvement et l’esclavage sexuel, comme un
nouveau crime contre l’humanité. Cette décision marquante souleva des controverses. Elle fut applaudie
par de nombreuses personnes qui saluèrent la prise de conscience de cet aspect de la guerre – majeur
mais souvent négligé – qu’est la violence sexuelle à l’égard des femmes. Mais elle fut aussi critiquée parce
qu’elle assimilait mariage forcé et esclavage sexuel (voir le Rapport de la commission Vérité et
Réconciliation, vol. 3B, section 183-184).
Pour Valerie Oosterveld, l’équation posée entre mariage forcé et esclavage sexuel présente
l’inconvénient de réduire les crimes à caractère sexiste (qui contiennent potentiellement des aspects à la
fois sexuels et non sexuels) à des crimes sexuels uniquement. Elle ajoute que la distinction claire entre
esclavage (sexuel) et mariage forcé permet de faire de ce dernier un crime à part, et potentiellement
aggravant lorsqu’il vient s’ajouter au premier. Ce serait le cas quand l’attribution du statut d’épouse à une
victime d’esclavage sexuel lui porterait préjudice en raison de sa proximité (en tant qu’« épouse ») avec
son « mari » accusé de crimes de guerre.
Créée par une loi du Parlement en 2002, la CVR fut conçue comme un mécanisme de justice
transitionnel visant à promouvoir l’apaisement et la réconciliation après les conflits. Elle instruisit des
enquêtes approfondies, tint des auditions pour entendre les victimes, les auteurs de crimes, ainsi que
d’autres acteurs, y compris le président de la Sierra Leone. Une audition spéciale pour les femmes et les
jeunes filles donna lieu à un rapport distinct. Dans ses recommandations, la CVR préconisa que le
gouvernement abroge toutes les lois ne respectant pas l’égalité entre les sexes et les remplace par des
lois destinées à protéger les femmes.
De fait, la période de l’après-guerre se caractérisa par un effort législatif important pour aligner la
Sierra Leone sur les principales législations internationales en matière de droits de l’homme. La loi sur la
lutte contre la traite des êtres humains fut ratifiée en 2005. La loi sur les droits de l’enfant votée en 2007
criminalise le mariage précoce. En 2007, le gouvernement fit voter trois lois relatives à l’égalité des
sexes : la loi contre les violences domestiques, la loi sur les successions et la loi sur les mariages et
divorces coutumiers. En 2012, une loi sur les infractions sexuelles fut adoptée. L’âge légal du mariage est
désormais de dix-huit ans, et la Sierra Leone a ratifié en 2015 le Protocole de la charte africaine des
droits de l’homme et des peuples relatif aux droits de la femme, également appelé Protocole de Maputo.
En 2009, la Direction des réparations de la Commission nationale pour l’action sociale commença le
recensement des victimes de la guerre. Ainsi, 3 602 victimes furent enregistrées sous la catégorie « viol ».
De plus, le Fonds des Nations unies pour l’élimination de la violence contre les femmes a financé la
formation professionnelle de 650 victimes de violences sexuelles durant la guerre : formations à la
coiffure, la conduite automobile, la technique de teinture « gara », la fabrication de savon, la couture et
l’informatique. D’importantes initiatives de soutien ont aussi été lancées par les ONG et les organisations
communautaires (CBO) qui travaillaient en étroite collaboration avec les donateurs et les communautés
locales. Entre les mois de septembre et novembre 2018, par le biais de sa Commission nationale pour
l’action sociale, le gouvernement de Sierra Leone a octroyé des subventions de réhabilitation à 7 531 des
8 045 femmes victimes de la guerre éligibles à ces aides, parmi lesquelles des veuves de guerre et des
victimes de violences sexuelles.
Retournons à présent en Ouganda où, entre 1986 et 2006, une partie importante du nord du pays fut
aux prises avec un conflit armé opposant le gouvernement ougandais et un groupe rebelle qui se faisait
appeler l’Armée de résistance du Seigneur (ARS). Menée par Joseph Kony, l’ARS affirmait au début
combattre la marginalisation du peuple Acholi par la politique ougandaise. Les tentatives pour parvenir à
un traité de paix en 1994 et 1995 échouèrent. L’ARS se replia dans les régions de brousse et entama des
négociations avec Khartoum, et obtint le soutien du Soudan qui l’autorisa à installer ses camps dans
certaines zones du sud du pays. On estime que l’ARS enleva entre 60 000 et 80 000 civils, parmi lesquels
environ 30 000 enfants et adolescents. Les jeunes filles constituaient approximativement 30 % des
effectifs de l’ARS.
À ses débuts, l’ARS tenta de recruter des volontaires pour combattre les forces gouvernementales.
Les volontaires n’étant pas légion, l’ARS eut recours au recrutement forcé, en particulier des enfants et
des jeunes. La violence de l’ARS s’accrut et la terreur s’intensifia parmi les civils. Au début des années
1990, l’ARS installa ses bases militaires dans le sud du Soudan. Des arguments religieux furent
développés pour promouvoir le mariage forcé et le viol en tant que « projet politique » (pour reprendre la
formule d’Erin Baines), le moyen de faire advenir, par la procréation, une nouvelle société Acholi,
supposément moins corrompue. Eunice Apio a montré que l’esclavage conjugal perpétré dans les camps
soudanais de l’ARS reproduisait les principales structures de la société nord-ougandaise : les meneurs du
mouvement de l’ARS étaient perçus comme détournant le contrôle de la fertilité des femmes auparavant
assuré par les pères et aînés des lignages dont elles étaient issues. Les filles enlevées par l’ARS étaient
obligées de servir de conjointes aux commandants.
Si les filles prépubères étaient employées dans un premier temps comme ting ting (« domestiques »),
avant d’être offertes comme partenaires conjugales, les adolescentes plus âgées étaient livrées aux
soldats dès leur arrivée dans les camps de l’ARS. Les soldats en faisaient leurs « épouses ». Des règles
strictes de conduite sexuelle et conjugale étaient imposées. Le viol était sévèrement puni dans les camps
de l’ARS, mais les filles récemment enlevées et considérées comme sexuellement mûres (c’est-à-dire
menstruées) étaient distribuées par les commandants aux militants chevronnés, en tant qu’« épouses ».
Avant de pouvoir recevoir une « épouse », les jeunes hommes de l’ARS, qui avaient souvent eux-mêmes
été enlevés, devaient prouver leur courage et leur loyauté envers l’ARS. Les militants gradés, en
revanche, étaient polygames et pouvaient avoir 10 épouses ou plus, ainsi que de grandes familles. Quand
un mari rebelle mourait au combat ou de mort naturelle, sa « veuve » était transférée à un autre homme
(mais elle pouvait parfois influer sur le choix de son nouveau « mari »). Enlevée à l’âge de douze ans et
détenue pendant six années, Akuku a fait le récit suivant :
Après une cérémonie d’initiation, vous êtes aussitôt donnée à un homme, qui devient votre
mari. Un soir, j’ai été donnée à un homme pour qu’il devienne mon mari. Il avait environ
quarante ans. Cette nuit-là, beaucoup d’entre nous [les jeunes filles récemment enlevées] ont
pleuré pendant qu’elles étaient violées par ces grands hommes (extrait d’un entretien mené par
Allen Kiconco dans la région Acholi).
Durant leur captivité, les jeunes filles subissaient le contrôle absolu de maris soldats, en tant
qu’épouses forcées. Celles qui tentaient de résister étaient brutalement punies. En tant que partenaires
conjugales, elles étaient obligées d’endosser toutes les obligations incombant à une épouse traditionnelle
du nord de l’Ouganda : elles devaient prendre soin de leurs « maris », faire le ménage, cuisiner pour les
membres de la famille, et avoir des enfants. Elles étaient également contraintes de travailler pour l’ARS,
effectuant des tâches comme l’entretien des jardins ou le transport de munitions et d’autres biens issus
du pillage. Elles devaient également se battre. Comme en Sierra Leone, beaucoup de filles étaient
formées au combat et forcées de participer aux actions militaires. Pour les commandants de l’ARS, marier
les jeunes filles de force à des commandants était une stratégie permettant de contrôler leur sexualité,
leur travail et d’assurer la reproduction du groupe armé.
Aujourd’hui, l’ARS n’est plus active en Ouganda. Le processus de réintégration dans la société des
jeunes femmes et hommes revenus de l’ARS – que ce soit après s’être évadés, avoir été relâchés ou
capturés par l’armée ougandaise – se poursuit. Le gouvernement, les agences de développement et les
organisations communautaires soutiennent la réintégration grâce à des programmes de soins
élémentaires et de formation professionnelle, des tentatives de réunification des familles et des rituels de
purification. Toutefois, à la différence de la Sierra Leone, les appels à créer une commission Vérité et
Réconciliation (CVR) n’ont pas abouti.
Certains commentateurs objectent que même si les filles étaient, au sein de l’ARS, soumises à un
contrôle absolu de leur personne, de leur corps, et de leur potentiel productif et reproductif, elles
n’étaient pas en situation d’esclavage. Khristopher Carlson et Dyan Mazurana estiment ainsi que les
femmes mariées de force dans l’ARS sont généralement désignées à tort comme des esclaves sexuelles.
Les rôles multiples qu’elles y jouaient et le pouvoir qu’elles conservaient malgré l’oppression extrême
qu’elles subissaient sont perçus comme antithétiques à la soumission totale imposée à l’esclave. Un
rapport sur l’ARS réalisé par Watye Ki Gen, une ONG constituée de femmes survivantes, témoigne avec
force de cette vision des choses :
Les femmes étaient la propriété exclusive des commandants. On attendait d’elles qu’elles
soient passives et ne se plaignent d’aucun des traitements que leur faisaient subir ces hommes.
[…] Les filles n’avaient aucune liberté de mouvement. La plupart n’avaient pas le droit de sortir
de leur camp, sauf pour aller chercher de l’eau, travailler dans les jardins ou participer aux
missions militaires. Elles ne pouvaient pas parler librement aux autres. […] Leur mise en
esclavage [their enslavement] comprenait également des travaux physiques très éprouvants.
[…] les filles qui ne satisfaisaient pas à toutes ces exigences ou qui montraient le moindre signe
de résistance étaient sévèrement punies. Mais “réduites en esclavage” ne signifie pas que ces
filles étaient des esclaves [But “enslaved” does not mean that girls were slaves]. Les filles
travaillaient pour maintenir leur dignité et leur liberté intérieure. Certaines refusaient des
actes sexuels et étaient sévèrement punies pour cela. La plupart s’inventaient de nouveaux
noms, des noms de brousse. Cela leur permettait de tenir leur identité à distance de cette
effroyable réalité (Watye Kin Gen, The Lord’s Resistance Army’s Forced Wife System, 2014,
p. 16).
Cette déclaration pourrait, au premier abord, sembler contradictoire. Comment les lecteurs doivent-
ils comprendre l’argument selon lequel ces jeunes filles « réduites en esclavage » n’étaient pas des
« esclaves » ? Au regard des normes du droit international, nombre de femmes enlevées, soumises à un
contrôle absolu et à une violence extrême au cours des deux conflits, en Sierra Leone et dans le nord de
l’Ouganda, ont franchi le seuil de l’esclavage. En 2003, le gouvernement ougandais lança une procédure
judiciaire en renvoyant l’ARS devant la Cour pénale internationale (CPI). Le gouvernement considérait
que ce renvoi apporterait la paix et la justice au peuple du nord de l’Ouganda. En 2005, le procureur de la
CPI émit officiellement des mandats d’arrêt contre Joseph Kony et ses quatre hauts commandants. Le 4
février 2021, la Chambre de première instance IX de la CPI a déclaré Dominic Ongwen, l’un des cinq
commandants inculpés de l’ARS, coupable de 61 crimes de guerre et crimes contre l’humanité, y compris
des crimes sexuels et sexistes tels que le viol, l’esclavage sexuel, l’esclavage, mariage et grossesse forcée.
Mais le droit international et les perceptions locales ne coïncident souvent pas.
Les phénomènes décrits ici sont compatibles avec les exemples historiques de captivité et de
réduction en esclavage en temps de guerre. Ce qui est différent de nos jours, comme le montrent bien les
cas de la Sierra Leone et de l’Ouganda, c’est que les actes de violence sexuelle commis en temps de
guerre – y compris le viol, la mise en esclavage, le mariage et la grossesse forcés – deviennent visibles,
sont considérés comme des crimes et font l’objet de poursuites. Ceux qui refusent de définir ces
phénomènes comme de l’esclavage mettent l’accent sur la possibilité qu’ont les victimes de conserver
pouvoir et estime de soi. Mais, d’un point de vue historique et comparatif, ces possibilités ne sont pas
incompatibles avec le statut et/ou la condition des esclaves. Dans de nombreux contextes historiques, les
esclaves ont été capables de déployer des stratégies de mobilité sociale, et ont même parfois acquis un
pouvoir considérable après leur réduction en esclavage initiale.
La principale différence entre l’esclavage sexuel dans les guerres africaines contemporaines et les
diverses formes historiques d’esclavage réside dans la criminalisation de ce qui n’était autrefois que la
prérogative du vainqueur, acceptée par la loi et la morale, de réduire en esclavage les ennemis dont il
avait triomphé. De nos jours, en revanche, l’esclavage a été aboli dans le monde entier. Depuis 1998,
l’esclavage sexuel, lorsqu’il est commis délibérément comme partie intégrante d’une attaque
systématique contre des civils, est reconnu comme un crime contre l’humanité et tombe sous le coup du
statut de Rome de la Cour pénale internationale. Malgré la criminalisation et l’abolition de l’esclavage,
celui-ci a perduré – en Sierra Leone, en Ouganda et lors de plusieurs autres conflits récents –, le plus
souvent dirigé contre les jeunes filles et les femmes, et ce dans des proportions importantes. Ces
exemples montrent que la fin de l’esclavage est un chapitre inachevé de l’histoire mondiale. Les décisions
prises en lien avec la poursuite des crimes de guerre et la réhabilitation des victimes en Sierra Leone et
en Ouganda ont sensibilisé l’opinion à ces réalités et contribué à mettre un terme à l’impunité des
coupables.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
RENVOIS
Captifs
Genre
Justice
Parenté
Sexe
Violence
Voix d’esclaves
Esclavage contemporain
e
Le droit international et l’esclavage, du droit des gens au XXI siècle
Maîtres et esclaves chez
des chasseurs-cueilleurs
Les Yuqui d’Amazonie, Bolivie, 1955-2020
DAVID JABIN
Dans les bourgs du Chapare, région de forêt tropicale humide située au pied des Andes boliviennes,
à l’extrême sud de l’Amazonie, de petits groupes d’individus se rassemblent à la nuit tombée pour dormir
sur les trottoirs. On les appelle « Yuqui ». Ces Amérindiens de langue tupi-guarani vivent aujourd’hui dans
d’incessantes allées et venues entre leur village-mission, les forêts qui l’entourent et de petits centres
urbains qu’ils fréquentent régulièrement.
À les voir mendier quelques pièces ou peiner à vendre des répliques miniatures de leurs immenses
arcs et flèches durant la journée, nul ne se douterait qu’existent parmi eux d’anciens maîtres et d’anciens
esclaves. Pourtant, l’organisation sociopolitique des groupes nomades yuqui contraste drastiquement avec
l’image que se font généralement les historiens et les anthropologues des sociétés amérindiennes
d’Amazonie depuis les travaux de Robert Lowie et Pierre Clastres : des sociétés égalitaires, dirigées par
des chefs sans pouvoir, des « sociétés contre l’État ». Loin de pouvoir être associé à ces modèles, le cas
Yuqui fournit l’exemple d’une forme contemporaine de servitude particulièrement complexe et originale
dont ce texte donnera un panorama général.
À la suite d’un processus de contact long et très violent avec la société nationale, puis de leur
sédentarisation et de leur évangélisation auprès de missionnaires évangéliques nord-américains (1955-
1991), l’esclavage yuqui tend à laisser place à des formes de dépendance plus discrètes et modérées. Pour
se faire une idée précise du fonctionnement de ces singulières relations de subordination, il a été
nécessaire de s’appuyer sur un travail d’observation ethnographique et de recueillir le discours des
anciens protagonistes et de leurs descendants. Malgré les transformations radicales du contexte régional
et de l’organisation sociale au cours des dernières décennies, les soubassements idéologiques de cette
forme originale de dépendance se donnent à voir au quotidien et régissent aujourd’hui encore la
trajectoire des individus dans cette société.
Un microcosme hiérarchique
Avant leurs arrivées successives auprès des missionnaires, les groupes nomades yuqui se
déplaçaient sur un vaste territoire de forêts tropicales inondables, laissé à l’écart des routes de la
colonisation et situé au nord de la ville de Cochabamba et au nord-ouest de Santa Cruz de la Sierra.
L’absence totale de pratiques horticoles, d’habitats pérennes ou de véritables villages, ainsi que la très
grande simplicité de leur équipement matériel peuvent être comprises comme une stratégie mise en place
pour permettre une grande mobilité en réponse à l’intensification de la menace colonisatrice. Sans les
cultiver, les Yuqui consommaient néanmoins d’importantes quantités de produits agricoles (comme le
manioc, l’igname, ou la banane plantain) qu’ils se procuraient en pillant les abattis de leurs voisins
cultivateurs métis ou amérindiens aux marges de la frontière de colonisation.
Chacun de ces groupes nomades, issus de scissions successives, était composé de quelques dizaines
d’individus. En arrivant dans la mission évangélique les effectifs démographiques s’étaient
dramatiquement effondrés suite à des massacres perpétrés par les Boliviens et le plus grand des groupes
atteignait à peine la cinquantaine d’individus. Chacun de ces groupes était fortement hiérarchisé : le chef
et sa famille dominaient le reste du groupe composé des familles des frères du chef et des esclaves qui
selon nos estimations constituaient en moyenne un quart des effectifs. Le chef, ses enfants, ses frères et
leurs descendants en ligne patrilinéaire constituaient l’ensemble des individus qui ne pouvaient devenir
esclaves, les saya.
Dans chaque groupe, on comptait donc un nombre non négligeable d’esclaves, les biaremakwã mais
aussi d’autres catégories de dépendants comme les adoptés ou les orphelins. Parmi les saya, seul le chef,
son épouse et leurs enfants, détenteurs d’un fort prestige, avaient la possibilité de s’approprier des
esclaves dont la possession était individuelle. La relation servile unissait systématiquement deux
personnes de même sexe. Enfin, à la mort du chef ou de sa femme qui possédaient généralement
plusieurs esclaves chacun, il était possible que leurs enfants héritassent des esclaves survivants.
Du temps du nomadisme, les esclaves vivaient dans des conditions particulièrement dures,
susceptibles de s’améliorer de manière significative grâce au mariage dans le cas des femmes. Les
anciens maîtres aiment aujourd’hui encore à se rappeler avec nostalgie le bon temps où l’esclavage
fonctionnait encore et leurs récits font la part belle aux punitions infligées à leurs esclaves en cas de
désobéissance ou de tentative de fuite. Elles pouvaient entraîner de sévères blessures ou même la mort.
Certaines photographies et vidéos produites par les missionnaires permettent de voir que les esclaves se
distinguaient très nettement du reste du groupe par leur apparence physique : leur maigreur due à la
malnutrition chronique tranchait avec l’embonpoint des maîtres ; n’ayant pas le loisir de prendre soin de
leur corps, leurs cheveux n’étaient pas coiffés et, comme ils dormaient auprès du feu de leurs maîtres,
une couche de cendre couvrait leur peau qui prenait alors une teinte grisâtre.
Indépendamment de leur sexe, les esclaves étaient assignés aux travaux les plus pénibles, comme
l’approvisionnement en eau et le portage des hottes lors des déplacements, considérés comme des tâches
féminines ailleurs en Amazonie. Par temps froid, ils s’occupaient du feu près du hamac de leur maître ou
de leur maîtresse, quand par temps chaud ils les éventaient pour les rafraîchir ou chasser les moustiques.
Les femmes esclaves rendaient des services sexuels, prenaient soin des nourrissons ou encore épilaient et
peignaient leur maîtresse. Les hommes, quant à eux, aidaient leur maître dans des activités nobles telles
que la chasse ou la guerre : ils portaient leurs immenses flèches en fagot, chargeaient le gibier, montaient
aux arbres récupérer les projectiles égarés ou le gibier retenu par les branches, ou encore servaient de
rabatteurs ou d’éclaireurs.
La chasse n’était pas strictement proscrite aux esclaves, mais ceux-ci ne savaient pas manier l’arc, et
c’est armés d’un bâton ou d’une hache qu’on les envoyait chasser le petit gibier terrestre. Lors des
retours au campement, il était de leur devoir de dresser le gibier et de le cuisiner ou de le boucaner la
nuit durant, bien qu’ils fussent les derniers à pouvoir le consommer et seulement si la famille du maître
était rassasiée. Comme tout ce qu’ils produisaient, le fruit de leur chasse revenait aux maîtres, ce qui leur
interdisait d’entrer dans le jeu de dons et de contre-dons que permettent le partage et la redistribution du
gibier et dont on connaît l’importance pour la construction et le maintien des liens de parenté.
Logiquement il leur était également impossible de nourrir un enfant.
Si les adultes étrangers captifs étaient systématiquement tués, les enfants capturés pouvaient être
pleinement adoptés. S’il arrivait qu’ils occupassent une position de subordination d’allure servile, ces
enfants n’étaient jamais considérés comme esclaves. Les esclaves naissaient donc au sein du groupe, et
n’étaient linguistiquement ou culturellement pas différents du reste de ses membres.
Selon une règle explicite, qui souffre néanmoins de nombreuses exceptions, le statut social se
transmet en ligne patrilinéaire chez les Yuqui. De manière schématique et avec les réserves dues à la
complexité de la construction des relations de paternité chez les Yuqui, on peut donc dire que les esclaves
étaient des individus dont le géniteur était lui-même esclave. Dans les faits, un enfant engendré par un
esclave héritait de son géniteur une forte prédisposition à devenir esclave, mais ni la relation de paternité
ni le statut de l’enfant n’était fixé avant qu’il marche, parle et porte un nom personnel. C’est que, chez les
Yuqui, la filiation comme l’esclavage en tant que dispositifs relationnels ne se construisaient qu’à travers
une relation de soin et d’alimentation. « Faire croître » un enfant, c’est se l’approprier, que cela soit en
tant que fils ou en tant qu’esclave. Puisqu’il ne pouvait pas les nourrir, un homme esclave n’avait pas la
possibilité de s’approprier les enfants mis au monde par son épouse. Le chef ou l’un de ses enfants
adultes se chargeait donc de « faire croître » l’enfant pour en faire son esclave. En somme, l’esclave était
généalogiquement isolé de ceux qui auraient pu être ses parents s’il avait été saya : il n’avait ni
ascendance ni descendance.
Dans une société où la commensalité joue un rôle d’opérateur sociologique fondamental dans la
construction des relations de consanguinité, l’esclave était nourri à part et différemment : c’était un anti-
commensal, un être corporellement différent. Des différences somatiques se voyaient érigées en
marqueurs de servitude. Des marques auriculaires dont l’origine semble congénitale sont ainsi perçues
comme une marque de descendance servile. Dans les récits oraux, on dit souvent que les esclaves sont
laids et qu’ils ont la peau noire. La clarté de la peau est d’ailleurs un critère esthétique d’importance pour
les hommes et plus encore pour les femmes, ce qui se perçoit dans la vie quotidienne mais également
dans l’onomastique. Aujourd’hui encore, c’est une grave insulte que de dire de quelqu’un qu’il a la peau
noire. Une autre appellation des esclaves est Bia enubi, ce qui signifie tout simplement « personne
noire ».
Les esclaves ne se mariaient jamais entre eux et s’unissaient par conséquent toujours avec des saya.
En tant qu’étranger au sein de son propre groupe, l’esclave représentait un affin potentiel que le maître
choisissait la plupart du temps de marier à l’une de ses filles ou à l’une de ses sœurs. Cette hypogamie
était peu souhaitable du point de vue des femmes, qui cherchaient à tout prix un mari de leur rang après
avoir eu quelques enfants d’un mari servile. Mais, du point de vue du chef, dans un système ou les
humains constituaient la principale richesse, cette union présentait bien des avantages : agrandir le
groupe, fixer une fille et un gendre servile auprès de lui et, surtout, permettre la production de futurs
esclaves pour le groupe.
Étrangers aux conditions de vie difficiles, isolés généalogiquement, maris seulement temporaires, les
esclaves à l’heure de leur mort n’étaient ni objet ni de deuil ni de funérailles. Son corps était purement et
simplement abandonné en forêt, destiné à devenir la « nourriture des vautours » comme si l’esclave
n’avait plus de devenir. Cet abandon n’était cependant pas le lot de tous les esclaves puisque l’un des
rôles principaux de l’esclave était d’accompagner son maître dans l’au-delà et il était mis à mort par
étranglement dans ce seul but. La principale raison mise en avant pour expliquer cette pratique
d’accompagnement funéraire est que les maîtres défunts possèdent des abattis dans leur demeure post-
mortem. Et, puisqu’il serait bien malaisé pour un maître de s’adonner à ce genre de tâche, il est
nécessaire d’avoir avec soi un esclave dans l’au-delà.
Dès le milieu des années 1950, un mouvement migratoire de grande ampleur, connu sous le nom de
« marche vers l’Orient », vint cependant rompre cet équilibre. Des dizaines de milliers de paysans
colonisèrent la région, acculant les divers groupes yuqui, qui augmentèrent le rythme de leurs
maraudages. Jusque dans les années 1970, les paysans, parfois aidés par l’armée bolivienne, organisèrent
de véritables expéditions punitives au cours desquelles certains groupes yuqui furent littéralement
exterminés. C’est dans ce contexte d’accroissement de la violence que les survivants de trois groupes
nomades, dépourvus d’armes à feu, acceptèrent de s’établir définitivement auprès des missionnaires
évangéliques (respectivement en 1968, 1986 et 1991).
Durant le processus de sédentarisation du premier groupe, les missionnaires décidèrent de réformer
certains aspects fondamentaux de la société yuqui, comme les rites funéraires ou les prohibitions
alimentaires. Alors qu’ils apprenaient à connaître ce premier groupe nomade, la présence d’esclaves les
interpella et la pratique de l’accompagnement funéraire par étranglement les terrifia. Choqués après
avoir été témoins de la mise à mort d’une jeune femme dans ce contexte, les Nord-Américains mirent tout
en œuvre pour interdire cette pratique intimement liée à l’esclavage.
Cependant ils ne s’opposèrent jamais frontalement à l’esclavage en lui-même. Tenants d’une lecture
littérale de la Bible, ils s’appuyèrent sur des arguments théologiques anciennement développés durant les
débats sur l’abolition de l’esclavage aux États-Unis : l’esclavage n’est pas interdit dans la Bible, mais il y
est encadré. Les missionnaires évangéliques choisirent donc d’adoucir l’esclavage en limitant la violence
envers les esclaves. Ces derniers profitèrent alors de la présence de leurs tuteurs nord-américains pour
s’éloigner et s’émanciper de leurs maîtres.
L’imposition du modèle de la famille nucléaire par les missionnaires reposa en partie sur la mise à
disposition et l’attribution d’une maison individuelle pour chaque famille nucléaire. Cela eut pour effet de
permettre aux esclaves de vivre dans des habitations séparées, à quelque distance de leurs maîtres. Ces
transformations améliorèrent très sensiblement la condition servile. Les esclaves disposaient désormais
de la plus grande partie des fruits de leur travail, ce qui leur donnait dorénavant la possibilité d’élever des
enfants et de fonder une famille.
Malgré ces transformations profondes, l’esclavage yuqui persiste sous une forme atténuée. Dans les
années 2010, les maîtres survivants reconnaissaient posséder leurs esclaves : pour cela, ils justifiaient
simplement de les avoir élevés. Les esclaves, quant à eux, admettaient parallèlement cette réalité et
continuaient à rendre des services à leurs maîtres. Peu habiles à la chasse, ils étaient fréquemment
impliqués dans d’autres formes de subordination et leurs relations matrimoniales étaient bien souvent
très instables.
Alors que des présupposés évolutionnistes continuent d’infléchir nos manières de penser l’esclavage,
comme un résultat de la sédentarisation, de la pratique de l’agriculture et de la densification de la
population, le cas Yuqui révèle que ce genre d’institution peut pleinement se développer dans des sociétés
nomades, non agricoles, et de petite taille. Première évidence ethnographique d’un esclavage amérindien
en Amazonie, le singulier système esclavagiste yuqui chamboule non seulement les représentations sur
l’organisation traditionnelle des sociétés d’Amazonie mais adresse aussi de nouvelles questions à
l’anthropologie politique sud-américaniste.
RÉFÉRENCES
D. Jabin, « Le Service éternel : ethnographie d’un esclavage amérindien (Yuqui, Amazonie bolivienne) »,
thèse de doctorat en anthropologie sociale, Université Paris Nanterre, 2016.
D. Jabin, « Sédentariser les morts : conservation des os et évangélisation chez les Yuqui » dans F. Keck
(éd.), Valeurs et matérialité : approches anthropologiques, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2019, p. 111-
126.
F. Santos Granero, Vital enemies : slavery, predation, and the Amerindian political economy of life,
Austin, University of Texas Press, 2009.
D. Villar, « Modelos de liderazgo amerindio : una crítica etnologógica », dans P. F. Sendon et D. Villar
(éds.), Al pie de los Andes. Estudios de etnología, arqueología e historia, Cochabamba, 2013, p. 11-
31.
RENVOIS
Captifs
Corps
Démographie
Genre
Mort
Parenté
Esclavage moderne
ou travail non libre ?
L’industrie du vêtement mondialisée,
Inde, XXIe siècle
ALESSANDRA MEZZADRI
Les multiples sites de production de l’industrie mondialisée du vêtement sont souvent dépeints
comme des lieux majeurs d’« esclavage moderne ». La trajectoire historique de la production et du
commerce du textile à l’échelle de la planète est indéniablement liée aux chapitres les plus sombres de
l’histoire du capitalisme. Comme le rappelle Sven Beckert dans Empire of Cotton (2015), il fut un temps
où, d’une rive à l’autre de l’océan Indien, la traite des esclaves alimentait le commerce du textile et ses
manufactures.
Malgré ce lien indéniable avec l’histoire de l’esclavage, nous estimons que l’usage de la terminologie
« esclavage moderne » au sujet de la production mondiale de vêtements est problématique. Non pas
qu’elle décrive de façon exagérée les conditions de travail endurées par le prolétariat mondial de la
confection, mais plutôt parce qu’elle risquerait de provoquer un effet inverse à celui désiré, en présentant
la brutalité de cette exploitation comme une exception ne concernant qu’une minorité de ceux qu’emploie
cette filière complexe. De même, l’emploi de ces termes peut conduire à gommer les importantes
disparités entre les expériences sociales de l’exploitation subies par les divers groupes de travailleurs du
textile.
L’Inde abrite de nombreux sites de production de l’industrie mondialisée du vêtement. Ceux-ci sont
organisés à l’échelle locale, nationale et internationale, selon un régime complexe d’ateliers
d’exploitation. Plus précisément, ce système d’oppression et d’assujettissement de la main-d’œuvre
repose sur des formes d’exploitation diverses (à l’usine, dans l’atelier ou le foyer), organisées par de
multiples acteurs dominants (acheteurs, exportateurs, négociants, recruteurs), et où se mêlent à la fois les
domaines du productif et du reproductif. En plus des vêtements, ce régime industriel fabrique différentes
modalités de non-liberté.
La première modalité de non-liberté que l’on peut observer dans l’industrie du vêtement, l’une des
pires formes d’exploitation de ce régime de travail, se caractérise par diverses méthodes de coercition
dans le cadre du recrutement et de l’exercice du travail. Le travail des enfants en est le premier exemple,
puisqu’il est considéré qu’il ne peut y avoir de consentement au travail de la part des enfants. Le travail
des enfants était assez fréquent dans l’industrie indienne de l’habillement destinée à l’exportation jusqu’à
la première décennie des années 2000, en particulier dans les activités d’« ornement », comme la
broderie. Suite à de nombreux scandales dans les ateliers d’exploitation et grâce à plusieurs campagnes
publiques, le nombre des enfants a progressivement diminué dans la production destinée à l’exportation.
Il reste toutefois important dans la production destinée au marché domestique. Néanmoins, l’utilisation
des enfants, qui repose souvent sur des réseaux d’apprentissage informels et familiaux, reste endémique,
tant sur le marché intérieur que sur celui destiné à l’exportation.
Si, dans une certaine mesure, le déploiement du travail infantile peut être considéré comme coercitif
de facto, il en va de même des mécanismes de crédit destinés à recruter et retenir la force de travail dans
certaines filières. Cette modalité de non-liberté a une très longue histoire en Asie du Sud. En Inde,
l’engagisme ainsi que divers systèmes de production délocalisée dépendaient fortement des paiements
anticipés versés aux producteurs et travailleurs qui, sans ces derniers, seraient souvent morts de faim.
Les activités de crédit, souvent combinées aux difficiles relations entre castes (susceptibles de faire de la
dette un phénomène intergénérationnel), donnaient lieu à des formes de dépendance socio-économique et
de servitude attachant les travailleurs pauvres à leur maître et engendrant un « commerce forcé » dans
les campagnes indiennes. Dans les nombreuses chaînes mondiales de production auxquelles l’Inde
contemporaine est intégrée, ces anciennes formes de dépendance se sont transformées sans
nécessairement disparaître. Dans de nombreux cas, elles se sont muées en relations de néo-servitude
(neo-bondage, selon la définition de Jan Breman). Dans ce type de relations, l’entrée dans une relation de
travail et la sortie de celle-ci se caractérisent par une grande porosité et par le biais du crédit, les acteurs
dominants contrôlent leurs subordonnés.
Dans la chaîne de l’habillement, les recruteurs pour les réseaux de travail à domicile des zones
périurbaines et rurales connectées aux grands hubs d’exportation versent des avances aux principaux
groupes de travailleurs pour les attacher à leur activité, imbriquant étroitement cette exploitation à une
forme d’assujettissement au crédit et à la dette. Cette organisation de la production et du travail est très
répandue à Bareilly (centre de broderie important pour les foyers d’exportation de vêtements du nord de
l’Inde, comme Delhi ou Jaipur) et dans d’autres sites périurbains et ruraux. Les travaux sur la dette, la
servitude et la néo-servitude se concentrent principalement sur les rapports de travail en dehors des
usines. De récentes études suggèrent toutefois que les relations d’endettement entre employeurs et
travailleurs sont aussi présentes à l’intérieur des usines de confection. À Bangalore, par exemple, les
ouvrières peuvent s’endetter auprès d’une « banque de temps », qui recense l’ensemble des heures de
travail qu’elles doivent en contrepartie à l’usine, ce qui rappelle le système du dead horse dans le secteur
industriel britannique. La dette est ainsi convertie en un temps de travail qui est réservé à l’usine.
Naturellement, les formes de néo-servitude infantile et pour dettes dans la filière du vêtement
suscitent immédiatement l’indignation. Néanmoins, c’est bien l’ensemble de la chaîne de production
textile qui est concerné par ces formes violentes d’exploitation. De ce point de vue, une approche plus
large de la « non-liberté », centrée sur la notion de dépossession, peut être éclairante. La filière du
vêtement dépend fortement de travailleurs qui ne sont pas dépourvus de moyens de production – qu’ils
possèdent des terres, des machines et/ou des outils –, mais qui n’en sont pas moins dénués de véritables
moyens de subsistance autonome, car incapables de survivre sans vendre leur travail à autrui.
Les analyses marxistes se sont considérablement attardées sur la relation entre salariat et
dépossession. Dans les récits classiques de la transition vers le capitalisme, les travailleurs sont censés
être séparés de leurs moyens de production et « libres » d’entrer dans un rapport salarié. Cette référence
à une supposée « liberté » était évidemment sarcastique chez Karl Marx, lequel explique bien comment,
une fois séparés de leurs moyens de production et transformés en travailleurs, les producteurs n’étaient
plus libres que de travailler ou de mourir. Mais dans la filière du vêtement, c’est dans des limbes d’un
genre particulier que les travailleurs se retrouvent piégés. Souvent, ils ne sont pas « libérés » des moyens
de production, mais ils le sont des moyens de subsistance, ce qui augmente d’autant plus leur
exploitation.
Parmi les denses réseaux de travailleurs à domicile et en ateliers qui peuplent les marges de la
chaîne de fabrication mondiale, nombreux sont ceux qui possèdent encore leur propre métier à tisser ou
leur machine à coudre. Pourtant, sans l’accès au marché final que leur procurent les exportateurs ou les
détaillants du marché intérieur, ils ne pourraient vendre leurs produits. En outre, l’organisation complexe
de la filière et sa décomposition en sous-processus signifient que ces travailleurs ne sont pas forcément
capables de produire des vêtements finis. De même, un pourcentage considérable d’ouvriers d’usine
possède encore des terres. Les enquêtes sur l’emploi menées dans la région de la capitale nationale
(RCN) de Delhi indiquent que plus de 40 % des travailleurs possèdent toujours des terres qui les aident à
subvenir à leurs besoins. Cette dépossession partielle ne joue pourtant pas en leur faveur. Les employeurs
en usent stratégiquement, renvoyant ces travailleurs pendant la saison creuse et leur faisant ainsi porter,
à eux et à leurs familles, les coûts de la reproduction sociale. En d’autres termes, dans la filière de
l’habillement, les travailleurs subventionnent le capital parce qu’ils n’ont pas été pleinement transformés
en prolétariat. Ils n’ont été ni « libérés » de la propriété foncière ni dépossédés des moyens de production.
Envisager les modalités de non-liberté reposant sur la coercition et la dépossession plutôt que parler
d’« esclavage moderne » permet d’appréhender la grande variété des formes d’exploitation brutale de la
main-d’œuvre que l’on rencontre dans la filière textile. Cependant, pour pouvoir aborder une autre
gamme de relations de travail et leurs conséquences, il faut aussi se pencher sur les aspects sociaux et
reproductifs de la non-liberté. Cette modalité de non-liberté est subie par de nombreux groupes de
travailleurs que l’on trouve aux confins de la chaîne de production de vêtements.
Si la plupart des débats politiques tendent à considérer la néo-servitude comme l’une des
manifestations les moins enviables de la non-liberté, il existe de nombreux cas où la non-liberté sociale et
reproductive peut s’avérer bien plus violente encore. À Bareilly, les recruteurs des réseaux de travail à
domicile visent à « néo-asservir » une main-d’œuvre spécifique constituée de travailleurs masculins
(qualifiés) très mobiles et disposant de moyens de subsistance alternatifs. Ils ne versent que rarement des
paiements anticipés aux travailleuses qui, si l’on se base sur une hiérarchie de liberté / non-liberté ayant
pour critère le degré d’endettement, devraient être considérées comme mieux loties. Les études portant
sur les salaires montrent pourtant que les femmes connaissent en fait des situations encore moins
enviables. Les recruteurs ne leur versent pas d’avances parce qu’elles sont déjà socialement « non libres »
et attachées à leur foyer. Leur mobilité et leurs moyens de subsistance alternatifs sont limités. Dans ce
genre de cas, nul besoin de transactions de crédit pour renforcer l’exploitation. Celle-ci est déjà co-
constituée par la non-liberté reproductive (patriarcale) qui caractérise la vie des femmes.
Cette troisième modalité de non-liberté peut également structurer le travail en usine de façon
significative, en particulier lorsqu’elle interagit avec la caste et le genre. Le tristement célèbre Système
Sumangali en est la parfaite illustration : d’abord mis en place dans le sud de l’Inde, dans le secteur de
l’égrenage, puis partiellement adopté par certains fournisseurs du secteur de l’habillement (les
informations quant à l’importance actuelle de cette pratique dans la filière du vêtement demeurent
ambiguës), ce système promettait à de jeunes femmes (migrantes) Dalit le paiement d’une somme
forfaitaire au bout d’une période de cinq années de travail pour des salaires extrêmement bas. D’après
certaines études, les femmes qui se trouvaient dans cette situation étaient asservies de facto, car
étroitement surveillées et maintenues dans des pensions pendant toute la durée de cet arrangement.
D’autres sources font état de la façon dont les recruteurs escroquaient bon nombre de ces jeunes
ouvrières en mettant fin à leur relation de travail avant de devoir leur verser les sommes convenues. À
l’évidence, les différentes modalités de non-liberté présentées ici se recoupent et se superposent. Ce
dernier exemple peut être envisagé comme une forme particulièrement insidieuse et déguisée de relation
d’endettement fondée sur des paiements différés. Cependant, des glissements peuvent aussi s’opérer
d’une modalité à l’autre, particulièrement entre celles qui permettent un accès immédiat au crédit et au
paiement en espèces, et celles, reproductives, qui utilisent l’identité sociale des travailleurs comme
principal mécanisme d’incorporation négative aux chaînes mondiales de production.
Les nœuds de production de la filière mondiale du vêtement en Inde se caractérisent ainsi par de
multiples modalités de non-liberté qui reposent sur diverses formes de coercition, d’endettement et
d’oppression sociale ou reproductive. Dès lors, le prisme de la non-liberté permet d’adopter un point de
vue beaucoup plus large que les approches plus étroites qui se concentrent uniquement sur l’« esclavage
moderne ». De fait, les données ayant trait à la filière du vêtement en Inde indiquent que ces différentes
modalités structurent et co-constituent le processus même d’exploitation – point qui devrait faire l’objet
de davantage de recherches théoriques et empiriques.
Les modalités de non-liberté constituent des obstacles qui empêchent les travailleurs d’accéder à un
ensemble de droits : salaires justes, contributions sociales, santé et sécurité au travail. Malgré ces
obstacles, au cours de la décennie passée, les travailleurs indiens du secteur de la confection sont tout de
même parvenus à mener un certain nombre de luttes importantes, tout particulièrement à Bangalore.
S’organiser est sans doute la meilleure façon de combattre l’exploitation à l’œuvre dans la filière de
l’habillement. Les travailleurs du textile ne sont pas des esclaves qui attendent qu’on vienne à leur
secours. Il leur faut plutôt avoir accès à un vaste arsenal de droits du travail. Il ne faudrait pas minorer
l’importance de tels droits ou, pire encore, conduire à en restreindre la portée en se contentant
d’invoquer l’esclavage – référence à première vue radicale mais qui, à terme, peut affaiblir le combat
légitime contre ces formes contemporaines d’exploitation du travail.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
J. Jenkins et P. Blyton, « In debt to the time-bank : the manipulation of working time in Indian garment
factories and “working dead horse” », Work Employment and Society, 31, 2017, p. 90-105.
P. Kotiswaran, Revisiting the Law and Governance of Trafficking, Forced Labor and Modern Slavery,
Cambridge, Cambridge University Press, 2017.
A. Kumar, « Interwoven Threads : Building a Labour Countermovement in Bangalore’s Export-Oriented
Garment Sector », City : analysis of urban trends, culture, theory, policy, action, 18, 2014, p. 854-
872.
A. Mezzadri, « The Rise of Neoliberal Globalisation and the “New Old” Social Regulation of Labour : The
Case of Delhi Garment Sector », Indian Journal of Labour Economics, 51, 2008, p. 603-618.
A. Mezzadri, The Sweatshop Regime : Labouring Bodies, Exploitation and Garments Made in India,
Cambridge, Cambridge University Press, 2017.
RENVOIS
Dette
Esclavage volontaire
Travail
Capitalisme
Qu’est-ce que l’esclavage contemporain ?
Commémorer le passé
ou décoloniser l’oubli ?
Antilles françaises, 1848-2021
SILYANE LARCHER
Cette année 2021 marque en France le vingtième anniversaire de la loi du 21 mai 2001 « tendant à
la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ». Si la tardive
reconnaissance institutionnelle de ce passé a permis de rompre avec le silence qui l’entourait dans le
« récit national », elle se trouve, cette même année, mise en tension par la célébration officielle du
bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte, fossoyeur de la première abolition de l’esclavage de
1793-1794, imposée par l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue au nom même de l’universalité des
droits humains.
Promue par des responsables politiques et des acteurs publics, la mémoire officielle aurait pour but
de favoriser la cohésion nationale, de prévenir les tensions sociales entre les groupes, mais aussi de
maintenir vivant le souvenir de victimes ancestrales, et même de contribuer à la lutte contre le racisme et
à la valorisation de la « diversité française ». On peut toutefois se demander si, à vouloir trop embrasser,
ce qui est appelé « mémoire » ne tend pas, par une sorte d’épure, à l’homogénéisation et à
l’uniformisation des multiples logiques sociales par lesquelles les acteurs sociaux construisent leur
rapport au passé. Si l’on désigne par « mémoire » les manières diverses de se souvenir du passé et d’en
assurer la transmission, alors il faut aussitôt reconnaître son caractère social, donc sa dimension
construite et historique.
Comme tout phénomène social, la mémoire de l’esclavage est plurielle, profondément hétérogène et
évolutive en fonction des circonstances historiques. Elle fait à ce titre l’objet d’enjeux sociaux et politiques
changeants, eux-mêmes inscrits dans la relation asymétrique entre l’Hexagone et ses anciennes colonies
d’esclavage. Les retentissants déboulonnages des statues de Victor Schœlcher, de
Joséphine de Beauharnais et de Pierre Beslain d’Esnambuc en Martinique, suivis d’autres déboulonnages
moins médiatisés en Guadeloupe et en Guyane, ont d’ailleurs opposé une cinglante contradiction à cette
propension au consensus que porte la mémoire officielle. Dans l’Hexagone, après la vague d’iconoclasme
qui secoua l’Europe, le sud des États-Unis et l’Afrique subsaharienne, dans le sillage aussi des
mobilisations de Black Lives Matter, de jeunes activistes manifestèrent contre la présence dans l’espace
public – à travers noms de lieux et de rues – de personnages historiques liés à l’esclavage colonial.
« Esclavagistes partout, réparations nulle part ! », dénonçaient-ils en ciblant, entre autres, les noms de
Voltaire, Colbert, Dugommier et Bonaparte. Si la mémoire officielle produite par les institutions, en ce
qu’elle se veut prescriptive du bon souvenir et des bonnes manières de se souvenir, est normative, elle ne
fonde pas pour autant une mémoire partagée. En contestant la statuaire publique, la politisation de ces
références à l’esclavage pointe in fine un défaut de communalité du souvenir – ce que semble confirmer le
paradoxe consistant à célébrer en 2021 un « héros » étroitement lié à la pérennité de l’esclavage dans
l’espace français. Aussi je voudrais, dans ce court texte, revenir sur les enjeux historiques qui conduisent
à interroger les conditions sociales de production des représentations partagées du passé esclavagiste et
de sa mise en récit publique.
Si dans les Antilles, en Guyane et à La Réunion, au cours des années 1960 et 1970, les militants
nationalistes avaient vigoureusement contesté un récit eurocentré du passé esclavagiste français, souvent
réduit à l’action des seuls abolitionnistes, c’est à la faveur du cent-cinquantenaire de l’abolition de
l’esclavage en 1998 que la « mémoire de l’esclavage » a surgi dans l’espace public hexagonal. Le contexte
historique des années 1990 avait offert une arène mondiale aux critiques de la colonisation européenne
dans les Amériques et en Afrique. En 1992, les protestations des survivants du génocide des autochtones
contre le « Cinquième centenaire de la rencontre des deux mondes » eurent de vifs échos auprès des
élites intellectuelles des gauches guadeloupéennes, guyanaises et martiniquaises. Dans la foulée de ces
débats, la Conférence générale de l’UNESCO adopta en 1993 la résolution, portée par Haïti et le Bénin,
de briser le silence sur la traite atlantique et l’esclavage en lançant le projet « La Route de l’Esclave ».
Cette configuration ne pouvait que donner force au décalage entre les célébrations officielles de la
seconde abolition de l’esclavage centrées sur l’action de Victor Schœlcher, laissant dans l’ombre le long
passé esclavagiste français, et leur réception parmi des acteurs associatifs unis par la conscience
partagée de ce passé. L’invitation des autorités à communier autour du slogan « Tous nés en 1848 »
cristallisa le hiatus entre des interprétations et des perceptions divergentes de l’esclavage colonial, entre
sensibilités historiques majoritaire et minoritaire.
Contre le raturage du souvenir des esclaves du récit commémoratif de l’abolition, un collectif
d’intellectuels et d’acteurs associatifs divers organisa une marche silencieuse le 23 mai 1998 qui réunit à
Paris entre 20 000 et 40 000 personnes. En se définissant comme « descendants d’esclaves », des acteurs
exclus de la narration gouvernementale s’imposaient en auteurs autonomes d’un contre-récit
commémoratif. Il s’agissait pour eux, sur un plan moral, d’honorer la mémoire de leurs aïeux et, sur un
plan politique, d’exiger la reconnaissance par l’État de la traite et de l’esclavage comme « crime contre
l’humanité ». Cette dernière revendication reliait pour la première fois des revendications mémorielles
portées dans l’Hexagone avec celles exprimées localement par des courants anticoloniaux hétérogènes
(indépendantistes ou non) des Antilles, de Guyane et de La Réunion. Relayée par des autorités
intellectuelles comme Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant ou Wole Soyinka, cette cause morale devint
un enjeu de labellisation par le droit international, puis par le droit français. Les échanges nourris entre
représentants d’associations mémorielles ou antiracistes à Paris et à Fort-de-France, universitaires en
position d’experts et femmes et hommes politiques furent alors décisifs dans le travail de traduction et de
cadrage juridiques de la cause de la mémoire de l’esclavage, autorisant sa mise à l’agenda parlementaire
dès le premier trimestre de l’année 1999.
Je voudrais moins revenir sur la genèse de la loi de 2001 que sur certains des attendus ayant servi à
sa justification morale et politique. Ces derniers continuent en effet, vingt ans plus tard, de participer
d’une vulgate tenace sur l’état de la mémoire de l’esclavage dans les sociétés antillaises, voire plus
largement parmi les populations anciennement esclavagisées de Guyane, des Antilles et de La Réunion. Si
l’on en croit le rapport de Christiane Taubira, préparatoire au projet de la loi adoptée le 10 mai 2001, les
différentes manifestations de l’année 1998 auraient sorti la mémoire collective de ces populations d’un
long sommeil. Silence public et oubli collectif auraient ainsi marché d’un même pas durant, écrit-elle,
« sept générations » depuis l’abolition de 1848. L’oubli durable et généralisé de l’esclavage aurait même
été méthodiquement organisé : sur le plan politique, par l’octroi de la citoyenneté ; sur le plan
administratif, à travers l’attribution de noms pour l’établissement de l’état civil des « nouveaux libres » ;
sur le plan juridique, par l’amnistie des esclaves rebelles et des marrons ; sur le plan économique, à
travers le dédommagement des planteurs ; enfin sur le plan moral, par le récit tronqué de l’histoire
officielle minimisant le rôle des Européens dans la longévité de la traite. Et de préciser avec lyrisme :
La députée empruntait l’essentiel de son argumentaire à des travaux académiques qui soutenaient
alors, à partir de la métaphore du « troc de l’oubli contre la citoyenneté », que l’inclusion politique des ex-
esclaves des Antilles dans la communauté des citoyens aurait eu pour contrepartie l’obéissance collective
aux injonctions à l’oubli qu’exprimèrent élites locales et autorités coloniales aux lendemains de l’abolition
de 1848. Ambiguë, cette thèse pose que l’oubli du passé fut posé, localement et durablement, en ciment
du lien social et de la citoyenneté française des anciens esclaves. La thèse de l’imposition officielle de
l’oubli a nourri le consensus autour d’une politique de mémoire définie comme réponse à une tension
prétendument séculaire entre, aux colonies, une mémoire « empêchée », selon le mot de Paul Ricœur et,
en métropole, un silence d’État savamment orchestré. Selon les mots de la députée de Guyane, cette
dimension structurelle du rapport au passé appelle donc son dépassement moral et politique dans le
« devoir de mémoire », au fondement de la loi de 2001. Le texte juridique ne vient pas seulement briser
un silence hexagonal, il répare ainsi une « politique d’oubli » dans les « vieilles colonies ». Toutefois, pour
peu qu’on la prenne au sérieux, cette thèse ne résiste pas à l’examen.
Aux lendemains de l’abolition de l’esclavage de 1848, des membres des élites locales et des
représentants des autorités coloniales en Guadeloupe et en Martinique formulèrent certes des appels à
l’oubli. Pour autant, ces exhortations furent loin de fonder un rapport collectif des populations à leur
passé esclavagiste qui puisse être réduit à l’effet durable, cohérent et univoque d’une construction
politique de l’oubli. Ces discours publics n’entraînèrent nullement la disparition de la référence à
l’esclavage de l’espace public martiniquais ou guadeloupéen, moins encore qu’élites politiques et ex-
esclaves « raturèrent », selon une affirmation d’Édouard Glissant souvent reprise sans critique, une
période fondatrice de leur société.
Cette précision pointe aussitôt la polysémie du signifiant « esclavage » posé en objet d’une mémoire
supposée homogène. Car de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque l’esclavage comme objet de souvenirs
pour une, mais surtout pour plusieurs consciences ? Parle-t-on de l’ensemble des sévices, tortures et
souffrances vécus par celle ou celui dont la déshumanisation se trouve consacrée par le statut d’esclave ?
Se réfère-t-on plus simplement à l’institution sociale de l’esclavage, et dès lors au type de rapports
sociaux qui la définissent ? Désigne-t-on le temps long de la colonisation esclavagiste jusqu’à l’abolition de
1848 pris en bloc, ou seulement certains de ses événements marquants ?
Ces questions illustrent combien la référence à l’esclavage peut dans le langage courant renvoyer à
des réalités de nature très différentes. Depuis l’irruption du passé esclavagiste français dans le débat
public, plusieurs « mémoires » de statuts distincts sont mises sur le même plan, occasionnant une
confusion sur la nature et les enjeux de ce que recouvre l’expression « mémoire de l’esclavage ». De fait,
la polysémie de la référence à l’esclavage entraîne une plurivocité de la mémoire qui s’y rattache,
interdisant de la réduire à une réalité unitaire, linéaire et globalisante.
S’il existe une littérature scientifique qui se donne pour thème la mémoire de l’esclavage, il n’est pas
toujours aisé de saisir ce que recouvre ladite mémoire. Et l’on est vite pris de perplexité dès lors que l’on
tente de déplacer ce qui est spontanément pensable à l’échelle psychologique et individuelle (mémoire et
oubli) dans le champ social, lieu de l’hétérogénéité, de la mutabilité et de la contingence, en un mot de
l’historicité. En définitive, dénonciation de la force de l’oubli et exhortation au devoir de mémoire ne sont
que les deux facettes d’une même médaille : une manière métonymique de nommer le manque de
références au passé commun, de dire au présent l’absence des souvenirs du passé lointain. Plus que de
décrire des mécanismes sociaux, la conception totalisante de l’oubli – qui induit l’essentialisation de la
mémoire – a pour conséquence paradoxale d’occulter la nature historique de l’acte même de se
remémorer le passé. Convoquer les souvenirs, rendre présent le passé est toujours en soi socialement
déterminé, résultant d’un contexte singulier. La réification de la mémoire de l’esclavage donne ainsi
plutôt à voir, au tournant des années 1990-2000, une carence de publicisation des souvenirs d’un passé
tragique et de leur transmission dans les sociétés antillaise, guyanaise et réunionnaise. On en vient même
à se demander si la vulgate de l’injonction à l’oubli ne tire pas sa popularité du fait qu’elle « explique »
rétrospectivement une absence. À un état de la sensibilité historique, elle donne du sens à ce qui est
socialement perçu et décrié comme manque ou est vécu comme une dépossession en offrant un récit
cohérent à une demande sociale de références au passé. Indissociable du tournant global de « l’âge des
mémoires » et de « l’avènement de la victime » dans les démocraties occidentales, elle trouve sa force de
conviction dans son présentisme, mais donne aussi à voir ses limites explicatives dans le psychologisme
sur lequel elle repose. En effet, investiguer le passé antillais à partir d’une conception implicite de la
mémoire collective fondée sur le modèle de l’identité narrative d’un sujet qui se raconte dans un récit
continu et unifié ne peut que conduire à poser un regard normatif et pathologisant sur ladite mémoire,
disqualifiée pour ne pas se livrer aux attentes téléologiques du présent, bref pour n’être pas ce que l’on
aurait voulu qu’elle soit.
En abordant la mémoire collective comme un phénomène social indissociable de ce que
Maurice Halbwachs nomme ses « cadres sociaux », c’est-à-dire les conditions sociales et historiques dans
lesquelles des souvenirs partagés donnent du sens à l’expérience commune, on s’autorise à sortir de
l’impasse de l’inventaire ou de la déploration des lacunes et des failles de la mémoire. Sous quelles formes
et en quels termes les anciens esclaves et leurs descendants ont-ils convoqué leur passé de servitude dans
leur présent ? Cette démarche permet de libérer l’analyse de la fascination naïve pour la domination et de
placer la focale sur ce que les dominés ont fait de leur oppression dans les conditions historiques qui
furent les leurs, et par là de les inscrire comme sujets historiques dans l’interprétation du passé. Elle évite
par ailleurs d’établir une homologie tacite entre les pratiques des acteurs sociaux et celles des
représentants des autorités légitimes, entre les projets des dominés et ceux des dominants, voire une
continuité entre métropole et colonies, notamment en postulant l’obéissance commune aux seules
injonctions d’État. Car peut-on raisonnablement affirmer que de simples appels à l’oubli aux lendemains
de l’abolition de l’esclavage ont fondé des dispositifs institutionnels d’effacement des souvenirs collectifs
traversant les générations du XIXe au XXe siècle, à l’échelle de sociétés entières ?
Les appels à l’oubli formulés de manière conflictuelle et désordonnée par des représentants
politiques de Guadeloupe et de Martinique durant les années 1848-1850 sont bien connus. Une
déclaration du général Claude Rostoland, éphémère gouverneur (mars-juin 1848) de la Martinique, a
particulièrement retenu l’attention des anthropologues ou historiens de la mémoire de l’esclavage, qui lui
ont quasiment donné la valeur de « preuve » d’une durable politique d’oubli. Au lendemain de la
meurtrière insurrection du 22 mai 1848, dans une colonie à feu et à sang, il prit un arrêté local stipulant
que l’esclavage était « aboli à partir de ce jour en Martinique » (JOM, 24 mai 1848). Dans la foulée, il
proclama officiellement « l’amnistie pleine et entière pour tous les délits politiques consommés dans la
période de mouvement que nous avons traversée », et précisa : « Je recommande à chacun l’oubli du
passé. » Ces quelques mots ont été lus comme l’indice d’une ambition étatique d’effacer le passé
esclavagiste de l’espace public des « vieilles colonies ». Or l’injonction d’un fonctionnaire, formulée dans
l’urgence d’une situation sociale explosive, suffit-elle à définir une politique d’État ? Le jour même de la
proclamation, le Directeur de l’intérieur dénonça l’amnistie devant le Conseil privé de la Martinique au
motif qu’elle était « la conséquence forcée d’une émancipation qui vient d’être conquise par le meurtre et
la violence » (ADM, série K, Conseil privé, no 20). À quoi Rostoland répondit, en forme d’aveu
d’impuissance, avoir surtout voulu « éviter un massacre », reconnaissant par là une initiative
conjoncturelle, répondant aux enjeux immédiats et locaux.
Il n’est donc pas certain que la proclamation martiniquaise ait eu pour but une remise à zéro de la
temporalité historique et de l’éthos civique, à l’instar de ce que les historiens de l’Antiquité ont étudié
pour l’Athènes d’Archinos, inventeur en 403 avant notre ère de l’amnistie en démocratie. L’abolition de
1848 ne fut d’ailleurs pas officialisée en termes semblables en Guadeloupe, ni en Guyane ni à La Réunion.
Le souci prioritaire de l’ordre, du travail, de l’obéissance des « cultivateurs » aux « propriétaires », sous
l’autorité bienveillante de la République, puis l’utopie de la « régénération » ou de la « fusion sociale »
furent communs aux premiers discours des représentants des autorités coloniales. En février 1848,
Auguste-François Perrinon, libre de couleur originaire de la Martinique, alors chef de bataillon d’artillerie
de marine, écrivait depuis la métropole à ses « frères des colonies » :
Aux noirs, nous recommandons la confiance dans les blancs, à ceux-ci la confiance dans les
noirs ; à toutes les classes, la confiance dans le gouvernement. Aux uns, nous recommandons
comme un devoir de bon citoyen le plus entier oubli du passé ; aux autres, la préparation la
plus sincère, la plus loyale à l’ère nouvelle dans laquelle nous allons entrer (La Réforme,
28 février 1848).
Mais une fois devenu Commissaire général de la République en Martinique (juin-novembre 1848), le
plaidoyer pour le travail par association et l’exhortation à l’ordre et la « sévère répression du
vagabondage » occupaient l’essentiel de ses déclarations lors de ses tournées dans les habitations. À ces
prescriptions une cultivatrice aurait d’ailleurs opposé : « Monsieur Perrinon est un scélérat vendu aux
blancs. » La portée pratique accordée a priori à des injonctions officielles auprès des anciens esclaves ou
« nouveaux libres », implicitement assimilés à une masse docile et crédule, laisse donc perplexe. Puisque
« les conventions sans le glaive ne sont que des mots », selon la formule de Hobbes, se pose la question
des moyens institutionnels d’obtention de la sujétion commune, soit du consentement – même formel – à
l’oubli. Quels furent les moyens de coercition dont les autorités coloniales usèrent pour contrôler
l’expression publique des mémoires, lourdes potentiellement d’antagonismes sociaux ?
On est en réalité frappés par la grande permissivité des autorités métropolitaines quant à
l’expression de la parole publique dans les colonies post-esclavagistes, venant démentir une interprétation
hâtive de la domination coloniale. Le gouvernement provisoire prit, le 2 mai 1848, un décret « sur le
régime de la presse aux colonies ». Considérant que « la liberté de la presse est le premier besoin d’un
pays libre », le décret proclamait que les colonies devaient désormais « être affranchies de toute
oppression de la pensée comme de toute servitude de l’homme ». La censure étant ainsi abolie, force est
de constater la publication intense, de 1848 à 1851, de libelles, brochures et journaux de nature politique.
Les tensions sociales qui opposaient « cultivateurs » – avides d’autonomie personnelle, revendiquant
salaires et accès à la terre – aux « propriétaires », soucieux de rattacher une main-d’œuvre corvéable sur
leurs habitations-sucreries, s’accompagnaient alors d’une grande fébrilité politique nourrie par les
campagnes électorales successives des années 1848-1849. Bien avant l’abolition, anticipant l’hostilité des
ex-esclaves à poursuivre un travail désormais libre mais sous la contrainte des rapports sociaux hérités de
l’esclavage, les planteurs et les autorités coloniales avaient prôné « la fusion morale des esprits ».
En Martinique, un homme se fit le principal porte-parole de ce discours de pacification morale et
sociale : Cyrille Bissette, héros abolitionniste idolâtré dans les campagnes. En mars 1849, celui-ci
exhortait sans ambages :
Consentons donc à un mutuel oubli du passé et jettons [sic] loin de nous nos funestes divisions,
nos vieux préjugés d’un temps qui n’est plus […].
L’extrême popularité de « Papa Bissette », élu très largement devant Schœlcher à la Constituante en
août 1848, objet de chansons politiques et bèlè (danse traditionnelle martiniquaise), n’implique pas
l’adhésion populaire à ses injonctions. Paradoxalement, la ferveur qui entourait le moindre de ses
déplacements met surtout en lumière une certaine « mémoire de l’esclavage », oscillant entre douleur et
gloire. Le destin de Bissette offrait le martyrologe d’un ancien « libre de couleur » martiniquais, puni par
fleurdelysage, condamné aux galères en France et proscrit, ayant souffert le pouvoir des institutions
esclavagistes dans les années 1820, puis activement engagé dans la lutte à distance pour l’abolition.
L’ensemble de ces épreuves avait fait de lui un véritable héros populaire. Bien que soutenu
financièrement par les planteurs et l’administration du gouverneur Bruat, Bissette avait su en tirer un
capital politique et soignait ses clientèles électorales par l’organisation de banquets, de fêtes, par une
présence affichée aux messes, voire en s’offrant en témoin de nombreux mariages dans les campagnes du
Nord. Tous ces éléments rappellent que les mots seuls ne font pas la popularité ni l’influence politique, et
soulignent en creux que l’ordre des rapports sociaux « anciens » dominait un présent tout juste
débarrassé de l’institution esclavagiste.
Bien que Bissette fût adulé du petit peuple, la conception de l’ordre social qu’il promouvait à travers
ses exhortations à l’oubli ne faisait pas l’unanimité en Martinique, et moins encore en Guadeloupe. Quand
bien même certains de ses adversaires martiniquais en appelaient aussi à l’oubli et au pardon, ils ou elles
donnaient à ces mots, parfois « au nom de Toussaint Louverture », une signification rivale. Par-delà leur
commune adhésion à un monde colonial tourné tout entier vers les intérêts de la métropole, les
oppositions entre « bissettistes » et « schœlchéristes » étaient alors loin d’être anodines, mettant en jeu
des conceptions concurrentes de l’organisation des rapports sociaux locaux. L’Avenir, journal de
planteurs de Guadeloupe, le résumait de la sorte en 1849 :
Fort de sa victoire en Martinique, Bissette se rendit en Guadeloupe pour « prêcher l’élection d’un
colon et l’horreur de M. Schœlcher, ce qu’il appelle l’oubli du passé », comme le dénonçaient les
« schœlchéristes » (Le Progrès, 28 juillet 1849). Mais là, les souvenirs engrammés d’un passé
révolutionnaire dramatique suscitaient le rejet de son discours conciliateur. Perçue comme une
provocation, la perspective que son allié, Auguste Pécoul, béké naguère réticent à l’abolition de
l’esclavage, soit élu laissait craindre à une majorité de « nouveaux citoyens » que leur liberté pût être
confisquée. La campagne pour la « fusion sociale » et « l’oubli du passé » suscita la panique morale,
ancrée dans une « mémoire de l’esclavage » propre à la Guadeloupe : celle de la perte réelle et ancienne
de la liberté. Plus de quarante ans après le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte en 1802, ce
souvenir traumatique au sein de la partie la plus âgée de la population nouvellement affranchie nourrit
une immense colère contre cette initiative martiniquaise assimilée à de « la fraternité de haine », et, pire
encore, à « une trahison ». Pour rendre compte du bien-fondé de cette peur collective du rétablissement
de l’esclavage, Le Progrès évoque « cette crainte [qui] se conçoit chez des hommes qui sortent à peine de
la servitude, et dont les vieillards, racontant l’histoire, ont dit qu’autrefois, affranchis par la
re
I République, ils ont été, après de sanglants combats où la fortune trahit leur courage, chargés de
nouvelles chaînes par le Premier consul qui avait épousé une créole de la Martinique ». En accordant la
victoire au ticket Schœlcher-Perrinon, les ex-esclaves de Guadeloupe, porteurs de la mémoire
douloureuse de leur commune remise en fers, auront opposé un désaveu à la « politique d’oubli » des
élites de la droite martiniquaise d’alors.
Cette conscience historique de la part des dominés n’a pas manqué de susciter la vigilance et le
pragmatisme des autorités coloniales dans l’adoption de certaines décisions administratives. En 1851, le
ministre de la Marine et des Colonies justifiait ainsi le maintien de l’article 8 du décret d’abolition de
l’esclavage qui prévoyait que tout Français propriétaire d’esclaves ou impliqué dans le commerce
d’esclaves soit déchu de sa nationalité en se référant aux enjeux mémoriels strictement locaux.
Considérant que « […] les populations affranchies sont encore faciles à alarmer sur le maintien de
l’abolition de l’esclavage », il en appelait à la consécration en droit de l’inviolabilité de la liberté, ce qui
fut fait en 1854, par le sénatus-consulte établissant que « l’esclavage ne peut jamais être rétabli dans les
colonies françaises ». Plus encore, sur le plan local, aux premières heures de l’installation du régime de
Louis Napoléon Bonaparte, le gouverneur de la Martinique, avisé de l’empreinte funeste qu’avait laissée
le nom de Bonaparte chez la population afro-descendante des Antilles françaises, anticipa lui aussi « les
soupçons et les craintes » que pouvait susciter chez les « nouveaux libres » l’annonce du coup d’État du
2 décembre 1851. De façon contre-intuitive, le souvenir persistant du rétablissement de l’esclavage et le
legs politique de la violence de Bonaparte auront ainsi constitué pour l’État colonial une contrainte
pratique à la légitimation de sa domination.
Le Second Empire supprima la représentation parlementaire et plaça la presse des colonies sous
l’autorité des gouverneurs, portant un coup d’arrêt à l’expression publique de la vie politique pour plus de
vingt ans. On ne peut toutefois en conclure que le souvenir de l’esclavage fut effacé durablement de
l’espace social des colonies antillaises. Si les anciens esclaves et leurs représentants semblent disparaître
de la politique officielle, leurs voix se faisant plus discrètes dans les archives, la réouverture de l’arène
publique sous la IIIe République les laisse de nouveau entendre.
Je voudrais toutefois me concentrer sur quelques éléments qui révèlent la signification sociale
plurivoque en même temps que la profonde cohérence de la référence à l’esclavage dans les discours
publics antillais aux XIXe-XXe siècles.
Les comportements politiques des anciens esclaves ont fait entrevoir la charge affective laissée par
le souvenir tragique du rétablissement de l’esclavage, dévoilant du même coup la commune conscience
d’un passé esclavagiste défini autant par l’aliénation sociale et juridique que par son cortège de
souffrances et de « misères de nègres » que racontent les contes créoles séculaires. Mais parce que
l’esclavage comme institution sociale se confond aussi avec le temps long de l’histoire et les rapports
sociaux d’exploitation, il revêt, selon le contexte social et politique, un sens social de creuset de luttes,
motrices d’utopies émancipatrices – qu’il s’agisse de luttes indissociables d’événements historiques
relatifs à des affrontements militaires par exemple, ou de luttes sociales et politiques consubstantielles
aux relations de travail dans la culture de la canne. Ainsi, aux intellectuels proches des milieux coloniaux
et hommes politiques métropolitains qui remirent en cause la citoyenneté des anciens esclaves des
Antilles, des parlementaires de Martinique et de Guadeloupe opposèrent un rappel des luttes ancestrales
menées depuis la nuit de l’esclavage. En 1882, dans une joute célèbre avec l’universitaire Paul Leroy-
Beaulieu relative aux droits électoraux des « cultivateurs créoles » des « vieilles colonies », en rappel des
guerres impériales qui jalonnèrent la période esclavagiste mais aussi des soulèvements de libres de
couleur et d’esclaves au nom des idéaux républicains – notamment contre les Anglais –, le député
martiniquais Marius Hurard déclara :
Ne sommes-nous pas des Français, et pourrions-nous, nous qui portons si haut dans le cœur
l’amour de la France […] donner toute notre affection à cet être abstrait, la France, s’il n’était
représenté par nous, par ce peuple dont nous sommes – quoi qu’en disent nos adversaires –, et
par droit de conquête et par droit de naissance ? Oui Monsieur, nous avons conquis le droit
d’être français ! La race à laquelle j’appartiens a été malheureuse, misérable même ; elle a subi
pendant des siècles l’esclavage le plus honteux qu’on pût connaître ; parcourez cependant
l’histoire de nos Antilles, vous y verrez que jamais, même esclave, elle n’a marchandé son sang
à la France.
Dans une controverse du même ordre, en 1885, le sénateur guadeloupéen Alexandre Isaac, relatait
le culte transmis durant l’esclavage de ces « miliciens d’origine servile », libres de couleur, esclaves de
Guadeloupe, devenus affranchis en intégrant les troupes françaises, qui par leurs hauts faits dans la
Caraïbe entre 1793 et 1802 avaient conquis leur droit à la citoyenneté.
À la fin du siècle, sous l’impulsion d’Hégésippe Légitimus à qui l’on doit l’éclosion d’un « socialisme
nègre » en Guadeloupe, la référence à l’esclavage dans le langage politique renvoie plus nettement à un
passé douloureux autant qu’à un rapport social d’exploitation fondateur de la colonie. Dans le journal qu’il
fonda, on peut lire :
S’il y eut de tout temps un peuple misérable, c’est bien celui de la Guadeloupe. Depuis la
découverte de Christophe Colomb (1492) ce peuple n’a fait jusqu’ici que changer
successivement de servitude. C’est lui, en effet, l’artisan de toutes ces fortunes, vastes,
colossales dont disposent à l’heure actuelle ces gens qu’on dit blancs, mais qui ne le sont pas
plus que le premier Peau-Rouge venu (Le Peuple, 27 août 1891).
Aujourd’hui encore, dans son usage du mot « nègre » (nèg), la langue créole conserve combinée la
synonymie coloniale entre couleur et statut, et désignation du travailleur pauvre exploité. C’est d’ailleurs
la politisation de ce stigmate sociohistorique dans des discours de lutte qui vaudra à Légitimus sa
popularité auprès des travailleurs – filles et fils d’affranchis de 1848 – des grandes plaines sucrières de
Guadeloupe.
Si la mémoire collective constitue l’ensemble des souvenirs partagés qui donnent du sens à
l’expérience commune, dans des sociétés instituées par le rapport social d’appropriation et d’exploitation
esclavagiste, sociétés tout entières nées de la colonisation d’esclavage racialisé, on comprend alors
qu’elle s’y présente quasiment comme un langage de luttes, véritable grammaire sociale. Issu des
rapports sociaux eux-mêmes, loin donc de pouvoir être réduit au lexique psychologisant du
« ressentiment », ce langage donne du sens à des luttes sociales et politiques hic et nunc autant qu’il
permet de contester la reproduction actuelle de rapports sociaux anciens.
Sur le plan symbolique cet enjeu de luttes à des fins émancipatrices vit sa traduction dans des choix
patrimoniaux en prise directe avec l’opposition à l’hégémonie sociale et économique des blancs créoles.
Dans les deux îles, c’est dans ces luttes symboliques, avec parfois une perception claire de leurs enjeux
d’héritage, donc de transmission sociale, que s’inscrit la (sur)valorisation de la figure de Victor Schœlcher
dans l’espace public. Lors des débats relatifs à l’installation d’une statue en hommage à Schœlcher, les
socialistes de la Martinique s’interrogeaient :
Tandis que sur la savane de Fort-de-France, entre les palmiers légendaires se dresse la statue
de l’impératrice Joséphine qui n’a rien fait pour nous […], qu’avons-nous fait, nous, les libérés
de 1848, pour entretenir dans les générations futures le culte de l’apôtre de l’abolition de
l’esclavage ? (Le Prolétaire, 28 septembre 1901).
Il serait tentant de ne voir là que la marque du « schœlchérisme », nom que des chercheurs ont
rétrospectivement donné à la déification du signataire du décret du 27 avril 1848, non sans redoubler, et
sans doute à leur corps défendant, l’image paternaliste coloniale d’une population antillaise infantile. Or,
dès la fin des années 1920, le président guadeloupéen du Comité du souvenir de Victor Schœlcher
rappelait certes « le devoir de donner à l’œuvre de Schœlcher et de sa génération sa vraie figure », mais il
fustigeait « une lacune inadmissible chez les commémorateurs, les chroniqueurs, les historiens de l’œuvre
de Schœlcher, comme de son époque, c’est que, presque jamais ces lettrés n’y mentionnent la part et le
rôle de nos aïeux nègres ». En relayant des critiques d’une piété jugée excessive déjà à la fin du
e
XIX siècle, il pointait la force des rapports de pouvoir dans la production de l’histoire, tant comme
processus que comme narration. À bien des égards, les contestations contemporaines de la statuaire
publique et du patrimoine urbain, dénoncé pour son déficit de communalité, sonnent en réalité comme un
rappel de l’asymétrie de positions entre ceux qui font l’histoire tant par leurs actions qu’en l’éprouvant et
ceux qui en imposent le récit légitime.
Cette brève plongée dans la seconde moitié du XIXe siècle post-esclavagiste aura ainsi montré que le
souvenir partagé et la conscience commune des épreuves et des événements de la période de l’esclavage
comme réalité vécue furent au cœur d’un forum public caribéen. Les anciens esclaves et leurs
descendants n’oublièrent nullement leur passé, y puisant même le sens renouvelé de leurs luttes
d’émancipation sociale. Surtout, explorer les narrations hétérogènes, précaires et alternatives au récit
hégémonique de l’histoire aura permis, on aimerait le croire, de sortir les sans-pouvoirs de l’invisibilité,
œuvre ultime de la domination historique.
RÉFÉRENCES
A. L. Araujo, Slavery in the Age of Memory : Engaging the Past, Londres et New York, Bloomsbury, 2020.
M. Cottias, « “L’oubli du passé” contre “la citoyenneté” : troc et ressentiment à la Martinique (1848-
1946) », dans F. Constant et J. Daniel (éds.), 1946-1996 : Cinquante ans de départementalisation
outre-mer, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 293-313.
J. Michel, Devenir descendant d’esclave. Enquête sur les régimes mémoriels, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2015.
M.-R. Trouillot, Silencing the Past. Power and the Production of History, Boston, Beacon Press, [1995]
2015.
RENVOIS
Post-esclavage
Mémoires
Réparations
COMPARAISONS
Affranchissement
M’HAMED OUALDI
Quand ils rêvaient à leur affranchissement, les esclaves de l’Empire romain avaient à l’esprit toute
une série d’images de transformations de leur corps et de leur statut : certains rêvaient d’être élevés à la
royauté, de s’envoler, ou bien de conduire un cheval à travers les rues d’une cité tandis que d’autres
craignaient d’être transformés en statue de bronze ou bien même d’être décapités… Contrastés, tous ces
rêves mis en scène dans La Clé des songes d’Artémidore de Daldis posent la question de la portée réelle
de l’affranchissement : que deviennent les esclaves une fois qu’ils ont acquis leur libération de leurs
maîtres et maîtresses ? Peuvent-ils espérer une ascension sociale ou sont-ils à l’inverse immobilisés dans
leur condition de dépendance ?
Une majorité d’historiens et de chercheurs en sciences sociales s’accordent pour ne pas voir dans
l’affranchissement une sortie complète et entière de l’esclavage, autrement dit, une pleine libération des
liens de dépendance juridique, économique et sociale, qui lient les esclaves à leurs maîtres. Ils
s’accordent aussi sur l’intérêt de la figure des affranchis : plus tout à fait esclave mais pas complètement
libre, l’affranchi contribue à nuancer l’idée d’une distinction binaire entre « liberté » et « esclavage ».
Les débats portent davantage sur les degrés de sortie de l’esclavage que permettent les
affranchissements. Pour prendre la question sous l’angle de la propriété comme l’historienne
Rachel Zelnick-Abramovitz, si les esclaves ont pu être considérés comme des objets et des biens achetés
et revendus, comment l’affranchissement transforme-t-il le statut de ces biens ? L’esclave affranchi est-il
aliéné et si oui, au profit de qui ? L’esclave affranchi peut-il se posséder et devenir son propre maître ?
Selon les interprétations d’Orlando Patterson, ou de Claude Meillassoux, l’affranchissement ne permet
pas de sortir de l’esclavage, car l’affranchissement « ne s’accompagne pratiquement jamais d’une totale
et immédiate disparition des liens de dépendance ». Même affranchis, les anciens esclaves se retrouvent
toujours enserrés par des normes qui les inscrivent dans de nouveaux rapports de dépendance avec leurs
affranchisseurs : en droit musulman par exemple, de nombreux actes des affranchis (leur mariage, leur
héritage) dépendent de la bonne volonté de leur patron (mawlâ). De fait, selon Patterson,
l’affranchissement ouvrirait un nouveau cycle de dépendance : lors d’un premier cycle, le maître assurait
une vie à l’esclave mort socialement qui, en échange, servait loyalement son maître ; dans un second
cycle, le maître offrirait à l’affranchi un début de vie sociale ; en échange, durant toute sa nouvelle vie, ce
dernier devrait exprimer son éternelle gratitude à son ancien patron.
D’autres analyses conduisent à voir dans les affranchissements des processus d’intégration sociale,
certes parfois très lents, à des communautés d’hommes et de femmes libres. En circulant entre ces
approches qui mettent l’accent sur une émancipation fragile et graduelle, et celles qui insistent sur la
perpétuation de la domination des maîtres, il s’agit ici tout d’abord d’observer des parcours d’esclaves
affranchis selon les différentes formes de manumission, avant de considérer les affranchissements comme
des instruments des politiques d’abolition au cours des XIXe et XXe siècles.
De la période antique aux temps des abolitions, les procédures juridiques et pratiques de
l’affranchissement se recoupent en certains points dans les mondes occidentaux et islamiques,
certainement sous l’influence partagée du droit romain.
Trois premières formes d’affranchissement ont pour cadre la maison du maître de l’esclave.
Une première modalité du monde romain – qui ne se retrouve pas dans le monde musulman ni dans
les empires coloniaux européens – permet des affranchissements par adoption de l’esclave.
Un deuxième type de libération domestique promet l’affranchissement aux concubins et concubines
serviles ou bien aux esclaves épousés : en droit musulman, la mère de l’enfant (ou umm al-walad) – sous-
entendu la mère d’un enfant conçu avec un maître libre – ne peut être vendue ni léguée en héritage, sauf
si elle commet un adultère. L’umm al-walad acquiert sa manumission après la mort de son maître et
devient cliente de ses héritiers. Dans les empires coloniaux américains, les concubines et les enfants issus
de couples mixtes étaient majoritaires parmi les affranchissements, mais leur manumission n’avait rien
d’automatique. Elles dépendaient de la seule volonté des maîtres.
Une troisième et dernière forme devait se concrétiser avant le décès d’un maître ou d’une maîtresse
qui promettaient l’affranchissement posthume d’un ou de plusieurs de leurs serviteurs (tadbîr en arabe).
Cette forme était massive dans le monde gréco-romain ; elle est attestée dans les testaments des
philosophes (Aristote, Théophraste). En revanche, ces affranchissements testamentaires ne donnaient lieu
à aucune législation spécifique dans les Amériques coloniales. Orlando Patterson a rapproché ces
affranchissements post mortem de rites précolombiens et africains durant lesquels des esclaves étaient
sacrifiés ou accompagnaient leur maître dans la tombe. Avec les affranchissements posthumes, les
esclaves ne suivent plus leur maître dans la tombe, mais leur lien de fidélité est tout de même reformulé
par une nouvelle relation de patronage avec l’ancien maître affranchisseur et sa lignée.
D’autres formes d’affranchissements impliquaient des tierces parties, en dehors des maîtres et des
esclaves. Ces derniers pouvaient racheter leur liberté en amassant un pécule au jour le jour et en fonction
d’un contrat préétabli et parfois avalisé par une autorité extérieure à la maisonnée du maître ou de la
maîtresse. Ces rachats de liberté étaient tout aussi bien pratiqués dans certaines régions de la Grèce
antique que dans les mondes musulmans (sous le nom de mukâtaba ou kitâba) ainsi qu’en Amérique sous
domination ibérique. Dans les Amériques coloniales, anglaise et française, ces rachats étaient en théorie
interdits mais ils existaient en pratique. En dehors des cercles familiaux, d’autres modes
d’affranchissement étaient spécifiques à certaines sociétés. Dans la Grèce antique et notamment à
Delphes et en Thessalie, des affranchissements sacrés faisaient de l’ancien esclave le protégé d’une
divinité : en droit, un tel esclave restait sous une tutelle divine, mais il jouissait de l’usufruit de sa liberté.
De manière plus générale, de la période antique au XIXe siècle, des souverains ou représentants
d’États pouvaient décider d’affranchir des esclaves pour célébrer une victoire ou des naissances royales,
ou bien encore afin de récompenser des esclaves qui avaient dénoncé un complot ou avaient combattu
pour défendre une entité politique : comme à Athènes en 490 puis en 406 avant notre ère ; ou bien lors de
la guerre d’Indépendance des États-Unis, et plus tard lors des guerres napoléoniennes et des guerres
d’indépendance sud-américaines des années 1810-1820.
Mais le même droit, les mêmes cadres juridiques qui ouvraient diverses voies d’affranchissement
établissaient aussi des restrictions. Ainsi dans les premiers temps de l’Empire romain, les lois dites
« augustéennes » limitent le nombre d’esclaves qu’un maître peut affranchir par testament : 5 pour une
maisonnée de 10 esclaves, et 100 pour une maisonnée de 500 esclaves ou plus, afin de préserver des
patrimoines familiaux selon une loi instaurée deux ans avant notre ère ; et une autre loi (de l’an 4 de l’ère
chrétienne) définit un âge minimum pour l’affranchi à trente ans et pour son maître affranchisseur à vingt
ans. Le même type de restrictions est apporté par chacune des quatre grandes écoles juridiques
musulmanes sunnites : la formule d’affranchissement posthume par le maître est ainsi tout aussi
révocable qu’une « disposition testamentaire » ; l’affranchissement de la mère d’un enfant conçu avec un
maître pouvait être révoqué si cette dernière avait commis un adultère. Plus important encore, comme en
droit romain, en droit musulman l’esclave affranchi se devait de maintenir un lien de dépendance, une
relation de patronat (walā’) avec son maître ou sa maîtresse (mawlā). Cette relation fait du patron ou de la
patronne et des descendants de ces derniers, les protecteurs de l’esclave affranchi et de ses descendants,
mais aussi son ou ses héritiers si ce dernier ou cette dernière mourait sans descendants reconnus. Selon
un autre type de contrôle, dans l’Amérique française et aux Antilles, pour affranchir un esclave, il fallait
obtenir l’autorisation du gouverneur et de l’intendant, et payer une taxe à partir de 1745. Des maîtres ne
respectaient pas ces procédures si bien que des anciens esclaves, souvent métis, appelés « libres de fait »,
se retrouvaient dans une situation incertaine, et donc toujours à la merci de leurs affranchisseurs.
De manière plus générale, certaines modalités d’affranchissement qui existaient durant l’Antiquité
ont été abandonnées durant les périodes médiévale et moderne en dépit d’une matrice juridique romaine
commune : ainsi de l’affranchissement après avoir été inscrit sur la liste des citoyens, pratiqué dans le
monde romain notamment à la fin de la République. Et aux premiers temps de l’islam, même si les textes
canoniques enjoignent les croyants à bien traiter leurs esclaves, un mode très particulier
d’affranchissement parmi les sociétés préislamiques, la pratique de l’affranchissement sans condition (ou
tasyīb) est peu à peu abandonnée sous les premiers califes.
Statut des affranchis
Une fois leur affranchissement obtenu, les anciens esclaves se retrouvent le plus souvent dans des
positions inférieures à celles des hommes et femmes libres. En Grèce antique, les affranchis ne font pas
partie du corps des citoyens. À l’époque classique, ils partagent un sort comparable à celui des métèques,
des résidents étrangers sans droits politiques, ne pouvant en Attique acquérir de terres ni se marier avec
des citoyens libres (mais ce n’est pas le cas en Thessalie, en Épire, ou en Étolie). Ils doivent juridiquement
être représentés par un citoyen, un prostatês, qui n’est autre que leur ancien maître à Athènes, auquel
l’esclave doit un certain nombre d’obligations.
En Amérique coloniale, la situation des affranchis s’est généralement dégradée. Si, au départ, la
législation était peu discriminante, le Code noir de 1685 considérant les affranchis comme des sujets du
roi dotés des mêmes droits civiques, leur statut a évolué au cours du XVIIIe siècle : dès 1730 en Jamaïque et
après le début des années 1760, en d’autres régions. La question des droits des « libres de couleur » (au
sens large les affranchis et les descendants d’affranchis nés libres) devient un enjeu majeur des débats
durant les périodes révolutionnaires. Les « libres de couleur » ne parviennent à conquérir des droits que
de manière inégale dans les États américains au cours du XIXe siècle. En Amérique du Sud, les libres de
couleur ou esclaves affranchis africains ou issus de métissages (pardo dans le contexte brésilien), même
s’ils disposaient d’un meilleur statut juridique que les esclaves, ne se voyaient reconnaître que des droits
limités : ils ne pouvaient ni voter, ni exercer des fonctions politiques, ni témoigner contre des blancs, et
étaient interdits d’exercer certains métiers, dont le négoce. Les libres de couleur étaient parfois amenés à
porter des signes vestimentaires distinctifs. Ils pouvaient reproduire le système de domination en
possédant eux-mêmes des esclaves ou en se distinguant des esclaves noirs qu’ils excluaient de leurs
cercles de sociabilité En Jamaïque, ceux qui étaient nés libres étaient jugés par leurs pairs tandis que les
affranchis étaient entendus par des tribunaux pour esclaves.
D’autres sociétés maintenaient les affranchis dans des situations intermédiaires (entre pleine liberté
et esclavage) tout en leur accordant quelques droits. Dans la Rome antique où les affranchis étaient
nombreux, ces derniers étaient enserrés dans des relations de patronage avec leur maître respectif à qui
ils devaient rendre de multiples services (operae) et le respect (obsequium), à la manière d’autres parents
et serviteurs subordonnés de la maisonnée. Ils disposaient de droits politiques : les libertini ou libertinae
pouvaient voter mais ils ne pouvaient se présenter à des fonctions électives. Dans cet empire, les
affranchis pouvaient acquérir des terres, établir des contrats, se marier avec des gens libres issus des
couches sociales les plus modestes. Les sources romaines mettent d’ailleurs souvent en valeur des
affranchis célèbres ou fictifs qui éclipsent d’autres cas bien plus prosaïques ou tragiques : il en est ainsi
des affranchis impériaux tels que Marcus Antonius Pallas, secrétaire du Trésor sous les règnes des
empereurs Claude et Néron, ou bien du personnage de Trimalcion, du Satyricon de Pétrone, devenu riche
grâce à la générosité de son maître. Toutefois, l’historien de l’art Lauren Petersen juge que les affranchis
ne cherchaient pas à se distinguer en termes esthétiques ou artistiques. Ils choisissaient soit d’indiquer
implicitement, soit de ne pas faire part de leur statut d’affranchi dans leurs choix de décoration ou de
construction de maisons et d’édifices.
En Chine, encore à la fin du XVIIIe siècle, affranchis et esclaves qui s’étaient rachetés ne gagnaient
qu’une faible autonomie. Ils restaient redevables à l’égard de leur ancien maître, la macule servile les
distinguant pour au moins trois générations. En terre d’Islam, de manière comparable, l’affranchi converti
à l’islam était maintenu dans une relation de patronage (walâ’) auprès de son maître et des descendants
de ce dernier mais généralement pour une seule génération. Ses droits étaient restreints par rapport à
ceux d’un sujet libre, notamment en matière d’alliances matrimoniales et d’héritage. Cependant, la
capacité ou non des affranchis à trouver place dans une communauté d’hommes libres était liée aux
constructions raciales. Les esclaves affranchis et convertis venant du nord de la Méditerranée
parvenaient à se fondre dans la communauté des croyants musulmans et libres. En revanche, ceux qui
étaient originaires des contrées sahariennes et plus généralement de l’Afrique de l’Ouest et de l’Est
conservaient le plus souvent la macule servile et étaient assignés à un statut de second ordre ; ainsi au
Maghreb dans le cas des haratins, cultivateurs théoriquement libres mais maintenus à un rang
intermédiaire entre libres (ou aḥrār) et esclaves (‘abīd). La situation était encore plus difficile pour les
femmes affranchies qui, en contexte urbain, ne disposaient pas de ressources économiques et étaient
maintenues dans des activités domestiques et de prostitution.
Les esclaves en quête d’affranchissement ont interpellé les représentants des communautés
religieuses et des pouvoirs étatiques dans d’autres régions. Dans la Rome antique, les autorités publiques
garantissaient de manière fondamentale la publicité des actes d’affranchissement. Ce faisant, les
administrations pouvaient officialiser les manumissions, identifier les changements de statut des esclaves,
leur intégration ou non dans une communauté civique.
D’une manière plus intéressante encore, selon ce registre de contrôle étatique des
affranchissements, la compétition entre les États notamment impériaux et leurs rivalités autour des
communautés de sujets transfrontaliers pouvaient aussi constituer des failles et des bases de
revendications pour des esclaves en quête de liberté. Prenons le cas concret des Amériques des XVIIe et
e
XVIII siècles dont certains territoires, avant la naissance des États-Unis, étaient objets de rivalités entre
plusieurs pouvoirs – espagnol, français et britannique. À partir de ces terres, et notamment de la Caroline,
à la fin du XVIIe siècle, des esclaves pouvaient fuir plus au sud vers la Floride espagnole, attirés par les
possibilités de rachat de soi qu’offrait la monarchie hispanique après que les esclaves eussent reconnu la
« vraie foi » catholique. La même stratégie pour attirer des esclaves en quête d’affranchissement fut
employée par les autorités espagnoles au cours du siècle suivant contre les territoires protestants des
Caraïbes (Jamaïque, Curaçao et Sainte-Croix). Le contraste entre des sociétés qui affranchissaient peu en
Amérique du Nord et d’autres qui rendaient plus fréquemment leur liberté aux esclaves dans l’Amérique
ibérique pouvait susciter ce type de fuite vers des terres perçues de l’extérieur comme plus clémentes.
Plus encore, ce contraste se percevait dans les structures mêmes de ces sociétés américaines : dans le
Sud marqué par un plus grand nombre d’affranchissements, la classe intermédiaire entre maîtres et
esclaves était composée de libres de couleur tandis qu’en Amérique du Nord, cette classe était peuplée de
petits blancs.
Certains esclaves pouvaient aussi regagner leur liberté lorsqu’ils quittaient des colonies
esclavagistes pour se rendre en métropole, sur les territoires européens, notamment britanniques et
français qui se définissaient comme des « sols libres » (free soil) de tout esclavage. Encore devaient-ils
passer devant des tribunaux dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Dans l’Empire britannique, des
esclaves purent ainsi établir un lien logique entre le baptême, l’entrée dans la communauté des chrétiens
et l’accès à un sol libre. L’idée d’un « sol libre » remonterait aux chartes urbaines émises dans le nord de
l’Espagne aux IXe et Xe siècles. Cette idée et la pratique de libération qui en découle furent ensuite reprises
dans le sud de la France et de là diffusées vers la Flandre, l’Angleterre et les territoires germaniques au
cours des XIIe-XIIIe siècles. Le concept et la pratique du « sol libre » furent longtemps atténués par les
expansions coloniales et les exploitations d’esclaves y compris dans l’Europe méditerranéenne, avant
d’être brandis à nouveau dans les combats abolitionnistes, à partir du XVIIIe siècle.
C’est entre le second XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, que l’affranchissement fut vivement
mobilisé comme un argument dans les débats autour de l’abolition et comme un moyen pour
progressivement mettre fin à l’esclavage. Les quakers, dissidents de l’Église anglicane qui avaient déjà
exprimé des vues abolitionnistes dès la fin du XVIIe siècle, furent plus déterminés encore, à partir de la
seconde moitié du XVIIIe siècle, dans leur volonté de mettre fin à l’esclavage. Ils agirent aux côtés d’autres
groupes ou Manumission Societies qui se développèrent durant la Révolution américaine en faveur d’une
émancipation progressive des esclaves et la protection des esclaves noirs affranchis contre toute nouvelle
tentative de les ré-asservir. Ces élans furent vites dissipés aux États-Unis une fois l’indépendance acquise.
Si la Pennsylvanie devint un havre pour les anciens esclaves, en revanche d’autres États, comme la
Caroline du Sud et le Mississippi, limitèrent les possibilités d’affranchissement des esclaves. Le précédent
de la Révolution haïtienne, menée notamment par des libres de couleur ou descendants d’affranchis, avait
effrayé.
En Amérique latine, dans le contexte des guerres de libération des années 1810-1820, les pratiques
d’affranchissement eurent des effets variés. En Colombie, les engagements républicains des maîtres
purent parfois aboutir à des formes d’affranchissements publics. Au Venezuela, avec la sécession de la
Grande Colombie et l’indépendance du pays, les esclaves eurent recours à la justice pour obtenir une
protection juridique et des affranchissements. Mais une nouvelle législation restreignit les droits des
affranchis, comme la loi de 1821, qui obligeait les descendants d’esclaves à travailler pour leurs maîtres
(jusqu’à l’âge de dix-huit ans et jusqu’à l’âge de vingt et un ans dans la loi de 1830).
Plus tard, au Brésil, avant même l’abolition de 1888, les esclaves ont aussi fréquemment fait appel à
la justice pour s’affranchir. L’historien Sydney Chalhoub est le premier à avoir mis en valeur le nombre
croissant de procès pour affranchissement dans les années 1860 si bien que, selon le recensement de
1872, 74 % des esclaves d’origine africaine étaient libres ou affranchis. Sur un total de près de 10 millions
d’habitants, dont 85 % de sujets libres contre 15 % d’esclaves, les hommes et femmes libres d’origine
africaine représentaient plus de 40 % des habitants de l’ensemble de la population, soit autant que les
habitants blancs.
En Méditerranée, surtout à partir des années 1830, au sein de l’Empire ottoman et bien au-delà vers
la Perse, la diplomatie britannique affirmait agir pour l’abolition de l’esclavage en affranchissant des
esclaves qui se réfugiaient dans les consulats britanniques ou en encourageant des souverains, tels que le
gouverneur de la province ottomane de Tunis, à affranchir des esclaves. Des hommes et femmes d’origine
ouest-africaine se rendaient sur des navires battant pavillon britannique, mais aussi auprès des consuls et
des vice-consuls britanniques afin que ces derniers interviennent auprès des souverains locaux et
obtiennent des juges musulmans des actes d’affranchissement en bonne et due forme.
Dans la péninsule Arabique, cette politique britannique d’affranchissement, menée des années 1820
aux années 1940, eut des résultats contrastés, notamment dans la région d’Aden. Les effets de cette
politique ne se faisaient ressentir que sur les régions côtières. Elle ne touchait que rarement l’intérieur de
la péninsule Arabique. Des autorités locales comme les autorités saoudiennes ou celle de Bahreïn
refusaient de participer à cette politique d’affranchissement qui suscitait mécontentements et
manifestations parmi leurs populations. Le nombre d’esclaves affranchis par les Britanniques resta limité
jusqu’au début des années 1920, époque à laquelle il commença à croître jusqu’en 1946. Une politique
d’abolition fondée sur des affranchissements massifs se heurtait aux volontés des trafiquants et maîtres
d’esclaves. En ce sens, y compris durant les périodes successives d’abolition des XIXe et XXe siècles,
l’affranchissement en lui-même n’était pas un gage de liberté ou de libération.
Quelles places les affranchis pouvaient-ils conquérir dans des sociétés qui se considéraient comme
post-esclavagistes ? Nombre d’hommes et de femmes devenus libres restaient dans une proximité avec
leurs anciens maîtres, faute de ressources propres. Pour ces anciens esclaves, souvent sans moyens de
production, la question de l’accès à la terre et au travail était, de ce point de vue, fondamentale.
RÉFÉRENCES
S. Chalhoub, « The Politics of Ambiguity : Conditional Manumission, Labor Contracts, and Slave
Emancipation in Brazil (1850s-1888) », International Review of Social History, 60, 2015, p. 161-191.
E. Pérez Morales, « Manumission on the Land : Slaves, Masters, and Magistrates in Eighteenth-Century
Mompox (Colombia) », Law & History Review, 35, 2017, p. 511-543.
L. Hackworth Petersen, The Freedman in Roman Art and Art History, New York et Cambridge,
Cambridge University Press, 2006.
J. Zdanowski, « The Right to Manumit and British Relations with Ibn Saud and Persia in the 1920s »,
Journal of Contemporary History, 50, 2015, p. 786-804.
R. Zelnick-Abramovitz, Not Wholly Free. The Concept of Manumission and the Status of Manumitted
Slaves in the Ancient Greek World, Leyde et Boston, Brill, 2005.
RENVOIS
PAULIN ISMARD
Nous voici à Rhamnonte, dans le nord-est de l’Attique, au milieu du IIIe siècle avant notre ère. Les
résidents de cette petite communauté littorale votent un décret en l’honneur d’un magistrat militaire,
Epicharès, célébré pour l’ensemble de ses bienfaits. Alors que la côte orientale de l’Attique subissait les
raids réguliers de navires pirates, Epicharès a conclu un accord financier permettant la libération de
captifs, libres et esclaves. Il a permis « qu’aucun des citoyens ne soit emporté et que les esclaves ne
soient pas saisis » (SEG 24, 154, l. 21), tout en châtiant ceux qui avaient servi de guides aux pirates.
Gravé et érigé dans le sanctuaire de la divinité Némésis, le décret distingue explicitement deux catégories
de captifs : les hommes libres et leurs propres esclaves. L’accord prévoyait qu’en l’échange d’une rançon
les premiers retrouvent leur statut de libres et réintègrent la communauté, tandis que les seconds, de
statut servile, reviendraient à leur maître légitime.
Dans nombre de sociétés esclavagistes, le vocabulaire distingue explicitement le captif de l’esclave.
Certes, la captivité, soit la soumission contrainte résultant d’un acte de capture, est bien souvent le
préalable à la réduction en esclavage. L’étymologie même du terme esclave l’atteste, puisque sclavus,
dérivé de scylavus, provient du grec skuleuô : dépouiller un ennemi. On ne saurait toutefois confondre le
captif et l’esclave. Dans la Méditerranée ancienne, l’aikhmalôtos, l’homme « pris à la pointe de la lance »
diffère du doulos, de même que le captivus n’est pas le servus. Cette distinction terminologique, commune
aux langues indo-européennes, se retrouve dans les contextes les plus divers : ainsi, en arabe, entre asîr
(« captif ») et ’abd (« esclave »), ou en langue guèze entre dewew (« captif ») et gabr ou amat
(« esclave »).
La distinction est cependant loin d’être pertinente en tout temps et en tout lieu et nombre de
sociétés l’ignorent. Désigner les individus faisant l’expérience d’une soumission contrainte comme des
captifs ou des esclaves procède dans ce cas d’une décision de la part des acteurs et des observateurs. « Si
le mot esclave choque et paraît malsonnant, il n’y a qu’à le remplacer par celui de captif », écrit en 1901
le capitaine Renard, au moment de concevoir le régime de travail forcé du système concessionnaire, dans
le Congo (français) colonial. L’usage du terme de captif par les autorités coloniales laissait entendre que
l’esclavage avait disparu. Le choix du vocabulaire peut aussi relever d’une prise de position théorique de
la part des historiens et anthropologues, en particulier lorsqu’ils privilégient le terme de captifs par
rapport à celui d’esclaves. Façonné par l’expérience juridique européenne, identifié au travail contraint et
à l’exclusion radicale de la société, le terme d’esclavage empêcherait en effet de saisir l’originalité de
sociétés reposant sur la guerre de capture. Fernando Santos-Granero a ainsi forgé la notion de société de
la capture (capturing society) pour éclairer la singularité d’une économie politique amérindienne dans
laquelle la vie elle-même, davantage encore que le travail, fait l’objet d’une appropriation. La prédation et
la capture des hommes seraient indispensables à la reproduction de ces sociétés, et l’assimilation en leur
sein des captifs empêcherait que l’esclavage ne soit institutionnalisé sous la forme d’un statut de
dépendance transmissible héréditairement.
Une telle proposition mérite évidemment d’être discutée. Il convient toutefois de mesurer au
préalable la complexité des relations qui associent le phénomène de la captivité à celui de l’esclavage. De
fait, la capture a longtemps offert à l’esclavage sa principale justification sur le plan du droit, et si
l’esclavage se distingue normativement de la captivité les configurations qui voient les deux statuts se
confondre sont nombreuses. Où cesse la captivité et où commence l’esclavage ? La question ne trouve
guère de réponse facile, et s’avère même bien souvent vaine, de sorte que c’est notre conception
ordinaire de l’esclavage qui mérite d’être redéfinie à l’aune de l’expérience de la captivité.
L’origine du mot esclave en latin vient, croit-on, du fait, que ceux que les lois de la guerre
autorisaient à mettre à mort, étaient épargnés (servare) par les vainqueurs pour devenir
esclaves (servi) (La Cité de Dieu, 19, 15).
L’esclave serait donc un vaincu auquel la survie aurait été octroyée sur le champ de bataille.
Cette construction normative, reprise par Thomas d’Aquin comme par la seconde scolastique,
persiste en Europe jusqu’à la fin de l’époque moderne. Elle est commune au droit musulman qui établit
que la capture lors d’une guerre était la seule source d’acquisition légitime des esclaves. À la fin du
e
XVII siècle, John Locke définit l’esclavage de la même manière que Florentinus ou Ulpien :
Voilà la condition de l’esclavage sous la forme parfaite et ce n’est rien d’autre que la
continuation de l’état de guerre entre un conquérant légitime et son captif (Second Traité, II,
IV, 24).
Dès lors qu’on la rapporte à la situation de l’Amérique coloniale, dont Locke fut l’un des acteurs
comme rédacteur des Lois fondamentales de la Caroline du Sud de 1669 à 1682, cette définition a tout
d’une sinistre fiction, puisque la totalité des femmes et des hommes qui y furent exploités en tant
qu’esclaves n’avaient pas été acquis au terme d’un acte de capture mais par le biais du commerce. Cette
fiction normative fut pourtant d’une portée considérable jusqu’à l’abolition de l’esclavage. Étudiant le
droit de la Louisiane du début du XIXe siècle, Rebecca Scott a ainsi montré que la propriété sur un esclave
n’y était pas définie par sa source ou son origine – de quel droit posséder un esclave ? –, mais par ses
effets, soit l’ensemble des pouvoirs dont dispose le maître sur la personne de l’esclave. La légalité de
l’origine de l’asservissement était passée sous silence de sorte qu’elle pouvait toujours être imputée
théoriquement à une scène primitive, l’acte de capture, placée à l’extérieur du champ du droit. La capture
offrait en ce sens l’arrière-plan normatif justifiant le droit du propriétaire sur des hommes et des femmes
qui avaient pourtant fait l’objet d’un achat ou étaient nés esclaves.
La contradiction entre une telle fondation normative et la pratique de la traite atlantique était bien
sûr manifeste depuis le début du XVIe siècle. Aucun droit de la guerre ne pouvait plus justifier l’achat et la
déportation de millions d’esclaves africains, si bien que, pour préserver cette fiction, il fallait transférer la
responsabilité de la réduction en esclavage aux intermédiaires africains avec lesquels les marchands
européens commerçaient. Rares furent pourtant les intellectuels, comme Fernando Oliveira (1507-1581),
qui en pointèrent les apories et saisirent d’emblée le bouleversement idéologique que la traite impliquait.
Dans son Arte da Guerra do Mar, publié à Coimbra en 1555, Oliveira s’opposait en effet à l’esclavage des
Africains dès lors que ce dernier ne relevait plus des principes de la guerre juste, mais résultait d’un
échange marchand pacifique. L’esclavage des Africains, expliquait-il, s’affranchissait du principe de
réciprocité de la guerre qui voulait que les deux belligérants soient pareillement soumis au risque de la
servitude, ce dont la course méditerranéenne offrait un modèle contemporain. Dès lors que l’esclavage
n’était plus légitimé par la guerre et par la capture, il changeait de nature, et cette transformation ouvrait
la voie à une légitimation fondée sur la race.
De la captivité à l’esclavage
De la captivité à l’esclavage
Captivité et esclavage se présentent néanmoins dans nombre de sociétés comme deux conditions
distinctes, et il convient de décrire de la manière la plus générale ce qui les oppose. Alors que la condition
de captif est par nature transitoire, donnant lieu le cas échéant à une rançon, le statut d’esclave est au
contraire définitif, en attente d’un éventuel affranchissement. Si le captif ne perd jamais, le temps de sa
soumission, son identité sociale, sa dignité ou son honneur, qui s’expriment à travers un nom, l’esclavage
résulte d’un processus de désocialisation et de transformation de l’identité. Aucun des captifs qui
accompagnait le cortège du triomphateur romain, pas davantage que Platon en Sicile, ou Cervantès à
Alger, tous deux faits captifs puis rachetés, ne fut esclave. Le captif ne peut en effet devenir esclave qu’à
la suite d’une décision de celui qui exerce un pouvoir sur lui – comme celle du général romain, qui peut
proclamer sa mise en vente –, ou, plus ordinairement, d’un ensemble de rites socialisés qui ont le pouvoir
de réaliser sa transformation statutaire. Gilles Holder a ainsi décrit l’ensemble des procédures par
lesquelles, au début du XXe siècle, chez les Sama (voisins des Dogons, dans le nord du Mali), un captif était
transformé en esclave. Au sein de la société sama, société esclavagiste composée de 20 à 50 % d’esclaves,
le captif qui n’était pas immédiatement vendu était exposé publiquement dans le village de son vainqueur.
Résultant d’un acte de guerre, le pouvoir qui s’exerçait sur lui relevait de la société tout entière et non
d’une famille. On demandait donc solennellement si le roi ou ses gens avaient besoin d’un esclave. En cas
de réponse négative, le héraut royal proclamait que le captif était la pleine propriété du guerrier. Un
ensemble d’actes rituels (lavage, rasage) puis l’attribution d’un prénom par ses maîtres, était enfin
nécessaire pour que le captif devienne un esclave. Cette transformation était pensée dans les termes d’un
passage de la « vie », dans sa plus grande nudité, à l’avènement d’un « être humain » doté d’une identité
propre, ce qui se traduisait par l’octroi du patronyme du maître.
Puisque la condition de captif est par nature provisoire – qu’elle donne lieu à une réduction en
esclavage ou à une libération –, elle n’implique pas de dégradation statutaire, ni de mort sociale. Dans le
monde des cités grecques, comme à Rome, en vertu de l’institution du postliminium, un citoyen devenu
captif conservait son statut jusqu’à ce qu’il fasse l’objet d’une éventuelle mise en vente en tant qu’esclave,
et c’est précisément son rang tout comme la capacité qu’avaient ses proches de le racheter qui
déterminaient le prix de sa rançon éventuelle. L’appartenance de l’individu à un monde social structuré
par des hiérarchies de statuts ou de dignités et par de multiples appartenances communautaires fixait son
prix en tant que captif, qui s’effondrerait dès lors qu’il aurait été fait esclave et vendu en tant que tel.
Dans la Méditerranée du XVIIe siècle, le prix de rachat d’un chevalier de Malte ou de capitaines de la flotte
espagnole s’établissait généralement entre 2 000 et 3 000 piastres, soit une somme dix fois supérieure au
prix moyen des autres captifs.
Le rachat de captifs donnait lieu bien souvent à la délimitation d’un temps et d’un espace spécifiques
(sur une plage, ou à proximité de la côte), dans lequel pouvaient se dérouler les négociations en vue du
rachat. De fait, la logique du marché de la rançon est bien différente de celles d’un marché d’esclaves.
Alors que le rachat de captifs porte sur des individus précis, qui doivent faire l’objet d’une reconnaissance
personnelle, l’achat d’esclaves concerne des hommes et des femmes qui ont déjà subi une dés-
identification, de sorte que l’achat est souvent collectif. De même, en droit, le rachat d’un captif se
distingue explicitement de l’achat d’un esclave. Le droit grec et le droit romain définissent précisément la
nature du pouvoir qu’exerce un individu qui aurait racheté un captif, tant que celui-ci n’aurait pas
remboursé le prix de la rançon. Ils établissent clairement que ce pouvoir ne consiste pas en un droit de
propriété analogue à celui d’un maître sur son esclave. Une telle prescription est plus ferme encore dès
lors qu’il est interdit de réduire en servitude un coreligionnaire et que l’espace de la foi garantit
l’immunité des fidèles contre la menace de l’esclavage. Le droit malékite considère ainsi qu’un captif
musulman ne saurait en aucun cas être réduit en esclavage par son libérateur et retrouvera, dès l’acte de
rachat, son statut d’individu libre. Dans le courant du VIIIe siècle, le droit byzantin établit de même qu’un
captif chrétien racheté en terre d’Islam par un de ses coreligionnaires demeurera libre, et, s’il ne parvient
pas à rembourser à son libérateur le prix de son rachat, ce dernier doit lui permettre d’accumuler la
somme nécessaire.
La relation entre captivité et esclavage mérite toutefois d’être historicisée. Il faudrait pouvoir suivre
de quelle manière la captivité guerrière cessa d’être placée sous la menace de la réduction en esclavage.
Sans doute le statut de prisonnier de guerre émerge dans le courant du XVIIe siècle, à l’occasion des
guerres qui opposent les puissances européennes, mais lorsque Burlamaqui écrit que « tous les chrétiens
généralement ont trouvé à propos d’abolir entre eux l’usage de rendre esclaves les prisonniers de
guerre » (Principes du droit politique, 1748), il omet de mentionner que l’esclavage est une institution
presque exclusivement réservée au monde colonial. Le problème se pose bien différemment pour des
sociétés qui recourent encore massivement à l’esclavage. Will Smiley a montré que lors des guerres qui
avaient opposé l’Empire ottoman à la Russie des tsars, du traité de Belgrade (1735) à celui de Bucarest
(1812), le retour des captifs était devenu peu à peu une des priorités de la politique des sultans. Les
affrontements entre les deux puissances auraient débouché sur la reconnaissance d’un statut de
prisonnier de guerre, la captivité ne débouchant plus sur la nécessité du rachat ou l’esclavage. Les
guerres opposant l’Empire byzantin au califat omeyyade, puis abbasside, au cours du VIIIe siècle,
constituent un autre moment charnière, dont on saisit déjà les prémisses dans l’Antiquité tardive. À partir
de 769, les deux empires belligérants en vinrent en effet à conserver la grande majorité de leurs
prisonniers de guerre en vue de leurs échanges éventuels (Y. Rotman). Captifs arabes et byzantins ne
firent plus l’objet de rançons, mais étaient conservés en vue d’échanges, au cœur des relations
diplomatiques entre puissances. L’esclavage n’était plus, en somme, l’horizon naturel de la captivité de
guerre.
Les configurations sont toutefois nombreuses dans lesquelles la frontière entre captifs et esclaves
est incertaine. Le laboratoire de la Méditerranée des XVIe et XVIIe siècles est sur ce point particulièrement
suggestif. « Aux confins de la course et de la piraterie », le corso – terme de la lingua franca – désigne
cette « guerre perpétuelle et permanente », qui « n’admet ni paix, ni trêve » (M. Fontenay) et, sous
prétexte de guerre sainte contre l’infidèle, se déploie en miroir de part et d’autre de la Méditerranée.
Qu’ils soient saisis sur leurs embarcations ou par des razzias sur les côtes, la capture des hommes, depuis
Livourne, Majorque, Alger, Tunis, Naples ou Tripoli, est une pratique massive. Particulièrement rentable,
l’économie de la rançon généra un nombre considérable d’activités, faisant intervenir des intermédiaires
marchands spécialisés, alimentant les métiers du change, mais aussi des institutions assurancielles, qui
couvraient la perte de la liberté. Le rachat de captifs donna naissance à des ordres militaro-religieux, tel
l’ordre de Malte, et encouragea des pratiques diplomatiques et identificatoires inédites, par lesquelles
s’inventèrent des techniques de contrôle des populations. Les captifs servaient de rameurs dans les
marines militaires, mais ils alimentaient aussi la demande en main-d’œuvre dans l’agriculture ou
l’artisanat urbain sur les deux rives de la Méditerranée. Or, les sources du XVIIe siècle utilisent,
indifféremment le plus souvent, les deux termes de captifs ou d’esclaves, pour désigner les hommes qui
faisaient l’objet de libération, de rachat ou d’échange, après une expérience de soumission plus ou moins
longue. De fait, vouloir placer ces hommes de part et d’autre d’une ligne séparant les captifs et les
esclaves est voué à l’échec. Les Turcs de la chiourme de Louis XIV étaient-ils des esclaves ou des captifs ?
L’alternative est ruineuse : leur condition de servitude sous le pouvoir du roi de France était de fait sans
limites de temps mais leur statut n’était pas héréditaire, et la perspective de leur rachat étant en droit,
sinon en fait, toujours possible. Il en allait d’ailleurs de même pour les Français à Alger ou Tunis lorsque
leur captivité se prolongeait : ces hommes étaient en quelque sorte des esclaves sous condition de rachat.
À partir du XVIIe siècle, une dimension organise toutefois implicitement la distinction entre esclavage et
captivité. Elle tient à la question de la race. Car si des Européens captifs au Maghreb et des Maghrébins
captifs en Europe peuvent devenir esclaves, les noirs ont peu de moyens d’être rachetés et sont bien
souvent considérés de fait comme des esclaves.
Les guerres qui opposent aux XVIIe et XVIIIe siècles l’empire birman au royaume thaï d’Ayutthaya
s’inscrit dans une logique militaire presque en tout point contraire à celle du corso méditerranéen. Dans
une région caractérisée par de faibles densités, la capture des hommes était néanmoins au cœur de leur
affrontement. Les captifs, qui étaient la propriété éminente du pouvoir souverain, étaient déportés à
l’intérieur du territoire du vainqueur et participaient au processus de colonisation et d’exploitation des
plaines centrales des deux États. Les communautés de captifs et leurs descendants, issus dans leur
grande majorité du Siam, représentaient ainsi un cinquième de la population de la haute Birmanie au
début du XIXe siècle. Le royaume thaï de la dynastie Chakri, après la fondation de la capitale Bangkok
(1782), entreprit de la même façon des guerres de capture aux dépens du Laos et du Cambodge. Le règne
de Rama III (1824-1851) vit la déportation de 46 000 captifs, pour la plupart Laotiens. Or, il est frappant
de constater que, si la loi établissait le caractère perpétuel et héréditaire de leur condition d’esclave, la
législation du royaume leur conféra en 1805 le privilège de pouvoir se racheter. Les descendants de ces
captifs s’intégrèrent d’ailleurs en quelques générations au sein de la société thaïe. Là encore, la
distinction entre la captivité et l’esclavage se laisse difficilement saisir.
Les marchés de captifs et les marchés d’esclaves, bien qu’étant formellement distincts, sont en outre
largement dépendants l’un de l’autre. Du point de vue des vainqueurs et des esclavagistes, la rançon ou la
mise en vente se présentent d’ailleurs comme deux stratégies entre lesquelles choisir en fonction des
profits escomptés. À l’apogée de la course algéroise, dans la première moitié du XVIIe siècle, Alî Bitchîn est
à la fois un corsaire à la tête d’une flotte privée considérable, un des grands notables d’Alger et le plus
important marchand d’esclaves au Maghreb. « Spécialiste de la spéculation sur les rançons de captifs »
(L. Merouche), il choisit de livrer ses victimes à la rançon ou de les placer sur les marchés d’esclaves en
fonction de leur statut, mais aussi du cours de la vie humaine sur ces deux marchés. Il faudrait dès lors
pouvoir mesurer les configurations changeantes par lesquelles, au sein d’un même espace régional, ces
deux marchés en viennent à s’autonomiser ou au contraire à s’ajuster l’un à l’autre, ce qui suppose de
faire intervenir un nombre de variables considérables. Les documents de la Geniza du Caire semblent par
exemple indiquer que, dans la Méditerranée des Xe et XIe siècles, le prix de l’achat d’esclaves et celui de la
rançon étaient quasiment semblables (Y. Rotman). Le marché de la rançon était déterminé en dernière
instance par le marché des esclaves, d’une ampleur bien plus considérable. La demande d’esclaves était si
abondante que le prix de la rançon ne pouvait dépasser le prix des esclaves. Au contraire, dans la
Méditerranée du XVIIe siècle, l’économie de la rançon disposait de tels capitaux et de capacités
d’organisation – la demande était en somme si élevée – que le marché de la rançon tendait à
s’autonomiser du marché des esclaves.
La relation entre captivité et esclavage ne peut se penser en définitive que de manière dynamique,
l’économie de la capture étant bien souvent inséparable de l’existence des marchés d’esclaves. Elle a
d’ailleurs donné naissance à des organisations politiques originales qui, dans les interstices des États ou
aux marges des empires (mais bien souvent avec leur complicité ou sous leur protection), ont fait de la
capture leur principale source d’enrichissement. Telle est l’histoire de ceux que les auteurs grecs et
romains présentent comme des communautés pirates dans l’Orient méditerranéen de l’Antiquité, et qui
étaient des acteurs indispensables à l’approvisionnement des marchés d’esclaves. Il faut sans doute se
représenter de véritables organisations structurées, maîtrisant des réseaux maritimes de grande échelle,
et composées de professionnels de la guerre sur mer – autant d’éléments que la référence banale à la
notion de piraterie tend à dissimuler. Si les peuples « pirates » sont nombreux dans l’Antiquité
(Tyrrhéniens, Étoliens ou Crétois), les Ciliciens en sont les plus fameux représentants. Dans la seconde
moitié du IIe siècle avant notre ère, la région, du sud d’Alanya au golfe d’Iskenderun, vit en effet s’agréger
à une population locale des hommes venus de l’ensemble de la Méditerranée. Profitant de la première
globalisation des marchés d’esclaves dans le contexte de l’expansion de la puissance romaine, cet étrange
État pirate, dont la forme politique nous est malheureusement inconnue, prospéra jusque dans les
années 60 avant notre ère.
L’Asie orientale, du début du XVIe siècle au milieu du XIXe siècle, fut elle aussi le théâtre du
développement d’organisations « pirates » d’une ampleur exceptionnelle. Sous la direction de Zheng Yi
(1765-1807) puis de Zheng Yi Sao, la « Dame dragon », la « Flotte du drapeau rouge », véritable État
flottant composé de plus de 1 800 jonques et 70 000 matelots (selon le témoignage de Richard Glasspoole,
une de ses victimes), en offre l’exemple le plus spectaculaire. La confédération pirate du Guangdong, qu’il
faut concevoir comme une confédération marchande reposant sur la prédation, et comme une entité
politique, disposant de ses propres ressources fiscales et d’un appareil quasi administratif, s’en prenait
aux navires européens et asiatiques et effectuait des razzias régulières sur les régions littorales, de
Singapour jusqu’à Taïwan. Macao, Canton et Chaozhou étaient les places principales du réseau
commercial qui se déployait sur l’ensemble de la côte méridionale chinoise, et disposaient de leurs
propres places de marché où se négociait le rachat des captifs.
À la même époque, dans l’archipel de Sulu, entre les Philippines et Bornéo, les Iranun et les
Balangingi – deux populations de langue austronésienne appartenant au groupe ethnique samal – avaient
fait de la capture des hommes leur principal mode d’enrichissement. Sous la protection du sultanat de
Sulu, les Iranun et les Balangingi furent les principaux acteurs d’une économie de la traite reposant sur la
prédation et la capture, visant les littoraux de l’archipel philippin et de Bornéo, mais aussi les jonques
chinoises et les navires européens en haute mer. Les captifs étaient revendus dans l’archipel, et au-delà,
en échange d’armes ou de biens de consommation. Entre 200 000 et 300 000 femmes et hommes furent
les victimes de la thalassocratie pirate des Iranun entre 1775 et 1850. Un des éléments les plus originaux
des groupes pirates balangingi tient toutefois à l’intégration régulière des captifs ainsi que de leurs
descendants au sein de la communauté, principalement comme rameurs. En 1836, seul un dixième de la
population, sans doute composée de 10 000 individus, était d’une ascendance balangingi depuis trois
générations. D’une valeur bien supérieure à celle des hommes, les femmes captives faisaient d’ailleurs
l’objet d’une attention particulière puisqu’elles étaient destinées, comme concubines, à assurer la
reproduction de l’ensemble de la communauté.
Le cas des captifs balangingi donne à voir l’élément principal qui organise implicitement la
distinction entre captivité et esclavage. Le terme de captif permettrait de mettre en évidence le caractère
transitoire de la condition du vaincu, destiné à être assimilé au sein de la société de son vainqueur, sans
qu’un statut d’infériorité, permanent et transmissible héréditairement, ne soit institutionnalisé. L’Égypte
pharaonique du Nouvel Empire (XVe-Xe siècle avant notre ère) offre ainsi le modèle d’une société dans
laquelle l’existence d’une captivité de guerre massive ne se traduit pas par l’institutionnalisation de
l’esclavage. La situation des hemou est bien celle de captifs insérés dans l’ordre du droit pharaonique : on
leur enseigne « le parler de ceux qui suivent le roi », comme l’affirme une inscription du temps de
Ramsès III. Soumis au travail et à l’obéissance en contrepartie de la protection accordée par le roi, ils
sont destinés à devenir des travailleurs subalternes mais jouissent néanmoins d’une entière capacité
juridique d’hommes libres, comme les paysans et les ouvriers autochtones. Par ailleurs, l’existence de
redevances obligatoires en travail, s’apparentant à la corvée, aurait rendu « inutile le recours à
l’institution de l’esclavage » (B. Menu).
C’est l’anthropologie américaniste qui offre toutefois les réflexions les plus profondes sur le sujet.
Les sociétés amérindiennes révèlent en effet une grande diversité de situations dans lesquelles les captifs
sont plus ou moins durablement intégrés dans les sociétés de leur ravisseur. La violence de ces formes
d’assimilation, qui consistent en une transformation radicale de l’identité du captif, ne peut être ignorée.
Celle-ci s’accomplit en outre de façon différenciée selon l’âge et le genre des captifs, et peut se réaliser à
l’échelle d’une, deux, ou trois générations. On constate néanmoins que, d’une société à l’autre,
l’assimilation du captif est bien rarement intégrale. Lorsque des éléments de subordination ou d’exclusion
des captifs et de leurs descendants persistent, il est alors possible d’invoquer l’existence de l’esclavage.
Observons tout d’abord le cas de deux sociétés amérindiennes qui se caractérisent par leur faible
différenciation, et la modestie de leurs effectifs démographiques : les Amérindiens caraïbes Kalinago, des
petites Antilles, documentés essentiellement par la littérature de voyage et les témoignages missionnaires
du XVIIe siècle, et les Conibos, peuple amazone dont le bassin de vie se situe, aujourd’hui encore, dans l’est
du Pérou. Ces deux sociétés donnent à voir une assimilation complète des captifs à l’échelle d’une ou deux
générations, mais qui se réalise de manières bien différentes. Chez les Conibos, les captives de la
première génération n’acquéraient pas le statut d’épouses alors que les captifs étaient astreints aux
tâches les plus pénibles et que tout mariage avec une femme conibo leur était presque impossible.
Plusieurs marqueurs corporels propres à la communauté, tels la circoncision féminine ou l’allongement de
la tête pour les hommes, étaient en outre refusés aux enfants capturés. Il en allait différemment pour
leurs descendants nés parmi les Conibos. Alors que captifs et captives vivaient le plus souvent ensemble
dans la demeure de leur maître, leurs enfants étaient en effet pleinement membres de la société conibo.
Chez les Kalinagos, l’assimilation des captifs semble pouvoir s’observer à l’échelle de trois générations et,
si elle est intégrale, elle implique aussi la mise à mort d’une partie d’entre eux. De fait, les adultes mâles
étaient rituellement exécutés et consommés peu de temps après leur capture. Émasculés, les garçons
captifs étaient destinés à servir la communauté, avant d’être eux-mêmes exécutés puis consommés
parvenus à l’âge adulte, alors que les femmes adultes étaient assignées aux tâches les plus dévalorisées.
Si les jeunes filles devenaient les concubines de leurs maîtres, leur statut de captive les différenciait de
toutes les autres femmes kalinagos, mais la macule servile disparaissait à la génération suivante. Le
destin des enfants de ces captives était toutefois radicalement divergent selon le genre : alors que les
filles étaient reconnues égales à toute autre femme de la société kalinago, les garçons étaient comme
leurs grands-pères maternels destinés à être mis à mort rituellement et consommés. L’exécution de ces
jeunes garçons atteste d’une manière spectaculaire l’impossibilité de concevoir, au sein d’une société
aussi peu différenciée, un statut d’esclave. La société kalinago semble en somme offrir le modèle d’une
société de la capture qui serait aussi une société « contre l’esclavage » comme il peut exister des sociétés
« contre l’État » (P. Clastres).
Cette configuration extrême est évidemment loin d’être la norme. Pour en mesurer la singularité, il
convient d’examiner les pratiques d’adoption ou de concubinage imposées aux captifs qui ont tant marqué
les représentations imaginaires des sociétés nord-amérindiennes à la suite de récits d’anciens captifs
euro-américains, parfois qualifiés d’Indiens blancs (White Indians). Sous le terme d’adoption, on regroupe
des pratiques très variables d’assimilation, qui n’impliquent pas nécessairement que disparaissent des
liens de subordination entre natifs et captifs. De fait, l’expression d’un lien familial par lequel le captif
devient un fils ou une fille, un cadet ou une épouse ne peut seulement être interprétée comme un outil
d’assimilation. « En lui prêtant les attributs fictifs d’un parent, ses vainqueurs le coupaient aussi de tout
rapport humain traditionnel de parenté et de nationalité. Il lui était interdit de renouer d’autres liens,
sinon avec ses ravisseurs, de sorte qu’on le privait des rapports sociaux qui en auraient fait une
personne », écrit Roland Viau au sujet des sociétés iroquoises. L’incorporation des captifs s’accompagne
surtout d’une subordination qui s’exprime par la parenté. Dans les communautés amérindiennes comme
dans d’autres sociétés non étatiques qui font de la parenté la grammaire fondamentale de tout lien social
et politique, l’expression d’un lien parental est aussi le moyen de naturaliser une subordination qui relève
parfois bel et bien de l’esclavage.
Mais l’adoption ne représente pas, tant s’en faut, l’unique mode de traitement des captifs.
Considérons le cas des sociétés iroquoises, connues en particulier dans le contexte de la colonisation de la
Nouvelle-France grâce à la littérature missionnaire jésuite des XVIIe et XVIIIe siècles. Tout indique qu’après
le choc des premiers affrontements, au cours des années 1670, la guerre de capture fut indispensable au
renouvellement régulier des structures démographiques des communautés iroquoises. La capture était
d’ailleurs pensée comme la compensation d’une disparition à l’intérieur de la communauté. Le captif se
substituant au défunt, son intégration au sein du clan était inséparable des cérémonies de sortie du deuil,
comme si s’engageait un nouveau cycle de vie. Si nombre de captifs intégraient les structures de parenté
iroquoises, certains d’entre eux étaient suppliciés ou immolés pour apaiser les « âmes tourmentées », et
au fil du temps les Iroquois en vinrent aussi à pratiquer une économie de la rançon avec les colons,
comme avec d’autres peuples amérindiens. Il apparaît surtout qu’un nombre non négligeable de captifs
étaient affectés aux tâches les plus méprisées et faisaient parfois l’objet de revente. Étrangers à la
communauté, ces « enfants du néant » avaient tout de véritables esclaves, si bien qu’il faudrait en
définitive admettre l’existence d’une distinction entre captivité et esclavage. À la même période, chez les
Cherokees, sur la côte sud-est du territoire nord-américain, alors que femmes et enfants captifs
intégraient les lignages de la communauté, la plupart des hommes, désignés par le terme de atsi natshi’i
(littéralement : « celui qui est possédé ») en étaient délibérément exclus. Il est toutefois possible que
l’apparition d’un tel statut d’esclave résulte d’une transformation des formes traditionnelles de la
captivité cherokee, sous l’effet du contact avec les sociétés coloniales environnantes qui n’hésitaient pas,
jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, à réduire les Amérindiens en esclavage.
Considérons enfin le cas bien documenté de l’empire comanche qui se constitue à la bordure sud-
ouest des États-Unis dans les premières décennies du XIXe siècle. Celui-ci vit en grande partie d’une
économie de la prédation exercée aussi bien aux dépens des populations euro-américaines du Texas que
dans le nord du Mexique. L’intégration des captifs – les cadets et les femmes prioritairement aux aînés et
aux hommes – au sein des structures de parenté comanches est là encore un fait bien attesté. Au sein
d’une société dans laquelle le lignage et l’ascendance, sur plusieurs générations, organisaient les
hiérarchies sociales, l’assimilation ne fut toutefois jamais réalisée qu’à l’échelle de plusieurs générations
et ne concernait pas l’ensemble des captifs. Leur statut restait bien souvent, de fait, un statut de minorité.
Les anciens captifs avaient en outre tendance à se marier entre eux, et bien que leur statut ne soit pas
héréditaire ils transmettaient à leur descendance une macule servile.
Les sociétés iroquoises, cherokees et comanches apparaissent en définitive avoir bel et bien pratiqué
l’esclavage. Lorsque la subordination issue de la captivité cesse d’être temporaire et se transmet de facto
de génération en génération, il est en effet possible d’invoquer l’existence d’une institution esclavagiste.
Les sociétés amérindiennes présentent évidemment des configurations extrêmement diverses du nord au
sud du continent. Au sujet des populations amazoniennes yuqui, David Jabin offre d’ailleurs ici même un
cas d’étude exceptionnel, qui dément le paradigme d’une insertion du captif dans la parenté du maître, les
captifs et leurs descendants jouant bien le rôle d’un Autre dont on souligne « [les] différences somatiques
[…] érigées en marqueurs de servitude ». Malgré les procédures singulières par lesquelles les sociétés
amérindiennes travaillaient à incorporer en leur sein les captifs et à annuler leur altérité, l’expérience de
la captivité conduit le plus souvent à des formes de subordination durables, susceptibles de se reproduire
durant plusieurs générations. S’il existe des sociétés de la capture, elles ne sont en définitive qu’une
variété de sociétés esclavagistes.
RÉFÉRENCES
B. Beemer, « Southeast Asian Slavery and Slave – Gathering Warfare as a Vector for Cultural
Transmission : The Case of Burma and Thailand », The Historian, 71, 2009, p. 481-506.
W. Kayser (éd.), Le Commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers
en Méditerranée, XVe-XVIIIe siècle, Rome, École française de Rome, 2008.
Y. Rotman, « Captif ou esclave ? Entre marché d’esclaves et marché de captifs en Méditerranée
médiévale », dans F. Plazolles Guillén et S. Trabelsi (éds.), Les Esclavages en Méditerranée. Espaces
et dynamiques économiques, Madrid, Casa Velázquez, 2012, p. 25-46.
F. Santos-Granero, « Slavery as Structure, Process, or Lived Experience or Why Slave Societies Existed
in Precontact Tropical America », dans N. Lenski et C. Cameron (éds.), What Is a Slave Society ? The
Practice of Slavery in Global Perspective, Cambridge, Cambridge UP, 2018, p. 191-219.
R. Viau, Enfants du néant et mangeurs d’âmes : guerre, culture et société en Iroquoisie ancienne,
Québec, Boréal, 1997.
J. F. Warren, « Saltwater Slavers and Captives in the Sulu Zone, 1768-1878 », Slavery & Abolition,
vol. 31, no 3, 2010, p. 429-449.
RENVOIS
Préhistoires de l’esclavage
Captifs, traites et marchés : l’esclavage viking
Amérindiens, Français et Britanniques : les esclavages canadiens
Bagnes, galères et esclaves musulmans
L’ancien et le nouveau : les maures noirs, entre course et traite
Captifs des nomades de la steppe
Guerres de capture d’esclaves et prisonniers de guerre
Les esclaves et le jihad
Corps
PAULIN ISMARD
L’historien grec Hérodote fait remonter l’origine de l’esclavage dans la cité d’Athènes à un épisode
étonnant. En des temps anciens, explique-t-il, les Athéniens cohabitaient avec le peuple des Pélasges sur
le territoire de l’Attique. Établis au pied de la montagne de l’Hymette, les Pélasges avaient pris pour
habitude d’outrager (entendons ici : assaillir sexuellement) les jeunes filles d’Athènes lorsqu’elles
traversaient leur territoire. Et l’historien de glisser la phrase suivante, énigmatique : « […] à cette
époque-là, en effet, ils n’avaient pas encore d’esclaves, non plus que les autres Grecs » (VI, 137).
Hérodote suggère non seulement que les esclaves effectueraient une partie des tâches autrefois dévolues
aux jeunes Athéniennes mais aussi, et surtout, que leur existence permettrait de protéger du déshonneur
les futures épouses de citoyens. Depuis cette époque, affirme l’historien, les esclaves peuvent subir les
violences qui étaient autrefois infligées aux jeunes filles sans mettre en danger l’ensemble de la
communauté. Ainsi, pour expliquer le recours à l’esclavage, Hérodote ne mentionne pas la rentabilité du
travail servile, mais la possibilité que celui-ci offre d’outrager à loisir et sans limites un corps – et ici,
singulièrement, un corps féminin.
Dénué de personnalité légale, soumis dans son intégralité à l’appropriation d’autrui et livré à la
violence, l’esclave est défini le plus souvent sur le plan juridique comme un corps. Les papiers de
plantation des colonies américaines, les actes d’affranchissement des cités grecques, ou les actes de vente
de l’Égypte fatimide sont à cet égard éloquents. Il leur importe davantage de recenser un esclave en
mentionnant aussi précisément que possible ses traits corporels que d’identifier une personne à l’aide
d’un nom, pur artefact qui n’est pas le support d’une identité légale (voir « Identification »). Le corps offre
à l’évidence un poste d’observation exceptionnel pour appréhender le fait esclavagiste dans ses
différentes dimensions.
En se fondant sur les recensements de plantation, les historiens ont montré la façon dont le corps
des esclaves était transformé par leur condition de travail et de vie. Les ravages sur les corps du travail
de la canne à sucre sont considérables, tout comme leurs conséquences démographiques à l’échelle de
plusieurs générations (voir « Démographie »). Au début du XIXe siècle, la morphologie des esclaves des îles
sucrières telles que Trinidad ou la Jamaïque était ainsi sensiblement différente de celle des esclaves des
autres îles sous domination britannique (Bahamas ou Bermudes), ce qu’il faut imputer non pas au lieu de
provenance des esclaves ni à leur héritage génétique, mais bel et bien aux conditions de travail et de vie
sur les plantations sucrières. Les enquêtes bio-archéologiques conduites aux Antilles sur les dépouilles
funéraires d’esclaves ont de même révélé la chronicité de maladies graves (la syphilis, ou les multiples
formes de dérèglements du système lymphatique), mais aussi la banalité des infections bactériennes et les
graves carences (notamment en calcium) dont étaient victimes les esclaves.
Mais si l’institution esclavagiste se présente comme une économie des corps, celle-ci est au moins
aussi symbolique que matérielle. Elle s’accomplit dans un ensemble de règles, explicites ou implicites, qui
protègent ou livrent à la violence certains corps et déterminent les conduites physiques des individus
(gestualités et formes d’apparaître) dans l’ensemble des espaces sociaux. En son sein, le corps des
esclaves, infériorisé, fait l’objet d’un investissement imaginaire exceptionnel, dont témoignent toutes les
formes de représentations mais aussi les savoirs médicaux produits à son sujet. Il faut en définitive faire
l’hypothèse que l’orientation esclavagiste d’une société la conduit à entretenir une conception singulière
du corps et qu’il existe, en somme, une culture somatique propre aux sociétés esclavagistes.
La conception différenciée des corps s’observe mieux encore au sujet du statut des esclaves infirmes
ou handicapés – enjeu capital dans toutes les sociétés esclavagistes. Il existait à Rome comme à Athènes
un marché spécifique dans lequel des esclaves infirmes étaient vendus, mais notre documentation à son
sujet est dérisoire. Si leur maître ne les avait pas opportunément affranchis, les esclaves infirmes de
l’Amérique ibérique, et plus rarement des Antilles françaises, pouvaient être accueillis au sein d’hôpitaux,
qu’il faut avant tout concevoir comme des lieux d’enfermement et de relégation. Les maîtres
mutualisaient ainsi le coût que représentaient ces corps désormais improductifs et dépourvus de toute
valeur d’échange. Mais comment envisager le corps d’un esclave dès lors qu’il ne peut plus assurer la
fonction productive qui lui est assignée ? Le handicap se définit-il d’ailleurs de la même façon pour les
libres ou les esclaves ?
La façon dont la législation nord-américaine a envisagé le statut à accorder à des esclaves infirmes
révèle la capacité qu’a le droit de définir le corps de l’esclave comme ontologiquement différent de celui
des libres. Étudiés par Dea Boster, les jugements prononcés par les cours suprêmes des différents États
américains tout au long du XIXe siècle établissent ainsi unanimement que la maladie mentale, si elle est un
handicap pour un homme libre, ne saurait l’être pour un esclave. En 1843, la cour de Caroline du Nord,
dans le cas Sloan vs Williford, considérait que la reconnaissance de la santé mentale d’un esclave
consistait à savoir si celui-ci pouvait comprendre et accomplir la tâche qui lui avait été ordonnée. Seule la
capacité d’exécution du travail importait pour évaluer ses capacités mentales, ce qui aurait été
impensable dans le cas d’un individu libre. De même, en 1846, la cour suprême du Tennessee dut statuer
sur le cas d’un esclave vendu à l’âge de dix ans et dont l’acheteur considérait que les déficiences mentales
lui avaient été cachées. La cour déclara que, malgré son handicap intellectuel, « pour les missions qui
étaient les siennes de travailleur agricole, l’esclave sera probablement d’une utilité équivalente à celle des
esclaves du même âge » et la cour donna raison au vendeur. La capacité productive de l’esclave et
l’exigence de fluidité du marché l’emportaient sur toute autre considération. Contrairement à celle d’un
libre, la « santé » physique de l’esclave était indissociable de sa définition en tant que marchandise et
corps producteur.
Au-delà de l’espace du tribunal, les « usages sociaux du corps » concourent à définir l’identité
statutaire des personnes, libres ou esclaves. Il convient d’entendre ici aussi bien les comportements
prescrits que les modes d’apparaître relevant de la gestualité ou du vêtement, qui sont le fruit de
performances répétées, et par lesquels l’infériorisation du corps esclave se met en scène ou, à l’inverse,
grâce auxquels des femmes et des hommes esclaves manifestent leur dignité.
Dans de nombreuses sociétés, l’entrée en esclavage exige un rituel qui consiste en l’imposition d’un
ensemble de marques corporelles. Celles-ci peuvent être temporaires – en particulier lorsqu’elles
concernent les cheveux, qu’il s’agisse de les raser comme chez les Natchez, ou d’en faire des franges,
telle l’abattu dans la Mésopotamie du IIe millénaire avant notre ère – ou permanentes – à l’instar des
formes de tatouage imposées dans de nombreuses situations soit à l’initiative du maître, soit par le biais
d’une politique d’État, comme à Cuba au XIXe siècle (voir « Identification »). Mais la mise en scène de
l’infériorité statutaire des esclaves dans l’espace public passe surtout par l’imposition plus ou moins
ritualisée de comportements corporels spécifiques. Il n’est pas anodin que les plus anciennes lois du
monde grec sur les esclaves, au début du VIe siècle avant notre ère, leur interdisent l’accès au gymnase,
soit le lieu par excellence dans lequel s’exerce la culture du corps, essentielle dans la définition du statut
de liberté. À l’instar de la pratique athlétique dans l’Antiquité grecque, la danse est une technique du
corps qui sépare et hiérarchise fréquemment libres et esclaves. Certains voyageurs de la fin du XIXe siècle
ont ainsi rapporté les pratiques ritualisées et imposées de danses d’esclaves dans certaines sociétés
ouest-africaines, comme dans le monde soninké (dans l’ouest du Mali). Comme l’a montré Martin Klein,
les danses d’esclaves femmes, faites de mouvements frénétiques, reposant sur l’imitation des rapports
sexuels et accompagnés par des refrains obscènes, mettaient en scène publiquement l’infamie et
l’impudeur attachées au statut d’esclave, alors que, parallèlement, l’élite s’interdisait la pratique de la
danse. De même, dans la littérature de voyage coloniale, chez Jean-Baptiste Du Tertre ou Médéric Louis
Élie Moreau de Saint-Méry, la description de la danse des esclaves est un lieu commun qui sert à renvoyer
ces derniers du côté du corps et de l’animalité.
Mais il est tout aussi vrai, à l’inverse, que la danse a pu constituer le médium par lequel des esclaves
ou des anciens esclaves, ont revendiqué une dignité spécifique, comme le montre l’histoire des pratiques
festives des esclaves africains au Brésil. Le sangamento est bien une danse congolaise, d’origine
guerrière, attestée dès le XVIe siècle par la littérature missionnaire portugaise. Reprise et transformée par
les esclaves « congos » au Brésil au cours du XVIIe siècle dans le cadre des confréries d’esclaves, la danse
était au cœur de la Congada, grande fête qui culminait dans le couronnement du roi du Congo et de la
reine Njinga d’Angola (C. Fromont). Identifiée comme une festivité propre aux esclaves, elle exprimait le
caractère impérissable d’une identité africaine par-delà l’expérience de la traite. Il en va de même pour
l’ensemble des fêtes associées au Gnawa au Maroc, et qui célèbrent par le chant et la danse la mémoire
de l’exil forcé et de l’esclavage des Africains dans le royaume des XVIIIe et XIXe siècles.
Dans la plupart des sociétés esclavagistes, l’habillement des esclaves est un enjeu considérable, tant
est grande la menace de l’indistinction potentielle entre libres et esclaves, en particulier dans les espaces
urbains. Observons tout d’abord que la nudité, dans les espaces privés et publics, est presque toujours
une potentialité attachée au statut d’esclave. Le très beau Portrait de Madeleine, peint par Marie-
Guillemine Benoist en 1800, le rappelle à sa manière en représentant une jeune femme noire, ancienne
esclave, dont l’épaule et le sein droit sont dénudés. Mais la mise en scène de la nudité des esclaves
intervient aussi dans les procédures les plus diverses comme pour rappeler que leur corps, défini par sa
vulnérabilité, est toujours offert à l’usage d’autrui. Dans les tribunaux d’Istanbul, au XVIIe siècle, les
esclaves peuvent être convoqués lors d’un procès, mais les parties de leurs corps qui auraient été
dissimulées pour les libres (le haut des cuisses pour les hommes, l’ensemble du corps à l’exception du
visage et des mains pour les femmes) ne le sont pas pour les esclaves, dont le corps est livré au regard, et
éventuellement au toucher, dans son intégralité.
Dans la mesure où même leurs habits ne sauraient relever de leur propriété, il arrive d’ailleurs que
l’habillement des esclaves fasse l’objet d’obligations imposées aux maîtres. L’article 25 du Code noir
contraint ainsi les maîtres à fournir tous les ans à chacun de leurs esclaves « deux habits de toile ou
quatre aulnes de toile ». Mais, derrière cette prescription générale, les règlements locaux peuvent être
plus précis. En Guadeloupe, au XVIIIe siècle, des règlements somptuaires font obligation aux maîtres de ne
procurer que des vêtements de mauvaise qualité (« la toile de brun ») à leurs esclaves, de même qu’ils
interdisent aux libres de couleur de revêtir des habits trop ostentatoires. L’usage de vêtements
différenciés met en scène l’inégalité des corps. Les règlements locaux furent pourtant loin d’être toujours
respectés par les maîtres, et les témoignages sont nombreux qui attestent que la nudité la plus complète
était courante sur les plantations.
Mais, pas davantage que la danse, le vêtement ne doit être envisagé uniquement sous l’angle de
l’imposition ; il peut aussi être le mode d’expression d’une identité servile qui revendique sa place dans
l’espace public, singulièrement en contexte urbain (voir « Culture »). Les gravures anciennes et les récits
de voyageurs attestent ainsi l’existence d’un double régime vestimentaire dans la Guadeloupe du
e
XVIII siècle, mis en évidence par Robert DuPlessis. L’ordinaire était celui du costume fait de toile grossière
(jupes pour les femmes et culottes pour les hommes) ; le port de la chaussure y était généralement
inexistant, de même qu’il était fréquent que le buste des femmes et des hommes esclaves soit
complètement dénudé. Mais le dimanche ou les jours de fête donnaient souvent lieu à l’apparition d’un
autre régime vestimentaire, qui rompait avec l’ordinaire de la domination esclavagiste. Corsets et bijoux
étaient parfois de sortie pour les femmes, alors que les pantalons longs et chapeaux faisaient leur
apparition pour les hommes. Le mouchoir occupait une place centrale au sein de cette esthétique
vestimentaire. De manière plus générale, certains vêtements ont même pu devenir des supports d’identité
pour des communautés marquées par l’esclavage. Dans les régions côtières de l’Afrique de l’Est, le kanga,
morceau de coton rectangulaire généralement porté autour de la taille et sur la tête, et composé de motifs
colorés assez élaborés, est ainsi apparu à Zanzibar dans les années 1880. Comme l’a montré
Ryan MacKenzie Moon, son port s’est toutefois généralisé parmi les anciens esclaves après l’abolition, au
cours des années 1890, au point de devenir un marqueur d’une nouvelle identité swahilie libérée de
l’esclavage.
L’infériorisation du corps esclave au nom d’une prétendue supériorité des maîtres fondée en nature
est évidemment une constante du discours esclavagiste à travers l’histoire. Sur l’île de Célèbes, chez les
Toradjas, c’est sous la forme de l’analogisme botanique que s’énonce l’infériorité des corps esclaves,
comparés à des graminées sauvages qui poussent le long des rivières ou à des jeunes plantes encore
immatures et dont la croissance exige qu’elles soient sous tutelle. Les formes de pensée
physiognomonistes, savantes ou vulgaires, ne manquent pas dans la plupart des sociétés esclavagistes,
attribuant au corps, à sa beauté ou à sa santé, la capacité de refléter les caractères et les qualités
morales. Elle se retrouve bien souvent dans les actes de la pratique les plus élémentaires. Dans les
contrats de vente de la fin de la période Ming (1368-1644), l’empreinte des doigts de la main de l’esclave
– droite pour les femmes, gauche pour les hommes – garantissait la légalité du contrat. La chiromancie
était alors censée pouvoir distinguer un véritable dépendant d’un individu abusivement asservi, attestant
par là même la naturalité de l’esclavage.
La pensée physionomiste est partiellement à l’œuvre dans la théorie de l’esclavage par nature de la
Politique d’Aristote (vers 330 avant notre ère) comme dans les représentations figurées des esclaves de
l’Antiquité gréco-romaine. S’il n’y existe pas de morphotype servile à proprement parler, les images de la
céramique athénienne de l’époque classique (Ve-IVe siècles avant notre ère) attestent la volonté de mettre
en scène l’infériorité des esclaves. La nudité, la taille réduite, la grossièreté des traits, la disgrâce du
visage sont autant d’éléments par lesquels sont singularisés les esclaves. De même, les discours
physiognomonistes justifiant l’esclavage ont été particulièrement nombreux dans la littérature arabe
médiévale et moderne. Imprégnés de références au texte d’Aristote et à la médecine antique, les traités
de physiognomonie, depuis l’ouvrage d’Al-Rhazi (début du Xe siècle), ne cessaient d’évoquer la situation
esclavagiste pour associer certaines qualités humaines et la réalisation de certaines tâches à un ensemble
de phénotypes observables à l’œil nu. Dans la littérature ottomane, la firasa se présente d’ailleurs comme
une technique de divination qui examine l’état moral d’un individu à partir de signes extérieurs, et
Hayri Özkoray a montré qu’elle donnait lieu à partir du XVe siècle à de nombreux traités qui se présentent
aussi comme pouvant servir de guide pour les acheteurs d’esclaves.
Mais dès lors que les corps font l’objet d’un discours fondé sur la race, c’est-à-dire dès lors que tous
les traits corporels visibles à l’œil nu, dont la couleur de la peau, deviennent les symptômes de
caractéristiques héréditaires plus profondes qui différencient et hiérarchisent les différentes composantes
du genre humain, tout est transformé. Le corps esclave occupa évidemment une place centrale dans
l’imaginaire racial européen de l’époque moderne. La figuration des corps noirs dans les arts visuels du
e
XVIII siècle fut un des lieux contribuant à l’élaboration d’un ordre symbolique hiérarchique entre les races,
l’idéal de la blancheur se construisant en miroir de l’altérité noire. Car, même si leur représentation ne se
cantonnait pas à la mise en scène d’un corps domestiqué et réifié, le contraste des clairs et des sombres
s’inscrivait dans une hiérarchie implicite des couleurs et des corps humains. La typification du corps noir
fut en ce sens un « préalable » à la prise de possession des corps noirs (A. Lafont).
L’entrecroisement complexe du discours sur les animaux et sur les esclaves à partir du XVIIIe siècle
est plus révélateur encore de cette transformation. Certes, les esclaves ont pu être assimilés à des
animaux dans de nombreuses sociétés, au sens précis où la propriété qui s’exerçait à leurs dépens était de
même nature : « Le propriétaire de la femme esclave possède aussi son fils, de la même façon que le
propriétaire du mouton possède l’agneau », indiquent les Siete Partidas du royaume de Castille au
e
XIII siècle. Mais l’humanité de l’esclave ne fut jamais une question, ni pour les intellectuels du monde
gréco-romain ni pour les juristes et philosophes du monde musulman. L’animalisation de l’esclave prend
une tout autre dimension lorsqu’elle sert avant tout à consacrer une rupture définitive entre plusieurs
groupes d’êtres humains, dans le cadre d’une pensée naturaliste, et qu’elle place les esclaves du côté des
animaux à la seule fin de les exclure de la commune humanité. L’appartenance pleine et entière de
l’homme à l’histoire naturelle, depuis Buffon et Linné, conduisait en effet à affaiblir la frontière entre
humanité et animalité, au risque d’en dresser une nouvelle entre les hommes eux-mêmes, comme l’a
montré Silvia Sebastiani. Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle les défenseurs de l’esclavage avaient recours
aux nouveaux savoirs naturalistes et au polygénisme pour introduire un écart ontologique parmi les
hommes et justifier l’esclavage de certains d’entre eux. Dans son Histoire de la Jamaïque (1774),
Edward Long plaçait ainsi les esclaves à proximité de l’animal, le long d’une gamme ascendante qui
conduisait jusqu’à l’homme.
Mais, comme le suggère le parcours d’Edward Long, lieutenant-gouverneur de la Jamaïque,
l’animalisation des esclaves ne fut pas seulement un fait de discours. Il était ainsi courant, dans la
Jamaïque du XVIIIe siècle, qu’un maître se promène à cheval accompagné d’un de ses esclaves qui tenait,
en contrebas, la queue de l’animal. Par l’écart entre les masses en présence et les hauteurs respectives
des protagonistes, cet étrange dispositif, mis en lumière par David Lambert, manifestait de façon
spectaculaire la relation de domination entre le maître, en position de cavalier, et ses deux propriétés,
animale et humaine, placées sur le même rang et sur lesquelles s’exerçaient des instruments identiques,
le fouet et le tatouage au fer rouge. L’agencement maître-cheval-esclave servait à exprimer et renforcer la
domination raciale sur les esclaves, envisagée à la manière d’une domestication.
Soigner et gouverner
La singularité européenne tient aussi à l’attention portée aux corps des esclaves qui font l’objet de
techniques et sont au centre de savoirs nouveaux. Il est vrai que la littérature arabo-musulmane
médiévale a pu développer une « médecine des esclaves », consistant essentiellement en un discours sur
l’examen des pathologies serviles en vue d’orienter leur achat (Al-Rhazi, Ibn Butlan). Dans l’Istanbul du
e
XVI siècle, il était courant de faire intervenir les médecins au sein du tribunal du cadi, pour qu’ils
examinent les esclaves en cas de procès. Il ne semble pas néanmoins que la médecine ait joué un rôle
aussi considérable dans le maintien de l’ordre esclavagiste. Au contraire, la médecine, comme pratique et
comme savoir, est partout présente dans l’univers de la plantation coloniale, et les sciences médicales
modernes lui doivent une partie de leurs acquis. Le soin y est bel et bien une des modalités du contrôle
des corps et il fait l’objet d’un affrontement sourd mais bien réel entre les maîtres et les esclaves.
La présence de médecins et de chirurgiens sur les navires français, anglais ou hollandais de la traite,
dans l’océan Atlantique comme dans l’océan Indien, est bien attestée. Alors que la pratique était déjà
devenue courante, le Dolben’s Act de 1788 faisait même obligation à tout navire de traite britannique de
disposer d’un chirurgien au sein de son équipage. De même, un système de prime s’était développé sur
les navires de traite pour récompenser les médecins dès lors que la cargaison d’esclaves traversait
l’Atlantique sans qu’il y ait de pertes massives. L’intervention des médecins était en outre souvent requise
à l’occasion des ventes comme des procès entre acheteurs et vendeurs pour examiner les esclaves (voir
« Marché »).
Les médecins, et les chirurgiens, sont surtout présents dans l’espace même de la plantation. La
santé des esclaves était en effet l’objet de préoccupations des autorités, essentiellement pour des raisons
productives. Alors que l’article 27 du Code noir faisait obligation aux maîtres des Antilles françaises de
soigner leurs propres esclaves, à partir de 1786, toute habitation de plus de vingt esclaves était obligée de
se doter d’un hôpital ou d’une infirmerie. Celle-ci consistait le plus souvent en une grande case couverte
d’un toit de paille et dotée de lits de camp. Aux côtés des médecins ou des chirurgiens qui en avaient la
responsabilité, des esclaves jouaient un rôle essentiel, telles les Hospitalières (plus rarement les
Hospitaliers) dans les Antilles françaises. Subordonnées à l’autorité du médecin, occupant une position
médiatrice entre pratiques médicales européennes et savoirs africains, ces femmes esclaves exerçaient
bien souvent une vraie expertise médicale, et elles occupaient une place éminente au sommet de la
hiérarchie servile sur la plantation.
Les savoirs sur le corps furent surtout un terrain d’affrontement permanent entre planteurs et
esclaves, comme l’a montré Diana Paton. Le cas de la Barbade est à cet égard édifiant. Jusqu’à la fin du
e
XVIII siècle les planteurs avaient laissé les esclaves recourir à leurs propres pratiques médicales. Celles-ci
consistaient en une pharmacopée faite d’herbes et de plantes locales mais qui avait aussi recours, le cas
échéant, à la saignée et faisait un usage régulier de ventouses comme cela était pratiqué en Afrique. Ceux
que les sources coloniales présentent comme les praticiens de « l’Obeah », en reprenant le terme
d’origine africaine utilisé par les esclaves, semblent alors jouir d’une grande autorité dans les
communautés d’esclaves, qui leur reconnaissent le statut de médecins et guérisseurs. Or, à partir du
début du XIXe siècle se rejoue une scène bien connue deux siècles plus tôt en Europe : plusieurs lois sont
promulguées visant explicitement ces pratiques médicales dénoncées comme relevant de pratiques de
sorcellerie afin d’imposer la suprématie de la médecine européenne et coloniale. Les Obeah doctors
étaient désormais condamnés à la mort en cas de décès d’un esclave, et à la déportation si jamais ils
étaient responsables d’« empoisonnement ».
La médecine coloniale des Caraïbes et du sud des États-Unis a produit une littérature scientifique
continue à partir du milieu du XVIIIe siècle. Élaborée dans le contexte de la plantation, celle-ci a largement
contribué à la naturalisation des rapports esclavagistes et à la construction d’un discours raciste. Il est
frappant d’observer par contraste le discours de la médecine hippocratique, produite elle aussi au sein
d’une société esclavagiste, la Grèce égéenne des Ve et IVe siècles avant notre ère. Dans les distinctions
cardinales qui y organisent la description des corps, les polarités entre masculin et féminin, jeunes et
vieux, y sont bien plus importantes que la distinction entre libres et esclaves. Au contraire, l’ensemble du
discours scientifique élaboré par la médecine coloniale autour des « maladies des Nègres » légitimait
l’esclavage sur la base d’une hiérarchisation physiopathologique. Le propos était partiellement
contradictoire : d’un côté, la « constitution naturelle » des esclaves était censée leur permettre de résister
aux conditions et de climat auxquelles ils étaient livrés, et justifiait ainsi leur exploitation ; de l’autre,
l’infériorité du tempérament des Africains face à certaines affections était stigmatisée. La maladie du
sommeil, définie par le chirurgien naval John Atkins comme une « maladie des esclaves », pouvait ainsi
être interprétée par Jean-Baptiste Leblond, dans son Voyage aux Antilles (1767-1773), comme la marque
d’une « surabondance de flegme, ou sérum, déversée dans le cerveau, qui obstrue l’irradiation des
nerfs ». Le corps noir était défini comme un corps pathogène, ce qui justifiait sa réduction en esclavage.
Parallèlement, les actes de résistance des esclaves étaient pathologisés, à l’image de la drapetomania,
« maladie de la fugue » propre à la race noire selon la Société médicale de l’État de Louisiane en 1850
(voir « Mobilité »).
Le corps de la femme esclave est au centre des nouveaux savoirs médicaux produits par l’univers de
la plantation. De fait, la figure de la femme esclave et mère incarne les contradictions de l’ordre
esclavagiste : si celui-ci exige qu’elle ne dispose d’aucun droit sur son enfant, qui appartient
intégralement au maître, il lui doit pourtant, même partiellement, la capacité de se reproduire. Dans
l’espace même des plantations, le travail reproducteur des femmes esclaves fait l’objet des plus grandes
attentions à partir de la fin du XVIIIe siècle, à l’image du planteur Fouäche, à Saint-Domingue, qui impose
des colliers de fer à toute femme qui n’aurait pas déclaré sa grossesse ou aurait fait une fausse couche
(voir « Démographie »). Plusieurs historiens ont en outre mis en évidence la cruelle « contribution » de
l’esclavage au développement de la gynécologie au XIXe siècle. Il suffit de mentionner les noms de Lucy,
Anarcha et Betsy, les trois esclaves noires qui, de 1846 à 1849, subirent sans anesthésie parce que
esclaves les dizaines d’expérimentations de la part du fondateur de la gynécologie moderne,
James Marion Sims, ardent défenseur de l’esclavage. Alors que la rhétorique commune des planteurs s’en
prenait aux esclaves qui seraient incapables de s’occuper de leurs enfants, la littérature médicale du
e
XVIII siècle a surtout construit autour de la figure de la mère esclave un ensemble de discours qui visent à
l’exclure des bénéfices sociaux et symboliques de la maternité. Tel est par exemple le sens du mythe de
l’accouchement sans douleurs des femmes esclaves, Buffon expliquant qu’une fois qu’elles ont accouché,
« il ne leur faut qu’un jour ou deux de repos pour se rétablir ». Il s’agissait par là même de refuser aux
esclaves noires l’instinct maternel et la féminité réservés à la femme blanche, destinée au rôle d’épouse
dévouée et de mère exemplaire (E. Dorlin).
Il est significatif qu’en retour la pensée abolitionniste britannique de la première moitié du XIXe siècle
ait fait de la violence exercée aux dépens du corps de la femme esclave, et toujours potentiellement mère,
l’emblème de la cruauté esclavagiste, comme l’a montré Katherine Paugh. L’outrage infligé aux femmes
esclaves – dont Hérodote avait fait le cœur même de l’institution esclavagiste – était incompatible avec les
valeurs chrétiennes et l’exaltation de la cellule familiale auxquelles étaient désormais appelés les
esclaves. La reconnaissance d’une commune humanité supposait la « moralisation » des esclaves, et la
célébration du statut de mère et d’épouse de la femme noire, centrée sur l’ordre du foyer.
De manière plus générale, l’abolitionnisme a bel et bien participé d’une transformation des
sensibilités et du discours sur les corps en Europe. Mis en scène dans la littérature romanesque et la
poésie romantique, comme sur l’ensemble des supports visuels (gravures, lithographies) qui
accompagnent les libelles du début du XIXe siècle, le corps des esclaves occupe une place centrale dans
l’imaginaire abolitionniste. Le statut du corps esclave, suppliant, mutilé ou torturé, est néanmoins ambigu
dans l’ensemble de ces représentations qui reprennent bien souvent les canons de la martyrologie
chrétienne. On ne saurait tout d’abord ignorer leur paternalisme. Maintes fois diffusée dans l’Europe
abolitionniste, l’image réalisée en 1787 par William Hackwood d’un esclave agenouillé, accompagné de la
question « Am I not a Man and a Brother ? », supposait que la demande de l’esclave procède d’une
génuflexion, donc d’une soumission, dans l’attente du geste charitable d’un maître généreux. Les images
d’esclaves mutilés ou torturés, si nombreuses dans les publications abolitionnistes, telles les célèbres
planches dessinées en 1792-1793 par William Blake pour accompagner le récit de voyage au Suriname de
John Gabriel Stedman, suggèrent encore d’autres questions : ont-elles pour horizon l’expression d’une
empathie, le spectateur se projetant dans la souffrance de l’esclave, ou sont-elles une énième façon
d’objectiver le corps noir et d’en faire une figure archétypale de l’étranger, selon ce que certains ont
nommé un principe de « séparatisme blanc » (white separateness) ?
Un paysage prend forme : dès lors qu’une société recourt massivement au travail et au commerce
des esclaves, le statut du corps y est singulier ; en somme, on ne peut penser la culture somatique d’une
société esclavagiste sans que soit placé en son centre le corps de celui ou celle qui en est la principale
victime, l’esclave. Le monde gréco-romain permet de creuser une telle hypothèse. On peut en effet
considérer que le psychosomatisme des Anciens – ou plus exactement la façon qu’eut une grande partie
de la pensée gréco-romaine de concevoir l’âme et le corps comme deux entités ontologiquement
différentes et antagonistes – a partie liée avec l’institution esclavagiste. De fait, c’est à travers le schème
esclavagiste que les philosophes grecs, les juristes romains, et par leur intermédiaire une grande partie
de la pensée chrétienne, ont bien souvent appréhendé les rapports qui unissaient l’âme et le corps. Dans
le Phédon de Platon (IVe siècle avant notre ère), la relation esclavagiste fournit le modèle pour penser le
rapport de double subordination qui unit l’âme du philosophe à la divinité, et le corps à l’âme.
L’affranchissement offre en outre la métaphore par laquelle la mort est pensée, sur le modèle d’une
émancipation de l’âme et du corps (P. Ismard). Trois siècles plus tard, le stoïcisme de l’époque impériale
pense la séparation radicale entre âme et corps à la lumière de l’esclavage, considérant que l’esclavage
de corps peut tout à fait se conjuguer avec la liberté de l’esprit (Sénèque, De Beneficiis, III, 20, 1).
De même, la sexualité, comme pratique et comme discours, emprunte à l’évidence une forme
singulière en régime esclavagiste (voir « Sexe »). Analogue à l’ensemble des usages dont des hommes
libres pouvaient tirer profit des esclaves, le sexe y est le plus souvent pensé comme une des fonctions
parmi d’autres, accomplie par un corps livré à la propriété d’un autre. Instrument de la terreur qu’exerce
le maître sur ses esclaves, le viol en est une donnée constitutive. Plus largement, la séparation radicale
entre la sexualité et la procréation, qu’elle soit institutionnalisée ou pas, est un élément systémique de
nombreuses sociétés esclavagistes aux immenses conséquences. On soupçonne ainsi que l’exaltation de la
délicatesse féminine et la répression de la sexualité au cœur de la féminité bourgeoise et blanche, telle
qu’elle se construit au tournant des XVIIIe et XIXe siècles dans le sud des États-Unis et dans le monde des
planteurs caribéens, existent en miroir du statut des femmes esclaves réduites au statut d’objets sexuels
et privées des attributs de cette féminité. Une configuration doublement lointaine – dans le temps et dans
l’espace – offre un écho paradoxal à cette hypothèse. Les historiens de la Chine ancienne ont montré
comment le développement de l’esclavage fut indissociable de l’apparition d’un nouvel ordre social et
sexuel, accordant une place inédite à l’épouse, tout d’abord sous le règne des Han occidentaux (IIe-
er er e
I siècles avant notre ère), puis sous celui des Han orientaux (I -II siècles). C’est que le recours à de
nombreuses esclaves concubines aurait conduit à creuser peu à peu l’écart statutaire entre l’épouse
principale et l’ensemble des femmes soumises au maître de maison. À l’image des Préceptes des femmes
de Ban Zhao (45-116), une littérature importante en vint ainsi à exalter la dignité de l’épouse, et le
modèle du couple conjugal. La consolidation du statut de la femme épouse aurait ainsi été inséparable du
développement massif d’un concubinage reposant sur l’esclavage féminin (G. Vankeerberghen).
* * *
L’exclusion du corps esclave du régime commun est une constante des sociétés esclavagistes. Livré
à l’exploitation, offert à tous les usages voulus par le maître et condamné à la plus grande des violences,
le corps esclave y fait l’objet d’un investissement imaginaire exceptionnel, au point de constituer le lieu
par excellence à travers lequel s’énonce et se réalise l’infériorité statutaire. Certes, les esclaves ont pu
investir à leur tour un certain nombre de pratiques relevant de la danse, de la musique ou du vêtement –
cultures de l’apparence ou formes de gestualité qui ont donné naissance à des cultures autonomes
participant bel et bien d’une invention de soi. Mais l’essentiel tient surtout aux effets que produit
l’esclavage dans la culture somatique des sociétés qui y recourent massivement. Dès lors que le corps
esclave en occupe le centre, productif et symbolique, le corps de chacun des membres de la société en est
transformé.
Tâche incessante qui s’accomplit aussi bien à travers les discours, savants ou ordinaires, que dans
les pratiques sociales, la naturalisation de la domination esclavagiste s’observe dans de nombreuses
sociétés. La pathologisation et la médicalisation du corps esclave sont néanmoins des faits déterminants,
propres à l’histoire de l’esclavage atlantique. Il y a bien à cet égard une singularité – monstrueuse – de la
modernité européenne, qui réside dans la racialisation des corps et des imaginaires. Or, c’est le propre de
cet ordre racial d’avoir survécu à la fin de l’institution esclavagiste qui l’a pourtant enfanté. Tout se passe
en effet comme si dans le discours raciste, le corps noir avait hérité des stigmates et du déshonneur
attaché au corps esclave. Comme l’écrit Toni Morrison, c’est bien une « des formes éternellement
flexibles, toujours adaptables et obstinément insaisissables du racisme moderne » de « faire renaître » le
corps esclave, à la manière d’un spectre, pour l’attacher au corps noir.
RÉFÉRENCES
D. H. Boster, African American Slavery and Disability. Bodies, Property and Power in the Antebellum
South, 1800-1860, New York, Routledge, 2013.
E. Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La
Découverte, 2006.
P. Ismard, La Cité et ses esclaves. Institution, fictions, expériences, Paris, Seuil, 2019.
A. Lafont, L’Art et la Race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Paris, Presses du Réel, 2019.
D. Paton, The Cultural Politics of Obeah. Religion, Colonialism and Modernity in the Carribean World,
Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
G. Vankeerberghen, « A Sexual Order in the Making. Wives and Slaves in Early Imperial China », dans
G. Campbell et E. Elbourne (éds.), Sex, Power and Slavery, Athens, Ohio University Press, 2014,
p. 121-139.
RENVOIS
Les eunuques du Palais
L’esclave, de la chose à la personne
L’ordre de la plantation
Le voyage des aveugles
L’esclavage sexuel en temps de guerre
Maîtres et esclaves chez des chasseurs-cueilleurs
L’ordre de la race
Culture
CÉCILE VIDAL
Pour les individus réduits en esclavage et transportés de force entre l’Afrique et les Amériques, le
passage du milieu constitua à la fois un abîme et un pont culturel. Cette tension entre perte et transfert
est évidente dans la culture matérielle et corporelle. Les captifs embarqués étaient dépouillés de presque
tous leurs vêtements : la plupart des hommes et des enfants étaient nus, tandis que les femmes ne
portaient que des guenilles couvrant leurs organes sexuels. Rares étaient celles ou ceux qui purent
conserver des bijoux ou des amulettes. Mais les méthodes utilisées par les esclavagistes pour contrôler
leur cargaison et éviter les révoltes permirent à des objets africains ou européens, déjà adoptés par les
sociétés africaines en raison de la traite, de traverser l’Atlantique. Des perles étaient parfois données aux
femmes pour qu’elles s’occupent en fabriquant des ornements ; des pipes et du tabac étaient, à l’occasion,
distribués aux adultes. Le capitaine du navire prenait également soin d’emporter des instruments de
musique africains dans le but de faire danser les captifs sur le pont et maintenir ainsi leur condition
physique et mentale (Jerome S. Handler). La danse se pratiquait au son des tambours, mais aussi grâce à
une mémoire incorporée des figures, des gestes et des rythmes. Ce rôle des corps comme véhicule de la
culture transparaît encore dans les scarifications que portaient de nombreux esclaves sur le visage, le
buste ou les membres. Ces marques avaient des fonctions multiples. Elles pouvaient être des signes d’une
étape dans le cycle de vie, du statut social, de l’ethnicité ou de rituels initiatiques. Selon Paul Lovejoy,
elles permettaient, en particulier, de déterminer qui pouvait être réduit en esclavage. Aussi, dès la
première génération, les esclaves nés en Amérique n’en portaient-ils plus : la condition servile étant
commune à tous, la pratique ne faisait plus sens. Au Brésil, les péle (trois ou quatre traits parallèles
verticaux) étaient, néanmoins, reproduits sur le visage de l’initié durant les rituels d’initiation au
candomblé avec de la poudre blanche appelée efum, ainsi que sur des poteries et des pipes, devenant
ainsi l’une des expressions matérielles d’une identité pan-yoruba. Bien que le pouvoir destructeur du
passage du milieu s’exerçât au-delà de la traversée de l’Atlantique, il ne parvint pas à éradiquer les modes
de pensée et d’action des hommes et des femmes amenés d’Afrique et de leurs descendants.
De nos jours, la contribution des Africains et des Africains-Américains à la formation de cultures
nouvelles aux Amériques est célébrée aussi bien dans le domaine matériel et religieux qu’artistique.
Depuis 2016, un National Museum of African-American History and Culture (Musée national d’histoire et
de culture africaine-américaine), dépendant de la Smithsonian Institution, trône ainsi sur la grande
esplanade de Washington. En 2021, le Centre Pompidou à Paris planifie une vaste exposition sur Basquiat
et l’Afrique. Mais ce phénomène est relativement récent. Commencé dans les années 1930, dans le
contexte à la fois de l’essor du panafricanisme dans les mondes atlantiques et de la ségrégation aux États-
Unis, le long débat historiographique sur la part africaine des cultures forgées par les esclaves a pour
origine le racisme qui s’exerçait à l’encontre de leurs descendants et leur déniait toute civilité. C’est
contre la thèse affirmant que les esclaves, dépourvus d’une culture digne de ce nom, n’avaient pu
qu’adopter celle de leurs maîtres, que des anthropologues et des historiens partirent en quête d’Afrique
aux Amériques. Lorsque les études sur l’esclavage prirent ensuite leur essor aux États-Unis avec le
mouvement des droits civiques et l’affirmation d’un nationalisme noir, le paradigme dominant de
l’agentivité et de la résistance des esclaves conduisit les historiens à se focaliser sur les cultures
autonomes créées par les esclaves, africains ou afro-américains, durant le temps où ceux-ci échappaient
au contrôle des maîtres. En comparaison, ce phénomène n’a pas fait l’objet d’un même investissement par
les historiographies sur l’esclavage dans le reste du monde. Et les travaux qui se développent à l’heure
actuelle ont tendance à reprendre à leur compte les problématiques et les approches des chercheurs
américanistes, malgré les particularités du système atlantique d’esclavage et la charge politique associée
aux débats sur les Amériques.
En suivant les anthropologues Sidney Mintz et Richard Price, il importe d’analyser les processus de
transformation culturelle engendrés par l’esclavage sans adopter une perspective culturaliste qui
réifierait la culture et dissocierait société et culture. La culture est inséparable des institutions qui lui
donnent vie et influent sur les rapports sociaux. Qu’il s’agisse d’une forme d’union conjugale, d’un culte
religieux ou de la manière de nouer un lien d’amitié ou de régler un conflit, ces institutions correspondent
aux interactions sociales ordonnées et régulières qui prennent un caractère normatif et permettent de
répondre à des besoins sociaux récurrents. Nombre de celles assurant le fonctionnement des sociétés
pratiquant l’esclavage étaient contrôlés par des maîtres, mais ces derniers ne contrôlaient pas la totalité
de l’expérience sociale des esclaves qui disposaient d’une marge de manœuvre plus ou moins grande pour
créer leurs propres institutions. Leur préoccupation première n’était cependant pas de préserver leurs
cultures d’origine au sein des sociétés où ils avaient été transportés de force. Ils cherchaient avant tout à
survivre, améliorer leur condition et recouvrer la liberté. Ils trouvaient dans les modes de pensée et
d’action qu’ils avaient apportés avec eux des ressources pour faire face à leur position sociale et recréer
du collectif. Mais la résilience, l’agentivité et la créativité culturelle des esclaves s’exprimaient autant
dans la réinterprétation obligée des croyances et des pratiques qu’ils véhiculaient que dans
l’appropriation de la culture dominante ou dans l’invention de nouvelles formes culturelles. Loin d’être de
simples récipiendaires de la culture des maîtres, ils participaient à son évolution.
Bien qu’aucun chercheur ne soutienne plus l’idée d’une infériorité culturelle des Africains, le débat
sur la part africaine des cultures forgées par les hommes et les femmes amenés aux Amériques continue à
opposer les tenants de l’africanisation et de la créolisation : les uns estiment que, dans les zones de
plantation, les esclaves purent recréer et longtemps maintenir des cultures africaines spécifiques ; les
autres pensent qu’un processus précoce de créolisation, c’est-à-dire de transformation pour s’adapter aux
circonstances locales, donna naissance à des cultures néo-africaines ou africaines-américaines grâce à la
fusion entre différentes cultures africaines, à laquelle s’ajoutait, dans des proportions variables selon les
circonstances, l’influence des cultures européennes et amérindiennes. La distance entre ces deux
positions est souvent exagérée, alors qu’en fait elles ont en commun de considérer que les esclaves
réussirent à créer des cultures autonomes sur lesquelles l’Afrique laissa sa marque. Mais à chaque
génération, en raison de l’arrière-plan politique et de la complexité des questions en jeu, la controverse
éclate à nouveau. Il ne s’agit toutefois pas d’une répétition des mêmes discussions. Celles-ci évoluent en
fonction de l’appréhension changeante du concept de culture, des outils conceptuels forgés pour penser la
transformation culturelle en contexte colonial et esclavagiste (acculturation, transculturation,
interpénétration culturelle, syncrétisme, métissage, hybridité et créolisation), de l’avancée des
connaissances sur les cultures africaines et sur les conditions de la traite, de l’intérêt porté non plus aux
pratiques culturelles mais aux identités ethniques, de l’implication d’africanistes ou d’américanistes,
d’une meilleure prise en compte de la période moderne et de l’Atlantique sud, ainsi que de l’exploitation
de nouvelles sources.
Plutôt que d’envisager créolisation et africanisation comme des processus distincts, il est possible de
considérer que ceux-ci pouvaient se recouper. C’est ce que montre d’ailleurs l’étude des langues créoles
d’où provient le concept de créolisation, qui de la linguistique passa à l’anthropologie et aux autres
sciences sociales dans les années 1960. Dans les Amériques et les Mascareignes, l’apparition de langues
créoles, nées du mélange d’une langue européenne et d’une ou plusieurs langues africaines (la
phonétique, la morphologie, la syntaxe ou le lexique se combinant de manière complexe), fut une
particularité des régions de grandes plantations esclavagistes, avec des ratios très élevés d’esclaves
africains par rapport aux colons européens et une forte diversité linguistique parmi les esclaves, ainsi que
des zones où se formèrent des communautés durables de marrons à proximité de ces régions de
plantations. Dans la Grande Caraïbe, les langues créoles furent basées sur l’anglais, le français et le
néerlandais, mais très peu l’espagnol, si ce n’est dans quelques enclaves comme dans l’actuel village afro-
colombien de Palenque de San Basilio près de Carthagène des Indes, où est parlé le palenquero. Le Brésil,
y compris les régions sucrières où les plantations étaient de plus petite taille que dans les Antilles, ne vit
pas non plus la création de langues créoles, mais le mina ou le kimbundu purent servir de lingua franca
des deux côtés de l’Atlantique, sur le golfe du Bénin ou en Angola et au Brésil.
Dans le cas des Mascareignes, Pier Larson a montré que l’apparition de langues créoles fondées sur
le français n’empêcha pas la persistance de l’usage simultané du malgache, né de la fusion de différents
dialectes proches les uns des autres et parlés à Madagascar, parmi une large partie de la population
servile, non seulement les esclaves nés sur la Grande Île et leurs enfants (jusqu’au milieu du XIXe siècle)
mais aussi ceux d’autres origines qui l’utilisaient comme langue de contact (jusqu’à la Révolution
française). La place du malgache ne fut pas seulement une affaire de résistance de la part des esclaves,
mais résulta aussi de l’action des missionnaires, des marchands et des planteurs qui mirent la langue par
écrit en alphabet latin. La créolisation et le maintien de distinctions ethnolinguistiques furent ainsi
constitutifs l’une de l’autre.
Dans les Amériques coloniales et post-coloniales, l’apparition de formes culturelles syncrétiques
comme le furent les langues créoles ne fut pas réservée au monde rural. Au XIXe siècle, le développement
de religions syncrétiques telles que le candomblé au Brésil ou la santería à Cuba fut favorisé tant par la
concentration des flux de traite vers le Brésil et Cuba que par le milieu urbain où les esclaves, les
affranchis et les descendants d’affranchis pouvaient s’organiser en divers types d’associations. Le
syncrétisme ne résida pas seulement dans la combinaison du catholicisme avec une religion africaine mais
aussi dans l’association de différentes influences religieuses africaines telles que celles des Aja-Fon et des
Congos dans le vodou haïtien. Le phénomène est aussi interprété de manière différente par les
chercheurs : la religion catholique pouvait servir de déguisement pour cacher les croyances et pratiques
africaines ; l’apport catholique et les apports africains pouvaient coexister, les fidèles alternant selon les
moments entre les rites des uns et des autres ; un processus de fusion pouvait opérer.
Étudiant le grand marché religieux que constituait le Brésil au XIXe siècle, où coexistaient
christianisme, diverses religions néo-africaines et islam, João José Reis préfère le concept de ladinisation
(ladinização) à celui de créolisation, car une différence y était faite entre les esclaves boçais (boçal au
singulier), fraîchement débarqués d’Afrique, et les ladinos s’étant familiarisés avec la langue et la culture
portugaises, alors que le terme créole était utilisé pour désigner les esclaves d’ascendance africaine nés
en Amérique et non mixte. Les esclaves et les affranchis qui se ladinisèrent ne devinrent pas des crioulos
dans le sens sociologique, démographique ou culturel, mais se reconnurent derrière des identités néo-
africaines englobantes, nées dans la diaspora, telles que celles de Nagô, Jeje ou Angola. L’historien
brésilien montre comment les individus circulaient entre différents mondes socioreligieux à la fois
distincts et connectés en retraçant les trajectoires de vie de Domingo Sodré et de Rufino José Maria, aussi
connu sous le nom musulman d’Abuncare. Ces deux Nagôs (yorubaphones) combinèrent des activités de
divination et de guérison, l’un avec le catholicisme et l’autre avec l’islam. Bien que leur position sociale,
leurs pratiques religieuses et, dans le cas de Rufino, sa capacité à lire et à écrire, aient été considérées
par les autorités comme une menace pour l’ordre social, leur attachement à leurs pratiques religieuses
autonomes ne peut être réduit à de simples actes de résistance car les deux affranchis étaient, par
ailleurs, bien intégrés à la société brésilienne et contribuèrent à la perpétuation du système esclavagiste,
en possédant des esclaves ou en participant à la traite transatlantique.
L’âpreté des débats sur la formation de cultures par les esclaves dans les Amériques coloniales
s’explique, en grande partie, par la corrélation établie avec la question de la résistance. Certains
historiens situent l’opposition à la condition d’esclave dans la préservation et le maintien de la part
africaine de ces cultures. D’autres pensent qu’en raison de la déshumanisation inhérente à l’esclavage-
marchandise la formation de communautés et de cultures autonomes par les esclaves, quel qu’ait été le
degré d’influence africaine, constituait leur plus grand acte de résistance. Une telle interprétation,
toutefois, ne tient pas compte du fait que les maîtres, tout en chosifiant ou animalisant leurs esclaves,
devaient reconnaître leur humanité ne fût-ce que pour mieux les contrôler. Ils ne cherchaient pas
forcément non plus à éradiquer les cultures de leurs travailleurs. Dans les colonies protestantes, la
racialisation de l’esclavage américain prit de fait la forme d’un long refus, de la part des planteurs, de la
christianisation de leurs esclaves. Par contraste, les Ibériques préféraient les convertir très tôt, dès les
rivages africains, le même phénomène existant d’ailleurs dans la traite transsaharienne car des esclaves
non convertis à l’islam et non circoncis, pour les hommes, n’auraient pas été achetés sur les marchés
nord-africains. Dans les sociétés américaines où la grande plantation dominait, les maîtres pouvaient
chercher à exploiter au maximum leurs esclaves, tout en se désintéressant de ce qu’ils faisaient hors du
temps du travail. Face à la difficulté à gérer des masses d’esclaves, ils pouvaient même encourager la
formation de familles, l’autonomie dans la culture matérielle (l’aménagement du quartier d’esclaves, la
construction des maisons, la mise en valeur de lopins individuels, etc.), la pratique de loisirs comme la
danse ou encore la célébration de leurs propres rituels funéraires. Une telle politique permettait
d’attacher les esclaves à la plantation et de prévenir le marronnage et les révoltes.
De nombreux historiens associent les grandes rébellions d’esclaves aux Amériques à l’arrivée en
masse d’un groupe ethnolinguistique particulier. Même si la culture des révoltés put influer sur les
modalités de chaque insurrection, les facteurs déclencheurs avaient cependant davantage à voir avec les
flux de traite et le caractère récent de l’asservissement des esclaves qu’avec leur africanité.
L’identification ethnique jouait un rôle, mais n’était pas une condition suffisante du passage à l’action
collective violente et contribuait à l’échec des soulèvements (voir « Révoltes »). Les autorités et les colons
de l’époque avaient pourtant une autre conception de la relation entre ethnicité et révolte. Ils regardaient
certaines pratiques culturelles comme des formes de résistance à l’ordre esclavagiste et cherchaient à les
réprimer. La poursuite d’esclaves pour des pratiques de magie et de sorcellerie devant les tribunaux de
l’Inquisition dans les empires ibériques, la criminalisation de l’obeah (des pratiques spirituelles et
religieuses de guérison) dans les West Indies et les procès pour empoisonnement dans les Antilles
françaises dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ou l’alternance entre tolérance et répression par la
police des pratiques de candomblé à Salvador de Bahia au XIXe siècle témoignent de leur crainte que des
esclaves puissent utiliser leurs rituels de guérison et de justice afin de prendre le pouvoir. Si la part
africaine de ces pratiques spirituelles et religieuses est manifeste, leur développement dans la
clandestinité montre que leurs possibilités d’expression étaient inséparables de la condition servile de
leurs praticiens. La criminalisation et la répression des cultes afro-américains se sont d’ailleurs
poursuivies après les abolitions et jusque très récemment dans différents pays du continent américain.
Du point de vue des esclaves, l’interprétation multidimensionnelle que l’on peut faire du processus
de transformation culturelle dans d’autres domaines que celui du religieux constitue une raison
supplémentaire pour ne pas systématiquement assimiler la création de cultures nouvelles à une forme de
résistance. Sarah M. S. Pearsall a ainsi récemment proposé une nouvelle façon de rendre compte du
passage de la polygamie à la monogamie dans les sociétés esclavagistes américaines à partir du cas de la
Virginie. En Afrique, des formes différentes de polygamie – en fait de polygynie – existaient, leur point
commun étant leur association avec le système lignager fondé sur des différences de genre, d’âge et de
rang, et elles connurent des évolutions avec l’essor de la traite transatlantique. Polygamie et monogamie
coexistaient toujours puisque les unions plurielles étaient réservées aux élites. Les conditions
démographiques et sociales très différentes aux Amériques étaient telles que la polygynie y prit une tout
autre signification. Parmi les premières générations d’esclaves, le ratio hommes/femmes était très
défavorable au maintien de la pratique. Mais l’imposition du travail des champs aux hommes comme aux
femmes bouleversait les conceptions de la masculinité de telle sorte que les hommes purent chercher des
manières d’affirmer leur identité masculine. Plutôt que d’être le privilège de patriarches chefs de lignage,
les hommes jeunes ou d’âge moyen reconnus par leurs maîtres comme des travailleurs valeureux purent
négocier avec ces derniers la possibilité d’avoir plusieurs femmes. La disparition de la polygamie sur le
long terme résulta non pas tant de l’imposition d’une pratique culturelle européenne que de l’action des
esclaves négociant entre eux leurs rapports de rang, de genre et d’âge. Sa perpétuation puis son
effacement constituèrent donc une manifestation de l’agentivité des esclaves sans être pour autant une
manifestation ni de résistance ni de soumission à la domination des maîtres.
Même quand les esclaves étaient en capacité d’influer sur les pratiques linguistiques, religieuses et
culturelles en raison de leur poids démographique comme dans l’Amérique des plantations, les cultures
nouvelles qu’ils développèrent ne correspondaient pas seulement au moment et aux activités qui
échappaient au contrôle des maîtres. Sous l’influence persistante des ouvrages pionniers de
John Blassingame, The Slave Community : Plantation Life in the Antebellum South et de
George P. Rawick, From Sundown to Sunup : The Making of the Black Community, publiés dans les
années 1970, l’historiographie états-unienne continue de dissocier la formation de communauté et de
culture par les esclaves de l’institution esclavagiste en la cantonnant à une sphère autonome et séparée.
Pourtant, dès le milieu des années 1980, Peter Kolchin soulignait que la culture des esclaves était
étroitement liée à leur travail, soit l’activité qui, du lever au coucher du soleil, occupait le plus clair de
leur temps. José João Reis en donne comme illustration les chants avec appel et réponse, de tradition
africaine, qui soutenaient le dur labeur des porteurs esclaves, travaillant par groupe de quatre, six ou
huit, dans la ville de Salvador de Bahia au XIXe siècle.
Dans l’Amérique des plantations, davantage qu’à la recréation de cultures africaines, c’est à la
formation de cultures serviles que l’on assista, dans le sens où les cultures nouvelles que purent
développer les esclaves étaient étroitement tributaires de leur statut qui influait sur leurs conditions de
vie et de travail, comme en témoignent encore leurs pratiques vestimentaires. L’esclavage impliquait, en
effet, une maîtrise et une exploitation des corps (voir « Corps »). Le contrôle social exercé sur les esclaves
passait par le fait de les placer dans une situation de vulnérabilité et d’insécurité physique en ne leur
donnant que le strict nécessaire pour satisfaire leurs besoins vitaux en termes d’alimentation et
d’habillement (sans compter que le coût d’entretien des esclaves s’en trouvait réduit). Après le
dénuement, partiel ou total, associé à la capture et à la traite, les habits que les nouveaux esclaves
recevaient avaient aussi une fonction symbolique car leur caractère distinctif devait rendre le statut
servile visible, tout en marquant une rupture avec leur culture d’origine. Un proverbe swahili, rapporté
par Jonathon Glassman, transmettait cette technique de manipulation entre maîtres : « Mshenzi mpe nguo
ntpya Hi asahau kwak » ou « Donne au mshenzi de nouveaux vêtements pour qu’il oublie son pays
d’origine » (mshenzi était l’équivalent de bossale aux Amériques, soit des esclaves considérés comme
bruts ou barbares qui n’avaient pas encore été acculturés ou créolisés). Partout, les efforts incessants des
esclaves pour mieux se vêtir et se parer, disposer notamment d’habits de fête ou de cérémonie, grâce à la
fabrication, les achats, les vols ou les dons, visaient à réduire leur dépendance matérielle à l’égard de leur
maître, améliorer leur confort, affirmer leur dignité et leur individualité, se distinguer les uns des autres,
tout en se conformant à l’apparence attendue d’eux en fonction de leur genre et de leur rang et participer
à une culture commune de la consommation. Leurs pratiques vestimentaires étaient néanmoins
tributaires des tissus et des habits auxquels ils pouvaient avoir accès ou qu’ils pouvaient produire. De ce
point de vue, la distance par rapport à leur culture d’origine était moins forte entre différentes régions
africaines qu’entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe ou les Amériques car les vêtements à l’européenne
demandaient à être taillés et cousus. Mais les esclaves africains en provenance de Jamaïque ou de
Zanzibar transformaient pareillement les manières de porter les tissus ou les tenues qu’on leur donnait.
Plus qu’à un désir de reproduction de leurs modes vestimentaires originels, les habitudes qu’ils
développèrent dans ce domaine comme dans ceux de l’alimentation ou des pratiques festives, artistiques
ou musicales constituaient des formes de contre-culture et en cela relevaient de la résistance à leur
condition d’esclave.
Dans les sociétés facilitant les affranchissements ou l’assimilation des esclaves au groupe des non-
esclaves au fil des générations, les hommes et les femmes qui voulaient sortir de l’esclavage avaient
cependant intérêt à adopter la culture dominante. La recherche de la liberté qui est souvent présentée
comme le but de la résistance des esclaves passait par l’abandon de sa propre culture. Selon
Kingta Irene Princewell, dans les cités-États de l’est du delta du Niger, l’acculturation était un impératif
pour pouvoir échapper à la condition servile. Les personnes parlant l’idiome local avec un accent étranger
étaient l’objet de ridicule. Certaines institutions facilitaient cette intégration socioculturelle. Chez les
Elem-Kalabari, l’equine était une société de masques à laquelle ne pouvaient appartenir que ceux
maîtrisant la danse et le langage des tambours. Elle assistait le amayanabo ou roi dans l’exercice de son
pouvoir de justice, punissant les voleurs et autres criminels et imposant un certain code de conduite. Or
un esclave qui faisait l’apprentissage de ces techniques de danse et de musique pouvait être reconnu
comme membre et être ainsi accepté parmi les citoyens. Dans les cités-États de l’Asie du Sud-Est,
l’assimilation des esclaves au groupe des non-esclaves passait par l’islamisation et la maîtrise du malais
qui servait de lingua franca. En pays swahili au XIXe siècle, cette même tendance était telle que les
communautés de marrons formées à l’intérieur des terres, dont les membres étaient pourtant nés ailleurs,
pratiquaient l’islam et la culture côtière, construisant des mosquées et des maisons à la mode swahilie.
La situation était différente dans les Amériques où la formation de communautés de marrons donna
naissance à des cultures distinctes. Même s’il est impossible de déceler l’influence déterminante d’une
seule culture africaine, les cultures africaines-américaines des marrons de Guyane et du Suriname
comptent, selon Richard Price et Sally Price, parmi les plus africaines des Amériques, tout en incluant des
objets et des pratiques amérindiens, parce qu’elles se développèrent longtemps à l’écart des influences
européennes. À l’heure actuelle, ces marrons ne forment pas un seul peuple mais constituent six sociétés
distinctes (les Aluku ou Boni, Aukan ou Okanisi, Pamaka, Saamaka, Matawai et Kwinti) habitant des
territoires souvent éloignés les uns des autres. Tout en partageant des traits communs, des différences
importantes existent entre elles en termes de langue, de religion, de culture et d’organisation sociale. Ces
différences sont le fruit d’une histoire multiséculaire. À l’origine, aux XVIIe et XVIIIe siècles, il existait de
nombreuses bandes d’esclaves marrons. Ces bandes donnèrent naissance à des clans qui prirent chacun
comme nom celui d’une plantation (ou de son propriétaire) ou celui de la région d’où les individus les plus
importants s’étaient enfuis. La formation des six peuples nés de l’agrégation et de l’unification de
différentes bandes de marrons a ensuite été un long processus à la fois politique et culturel, impliquant la
reconnaissance d’un seul et unique chef suprême, ainsi que de dieux et d’oracles communs. Les relations
conflictuelles entre ces peuples, dans un jeu complexe de guerres ou d’alliances avec les Français ou les
Néerlandais, ont aussi joué un rôle important avant que l’intégration coloniale des marrons en Guyane
française ne commençât à se renforcer après l’abolition de l’esclavage en 1848 et surtout la ruée vers l’or
dans le dernier quart du XIXe siècle.
Préférant mettre en lumière la formation de cultures autonomes par les esclaves, l’historiographie
nord-américaniste s’est, pendant longtemps, peu intéressée à la manière dont ces derniers impactèrent la
culture dominante. Partout, et pas seulement au Nouveau Monde, cette influence ne fut pas négligeable
quoique variable. Elle dépendait d’abord des activités auxquelles les esclaves étaient employés. Les
femmes esclaves qui servaient de nourrices – une pratique attestée dans de nombreuses sociétés, en
Grèce ancienne comme dans les Amériques coloniales – étaient en position de transmettre, au moins
partiellement, certaines de leurs habitudes culturelles aux enfants des maîtres. Les innovations
stylistiques dans la production de textiles et céramiques peuvent également être attribuées aux femmes
esclaves en charge de leur production. Alors que chez les Conibos, un groupe amérindien d’Amazonie, ces
femmes reproduisirent fidèlement les motifs de leur société hôte entre les XVIIe et XXe siècles
(Warren DeBoer), elles furent responsables de l’essor d’une production à vaste échelle de poteries de
style slave dans les villes scandinaves de Lund et Sigtuna à la fin du Xe siècle et au XIe siècle
(Mats Roslund). Aux Philippines, la diversification croissante du décor des céramiques sur le site de
Tanjay est encore imputable aux captives introduites en masse à la suite de l’intensification des raids
esclavagistes en Asie du Sud-Est aux XVe et XVIe siècles (Laura Junker).
L’implication des esclaves dans les métiers de l’artisanat et des services leur permit, à l’occasion,
d’avoir une certaine incidence dans le domaine religieux. Dans les sociétés amérindiennes de la côte nord-
ouest de l’Amérique du Nord, ils ne pouvaient pratiquer aucune tâche cérémonielle, mais ils étaient
utilisés pour fabriquer masques et totems parce qu’ils le faisaient en tant qu’instruments de leur maître
qui était considéré comme celui ayant produit les objets cérémoniels. En revanche, la fonction religieuse
des horso, soit les « esclaves de case » qui étaient intégrés à la famille du maître et ne pouvaient être
vendus ou maltraités, était bien plus fondamentale au sein des sociétés songhay-zarma de l’ouest du Niger
actuel. Sans exercer un monopole total sur les pratiques religieuses et symboliques (l’aristocratie
conservant un certain contrôle à travers la caste des magiciens nobles appelée sohance), ils étaient en
charge de la circoncision, de la confection des charmes et des fétiches, de la prêtrise des génies de
possession et de la divination. Cette spécialisation religieuse constituait un contre-pouvoir car leurs
savoirs magiques les rendaient redoutables. Au sein de l’Empire romain et dans ses marges, les esclaves
participèrent à la propagation du christianisme. Selon Noel Lenski, la conversion des Goths, le premier
groupe germanique à migrer dans l’empire dans l’Antiquité tardive, commença sous l’entremise
d’esclaves chrétiens qui avaient été capturés en Anatolie au milieu du IIIe siècle de notre ère. Aux
Amériques, les spécificités des christianismes africains-américains sont bien étudiés par les chercheurs,
mais peu mettent en avant, comme Mechal Sobel l’a fait pour la Virginie au XVIIIe siècle, que « dans la
perception du temps, dans l’esthétique, dans les approches de l’expérience religieuse extatique et de la
compréhension du Saint-Esprit, dans les idées sur l’au-delà et des manières appropriées d’honorer les
esprits des morts, l’influence africaine [sur les colons] fut profonde et de grande portée ». Dans le Brésil
du XVIIIe siècle, alors que les croyances et les pratiques magiques sous-jacentes au christianisme des
colons furent longues à disparaître, les devins-guérisseurs pratiquant le calundú (nom donné alors aux
expressions religieuses africaines) exerçaient une forte attraction sur ces mêmes colons. Apparu au début
du XIXe siècle, le candomblé bahianais s’était déjà répandu, dès les années 1850, non seulement parmi les
Africains et les créoles d’ascendance africaine, esclaves ou libres, mais aussi parmi les « pardos » (ou
« mulâtres ») et les blancs.
Alors que les cultures d’origine des esclaves étaient le plus souvent dénigrées, certains hommes et
femmes réduits en esclavage étaient recherchés ou valorisés pour leurs expériences et pratiques
culturelles antérieures. Mais un tel phénomène suscitait souvent des tensions et des contre-réactions. Les
esclaves grecs, dans l’Empire romain, parvinrent certes à conserver leur propre culture, à influencer celle
des classes populaires de Rome et d’autres cités italiennes et à jouer un rôle dans l’appropriation par les
Romains de la haute culture grecque. L’adoption et la promotion de la culture grecque par les Romains ne
reçurent toutefois pas un soutien unanime et ne furent pas dépourvues d’ambivalence (Peter Hunt). Dans
les villes cosmopolites d’Asie du Sud-Est des périodes moderne et contemporaine, les travailleurs qualifiés
amenés comme esclaves étaient employés dans les mêmes métiers que dans leurs sociétés d’origine :
orfèvres, tisseurs de soie ou vétérinaires pour les éléphants. D’autres contribuaient à la magnificence des
cours royales et des temples sous diverses capacités, y compris artistiques. À Bangkok, la capitale du
royaume thaï, ville nouvellement construite à la fin du XVIIIe siècle, des esclaves malais jouèrent un rôle
déterminant dans le développement du likay, une forme théâtrale considérée maintenant comme faisant
partie de la culture nationale thaïlandaise sans que ses origines serviles soient reconnues, tandis que la
musique laotienne, introduite également par des esclaves de ce royaume, demeura longtemps populaire
avant son interdiction en 1865 afin de préserver l’idée d’une supériorité nationale thaïlandaise
(Bryce Beemer).
Dans les Amériques des XVIe-XIXe siècles, la musique fut également l’un des domaines où l’échange
interculturel fut particulièrement riche, tout en étant passé sous silence. Le banjo, dont l’histoire a été
retracée par Laurent Dubois, illustre parfaitement ce phénomène. Inspiré de prototypes africains,
l’instrument fut fabriqué et joué par des esclaves de plantation dans la Caraïbe et le sud des États-Unis. Il
demeura central dans la culture musicale et théâtrale des Africains-Américains tout au long du XIXe siècle
et au début du XXe siècle. Mais, dans les premières décennies du XIXe siècle, il fut aussi approprié par des
musiciens blancs qui en firent le fondement des minstrel shows. En Amérique du Nord, ces spectacles
populaires de musique et de danse faisaient intervenir des acteurs blancs grimés en noirs qui tournaient
les Africains-Américains en ridicule. Alors que l’instrument faisait danser les communautés blanches du
Sud, certains voulurent effacer ses origines africaines et en faire l’instrument « américain » par
excellence. L’identification des instruments et des genres musicaux en fonction des catégories raciales fut
très tôt une manière de nier les influences réciproques, de recréer des différences et de maintenir des
séparations. La créolisation n’est donc pas un processus d’homogénéisation, mais de confrontation dans
des sociétés segmentées (Nigel Bolland).
* * *
Dans ses travaux sur l’influence culturelle et artistique des esclaves en Asie du Sud-Est, Beemer
mobilise le concept de créolisation et n’hésite pas à qualifier Bangkok de « ville créole ». Il se situe dans
le sillage d’écrivains et de spécialistes de la diaspora africaine (Édouard Glissant, Paul Gilroy et
Stuart Hall), puis de théoriciens du global (Ulf Hannerz et James Clifford) qui, à partir des années 1980,
se sont emparés de ce concept forgé originellement dans le creuset caribéen. Son recyclage à l’échelle
mondiale va de pair avec un affaiblissement de sa force interprétative car il sert dorénavant à désigner
toute forme de transformation culturelle, souvent réduite au métissage, quel que soit le contexte, parfois
même sans rapport aucun avec l’esclavage. Par contraste, les écrits de Sidney Mintz, Richard Price et
Michel-Rolf Trouillot plaident pour réserver son emploi à l’analyse du changement culturel dans une
situation historique spécifique associant impérialisme, colonialisme, traite transatlantique des esclaves et
système de plantation esclavagiste. Si davantage de recherches sur les rapports entre culture et
esclavage dans les sociétés esclavagistes du reste du monde sont nécessaires, peut-être faudrait-il se
garder de vouloir retrouver partout l’expérience du Nouveau Monde, qui fut exceptionnelle. Dans les
régions américaines de plantation, les esclaves d’ascendance africaine purent développer leurs propres
cultures qui ne cessèrent d’évoluer après les abolitions, marquant durablement de leur empreinte
l’histoire socioculturelle du continent comme nulle part ailleurs, si ce n’est dans les Mascareignes.
Non seulement le concept de créolisation est souvent galvaudé, mais il est dorénavant confondu avec
celui de créolité. Le premier, on l’a vu, désigne le processus d’adaptation à une nouvelle réalité
américaine qui ne présume en rien la manière dont les individus et les groupes transformés de la sorte
s’identifient, tandis que le second renvoie à l’affirmation d’une identité nouvelle souvent associée au
métissage, sachant que les usages du terme « créole » depuis le début de la période moderne sont divers
et changeants. Si l’ensemble des Amériques firent l’expérience de la créolisation, seules certaines
personnes, communautés ou sociétés se reconnaissent, de nos jours, comme créoles. D’autres préfèrent
revendiquer leur africanité. Inséparable des combats idéologiques et politiques qui accompagnent la
transformation des significations données aux catégories ethniques et raciales, le choix entre créolité et
africanité dépend des histoires locales et des circulations transnationales. Parmi les facteurs favorables à
la première option figure l’arrivée d’engagés asiatiques et africains après l’abolition de l’esclavage, qui
vint compliquer encore davantage le caractère multi-ethnique de ces sociétés coloniales. Ailleurs, la
raison peut être trouvée dans des histoires marquées par des successions de souveraineté entre les
puissances européennes et les États-Unis. En Louisiane, le seul État à se présenter comme une société
créole aux États-Unis, la tradition des Mardis Gras Indians de La Nouvelle-Orléans, qui consiste pour des
Africains-Américains organisés en tribes (« tribus ») à parader dans des costumes influencés par les
cérémoniels amérindiens lors du carnaval de la ville, peut-être lue de différentes façons comme
l’affirmation d’une solidarité entre deux peuples pareillement opprimés par les colonisateurs européens
ou la revendication d’une nouvelle autochtonie. La créolité assume la discontinuité imposée par le
contexte américain, s’ancre dans la localité et célèbre la création de cultures nouvelles grâce au
métissage.
A contrario, la revendication de l’africanité a une longue histoire, qui commence à se politiser dans
les premières décennies du XXe siècle. Comme pour la créolité qui peut aussi être associée à un sentiment
d’appartenance diasporique, elle est toujours portée par de multiples acteurs qui ne se réduisent pas aux
intellectuels et associations afro-américains. À la suite des travaux pionniers de Beatriz G. Dantas,
Stefania Capone a ainsi montré que la recherche d’africanismes dans le candomblé brésilien, marqué par
une grande diversité de formes régionales et locales, correspond à une stratégie de légitimation qui
s’appuie sur un travail de distinction entre cultes « purs » et « dégénérés » opéré grâce à une alliance
nouée entre chefs de terreiro (maison de culte et communauté d’initiés) et anthropologues. De manière
consciente ou non, la recherche est partie prenante de ces débats. La mise en avant de la continuité avec
l’Afrique a des finalités locales, mais aussi internationales. Elle ne revient pas seulement à regarder en
arrière puisqu’elle cherche aussi à recréer des liens transnationaux et à promouvoir des cultures
cosmopolites et mobiles.
Le choix entre africanité et créolité ne cesse de fluctuer à l’intérieur de chaque région et d’une
région à l’autre. Dans le domaine littéraire, la Martinique a ainsi été le berceau successif de la négritude
d’Aimé Césaire, de l’antillanité d’Édouard Glissant et de la créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau
et Raphaël Confiant, autant de propositions qui se distinguent les unes des autres même si elles
dialoguent entre elles. Bien que reconnue nationalement et internationalement, chacune est loin de
refléter, à son époque, la diversité des points de vue locaux. Derrière ces discussions se cachent les
multiples manières d’articuler le local et le global dans des sociétés toujours marquées par les héritages
de la violence extrême du système atlantique d’esclavage, qui continuent à être transformées par la
globalisation actuelle et cherchent à se projeter dans un futur porteur d’émancipation.
RÉFÉRENCES
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RENVOIS
PAULIN ISMARD
À l’occasion du débat sur l’abolition de la traite à la Chambre des lords britannique, en février 1807,
un livre fut continuellement invoqué : l’Essai sur le principe de population de Thomas Malthus. L’ouvrage,
qui avait rencontré un succès fulgurant lors de sa parution en 1798, semblait éclairer la situation
particulièrement inquiétante des colonies des Antilles britanniques. Incapables de renouveler leur
population d’esclaves sans recourir massivement à la traite, celles-ci paraissaient promises à un déclin
irrémédiable. Les adversaires du Slave Trade Act firent de Malthus « un ami du commerce des esclaves »,
dont les théories justifiaient la poursuite de la traite transatlantique. Ils insistèrent sur les bienfaits
générés par la traite atlantique pour les populations africaines, ainsi délestées de leurs franges les plus
pauvres, de la même manière que Malthus avait justifié le départ en colonie des populations déshéritées
d’Angleterre. Les partisans de l’abolition rappelèrent au contraire à plusieurs reprises que, si son essai
était équivoque, Malthus lui-même s’était déclaré hostile à la traite. En rééditant son traité en 1806, il
avait d’ailleurs ajouté la note suivante :
Aussi longtemps que les nations d’Europe continueront le commerce barbare des esclaves,
nous pouvons être sûrs que l’Afrique continuera le commerce barbare qui consiste à leur en
fournir.
La position de Malthus n’avait toutefois rien de révolutionnaire. Elle rejoignait celle des « partisans
de l’amélioration » (ameliorists) qui entendaient transformer, et à terme faire disparaître, l’esclavage en
interdisant la traite mais sans proclamer la libération des esclaves.
L’invocation du père de la démographie moderne au cœur du débat sur la traite ne doit pas
surprendre. La violence inouïe dont procède l’esclavage peut d’abord s’appréhender sur le plan
démographique, tant il s’agit d’une expérience de la mort, vécue à l’échelle des peuples et des continents.
Qu’on mesure l’écart d’espérance de vie entre les esclaves et les libres ou le taux de mortalité sur les
navires de traite, les éléments qui objectivent la violence esclavagiste ne manquent pas (voir « Mort »). Le
critère démographique a d’ailleurs souvent été considéré comme déterminant pour qualifier les différents
types de société pratiquant l’esclavage. En 1900, Herman Nieboer avait formulé l’hypothèse selon
laquelle la disponibilité relative de la terre et de la main-d’œuvre expliquerait le recours à l’esclavage :
lorsque la terre est abondante et que la main-d’œuvre est rare, les conditions seraient réunies pour que le
travail forcé et l’esclavage se développent. Moses Finley considérait de son côté que le seuil de 20 %
d’esclaves au sein d’une population permettait de distinguer les « sociétés esclavagistes » des « sociétés à
esclaves ». Ce seuil est assez arbitraire et l’on peut douter de manière générale que le seul critère
démographique soit pertinent pour discriminer les deux modèles. L’importance de la population esclave
est surtout un élément bien trop superficiel pour qualifier le régime démographique des sociétés
esclavagistes, et un nombre considérable de variables (l’accroissement naturel, le sexe-ratio, la pyramide
des âges) méritent d’être pris en compte. L’enjeu ne consiste pas seulement à déterminer des profils
différents de populations d’esclaves, mais plus encore à éclairer les processus démographiques qui sont
au cœur de l’évolution des sociétés.
La démographie historique du fait esclavagiste ne saurait toutefois se limiter à l’objectivation
statistique de grands ensembles de populations. Elle doit aussi s’entendre comme une histoire sociale et
politique des populations, attentive à saisir le travail d’élaboration et d’objectivation des catégories de
populations et des données qu’elle soumet à son questionnement. Or, sous cette dimension, l’esclavage
présente d’emblée une difficulté. Car si, depuis sa fondation au XVIIe siècle, le savoir démographique a
partie liée avec une économie politique moderne qui postule l’égalité par nature de tous les individus,
l’hypothèse qu’il puisse prendre pour objet des esclaves n’a rien d’évident. De fait, si nombre de sociétés,
depuis les grands empires du Proche-Orient, ont entrepris de dénombrer rigoureusement les hommes
soumis à l’impôt, susceptibles de porter les armes ou de posséder la terre, les esclaves en étaient exclus,
si bien que la reconstitution de la démographie des populations serviles y est souvent une entreprise
particulièrement spéculative (voir « Identification »). Il n’est guère surprenant de constater, dès lors, que
les sociétés esclavagistes des Amériques concentrent l’essentiel de notre information, au point même
d’offrir les modèles grâce auxquels reconstituer le profil démographique d’autres sociétés.
Enfin, dans la mesure où le travail de catégorisation et d’objectivation des collectifs humains
participe des politiques de population et de stratégies disciplinaires, la démographie est
indissociablement un savoir et un pouvoir. Sous cette dernière dimension, l’on observera en particulier de
quelle façon les savoirs démographiques ont pu être mobilisés pour transformer l’institution esclavagiste.
L’analyse ne peut toutefois se cantonner à l’examen des populations d’esclaves. Les conséquences
démographiques de la traite sur les territoires et les populations qui en ont été victimes sont une question
capitale. En raison de leur ampleur et de leur durée, les traites atlantique et arabo-musulmane dont le
continent africain fut la victime sont évidemment au centre de l’attention, posant en définitive la question
de la responsabilité de la traite dans les difficultés de l’Afrique des XXe et XXIe siècles.
De 1501 à 1866, 12,5 millions d’Africains furent victimes de la traite atlantique. Le nombre
d’individus déportés dans le cadre de la traite à destination du monde arabo-musulman entre les VIIIe et
e
XIX siècles est plus incertain, les estimations oscillant entre 12 et 17 millions d’individus. De tels chiffres
ne tiennent toutefois pas compte de la mortalité engendrée par la déportation des esclaves jusqu’à leur
arrivée aux ports de la traite. Longues et éprouvantes (en particulier depuis l’Afrique centrale et de l’Est,
éloignées de la façade atlantique), concentrant des esclaves issus de différents milieux épidémiologiques,
les marches par lesquelles les esclaves étaient conduits jusqu’aux ports d’embarquements ou vers les
grands postes caravaniers de la traite généraient une mortalité considérable. La reconstitution de la traite
atlantique dans l’Angola des XVIIIe et XIXe siècles laisse ainsi envisager la mort de la moitié des esclaves
avant leur arrivée aux ports d’embarquement.
Sur les navires de la traite atlantique, 1,8 million d’hommes et de femmes périrent. Le taux de
mortalité sur les navires est certes variable selon les périodes, voisinant les 20 % avant 1700, situé entre
7 et 8 % par la suite, mais il a de toute façon des proportions monstrueuses si on les rapporte à tout autre
transport de voyageur à la même période. La violence propre aux navires de traite, les conditions
sanitaires et la concentration épidémique en leur sein en sont les principales explications. On observe
aussi, plus étrangement, des variations parfois considérables en fonction des ports d’embarquement pour
des raisons qu’il est encore difficile d’expliquer. Ainsi, les navires de traite partis du port de Loango
présentent aux XVIIIe et XIXe siècles un taux de mortalité deux fois supérieur à ceux de Cabinda et
Malembo, pourtant distants de quelques centaines de kilomètres.
L’ensemble des données dont nous disposons conduit ainsi à envisager qu’entre 40 et 56 millions
d’Africains ont été déportés du VIIIe au XIXe siècle. Si on le rapporte au taux d’accroissement naturel
présumé de l’Afrique subsaharienne précoloniale, d’environ 1 % par an, on pourrait considérer qu’un tel
niveau de pertes ne peut avoir entamé profondément les capacités de croissance des populations
africaines. Cette généralité statistique n’a toutefois guère de pertinence. L’intensité différentielle des
traites au fil des siècles est une donnée centrale. Alors que la traite arabo-musulmane s’échelonne sur
près de onze siècles, il en va différemment pour la traite atlantique. Le pic de la traite atlantique durant la
seconde moitié du XVIIIe siècle, qui a vu près de 4 millions d’Africains déportés vers les Amériques,
pourrait avoir décimé de façon presque irréversible certains territoires. Il convient surtout de mesurer les
effets durables des traites, et leurs conséquences économiques et sociales sur les structures
démographiques du continent. Patrick Manning a ainsi établi, de manière assez spéculative, que la
population de l’Afrique subsaharienne aurait crû de 0,3 à 0,5 % par an sans la traite, si bien qu’en 1850,
celle-ci aurait presque doublé pour atteindre entre 70 et 100 millions. Il a surtout mis en évidence le
bouleversement des structures de populations engendré par la traite. Dans la mesure où les hommes
étaient prioritairement réduits en esclavage, l’asymétrie démographique entre les deux sexes aurait ainsi
accru le statut productif des femmes, tout en renforçant l’institution de la polygamie.
Seules des approches différenciées à l’échelle régionale permettent d’affiner ces hypothèses,
lorsqu’il est possible de reconstituer les structures démographiques antérieures au développement de la
traite. Ainsi, dans le royaume du Congo, tout indique que la traite est bien à l’origine d’un déclin
démographique considérable à partir du XVIIIe siècle, mais dans l’ouest de l’Afrique, la situation est plus
contrastée. Les populations côtières virent sans doute leur population augmenter aux XVIIe et XVIIIe siècles,
parfois d’ailleurs en raison de la prospérité générée par le trafic des esclaves lui-même, alors que
certaines régions sahéliennes furent décimées.
En outre, l’étude des structures des populations libres et esclaves ne peut pas être conduite comme
si celles-ci relevaient de deux régimes démographiques distincts. De fait, la réduction en esclavage
constitue bien souvent une stratégie démographique de la part des libres, dès lors que les esclaves
participent à la reproduction de l’ensemble du corps social. Cette dimension s’observe bien évidemment à
l’échelle individuelle lorsqu’un maître adopte ou reconnaît comme successeur l’enfant né de son union
avec son esclave – pratique d’une grande banalité dans les sociétés gréco-romaines comme dans le monde
arabo-musulman. Elle peut surtout relever de véritables stratégies démographiques de la part des
sociétés. Comme l’écrit Joseph Miller, « la réduction en esclavage se comprend aussi à une échelle globale
comme une stratégie récurrente pour déplacer par la force les gens, la plupart du temps et
principalement les jeunes filles et les femmes » afin de les inclure dans de nouveaux lignages. À la suite
des travaux fondateurs d’Igor Kopytoff et de Suzanne Miers, une partie importante de l’historiographie de
l’esclavage africain a insisté sur sa nature assimilatrice, en mettant en évidence l’intégration des captives
au sein des lignages par le mariage ou l’adoption. La capture et la réduction en esclavage des femmes
viseraient bien souvent non pas l’acquisition d’une main-d’œuvre productive mais l’augmentation des
capacités reproductrices et l’expansion des lignages. On aurait tort d’en déduire que l’esclavage y était
par nature plus clément que dans l’espace atlantique, car l’assimilation des captives procède de la plus
grande des violences. La façon dont ces pratiques esclavagistes sont réapparues dans les conflits armés
contemporains en Afrique centrale l’atteste. Le cas des sociétés langi, dans le nord de l’Ouganda, est
particulièrement éclairant (E. Appio, B. Rossi, E. Seymour, à paraître). Le terme moo (en lang’o) y désigne
au XIXe siècle le statut des femmes intégrées en tant que captives au sein des structures de parenté
comme épouses, dans un contexte polygamique, ou par le biais de l’adoption. Si ces captives ne sont pas
stigmatisées comme esclaves une fois intégrées au sein des lignages, le mariage moo diffère sensiblement
par ses règles des mariages traditionnels endogènes à la société lango. Or, cette pratique forme l’arrière-
plan historique grâce auquel comprendre l’association de la capture, des mariages forcés et de
l’esclavage sexuel dans les guerres de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. La Lord’s Resistance Army
(LRA) de Joseph Kony a bel et bien placé au centre de sa stratégie militaire une « guerre des ventres »,
soit la capture de femmes aux dépens de certaines populations congolaises ou soudanaises, puis leur
mariage forcé avec les combattants de l’organisation, consistant bel et bien en une forme d’esclavage.
Les sociétés africaines sont loin d’être les seules dans lesquelles l’esclavage répond à une stratégie
démographique. Considérons le peuple des Conibos (actuel Pérou), au sein duquel les esclaves, hommes
et femmes, issus d’une captivité prolongée, constituaient sans doute 10 % de la population aux XVIIIe et
e
XIX siècles. L’infériorité statutaire des captifs était incontestable, la communauté déléguant à un de ses
membres l’autorité d’un maître, qui avait la charge d’organiser le cas échéant les unions entre les captifs.
Or, comme l’a montré Fernando Santos-Granero, les enfants issus de ces unions étaient intégrés au sein
de la communauté à l’égal des individus nés des relations entre libres. L’empire comanche du XIXe siècle,
dans lequel les esclaves représentaient entre 10 et 25 % de la population, révèle une stratégie similaire,
selon Joaquín Rivaya Martínez. L’orientation nettement esclavagiste de la société comanche est en effet
en grande partie une réponse organisée à l’épidémie de variole qui l’avait très durement frappée à la fin
du XVIIIe siècle. Issue principalement d’actes de capture au détriment de la population mexicaine, la
population esclave était composée majoritairement de femmes et d’enfants. Si ces derniers
accomplissaient un certain nombre de tâches productives (le tissage en particulier), leur capture visait
tout d’abord à enrayer la stagnation démographique de la communauté, dans un contexte d’expansion
territoriale et militaire. Les femmes captives étaient ainsi intégrées au titre de deuxième ou troisième
épouse, alors que la plupart des enfants, entraînés et formés, étaient reconnus comme des membres de
plein droit de la communauté. Même si l’ascendance servile des individus continuait à être mentionnée,
dans une société qui ignorait les distinctions de rang fondées sur l’hérédité, l’intégration des captifs au
sein de la communauté ne présentait pas de difficulté (voir « Captifs »).
Cette dimension explique les processus d’invisibilisation de populations réduites en esclavage. La
démographie est évidemment loin d’éclairer à elle seule de tels phénomènes, qui relèvent bien souvent de
la construction des historiographies nationales ou de la mémoire collective. Il suffit de songer à la façon
dont les historiographies mexicaines ou turques ont effacé la plupart des traces de la présence d’un
esclavage africain important sur leur territoire. Mais l’absence de visibilité de cet héritage est aussi le
produit de l’intégration progressive des populations serviles au sein de la société des libres, par le biais
d’un métissage souvent ignoré ou non reconnu, comme l’atteste l’histoire des populations noires de la
Nouvelle Espagne des XVIe et XVIIe siècles, étudiée par Hermann Bennett. Au regard des autres sociétés
américaines, les grandes villes de Nouvelle-Espagne ont été le lieu de développement d’une culture créole
originale, incarnée par les libres de couleur qui, dès le début du XVIIe siècle, étaient plus nombreux que les
esclaves. Le terme d’Afro-métis(se) (Afromestizos) témoigne néanmoins de l’ampleur du métissage de ces
populations originaires d’Afrique, non seulement avec les colons espagnols au sein des sociétés urbaines,
mais aussi et surtout avec les populations indiennes. Celui-ci fut particulièrement important au sein des
grandes exploitations dans le monde rural, au point que les anciens esclaves africains ont paradoxalement
contribué à l’hispanisation de la population indienne, mais ce long processus, pleinement achevé à la fin
du XVIIIe siècle, conduisait à l’invisibilisation des anciens esclaves.
Les savoirs démographiques ont été au cœur du combat en faveur de l’abolition de la traite
atlantique, comme on l’a vu. Dès la fin du XVIIIe siècle, les abolitionnistes britanniques lancèrent plusieurs
enquêtes sur la natalité dans les Antilles britanniques, ainsi que sur la mortalité à l’œuvre à bord des
navires de traite. Dans ses Lettres sur le commerce des esclaves africains de 1787, Thomas Cooper avait
par exemple publié sous forme de supplément un ensemble de calculs montrant que l’Afrique perdait
annuellement 510 000 hommes. Deux ans plus tard, Wilberforce ouvrait le débat parlementaire en
proposant une évaluation du pourcentage d’esclaves morts sur les navires de traite. Parmi l’ensemble des
arguments mobilisés, l’hypothèse d’un lien entre la croissance de la population et l’état de liberté pouvait
s’inspirer de l’histoire britannique elle-même et inciter à l’abolition de l’esclavage : puisque la population
du royaume s’était considérablement accrue depuis la Glorieuse Révolution de 1688, la croissance des
Antilles britanniques n’exigeait-elle pas la libération des esclaves ?
Loin de se cantonner aux cercles savants, les savoirs démographiques ont eux-mêmes été mobilisés
en vue de transformer l’institution esclavagiste. Ils ont participé dans le monde britannique – mais aussi
plus discrètement en France et en Espagne – à des formes nouvelles de gouvernement des esclaves (ou
ex-esclaves), dans le cadre des politiques visant à garantir la pérennité des colonies antillaises, et en
faveur desquelles convergeaient les partisans de l’abolition et les « amélioristes ». Il n’est pas anodin que
l’enregistrement des esclaves dans les Antilles, à partir de 1815 (voir « Identification »), ait en définitive
fourni des informations plus précises à leur sujet que celles qui existaient à la même époque en
métropole, où le recensement systématique des mariages, des naissances et des morts ne fut institué
qu’en 1837. Le corps des femmes esclaves, ainsi que leurs enfants, furent au centre d’une nouvelle
politique délibérément nataliste qui plaçait en son centre la famille esclave, monogame et chrétienne.
Exaltant l’éducation des enfants – dont la nutrition et la croissance doivent faire l’objet d’un soin nouveau,
confié à ses parents et non plus au maître – et le modèle de la femme épouse, cette politique visait à
garantir un nouvel ordre esclavagiste durable au sein d’un Empire britannique pacifié et prospère, comme
l’a montré Katherine Paugh. Or, il est frappant d’observer les échos que rencontre un tel processus au
sein de l’Empire ottoman réformateur du milieu du XIXe siècle. La fin programmée de l’esclavage y fut en
effet indissociable de la promotion d’un nouveau discours sur le corps féminin et la fécondité, étudiés par
Tuba Demirci et Selçuk Akşin Somel. Le nombre considérable des avortements était une composante non
négligeable de la sexualité commune en régime esclavagiste. Délibérément nataliste, la politique
démographique du Tanzimat entendit précisément rompre avec cet ordre sexuel esclavagiste et, en
réprimant l’avortement, octroyer un rôle inédit à la famille et en son sein, à la femme libre, épouse et
mère.
* * *
La littérature abolitionniste, utilisant les savoirs démographiques de son temps, nous l’a appris : la
monstruosité de l’esclavage se mesure tout d’abord à l’échelle des masses gigantesques de femmes et
d’hommes qui en furent les victimes, déportées d’un continent à l’autre et confrontées à l’expérience de la
mort. Les conséquences des traites sur les structures démographiques du continent africain furent même
considérables, produisant ses effets au-delà même de leur abolition. Envisagées sous l’angle de leur profil
démographique, les sociétés diffèrent en premier lieu par leur capacité plus ou moins grande à se
reproduire par le seul accroissement naturel de la population esclave, plutôt que par le recours au marché
ou à la capture. Ainsi l’Amérique du Nord se distingua précocement des sociétés caribéennes comme du
Brésil, de la même manière, mutatis mutandis, que les sociétés du Bas-Empire romain différaient
substantiellement du monde des cités grecques de l’époque classique ou hellénistique. Cette donnée
détermine évidemment des populations esclaves très différentes d’une société à l’autre, en termes de
sexe-ratio, d’âge ou d’espérance de vie. Elle offre l’arrière-plan à partir duquel purent se développer
toutes les pratiques relevant d’un gouvernement des corps, ou d’une politique du vivant, de la part des
maîtres. Plus difficile à cerner, l’expérience même de l’esclavage dans ses dimensions les plus ordinaires
est indissociable de ces grandes variables démographiques. Dès lors que les maîtres entendent contrôler
et réguler les pratiques démographiques des esclaves, elles peuvent d’ailleurs être le lieu d’une résistance
de la part de ces derniers.
Il est enfin une autre dimension commune à de nombreuses sociétés esclavagistes, mais qui fut pour
l’essentiel étrangère aux sociétés de l’Antiquité classique ou à celles du Nouveau Monde. L’histoire des
populations esclaves se comprend en effet bien souvent en relation avec la démographie des populations
libres, à l’accroissement desquelles elles contribuent. Le recours à l’esclavage relève alors bel et bien
d’une stratégie démographique consciente. Selon une conception inclusive de l’esclavage, qui n’exclut pas
le recours à la plus grande des violences, les esclaves participent à la reproduction des lignages et des
familles.
RÉFÉRENCES
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RENVOIS
PAULIN ISMARD
En avril 2003, alors que la République d’Haïti fêtait le bicentenaire de la mort de Toussaint-
Louverture, son président, Jean-Bertrand Aristide, en profita pour lancer un appel inattendu à la
communauté internationale. Il demanda solennellement « restitution et réparation » à la France, en
rappelant la dette inique que l’ancienne métropole avait imposée en 1825 au jeune État haïtien en
échange de sa reconnaissance diplomatique. Estimant le montant de ces réparations à 21 milliards de
dollars, le président haïtien inversait en somme, à deux siècles de distance, les positions du débiteur et du
créancier. La demande visait toutefois moins à obtenir une réparation sonnante et trébuchante qu’à
rappeler à la communauté internationale l’histoire d’une extorsion. Car c’est une constante de la politique
française depuis le début du XXe siècle que d’opposer une fin de non-recevoir aux demandes répétées de
l’État haïtien – et cette fois encore, en 2003, les autorités françaises ne prirent même pas le soin de
répondre au président Aristide.
Mesurons le poids de cette dette punitive. Fixée par le roi de France à un montant de 150 millions de
francs-or, puis ramenée en 1838 à 90 millions, elle représenterait l’équivalent, selon Thomas Piketty, de
30 milliards d’euros (sans prendre en compte les intérêts). Elle imposa une extraction annuelle de 5 % du
revenu national haïtien de 1849 à 1915. Pour financer ce remboursement, l’État haïtien engagea une
succession d’emprunts auprès des banques françaises avant qu’elles ne cèdent leurs créances à la
National City Bank américaine en 1922, si bien que le remboursement de la dette s’échelonna jusqu’en
1947. En définitive, plus de la moitié des sommes remboursées par l’État haïtien ont correspondu au
paiement des intérêts des dettes contractées successivement tout au long du XIXe siècle auprès des
banques françaises pour rembourser l’emprunt initial.
Les termes du traité reçurent le soutien de la plupart des États esclavagistes. Ils entendaient lancer
un avertissement en rappelant à tous les esclaves, d’ici et d’ailleurs, ce qu’il en coûtait d’aspirer à
l’émancipation. Le poids de la dette entrava massivement le développement économique de l’île tout au
long du XIXe siècle, imposant même le retour explicite à des formes de travail forcé. Le Code rural haïtien,
promulgué en 1826 par le président Boyer dans le but de rendre possible le versement des premières
traites, restaura certains aspects de l’ordre esclavagiste colonial en érigeant notamment le principe de
l’attachement de la population agricole à la plantation.
Sous le registre de la dette, l’exploitation coloniale survécut ainsi durant plus d’un siècle à la fin de
l’esclavage. Le rapport de dépendance qui unit bien souvent, sous la forme de la dette, l’affranchi à son
ancien maître était en quelque sorte transposé à l’échelle de la relation entre États. Peut-être même faut-
il considérer que c’est à Haïti et sur les décombres de l’esclavage, que s’est inventé un paradigme promis
à un riche avenir, celui de la gouvernance néocoloniale fondée sur le recours de la dette publique.
L’histoire édifiante de la République haïtienne ne présente qu’une des dimensions du lien qui unit
étroitement la dette et l’esclavage dans le monde colonial. L’endettement des maîtres planteurs des
Amériques, et singulièrement des Antilles coloniales, en est une autre. L’amiral Boussin décrivait en ces
termes la situation des planteurs guadeloupéens en 1842 :
Sauf de très rares exceptions, la propriété privée n’existe pas et n’est qu’un mot vide de sens.
Ceux qui possèdent n’ont pas plus de crédit que ceux qui n’ont rien, tant l’opinion est générale
que toutes les propriétés sont grevées de dettes supérieures à la valeur du fonds.
De fait, l’endettement était une réalité courante de la vie des plantations. Celui-ci tenait non
seulement à l’ampleur des investissements que requérait l’exploitation sucrière, et plus largement encore
à la dépendance des colons envers les élites marchandes métropolitaines, mais aussi au régime foncier
colonial, en particulier dans les Antilles françaises. L’indivisibilité des habitations obligeait en effet tout
héritier à racheter à ses cohéritiers une part de l’habitation, ce qui supposait de recourir le plus souvent à
un créancier.
Cette singularité marqua de son empreinte le fonctionnement des sociétés antillaises au sein
desquelles le coût du crédit était particulièrement élevé. La société des planteurs était liée par un
ensemble de créances qui unissaient entre eux les propriétaires d’habitations, en même temps que ne
cessait de s’accroître sa dépendance envers les négociants. Les commissionnaires créanciers, qui
procuraient les avances nécessaires au fonctionnement des habitations, devinrent une figure familière de
la vie insulaire. Face à l’ampleur du phénomène, qui rendait rarissime l’expropriation en cas
d’insolvabilité, certains observateurs faisaient d’ailleurs de la désinvolture des débiteurs un des traits
caractéristiques d’une société esclavagiste, dont le propre était d’ignorer la valeur du travail, comme l’a
montré Caroline Oudin Bastide. En 1841, Moreau de Jonnès affirmait qu’aux Antilles, « c’est un droit
acquis de ne pas payer ; comme on ne paie pas ses esclaves, on ne paie non plus personne d’autre, ce sont
deux coutumes qui se tiennent par une même origine ». La gratuité du travail, sous la figure
paradigmatique de l’esclavage, pousserait en somme des maîtres indolents et paresseux à croire en la
gratuité de l’argent.
L’endettement des planteurs, non moins considérable dans les Antilles britanniques, devint d’ailleurs
une question hautement politique dans l’Angleterre du début du XIXe siècle. Les abolitionnistes se saisirent
en effet de la question pour dénoncer le traitement catastrophique des esclaves dès lors qu’ils étaient
sous la domination de maîtres surendettés. L’économie politique de la dette propre au libéralisme
naissant, qui faisait du crédit une relation éminemment morale, et les préoccupations abolitionnistes
concernant le traitement des esclaves se conjuguaient pour dénoncer des maîtres irresponsables car
endettés, et dès lors cruels envers leurs propres esclaves. Les planteurs se défendaient en prétendant que
leurs dettes envers des négociants métropolitains les empêchaient de traiter « humainement » leurs
propres esclaves. Ces préoccupations conduisirent au vote, dans l’ensemble des Antilles britanniques, à
l’exception de la Barbade, d’un ensemble de lois au cours des années 1800-1820, étudiées par
Nicholas Crawford. Revendiquant une politique d’amélioration de l’esclavage, ces debt priority laws
visaient à favoriser, en cas de saisie des biens d’une plantation, le maintien de l’ensemble des éléments
qui assuraient une condition de vie aussi décente que possible aux esclaves.
Mais là n’est pas l’essentiel. Penser les liens qui associent l’esclavage à la dette conduit surtout à
examiner les régimes de contrainte que l’endettement engendre et qui peuvent conduire jusqu’à
l’esclavage – et sous cette dimension, l’Amérique coloniale n’est pas le meilleur terrain d’observation.
Sous le terme d’esclavage pour dette, les historiens ont trop souvent confondu des institutions tout à
fait différentes. Dans le prolongement des travaux d’Alain Testart, il convient de décomposer les
dépendances pour dette en trois modèles distincts, qui sont autant de manières par lesquelles se nouent,
dans la plupart des sociétés, la dette, le travail et la servitude. Sur ce plan, l’élaboration d’une
terminologie rigoureuse, distincte de celle de Testart, s’impose.
Le premier type, que nous qualifierons de servitude pour dette, caractérise la condition de servitude
qui peut être celle d’un débiteur auprès d’un créancier le temps que sa dette soit remboursée. La
condition de servitude, variable selon les obligations imposées au maître d’une société à l’autre, est
théoriquement temporaire – puisqu’elle prend fin avec le remboursement – et solutoire – c’est le travail
effectué sous contrainte qui équivaut au remboursement. Cette institution apparaît distinctement dans le
Code d’Hammourabi (XVIIIe siècle avant notre ère), qui mentionne dans son article 117 que le débiteur ne
sera asservi que pour une durée maximale de trois ans, comme si son travail avait alors racheté la dette.
Le nexum dans la Rome archaïque, sous lequel il faut reconnaître un contrat créateur d’un lien de
dépendance entre un créancier et son débiteur en échange de son travail, relève de la même institution,
tout comme l’halipratha dans le Gujarat du XIXe siècle, que les observateurs britanniques interprétèrent à
tort comme une forme d’esclavage contractuel. L’institution désigne une relation de dépendance qui se
réalise dans le prêt d’un propriétaire à un agriculteur, en particulier au moment d’un mariage, et dont la
contrepartie consiste dans les obligations de service particulièrement lourdes de ce dernier, qui peuvent
d’ailleurs se transmettre d’une génération à l’autre.
Bien qu’elle soit théoriquement conçue comme temporaire, la servitude pour dette peut donner lieu
à des conditions tout à fait différentes d’une société à l’autre selon le pouvoir qui est octroyé au maître, et
la capacité qu’il a de transférer ses droits sur l’individu asservi. Dans sa forme la plus clémente, elle peut
ainsi correspondre à une forme de louage de service dans laquelle la dette joue le rôle d’une avance sur
salaire. Dans le Cambodge de la fin du XIXe siècle, le serviteur pour dette conserve le droit imprescriptible
de se faire racheter et de changer de maître sans que le premier créancier ne puisse s’y opposer, le
nouveau maître remboursant la dette au maître, comme l’a montré Alain Forest. Sur l’île de Célèbes au
e
XIX siècle, parmi les Toradja, les serviteurs pour dette peuvent encore posséder des biens et des esclaves.
On peut même considérer que l’engagisme ou le péonage constituent des formes de servitude pour dette.
Le contrat d’engagisme implique en effet que l’engagé se soit fait avancer les frais du voyage et que son
travail corresponde à un remboursement de la dette, alors qu’il peut être soumis à des sanctions pénales
s’il ne respecte pas le contrat. Le péonage, dans les haciendas du Mexique du XIXe siècle ou les plantations
du sud des États-Unis d’après l’abolition, suppose de son côté que la dette qu’un ouvrier agricole
contracte l’attache à la propriété, au point qu’il ne puisse en sortir sans être sanctionné pénalement.
Aussi loin qu’il est possible de faire remonter son histoire, on mesure que la servitude pour dette est
une institution éminemment plastique. Celle-ci n’a d’ailleurs cessé de se transformer au point d’épouser le
développement et les mutations du capitalisme contemporain. La formidable expansion de la demande en
travail lors de la première globalisation des économies au XIXe siècle a ainsi considérablement accru le
recours à la servitude pour dette dans de nombreuses régions du monde, et singulièrement dans
l’ensemble de l’océan Indien. Au début du XXIe siècle, dans les briqueteries du Penjab ou dans les champs
de canne à sucre du Gujarat, le recrutement de la main-d’œuvre, qui repose sur le système de l’avance sur
salaire, s’apparente bel et bien à une forme de servitude pour dette. Le paiement préalable permet en
effet à l’employeur de s’attacher le travailleur, qui s’engage à demeurer sur la plantation ou dans l’atelier,
et à rembourser l’avance initiale par son travail. Or, ce n’est qu’une fois le travail effectué que les
comptes sont soldés, et la rémunération finale versée. Le travail et sa rémunération sont donc toujours
différés, et cela dans des proportions étrangères au salariat classique, ce qui offre des pouvoirs de
contrainte remarquables à l’employeur. Car la condition de servitude – ou de néo-servitude (neobondage),
selon l’expression de Jan Breman – tient non seulement au paiement en avance mais aussi à la rétention
du salaire jusqu’à ce que l’ensemble du travail soit effectué. Il est en outre fréquent que l’opération donne
lieu à toutes sortes de manipulations, afin que le solde soit négatif et que le travailleur soit maintenu en
état de débiteur, obligé de contracter de nouveaux emprunts qui, ne pouvant être remboursés, se
transmettent d’une génération à l’autre (I. Guérin). Bien que théoriquement temporaire, la dépendance
qui découle de la relation d’endettement peut ainsi aisément se transformer en une relation de servitude
pérenne. C’est la raison pour laquelle la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage du
30 avril 1956 a dénoncé dans son article premier la servitude pour dette comme constituant une
« pratique analogue à l’esclavage », dès lors que « la liquidation de la dette » n’est pas à l’horizon du
travail effectué par le débiteur, ou que la durée de son service « n’est pas limitée ni son caractère défini ».
La mise en gage (ou pawnship) constitue une autre forme de contrainte exercée sur une personne à
la suite d’une dette. Bien connue en Afrique de l’Ouest, dans de nombreuses régions de l’Asie du Sud-Est,
mais aussi chez certaines populations indiennes de la côte ouest américaine (comme les Yurok),
l’institution consiste en la mise en gage d’une personne par le débiteur au service de son créancier,
auquel elle doit tout son temps de travail tant que la dette n’est pas remboursée. La dépendance n’a
d’autre limite de temps que celle de l’extinction de la dette. Le travail de l’individu gagé, toutefois, ne
réduit pas la dette puisque la créance doit être intégralement remboursée par le débiteur pour qu’il soit
libéré, si bien qu’on peut considérer qu’il ne fait qu’amortir l’intérêt de la dette. La femme, l’homme ou
l’enfant gagé – qui peut être à l’occasion le débiteur lui-même – n’est pas à proprement parler un esclave,
au sens où les éléments constitutifs de la « mort sociale », qui caractérisent le statut servile, ne
s’appliquent pas à son égard. S’il vit le plus souvent auprès du créancier qui doit assurer sa subsistance,
le gagé n’est pas exclu des liens de parenté qui l’unissent aux débiteurs, et dont il continue à bénéficier
de la protection.
Il existe néanmoins une troisième forme de dépendance pour dette, que l’on peut plus explicitement
qualifier d’esclavage pour dette. La condition d’esclave vient alors sanctionner légalement un défaut de
paiement de la part du débiteur. La dépendance n’est plus solutoire mais exécutoire, procédant de la
réduction au statut d’esclave-marchandise d’un individu, exclu dès lors des liens de parenté et
potentiellement aliénable en raison de son insolvabilité. Le débiteur devient ainsi de facto la propriété de
son créancier. Au regard des deux autres formes de dépendance pour dette mentionnées, cette institution
présente une grande singularité qui tient au statut même de la dette. Alors qu’elle est la source de
l’asservissement, la dette cesse en effet d’exister dès lors que le débiteur est réduit en esclavage et ne
peut plus être remboursée d’aucune façon.
La servitude et l’esclavage pour dette, comme d’ailleurs la mise en gage, tout en représentant des
institutions différentes, peuvent tout à fait coexister au sein d’une même société, ce qui suppose, comme
on le verra, qu’elles peuvent avoir une fonction complémentaire. Ainsi, dans l’Athènes archaïque (du
e e
VIII au VI siècle avant notre ère), la servitude pour dette coexistait avec l’esclavage pour dette. Dans
l’ancien royaume de Siam du XVIe au XVIIIe siècle, étudié par Robert Lingat, les that – terme derrière lequel
on a longtemps reconnu des esclaves – étaient distingués en deux catégories : certains d’entre eux,
asservis par leur créancier, pouvaient se racheter à tout moment en remboursant leur dette en intégralité
– ils étaient en ce sens « placés en gage » ; d’autres, au contraire, ne pouvaient être rachetés que si leur
maître l’acceptait. Aliénables et exclus de la communauté dans la mesure où ils ne sont plus sujets du roi,
ne devant ni impôts ni service militaire, ils étaient pleinement esclaves.
La façon dont chaque société envisage le rapport entre la dette et la contrainte sur autrui est
éminemment variable. Que des rapports de dette ou de crédit puissent déboucher d’une manière ou d’une
autre sur l’esclavage, conçu comme un statut définitif, ne caractérise pas toutes les sociétés esclavagistes,
loin s’en faut : celles issues de la colonisation européenne de l’Amérique ont ainsi exclu qu’une dette entre
deux individus puisse justifier la réduction en esclavage ; à l’inverse, dans nombre de sociétés, la dette est
le mode dominant de création des statuts de dépendance.
Deux modèles de société semblent dès lors s’opposer. Il s’agit à l’évidence de types idéaux, dont la
construction procède de la simplification délibérée de leurs traits essentiels, mais qui s’avère pertinente
pour conduire la comparaison. Dans le premier, il ne saurait exister de dépendance sans endettement.
Une créance est le plus souvent à l’origine de la contrainte exercée sur autrui dans l’exercice du travail,
et le lien de dépendance qui unit maîtres et esclaves emprunte le vocabulaire de la dette. L’esclavage,
d’origine essentiellement interne, ne s’y présente pas comme l’envers de la liberté mais comme la forme
la plus extrême des statuts de dépendance, qui peuvent être fort nombreux. Si l’esclavage pour dette
existe, il se présente alors comme une potentialité extrême et bien souvent minoritaire. Surtout, dans la
mesure où la domination esclavagiste est pensée sous la forme de la dette, l’esclave demeure
symboliquement membre, même de façon dérisoire, de la communauté. L’Inde ancienne offrirait le
meilleur des exemples. Selon l’expression de Charles Malamoud, la dette y offre « la forme prototypique
du lien social » : l’homme naît à l’état de dette et la hiérarchie sociale est une hiérarchie des dettes, au
sens où les relations entre les différentes castes sont pensées comme des relations de créanciers et
débiteurs. Au côté de formes variées de servitudes pour dette et de mises en gage, l’esclavage pour dette
y est exceptionnel et ne débouche pas sur une exclusion radicale de la communauté. Dans le traité
politique et militaire qu’est l’Arthaśāstra (IVe siècle avant notre ère), les interdits de pureté rituelle, tels
que celui du contact avec les morts, s’applique ainsi de la même façon aux esclaves qu’à l’ensemble des
membres de la communauté.
L’ensemble des sociétés qui, à un moment de leur histoire, ont interdit que l’endettement puisse
conduire à l’esclavage relèverait de l’autre type idéal. Si la servitude pour dette peut y être licite, elle est
de toute façon minoritaire. Puisque la dette ne peut donner lieu à la réduction en esclavage du débiteur,
l’approvisionnement en esclaves repose sur des sources externes à la société. Désolidariser la dette de
l’esclavage conduit ainsi à une définition rigoureuse – fondée sur un principe d’exclusion radicale – de
l’esclavage au regard des autres statuts de dépendance. C’est une des singularités fondatrices des
sociétés gréco-romaines de l’âge classique. Aussi bien dans l’Athènes du VIe siècle avant notre ère que
dans la Rome des IVe et IIIe siècles avant notre ère, c’est l’abolition de l’esclavage pour dette qui aurait
mécaniquement nécessité le recours à des esclaves venus d’ailleurs – donc désormais extérieurs à la
communauté. L’esclavage-marchandise et son extension auraient donc procédé d’une rupture avec
l’univers de la dette. Il en irait de même dans la majeure partie du monde arabo-musulman de l’époque
médiévale et moderne. Alors que l’esclavage pour dette était une réalité massive des sociétés
préislamique, et qu’en Afrique subsaharienne comme en Indonésie, les droits coutumiers avaient bien
connu l’institution, le droit musulman ne concevait pas qu’un débiteur insolvable puisse être réduit en
esclavage et aliéné.
D’une dépendance à l’autre : les dynamiques
de la dette
Mais l’affaire est sans doute plus compliquée encore. Affirmons-le d’emblée : la servitude pour dette
ou la mise en gage ne sont pas des régimes d’exploitation antinomiques, car plus archaïques ou plus
cléments, au regard de ce qui serait le « véritable » esclavage, identifié à l’esclavage-marchandise. Ce
serait ignorer tout d’abord que l’esclavage pour dette, soit la réduction d’un débiteur insolvable au statut
d’homme-marchandise, coexiste bien souvent avec la mise en gage ou la servitude pour dette ; ne pas
saisir, ensuite, que les différentes formes de dépendance pour dette peuvent être appréhendées comme
des modes d’exploitation concurrents ou complémentaires de l’esclavage-marchandise.
Le développement de l’esclavage-marchandise dans la Méditerranée archaïque des VIIe-VIe siècles de
notre ère en offre un exemple éclairant. La singularité de la période tient en effet au développement
concomitant, aussi bien en Judée qu’en Grèce ou en Phénicie, de l’esclavage pour dette, institution inédite
au regard des formes traditionnelles de servitude pour dette (par nature temporaires) qui existaient. La
dette devint ainsi un motif pour asservir dans sa propre communauté, puis revendre les individus sur les
marchés d’esclaves qui commençaient à se former. Dans le monde grec, au sujet duquel notre information
est la plus conséquente, le développement de l’esclavage pour dette constituait bel et bien une stratégie
de la part des élites du monde des cités : les créanciers prêtaient de l’argent en vue d’acquérir à titre
définitif une main-d’œuvre servile. Or, c’est précisément cette dépendance d’un type nouveau, menaçant
de détruire les communautés, que les législations civiques, à l’instar des lois de Solon à Athènes (594
avant notre ère), entreprirent de limiter, sans abolir toutefois les formes traditionnelles de servitude pour
dette. Il était désormais interdit de réduire à l’état d’esclavage un membre de sa propre communauté
politique et le recours aux marchés extérieurs à la cité devenait indispensable. La dette était désolidarisée
de l’esclavage dans la mesure où une créance ne pouvait conduire à la réduction en esclavage du
débiteur. Si, en termes descriptifs, l’esclavage pour dette peut sembler antithétique à l’esclavage
marchandise, il faut alors admettre qu’il a largement contribué à son développement (J. Zurbach).
L’historien ne peut donc se contenter d’identifier et de répertorier les différentes formes de
dépendances pour dette, en les classant comme s’il s’agissait d’institutions fondamentalement différentes.
Celles-ci peuvent tout d’abord évoluer à travers le temps, au point d’être méconnaissables : la mise en
gage dans l’Afrique du XVIIIe siècle ne ressemble guère, ni dans ses formes juridiques ni par sa fonction
sociale, à celle qui prévaudra un siècle plus tard, une fois abolie la traite transatlantique. Il n’est pas rare,
surtout, que les dépendances pour dette, distinctes en droit, se convertissent dans certaines situations
historiques, la servitude pour dette ou la mise en gage conduisant de facto à l’esclavage. Les processus
dynamiques qui mènent d’un régime de contrainte à un autre s’imposent dès lors au centre du travail des
historiens. Du point de vue de l’employeur ou du maître, les modes d’exploitation du travail résultant
d’une dette se présentent d’ailleurs comme autant d’alternatives dont il dispose. Les dépendances pour
dette participent en ce sens d’un échange économique à grande échelle entre la force de travail et le
crédit, et dont la contrainte, brutale ou modérée, temporaire ou définitive, est la variable d’ajustement
(G. Campbell et A. Stanziani).
Le travail des historiens de l’Afrique de l’Ouest des XVIIIe-XIXe siècles est ici particulièrement
suggestif. Il est désormais établi que la mise en gage ne s’est pas développée à la suite de l’abolition de la
traite, mais qu’elle a longtemps existé, peut-être depuis le XVIe siècle, comme un système de crédit assez
commun parmi les populations de la côte guinéenne, la Côte-de-l’Or ou la corne du Bénin. Certes,
l’individu gagé n’était pas un esclave ; l’institution avait même parfois pour vocation de protéger des
individus de la menace de l’esclavage. Pourtant, dès lors que l’autorité politique ne protégeait plus le
gagé, ou que la relation avec le débiteur cessait d’être assurée, le créancier pouvait le traiter en pratique
comme un esclave-marchandise. Or, la mise en gage s’imposa au cœur des relations de crédit que les
marchands européens entretenaient avec leurs intermédiaires africains à partir du XVIIIe siècle (T. Falola
et P. Lovejoy). Les Européens pouvaient ainsi, en garantie d’un crédit, demander la mise en gage de
personnes qu’ils traitaient comme des esclaves, ce que l’abolitionniste Thomas Clarkson dénonça comme
une « perversion des lois originaires » du continent africain. Les récits de marchands européens attestent
que ceux-ci s’emparaient fréquemment d’individus gagés avant de les déporter vers l’Amérique. Clarkson
relate ainsi l’histoire du capitaine Bibby, qui aurait quitté Liverpool en 1787, à la tête du navire le Molly.
Lors de son séjour dans le golfe de Guinée, il s’était saisi de plusieurs hommes en gage à la suite d’un
emprunt, puis les aurait transportés jusqu’à Saint-Domingue. Conformément à leur statut de gagé, ces
hommes étaient libres, et le marchand les reconduisit lors de son séjour suivant à Calabar (dans l’actuel
Nigeria), mais nul ne s’acquitta de la dette, si bien que les hommes furent reconduits, cette fois en tant
qu’esclaves, jusqu’à Saint-Domingue, où ils furent vendus. L’institution traditionnelle de la mise en gage
était devenue une source d’approvisionnement en esclaves pour les marchands européens (sans qu’on
sache dans quelle mesure cette transformation était déjà actée chez leurs intermédiaires africains). Bien
que nos informations soient lacunaires, il semble que les marchands musulmans qui commerçaient dans le
monde yoruba du XIXe siècle n’aient pas procédé de manière différente. Alors que les populations non
musulmanes pouvaient régulièrement placer en gage leurs enfants dans des contextes de grande
nécessité, les marchands musulmans se les appropriaient comme des esclaves susceptibles d’être
déplacés et revendus puisqu’ils n’étaient pas convertis.
Ce qui est vrai pour l’entrée en esclavage ne l’est pas moins pour la sortie. La fin de l’esclavage ne
s’est jamais traduite, dans aucune société, par la propagation instantanée et exclusive du salariat sans
que se développent des formes de travail contraint reposant sur la dette. Aussi est-ce à la manière d’un
continuum, fait de multiples paliers successifs au sein desquels la dette joue un rôle central, qu’il faut
envisager le chemin qui conduit de l’esclavage au travail libre. Lorsque l’engagisme prit le relais du
travail servile à la suite des abolitions au XIXe siècle, la condition des engagés se rapprochait bien souvent
de celle des esclaves. À La Réunion, au début des années 1850, le maintien de la main-d’œuvre agricole
était un enjeu capital pour les planteurs. Après que ces derniers eurent demandé une législation spéciale
permettant l’approvisionnement de la colonie en travailleurs africains, le pouvoir impérial autorisa le
rachat d’esclaves sur la côte africaine, à Zanzibar, Quiloa ou Lindy. Planteurs et négociants entreprirent
ainsi de racheter des esclaves en les affranchissant, l’acte de libération et le contrat d’engagement
s’effectuant presque simultanément. Capturés à l’intérieur des terres et conduits en tant qu’esclaves par
des marchands arabes jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique, ces hommes étaient rachetés et libérés,
puis embarqués sur des navires français comme des hommes libres (A. Stanziani). C’est en tant que libres
qu’ils s’engageaient alors, en remboursant par leur travail et le plus souvent pour un nombre d’années
indéfini la dette correspondant au prix de leur rachat. Sur l’île, les contrats d’engagement donnaient
d’ailleurs lieu à de nombreuses transactions entre négociants et propriétaires, à la manière en somme
dont se vendaient, quelques décennies auparavant, les esclaves. Passés du statut d’esclave à celui de
libre, ces hommes étaient désormais enchaînés à leur dette.
* * *
Deux types idéaux de société ayant recouru à l’esclavage semblent pouvoir s’opposer. Certaines
sociétés ont interdit que la dette puisse générer une contrainte sur les corps allant jusqu’à la servitude.
Elles ont en somme désolidarisé l’esclavage de la dette, et ont dès lors recouru le plus souvent à un
esclavage d’origine externe. Tel est le cas des sociétés gréco-romaines de l’âge classique, d’une grande
partie du monde arabo-musulman, mais aussi des sociétés esclavagistes filles du premier colonialisme
européen. Dans ces dernières, si la dette est une réalité incontournable du monde des plantations, elle
n’est évidemment pas source de réduction en esclavage. Pour d’autres, au contraire, la dette fut toujours
constitutive des relations de servitude, qu’il faut le plus souvent envisager sous la forme d’un continuum
conduisant jusqu’à l’esclavage. Les sociétés de l’Inde ancienne et moderne, mais aussi nombre de
configurations extrême-orientale et africaine semblent relever d’un tel type. L’esclavage, qui n’est alors
que le plus défavorable des statuts de dépendance, y est pensé sous le paradigme de la dette. Il serait
tentant de conférer à cette distinction cardinale, qui procède d’une schématisation délibérée, une portée
considérable en suggérant par exemple que la sphère du crédit aurait acquis une autonomie nouvelle
dans les sociétés qui cessèrent d’associer la dette à la potentialité de l’esclavage.
Or, une telle approche est en partie trompeuse, car elle ne permet pas de rendre compte des
processus dynamiques par lesquels se nouent, selon des configurations historiques précises, la dette et la
contrainte sur les corps. Elle rend de surcroît aveugle aux formes les plus modernes de servitude pour
dette qui sont parfaitement compatibles avec le capitalisme contemporain. L’histoire de la Méditerranée
d’époque archaïque comme celle de l’Afrique du XIXe siècle démontrent surtout que l’esclavage pour dette
fut souvent une étape de l’esclavage-marchandise et que les différents types de dépendances pour dette
(servitude pour dette, mise en gage, esclavage pour dette) ont partie liée. Leur histoire respective doit dès
lors s’envisager de manière globale et dynamique, ce qui conduit à décloisonner des récits supposément
distincts et à penser l’esclavage au pluriel : ainsi, on ne saurait considérer l’histoire de la traite atlantique
en ignorant celle des formes de dépendance pour dette internes aux sociétés africaines qui en furent les
victimes.
RÉFÉRENCES
G. Campbell et A. Stanziani (éds.), Debt and Slavery in the Atlantic and Mediterranean Worlds,
Londres, Pickering & Chatto, 2013.
G. Campbell et A. Stanziani (éds.), Bonded Labour and Debt in Indian Ocean, Londres,
Pickering & Chatto, 2013.
T. Falola et P. E. Lovejoy (éds.), Pawnship, Slavery, and Colonialism in Africa, Trenton, Africa World
Press, 2003.
I. Guérin, « Travail illégal et servitude pour dette en Inde du Sud », dans L. Fontaine et F. Weber (éds.),
Les Paradoxes de l’économie informelle. À qui profitent les règles ?, Paris, Karthala, 2011, p. 93-112.
A. Stanziani, Les Métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale (XVIIIe-XIXe siècles), Paris,
Presses de Sciences Po, 2020.
A. Testart, L’Esclave, la dette, le pouvoir. Études de sociologie comparative, Paris, Éditions Errance,
2001.
J. Zurbach, Les hommes, la terre et la dette en Grèce, 1400-700 avant J.-C., Bordeaux, Ausonius-Éditions,
2017.
RENVOIS
PAULIN ISMARD
Comment penser conjointement l’histoire des pratiques pénales et celle de l’esclavage ? Nous
faisons ordinairement de l’invention de la prison, dans le courant du XVIIIe siècle, le lieu fondateur d’une
conception moderne de la peine dans les États européens. Selon le grandiose récit proposé par
Michel Foucault, l’avènement de la modernité aurait consisté dans le passage d’une pénalité visant le
corps du condamné, soumis à des châtiments éclatants, à une économie disciplinaire diffuse qui, au nom
de l’humanisation des peines, aurait pour pièce maîtresse la privation de liberté.
Les historiens ont reconnu la prodigieuse fécondité du paradigme foucaldien, tout en contestant bien
souvent sa pertinence empirique. Ils ont montré que l’incarcération ne fut jamais qu’un des instruments
de l’arsenal punitif entre les mains des États européens, coexistant, ou parfois se confondant, avec le
travail forcé, au sein d’une séquence historique qu’il convient d’élargir du début du XVIe jusqu’à la fin du
e
XIX siècle. Comme l’a rappelé A. Stanziani, le contrôle de la main-d’œuvre au travail est d’ailleurs à
l’arrière-plan du célèbre Panopticon de Bentham, si crucial dans le récit de Foucault, qui fut élaboré dans
le contexte d’une exploitation sur le sol russe, associant des serfs et des travailleurs libres britanniques.
Le nouveau régime des peines qui naît en Europe au tournant des XVIIIe et XIXe siècles ne peut plus par
ailleurs être envisagé indépendamment de l’économie pénale coloniale, dans laquelle la race et bien
évidemment l’esclavage jouent un rôle essentiel. Dix ans avant Michel Foucault, le sociologue suédois
Thorsten Sellin avait d’ailleurs esquissé une autre histoire de la pénalité européenne qui faisait remonter
l’emprisonnement punitif à une figure bien connue du droit romain, celle des esclaves de peine (servi
poenae).
Le travail pénal, soit la condamnation au travail forcé au terme d’une procédure judiciaire ou
politique, fut un élément incontournable du processus de disciplinarisation de la main-d’œuvre dans
l’Europe moderne. Des presidiarios (« forçats ») condamnés au travail dans les mines et les arsenaux de
l’empire ibérique, aux 380 000 convicts, délinquants de droit commun, vagabonds et vaincus de l’histoire
politique britannique, qui peuplèrent par vagues successives les colonies d’Amérique et d’Australie, du
e e
XVII au XIX siècle, le travail pénal fut surtout une composante de l’expansion coloniale européenne. Il
devint même dans l’Afrique du XXe siècle un instrument de la gouvernementalité coloniale, s’exerçant aux
dépens des populations conquises. Mais l’histoire du travail pénal ne s’arrête pas aux frontières de
l’Europe occidentale. Son existence est attestée dans un nombre considérable de sociétés, de la Chine
ancienne jusqu’à l’Afrique de l’Ouest précoloniale.
Le travail pénal ne se confond pas, cependant, avec l’institution de l’esclavage pénal. Cette dernière
suppose en effet une transformation sans retour du statut du condamné, considéré comme un esclave, et
l’exploitation de son travail n’est pas nécessairement sa principale visée. Pour cette raison au moins, aussi
terrible fut-il, le destin des hommes et des femmes condamnés au travail forcé, et parfois déportés dans
les espaces les plus reculés des empires, ne relevait pas de l’esclavage. L’affaire est particulièrement
sensible au sujet de l’histoire de l’Empire britannique. Depuis la fin du XIXe siècle, l’assimilation des
convicts britanniques à des esclaves est un leitmotiv d’une mémoire coloniale qui n’a pas hésité à
invoquer l’existence d’un « esclavage blanc » ayant accompagné la déportation transatlantique des
Africains. Certes, plusieurs convicts présentèrent dès le XVIIIe siècle leur bannissement comme une
condamnation à l’esclavage. Il demeure que les législations coloniales ont toujours distingué ces forçats
blancs des esclaves africains, entre lesquels l’ordre de la race traçait une frontière infranchissable. Alors
que les premiers pouvaient faire entendre leur voix et jouissaient de formes de protection de leur
personne, les seconds, soumis à la plus grande violence, étaient privés de toute personnalité juridique.
Nombre de sociétés esclavagistes ont ignoré l’esclavage pénal. Le droit musulman en exclut la
possibilité et son existence est marginale dans les sociétés coloniales des Amériques. L’institution est
toutefois massivement attestée, sous des formes bien différentes, dans l’Antiquité gréco-romaine, en
Afrique et en Asie, comme dans l’Europe médiévale et moderne. Dans plusieurs sociétés post-
esclavagistes, comme dans les États-Unis de la fin du XXe siècle, la condamnation au travail forcé,
lorsqu’elle visait les anciens esclaves relevait bel et bien d’une forme d’esclavage pénal. Comme on le
verra, les similitudes sont en outre nombreuses entre les formes les plus anciennes d’esclavage pénal et
certaines expériences concentrationnaires du XXe siècle.
Une distinction s’impose au préalable. Une condamnation judiciaire peut en effet donner lieu à deux
formes d’esclavage sensiblement différentes, et pour les qualifier je propose de recourir à une
terminologie neuve. Les esclaves pénaux ne sauraient en effet se confondre avec les esclaves de peine. La
première forme consiste en la réduction en esclavage d’un condamné en raison de son impossibilité à
s’acquitter de la compensation qu’exige son crime. Le condamné est alors livré à la victime qui peut en
faire son esclave ou le revendre. L’esclavage pénal désigne dans ce cas l’origine judiciaire de la réduction
en esclavage, et non un statut spécifique en droit. Une fois livré à la victime, le condamné est le plus
souvent un esclave comme les autres, même si certaines sociétés lui reconnaissent un statut particulier.
L’esclavage de peine consiste au contraire, comme on le verra, en une expérience spécifique de la
servitude, conçue comme une relégation à l’écart du monde des vivants, dans une étroite proximité avec
la mort.
Dès lors qu’elle prend la forme d’une sanction légale, l’esclavage pour dette (à distinguer de la
servitude pour dette – voir « Dette ») est une des formes les plus banales d’esclavage pénal. Les crimes
les plus divers peuvent néanmoins donner lieu à une réduction en esclavage, comme l’attestent les
législations de nombreuses sociétés asiatiques, en Chine ancienne, dans la Thaïlande ou le Laos des
e e
XVIII et XIX siècles. Le livre de Manu (Manu kyay) – du nom de l’ermite hindou qui aurait rédigé les lois du
royaume de Birmanie au XVIIIe siècle – mentionne ainsi douze motifs de réduction en esclavage parmi
lesquels le vol ou l’agression physique. Le coupable, s’il est incapable de s’acquitter de la compensation
qu’il doit verser à la victime, devient son esclave, mais si un tiers s’en acquitte à sa place, ce dernier en
prend possession. Certaines sociétés africaines connaissent aussi l’institution. En l’absence de toute
forme d’emprisonnement, elle représente par exemple une des sources les plus courantes de réduction en
esclavage chez les Bobangis, dans le nord-ouest du Congo. Les esclaves montamba, asservis à la suite
d’une condamnation pénale, se distinguent ainsi des esclaves montonge, dont la servitude résulte d’un
acte de capture. Une fois encore, l’esclavage résulte de l’impossibilité du condamné à s’acquitter de la
dette engendrée par son crime.
Dans les droits qui imputent la responsabilité pénale à l’ensemble de la parenté, et qui se fondent
sur la réciprocité et la vengeance, l’esclavage pénal offre bien souvent une issue ordinaire aux conflits.
Tel est le cas dans les sociétés européennes du haut Moyen Âge, où il frappe bien souvent les plus faibles,
contraints de sacrifier un des leurs dès lors qu’ils ne peuvent compenser son crime. Dans un poème
adressé à Grégoire de Tours, Venance Fortunat (530-609) raconte avoir rencontré un couple qui pleure sa
fille, vendue après sa condamnation pour vol (Carmina V, 14). Le père explique au poète avoir été
incapable, en raison de sa pauvreté, de produire les témoins qui l’auraient innocentée. Alice Rio a montré
la plasticité de cette institution qui semble parfois se confondre avec la servitude pour dette ou la mise en
gage. Le sens de l’institution s’éclaire en outre au regard du poids écrasant que représentait l’extension
de la responsabilité pénale à l’ensemble de la parenté : elle permettait paradoxalement de libérer les
groupes de parents du poids d’un des leurs, reconnu comme coupable, sans que soit engagé l’ensemble de
la communauté. Dans certaines sociétés, les esclaves pénaux ont toutefois acquis un statut privilégié,
comme c’est le cas des whitetheow en Angleterre jusqu’à la conquête normande. Ces esclaves pénaux
sont mentionnés dans les codes anglo-saxons des règnes d’Alfred le Grand (848-899) et d’Édouard
l’Ancien (899-924), avant que Guillaume le Conquérant n’abolisse l’institution. Or, leur statut semble
relever selon David Wyatt d’une servitude non héréditaire et leur présence abondante dans les
affranchissements testamentaires suggère qu’ils jouissaient d’un statut spécifique au regard des esclaves
de naissance (servi originales), comme si leur ancien statut d’hommes libres les distinguait encore de tous
les autres esclaves.
Les gouverneurs ont coutume de condamner au cachot, ou même aux fers. Mais ils ne doivent
pas le faire, car ces sortes de peines sont interdites. En effet, la prison doit être employée pour
retenir les hommes et non pour les punir (Digeste 48, 19, 8, 9).
Le propos atteste l’absence à Rome d’une conception punitive de l’incarcération. De fait, s’il arrivait
que les gouverneurs en viennent à placer dans les cachots durant une période assez longue certains
prévenus, la prison (carcer ou custodia) n’avait qu’un but coercitif ou préventif. Or, le juriste semble lier
implicitement l’existence de l’esclavage de peine à l’absence d’une conception punitive de la prison.
L’hypothèse d’une incarcération définitive, écrit ainsi Ulpien, ne se réalise et ne s’accomplit que dans
l’esclavage de peine. La réduction à l’esclavage de peine, en somme, équivaudrait à la pire des peines de
prison… si celles-ci existaient. On mesure alors le caractère révolutionnaire de l’abolition de l’institution
par Justinien, au VIe siècle (Novelle 22, 8). En dissociant explicitement l’incarcération de la réduction en
esclavage, elle inaugurait une nouvelle histoire du châtiment et de la peine.
La figure de l’esclavage de peine, telle qu’elle fut conceptualisée par le droit romain, est d’une
importance considérable, non pas en ce qu’elle suggère de faire remonter généalogiquement les formes
les plus modernes du travail forcé jusqu’à Rome, mais parce qu’elle fait surgir en pleine lumière le
dispositif qui noue structurellement l’esclavage aux formes les plus anciennes d’incarcération.
L’esclavage emprunte alors une forme singulière, s’apparentant à une mise à mort différée, sous les traits
d’un abandon à l’écart du monde des vivants. Or, l’esclavage de peine a bel et bien existé dans l’Europe
moderne, dans les arsenaux ou les mines de la Russie de Pierre le Grand et de ses successeurs, à travers
l’institution du katorga (du grec byzantin katergon : « galère »), dans les camps de travail ou les
contreforts militaires des royaumes de Suède et du Danemark aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme dans la
France d’Ancien Régime, à travers la condamnation aux Galères perpétuelles.
Apparue à la fin du XVe siècle dans le contexte des guerres d’Italie, la condamnation aux Galères
perpétuelles fut en vigueur durant toute la France d’Ancien Régime, survivant même à la disparition du
Corps des Galères de Sa Majesté en 1748. Elle connaît son apogée à partir du règne de Louis XIV, et les
cours souveraines comme les niveaux de juridictions inférieures ne cessent d’élargir son champ
d’application à un nombre considérable de délits et de crimes (vol, vagabondage et mendicité,
contrebande du tabac et du sel) au cours du XVIIIe siècle. Alors même que le travail forcé et la redevance
obligatoire en travail qu’est la corvée font l’objet de critiques, notamment de la part des physiocrates, la
peine des Galères, qui permet au condamné de racheter sa faute par son travail et devient source de
profit pour l’ensemble de la collectivité, fait consensus, même chez les hommes des Lumières. Commune à
la plupart des États européens, la condamnation aux galères ne fut pas nécessairement envisagée comme
une réduction en esclavage. Les galères de la marine royale castillane du XVIIe siècle étaient peuplées
d’esclaves maures et de condamnés (forzados), mais la peine de ces derniers était toujours conçue comme
temporaire et ils pouvaient racheter leur condamnation. Leur servitude ne relevait pas à proprement
parler de l’esclavage pénal.
Or, il est significatif qu’au moment où la traite atlantique prend des dimensions considérables, au
milieu du XVIIIe siècle, c’est en se référant aux esclaves de peine de l’Empire romain que les juristes
français appréhendent la condamnation aux Galères perpétuelles (M. Vigie). Claude-Joseph de Ferrière,
dans son Dictionnaire de droit et de pratique (2 vol.,1749 et 1769), écrit :
Il y a donc en France des esclaves de peine comme chez les Romains, car n’est-ce pas être
esclave de peine que d’être forcé de la souffrir jusqu’à la mort, sans aucune relâche et sans
aucune modération ? Et peut-on soutenir qu’il reste la moindre ombre de liberté à un condamné
chargé de chaînes qui est obligé de travailler jour et nuit malgré lui ; qui ne fait jamais ses
volontés, qui est dans une dépendance perpétuelle, et qui ne peut jamais, quelque temps qu’il
ait à vivre, sortir du triste état où il est réduit ?
Distinguer l’esclavage de peine, qui suppose une transformation statutaire, du travail pénal relève
toutefois bien souvent d’un exercice délicat. Considérons le cas de la Chine ancienne. Aux côtés de la
corvée, prestation obligatoire en travail mobilisée le plus souvent à l’échelle locale, le travail pénal est
une composante essentielle de l’exploitation de la main-d’œuvre dans la Chine des Qin (221-206 avant
notre ère) et des Han, au point que certains historiens en ont fait l’équivalent du travail des esclaves dans
la Rome antique. Robin D. S. Yates a d’ailleurs suggéré que la mobilisation des différentes formes de
travail forcé, et singulièrement des condamnés, aurait largement contribué à la victoire militaire des Qin
et à la première unification de la Chine. Les condamnés étaient régulièrement soumis au travail forcé,
pour des durées plus ou moins longues (de six mois jusqu’à plusieurs dizaines d’années) selon la nature de
leur crime. Dans la mesure où ils étaient mobilisés au service des grands projets de construction de
l’empereur, leur travail supposait souvent de longs déplacements dans l’ensemble du royaume, et
l’organisation de véritables camps de travail.
Mesurer la part respective des différents statuts de dépendance dans la main-d’œuvre à l’origine des
gigantesques travaux des périodes Qin et Han est néanmoins périlleux. Les 700 000 ouvriers qui, à en
croire les Mémoires historiques de Sima Qian (Ier siècle avant notre ère), auraient construit durant trente-
six ans la nécropole du premier empereur, Qin Shi Huang Di (avant d’y être emmurés vivants !) étaient-ils
des esclaves ou des condamnés ? Quel était le statut des milliers d’hommes enterrés au pied des grandes
tombes de la dynastie Han avec des colliers de fer et des entraves aux pieds ? L’analyse philologique des
documents de plusieurs tombes de Chine centrale remontant au début de l’empire Han a montré
l’existence d’une distinction statutaire entre les esclaves et les condamnés, comme l’a montré R. D. S.
Yates. Il semble que la condamnation à vie aux travaux forcés ait été exceptionnelle ; même lorsqu’elle
était sans limites de temps, les condamnés pouvaient racheter leur peine. Si l’absence de perpétuité
instaure une distinction claire entre l’esclavage et le travail pénal, un statut analogue à celui des esclaves
de peine se reconnaît peut-être dans le sort de l’ensemble des esclaves privés qui pouvaient être
condamnés aux travaux forcés pour un certain temps, et dont le changement de statut s’accompagnait le
plus souvent de mutilations corporelles.
Or, cette distinction légale ne peut masquer la grande proximité de destin qui unit bien souvent les
condamnés aux travaux forcés et les esclaves dans un système pénal qui ignore la prison. Il semble
d’ailleurs que sous les Qin, le même terme, lichenqie, puisse désigner aussi bien des esclaves publics au
service de l’État que des condamnés aux travaux forcés pour une durée limitée. Plus encore, les
condamnations donnaient régulièrement lieu à des mutilations corporelles (castration, nez coupé…) qui
marquaient dans le corps même du condamné son infamie. Ceux-ci étaient en outre exclus de toutes les
grandes cérémonies rituelles, et ils ne retrouvaient jamais un statut de membres de plein droit de la
société. Inscrit dans leur chair, leur statut de condamné était bel et bien permanent. La condamnation
survivait à l’exécution de la peine, au point qu’ils pouvaient régulièrement être remobilisés plusieurs
années après leur « libération ». En ce sens au moins, les éléments de mort sociale étaient communs aux
esclaves et aux condamnés, et leur relégation en marge de la société des hommes trouvait son origine
dans une même conception de leur crime, conçu comme une subversion de l’ordre hiérarchisé du monde
et de la société. Or, comme l’a montré Claude Chevaleyre, le lien conceptuel entre l’asservissement et le
châtiment a persisté dans la longue durée de l’histoire chinoise, « l’identité criminelle de l’esclave
[n’ayant] jamais cessé, jusqu’à la fin de l’ère impériale, d’être au cœur de la conception de la servitude ».
Le cas de la Chine ancienne conduit à interroger plus largement un ensemble de dispositifs qui, s’ils
ne relèvent pas à proprement parler d’un esclavage pénal, donnent lieu à des conditions de servitude
analogues à l’esclavage. Tel est le cas lorsque le travail pénal s’impose à des populations qui ont connu
l’esclavage et qu’il contribue à prolonger les hiérarchies issues de l’ordre esclavagiste après que celui-ci a
été aboli. Le travail pénal imposé par la colonisation britannique dans le nord du Nigeria, à la suite de la
conquête des années 1897-1903, s’inscrivait dans le prolongement des pratiques esclavagistes du califat
de Sokoto. Le travail pénal y fut en effet un des moyens privilégiés par l’administration coloniale pour
s’assurer la permanence de la main-d’œuvre autrefois esclave au sein des plantations agricoles. Le travail
pénal fut de même un instrument de la colonisation française en Afrique de l’Ouest. L’article premier de
l’arrêté du 22 janvier 1927 prévoyait en effet que « le travail [était] obligatoire dans les prisons de l’A.-
O. F. pour tous les condamnés de droit commun, pour les condamnés des conseils de guerre qui purgent
leur peine dans les prisons administratives » et « pour les indigènes punis disciplinairement ». Dans le
cadre du Code de l’indigénat, des délits ordinaires donnaient ainsi lieu à des peines d’emprisonnement
parfois très lourdes, dont la finalité résidait bel et bien dans l’exploitation du travail. Au Sénégal, comme
l’a récemment montré Romain Tiquet, trois camps furent fondés, regroupant une main-d’œuvre
« indigène » corvéable à merci qui se déplaçait au gré des chantiers publics et privés, et contribua
massivement au développement des infrastructures routières dans la colonie. Tous les récits attestent les
conditions de vie dramatique à l’intérieur de ces camps, dans lesquels se multipliaient les actes
d’automutilation pour échapper au travail. Les condamnés étaient régulièrement loués à des entreprises
privées, auxquelles était offerte une main-d’œuvre à un prix largement inférieur à celui de la main-
d’œuvre salariée. Ces hommes étaient certes des prisonniers, mais leur condition s’apparentait bel et bien
à celle de véritables esclaves.
Aux États-Unis, les structures de l’ordre esclavagiste se sont longtemps prolongées après son
abolition, sous l’effet d’une politique pénale visant particulièrement la population afro-américaine.
L’« hyperincarcération » (L. Wacquant) dont celle-ci est encore la victime en est une trace éloquente.
Mais d’ailleurs, l’esclavage fut-il vraiment aboli ? Le treizième amendement de la Constitution américaine,
dont on croit qu’il a « aboli l’esclavage » maintenait explicitement la possibilité de sa forme pénale :
Ni esclavage ni servitude involontaire, si ce n’est en punition d’un crime dont le coupable aura
été dûment condamné [except as a punishment for crime where of the party shall have been
duly convicted], n’existeront aux États-Unis ni dans aucun des lieux soumis à leur juridiction.
Certaines cours suprêmes du sud des États-Unis considérèrent que les prisonniers étaient bel et bien
des esclaves temporaires des États. Ainsi, la cour suprême de Virginie affirma en 1871, que par son crime,
le condamné, « non seulement avait bafoué sa liberté, mais aussi l’ensemble de ses droits à l’exception de
ceux que l’humanité de la loi lui accorde. Il est donc temporairement l’esclave de l’État » (Ruffin vs
Commonwealth).
Le nouvel ordre pénal ne tarda pas à viser les anciens esclaves et se traduisit par un développement
exponentiel de l’incarcération des populations afro-américaines. Dans les années qui suivirent la guerre
de Sécession, la plupart des États du Sud élaborèrent de nouveaux codes de lois qui condamnaient à la
prison un ensemble considérable de délits – à l’image de la Pig Law de l’État du Mississippi qui punissait
de cinq ans de prison le vol de bétail (1876). En Géorgie, de 1865 à 1910, la croissance du nombre de
prisonniers fut dix fois supérieure à celle de la population, 90 % de ces prisonniers étant d’anciens
esclaves. Cette politique marquait une profonde transformation du système pénal américain. À l’exception
de la Louisiane, les peines d’emprisonnements étaient en effet jusqu’alors presque exclusivement
réservées aux blancs. Nombre de discours faisaient d’ailleurs de la peine de prison l’équivalent, pour les
blancs, de l’esclavage pour les noirs. Ces derniers étaient le plus souvent réprimés à l’intérieur de la
plantation ou, pour les crimes les plus graves, mis à mort. Il est à cet égard significatif que les premières
prisons fédérales avaient été pour la plupart installées sur le site d’anciennes plantations esclavagistes,
comme si elles les prolongeaient – telle la Mississippi’s Parchman Farm, ou la célèbre prison Angola de
l’État de Louisiane, sur la plantation qui avait jadis appartenu à Isaac Franklin, un des grands marchands
d’esclaves de l’histoire américaine.
Destiné aux plantations de coton, à la construction des chemins de fer ou aux mines, le travail des
condamnés était régi par le système du louage des prisonniers auprès d’entreprises privées (convict lease
system), que W. E. B. Du Bois documenta et dénonça dès 1901. Il arrivait souvent que d’anciens esclaves
reviennent ainsi travailler dans les plantations qui avaient été les leurs. Le destin de l’ancien esclave
Green Cottenham, arrêté en 1908 en Alabama pour vagabondage, raconte à lui seul la violence de ce
nouveau mode d’exploitation. Green Cottenham fut tout d’abord condamné à une peine de trente jours de
travaux forcés, assortie d’une amende. Après qu’il se fut déclaré incapable de la verser, le juge étendit
son incarcération à une année entière. Dès le lendemain de son arrestation, l’État d’Alabama loua
Cottenham à l’US Steel Corporation pour un montant de 12 dollars par mois et l’affecta au travail d’une
mine. Enchaîné, vivant jour et nuit à l’intérieur de la mine, il devait en extraire plusieurs tonnes de
charbon par jour. La mortalité à l’intérieur de la mine était particulièrement élevée. L’année de son
incarcération, soixante hommes y moururent de maladies ou d’accident, les gérants ne prenant même pas
soin la plupart du temps de leur accorder des funérailles. Cottenham lui-même mourut moins de six mois
après son arrivée, au mois d’août 1908. Un administrateur d’une des prisons du sud des États-Unis
exprime en quelques mots la violence inouïe de cet esclavage pénal :
Avant la guerre, on possédait les nègres [we owned the negroes]. Si un homme avait un bon
nègre il pouvait se permettre de le garder pour lui. Mais ces condamnés, on ne les possède pas.
L’un d’entre eux meurt, tu en prends un autre [But these convicts, we don’t own ‘em. One dies,
get another] (M. Mancini).
Affranchi des lois de la propriété, cet esclavage se caractérisait là encore par une relégation et un
abandon, à l’écart de la vie sociale, avec de surcroît la promesse d’une mort imminente. Ni vivant ni mort,
ces hommes n’existaient déjà plus.
Détenu dans le « laboratoire du Goulag » que fut le camp des Solovki, D. P. Vitkovski fit partie des
170 000 zeks qui participèrent de 1931 à 1933 à la construction du fameux Belomorkanal (Belomorsko-
Baltiski kanal – canal de la mer Blanche). Long de 227 kilomètres, chargé de relier la mer Baltique à la
mer Blanche, le canal fut le premier projet pharaonique de l’industrie du Goulag. Le gigantisme de
l’entreprise devait mettre en scène la puissance du régime soviétique et célébrer sa nouvelle politique
pénale fondée sur la réhabilitation des condamnés par le travail. Soixante ans plus tard, en 1991,
Vitkovski faisait le récit suivant, rapporté par Alexandre Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag :
Une fois terminée la journée de travail, il reste des cadavres sur le chantier. La neige recouvre
peu à peu leurs visages. En voici un recroquevillé, les mains dans les manches, sous sa brouette
qui s’est renversée sur lui : le froid l’a pris ainsi […]. La nuit, des traîneaux passent pour les
ramasser. Les conducteurs y lancent les cadavres qui résonnent comme du bois en retombant.
L’été, si les cadavres n’ont pas été ramassés à temps, il ne subsiste que les os, et ils passent
dans la bétonneuse en même temps que le gravier. Ainsi ont-ils été coulés dans le béton de la
dernière écluse, près de la ville de Biélomorsk, où ils demeureront pour l’éternité.
Des hommes ou des femmes qui n’appartiennent à personne, exploités jusqu’à la mort, dont les
cadavres gisent au fond des mines ou dans les tranchées d’un canal, et auxquels toute forme de sépulture
est refusée : une même expérience de l’esclavage, qui se confond presque avec la mort, semble
rassembler les servi poenae de la Rome impériale, les condamnés aux Galères perpétuelles, Green
Cottenham, le mineur d’Alabama, et les zeks du Belomorkanal. Comment esquiver à ce stade l’analogie
entre l’esclavage de peine, dont j’ai cru reconnaître la forme la plus ancienne dans le monde gréco-
romain, et les expériences concentrationnaires du XXe siècle ?
Les victimes des camps de concentration ont souvent invoqué la métaphore de l’esclavage pour
décrire leur propre condition.
Nous avons voyagé jusqu’ici dans les wagons plombés, nous avons vu nos femmes et nos
enfants partir pour le néant ; et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours
monotone de la bête au travail, morts à nous-mêmes avant de mourir à la vie, anonymement,
écrit Primo Levi alors qu’il évoque l’infirmerie du camp d’Auschwitz (Si c’est un homme, 1947). Lorsqu’il
entreprend une comparaison entre le servage et l’expérience des zeks dans L’Archipel du Goulag,
Soljenitsyne en conclut quant à lui que ces derniers ne ressemblent qu’aux serfs travaillant autrefois dans
les mines de l’Oural et de l’Altaï, ou aux esclaves de l’Orient ancien.
L’identification des pratiques concentrationnaires nazies et du Goulag à des formes d’esclavage
recouvre surtout un débat ancien parmi les historiens. À la suite de Stanley Elkins et Göetz Dieckmann,
nombre d’entre eux ont tenté de dresser une analogie entre l’esclavage de plantation états-unien ou
l’esclavage antique et le régime nazi, alors que le Goulag soviétique a parfois été décrit comme un
esclavage d’État. La comparaison vise le plus souvent à mettre en évidence l’importance du travail forcé
et la dimension productive du fait concentrationnaire. De fait, les camps de concentration eurent dès leur
origine en Union soviétique et dans la Chine communiste, une vocation productive. À partir de 1942,
lorsque Heydrich formule le mot d’ordre de « destruction par le travail » à la conférence de Wannsee
(20 janvier 1942), puis massivement au cours de l’année 1944, les camps de l’Allemagne nazie acquirent
eux aussi une fonction productive non négligeable, même si celle-ci était secondaire et provisoire au
regard du projet d’extermination du peuple juif. Le louage de la main-d’œuvre à des entreprises privées
ou à des organisations extérieures à l’administration du camp y était d’ailleurs généralisé. La
comparaison invite plus encore à réfléchir aux formes de déshumanisation commune à l’esclavage et au
fait concentrationnaire, la notion de « mort sociale » élaborée par Orlando Patterson étant parfois
mobilisée par les historiens du nazisme. La construction symbolique de l’altérité radicale des condamnés,
identifiés à des parasites ou des déchets, et toujours potentiellement livrés à l’anéantissement physique,
relève effectivement de processus idéologiques bien connus en contexte esclavagiste. Aussi bien dans
l’Allemagne nazie que dans l’Union soviétique, leur éviction du monde social était un préalable à
l’exploitation de leur force productive.
L’exercice de la comparaison s’en tient toutefois bien souvent au plus haut niveau de généralité
concernant l’esclavage, qu’on se dispense de définir dans ses formes historiques spécifiques. Le travail
contraint, l’extrême violence et la déshumanisation suffisent alors à définir ce qui serait un type idéal
d’esclavage, commun à l’Antiquité classique et à l’Amérique coloniale. Je pense au contraire que c’est
sous la forme spécifique de l’esclavage de peine – dans sa dimension transhistorique, mais telle j’ai tenté
de la définir à partir de sa matrice romaine – que la comparaison s’avère pertinente. De fait, l’esclavage
de peine est une forme singulière d’esclavage. Celle-ci procède d’un contrôle total sur la personne
condamnée qui ne consiste pas en l’exercice d’un droit de propriété, ces hommes et ses femmes étant
sans maîtres (servi sine domino). Soljenitsyne reconnaît d’ailleurs la spécificité de l’esclavage au Goulag
en le décrivant en des termes exactement identiques à ceux de l’administrateur de la prison américaine
cité par M. Mancini : « Le chef de camp n’épargne pas les détenus, écrit Soljenitsyne, il ne les a pas
achetés, il ne les lègue pas à ses enfants, et si les uns viennent à mourir, on lui en enverra d’autres […] »
La transmission héréditaire du statut, qui définit ordinairement l’esclavage, n’est pas constitutive par
ailleurs de leur condition. Son étroite proximité avec la mort, surtout, la rapproche singulièrement de
l’expérience concentrationnaire. Qu’on en fasse une forme de mort civile « qui produit presque les mêmes
effets que la mort naturelle » (Ferrière) ou qu’elle implique une expulsion en dehors de la communauté
des vivants, à la manière d’une mort anticipée, se dessine un lieu dans lequel l’esclavage et la mort
s’indifférencient. Procédant bel et bien d’une forme de consommation du vivant, l’esclavage de peine
éclaire de la lumière la plus crue un des aspects de l’institution esclavagiste dans sa forme la plus
générale : le caractère superflu et dispensable de la vie elle-même.
RÉFÉRENCES
C. Chevaleyre, « Asservir pour punir : la nature pénale du statut d’esclave dans la Chine des Ming (1368-
1644) », Extrême-Orient, Extrême-Occident, no 41, 2017-1, p. 93-118.
C. G. De Vito et A. Lichtenstein (éds.), Global Convict Labour, Leyde, Brill, 2015.
M. Houllemare, « (In)justices. Pratiques judiciaires coloniales et administration impériale française au
e
XVIII siècle », habilitation à diriger des recherches (HDR), université Paris-Sorbonne,
décembre 2018.
Huntzinger H., « Incarcération et travaux forcés », dans C. Bertrand-Dagenbach, A. Chauvot et J.-M.
Salamito (éds.), Carcer II. Prison et privation de liberté dans l’Empire romain et l’Occident médiéval,
Paris, De Boccard, 2004, p. 21-32.
M. Mancini, One Dies, Get Another, Columbia, University of South Carolina Press, 1996.
M. Vigie, « Justice et criminalité au XVIIIe siècle : le cas de la peine des galères », Histoire, économie et
société, 4e année, no 3, 1985, p. 345-368.
RENVOIS
PAULIN ISMARD
Dans le royaume du Yatenga – un des puissants États mossis qui s’épanouit au nord du Burkina Faso
du XVIe au XIXe siècle, – les captifs royaux constituaient environ 10 % de l’ensemble de la population. Ces
hommes exerçaient plusieurs fonctions indispensables à la vie du royaume. Outre les charges liées au
fonctionnement de la cour et à la protection des reliques royales, ils participaient à la perception des
taxes sur les marchandises et assuraient une fonction de police au service du pouvoir royal. Leur pouvoir
était d’ailleurs si manifeste que certains anthropologues ont douté que ces captifs royaux fussent des
esclaves. De fait, les « gens de Bingo « (bingdemba), tel était leur nom, étaient autorisés à se marier et
cultiver une terre. Aucun d’entre eux ne pouvait être vendu et rien ne laisse même envisager que la
procédure d’affranchissement les ait concernés. Ces différents éléments sont-ils néanmoins suffisants
pour dénier à ces captifs royaux le statut d’esclave ? On peut en douter, tant le destin de ces captifs
« sans histoire et sans terre », selon les mots de M. Izard, relevait bel et bien d’une mort sociale. Après
leur capture, leur existence se poursuivait ici-bas par-delà la mort, par la simple volonté royale, le
changement définitif de statut et de nom étant symbolisé par le rasage de la tête.
Qu’on les nomme esclaves « royaux », « de la couronne » ou « d’État », qu’ils soient sous les ordres
d’un souverain, d’une cité ou d’une république, l’existence d’esclaves placés au service des détenteurs de
la souveraineté est connue dans la plupart des sociétés esclavagistes. Ils accomplissaient des tâches
administratives et cérémonielles – à l’instar des porteurs de parasol ou des responsables du véhicule royal
dans le Cambodge des XVIIIe-XIXe siècles –, militaires ou de police, mais aussi parfois productives. Dans les
sociétés de la Méditerranée antique comme au sein des royaumes africains de l’époque moderne, dans le
monde arabo-musulman médiéval et moderne comme dans une grande partie de l’Asie, et même, bien que
de manière marginale, dans le monde colonial de l’époque moderne, l’esclavage public est attesté. Il
existerait potentiellement un lien quasi universel entre le service du public et la condition de servitude de
ceux qui en ont la charge.
On distingue ordinairement deux formes d’esclavage d’État, selon que les esclaves sont la propriété
personnelle du souverain ou qu’ils sont attachés à sa fonction et non à sa personne. Dans la Rome
d’époque impériale, les servi publici, qui étaient la propriété de l’État romain et avaient la charge d’un
certain nombre d’équipements urbains et de fonctions administratives, n’ont rien à voir avec les esclaves
et les affranchis impériaux – la familia caesaris – qui étaient la propriété de l’empereur en tant que
personne privée. Une telle distinction n’est pas réservée au seul droit romain : dans l’Empire ottoman de
l’époque classique, les esclaves publics du sultan (mîri esîr) ne sont pas ses esclaves (kul) personnels, sur
lesquels il dispose d’un droit de vie et de mort ; dans le royaume abron du Gyaman, au XIXe siècle, parmi
les captifs royaux, les esclaves qui étaient la propriété personnelle du souverain, le gyamanhene, ne se
confondaient pas avec ceux qui faisaient partie des « biens du siège », qu’il avait reçus en héritage de son
prédécesseur, comme l’a montré E. Terray.
En dépit de sa rigueur apparente, cette distinction mérite toutefois d’être discutée tant il est vrai
que les catégories de public ou d’État ont des contours différents d’une société à l’autre. Il serait en ce
sens absurde de vouloir restreindre l’étude de l’esclavage public à une seule de ces deux catégories
d’esclaves.
La propriété étatique envisagée au sens large ainsi que le service de la communauté définissent
conjointement, par-delà les diverses appellations utilisées, l’esclavage public. L’analyse doit intégrer en ce
sens les configurations coloniales dans lesquelles des compagnies privées exercent par délégation le
pouvoir souverain : les esclaves, propriétés de la Compagnie des Indes occidentales dans l’Amérique
française du début du XVIIIe siècle, bien que sous le joug d’une organisation privée, étaient des esclaves
publics dans la mesure où l’exercice d’un certain nombre de prérogatives royales avait été délégué à la
Compagnie. Mais, à l’inverse, les esclaves des sanctuaires de l’Antiquité classique, des temples ou des
pagodes de l’Asie du Sud-Est, propriétés des dieux ou des monastères, ne relèvent pas à proprement
parler de l’esclavage public, pas davantage que les prisonniers des camps de travail ou de concentration
du XXe siècle, sur lesquels aucune propriété étatique ne s’exerce.
Un paradoxe, sinon une contradiction, a longtemps aimanté le regard des historiens. Comment
concevoir que certains esclaves aient détenu une position d’autorité sur des libres ? L’esclavage public
est-il encore vraiment de l’esclavage ? se sont-ils demandé, au point même de vouloir redéfinir l’esclavage
à l’aune de ce qui en serait une anomalie. En se référant à la situation des mamelouks de l’Égypte
fatimide (XIe-XIIe siècles), aux eunuques byzantins ou aux esclaves impériaux de la Chine des Ming (du
e e
XIV au XVII siècle), Orlando Patterson en est venu à placer l’aliénation native (natal alienation) et le
déshonneur au cœur de toute forme d’esclavage. Puisque ces hommes jouissaient d’une condition
privilégiée et disposaient même d’une certaine autorité, c’est que la condition sociale ou le lien de
propriété ne sauraient définir le statut d’esclave. Pure extension du souverain, coupés de leur
communauté d’origine, ces hommes – car il faut entendre le plus souvent le terme d’esclaves publics au
masculin – étaient indispensables, en raison même de la position de marginalité que leur conférait leur
statut d’esclave. S’ils pouvaient accéder à des positions honorables, ce n’est pas leur personne,
fondamentalement indigne, qui était célébrée mais celle de l’autorité politique (le roi, l’empereur, ou le
sultan) dont ils n’étaient que les représentants.
De fait, la position sociale des esclaves publics présente souvent des différences spectaculaires avec
celle des esclaves privés. Elles tiennent à certains traits récurrents de leur condition de vie : l’orientation
urbaine de leurs activités qui, associées à leurs fonctions au service du bien commun, les conduit à
interagir avec des libres, et leur confère une certaine visibilité dans le monde social ; la rémunération,
sous la forme de la solde, voire du salariat, susceptible de leur offrir une autonomie économique ;
l’inscription de leur servitude dans la longue durée, soit que ces esclaves étaient mis en réserve du
marché, leur revente étant exceptionnelle, soit que leur affranchissement même était exclu.
Il serait évidemment absurde de vouloir identifier un ensemble de caractéristiques définissant un
statut d’esclave public commun à l’ensemble des sociétés esclavagistes. Contentons-nous seulement de
relever quelques traits saillants. La détention de biens et la reconnaissance d’un droit de propriété
accordé aux esclaves publics n’a pas manqué de frapper l’imagination. Ulpien affirme ainsi que les servi
publici romains peuvent transmettre par testament la moitié de leur pécule (Reg., 20, 16). Les cas
d’esclaves publics suffisamment riches dans le monde gréco-romain pour accomplir des actes
d’évergétisme, en érigeant des monuments publics, ou en prenant en charge des dépenses somptuaires
pour la cité, sont en eux-mêmes significatifs. Ainsi, à Métropolis, en Ionie, au tournant de l’époque
hellénistique et impériale, un esclave public du nom de Philippos contribue à l’aménagement du gymnase
(SEG 49, 1522). La reconnaissance de ce droit de propriété porte d’ailleurs bien souvent sur des
esclaves : au sujet des esclaves du sultan d’Aceh, William Dampier note, à la fin du XVIIe siècle, que
« plusieurs d’entre eux étaient les principaux marchands et qu’ils avaient aussi quantité d’esclaves sous
eux » ; à la même époque, « les esclaves de la Porte », dans l’Empire ottoman, étaient nombreux à
posséder des esclaves (désignés sous le terme des kullarun kullari – « esclaves des esclaves »), ce qui
constituait d’ailleurs une exception à la sharīʿa.
Les privilèges dont disposent les esclaves publics se manifestaient aussi sur la scène judiciaire.
V. Martens a montré que dans les îles Vierges sous le contrôle de la Couronne danoise au XVIIIe siècle, les
nombreux esclaves qui travaillaient dans l’administration portuaire, les hôpitaux et les bâtiments
militaires de la Compagnie danoise des Indes pouvaient témoigner et déposer plainte devant les
tribunaux, ce dont étaient privés les autres esclaves. Condamnés, ils se voyaient infliger une peine moins
outrageante que celle appliquée aux autres esclaves. Il en allait de même pour les « Nègres du roi » en
Louisiane, étudiés par C. Vidal : alors que la torture de la roue était la règle en cas d’homicide commis par
un esclave, la pendaison était privilégiée pour les esclaves de la Compagnie.
La reconnaissance légale des liens de filiation ou de mariage est déconcertante, puisqu’elle semble
contredire la représentation, chère à C. Meillassoux, de l’esclave en « anti-parent ». Le droit romain
garantissait ainsi la légalité du mariage entre une femme libre et un esclave public. Il en allait de même
pour les esclaves du souverain de Malacca au début du XVIe siècle : « Tous demeurent chez eux en liberté,
élèvent leurs enfants et mettent à profit leurs biens ; c’est seulement lorsqu’ils étaient appelés qu’ils
accouraient au service », écrivait à leur propos le chroniqueur portugais João de Barros. Pour désigner
ces étranges serviteurs auxquels ne semblait guère s’appliquer la macule servile, l’administration
portugaise en vint d’ailleurs rapidement à créer de toutes pièces le terme d’aliberdados – les « presque
libre ».
Les privilèges accordés aux esclaves publics ne sauraient trouver une explication unique valable en
tout temps et en tout lieu. C’est sans doute le statut même des biens publics dans les cités antiques qui
explique que ces esclaves y aient occupé une position privilégiée : identifiés comme des biens appartenant
au peuple (littéralement dêmosioi) ou « n’appartenant à personne » (res nullius in bonis), propriété d’une
entité énigmatique en termes de droit, le dêmos ou la res publica, ces esclaves ne pouvaient voir appliqué
à leurs dépens le droit patrimonial privé, au point que leur était conféré un certain nombre de capacités
caractéristiques du statut de liberté. Dans d’autres situations, c’est la proximité symbolique, et parfois
réelle, avec la personne du souverain qui semble justifier le prestige qui leur est octroyé, comme si une
partie de l’aura du prince rejaillissait sur les esclaves qui ont la charge d’agir en son nom – à l’instar de
Jean-Baptiste, esclave du roi et chirurgien dans l’hôpital royal de La Nouvelle-Orléans du XVIIIe siècle, qui
ne manque pas de se présenter dans les registres paroissiaux comme « Nègre du roi », comme si le statut
de son propriétaire lui conférait une part d’honneur.
On aurait tort, toutefois, de considérer que de tels privilèges conduisaient à intégrer ces esclaves à
la société des hommes libres. Car c’est bien leur indignité personnelle qui expliquait que certaines tâches
leur soient confiées. Dans les cités antiques comme dans la Louisiane du XVIIIe siècle, c’est bien le mépris
et le déshonneur attachés à la charge de bourreau qui conduisait à ce que son titulaire soit toujours choisi
parmi les esclaves de la cité ou de la Colonie, dût-il mettre à mort des hommes libres. C’est qu’en Grèce
antique, l’infériorité attachée au statut d’esclave immunisait la cité contre le risque d’impureté que lui
faisait courir le meurtre d’un homme libre ; accompli par un esclave, le crime perdait sa nocivité pour la
cité.
Dans nombre de sociétés, le recours à l’esclavage public est à l’origine de formes singulières de
gouvernementalité. Le « paradigme mamelouk » en offre l’exemple le plus éclatant. On désigne par ce
terme une institution d’une extraordinaire longévité, soit l’esclavage militaire d’origine allochtone qui fut
commun à la plupart des régimes dans le monde arabo-musulman et ottoman, au Proche- et Moyen-
Orient, au Maghreb, mais aussi en Asie centrale et en Inde du Nord durant plus d’un millénaire. Son
invention remonterait au règne du calife abbasside Mutassim (833-842) ou, plus vraisemblablement, à
celui de ses successeurs autour des années 870, comme l’a montré E. de la Vaissière. Alors que les gardes
turcs utilisés par les califes avaient montré que leur excellence militaire pouvait représenter un danger
pour la survie de l’État, ces derniers décidèrent de recourir au marché d’esclaves pour recruter des
esclaves turcs adolescents afin de les former en Irak pour qu’ils deviennent des soldats entièrement
dépendants des califes. De l’Iran samanide du Xe siècle au Maghreb du XIXe siècle, sous domination
ottomane, le « paradigme mamelouk » connaît évidemment de nombreuses inflexions. L’allochtonie des
esclaves, recrutés et formés dès leur plus jeune âge pour servir l’État princier, est toutefois une
dimension constitutive de l’institution. Ainsi, comme l’a montré Gilles Veinstein, dans l’Empire ottoman du
e e
XV au XVII siècle le corps des kul du sultan était formé de la part revenant au souverain sur les captifs de
guerre (le pencyek) mais aussi des prises provenant du devşirme, qui a suscité tant de fantasmes dans
l’Europe moderne. L’institution désigne les campagnes de grande envergure menées à travers l’empire,
au cours desquelles étaient enlevés puis convertis de jeunes garçons choisis parmi les fils des sujets
chrétiens du sultan et destinés à en devenir les esclaves.
Certains ont fait de l’institution mamelouke la clé explicative du rapport singulier qu’auraient
entretenu l’État et la société dans le monde arabo-musulman. Le recours à cet esclavage public serait à
l’origine de la déconnexion, récurrente dans l’histoire, entre les souverains et les sociétés qu’ils
gouvernaient. Le recours à des esclaves allochtones, auxquels étaient confiées la sécurité de l’État et
aussi une grande partie de son administration, autorisait les califes ou les sultans à ne pas s’appuyer sur
les forces vives des sociétés conquises. Incapable de trouver des sources de légitimité au sein de sociétés
dont les adultes mâles étaient tenus à l’écart des cercles de pouvoir, livré à des esclaves-soldats
étrangers, l’État serait intrinsèquement faible et enclin à l’autoritarisme selon D. Pipes. Plusieurs
historiens ont toutefois montré les limites de cette d’analyse, en particulier lorsqu’elle entend aborder la
civilisation musulmane dans son ensemble. Ils ont au contraire invité à réviser l’idée d’une coupure
radicale entre ces groupes d’esclaves militaires et les sociétés dans lesquelles ils agissaient en mettant en
évidence, dans des contextes précis, la façon dont ils pouvaient nouer des relations de toute sorte avec
des individus et des familles des sociétés autochtones. Dans la Tunisie du XIXe siècle, les mamelouks du bey
de Tunis semblent ainsi jouer une fonction de médiation au service du souverain (M. Oualdi). En même
temps qu’ils contribuent à ce que ce dernier s’approprie le pays, ils sont actifs dans la société, nouant des
relations économiques et matrimoniales avec les élites locales.
La spécificité du phénomène mamelouk tient surtout en ce qu’il imposait au cœur du fonctionnement
de l’État un principe non héréditaire dans le recrutement et la promotion de ses agents. Tout était fait
pour entretenir l’allochtonie des esclaves, tout en empêchant, avec un succès relatif au fil de l’histoire,
que la position acquise par certains d’entre eux puisse se transmettre à leurs enfants. Il manifestait en ce
sens un principe de légitimation du pouvoir ou de l’autorité qui ne reposait pas sur la parenté. Le
caractère non reproductible de leur parcours et la non-transmissibilité de leur privilège étaient en effet un
élément constitutif de leur autorité, comme l’a rappelé Julien Loiseau au sujet du sultanat mamelouk en
Égypte (1250-1517) : alors même que les mamelouks constituaient de facto une caste militaire gouvernant
le pays, l’exclusion de leur descendance des cercles dirigeants de la société égyptienne était la règle.
La détention de savoirs d’État confiée à des esclaves est une autre spécificité de la
gouvernementalité qu’impose le recours à l’esclavage public – qu’ils soient associés à la sphère des
écritures publiques dans le monde gréco-romain ou dans l’administration de l’Andalousie omeyyade (Xe et
e
XI siècles) ou, plus largement, à l’ensemble de compétences administratives dont sont exclus les hommes
libres. Une fois encore, plusieurs registres d’analyse doivent être mobilisés selon les situations. Dans les
cités grecques antiques, la dévolution de certaines compétences spécialisées à des esclaves publics
semble viser l’exclusion d’un certain nombre de savoirs en dehors du champ politique, donc de la
communauté civique. Des techniques et des savoirs indispensables à l’administration de la chose publique
étaient ainsi délibérément relégués dans un hors-champ du politique. En confiant certaines de ces tâches
expertes à des esclaves, les cités entendaient ainsi neutraliser les effets délétères que produirait la
détention de ces savoirs par certains citoyens aux dépens d’autres. Susceptible de constituer un titre à
gouverner, celle-ci aurait en effet transgressé le principe de distribution égalitaire du pouvoir au sein de
la communauté politique (P. Ismard).
L’histoire des esclaves publics de l’émirat de Kano (au nord du Nigeria actuel), au cours du
e
XIX siècle, procède d’une logique bien différente. L’émirat constituait une véritable principauté à
l’intérieur du califat de Sokoto, et les esclaves de l’émir y occupaient une position prééminente
(S. Stilwell). Le pouvoir et l’autonomie de ces esclaves n’a cessé de croître au cours du XIXe siècle au point
qu’ils furent partie prenante de la guerre civile qui embrasa le califat en 1893. Durant les vingt premières
années de domination britannique, de 1903 à 1926, ces esclaves royaux parvinrent d’ailleurs à maintenir
leur position privilégiée au sein du nouvel ordre colonial. Puisqu’ils incarnaient la permanence de l’État,
les autorités britanniques ne pouvaient se passer d’eux. Or, la détention de savoirs d’État fut au cœur du
processus d’autonomisation de la communauté servile. Principaux agents fiscaux du souverain, les
esclaves de l’émir étaient en effet les seuls à connaître l’état réel de l’activité des différents districts sous
son autorité. La compilation, la conservation et la transmission des chroniques royales du Kano étaient, de
même, sous leur autorité. Ainsi, le descendant d’un des esclaves de l’émir déclarait :
Les esclaves enseignent tout aux princes : comment monter à cheval, comment vivre avec les
autres [c’est-à-dire la politique]. Les princes sont aussi nourris et habillé par eux.
D’une certaine façon, l’art du gouvernement était enseigné par des esclaves… L’ensemble de ces
compétences serviles était défini par le terme haoussa de sani, désignant une connaissance spécialisée
(du terme arabe sina’a : la « technique », l’« artisanat »), qui se distinguait de l’ordre de l’ilimi (du mot
arabe ‘ilm, « savoir ») dont relevaient les connaissances théoriques sur la religion ou l’histoire de l’Islam.
La transmission des savoirs, qui se réalisait à l’intérieur même de la communauté servile, sous le contrôle
des esclaves les plus âgés, s’accomplissait en outre sous le sceau du secret (asiri), tant leur détention était
constitutive des privilèges attachés au statut d’esclave de l’émir. Même si leurs compétences étaient
parfois dénigrées au titre de « savoir servile » par l’aristocratie libre, ces esclaves en vinrent à acquérir et
transmettre un capital culturel qui renforçait leur autonomie à l’égard de l’émir et contribua à leur
constitution en un corps autonome, défendant ses propres intérêts au sein de l’État.
Ancéocratie
Le cas des esclaves de Kano met ainsi en lumière un paradoxe : si les esclaves publics sont
nécessaires à l’émergence d’un appareil d’État, notamment en ce qu’ils incarnent un principe de pouvoir
dont la légitimité s’affranchit de l’ordre de la parenté et des structures lignagères, ils deviennent une
menace dès lors que la position privilégiée qu’offre le service du souverain se transmet par la filiation.
Certes, les esclaves sont les parfaits instruments du pouvoir du souverain lorsque ce dernier affirme
son autorité contre les membres de son propre lignage ou de l’aristocratie. La raison en est simple :
exclus de l’ordre de la parenté, et dès lors incapables de transmettre les privilèges qu’ils détiennent, les
esclaves sont dans l’impossibilité d’exercer un pouvoir en leur nom propre qui contesterait le pouvoir
royal. L’eunuque incarnerait à cet égard théoriquement la figure idéale du serviteur public. Châtré, il ne
peut capitaliser son titre sous forme héréditaire et convertir son pouvoir dans la construction d’une
dynastie, ce qui redouble sa dépendance envers le prince. C’est en ce sens qu’il faut interpréter les
pratiques matrimoniales étonnantes dans l’Empire ottoman du XVIe siècle qui voient certains « esclaves de
la Porte », en récompense de leur service, épouser des femmes de lignage sultanal. On aurait tort d’y voir
la reconnaissance d’un droit à la parenté pour des esclaves, ou d’un prestige personnel se traduisant par
l’accession à l’aristocratie, comme l’a montré J. Dumas. Ces gendres impériaux sont choisis en marque de
reconnaissance et d’honneur pour leur mission, sans qu’ils obtiennent néanmoins une place dans les
rangs de la famille royale analogue à celle d’un libre – le caractère « anti-parental » de l’esclavage
demeure, se traduisant notamment au moment des funérailles par leur exclusion des sépultures
princières. Les esclaves-époux royaux permettent avant tout d’empêcher l’alliance avec d’autres familles
de l’élite et ainsi d’assurer l’immunité, et la supériorité, de la famille du sultan.
Peut-être faut-il creuser encore le paradoxe en reconnaissant que l’esclavage public participe d’une
forme de mise à distance du souverain, tout en empêchant la bureaucratisation et la routinisation du
pouvoir. Sans autre droit que ceux, toujours révocables, que lui concède le souverain, dépourvu de
personnalité légale, l’esclave n’altérerait pas la dimension charismatique au fondement du pouvoir du
chef. La vocation de l’esclave public serait ainsi de rendre invisible l’appareil d’État, comme le suggère le
cas de l’Athènes classique (Ve-IVe siècles avant notre ère). Assurant le fonctionnement de l’administration
civique par-delà la rotation régulière des magistratures, les esclaves publics incarnaient d’une certaine
façon la bureaucratie de la cité grecque. Or, en confiant à des esclaves de telles tâches, les Athéniens
visaient à dissimuler, en la projetant dans une figure d’altérité absolue, la part bureaucratique inhérente
au fonctionnement du régime démocratique. En rendant invisibles, car esclaves, ceux qui avaient la
charge de son administration, la cité conjurait l’apparition d’un État qui puisse se constituer en instance
autonome et, le cas échéant, se retourner contre elle. L’esclavage public peut y être interprété comme
une forme de résistance de la société civique à l’émergence d’un appareil d’État (P. Ismard).
Si l’eunuchisme accomplit parfaitement les potentialités de l’esclavage public ou royal, il représente
une configuration rare, voire exceptionnelle dans l’histoire. La curialisation des esclaves royaux débouche
en effet bien souvent sur la formation d’un corps autonome construisant de nouvelles solidarités au sein
de l’État, au point de pouvoir l’instrumentaliser à leur profit – processus que Claude Meillassoux désignait
par le terme d’« ancéocratie » (le pouvoir des serviteurs). Tel est le récit qui a longtemps dominé le
regard des historiens sur l’Égypte mamelouke (1250-1517), lorsque la caste militaire du sultan composée
d’esclaves turcs en vint à gouverner l’Égypte au point de pouvoir désigner elle-même le sultan. Cette
configuration est tendanciellement commune à la plupart des situations d’esclavage public. Bien moins
connue que celle du sultanat mamelouk, l’histoire du royaume Bamoun (à l’ouest du Cameroun),
documentée par les chroniques royales rédigées au début du XXe siècle, est exemplaire. Depuis la
fondation du royaume, au XVIIe siècle, les querelles entre lignages princiers étaient une donnée
constitutive de la vie du royaume, comme l’a montré Claude Tardits. Dans les premières décennies du
e
XIX siècle, sous le règne de Mbombuo, les dimensions du royaume se transforment : l’expansion militaire
est fulgurante, la population s’accroît et le roi acquiert un nombre considérable de captifs ; ces esclaves
en viennent à constituer une part non négligeable de l’ensemble des esclaves du royaume, qui
représentent la moitié de la population. La politique de conquête conduite par Mbombuo vise d’ailleurs en
grande partie à produire des esclaves afin de consolider son pouvoir aux dépens de ses rivaux. Il installe
en outre certains de ses meilleurs esclaves comme chefs de lignage, en les dotant de terres pour les
récompenser, donnant naissance à une noblesse palatine et servile. Or, à la fin du règne de Mbombuo,
dans les années 1850, le précaire équilibre entre les familles princières et les lignages de serviteurs
royaux se rompt, et ces derniers, conduits par le chef du corps des gardes, Nguwuo, s’emparent du
pouvoir.
* * *
La figure de l’esclave public est rarement mobilisée dans nos représentations spontanées des
sociétés esclavagistes, largement hantées par les images du Nouveau Monde. Que des esclaves soient les
dépositaires de savoirs d’État et exercent une autorité souveraine, parfois aux dépens d’individus libres,
le fait a longtemps déconcerté les historiens. L’esclavage public ou royal eut pourtant une influence
considérable sur le fonctionnement de nombreuses sociétés, en Méditerranée ancienne et dans le monde
arabo-musulman, comme en Asie ou en Afrique. On ne peut bien évidemment confondre les esclaves
publics des cités grecques avec les esclaves royaux des sultanats sahéliens du XIXe siècle, tant diffèrent les
structures de pouvoir qu’ils servent et auxquels ils sont soumis. Plusieurs traits saillants semblent
toutefois caractériser tendanciellement l’esclavage public. Comme l’a montré l’historiographie africaniste,
l’émergence de l’institution participe bien souvent à l’affirmation du pouvoir souverain lorsqu’il se dote de
ses propres agents, qui sont comme le prolongement de la personne du prince. Dans la mesure où leur
autorité ne découle que du vouloir du prince et qu’elle est le plus souvent intransmissible, ces serviteurs
idéaux, car esclaves, incarnent à leur manière le triomphe d’un principe de légitimité du pouvoir qui ne
repose pas sur la parenté – et qu’on serait tenté de qualifier de méritocratique. L’institution conditionne
de manière plus générale un certain type de rapport entre la société et l’État, qu’on l’envisage sur le
mode de la distance et du conflit (le fameux phénomène mamelouk, selon l’interprétation longtemps
défendue), ou de l’invisibilisation, voire du refoulement de l’appareil bureaucratique (dans l’Athènes
classique). La nature des sociétés esclavagistes en est aussi affectée dans la mesure où l’apparition de
serviteurs, jouissant d’une honorabilité et de certains privilèges, a pu donner naissance à des formes
originales d’identités communautaires d’origine servile, ces serviteurs parvenant à exercer le pouvoir au
détriment du prince lui-même, comme le montre l’histoire du royaume Bamoun ou de l’émirat de Kano au
e
XIX siècle. L’esclavage public dans les sociétés esclavagistes américaines s’inscrit à l’évidence dans une
économie politique et symbolique en tout point différente. Le fait majeur ne tient pas seulement à la
faiblesse démographique des contingents d’esclaves entre les mains du pouvoir royal ou délégué aux
Compagnies. Ceux-ci accomplissent d’ailleurs souvent des tâches bureaucratiques relevant bel et bien de
l’administration des colonies. C’est que l’esclavage public n’y relève pas d’une sphère d’exception, dotée
d’un régime propre qui la distinguerait des règles qui organisent la domination esclavagiste dans
l’ensemble de la société.
RÉFÉRENCES
P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 2015.
E. P. Jennings, « War as the “Forcing House of Change” : State Slavery in Late-Eighteenth-Century
Cuba », The William and Mary Quarterly, vol. 62, no 3, 2005, p. 411-440.
e e
J. Loiseau, Les Mamelouks, XIII -XVI siècles. Une expérience du pouvoir dans l’Islam médiéval, Paris,
Seuil, 2014.
F. Luciani (éd.), « Being Everybody’s Slaves. Public Slavery in the Ancient and Modern World », Bulletin
of the Institute of Classical Studies, vol. 64, no 2, 2021.
e
M. Oualdi, Esclaves et maîtres. Les Mamelouks des beys de Tunis du XVII siècle aux années 1880, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2011.
S. Stilwell, Paradoxes of Power. The Kano « Mamluks » and Male Royal Slavery in the Sokoto Caliphate,
1804-1903, Portsmouth, Heinemann, 2004.
RENVOIS
CLAUDE CHEVALEYRE
L’esclavage évoque d’emblée une absence totale de choix, la violence et la coercition extrêmes,
depuis la capture jusqu’aux conditions d’exploitation sous la puissance des maîtres. Peut-on seulement
concevoir des esclavages volontaires, c’est-à-dire choisis au détriment de sa propre autonomie et de son
appartenance à une communauté, ou contractuels, c’est-à-dire produits par un accord implicite ou
explicite, écrit ou oral, voire encadrés par les dispositions d’un contrat fixant des conditions à l’exercice
du pouvoir du maître ? N’y a-t-il pas une contradiction radicale entre, d’une part, l’exercice d’un choix
autonome et la réciprocité d’un contrat, et, d’autre part, l’esclavage ?
À cette question, la philosophie politique européenne moderne a répondu de manière contrastée,
tout en envisageant sérieusement la possibilité d’esclavages volontaires, à l’image de théoriciens du
contrat social – comme Hugo Grotius (De jure belli ac pacis, 1625) ou Samuel von Pufendorf (De officio
hominis et civis juxta legem naturalem libri duo, 1673) – pour qui ceux-ci ne seraient toutefois acceptables
que pour permettre la survie des personnes incapables d’assurer leur existence. En revanche, opposant
l’esclave au citoyen libre et considérant la liberté de chacun comme « une partie de la liberté publique »,
Montesquieu – comme John Locke (Two Treatises of Government, 1689) et John Stuart Mill (On Liberty,
1859) – considérait la vente de soi-même comme une impossibilité morale, absolument impensable et
attentatoire à la loi civile :
Il n’est pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. […] Vendre sa qualité de citoyen est un
acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un
prix pour celui qui l’achète, elle est sans prix pour celui qui la vend (Montesquieu, De l’esprit
des lois, XV, 2).
Loin des spéculations philosophiques, des femmes et des hommes ont toutefois pu faire le choix de
l’esclavage, pour eux-mêmes ou pour des membres de leur famille. Voici le contrat de mariage établi, en
Chine, sous la dynastie des Ming (1368-1644), par l’esclave Jiang Guanda :
Moi, Jiang Guanda, rédacteur de ce nouveau contrat de mariage, [je] me suis autrefois
volontairement vendu avec mon épouse (soit deux personnes) et placé au service des Hong par
l’entremise d’un intermédiaire parce que je ne pouvais plus ni me nourrir ni me vêtir en raison
de la disette. J’ai reçu en présent la somme entière de seize taëls d’argent pur. [Après avoir]
passé la porte [des Hong], nous avons servi avec constance. Parce qu’en l’an yiyou [1645] les
insurgés conduits par Wan Biao rassemblaient les foules et formaient une organisation pour
piller et assassiner les maîtres, j’ai profité de l’occasion qui s’offrait pour me joindre aux
masses de manière inappropriée et arracher à mon maître le contrat de vente sans lui restituer
le présent. J’ai [depuis] accepté mon châtiment sans protester. Maintenant que la situation a
été réglée et tirée au clair grâce à l’entremise du prêteur Siguan, j’établis ce nouveau contrat
par lequel je suis rendu à mon ancien maître et m’engage à le servir à perpétuité. Si à l’avenir
je devais de nouveau tourner le dos à mon maître, prendre la fuite ou le voler, que je reçoive le
plein châtiment prévu par la loi ! Craignant de n’avoir pas de preuve, le présent [contrat] est
établi pour en témoigner. (Contrat de vente de personne, district de Qimen (Huizhou). Musée
de la province de l’Anhui, 23 décembre 1645.)
À la fin de l’année 1645, Jiang Guanda fut donc restitué à son ancien maître après avoir suivi les
nombreux esclaves qui, au moment de l’invasion mandchoue, se soulevèrent à travers la Chine pour « tuer
les maîtres » et détruire leurs contrats de servitude. Ce contrat révèle les conditions dans lesquelles Jiang
avait été asservi avant de prendre la fuite : par un premier contrat, il s’était vendu à la famille Hong
contre la somme de seize taëls d’argent. La phraséologie du contrat – qui souligne la pauvreté extrême du
contractant et le caractère volontaire de son asservissement – est tout à fait stéréotypée. Elle mobilise des
formules types présentes dans la plupart des contrats d’esclavage de l’époque. La qualification en
« contrat de mariage » est aussi tout à fait usuelle. Elle était employée lorsqu’un célibataire s’asservissait
pour épouser une esclave de son futur maître ou lorsqu’un homme marié s’asservissait avec sa femme. Il
ne s’agit donc pas d’un artifice destiné à dissimuler un asservissement illicite, contrairement aux contrats
de vente d’enfants qui se trouvaient souvent libellés en contrats d’« adoption ».
Comme en atteste ce contrat, l’esclavage volontaire et l’esclavage contractuel sont deux modalités
d’entrée en esclavage que l’on peut certes distinguer l’une de l’autre, mais qui en viennent souvent à se
chevaucher au point de se confondre. Elles ont constitué des moyens légitimes d’asservissement dans
divers contextes. La possibilité de l’esclavage volontaire demeura présente tout au long du Moyen Âge en
Europe. Elle figure notamment parmi les trois causes légitimes d’esclavage énumérées dans les Siete
Partidas compilées au XIIIe siècle à la demande du roi Alfonso X de Castille. Elles ont pu être pratiquées en
infraction ou à la marge du droit dans d’autres contextes, comme en Chine impériale ou dans l’Empire
romain. Elles ont pu être la principale source de production des esclaves (ainsi en Chine à l’époque des
Ming ou en Russie entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIIIe siècle), comme une source annexe et
complémentaire à la traite. Ces deux modalités d’entrée en esclavage posent néanmoins diverses
difficultés d’analyse et d’identification. Les esclavages contractuels et volontaires étant essentiellement
des formes d’esclavage « internes » – les esclaves étant extraits de la société qui les exploite et plus
rarement des « étrangers » –, ceux-ci ont longtemps été négligés, voire disqualifiés, par l’historiographie.
Il a fallu attendre les récentes réévaluations des sources de l’esclavage dans l’Empire romain pour que les
ventes d’enfants et les ventes de soi fassent l’objet d’une attention renouvelée. Le caractère fréquemment
temporaire des ventes de soi en Méditerranée médiévale a aussi pu conduire à les considérer comme
d’autres formes de servitude que l’esclavage. En Afrique, l’importance de la traite a également longtemps
laissé dans l’ombre l’esclavage africain et le phénomène de la vente d’enfants, en particulier des jeunes
femmes prisées non seulement pour leurs fonctions reproductives mais aussi pour leur travail.
Une autre raison pour laquelle les esclavages volontaires et contractuels sont difficiles à identifier
tient à ce que bien souvent produits par la pauvreté, ils sont confondus avec l’esclavage pour dette (voir
supra l’article « Dette »). Cette confusion procède parfois d’incertitudes quant à la nature des
mécanismes à l’œuvre. L’esclavage volontaire des Hébreux par leurs coreligionnaires, mentionné dans les
textes de la tradition judaïque, illustre cette difficulté. Selon l’Exode et le Deutéronome, il était possible
de se vendre ou de vendre ses enfants comme esclaves. Il était enjoint aux maîtres de traiter ces esclaves
avec considération et de les libérer au bout de six ans, après quoi ils devaient demeurer dans la famille de
leur maître s’ils refusaient leur émancipation. Cependant, plusieurs passages du Lévitique et du
Deutéronome évoquent pour seule raison de leur asservissement la dette et conduisent donc à conclure
que nous avons affaire ici à une forme de mise en gage pouvant conduire, à terme, à l’esclavage. Il en va
de même pour les musulmans et nouveaux convertis de la Couronne d’Aragon de la fin du Moyen Âge qui
pouvaient volontairement s’asservir pour un temps en échange d’une somme leur permettant de solder
leurs dettes, mais qui risquaient d’être définitivement réduits en esclavage s’ils ne parvenaient pas à
rembourser leur maître à temps.
Mais il est aussi possible de reconnaître des pratiques relevant de l’esclavage contractuel dans
certaines formes d’organisation du travail prétendument libre. Le vocable contract slavery est aujourd’hui
employé pour désigner l’une des « nouvelles » formes d’exploitation identifiées par Kevin Bales comme
étant à l’origine de la persistance de l’esclavage. Dans cet esclavage contractuel, la ruse et la fraude sont
les principaux facteurs conduisant à l’asservissement illégal d’une personne. La promesse fallacieuse d’un
emploi rémunéré et prétendument soumis au droit du travail est utilisée par les recruteurs pour attirer
des travailleurs, les isoler, et les maintenir en état de servitude par la violence ou la menace. Le contrat
sert ici à la fois d’appât et de paravent légal pouvant être produit pour attester de la légitimité d’une
relation de travail « libre » dissimulant en réalité une exploitation violente. Bales estimait en 2012 que les
principaux foyers d’esclavage contractuel contemporains se trouvent « en Asie du Sud-Est, au Brésil et
dans certains États arabes ». La mécanique à l’œuvre dans ce que Bales nomme esclavage contractuel
n’est cependant pas nouvelle. Elle fut au cœur de violentes controverses au XIXe siècle (et d’une
retentissante crise diplomatique entre le Japon et le Pérou en 1870) à propos du coolie trade, par lequel
plusieurs millions de travailleurs indiens et chinois furent déportés vers le Pérou, Cuba, la Californie, ou à
travers l’Asie du Sud-Est et l’océan Indien. Les partisans de cette migration de travail soutenaient
qu’ayant volontairement signé un contrat de travail pour une durée de quelques années, les « engagés »
étaient des travailleurs libres. Les conditions de recrutement, d’attente dans les ports de départ (dans des
baraquements semblables aux entrepôts d’esclaves, comme à Macao), de transport en mer, et sur les sites
de travail (parfois aux côtés d’esclaves, comme à Cuba) fournirent cependant de solides arguments à ceux
qui n’y voyaient qu’une piètre imitation des esclavages récemment abolis. Les historiens continuent de
débattre du caractère esclavagiste du coolie trade en portant leur attention sur les parcours, les
conditions et les voix de ces travailleurs (E. Hu-Dehart). Néanmoins, au vu des seules conditions dans
lesquelles la plupart des coolies furent plongés (que le public chinois connaissait sous le nom d’« enfers
vivants » à la fin du XIXe siècle), le caractère contractuel de cet esclavage relève d’un artifice semblable à
celui qui se trouve à l’œuvre dans les formes contemporaines décrites par Bales.
L’esclave pleinement volontaire n’est sans doute qu’un idéal-type ou une exception. Au
chapitre XXXVII de l’Histoire lausiaque, Pallade de Galatie (IVe siècle) relate ainsi les pérégrinations de
l’Égyptien Sérapion (dit « le Sindonite »). Modèle accompli de charité et de mortification chrétienne,
Sérapion fut sanctifié et loué pour s’être vendu comme esclave à plusieurs reprises afin de venir en aide
aux pauvres et de convertir ses maîtres successifs. De la même manière, l’un des vingt-quatre parangons
chinois de piété filiale, le légendaire Dong Yong (de l’époque des Han), se serait vendu comme esclave à
seule fin d’offrir de dignes funérailles à son père et donc de remplir ses devoirs de fils. Ces récits édifiants
mettent en scène de manière extraordinaire le sacrifice et l’abandon volontaire de soi pour mieux
sublimer les vertus cardinales et les comportements exemplaires propres à une doctrine (comme la
charité chrétienne ou la piété filiale confucéenne). Ils représentent des exceptions à en juger par la
diversité des contraintes qui sont à l’œuvre dans les formes volontaires d’esclavage.
Parmi ces formes volontaires d’esclavage, il convient aussi de mentionner la possibilité de
« retours » volontaires en esclavage. Ceux-ci sont attestés dans divers contextes, y compris dans le sud
des États-Unis d’Amérique à l’approche de la guerre civile. John Russel notait en 1969 la possibilité de
« choisir un maître et d’aller en servitude volontaire » (voluntary bondage) dont aurait effectivement fait
usage une infime minorité de libres de couleur et d’anciens esclaves au cours des années 1850-1860.
Emily West a recensé 71 pétitions d’esclavage volontaire soumises dans divers États du Sud durant cette
période. Présentées autant par des femmes (parfois avec leurs enfants présents ou à venir) que par des
hommes, celles-ci font valoir des motifs variés à l’asservissement volontaire des libres de couleur ou au
ré-asservissement d’anciens esclaves. La précarité et la pauvreté y apparaissent aux côtés de
l’endettement à l’égard du futur maître et de la menace d’une condamnation judiciaire. Nombre d’entre
elles font aussi valoir des motivations plus personnelles et d’ordre affectif, comme l’existence de liens
conjugaux avec un ou une esclave, le désir de ne pas être séparé de ses enfants esclaves, et parfois des
liens d’affection avec les maîtres ou le souhait de renouer avec une communauté après les affres de l’exil
libre (dans le cas de quelques affranchis ayant fait le voyage vers le Liberia). Ces pétitions apparaissent
néanmoins dans un contexte particulier. Dans la société raciale des États du sud des États-Unis du milieu
du XIXe siècle, les libres de couleur sont perçus par une majorité comme un danger et une anomalie (ou
une « absurdité » selon les mots de l’apologue de l’esclavage virginien George Fitzhugh). Dans les années
précédant la guerre civile, les législatures des États du Sud ont à cet effet débattu et parfois adopté un
ensemble de mesures visant à favoriser l’asservissement de tous les libres de couleur. La possibilité de
l’esclavage volontaire (votée par exemple par la Louisiane en 1859) fut l’une d’entre elles et vint parfois
s’ajouter aux mesures d’expulsion et aux projets d’asservissement forcé – une loi de l’État de l’Arkansas
de 1861 stipule, par exemple, que tous les libres de couleur de l’État devaient soit se trouver un maître,
soit être vendus comme esclaves. Ce contexte a contribué à accroître la précarité et l’insécurité des libres
de couleur, poussant nombre d’entre eux à l’exil et une fraction infime avec pour seule option d’anticiper
les effets des politiques alors mises en œuvre.
L’esclavage volontaire a aussi été postulé comme étant à l’origine de formes collectives d’esclavage,
comme certaines formes d’hilotisme dans le monde grec antique. Poséidonios d’Apamée (135-51 avant
notre ère) rapporte ainsi au livre XI des Histoires que les Mariandyniens, « incapables de se gouverner
eux-mêmes en raison de leur faiblesse intellectuelle », se donnèrent aux Grecs d’Héraclée du Pont et se
mirent volontairement à leur service perpétuel en échange de leur protection et de l’assurance de n’être
jamais vendus hors du territoire d’Héraclée. Poséidonios semble envisager cet esclavage de type hilotique
comme parfaitement volontaire et comme le produit d’une inégalité naturelle entre des peuples puissants
et d’autres plus faibles (et, dans ce cas, inférieurs intellectuellement). Cette idéologie du contrat
d’esclavage originel doit aussi s’interpréter comme une réponse et une critique de l’historien à l’extension
de l’esclavage-marchandise et à ses dérives, à laquelle il oppose un esclavage apaisé et idéalisé, fondé sur
la soumission naturelle du faible au fort dans une forme de synergie à l’avantage de chacun. Comme le
souligne d’ailleurs Jean Ducat, le thème même du « contrat » d’esclavage est d’abord « une théorie
explicative et justificatrice de l’esclavage de type hilotique » qui apparaît au IVe siècle et s’affirme au
e
III siècle.
Dans ses formes les plus communes, l’esclavage volontaire consiste à se donner ou à se vendre soi-
même, seul ou en compagnie de parents (femmes et enfants). Par sa nature transactionnelle, il est aussi
une forme d’esclavage contractuel, dans la mesure où un « bénéfice » – établi formellement par un accord
ou implicitement assuré par des normes juridiques ou sociales – est attendu en échange de
l’asservissement. Dans la Chine des Ming, où l’esclavage était présenté comme une relation réciproque,
les contrats, comme les lois domestiques des grands lignages et les traités moraux, faisaient à tout le
moins obligation aux maîtres de nourrir et de vêtir leurs esclaves. Il arrivait aussi que l’on « s’offre » à un
maître en échange de l’usage d’une terre à cultiver, d’un logis, ou d’une parcelle funéraire pour inhumer
ses parents ou une épouse, ou bien encore pour échapper à la menace de poursuites judiciaires ou d’un
châtiment. Dans d’autres cas, nous voyons des hommes « s’offrir » à de puissants maîtres avec l’ensemble
de leurs biens, y compris des terres, à seule fin de bénéficier de leur protection contre l’impôt et la
corvée, ou pour profiter de l’influence et de la renommée du maître.
La vente de parents
Outre le détournement du contrat de travail et la vente de soi par contrat, l’esclavage contractuel a
surtout pris la forme de ventes de parents, dont les enfants et les femmes furent les principales victimes.
La vente de personnes ne peut en effet être complètement distinguée de l’esclavage volontaire. Elle
procède généralement des mêmes causes (la pauvreté) et d’un choix, non de la part de celui ou de celle
qui est vendu, mais de celui qui a autorité pour ce faire et jouit d’un dominium sur les membres de son
foyer, de sa famille ou de son lignage. Avant d’en arriver à se vendre soi-même, l’on commençait en effet
par vendre les membres d’une famille dont on pouvait se dispenser et qui constituaient un capital
mobilisable en cas de nécessité. La vente d’enfants, en particulier, a pu prendre un caractère massif en
période de famine ou de guerre, comme ce fut le cas lors des grandes famines qui sévirent dans le nord de
la Chine dans les années 1870 ou au Vietnam au XIXe siècle. Elle est aussi attestée au moment des trois
grandes sécheresses qui frappèrent l’Afrique occidentale et centrale au cours du XVIIIe siècle (vallée du
Niger, 1711-1716 ; vallée du Niger et bassin du Sénégal dans les années 1720 ; vallée du Niger,
Sénégambie et Borno, entre les années 1740 et 1750). Lors des famines qui frappèrent le centre du
Bengale en 1785, les autorités britanniques de Dacca rapportèrent que des centaines d’enfants étaient
vendus par des familles pauvres des campagnes pour être ensuite directement embarqués sur des navires
européens.
Dans l’Empire romain, les récentes réévaluations du nombre des esclaves suggèrent que les ventes
d’enfants ont joué un rôle important parmi les sources d’approvisionnement en esclaves. Attestées aux
confins du monde grec dès l’époque d’Hérodote (Ve siècle avant notre ère), elles sont essentiellement
présentées dans les sources littéraires comme le fait de populations incorporées à l’empire mais ne
partageant pas le même attachement à la liberté que les Romains. Philostrate déplorait que les habitants
des marges orientales de l’empire, qui constituaient un réservoir important d’esclaves, ne tiennent pas
l’esclavage pour une disgrâce. Elles ne font leur apparition dans le droit (en particulier les rescrits
impériaux du Code Justinien) qu’à partir du IIIe siècle, lorsque la citoyenneté est étendue à l’ensemble des
habitants libres de l’empire (et avec elle le champ de la juridiction romaine). À la fin de l’Antiquité,
l’existence de cette pratique illégale (Digeste 4, 4, 9, 4) entre en contradiction avec le principe
d’inaliénabilité de la liberté (comme la vente de soi-même) et soulève le problème de la défense des
intérêts des maîtres, puisque, comme l’exposition des enfants, la vente d’un enfant était réputée sans
incidence sur le statut libre. L’inviolabilité absolue de la liberté fut défendue par Dioclétien avant
d’évoluer progressivement sous Constantin. Sous son règne, puis sous celui de Théodose, la vente des
enfants plus âgés finit aussi par être autorisée en cas d’extrême nécessité. Elle fut néanmoins encadrée
par divers garde-fous permettant à l’enfant de recouvrer sa qualité de citoyen ultérieurement.
La jurisprudence et les écritures islamiques interdisant l’asservissement des musulmans et des
communautés sous leur protection, la vente d’enfants ne fut pas extensive dans les régions gouvernées
par la sharīʿa et fut surtout le fait de populations récemment islamisées. Les Kurdes, par exemple,
vendaient leurs enfants au XIXe siècle en raison de leur pauvreté. Dans l’Empire ottoman, la vente de ses
enfants constituait une « étrange coutume » qui ne se développa qu’au cours de la seconde moitié du
e
XIX siècle avec la migration des Circassiens consécutive à l’avancée des troupes russes. De nombreux
parents firent alors le choix de vendre leurs enfants et continuèrent à le faire dans les décennies suivant
leur migration, malgré les injonctions du gouvernement ottoman. Les acheteurs contournaient alors
l’interdit en se faisant remettre de faux certificats stipulant que la personne vendue était déjà esclave.
La vente d’enfants a aussi pu directement alimenter la traite. En Chine impériale, il était
extrêmement fréquent que des parents dans le besoin vendent leurs enfants, non seulement à de grandes
familles, mais aussi à des intermédiaires de mèche avec des trafiquants d’êtres humains. Un récit de
voyage sur l’île de Bali évoque, en 1812, un phénomène semblable, par lequel des parents s’entendaient
avec des trafiquants d’esclaves à qui ils vendaient leurs enfants qui étaient ensuite emmenés sous un
prétexte quelconque au bazar afin d’y être revendus. Fred Morton estime d’ailleurs que les enfants
vendus par leurs familles (avec les enfants mis en gage) occupèrent une place tout à fait sous-estimée au
sein de la traite de l’Afrique orientale au XIXe siècle, généralement associée à la capture en guerre.
Il convient néanmoins de ne pas assimiler trop rapidement vente de personnes et esclavage. Si la
vente a pu produire directement des esclaves ou alimenter la traite, cela n’a pas toujours été le cas dans
les sociétés pratiquant l’esclavage. Dans un cas comme celui de la Chine impériale tardive, l’incorporation
d’outsiders au foyer et au lignage reposait toujours sur des transactions formelles impliquant à la fois
l’établissement d’un contrat et l’échange de biens et d’argent, et faisant appel aux mêmes intermédiaires.
De ce point de vue, la « vente » d’une personne pouvait aussi bien conduire à son mariage (comme épouse
principale ou secondaire), qu’à son adoption. La particularité de l’asservissement tient au fait que les
parents qui donnaient leurs filles à marier ou faisaient adopter leurs enfants transmettaient toute leur
autorité et leurs prérogatives sur la personne vendue à une autre famille tant que cette dernière ne
détournait pas la transaction de sa finalité en revendant ou en altérant le statut de la personne
« vendue ». Dans le cas des asservissements, l’ensemble des prérogatives était définitivement transféré
et, sauf à racheter la personne, son nouveau gardien pouvait en faire ce qu’il désirait. D’un autre côté,
c’est bien parce que l’esclavage était possible et parce que la famille chinoise était transactionnelle que
ces procédures pouvaient être détournées pour alimenter des réseaux de traite de personnes ensuite
vendues illégalement comme épouses, concubines, prostituées, enfants adoptifs, ou comme esclaves.
Dans de nombreux contextes où il est attesté, l’esclavage volontaire ou contractuel a été encadré de
divers garde-fous et fait l’objet de mesures visant à l’endiguer. De fait, lorsqu’il prenait des proportions
jugées démesurées, il représentait un péril pour l’ordre esclavagiste. Les empereurs chinois de l’ère
impériale promulguaient ainsi des décrets d’émancipation des personnes asservies en raison de la guerre,
de la famine ou des catastrophes naturelles lorsqu’ils montaient sur le trône. Occasionnellement, ils
procédèrent au rachat d’enfants vendus ou de personnes asservies massivement dans des circonstances
extrêmes. L’ampleur de la vente d’enfants en Inde à la fin du XVIIIe siècle conduisit le gouverneur
britannique de Madras à débloquer des fonds d’aide pour empêcher que les affamés de Ganjam,
Vizagapatam, et Masulipatam vendent leurs enfants à cause de la famine. Dans l’Empire romain, le droit
n’interdisait pas la vente de soi-même si l’on en juge par les dispositions du Code Justinien (Institutes I. 3.
4). En raison du caractère public et inaliénable de la liberté, la pratique fut toutefois un problème pour les
juristes et fit l’objet de débats bien avant le règne de l’empereur Justinien. Elle ne fut envisagée qu’en
termes de fraude et dans le cas particulier d’une personne vendue partageant le prix de la vente avec le
marchand dans l’intention de réclamer ensuite sa liberté (Digeste 40, 12, 1). À partir du IIIe siècle, la
perversité du geste consistant à aliéner volontairement sa liberté (laquelle était réputée sans prix), et son
potentiel caractère frauduleux, conduisit à la condamnation des coupables de plus de vingt ans à
demeurer esclaves (ils se voyaient refuser la vindicatio in libertatem), protégeant ainsi les mineurs contre
eux-mêmes, mais aussi les intérêts des acquéreurs de personnes de plus de vingt ans. Mais, au-delà des
considérations juridiques par lesquelles le droit tenta de concilier cette pratique avec le principe
d’inaliénabilité de liberté et l’intérêt des acheteurs, il est difficile de dire à quel point ce « marché noir »,
selon l’expression de K. Harper, était répandu, et s’il l’était autant que l’affirme Dion de Pruse (v. 40-
v. 120) selon qui « d’innombrables » hommes libres se vendaient comme esclaves.
* * *
RÉFÉRENCES
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RENVOIS
BENEDETTA ROSSI
Dans la Jamaïque de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Thomas Thistlewood violait et humiliait les
femmes esclavisées, leur transmettait des maladies vénériennes, les forçait à devenir ses maîtresses et
concubines, ou à vivre avec lui maritalement, et à se séparer des hommes qui leur étaient chers. Les
violences sexuelles qu’il perpétrait continuellement à l’égard des filles et femmes esclaves faisaient de
l’esclavage une expérience fondamentalement genrée pour ces dernières, comme l’était pour lui la
possession d’esclaves. Mais le viol des personnes soumises à l’esclavage n’est qu’une des nombreuses
conséquences des interactions entre idéologies de genre et idéologies esclavagistes. À travers l’histoire,
l’esclavage contribua de façon genrée aux processus économiques, politiques et sociaux. Ainsi, dans
l’Iliade, Agamemnon compare sa captive Chryséis (fille de Chrysès) à Clytemnestre (sa femme) et exprime
une préférence pour la première. Il explique sa préférence en énonçant des critères pour évaluer la valeur
d’une femme, qu’elle soit esclave ou libre : sa beauté, sa stature, son esprit et son habileté dans les arts
(Iliade, 1, 112-115). Dans ce passage, les critères de genre l’emportent sur les différences statutaires
entre les deux femmes. Les femmes esclaves étaient tenues d’effectuer certaines tâches (souvent perçues
comme féminines), d’accroître le prestige des hommes, d’entretenir le foyer, de donner naissance aux
enfants et de les élever. L’esclavage des hommes, lorsqu’il était répandu, posait un problème différent :
comment soumettre au contrôle absolu d’autrui une personne dont le genre impliquait autonomie,
pouvoir, et responsabilité sur les membres considérés comme « dépendants » de sa famille ? La plupart
des idéologies esclavagistes qui apparurent dans des contextes marqués par un asservissement massif des
hommes durent affronter cette question. En revanche, en raison de conceptions liées au genre, les
femmes esclaves et libres étaient plus facilement susceptibles d’être comparées, toutes deux considérées
comme subordonnées aux hommes selon des critères qui varièrent à travers les sociétés et les époques.
Lors de l’abolition, leur « dépendance naturelle » freina l’émancipation des femmes esclaves, par rapport
à celle des hommes : comment donner autonomie et liberté aux femmes, c’est-à-dire à des personnes
perçues comme incapables de se gouverner elles-mêmes ?
Claude Meillassoux pensait que c’était avant tout pour leur force de travail que les femmes étaient
prisées dans l’esclavage africain. Dans les années 1990, on estimait à environ 60-70 % la participation des
femmes aux travaux agricoles en Afrique subsaharienne. Les femmes contribuaient à la plupart des étapes
de la production. La répartition du travail entre les sexes tendait à séparer les tâches réservées aux
hommes et celles réservées aux femmes. Dans les cas où les femmes appartenant à l’élite n’avaient pas à
travailler – en vertu d’idéologies liées aux statuts dans des sociétés hiérarchisées, ou en raison
d’idéologies religieuses qui imposaient la réclusion aux femmes –, le fardeau du « travail féminin »
revenait aux femmes esclaves. Barbara Cooper a démontré que, lorsque l’esclavage fut aboli dans les
régions haoussa, les épouses libres cherchèrent à faciliter l’intégration de concubines à leur foyer, car les
administrateurs coloniaux avaient tendance à considérer celles-ci comme des épouses plutôt que comme
des esclaves. Cela permettait aux épouses libres de continuer à se décharger sur ces femmes esclaves des
tâches perçues comme féminines.
Selon Meillassoux, les chercheurs occidentaux travaillant sur l’Afrique ont été influencés par leurs
points de vue d’Européens qui leur faisaient considérer les femmes comme fragiles et moins aptes au
travail que les hommes. La demande en femmes esclaves en Afrique était plus élevée que celle concernant
les hommes, non parce que les Africains accordaient plus de valeur aux femmes en raison de leur
potentiel sensuel ou reproductif, mais parce que, d’un point de vue économique, il était plus avantageux
de posséder des femmes que des hommes. Pour Meillassoux, cela s’expliquait par la faible fertilité des
femmes esclaves, provoquée par leurs mauvaises conditions de vie qui ne favorisaient pas la maternité. Si
leur potentiel reproductif était insignifiant, considère-t-il, c’était bien leur contribution à la main-d’œuvre
qui déterminait les prix plus élevés des femmes esclaves, largement attestés sur les marchés aux esclaves
africains. Sans doute existait-il des exceptions. Robert Harms rapporte par exemple que, parmi les
Bobangis du nord-ouest de l’actuelle République démocratique du Congo, les prix des esclaves hommes et
femmes étaient presque identiques. Apparemment, les Bobangis appliquaient le principe suivant :
« N’achetez pas d’hommes, n’achetez pas de femmes, achetez juste des gens. » Mais Meillassoux suppose
que les apports productifs des hommes et femmes esclaves dans ce contexte devaient être à peu près les
mêmes, tandis qu’ailleurs en Afrique le temps de travail des femmes était souvent plus long et leurs
tâches plus dures et variées que celles des hommes.
La demande en femmes esclaves pour servir de force de travail était influencée par la façon dont les
sociétés percevaient les rôles productifs des femmes. Mais la thèse de Meillassoux sous-estime
l’importance des usages sexuels et reproductifs que l’on pouvait également faire des femmes. Bien sûr, les
femmes esclaves travaillaient, en Afrique comme partout ailleurs. Mais elles donnaient également
naissance à des enfants, qui allaient à leur tour devenir des individus dépendants au sein de sociétés
patriarcales dominées par des hommes. Selon Joseph Miller, l’acquisition de captives issues de
communautés extérieures à des fins de reproduction – et donc pour des raisons démographiques et
politiques – était l’une des raisons d’être de l’esclavage tout au long de l’histoire. Martin Klein est revenu
sur le soutien qu’il avait autrefois apporté aux théories de Meillassoux mettant en avant la question du
travail et a constaté que les rapports sexuels entre hommes libres et femmes esclaves étaient « en
quelque sorte le ciment des sociétés [soudanaises] », et donc la principale raison de la réduction en
esclavage des femmes, ce qui explique pourquoi le prix de celles-ci était considérablement plus élevé que
celui des hommes.
L’esclavage n’impliquait pas seulement le contrôle du travail de l’esclave (voir « Travail »). Dans la
plupart des sociétés, les idéologies de genre encouragent l’identification des hommes comme des
prédateurs sexuels et des femmes comme des proies, ce qui entraîne des conséquences concrètes sur les
pratiques des maîtres et de leurs esclaves. L’homme « conquérant » cherchant à assouvir son plaisir
sexuel, à multiplier sa descendance, et à s’autoréaliser auprès de nombreuses partenaires sexuelles
correspond à l’accent mis sur les services sexuels et reproductifs que les femmes esclaves étaient censées
leur devoir. L’usage des femmes esclaves à des fins sexuels est une constante de l’histoire. Ce qui varie,
en revanche, ce sont les connotations morales conférées à ces relations, et le degré d’acceptabilité des
relations homosexuelles (voir « Sexe »).
Les talents des esclaves étaient vus comme masculins ou féminins. Ainsi, à la cour des Abbassides, à
Bagdad et ses environs, aux IXe et Xe siècles, les filles esclaves étaient formées au chant et aux arts du
spectacle ; et dans l’Empire ottoman, les garçons recrutés de force lors du devşirme étaient entraînés
pour devenir janissaires ou serviteurs au palais. Ces « esclaves qualifiés » étaient susceptibles d’atteindre
des positions prestigieuses inaccessibles à la plupart des autres esclaves. Leur proximité avec les maîtres
et les puissants leur ouvrait des perspectives d’affranchissement auxquelles les esclaves possédés par des
gens plus modestes ne pouvaient prétendre. L’idée selon laquelle les hommes doivent pouvoir se procurer
des femmes est établie au point qu’elle transcende parfois les barrières de classe et de race.
Richard Ligon, un royaliste britannique ruiné qui tenta de refaire fortune à la Barbade dans la première
moitié du XVIIe siècle, raconte qu’un groupe d’esclaves noirs se plaignirent si amèrement du manque de
femmes dans la plantation que les planteurs achetèrent davantage de femmes pour leurs esclaves.
Le corps des esclaves, leur personne tout entière et jusqu’à leur progéniture étaient à la merci de
leurs maîtres qui pouvaient en disposer selon leur bon vouloir, comme autant d’instruments destinés à
satisfaire leurs aspirations sexuelles, reproductives et productives. Dans cette forme de domination, le
genre (dans ses dimensions physiques et idéologiques) influençait les usages des personnes esclavisées. Il
infléchissait l’utilité et la valeur reconnues aux esclaves et façonnait leurs aspirations et leurs stratégies.
À moins d’avoir été saisies très jeunes, les personnes soumises à l’esclavage emportaient avec elles
les connaissances et les valeurs qui avaient été celles de leur existence avant la capture. Celles-ci
incluaient les normes de genre. De part et d’autre de ce que Stephanie Camp a nommé les géographies
rivales des expériences noires et blanches, le genre façonna les univers des planteurs et des esclaves.
Betty Wood a analysé comment les familles esclaves du sud de la Géorgie, dans la seconde moitié du
e
XVIII siècle, travaillaient pour elles-mêmes après avoir achevé les tâches qui leur étaient attribuées dans
les plantations dans le cadre du task system introduit par les riziculteurs de Caroline du Sud. Les hommes
chassaient, piégeaient des animaux, et fabriquaient des objets artisanaux destinés à la vente ; les femmes
cultivaient des légumes et élevaient des poulets sur leurs petits lopins de terre familiaux, afin d’aller les
vendre sur le marché à Savannah, comme les femmes le faisaient en Afrique. Cette répartition du travail
entre les sexes ne fut pas seulement conservée dans le contexte de cette économie semi-autonome des
esclaves, mais fut également appliquée aux plantations. Dans Black Rice, Judith Carney montre que les
femmes esclaves africaines, qui jouaient un rôle fondamental dans la culture du riz en Afrique de l’Ouest,
transposèrent ces techniques agricoles genrées aux rizières de la Caroline du Nord et de la Caroline du
Sud.
Dans le contexte hétéro-normatif de la plantation, les différences entre les sexes étaient aussi
importantes que les différences au sein de chacun des deux sexes. L’influence du genre doit être analysée
dans une perspective intersectionnelle, selon le concept introduit par Kimberlé Williams Crenshaw. Les
idéologies de genre ont façonné la vie des femmes, mais de façon différente selon qu’il s’agissait de
femmes esclaves ou libres. Ces sociétés étaient aussi fortement racialisées et d’autres critères, comme
l’origine ethnique, l’âge et la religion, interagissaient également. De multiples logiques identitaires
convergeaient ainsi et offraient différents horizons d’opportunités, souvent étroitement limités, aux
hommes et aux femmes, aux personnes plus sombres et plus claires, aux personnes âgées et aux jeunes, et
ce, qu’ils soient propriétaires d’esclaves ou esclaves eux-mêmes.
Au XIXe siècle, des guerres prolongées dans le Caucase provoquèrent des migrations en masse de
réfugiés circassiens. Certains groupes rejoignirent des villes égyptiennes, où ils s’installèrent en tant que
réfugiés et furent parfois réduits en esclavage. La condition des esclaves circassiennes blanches était
généralement meilleure que celle des esclaves noires qui atteignaient l’Afrique du Nord à l’issue de la
traite transsaharienne. Dans ses mémoires, Leila Hanum, une femme de l’élite égyptienne, compare le
sort réservé aux esclaves circassiennes et celui des « négresses », lesquelles « n’avaient aucun espoir de
jamais devenir les épouses ou concubines d’un personnage important, et se trouvaient ainsi fatalement
condamnées aux corvées domestiques les plus difficiles ». Les commentaires de Hanum révèlent, en
partie, sa propre position. Mais il est indéniable que, du fait des représentations liées à la race et à
l’origine ethnique, les esclaves circassiennes et subsahariennes n’avaient pas les mêmes chances.
Les personnes soumises à l’esclavage étaient conscientes de la façon dont les logiques identitaires
officielles des sociétés qu’ils habitaient définissaient qui pouvait faire quoi (et espérer réussir), comme en
témoigne la célèbre histoire d’Ellen et William Craft. Les Craft étaient des fugitifs américains nés et
asservis à Macon, en Géorgie. Ils s’enfuirent dans le nord des États-Unis en décembre 1848, en voyageant
en train et en bateau à vapeur, et attendirent le jour de Noël à Philadelphie. Ellen, fille d’une femme
esclave et de son propriétaire blanc, avait la peau claire. Dans la fuite avec son mari William, elle franchit
les frontières du sexe, de race et de classe, en se faisant passer pour un planteur blanc, William jouant le
rôle de son domestique personnel. De William et elle, seule Ellen pouvait se faire passer pour la catégorie
de personne (un homme blanc libre) dotée de la capacité de voyager de manière autonome.
Les idéologies de genre définissent l’expérience de tous les membres des sociétés esclavagistes,
libres ou esclaves. Ainsi, la guerre de Sécession eut un impact bien différent sur les maîtresses blanches
et leurs esclaves femmes noires. Les bouleversements engendrés par la guerre modifièrent le sexe-ratio
dans les plantations, car un nombre important de planteurs blancs du Sud furent appelés sous les
drapeaux. Les femmes blanches restèrent à domicile pour gérer le travail dans les plantations. Dans son
ouvrage Out of the House of Bondage, Thavolia Glymph montre à quel point la violence était un élément
constitutif de la relation entre femmes esclavagistes et femmes esclaves. Mais la violence des maîtresses
blanches s’exprimait en termes genrés. Ces maîtresses étaient perçues comme impulsives et instables,
incapables de maîtriser les tactiques disciplinaires fermes des maîtres « virils ». Au milieu des
années 1860, les planteuses blanches n’inspiraient pas suffisamment la crainte et ne parvenaient pas à
maintenir l’ordre, et c’est en partie pour cette raison que les esclaves commencèrent à refuser de
travailler et furent de plus en plus nombreux à s’enfuir. Les hommes cherchaient à atteindre les camps
militaires de l’Union : ils se déplaçaient plus vite et avaient une meilleure connaissance du territoire. Les
femmes, souvent ralenties par les enfants, avançaient plus lentement. Nombre d’entre elles s’enfuirent en
portant les habits de leurs maîtresses, un acte symbolique de défi envers cette hiérarchie qui durant des
siècles s’était manifestée à travers la nudité des esclaves et les guenilles qu’ils portaient, lesquelles
contrastaient avec les tenues raffinées des esclavagistes – un contraste que l’on ne peut considérer
comme neutre, du point de vue du genre, tant la valeur d’une femme était associée aux notions de beauté
et d’élégance.
Les rares sources françaises faisant état de femmes rejoignant les révolutionnaires en Haïti doivent
être considérées avec un certain scepticisme, car elles en disent autant sur le comportement des femmes
que sur les préjugés des auteurs de ces textes. Et pourtant, elles révèlent des formes genrées de
résistance et de révolte. À l’automne 1791, l’avocat de la famille Galliffet fut décapité à la hache par un
contremaître esclave. Un témoin de ces événements insiste sur la vengeance exercée par des femmes
esclaves noires contre des prisonnières blanches, vengeance au cours de laquelle les rapports
hiérarchiques féminins furent inversés : « “Tu es mon esclave maintenant.” Elles les forcèrent à les servir,
et surtout les déshabillèrent et les fouettèrent sur une échelle pour des fautes mineures et au moindre
prétexte. »
On peut obliger un esclave à accomplir des tâches qui contreviennent aux codes d’honneur féminins
ou masculins, ou même des tâches habituellement assignées aux personnes du sexe opposé. Ces deux
circonstances peuvent entraîner des transformations durables dans les modes de vie et de travail des
hommes et des femmes (de statut servile et/ou libre) dans une société donnée. L’esclavage a même rendu
possible la désexualisation des individus pour faciliter l’accomplissement de fonctions, telles que celles
assignées aux eunuques, considérées comme incompatibles avec les capacités et identités des hommes ou
des femmes.
Felicitas Becker a suggéré que, dans les sociétés de la côte swahilie, le déshonneur féminin généré
par les tâches imposées aux filles et aux femmes asservies avait abouti, après l’abolition, à l’introduction
de la réclusion préconjugale pour les filles adolescentes d’ascendance servile, afin de promouvoir des
normes élevées de moralité féminine. Les familles d’ascendance servile surcompensaient la stigmatisation
(genrée) passée en contrôlant le corps de leurs filles célibataires d’âge reproductif. Dans cette région, la
réclusion temporaire des filles adolescentes pourrait être considérée comme une conséquence de
l’expérience historique de l’esclavage vécue par certaines couches de la société. Dans un tout autre
contexte, l’introduction de nouvelles technologies de production basées sur le travail servile illustre
comment l’esclavage a contribué aux transformations de la répartition des tâches entre les sexes.
Dans son analyse de l’évolution technique de l’agriculture préindustrielle en Europe, François Sigaut
soutient que, même si les Grecs et les Romains n’ont pas inventé l’esclavage, leurs sociétés furent les
premières à utiliser l’esclavage pour remplacer systématiquement les femmes par des hommes dans des
secteurs de production d’habitude assurés exclusivement par les premières. La mouture des céréales sur
meule de pierre passa ainsi de la sphère de la production domestique à celle des échanges marchands.
Sigaut formule l’hypothèse que ce phénomène aurait pu conduire à une intensification de la production
répondant à la demande des acheteurs pour certaines marchandises jusque-là uniquement produites pour
répondre aux besoins de consommation des familles. Aux VIIe et VIe siècles avant notre ère, dans la Grèce
antique, deux transformations se produisirent simultanément : les améliorations technologiques des
systèmes de broyage coïncidèrent avec l’apparition d’ouvriers masculins chargés d’actionner les meules,
ainsi qu’avec l’essor de l’esclavage à grande échelle dans le monde grec. Selon Sigaut, la simultanéité de
ces évolutions n’est peut-être pas fortuite : l’esclavage était sans doute le seul moyen de forcer les
hommes à effectuer un « travail de femme ». C’est ainsi que, selon lui, l’esclavage contribua aux
transformations de la répartition des tâches entre les sexes, à l’innovation technologique et à la
croissance économique.
L’hypothèse de Sigaut soulève deux interrogations : pourquoi cette innovation reposait-elle sur
l’utilisation de l’esclavage pour forcer les hommes à effectuer le travail des femmes, au lieu de faire
travailler les femmes dans des espaces masculins ? Après tout, il aurait été possible de sortir les femmes
esclaves de la sphère domestique et de les traiter d’une manière qui aurait été considérée comme
inappropriée pour des femmes libres. Les femmes étaient-elles perçues comme moins productives que les
hommes esclaves, du fait d’une infériorité physique ? Ou bien les idéologies de genre empêchaient-elles
l’exposition des femmes au regard public qu’elles auraient subi en travaillant en dehors de la sphère
domestique ? Dans certaines circonstances, lorsque les femmes en question étaient esclaves, ce dernier
point ne constituait qu’un obstacle mineur. En Afrique, où les femmes effectuaient une part importante du
travail agricole, les femmes esclaves continuèrent souvent à travailler comme agricultrices même quand
la demande en cultures destinées au marché et les innovations connurent un essor considérable.
L’étude de Gareth Austin sur le capital, la terre et le travail dans le royaume ashanti (Ghana) en
offre quelques exemples, mais incite également à la prudence analytique : plusieurs facteurs tels que les
connotations morales attachées au travail des hommes et des femmes dans différents domaines de
production ; la demande en esclaves d’un sexe particulier dans la traite externe ; la force requise pour des
tâches physiques spécifiques ; la valeur accordée aux familles nombreuses et polygames, et l’accent mis,
par conséquent, sur le rôle reproductif des femmes esclaves, pouvaient-ils influencer ces dynamiques, ce
qui rend les généralisations hasardeuses ? Tout ce que l’on peut conjecturer, semble-t-il, c’est que les
fonctions sexuelles et reproductives des femmes esclaves (qui n’avaient aucun équivalent dans l’esclavage
masculin) ont peut-être donné lieu à des arrangements semblables à ceux évoqués par Sigaut, dans
lesquels il était plus fréquent de voir les hommes effectuer un « travail de femmes », que des femmes
esclaves être masculinisées. Mais il faudrait vérifier empiriquement, cas par cas, la validité de telles
hypothèses.
Les hommes esclaves sont parfois considérés comme « féminisés » car, à la différence des hommes
libres, c’est par leur relation à autrui qu’ils acquièrent une identité (une caractéristique de la condition
féminine dans l’histoire, pour les femmes libres comme pour les esclaves). Même l’esclave le plus puissant
– servus caesaris ou bawan sarki – tirait son prestige de son association étroite avec le pouvoir. L’identité
fondamentalement relationnelle de l’esclave rappelle le statut de la femme. Elle s’accompagne souvent
d’autres caractéristiques propres à la condition féminine, comme l’absence d’autonomie juridique. De
plus, dans le cas des eunuques, l’esclavage désexualisait littéralement les individus asservis.
Vivant le plus souvent à la cour des rois et des sultans, leur condition physique les séparait
radicalement des autres humains, toujours envisagés comme masculins ou féminins. Leur incapacité à se
reproduire les rendait utiles, d’un point de vue politique, auprès de dirigeants qui craignaient les
conspirations de leurs proches. Un esclave castré ne pouvait représenter une telle menace, car il était
confronté à deux obstacles majeurs. Tout d’abord, c’est de son maître qu’il tenait tout son pouvoir : quel
que soit le pouvoir qu’un eunuque pouvait avoir sur son entourage, si son maître lui retirait sa faveur et sa
confiance, il risquait de tout perdre. En outre, il ne pouvait pas transférer son pouvoir à sa progéniture,
car il était incapable de procréer. Dans le monde islamique, sa condition physique explique son rôle de
gardien de la sexualité des concubines dans les harems et les corps d’armée exclusivement constitués de
jeunes hommes. Même s’il pouvait dispenser des services sexuels, il ne pouvait pas engendrer d’enfants
illégitimes avec les femmes, dont le rôle principal était d’être à la disposition sexuelle des dirigeants.
L’eunuque occupait une position liminaire par rapport au statut sexué des autres individus. Cette position
permettait aux esclaves eunuques de vivre au plus près des souverains absolus qui revendiquaient un
statut divin dans certains des plus grands empires du monde. Orlando Patterson a remarqué que les
eunuques pouvaient être intimes de ces souverains car ils partageaient avec eux cette condition
existentielle anomale. L’esclavage, qui avait permis la transformation du corps des esclaves destinés à
devenir eunuques en des personnes dotées de caractéristiques sui generis, avait ainsi modifié les
structures sociales du genre.
Le genre et l’esclavage ne sont pas la même chose. Ils présupposent des justifications différentes
aux inégalités et affectent les relations sociales de manières différentes. Mais au cours des trois derniers
siècles les idéologies de genre évoluèrent plus lentement que les idéologies relatives à l’esclavage. Le
mouvement anti-esclavagiste est désormais parvenu, dans l’ensemble, à délégitimer les discours
hiérarchiques justifiant l’esclavage. En revanche, les inégalités entre les sexes se montrent plus
résistantes, ce qui entraîne d’importantes conséquences pour l’histoire de l’esclavage des femmes,
surtout au cours des deux derniers siècles, où la domination sur les esclaves et celle exercée sur les
femmes ont été contestées simultanément, mais avec des résultats différents. Lors de l’abolition de
l’esclavage, les administrateurs abolitionnistes de la plupart des régions du monde hésitèrent à soutenir
l’affranchissement des femmes esclaves, voire l’entravèrent. Dans certains cas, l’abolition introduisit de
nouvelles inégalités juridiques entre hommes et femmes libérés. Myriam Cottias a ainsi montré que
l’émancipation des esclaves aux Antilles françaises en 1848 avait accordé la citoyenneté française aux
hommes autrefois esclaves, mais avait relégué les femmes affranchies à un statut de mineures légales,
qu’elles partageaient désormais avec les femmes françaises libres. Cela eut non seulement des
conséquences majeures sur l’aptitude des femmes affranchies à posséder des biens et à agir de manière
autonome, mais aussi sur leur capacité à se mobiliser politiquement.
Quand les empires européens occupèrent des États africains indépendants, l’abolition légale de
l’esclavage et de la traite des esclaves ne mit pas fin à ces phénomènes, elle les fit entrer dans la
clandestinité. Comme une plus grande prudence était requise pour la capture, le commerce et le
traitement des esclaves, les « esclaves dociles » tels que les femmes et les enfants devinrent plus
convoités que les hommes adultes qui pouvaient résister plus efficacement aux rapts. Pour les femmes
esclaves qui avaient des enfants, la résistance ou l’évasion étaient particulièrement difficiles. Le
colonialisme créa également de nouvelles formes de travail. Le travail salarié libre se développa dans des
zones circonscrites. Une grande partie des travailleurs qui étaient déjà réduits en esclavage dans les
sociétés africaines furent contraints de rejoindre les rangs des travailleurs forcés chargés de construire et
d’entretenir les infrastructures publiques coloniales et s’enrôlèrent dans les armées coloniales. Certains
travaillèrent pour des entreprises privées européennes. Or, ces postes étaient presque exclusivement
réservés aux hommes.
Au Niger, j’ai interviewé un homme âgé qui était né esclave, mais qui dans la période coloniale avait
pris ses distances avec ses anciens propriétaires en devenant travailleur saisonnier migrant dans le nord
du Nigeria. Son expérience de l’émancipation était à la fois genrée (les trajectoires qu’il avait empruntées
n’étaient pas accessibles aux femmes esclaves) et physique. Il décrivait comment, pour commencer à
travailler à son propre compte, il avait vendu de l’eau de maison en maison. Adolescent, il ne pouvait
porter qu’un seul seau à travers la ville. Puis, devenu plus grand et plus fort, il avait réussi à porter deux
seaux, et finalement quatre, deux par épaule, suspendus aux bouts de perches en bois. La force croissante
de son corps de jeune homme lui avait permis de quadrupler ses gains, en parcourant la même distance
qu’avant. Son corps, le seul bien qu’il possédât lors de sa libération, avait servi de médiateur entre sa
condition d’esclave et sa vie d’homme libre. Son témoignage révélait à quel point tant les options qu’il
avait choisies que son interprétation de son émancipation étaient typiquement masculines dans la société
qu’il habitait.
La division genrée du travail limitait la possibilité pour les femmes de générer des revenus
indépendants et d’en avoir la maîtrise, d’acquérir et de conserver des biens de valeur, et de contrôler le
travail d’autrui. Dans les représentations européennes sur le genre, l’autonomie était généralement
considérée comme inappropriée pour les femmes. Les femmes indépendantes qui essayaient de gagner
leur vie sans tuteur masculin étaient présentées comme des vagabondes, des prostituées, qui menaçaient
la moralité de la société. Les historiens spécialistes de l’Afrique s’accordent à dire que l’abolition légale
de l’esclavage a élargi les rangs des femmes utilisées comme gagées (pawns) et concubines, que les
administrateurs européens ne parvenaient pas à distinguer des épouses et des parentes.
Les femmes esclaves eurent ainsi de grandes difficultés à se libérer des relations oppressives. Dans
son travail sur le Cap, Pamela Scully montre que, après l’émancipation de 1834, l’administration
européenne produisit des lois favorables au patriarcat où les femmes officiellement émancipées par l’État
restèrent vulnérables aux violences genrées et sexuelles. Claire Robertson note de son côté qu’après
l’abolition de 1874, dans le protectorat et la colonie de la Côte-de-l’Or, l’« esclavage » était de plus en
plus souvent une « affaire de femmes ». Toujours sur la Côte-de-l’Or, un fonctionnaire colonial cité par
Trevor Getz et Lindsay Ehrisman déclarait en 1897 que « les hommes esclaves ne peuvent pas, dans l’état
actuel de la loi, être utilisés […] car ils ne retourneraient pas sans contrainte auprès de leurs maîtres.
Dans le cas des femmes et des enfants, les femmes, outre leur utilité en tant que porteuses, peuvent être
conservées comme épouses ». De l’autre côté du continent africain, Ahmad Sikainga a montré que, dans
les années 1930, les femmes esclaves du Soudan adressaient des pétitions aux autorités locales pour
obtenir leur liberté, sans succès. Il rapporte un cas dans lequel un administrateur colonial refusa, en
1934, d’autoriser une femme qui avait quitté ses maîtres à résider en ville, où elle aurait pu gagner sa vie
dans un cadre plus anonyme et offrant une économie plus diversifiée. L’administrateur avait argué qu’elle
risquait de devenir prostituée – argument répété dans d’innombrables rapports coloniaux de cette
période. Il rendit la femme à ses propriétaires, qui la tuèrent afin qu’elle servît d’exemple aux autres
femmes qui auraient pu vouloir fuir leur esclavage.
En dépit d’obstacles pratiques et idéologiques majeurs, beaucoup de femmes parvinrent à se libérer.
Camille Lefebvre a montré que sous l’occupation coloniale, les femmes esclaves fuyaient souvent leurs
propriétaires et suivaient les armées coloniales en se liant à des tirailleurs, eux-mêmes fréquemment
d’origine esclave. Marie Rodet affirme qu’au Soudan français (l’actuel Mali), après l’abolition légale,
davantage de femmes que d’hommes migrèrent pour quitter les lieux de leur esclavage. Certaines femmes
d’ascendance esclave qui avaient réussi à se libérer de leur dépendance passée firent ainsi preuve d’un
esprit d’initiative particulièrement aiguisé : leur statut inférieur leur permettait d’accepter des activités
rémunératrices considérées comme indignes des femmes de l’élite. Les exemples individuels d’anciennes
concubines faisant preuve d’un tel dynamisme, comme ceux étudiés par Lotte Pelckmans et
Ann McDougall, se démarquent. Ils ne doivent pas nous faire oublier à quel point les femmes sont toujours
exposées à l’esclavage en raison de leur vulnérabilité et de la prospérité des réseaux de traite. Comme le
font valoir Richard Roberts et Benjamin Lawrance, la traite des femmes et des enfants africains répond à
une demande de services sexuels qui cible les plus pauvres et les plus vulnérables, et n’est pas près de
disparaître.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
T. Glymph, Out of the House of Bondage : The Transformation of the Plantation Household, Cambridge et
New York, Cambridge University Press, 2008.
J. Hathaway, Beshir Agha : Chief Eunuch of the Ottoman Imperial Harem, Oxford, Oneworld, 2005.
B. Lawrance et R. Roberts (éds.), Trafficking in Slavery’s Wake : Law and the Experience of Women and
Children in Africa, Athens, Ohio University Press, 2012.
C. Robertson et M. Klein (éds.), Women and Slavery in Africa, Portsmouth, Heinemann, 1997.
B. Wood, Women’s Work, Men’s Work : The Informal Slave Economies of Lowcountry Georgia, Athens,
The University of Georgia Press, 1995.
RENVOIS
PAULIN ISMARD
Le monde social serait invivable sans un ensemble de procédures et de documents grâce auxquels
chacun d’entre nous peut être singularisé et différencié de tous les autres. Confiée à la puissance
publique, l’identification des personnes est bien une composante essentielle de la modernité politique
occidentale. Ce pouvoir d’identification présente toutefois un double visage. Il incarne tout d’abord le
pouvoir coercitif dont dispose l’État-nation, qui se traduit par les politiques de recensement, de contrôle
et de surveillance des populations. Comme l’a montré Gérard Noiriel, l’identification fut aussi une
promesse des États démocratiques, celle de garantir en tout temps et en tout lieu l’identité de chacun des
membres d’un corps politique dès lors qu’il est reconnu, comme citoyen, dépositaire de droits.
On mesure d’emblée la difficulté que pose le principe identificatoire concernant des esclaves :
identifier des êtres auxquels par ailleurs sont refusés les droits élémentaires qui définissent
l’appartenance à la communauté politique paraît contradictoire. Le principe d’un état civil des esclaves
serait contraire, en somme, à l’existence même d’un ordre esclavagiste. C’est d’ailleurs ce qu’affirmait en
1805 le préfet Laussat en refusant l’instauration d’un état civil des esclaves dans les Antilles françaises :
Leurs naissances, leurs mariages et leurs morts appartiennent aux recensements que signent
les maîtres toutes les années devant le directeur général du domaine. Voici leurs registres à
eux.
La simple existence d’un document à valeur officielle, offert au regard d’un tiers, semblait ouvrir la
voie à la reconnaissance de la personnalité juridique de l’esclave, ce qui était tout simplement
impensable, si bien que les registres d’état civil des esclaves ne devinrent obligatoires que sous la
monarchie de Juillet.
Le propos de Laussat est pourtant inexact, car il feint d’ignorer que les esclaves étaient bel et bien
enregistrés au sein de ce qui faisait figure d’état civil dans les sociétés d’Ancien Régime, les registres
paroissiaux. Plus largement, les esclaves ont été les victimes et les acteurs de multiples pratiques
identificatoires au cours de l’histoire. Qu’on mentionne leur origine ethnique ou leur race, qu’on impose
ou négocie un nom ou que leur chair soit marquée, les processus de singularisation et de différenciation
des esclaves sont même un enjeu central dans toutes les sociétés esclavagistes. À la lumière de
l’esclavage, l’hypothèse d’un lien nécessaire entre l’identification des personnes et la reconnaissance de
leurs droits civils et politiques, forgé à l’épreuve de l’histoire contemporaine des États-nations européens,
mérite d’ailleurs d’être révisée.
Mais n’allons pas trop vite. L’histoire des sociétés américaines du XIXe siècle semble confirmer le
péril que représentent les politiques d’identification pour tout ordre esclavagiste. En 1813, James Stephen
entreprit d’instaurer un recensement général des esclaves dans chacune des îles des Antilles
britanniques. La création de registres généraux, révisés tous les trois ans, devait s’appuyer sur les
informations fournies par les propriétaires. Classés par plantation, les esclaves y étaient recensés avec la
mention de leur nom, leur couleur, leur lieu de naissance (Afrique ou Caraïbes), leur âge, genre,
occupation et relations familiales (S. Engermann). Or, cette entreprise inédite, appliquée tout d’abord à la
Grenade puis à Trinidad à partir de 1816, relevait d’une politique de contrôle de la traite illégale et
d’amélioration de l’esclavage, qui visait à terme son abolition. Le sens de ces registres généraux, dont des
copies devaient être envoyées à Londres, était certes de garantir le droit de propriété sur chaque esclave
mais, pour son promoteur comme pour ses détracteurs, qui y voyaient une intrusion insupportable de
l’État dans la relation entre un maître et son esclave, ils préparaient bel et bien la fin de l’institution
esclavagiste.
De même, l’histoire des recensements décennaux états-uniens, étudiée par Paul Schor, est édifiante.
Alors que le principe de recensements décennaux avait été fixé par la Constitution en 1787, ce n’est qu’en
1850 que les esclaves furent identifiés individuellement, mais seulement sous la forme d’un nombre
associé à une date de naissance, et jamais au travers d’un nom personnel. Tout en étant aussi
individualisé que possible, le recensement de l’US Population Census ne devait donner lieu en aucune
manière à l’affirmation d’un nom qui soit une véritable identité personnelle, tant cette dernière supposait
implicitement la reconnaissance de droits.
La situation du Brésil fournirait une ultime confirmation. Le recensement des esclaves y fut une
question lancinante tout au long du XIXe siècle. La « Guerre des frelons », du nom de la révolte qui gagna
le Nordeste en 1851-1852, trouve son origine dans le projet d’instauration d’un registre civil pour
l’ensemble de la population. Des libres de couleur protestèrent en effet contre ce qu’ils nommèrent une
loi de captivité (lei do captiveiro). De la même façon que les anciens esclaves émancipés de la Dominique
avaient protesté en 1844 contre l’enregistrement obligatoire de tous les habitants, la simple existence
d’un registre public, distinct des registres paroissiaux et commun aux libres et aux esclaves, était
interprétée comme une stratégie visant à reconduire les nouveaux libres à l’état servile (M. Loveman).
Leur statut de liberté, reconnu en droit, paraissait en somme protégé par l’absence d’identification
documentaire de ceux qui étaient demeurés dans l’esclavage. Ce n’est finalement qu’à travers la loi du
28 septembre 1871 – alors même que l’abolition de l’esclavage paraissait inéluctable – que
l’enregistrement des esclaves devint obligatoire dans l’ensemble du territoire brésilien.
L’absence fréquente de documents d’État permettant d’attester l’identité fut parfois susceptible de
créer des brèches dans la domination des maîtres. C’est ce que suggère le cas d’Adélaïde Métayer dans la
Louisiane du début du XIXe siècle, étudié par Rebecca Scott. Cette ancienne esclave se trouvait parmi les
milliers de femmes et d’hommes, libres de couleur, esclaves ou maîtres blancs, qui débarquèrent en
Louisiane après 1808, à la suite de la Révolution haïtienne. Adélaïde Métayer avait déjà racheté sa liberté
en 1801 mais, peu de temps après son arrivée à La Nouvelle-Orléans, elle dut faire face en 1810 à une
tentative de saisie sur sa personne et ses enfants, par un certain Louis Noret, qui prétendait être le
créancier du frère de son ancien maître, Charles Métayer. Le combat judiciaire dura plus de huit ans, et
Adélaïde Métayer dut livrer son propre fils comme esclave à son adversaire. Elle parvint toutefois à faire
reconnaître par la cour suprême de Louisiane son statut de liberté et fut intégrée parmi les « femmes
libres de couleur ». Les motifs de la décision des juges intriguent. Ceux-ci n’accordèrent aucune
considération au fait qu’Adélaïde, qui était née et avait grandi à Saint-Domingue, venait d’une île dans
laquelle l’esclavage avait été aboli, ni au fait qu’elle prétendait avoir racheté sa liberté auprès de son
ancien maître. En l’absence de tout document avérant l’identité légale d’Adélaïde, c’est le souvenir d’une
formule légale espagnole empruntée au droit romain – la favor libertatis – selon laquelle le fait de vivre
durant dix ans dans un lieu « comme un libre » en présence de son ancien maître garantissait le statut de
libre, qui l’emporta. Parce qu’elle avait accompli la performance de sa liberté, en dépit de tout document
attestant son statut personnel, Adélaïde ne pouvait désormais être réduite en esclavage.
Lié à une expérience d’émancipation collective unique dans l’histoire, dans un contexte exceptionnel
de mise en contact de différents systèmes juridictionnels, le cas d’Adélaïde Métayer ne décrit toutefois
pas l’ordinaire de la plupart des sociétés esclavagistes. Car même en l’absence de recensement
individualisé analogue à celui des libres, de multiples pratiques identificatoires ont concerné les esclaves.
Les titres de propriété détenus par les maîtres sont les premiers d’entre eux. Dans l’Empire ottoman des
e e
XVI -XVII siècles, les propriétaires étaient tenus de disposer d’une attestation légale (hüccet), qui
documentait le mode d’acquisition de l’esclave et comportait quelques informations sommaires à son
sujet. Dans la Chine des Qing (XVIIe-XIXe siècle), deux types de « contrats » (rouges ou blancs) attestaient la
propriété sur un esclave : le rouge était scellé par les autorités locales, alors que le blanc, tout en
constituant un titre légalement valide, était de nature strictement privé.
Ces pratiques ont surtout la forme des « actes d’État » par lesquels les esclaves sont enregistrés au
titre de biens ou de marchandises, qu’il s’agisse d’en taxer la propriété, de protéger les droits du
propriétaire, ou de contrôler leurs migrations. La diversité de ces pratiques d’identification ne doit pas
étonner si l’on admet à la suite de P.-A. Rosenthal qu’au sein des sociétés européennes les biens-fonds
furent longtemps l’objet de pratiques de recensement et d’enregistrement (sous la forme des cadastres
par exemple) bien plus rigoureuses et systématiques que les personnes, comme si, en somme, le
recensement des personnes avait dérivé de celui du droit de propriété qui leur était reconnu. Des
registres centralisant les actes de vente d’esclaves sont attestés dans de nombreuses sociétés. Dans
l’Égypte lagide et romaine (IVe siècle avant notre ère-IVe siècle de notre ère) comme dans l’Asie Mineure
impériale, le terme de katagraphê désigne l’inscription dans un registre spécial des transferts de
propriété sur un esclave. De même dans certaines cités médiévales, telle Florence à la fin du XIVe siècle,
étudiée par M. Boni et R. Delort, il existait un registre centralisé de toutes les ventes d’esclaves. Sur la
base des déclarations notariales y figuraient les noms (souvent de naissance et de baptême), et un
ensemble d’éléments descriptifs tels que les signa, c’est-à-dire les marques physiques, permettant de
distinguer l’esclave, ainsi que le prix d’achat. Le notaire Tardacorri pouvait ainsi faire la déclaration
suivante au sujet d’une esclave du nom de Jacomina :
Ugolinus, se disant maître de la Tartare Jacomina, jadis appelée Stamati, âgée de 18 ans ou
environ, de stature plus que médiocre, la peau olivâtre, le nez gros, un bouton noir sur le nez,
deux marques sur la main gauche, les oreilles percées, l’a achetée à ses dires 33 ducats et demi
d’or, esclave qu’il a fait écrire et enregistrer par moi notaire susdit.
Les actes de vente de l’Égypte fatimide (Xe-XIIe siècle), étudiés par Y. Ragib, présentent étrangement
une forme assez similaire. Y sont mentionnés plusieurs traits descriptifs physiques, généralement
sommaires – la couleur de la peau, l’âge apparent, la virginité pour la femme – la provenance, et le nom,
sans que soit établie de hiérarchie véritable entre les différents éléments. Noyé dans un ensemble
d’éléments, le nom n’était pas en lui-même le vecteur d’une identité. Ces documents n’avaient pas pour
vocation d’identifier les esclaves en tant que personnes mais comme marchandises, associées à une
valeur. Il en va de même pour les documents à vocation fiscale, telles les listes dressées annuellement en
vue de la capitation dans les Antilles françaises, lesquelles listes étaient souvent moins précises et
rigoureuses que les inventaires d’habitation élaborés par le propriétaire ou son représentant.
Le « certificat de bon caractère » (certificate of good character), commun à une grande partie du
sud des États-Unis du début du XIXe siècle, est un autre type de document d’État. Dans un contexte de
mobilité croissante, son introduction visait à contrôler les circulations de la population servile d’un État à
l’autre (H. Freudenberger et J. Pritchett). Un esclave qui n’aurait pu montrer le certificat était confisqué
et vendu aux enchères. L’introduction d’un tel certificat s’inspirait des pratiques de contrôle
documentaires garantissant le lien de propriété entre un esclave et une plantation. Tels étaient par
exemple les cartes sans lesquelles les esclaves de Saint-Domingue ne pouvaient circuler en dehors d’une
plantation sauf à être considérés et traités comme des marrons, ou bien les « jetons d’habitation », pièces
métalliques sur lesquelles était gravé le nom du propriétaire, que l’esclave devait être en mesure
d’exhiber dès qu’il quittait la plantation (voir « Mobilité »). Sur les « certificats de bon caractère » étaient
mentionnés le nom, l’âge, le sexe, la taille, les signes physiques et la couleur de l’esclave, ainsi que le lieu
de l’achat et le nom du précédent propriétaire. Le certificat était particulièrement requis au moment des
ventes d’esclaves ; déposé auprès des juges de paroisse ou du notaire public, il devait comporter la
signature de deux hommes libres différents du vendeur, qui assuraient que l’esclave n’était coupable
d’aucun crime et n’était pas un fuyard. Ce simple fait est révélateur : malgré les apparences, le certificat
n’était pas une pièce d’identité mais une recommandation écrite portant sur une marchandise.
Dans le contexte des traites, les actes d’identification étaient fort nombreux. Observons par exemple
les procédures de l’administration royale portugaise dans les ports angolais aux XVIIIe et XIXe siècles,
étudiés par J. Miller. Autour de l’ouvidor, l’inspecteur du Trésor, un personnel administratif avait pour
charge de s’assurer du prélèvement des taxes de la part des marchands d’esclaves. Ces derniers ne
pouvaient d’ailleurs voyager sans le reçu que leur donnaient les administrateurs portugais. Les registres
établis par les scribes de l’ouvidor comportaient ainsi les noms des marchands, mentionnés en face des
quantités de marchandises déclarées. Puisqu’ils étaient les objets du prélèvement royal, à titre de
marchandises, et non pas des sujets qu’il faudrait identifier en tant que personnes, l’omission de leurs
noms, remplacés par leurs caractéristiques physiques (sexe, âge approximatif, défauts physiques ou
blessures, marques au fer rouge), ne doit pas étonner.
Mais l’identification des esclaves dans les actes d’État ne se cantonne pas aux documents qui les
recensent au titre de marchandises. Il est fréquent que libres et esclaves soient présents, au moins sur un
plan scriptural, dans les mêmes documents. Cette coexistence scripturaire constitue d’ailleurs un enjeu
capital. L’existence de registres paroissiaux communs aux libres et aux esclaves, ou au contraire, distincts
pour chacune des deux catégories, est particulièrement sensible, singulièrement dans des sociétés dans
lesquelles l’enregistrement de l’acte de baptême constitue la principale preuve légale de l’identité
personnelle. Dans les Antilles françaises, depuis l’obligation qui avait été faite aux curés, en 1685, de
baptiser les esclaves, l’exigence d’un registre séparé des esclaves distinct de celui des libres ne cessa
d’être répétée au cours du XVIIIe siècle à travers une série d’ordonnances. Or, dans de nombreuses
régions, comme la Louisiane où le recensement des esclaves sur les registres paroissiaux fut précoce, le
principe ne fut pas respecté. Il en allait de même à Salvador de Bahia, au cours du XIXe siècle, où de facto
l’existence de registres communs devint la norme. On peut alors considérer que l’acte de baptême faisait
accéder les esclaves à un statut scripturaire nouveau, précédant « un statut civil qui n’existait pas
encore » (J. Hébrard). Mais cette coexistence scripturaire ne conduisait qu’à déplacer les indices de
différenciation entre libres et esclaves, qui résidaient essentiellement dans le nom et l’expression de la
filiation. Alors que les individus libres étaient dotés d’un patronyme, les esclaves, dont la mention était
chaque fois associée à celle d’un patrimoine, n’avaient qu’un prénom, auquel on adjoignait la mention de
la couleur de peau et de la nation d’origine.
Aux côtés de ces actes d’État – ou d’Église –, de nombreux documents internes aux systèmes
d’exploitation d’esclavagiste avaient vocation à recenser les esclaves. Songeons par exemple aux livres de
comptes des maîtres romains, dans lesquels les esclaves étaient nommés alors que leur activité et le
montant de leur éventuel pécule étaient enregistrés. Dans les Antilles de l’époque moderne, de tels
documents pouvaient bien sûr être rédigés par le propriétaire de l’exploitation pour des raisons fiscales.
Plus nombreux étaient cependant les inventaires d’habitation destinés à la gestion des plantations ou
utilisés à l’occasion de ventes ou de partages entre héritiers. Ces registres étaient particulièrement
abondants dans les cas de Saint-Domingue et de la Jamaïque en raison du nombre considérable de
propriétaires qui résidaient en métropole et avaient délégué la gestion de leurs plantations.
Il serait absurde de vouloir identifier des traits communs à l’ensemble de ces documents. Le statut
subalterne du nom propre, qui tient toujours une place auxiliaire dans l’énonciation de l’identité, constitue
néanmoins un fait spectaculaire et récurrent. Défini le plus souvent comme une marchandise ou un corps,
l’esclave ne fait pas corps avec son nom. Il faudrait surtout pouvoir chaque fois identifier la façon dont un
trait distinctif (la race, la provenance, le prix, etc.) s’impose au détriment d’un autre pour identifier les
esclaves. L’étude des inventaires de plantation jamaïcains rédigés tout au long du XVIIIe siècle est
éclairante. Trevor Burnard a mis en évidence à quel point la race s’était imposée en Jamaïque comme le
critère premier d’identification dès la fin du XVIIe siècle – le terme de nègre (Negro) étant privilégié par
rapport à celui d’esclave (slave). La précision croissante des termes et des notions utilisés pour décrire
individuellement les esclaves dans les registres de plantation est frappante. Alors qu’à la fin du XVIIe siècle
c’est le plus souvent sous les catégories générales de Negroes que les esclaves sont recensés, avec la
seule mention de leur valeur, la situation change quelques décennies plus tard avec l’apparition de noms
personnels, l’inscription du genre de chaque esclave, de son âge ainsi que des remarques sur sa santé et
son caractère. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, le métier et l’origine ethnique font leur
apparition. Par ailleurs, les liens familiaux entre esclaves ne sont qu’exceptionnellement recensés. Mais
ces différents éléments descriptifs sont évidemment d’un poids très inégal : dès les années 1720, c’est la
valeur présumée de chaque esclave, dûment enregistrée, qui organise la rédaction des listes selon un
ordre hiérarchique. Le genre constitue aussi une donnée cruciale, de nombreuses listes hiérarchisant les
esclaves par groupe, des esclaves adultes mâles, jusqu’aux filles esclaves – comme si la suprématie
masculine parmi les esclaves était encouragée par les planteurs. Burnard alerte en outre sur la prudence
qu’il convient d’adopter si l’on souhaite reconnaître la clémence d’une situation esclavagiste à la seule
lumière des formes de nomination. La nomination individualisée n’implique pas la reconnaissance de
l’humanité de l’esclave, puisque dans certains inventaires, les animaux sont eux-mêmes enregistrés et
nommés individuellement…
La chair marquée
Mais si les pratiques identificatoires esclavagistes visent à immatriculer des individus sans que leur
soit conférée la dignité attachée aux personnes libres et à leur nom, l’anonymat institutionnel dans lequel
sont tenus de facto les esclaves est une menace, car elle ouvre potentiellement la voie à toutes les
subversions d’identité. N’étant personne en droit, un esclave risque toujours d’être pris pour un autre. Le
recours à l’homonymie était ainsi une pratique courante dans les Antilles françaises permettant de faire
disparaître un esclave afin d’éviter qu’il ne fasse l’objet de l’impôt. Le marquage sur le corps des esclaves,
quand il n’a pas de vocation punitive, trouve ici son principal usage. Moins qu’à marquer la distinction
statutaire entre libres et esclaves et à rappeler l’acte d’appropriation qui caractérise le pouvoir du maître,
il vise bien souvent à empêcher tout quiproquo sur l’identification d’un esclave. C’est la raison pour
laquelle la fiscalité offre le contexte le plus fréquent au cours duquel des esclaves en viennent à être
marqués dans leur chair. Sans qu’on en comprenne très bien le sens, ce contexte fiscal est ainsi à
l’arrière-plan de l’évolution qu’on observe en Mésopotamie au tournant du premier millénaire avant notre
ère lorsque, pour marquer des esclaves, se substituent à des signes distinctifs réversibles, tels que
l’abattu – qui était une coiffure particulière (donc modifiable) –, des marques au fer rouge (par nature
irréversibles) imposées sur les paumes des mains et portant le nom du maître. Mais il en va de même dans
le monde atlantique de l’époque moderne. Dans les possessions portugaises, c’est à partir du début du
e
XVIII siècle que les esclaves sont marqués au fer rouge, et désignés de la sorte comme vassaux de la
Couronne. Or, le marquage de l’emblème royal par le marcador dos escravos se réalise au moment où la
redevance sur le droit de transport des esclaves est acquittée, et sa vocation est avant tout d’éviter des
substitutions de marchandises, en ce que seul le marquage de la chair de l’esclave assurait pour les
autorités l’identité d’un esclave. Certaines sociétés coloniales en sont même venues à généraliser de telles
pratiques. Ainsi, à Cuba, au début du XIXe siècle, le marquage des esclaves, à l’aide d’un sceau conservé à
l’Intendencia, était une procédure obligatoire lors de l’entrée de chaque esclave dans l’île. Bien que sa
vocation première fût fiscale – les maîtres fabriquant à l’occasion de faux sceaux pour éviter le paiement
de l’impôt –, cette pratique permettait de certifier un droit de propriété et de contrôler la population
servile. Elle manifestait que, par-delà le lien de soumission qui l’unissait à son maître, chaque esclave
était aussi un sujet du roi d’Espagne.
Le marronnage donne lieu à un type de document original dans nombre de sociétés esclavagistes,
celui des annonces par lesquelles des maîtres décrivent des esclaves en fuite en vue de leur arrestation.
Le phénomène est bien attesté dans l’Antiquité, grâce à la papyrologie de l’Égypte impériale. Ces
documents, qui accompagnent des proclamations par ailleurs accomplies publiquement, se présentaient
avant tout comme des descriptions aussi précises que possible des traits physiques de l’esclave en fuite et
parfois assorties de quelques remarques (« il marche comme s’il était quelqu’un d’important », ou bien :
« complètement ignorant du grec »).
Les journaux de l’Amérique du Nord et des Antilles des XVIIIe et XIXe siècles publiaient des annonces
assez similaires au sujet des esclaves fugitifs. Celles-ci pouvaient aussi faire l’objet d’exposition publique,
à l’image de ce texte placardé en juin 1766 en divers lieux de Saint-Domingue :
Une Négresse nommée Zabeth, nation Nago, âgée d’environ 26 à 28 ans, taille de 5 pieds
2 pouces, sans étampe ; très noire, assez maigre ; la lèvre inférieure très grosse ; la bouche
toujours entr’ouverte, laissant paroître deux dents de devant cassées ; le visage allongé, sur
lequel on voit quelques marques de son pays, presque effacées ; le corps voûté ; la démarche
fort lente ; se faisant entendre autant que peut le faire une Négresse nouvelle de six mois ; est
maronne depuis le 6 du courant. Ceux qui la reconnaîtront sont priés de la faire arrêter, d’en
donner avis à M. Canivet Negt. au Cap à qui elle appartient.
L’historien peut bien sûr faire de ces documents des sources d’information précieuses pour
documenter la résistance des esclaves (voir « Résistance »), mais là n’est peut-être pas l’essentiel. L’acte
de description du corps de Zabeth est aussi une forme d’inscription, ou de réinscription, de la servitude,
qui prolonge les multiples marques dont les corps esclaves sont par ailleurs couverts. Mais, comme l’a
montré J.-P. Glaunec en étudiant les annonces parues dans les journaux de Louisiane, Jamaïque et
Caroline du Sud, ces dernières ont une dimension paradoxale, en ce qu’elles présentent (à leur insu) de
brefs récits biographiques au sujet des esclaves marrons qu’elles entendent faire arrêter. Bien plus riches
que les descriptions d’esclaves brèves et impersonnelles qui accompagnent les actes de vente, ces
descriptions conféraient à leur manière une véritable personnalité et une agentivité aux esclaves, dont
elles précisaient bien souvent leur origine, et leur parcours de servitude.
Onomastiques serviles
L’analyse des noms d’esclaves fait partie des domaines d’étude communs aux historiens des sociétés
esclavagistes de toute période. Dans la plupart des sociétés, l’acte de nomination d’un esclave est le
moyen par excellence par lequel le maître prend possession de son esclave, et l’arbitraire du nom est la
règle. Varron en fait d’ailleurs un cas d’école :
Si trois hommes ont acheté chacun un esclave à Éphèse, le premier peut lui trouver un nom
d’après le vendeur, Artémidore, et l’appeler Artémas ; le second, d’après la région où il a fait
l’acquisition, donc Ion, pour l’Ionie ; le troisième appelle le sien Ephesus, d’après Éphèse (De
lingua latina 8, 21).
Les historiens des sociétés antiques ont considéré, à la lecture des innombrables noms d’esclaves
attestés par l’épigraphie, qu’il était possible non seulement d’identifier les origines ethniques des esclaves
– les hommes nommés « Thraix », « Syros » ou « Manès » attesteraient ainsi l’importance des populations
thraces, syriennes ou asiatiques parmi les populations serviles – mais aussi d’analyser la convergence ou
les divergences des répertoires onomastiques entre libres et esclaves. Dans quelle mesure le nom met-il
en scène la distinction statutaire entre libres et esclaves ? La question ne peut pas faire oublier la
spécificité que représente tout nom pour un esclave, pur artefact qui n’est pas le support d’une identité
civile ou légale. Un nom d’esclave n’a pas la même valeur que celui d’un homme libre dans la mesure où il
ne saurait l’inscrire dans une parenté. En d’autres termes, l’esclavage soustrait tout nom à sa fonction
traditionnelle, c’est-à-dire l’inscription dans l’ordre de la filiation. Au corps-marchandise est apposé un
nom et celui-ci peut être modifié sans que son identité en soit affectée, précisément parce qu’il n’a pas
pour fonction de dire une identité : « Lorsque nous changeons le nom des esclaves, le nouveau nom n’est
pas moins correct que le précédent », affirme Socrate dans le Cratyle de Platon (384d). Les multiples
noms qui jalonnèrent la vie d’Olaudah Equiano (1745-1797) ne disent pas autre chose : nommé Olaudah à
sa naissance, en pays Igbo, il fut renommé Michael sur le premier navire de traite qui le conduisit aux
Amériques, puis Jacob, une fois déporté en Virginie, avant que son dernier maître le nomme, pour des
raisons qui demeurent toujours mystérieuses, Gustavus Vassa.
Mais la souveraineté du maître sur l’acte de nomination des esclaves n’est pas toujours la règle. Les
historiens des Antilles britanniques ont ainsi âprement discuté la capacité qu’auraient eue les esclaves de
choisir eux-mêmes leurs noms et la persistance en leur sein de noms africains. Ces deux aspects sont
intrinsèquement liés, dès lors qu’on considère qu’une onomastique africaine suppose que les esclaves eux-
mêmes l’aient imposée à leur maître – ce qui est toutefois discutable, certaines listes laissant supposer
que des noms africains ont aussi pu être donnés par les propriétaires (T. Burnard). La valeur affective des
noms enregistrés dans les inventaires et les registres mérite en outre d’être interrogée, car sous leur nom
« officiel » les esclaves pouvaient s’identifier à d’autres nominations. Les Antilles françaises donnent à
voir une configuration sensiblement différente. L’acte de baptême y est beaucoup plus fréquent que dans
les îles Britanniques, et les parrains et les marraines jouent un rôle essentiel dans l’acte de nomination.
Or, ces derniers sont généralement désignés parmi les esclaves, et le nom librement choisi au sein de la
communauté des esclaves montrerait « un usage personnel, manifesté publiquement, d’une liberté qui ne
remet nullement en cause le système en lui-même » (V. Cousseau). La créolisation du patrimoine
onomastique des esclaves et la rareté des noms africains sont par ailleurs remarquables au regard de la
situation des îles Britanniques. De même, la diversification croissante des noms d’esclaves au fil des
e e
XVIII et XIX siècles, notamment au regard de l’ensemble des noms portés par les libres durant la même
période, laisse entrevoir une aspiration à la singularisation.
Un fait demeure incontestable : l’onomastique servile, dans la mesure où elle n’a pas pour fonction
d’inscrire dans une filiation, procède d’une grammaire radicalement distincte de celle des libres.
L’indignité des noms serviles éclate d’ailleurs au grand jour une fois les esclaves émancipés. La macule
servile survit en effet bien souvent à la fin de l’esclavage à travers le nom. Dans les Antilles françaises
comme aux Mascareignes, au lendemain de l’abolition de l’esclavage, il fallut doter de patronyme les
nouveaux citoyens. Or, le statut d’esclave résultant de la condition de la mère, c’est la lignée maternelle
qui était enregistrée pour désigner les esclaves, alors que la filiation paternelle était omise (que le père
soit libre ou esclave). Aussi fut-il fréquent, comme l’a montré Myriam Cottias, que les hommes et les
femmes affranchis soient contraints d’adopter le prénom de leur mère comme nom de famille, et ce
matronyme hérité signalait en lui-même les descendants d’esclaves.
Le recours aux écritures publiques joue d’ailleurs souvent un rôle décisif dans la reconnaissance de
la liberté et la fabrication du nouveau nom qui doit en témoigner. Le droit d’avoir un nom égal à celui de
tous les autres citoyens est ainsi ce que recherchaient les anciens esclaves de Cuba en multipliant les
actes notariés de toute sorte à la suite de l’abolition de 1886, comme l’ont montré R. Scott et M. Zeuske.
Les notaires en vinrent rapidement à discriminer les anciens esclaves en signalant leur absence de
patronyme. La mention de la formule auxiliaire sin otro apellido (« sans autre nom de famille »), réduite à
l’abréviation soa, trahissait en effet l’absence d’un deuxième nom de famille, commun à tous les hommes
libres. Cette stigmatisation devait perdurer bien après la fin de l’esclavage, et sa vocation raciale était
explicite. Même lorsque des blancs n’avaient qu’un seul parent, il était exceptionnel qu’ils soient
enregistrés avec la mention soa. Le terme servait dès lors à stigmatiser les non-blancs dès lors que la
ségrégation raciale avait recodé en termes raciaux l’ancienne distinction entre libres et esclaves.
* * *
Un paradoxe semble gouverner le principe même de l’identification des personnes dans la plupart
des sociétés esclavagistes. L’exigence d’identification individuelle des esclaves pose en effet le plus
souvent problème, non seulement parce qu’elle ébranle l’insularité présumée de la relation entre un
maître et son esclave, mais plus encore car elle implique de reconnaître à ce dernier le statut de personne
disposant de capacités reconnues légalement. Sous la forme d’actes d’État, de documents privés, ou bien
à travers le marquage de la peau, les pratiques d’identification les plus diverses se sont néanmoins
appliquées aux esclaves. Chacune de ces pratiques répond à des finalités différentes, selon qu’elles visent
à identifier, à des fins fiscales ou pour établir un droit de propriété, une marchandise – dont la fongibilité
est la donnée constitutive – ou bien, comme dans les registres baptismaux, un individu dans sa plus
grande singularité, par nature insubstituable.
Le régime onomastique appliqué aux esclaves est à ce titre exorbitant, puisqu’il ne répond pas à la
fonction dévolue ordinairement à tout acte de nomination – celle de singulariser un individu tout en
l’ancrant dans une filiation. Relevant le plus souvent, au moins théoriquement, de l’arbitraire du maître, la
nomination est un acte déterminant par lequel s’accomplit la domination esclavagiste, de même que c’est
en premier lieu par l’intermédiaire du nom que la macule servile survit à la fin de l’institution
esclavagiste. L’étude des actes de nomination laisse toutefois entrevoir des formes d’agentivité entre les
mains des esclaves, lorsque ces derniers parviennent à imposer des pratiques onomastiques autonomes,
comme l’atteste de façon contrastée la situation des Antilles françaises et britanniques des XVIIIe et
e
XIX siècles. De fait, les esclaves ne furent jamais entièrement passifs : les procédures d’État se doublent
d’une multitude d’actes d’auto-identification par lesquels les esclaves construisent leur identité, même
dans des contextes d’extrême violence (voir « Culture »). L’histoire du monde atlantique l’atteste : les
esclaves eux-mêmes ne cessèrent de construire de nouvelles identités collectives affranchies des
essentialismes nationaux ou ethniques dominants – et leur héritage fut profond dans la construction d’une
culture transnationale et diasporique qui s’épanouit après la fin de la traite, celle de l’Atlantique noir,
selon le terme forgé par P. Gilroy. Polyphonique, a-centrée, défiant la notion même d’identité dans sa
prétendue fixité et homogénéité, et offrant des ressources d’émancipation, celle-ci se présente aussi
comme une culture alternative au récit glorieux de la modernité européenne.
RÉFÉRENCES
T. Burnard, « Slave Naming Patterns : Onomastics and the Taxonomy of Race in Eighteenth-Century
Jamaica », The Journal of Interdisciplinary History, vol. 31, no 3, 2001, p. 325-346.
V. Cousseau, Prendre nom aux Antilles. Individu et appartenances (XVIIe-XIXe siècle), Paris, Éditions du
Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2012.
J.-C. Dumont, « Les papiers de l’esclave », dans Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité,
t. 113, no 2, 2001, p. 713-721.
S. L. Engermann, « Monitoring the Abolition of the International Slave Trade : Slave Registration in the
British Caribbean », dans K. Breckenridge et S. Szreter (éds.), Registration and Recognition.
Documenting the Person in World History, Proceedings of the British Academy, Oxford, Oxford
University Press, 2012, p. 323-333.
J. Hébrard, « Esclavage et dénomination : imposition et appropriation d’un nom chez les esclaves de la
Bahia au XIXe siècle », Cahiers du Brésil contemporain, no 53-54, 2003, p. 31-92.
M. Loveman, « Blinded like a State : The Revolt against Civil Registration in Nineteenth-Century Brazil »,
Comparative Studies in Society and History, 49 (1), 2007, p. 5-39.
RENVOIS
CÉCILE VIDAL
En ce début du XXIe siècle, la justice, transitionnelle ou institutionnelle, peut servir à défendre les
droits des personnes illégalement réduites en esclavage, des anciens esclaves ou de leurs descendants.
D’un continent à l’autre, plusieurs événements témoignant de ces possibilités nouvelles ont défrayé
l’actualité nationale ou internationale durant les vingt dernières années. Entre le 8 et le 12 décembre
2000 s’est tenu à Tokyo le Nihongun seidoreisei o sabaku josei kokusai senpan hôtei ou Tribunal
international des femmes sur les crimes de guerre et l’esclavage sexuel de l’armée japonaise. Organisé à
l’initiative du réseau VAWW-NET (Violence Against Women in War Network, ou Réseau sur la violence
contre les femmes dans la guerre), ce tribunal d’opinion cherchait à faire reconnaître l’exploitation des
« femmes de réconfort » durant la Seconde Guerre mondiale. En 2008, le gouvernement de Maurice a mis
en place la Truth and Justice Commission (Commission Justice et Vérité) afin de travailler à la
compensation de l’esclavage et de l’engagisme coloniaux. Quelques années auparavant, en 2005, la Cour
de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest a donné gain de cause à
Hadijatou Mani Koraou dans l’affaire d’esclavage l’opposant à la République du Niger. Elle a jugé que le
système judiciaire nigérien, en reconnaissant sans dénoncer le statut d’esclave de la plaignante, avait
failli à son obligation de supprimer l’esclavage au sein de sa juridiction de manière effective. Les
instances judiciaires internationales chargées de veiller au respect des droits humains ou les sociétés
civiles – moins souvent les gouvernements – se mobilisent dorénavant pour faire appliquer l’interdiction
actuelle de l’esclavage et dire son illégitimité au passé et au présent.
Mais, avant les abolitions de l’esclavage partout dans le monde, la justice soutenait la perpétuation
de l’ordre esclavagiste. Une telle idée transparaît d’ailleurs dans les titres d’ouvrages universitaires
récemment parus. Dans Supreme Injustice : Slavery in the Nation’s Highest Court (Suprême injustice.
L’esclavage dans la plus haute cour de la nation), Paul Finkelman démontre le rôle joué par trois des plus
éminents juges de la Cour suprême états-unienne, John Marshall, Joseph Story et Roger Taney, dans la
défense de l’« institution particulière » au XIXe siècle. En pointant l’injustice du système judiciaire au
service de l’esclavage racial nord-américain, l’historiographie adopte une posture abolitionniste. Elle fait
écho à l’argument moral avancé par les abolitionnistes qui, dès les dernières décennies du XVIIIe siècle, en
appelaient à la justice, l’humanité et la religion pour obtenir l’abolition de la traite et de l’esclavage. Cette
posture met en évidence les deux sens du terme « justice » qui renvoie à un idéal ou principe normatif qui
régit l’action comme au pouvoir judiciaire et à l’ensemble des institutions qui font appliquer le droit et
sanctionnent sa transgression.
La dénonciation de l’esclavage comme une injustice au point d’en faire un problème moral et
politique fut tardive dans l’histoire mondiale de l’esclavage. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, certaines
sociétés comme celles de l’Empire romain considéraient au contraire que la justice était le principe qui
légitimait le mieux leur droit à conquérir et à gouverner d’autres peuples, y compris à travers l’esclavage.
Dans d’autres sociétés qui acceptaient l’esclavage comme mode de châtiment, la justice était l’une des
sources de production des esclaves (voir « Esclavage pénal »). Dans la Corée des XVe et XVIe siècles était
répandue l’idée que les nobi étaient à l’origine des criminels qui avaient été réduits en esclavage en
punition, ce qui était peu probable mais permettait de justifier l’hérédité de leur statut et la dureté de leur
traitement. Partout, la différenciation entre esclaves et non-esclaves était construite à travers le
traitement discriminatoire des esclaves par les systèmes judiciaires, que la justice soit compensatrice (le
dommage devait être réparé à travers le versement d’une compensation négociée entre les deux parties
ou décidée par un souverain ou des magistrats) ou punitive (le dommage devait être puni, le châtiment
étant imposé par la puissance publique). L’individu placé sous la domination personnelle d’un maître
perdait, en effet, sa personnalité juridique ou ne gardait que des bribes de personnalité civile, tout en
conservant sa responsabilité pénale.
Que l’esclave fût traité en droit comme une chose ou comme une personne qu’il s’agissait de punir,
la justice, dans les sociétés étatiques, venait compliquer la relation de domination entre un maître et son
esclave parce qu’elle donnait à la puissance publique une position d’autorité supérieure chargée de veiller
à la préservation de l’ordre esclavagiste et de résoudre les litiges avec de multiples autres acteurs, qui
étaient engendrés par l’existence et l’insertion sociale des esclaves. L’État intervenait toutefois davantage
pour réguler l’esclavage comme propriété que pour limiter le pouvoir de justice des maîtres. Aussi la
souveraineté domestique des maîtres restait-elle sans équivalent. À côté de leur pouvoir de justice, l’autre
fondement de leur prééminence sociale résidait dans l’impunité judiciaire dont ils étaient susceptibles de
profiter en raison des limitations mises aux témoignages en justice des esclaves.
En revanche, parce qu’ils étaient exclus de la communauté civique, les esclaves ne pouvaient
bénéficier que de manière limitée du rôle de protection des individus et de maintien de la paix sociale de
la justice publique. L’esclavage étant assimilable à une forme permanente de guerre, la justice pénale
était toujours pour les esclaves, à des degrés divers, une justice d’exception au service de l’ordre
esclavagiste. En dehors de la sphère pénale, le maintien d’un certain niveau de protection des esclaves et
des affranchis par la justice variait considérablement d’un régime judiciaire à l’autre et dépendait de la
volonté politique qui pesait sur l’application ou non du droit par le système judiciaire. Que la prise de
décision des juges reposât sur la casuistique ou la jurisprudence, l’arène judiciaire pouvait cependant
constituer un lieu de contestation et de négociation des relations entre maîtres et esclaves et de
redéfinition des frontières fluctuantes entre esclavage et liberté.
L’exercice du pouvoir de justice est l’une des sources premières de l’autorité des gouvernants.
Lorsqu’ils possédaient des esclaves, ces derniers participaient de différentes façons à l’expression de ce
pouvoir judiciaire et à l’administration de la justice. Dans l’Antiquité tardive, dans chaque province de
l’Empire romain, le gouverneur, qui représentait la plus haute autorité judiciaire, affranchissait
publiquement des esclaves au cours des célébrations de la nouvelle année, manifestant ainsi la prétention
de l’empire à imposer sa loi et à contrôler l’ordre social. Dans la cité-chefferie d’Assoko (Côte d’Ivoire
actuelle) au XVIIIe siècle, les esclaves du Palais avaient un rôle d’auxiliaires de justice. Porte-canne d’un
jour, l’un d’entre eux devait citer les accusés à comparaître au tribunal. En cas d’exécution d’un
prisonnier de guerre coupable de tentative d’évasion et condamné à mort, un autre était chargé de
désigner de manière rituelle, parmi les hommes libres, le ou les exécuteurs des hautes œuvres. Dans les
Amériques coloniales, le bourreau était souvent choisi parmi les esclaves en raison du déshonneur associé
à la condition servile. Le souverain détenant son pouvoir judiciaire de l’autorité divine, l’exécution en son
nom d’une sentence de mort ou même d’une autre peine corporelle transgressait la frontière entre le
sacré et le profane. Aussi l’exécuteur des hautes œuvres était-il considéré comme impur et infâme. Le
châtiment qu’il administrait avait autant pour but d’infliger une peine physique que d’humilier.
Tous les maîtres, quels qu’ils fussent, étaient des justiciers qui exerçaient un pouvoir de justice sur
les esclaves de leur maisonnée. Leur prééminence sociale était étroitement liée à cette faculté. Mais ce
pouvoir n’était pas toujours sans limites. Dans certaines sociétés, les maîtres n’avaient pas le droit de tuer
leurs esclaves, ni de les torturer ou de les mutiler (voir « Mort », « Violence » et « Maîtres »). L’autre
manière que l’État avait de limiter le pouvoir de justice des maîtres était d’intervenir lui-même dans le
châtiment des esclaves récalcitrants ou criminels. Les intérêts des maîtres et ceux de la justice publique
pouvaient se rejoindre ou s’opposer selon le choix des premiers de préserver leurs dépendants ou leur
capital humain ou de punir leurs esclaves afin de maintenir l’ordre esclavagiste. Dans les sociétés
esclavagistes des Amériques, anglaise et française, où l’orientation économique de l’esclavage était
marquée, les maîtres étaient souvent réticents à déférer leurs esclaves devant la justice publique pour
qu’ils fussent punis car ils risquaient d’être mutilés ou exécutés. Le choix de soustraire ou d’abandonner
leurs esclaves criminels à la justice royale suscitait d’ailleurs des conflits fréquents entre propriétaires,
l’un pouvant avoir été victime de l’esclave de l’autre. Les autorités décidèrent, en conséquence, d’imposer
une taxe spéciale afin d’alimenter un fonds colonial ou paroissial qui servit à verser aux maîtres une
compensation financière pour leurs esclaves suppliciés. Le corps des propriétaires d’esclaves, qui
acquérait une existence politique à travers le paiement de cette taxe spécifique, manifestait ainsi sa
conviction que la justice rendue en théorie pour le bien de tous ne devait pas se faire au détriment du
droit individuel de propriété.
Dans les sociétés pratiquant l’esclavage-marchandise, bien plus que pour contrôler le pouvoir de
justice des maîtres, l’État intervenait pour réguler leur droit de propriété, jouant ainsi un rôle d’arbitre et
de stabilisateur de l’économie esclavagiste. Pour tous les conflits liés à la vente, location, obligation et
transmission successorale d’esclaves, les maîtres se tournaient volontiers vers la justice publique (voir
« Marchés »). Deux autres motivations poussaient encore les maîtres à se porter en justice : en cas
d’attaque ou de meurtre de leur esclave par une tierce personne chargée de s’en occuper à différents
titres ou par un individu n’ayant pas de relation particulière avec l’esclave afin d’obtenir un
dédommagement financier ; et en cas de conflits à propos de la propriété d’un esclave. En Mésopotamie
ancienne, les maîtres étaient souvent confrontés à la fuite ou au vol de leurs esclaves et dépendants qui
pouvaient être employés ou vendus par d’autres. Une tablette conservée au Louvre comporte le texte d’un
procès pour une affaire de ce type devant la juridiction royale de Babylone, au milieu du VIe siècle avant
notre ère. L’Eanna d’Uruk, temple des déesses Ištar et Nanaya, accusait un particulier de s’être approprié
une de ses oblates nommée Nanaia-hussinni. Celle-ci était retournée au temple, avec son fils, vingt ans
après son départ, certainement parce qu’elle pensait qu’elle y serait mieux traitée dans son vieil âge. Le
défendeur expliqua que Nanaia-hussinni lui avait été vendue. Selon les marques sur le corps de l’esclave,
il aurait pourtant dû savoir qu’il s’agissait d’une vente illégale. Pour déterminer la véracité des dires des
deux parties, les six juges de la Cour royale de Babylone interrogèrent Nanaia-hussinni (Benjamin
Dromard). Mais cette situation n’était pas la plus courante.
Dans de nombreuses sociétés, telles celles des mondes musulmans, la loi interdisait aux esclaves de
témoigner en justice. Le témoignage, qui était souvent donné sous serment, engageait l’honneur de la
personne censée dire la vérité. La pratique était incompatible avec le déshonneur inhérent à la condition
d’esclave. D’autres États, comme la Chine des Han (206 avant notre ère-220 de notre ère) et des Tang
(618-907 de notre ère), autorisaient les témoignages d’esclaves afin de ne pas se priver de moyens de
rendre la justice bien que l’ordre esclavagiste puisse en pâtir. Ils interdisaient cependant les témoignages
d’esclaves contre leurs propres maîtres en raison de l’antagonisme au cœur de la relation esclavagiste. En
conséquence, il était plus difficile de faire condamner un maître en justice pour son comportement
délictueux ou criminel. Dans l’Amérique anglaise, c’est l’ensemble des blancs qui bénéficiait d’une
possible impunité car la loi n’autorisait les témoignages d’esclaves qu’à l’encontre d’autres esclaves.
Dans d’autres sociétés, ce refus du témoignage des esclaves prenait des formes encore plus
extrêmes qui les réduisaient à des corps dotés d’un pouvoir de véridiction. Les esclaves, dans l’Athènes
classique, étaient soumis à l’épreuve du basanos (voir « Corps »). Dans la Rome ancienne, la torture
judiciaire était pareillement réservée aux esclaves. Cette restriction était liée à la position de symétrie
égalitaire dans laquelle se trouvaient les citoyens dans la procédure accusatoire, qu’ils fussent
demandeurs ou défendeurs à l’action civile, ou accusateurs ou accusés dans le procès pénal. Dans les
procès civils, la confession revenait non à une reconnaissance de faute mais de dette, le dommage étant
réparé par une compensation pécuniaire équivalente. Dans les rares cas d’aveu lors de procès criminels,
on considérait, en revanche, qu’il ne pouvait avoir été arraché que par la pression et qu’il reflétait le choix
contraint de se placer dans une position de subordination afin d’être gracié. Imposer la question, soit la
torture judiciaire, aux esclaves revenait donc à extraire par la force une confession qu’il était interdit
d’exiger d’un citoyen. Mais, en 314, une loi de Constantin érigea l’aveu en preuve par excellence. Avec le
poids grandissant de la justice du prince, la procédure devenait inquisitoriale. Dorénavant, la torture
probatoire fut appliquée aux libres comme aux esclaves.
En Grèce, ou à Rome avant 314, l’ensemble des citoyens se voyaient protégés en tant que
justiciables par le traitement judiciaire réservé aux esclaves, alors qu’ailleurs seuls les propriétaires
d’esclaves pouvaient être épargnés des rigueurs de la justice. Dans celles pratiquant l’ordalie (soit une
épreuve physique par laquelle la divinité invoquée devait intervenir pour prouver l’innocence de l’accusé),
un esclave pouvait servir de substitut à l’accusé. Ce rôle de substitut joué par les esclaves pouvait
également intervenir au moment de l’application de la sentence. À la période moderne, chez les Toraja,
une ethnie de l’île de Sulawesi (Indonésie actuelle), il était loisible d’exécuter un esclave en remplacement
d’un homme devant mourir pour compenser un meurtre. Dans les sociétés africaines traditionnelles
agraires ou agro-pastorales, le système de réparations de la justice compensatrice impliquait pareillement
de multiples échanges de personnes. Pour un meurtre, le coupable était réduit en esclavage auprès de la
famille de la victime ou pouvait donner des esclaves en compensation. Pour les crimes moins graves, les
sentences prenaient la forme d’amendes acquittées par un nombre déterminé d’esclaves. Ces transactions
judiciaires réduisaient les esclaves à des choses. Lorsqu’ils paraissaient en justice en tant que personnes,
leur responsabilité pénale était en jeu. Là encore la justice servait les intérêts des seuls maîtres ou des
seuls non-esclaves.
Les esclaves n’étaient pas uniquement confrontés à la justice publique comme objets de litige entre
deux parties, témoins ou corps à torturer pour obtenir une déposition, substituts de leur maître, ou
accusés. Dans maintes sociétés avec pourtant des traditions juridiques différentes, ils pouvaient
également se présenter comme plaignants de manière directe ou indirecte, soit qu’ils puissent eux-mêmes
déposer plainte, soit qu’ils aient besoin d’un agent pour les représenter. Sous certaines circonstances, il
leur était reconnu des bribes de personnalité civile afin de faire respecter leurs droits, dénoncer les
mauvais traitements de leurs maîtres ou obtenir leur liberté. Une telle démarche n’avait cependant rien
d’évident, avait un coût en argent et/ou en temps et pouvait être dangereuse. Elle était facilitée ou au
contraire contrainte par le degré d’accessibilité de la justice et par le caractère plus ou moins litigieux des
sociétés concernées. Elle impliquait de connaître les procédures judiciaires et de bénéficier de soutiens
relationnels, de telle sorte que les esclaves urbains avaient bien plus souvent recours à la justice publique
que ceux des campagnes ou régions de plantations. Au-delà des questions de procédures et de réseaux,
elle exigeait une capacité à se confronter aux univers normatifs que la loi et la justice véhiculaient et donc
aux conceptions de l’esclavage et de la liberté en vigueur. Enfin, elle était tributaire du contexte politique
qui influait sur les possibilités pour les esclaves d’utiliser la justice comme une ressource pour défendre
leurs intérêts. Non seulement les esclaves étaient loin de toujours gagner leurs procès, mais seule une
minorité put avoir recours à la justice. Bien plus nombreux furent les esclaves qui subirent les violences
de leurs maîtres ou se firent voler par eux l’argent patiemment versé pour leur rachat sans pouvoir rien
faire.
Même quand la législation concédait des droits aux esclaves ou incluait des dispositions pour les
protéger des abus de leurs maîtres, leur application n’allait pas de soi. Dans les deux Empires coloniaux
catholiques français et espagnol, la liberté au mariage des esclaves constituait pareillement un des rares
droits qui leur étaient reconnus. Mais des rapports différents entre État et Église, de telle sorte que la
législation royale primait sur le droit canon en matière de mariage dans les territoires sous juridiction
française, ainsi que l’absence de tribunaux ecclésiastiques dans les Antilles françaises durant la période
moderne, privaient les esclaves de la possibilité de se tourner vers la justice pour protéger leur vie de
famille. Dans l’Empire colonial espagnol, grâce au poids plus important de l’Église et à un effort bien plus
marqué pour inclure les esclaves dans la communauté religieuse des chrétiens, les esclaves pouvaient, en
revanche, se présenter devant les tribunaux ecclésiastiques quand leurs litiges concernaient le mariage
ou qu’ils poursuivaient un membre de l’Église qui pouvait aussi être un maître. Dans ces affaires, l’Église
cherchait à défendre les intérêts des propriétaires tout en faisant respecter la liberté de mariage des
esclaves. Ces derniers utilisaient cette tension pour tenter de faire valider le choix d’un conjoint contre
leur maître, empêcher sa vente ou obtenir d’être réunis après une longue séparation. Dans le but de
changer de propriétaire, certains n’hésitaient pas non plus à le dénoncer pour négligence et cruauté car il
les faisait travailler le « jour du Seigneur » et les surexploitait.
Pour les affaires de sévices, la situation était comparable entre les deux empires. Dans les deux cas,
ce type de procès demeura rare alors même que les esclaves avaient un accès facilité à la justice dans
l’Empire espagnol. En fait, dans tous les empires coloniaux, il fallut attendre le développement de
politiques d’« amélioration » de l’esclavage pour que le nombre de poursuites contre des maîtres ayant
torturé ou tué leurs esclaves se mît à augmenter de manière plus ou moins significative dans les dernières
décennies du XVIIIe siècle. Ces réformes reposaient sur la conviction qu’il était possible de maintenir un
système esclavagiste acceptable dans un moment où il était attaqué tant par les critiques des
abolitionnistes que par les révoltes d’esclaves qui se multipliaient avec l’essor massif de la traite et la
multiplication des guerres impériales. Elles jouaient sur un double volet, juridique et judiciaire, en faisant
inclure des mesures de protection dans le droit et en tentant de réduire l’impunité judiciaire des maîtres.
Mais la fréquence des procès pour sévices varia d’un empire à l’autre et d’une colonie à l’autre dans un
même empire et ne cessa d’évoluer dans le temps. Les maîtres étaient, de surcroît, le plus souvent
condamnés à des peines relativement légères. La publicité faite à ces affaires, à travers la littérature
abolitionniste en métropole et la presse coloniale, contribuait cependant au débat sur l’esclavage.
Surtout, les esclaves qui choisissaient de porter plainte en dépit des multiples obstacles et des faibles
chances d’obtenir gain de cause s’affirmaient comme des sujets de droit devant être protégés par le
système judiciaire. Leurs actions en justice les préparaient à la liberté.
Dans les années 1820, dans l’Empire britannique, le Colonial Office tenta à nouveau d’augmenter la
personnalité juridique des esclaves en instituant des « protecteurs » des esclaves dans toutes les colonies
de la Couronne récemment acquises : Trinidad, Sainte-Lucie, Tobago, Démérara, Berbice, Essequibo et la
colonie du Cap (Afrique du Sud). Inspirés des systèmes judiciaires espagnol ou néerlandais, ces
protecteurs devaient recevoir les plaintes des esclaves et les représenter en justice. Mais l’opposition des
autorités coloniales et des planteurs les empêcha de jouer pleinement leur rôle. Au début des années
1830, l’ultime échec de la monarchie britannique à imposer un système efficient de protection judiciaire
des esclaves en 1830-1831, conjointement avec la grande révolte d’esclaves qui eut lieu à la Jamaïque en
1831-1832, conduisit Whitehall à se résoudre à abolir l’esclavage.
Tout au long du XIXe siècle, l’abolitionnisme britannique eut également un impact sur la possibilité
pour les esclaves de se tourner vers la justice ailleurs que dans l’Empire britannique lui-même. Dans
l’Empire ottoman et plus généralement dans les mondes musulmans, les abus de la part des maîtres
constituaient, en effet, l’une des rares raisons pour accorder un affranchissement judiciaire. Elle
correspondait à une vision de la relation entre maître et esclave impliquant une réciprocité entre les deux
parties : si le maître manquait à ses obligations de protection, il pouvait perdre ses prérogatives sur son
esclave. La manière dont ces affaires étaient réglées en justice commença à changer à partir du milieu du
siècle. D’un côté, l’Empire ottoman connut entre les années 1830 et 1880 une période de réformes
appelées Tanzimat qui accrurent la centralisation impériale. De l’autre, la Grande-Bretagne fit de plus en
plus pression pour, à défaut d’abolir la traite des esclaves, favoriser les manumissions. De manière
croissante à partir des années 1860, des esclaves fugitifs cherchèrent refuge auprès des consuls
britanniques, car leur appui augmentait leurs chances de se voir accorder leur liberté. Sous la pression
britannique, le gouvernement du sultan en vint ainsi à assumer un rôle de patron vis-à-vis des esclaves au
détriment de leurs propriétaires. Pour les affaires criminelles en particulier, les esclaves étaient
dorénavant le plus souvent déférés devant les cours administratives Nizami mises en place par les
réformes des Tanzimat et non plus devant les tribunaux Şeriat ou tribunaux du cadi qui défendaient
davantage les intérêts des maîtres. Dans les mondes musulmans, affaires de sévices et revendications de
liberté étaient inséparables, mais la recherche de la liberté donnait lieu ailleurs à d’autres types de
procédures judiciaires.
Les esclaves n’étaient pas toujours à l’initiative des procès de liberté. De tels procès pouvaient être
intentés lorsqu’un esclave prétendait être libre ou lorsqu’un libre était accusé d’être esclave, le maître se
trouvant tour à tour lui-même défendeur ou demandeur. Ils reflétaient donc autant le combat acharné des
esclaves pour obtenir leur émancipation que la fragilité de leur liberté et sa réversibilité dans des sociétés
dominées par les maîtres. Leur ubiquité s’expliquait à la fois par la volonté de protéger les libres, de faire
accepter le système esclavagiste en permettant à une minorité d’obtenir la liberté et de régler les
nombreux litiges sur le statut, libre ou esclave, d’un individu, de multiples situations créant des zones de
flou entre esclavage et liberté. Mais leur fréquence et leurs motifs variaient selon les sociétés pratiquant
l’esclavage. Les systèmes esclavagistes qui favorisaient les manumissions de manière structurelle, tels
l’Empire romain ou les Empires coloniaux ibériques, facilitaient aussi les procès de liberté, sachant que le
plus grand nombre était suscité par les conflits autour des affranchissements. Dans l’Empire colonial
espagnol, la possibilité pour les esclaves d’ester en justice comme plaignant devant n’importe quelle
juridiction fut gagnée et consolidée à travers ces procès de liberté. Les esclaves profitaient d’ailleurs de la
situation de pluralisme juridique pour présenter leurs cas devant les juridictions qui leur étaient les plus
favorables. Dans l’Empire romain, l’importance accordée aux causæ liberales qu’elles fussent ex servitute
in libertatem ou ex libertate in servitutem explique qu’une procédure particulière fut mise en place pour
ces affaires civiles : elles ne pouvaient être entendues que par des magistrats de haut rang et la personne
dont le statut était en cause devait être représentée par un adsertor libertatis. En revanche, lorsqu’en
Virginie les législateurs décidèrent de fermer les portes des affranchissements et des procès de liberté qui
s’étaient ouvertes au cours des années 1780 et 1790, l’Assemblée générale interdit aux membres des
sociétés abolitionnistes de siéger comme jurés dans les procès de liberté, contrairement aux propriétaires
d’esclaves, ce qui rendit prévisible leur issue et tarit leur nombre après 1798.
Les procès de liberté correspondaient donc à des situations personnelles et historiques variées. Ils
concernaient d’abord des individus nouvellement réduits en esclavage. Dans l’Empire romain, grâce à
l’interdit de homine libero exhibendo, il était possible de contraindre quiconque détenait frauduleusement
un homme libre à le présenter en place publique, afin que pût s’engager un procès de liberté. Dans le
royaume du Ndongo (dans l’actuel Angola) au XVIe siècle, le souverain plaçait dans les marchés aux
esclaves sous son contrôle un fonctionnaire royal chargé de vérifier qu’il n’y avait pas de gens libres
parmi les esclaves. Ceux qui contestaient la légalité de leur réduction en esclavage pouvaient
immédiatement formuler une plainte et se prémunir contre une probable vente. La personne reconnue
coupable d’une mise en esclavage illicite était sévèrement punie. Avec le développement de la traite en
raison de la colonisation portugaise en Angola à partir de la fin du XVIe siècle, ce type de plaintes fut
également adressé aux autorités coloniales. Pour y répondre, ces dernières mirent en place le tribunal de
Mucanos de Luanda, présidée par le gouverneur de l’Angola lui-même. Compte tenu des affaires qui y
étaient jugées, les audiences tenues en ce tribunal furent fréquemment dénommées « jugements de
liberté » et le gouverneur « juge de liberté » (Catarina Madeira-Santos). Dans un autre coin de l’Empire
colonial portugais, une ordonnance de Philippe III permit, en 1605, aux esclaves japonais vivant dans les
comptoirs indiens de Goa ou Cochin de « se tourner vers la justice s’ils estimaient que leur captivité était
illégale et manquait de titre légitime ».
Très souvent conflictuelles, les procédures diverses d’affranchissement suscitaient également de
nombreux procès. Dans l’Empire romain, les affranchis devaient souvent faire appel à la justice contre
leurs patrons, qui tentaient d’annuler leur manumission ou de modifier leurs obligations de travail, ou, en
cas d’affranchissement testamentaire, contre les héritiers de leurs maîtres, qui cherchaient par tous les
moyens à conserver ce qu’ils considéraient être leur héritage humain. Il en allait de même dans les
mondes musulmans ou dans les Amériques ibériques pour les affranchissements testamentaires, mais
esclaves et maîtres se retrouvaient encore plus fréquemment devant les tribunaux pour régler leurs
différends autour des rachats. Pour l’Amérique espagnole, Alejandro de La Fuente a montré que le droit
de coartación, qui permettait aux esclaves de passer avec leur maître un accord ayant une valeur
juridique afin de se racheter contre le versement régulier de sommes durant une période donnée, reposait
sur une loi des Siete Partidas qui ne fut actualisée et appliquée outre-Atlantique à la fin du XVIe siècle que
grâce aux actions en justice des esclaves.
D’autres procès correspondaient à l’existence d’une ambiguïté possible sur le statut libre ou esclave
des individus. C’était le cas des enfants nés de couples mixtes ou de mères dont le statut était sujet à
débat au moment de leur naissance. Dans le Brésil du XIXe siècle, les enfants des femmes esclaves qui
furent affranchies à titre conditionnel – une pratique représentant souvent 30 à 40 % des manumissions –
eurent beaucoup de mal à gagner leur liberté devant la justice tant les débats, juridiques et politiques,
étaient vifs sur leur statut. Une deuxième source d’ambiguïté correspondait à des situations où les
esclaves vivaient comme des libres pendant une longue période de temps. Là encore l’idée que l’esclavage
impliquait une réciprocité entre maître et esclave jouait un rôle essentiel. Au XVIe siècle, dans la Chine de
la fin des Ming, il ne suffisait pas de brandir un contrat devant un magistrat pour prouver son autorité sur
un esclave, il fallait également démontrer que la relation entre maître et esclave avait été maintenue de
manière continue. Dans les procès civils devant déterminer le statut d’une personne, les juges donnaient
raison aux esclaves qui pouvaient prouver qu’ils avaient établi leur propre maisonnée de manière
indépendante du maître sans protestation de sa part. Ils imposaient alors une sentence, à travers le
paiement d’une certaine somme, qui permettait de marquer officiellement la rupture de la relation de
servitude.
Avec la montée de l’abolitionnisme à partir du milieu du XVIIIe siècle, la question des frontières entre
esclavage et liberté se politisa au sein des mondes atlantiques. La justice se trouva prise dans le combat
politique autour de la question de l’esclavage. Elle participa à son abolition de différentes façons. La
multiplication et la publicité des procès de liberté fondés sur le principe du sol libre, avec l’aide d’avocats
abolitionnistes, en France et en Grande-Bretagne après 1760, aux États-Unis, notamment à St. Louis,
Missouri, et à Washington D. C., au XIXe siècle, ou dans le sud du Brésil dans les années 1860-1870,
contribuèrent à délégitimer l’esclavage. Dans les territoires qui allaient devenir les États-Unis, des procès
de liberté à partir du début des années 1770 permirent même à tous les esclaves d’obtenir leur
émancipation dans le Massachusetts dans les années 1780, bien que l’esclavage n’y fût jamais
explicitement aboli ou prohibé, et conduisirent à l’abolition judiciaire de l’esclavage amérindien en
Virginie en 1806. La défense de l’esclavage sur l’ensemble du territoire national des États-Unis à travers
les Fugitive Slave Acts de 1793 et 1850, qui allaient à l’encontre de deux droits constitutionnels
fondamentaux, l’habeas corpus et le droit à un procès devant jury, suscita également une résistance
judiciaire dans les États du Nord, qui remit en cause la prétention de la Cour suprême à décider de la
constitutionnalité des lois. À Cuba et au Brésil, l’abolition de l’esclavage dans les dernières décennies du
e
XIX siècle se fit graduellement. Les mesures intermédiaires visant à maintenir les esclaves sous le
contrôle de leurs maîtres pendant plusieurs années supplémentaires sur la base de contrats donnèrent
lieu à de multiples contestations devant les tribunaux. Dans les sociétés africaines, l’abolition effective de
la traite et de l’esclavage fut un processus encore plus long entamé à la fin du XIXe ou au début du
e
XX siècle. Maîtres et esclaves se tournèrent vers les tribunaux coloniaux pour retarder ou accélérer
l’émancipation. Entre l’Europe, les Amériques et l’Afrique, des centaines et des centaines de procès furent
intentés par des esclaves pour obtenir leur liberté alors que l’esclavage était dorénavant dénoncé par
certains comme une injustice. Seuls quelques-uns de ces procès devinrent des causes célèbres et
constituèrent des tournants dans le débat sur l’esclavage : Somerset vs Stewart en 1772 en Angleterre et
Knight vs Wedderburn en 1778 en Écosse ou Dred Scott vs John F. A. Sandford en 1857 aux États-Unis.
Mais, à côté du militantisme politique des abolitionnistes ou des révoltes d’esclaves qui jouèrent un rôle
déterminant dans les abolitions de l’esclavage, le terrain judiciaire constitua un des lieux où ces deux
parties purent se retrouver dans un combat commun.
* * *
Orlando Patterson a montré que l’esclavage ne pouvait exister sans sa négation : tous les systèmes
esclavagistes offraient des possibilités de sortir de l’esclavage. De la même façon, la mort civile des
esclaves n’était jamais totale. La plupart des sociétés esclavagistes comportaient des dispositions de
protection minimale des esclaves. Dans certaines, cette protection était, uniquement ou également,
d’ordre religieux : les procédures de changement de maître impliquaient de trouver asile auprès d’un
sanctuaire (voir « Maîtres »). Dans d’autres sociétés, les systèmes judiciaires remplissaient cette fonction
de protection. Paradoxalement, la justice y servait l’ordre esclavagiste non seulement par son traitement
discriminatoire des esclaves, mais aussi par la défense des rares droits qui leur étaient reconnus. Pour
que les systèmes esclavagistes puissent se maintenir, la justice devait intervenir pour sanctionner des
maîtres qui avaient failli à la relation de réciprocité qui était censée exister avec leurs esclaves ou
garantir que des esclaves puissent effectivement sortir de l’esclavage, même si elle ne le faisait que pour
très peu d’entre eux. Bien que le rôle de protection des esclaves par la justice fût très faible, partout des
hommes et des femmes esclaves cherchèrent à profiter de cette brèche. Comme l’ont souligné
Rebecca Scott et Michael Zeuske en empruntant un concept à Hannah Arendt, les esclaves se tournant
vers la justice revendiquaient « le droit d’avoir des droits » et contestaient de la sorte leur statut
d’esclave, cette revendication prenant une signification politique nouvelle dans les mondes atlantiques
après l’âge des révolutions qui avaient donné naissance à des régimes politiques fondés sur la
proclamation de droits humains, la reconnaissance de droits civiques et politiques aux citoyens, et le
principe d’égalité devant la loi.
Avant les abolitions, les esclaves qui faisaient appel à la justice cherchaient le plus souvent à prouver
qu’ils étaient libres. Depuis l’interdiction de l’esclavage partout dans le monde, les personnes exploitées
abusivement qui veulent bénéficier de la protection de la justice doivent démontrer qu’elles sont traitées
comme des esclaves par leurs employeurs (Rebecca Scott). D’autres s’affirment comme des descendants
d’esclaves afin de chercher devant la justice institutionnelle ou transitionnelle des réparations financières
ou symboliques. D’autres encore se battent en justice pour corriger les inégalités héritées de la période
esclavagiste. En 1999, des fermiers africains-américains ont ainsi remporté, aux États-Unis, un procès en
class action, connu sous le nom de Pigford vs Glickman, contraignant le gouvernement fédéral à
dédommager 16 200 d’entre eux pour les discriminations subies dans l’attribution de prêts et d’autres
mesures d’assistance de la part de l’United States Department of Agriculture. En décembre 2010, le
président Barack Obama a ensuite signé le Claims Resolution Act of 2010 comprenant le financement de
nouvelles compensations pour ceux ayant manqué la date limite de dépôt des plaintes. Les deux affaires
Pigford comptent parmi les dédommagements pour discriminations les plus importants jamais versés par
le gouvernement fédéral. Elles n’ont pourtant pas mis fin aux inégalités dans l’accès aux financements
dont les agriculteurs noirs sont victimes. Le combat pour la justice en lien avec l’esclavage passé et
présent est loin d’être achevé. Le porter devant les instances judiciaires est indispensable, mais ne suffit
pas.
RÉFÉRENCES
S. Chalhoub, Visões da liberdade : uma história das últimas décadas da escravidão na corte, São Paulo,
Companhia das Letras, 1990.
M. Houllemare, « (In)justices. Pratiques judiciaires coloniales et administration impériale française au
e
XVIII siècle », manuscrit inédit d’ habilitation à diriger des recherches, université Paris-Sorbonne,
décembre 2018.
D. Paton, No Bound But the Law : Punishment, Race, and Gender in Jamaican State Formation, 1780-
1870, Durham, Duke University Press, 2004.
Y. Thomas, « Confessus pro iudicato. L’aveu civil et l’aveu pénal à Rome », dans L’aveu. Antiquité et
Moyen Âge, Actes de la table ronde de Rome (28-30 mars 1984), Rome, École française de Rome,
1986, p. 89-117.
E. Toledano, As If Silent and Absent : Bonds of Enslavement in the Islamic Middle East, New Haven, Yale
University Press, 2007.
RENVOIS
CÉCILE VIDAL
En novembre 2019, le Nelson-Atkins Museum de Kansas City (Missouri) a acquis ce qui serait le
premier daguerréotype d’esclaves aux États-Unis. Sur cette image datant du milieu du XIXe siècle, on voit
sur la gauche un maître reconnaissable à sa posture et à ses habits, ainsi qu’une douzaine d’esclaves de
tous âges et sexes disséminés devant une maison et un bâtiment d’exploitation. Au centre, trois hommes
esclaves portent chacun sur leur tête un énorme panier rempli de coton qu’ils apportent à la grange.
Cette scène a été prise sur la plantation de Samuel T. Gentry en Géorgie, dans le comté de Polk, sur Sea
Island. Les recensements fédéraux de cette époque révèlent que ce propriétaire ne possédait pas
davantage d’esclaves que ceux immortalisés par le cliché. Alors que l’imaginaire populaire associe
l’esclavage antebellum aux grandes plantations de coton de la côte géorgienne, le daguerréotype
documente l’existence de domaines très différents. Leurs dimensions réduites illustrent l’association
fréquente de l’esclavage avec l’économie domestique bien que l’historiographie ait tendance à se focaliser
sur les grandes exploitations.
Dans les sources décrivant les propriétaires d’esclaves indépendamment de l’importance de leur
main-d’œuvre servile et des tâches auxquelles cette dernière était assignée, le terme les désignant est
celui de dominus dans la Rome antique ou de master/maître dans les colonies anglaises et françaises des
Amériques. Il évoque les notions de maison et de maisonnée. Le maître était celui qui, en particulier sous
son propre toit, exerçait son autorité sur un ensemble de dépendants. Ceux qui n’étaient pas membres de
sa famille de sang ou d’alliance pouvaient avoir des statuts divers et n’étaient pas nécessairement des
esclaves. En fait, dans l’Amérique coloniale anglaise, les propriétaires d’esclaves furent qualifiés de
maîtres sur le modèle des rapports liant master et servant (« serviteur ») tels qu’ils existaient en
Angleterre. Ils employaient à l’origine des engagés (indentured servants) européens comme des esclaves
africains. Au Brésil où le modèle féodal fut plus marqué en raison de l’antériorité de la colonisation, le
propriétaire d’esclaves était appelé senhor (« seigneur »), tandis que dans le royaume du Congo la
personne qui commandait un ensemble de dépendants, y compris des esclaves, portait le titre de mani ou
mwene, que l’on peut aussi traduire par seigneur. Mais maître ou seigneur renvoie à la même idée, que
l’on retrouve d’ailleurs dans les deux mots servant à désigner le maître en grec ancien, kurios et despotês,
le second se référant spécifiquement au maître d’esclaves. Ces quelques exemples montrent qu’il est
possible de retenir le terme de maître comme catégorie analytique, et non plus seulement vernaculaire,
dans la mesure où l’esclavage constituait, le plus souvent, une relation personnelle de domination qui se
déployait dans le cadre du foyer domestique ou du domaine. Selon le contexte, la notion de maître pouvait
être associée ou non à celle de famille et/ou à celle de propriété.
Le daguerréotype pris sur cette petite plantation de Sea Island témoigne d’une situation où le maître
vivait dans une étroite proximité et familiarité avec sa main-d’œuvre servile, ce qui n’était pas le cas sur
les quelques grandes plantations avec plus de 100 esclaves sur la côte géorgienne. Être un maître dans la
Géorgie antebellum correspondait à des réalités sociales et économiques diverses. Tous ces hommes et
femmes avaient cependant en partage une position sociale déterminée par le pouvoir absolu qu’ils
exerçaient en théorie sur d’autres êtres humains. La propriété servile constituait un clivage majeur dans
la hiérarchie sociale et n’était pas moins fondamentale dans la définition de l’identité sociale que la
condition d’esclave. Quand Samuel T. Gentry fit prendre cette image le saisissant avec son haut-de-forme
au milieu de ses esclaves, il témoignait qu’il en avait parfaitement conscience. Tout dans son attitude
semble dire : « Regardez, c’est à moi. »
Dans les sociétés esclavagistes, le fait d’être un maître avait une signification particulière pour trois
raisons : les esclaves comptaient pour une part essentielle des dépendants ; le nombre de personnes ayant
des dépendants esclaves était très élevé ; la population des maîtres se caractérisait en conséquence par
son hétérogénéité qui pouvait être plus ou moins prononcée. Aussi la démocratisation de la condition
sociale de maître apparaît-elle comme un élément crucial de caractérisation des sociétés esclavagistes
dont il faudrait mieux tenir compte à côté de l’importance des esclaves dans la population et le système de
production. L’aspiration à un tel statut était un puissant moteur social. Devenir maître constituait une fin
en soi, imposait des attentes sociales auxquelles il fallait se conformer et pouvait conférer un rôle
sociopolitique majeur. Une telle situation avait des effets au-delà de la relation esclavagiste. Si, selon
Orlando Patterson, cette relation correspondait à une forme de « parasitisme » dans le sens où l’honneur
des maîtres dépendait de la domination qu’ils exerçaient sur leurs esclaves, ils entretenaient aussi des
rapports complexes les uns avec les autres et s’appuyaient sur l’esclavage pour imposer leur suprématie
sur les non-esclaves dépourvus de dépendants esclaves. Ces rapports de force expliquent la difficulté à
abolir l’esclavage dans l’ensemble du monde.
Le terme de mastery utilisé dans l’historiographie anglophone pour désigner le fait d’être maître, qui
est le double inversé de slavery par rapport à esclave, n’a pas d’équivalent en français. On n’utilise pas le
mot « maîtrise » en ce sens. Pourtant, être un maître d’esclaves pouvait avoir des implications sociales
aussi fortes que celles induites par le statut servile. Mais, alors que le fait d’être esclave était toujours
signifiant, l’esclavage jouait un rôle plus secondaire dans la définition de l’identité sociale du maître dans
les sociétés à esclaves, les esclaves n’étant qu’une catégorie de dépendants parmi d’autres. En revanche,
il devenait central dans les sociétés esclavagistes dans lesquelles les maîtres n’étaient pas seulement des
maîtres, mais des maîtres d’esclaves d’abord et avant tout. Une autre distinction à établir parmi les
sociétés pratiquant l’esclavage était leur degré d’ouverture et de fermeture. Dans les premières, les
esclaves avaient vocation à être intégrés parmi les non-esclaves, voire à devenir maîtres au fil des
générations, tandis que dans les secondes les esclaves étaient censés demeurer esclaves d’une génération
à l’autre. Dans le second cas, la distance sociale entre maîtres et esclaves était bien plus marquée. Dans
ces deux types de société, l’esclavage n’en demeurait pas moins un élément crucial de hiérarchisation
sociale qui conférait toujours une place supérieure aux maîtres dans l’ordre social.
Contrairement au statut servile, la condition de maître était socialement recherchée et valorisée, et
cela pour des raisons diverses et plurielles. La reproduction d’un ordre esclavagiste correspondait à des
stratégies complexes qui n’étaient jamais unidimensionnelles. Posséder ou compter des esclaves parmi
ses dépendants amenaient richesse, pouvoir et considération sociale. Les esclaves pouvaient d’abord être
exploités pour leurs fonctions productives et reproductives. Dans des contextes de rareté des personnes,
ils permettaient d’attacher au lignage des dépendants sur plusieurs générations ou de stabiliser, contrôler
et discipliner la main-d’œuvre. Ces esclaves accomplissaient les services et produisaient les biens
indispensables à la survie de la maisonnée ou du lignage et/ou généraient des surplus à redistribuer ou à
commercialiser. Ils constituaient en même temps une forme de capital réalisable en cas de nécessité,
voire avaient comme fonction première d’être des objets d’échange pour obtenir d’autres richesses.
Au-delà de ces finalités économiques, les esclaves remplissaient simultanément une utilité sociale
car ils permettaient de s’émanciper des liens de parenté. C’était particulièrement le cas de l’esclavage
conjugal ou sexuel, les épouses ou concubines esclaves ayant été arrachées à leurs lignages. Mais, même
dans les sociétés esclavagistes des Amériques coloniales et post-coloniales où ce type de relations n’était
pas institutionnalisé, l’accès sexuel aux femmes esclaves permettait aux hommes blancs de dissocier
mariage et sexualité (voir « Sexe »). Les parents se trouvaient également dans une situation de
dépendance beaucoup moins grande par rapport à leurs enfants qu’en métropole quand il s’agissait de
prendre soin d’eux dans leur vieillesse.
Enfin, comme le fonctionnement de nombreuses sociétés traditionnelles reposait sur une économie
morale de l’honneur, le statut d’esclave était toujours considéré comme le plus dégradant et était associé
au déshonneur, alors qu’inversement l’imposition d’une domination en théorie absolue sur un autre être
humain constituait une marque d’honneur et nourrissait la prétention des maîtres à exercer un monopole
sur l’honneur ou du moins à être reconnus comme plus honorables que le reste de la société. Les esclaves
pouvaient ainsi représenter des objets de prestige qui servaient à manifester publiquement le pouvoir du
maître. Dans de nombreuses sociétés, leur capture était vue comme un acte de bravoure qui améliorait ou
renforçait le statut du guerrier, que les captifs fussent gardés par chacun d’entre eux ou monopolisés par
le souverain ou chef de guerre. Les esclaves permettaient aussi d’acquérir la richesse qui était ensuite
convertie en prestige à travers le don de festins ou d’autres cérémonies telles que les potlatchs. De
manière alternative, ils pouvaient être directement donnés comme récompense à un suivant, un allié ou
un parent, ou encore comme manifestation de piété à une institution religieuse.
Des maîtres aux statuts divers
À la variété des motivations pour devenir maître d’esclaves s’ajoutait l’hétérogénéité des statuts que
cette condition sociale recouvrait. Les manières différenciées que les maîtres avaient d’exercer leurs
prérogatives en fonction de leur statut particulier mettent en évidence les définitions multiples de
l’esclavage en termes de pouvoir, dépendance ou propriété et le recoupement ou non de ces définitions
dans les différents systèmes esclavagistes.
L’esclavage étant le plus souvent une relation personnelle de domination, une première distinction à
faire concerne les esclaves qui n’étaient pas placés sous l’autorité d’une personne, mais d’une puissance
souveraine (voir « Esclavage public »). En général, le pouvoir suprême était cependant incarné par un
monarque ou un empereur. Seuls les esclaves appartenant à la cité athénienne au Ve siècle avant notre ère
ou à une compagnie de commerce telle que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales aux XVIIe et
e
XVIII siècles n’avaient pas de maître suprême qui fût une personne, mais dépendaient de l’ensemble des
citoyens ou d’une entreprise commerciale exerçant des pouvoirs régaliens. À l’instar des esclaves publics,
certains esclaves privés pouvaient aussi relever d’institutions et être dépourvus d’un maître-personne.
C’était le cas des esclaves attachés à des temples dans les mondes anciens ou en Asie sur la longue durée
ou encore de ceux appartenant à des églises, des couvents, des établissements universitaires ou des
entreprises dans l’Europe médiévale et moderne ou dans les Amériques coloniales et post-coloniales.
À l’autre extrémité de la hiérarchie des maîtres se trouvaient les esclaves possédant des esclaves.
Une telle possibilité n’existait pas dans tous les régimes esclavagistes, ni pour toutes les catégories
d’esclaves. Il était fréquent que les esclaves publics, notamment ceux œuvrant au sein de la cour, de
l’administration ou de l’armée, eussent des esclaves à leur service. Mais cela pouvait être aussi le cas
d’esclaves du commun dans les systèmes assimilateurs. Au XIXe siècle, dans le royaume bamoun, situé
dans les montagnes de l’ouest du Cameroun actuel, un esclave qui gagnait la faveur de son maître
recevait un lopin sur lequel il pouvait faire des cultures et vendre une partie de sa production. Après son
mariage, le maître l’autorisait à construire une maison à proximité de ses terres et à travailler deux ou
trois jours par semaine sur sa propre ferme. Les gains obtenus grâce à son exploitation lui permettaient
d’acheter un ou plusieurs esclaves qui accomplissaient ses obligations envers son maître, lui-même devant
toujours remettre à ce dernier la moitié de sa propre récolte. C’était le maître qui était en théorie
propriétaire des esclaves de son esclave, mais il ne se mêlait pas de leur gouvernement afin de ne pas
perturber les relations à l’intérieur de la maisonnée de ce dernier. Les esclaves d’un esclave pouvaient
aussi être transmis aux descendants ou aux collatéraux, la moitié de l’héritage revenant au maître dans ce
dernier cas. La propriété d’esclaves par un esclave était une tolérance à laquelle le maître pouvait mettre
fin à tout moment si l’esclave ne se comportait pas comme il était censé le faire. Il s’agissait donc d’un
moyen de contrôle social qui avait pour conséquence une hiérarchisation sociale forte non seulement
entre maîtres et esclaves, mais aussi parmi les esclaves, entre ceux possédant des esclaves et les autres.
La distinction entre maître-puissance souveraine ou institution et maître-personne n’épuise pas, en
outre, les problèmes soulevés par la notion de maître. L’esclave dépendait souvent d’un collectif, mais
était sous le commandement d’une personne particulière. Dans les sociétés lignagères des Amériques
autochtones, deux cas de figure existaient. Chez les Comanches ou parmi les peuples premiers du Pays-
d’en-Haut (soit la région des Grands Lacs en Amérique du Nord), le captif relevait du guerrier qui l’avait
capturé, alors que dans d’autres sociétés il était attaché à la famille étendue, à la parenté au sens large ou
au clan bien que celui officiant comme maître fût le chef de la maisonnée ou son épouse. Chez les Chilkat
de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, les esclaves appartenaient au groupe familial dans son
ensemble, mais étaient commandés par son chef. Cette même ambiguïté entre propriétaire et maître se
rencontre dans d’autres systèmes d’esclavage-marchandise. Dans les colonies américaines sous
souveraineté française du XVIIe au XVIIIe siècle, où la coutume de Paris qui imposait un mode de partage
égalitaire entre héritiers fut partout imposée, la plupart des colons étaient mariés en communauté de
biens. En conséquence, les esclaves appartenaient non pas à un individu, mais à un couple. L’incapacité
juridique des femmes mariées était cependant telle qu’en droit et en pratique le maître était l’homme à la
tête de la famille ou du ménage. Si, en général, les femmes n’étaient pas censées diriger des plantations,
elles devaient remplir le rôle de maîtresse vis-à-vis des esclaves domestiques employés dans la « grande
maison ». La fonction de maître était donc éminemment genrée. Il en était de même dans l’Empire
romain, à la différence qu’au sein de la plupart des foyers de couples mariés la propriété de l’épouse
demeurait distincte de celle de son mari. Chacun des deux conjoints possédait donc sa propre familia
servile. Comme s’ajoutaient de surcroît celles des affranchis vivant toujours avec leurs anciens
propriétaires, les ménages romains abritaient des esclaves appartenant à différents maîtres.
Une autre configuration particulière dans l’exercice de la condition de maître correspondait à
l’absentéisme qui impliquait une deuxième forme de dissociation entre propriété et commandement direct
des esclaves. Les maîtres absentéistes étaient des propriétaires de grands domaines, exploités grâce à
une main-d’œuvre servile, sur lesquels ils ne vivaient pas et qui pouvaient être situés plus ou moins loin
de leur résidence principale. Les plus proches étaient ceux vivant de manière permanente ou saisonnière
en ville, tout en possédant de grandes exploitations dans les zones rurales voisines. Une telle situation
existait pour les domaines ruraux des souverains africains et dans les régions de plantation autour de
Bahia, Charleston et des villes jamaïcaines aux XVIIIe et XIXe siècles ou encore de Zanzibar au XIXe siècle.
Dans l’Empire romain ou dans les empires coloniaux atlantiques, des planteurs absentéistes vivaient
même dans les centres impériaux, à Rome ou dans les métropoles européennes, alors que leurs villas ou
plantations étaient localisées dans d’autres provinces méditerranéennes ou outre-mer.
Dans les Amériques coloniales anglaises et françaises, ces planteurs absentésistes étaient plus
nombreux dans la Caraïbe qu’en Amérique du Nord en raison des conditions sanitaires, ainsi que dans les
grandes îles comme Saint-Domingue et la Jamaïque que dans les Petites Antilles. Même en Jamaïque, la
pratique n’aurait concerné qu’une minorité de planteurs bien qu’ils fussent peut-être détenteurs de 23 %
des terres à la fin du XVIIIe siècle. Elle correspondait à des phénomènes variés : des familles de planteurs
circulant de manière plus ou moins régulière entre métropole et colonie ; des colons ayant défriché ou
acheté une ou plusieurs plantations sur place, puis étant rentrés pour de bon en métropole, la plantation
étant ensuite transmise de génération en génération parmi les héritiers métropolitains ; des plantations
acquises par des négociants métropolitains en raison de l’endettement des planteurs. Ces propriétaires
métropolitains se reposaient sur un personnel d’encadrement vivant sur place. Ils s’intéressaient souvent
de près à la gestion de leurs plantations, ce dont témoignent les correspondances avec leurs économes ou
gérants. Mais l’identité sociale qu’ils affichaient ne reposait pas nécessairement sur la condition de maître
d’esclaves comme c’était le cas des planteurs vivant aux colonies. Que l’esclavage jouât un rôle central ou
accessoire dans leurs fortunes, ils pouvaient se présenter comme des membres de la gentry rurale
britannique ou de la noblesse ou haute bourgeoisie française. Il s’agissait d’une différence fondamentale
avec les aristocrates absentéistes de l’Empire romain qui vivaient entourés de dizaines ou de centaines
d’esclaves dans leurs palais romains.
Enfin, les libres commandant des esclaves n’étaient pas nécessairement des propriétaires d’esclaves
dans les systèmes d’esclavage-marchandise. La location d’esclaves permettait encore d’étendre le nombre
des bénéficiaires du travail servile. La pratique était courante partout en ville ou sur les plantations
sucrières de la Caraïbe (voir « Travail » et « Ville »). Un cas plus exceptionnel fut celui de la mine d’or
exploitée par la compagnie britannique Saint John d’el Rei Mining près de la ville de Morro Velho dans le
Minas Gerais au Brésil, qui louait la majorité de ses esclaves, au nombre de 1 700 à son maximal
d’exploitation en 1867, auprès de particuliers ou d’autres compagnies. Mais, même lorsque la location
n’impliquait qu’un propriétaire et un loueur, la pratique venait compliquer les relations sociales fondées
sur l’esclavage : d’un côté, les loueurs, contrairement aux propriétaires, avaient intérêt à exploiter les
esclaves sans considération de leur préservation ; de l’autre, la location créait une relation triangulaire
qui permettait à l’esclave de faire appel à son propriétaire contre les abus du loueur.
L’hétérogénéité sociale des maîtres ne se réduisait pas à ces maîtres particuliers qu’étaient les
puissances souveraines, les institutions privées liées à la religion, à l’éducation ou au commerce, les
esclaves, les absentéistes et les loueurs. Elle augmentait avec le partage de la condition de maître par un
nombre plus ou moins grand de personnes considérées comme libres. Dans les sociétés à esclaves, les
esclaves étaient un privilège des élites, quand la propriété servile avait un spectre social plus large dans
les sociétés esclavagistes (voir « Propriété »).
L’Empire atlantique britannique constitue un bon exemple d’un tel phénomène car il avait la
particularité de réunir et de connecter ensemble des sociétés à esclaves et des sociétés esclavagistes. Les
sources produites par l’indemnisation des 46 000 propriétaires d’esclaves qui en firent la demande après
l’abolition de l’esclavage en 1833 témoignent de l’étendue et de la diversité sociale de la propriété servile
en son sein. Les esclaves représentaient une part infime de la population totale en métropole alors qu’en
Jamaïque ils comptaient pour 84,4 % (45,2 % dans le Honduras britannique ; 54,1 % à Trinidad ; 72,8 % à
Sainte-Lucie ; 80 % à Antigua ; 99,4 % à Barbuda) en 1830. Si les détenteurs de plantations dans la
Caraïbe possédaient la majorité des esclaves de l’empire, la majorité des propriétaires d’esclaves
n’étaient pas des planteurs et n’avaient que quelques esclaves. Alors que probablement 90 % des
planteurs étaient des hommes, parmi les petits propriétaires d’esclaves vivant pour la plupart en ville et
aux colonies se trouvait une part importante de libres de couleur et de femmes (certaines étant d’ailleurs
des femmes libres de couleur). En fait, les femmes comptèrent pour 40 % des demandeurs de l’indemnité
(et 27 % des absentéistes). Près de la moitié des 20 millions de livres distribués demeura, en outre, en
Grande-Bretagne. 5 à 10 % des élites nationales britanniques apparaissent ainsi dans ces papiers, le
pourcentage étant le même pour les pairs du royaume, les barons, les shérifs et les membres de la
Chambre des communes entre 1820 et 1833. Parmi les grands propriétaires métropolitains, ceux dont les
esclaves se trouvaient en Jamaïque étaient les plus nombreux et reçurent la part du lion, mais les sources
de l’indemnité révèlent aussi l’émergence récente d’une nouvelle classe de grands planteurs parmi les
métropolitains ayant investi en Guyana et à Trinidad, deux colonies passées sous souveraineté britannique
au début du XIXe siècle. Les propriétaires métropolitains n’appartenaient cependant pas tous à ces élites.
Ceux qui ne possédaient que quelques esclaves étaient des médecins, des membres du clergé ou même
des veuves de soldat revenues des colonies. À l’instar de Nathaniel Wells, le fils de William Wells, un
planteur blanc de St. Kitts, et d’une femme esclave nommée Juggy, qui s’établit en Angleterre où il épousa
la fille du chapelain de George II, acheta le domaine de Piercefield dans le Monmouthshire et remplit les
fonctions de shérif et de deputy lieutenant, tous n’étaient pas blancs, sans que l’on puisse déterminer la
part exacte des personnes reconnues comme ayant une ascendance mixte.
Dans les colonies ou États américains, la diversité sociale des maîtres était telle que la propriété
d’esclaves avait une signification sociale différente pour les différentes catégories concernées. L’une des
premières actions des affranchis après avoir obtenu leur liberté était d’acheter des esclaves. Il s’agissait
soit de libérer des parents de l’esclavage, soit de marquer sa propre liberté par la possession d’esclaves.
Pour les femmes blanches, qu’elles fussent célibataires, veuves ou mariées, la propriété servile permettait
de maintenir leur indépendance économique, voire de s’émanciper financièrement de leur époux. De
manière générale, pour les blancs de condition modeste, l’acquisition d’esclaves constituait une étape
cruciale dans un processus d’élévation sociale, qui était davantage marquée au XIXe siècle en Géorgie où
seuls 37 % des libres possédaient des esclaves qu’en Jamaïque où pratiquement tous les colons étaient
propriétaires d’esclaves. Mais, même quand la propriété d’esclaves était largement partagée, elle
n’effaçait pas la hiérarchisation sociale parmi les libres. Le nombre d’esclaves, le niveau de fortune, le
mode de vie et la catégorisation raciale des maîtres avaient une influence sur le statut de leurs esclaves.
Comme le soulignait le grand abolitionniste africain-américain Frederick Douglass, dans les États-Unis
antebellum, « être esclave était déjà considéré comme une disgrâce ; mais être l’esclave d’un homme
pauvre était une véritable calamité ! ». Tous les propriétaires d’esclaves ou même tous les planteurs ne
formaient donc pas un unique groupe social. La notion de planter class (« classe de planteurs ») telle
qu’elle est mobilisée par l’historiographie américaniste ne renvoie en fait qu’au groupe social des grands
planteurs, notamment aux planteurs sucriers qui dominaient les sociétés caribéennes d’un point de vue
économique, social et politique.
Dans les sociétés esclavagistes, non seulement les propriétaires d’esclaves ne partageaient pas
d’intérêts communs au-delà de la défense de l’ordre esclavagiste, mais l’esclavage suscitait de nombreux
conflits entre eux et avec les libres sans esclaves, qui pouvaient donner lieu à autant d’actions en justice.
Nombreux étaient les sujets de dispute entre vendeurs et acheteurs, propriétaires et loueurs, maîtres et
contremaîtres ou économes. Faire travailler un esclave fugitif à son bénéfice, ou punir l’esclave d’un autre
maître, constituait d’autres motifs de tensions. Les enjeux étaient d’ordre à la fois économique et
symbolique. Le maintien par les maîtres de leur autorité exigeait un travail constant tant auprès des
esclaves que des autres libres.
L’asymétrie de la relation esclavagiste s’exprimait d’abord dans le choix que les maîtres faisaient de
leurs esclaves, alors que l’inverse était en théorie impossible dans les systèmes d’esclavage permanent et
héréditaire. En Afrique, la distinction entre les esclaves et les autres dépendants (épouses, cadets, clients)
était précisément marquée par l’absence de dispositif institutionnel donnant un cadre juridique ou
coutumier au changement de maître. Il existait cependant des exceptions à cette règle, avec même dans
certains cas la possibilité pour l’esclave de désigner lui-même son nouveau maître sous certaines
conditions. Dans l’Aaghar (ou Hoggar) au cœur du Sahara algérien, dans les années 1950, la procédure
impliquait de couper l’oreille du chameau de selle d’un autre Touareg que son maître : l’esclave obligeait
ainsi ce dernier à le donner en compensation du dommage causé ; le nouveau maître n’avait pas d’autre
choix que d’accepter ce don, ce qu’il faisait volontiers car la désignation constituait une marque
d’honneur. Dans de nombreuses autres sociétés esclavagistes, les rituels permettant de changer de maître
en cas de mauvais traitement impliquaient de trouver refuge auprès d’un sanctuaire. Attestés en Afrique
ou en Asie, ils étaient particulièrement importants dans les mondes grecs anciens. L’asylie servile
prévoyait que les esclaves ayant trouvé refuge dans un temple après avoir fui leurs maîtres devaient être
rendus à leurs propriétaires, demeurer esclaves du sanctuaire ou, à Athènes, être vendus à un autre
maître. Même en l’absence de lois ou coutumes reconnaissant aux esclaves le droit de changer de maître,
ces derniers pouvaient faire pression pour être vendus afin d’échapper à un maître trop cruel ou de vivre
avec leur compagne ou compagnon. Leurs propriétaires acceptaient ou refusaient pour des raisons
diverses. Dans la ville de New York au XVIIIe siècle, certains maîtres autorisèrent dans leur testament leurs
esclaves privilégiés à choisir la personne à qui ils devaient être vendus à leur mort, car ils souhaitaient
apparaître comme compatissants et généreux.
Le nombre de maîtres qu’un esclave pouvait connaître au cours de son existence variait selon les
systèmes esclavagistes et les catégories d’esclaves. Les esclaves publics dans les mondes antiques, l’Asie
ou l’Afrique moderne et contemporaine, se caractérisaient par leur inaliénabilité. La pratique des morts
d’accompagnement ou des affranchissements post mortem signifiaient aussi que certains esclaves étaient
si étroitement associés à la personne de leur maître qu’il paraissait inconcevable qu’ils servent quelqu’un
d’autre, y compris un héritier (voir « Mort »). Dans les systèmes esclavagistes assimilateurs comme dans
les riches cités d’Asie du Sud-Est à la période moderne, s’il n’était pas possible de vendre les esclaves nés
dans la servitude, ils pouvaient être transmis aux héritiers. Enfin, le processus d’assimilation se posait de
manière particulière pour les femmes esclaves et leurs descendants. Elles pouvaient devenir des épouses
ou des concubines d’hommes libres dans les sociétés lignagères des Amériques autochtones, dans de
nombreuses sociétés d’Afrique de l’Ouest non islamisées ou dans les mondes musulmans. Leurs enfants
n’étaient pas considérés comme des esclaves.
En revanche, dans les sociétés esclavagistes pratiquant un esclavage-marchandise permanent et
héréditaire, nombre d’esclaves passaient entre les mains de plusieurs maîtres, le plus souvent contre leur
volonté, tout au long de leur vie. Le pouvoir de leur propriétaire s’exprimait précisément dans cette
capacité à vendre, donner ou transmettre en héritage leurs esclaves. Dans la Syrie et l’Égypte
mamelouke, les jeunes esclaves mamelouks pouvaient connaître jusqu’à six ou sept maîtres successifs
avant d’être affranchis. Par contraste, dans la Rome ancienne, l’alternance rapide entre différents
propriétaires était interprétée comme une disgrâce car seuls les individus considérés comme de
« mauvais esclaves » étaient vendus à plusieurs reprises. Mais les esclaves pouvaient avoir un autre point
de vue sur le sujet. La relation esclavagiste variant en fonction de la personnalité du maître et sa manière
d’exercer ses prérogatives, tout changement pouvait être considéré comme une bénédiction ou une
malédiction. Dans son autobiographie, Mary Prince, qui était née esclave aux Bermudes en 1788, raconte
qu’elle fut vendue, donnée ou louée cinq fois avant d’obtenir la liberté. Pour deux maîtresses qui la
traitèrent relativement correctement, elle enchaîna ensuite trois maîtres aussi brutaux les uns que les
autres. À chaque transfert, elle espérait que son sort s’améliorerait. « J’espérais, écrivait-elle, quand je
quittais le capitaine I…, que je me trouverais mieux, mais je me rendis compte que j’étais passée d’un
boucher à un autre. » La seule différence entre les deux hommes était que l’un la punissait avec passion
et rage quand l’autre la regardait se faire fouetter de manière impassible. Sa décision de s’enfuir pour
obtenir sa liberté à l’occasion d’un séjour à Londres avec ses propriétaires ne peut être comprise sans
tenir compte de cette succession de maîtres.
À côté du nombre et du type de maîtres qu’un esclave pouvait avoir au cours de son existence, un
autre facteur qui influait sur le fonctionnement de la relation esclavagiste était la proximité plus ou moins
grande dans laquelle les maîtres vivaient avec leurs esclaves. En dehors des épouses ou concubines
esclaves, la plus grande intimité était celle entretenue avec les esclaves domestiques qui avaient soin de
leur personne et de leur demeure. Cette relation personnelle privilégiée était à double tranchant : soit elle
permettait de négocier son affranchissement, soit elle soumettait l’esclave aux sautes d’humeur du maître
et à d’éventuelles persécutions incessantes. La ville était le domaine par excellence de cet esclavage
domestique, mais les esclaves pouvaient aussi y vivre de manière indépendante (voir « Ville »).
La situation en zone rurale n’était pas moins contrastée que dans les centres urbains. Dans les petits
domaines employant un nombre limité d’esclaves, parfois conjointement avec des travailleurs dotés d’un
autre statut, comme dans les fermes irlandaises à l’époque médiévale ou les exploitations viticoles autour
de la ville du Cap dans l’Afrique du Sud néerlandaise, les maîtres vivaient et travaillaient au milieu de
leurs travailleurs. En revanche, sur les grandes ou moyennes plantations américaines, la maison du maître
et les quartiers d’esclaves étaient séparés et éloignés. De la même façon, chez les Amérindiens makú, les
esclaves ne vivaient pas et ne mangeaient pas dans les malocas (grandes maisons communautaires) des
maîtres. En Afrique, une autre configuration possible était la séparation, à une distance plus ou moins
grande, des villages de maîtres et des villages d’esclaves. Dans la région-frontière de Nike en pays Igbo
(dans le Nigeria actuel) d’avant le XIXe siècle, de puissantes familles installèrent leurs esclaves dans des
villages satellites à proximité des terres à cultiver. Ces villages avaient une fonction à la fois défensive et
agricole. Parmi les Banyang (ethnie vivant au sud-ouest du Cameroun actuel) qui pratiquaient un
esclavage qui n’était pas assimilateur, les esclaves vivaient dans des quartiers à chacun des deux
terminaux de leurs villages au XIXe siècle. Ce n’est que lorsque les colonisateurs se mirent à s’attaquer à
l’esclavage au début du XXe siècle que les Banyang déplacèrent les établissements de leurs esclaves à
l’intérieur de la forêt, loin des routes et des villages.
Les maîtres comme les esclaves avaient donc une expérience diverse de la relation esclavagiste dans
leur vie quotidienne. Ces configurations plurielles influaient sur les possibilités de résistance des esclaves
et donc sur le sentiment de danger que les maîtres pouvaient éprouver face à leur main-d’œuvre servile.
Le journal intime de Thomas Thistlewood qui vécut en Jamaïque de 1750 jusqu’à sa mort en 1786, servant
d’abord comme économe de plusieurs domaines avant de devenir planteur lui-même, montre un colon
blanc isolé au milieu des esclaves dont il avait la charge, en particulier durant la première année après
son arrivée. Entre novembre 1750 et février 1751, il ne rencontra des personnes blanches que trois ou
quatre fois. En Jamaïque, où le ratio blanc/noir était de 1 pour 11 ou 12 au milieu du XVIIIe siècle, il vivait
dans un monde d’esclaves africains.
Thistlewood avait d’abord travaillé pour le compte de planteurs absentéistes. L’usage d’un ou de
plusieurs économes n’était cependant pas réservé à ce type de maîtres. Le nombre d’esclaves et les
activités auxquelles ils étaient employés pouvaient justifier le recours à un personnel d’encadrement de la
main-d’œuvre servile. En conséquence, la relation entre le maître et ses esclaves n’était plus directe et
impliquait de mettre en place une chaîne d’autorité descendante. Les grands domaines romains étaient
confiés à des vilici (de vilicus, i, m) choisis parmi les esclaves. Dans l’Amérique des plantations, le
personnel d’encadrement pouvait être plus ou moins pléthorique selon la taille des exploitations. Outre les
procureurs blancs qui représentaient les maîtres et s’occupaient des affaires juridiques et commerciales,
un ou plusieurs économes blancs s’occupaient de l’exploitation des plantations et de la gestion de la main-
d’œuvre servile. S’ils avaient à l’occasion à leur service des sous-économes ou des teneurs de livres de
comptes et de gestion, tous blancs, ils s’appuyaient aussi le plus souvent sur des commandeurs
d’ascendance africaine ou mixte, esclaves ou libres, qui avaient en charge de surveiller et faire travailler
les esclaves. Les économes se recrutaient parmi les nouveaux migrants européens ou les petits blancs
installés depuis plus ou moins longtemps qui acceptaient ce dur métier parce qu’il constituait une porte
d’accès privilégié à la condition de maître pour ceux qui ne disposaient au départ d’aucune fortune.
Partout aux Amériques, ils avaient une très mauvaise réputation et étaient décriés pour leur traitement
cruel des esclaves. Selon Olaudah Equiano, « les économes sont pour la plupart les personnes avec le plus
mauvais caractère de toutes les sortes d’hommes dans les West Indies », tandis que Thomas Jefferson les
dénonçait comme une « race sans principes aucun ». Si ce stéréotype essentialiste ne correspondait pas
forcément à la réalité, il permettait aux maîtres de ne pas avoir à assumer les pires horreurs du système
esclavagiste. Il révèle encore qu’un certain comportement était attendu de leur part pour tenir leur rang
et maintenir leur autorité.
Plus le nombre d’esclaves était élevé, plus il était difficile pour les maîtres de réussir à leur imposer
leur autorité et à les exploiter en maximisant leurs profits. Dans tous les cas, ils devaient faire face à des
esclaves qui testaient en permanence ce qu’il leur était possible ou non de faire. Aussi les maîtres avaient-
ils conscience que le gouvernement des esclaves requérait des efforts constants et devait s’apprendre.
Dans la Jamaïque du XVIIIe siècle, une complainte récurrente parmi les maîtres expérimentés qui
transparaît dans le journal intime de Thomas Thistlewood était que les nouveaux venus punissaient trop
sévèrement leurs esclaves, ce qui les poussait à s’enfuir et à se rebeller. C’est pourquoi, dans différentes
sociétés esclavagistes, une littérature spécifique se développa prodiguant des conseils sur la meilleure
façon de traiter et d’exploiter les esclaves. Dans la Rome ancienne, les manuels d’agriculture de Caton,
Varron et Columelle donnaient des indications très détaillées sur les manières de nourrir, vêtir, loger et
faire travailler les esclaves, en accordant une place croissante aux techniques de manipulation
psychologique afin d’attacher les esclaves à la personne du maître. Dans les Amériques coloniales, les
premiers récits de voyage et histoires de colonie contenaient des passages sur la gestion des plantations
et de leurs esclaves avant que des manuels de planteurs spécifiques fussent publiés à partir de la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Alors que les ouvrages du début de la période moderne, notamment ceux écrits par
des missionnaires, développaient une théorie d’un esclavage chrétien, ces manuels mettaient l’esprit
rationnel et scientifique caractéristique des Lumières au service de l’exploitation esclavagiste. Au
e
XIX siècle, cette littérature passa dans les revues d’agronomie auxquelles souscrivaient les grands comme
les petits planteurs. Leur prétention scientifique concernait les techniques agricoles comme celles pour
accroître la productivité des esclaves.
Les enfants de maître étaient éduqués dès leur plus jeune âge dans la perspective de le devenir à
leur tour à l’âge adulte. Le processus est particulièrement bien documenté pour les États-Unis de la
période antebellum. La vocation de ces enfants à devenir des maîtres était immédiatement manifestée.
Après la naissance d’un enfant du propriétaire, les esclaves de la plantation devaient venir présenter leurs
respects au nouveau-né. Ils avaient l’obligation d’appeler ces enfants par les titres de « maître » et
« maîtresse » dès leur plus jeune âge ou quand ils atteignaient douze ans, sous peine d’être sévèrement
châtiés. Les maîtres faisaient don d’esclaves, adultes ou enfants, à leur progéniture pour des occasions
particulières (baptême, anniversaire – notamment le vingt et unième –, mariage) ou sans raison spéciale.
De la même façon que les enfants mis au monde par des parents esclaves prenaient conscience au bout de
quelques années de leur statut servile, ceux nés dans la classe des planteurs se rendaient rapidement
compte du pouvoir qu’ils détenaient. Vers 1847, la petite Lizzie Anna Burwell avait l’habitude de s’amuser
avec Fanny, qui était chargée de s’occuper d’elle, dans le jardin de la plantation de ses parents en
Caroline du Nord. Lors de l’une de leurs promenades bucoliques, Fanny mécontenta Lizzie qui demanda à
son père de lui couper les oreilles et de lui fournir une autre bonne. Elle n’avait alors que trois ans. Le
spectacle des châtiments infligés aux esclaves, voire l’aide donnée dans leur administration participaient
de l’éducation pour devenir maître. Si la plantation constituait une école de la violence esclavagiste, cet
apprentissage se faisait encore à travers la lecture de la littérature enfantine sous forme de journaux ou
de romans.
En fait, dans les sociétés esclavagistes avec écriture, au-delà des manuels agraires, des textes de
natures très diverses véhiculaient des prescriptions quant au comportement attendu des maîtres. On les
retrouve dans des sources littéraires, philosophiques, religieuses, historiques, juridiques ou militantes.
Au-delà de la question centrale de l’usage de la violence dans cette documentation qui contribuait à
distinguer les « bons » et les « mauvais maîtres » (voir « Violence »), les nombreuses histoires ou
anecdotes mettant aux prises un maître et ses esclaves qui apparaissent de manière répétitive confirment
la dépendance des maîtres envers leurs esclaves quant à la définition de leur identité sociale. Dans son
analyse de la Vie d’Ésope, Keith Hopkins soulignait que « les maîtres romains avaient aussi besoin des
esclaves pour être des maîtres, et ils avaient besoin d’histoires à propos des esclaves afin de résoudre et
reproduire les problèmes que leur propre supériorité sociale créait ».
Au-delà du gouvernement des esclaves, agir comme un maître impliquait de mettre en scène sa
prééminence sociale fondée sur l’exercice d’un pouvoir en théorie absolu sur d’autres êtres humains. Ces
pratiques performatives étaient particulièrement importantes dans les sociétés à esclaves dans lesquelles
la condition de maître était réservée aux élites et la fonction ostentatoire de l’esclavage était
fondamentale, sans être pour autant exclusive. Leur forme la plus extrême était la mise à mort au moment
des sacrifices, funérailles ou ordalies (voir « Mort »). Mais elles pouvaient aussi donner lieu à des
spectacles plus bénins. Dans de multiples œuvres d’art, des bas-reliefs de la partie occidentale de la
galerie sud d’Angkor Vat représentant la procession de Suryavarman II au XIIe siècle à la peinture de
Moulay ‘Abd-er-Rahman, sultan du Maroc immortalisé par Eugène Delacroix sortant de son palais de
Meknès en 1845, figurent des cérémonies royales impliquant des esclaves qui portaient un ou plusieurs
parasols, symboles traditionnels du pouvoir monarchique.
Ces mises en scène n’étaient pas, en outre, réservées aux souverains. Dans les sociétés lignagères
de la forêt ivoirienne aux XIXe et XXe siècles, la fortune, dont l’esclave constituait une des composantes les
plus prestigieuses, trouvait son sens dans la munificence avec laquelle elle était employée au moment des
rites funéraires mais aussi des mariages, réceptions et fêtes. À ces différentes occasions, les esclaves
faisaient partie des biens transférés ou contribuaient, avec les femmes et les enfants, aux services rendus
au bénéfice des parents, des alliés, des amis, de la communauté villageoise et de l’ensemble de la société.
Paradoxalement, les fêtes de la fortune (appelées aussi fêtes de la richesse) n’impliquaient pas
nécessairement l’exposition des esclaves, mais elles marquaient l’accession au droit de posséder des
esclaves ou sanctionnaient la propriété servile. Les chefs de lignage affirmaient de la sorte leur position
éminente et établissaient leur renommée au sein de la société.
De telles pratiques ostentatoires existaient encore dans les sociétés esclavagistes où l’esclavage
avait d’abord une fonction économique. Dans l’Amérique des plantations, les grands planteurs se devaient
d’afficher leur opulence et de consommer de manière dispendieuse, ce qui transparaissait dans leur
logement, leurs modes vestimentaires et alimentaires ou encore leurs modes de sociabilité. Leur culture
matérielle rappelait l’origine de leur richesse. Les intérieurs magnifiques de ces grands planteurs étaient
décorés avec des tableaux représentant leurs domaines, alors qu’en Europe les élites aristocratiques, qui
bénéficiaient directement ou indirectement de l’esclavage colonial, se faisaient souvent peindre en
compagnie d’un page ou d’une jeune domestique d’ascendance africaine. Le développement de ce que
Simon Giskandi a appelé la culture du goût, soit un ensemble de pratiques relevant de la politesse, des
manières et de l’esthétique, se développa parallèlement à la formation de sociétés esclavagistes au
Nouveau Monde entre les XVIIe et XVIIIe siècles. Les grands planteurs, de naissance noble ou roturière,
étaient d’autant plus enclins à imiter les élites métropolitaines que leur prétention aristocratique
masquait la brutalité du système esclavagiste américain.
Le statut de maître devait être manifesté dans l’espace domestique comme public. Dans l’Empire
romain tardif, les maîtres appartenant à l’aristocratie paradaient ainsi dans la rue avec une multitude
d’esclaves ; ils allaient aux bains et au théâtre accompagnés de dizaines d’esclaves. La respectabilité
féminine étant étroitement associée à la possession d’esclaves dans les classes supérieures et moyennes,
les femmes de ces milieux ne pouvaient sortir dans l’espace public sans être accompagnées d’esclaves.
Des coutumes similaires existaient dans toutes les Amériques coloniales, mais impliquaient un nombre
bien plus réduit d’esclaves, ce qui n’empêcha pas les autorités coloniales de promulguer des lois
somptuaires sur le port de vêtements et bijoux par les esclaves domestiques et les femmes libres de
couleur au Mexique, au Brésil et dans les Antilles. Dans la Batavia néerlandaise, où les élites coloniales
pratiquaient un esclavage domestique ostentatoire inspiré des pratiques locales, le gouvernement publia
le Code de Mossel en 1754. Le texte régulait le nombre et les parures des esclaves accompagnant leurs
propriétaires en fonction de la place de ces derniers dans la hiérarchie des gouvernants et colons
européens, avec des différences entre hommes et femmes.
Avec l’essor de l’abolitionnisme dans les Empires coloniaux britannique et français dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, le comportement des planteurs vivant aux colonies commença à être remis en
question. Les abolitionnistes britanniques ne se contentaient pas de dénoncer les horreurs de la traite et
de l’esclavage, ils ciblaient aussi les élites plantocratiques pour leur dépravation morale. Cette campagne
de dénigrement faisait appel à des théories climatiques et raciales. Elle insistait sur leur dégénérescence
qui s’exprimait dans leur cruauté, luxure, débauche et promiscuité sexuelle avec les femmes de couleur.
Leur appartenance à la nation britannique était ainsi mise en question. La pièce de théâtre, The West
Indian, qui connut une grande popularité dans les années 1770, véhiculait un tel portait négatif. Placés
sur la défensive, les planteurs réagirent en se lançant dans une campagne de lobbying très active, portée
également par les propriétaires absentéistes. Ensemble, ils parvinrent à retarder l’abolition de la traite,
ce qui témoigne de leur poids politique.
Dans la plupart des sociétés à travers le monde, le premier pouvoir politique était celui exercé par le
chef de famille, qui était presque toujours un homme, sur sa maisonnée. Le système patriarcal constituait
le fondement idéologique de l’esclavage. C’était le cas dans l’Empire romain où le pater familias détenait
une puissance absolue sur sa femme, ses enfants et ses esclaves, mais cette idée que les esclaves faisaient
partie de la familia (« famille »), conjointement avec l’attachement aux notions de hiérarchie, rang et
statut – une inclusion dans la différence qui transparaissait dans le terme de famuli pour désigner les
dépendants ou serviteurs –, se retrouve dans bien d’autres contextes. L’expression « famille mamelouke »
est utilisée par les historiens des sociétés militaires des mondes musulmans pour décrire les rapports
sociaux noués entre un maître-père de substitution et ses esclaves mamelouks souvent acquis avant
l’adolescence, ainsi que la relation de fraternité développée parmi ces derniers. En Afrique équatoriale,
les Bobangis exprimaient cette même conception de la relation esclavagiste puisant dans le langage de la
parenté en disant « si j’achète un esclave, je suis son père, je suis sa mère ». Dans la Chine des Ming, les
règles de l’association de Chishan, une organisation clanique, rédigées en 1583, soulignaient
pareillement : « Considérant qu’ils regardent leurs maîtres comme leur père et mère, comment les
maîtres peuvent ne pas considérer leurs dépendants comme leurs propres fils ? » Ce vocabulaire de la
parenté impliquant l’idée de réciprocité était une manière de légitimer l’esclavage et n’apparaissait pas,
aux acteurs de l’époque, comme incompatible avec la position de subordination des esclaves.
Dans les Amériques coloniales, les maîtres-résidents recouraient tant au langage de la dépendance
que de la propriété pour parler de leurs esclaves. Qu’ils fussent des entrepreneurs capitalistes acharnés à
maximiser leurs profits ne les empêchaient pas de concevoir simultanément leurs travailleurs esclaves
comme faisant partie de leur maisonnée. Entre les XVIIIe et XIXe siècles, cette idéologie patriarcale se mua
en paternalisme sous l’effet de plusieurs phénomènes : les transformations des rapports à la famille qui
évoluèrent vers davantage de sentimentalité et d’égalité ; l’arrêt de la traite internationale qui impliquait
d’imposer aux esclaves des conditions de vie et de travail moins dures afin de permettre leur
accroissement naturel ; enfin, l’essor de l’abolitionnisme qui appelait à une défense de l’esclavage en
termes moraux et religieux. Aux États-Unis en particulier – le phénomène ayant été peut-être plus précoce
dans les colonies catholiques telles que le Brésil ou les Antilles françaises –, les maîtres commencèrent à
présenter la relation esclavagiste comme reposant sur une réciprocité des droits et des devoirs entre
maître et esclaves dans le cadre d’une éthique chrétienne supposément partagée. Par rapport aux
patriarches du XVIIIe siècle qui mettaient plus facilement en avant l’antagonisme inhérent à l’esclavage, ils
attendaient de leurs esclaves affection et gratitude et créèrent la fiction de l’esclave heureux et docile.
Ces discours de justification peinaient à cacher le rôle essentiel que la violence continuait à jouer en
pratique dans le système esclavagiste, ainsi que le relais assumé par la traite domestique des esclaves
dans l’expansion de l’esclavage et la redistribution de la main-d’œuvre servile entre régions de plantation
à l’intérieur du territoire états-unien.
Avant même l’essor de l’abolitionnisme, de nombreuses sociétés esclavagistes imposaient des limites
au pouvoir absolu que les maîtres exerçaient sur leurs esclaves, car leur souveraineté domestique allait à
l’encontre de la prétention des États au monopole de la violence légitime (voir « Justice » et « Mort »).
Mais l’impunité des maîtres était facilitée par les bénéfices directs ou indirects que les élites politiques
tiraient de l’esclavage et par le monopole que les grands propriétaires d’esclaves exerçaient sur les
fonctions politiques. Dans les années 1770, en Jamaïque, les planteurs sucriers occupaient la presque
totalité des quarante-trois postes à l’assemblée locale, alors que seulement 5 % des colons possédaient
une plantation de canne à sucre, tandis que les planteurs et les négociants métropolitains ayant des
intérêts économiques en Jamaïque formaient le cœur du lobby caribéen en Angleterre. Dans les
années 1850 et au début des années 1860, deux tiers des législateurs de l’État de Géorgie étaient des
propriétaires d’esclaves, un tiers étant même des planteurs. Il n’est donc pas surprenant que les maîtres
aient réussi à retarder l’abolition de la traite, puis de l’esclavage dans de nombreux empires atlantiques
ou États-nations américains.
Dans les Empires coloniaux britannique, français et danois, les maîtres parvinrent même à dicter les
termes de l’abolition en obtenant une compensation pour la diminution de la valeur de leurs propriétés en
raison de la perte de leur capital humain. En Grande-Bretagne, les anciens propriétaires d’esclaves se
précipitèrent pour demander leur indemnité qui leur donnait les moyens d’investir ailleurs que dans
l’économie caribéenne et ainsi de se dissocier du stigma attaché à l’esclavage. Au cours de la seconde
moitié du XIXe siècle, les anciens maîtres d’esclaves, dans les West Indies, parvinrent à restaurer leur
image, alors que les supposés échecs de l’émancipation furent imputés aux anciens esclaves. La rébellion
de Morant Bay en 1867 servit à justifier la transformation de la Jamaïque comme colonie de la Couronne
sous le contrôle direct de Whitehall. Près de trente ans plus tard en 1895, il pouvait être érigée dans le
centre de Bristol la statue d’Edward Colston qui avait fait fortune en investissant dans la Royal African
Company entre 1680 et 1692 afin de célébrer l’action charitable envers les pauvres de la ville de l’un de
ses « fils les plus vertueux et les plus sages », tout en magnifiant l’expansion maritime de la Grande-
Bretagne. Pendant un siècle, d’un côté, la statue d’un marchand d’esclaves a pu trôner dans l’espace
public d’un ancien port de traite ; de l’autre, les origines esclavagistes de la fortune de maintes élites
britanniques sombraient dans l’oubli. Reconstituer les biographies et les patrimoines des 46 000 hommes
et femmes qui demandèrent une compensation comme le fait le programme de recherche Legacies of
Slave-Ownership (« Héritages de la propriété servile ») lancé par Catherine Hall ou faire tomber la statue
de Colston dans le port de Bristol le 7 juin 2020 constituent autant de manières d’interroger la place
donnée à l’histoire des maîtres et des marchands d’esclaves dans l’histoire nationale en Grande-Bretagne.
RÉFÉRENCES
N. Draper, The Price of Emancipation : Slave-Ownership, Compensation and British Society at the End of
Slavery, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
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W. Johnson, Soul by Soul : Life Inside the Antebellum Slave Market, Cambridge, Harvard University
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S. E. Jones-Rogers, They Were Her Property : White Women as Slave Owners in the American South,
New Haven, Yale University Press, 2019.
RENVOIS
L’invention de l’esclavage-marchandise ?
L’esclavage, entre loi et histoire
Les affranchis d’Apollon
L’esclave selon Augustin
Esclaves du sultan de Malacca… et du roi du Portugal
Une société esclavagiste à part entière
Être esclave dans une capitale impériale
L’ordre de la plantation
L’âge de la plantation
Révolutions atlantiques
Abolitionnismes et abolitions
Marché
PAULIN ISMARD
Une femme ou un homme, dont on indique le nom, le sexe, l’âge puis, sur la même ligne, un prix :
ainsi sont recensés la plupart des esclaves dans les inventaires de plantation jamaïcains ou nord-
américains à partir de la fin du XVIIIe siècle. La mention d’une valeur monétaire attachée à chaque esclave
est mystérieuse. Pourquoi recenser le prix d’esclaves lorsqu’ils furent achetés longtemps auparavant et ne
sont pas destinés à être vendus ? C’est que le montant retranscrit ne désignait ni le prix d’achat de
l’esclave ni celui de sa mise en vente. Il constituait plutôt une valeur de référence, susceptible d’évoluer
au cours de la vie d’un esclave, et à laquelle était indexé l’ensemble des opérations dont il était l’objet
(hypothèque, louage, contrat d’assurance, etc.). Certains maîtres avaient d’ailleurs pris l’habitude
d’évaluer régulièrement le montant de chaque membre du « capital humain » dont ils disposaient en
fonction des prix du marché. James Green Carson, grand planteur du Mississippi des années 1850, notait
ainsi scrupuleusement chaque année l’évolution de la valeur théorique de chacun de ses esclaves, en
fonction de leur vieillissement, de leur productivité, mais aussi des fluctuations du marché des esclaves.
Toutes les sociétés qui eurent recours à des esclaves ne les ont pas considérés à l’égal de
marchandises. Certaines ont même exclu la possibilité en fait, sinon en droit, qu’ils puissent être
transférés d’un propriétaire à l’autre : les nobis de la Corée de l’ère Chosŏn en vinrent ainsi à être
reconnus comme non transférables au cours du XVIIIe siècle. Les inventaires des plantations coloniales
manifestent néanmoins mieux que tout autre document la marchandisation des êtres humains dont
procède l’esclavage dans la plupart des sociétés, soit le double acte de dépersonnalisation et d’évaluation
d’un être en vue d’un échange sur un marché. Réduit à l’état de marchandise, soumis au droit de
propriété d’un autre, l’esclave ne cesse d’être accompagné d’un prix tout au long de sa vie.
Le commerce des esclaves repose en premier lieu sur des structures de marché spécifiques à chaque
société. L’étude des marchés d’esclaves, conçus comme des lieux délimités au sein desquels interviennent
certains acteurs (négociants, acheteurs, médecins… et esclaves), est évidemment indispensable. Mais
l’analyse des marchés d’esclaves, en tant que lieux régulés par des institutions, est loin d’épuiser les
relations que l’institution de l’esclavage entretient avec le marché dans sa plus grande généralité. Car le
marché n’est pas seulement un site au sein duquel se réalisent des transactions ; c’est aussi une modalité
singulière d’organisation des échanges régulée, selon des configurations chaque fois historiquement
déterminées, par le principe de l’offre et de la demande.
S’il va de soi que de nombreuses sociétés ont recouru à l’esclavage tout en ignorant l’institution du
marché, celle-ci a souvent été indispensable à l’avènement de sociétés esclavagistes. Aussi convient-il non
seulement d’observer le rôle que purent parfois jouer les esclaves sur la scène du marché, dont on a
souvent prétendu à tort qu’il était par nature émancipateur, mais aussi d’interroger les liens qui unissent
plus généralement le fait esclavagiste à l’avènement des économies de marché.
L’étude des prix des esclaves, tels qu’ils apparaissent dans les registres de vente ou dans les actes
notariés, fait partie des outils d’analyse prisés depuis longtemps par les historiens. Ceux-ci n’ont pas
manqué de reconstituer, même pour des périodes lointaines, leurs variations afin de comparer plusieurs
époques ou sociétés. Il est ainsi possible d’affirmer que le prix des esclaves était sensiblement plus faible
dans l’Athènes classique que dans la Rome d’époque impériale, dans la Jamaïque des premières décennies
du XVIIIe siècle que dans celle des années 1780-1800. La profitabilité relative de l’investissement dans le
travail servile ainsi que la valeur différentielle des esclaves (hommes ou femmes, créoles ou africains) ont
été, le plus souvent, au centre de ces enquêtes.
Une chose est certaine : les prix des esclaves ne sont jamais le fruit d’un processus abstrait et
universel qui répondrait à un principe d’équilibre entre l’offre et la demande. Leur construction est le
résultat de l’ensemble des éléments qui concourent à définir une structure de marché propre au
commerce des esclaves au sein de chaque société. Sous ce terme, il faut entendre à la fois le rôle plus ou
moins grand que jouent les marchés d’esclaves dans la reproduction de la population servile mais aussi
l’ensemble des éléments qui lui donnent sa forme et relèvent bien souvent de la longue durée des
sociétés, de leur géographie ou de leurs institutions. La position respective de l’offre et la demande est
évidemment essentielle, et les outils descriptifs des sciences économiques sont ici précieux. Selon que les
offreurs et les demandeurs sont plus ou moins nombreux – en situation de monopole ou oligopole, d’un
côté, de monopsone ou oligopsone, de l’autre – ou que l’accès au marché est plus ou moins ouvert (les
« barrières d’entrée » au marché), que la contrebande y règne ou pas, les règles qui organisent son
fonctionnement varient considérablement. Étudiées par Arnaud Orain, les négociations qui se déroulèrent
à Ouidah en 1720 entre les compagnies françaises, anglaises et hollandaises, en situation de concurrence
permanente, révèlent l’importance de tels enjeux. Pour empêcher « l’enchère des nègres » (selon
l’expression du Conseil d’État), les compagnies décidèrent en effet de se constituer en cartel (se
transformant en somme d’oligopsone en monopsone) afin de faire baisser les prix face au souverain de
Ouidah, alors en situation de quasi-monopole. Le statut même des acheteurs et des vendeurs – qu’ils
soient privés ou publics, donc en situation de réglementer le marché – est un autre élément déterminant.
Ainsi, en Chine ancienne, sous les Qin, les autorités locales étaient sans doute les principaux acheteurs et
vendeurs d’esclaves sur les marchés dont elles réglementaient en même temps le fonctionnement.
Bien d’autres éléments concourent à définir les structures de marché. Certains peuvent encore être
décrits en termes d’offre et de demande. L’asymétrie d’information au profit du vendeur est sans doute
sensiblement plus élevée sur les marchés d’esclaves qu’ailleurs, mais elle prend une forme différente
selon les réglementations qu’imposent les autorités et la nature même des populations réduites en
esclavage. Celle-ci est moins forte dans le cadre d’un marché interne de dimension régionale, concernant
des esclaves nés sur place, que dans le cas d’un commerce de longue distance. D’autres éléments
concernent plus directement la nature des transactions, que prédomine par exemple la vente au détail ou
« en gros ». Mais les structures de marché de chaque société esclavagiste sont le produit de
configurations plus générales encore, en amont de l’acte de vente. La distance entre les lieux de capture
(ou de « production ») des esclaves et celui de leur vente, qui fixe en particulier le coût du transport, est
capitale. Plus encore, la densité des réseaux marchands et leur hiérarchisation, d’une part, leur
segmentation éventuelle entre un marché externe et interne, méritent d’être observées au sein de chaque
société.
On entrevoit aisément que les structures de marché déterminent in fine des expériences
esclavagistes substantiellement différentes. Pour le mesurer, il suffit d’opposer deux régions qui eurent
pour point commun de recourir abondamment aux marchés d’esclaves et connurent durant un siècle une
croissance formidable de leur population servile : d’une part, les Caraïbes du XVIIIe siècle, et, d’autre part,
le monde méditerranéen du IIe siècle avant notre ère. Dans ce dernier cas, l’approvisionnement en esclave
reposait à la fois sur la traite avec les populations situées aux périphéries de la Méditerranée (Scythes,
Thraces, Galates), et sur un marché interne régulièrement alimenté par la guerre, exceptionnellement
dense et hiérarchisé, depuis de grandes places centrales redistributives (Délos ou Éphèse), jusqu’au sein
de chaque cité. Sans en être la cause principale, la densité des réseaux marchands reposant sur des
circuits courts contribua à la relative abondance de l’offre durant l’ensemble du IIe siècle, période durant
laquelle on a estimé que plusieurs centaines de milliers de transactions (peut-être jusqu’à 800 000) se
réalisaient tous les ans, sous la conduite de grands négociants mais aussi de nombreux particuliers.
Le commerce des esclaves dans les Caraïbes du XVIIIe siècle s’appuyait lui aussi sur un réseau
hiérarchisé de places marchandes. Kingston ou Cap-Français, comme Rio et Salvador au Brésil, Veracruz
au Mexique ou Charleston aux États-Unis étaient les principaux ports d’arrivée des esclaves avant qu’ils
soient revendus dans les différentes îles. Dans les Antilles françaises, la Martinique jouait un tel rôle à
l’égard de la Guadeloupe et de la Guyane. Les différences avec les structures de marché de la
Méditerranée antique sont toutefois nombreuses. Elles tiennent tout d’abord à la distance considérable
entre le lieu de « production » des esclaves (en Afrique) et leur lieu de vente, donc la dépendance du
marché caribéen in fine à l’égard du marché africain (où se négociait le prix de départ) ; à la distinction,
ensuite, entre deux types d’activité marchande, les opérateurs de la traite n’étant pas ceux qui vendaient
les esclaves dans les différentes îles (voir « Traites ») ; enfin et surtout, à la segmentation politique d’un
espace marchand trans-impérial, constitué de multiples barrières douanières. De fait, il était fréquent que
des marchands hollandais approvisionnent les West Indies ou les îles françaises, et le commerce des
esclaves à destination des possessions de la Couronne espagnole était assuré par des navires portugais,
hollandais, puis anglais. La segmentation politique des Caraïbes interdisait toutefois le plus souvent aux
marchands d’exercer dans d’autres îles que celles de leur nationalité d’origine – et en ce sens au moins, le
marché des esclaves aux Caraïbes était bien moins intégré que celui de la Méditerranée du IIe siècle avant
notre ère.
Les marchés d’esclaves peuvent être sous le contrôle d’organisations commerciales privées – comme
dans le sud des États-Unis – ou étatiques – tels les stataria des cités hellénistiques (IVe-Ier siècle avant
notre ère) ou le grand marché du Caire à l’époque ottomane (le Wakalat al-Jallaba), jusqu’à sa fermeture
en 1843. Il est malgré tout possible d’identifier certains traits morphologiques communs à la plupart des
marchés d’esclaves (M. Trümper) : l’existence de quartiers surveillés ou d’enclos pour les esclaves, qui
peuvent y demeurer plusieurs jours et y subir l’examen des potentiels acheteurs en prévision de la vente ;
la séparation en leur sein entre hommes et femmes esclaves ; l’étroit contrôle des entrées et des sorties ;
l’existence d’estrades ou de bancs sur lesquels les esclaves sont exposés. De tels marchés supposent bien
souvent l’existence en amont d’une infrastructure complexe pour loger les esclaves avant leur vente.
Ainsi, au XIXe siècle, les îles de Cos ou de Laros, en mer Égée, servaient à de nombreux marchands pour
« entreposer » et « remettre sur pied » les esclaves africains, avant qu’ils soient vendus au grand marché
d’Istanbul.
L’existence de quelques marchés monumentaux, bien documentés, ne saurait masquer la variété des
lieux dans lesquels le commerce des esclaves pouvait se dérouler. La pénétration de l’économie
esclavagiste dans l’ensemble de la société – en d’autres termes, la banalité même de la transaction sur les
êtres humains – se mesure d’ailleurs à cette diversité. On sait par exemple le rôle joué par les marchés
saisonniers et les foires du monde antique dans le commerce des esclaves. Au Ve siècle avant notre ère, le
sanctuaire d’Apollon à Anaktorion, en Épire, était ainsi l’occasion d’une panégyrie annuelle, au cours de
laquelle étaient vendus de nombreux esclaves. À quelques centaines de kilomètres, mais à presque deux
mille ans de distance, les foires biannuelles du bourg thessalien de Maskolur, dans la Thessalie ottomane
du XVIe siècle, donnaient aussi lieu à des ventes d’esclaves. Les manuels destinés à éclairer les futurs
maîtres d’esclaves dans la littérature arabe mentionnent régulièrement de tels marchés. Au XVe siècle, Al-
Amshati déconseille ainsi à un acheteur de se fournir sur les marchés saisonniers car les marchands y
seraient moins fiables. Ces marchés peuvent d’ailleurs mettre en relation des régions extrêmement
vastes. Chaque année, entre septembre et avril, de nombreux marchands du golfe Persique et d’Inde,
comme d’Afrique intérieure, convergeaient au XIXe siècle vers Berbera, sur la côte somalienne, où se
déroulaient de grandes ventes d’esclaves.
Même au sein des villes, il est rare que les marchés monumentaux soient le seul lieu de transactions
portant sur des esclaves. À Pékin, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les esclaves sont vendus aux
côtés de buffles et de chevaux sans qu’une place précise semble leur être attribuée. Au début du
e
XVIII siècle, s’il existait bien dans la ville de Charleston un marché d’esclaves, les entrepôts marchands et
les quais du port étaient les principaux lieux de transaction. L’analyse systématique des 408 ventes
réalisées à Rio de Janeiro entre février et mai 1869 laisse de même apparaître la gigantesque variété des
formes prises par les ventes d’esclaves à l’intérieur de la ville, qui se déroulent loin de tout lieu spécialisé
et sans impliquer le plus souvent de négociants professionnels (F. Zephyr et W. Berry).
Tout marché procède d’une construction institutionnelle supposant, si ce n’est la délimitation de
lieux spécifiques, un ensemble de prescriptions légales qui organisent les échanges. L’asymétrie des
informations dont disposent le vendeur et l’acheteur au sujet de la personne même de l’esclave constitue
un des traits caractéristiques de ce commerce. C’est la raison pour laquelle la législation portant sur la
vente des esclaves protège davantage l’acheteur que le vendeur dans la plupart des sociétés. Dans les
pays de Common Law qui en ont fait précocement une règle d’or du droit de la vente, le principe du
caveat emptor, qui veut que « l’acheteur soit vigilant » et impute à ce dernier la charge de prouver
l’existence d’une fraude sur la marchandise, était précisément suspendu dans la vente d’esclaves. Pour la
même raison, la publicité et la garantie de la légalité de la transaction sont des priorités. L’exigence de
publicité suppose parfois des installations spécifiques, tels les estrades des grands marchés aux esclaves
d’Istanbul, les espaces circulaires (les kukloi) de l’agora athénienne antique, ou encore les « panneaux
informatifs », à la manière des tituli suspendus au cou des esclaves romains qui indiquaient leur origine,
leur santé mais aussi leur propension à fuir. Elle requiert surtout la présence d’autorités publiques qui
assurent la légalité de la vente. Cette présence est particulièrement forte dans le cas d’une traite
« bureaucratisée » comme l’est la traite ottomane. De même, au sein du royaume de Loango (dans
l’actuelle République démocratique du Congo), au XIXe siècle, le mafouk assurait la police des marchés
d’esclaves. Non seulement il était responsable de la collecte des taxes sur la vente d’esclaves, au profit du
souverain, mais il fixait aussi les échelles de prix et contrôlait la régularité des ventes.
Le droit de rédhibition, soit la possibilité qu’a un acheteur, sous certaines conditions, de contester la
vente dès lors qu’il aurait constaté un « défaut » non signalé, relève d’une même exigence, et sous cette
dimension aussi le marché d’esclaves répondait à des principes singuliers. Le droit des cités grecques
antiques comportait ainsi des clauses précisant chaque fois le droit de rédhibition des acheteurs variables
en fonction des maladies de l’esclave que le vendeur aurait dissimulées. Par nature imprévisible (et donc
facilement dissimulable), la découverte d’une épilepsie qui n’aurait pas été déclarée par le vendeur
autorisait ainsi l’acheteur à faire annuler la vente de l’esclave durant un an dans la cité d’Abdère. Il en
allait de même à Istanbul au XVIIe siècle, où les maladies d’un esclave récemment acheté sont parmi les
causes les plus fréquentes de procès, qui font intervenir à titre d’expert des médecins pour confirmer la
maladie identifiée par l’acheteur. Les juristes musulmans n’ont d’ailleurs pas cessé de débattre au sujet
du périmètre, selon les différentes maladies possibles, à accorder au droit de rédhibition. Le traité (la
Tohfat) du jurisconsulte malikite de Grenade, Ibn ʿAsim, recense cinquante maladies susceptibles
d’annuler une vente et fait obligation au vendeur de mentionner toutes les maladies qu’aurait connues son
esclave. Sur le grand marché de Khartoum, au XIXe siècle, l’acheteur devait même déposer une certaine
somme en guise de caution et avait la possibilité d’évaluer l’esclave durant trois jours pour s’assurer que
celui-ci ou celle-ci ne présentait pas de « défauts » rédhibitoires (maladie mentale, syphilis… ou
grossesse).
Marchands d’esclaves : le terme recouvre des réalités bien différentes. Sans même évoquer les
négociants européens de l’espace atlantique et de l’océan Indien (voir « Traites »), les figures
monstrueuses de marchands d’esclaves ne manquent pas. Songeons à Hamed bin Muhammed el-Murjebi,
plus connu sous le nom de Tippu Tip. Métis arabo-swahili originaire de Zanzibar, il s’était taillé dans le
haut Congo de la fin du XIXe siècle un empire commerçant esclavagiste. Il agissait à la fois comme un
receleur d’esclaves aux dépens des populations qu’il dominait (et revendait le cas échéant), en même
temps qu’il maîtrisait les voies de communication qu’arpentaient les convois de captifs. La monstruosité
du personnage, dont l’abolitionnisme européen a construit la légende, ne doit pas masquer la banalité et
l’honorabilité de cette activité marchande dans la plupart des sociétés esclavagistes. Dans le monde
gréco-romain, les professionnels de la vente (somatemporoi ou andrapodokapeloi en grec) étaient fort
nombreux. Ils n’étaient toutefois qu’un maillon de la chaîne du commerce des esclaves. On ne saurait
négliger le rôle joué en amont par ceux qui étaient leurs principaux pourvoyeurs, qu’il s’agisse des pirates
(particulièrement présents en Crète, en Pamphylie ou en Afrique du Nord), ou de l’ensemble des hommes
qui accompagnaient les armées pour acquérir des esclaves sur le champ de bataille. Les marchands
d’esclaves étaient souvent regroupés sous l’Empire en association, célébrant le culte du Genius venalicii
et ils n’hésitaient pas à mettre en avant leur réussite professionnelle. Le commerce des esclaves relève
aussi d’une organisation professionnelle de type corporatiste dans l’Istanbul ottomane des XVIe et
e
XVII siècles, comme l’a montré Hayri Özkoray. Regroupant plus de 2 000 membres, celle-ci présente
plusieurs singularités au regard des autres corporations, qui tiennent à la nature même de son
commerce : elle n’admet en effet en son sein que des marchands musulmans, comme si seuls ces derniers
étaient officiellement en mesure d’exercer un droit de commerce sur d’autres êtres humains ; les femmes
y sont admises, car on leur réserve le traitement de certaines femmes esclaves.
Les profits générés par le commerce des esclaves expliquent qu’il ait pu donner lieu à des formes
d’organisation marchande sophistiquées. Les historiens des États-Unis ont montré que le taux de profit du
commerce des esclaves y était supérieur à la plupart des autres secteurs productifs, dépassant 10 % tout
au long du XIXe siècle. Plusieurs maisons de négoce d’esclaves n’avaient d’ailleurs rien à envier aux
entreprises les plus modernes de leur temps, par leur capacité à monter des opérations logistiques et
financières complexes. Dans les années 1830, la firme Franklin & Armfield Dealers in Slaves avait ainsi
construit une chaîne parfaitement intégrée d’achat d’esclaves depuis les États de la Chesapeake, jusqu’à
leur revente dans les maisons d’enchères du Mississippi ou de la Louisiane, qui étaient sa propriété.
Mais les marchands d’esclaves ne sont pas nécessairement ceux qui agissent lors de la vente. Dans
le monde arabo-musulman de l’époque médiévale, les courtiers (nakhkhasun) jouent un rôle prépondérant
au service des marchands. Contrairement à ces derniers, ils sont bien souvent des acteurs locaux,
clairement identifiés sur la place de marché, et il leur revient la charge de réaliser la vente, sous le
contrôle des autorités. Bien que les informations soient lacunaires, on devine une organisation similaire
sur les marchés urbains de la Méditerranée antique. Aux côtés des marchands, des courtiers, des
acheteurs ou leurs représentants, et des dépositaires de l’autorité publique, un certain nombre de
personnages étaient souvent mobilisés au cours des ventes. Dans les grandes villes espagnoles du
e e
XVI siècle comme sur les marchés du sud des États-Unis du XIX siècle, les médecins étaient régulièrement
requis à la demande des autorités ou des acheteurs pour ausculter les esclaves (voir « Corps »). Ils
intervenaient pour examiner – ou plutôt évaluer – leur santé, mais leur « expertise » entendait aussi bien
souvent déterminer la propension de l’esclave à la fuite ou à la maladie mentale, savoir charlatanesque et
raciste qui imprégna durablement l’imaginaire sudiste.
… et esclaves
Souvent représentés, parfois même visités – comme ceux du Caire ou d’Istanbul, véritables lieux
d’attraction touristique au cours du XIXe siècle –, les marchés d’esclaves ont été au cœur de la rhétorique
abolitionniste. La mise en vente est évidemment le moment où les principes de l’ordre esclavagiste et
racial s’expriment le plus cruellement. Pour l’esclave, elle représente un péril considérable, le destin
d’une vie se jouant à la faveur d’un contrat. Faut-il pourtant considérer que l’esclave n’y dispose d’aucune
marge de manœuvre ? Dans son manuel destiné aux futurs acheteurs d’esclaves, Ibn Butlân (XIe siècle)
recommande d’accomplir plusieurs entretiens avec l’esclave convoité, au cours desquels l’acheteur
devrait obtenir des informations sur le passé de ce dernier et son comportement avec ses précédents
maîtres. Il met surtout en garde l’acheteur qui serait confronté à un esclave trop affable et suggère de
reproduire à plusieurs reprises les entretiens (H. Özkoray). De tels conseils suggèrent que l’esclave était
en mesure d’influer sur le déroulement de la vente. Au sujet de la Louisiane du XIXe siècle, Walter Johnson
a d’ailleurs montré que les esclaves pouvaient se mettre préalablement d’accord avec leur propriétaire-
vendeur sur le récit de leur propre vie et la mise en valeur de leur compétence, ou même en soumettant
des exigences au futur maître. Pour l’esclave, l’enjeu essentiel résidait bien souvent dans le maintien de
liens familiaux qui existaient, le prix de vente étant alors moins élevé. Salomon Northrup rapporte le cri
qu’aurait lancé une mère pour convaincre son acheteur d’acquérir du même geste sa propre fille : « S’il te
plaît, Maître, achète Emily. Je ne pourrai pas travailler si elle m’est enlevée ; elle mourrait. »
Il est toutefois évident que la marge d’action des esclaves se réduisait le plus souvent à bien peu de
choses. En 1892, L. M. Mills, un ancien esclave de Louisiane, décrivait en ces termes l’alternative atroce à
laquelle pouvaient être confrontés les esclaves :
Quand un Nègre (Negro) était destiné à la vente, il devait aider à se vendre lui-même en
racontant tout ce qu’il était en mesure de faire. S’il refusait de se mettre en valeur et se
montrait réfractaire, il était certain d’être battu et de recevoir trente coups de fouet. Il était
fréquent qu’un homme soit obligé d’exagérer ses capacités, ses talents, et lorsque l’acheteur
découvrait qu’il n’était pas en mesure de réaliser ce qu’il avait promis, il était battu sans merci.
Peut-être faut-il dès lors admettre, à la suite de Daina Berry, que, parallèlement au prix négocié
entre le vendeur et l’acheteur, un autre prix n’a jamais cessé d’exister. Le « prix de son âme » – la soul
value, selon l’expression de l’historienne – serait le prix que l’esclave confère au respect de sa propre
personne, au nom duquel il était prêt à transiger avec son maître ou avec l’acheteur, et mettre en jeu sa
propre vie. Le récit que fait le missionnaire Luc da Caltanisetta d’un épisode qui se déroula sous ses yeux,
le 14 juillet 1695, alors qu’il se rendait à Pool Malebo (Kinshasa), au Congo, en offre une représentation
saisissante :
Un commerçant, agissant pour le compte du capitaine Francesco Pereira Bravo, voulut acheter
une esclave et son petit enfant encore au sein ; voyant son maître s’entretenir avec le
commerçant, cette femme soupçonna à son endroit qu’elle allait être vendue ; elle prit son
enfant et pleine de rage le jeta sur une pierre ; puis elle prit des mains d’un homme quelques
flèches, et, rageusement, se les enfonça dans la poitrine.
Comment penser de manière plus générale le lien entre l’institution esclavagiste et le marché
comme forme d’organisation des échanges ? Moses Finley avait fait de l’existence de marchés et de la
formation de surplus la condition indispensable à l’avènement de sociétés esclavagistes. On ne saurait
évidemment ignorer le lien qui unit le développement de l’esclavage aux Amériques et la constitution d’un
marché atlantique façonné par les impérialismes européens. C’est bien l’exploitation de productions (le
tabac, le sucre, le coton) commercialisées sur les marchés européens qui y nourrit le développement de
l’esclavage. Tout au long du XVIIIe siècle, le prix des esclaves sur le marché atlantique dépend d’ailleurs en
partie des prix des produits à l’exploitation duquel ils sont livrés.
Sans doute la proposition de Finley ne saurait rendre raison de toutes les configurations
esclavagistes, mais elle se vérifie régulièrement, bien au-delà du paradigme atlantique. On ne saurait
comprendre par exemple le développement de l’esclavage-marchandise en Grèce archaïque sans le
rapporter à l’expansion des espaces d’échanges et des opportunités commerciales en Méditerranée
orientale dans le courant des VIIe-VIe siècles avant notre ère. L’apparition du marché comme réalité
institutionnelle (sous le terme d’agora) est contemporaine du développement de l’esclavage, et les plus
anciennes lois sur l’achat et la vente, à Corinthe comme à Athènes, au début du VIe siècle avant notre ère,
portent d’ailleurs sur la vente des hommes. De même, la transformation de l’esclavage dans l’Occident
méditerranéen, aux Ve et VIe siècles, correspond à une rétractation des circuits d’échange. Le modèle de la
villa esclavagiste dont les productions sont destinées au marché décline, en même temps que la
circulation de biens et de capitaux rétrécit.
Observons surtout que le développement de marchés plus ou moins globalisés explique souvent
l’intensification du travail et l’orientation esclavagiste de certains territoires ou sociétés au fil de
l’histoire. Si des formes d’esclavage ont à l’évidence existé au sein des sociétés de l’Afrique de l’Ouest
avant leur contact avec l’Europe, tout suggère que la faible taille des marchés freinait son développement.
Seule la Côte-de-l’Or (Ghana) semble avoir pratiqué à une échelle considérable l’esclavage dès le
e
XV siècle, au point que celui-ci devienne la forme principale de travail et que des esclaves soient importés
de différentes régions de l’Afrique de l’Ouest. Or, comme l’a souligné G. Ugo Nwokeji, le développement
de l’esclavage y est inséparable de l’intensification de l’exploitation de l’or, destiné à l’exportation vers
l’Europe (par le biais des marchands portugais) et la Méditerranée (par celui des marchands musulmans).
De même, c’est en vue de l’exploitation de la noix de muscade que les Hollandais, en 1621, prirent le
contrôle des îles Banda, dans les Moluques (Indonésie), qui en étaient la principale région productrice, en
massacrèrent la population puis repeuplèrent l’île d’esclaves. Durant plus de deux siècles, l’exploitation
des Banda prit la forme d’une monoculture exportatrice orientée vers les marchés du monde entier et
dirigée depuis Amsterdam. Dans le golfe Arabique, à Mascate, au Koweït ou à Oman, au tournant des
e e
XIX et XX siècles, c’est encore la globalisation du marché de la datte, mais aussi et surtout des perles,
convoitées aux États-Unis comme en Europe, qui conduisirent les sultanats, face à la faiblesse de la main-
d’œuvre locale, à recourir massivement à l’achat d’esclaves, comme l’a montré Matthew Hopper.
L’esclavage féminin (majoritairement eurasien), de dimension domestique et sexuelle, fut alors supplanté
par un esclavage de grande ampleur, masculin et principalement originaire de l’est de l’Afrique, destiné à
la pêche des perles et à l’exploitation des dattiers.
Au-delà de ce constat général, il convient surtout de mesurer le rôle de l’esclavage dans la
marchandisation du travail. On pourrait certes considérer superficiellement que l’appropriation
esclavagiste, en ce qu’elle fait, non pas du travail, mais de la personne même de l’esclave dans son
intégralité une marchandise, entrave l’existence d’un marché du travail. Reconnaissons néanmoins que
bien souvent esclaves et libres participaient de facto à un même marché du travail non formalisé dans la
mesure où le recours au travail servile ou libre peut bien souvent relever d’une stratégie de la part des
employeurs et des maîtres. Lorsqu’ils coexistent, à l’échelle d’une cité (ainsi dans l’Athènes du IVe siècle
avant notre ère) ou d’un espace régional (comme dans l’Afrique de l’Ouest de la fin du XIXe siècle),
esclaves et travailleurs libres peuvent être placés en situation de concurrence, et le prix des esclaves
dépendre indirectement du prix de la main-d’œuvre des individus de statut libre (et des coûts de
transaction que suppose le recours à cette main-d’œuvre libre).
Mais l’interrogation se creuse encore dès lors qu’abandonnant les lieux consacrés de l’histoire du
capitalisme européen on fait un pas de côté pour observer un vieux droit esclavagiste, celui de la Rome
antique, dont l’héritage est considérable dans l’histoire longue des formes légales du travail en Europe. Il
semble en effet que le « détachement » du travail de la personne vivante du travailleur – la fiction de sa
marchandisation, en somme – fut tout d’abord pleinement élaboré au sein même du droit romain et plus
encore au sujet d’une pratique esclavagiste singulière, le louage d’esclave, comme l’a montré Y. Thomas.
Celle-ci permettait en effet à un maître de louer le travail de son esclave, défini comme son « fruit »
(fructus), en l’objectivant et en le dissociant de la personne même de l’esclave. Soustrait temporairement
au pouvoir du maître mais aliénable, le travail était ainsi isolé d’un corps qu’il convenait par là même de
protéger au titre de propriété, pour être potentiellement quantifiable et dénombrable en heures. Séparé
du corps de celui qui l’accomplissait, le travail s’inscrivait dès lors « dans le genre des choses dans le
commerce, librement aliénables, ainsi libéré de la sphère personnelle du statut » (Y. Thomas). Cette
conceptualisation du travail était tout à fait inédite. De fait, alors qu’une relation de travail entre deux
individus libres ne pouvait donner lieu à la forme salariale, c’est à l’intérieur même de la relation
esclavagiste que le travail aurait été pour la première fois isolé et envisagé comme une marchandise. En
somme, il faudrait peut-être admettre une permanence morphologique du schème esclavagiste dans le
salariat, et le travail-marchandise ne serait jamais qu’un esclavage déguisé.
Offrant aux échanges un cadre réglé par le principe du contrat et la loi des prix, le marché mettrait
en péril les hiérarchies statutaires traditionnelles et aurait une vocation émancipatrice : l’hypothèse a
longtemps été avancée par les historiens de l’Europe moderne et médiévale. Est-elle pertinente dans le
cadre des sociétés esclavagistes, lorsque les esclaves avaient les moyens d’accéder aux activités de
marché ?
Les figures d’esclaves commerçants ne manquent pas dans l’histoire, qu’il s’agisse des esclaves
engagés dans les réseaux commerciaux transsahariens des XVIIIe et XIXe siècles, ou ceux qui sillonnaient
l’océan Indien au service des grandes familles marchandes d’Arabie et d’Égypte aux XIVe et XVe siècles. Les
activités commerciales du grand marchand cairote Nasir al-Din al-Balisi reposaient par exemple en
grande partie sur un réseau d’esclaves itinérants qui jouaient le rôle de représentant en Inde, en
Abyssinie et au Yémen. La connaissance de ces esclaves dans la maîtrise des routes en faisait des experts
indispensables, jouant bien souvent un rôle d’intermédiaire à la croisée du monde des négociants et celui
des sociétés locales (voir « Mobilité »).
À l’intérieur de la plupart des sociétés esclavagistes, les lieux de marché urbains étaient souvent
fréquentés par des esclaves hommes et femmes. Ces derniers y exerçaient toutes les formes de petits
commerces informels – à l’image des femmes nkima (en kanouri) qui, à Sokoto, au XIXe siècle, vendaient de
l’eau au marché avec l’autorisation de leur maître. On connaît surtout le dispositif de l’esclavage « casé »,
selon l’expression de Claude Meillassoux, par lequel un maître confie à un de ses esclaves l’exploitation
d’une boutique ou d’un atelier, en lui laissant la liberté de commercialiser les productions dès lors qu’il lui
verse une rente régulière. Ce dispositif est une réalité massive des cités de la méditerranée antique,
comme des villes de l’Islam médiéval et de celles de l’Afrique de l’Ouest des XVIIIe et XIXe siècles, même si,
dans chaque cas, la responsabilité et l’autonomie octroyées à l’esclave varient considérablement d’une
société à l’autre. Les « esclaves de rapport » (escravos de ganho) des villes brésiliennes du XIXe siècle en
sont le cas le plus spectaculaire. À Rio, São Paulo, Santos ou Bahia, ceux-ci travaillaient dans la rue
comme vendeurs ou petits boutiquiers et payaient une rente régulière à leur propriétaire, sur une base
journalière ou hebdomadaire. Disposant d’un pécule indépendant de leur maître, ils jouissaient d’une
véritable autonomie, reconnue par la loi, pour conduire toutes formes d’affaires. Leur activité était
enregistrée et autorisée par les autorités municipales, et les contrats qu’ils rédigeaient en leur nom
avaient une valeur légale.
On ne saurait contester les pouvoirs émancipateurs de l’accès au marché pour les esclaves. Celui-ci
ne leur offrait pas seulement une mobilité et une relative autonomie économique, leur permettant le cas
échéant de se racheter. Il les inscrivait, plus ou moins temporairement, dans un monde commun à celui
des libres. La dimension proprement publique des espaces de marché, au sein desquels les esclaves
pouvaient de facto prendre la parole, est à cet égard significative. Ce n’est pas un hasard si, dans l’émirat
de Kano, au XIXe siècle, c’est le marché principal de la ville qui pouvait accueillir la protestation des
esclaves contre leurs maîtres : par un geste rituel appelé mike kafa – littéralement : l’allongement de la
jambe – celui-ci pouvait imposer l’ouverture d’un temps de dialogue avec son maître.
Mais les pouvoirs émancipateurs de l’accès au marché ne doivent pas être surestimés, en particulier
dans le monde de la plantation. Certes, dans le sud des États-Unis, en Jamaïque ou dans les Antilles
françaises, à partir de la fin du XVIIIe siècle, nombre de planteurs ont permis à leurs esclaves de
commercialiser une partie des productions agricoles récoltées sur les terres qui leur avaient été confiées,
et parfois même de louer leur force de travail comme charpentiers ou forgerons durant quelques jours.
Cela permettait parfois aux esclaves d’acquérir un maigre capital financier en vue du rachat de leur
liberté et limitait leur dépendance de l’esclave à l’égard du maître. Surtout, l’abandon physique de
l’univers de la plantation, ne serait-ce que le temps d’un dimanche, constituait en soi une rupture majeure
dans l’ordinaire de la domination esclavagiste.
L’étude du monde des plantations de la Caroline du Sud du XVIIIe siècle conduite par Robert Olwell
invite néanmoins à nuancer fortement la dimension émancipatrice de l’accès au marché. La plupart de ces
échanges s’y réalisaient en effet non pas en ville, mais à l’échelle de la communauté villageoise. L’accès
au marché était surtout l’enjeu d’un rapport de force récurrent avec les maîtres qui tendaient, sinon à
l’interdire, du moins à le contrôler au point parfois d’autoriser les espaces de commercialisation à
l’intérieur même de la plantation. De telles restrictions existaient aussi dans le contexte des villes
coloniales. Les autorités ont ainsi régulièrement légiféré pour conditionner le commerce des esclaves à
une autorisation de leur maître – ainsi à La Nouvelle-Orléans au XVIIIe siècle. De manière plus générale, on
peut douter que le marché ait pleinement neutralisé, même provisoirement, les distinctions statutaires
entre libres et esclaves. Les esclaves étaient exclus des dispositifs protégeant les personnes et
garantissant le droit de propriété, qu’on considère ordinairement au fondement de toute activité de
marché. La vulnérabilité et l’incertitude propres à la condition des esclaves ne s’évanouissaient pas une
fois que ces derniers posaient leur pied dans l’espace du marché. Les libres pouvaient ainsi régulièrement
en profiter pour modeler l’échange en leur faveur – ramenant en somme la relation entre un acheteur et
un vendeur à celle, asymétrique, opposant un blanc à un noir, un libre et un esclave.
* * *
Une solidarité étroite unit l’esclavage et le marché, entendue dans sa double dimension, à la fois
comme un lieu et une modalité spécifique d’organisation des échanges. Elle ne tient pas seulement à la
marchandisation des êtres réduits en esclavage. Bien sûr, les règles formelles et informelles qui
organisent les transactions d’esclaves méritent d’être décrites dans toute leur singularité : chaque société
esclavagiste est régie par une structure de marché singulière, qui est le produit d’une construction
institutionnelle originale, mais aussi d’un ensemble de variables relevant de l’histoire longue comme de la
géographie. En dépit de cette diversité, le commerce des êtres humains semble posséder certaines règles
communes, qui concernent la publicité de la vente ou la protection des droits de l’acheteur. Qu’ils
donnent lieu à des ensembles monumentalisés ou qu’ils soient dispersés au sein des villes, qu’ils soient
permanents ou épisodiques, les marchés d’esclaves font intervenir de nombreux acteurs (marchands,
courtiers, médecins, autorités de contrôle), et dans les scénographies terrifiantes qui s’y déroulent celles
et ceux qui en sont les principales victimes peuvent aussi manifester une certaine agentivité. Mais cette
solidarité réside surtout dans la contribution de l’esclavage à l’avènement de sociétés dans lesquelles le
marché en vient à organiser la plupart des échanges, depuis la Méditerranée antique jusqu’au capitalisme
atlantique de l’époque moderne. On peut même considérer que l’esclavage a paradoxalement contribué à
la marchandisation du travail.
Mais revenons à notre scène initiale : la mise en équivalence entre un homme et un prix, attestée de
manière spectaculaire dans nombre de documents des plantations coloniales. Saisir la portée de ces actes
d’écriture implique, on le comprend désormais, de restituer une scène aux dimensions considérables.
L’indexation de chaque être humain à un prix évolutif n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste de
pratiques comptables déterminées par l’existence de marchés. L’univers de la plantation esclavagiste,
quand il se caractérisait par la séparation de la propriété et du management, comme dans une grande
partie des États-Unis et des Antilles britanniques, fut le lieu de pratiques gestionnaire inédites, réalisées
le plus souvent par des professionnels et reposant sur la quantification non seulement des êtres, mais
aussi de leur production et de leur volume de travail. La généalogie du management moderne, et sa
référence à la notion de « capital humain », nous conduit en somme autant dans l’usine textile de la
révolution industrielle britannique que dans la Jamaïque du XVIIIe siècle ou dans le Mississippi antebellum.
RÉFÉRENCES
J. Bodel, « “Caveat emptor” : Towards a Study of Roman Slave-Traders », Journal of Roman Archaeology,
vol. 18, 2005, p. 181-195.
W. Johnson, Soul by Soul. Life inside the Antebellum Slave Market, Cambridge, Harvard University
Press, 2009.
C. Schermerhorn, The Business of Slavery and the Rise of American Capitalism, 1815-1860, New Haven,
Yale University Press, 2015.
Y. Thomas, « L’usage et les fruits de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail », Enquête,
no 7, 1997, p. 203-230.
M. Trümper, Graeco-roman Slave Markets. Fact or Fiction ?, Oxford, Oxbow Books, 2009.
F. Zephyr et W. Berry, « The Slave Market in Rio De Janeiro circa 1869 : Context, Movement and Social
Experience », Journal of Latin American Geography, vol. 9, no 3, 2010, p. 85-110.
RENVOIS
L’invention de l’esclavage-marchandise ?
Un grand port romain et ses esclaves
Captifs, traites et marchés : l’esclavage viking
De l’or et des esclaves : les routes transsahariennes de l’esclavage
Entre mer et lagune, un port sur la Côte des Esclaves
Des sociétés à l’épreuve de la traite transatlantique
Les villes esclavagistes de l’or
L’empire du sucre et du coton
Capitalisme
Mobilité
BENEDETTA ROSSI
« Libertas, ut eam definiamus, nihil aliud est quam absentia impedimentorum motus »
(Thomas Hobbes, De Cive, 2, 9, 9). Selon Thomas Hobbes, la liberté n’est « rien d’autre que l’absence
d’obstacle au mouvement ». La liberté d’aller où on le désire est l’un des principaux aspects de la liberté
mentionnés dans les actes d’affranchissement par vente fictive au dieu Apollon à Delphes, aux IIe et
er
I siècles avant notre ère. Et dans le monde arabe préislamique, l’homme qui surmontait une épreuve
difficile ou survivait à un danger pouvait remercier les dieux en rendant sa liberté à une chamelle, qui
devenait ainsi sâ‘iba. Consacrée aux dieux, la chamelle sâ‘iba pouvait paître dans n’importe quel champ et
circuler librement. Cette liberté parfaite se caractérisait par l’absence d’entraves aux mouvements – une
prérogative partagée par l’esclave libéré, lui aussi désigné par le terme de sâ‘iba. Ce terme est
sémantiquement lié à tout ce qui se déplace librement, sans contraintes : les animaux qui quittent leur
refuge et broutent sans retenue, l’eau des ruisseaux qui coule sans obstacle ou les serpents qui rampent à
terre. À l’instar de l’esclave grec qui obtenait sa liberté en étant vendu au dieu Apollon à Delphes,
l’esclave sâ‘iba de l’époque préislamique devenait libre dès lors qu’il retrouvait sa capacité à se déplacer
librement. Complètement libre, il était désigné par le titre de sâ‘ib et non de mawla, terme courant que
l’on appliqua plus tard à l’esclave libéré, dans la loi islamique. D’après Mohammed Ennaji, l’esclave sâ‘iba
représentait la forme d’émancipation la plus complète qui ait jamais existé dans le monde arabe.
Les créatures vivantes sont censées jouir du contrôle de leurs mouvements. Les exceptions à ce
principe de base sont répandues, mais nécessitent des justifications ; et, vice versa, la fuite d’un esclave
peut être exceptionnellement tolérée dans des contextes par ailleurs insensibles à la détresse des
individus assujettis. Ainsi, dans la Grèce antique, l’esclave fugitif qui trouvait refuge dans un sanctuaire
pouvait se voir accorder l’asile et les autorités débattaient de son cas, ce qui se concluait en général non
par son affranchissement mais par sa revente. En 1534, le pape Clément VII, né Giulio di Giuliano de’
Medici, émit un motu proprio qui offrait la liberté aux esclaves baptisés cherchant refuge dans certains
lieux spécifiques de Rome. Et au XIXe siècle, le droit malikite interdit la vente d’un « esclave en fuite,
comme celle d’un oiseau dans les airs ou d’un poisson dans l’eau ». Au sujet de cette règle,
Ghislaine Lydon explique : « Cette formule ambiguë laisse entendre que s’enfuir est la prérogative
naturelle de l’esclave, comme voler pour les oiseaux ou nager pour les poissons. » Ceux qui considéraient
cette prérogative comme commune à toutes les créatures comparaient les humains aux oiseaux et aux
poissons choisissant librement leurs trajectoires dans les cieux et les mers. Mais d’autres condamnaient
cette liberté totale, considérant qu’elle contredisait les hiérarchies sociales qui seules garantissent le bon
fonctionnement de la société. Dans son analyse de la métaphore pastorale du sâ‘iba, Houari Touati cite
des auteurs musulmans qui considéraient l’absence d’attaches du sâ‘iba comme dangereuse.
Depuis le début de la jurisprudence islamique au moins, le terme sâ‘iba a revêtu des connotations
négatives. Il était parfois associé aux femmes de mœurs légères et aux prostituées. Le mot apparenté sîba
décrit l’insubordination politique et la rébellion contre la loi légitime. Les perceptions négatives de la
liberté totale, incarnée par la liberté de mouvement sans entraves, sont récurrentes dans les discours qui
exaltent la hiérarchie comme indispensable au bon gouvernement des politiques et des foyers. Dans
Cannibals All ! Or Slaves Without Masters (1857), George Fitzhugh, écrivain américain favorable à
l’esclavage, défendait les vertus de l’esclavage patriarcal du Sud par opposition à l’esclavage salarié
produit par l’exploitation capitaliste. Contrairement aux oiseaux et aux animaux prédateurs qui, selon lui,
sont « naturellement libres », les humains sont comme les abeilles et les troupeaux « naturellement sujets
ou esclaves de la société ». Il attaquait là les théories de John Locke qui « risquaient de dissoudre et de
désintégrer la société, en supposant à tort qu’ils suivent ainsi la nature ». Les apologistes sudistes comme
Fitzhugh pensaient que le contrat social de Locke ne protégeait pas suffisamment les personnes
naturellement dépendantes. Se rangeant du côté d’Aristote, ils considéraient que les hiérarchies, au
nombre desquelles ils incluaient l’esclavage, étaient un dessein de Dieu, ou de la nature, et n’étaient pas
orchestrées par l’homme.
À l’inverse, Locke et Hobbes avant lui considérait que les êtres humains étaient égaux par nature ;
l’inégalité, acceptée par contrat, contenait en germe le chaos potentiel de l’état de nature. Afin de
défendre les avantages de l’inégalité (contractuelle), le De Cive épure la liberté des connotations
grandiloquentes qui l’opposent à la misère de l’esclavage : l’affirmation flegmatique selon laquelle la
liberté n’est rien d’autre que « l’absence d’obstacle au mouvement » complète la défense que fait Hobbes
de l’absolutisme comme renoncement consensuel, au nom du bien commun, au gouvernement de soi-
même. Il caractérise la réduction en esclavage du captif comme une alternative charitable à la mort qui
l’attend entre les mains du vainqueur d’une guerre juste, en posant une fois de plus la nécessité
d’abandonner sa liberté au nom d’un bénéfice plus grand. Le serviteur non enchaîné de Hobbes est
imaginé comme l’ancien captif réduit en esclavage ayant promis sa loyauté au vainqueur en échange de la
vie sauve que ce dernier lui a laissée (voir « Captifs »). Il est aussi libre qu’il le souhaite, dans son propre
intérêt et dans celui de la société (Hobbes, De Cive, 2, 9, 9). Les esclaves enchaînés sont ainsi restreints
dans leurs mouvements parce qu’ils n’ont censément pas pris conscience que l’obéissance volontaire au
maître ou au souverain était leur meilleure chance de mener une existence civilisée.
Plusieurs théories tendent à considérer la maîtrise de ses mouvements par un individu comme la
quintessence même de la liberté. En revanche, leurs auteurs divergent lorsqu’il s’agit d’évaluer la liberté
en termes positifs ou négatifs, et d’apprécier le degré d’imposition de restrictions aux mouvements de
groupes particuliers, dans des circonstances précises. La restriction de la mobilité est un trait
caractéristique de l’esclavage. Les mouvements des esclaves dépendent de la volonté de leurs maîtres.
Les esclaves les plus opprimés sont déplacés et contraints de porter des instruments qui limitent leurs
actions, tels que des chaînes et des fers. Les améliorations du statut d’esclave se traduisent en revanche
par une autonomie accrue. De telles circonstances n’existent jamais en dehors des considérations morales
sur les catégories de personnes qui devraient être, ou non, autorisées à contrôler leurs mouvements et
leurs actions. Les auteurs favorables à l’esclavage comme Fitzhugh conçoivent l’esclavage comme une
institution bénigne permettant aux personnes naturellement inaptes à l’autonomie de bénéficier du
dominium d’un maître légitime ; le corollaire en est que les personnes dépendantes agissent (se
déplacent) comme le leur ordonnent ceux qui sont naturellement aptes à gouverner. Ces auteurs
s’opposent à Locke et Hobbes en ce qu’ils n’envisagent pas la restriction de la liberté comme la
conséquence d’un contrat social (modifiable) établi pour le bien de la société civile ; ils pensent plutôt que
restreindre la liberté revient à tenir compte des prédispositions innées, et donc immuables, d’êtres que la
nature a fait différents. Ceux qui sont inaptes au gouvernement de soi-même tirent profit de cette
dépendance : ils trouvent leur place, en même temps qu’un maître.
Cette dépendance s’accompagne d’une mobilité limitée, c’est-à-dire d’une mobilité proportionnelle
aux besoins du groupe, ou du troupeau. La plupart des sociétés acceptent que certains subissent une plus
grande coercition que d’autres. L’état de l’esclave enchaîné est une condition extrême destinée à rendre
un individu soumis à un maître, dont seule la volonté peut permettre l’accroissement progressif de son
autonomie. Le maître peut être considéré, alternativement, comme tirant son autorité soit d’un contrat
social, soit de la volonté de Dieu ou de la nature. Au cours de l’histoire, ces logiques ont légitimé le
pouvoir du vainqueur sur le vaincu, et du maître sur l’esclave. Avec l’abolitionnisme, l’esclavage est
devenu une aberration, et tous les humains se sont vu reconnaître le droit d’avoir au moins une certaine
maîtrise de leurs mouvements. Les chaînes brisées étaient le symbole abolitionniste de la fin de
l’esclavage. Mais des systèmes de laissez-passer aux passeports, force est de constater que le droit de se
déplacer librement est resté soigneusement réglementé. Canaliser la circulation des hommes et contrôler
leurs mouvements sont les attributs fondamentaux de tout pouvoir.
Moses Finley a décrit le mouvement par lequel la société romaine est devenue dépendante d’un
esclavage d’origine externe. La production agricole excédentaire, l’expansion du commerce au loin, la
demande des élites en produits de luxe exotiques, la centralisation politique et l’avènement d’États forts,
capables de contrôle et de coercition, figurent parmi les facteurs qui permirent l’asservissement de larges
groupes de subordonnés formant une strate distincte de la société. L’oppression systématique de
personnes considérées comme corvéables et interchangeables, et auxquelles l’intégration dans la société
libre était refusée de génération en génération, engendrait bien entendu des inquiétudes à l’égard des
rebelles et des fugitifs. Ce régime complexe d’oppression des esclaves prévoyait divers traitements des
fugitifs. Dans ses Res Gestae (25), l’empereur Auguste affirmait avoir rendu 30 000 esclaves fugitifs à
leurs propriétaires afin qu’ils les punissent. Le droit romain regorgeait de règles relatives à la capture des
esclaves en fuite. Le Digeste de Justinien comprenait ainsi une section sur les fugitifs (De fugitivis) qui
décrétait que les fonctionnaires publics trouvant un fugitif devaient le remettre aux autorités municipales.
Les fugitifs qui n’étaient pas réclamés par leurs maîtres au bout d’un certain délai étaient vendus par le
fiscus.
Dans les sociétés esclavagistes, la crainte de l’évasion des esclaves relevait de l’obsession, et les
punitions réservées aux fugitifs étaient draconiennes. L’évolution de la législation sur les fugitifs en
Caroline du Sud entre 1690 et 1740 atteste de la précision croissante des lois traitant de l’évasion des
esclaves. Le premier Code général « pour mieux contrôler les esclaves » de février 1690, calqué sur le
modèle de celui de la Barbade, se concentrait sur le contrôle de la mobilité des esclaves. Il établissait que
les esclaves amenés à sortir des sites sur lesquels ils travaillaient pour leurs maîtres devaient, pour ce
faire, présenter des autorisations de déplacement, les tickets-of-leave. Ceux qui ne produisaient pas ce
document pouvaient être appréhendés et punis par n’importe quel membre de la population blanche. Ce
code était régulièrement révisé et mis à jour. À mesure que la proportion d’esclaves africains augmentait,
la nature et la gravité des sanctions infligées aux fugitifs s’intensifièrent. Le Code de 1712 stipulait que
l’esclave (homme ou femme) qui s’enfuyait pour la première fois devait être puni de quarante coups de
fouet ; en cas de deuxième évasion, il était marqué au fer sur la joue ; à la troisième tentative, il devait
être fouetté et avoir une oreille tranchée. Une quatrième récidive valait à la femme esclave de se faire
couper la deuxième oreille et marquer à l’autre joue, tandis que les hommes étaient émasculés. Quant à
ceux qui s’échappaient une cinquième fois, on les mutilait en leur tranchant le tendon d’Achille, punition
qui limitait de façon permanente leur capacité physique à marcher. Couper le tendon d’Achille du fugitif
récidiviste réaffirmait symboliquement la puissance du maître, comme dans le contrappasso, chez Dante,
où la punition est contraire à la faute commise : les esclaves qui avaient osé se déplacer librement
perdaient à jamais leur capacité à le faire.
En 1735, les esclaves africains étaient deux fois plus nombreux que les Européens en Caroline du
Sud. Le Code de 1735 stipulait que les propriétaires qui permettaient à leurs esclaves « de faire ce qu’ils
voulaient, d’aller où bon leur semblait, & de travailler où ils le souhaitaient » étaient condamnés à une
amende. Au lendemain de la révolte de Stono qui éclata en 1739, toutes les personnes ayant contribué à
la répression de la révolte, de quelque manière que ce fût (généralement en tuant des rebelles) furent
totalement absoutes. Les insurgés de Stono, esclaves en fuite qui avaient décidé de pouvoir se déplacer
librement, avaient attaqué des blancs. En représailles, ils furent tous massacrés. De façon générale,
toutes les tentatives des esclaves pour reprendre le contrôle de leur vie furent systématiquement et
violemment réprimées. Et pourtant, la majorité de ces mouvements n’avaient pas pour intention de se
rebeller contre la suprématie blanche. La fuite était extrêmement courante, malgré les dangers qu’elle
représentait, et visait très souvent à aller rendre visite à d’autres esclaves africains avec lesquels les
fugitifs avaient des liens forts, communautaires ou affectifs (voir « Résistance »). Les mères esclaves
s’enfuyaient pour aller voir les enfants dont elles avaient été séparées ; les amoureux et les amis
s’échappaient pour retrouver ceux qui leur étaient chers. Au cours de leur périple, les fugitifs étaient
aidés par d’autres esclaves qui les abritaient et les protégeaient.
Les actions de ces esclaves, tout à fait évidentes, étaient pourtant qualifiées de maladie mentale par
des argumentaires pseudo-scientifiques qui tentaient de dissimuler la coercition sous prétexte de
protection. En 1851, le docteur Samuel Cartwright, psychologue ayant exercé dans le Mississippi, en
Louisiane et en Alabama, publia sa théorie sur la « drapétomanie », une maladie qui pousserait les
esclaves noirs à se révolter et à s’échapper. Cartwright, qui croyait que les noirs étaient biologiquement
inférieurs, dotés d’un cerveau plus petit et d’un système nerveux trop développé, pensait que sa
découverte apporterait une caution scientifique aux rapports établis par les contremaîtres. Mais, au cas
où les arguments pseudo-scientifiques qu’il invoquait ne suffiraient pas à convaincre ses lecteurs de la
justesse de ses conclusions, il s’appuyait également sur la Bible :
Si l’homme blanc tente de s’opposer à la volonté divine en essayant de faire du nègre autre
chose qu’un “génuflecteur soumis” (car c’est ainsi que le Tout-Puissant a décrété qu’il devait
être), en tentant de l’élever au même rang que lui-même […] ; ou s’il abuse du pouvoir que Dieu
lui a donné sur son prochain, en se montrant cruel avec lui, en le punissant par colère, en
négligeant de le protéger contre les violences gratuites de ses congénères et de tous les autres,
ou en lui refusant le confort ordinaire et les éléments indispensables à sa vie, le nègre
s’enfuira ; mais s’il le maintient dans la position qu’il doit occuper d’après les Écritures, c’est-à-
dire, une position de soumission, […] le nègre est comme envoûté et ne peut s’enfuir.
En d’autres termes, les personnes réduites en esclavage devaient être protégées contre leur propre
pulsion autodestructrice de fuite. Si les propriétaires d’esclaves ne parvenaient pas à trouver en eux les
ressources pour s’inquiéter charitablement de la santé mentale de leurs dépendants, leur respect pour
Dieu devait suffire à les convaincre. Dans un cas comme dans l’autre, la prévention efficace de la fuite des
esclaves était un devoir moral du maître.
Dans sa forme la plus dure, on l’a vu, l’esclavage coïncide avec le déni complet de la capacité d’un
individu à se déplacer librement. L’autonomie de ses déplacements est remplacée par des migrations
forcées vers des destinations choisies par les esclavagistes. Les corps des esclaves sont entravés par des
chaînes et subissent maints supplices. Soumettre un grand nombre de personnes à des formes de
coercition aussi extrêmes nécessite des investissements technologiques et financiers considérables, une
capacité logistique importante et un capital symbolique fort. Même si, au cours de l’histoire, le
déplacement massif d’esclaves n’a pas toujours été coordonné par un seul pouvoir dominant, il s’effectuait
dans le cadre des réglementations de l’État et sous l’égide de grandes entreprises commerciales. Le
transfert forcé de millions d’esclaves vers les lieux où leurs propriétaires bénéficiaient de leur travail
différait des cycles de raids et contre-attaques, et des transactions occasionnelles qui permettaient aux
foyers de croître en nombre par l’intégration d’étrangers à un niveau local. Les plus importantes traites
d’esclaves dans le monde furent systématiquement planifiées, soigneusement institutionnalisées,
légitimées par la morale, approuvées par la loi, et eurent des conséquences démographiques,
économiques et culturelles à l’échelle mondiale (voir « Démographie » ; « Traites »).
Dans l’Antiquité, la traite des esclaves entre l’Afrique et l’Europe s’effectuait dans les deux sens.
Michael McCormick a souligné l’importance des marchés africains pour le commerce d’esclaves
européens – et italiens, en particulier. Les migrations forcées vers l’Afrique de populations originaires
d’Europe de l’Est sont également attestées, comme l’illustre le cas des soldats esclaves venus de la mer
Noire et redéployés dans l’Égypte musulmane pendant quatre à cinq siècles. Ces esclaves, communément
appelés « mamelouks », devinrent finalement si puissants qu’ils conquirent le sultanat en 1250 de notre
ère. Le commerce antique d’esclaves et de marchandises entre l’Afrique du Nord et les autres rivages de
la Méditerranée entraîna d’importantes redistributions de population. Les contacts entre l’Afrique du
Nord et l’Afrique subsaharienne étaient probablement moins développés. Mais, à partir du VIIe siècle de
notre ère, l’expansion de l’Islam en Afrique du Nord et l’interdiction légale de réduire des musulmans en
esclavage provoquèrent une demande en esclaves « païens », c’est-à-dire en esclaves qui devaient être
capturés dans des pays dirigés par des rois considérés comme païens, puis être ramenés sur les terres
d’Islam.
La traite transsaharienne et celle de l’océan Indien ont toutes deux précédé et survécu à la traite
atlantique, bien davantage étudiée. Ralph Austen estime qu’entre 800 et 1900, 4 millions de personnes
environ furent forcées de traverser le Sahara. Deux autres millions environ arrivèrent en Égypte par la
vallée du Nil, en provenance d’Éthiopie et du Sud-Soudan, et environ 4 millions d’autres esclaves furent
envoyés au Moyen-Orient et en Inde par la mer Rouge et l’océan Indien. Ce total de 10 millions de
victimes est comparable au chiffre approximatif de 13 millions d’Africains contraints de monter à bord des
navires à destination du Nouveau Monde. La traite transsaharienne a donné naissance à des
communautés diasporiques d’Africains subsahariens en Afrique du Nord et dans les pays islamiques où
opéraient les réseaux commerciaux musulmans nord-africains. De même, pendant plus d’un millénaire, la
traite dans l’océan Indien a redistribué les esclaves entre la côte de l’Afrique de l’Est et la mer de Chine
méridionale, soit un espace gigantesque. La présence d’esclaves d’Afrique de l’Est est attestée en Chine
vers l’an 800 de notre ère. La révolte des Zanj, insurrection d’esclaves est-africains dans le sud de l’Irak
en 869, témoigne de leur présence précoce autour du Tigre. Des dizaines de milliers d’esclaves
« abyssiniens » auraient travaillé sur les terres agricoles de la noblesse du Bahreïn au Xe siècle. Des
esclaves africains furent également vendus en Inde pendant une bonne partie du XIXe siècle.
Puis, dans la première moitié du XIXe siècle, en réponse au déclin de la traite des esclaves d’Afrique
de l’Ouest, la migration forcée des esclaves venus d’Afrique de l’Est quadrupla. La traite transatlantique
représentait la plus importante migration forcée d’êtres humains sur de longues distances, jamais vue
dans l’histoire. Elle avait duré environ quatre cents ans, au cours desquels des navires européens et
américains, spécifiquement conçus pour convoyer des cargaisons humaines, avaient transporté plus de
12,5 millions d’Africains réduits en esclavage à destination des Amériques. Après son abolition, la traite
dans l’océan Indien atteignit des sommets ; pas moins d’un esclave transatlantique sur cinq était
originaire de l’océan Indien dans les années 1840, période où les trafiquants d’esclaves contournaient le
cap de Bonne-Espérance pour éviter l’escadre britannique d’Afrique de l’Ouest qui patrouillait le long de
la côte atlantique de l’Afrique.
Les abolitions de la traite du début du XIXe siècle reconfigurèrent les migrations forcées des esclaves.
Un commerce qualifié de « légitime » se développa avec l’Afrique. Les produits les plus importants de ces
échanges commerciaux étaient l’arachide, l’huile de palme et le caoutchouc. Le caoutchouc, le cacao et le
coton gagnèrent en importance au début du XXe siècle. Aux XIXe et XXe siècles, la demande européenne pour
ces produits entraîna une augmentation de l’utilisation de main-d’œuvre esclave dans la production et le
commerce africains. Les jihads qui se répandirent tout au long du siècle, du fleuve Sénégal aux hauts
plateaux du Cameroun, intensifièrent également l’esclavage en Afrique de l’Ouest. Ces dynamiques
économiques et politiques se combinèrent pour convoyer les captifs réduits en esclavage vers les zones de
production agricole. En Afrique de l’Est également, des dynamiques similaires furent à l’œuvre.
L’abolition de la traite transatlantique ouvrit de nouvelles routes de migrations forcées, non
seulement sur le continent africain, mais aussi dans ces régions qui importaient auparavant des esclaves
africains. Gregory O’Malley montre comment l’imposition de contrôles de plus en plus efficaces sur la
traite transatlantique entraîna une hausse de la traite intracontinentale, en Amérique et dans les
Caraïbes. Le continent américain acquérait des esclaves directement en Afrique mais aussi dans les
Caraïbes. Les planteurs caribéens préféraient toutefois vendre des esclaves africains récemment arrivés,
plutôt que ceux dits « acclimatés » (seasoned) qui avaient acquis une certaine familiarité avec les régimes
de travail antillais. Du XVIIe au début du XIXe siècle, la proportion d’esclaves nord-américains ne provenant
pas directement d’Afrique fut croissante. Avec la fin de la traite transatlantique de l’Afrique vers le Brésil,
le commerce des esclaves au sein même de l’empire brésilien prit de l’ampleur. Herbert Klein a montré
que la majorité des esclaves faisant l’objet d’une traite intérieure n’étaient pas des ouvriers agricoles,
mais des esclaves urbains destinés à des activités spécialisées générant des profits plus importants pour
les employeurs. Ce n’est qu’à l’occasion des pics du cours du café que le commerce par mer entre les
ports du nord-est et du sud et les zones centrales de production du café fournit des ouvriers agricoles. Les
migrations forcées massives étaient coûteuses et donc stratégiques : les décisions concernant les
personnes à déplacer, les lieux de destination et les modalités de transport étaient prises par les
marchands d’esclaves en réponse à des incitations économiques et politiques.
Circonscrire les mouvements des non-libres n’a jamais été l’apanage de l’esclavage. La restriction
des mouvements est un instrument de coercition fondamental dans toutes les institutions analogues à
l’esclavage, comme le servage et les diverses formes de non-liberté qui caractérisaient le Moyen Âge
européen. Dans l’Antiquité européenne tardive, à mesure que l’esclavage disparaissait, les coloni
(« métayers ») voyaient leur liberté de plus en plus restreinte par des règles qui les liaient à des terres
qu’ils ne possédaient pas. Dès le règne de l’empereur Dioclétien, à la fin du IIIe siècle, la mobilité des
coloni fut réduite et, dans certaines régions, ils perdirent la liberté de s’éloigner des terres qu’ils
cultivaient. Plus tard, en 530 de notre ère, Justinien, l’empereur romain d’Orient, remarquait que les
coloni, alors qualifiés d’adscripticii, ressemblaient à des esclaves : quae etenim differentia inter servos et
ascripticios intellegetur… ? (Corpus Iuris Civilis, 11, 48, 21). Comme le souligne Jean-Pierre Devroey ici
même, le point commun fondamental entre la condition des esclaves et celle des métayers non libres était
leur incapacité à se déplacer librement. Du VIIIe au Xe siècle, les moines de Saint-Germain-des-Prés
limitèrent non seulement la mobilité des paysans masculins non libres, mais ils régulèrent également la
circulation des paysannes, en les distribuant comme épouses aux métayers de différents domaines.
La perméabilité croissante entre le statut des coloni et celui des esclaves sous le Bas-Empire romain
répondait à la mise en œuvre de la culture permanente des terres et du paiement des impôts – obligations
que beaucoup, en l’absence de coercition, auraient tenté d’éviter. Des circonstances similaires, quoique
dans des contextes différents, donnèrent lieu à des solutions analogues. Dans la première moitié du
e
XVII siècle, Juan de Solórzano, juge des tribunaux royaux de la vice-royauté du Pérou à Lima, établit un
parallèle entre le yanaconazgo inca et la situation des coloni adscripticii telle que définie dans le Code de
Justinien. Bien que les sources sur les caractéristiques préhispaniques du yanaconazgo soient rares, nous
savons qu’il s’agissait de services de travail récurrents effectués par des groupes marginaux au profit des
rois et élites incas, et qu’il pouvait s’agir d’un mode de gestion des captifs de guerre. Comme l’explique
Francisco Cuena Boy, en assimilant le yanaconazgo inca au colonat romain, Solórzano pouvait prétendre
respecter la liberté formelle des yanaconas, tout en les liant à la terre qu’ils devaient cultiver. À l’issue de
ce processus, le yanaconazgo comme le colonat étaient transformés. Mais l’assimilation du premier au
second – un statut si ambigu que Justinien lui-même se demandait ce qui le différenciait de l’esclavage –
permettait au juriste de Lima de s’appuyer sur le prestige du droit romain, d’éloigner symboliquement le
yanaconazgo de l’esclavage et d’adapter une institution indigène aux besoins de la vice-royauté en
imposant une interdiction héréditaire d’abandonner la terre. L’esclavage, le colonatus et le yanaconazgo
sont des institutions dont le sens précis a évolué avec le temps, en gardant comme constante le souci
fondamental de contrôler les déplacements des personnes. Et pour les esclaves comme pour les non-
libres, les améliorations minimes de leur condition prenaient la forme d’un accroissement de leur mobilité
autonome.
Les esclaves ne circulaient pas seulement en tant que biens meubles. Ils étaient également des
agents œuvrant pour le compte de leurs maîtres, intégrés dans des réseaux de commerce au loin, des
missions diplomatiques, et des entreprises qui requéraient des compétences de navigation. Il existait de
nombreuses façons d’être esclave et autant de façons de circuler qui allaient de l’esclave entravé de fers
et obligé de se transporter lui-même jusqu’au lieu de sa vente, aux esclaves travaillant comme guides et
spécialistes du voyage. Camille Lefebvre a montré que certains esclaves du centre du Sahel avaient acquis
au XIXe siècle la réputation de véritables experts du voyage en terres étrangères. L’esclave Anjay Isa,
évoqué par Bruce Hall, se déplaçait à la fois pour les besoins de l’entreprise de son maître, en tant
qu’agent commercial, et pour développer ses propres projets commerciaux en collaboration avec d’autres
agents, libres et esclaves, le long de la route commerciale entre Ghadamès et Tombouctou. L’ampleur de
sa marge de manœuvre dépendait de la confiance de son maître en sa loyauté. Les déplacements d’Anjay
n’étaient ni totalement dépendants ni complètement libres. Il avait maintes occasions de s’échapper, mais
il n’en profitait pas. L’évasion, avec les risques qu’elle comportait avant l’abolition légale, ne lui aurait pas
accordé les mêmes bénéfices que la loyauté.
Lorsque les esclaves étaient reconnus en tant qu’experts du voyage et de la navigation, ils
parvenaient à atteindre une certaine mobilité sociale. Cela leur permettait à leur tour de profiter des
voyages pour améliorer leur condition au point que la fuite et la rébellion devenaient peu attractives. Les
esclaves qui se sentaient le plus en sécurité pouvaient alors soutenir les esclaves les plus défavorisés.
Jeffrey Bolster a montré comment les marins afro-américains connus sous le nom de Black Jacks aidaient
les esclaves fugitifs à ne pas être capturés et à rejoindre des endroits où ils pouvaient recouvrer un
minimum de liberté et de dignité. Après l’abolition de l’esclavage, les migrations libres ouvrirent la voie à
l’émancipation. Aux États-Unis, 6 millions d’Afro-Américains qui vivaient dans les États du Sud
entamèrent un mouvement de masse connu sous le nom de « grande migration » vers les villes
industrielles du Nord, dans le dernier quart du XIXe siècle, phénomène qui se poursuivit pendant la
première partie du XXe siècle.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’abolition dans les étroites possessions coloniales européennes
sur la côte d’Afrique de l’Ouest donna lieu à d’importants déplacements d’esclaves en partance pour les
territoires européens où l’esclavage était désormais illégal. Au XXe siècle, à la suite de l’occupation
coloniale de l’Afrique de l’Ouest et à l’application progressive des décrets d’émancipation, les anciens
esclaves migrèrent au sein des territoires européens. Ils partaient pour retrouver leur foyer d’origine
(lorsqu’ils savaient d’où ils venaient) ou pour s’installer dans des régions où s’ouvriraient à eux de
nouvelles opportunités. L’agentivité des esclaves se manifestait par des départs massifs de la région où
avait eu lieu l’asservissement initial. Martin Klein estime qu’entre 1906 et 1911 plus de 1 million
d’esclaves pourraient avoir fui vers leurs anciens foyers d’Afrique-Occidentale française. Lovejoy et
Hogendorn avancent qu’entre 1897 et 1907 ce sont jusqu’à 200 000 esclaves qui s’enfuirent à la suite de
la conquête britannique du califat de Sokoto. Les administrateurs européens s’efforcèrent de contenir le
mouvement d’émancipation qu’ils avaient provoqué, mais, dans l’ensemble, ils ne parvinrent pas à arrêter
les anciens esclaves dans leurs migrations.
Tous les esclaves ne rompirent pas les liens de dépendance qu’ils entretenaient avec leurs anciens
propriétaires. Certains préférèrent renégocier leurs relations et profiter du patronage de leurs anciens
maîtres. Lotte Pelckmans, Jean Schmitz et Ann McDougall ont bien décrit comment, au Mali, au Sénégal
et en Mauritanie les relations nées dans l’esclavage furent mobilisées par les dépendants pour rappeler
leurs obligations aux anciens maîtres devenus leurs protecteurs. En échange de la continuité de leur
soumission, ils obtenaient l’accès aux ressources productives, aux emplois et postes attractifs, et à
l’hospitalité au cours de leurs migrations. Certains migrants d’ascendance esclave s’appuyaient sur les
réseaux sociaux des familles de leurs anciens maîtres dans la capitale et dans d’autres grandes villes.
D’autres profitaient des migrations pour enterrer un passé qui les stigmatisait et n’aurait jamais pu être
effacé dans leur lieu d’origine. Florence Boyer, qui a effectué des recherches sur ces questions auprès des
sociétés touareg de Bankilare dans le Niger actuel, a constaté que les personnes d’ascendance servile qui
partaient vers les villes d’Afrique de l’Ouest pour des migrations saisonnières de travail avaient une très
grande capacité à surmonter, à l’étranger, le désavantage que pouvaient constituer leurs origines. Mais
une fois rentrées chez elles, même après des années d’absence, elles retrouvaient leur place au plus bas
d’une hiérarchie demeurée rigide. Au lieu de l’esclavage d’autrefois, c’était leur passé qui les poursuivait.
Seul un départ définitif pouvait les en libérer.
Les administrations abolitionnistes se révélèrent fort peu progressistes quant aux déplacements
autonomes des esclaves libérés. Les stratégies d’auto-émancipation mises en œuvre par ces migrants
anciennement esclaves furent contrariées par des politiques qui, en limitant leur circulation, leur
refusaient l’autonomie. Les lois sur les passeports intérieurs ont une longue histoire en Afrique du Sud.
Les tentatives des colons européens de réduire par divers moyens la liberté de mouvement des Africains
remontent à l’esclavage légal, au début du XVIIIe siècle. Pourtant, près d’un siècle après l’abolition de
l’esclavage, le Native Urban Areas Act de 1923 inscrivait dans la législation de l’État le contrôle strict des
déplacements des Sud-Africains noirs, en instaurant l’obligation pour les hommes africains de se munir de
laissez-passer s’ils se trouvaient dans les grandes et moyennes villes sud-africaines, déclarées zones
« blanches ». Des actes législatifs successifs élargirent le champ d’application de ces lois, déterminant où
les Africains pouvaient résider, limitant leur capacité à se déplacer librement et les rendant entièrement
dépendants des blancs pour trouver un emploi. Entraver leur mobilité revenait fondamentalement à
entraver leur liberté, car les Africains incapables de produire ce laissez-passer devant des policiers
risquaient d’être arrêtés. Michael Savage estime qu’au plus fort de l’apartheid, à la fin des années 1960,
les lois sur les laissez-passer donnaient lieu à plus de 620 000 poursuites judiciaires par an. Le régime de
l’apartheid avait créé des bantoustans où les travailleurs noirs étaient contraints de vivre et dont ils ne
pouvaient sortir que pour des motifs professionnels, à condition de détenir un laissez-passer.
De nos jours, les préoccupations au sujet de l’esclavage moderne sont subordonnées à la nécessité
plus pressante de contrôler la circulation des travailleurs migrants venus des pays pauvres. Les pays
européens à revenu élevé ont instrumentalisé l’esclavage historique pour obtenir un soutien populaire à
des programmes qui sont, au fond, anti-immigrants. Et c’est non sans ironie et amertume que l’on
constate le retour à la case départ de l’histoire décrite dans cet article : partant des idéologies
développées pour légitimer l’esclavage qui affirmaient nécessaire un contrôle des mouvements de
groupes présentés comme incapables de se gouverner, elle s’achève par des idéologies qui emploient
abusivement des motifs anti-esclavagistes comme logique destinée à immobiliser les migrants venus des
pays pauvres. Ces derniers développent des projets de migration visant à surmonter, à l’étranger, des
problèmes qu’ils ne parviennent pas à résoudre chez eux : la pauvreté, la faim, le manque d’opportunités.
Catégorisés comme migrants clandestins ou en situation irrégulière à leur arrivée, s’ils peuvent rester ils
courent le risque d’être exposés à une exploitation comparable à de l’esclavage.
L’afflux croissant de migrants africains en Italie, en Espagne et, dans une moindre mesure, à Malte,
après qu’ils sont passés par l’Afrique du Nord, est souvent qualifié de « crise des migrants »
méditerranéenne. La « forteresse Europe » et les gouvernements des pays riches ont principalement à
cœur l’intérêt de leurs citoyens (et électeurs) dans leur façon de réguler l’immigration internationale de
main-d’œuvre à leurs frontières. Comme le fait remarquer Julia O’Connell Davidson, les restrictions à la
mobilité sont présentées comme des mesures humanitaires visant à éviter la traite et à « protéger » les
personnes vulnérables contre les « esclavagistes modernes ». En 2018, Matteo Salvini, homme politique
italien qui était alors ministre de l’Intérieur, a comparé à de nombreuses reprises les immigrants africains
aux esclaves de la traite transatlantique afin de justifier les mesures prises par le gouvernement pour
réduire l’immigration. En limitant les déplacements des migrants sous couvert d’anti-esclavagisme, ces
politiques créent, telle une prophétie auto-réalisatrice, les conditions d’insécurité propices à leur
exploitation.
Il serait naïf de considérer ces conditions comme les corollaires indésirables de processus
structurels que personne n’aurait volontairement créés ou dont personne ne tirerait profit. Les
entreprises capitalistes profitent de l’existence d’un réservoir de main-d’œuvre exploitable, qui ne
bénéficie pas de recours officiels contre les employeurs. Sans être forcément réduits en esclavage, les
sans-papiers ne peuvent pas quitter les systèmes d’exploitation où ils sont enfermés, soit parce qu’ils sont
trop endettés, soit parce que leur situation n’est pas en conformité avec la loi et qu’ils sont réticents à
solliciter un soutien juridique ou policier. Les recherches sur ces phénomènes tendent à se concentrer sur
l’exposition particulière des migrants internationaux à ce type d’exploitation. Mais des études menées en
Inde et en Chine suggèrent qu’un grand nombre de victimes de la traite et de personnes non libres
circulent aussi à l’intérieur de ces pays, entre des régions à potentiel économique inégal.
Les racines historiques profondes des pratiques de « vente de personnes » en Chine ont facilité le
trafic interne d’enfants au cours des XXe et XXIe siècles. Ce trafic intra-national prospère à cause de la
mauvaise application de la loi, de l’efficacité des mécanismes de dissimulation et des profits élevés
engendrés par la vente d’enfants. Les données étudiées par Shen Anqi, Georgios Antonopoulos et
Georgios Papanicolaou montrent que beaucoup des enfants chinois victimes de ce trafic sont issus de
familles de travailleurs migrants trop pauvres pour s’occuper de leurs jeunes enfants pendant leurs
déplacements. Pendant des décennies, ces « populations flottantes » de Chine ont été exclues du système
du hukou auquel étaient inscrits les ménages urbains, qui avaient ainsi accès à des aides sociales, des
services de soutien et de nombreux produits quotidiens indispensables. Depuis les années 1980, les villes
chinoises ont vu s’accroître en leur sein le nombre de marchés et de migrants. Les migrants ruraux ne
pouvaient réclamer pour leur foyer qu’une inscription spéciale qui, selon les termes d’un journaliste
chinois cité par Dorothy Solinger, leur conférait « une position sociale très basse, pas de maison, pas
d’approvisionnement en céréales et en huile, pas de garantie du travail, et […] par conséquent, [ils
devenaient] des citoyens de seconde zone ».
La migration entre provinces peut ainsi avoir des conséquences similaires à la migration
transnationale dans les contextes où la masse des citoyens est très diversifiée et où la citoyenneté est
stratifiée. Harsh Mander traite de ces dynamiques appliquées aux travailleurs effectuant des migrations
circulaires en Inde. Alors que la Constitution reconnaît à tous les ressortissants indiens le même droit de
se déplacer, de travailler et de vivre librement dans toutes les régions du sous-continent, les politiques
étatiques discriminent de facto ces migrants, qui se retrouvent alors confrontés à des obstacles
importants dans l’accès aux aides et allocations gouvernementales. Leur exclusion officielle des politiques
censées bénéficier à tous les résidents de l’État est encore exacerbée par une discrimination
« informelle » fondée sur la caste, l’ethnicité, la race, la religion, le statut, le sexe et l’âge. Les groupes
stigmatisés, tels les Dalits, les Adivasis et les musulmans, sont particulièrement vulnérables à une forme
grave d’exploitation que Harsh Mander et ses coauteurs qualifient de « néo-esclavage ».
En 1990, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Convention internationale sur la
protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, saluée à l’époque
comme une étape importante dans la lutte contre l’exploitation des migrants. Mais, au cours des vingt
premières années de son existence, elle a été ratifiée par moins de cinquante pays, ce qui en fait la moins
adoptée des conventions relatives aux droits de l’homme. La tyrannie de l’État-nation, selon la formule de
Gérard Noiriel, correspond à un durcissement des frontières qui a renforcé la dichotomie entre citoyens
et non-citoyens, les premiers bénéficiant d’un traitement préférentiel tandis que les derniers occupent
une position plus ambiguë qui les prive d’une protection institutionnelle efficace. Des dynamiques
similaires sont parfois reproduites à l’intérieur des États, aux dépens des minorités et des groupes
économiquement et culturellement marginalisés. Les démarches abordant la question des migrations par
le biais des droits de l’homme ont une efficacité limitée, car elles se heurtent à la fois à la préoccupation
première de l’État-nation pour le bien-être des citoyens (et de celle des politiciens pour les intérêts de
leurs électeurs) et aux intérêts capitalistes qui sont avantagés par l’accès à des réserves de main-d’œuvre
exploitable. Ces dynamiques ont créé les conditions structurelles permettant que les migrants des pays
pauvres deviennent le groupe le plus susceptible d’être systématiquement exposé à la non-liberté, et
parfois à l’esclavage.
Des cas extrêmes viennent illustrer le potentiel de ce système à transformer les migrants les plus
vulnérables en esclaves contemporains. Le procès intenté par Mme Siliadin contre l’État français en est
un exemple. Mme Siwa-Akofa Siliadin, adolescente togolaise et migrante, travaillait comme femme de
ménage non rémunérée au domicile d’une Française d’origine togolaise et de son époux. Ses employeurs
lui avaient confisqué son passeport. La Cour européenne des droits de l’homme qui jugeait l’affaire a
estimé que la France n’avait pas accordé à Mme Siliadin une protection suffisante contre le travail forcé.
Au cours du procès, il fut noté que le retrait du passeport de Mme Siliadin et l’expiration de son visa
avaient aggravé sa vulnérabilité à une exploitation extrême. L’accusation d’esclavage fut finalement
rejetée. Mais ce qui importe le plus ici, c’est qu’elle avait été prise en considération.
* * *
L’incapacité à se déplacer librement est une condition nécessaire de l’esclavage, mais elle ne suffit
pas à le caractériser. Dans les articles de ce livre, d’autres caractéristiques constitutives de l’esclavage
sont abordées, comme l’aliénation des liens de parenté, le déshonneur, l’incapacité à accéder à la
propriété et à agir en tant que personne sur la scène du droit. Pourtant, les restrictions apportées à la
mobilité sont au cœur de l’esclavage comme expérience vécue, car, lorsqu’elles sont efficaces, elles
diminuent la capacité de la personne réduite en esclavage à parvenir à un minimum d’autonomie dans son
statut d’esclave ou à s’émanciper en partant vers des lieux où la liberté serait possible. Le contrôle de la
mobilité d’un individu ou d’un groupe est une condition préalable à l’oppression, et une stratégie de
coercition qui perdure même après la suppression de l’esclavage. Lorsque des individus se trouvent dans
des circonstances intolérables, ils se déplacent. Lorsque cette option leur est refusée et que leurs
mouvements sont limités, encadrés et contrôlés, ils sont pris au piège et ne peuvent échapper à la
coercition. Après l’abolition, ceux qui restent prisonniers de cette immobilité risquent de glisser dans un
esclavage illégal.
Les individus soumis à un contrôle total ne perdent jamais de vue le fait que l’essence de l’autonomie
réside dans la capacité à sortir de conditions non souhaitées et à rejoindre des lieux où l’on peut à
nouveau choisir son mode de vie. Cette conscience demeure, même après avoir perdu toute liberté.
Enfermé dans la prison de Lefortovo à Moscou en 1948 et soumis de manière récurrente à d’intenses
séances de torture, avant d’être transféré dans un camp de travail soviétique, Alexander Dolgun a craint
de sombrer dans la folie. Pour rester sain d’esprit, il comptait chaque jour mentalement ses pas, qui le
ramenaient, dans un voyage imaginaire, jusqu’aux États-Unis. Les gardiens de sa cellule moscovite
n’avaient aucune idée du trajet qu’il accomplissait ainsi en pensée, aucune place dans son voyage, ni
aucun contrôle sur sa marche intérieure vers la liberté :
« Dès l’instant où j’ai ouvert les yeux, la douleur a recommencé. La vieille sorcière [gardienne]
m’a apporté mon manteau pour l’heure de la promenade, et j’ai dit que je voulais rester dans la
cellule, que je me sentais malade. “Ne polozheno !” [Interdit !] Je suis sorti et, pour atténuer la
douleur, j’ai fermé les yeux sous la lumière trop forte des couloirs. Je ne sais comment, je me
suis souvenu de compter. J’étais à la campagne, évitant les villes suffisamment grandes pour
être dotées d’un poste de police, et je commençais à me demander comment les choses allaient
se passer quand je devrais franchir la frontière. Mais j’étais encore loin d’y être. Je n’avais fait
qu’une quarantaine ou une cinquantaine de kilomètres, mais c’était un soulagement d’avoir
Moscou loin derrière moi. »
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
C. Lefebvre, « Un esclave a vu le monde : Se déplacer en tant qu’esclave au Soudan central (XIXe siècle) »,
Dossiê África : Mobilidades, trajetórias e travessias na história do continente africano, dirigé par
M. Berthet, dans Locus, Revista de História, vol. 35, no 2, 2012, p. 105-143.
S. McMahon et N. Sigona, « Navigating the Central Mediterranean in a Time of “Crisis” : Disentangling
Migration Governance and Migrant Journeys », Sociology, vol. 52, no 3, 2018, p. 497-514.
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and North America », Slavery & Abolition, vol. 38, no 1, 2017, p. 49-75.
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1807 », William and Mary Quarterly, vol. 66, no 1, 2009, p. 125-172.
H. Touati, « Le prince et la bête : enquête sur une métaphore pastorale », dans Studia Islamica, no 83,
1996, p. 101-119.
RENVOIS
CÉCILE VIDAL
Les esclaves morts et ensevelis refont surface et viennent nous interpeller. En 1995, une série
d’ouragans et de tempêtes a mis au jour plusieurs cimetières serviles en Guadeloupe. L’un était
longtemps resté enfoui sous la plage de l’Anse Sainte-Marguerite sur la côte nord-est de Grande-Terre. Du
milieu du XVIIIe siècle jusqu’à plusieurs décennies après l’abolition de 1848, il avait servi aux esclaves des
plantations voisines puis à leurs descendants. Plus souvent, ce sont des travaux de construction urbaine
qui révèlent des restes humains en lien avec l’esclavage : en 1991, le creusement des fondations d’un
bâtiment fédéral dans le sud de Manhattan a fait réapparaître le cimetière des esclaves de New York en
activité de 1712 à 1795, avec les tombes de 427 hommes et femmes ; en 1996 a été retrouvé, grâce à la
rénovation d’une maison privée du XIXe siècle dans Gamboa, un quartier de la zone portuaire de Rio de
Janeiro, le cemitério dos pretos novos (« cimetière des nouveaux noirs »), en fait une fosse commune où
près de 20 000 esclaves, morts à bord des navires de traite entrés dans la baie de Guanabara ou peu
après leur débarquement, furent jetés de 1772 à 1830 ; en 2009, une fois encore, l’aménagement d’un
parking a permis d’exhumer 158 squelettes d’esclaves qui avaient été entassés dans un dépotoir près de
la place d’armes de la ville de Lagos, au sud du Portugal, port d’arrivée des captifs amenés d’Afrique de
l’Ouest à partir des années 1440. Chaque trouvaille a suscité une intense émotion à la mesure de la
violence symbolique de l’oubli – l’absence de sépultures pour tous les esclaves morts en mer, la
disparition des tombes de ceux décédés en Europe ou aux Amériques ou le manque de respect pour les
cadavres d’esclaves – qui venait prolonger la violence mortifère du système atlantique d’esclavage.
Que la mémoire collective soit contrainte de se confronter à l’histoire de l’esclavage à la suite de la
découverte de squelettes et de cimetières d’esclaves ne constitue que le dernier avatar de l’imbrication
étroite entre mort et esclavage. L’asservissement avait fréquemment une fonction démographique et
permettait de compenser les morts et d’assurer la reproduction biologique de la population (voir
« Démographie »). Les hommes et les femmes qui entraient volontairement en esclavage le faisaient aussi
pour ne pas mourir de faim (voir « Esclavage volontaire »). Surtout, dans de nombreuses sociétés à
travers le monde, l’esclavage était vu comme une forme de substitut à une mort violente en rapport avec
la guerre : plutôt que d’être tué, le captif de guerre était asservi. Même quand la condition esclave avait
d’autres origines, le maintien de cette fiction permettait de légitimer l’esclavage (voir « Captifs »).
Redevable de sa vie, déraciné, l’esclave ne pouvait, en théorie, avoir d’existence sociale en dehors de son
maître qui ne lui reconnaissait aucun ascendant, ni descendant – en pratique, les esclaves formaient des
familles, mais ils pouvaient à tout moment être vendus, voire tués sans considération de leurs attaches
familiales. L’esclave connaissait ainsi un état virtuel de « mort sociale », selon l’expression
d’Orlando Patterson, c’est-à-dire une situation d’exclusion et de négation des liens de naissance et de
parenté. La vie des esclaves était considérée comme négligeable et dispensable, d’où une exploitation
souvent mortifère et l’absence ou la faiblesse des limites mises au pouvoir de vie et de mort des maîtres
sur leurs esclaves. Dans maintes sociétés, cette relation de domination extrême était même censée
perdurer au-delà du trépas. Mais partout les esclaves se battirent pour contrôler leur propre mort ou
rendre hommage à leurs défunts et affirmer ainsi collectivement leur dignité.
La vulnérabilité à une mort prématurée à laquelle tous les esclaves étaient soumis prit dans
certaines circonstances des proportions cataclysmiques. La traite constituait un de ces moments. Toutes
engendraient une surmortalité bien que le phénomène ne puisse être quantifié que pour le passage du
milieu (voir « Traites »). Plus de 1,8 million d’hommes, femme et enfants perdirent la vie lors de la
traversée de l’Atlantique entre le début du XVIe et la fin du XIXe siècle. Ce nombre ne tient pas compte des
décès durant la période s’étendant de la capture en Afrique à l’embarquement, ni de ceux se produisant
après l’arrivée en Amérique en conséquence de la migration forcée. Il fait pourtant déjà de la traite
transatlantique une catastrophe démographique telle que, dans la culture congo d’Afrique centrale, les
blancs et leurs territoires outre-Atlantique en vinrent à être associés à l’au-delà. Le recours à des
vaisseaux spécialisés dans le transport de plusieurs centaines d’esclaves – une particularité de la traite
transatlantique – explique ce prélèvement mortel. Aussi les capitaines, marins et chirurgiens à bord des
navires de traite qualifiaient-ils ces derniers d’« abattoirs », de « cercueils » ou de « tombes flottantes »,
tandis que les abolitionnistes firent de cette mortalité exceptionnelle leur premier argument en faveur de
l’interdiction de ce commerce funeste. Le taux de mortalité s’élevait en moyenne à 12-13 %, tout en
connaissant des variations en fonction des régions d’embarquement, un signe de l’influence des zones
climatiques et endémiques ou épidémiques. Outre les maladies gastro-intestinales et les épidémies liées à
divers pathogènes, les mauvais traitements, les suicides et les révoltes très fréquentes prenaient aussi
leur lot de défunts, sans que les survivants ne puissent répondre de manière appropriée à l’omniprésence
de la mort.
La surmortalité des esclaves lors du passage du milieu contribuait à faire de la traite transatlantique
un commerce extrêmement risqué. Les armateurs et les marchands cherchèrent donc à assurer non
seulement les navires et les marchandises, mais aussi leurs cargaisons humaines. C’est dans la
Méditerranée du XVe siècle que l’assurance fut employée pour la première fois pour des esclaves, à la fois
en mer et à terre (quand des assureurs dans les cités italiennes et espagnoles se mirent à rembourser la
mort en couches de femmes esclaves). Mais la pratique prit une importance nouvelle avec l’essor de la
traite transatlantique à partir de la fin du XVIIe siècle. Les esclaves étaient assurés en tant que biens
périssables. Les « morts naturelles » (maladies, malnutrition ou suicide) n’étaient pas remboursées ;
seules l’étaient celles liées aux tempêtes, incendies et piraterie. À partir du milieu du XVIIIe siècle,
différents procès suite à des révoltes ou à l’affaire du Zong (en 1781, le capitaine de ce navire britannique
avait jeté par-dessus bord 132 captifs afin de bénéficier de la police d’assurance) poussèrent à mieux
définir la notion de « périls en mer » et à imposer certaines conditions ou une franchise en cas de
rébellion. Alors que les abolitionnistes profitèrent de ce débat pour dénoncer la confusion entre biens et
personnes et interroger la valeur d’une vie, l’assurance maritime demeurait un secteur économique qui
« cherchait des profits de la mort et non de la vie » des esclaves (Anita Rupprecht).
Des taux de mortalité très élevés existaient également au sein même des sociétés esclavagistes. À
nouveau, il n’est possible d’évaluer le phénomène que pour les sociétés de plantation qui se
développèrent dans les régions tropicales et subtropicales des Amériques à la période moderne. Partout,
l’accroissement naturel des populations serviles y était nul ou négatif, à l’exception des colonies du sud de
l’Amérique du Nord dès la seconde moitié du XVIIIe siècle et de la Barbade à partir des années 1810. Les
populations ne pouvaient augmenter, ni même se reproduire sans les apports incessants de la traite car
elles devaient faire face à une faible espérance de vie à l’arrivée (une dizaine d’années dans la Caraïbe et
au Brésil), à une mortalité infantile très élevée et à un taux de fertilité très bas. Les conditions de vie et de
travail les plus létales se rencontraient sur les grandes plantations sucrières intégrées : le taux de
diminution naturelle était de 2 à 5 % dans les Antilles. En imposant un régime de travail aussi dur, les
planteurs sucriers exerçaient de facto un droit de vie et de mort sur leur main-d’œuvre servile.
Si l’esclave se trouvait placé sous la domination personnelle de son maître, celle-ci n’était pas
toujours absolue. Toutes les sociétés avec esclavage n’autorisaient pas les maîtres à tuer leurs esclaves en
toute impunité. Les pratiques pouvaient néanmoins différer du droit. Plusieurs cas de figure existaient en
fonction de divers paramètres se combinant de manières variées : la forme du régime politique, le rapport
au religieux, les conceptions générales de l’homicide et ses modalités de réparation ou de sanction
impliquant la parenté ou la justice publique, ainsi que la finalité principale de l’esclavage, ostentatoire ou
économique.
Dans les sociétés lignagères et les royautés où le pouvoir du monarque était limité, les maîtres
possédaient le droit absolu de vie et de mort sur leurs esclaves. Ils les mettaient à mort à des fins
diverses : punitions ou rituels tels que sacrifices, funérailles ou ordalie. Parmi les Maoris de Nouvelle-
Zélande, selon des témoignages recueillis au XIXe siècle, les maîtres prenaient la vie de leurs esclaves à
l’occasion de l’édification d’un village fortifié (pā), du lancement d’un grand canot de guerre ou de
funérailles. En revanche, sous la dynastie chinoise des Shang à l’âge du bronze (XVIe-XIe siècle avant notre
ère), l’affirmation du pouvoir royal passa par l’organisation de sacrifices de masse avec des esclaves qui
avaient été offerts au souverain par des nobles et des vassaux, ce dont témoigne le cimetière royal de
Yinshu (actuelle ville d’Anyang, dans la province du Henan). De telles pratiques disparurent sous la
dynastie des Han (206 avant notre ère-220), une fois le renforcement de l’État opéré. Les Han interdirent,
plus généralement, la mise à mort des esclaves, y compris lors des obsèques de leurs maîtres. Ailleurs,
des solutions intermédiaires purent être trouvées, qui permettaient d’affirmer à la fois le pouvoir royal et
celui des maîtres. Dans le royaume ashanti (actuel Ghana) qui connut son essor maximal à la fin du
e
XVIII siècle, le maître pouvait faire périr ses esclaves lors de leur capture à l’étranger et du voyage de
retour, mais une fois à l’intérieur des frontières du royaume il perdait ce droit, le monopole de la peine
capitale appartenant au souverain. Il devait demander aux autorités la permission de faire exécuter ses
esclaves lors de ses propres funérailles et payait une taxe à cet effet, l’acte devant être réalisé par un
agent au service du monarque ou d’un chef de district.
Le deuxième cas de figure concerne l’Athènes classique et la Rome républicaine, où la mort des
esclaves sous les coups ou sur l’ordre de leurs maîtres avait à voir avec le maintien de la discipline. Il
n’existait pas de loi prévoyant des sanctions contre un tel acte. Dans la cité athénienne, elle aurait été en
contradiction avec le droit qui, depuis la fin du VIIe siècle avant notre ère, déléguait la poursuite du
meurtre aux membres de la parenté de la victime. Comme le maître était légalement responsable des
actions commises par son esclave, il aurait fallu qu’il intentât des poursuites contre sa propre personne.
Le propriétaire qui avait tué son esclave devait toutefois se purifier, parce que tout homicide était vu
comme mettant en danger la sécurité religieuse de la cité. Dans la Rome républicaine où le gouvernement
n’avait pas non plus le pouvoir de punir les meurtres de manière générale, les maîtres désireux de ne pas
polluer l’espace domestique pouvaient obtenir la mort de leurs esclaves en les vendant aux lanistes (les
marchands, propriétaires et entraîneurs de gladiateurs), en les livrant aux bêtes dans l’arène, en les
envoyant aux mines ou encore en faisant appel à une entreprise de pompes funèbres et de supplices,
comme celle qui fonctionnait en Campanie sous le principat d’Auguste, qui se chargeait de les torturer et
de les crucifier. Ce n’est que sous l’empire, alors que les autorités publiques avaient commencé à prendre
la responsabilité du châtiment des meurtriers, que des restrictions furent progressivement imposées sur
le droit de vie et de mort des maîtres sur leurs esclaves, les mesures les plus significatives étant prises
sous les Antonins. Elles légitimaient ce pouvoir tout en interdisant les seuls homicides volontaires selon
des modalités considérées comme particulièrement cruelles. Ces dispositions n’étaient pas motivées par
le stoïcisme et l’humanisme qui lui était lié, mais par le désir d’affirmer la prééminence de l’autorité
impériale et de prévenir les révoltes serviles sans porter atteinte à l’autorité des maîtres.
Les sociétés esclavagistes américaines constituent un dernier cas de figure en rapport avec la
situation coloniale et les transformations du droit criminel à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Rédigé et promulgué depuis la métropole pour les Petites Antilles françaises, le Code noir de 1685
ordonnait de « poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui aur[aient] tué un esclave
sous leur puissance ou sous leur direction » (article 43). Par contraste, les slave laws s’appliquant dans les
colonies anglaises furent conçues et adoptées par les assemblées locales. Le premier code, qui fut élaboré
à la Barbade en 1661, ne prévoyait aucune sanction contre les maîtres ayant involontairement tué leurs
esclaves à condition que la punition ait été appliquée de manière raisonnable ; pour les homicides
volontaires et cruels, la peine se limitait à une amende. L’ordonnance barbadienne servit d’inspiration
pour la législation des autres colonies anglaises situées dans la Caraïbe et en Caroline du Sud. Malgré ces
différences juridiques, la plupart du temps, les maîtres pouvaient tuer leurs esclaves en toute impunité
dans les colonies françaises comme anglaises.
Au cours des années 1780, alors que l’abolitionnisme se renforçait et que les autorités cherchaient à
réformer l’esclavage, l’État monarchique français commença à appliquer le contenu de l’article 43 du
Code noir pour les affaires les plus scandaleuses, certaines devenant des causes célèbres dans le
royaume. Pour les mêmes raisons, les assemblées coloniales des West Indies transformèrent le meurtre
d’un esclave, par son maître ou une tierce personne, en un crime susceptible de la peine capitale,
s’alignant sur la Common Law, grâce à une série de réformes entre 1780 et 1818. Dans la jeune
république américaine, les nouveaux États du sud des États-Unis firent de même avant 1805, à l’exception
de la Caroline du Sud qui attendit 1821 pour suivre le mouvement. Les débats de la période
révolutionnaire inspirés des Lumières sur la réforme des systèmes judiciaires, combinés avec les
pressions pesant sur le système esclavagiste du fait de l’abolitionnisme et des révoltes serviles, rendaient
impossible de garder des dispositions législatives aussi excluantes. En dépit de ces changements, dans les
West Indies d’après les lois d’« amélioration », seuls sept propriétaires ou économes furent poursuivis
pour le meurtre de leurs esclaves et un seul fut exécuté. Aux États-Unis, le nombre d’exécutions ne
dépassa pas quatre entre 1775 et 1865. La même situation prévalait au Brésil où seuls deux cas de procès
pour meurtre d’un esclave par son maître ont été documentés pour l’ensemble des XVIIIe et XIXe siècles.
Grâce au soutien des juges ou des jurés, le pouvoir de vie et de mort des maîtres demeura une réalité
jusqu’aux abolitions dans toutes les Amériques.
En dehors des situations où les esclaves étaient sacrifiés ou accompagnaient leur maître dans la
mort, le moment de leur propre décès était un puissant révélateur de leur degré d’infériorisation ou de
marginalisation. Quand cette étape finale du cycle de la vie n’était pas escamotée, les rituels mortuaires
pour les esclaves défunts se différenciaient par le caractère commun ou distinct de ceux des maîtres, qui
étaient impliqués ou non, la confusion ou la séparation des lieux d’inhumation des deux groupes, et le
marquage mémoriel ou l’anonymat des sépultures serviles. Dans la mesure du possible, les esclaves
revendiquaient avec force le droit de développer leurs propres cérémonies funéraires car ces dernières
permettaient d’honorer leurs défunts et de maintenir des relations paisibles entre les vivants et les morts.
Dans certains contextes, les esclaves défunts étaient privés de tout rituel et leurs cadavres étaient
maltraités ou inhumés anonymement dans des lieux périphériques. Selon le récit d’Ahmad ibn Fadlân,
émissaire du calife de Bagdad au Xe siècle, les Vikings abandonnaient les corps de leurs esclaves morts
aux chiens et aux oiseaux. Dans les années 1760, à la Barbade, ceux qui avaient été exécutés par la justice
criminelle étaient jetés à la mer ou dans un puits. Dans les sociétés lignagères de la forêt ivoirienne du
e e
XVII au XX siècle, étudiées par Harris Memel-Fotê, ceux qui avaient vécu avec leurs maîtres et qui
n’étaient pas immolés étaient considérés comme des « déchets sociaux » qu’il s’agissait d’évacuer.
L’absence de rituel funéraire et le dépouillement des modes d’inhumation correspondaient à un
« processus de néantisation à quatre niveaux » : « Au niveau social, la communauté reniait en quelque
sorte l’esclave défunt par son indifférence et son refus d’assister ; au niveau économique, l’esclave était
totalement dépouillé du patrimoine à l’accumulation duquel il avait été utilisé toute sa vie, puisque l’usage
lui en était refusé ; au niveau religieux le bénéfice de la terre où il pourrait être inhumé devenait
aléatoire ; ontologiquement parlant enfin, il perdait le droit à la vie post mortem, par déni de funérailles ».
Ailleurs, la mort ne conduisait pas toujours à une telle « évacuation » des esclaves. Selon Sophie
Godefroy et Jacques Lombard, dans le royaume sakalava du Menabe, sur la côte ouest de Madagascar,
formé au début du XVIIe siècle, l’organisation des cérémonies mortuaires constituait le moment par
excellence où le statut social et l’honneur ou son absence étaient manifestés : seules les personnes
inscrites dans des lignages avaient droit à un tombeau collectif ancestral et pouvaient donc se
transformer en ancêtres après la mort ; les esclaves servaient de litière pour les souverains ou étaient
enterrés au pied, c’est-à-dire à l’ouest, de leurs maîtres (dans la cosmologie sakalava, l’ouest était le lieu
de la pourriture terrestre et de la souillure). En revanche, lorsqu’ils n’étaient pas identifiés à un maître,
leurs corps étaient enfouis dans la forêt, sans sépulture. En Grèce ancienne où l’enterrement du citoyen
était un devoir impératif incombant à ses proches ou à la cité, l’inhumation des esclaves était de la
responsabilité du maître puisque les esclaves n’avaient pas juridiquement de famille. La plupart du temps,
elle se faisait probablement sans cérémonie ni libation, les esclaves n’étant pas enterrés avec leur
propriétaire. Par contraste, au sein des sociétés esclavagistes et chrétiennes des Amériques coloniales, les
propriétaires se désintéressaient souvent des obsèques de leurs esclaves, en dépit des prescriptions des
Églises et des États. Du fait de la dimension raciale de l’esclavage, les esclaves et les libres de couleur en
vinrent rapidement à être inhumés dans des cimetières distincts ou des parties de cimetière ségréguées.
Lorsque les esclaves, les affranchis et leurs descendants le pouvaient, ils luttaient pour acquérir ou
conserver la possibilité de s’occuper de leurs morts en perpétuant ou en créant leurs propres rituels ou en
s’appropriant ceux de leur société d’adoption forcée. Ces cérémonies leur permettaient d’affirmer leur
humanité, de remplir des rôles sociaux essentiels et de forger des communautés. Les funérailles avaient
toujours une dimension collective impliquant au minimum les membres de la famille et les proches et
incluaient souvent une procession. Pour pallier la fragilité des liens familiaux, des institutions collectives
furent parfois mises en place, comme les confraternités dans les mondes ibériques de la période moderne
ou encore les collegia (des sociétés funéraires) dans la Rome ancienne. Les premières étaient encadrées
par l’Église catholique et les secondes ne pouvaient être fondées sans l’appui financier d’un riche
propriétaire, mais elles laissaient une large autonomie aux esclaves. Les collegia s’occupaient des
columbaria qui apparurent à Rome et dans ses ports à l’époque d’Auguste. Il s’agissait des premières
tombes collectives : souterraines, elles étaient formées d’une multitude de niches presque toutes
identiques, avec un décor très sobre, et servaient de dernière demeure principalement pour les esclaves
et les affranchis. Les columbaria auraient constitué une réponse aux restrictions imposées alors à
l’affranchissement et aux difficultés à accumuler des richesses dans les familles d’affranchis ; elles
auraient favorisé la solidarité dans un groupe social en cours de redéfinition.
Dans certains contextes, ce n’est qu’après l’abolition de l’esclavage que les anciens esclaves purent
gagner le droit de s’exprimer et d’affirmer leur dignité à travers les rituels funéraires. En pays sakalava à
Madagascar, la colonisation française à partir du XIXe siècle donna à nombre d’entre eux les moyens de
leur émancipation (proclamée en 1896) et notamment la possibilité de faire construire des tombeaux avec
de nouveaux motifs décoratifs, croix chrétienne et sajoa (récipient en cuivre). Jusqu’à nos jours,
cependant, la participation aux cultes des ancêtres n’empêche pas la persistance de la macule servile.
Certains descendants d’esclaves sont même toujours dépourvus d’autels lignagers parce que les
descendants des maîtres leur dénient ce droit.
Si les maîtres ne s’opposaient pas toujours aux rituels funéraires de leurs esclaves, voire les
encourageaient parfois, ils cherchaient néanmoins à maintenir leur domination, ce qui pouvait donner lieu
à des tensions autour des corps. Le règlement d’un collegium à Rome mentionnait ainsi la possibilité que
le maître refusât de livrer le cadavre de son esclave et prévoyait que, si ce dernier n’avait pas laissé
d’instructions testamentaires, la cérémonie funéraire ait lieu autour de son image. Cette même
compétition se retrouve dans des circonstances très différentes, dans les États-Unis de la période
antebellum, lorsque les cadavres d’esclaves firent l’objet d’un important trafic illégal avec le
développement de la recherche médicale. En 1856, Hillard Marby, un propriétaire de Géorgie, porta
plainte contre deux hommes, dont un médecin, qui avaient déterré sans son autorisation le corps de son
esclave nommé William. La cour lui donna raison : en condamnant les deux accusés à payer une amende,
elle établit que le droit de propriété du maître sur son esclave s’étendait à son cadavre. Mais elle justifia
également sa décision en arguant que les accusés n’avaient pas obtenu l’accord des amis du défunt,
reconnaissant aussi aux proches un droit post mortem sur la dépouille (Jamie Warren). Autour du sort des
restes humains et des pratiques mortuaires des esclaves, qui mettaient en jeu la reconnaissance de leur
humanité et leur inclusion sociale, entraient en confrontation la conception idéelle de l’esclavage comme
mort sociale, d’une part, et l’esclavage comme relation sociale asymétrique et antagoniste mais négociée,
d’autre part.
Comme la domination esclavagiste se manifestait par le pouvoir de donner la mort, les esclaves la
contestaient en devenant à leur tour des meurtriers, soit d’eux-mêmes, soit de leurs maîtres (voir
« Résistance »). Le suicide des esclaves apparaît comme une constante dans les sociétés esclavagistes. Il
est cependant difficile d’en mesurer le niveau de prévalence et plus encore de l’interpréter, entre acte de
résistance et signe d’abattement et de désespoir. Pourtant, les maîtres considéraient souvent le
phénomène comme une atteinte à leur autorité et à leur propriété. Dans les Amériques coloniales, ils
expliquaient la propension de leurs esclaves à s’infliger eux-mêmes la mort par leur croyance en la
métempsychose. Ils y répondaient en faisant décapiter le cadavre du suicidé et placer sa tête sur une
pique à la vue de tous, l’absence d’inhumation convenable de la tête étant supposée empêcher la
transmigration vers l’Afrique. Mais cette lutte sur le terrain spirituel pouvait prendre des aspects plus
inattendus. Dans son Nouveau Voyage aux Isles françoises de l’Amérique, publié en 1722, le dominicain
Jean-Baptiste Labat rapporte le discours d’un planteur martiniquais confronté à une menace d’épidémie
de suicides par pendaison parmi ses esclaves. Une corde à la main, il les avertit qu’il souhaitait les
accompagner en se tuant lui-même, qu’il avait acheté une plantation pour installer une sucrerie en
Afrique et qu’il les ferait travailler encore plus durement parce qu’il n’aurait plus peur qu’ils puissent
s’enfuir. Véridique ou non, l’anecdote faisait fonction de fable et servait à inculquer aux esclaves l’idée
qu’ils ne pourraient jamais échapper à la relation esclavagiste, même dans la mort.
Parmi les autres formes violentes de résistance, les assassinats de maîtres et les révoltes étaient peu
fréquents en raison des risques encourus. La conspiration servile qui fit trembler la ville de Mexico en
1612 se distingue parce que la mort ne vint pas seulement la clore, mais fut aussi son point de départ.
D’après María Elena Martínez, l’affaire commença à la fin de 1611 lorsque des membres de la
« confraternité des nègres du monastère de Notre-Dame-de-la-Miséricorde » organisèrent une
protestation contre le décès d’une esclave sous les coups de son maître, Luis Moreno de Monroy, l’un des
plus éminents colons de Nouvelle-Espagne. Mille cinq cents personnes d’ascendance africaine ou euro-
africaine défilèrent dans les rues de la capitale en portant le cadavre. Les autorités réagirent en faisant
fouetter les leaders et en ordonnant à leurs propriétaires de les vendre à l’étranger. La conspiration
aurait été décidée à la suite de cet événement, mais, pour différentes raisons, elle fut retardée. La rumeur
d’un complot servile visant à établir une monarchie africaine après avoir massacré la plus grande partie
des Espagnols ne cessa toutefois d’enfler. Après avoir reçu plusieurs avertissements, l’audience (la cour
de justice de la province) arrêta un certain nombre de chefs des confraternités noires. Le recours à la
torture permit d’obtenir des confessions et d’identifier 35 leaders. Le 2 mai 1612, la veille de la fête de la
Croix, ils furent pendus sur la grande place. Six corps furent découpés et leurs morceaux placés sur des
piques le long des rues principales de la ville. Les 29 autres dépouilles furent récupérées dans la nuit par
un groupe de noirs de la confraternité et apportées en procession au cimetière pour être enterrées
chrétiennement. Les révoltes serviles s’achevaient toujours par une répression spectaculaire qui devait
inspirer la terreur aux esclaves et qui avait une fonction cathartique pour les autorités et les maîtres.
Mais, après avoir contesté le droit de vie et de mort des maîtres, les esclaves se battirent pour un
traitement digne des cadavres des insurgés (voir « Révoltes »).
Ce rôle des confraternités se retrouve encore dans une rébellion exceptionnelle, trans-classiste,
trans-statutaire et trans-raciale, qui embrasa la ville de Salvador de Bahia au Brésil le 25 octobre 1836. La
cemiterada consista en un mouvement massif de protestation contre une loi interdisant les inhumations
traditionnelles dans les églises urbaines et donnant le monopole des enterrements à une compagnie
privée qui avait fait construire un nouveau cimetière, Campo Santo, à l’extérieur de la capitale
provinciale. Commencée comme une marche pacifique menée par les membres des confraternités au son
des cloches de toutes les églises de la ville, elle s’acheva par la destruction du Campo Santo au cri de
« Mort au cimetière ! » Deux des huit confraternités ou ordres réguliers qui présentèrent des pétitions
contre la nouvelle loi n’étaient pas blancs. Parmi les 280 personnes qui signèrent le manifeste qui circula
dans les jours précédant l’ouverture du nouveau cimetière se trouvaient quelques hommes de couleur
libres, mais aucune femme ni esclave. En revanche, les gens de couleur, libres ou esclaves, joignirent en
masse les rangs de la manifestation parce qu’ils étaient des membres actifs des confraternités et qu’ils
gagnaient leur vie en participant aux cortèges funéraires. Si riches et pauvres, libres et esclaves, noirs et
blancs furent des alliés circonstanciels, les motivations des uns et des autres divergeaient. Certaines
personnes éminentes pouvaient défendre leurs privilèges aristocratiques, tandis que les esclaves étaient
animés d’une raison égalitariste : « Leur place dans la tombe d’une confraternité signifiait la chance
d’occuper une meilleure place dans le monde suivant après avoir occupé la pire dans celui-ci. » Mais tous
suivaient « l’impulsion primordiale que Sigmund Freud décrit comme le déni [à la mort] de son sens
d’annihilation (João José Reis). La nécessaire intégration sociale des esclaves, y compris dans le rapport
évolutif à la mort, venait contrebalancer leur état virtuel de mort sociale.
* * *
Selon Vincent Brown, « la mort en Jamaïque détruisit des individus, tout en donnant naissance à une
société ». Toutes les sociétés pratiquant l’esclavage ne furent peut-être pas modelées par la mort comme
le furent celles qui reposaient sur le système de la grande plantation sucrière intégrée à l’instar de la
Jamaïque, même si elles connaissaient un régime démographique traditionnel caractérisé par une
mortalité élevée. Les colonies esclavagistes de la Caraïbe sucrière furent, en effet, marquées par un
niveau de mortalité exceptionnel : les planteurs sucriers exploitaient leurs esclaves à mort car ils
pouvaient en faire venir toujours davantage grâce à l’essor de la traite transatlantique ; ils n’étaient pas
eux-mêmes épargnés par les maladies tropicales. Nulle part, cependant, l’esclavage ne peut être compris
sans référence à la mort. Les esclaves mais aussi les maîtres, dans une moindre mesure, vivaient dans la
proximité de la mort, toujours susceptible de frapper, en particulier dans les sociétés esclavagistes. Mort
physique et mort sociale formaient une ronde macabre, emportant dans leur danse les captifs épargnés à
la guerre, les esclaves sacrifiés ou punis de mort, ceux affranchis ou séparés de leurs proches au décès du
maître, et ceux affirmant leur humanité à travers une sépulture honorable ou encore les révoltes
meurtrières.
La propension que les maîtres avaient à faire mourir leurs esclaves, en masse ou en petit nombre,
montre que le concept de mort sociale n’est pas seulement une abstraction théorique qui ne dirait rien de
l’expérience que les esclaves avaient de leur condition, même s’il ne permet pas de rendre compte du
caractère négocié de la relation esclavagiste. Proposé par Orlando Patterson pour définir l’idéologie des
maîtres, ce concept est l’objet de vifs débats. Il est souvent mal compris, alors que le sociologue états-
unien d’origine jamaïcaine ne nie aucunement que les esclaves développaient leurs propres relations
sociales, connaissaient des formes d’intégration sociale et résistaient de différentes façons contre leur
subordination. Davantage qu’un état permanent, la mort sociale correspondait à un « péril » (V. Brown)
que les esclaves cherchaient à conjurer de différentes façons et d’abord par des pratiques en lien avec la
mort. Mais ils n’y parvenaient pas toujours. Les centaines de milliers de morts qui gisent au fond de
l’Atlantique en sont un témoignage. Seule la force poétique de la plume d’un écrivain caribéen tel que
Derek Walcott est susceptible de leur offrir une sépulture symbolique : The Sea is History (« la mer est
l’histoire »).
La proclamation de l’émancipation des esclaves en Jamaïque donna lieu à une cérémonie mortuaire
festive dans la chapelle baptiste de Falmouth : un cercueil portant l’inscription « Esclavage colonial, mort
le 31 juillet 1838, âgé de 276 ans » et le nom de deux journaux jamaïcains pro-esclavagistes fut enterré
avec une chaîne, des menottes et un collier de métal. Malgré la volonté, que traduisait cette cérémonie,
d’en terminer de manière définitive avec ce système violent et mortifère, la sortie de l’esclavage fut un
long et difficile processus. Depuis les abolitions, l’idée que la relation esclavagiste puisse subsister outre-
tombe de par son caractère extrême se retrouve transformée dans celle de passés esclavagistes qui
peinent à passer. De la même façon que les esclaves à qui étaient déniés ascendants et descendants
étaient privés de leur histoire généalogique et étaient censés sombrer dans l’oubli, l’histoire de
l’esclavage a été recouverte d’un voile de silence après son interdiction officielle. Mais son héritage
continue à marquer le présent et à obérer le futur en dépit des tentatives d’effacement. Les zombis du
vodou haïtien, le fantôme de Beloved de Toni Morrison ou encore les Teranofotsy du sud de Madagascar
(des morts-vivants de familles descendant d’esclaves d’Anôsy) viennent hanter les mémoires et rappeler le
mariage indissoluble de la mort et de l’esclavage.
RÉFÉRENCES
J. Bodel, « Death and Social Death in Ancient Rome », dans J. Bodel et W. Scheidel, (éds.), On Human
Bondage : After Slavery and Social Death, Chichester et Malden, Wiley et Blackwell, 2017, p. 81-108.
V. Brown, The Reaper’s Garden : Death and Power in the World of Atlantic Slavery, Cambridge, Harvard
University Press, 2008.
A. T. Fede, Homicide Justified : The Legality of Killing Slaves in the United States and the Atlantic World,
Athens, University of Georgia Press, 2017.
e e
H. Memel-Fotê, L’Esclavage dans les sociétés lignagères de la forêt ivoirienne, XVII -XX siècle, Abidjan et
Paris, Éditions du CERAP et IRD, 2007.
O. Patterson, Slavery and Social Death : A Comparative Study, Cambridge, Harvard University Press,
1982.
J. J. Reis, A morte é uma festa : ritos fúnebres e revolta popular no Brasil do século XIX, São Paulo,
Companhia das Letras, 1991.
A. Testart, La servitude volontaire, vol. 1 : Les morts d’accompagnement ; vol. 2 : L’origine de l’État,
Paris, Errance, 2004.
RENVOIS
Préhistoires de l’esclavage
Des hommes sans honneur et sans nom
Captifs, traites et marchés : l’esclavage viking
Le voyage des aveugles
Maîtres et esclaves chez des chasseurs-cueilleurs
L’ordre de la race
Parenté
BENEDETTA ROSSI
En 1832, soit deux ans avant l’abolition de l’esclavage en Afrique du Sud, Anna, jeune fille
« hottentote » de treize ans, fut violée par Gustavus Willem Fouché, un fermier blanc de Swellendam,
dans le Cap-Occidental. Anna était la fille de Fytje, esclave appartenant à Gustavus. Lors d’une audience
préliminaire à l’instruction, un témoignage, évoqué par R. L. Watson, révéla que Gustavus avait
également violé Fytje ainsi que Sara, la demi-sœur d’Anna, âgée de huit ans. L’affaire ne donna lieu à
aucune poursuite judiciaire. Le témoignage du propre fils de Gustavus, qui déclara avoir vu Anna avoir
des relations sexuelles avec un chien, contribua à l’acquittement du fermier. Deux familles, dont l’une
était officiellement reconnue, alors que l’autre n’avait aucun statut légal, s’affrontaient au sujet du viol
d’une enfant. Le violeur et son fils étaient tous deux blancs et de sexe masculin ; ils étaient propriétaires
de la famille matrifocale composée de Fytje et de ses filles de couleur, une famille dont tous les membres
féminins mentionnés au cours du procès avaient subi des viols de la part de Gustavus.
Nous ne savons pas qui pouvait être le père des filles de Fytje. Si c’était un homme libre, il n’aurait
eu aucune obligation de reconnaître les enfants nés de ses relations sexuelles avec des femmes esclaves.
Si c’était un esclave, son rôle reproductif n’aurait pas été reconnu par la loi : qu’il l’ait souhaité ou non, il
n’aurait pas pu assumer de paternité légale à l’égard de ces enfants. Émanant de femmes de couleur, les
déclarations de Fytje, Anna et Sara étaient d’emblée discréditées par les idéologies de race et de sexe qui
accordaient un poids différent aux témoignages des hommes et des femmes, et à ceux des blancs et des
non-blancs. À l’évidence, le fils de Gustavus était partial et ménageait les intérêts de son père : toute
atteinte à la richesse et à la réputation de Gustavus risquait de l’affecter directement, corollaire de la
capacité des individus libres à transmettre leurs biens et leur statut selon les liens de parenté. Sa
partialité ne semble pourtant pas avoir convaincu le jury de remettre en question le témoignage qu’il livra
pour disculper son père et accuser Anna de zoophilie.
L’accusation de zoophilie concordait avec les stéréotypes qui comparaient les esclaves à des
animaux et les condamnaient à être sans parenté, une caractéristique attribuée aux bêtes qui s’accouplent
et se reproduisent, mais qui sont souvent considérées comme dépourvues de liens familiaux. L’incapacité
de l’esclave à former des liens de parenté officiellement reconnus est une caractéristique constante de
l’esclavage. Elle n’est ni omniprésente ni immuable : les efforts des réformateurs visant à améliorer les
conditions de vie des esclaves donnèrent souvent lieu à des pressions pour que les couples et liens
familiaux de ces derniers soient reconnus. Mais, même lorsque ces liens étaient officiellement autorisés,
ils n’étaient jamais à l’abri de dissolution de la part des maîtres et des personnes libres. La vulnérabilité
des liens de parenté et de mariage des esclaves les maintenait à l’écart des réseaux de relations sociales
élémentaires par lesquels les libres acquéraient et transmettaient leur identité, leur statut et leurs
propriétés.
En 2005, un père et son fils issus d’une communauté de langue tamasheq de la région rurale de
Tahoua (Niger) et descendants d’esclaves m’ont raconté ce qu’ils savaient du mariage de leurs ancêtres :
Le fils : Vous voyez ce bétail là-bas ? Le mariage entre esclaves, c’était comme l’union des
bestiaux : un couple se formait et se reproduisait, puis ils se soutenaient plus ou moins – c’était
comme ça.
Le père : […] Quand une esclave tombait enceinte, le maître la donnait à un esclave, juste pour
trouver un père pour l’enfant. Les enfants d’esclaves n’appartenaient pas à leur père. Il pouvait
y avoir une cérémonie de baptême ou non, selon la volonté du maître. De toute façon, ce sont
les maîtres qui nommaient les bébés des esclaves. Certains leur donnaient de véritables noms,
mais la plupart leur donnaient des noms différents de ceux donnés aux personnes libres. Ils
donnaient aux esclaves des noms de plantes, d’animaux ou d’autres noms tamasheq amusants,
ou le nom du jour de leur naissance.
Dans les systèmes lignagers segmentaires touareg, les esclaves n’avaient pas d’autre lignée que
celle de leurs maîtres. Qu’ils aient eu un mode de vie relativement autonome dans des lieux peuplés
d’esclaves de façon homogène, ou qu’ils aient suivi leurs maîtres partout et effectué pour eux des travaux
manuels et domestiques, ils étaient marginalisés en tant que personnes socialement dépendantes dont les
choix restaient déterminés par la volonté des maîtres, qui séparaient régulièrement leurs familles
informelles pour répondre à leurs propres besoins et préférences.
L’absence de parenté de l’esclave n’importait pas seulement dans les sociétés dites « lignagères », si
répandues sur le continent africain. Dans sa description de l’oikos grec (la plus petite unité de la société,
équivalente à la domus latine), Aristote explique que celui-ci repose sur l’union du mari et de la femme, et
sur celle du maître et de l’esclave, qui représentent respectivement les liens d’alliance reproductive (le
mariage) et de domination (l’esclavage). Les esclaves ne sont pas considérés comme des parents, mais
comme des « outils vivants » possédés par les maîtres. On retrouve la même combinaison de rôles dans la
familia romaine. Émile Benveniste établit d’ailleurs que le mot même de familia dérive étymologiquement
de l’ensemble des famuli, serviteurs qui vivaient dans une même maisonnée. Les esclaves étaient intégrés
aux familles grecques et romaines en tant qu’étrangers dont les fonctions étaient essentielles pour les
membres nés libres, et qui remplissaient leurs rôles dans le cadre de relations de subordination.
Quelle importance revêt l’absence officielle de parenté dans l’esclavage ? Elle est fondamentale et
distingue les esclaves des libres (y compris des libres subordonnés), en les rejetant hors des unités
constitutives de la société – c’est-à-dire, des familles portant un nom, aux structures variées, qui forment,
en s’imbriquant, le tissu social. Comme les fils de chaîne longitudinaux tendus sur un métier à tisser, les
esclaves sont essentiels mais indistincts les uns des autres dans le motif du tissu social à l’intérieur
duquel ils vivent. Ce motif ne donne à voir que les couleurs et textures de la trame, dont chaque fil séparé
tisse avec les autres des dessins colorés, tout comme chaque lignée familiale se combine aux autres pour
former les lignages et dynasties dont les vicissitudes déterminent le rapport d’une société à sa propre
histoire. Dans ces histoires, la grande majorité des personnes réduites en esclavage sont invisibles.
À l’image de ces « familles invisibles » de la Martinique entre le XVIIe siècle et le début du XIXe dont
parle Vincent Cousseau, les esclaves s’inscrivaient non seulement dans des réseaux de parenté non
reconnus, mais étaient également des conjoints et membres illégitimes – mais pas moins importants pour
autant, dans la pratique – de la famille de leur propriétaire, dont les seuls liens familiaux visibles étaient
ceux qui l’unissaient à ses parents et conjoints libres. Notons que ces positions « invisibles » n’étaient pas
toujours rejetées par les personnes confrontées à des horizons sans perspective d’espoir. Parfois, passer
du statut d’enfant de libres pauvres à celui de concubine ou d’esclave d’un maître puissant pouvait
constituer une amélioration, dans laquelle l’aliénation natale était le prix amer à payer pour accéder à
davantage de sécurité et à une forme d’honneur sanctionné publiquement. Quelques personnes réduites
en esclavage se distinguèrent et marquèrent l’histoire locale. En tant que mères d’enfants reconnus par
un homme libre, les femmes esclaves pouvaient accéder à une certaine autonomie et une certaine
autorité, et le statut particulier de ces femmes les soumettait à des dispositions juridiques spéciales qui
les distinguaient des esclaves de rang inférieur.
Il est possible d’imaginer un monde où la parenté ne constitue pas le principe structurant majeur de
la société ; de fait, la parenté a souvent coexisté avec d’autres critères, comme la classe ou la caste. Mais,
à de très rares exceptions près, la parenté a toujours été le principe le plus élémentaire d’organisation de
la société, et elle l’est restée même après que les anthropologues ont affirmé qu’un système de parenté
« n’existe que dans la conscience des hommes, [et qu’]il est un système arbitraire de représentations »
(C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958). L’anthropologie de la parenté a montré que la
continuité du lignage ne dépend pas de la fertilité masculine et féminine mais, comme Wendy James l’a
remarqué, de la capacité économique et politique d’un groupe à épouser des femmes qui porteront son
nom et à recruter de nouvelles personnes par l’adoption et d’autres moyens. En 1968 déjà,
David Schneider examinait dans son ouvrage American Kinship la relation entre « l’ordre de la nature »,
entendu comme une substance partagée, et l’ordre de la loi, protégeant les relations perçues comme
naturelles et légitimes, et interdisant les autres, qualifiées de contre nature. Ces idées sont d’une grande
portée, non seulement pour les personnes qui choisissent de ne pas se conformer à des rôles de genre
hétéro-normatifs, mais aussi pour les groupes exclus de la parenté pour des raisons politiques. Pendant
des millénaires, cette exclusion résulta d’une fiction idéologique qui désocialisait les esclaves en les
rejetant hors des représentations officielles de la parenté.
Les esclaves comme Fytje et ses filles avaient des parents et des enfants. Ils avaient des relations
sexuelles, souvent forcées, mais parfois consenties. Pourtant, de la même façon que la parenté – système
arbitraire de représentations – pouvait devenir le principe structurant de la société, les relations des
esclaves pouvaient, tout aussi arbitrairement, ne pas être reconnues. Cet acte de violence idéologique
légitimait la violence physique déployée pour arracher les enfants à leurs parents esclaves, séparer les
amants et imposer des relations de parenté non désirées à des personnes incapables de résister à
l’oppression. Si la parenté définit les rôles sociaux et les identités, alors les individus sans parenté sont
exclus de la société d’une manière fondamentale. Pareils à des pages blanches, dépourvus d’identité
propre, ils peuvent se voir réattribuer des identités et des rôles arbitraires par ceux qui ont l’autorité pour
le faire. C’est en grande partie dans ce sens que Michel Izard, Claude Meillassoux et Orlando Patterson
parlaient de l’esclavage comme d’une mort sociale.
En certains lieux et à certaines époques, l’esclavage était soutenu par la double fiction de la race et
de la parenté, où les théories raciales déniaient aux esclaves l’appartenance à une humanité partagée, et
où les théories de la parenté assimilaient les relations avec les esclaves à de la bestialité et les relations
entre esclaves aux accouplements entre animaux. Mais, malgré son potentiel déshumanisant, cette fiction
idéologique n’était ni universelle ni jamais pleinement réalisée dans la pratique. Les émotions humaines
contredisaient parfois la logique de l’esclavage et les esclaves pouvaient devenir des parents. Tiya Miles
cite le discours de Tarsekayahke, également connu sous le nom de Shoe Boots, célèbre guerrier cherokee
qui, à l’automne 1824, demanda aux membres du Conseil de gouvernement de la nation Cherokee
d’accepter que les non-libres de sa famille soient rachetés de l’esclavage :
Bien que le statut des membres noirs de la famille de Tarsekayahke eût nécessité une
contextualisation plus poussée, il importe ici d’identifier la logique de sa demande. La parenté, comprise
comme une substance partagée (« la chair de ma chair »), est antithétique à l’esclavage, institution basée
sur l’altérité : l’exploitation extrême à l’œuvre dans l’esclavage acquiert sa légitimité lorsque l’altérité
absolue est postulée, car l’esclave est celui qui peut être exploité davantage que ce qui est considéré
comme acceptable pour tout autre membre d’une société. Le caractère étranger, extérieur, de l’esclave
implique l’absence de ces liens et points communs qui imposent un impératif moral de loyauté envers
ceux avec lesquels on partage le même sang, la même nationalité, la même religion ou la même humanité.
Mais, quand les liens de parenté entre esclaves et libres sont révélés, les fictions sur lesquelles repose
l’esclavage s’effondrent. Les personnes enlevées, vendues et achetées pouvaient intégrer une vie familiale
en tant qu’épouses ou esclaves, ou en occupant des positions intermédiaires. Ces considérations nous
amènent à nous demander dans quelles circonstances – et avec quel degré d’aisance – l’étranger peut
devenir un membre du groupe, l’esclave, un parent.
Dans la première moitié du XIXe siècle, en Côte-de-l’Or, le père de Rosine Opo, Kwaw Kutanku,
probablement lui-même d’origine esclave, avait acquis une richesse et une importance considérables dans
la société matrilinéaire akan et avait eu de nombreux enfants avec ses esclaves. Rosine, née vers 1832, fut
vendue en 1840 à un Euro-Africain de la Côte-de-l’Or par Adum Tokori, le « frère » du père de Rosine.
Rosine s’enfuit en 1844 et retourna dans sa région natale, où on ne l’obligea pas à retourner auprès de
son maître. Elle épousa un ancien respecté, le trésorier royal Kwaku Sae, qui versa la traditionnelle head-
money, somme d’argent lui permettant d’acquérir le droit d’avoir une relation sexuelle avec elle.
Cependant, comme Kwaku Sae ne l’avait ni achetée ni rachetée, Rosine resta une esclave, propriété du
lignage de son père. En 1856, Kwaku Sae fut baptisé (et renommé Abraham) en même temps que
plusieurs membres de sa famille, y compris Rosine, par les missionnaires de Bâle (dont l’un,
Johannes Mader, consigna l’histoire de Rosine). Peu de temps après, des disputes éclatèrent entre Rosine,
son mari, et les autres épouses, libres, de ce dernier. Durant l’une de ces disputes, Rosine attaqua
Kwaku Sae avec un pilon en bois ; elle tomba plus tard amoureuse de Charles Irinkye, un homme mis en
gage auprès de Kwaku, avec lequel elle entretint une relation. Rosine fut rejetée par sa famille akan et
exclue de la communauté chrétienne, qui n’acceptait pas son impénitence après avoir commis l’adultère.
Les enfants qu’elle avait eus avec Kwaku Sae lui furent enlevés par les membres libres de la famille de ce
dernier, et elle fut enchaînée en guise de punition. Les missionnaires intervinrent pour la défendre. Elle
fut libérée, mais son mari, Kwaku Sae, oubliant sa conversion chrétienne, prêta serment contre elle et
Charles Irinkye. Rosine implora le pardon des missionnaires et finit par récupérer la plupart de ses
enfants ; elle se cacha pendant plusieurs mois sur les terres de la Mission, craignant d’être sacrifiée lors
des funérailles d’un chef en tant qu’esclave rebelle. Elle fut par la suite revendue plusieurs fois par la
famille de son père, jusqu’à ce que les missionnaires de Bâle rachètent sa liberté et celle de son enfant, en
1868. Rosine était à la fois parente et esclave, deux statuts qui interagissaient et déterminaient la manière
dont elle pouvait « faire parenté » ou « faire esclavage ».
Considérons à présent la Chine du début des années 1880 et examinons le cas de Miss Men, de la
province du Zhili (actuelle province du Hebei), étudié par Johanna Ransmeier. Un homme nommé
Yan Shu’er renvoya chez elle Miss Men qu’il venait d’épouser, ayant constaté qu’ils ne s’entendraient pas.
Il ne demanda pas le remboursement de la dot qu’il avait payée. Confrontée au retour de sa nièce, la tante
maternelle de Miss Men facilita le transfert de celle-ci entre les mains de Ma Yimei, un homme plus âgé
qui cherchait une concubine. Miss Men accepta car sa famille avait besoin d’argent pour payer les soins
médicaux de sa mère. Ma Yishan, le frère de Ma Yimei, remit le shenjia (littéralement, « prix du corps »)
et récupéra Miss Men qu’il fit monter dans sa charrette tirée par un âne. Sur le chemin du retour, il
s’arrêta chez une connaissance, Zhang Sanmeng, qui proposa à Ma Yishan d’acheter la concubine de son
frère. Devant le refus de Ma Yishan, Zhang Sanmeng força Miss Men à entrer chez lui et menaça
Ma Yishan avec un couteau. Apparemment Zhang souhaitait revendre Miss Men. Lorsque Ma Yishan
rentra chez lui sans Miss Men, son frère convoqua ses neveux auprès de lui et leur ordonna d’aller obliger
Zhang Sanmeng à lui rendre sa concubine. Quand les deux parties se retrouvèrent face à face, un combat
s’engagea, au cours duquel Zhang Sanmeng et Ma Yimei perdirent tous deux la vie. Miss Men, quant à
elle, s’enfuit. Le magistrat qui eut à traiter cette affaire donna l’ordre à Miss Men de retourner dans sa
famille d’origine. Les chercheurs qui s’intéressent à de tels cas hésitent à qualifier la situation de
Miss Men de vente en esclavage, bien qu’il s’agisse de vente dans le cadre du mariage et du concubinage.
La vente en esclavage fut évitée, mais elle aurait été d’actualité si Zhang Sanmeng avait obtenu gain de
cause.
Les transactions commerciales répétées qui avaient transféré Miss Men d’un propriétaire à un autre,
l’exposant à l’enlèvement et à la revente, présentent des ressemblances avec les événements survenus
dans la vie de Rosine Opo. Contrairement à Rosine, Miss Men avait commencé sa vie en tant que femme
libre. Mais elle fut vendue plusieurs fois, dans le cadre de différents statuts conjugaux, et faillit être
vendue en esclavage, voyant sa valeur diminuer dans l’économie morale de la parenté chinoise.
Orlando Patterson refusait d’assimiler les pratiques de mariage forcé à de l’esclavage car, selon lui, les
épouses conservent leur honneur, alors que les esclaves n’en ont pas. Mais tous les esclaves ne sont pas
dépourvus d’honneur, et toutes les épouses ne sont pas honorables. Parfois, une épouse peut considérer
que la seule chose honorable à faire est d’accepter d’être traitée comme une esclave afin de sauver une
mère malade, comme dans le cas de Miss Men. L’honneur est un concept trop ambigu, et trop souvent
utilisé à des fins hégémoniques, pour fonctionner comme une catégorie analytique permettant de
distinguer l’esclave de la femme libre.
L’aliénation natale constitue un axe de comparaison plus fructueux, sur le plan heuristique, entre
esclaves et épouses. En général, les épouses libres conservaient des liens avec leur famille d’origine.
Mais, lorsque la frontière entre esclavage et famille est particulièrement poreuse, des membres de la
famille – en particulier les femmes et les enfants – peuvent être contraints de la franchir sans difficulté
majeure. Ainsi, dans le Code des Qing, la loi concernant les épouses qui s’enfuyaient avec leur amant dans
le cadre d’un adultère figurait dans la section consacrée au cambriolage et au vol. Avec une relative
facilité les parents ou conjoints pouvaient devenir esclaves, et les esclaves pouvaient devenir parents ou
conjoints. Ces transitions sont pourtant lourdes de conséquences. Dans les sociétés patriarcales, l’absence
de parenté des femmes esclaves les privait du soutien d’un lignage, d’un clan ou d’une famille qui, pour
les femmes libres, venait contrebalancer le contrôle qu’un mari et le lignage de celui-ci exerçaient sur les
femmes mariées et leur progéniture. Plus le système esclavagiste était sévère, plus la reconnaissance des
liens entre les mères esclaves et leurs enfants était éphémère. Quant aux hommes esclaves, l’absence de
parenté qui caractérisait l’esclavage les séparait aussi bien de leurs ancêtres que de leurs épouses
informelles et de leurs enfants biologiques, les privant ainsi de la tutelle légale de ces derniers. Au fil de
l’histoire, ces dispositions infligèrent d’immenses souffrances, relatées dans les récits autobiographiques
d’esclaves.
Dans Bound in Wedlock, Tera Hunter évoque des récits, dont celui de Henry Brown, surnommé Box
(Boîte), qui fuit en 1849 l’esclavage à Richmond en se cachant dans une caisse de tissus envoyée à
Philadelphie par les services postaux américains. Sa décision de fuir avait été provoquée par l’éclatement
de sa famille. Adolescent, Henry avait eu la douleur de voir ses frères et sœurs vendus à différents
propriétaires, à la mort de son maître. Plus tard, il essaya de fonder une famille ; il avait rencontré une
femme esclave appelée Nancy et tous deux avaient obtenu de leurs maîtres la promesse de ne pas les
séparer en les vendant (voir « Marché »). Au bout de un an seulement, cette promesse fut rompue. Nancy
et leurs enfants furent revendus plusieurs fois, mais Henry parvint à conclure un accord avec un
propriétaire qui accepta, en échange de paiements de sa part, de garder Nancy et ses trois enfants à
proximité et de la libérer lorsque Henry pourrait acheter sa liberté. Mais, un jour, Henry découvrit que sa
famille avait été vendue aux enchères et était emprisonnée en attendant d’être envoyée hors de Virginie.
Dans ses Mémoires, il raconte ses derniers instants avec eux : les esclaves « étaient menés à pied, avec
des cordes autour du cou et des fers aux bras ». Dans ce grand groupe, son fils aîné l’appelait à grands
cris. Henry saisit la main de sa femme et accompagna le convoi qui l’emmenait loin de lui :
Nos deux cœurs étaient tellement accablés que nous ne pouvions rien dire, et quand nous
avons finalement dû nous séparer, le regard d’amour mutuel que nous avons échangé fut le
seul gage que nous pûmes nous offrir l’un à l’autre, à part nous promettre que nous nous
retrouverions au ciel.
Le récit de Henry Brown témoigne de l’expérience la plus courante vécue par les personnes réduites
en esclavage, une expérience dont les historiens ne peuvent faire abstraction. Mais la négation discursive
de la parenté des esclaves ne fut pas constante au cours de l’histoire. Elle disparaissait parfois, lorsque
les familles d’esclaves jouissaient d’une reconnaissance légale, par exemple, ou lorsque les femmes
esclaves et leurs enfants étaient intégrés dans la société libre avec une relative aisance.
Familles avec esclaves et familles esclaves
Dans le scénario le plus répandu, les captifs et les esclaves venaient augmenter, en tant que
membres additionnels et sans identité propre, les unités familiales de leurs maîtres. Joseph Miller
considère la contribution reproductive des esclaves aux sociétés de leurs maîtres, fondées sur la parenté,
comme l’une des principales fonctions historiques de l’esclavage sur le long terme. L’intégration des
femmes et enfants captifs après avoir tué les ennemis masculins pouvait agrandir la lignée du vainqueur
(si le fruit de ses unions avec les captives était reconnu comme descendance légitime), ou contribuait à la
reproduction de ses esclaves (si les enfants conservaient le statut de leur mère) (voir « Captifs »). Dans un
cas comme dans l’autre, la domestication des esclaves n’était pas uniquement domestique, mais toujours
politique.
Dans les sociétés lignagères, les pères devaient partager le contrôle qu’ils exerçaient sur les enfants
nés de femmes libres avec les lignées de ces dernières. Cet état de fait conduisait à de coûteuses et
complexes transactions et négociations. Dans les sociétés matrilinéaires, la première allégeance d’un
homme allait aux enfants nés de ses parents matrilinéaires. Ainsi, un homme léguait ses biens aux enfants
de sa sœur plutôt qu’à ceux de son épouse. Souvent, les liens résultant de l’ascendance, du lieu de
résidence et de l’affection ne se recoupaient pas, et cela créait des tensions, qui n’existaient pas dans les
rapports qu’un homme entretenait avec les enfants d’une esclave. L’histoire de l’Afrique regorge
d’exemples d’enfants de femmes esclaves qui connurent de brillantes carrières. Dans les régimes
politiques centralisés, également, une grande famille – composée de libres et de non-libres – revêtait une
importance à la fois matérielle et symbolique : les familiae romaines, les harems islamiques et les foyers
polygames des rois africains comptaient des centaines d’épouses, concubines et esclaves qui donnaient
naissance à des cohortes de personnes dont la dépendance s’échelonnait sur divers degrés et dont la
sujétion assurait à la fois main-d’œuvre et prestige, même si elle contenait en germe les graines de la
trahison et de la rébellion. Dans de tels contextes, le problème consistait à trouver une façon d’unir
esclaves et personnes libres, là où l’idéologie l’interdisait. Même si nous avons tendance à aborder cette
question en nous interrogeant sur la façon dont la parenté pouvait influencer l’esclavage, c’était parfois
l’esclavage qui modifiait la parenté.
À Athènes, au IVe siècle avant notre ère, les esclaves d’exception qui réussissaient, après leur
affranchissement, à acquérir la citoyenneté pouvaient épouser des femmes libres, comme l’atteste
l’exemple du richissime banquier esclave Pasion, qui fut naturalisé entre 393 et 376 avant notre ère, au
même titre que ses fils Apollodore et Pasiclès. Pasion mourut vers 370-369 avant notre ère ; dans son
testament, il prit ses dispositions pour que sa veuve Archippé se remarie avec Phormion, lui-même esclave
affranchi de Pasion, et lui aussi banquier extrêmement prospère qui obtint plus tard la citoyenneté. Dans
le Pour Phormion, Démosthène décrit la façon dont Apollodore mena Phormion devant le tribunal après la
mort d’Archippé. Démosthène affirme que la réputation d’Apollodore n’avait pas souffert du second
mariage de sa mère avec un esclave affranchi ayant d’abord appartenu à son père, et mentionne plusieurs
exemples qui laissent entendre que le remariage des veuves d’hommes d’affaires avec les anciens
esclaves de ces derniers était une pratique courante parmi les banquiers, grâce à laquelle les affaires de
la banque restaient dans la famille. Plus tard, les unions entre les hommes libres et leurs concubines
esclaves étaient si répandues au début du Ve siècle avant notre ère qu’elles apparaissaient comme une
menace à l’ordre social. Ce fut peut-être pour remédier à ce problème qu’une loi avait été promulguée en
l’an 451 avant notre ère, laquelle ne reconnaissait comme citoyens que les enfants dont les deux parents
étaient citoyens. Il est possible que ce soit le nombre croissant d’enfants nés d’unions mixtes entre libres
et esclaves qui entraîna une atténuation de la stricte patrilinéarité et introduisit des éléments de parenté
cognatique.
Les Grecs étaient davantage préoccupés par la question du mariage entre libres et esclaves que les
Romains. À Rome, les mariages entre hommes libres et femmes esclaves étaient fréquents, mais le
contraire (maîtresses libres et hommes esclaves) était plus rare. Quant aux esclaves, Ulpien estimait
qu’aucun mariage légal (connubium) ne devait être conclu entre eux. Le christianisme primitif ne changea
pas les choses : saint Paul pensait que les unions entre esclaves constituaient des contubernia, des
partenariats informels, et jamais des connubia. Confronté à la fréquence des exceptions à ces règles,
Justinien décréta que le mariage chrétien revenait à un affranchissement. Justinien défendait encore le
point de vue selon lequel les esclaves, en tant qu’objets, n’avaient pas le droit de se marier, mais il décida
également que quiconque ayant reçu le sacrement chrétien du mariage était légalement libre. Allant à
l’encontre des intérêts des propriétaires d’esclaves, la loi de Justinien se heurta à de fréquents refus de la
part des maîtres lorsque deux esclaves souhaitaient se marier. Puis, au XIe siècle, l’empereur byzantin
Alexis Ier Comnène décréta que les esclaves pouvaient se marier sans changer de statut. Alexis s’alignait
là sur des évolutions du droit canonique qui avaient précédé sa décision et permettaient à tous les
chrétiens, quel que soit leur statut, d’être éligibles à l’état matrimonial. Cela signifiait également que le
mariage des esclaves ne remettait pas en question le droit de propriété de leurs maîtres.
En Europe médiévale, la réduction en esclavage – et tout autre statut personnel, du reste – répondait
avant tout à une logique religieuse. Mais, même si les principales religions monothéistes cherchèrent à
éviter la mise en esclavage de leurs coreligionnaires, les esclaves domestiques, dans l’immense majorité
des cas, partageaient la foi de leurs maîtres. Les esclaves (auto-)rachetés vivaient au côté de paysans
pauvres et de serfs qui se vendaient eux-mêmes ou vendaient les personnes à leur charge en tant
qu’esclaves pour expier un crime ou rembourser une dette. Ces trajectoires individuelles qui faisaient
entrer et sortir des individus de l’esclavage créaient des tensions au sein des familles. Dans le présent
ouvrage, Alice Rio évoque le cas d’un homme qui tua un non-libre de sa famille, de crainte que le statut
libre des autres membres de la famille ne se trouve remis en question. Il était rare que le statut des
membres d’une même famille changeât d’une personne à l’autre, et lorsque cela se produisait, cela
conduisait à des revendications d’affranchissement de la part des membres de la famille qui étaient restés
esclaves. Un autre exemple abordé par Alice Rio montre que Louis le Pieux libéra deux esclaves, frère et
sœur, en raison du fait que le reste de la famille avait été affranchi. Une fois le mariage des esclaves
reconnu, les familles d’esclaves n’étaient plus un oxymore, mais une entité sociale tangible dans la
constellation de non-libres qui peuplaient le monde médiéval. Avoir des parents esclaves représentait une
infortune à laquelle on pouvait remédier. Les « épouses esclaves » étaient courantes, mais leur capacité à
être affranchies ou à donner naissance à des enfants libres variait selon les cas.
Les préoccupations au sujet de la reproduction des esclaves n’étaient pas uniquement dictées par
l’empathie. Comme les abolitionnistes américains le relevaient dans leurs écrits, les classes de
propriétaires d’esclaves faisaient la promotion de pratiques de « reproduction » qui visaient à augmenter
leur propriété et leur main-d’œuvre dépendante. Dans son manifeste abolitionniste de 1839, American
Slavery as it Is : Testimony of a Thousand Witnesses, Theodore Dwight Weld dénonçait « l’élevage
d’esclaves », perçu comme « l’application de pratiques employées dans l’élevage des animaux pour
obtenir le plus grand nombre d’esclaves à vendre sur le marché ». David Brion Davis évoquait quant à lui
l’usage d’hommes esclaves comme « étalons » destinés à engrosser de nombreuses femmes esclaves, de
façon systématique. Avec l’abolition de la traite transatlantique et l’introduction de politiques
d’amélioration, les familles d’esclaves devinrent tolérées, voire encouragées – même si ce n’était pas tant
par humanité qu’en réponse au déclin de l’approvisionnement en esclaves (voir « Sexe »).
Les esclaves valorisaient les liens de parenté et s’efforçaient de créer et protéger des familles
éphémères auxquelles les propriétaires n’accordaient aucune reconnaissance. La recherche consacrée à
la question de la parenté chez les esclaves est un domaine en plein essor, qui se montre de plus en plus
critique envers les études antérieures dont les analyses des mariages et liens de parenté des esclaves
étaient trop souvent influencées par les points de vue des propriétaires. Les perceptions et pratiques des
esclaves, leur interprétation des relations qu’ils cherchaient à établir ou à rejeter doivent être considérées
avec sérieux si les chercheurs veulent éviter de reproduire les idéologies des maîtres dans leurs travaux.
Comme le montre l’exemple de Henry « Box » Brown, les esclaves résistaient aux cadres coercitifs qui
empêchaient la reconnaissance officielle de leur volonté d’épouser des partenaires de leur choix et d’agir
en tant que parents vis-à-vis d’enfants qu’ils considéraient comme les leurs. Dans les efforts qu’ils
déployaient pour surmonter leur exclusion de liens familiaux reconnus comme officiels, ils développèrent
des formes alternatives de parenté qui mettent en question l’axiome selon lequel la parenté ne peut être
fondée que sur une substance partagée. Comme le montre Stuart Schwartz, par exemple, dans son
analyse de l’esclavage au Brésil, le recours au parrainage et à la parenté spirituelle permettait aux
esclaves de compenser la privation de parenté qu’on leur faisait subir.
Mais les esclaves risquaient également leur vie pour protéger des familles modelées selon des
théories de la parenté ressemblant à celles en vigueur chez les libres de naissance (voir « Résistance »).
Philip D. Morgan a montré que si les fugitifs de Caroline du Sud s’enfuyaient, pendant la période
coloniale, c’était principalement pour rendre visite à ceux qu’ils considéraient comme des membres de
leur famille. Pendant leur évasion, c’étaient des parents noirs qui leur donnaient l’asile. Les liens de
parenté des esclaves étaient toujours mentionnés sur les avis de recherche placardés par les maîtres : tel
esclave charpentier était « bien connu à Charlestown et dans les environs [et avait] une mère nommée
Free Peg, [qui vivait] dans la plantation de M. Ladson sur la rivière Ashley et de nombreux autres parents,
entre cette plantation et la paroisse de Stono, qui étaient susceptibles de le cacher ». Telle femme esclave
était soupçonnée d’avoir tenté de monter à bord d’un navire, car elle avait « une mère qui habite Winyah
et un père et un frère sur l’île de Johns ou l’île James ». La destination de tel couple d’esclaves était
difficile à localiser avec précision, car la femme avait « une mère et une sœur à la plantation de
l’honorable William Bull sur la rivière Ashley, une sœur chez le défunt Thomas Holman, plusieurs parents
chez le docteur Lining, un frère chez M. William Elliott, et de nombreux autres ; nous avons de bonnes
raisons de croire qu’ils se sont tous deux réfugiés auprès de l’une de ces personnes ».
L’importance de la parenté pour les esclaves est également attestée par le fait que, partout où l’on
trouve de « puissants esclaves », on rencontre des tentatives de fonder une famille : les esclaves royaux et
publics se mariaient fréquemment, y compris avec des femmes de statut libre, qui, par conséquent,
perdaient tout aussi fréquemment leur liberté. Dans l’Empire ottoman, certains esclaves impériaux de
haut rang recevaient en mariage des femmes de la famille du sultan. À travers l’histoire, la perméabilité
de la limite séparant esclave et famille a fluctué. Il en va de même de la reconnaissance officielle plus ou
moins affirmée des liens de parenté des esclaves, ou de la tolérance plus ou moins grande à l’égard des
relations de parenté mixtes entre esclaves et libres. Mais, même dans les cas où les familles d’esclaves
étaient reconnues, elles n’étaient tolérées que dans la mesure où elles ne menaçaient pas les intérêts des
classes de propriétaires. L’acceptation des familles d’esclaves ne dénotait pas simplement un esclavage
plus humain. Ces familles fonctionnaient comme des unités autosuffisantes d’un point de vue économique,
mais dont les biens pouvaient être revendiqués par leurs maîtres si ces derniers se retrouvaient dans le
besoin. Elles servaient également de mécanismes de contrôle social et de reproduction d’une force de
travail subordonnée. Ces circonstances donnent à voir les limites des théories qui considèrent l’esclavage
comme coïncidant avec l’absence de parenté. La parenté – niée, imposée, tolérée, ou reconnue dans
l’intérêt des propriétaires – était un des enjeux de la domination esclavagiste.
Parenté et post-esclavage
Julien Raimond (1744-1801), planteur à Saint-Domingue, possédait plus de cent esclaves et avait
trois grands-parents blancs, mais était catégorisé comme « quarteron ». Dans ses rapports, Raimond fait
appel au gouvernement français pour évoquer le problème du préjugé racial dans les colonies et la façon
dont ce dernier affectait les libres de couleur fortunés tels que lui :
À Saint-Domingue, on entend chaque jour les mots suivants dans la bouche des hommes
blancs : “J’aime cette femme – ou cette fille –, il faut que je l’aie !”. Si quelqu’un objecte qu’elle
a un mari ou un père, alors l’homme rétorque : “Très bien, je lui donnerai cent coups de ma
canne, s’il veut s’y opposer”, et parfois cela se produit.
La perpétuation des discriminations à l’encontre de la vie de famille des anciens esclaves et de leurs
descendants est un aspect fondamental de la période post-esclavage. Tera Hunter a montré que lorsque le
Civil Rights Act de 1866 autorisa les anciens esclaves noirs à acquérir des droits au mariage, cette loi fut
bientôt utilisée pour contraindre les noirs dont les unions n’étaient pas considérées comme respectant les
critères de moralité que les blancs attachaient aux lois qu’ils adoptaient et appliquaient. Des accusations
de bigamie, de fornication et d’adultère menaçaient les noirs engagés dans des relations qui étaient,
autrefois, le seul type de rapports qu’ils pouvaient entretenir. Les membres de la société anciennement
propriétaire d’esclaves continuaient à s’en prendre aux femmes descendantes d’esclaves ; et une
marginalisation persistante limitait la capacité des hommes de leur famille à les protéger.
Tandis que de nouvelles formes de coercition remplaçaient la main-d’œuvre esclave dans la
production, il existait encore une demande de contrôle sur la sexualité et la fertilité des femmes. Le
concubinage est l’une des formes d’esclavage qui mit le plus de temps à s’éteindre. Aussi, dans les
sociétés islamiques, la demande en concubines esclaves persista après l’abolition, alimentée par le désir
de concubines de la part des hommes libres et le besoin de domestiques des épouses libres.
Barbara Cooper montre qu’à Maradi, dans le sud du Niger, après l’émancipation, les femmes de l’élite
remplacèrent la main-d’œuvre esclave par celle de concubines (esclaves) qui passaient pour de jeunes
épouses aux yeux des administrateurs coloniaux. Plus récemment, dans la même région, l’ONG Timidria a
enquêté sur l’existence d’un trafic de femmes et filles descendantes d’esclaves, vendues à des hommes
riches en tant que concubines comme dans le cas célèbre de Hadijatou Mani.
D’après certaines sources, les concubines les plus âgées ne souffraient pas toujours de leur
condition. Dans les sociétés où les femmes passaient l’essentiel de leur vie sous la tutelle des hommes, ou
dans lesquelles l’autonomie ne menait pas à la sécurité ou à la certitude de pouvoir subvenir à sa
subsistance, le concubinage était (et est encore aujourd’hui) une solution désirable pour certaines
descendantes d’esclaves. Après l’affranchissement, certaines choisissaient de demeurer auprès de leurs
anciens maîtres et de leurs familles. Ce fut le cas de Fatma Barka, au Soudan français (actuel Mali) au
début du XXe siècle, qui avait été achetée, enfant, par Mohamed Barka, un marchand de Tombouctou
originaire de Goulimine (sud du Maroc). Au cours de sa jeunesse, Fatma devint la concubine de Mohamed,
ce qui augmenta le respect qu’elle recevait, selon son interprétation de son nouveau statut. À la mort de
son maître, Fatma continua à diriger le foyer de ce dernier. Lorsqu’elle mourut de vieillesse en 1995,
Fatma participait encore à la vie de la famille Barka. Dans ses mémoires, qu’elle dicta à Ann McDougall,
on constate une estime de soi indéniable. Mais, en dehors d’un petit nombre de concubines privilégiées,
les concubines unies à des hommes moins riches, ou celles qui s’avéraient incapables de s’attirer les
faveurs de leurs maîtres et des épouses libres de ces derniers, menaient une existence amère. Certaines,
comme Inna Nana, dans le nord du Nigeria, interrogée par Ibrahim Hamza, n’étaient pas affranchies, et à
la mort de leur mari il ne leur restait plus rien ni personne sur qui compter :
Seule une femme légalement mariée peut hériter de son mari décédé. N’est-ce pas la loi ?
Quant à moi, je me suis retrouvée sans garantie d’avoir quoi que ce soit à manger. Je dois me
nourrir toute seule. Vous savez que je fais partie de la propriété, moi aussi, et qu’on peut me
recevoir en héritage, alors comment puis-je acquérir des biens à l’intérieur d’une clause de
propriété ?
L’enlèvement et la coercition des jeunes filles que l’on menaçait de violences afin de les forcer à
épouser ceux qui les avaient achetées ou enlevées ne sont pas l’apanage des sociétés islamiques. Il existe
actuellement un débat pour déterminer si les diverses associations conjugales résultant des récentes
guerres africaines – comme le phénomène des « épouses de brousse » (bush wives) au Sierra Leone et le
système de mariage forcé imposé par l’Armée de résistance du Seigneur (ARS – Lord’s Resistance Army)
dans le nord de l’Ouganda – devraient être juridiquement envisagées comme des formes d’esclavage. Ce
débat s’inscrit dans une longue histoire. La Convention relative à l’esclavage de 1926 excluait
spécifiquement le mariage forcé et le mariage des enfants de la définition de l’esclavage. Mais la
convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions
et pratiques analogues à l’esclavage (1956) a modifié cette disposition. L’article 1(c) appelle à
l’interdiction des institutions et pratiques en vertu desquelles :
1° Une femme est, sans qu’elle ait le droit de refuser, promise ou donnée en mariage moyennant une
contrepartie en espèces ou en nature versée à ses parents, à son tuteur, à sa famille ou à toute autre
personne ou tout autre groupe de personnes ;
2° Le mari d’une femme, la famille ou le clan de celui-ci ont le droit de la céder à un tiers, à titre
onéreux ou autrement ;
3° La femme peut, à la mort de son mari, être transmise par succession à une autre personne.
La façon dont la Convention supplémentaire de 1956 est formulée suppose que, dans de telles
pratiques, la fille soit traitée comme un bien meuble. Les défenseurs des formes traditionnelles de
mariages arrangés affirment que ceux-ci sont distincts de l’esclavage car les souhaits de la fille sont
généralement pris en compte et les unions qui en résultent ne conduisent pas à une aliénation natale
comparable à l’esclavage. Les débats se poursuivent aujourd’hui. Démêler parenté et esclavage reste
difficile.
* * *
La force de l’emprise de la parenté sur l’imaginaire d’une société en fait un formidable instrument
politique. Renforcée par son lien avec l’« ordre de la nature » (l’idée de transmission transgénérationnelle
de fluides corporels et de matériel génétique, et la transmission de caractéristiques physiques et morales
des parents aux enfants), la parenté semble tout sauf arbitraire. L’idée de la parenté – selon Lévi-Strauss,
comme on l’a vu, « un système arbitraire de représentations » – a produit des conséquences tangibles
depuis les époques les plus reculées de l’histoire jusqu’à nos jours. Les titres et propriétés se
transmettent au fil des lignées, et le droit familial protège la parenté et conserve précieusement sa
reproduction dans des institutions spécifiques. C’est sur cette toile de fond que l’absence de parenté des
esclaves a pris de l’importance dans l’historiographie de l’esclavage. Très récemment, Aurélia Michel a
dénoncé l’évolution imbriquée de deux puissantes fictions qui prétendent que certaines races sont, par
nature, destinées à être réduites en esclavage et que certains groupes ne doivent pas devenir parents et
famille. Ces fictions, une fois réunies, protègent les intérêts de groupes qui tirent avantage de l’exclusion
des autres d’un ensemble de privilèges matériels et immatériels.
Comme l’esclavage, la parenté doit être démystifiée. Cette dernière n’est pas, ou pas seulement,
l’élément qui cimente les communautés, mais – comme dans le cas de Miss Men – également un
mécanisme de coercition qui peut ressembler à l’esclavage ou y conduire. Par ailleurs, la tension entre
parenté et esclavage ne saurait être expliquée en réduisant la première notion à la négation de la seconde
– ce serait trop simple. Le pater familias romain, qui détenait en principe un pouvoir de vie ou de mort à
la fois sur ses enfants et ses esclaves, atteste le caractère flou des frontières qui peuvent séparer ces
institutions. L’ambiguïté des distinctions entre les expériences des femmes esclaves qu’on mariait et celle
des jeunes filles libres (ou semi-libres) qui étaient vendues et asservies en offre un autre exemple. Non
seulement l’esclavage peut exclure de la parenté, ou imposer une parenté forcée aux esclaves, mais la
parenté peut aussi parfois fonctionner comme l’esclavage, ou se transformer rapidement en celui-ci.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
D. D’Avray, « Slavery, Marriage and the Holy See : From the Ancient World to the New World », Journal
of the Max Planck Institute for European Legal History, vol. 20, 2021, p. 347-351.
T. W. Hunter, Bound in Wedlock : Slave and Free Black Marriage in the Nineteenth Century, Cambridge,
The Belknap Press of Harvard University Press, 2017.
A. Michel, Un Monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Seuil, 2020.
P. Scully, Liberating the Family ? Gender and British Slave Emancipation in the Rural Western Cape,
South Africa, 1823-1853, Portsmouth, Heinemann, 1997.
M. Simonis, Cum servis nullum est conubium. Untersuchungen zu den eheähnlichen Verbindungen von
Sklaven im westlichen Mittelmeerraum des Römischen Reiches, Hildesheim, Olms Verlag, 2017.
RENVOIS
PAULIN ISMARD
Le fait est bien connu et, à plus de deux cents ans de distance, il demeure sidérant. Dès les
premières propositions d’abolition de l’esclavage, à la fin du XVIIIe siècle, se posa la question des
indemnités qu’il conviendrait d’octroyer, non pas aux esclaves, mais à leurs propriétaires. En France, le
décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848 établit finalement en son article 5 qu’une indemnité
serait versée à chaque propriétaire d’esclave, en laissant le soin à une Commission de l’indemnité
coloniale d’en préciser la nature. Mais à quel titre fallait-il indemniser les anciens maîtres ?
Le consensus régnait parmi les abolitionnistes sur le principe d’une indemnité qui répare l’acte de
dépossession engendré par l’abolition. Puisqu’il « n’y a que les révolutions qui dépossèdent sans
compensation », avait expliqué Lamartine, il était normal que soit versée « une indemnité aux colons pour
la part de propriété légale qu’on leur enlèverait dans leurs esclaves ». Tocqueville (Sur l’émancipation des
esclaves, 15 décembre 1843) considérait pareillement que « si les nègres ont droit à devenir libres, il est
incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la liberté des nègres ». Schoelcher lui-même,
pourtant favorable à des mesures en faveur des anciens esclaves, en était venu à défendre le principe
d’une « compensation volontaire et bienveillante d’un dommage éprouvé ». Identifiée à une expropriation,
l’abolition sans indemnisation était tout simplement impensable, et la loi du 30 avril 1849 concéda aux
colons la somme considérable de 124 millions de francs, censée rembourser la perte de 250 000 esclaves.
La République ne faisait ici que reprendre les principes qui avaient guidé l’Abolition Bill britannique
d’août 1833. Celui-ci prévoyait une indemnisation des propriétaires d’esclaves d’un montant de 20
millions de livres sterling, soit 40 % des dépenses annuelles de l’État britannique ! Plus paradoxalement
encore, la République prolongeait la politique de la Restauration. Au moment même où la loi sur le retour
des émigrés indemnisait ceux dont les propriétés avaient été revendues comme biens nationaux,
l’ordonnance de Saint-Domingue de 1825 avait en effet imposé au jeune État haïtien une dette de 150
millions de francs en dédommagement de la perte des habitations coloniales. Cette politique
d’indemnisation fut d’ailleurs reproduite par les autres pays européens – tels le Danemark en 1847, les
Pays-Bas en 1863, ou l’Espagne en 1873 – qui tous indemnisèrent les anciens propriétaires d’esclaves.
Républicaine ou monarchique, l’Europe bourgeoise du XIXe siècle ne pouvait admettre que la remise en
cause de l’ordre esclavagiste fragilisât la propriété privée, pilier du nouvel ordre social et d’autant plus
sacralisée qu’elle était désormais pleinement distinguée de la sphère de la puissance publique. Lamartine
estimait d’ailleurs que l’esclave devenu libre gagnerait « les droits des créatures de Dieu », ce par quoi il
entendait la liberté, le travail… et la propriété.
L’homme ou la femme réduits à l’état de propriété : c’est ainsi que nous concevons ordinairement le
statut d’esclave, non seulement pour le distinguer d’autres statuts de dépendance, mais aussi pour en
dénoncer la monstruosité. De fait, la Convention relative à l’esclavage de la Société des Nations de 1926,
dont les termes furent repris en 1956 et 1998, stipule en son premier article que « l’esclavage est l’état ou
condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux »,
et cette définition constitue le cadre de référence pour qualifier en droit international l’esclavage. Il est
vrai que l’identification de l’esclave à un bien transmissible et aliénable est au cœur des grands codes
esclavagistes coloniaux. L’article 44 du Code noir déclare ainsi « les esclaves être meubles et comme tels
entrer dans la communauté », comme si ces derniers constituaient une partie du fonds d’une habitation
au même titre que le bétail ou n’importe quel outil. Dans la plupart des sociétés esclavagistes, les esclaves
apparaissent comme tous les autres biens, dans les actes d’échange les plus courants, qu’ils fassent
l’objet d’hypothèques, de dation ou de transmission testamentaire, qu’on les loue, les confisque, les
achète ou les vendent. La propriété, si on y entend le terme regroupant un faisceau de pouvoirs ou de
capacités qui s’appliquent ordinairement sur les choses, pour les aliéner, en profiter ou les détruire, serait
ainsi le concept central dont découle l’ensemble des droits et des interdits pesant sur un esclave. Ainsi,
c’est dans la mesure où il est avant tout un bien placé sous la toute-puissance de son maître que l’esclave
ne peut être une personne sur la scène du droit au même titre que n’importe quel individu de statut libre.
L’affaire est pourtant moins simple qu’il n’y paraît. On peut douter, en effet, que la propriété soit un
concept « universellement applicable » pour définir l’esclavage, comme l’avait avancé Moses Finley. De
multiples liens de dépendance, dans les sociétés les plus diverses, se présentent comme des rapports de
propriété entre personnes sans être pensés au prisme de l’esclavage. Dans certains droits coutumiers de
l’Asie du Sud-Est, l’échange matrimonial est pensé comme un transfert par aliénation de droits de
propriété sur la personne de la mariée, de sa famille d’origine à l’époux. L’institution ne fait évidemment
en rien de l’épouse, qui appartient pleinement à la famille de son époux et participe à sa reproduction,
une esclave. À l’inverse, certaines configurations esclavagistes ne se définissent pas par une relation de
propriété entre un maître et son esclave : dans le monde romain, les esclaves de peine (servi poenae),
réduits à l’état de servitude à la suite d’une condamnation pénale, sont explicitement présentés par les
juristes de l’époque impériale comme n’appartenant à personne (voir « Esclavage pénal »).
Il est dès lors tentant, à la suite d’Orlando Patterson, de ne pas faire de la propriété le concept
principal définissant ce que serait l’esclavage, mais plutôt de l’envisager comme une modalité du pouvoir
exercé sur un esclave. Les relations de pouvoir seraient en somme un préalable à toute détermination des
rapports aux choses – ou, en l’occurrence des rapports aux autres comme à des choses. Il convient en tout
cas de réfuter toute conception universalisante de la propriété elle-même, qui ne ferait que s’appuyer sur
un versant de la tradition juridique occidentale. Car c’est bien le droit romain, réinventé au cours du
e
XIX siècle par l’Europe du Code civil autour de la conception individualiste d’un sujet de droit, qui
disposerait d’un « plein pouvoir sur la chose », soit le droit d’en user, d’en abuser et d’en tirer profit (la
trilogie usus, abusus, fructus), qui sert implicitement de référence pour penser la propriété. Or, étudier le
droit propriétaire qui organise chaque société esclavagiste révèle évidemment des différences
considérables en fonction de la nature des droits octroyés au maître. Comme l’avait relevé Alain Testart,
affirmer de l’esclave qu’il est avant tout une propriété entre les mains d’un autre consiste à en dire bien
peu de choses dès lors que la notion de propriété n’est pas définie dans chacune des sociétés observées.
Mais peut-être convient-il en premier lieu de considérer que la propriété définit l’esclavage de façon
négative : le statut d’esclave se caractériserait en premier lieu par une incapacité juridique, celle d’être
propriétaire. Certes, de nombreux droits esclavagistes reconnaissent l’existence du pécule, défini comme
« ce que l’esclave a entre les mains avec la permission de son maître, et qui a été mis à part du reste du
patrimoine du maître » (Ulpien, Digeste 15, 1, 5, 4). Celui-ci peut être composé de biens mobiliers et
immobiliers, séparés de la sorte du patrimoine du maître, et allant même jusqu’à comprendre des fonds
financiers ou des esclaves. Mais ne nous y trompons pas : pas davantage dans le droit romain que dans les
droits coloniaux modernes, le pécule ne constitue un droit de propriété accordé à l’esclave. Sa vocation
première est bien de limiter la responsabilité d’un maître à l’égard des engagements de son esclave, dont
le montant du pécule fixe un seuil. Le débat qui traverse les Antilles françaises des années 1820-1830
autour de la légalisation du pécule est à cet égard révélateur. Contre les réformateurs métropolitains, les
conseils coloniaux ne cessent en effet de s’opposer au « pécule légal », qui consisterait en la
reconnaissance en droit de la propriété des esclaves, craignant qu’il puisse conduire au rachat forcé.
L’économie symbolique du pécule doit rester de l’ordre de la grâce et procéder d’un acte unilatéral de la
part du maître ; le pécule prend la forme d’une propriété, temporairement concédée et qui peut toujours
être « retenue » par le maître. Cette économie de la grâce et du don se manifeste en particulier lors du
décès des esclaves, la famille de l’esclave défunt instituant verbalement et publiquement le maître ou ses
enfants comme héritiers du pécule, avant que celui-ci ne leur soit généreusement rétrocédé.
S’ils ne sont jamais propriétaires au sens plein, à l’exception peut-être de certains esclaves publics
(voir « Esclavage public »), les esclaves peuvent jouir en pratique d’un droit de possession sur certains
biens, leur octroyant des ressources d’autonomie non négligeables – ainsi lorsque la culture d’un lopin est
consentie à l’esclave pour subvenir à une partie de sa subsistance. Songeons aux enclos ou aux jardins
vivriers des Antilles françaises, dont l’ordonnance royale du 15 octobre 1786 fixe la règle, en établissant
qu’une petite portion de l’habitation doit être concédée aux esclaves. Parce que ces lopins sont souvent
éloignés de la plantation et placés sur des terres en assolement, leur statut est bien précaire. Cette
production vivrière, tout comme l’élevage d’un petit bétail, peut néanmoins donner lieu à des formes de
commercialisation dans la mesure où leur production n’est pas seulement destinée à l’autoconsommation,
et Sydney Mintz y a reconnu l’émergence d’une « proto-paysannerie » au sein même des sociétés
esclavagistes. Si l’accès au marché offre des ressources d’autonomie permettant, le cas échéant,
l’acquisition d’un maigre capital financier en vue d’un affranchissement, il est l’enjeu d’un rapport de
force récurrent avec les maîtres qui tendent, sinon à en interdire, du moins à en contrôler l’accès au point
parfois d’autoriser des espaces de commercialisation à l’intérieur même de la plantation (voir
« Marché »).
Lorsqu’un esclave est placé par son maître sur l’exploitation d’un domaine, d’une terre ou d’un
atelier, en échange du versement d’une rente régulière, il peut en outre en venir à acquérir certains biens
même si le droit de propriété qu’il détient sur eux reste le plus souvent indéfini. À l’instar des esclaves
casés de l’Athènes classique, les « esclaves de rapport » (escravos de ganho) des grandes villes
brésiliennes de la première moitié du XIXe siècle paient une rente régulière à leur propriétaire, sur une
base journalière ou hebdomadaire (voir « Travail »). Jouissant de la possession d’un bien indépendant de
leur maître, ils bénéficient d’une véritable autonomie reconnue par la loi pour conduire toutes formes
d’affaires. Les bénéfices que leur exploitation dégage leur reviennent et donnent lieu parfois à des
stratégies d’accumulation remarquables, au point qu’ils peuvent eux-mêmes acquérir des esclaves
susceptibles de les remplacer le cas échéant auprès de leur maître.
La figure de l’esclave possesseur d’esclave(s) est d’ailleurs intrigante. Les juristes romains ont
longuement médité sur sa nature juridique, en considérant dans leur grande majorité que l’esclave acheté
par un esclave grâce à son pécule appartenait en dernière instance au maître. La singularité de cette
configuration tient surtout en ce qu’elle conduit à dissocier le droit de propriété, de l’exercice d’un droit
de possession et d’un pouvoir placé entre les mains d’esclaves et orienté contre des esclaves (voir
« Maîtres »). Au XIXe siècle, dans le royaume Bamoun (dans l’ouest du Cameroun), un esclave qui gagnait
la faveur de son maître recevait un lopin sur lequel il pouvait faire des cultures et vendre une partie de sa
production. Après son mariage, le maître l’autorisait à construire une maison à proximité de ses terres et
à travailler deux ou trois jours par semaine sur sa propre ferme. Les gains obtenus grâce à son
exploitation lui permettaient d’acheter un ou plusieurs esclaves qui accomplissaient ses obligations envers
son maître, lui-même devant toujours remettre à ce dernier la moitié de sa propre récolte. Comme l’a
montré Claude Tardits, c’était le maître qui était en théorie propriétaire des esclaves de son esclave, mais
il ne se mêlait pas de leur gouvernement afin de ne pas perturber les relations à l’intérieur de la
maisonnée de son esclave. Les esclaves d’un esclave pouvaient être transmis aux descendants ou aux
collatéraux, la moitié de l’héritage revenant au maître dans ce dernier cas. La propriété d’esclaves par un
esclave était une tolérance à laquelle le maître pouvait mettre fin à tout moment. Il s’agissait d’un moyen
de contrôle social contribuant à une hiérarchisation sociale importante non seulement entre maîtres et
esclaves, mais aussi parmi les esclaves, entre ceux possédant des esclaves et les autres.
De fait, on ferait fausse route en envisageant la propriété exercée par des esclaves exclusivement
sous l’angle de l’émancipation. Les maîtres savent aussi tirer profit de la mise à disposition de certains de
leurs biens – d’autant plus que leur statut en droit reste incertain. Par l’octroi d’une terre, même modeste,
le maître entend lutter contre le marronnage et attacher l’esclave à l’habitation ; l’attachement aux biens
permet en somme d’assurer la dépendance envers le maître. La reconnaissance de la propriété de
l’esclave sur des biens qui relèvent du patrimoine domestique interroge plus généralement le statut même
de ce dernier au sein de la famille du maître, comme le révèlent fréquemment les conflits consécutifs aux
émancipations. Considérons le cas des esclaves propriétaires dans les sociétés akan (actuel Ghana) du
e
XIX siècle, étudiées par D. Penningroth. Alors qu’une forme de parenté fictive incorporait symboliquement
l’esclave au sein de la filiation du maître, il était courant de confier à certains esclaves des biens
patrimoniaux, qui étaient mis en réserve à l’intérieur même du patrimoine familial. Mais l’ambiguïté du
statut du détenteur du bien devait éclater au grand jour dès lors que les esclaves acquéraient le statut
d’hommes libres : qui serait reconnu comme le véritable propriétaire des biens qui avaient été octroyés ?
Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, en 1874, de nombreuses plaintes furent ainsi déposées
par les maîtres pour récupérer les propriétés concédées à leurs anciens esclaves. Alors que les maîtres
arguaient que ces biens appartenaient à la famille, les esclaves défendaient au contraire leur droit au nom
de leur intégration dans la famille de leur ancien maître, considérant que leur émancipation ne les avait
pas coupés de leur droit à bénéficier des ressources de la famille. La situation était radicalement
différente dans le sud des États-Unis, au lendemain de la guerre de Sécession, lorsque d’anciens esclaves
portèrent plainte afin de récupérer la maîtrise de terres qui leur avaient été concédées par leur maître.
Les anciens esclaves cherchèrent alors à produire des preuves de propriété en recourant à des témoins ou
à toutes formes de documents, sans évoquer l’appartenance à la parenté, même fictive, de leur maître
(voir « Parenté »).
Dans le droit ottoman de l’époque moderne (XVIe-XVIIe siècles), l’institution du wala – soit l’ensemble
des règles qui organisent les relations entre le maître et son affranchi – pose des questions similaires,
dans la mesure où le lien de dépendance qui perdure entre le maître et son affranchi se matérialise par
les droits du premier sur le patrimoine du second, comme l’évoque ici même Yavuz Aykan. Certains
juristes présentent en effet l’affranchissement comme un don de la part du maître dont la contrepartie
consiste dans le legs du patrimoine de l’affranchi à son ancien maître. Le droit d’héritage reconnu à
l’ancien maître résulte ainsi de la relation familiale engendrée fictivement par l’affranchissement, qui ne
relève pas à proprement parler de la parenté et que les juristes tentent précisément de définir. Dans la
mesure même où ce droit se transmet par héritage, les liens de clientèle peuvent se sédimenter et se
transmettre sur plusieurs générations.
Si la propriété ne définit pas à elle seule l’esclavage, force est de constater qu’elle est la catégorie
juridique qui permet d’objectiver, littéralement, la relation de dépendance, faisant d’un lien entre des
personnes un rapport avec des choses. En d’autres termes, le recours à la catégorie de propriété fait
perdre sa dimension relationnelle et personnelle à la domination esclavagiste, de sorte que l’esclave,
identifié à une marchandise, puisse faire l’objet d’un usage exclusif et d’une transaction. Le droit
propriétaire a néanmoins ses singularités dès lors qu’il concerne des esclaves. En 1777, le juriste
Émilien Petit affirmait d’ailleurs que les esclaves étaient « un genre de propriété qui n’est pas dans la
nature des choses », lointain écho aux Lois de Platon, dans lesquelles la propriété sur les esclaves est
présentée comme « la plus difficile d’entre toutes ».
Comment considérer les esclaves au regard des catégories ordinaires du droit de propriété ? La
question n’a cessé d’agiter les juristes. On peut le plus souvent observer l’incertitude persistante du statut
même de l’esclave au regard des catégories ordinaires qui organisent le droit des choses, entre biens
mobiliers ou immobiliers, comme entre propriété personnelle et réelle (personal ou real property). De fait,
si l’esclave est un bien dont la mobilité le distingue par nature de la terre, il est en même temps attaché à
l’exploitation domestique et fait partie à des degrés divers du patrimoine familial. La pratique relevant de
la dotation instrumentaire, par laquelle un esclave est attaché à un domaine, ce qui lui confère
l’ostensibilité et la stabilité attachée à la terre, est ainsi récurrente dans l’histoire des sociétés
esclavagistes, de l’Antiquité gréco-romaine jusqu’aux sociétés coloniales de l’époque moderne. Les
esclaves sont alors rendus solidaires d’un domaine par-delà les changements de propriétaire. Au cours du
e
XVIII siècle, le droit de la Virginie donna ainsi naissance à la fiction juridique des landed slaves, esclaves
définis comme des propriétés immobilières (real estate) par attachement à un domaine et non comme des
propriétés personnelles, et cette définition s’imposa dans la grande majorité des États américains. Loin de
représenter la marque d’une quelconque dignité spécifique de l’esclave, la vocation de cette construction
juridique était de sécuriser la transmission des biens en particulier lors d’un décès sans testament et
d’empêcher leur saisie (M. Ghachem). La spécificité du régime de la propriété foncière dans le droit
colonial des Antilles françaises, caractérisée par l’indivisibilité de l’habitation et l’attachement des
esclaves à cette dernière (sous le terme de « Nègres de culture »), est tout aussi frappante. Sa vocation
était d’assurer la permanence de la structure productive des plantations, en garantissant le maintien sur
place de la main-d’œuvre, comme l’a montré André Castaldo. Dans les îles à sucre, il fallait rendre
insaisissable les esclaves en les rendant solidaires des habitations, de sorte que les créanciers éventuels
ne puissent s’en saisir.
Les spécificités du droit de la propriété marquent par ailleurs de leur empreinte le fait esclavagiste
au sein de chaque société. Le droit du royaume merina, à Madagascar au XIXe siècle, établit par exemple
une distinction rigoureuse entre deux types de propriétés : les biens hérités des ancêtres et inaliénables,
qui ne sont cessibles qu’au sein de la parenté, et les biens « récents » (harena), dont on peut disposer
librement (J.-P. Domenichini et B. Ramiaramanana). Or, cette distinction organise une hiérarchie
statutaire entre deux catégories d’esclaves en faveur des « esclaves des ancêtres » (andevon-drazana), qui
ne peuvent être vendus. Les papyrus de l’Égypte romaine (Ier-Ve siècle) révèlent pareillement plusieurs
configurations étonnantes auxquelles donne lieu le droit de la copropriété dès lors qu’il est appliqué à des
esclaves en cours d’affranchissement. Il arrive en effet que plusieurs maîtres copropriétaires d’un esclave,
qu’ils soient membres d’une même famille ou pas, se divisent sur le sort d’un esclave. Lorsque seule une
partie d’entre eux décide de l’affranchir, le droit égyptien de la copropriété permet de scinder la propriété
(et dès lors la responsabilité) des maîtres et des patrons. Ce dispositif donne naissance à la figure étrange
d’un esclave dont l’affranchissement ne serait que partiel, ou d’un affranchi qui demeurerait en partie un
esclave. Comment s’organisait la vie de ces individus aux trois quarts esclaves ou affranchis aux deux
cinquièmes ? Faut-il imaginer qu’ils étaient identifiés dans certaines occasions comme des esclaves, et
dans d’autres tels des hommes libres ? Nous n’en savons rien.
La fiscalité pesant sur la propriété servile concentre à cet égard des enjeux considérables. De fait,
l’imposition de la propriété servile a souvent été perçue comme une intrusion – insupportable pour les
propriétaires – dans la relation entre un maître et son esclave, toujours susceptible d’être décrite comme
personnelle, privée ou familiale. La fiscalité pesant sur la propriété servile fut d’ailleurs un instrument
précieux de la politique impériale britannique en Afrique, lorsqu’elle entreprit d’y abolir l’esclavage dans
la seconde moitié du XIXe siècle. L’histoire des États-Unis du XIXe siècle offre une configuration plus
intéressante encore pour saisir les enjeux attachés à la fiscalité pesant sur la propriété esclavagiste.
L’opposition des élites esclavagistes du Sud à toute forme de fiscalité qui prendrait en compte la propriété
sur les esclaves est en effet un trait constant de la période antebellum, comme l’a montré Robin Einhorn.
La contradiction des esclavagistes était alors éclatante : d’un côté, ces derniers résistaient à la mise en
place de toute taxe portant sur la propriété des esclaves, en arguant de leur appartenance à la famille de
leur maître au titre de personnes ; mais ils refusaient, de l’autre, que leurs esclaves soient dénombrés
autrement que comme des choses dans les opérations de recensement. La fiscalité des États sudistes
demeura pour cette raison largement rudimentaire au regard des États du Nord, ignorant toute forme de
taxation pesant sur la propriété servile. Or, selon Einhorn, le refus par les propriétaires esclavagistes de
voir l’État fédéral s’introduire, par le biais de la fiscalité, dans la relation entre maître et esclave, a
imprimé sa marque à un régime fiscal reposant essentiellement sur la taxation indirecte durant
l’ensemble du XIXe siècle, au point d’avoir contribué à ancrer la rhétorique anti-fiscaliste au cœur de la vie
politique américaine.
De la même façon que les structures foncières et agraires décrivent la distribution de la propriété de
la terre, mais aussi l’ordonnancement des parcellaires ou les types de faire-valoir, l’analyse des structures
de propriété servile – sous lesquelles il faut entendre les inégalités de la propriété servile parmi les
hommes libres, le rapport entre propriété privée et propriété publique, comme les modes d’exploitation de
cette propriété – est cruciale pour caractériser une société esclavagiste. Cette dimension est pourtant
largement occultée au sein des discussions autour de la notion de société esclavagiste, qui préfèrent se
concentrer sur le poids démographique de l’esclavage en général. Or, c’est bien la distribution de la
propriété servile qui conditionne l’enracinement du fait esclavagiste dans la société, et détermine in fine
des expériences d’esclavage radicalement différentes.
Tout indique par exemple que le fait majeur de la fin de l’archaïsme grec (VIe siècle avant notre ère)
réside moins dans l’invention du statut d’esclave-marchandise, qui existe depuis la fin de l’âge du bronze,
que dans l’extension, ou la démocratisation, de la propriété esclavagiste au sein de nombreuses
communautés. Cette transformation conduit à une gestion communautaire de l’esclavage, obligeant à
dissocier davantage encore les libres des esclaves, non seulement d’un point de vue statutaire, mais aussi
dans l’organisation même de la vie communautaire, en interdisant notamment certains espaces aux corps
esclaves (tels les gymnases). Ainsi naissait une société esclavagiste. C’est sans doute en des termes
similaires, quoique pour des raisons radicalement différentes, qu’il convient d’analyser la transformation
des structures esclavagistes dans l’ouest de l’Afrique au cours du XIXe siècle. L’abolition de la traite
atlantique (1807) fut en effet à l’origine d’une évolution sensible des structures de propriété esclavagiste.
Autour de la Côte-de-l’Or, l’abolition conduisit à un effondrement du prix des esclaves, permettant à des
populations de condition moyenne, et même parfois modeste, d’acquérir des esclaves, notamment en vue
de l’exploitation des mines d’or, de la récolte des noix de palme ou de kola, ce qui contribua à enraciner le
fait esclavagiste dans les structures sociales akan. Comme l’a montré Kwabena Adu-Boahen, certaines
femmes, le plus souvent de descendance euro-africaine, devinrent propriétaires d’esclaves, en particulier
dans la capitale ashanti, Kumasi.
De même, la transformation de l’esclavage dans la Méditerranée de la fin de l’Antiquité tient peut-
être moins à une diminution drastique du nombre des esclaves qu’à la dualité croissante des formes de
propriété et des modes d’exploitation. Au monde de la grande propriété, dont l’approvisionnement
reposait essentiellement sur la traite et dont l’esclavage était essentiellement masculin, s’opposait la
petite propriété, composée de moins de cinq esclaves, se reproduisant majoritairement grâce à un
accroissement naturel et au sein duquel l’esclavage féminin jouait un rôle considérable, à en croire
Kyle Harper. C’est bien la déconnexion entre ces deux modes d’exploitation et de reproduction
esclavagiste qui caractériserait les IVe et Ve siècles et qui expliquerait les lentes transformations du haut
Moyen Âge.
Loin de se cantonner à une analyse statique et descriptive, l’étude des structures de propriété
esclavagiste permet ainsi d’éclairer d’une lumière neuve les grandes évolutions des systèmes
esclavagistes. En exploitant les inventaires d’habitation et les registres fiscaux, les historiens du Brésil
colonial comme L. W. Bergad, H. S. Klein et F. Vidal Luna ont mis en évidence la diversité régionale des
structures de propriété esclavagiste et leurs évolutions au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Alors qu’au Minas
Gerais, dans le contexte de l’exploitation minière, la petite et moyenne propriété se maintient jusqu’à
l’abolition de l’esclavage, dans la région de São Paulo, marquée par l’exploitation caféière, la
concentration de la propriété esclavagiste et la diminution de la moyenne propriété sont un phénomène
marquant à partir des années 1840. Appliqué aux inégalités de la propriété esclavagiste, l’indice de Gini
révélerait d’ailleurs un écart conséquent entre les deux régions en 1850 : 0,50 dans le Minas Gerais et
0,70 autour de São Paulo. En Jamaïque, une telle démarche met elle aussi en lumière le tournant que
représente la première moitié du XVIIIe siècle. La période voit en effet l’écart se creuser entre les
propriétaires d’esclaves, ce qui invite à déconstruire selon T. Burnard le postulat d’une classe de planteur
homogène. Le modèle de la grande plantation s’impose, concentrant l’immense majorité des esclaves. Dès
1750, si les deux tiers des propriétaires d’esclaves sont à la tête de petites exploitations (comportant
moins de seize esclaves), celles-ci concentrent moins de 10 % de l’ensemble des esclaves dans l’île. De
telles évolutions, on le devine, jouent un rôle déterminant dans le consentement ou le soutien des
populations libres à l’esclavage. Dans le sud du Brésil, le rétrécissement de la base sociale de la propriété
au cours du XIXe siècle a très largement contribué à l’affaiblissement de l’institution esclavagiste avant son
abolition formelle en 1888. Mais, à l’inverse, l’importance de la petite propriété esclavagiste dans des
États américains comme le Missouri ou le Kentucky explique le soutien de l’écrasante majorité de la
population blanche aux Confédérés en 1860.
L’analyse doit toutefois s’affiner jusqu’à examiner les modes d’exploitation de la propriété servile, et
les technologies gestionnaires qui leur sont associées. La présence ou l’absence – dans le cas d’un mode
d’exploitation indirecte – du maître-propriétaire détermine en ce sens des pratiques esclavagistes
sensiblement différentes (voir « Maîtres »). Observons enfin que la propriété sur les esclaves ne se réduit
pas à la sphère privée. À côté de l’esclavage public, les formes de propriété collective sur les esclaves sont
pour le moins diverses. Les esclaves sacrés (hierodouloi) des sanctuaires de l’Asie Mineure antique, ceux
des temples bouddhistes du Sri Lanka du XVe siècle, les « esclaves de la pagode » du monde khmer, ou les
serviteurs des églises ou des collèges américains du XIXe siècle n’ont à première vue rien de commun. Il
est néanmoins possible d’observer certaines similitudes de condition. Celles-ci résideraient tout d’abord
dans l’impersonnalité du pouvoir – et dès lors l’absence d’idéologie patriarcale – qui s’exerce à leurs
dépens, et aux marges d’autonomie qui peuvent être les leurs. Bien souvent, ces esclaves entretiennent
une famille et ont à leur disposition des terres, propriétés des institutions qu’ils servent. Mais ils tiennent
aussi à leur inaliénabilité, voire au caractère exceptionnel de leur affranchissement, ce qui inscrit à
l’évidence leur condition d’esclave dans une temporalité tout à fait singulière.
Les structures de propriété déterminent, on l’aura compris, des expériences d’esclavage
radicalement différentes. Les travaux conduits par D. Mutti Burke, S. McCurry ou L. Plath sur la petite
propriété servile dans le sud des États-Unis antebellum sont à cet égard éloquents. L’exploitation
collectivisée des esclaves à l’échelle du voisinage ou de la commune (en particulier sous la forme du
louage) y est la règle, dessinant un univers esclavagiste bien éloigné du monde de la grande plantation. La
violence n’y est pas moins aiguë mais les espaces partagés avec des hommes de statut libre y sont
évidemment plus nombreux. De même, les unions entre esclaves appartenant à différents propriétaires y
sont fréquentes. On constate enfin que les rapports de genre y prennent une forme sensiblement
différente. Contrairement à l’espace des grandes plantations, parmi les yeomen de la Caroline du Sud, la
plupart des femmes et épouses blanches travaillent aux côtés des esclaves, qu’ils soient hommes ou
femmes, au risque de leur dégradation symbolique et d’un inquiétant brouillage statutaire. Se confondant
en partie avec le pouvoir du maître, l’autorité patriarcale de l’homme sur son épouse en sort transformée.
* * *
Nombre de sociétés ont à l’évidence pratiqué l’esclavage sans définir son institution en référence au
concept de propriété. Dans le contexte du capitalisme mondialisé du début du XXIe siècle, plusieurs
configurations qu’il serait possible de qualifier par le terme d’esclavage empruntent légalement la forme
d’un contrat entre deux volontés libres caractéristiques du modèle salarial. Le recours à la notion de
propriété empêche alors bien souvent de qualifier, et dès lors de combattre, la spécificité des formes
contemporaines d’esclavage, si bien qu’on peut douter de sa pertinence pour définir l’esclavage dans sa
plus grande généralité.
Il demeure que le droit de propriété fut un des attributs fondamentaux au cours de l’histoire par
lesquels se réalise en droit le pouvoir, individuel et collectif, des maîtres. Trop rarement prises en compte,
les structures de la propriété servile sont en outre un élément déterminant pour mesurer l’emprise du fait
esclavagiste, identifier ses principales dynamiques, et tenter de restituer en définitive l’expérience de
l’esclavage au sein de chaque société. Par le recours à la propriété, la relation de dépendance s’objective
et le lien entre des personnes emprunte la forme légale d’un rapport entre une personne et une chose. En
retour, l’impossible accès à la propriété définit bien souvent le statut d’esclave, et cela en dépit des
différentes formes de possession reconnues aux esclaves, dont l’octroi, toujours précaire, demeure soumis
à l’arbitraire du maître. Les singularités du droit propriétaire – qu’elles concernent les formes de
copropriété ou d’indivision, les limites du droit du maître à l’usage et à l’aliénation de son bien, ou la
fiscalité – conditionnent au sein de chaque société des expériences esclavagistes spécifiques.
Caractéristique de la modernité européenne, la conception de la propriété sous la forme d’un droit
subjectif, exclusif et de nature quasi absolue, exercé par un individu sur un bien, n’a évidemment rien
d’universel. Il n’est guère étonnant qu’elle ait fourni les instruments juridiques aux formes les plus
violentes de domination esclavagiste au sein des mondes atlantiques.
RÉFÉRENCES
J. Allain (éd.), The Legal Understanding of Slavery. From the Historical to the Contemporary, Oxford,
Oxford University Press, 2012.
N. Draper, The Price of Emancipation : Slave-Ownership, Compensation and British Society at the End of
Slavery, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
M. W. Ghachem, « The Slave’s Two Bodies : The Life of an American Legal Fiction », William and Mary
Quarterly, vol. 60, no 4, 2003, p. 809-842.
H. S. Klein et F. Vidal Luna, Slavery and the Economy of São Paulo, 1750-1780, Stanford, Stanford
University Press, 2003.
S. McCurry, Masters of Small Worlds. Yeoman Households, Gender Relations and the Political Culture of
the Antebellum South Carolina Low Country, Oxford, Oxford University Press, 1995.
D. C. Penningroth, « The Claims of Slaves and Ex-Slaves to Family and Property : A Transatlantic
Comparison », The American Historical Review, vol. 112, no 4, 2007, p. 1039-1106.
RENVOIS
CÉCILE VIDAL
Après son retour dans sa maison de Téhéran en 1870, Mīrzā Mahmūd Taqī A¯shtiyānī , un scribe,
artiste et comptable iranien, écrivit le récit de ses dix années passées comme esclave dans les steppes et
cités d’Asie centrale. Il avait été capturé par les Turkmènes sarïq alors qu’il accompagnait une expédition
militaire en 1860-1861. Il passa cette décennie dans le village de Panjdih, puis à Boukhara, servant tour à
tour de gardien de troupeaux, domestique, porteur d’eau, garçon d’écurie, médecin, peintre, calligraphe,
artisan, instructeur de l’arabe, teneur de comptes et poète. Analysé par Jeff Eden, ce document
exceptionnel révèle la détermination de Mīrzā Mahmūd à retrouver les siens. L’homme essaya de
s’échapper à trois reprises, se fit passer pour fou pendant vingt-trois jours (ce qui lui permit de cesser
temporairement de travailler et de mettre la main sur un peu plus de nourriture), tenta d’empoisonner
son maître (en se procurant de l’arsenic par voie postale, son maître l’ayant autorisé à utiliser le système
de courrier pour négocier lui-même sa rançon), employa le restant du poison pour tuer un cheval et des
chameaux appartenant à son propriétaire, forgea une fausse lettre dans laquelle un marchand de
Boukhara proposait de l’acheter (il put ainsi, après différentes mésaventures, changer de maître, une fois
parvenu dans la ville où les esclaves étaient employés à des tâches moins éprouvantes), négocia son
affranchissement et obtint, difficilement, une lettre de sauf-conduit du vizir à qui il appartenait afin de
rentrer chez lui sans être capturé de nouveau. En dépit de sa dimension picaresque, la véracité de ce
texte semble attestée par les multiples détails dont il fourmille. Son message est celui d’un homme, qui
non seulement aida plusieurs de ses compagnons d’infortune, mais parvint à se libérer, après mille
vicissitudes, grâce à son ingéniosité et à la chance. À plusieurs reprises, il aurait pu perdre la vie du fait
ou non de ses actes de résistance.
Ce récit d’esclave en quête de liberté semble conforter le paradigme de la résistance d’abord apparu
dans l’historiographie américaniste, notamment aux États-Unis et dans la Caraïbe, dans les années 1950-
1960, en relation avec le mouvement des droits civiques et la décolonisation. Le terme même de
résistance fut inspiré à l’anthropologue Melville J. Herskovits par l’expérience de la Seconde Guerre
mondiale. Afin de participer à la lutte contre les discriminations héritées de l’esclavage du XVIe au
e
XIX siècle, les chercheurs se mirent à analyser toutes les pratiques d’opposition, contestation, subversion
et contournement de l’ordre esclavagiste développées par les esclaves. Adopté ensuite par la plupart des
historiens de l’esclavage indépendamment de leur continent ou période de spécialité, cette interprétation
dominante qui met en exergue la résistance des esclaves demeure prégnante aujourd’hui alors même que
le concept a suscité et continue de susciter de vives discussions.
La thèse repose sur une vision de la relation esclavagiste comme fondamentalement antagonique,
d’où l’idée que la résistance était endémique et inhérente à l’esclavage. Seules ses modalités et son
intensité variaient en fonction des circonstances. Toute une série d’actes de résistance ont été identifiés,
leur possibilité d’existence dépendant des contextes historiques : les révoltes et les conspirations ; les
meurtres (y compris par l’empoisonnement) et les autres attaques physiques contre les maîtres ; les
affrontements verbaux (l’impudence, l’insolence, les insultes ou les malédictions) ; la fuite et la formation
de communautés de marrons ; le suicide, l’automutilation, l’infanticide, l’avortement et le contrôle des
fonctions reproductives ; les incendies ; le vol ; le refus de travailler, le ralentissement des rythmes et le
sabotage des outils de travail ; les multiples autres petits gestes d’insoumission tels que refuser de porter
le nom donné par le maître ou ne pas agir avec déférence ; la formation de cultures serviles (voir
(« Culture ») ; les procès pour mauvais traitement et les rituels permettant de changer de maître ; le
rachat, les procès de liberté et l’enrôlement au sein de forces armées (ennemies) en contrepartie de sa
libération ; ou encore le militantisme en faveur de l’abolition de la traite des esclaves et de l’esclavage.
Afin de donner un semblant d’ordre à cette longue liste, ces actes ont été classés selon des paires
d’opposés comme étant individuels ou collectifs, violents ou pacifiques, révolutionnaires ou défensifs,
extraordinaires ou quotidiens, publics ou cachés, actifs ou passifs, ces diverses dichotomies ne parvenant
d’ailleurs pas à réduire la disparité de cet inventaire.
L’englobement de pratiques aussi hétéroclites sous le dénominateur commun de la résistance pose
un certain nombre de difficultés heuristiques. Pourtant, certains historiens sont allés encore plus loin
dans l’extension du concept à l’ensemble du comportement des esclaves. Parce qu’ils considèrent que la
relation esclavagiste plaçait ces derniers sous la domination personnelle absolue des maîtres et impliquait
un processus de déshumanisation, toute manifestation de volonté de la part des esclaves est vue comme
une affirmation de leur humanité et donc comme un acte de résistance. Face à cette approche extensive
du phénomène au risque que le mot finisse par ne plus désigner grand-chose de spécifique, d’autres
prônent un usage plus restrictif de la notion en fonction des motivations des esclaves et de la portée
politique de leurs actions. Ils réservent ainsi le terme de résistance aux pratiques qui peuvent être
considérées comme des réponses politiques à l’esclavage.
À quoi ou à qui les esclaves résistaient-ils ? Que cherchaient-ils à obtenir ou à accomplir en
résistant ? En quoi leur positionnement et leur comportement étaient-ils politiques ? Quel impact eurent
les différentes formes, individuelles et collectives, de résistance ? L’article répondra à ces questions en
traitant de tous les types de résistance, tout en accordant une place particulière à la fuite en raison de son
caractère universel et endémique. Les rébellions ne seront abordées qu’en relation avec les autres
manifestations d’opposition à l’ordre esclavagiste qui n’avaient pas nécessairement de dimension
collective et qui permettent ainsi, à travers leurs variantes individuelles, de mettre le paradigme de la
résistance à l’épreuve (voir « Révoltes »).
Portée de la résistance
Les esclaves se battaient de manière incessante pour survivre, atténuer leur oppression, affirmer
leur dignité et sortir de l’esclavage. Cette résistance multiforme influait sur le fonctionnement des
systèmes esclavagistes. Les maîtres ne pouvaient tenir pour acquise leur domination et devaient
constamment travailler à la ré-instituer. La relation esclavagiste était l’objet d’une renégociation
permanente. Il importe donc d’expliquer le paradoxe d’une forte instabilité de l’ordre esclavagiste au
niveau micro et de sa grande stabilité au niveau macro, l’esclavage parvenant à se perpétuer des siècles
durant.
En premier lieu, lutter pour échapper à l’esclavage ne signifiait pas nécessairement s’opposer à
l’existence de l’institution esclavagiste. Révélée par Randy Sparks, l’histoire des deux « princes de
Calabar » – c’est-à-dire les frères Robin John, prénommés Little Ephraïm et Ancona Robin – est à cet
égard emblématique. Ces jeunes hommes appartenaient à la famille gouvernant Old Calabar, une ville qui
était un haut lieu de la traite transatlantique des esclaves dans le golfe du Biafra (Nigeria actuel). En
1767, ils furent capturés lors d’une embuscade et transportés comme esclaves à la Dominique, parvinrent
à s’échapper en montant à bord d’un navire, mais furent trahis et vendus à nouveau en Virginie. Cinq ans
plus tard, ils réussirent à s’enfuir une fois encore en embarquant, avec la complicité du capitaine, à bord
d’un vaisseau en route pour Bristol. Ils y obtinrent leur liberté en portant leur cas devant le juge
Mansfield, qui venait d’examiner l’affaire Somerset, et en faisant jouer leurs réseaux négociants
atlantiques. Durant leur séjour dans la ville portuaire anglaise, ils se convertirent au méthodisme auprès
de Charles et John Wesley, ce dernier s’impliquant ensuite dans la lutte pour l’abolition de la traite des
esclaves. Mais revenus à Old Calabar en 1774, les deux Robin John reprirent leurs activités de marchands
d’esclaves. L’adhésion des esclaves à l’abolitionnisme fut un phénomène tardif qui commença durant la
période révolutionnaire et fut long à se généraliser.
En dehors de la question de leur lien ou non avec l’anti-esclavagisme, les actes de résistance doivent
être différenciés en fonction de leur incidence : certains mettaient à mal l’autorité, les intérêts, voire
l’intégrité physique du maître tandis que d’autres s’attaquaient au système local d’esclavage. Seules
rentraient dans cette deuxième catégorie les révoltes visant à prendre le pouvoir à la place des
gouvernants et le contrôle de la société dans son ensemble, sachant que ce n’était pas l’objectif de toutes
les rébellions. Pendant longtemps, la formation durable de communautés de marrons a aussi été
interprétée comme des tentatives réussies pour échapper à l’esclavage. Elles auraient représenté une
menace permanente pour l’ordre esclavagiste parce qu’elles permettaient d’imaginer la possibilité de
vivre hors de la société esclavagiste et offraient un refuge qui incitait les esclaves à s’enfuir.
Depuis, les historiens ont montré, pour les Amériques et les Mascareignes, que la plupart de ces
communautés ne vivaient pas isolées des villes coloniales et des zones de plantations ou d’haciendas.
Elles entretenaient avec ces dernières des relations fluctuantes, allant de la guerre à la coopération, en
passant par des échanges économiques en rapport avec le commerce et le travail. Pour subsister, elles
furent nombreuses à signer des traités de paix avec les autorités coloniales. En contrepartie de la
reconnaissance d’un certain nombre de privilèges, les marrons s’engageaient à ramener les esclaves en
fuite et à réprimer les révoltes serviles. Ces communautés contribuèrent donc, à certains moments, à
maintenir le système esclavagiste pour les colons, alors qu’à d’autres elles étaient en lutte avec l’ordre
colonial. Elles pratiquaient de surcroît elles-mêmes des formes d’esclavage, les femmes esclaves,
capturées lors de raids sur les plantations ou grands domaines voisins, demeurant souvent asservies. De
la même façon, les membres des établissements watoro (communautés de marrons) formés à l’arrière de
la côte swahilie dans les dernières décennies du XIXe siècle ne cherchaient pas à rompre avec la société
esclavagiste qu’ils avaient quittée, mais à se placer sous la protection de puissants seigneurs, en jouant
du factionnalisme politique local, et ainsi à mieux s’intégrer à la société côtière afin de bénéficier de son
dynamisme commercial.
Plus généralement, même si la fuite manifestait toujours la volonté d’indépendance de l’esclave et
représentait une forme de contestation de la prétention du maître à exercer une domination absolue, la
notion renvoie à des réalités tellement variées qu’il paraît difficile d’apprécier sa signification politique
d’une seule et unique façon. Lorsque la désertion ne permettait pas de vivre hors de la société
esclavagiste et de rompre avec le système, l’esclave privait son maître de la main-d’œuvre et du capital
financier ou symbolique qu’il représentait, de manière temporaire ou définitive. Mais parti seul ou à
quelques-uns, il faisait un choix individuel qui impliquait de laisser derrière lui les autres esclaves. La
fuite prenait souvent, en outre, la forme d’une absence de quelques heures ou de quelques jours pour voir
des membres de sa famille, obtenir un peu de répit au milieu de la récolte ou échapper à un châtiment. Ce
que l’on appelait le petit marronnage aux Amériques était très souvent toléré car il constituait une valve
de sécurité du système esclavagiste, laquelle contribuait à sa perpétuation.
Le suicide d’esclave(s) est souvent interprété comme une façon radicale car irrémédiable de fuir et
d’échapper au maître. Sa catégorisation fréquente comme un acte de résistance est toutefois
problématique. L’exemple des trente-neuf captifs saxons qui, juste avant l’ouverture des jeux à Rome,
s’étranglèrent les uns les autres en 393 de notre ère montre certes que le meurtre de soi-même pouvait
être volontaire et constituer un refus de participer au spectacle de la mort sociale figurée par les combats
d’esclaves dans l’arène. En revanche, on peut s’interroger sur la meilleure façon d’interpréter l’incident,
rapporté en 1822 par l’abolitionniste Thomas Clarkson, dont l’explorateur Mungo Park avait été témoin.
Alors qu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle ce dernier accompagnait une caravane dirigée par un marchand
d’esclaves dans le Sahel, il assista aux épreuves de Neale, une jeune femme « dans l’abattement et le
désespoir », dont le comportement semblait appeler la mort de ses vœux. Malgré la demande des autres
captifs que le marchand lui tranchât la gorge, celle-ci fut juste abandonnée sur le chemin. Neale choisit-
elle la mort pour échapper à sa condition ou se laissa-t-elle mourir parce qu’elle était dans un état
d’épuisement physique et psychologique total ? Les observations des chirurgiens à bord des navires de
traite ou des médecins dans les sociétés de plantation des Amériques sur la « mélancolie » qui s’emparait
de certains esclaves suggèrent que le suicide ne reposait pas toujours sur l’exercice du libre arbitre et
constituait une manifestation pathologique du traumatisme engendré par la violence de la traite et de
l’esclavage. Pour les Amériques du XVIe au XIXe siècle, les chercheurs se contentent pourtant souvent de
reprendre à leur compte la rationalisation que les maîtres faisaient du suicide de leurs esclaves en
l’expliquant par leur croyance en la métempsychose, les esclaves espérant fuir et transmigrer en Afrique
en se tuant. Mais les esclaves n’avaient pas toujours les moyens psychiques de faire de tels choix.
Une autre distinction doit être établie parmi les actes de résistance entre ceux qui étaient considérés
comme des crimes par les gouvernants et les maîtres et ceux qui correspondaient à des pratiques
autorisées par certains régimes esclavagistes : elles offraient une protection contre les maîtres abusifs
(les rituels pour changer de maître, les procès pour mauvais traitement) ou permettaient de sortir
légalement de l’esclavage (les procès de liberté, le rachat ou encore l’enrôlement au sein de forces
armées, alliées ou ennemies, en contrepartie de sa libération) (voir « Justice »). Si les esclaves défiaient
ainsi leur maître, ils le faisaient avec l’assentiment des autorités publiques qui ne considéraient pas que
ces pratiques puissent porter atteinte à l’ordre esclavagiste, ou infléchissaient leur politique quand elles
pensaient que tel était le cas.
A contrario, la criminalisation de certains comportements serviles montre que, si l’on peut estimer
que la plupart des formes de résistance ne mettaient pas en péril les systèmes esclavagistes, les acteurs
de l’époque avaient une autre perception du phénomène et déployaient diverses ressources – juridiques,
judiciaires, militaires et policières – pour tenter de prévenir ou de réprimer ces actions bien que leur
degré de gravité fût diversement apprécié. Certains crimes comme le vol, qui pouvaient être sévèrement
punis par la loi, étaient cependant tolérés en pratique car les maîtres savaient bien que les esclaves
auraient eu du mal à survivre sans rapiner. La répression n’en restait pas moins utile du point de vue des
maîtres car elle remplissait aussi une fonction idéologique : dénoncer les esclaves comme des voleurs
patentés ou encore insister sur leur paresse ou leur propension au mensonge permettaient de souligner
leur prétendue infériorité morale et de justifier ainsi leur maintien en esclavage.
Les actes de résistance pouvaient n’avoir qu’un impact limité, voire contribuer à la reproduction de
l’ordre esclavagiste, mais leur variété et leur accumulation participaient, selon Eugene D. Genovese, d’un
apprentissage de la désobéissance et du maintien d’un esprit d’insoumission qui nourrissaient une culture
de la résistance. L’existence de telles cultures dans les sociétés esclavagistes expliquerait que des
révoltes aient pu éclater après des décennies de calme apparent. L’historien états-unien établissait ainsi
une continuité de principe entre toutes les formes de résistance, tout en distinguant les rébellions et la
fuite qui visaient toujours, à ses yeux, à rompre avec l’ordre esclavagiste. Mais d’autres chercheurs
débattent des liens entre assassinat de maître et soulèvement ou entre marronnage et révolte. Les
différentes formes de résistance n’avaient pas nécessairement d’effets d’entraînement et pouvaient au
contraire constituer des freins les unes vis-à-vis des autres. La résistance au quotidien permettait
néanmoins de contrer la démoralisation et la désintégration sociale engendrées par le système
esclavagiste.
Résistance et capacité d’action des esclaves sont souvent confondues. L’agentivité des esclaves
s’exprimait pourtant de multiples autres façons car ils n’avaient pas intérêt, le plus souvent, ni les moyens
de désobéir à leurs maîtres ou les occasions de s’opposer au système esclavagiste. Dans bien des
situations, ils cherchaient avant tout à survivre. Soumis pour la plupart à des conditions difficiles de vie et
de travail, il leur fallait lutter pour assurer leurs besoins vitaux, réduire l’insécurité qui caractérisait leur
existence et atténuer les rigueurs de leur quotidien, ce qui impliquait de négocier avec leur maître. La
relation esclavagiste était asymétrique sans être unilatérale. Elle reposait en partie sur une économie
morale qui déterminait ce qui était acceptable dans le niveau d’exploitation et de violence. En cherchant à
se forger des niches et à améliorer leur condition individuelle, les esclaves ne cédaient pas seulement au
système. « L’accommodement à l’esclavage selon Paul Lovejoy, était une réponse active des esclaves qui
essayaient de minimiser leur oppression, et, dans la mesure où les esclaves élargissaient les opportunités
d’accommodement, ils contribuaient autant à transformer l’esclavage en s’accommodant qu’en
résistant. » Par la négociation, les esclaves affirmaient aussi qu’il existait des limites à ce qu’ils pouvaient
endurer et se présentaient comme des sujets ayant des droits, ce qui constituait une forme de subversion
de l’ordre esclavagiste. L’accommodement était dans la résistance et la résistance dans
l’accommodement.
Un même acte pouvait d’ailleurs relever simultanément de la résistance et de l’accommodement.
Aux Amériques, un esclave qui partait de nuit pour aller voir sa compagne vivant sur une autre plantation
et revenait travailler au petit matin, désobéissait à son maître, mais le maintien de liens familiaux pouvait
le décourager de s’enfuir de manière définitive, ce dont les propriétaires avaient parfaitement conscience,
certains autorisant en conséquence un tel comportement. Le fait que les intérêts des maîtres et des
esclaves puissent à l’occasion coïncider ne doit cependant pas faire passer à l’arrière-plan les motivations
antagoniques qui les animaient.
Cette même idée d’une imbrication entre accommodement et résistance est au cœur de la
proposition faite par Jonathon Glassman pour réviser la thèse quelque peu irénique d’Igor Kopytoff et de
Suzanne Miers, selon laquelle le caractère assimilateur de maints systèmes esclavagistes africains, la
position de marginalité des esclaves diminuant au fil des générations, constituait toujours un frein à la
fuite et à d’autres formes de résistance. À l’encontre d’une perspective fonctionnaliste, il considère que
l’intégration des esclaves au système de parenté et de communauté des maîtres était le résultat de luttes
entre maîtres et esclaves. Une telle interprétation permet de réintroduire de la conflictualité et donc de
l’histoire et de la politique dans le processus assimilateur de l’esclavage africain. La résistance des
esclaves prenait souvent la forme d’un combat pour défendre ou obtenir davantage de droits les incluant
dans la société dominante, comme celui de participer à l’économie commerciale. Sur la côte swahilie, les
hommes esclaves prenaient ainsi l’initiative de conclure des contrats pour servir de porteurs dans les
caravanes transportant l’ivoire sans avoir obtenu le consentement préalable de leur maître à qui ils
devaient verser une partie des revenus. Lors du passage d’un esclavage de type clientéliste à un
esclavage de plantation dans la seconde moitié du XIXe siècle, les esclaves se réclamèrent de l’économie
morale paternaliste associée à l’ancien système afin de garder la possibilité de former des familles et
conserver leur peculium. Confrontés à la détermination de leurs maîtres à imposer un nouvel esclavage-
marchandise les exploitant à mort, les esclaves réagirent par des formes de résistance plus frontales
telles que la rébellion et la fuite définitive.
À côté des phénomènes de résistance et d’accommodement, la coopération, voire la collaboration
représentaient d’autres modalités de réaction à l’esclavage. La survie impliquait, en effet, de nouer des
relations de solidarité, mais passait également par des actes portant préjudice aux autres esclaves, qui
allaient du vol de nourriture à un compagnon d’infortune à l’exercice de la fonction de contremaître ou de
commandeur chargé de discipliner et donc d’empêcher et de punir les pratiques de résistance. Les
commandeurs n’étaient pas les seuls à participer à leur prévention et à leur répression : les conspirations
étaient souvent révélées par des esclaves ; même lorsqu’une révolte servile prenait de l’ampleur, de
nombreux esclaves choisissaient de ne pas la rejoindre et aider à son échec ; les esclaves en fuite étaient
parfois capturés et remis aux autorités publiques ou à leurs maîtres par d’autres esclaves ; un maître
attaqué par un esclave pouvait être protégé et sauvé par les autres. Dans une telle situation, il ne
s’agissait pas toujours de collaboration, mais d’une appréciation différente de ce qu’il convenait de faire.
Tuer le maître ou mettre le feu à la récolte pouvaient, en effet, entraîner des représailles pour tous les
esclaves et mettre leur vie en péril. Le terme de collaboration peine aussi à rendre compte du
recrutement fréquent des leaders des révoltes parmi les élites serviles, notamment les commandeurs.
Comme le montre cet exemple des commandeurs-rebelles, un même esclave pouvait combiner ou
alterner entre résistance, accommodement et coopération au cours de son existence. Les maîtres étant en
position d’imposer leur pouvoir aux esclaves la plupart du temps, ces derniers n’avaient pas d’autres
choix que de ronger leur frein en portant un « masque d’obéissance » (Bertram Wyatt-Brown). Se pose, en
conséquence, la question de ce qui les déterminait à recourir à des formes de résistance qui étaient
d’autant plus rares qu’elles étaient violentes. Le passage à l’acte correspondait souvent à des moments ou
des situations de rupture. En 1855, dans le Missouri, Celia tua son maître, Robert Newsom, de deux coups
à la tête, brûla son corps et cacha ses restes. Cinq ans plus tôt, Newsom, veuf depuis peu, l’avait achetée
alors qu’elle n’avait que quatorze ans. Il l’avait immédiatement violée, puis installée dans une cabane à
proximité de sa maison. Alors qu’elle lui avait servi de maîtresse pendant plusieurs années et porté deux
de ses enfants, elle s’était engagée dans une relation avec un autre esclave nommé George qui, au
moment d’une nouvelle grossesse, la menaça de la quitter si elle ne mettait pas fin à ses rapports avec
Newsom. Après avoir cherché en vain du secours auprès des filles légitimes de son propriétaire, elle finit
par l’assassiner une nuit où il était venu abuser d’elle une fois encore. Ce fut un changement dans sa
propre vie, indépendant de la relation qu’elle entretenait avec son maître, qui l’avait déterminée à
recourir à la violence. Mais le passage à l’acte constituait plus souvent une réponse à la perte brutale d’un
privilège concédé par le propriétaire. Au milieu du XIXe siècle, Henry « Box » Brown raconta dans son
autobiographie qu’il avait décidé de trouver refuge, à l’âge de trente-trois ans, dans le nord des États-
Unis, puis en Angleterre après que son maître avait vendu sa femme et ses enfants malgré la promesse
donnée auparavant qu’il ne le ferait jamais en contrepartie d’une somme d’argent.
Les rapports complexes entre résistance, accommodement et coopération étaient tels que les
positions contradictoires représentées, pour l’esclavage africain, d’un côté par Paul Lovejoy et de l’autre
par Igor Kopytoff et Suzanne Miers, d’un rejet total ou d’une acceptation complète de l’idéologie des
maîtres par les esclaves ne tiennent pas plus l’une que l’autre. Parce que le maître était censé exercer un
contrôle absolu sur son esclave et que le système esclavagiste reposait sur l’introduction continuelle de
captifs provenant de l’extérieur pour qui la condition servile constituait une rupture et à qui il fallait faire
accepter leur nouveau statut d’exclusion extrême, l’esclavage ne pouvait jamais devenir acceptable aux
yeux de tous les esclaves. Les sociétés esclavagistes avaient la particularité de ne pouvoir engendrer
aucun consensus minimal sur la manière dont l’ordre social fonctionnait. Mais l’absence de consentement
à l’esclavage, sauf peut-être dans les cas d’esclavage volontaire ou contractuel ou de certaines formes
d’esclavage public, ne signifiait pas que les esclaves résistaient en permanence, et que les formes
inévitables d’accommodement imposées par la nécessité de survivre ne conduisaient pas à des formes
d’incorporation partielle de l’idéologie des maîtres.
Les pratiques de résistance des esclaves variaient en fonction de leurs identités sociales.
L’historiographie insiste beaucoup sur leur dimension ethnique, en particulier pour les Amériques. Mais
elle ne fait pas toujours la part de ce qui relevait de l’ethnicité et de la réduction nouvelle en esclavage.
La capture et la traite engendraient ainsi des formes particulières de résistance (voir « Traites »). Un
autre indice se trouve dans les annonces d’esclaves en fuite publiées dans Le Moniteur de La Nouvelle-
Orléans entre 1801 et 1814 : seuls environ 10 % d’entre eux correspondaient à des esclaves créoles nés
sur place. Les autres avaient été apportés d’Afrique, d’Amérique du Nord, de Saint-Domingue, de la
Jamaïque et de la Floride espagnole. Parmi ces derniers tous n’étaient pas des Africains, qui
représentaient 42 % du total, et plus de 64 % de ceux qui provenaient de l’extérieur. Après les
bouleversements de la traite externe ou interne, la fuite permettait de recréer des liens sociaux pour tout
esclave introduit nouvellement dans un territoire donné, indépendamment de son origine (Jean-
Pierre Le Glaunec). Esclaves africains ou créoles ne se distinguaient donc pas par la plus ou moins grande
force de leur caractère séditieux, mais plutôt par leurs formes de résistance : les premiers avaient
davantage tendance à s’enfuir en groupe et à chercher à former des communautés marrons, tandis que
les seconds avaient des stratégies plus individuelles et préféraient se fondre dans l’anonymat urbain. En
dehors des Amériques, les origines variées des esclaves influaient sur leurs possibilités d’action. Parmi les
esclaves des comptoirs et territoires européens en Inde aux XVIIIe et XIXe siècles, ceux nés dans le sous-
continent pouvaient plus facilement déserter et se faire passer pour libres en comparaison des esclaves
noirs amenés d’Afrique.
La position sociale des esclaves avait un impact sur leurs modalités de résistance. Dans l’Empire
romain comme dans les Amériques coloniales, les esclaves exerçant des fonctions de commandeur ou de
contremaître s’enfuyaient rarement, alors qu’ils servaient fréquemment de leaders dans les révoltes
d’esclaves. Ceux les moins enclins à résister étaient les esclaves publics exerçant des fonctions de pouvoir
dans les armées et les administrations en raison de meilleures conditions de vie, du prestige associé à
leurs fonctions et d’une identification plus grande avec leurs maîtres. De manière exceptionnelle, les
esclaves royaux appartenant aux sultans du protectorat britannique d’Aden se soulevèrent en 1943. La
raison en était que le sultan de Mukulla avait tenté de réduire leurs privilèges. Les Britanniques
intervinrent pour mettre à fin à leur rébellion et les affranchirent de force.
L’âge était un facteur crucial. Selon l’étude faite par John Hope Franklin et Loren Schweninger de
2 000 annonces d’esclaves en fuite dans le sud des États-Unis des années 1790-1816 et 1838-1860, entre
78 % et 74 % d’entre eux étaient âgés de treize à vingt-neuf ans, la proportion des plus de quarante ans
n’étant que de 5 ou 6 %. L’impact de l’âge était encore plus marqué chez les femmes. La jeunesse des
esclaves en fuite était liée à l’épreuve physique que la désertion représentait. Le passage à l’âge adulte
correspondait aussi pour les jeunes hommes esclaves à un moment d’affirmation de leur masculinité à
travers des comportements de provocation et de violence. Ambrose Douglas expliqua après coup sa
décision de fuir en disant : « J’étais un jeune homme, et je ne voyais pas pourquoi je devais être l’esclave
de quiconque. » En revanche, les récits d’esclaves et les entretiens donnés dans le cadre du Federal
Writers’ Project montrent que le vieil âge était associé à la résignation. Les personnes âgées pouvaient
d’ailleurs tenter de dissuader les jeunes de s’échapper en raison des dangers encourus et d’une volonté de
garder les membres de la famille ensemble. La fuite était ainsi un motif de tension intergénérationnelle au
sein des communautés d’esclaves (David Stefan Doddington).
Le journal intime de l’économe et planteur jamaïcain Thomas Thistlewood, rédigé dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle, suggère que l’adolescence constituait un moment critique de confrontation avec le
maître, même quand les jeunes hommes ne partaient pas marrons de manière permanente. Thistlewood y
évoque fréquemment sa relation avec Jimmy qu’il avait acquis alors que ce dernier avait dix ans en 1765.
Sans famille, il devint son serviteur personnel qui l’accompagnait partout et lui servait de garçon de
courses. Bien qu’il fasse partie de ses favoris, leur relation se détériora au bout de deux ans, quand
Thistlewood lui ordonna de participer à la récolte du coton à titre ponctuel, puis, lorsqu’ils devinrent des
rivaux pour les faveurs d’une femme esclave. Pendant plusieurs années, Jimmy manifesta son opposition à
travers une escalade d’actes allant de la défiance à l’insubordination : impudence, mauvaise volonté au
travail, vol de nourriture et de rhum, dépendance à l’alcool et petit marronnage. Tout en lui faisant
administrer le fouet régulièrement, Thistlewood toléra longtemps son comportement avant de l’affecter au
dur travail des champs en 1774, le gardant néanmoins pour faire ses courses. Loin de la surveillance
permanente de son maître, Jimmy continua cette petite résistance au quotidien pendant quelques mois
avant de se tenir apparemment tranquille, du moins aux yeux de Thistlewood. Rébellion adolescente et
expérience traumatique de l’esclavage enfant et de la perte de sa famille semblent s’entremêler dans cet
épisode de résistance (Cecily Jones).
Le genre, enfin, jouait un rôle déterminant. Les femmes étaient moins enclines que les hommes à se
révolter et à déserter, ce qui ne signifie pas qu’elles n’étaient pas un certain nombre à le faire. À Saint-
Domingue, en Caroline du Sud et à Maurice, les hommes comptaient pour 80 % des esclaves marrons
contre 63,5 % à la Barbade dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (Richard Allen). Les raisons de cette
surreprésentation masculine, plus ou moins accentuée, étaient probablement que les femmes avaient
charge d’enfants, qu’elles ne voulaient pas rompre les autres liens sociaux et qu’elles craignaient de subir
les conditions de vie très dures que la fuite imposait. Quand elles se décidaient à partir, il s’agissait
davantage de petit marronnage. Un autre facteur important dans les sociétés musulmanes comme celles
de l’Empire ottoman et du califat de Sokoto était que les femmes ne pouvaient voyager seules et étaient
censées être accompagnées dans l’espace public. Partout, elles avaient, en outre, la possibilité d’obtenir
leur libération grâce aux relations sexuelles et/ou conjugales entretenues avec les maîtres. Ces relations
n’étaient cependant pas toujours sans tensions, ce dont témoignent, par exemple, les soupçons à
l’encontre de concubines esclaves accusées d’avoir étranglé leur maître durant son sommeil, dont on
trouve trace à Kano en Afrique dans les années 1820.
De vifs débats existent quant à la fréquence et à l’interprétation des formes de résistance propres
aux femmes esclaves, soit le contrôle volontaire des naissances, les pratiques abortives et les infanticides.
En 1856, Margaret Garner égorgea sa fillette de deux ans et essaya de tuer ses trois autres enfants alors
qu’elle était sur le point d’être de nouveau capturée avec d’autres membres de sa famille après avoir
tenté de quitter le Kentucky pour l’Ohio. Elle proclama lors de l’enquête du coroner qu’elle avait voulu se
suicider avec ses enfants afin qu’ils ne fussent pas asservis une fois de plus. Cette affaire, qui inspira le
roman de Toni Morrison, Beloved, confirme que de telles pratiques pouvaient, en effet, relever de la
résistance à l’esclavage. Il est toutefois difficile d’en inférer une quelconque prévalence de ce qui a été
qualifié de « résistance gynécologique », la contestation de la condition servile s’inscrivant dans le corps
même des femmes esclaves. Dans les systèmes esclavagistes héréditaires dans lesquels les femmes
transmettaient le statut servile comme dans les Amériques du XVIe au XIXe siècle, elles étaient confrontées
à l’implacable réalité qu’avoir des enfants apportait de nouveaux esclaves au maître. Mais il est
impossible de déterminer si les faibles taux de fécondité n’avaient que des causes volontaires. Cette
notion de « résistance gynécologique » a également été critiquée par Sasha Turner parce qu’elle tend à
opposer deux figures féminines, celle de la mère dévouée et celle de la résistante célébrant la mort de sa
progéniture. Elle lui préfère celle de « résistance maternelle » qui permet d’insister sur la construction
sociale de la maternité et de mettre en évidence les multiples façons dont les femmes cherchèrent à
garder le contrôle de ce que signifiait pour elles le fait d’être mère, y compris en négociant avec leurs
maîtres ou en fuyant avec leurs enfants.
De toutes les formes de résistance, la désertion était certainement celle qui existait de manière
endémique dans la plupart des sociétés pratiquant l’esclavage concernait toutes les catégories d’esclaves
à l’exception des élites serviles. En témoigne l’omniprésence des mesures visant à sa répression dans la
législation sur l’esclavage depuis le Code mésopotamien d’Hammourabi datant de 1750 avant notre ère.
Aux différents échelons des sociétés esclavagistes, la fuite des esclaves était un sujet de préoccupation
majeure, d’où des efforts de chiffrage : en Corée, Han Myeong-hoe, un politicien et militaire, estimait en
1484 que 100 000 sur 450 000 des nobi (esclaves) publics et 1 million en tout de ceux appartenant à l’État
ou à des personnes privées s’étaient échappés ; selon les comptes de régie, sur les trois plantations
Laborde dans le sud de Saint-Domingue, le taux de marronnage était en moyenne de 10,4 % entre 1768 et
1793.
La désertion se déclinait de multiples façons, cette diversité ne pouvant être réduite à l’opposition
entre petit et grand marronnage (temporaire ou définitif) bien que celle-ci fût signifiante aux yeux des
autorités et des maîtres au Nouveau Monde. Ses manifestations étaient étroitement tributaires des lieux
de refuge et des moyens de subsister offerts par chaque territoire. La fuite, qui impliquait souvent de
laisser sa communauté ou du moins les autres esclaves derrière soi, n’avait aucun sens sans moyens pour
les individus en rupture de ban de subvenir à leurs besoins vitaux, ni sans opportunités de s’insérer dans
des réseaux de solidarité indispensables à la survie. Une grande partie des esclaves qui abandonnaient
leurs maîtres étaient pour cette raison dans l’impossibilité de quitter la société esclavagiste à laquelle ils
appartenaient ou étaient contraints de s’insérer dans une autre. Aussi les esclaves ne fuyaient-ils parfois
que pour rejoindre un sanctuaire leur permettant de changer de maître (voir « Maîtres »). Dans certaines
sociétés d’Afrique de l’Ouest où il était impossible de vivre sans maintenir des liens avec un patron, un
maître ou un groupe familial, le déserteur était soit retourné à son maître, soit il était à nouveau réduit en
esclavage au profit d’un autre propriétaire.
Lorsque l’affranchissement était une pratique relativement courante et que des populations
d’affranchis et de descendants d’affranchis s’étaient développées en nombre, d’autres esclaves partaient
avec l’idée de se faire passer pour libres au sein même de la société esclavagiste, ce qu’ils ne pouvaient
faire sans soutien. L’existence de telles pratiques dans l’Empire romain est attestée par la législation qui
punissait très sévèrement ceux qui portaient assistance aux esclaves déserteurs. Dans l’Amérique des
plantations, ces esclaves pouvaient subsister, des semaines ou des mois durant, en vivant de manière
clandestine sur et entre les domaines, en bénéficiant de l’assistance des autres esclaves demeurés auprès
de leurs maîtres et en louant leur force de travail à des planteurs ou à des petits blancs en mal de main-
d’œuvre. D’autres esclaves trouvaient refuge en ville. En Afrique de l’Ouest aux périodes moderne et
contemporaine, en revanche, il n’était pas possible pour les esclaves de rentrer ou sortir facilement des
villes sans être identifiés car elles étaient entourées d’enceintes avec un système de portes gardées par
des représentants des autorités politiques (voir « Ville »).
La possibilité de fuir pour former une communauté de marrons n’existait pas partout, loin de là, car
il fallait que l’environnement, le peuplement et le contrôle du territoire le permissent. Aux Amériques, ces
établissements furent nombreux dans les régions tropicales et subtropicales peu densément peuplées et
dotées de couverts forestiers ou marécageux. Mais aucun n’émergea dans l’île de la Barbade qui était très
petite et dépourvue de montagnes et qui fut entièrement défrichée en quelques décennies. Sur la côte
swahilie au XIXe siècle, la situation était contrastée autour des villes de Mikindani et de Kilwa Kivinjie en
raison, d’un côté, de la proximité du plateau de Makonde pourvu d’une végétation de fourrés et d’un sol
sableux qui éloignait les animaux dangereux et rendait la recapture difficile, et, de l’autre, du manque
d’eau de surface et des incursions répétées des Ngoni chasseurs d’esclaves, plus à l’ouest. Les relations
géopolitiques jouaient, en effet, un rôle important. En Asie du Sud-Est, le Code de Melaka au XVe siècle
spécifiait que les esclaves ayant fui par mer vers un autre negeri (cité-État) ne pouvaient être réclamés.
En Louisiane française, ce sont les relations d’alliance avec les nations amérindiennes vivant à proximité
des établissements coloniaux qui empêchèrent l’établissement durable de bandes de marrons, tandis que
dans le royaume bamoun (ouest du Cameroun) au XIXe siècle, les régions voisines bamilékés ne
constituaient pas des havres pour les esclaves en fuite car les autorités locales préféraient les renvoyer
afin d’éviter des conflits armés. Des communautés de marrons parvinrent toutefois à se former dans les
Amériques et les Mascareignes coloniales, ce qui est bien connu, mais aussi en Corée et dans différentes
régions d’Afrique (Angola, Kenya, Zanzibar).
Le franchissement de frontières politiques, par voies de terre ou de mer, facilitait le succès de la
désertion lorsque les autorités publiques des régions où les esclaves cherchaient refuge y trouvaient leur
intérêt. On sait qu’en Grèce ancienne, Mégare accueillit des esclaves en fuite parce que Athènes punit la
cité pour ce motif parmi d’autres. Dans la Grande Caraïbe du XVIIIe siècle, les autorités espagnoles de la
Floride, de la Terre Ferme ou de la Côte des Mosquitos accordaient souvent la liberté aux esclaves ayant
abandonné les territoires français, britannique, danois ou néerlandais à condition qu’ils se convertissent
au catholicisme afin de récupérer des travailleurs et des miliciens. À partir du milieu du XVIIIe siècle, un
flux constant d’esclaves kalmouks ou iraniens ayant quitté leurs maîtres kazakhs atteignait pareillement
les postes frontaliers de l’Empire russe : en 1752, seuls ceux ayant accepté le baptême furent autorisés à
s’installer en territoire russe, mais après 1781 toute condition préalable fut levée afin de favoriser la
colonisation de la région. Des esclaves africains en Afrique et amérindiens aux Amériques purent aussi
rentrer dans leurs communautés d’origine, même si la traite à longue distance avait précisément pour but
d’empêcher ce type de désertion.
La conjoncture politique et militaire influait sur les pratiques de résistance. Les esclaves tiraient
toujours parti des guerres menées par les maîtres qui étaient détournés de la surveillance de leur main-
d’œuvre servile par leur activité belliqueuse. Lors de la guerre d’Archidamos, près de 20 000 esclaves sur
peut-être 100 000 se seraient enfuis d’Athènes, selon Thucydide, après que Sparte eut établi un poste
avec une garnison à Décélie en Attique en 443 avant notre ère. Durant le siège de Rome par Alaric en 410
de notre ère, « presque tous » les esclaves de la ville, selon Zosimus, auraient profité de trois jours de
trêve et de négociation pour déserter. Au cours de la guerre d’Indépendance américaine, entre 35 000 et
80 000 esclaves auraient quitté leurs plantations. En Afrique de l’Ouest, les armées qui menèrent le jihad
à partir du dernier quart du XVIIIe siècle étaient en grande partie composées d’anciens esclaves qui avaient
profité de l’opportunité pour abandonner leurs maîtres et être reconnus comme libres.
Les abolitionnismes et les abolitions provoquèrent encore des phénomènes multiples de fuite. Les
procès de liberté qui eurent lieu devant le tribunal de l’Amirauté dans le ressort du parlement de Paris
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle concernaient des dizaines d’esclaves qui avaient abandonné les
maisons de leurs maîtres. Après l’abolition de la traite et de l’esclavage dans l’Empire britannique, ses
représentants jouèrent un rôle d’intermédiaires pour les esclaves dans les zones où la Grande-Bretagne
cherchait à imposer sa domination indirecte. Durant la période de réformes appelées Tanzimat, dans
l’Empire ottoman entre 1830 et 1880, les autorités impériales acceptaient ainsi d’entendre les plaintes
portées par les consuls britanniques pour des esclaves qui disaient avoir été maltraités par leurs maîtres
et avaient cherché leur protection. Après 1860, elles décidaient presque toujours de les affranchir. La
proximité de territoires ayant aboli l’esclavage avec d’autres le maintenant provoquait d’autres départs.
Dans les États-Unis de la période antebellum se mit en place un réseau de fuite d’esclaves du Sud
esclavagiste vers les États du Nord ou le Canada, qui prit le nom d’underground railroad. Il fonctionnait
grâce au soutien d’abolitionnistes blancs et noirs. Depuis le centre-sud des États-Unis, d’autres esclaves
rejoignaient le Mexique où l’esclavage avait été aboli en 1837.
W. E. B. Dubois a qualifié de « grève générale » le départ des 500 000 esclaves ayant rejoint les
territoires sous contrôle de l’Union, dont 150 000 servirent dans l’armée fédérale durant la guerre de
Sécession. Stephen Hahn considère que cette désertion massive s’apparentait à un formidable phénomène
insurrectionnel, ce qui correspondait aux conceptions des acteurs de l’époque. Ces fuites en nombre au
moment des abolitions se produisirent ailleurs, au Brésil comme en Afrique. En 1905-1906, des milliers
d’esclaves quittèrent ainsi Banamba et les villes voisines maraka dans la vallée moyenne du Niger (Mali
actuel). Cet exode débuta avant que les Français ne promulguassent le décret d’interdiction de la traite et
de l’esclavage en décembre 1905. L’esclavage dans la région avait connu un vif essor avec les guerres
menées par Samori Touré et d’autres leaders militaires dans les années 1880. La ville et ses environs
regroupaient deux tiers d’esclaves nouvellement asservis qui partageaient les mêmes origines et se
souvenaient de leurs communautés de provenance. Contrairement à l’esclavage bambara marqué par son
caractère assimilateur, les esclaves des Maraka vivaient dans des villages séparés de ceux des maîtres,
travaillaient dur pour ces derniers et transmettaient leur statut servile à leurs enfants. Lorsque les
Français imposèrent des restrictions drastiques à la traite servile, les maîtres réagirent en exploitant
encore plus intensément leurs esclaves. Ceux-ci répondirent à leur tour par des tentatives de révolte et
des fuites. En 1903, après le changement de politique des autorités coloniales, qui décidèrent de ne plus
permettre aux maîtres de recouvrer leurs esclaves ayant rejoint un « village de liberté » par des actions
en justice, les esclaves en profitèrent pour déserter en masse. Les possibilités de travail offertes par
l’économie coloniale avec la fin de la période de conquête facilitèrent ces départs. Certains s’établirent à
Bamako, d’autres rentrèrent chez eux. Le mouvement s’étendit à l’ensemble de la vallée moyenne du
Niger jusqu’en 1908. La possibilité de se libérer soi-même en fuyant n’existait cependant pas partout. Le
Mali central qui était une région frontière marquée par l’insécurité et l’instabilité en raison de la présence
de chefs de guerre menant des raids ne connut pas de phénomène d’exode similaire (Martin A. Klein).
En dépit de l’illégalité de l’esclavage dans l’ensemble du monde actuel, il est pareillement difficile
d’échapper aux formes contemporaines d’esclavage en s’enfuyant. Les récits de femmes ayant migré à la
recherche d’un travail dans un autre pays et ayant été forcées de se prostituer à leur arrivée pour
rembourser leur passage révèlent la variété des moyens de contrôle utilisés par leurs oppresseurs. Leurs
passeports sont confisqués ; elles ne parlent pas la langue locale et ne savent pas comment se débrouiller
et vers qui se tourner, ayant souvent peur de la police ; elles sont menacées ou soumises à toutes sortes
de violences physiques et psychologiques ; elles peuvent être surveillées (par des caméras) en
permanence. En 2000, Marsha témoigna de son histoire devant le comité des relations internationales du
Sénat états-unien. Cette jeune femme russe s’était retrouvée dans une situation de prostitution forcée en
Allemagne quatre ans plus tôt sans pouvoir se sauver pour les raisons déjà évoquées. Ses premiers
exploiteurs l’avaient vendue à un autre proxénète quand elle fut arrêtée par la police dans le bar où elle
travaillait. Elle ne put jamais expliquer ce qui lui était arrivé, fut condamnée pour prostitution et reçut
l’ordre de quitter le territoire allemand de son plein gré au risque sinon d’être renvoyée en Russie. Son
proxénète lui paya le billet de retour afin qu’elle ne pût pas témoigner contre lui. Aucune enquête ne fut
menée et personne ne fut inquiété. Elle retrouva son indépendance alors même qu’elle s’était retrouvée
dans l’incapacité d’influer sur son sort (Laura T. Murphy). À l’instar du récit unique de
Mīrzā Mahmūd Taqī A¯shtiyānī pour l’Asie centrale, les nombreuses autobiographies ou biographies
d’esclaves américains des XVIIIe et XIXe siècles racontent des trajectoires d’hommes et de femmes qui ont
toujours réussi à échapper à l’esclavage, parfois avec l’aide d’autrui, mais d’abord par leurs propres
moyens. Les nouveaux récits d’esclaves, recueillis dans le contexte de l’esclavage contemporain, disent
peut-être mieux que la résistance n’est pas toujours possible ou parfois seulement après coup.
* * *
Ces récits d’hommes et de femmes précédemment asservis relèvent d’une autre forme de
résistance : le militantisme pour obtenir l’abolition de l’esclavage ou, depuis l’interdiction universelle du
phénomène, la mise en place de mesures permettant son éradication effective. D’anciens esclaves ou
descendants d’esclaves ont joué et continuent à jouer un rôle fondamental dans l’abolitionnisme, ce dont
témoignent les figures emblématiques de Frederick Douglass aux États-Unis au XIXe siècle ou de
Biram Dah Abeid en Mauritanie en ce début du XXIe siècle. Le paradoxe est que les personnes s’identifiant
de nos jours à des descendants d’esclaves ou à des rescapés ou à des survivants de l’esclavage
contemporain d’un continent à l’autre ne partagent pas nécessairement le même combat. Ils semblent
fréquemment d’autant plus s’ignorer les uns des autres qu’ils entretiennent des relations différenciées à
l’esclavage : ses modalités furent si diverses qu’elles ne sont pas forcément reconnues comme relevant
d’un seul et unique phénomène ; la distance temporelle au passé esclavagiste n’est pas la même dans
chaque pays ; la conversion abolitionniste a été plus ou moins longue ; la sortie de l’esclavage a pris des
voies variées ; enfin, bien que des formes contemporaines d’esclavage existent partout dans le monde,
elles ne modèlent pas nos sociétés actuelles de la même façon. Dans les territoires européens et
américains des anciens empires coloniaux européens, l’enjeu fondamental de l’émergence de mémoires
collectives de l’esclavage dans la sphère publique pourrait aussi laisser croire que le phénomène ne
relèverait que du passé et de ses héritages. La construction des mémoires de l’esclavage passé et le
militantisme contre l’esclavage contemporain connaissent des processus de globalisation chacun de leur
côté, mais demeurent souvent déconnectés.
Le fossé qui existe entre les deux rives de l’Atlantique est aggravé par la quête d’Afrique poursuivie
par nombre d’Africains-Américains, oblitérant parfois la participation d’Africains à la traite
transatlantique. De leur côté, dans de nombreuses régions du continent, des Africains luttent contre les
héritages de modes internes d’esclavage qui ont persisté bien plus longtemps et qui font l’objet d’un
silence encore plus difficile à lever. Ils sont confrontés à la réalité d’un ordre social qui continue à
imposer des stigmates très lourds sur les descendants d’esclaves et entretient des formes de servitude qui
sont loin d’être seulement résiduelles. La lutte pour rendre effective l’interdiction de l’esclavage demande
que la violence des esclavagistes soit dénoncée là où les descendants d’esclaves aux Amériques réclament
que la résistance des esclaves soit mise en exergue afin d’affirmer leur dignité dans des sociétés qui
demeurent profondément racialisées.
RÉFÉRENCES
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Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004.
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Bondage : Studies in Slavery and the Slave Trade, Madison, University of Wisconsin Press, 1986,
p. 235-272.
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E. R. Toledano, As if Silent and Absent : Bounds of Enslavement in the Islamic Middle East, New Haven,
Yale University Press, 2007.
RENVOIS
Révolutions atlantiques
Abolitionnismes et abolitions
Révoltes
CÉCILE VIDAL
Les 8 et 9 novembre 2019, des centaines d’Africains-Américains venus de différents coins des États-
Unis se sont rassemblés en Louisiane pour rejouer la plus grande révolte d’esclaves ayant éclaté dans le
pays au cours de la période antebellum. Préparée pendant six ans par l’artiste militant Dread Scott, la
reconstitution sortait de l’oubli une insurrection qui jusqu’alors avait fait l’objet de peu de recherches
historiques et d’investissements mémoriels. Le 8 janvier 1811, dans le territoire d’Orléans, près de 500
esclaves, hommes et femmes, Africains et créoles, menés par le commandeur Charles Deslondes, s’étaient
pourtant soulevés sur leurs plantations sucrières des paroisses St. John the Baptist et St. Charles et
avaient marché sur La Nouvelle-Orléans, peut-être pour prendre la ville ou s’embarquer vers Haïti. La
faible mémorialisation de cette rébellion est liée à la position de marginalité de la Louisiane dans l’histoire
et l’imaginaire états-uniens, mais aussi au peu de sources, qui ne permettent pas d’établir avec certitude
les motivations et les objectifs des insurgés. Sa mise en lumière, deux cents ans plus tard, visait, selon
Dread Scott, à dénoncer « le nouveau Jim Crow » dans lequel vivent les États-Unis actuels : l’incarcération
massive des Africains-Américains et les meurtres récurrents d’hommes et de femmes noirs par des
policiers dans l’ensemble du pays, ainsi que le désastre sanitaire et écologique de la basse vallée du
Mississippi. En longeant le fleuve sur près de cinquante kilomètres, les acteurs ont, en effet, suivi la ligne
des raffineries qui ont remplacé les plantations sucrières et donné le nom de Cancer Alley (le « chemin du
cancer ») à cette zone habitée en majorité par des Africains-Américains. Mais alors que les rebelles n’ont
jamais atteint La Nouvelle-Orléans, ayant été arrêtés par les milices locales et par les troupes fédérales,
Dread Scott a choisi d’achever la marche de manière festive sur Congo Square, la place au nord du
French Quarter où les esclaves se rassemblaient pour danser et qui est devenue un lieu mythique,
symbole d’africanité. La reconstitution n’avait, pour lui, rien à dire sur l’esclavage et ne voulait que
célébrer l’émancipation.
En changeant la fin de l’histoire, l’artiste pointait, sans le savoir, le paradoxe que les études
historiques sur les révoltes d’esclaves cherchent à élucider : leur ubiquité et leur caractère endémique,
sous des formes diverses, dans maintes sociétés esclavagistes, alors même que l’insurrection des esclaves
de Saint-Domingue commencée en 1791 fut l’une des rares à réussir et la seule à se transformer en
révolution. Si nulle part sauf à Haïti les esclaves rebelles ne parvinrent à renverser le rapport de
domination extrême dans lequel ils étaient pris, ils contribuèrent cependant à modifier par leurs actions
les systèmes esclavagistes qui n’étaient pas seulement conçus et modelés par les maîtres. Les révoltes
constituent, bien sûr, la forme la plus radicale et la plus violente de résistance à l’esclavage et leur
analyse doit contribuer à une meilleure compréhension de la manière dont les esclaves s’opposèrent à
leur asservissement et se battirent pour leur liberté, mais elles disent quelque chose de plus général sur
l’esclavage. Elles révèlent que l’antagonisme au cœur de la relation esclavagiste était tel que le système
ne pouvait jamais devenir acceptable, reposait nécessairement sur la force et suscitait une conflictualité,
latente ou ouverte, permanente. Le fonctionnement et la transformation des systèmes esclavagistes
résultaient de l’évolution de ces rapports dialectiques entre maîtres et esclaves constamment renégociés,
y compris par la lutte armée. La fréquence, l’ampleur, la durée et les finalités des révoltes variaient
toutefois d’une société esclavagiste à l’autre, ainsi que dans le temps à l’intérieur de chacune d’entre
elles. Il importe donc de comprendre les conditions permettant à cet antagonisme sous-jacent de se
transformer en une réaction collective violente comme les causes de l’absence de révolte et celles de leur
échec.
Les historiens ont des appréciations très différentes de la fréquence des révoltes. Certains estiment
qu’elles furent exceptionnelles et que les autres modes de résistance étaient bien plus courants. Tout en
partageant ce point de vue, on peut aussi estimer qu’au vu de leur échec quasi universel et de la brutalité
de la répression il paraît en fait remarquable que les esclaves se soient autant rebellés. À défaut, le plus
souvent, de sources conservant les paroles et les écrits des insurgés et clarifiant leurs motivations et leurs
intentions, il est possible d’étudier le contexte des révoltes pour analyser le passage à l’action violente.
Des circonstances favorables ne produisaient pas nécessairement des rébellions qui dépendaient de
multiples paramètres se cumulant. Les insurrections conservaient une forte part de contingence, fruit
d’une succession de choix individuels et collectifs et de l’évolution de la situation.
La périodicité des révoltes varia d’une société esclavagiste à l’autre, ainsi que dans le temps à
l’intérieur de chacune d’entre elles. Si l’on s’en tient à celles de forte magnitude, il est possible de tenter
quelques comparaisons. La Grèce ancienne ne connut pas de larges insurrections serviles à la différence
de l’Empire romain et au sein de celui-ci aucun mouvement similaire à celui des trois guerres serviles
entre 140 et 70 avant notre ère n’eut lieu par la suite. Les sociétés esclavagistes des mondes anciens et
médiévaux comptèrent beaucoup moins de grandes révoltes que celles formées par l’impérialisme et le
colonialisme des Européens dans les archipels atlantiques au large de l’Afrique, dans les Amériques et aux
Mascareignes. Durant le Moyen Âge, outre la basse Mésopotamie avec les mouvements portés par les
Zanj (la grande rébellion de 869-883 fut précédée par deux petites révoltes en 689-690 et 694), une
exception fut la péninsule de Corée sous la dynastie Goryeo, confrontée à une série de soulèvements entre
1182 et 1232. Au cours des temps modernes et contemporains, l’Afrique se distingua des Amériques par
la faiblesse du phénomène insurrectionnel. Au Nouveau Monde, les révoltes furent moins nombreuses et
moins importantes en Amérique du Nord que dans la Caraïbe et au Brésil. En comparaison de la Jamaïque
où des mouvements se succédaient avec une relative régularité, la Barbade fut épargnée au XVIIIe siècle,
alors qu’une série de conspirations avait été découverte dans la petite île au XVIIe siècle et qu’en 1816 y
éclata une formidable insurrection. Aux Amériques, la période des années 1770 aux années 1840
concentra les rébellions les plus nombreuses, fréquentes et massives.
Une première raison à ces variations est à chercher du côté de la démographie : les fortes
concentrations d’esclaves favorisaient les révoltes. Les seuls épisodes sérieux en Grèce ancienne, où les
esclaves vivaient en général sur de petites unités d’exploitation, eurent lieu dans les mines du Laurion au
e
II siècle avant notre ère. À la taille plus large des plantations s’ajoutait un déséquilibre plus marqué entre
libres et esclaves, d’où une propension plus forte des esclaves à se rebeller à la Barbade et en Jamaïque
en comparaison de la Virginie et de la Caroline du Sud. La dureté des conditions de travail sur les grandes
plantations sucrières américaines, comme dans les mines du Laurion ou dans les camps de travail
réunissant chacun entre 500 et 5 000 travailleurs de peine dans les plaines alluviales de la basse
Mésopotamie, dont l’exploitation impliquait de construire des systèmes d’irrigation et de dénitrifier les
sols, exacerbait encore le caractère rebelle de leurs esclaves. Le district sucrier de Córdoba et de sa
voisine Orizaba, au sein de la province de Veracruz, vit ainsi se succéder une série de révoltes en 1725,
1735, 1741, 1749 et 1768.
En raison du rôle joué par les concentrations d’esclaves et la dureté de leurs conditions de travail,
les révoltes rurales furent plus fréquentes que les soulèvements urbains. D’autres facteurs rendaient
encore la ville moins propice aux insurrections : il existait un équilibre plus marqué entre libres et
esclaves ; les forces de police et les troupes militaires s’y trouvaient cantonnées ; les esclaves y
bénéficiaient souvent de la possibilité de se forger une sphère d’autonomie en travaillant à leur compte,
tout en versant une part de leurs gains à leurs maîtres, voire en ayant leurs propres logements
indépendants ; enfin, le recours plus massif à l’affranchissement ouvrait une voie alternative d’accès à la
liberté. Certaines villes comme Mexico en 1612 ou New York en 1712 connurent, cependant, des
conspirations ou des soulèvements plus ou moins amples. Surtout, la rébellion des malês (des esclaves
musulmans, le terme yoruba imalé désignant un Yoruba musulman) à Salvador de Bahia en 1835 constitua
l’une des plus importantes en milieu urbain.
Certains grands mouvements, comme les trois guerres serviles dans l’Empire romain, impliquaient
aussi des esclaves urbains comme ruraux. La révolte du Gaoulet à la Martinique en 1710 toucha des
esclaves de Saint-Pierre et de diverses plantations des environs, ainsi que des marrons appartenant à
plusieurs bandes, qui formèrent une société secrète se réunissant sur le terrain des ursulines à proximité
du port. Comme le montrent les exemples mexicain, brésilien et martiniquais, l’anonymat urbain et les
formes d’organisations communautaires, autorisées ou clandestines, que les villes abritaient facilitaient
les projets d’insurrections. Mais, même quand les rebelles prévoyaient de se soulever sur les plantations
et en ville de manière simultanée, il arrivait souvent que les esclaves urbains ne puissent passer à l’action,
comme ce fut le cas lors de la révolte de Tacky en 1760 ou celle de Saint-Domingue en 1791, pour les
motifs évoqués précédemment.
La dureté des conditions de travail incitait à la révolte, car elle avait un impact sur l’espérance de
vie des esclaves. Il s’agissait d’un problème structurel qui pouvait s’aggraver lorsque des guerres ou des
catastrophes climatiques perturbaient l’approvisionnement en denrées alimentaires des esclaves. À
l’instar des rebelles qui s’emparèrent de St. Jan, dans les Antilles danoises, en 1733-1734 après que l’île
fut frappée plusieurs années de suite par des sécheresses ainsi que par des ouragans ou de grosses
tempêtes, les esclaves se révoltaient d’autant plus facilement quand leur survie était en jeu ou était
davantage mise en péril. Plus généralement, tout changement des conditions de vie et de travail des
esclaves, qui bouleversait l’économie morale sur laquelle reposait chaque système esclavagiste, était
susceptible de provoquer un soulèvement. C’était vrai à l’échelle micro comme macro. En 1701, dans l’île
d’Antigua, un groupe d’esclaves assassinèrent leur propriétaire, Samuel Martin, après que celui-ci avait
voulu les forcer à travailler durant la pause traditionnelle de Noël. Le passage à une économie de
plantation sucrière qui imposait des conditions de travail mortifères, alors qu’auparavant une autre plante
était cultivée ou que le système de plantation n’existait pas, poussa les esclaves de l’île Bourbon en 1811,
de Louisiane en 1811, de Cuba en 1812 et de la zone de Mauya près de Pangani sur la côte swahilie, alors
sous domination du sultanat d’Oman, en 1873 à se rebeller.
Ce rôle du changement comme élément déclencheur rend également compte des révoltes qui se
multiplièrent suite à l’expansion militaire de l’Empire romain ou à l’essor de la traite transatlantique.
Elles pouvaient avoir lieu pendant le déplacement des captifs (voir « Traites ») ou au sein des sociétés
voyant se développer ou s’intensifier l’esclavage. Les trois guerres serviles se produisirent au moment des
conquêtes romaines qui amenèrent des flux massifs d’esclaves et provoquèrent une révolution
économique en Sicile et en Italie, avec la mise en place des latifundia dépendant de la main-d’œuvre
servile. Le démarrage de la traite transatlantique sous la houlette des Portugais au début du XVIe siècle fut
immédiatement suivi par une série de soulèvements sur l’île d’Hispaniola entre 1521 et 1526. La
« révolution sucrière » à la Barbade se traduisit par une série de conspirations d’esclaves en 1675, 1683,
1686 et 1692. Après l’abolition de la traite transatlantique par une large partie de l’Europe et les États-
Unis, sa réorientation vers le Brésil et vers Cuba, qui profitèrent de l’élimination de Saint-Domingue pour
renforcer leur économie sucrière, conduisit à une multiplication des rébellions dans la première moitié du
e
XIX siècle, avec douze soulèvements entre 1807 et 1835 pour la seule région de Bahia. La corrélation
entre traite et révolte n’avait cependant rien de systématique : les plus grandes insurrections dans les
colonies britanniques eurent lieu après l’abolition de la traite internationale ; l’apogée de la traite vers
Saint-Domingue dans la décennie 1780 coïncida avec une période de calme parmi la population servile.
D’autres facteurs structurels avaient, a contrario, un impact négatif. La question de l’environnement
intervenait car il fallait qu’il permette aux rebelles de s’enfuir et de former des communautés
indépendantes. La petite taille de la Barbade, son absence de relief et son déboisement très rapide
contribuèrent au faible nombre de soulèvements en comparaison de la Jamaïque au XVIIIe siècle. Par
contraste, une des rares révoltes d’esclaves qui aurait eu lieu en Grèce ancienne en dehors des mines du
Laurion, éclata sur l’île de Chios où les rebelles menés par Drimakos trouvèrent refuge dans les
montagnes, sans doute au cours du IIIe siècle avant notre ère. La possibilité de former des familles et la
possession de lopins de terre cultivés pour un profit individuel ou familial constituaient d’autres éléments
dissuasifs, le choix de l’action violente étant plus facile pour des individus n’ayant rien à perdre. Dans
l’Empire romain, c’est la transformation du système esclavagiste qui aurait entraîné la fin des guerres
serviles : après la période de conquête, comme il était dorénavant moins facile de se procurer des
esclaves, les maîtres les autorisaient à former des familles, les installaient sur des terrains et les traitaient
moins sévèrement. Enfin, l’existence de voies d’accès à la liberté, que cela fût par la fuite ou par
l’affranchissement, freinait encore les soulèvements. Selon David Geggus, l’absence de grandes
insurrections d’esclaves à Saint-Domingue pendant des décennies avant 1791, en dehors de la révolte de
Mackandal, était liée aux possibilités de marronnage pour les esclaves. En comparaison, la situation était
bien plus explosive en Jamaïque en raison des traités que les autorités coloniales avaient signés en 1739
avec les communautés de marrons, qui limitaient les fuites nouvelles. Dans les systèmes esclavagistes
assimilateurs, comme ceux prévalant dans de nombreuses sociétés africaines, la réduction progressive de
la position de marginalisation des esclaves de génération en génération diminuait la propension à la
révolte comme à la fuite.
En revanche, les esclaves tiraient parti pour se rebeller de toutes les situations qui affaiblissaient ou
divisaient les autorités et les maîtres, qu’il s’agisse de catastrophes naturelles, d’épidémies, de crises de
subsistances, de troubles politiques, de difficultés économiques, de tensions internationales ou de conflits
militaires. En 1833, une épidémie de choléra dans l’ouest de Cuba donna l’occasion à 330 des 375
esclaves de la plantation de café de Francisco Santiago Aguirre de se soulever et de semer le désordre
dans les plantations et la ville voisine de Banes. La cité grecque de Syracuse affronta une révolte
d’esclaves au moment du siège de la ville en 415-413 avant notre ère comme le fit celle de Jiangyin, dans
la préfecture de Changzhou en 1645. Plus généralement, les multiples nubian du milieu du XVIIe siècle en
Chine se produisirent dans un contexte de crises multiples – militaire, fiscale, monétaire, économique,
climatique et frumentaire –, de mouvements sociaux et d’avancée des armées mandchoues. Ces situations
de crise avaient une influence sur le nombre comme sur la durée des révoltes. Celle de Yangekori à la fin
du XVIIIe siècle n’aurait pu persister pendant quinze ans sans les hostilités entre les États de Moria et de
Sumbuya. La réussite exceptionnelle de celle des esclaves de Saint-Domingue, l’abolition immédiate de la
traite et de l’esclavage en 1793-1794 seraient incompréhensibles sans la prise en compte de la guerre
entre la France et la Grande-Bretagne et des conflits entre le gouverneur général
François Thomas Galbaud-Dufort et le commissaire civil Léger-Félicité Sonthonax. Au contraire, la rivalité
franco-anglaise, qui entraîna un accroissement du nombre de troupes présentes en Jamaïque, coïncida
avec une période d’accalmie dans l’île et plus largement dans les West Indies. Quant au choix du moment
précis du déclenchement des révoltes, il correspondait à des situations d’inattention ou de vulnérabilité.
En 198 avant notre ère, les rebelles de Setia avaient voulu profiter des jeux organisés dans la ville.
Nombre de révoltes américaines furent planifiées lors des grandes fêtes chrétiennes de Noël, de Pâques
ou de la Pentecôte.
La survenue de révoltes d’esclaves avait un effet d’entraînement. Certains mouvements ne prenaient
pas la forme d’insurrections unifiées d’un même groupe d’esclaves, mais combinaient plusieurs
soulèvements, qui n’étaient pas forcément liés et coordonnés dès le départ. La deuxième guerre servile en
Sicile entre 104 et 100 avant notre ère consista en une série de mouvements localisés sous la houlette de
plusieurs leaders, Salvius, Athenion et Varius. La révolte de Tacky en Jamaïque en 1760-1761 connut deux
périodes successives avec un premier soulèvement mené par Tacky dans la paroisse St. Mary en avril-
mai 1760, puis une révolte plus longue et plus dure sous la direction du leader Apongo (aussi appelé du
nom chrétien de Wager) dans les paroisses de Westmoreland et de Hanover de fin mai à début août 1760,
le mouvement se poursuivant ensuite pendant des mois grâce aux attaques d’une bande dirigée par un
nommé Simon. Bien qu’il soit impossible de savoir si les deux insurrections, conjointement avec plusieurs
autres conspirations localisées, suivaient un même dessein préalablement planifié, elles étaient
clairement connectées, la seconde ne relevant pas de la simple saisie d’une opportunité. Entre 1783 et
1796, la rébellion de Yangekori dans l’État de Moria agrégea pareillement de multiples actions aussi bien
de la part d’esclaves domestiques privilégiés que d’esclaves des champs susceptibles d’être vendus dans
la traite transatlantique et d’autres dépendants, qui en vinrent à prendre une dimension régionale mais
donnèrent lieu à l’établissement de plusieurs communautés d’esclaves rebelles.
À côté de ces révoltes connectées les unes avec les autres dans un territoire donné, les grandes
insurrections avaient également des effets de réverbération. Selon Diodore de Sicile, la première guerre
servile en Sicile aurait incité d’autres esclaves à se soulever à Rome, en Attique, à Délos et dans d’autres
endroits en Italie. La période de crises multiples qui fut à l’origine de la transition entre les Ming et les
Qing dans la Chine du milieu du XVIIe siècle s’accompagna de nombreuses révoltes de dépendants qui
s’inspirèrent peut-être les uns les autres. Elles conservèrent cependant un caractère sporadique et local
et ne cherchèrent pas à converger en un vaste mouvement d’émancipation. Au moment de la guerre de
Sept Ans, la Grande Caraïbe fut le centre d’une série de mouvements à Saint-Domingue en 1758, à Saint
Croix (Sainte-Croix) en 1759, en Jamaïque en 1760 et à Berbice en 1763-1764. Une épidémie encore plus
vigoureuse, faite de grandes insurrections et de petits soulèvements, frappa également la région au
moment de la période révolutionnaire, les secousses secondaires de la Révolution haïtienne se faisant
sentir pendant tout le premier tiers du XIXe siècle, en particulier à Coro dans le Venezuela actuel et à
Curaçao en 1795, en Louisiane en 1795 et 1811, à Cuba en 1812 et même dans la colonie du Cap (Afrique
du Sud actuelle) en 1808. Mais toutes les révoltes de la période ne furent pas liées aux événements
domingois/haïtiens.
De vifs débats opposent les historiens à propos de ce qui animait les rebelles et de ce qu’ils
souhaitaient accomplir. Dans le cas américain, ces discussions ont donné lieu à l’élaboration de théories
expliquant la diversité et l’évolution de leurs motivations en fonction de leurs identités ethniques et
sociales et des transformations du contexte politique général. Eugene D. Genovese a proposé un modèle
en deux phases : dans la première, les rébellions, menées par des Africains, avaient des visées
restauratives, leur but étant de recréer des communautés autonomes sur le modèle des entités politiques
africaines ; dans la seconde, sous l’effet des Révolutions française et haïtienne, les révoltes, inspirées de
l’idéologie des droits de l’homme, prirent un tournant plus radical, proprement révolutionnaire, et avaient
dorénavant pour objectif non plus d’échapper à l’esclavage mais de l’abolir. S’opposant au
surdéterminisme des révolutions atlantiques et au rôle d’une idéologie imposée de l’extérieur plutôt que
propre aux esclaves, Michael Craton a, lui, mis en évidence trois moments distincts à partir du cas des
colonies anglaises : une phase africaine, la majorité des rebelles étant des Africains employant des
méthodes africaines et cherchant à fonder des communautés autonomes sur des modèles africains ou
quand ce n’était pas possible de prendre le pouvoir à la place des colons ; une phase afro-caribéenne en
lien avec le début de la créolisation des populations serviles à partir des années 1770, avec des formes de
confrontation ouverte plutôt que de guérilla ; une dernière phase, dans les premières décennies du
e
XIX siècle, qui vit une massification des révoltes, résultat de l’association entre une créolisation
croissance et le renforcement de l’abolitionnisme. Mais les recherches empiriques plus récentes, prenant
mieux en compte l’ensemble des Amériques, complexifient et nuancent ces deux modèles alternatifs.
Avec l’évolution du débat sur le transfert et le maintien des pratiques culturelles et des identités
ethniques en Afrique dans les années 1990, de nombreux chercheurs ont insisté sur l’importance de
l’arrivée en masse d’un groupe ethnolinguistique particulier avec ses conceptions de l’autorité politique,
ses croyances et pratiques religieuses et ses traditions militaires. Ils ont mis en évidence le rôle des
Congos dans la révolte de Stono en Caroline du Sud en 1739 et dans celle de Saint-Domingue à partir de
1791, des Aminas ou Coromantins (des locuteurs de langue akan) dans les révoltes de St. Jan en 1733-
1734, de Tacky en 1760-1761 et de Berbice en 1763-1764, ou encore des Haoussas ou des Yorubas
(appelés Lucumis à Cuba et Nagôs au Brésil) dans les insurrections cubaines et brésiliennes de la
première moitié du XIXe siècle. Les planteurs étaient d’ailleurs souvent convaincus que les Africains étaient
davantage prompts à se rebeller que les esclaves nés aux Amériques. Après la révolte de 1760-1761 en
Jamaïque, Edward Long plaida même contre l’expansion de la traite transatlantique arguant de ce
problème de sécurité. Il est clair que l’arrivée en masse d’hommes et de femmes nouvellement réduits en
esclavage, plus que leur africanité, même si leurs cultures africaines purent influer sur les formes prises
par leurs actions, a été à l’origine de nombreuses révoltes. Mais, dans la rébellion de St. Jan, cinq des
vingt-deux leaders étaient des bombas (commandeurs). Or cette position d’autorité n’était confiée qu’à
des esclaves créolisés (et souvent créoles), leur expérience de la société coloniale et esclavagiste et leur
connaissance du terrain étant d’ailleurs précieuses durant le mouvement. En dehors de Saint-Domingue,
les plus grandes insurrections furent aussi celles portées par des majorités créoles à la Barbade en 1816,
à Démérara en 1823 et en Jamaïque en 1831-1832.
Cette question ethnique ne se pose pas que dans les Amériques. Une grande partie des rebelles des
deux premières guerres serviles dans l’Empire romain étaient des « Syriens », un terme générique
désignant des hommes et des femmes de Méditerranée orientale, récemment asservis suite à la conquête
romaine de la région. Comme le montrent les pièces de monnaie frappées sous son autorité, Eunous, l’un
des leaders de la première guerre, prit d’ailleurs le nom de roi Antioche, en usage parmi les souverains de
la dynastie séleucide en Syrie. En Asie du Sud-Est, où les révoltes étaient peu fréquentes en raison du
caractère assimilateur de l’esclavage et de la diversité ethnique des populations serviles, l’une des rares
qui éclata à Patani en 1613 se serait produite suite à l’augmentation du nombre d’esclaves javanais. C’est,
à une tout autre échelle, l’introduction de nombreux Zanj, des esclaves originaires d’Afrique orientale, qui
provoqua aussi la grande rébellion dans le sud de la Mésopotamie au IXe siècle. La composition ethnique
et sociale du mouvement est néanmoins sujette à débat. Abdul Sheriff considère que les Zanj fournirent
les masses les plus importantes, même si le recrutement fut hétérogène dès le départ, incluant des
artisans, des travailleurs de condition modeste et des paysans, notamment des Bédouins vivant autour de
Bassora. Parmi les Zanj se trouvaient des affranchis et des esclaves, fraîchement débarqués ou établis
depuis longtemps et arabisés. Les leaders, libres ou esclaves, avaient des origines variées : il s’agissait
d’Arabes avec des grand-mères ou des mères esclaves concubines indiennes, de Berbères nord-africains,
de Soudanais ou d’Africains provenant de la Corne de l’Afrique, nouvellement arrivés. Pour A. Sheriff,
cette rébellion exceptionnelle fut donc tout à la fois servile, noire et sociale.
Pour le Nouveau Monde, Vincent Brown met en garde contre une lecture accordant un poids
surdéterminant à la dimension ethnique. Dans le cas de la révolte de Tacky, une telle interprétation sous-
estime les divisions et les tensions au sein du groupe des Coromantins en Afrique, dans l’esclavage et
dans la rébellion, ainsi qu’entre les Coromantins, les autres Africains et les esclaves créoles. À ses yeux,
« la fabrique d’une conscience commune de groupe dans les Amériques n’était pas une condition
suffisante pour l’unité politique. Un groupe ethnique ne faisait pas une alliance politique. Un lien ethnique
pouvait, bien sûr, faciliter la coopération, mais il ne le faisait pas automatiquement, ni nécessairement ».
De fait, les révoltes américaines incluaient toujours des participants aux origines et même aux statuts
variés, non seulement une majorité d’esclaves africains (de différentes nations) ou créoles, mais aussi, de
plus en plus avec le temps, des libres de couleur. Ces derniers furent particulièrement nombreux à partir
de la période révolutionnaire à la tête et dans les rangs des insurgés, même si les milices libres de couleur
– avec les marrons ayant signé des traités et les Amérindiens pris dans des relations d’alliance avec les
colons – participaient toujours à la répression.
Les insurrections étaient donc portées par des coalitions d’esclaves traversant des lignes d’ethnicité,
de rang, de classe, d’âge et de genre qui avaient besoin de nouer et de renforcer des liens de solidarité.
D’où l’importance, aussi bien d’ailleurs dans l’Empire romain et dans la Chine des Ming que dans les
Amériques, des rituels de serment en association avec la croyance dans les pouvoirs du surnaturel et
différentes pratiques religieuses. D’où aussi le rôle d’entraînement joué par les leaders qui avaient des
personnalités charismatiques et étaient dotés de formes d’autorité avant la révolte. Au Nouveau Monde, il
s’agissait souvent de commandeurs ou d’artisans qualifiés dont l’ascendant pouvait aussi venir de leurs
pratiques de devins-guérisseurs. Ces mêmes pouvoirs de divination distinguaient Eunous et Salvius dans
la première et la deuxième guerre servile dans l’Empire romain. Par contraste, le prestige de Spartacus et
de ses compagnons reposait sur leur emploi de gladiateurs entraînés au combat d’épée.
Les croyances et les pratiques religieuses, telles que le culte de Bacchus dans les soulèvements des
années 180 avant notre ère dans le sud de l’Italie, l’obeah (des pratiques spirituelles et religieuses de
guérison) dans l’insurrection de Tacky ou le vodou dans la révolte domingoise, ont pu donner de la
cohésion aux rebelles, leur insuffler du courage en leur conférant une protection spirituelle, mais elles
étaient rarement motrices. Une exception fut la révolte des Zanj, qui fut un mouvement à la fois politique
et religieux. Son leader, Alī ibn Muḥammad, un Arabe libre né en Perse, prétendit, à certains moments de
sa carrière, descendre d’Ali, le quatrième calife, et de Fāṭimah, la fille de Muḥammad, afin de gagner des
partisans parmi les Alides, nombreux à Bassora. Il rallia néanmoins les esclaves à sa cause en adoptant et
prêchant le credo égalitariste du kharijisme qui proclamait que quiconque, indépendamment de son
lignage, de son statut ou de sa couleur, pouvait devenir calife. Une autre révolte d’inspiration religieuse
fut celle de Nat Turner en Virginie en 1831. Imprégné d’une grande religiosité fondée sur un
christianisme évangélique et une eschatologie apocalyptique, le leader se voyait, selon
Christopher Tomlins, comme un prophète à qui Dieu avait confié une mission et considérait son action
davantage comme une martyre devant amener à la rédemption qu’un combat politique pour la liberté. En
revanche, les historiens discutent de la part du religieux, de l’ethnique et du social dans la révolte des
malês à Salvador de Bahia en 1835. Certains, tel Paul Lovejoy, l’interprètent comme un jihad faisant écho
à celui mené par les Peuls dans le Soudan central à la même époque. Pour João José Reis, s’il ne fait pas
de doute que l’événement fut le fait d’esclaves et surtout d’affranchis musulmans, comme en témoignent
leurs vêtements, les amulettes, les textes écrits retrouvés et les responsabilités sacerdotales remplies par
les leaders du mouvement, il n’était pas nécessaire d’être musulman pour s’engager. La solidarité
ethnique entre Nagôs pratiquant l’islam ou le culte des orishas joua un rôle déterminant, mais les
identités religieuses et ethniques furent aussi des facteurs de tensions et divisions qui contribuèrent à
l’échec de la rébellion.
L’absence de solidarité au départ des mouvements et la nécessité de la construire dans l’action
transparaissent dans la manière dont les insurrections prenaient de l’ampleur et se propageaient. D’une
part, même lorsque les circonstances étaient favorables et que le mouvement s’étendait, les esclaves
participant activement à la révolte étaient minoritaires du fait, peut-on supposer, du danger extrême et
des risques de tout perdre alors que les chances de s’en sortir indemne étaient très faibles. À St. Jan en
1733-1734, selon Holly Kathryn Norton, les rebelles ne comptèrent que pour 10 % de la population servile
de l’île. Ceux qui n’étaient pas engagés dans l’action continuaient à travailler sur leurs plantations, même
en l’absence du maître, ou formaient des petites communautés de réfugiés à l’écart. À Berbice en 1763-
1764, Marjoleine Kars a pu montrer, sur la base de neuf cents interrogatoires et témoignages, que le
recrutement de nouveaux rebelles se faisait aussi bien par la force que par la persuasion.
Un plus faible engagement des femmes dans les révoltes est souvent souligné par les historiens. En
dehors de la nécessité de prendre soin des enfants et des personnes âgées, les rapports de pouvoir
prévalant entre les insurgés explique aussi, selon Kars, leur moindre participation. À côté de quelques
femmes qui jouèrent un rôle de conseillères politiques des leaders qui étaient tous des hommes, la plupart
d’entre elles devaient plutôt, de manière volontaire ou forcée, servir les rebelles à travers leurs fonctions
productives et reproductives. En conséquence, elles cherchaient à garder leur neutralité et à se
préserver. En revanche, Vincent Brown a pu mettre en évidence une implication féminine exceptionnelle
dans la révolte de Tacky : non seulement Akua fut élevée au rang de souveraine par les Coromantins de
Kingston, mais 40 % des rebelles capturés durant la première phase étaient des femmes. Par contraste,
en 1843, Ferminia et Carlota dirigèrent l’une des plus importantes insurrections rurales cubaines,
commencée à partir des plantations Triunvireto et Ácana, alors que la plupart des autres femmes
n’occupèrent qu’une place secondaire dans le mouvement.
Si les rangs des rebelles étaient à ce point hétérogènes, partageaient-ils les mêmes objectifs et
étaient-ils d’accord sur les stratégies à employer ? La paucité des sources donnant accès aux intentions et
aux représentations des insurgés rend la réponse très difficile et incite à la prudence. Elle invite à ce que
Christopher Tomlins a appelé une « histoire spéculative ». Il ne s’agit pas d’imaginer ce que les rebelles
ambitionnaient de faire et d’écrire des récits fictionnels, mais de tirer le meilleur parti de la
documentation et de sa critique et surtout de laisser ouvert le chemin des possibles. La littérature
historique affirme souvent que le but manifeste des esclaves rebelles était de se libérer. Avec une telle
affirmation, on a à la fois tout dit et rien dit. On gomme aussi le poids du contexte historique. En suivant
la démarche de Tomlins à propos de Nat Turner, il importe de ne pas céder à la conviction que nous
saurions, comme une évidence, ce que furent les événements que l’on catégorise comme des révoltes
d’esclaves et ce que leurs participants tentaient d’accomplir, en tout temps et en tout lieu.
Bien que divers historiens aient prêté des intentions abolitionnistes à de nombreux esclaves insurgés
depuis l’Antiquité jusqu’à la période moderne, on peut estimer, sans trop de doute, que la plupart des
esclaves cherchaient à sortir de l’esclavage, mais ne remirent pas en cause son existence comme
institution avant l’âge des révolutions. L’un des seuls événements qui pourraient laisser penser que des
hommes et des femmes imaginèrent précocement la possibilité d’un monde sans esclavage est la guerre
d’Aristonikos contre Rome pour la succession du royaume de Pergame, en Asie Mineure, en 133 avant
notre ère. Sa qualification en révolte servile suscite de vifs débats. Mais, d’après Strabon, les esclaves et
les pauvres qui se rassemblèrent autour d’Aristonikos durant la seconde phase du conflit étaient appelés
« Hèliopolitains » ou habitants de la « Cité du Soleil ». Selon Yvon Garlan, ce nom avait été donné à la cité
idéale, sans esclaves, imaginée par un certain Iamboulos au début de l’époque hellénistique. Il s’agissait
de l’une des représentations utopiques de sociétés sans esclaves qui existaient dans la pensée politique
grecque, sans qu’elles traduisent aucune aspiration abolitionniste. Durant la guerre d’Aristonikos, il est
vraisemblable que les esclaves ayant pris part au conflit cherchèrent à « s’intégrer à la société existante
des hommes libres » plutôt qu’à faire advenir un nouvel ordre social. Or, comme l’une des manifestations
de la liberté était la propriété d’esclaves, une aspiration commune à maints esclaves rebelles était de
pouvoir pratiquer l’esclavage à leur tour. Après la prise de Bassora par les rebelles zanj en 871, les
femmes et les enfants capturés furent ainsi réduits en esclavage pour les servir. La société que les Zanj
développèrent dans leur État indépendant était extrêmement hiérarchisée avec à la base les populations
soumises et les esclaves. Similairement, la révolte avortée des Bambaras en Louisiane en 1731 aurait visé
à prendre le pouvoir à la place des colons et à se maintenir sur place en exploitant les blancs et les autres
Africains comme esclaves.
La recherche de leur propre liberté était la motivation partagée par la plupart des insurgés d’avant
la période révolutionnaire. Certaines révoltes ressemblaient néanmoins davantage à des moyens de
pression utilisés par les esclaves pour améliorer leurs conditions de vie et de travail. En 1789, à Ilhéus,
dans la province de Bahia, les esclaves de la plantation sucrière de Santana, qui tuèrent leur économe et
s’enfuirent pour former une communauté de marrons dans les environs, emportant avec eux toutes les
ferrures du moulin, ce qui empêcha la plantation de fonctionner pendant deux ans, proposèrent un traité
de capitulation à leur ancien maître, par lequel ils acceptaient de revenir travailler sur la plantation sous
réserve d’obtenir certains avantages et droits. Leurs revendications comprenaient la diminution du
nombre de cannes à couper chaque jour, la détermination du nombre de travailleurs pour faire
fonctionner le moulin et produire le sucre, le licenciement de l’actuel économe et la nécessité d’obtenir
leur consentement pour choisir le prochain, la conservation des ferrures du moulin, l’obtention de deux
jours libres avec le droit de pêcher, planter du riz et faire du bois, la fourniture d’un bateau pour apporter
des marchandises au marché de Salvador, ainsi que la possibilité de jouer, se détendre et chanter sans
avoir à en demander la permission. Ayant peut-être du mal à survivre, ils choisirent la voie de
l’accommodement et de la négociation en essayant d’imposer leur propre vision de l’économie morale
devant régir les relations entre le maître, le personnel d’encadrement et les esclaves sur la plantation.
Mais leur propriétaire fit arrêter le leader, Gregório Luís, et un certain nombre des rebelles
(Stuart B. Schwartz).
D’autres révoltes se produisirent, dont les modalités particulières semblent indiquer qu’elles ne
visaient pas à sortir du cadre du territoire et du régime politique existant. Nombre d’entre elles
démarrèrent à la suite d’une rumeur relative à la législation sur l’esclavage. Ce fut le cas de plusieurs
insurrections de dépendants dans la Chine du milieu du XVIIe siècle qui éclatèrent après la circulation de la
fausse nouvelle d’un édit émancipant tous les dépendants ou leur donnant la possibilité de racheter leur
contrat de servitude. Les rumeurs jouèrent aussi un rôle majeur dans les rébellions américaines. Leur
point commun était que le roi – parfois conjointement avec une assemblée législative à partir de la
période révolutionnaire ou alternativement le président dans les États-Unis du XIXe siècle – avait
promulgué un édit – ou un décret – d’émancipation que les planteurs cachaient et refusaient d’appliquer.
Wim Klooster a trouvé des traces de cette association entre rumeur et révolte dès 1669, mais elles furent
particulièrement nombreuses durant la période révolutionnaire : David Geggus a listé au moins une
vingtaine d’occurrences entre 1789 et 1832. Dans certains cas (Martinique en 1789 et en 1831, Saint-
Domingue et la Dominique en 1791, Tobago en 1807, et Démérara et Trinidad en 1823), l’édit royal
n’imposait pas l’émancipation, mais trois jours de repos. Dans les deux contextes, la plupart de ces
soulèvements faisant suite à une rumeur correspondaient à des périodes de discussions autour de ce qui
était perçu comme des abus ou des dévoiements des systèmes esclavagistes, la différence étant que les
idées de réforme ne coexistaient pas avec la naissance d’un mouvement en faveur de l’abolition en Chine
comme ce fut le cas dans les empires atlantiques des Européens. Souvent, les réformes proposées étaient
mal comprises ou interprétées dans un sens bien plus radical comme des annonces d’émancipation ;
parfois, il ne s’agissait que de faire accepter par les maîtres la renégociation des contrats de servitude ou
des mesures d’« amélioration » de l’esclavage. Cette lecture duelle des réformes par les insurgés
témoigne de la diversité des opinions et des positions parmi les esclaves.
Ceux qui voulaient échapper à l’esclavage de manière immédiate et permanente envisagèrent, en
outre, de le faire sous des formes différentes. Leur choix était contraint par la géographie,
l’environnement, les aspirations politiques contradictoires qu’ils pouvaient porter et la répression
militaire qui leur était opposée. En 1710, une conspiration fut découverte sur Banda Neira, dans l’archipel
des Moluques : des esclaves de cet établissement néerlandais auraient projeté de le brûler et de tuer tous
les colons avant de s’emparer de plusieurs navires et de s’enfuir. Pour des raisons liées aux particularités
de la traite, les participants de la conspiration bahianaise de 1807 comme les insurgés de la révolte de
Saint-Leu sur l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) en 1811 purent aussi envisager de s’emparer de
navires pour retourner en Afrique centrale ou à Madagascar. Dans nombre de soulèvements aux
Amériques, en particulier lorsqu’ils ne touchaient qu’une plantation ou seulement quelques-unes, les
esclaves concevaient plutôt la fuite comme un préalable à la formation de communautés autonomes sur
place. S’inspirant de l’historiographie américaniste, Keith Bradley considère que les trois guerres serviles
dans l’Empire romain avaient une dimension marronne dans le sens où les rebelles souhaitaient
probablement former leurs propres entités politiques à l’écart, même s’il remet en cause l’idée qu’ils
s’inspiraient du modèle des monarchies hellénistiques.
En revanche, Peter Morton estime qu’une étude plus fine de la stratégie militaire des deux
premières guerres serviles montre que, lors de la première, les insurgés choisirent de s’attaquer et de
prendre un certain nombre de villes afin de contrôler les lignes d’approvisionnement. Ils n’auraient donc
pas cherché à se replier sur des places défensives ou simplement à piller le territoire pour survivre à
court terme, ce qui montre qu’ils avaient pour objectif de se maintenir et de prendre le pouvoir. À l’instar
de Pierre Piccinin à propos de la révolte de Spartacus, il défend l’idée que la guerre sicilienne de 135-132
avant notre ère avait moins à voir avec l’esclavage qu’avec un mécontentement général de la population
locale à propos du gouvernement de Rome. Mais, même sans adhérer à cette thèse, que ces guerres
n’étaient pas avant tout des révoltes serviles, faut-il considérer que les esclaves ne cherchèrent jamais à
s’emparer du pouvoir, que leur intention fut telle dès le départ ou qu’ils s’y résolurent par nécessité au fil
des événements ? Si Spartacus et ses compagnons n’avaient ambitionné à l’origine que de ramener des
esclaves dans leurs pays d’origine, en Thrace et en Gaule, ils se replièrent d’abord sur le Vésuve et
envisagèrent apparemment à la fin du conflit de trouver refuge en Sicile. Surtout, ils en vinrent à
constituer une armée mouvante, parce que c’était le seul moyen de continuer à recruter et à se procurer
armes et approvisionnement, allant jusqu’à menacer Rome.
Spartacus échoua, mais, selon Noel Lenski, d’autres esclaves parvinrent à prendre le pouvoir à la
place de leurs maîtres. Au début du IVe siècle, une nouvelle dynastie fut mise en place à Tyr à la suite
d’une révolte servile qui prit le contrôle de la cité-État phénicienne. Quant aux Sarmates, implantés le
long du coude du Danube (Hongrie actuelle), ils se firent déloger par les nombreux esclaves qu’ils avaient
armés pour faire face à une attaque de leurs voisins goths en 334 de notre ère. 300 000 réfugiés sarmates
auraient ainsi été contraints d’aller s’établir ailleurs dans l’Empire romain. Il n’est donc pas juste de dire,
comme les historiens l’écrivent souvent, que la révolte de Saint-Domingue fut la seule ayant jamais réussi.
Mais, outre que l’on dispose de peu d’informations sur ces deux événements, la différence majeure est
que les rebelles haïtiens réussirent non seulement à bouter le corps expéditionnaire mené par le général
Charles Victor Emmanuel Leclerc hors de leur île et à proclamer l’indépendance de leur propre
république, mais furent les premiers à abolir la traite et l’esclavage de manière définitive.
Aux Amériques, dans deux colonies marquées par l’extrême faiblesse de leur encadrement
gouvernemental et militaire, les rebelles manquèrent de peu de l’emporter et de s’imposer en lieu et place
ou à proximité des colonisateurs avant la période révolutionnaire. Ces événements révèlent également des
tensions entre différents projets politiques qui ne visaient pas seulement à restaurer des modes de vie
africains, mais aussi à tirer parti des nouvelles réalités américaines. Dans l’île de St. Jan, en 1733-1734,
les rebelles réussirent en quelques jours à mettre les Danois à la mer (ils trouvèrent refuge dans l’île
voisine de St. Thomas, siège du gouvernement des Antilles danoises), conservant une grande partie de la
petite île pendant neuf mois, tandis qu’à Berbice les révoltés repoussèrent les Néerlandais sur la côte
après avoir pris Fort Nassau et tinrent un vaste territoire pendant un an en 1763-1764. Nombre des
leaders à St. Jan avaient participé à un soulèvement contre l’État akwamu en 1729-1731 avant d’être
vendus et déportés outre-Atlantique. Le fait que leur première action fut la prise de Fort Frederiksvaern,
qu’ils marquèrent en détruisant le drapeau danois et en tirant deux coups de canon pour prévenir leurs
comparses, montre que leur intention était bien dès le départ de déloger les colons. Ils souhaitaient à la
place établir un oman, un nouvel État, en s’inspirant de l’art de gouverner akwamu tout en conservant
l’économie de plantation esclavagiste. À Berbice, le leader Coffij choisit de négocier avec les autorités
coloniales et proposa de diviser la colonie entre les Néerlandais et les rebelles, de fonder un État noir
indépendant et de vivre comme deux nations égales. Non seulement, il n’envisageait pas de former une
communauté de marrons à l’écart, mais il souhaitait continuer à faire fonctionner quelques plantations et
à participer au commerce atlantique. Après son suicide, son successeur Atta revint néanmoins au modèle
de l’entité politique marron tandis que ses opposants étaient favorables à de petites communautés
décentralisées avec des jardins de subsistance. Si recouvrer la liberté pouvait être une motivation
commune, les dissensions étaient vives sur les formes d’organisation politique, économique et sociale à
mettre en place après la sortie de l’esclavage, qui pouvaient inclure servitude et travail forcé.
Durant la période révolutionnaire, sous l’effet d’une politisation accélérée de toutes les composantes
sociales, des esclaves et des libres de couleur en Europe et aux Amériques se mirent à se battre, par le
militantisme et par la lutte armée, en faveur de l’abolition de l’esclavage. Cette conversion à la cause
abolitionniste ne fut pas immédiate, tels n’étaient d’ailleurs pas les objectifs initiaux des révoltés
domingois, et le processus fut aussi long et complexe pour les esclaves qu’il le fut pour les libres.
L’expérience de la liberté après 1793-1794, suivie du rétablissement de l’esclavage par la France en
Guadeloupe, en juillet 1802, joua un rôle crucial. Le projet napoléonien de restauration de l’esclavage
déclencha deux des plus massives insurrections de la période, portées non par des esclaves mais par
d’anciens esclaves devenus des citoyens : l’une qui réussit à Saint-Domingue et l’autre qui échoua en
Guadeloupe. Toutes les révoltes d’esclaves qui éclatèrent à l’extrême fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle
n’avaient cependant pas des visées abolitionnistes, et celles luttant pour l’abolition ne le faisaient pas
nécessairement sur la base d’une idéologie des droits de l’homme. Selon David Geggus, les Révolutions
française et haïtienne eurent davantage d’influence sur les libres de couleur que sur les esclaves et si
elles poussèrent ces derniers à la résistance, c’est plus du fait de la modification des rapports de force
qu’en raison de l’idéologie. Il considère, en outre, que les abolitionnismes britannique et français jouèrent
un rôle tout aussi important dans la transformation des révoltes serviles, d’où l’importance des
mouvements suivant la rumeur d’un édit émancipateur ou réformateur.
De vifs débats existent parmi les historiens sur les rapports entre abolitionnisme et révoltes serviles,
celles-ci ayant pu, selon les circonstances, nourrir l’anti-esclavagisme (la révolte de Tacky) ou au contraire
susciter une réaction pro-esclavagiste (la Révolution haïtienne), et sur le rôle des rébellions d’esclaves
dans les abolitions des traites et des esclavages. Pour Geggus, il est clair que l’insurrection domingoise
fut déterminante dans l’abolition française de 1793-1794. Celles de Démérara en 1823 et de Jamaïque en
1831-1832, étroitement liées au contexte abolitionniste, eurent un effet catalyseur et précipitèrent la
décision de la Couronne britannique d’interdire l’esclavage dans l’empire. Les soulèvements de
Martinique et de Sainte-Croix en 1848 ne furent pas la cause des abolitions française et danoise, mais
elles déterminèrent le moment de leur proclamation. En revanche, les chercheurs divergent quant aux
effets des nombreuses révoltes d’esclaves sur la prohibition de la traite internationale au Brésil dans les
années 1840. Mais la contribution des esclaves à leur émancipation ne concerne pas seulement les
mondes atlantiques. La posture abolitionniste de l’Empire russe en Asie centrale dans le dernier quart du
e
XIX siècle est mise en doute par Jeff Eden. Il estime que, si les esclaves ne s’étaient pas soulevés en masse
à l’approche de l’armée tsariste en 1873, ils auraient dû attendre longtemps le décret d’émancipation
comme durent le faire ceux de Boukhara. Ailleurs, comme en Afrique au début du XXe siècle, la
participation des esclaves à leur libération passa non pas tant par la révolte que par la fuite. La migration
fut une autre forme de levée en masse.
* * *
Exclus de la communauté civique et donc de la sphère politique par leur statut servile, les esclaves
s’affirmaient comme des sujets politiques par la révolte. Au regard des contraintes qui pesaient sur eux,
des difficultés que le plus grand nombre éprouvait pour simplement survivre et du risque élevé de mourir
ou de perdre le peu qu’ils avaient tous, répétons qu’il est remarquable qu’ils se fussent autant rebellés.
Même si l’on en est réduit, faute de documentation le plus souvent, à se perdre en conjectures à propos
de leurs intentions et de leurs objectifs, le moins que l’on puisse faire est de les prendre au sérieux en
tant qu’acteurs politiques. Affirmer que les esclaves se révoltaient afin de se libérer ne suffit pas. Non
seulement, certains ne se soulevèrent que pour améliorer leur condition d’esclave, non seulement, ceux
qui voulaient être libres cherchèrent longtemps à sortir de l’esclavage sans remettre en cause le système,
mais cette assertion ne permet pas de différencier la révolte de la fuite individuelle qui visait aussi à
échapper à l’esclavage. Comprendre la particularité des révoltes parmi les formes de résistance en leur
redonnant un sens politique implique de se concentrer sur leur dimension collective. Comment obtenir et
maintenir collectivement cette liberté ? Quel type d’organisation et de société développer pour y
parvenir ?
L’historiographie sur les révoltes d’esclaves a commencé à se développer dans les années 1950,
1960 et 1970 en relation avec la décolonisation dans la Caraïbe et le mouvement des droits civiques et les
révoltes urbaines aux États-Unis. Il est notable qu’au moment où les États-Unis connaissent une sorte de
nouveau mouvement des droits civiques avec l’activisme du mouvement Black Lives Matter depuis 2013
trois ouvrages passionnants sur une rébellion d’esclaves (Vincent Brown, Marjoleine Kars et
Christopher Tomlins) sont parus la même année en 2020. Bien qu’ils soient très différents, ils ont en
commun de nous inviter à reconsidérer comment nous concevons et interprétons le phénomène. Plutôt
que de regarder ces mouvements uniquement comme des insurrections, c’est-à-dire d’insister sur leur
dimension d’opposition à l’autorité des maîtres, ils attirent notre attention sur ce qui animait, soudait et
opposait les rebelles entre eux. Les révoltes constituèrent aussi des luttes entre les esclaves eux-mêmes
parce qu’ils étaient liés par divers rapports de pouvoir et qu’ils ne partageaient pas la même vision de ce
que devaient être les moyens de se battre et le type de société à mettre en place, une fois le pouvoir pris
ou la communauté autonome fondée en marge de la société dominante. Au regard de la prévalence de la
servitude, il n’est pas étonnant que son maintien au sein des entités politiques établies par les rebelles
allât de soi, alors même qu’ils cherchaient à se libérer eux-mêmes. La tendance d’une partie de
l’historiographie à vouloir faire des esclaves révoltés des abolitionnistes depuis toujours détourne
l’attention de l’analyse des rapports qu’ils développèrent entre eux.
L’étude des grandes rébellions d’esclaves, celles que les sources d’époque ou les historiens
qualifient de guerres, constitue des ouvertures exceptionnelles sur ces communautés d’esclaves
émergeant, se renforçant et s’éprouvant dans l’action. Leur faible fréquence contribue à distinguer les
sociétés à esclaves des sociétés esclavagistes ; elle révèle aussi le caractère exceptionnel de certaines
sociétés esclavagistes, caractérisées par des concentrations d’esclaves, des formes d’exploitation
intensive et l’absence de processus permettant d’assimiler les esclaves dans le groupe des maîtres au fil
des générations. Mais il ne faut pas oublier que les petits soulèvements furent bien plus nombreux. Le fait
que la plupart n’aient probablement pas même été enregistrés dans les sources masque l’aspiration
commune des esclaves à s’affirmer comme des sujets politiques.
RÉFÉRENCES
K. R. Bradley, Slavery and Rebellion in the Roman World, 140 B.C.-70 B.C., Bloomington, Indiana
University Press, 1989.
V. Brown, Tacky’s Revolt : The Story of an Atlantic Slave War, Cambridge, Harvard University Press,
2020.
C. Chevaleyre, « Recherches sur l’institution servile dans la Chine des Ming et des Qing », thèse de
doctorat, Paris, EHESS, 2015.
D. Geggus, « Slave Rebellion during the Age of Revolution », dans W. Klooster et G. Oostindie (éds.),
Curaçao in the Age of Revolutions, 1795-1800, Leyde et Boston, Brill, 2011, p. 23-56.
M. Kars, Blood on the River : A Chronicle of Mutiny and Freedom on the Wild Coast, New York, The New
Press, 2020.
B. Mouser, « Rebellion, Marronage and Jihād : Strategies of Resistance to Slavery on the Sierra Leone
Coast, c. 1783-1796 », Journal of African History, vol. 48, no 1, 2007, p. 27-44.
J. J. Reis, Rebeliao escrava no Brasil : a historia do levante dos males em 1835, São Paulo, Companhia
das Letras, réimpr. 2003.
A. Sheriff, « The Zanj Rebellion and the Transition from Plantation to Military Slavery », Comparative
Studies of South Asia, Africa and the Middle East, vol. 38, no 2, 2018, p. 246-260.
C. Tomlins, In the Matter of Nat Turner : A Speculative History, Princeton, Princeton University Press,
2020.
T. Urbaincyzk, Slave Revolts in Antiquity, New York, Routledge, 2014 [2008].
RENVOIS
L’invention de l’esclavage-marchandise ?
Esclaves du sultan de Malacca… et du roi du Portugal
Une révolte d’esclaves ou de tenanciers ?
Aux sources d’une révolution
Napoléon rétablit l’esclavage
Révolutions atlantiques
Abolitionnismes et abolitions
Sexe
BENEDETTA ROSSI
Les esclaves pouvaient être utilisés de multiples façons. Le sexe était (et reste encore) l’une d’entre
elles. À la différence des autres activités, le sexe avait un potentiel particulièrement transformateur. Une
part de la sexualité des esclaves donnait lieu à la naissance d’enfants dont le statut variait selon le
contexte, mais dont la venue au monde modifiait invariablement la vie des autres, surtout de leur mère.
Pourtant, les rapports sexuels ne faisaient pas que produire des bébés, ils s’accompagnaient également
d’émotions intenses : haine, douleur, ressentiment, plaisir, tendresse, amour… Ces fruits d’Éros
modifiaient les relations dans les microcosmes réunissant les esclaves et leurs propriétaires. Le sexe
pouvait à la fois intensifier et diminuer le potentiel coercitif de l’esclavage, la souffrance qui
l’accompagnait tout comme le désir de vengeance.
Potentiellement, toute personne réduite en esclavage pouvait faire l’objet de relations sexuelles
ayant pour objectif la gratification personnelle du maître, ou l’augmentation de son capital en êtres
humains. Les esclaves étant souvent peu vêtus, leur nudité révélait des corps différents de ceux de leurs
maîtres : plus jeunes, plus forts, sans défense (voir « Corps »). Bien que la morale de la société et les
règles religieuses aient tenté de réguler les dimensions sexuelles de l’esclavage, elles se montraient
moins rigoureuses envers celles-ci que pour ce qui relevait de la sexualité entre personnes libres. Les
relations sexuelles avec les esclaves faisaient l’objet d’un interdit moins fort, en premier lieu à cause du
type de contrôle absolu que l’esclavage, par définition, permettait ; de plus, les droits arbitraires du
propriétaire vis-à-vis de ses esclaves n’étaient pas soumis au même degré de surveillance sociale (le plus
souvent selon une approche hétéro-normative) que les droits du même propriétaire à l’égard des
personnes libres et des membres de sa famille (voir « Parenté »). Les esclaves représentaient donc des
partenaires sexuels accessibles, que le maître pouvait soumettre à ses caprices, et qui ne pouvaient pas
compter sur l’appui de leur parenté ou de leurs réseaux de sociabilité pour se protéger.
Si n’importe quel esclave, ou presque, pouvait être utilisé à des fins sexuelles (les esclaves
remplissant des rôles rituels spéciaux faisaient l’objet de tabous), certains étaient particulièrement
sélectionnés pour devenir des spécialistes du travail sexuel. Rebecca Flemming a ainsi montré que la
prostitution était une dimension constitutive de l’esclavage dans le monde romain, dont il constituait un
des secteurs d’activité les plus rentables. Les prostituées esclaves étaient choisies en fonction de l’attrait
qu’elles exerçaient sur les clients potentiels. Dion Chrysostome décrit la vie des femmes esclaves vendues
à des tenanciers d’établissements de prostitution (lenones ou pornoboskoi) qui les plaçaient dans des
bordels (lupanaria, fornices, porneia, ergasteria) ou d’autres établissements publics, tels que les bains
publics et les tavernes, où elles devaient inciter les clients à avoir avec elles des rapports sexuels
rémunérés. Les profits étaient récoltés par des proxénètes, qui fixaient les prix de leurs activités et
exerçaient un contrôle étroit sur tous les aspects de la vie de ces prostituées esclaves. Ces dernières
développaient toutefois un sentiment d’appartenance à une communauté, dans ces habitations qu’elles
partageaient avec d’autres prostituées et où elles échangeaient entre elles les compétences liées à leur
métier. Rares étaient celles qui parvenaient à recouvrer leur liberté et obtenir un statut équivalent à celui
des personnes nées libres. Dans ses Controverses (1, 2), Sénèque évoque le cas d’une jeune fille vierge
enlevée par des pirates et vendue à un leno qui la força à travailler dans une maison close. Il raconte le
combat de cette femme pour préserver sa virginité et se demande si, une fois rendue à sa famille, elle
pourrait occuper une fonction de prêtresse.
Les esclaves sexuels les plus recherchés étaient le plus souvent jeunes, ceux qui étaient considérés
comme beaux ou fertiles selon les critères de leur époque. Mais l’attrait sexuel ne tient pas seulement à
des caractéristiques physiques. Il peut également être renforcé par une formation aux arts de la séduction
et par le développement de pratiques visant à sélectionner les enfants voués à devenir des partenaires
sexuels agréables. Dans l’Empire chola du sud de l’Inde (vers 950-1250), les textes issus de la tradition
poétique ula portant sur les pentatti (femmes du palais, dont beaucoup avaient un statut d’esclave)
regorgent d’informations sur le développement physique des caractéristiques sexuelles des filles
prépubères, ce qui suggère que celles-ci étaient appréciées – comme le soutient Ali Daud –, non seulement
en tant qu’objets sexuels, mais aussi comme objets sexuels potentiels. Même si la sexualisation des
enfants était diversement autorisée, ou punie selon les différentes cultures, les enfants esclaves étaient
sexuellement disponibles pour leurs propriétaires, en règle générale. Les sources traitant de ce
phénomène sont rares, mais Ulpien explique par exemple qu’il est interdit de faire payer un client pour
les services d’un enfant de moins de cinq ans, employé à des fins de divertissement sensuel, voluptates
(De operis servorum, 6, 1-2), ce qui laisse entendre que cette pratique n’était pas impensable.
Pauline Pui-Ting Poon a examiné la situation des mui tsai à Hong Kong au début du XXe siècle. Alors
que le gouvernement chinois était particulièrement réticent à mécontenter ceux qui profitaient de cette
institution, les organisations humanitaires luttaient pour protéger les droits des jeunes filles victimes de
ce système. L’institution des mui tsai donna naissance à un vaste débat au sein des différentes
commissions de la Société des Nations et des Nations unies visant à éradiquer toutes les formes
d’esclavage. La discussion portait principalement sur l’interprétation de cette pratique, envisagée soit
comme une forme d’adoption d’enfants pauvres par des familles riches, soit comme une forme d’esclavage
ayant pour objectif l’exploitation sexuelle des jeunes filles. Il est fort probable que ces deux scénarios se
soient souvent recoupés. Cette institution se prêtait à des fins d’exploitation et pouvait donner lieu à tout
un éventail de situations. Les enfants « adoptés », sans moyen de se défendre, pouvaient être maltraités
dans leur foyer adoptif. Et, parfois, on les adoptait pour les prostituer.
Dans les contextes hétéro-normatifs, on trouvait plus souvent des filles et femmes esclaves utilisées
à des fins sexuelles que des hommes esclaves. Mais la sexualité des hommes esclaves était
particulièrement soumise au contrôle des maîtres. Les hommes étant généralement présentés comme des
prédateurs sexuels et les femmes comme des proies, l’extrême subordination des hommes esclaves les
rendait exceptionnellement vulnérables. Le viol représentait une marque d’infamie différente pour les
victimes masculines, qui préféraient souvent le silence à la honte potentielle attachée à leur émasculation
culturelle, avec pour conséquence, sans doute, une sous-évaluation du phénomène liée au faible nombre
de signalements. Même en Grèce, où les relations homo-érotiques étaient acceptées, en particulier entre
hommes jeunes et âgés, les relations sexuelles avec des esclaves masculins pouvaient, dans certaines
circonstances, être considérées comme problématiques et justifier une réglementation publique. Eschine
évoque les lois qui interdisaient aux esclaves masculins d’accéder au gymnase et d’être les amants de
jeunes hommes libres (Contre Timarque, 1, 138-139, 189-191). Mark Golden a interprété cette
interdiction à l’aune des fonctions spécifiques du gymnase, lieu de formation pour les citoyens libres dans
la transition de l’enfance vers l’âge adulte. Mais elle n’implique pas la condamnation générale de toutes
les relations sexuelles avec de jeunes garçons esclaves.
Justin de Naplouse, philosophe et martyr du IIe siècle, affirme que les enfants captifs et abandonnés
des deux sexes étaient élevés à des fins de prostitution (Apologia 1, 27). Et Trimalcion, le personnage
fictif d’ancien esclave du Satyricon de Pétrone, affirme qu’il a, en tant que jeune esclave, procuré des
plaisirs sexuels à ses maîtres et maîtresses pendant quatorze ans (Satyricon, 75, 11). Comme les femmes,
les hommes esclaves étaient donc utilisés sexuellement, mais les évaluations normatives de ces
occurrences varient selon les sexes. Le philosophe stoïcien Musonius Rufus (Discours, 12) critique
ouvertement les relations sexuelles d’un homme avec ses esclaves féminines, et se demande ce que cet
homme ressentirait si sa femme agissait de même avec des esclaves masculins – ce qui suggère que ce
dernier cas était moins courant, ou en tout cas moins ouvertement reconnu. Dans un contexte très
différent, le planteur jamaïcain Thomas Thistlewood évoque deux cas d’agressions homosexuelles dans
son journal. À l’une des entrées, il écrit : « Rapport au sujet de M. Watt ayant commis un acte de sodomie
avec son serviteur nègre. » Cette terminologie n’est pas neutre, d’un point de vue moral. Ainsi, même si
les esclaves sexuels spécialisés, sélectionnés pour leur beauté physique, étaient plus souvent des filles
que des garçons, les esclaves mâles pouvaient également être appelés à fournir des services sexuels,
selon le bon plaisir de leurs propriétaires.
La sexualité des esclaves était importante, tant pour le divertissement des maîtres qu’à des fins
reproductives. Martin Klein cite une communication personnelle de Beverly Mack, historienne spécialiste
du genre chez les Haoussas, qui affirmait que les harems n’avaient pas pour objectif « le sexe, le sexe, le
sexe », mais « les fils, les fils, les fils ». Ces harems servaient toutefois certainement aux deux. Les idées
sur la beauté de la femme sont souvent associées aux représentations ayant trait à la fertilité féminine.
Eunice Apio relève que, dans le nord de l’Ouganda précolonial et colonial, les Lango et les Acholi faisaient
des razzias chez les Madi, leurs voisins, dont les femmes avaient la réputation d’être particulièrement
fertiles. Ann McDougall affirme qu’en Mauritanie, au XXe siècle, la fertilité des femmes esclaves joua un
rôle essentiel dans le développement de la pratique de l’engraissement des épouses libres, laquelle
entraînait une baisse de la fertilité de ces dernières.
Lorsque les sociétés esclavagistes avaient du mal à satisfaire la demande d’esclaves par le biais du
commerce, elles obligeaient les esclaves à se reproduire entre eux (voir « Démographie »). Cet objectif
pouvait être atteint de multiples façons : faciliter les unions des esclaves avec d’autres esclaves de leur
choix et encourager la formation de familles d’esclaves, ce qui permettait d’accorder à ces derniers un
relatif degré d’autonomie dans leur vie intime et leurs relations. D’autre part, la reproduction forcée est
attestée et dénoncée dans la littérature abolitionniste comme l’une des pratiques d’esclavage les plus
déshumanisantes. Dans le récit de sa vie d’esclave (Life and Narrative), William J. Anderson décrit la
cruauté d’un maître :
Je sais qu’il a obligé quatre hommes à quitter leurs femmes pour rien, et leur a interdit de venir
les voir sous peine d’être abattus comme des chiens ; il a ensuite obligé ces femmes à épouser
d’autres hommes contre leur gré. Oh, vous voyez ce que c’est que d’être un esclave ? Comme
une bête, un homme est emmené, fouetté, vendu, obligé d’aller et venir au gré des ordres de
son maître.
Thomas Foster évoque des souvenirs similaires chez d’anciens esclaves du sud des États-Unis :
Joe faisait environ deux mètres de haut et c’etait l’esclave le plus fertile de Viginie (an’ was de
breedinges’ nigger in Virginia) [...]. Un jour, le vieux Marsa l’a loué à un homme blanc qui
vivait à Suffolk. Ils sont venus le chercher un vendredi. Ils l’ont ramené le lundi matin.
Un autre ancien esclave affirmait que son maître l’avait forcé à se reproduire avec une quinzaine de
femmes, donnant naissance à des dizaines d’enfants.
Du point de vue des marchands d’esclaves, les perspectives de profit étaient supérieures lorsqu’ils
vendaient des femmes jeunes et belles plutôt que des femmes âgées. Cela influait non seulement sur la
valeur perçue et le prix des esclaves, mais aussi sur la façon dont ces dernières pouvaient espérer être
traitées, et, parfois, sur leurs chances de survie. Dans son New Account of Some Parts of Guinea, and the
Slave Trade (1734), le navigateur britannique William Snelgrave raconte qu’il se trouvait à l’est de Ouidah
lorsqu’un conseiller du roi de Ouidah vint lui proposer d’acheter deux femmes noires (prétendument au
nom du roi lui-même). Snelgrave les examina et décida de ne garder que celle qui semblait avoir une
vingtaine d’années. Il rendit la plus âgée, dont il estima qu’elle avait environ cinquante ans. Devant le
refus de Snelgrave, le conseiller aurait fait attacher la femme la plus âgée et l’aurait jetée aux « poissons
voraces ».
L’apparence physique des personnes asservies pouvait être considérée comme un critère important
pour le statut et l’honneur de leurs propriétaires. David Geggus cite une lettre rédigée dans les
années 1780 par Pierre-Paul Morange, marchand d’esclaves du Cap-Français, à son partenaire
commercial en France. Il se plaint que sa cargaison d’esclaves ne comporte aucune belle femme et
recommande à ses capitaines de privilégier les plus jeunes d’entre elles, en ajoutant que « les seins
tombants mais pleins ne rebutent pas les gens, tandis que les seins desséchés sont dégoûtants ». Après
une série de considérations similaires, Morange conclut que les esclaves peu attrayants, malades ou
irascibles « sont des nègres à nous déshonorer ». Les caractéristiques physiques des esclaves, en
particulier des filles et des femmes, déterminaient le prix de leurs corps à la vente. David Tambo a
analysé la structure des prix des esclaves à Sokoto au XIXe siècle. À Kano (aujourd’hui dans le nord du
Nigeria), dans les années 1850, le prix des esclaves masculins reflétait leur force physique et offrait la
promesse d’un travail efficace. Le prix des femmes esclaves était à la mesure de leur potentiel reproductif
et de leur attrait sensuel : ajouza (vieille femme, 4 dollars), shamalia (femme aux seins tombants,
8 dollars), dabukia (femme aux seins rebondis, 32 dollars), farkhah (femme aux petits seins, 40 dollars),
sadasia (fille plus jeune, 16 dollars) et hhamasiah (enfant de sexe féminin, 12 dollars). Si la
marchandisation de l’esclave était déshumanisante, les relations charnelles qui découlaient de certaines
de ces transactions pouvaient aussi les ré-humaniser et révéler l’aporie intrinsèque des théories de
l’esclavage naturel qui postulaient une altérité fondamentale entre libres et esclaves. Ces relations
charnelles avec des individus asservis révélaient l’attirance que pouvait avoir un libre pour une esclave,
ou son affection envers la progéniture née de ces relations.
À l’échelle du foyer, les femmes esclaves pouvaient engendrer des enfants pour la famille du maître,
et ce dernier pouvait les reconnaître comme légitimes (ou ne pas les reconnaître du tout). Elles
contribuaient également aux tâches reproductives en s’occupant des enfants des femmes libres et en leur
servant de nourrices. Des rapports intimes pouvaient ainsi s’établir entre les femmes esclaves et les
hommes libres qui les désiraient, mais aussi les enfants libres qu’elles soignaient, ou les mères de ces
derniers. Une femme esclave intégrée en tant que mère au sein du foyer de son maître pouvait bénéficier
d’une meilleure reconnaissance sociale. Le cas d’Eurykleia, la nourrice d’Ulysse, qui grâce à la
connaissance intime qu’elle avait du corps du héros fut la seule à le reconnaître lors de son retour en son
foyer, est mythique, bien sûr, mais révélateur d’une situation fréquente. Dans l’Empire ottoman, certaines
concubines esclaves parvenaient à acquérir un pouvoir considérable en s’occupant de la carrière de leurs
fils qui étaient princes. Dans ces contextes, la fonction reproductrice des esclaves en tant que mères
facilitait leur assimilation au sein de la société des maîtres.
Les esclaves des forts de la Côte-de-l’Or appartenaient à des sociétés telles que la British Company
of Merchants Trading to Africa, partiellement financées par la Couronne et donc « publiques », dans une
certaine mesure (voir « Esclavage public »). Les petits forts pouvaient ne compter qu’une ou deux
douzaines d’esclaves – les plus grands en dénombraient parfois jusqu’à 200. Rebecca Shumway évoque
certains cas où les esclaves représentaient environ 40 à 50 % des habitants des forts. Dans la société
akan, les esclaves publics et privés pouvaient obtenir le statut d’homme libre par le biais de diverses
trajectoires d’assimilation ; pour les femmes, cela impliquait souvent de se marier avec des hommes libres
et de donner naissance à des enfants qui, bien que n’étant pas libres, bénéficiaient d’un meilleur statut
que les esclaves de première génération. Dans les forts de la compagnie, l’assimilation était plus difficile à
atteindre. De nombreux esclaves y naissaient, du fait d’unions entre esclaves, ou entre des femmes
esclaves et des hommes libres, y compris des Européens, pour qui les femmes esclaves étaient
sexuellement disponibles. À la différence des personnes nées libres, ces dernières ne pouvaient pas
compter sur leur parenté pour négocier l’accès à leur sexualité. Les femmes esclaves de la compagnie
travaillaient, s’occupaient des jeunes et des vieux, fournissaient des services sexuels et tenaient
compagnie. En donnant naissance à des enfants, elles assuraient le renouvellement de la force de travail
esclave du fort. Ces esclaves publiques féminines étaient certes rémunérées, mais les sommes qu’on leur
versait s’élevaient à environ la moitié de celles que touchaient les esclaves masculins. Dans le contexte
racialisé des forts européens de la côte de l’Afrique de l’Ouest aux XVIIIe et XIXe siècles, les femmes
esclaves étaient harcelées et exploitées sexuellement, mais pouvaient également accéder à un certain
degré de sécurité et de mobilité sociale par le biais de liaisons sexuelles avec des hommes libres.
Shumway donne ainsi des exemples de femmes mentionnées de manière affectueuse dans les testaments
de leurs partenaires européens, qui leur léguaient même parfois quelques richesses.
Les esclaves qui entretenaient des rapports sexuels avec leur propriétaire pouvaient assurément
faire appel à ses sentiments. Mais il n’y avait aucune garantie que l’érotisme ou l’affection parviennent à
faire oublier à un propriétaire sa conviction d’avoir tous les droits sur ses esclaves. David Brion Davis
nous rappelle que Thomas Jefferson, malgré son affection pour Sally Hemings, sa femme de chambre qui
était également sa maîtresse, ne la fit pas moins figurer, ainsi que ses enfants, dans l’inventaire de sa
plantation, en précisant leur valeur marchande.
Les relations sexuelles avec les esclaves se déroulaient dans un flou moral. D’une part, les
esclavagistes pouvaient jouir d’une grande liberté (eu égard aux lois et aux mœurs régissant les relations
sexuelles entre personnes libres) dans leur rapport sexuel aux esclaves. D’autre part, ces relations étaient
bien sûr façonnées par les normes et les valeurs culturelles de leur société, par l’évaluation des
caractéristiques physiques des esclaves, par la façon dont les relations charnelles avec les esclaves
constituaient pour le maître un mode d’affirmation de soi. Hannah Barker mentionne ainsi un membre de
l’élite mamelouke qui se vantait publiquement d’avoir eu plus de 1 000 femmes esclaves au cours de sa
vie, à une époque et dans un milieu où les relations sexuelles avec des femmes esclaves étaient légitimes,
et où la réputation d’un homme dépendait en partie de son exubérance sexuelle. En revanche,
Brooke Newman a insisté sur l’opposition religieuse à tous les rapports sexuels extraconjugaux, y compris
ceux avec des esclaves (qui étaient néanmoins largement pratiqués) dans les plantations anglo-
caribéennes du XVIIIe siècle. Les lois et les normes régissant la sexualité des esclaves variaient donc dans
le temps et l’espace.
Dans le monde méditerranéen de la fin du Moyen Âge, les femmes esclaves accomplissaient des
tâches essentielles et répondaient aux exigences sexuelles et reproductives de leurs propriétaires. Il
existait toutefois une différence fondamentale entre les contextes chrétien et islamique : dans le premier,
les enfants nés de relations avec des femmes esclaves conservaient le statut (d’esclave) de leur mère,
alors que dans le second ils héritaient généralement du statut (libre) du maître. Cela supposait que le
maître reconnaisse l’enfant comme sien, un acte qui changeait le statut de la « mère de l’enfant » (umm
al-walad), lui octroyant plus de droits qu’aux autres femmes esclaves : l’umm al-walad (terme
généralement traduit par « concubine ») ne pouvait être vendue et était affranchie à la mort du maître.
Comme Hannah Barker l’a remarqué, « dans un contexte islamique […] les relations sexuelles avec des
femmes esclaves engendraient des héritiers, alors que dans un contexte chrétien, elles produisaient une
propriété ». Mais, au long du XIVe siècle, les familles chrétiennes européennes qui possédaient des
esclaves – en particulier celles appartenant à l’élite – reconnaissaient parfois officiellement les enfants des
femmes esclaves comme leurs héritiers.
Dans l’Europe, l’Afrique et l’Asie médiévales, les hommes avaient des premières et secondes
épouses, des épouses principales et secondaires, libres et non libres, légitimes et illégitimes, et les
relations conjugales s’inscrivaient dans un vaste éventail de pratiques supposant divers contrats
juridiques, des rituels et cérémonies plus ou moins formels, ou des transactions financières.
Contrairement aux normes contemporaines, le consentement individuel n’était pas une considération
importante lorsqu’il s’agissait d’établir des unions conjugales qui ne présupposaient pas une égalité de
statut entre les partenaires. L’acquisition d’épouses de rangs inférieurs exigeait moins de formalités que
le mariage avec des femmes nées libres. Les femmes esclaves pouvaient remplir presque tous les mêmes
rôles que les épouses libres, et les relations avec elles pouvaient être réglementées par le droit de
propriété – et non celui de la famille (voir « Parenté »). Les liens de parenté et les affinités entre libres et
non-libres empruntaient ainsi des formes juridiques différentes.
Le mariage avec des femmes esclaves n’était pas nécessairement illégal, mais il était réglementé
différemment du mariage avec des femmes libres. Lorsqu’il évoque l’esclavage et le mariage au Caire au
e
XIX siècle, Terence Walz opère une distinction entre « le mariage, relation contractuelle entre individus
libres, et le concubinage, relation légale entre un homme et une esclave qu’il possédait ». S’ils étaient
reconnus par leur père, les enfants de ces dernières unions étaient libres et jouissaient des mêmes droits
à l’héritage que les enfants nés de mères libres. Une esclave qui portait l’enfant de son maître ne pouvait
plus être vendue par la suite, et était soit affranchie du vivant de son maître, soit libérée à sa mort. Mais
la loi ne reflétait pas nécessairement les actes de la pratique. Ainsi, même si « épouse esclave » n’était
pas une catégorie juridique significative, Walz a montré que, d’après certains recensements établis
au Caire, des hommes non mariés vivaient avec des concubines désignées de manière inexacte comme
« épouses esclaves » (zawjat jariya), une nomenclature et une pratique qui ne pouvaient être interprétées
de façon littérale, car selon la loi un homme devait libérer son esclave afin de pouvoir l’épouser.
Aux endroits et aux époques où l’esclavage se transforma en une forme systématique d’exploitation
des sociétés africaines par les sociétés européennes, l’intégration des esclaves dans les groupes de
parenté des libres vint à être progressivement limitée par des idéologies racistes qui exécraient le
« croisement entre races », un concept en lien avec les notions de pureté de sang (limpieza de sangre).
Cela n’implique nullement que ce « croisement » n’advenait pas dans la pratique : il avait bel et bien lieu,
même en Amérique du Nord où il était pourtant interdit par la loi dans la plupart des États. Les relations
charnelles entre esclaves et libres, lorsqu’elles étaient reconnues, avaient tendance à favoriser
l’émancipation. Les esclaves sexuelles et leurs enfants étaient de meilleurs candidats à l’affranchissement
que les autres, aux Amériques comme ailleurs. L’article 9 du Code noir de 1685 stipule qu’un homme libre
qui épouse sa concubine esclave doit la libérer.
Mais si la réglementation relative à la sexualité avec les esclaves (et ce qui résultait de celle-ci)
révèle l’existence de normes divergentes selon qu’il s’agissait d’esclaves ou de libres, dans les sociétés
patriarcales où les pères jouissaient de droits juridiques étendus sur leurs enfants, les esclaves et les filles
partageaient une position juridique qui les exposait au risque d’être donnés ou vendus de force, dans le
cadre d’unions non désirées ou en tant que prostitués. Les premiers empereurs chrétiens promulguèrent
des lois visant à apporter un certain soutien aux filles qui parvenaient à échapper aux lenones patres
(pères qui les prostituent). Dans le monde romain, mais aussi en Asie et en Afrique, les corps féminins
fonctionnaient comme autant de ressources économiques, non seulement pour les esclavagistes, mais
aussi dans le cadre de réseaux familiaux, en particulier lorsque les familles, confrontées à la pauvreté,
avaient recours à l’échange d’une fille contre un gain matériel – transaction qui était aussi perçue comme
un moyen de garantir la subsistance de la fille en question.
Les normes régissant l’accès sexuel (et reproductif) aux femmes, qu’elles soient de statut esclave ou
libre, ainsi que les droits de la progéniture née de ces unions, pourraient faire l’objet de descriptions
incroyablement détaillées. À Campione, au pied des Alpes lombardes, une femme nommée Anstruda
vendit son mundium (sa personnalité juridique en somme) aux frères Arochis et Sigerad, avec le
consentement de son père (un homme libre), et épousa l’un de leurs servi. Le contrat stipulait que les fils
issus de cette union resteraient esclaves, tandis que les filles pourraient, elles, acheter leur liberté au
moment du mariage. S’il est possible pour les historiens du droit de reconstituer la manière dont un
arsenal plus ou moins étoffé de lois limitait ou étendait les droits des esclaves sexuels sur leur personne,
la reconnaissance effective de ces droits tendait à être subordonnée aux intérêts de leurs maîtres. Et les
lois n’étaient pas toujours appliquées. Les affaires susceptibles de ternir la réputation des propriétaires
d’esclaves et de leur famille, voire de provoquer un scandale, pouvaient être tranchées en faveur de
maîtres influents – ou enterrées. Ronaldo Vainfas a décrit comment, au XVIIIe siècle, dans l’État brésilien
du Minas Gerais, l’Inquisition n’avait poursuivi que dans un nombre infime de cas les propriétaires
d’esclaves accusés de « sodomie » à l’encontre de leurs esclaves masculins, alors que le phénomène était
relativement courant. Les logiques juridiques sont toujours au service des intérêts des élites masculines,
surreprésentées dans les professions judiciaires. Les idéologies de genre tendent à justifier la luxure
masculine comme une nécessité biologique et à reprocher aux victimes féminines leurs mœurs légères, ou
à les accuser d’avoir soumis les hommes à la tentation (voir « Genre »). Il existe d’innombrables exemples
historiques de ces logiques, qui témoignent d’une plus grande préoccupation pour la satisfaction du désir
des hommes que pour la protection du corps des femmes.
Aujourd’hui, le concubinage est défendu par des mouvements terroristes islamiques pro-
esclavagistes. L’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) enlève et réduit en esclavage des jeunes filles
yézidies dans le nord de l’Irak depuis le début des années 2010 et les vend à raison de 1 000 dollars
chacune environ (les sources indiquant des chiffres précis sont peu fiables). Un article publié dans le
quatrième numéro du magazine anglophone en ligne de l’État islamique, Dabiq, en novembre 2014,
affirme que l’esclavage des femmes yézidies est légitime :
Il faut se rappeler que le fait de réduire en esclavage les familles des kuffār (non-croyants) et
de prendre leurs femmes comme concubines est un aspect fermement établi de la sharīʿa […]
L’abandon de l’esclavage avait entraîné une augmentation des fāhishah (adultères,
fornications, etc.), car l’alternative sharʿī au mariage n’est pas disponible, de sorte qu’un
homme qui ne peut pas se permettre de se marier avec une femme libre se retrouve entouré de
tentations qui conduisent au péché. En outre, de nombreuses familles musulmanes qui ont
engagé des servantes pour travailler dans leur foyer sont confrontées à la fitnah de la khalwah
(réclusion) interdite et de la zinā qui en résulte survenant entre l’homme et la servante, alors
que si elle était sa concubine, cette relation serait légale.
Le 14 avril 2014, Boko Haram enlevait 276 jeunes filles dans la ville de Chibok (État de Borno), au
Nigeria. Selon une déclaration attribuée à l’ancien chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, ces filles
devaient être vendues comme concubines : « L’esclavage est autorisé dans ma religion, et je capturerai
donc des gens pour en faire des esclaves » (cité par CNN, 22 octobre 2014). Ces mouvements, condamnés
par les autorités juridiques islamiques établies, défendent l’esclavage comme voie légitime pour canaliser
les pulsions sexuelles des hommes. À l’inverse, l’abolition est perçue comme une menace pour la moralité
de la sexualité masculine, car les hommes n’ayant pas accès aux femmes esclaves pour avoir avec elles
des relations sexuelles licites commettraient le péché de fornication.
Cette demande d’utilisation de filles captives (wahayou) comme esclaves sexuelles et domestiques ne
se retrouve pas seulement dans le fonctionnement des groupes terroristes. Comme l’ont montré
Moussa Zangaou et Galy Kadir Abdelkader, tous deux travaillant pour l’ONG nigérienne antiesclavagiste
Timidria, elle est profondément ancrée dans les mœurs de l’Afrique de l’Ouest sahélienne. Les wahayou
sont vendues par les propriétaires de leurs mères qui ne peuvent les protéger. Parmi les 165 wahayou
interrogées par Zangaou et Galy Kadir Abdelkader, 129 étaient d’ascendance esclave. Comme l’atteste
l’une d’entre elles, Tikirit Amoudar, cette coutume justifie l’exploitation sexuelle transgénérationnelle des
femmes esclaves : « Ma mère est toujours en vie et je lui rends visite de temps en temps. Elle était aussi
une wahaya. Je suis devenue wahaya à l’âge de dix ans et j’ai vécu comme tel pendant quinze ans. Mon
maître […] vivait dans sa famille […]. J’ai été sa seule wahaya et mes vêtements me distinguaient de ses
quatre épouses légales. Ils s’habillaient décemment, tandis que mes vêtements me couvraient à peine. Il
venait me voir la nuit en secret pour du sexe. »
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
G. Campbell et E. Elbourne (éds.), Sex, Power and Slavery, Athens, Ohio University Press, 2014.
R. Flemming, « Quae Corpore Quaestum Facit : The Sexual Economy of Female Prostitution in the
Roman Empire », The Journal of Roman Studies, vol. 89, 1999, p. 38-61.
E. Heineman (éd.), Sexual Violence in Conflict Zones, Philadelphie, University of Pennsylvania Press,
2011.
S. Mustakeem, Slavery at Sea : Terror, Sex, and Sickness in the Middle Passage, Urbana, University of
Illinois Press, 2016.
D. Ramey Berry et L. Harris (éds.), Sexuality and Slavery : Reclaiming Intimate Histories in the
Americas, Athens, University of Georgia Press, 2018.
M. Zangaou et K. A. Galy, Wahaya : Domestic and Sexual Slavery in Niger, Niamey, Antislavery
International and Timidria, 2012. En ligne :
(https://www.antislavery.org/wp-content/uploads/2018/10/Wahaya-report.pdf)
RENVOIS
CÉCILE VIDAL
En 1788, le Plymouth Committee of the Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade (le
comité de Plymouth de la Société en faveur de l’abolition de la traite des esclaves) publia, pour la
première fois, une gravure représentant en coupe le Brooks, un navire de traite. Elle donne à voir la cale
du bateau remplie de 470 corps allongés les uns contre les autres. Conçue dans le but de dénoncer la
cruauté et l’inhumanité du passage du milieu à un moment où le gouvernement cherchait à maintenir la
traite transatlantique en la régulant, la gravure a servi la cause abolitionniste à la fin du XVIIIe siècle et au
e e
XIX siècle, puis est devenue une image iconique au cours du XX siècle. Depuis la Harlem Renaissance, de
multiples artistes ont réutilisé, de diverses façons, la coupe du Brooks dans leurs œuvres afin d’évoquer la
mémoire du système atlantique d’esclavage et de dénoncer ses héritages. En 2007, année où la Grande-
Bretagne célébrait le bicentenaire de l’abolition de la traite internationale des esclaves, Anti-Slavery
International, une association dont les origines remontent à la British and Foreign Anti-Slavery Society au
début du XIXe siècle, a également diffusé une affiche représentant le diagramme d’un avion-cargo qui
intègre le plan du Brooks, avec en commentaire la phrase : « La traite d’êtres humains est de l’esclavage
moderne. Les méthodes ont changé, mais les gens souffrent toujours. » La gravure participe encore, de
nos jours, à la lutte contre le déplacement et la vente de femmes et d’hommes.
Le caractère iconique acquis par cette image est lié à la manière dont la traite transatlantique des
esclaves est considérée depuis l’essor du mouvement abolitionniste. Alors que le système d’esclavage
atlantique reposait sur l’association étroite entre traite et esclavage, la condamnation de la traite a été
plus précoce et demeure chargée d’une dimension morale et d’une force émotionnelle beaucoup plus
forte. Avant et après son abolition, la traite en est venue à incarner toutes les horreurs de l’esclavage tel
qu’il s’est développé dans les empires atlantiques des Européens à partir du XVe siècle. Cette vision a
inspiré l’historiographie afférente. La recherche sur le sujet est d’ailleurs née avec l’abolitionnisme. En
1788-1789, en Grande-Bretagne, un comité issu du Privy Council mena, sur l’ordre du roi George III, une
des premières grandes enquêtes d’État, collectant des masses de documents, auditionnant une centaine
de témoins, produisant des statistiques et rédigeant un rapport de 890 pages qui fut publié en mai 1789.
Les débats sur les chiffres, le nombre d’esclaves déportés et le taux de mortalité, ont repris parmi les
historiens professionnels à partir des années 1960. Ils ont été transformés par la création d’une base de
données qui constitue un nouvel investissement sans pareil. Commencée au début des années 1990 et
mise en ligne en 2008, elle agglomère les informations provenant de 36 000 voyages de traite, qui
représenteraient 77 % des expéditions entre 1501 et 1867. Bien qu’aucune migration, forcée ou non, ne
soit, de nos jours, aussi bien connue, la controverse sur les chiffres se poursuit, avec certes moins de
virulence. Par contraste, les autres traites ont été moins bien étudiées, un rattrapage rapide étant
cependant en cours. La manière de les conceptualiser pâtit également de la comparaison avec le cas
transatlantique qui est érigé en modèle. Pourtant, ses caractéristiques en font plutôt une traite atypique :
son caractère massif et concentré dans le temps, un mouvement unidirectionnel entre Afrique et
Amériques, la claire distinction entre zones de capture et d’exploitation des esclaves, leur transport sur
des navires spécialisés et l’implication des seuls marchands européens et euro-américains dans le
financement et l’organisation du passage du milieu.
La primauté longtemps donnée aux travaux sur le passage du milieu pose un certain nombre de
difficultés pour concevoir et délimiter un champ d’études comparatiste sur les traites. La terminologie
utilisée d’une historiographie à l’autre diffère. Les historiens anglophones disposent d’une seule
expression, slave trade, que l’on peut traduire en français, soit par commerce, soit par traite des esclaves.
Trade et traite (trata en espagnol, tratta en italien) réfèrent aussi bien à l’échange qu’au transport de
marchandises (avec étymologiquement dans les langues romanes l’idée de tirer, traîner et étirer en
longueur ou dans les langues germaniques, le terme anglais étant emprunté au néerlandais, celle de
tracer son chemin). Mais la notion de traite des esclaves a pris un sens plus restreint que celle de
commerce des esclaves. Elle renvoie à un mouvement forcé d’êtres humains asservis et considérés comme
des marchandises, qui comporte un déplacement transfrontalier sur une longue distance et donne lieu à
un flux, globalement unidirectionnel, suffisamment important et durable pour qu’il engendre une forme
d’organisation pérenne. Elle décrit donc mal le commerce multidirectionnel des esclaves dans la
Méditerranée romaine au caractère bien plus erratique que la traite transatlantique, l’historiographie
anglophone englobant pourtant les deux phénomènes sous la même appellation de slave trade. Mais
comme les historiens, après s’être longtemps concentrés sur les traites « externes » impliquant de
franchir un océan, une mer ou un désert, cherchent dorénavant à mieux tenir compte des traites
« internes » aux régions maritimes ou aux continents à différentes échelles, du régional au local,
l’approche comparatiste les pousse à redéfinir leur objet, des traites au commerce des esclaves, tout en
continuant à porter leur attention sur le moment du déplacement.
La traite doit être envisagée à la fois comme un commerce et une migration forcée ou une
déportation. La notion de déportation est plus souvent mobilisée dans l’historiographie francophone
qu’anglophone. Elle est pourtant habituellement associée soit à une peine judiciaire imposant le
bannissement et le transport loin du lieu de résidence, soit à l’internement dans des camps de
concentration ou d’extermination situés à l’écart. Or, si en Afrique certains condamnés voyaient leur
peine de bannissement être commuée en la vente pour la traite transatlantique, la capture en relation
avec la conquête, la guerre, les raids ou le kidnapping était plus souvent la source des esclaves de traite
que la justice. Les captifs étaient cependant transportés de force dans les colonies américaines, soit des
zones considérées comme périphériques au sein des empires atlantiques européens : leur migration
forcée prenait la forme d’une relégation. Mais il n’en allait pas de même, durant l’Antiquité, pour les
esclaves apportés à Rome, soit au centre de l’empire. Partout, en outre, les esclaves étaient, à l’issue de
leur déplacement forcé, dispersés par les ventes. La dimension commerciale est précisément ce qui
donnait son caractère distinctif à cette mobilité contrainte. Inversement, parce que ce commerce
concernait des êtres humains arrachés à leurs communautés, se pose la question de sa spécificité, tant
dans son fonctionnement que dans les représentations que les acteurs en avaient. À la fois commerce et
migration forcée, la traite permettait de réaliser en les associant deux caractéristiques fondamentales
définissant la condition d’esclave pour une grande partie d’entre eux : la marchandisation et l’aliénation
natale, soit la séparation d’un individu des liens sociaux forgés depuis sa naissance. Elle constituait de la
sorte un processus de fabrique et de conditionnement des esclaves dans le cadre d’une économie de la
prédation et de l’extraction.
Dans l’histoire du monde, la demande en esclaves a donné naissance à des flux de traite très
différents en termes de durée, de volume et de distance parcourue. Plusieurs grands cycles se sont
succédé avec des amplitudes géographiques de plus en plus importantes. Ces cycles suivent, en grande
partie, l’histoire mondiale des empires. Avec la formation par les Européens d’empires de dimension
mondiale dans le contexte de l’expansion du capitalisme marchand, les traites de longue distance ont joué
un rôle fondamental dans la première globalisation au cours des temps modernes. La quantification de ces
différentes grandes traites continue à être une préoccupation première des historiens, bien qu’il ne soit
possible, le plus souvent, que d’offrir des estimations. Le primat du paradigme quantitatif est lié à leurs
effets massifs et multiformes qui pèsent encore sur les réalités présentes et aux enjeux mémoriaux qui
leur sont associés.
Les premiers grands mouvements de traite eurent lieu dans et autour de la Méditerranée ancienne.
D’après Walter Scheidel, près de 100 millions d’hommes et de femmes – et peut-être même davantage –
furent capturés et vendus à travers la Méditerranée et ses hinterlands durant le millénaire d’existence de
la république, puis de l’Empire romain. À la période médiévale, la Méditerranée redevint un grand foyer
de traites de longue distance à partir du VIIIe siècle. Les zones de provenance des esclaves échangés en
Méditerranée et sur le pourtour méditerranéen s’étendirent alors en relation avec l’expansion musulmane
depuis la péninsule Arabique et celle des Vikings depuis la Scandinavie. Les traites connectaient ainsi
l’Europe du Nord et du Sud, l’Europe et l’Asie, ainsi que les mondes chrétiens et musulmans d’une rive à
l’autre de la Méditerranée. L’âge viking fut marqué par un essor des raids pour faire des captifs en
Europe du Nord et de l’Ouest et du commerce des esclaves à destination de la Scandinavie, des colonies
nordiques telles que l’Islande ou de l’Europe orientale et méditerranéenne. Les marchands rus’
transportaient des esclaves depuis la Baltique vers la mer Noire et la mer Caspienne via les rivières de la
route varègue (Volga, Dniepr et Dniestr). Au Xe siècle, une autre route de traite intracontinentale se
développa, qui reliait l’Europe centrale et Al-Andalus, en passant par Verdun. Ce flux se tarit au XIe siècle
avec le transfert de pouvoir entre les Almoravides et les Almohades dans la péninsule Ibérique, la
christianisation des populations slaves, auparavant réduites en esclavage en raison de leur infidélité, et
l’essor du servage en remplacement de l’esclavage. En revanche, la traite de la mer Noire, qui remontait à
la période archaïque de la Grèce ancienne, connut un essor important entre la seconde moitié du
e e
XIII siècle et le dernier quart du XV siècle. Au cours de cette période, des marchands génois et vénitiens
exportaient des esclaves principalement russes, bulgares, circassiens, arméniens, abkhazes et tatars en
Méditerranée à destination des marchés mamelouks et italiens. Les traites génoise et vénitienne depuis la
mer Noire sont estimées à 350 000-400 000 esclaves entre 1370 et 1470. L’importance prise par le
commerce d’esclaves slaves durant la période médiévale est à l’origine de l’étymologie des termes, tous
apparentés, de sclavus en latin, sklaboi en grec, sqaliba en arabe, schiavo en italien et esclave en français.
La demande massive d’esclaves qui émergea dans les mondes musulmans à partir du VIIIe siècle
stimula non seulement la traite de la mer Noire, mais aussi les traites transsaharienne et océan-indienne.
Alors que Le Périple de la mer Érythrée, écrit en 50 avant notre ère par un capitaine grec pour servir de
guide à d’autres marchands et navigateurs, atteste de l’ancienneté de la traite de l’océan Indien, celle à
travers le Sahara ne prit véritablement son essor qu’au VIIIe siècle. Trois faisceaux de routes se mirent
alors en place : celui de la grande vallée du Nil depuis le Soudan nilotique, notamment le Sennar et le
Darfour, vers l’Égypte ; celui entre le Soudan central et le Maghreb, depuis le Bornou et les États
haoussas vers Tunis et Tripoli ; et celui de l’Afrique de l’Ouest, depuis le Soudan occidental vers le Maroc
et Alger. Ralph Austen estime cette traite à plus de 4,8 millions d’esclaves du milieu du VIIe siècle à la fin
du XVe siècle. Durant les 1 250 années de son existence, elle aurait concerné 6 à 7 millions d’esclaves. Plus
ancienne, mais globalement moins importante, la traite d’Afrique orientale sous la houlette de marchands
arabo-musulmans, musulmans et swahilis qui agrégeait plusieurs routes vers le Moyen-Orient, l’Asie du
Sud et les îles et archipels du Sud-Est africain (depuis la Corne de l’Afrique vers la mer Rouge et la
péninsule Arabique ; de la côte swahilie vers la mer Rouge, le golfe Persique, l’Inde et les Mascareignes ;
de Madagascar vers les Mascareignes et vers le Mozambique ; et, à partir des années 1770, du
Mozambique vers les Mascareignes et les Amériques) s’éleva, selon Paul Lovejoy, à plus de 4,1 millions
d’esclaves entre le début du IXe et la fin du XIXe siècle.
Au XIe siècle, la poursuite de l’expansion de l’Islam en Inde, puis, au XVIe siècle, l’émergence d’une
diaspora de marchands indiens donnèrent également une impulsion nouvelle à la traite d’esclaves indiens,
hindous et musulmans, vers l’Asie centrale, qui avait commencé, pour les hindous, dès les temps anciens.
Au XVIIIe siècle, les marchés de Boukhara, Samarcande, Khiva et Kashgar cessèrent toutefois de recevoir
des esclaves indiens en grand nombre en raison de l’avancée de l’Empire russe en Asie centrale et de la
réduction de l’Empire moghol, alors qu’ils continuèrent à vendre des esclaves iraniens jusqu’au milieu du
e
XIX siècle. La traite d’esclaves indiens et iraniens en Asie centrale est globalement estimée à 700 000
individus.
Du XVe au XIXe siècle, la traite dans et autour de la Méditerranée connut plusieurs transformations en
raison de l’expansion ottomane. Suite à la prise de Constantinople en 1453 et surtout de Caffa en 1475,
les Génois et les Vénitiens se trouvèrent progressivement exclus de la mer Noire, qui devint un lac
ottoman au XVIe siècle. Le relais fut pris par les Tatars de Crimée qui exportèrent vers l’Empire ottoman
2,5 millions d’esclaves ruthènes, ukrainiens, polonais, russes et circassiens entre 1450 et 1700. En 1699,
le traité de Karlowitz, signé entre l’Empire ottoman et la Sainte Ligue, composée du Saint Empire romain
germanique, de la république des Deux-Nations (Pologne et Lituanie), de la Sérénissime république de
Venise et du Tsarat de Russie, interdit aux Tatars d’entrer dans les territoires russes et polonais,
bouleversant le commerce des esclaves depuis la Crimée. Mais, entre 1800 et 1873, 1 350 000 esclaves de
Circassie et du Caucase furent encore convoyés vers l’Empire ottoman. Après la bataille de Lépante en
1571, une guerre de course continua, en outre, à opposer chrétiens et musulmans en Méditerranée
jusqu’au début du XIXe siècle : le nombre de captifs chrétiens grimpa à près de 1 million entre 1500 et
1800, celui des captifs musulmans s’élevant à 800 000-900 000 entre 1450 et 1800. Pour une petite
partie, ces captifs étaient rachetés dans le cadre d’une économie de la rançon florissante, tandis que la
plupart d’entre eux demeuraient esclaves. Enfin, l’impossibilité pour les Génois, les Vénitiens et les
Ibériques de se procurer dorénavant des esclaves slaves donna l’impulsion initiale à la traite d’esclaves
subsahariens qui avait démarré sous la houlette des Ibériques, principalement des Portugais, directement
d’Afrique de l’Ouest vers la péninsule Ibérique à partir des années 1440. Cette traite vers l’Europe du
Sud, qui resta plus importante que la traite transatlantique jusque dans les années 1570, concerna
1 million d’esclaves à l’époque moderne.
Dès les premières années du XVIe siècle, les Portugais entreprirent d’approvisionner en esclaves
africains les colonies américaines sous souveraineté de l’Espagne et du Portugal. Mais la traite
transatlantique ne prit son plein essor qu’à partir des dernières décennies du XVIIe siècle avec l’implication
des Néerlandais, des Anglais, des Français, ainsi que des Danois. Au XVIIIe siècle, deux systèmes de traite
coexistaient dans l’Atlantique, en fonction des courants et des vents. Dans l’Atlantique nord, les navires
suivaient, en général, un circuit triangulaire : chargés de marchandises de traite, ils partaient d’Europe,
achetaient des esclaves en Afrique, les transportaient aux Amériques et revenaient en Europe avec des
cargaisons de produits coloniaux tels que le sucre, le tabac ou le café. Des expéditions furent également
organisées en droiture depuis certains ports américains dans les West Indies et surtout en Nouvelle-
Angleterre au XVIIIe siècle ou encore à Cuba au XIXe siècle. Dans l’Atlantique sud, les expéditions se
faisaient en droiture entre le Brésil, au sud de l’Amazonie, et l’Afrique occidentale et centrale, les esclaves
étant échangés contre du tabac, du rhum ou de l’or. Entre 1501 et 1867, 12,5 millions d’Africains furent
déportés aux Amériques, dont 95 % vers le Brésil et la Caraïbe.
Alors que l’océan Atlantique n’était sillonné que par des navires européens ou euro-américains à la
période moderne, il n’en était pas de même dans l’océan Indien. En dehors de la traite d’Afrique orientale,
d’autres réseaux de traite aux mains de marchands indiens, chinois et autres existaient en Asie du Sud et
du Sud-Est longtemps avant l’arrivée des Européens dans la région en 1498. Aucune estimation de ces
traites n’est possible, mais on peut s’en faire une idée à partir de ce que des historiens comme
Richard Allen ont pu établir pour la période moderne. Entre le XVe et le XVIIe siècle, les marchands de l’Inde
et d’autres régions d’Asie auraient transporté un minimum de 600 000 esclaves indiens vers l’Asie du Sud-
Est. Des réseaux de traite complexes existaient aussi d’un territoire à l’autre au sein de cette région,
tandis que Bali exporta entre 100 000 et 150 000 individus entre 1620 et 1830 et que les opérations de
raids du sultanat de Sulu lui permirent d’importer entre 200 000 et 300 000 captifs entre 1770 et 1870. À
ces traites indigènes s’ajoutèrent diverses traites européennes à partir du XVIe siècle. Entre 1500 et 1850,
les Européens furent responsables de la déportation de 953 900 à 1 275 900 esclaves dans et au-delà de
l’océan Indien.
Aucune traite ne fut donc aussi massive en un temps aussi court que la traite transatlantique. À son
maximum, la traite transsaharienne ne concerna que 8 000 esclaves par an contre 90 000 dans la traite
transatlantique dans les années 1780. L’historiographie souligne que les chiffres combinés des traites à
travers le Sahara et depuis l’Afrique orientale (entre 10,9 et 11,6 millions) avoisinent le chiffre de la traite
transatlantique (12,5 millions), mais elles durèrent beaucoup plus longtemps. Surtout, l’addition de ces
deux traites est problématique. Elle correspond à ce qu’une partie de l’historiographie continue à
conceptualiser comme la « traite musulmane », sans, en revanche, identifier une « traite chrétienne ».
Cette position est d’autant plus contestable que Hannah Barker a récemment montré pour la
Méditerranée orientale du XIIIe au XVe siècle que chrétiens et musulmans partageaient des conceptions de
l’esclavage et des pratiques de traite similaires. Ils pouvaient aussi coopérer : à la période moderne, la
majorité des navires qui transportaient les esclaves apportés par la traite transsaharienne de Tunis vers
d’autres régions de l’Empire ottoman à travers la Méditerranée étaient français. Toutes les traites
externes étaient, en outre, partiellement connectées. Le royaume bambara de Ségou vendait des esclaves
aux trois traites au XVIIIe siècle. À partir des années 1770, selon Rudolph T. Ware, les esclaves que les
marchands swahilis achetaient à Madagascar pouvaient pareillement se retrouver à Maurice ou
Manhattan, au Cap (Afrique du Sud) ou à Freetown (Liberia), à Lamu (Kenya) ou à Lima (Pérou), à Goa
(Inde) ou à La Mecque.
Plutôt que de comparer des traites ne présentant pas de caractères homogènes, il peut être plus
intéressant de confronter la manière dont elles affectèrent différemment les grandes régions du monde.
Sous l’Empire romain, l’Europe, qui n’était alors pas conceptualisée comme telle, fut une grande
pourvoyeuse d’esclaves. À partir de la période médiévale, l’Asie centrale joua également un rôle
important, avec au minimum 6,5 millions d’esclaves transportés et vendus entre le XIe et le XIXe siècle,
selon Alessandro Stanziani, tandis que les traites se faisaient principalement en interne en Extrême-
Orient, à l’intérieur de la Chine, de la Corée ou du Japon, même si des dizaines de milliers d’esclaves
asiatiques – originaires notamment de Macao, la côte de Malabar en Inde, Pégou (Birmanie), Malacca,
Java et le Japon – parvinrent en Nouvelle-Espagne via le galion de Manille au cours de la période
moderne. Mais à partir du VIIe siècle et surtout du XVIe siècle, lorsque les traites à travers le Sahara,
l’océan Indien et l’Atlantique s’agrégèrent, l’Afrique devint le continent le plus affecté, approvisionnant
tous les continents. Avec les traites externes partant d’Afrique – Sahara, océan Indien, Atlantique, sachant
que la conceptualisation traditionnelle de la traite transsaharienne comme une traite externe est
discutable –, il faut additionner les traites internes qui furent tout aussi, voire plus importantes.
Pier Larson estime que 50 millions d’esclaves au moins auraient été transportés et vendus en Afrique ou
depuis le continent africain. Par contraste, l’Amérique ne fut qu’un récipiendaire de traites externes,
puisque la traite d’esclaves amérindiens vers la péninsule Ibérique fut très vite stoppée au début du
e
XVI siècle. En revanche, aux 10,7 millions d’esclaves provenant d’Afrique (une fois soustraits les morts du
passage du milieu), il faut ajouter entre 2,5 et 5 millions d’esclaves amérindiens : de multiples
mouvements de traite d’esclaves autochtones reliaient les îles de la Caraïbe, les régions continentales ou
le continent et les îles à la période moderne. Au cours du XIXe siècle, des traites internes se développèrent
encore aux États-Unis et au Brésil qui firent se déplacer 1 million d’esclaves d’ascendance africaine ou
euro-africaine, d’un côté, et 300 000 de l’autre.
De tels mouvements de traite ne pouvaient avoir que des effets multiples et durables sur les sociétés
exportatrices et importatrices. Pour l’Afrique, les historiens débattent de l’influence de la traite
transatlantique sur le sous-peuplement du continent à l’époque même de son déroulement (voir
« Démographie ») et sur le retard de son développement économique contemporain. Ils ont également
montré comment son explosion au XVIIIe siècle conduisit à la généralisation de la violence, la militarisation
des pouvoirs politiques, ainsi que la dislocation d’empires et la création de nouveaux États. Au-delà de ces
aspects démographique, économique et politique, Ibrahima Thioub suggère de s’intéresser davantage aux
effets culturels et religieux tels que la transformation de la culture politique reposant sur des fêtes
légitimant le pouvoir et l’économie de prédation, le renforcement de la parenté à plaisanterie (la pratique
d’échanges de moqueries et d’insultes entre des individus ou des groupes apparentés ou alliés afin de
désamorcer les tensions et les conflits) ou l’augmentation des crimes de sorcellerie. Si la dimension
destructrice de la traite transatlantique domine encore la description de son impact en Afrique, c’est sa
vertu créatrice, malgré toutes les souffrances endurées, qui est mise en évidence, côté américain. Les
historiens soulignent la contribution essentielle des Africains au peuplement des Amériques : entre 1501
et 1820, pour chaque Européen ayant migré au Nouveau Monde, quatre Africains y furent transportés de
force. Ils jouèrent, en conséquence, un rôle crucial dans la formation de sociétés et de cultures nouvelles
nées de la rencontre, en situation coloniale, entre Amérindiens, Africains et Européens dans une large
partie de l’hémisphère occidental. Par contraste, l’empreinte démographique et socioculturelle des
esclaves d’Afrique subsaharienne apportés avec la traite transsaharienne en Afrique du Nord et au
Proche- et au Moyen-Orient disparut avec le temps, si l’on excepte quelques enclaves au sud du Maroc, à
l’ouest du Sahara et à Fezzan, les enfants d’esclaves étant absorbés par le groupe des maîtres.
Enfin, l’historiographie continue à débattre de la thèse d’Eric Williams, formulée dès 1944,
attribuant un rôle décisif à la traite transatlantique et au commerce colonial dans le démarrage de la
révolution industrielle en Grande-Bretagne. Plus récemment, Michael McCormick a soutenu une thèse qui
ressemble un peu à celle de Williams pour la période médiévale. Il associe les « origines de l’économie
européenne », en fait celles de l’Europe de l’Ouest, à l’injection massive de monnaie dans l’économie
carolingienne. Cet argent aurait été obtenu grâce à une balance commerciale positive entre mondes
chrétiens et musulmans. La seule marchandise de valeur dont les marchands chrétiens disposaient était
constituée d’esclaves slaves qui étaient en forte demande dans l’Empire abbasside. Mais Alice Rio
conteste l’idée que les marchands carolingiens devinrent les intermédiaires privilégiés de ce commerce et
qu’en conséquence l’Empire carolingien en aurait le plus profité. L’étude des dépôts de pièces provenant
du Moyen-Orient montrerait que les bénéfices principaux revinrent plutôt aux Scandinaves et à d’autres
Slaves, ce qui aurait favorisé la formation d’États dans les territoires slaves. Quoi qu’il en soit,
l’importance que les traites d’esclaves eurent pour les États non seulement en Europe médiévale mais
dans l’ensemble du monde contribua à en faire un commerce à part.
Un commerce particulier ?
« Abû Muhammad [le marchand d’or] était tout à son aise et sans préoccupations : si la
caravane partait, il montait sur son chameau ; si elle faisait halte, il installait sa tente et se
reposait. Mais notre citadin [le marchand d’esclaves] était harassé et accablé (de soucis) par sa
troupe d’esclaves : l’un dépérissait, l’autre avait faim, celui-ci s’enfuyait, celui-là s’égarait dans
l’erg (cité par Roger Botte). »
Les voyages de traite à longue distance demandaient donc des savoirs particuliers et étaient difficiles,
onéreux et risqués. Ils n’étaient rendus possibles que par les prix élevés de vente à l’arrivée.
De la singularité de la traite ne découlait pas nécessairement un regard négatif porté sur les
marchands ou sur le trafic d’esclaves. À l’occasion, sa moralité put toutefois susciter des discussions. Si,
dans les derniers siècles de l’Empire romain, l’Église chrétienne s’accommoda sans difficulté de
l’esclavage, une lettre d’Augustin à son ami Alypius, écrite à Hippone en 428, témoigne d’une vive anxiété
face aux pratiques des auteurs de raids et des marchands d’esclaves, le problème étant cependant peut-
être moins le commerce d’esclaves en lui-même que le fait que des personnes libres fussent injustement
réduites en esclavage. En revanche, aux XVIe et XVIIe siècles, un véritable débat se développa parmi des
juristes, théologiens et missionnaires ibériques lorsque la traite transatlantique portugaise commença à
prendre de l’ampleur, mais aucune mesure ne fut alors prise contre le phénomène, bien au contraire. Il
fallut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle et l’essor de l’abolitionnisme pour que des critiques
virulentes se fassent jour. Les abolitionnistes choisirent de concentrer leurs attaques sur le « commerce
infâme » pour deux raisons principales : d’une part, ils considéraient que la réduction en esclavage et la
vente d’êtres humains étaient moralement plus répréhensibles que l’utilisation d’esclaves ; d’autre part,
ils espéraient que la fin de la traite permettrait de faire disparaître naturellement l’esclavage, la plupart
d’entre eux n’étant pas favorables à son abolition immédiate. À un moment où l’économie politique
discutait des finalités et de la place que le commerce devait avoir dans la société et dans l’économie, la
dimension industrielle prise par la traite transatlantique, avec sa mortalité faramineuse et sa cruauté sans
limites incarnée par l’affaire du Zong, contribua à faire définitivement de la traite à longue distance une
activité à la fois particulière et répréhensible. Mais les attaques ne portaient que sur la traite
internationale, pas sur les traites internes, ni sur le commerce d’esclaves en soi.
Les traites constituaient des formes particulières de migrations forcées ou de déportations que les
chercheurs étudient de plus en plus dans une perspective anthropologique en s’intéressant à l’expérience
des captifs. La documentation est particulièrement abondante pour les traites en Afrique ou depuis le
continent africain. Outre les sources provenant des esclavagistes, les historiens tirent parti de quelques
autobiographies d’anciens esclaves comme celles d’Olaudah Equiano pour la traite transatlantique, de
Mohammed Ali ben Said pour la traite transsaharienne et de Petro Kilekwa pour la traite océan-indienne,
d’interrogatoires et de témoignages en justice, et de récits de vie recueillis par des missionnaires en
Afrique au XIXe siècle ou par des historiens et des anthropologues aux Amériques et en Afrique au
e
XX siècle. Ces paroles et ces écrits permettent d’appréhender les parcours de traite comme des processus
de désocialisation et de resocialisation, entrecoupés de phases où les individus étaient réduits à des
marchandises ambulantes afin de les conditionner et leur faire accepter leur statut d’esclave.
L’expérience de la traite différait en fonction des profils des captifs-esclaves, en particulier de leur
genre et de leur âge. De ce point de vue également, la traite transatlantique fut atypique, quoique moins
que les historiens ne l’ont longtemps pensé. Elle concerna des personnes de sexe masculin pour 64 % et
de sexe féminin pour 36 %, mais parmi les premiers se trouvaient beaucoup de garçons. Les hommes
déportés ne comptaient que pour 49 %, les femmes et les enfants pour 51 %. Dans la plupart des autres
grandes traites, les femmes et les enfants étaient largement majoritaires, même s’il a existé des variations
régionales et temporelles, comme dans le cas de la traite vers la péninsule Arabique et le golfe Persique,
dans laquelle le nombre d’hommes tendit à la parité avec celui des femmes au cours du XIXe siècle. Une
première raison à la surreprésentation fréquente des femmes et des enfants était la plus grande facilité à
les capturer et à les transporter. Mais l’importance des filles et des femmes était surtout liée aux
orientations domestique et sexuelle de l’esclavage dans de nombreuses sociétés à travers le monde. Dans
celles pratiquant l’esclavage militaire, les garçons et les adolescents étaient préférés car leur jeune âge
permettait de les éduquer et de s’assurer de leur loyauté. La majorité des esclaves apportés dans l’Empire
ottoman, qu’ils fussent Circassiens ou Africains, étaient ainsi des enfants ou des adolescents. Ils ne
pouvaient entretenir les mêmes rapports à leurs sociétés et cultures d’origine que les adultes pris dans les
traites.
L’éloignement géographique avec des déplacements sur des centaines ou des milliers de kilomètres
et un rapport particulier au temps en lien avec l’incertitude sur le sort à venir et l’impossibilité de se
projeter dans le futur jouaient un rôle crucial dans le processus de désorientation et de désocialisation
que ces hommes, femmes ou enfants enduraient au cours de leurs parcours de traite. Mais l’amplitude de
la relocalisation, la durée du moment ou des moments de mobilité et la fragmentation de cette expérience
spatio-temporelle variaient de manière considérable, de telle sorte qu’il est souvent difficile de distinguer
deux phases distinctes de traite et d’esclavage. Toutes les traites externes partant d’Afrique étaient, en
effet, précédées par des traites internes au caractère souvent erratique. Les captifs embarqués depuis les
rivages africains pouvaient avoir été apportés directement à la côte en quelques semaines après leur
capture ou y être arrivés après des pérégrinations forcées étalées sur plusieurs mois ou même années, qui
impliquaient une succession de changements de propriétaires. L’expérience de la vente et de la revente
multiples et la nécessité de s’adapter à de nouveaux maîtres étaient des caractéristiques communes à de
nombreuses traites intracontinentales. Au milieu du XIXe siècle, Bahr-Zain, une esclave originaire
d’Abyssinie qui appartenait à Muhammad Wazir, un habitant de Zanzibar d’origine surate, raconta dans
son témoignage contre son maître qu’en neuf ans elle avait parcouru des milliers de kilomètres, avait vécu
dans plusieurs villes distantes et avait changé huit fois de propriétaire. De la même façon, après leur
arrivée au Nouveau Monde, les esclaves n’étaient pas nécessairement vendus dans leur colonie d’arrivée,
mais pouvaient faire l’objet de traites intercoloniales.
De tels parcours de traite imposaient de profondes transformations aux individus qui les subissaient.
Au moment de la capture, ils étaient arrachés aux liens sociaux qui faisaient leur quotidien. Quelques
jours ou semaines plus tard, ils étaient souvent séparés des personnes avec qui ils avaient été capturés,
comme ce fut le cas d’Olaudah Equiano et de sa sœur ou de Mohammed Ali ben Said et des dix-sept
autres garçons qui avaient partagé son infortune. Tout au long de leurs itinéraires de traite, les captifs-
esclaves devaient aussi s’adapter à de nouveaux environnements linguistiques et socioculturels. Dans les
années 1880, un garçon originaire de la région du lac Niassa au Mozambique, dont le nom n’est pas
mentionné dans son récit de vie recueilli par un missionnaire, oublia sa langue maternelle après avoir dû
apprendre le yao, puis le swahili en passant de maître en maître d’une région distante à l’autre avant de
finir à Zanzibar (Edward A. Alpers). La possibilité de parler sa propre langue ou d’apprendre une lingua
franca comme le kimbundu dans la traite angolaise atténuait le sentiment d’isolement créé par la distance
socioculturelle avec les esclavagistes et les autres captifs ou esclaves. Le processus d’adaptation et de
transformation culturelles des esclaves, que l’on fait souvent commencer au débarquement des navires
des traites externes aux Amériques ou ailleurs, débutait donc en réalité bien avant, en Afrique même.
Dans toutes les traites, le déplacement de longue distance constituait un moment particulièrement
pénible. C’était notamment le cas dans celles à travers le Sahara ou l’Atlantique. Dans la première, les
esclaves étaient soumis à une terrible épreuve physique d’endurance puisqu’ils devaient marcher, y
compris les enfants, des jours durant, pieds nus sur un sol sableux ou rocheux brûlant, la traversée
prenant trois à quatre mois. Les adultes étaient obligés de porter jusqu’à 15 kilos de marchandises sur
leur tête, un lot de dix esclaves portant autant qu’un chameau. À l’occasion, les plus jeunes pouvaient être
transportés sur le dos des chameaux, et les caravanes circuler avant l’aube et après le crépuscule afin de
s’arrêter au mitan de la journée pour éviter les plus fortes chaleurs. Une fois le désert atteint, les esclaves
n’étaient pas attachés, le milieu naturel rendant toute fuite impossible. Ceux qui étaient trop épuisés ou
malades pour continuer à avancer étaient abandonnés sur le bord du chemin car les problèmes
d’approvisionnement en eau et en nourriture obligeaient à rejoindre sans délai la prochaine oasis. Le taux
de mortalité, selon Ralph Austen, s’élevait, en conséquence, à 20 %. Les esclaves n’étaient pas seulement
vendus à l’arrivée dans les terminaux du nord, mais pouvaient l’être dans les différents points de
rassemblement et les différentes étapes, ce qui entraînait un phénomène de dispersion.
Pour la traite transatlantique, les historiens conçoivent maintenant le passage du milieu comme une
forme particulière d’esclavage, Stephanie Smallwood la qualifiant de saltwater slavery (littéralement,
« esclavage de l’eau salée ») et Sowande Mustakeem de slavery at sea (« esclavage en mer »). Le navire
de traite est décrit par Marcus Rediker comme tout à la fois « une machine de guerre, une prison mobile
et une manufacture », qui avait pour fonction non seulement de transporter les captifs, mais aussi de les
transformer en marchandises et de les contraindre à accepter leur condition d’esclave en imposant un
régime de terreur, de violence et de mort pendant les deux mois que durait en moyenne la traversée.
L’incertitude sur le sort à venir – la crainte d’être l’objet de cannibalisme de la part des blancs était
courante –, le confinement une grande partie du temps dans des espaces étroits où l’air était irrespirable
et les corps soumis à une extrême promiscuité – la mémoire d’avoir été transporté couché sur le côté en
cuillère est demeurée si prégnante qu’elle a été incorporée dans une cérémonie vodou à Haïti –, des
conditions d’hygiène effroyables, un régime alimentaire insuffisant et inadéquat, les maladies débilitantes,
l’usage continu de la violence – la violence sexuelle à l’encontre des femmes, l’enchaînement presque
constant des hommes et le recours aux châtiments physiques pour tout acte de désobéissance –, la
surmortalité, qui montait à 12-13 % en moyenne, ou encore l’impossibilité de prendre soin des morts, tous
ces phénomènes faisaient du passage du milieu un supplice tant physique que psychologique. L’isolement
social engendré par la plus ou moins grande diversité des origines des captifs, qui variait de manière
considérable d’une cargaison à l’autre, rendait encore plus insupportables ces conditions de vie. Aussi le
navire de traite constituait-il un espace social fortement suicidogène. Afin de lutter contre ce danger,
certains captifs nouaient des relations de parenté fictives qui perduraient éventuellement après le
débarquement. Du maintien ou de la recréation de ces liens sociaux à bord des navires de traite
dépendaient les possibilités de résistance collective.
En dépit des mesures prises pour surveiller et faire accepter leur condition aux captifs, la résistance
à la capture et au transport de force était une constante de toutes les traites. Elle commençait en Afrique
même. Le risque de capture conduisait les communautés à prendre toute une série de mesures, telle
l’implantation des villages sur des sites et dans des environnements facilitant la surveillance et la défense.
Les sources orales recueillies chez les Diolas de Casamance évoquent encore les pratiques de rachat des
captifs, l’organisation du travail en groupe, le non-débroussaillage des chemins, la garde de points
vulnérables par des groupes armés, la construction de forteresses et la couverture des toits avec des
feuilles sèches afin d’entendre les kidnappeurs (Sylviane A. Diouf). Lors du transport après la capture, les
captifs pouvaient chercher à s’enfuir, un phénomène fréquent dans toutes les traites internes. Après trois
jours de marche depuis les environs de la ville de Laree dans le royaume de Bornou, quatre des
compagnons plus âgés de Mohammed Ali ben Said profitèrent d’une nuit où leurs kidnappeurs avaient
fumé du haschich pour briser leurs chaînes, trancher la gorge de leurs ravisseurs et s’enfuir avec leurs
chevaux.
Une fois les captifs arrivés à proximité des côtes de l’Atlantique, les révoltes, à l’instar de celle qui
eut lieu dans Fort James, en Gambie en 1681, pouvaient se produire dans les postes de traite où les
esclaves étaient gardés dans des baraquements et des prisons pendant des périodes plus ou moins
longues avant leur embarquement. Une soixantaine d’attaques de navires de traite depuis la côte
d’Afrique de l’Ouest, en particulier de Sénégambie et de Côte d’Ivoire, ont également été documentées
pour les XVIIe et XVIIIe siècles. Quant aux révoltes à bord des navires de la traite transatlantique, elles
auraient concerné une expédition sur dix, selon David Richardson. Elles pouvaient se produire à tout
moment, alors que le navire était encore proche des côtes africaines comme à l’arrivée ou durant le
passage du milieu ; leur fréquence augmentait avec la taille des navires. Elles étaient très rarement
couronnées de succès et comptèrent pour 1 % de la mortalité. Elles auraient néanmoins empêché la
déportation de 1 million de personnes : si les marchands n’avaient pas dû dépenser des sommes
importantes pour financer les mesures coûteuses nécessaires à la prévention des révoltes, ils auraient pu
organiser davantage d’expéditions de traite.
L’Amistad est célèbre pour avoir été le lieu, en 1839, de l’une des rares révoltes d’esclaves à bord
d’un navire ayant réussi – il ne s’agissait pas d’un navire de la traite transatlantique, mais d’un bateau
utilisé dans la navigation côtière au large de Cuba –, bien que le sort des révoltés ait été l’objet d’un
procès qui remonta jusqu’à la Cour suprême des États-Unis. À l’issue du procès, 35 des 53 esclaves qui
s’étaient soulevés retournèrent en Afrique en 1842. Mais la très large majorité des esclaves nés libres ne
retrouvèrent jamais leurs communautés d’origine en dépit du désir qu’ils pouvaient en avoir. Pris dans la
traite transatlantique au XVIIIe siècle, des hommes tels que les deux frères Robin John – Little Ephraïm et
Ancona Robin –, ou encore William Ansah Sessarakoo, Ayuba Suleiman Diallo et Abdul Rah-man purent
rentrer chez eux, après de multiples vicissitudes, mais ils représentent des exceptions. Les possibilités de
retour étaient probablement plus importantes dans les traites internes en Afrique car les familles
pouvaient continuer à chercher leurs membres capturés des années durant. Née à Brava sur la côte
somalienne au début du XIXe siècle, Dada Masiti fut ainsi kidnappée à l’âge de six ans et emportée comme
esclave à Zanzibar, mais elle fut sauvée par des membres de sa famille dix ans plus tard et revint à Brava
où elle devint une poétesse célèbre. En dépit de l’absence de retours pour la plupart des esclaves, la
migration forcée ne signifiait pas nécessairement la coupure de toutes connexions avec les communautés
et régions d’origine, leur maintien dépendant de l’arrivée de nouveaux esclaves, ce que les flux
importants de la traite transatlantique, en particulier entre le Brésil et l’Afrique centrale, étaient
davantage susceptibles d’assurer.
À défaut de pouvoir rentrer parmi les siens, voire de maintenir des liens même ténus avec sa
communauté d’origine, les autobiographies et autres récits de vie d’anciens esclaves nés libres reflètent
une aspiration commune à garder une mémoire de son lieu de naissance et de sa généalogie. Ce
sentiment de séparation et d’exil, associé à des histoires familiales particulières et à des territoires
circonscrits, était partagé par les individus ayant fait l’expérience de la traite en Afrique même comme à
l’extérieur du continent africain. Bien que certains écrivains et activistes tels que, Ottobah Cuagano et
Olaudah Equiano aient pu revendiquer une appartenance à une communauté transnationale africaine plus
large dès les dernières décennies du XVIIIe siècle, la conceptualisation de l’Afrique (subsaharienne) dans sa
globalité comme la terre ancestrale est, ainsi que l’a souligné Pier Larson, une construction sociopolitique
des XIXe et XXe siècles. Cette conscience diasporique émergea dans le cadre des combats pour
l’émancipation, la dignité et l’égalité portées par des Afro-descendants marginalisés et discriminés hors
d’Afrique.
* * *
RÉFÉRENCES
R. Allen, European Slave Trading in the Indian Ocean, 1500-1850, Athens, Ohio University Press, 2015.
H. Barker, That Most Precious Merchandise : The Mediterranean Trade in Black Sea Slaves, 1260-1500,
Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2019.
D. Eltis et D. Richardson (éds.), Extending the Frontiers : Essays on the New Transatlantic Slave Trade
Database, New Haven, Yale University Press, 2008. Voir aussi le site Slave Voyages :
https://www.slavevoyages.org/
H. Médard, M.-L. Derat, T. Vernet et M.-P. Ballarin (éds.), Traites et esclavages en Afrique orientale
et dans l’océan Indien, Paris, Karthala, 2013.
J. Wright, The Trans-Saharan Slave Trade, Londres, Routledge, 2007.
RENVOIS
BENEDETTA ROSSI
L’esclavage n’est pas – ou pas seulement – une forme de travail. Contrairement aux autres formes de
travail non libre, la spécificité de l’esclavage est de transférer aux propriétaires d’esclaves un contrôle
potentiellement permanent non seulement sur le travail des individus réduits en esclavage, mais aussi sur
tous leurs attributs, leurs droits, ainsi que leurs capacités productives et reproductives. Dans un contexte
d’esclavage légal, un maître peut séparer une mère esclave de ses enfants, ou décider de sacrifier la vie
d’un esclave et de s’approprier ses biens. Un contrôle aussi absolu peut donner lieu à des formes
extrêmes de coercition et de violence. Les maîtres peuvent toutefois également choisir de se comporter en
patrons et protecteurs, et d’ailleurs la plupart des systèmes esclavagistes encouragent la clémence et
l’humanité envers les esclaves. Bien que les distinctions entre les conditions de vie des esclaves et celles
des autres catégories de travailleurs non libres – ou théoriquement « libres », mais en réalité soumis à la
coercition – ne soient pas toujours claires dans les faits, sous un régime d’esclavage légal, la différence
entre le statut des esclaves et celui des non-esclaves est claire en droit et entraîne des conséquences
décisives pour les individus.
Avant l’abolitionnisme, l’identité de l’esclave était bien souvent perçue comme défectueuse, comme
si elle contenait en germe la cause de son exploitation. Les droits reconnus aux esclaves étaient des
concessions faites à des personnes considérées comme différentes des autres travailleurs, qui pouvaient
eux aussi être exploités et subir des formes de coercition. Les « esclaves naturels », les individus
considérés comme appartenant à une race inférieure, les membres d’une autre religion, les captifs dont la
vie a été épargnée lors d’une guerre « juste », les prisonniers…, étaient autant d’individus considérés
comme réductibles en esclavage. Ils avaient une chose en commun : aux yeux des esclavagistes, ils
avaient perdu les droits fondamentaux (ou en étaient dépourvus depuis leur naissance) qui protègent les
libres de la sujétion absolue propre au statut d’esclave. Ces caractéristiques rendaient les esclaves
fondamentalement différents des autres catégories de travailleurs non libres jusqu’à l’abolition légale.
Elles faisaient également d’eux les plus polyvalents des individus exploitables. Même si, souvent, les
esclaves n’étaient pas complètement « sacrifiables » et possédaient quelques droits éphémères, ces
derniers étaient bien plus limités que ceux des autres groupes marginalisés. Pour cette raison, les
esclaves ont été les travailleurs de prédilection pour les systèmes à la recherche d’une main-d’œuvre
jetable destinée à optimiser la richesse et le prestige des propriétaires d’esclaves.
L’histoire globale du travail nous met en garde contre l’ethnocentrisme et l’anachronisme d’une
pensée binaire qui opposerait frontalement travail libre et esclavage. Ses représentants affirment que la
dichotomie libre/esclave est le produit du postulat idéologique qui fait de tous les travailleurs qui ne
peuvent être catégorisés comme esclaves des libres ; or, la supposée liberté du travailleur migrant
engagé, du serf, de l’asservi pour dettes ou du prisonnier ne serait que formelle. Peter Linebaugh et
Marcus Rediker considèrent ainsi les Africains, les Amérindiens, les engagés européens, les artisans et les
prolétaires salariés et exploités comme une masse informe qui a fini par être perçue dans le monde nord-
atlantique des débuts de l’époque moderne comme une hydre aux mille têtes, menaçante.
Plutôt que de s’appuyer sur des notions préconçues du travail libre et esclave, Marcel
van der Linden invite en ce sens à comparer différentes formes de travail forcé en les décomposant selon
les trois moments décisifs que sont l’entrée dans le travail forcé, les modalités de coercition durant la
relation de travail, et la sortie du travail forcé. Si un travailleur « libre » est endetté auprès de son
employeur au point de ne pas pouvoir rompre les termes d’exploitation de son contrat, alors il est de fait
un non-libre, sans même avoir été réduit en esclavage. Une partie de la méfiance des historiens du travail
mondial à l’égard des approches binaires découle d’une circonspection à l’égard de nos propres préjugés
actuels : ils soutiennent qu’en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord post-XIXe siècle la plupart des
gens n’ont jamais été ni complètement libres ni intégralement non libres ; et donc que cette opposition
n’aide guère à étudier les sociétés dans lesquelles cette dichotomie ne jouait pas un rôle central dans la
façon dont les gens concevaient le travail et le statut des personnes. Beaucoup d’historiens du travail dans
une perspective globale estiment que penser en termes de continuum de coercition est plus productif,
d’un point de vue heuristique, que de réfléchir en termes de binarité libre/esclave. De nombreux aspects
de cet argument ne sont pas nouveaux et sont bien sûr convaincants. Et pourtant, la distinction entre
esclave et libre importe, et il est rare que les sujets historiques agissent comme si elle n’importait pas à
leurs yeux.
Chloe Ireton décrit le combat mené par Francisco Martín pour l’obtention de sa liberté à Carthagène
des Indes, dans la deuxième décennie du XVIIe siècle. Martín était soutenu par d’autres Africains qui
témoignaient l’avoir connu en tant qu’homme libre à Cacheu, en haute Guinée (actuelle Guinée-Bissau). Il
affirmait avoir quitté Cacheu pour la Sierra Leone en 1606, pour travailler en tant que grumete libre et
salarié (les grumetes étaient des courtiers de commerce et des intermédiaires entre acteurs africains et
atlantiques) sur un navire, pour un capitaine nommé Ambrosio Dias, établi à Cacheu. Un jour, alors qu’il
travaillait pour Dias, Martín fut illégalement capturé, ligoté et renvoyé par bateau à Cacheu. Là-bas, ses
ravisseurs tentèrent de le vendre comme esclave. Un capitaine aurait censément refusé de l’acheter, car il
savait que Martín était né libre et que sa réduction en esclavage était illégitime. Mais un converso
portugais nommé Manuel Bautista Peréz l’acheta et l’emmena à Carthagène pour le vendre avec d’autres
esclaves. À son arrivée, Peréz fit marquer Martín au fer rouge. Ayant rencontré un certain nombre
d’Africains qui l’identifièrent car ils l’avaient connu en Afrique de l’Ouest, Martín contesta son
asservissement. Il déclara au tribunal de Carthagène qu’il était « né libre de parents libres, et qu’il
n’existe ni cause, ni titre, ni raison pour lesquels, ayant été libre et étant né libre, j’en sois arrivé à cette
servitude ».
Peut-être devrions-nous être davantage soucieux des expériences vécues par les individus que des
catégories formelles utilisées pour les décrire. Mais lorsque celles-ci sont des catégories juridiques
contemporaines aux faits décrits, elles ne sont pas seulement descriptives, elles ont des conséquences
concrètes sur les revendications que les gens peuvent émettre pour eux-mêmes ou pour les autres. Les
personnes réduites en esclavage avaient du mal à sortir du statut d’esclave et certains, rarement,
cherchaient à le conserver. Dans tous les cas, être légalement catégorisé comme esclave ou comme libre
était de la plus grande importance. Michael Jarvis a décrit ces équipages bermudiens qui, composés de
noirs et de blancs, d’esclaves et de libres, mangeaient, dormaient et travaillaient ensemble. À la veille de
la Révolution américaine, les marins esclaves formaient l’épine dorsale de la flotte marchande des
Bermudes. Contrairement à l’oppression extrême qui régnait sur les vaisseaux de l’Atlantique et que
décrit Rediker, les propriétaires d’esclaves bermudiens et les membres d’équipage blancs accomplissaient
en mer les mêmes tâches que leurs esclaves et formaient à terre des communautés aux liens étroits. Il
n’existait aucune égalité entre tous ces hommes : les esclaves noirs se heurtaient à des obstacles qui
empêchaient leur avancement social et économique, mais ils pouvaient – grâce à des activités
commerciales menées pour leur propre compte pendant leurs voyages en mer – accumuler un pécule
suffisant pour racheter leur liberté en moins de trois ans. Mais ces rachats étaient rares, de même que les
évasions. Les marins noirs esclaves tenaient aux quelques rares avantages dont ils bénéficiaient,
notamment la protection de leurs maîtres blancs en cas de procès devant des tribunaux racistes. En 1782,
lorsque les hommes du Deane prirent le Regulator bermudien, ils trouvèrent à bord un équipage de
soixante-quinze hommes, dont soixante-dix étaient des esclaves noirs. En dépit de la jurisprudence selon
laquelle ces esclaves auraient dû être vendus aux enchères en tant que biens confisqués, les juges de la
cour de la vice-amirauté du Massachusetts offrirent la liberté aux esclaves du Regulator lors du procès.
Ceux-ci la refusèrent tous, choisissant l’esclavage. Ils demandèrent à être renvoyés dans leurs foyers
bermudiens à l’occasion de la trêve suivante, en tant que prisonniers de guerre. Leur rejet du statut de
libre ne révèle pas seulement que la liberté pouvait ne revêtir aucun sens pour certains groupes et
s’avérer, dans des circonstances particulières, une solution encore pire que l’esclavage, mais aussi que les
gens comprenaient précisément la différence entre le statut de libre et celui d’esclave.
Dans la pratique, toutes les personnes réduites en esclavage ne considéraient pas leur condition
comme insupportable, et toutes les personnes libres n’étaient pas à l’abri de formes de coercition parfois
très violentes. Et pourtant, la distinction entre esclave et libre conserve toute sa pertinence pour les
historiens du travail, en particulier lorsque les hommes et les femmes qu’ils étudient y ont recours, ce qui
est le plus souvent le cas.
Qu’est-ce que le travail ?
D’un point de vue analytique, il convient certes de distinguer l’esclavage des autres formes de statut
de non-liberté. Il reste que les esclaves sont un type particulier de travailleurs, et que le « travail » est
souvent une dimension fondamentale de l’expérience vécue par un esclave. Mais qu’est-ce que le
« travail » ? Le concept de « travail » manié par les historiens coïncide-t-il avec les représentations
partagées qui sont celles des individus qu’ils étudient ? Dans un bref texte programmatique publié en
1981, Maurice Godelier illustrait les problèmes qui se posent dès lors qu’on aborde le travail dans une
perspective comparatiste :
Il faut inventorier les manières dont est pensé dans une société ce que nous appelons “chasse”
ou “agriculture”. La chasse est-elle conçue comme une “guerre » faite aux animaux et la
“guerre” comme une “chasse” à l’homme, ou la chasse est-elle un échange réglé par un pacte
religieux avec les “maîtres des animaux” comme en Amazonie, en Amérique du Nord, en
Sibérie, ou avec “la Forêt”, divinité bienveillante qui veille sur les animaux et les Pygmées ses
enfants ? Comment sont représentées les activités agricoles : semer, planter, récolter ? Comme
une union avec la Terre mère, comme une agression qui doit être compensée par des
sacrifices ? Comment sont représentées les activités d’élevage : castrer les cochons, aider une
jument ou une chamelle à mettre bas, traire le lait, mettre à mort le bétail ? Dans l’Antiquité,
seules les viandes des sacrifices étaient consommées dans la cité, et les bouchers étaient en
quelque sorte des prêtres.
Le champ sémantique du travail dans les langues européennes contemporaines ne recoupe pas la
façon dont le travail a pu être conçu aux époques antérieures et en d’autres lieux. Or, une approche
comparatiste présuppose la possibilité de développer une définition analytique du « travail » qui permette
une comparaison signifiante entre une large gamme de pratiques différentes, dont certaines ne sont peut-
être pas considérées comme du « travail » par ceux qui les effectuent. Les historiens du genre prêtent une
attention particulière à ces questions. La déconnexion entre les représentations et les pratiques occupe
une place centrale dans la critique féministe des discours qui dépeignent le travail domestique des
femmes comme une conséquence naturelle de l’amour maternel et des « instincts » de soin qui lui sont
associés. Les appels des féministes réclamant que les tâches ménagères soient considérées comme un
travail et valorisées en tant que telles (le mouvement Wages for Housework qui s’est développé en Italie,
en Grande-Bretagne et aux États-Unis au milieu des années 1970 en est une parfaite illustration) ont
suscité du dédain. Conscients du caractère normatif et hégémonique des représentations courantes du
travail et des travailleurs, les historiens du genre ont développé des concepts analytiques leur permettant
d’étudier le travail des femmes, y compris dans les cas où il était rendu invisible en tant que tel.
Maria Ågren et ses collaborateurs ont ainsi étudié en profondeur l’articulation entre la question du
genre et celle du travail en Suède au début de l’époque moderne. Pour appréhender le travail de la
manière la plus exhaustive possible, ils ont créé la « méthode fondée sur les verbes ». « L’objectif des
verbes, écrivent-ils, est de décrire ce que les gens font. » Même si toutes les phrases verbales n’ont pas
forcément de rapport avec la façon dont les gens gagnent leur vie, c’est le cas de la plupart d’entre elles.
Excluant les phrases verbales qui se référaient aux loisirs, ils ont traité le reste de leur corpus comme un
large spectre désignant les façons de gagner sa vie, dans la période comprise entre 1550 et 1799. Cela
englobait à la fois les activités relevant des tâches ménagères et celles liées au commerce. Dans leur
optique, le « travail » était ainsi assimilé à presque tout ce que les gens font, à l’exception de ce qui relève
des notions émiques de loisir. Les pratiques humaines liées à la production, à la reproduction et à la
distribution peuvent donc être abordées de manière analytique comme du « travail » et étudiées en
relation avec les représentations vernaculaires du travail et les connotations morales qui lui sont
attachées.
Dans une perspective comparatiste, il faut encore expliquer pourquoi les représentations du travail
diffèrent. Comment expliquer, par exemple, que les indispensables préparatifs rituels auxquels se livrent
des chasseurs-cueilleurs afin de s’assurer de la réussite d’une chasse peuvent être considérés comme un
« travail », mais peut-être pas le fait de se rendre à l’église, de la part d’un aristocrate victorien, avant
une paisible partie de chasse (même si les tâches des domestiques préparant cette même chasse
entraient, elles, dans cette catégorie) ? Juliane Schiel, historienne de la période prémoderne, coordonne
une enquête collective mondiale sur les « grammaires de la dépendance », qui se penche sur ces
questions, en lien avec le travail forcé. Elle espère développer une grammaire universelle de la coercition
au travail permettant d’étudier le travail forcé sans privilégier des épistémologies eurocentrées. En
parallèle, les historiens de l’Antiquité méditerranéenne nous ont fait repenser les hypothèses
communément admises au sujet de l’interprétation de ces épistémologies occidentales elles-mêmes.
Dans les années 1950, Jean-Pierre Vernant affirmait que, dans la Grèce antique, le travail n’existait
pas en tant qu’entité abstraite ; il n’était envisagé qu’en lien avec ses résultats concrets et les usages que
l’on pouvait faire de ces résultats. Les situations variaient, mais dans l’ensemble, au IVe siècle avant notre
ère, les connotations associées au travail pour autrui liaient le travail pour autrui au statut d’esclave,
considéré comme déshonorant. La prépondérance de l’esclavage en tant que forme dominante de travail
dépendant aurait entravé le développement d’un concept homogène de travail sous la forme d’une
marchandise librement aliénable. Mais se pourrait-il qu’au lieu de rendre le travail impensable,
l’esclavage ait au contraire fourni un modèle pour imaginer le travail comme une entité distincte de celui
qui l’effectuait (le travailleur) ? Yan Thomas a montré que le législateur romain distinguait les droits sur la
nue-propriété et les droits sur l’usufruit d’un objet (la terre, par exemple), et qu’une distinction parallèle
s’appliquait également aux droits d’un propriétaire sur ses esclaves. L’usufruit était ensuite subdivisé en
usus et fructus. Un Romain propriétaire d’esclaves pouvait louer le travail d’un (ou plusieurs) de ses
esclaves pour une période donnée pendant laquelle la personne qui engageait ou louait cet esclave
pouvait légalement profiter des services de l’esclave (usus). Dans d’autres cas, le contrat pouvait porter
sur les rendements ou les fruits (fructus) du travail de l’esclave. Lorsque cette logique s’applique à la
capacité d’une personne libre à louer son travail, un exemple du premier cas serait de travailler contre un
salaire pour un certain nombre d’heures par semaine ; et on pourrait illustrer le second cas avec
l’exemple d’un travailleur indépendant qui conviendrait d’un prix pour un travail particulier. Nous tenons
aujourd’hui pour acquis que les relations légitimes de travail supposent que le travailleur a librement
consenti à travailler pour son employeur. Mais, en s’appuyant sur Y. Thomas, Paulin Ismard remet en
question notre tendance à vouloir accentuer la différence entre l’approche « antique » (qui place la notion
de propriété au cœur du travail) et l’approche moderne (qui assimile le travail-propriété à de l’esclavage
et le différencie radicalement du travail consenti, domaine du travail prétendument libre).
Ismard soutient au contraire que les continuités sont aussi importantes que les différences : le
contrat de travail contemporain présente, dans son essence, les caractéristiques morphologiques
fondamentales déjà présentes dans la relation grecque entre le maître (despotēs) et l’esclave (doulos) :
« Avoir la pleine propriété de sa personne, et dès lors prévenir toute forme de réduction en esclavage,
consiste ainsi à avoir sur soi-même les droits qu’un maître possède sur son esclave, donc à reconduire le
schème esclavagiste, en le déplaçant à l’intérieur du sujet prétendument libre. » Ismard considère que le
sujet moderne est divisé en deux personnes : le citoyen, doté de droits politiques, et le travailleur,
dépourvu de ces mêmes droits en vertu de l’assimilation du travail à la propriété, qui n’a cessé de
façonner la signification attribuée au travail dans les traditions juridiques européennes modelées sur la
tradition gréco-romaine. Si, à l’époque de l’esclavage légal, les esclaves étaient à la merci de leurs
propriétaires, après l’abolition, l’« esclave intérieur » continua d’être à la merci des lois conceptualisant le
travail comme une propriété – et de son alter ego citoyen qui vendait et revendait cet « esclave
intérieur ». Peut-être. Toutefois, il est également possible de considérer la reconnaissance des droits
« inaliénables » du travailleur sur son propre travail (et la défense légale que cette reconnaissance
permet, en principe) comme une évolution qui est loin d’être insignifiante. On pourrait ainsi affirmer que,
si le travailleur est son propre esclavagiste, il est « libre », dans la pratique.
Il n’existe pas de consensus sur ces questions. Mais le fait que les historiens occidentaux soient
divisés dans l’interprétation qu’ils proposent de la signification du travail libre et du travail forcé confirme
à nouveau que nous devons analyser séparément les pratiques et les représentations. Comment et
pourquoi en vient-on à considérer différents types de travail comme une propriété, une exploitation, une
vocation, un destin ou un choix, selon les cas ?
Les théoriciens du post-travail (des auteurs comme André Gorz, Andrea Fumagalli, Franco Barchiesi)
dénoncent la « tyrannie exercée par le travail sur la vie », selon la formule de Patrick Joyce. Ils critiquent
les visions idéalisées du travail salarié « libre », telles que Operaismo en Italie, Socialisme ou Barbarie en
France et Tendance Johnson-Forest aux États-Unis, par exemple, lesquelles ont pour effet de dissimuler le
fait que les travailleurs font acte de servitude volontaire en vendant une partie de leur être même (leur
vie en tant que de travailleurs) au capital ou à l’État néolibéral. Ils critiquent également les politiques
néolibérales de création d’emplois présentées comme le seul remède à la pauvreté – alors qu’à terme elles
créent surtout des salaires de misère et de la précarité. Les auteurs prônant le post-travail exhortent ainsi
les individus à cesser de se penser en « travailleurs en attente, facteurs de production et ressources
humaines optimisant et peaufinant sans fin leur potentiel destiné à la compétition du marché du travail,
dont la dépendance qu’elle suscite devient l’unique modalité vertueuse de l’inclusion sociale »
(F. Barchiesi). Ils ont tendance à s’exprimer en faveur du revenu de base et du salaire universel, lesquels
transformeraient le travail salarié en choix véritable et encourageraient les gens à investir leur énergie
dans d’autres activités plus significatives socialement.
Ces interprétations diffèrent des points de vue présentant la position du prolétaire comme une
amélioration par rapport à celle qu’occupaient les esclaves et autres travailleurs non libres, lesquels
incitent les travailleurs à mener des actions politiques sous forme de lutte de classe. D’après Marx, un
travailleur libre possède et conserve la capacité personnelle de vendre sa force de travail. Par
conséquent, le travailleur qui perd cette capacité se retrouve par définition non libre. Mais bien que
« libre », le prolétariat de Marx continue de subir l’exploitation du fait de l’extraction de la plus-value.
Comme l’a montré le théoricien marxiste Tom Brass, conceptualiser le travail en tant que propriété
permet d’affirmer que seul l’individu devrait en être le propriétaire, et protège légalement le droit qu’ont
les gens de décider quand transformer et retransformer leur travail en marchandise (commodify and
recommodify their labour power). Les luttes ouvrières relèvent donc moins d’un combat intérieur entre
« l’esclavagiste intérieur » et « l’esclave intérieur » que des intérêts opposés des travailleurs et de leurs
employeurs. Les approches critiques des théoriciens post-travail et de la « deuxième gauche » que cite
Ismard sont intellectuellement sophistiquées. Mais, concrètement, leurs propositions politiques ne sont ni
claires ni unifiées. Quelles formes d’action politique proposent-ils pour limiter l’exploitation des couches
les plus vulnérables (qu’en général ils ne représentent pas) ? Revenu de base, salaire universel, et cash
transfers sont tous des formules problématiques du point de vue de leurs fondements théoriques et
éthiques, et de leur faisabilité politique. On ne sait pas quelles formes de luttes sont préconisées par ces
propositions, par quels changements elles se traduiraient et au bénéfice de qui. En même temps, on est
encore loin d’avoir protégé les droits des plus vulnérables sur leur travail et leur vie, droits qui
aujourd’hui sont assimilés par le biais d’une fiction légale à une propriété inaliénable sur sa personne, une
propriété dont l’aliénation par des tiers (selon la définition de l’esclavage dans le droit international)
correspond à un crime.
Revenons aux exhortations de Maurice Godelier à opérer une distinction entre pratiques et
représentations. Les historiens sont eux-mêmes à la fois des exégètes et des travailleurs. Leurs
interprétations sont révélatrices des modes de représentation du travail par des intellectuels
contemporains européens et américains qui gagnent leur vie grâce à la recherche, l’enseignement et leurs
écrits. Leurs interprétations dénotent donc un positionnement bien particulier, tout autant que celles de
l’agriculteur nigérien descendant d’esclaves, qui – sans surprise – ne se focalise pas sur « l’esclave
intérieur » lorsqu’il résume en 2005 ce qu’il perçoit comme l’histoire du travail dans sa communauté :
Avant, nous travaillions pour les Abzinawa [élites], qui restaient assis et ne faisaient rien ;
ensuite, les [colonisateurs] blancs ont contrôlé notre travail ; maintenant, les agents des projets
[de développement] nous disent quoi faire. Il y a toujours quelqu’un assis qui nous regarde
travailler pour rien.
Les différentes représentations des historiens euro-américains et des paysans nigériens soulèvent la
question de savoir ce qui provoque un changement dans l’économie morale du travail quand certaines
relations de travail cessent d’être vues comme acceptables, pourquoi, et par qui.
Dans son essai Colonizing Time : Work Rhythms and Labor Conflict in Mombasa, Frederick Cooper
montre que l’administration coloniale attaquait les logiques sociales du travail temporaire au Kenya à
l’époque coloniale et luttait pour mettre en place des temps de travail strictement réglés. La discipline au
travail était imposée en réponse aux grèves. Le travail temporaire était perçu comme potentiellement
subversif, et la discipline était considérée comme une étape vers la création d’une main-d’œuvre
« détribalisée » dont le travail à plein temps n’avait pas tant pour finalité d’augmenter les profits que de
saper les fondements de la résistance anticoloniale. L’étude de Keletso Atkins consacrée à la résistance
des Nguni aux exigences des employeurs blancs montre que, au Natal, la résistance des travailleurs
locaux était si intense qu’à la fin du XIXe siècle le secteur du sucre dépendait de travailleurs engagés venus
d’Inde. Les paysans nguni se montrèrent capables de faire valoir certaines de leurs revendications grâce à
la vitalité de leurs normes culturelles, que les colons blancs ne pouvaient éradiquer. Lorsque les
employeurs ne payaient pas leurs travailleurs selon les calendriers lunaires autochtones, cela provoquait
des agitations. Deux représentations opposées du travail s’affrontaient ainsi l’une l’autre, avec leurs
pratiques et leurs stratégies d’autopréservation.
Les économies morales des relations de travail influencent les attentes des employeurs et les
réponses des travailleurs dépendants. La coercition est difficile à mettre en œuvre, à plus forte raison si
des régimes de travail exogènes sont imposés, non sur des migrants déracinés et contraints (comme les
esclaves dans l’espace atlantique), mais sur des personnes intégrées à leurs propres cultures du travail,
au sein desquelles elles ont été socialisées depuis la petite enfance. Dans quelles circonstances des
régimes inhumains de travail forcé sont-ils imposés ? Quels types de travail coïncident avec les formes de
coercition les plus sévères ?
L’esclavage ne naît pas spontanément, comme l’eau s’évapore et l’herbe pousse. Le recrutement et
la gestion de la main-d’œuvre esclave résultent d’un choix conscient fondé sur des calculs réfléchis
auxquels se sont livrés ceux qui sont en position de contraindre les autres. Par conséquent, on peut se
demander quand le travail des esclaves devient la solution choisie parmi d’autres relations de travail
envisageables. En 1900, Herman J. Nieboer publia l’ouvrage Slavery as an Industrial System :
Ethnological Researches. Il y affirmait que l’esclavage est la principale forme de travail pratiquée dans les
sociétés où les ressources de production sont ouvertement accessibles, car dans ces conditions la
coercition est nécessaire pour obliger les gens à travailler pour d’autres plutôt que pour eux-mêmes. Là
où les terres abondent et où la main-d’œuvre et le capital sont limités, le recrutement de main-d’œuvre
libre sur le long terme est inexistant car, comme le formule Gareth Austin, il n’existe « aucun taux de
rémunération qui s’avérerait profitable à la fois pour l’employeur et le travailleur ». La théorie de Nieboer
met l’accent sur les causes environnementales et démographiques de l’esclavage. Mais ce sont les
politiques, les normes, et les valeurs d’une société, plus que la densité des populations, qui expliquent la
présence ou l’absence d’esclavage.
Même si la condition des chasseurs-cueilleurs ne relève pas d’une sorte de « communisme primitif »,
les inégalités liées à la richesse et aux opportunités intergénérationnelles sont moins importantes dans
ces sociétés que dans les autres. Néanmoins, l’esclavage pouvait également avoir cours dans des sociétés
de ce type. David Wengrow et David Graeber rejettent tous deux les arguments déterministes qui
établissent des corrélations simplistes entre l’état de chasseur-cueilleur et l’esclavage dans leur analyse
de deux aires culturelles, l’une en Californie et l’autre au nord-ouest de la côte pacifique d’Amérique du
Nord. Alors même qu’ils avaient des conditions matérielles d’existence similaires, les pêcheurs-cueilleurs
de la côte nord-ouest effectuaient des raids chez leurs voisins et pratiquaient l’esclavage, tandis que ceux
de la Californie ne faisaient rien de tel. Des études ethnographiques menées sur les premiers ont montré
que les groupes bénéficiant en leur sein d’un statut privilégié s’épargnaient les tâches manuelles,
possédaient des esclaves domestiques capturés lors des guerres et arboraient à l’occasion de rituels
publics des signes extérieurs de richesse. La réduction en esclavage et le prélèvement de tributs
permettaient ainsi aux élites de déléguer le travail de subsistance et de mener une existence de guerriers.
En revanche, les chasseurs-cueilleurs de Californie tiraient fierté du dur labeur auquel ils se consacraient
et ne possédaient pas d’esclaves. Wengrow et Graeber affirment que le rapport au travail et à la
dépendance dans ces deux sociétés par ailleurs comparables n’était pas déterminé par leurs modes de
subsistance mais résultait de systèmes de valeurs différents. L’étude ethnographique de David Woodburn
sur les Hadza de Tanzanie développe un argument similaire : ce ne sont pas les nécessités liées à leur
environnement, ou la densité démographique, mais les préférences idéologiques des Hadza pour les
rapports égalitaires qui expliquent leur refus d’acquérir une main-d’œuvre esclave. Le rôle du politique,
en tant que système de valeurs et ensemble de pratiques institutionnalisées, doit à chaque fois être pris
en considération.
Comme Jean-Paul Demoule l’explique ici même, l’introduction de l’agriculture sédentaire à l’époque
néolithique engendra des inégalités sociales croissantes. Dans les sociétés pratiquant l’agriculture
vivrière, les groupes et individus détiennent des droits de propriété sur les terres et le bétail, investissent
du travail pour exploiter ces ressources, s’attendent à obtenir un rendement issu de ce labeur, et
s’efforcent d’exclure les autres de leur propriété. Les paysans qui pratiquent une agriculture de
subsistance recrutent leur main-d’œuvre au sein de leur famille et peuvent vendre leur surplus de
production sur les marchés locaux. Dans la plupart des sociétés, les aînés masculins et les chefs de famille
détiennent des droits sur le travail de leurs épouses et enfants. Les marxistes structuralistes français ont
théorisé la corrélation entre l’exploitation de la main-d’œuvre au sein des systèmes familiaux africains et
l’articulation entre centres et périphéries à l’échelle mondiale. Dans Femmes, greniers et capitaux,
Claude Meillassoux analyse le mode de reproduction en Afrique, qu’il perçoit comme jouant un rôle
crucial dans la façon dont le capital mondial exploite la main-d’œuvre des pays du Sud en s’abstenant de
s’acquitter de ses coûts de reproduction.
Les universitaires marxistes et féministes ont dénoncé la double exploitation des femmes, non
seulement au sein des structures familiales patriarcales, mais aussi par les forces capitalistes mondiales
qui se livrent à de l’extraction de plus-value auprès des travailleurs migrants (masculins, surtout) se
déplaçant de la campagne vers la ville. Les femmes, dont le rôle domestique permettait la reproduction de
la force de travail, subventionnaient sans le vouloir le capital mondial en prenant soin des futurs
travailleurs dans leur enfance et des anciens travailleurs dans leur vieillesse. Certains marxistes et
féministes comparent ces épouses à des esclaves dans des argumentaires qui soulignent le rôle crucial de
l’idéologie dans la présentation de l’exploitation comme découlant de rôles naturels, sanctionnés par
l’ordre divin. De même, sans adopter de perspective marxiste, certains anthropologues – en particulier
Kopytoff et Miers (voir supra l’article « Parenté ») – ont mis en évidence les continuités entre parenté et
esclavage. Cette interprétation a été abondamment critiquée depuis. Dans les sociétés hiérarchisées, des
ensembles de droits peuvent porter sur différentes catégories de personnes en vertu de leurs statuts. Cela
n’efface pas la distinction entre esclaves et libres.
L’étude menée par Joe McCann au sujet des rapports entre main-d’œuvre esclave et familiale à
Lasta, dans le nord de l’Éthiopie, montre qu’il y existait des différences très nettes entre main-d’œuvre
esclave et main-d’œuvre (libre) familiale, et que ces différences étaient utilisées de façon stratégique. Ce
point est particulièrement intéressant, car les hautes terres éthiopiennes constituent une exception au
scénario africain typique – celui d’une abondance de terres pour une main-d’œuvre insuffisante. Au début
du XXe siècle, la société de Lasta avait dû faire face à des pénuries de terres, à des périodes de jachère
plus courtes, à la raréfaction de la terre, et à des pâturages insuffisants pour les animaux de trait. Dans
un tel contexte, selon Nieboer, on s’attendrait à voir le travail salarié se développer. Mais dans la société
de Lasta, McCann a montré que dans le système foncier dit « rist », le propriétaire pouvait contrôler
l’usage des champs hérités par filiation ambilinéaire (c’est-à-dire des deux lignées paternelle et
maternelle). Lorsqu’une personne décédait, sa terre était divisée également entre tous ses enfants, sans
distinction de sexe ou de rang entre aînés et cadets. Les terres soumises à ce système étaient très
rarement vendues, mais les héritiers avaient le droit de se séparer de celles-ci afin de cultiver leurs
propres champs. Les foyers à Lasta étaient de fragiles unités de main-d’œuvre qui luttaient contre la
tendance centripète représentée par ces membres plus jeunes qui souhaitaient devenir fermiers
indépendants. Les esclaves, qui ne pouvaient hériter d’aucune terre et dont la mobilité était parfois
limitée, s’avéraient donc particulièrement précieux. Les maîtres qui possédaient des terres pouvaient
avoir des enfants avec des concubines esclaves et contribuer ainsi à reproduire une force de travail plus
facilement contrôlable. Le contraste entre esclaves et libres au sein d’une même maisonnée était évident,
car les esclaves étaient désignés comme yabet lij (« enfant de la maison »), et les nés libres comme yasaw
lij (« enfant d’une personne »). Seuls ces derniers pouvaient hériter de terres. Les esclaves n’avaient pas
le droit de posséder de terres, de quitter l’unité de production de leurs maîtres, ni de créer leur propre
ferme. Même après l’abolition et une fois la main-d’œuvre salariée devenue disponible, les foyers ruraux
qui avaient les moyens de posséder des esclaves essayèrent de les conserver, car ils représentaient la
façon la plus sûre de se prémunir de la pénurie de main-d’œuvre, y compris la main-d’œuvre familiale.
Augmenter ses rendements et vendre une partie de sa production implique de recruter de la main-
d’œuvre en dehors du foyer. Le fait de s’approprier le labeur de travailleurs dépendants extérieurs à la
famille peut relever de logiques différentes. Marcel van der Linden décrit toute une gamme de
dispositions mutualistes en vertu desquelles un groupe de personnes décide librement que ses membres
se prêteront de la main-d’œuvre – c’est-à-dire œuvreront les uns pour les autres par roulement, et
échangeront du travail contre du travail grâce à des arrangements symétriques extra-familiaux. Le
mutualisme est de fait un phénomène qui peut prendre de nombreuses formes et impliquer des
contributions autres que de la main-d’œuvre, comme de l’argent ou des produits. En dehors de la main-
d’œuvre familiale et des dispositions de travail mutualistes, le recrutement de main-d’œuvre suppose des
relations asymétriques dans lesquelles l’une des parties est soit obligée de fournir une force de travail,
soit d’accepter volontairement de travailler contre une rémunération en argent ou en nature.
Dans les zones caractérisées par une abondance de terres et une pénurie de forces de travail, le
contrôle sur le travail dépendant était exercé à travers la mise en esclavage des voisins ou des « exclus de
l’intérieur », c’est-à-dire les membres de la communauté qui avaient perdu leurs droits du fait de diverses
logiques d’exclusion fondées sur la caste, la race, la descendance, la religion, ou les sanctions judiciaires.
L’esclavage jouait un rôle important en Afrique, mais les mêmes conditions qui faisaient de l’esclavage
une chose si commune favorisaient également l’intégration des esclaves dans les familles et leur
remplacement récurrent par des cohortes de nouveaux dépendants réduits en esclavage.
Emmanuel Terray et d’autres associent ce phénomène à la relative faiblesse des États africains.
Incapables de réprimer les révoltes d’esclaves, ils facilitaient leur assimilation, assurant une forme de
contrôle social. Mais même là où les terres étaient abondantes, elles n’étaient pas ouvertement
accessibles aux étrangers, à moins que des relations spéciales aient été négociées avec les autorités
légitimes. Les droits donnant accès aux ressources foncières et permettant de les contrôler étaient
politiquement régulés.
Là où les densités de population sont basses et les incitations à la commercialisation agricole sont
fortes, la main-d’œuvre peut provenir de migrations, libres ou forcées. La migration forcée depuis des
régions lointaines présupposait des investissements conséquents programmés à l’avance : les
investisseurs et les employeurs ne s’embarquaient dans ce genre d’aventures que si les profits attendus
en retour s’avéraient importants, c’est-à-dire lorsque les produits de la main-d’œuvre pouvaient être
commercialisés de façon à répondre à une demande régulière de biens. Comme l’Afrique, les Amériques
au XVe siècle connaissaient un ratio terre/main-d’œuvre faible. Les immigrants européens fraîchement
installés défrichaient de nouvelles terres, attirés par la perspective de parcelles qu’ils pourraient
s’approprier et cultiver librement. Finalement, la main-d’œuvre fut importée par le biais de migrations
forcées et de mise au travail dans les plantations, sans jamais avoir la possibilité de posséder de la terre.
En tant qu’institution, l’esclavage permettait d’atteindre des objectifs d’extrême exploitation de la main-
d’œuvre générant des profits pour des propriétaires d’esclaves disposés à faire abstraction de l’humanité
des Africains réduits en esclavage. De tels profits cessèrent lorsque l’esclavage fut aboli. Philip D. Curtin
montre qu’en Jamaïque, après l’abolition, lorsque les personnes libérées quittèrent les plantations pour
aller s’installer dans les montagnes, la production de sucre chuta de 50 %.
J’ai insisté jusqu’à présent sur l’utilisation de la main-d’œuvre esclave dans la production agricole.
Mais les travailleurs esclaves avaient de nombreux rôles et fonctions. Certaines catégories de
fonctionnaires et d’administrateurs publics et royaux étaient esclaves et pouvaient fort bien, grâce à ces
rôles, acquérir une fortune et un pouvoir considérables (voir « Esclavage public »). Mais cette fortune et
ce pouvoir ne leur profitaient pas en tant qu’individus : ils les détenaient pour le compte de la personne
ou de l’institution qu’ils servaient. Leurs privilèges pouvaient être révoqués plus facilement et avec des
conséquences plus fatales que s’il s’agissait de fonctionnaires libres. Et pourtant, leur pouvoir n’en était
pas moins réel. À Rome dans l’Antiquité tardive, par exemple, les servi publici jouissaient du droit
d’économiser un peculium et d’en transmettre la moitié à leurs héritiers. Cela leur conférait un degré
limité de pouvoir dont les autres esclaves étaient dépourvus. En 1785, la population de l’Isle de France
(Maurice) comprenait environ 95 % d’esclaves et 5 % de libres. Les recherches de Vijayalakshmi Teelock
sur les esclaves publics que possédait la Couronne française montrent que les esclaves appartenant au
gouvernement étaient employés sur des chantiers d’infrastructures publiques et dans les poudreries de
l’île. Dans ce contexte, les esclaves qualifiés recevaient des salaires. Contrairement aux esclaves privés,
les esclaves publics portaient des uniformes. Ceux qui étaient employés dans la Division d’artillerie
arboraient des insignes et médailles indiquant leur rang. Dans la plupart des sociétés où l’esclavage était
légal, il répondait également à une logique interne de stratification, et les travailleurs esclaves qualifiés
étaient d’un rang supérieur aux esclaves considérés comme non qualifiés.
Lorsque les rendements sont potentiellement élevés, la main-d’œuvre dépendante tend à être
soumise à l’exploitation directe. Si les plantations d’esclaves dans les Amériques en offrent l’exemple le
plus clair et le plus évident, il convient de considérer la corrélation entre les opportunités de
commercialisation agricole et la coercition du travail au-delà du modèle nord-atlantique. Dans son analyse
de la main-d’œuvre agricole dans l’Europe médiévale, Chris Wickham apporte des nuances au grand récit
traditionnel de la transition de l’esclavage vers le servage. Diverses configurations coexistaient : les
travailleurs esclaves étaient employés en même temps que des métayers non libres (des serfs), et
l’autonomie des métayers libres était étroitement circonscrite par des provisions légales qui servaient
clairement les intérêts des propriétaires terriens. Il existait également une main-d’œuvre salariée – des
travailleurs à qui leur employeur versait un salaire pour cultiver ses terres pendant une journée, une
semaine, un mois, ou une période particulière du cycle agricole. Il y avait aussi des paysans libres qui
s’appuyaient sur une main-d’œuvre issue de leur famille ou non, et qui payaient des taxes au seigneur ou
lui devaient des corvées. Le choix du système à adopter dépendait de la structure politique, du caractère
saisonnier de l’agriculture et des caractéristiques physiques de l’environnement, ainsi que des conditions
nécessaires au type de culture en question, des opportunités de commercialisation et de l’inertie des
institutions. Les esclaves de plantation travaillant en équipes étroitement surveillées étaient rares au
Moyen Âge, tandis qu’il était chose courante que les serfs et autres paysans de divers statuts « libres »
soient strictement contrôlés.
Il est particulièrement intéressant de se pencher dès lors sur l’institution du régime domanial
classique (demesne en Angleterre, sistema curtense en Italie, et Villikationswirtschaft en Allemagne), en
considérant le cas d’une seigneurie divisée en deux parties différemment administrées. Une partie
comprenait les terres confiées aux paysans, et l’autre consistait en un domaine (ou pars dominica, selon
les sources romaines tardives) plus étroitement surveillé, où travaillaient des esclaves de la propriété ou
des métayers effectuant la corvée pour s’acquitter d’une partie du loyer qu’ils devaient au seigneur. En
Sabine, les cartulaires de l’abbaye de Farfa révèlent ainsi, selon Pierre Toubert, l’existence de trois types
d’administration de propriété, qui changeaient souvent et de façon très fluide et impliquaient des
métayers libres, des serfs non libres qui devaient payer leur dû (dont l’angaria), et, de façon moins
certaine, des esclaves – dont la présence n’est pas fréquemment attestée dans les domaines. Santa Giulia
di Brescia, en Italie, fait en revanche figure d’exception : son polyptyque atteste que les terres de certains
domaines étaient cultivées par des esclaves, appelés prebendarii. Wickham, citant les chiffres de
Gino Luzzatto, déclare que « le monastère en avait 740 (c’est-à-dire environ 200 hommes adultes ?)
dispersés sur environ 60 curtes, il est vrai, et environnés de près de 600 tenures paysannes, mais pouvant
atteindre une concentration de 30 individus ou plus sur quatre domaines. »
Les domaines les plus abondamment documentés se trouvent en Italie du Nord et au cœur de la
Francie carolingienne dès la fin du VIIIe siècle. C’est là que ces évolutions furent facilitées par le modèle
préexistant du vignoble, déjà présent durant la période mérovingienne et répondant à une demande de
vin, produit de luxe consommé à la cour. Or, Wickham suggère que le nombre croissant de domaines dans
le nord de la France au IXe siècle s’expliquait par de meilleures opportunités de vendre des produits à des
armées de plus en plus nombreuses, par exemple, ou aux habitants des villes portuaires ou des villes
cathédrales, qui étaient en plein essor. Mais il met également en garde contre la tentation de considérer
le domaine comme une étape du déclin de l’esclavage ancien. Des domaines divers et variés se
développèrent de façon séparée et indépendante en de nombreux lieux chaque fois qu’une hausse de la
demande en produits agricoles incitait les maîtres à intensifier le contrôle qu’ils exerçaient sur leurs
travailleurs. En d’autres termes, durant la période précédant l’abolition, la corrélation entre l’esclavage
(ou des niveaux élevés de coercition du travail) et l’agriculture commerciale est claire (voir « Marché »).
L’étude menée par Mohammed Bashir Salau sur les esclaves de plantation haoussas révèle des
phénomènes similaires : croissance de la ville fortifiée (birni), centralisation du gouvernement et du
commerce aux mains des émirs dans les principaux centres du califat de Sokoto, et fréquentes guerres qui
rapportaient aux vainqueurs nombre d’esclaves potentiels, ainsi qu’une demande pour les cultures de
base et commerciales au niveau local et régional.
Les propriétaires pouvaient administrer leurs domaines directement ou recruter toute une
hiérarchie d’administrateurs pour superviser les opérations agricoles en leur nom, tel le système mis en
place par les Apion, une riche famille de propriétaires terriens dans l’Égypte du VIe siècle, dont les
stratégies de gestion de main-d’œuvre sur leurs terres d’Oxyrhynchos et d’Arsinoé sont particulièrement
bien documentées. Les propriétaires terriens pouvaient aussi se reposer sur la hiérarchie entre les
esclaves pour assurer la surveillance des travailleurs aux champs, comme dans le cas des plantations de
Fanisau de l’émir de Kano, ou bien ils louaient les propriétés à des conductores qui les administraient de
façon autonome.
Aux Amériques et dans les Caraïbes, l’historiographie fait la distinction entre task system et gang
system. Le task system assignait aux esclaves une tâche déterminée, à effectuer en une journée, une
semaine, ou un mois, et une fois ce travail achevé les esclaves pouvaient disposer de leur temps
librement. Dans ce système, il était rare que les esclaves soient surveillés de près, ou censés travailler de
conserve avec d’autres. Dans le gang system, les esclaves étaient étroitement surveillés et devaient
travailler en cadence, suivant une discipline stricte qui ne leur laissait aucune autonomie quant au rythme
ou à la façon de faire leur travail. L’oppression extrême associée aux plantations caribéennes convoque
immédiatement l’image de rangées d’esclaves travaillant sous la supervision d’un contremaître. Il
convient toutefois d’éviter les généralisations, comme l’a rappelé Philip D. Morgan : le task system était
très répandu à toutes les époques et pouvait être autant, voire plus, astreignant que le gang system car
les planteurs pouvaient essayer de « surcharger » de quantités irréalistes de travail les tâches dont les
esclaves étaient censés s’acquitter en des périodes incroyablement courtes. Malgré cela, partout ou
presque, les esclaves préféraient encore le tasking (« travail à la tâche ») au ganging (« travail en
brigade »), lequel finit par être associé à la forme la plus aliénante de travail.
Lorsque la supervision s’avérait nécessaire – parce que les plantes étaient fragiles (les feuilles de
tabac, par exemple) ou parce que la synchronisation du travail était importante, comme dans la
production de sucre –, c’était le gang system qui était employé. À partir de la fin du XVIIIe siècle, le gang
system commença à être remplacé par le task system, en guise de mesure d’amélioration. Mais les
différents types de cultures supposaient différentes exigences en matière de surveillance. Dans les
anciennes colonies sucrières anglo-américaines, les lobbies des planteurs parvinrent à résister à cette
transition du ganging vers le tasking. Dans les colonies plus récentes et plus petites où le gouvernement
pouvait faire pression sur l’administration locale – comme à Trinidad, aux îles d’Essequibo à Démérara, à
Berbice et à Maurice –, le tasking remplaçait le ganging, en particulier là où les cultures étaient
résistantes (le riz, par exemple), ou lorsque le calendrier de production était plus souple (comme dans le
cas du piment). Les aspects de la production qui nécessitaient une surveillance attentive étaient organisés
en brigades : ainsi, le seul aspect de la production de café qui n’était pas mené sous forme de tâches était
le séchage des baies, car il exigeait une attention permanente.
À mesure que les idéologies anti-esclavagistes progressaient, les arguments en faveur de
l’attribution de tâches individuelles se développèrent. Au-delà des arguments humanitaires, on pensait
que les esclaves travailleraient mieux s’ils pouvaient espérer gagner du temps pour se consacrer à des
activités menées pour leur propre compte. Répartir le travail en tâches individuelles permettait aux
esclaves de s’organiser de manière à pouvoir consacrer une partie de leurs efforts à leurs activités
autonomes. Celles-ci étaient effectuées sur des terrains d’approvisionnement que les esclaves cultivaient
pour leur propre compte, utilisaient pour satisfaire leurs besoins essentiels (en plus des autres aliments
fournis par leurs propriétaires, généralement du poisson salé), et dont ils vendaient les surplus (voir
« Marché »). Les dispositions variaient selon les régions, en fonction de la disponibilité des terres, des
régimes de travail des esclaves et de la concurrence potentielle avec la production alimentaire des
maîtres. Ainsi, en Amérique du Nord, dans le Lowcountry, le task system dominait, et les parcelles
accordées aux esclaves étaient plus grandes et considérées comme des « petites plantations ». À l’inverse,
dans la baie de Chesapeake, les esclaves n’avaient le droit d’entretenir que de petits jardins et
travaillaient dans les plantations de l’aube au crépuscule, six jours par semaine. Les planteurs de la baie
de Chesapeake produisaient des cultures de base et n’encourageaient pas, par conséquent, leurs esclaves
à produire ces cultures eux-mêmes. Les îles de la Barbade et d’Antigua présentaient des similitudes avec
la baie de Chesapeake. Les prix élevés du sucre et l’offre limitée de terres disponibles expliquent que
seuls de petits jardins – et non de grandes terres d’approvisionnement permettant l’agriculture de base –
étaient accessibles aux esclaves.
Que la répartition du travail s’y effectue en brigades ou en tâches individuelles, les plantations des
Antilles et des États-Unis antebellum figurent parmi les formes les plus déshumanisantes de gestion de la
main-d’œuvre. Comme l’a montré Caitlin Rosenthal, les économes des grandes plantations optaient pour
la main-d’œuvre esclave car les esclaves étaient ceux qui avaient le moins de droits. Ils leur appliquaient
les principes de gestion scientifique, qui considéraient les esclaves comme des machines, évaluaient leur
valeur marchande dans des inventaires détaillés, estimaient la valorisation et la dépréciation des
individus, calculaient le montant des intérêts et établissaient le coût en capital des travailleurs. Les
propriétaires d’esclaves avaient ainsi forgé la catégorie de prime field hand (« esclaves agricoles de
premier choix »), pour recenser les esclaves possédant certaines capacités standard, par rapport
auxquelles les travailleurs moins productifs étaient classés en half hands (esclaves de demi-qualité) et
quarter hands (quart de qualité). Ces unités rendaient possible la comparaison entre les plantations grâce
à des références communes concernant la productivité des travailleurs (et la cruauté des employeurs).
L’établissement d’un régime de discipline du travail permettant un contrôle total sur la personne des
travailleurs entraînait des coûts élevés. Mais la demande en individus totalement contrôlables étant
continue, la promesse de profits pouvait venir compenser les coûts de la coercition. Si, comme l’a montré
Gareth Austin dans son article « Cash crops and freedom », l’agriculture commerciale facilita le
développement du travail salarié là où l’abolition pouvait être imposée, la commercialisation agricole
avant l’abolition encouragea l’intensification de la surveillance du travail non libre, du régime domanial au
gang system atlantique, au nom du profit.
Tom Brass souligne les différentes manières par lesquelles le capital vise à déprolétariser les
travailleurs – autrement dit, à les déposséder de leur capacité à faire valoir leurs droits sur leur travail en
le vendant et revendant selon leur propre choix. L’emploi de travailleurs non libres facilite le contrôle sur
les travailleurs, qui sont également moins coûteux car, dépourvus des protections dont bénéficient leurs
homologues libres, ils sont obligés d’accepter des conditions de travail plus mauvaises. Comme la
concurrence mondiale diminue les marges de bénéfices, les producteurs capitalistes réduisent leurs coûts
en délocalisant, en utilisant des technologies permettant d’économiser de la main-d’œuvre et en recourant
à l’emploi de travailleurs non libres, qui n’ont pas le statut d’esclaves mais ne peuvent dégager leur force
de travail d’une relation qu’ils estiment relever de l’exploitation, et la vendre à d’autres employeurs. Le
système des chefs d’équipe (gangmaster) délègue la tâche du contrôle de la main-d’œuvre à des sous-
traitants qui peuvent, en restant sous le radar des autorités officielles, soumettre à la coercition des
travailleurs irréguliers (souvent des migrants illégaux) recrutés à bas prix et non protégés par le droit du
travail national.
Les puissants possèdent les moyens d’influencer l’offre de travailleurs non libres. Si, par le passé, les
guerres permettaient d’obtenir d’importants contingents de captifs que l’on pouvait en toute légalité
forcer à travailler comme esclaves, aujourd’hui, d’autres mécanismes limitent la liberté des travailleurs.
Concrètement, le « capital » prend la forme de groupes ou de classes sociales, qui possèdent des intérêts
communs. Ils forment des réseaux puissants, politiquement et financièrement, capables d’influencer à
leur avantage les réglementations juridiques et économiques. La restructuration, lancée par décision
politique, du régime de travail, par exemple l’ajustement structurel en Afrique, l’austérité en Grèce, la
fermeture décidée par les autorités d’entreprises peu performantes, se traduit par l’apparition d’une
masse de travailleurs sans emploi qui peuvent à un moment ou à un autre accepter des conditions de
travail non libre ou forcer leurs proches à le faire. Une offre importante de travailleurs non libres limite
parallèlement la capacité des travailleurs libres à résister à l’exploitation et à négocier des conditions de
travail équitables. Les plus vulnérables sont les non-citoyens qui, selon la célèbre phrase d’Arendt, n’ont
pas « le droit d’avoir des droits ». Indépendamment du fait que leur force de travail soit ou non
juridiquement conceptualisée comme une propriété (leur propre propriété), les citoyens sont
indéniablement dans une position plus forte pour défendre politiquement leurs droits (voir « Mobilité »).
Depuis le milieu des années 1990, le mouvement des sans-papiers invoque les droits humains pour
contester la façon dont les lois migratoires des différents pays obligent les migrants sans-papiers à vivre
dans un état de « clandestinité » qui limite leur capacité à résister aux mauvais traitements. Un de leurs
mouvements a commencé ses manifestations le 18 mars 1996, anniversaire du 18 mars 1871, jour où la
Commune de Paris s’empara du pouvoir. Voici les mots de Madjiguène Cissé, porte-parole des sans-
papiers :
En France, jusqu’à présent, nous étions confrontés à deux destins de l’immigration : ou bien
nous participions au processus d’intégration républicaine, ou bien nous étions du bétail à
expulser. Au centre de cette approche, il y avait la notion de “clandestins”, qui véhicule une
charge négative très forte… Nous, nous nous sommes montrés, pour dire que nous étions là,
pour dire que nous ne sommes pas des clandestins mais tout simplement des êtres humains.
Au cours de l’histoire, les luttes pour l’émancipation se sont exprimées à travers une exigence : celle
que tous les êtres humains se voient reconnaître leurs droits inaliénables sur leur travail et leur personne,
et qu’ils soient protégés par la loi contre le contrôle arbitraire exercé par autrui.
RÉFÉRENCES
M. Ågren (éd.), Making a Living, Making a Difference : Gender and Work in Early Modern European
Society, Oxford, Oxford University Press, 2017.
T. Brass, Labor Regime Change in the Twenty-first Century : Unfreedom, Capitalism, and Primitive
Accumulation, Leyde, Brill, 2011.
C. De Vito, J. Schiel et M. van Rossum, « From Bondage to Precariousness ? New Perspectives on
Labor and Social History », Journal of Social History, vol. 54, no 2, 2020, p. 644-662.
M. van der Linden, Workers of the World : Essays Toward a Global Labor History, Leyde, Brill, 2008.
P. D. Morgan, « Task and Gang Systems : The Organization of Labor on New World Plantations », dans
S. Innes (éd.), Work and Labour in Early America, Chapel Hill, University of North Carolina Press,
1988, p. 189-222.
Y. Thomas, « L’usage et les fruits de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail », Enquête,
no 7, 1997, p. 203-230.
RENVOIS
Préhistoires de l’esclavage
Un grand port romain
De l’esclavage au servage
Des esclaves par contrat ?
Bagnes, galères et esclaves musulmans
L’ordre de la plantation
L’empire du sucre et du coton
Le pouvoir colonial français et les esclaves
Le régime du caoutchouc : esclavage et travail forcé
Post-esclavage et mobilisation de descendants d’esclaves
L’âge de la plantation
Capitalisme
Abolitionnismes et abolitions
Le droit international et l’esclavage
Réparations
Ville
CÉCILE VIDAL
« Isotry, Anosibe, je n’aime pas : les gens qui habitent là-bas sont des sauvages. » « Je n’aime pas ce
qui est en bas, surpeuplé, où ça pue. » De tels propos méprisants furent tenus par des habitants de la ville
haute de Tananarive à propos des populations de la ville basse de la capitale malgache lors d’une enquête
de géographie urbaine menée par Catherine Fournet-Guérin au début des années 2000. La bipartition de
l’espace urbain a une longue histoire qui est liée à l’esclavage. Elle remonte à la fin du XVIIIe siècle, date
de la fondation effective de Tananarive comme capitale par la monarchie merina, alors en pleine
expansion grâce à son implication dans la traite internationale. La topographie – un ensemble de collines
au-dessus d’une plaine marécageuse – détermina la distribution spatiale. Une signification symbolique,
basée sur la cosmologie merina, fut associée à la localisation des différents groupes statutaires en relation
avec le pouvoir monarchique : Rova, le palais royal, fut placé au sommet de la colline dominant la ville ; au
sud, connoté négativement, dans les quartiers plus bas sur la colline ou même en plaine, furent installés
les andevo (esclaves) ; au nord et au nord-est, en hauteur, les différents groupes andriana (nobles) ; et, à
l’ouest, les grands lignages hova (hommes libres). Depuis l’abolition de l’esclavage en 1896, le stigmate
pesant sur les descendants d’esclaves demeure très fort. À Tananarive, la difficulté à reconstituer les
généalogies ou à déterminer l’ancienneté des tombeaux de famille afin de vérifier de possibles origines
serviles a conduit à mettre en avant des critères de reconnaissance alternatifs comme le lieu de
résidence. Bien que les quartiers bas soient, de nos jours, aussi peuplés de migrants provenant de
différentes régions de Madagascar et n’appartenant pas nécessairement à des familles de descendants
d’esclaves, la bipartition entre ville haute et ville basse est dorénavant associée à la dichotomie raciale
entre fotsy (blancs) et mainty (noirs), ce second terme étant devenu synonyme d’andevo.
L’inscription spatiale de ces représentations discriminantes qui persistent dans le temps témoigne
de l’importance de la dimension urbaine de l’esclavage tel qu’il existait dans le royaume merina aux
e e
XVIII et XIX siècles. Par contraste, le rôle joué par l’esclavage dans l’histoire de Kingston, en Jamaïque, est
largement ignoré, alors que la ville portuaire fut le point d’entrée d’une grande partie des 2,5 millions
d’esclaves déportés par les Britanniques aux Amériques au cours du XVIIIe siècle. Dans la capitale
jamaïcaine, le passé esclavagiste n’est rappelé que par Redemption Song, la statue controversée de
Laura Facey Cooper célébrant la fin de l’esclavage dans Emancipation Park, inaugurée en 2002. Cette
méconnaissance des réalités urbaines de l’esclavage a été nourrie par le long désintérêt des historiens
pour le sujet. La focalisation sur l’esclavage de plantation dans l’historiographie sur les Amériques et
l’américano-centrisme des études sur l’esclavage à travers le monde expliquent leur « myopie agricole »
(Rosemary Brana-Schute). Malgré son importance durant l’Antiquité, l’esclavage urbain est encore
souvent minimisé ou considéré comme une forme bénigne qui laisserait aux esclaves une grande
agentivité. Depuis une trentaine d’années, les travaux cherchant à mettre en évidence la variété des
régimes d’esclavage dans l’espace et dans le temps aux Amériques et l’essor des études océaniques
s’intéressant aux cités portuaires comme lieux de connexions ont cependant ouvert la voie à une
réévaluation de l’importance et de la spécificité de l’esclavage urbain. Mais le phénomène n’a pas encore
donné lieu à une approche comparatiste à l’échelle mondiale, qui tiendrait compte de la diversité urbaine,
alors qu’une telle démarche pourrait contribuer au débat en cours sur la redéfinition du concept de
société esclavagiste.
Les spécialistes d’études urbaines déplorent pourtant l’impossibilité de donner une stricte définition
à leur objet de recherche, si ce n’est comme une agglomération dont une proportion, plus ou moins
importante selon les époques, de la population ne vit plus de l’exploitation sédentaire ou nomade du sol.
La ville ne peut être une catégorie analytique universelle tant le concept réfère à des expériences
historiques variées. Les centres urbains diffèrent les uns des autres selon leur taille, leur morphologie, les
fonctions qu’ils remplissent, les relations qu’ils entretiennent avec leur hinterland et leur inscription dans
des réseaux urbains plus ou moins denses. Le fait urbain ne marqua pas de son empreinte toutes les
régions du monde de la même façon et ces régions connurent des vagues successives d’urbanisation et de
désurbanisation. Reste que la plantation américaine ou la villa romaine ne devraient plus constituer le
modèle unique à l’aune duquel examiner toutes les autres formes d’esclavage, tant une histoire mondiale
de l’esclavage révèle la constance et l’ubiquité de sa forme urbaine. Une meilleure prise en compte des
conceptions et des expériences plurielles du phénomène urbain dans l’étude des rapports entre ville et
esclavage devrait permettre d’appréhender plus finement les spécificités de l’esclavage urbain et les
relations entre esclavages urbain et rural.
L’englobement du monde à la période moderne, qui ne fut pas le fait des seuls Européens, provoqua
une nouvelle expansion de l’esclavage urbain. À l’autre extrémité de l’Eurasie, en Asie du Sud-Est, avant
et après l’arrivée des colonisateurs européens dès le début du XVIe siècle, la ville était la plus grande
dévoreuse d’esclaves. Parmi des formes variées de servitude et de dépendance, l’esclavage-marchandise
était une particularité des centres urbains dont la croissance dépendait de l’importation d’esclaves
achetés ou capturés à la guerre et dans des raids. Durant la période qu’Antony Reid a appelée « l’âge du
commerce », entre 1490 et 1640, la région connut une forte urbanisation et le renforcement d’un
ensemble de cités-États maritimes parmi lesquelles Ayutthaya (Thaïlande), Malacca (Malaisie), Aceh
(Indonésie), Makassar (Indonésie) ou Banten (Indonésie). Leurs ports devinrent des emporia (sing.
emporium, « comptoir commercial ») internationaux pour les marchands musulmans, chinois, européens
et japonais. Cet essor urbain, dépendant de la main-d’œuvre servile, correspondit à un pic de l’esclavage
dans la région.
Les empires que les différentes Compagnies des Indes orientales développèrent dans l’océan Indien
à partir de la fin du XVe siècle formaient des réseaux de cités portuaires contrôlant des hinterlands plus ou
moins importants et recourant à des esclaves d’origines variées. Au sein de la compagnie néerlandaise
(VOC), l’esclavage y était essentiellement urbain, car la culture d’épices, de canne à sucre et de café
destinés à l’exportation demeura dans les mains des populations indigènes mobilisées par les Néerlandais
par le biais de la corvée. En Afrique du Sud où les Néerlandais s’implantèrent originellement avec l’idée
de n’établir qu’une station de ravitaillement pour les navires de commerce et de guerre en route vers
l’Asie, la forme originelle de l’esclavage fut citadine. La VOC transporta au Cap (Cape Town) de nombreux
esclaves pour construire et faire fonctionner la ville portuaire. L’esclavage privé ne se répandit dans les
fermes alentour produisant des grains et du vin que dans un second temps.
Alors que l’esclavage urbain caractérisait la partie asiatique des empires mondiaux que les
Européens construisirent au cours de la période moderne, celui de plantation dominait dans leur volet
américain. La présence d’esclaves en ville était cependant loin d’être négligeable dans les mondes
atlantiques. Le développement de la traite transatlantique conduisit à une transformation de la
géographie urbaine en Afrique avec la création ex nihilo par les Européens de villes coloniales (Luanda,
Benguela) ou de comptoirs qui avec le temps se transformèrent en villes coloniales (Elmina, Saint-Louis
du Sénégal) et le déclin ou l’essor de villes africaines préexistantes à l’arrivée des Européens. Dans le
golfe de Guinée, la conquête des royaumes d’Allada en 1724 et de Hueda en 1727 par celui du Dahomey
entraîna ainsi la dépopulation de leurs capitales, Savi et Allada, et l’expansion spectaculaire du port de
Ouidah. Or comptoirs européens et villes africaines n’étaient pas seulement des places de marché pour la
traite, mais aussi des lieux d’un esclavage urbain local.
Les esclaves déportés d’Afrique étaient débarqués aux Amériques dans une série de cités portuaires
créées par les Européens, qui devinrent également des sociétés esclavagistes. Mais, alors que les villes
demeurèrent de taille relativement modeste et que les réseaux urbains n’étaient pas très développés dans
les colonies néerlandaises, britanniques et françaises d’Amérique du Nord et de la Caraïbe, il n’en fut pas
de même dans les territoires sous domination ibérique où l’occupation coloniale du territoire prit la forme
de l’établissement d’une multitude de villes dominant des terroirs plus ou moins vastes. En Amérique
espagnole, où les esclaves africains ne constituèrent une main-d’œuvre agricole ou minière que dans de
relativement petites zones en raison du recours massif aux travailleurs amérindiens, la dimension urbaine
de l’esclavage africain fut primordiale. Alors qu’il était loin d’être négligeable au Nouveau Monde,
l’esclavage urbain se propagea même dans les capitales et les ports atlantiques européens avec la venue
d’esclaves en provenance des colonies et des comptoirs de traite.
Les relations que les villes entretenaient avec leur arrière-pays et leur avant-pays prenaient la forme
d’une mobilité qui amenait en ville des esclaves provenant de sociétés entretenant d’autres rapports à
l’esclavage que celui existant sur place. Les centres urbains étaient ainsi des lieux d’interconnexions
entre différents régimes esclavagistes.
Dans les territoires où coexistaient esclavages urbain et rural, comme dans l’Italie romaine ou dans
les colonies de plantation américaines, la circulation des esclaves et de leurs maîtres rendait les deux
types d’esclavage interdépendants. Dans l’Empire romain, bien qu’une distinction existât entre les
esclaves relevant de la familia urbana et de la familia rustica, elle reposait moins sur le lieu de résidence
que sur l’emploi à des tâches domestiques ou agricoles. Partout, non seulement les nouveaux esclaves
destinés aux domaines ruraux étaient achetés dans les centres urbains, mais les maîtres envoyaient leurs
esclaves en ville pour des durées plus ou moins longues afin de vendre des produits au marché, accomplir
diverses autres tâches, remplir une obligation de corvée auprès des autorités publiques, se faire punir,
recevoir des soins, suivre un service religieux, ou encore bénéficier d’une éducation ou d’un
apprentissage (toutes ces possibilités n’existant pas dans les deux contextes). Les esclaves des environs se
rendaient également en ville de leur plein gré, de manière ouverte ou clandestine, à des fins de commerce
et de sociabilité. Quand la résidence des maîtres alternait entre ville et plantation ou villa, les esclaves
domestiques attachés à leur service personnel les suivaient d’un milieu à l’autre. La gestion de la main-
d’œuvre servile impliquait l’affectation d’esclaves urbains à la villa ou à la plantation ou inversement à
des fins de punition ou de promotion.
L’esclavage maritime, toujours associé aux cités portuaires dans lesquelles les esclaves marins et
pêcheurs passaient une bonne partie de leur vie quand ils ne naviguaient pas, connectait des sociétés où
l’esclavage existait sous des modalités différentes. Dans les mondes atlantiques, les navires de commerce
reliant les trois continents riverains ou les territoires américains entre eux employaient, dans des
proportions variables, des marins esclaves d’ascendance africaine. Ils contribuaient à la circulation de
l’information entre les différentes parties des empires et d’un empire à l’autre. À partir de la seconde
moitié du XVIIIe siècle, ils jouèrent, selon Julius Scott, un rôle essentiel dans la diffusion de nouvelles sur
les réformes de l’esclavage et les révoltes d’esclaves, participant à la propagation de l’esprit
insurrectionnel parmi les populations asservies dans toutes les Amériques.
Au sein des empires atlantiques, la mobilité des esclaves, marins ou autres, entre les cités portuaires
de métropole et des colonies avait une signification particulière en raison de la généralisation du principe
du sol libre au cours du XVIIIe siècle, y compris dans celui du Portugal, alors qu’une différence majeure
entre les Ibériques, d’une part, et les Anglais, Français et Néerlandais, d’autre part, avait été l’existence
ou non de l’esclavage dans les sociétés européennes avant leur expansion coloniale. Au principe du sol
libre qui cantonnait théoriquement l’esclavage aux colonies s’ajoutait la forme particulière prise par
l’esclavage public. Comme les monarchies européennes ne concevaient pas leur autorité en relation avec
l’esclavage, les souverains ou les compagnies de commerce exerçant des pouvoirs régaliens n’avaient
recours à l’esclavage public que dans leurs territoires ultramarins. Les esclaves publics ne remplissaient
aucune fonction militaire ou administrative auprès des pouvoirs centraux en métropole. Les capitales
impériales des empires atlantiques, Paris, Londres ou Lisbonne, se différenciaient donc fortement de la
Rome antique, Bagdad, Istanbul, Pékin ou Sokoto de ce point de vue. C’est cependant par la ville que
l’esclavage colonial parvint à s’infiltrer et à éroder la division entre métropole et colonies en raison de la
venue d’esclaves des Amériques, des Mascareignes ou d’Afrique et de leur établissement dans les
capitales impériales et les ports atlantiques européens. Les planteurs caribéens, qui circulaient entre les
deux versants de l’Atlantique, apportaient avec eux des esclaves domestiques et, éventuellement, des
enfants, esclaves ou affranchis, qu’ils avaient eus avec des femmes esclaves ou libres de couleur. D’autres
envoyaient leurs fils ou filles d’ascendance mixte se faire éduquer dans les couvents, collèges ou écoles
militaires des royaumes européens. Les élites basées uniquement en métropole, notamment dans les
capitales impériales, avec ou non des liens avec le monde colonial, se procuraient aussi des esclaves par
différents moyens. La possession de servantes et pages noirs devint un moyen de distinction nobiliaire, ce
qui rapprochait ces élites urbaines européennes de celles des capitales romaine ou ottomane, même si le
nombre d’esclaves concernés variait énormément. Que cela fût à travers les procès de liberté ou les
parcours d’un Vincent Ogé ou d’un Julien Raimond, l’expérience de ces esclaves et libres de couleur dans
les cités métropolitaines joua un rôle fondamental dans l’essor de l’abolitionnisme et dans les abolitions
de l’esclavage dans les mondes atlantiques.
Les villes se caractérisent toujours par leur diversité sociale et le brassage de populations de statuts
et d’origines divers. Dans les sociétés pratiquant l’esclavage, elles mettaient en contact des esclaves de
divers types et des travailleurs avec des statuts variés. Cette situation avait plutôt tendance à renforcer
qu’à éroder les barrières statutaires.
Au sein des villes impliquées dans la traite ou la capture des esclaves, leur population servile était
divisée entre ceux y résidant de manière permanente et ceux de passage attendant leur vente ou leur
rachat. Dans l’Alger ottomane pratiquant à la fois captivité et esclavage, les esclaves chrétiens, qui
appartenaient pour la plupart à l’État, étaient classés en trois catégories : les esclaves bagnio (ceux qui
travaillent) accomplissaient des tâches manuelles éreintantes et vivaient dans des casernes ; les élites
étaient mises au service de l’administration ; les papalunas (ceux qui attendent) avaient vocation à être
rachetés et étaient exemptés de travail et de résidence communautaire moyennant le paiement d’une
redevance mensuelle. Les postes de traite créés par les Européens en Afrique de l’Ouest, dont les
habitants libres étaient majoritairement africains ou euro-africains, ainsi que les villes côtières africaines
impliquées dans la traite transatlantique abritaient pareillement deux formes d’esclavage, africain et
atlantique. Cette coexistence constituait un puissant moyen de contrôle social pour les maîtres possédant
des esclaves ayant vocation à demeurer sur place car ils pouvaient toujours les menacer de les céder aux
capitaines des navires de la traite transatlantique. Il en était de même à La Nouvelle-Orléans durant la
période antebellum. La cité sur le Mississippi était le port de transit de la traite interne entre le Maryland
ou la Virginie et le Deep South. Les esclaves récalcitrants de la ville pouvaient donc être vendus en amont
à destination des plantations sucrières et cotonnières.
L’esclavage public étant fréquemment un esclavage urbain, la ville pouvait aussi être un espace de
confrontation et de coopération entre esclavages public et privé. Cette coexistence permet de s’interroger
sur la manière dont les acteurs historiques concevaient ces deux formes comme des variantes d’un même
phénomène ou comme deux phénomènes distincts, d’autant que les origines ethniques des esclaves
publics et privés n’étaient pas forcément les mêmes. Les deux types d’esclavages n’étaient cependant pas
étanches, puisque les souverains ou les compagnies de commerce pouvaient faire appel aux esclaves
privés par le biais de la corvée ou de la location. Même si l’esclavage public ne donnait pas toujours accès
à des postes donnant pouvoir et prestige et imposait parfois des conditions de travail très dures, il pouvait
apparaître attractif aux yeux des esclaves privés. Au début des années 1770, l’intendant de l’Isle de
France (Maurice) eut ainsi l’idée d’imposer à chaque esclave du roi – au nombre de plusieurs centaines –
employé à Port-Louis le port d’un jeton fleurdelisé avec un numéro et de conserver ce numéro dans un
registre de matricule. Un de ses objectifs était de repérer les esclaves privés qui s’agrégeaient à ceux
appartenant à la monarchie, peut-être pour maintenir des relations familiales et bénéficier d’une vie
communautaire.
Enfin, les centres urbains constituaient des lieux de croisement entre différents régimes de travail.
Dans les arsenaux méditerranéens des États chrétiens à la période moderne, les galères étaient
actionnées par des esclaves, mais aussi par des condamnés au travail forcé. À Batavia, aux XVIIe et
e
XVIII siècles, la VOC mobilisait un nombre très élevé de travailleurs pour faire fonctionner le port,
construire et entretenir les navires, ainsi que débarquer, entreposer et embarquer les marchandises. Au
même moment ou selon les périodes, elle fit appel à des esclaves de diverses origines, qui lui
appartenaient ou qu’elle louait, des marins et des soldats européens, des salariés chinois ou des marins
indiens qui s’engageaient par contrat pour plusieurs années. Même s’ils œuvraient côte à côte, il n’est pas
certain que ces différentes catégories de travailleurs étaient employées aux mêmes tâches ou traitées de
la même façon. Surtout, comme l’esclavage ne se réduisait pas à une forme de travail forcé mais
impliquait un contrôle sur toutes les dimensions de la personne, le partage de conditions de travail
communes n’effaçait pas ce qui mettait les esclaves à part. Dans certains cas, les travailleurs libres
développèrent, en outre, des stratégies afin de se distinguer par leur style de vie et d’activité. Dans les
villes du Sud-Est asiatique au XVIe siècle, l’association du travail manuel à la servitude était telle, même
quand il s’agissait de métiers qualifiés dans l’artisanat, que la mobilité sociale avait pour but de quitter
cette activité ou d’acquérir un esclave pour le faire travailler à sa place. Dans la New York néerlandaise
puis anglaise des XVIIe et XVIIIe siècles, libres et esclaves travaillaient comme artisans, mais rapidement les
apprentis d’ascendance européenne ne furent plus recrutés localement que parmi les orphelins pauvres. Il
n’est donc pas certain que, sur les navires européens des XVIIIe et XIXe siècles, les travailleurs de la mer,
soldats et marins, libres ou esclaves, aient toujours formé un prolétariat maritime solidaire, partageant
une même culture de classe anti-hégémonique, cosmopolite et antiraciste, comme le défendent
Peter Linebaugh et Marcus Rediker.
La ville était le lieu par excellence de la coexistence et de la négociation entre esclavage et liberté.
Dans les postes de traite des Européens en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, des Africains libres,
de passage pour mener leurs affaires ou visiter des parents ou des amis, pouvaient être kidnappés, vendus
et transportés aux Amériques. Mais, plus souvent, la ville offrait une porte d’entrée vers la liberté, bien
que celle-ci ne fût parfois qu’entrebâillée. Alors que Rio de Janeiro comprenait peut-être plus de 40 000
habitants dont la moitié d’esclaves africains au milieu du XVIIIe siècle, seulement 605 esclaves obtinrent
leurs cartas de alforria (certificats d’affranchissement) entre 1749 et 1754. Les manumissions étaient
cependant toujours plus nombreuses en milieu urbain que rural. Une série de raisons expliquent le
phénomène : maîtres et esclaves y vivaient souvent dans une étroite proximité et entretenaient des
relations personnelles ; l’économie urbaine permettait aux esclaves de gagner de quoi se racheter ; la
pratique du rachat constituait un mode de contrôle social qui incitait les esclaves à mieux travailler et les
dissuadait de s’enfuir ; enfin s’y trouvaient les instances judiciaires devant lesquelles les esclaves
pouvaient intenter des procès de liberté. D’autres facteurs conjoncturels étaient susceptibles de faire
croître le nombre d’affranchissements urbains. Dans le port de Massawa situé sur la mer Rouge, dans
l’Érythrée actuelle, 276 esclaves furent affranchis entre 1873 et 1885, la ville étant alors sous domination
de l’Égypte khédivale. Une grande partie d’entre eux étaient des résidents de la cité à qui leurs maîtres
choisirent d’accorder la liberté par un acte de piété. Mais 139 d’entre eux le furent par le gouvernement,
dont 115 en trois journées lors de procédures d’affranchissement collectif. Il s’agissait de captifs de la
traite illégale de la mer Rouge que les autorités voulaient émanciper, avec l’espoir qu’ils puissent
travailler aux grands travaux de modernisation de la ville. De fait, la plupart des affranchis demeurèrent
sur place.
Partout, même quand ils avaient été libérés ailleurs, les anciens esclaves tendaient à migrer et à
s’établir en ville en raison des opportunités de travail qu’ils y trouvaient. Les procès pour
affranchissement à Athènes au IVe siècle montrent que 85 % des anciens esclaves avaient quitté le lieu de
résidence de leurs propriétaires pour vivre en ville, dans son port, le Pirée, ou dans son voisinage
immédiat, la possibilité de poursuivre des activités commerciales dans le reste de l’Attique étant
négligeable. Même s’il existe des exceptions – notamment Saint-Domingue où les libres de couleur furent
nombreux parmi les planteurs caféiers dans la seconde moitié du XVIIIe siècle –, la ville était le centre de la
vie des affranchis et descendants d’affranchis.
Dans les sociétés où coexistaient esclavages rural et urbain, la présence en ville de ces populations
d’affranchis et descendants d’affranchis les rendait attractive aux yeux des esclaves en fuite car ceux-ci
pouvaient se fondre dans les masses urbaines et se faire passer pour libres. Dans les Amériques, le rôle de
refuge joué par les centres urbains était tel qu’Eduardo Saguier décrit la Buenos Aires de la fin du
e
XVIII siècle comme « un immense palenque [communauté de marrons] urbain ». Les acteurs historiques
avaient eux-mêmes bien conscience du phénomène : un article paru dans le journal brésilien O Alabama
en 1869 parle d’immeubles de rapport dans un quartier de Salvador de Bahia comme de « véritables
quilombos » [communautés de marrons] car les chambres auraient été louées à des esclaves marrons.
Mais les anciens esclaves vivant en milieu urbain comme des libres couraient le risque d’être reconnus et
de nouveau capturés, en particulier dans les bourgs. Le recours à des crieurs publics et l’affichage d’avis
de recherche dans les cités de l’Empire romain comme la publication de centaines d’annonces d’esclaves
en fuite dans les journaux américains montrent que les maîtres ne désespéraient pas de les retrouver. À
Benguela, en Angola, certains hommes ou femmes choisirent même de revenir auprès de leurs
propriétaires après plusieurs années d’absence afin d’acheter leur affranchissement et sécuriser leur
condition de libre, ce que leurs maîtres n’acceptaient pas toujours.
En 1964, Richard Wade publiait aux États-Unis un ouvrage, Slavery in the Cities, qui arguait que
ville et esclavage étaient antithétiques. Le milieu urbain lui apparaissait contraire à l’institution
esclavagiste parce qu’il affaiblissait la domination des maîtres et facilitait la sortie du système. Cette
thèse a été intensément débattue et elle est peu défendue à l’heure actuelle. De fait, les pratiques
d’affranchissement constituaient le meilleur instrument de contrôle social car elles retardaient le moment
de la sortie de l’esclavage, les négociations et l’accumulation de l’argent nécessaire au rachat prenant des
années pendant lesquelles les esclaves restaient au service de leurs maîtres. La plus grande flexibilité et
adaptabilité de l’esclavage urbain facilitaient sa prévalence. Le milieu urbain n’était donc pas
incompatible avec l’esclavage, mais demandait des modes de fonctionnement différents que ceux des
espaces ruraux afin d’assurer sa reproduction.
L’expérience urbaine des esclaves différait selon les conditions démographiques en fonction du
contingent d’esclaves au sein de la population générale, de la proportion des propriétaires d’esclaves et
du nombre moyen d’esclaves par maître. Au XVIIIe siècle, les villes coloniales caribéennes comportaient en
général entre 45 et 55 % d’esclaves, ce nombre frôlant même, à certains moments, les 75 % dans les îles
danoises. La plupart des habitants libres possédaient au moins un esclave. Au début du XVIe siècle, les
esclaves, parmi lesquels se rencontraient de nombreux tisseurs de soie, comptaient peut-être jusqu’à un
tiers de la population de la ville anatolienne de Bursa dans l’Empire ottoman. En Égypte romaine, 21 %
des ménages urbains comprenaient des esclaves qui représentaient 13 % de la population urbaine
(davantage que dans les campagnes), mais les papyrus utilisés pour établir ces estimations n’incluent pas
Alexandrie où la présence des esclaves devait être plus massive. Partout, quelle que fût la part des
esclaves dans la population urbaine totale, les maîtres n’en possédaient, en général, qu’un petit nombre.
Dans les villes marocaines du XIXe siècle, où la propriété d’esclaves était réservée aux élites, la très grande
majorité n’en avait qu’un, très rarement plus de cinq ou six. Mais il existait des exceptions, en particulier
dans les territoires où l’esclavage était un phénomène plus massif. À Rome, la familia urbana du préfet
urbain Lucianus Pedanius Secundus incluait 400 esclaves quand il fut assassiné par l’un d’entre eux en 61
de notre ère. Contrairement aux esclaves publics qui constituaient aussi des groupes importants, ceux
vivant en petit nombre avec leurs propriétaires privés ne pouvaient profiter d’une cellule familiale
personnelle au sein de leur unité de résidence.
Un autre facteur qui rendait difficile le développement d’une vie familiale propre aux esclaves
urbains était la fréquente surreprésentation des femmes en raison de leur emploi comme domestiques ou
nourrices et de leur exploitation sexuelle, bien que l’esclavage public, notamment militaire, puisse
augmenter la part masculine. L’esclavage sexuel et conjugal est souvent associé à l’Afrique et à l’Asie,
mais Sally McKee considère que la proportion très importante de femmes parmi les esclaves des cités
italiennes dans les derniers siècles de la période médiévale – plus de 80 % des esclaves achetés à Venise
et à Gênes entre 1360 et 1500 étaient des femmes – était aussi liée aux services sexuels qu’elles
pouvaient offrir, même si cet esclavage sexuel n’était pas institutionnalisé et affiché comme dans les
mondes musulmans. La même situation prévalait dans les comptoirs néerlandais et britannique du
Bengale où les hommes blancs préféraient entretenir des relations sexuelles et conjugales avec des
esclaves et des affranchies provenant de tout le pourtour de l’océan Indien plutôt qu’avec des femmes
locales.
En ville, aucun travail n’était le seul domaine des esclaves qui œuvraient toujours sous la supervision
ou à côté d’individus libres ou avec d’autres statuts de dépendants. En revanche, toutes les activités
n’étaient pas ouvertes aux esclaves. La permissivité en la matière dépendait de l’organisation du pouvoir
politique, des conceptions du travail, de la crainte que les concentrations d’esclaves pouvaient susciter et
de la dimension raciale ou non de l’esclavage. En dehors du cas particulier des esclaves publics employés
dans l’armée et l’administration, on rencontrait des esclaves formés comme maîtres d’école ou médecins
ou servant d’agents commerciaux pour le compte de leur maître dans les mondes gréco-romains – et pour
les agents commerciaux également dans les mondes arabo-musulmans – alors que cela aurait été
impossible dans les Amériques coloniales. C’est certainement au Nouveau Monde que les restrictions
étaient les plus importantes. La volonté de prévenir la résistance des esclaves y poussa les autorités à
interdire aux esclaves l’exercice de certains métiers urbains. En Guadeloupe, à partir du XVIIe siècle, ces
professions impliquaient une mobilité (pêcheurs, gabarriers qui transportaient des marchandises du quai
aux entrepôts, ou maîtres de pirogues), donnaient accès à des métaux précieux et des armes (forgerons,
ferblantiers, couteliers, orfèvres et armuriers) ou auraient permis aux esclaves d’empoisonner les colons
(tous les métiers liés à la médecine et à la pharmacopée). Ces interdictions étaient cependant peu
respectées en pratique. Dans les villes d’Amérique espagnole, en fonction des situations locales, les
esclaves étaient parfois intégrés dans le système des guildes et des corporations réglementant et
encadrant le travail artisanal, certains accédant même à la maîtrise dans les métiers les moins
prestigieux, alors qu’ils en étaient exclus dans les cités italiennes des derniers siècles du Moyen Âge, où
cette appartenance demeura un privilège des citoyens.
Le travail urbain des esclaves est souvent présenté comme étant beaucoup moins pénible que celui
sur les grands domaines agricoles. Mais c’est oublier la longueur des journées de travail pour les esclaves
artisans et domestiques ou la dureté de la tâche de ceux employés à porter de l’eau, du bois ou des
marchandises. C’est aussi oublier que les villes pouvaient abriter des arsenaux pour les galères, ou
demander des travaux d’aménagement et de construction de fortifications et de monuments qui
comptaient parmi les rares formes de travail organisé en équipe (gang system) et qui prenaient leur lot de
morts. Dans les obrajes (ateliers textiles) des villes de Nouvelle-Espagne, où les esclaves africains vinrent
remplacer la main-d’œuvre amérindienne dans les premières décennies du XVIIe siècle et étaient enfermés
comme dans des prisons, la violence était telle qu’ils n’hésitaient pas à blasphémer, préférant être déférés
devant l’Inquisition plutôt que d’endurer de telles conditions de vie et de travail. Les femmes esclaves
n’étaient pas non plus épargnées, ce dont témoignent leur implication fréquente dans la prostitution ou
encore leur rôle dans les activités de blanchissage, comme dans les villes états-uniennes du Sud
antebellum. Ces exemples montrent que, si le travail urbain des esclaves se déroulait souvent dans un
cadre domestique et donc dans de petites unités d’exploitation avec un nombre limité de travailleurs, il
pouvait aussi prendre place dans des bordels, des hôtels, des ateliers (pour fabriquer des textiles, des
céramiques, du savon, etc.), des manufactures (comme celles de tabac à Richmond en Virginie ou
l’armurerie impériale de Rio de Janeiro au XIXe siècle) ou des chantiers navals avec des dizaines, voire des
centaines de travailleurs. L’usage de la violence pour faire travailler les esclaves n’était pas réservé à ces
institutions collectives et pouvait se déployer dans la sphère domestique, ce que Marisa J. Fuentes a mis
en évidence pour Bridgetown à la Barbade. La proximité et l’intimité entre maîtres et esclaves,
caractéristiques du milieu urbain, favorisaient certes les affranchissements, mais plaçaient aussi les
esclaves sous la surveillance permanente de leurs propriétaires et les rendaient vulnérables à leur
arbitraire et à la violence morale, physique ou sexuelle qu’ils pouvaient déployer.
Une autre particularité du travail urbain était son caractère souvent public, ainsi que la mobilité
qu’il autorisait et l’autonomie qu’il conférait à nombre d’esclaves, bien que cela ne fût pas le cas pour
tous. Le travail dans les boutiques et les ateliers fréquentés par des clients, la vente dans les marchés et
dans les rues, ou l’emploi dans le transport de personnes et de marchandises offraient de multiples
occasions d’échapper à la supervision des maîtres et de prendre part à toutes sortes d’interactions avec
des individus de divers statuts et origines. Les esclaves domestiques pouvaient être enfermés à la maison,
mais avaient souvent l’occasion de sortir pour accomplir différentes tâches. Dans la ciutat (ville) de
Majorque au XIVe siècle, ils étaient visibles partout dans l’espace urbain : dans les échoppes, à la fontaine
pour chercher de l’eau, au four à pain public, etc. Au sein des villes des mondes arabo-musulmans, la
mobilité, dont les femmes esclaves bénéficiaient grâce à l’accomplissement de ces différentes tâches,
prenait une autre signification du fait de la tendance à l’enfermement domestique des femmes libres.
Une pratique, rencontrée presque partout, qui accroissait encore l’autonomie des esclaves, était leur
location qui pouvait être organisée par les maîtres ou par les esclaves eux-mêmes. En 1688, un visiteur
persan à Aceh notait que « c’est leur coutume de louer des esclaves. Ils paient à l’esclave une somme qu’il
donne à son maître, et ensuite ils utilisent l’esclave à n’importe quel travail souhaité ». Les esclaves qui se
louaient eux-mêmes et accomplissaient des tâches sans supervision exerçaient un certain contrôle sur la
durée, le rythme et la quantité de leur travail, qui dépendaient cependant aussi de ce qu’ils pouvaient
gagner pour subvenir à leurs besoins. Dans les villes américaines, les autorités cherchaient souvent à
interdire ou à réguler le phénomène par crainte du pouvoir que les masses d’esclaves et d’affranchis
gagnaient de la sorte. C’est ce qu’elles essayèrent de faire, une fois encore à Salvador de Bahia en 1857,
en imposant aux ganhadores (les affranchis et les esclaves gagnant leur vie en servant de porteurs à la
tâche) l’obligation de détenir un permis et le port d’une plaque de métal avec leur numéro
d’enregistrement, le permis et la plaque devant être payés. Organisés en cantos (des associations de
travailleurs partageant une affiliation ethnique et ayant une base territoriale), les ganhadores réagirent
en suspendant le travail. La grève immobilisa le secteur d’activité pendant une semaine. Les grévistes
ayant obtenu partiellement gain de cause (notamment la suspension du paiement d’une redevance pour
l’enregistrement), elle s’arrêta parce que les travailleurs ne pouvaient se passer de gagner leur vie plus
longtemps et que les esclaves, minoritaires dans le mouvement, furent contraints par leurs maîtres de
s’en retirer. Ils n’avaient pas la même latitude que les affranchis pour protester.
Le succès partiel de la grève s’explique notamment par l’opposition des marchands à la loi
municipale. La pratique de la location bénéficiait, en effet, aux maîtres comme aux esclaves. Elle donnait
à l’esclavage urbain une dimension de rente, son objectif n’étant pas de bénéficier directement du labeur
des esclaves, mais d’obtenir un retour monétaire rapide et régulier de l’investissement financier qu’ils
représentaient. Selon Seth Richardson, la fonction économique de l’esclavage à Babylone, entre 2004 et
1595 avant notre ère, résidait moins dans la force de travail des esclaves que dans leur rôle comme
instrument financier, à travers leur location et surtout leur usage pour garantir le paiement de dettes en
les faisant travailler temporairement au profit du créditeur. Dans une perspective similaire,
Seth Rockman associe la volonté de perpétuer l’esclavage à Baltimore durant la période antebellum, en
dépit de l’arrivée de nombreux migrants européens, à la possibilité de réaliser ce capital en vendant les
esclaves à l’extérieur de la ville. L’accent mis sur la marchandisation des esclaves et le rôle que les villes
jouaient dans le commerce et la traite des esclaves permettent donc de comprendre comment elles
parvenaient à remplacer, voire à accroître leur population servile et donc à maintenir le système
esclavagiste.
Les spécificités de l’esclavage urbain avaient aussi à voir avec la matérialité et la spatialité des
villes. La présence de populations serviles influençait leur urbanisme et leur architecture. La vente
d’esclaves nécessitait souvent la construction d’infrastructures distinctes (voir « Marché »). La dimension
conjugale et sexuelle de l’esclavage public dans les mondes musulmans transparaissait, en outre, dans
l’espace urbain à travers le harem dans le palais du souverain. Dans l’Égypte et la Syrie du XIIIe au
e
XVI siècle, la citadelle constituait le « symbole du pouvoir mamelouk et de sa domination sur la ville »
(Julien Loiseau). En contrebas de la citadelle, au Caire, à Alep et Damas, les trois grandes villes du
sultanat, furent progressivement établis des quartiers militaires, désignés sous le nom de Taht al-Qal’a,
dans le courant du XIVe siècle. Au Cap, la VOC n’utilisait pas ses esclaves à des fins militaires, mais leur
nombre élevé la poussa en 1679 à faire construire un grand bâtiment, appelé de nos jours Slave Lodge,
pouvant loger de 500 à 600 personnes, que l’historien Robert Shell a décrit comme une « plantation
urbaine ». En dehors de ces concentrations d’esclaves, dans les villes où la propriété d’esclaves était
largement répandue à travers les couches sociales libres, comme les esclaves vivaient en général auprès
de leur maître, on en trouvait dans tout l’espace urbain. Dans certains contextes, la possibilité que les
esclaves puissent non seulement travailler mais aussi se loger de manière indépendante fit émerger de
nouveaux quartiers urbains, souvent situés en périphérie, concentrant des populations d’affranchis,
descendants d’affranchis et esclaves. De tels faubourgs se rencontraient à Kingston (Jamaïque), à
Charleston (Caroline du Sud) ou encore à Zanzibar avec celui de N’gambo au XIXe siècle. Pour les esclaves
vivant au sein de la propriété urbaine de leur maître, ils pouvaient être dotés de quartiers particuliers,
dans l’avant-cour du complexe résidentiel clos (appelé gida) à côté de l’endroit où les chevaux et les ânes
étaient attachés dans les cités haoussas de la période moderne ou dans l’arrière-cour des maisons du
French Quarter dans La Nouvelle-Orléans du XIXe siècle. Sinon, ils dormaient n’importe où dans la maison
de leur propriétaire, notamment dans la cuisine ou l’écurie, ou même dans ou à côté de la chambre de
leurs maîtres. En dehors de leurs lieux de résidence, les esclaves pouvaient aussi marquer de leur
présence d’autres espaces urbains. Au Cap-Français, à Saint-Domingue, la venue des esclaves des
environs pour vendre leurs denrées en ville donna naissance au « marché des nègres » qui se tenait sur la
place Clugny dans les années 1760.
La concentration et la densité démographique, l’expansion spatiale du bâti, le brassage de
populations diverses et la plus grande mobilité des esclaves étaient tels en ville que le maintien de l’ordre
esclavagiste nécessitait toujours une implication plus grande des autorités publiques que dans les
campagnes. Là où l’esclavage public existait de manière structurante, des esclaves publics assuraient
souvent les fonctions de police urbaine. C’était le cas des archers esclaves dans l’Athènes classique ou des
Sarkin Bayi en charge du palais et de la garde des portes de la ville dans les cités haoussas entre le milieu
du XVe et le début du XIXe siècle. D’autres esclaves royaux moins éminents y servaient comme chef de
police ou encore de bourreau et géraient les prisons. Les murs entourant la Babylone ancienne ou les
villes africaines de la période moderne et contemporaine n’avaient pas seulement des fonctions
défensives, elles visaient aussi à empêcher la fuite des esclaves. Dans celles des Amériques coloniales, les
autorités ne cessèrent de renforcer les mesures de police depuis la mise en place en 1671 à Charleston
d’une patrouille de nuit, avec des agents de police et de simples citoyens tirés au sort, chargée d’arrêter
les esclaves ne respectant pas le couvre-feu jusqu’à la création de forces de police modernes et
d’institutions carcérales publiques au XIXe siècle. Partout, la répression des esclaves récalcitrants ou
rebelles prenait des formes publiques spectaculaires en ville, qui était le lieu où la justice publique était
rendue. Le plus grand équilibre démographique entre libres et esclaves et la présence des forces armées
y rendaient les révoltes serviles très difficiles (voir « Révoltes »).
La dimension symbolique de l’esclavage était particulièrement importante en ville. La défense de
l’ordre esclavagiste et l’affirmation de l’association entre l’esclavage et le pouvoir politique et militaire
donnaient lieu à un investissement de l’espace public à travers l’organisation de grandes cérémonies
urbaines, à l’instar des jeux romains de gladiateurs. Les fouilles archéologiques menées par
J. Cameron Monroe dans le plateau d’Abomey, capitale du royaume du Dahomey, révèlent l’expansion de
rituels comparables en relation avec la complexification du réseau urbain. Au XVIIe siècle, les cérémonies
royales appelées Xwetanu (Way-ta-nu, dans la langue fon-gbe) ou coutumes annuelles, qui impliquaient la
vénération du culte royal ancestral avec le sacrifice de centaines de captifs et la distribution cérémonielle
de richesses, avaient uniquement lieu dans le palais royal d’Abomey. Mais, après la conquête des deux
royaumes voisins d’Allada et de Hueda au début du XVIIIe siècle, la monarchie entreprit de projeter son
pouvoir en construisant une série de villes et de bourgs le long des voies d’acheminement des captifs vers
la côte. Dans ces centres urbains furent construits des palais royaux où de tels rituels étaient dupliqués.
Puis, au XIXe siècle, des palais furent édifiés en zone rurale dans le même objectif de redistribution de la
richesse acquise grâce à la traite transatlantique. À côté de ces festivités grandioses, dans l’Antiquité
gréco-romaine comme dans le Sud-Est asiatique ou les empires coloniaux mondiaux des Européens, les
propriétaires privés affichaient souvent leur richesse en s’accompagnant d’esclaves domestiques
somptueusement vêtus et parés dans leurs déplacements urbains. Dans la seconde moitié du XIXe siècle,
les riches habitants de la ville de Zanzibar faisaient de même avec leurs esclaves à tel point qu’un terme
spécifique fut forgé pour les désigner : wapambe (mpambe au singulier), qui signifiait « les décorés » ou
« les ornés » (Jeremy Prestholdt).
L’inscription spatiale de l’ordre esclavagiste passait, en outre, par l’imposition de mesures
ségrégatives. Dans la Grèce et la Rome anciennes, la faible différenciation entre citoyens et esclaves du
point de vue de l’apparence physique ou du travail fut contrebalancée par l’exclusion des esclaves des
espaces récréatifs que constituaient bains et gymnases. Les citoyens de l’Athènes classique s’affichaient
comme tels en allant aux réunions de l’assemblée et du conseil et aux séances des tribunaux ou en se
détendant dans ces lieux de loisirs. Ce n’est qu’à la fin de l’Empire romain que les esclaves furent
autorisés à y accompagner leurs maîtres. Dans les villes américaines des colonies de plantation, des
mesures ségrégatives furent pareillement imposées au sein des églises ou des lieux de culture, théâtres et
opéras, qui se développèrent à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la discrimination portant sur le
statut et l’ethnicité ou la race concernait donc, selon les endroits, seulement les esclaves ou également les
Africains libres ou l’ensemble des libres de couleur.
La rue, enfin, était un lieu de négociation et de contestation de l’ordre esclavagiste et racial, comme
l’illustrent les fréquentes disputes entre soldats et esclaves dans La Nouvelle-Orléans française de la
première moitié du XVIIIe siècle ou encore les cérémonies carnavalesques de Jonkonnu (ou John Canoes)
qui se tenaient à l’époque de Noël à Kingston, en Jamaïque, dans les premières décennies du XIXe siècle.
Loin d’être de simples amusements, ces parades d’hommes noirs portant d’étranges costumes et
masques, avec des jupes, des perruques, des éventails, des plumes et des fouets, apparaissaient comme
une menace aux yeux des autorités et des colons. À l’instar des participants à ces parades, les esclaves et
les affranchis urbains pouvaient s’organiser collectivement en confréries dans les Amériques ibériques
comme dans l’Empire romain et les territoires de l’Islam et développer leur propre sociabilité au sein de
l’espace public. Celles formées au Brésil organisaient des festivals, des processions et des funérailles,
élisaient des rois et des reines et maintenaient des cours royales. La ville était ainsi un lieu paradoxal où
l’autonomie des esclaves était contrebalancée par la prise en charge collective de leur surveillance et de
leur répression.
* * *
En dépit de l’importance de l’esclavage urbain à travers le monde sur la longue durée, les historiens
ont pendant longtemps considéré que les villes n’abritaient pas de véritables sociétés esclavagistes. Dans
la définition du concept proposée par Moses Finley, la prééminence était, en effet, donnée aux critères
démographique et économique et notamment au rôle des esclaves dans le système de production
(agraire). Or, il considérait les villes d’avant le XVIIIe siècle davantage comme des lieux de consommation
que de production. Reprenant la dyade conceptuelle de société à esclaves et de sociétés esclavagistes afin
de mettre en évidence la diversité de l’esclavage nord-américain dans le temps et dans l’espace, Ira Berlin
affirmait également que dans les sociétés à esclaves la variante urbaine de l’esclavage prédominait.
À l’heure actuelle, de telles positions paraissent difficiles à tenir pour plusieurs raisons. Les
chercheurs insistent dorénavant sur la nécessité de mieux prendre en compte la dimension, non
seulement économique, mais aussi politique et sociale de l’esclavage et sa fonction de prestige. Avec
l’essor des travaux sur les femmes esclaves, ils conceptualisent comme une forme de travail essentielle les
activités de service et de care (« soin ») propres à l’esclavage domestique, si prévalants en milieu urbain.
Ils prêtent davantage attention au fait que les esclaves représentaient un type de capital et pas seulement
de main-d’œuvre. Enfin, ils réfléchissent aux finalités des stratégies d’asservissement et de recours à
l’esclavage (slaving), sachant que les villes jouaient un rôle essentiel dans la circulation et la distribution
des esclaves, d’où la nécessité de mieux articuler la pratique de l’esclavage avec celle de la capture et de
la traite dans la définition du concept de société esclavagiste. En dépit de leurs différences à divers
moments de leur histoire, Babylone, Athènes, Rome, Bagdad, Angkor, Lisbonne, Melaka, Boukhara,
Constantinople/Istanbul, Abomey, Pékin, Lima, Le Cap, Kingston, La Nouvelle-Orléans, Rio de Janeiro,
Batavia, Sokoto, La Havane ou Tananarive, pour ne citer que des villes d’importance régionale, impériale
ou mondiale, leur apparaissent donc maintenant comme des sociétés esclavagistes à part entière.
Si certains traits structuraux en rapport avec la taille de la propriété servile, la composition de la
population d’esclaves, le type et l’organisation du travail, ainsi que l’importance de l’affranchissement
distinguaient l’esclavage urbain, il semble, en outre, important de ne plus parler d’esclavage urbain au
singulier, mais de montrer la diversité des esclavages urbains. L’esclavage urbain n’avait pas la même
signification quand il constituait la forme principale d’esclavage ou quand il se combinait avec l’esclavage
agricole à grande échelle comme dans l’Empire romain ou dans l’Amérique des plantations. L’essor de
l’économie de plantation, comme ce fut le cas dans l’Empire omanais au XIXe siècle, pouvait d’ailleurs
conduire à une redéfinition des rapports entre esclavages rural et urbain, la relation de dépendance et de
clientèle entre maîtres et esclaves ne subsistant plus qu’en ville. Le fonctionnement et la portée de
l’esclavage urbain variaient également en fonction de l’existence ou non de l’esclavage public et de
l’intégration de la ville considérée dans des réseaux urbains à des échelles locale, régionale, impériale ou
mondiale, en rapport ou non avec la traite des esclaves.
Après les abolitions de la fin du XIXe siècle aux États-Unis ou au Brésil, des millions d’anciens
esclaves ont migré vers les villes. Ce que l’on appelle la Great Migration (Grande Migration) du Sud vers
les métropoles du Nord industrialisé en Amérique du Nord a contribué à transformer ces dernières d’un
point de vue démographique, morphologique ou culturel. Les migrants africains-américains furent l’objet
de discriminations, mais ils purent s’affranchir des relations de dépendance avec leurs anciens maîtres et,
pour certains, connaître des phénomènes de mobilité sociale. De telles migrations vers les villes ont
également suivi l’interdiction de la traite et de l’esclavage en Afrique occidentale française au début du
e
XX siècle. La disparition effective de l’esclavage a toutefois été un long processus qui demeure inachevé.
De nos jours, la force du stigmate pesant sur les descendants d’esclaves au Mali comme ailleurs en
Afrique de l’Ouest et les modalités de la migration des zones rurales vers Bamako et de Bamako vers Paris
et ses banlieues entraînent une reproduction des rapports de domination entre descendants de maîtres et
d’esclaves jusque dans les foyers de travailleurs maliens de la région Île-de-France. C’est aussi en ville
que le trafic d’êtres humains amène les femmes prises dans l’esclavage contemporain, lequel prend la
forme du travail domestique et de la prostitution. En ce début du XXIe siècle, l’esclavage ne relève donc
pas du passé dans de nombreuses métropoles à travers le monde.
RÉFÉRENCES
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RENVOIS
CÉCILE VIDAL
« Vive le beau travail des Îles de l’Amérique, 1785. » Cette inscription fut peinte à l’intérieur d’un
saladier en faïence de Nevers conservé de nos jours au musée du Nouveau Monde à La Rochelle. L’objet,
à la fonction à la fois utilitaire et décorative, fut fabriqué à la demande de Pierre Bréban de Montreuil-
Bellay, dont le nom est marqué en bordure du plat et qui servit probablement comme économe aux
Antilles. Sur le fond du saladier, les conditions de vie et de travail sur une plantation sucrière sont
illustrées par trois scènes qui se succèdent verticalement : en haut, des femmes esclaves posent, avec un
enfant emmailloté, au milieu d’un bosquet de cannes à sucre, tandis que la maison du maître et des
bâtiments d’exploitation s’élèvent dans l’arrière-plan droit ; au centre, des hommes esclaves, vêtus d’une
seule culotte, creusent en cadence des trous à la houe sous la surveillance d’un économe blanc, richement
habillé avec perruque et chapeau, qui brandit une canne ; en bas apparaît le village de cabines de la main-
d’œuvre servile, en bordure duquel le commandeur noir de la plantation fouette un esclave.
Alors même que l’anti-esclavagisme prenait son essor en France, cette pièce de vaisselle exhibait,
sans vergogne aucune, l’association étroite existant entre travail et coercition telle qu’elle opérait sur une
plantation sucrière de la Caraïbe à la fin du XVIIIe siècle. Les trois vignettes montrent que la production de
sucre, qui faisait la fortune du commerce extérieur français, reposait sur un usage normalisé de la
violence à l’encontre des esclaves d’ascendance africaine, tant dans la discipline au travail que dans les
châtiments imposés aux travailleurs récalcitrants. La violence physique et morale était doublée d’une
violence symbolique qui transparaît dans la célébration du labeur depuis la métropole, la souffrance de
ces hommes et de ces femmes esclaves peinant à la tâche étant considérée comme acceptable voire
négligeable.
Tout système de domination comporte un certain recours à la violence physique. Mais le système est
d’autant plus efficient que les principes justifiant les discriminations sont intériorisés et l’autorité des
dominants acceptée, ce qui permet à ces derniers de ne pas avoir à user de la force pour exercer leur
pouvoir. La violence symbolique permet d’éviter la violence physique. Par contraste, l’esclavage consistait
en l’exercice continu, pratiquement ou virtuellement, de la violence par un individu sur un autre, cette
violence étant d’abord physique sans pour autant s’y réduire. Elle mettait en péril la survie même des
esclaves et constituait en conséquence un objet de conflit majeur avec les maîtres (Randy Brown).
Affirmer que la violence se trouvait au fondement de la relation esclavagiste ne suffit toutefois pas à
appréhender l’imbrication des deux phénomènes parce que les modalités et les finalités de la violence
étaient plurielles et que les esclaves n’étaient pas seulement victimes mais aussi agents et auteurs de
violence. Il importe, en outre, d’historiciser la violence. Toutes les sociétés qui pratiquaient l’esclavage
avant son interdiction juridique partout dans le monde ne partageaient pas les mêmes conceptions de la
violence, ni n’entretenaient les mêmes rapports avec elle, mais elles avaient en commun d’utiliser
l’esclavage comme un étalon de la violence extrême que l’on pouvait infliger à un individu. La
dénonciation de la violence esclavagiste par les abolitionnistes à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle
constitua donc une inflexion historique majeure. Même au temps de l’abolitionnisme, la reconnaissance de
leur droit de résistance à l’oppression, y compris par la violence, fut néanmoins longtemps refusée aux
esclaves.
Avant l’interdiction juridique de la traite et de l’esclavage dans l’ensemble du monde, la violence liée
à l’esclavage était d’abord productrice ou fondatrice. Alors qu’il existait plusieurs modalités
d’asservissement (notamment par l’endettement ou par la voie judiciaire) et que certains esclaves
naissaient dans les chaînes, beaucoup le devenaient par la capture lors de guerres, razzias ou raids. En
période de conquête, des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes pouvaient être capturées
lors d’un siège, d’une bataille ou d’une campagne. Lors de la troisième guerre samnite (298-290 avant
notre ère), 40 000 personnes provenant de sept cités auraient ainsi été asservies par les Romains. Les
esclaves constituaient un sous-produit de la guerre ou l’engendraient, la volonté de se procurer des
esclaves en plus grand nombre ayant pour effet d’accroître l’activité militaire et la violence qui lui était
associée. L’usage de la force pour faire des captifs s’accompagnait du déracinement de la communauté
d’origine et de la rupture de tous les liens sociaux que ces femmes et ces hommes entretenaient avant
leur capture.
La marchandisation était une autre source de violence physique et psychique. Les captifs destinés à
la vente étaient souvent déplacés sur de longues distances. Nombre d’entre eux mouraient en chemin
tandis que les autres étaient vendus plusieurs fois lors des différentes étapes du voyage. Le récit de la vie
du moine bénédictin irlandais Findan au IXe siècle rapporte qu’après sa capture par des Vikings, il passa
entre les mains de trois propriétaires successifs. L’incertitude sur le destin à venir et la distance
linguistique et culturelle entre les conquérants ou les acheteurs et les captifs-esclaves fragilisaient
psychologiquement ces derniers et renforçaient leur sentiment d’insécurité et d’isolement. Le moment du
déplacement lui-même jouait un rôle crucial pour transformer les captifs en esclaves et leur faire accepter
leur statut servile. Lorsqu’ils circulaient par voie de terre, ils étaient fréquemment encordés ou enchaînés
en groupe d’une façon telle qu’ils étaient obligés de baisser la tête et de marcher d’un seul pas. La
pratique visait non seulement à empêcher la fuite, mais surtout à humilier et à lui faire perdre leur
individualité. Les manilles et les chaînes que les fouilles archéologiques révèlent, comme celles retrouvées
à Llyn Cerrig Bach au pays de Galles, qui remontent à l’âge de fer tardif avant la conquête romaine de 74
de notre ère, constituent ainsi des marqueurs de cette mobilité contrainte. Mais l’effet de masse et le
niveau de brutalité étaient encore plus importants dans la traite transatlantique (voir « Traites »).
Par contraste, à l’heure actuelle, le trafic d’êtres humains ne repose pas toujours sur l’usage de la
force. Une enquête récente menée par Roseline Uyanga avec Marie-Luise Ermisch, auprès d’une centaine
de femmes nigérianes victimes d’esclavage sexuel, a révélé que 79 % d’entre elles avaient été incitées à
migrer par la tromperie comme la promesse d’un mariage pendant que 21 % avaient choisi de se
prostituer afin d’échapper à la pauvreté. La traite place néanmoins ces femmes dans une situation de
« vulnérabilité en les éloignant de leurs environnements familiers, en créant une dépendance à l’égard
des trafiquants ou de ceux qui achètent les victimes, en exposant les victimes à des formes de violence
physique et psychologique à des fins de contrôle, et en établissant souvent une situation de servitude pour
dette ». S’il est donc important de distinguer la traite et l’esclavage de nos jours, la violence continue à
jouer un rôle essentiel dans les formes contemporaines de servitude comme elle le faisait dans tout
système esclavagiste avant la prohibition légale de l’esclavage partout dans le monde.
L’omniprésence de la violence
Au sein des sociétés pratiquant l’esclavage, l’usage de la violence était lié à la nécessité d’introduire
de nouveaux esclaves venant de l’extérieur à qui il fallait faire accepter leur statut servile, au déséquilibre
numérique entre esclaves et non-esclaves qui existait dans certaines sociétés esclavagistes, à
l’impossibilité de surveiller en permanence les esclaves afin d’empêcher qu’ils ne s’enfuient ou ne se
révoltent et à l’exploitation maximale qu’il s’agissait de leur imposer dans le but d’en tirer le plus grand
profit possible. En conséquence, aucun système d’esclavage ne pouvait jamais devenir acceptable aux
yeux de tous les esclaves. Dans les sociétés esclavagistes, comme il était toutefois difficile de se reposer
sur la seule force pour faire obéir les esclaves, les maîtres combinaient toujours violence et négociation.
Ils concédaient quelques jours de repos et des moments de loisir pour faire accepter des temps de travail
éreintants. À côté des châtiments, ils multipliaient les méthodes de manipulation et d’émulation : petites
récompenses matérielles, mise en compétition, affectation à une tâche moins épuisante ou promotion à un
poste qualifié, et promesse d’affranchissement. Laisser les esclaves former des familles, cultiver des
lopins de terre pour leur propre compte ou détenir un pécule, tout cela permettait encore d’attacher les
esclaves à l’exploitation ou à la personne du maître.
La violence n’en restait pas moins indispensable et multiforme. Elle était à la fois physique, morale
et symbolique et faisait intervenir la force, la coercition, l’humiliation, la honte et la peur. Les maîtres
gouvernaient autant par la terreur et le harcèlement que par le fouet. L’usage de la force pouvait débuter
dès l’arrivée de nouveaux esclaves. En Iroquoisie au XVIIe siècle, l’entrée des captifs pris à la guerre dans
les villages des vainqueurs s’accompagnait d’une bastonnade. Dans son traité sur l’esclavage africain au
Brésil, rédigé au milieu du XVIIIe siècle, le prêtre et juriste Ribeiro Rocha rapporta que « le premier acte
d’hospitalité » accompli par les maîtres, désireux de marquer leur autorité, était « de faire fouetter
sévèrement » les esclaves. D’autres rituels de rupture avec le passé et de soumission, dont le changement
de nom et le port ou l’inscription corporelle de signes distinctifs (tonte des cheveux, tatouage, marquage
au fer rouge ou vêtements particuliers) leur étaient encore imposés afin de les conditionner et de rendre
visible leur altérité (voir « Corps »).
Une fois les esclaves intégrés au régime habituel de violence, les maîtres n’avaient pas
nécessairement à infliger des châtiments et pouvaient se contenter de menacer de punir, tuer, ou de
vendre au loin l’esclave ou l’un de ses enfants. La violence strictement morale provenait, selon les
circonstances, du changement d’identité, du rappel permanent de la position d’infériorité radicale, de
l’isolement social, de la séparation des familles, du spectacle des châtiments infligés aux proches, de
l’exposition des corps, de la marchandisation des individus, de l’emploi des femmes à des fins procréatives
ou encore de la prise de conscience par les enfants nés dans l’esclavage de leur statut servile.
La violence physique – qui diffère de la violence psychique par la peine infligée au corps, mais qui
implique toujours une dimension morale puisque ce n’est pas seulement l’intégrité physique mais aussi
l’identité individuelle, la dignité et le sens de l’honneur de la personne qui sont affectés – ne se réduisait
pas à la violence répressive. Elle concernait les conditions de vie médiocres qui constituaient un moyen de
contrôle social (souffrant de malnutrition et de toutes sortes de pathologies, les esclaves étaient occupés à
assurer la satisfaction de leurs besoins vitaux), ainsi que le type, la durée et l’organisation du travail (voir
« Travail »). Envoyer un esclave travailler dans les mines du Laurion constituait même dans l’Athènes
classique une punition qui revenait à le condamner à la peine capitale. Si le travail pouvait être létal dans
les sociétés où l’institution servile avait d’abord une motivation économique, la mort était un destin
commun dans celles où l’esclavage était avant tout affaire de prestige (voir « Mort »). Enfin, la violence
sexuelle était une autre constante des sociétés pratiquant l’esclavage où elle prenait des aspects divers en
dehors de l’esclavage sexuel et conjugal proprement dit : l’usage systémique des viols ou du sexe obtenu
sous la contrainte à des fins de contrôle social, principalement mais pas uniquement à l’encontre des
femmes, ou encore la fabrique des esclaves eunuques (voir « Sexe »).
Cette violence multiforme se trouvait au cœur des relations interpersonnelles entre un maître et ses
esclaves, mais elle avait également une dimension collective dans les sociétés esclavagistes. En premier
lieu, les maîtres ne faisaient pas tous montre de la même violence, certains se distinguant par leur
cruauté. Bien que ces bourreaux fussent souvent socialement condamnés, ils servaient l’intérêt du groupe
des maîtres dans son ensemble car l’un pouvait toujours menacer de vendre un esclave à un autre réputé
pour sa férocité. À l’occasion, les maîtres se tournaient également vers la justice publique quand elle
existait. La violence judiciaire jouait un rôle fondamental dans le maintien de l’ordre esclavagiste. Les
magistrats ciblaient les esclaves, tout en leur offrant très peu de protection contre la violence d’autrui
(voir « Justice »).
En dépit de l’omniprésence de cette violence tant individuelle que collective, son importance variait
d’une société pratiquant l’esclavage à l’autre. Dans l’Amérique des plantations pour laquelle la
documentation est la plus abondante, les différences étaient liées à plusieurs paramètres : la plus ou
moins grande facilité à se procurer de nouveaux esclaves ; le ratio entre esclaves et libres ; les conditions
de travail en rapport avec la plante cultivée ; ainsi que la proportion de planteurs absentéistes. D’une
plantation à l’autre jouaient également la personnalité, l’expérience et la situation des maîtres ou des
intendants-économes. Les variations étaient spatiales, mais aussi temporelles. Le passage d’une société à
esclaves à une société esclavagiste, surtout quand le nombre d’esclaves augmentait rapidement, était un
moment de brutalisation qui était propice aux révoltes serviles comme aux répressions féroces. Bien que
le niveau de violence déclinât quelque peu ensuite, il restait très élevé, tout en évoluant au gré des
circonstances. Les sociétés esclavagistes ne cessaient d’être modelées par la violence extrême parce que
celle-ci constituait le premier marqueur du statut servile.
Dans sa sixième Satire sur les femmes, Juvénal rapporte le cri d’une maîtresse ordonnant que son
esclave soit crucifié. Aux objections énonçant qu’il faudrait établir s’il l’avait mérité et s’il y avait des
témoins de son crime avant de l’exécuter, elle répondit : « Imbécile que tu es ! Un esclave est-il un
homme ? Innocent ou coupable, il périra : je le veux, je l’ordonne ; ma volonté suffit. » La violence dans
l’esclavage pouvait donc n’exprimer que le pouvoir absolu de vie et de mort que le maître ou la maîtresse
exerçait, en droit ou en pratique, sur son esclave (voir « Mort »). Conjointement avec ce pouvoir suprême,
les modalités particulières prises par la violence répressive – les acteurs chargés de l’infliger, le choix des
victimes, les instruments et les méthodes employés, les circonstances de son application – reflétaient
l’idéologie qui sous-tendait le système esclavagiste – le maintien des esclaves hors de la communauté
civique et l’absence ou quasi-absence de protection à laquelle ils pouvaient avoir droit en conséquence –,
tout en favorisant son intériorisation par les victimes comme par les bourreaux. La violence sert toujours
à renforcer les hiérarchies sociales, y compris celles communes à la plupart des sociétés, soit celles entre
hommes et femmes ou entre adultes et enfants. Dans le cas de l’esclavage, elle constituait l’un des
principaux moyens pour distinguer esclaves et non-esclaves.
Les maîtres utilisaient toutes sortes d’instruments et de méthodes de châtiments physiques. Les
corps étaient entravés et enfermés, attachés, suspendus, étirés ou comprimés des heures durant, battus
ou fouettés, marqués au fer rouge et mutilés (les oreilles coupées ou les pieds, talons ou jarrets entaillés)
ou encore privés d’eau et de nourriture. L’objectif n’était pas seulement de punir et de donner une leçon à
l’esclave en lui administrant une « correction », d’empêcher la fuite en restreignant la mobilité ou encore
d’identifier les mauvais esclaves et de prévenir la récidive en laissant des stigmates sur les corps. Outre
que les punitions corporelles et les marques qu’elles imprimaient sur les chairs exprimaient la toute-
puissance des maîtres sur des corps malléables à merci, elles servaient surtout à humilier, terroriser et
démoraliser. Cette volonté d’humiliation transparaît dans la nudité ou quasi-nudité des victimes, le
caractère public des châtiments, en présence notamment des proches, ou encore l’imposition
occasionnelle de traitements considérés comme particulièrement dégradants tels que la castration ou le
fait de faire boire de l’urine ou manger des excréments, ce dont témoigne le journal intime de l’économe
jamaïcain Thomas Thistlewood dans lequel il tenait la comptabilité des peines qu’il infligeait.
L’humiliation permettait de distinguer la violence contre les esclaves de celle que le chef de famille ou
pater familias pouvait imposer à tous les membres de sa maisonnée. Dans la Rome ancienne, l’usage de la
force pour discipliner les enfants libres était accepté par tous, mais ses modalités n’avaient rien à voir
avec les sévices infligés aux esclaves, parce qu’il importait de maintenir leur dignité.
Aucun instrument ne symbolisait davantage l’esclavage que le fouet dans les sociétés esclavagistes
de l’Antiquité comme dans celles des Amériques coloniales et post-coloniales. Le fouet était privilégié
parce qu’il permettait de moduler le châtiment en fonction du nombre de coups et de développer une
économie de la peine. Sa valeur aux yeux des propriétaires d’esclaves provenait aussi de sa symbolique. Il
était associé au domptage des chevaux ou à la domestication des bêtes de somme. Son emploi pour punir
les esclaves participait d’un processus d’animalisation qui transparaissait également dans les manières de
justifier l’extrême violence physique infligée aux esclaves (voir « Corps »).
Les formes particulières de violence employées par la justice publique poursuivaient l’œuvre des
maîtres. Qu’il s’agisse de l’apotympanismos en Grèce ancienne (le condamné était attaché nu à des
poteaux par des bracelets de fer au niveau de la gorge, des poignets et des chevilles et mourait lentement
de soif, de faim et d’épuisement), de la crucifixion dans l’Empire romain, du châtiment du feu ou de la
roue dans les colonies américaines ou de l’empalement dans le khanat de Khiva au XIXe siècle, les modes
d’exécution capitale visaient à désigner les esclaves criminels comme des ennemis du souverain ou de
l’État. Leur résistance était considérée comme une forme de trahison remettant en cause l’ordre
esclavagiste.
Les exécutions publiques concernaient toujours en grande majorité des hommes. Mais la dimension
exceptionnelle de la violence infligée aux esclaves pouvait également s’exprimer dans les rapports de
genre. La littérature antique comme les entretiens d’anciens esclaves recueillis dans le cadre du Federal
Writers’ Project aux États-Unis révèlent que les femmes propriétaires d’esclaves n’étaient pas moins
violentes que les hommes. Dans les Amériques du XVIe au XIXe siècle, leur comportement interrogeait
l’idéal de féminité associé au « sexe faible ». Si les mêmes instruments et modes de punition semblaient,
en outre, être imposés aux femmes comme aux hommes esclaves, les châtiments des premières se
distinguaient souvent par l’inclusion d’une composante sexuelle. Le haut niveau de brutalité à l’encontre
des femmes visait cependant plutôt à effacer la différence de genre parmi les esclaves. Il fallut ainsi
attendre les années 1820 pour que les abolitionnistes britanniques se missent à condamner l’usage du
fouet pour les seules femmes esclaves, alors que cela faisait plusieurs décennies que l’extrême violence
associée à l’esclavage constituait leur argument principal pour réclamer son abolition.
Si les maîtres ne pouvaient pas se passer de la violence pour contrôler leur main-d’œuvre servile, ils
n’hésitaient pas à se servir de leurs esclaves pour infliger des formes de violence en leur lieu et place. Les
autorités publiques faisaient de même. Bien que le phénomène puisse sembler à première vue contraire à
la condition servile, investir les esclaves de fonctions violentes constituait une manière comme une autre
d’en tirer profit. Le paradoxe n’est qu’apparent puisque les esclaves n’étaient alors censés qu’accomplir la
volonté de leurs maîtres. En fait, le statut servile et la promesse éventuelle d’affranchissement qui y était
associée apparaissaient aux yeux de ces derniers comme des gages de loyauté.
L’emploi par les esclavagistes d’esclaves à des fins de violence concernait, en premier lieu, les
opérations de capture, transport et commerce des esclaves (voir « Traites »). Au Brésil, les paulistas ou
colons de la région de São Paulo qui développèrent l’esclavage amérindien à grande échelle se
procurèrent d’abord ces captifs par l’intermédiaire de nations autochtones alliées, mais, à partir du
second quart du XVIIe siècle, ils eurent de plus en plus recours à des esclaves amérindiens créolisés qui se
spécialisèrent dans la capture et l’asservissement d’indigènes provenant des villages de l’intérieur.
Certaines sources les qualifient de pombeiros, nom d’origine africaine donné aux esclaves chargés de
ramener les captifs de l’intérieur des terres dans la traite angolaise. Dans le sultanat de Sulu, en Asie du
Sud-Est, qui prospéra à partir de la fin du XVIIIe siècle grâce au développement de raids maritimes pour
faire des captifs jusqu’aux Philippines ou en Indonésie, l’assimilation des esclaves au sein de la société qui
les avait capturés passait notamment par la possibilité qui leur était donnée d’organiser leurs propres
raids, de posséder des esclaves et de gagner ainsi leur liberté.
Comme l’illustre le saladier conservé au musée du Nouveau Monde, à La Rochelle, dans les sociétés
de plantation américaines, il devint également fréquent au XVIIIe siècle d’utiliser des esclaves pour
discipliner et punir les autres travailleurs asservis. Ces hommes – il ne s’agissait jamais de femmes sauf
pour s’occuper des enfants – étaient appelés commandeurs, drivers ou contramayorales dans les colonies
françaises, anglaises ou espagnoles. Ils occupaient une place difficile entre le personnel d’encadrement
blanc et la communauté servile. Pour faire accepter leur autorité qui provenait d’abord d’une délégation
du maître incarnée par le port du fouet, ils ne pouvaient user de la force seule et devaient jouer un rôle de
leader en réglant les conflits internes à cette communauté. Mais, pas plus que les maîtres, ils ne
parvenaient à empêcher leurs comparses de s’enfuir. Aussi les gouvernements mirent-ils en place des
compagnies de maréchaussée ou de milice composées souvent de libres de couleur chargés de les
poursuivre. Au Suriname, en Jamaïque, au Brésil ou dans les colonies espagnoles, cette tâche incombait
aussi aux communautés marronnes qui avaient signé des traités avec les autorités coloniales. En
contrepartie de la paix et de certains privilèges, elles s’engageaient à pourchasser les esclaves déserteurs
comme à réprimer les révoltes serviles. Obtenir la collaboration des individus au sommet des hiérarchies
serviles ou des populations en marge des sociétés esclavagistes était un moyen plus efficace que
l’imposition de la violence brute pour maintenir l’ordre esclavagiste.
Sa production et sa reproduction n’étaient pas les seules raisons pour que les maîtres
transformassent leurs esclaves en agents de violence. Ils pouvaient leur ordonner de commettre des
attaques ou même des meurtres contre des libres parce qu’ils en tiraient un profit personnel, notamment
la restauration de leur honneur. Dans la Valence du XVe siècle, les aristocrates se déplaçaient en se faisant
précéder par un esclave portant épée. Ces gardes du corps étaient souvent des hommes noirs. Sans aller
jusqu’à l’homicide comme à Rome, ces maîtres pouvaient leur commander de battre telle ou telle
personne avec qui ils étaient en conflit. Se servir d’un esclave, noir de surcroît, plutôt que frapper soi-
même constituait une manière d’humilier son adversaire, tout en se donnant la possibilité de se
dédouaner de toute faute devant la justice en prétextant que l’esclave avait agi de son propre chef. Dans
la Rome antique, dans les périodes d’affaiblissement de l’État à la fin de la république ou de l’empire,
certains maîtres n’hésitèrent pas à employer des bandes d’esclaves armés, notamment des esclaves
gladiateurs, contre leurs opposants politiques. Dans son Laijiang jishi benmo, Zhou Tingying raconte
encore que, lorsque les armées mandchoues s’approchèrent de Liyang (Nan Zhili, Chine) en 1645, « le
sous-préfet […], Li Simo, choisit un dépendant comme défenseur de la ville ». L’homme nommé Pan Mao y
faisait déjà régner la terreur car son maître s’en servait comme d’un « homme de main ».
Dans la Chine des Ming et des Qing comme ailleurs, l’imposition du monopole d’État sur la violence
légitime s’appuyait fréquemment sur l’institution esclavagiste. Les esclaves publics, quand ils existaient,
avaient souvent en charge l’exécution des pouvoirs régaliens de police, justice et guerre, soit que ces
fonctions fussent considérées comme dégradantes, telles les exécutions capitales, soit que de les confier à
des esclaves permît aux souverains de ne pas dépendre des élites libres (voir « Esclavage public »). Même
quand l’esclavage militaire n’était pas institutionnalisé comme dans les mondes musulmans, en cas de
crise telle qu’une guerre, une insurrection ou une révolution, les autorités n’hésitaient pas à recruter des
esclaves ou des affranchis et descendants d’affranchis dans leurs forces militaires en créant,
temporairement ou durablement, des unités séparées ou en les incorporant dans celles déjà existantes. Ce
fut, par exemple, le cas en Caroline du Sud, de la guerre anglo-amérindienne des Yamasee en 1715-1717
à la guerre de Sécession, en passant par la guerre d’Indépendance et la Révolution américaine. Selon les
contextes, les esclaves enrôlés étaient utilisés pour accomplir des travaux de force (ramer, creuser et
porter) nécessaires à l’action militaire, sur mer ou sur terre, ou même pour combattre. En raison de
l’honneur et du prestige associés au service armé, l’enrôlement militaire constituait une voie d’accès à la
liberté. Comme seul un petit nombre d’hommes était concerné, le phénomène ne représentait pas une
menace pour l’ordre esclavagiste. Dans certaines circonstances, toutefois, telle la révolte de la garde
d’affranchis et esclaves mamelouks des sultans ayyoubides au Caire en 1250 ou la Révolution haïtienne,
cette politique fut fatale aux maîtres.
* * *
La violence est inhérente à l’esclavage. Aussi les sociétés esclavagistes étaient-elles particulièrement
brutales. Les modalités spécifiques de la violence en leur sein visaient à questionner l’humanité des
esclaves, tout en la reconnaissant implicitement dans le même temps ; inversement, cette mise en cause
de la condition humaine des esclaves facilitait le maintien d’un régime de violence extrême parce que le
processus désinhibait les maîtres comme les autorités publiques, qui n’hésitaient pas à infliger des
traitements cruels aux esclaves réduits ainsi à des corps laborieux et souffrants. Mais les esclaves
rétorquaient également avec violence contre leurs oppresseurs et c’est cette double violence, celle
quotidienne des maîtres et celle extraordinaire des révoltes serviles, qui faisait de la relation esclavagiste
une métaphore de la guerre. Ce climat belliqueux était tel que, si les esclaves vivaient dans la terreur, les
maîtres n’étaient pas épargnés par la peur.
L’idée que les sociétés esclavagistes étaient toutes hyper-violentes pourrait apparaître comme une
généralisation abusive dans la mesure où elles ne partageaient pas la même conception de la violence et
n’entretenaient pas les mêmes rapports au phénomène. Le cas paradigmatique de l’Empire romain
permet néanmoins de répondre à une telle objection. Parce que la société romaine faisait preuve d’une
grande acceptation de la violence et d’une grande tolérance à son égard, certains historiens pensent que
cela n’a pas de sens d’insister spécifiquement sur la violence de l’esclavage romain. Mais Kyle Harper
soutient lui que les Romains eux-mêmes établissaient une corrélation entre violence et esclavage. La
proposition peut donc être renversée : plutôt que de considérer que l’esclavage n’était pas
particulièrement violent parce que la société dans son ensemble l’était, on peut estimer que la société
était violente parce qu’elle reposait sur un usage quotidien de la violence contre les esclaves, qui
contribuait à désensibiliser les citoyens et à leur faire accepter un très haut niveau de brutalité.
A contrario, la dénonciation de la violence esclavagiste par les abolitionnistes à partir de la seconde
moitié du XVIIIe siècle joua un rôle essentiel dans le refus croissant de la violence dans les relations
interpersonnelles de manière plus générale. Le paradoxe est que la violence disparaît difficilement des
sociétés post-esclavagistes. Dans les colonies ou anciennes colonies européennes des différents
continents, le travail forcé, avec son lot de brutalités, vint d’abord se substituer à l’esclavage. Aux
Amériques, les abolitions donnèrent aussi une virulence nouvelle aux idéologies racistes qui purent se
manifester dans le maintien d’une grande violence physique en dehors même du travail et cela sur la
longue durée. Les États-Unis constituent un cas emblématique à cet égard : la ségrégation y fut
rapidement mise en place après l’émancipation des esclaves ; des lynchages d’Africains-Américains
persistèrent par centaines jusqu’aux années 1930 ; de nos jours encore, les homicides de femmes et
surtout d’hommes noirs commis par des policiers sont tels qu’ils ont donné naissance au mouvement
Black Lives Matter en 2013. Mais la persistance de la violence physique n’épargne pas d’autres sociétés
post-esclavagistes comme en témoignent les attaques contre des personnes catégorisées comme
descendantes d’esclaves et leurs biens dans la région des Kayes, au Mali, depuis 2019. Surtout, la
violence demeure centrale dans les formes contemporaines d’esclavage qui concernent plusieurs dizaines
de millions de personnes dans le monde.
RÉFÉRENCES
C. L. Brown et P. D. Morgan (éds.), Arming Slaves : From Classical Times to the Modern Age, New
Haven, Yale University Press, 2006.
T. Burnard, Mastery, Tyranny, and Desire : Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo-Jamaican
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P. Dwyer et J. Damousi (éds.), The Cambridge World History of Violence, Cambridge, Cambridge
University Press, 2020, 4 vols.
e e
M.-F. Harris, L’Esclavage dans les sociétés lignagères de la forêt ivoirienne, XVII -XX siècle, Abidjan et
Paris, Éditions du CERAP et IRD, 2007.
K. C. Jackson, Force and Freedom : Black Abolitionists and the Politics of Violence, Philadelphie,
University of Pennsylvania Press, 2019.
W. Riess et G. G. Fagan (éds.), The Topography of Violence in the Greco-Roman World, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 2016.
RENVOIS
Préhistoires de l’esclavage
L’invention de l’esclavage-marchandise ?
L’ordre de la plantation
Le régime du caoutchouc : esclavage et travail forcé
L’esclavage sexuel en temps de guerre
Maîtres et esclaves chez des chasseurs-cueilleurs
L’âge de la plantation
Voix d’esclaves
M’HAMED OUALDI
« Au nom de Dieu, le miséricordieux… » C’est par une profession de foi musulmane en langue arabe
qu’Omar ibn Saïd introduit le récit de sa vie d’esclave sur la côte est des États-Unis au cours du
e
XIX siècle. Né en Afrique de l’Ouest, dans le Futa Toro, où il est initié aux savoirs islamiques comme
d’autres habitants de cette région islamisée, Omar est capturé en 1807, vendu comme esclave et
transporté outre-Atlantique à Charleston. En 1831 à l’âge de cinquante-neuf ans, Omar, qui bénéficie d’un
niveau d’éducation exceptionnel parmi les esclaves, commence à rédiger auprès de son second maître son
autobiographie. Celle-ci n’est pas seulement l’un des très rares récits de vies d’esclaves américains
rédigés en langue arabe ; elle est aussi une des rares autobiographies à ne pas avoir été éditées par des
maîtres d’esclaves dans le contexte nord-américain. Au-delà du cas particulier d’Omar ibn Saïd, les récits
de vies d’esclaves ou d’anciens esclaves ont joué un rôle fondamental dans l’écriture de l’histoire de
l’esclavage aux États-Unis puis dans d’autres régions du monde, du fait même de la centralité de
l’historiographie nord-américaine sur ces questions. Lancés dans une quête mondiale de ce type de récits
de vies, les historiens ont constaté que leur nombre était limité hors des États-Unis, du Royaume-Uni, des
colonies britanniques et dans une certaine mesure du Brésil. Des Caraïbes britanniques sont en effet
issues deux autobiographies majeures défendant des idées abolitionnistes : celle d’Olaudah Equiano
(v. 1745-1797) publiée en 1789, rééditée à plus de neuf reprises en anglais ; et l’une des rares
autobiographies signées par une femme esclave, celle de Mary Prince, née vers 1788 dans les Bermudes,
publiée en 1831 à Londres et Édimbourg. Du Brésil, d’anciens esclaves ont pu rédiger des récits une fois
revenus en Afrique de l’Ouest.
Le constat d’un manque d’autobiographies hors de certains espaces coloniaux a amené les historiens
à réfléchir à la question d’autres formes d’ego-documents, définis de manière large par l’historien
néerlandais Jacob Presser, comme les documents dans lesquels une dimension de soi « est dévoilée ou
bien cachée de manière intentionnelle ou parfois non voulue ». De ce point de vue, ces expressions d’un
« soi » ne sont pas limitées à certains types de documents ; elles peuvent être présentes y compris dans
des correspondances commerciales et administratives qui ne traitaient pas que d’affaires publiques mais
faisaient aussi allusion à des événements intimes.
Ces récits autobiographiques et l’ensemble des ego-documents ont, comme nous le verrons, de
nombreuses limites. D’une part, rares sont les esclaves dont la parole a été recueillie. D’autre part, ces
ego-documents peuvent donner l’illusion d’un accès à des subjectivités et des consciences individuelles
alors que, comme d’autres sources historiques, ils résultent de transcriptions, traductions, censures,
réinterprétations de paroles d’esclaves et que, plus fondamentalement, l’idée même de subjectivité et de
conscience individuelles est constamment à historiciser pour ne pas projeter sur le passé nos conceptions
contemporaines de rationalité et de liberté individuelle. Enfin, ces ego-documents ne témoignent bien sûr
que d’une infime part de la capacité d’action (agency) des esclaves.
Nous établirons tout d’abord une typologie de ces ego-documents pour trois régions : les récits
d’esclaves ou d’anciens esclaves dans le cas des colonies britanniques et des États-Unis ; les
interrogatoires et les témoignages judiciaires pour d’autres régions américaines – francophone,
anglophone, hispanophone, et lusophone ; un éventail plus large d’ego-documents pour une partie des
mondes musulmans et africains avant et pendant les colonisations européennes. L’ensemble de ces
historiographies se rejoignent, comme nous le verrons par la suite, autour de questions transversales déjà
formulées dans les enquêtes orales historiques et anthropologiques sur les mémoires de l’esclavage et ses
présences contemporaines : jusqu’à quel point pouvons-nous accéder aux voix d’esclaves, les entendre et
les comprendre ? Quels choix pouvons-nous opérer dans la présentation et l’analyse de ces ego-
documents ?
Dans un même effort de contextualisation, les récits de vies d’esclaves ou d’anciens esclaves des
colonies britanniques – caribéennes et nord-américaines –, et des États-Unis ont également été replacés
dans un contexte régional plus large prenant en compte le Canada, les Caraïbes non anglophones, la
Louisiane française ainsi que l’Amérique ibérique. On constate en effet que le nombre de récits de vies
d’esclaves y était beaucoup plus limité, à des exceptions notables près, comme l’Autobiografía del esclavo
poeta y otros escritos que l’esclave cubain Juan Francisco Manzano adressa en 1835 à une figure majeure
de la littérature cubaine et soutien de l’abolition, Domingo del Monte, qui contribua largement à sa
diffusion.
Dans le cas de l’Amérique hispanophone, certains historiens ont expliqué le manque de récits de vies
d’esclaves en raison de l’action de la monarchie hispanique, puis des États nationaux latino-américains,
qui auraient vu d’un mauvais œil le développement de tels écrits menaçant des projets de construction
impériale et nationale. D’autres historiens ont reconnu dans cette situation documentaire les effets d’une
tradition notariale castillane exportée vers les Amériques. Cette culture juridique aurait favorisé une prise
de parole contrôlée d’esclaves devant les tribunaux locaux en tant que victimes ou accusés. Dans le cas du
Brésil, c’est bien l’archive judiciaire qui, selon Jean Hébrard, a permis un renouvellement
historiographique en étant traitée « comme le porte-voix des hommes et des femmes pris dans le système
esclavagiste mais aussi comme l’un des rouages essentiels de celle-ci ». Ces sources judiciaires replacent
à travers les Amériques les esclaves dans toute une série d’interactions sociales qui permettent
d’appréhender leurs conditions matérielles ainsi que leurs vies familiales et affectives. Comme le souligne
Dominique Rogers, les cas impliquant des esclaves fugitifs laissent aussi entrevoir l’organisation de vies
loin des maîtres. Ce type de sources a aussi amené à s’interroger sur la capacité d’action judiciaire de
certains esclaves, la façon dont ils produisent des récits s’opposant à ceux de leurs maîtres, mais aussi les
finalités sociales de la justice à l’égard des esclaves : que cherchent les hommes de justice lorsqu’ils
sanctionnent ou laissent la parole aux esclaves ?
Devant les cours de justice, les formes et les contenus de leur parole sont bien sûr déterminés par
leurs rôles variables d’accusés ou de témoins, notamment contre d’autres esclaves lors de révoltes, ou
bien encore lorsqu’ils étaient en capacité de se plaindre de mauvais traitements et de faire valoir des
droits. Dans les Antilles anglaises, les esclaves ne pouvaient fournir de preuves en faveur ou contre des
hommes et femmes libres, ni de déclarations sous serment. À Cuba, au cours du XVIIIe siècle, les rares
esclaves à pouvoir dénoncer des gouverneurs étaient des esclaves royaux des mines tandis qu’une
majorité d’esclaves de plantation se présentaient rarement devant les tribunaux. Devant la justice pénale
et les tribunaux de l’Inquisition, les esclaves – comme d’autres justiciables – risquaient la peine de mort et
des châtiments physiques. Ces risques influaient largement sur les réponses qu’ils fournissaient, d’autant
que, dans les mondes ibériques et français, les procédures criminelles étaient secrètes. Les paroles
d’esclaves prenaient un autre tour lorsque ces derniers pouvaient espérer s’appuyer sur la justice : devant
des tribunaux ecclésiastiques en Amérique espagnole, dans les Amériques ibériques, et au Brésil pour
défendre leurs droits matrimoniaux ; dans des procès pour coartaciòn contre des maîtres qui refusaient à
leurs esclaves de se racheter dans les Amériques ibériques ; pour présenter des plaintes contre des
mauvais traitements ou contre d’autres esclaves auprès de protecteurs dans des territoires sous
souveraineté britannique à Trinidad, en Afrique du Sud et à Maurice et devant le fiscal à Berbice. Pour les
îles Sous-le-Vent britanniques, Trevor Burnard montre qu’au fil de leurs témoignages les esclaves avaient
à l’esprit, au-delà de leurs seuls cas, ceux de congénères maltraités par leurs maîtres et des chargés
d’exploitation. Mais ces prises de parole étaient rares. Entre 1824 et 1825, à Berbice, si 768 esclaves ont
engagé une action juridique contre leurs maîtres, aucune plainte n’est parvenue des trois quarts des
plantations où deux tiers des esclaves étaient exploités.
Plus profondément, les témoignages d’esclaves en justice faisaient non seulement l’objet de
transcriptions, de traductions et de réinterprétations mais, de surcroît, de sélections dans la
documentation judiciaire. Dans le cas des Antilles françaises, Marie Houllemare a démontré comment des
magistrats ont sciemment choisi de détruire des archives d’affaires criminelles dans les premières
décennies du XVIIIe siècle. Il s’agissait moins de réduire au silence des esclaves qui avaient déjà été
entendus en justice que d’éliminer « leur mémoire écrite » et toute preuve archivistique qui aurait nourri
des formes de contestations juridiques et de litiges ultérieurs. Cette politique de suppression de l’archive
contrastait d’ailleurs « avec les efforts croissants de conservation des procédures impliquant des
Européens, voire des libres de couleur, après la guerre de Sept Ans ».
Les voix d’esclaves se faisaient aussi entendre dans les métropoles européennes.
António de Almeida Mendès a montré comment au début de la période moderne, les Africains déplacés au
Portugal et en Espagne étaient, à leur arrivée, soumis aux questions d’un fonctionnaire sur leur identité,
leur origine, leur profession, les circonstances de leur réduction en captivité afin de déterminer la légalité
de leur asservissement et d’autoriser ou non leur mise en vente. Dans ces mêmes métropoles
européennes, des esclaves et leurs protecteurs prenaient aussi à témoin la justice, notamment à partir du
e
XVIII siècle, sur un arrière-fond de débats sur l’esclavage et l’abolition. Miranda Spieler a ainsi mis au jour
des suppliques d’esclaves envoyées entre 1756 et 1765 au tribunal de l’Amirauté à Paris pour que leur
liberté soit confirmée et reconnue avec ou sans preuve écrite et le plus souvent avec l’appui d’un
procureur parisien, Pierre-Étienne Regnaud. Les esclaves craignaient d’être revendus et d’être renvoyés
vers les colonies françaises. Les procès pour démontrer des libertés en métropole pouvaient donner lieu à
des débats publics, là encore en lien avec l’abolitionnisme.
En dehors des Amériques et des métropoles européennes, un autre cas de figure, celui du monde
méditerranéen et des mondes musulmans, permet d’explorer d’autres relations entre la justice et les
témoignages d’esclaves, mais aussi plus largement d’autres types de documents laissant entendre des
voix et des mots d’esclaves. Pour cette région, et notamment pour l’Empire ottoman qui regroupa du XVIe à
la fin du XIXe siècle des espaces aussi divers que le Maghreb, les Balkans et le Proche-Orient, deux
historiens fortement influencés par l’historiographie états-unienne, Ehud Toledano, ainsi qu’Eve Troutt-
Powell, ont pointé le manque d’ego-documents d’esclaves, de sources ou de récits rédigés ou signés en
langue arabe et en turc ottoman par des esclaves ou descendants d’esclaves. Pour ces deux historiens, ce
manque s’expliquerait par le faible accès à ces deux langues administratives des esclaves africains mais
aussi de ceux originaires du Caucase. Par la suite, les descendants de ces mêmes esclaves n’auraient pas
même pu cultiver une mémoire de l’esclavage du fait de leur marginalisation sociale et culturelle.
Alors que, depuis les années 1980 et surtout 1990, les enquêtes sur l’esclavage dans le monde
musulman moderne étaient centrées sur les raisons, les acteurs et les limites de l’abolition de l’esclavage,
les recherches lancées par ces deux historiens ont déplacé la focale, pour se préoccuper enfin de la
subjectivité et des expériences des esclaves. Leur constat initial d’un manque de récits d’esclaves et
d’ego-documents doit cependant être nuancé. Comme dans les mondes américains, à défaut de récits de
vies, les sources judiciaires et témoignages en justice peuvent constituer une source alternative d’ego-
documents. Là aussi, en théorie, en droit musulman, le témoignage de l’esclave n’est le plus souvent pas
recevable en justice. Mais en pratique, comme l’ont confirmé récemment les recherches d’Özgül Özdemir
pour le cœur de l’Empire ottoman et d’Amal Altaleb pour la Libye, les registres de juges musulmans et les
revues juridiques locales retranscrivant à partir de la fin du XIXe siècle des affaires judiciaires gardent
trace de différents témoignages d’esclaves, notamment fugitifs, et d’actions en justice pour des demandes
d’affranchissement ou pour accuser des maîtres de mauvais traitements.
Au-delà des seules sources de justice qui ici et là laissent émerger quelques paroles d’esclaves, les
mondes musulmans se trouvent plus généralement à la croisée de plusieurs autres types d’ego-documents
d’esclaves, car ces régions furent à la confluence de plusieurs traites entre la Méditerranée, le Caucase,
l’Afrique occidentale et orientale, et en conséquence de plusieurs pratiques documentaires à l’époque
moderne. Au Maghreb et plus largement en Méditerranée occidentale, entre le XVIe et le XIXe siècle, il
existait au moins quatre types d’esclaves se rattachant à diverses cultures orales et pratiques de
témoignages et d’écrits de soi : les captifs européens venus des rives nord de la Méditerranée jusqu’aux
régions plus septentrionales comme la Scandinavie ; les captifs musulmans et notamment maghrébins
retenus dans les geôles espagnoles, françaises, italiennes et maltaises ; les esclaves originaires du
Caucase et de Géorgie achetés sur des marchés anatoliens, et les esclaves ouest-africains ou plus
rarement est-africains originaires d’Éthiopie.
Pour les captifs européens, nous disposons d’un nombre considérable de récits de vies imprimés, de
suppliques manuscrites adressées à des ordres de rédemption et d’interrogatoires de l’Inquisition
jusqu’au début du XIXe siècle. Dans le second groupe, les esclaves maghrébins musulmans, qu’ils fussent
clairs ou foncés de peau, ont pu écrire à leur souverain. Leurs rares lettres et suppliques adressées aux
autorités maghrébines, le plus souvent en langue arabe, étaient fortement contrôlées, voire parfois
censurées, par les pouvoirs européens pour ne pas que les récriminations de ces esclaves poussent les
souverains maghrébins à prendre des mesures de rétorsion contre les chrétiens captifs en Afrique du
Nord. Pour restituer des bribes d’expression de ces détenus maghrébins, il faut retrouver les
transcriptions des interrogatoires et procès d’inquisition durant lesquels ces musulmans étaient accusés
de blasphèmes ou de sorcellerie, parcourir les liasses des ordres de rachats de captifs de chrétiens pour y
trouver trace d’esclaves musulmans à échanger jusqu’à la fin du XVIIIe siècle… Une des rares sources
arabes peu étudiées pour ce type de sujet, les récits de vies de personnages dévots et autorités du
soufisme musulman laisseraient aussi entrevoir des vies d’esclaves notamment à travers des rêves de
disciples soufis décrivant leur libération de geôles chrétiennes.
Le troisième groupe, celui des esclaves d’origine géorgienne et caucasienne, convertis à l’islam ou
déjà islamisés avant de parvenir au Maghreb, était plus restreint en nombre : les femmes de ce groupe,
acquises très cher, devenaient des concubines dans les maisons de souverains, gouverneurs et de grands
notables tandis que les hommes pouvaient accéder à des hautes fonctions militaires et administratives (en
tant que mamelouks), toujours dans l’entourage de grandes familles et familles régnantes. Pour remplir
de telles fonctions qui demandaient une certaine maîtrise de la lecture et de l’écriture en arabe et/ou en
turc ottoman, ces mamelouks recevaient une éducation, notamment par l’apprentissage du Coran. Ils
étaient en outre appuyés dans leurs tâches administratives et militaires par des secrétaires plus souvent
arabophones que turcophones. Certains des esclaves mamelouks ont ainsi laissé des correspondances
parfois consistantes, qui mêlaient informations administratives et quelques détails sur leurs vies privées.
Le dernier groupe d’esclaves, celui des esclaves africains aux positions sociales beaucoup plus
modestes, n’a pas bénéficié d’un accès aussi aisé à l’écrit à travers l’Empire ottoman et notamment dans
les contrées maghrébines de l’Empire. Des bribes de leurs vies se retrouvent, nous l’avons vu, dans des
registres de juges musulmans, mais aussi dans les archives des missionnaires chrétiens prenant en note
les vies d’anciens esclaves, ainsi que dans les archives consulaires européennes lorsque, à partir des
années 1830, des esclaves en quête d’affranchissement fuyaient vers les résidences diplomatiques
bénéficiant de l’extraterritorialité, notamment vers les maisons des consuls britanniques menant alors un
combat abolitionniste. Là, dans les maisons consulaires, des esclaves pouvaient narrer leurs vies ou livrer
quelques éléments biographiques leur donnant accès à une protection consulaire.
Deux types d’esclaves ouest-africains au moins échappent toutefois à cette relative invisibilité
documentaire : les chargés de commerce ouest-africains de statut servile qui échangeaient avec leurs
maîtres négociants au sud du Maghreb des correspondances nourries en langue arabe étudiées par
Bruce Hall et Yacine Daddi Adoun ; et en dehors des provinces ottomanes, au Maroc, parmi le corps des
‘abīd al-bukhārī, les esclaves noirs et descendants d’affranchis élevés dans la proximité de la dynastie des
sultans saadiens puis alawites. Tout comme les mamelouks, les ‘abīd al-bukhārī ont pu bénéficier d’une
certaine éducation et disposer de secrétaires quand ils accédaient à de hautes fonctions administratives.
Les voix de ces esclaves se font davantage entendre avec les colonisations européennes des
territoires africains. En plus des ordres missionnaires protestants et catholiques (notamment les Pères
blancs de Monseigneur Lavigerie), les tribunaux coloniaux ainsi que les colonnes de la presse européenne
peuvent être davantage ouverts aux paroles d’esclaves, notamment dans des scandales publics de traites
persistantes. Dans ces affaires, les témoignages d’esclaves pouvaient être instrumentalisés soit par la
presse métropolitaine contre tel ou tel fonctionnaire colonial, soit par les autorités coloniales contre des
maîtres d’esclaves, parmi les sujets colonisés, même si ces mêmes autorités rechignaient le plus souvent à
s’ingérer dans des questions qu’elles considéraient comme privées.
Les terrains africains et méditerranéens ont donc ceci de passionnant pour la question des ego-
documents et des récits de captivités qu’ils invitent à penser une multiplicité de formes documentaires ne
se limitant pas aux récits de vies publiés en Europe ou aux États-Unis. Ils amènent à reposer sans cesse la
question des contextes sociaux d’accès à l’écrit et de production d’un certain nombre d’ego-documents :
suppliques, dépositions consulaires, interrogations, récits oniriques… Ce type d’enquête sur les périodes
moderne et coloniale peut de surcroît s’appuyer sur tout un effort d’histoire orale et d’enquêtes
anthropologiques, effort mené ces dernières décennies afin de collecter des témoignages d’esclaves et de
descendants d’esclaves, notamment en Afrique.
Les traces de traites clandestines et l’existence d’hommes et de femmes maintenus dans des statuts
juridiques d’esclaves sont bien attestées après la Seconde Guerre mondiale, dans de nombreuses régions,
notamment au Maroc et plus tardivement encore plus au sud, en Mauritanie. Au Niger, Benedetta Rossi a
mené entre janvier 2005 et décembre 2008 170 interviews qui n’avaient pas pour seul thème l’esclavage
mais qui ont révélé la centralité persistante de l’institution esclavagiste.
Les entretiens menés par les anthropologues et historiens ont posé en premier lieu la question des
conditions même d’expression d’une mémoire de l’esclavage, de la prise de parole sur un passé récent,
révélant diverses réactions. Selon un premier type d’attitudes, l’historien Martin Klein a parlé d’histoire
« de ceux qui préféraient oublier ». Ce qui se traduisait dans des territoires du nord du Dahomey (dans
l’actuel Bénin) par le silence des descendants d’esclaves, la négation de leurs propres histoires,
l’expression de ces souvenirs sous des formes impersonnelles même pour ceux qui ne niaient pas un passé
d’esclavage. Dans d’autres cas, comme celui du Niger étudié par B. Rossi, les mémoires de l’esclavage ont
varié selon les groupes et les individus du fait de la diversité des statuts sociaux. Les gens libres ont pu
considérer les esclaves et leurs descendants comme des menteurs, ou des gens sans histoire. Mais les
esclaves et descendants sont parvenus à fournir des récits distincts, parfois personnels. Au Niger, dans
l’Ader, à la limite entre le désert au nord et la savane au sud, d’anciens esclaves pouvaient même
s’approprier l’histoire de leurs maîtres, dans une forme de compétition sociale.
Historiens et anthropologues qui ont travaillé ces dernières décennies sur ces entretiens avec des
esclaves et descendants d’esclaves ont aussi beaucoup réfléchi à leurs propres rôles dans la mise par écrit
de ces récits d’esclaves. Susan Rasmussen met en regard, dans le cas des Touareg, la marginalité de
l’enquêté esclave de sa propre condition d’enquêtrice, femme et non africaine. Pour sa part, à partir de
son travail sur la Mauritanie, l’anthropologue Ann McDougall a mis en garde contre le risque de plaquer
une chronologie historique sur le récit de la vie d’un esclave conduisant à perdre de vue d’autres formes
de cohérence propres à ces récits qui pouvaient être liées à la vie religieuse locale, à un certain type
d’éducation, à des questions de genre ou à la prégnance du langage lignager. À titre d’exemple,
Fatma Barka, esclave morte au milieu des années 1990, longuement interviewée par Ann McDougall,
insiste à plusieurs reprises beaucoup moins sur son statut d’esclave que sur son rôle de mère de famille
pour son ancien maître et « pour une large tribu » : « I am the mother of a very large tribe », selon ses
mots traduits par A. McDougall. À partir de son enquête sur Fatma Barka, Ann McDougall formule deux
questions transversales à l’ensemble des récits et ego-documents d’esclaves : l’une sur les capacités
réelles des chercheurs à accéder aux voix d’esclaves, à les entendre et les comprendre ; l’autre sur les
choix que nous opérons dans les formes de présentation et d’analyse de ces récits.
La question de l’accès à ces voix, de leur compréhension est lancinante. Suivant la réflexion de
Gayatri Spivak, Eve Troutt Powell s’est aussi demandé si l’historien(ne) peut accéder à la voix et à
l’intériorité de l’esclave, que ce soit par les récits de vies, les témoignages juridiques, ou d’autres
fragments d’ego-documents, et s’il n’y a pas un risque de projeter sur des personnes placées en position
subalterne nos propres rationalités, ce qui consisterait à infliger une seconde violence épistémologique à
l’esclave ? Dans la même veine, Saidiya Hartman juge que l’archive ne permet pas de percer les secrets
des vies d’opprimés. Chacun des types de sources comprend, par définition, toute une série de filtres
entre la prise de parole du témoin, sa traduction, sa transcription, son édition et son archivage.
Une piste intéressante en ce domaine a été tracée par Robert Burns Stepto qui distingue plusieurs
formes narratives, parmi le récit de vies d’esclaves aux États-Unis : une forme narrative éclectique dans
laquelle les récits mêlent plusieurs voix dont celle des maîtres et abolitionnistes, afin d’authentifier le
récit de l’esclave ; une forme narrative intégrée où toutes les voix qui contribuent à authentifier le récit
trouvent place dans un récit plus cohérent ; et enfin la narration générique, lorsque celle-ci est dominée
soit par des stratégies d’authentification, soit par le récit de l’esclave qui opère alors des choix et
hiérarchise les diverses voix dans la trame de son récit. Il s’agirait alors de distinguer des degrés
d’intégration ou de formulation de voix d’esclaves dans des récits et des sources qui sont toujours le
résultat d’interactions ou de conflits entre les esclaves, leurs maîtres et leurs entourages.
À ces interrogations sur des interactions dissymétriques dans la production des sources et sur les
filtres qui rendent difficile d’accéder aux voix d’esclaves s’ajoutent des questions sur les manières de
resituer, dans nos analyses historiques, récits et témoignages d’esclaves ainsi que leurs parts de fiction.
Susan Peabody s’est ainsi demandé comment insérer ces documents, pour partie véridiques et pour partie
fictionnels, dans des études historiques : s’il était encore pertinent d’extraire des informations issues de
ces récits et témoignages et les inscrire dans des récits historiques chronologiques plus larges ; s’il fallait
resituer ces témoignages dans des récits historiques eux aussi pour partie fictionnels ; ou bien s’il était
plus judicieux de traiter chaque cas et chaque récit dans une logique micro-historienne, en ce que chaque
cas pouvait aussi nous révéler un monde et une dimension historique insoupçonnés.
Il est enfin deux autres usages contemporains des récits et témoignages d’esclaves : l’un consistant
à se fonder sur ce type de documents dans l’enseignement de l’histoire de l’esclavage ou les discussions
publiques autour de ces questions ; l’autre usage amenant certains éditeurs à réemprunter les formes
éprouvées des récits de captivités pour attirer l’attention sur les conditions d’esclaves des temps
modernes et notamment sur les femmes et enfants, objets de trafics humains.
Selon le premier usage en cours notamment dans les Antilles françaises, l’ego-document d’esclave
peut constituer le point de départ d’interventions d’étudiants ou de participants à un débat avant que des
historiens ne replacent et ne reformulent les discussions et les questions qui en sont issues dans des
contextes historiques précis et en fonction de nos savoirs scientifiques. D. Rogers perçoit dans ces
ressources documentaires non seulement des témoignages d’humanité, de courage et de « détermination
devant l’adversité » mais aussi des moyens de complexifier des introductions à l’histoire de l’esclavage.
L’autre recours, à des fins éditoriales, de ces récits, à savoir la publication de new slave narrative,
de mémoires de nouveaux esclaves des temps modernes daterait au moins du début des années 1990,
avec la publication par la Britannico-Yémenite Zana Muhsen de Sold : One Woman’s True Account of
Modern Slavery. Selon Laura T. Murphy, qui a étudié la résurgence contemporaine de ce très ancien
genre littéraire, pas moins de vingt-six de ces récits, le plus souvent de femmes exploitées au sein du
monde musulman, ont été publiés dans les années 2010 en Grande-Bretagne et outre-Atlantique. Tout en
se resituant dans une tout autre tradition anglophone ancienne de publication des récits de vies
d’esclaves afro-américains, certains de ces nouveaux récits ont pu être instrumentalisés dans une
rhétorique hostile au monde musulman tout comme les mémoires de captifs chrétiens au Maghreb avaient
constitué des armes rhétoriques de conflits religieux dans la Méditerranée moderne. Mais, selon
L. T. Murphy, les auteurs de ces nouveaux écrits parviendraient à déjouer les conventions des récits de
captivités et à mettre en cause collectivement les formes modernes du capitalisme à l’origine de
l’exploitation de leurs corps et de leurs récits de vies.
RÉFÉRENCES
A. M. Altaleb, « The Social and Economic History of Slavery in Libya (1800-1950) », thèse de doctorat,
Université de Manchester, 2015.
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and French America, 1700-1848, Londres, Routledge, 2020.
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M. Houllemare, « Vers la centralisation des archives coloniales françaises au XVIIIe siècle. Destruction et
conservation des papiers judiciaires », dans M. P. Donato et A. Saada (éds.), Pratique d’archives à
l’époque moderne. Europe, mondes coloniaux, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 349-367.
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Slavery », Transatlantica, 2, 2012. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/6184.
S. Rasmussen, « The Slave Narrative in Life History and Myth and Problems of Ethnographic
Representation of the Tuareg Cultural Predicament », Ethnohistory, 46, 1999, p. 67-108.
R. B. Stepto, « I Rose and Found My Voice : Narration, Authentification and Authorial Control in Four
Slave Narratives », dans C. T. Davis et H. L. Gates Jr. (éds.), The Slave’s Narrative, Oxford, Oxford
University Press, 1985, p. 225-241.
E. Troutt Powell, Tell This In My Memory : Stories of Enslavement from Egypt, Sudan, and the Ottoman
Empire, Stanford, Stanford University Press, 2012.
RENVOIS
JULIEN ZURBACH
Vers 1200 avant notre ère, la Méditerranée orientale est partagée entre les territoires de grands
États ou confédérations organisés selon un système que l’on nomme palatial : le palais royal y est le siège
du souverain mais aussi le centre de la société et le principal acteur économique. La Grèce mycénienne,
l’Anatolie hittite, l’Égypte et ses possessions levantines, la Mésopotamie et l’Élam font partie de cette
vaste zone qui s’étend jusqu’en Asie centrale et au Soudan. Les sociétés du bronze récent ont des
systèmes de statuts complexes et hiérarchisés ainsi qu’une organisation du travail diversifiée.
L’exploitation des terres des palais et des temples est souvent confiée à une main-d’œuvre paysanne
soumise à des corvées. La production artisanale est soit fondée sur des obligations de travail qui pèsent
sur des artisans indépendants, soit sur une main-d’œuvre dépendante. En Grèce mycénienne, on trouve
ainsi des bronziers qui reçoivent du métal brut et doivent rendre des pièces finies, probablement des
armes. Des groupes d’artisans sont en outre mobilisés à certains moments : des listes enregistrent la
présence au palais d’orfèvres, de fabricants d’arcs, ou de maçons, avec leurs villages d’origine et les
rations qu’ils touchent. D’autres sont employés en permanence et dotés de terres.
Des groupes d’ouvrières dont le statut paraît très peu enviable sont bien documentés en particulier
dans le travail du textile : capturées à l’extérieur, elles travaillent avec leurs enfants qu’on peut leur
enlever pour leur confier d’autres fonctions. L’esclavage est alors bien attesté, dans le monde mycénien
comme au Levant et au Proche-Orient. Le terme grec doelos (ensuite doulos), d’étymologie encore
obscure, est connu des scribes mycéniens. Mais jamais les ouvrières qu’on vient de mentionner ne sont
ainsi qualifiées. Le terme technique apparaît en outre toujours avec un nom au génitif : on est toujours
l’esclave de quelqu’un, et c’est un cas bien distinct des formes de dépendance imposées par le palais. Des
textes exceptionnels, découverts parmi les tablettes de Cnossos (XIVe-XIIIe siècles avant notre ère),
enregistrent des ventes d’esclaves. Il s’agit de transactions entre deux particuliers, et la vente est déjà
désignée par le terme (priasthai, « acheter ») qui conserve ce sens en grec classique. Tout cela forme une
image assez proche de ce qu’on peut tirer des textes contemporains de Syrie (Ougarit, Emar), de
Mésopotamie (Nuzi) ou de l’Anatolie hittite.
Il faut souligner que rien n’est plus éloigné de la réalité que l’idée d’un état de « dépendance
généralisée » envers le palais. Rien, dans la diversité des formes de travail contraint, ne correspond à une
notion aussi générale. Rien non plus ne justifie de réduire les sociétés du Bronze récent à ce que nous en
devinons à travers les textes produits par les palais. Il existe en Anatolie, au Levant, en Égée, des
communautés rurales importantes qui sont des acteurs avec lesquels le palais doit compter. Partout aussi
existent des marchands dont les rapports avec le palais sont tout aussi variés. La richesse privée existe
bien et l’esclavage-marchandise est déjà attesté.
Au début du XIIe siècle avant notre ère, le système des États palatiaux s’écroule. Dans le cœur de la
zone, en Égypte, Mésopotamie et Iran, cela induit une fragmentation et des transformations qui préparent
l’avènement des grands empires de l’âge du Fer. Dans une vaste zone comprenant l’Égée, l’Anatolie,
Chypre, la Syrie et le Levant, la césure est presque partout très nette, marquée par des destructions en
série et la fin des administrations royales et, bien souvent, de l’écriture. Toute la Méditerranée a senti le
choc de cet écroulement, première étape d’un changement d’échelle qui conduit à l’avènement de
sociétés de taille plus réduite et moins connectées. Même si la Méditerranée ne s’est jamais fermée, si des
contacts se sont maintenus d’un bout à l’autre de cette mer, c’est aux environs du IXe siècle que
s’amorcent des changements qui prolongent en partie des héritages du Bronze récent tout en ouvrant des
voies nouvelles.
La Méditerranée archaïque
Parmi les sources textuelles qui permettent d’approcher les formes du travail, au VIIIe siècle, les
poèmes homériques et quelques passages de l’Ancien Testament occupent une place centrale. Les livres
composant la Torah (ou Ancien Testament) sont d’un usage historique notoirement difficile. Il existe
cependant un certain accord, fondé sur le témoignage des Livres des Rois et les Prophètes les plus
anciens, pour constater que le domaine royal et ceux des grands propriétaires sont organisés en maisons,
avec des intendants qui surveillent et exploitent une main-d’œuvre très diversifiée, parmi laquelle se
trouvent des esclaves-marchandises mais aussi des esclaves pour dettes, des vaincus déportés et des
libres pauvres qui doivent accomplir des corvées. C’est un monde au sein duquel l’esclavage existe, sans
aucun doute, mais où il n’est qu’une forme de travail parmi d’autres.
Les épopées homériques, qui reflètent des rapports sociaux du VIIIe siècle ou un peu avant, renvoient
une image semblable. Ainsi, Ulysse dispose de trois esclaves de confiance pour garder ses troupeaux de
porcs, de chèvres et de bovins. Il possède aussi 50 femmes esclaves occupées à moudre et à tisser dans
son palais. Mais lorsqu’un des prétendants cherche à se moquer d’Ulysse déguisé en mendiant, il lui
propose de devenir thète, c’est-à-dire travailleur libre, sur une parcelle lointaine ; et quand il s’agit de
récolter les céréales de la terre du roi dans l’Iliade, on trouve des salariés engagés à la tâche. Des
esclaves aux tâches de confiance, des travailleurs libres ailleurs : c’est une situation assez attendue. Plus
surprenants sont les conseils d’Hésiode, qui s’adressent à des paysans modestes au milieu du VIIe siècle.
Ici, quelques esclaves vivent en permanence près de leur maître, et ce sont eux qui moissonnent : que
font-ils le reste de l’année, s’ils sont assez nombreux pour répondre à ce maximum des besoins en
travail ? En revanche, ce sont des salariés qu’on engage après la récolte pour garder les réserves. Si les
épopées homériques insistent sur les liens de confiance qui sont susceptibles de s’établir entre maîtres et
esclaves, jusqu’à l’affranchissement du porcher Eumée et son installation sur une terre donnée par
Ulysse, les choses semblent inversées chez Hésiode, où la confiance du maître va d’abord à des salariés
issus de la même communauté : une femme et un jeune homme sans maison et sans enfants, dit-il. Cela
laisse supposer que les esclaves d’Hésiode viennent de l’extérieur de la communauté.
La situation est donc assez claire. Les grands domaines des rois, comme ceux des aristocrates,
disposent d’une plus grande diversité de formes de main-d’œuvre que les exploitations modestes. Ces
dernières, intégrées dans une communauté soudée, y trouvent quelques travailleurs salariés, mais pas
assez pour que ces derniers soient essentiels à l’économie domestique, pas plus d’ailleurs que le travail
servile : l’essentiel du travail chez Hésiode est celui de la famille paysanne. Bien que le statut d’esclave-
marchandise existe sans aucun doute, tout comme des concentrations d’esclaves, on ne peut parler de
système esclavagiste, et l’on peut faire l’hypothèse que cette situation n’est pas trop éloignée de celle du
Bronze récent.
Le trafic d’esclaves est certainement une pratique déjà répandue en Méditerranée. Eumée, le
porcher d’Ulysse, fut enlevé puis vendu par des marchands phéniciens avec la complicité de l’esclave qui
le gardait, elle-même phénicienne. Ulysse le plaint mais n’envisage jamais de le libérer pour le ramener à
sa famille ! De cela il faut tirer deux leçons. D’abord, les quelques textes qui désignent les Phéniciens
comme marchands d’esclaves sont sans doute crédibles, mais les Phéniciens ne furent certes pas les seuls
à pratiquer ce commerce. Les Achéens devant Troie vendent leurs prisonniers sans scrupule aucun. Le
prophète Amos, écrivant au VIIIe siècle, tout comme Joël, désigne certes les Phéniciens comme marchands
d’esclaves, mais c’est vers Édom, au sud de la mer Morte, qu’ils les vendent, et ils ne sont pas les seuls.
Ensuite, il ne faudrait pas imaginer ce trafic comme une route amenant des masses d’esclaves vers un
point précis : c’est un trafic qui peut se faire en tous sens, c’est même son caractère principal. L’activité
phénicienne en Espagne, guidée par la recherche de l’or mais sans doute aussi des hommes, est à cet
égard exceptionnelle ; une hypothèse veut en effet que les stèles de guerriers de la péninsule Ibérique
soient des vestiges de chefferies construites sur la vente d’esclaves locaux aux Phéniciens. Qu’un tel trafic
existe ne signifie pas toutefois que des sociétés esclavagistes soient déjà formées. Il peut exister des
circuits et des marchés sans que l’esclavage arrive à occuper une place prépondérante dans l’économie
de certaines régions.
L’âge de l’esclavage pour dettes
Si l’esclavage est un phénomène répandu dès le début du Ier millénaire, il est cependant, de manière
récurrente, lié à la dette. Les trois Codes de lois conservés dans l’Ancien Testament (Code de l’Alliance,
des Xe-VIIIe siècles : Ex 21. 2-11 pour ce qui est de l’esclave pour dettes ; Code deutéronomique, du
e e
VII siècle : Dt 15. 12-18, et Code sacerdotal, du V siècle : Lv 25. 39-54) comprennent tous trois des
passages précis sur l’esclave pour dettes. Le problème est lié à celui de l’esclave hébreu : en général,
semble-t-il, l’endetté est aussi un autre membre du peuple hébreu. Les trois codes, échelonnés entre les
e e
X et V siècles avant notre ère, visent tous à limiter l’asservissement des Hébreux par d’autres Hébreux,
notamment en limitant la période de service à six ans, avec une libération la septième année. D’autres
passages des livres prophétiques ou historiques montrent que ces codes constituent une législation de
combat, qui veut imposer un esclavage pour dettes de type solutoire, où l’esclave travaille pour
rembourser sa dette ou les intérêts de celle-ci, en lieu et place d’un esclavage de type exécutoire, où
l’endetté devient définitivement esclave au moment où il fait défaut. Lorsque le Seigneur, par la bouche
d’Amos, accuse Israël d’avoir « vendu le riche pour de l’argent et le pauvre pour une paire de sandales »,
comme lorsque la veuve d’un serviteur d’Élisée vient lui expliquer que les créanciers, à la mort de son
mari, sont venus chercher ses enfants, c’est certainement d’esclavage exécutoire qu’il s’agit : ils ne
recouvreront pas la liberté, mais seront vendus. La possibilité de la vente, mentionnée par Amos, est le
signe de cet esclavage exécutoire. L’esclavage pour dettes de type solutoire est toutefois la forme la plus
courante en Mésopotamie comme au Levant : ainsi les tablettes araméennes du VIIe siècle, portant
reconnaissances de dettes en orge, contre lesquelles sont fournies des corvées de moisson, en signalent
l’existence en contexte assyrien. Les dettes menant à un asservissement temporaire sont alors des dettes
en orge, en contexte agricole ; les prêts qui amènent à la réduction définitive en esclavage en revanche
sont liés à la sphère de l’argent, comme le montre Amos.
Il y a donc là une tension fondamentale, qui est due à la diversité des modes de mise au travail liées
à la dette, et a dû donner lieu à des crises ponctuelles dont le prophète Amos, dès le milieu du VIIIe siècle,
se fait probablement l’écho, tout comme Jérémie à la veille de la prise de Jérusalem en 588 avant notre
ère. Mais hormis les mesures d’abolition des dettes attribuées à Néhémie, qui datent du Ve siècle, nous ne
connaissons pas de crise d’ampleur telle qu’elle ait amené des changements profonds des pratiques – il
est surtout difficile de savoir dans quelle mesure les codes de lois furent appliqués.
La situation est inverse en Grèce, où les sources, plus réduites, se concentrent sur une brève crise.
Vers 594 avant notre ère, Solon devient archonte à Athènes et impose des mesures drastiques pour
résoudre une crise profonde. Cette crise est définie comme suit par un ouvrage de l’école d’Aristote écrit
à la fin du IVe siècle avant notre ère :
Après cela, il arriva que les nobles et la foule fussent en conflit pendant un long temps. En effet
le régime politique était oligarchique en tout ; et en particulier, les pauvres, leurs enfants et
leurs femmes étaient les esclaves des riches. On les appelait clients et sizeniers (pélatai et
hectémores) : car c’est en livrant une rente de ce montant qu’ils travaillaient les terres des
riches. Toute la terre était dans un petit nombre de mains ; et si les paysans ne payaient pas la
rente, on pouvait les emmener en servitude, eux et leurs enfants – et les prêts avaient toutes les
personnes pour gage jusqu’à Solon, qui fut le premier patron du peuple ([Aristote], Constitution
des Athéniens, II).
La crise consiste avant tout en une modification des formes de travail contraint. Une forme de travail
agricole, l’hectémorat, défini comme l’addition d’un métayage au sixième et d’une dépendance de type
clientélaire, est remplacée par une réduction en esclavage où la dette joue le rôle de levier. Les arriérés
de rente sont assimilés à des dettes, et ainsi les familles entières sont réduites en esclavage. Comment
qualifier cet esclavage pour dettes ? Certains textes laissent penser que deux modèles coexistent, et on
retrouve ici les formes solutoire et exécutoire. Le moteur est en tout cas l’initiative des propriétaires : la
création de main-d’œuvre servile n’est pas le sous-produit de l’endettement chronique des paysans et de
coutumes bizarres, mais le but véritable d’un usage nouveau de la dette. Chez Hésiode, l’endettement se
produit entre voisins, il n’y a pas de taux d’intérêt clair même si on est encouragé à rendre plus que ce
qu’on a emprunté, et la seule sanction de la défaillance est l’exclusion : son frère Persès, qui emprunte
trop et ne rembourse pas, ne trouvera bientôt plus personne à qui emprunter. À Athènes vers 600 avant
notre ère, la sanction est bien différente.
À quoi tient cette mutation de la dette ? Le vecteur, sinon la cause, en est probablement
l’introduction d’une monnaie métallique. On retrouve ici le passage de la dette en orge à l’argent, qu’on a
relevé dans l’Ancien Testament. De fait, les prêts d’Hésiode sont en nature : grain à la soudure, animaux
de trait. Au VIIe siècle apparaît en Égée une monnaie d’argent pesé. Le trésor d’Érétrie (fin du VIIIe siècle)
est de l’or pesé ; un texte d’Éphèse, vers 600 avant notre ère, enregistre les comptes du sanctuaire
d’Artémis, en argent et en or pesés. De même, les fragments de lois de Solon ne mentionnent que
l’argent, et il est certainement pesé. Cette monnaie, qui vient peut-être des échanges lointains avec le
Proche-Orient mais est transférée dans la sphère intérieure, change la relation de dette en ce qu’elle rend
les dettes beaucoup plus difficiles à rembourser et change la temporalité de cette relation : la récolte
n’apporte plus de quoi rembourser l’emprunt de soudure. Transférer de vieilles dettes en argent est un
coup de force, mais les poèmes de Solon en sont pleins : ces temps sont violents.
Athènes n’est pas seule. Périandre, tyran de Corinthe à la même époque, aurait interdit l’achat
d’esclaves : s’agirait-il de la réduction en esclavage de citoyens corinthiens ? Les paysans de Mégare
réclament le remboursement des intérêts, la palintokia, au début du VIe siècle, et l’imposent par la force :
cela révèle l’existence d’une dette en argent, et d’un système où le taux d’intérêt est le vrai problème,
conçu pour provoquer le défaut des débiteurs. C’est cependant à Rome que se situe le conflit le plus
proche du conflit athénien. Dès le début du Ve siècle, et jusqu’à la loi Poetelia de 326 ou 313 avant notre
ère, qui abroge le nexum, l’esclavage pour dettes est au cœur de l’affrontement entre les patriciens et les
plébéiens. Le début de l’usage à grande échelle de l’esclavage pour dettes est probablement à placer au
e
VI siècle. Denys (IV 9.6-10.2) et Cicéron (Rep. II 38) rapportent en effet que le roi Servius Tullius
remboursa les dettes des pauvres et les libéra ainsi de leur esclavage pour dettes. On retrouve ici la
connexion avec une monnaie de métal pesé, cette fois-ci du bronze, qui sert d’instrument monétaire dans
toute la zone tyrrhénienne dès la fin du VIIe siècle. Mais si la plupart des Romains soumis au nexum ne le
sont que jusqu’à remboursement de la dette, la loi des 12 Tables, datant de 451 ou 450 avant notre ère,
atteste l’existence d’un esclavage exécutoire rigoureux, qui impose au créancier la vente à l’étranger du
débiteur. On a ainsi une solution inverse de celle adoptée en Judée et à Athènes : plutôt que d’imposer
l’achat d’esclaves étrangers, on impose la vente à l’étranger des esclaves pour dettes. Cette opposition
n’est cependant que formelle ; dans les contextes où l’esclavage pour dettes est pratiqué, cette vente à
l’étranger est courante, ainsi que le rappelle Solon en se vantant d’avoir racheté les Athéniens qui ne
parlaient même plus leur langue.
Avec les décalages liés à la progression d’un modèle d’exploitation, c’est un horizon méditerranéen
de la dette, de l’esclavage pour dettes et de la monnaie pesée qui se dessine. Les aristocraties des VIIe-
e
VI siècles ont eu recours de manière courante à ce type de création de main-d’œuvre, qui s’inscrit
évidemment de manière dialectique dans le cadre méditerranéen esquissé au début du chapitre, et
notamment avec l’expansion d’une certaine tradition juridique depuis les codes orientaux jusqu’à la loi
des 12 Tables. La vente à l’extérieur, c’est-à-dire la traite, peut avoir été une motivation ; mais les cas
athénien et romain montrent clairement que le vecteur premier de l’adoption de cette forme de main-
d’œuvre est le travail sur place, notamment agricole. Dans le cas athénien, il permet de passer d’un
métayage à une gestion directe des terres, et donc à des produits nouveaux comme l’huile d’olive,
supposant des formes de spécialisation agricole.
L’esclavage pour dettes menace les forces vives de la cité-État et ses capacités militaires en
réduisant le nombre de citoyens. Il crée aussi des rapports d’exploitation plus durs, en imposant une
condition extrême à des groupes sociaux entiers. De ce fait, il provoque une exacerbation des conflits
sociaux dont l’apparition de mouvements partageux, en Judée dès Amos, et en Grèce à la fin du VIIe siècle,
est un signe clair. Solon refuse de partager les terres, alors que cette revendication était forte, mais il
abolit les dettes, et ses contemporains de Mégare font de même. La radicalité des revendications
plébéiennes à Rome est aussi évidente. Athènes sous Solon, comme d’autres cités grecques, entreprend
alors une redéfinition d’ensemble de son système de production et d’allocation des biens dans ses
rapports avec le corps civique. La création d’un marché encadré, l’agora, s’inscrit dans ce cadre. On passe
ainsi du système de monnaie pesée liée à l’esclavage pour dettes et à des marchés dispersés (marchés de
frontière notamment) à un système centré sur des marchés encadrés, offrant des ressources fiscales à la
cité, et auquel la monnaie frappée, instrument fourni par la cité, vient s’ajouter, dans la plupart des cas, à
partir du milieu du VIe siècle. La création de ces marchés vise deux buts. Il s’agit de réguler les échanges
de produits agricoles, de manière à en rendre possibles pour tous aussi bien la vente que l’achat, mais
aussi de contrôler la traite des hommes.
C’est dans ce cadre et à ce moment qu’Athènes se tourne vers l’esclavage-marchandise. La dette une
fois désolidarisée de l’esclavage, il faut trouver d’autres sources de main-d’œuvre. Deux perspectives se
font concurrence sur ce point. Les uns soulignent le caractère second de ce mouvement : le recours à
l’esclavage-marchandise serait une solution aux problèmes que pose l’abolition de l’esclavage pour dettes.
C’est entre autres la position de Moses Finley, qui assigne ainsi une origine politique à l’esclavage,
conséquence d’une crise politique au sens profond du terme, qui amènerait une définition nouvelle de la
solidarité du corps civique. D’autres, à la suite de Raymond Descat, insistent sur la dynamique propre du
phénomène esclavagiste, qui s’impose par son efficacité, et les ramifications de la traite, et donc sur
l’origine proprement économique du recours à l’esclavage. Il est vrai que la traite est présente dans le
monde grec bien avant la crise de l’esclavage pour dettes, comme on l’a vu ; et dans la longue durée, on
peut se demander si l’esclavage pour dettes n’est pas un moment de l’histoire de l’esclavage-marchandise.
Le caractère secondaire de la généralisation de l’esclavage marchandise apparaît plus clairement à Rome,
où l’abolition de la servitude pour dettes est rendue possible par le début des conquêtes qui, à la fin du
e
IV siècle, commencent à faire affluer les esclaves sur les marchés romains.
L’esclavage-marchandise, approvisionné par la traite et les marchés, n’est cependant pas la seule
forme d’esclavage dans le système qui se met en place à la fin de l’époque archaïque, lorsque l’esclavage
pour dettes est marginalisé et vidé de ses fonctions économiques. Athénée de Naucratis, un Grec vivant à
Rome au tournant du IIe et du IIIe siècle de notre ère, rassembla une sorte d’anthologie thématique de la
littérature grecque. Dans un long passage sur les esclaves, il cite un texte célèbre de Théopompe de
Chios, historien du IVe siècle avant notre ère, qui donne un résumé de la manière dont les Grecs voyaient
l’origine de l’esclavage.
Les premiers Grecs à faire usage d’esclaves achetés à prix d’argent (argyrônétoi) furent, autant
que je sache, les gens de Chios. Voici ce qu’écrit Théopompe au Livre XVII de ses Histoires :
« Les gens de Chios furent les premiers des Grecs, après les Thessaliens et les Lacédémoniens,
à utiliser des esclaves (douloi), mais ils n’en firent pas l’acquisition de la même manière. Les
Lacédémoniens et les Thessaliens, en effet, constituèrent leur classe servile avec les Grecs qui
habitaient avant eux le pays où ils se trouvent aujourd’hui ; pour les premiers ce furent les
Achéens, pour les Thessaliens, les Perrhèbes et Magnètes, et ils nommèrent ceux qu’ils avaient
ainsi réduits en esclavage ou bien Hilotes ou bien Pénestes. Les gens de Chios, au contraire,
possèdent des esclaves barbares, pour lesquels ils paient un prix. » Voici donc ce que rapporte
Théopompe (Athénée, Deipnosophistes, VI, 265 bc).
Ce texte donne plusieurs clés essentielles du phénomène servile en Grèce, et tout d’abord
l’opposition entre les esclaves asservis sur place et les esclaves achetés. Ces esclaves sont achetés avec
de l’argent, c’est-à-dire sur des marchés.
Mais le plus intéressant est peut-être la primauté de Chios. On ne connaît guère d’esclavage pour
dettes en Asie Mineure, et c’est là que se développa le premier système que nous connaissons associant
une économie monétarisée et urbanisée et un usage général de la main-d’œuvre servile. L’usage de
monnaie de métal, puis de monnaie frappée, y est bien documenté au VIe siècle. La fondation de
Borysthène (Bérézan, dans l’estuaire du Dniepr et du Boug) vers 630 avant notre ère, suivie par des
colonies milésiennes, signale l’ouverture de la mer Noire aux trafics ioniens. Cette région devient vite une
des principales sources d’esclaves dans le monde grec. Enfin, l’île de Chios est un des endroits où on
décèle des signes de spécialisation agricole dans la vigne : le vin de Chios est connu, les amphores de la
cité sont largement diffusées dès le VIe siècle et divers textes indiquent l’importance des concentrations
serviles. C’est là aussi que se produit un des rares épisodes de révolte servile dans le monde grec, qui
conduit à la formation d’un éphémère royaume marron au IIIe siècle avant notre ère. C’est en Asie Mineure
enfin, à Cyzique, qu’on voit apparaître, au VIe siècle, la première attestation d’une taxe sur la vente
d’esclaves, et le premier marchand spécialisé dans les esclaves.
L’Asie Mineure apparaît ainsi comme une région motrice de la définition d’un système nouveau
d’exploitation de la main-d’œuvre. D’autres contrées jouèrent certainement aussi ce rôle. La Phénicie
pourrait en faire partie, mais nous sommes trop mal informés sur la société de Tyr, Sidon ou Byblos.
L’Étrurie méridionale, qui connaît une urbanisation sans précédent et une spécialisation agricole révélée
par la diffusion de ses amphores, est un autre candidat. Mais ici encore les sources font défaut. Nous
savons que beaucoup d’esclaves s’y trouvent à des époques plus récentes, comme le montre la grande
révolte servile de Volsinii en 265 avant notre ère, et des éléments épars attestent que l’esclavage y est
présent depuis au moins l’époque archaïque. Les signes d’une transformation sociale profonde entre les
e e
VII et VI siècles sont par ailleurs généralement liés à des changements des rapports de dépendance et
constituent un moment adéquat pour l’introduction de l’esclavage-marchandise à grande échelle, en
remplacement de liens de clientèle et de travail plus anciens, selon un modèle assez proche d’Athènes.
Qu’en est-il du reste du monde grec ? Théopompe oppose clairement deux catégories : les esclaves
achetés avec de l’argent, et ceux qui sont asservis sur place. Les premiers sont des Barbares – sujets de la
traite – et les seconds des Grecs – restant sur place après la conquête de leur pays par d’autres Grecs. Les
Modernes ont souvent construit une opposition profonde entre deux types de servitude, considérant que
seuls les esclaves du premier groupe sont de véritables esclaves-marchandises et que les autres sont
soumis à des formes de dépendance, catégorie trop vague pour être efficace. Des érudits de l’époque
hellénistique, à partir du IIIe siècle, ont composé des listes de statuts semblables à ceux des Hilotes de
Sparte, cités par Théopompe et de loin les moins mal connus. Ils rassemblent ainsi les Pénestes de
Thessalie, les Mariandyniens d’Héraclée du Pont, diverses catégories connues en Crète, les Kyllyrioi de
Syracuse, les Bithyniens de Byzance et quelques autres. Une formule malheureuse citée par Pollux les
désigne comme jouissant d’un statut intermédiaire, « entre libres et esclaves ». Dans cette veine, les
Modernes ont vu ici une sorte de dépendance communautaire, bien loin de l’esclavage-marchandise, et
ont souvent reconnu dans ces dépendances de très vieilles pratiques instituées lors des invasions
doriennes, ou au moins bien avant l’époque archaïque.
Pourtant, dans les sources archaïques et classiques, les Hilotes sont toujours considérés comme des
esclaves à part entière, comme le montre d’ailleurs le texte de Théopompe. Il faut ici renverser la
perspective sur plusieurs points. Tous ces groupes sont des esclaves : et même, pour les Grecs, ils
subissent une forme extrême d’esclavage. La création de ces groupes ne remonte pas à des âges lointains
et obscurs : la plupart d’entre eux apparaissent entre le VIIIe et le VIe siècle, soit à la suite de la conquête
d’une cité par une autre, soit dans des fondations coloniales où les indigènes sont ainsi asservis. Pourquoi
alors créer une catégorie spécifique ? C’est que ces esclaves ne sont pas n’importe quels esclaves. La cité
impose des limites au droit de propriété du maître, non évidemment dans l’intérêt des esclaves mais pour
conserver ce cheptel servile, essentiel dans des cités qui règlent parfois strictement la circulation des
produits des terres et des contributions des citoyens aux repas en commun, ainsi à Sparte et en Crète.
Une des limitations les plus clairement attestées est l’interdiction de la vente à l’extérieur. À Sparte, il est
interdit de refuser de prêter un Hilote à un voisin, ce qui révèle à la fois l’importance de la propriété
privée et les droits supérieurs de la cité. De telles dispositions sont des échos évidents des lois sur
l’inaliénabilité des terres, qui ne sont pas non plus un héritage de très anciennes pratiques mais un
ensemble de dispositions diverses prises à l’époque archaïque pour protéger les familles citoyennes
contre la concentration des terres.
Les catégories serviles de type hilotique, très répandues à la fin de l’époque archaïque, ne sont donc
pas une forme d’asservissement concurrente ou plus légère, mais bien comme le dit Théopompe une autre
voie dans l’histoire de l’esclavage. On peut résumer les choses ainsi : Athènes choisit la traite, Sparte et
d’autres la guerre, une forme de guerre qui mène à l’asservissement sur place. Chacune de ces voies est
une solution au nœud de conflits du VIIe siècle, causé par les inégalités de distribution des terres. Chacune
protège un ancien modèle, celui de l’exploitation du paysan libre chantée par Hésiode, qui y place déjà
quelques esclaves. Mais les populations hilotiques, contrairement à ce qu’on croit souvent, se trouvent
aussi hors du monde grec, chez les Ardiéens des Balkans ou les Cariens et Lyciens d’Asie Mineure, et
aussi, probablement, chez les Étrusques.
* * *
C’est donc toute la Méditerranée, avec des rythmes différents et des étapes parfois diverses, mais
des lignes de développement analogues, qui passe des sociétés à esclaves du début du Ier millénaire aux
sociétés esclavagistes, au cours de l’époque archaïque. Cette transformation se fait selon des rythmes
divers mais avec une progression d’ensemble dont la cohérence est remarquable. Dans le cas de
l’esclavage-marchandise, des régions centrales en entraînent d’autres, puisque la traite est en elle-même
un facteur d’expansion du système et d’interconnexion des systèmes économiques. C’est ainsi que le
passage à l’esclavage en Asie Mineure occidentale, en Étrurie, en Phénicie a des incidences directes sur
les régions devenues zones d’approvisionnement, au nombre desquelles on comptera l’Asie Mineure
interne, les Balkans, la mer Noire, l’Andalousie. Le système d’esclavage hilotique est par nature moins
expansif, plus autosuffisant, et plutôt que des connexions méditerranéennes, c’est une série d’évolutions
analogues qu’on peut mettre en évidence, depuis la Carie jusqu’à l’arrière-pays de Carthage. L’ensemble
de l’évolution vers des sociétés esclavagistes se situe entre ces deux pôles que sont les circulations
méditerranéennes et les évolutions parallèles de sociétés proches.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
NOEL LENSKI
Quand Dieu ordonna à Abraham de quitter les terres de Haran avec sa femme et tous ses esclaves
pour partir fonder un nouveau foyer à Canaan, il lui promit : « Je ferai de toi une grande nation, je te
bénirai et je grandirai ton nom […] Tu deviendras le père d’une multitude de nations » (Gn 12. 2 ;
Gn 17. 5). Mais cette promesse de fertilité tardant à s’accomplir, Abraham prit en son étreinte Agar,
l’esclave de sa femme. Elle lui donna un fils, qu’il nomma Ismaël, et à nouveau Dieu promit à Abraham :
« Mais je ferai aussi une nation du fils de ton esclave, car il est ton enfant également » (Gn 21. 13). Plus
tard, Sarah, l’épouse d’Abraham, conçut à son tour un enfant de lui ; elle donna naissance à un fils, Isaac.
Après quoi, devenue jalouse, Sarah fit chasser Agar et Ismaël dans le désert de Bersabée. Leurs
conditions de vie étaient si désespérées qu’Agar faillit abandonner Ismaël à une mort certaine, mais une
nouvelle fois, une promesse divine lui fut faite : « Viens reprendre l’enfant et tiens-le en sûreté, car je
ferai de lui une grande nation » (Gn 21. 18). Et, fidèle à sa parole, Dieu donna des fils à Isaac et Ismaël,
qui devinrent ainsi les fondateurs de nations puissantes, car le peuple d’Israël affirmait descendre d’Isaac,
tandis que les Arabes descendants d’Ismaël devinrent le peuple de l’islam.
C’est ainsi qu’une histoire de parenté, littérale et métaphorique, se trouve au fondement même de
deux des grands monothéismes du monde ; quant au troisième, le christianisme, il revendique lui aussi
l’héritage d’Abraham. Mais ce qui est tout aussi frappant dans ce récit fondateur, c’est le rôle central qu’y
joue l’esclavage. Abraham, père des trois grands monothéismes du monde, était un propriétaire d’esclaves
revendiqué, un homme que Dieu avait gratifié non seulement d’une progéniture nombreuse mais aussi
d’esclaves, qu’il achetait, vendait, faisait travailler, nourrissait, avec lesquelles il couchait et qu’il pouvait
aussi abandonner. Le récit fondateur du monothéisme abrahamique est, dans un sens très concret, une
histoire d’esclaves.
Cette étude porte sur ces trois grands monothéismes à l’exclusion des autres, à la fois parce qu’on
peut soutenir que ces trois religions se distinguent dans leurs efforts pour adhérer strictement à la
croyance en une seule divinité éminente, et parce que chacun de ces monothéismes a une histoire
fortement liée à la pratique et à la rhétorique de l’esclavage. Rien en apparence ne rend le monothéisme
particulièrement adapté à l’esclavage. Le judaïsme, le christianisme et l’islam sont successivement
apparus dans des contextes historiques où l’esclavage était très répandu – le premier vers 1000 avant
notre ère, le second au milieu du Ier siècle de notre ère et le troisième au début du VIIe siècle. Mais les
territoires du Proche-Orient où sont apparues, à l’Antiquité et au haut Moyen Âge, ces trois religions ont
connu un esclavage important, et parfois intensif, dès le IIe millénaire avant notre ère. Si nul ne peut
prétendre avoir inventé l’esclavage, dont l’histoire est mondiale et transculturelle, il est indéniable que
ces trois monothéismes intégrèrent l’esclavage à leurs textes sacrés et leurs pratiques, élaborant
simultanément des paradigmes théologiques et moraux à partir de cette forme extrême de dépendance
asymétrique, tout en conditionnant et soutenant – et parfois ébranlant – l’esclavage en tant qu’institution.
Textes sacrés
Les trois religions ont développé ce que l’on pourrait appeler une théologie de l’esclavage – une
représentation selon laquelle le Dieu unique et transcendant se tient envers sa création, et en particulier
l’humanité, comme le ferait un maître envers ses esclaves. Cette conception du divin remonte aux
traditions du Proche-Orient qui envisageaient et désignaient les dieux comme les « seigneurs » ou
« maîtres » de leurs sujets humains. L’idée fut volontiers absorbée par la tradition abrahamique, qu’elle
continue d’imprégner. Certains des dirigeants les plus saints des trois traditions sont qualifiés
d’« esclaves de Dieu », ce qui n’indique pas seulement leur humilité devant le divin, mais marque aussi
une proximité particulière avec Dieu. Dans la tradition hébraïque, Josué est appelé « esclave de Yahvé »
(ʿeḇeḏ yahweh, dans Jos 24. 29 ; Juges 2. 8) et Moïse est nommé « esclave d’Élohim » (ʿeḇeḏ-hā’ĕlōhîm,
dans 2 Ch 24. 9 ; Néh 10. 29, cf. Nb 12. 7). Dans le Nouveau Testament, Paul se désigne lui-même
régulièrement comme « l’esclave de Dieu » (doulos tou theou, dans Rom 1. 1 ; 1 Co 4. 1 ; 2 Co 6. 4 ;
Phi 1. 1 ; Gal 1. 10 ; Tite 1. 1). Et de façon plus générale, les épîtres de Jacques (Jac 1. 1) et de Pierre
(1 Pi 2. 16) évoquent les disciples du Christ comme des « esclaves de Dieu ».
Les générations suivantes de dévots chrétiens (les clercs et ascètes en particulier, mais parfois aussi
les dirigeants politiques) souscrivirent à cette tradition – ainsi Constantin le Grand, qui se qualifiait
souvent de « serviteur de Dieu » (Eusèbe, Vie de Constantin, II, 29, 3 ; 55, 1 ; 71, 2-4). Dans le Coran,
Muhammad est régulièrement désigné comme « l’esclave d’Allah » (Coran 2, 23 ; 17, 1 ; 18, 1 ; 57, 9), et
Allah appelle à plusieurs reprises ses croyants « mes esclaves » (Coran 30, 48 ; 35, 32 ; 76, 6). Le père de
Muhammad portait le nom théophore d’Abdallah (« esclave de Dieu »), et le préfixe abd- (« serviteur
de »), couplé à d’autres substantifs associés au divin, est devenu l’un des plus répandus dans la tradition
des prénoms arabes. La puissance de cette analogie théologique dans toutes les traditions, et en
particulier dans le christianisme et l’islam, a contribué à faire du paradigme maître-esclave un élément
structurant non seulement de la théologie, mais aussi du droit et de la société. En tant que telle, elle a
canonisé la pratique de l’esclavage comme une composante nécessaire de l’ordre mondial tel qu’ordonné
par Dieu.
La théologie abrahamique a également historicisé l’esclavage et justifié son existence sur Terre. Le
livre hébraïque de la Genèse (Gn 9. 20-27) raconte que Cham, fils de Noé, voyant son père nu, endormi et
ivre, se moqua de lui, et que Noé répondit à l’insulte en maudissant le fils de Cham, Canaan : « Maudit
soit Canaan ! Qu’il soit pour ses frères le dernier des esclaves. » Les traditions juive, chrétienne et
musulmane ont toutes trois considéré ce récit comme une étiologie ordonnée par le divin, à même
d’expliquer l’apparition de l’esclavage. À partir du VIIe siècle de notre ère, ce même récit fut mobilisé pour
justifier en particulier l’asservissement des Africains noirs. Cette interprétation raciste se fondait sur une
étymologie erronée, qui associait le prénom Cham (Ḥām, le fils de Noé) à la racine hébraïque ḥam
(« chaud ») ou ḥum (« noirceur ») et, par analogie, assimilait la couleur foncée de la peau à la possibilité
d’être réduit en esclavage. Le chevauchement des systèmes linguistiques hébreux et arabe permit aux
musulmans de profiter de cette association ; ils qualifièrent parfois les Africains noirs de descendants de
la « maison de Cham » (banu Ḥām) et utilisèrent ce récit pour légitimer le jihad en Afrique subsaharienne
et même la mise en esclavage de leurs coreligionnaires noirs. Du IVe au XIXe siècle, les exégètes et
esclavagistes chrétiens recoururent eux aussi à la « malédiction de Cham » pour prouver l’origine divine
de l’esclavage, et les chrétiens du monde atlantique moderne s’en servirent régulièrement pour vanter la
légitimité de la réduction en esclavage des Africains noirs.
La Torah propose un second récit expliquant les origines de l’esclavage. Isaac, fils d’Abraham, avait
lui-même deux fils, Jacob et Ésaü. Ce dernier étant l’aîné, il avait donc le droit d’hériter des propriétés de
son père. Mais Ésaü se comporta de façon grossière et vendit son droit d’aînesse à son frère pour un bol
de lentilles, ce qui conduisit Isaac à condamner Ésaü à se mettre au service de son frère en tant
qu’esclave (Gn 25. 29-34 ; Gn 27. 1-40). Les exégètes juifs et chrétiens s’appuyèrent sur ce récit pour
affirmer que l’esclavage trouvait ses origines dans une certaine infériorité mentale et éthique. Aussi les
monothéistes – chrétiens, surtout – citaient-ils Ésaü pour justifier la mise en esclavage de classes et de
races qu’ils considéraient comme inférieures. Dans le Coran, l’accent mis sur la prospérité comme
symbole de bénédiction divine donna lieu à un autre type de justification de l’esclavage, les esclaves qu’un
maître possédait pouvant être considérés comme le reflet naturel de la préférence de Dieu pour celui-ci et
de son mécontentement envers les esclaves (Coran 16, 71 ; 30, 28). Ainsi, les trois religions du livre se
tournaient vers les textes sacrés pour expliquer l’esclavage et en défendre la perpétuation censément
voulue par Dieu.
La notion de péché, commune à toutes les religions abrahamiques, joua également un rôle dans
l’élaboration de ces théologies de l’esclavage. La tradition mosaïque adopta comme récit fondateur
l’expérience de l’esclavage sous le joug de Pharaon en Égypte et considéra également la captivité des
Hébreux à Babylone sous le roi Nabuchodonosor comme un moment essentiel, trouvant l’explication de
ces deux événements dans les péchés du peuple hébreu (ainsi, Jér 16. 10-18 ; Jér 17. 1-4 ; Jér 30. 12-17).
Les exégètes chrétiens accentuèrent eux aussi le rapport entre péché et esclavage en trouvant une
nouvelle cause de l’existence de l’esclavage dans la notion de péché originel, la transgression primordiale
d’Adam et Ève. Ce lien devint explicite dans les écrits des auteurs chrétiens de l’Antiquité tardive (ainsi,
Augustin, La Cité de Dieu, 19, chap. 15), mais il était déjà en germe dans les épîtres de Paul, qui
affirmaient que le péché humain était une sorte d’esclavage qui ne pouvait être vaincu que par
l’incarnation du Christ : « Mais rendons grâce à Dieu, vous qui étiez autrefois esclaves du péché, vous
obéissez maintenant de tout cœur à la règle de l’enseignement qui vous a été transmis, et, libérés du
péché, vous êtes devenus esclaves de la justice » (Rom 6. 17-18 ; cf. Gal 4. 1-11 ; Tite 3. 1-7). Dans son
approche de l’esclavage, l’islam déployait aussi la notion de péché. Ainsi, les captifs étaient informés que
leur sort était le résultat de leur infidélité religieuse, et les esclaves apprenaient que leur condition était
le résultat de leurs péchés. Mais l’islam les encourage également ; en se tournant vers Allah avec vertu,
ils peuvent s’attendre à être libérés (Coran 8, 70-71 ; 47, 4).
Partant du principe que l’homme était un pécheur, les trois religions abrahamiques intégrèrent donc
dans leurs textes sacrés des règles strictes pour limiter les mauvais comportements des maîtres et des
esclaves. Nous avons vu que la Torah avait édicté des règles destinées à limiter la possibilité d’asservir les
coreligionnaires juifs. Il convient de nous pencher désormais sur les limites qu’elle impose aux mauvais
traitements infligés aux esclaves. En plusieurs endroits, les épîtres du Nouveau Testament établissent des
règlements dénommés « codes domestiques » qui, entre autres prescriptions, ordonnent : « Esclaves,
obéissez en tout à vos maîtres d’ici-bas, non pas uniquement parce qu’ils vous surveillent et pour leur
plaire, mais de tout cœur, en craignant le Seigneur », tout en disant aux maîtres : « Soyez justes et
équitables avec vos esclaves, sachant que vous aussi, avez un maître au ciel » (Col 3. 22 ; Col 4. 1 ; cf.
aussi Eph 6. 5-9 ; Tite 2. 9-10 ; 1 Pi 2. 18-22). Ainsi, même en cherchant à limiter les mauvais traitements
infligés par les maîtres, le christianisme intégrait l’obéissance servile à son économie morale, faisant du
maintien équilibré de la hiérarchie maître-esclave une condition préalable à la vertu. Les textes sacrés
musulmans régulent également, comme on le verra, les abus des maîtres et partagent avec le
christianisme l’usage de l’affranchissement comme mécanisme de rémission des péchés du maître et
d’obtention de sa rédemption.
L’esclavage est une institution fondamentalement juridique. Pour asseoir leur domination sur des
personnes asservies et soumises à leur contrôle, les individus libres ne peuvent s’appuyer que sur une
seule base : la légitimation apportée par les lois (écrites ou coutumières) qui encadrent leurs existences.
Au-delà des textes sacrés qui régissaient le traitement réservé aux esclaves, les trois grands
monothéismes ont chacun élaboré un cadre juridique bien que tous trois se soient également développés
au sein d’États dont les structures juridiques ne recoupaient que partiellement leurs prescriptions
religieuses. Depuis le Ier siècle de notre ère, le judaïsme a presque toujours constitué une religion
minoritaire au sein d’États dont les cadres normatifs supplantaient ses prescriptions religieuses. Ainsi, la
présence attestée de Juifs vivant dans les empires hellénistique et romain, et même dans les sociétés
esclavagistes européennes du Moyen Âge et du début de la modernité, indique qu’en ce qui concerne
leurs pratiques esclavagistes ils suivaient généralement les lois civiques imposées par l’État plutôt que les
prescriptions de la Torah, bien que la connaissance des prescriptions mosaïques fût restée vive et qu’elle
modelât les pratiques esclavagistes des minorités juives. Pendant les trois premiers siècles de notre ère,
le christianisme se trouva lui aussi en position de religion minoritaire au sein de l’Empire romain, ce qui
signifie que ses fidèles se conformaient également aux principes du droit romain, tout en formulant des
prescriptions religieuses (canons) valables au sein de la communauté des croyants, qui entraient parfois
en conflit avec celles de l’État. Même après que le christianisme fut devenu la religion hégémonique des
États européens, à partir du Ve siècle, le droit national conserva une indépendance considérable par
rapport au canon chrétien, de sorte que les autorités de l’État obligèrent rarement les chrétiens
propriétaires d’esclaves à suivre les prescriptions de l’Église.
À sa naissance, l’islam était déjà une religion dirigée par des acteurs politiques qui répandaient leur
foi dans des territoires qu’ils conquéraient, pour en gouverner les populations considérées comme un
peuple unifié sur le plan religieux (oumma) – même si, souvent, il ne l’était pas sur le plan politique. Au
cours des premiers siècles de l’islam (du VIIe au Xe siècle), les pouvoirs religieux et politique coexistaient,
et même lorsque les premiers califats (omeyyade et abbasside) disparurent, la religion continua de
soutenir l’autorité des dirigeants de l’État, qui conformaient généralement leurs prescriptions juridiques
aux principes de l’islam. C’est pour cela que, dans les pays où l’islam prédomine, les lois de l’État (kanun)
ont tendance à s’aligner sur la loi religieuse islamique (sharīʿa). Mais la loi islamique n’est pas uniforme
en soi, car ses écoles d’interprétation divergent sur des questions mineures, et parfois même majeures, et
les dirigeants musulmans différaient souvent des juristes et des chefs religieux (ulama) sur la formation et
l’application de la loi.
Dans toutes les cultures, l’esclavage constitue un outil juridique et social à la fois exclusif et inclusif.
Dans les sociétés pré-étatiques, la capture d’individus est une pratique courante, mais elle conduit
généralement plutôt à l’intégration des captifs dans la société, qu’à leur exclusion à long terme. Lors des
conflits armés, ces sociétés ont tendance à tuer les hommes des groupes ennemis, mais capturent les
femmes et les enfants pour assurer le renouvellement des générations et/ou les intégrer à leur population.
Les sociétés à État prémodernes suivent souvent des schémas similaires, car ceux-ci peuvent permettre,
voire encourager, les relations sexuelles entre les maîtres et les femmes à la fois captives et esclaves, et
ces pratiques offrent souvent à ces dernières et leurs enfants la possibilité d’être affranchis et absorbés
dans la société.
Comme on l’a vu, la Torah incite à l’assimilation au sein de la famille de la femme asservie à la suite
de dettes et ordonne que ceux des Hébreux qui étaient mis en esclavage puissent profiter d’un
affranchissement. Le Deutéronome encourage les unions sexuelles entre ravisseurs et femmes captives,
lesquelles ne doivent pas être traitées comme des esclaves (Dt 21. 10-15), et il exige même que les
esclaves libérés se voient accorder des récompenses lors de l’affranchissement (Dt 15. 13-14 ; cf. Talmud
Bavli, Kiddouchine 17b). Ceux qui choisissaient de rester en esclavage devaient être assimilés à la famille
des propriétaires. La loi mosaïque exigeait également que tous les esclaves d’une maison hébraïque soient
circoncis, afin de les intégrer à la communauté (Gn 17. 12-13 ; Ex 12. 43-44). Ces traditions perdurèrent
aux époques tannaïtique et amorrite (du Ier au VIe siècle), où les traditions de commentaire continuaient à
protéger les droits de l’esclave hébreu et permettaient l’ablution rituelle des esclaves cananéens (Talmud
Bavli, Yebamot 45b-46a ; Talmud Bavli, Bava Metzia 71a), même si l’interdiction de la circoncision dans
l’Empire romain et chez les premiers chrétiens limitait la capacité des propriétaires d’esclaves juifs à
mieux intégrer rituellement leurs esclaves masculins (Sententiae Pauli, V, 22, 3-4 ; Code théodosien, XVI,
9, 1-2 ; Code de Justinien, I, 10, 2 ; I, 3, 54).
Issu de la société gréco-romaine, le christianisme en hérita une inclination pour l’affranchissement,
mais en y ajoutant, dans l’Empire romain chrétien, une coloration chrétienne par l’introduction de
« l’affranchissement au sein de l’Église » (manumissio in ecclesia). Cette forme d’affranchissement,
effectuée par un homme d’Église chrétien plutôt que par un représentant de l’État, supposait
l’appartenance de l’esclave à la communauté religieuse en question. En effet, théologiens et prédicateurs
chrétiens encourageaient les maîtres à imposer à leurs esclaves la pratique de la foi chrétienne – ce qui
constituait à la fois un geste d’intégration et de coercition. Des trois confessions abrahamiques, le
christianisme est celle qui montrait le moins de scrupules devant le maintien de coreligionnaires en
esclavage (1 Co 7. 19-24).
L’islam ne proposait pas moins de trois mécanismes juridiques pour l’affranchissement des esclaves,
et chacun d’entre eux entraînait un certain degré d’intégration dans la communauté au sens large. L’islam
acceptant la polygynie, le maître était donc autorisé à entretenir un concubinage quasi marital avec ses
esclaves, lesquelles pouvaient obtenir un statut spécial si elles tombaient enceintes de leur maître. Si ce
dernier reconnaissait sa paternité sur les enfants ainsi conçus, ceux-ci naissaient libres, et la mère se
voyait accorder le statut de umm walad, qui lui garantissait des protections spéciales du vivant de son
maître et la liberté à sa mort. La loi islamique autorisait également le maître à affranchir un esclave
(mudabbar) dans son testament et à contracter par écrit avec un esclave pour lui permettre de racheter
sa liberté en plusieurs versements (mukataba – cf. Coran 24, 33). Dans les deux cas, la loi protégeait les
droits de l’esclave contre le refus du maître ou de ses descendants d’honorer ces accords. Après être
parvenu à la liberté, l’esclave musulman restait alors attaché à son ancien maître par des liens de
clientélisme à vie (walaʾ), autre structure d’intégration. Certes, la plupart des sociétés chrétiennes, de
l’Antiquité à la modernité, autorisaient également les affranchissements testamentaires et contractuels et
prévoyaient des relations de clientélisme à long terme, mais ces pratiques étaient héritées de la tradition
romaine et ne furent jamais intégrées dans le droit canonique de manière à devenir des instruments pour
renforcer la communauté de foi. L’islam encourageait aussi l’affiliation religieuse des esclaves et
permettait même à un esclave de diriger la prière des fidèles (imām). Les esclaves juifs étaient soumis à
de nombreuses restrictions rituelles, et les esclaves chrétiens n’avaient pas le droit d’exercer un rôle dans
le clergé, bien que les esclaves chrétiens qui parvenaient clandestinement à l’ordination pussent se voir
accorder la liberté.
Ainsi, chacun des grands monothéismes cultivait des pratiques d’esclavage et d’affranchissement qui
servaient à élargir la communauté religieuse et à intégrer dans le cercle des croyants des étrangers
esclaves – qu’ils le restent ou deviennent libres par la suite. L’islam fut cependant celui qui alla le plus
loin dans la promotion de l’esclavage comme outil d’intégration religieuse et sociale et, en tant que tel, il
ne considérait pas comme problématique l’incorporation d’anciens esclaves et d’enfants de femmes
esclaves dans les plus hautes sphères sociales et politiques.
« Zones d’esclavage »
Le fait que les trois monothéismes concevaient tous leur communauté de croyants comme un cercle
fermé doté de privilèges religieux conduisit chacun à protéger sa population contre l’esclavage, à des
degrés divers. Nous avons déjà vu que le judaïsme établissait des limites au maintien des membres de sa
communauté dans un état de servitude à long terme, et ces dispositions s’accompagnaient de sévères
sanctions contre la capture de coreligionnaires hébreux (Dt 24. 7). Le christianisme et l’islam
interdisaient tous deux la réduction en esclavage de leurs coreligionnaires par des non-croyants à
l’intérieur des territoires qu’ils contrôlaient. Constantin, premier empereur romain chrétien, promulgua
des lois interdisant aux Juifs de posséder des esclaves chrétiens, et les dirigeants chrétiens suivants
interdirent la circoncision des esclaves, ainsi que leur conversion à d’autres religions. Nous avons déjà
noté, cependant, que les chrétiens n’interdirent jamais la pratique de l’esclavage à leurs coreligionnaires.
La situation différait quelque peu dans l’islam, qui interdisait aux propriétaires chrétiens de continuer à
posséder des esclaves qui se convertissaient à l’islam, mais interdisait également la réduction en
esclavage de musulmans par des musulmans, même s’il permettait aux musulmans nés en esclavage ou
aux captifs convertis à l’islam de rester esclaves auprès d’autres musulmans. La distinction extrêmement
rigoureuse de l’islam entre croyants et infidèles, qui servait de critère d’asservissement, coïncidait avec la
conception selon laquelle les territoires gouvernés par les infidèles étaient ouverts en permanence au
jihad – la « maison de la guerre » (Dar al-Harb) – et constituaient donc une source pérenne d’esclaves
potentiels. Au Moyen Âge, les territoires chrétiens du pourtour méditerranéen réagirent de la même
manière et traitèrent les États musulmans comme des réservoirs de populations pouvant être réduites en
esclavage.
C’est ainsi qu’apparurent les « zones d’esclavage » (Slaving Zones) ainsi nommées par Jeffrey Fynn-
Paul, des territoires contrôlés par des États se réclamant du monothéisme adverse, et qui étaient
considérés comme des sites de captation d’esclaves. Ce trafic interconfessionnel à grande échelle entre
les territoires chrétiens et musulmans commença à se développer dès le VIIe siècle et atteignit son apogée
en Méditerranée orientale au Xe siècle, et dans les territoires âprement disputés de la péninsule Ibérique
au XIIe siècle.
Chacun des trois grands monothéismes faisait également de l’émancipation une caractéristique
importante de sa théologie. En effet, l’histoire des Hébreux est, à l’origine, un récit de libération : celle du
peuple hébreu échappant à la captivité en Égypte et à Babylone (pour le lien entre ces récits et la
libération des esclaves, voir Lv 25. 42 ; Dt 5. 15). Jusqu’à l’ère moderne, ces récits archétypaux ont
influencé l’élaboration du judaïsme par les Juifs eux-mêmes. Lorsque le christianisme se sépara du
judaïsme, à partir du Ier siècle de notre ère, il reprit également à son compte cette veine théologique qui
mettait l’accent sur la libération, par exemple lorsque Jésus cite Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi
[…] Il m’a envoyé pour proclamer la délivrance aux prisonniers et le don de la vue aux aveugles, pour
libérer les opprimés » (Lc 4. 16-21 ; cf. Is 61. 1-4). On sait que les chrétiens associaient directement ce
message au rachat des captifs dès le IIIe siècle, et on a des preuves, au IVe siècle, de campagnes de rachat
à grande échelle financées par l’Église et de la création de fonds de dotation qui finirent par se
transformer en véritables ordres caritatifs, comme celui des Trinitaires, fondé au XIIe siècle dans l’unique
but de rendre leur liberté aux captifs détenus par les esclavagistes musulmans. L’islam met en valeur
l’importance de la rédemption dans le Coran, où le prophète encourage les croyants à combattre et
emprisonner les infidèles, mais aussi à les libérer ensuite ou à permettre qu’ils soient rachetés en
échange d’une rançon (fida’). Le paiement de la rançon pour libérer des coreligionnaires musulmans en
vint à être considéré comme une obligation pour la communauté (fard al-kifayah) et fut financé par l’État
ou par des institutions caritatives (awqaf). Des classes entières de « racheteurs » professionnels de captifs
(al-fakkak) virent le jour, donnant lieu à l’apparition de leurs pendants chrétiens (les alfaqueques, en
castillan). Ces intermédiaires pouvaient également être des Juifs, et la communauté juive entretenait elle-
même de complexes réseaux de rachat interrégionaux pour ses propres membres. Si les frontières
confessionnelles constituaient autant de repères qui favorisaient l’asservissement entre les trois
monothéismes, elles permettaient aussi la création de mécanismes de libération.
Il ne faut pas concevoir ces « zones d’esclavage » comme des espaces de sécurité hermétiquement
clos pour les coreligionnaires. Les textes sacrés hébraïques nous apprennent que les Hébreux refusaient
parfois de respecter la limite de sept ans, et/ou celle du jubilé, normalement imposée à la détention
d’esclaves hébreux, ou encore l’interdiction de vendre des esclaves hébreux à d’autres nations (Jér 34. 8-
22 ; Néh 5. 1-13). Les chrétiens, comme nous l’avons souligné, n’avaient pas de lois explicites interdisant
la mise en esclavage de leurs coreligionnaires, aussi vendaient-ils régulièrement les leurs à des Juifs ou
des musulmans pour leur servir d’esclaves. Leur position à cet égard évolua légèrement au haut Moyen
Âge, où la plupart des États chrétiens commencèrent à interdire l’esclavage des leurs, néanmoins ils
restèrent tout à fait disposés à asservir les chrétiens des autres groupes culturels, en particulier ceux
qu’ils considéraient comme hérétiques. Parmi ces derniers, les plus remarquables étaient les « Slaves »,
dont le nom est à l’origine du mot « esclave ». Et même les musulmans, dont la foi interdisait
théoriquement un tel esclavage à l’intérieur de leur confession, jugeaient acceptable de réduire en
esclavage leurs coreligionnaires si ceux-ci étaient considérés comme hérétiques ou appartenaient à un
groupe « racial » censément réductible en esclavage. C’est pourquoi les musulmans d’Afrique noire
restèrent susceptibles de subir un esclavage de la part de leurs coreligionnaires, même à une époque
moderne. De plus, dans les territoires de pluralisme confessionnel – ce qui recouvre en fait la plupart des
territoires contrôlés par les musulmans au cours de leur histoire et les territoires chrétiens du sud de la
Méditerranée –, les sujets qui n’adhéraient pas au monothéisme hégémonique de l’État dans lequel ils
vivaient étaient eux-mêmes susceptibles d’être réduits en esclavage. Ainsi, au VIIe siècle, les souverains
chrétiens de l’Espagne wisigothique ordonnèrent l’asservissement de tous les Juifs vivant sur leurs terres,
et du XVe au XVIIe siècle les Ottomans recrutèrent presque exclusivement leurs soldats d’élite et les
fonctionnaires de leur bureaucratie grâce à une « collecte d’enfants » annuelle (le devşirme) auprès des
chrétiens réduits en esclavage de leurs territoires des Balkans.
Dans chacune des trois religions abrahamiques, il était possible d’atteindre la sainteté – en partie du
moins – en accomplissant des actes de miséricorde. Cette notion apparut dans la tradition judaïque, où les
interactions humaines avec Yahvé passaient par l’adhésion à une série de commandements (les mitzvot,
mitzvah au singulier). Comme la mitzvah exigeait souvent des actes de bonté humaine, ce terme
s’appliquait également aux « bénédictions » que l’on obtenait en gratifiant les autres de bienfaits.
L’affranchissement des esclaves comptait au nombre de ces bienfaits. La Torah « commande » sans
équivoque à ses fidèles de libérer l’esclave hébreu après six ans ou à chaque année de jubilé. La tradition
rabbinique considérait également le rachat des captifs juifs nés libres (pidyon shevuyim) comme une
« grande mitzvah » (mitzvah rava) et ouvrait même un débat sur la question de savoir si l’on pouvait
obtenir la bénédiction en libérant des esclaves cananéens, que ce soit par l’affranchissement, ou par le
versement d’une rançon pour les libérer de leur captivité à l’étranger (Talmud Bavli, Gittin 37b, 38a ;
Talmud Bavli, Kiddouchine 22b). Dans la mesure où le paiement d’une rançon pour libérer des
coreligionnaires juifs supposait généralement de les sauver de maîtres appartenant à d’autres confessions
abrahamiques, cet acte comportait une sorte d’urgence morale qui profitait à la fois à la communauté
dans son ensemble et renforçait la sécurité individuelle, les individus pouvant s’attendre à bénéficier de
soutien s’ils tombaient en esclavage. Les documents de la Geniza du Caire – en particulier ceux de la
période fatimide (Xe-XIIe siècle), au cours de laquelle l’activité des croisés fit considérablement augmenter
les captures interconfessionnelles – fournissent un témoignage de cette pratique. On y trouve, par
exemple, conservée, une lettre de la communauté juive karaïte d’Alexandrie servant de circulaire pour
lever des fonds afin de procéder au rachat de coreligionnaires capturés en 1100 par des croisés francs.
On y lit la promesse suivante : « Le bénéfice sera complet et général, tant pour ceux qui payent que pour
ceux qui reçoivent le paiement. »
Le christianisme associait lui aussi la libération des captifs aux œuvres de miséricorde (eleêmosynê,
en grec ; misericordia, en latin) susceptibles d’être « échangées contre » (c’est-à-dire récompensées par)
l’obtention d’un bénéfice spirituel – la « rédemption » au sens littéral. La métaphore fondamentalement
économique qui sous-tend cette conception chrétienne des actes de charité a été soulignée par
Peter Brown. S’inspirant de la théologie paulinienne, les chrétiens concevaient leur âme comme esclave
du péché à cause de la Chute. Le sacrifice du Christ offrait une « rédemption », un rachat, de ce péché,
mais chaque chrétien avait la responsabilité de payer pour cette rédemption, par l’accomplissement
d’actes de miséricorde, parmi lesquels figuraient l’affranchissement des esclaves et le rachat des captifs.
Ici aussi, les exemples sont nombreux dans les sources documentaires : la Didascalia Apostolorum
(didascalie des apôtres), l’un des premiers textes témoins de la tradition du droit canonique, ordonne aux
communautés chrétiennes d’utiliser leurs fonds communs pour « secourir les esclaves, les captifs, les
prisonniers, les victimes de mauvais traitements et ceux qui sont condamnés par les tyrans »
(Constitutiones Apostolorum 4, 9, 1-2). Au XIe siècle, le bureaucrate byzantin Symbatios Pakourianos
prescrivait, dans son testament, l’affranchissement de tous ses esclaves mâles « pour son salut », offrant
ainsi l’un des nombreux exemples de cette transaction d’une liberté personnelle contre une liberté
spirituelle (Actes d’Iviron II, 150-156, no 44). Dans certains cas, les chrétiens désireux de suivre le
commandement de Jésus (« vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et suis-moi ») choisirent
d’affranchir toutes leurs familles d’esclaves ; la plus célèbre d’entre eux, Mélanie la Jeune, libéra jusqu’à
8 000 esclaves avant de s’enfuir en Terre Sainte pour y vivre en ascète (Palladius, Histoire lausiaque, 61).
Le lien entre libération d’esclaves et de captifs et obtention de bénédictions se retrouve également
dans la tradition islamique. En effet, le Coran prescrit l’affranchissement des esclaves comme l’expression
ordinaire de l’aumône obligatoire et de la charité volontaire (zakât, sadaqa), qui permettent à la fois
d’expier les mauvaises actions et de garantir au fidèle des récompenses au paradis (janna). Le Coran
autorise ainsi l’affranchissement des esclaves pour diminuer la culpabilité du maître dans le cadre d’un
homicide involontaire, d’un parjure et de l’annulation d’un vœu de divorce (Coran 4, 92 ; 5, 89 ; 58, 3). De
même, un hadith célèbre affirme que « Quiconque affranchit un esclave musulman, Allah sauvera du feu
[de l’enfer] tous les membres de son corps, comme il a libéré les membres du corps de l’esclave » (Sahîh
d’al-Boukhârî, 48). Le Coran associe également la libération des captifs et des esclaves à d’autres actes de
charité tels que nourrir les pauvres et offrir un abri aux nécessiteux (Coran 2, 177 ; 9, 60 ; 90, 13). Là
aussi, les sources écrites documentent abondamment la mise en œuvre de cette pratique dans la vie
quotidienne des musulmans. Que l’esclavage joue un rôle pour atteindre la sainteté contribua sans doute
paradoxalement à en assurer la longévité, car si les esclaves représentaient un bien meuble, une richesse
matérielle, leur libération pouvait également être utilisée dans le but d’atteindre la richesse spirituelle
grâce à des échanges réglementés qui conservèrent leur valeur dans la culture musulmane du XXe siècle.
Monothéismes et abolitionnisme
Chacune des grandes traditions monothéistes porte en elle les germes de l’abolitionnisme. Qu’il
s’agisse, dans le judaïsme, des traditions d’affranchissement automatique des esclaves hébreux ou du
paiement de la rançon considéré comme une mitzvah ; dans le christianisme, de l’accent mis sur
l’émancipation et l’égalité devant Dieu, ainsi que des traditions considérant le paiement d’une rançon et
l’affranchissement comme des actes pieux ; et dans l’islam, des protections contre le mauvais traitement
des esclaves ainsi que du lien entre le paiement d’une rançon, l’affranchissement, et les commandements
d’Allah ; toutes trois comportent l’idée que l’esclavage est contraire aux intérêts humains – même s’il
n’est pas interdit par Dieu – et que, dans l’idéal, Dieu préfère la liberté. Les trois traditions ayant, à partir
du VIIe siècle, coexisté dans le temps et souvent dans l’espace, leurs revendications de vertu morale
entrèrent en rivalité, poussant chacune à présenter sa conception de l’esclavage comme la plus juste.
Pourtant, si des traces d’une idéologie abolitionniste peuvent être trouvées dans les trois traditions,
l’abolition en tant que mouvement politique eut d’abord gain de cause dans les sociétés à majorité
chrétienne.
L’abolitionnisme est un mouvement fondamentalement moderne, mais on peut en trouver des
prémices dès l’Antiquité, à partir du Ier siècle avant notre ère, dans le contexte de la secte juive des
Esséniens. Plusieurs sources relatent que ces puristes religieux renonçaient au mariage, aux richesses et
à la possession d’esclaves dans le cadre d’un mode de vie radicalement égalitaire. Diverses sources
confirment également que leur renoncement était clairement fondé sur la conviction que l’inégalité
favorisait l’injustice (Philon, Que tout homme bon est libre, 79-88 ; Josèphe, Antiquités juives, 18, 20-22).
Ce mouvement prit fin en 135 de notre ère lorsque Rome écrasa violemment la révolte des Juifs lors des
guerres judéo-romaines, à la suite de quoi il existe peu de traces d’un pareil discours proto-abolitionniste
dans la tradition juive, avant la modernité. Dans la tradition chrétienne, les premières lueurs d’idées
similaires apparaissent dans les controverses qui éclatèrent en Anatolie au milieu du IVe siècle, moment où
le Concile provincial de Gangres condamna l’évêque radical Eustathe de Sébaste et ses disciples pour
avoir prôné l’idée que les esclaves devaient refuser de reconnaître leur servitude et fuir leurs maîtres
(Concile de Gangres, canon 3). On sait que ce mouvement eut une influence sur l’évêque cappadocien
Grégoire de Nysse, dont la sœur, Macrine, affranchit les esclaves de leur famille et vécut avec eux dans
une communauté religieuse radicalement égalitaire (Vie de sainte Macrine, 9). Grégoire rédigea lui-même
une attaque cinglante contre les esclavagistes qui revendiquaient leur propriété sur d’autres personnes
« dont la nature est libre et indépendante […] Ce faisant, écrivait-il, vous imposez une loi qui s’oppose à
Dieu, en renversant la loi naturelle qu’il a établie » (Homélies sur l’Ecclésiaste, 4). Malgré tout, les
dirigeants chrétiens ne préconisèrent jamais l’abolition de l’esclavage. Avant le XVIIIe siècle, les chefs des
trois monothéismes abrahamiques n’allèrent jamais plus loin que blâmer les excès des pratiques
esclavagistes, sans condamner l’institution.
Lorsque le mouvement abolitionniste apparut dans les années 1770, en Grande-Bretagne et en
Nouvelle-Angleterre, le christianisme ne représentait toutefois qu’une de ses composantes intellectuelles.
Le christianisme constituait alors un discours totalisant au sein de la société. Il n’est donc pas étonnant
que les abolitionnistes britanniques et américains se soient inspirés de ces éléments tirés de la tradition
chrétienne qui mettaient l’accent sur les notions de justice, d’émancipation et d’égalité devant Dieu. Mais
les premiers dirigeants du mouvement, dont William Wilberforce en Grande-Bretagne et
William Lloyd Garrison aux États-Unis, avaient également recours aux notions de liberté personnelle et de
droits de l’homme issues des Lumières. Pour transformer leur cause en un mouvement de masse, ils
invoquèrent des institutions modernes qui avaient peu de liens avec la religion : la démocratie
représentative, un système judiciaire indépendant, et la presse écrite. C’est la Grande-Bretagne qui ouvrit
la voie, avec l’abolition de la traite des esclaves après 1806 et la suppression progressive de l’esclavage
dans ses sphères d’influence, mais elle fut suivie par d’autres en Europe, au Mexique et aux États-Unis,
jusqu’à l’abolition brésilienne de 1888. Pendant toute cette période, l’abolition fut présentée comme une
cause chrétienne, et ce, même par les esclaves, qui reprirent dans leur musique et leurs récits de
résistance les thèmes d’émancipation issus de l’Ancien et du Nouveau Testament. Mais le discours pro-
esclavagiste put à son tour brandir les nombreux passages de l’Ancien et du Nouveau Testament qui
revendiquent, soutiennent et justifient la place de l’esclavage dans le monde comme ordonnée par Dieu.
Les adeptes du judaïsme ne contrôlant aucun État-nation au cours des siècles abolitionnistes, ses
dirigeants encouragèrent parfois l’abolition, mais se trouvèrent exclus de sa mise en œuvre. L’expérience
des musulmans fut toujours affectée par la promotion de l’abolitionnisme faite par les puissances
colonisatrices, en particulier la Grande-Bretagne et la France. Celles-ci se servaient de l’argument de
lutte contre l’esclavage et de la traite pour justifier leurs interventions et parfois leur occupation de
territoires à majorité musulmane. Des intellectuels musulmans rejoignirent le mouvement abolitionniste
du XIXe siècle, mais les mesures législatives visant à éliminer l’esclavage dans les États musulmans
reposaient généralement sur l’idée d’un réformisme graduel plutôt que sur l’abolition. C’est la Tunisie qui
amorça le plus tôt le mouvement en promulguant en 1846 un décret qui accordait l’affranchissement à
tous les esclaves qui en déposaient la demande, sans interdire l’esclavage pour autant. La plupart des
pays autonomes à majorité musulmane ne connurent d’abolition définitive qu’avec l’introduction de
constitutions modernes dans les années 1920-1930 (l’Égypte en 1923, l’Iran en 1928-1929, la Turquie en
1933). L’Arabie Saoudite a aboli l’esclavage en 1962, et Oman, en 1970, mais il subsiste encore jusqu’à
aujourd’hui dans certaines régions contrôlées par les musulmans au sein d’États-nations modernes.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
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RENVOIS
JEAN-PIERRE DEVROEY
Au début du IXe siècle, un émissaire de Charlemagne parcourant l’empire pour y trancher les litiges
juridiques interrogea le Palais sur le sort des enfants d’un mariage mixte : « Qu’advient-il, si le servus
d’un [maître] quelconque reçoit pour épouse une colona [“femme colon”] ? Leurs enfants doivent-ils
revenir [statutairement] à cette colona ou à ce servus ? » Dans sa réponse, le Palais invita l’émissaire à
trancher comme il l’aurait fait si le cas avait concerné ses propres gens, en invoquant le droit romain :
« Demande-toi, quand ton propre servus s’unit à la propre ancilla [« domestique »] d’un autre, ou quand le
propre servus d’un autre prend pour épouse ta propre ancilla, à qui de vous deux doit revenir leur
descendance, et, dans le cas qui t’occupe, suis la même règle : car “il n’y a pas d’autre division que libre
et servus” » (Gaius).
Question et réponses sont déconcertantes : alors que la question évoque le mariage des colons,
réputés libres par naissance (ingenui), l’exemple se réfère à la descendance de deux non-libres (un servus
et une ancilla) appartenant à des maîtres différents. La citation finale, enfin, invoque la valeur absolue de
l’antithèse liberté / non-liberté.
La citation quasi littérale des Institutiones du juriste Gaius dessine les contours d’une société où la
condition humaine est polarisée juridiquement par deux statuts, celui des servi déshumanisés qui sont, en
droit, la chose de leur propriétaire, et celui des citoyens libres. Malgré le conservatisme formel des codes
médiévaux, le droit romain des personnes avait toutefois évolué dès l’époque impériale classique en
érodant progressivement les droits politiques et judiciaires du « bas peuple » (les humiliores). Le statut
des « colons » (littéralement, les « cultivateurs »), évoqué dans le cas exposé par l’émissaire de
Charlemagne, est emblématique des droits retirés par les lois romaines aux populations rurales. À la fin
du IVe siècle, pour pallier les effets du déclin démographique et des désertions des campagnes, une loi
avait privé les colons qui étaient installés sur le fonds d’autrui de la liberté de quitter leur ferme. Elle les
fixait héréditairement au sol, ce qui plaçait ces libres de naissance (ingenui) dans une situation pour le
moins équivoque puisqu’ils étaient privés de la liberté de circuler. Selon la formule juridique transmise
par le Code de Justinien du VIe siècle, ils étaient devenus les « servi de la terre où ils étaient nés » !
Au IVe autant qu’au IXe siècle, l’antithèse parfaite de la liberté invoquée par le Palais ne rend donc pas
compte des ambiguïtés et de la confusion progressive des statuts des personnes qui s’étaient installées
dès la fin de l’Antiquité. Mais les évolutions du droit impérial tardo-antique n’expliquent pas tout.
Plusieurs évolutions furent également à l’œuvre à partir du Ve siècle en Occident à la suite du métissage
des traditions culturelles et sociales au sein des sociétés romano-germaniques qui succédèrent à l’Empire
romain. Dans le droit romain, depuis l’époque archaïque, la notion de dominium désigne la souveraineté
absolue dont un propriétaire dispose dans la sphère privée sur ses biens : terres, animaux domestiques et
esclaves. Plutôt qu’une catégorie juridique, la domination médiévale représente au contraire une forme
élémentaire de relation sociale. Ainsi le dominium désignait en même temps la forme des rapports sociaux
entre des individus dominants et dominés, en incluant le territoire sur lequel les supérieurs (seniores,
domini) exerçaient leur pouvoir. Les servi du haut Moyen Âge demeuraient des biens privés, propriété
d’autrui, mais cette sujétion était subsumée par un rapport de domination plus englobant. Ils étaient les
« hommes » et non pas les « choses » du seigneur, et ils l’étaient au même titre que les autres
dépendants. Le dominium exerçait donc un double pouvoir d’attraction : il « humanisait » les servi, tout
en faisant des libres qu’il capturait dans ses réseaux et ses territoires les hommes d’un seigneur soumis à
des contraintes matérielles et à un devoir d’obéissance. Pour accroître encore la complexité des rapports
sociaux, la relation d’homme à homme se déployait au Moyen Âge verticalement, dans des formes variées
de dépendance personnelle incluant des libres et les non-libres, et horizontalement par l’hommage et la
vassalité entre pairs. Celle-ci demeurait une relation strictement contractuelle et viagère, ce qui
l’exonérait de toute suspicion de subordination et n’altérait pas l’égalité originelle des protagonistes. Au
début du IXe siècle, le personnage qui se serait efforcé, en présence d’une foule humaine, d’y discerner les
diverses conditions juridiques aurait rencontré bien des hésitations et des divergences : « Visiblement,
aux hommes mêmes du temps, la structure de la société où ils vivaient n’apparaissait pas avec des lignes
claires » (Marc Bloch).
Au Moyen Âge, le couple « liberté / non-liberté » constituait donc simultanément une antithèse
radicale entre deux pôles, et un continuum marqué par des degrés de restrictions et de contraintes qui
menaçaient en permanence tous ceux qui dépendaient hiérarchiquement d’autrui de se voir définir ou
comparer au point extrême de l’état de non-liberté, « l’esclavage ». Quels que soient leurs droits et leurs
obligations coutumières, leur statut social et leurs conditions matérielles d’existence, les ruraux, qu’ils
aient été qualifiés de serfs, de vilains ou même de colons, ont vécu durant toute la période médiévale sous
la menace constante d’être requalifiés, sous l’emprise de ce nominalisme comme des servi et d’être
ensuite soumis à des restrictions individuelles de leur liberté, et à des services ou à des redevances
« serviles ».
Entrer en dépendance, en acceptant de se situer dans une situation de domination et de protection
hiérarchiques, c’était ainsi dans une large mesure faire un premier pas vers la servitude pour soi et sa
descendance. Le vocabulaire et les institutions médiévales enregistrent ces changements en distinguant
dans l’usage les « nés libres » (ingenui, coloni), de ceux dont la liberté n’est diminuée d’aucune
dépendance personnelle, qu’on les qualifie de liberi ou franci en Francia, ou de fulcfree (« pleinement
libres ») dans les lois lombardes. Un autre facteur a contribué à élargir l’emprise de la dépendance
personnelle : la limitation de la portée juridique de l’affranchissement. Dans le deuxième tiers du
e
VI siècle, le recueil des Formulae arvernenses conservait encore les formules de l’affranchissement
complet (civis romanus) du droit romain. Il donnait à son bénéficiaire le droit d’aller et de se fixer où il le
voulait, d’ester en justice, de témoigner, d’acheter et de vendre, de donner, d’échanger, bref de vivre et
de travailler pour lui-même. Dans la société byzantine, l’affranchi jouissait de la pleine liberté du citoyen
romain depuis l’une des Novelles de l’empereur Justinien. En Gaule et dans l’Italie lombarde, la plupart
des affranchis et leurs descendants furent au contraire soumis à un devoir général de sujétion impliquant
l’« obéissance » et des obligations de service héréditaires, avec pour contrepartie une promesse de
soutien et de protection du maître. Cette relation inégale a été matérialisée par une redevance annuelle
fixée une fois pour toutes, pour l’intéressé et sa descendance, sous la forme d’un chevage versé en
monnaie et/ou de la prestation de quelques journées de travail annuelles. Ces charges, qui maintenaient
les affranchis dans une zone grise, témoignaient autant de la réitération de l’humiliation de l’entrée
originelle en servitude que du rappel d’une émancipation et de son caractère inabouti. Les élites
aristocratiques n’ont pas cessé de jouer sur l’absence de lignes claires entre les situations de dépendance
et de servitude pour rapprocher l’état et la condition des « moins-libres » (colons, affranchis, etc.) de ceux
des servi. Il faudra attendre l’affirmation progressive d’une citoyenneté urbaine à partir du XIe siècle pour
rompre avec ce pouvoir d’attraction de la non-liberté sur les différentes catégories de « moins-libres ». Le
droit urbain émancipera les nouveaux arrivants, y compris les « serfs », en affirmant le principe : « L’air
de la ville rend libre. » Avec la bourgeoisie, l’habitant des villes pourra à nouveau accéder à des droits
politiques. Dans les campagnes, qui regroupaient la grande majorité de la population, le droit et la
coutume affirmeront au contraire, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le principe selon lequel « Il n’y a pas
de terre sans seigneur », et donc, pour tout « manant », de jouissance des prérogatives de la pleine
liberté.
Serf ou esclave ?
J’ai évité jusqu’ici l’emploi des mots « esclave », « esclavage » pour qualifier les états médiévaux de
la non-liberté. Dans l’historiographie française, la distinction terminologique entre « serfs » et
« esclaves », dont nous avons hérité, s’est construite entre deux moments d’émancipation humaine : la
suppression du servage à la faveur de la Révolution, et l’abolition définitive de l’esclavage en 1848. Cette
distinction est-elle pertinente ? Contribue-t-elle au contraire à dissimuler des permanences dans les
formes de la servitude et à minorer l’impact de la « macule » servile pour ceux qui en étaient victimes, à
rebours d’une vision évolutionniste de l’amélioration de la condition humaine ?
Benjamin Guérard fut le premier à adopter, en 1838 et 1844, un mode ternaire pour décrire les
formes successives du travail forcé durant le Moyen Âge : de l’esclavage antique à la servitude du haut
Moyen Âge, de celle-ci au servage, et du servage à la mainmorte, dont l’abolition par les révolutionnaires
de 1789 consacre l’avènement du travail libre. Cette prosodie rythme l’historiographie ultérieure de
Marc Bloch à Georges Duby, à Dominique Barthélemy et à Nicolas Carrier. Elle forme l’éventail des
rapports sociaux de production, d’un point d’exploitation absolue de l’homme constitué par l’esclavage
« de plantation » à la liberté contractuelle qui régit les relations entre ouvriers et patrons dans le système
capitaliste. L’amélioration existentielle du sort des non-libres au cours du haut Moyen Âge a conduit
beaucoup d’historiens, depuis Benjamin Guérard, à adopter le français « serf » (ou ses équivalents) pour
traduire la situation individuelle des non-libres dans le contexte de la seigneurie carolingienne avant
l’an 1000. À l’opposé, ceux qui penchent en faveur de l’hypothèse d’un dépérissement « tardif » de la
servitude antique continuent à parler d’esclaves à propos des servi du Xe siècle. Pour Georges Duby et
Pierre Bonnassie, l’ère du servage a succédé immédiatement à l’esclavage au XIe siècle, lorsque « sous le
talon de fer des châtelains banaux, les descendants des anciens esclaves du haut Moyen Âge sont rejoints,
dans une nouvelle forme de dépendance, par une masse de paysans libres tombés à leur tour sous la
sujétion d’un maître » (P. Bonnassie, 1985). De fait, après l’an 1000, ce n’est plus le droit romain, même
« vulgaire », qui régit le statut servile. Il existe donc des bases juridiques indéniables pour distinguer, sur
le plan du droit, le servus du haut Moyen Âge, toujours juridiquement déterminé par son état de non-libre,
du « serf » du XIIe siècle. Mais, en parlant d’esclaves au haut Moyen Âge, il faut veiller à ne pas confondre
leur statut juridique et leurs conditions d’existence, en imaginant les grandes exploitations médiévales
sous les traits d’une plantation coloniale. L’exploitation directe des grandes propriétés par des troupes
d’esclaves contraints à travailler sous le fouet et dans les chaînes paraît d’ailleurs avoir été l’exception
dans l’Empire romain à partir du IIIe siècle, comme dans les royaumes barbares.
Un siècle avant l’article posthume de Marc Bloch (1947), antiquisants et médiévistes ont cherché à
expliquer Comment et pourquoi finit l’esclavage antique avec, à l’arrière-plan de leurs préoccupations, le
mouvement puissant d’abolitionnisme et l’idée que la servitude avait, selon la formule de Jean Calvin,
« discontinué en quelques lieux », pour ensuite revenir par l’outre-mer. « Les peuples modernes, note
Henri Wallon en 1847, ont beaucoup à réparer, car ils n’ont point trouvé tout constitué, ils ont relevé
l’esclavage. » Si celui-ci a « discontinué » en Occident, c’est que de puissants mouvements l’ont ébranlé
avant de le détruire. Pour expliquer ces transformations, les historiens se sont partagés en deux courants
principaux suivant leurs convictions religieuses ou philosophiques, humanitaires et matérialistes.
En 1802, alors que l’esclavage est réintroduit dans les colonies françaises, Chateaubriand
s’interroge dans Le Génie du Christianisme : « Quel serait aujourd’hui l’état de la société, si le
Christianisme n’eût point paru sur la terre ? » En 1847, Henri Wallon place, en exergue de sa
monumentale Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, la phrase de saint Paul : « Il n’y a plus ni Juif ni
Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous n’êtes qu’un
en Jésus-Christ » (Gal 3. 28). Le christianisme aurait ainsi offert le levain d’un processus de décomposition
progressive de la servitude commencé peu après Constantin, par l’adoucissement graduel et
l’humanisation des esclaves.
Cette théorie de la nature émancipatrice du christianisme s’est heurtée très tôt aux critiques des
milieux protestants qui ont souligné l’adhésion des institutions religieuses à l’ordre social. Le théologien
Ernst Troeltsch a résumé ces objections en 1912. Le paternalisme christianisé et spiritualisé de saint Paul
met en balance la responsabilité du maître pour le bien-être physique et spirituel de ses esclaves, pendant
que ceux-ci sont exhortés à l’aimer et à lui obéir. L’esclavage n’était en réalité qu’une partie du droit
général de la propriété et de l’ordre public que le christianisme acceptait et ne cherchait pas à modifier ;
« il le renforçait en fait véritablement par la caution morale qu’il lui apportait ». Dans Via regia (Chemin
royal) composé pour le jeune roi d’Aquitaine au début du IXe siècle, Smaragde de Saint-Mihiel exhorte
Louis (le Pieux) à prohiber le recours à la captivité, mais sans militer en faveur de l’abolition complète de
l’esclavage. L’argumentation théologique qu’il développe, comme celle de ses contemporains, Agobard de
Lyon, Jonas d’Orléans ou encore Hincmar de Reims aboutit à la conclusion que l’esclavage est un
dérèglement de la société. Mais l’argument moral oppose l’unité des fidèles, libres ou non, réunis devant
Dieu dans une relation mutuelle de fraternité, à la servitude et à la dépendance. Opposer le dominium de
Dieu au dominium terrestre entre dans la dialectique de l’imperfection de la cité terrestre, sans
déboucher sur un égalitarisme social.
L’argument le plus puissant de la thèse humanitaire réside dans la personnalisation que le mariage
chrétien aurait conférée aux ménages serviles. Ce changement était toutefois à l’œuvre avant la
christianisation de l’empire. L’idée que les maîtres et les esclaves se rejoignent dans une humanité
commune est défendue par les stoïciens dès le IIe siècle. Si le traité d’agronomie de Columelle (Ier siècle)
décrit encore les esclaves ruraux des deux sexes vivant dans la promiscuité, un texte de Tertullien montre
qu’au début du IIIe siècle la conjugalité était devenue chose générale. Comme l’a souligné Paul Veyne,
l’émergence d’une morale commune à toute la société n’estompait pas les statuts : « L’esclave reste un
esclave, mais l’éthique devient universaliste. »
La stabilité offerte à la famille conjugale est sans doute, plus largement, le corollaire de l’installation
des servi dans des tenures au haut Moyen Âge. Dès 737, en Lorraine, une donation énumère ainsi les servi
des deux sexes en les groupant familialement. Pour le maître, l’état conjugal et la fondation d’une famille,
qui accompagne l’installation d’un servus à la tête d’une petite exploitation rurale, apparaissent comme
une alternative efficace à la traite pour assurer la reproduction du capital humain et s’assurer
l’attachement des esclaves mâles, tout en maintenant ces familles dans les mailles de la dépendance. Le
maître bavarois de la Vie de saint Emmeran, qui cherche à la fin du VIIIe siècle à retenir un esclave
apprécié en lui proposant d’épouser une jeune et jolie veuve de sa familia, n’agit cependant pas autrement
que ne l’aurait fait son homologue romain du IIIe siècle. Ces recettes esclavagistes étaient déjà connues et
pratiquées dans l’Antiquité. En offrant à leurs domestiques la stabilité de la vie conjugale, leurs maîtres
espéraient les retenir. Ils conservaient en même temps des armes de coercition redoutables. Ils tenaient
dans leurs mains la destinée de leurs enfants et contrôlaient, dans une mesure plus ou moins grande
suivant les régions, la transmission héréditaire de la tenure.
L’émancipation chrétienne a-t-elle miné les socles de l’esclavagisme ? Une chose est certaine : si le
rachat et l’affranchissement des esclaves sont présentés comme des modèles d’œuvres pies dans les
récits hagiographiques, l’Église fut hostile à l’idée d’amoindrir les propriétés ecclésiastiques, considérées
comme inaliénables. Il faudra attendre une constitution d’Alexandre III, en 1187, pour la voir affirmer
doctrinalement qu’il n’y a plus d’esclaves (servi) dans la société chrétienne. Achetant ou acceptant la
donation d’individus en plein IXe siècle, l’Église se sert massivement de l’affranchissement limité par
l’obéissance héréditaire pour resserrer les liens de dépendance et affermir sa domination seigneuriale.
L’explication économique
Si l’explication humanitaire domina l’érudition française jusqu’au début du XXe siècle, en Allemagne
et dans le monde anglo-saxon, c’est l’argument économique qui prévalut dès le début du XIXe siècle.
L’influence de ces explications matérialistes a été décuplée par les analyses de Karl Marx et surtout de
Friedrich Engels (1878), qui marquèrent plusieurs générations d’historiens se revendiquant du
matérialisme historique, et par celles de Max Weber dont l’influence s’est trouvée accrue au XXe siècle par
l’écho que leur a donné Moses Finley.
Ces deux courants d’idées se rejoignent dans l’idée que l’institution servile fut un déterminant
fondamental des sociétés grecques et romaines de l’Antiquité. Dans sa thèse d’habilitation en droit de
1891 et dans son Histoire économique, Max Weber décrit le système de la plantation comme un des
régimes qui a favorisé le développement capitaliste de la seigneurie. Il aurait trouvé sa forme classique à
deux occasions, à Carthage et à Rome dans l’Antiquité, et dans les plantations qui utilisèrent le travail
forcé des esclaves dans le sud des États-Unis au XIXe siècle. Ce système d’exploitation sans scrupule
n’était rentable que s’il était pratiqué avec la surveillance la plus stricte, et que le coût des esclaves
ruraux demeurait bon marché grâce à un réservoir abondant de main-d’œuvre, alimenté par les situations
de guerre et par la traite. Dès lors, la crise du travail forcé à la fin de l’Antiquité s’expliquerait par
l’impossibilité d’assurer la reproduction biologique des esclaves et les difficultés rencontrées par
l’impérialisme romain après la fin des conquêtes. S’ajoute encore l’idée, déjà exprimée par Adam Smith,
que l’ouvrage fait par des hommes libres revenait en définitive moins cher que celui exécuté par des
esclaves. Pour Weber, ces facteurs auraient entraîné le déclin irréversible des économies agricoles
esclavagistes de l’Antiquité, comme dans les États américains de l’Union après l’interdiction de la traite
en 1807.
Il est vrai que le système esclavagiste romain avait commencé à se transformer dès le IIe siècle en
élargissant la conjugalité aux esclaves ruraux et en les casant dans leur propre exploitation. À partir de
Dioclétien, le système politique romain se caractérise en outre par des pertes d’autonomie qui touchent
de larges secteurs de la population au-delà du clivage traditionnel entre non-libres et citoyens. Elles se
traduisent par des restrictions générales de la liberté de circuler, par l’inscription fiscale des habitants
(adscriptio census) et l’interdiction faite au colon de quitter la terre qu’il cultive. Weber suggère en ce
sens que les deux groupes constitués par les esclaves-tenanciers et par les métayers libres ont fini par
s’assimiler l’un à l’autre, les colons étant tenus à des corvées et privés de leur liberté de déplacement
après le tournant autoritaire de l’empire à la fin du IIIe siècle.
Un dernier facteur structurel a joué dans la disparition de l’économie esclavagiste en Occident. La
contraction de l’économie-monde romaine a entraîné le déclin des grandes entreprises axées sur la
distribution à grande distance de produits artisanaux, comme la céramique, et agricoles, comme l’huile ou
le vin, au profit des économies régionales où la seigneurie traditionnelle reposait sur la combinaison de
formes de travail serviles et libres et sur la rente agricole.
Ces théories sont particulièrement séduisantes, mais faute de données, elles ne peuvent démontrer
l’hypothèse d’une crise démographique du travail forcé. Pour poursuivre l’argumentation historique, il
faut se rabattre sur des éléments de conjoncture et sur les conditions nécessaires au maintien et au
renouvellement d’un groupe d’esclaves nombreux dans la production agricole et industrielle : l’accès à
une main-d’œuvre nombreuse et bon marché par la traite et par la guerre. La fin de l’expansion impériale
et les troubles politiques, ainsi que les premières incursions germaniques du IIIe siècle en Occident, ont-ils
pesé négativement sur les institutions esclavagistes ? Les bandes armées de « bagaudes », qui sévissaient
en Gaule du IIIe au Ve siècle, comptaient vraisemblablement des esclaves déserteurs, mêlés à d’autres
groupes de la population libre. Dans la tendance générale de déprise agricole et de déclin démographique
qui affecte l’Empire romain et creuse des vides importants dans les campagnes, rien n’indique que les
esclaves aient été une cible privilégiée pour les combler. À la faveur des succès remportés par l’armée
romaine au IVe siècle, des régions désertées ont d’ailleurs été repeuplées par des colons germaniques, les
laeti (lides) fixés statutairement à leurs tenures. Plus que l’esclavagisme traditionnel, le chasement de
non-libres, c’est-à-dire le fait de leur confier à titre viager l’exploitation d’une terre, semble avoir été
privilégié pour encadrer et maintenir les travailleurs forcés dans les campagnes. Les traditions
germaniques ont pu également peser sur ces transformations bien avant le haut Moyen Âge. D’après les
observations de Tacite, conjugalité et exploitation familiale étaient déjà la règle dans la Germania du
er
I siècle. Certes, d’après les sources mérovingiennes, il n’était pas rare de rencontrer des esclaves dans
des exploitations aristocratiques, mais ces domaines semblent avoir été de petite dimension.
Si la balance démographique des esclaves était peut-être défavorable aux élites romaines, les raids
du Ve siècle et les guerres internes ou externes incessantes des royaumes successeurs de l’Empire romain
d’Occident ont donc largement pourvu en travailleurs forcés les grands propriétaires laïcs et
ecclésiastiques qui dominaient les sociétés romano-germaniques, mais ce nouveau réservoir n’a pas
favorisé la résurgence d’une société rurale esclavagiste.
L’esclavagisme, du point de vue des historiens antiquisants et médiévistes, relève d’une définition
juridique des statuts de dépendance, et c’est en termes de droit que pourrait s’observer la « disparition »
de l’esclavage. Beaucoup de travaux ont ainsi été consacrés à la codification de la servitude dans les
législations du haut Moyen Âge qui se revendiquent comme des condensés des codes romains ou comme
des collections des coutumes germaniques. Toutefois, les approches les plus prometteuses, qui se
concentrent sur la situation existentielle des non-libres, montrent la complexité historique des
expériences de la servitude.
Après qu’elles avaient supplanté les institutions traditionnelles de l’Empire romain d’Occident dans
le courant du Ve siècle, les élites des royaumes germaniques ont adopté des politiques conservatrices en
matière de droit, d’institutions publiques ou de fiscalité. Ces sociétés post-romaines s’établissaient
incontestablement comme esclavagistes du point de vue des normes juridiques. Ce constat fondé sur la
proportion des articles portant sur les non-libres dans les codes doit toutefois être nuancé à l’échelle
régionale. Alors que 46 % des articles des codes de l’Espagne wisigothique du VIe siècle concernent l’état
des non-libres, cette proportion tombe à 25 % et 15 % dans les codes et la loi salique des Francs et des
Thuringiens.
Dans les matières juridiques concernant le droit des personnes, les royaumes germaniques ont
adopté le principe de la personnalité du droit : l’individu est considéré comme sujet de droit en fonction
d’un critère d’origine ethnique et relève soit de la loi romaine locale, soit d’une loi nationale (lois dites
« germaniques »). Dans le royaume des Burgondes, créé au Ve siècle après l’installation de ce peuple
germanique, les servi, bien qu’ils ne fussent pas des sujets de droit, étaient considérés juridiquement au
début du VIe siècle en fonction de leur « nation » d’origine et soumis à la loi romaine (la Lex romana
Burgondionum, abrégée du droit romain, principalement du Code théodosien) ou à la loi germanique (le
Liber Constitutionum attribué au roi Gondebaud). En réalité, ces deux codes préservaient les critères
juridiques fondamentaux de la définition du non-libre de l’époque romaine. Mais le législateur médiéval
pouvait également faire preuve de créativité. Au sujet de la servitude pour dettes (abolie par la loi
romaine au IVe siècle avant notre ère) et du droit de tuer son esclave sans motif disciplinaire, les
codifications germaniques perpétuaient les pratiques décrites par Tacite dans la Germania. Le servus du
royaume burgonde était ainsi un être humain, doué de libre arbitre (ce qui l’opposait à l’animal) et,
simultanément, un objet de propriété. Selon la doctrine romaine classique, en cas de dommage physique,
il était objet du droit de son maître auquel revenaient les dédommagements (compensations) prévues par
la loi. Jusqu’à la fin du VIe siècle, les maîtres conservaient le droit de vie ou de mort sur leur familia
servile. Contrairement aux hommes libres, le non-libre n’avait pas de wergeld – le prix demandé en
réparation d’un crime à une personne coupable d’un crime – parce que sa condition l’excluait de la notion
même de parenté sur laquelle reposait la reconnaissance de la collectivité. Mineur à perpétuité, il ne
pouvait pas racheter son corps comme l’aurait fait un libre, ce qui l’exposait en cas de délit à subir des
peines afflictives et humiliantes. Durant tout le Moyen Âge, il existe bien une manière spécifiquement
servile d’être contraint, en étant enchaîné publiquement et emprisonné sans jugement, ou d’être châtié,
en étant dénudé et frappé par le fouet ou le bâton. Sur les terres de l’abbaye Saint-Vincent du Volturne
dans les Abruzzes, au milieu du IXe siècle, le fait d’être puni de la manière des servi est invoqué dans des
procès sur le statut des dépendants comme une preuve irréfragable de leur servitude.
Dans le courant des VIIe-VIIIe siècles, des chapitres de lois et des nouvelles institutions seigneuriales
infléchissent et complètent les formes de la servitude et les rapports de production. Un mot nouveau,
« manse » (du latin manere, « demeurer en permanence »), sert à qualifier des tenures données à
posséder héréditairement par un seigneur à une lignée de cultivateurs. Il est toutefois particulièrement
difficile de déterminer dans quelle mesure la codification des coutumes et l’institution des manses aux VIIe-
e
VIII siècles manifestent l’émergence de nouvelles modalités d’exploitation du travail paysan propres à
l’époque carolingienne, ou si elle constitue seulement la traduction juridique d’une évolution structurelle
multiséculaire des systèmes agricoles entamée dès l’Antiquité, à partir des IIe-IIIe siècles.
Les premiers manses ont peut-être été formés pour y installer de manière permanente des couples
de non-libres, acquis ou issus de la domesticité servile d’un seigneur. Ces tenures sont parties prenantes
d’un système d’exploitation du sol qui associe étroitement les manses à la mise en valeur des biens
conservés par le seigneur sous son emprise directe (la réserve), par le biais de services de travail et
d’autres redevances codifiées et pérennisées dans la coutume du domaine. À côté des manses serviles,
d’autres tenures ont également été dénommées d’après un statut : on parle alors dans les inventaires
fonciers de manses ingénuiles ou lidiles (libres). À la même époque, deux codes régionaux, les lois des
Alamans (vers 712-715) et des Bavarois (vers 743-744) précisent les charges dues légalement par diverses
catégories de tenanciers. La première rubrique de la loi des Alamans définit les obligations des non-libres
(servi) qui ont reçu une tenure : elle inclut des redevances fixes en nature. Durant les labours, les servi
doivent la moitié en travail sur leurs possessions et la moitié sur la réserve. Le reste de l’année agricole,
la part de travail forcé est fixée à la moitié du temps disponible. Les servi-tenanciers conservaient pour
eux trois jours de travail hebdomadaire, en plus du repos dominical. Les articles de la loi des Bavarois
traitent ensemble les charges des servi et des colons de l’Église en suivant le même canevas. Ces deux
textes enregistrent un tournant essentiel dans les modalités d’appropriation du travail servile, en ouvrant
au servus la possibilité de travailler pour lui et de transmettre les fruits de son travail à sa progéniture.
Tous les maîtres ne se sont pas pliés à ces limitations. Au cœur d’un même patrimoine foncier, certaines
coutumes locales affirmaient encore le droit du seigneur à requérir des occupants des manses serviles
tout le travail nécessaire sans limites de temps ou d’espace.
Paradoxalement, le travail à mi-temps a attiré sur des tenures théoriquement serviles des tenanciers
libres. À Saint-Germain-des-Prés (823-829), le statut du fonds (manses serviles ou ingénuiles) diffère
souvent de celui du tenancier : si 76 % des manses ingénuiles étaient tenus exclusivement par des colons,
18 % seulement des manses serviles l’étaient par des non-libres. La plupart des non-libres installés sur
des manses ingénuiles étaient des hommes, vraisemblablement venus là pour « faire gendre » en
épousant, faute d’héritiers masculins, des filles de tenanciers libres. La terre portait donc service (et
obligations) et impliquait des restrictions héréditaires de la liberté personnelle, comme cela avait été le
cas au IVe siècle avec les colons installés comme cultivateurs sur le fonds d’autrui. Les charges du manse
servile s’imposaient au libre qui en acceptait la possession ; parallèlement, un servus ne s’acquittait pas
différemment des charges coutumières d’un manse libre que son voisin libre ou colon.
Faut-il y voir une assimilation complète des droits de la terre et de ceux de la personne ? Une
différence fondamentale subsiste pour les non-libres qui occupent une tenure : la coutume leur impose en
sus individuellement des redevances ou des services. Ces charges spécifiques, qui évoquent la domination
intime du maître sur l’esclave, étaient lourdes symboliquement en perpétuant l’idée de l’obligation de
service (servitium) du non-libre. Celle-ci se traduisait par des rituels d’entrée en servitude comme le
denier posé sur la tête (chevage), l’utilisation des chaînes et du fouet, la dévolution de certaines tâches
domestiques comme la confection de torches et l’éclairage, la fabrication de farine ou d’ingrédients
nécessaires à la confection de la cervoise, ou l’engraissement des volailles ou de travaux de filage et
d’aiguille dans l’atelier du maître. L’exercice de l’une ou l’autre de ces charges pouvait être utilisé en
procès pour confondre des ruraux prétendant à la liberté, ou plus tard, pour faire tomber des libres dans
la nasse de la servitude personnelle.
Peut-on évaluer la proportion des hommes et des femmes soumis aux contraintes juridiques et
existentielles du travail forcé durant l’Antiquité et le haut Moyen Âge ? À l’apogée de l’esclavagisme
romain au début de l’empire augustéen, les esclaves étaient minoritaires parmi les travailleurs. En
l’absence de sources quantitatives, les estimations la situent entre 15 et 20 % de la population rurale.
Dans certains secteurs d’activité comme la grande exploitation agricole et la production manufacturière,
ils auraient représenté plus de la moitié des forces productives disponibles, et la quasi-totalité dans
l’industrie extractive et les services domestiques.
Les informations sont presque toujours indirectes et discontinues chronologiquement pour la
période médiévale. En dehors des sources hagiographiques, valorisant l’action d’évêques et de clercs qui
émancipent des prisonniers ou affranchissent des esclaves qui sont leur propriété, les nouveaux arrivants
dans la servitude sont très difficiles à repérer dans les textes, à l’exception des cas (d’ailleurs ambigus) où
les sources utilisent à leur propos des dénominations ethniques comme sclavus (originaire des régions
slaves) au Xe siècle dans le royaume germanique. Les captifs qui furent les victimes des guerres
incessantes menées par les Francs durant les VIIe-IXe siècles, Frisons, Saxons, Thuringiens, Aquitains, sont
presque toujours invisibles.
À partir du VIIIe siècle, on dispose néanmoins de listes de personnes ou d’inventaires fonciers
énumérant les noms et le statut juridique des dépendants. La plupart de ces matériaux proviennent des
monastères en Italie et en Francia, en particulier de quelques inventaires fonciers (polyptyques) qui
permettent d’évaluer la proportion et la répartition géographique des « libres » et des « non-libres »
parmi les dépendants à l’échelle locale. Pour rencontrer des recensements couvrant une grande partie
d’un royaume, il faut toutefois attendre l’inventaire royal (Domesday Book) réalisé en 1066 et 1086 après
la conquête de l’Angleterre par les Normands. Les servi y représentaient alors environ 10 % de la
population recensée. En français ou en anglais, serf est toutefois polysémique et renvoie à une variété de
rôles ou de positions sociales caractérisées par des situations de subordination, quels que soient le statut
personnel du travailleur, esclave, serf, ouvrier libre, et la nature du contrat, servage, salariat ou
apprentissage. Comme l’illustre l’interdiction générale des opera servilia le Jour du Seigneur, toute forme
de travail manuel était assimilée culturellement à la servitude.
Les chiffres moyens sont en réalité trompeurs, aussi bien dans l’Antiquité, où il existait des pics
régionaux, comme dans l’Italie à la fin de la République et durant l’empire augustéen, qu’au Moyen Âge,
où la proportion et les conditions de travail des non-libres dans les campagnes variaient en fonction des
objectifs et de l’identité sociale des grands propriétaires fonciers. En Germanie, la proportion des manses
serviles qui atteint fréquemment 50 % suggère un poids important de la population composée de non-
libres. Sans doute les Carolingiens y ont-ils installé de nombreux captifs pour coloniser les régions situées
à l’est du Rhin où les espaces vides ou clairsemés étaient nombreux. Mais la plupart de ces servi étaient
des tenanciers. Au-delà de leur caractère partiel et de leur rareté, les sources continentales du haut
Moyen Âge laissent en général totalement dans l’ombre la part des hommes et des femmes dépendant
entièrement pour le gîte et le couvert de leurs maîtres. En Francia, ils sont pratiquement invisibles,
malgré l’abondance relative des polyptyques. En Italie, au contraire, les inventaires fonciers énumèrent
fréquemment parmi les servi ceux qui sont nourris par le maître (prébendiers) et ceux qui occupent une
tenure comme manants. Quelles étaient les conditions d’existence matérielle de ces rares domestiques
occupés à l’entretien quotidien des manoirs et des terres seigneuriaux ? À la différence des tenanciers, ils
étaient nourris par leur maître et lui consacraient en théorie la totalité de leur temps de travail, mais la
manière dont ils sont comptabilisés avec leurs familles par les polyptyques italiens démontre, à de rares
exceptions, que leur existence était très éloignée du cliché de l’esclave antique encaserné. Ils disposaient
très vraisemblablement d’habitations indépendantes, sans avoir accès en propre à des terres agricoles.
Sans doute, d’ailleurs, ont-ils bénéficié des coutumes domaniales qui fixaient à la moitié le temps réservé
au maître, quand les non-libres et leurs familles assuraient eux-mêmes leur alimentation.
RÉFÉRENCES
M. Bloch, « Comment et pourquoi finit l’esclavage antique », Annales E.S.C., 1947 (posthume), p. 30-43.
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Totone di Campione, 721-877, Rome, Viella, 2005, p. 179-207.
A. Rio, Slavery After Rome, 500-1100, Oxford, Oxford University Press, 2017.
RENVOIS
CRAIG PERRY
D’un point de vue chronologique, écrivait Richard Eaton, l’histoire de l’Islam fait le lien entre
les mondes ancien et moderne. D’un point de vue spatial, la civilisation islamique, née au cœur
du continent afro-eurasien, est devenue, en se développant, le premier pont de l’histoire à
unifier la ceinture agraire qui s’étendait de Gibraltar à la Chine.
L’esclavage et la traite étaient présents dans presque toutes les cultures antiques que le pouvoir
islamique rencontra au fil de ses conquêtes au cours des VIIe et VIIIe siècles, comme dans la plupart des
régions avec lesquelles il entretenait des relations commerciales, au Soudan, en Éthiopie, en Égypte, en
Grèce, comme en Mésopotamie ou en Perse. L’Islam hérita à cet égard d’un ensemble d’éléments relevant
de ce que Bernard Freamon a récemment appelé « le complexe afro-irano-sémitique ». Il est toutefois
impossible d’identifier précisément l’influence directe d’une culture juridique ou d’une pratique sociale
spécifiques sur l’esclavage islamique.
Les lois régissant le clientélisme des esclaves affranchis en offre le meilleur exemple. Dans quelle
mesure le droit romain de l’esclavage servit de précédent pour inspirer le droit islamique des premiers
temps dans l’adoption de cette pratique ? Dans ces deux systèmes juridiques, les propriétaires qui
affranchissaient gratuitement leurs esclaves gagnaient le droit d’hériter de la propriété de ces derniers.
Dans l’une et l’autre de ces traditions, ce droit était perçu comme une sorte de récompense décernée à
l’ancien maître. Dans le contexte islamique, cette pratique se nommait wala (« clientélisme »), terme
dérivé du mot wilaya (évoquant la notion de proximité). Les esclaves affranchis devenaient les clients (les
mawali, au singulier mawla) de leurs anciens maîtres, qui étaient désormais désignés comme les patrons
de leurs anciens esclaves (on les appelait mawla, eux aussi). Des pratiques semblables au wala se
retrouvent en Perse, à l’époque bien plus ancienne de l’empire achéménide (VIe-IVe siècle avant notre ère),
où les propriétaires libéraient parfois leurs esclaves, à condition que ces derniers continuassent à les
servir d’une façon ou d’une autre.
De même, des parallèles existent entre certains écrits de la Grèce classique et hellénistique (Ve-Ier
siècle avant notre ère) et plusieurs textes arabes au sujet de l’esclavage. Les conseils prodigués par
Platon pour promouvoir un traitement plus humain des esclaves pourraient ainsi être comparés sur de
nombreux points à ceux que l’on trouve dans le Coran, même si celui-ci encourage bien plus largement
l’affranchissement. De fait, les auteurs arabes médiévaux de manuels relatifs à la vente et l’achat
d’esclaves, comme le chrétien nestorien Ibn Butlân, se référaient souvent aux traductions arabes des
écrits grecs antérieurs portant sur l’esclavage.
Deux autres caractéristiques du droit de l’esclavage islamique trouvent en outre des précédents
dans le droit sassanide. Ainsi, de même que le livre de lois pahlavi du VIe siècle, Madayan i hazar dadestan
interdisait la vente d’un esclave zoroastrien à un non-zoroastrien, les régimes islamiques interdisaient aux
non-musulmans d’acheter ou de posséder des esclaves musulmans. D’après le droit islamique – même si
ce n’était pas toujours le cas en pratique –, il était également interdit de réduire les musulmans en
esclavage, de même que les Juifs et les chrétiens dans les territoires islamiques. De plus, selon l’opinion
majoritaire, la loi islamique de l’oumm walad (littéralement, « mère d’un enfant ») stipulait que les
enfants d’une femme esclave et d’un homme libre musulman héritaient du statut de leur père. La mère
esclave y gagnait également des protections supplémentaires et, d’après la plupart des écoles du droit
islamique, était affranchie à la mort de son maître. Or, dans l’ancien droit sassanide, les enfants d’un
homme libre et d’une femme esclave héritaient également du statut de leur père. Cette loi changea
toutefois peu de temps avant le milieu du Ve siècle de notre ère, période à partir de laquelle les enfants
nés de femmes esclaves héritèrent du statut d’esclave.
La traite régionale et interrégionale existait aussi dans le complexe afro-irano-sémitique, y compris
dans l’Arabie préislamique. Les sources arabes tardives font état, dans la société arabe du VIIe siècle,
d’une population hétérogène composée d’esclaves et d’affranchis où se mêlaient Arabes, Abyssiniens,
Perses, Coptes et Grecs. À l’époque préislamique et aux premiers temps de la période islamique, la
plupart des esclaves furent sans doute acquis à la suite de captures pendant les guerres et les raids,
tandis qu’un plus petit nombre provenait de la traite interrégionale. Les réseaux de traite étaient
particulièrement denses à Byzance (Égypte byzantine comprise) et en Perse sassanide à l’aube des
conquêtes musulmanes. Dans les régions frontalières impériales de la Grande Syrie, des groupes d’Arabes
semi-nomades (nommés Sarrasins dans les sources) attaquaient les populations byzantines et sassanides
pour faire des prisonniers et exiger des rançons. Il existait également une traite assez ancienne à l’ouest
de l’océan Indien, qui consistait à vendre Africains et Indiens sur les marchés proches et lointains.
Lorsque l’oumma musulmane (la communauté des croyants) prit forme au cours du VIIe siècle, elle le
fit donc dans une société, arabe tout d’abord puis bien plus large, où l’esclavage avait toute sa place, et
dans un contexte géopolitique plus vaste au sein duquel la traite était abondamment pratiquée. Ainsi
Muhammad et les premiers croyants furent-ils très tôt obligés de s’exprimer de façon explicite au sujet de
ces pratiques. Le Coran et les hadith ultérieurs (qui rapportent les faits et dires du prophète Muhammad)
laissent penser que l’oumma islamique des débuts considérait l’esclavage comme un problème tant
religieux qu’éthique et moral. Plus précisément, le Coran comme les hadith encourageaient
l’affranchissement des esclaves et exhortaient les croyants à mieux traiter ces derniers. D’après les
hadith, Muhammad (mort en 632) libéra ses esclaves et n’en frappa jamais aucun. Il est également écrit
que le Prophète châtiait les musulmans qui maltraitaient leurs esclaves et leur ordonnait de libérer ceux
qu’ils avaient injustement blessés. Comme Kurt Franz le remarque, le Coran et les hadith considéraient
ainsi le foyer comme le lieu principal de pratique de l’esclavage. En son sein, les esclaves entretenaient
des rapports intimes avec leurs propriétaires et les autres membres de la maisonnée, qui pouvaient être
marqués par l’affection comme la violence.
Le droit et la pratique islamiques atténuèrent ainsi certains des aspects les plus violents de
l’esclavage tout en provoquant son expansion et son intensification. D’une part, le Coran considère
l’esclavage comme reconnu par Dieu et faisant partie de l’ordre naturel (16, 71), mais, d’autre part, il met
aussi l’accent sur l’humanité des esclaves et encourage les musulmans à les préférer aux idolâtres et à les
épouser, dans le cas où un homme n’aurait pas les moyens d’épouser une femme libre (2, 221 ; 4, 25). Le
Coran incite également les musulmans à affranchir leurs esclaves pour faire acte de piété, pour
dédommager une mort injustifiée, ou pour racheter leurs péchés (4, 92 ; 5, 89 ; 90, 12-18). Les hadith
précisent que le fait de libérer ses esclaves est un acte pieux et méritoire qui sera récompensé dans l’au-
delà. Cette tension entre acceptation et atténuation de l’esclavage est également manifeste dans les
versets relatifs à l’usage sexuel que les hommes sont susceptibles de faire de leurs femmes esclaves. S’il
est autorisé à utiliser ces dernières à de telles fins, la chasteté n’en demeure pas moins encouragée (4,
24-25 ; 23, 5-6 ; 70, 29-30). En revanche, un homme n’a pas le droit de prostituer une de ses esclaves (24,
33), ni de la vendre après qu’elle a porté un de ses enfants (loi de l’oumm walad), selon un consensus plus
tardif parmi les juristes musulmans. Malgré les efforts de la première oumma pour réduire quelque peu
les violences liées à l’esclavage, on ne trouve toutefois aucune indication d’un véritable courant
abolitionniste au sein de l’Islam, ni d’ailleurs dans aucune autre religion à l’époque médiévale.
Tout comme Muhammad, les premiers musulmans manifestaient leur piété à travers leur façon de
traiter leurs esclaves et des figures d’esclave servaient d’exemples pieux dans les traditions islamiques.
Bilal ibn Rabâh (mort aux environs de 640), homme d’origine africaine né avec un statut d’esclave, fut
ainsi l’un des premiers à se convertir à la nouvelle foi. La tradition raconte que son propriétaire non
musulman le tortura pour le punir de cette conversion. Abou Bakr, qui régna de 632 à 634 et devint plus
tard le premier successeur de Muhammad, acheta et libéra Bilal. Affranchi, Bilal devint un des guides de
l’oumma et il est célébré pour avoir été le premier à appeler les musulmans à la prière (en tant que
muezzin) après que la communauté eut émigré de La Mecque à Médine. Une autre figure d’esclave joue
un rôle important dans l’histoire de la première oumma : Mariya, une chrétienne copte d’Égypte réduite
en esclavage que Muhammad prit pour concubine. Mariya donna naissance au fils de ce dernier, Ibrahim,
qui mourut alors qu’il était encore petit enfant. Muhammad affranchit Mariya après la naissance
d’Ibrahim, et l’on raconte qu’il lui accorda de nombreuses faveurs, à la consternation de ses autres
épouses. Comme Elizabeth Urban l’a récemment montré, les musulmans des époques ultérieures
utilisèrent à plusieurs reprises les figures de Mariya et Bilal pour concevoir une amélioration du statut de
leurs coreligionnaires nés esclaves.
Les lois islamiques sur l’esclavage rompirent en tout cas de façon drastique avec le droit de
l’esclavage préislamique sur plusieurs aspects essentiels. En théorie et généralement (quoique pas
toujours) en pratique, le droit islamique restreignait les modalités de mise en esclavage permise par la loi.
La seule méthode légitime par laquelle les musulmans étaient autorisés à réduire en esclavage une
personne libre était la capture lors d’une guerre. Ainsi étaient considérés comme illicites l’enlèvement,
l’esclavage pour dettes, l’esclavage en tant que sanction pénale, la vente de soi et la vente de membres de
sa propre famille. En revanche, les musulmans avaient le droit d’acheter des non-musulmans réduits en
esclavage de façon vraisemblablement légale à l’extérieur du Dar al-Islam (les territoires contrôlés par les
musulmans). Toutefois, avant l’extension de la loi islamique au-dehors de l’Arabie, la plupart des esclaves
étaient très probablement des Arabes non musulmans ou des personnes d’origine africaine – en
particulier par l’intermédiaire des réseaux de traite qui passaient par le Yémen. Hend Gilli-Elewy a
toutefois suggéré que certains Africains réduits en esclavage (principalement des Abyssiniens et des
Africains de l’Est) arrivèrent en Arabie d’abord en tant que migrants libres et furent capturés par la suite.
Les conquêtes des VIIe et VIIIe siècles imposèrent des transformations considérables. La conversion à
l’islam réduisit le nombre de personnes susceptibles d’être légalement réduites en esclavage. Certains
groupes protégés (dhimmi) – à savoir les Juifs, les chrétiens et zoroastriens – étaient également à l’abri
d’une mise en esclavage dans le nouvel empire, même si en pratique cette règle subissait des exceptions.
En outre, la loi islamique permettait à ces groupes protégés de posséder des esclaves non musulmans et
de les acheter, vendre et utiliser selon leurs propres lois.
Certaines des populations conquises qui résistèrent aux armées musulmanes furent massivement
réduites en esclavage, d’une façon qui n’est pas sans rappeler ce que connurent les populations situées à
la frontière entre Byzance et l’Empire sassanide quelques siècles plus tôt. Chase F. Robinson a fait le
recensement et l’analyse des sources attestant les actes de capture d’esclaves par les musulmans pendant
la période des conquêtes. Qu’ils soient mentionnés dans les sources musulmanes ou non musulmanes, ces
chiffres sont probablement bien souvent exagérés. Al-Waqidi (mort en 822) rapporte par exemple que
4 000 personnes furent réduites en esclavage pendant le long siège de Césarée. Les récits de la conquête
de Chypre évoquent eux aussi la réduction en esclavage massive de prisonniers, sans toutefois préciser
leur nombre. Mais peu importe : même si les auteurs médiévaux en exagèrent le nombre, il est indéniable
que les hommes et les femmes réduits en esclavage au cours de l’expansion du califat aux VIIe et
e
VIII siècles se comptent en centaines de milliers. Comme B. Freamon l’a montré dans le contexte syrien,
les armées musulmanes ne réduisaient toutefois pas systématiquement en esclavage les populations
conquises. On peut toutefois considérer, à une échelle mondiale, que la seule autre période qui connut
une période aussi intensive de capture sur un territoire aussi vaste au cours du Moyen Âge fut celle de
l’expansion et de la consolidation de l’empire mongol (1206-1368).
Les dirigeants musulmans déployaient une grande variété d’accords de trêve et de traités pour régir
leurs relations avec les groupes qui vivaient le long de leurs frontières. Les chroniqueurs médiévaux mais
aussi les historiens modernes se sont parfois égarés au sujet de ces accords, en les interprétant comme
des arrangements dans lesquels des États vassaux asservis envoyaient régulièrement des esclaves en
grand nombre aux dirigeants musulmans. Il est vrai que, entre le VIIe et le Xe siècle, les régimes qui
jouxtaient les frontières des califats envoyaient occasionnellement des esclaves aux souverains
musulmans, mais dans le cadre d’échanges de cadeaux diplomatiques, et non sous la forme d’un tribut.
L’un des exemples les plus connus de ce genre d’accords est le baqt qui s’appliquait dans les
relations entre l’Égypte islamique et les populations qui habitaient et contrôlaient la région située entre la
première cataracte du Nil et l’Abyssinie. Les sources arabes rassemblent ces différents peuples sous la
dénomination plus générale d’al-Nuba (les Nubiens). À Byzance, au VIe siècle, les souverains byzantins
versaient de l’or à l’un de ces groupes afin qu’il cesse ses raids contre les sujets byzantins, et à un autre
afin qu’il protège la frontière sud de l’empire. Ces accords préislamiques (collectivement appelés pactum)
modelèrent la façon dont les Arabo-musulmans appréhendèrent par la suite ces mêmes groupes, après la
conquête de l’Égypte, dans les années 640. Au fil du temps, l’accord de baqt entre les musulmans et les
Nubiens prit la forme d’un échange réciproque de biens. Les musulmans fournissaient essentiellement
des céréales et d’autres denrées alimentaires. En échange, les Nubiens les approvisionnaient en
chameaux de qualité et, plus tard, en esclaves – dont le nombre, non précisé, pouvait aller jusqu’à 360 à
400 par an. Lorsque les sources médiévales (à la fois arabes et syriaques) mentionnent l’arrivée
d’esclaves dans le cadre d’un échange de type baqt, c’est généralement dans un contexte où les relations
diplomatiques sont en train de s’établir, d’être confirmées ou renégociées. De tels échanges d’esclaves,
d’animaux exotiques, d’aliments et de tissus font partie d’une pratique plus large d’échanges de cadeaux
diplomatiques entre les souverains musulmans et leurs homologues d’Asie méditerranéenne et centrale.
Au sein de l’immense territoire gouverné par les musulmans coexistait une grande variété de types
d’esclavage. Contrairement aux systèmes esclavagistes en vigueur dans la Rome antique et aux premiers
temps du monde atlantique moderne, l’esclavage agricole n’y était pas l’institution dominante. Certes,
l’ampleur du travail agricole accompli par les esclaves fait l’objet d’analyses divergentes chez les
historiens, qui l’ont trop longtemps sous-estimée. On peut toutefois s’accorder sur le fait que ce travail
agricole ne fut important qu’en quelques lieux précis et à certaines époques.
Les historiens se sont en particulier intéressés à un épisode fameux de l’Irak du IXe siècle, la
« rébellion des Zanj », dans laquelle ils ont reconnu une révolte menée par des travailleurs agricoles de
statut servile. Le terme « Zanj » était utilisé par les auteurs arabes médiévaux (comme Tabari, mort en
923) pour désigner divers groupes de personnes originaires d’Afrique de l’Est, au sud de l’Éthiopie. Entre
le milieu du VIIe siècle et le IXe siècle, un grand nombre de Zanj furent importés en Irak pour devenir des
esclaves destinés à travailler principalement au sud du pays, dans la région de Bassorah. Les Zanj
travaillaient dans des conditions très difficiles et subissaient un traitement particulièrement brutal de la
part de leurs contremaîtres. Ils œuvrèrent tout d’abord dans les rizières, mais furent plus tard organisés
en vastes brigades (composées d’une cinquantaine d’hommes à plusieurs centaines) dont la tâche était de
rendre cultivables de larges étendues de terre en débarrassant celles-ci de leur surface nitreuse. Tabari
fait état de 15 000 esclaves zanj travaillant dans une même région, mais ces chiffres peuvent être
inexacts. Kurt Franz émet l’hypothèse que leur nombre total était bien plus élevé, car ils devaient être
utilisés de façon plus intensive encore dans les autres régions d’Irak. Une autre source indique en effet
que des dizaines de milliers de Zanj travaillaient à la construction de canaux. Ces pénibles conditions de
travail expliquent en grande partie pourquoi les Zanj prirent part à des révoltes contre leurs maîtres à la
fin du VIIIe siècle, et enfin contre le califat abbasside lui-même à la fin du IXe siècle. Cette dernière
rébellion mit un terme à la pratique consistant à importer de grands contingents d’esclaves en Irak pour
les intégrer aux brigades destinées à travailler aux champs et à la construction de canaux.
Les historiens débattent encore de la nature de ces événements et cherchent à savoir dans quelle
mesure la réduction en esclavage et l’exploitation des Zanj, ainsi que leur révolte, représentent une
exception dans l’histoire de l’Islam et dans celle de l’esclavage médiéval. Tandis que certains affirment
que la rébellion des Zanj compte parmi les grandes révoltes d’esclaves de l’histoire mondiale, d’autres
sont réticents au contraire à la considérer comme telle de façon aussi catégorique. Il est indéniable que la
participation des esclaves noirs Zanj fut essentielle au succès temporaire de la rébellion qui ébranla le
califat, et ses conséquences furent considérables. La révolte ne remettait toutefois pas en question le
principe de l’esclavage et n’avait pas pour but d’en obtenir l’abolition. S’il est erroné dès lors de comparer
la rébellion des Zanj à la Révolution haïtienne (1791-1804), par exemple, les Zanj montrèrent néanmoins
avec force que des esclaves pouvaient s’organiser et agir, à l’intérieur des structures de pouvoir en place,
pour défendre leurs intérêts.
Un second débat consiste à déterminer s’il était courant, dans le monde islamique médiéval, que le
travail agricole soit accompli de la sorte par des esclaves Zanj. Il est fort probable que, en Arabie
orientale, des esclaves furent employés comme travailleurs agricoles de façon intensive. Cette pratique
n’est toutefois attestée que par le voyageur persan du XIe siècle Nasir-e Khosraw, qui note dans son
journal de voyage que 30 000 esclaves originaires de Zanzibar et d’Éthiopie travaillaient à l’oasis d’Al-
Hassa. D’autres auteurs médiévaux décrivent bien sûr l’agriculture dans certaines régions d’Arabie et
d’Iran à cette époque, mais se montrent réticents à préciser le statut juridique des travailleurs.
De façon périodique, des brigades de travailleurs esclaves étaient employées à des fins non
agricoles. La main-d’œuvre esclave était parfois affectée temporairement à des travaux publics, comme la
construction de routes. Pendant les VIIIe et IXe siècles, des brigades d’esclaves furent déployées en Égypte
du Sud et dans le désert arabique. Les entrepreneurs arabes y firent fortune grâce à des mines d’or et de
minéraux exploitées par une main-d’œuvre esclave. Motivés par l’appât du gain, certains de ces
entrepreneurs se rendirent compte qu’ils pouvaient également générer des profits en vendant leurs
esclaves, ainsi que d’autres individus capturés juste au-delà de la frontière égyptienne, dans les centres
urbains de Basse-Égypte ou d’Arabie.
L’esclavage domestique
La servitude domestique était la forme d’esclavage la plus courante et la plus répandue dans les
villes du monde islamique médiéval – davantage que l’agriculture et les autres formes de travail en
brigades. Les sources sont généralement moins disertes sur la vie quotidienne dans les villages et les
zones rurales. Dans les zones urbaines, les foyers moyens et aisés pouvaient se permettre de faire
l’acquisition d’esclaves – le plus souvent des jeunes femmes, voire des jeunes filles, bien que des hommes
de tous les âges soient aussi concernés. Le travail domestique recouvrait alors toutes les tâches requises
par les maîtres, même si le quotidien des esclaves consistait surtout à faire la cuisine et la lessive, le
ménage, s’occuper des enfants et s’acquitter de commissions comme rapporter de l’eau, faire les courses
au marché et aller chercher le pain dans les fours publics. Les marchands et artisans achetaient des
esclaves qu’ils faisaient travailler dans leurs boutiques et ateliers et qu’ils chargeaient d’effectuer des
transactions en leur nom – à la fois localement et dans des lieux plus éloignés (pour certains esclaves
hommes). Les femmes libres pouvaient en outre acheter des femmes esclaves, en hériter ou les recevoir
en guise de présents. Si une femme possédait deux esclaves ou davantage, l’une d’elles pouvait se voir
charger de corvées ménagères et de tâches à la cuisine, tandis que l’autre servait de femme de chambre à
sa maîtresse, l’assistant dans les soins corporels et délivrant des messages pour elle. La loi et la coutume
interdisaient en revanche aux femmes de posséder des esclaves masculins, et cette configuration ne
s’observe qu’en certaines occasions particulièrement rares.
Les conquêtes territoriales offrirent aux sociétés des premiers temps de l’Islam un flux permanent
de femmes esclaves que les hommes utilisèrent tout d’abord à des fins sexuelles, et qui par la suite leur
donnèrent une descendance. De fait, le Coran autorisait les propriétaires hommes à exploiter leurs
femmes esclaves à des fins sexuelles. Certaines sources non coraniques indiquent par ailleurs
l’exploitation à des fins identiques des jeunes garçons esclaves, même si la loi islamique désapprouvait
cette pratique. Prenant sa source dans les hadith, l’une des innovations introduites par le droit de
l’esclavage islamique était la loi de l’oumm walad, terme qui désignait une femme esclave ayant donné
naissance à l’enfant d’un musulman libre. Cet enfant était né libre, car son statut était déterminé par son
ascendance paternelle. D’après la plupart des écoles du droit islamique, la mère gagnait en outre certains
droits : elle ne pouvait être vendue après avoir accouché de son enfant et devait être affranchie à la mort
de son propriétaire.
Des femmes esclaves et concubines affranchies pouvaient obtenir un certain degré de pouvoir
politique du fait de leur proximité avec les chefs, ou en tant qu’oumm walad de futurs califes. La
Byzantine Shaghab (morte en 933) donna ainsi naissance au calife abbasside Al-Muqtadir (au pouvoir de
908 à 932) et lui servit de régente au début de son règne. Des cas similaires sont attestés en Espagne
omeyyade, où des femmes esclaves donnèrent naissance à de futurs califes. En Égypte fatimide, l’oumm
walad affranchie Sayyida al-Rasad (morte après 1070) est même censée avoir « régi l’État » avant que son
fils, le calife Al-Mustansir (qui régna de 1036 à 1094), prenne le pouvoir. Dans la tradition du chiisme
duodécimain, plusieurs imams naquirent également de mères esclaves. Mais, si les cas de Shaghab et
Sayyida al-Rasad sont exceptionnels, d’autres hommes et femmes esclaves pouvaient aussi accéder à une
certaine mobilité sociale grâce à leur beauté, leur force de caractère, leurs talents particuliers, ou parfois
simplement par chance.
Un autre groupe de femmes esclaves était susceptible de grimper dans la hiérarchie sociale : les
courtisanes prisées pour leurs talents de poétesses, musiciennes, séductrices, et dont les propriétaires
faisaient également un usage sexuel. Les qiyan (qayna au singulier) étaient souvent de brillantes artistes,
formées dès leur enfance dans des villes comme Médine, de sorte qu’elles parlaient et composaient dans
un arabe très soutenu, sans accent étranger. Les capitales impériales – et notamment Bagdad – étaient le
théâtre de marchés concurrentiels au sein desquels étaient vendues les courtisanes les plus renommées et
recherchées. Celles-ci gagnaient souvent leur liberté grâce à leurs talents hors pair. Elles servaient de
compagnes intimes aux califes et aux ministres haut placés. Courtisane esclave des califes Al-Mamun (au
pouvoir de 813 à 833) et Al-Mutasim (de 833 à 842), Arib al-Mamuniya fut l’une des plus célèbres qiyan de
l’ère des Abbassides. Elle avait une réputation de séductrice et de chanteuse à la voix inimitable.
Lorsqu’elle cessa ses activités, elle devint une femme libre et fortunée, qui possédait sa propre suite
d’esclaves.
L’esclavage militaire
L’esclavage militaire est parfois considéré comme une forme inédite d’esclavage, véritable invention
des régimes islamiques du VIIe au Xe siècle. Depuis l’époque de Muhammad et tout au long du califat
omeyyade, les troupes arabes formèrent le cœur de l’armée musulmane. Sous les Abbassides, la
domination arabe de l’armée diminua toutefois devant l’emploi de troupes venues d’Iran et de
Transoxiane. Des esclaves affranchis originaires de ces régions furent également réquisitionnés de temps
à autre pour le service militaire. À la même époque, les soldats arabes qui avaient mené les conquêtes
commencèrent à adopter un mode de vie sédentaire, et leurs descendants rechignèrent à participer à la
guerre. Patricia Crone et Daniel Pipes, en particulier, ont avancé qu’une telle évolution s’expliquait par la
déception que de nombreux sujets musulmans auraient éprouvée à la vue des conflits internes et des
guerres civiles qui agitaient l’oumma autrefois unifiée. Ils auraient dès lors tourné le dos à toute forme
d’engagement au sein de l’État et dans le cadre de l’armée, pour trouver un sentiment d’appartenance
dans d’autres associations : la famille et les mouvements religieux. Cette évolution provoqua ainsi une
sorte de vacance du pouvoir que les soldats esclaves finirent par combler.
C’est le futur calife Al-Mutasim (l’un des maîtres d’Arib) qui le premier acheta des esclaves turcs et
originaires d’Asie centrale pour disposer de soldats assurant sa protection durant le règne de son frère, le
calife Al-Mamun. Après avoir lui-même accédé au califat, Al-Mutasim accrut son recours aux soldats
esclaves (souvent appelés ghilman, ou ghulam au singulier). L’une des raisons pour lesquelles Al-Mutasim
déplaça la capitale abbasside de Bagdad à la nouvelle cité de Samarra (qui resta capitale de 836 à 892),
110 kilomètres plus au nord, tient au fait qu’il souhaitait éloigner ses soldats des influences qui auraient
pu entamer leur loyauté à son égard. À Samarra, il ordonna en outre la construction d’un hippodrome afin
que cette cavalerie d’élite puisse parfaire son entraînement militaire. À partir de cette période et au cours
des siècles suivants, nombre d’armées du Proche-Orient enrôlèrent des soldats esclaves et affranchis. Au
e
XI siècle, les armées d’Afghanistan et d’Inde du Nord avaient également adopté cette pratique.
Comme l’observe Reuven Amitai, les Turcs d’Asie centrale étaient extrêmement recherchés. En tant
que païens, ils pouvaient être légalement réduits en esclavage. De plus, depuis leur jeunesse, les
combattants turcs étaient formés pour savoir monter à cheval et pour savoir tirer à l’arc, ce qui faisait
d’eux une formidable force militaire mobile. Enfin, les souverains et les membres de l’élite des sociétés
d’Asie centrale facilitaient la vente d’enfants et de jeunes hommes aux dirigeants musulmans. Dans
certains cas, les enfants de la seconde génération de ces ghilman turcs n’étaient pas réquisitionnés pour
le service militaire comme leurs pères l’avaient été. Ils n’étaient pas élevés avec la même formation
militaire et, en tant que musulmans nés libres, les liens familiaux et sociaux qu’ils avaient construits
pouvaient compliquer leur loyauté envers le calife ou les autres dirigeants. Ainsi s’explique le besoin
permanent de maintenir un commerce d’esclaves régulier venant d’Asie centrale pour alimenter le monde
musulman. Mais les souverains musulmans achetaient également des soldats venus d’autres régions. Les
fantassins africains devinrent ainsi de plus en plus nombreux en Égypte à partir de l’époque du
gouverneur Ibn Tulun (mort en 884), et durant toute la période où le califat fatimide y régna (969-1171).
Il n’était pas rare de compter des eunuques parmi les rangs des soldats esclaves, et même, à partir
du Xe siècle, en position de commandant. L’eunuque nubien Abu al-Misk Kafur (mort en 968) gouverna
l’Égypte des Ikhchidides (935-969) jusqu’à la veille de la conquête fatimide, elle-même menée par un
affranchi d’origine grecque ou sicilienne, le général Jawhar (mort en 991). Les eunuques étaient répandus
dans les empires byzantin et sassanide (où ils occupaient des fonctions de prestige, comme tuteurs,
gardiens et préposés des membres de l’élite) et en Perse (en tant qu’officiers d’État). Aux débuts de
l’histoire de l’Islam, le calife Al-Muawiya est connu pour avoir été le premier à introduire un grand
nombre d’eunuques dans le palais califal, dont le rôle pendant la période abbasside est le mieux
documenté. En tant que groupe, ils servaient de gardiens dans le palais, surveillaient le harem et
s’occupaient des épouses et concubines du calife. Lorsque le calife s’isolait du public, les eunuques
contrôlaient étroitement l’accès à sa personne. Ils faisaient passer des messages au sein de la cour,
pratiquaient l’espionnage et intriguaient contre les rivaux politiques. Nadia El Cheikh a ainsi montré de
quelle façon l’eunuque Safi al-Hurami (mort en 911) avait été au service de trois califes abbassides
différents à la fin du IXe siècle et au début du Xe siècle. Aux côtés de la reine mère Shaghab, cet eunuque
protégea le jeune calife Al-Muqtadir de ses rivaux et fut pour le souverain une aide fidèle tout au long de
son règne.
Le droit islamique interdisait la mutilation corporelle utilisée pour « fabriquer » des eunuques,
même si la castration en tant que punition était parfois pratiquée. Les sources arabes rapportent qu’il
existait ainsi trois centres de castration au Soudan et en Éthiopie. Quant aux eunuques destinés à
l’Espagne islamique, ils pouvaient avoir été castrés à Verdun, à Prague mais aussi en Andalousie. Les
autres sites de castration en Orient étaient l’Arménie et le Khwarezm, sur la mer Caspienne. Leur
développement s’explique non seulement par la volonté de contourner l’interdiction légale de la
castration, mais aussi par la nécessité de connaissances particulières et d’une expérience spécifique pour
réduire la mortalité des garçons mutilés. Précisons qu’il existait différentes méthodes de castration. Si
l’une de ces pratiques consistait à n’ôter que les testicules, d’autres techniques faisaient également
l’ablation du pénis. Malgré l’amputation de leurs organes sexuels, les eunuques étaient toujours
considérés comme capables de relations sexuelles avec les femmes – les auteurs médiévaux rapportent
d’ailleurs que les femmes appréciaient sexuellement les eunuques. C’est peut-être en réponse à ce genre
d’embarras qu’Al-Muawiya interdit l’accès de son harem à ses eunuques et ordonna que ses femmes ne
soient plus servies par leur esclave castré favori. Si les eunuques se voyaient généralement confier la
tâche de garder les espaces réservés aux femmes, ce n’était pas en raison de leur asexualité présumée :
c’est leur incapacité à se reproduire qui les rendait particulièrement indiqués pour ce rôle.
Comme le montrent les exemples de certains eunuques, de courtisanes et oumm walad, les esclaves
et affranchis pouvaient acquérir des positions de pouvoir et d’influence. Ces individus y parvenaient
parfois tout en restant esclaves. Dans d’autres cas, ils avaient préalablement été affranchis – les sources
ne permettent pas toujours de le déterminer. Une telle mobilité sociale souligne la signification
particulière de l’affranchissement et du clientélisme aux premiers temps de l’histoire de l’Islam. Dans le
Coran, et plus tard dans les hadith, l’affranchissement des esclaves est présenté comme un acte de piété,
d’expiation des péchés, et l’esclavage considéré comme une condition temporaire. Durant cette période,
les esclaves pouvaient obtenir leur liberté de nombreuses façons. Un propriétaire d’esclaves motivé par la
piété pouvait libérer son esclave immédiatement (‘itq), ou il pouvait faire en sorte que son esclave soit
affranchi à sa mort (tadbir). La loi de l’oumm walad affranchissait immédiatement une femme ayant porté
l’enfant de son maître, à la mort de ce dernier. Les esclaves pouvaient également acheter leur liberté en
plusieurs fois, pour un prix dont ils avaient convenu avec leur propriétaire dans un contrat dressé par
écrit (mukataba). Selon une tradition musulmane, lorsqu’un propriétaire arabe du VIIe siècle refusa
d’accorder un tel contrat à son esclave, le calife Omar Ibn al-Khattab (qui régna de 634 à 644) lui ordonna
de le faire.
Les affranchissements étaient fréquents, même s’il est difficile de fournir la moindre donnée
chiffrée. Les premières sociétés musulmanes étaient ainsi constituées non seulement de musulmans
arabes nés libres et de leurs esclaves, mais aussi de nombreux affranchis non arabes et de leurs
descendants. La façon dont les affranchis étaient intégrés à la société musulmane évolua au fil du temps.
Comme l’explique Elizabeth Urban, à l’époque de Muhammad, les affranchis, tel l’esclave fugitif et
converti Abou Bakr (mort en 672), rejoignaient l’oumma musulmane comme membres à part entière de
cette communauté naissante. Mais le sens du terme mawla, utilisé pour décrire les personnes comme
Abou Bakr, changea au fil des décennies suivantes pour désigner un statut libre mais toujours dépendant.
Les affranchis restaient en effet liés à leurs anciens maîtres, en tant que clients. Les propriétaires et leurs
descendants, par exemple, pouvaient hériter de la propriété de leur ancien esclave, alors que
parallèlement les affranchis acquéraient un certain capital social du fait de leurs liens préservés avec
leurs anciens maîtres.
Non seulement les affranchis et leurs descendants pouvaient occuper d’importantes positions
politiques et sociales, mais leur simple présence contribuait aussi à modeler le droit et la société. Les
conquêtes musulmanes donnèrent lieu à de nombreuses captures de femmes, que les hommes musulmans
prenaient ou achetaient pour en faire un usage domestique et sexuel. Comme on l’a vu, dans le cadre de
l’oumm walad, l’accent mis sur la filiation patrilinéaire permettait aux enfants de femmes esclaves de
naître musulmans, arabes et libres. Or, dans ce système tribal, les liens familiaux maternels étaient
essentiels à la constitution des réseaux et alliances au sein des élites. Un tel système désavantageait les
fils nés de femmes esclaves. En même temps, comme le soutiennent Majied Robinson et Elizabeth Urban,
les fils de concubines pouvaient en tirer profit car ils n’appartenaient à aucune faction rivale à l’intérieur
de la parenté élargie. Le concubinage devint donc une stratégie de reproduction utilisée par les
Omeyyades de l’ère marwanide et les dynasties suivantes. S’il n’y eut aucun calife de mère esclave avant
744, à partir de cette date et jusqu’à 785 les deux tiers des califes eurent pour mères des esclaves – et
après 785, presque tous les califes furent des enfants d’oumm walad. Que cela fût conscient ou non, le
recours au concubinage avec une esclave devint une des stratégies politiques entre les mains du pouvoir.
* * *
Est-il possible d’affirmer que l’expansion de l’Islam transforma l’histoire de l’esclavage à l’échelle
mondiale ? On ne saurait répondre à cette question de manière univoque. L’empire musulman s’étendit si
largement pendant ses deux premiers siècles qu’il est indéniable que la période de conquête fut un
événement historique d’une ampleur considérable dans l’histoire mondiale de l’esclavage. Des milliers de
sujets conquis furent réduits en esclavage puis transportés vers et à travers le califat naissant. Leur
présence contribua largement à modeler les sociétés musulmanes durant des siècles. La capture
d’hommes et de femmes, et leur réduction en esclavage, ne fut évidemment pas une invention des
conquêtes musulmanes : de l’Europe à la Chine, les contemporains des califes capturaient également des
esclaves et autorisaient les raids. Dans la mesure où elle impliquait un nombre considérable de régions et
de peuples, les premiers temps du califat constituent néanmoins une période exceptionnelle.
Le droit et la pratique de l’esclavage islamique héritèrent d’un large spectre de précédents issus des
traditions romaine, sassanide et arabe préislamique, même s’il est difficile de déterminer dans quelle
mesure cet héritage influença directement la pensée musulmane à ce sujet. Le Coran et les hadith
énonçaient un ensemble de normes précises qui légitimaient à la fois la possession d’esclaves et l’usage
sexuel qui en était fait dans le cadre domestique ; ces normes cherchaient également à limiter
l’exploitation des esclaves et insistaient sur le fait que l’esclavage était une condition temporaire, et non
permanente ou naturelle. Les musulmans possédant des esclaves étaient très clairement exhortés à les
affranchir alors que les enfants d’un musulman et d’une femme esclave naissaient libres, sans aucune
incapacité juridique, institution spécifique au droit musulman.
La prolifération des différentes tâches confiées aux esclaves montre également que les musulmans
s’écartaient des normes coraniques régissant l’esclavage domestique. L’intensité et la longévité
chronologique du commerce des esclaves de longue distance n’avaient d’ailleurs pas été anticipées par le
Coran, même si l’Arabie de Muhammad avait connu un trafic régional vers la péninsule depuis les régions
voisines.
Si l’esclavage pratiqué par les sociétés islamiques est singulier, cela tient en ce qu’elles eurent
recours à des formes extrêmement diverses de l’institution. L’esclavage militaire fut probablement une
innovation du califat abbasside, et cette institution fut reprise par les sultanats ultérieurs, qui la
modifièrent et l’adaptèrent à leurs propres besoins. Les eunuques formaient une partie de ce système
militaire, mais ils jouaient également un rôle complexe auprès des califes, de leurs familles et de
l’entourage du sultan. Les courtisanes et concubines faisaient également partie intégrante de la vie
sociale et politique du palais et de son domaine. L’esclavage domestique – qui incluait l’exploitation
sexuelle des femmes esclaves – était la forme d’esclavage la plus répandue dans le monde islamique,
même si le recours au travail servile dans les mines et dans l’agriculture ne fut pas inconnu. Toutes ces
formes d’esclavage – esclaves militaires exceptés – peuvent sans doute être retrouvées dans d’autres
parties du monde médiéval, mais les sociétés islamiques sont uniques en ce qu’elles ont rassemblé ces
différentes formes d’esclavage et ont conservé les sources qui permettent aux chercheurs d’en prendre
connaissance.
Mais il convient aussi d’interroger la façon dont le fait esclavagiste a imprimé sa marque sur l’Islam
et les sociétés musulmanes. Plusieurs chercheurs ont récemment souligné que nombre de juristes qui ont
contribué à la formation du droit islamique ainsi que les auteurs qui ont fait la chronique de l’histoire des
dynasties étaient souvent eux-mêmes propriétaires d’esclaves et, assez fréquemment, enfants de
concubines esclaves. L’esclavage façonnait donc leur expérience quotidienne et leur vision du monde.
L’esclavage était également, comme Kecia Ali l’a puissamment démontré dans le cas du droit du mariage,
un outil conceptuel que les juristes utilisaient pour résoudre d’autres problèmes juridiques.
La présence d’un grand nombre d’esclaves obligeait en outre les souverains musulmans et leurs
sujets à redéfinir les conditions d’appartenance à la communauté ainsi que ses propres hiérarchies. Qui
pouvait devenir musulman et selon quels critères ? Qui pouvait revendiquer les vertus et le prestige
rattachés à l’arabité ? Dans les califats omeyyades et abbassides tardifs, les califes et les autres membres
de l’élite utilisaient l’esclavage comme une stratégie de gouvernement. Qu’il s’agisse des soldats esclaves
et affranchis (en tant que clients) dans l’armée, ou des scribes affranchis (et clients) dans l’administration,
ces groupes constituaient des instruments du pouvoir. La prédominance des concubines-mères d’origine
esclave n’était pas accidentelle non plus. Ces femmes donnaient aux souverains musulmans des fils libres,
dont l’absence de liens de parenté maternelle reconnus constituait un avantage politique. Ces femmes
servaient de médiums permettant un transfert de pouvoir efficace. Le phénomène des soldats esclaves et
des oumm walad montre ainsi une fois encore que les esclaves furent une composante indispensable à la
construction du Moyen-Orient islamique.
Si, dans le monde médiéval musulman, le travail des esclaves ne constituait pas la base de la
production économique, ces derniers étaient intimement liés à la vie du foyer. À l’intérieur de la maison et
en dehors de ses murs, ils accomplissaient de nombreuses tâches de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de
l’éducation des enfants, de la cuisine ou de rapports sexuels avec leur maître. Les frontières entre ce
travail domestique et les activités économiques de leurs propriétaires (des marchands et des artisans)
étaient souvent poreuses, de sorte que les esclaves étaient intégrés à la trame des réseaux sociaux et
économiques des villes et des États. Pour toutes ces raisons, la vie des libres et celle des non-libres
étaient entremêlées.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
M. Chebel, L’Esclavage en terre d’Islam. Un tabou bien gardé, Paris, Fayard, 2007.
K. Franz, « Slavery in Islam : Legal Norms and Social Practice », dans R. Amitai et C. Cluse (éds.),
Slavery and the Slave Trade in the Eastern Mediterranean (c. 1000-1500 CE), Turnhout, Brepols,
2017, p. 51-141.
B. Freamon, Possessed by the Right Hand : The Problem of Slavery in Islamic Law and Muslim Cultures,
Leyde, Brill, 2019.
M. S. Gordon et K. A. Hain, Concubines and Courtesans: Women and Slavery in Islamic History, Oxford,
Oxford University Press, 2017.
E. Urban, Conquered Populations in Early Islam, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2020.
RÉFÉRENCE EN LIGNE
E. Urban, « Slavery in the Medieval Islamic World », dans Oxford Bibliographies in Medieval Studies (à
paraître). Voir : www.oxfordbibliographies.com
RENVOIS
CHARLOTTE DE CASTELNAU-L’ESTOILE
En 1947, dans Slave and Citizen, un court essai abondamment critiqué mais constamment publié
depuis lors, Frank Tannenbaum proposait une comparaison des sociétés esclavagistes des Amériques ; il
montrait que les esclaves et les libres de couleur puis, après les abolitions, les Afro-descendants avaient
été mieux intégrés en Amérique espagnole et portugaise qu’en Amérique du Nord. Il insistait sur le rôle
du droit mais aussi de l’Église catholique ou des Églises protestantes dans les sociétés esclavagistes
comme élément de différenciation des sociétés atlantiques. Bien que la thèse ait été rejetée par certains
chercheurs qui ont dénoncé la dureté des systèmes esclavagistes ibériques, notamment au Brésil, et la
difficile intégration des noirs dans ces sociétés, elle n’en reste pas moins intéressante en ce qu’elle
propose une histoire comparée. Les flux de traite, les formes de travail et les possibilités
d’affranchissement sont les éléments fondamentaux pour comprendre les systèmes esclavagistes, sans
doute autant que le facteur religieux et la structure de l’Église de telle ou telle société. Si les Églises
chrétiennes ne constituaient pas le seul facteur explicatif des différentes formes de sociétés esclavagistes
dans les mondes atlantiques, elles en étaient un élément essentiel. Quel fut leur rôle dans l’acceptation
ou, à partir d’un certain moment, dans le refus de l’esclavage ? Peut-on parler d’intégration religieuse des
esclaves et selon quelles modalités ?
C’est dans les pays ibériques qu’à partir du XVe siècle naquit un nouvel esclavage, celui du monde
atlantique, issu du commerce direct des esclaves africains par les Européens, d’abord en direction de la
péninsule Ibérique puis vers les terres du Nouveau Monde. Or, au Portugal comme en Espagne,
l’institution de l’esclavage s’était maintenue tout au long du Moyen Âge. Le droit en vigueur dans ces pays
chrétiens, héritier du droit romain, reconnaissait l’existence d’un esclavage légitime sous certaines
conditions : c’étaient les justes titres de mise en esclavage. Le droit prévoyait aussi des formes
d’intégration des esclaves dans la société, notamment leur christianisation et leur affranchissement.
Ces sociétés se revendiquaient comme chrétiennes : les théologiens et les juristes de l’Église (les
canonistes) avaient un rôle de contrôle du fonctionnement de la société et de sa mise en conformité avec
les principes de la religion. L’Église était donc chargée de vérifier que l’institution de l’esclavage ne
heurtait pas les principes de la loi et de la morale.
Dans le monde esclavagiste de l’Empire romain du Ier siècle, l’apôtre Paul avait ouvert la secte
chrétienne aux esclaves tout en insistant sur la soumission qu’ils devaient à leurs maîtres. Au Ve siècle,
alors que le christianisme était devenu dominant dans l’Empire romain, Augustin avait expliqué que
l’esclavage n’était pas conforme à la loi divine, mais qu’il était dû à la chute et au péché des hommes.
Pour le théologien, il s’agissait d’un mal présent dans toutes les sociétés. La Bible, chronique du peuple
hébreu, est d’ailleurs pleine d’histoires d’esclaves, individuelles et collectives (la condamnation de Cham à
la servitude perpétuelle, la captivité à Babylone et en Égypte). Cet héritage fut repris et systématisé aux
e e
XII et XIII siècles dans le Décret (somme du droit canon) et chez les scolastiques comme Thomas d’Aquin,
qui énonça clairement les règles pour un esclavage légitime dans les sociétés chrétiennes. Le droit
autorisait quatre titres de mise en servitude légitime : la naissance (les enfants d’une mère esclave sont
esclaves), la guerre juste (guerre défensive pour des raisons justes), la vente de soi (ou de son enfant), le
rachat d’un condamné à mort (le prix de la vie). Le commerce de personnes déjà réduites en esclavage
selon les règles des autres sociétés était aussi légal.
Ce fut au milieu du XVe siècle que la couronne portugaise, qui explorait le littoral africain, commença
à pratiquer la vente directe d’esclaves subsahariens. Souhaitant éliminer la concurrence, notamment
castillane, elle s’adressa au pape pour obtenir un privilège d’exclusivité de navigation dans cette zone en
insistant sur la dimension chrétienne de l’entreprise. La Chronique de Guinée de Gomes de Zurara (1453)
soulignait que les esclaves africains étaient devenus au Portugal de bons chrétiens et que certains étaient
même entrés dans les ordres religieux. En 1455, par la bulle Romanus Pontifex, le pape accorda donc aux
Portugais le monopole du commerce avec les royaumes africains. Le texte évoque l’évangélisation des
populations transférées vers des terres chrétiennes en qualité d’esclaves, qu’ils fussent pris en guerre
juste, l’Afrique apparaissant comme un lieu d’expansion de l’islam, ou qu’ils fussent achetés à des
marchands africains. La bulle n’innovait pas sur le plan juridique et restait dans le cadre des justes titres,
mais, fait nouveau, elle donna son aval au commerce des esclaves africains au motif de l’évangélisation.
En ce sens, elle inaugura des relations de compromission entre l’Église et l’esclavage qui ont duré tout au
long de l’époque moderne.
Lors de la conquête de l’Amérique, le débat sur l’esclavage éclata. Face à la mise en esclavage des
autochtones par les colons, la responsabilité des rois catholiques d’Espagne était engagée car la couronne
espagnole était souveraine de ces terres. Les Indes occidentales (nom donné à l’Amérique espagnole)
étaient une terre chrétienne et les règles de l’esclavage légitime devaient être respectées. Dès 1511, dans
les Antilles, le dominicain Antonio de Montesinos condamna très durement les pratiques esclavagistes des
colons. Dans les universités de la péninsule, le débat se posa dans les termes aristotéliciens, entre les
partisans de l’esclavage naturel des Amérindiens au seul motif de leur supposée infériorité et ceux qui
dénonçaient un esclavage illégitime hors des justes titres de mise en esclavage. Le clergé était divisé et ce
fut l’ordre dominicain, avec les figures de Bartolomé de Las Casas (1474-1566), missionnaire et évêque en
Amérique, et Francisco de Vitoria (1486-1546), théologien à l’université de Salamanque, qui incarna
l’opposition à l’esclavage des Amérindiens. Leur position reçut l’appui du pape Paul III qui, par la bulle
Sublimis Deus de 1537, proclama que les Amérindiens, comme tous les peuples de la terre, étaient aptes à
être évangélisés et ne pouvaient pas être mis en esclavage au seul motif de leur nature.
Les souverains ibériques adoptèrent des lois en conséquence. Ainsi, la mise en esclavage des
Amérindiens était-elle désormais interdite sauf dans les cas des titres légitimes, notamment dans les
« guerres justes » (guerres de défense proclamées par les autorités compétentes, c’est-à-dire des
théologiens conseillers des gouvernants). Les Amérindiens réduits en esclavage pouvaient contester la
légitimité de leur servitude et devenir libres, ce qui se produisit effectivement, notamment avec l’aide de
religieux qui utilisèrent l’arme du refus de l’absolution envers les colons. Sur les marges, ou dans des
espaces non pacifiés comme le Brésil, l’esclavage amérindien put se maintenir au motif de la « guerre
juste » ; dans ce cas, des ecclésiastiques prétendirent contrôler la légitimité de la mise en esclavage et, le
cas échéant, défendirent la « liberté » des Amérindiens, comme le firent des jésuites au Brésil qui
prônaient un régime de villages missionnaires et de mise au travail plutôt que l’esclavage individuel chez
des colons.
L’ampleur des débats suscités par la question amérindienne fit qu’à la fin du XVIe siècle certains
auteurs, héritiers de l’école de Salamanque, rouvrirent la discussion sur la légitimité de la traite africaine.
Ce fut le cas du jésuite castillan Luis de Molina (1536-1600), professeur de théologie au Portugal, qui
examina dans le Tractatus de justitia et jure les justes titres d’esclavage établis par le droit positif des
nations chrétiennes en s’intéressant aux conditions réelles de la traite au moyen d’une enquête précise
auprès de capitaines de navire, marchands et missionnaires. Sa réflexion s’intéressait aussi aux conditions
de mise en esclavage telles qu’elles étaient pratiquées par les nations africaines. Acheter des esclaves sur
un marché africain était-il sûr moralement ou devait-on avoir des scrupules ? En jeu se trouvait la
question de la responsabilité indirecte des Européens qui, avec leur demande continuelle, perturbaient les
règles antérieures de l’esclavage légitime dans les nations africaines et provoquaient d’incessantes
guerres intestines. Luis de Molina dénonça les prêtres catholiques en Afrique, en particulier à São Tomé-
et-Principe, qui acceptaient tous les trafics d’esclaves, soit en distribuant l’absolution aux marchands, soit
en participant directement à la traite. Très riche sur le plan théorique et concrète dans ses
développements, la réflexion de Luis de Molina, diffusée dans les universités de théologie en Europe, ne
remit pas en cause l’édifice des titres légitimes (Manuel Hespanha).
L’ensemble de la société, et notamment le pouvoir royal qui tirait des bénéfices substantiels de la
traite par le biais des taxes, ne partageait pas ces « scrupules » concernant le trafic des êtres vivants.
Dans leur grande majorité, les membres de l’Église qu’ils fussent dans les terres d’outre-mer, en Afrique,
en Amérique ou en Europe, acceptaient l’existence de cet esclavage africain pour des raisons
pragmatiques et économiques. Ce fut sur ces bases que se construisit un consensus autour du recours
massif à l’esclavage africain, du moins dans les sociétés ibériques. Revenait comme un leitmotiv
l’argument religieux selon lequel l’évangélisation des Africains ne pouvait se faire que par leur
déportation dans des terres chrétiennes, les Européens et les missionnaires n’arrivant pas à s’installer
durablement en Afrique subsaharienne, sauf au Congo, royaume converti au christianisme depuis la fin du
e
XV siècle, et en Angola portugais, seule colonie européenne sur le continent. La christianisation des
esclaves n’était pas une justification au sens strict. Jamais considérée par les juristes comme un des titres
légitimes de mise en esclavage, elle était présentée par la majorité des membres de l’Église catholique
comme une conséquence bénéfique de la traite et de l’esclavage. En ce qu’elle permettait de faire taire
les rares oppositions, elle participa en ce sens à la légitimation de l’esclavage.
Quand les Français s’installèrent aux Antilles, ils ne cherchèrent pas à rouvrir le débat sur la
légitimité de l’esclavage. De manière caractéristique, le dominicain Jean-Baptiste Du Tertre, dans
l’Histoire générale des Antilles habitées par les Français (1671), écrivait prudemment qu’il ne traitait pas
le sujet « en jurisconsulte de la nature de la servitude » mais qu’il racontait, en naturaliste, ce qu’il avait
observé. En 1685, le Code noir ne s’aventura pas dans les questions de justification de l’esclavage ; il se
présentait comme un simple code royal de police au sens d’administration d’une société où les esclaves
sont présents. Les premiers articles du code étaient consacrés à la religion catholique, seule religion
autorisée dans les îles et dans laquelle les esclaves devaient être instruits. Le Roi très chrétien, comme les
souverains ibériques, présentait la christianisation des esclaves comme un objectif important. Les
Français s’engouffrèrent donc dans le consensus existant et pratiquèrent l’esclavage dans leurs terres
d’outre-mer alors que depuis 1315 le sol français était réputé rendre libre.
Dans le monde catholique, à la fin du XVIIe siècle, se posa une nouvelle question : l’esclavage
perpétuel des chrétiens était-il légitime ? Ce qui était une façon de remettre en cause un des titres
légitimes du droit positif, celui de la naissance. Comme l’a montré Richard Gray, l’offensive émana de
membres de l’ordre religieux franciscain (deux capucins, l’Espagnol José de Jaca et le Français
Épiphane de Moirans qui furent emprisonnés par l’Inquisition pour leurs idées subversives) mais aussi de
chrétiens africains, comme Lourenço da Silva Mendoça, qui se présenta à Rome avec le titre
d’ambassadeur des esclaves et des affranchis de l’Empire portugais. Membre d’une lignée royale,
Lourenço da Silva Mendoça avait été fait prisonnier lors des guerres entre le royaume du Congo et le
Portugal. Le pape fut interpelé. En 1686, les experts du Saint Office, la congrégation romaine chargée du
contrôle de l’orthodoxie, publièrent une liste dénonçant onze abus autour de la pratique de l’esclavage
parmi lesquels le non-respect des titres légitimes de mise en esclavage, les négligences dans
l’administration des sacrements, les châtiments corporels excessifs. Mais le texte resta silencieux sur la
question de fond sur l’esclavage perpétuel des chrétiens car la papauté avait conscience de l’importance
de l’enjeu économique de la traite pour les souverains catholiques.
Pendant très longtemps, l’esclavage dans le monde catholique a donc été une institution
« normale », au sens où il était normé par le droit positif, à la fois civil et canonique, et que son existence
n’était pas remise en question (Isabelle Poutrin). Les « scrupules » de certains membres de l’Église ont
donné lieu à une réflexion profonde sur la question, mais, dans sa très grande majorité, l’Église a plutôt
contribué à fixer les cadres d’un consensus général d’acceptation.
Le projet de conversion universelle était accepté dans le monde catholique bien qu’il ne fût pas
toujours mis correctement en œuvre, faute de moyens et de réelle volonté. Les esclaves devaient être
instruits et baptisés dans la foi chrétienne, mais certains ecclésiastiques dénoncèrent la négligence des
maîtres et aussi de leurs confrères dans cette tâche. Le jésuite Alonso de Sandoval écrivit, depuis
Carthagène des Indes (actuelle Colombie), un livre magistral sur le salut des esclaves, De Procuranda
Aethioporum Salute, publié à Séville en 1627. Après avoir lancé une vaste enquête sur les conditions du
baptême des esclaves, en principe administré sur les côtes africaines avant la traversée de l’Atlantique, le
missionnaire rédigea son livre comme un plaidoyer afin que les Africains fussent mieux connus et mieux
traités pour être correctement évangélisés. Des catéchismes et des grammaires en langues africaines (en
langue kikongo publié à Rome en 1624, en langue fon du Dahomey publié à Madrid en 1659, en langue
kimbundu de l’Angola publié en 1697 à Lisbonne) furent composés à l’intention des missionnaires
d’Afrique et d’Amérique. Au Brésil, les jésuites Antonio Vieira ou Jorge Benci, dans leurs sermons,
vouaient les mauvais maîtres à l’enfer à cause de leur violence ou de la négligence de leurs devoirs
religieux, et prêchaient aux esclaves la nécessaire soumission aux maîtres, en attendant une récompense
dans l’au-delà. Vieira, qui symbolise l’ambivalence de cette Église, alla jusqu’à comparer les souffrances
des esclaves à celles du Christ, tout en conseillant l’absence de pardon pour les esclaves fugitifs afin de
ne pas créer d’espoir de liberté (Silvia Lara). En Amérique ibérique, l’accès des esclaves aux sacrements
et notamment au mariage, qui permettait aux adultes de ne pas vivre dans le péché du concubinage, était
censé être une priorité pour l’Église : le droit canon rappelait que les esclaves, pleinement chrétiens,
étaient des personnes capables d’exprimer leur consentement. En 1585, une bulle pontificale facilitant le
remariage des captifs montre que la papauté accompagna de près la construction de ce monde atlantique
esclavagiste et souhaitait y faciliter l’évangélisation des esclaves.
Dès le XVIe siècle, dans le monde ibérique, l’Église encouragea la création de confréries de dévotion à
destination des esclaves, notamment la confrérie du Rosaire des Noirs. Des modèles de sainteté étaient
proposés par l’Église à l’attention des dévots de couleur. Le franciscain Benoît Le More, frère convers né
en Sicile au XVIe siècle de parents esclaves africains, était très populaire dans toute l’Amérique ; il fut
béatifié en 1743. Iphigénie et Elesbão, figures légendaires de l’Église primitive d’Éthiopie, furent mis en
avant par les Carmes à l’intention des fidèles noirs. Le succès de ce couple de saints parmi les esclaves de
la côte de la Mine est à relier au culte central de Mawu et Lissa, paire de divinités créatrices qui ont
engendré les sept paires de jumeaux, les « voduns ». L’Église construisit ainsi, plus ou moins
consciemment, des passerelles entre les cultures africaines et l’univers catholique. La dévotion aux
multiples saints catholiques permit aux esclaves de développer un fort syncrétisme en établissant des
correspondances avec leurs divinités. Il s’agissait non seulement d’une forme de dissimulation, mais aussi
d’un processus d’agrégation, commun dans les polythéismes.
C’est surtout en cas de dérangement à l’ordre public que la répression inquisitoriale s’abattait sur
les esclaves et les affranchis pour des pratiques qualifiées de sorcellerie et que l’Église reliait à des
pratiques démoniaques. L’exercice de la magie était très répandue dans le monde des esclaves, qui y
voyaient une manière de se protéger et de se défendre contre les malheurs qui les frappaient. Les
archives des Inquisitions ibériques révèlent que ce monde de la magie était d’ailleurs un espace de
rencontre de toutes les populations, africaine, européenne et amérindienne. Les procès permettent aussi
de mesurer le niveau élevé de culture chrétienne de certains esclaves et affranchis, hommes et femmes,
capables d’argumenter face à des juges ecclésiastiques.
Dans le monde français, malgré les dispositions du Code noir, la christianisation des esclaves resta
limitée et la couronne s’investit peu dans le projet, comme le prouve l’absence d’évêque aux Antilles. Il y
eut de la part des autorités et des colons une méfiance vis-à-vis du clergé et notamment des jésuites, qui
apparaissaient comme trop proches des esclaves, argument utilisé lors de leur expulsion des Antilles en
1763. L’interdiction faite aux esclaves, pour des raisons de sécurité, d’appartenir à des confréries de
dévotion, était tout à la fois un signe et une cause de la faiblesse de la christianisation. Cependant, il faut
être attentif aux situations locales et à la chronologie. Au XVIIe siècle, les ordres religieux étaient actifs en
Martinique et en Guadeloupe. Le « curé des nègres » était une institution importante, d’abord instaurée
par les jésuites, notamment le père Mougin, puis reprise par les dominicains et les capucins. Malgré la
méfiance des autorités, il existait aussi des réunions religieuses. Les jésuites furent présents à Saint-
Domingue à partir du début du XVIIIe siècle. Ce fut dans la seconde moitié du siècle, à une époque où la
France métropolitaine urbaine était touchée par un mouvement de déchristianisation et où les esclaves en
provenance d’Afrique affluaient à Saint-Domingue en grand nombre dans une perspective d’exploitation
intensive de leur travail, que la christianisation semble très superficielle et que se maintinrent les cultes
africains, notamment le vodou originaire de la baie du Bénin. La Louisiane est un cas intéressant car s’y
développa un prosélytisme mis en œuvre par des catéchistes d’origine africaine, notamment des femmes.
L’Église, en tant qu’institution, était aussi propriétaire d’esclaves. Le droit à posséder des esclaves
ne fut pas sans éveiller des cas de conscience. Dans l’ordre jésuite, la question se posa au XVIe siècle. Les
fondateurs de l’ordre en Europe s’y opposèrent, mais les raisons pragmatiques venues des collèges
d’outre-mer, telles que le manque de main-d’œuvre ou la nécessité de financer la mission auprès des
Amérindiens, l’emportèrent. Se développèrent de grandes propriétés ecclésiastiques d’esclaves dans toute
l’Amérique ibérique. Les jésuites au Brésil recevaient directement leurs esclaves de leurs confrères
installés en Angola, où le tribut des chefs autochtones alliés à la couronne portugaise était payé en
esclaves. Certains de ces esclaves étaient échangés dans la région de Buenos Aires contre de l’argent du
Pérou, alimentant ainsi un commerce lucratif pour les jésuites. D’autres esclaves étaient utilisés comme
main-d’œuvre sur les propriétés de canne à sucre, gérées directement par les pères. Au moment de
l’expulsion de l’ordre jésuite en 1759, une propriété rurale de Rio de Janeiro possédait plus de 1 000
esclaves. Les bénédictins étaient aussi de grands propriétaires d’esclaves au Brésil. La propriété jésuite
d’esclaves choquait parfois les religieux de la famille franciscaine, plus stricts sur le vœu de pauvreté.
Cependant, les capucins, quand ils étaient missionnaires en Afrique centrale, possédaient aussi des
esclaves, auxiliaires indispensables de la mission, qui étaient domestiques, interprètes, porteurs ou
guides. Aux Antilles, les capucins limitaient leur service à deux esclaves. Ces esclaves d’ecclésiastiques
étaient plus fortement christianisés que ceux des maîtres laïcs, mais ils étaient juridiquement traités
comme des esclaves et pouvaient être vendus.
L’importance de cette propriété d’esclaves explique que des ecclésiastiques furent parmi les
premiers auteurs à développer une économie moralisée de la plantation et du travail esclave, comme le
jésuite André João Antonil au Brésil ou le dominicain Jean-Baptiste Labat aux Antilles. C’est d’ailleurs sur
les archives des propriétés des jésuites que l’historien Stuart Schwartz a fondé son étude de l’économie
sucrière. Dans le monde français, la figure du père Antoine Lavalette, jésuite français, procureur des
missions de Martinique, chargé de trouver les ressources financières pour la Compagnie de Jésus, fut le
symbole de cet affairisme ecclésiastique.
Les sermons et les écrits ecclésiastiques sur l’esclavage ne cessaient de répéter que les esclaves
étaient membres du corps de l’Église, qu’ils étaient les humbles fils de la vierge Marie, leur patronne sous
l’invocation du Rosaire. Qu’en était-il vraiment ? Les esclaves se sentaient-ils des chrétiens à part entière
ou cette identité de chrétien est-elle restée extérieure, imposée par la domination esclavagiste ? On sait
que certains esclaves ou anciens esclaves s’engagèrent dans la défense de leur identité de chrétien,
notamment dans les confréries religieuses. À partir de la fin du XVIIe siècle, ils revendiquèrent des droits,
celui d’occuper les charges honorifiques, d’en écarter les blancs, de pouvoir contribuer à payer les
affranchissements et adressèrent des pétitions aux diverses autorités. En 1686, avec l’autorisation de
l’évêque franciscain de Salvador de Bahia, un affranchi du Brésil, Pascoal Dias, en qualité d’ambassadeur
de six confréries de la ville, alla à Rome auprès du pape pour défendre les droits des esclaves.
Le sacrement du mariage, accessible en principe aux esclaves dans le monde catholique, était
l’occasion, surtout pour les esclaves urbains dans le monde ibérique, de revendiquer des formes
importantes d’autonomie, notamment le libre choix du conjoint et, pour les hommes esclaves, le droit
d’épouser des femmes libres qui leur donneraient une descendance libre, puisque, selon le principe de la
loi du ventre, les enfants héritaient du statut juridique de leur mère. Les maîtres de plantation préféraient
que leurs esclaves ne fussent pas mariés religieusement pour ne pas entraver leur droit à les vendre et à
les déplacer à leur guise. Le sacrement de l’ordination était inaccessible aux esclaves, car la dépendance
vis-à-vis d’un maître était considérée comme incompatible avec la dignité du statut d’ecclésiastique. En
revanche, les affranchis commencèrent à être ordonnés dès la fin du XVIIe siècle au Brésil
(A. de Oliveira Machado). Ce furent d’abord des fils de maîtres et d’esclaves qui bénéficièrent de la
protection de leur lignée paternelle et qui demandèrent des dispenses pour le caractère illégitime de leur
naissance. Puis, ce furent des enfants légitimes dont les parents avaient été esclaves, l’ordination venant,
dans ce cas, couronner une trajectoire sociale ascendante sur deux générations pour laquelle l’Église
avait joué un rôle clé. Dans les dossiers d’accès à la prêtrise des candidats noirs, il était précisé que la
couleur était un défaut, mais pas un empêchement.
Dans la région minière du Brésil où le clergé régulier était interdit par la couronne, les esclaves et
les affranchis jouissaient d’une grande autonomie dans l’organisation de leur vie chrétienne. Les
confréries d’esclaves construisaient leur propre église, organisaient leurs festivités, les fêtes des rois
congos, inspirées du christianisme congolais (Cécile Fromont). Elles fonctionnaient comme des caisses de
solidarité pour payer les affranchissements.
Le marronnage et les révoltes étaient une réalité permanente des sociétés esclavagistes. Peut-on y
déceler une dimension spécifiquement anticléricale ? À Palmarès, le grand refuge des esclaves du
Nordeste, pendant tout le XVIIe siècle, aux côtés des cultes africains, le culte catholique était pratiqué,
mais plus sous sa forme congolaise que portugaise. En 1804, les esclaves haoussas islamisés de Bahia
projetèrent d’attaquer le jour du Corpus Christi les blancs de la ville, mais ils furent dénoncés par une
esclave créole chrétienne, preuve que les esclaves n’étaient pas unis dans l’hostilité à l’Église. À Saint-
Domingue, ce fut autour d’un culte vodou, lors de la cérémonie du Bois-Caïman en août 1791, que fut
déclenchée la révolte des esclaves de la plaine du Nord. Mais les spécialistes ne font pas du refus de
l’Église un élément essentiel du processus de libération d’Haïti : Toussaint Louverture était attaché à la
religion catholique.
L’Église catholique fut ainsi fortement liée à l’ordre esclavagiste, et elle était clairement du côté des
autorités. Elle prônait, dans les colonies ibériques comme françaises, une forme d’intégration religieuse
des esclaves, tout en les reléguant dans une position inférieure. Elle tenait aussi un discours d’égalité
chrétienne, mais uniquement sur le plan spirituel. C’est ce discours que certains esclaves s’approprièrent,
ainsi que le rituel catholique, l’adaptant à leurs propres besoins, recréant des solidarités horizontales
avec la parenté spirituelle, formant des familles quand leurs droits matrimoniaux étaient reconnus. Dans
le monde ibérique, ils utilisèrent les confréries comme un espace d’autonomie, certes partiel et surveillé,
mais qui leur permettait cependant de créer des lieux d’échanges communautaires (A. Russel-Wood). Le
culte marial et la dévotion au Christ souffrant ou aux saints répondirent aux besoins spirituels des
esclaves qui les juxtaposèrent ou les mêlèrent à leurs croyances venues d’Afrique. Le culte africain des
ancêtres a pu se prolonger à travers le culte des âmes du purgatoire et les demandes de messes. Une des
revendications constantes des esclaves était justement d’avoir accès à des rites funéraires. Dans ces
sociétés esclavagistes, la religion chrétienne, orchestrée par les ecclésiastiques, mais aussi par les
auxiliaires des curés, qui étaient parfois d’origine africaine, et par les confréries a permis aux esclaves de
trouver des espaces de sociabilité et d’autonomie, et des formes de reconnaissance et de dignité.
L’adoption du christianisme que l’on peut qualifier de « résistance adaptative » ne signifiait pas que les
esclaves et leurs descendants n’aient pas conservé ou adopté aussi d’autres pratiques religieuses qu’elles
fussent africaines ou amérindiennes, surtout si elles paraissaient efficaces pour améliorer leur sort.
À partir du début du XVIIe siècle, le protestantisme s’installa en Amérique : les calvinistes hollandais,
les anglicans et les différentes communautés dissidentes, anglaises et allemandes, quakers, piétistes,
moraves, évangélistes. L’esclavage atlantique était déjà une réalité qu’ils connaissaient puisque, par la
contrebande, ils pratiquaient le commerce des esclaves qu’ils prenaient sur les bateaux ibériques ; ils
adoptèrent rapidement l’esclavage au fur et à mesure de leur installation dans leurs possessions d’outre-
mer, mais il y eut un certain flou juridique car les États protestants ne connaissaient plus l’esclavage en
Europe. Ces Églises ne partageaient pas toutes au départ le prosélytisme des catholiques et certaines
fonctionnaient sur le principe de communautés d’élus. Dans la période du Brésil hollandais, le synode de
l’Église réformée de Recife de 1639 mentionna le « manque de religion des nègres des papistes »
notamment à cause de la profanation du dimanche où ils organisaient des fêtes. Il était précisé que les
enfants que les Hollandais avaient eus avec leurs esclaves devaient être baptisés dans la religion
calviniste.
Quand les Anglais s’installèrent à la Barbade en 1627, le statut légal et théologique de l’esclave
chrétien restait confus, puisque la loi anglaise précisait qu’un chrétien ne pouvait détenir un autre
chrétien en esclavage. Pouvait-on alors être chrétien et esclave ? La question divisa longtemps et explique
sans doute le retard de la christianisation des esclaves (Katharine Gerbner). Certains planteurs
craignaient que la conversion ne libérât de l’esclavage. D’ailleurs, dans les débuts des colonies anglaises
ou hollandaises, John Thornton a montré que certains esclaves revendiquèrent et obtinrent leur liberté au
nom de leur catholicisme, soit des Africains qui venaient d’Angola ou du Congo, soit qu’ils arrivaient de
l’Amérique ibérique. Pour limiter les difficultés, les Anglicans eurent cependant tendance à considérer
que seuls les esclaves convertis au protestantisme étaient de vrais chrétiens. Finalement, l’Église
anglicane clarifia en 1660 sa position, en affirmant que les esclaves devaient être convertis et que le
christianisme ne libérait pas de l’esclavage, suivant en cela la position catholique. Sur place, les planteurs
restèrent hostiles à ce projet de conversion, craignant une trop grande proximité avec leurs esclaves s’ils
devenaient leurs frères en religion. En 1676, soupçonnant qu’une réunion religieuse autorisée par des
propriétaires quakers ait pu être à l’origine d’un projet de révolte servile, les colons imposèrent au
gouverneur des lois répressives très dures qui interdisaient tout rassemblement religieux aux esclaves, le
Quaker Negro Act. Les partisans de la conversion, comme le quaker George Fox ou le ministre anglican
Morgan Godwynn, s’opposèrent aux planteurs hostiles à toute christianisation, et des pamphlets furent
écrits de part et d’autre.
Ce débat liminaire eut des conséquences importantes. La législation de la Barbade interdisant les
rassemblements religieux fut reprise dans les colonies américaines (Virginie et Maryland) et le refus de
l’universelle christianisation des esclaves eut une influence certaine. Certes, l’Église d’Angleterre soutint
officiellement le projet prosélyte et créa, à Londres en 1701, la Society for the Propagation of the Gospel
in the Foreign Parts (SPG) qui visait à christianiser les Amérindiens et les populations asservies dans les
colonies britanniques du continent et des Antilles, ainsi que dans les postes de traite en Afrique. La SPG
possédait d’ailleurs des esclaves puisqu’elle hérita d’une grande plantation de sucre à la Barbade. Au
e
XVIII siècle, dans le monde nord-américain se développèrent des expériences d’apostolat envers les
esclaves, notamment de la part de ministres huguenots convertis à l’anglicanisme, comme Francis LeJau
en Caroline du Sud ou Élie Neau à New York, qui fonda une école des esclaves. Malgré l’engagement de
la SPG envers la christianisation des esclaves, ce furent des aventures relativement isolées. Dans
l’ensemble du monde atlantique anglais jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, on ne refusait pas le baptême à un
esclave qui le demandait, mais il n’y eut pas de politique générale de christianisation, à la différence du
monde catholique.
Ce fut dans les communautés germanophones piétistes, notamment chez les frères moraves,
mouvement de tendance luthérienne et hussite né dans le Saint-Empire au début du XVIIIe siècle, que se
développa un vrai mouvement missionnaire à l’intention des esclaves, comme l’a montré Britta Rupp-
Eisenreich. Pour les frères moraves, christianisation et esclavage n’étaient pas contradictoires. Des
missionnaires furent envoyés dans les plantations des îles danoises des Caraïbes, comme Friedrich Martin
à Saint-Thomas en 1732, ou en Caroline du Sud un peu plus tard. Sans combattre l’esclavage, ils
prônaient une égalité chrétienne dans le culte et l’accès à la Bible, une vie de sainteté grâce à l’Esprit
saint. Le baptême venait conclure un long parcours spirituel de transformation de l’individu qui faisait un
pacte avec Dieu, mais il était précisé qu’il ne libérait pas de l’esclavage. Les esclaves étaient plutôt
sensibles à ce discours qui leur reconnaissait une égale dignité et une relation individuelle à la divinité.
En 1777, le morave Christian Georg Andreas Oldendorp écrivit l’Histoire de la mission des Frères
évangéliques dans les îles de la Caraïbe, Saint-Thomas, Saint-John et Sainte-Croix à partir d’une vaste
enquête interrogeant des esclaves originaires de 30 nations africaines différentes, qui n’est pas sans faire
penser à l’ouvrage de Sandoval. Il y racontait des itinéraires exceptionnels d’esclaves. L’esclave Rebecca,
née à Antigua, se convertit au piétisme et épousa un frère morave missionnaire avec qui elle partit en
Allemagne ; elle y devint missionnaire et, une fois veuve, se remaria avec un homme d’ascendance mixte ;
elle finit ses jours au fort danois de la Côte des Esclaves où elle évangélisait les esclaves destinés à la
traite (Jon F. Sensbach).
Dans les colonies britanniques à partir des années 1740, l’évangélisation des Africains et de leurs
descendants devint plus dynamique avec le grand réveil, mouvement de ferveur religieuse intense qui
débuta en Angleterre et se propagea en Amérique, par la prédication itinérante de pasteurs évangélistes
qui insistaient sur la puissance de l’Esprit saint. Le mouvement évangélique toucha les communautés
calvinistes et donna naissance à diverses Églises nouvelles : presbytérienne, méthodiste, baptiste et
congrégationaliste. Des pasteurs comme Gilbert Tennent et Samuel Davies prêchaient spécifiquement
auprès des populations noires. Le culte rencontra du succès chez les esclaves comme chez les autres
fidèles car il était moins centré sur une explication de la parole divine que sur une expérience
émotionnelle partagée que le prêcheur devait faire naître dans l’assemblée grâce à une rhétorique
spectaculaire, des chants et des applaudissements.
La christianisation et son corollaire dans le monde protestant, l’alphabétisation, se développèrent
avec la rédaction d’autobiographies retraçant parfois des itinéraires spirituels. L’adoption du
christianisme et l’histoire biblique sont ainsi au cœur de l’autobiographie d’Olaudah Equiano, publiée en
1789, qui joua un rôle crucial dans le combat abolitionniste. Mais certains prédicateurs noirs choisirent de
ne pas s’engager dans la lutte contre l’esclavage. Né esclave au début du XVIIIe siècle, Jupiter Hammon
devint prédicateur, poète et auteur de plusieurs livres, dont l’Address to the Negroes in the State of New
York. Ce calviniste modéré, de tradition anglicane, refusa de prêcher publiquement contre l’esclavage et
convainquit ses compagnons d’infortune d’obéir à leur maître, laissant ouverte la question de la moralité
de l’esclavage. Lemuel Haynes est une autre figure de ce christianisme africain-américain : ce noir libre,
né dans le Connecticut au milieu du XVIIIe siècle, était un disciple de George Whitefield, le prédicateur
anglais du grand réveil. Il insistait dans ses écrits sur le processus de conversion, sur l’importance de
l’amour de Dieu, mais il ignorait les questions liées à l’esclavage. De manière générale, la Bible, présentée
comme l’histoire du peuple hébreu et de ses longues périodes de captivité, devint pour les esclaves et
affranchis, qu’ils soient lecteurs ou qu’ils la connaissent par cœur, un miroir où contempler leur propre
malheur et espérer leur libération. L’histoire biblique devint un fondement de la culture afro-américaine,
au sein de laquelle elle a pu nourrir la résignation comme le refus de l’esclavage.
Après la Révolution américaine et les abolitions graduelles de l’esclavage dans les États du nord des
États-Unis, en réponse au mépris des fidèles blancs, émergèrent au Nord des Églises noires
indépendantes des Églises blanches. La trajectoire de Richard Allen, bien connu à travers son
autobiographie, symbolise ce mouvement : né esclave à Philadelphie en 1760, il fit l’expérience d’une
conversion religieuse en 1780, devint prédicateur méthodiste et racheta sa liberté à son maître. Il fonda
une petite Église méthodiste, dénommée d’un toponyme biblique, Bethel, qui devint à compter de 1816
l’Église mère du méthodisme africain-américain, Richard Allen devenant son évêque. À New York, on
assista au même mouvement autour du père et du fils du même nom, Peter William : le premier fonda une
Église méthodiste indépendante pour les Noirs en 1796, l’African Methodist Episcopal Zion Church, et le
second en 1818 une Église épiscopale, la St Philips African Church. Le fait d’être organisé en Églises
séparées permettait de donner une coloration plus africaine au rituel et à la prédication sous forme
d’appels et de réponses. Autour de leurs pasteurs qui étaient des personnalités, les églises exercèrent un
rôle social considérable, aidant les affranchissements, regroupant les familles. Dans le Sud, où l’esclavage
s’est beaucoup développé au XIXe siècle, les églises étaient l’unique lieu pour se rassembler, se cultiver.
Dans les fermes, les esclaves devaient écouter les sermons avec le maître, mais préféraient aller dans les
Églises noires. Si la conversion des Africains nés esclaves par les Églises protestantes avait démarré
lentement, elle devint ainsi à partir du tournant du XVIIIe siècle et du second grand réveil un processus de
profonde transformation religieuse. La religion et l’accès à la lecture et à l’écriture furent un moyen
d’assimilation à la culture occidentale et d’ascension sociale, mais aussi un instrument de conscientisation
et d’émancipation. L’appropriation du protestantisme fut telle que rapidement se créèrent des Églises
noires autonomes et séparées, tant à cause de formes de ségrégation imposées par les blancs que par la
volonté d’un entre-soi communautaire. Ces Églises noires participèrent au mouvement abolitionniste des
Églises protestantes, dont les origines sont anciennes.
Si le débat préliminaire des années 1670 à la Barbade avait montré les réticences des colons à
incorporer les esclaves dans leur Église, il eut aussi pour conséquence l’engagement précoce des quakers,
ces protestants dissidents de l’Église d’Angleterre, dans la cause anti-esclavagiste, alors qu’ils devenaient
un élément très dynamique de la colonisation atlantique, notamment avec la création de la Pennsylvanie.
La lutte contre l’esclavage fut d’abord modérée et concerna des individus qui s’intéressaient moins à la
christianisation des esclaves qu’à la dénonciation de l’esclavage comme un grave péché, corrupteur de la
pureté religieuse qui seyait aux Amis, nom que se donnent les quakers entre eux. Cette première
génération, incarnée par John Woolman, prêcha l’incompatibilité de l’institution de l’esclavage avec les
principes de la religion chrétienne et enjoignit aux Amis de se défaire de leurs esclaves. À partir de 1750,
le pasteur Anthony Benezet, qui avait ouvert une école pour les enfants noirs à Philadelphie, devint une
des figures majeures de ce combat. Il rédigea de nombreux pamphlets dont le plus célèbre, Une histoire
de la Guinée (1771), proposait une vision positive de l’Afrique et dénonçait la cupidité des Européens,
entièrement responsables des destructions causées par la traite. Il créa la première société anti-
esclavagiste. Les différentes Sociétés des Amis (Londres, Philadelphie) n’étaient pas toutes d’accord entre
elles et les débats durèrent longtemps puisque ce fut en 1776 que les quakers interdirent finalement à
leurs confrères la possession d’esclaves, provoquant d’ailleurs la sortie de la communauté d’un certain
nombre d’Amis. Même si, en 1796, une femme d’ascendance mixte fut acceptée comme Amie, les quakers,
fer de lance de l’anti-esclavagisme, n’étaient pas une communauté particulièrement ouverte aux noirs.
Le combat anti-esclavagiste des quakers américains passa en Grande-Bretagne à partir des
années 1780 où il s’élargit aux Églises évangélique et anglicane. Le R. P. James Ramsay, ancien médecin
de la Marine devenu pasteur anglican dans les West Indies, publia en 1784 l’Essai sur le traitement et la
conversion des esclaves africains dans les colonies à sucre britanniques, qui eut une influence
considérable sur la hiérarchie de l’Église anglicane, le gouvernement et l’opinion publique. La Society for
the Abolition of the Slave Trade fondée en 1787 par 12 membres (9 quakers et 3 anglicans) symbolisa cet
engagement protestant contre la traite.
Les Églises noires américaines s’engagèrent aussi dans la lutte contre l’esclavage et participèrent à
la création de l’association abolitionniste interraciale, l’American Antislavery Society, en 1833. La
célébration par les pasteurs du 1er janvier 1808, date de l’abolition de la traite aux États-Unis, devint
l’occasion de discours de Thanksgiving propres à la communauté noire, le passage du milieu étant
assimilé à un exode quasi biblique. Se développa l’idée du retour en Afrique de la population noire, prônée
par des blancs qui ne souhaitaient pas la cohabitation avec des hommes libres de couleur mais aussi par
certains noirs acquis à l’idée de mission et de civilisation de l’Afrique comme Paul Cuffe et Lott Cary,
fondateur de l’African Baptist Missionnary Society. Certains Africains-Américains utilisaient le langage
chrétien dans une forme radicale et prônaient une action violente contre les maîtres d’esclaves, en
appelant à la vengeance divine comme David Walker, auteur d’un Appel aux citoyens de couleur du
monde en 1829, ou encore Nat Turner, visionnaire imprégné d’images bibliques, de combats d’anges
blancs et noirs, et leader d’une révolte en Virginie en 1831.
L’histoire des Églises chrétiennes accompagna le double mouvement antagoniste qui se joua aux
États-Unis au XIXe siècle, avec, d’un côté, un fort renouveau et développement de l’esclavage et, de l’autre,
la lutte pour l’abolition. En Caroline du Sud, à Charleston, l’Emanuel African Methodist Episcopal Church,
fondée au début du XIXe siècle par une congrégation méthodiste noire, fut le théâtre en 1822 d’une
conspiration d’esclaves à l’instigation d’une des figures de la paroisse. L’église fut détruite et la
congrégation passa dans la clandestinité, participant aux réseaux secrets qui permettaient aux esclaves
en fuite de gagner le Nord où ils étaient accueillis par les Églises et les associations. À l’inverse, il exista
des pasteurs protestants qui défendaient l’esclavage, notamment en faisant de la malédiction de Cham
une justification biblique de l’esclavage éternel des noirs. Le mythe est ancien et a une histoire complexe,
mais jamais il ne fut autant utilisé que dans ces dernières années de l’esclavage. Dans un verset de la
Bible (Gn 9. 25), Noé maudit et voue à la servitude éternelle la descendance de Canaan, fils de son fils
Cham (ou Ham) qui a ri de sa nudité. La Bible ne mentionne pas la couleur de peau. Le lien fut
progressivement fait entre l’Afrique, la couleur noire et l’esclavage perpétuel car la descendance de
Canaan était supposée être passée en Afrique. Ce mythe, né dans le monde islamique lors de la première
traite arabe au VIIIe siècle, se diffusa dans le monde ibérique au Moyen Âge. On le retrouve dans le monde
catholique de l’époque moderne : parfois présenté comme un mythe, voire une fable, il n’était pas
vraiment décisif en tant que justification de l’esclavage. C’est dans le monde protestant, où la lecture de
la Bible était parfois fondamentaliste, que le mythe prit toute son importance chez les médecins et les
pasteurs défenseurs de l’esclavage et du racisme, notamment dans les États-Unis de la période
antebellum. Le mythe repassa alors dans le monde catholique, via le clergé nord-américain. Il fit l’objet
d’une discussion restée inachevée lors du concile de Vatican I en 1869-1870, certains ecclésiastiques,
défenseurs de la christianisation de l’Afrique, voulant que le concile statue clairement sur le fait que la
naissance du Christ avait définitivement aboli la malédiction de la servitude éternelle.
Les Églises protestantes incarnèrent donc le mouvement abolitionniste à ses débuts. La longue lutte
contre l’abolition ne fut pas le fait que des Églises blanches, d’ailleurs divisées, mais aussi des Églises
noires, devenues les centres des communautés africaines-américaines au XIXe siècle.
Par rapport à la plupart des Églises protestantes, l’Église catholique s’engagea tardivement dans la
lutte contre l’esclavage, comme le montrent les recherches récentes de Giacomo Ghedini. Deux textes
officiels marquèrent cette lente prise de distance de la papauté vis-à-vis de l’esclavage. En 1839, le pape
Grégoire XVI condamna la traite avec la bulle In Supremo Apostolatus. En 1888, le pape Léon XIII, qui
incarnait la réconciliation de l’Église catholique avec la modernité, condamna l’esclavage dans un long
texte, l’encyclique In Plurimis, qui était à la fois une relecture providentialiste de l’histoire des relations
de l’esclavage et de l’Église et un texte ancré dans l’actualité. Celle-ci était double : d’une part, l’abolition
de l’esclavage au Brésil et, d’autre part, l’engagement missionnaire en Afrique et la lutte contre la traite
arabo-musulmane. Pour des raisons diplomatiques et politiques, la papauté avait attendu, pour condamner
l’esclavage, que le Brésil, plus grand pays d’Amérique latine, l’ait aboli en 1888, deux ans après Cuba,
dernière colonie espagnole du continent.
La position de l’Église s’explique aussi par son rejet intransigeant de l’idéologie des droits de
l’homme, liée aux Lumières et à la Révolution française, perçue comme une machine de guerre contre la
religion. De ce point de vue, la figure de l’abbé Henri Grégoire, membre de la Société des amis des Noirs
et artisan du décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises de février 1794, est
révélatrice : il fut un prêtre assermenté, puis évêque de Blois sous le Directoire, mais ne fut jamais
reconnu par Rome. Son engagement contre l’esclavage se poursuivit avec la publication des œuvres de
Las Casas et son lien avec Haïti, première république noire indépendante, pour lequel il écrivit un
catéchisme en 1822. Le Vatican entretint des relations avec Haïti à partir de 1833 et signa un concordat
en 1860.
Avant la condamnation officielle, des figures individuelles s’illustrèrent toutefois par un engagement
anti-esclavagiste, notamment la mère Anne-Marie Javouhey (1779-1851), fondatrice de l’ordre de Cluny,
qui œuvra à la libération des esclaves d’abord à Saint-Louis au Sénégal et en Guyane dans les
années 1820, et promut l’ordination à Paris en 1840 de trois jeunes Sénégalais, ou la figure de son ami
Liberman, fondateur des spiritains.
On peut noter aussi une politique de béatification et de canonisation qui visait à souligner
l’incorporation des esclaves et de leurs descendants dans l’Église et l’importance de leur évangélisation.
Benoît le More fut canonisé en 1807 ; en 1837, ce fut la béatification de Martín de Porres Velázquez
(1579-1639), dominicain péruvien, né d’un père espagnol et d’une mère africaine esclave ; enfin, en 1851,
fut béatifié Pedro Claver (1580-1654), un jésuite qui avait travaillé à Carthagène des Indes à la
catéchisation des esclaves, et sera canonisé en 1888.
Le pape Grégoire XVI condamna officiellement la traite en 1839, qualifiant ceux qui la pratiquaient
d’indignes du nom de chrétien. Son pontificat fut marqué par un nouveau dynamisme missionnaire venu
de France et d’Italie dont le principal champ d’action était l’Afrique, devenue le terrain des rivalités
coloniales européennes et où la lutte anti-esclavagiste, contre la traite arabe cette fois, prit une grande
importance. Les missionnaires développèrent des stratégies de libération, en établissant des villages pour
protéger la population des raids de capture, ou en rachetant des enfants esclaves pour les libérer et les
éduquer en Europe. Par un retournement notable, l’Église catholique considérait que l’évangélisation des
Africains passait désormais par la lutte contre l’esclavage, alors que, pendant des siècles, elle avait estimé
que l’esclavage favorisait l’évangélisation des Africains.
Cet engagement contre l’esclavage en Afrique s’incarna dans des figures majeures comme l’Italien
Daniele Comboni, vicaire de l’Afrique centrale, puis le cardinal Lavigerie, figure de proue du ralliement
des catholiques de France à la République, promoteur des missions en Afrique et inspirateur de la lettre
de 1888 contre l’esclavage, qui contenait un long exposé de la nouvelle stratégie missionnaire de l’Église
catholique en Afrique.
L’Église catholique est donc longtemps restée arc-boutée sur l’acceptation de l’esclavage, au motif
que l’évangélisation permettait la libération des âmes qui était plus importante que la servitude des corps.
Elle admit tardivement l’idée moderne selon laquelle toute forme d’esclavage était une offense à la dignité
humaine, en décalage avec une opinion publique, progressivement acquise au cours du XIXe siècle à l’idée
d’abolition. Dans l’encyclique de 1888, l’Église proposait une relecture providentialiste de son rôle dans la
« libération » des hommes, qui signifiait dans son langage leur accès au salut, passant sous silence sa
responsabilité, pourtant fondamentale, dans l’établissement d’un consensus autour de la naissance puis
de l’affirmation de la traite transatlantique et des sociétés esclavagistes des territoires d’outre-mer
européens.
RÉFÉRENCES
RENVOIS
CÉCILE VIDAL
En 1415, les Portugais s’emparèrent de Ceuta en Afrique du Nord, obtenant ainsi un port en
Méditerranée, à proximité du détroit de Gibraltar, qui était aussi l’un des terminaux des routes
caravanières amenant or et esclaves à travers le Sahara. L’événement marque, traditionnellement, le
début de l’expansion impériale des Portugais. Des raisons à la fois religieuses et économiques les
motivaient : poursuivre l’idéal de croisade qu’avait constitué la reconquête de leur royaume sur les
musulmans et se procurer or et épices. Mais il fallut des décennies de tâtonnements pour qu’un projet
impérial émergeât. Pendant deux siècles, les Portugais, rejoints par les Espagnols, exercèrent leur
monopole sur ce qui se transforma en une entreprise de partage du monde à la fin du XVe siècle. Puis les
Anglais, les Français et les Néerlandais entrèrent dans la course au début du XVIIe siècle. Toutes les
grandes et moyennes puissances d’Europe occidentale construisirent ainsi des empires de dimension
mondiale au cours de la période moderne.
Dans leur volet asiatique, centré sur l’océan Indien et le Pacifique, il s’agissait principalement
d’empires commerciaux qui fonctionnaient grâce à une série de cités-comptoirs, même si certains
territoires tels que la colonie du Cap, l’île de Java ou l’archipel des Philippines furent des lieux
d’implantations coloniales. Au sein des mondes atlantiques, en revanche, la rapidité de la colonisation
d’une grande partie des Amériques donna une autre forme à ces empires. Dans l’hémisphère occidental,
les Espagnols et les Portugais, puis les Anglais, les Français et les Néerlandais, ainsi que les Danois et les
Suédois, ont estimé qu’ils pouvaient en toute légitimité s’établir, par la force ou par la négociation, sur
des territoires habités par des peuples qui avaient leurs propres formes d’organisation politique, imposer
leur souveraineté ou leur suzeraineté, s’approprier les meilleures terres et les mettre en valeur grâce à la
mise au travail forcé de populations d’origines diverses, tout cela au profit de leurs seules métropoles, au
nom d’une prétendue supériorité religieuse, culturelle et raciale. L’impérialisme – l’imposition de la
suzeraineté ou de la souveraineté sur de vastes territoires – et le colonialisme – l’établissement de colons
étrangers/allochtones sur des terres exploitées au détriment des populations locales/autochtones et au
bénéfice du pays colonisateur – avaient donc partie liée dans l’Atlantique.
Mais il y a plus. Dès leur première installation en territoire marocain, les Portugais se mirent à
organiser des razzias dans les environs de Ceuta afin de faire des captifs et les vendre dans la péninsule
Ibérique. Après quelques décennies d’exploration des côtes d’Afrique de l’Ouest, ils commencèrent, en
1441, à développer eux-mêmes une traite d’esclaves provenant d’Afrique subsaharienne à destination de
l’Europe, quand jusqu’alors les esclaves noirs étaient amenés par les marchands musulmans en
Méditerranée. Dès 1501, les Portugais entreprirent également d’approvisionner en esclaves africains les
territoires récemment conquis par les Espagnols au Nouveau Monde. À partir du milieu du XVIIe siècle, ils
furent concurrencés par d’autres puissances européennes. Ensemble, ils déportèrent plus de 12,5 millions
d’hommes et de femmes d’Afrique aux Amériques du début du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle. L’objectif
était de satisfaire la demande en main-d’œuvre des colonisateurs des terres américaines qui étaient
confrontés à la chute démographique des Amérindiens du fait des pathogènes amenés par les Européens
ou à l’absence de concentrations initiales de populations autochtones dans de nombreuses régions du
continent, ainsi qu’au manque de migrations européennes de masse. En conséquence, la particularité de
la situation coloniale dans les Amériques de la période moderne résidait dans le caractère tant allochtone
qu’autochtone des populations sur lesquelles les colonisateurs européens prétendaient imposer leur
domination.
En dépit de l’imbrication de l’impérialisme, du colonialisme et de l’esclavage dans le processus
d’interconnexion de l’Europe, de l’Afrique et des Amériques à la période moderne, les études atlantiques
ont commencé à se développer dans les années 1990 en opposition à la perspective impériale. La thèse
dominante était alors celle d’une intégration du monde atlantique grâce à la multiplication des relations
transimpériales. Parce que la traite transatlantique des esclaves fut le commerce le plus international et
transporta bien plus d’esclaves africains aux Amériques que de migrants européens ne s’y installèrent,
l’abandon de l’eurocentrisme associé à l’histoire impériale traditionnelle visait également à donner une
place centrale à l’Afrique et aux Africains dans l’apparition de ce monde atlantique intégré. Selon le
second paradigme, la formation du Black Atlantic ou Atlantique noir se confondait avec l’histoire
atlantique du XVe au XIXe siècle. L’historiographie cherchait à expliquer l’essor, puis la disparition de
l’esclavage africain au cours de ces cinq siècles, en faisant du fait impérial et colonial un cadre de fond
sans portée interprétative.
Dans les années 2000, l’émergence d’une histoire mondiale des empires, fondée sur l’idée que
l’empire constitua la forme politique dominante dans l’histoire du monde jusque très récemment, a permis
de dissocier histoire impériale et eurocentrisme. En conséquence, les chercheurs ont montré que la
construction d’empires coloniaux par les Européens ne pouvait être comprise, pour leur volet atlantique,
sans la prise en compte de celle d’autres empires qui les précédèrent et avec qui ils durent composer ou
entrèrent en confrontation ouverte : à l’est et au sud de l’Europe, l’Empire ottoman, qui connut une
expansion rapide depuis l’Anatolie à partir de la fin du XIIIe siècle, vers le sud de l’Europe, l’Asie centrale,
le Machrek et le Maghreb ; en Afrique de l’Ouest, l’Empire Songhaï qui gagna son autonomie de l’Empire
du Mali dans le dernier tiers du XVe siècle ; ou encore, aux Amériques, les Empires aztèque et inca formés
au XVe siècle. Mais si l’esclavage jouait un rôle important dans ces empires, du moins dans ceux des Vieux
Mondes, son mode d’expansion et d’occupation territoriale et d’imposition de la souveraineté ou de la
suzeraineté ne fut pas associé à un projet colonialiste comme ce fut le cas pour les Européens dans
l’Atlantique. Dans sa volonté de provincialiser l’Europe dans l’écriture de l’histoire du monde, l’histoire
mondiale des empires tend ainsi à confondre impérialisme et colonialisme et néglige de penser la
spécificité des empires formés sous la houlette des Européens à partir de la période moderne, qui, en
dehors de leur dimension mondiale, reposait précisément sur l’association entre impérialisme et
colonialisme.
Depuis quelques années, des travaux anglophones cherchent à combiner les apports des études
atlantiques et de la nouvelle histoire impériale, en tirant les leçons des critiques adressées aux deux
courants historiographiques. Dans leur prolongement, le présent article vise à démêler les rapports entre
esclavage, impérialisme et colonialisme au sein des mondes atlantiques afin d’analyser comment les effets
croisés des trois phénomènes donnèrent naissance à un système esclavagiste connectant les trois
continents riverains et à des empires qui étaient tout autant esclavagistes que coloniaux. Il propose ainsi
de démontrer la pertinence du concept d’empire esclavagiste, à côté de ceux d’empire colonial, de société
coloniale et de société esclavagiste. Le concept d’empire esclavagiste permet d’offrir un autre récit des
transformations de l’esclavage africain au sein des mondes atlantiques, en tenant également compte de
celui des Amérindiens, et de mieux comprendre le rôle que cet espace joua dans l’histoire mondiale de
l’esclavage.
La traite des esclaves fut dès le départ l’un des moteurs de la formation des empires atlantiques et,
en retour, ces derniers jouèrent un rôle crucial dans le développement du système atlantique d’esclavage.
Lorsque les Portugais se lancèrent dans leur expansion maritime au début du XVe siècle, l’esclavage
constituait une institution essentielle dans la péninsule Ibérique, et plus généralement en Méditerranée.
La recherche d’esclaves ne constitua pourtant pas la motivation des premiers voyages d’exploration. Il
s’agissait plutôt de trouver un accès direct à l’or d’Afrique subsaharienne afin de contenir l’impérialisme
ottoman. Mais, au fur et à mesure de leur progression le long des côtes africaines, les Portugais
comprirent vite sur le terrain que les esclaves pouvaient constituer une marchandise désirable. Après
l’arrivée en 1441 à Lagos, à l’extrême sud du Portugal, d’une première flotte avec une cargaison
d’esclaves, la traite prit progressivement de l’ampleur à tel point que la couronne choisit de s’impliquer
directement dans le commerce. En 1482, le roi du Portugal finança sa première expédition, alors que
jusque-là les voyages d’exploration avaient été soutenus par des intérêts privés. En 1486 fut créée, dans
la capitale portugaise, une institution spécifique pour gérer la traite, la Casa dos Escravos de Lisboa
(Maison des esclaves de Lisbonne). Ces mesures permirent de répondre au tarissement des circuits
traditionnels d’approvisionnement des Ibériques en esclaves en raison de l’expansion ottomane en
Méditerranée orientale et de l’achèvement de la conquête du royaume de Grenade en 1492. Avec la
colonisation des archipels atlantiques – Madère, les Canaries, le Cap-Vert et São Tomé-et-Principe – au
cours des XVe et XVIe siècles, la demande en esclaves augmenta encore et d’autres réseaux de traite furent
mis en place afin d’approvisionner les plantations sucrières qui s’y développèrent. Le modèle de la grande
plantation sucrière intégrée fonctionnant grâce à une main-d’œuvre d’esclaves africains fut forgé à
São Tomé.
La compétition pour la traite des esclaves entre les Portugais et les Espagnols contribua à la
transformation des États ibériques en puissances impériales. Non seulement les deux Couronnes se
disputaient la possession des Canaries, mais Castillans et Andalous utilisèrent aussi l’archipel comme
base de départ de plusieurs expéditions en Sénégambie et en haute Guinée entre 1453 et 1480. Ce n’est
qu’après la signature du traité d’Alcaçovas-Toledo en 1479 que les Portugais purent imposer leur
mainmise sur les échanges commerciaux avec l’Afrique de l’Ouest en contrepartie de la souveraineté
castillane sur les Canaries. Les proclamations royales, les traités diplomatiques et les bulles papales
concernant les droits sur la Guinée – le terme désignait les territoires au sud du Sahara – furent autant
d’instruments d’affirmation des monarchies ibériques dans leur confrontation l’une avec l’autre. Elles se
mirent d’accord sur un partage du monde lors la signature du traité de Tordesillas en 1494, deux ans
après le début de la conquête de l’Amérique.
La colonisation du Nouveau Monde fut immédiatement associée à la traite des esclaves et à
l’esclavage. Avant de partir vers l’ouest à la recherche d’une nouvelle route vers l’Asie,
Christophe Colomb, qui avait déjà une expérience de l’esclavage en raison de ses origines génoises, s’était
familiarisé avec le commerce des esclaves africains dans l’Afrique atlantique. Il avait fait de longs séjours
en Afrique de l’Ouest dans les années 1470 et 1480, comme le fit d’ailleurs également Amerigo Vespucci
avant d’explorer le Brésil. Aussi n’est-il pas surprenant que, dans la lettre que Colomb adressa à
l’administrateur et financier Luis de Santángel lui annonçant la découverte d’Hispaniola en février 1493,
le navigateur propose d’approvisionner la péninsule Ibérique en esclaves pris parmi les populations
arawak des îles antillaises. Entre 1493 et 1511, environ 1 700 Amérindiens furent transportés comme
esclaves en Espagne, mais ce commerce souleva immédiatement une opposition sur la base d’arguments
moraux.
À la place, c’est une traite d’esclaves en sens inverse, d’Afrique aux Amériques, qui démarra vite
lorsque les Espagnols entreprirent d’ouvrir des plantations sucrières à Hispaniola puis à Porto Rico. Le
premier passage du milieu d’un navire de traite parti d’Afrique eut lieu dès 1505. En 1521, suffisamment
d’esclaves ouest-africains avaient été amenés à Hispaniola pour qu’une première révolte servile d’ampleur
majeure y éclatât cette année-là. La traite d’esclaves africains vers la péninsule Ibérique demeura
néanmoins supérieure à celle vers les Amériques jusque dans les années 1570. Puis la demande
américaine prit la première place en raison de la chute démographique des populations amérindiennes et
de la conversion de l’économie brésilienne à la production sucrière. Le Brésil devint alors le premier
producteur mondial de sucre, le centre de l’empire portugais basculant d’Asie en Amérique. Avant 1650,
les puissances ibériques avaient déjà déporté plus de 870 000 Africains au Nouveau Monde.
Au début du XVIIe siècle, la volonté nouvelle des Néerlandais, des Anglais et des Français de
contester le monopole des Ibériques sur les Amériques était motivée par le mirage espagnol fondé sur
l’exploitation minière. Mais les bénéfices générés par l’économie de plantation esclavagiste constituèrent
également un puissant facteur d’attraction, les profits tirés de la course et de la piraterie contre les
galions espagnols remplis de piastres d’argent pouvant d’ailleurs servir à financer l’essor de l’économie
de plantation, comme ce fut le cas en Jamaïque. La compétition pour l’or blanc passa immédiatement par
le conflit armé. Dans le contexte de l’union des deux couronnes ibériques et de la guerre entre l’Espagne
et les Provinces-Unies après la proclamation de l’indépendance de ces dernières en 1581, le Groot
Desseyn (« Grand Dessein ») fut le nom donné au projet néerlandais de créer, en plusieurs vagues, un
empire atlantique fondé sur la traite et l’esclavage en s’emparant des possessions portugaises en Afrique
de l’Ouest et au Brésil. Aux guerres luso-hollandaises de la première moitié du XVIIe siècle succédèrent,
après 1660, les guerres anglo-hollandaises, qui furent accompagnées de conflits locaux dans la Caraïbe,
dont l’objectif, pour les Anglais, était de fermer aux Néerlandais le commerce des esclaves dans leurs îles
et de les remplacer dans la fourniture des colonies espagnoles. La compétition pour l’asiento de negros –
le contrat accordé par la couronne de Castille pour l’introduction d’esclaves africains dans ses colonies
américaines – fut une autre manifestation de la rivalité des puissances impériales autour du commerce
des esclaves. Ce fut notamment l’un des enjeux majeurs de la guerre de Succession d’Espagne (1702-
1713), conflit qui marqua le début de ce qui allait se révéler être une nouvelle guerre de Cent Ans entre
l’Angleterre et la France.
Pratiquée par des marchands et des compagnies privées, la traite transatlantique des esclaves
n’aurait donc pu prendre son essor et se développer sans le soutien militaire et diplomatique des
puissances européennes qui en retour en tirèrent d’importants bénéfices financiers. Non seulement la
traite assurait un flux constant de marins bien formés, mais les taxes sur les échanges commerciaux en
relation avec la traite et le commerce colonial s’avérèrent une manne fiscale cruciale et contribuèrent à
financer les marines de guerre et les armées. Les profits directs et indirects tirés de la traite poussèrent
les États à s’impliquer de manière croissante dans les questions économiques et contribuèrent à l’essor de
l’économie politique. Ils expliquent le choix de mettre leur puissance militaire au service de l’expansion
du capitalisme marchand.
Les puissances européennes furent très tôt impliquées dans la régulation de la traite afin de
favoriser sa croissance. Leur contrôle prit d’abord la forme de concession de licences royales, dans le cas
du Portugal (l’obligation date de 1443) ou de l’Espagne (dès 1513), ou de chartes gouvernementales à des
compagnies à monopole (dès 1621 pour les Provinces-Unies ou à partir des années 1660 dans les Empires
anglais et français). Mais la décision de confier la traite à des compagnies à monopole, qui favorisait les
plus hautes élites politiques et financières, suscita de vives critiques, en France et en Angleterre, tant de
la part des négociants métropolitains qui voulaient profiter de ce commerce lucratif que des planteurs
américains qui se plaignaient de ne pas recevoir assez d’esclaves et voulaient pouvoir en acheter à des
marchands étrangers. La libéralisation de la traite devint un sujet politique majeur. En Angleterre, elle fut
obtenue, au sein de l’empire, dès 1707-1712 suite à un vif débat politique impliquant la rédaction de près
de 200 pamphlets entre 1690 et 1714, la tenue de 16 séances au Parlement – autant que pour l’abolition
un siècle plus tard –, ainsi qu’une vaste enquête administrative sur le sujet par le Board of Trade (le
conseil en charge des affaires ultramarines) en 1708. La couronne française suivit le mouvement à travers
la promulgation d’une série d’ordonnances en 1713-1721, tout en continuant à subventionner la traite, ce
que la monarchie avait commencé à faire dès 1672. Les planteurs n’obtinrent pas, en revanche, le droit
d’acheter des esclaves hors du cadre impérial, mais la contrebande fut toujours importante. L’interlope
demeura un objet de tensions entre métropole et colonies, dont la dimension politique s’accrut dans les
décennies suivant la guerre de Sept Ans.
La libéralisation du commerce des esclaves, à l’intérieur des limites impériales, permit l’essor de la
traite qui donna naissance au complexe de la plantation au cours du XVIIe siècle. L’économie de plantation
esclavagiste en vint à polariser une grande partie de l’économie atlantique. Le cœur économique de
presque tous les empires atlantiques devint vite les régions de plantations qui produisaient du sucre, du
café, du cacao, du tabac ou du riz avec une main-d’œuvre d’esclaves africains à destination des marchés
européens. Grâce au développement du commerce inter- ou intra-colonial, les régions périphériques se
mirent à les approvisionner en bois, morue, farine de blé et autres cultures vivrières indispensables aux
économies de plantation. En revanche, l’Amérique espagnole contribua peu au complexe de plantation
après la disparition des plantations sucrières dans la Caraïbe avant les années 1570 et avant la
transformation de Cuba et de Porto Rico en colonies sucrières au XIXe siècle. Pour autant, l’esclavage
africain joua un rôle essentiel dans le système économique espagnol. L’Amérique espagnole fut d’ailleurs
le second territoire impérial à recevoir le plus d’esclaves africains après le Brésil entre 1501 et 1867. Les
zones basses (notamment Carthagène, Veracruz, les régions côtières du Pérou et de l’Équateur et le Río
de la Plata) fournissaient, grâce notamment à des esclaves africains, ce dont elles avaient besoin aux
hautes terres qui produisaient l’argent avec une main-d’œuvre principalement indigène.
La mainmise des négociants européens sur le commerce transatlantique des esclaves ouvrit la voie à
la domination des métropoles sur leurs territoires ultramarins. L’économie de plantation répondit au rôle
de subordination économique assignée aux colonies. Elles fournissaient des marchandises à haute valeur
ajoutée, que l’on ne pouvait produire en métropole, mais qui étaient destinées aux marchés européens à
des fins de consommation locale et de réexportation, tout en étant dépendantes des négociants
métropolitains pour leur approvisionnement en esclaves africains. Ce système reposait sur le crédit car
les planteurs ne pouvaient rembourser les esclaves fournis qu’avec la récolte suivante et avaient toujours
besoin de davantage d’esclaves en raison de leur surmortalité. Il leur faisait ainsi courir un risque
d’endettement face aux négociants métropolitains qui fournissaient une grande partie, voire l’essentiel,
des capitaux nécessaires à la croissance économique. La dépendance des planteurs vis-à-vis des
créditeurs métropolitains était liée aux législations interdisant de commercer hors des frontières
impériales qui furent imposées parallèlement au développement de l’économie de plantation. La
subordination économique des colonies à l’égard de leurs métropoles devait servir à gagner la
compétition impériale.
Trois configurations différentes en Afrique,
aux Amériques et en Europe
À une époque où les théories mercantilistes dominaient, les empires atlantiques constituaient donc
des espaces d’échanges économiques que les métropoles cherchaient à rendre exclusifs afin de tirer le
plus grand bénéfice du commerce d’esclaves et de produits coloniaux. Ils représentaient aussi des
formations juridico-politiques dont les relations extérieures et les fonctionnements internes furent
largement modelés par la traite transatlantique et l’esclavage colonial. Le système atlantique d’esclavage
imposait des configurations différentes des rapports entre esclavage, impérialisme et colonialisme dans
les trois continents riverains et selon les populations colonisatrices et colonisées.
Sur la côte occidentale du continent africain, la traite transatlantique des esclaves se développa
parce que les Européens s’avérèrent incapables de coloniser la région à la période moderne, si ce n’est en
Angola. Lorsque les Portugais prirent pied en Afrique de l’Ouest, ils commencèrent à mener des attaques
pour faire des esclaves, mais ils rencontrèrent des oppositions et comprirent vite qu’il était préférable de
les acheter. Les États africains acceptèrent de soutenir les échanges commerciaux avec les Européens, et
tout d’abord les Portugais, parce que la traite transatlantique constitua un prolongement de la traite
transsaharienne, que les colons américains demandaient des hommes esclaves alors que l’esclavage était
en grande partie féminin en Afrique, et qu’ils y virent une opportunité d’accroître leur pouvoir, le
commerce d’esclaves donnant accès aux armes et aux marchandises qui permettaient de récompenser
guerriers et serviteurs de l’État. L’intensification subséquente tant du commerce d’esclaves que de
l’esclavage interne en Afrique provoqua une militarisation des pouvoirs politiques, une généralisation de
la violence et une série de reconfigurations étatiques.
Les États africains gardèrent cependant longtemps les moyens militaires, humains et techniques,
d’empêcher les Européens de faire des raids ou de s’établir sur place, ainsi que de s’adonner à la traite
sans leur autorisation. Les Européens durent accepter de reconnaître la souveraineté des royaumes et
empires africains, d’envoyer des ambassades et de payer des coutumes aux souverains africains pour
avoir le droit d’ériger des postes de traite et de pratiquer le commerce des esclaves. Une telle situation de
fait fut soutenue par la papauté qui, en définissant les habitants de Guinée, tant infidèles que païens,
comme se trouvant extra ecclesiam, les préservait de la conquête à des fins de conversion sauf s’ils
violaient le droit naturel. Reconnaître la souveraineté des États africains permit aux Européens de rendre
ces derniers responsables de la réduction en esclavage des hommes et des femmes qu’ils achetaient avec
leur accord et ainsi de débarrasser leur conscience de ce problème moral.
La présence européenne sur les côtes africaines fut, de la sorte, essentiellement commerciale plutôt
que territoriale jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les Portugais s’étaient établis dans certaines îles comme
Arguin au large de la Mauritanie, les îles du Cap-Vert et l’archipel de São Tomé-et-Principe, qui leur
permettaient de se protéger naturellement des pouvoirs africains tout en se situant à proximité des
marchés d’esclaves. La traite se faisait sinon au large des côtes ou au sein de villes fondées et gouvernées
par des élites africaines comme à Ouidah, qui abritait trois entrepôts de traite français, anglais et
portugais dans ses périphéries au XVIIIe siècle. Les Européens fondèrent également ex nihilo des postes de
traite sur l’île de Gorée ou sur le continent. Mais, davantage que des enclaves coloniales, ces postes
étaient des lieux de contact, et souvent de tensions, entre différentes souverainetés. À la fin du XVIIe siècle,
par exemple, les Français, installés à Saint-Louis, ne purent établir le fort Saint-Joseph à Galam (Gajaaga),
soit à plus de 300 kilomètres en amont du fleuve Sénégal, et organiser une flotte d’embarcations
spécialisées pour faire la traite à l’intérieur des terres qu’à la condition de payer des coutumes aux
souverains de Fuuta Tooro et Gajaaga. C’est seulement en Angola que les Portugais réussirent à fonder
une colonie entre 1575 et 1630 à la suite d’une série de conflits, sécheresses et épidémies. Créé en 1575,
Luanda en devint la capitale en 1627 et constitua le seul port de traite à fonctionner comme une véritable
ville coloniale dès la période moderne. Mais la colonisation de l’Angola fut freinée par l’opposition des
souverains africains, les conditions épidémiologiques et la priorité économique donnée à la traite
transatlantique, soit à une activité extractive de pillage au détriment du secteur productif.
Inversement, la colonisation d’une grande partie des Amériques par les Européens influa sur leurs
pratiques de l’esclavage amérindien. Pratiquant eux-mêmes l’esclavage, les autochtones américains ne
furent pas épargnés par la réduction en esclavage du fait des Européens. Le phénomène aurait touché
entre 2,5 millions et 5 millions d’individus dans l’ensemble des Amériques entre la fin du XVe siècle et celle
du XIXe siècle. Mais les Européens firent le choix de privilégier la traite transatlantique des esclaves et
l’esclavage africain. La liberté des Amérindiens fut gagnée au détriment de celle des Africains.
Dans la culture politique des Ibériques, l’association entre la conquête et la possibilité de réduire les
captifs de guerre en esclavage était telle que l’esclavage constitua dès le départ une des modalités
d’exploitations des populations amérindiennes. Au sein de l’empire espagnol le phénomène suscita,
toutefois, très tôt un débat, de sorte qu’il fut interdit par les lois de Burgos de 1512 et les lois nouvelles de
1542. Outre l’implication de l’Église dans la protection des droits des Amérindiens, les raisons en étaient
que la Couronne cherchait à coloniser les terres indigènes, que les autochtones devaient être préservés
pour payer le tribut, et qu’il importait de réduire le pouvoir des conquistadores sur lesquels la monarchie
s’était d’abord appuyée pour les gouverner. L’esclavage africain fut présenté comme une alternative
acceptable. Au Brésil, en revanche, la monarchie ne parvint à imposer l’interdiction de l’esclavage
amérindien qu’en 1755, lorsque les flux de la traite transatlantique permirent de répondre aux demandes
de l’économie sucrière et aurifère. Outre la dimension économique, l’idée était que les Amérindiens
devaient être libres afin d’aider les colons à surveiller, cantonner et contrôler les esclaves africains
considérés comme une menace plus dangereuse. L’esclavage amérindien persista, cependant, dans les
Amériques ibériques, en particulier dans les régions périphériques, jusqu’à la fin de la période coloniale, à
la fois illégalement et légalement grâce aux exceptions faites pour les autochtones pris en juste guerre. La
résistance guerrière des Amérindiens contre les colonisateurs espagnols et portugais justifia son
maintien. L’esclavage n’était pas seulement un régime de travail, mais jouait aussi un rôle dans
l’imposition de la souveraineté ou de la suzeraineté sur les populations indigènes et dans la définition des
groupes autochtones vassaux ou ennemis.
À partir du XVIIe siècle, les traites et l’esclavage amérindiens accompagnèrent pareillement la
colonisation des Anglais, des Français et des Néerlandais dans la Grande Caraïbe, au Pernambouc et en
Amérique du Nord. Selon les situations, leur développement reflétait soit la conclusion d’alliances qui
étaient scellées à travers le don d’esclaves pris sur des ennemis, soit le déclenchement de guerres afin de
s’emparer des terres autochtones et bénéficier de la force de travail d’esclaves amérindiens. L’esclavage
ne constituait cependant pas la modalité première des relations entre les Amérindiens et les Anglais,
Français ou Néerlandais car les trois puissances européennes avaient besoin de maintenir des relations
pacifiées avec leurs voisins autochtones. Aussi furent-elles longtemps réticentes à la légalisation ou à la
définition juridique de l’esclavage amérindien. Le phénomène subsista là où l’esclavage africain ne
pouvait se développer dans des proportions importantes pour des raisons économiques.
Les attentes mises dans l’économie coloniale largement dépendante de la traite des esclaves
africains et la difficulté à maintenir l’ordre esclavagiste dans les colonies américaines avec des majorités
serviles déterminèrent également la relation coloniale unissant les territoires ultramarins et leur
métropole, en particulier dans les Empires anglais et français. Le soutien des couronnes anglaise et
française au développement de la traite transatlantique correspondit au moment où, dans les années 1660
ou 1670, elles décidèrent d’accroître leur contrôle sur leurs colonies américaines, alors que la plupart
avaient été gouvernées jusque-là de manière indépendante par des compagnies, des propriétaires ou de
grands seigneurs. Il s’agissait de confisquer les profits de l’économie esclavagiste à leur seul avantage et
plus généralement à celui des métropoles à travers l’imposition d’« actes de navigation » ou du « système
de l’Exclusif », qui restreignaient le commerce au sein des frontières impériales, le prélèvement de taxes
sur les échanges entre métropole et colonies, l’attribution du monopole commercial à des compagnies
(dans le cas français), et la confiscation du pouvoir législatif par des gouverneurs nommés par Whitehall
au détriment des assemblées locales (dans le cas anglais).
Cette politique provoqua deux séditions de grande ampleur en 1670-1671 et en 1722-1723 dans les
Antilles françaises, tandis que de nombreuses colonies continentales anglaises se rebellèrent à l’annonce
de la Glorieuse Révolution en 1688, la politique de contrôle accru ayant été mise en place par les
souverains Stuart aux prétentions absolutistes. Les West Indies, en revanche, restèrent en dehors du
mouvement car elles avaient besoin du soutien militaire de la couronne contre les révoltes serviles. Des
tensions persistèrent toutefois pendant des mois. Dans l’Empire français, les crises furent résolues par
l’arrivée d’escadres de métropole, là où la monarchie anglaise choisit la voie de la négociation. Des
compromis furent partout trouvés (l’application des actes de navigation contre le pouvoir législatif
appartenant aux assemblées locales sous le contrôle de gouverneurs royaux envoyés de métropole), mais
ce sont les îles qui obtinrent le plus avec la dissolution du monopole de la Royal African Company en 1698
et la levée de la taxe sur le sucre (mais pas de celle sur le tabac).
Cet équilibre politique trouvé à la fin du XVIIe siècle explique que la couronne anglaise se garda
longtemps de légiférer sur l’esclavage, alors que la monarchie française s’impliqua très tôt à travers la
rédaction du Code noir en 1685 et que l’esclavage était régi par les Siete Partidas dans l’empire espagnol.
Mais à l’issue de la guerre de Sept Ans (1756-1763) qui, partout, avait épuisé les caisses de l’État, tous les
empires se lancèrent dans des politiques de réformes qui visaient à accroître le contrôle du pouvoir
central et à se procurer les moyens de financer leurs établissements coloniaux. Pour leur volet relatif à
l’esclavage, c’est surtout après la guerre d’Indépendance américaine (1775-1783), dans un moment où la
traite avait du mal à satisfaire la demande croissante en esclaves, où l’abolitionnisme prenait de la
vigueur et où la crainte des révoltes d’esclaves se renforçait, que les pouvoirs centraux se mirent à
soutenir des politiques d’amélioration visant à maintenir l’esclavage en le rendant davantage acceptable
et moins dépendant de la traite transatlantique. Ils cherchèrent notamment à prévenir et à réprimer ce
qui était considéré comme des excès dans le traitement des esclaves à travers la promulgation de
nouvelles législations et la poursuite en justice des maîtres abusifs.
La politisation de la question esclavagiste à travers l’action de la justice dans les décennies suivant
la guerre de Sept Ans affecta également les métropoles où vivaient de petites minorités d’esclaves
d’ascendance africaine. Le principe du sol libre, selon lequel tout esclave mettant les pieds dans le
royaume devenait libre, était pourtant reconnu tant en France qu’en Angleterre depuis le début de la
période moderne. Afin de permettre le séjour temporaire d’esclaves provenant des colonies dans le
royaume, le roi de France avait certes promulgué deux ordonnances en 1716 et en 1738. Mais, pour des
raisons tant religieuses que politiques, le Parlement de Paris (dont le ressort couvrait un tiers du
royaume) refusa de les enregistrer. Aussi un nombre croissant d’esclaves appuyés par des avocats
favorables à leur cause tirèrent-ils parti de cette ambiguïté juridique pour obtenir leur liberté devant le
tribunal de l’Amirauté à partir des années 1750. Face à la multiplication des procès, certains propriétaires
parisiens n’hésitaient pas à demander des lettres de cachet pour faire embastiller leurs domestiques
asservis avant de les renvoyer outre-mer. En 1777, Louis XVI finit par promulguer la déclaration pour la
police des noirs, qui interdisait l’entrée de toutes les personnes de couleur dans le royaume, qu’elles
fussent esclaves ou libres. Après avoir défendu le pouvoir des propriétaires d’esclaves, la couronne en vint
à établir une barrière raciale entre métropole et colonies.
Au Royaume-Uni, ce sont les affaires Somerset vs Stewart en 1772 en Angleterre et Knight vs
Wedderburn en 1778 en Écosse qui permirent d’affirmer l’illégalité de l’esclavage. Ces décisions de
justice constituèrent un tournant dans l’histoire de l’esclavage au sein de l’Empire britannique et même
au-delà, en particulier au Portugal. En 1761, le marquis de Pombal, premier ministre du roi José Ier, avait
déjà interdit l’introduction d’esclaves dans le royaume. En 1773, un an après la décision du juge
Mansfield, il promulgua une loi dite « du ventre » qui émancipait les esclaves pouvant se réclamer de
quatre générations présentes en métropole, ainsi que celles et ceux nés après le décret. Cette ordonnance
visait à abolir graduellement l’esclavage dans le royaume, sans pour autant condamner par principe
l’institution esclavagiste. Mais des esclaves venus du Brésil comme domestiques ou comme marins
s’emparèrent de la loi de 1761 pour obtenir leur liberté devant la justice, souvent avec le soutien de
confraternités, de telle sorte que la monarchie dut prendre des mesures pour faire une exception pour les
marins esclaves. Après 1763, la politique commune aux différents empires de cantonner l’esclavage aux
territoires ultramarins contribua donc à transformer ces derniers en de véritables colonies, c’est-à-dire
des lieux d’exceptionnalité juridique.
Les esclaves noirs arrivant dans les capitales et les grandes villes métropolitaines des puissances
colonisatrices européennes pesèrent par leur action sur le système esclavagiste, mais ce fut aussi le cas,
dans un sens contraire, des négociants impliqués dans la traite transatlantique des esclaves et dans le
commerce colonial, ainsi que des planteurs absentéistes résidant en métropole. Face à la volonté de
réformes du pouvoir central en Grande-Bretagne, un groupe d’intérêt autour des West Indies en vint à
s’organiser formellement et à développer des activités de lobbying à Londres. Il était soutenu par les
agents coloniaux qui, à partir de la fin du XVIIe siècle, représentaient l’Assemblée locale de chaque colonie
à Londres et par les parlementaires qui entretenaient des liens divers avec la Caraïbe. En revanche,
aucun lobby équivalent ne put se développer en France après 1763, même si les élites étaient nombreuses
à avoir des intérêts dans les colonies esclavagistes. Cette situation devait avoir une influence considérable
sur les débats autour de la traite et de l’esclavage au cours de la période révolutionnaire.
* * *
À la veille de l’âge des révolutions, la traite transatlantique se trouvait à son apogée. Elle n’aurait pu
atteindre une telle ampleur sans le soutien actif des puissances impériales. Plus globalement, le système
atlantique d’esclavage était le fruit du rôle différencié assumé par les différentes parties de chaque
empire européen – métropole, comptoirs de traite et colonies –, ainsi que des coopérations et des rivalités
impériales. En retour, le caractère colonial de ces empires atlantiques dépendait de la traite et de
l’esclavage. Non seulement, avec le temps, toutes les puissances impériales en vinrent à cantonner
l’esclavage à leurs territoires ultramarins, mais l’Exclusif, qui constituait l’autre pilier de leur
exceptionnalité juridique, était étroitement lié à la volonté des métropoles européennes de se réserver les
bénéfices du complexe de plantation.
Dès les origines, la nature et le fonctionnement de ces empires coloniaux avaient fait l’objet de
tensions, contestations et conflits. En dehors des Amérindiens et des esclaves africains, les pouvoirs
centraux, les autorités coloniales, les négociants métropolitains, les planteurs ou les colons de plus
modeste condition ne partageaient pas la même vision de la manière dont ces formations impériales
devaient opérer. En revanche, le recours à l’esclavage africain, contrairement à celui des Amérindiens, ne
suscita longtemps aucun débat. Dans le double contexte intellectuel des Lumières et du grand réveil
religieux qui favorisa la propagation des Églises évangéliques protestantes, l’intensification de la traite
transatlantique et de l’esclavage colonial conduisit, toutefois, au développement de l’abolitionnisme dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle, soit à une rupture majeure dans l’histoire mondiale de l’esclavage. Outre
la Nouvelle-Angleterre et les colonies du milieu (New York, New Jersey, Pennsylvanie), les territoires qui
jouèrent un rôle décisif dans le combat contre le système atlantique d’esclavage furent les métropoles qui
profitaient de l’esclavage colonial sans avoir à le vivre au quotidien sous une forme massive.
La naissance de l’abolitionnisme comme les premières abolitions auxquelles le mouvement parvint
ne peuvent être comprises hors du cadre impérial et colonial. L’abolitionnisme constituait une critique
d’une des modalités prises par l’impérialisme et le colonialisme au sein des mondes atlantiques, mais
n’impliquait pas le plus souvent le rejet du principe même de ces deux phénomènes. Bien que certains
hommes de lettres et philosophes des Lumières, tels l’abbé Raynal, Denis Diderot, Nicolas de Condorcet
ou Emmanuel Kant, pussent remettre en cause le droit des Européens à coloniser et civiliser le reste du
monde, l’anti-impérialisme et l’anticolonialisme ne représentaient pas alors des mouvements intellectuels
et politiques. En fait, l’association entre l’impérialisme, le colonialisme et le développement du commerce
mondial et la conviction que la puissance et la prospérité des États européens dépendaient de leurs
empires coloniaux constituèrent un frein aux abolitions de la traite et de l’esclavage. Parmi les deux
obstacles auxquels les abolitionnistes étaient confrontés, le premier était ainsi la possibilité d’imaginer et
de mettre en place des empires sans esclaves qui ne conduisent pas à la ruine des implantations
ultramarines et du commerce colonial, tandis que le second résidait dans l’opposition active des
propriétaires d’esclaves et l’absence d’autorités politiques suffisamment puissantes pour leur imposer
l’émancipation de leur main-d’œuvre servile. Lever ces verrous impliquait de transformer la gouvernance
et le mode opératoire des empires coloniaux.
De manière paradoxale, l’imbrication de l’esclavage avec l’impérialisme et le colonialisme est ce qui
à la fois rendit très difficile et permit le démantèlement du système d’esclavage atlantique. Mais il fut plus
facile de faire tomber le premier pilier sur lequel reposait le caractère colonial des empires atlantiques –
la relation de subordination et de dépendance des colonies vis-à-vis de leur métropole – que le second –
les rapports de domination entre les colons blancs et les populations colonisées d’ascendance
amérindienne ou africaine au sein des sociétés américaines à travers, notamment, l’esclavage. Les
indépendances américaines prirent la préséance sur les abolitions de l’esclavage. Haïti constitua la seule
exception car elle fut le lieu de l’unique révolte d’esclaves ayant jamais réussi dans l’histoire de
l’humanité en raison des rivalités impériales. La Révolution haïtienne permit ultimement l’interdiction de
la traite internationale par la Grande-Bretagne en 1807, les États-Unis en 1808 et la France en 1815. Il
fallut, cependant, un demi-siècle pour obtenir son éradication effective qui ouvrit ensuite la voie aux
dernières abolitions de l’esclavage américain.
Décolonisations et abolitions de l’esclavage entretinrent donc des rapports complexes aux
Amériques. En dehors d’Haïti, l’esclavage fut finalement interdit dans les îles des Antilles anglaises (1833-
1838), danoises (1846-1848) et françaises (1848) (et plus généralement dans les empires auxquels elles
appartenaient) longtemps avant qu’elles n’obtinssent leur indépendance ou fussent transformées en
départements d’outre-mer dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que les États-Unis et le Brésil
devinrent des États indépendants plusieurs décennies avant de proclamer l’émancipation de leurs
esclaves, respectivement en 1865 et 1888. En dehors de l’importance économique de l’esclavage, le
caractère tardif des abolitions états-unienne et brésilienne s’explique par l’absence d’autorités
extérieures, métropolitaines, capables d’imposer l’émancipation des esclaves à leurs propriétaires. En
revanche, à Saint-Domingue / Haïti et dans certaines colonies espagnoles, sur le continent ou dans les
îles, indépendance et abolition de l’esclavage coïncidèrent plus ou moins, même si elles furent proclamées
à des moments différents selon les territoires, de 1793-1794 / 1804 pour Haïti à 1886 / 1898 pour Cuba.
La Caraïbe fut la région américaine qui, après avoir été la première à être colonisée, demeura le plus
longtemps sous domination coloniale, Saint-Domingue / Haïti excepté, parce qu’elle avait constitué le
cœur du complexe de la plantation au XVIIIe siècle et avait participé au « second esclavage » du XIXe siècle
à travers Cuba. Durant la période révolutionnaire, les West Indies et ensuite Cuba et Porto Rico avaient
choisi de rester dans le giron impérial car ces îles avaient besoin du soutien métropolitain pour maintenir
l’ordre esclavagiste.
Si impérialisme, colonialisme et esclavage étaient étroitement imbriqués dans les mondes
atlantiques, les rapports complexes entre décolonisations et abolitions aux Amériques constituent une
première raison pour ne pas confondre les concepts de société coloniale et de société esclavagiste. Mais,
même avant la rupture de la relation coloniale entre les métropoles et leurs territoires ultramarins, les
sociétés esclavagistes américaines avaient des caractéristiques propres qui ne sont pas réductibles à la
situation coloniale, tandis que les sociétés métropolitaines peuvent être considérées, à l’instar de
certaines sociétés américaines comme le Canada, la Nouvelle-Angleterre ou les colonies du milieu, comme
des sociétés à esclaves. Dans les sociétés à esclaves, l’esclavage n’orientait pas l’ensemble de l’expérience
sociale comme dans les sociétés esclavagistes. La distinction entre ces deux types de sociétés avec
esclavage doit cependant être relativisée car les empires coloniaux que les Européens forgèrent au sein
des mondes atlantiques abritaient un ensemble de sociétés à esclaves et de sociétés esclavagistes qui
étaient toutes connectées et s’influençaient les unes les autres.
Au cours des temps modernes, ce qui tenait chaque empire n’était pas la seule relation coloniale,
mais également la participation à un même système esclavagiste selon des modalités et avec des effets
différents d’un coin à l’autre de l’empire. L’importance démographique, économique et sociopolitique de
l’esclavage n’était pas la même d’un territoire à l’autre. Aucune partie de l’empire, cependant, ne fut
modelée, d’une manière ou d’une autre, par l’esclavage tel qu’il existait à la fois localement et dans les
autres parties de l’empire. Toutes participaient à la perpétuation de l’ordre esclavagiste au sein de ces
empires. Pour ces différentes raisons, ces formations impériales peuvent être qualifiées d’empires
esclavagistes.
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RENVOIS
TREVOR BURNARD
La plantation est souvent considérée comme un mode d’organisation tropical mais, comme
l’expliquait Edgar Thompson dès 1932, elle avait pour principale caractéristique d’être une institution de
la frontière. Le terme anglais de plantation désignait à l’origine une colonie ultramarine, à l’instar de
l’Irlande. Il ne commença à recouvrir son acception moderne qu’au XVIIIe siècle, quand il en vint à
caractériser une grande entreprise agricole à but lucratif située dans un pays tropical, produisant des
cultures destinées à l’exportation vers l’Europe et ailleurs, et fonctionnant grâce à une main-d’œuvre
hiérarchisée et – en pratique, sinon en théorie – d’origine africaine. L’élément moteur de la plantation
n’était pas sa situation tropicale, mais le capitalisme mondial alors en pleine expansion. En somme, là où
la frontière facilite l’exploitation d’une terre bon marché, la production s’appuie souvent sur le travail
forcé ou l’esclavage, et le modèle de la plantation a alors de bonnes chances de s’imposer, peu importe la
latitude sous laquelle il se développe. Cette forme d’exploitation conduit fréquemment aussi au
vandalisme écologique. L’histoire des plantations dans le contexte colonial s’est accompagnée de graves
destructions de l’environnement, ce qui donne tout son sens au terme allemand désignant la plantation :
Raubbau ou « agriculture de prédation ».
Philip D. Curtin distingue six carac6téristiques définissant le « complexe de la plantation » à sa
maturité afin de conceptualiser le système atlantique d’échanges centré sur les plantations américaines,
qui se développa entre Europe, Afrique et Amériques au cours de la période moderne. Sa caractéristique
la plus importante est la force de travail – africaine, généralement, à partir du milieu du XVIIe siècle, bien
qu’en divers lieux et à différentes époques la main-d’œuvre de certaines plantations ait plutôt été
d’origine européenne ou amérindienne. Ne parvenant pas à assurer son renouvellement démographique
(hormis en Amérique du Nord anglaise à partir du milieu du XVIIIe siècle), la population des plantations
dépendait donc d’un approvisionnement permanent en main-d’œuvre issue de la traite transatlantique.
Les plantations étaient des entreprises capitalistes, même si, dans le Brésil du XVIe siècle, cette orientation
capitaliste était modérée par une conception plus ancienne des rapports maître-esclave, d’ordre
paternaliste. Dans les plantations américaines du XIXe siècle, les planteurs adoptèrent eux aussi le même
genre d’idéologie paternaliste à l’égard de leurs esclaves, mais ce paternalisme ne les freinait guère dans
leur quête de profit. Ces entreprises destinaient leur production aux lointains marchés européens et leur
réussite dépendait donc des aléas du commerce à longue distance. Enfin, les sociétés de plantation
étaient des sociétés coloniales, dont le contrôle politique était exercé par les systèmes impériaux
européens. Elles ne se développaient donc pas de façon autonome, mais faisaient partie intégrante des
empires d’Europe de l’Ouest, principalement le Portugal, l’Espagne, la Grande-Bretagne, la France et les
Provinces-Unies.
L’usage du terme « plantation » est désormais sujet à controverse. Peter Wood et Edward Baptist
soutiennent que les historiens devraient songer à le remplacer par l’expression « camp de travail
esclavagiste » de façon systématique (selon Baptist) ou dans certains cas (selon Wood). Pour eux, le mot
« plantation » est teinté, aux États-Unis, d’une forme de nostalgie qui évoque plutôt les « magnolias et le
clair de lune » et laisse dans l’ombre la brutalité des traitements infligés aux travailleurs esclaves.
Affirmer de la sorte que la plantation était en réalité un « camp de travail esclavagiste » permettrait
d’évacuer ce romantisme historique et de souligner que les profits générés par la plantation reposaient
sur l’exploitation de travailleurs forcés de façon similaire à ce qui fut mis en œuvre au XXe siècle dans les
camps de travail forcé de la Russie soviétique et dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie.
Dans les régions telles que l’Amérique du Nord et la Caraïbe la plantation tend à être considérée comme
un héritage historique, car elle est un vestige du colonialisme. D’après certains économistes, l’importance
historique des plantations dans ces régions du monde rend les anciennes sociétés de plantation
incapables de s’adapter aux exigences technologiques de la modernité. Pourtant, la plantation est elle-
même une « machine » tout à fait moderne, pour reprendre la métaphore employée par le grand historien
e
cubain Fernando Ortiz afin de décrire les échecs essuyés par Cuba au XX siècle dans ses tentatives pour
s’émanciper de l’agriculture de plantation.
Du sucre au coton
La plantation est une forme d’entreprise moins stable qu’on se l’imagine généralement. On peut la
décrire comme une entité coloniale puissante mais instable, l’espace jouant un rôle essentiel dans la façon
dont les plantations étaient organisées et conçues. La plantation n’était ni intrinsèquement féodale ni
totalement capitaliste, mais représentait plutôt une fusion de ces deux modèles. C’était un espace colonial
liminaire, qui devint de plus en plus capitaliste au fil des siècles, même s’il mit un certain temps à
s’affranchir de sa définition originelle avant de devenir un lieu voué à générer des profits privés grâce au
travail forcé.
L’« or blanc » fut le moteur initial de la mise en place du « complexe de la plantation ». Le sucre
n’était bien sûr pas la seule culture reposant sur l’agriculture de plantation. D’autres produits tropicaux,
comme le tabac et le café, étaient cultivés sur des plantations, et au XXe siècle des productions telles que
l’huile de palme en Afrique ou le caoutchouc en Asie du Sud-Est reposaient également sur ce mode
d’agriculture. Mais le sucre et la plantation étaient intimement liés, et ce depuis les premières cultures de
canne à sucre dans les plaines du Bengale et d’Asie du Sud-Est jusqu’à la Perse, puis celles de la
Méditerranée orientale et de la Sicile aux XIIe et XIIIe siècles. Ces premières phases de la culture de la
canne à sucre présentaient presque toutes les caractéristiques de la plantation telle que Curtin l’a
définie : des travailleurs esclaves ou forcés, des domaines fonciers relativement importants et une
orientation vers le commerce international. Ces débuts montrent également le rôle important que
jouèrent les cités-États italiens et leur population dans l’expansion du « complexe de la plantation » vers
l’Atlantique et l’océan Indien. Ils fournirent « les maillons humains dans une chaîne qui transposa les
techniques, la gestion des domaines et l’organisation commerciale de la production de sucre de l’est vers
l’ouest de la Méditerranée, puis au-delà des Colonnes d’Hercule vers l’océan Atlantique »
(Stuart B. Schwartz, Sugar Plantations in the Formation of Brazilian Society).
L’agriculture de plantation favorisa l’expansion des empires européens et la croissance des
économies européenne et américaine. En Angleterre, les produits des principales cultures de plantation –
le tabac et le sucre –, qui ne représentaient presque rien au début du XVIIe siècle, devinrent à la fin du
siècle des articles de consommation courants. Les importations de tabac par l’Angleterre, qui atteignaient
tout juste les 1 000 livres en 1616, dépassèrent le million de livres dans les années 1640. À la suite de
l’essor du sucre à la Barbade dans les années 1640, l’Angleterre se mit à importer 5 000 tonnes de sucre
(ce qui équivalait à 50 000 livres sterling) par an, à partir des années 1650. Dès le milieu du XVIIe siècle, le
tabac et le sucre représentaient une partie essentielle du commerce extérieur anglais. Ces deux activités
commerciales employaient des milliers de marins sur des centaines de navires et suscitaient l’intérêt des
négociants les plus prospères du pays. En 1686, le tabac et le sucre représentaient 76 % de la valeur de
tous les produits importés des Amériques. Ces deux cultures prirent une importance croissante dans
l’économie européenne du XVIIIe siècle, en particulier le sucre, qui devint un aliment indispensable. La
consommation annuelle de sucre en Grande-Bretagne fut multipliée par 25 entre 1650 et 1800. En 1800,
tout le monde en Grande-Bretagne – de même que la plupart des habitants d’Europe et des Amériques –
avait accès au sucre à des prix abordables, ainsi qu’aux produits tropicaux, de façon plus générale, par le
biais de réseaux commerciaux intérieurs efficaces et étendus.
À la fin du XVIIIe siècle, le coton commença à faire concurrence au sucre en tant que culture de
plantation dominante dans le monde atlantique. Avant l’invention de l’égreneuse par Eli Whitney en 1794
– innovation qui permit à la production de coton d’atteindre 55 livres par jour, alors qu’elle réalisait
auparavant des rendements bien plus bas –, le coton provenait d’Asie du Sud. Le coton américain produit
par des esclaves parvint très rapidement à remplacer la fibre indienne, ce processus étant achevé dès
1810. Après la révolution industrielle britannique de la fin du XVIIIe siècle, un changement majeur se
produisit : les manufactures britanniques, à Manchester notamment, se mirent à fabriquer leurs propres
tissus dans de nouvelles filatures à partir de coton américain. La production américaine de coton fit un
bond : quasi insignifiante avant 1794, elle en vint, dans les années 1840, à dominer le marché mondial. De
334 000 ballots de coton en 1820, la production atteignit 2,4 millions en 1850, dont plus de la moitié
provenait des nouveaux États d’Alabama, de Louisiane et du Mississippi. Aussi la traite intérieure des
esclaves s’intensifia-t-elle en Amérique, où environ 850 000 hommes et femmes venus des États du Sud
supérieur (Upper South, c’est-à-dire le Maryland, la Virginie, le Kentucky, la Caroline du Nord et le
Tennessee) furent vendus aux planteurs du Sud profond (Deep South).
Avant l’industrialisation, la plupart des gains de productivité des plantations provenaient des
changements effectués dans l’organisation du travail, en particulier le remplacement de travailleurs
engagés européens par des esclaves africains. La petite île de São Tomé-et-Principe, au large de la côte
ouest-africaine, joua un rôle disproportionné dans cette transformation. Sur cette île, la colonisation
portugaise de la fin du XVe siècle ne conduisit pas à la création d’une société paysanne de type européen,
comme put le faire l’expansion portugaise ailleurs en Atlantique – aux Açores, par exemple –, mais donna
plutôt naissance à l’équivalent dans le Vieux Monde d’une économie de plantation multiraciale. Le trait
distinctif de cette île était l’emploi de travailleurs africains dans la production sucrière, rendu possible par
la proximité fort opportune des côtes africaines. L’Afrique de l’Ouest était une région où l’esclavage
existait depuis longtemps et où les marchands locaux n’hésitaient pas à vendre leurs excédents de main-
d’œuvre aux acteurs de la traite transatlantique. São Tomé servit donc de précurseur au développement
des plantations dans le nord-est du Brésil, puis dans la Caraïbe et dans le reste des Amériques. Comme
l’affirme Stuart B. Schwartz :
Tous les éléments propres au système de plantation capitaliste – un système économique visant
à produire une culture hautement commercialisée, mais également capable de faire appel à une
forme sociale aussi archaïque que l’esclavage pour s’approvisionner en main-d’œuvre – étaient
présents à São Tomé (S. B. Schwartz, Sugar Plantations in the Formation of Brazilian Society).
Cette transition permit aux planteurs, enhardis par le racisme envers les Africains, qui imprégnait la
pensée européenne, de passer outre les normes qu’ils avaient apportées en traversant l’Atlantique et qui
limitaient les charges de travail et punitions imposées aux travailleurs engagés. Les esclaves n’avaient pas
le droit de faire des pauses en milieu de journée et durent de plus en plus souvent travailler le samedi.
Qui plus est, le passage à l’esclavage incita les planteurs à se défaire de leurs réticences à envoyer les
femmes travailler dans les champs. À partir du milieu du XVIIe siècle, les femmes africaines furent obligées
de travailler dans les plantations de Virginie et de la Barbade. Les planteurs s’appuyaient sur des
stéréotypes racistes selon lesquels les femmes noires étaient parfaitement adaptées au labeur dans des
conditions de forte chaleur, étant prétendument plus proches des bêtes que des humains, et pouvaient
aisément combiner production et reproduction, car elles étaient supposées accoucher sans douleur ni
difficulté. Sur la base de ces préjugés, les planteurs forcèrent les femmes esclaves à effectuer des tâches
aussi pénibles que celles assignées aux hommes, ce qui rendit l’esclavage dans les plantations bien
différent du travail agricole en Afrique ou en Europe.
En effet, l’un des traits caractéristiques de l’esclavage de plantation aux Amériques était sa nocivité
particulièrement prononcée pour les femmes esclaves. Dans les plantations de canne à sucre des Caraïbes
et du Brésil, où la plupart des Africains fraîchement débarqués étaient envoyés après avoir été achetés,
presque 90 % des femmes esclaves devaient effectuer des tâches éprouvantes aux champs, en général
jusqu’à ce qu’elles ne fussent plus en assez bonne santé pour le faire. Elles étaient ensuite employées en
tant que nourrices ou considérées comme invalides. En comparaison, dans la seconde moitié du
e
XVIII siècle, seuls environ 60 % des hommes esclaves travaillaient aux champs. L’unique autre fonction
que les femmes esclaves pouvaient se voir confier sur les domaines était celle de domestique, et seules
quelques-unes y accédaient. À l’inverse, les hommes étaient souvent formés pour servir d’ouvriers
qualifiés, prendre soin des animaux, assurer des tâches spécialisées et délicates comme porter le jus de
canne à ébullition et, en raison des préjugés patriarcaux des planteurs sur les rapports de genre, ils
étaient souvent promus à des positions d’encadrement comme commandeur (contremaître). Par
conséquent, la capacité des femmes à avoir des enfants fut drastiquement réduite, et lorsqu’elles en
avaient ces enfants étaient en mauvaise santé et ne vivaient pas le plus souvent au-delà de leurs
premières années. Les planteurs n’accordaient que rarement du repos aux femmes enceintes et leur
offraient peu d’aide après l’accouchement, les obligeant à reprendre rapidement leurs pénibles travaux et
les empêchant d’allaiter correctement leurs enfants.
Les excellents registres du planteur virginien Daniel Parke Custis (1711-1757) – dont la veuve,
Martha, épousa George Washington – donnent un aperçu de la façon dont un grand planteur des régions
côtières de Virginie, possédant près de 7 000 hectares et 283 travailleurs esclaves, gérait sa plantation.
Sa culture principale était le tabac : ses esclaves en produisaient annuellement environ 800 livres de
qualité supérieure. Custis veillait tout particulièrement à ce que son tabac répondît à des exigences de
qualité très élevées. Il passait beaucoup de temps à sélectionner les semences et à s’assurer que le tabac
fût convenablement empaqueté pour la traversée ; il restait aussi à l’écoute des critiques formulées par
ses partenaires britanniques pour tâcher de l’améliorer en permanence. Outre le tabac, il faisait pousser
du maïs et du blé à destination des marchés locaux et caribéens, de même que de l’avoine en grande
quantité. Le rendement annuel par travailleur était de 13 barils de maïs et 9 boisseaux de blé, sans
compter les semences. À la fin des années 1750, ces récoltes rapportaient 4 581 livres sterling. Ce
résultat fut obtenu grâce à l’allongement des journées de travail de ses esclaves à qui Custis ne
fournissait pas de charrue mais uniquement des houes. Le planteur élevait encore du bétail et possédait
près de 1 000 bovins, 117 moutons et plus de 600 cochons. Selon Lorena Walsh, la vente des excédents de
viande, beurre, laine et animaux reproducteurs représentait 11 % de ses revenus. Custis commença à
employer les nouvelles méthodes de l’agronomie britannique mais, comme dans de nombreuses
plantations où la main-d’œuvre était bon marché, comparée à celle de Grande-Bretagne, il tarda à
recourir à la technologie pour remplacer la force de travail humaine. Il se servait de neuf économes pour
gérer ses plantations, tout en jouant un rôle actif de direction. La mort de Custis entraîna le déclin de son
domaine car ses héritiers n’accordèrent pas la même attention que lui à la qualité du tabac. Dépourvu des
biens considérables dont Custis avait hérité et de ses talents de planteur, George Washington, qui avait
acquis 85 esclaves grâce à son mariage avec la veuve de Custis, dut « réinvestir dans ses fermes tous ses
biens disponibles, puis ne put s’appuyer que sur les rendements de ses plantations pour tout revenu »
(Lorena Walsh, Motives of Honor, Pleasure, and Profit), au contraire de Custis qui tirait également des
bénéfices des prêts financiers qu’il accordait. La mort de Custis s’avéra encore plus désastreuse pour ses
travailleurs esclaves qui furent répartis entre ses héritiers. Nombre d’entre eux durent aller vivre loin de
la côte où se trouvait leur foyer.
Les recherches récentes sur les plantations se détournent des actions des planteurs pour se
concentrer davantage sur la façon dont les esclaves vivaient leur travail. Neil Oatsvall et Vaughn Scribner
soutiennent qu’il faut envisager le travail dans les plantations comme une forme de transfert d’énergie, et
considérer ainsi le système de plantation comme une série de flux d’énergie interreliés plutôt qu’un
ensemble d’expériences humaines partagées. S’appuyant sur l’exemple des plantations sucrières
caribéennes, ils suggèrent que la canne à sucre « travaillait » elle-même, tout autant que les humains. Ils
font remarquer que les transferts d’énergie requis pour produire une denrée comme le rhum impliquaient
un travail agro-écologique pour que les cannes à sucre poussent, un travail humain pour planter,
entretenir, récolter et transformer la canne, et enfin un travail microbien pour que la levure fasse
fermenter le sucre et le transforme en alcool. Selon cette interprétation, l’environnement jouait un rôle
crucial dans la production de la plantation et agissait sur l’énergie dépensée par les esclaves, se
retournant systématiquement contre eux sous plusieurs formes : chaleur, maladies, et même pesanteur.
L’environnement de la plantation représentait un véritable défi pour les esclaves. Mais les
principaux ennemis de ces derniers étaient bien leurs propriétaires. Ils rendaient la vie de leurs
travailleurs épouvantable. Une étude sur le niveau de vie des esclaves à la Jamaïque aux alentours de
1774 met en lumière les gigantesques inégalités de revenus et la misère extrême des esclaves qui
comptaient pour 90 % de la population totale, les planteurs comptant parmi les personnes les plus riches
au monde, et les esclaves, parmi les plus pauvres. Ces derniers étaient délibérément maintenus en
dessous du niveau de subsistance et forcés de produire leur propre nourriture, en plus de devoir travailler
dans des conditions extrêmement difficiles. Ces conditions de vie débilitantes transparaissent dans les
données portant sur la taille des individus, l’un des indicateurs les plus parlants quant à l’équilibre
nutritionnel des populations prémodernes. Les esclaves créoles jamaïcains étaient beaucoup plus petits et
vivaient beaucoup moins longtemps que tous les autres travailleurs agricoles ou industriels du reste des
Amériques ou d’Europe de l’Ouest. La Jamaïque, comme les autres sociétés de plantation américaines au
e
XVIII siècle, était décrite, auprès de l’État impérial, comme une « mine inépuisable » qui procurait « de
prodigieuses richesses » aux colons. Mais, en réalité, cette fortune ne profitait qu’aux quelques individus
opulents qui possédaient des plantations. Leur richesse reposait sur l’exploitation systématique des
travailleurs et l’insuffisance des compensations en échange de leur travail – cette sous-compensation sert
d’ailleurs d’argument principal aux revendications contemporaines de justice réparatrice. Les sociétés de
plantation les plus développées du monde atlantique – celles de Saint-Domingue, de la Jamaïque et de
Cuba, dans les Grandes Antilles, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe –
étaient un véritable enfer sur terre.
Aujourd’hui, la plantation n’a pas disparu, même si elle joue un rôle moins important dans les
systèmes économiques des Amériques qu’elle ne le fit entre 1500 et 1950. Après la dernière abolition
américaine de l’esclavage au Brésil en 1888, les plantations perdurèrent et se transportèrent au-delà du
Nouveau Monde. Le mouvement des capitaux, de la main-d’œuvre et du commerce se libéralisa, et les
empires européens s’étendirent rapidement vers l’Afrique tropicale et l’Asie. Cette expansion concerna les
cultures de plantation déjà bien établies, telles que le sucre et le coton, mais aussi les plus récentes,
comme le thé, le manioc, l’huile de palme et le caoutchouc, qui se prêtaient bien à l’agriculture de
plantation et nécessitaient une main-d’œuvre de travailleurs forcés, sinon d’esclaves, pour être rentables
et efficaces. L’agriculture de plantation était encouragée par deux éléments : la nécessité d’un processus
de transformation rapide après récolte, et une situation géographique exigeant des économies d’échelle
significatives pour assurer la rentabilité. Les rendements de ces plantations étaient considérables. En
Malaisie, par exemple, le caoutchouc cultivé sur les plantations par une main-d’œuvre semi-forcée
comptait pour 60 % de la production mondiale en 1914, dans un marché international qui se développait
rapidement. De plus, les gouvernements coloniaux français et britannique dans les pays comme le
Vietnam, la Birmanie et la Malaisie soutinrent les plantations en adoptant une législation extrêmement
avantageuse qui incluait notamment d’importantes restrictions à la liberté de mouvement des travailleurs.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le système de plantation sembla disparaître, y compris dans des
régions comme l’Asie du Sud-Est, où le complexe de la plantation s’était mis en place après l’abolition de
l’esclavage, mais à une époque où la main-d’œuvre était encore bon marché et facile à contrôler. La fin de
la domination coloniale française et britannique en Asie du Sud-Est et la marche vers l’indépendance
après la Seconde Guerre mondiale changèrent la donne : une production agricole classique se développa
au détriment des plantations, et de petits propriétaires se mirent à produire la majorité des cultures
autrefois produites dans ces dernières. Cette tendance se vérifiait dans le cas de produits comme le tabac,
le sucre et le caoutchouc, mais n’était pas aussi prononcée pour l’huile de palme, surtout en Afrique.
Le XXIe siècle, toutefois, voit ce que certains analystes décrivent comme un retour de la plantation en
Asie du Sud-Est, provoqué par les mêmes facteurs qui favorisaient l’agriculture de plantation par le
passé : l’accès à des terres bon marché, le prix élevé des produits cultivés, ainsi que des politiques
favorables aux grands exploitants agricoles. Dans les entreprises agricoles à grande échelle qui
resurgissent aujourd’hui, on constate une accélération des formes d’esclavage moderne, lequel est la
plupart du temps associé au travail de plantation. On peut donc affirmer que la plantation n’est pas morte.
Elle demeure une organisation capitaliste dynamique quoique néfaste, reposant sur une main-d’œuvre qui
ne saurait être qualifiée de libre et gardant la marque de ce long passé durant lequel l’esclavage était, sur
les plantations, la principale forme de répartition du travail.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
T. Burnard et J. Garrigus, The Plantation Machine : Atlantic Capitalism in French Saint Domingue and
British Jamaica, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2016.
P. D. Curtin, The Rise and Fall of the Plantation Complex : Essays in Atlantic History, New York,
Cambridge University Press, 1990.
S. B. Schwartz, Sugar Plantations in the Formation of Brazilian Society : Bahia, 1550-1835, New York,
Cambridge University Press, 1986.
A. L. Stoler, Capitalism and Confrontation in Sumatra’s Plantation Belt, 1870-1979, New Haven, Yale
University Press, 1985.
L. Walsh, Motives of Honor, Pleasure, and Profit : Plantation Management in the Colonial Chesapeake,
1607-1763, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2010.
RENVOIS
JEAN-YVES GRENIER
Le capitalisme dans son principe – la mise en valeur de capitaux privés pour obtenir un profit – n’est
pas intrinsèquement lié à l’esclavage. Il est même justifié d’affirmer que ses fondements idéologiques sont
contraires à l’idée de servitude. Il est cependant possible d’observer historiquement que l’expansion du
capitalisme s’est accompagnée de formes esclavagistes de production, au point de faire dire à certains
que ces dernières en étaient une condition nécessaire. Le premier capitalisme se développe à partir du
e
XV siècle, moment où commence la traite esclavagiste transatlantique, et l’essor des plantations
coloniales en Amérique aux XVIIe et XVIIIe siècles s’opère dans le cadre du capitalisme mercantiliste dont
elles sont l’un des moteurs. Ces écarts et ces proximités font que la compréhension des liens entre
esclavage et capitalisme n’est pas une tâche facile.
L’orgueil de l’homme fait qu’il aime dominer, et rien ne le mortifie autant que de condescendre
à persuader ses inférieurs. Aussi partout où la loi le permet et où la nature de l’ouvrage en
donne les moyens, préférera-t-il généralement le service des esclaves à celui des hommes
libres.
L’argument est donc l’inverse de celui de Montesquieu pour lequel ce n’est pas la perversité du
maître qui explique l’esclavage mais la possession d’esclaves qui le rend immoral.
Le planteur esclavagiste cherche à satisfaire à la fois sa recherche du gain et son « amour de la
domination et de la tyrannie ». Tant que le profit obtenu est élevé, comme avec la culture du sucre (ou,
dans une moindre mesure, du tabac), il utilise des esclaves ce qui, malgré le coût d’usage de ces derniers,
lui permet de satisfaire à la fois sa quête de profit et son inclination à la domination. Si, en revanche, le
profit est trop faible, comme avec la culture des céréales pour lesquelles la concurrence est forte, alors il
est contraint de recourir à de la main-d’œuvre salariée afin de rester compétitif. C’est ce qui explique,
argumente-t-il dans ses Lectures on Jurisprudence, la différence de situation entre les colonies
d’Amérique du Nord, peu rentables, et les îles sucrières beaucoup plus lucratives. La forte profitabilité du
tabac et du sucre, selon Smith, n’est cependant pas due à leur rareté ou à une productivité
particulièrement élevée des plantations mais aux protections – de nature mercantiliste – des marchés
européens qui limitent la concurrence, ce qui a pour effet d’augmenter artificiellement le prix des denrées
coloniales. La raison d’être de l’esclavage est donc, pour l’économiste écossais, doublement opposée au
système libéral et capitaliste reposant sur une concurrence complète entre agents.
Les économistes libéraux n’adhèrent pas tous à une telle approche, certains se voulant plus
réalistes. S’ils partagent la certitude d’une supériorité du travail libre, ils n’en pensent pas moins que la
servitude peut parfois se révéler rentable. C’est le cas de Turgot. S’il considère que l’esclavage est une
barbarie, il estime aussi qu’il est parfois profitable. C’est la situation à l’origine des sociétés, explique-t-il
dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), car toutes les terres n’étant
pas encore occupées, les hommes préfèrent en défricher de nouvelles plutôt que d’être ouvriers salariés
au service d’autrui. Dès lors, quelques propriétaires ont recouru à la force pour contraindre certains
hommes à devenir esclaves. Comportement condamnable mais qui, selon Turgot, n’en répond pas moins à
une certaine rationalité économique. Or, ajoute-t-il, « c’est à peu près le cas où l’on se trouve dans toutes
les colonies nouvelles ».
Une position similaire est défendue par John Millar, disciple écossais de Smith qui s’oppose sur ce
point aux idées défendues par son maître. Si Millar dénonce cet « horrible usage » qu’est l’esclavage, s’il
défend l’idée que les ouvriers sont toujours plus industrieux quand ils sont libres, il n’en explique pas
moins que la raison principale qui a conduit à l’abolition de l’esclavage puis du servage en Europe est
inopérante dans les colonies d’Amérique. En effet, dans les plantations de canne à sucre, la possibilité de
réunir par la contrainte des esclaves en un seul lieu évite aux maîtres d’avoir à recourir au travail libre.
En d’autres termes l’argument de la surveillance et de l’incitation au travail qui, selon Smith, explique la
disparition de l’esclavage en Europe est sans effet, selon Millar, dans le cadre des plantations sucrières.
La tentative de Smith de fonder le refus de l’esclavage et d’expliquer sa nécessaire disparition en
restant à l’intérieur de l’économie politique est donc contredite par les analyses de Turgot ou de Millar
pour lesquels la prohibition de l’esclavage en dehors de l’Europe ne peut être justifiée par la seule
rationalité économique, ce qu’ont bien compris les planteurs et leurs défenseurs en métropole.
Le premier capitalisme s’est de fait accommodé de l’esclavage, au point d’y recourir très largement.
C’est d’ailleurs une caractéristique assez générale du capitalisme que d’absorber dans ses périphéries des
économies reposant sur diverses formes de travail contraint, tout en organisant sa croissance au cœur du
système sur du travail libre. L’exemple le plus abouti de paradigme productif esclavagiste est la
plantation sucrière. Venue du Proche-Orient, elle prend racine au cours du Moyen Âge en Méditerranée,
surtout dans les îles, grâce en particulier aux capitaux mobilisés d’abord à Venise par quelques grandes
familles patriciennes, puis à Gênes par des familles nobles avec le soutien financier de la banque Casa di
San Giorgio. L’exploitation de la canne à sucre progresse ensuite en direction des îles de l’Atlantique
(Madère, Canaries, puis São Tomé-et-Principe), basculement opéré par les Portugais, largement aidés par
les banques et les grands négociants génois, et par les Espagnols qui, dès la fin du XVe siècle, transportent
des esclaves africains aux Canaries. Les cultures sucrières connaissent un essor encore plus grand sur les
terres américaines peu après 1492, d’abord dans la Caraïbe espagnole, puis au Brésil avant de s’étendre
plus dans les territoires sous souveraineté de l’Angleterre, de la France et des Provinces-Unies, aux
Antilles, aux Guyanes et en Amérique du Nord. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, le Brésil devient le
premier producteur de sucre au monde.
Avec les grandes plantations de type esclavagiste, on retrouve les caractéristiques du premier
capitalisme européen qui repose sur une industrious revolution (« révolution industrieuse »), laquelle
associe une exploitation intensive du travail à une relative stabilité des techniques. Le fait est que le mode
de transformation de la canne à sucre est resté relativement stable du XVIe siècle jusqu’à la fin du
e
XVIII siècle, avec cependant quelques innovations importantes comme l’introduction, au début du
e
XVII siècle, d’un moulin à cylindres verticaux pour extraire le jus de la canne. Cette efficacité accrue des
moulins a permis une augmentation de la taille des plantations, et a donc rendu indispensable un
accroissement du nombre de travailleurs, ce que seul autorisait le recours massif à de la main-d’œuvre
servile, importée d’Afrique. Par rapport aux conditions de travail en Europe, l’esclavage permet la mise en
place d’une discipline beaucoup plus rigoureuse, reposant sur l’usage continu de la violence. Un constat
assez largement partagé est que la discipline du travail industriel, à laquelle les classes ouvrières
européennes se montrent très rétives, est mieux obtenue dans les plantations sucrières (ou, plus tard,
cotonnières) qui se prêtent à une intense division du travail et au recours au travail en équipes (gang
system). Cela constitue d’ailleurs un des arguments des opposants à l’abolitionnisme à la fin du
e
XVIII siècle : la complexité des opérations propres aux sucreries, « ces grandes machines qui réunissent la
culture des terres à l’industrie des manufactures » (David Duval de Sanadon), impose des exigences telles
en termes de volume de main-d’œuvre – plusieurs centaines d’esclaves –, de régularité dans
l’enchaînement des opérations et de ponctualité dans leur réalisation que les incitations salariales
décrites par l’économie politique seraient inefficaces. Les hommes libres n’accepteraient jamais de telles
conditions, « il faut donc des esclaves, rien ne peut les remplacer » (Laborie, Réflexions sommaires,
1789).
L’objectif de l’organisation du travail mise en place est moins la performance économique que le
contrôle de la main-d’œuvre. Elle permet d’atteindre de hauts niveaux de productivité, en particulier dans
les plantations anglaises. Entre 1660 et la fin du XVIIe siècle, par exemple, les exportations (par habitant)
de la Barbade, où le succès des plantations sucrières conduit à la formation d’immenses fortunes,
dépassent celles de tous les pays européens les plus avancés. Par ailleurs, cette monoproduction de masse
nécessite de lourds investissements et l’immobilisation de capitaux importants, sans doute moins pour
l’acquisition de terres, abondantes et bon marché, que pour celle des esclaves et des équipements, en
particulier les moulins. Certains observateurs européens, comme Arthur Young ou Adam Smith,
déploraient que les colonies drainassent vers elles des capitaux qui auraient été employés de façon plus
utile en Europe. Le fait est qu’une partie du capital mobilisé dans les colonies provient de la métropole. La
raison en est sans doute un taux de profit assez élevé, comme dans les plantations jamaïcaines au début
du XVIIIe siècle, alors région la plus en avance dans l’industrie sucrière avant d’être dépassée par Saint-
Domingue à partir de 1720. Il y a d’abord les fonds investis par de gros propriétaires comme le marquis
de Laborde, riche financier qui acquiert trois plantations à Saint-Domingue au début des années 1770. Il y
a en outre les investissements réalisés par les planteurs venus de métropole, et un flux de capitaux, en
général de court et moyen terme, apportés par les négociants et les courtiers spécialisés dans le trafic de
denrées coloniales qui accordent aux planteurs des prêts gagés sur les récoltes à venir, s’assurant ainsi
leur approvisionnement. L’origine du capital mobilisé et investi dans les activités agricoles est également
en partie locale, provenant entre autres d’activités de contrebande et de pillage. Beaucoup des grands
planteurs ayant fait fortune dans des régions sucrières comme la Barbade ou la Jamaïque ont ainsi des
origines modestes.
Au capitalisme de plantation est associé un capitalisme commercial au sein d’un échange
triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique dans l’Atlantique nord. Le premier côté du triangle, la
traite esclavagiste, a pour finalité d’approvisionner en esclaves les plantations américaines. Il s’agit là
d’un capitalisme aventureux dans la mesure où les risques sont élevés, plus encore que dans les autres
secteurs du grand commerce international. Les aléas sont en effet nombreux, comme la forte concurrence
entre les marchands européens sur les côtes africaines pour l’achat de captifs, les incertitudes dans la
traversée atlantique, les difficultés de paiement des planteurs auxquels il faut souvent accorder des
avances. Elle nécessite pour cette raison une assez grande surface financière, d’autant plus que les coûts
pour armer des navires de traite sont élevés – trois fois supérieurs à ceux d’un bâtiment de même tonnage
allant en droiture vers les îles Caraïbes. Elle est, de ce fait, essentiellement l’activité de grands armateurs
ou de compagnies de commerce, comme l’African Royal Company anglaise. De riches particuliers, nobles
ou bourgeois, participent à la formation de ce capital, ce qui permet de limiter les risques. La division en
parts, elles-mêmes fractionnées, fait que les armateurs ne sont pas toujours les principaux investisseurs.
Cela diminue les risques et contribue à augmenter la liquidité des capitaux mobilisés. Cela contribue
également à élargir le cercle de ceux qui participent à la traite esclavagiste et en tirent profit. En
facilitant l’armement des navires de traite, cela accroît également la concurrence entre eux. De même,
pour limiter les risques, la grande majorité des négociants ne consacrent qu’une partie de leurs activités
au commerce des esclaves. La conséquence est que l’armement pour la traite dans les ports européens ne
dépasse que rarement le cinquième de l’armement total.
La rentabilité de la traite
La rentabilité de la traite a été l’objet de débats parmi les historiens. Le trafic d’esclaves vers les
Amériques peut être très rémunérateur mais les profits sont toujours incertains, leur grande irrégularité
étant à l’origine de fortunes spectaculaires mais aussi de retentissantes faillites. La plupart des historiens
s’accordent cependant sur l’idée que la rentabilité n’est pas supérieure à celle des autres secteurs du
commerce international, même si certains – comme Joseph Inikori – la considèrent comme sensiblement
plus élevée. La traite britannique, par ailleurs, est sans doute la plus rentable car le système bancaire
d’outre-Manche se montre plus efficace dans le financement des expéditions et contribue à une meilleure
rentrée des créances coloniales. Comme pour les échanges internationaux de manière générale, la
rentabilité de la traite est plus forte au XVIIe siècle et elle baisse au siècle suivant du fait de la concurrence
accrue entre les marchands européens qui a pour effet d’augmenter le prix des captifs achetés en Afrique.
À l’inverse, la lutte contre la traite entamée sur les mers par les Britanniques après 1807 diminue
sensiblement le nombre d’esclaves vendus aux Amériques, et donc en augmente le prix et les profits tirés
de ce commerce.
Au début du XVIIe siècle, les Hollandais dominent largement la traite atlantique, approvisionnant en
captifs africains les planteurs anglais, espagnols et français. La productivité de la traite hollandaise est en
effet supérieure à celle des autres pays. Nation la plus avancée en matière de capitalisme commercial, la
Hollande est la plus à même de fournir les capitaux fixes nécessaires (comme les navires) et d’ouvrir le
capital des entreprises à un grand nombre de participants, avec des compagnies par actions – comme la
Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (1621) – comptant de nombreux actionnaires. Avec de
fortes capacités de crédit aux taux les moins élevés d’Europe et des assurances maritimes considérées
comme les moins coûteuses du marché, la Hollande s’impose alors comme le grand transporteur
international, accaparant en particulier le trafic d’esclaves. À partir des années 1660, l’Angleterre ferme
l’accès de ses colonies aux navires hollandais, la France l’imite une décennie plus tard quand Colbert
décide de soutenir l’essor du paradigme sucrier dans les Antilles. La maîtrise de la traite transatlantique
suppose désormais la possession de colonies et de leurs marchés, ce que la Hollande ne réussit pas à
acquérir, ou à peine. Avoir les prix les plus compétitifs n’est plus suffisant dans le cadre de ce capitalisme
mercantiliste qui cherche à réserver les marchés coloniaux au capital national.
L’exportation vers l’Europe des produits tropicaux boucle le commerce triangulaire mais elle se fait
également en droiture. Elle implique en partie les mêmes personnes et les mêmes capitaux, voire les
mêmes navires, que la traite esclavagiste. Les centres de négoce de ces produits sont ceux qui animent le
premier capitalisme commercial. Anvers, qui domine le commerce et le raffinage du sucre au XVIe siècle,
puis Amsterdam et enfin Londres au XVIIIe siècle. Cette économie de la traite et des produits coloniaux se
caractérise par une concurrence intense entre les nations, commerciale mais aussi guerrière, les conflits
étant nombreux pour contrôler des trafics et des colonies esclavagistes dont l’importance économique
était largement reconnue par les puissances européennes. Dans ce capitalisme à la fois compétitif et
prédateur, les États sont fortement impliqués. Plus encore que dans les autres secteurs de l’économie, les
règles de ce commerce privilégient le marché national, comme le prouve le système de l’Exclusif colonial
qui interdit à une colonie de transformer ses ressources en produits manufacturés et d’avoir un autre
partenaire commercial que la métropole pour ses exportations. Dans An Essay on the State of England
(1695), John Cary défend ainsi, à propos du tabac, l’importance des plantations coloniales pour
l’Angleterre car elles lui permettent d’établir un quasi-monopole et d’imposer son prix.
Une caractéristique remarquable de ce système esclavagiste colonial est son extension dans
l’espace, bien au-delà du seul commerce triangulaire. Son moteur – l’acquisition d’esclaves et leur mise au
travail – a conduit à dilater non seulement la sphère des échanges mais aussi de la production à quatre
continents, en incluant l’Asie car les importations massives de cotonnades en provenance d’Inde, par
exemple, font partie des marchandises échangées contre les esclaves sur les côtes occidentales de
l’Afrique. Quant à l’argent qui circule entre l’Amérique, l’Europe et jusqu’à l’Inde et la Chine afin de
solder le déficit de la balance commerciale des nations européennes, il a son origine dans les mines de
Potosi, les colons espagnols l’utilisant massivement pour acquérir des esclaves auprès des marchands
français, anglais et hollandais. Les échanges liés à l’esclavage atlantique contribuent donc
significativement à illustrer cette remarque générale de Fernand Braudel : « [Le capitalisme] existe aux
dimensions du monde, pour le moins il tend vers le monde entier. »
Le paradoxe que suggèrent les analyses de Smith et des autres économistes libéraux, lesquels
aspirent à un capitalisme sans servitude, soulève une question largement débattue parmi les historiens.
Dans quelle mesure la traite et les plantations esclavagistes ont-elles contribué à l’essor du capitalisme et
à l’avènement de la révolution industrielle en Europe ? Le fait que Liverpool soit le premier port de traite
européen à la fin du XVIIIe siècle et le lieu de démarrage de la révolution industrielle est-il une simple
coïncidence ?
Marx estimait que l’accumulation primitive à l’origine de la révolution industrielle avait deux
sources : les enclosures avec leur expropriation paysanne ; et, plus encore, la traite et l’exploitation
esclavagiste. Dans un livre qui a fait date, Capitalism and Slavery (1944), Eric Williams insiste également
sur les profits générés par la traite, les plantations ainsi que les échanges maritimes avec les colonies
esclavagistes, lesquels auraient largement contribué au financement du capitalisme dans son ensemble,
en particulier britannique. Cette thèse a été longuement discutée et elle est remise en cause aujourd’hui,
le poids de ces activités dans l’économie britannique étant jugé trop faible pour avoir exercé une
influence significative sur son développement. Si l’économie esclavagiste a largement contribué à la
croissance spectaculaire du trafic maritime au XVIIIe siècle, le rôle des échanges internationaux dans la
croissance était relativement limité – il n’aurait augmenté le revenu par tête en 1790 que de 2 à 3 % en
France et en Angleterre – et certainement beaucoup exagéré par l’historiographie traditionnelle. De
même, selon les estimations de David Eltis et Stanley Engerman, si la contribution des activités sucrières
britanniques à la formation de la valeur ajoutée globale est significative, elle reste sensiblement inférieure
à celle des grands secteurs comme le textile ou la métallurgie. Par ailleurs, la contribution du trafic des
esclaves à la formation du capital britannique semble avoir été secondaire, d’autant plus que
l’accumulation de capitaux d’origine négociante a fait l’objet de peu de transferts vers les autres activités,
en particulier industrielles.
La thèse d’Eric Williams ne se limite cependant pas à la question de la profitabilité de la traite ou de
son poids quantitatif dans l’économie européenne. Elle dit surtout que les colonies américaines n’auraient
pas pu se développer sans l’esclavage ; or, sans ces colonies, l’essor de l’Europe mercantiliste aurait été
bien moindre. Ce type de preuve est, par nature, difficile à administrer mais elle trouve un appui dans les
travaux récents concernant la grande divergence entre l’Europe et la Chine. La capacité anglaise à
échapper à l’insuffisance malthusienne de ressources naturelles, clef du passage à la révolution
industrielle, s’explique en effet en partie, selon Ken Pomerantz, par l’existence des colonies dont les
exportations de sucre puis de coton ont fourni les « hectares fantômes » indispensables à l’Angleterre,
c’est-à-dire les ressources en produits naturels dont le pays avait anxieusement besoin.
Par ailleurs, un autre aspect – relevant de l’économie politique – doit être souligné. Beaucoup
d’économistes des Lumières ont remarqué que l’insuffisance de la demande était un facteur limitatif pour
l’essor de l’économie ancienne. Or les profits tirés, directement ou indirectement, de l’esclavage ont un
impact important sur la consommation. Si les revenus accumulés par les planteurs et armateurs de traite
au XVIIIe siècle ne sont pas directement investis dans l’économie, ils sont largement mobilisés pour des
dépenses importantes, non seulement dans l’urbanisme portuaire (Bordeaux, Nantes, Liverpool,
Bristol, etc.) mais aussi dans d’autres biens et services venus de toute l’Europe. De même, l’accroissement
considérable de la consommation de produits tropicaux – café, tabac et plus encore sucre – a participé à la
diversification et à l’accroissement des biens consommés par une partie importante de la population. Ces
deux facteurs ont contribué à accélérer et amplifier le circuit économique, condition nécessaire du
passage de la révolution industrieuse au capitalisme de la révolution industrielle.
Dans le même temps que l’industrie cotonnière introduisait en Angleterre l’esclavage des
enfants, aux États-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un
système d’exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé
des salariés en Europe, l’esclavage sans masque du nouveau monde (Le Capital, Livre I,
chap. XXXI).
Travail servile et travail libre sont donc compatibles au sein du capitalisme, au moins dans des
espaces différents, mais l’essor du premier a pour effet, selon Marx, une exploitation encore plus intense
du second.
Un aspect essentiel des diverses contributions à la NHC est de montrer le rôle essentiel de la
violence continue infligée aux esclaves comme condition pour l’essor d’une exploitation moderne des
champs de coton. L’opposition est ici radicale avec les analyses de Fogel et Engerman qui, au contraire,
minimisaient la place de la violence dans l’extraction d’un surplus de travail. Les planteurs étant des
businessmen capitalistes, expliquaient-ils, « ils recouraient à la force comme aux incitations positives,
pour atteindre la plus grande production au moindre coût. Comme ailleurs, ils utilisaient la violence non
pas de façon cruelle mais optimale » (Time on the Cross : The Economics of American Negro Slavery). Ce
langage très économique, épuré, voire euphémisé, est à l’opposé de l’approche des historiens de la NHC
pour lesquels la violence est au contraire une expérience humaine à la fois dramatique et essentielle du
système cotonnier, le seul élément qui puisse expliquer son efficacité. Edward Baptist rapproche ainsi le
constat d’un quadruplement de la production de coton par esclave et par jour entre 1800 et 1860 d’un
usage toujours plus intense de la contrainte physique afin d’augmenter la productivité. Il estime que les
nouvelles méthodes de management du travail mises en œuvre dans les grandes plantations sudistes
intégraient largement la torture considérée comme un mode courant de stimulation de la main-d’œuvre.
Les aspects économiques de l’esclavage sont également à saisir dans les effets de longue durée qu’il
exerce sur les populations et les pays qui l’ont subi. Dans les années 1960, le sous-développement était
surtout expliqué par des facteurs internes, du type trappe à pauvreté. Aujourd’hui, on insiste beaucoup
plus sur les effets directs de la présence européenne. Les économistes ont souvent souligné les
conséquences de la traite esclavagiste, observant que le continent africain – le seul à l’avoir connu à un
tel degré – est aussi celui qui, de nos jours, a le niveau de vie le plus bas. Ils ont ainsi cherché à établir
une preuve quantitative de ce lien de cause à effet. Reprenant les données assez précises dont on dispose
sur la traite atlantique, Nathan Nunn montre qu’il existe une corrélation négative entre l’importance de la
ponction humaine exercée par la traite et le niveau de développement économique actuel (mesuré par le
PIB/tête). Plus encore que les ponctions démographiques et l’affaiblissement des structures étatiques
antérieures à la traite, souvent parmi les plus développées du continent, Nathan Nunn et
Leonard Wantchekon insistent sur le renforcement du fractionnement ethnique comme conséquence de la
traite et des guerres intestines africaines qu’elle a provoquées, relation causale qu’ils s’efforcent d’établir
quantitativement. On le sait, l’ethnicité est un phénomène complexe, difficile à identifier dans ses causes
et ses conséquences. Les auteurs considèrent cependant, à la suite d’autres économistes, que les divisions
ethniques défavorisent la création de liens de confiance entre les personnes et la formation de
communautés plus larges, comme l’État-nation, autant de conditions essentielles pour la mise en place
d’une économie de marché. Ce constat conduit les auteurs à conclure que la traite a contribué aux
difficultés actuelles de l’Afrique en ne permettant pas l’établissement de bonnes institutions. « Les
difficultés de développement de l’Afrique ne résultant pas de la pénétration du capitalisme » mais de la
présence d’une « forme nocive de capitalisme » (wrong type of capitalism) écrivent Nathan Nunn et
Leonard Wantchekon.
Un autre effet économique de longue durée de l’esclavage, souvent souligné par les historiens,
concerne la transition de la servitude au travail libre, laquelle ne va pas sans difficulté. Prenons l’exemple
de l’Afrique où, au cours du XIXe siècle, la servitude s’est largement répandue, conséquence pour partie de
l’arrêt progressif de la traite. Quand les pays européens étendent leurs colonies, dans la seconde moitié
du XIXe siècle, ils abolissent l’esclavage, incompatible désormais avec leur système de valeurs. Leur
objectif est d’instaurer à la place un marché du travail libre, donnant naissance à un salariat, préalable
indispensable selon les Européens, dans l’esprit d’Adam Smith, à l’implantation du capitalisme. C’est le
plus souvent un échec. Frederick Cooper l’a illustré à propos de Zanzibar où l’esclavage dans les grandes
plantations (clous de girofle) de propriétaires arabes est supprimé par les Britanniques quand ils
instaurent leur protectorat en 1890. Ils voudraient que les esclaves affranchis, dotés d’un contrat de
travail et du statut de salariés, poursuivent leur activité antérieure mais ils font face au refus de la plupart
d’entre eux. Malgré l’opposition officielle de Londres au travail contraint, celui-ci devient localement un
recours afin d’obtenir de la main-d’œuvre. Des quotas sont ainsi imposés aux chefs de village par les
fonctionnaires britanniques, ce qui constitue en fait du travail forcé, à l’instar de ce qui se passe dans les
mines anglaises de Rhodésie ou de la Gold Coast ou pour la construction du chemin de fer Congo-Océan
dans les années 1930. Cette transition difficile est un problème récurrent dans toutes les abolitions,
qu’elles soient anglaises, françaises ou américaines. Elle souligne combien le legs de l’esclavage qu’est le
travail forcé a pu rendre difficile l’instauration de ce que les économistes américains qualifieraient de
« bon capitalisme », avec un marché du travail libre et efficace, c’est-à-dire doté de bonnes institutions.
* * *
Au XVIIIe siècle, Turgot considérait avec justesse qu’aucune raison économique ne mettrait fin à
l’esclavage dans les îles sucrières car il s’agissait d’un système rentable s’inscrivant bien dans le système
mercantiliste européen. On sait, de même, que la prospère économie de plantation esclavagiste du sud
des États-Unis n’a disparu qu’à l’occasion d’une guerre. Ces deux observations qui portent sur des
moments clefs de l’histoire du capitalisme prouvent une chose essentielle. Si le capitalisme repose
d’évidence sur la liberté du travail (quelles que soient les limites, parfois étroites, de la liberté acquise par
les travailleurs), condition théorique essentielle à son efficience et à sa justification, son histoire montre
qu’il est tout à fait à même d’intégrer la servitude dans des pans entiers de ses activités et, au-delà, de
mobiliser des formes très variées de travail contraint. Si sa dynamique historique repose sans conteste
sur la liberté de travailler et d’entreprendre, cela n’exclut aucunement que le capitalisme cherche à
mobiliser toutes les formes possibles de gestion de la main-d’œuvre afin d’accroître la capacité du capital
à extraire de la plus-value de tous les travailleurs qu’il mobilise. C’est précisément sa raison d’être.
Cela ne signifie pas pour autant que le capitalisme est lié à l’existence de l’esclavage ou que ce
dernier a été une condition nécessaire à son essor. L’histoire montre qu’il a su au cours du temps mettre
en œuvre de multiples formes de valorisation du capital. La disparition de l’esclavage, pour des raisons
d’abord politiques, n’a ainsi aucunement obéré son essor. Bien au contraire.
RÉFÉRENCES
S. Beckert, Empire of Cotton : A Global History, New York, Alfred A. Knopf, 2014.
D. Eltis, F. D. Lewis, et K. L. Sokoloff (éds.), Slavery in the Development of the Americas, New York et
Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
R. Fogel et S. L. Engerman, Time on the Cross : The Economics of American Negro Slavery, New York,
Norton and Company, 1974.
C. Oudin-Bastide et P. Steiner, Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation
(XVIIIe-XIXe siècle), Paris, Albin Michel, 2015.
E. Williams, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1944, trad. fr. sous
le titre Capitalisme et esclavage, Paris et Dakar, Présence africaine, 1998.
RENVOIS
CÉCILE VIDAL
Dans les premières pages de Capitalism and Slavery, publié en 1944, Eric Williams écrivait (avec les
mots d’alors) : « L’esclavage dans la Caraïbe a trop étroitement été identifié au Nègre. Une orientation
raciale a été donnée à ce qui est, de manière fondamentale, un phénomène économique. L’esclavage n’est
pas né pas du racisme : le racisme fut plutôt la conséquence de l’esclavage » (p. 7). Au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, la dénonciation du génocide commis par les nazis à l’encontre des juifs au nom
d’une idéologie raciste donna une légitimité nouvelle au combat des Africains-Américains contre la
ségrégation aux États-Unis. Dans le contexte du mouvement des droits civiques, cette thèse de Williams
suscita un intense débat historiographique afin de savoir si le racisme avait été cause ou conséquence de
l’esclavage. Si on entend le racisme dans le sens étroit de théorie raciale, on ne peut qu’être d’accord
avec Williams. Alors que l’idéologie raciste des nazis inspira le projet d’exterminer les juifs, ce n’est pas
un racisme doctrinaire qui explique la déportation de 12,5 millions d’Africains aux Amériques et leur
exploitation comme esclaves du début du XVIe à la fin du XIXe siècle, d’autant que ces phénomènes ne
furent pas le fruit d’une décision délibérée et concertée.
Pour Williams, le racisme était une doctrine erronée et malfaisante, extérieure à l’esclavage. Cette
conception du racisme était liée au contexte politique : la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la Shoah
et la lutte contre la ségrégation aux États-Unis et l’apartheid en Afrique du Sud. En 1950, l’ONU publiait
The Race Question qui contestait la validité scientifique de la notion de race. Si, de manière unanime, les
chercheurs en sciences sociales partagent, à l’heure actuelle, l’idée que les races n’ont pas de réalité, ils
montrent, depuis les années 1980, que la race, comme construction s’appuyant sur une conception
imaginaire des différences humaines, a des effets sociaux. De nos jours, les catégories raciales demeurent
signifiantes et les violences et les discriminations raciales persistent alors même qu’elles sont interdites
en droit et que les théories raciales ont été disqualifiées. Dès lors que le racisme ne peut être réduit à une
« erreur épistémique fondée sur l’ignorance ou le préjugé » (Daniel Nemser), il importe de saisir les
mécanismes par lesquels la notion de race s’insinue dans les institutions, les pratiques et les relations
sociales. Ce changement de perspective concerne l’appréhension de la race dans les sociétés
contemporaines après le rejet des théories raciales, mais aussi dans les sociétés du passé avant la
formation de ces théories dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Dans le contexte atlantique, le problème
n’est plus de penser le racisme dans le sens étroit de théorie raciale comme cause ou conséquence de
l’esclavage, mais d’analyser la racialisation des sociétés avec esclavage et l’avènement d’un esclavage
racial, esclavage et race se trouvant ainsi imbriqués.
La notion de race – c’est-à-dire, selon la définition proposée par Jean-Frédéric Schaub, la croyance
dans la transmission physiologique par les tissus ou les fluides corporels (sang, sperme, lait maternel) de
caractères sociaux et moraux d’une génération à l’autre – doit être différenciée de la théorie raciale,
autrement dit, la division de l’humanité en races et leur hiérarchisation sur cette base. Des conceptions
rudimentaires de la race – conceptions rudimentaires au pluriel car les acteurs ont toujours un usage
polysémique et controversé de la notion – suffisent à enclencher un processus de racialisation.
L’exclusivisme racial n’a nul besoin de science pour se convertir en idéologie politique. Hannah Arendt a
d’ailleurs forgé le concept de pensée raciale (race-thinking) afin de rendre compte de l’histoire de la
notion de race avant la formulation de théories philosophiques et scientifiques raciales dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Race et couleur doivent également être distinguées. Si certains racismes tels que
l’antisémitisme n’ont pas comme point originel de cristallisation l’apparence physique, dans le cas des
Africains subsahariens la couleur et, plus généralement, le phénotype jouèrent immédiatement un rôle. La
couleur et la race en sont venues à se confondre dans les théories raciales nées de l’expansion
européenne, mais il n’en a pas toujours été ainsi. La vision péjorative de la noirceur s’est d’abord appuyée
sur des théories climatique ou religieuse (la malédiction biblique de Cham), alors que l’intérieur des corps
– le sang ou les gènes selon les époques – est toujours conçu comme le véhicule de la race. Enfin, les
mêmes conceptions de la race peuvent être associées à des régimes raciaux différents : génocide, violence
de masse, esclavage, travail forcé ou ségrégation. Plutôt qu’une théorie des différences raciales, le
racisme est une idéologie politique qui articule de manière complexe idées raciales et pratiques de
violence et de discrimination afin de servir des modes de domination et d’exploitation variés.
Affirmer que les sociétés atlantiques de la période moderne virent l’avènement d’un esclavage racial
revient à prendre position dans les discussions sur la chronologie des processus de racialisation. Tous les
modes de naturalisation ne sont pas réductibles à la race. Contrairement au genre, qui procède également
à la naturalisation des différences, la race n’est pas une catégorie opératoire dans tous les collectifs
humains. Or, les historiens ne sont pas d’accord sur les moments et lieux de l’émergence de la notion de
race et sur son association première ou non avec l’esclavage, car l’altérisation des esclaves, un
phénomène présent dans la plupart des formes d’esclavage, a pu reposer sur l’opposition entre barbarie
et civilité ou sur la religion, l’ethnicité ou la race. Pour certains, la race jouait déjà un rôle dans les
systèmes esclavagistes des mondes gréco-romains anciens ou dans les sociétés arabo-musulmanes.
D’autres mettent en avant la responsabilité première des Européens des périodes médiévale ou moderne,
mais divergent sur les circonstances ayant présidé à la naissance de la pensée raciale dans le contexte
européen : les croisades aux XIIe et XIIIe siècles ; le traitement des conversos, les juifs et musulmans
convertis au christianisme, dans la péninsule Ibérique aux XVe et XVIe siècles ; l’expansion coloniale aux
Amériques dès 1492 ; l’essor de la traite transatlantique des esclaves à partir de la fin du XVIIe siècle et la
formation de sociétés esclavagistes au Nouveau Monde ; le développement de l’abolitionnisme dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle ou encore les abolitions de l’esclavage aux Amériques.
En réponse à ces débats historiographiques, cet article défend une thèse comportant trois volets :
– au XVe siècle, la notion de race émergea dans la péninsule Ibérique dans un contexte où l’esclavage
en relation avec la couleur ne constituait qu’un des modes de gestion de l’altérité alors que la diversité
religieuse suscitait des tensions croissantes ;
– après le glissement des finalités principales de l’esclavage du militaire et du religieux à
l’économique entre la Méditerranée et l’Atlantique des Ibériques, l’essor de la traite transatlantique des
esclaves et l’expansion du système de la plantation esclavagiste dans les Amériques consolidèrent un
esclavage racial sans équivalent dans le reste du monde ;
– cet esclavage racial américain favorisa la cristallisation de théories raciales et joua un rôle
fondamental dans la construction du racisme comme dans l’apparition de l’antiracisme, mais il participait
d’un processus de racialisation plus général dans le contexte de l’affirmation des monarchies et des
républiques de l’époque moderne, de l’impérialisme et du colonialisme européens, et de la mondialisation
du capitalisme marchand, les esclaves africains, les affranchis et les descendants d’affranchis
d’ascendance africaine n’en étant pas les seules victimes.
L’émergence de la notion de race dans la péninsule Ibérique au XVe siècle ne fut pas initialement liée
à la traite et à l’esclavage. Elle se greffa d’abord sur la religion en relation avec le statut des
judeoconversos et des morisques (de l’espagnol morisco [plur. : moriscos], des chrétiens d’origine
musulmane). Entre 1391 et 1492, les juifs d’Espagne furent l’objet d’une politique d’homogénéisation
religieuse et ethnique visant à les éliminer à travers les pogroms, la ségrégation, la conversion, les
poursuites devant l’Inquisition à partir de 1480, et l’expulsion. Cette politique provoqua plusieurs vagues
de conversions, mais la méfiance que ces nouveaux convertis suscitèrent conduisit à la formulation de la
doctrine de la limpieza de sangre (pureté de sang). Inspirée de la conception de la noblesse, cette
idéologie ne s’imposa pas sans une controverse longue et virulente. Ses fondements étaient que le sang
juif était inférieur au sang chrétien, qu’il résistait au pouvoir sacramentel du baptême censé conférer la
grâce purifiant du péché originel et que tout converti ayant du sang juif était a priori suspect d’infidélité.
Les juifs et les musulmans étaient considérés comme formant chacun un lignage ou une race défectueuse
dont les défauts se transmettaient par les fluides du corps. Le terme raza (race), en relation avec ceux de
casta (caste) et de linaje (lignage), prit cette signification nouvelle en étant appliqué aux juifs dès les
années 1430, alors qu’il se référait originellement au pedigree animal et à la reproduction.
Si la doctrine de la pureté de sang et la notion de race n’apparurent pas en relation avec la traite des
esclaves et l’esclavage, elles se développèrent alors que ces phénomènes connaissaient des
transformations majeures dans les Empires ibériques. Au début du XVe siècle, le primat de la juste guerre
parmi les modes d’acquisition des esclaves donnait un caractère guerrier et donc non commercial à
l’esclavage dans la péninsule Ibérique. Empruntée aux musulmans, l’idée que des coreligionnaires ne
pouvaient être asservis conférait également un fondement religieux à l’esclavage qui était associé à
l’infidélité, au paganisme et au péché. Les captifs faits de part et d’autre des frontières confessionnelles
pouvaient être rachetés. La pluralité des flux de traite en Méditerranée assurait, toutefois, une grande
diversité dans les origines des esclaves. Mais la démographie des esclaves changea avec l’investissement
des Portugais dans la traite d’esclaves depuis l’Afrique de l’Ouest à partir de 1441 et le tarissement de
l’approvisionnement en esclaves provenant de la mer Noire et des Balkans en raison de l’expansion
ottomane. À la fin du XVe siècle, 40 % des esclaves à Valence venaient d’Afrique subsaharienne ; en 1520,
les esclaves noirs comptaient pour près de 10 % de la population de Lisbonne. Comme dans les sociétés
arabo-musulmanes, l’expérience de ces esclaves était la plus dure. Cette situation résultait de trois
facteurs : un héritage médiéval associant un préjugé de couleur à l’encontre des noirs et une valorisation
de la blancheur, notamment dans les arts et les lettres (bien que l’image des noirs n’ait pas été
uniquement négative au Moyen Âge et à la Renaissance), l’impossibilité du rachat pour ces esclaves
d’Afrique subsaharienne condamnés de la sorte à l’esclavage héréditaire et perpétuel, et la dureté du
travail sur les grands domaines du sud de la péninsule et sur les plantations des archipels atlantiques. Dès
cette époque, le terme « negro » (« nègre ») devint un synonyme d’esclave.
L’esclavage fut ainsi associé à la couleur à partir de la seconde moitié du XVe siècle. Ce préjugé de
couleur figure dans la Crónica de Guiné (1453) où Gomes Eanes de Zurara décrit les expéditions de traite
des années 1433-1448 en Afrique de l’Ouest, du Cap Bojador au Cap-Vert. Il évoque la malédiction de
Cham. Dans Gn 9. 18-27, Noé maudit son fils Cham, son petit-fils Canaan et leurs descendants et les voue
à l’esclavage perpétuel. Depuis le VIIIe siècle, une interprétation du passage associait esclavage et
noirceur de peau, ce que ne dit pas le texte biblique. Mais Zurara plaignait le sort des esclaves
subsahariens et mobilisait la rhétorique de la juste guerre pour légitimer leur réduction en esclavage.
Dans le cas des captifs animistes, il justifiait la traite par la conversion, en soulignant qu’il convenait
d’amener ceux qui n’étaient pas infidèles mais païens en terres chrétiennes pour assurer leur salut. En
1454, la bulle Romanus Pontifex vint appuyer cet argument. En faveur de la propagation de la foi, elle
conférait à la couronne portugaise non seulement le droit de conquête, mais aussi celui d’envoyer des
missionnaires et de commercer avec les infidèles et notamment de leur acheter des esclaves, ce qui
constituait une rupture juridique majeure. Le blanc-seing pontifical eut des conséquences sans précédent
avec la colonisation du Nouveau Monde.
Au XVIe siècle, la poursuite de l’expansion impériale et coloniale des Ibériques contribua à
compliquer, dans un premier temps, l’association nouvelle entre esclavage et noirceur. L’esclavage fut
d’emblée un des modes d’exploitation des Amérindiens. Mais les exactions qu’ils subirent furent
dénoncées en Espagne, de sorte que l’esclavage amérindien fut interdit par les lois nouvelles de 1542.
Charles Quint prit cette décision après la publication du De Indis de Francisco de Vitoria (1539). Les
Amériques n’ayant jamais été des terres chrétiennes, le juriste de l’université de Salamanque récusait la
thèse selon laquelle l’idolâtrie des Amérindiens justifiait la conquête et donc leur réduction en esclavage,
puisqu’ils acceptaient la propagation de la foi chrétienne. Cette position allait à l’encontre de la bulle de
1455. Au Brésil, en revanche, la Couronne ne put imposer cette interdiction qu’en 1755, quand la traite
transatlantique répondit à tous les besoins de l’économie sucrière. Mais, dès le milieu du XVIIe siècle, le
jésuite portugais António Vieira avait repris au dominicain espagnol Bartolomé de Las Casas, l’un des
acteurs clés de la controverse de Valladolid de 1550-1551, l’idée que l’esclavage africain devait
compenser la liberté amérindienne.
La pensée raciale joua un rôle autant dans l’interdiction de l’esclavage amérindien que dans la
justification de l’esclavage africain. Le débat sur la justesse de la conquête à des fins de conversion et son
corollaire, la possibilité de réduire les captifs pris en juste guerre en esclavage, se croisa avec celui sur
les origines des Amérindiens ouvert depuis le début du XVIe siècle. Il opposait monogénistes et
polygénistes (ces appellations datant du milieu du XIXe siècle). Les premiers affirmaient que tous les
hommes descendaient du couple originel biblique et les seconds croyaient en l’existence de plusieurs
espèces humaines. À l’instar du théologien Juan Ginés de Sepúlveda, les opposants à Las Casas ou à
Vitoria mobilisèrent la théorie de l’esclavage naturel d’Aristote, en ne retenant, selon Giuliano Gliozzi, que
ce qui leur permettait de maintenir l’origine adamique des Amérindiens et donc de reconnaître leur
humanité, même si leur insistance sur leur bestialité avait des accents polygénistes.
Puisant dans l’idéologie de la pureté de sang, la prohibition de l’esclavage amérindien reposa sur
l’idée que le sang amérindien était aussi pur que celui des païens contemporains du Christ entrés dans la
communion chrétienne, car il n’avait pas été contaminé par une ascendance juive ou musulmane. Cette
conviction était largement partagée, même si certains hommes d’Église, proches du milieu des
conquistadores, prétendirent que les autochtones descendaient d’une tribu d’Israël. Contre cette
conception, la thèse de la pureté amérindienne suggérait que les indigènes méritaient un meilleur statut
que celui des Africains déportés. Dans les Empires atlantiques ibériques, la corrélation entre liberté
amérindienne et esclavage africain contribua à sa racialisation, en confortant l’idée que seuls les Africains
avaient vocation à être esclaves. Pourtant, les autochtones américains ne furent pas épargnés par
d’autres formes de travail forcé que les premiers écrits polygénistes d’auteurs tels que le médecin suisse
d’expression allemande Paracelse ou le dominicain et philosophe italien Giordano Bruno permettaient de
justifier.
Tout en répondant à la rupture épistémologique que la découverte du Nouveau Monde avait
constituée pour les Européens, Vitoria n’était pas sorti du cadre idéologique de l’esclavage
méditerranéen. Mais l’esclavage africain posait deux autres problèmes : très vite, les Portugais se
procurèrent des esclaves en Afrique de l’Ouest par le commerce et non par la guerre ; le nombre des
esclaves transportés d’une rive à l’autre de l’Atlantique augmentait sans cesse. Les contemporains avaient
conscience de la violence inouïe du passage du milieu. Un débat sur la traite transatlantique des esclaves
africains se développa donc au même moment que celui sur l’esclavage amérindien, sans avoir la même
intensité, ni le même retentissement public ou encore les mêmes effets. Commencées au milieu du
e
XVI siècle, ces discussions mezza voce au sein des Empires espagnol et portugais furent le fait de juristes,
théologiens et missionnaires basés en métropole, dans les colonies américaines ou dans les postes de
traite en Afrique.
Se fondant sur le droit des gens, Fernão de Oliveira, Domingo de Soto, Tomás de Mercado,
Bartolomé Frías de Albornoz, Fernão Perez, Luis de Molina, Fernão Rebello ou Baltasar Barreira
admettaient la légitimité de l’esclavage, à condition de disposer de justes titres. Or, dans le cadre de la
traite, cette vérification était très difficile. Si les Africains pratiquaient l’esclavage sans droit ni justice,
c’était là une marque de barbarie. L’immoralité des marchands portugais et le caractère illicite de leur
pratique pouvaient être tenus pour source de péché. Toutefois, le droit de propriété l’emportait sur la
libération des esclaves, même si le caractère licite de leur mise en esclavage ne pouvait être vérifié. Les
acheteurs européens ou américains d’esclaves africains se trouvaient dédouanés de ce problème juridique
et moral.
Dès lors, la commercialisation de l’esclavage était dissociée de la captivité et du rachat de captifs. Le
passage du milieu condamnait les Africains à l’esclavage-marchandise à vie et, ainsi, à la subordination
raciale. L’émergence de l’esclavage racial ne provint donc pas de l’assignation préalable d’une identité
raciale justifiant la réduction en esclavage, il résulta de l’acceptation de nouvelles modalités de réduction
en esclavage qui allaient à l’encontre du système idéologique de justification de l’esclavage par les
Ibériques. Plus que ce que les Européens disaient alors des Africains, c’est ce qu’ils acceptèrent de leur
faire en dépit de leurs normes et valeurs traditionnelles qui informa le processus de racialisation.
Les règles de la pureté de sang jouèrent également un rôle dans le traitement des esclaves et des
affranchis d’ascendance africaine ou mixte au sein des sociétés coloniales en Amérique espagnole.
Élaborées contre les descendants de juifs et de musulmans convertis, elles furent transformées par la
situation coloniale, le système esclavagiste, le métissage et la formation d’une population d’affranchis. La
désignation des enfants de couples considérés comme mixtes engendra un lexique racial de plus en plus
élaboré. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle se mit en place ce que les historiens ont appelé le système
des castes, c’est-à-dire de discrimination et de ségrégation des personnes d’ascendance africaine ou mixte
(euro-amérindienne, euro-africaine ou afro-amérindienne). Si les « mestizos », issus de couples euro-
amérindiens, ne furent pas épargnés, le statut le plus défavorable fut celui des « negros » (« nègres ») et
« mulatos » (« mulâtres ») libres car ils cumulaient la couleur, l’infidélité associée à la traite, la macule
servile et, éventuellement, une ascendance mixte. Aux yeux des Espagnols, les unions mixtes avec des
personnes d’ascendance africaine suscitaient davantage l’opprobre que celles avec les Amérindiens ou
avec les « métis » en raison de l’impureté ineffaçable du sang noir. Au début du XVIIe siècle, pour
l’historien bénédictin et évêque de Pampelune fray (« frère ») Prudencio de Sandoval, il était aussi
impossible aux descendants de conversos de se débarrasser de leur « race juive » qu’aux descendants de
noirs de gommer « l’accident de leur négritude », auraient-ils eu des « milliers » d’ascendants blancs. Dès
le milieu des années 1570, le tribut fut imposé aux « negros » et aux « mulatos » libres, alors que les
« mestizos » en étaient exemptés. À la fin du XVIe siècle, le titre de vecino (citoyen d’une municipalité)
était le plus souvent refusé aux affranchis et à leurs descendants. La plupart du temps, ils ne pouvaient
pas servir de témoins dans les tribunaux.
Un esclavage racial était donc en formation en Amérique espagnole et portugaise lorsque les
Néerlandais, les Anglais et les Français se joignirent à la colonisation du Nouveau Monde au début du
e
XVII siècle, après l’ébranlement religieux de la Réforme. L’esclavage avait disparu des Provinces-Unies,
d’Angleterre et de France avant la fin de la période médiévale, mais le modèle offert par les Ibériques
explique que les Européens du Nord-Ouest s’adonnèrent immédiatement à la traite transatlantique et à
l’esclavage de plantation.
Le terme « racisme » apparaît en anglais et en français en 1902 et se généralise dans les années
1920. Son emploi anachronique pour qualifier des situations de la seconde moitié du XVIIIe siècle permet
de désigner une nouvelle phase de racialisation des sociétés atlantiques quand la traite atteignit son
pinacle. Entre 1750 et 1825, 5,8 millions d’Africains furent déportés au Nouveau Monde. À Saint-
Domingue ou en Jamaïque dans les années 1780, les esclaves constituaient jusqu’à 90 % de la population,
des chiffres inégalés dans l’histoire mondiale de l’esclavage. L’expansion de l’esclavage atlantique suscita
une critique croissante dans les métropoles. L’esclavage racial devint un problème politique.
L’augmentation de la traite, la difficulté à maintenir l’ordre dans des sociétés de plantation qui devaient
constamment accueillir de nouveaux esclaves, la croissance du nombre des libres de couleur et le
développement de l’abolitionnisme favorisèrent tout à la fois l’enracinement structurel de la race et
l’émergence d’une contestation de l’exclusivisme racial. Intensément controversées, la question des
frontières de race et la gestion des discriminations raciales prirent une importance centrale tant dans le
débat scientifique que dans l’action politique au sein des sociétés métropolitaines comme coloniales dans
un jeu incessant d’influences réciproques d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Les effets déflagrateurs de
l’esclavage racial qui s’était répandu au Nouveau Monde revenaient en Europe où des sociétés d’Ancien
Régime en crise consolidèrent l’assise idéologique du système d’esclavage atlantique, tout en débattant
de son abolition.
Au cours du XVIIIe siècle, les débats sur les théories de la race connurent une inflexion majeure en
Europe. La publication du Systema naturæ de Linné à partir de 1735 et de l’Histoire naturelle de Buffon,
sortie en 36 volumes entre 1749 et 1788, précipita, selon Silvia Sebastiani, le « tournant anthropologique
des Lumières ». S’étant affranchis du cadre biblique, les naturalistes plaçaient l’humain au sein du règne
animal. Cette naturalisation de l’homo donna forme à la division de l’humanité, puisqu’il était dorénavant
possible de classer les êtres humains comme on le faisait des animaux et des plantes. Des désaccords
existaient toutefois sur les critères physiques et moraux devant présider à cette classification. Linné fut le
premier à faire correspondre chaque catégorie raciale associée à un continent avec une couleur
spécifique, opérant une « nomination du visible » au cœur de la pensée des Lumières selon
Michel Foucault. D’autres débats portaient sur les manières de classer les populations humaines en
« espèces », « races » et/ou « variétés », termes qui impliquaient l’immutabilité des caractères mais aussi
des possibilités de transformation par croisement, manipulation ou dégénération. À la même époque,
l’historiographie des Lumières concevait l’histoire humaine comme une progression de l’état sauvage à la
société civile dont le nouveau concept de civilisation rend compte. L’humain se trouvait ainsi historicisé
en même temps que naturalisé. Aussi, philosophes, historiens et naturalistes, débattaient-ils des causes,
soit naturelles, soit environnementales et climatiques, soit morales et historiques, expliquant les
différences entre les populations.
Avant de concerner l’ensemble des peuples, la catégorisation raciale s’était focalisée sur les
populations issues des unions considérées comme mixtes en situation coloniale. Outre-Atlantique, la
conjonction entre l’esprit classificatoire des Lumières et la poursuite du métissage inspira des taxinomies
raciales de plus en plus élaborées, bien que, en pratique, seules quelques catégories raciales aient été
utilisées. Ces taxinomies manifestaient que le processus de racialisation était constamment éprouvé et
contrarié par les dynamiques sociales, d’où l’impossibilité de tenir les barrières raciales. De ce
mouvement relèvent : la pintura de castas, qui se développa en Nouvelle-Espagne à partir de 1711 ; les
calculs de Thomas Jefferson cherchant à établir des ratios de « negro blood » en 1815 ; ou le tableau de
128 catégories raciales issues du croisement d’un homme blanc et d’une femme de couleur jusqu’à six
degrés de métissage, dressé par le juriste antillais Médéric Louis-Élie Moreau de Saint-Méry en 1797. Ce
tableau trahissait la hantise de ne pouvoir déterminer l’identité raciale des individus par le regard et donc
de l’invisibilité du « sang noir ». Moreau de Saint-Méry espérait faire appliquer la « maxime » adoptée par
le « préjugé colonial » selon laquelle « quelque rapproché du blanc que puisse être la femme non blanche,
il ne saurait provenir un blanc de leur procréation ». Commune à l’ensemble de la Caraïbe, cette maxime
de la fin du XVIIIe siècle correspond à la one-drop rule (la « règle de l’unique goutte de sang noir ») souvent
associée aux seuls États-Unis de l’ère Jim Crow.
Selon William Max Nelson, le métissage n’était pas seulement considéré de manière négative. Dans
le cadre d’une ingénierie raciale puisant chez Buffon l’idée que les croisements humains permettaient
d’accélérer, retarder ou renverser les effets du climat, le métissage pouvait servir l’entreprise coloniale
menacée par les rivalités impériales et les révoltes serviles. Cette conviction était partagée par de
nombreux administrateurs, juristes et/ou planteurs qui souhaitaient fournir des miliciens de couleur à leur
colonie. Le projet eugéniste du juriste domingois Michel-René Hilliard d’Auberteuil visait à créer une
société à trois castes, reconnaissable chacune par sa couleur propre, avec une classe intermédiaire entre
les blancs et les esclaves. La classe intermédiaire des « jaunes » devait être obtenue par
l’affranchissement de tous les esclaves « mulâtres », le mariage des hommes et des femmes catégorisés
comme « nègres » / « négresses » ou « mulâtres » / « mulâtresses », et l’interdiction des mariages mixtes
impliquant un blanc.
Le métissage et la ségrégation n’étaient pas cantonnés aux Amériques. Les métropoles
n’échappèrent pas au processus de racialisation. Le nombre d’esclaves et de libres de couleur avait crû,
en particulier dans les capitales et les ports atlantiques, en Grande-Bretagne comme en France. Là où ne
vivaient pas des personnes d’ascendance africaine, les métropolitains de toute condition pouvaient se
familiariser avec l’imaginaire racial grâce aux représentations de noirs dans la vie quotidienne : publicités
pour le tabac, enseignes de boutique, gravures comme celles de William Hogarth, ou objets décoratifs
qualifiés d’« africaneries » par Anne Lafont, telles les « pendules au nègre » dans le dernier quart du
e
XVIII siècle en France. Cette imagerie rendait l’esclavage racial présent au centre de chaque empire, mais
le nombre d’esclaves et de libres de couleur demeurait faible : les rapports de race dans les interactions
sociales concernaient peu de monde. Pourtant, dans les années 1770, la monarchie française adopta des
mesures sans équivalent dans le reste de l’Europe, non seulement pour limiter la venue d’esclaves ou de
libres de couleur dans le royaume, mais aussi pour soumettre ceux qui y vivaient au contrôle de l’État et
prohiber les mariages mixtes sous peine d’expulsion aux colonies.
En Grande-Bretagne, en 1772, l’affaire Somerset, qui souleva la question de la légalité de l’esclavage
en métropole, incita des planteurs vivant sur place à défendre l’institution esclavagiste en développant
une argumentation raciale. Samuel Estwick, l’agent de la Barbade à Londres, et Edward Long, un
planteur de Jamaïque où il avait été membre de l’assemblée locale et juge au tribunal de la vice-amirauté,
rédigèrent deux pamphlets anonymes défendant l’esclavage au nom du droit de propriété. La deuxième
édition de Considerations on the Negroe Cause d’Estwick, parue en 1773, et la History of Jamaica de Long
en 1774 développaient leurs conceptions raciales. La théorie polygéniste de Long, porteuse d’une image
très dégradée des Africains, restait en tension avec ses projets d’ingénierie raciale au service du
développement économique et de la défense militaire de la Jamaïque. Très influencée par ses origines
coloniales, son Histoire est une source majeure de la taxinomie raciale la plus célèbre du XVIIIe siècle, celle
de l’anatomiste allemand Johann Friedrich Blumenbach (1775) qui classait l’humanité en cinq races sur la
base non pas de la couleur de la peau, mais de la craniométrie : caucasienne, mongolienne, éthiopienne,
américaine et malaise.
La défense de l’esclavage, alors que l’abolitionnisme était en plein essor, joua un rôle certain dans le
développement de théories raciales dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mais, comme le montre Claude-
Olivier Doron, on ne peut opposer de manière trop tranchée monogénistes et polygénistes : les théories de
la race ne doivent pas être cherchées uniquement du côté des polygénistes ; les monogénistes
contribuèrent à la racialisation des sciences naturelles, parce que les conceptions de la race de l’époque
accordaient une plus grande importance à l’idée d’altération qu’à celle d’altérité. En outre, les positions
sur l’esclavage et la race ne se recoupaient pas. David Hume et Thomas Jefferson, par exemple, furent des
anti-esclavagistes qui défendaient la hiérarchie des races. Les projets d’abolition graduelle de l’esclavage
et de colonisation en Afrique avec les anciens esclaves, les écrits et l’imagerie abolitionnistes témoignent
de l’influence de la pensée raciale au-delà des partisans de l’esclavage. Les caricatures sur la sexualité
interraciale, publiées à Londres par les deux camps dans les années 1790 et 1800, nourrirent le
stéréotype de la femme esclave énorme, difforme et voracement lascive, à l’opposé des canons de la
beauté néoclassique correspondant aux femmes blanches. L’hyper-sexualisation des femmes noires
associée à la débauche et à la prostitution traduisait la crainte, présente en métropole et dans les
colonies, que l’émancipation des esclaves ne favorisât le « mélange des sangs » et la « contamination » de
la nation anglaise.
Forgée en 1768 dans l’épilogue à l’opéra The Padlock d’Isaac Bickerstaffe, l’expression « the Negro
cause » a désigné pendant plus de deux siècles le combat anti-esclavagiste et/ou antiraciste.
Parallèlement aux débats sur les théories de la race et à la racialisation des sociétés coloniales et
métropolitaines, le racisme ne cessa, en effet, de faire l’objet de résistance de la part de ceux qui en
étaient les premières victimes, à travers des publications mais aussi le choix de modes de vie. Selon
Miles Ogborn, l’appropriation de la culture de l’éloquence par Olaudah Equiano et d’autres libres de
couleur, qui se dénommèrent eux-mêmes les « Sons of Africa », dans leur combat abolitionniste, leur
activisme, leurs discours et leurs écrits, réfutait en mots et en actes les théories racistes qui déniaient aux
Africains toute faculté intellectuelle et morale. En 1808, De la littérature des nègres de l’abbé Grégoire
rendit hommage à la contribution littéraire, pamphlétaire, artistique et scientifique d’Equiano,
Ottobah Cugoano et Georges Robert Mandeville, mais aussi Phillis Wheatley et Belinda Sutton (également
connue sous le nom de Belinda Royall), ou encore Louis Boisrond-Tonnerre, Charles-Guillaume Castaing,
Thomas Alexandre Dumas, Jean Kina, Étienne Mentor, Claude Milscent, Julien Raimond et François-
Dominique Toussaint Louverture. Grégoire plaidait en faveur de l’abolition de l’esclavage racial, mais en
déplaçant l’argumentation autour des réussites intellectuelles des anciens esclaves et descendants
d’esclaves, il offrit l’un des premiers essais que l’on peut rattacher à l’antiracisme.
* * *
La systématisation de l’esclavage racial ciblant les Africains subsahariens au sein des mondes
atlantiques fut un processus non linéaire et, pour une part, contingent. Elle répondit à des débats qui
surgirent au fil de la construction des empires coloniaux et de la formation du système atlantique
d’esclavage. Chacun d’entre eux fit rejouer des tensions entre religion, sang et race. La race fut ainsi à la
fois un symptôme et un moteur du désenchantement du monde qui transforma la pensée européenne à
partir de la fin du XVIIe siècle.
Les Européens et les Euro-Américains choisirent de répondre à chacune de ces discussions au
détriment des esclaves subsahariens. En conséquence, des millions d’entre eux furent sacrifiés et
perdirent la vie de manière prématurée. Fondés sur une violence extrême, la traite transatlantique et
l’esclavage africain jouèrent un rôle crucial dans la construction du racisme, même si les esclaves et les
affranchis et descendants d’affranchis d’ascendance africaine n’en furent pas les seules victimes au sein
des mondes atlantiques et au-delà. Entre le début du XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, la notion de race
qui ciblait à l’origine des populations particulières donna ainsi lieu à l’élaboration de théories raciales qui
concernaient l’humanité dans son ensemble, tout en plaçant les noirs au bas de la hiérarchie raciale. Le
paradoxe est que l’expansion du système atlantique d’esclavage favorisa l’émergence de l’abolitionnisme
qui devait conduire à l’interdiction de l’esclavage aux Amériques puis partout dans le monde au moment
même où il participait à la construction et à la consolidation de l’une des idéologies les plus nocives, car
sa plasticité lui permet d’entrer au service d’autres systèmes de domination et d’exploitation.
L’abolition de la traite et de l’esclavage dans toutes les Amériques fut un long et difficile combat. La
déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776, le préambule de la Constitution fédérale de 1787, le
Bill of Rights de 1789 ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France ne conduisirent pas
à l’abolition immédiate de la traite et de l’esclavage. La défense d’intérêts économiques combinée au
racisme à l’encontre des Africains explique que l’abolition avait à peine affleuré dans les débats de la nuit
du 4 août 1789, lorsque les constituants abolirent les privilèges féodaux. Fait extraordinaire, la traite et
l’esclavage furent rétablis dans l’empire français en 1802, après avoir été abolis en 1794. Pour les mêmes
raisons, les Cortes réunies à Cadiz en 1812 supprimèrent les droits seigneuriaux ainsi que le tribut,
l’encomienda, et la mita / le repartimiento, mais ignorèrent la traite et l’esclavage. Le bilan de l’âge des
Révolutions ne fut, cependant, pas entièrement négatif pour la « cause des noirs ». Reste que la question
raciale prit alors une autre tournure que dans des sociétés d’Ancien Régime qui, légitimant l’ordre
sociopolitique par le recours à la Providence, partageaient une vision fixiste et reposaient sur
l’acceptation du principe d’inégalité naturelle. Au sein des républiques et des monarchies
constitutionnelles, soit des régimes politiques fondés sur le principe d’égalité des citoyens devant la loi, la
race devint plus indispensable qu’auparavant pour maintenir et justifier des modes de domination et
d’exploitation extrêmement violents sur des populations d’ascendance africaine. Ces pratiques prirent une
signification nouvelle dans ce contexte politique transformé, mais elles constituaient un héritage de la
période moderne. Plutôt que d’associer le racisme à la seule modernité politique née des révolutions de la
fin du XVIIIe siècle, on peut au contraire faire remonter la généalogie du phénomène à la doctrine de la
pureté de sang et au pluralisme juridique d’Ancien Régime.
Au XIXe siècle, la forme des régimes politiques, la politisation accrue de la question de l’esclavage
racial et des droits des libres de couleur acquise au cours de la période révolutionnaire, le spectre de la
Révolution haïtienne, la coexistence d’États-nations ou d’empires coloniaux ayant maintenu, restauré ou
aboli l’esclavage, l’expansion de l’esclavage dans une partie des Amériques et la relance de
l’abolitionnisme à partir des années 1820 donnèrent une virulence nouvelle aux discours et aux théories
racistes justifiant l’esclavage. Après les abolitions, il en fut de même. Arthur de Gobineau publia l’Essai
sur l’inégalité des races humaines en 1853, quelques années seulement après l’abolition définitive de
l’esclavage dans l’empire français en 1848. La race avait permis d’opérer et de justifier l’esclavage
colonial, mais l’esclavage lui-même créait des barrières statutaires qui rendaient la race moins
nécessaire. Après les abolitions, bien que la violence physique demeurât une réalité implacable, elle ne
put plus être imposée comme au temps de l’esclavage. Le recours à la violence symbolique des discours et
des théories racistes s’imposa aux yeux de ceux qui souhaitaient marginaliser politiquement et exploiter
économiquement les anciens esclaves et leurs descendants. Seuls les États-Unis mirent en place un
régime politico-juridique tel que la ségrégation, mais dans toutes les Amériques les femmes et les hommes
qui avaient lutté pour leur émancipation durent continuer à se battre contre les effets du racisme né de
l’esclavage colonial.
RÉFÉRENCES
G. Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde. La naissance de l’anthropologie comme idéologie coloniale : des
généalogies bibliques aux théories raciales, 1500-1700, Lecques, Éditions Théétète, 2000.
A. Lafont, L’Art et la Race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Dijon, Presses du réel, 2018.
M. E. Martínez, Genealogical Fictions : Limpieza de Sangre, Religion, and Gender in Colonial Mexico,
Stanford, Stanford University Press, 2008.
B. N. Newman, Dark Inheritance : Blood, Race, and Sex in Colonial Jamaica, New Haven, Yale University
Press, 2018.
J.-F. Schaub et S. Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XIVe-XVIIIe siècles), Paris,
Albin Michel, à paraître en 2021.
RENVOIS
L’ordre de la plantation
Être esclave dans une capitale impériale
L’empire du sucre et du coton
Culture
Maîtres
Marché
Mort
Propriété
Traites
Violence
Les Lumières
et l’esclavage
SILVIA SEBASTIANI
Les Lumières furent-elles anti-esclavagistes ? L’abolitionnisme fut-il au cœur des préoccupations des
philosophes ? Il y a encore une trentaine d’années, ces questions auraient paru insensées, tant l’héritage
historiographique majeur des Lumières avait été fondé, en France notamment, sur les idéaux
universalistes et humanitaires dont les philosophes auraient été les porte-voix, et la déclaration française
des droits de l’homme la charte. Ainsi, des débats des Lumières aux abolitions de l’esclavage, le
mouvement pouvait-il apparaître comme direct et continu.
Dans le sillage de la critique post-coloniale des dernières décennies, nous avons cependant assisté à
un quasi-renversement de ce discours et les Lumières elles-mêmes ont été mises en accusation, avec une
force inédite. Dans cette nouvelle version de l’histoire, tout aussi idéologique que la première, les
philosophes sont devenus les responsables d’une condamnation trop faible de l’esclavage, voire, pour
certains de leurs détracteurs, ils en ont été des soutiens directs comme actionnaires du « commerce
infâme » ou comme théoriciens d’un système fondé sur le racisme biologique. Selon cette lecture, le
prétendu universalisme des Lumières et des droits de l’homme s’est finalement limité à une seule partie
de l’humanité, les mâles européens, blancs et bourgeois qui l’avaient inventé.
Il n’est pas difficile de remettre à leur place des jugements de cette nature, souvent imprécis, qui
essentialisent les catégories historiographiques et banalisent des processus historiques complexes : les
spécialistes des Lumières, comme Jean Ehrard ou Yves Benot, par exemple, n’ont pas cessé de présenter
des travaux scrupuleux et argumentés sur le thème. Cependant, il faut reconnaître que ces voix critiques
ont contribué à infléchir la feuille de route des recherches historiques sur les Lumières et à mieux inscrire
la question de l’esclavage au cœur de ses débats.
Il convient de distinguer la première et la seconde moitié du XVIIIe siècle, quand les débats au sein
des parlements trouvent un écho croissant dans l’opinion publique, puis se prolongent dans l’action
politique des sociétés philanthropiques ou des clubs (1784, Pennsylvania Abolition Society ; 1787, Society
for Effecting the Abolition of Slave Trade à Londres ; 1788, Société des amis des Noirs à Paris). Durant la
période antérieure, la critique ne porte pas sur l’esclavage comme système, mais sur les mauvais
traitements faits aux esclaves alors qu’en même temps on exalte l’importance des nouveaux produits issus
des plantations, sucre, café, tabac, et l’essor du commerce, véhicule de contacts et de paix. C’est la
position de Jean-François Melon, dans un texte considéré comme fondamental pour le développement de
l’économie politique des Lumières, l’Essai politique sur le commerce (1734). Dans le chapitre consacré à
l’esclavage, Melon affirme que « l’usage des esclaves, autorisé dans nos colonies, nous apprend que
l’esclavage n’est contraire ni à la religion ni à la morale. […] Les colonies sont nécessaires à la nation. Et
les esclaves sont nécessaires aux colonies […] » (ch. 5, « De l’esclavage »). Gabriel Bonnot de Mably,
apologète des cités antiques et défenseur de l’égalité, est encore plus explicite que Melon puisqu’il
considère l’esclavage comme une nécessité dans les îles où les blancs n’arrivent pas à travailler. Dans Le
Droit public de l’Europe, fondé sur les traités (1748), il envisage même un projet d’extension de
l’esclavage aux nations de l’Europe occidentale. Depuis le sud de l’Italie, Antonio Genovesi, qui occupe, à
Naples, la première chaire d’économie politique fondée en Europe, ne met pas le système colonial en
question, mais il condamne l’esprit de conquête des puissances européennes, qui imposent une
subordination politique et économique à d’autres parties du monde : non seulement l’Afrique et
l’Amérique, mais aussi le royaume de Naples. Établissant le parallèle entre le servage interne et
l’esclavage colonial, Genovesi se plaint que les campagnes napolitaines soient peuplées d’« Hottentots »,
brutes et sauvages.
Durant cette période, les fondements esclavagistes de la vie des métropoles européennes ne sont pas
critiqués. Les esclaves sont même au cœur de leur vie culturelle et savante. On en veut pour exemple la
fondation du British Museum, par Hans Sloane, à partir de la collection de spécimens constituée au cours
de son séjour en Jamaïque (1687-1689), où il fit fortune en profitant du labeur des esclaves africains dans
les plantations de sucre. Les exotica de sa collection incluent des objets issus de la traite, qu’il expose
dans sa maison de Bloomsbury Square à Londres : colliers, fouets, chaînes… Leur présence dans le
cabinet naturaliste du futur président de la Royal Society atteste d’un intérêt factuel pour les questions de
l’esclavage comme « curiosité », qui mêle un goût pour la rareté et le monstrueux. Dans la lignée du geste
naturaliste qui relève des faits à partir d’observations, il constitue ainsi un réservoir des pratiques de
l’esclavage que les mouvements abolitionnistes de la fin du siècle utiliseront comme preuve d’une autre
monstruosité : celle des Européens vis-à-vis des Africains. La circulation des objets, des idées et des
individus à travers les réseaux de la traite a ainsi façonné les nouveaux savoirs scientifiques des
Lumières, qui, à leur tour, ont influencé le développement de la traite elle-même. Dans le monde
britannique, le musée émerge comme un des lieux de l’inscription de l’esclavage dans la sphère publique.
Les premières condamnations arrivent au milieu du siècle. En France, Charles-Louis de
Montesquieu, dans l’Esprit des lois (1748), rejette les thèses traditionnelles sur l’origine et la légitimité de
l’esclavage issues soit du droit romain, soit du droit naturel de Hugo Grotius à Samuel von Pufendorf.
Derrière le masque de l’ironie, le Livre XV dénonce le système « contre nature » de « l’esclavage des
nègres » :
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous
les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes
chrétiens.
Dans son analyse, la religion chrétienne joue un rôle de premier ordre comme soutien de
l’esclavage : elle donne « à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la
professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation ». La traite est pour lui la conséquence d’un
faux principe d’économie politique, la cause « extravagante » aussi bien du dépeuplement des côtes de
l’Afrique que de l’échec de la croissance de la population en Amérique. Pourtant, Montesquieu justifiait
tout aussi bien l’exploitation coloniale au nom de la supériorité supposée des « lois de l’Europe ». La
deuxième partie du même Livre XV donne ainsi une explication fonctionnaliste et climatique qui impute la
diffusion de l’esclavage dans les pays chauds à des raisons « naturelles », esquissant l’existence de « lois
justes » au sujet de l’esclavage. Ainsi les ambivalences du raisonnement de Montesquieu ont-elles autorisé
différentes mobilisations de son héritage, qui a nourri soit les arguments de détracteurs, soit ceux de
défenseurs de l’esclavage, parmi lesquels certains juristes des colonies. Ce paradoxe est révélateur autant
des contradictions du droit colonial que des ambiguïtés des Lumières.
Entre les textes de Montesquieu et les vigoureuses attaques de l’Histoire des deux Indes, rédigées
par Jean de Pechméja ou Denis Diderot, les ressorts des dynamiques coloniales et impériales ont
profondément changé. La succession des guerres à partir des années 1740 révèle la fragilité de la
situation des îles caribéennes avec leurs masses serviles et la nécessité de réduire la dépendance vis-à-vis
de la traite. La guerre de Sept Ans (1756-1763), le premier conflit commercial d’échelle mondiale, marque
un tournant sans retour : elle est, d’une part, l’occasion de nombreuses révoltes serviles, dont celle de
Tacky en Jamaïque en 1760 ; et, d’autre part, elle rend concrets le problème colonial et les rivalités entre
États européens. La formation de l’Empire britannique qui en résulte signe l’apogée de la traite, dont les
cargaisons annuelles atteignent en moyenne 42 000 esclaves sur les seuls navires britanniques. Cette
croissance exponentielle du « commerce infâme » et de la circulation des produits en provenance des
colonies américaines stimule et renforce le développement des positions abolitionnistes chez les
philosophes et dans une opinion publique de plus en plus présente. La montée des violences en raison des
rivalités coloniales sur le continent américain et en Inde fait vaciller ce qui pouvait encore rester
d’optimisme chez les philosophes.
L’exemple de Voltaire est à cet égard emblématique. On peut identifier trois étapes dans son
évolution. Si dans Le Mondain (1736) le jeune Voltaire, en syntonie avec Melon, exalte les nouveaux
besoins des Européens, produits et satisfaits par le commerce transatlantique, dans Candide (1758) il se
montre plus pessimiste et compatissant vis-à-vis des souffrances des esclaves. Les termes par lesquels
Voltaire condamne les cruautés physiques subies par l’esclave du Suriname sont vigoureux ; il dénonce le
fait que « c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », mais il engage son lecteur à réagir aux
mauvais traitements plutôt qu’à s’opposer au système lui-même. Bien plus radical et sombre est le
passage, ajouté en 1761, à l’Essai sur les mœurs, où l’esclavage est condamné sans demi-mesure.
« Nous leurs disons qu’ils sont hommes comme nous, qu’ils sont rachetés du sang d’un Dieu
mort pour eux, et ensuite on les fait travailler comme des bêtes de somme […]. Après cela nous
osons parler du droit des gens ! »
Dans cette dernière phase, Voltaire souligne l’hypocrisie non seulement des missionnaires ou de
l’Église, mais aussi des administrateurs et des philosophes. En même temps, il est et reste un polygéniste,
partisan de la hiérarchie entre les « races » humaines, qui considère les « nègres » comme moins beaux et
moins intelligents que les blancs.
La condamnation du coût du sucre, dont la production est payée par le sang versé par une partie de
l’humanité, devient un leitmotiv de la seconde partie du siècle, et accompagne la dénonciation de
l’hypocrisie des Européens, préférant ne pas (sa)voir que les produits exotiques qu’ils consomment sont
achetés – dans les mots de Claude-Adrien Helvétius – « par les larmes et la mort de tant de malheureux ».
Chez Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, futur auteur du roman pastoral à succès Paul et Virginie
(1788), l’expérience directe donne un poids particulier à sa critique. Dans un chapitre de son Voyage à
l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au Cap de Bonne-Espérance (1773) consacré aux « Réflexions sur
l’esclavage », il commente :
Je ne sais si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe, mais je sais bien que
ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l’Amérique afin
d’avoir une terre pour les planter, on dépeuple l’Afrique afin d’avoir une nation pour les
cultiver (vol. I, p. 201).
Au poids des mots s’ajoute celui des images, et c’est en toute probabilité la force visuelle des
gravures de Jean-Michel Moreau qui a transformé le Voyage de Bernardin de Saint-Pierre – un texte en
faveur de l’émancipation graduelle de l’esclavage et à l’écart de tout activisme politique – en un
« manifeste abolitionniste ».
Le frontispice montre un esclave africain, entouré des « instruments de l’esclavage », qui implore un
voyageur européen, « occupé à décrire des coquillages, des plantes, des cartes marines […] », de
respecter le Code noir. La légende reprend la phrase latine de Térence : « Je suis homme et rien de ce qui
intéresse les hommes ne m’est étranger. » La scène véhicule un message double : celui de l’ironie des
« découvertes » faites par les voyageurs naturalistes européens prêts à observer et classifier le monde et
aveugles à leurs congénères ; celui d’un Code noir perçu par les esclaves comme une garantie légale de
leurs droits. Mais c’est surtout la planche illustrant le chapitre XII qui, par son éloquence, donne à la
critique du texte une portée décuplée, témoignage du rôle joué par les représentations visuelles comme
véhicules d’opinions dans la culture des Lumières. L’image, qui tire sa force de l’amalgame de plusieurs
motifs de la description textuelle de Bernardin, montre « une Négresse avec deux enfants effrayés. Elle
porte au cou un collier de fer à trois crochets, d’où descend une chaîne qui la prend par la jambe ; près
d’elle est un Nègre dévorant le cadavre d’un cheval ; plus loin, un esclave qu’un Européen fouette sur une
échelle. On voit au fond du paysage des montagnes escarpées de l’Île de France [Maurice], sur le devant
sont des balles de café. On lit au bas : “Ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes.” »
C’est en commentant cette image que L’Année littéraire de la même année adresse à son lecteur la
question rhétorique : « Voudriez-vous à présent, Monsieur, prendre une tasse de café de l’Île de
France ? »
Économie ou droits naturels ?
La critique anti-esclavagiste se nourrit aussi des réflexions qui se font jour dans la pensée
économique : autour du mouvement français des physiocrates des années 1760, la faible rentabilité du
travail servile s’impose comme un argument d’opposition à l’esclavage. Pierre Samuel
Dupont de Nemours, le marquis de Mirabeau, Anne Robert Jacques Turgot, jusqu’à Jean-Antoine Nicolas
de Condorcet et certains journaux tels que les Éphémérides du citoyen reprochent à ce système
économique de dépeupler l’Afrique qui pourrait être directement mise en valeur, mais aussi de produire
une main-d’œuvre peu productive et jugée inadaptée à toute introduction de techniques nouvelles et de
machines. Surtout, elle est considérée comme un frein à l’introduction de la division du travail, dogme de
la nouvelle économie politique puissamment diffusée par Adam Smith depuis Glasgow et Édimbourg,
foyers majeurs des Lumières écossaises.
Dans le débat écossais, les motifs de l’opposition à l’esclavage sont distincts et divergents. Dans son
essai sur la Popolousness of Ancient Nations (1748), David Hume soutient que les nations modernes sont
plus peuplées que les anciennes précisément parce qu’elles sont fondées sur le travail libre et non sur
l’esclavage. Cela est confirmé par « l’expérience de nos planteurs », précisera-t-il dans une note ajoutée
dans l’édition posthume de 1777 : « L’esclavage est aussi peu avantageux pour le maître que pour
l’esclave, quand on peut se procurer le service d’un homme qui se loue. » Dans les mêmes années, des
observateurs d’outre-Atlantique comme Benjamin Franklin calculent les avantages économiques du travail
libre anglais par rapport à celui des esclaves des colonies américaines dans ses Observations Concerning
the Increase of Mankind, Peopling of Countries, écrites en 1751, et publiées à Boston et Londres en 1755.
Dans le langage moderne et scientifique de l’économie politique, Adam Smith et son élève
John Millar aboutissent à la conclusion qu’un esclave n’a aucun intérêt à produire plus que ce qui est
nécessaire à sa propre survie, pas plus qu’il ne gagne à acquérir des compétences nécessaires à la
spécialisation du travail, dans une société fondée sur les manufactures. L’esclavage n’est donc pas
abordé, dans ces textes, du point de vue des droits naturels, mais de l’histoire et de l’économie ; sa faible
rentabilité est démontrée par l’expérience de toutes les époques et de toutes les nations. Pour Hume,
Smith et Millar, l’économie et la société moderne sont mues par l’intérêt : de l’Europe vers l’Amérique, du
système esclavagiste à la libre entreprise.
James Beattie, ennemi juré du scepticisme de Hume, est l’un des rares intellectuels écossais à
prendre fait et cause contre la traite et à s’engager dans la bataille de l’abolitionnisme. Ses leçons contre
l’esclavage à Aberdeen eurent un impact important sur de nombreux étudiants et il développa des liens
directs avec les leaders des mouvements qui conduisirent à la motion parlementaire contre l’esclavage
rédigée par William Wilberforce en 1788. Son combat part d’une relecture des devoirs moraux des
chrétiens, voire d’une tendance au littéralisme biblique, caractéristique de la dimension religieuse de
l’anti-esclavagisme d’une partie de l’opinion publique britannique. Selon des inflexions différentes,
Thomas Reid, James Dunbar ou d’autres membres de la Philosophical Society d’Aberdeen attaquent
l’esclavagisme sur la base des droits communs de l’espèce humaine.
Dans les années 1770, en Angleterre d’abord, en Écosse ensuite, des esclaves intentent et gagnent
des procès contre leurs maîtres. L’affaire Somerset (1772), qui aboutit à la condamnation de l’esclavage
sur le sol anglais, polarise le débat des Lumières et contribue à la prolifération de textes pro-
esclavagistes : celui du planteur Edward Long cite les philosophes selon une lecture sélective qui tire
parti des contradictions présentes dans leurs discours. Ces textes revendiquent une connaissance intime
du système des plantations, absent chez les philosophes, qui légitimerait leur capacité à énoncer le droit
colonial.
Entre colonies et métropoles, les réflexions ouvertes par l’esclavage et les formes de son abolition
sont profondément liées à celles qui portent sur les statuts du travail en Europe, du servage aux
corporations. Elles sont aussi connectées à la condition des femmes, considérée, selon un topos partagé
par les intellectuels des Lumières, comme la première forme d’esclavage dans l’histoire de l’humanité,
celle qui règne parmi tous les peuples « sauvages » du globe. Dans son livre consacré aux Origins of
Distinctions of Ranks (1re éd. 1771 ; 3e éd. 1779), Millar trace, en parallèle, le progrès historique des
femmes dans la famille et dans la société et celui des relations entre esclaves et maîtres, s’achevant sur la
nouvelle législation abolitionniste écossaise. Ce faisant, Millar ouvre la voie à une histoire qui conduit
esclaves et femmes sur le chemin de la liberté et qui associe progrès des sociétés et émancipation.
Un Spartacus africain
Le symbole par excellence de la lutte des Lumières contre l’esclavage est l’Histoire philosophique et
politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, entreprise collective
publiée sous le nom de l’abbé Raynal dans trois éditions principales, en 1770, 1774 et 1780, qui
témoignent d’une radicalisation croissante dans les parties rédigées par Diderot. Si trente ans plus tôt,
dans l’entrée « Afrique » de l’Encyclopédie, celui-ci s’était montré peu sensible à la question de
l’esclavage et avait avancé des jugements négatifs sur le physique et l’esprit des Africains, en 1780 il
donne un tour anti-esclavagiste à l’Histoire des deux Indes.
Ce sont sans doute les pages les plus puissantes que les Lumières ont jamais produites sur
l’esclavage, en dépit des contradictions qui y persistent. L’historiographie l’a bien montré : Raynal prend
la plume dans le contexte de la rivalité de la France avec la Grande-Bretagne à la suite de la guerre de
Sept Ans et à la demande du gouvernement français ; son but est d’écrire une histoire de la colonisation
européenne, qui défend le libre commerce et condamne l’exploitation politique et religieuse perpétrée par
les autres puissances européennes. Ce projet réformiste, qui se maintient d’une édition à l’autre de
l’Histoire des deux Indes, est aussi présent dans le Livre XI centré sur l’esclavage, où il se mêle aux
passages bien plus radicaux rédigés par Pechméja ou Diderot. Le résultat en est un livre complexe dans
lequel coexistent des opinions multiples, qui ne débouchent sur aucune position tranchée : du réformisme
timide à l’appel à une abolition immédiate de la traite, en passant par l’indignation contre l’hypocrisie des
colons européens, jusqu’à la formulation prophétique d’une révolte imminente des esclaves, on y trouve
toutes les sensibilités françaises de l’opposition à l’esclavage.
On en présentera deux exemples. Le premier concerne la question de la couleur des noirs : les deux
premières éditions (la troisième corrigera partiellement ce point de vue) suggèrent qu’elle a pour origine
les germes de la génération, dans le sperme, appuyant ainsi l’hypothèse selon laquelle les noirs
formeraient une espèce à part – un aspect souvent oublié par les commentateurs de l’Histoire des deux
Indes. Un second exemple porte sur la proposition, qui se veut réformatrice, d’encourager la reproduction
des esclaves sur place, plutôt que de continuer à les importer d’Afrique – d’où la recommandation
d’augmenter le nombre de femmes africaines amenées par les cargaisons…, un argument dont le cynisme
contraste avec les dénonciations de Pechméja et de Diderot : « Quiconque justifie un si odieux système,
mérite du philosophe un silence plein de mépris et du nègre un coup de poignard. »
C’est dans sa deuxième édition que ce livre contradictoire annonce l’arrivée prophétique d’un héros
noir, un « Spartacus nouveau », qui mènera une révolte générale des esclaves contre leurs oppresseurs,
selon une mise en scène empruntée à L’An 2240 de Louis-Sébastien Mercier.
Où est-il, ce grand homme, que la nature doit peut-être à l’honneur de l’espèce humaine ? Où
est-il ce Spartacus nouveau, qui ne trouvera point de Crassus ? Alors disparaîtra le code noir ;
et que le code blanc sera terrible, si le vainqueur ne consulte que le droit de représailles !
(Éd. Amsterdam, La Haye, Gosse fils, 1774, t. IV, p. 234-235.)
Ce passage déploie un registre émotionnel, à distance de l’histoire « impartiale » dans laquelle les
auteurs écossais comme Hume se reconnaissaient. Pourtant il ne s’agit pas d’un appel à la révolte. Le
texte ne s’adresse pas aux Africains, mais aux colons et aux administrateurs européens pour les inciter à
mettre en place une politique de réformes du régime colonial et de l’esclavage. La question est devenue
urgente et seul un comportement responsable de la part des colons peut éviter la révolte et sauver le
système colonial. Diderot dit et répète : « Je parle à des Européens. » Mais ce sont des Européens
devenus encore plus « barbares » que les peuples qu’ils exploitent et prétendent civiliser : Diderot
reprend, avec une véhémence de tribun, un thème cher à Jean-Jacques Rousseau. Ce sont ces
« barbares » qu’il condamne devant le « tribunal des Lumières », où le Spartacus noir joue le rôle du
bourreau.
Ce que l’Histoire des deux Indes défend, c’est le commerce, qui s’affirme comme une question
centrale des Lumières, de Melon à Smith jusqu’à Diderot : c’est le commerce qui a historiquement conduit
vers des maux terribles tels que l’esclavage – auxquels répondront (selon Diderot ou Mercier) des bains
de sang –, mais il est aussi l’expression des sociétés avancées et le vecteur des valeurs cosmopolites (une
idée généralement partagée, à l’exception de quelques voix dissidentes, comme celle de Rousseau).
* * *
L’esclavage n’est donc pas marginal dans la réflexion des Lumières, comme l’historiographie l’a trop
souvent affirmé, car il concerne toutes les questions, politiques, philosophiques, juridiques, historiques et
scientifiques, sur lesquelles les philosophes se penchent : de l’économie politique à la « science de
l’homme », des droits universels à la définition de la nature humaine. Face à l’esclavage, les auteurs des
Lumières hésitent et se contredisent ; peu nombreux sont les activistes abolitionnistes, la grande majorité
s’oppose à la pratique, puis au système, mais pour des raisons différentes et en proposant des solutions
distinctes. Il n’est pas non plus rare de trouver des marchands d’esclaves, des planteurs et des colons se
réclamant des Lumières, puisant dans les propos d’un Montesquieu, d’un Voltaire, d’un Hume et même
d’un Raynal, des arguments susceptibles de soutenir la pratique esclavagiste. Une grande partie des
pères fondateurs des États-Unis d’Amérique sont propriétaires d’esclaves en même temps qu’ils utilisent
le langage des droits naturels et universels de l’homme. Au moment même de la formation des États-Unis,
les Notes on the State of Virginia (1787), de Thomas Jefferson, rejettent l’idée que les blancs et les noirs
font partie de la même espèce, identifiant la corruption du sang des blancs comme le nouveau problème
de l’histoire de l’humanité. Mais polygénisme ne rime pas toujours avec esclavagisme. D’Aberdeen à
Paris, de Naples à Philadelphie, la tension entre un horizon universaliste et la description d’un monde
hiérarchique reste sans solution.
Dans les années tumultueuses qui précèdent la Révolution française, Condorcet défend avec force
l’unité du genre humain et dénonce le caractère criminel de l’esclavage, comme l’affirme l’incipit de ses
Réflexions sur l’esclavage des Nègres, qu’il publie sous pseudonyme en 1781 : « Réduire un homme à
l’esclavage, l’acheter, le vendre, le retenir dans la servitude, ce sont de véritables crimes, et des crimes
pires que le vol. » C’est pourquoi « aucun dédommagement » n’est dû aux maîtres des esclaves. Membre
de la première heure de la Société des amis des Noirs, fondée à Paris en février 1788, un an après son
homologue londonienne, Condorcet annonce la fin d’un monde permettant de « partager les hommes en
deux races différentes, dont l’une est destinée à gouverner, l’autre à obéir ; l’une à mentir, l’autre à être
trompée ». Dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, rédigé début 1794,
il porte à sa plus haute expression le principe de l’égalité des hommes, puisque le « perfectionnement »
est adossé aux conditions sociales et économiques des peuples. Les héritiers des Lumières, au XIXe siècle,
se trouveront confrontés à une autre contradiction, dès lors qu’un nouveau projet colonial cherchera à se
légitimer par la « mission civilisatrice » de l’Europe.
La Révolution d’Haïti, guidée par un Spartacus noir en chair et en os, change les termes du débat
des Lumières. Mais l’abolition de l’esclavage ne résout pas le problème, tel qu’il est formulé par
Nancy Stepan, réfléchissant sur l’abolition britannique de 1833 dans The Idea of Race in Science (1982) :
« Comment se fait-il que, précisément au moment où la bataille contre l’esclavage est finalement
remportée par les abolitionnistes, la guerre contre le racisme dans la pensée européenne est en train
d’être perdue ? »
RÉFÉRENCES
Y. Bénot, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, Textes réunis et présentés par Roland Desné et
Marcel Dorigny, Paris, La Découverte, 2005.
A. S. Curran, L’Anatomie de la noirceur. Science et esclavage à l’âge des Lumières, Paris, Classiques
Garnier, 2017 (éd. originale 2011).
J. Delbourgo, Collecting the World : The Life and Curiosity of Hans Sloane, Londres, Allen Lane, 2017.
e
J. Ehrard, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIII siècle,
Bruxelles, André Versaille éditeur, 2008.
A. Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, EHESS / Gallimard / Seuil, 2019.
RENVOIS
CLÉMENT THIBAUD
Les caractéristiques de chacune des sociétés de l’Atlantique influèrent sur le rapport entre
mutations politiques et esclavage. La remise en cause du statut servile n’eut pas les mêmes implications
dans les espaces où les esclaves représentaient 80 à 90 % de la population, comme à Saint-Domingue, et
ceux où ils étaient moins de 10 %, comme c’était le cas dans la majeure partie des possessions
espagnoles. De grande importance est également la distinction, d’une part, entre les lieux où dominait
l’économie de la plantation, et, d’autre part, les espaces urbains où le statut servile concernait surtout les
domestiques, artisans, ou travailleurs d’autres métiers de peine. Ces différences locales ont profondément
affecté l’articulation entre esclavage et révolution.
Les Treize Colonies britanniques d’Amérique du Nord, devenues États-Unis, présentent un cas
d’école en raison du contraste saisissant entre la Nouvelle-Angleterre et le Sud. Un habitant sur cinq y
était alors maintenu en esclavage, soit 460 000 individus sur 2 132 000 habitants en 1770, la plupart
travaillant les terres des colonies du Sud, même si d’importantes minorités serviles vivaient à New York
ou dans le New Jersey. De fait, c’est dans le Nord que la Révolution américaine politisa la critique de la
traite et de l’esclavage et où se formèrent les premières sociétés abolitionnistes. Dans le Sud, le combat
contre l’esclavage prit, toutefois, la forme de l’action armée.
La guerre d’Indépendance américaine fut marquée par la participation militaire d’esclaves à qui les
deux camps promirent la liberté. Les Britanniques, par l’intermédiaire du gouverneur écossais de
Virginie, Lord Dunmore, en prirent l’initiative puisque George Washington avait interdit la mobilisation
des non-libres dans l’armée continentale. Les affranchis représentaient entre 10 % à 25 % du contingent
loyaliste à la fin de la guerre. À l’appel de Dunmore, ils avaient fui les plantations ou les villes pour
obtenir leur liberté au prix du sang. Après la guerre, beaucoup durent se réfugier au Canada ou en
Grande-Bretagne. La participation militaire et les désordres de la guerre fragilisèrent temporairement
l’esclavage, d’autant que les rangs patriotes finirent par enrôler sur les plantations.
Le travail de constitutionnalisation des différents États de l’Union interrogea le devenir des esclaves
et des noirs libres dans la nouvelle communauté politique. C’est dans le cadre de ce processus, de la
déclaration d’indépendance de 1776 à la ratification, en 1789, de la Constitution fédérale de 1787, que
furent prises les premières mesures du monde atlantique visant, sinon à interdire, du moins à en finir
progressivement avec l’esclavage. Dès les années 1780, les premières lois d’abolition graduelle furent
adoptées dans les États du Nord. La Constitution de Pennsylvanie (1780), en particulier, eut un grand
écho international. Ces mesures furent encouragées par l’action d’esclaves ou de libres de couleur qui, via
des procédures judiciaires (Pennsylvanie) ou des pétitions (New Hampshire), réclamaient l’adéquation de
la loi nouvelle aux principes égalitaires affirmés dans la déclaration d’indépendance. En Virginie et dans
le Maryland, les affranchissements privés furent facilités par des dispositions réglementaires. Le Vermont
abolit même l’esclavage et la Virginie la traite dès 1777. Même les États les plus libéraux encadrèrent
drastiquement ces mesures de libération. Dans la Pennsylvanie de Benjamin Franklin, les affranchis
devaient travailler sans salaire pendant vingt-huit ans. Ils pouvaient être loués, vendus ou donnés en
héritage comme s’ils étaient des esclaves. Quant au Sud, il resta profondément attaché à « l’Institution
particulière » (T. Jefferson).
En raison des dissensions entre les États sur cette question, la Constitution fédérale de 1787 observa
un silence assourdissant sur le statut d’esclave, la population esclave n’y apparaissant que dans les
calculs destinés à fixer l’assiette de la représentation politique à la Chambre des représentants. Elle
interdit également au Congrès d’abolir la traite avant 1808. Ces dispositions donnèrent la prépondérance
aux États du Sud jusqu’à la guerre de Sécession, contribuant ainsi au maintien de l’esclavage dans la
nation indépendante. De fait, cette continuité dessinait les contours d’une république coloniale fondée sur
l’exclusion des non-blancs.
Les combats de la guerre d’Indépendance américaine furent l’occasion pour certains libres de
couleur de Saint-Domingue, engagés au sein du corps expéditionnaire français, d’acquérir une première
expérience du combat, tout en étant confrontés aux débats politiques animant les patriotes. La Révolution
française et la Révolution haïtienne ouvrirent à la fois une seconde révolution impériale et une séquence
de confrontations internationales qui, de 1789 à 1815, ébranlèrent profondément l’institution esclavagiste
dans l’ensemble de l’espace atlantique. La France possédait les îles à sucre les plus productives du monde
atlantique, avec une population considérable de captifs récemment déportés depuis l’Afrique. Celle-ci
représentait la moitié des esclaves des Caraïbes, soit 500 000 individus en 1789. Beaucoup possédaient
une culture militaire acquise en Afrique, comme les troupes coloniales allaient bientôt en faire l’amère
expérience. L’association de la rébellion des esclaves et du contexte révolutionnaire inaugurait une
nouvelle ère de l’abolitionnisme au cours de laquelle les esclaves revendiquèrent, les armes à la main, la
fin du système esclavagiste dans son ensemble.
Dès 1789, la prise de la Bastille encouragea, en Martinique, les esclaves à réclamer la liberté, et la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen mit en effervescence certains bourgs de Guyane ou de
Guadeloupe. Mais c’est à Saint-Domingue que le contexte métropolitain produisit les effets les plus
puissants. La fragilisation des cadres impériaux permit le développement d’une révolution autonome des
esclaves, aidés de certains libres. Ce n’est pas la force des principes révolutionnaires, ni les premières
décisions des assemblées parisiennes en faveur des libres de couleur, mais cette insurrection qui porta un
coup décisif, bien que provisoire, à l’institution esclavagiste. Commencée en août 1791, la rébellion se
développa d’abord dans les ateliers au nord de l’île. Jean-Baptiste, Georges Biassou, Jeannot,
Romaine Rivière, des esclaves qui étaient pour beaucoup commandeurs de plantation, la dirigèrent.
Quelques centaines à l’origine, ils étaient plus de 80 000 en septembre. Bientôt soutenus par les troupes
espagnoles de Santo Domingo, ils résistèrent victorieusement aux armées coloniales qui les attaquèrent
dès le début de l’année 1792. Leur habileté guerrière était telle que les commissaires de la Convention,
Léger Félicité Sonthonax et Étienne Polverel, envoyés sur place, durent leur accorder l’abolition au cours
de l’été 1793 afin qu’ils acceptent de rejoindre le camp républicain contre les Espagnols et les
Britanniques avec lesquels la France était alors en guerre. Après le ralliement de Toussaint Louverture,
une délégation de trois représentants fut envoyée de Saint-Domingue pour réclamer la fin de l’esclavage à
la Convention, qui la vota dans l’enthousiasme le 4 février 1794. Première abolition immédiate du monde
atlantique, le décret de liberté générale est la conséquence du soulèvement domingois. L’abolition
n’inaugurait cependant pas une ère de liberté aux Antilles, puisque des règlements de culture fixèrent des
conditions de travail forcé très dures aux ci-devant esclaves et désormais « cultivateurs ».
En 1802, à la faveur de la paix d’Amiens et du retour de la Martinique à la France, l’esclavage fut
rétabli par le Premier consul dans les territoires où il avait été effectivement aboli en 1793-1794.
Bonaparte envoya le général Leclerc, son beau-frère, réduire Toussaint Louverture à l’obéissance et
restaurer l’ordre pré-révolutionnaire à Saint-Domingue. Le corps expéditionnaire fut mis en échec par les
troupes insurgées à Vertières en novembre 1803. Le général Dessalines déclara l’indépendance d’Haïti le
1er janvier 1804 et le massacre des blancs. La perle des Antilles devint le premier État libre peuplé de
citoyens noirs.
La Révolution haïtienne, considérée en bloc depuis le soulèvement de 1791, a profondément marqué
l’ensemble du monde atlantique. C’était la première révolte d’esclaves qui non seulement ne s’achevait
pas en une répression sanglante, mais obtenait l’abolition et créait un État indépendant. Cauchemar pour
la plupart des États se considérant comme civilisés, le précédent de Saint-Domingue fut invoqué par
beaucoup de rébellions postérieures. Cependant, il ne faut pas interpréter l’événement comme un jalon
dans une marche nécessaire vers la liberté. Au contraire, le rétablissement de l’esclavage montre la
fragilité de l’abolition. La peur qui découla de l’insurrection domingoise renforça, en outre, le camp pro-
esclavagiste en démontrant, aux yeux de l’opinion, le danger de toute abolition et la nécessité d’un
contrôle impitoyable des esclaves.
Dernières des grandes révolutions atlantiques, les indépendances ibéro-américaines procédèrent des
guerres de la Révolution et de l’Empire. Décidée, à l’origine, pour faire respecter le blocus continental,
l’invasion française de la péninsule Ibérique aboutit à la chute de la monarchie espagnole et à la fuite de
la famille royale portugaise au Brésil en 1808. Deux nouvelles révolutions impériales en découlèrent, qui
questionnaient la nature coloniale de ces deux Couronnes. La fuite des Bragance à Rio et
l’emprisonnement du monarque espagnol en France entraînèrent une profonde remise en question des
relations à l’intérieur de ces empires entre métropoles et territoires ultramarins. Les conflits qui en
découlèrent aboutirent, en Amérique espagnole, à une sanglante guerre d’indépendance. Nourris des
exemples de Saint-Domingue, au fait des développements de la Révolution française, les gouvernements
hispano-américains autonomes interdirent la traite des esclaves pour obtenir le soutien de la Grande-
Bretagne en 1810 et, avec des chronologies diverses selon les espaces, ouvrirent le débat sur l’abolition
graduelle. Il est vrai que l’esclavage n’y concernait qu’une minorité de la population qui travaillait en
général dans de grands domaines plus ou moins extensifs, dans l’extraction minière ou encore comme
domestiques, ouvriers du textile ou artisans urbains. L’essentiel du travail était fourni par des métis libres
ou des Amérindiens. L’esclavage n’était cependant pas une institution secondaire dans la région et l’enjeu
de son devenir fut central aussi bien dans les débats constitutionnels que sur les champs de bataille. Dès
1811, le Chili adopta une loi de liberté des ventres, l’État fédéré d’Antioquia dans les Provinces-Unies de
Nouvelle-Grenade lui emboîtant le pas en 1814. Ces décisions s’inscrivaient en continuité avec les
dynamiques coloniales antérieures puisque, dans les colonies espagnoles, l’affranchissement des esclaves
était facilité par la pratique régulée judiciairement du rachat et la possibilité pour les esclaves d’intenter
des procès de liberté. Si l’historiographie a longtemps considéré les mesures de libération graduelle
comme des pis-aller, des travaux récents ont montré que ces mesures ont fragilisé politiquement
l’institution de l’esclavage avant que celle-ci ne soit abolie définitivement, au cours de la décennie 1850, si
l’on excepte le Chili (1823), l’Amérique centrale (1824), la Bolivie (1826) et les États-Unis mexicains
(1829). Partout, des formes de travail forcé, d’apprentissage ou de patronage ont, toutefois, encadré la
liberté des anciens esclaves.
Ces mesures libérales furent adoptées sous la pression de l’action des esclaves engagés dans les
armées patriotes et royalistes au cours des guerres acharnées qui ont marqué les indépendances hispano-
américaines. Dans les deux camps, les états-majors leur promirent la liberté. Au Venezuela, un grand
soulèvement servile, encouragé par les royalistes, contribua à la fin de la première confédération
républicaine du pays. En 1816, le fugitif Simón Bolívar fut aidé par le président du sud d’Haïti,
Alexandre Pétion, contre la promesse – non tenue – d’une abolition immédiate. En Colombie, plus de
3 000 esclaves furent levés en 1820 pour participer à la phase finale de la guerre. Ils étaient
2 000 affranchis sur un total de 5 000 soldats à s’embarquer à Valparaíso pour libérer le Pérou sous la
conduite du général José de San Martín.
Dans le Brésil émancipé en 1822, en revanche, il n’était pas question de toucher à l’institution. De
fait, l’indépendance ouvrit à un âge d’or de l’économie esclavagiste dans différentes régions comme Bahia
ou Rio, où la canne et le café étaient cultivés par une main-d’œuvre servile. Dans ce contexte, des
esclaves s’engagèrent au sein de mouvements anti-impériaux qui réclamaient l’établissement de
républiques anti-esclavagistes, au Pernambouc (1817), ou lors de la révolte du Grand Pará en faveur de la
constitution d’une « Confédération de l’Équateur » (1824), ou plus tard, dans le Rio Grande do Sul (1836-
1845). Ces grandes rébellions ne connurent pas l’issue favorable de celles de Saint-Domingue.
Cuba connut, comme le Brésil, un renforcement post-révolutionnaire de son économie esclavagiste.
Profitant de l’effondrement de Saint-Domingue, « l’île très fidèle » resta dans le giron espagnol et devint,
avec le Brésil, la principale destination de la traite illégale et la plus grande pourvoyeuse de sucre du
monde atlantique, avec une production bientôt organisée autour de grandes usines de raffinage très
modernes pour l’époque.
Le cas de l’Empire britannique, enfin, permet de comprendre comment les révolutions atlantiques
agirent bien au-delà des espaces qu’elles transformèrent. Tout au long de la période, le Royaume-Uni
apparaît comme la puissance conservatrice par excellence, agissant militairement depuis la guerre de
Sept Ans pour consolider son empire colonial et contrer l’expansion de la contagion révolutionnaire.
L’empire fut néanmoins affecté par les événements que la couronne britannique combattit. La sécession
des Treize Colonies, la lutte contre la France et ses alliés et les révoltes de ses esclaves mirent à l’épreuve
son système politique et économique. L’abolitionnisme britannique, crucial pour le démantèlement du
système atlantique, peut être lu comme une réponse pragmatique à ces défis et prouve, de surcroît, que
l’anti-esclavagisme ne fut pas l’apanage du camp révolutionnaire.
C’est dans la foulée de la Révolution américaine que fut créée, en 1787, la première grande société
réclamant la fin de la traite, dans laquelle militèrent Thomas Clarkson, Granville Sharp et
William Wilberforce. Les élites abolitionnistes réussirent à gagner une grande partie de l’opinion
publique, comme en témoignent les milliers de personnes qui signèrent des pétitions en faveur de
l’abolition en 1787-1788. D’une part, la défaite morale que représenta l’indépendance états-unienne
contribua à légitimer les idées abolitionnistes en faisant émerger un débat sur la possibilité de réconcilier
impératifs moraux et économiques et de rendre compatible l’impérialisme avec le maintien des libertés
anglaises. D’autre part, le Committee for the Abolition of the Slave Trade lia la lutte contre le commerce
des esclaves à d’autres revendications politiques comme la tolérance religieuse ou la réforme d’un régime
oligarchique fondé sur un système électoral inégalitaire. Pour les ministères whigs, cependant, la croisade
morale contre la traite puis l’esclavage constitua une manière de détourner l’opinion d’autres demandes
politiques comme la démocratisation du système électoral.
L’indexation de ces combats à la conjoncture révolutionnaire atlantique se lit aussi dans la
chronologie. Alors que l’interdiction de la traite occupa une place centrale dans le débat national de 1788
jusqu’à l’obtention d’un vote majoritaire aux Communes en 1792, l’évolution radicale de la Révolution
française et le soulèvement de Saint-Domingue amenèrent les abolitionnistes modérés comme Wilberforce
à interrompre leur combat par crainte d’apparaître comme les émules des jacobins. Cette suspension dura
jusqu’au rétablissement de l’esclavage dans l’empire français en 1802-1803. De nouveau, la lutte
abolitionniste put apparaître comme un combat patriotique. James Stephen ou Henry Brougham
parvinrent alors à convaincre l’opinion, le Parlement et le gouvernement que la fin de la traite était une
mesure susceptible d’assurer l’hégémonie commerciale et militaire du Royaume-Uni sur les mers.
L’odieux commerce restait, à leurs yeux, une activité vitale pour les ennemis de la couronne alors qu’il
était devenu secondaire pour une économie britannique en pleine industrialisation. En abolissant la traite
atlantique en 1807, la Grande-Bretagne prit une mesure devenue populaire qui prouvait, aux yeux du
monde, la supériorité civilisationnelle du pays. De manière opportune, la décision donnait satisfaction à
l’opinion des classes moyennes et populaires qui souffraient des effets économiques de la guerre à
outrance contre l’Empire napoléonien. Cette avancée couronnait l’une des principales revendications
progressistes en occultant le refus de faire droit aux aspirations démocratiques des secteurs les plus
pauvres de la société britannique. L’abolitionnisme britannique partageait certaines valeurs de l’âge des
révolutions tout en répondant à des motivations anti-révolutionnaires soutenues par le camp
abolitionniste.
La déstabilisation politique de l’institution esclavagiste s’appuya sur une puissante sphère publique
constituée autour de journaux, de récits de voyages, de travaux scientifiques et portée par des sociabilités
militantes souvent formalisées dans des associations. Certains abolitionnistes mirent en avant les
principes de la morale chrétienne, en particulier en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne, marquées
par le second grand réveil religieux, où les quakers et d’autres évangélistes furent à l’origine des
premières sociétés abolitionnistes. D’autres abolitionnistes de l’âge des révolutions se reconnurent plutôt
dans les courants des Lumières qui faisaient la critique de la traite et de l’esclavage.
Ces réflexions s’inscrivaient dans des plans plus généraux de transformation des empires coloniaux,
où, de Voltaire à Montesquieu et Raynal, des Illuministi napolitains aux Lumières libérales écossaises,
traite et esclavage symbolisaient la décadence des empires coloniaux dont l’Espagne incarnait le type
achevé. Soucieux de voir s’ensauvager la métropole à l’instar de ses colonies, le ministre Pombal fit ainsi
interdire le commerce des esclaves vers le Portugal (1769) et adopter une loi du sol libre (1773). Les
penseurs des Lumières n’ont, cependant, pas tous condamné la traite et l’esclavage, et, bien que
majoritaires, les positions anti-esclavagistes ne conduisaient pas nécessairement à l’abolitionnisme.
Quand c’était le cas, le spectre des possibilités restait large. Certains auteurs souhaitaient seulement
interdire la traite, d’autres professaient l’abolition graduelle de l’esclavage. D’autres encore se
réjouissaient du fait que les affranchis pourraient civiliser l’Afrique en revenant à leur terre d’origine.
Dans cette variété de positions, la branche radicale du droit naturel, postulant l’égalité originaire des
hommes dans l’état de nature, joua un rôle central dans la sphère publique anti-esclavagiste. Son langage
philosophique influa sur la rédaction des grands textes révolutionnaires tels que la déclaration
d’indépendance états-unienne de 1776 ou les trois déclarations des droits de l’homme de la France
révolutionnaire en 1789, 1793 et 1795. Mais la revendication de l’égalité et l’amour proclamé de
l’humanité n’étaient pas la seule ressource des ennemis du système atlantique. Ouvert en 1767 par le
physiocrate Pierre Samuel Dupont de Nemours, le débat économique sur la rentabilité de l’esclavage
fournit un autre spectre d’arguments aux abolitionnistes libéraux. Leurs opposants furent néanmoins
nombreux, à l’instar de Pierre-Victor Malouët en France ou Bryan Edwards en Grande-Bretagne. L’intérêt
des planteurs était puissamment défendu dans les parlements des nations esclavagistes.
C’est avec la Révolution américaine que ce langage politique commença à être porté par les
premières sociétés abolitionnistes qui réclamaient l’abolition de la traite et la liberté des ventres.
L’association pionnière de ce type fut créée en 1775 à Philadelphie sous le nom de Society for the Relief
of Free Negroes, alors même que commençait la guerre d’Indépendance américaine. Les premières
sociétés britanniques et françaises furent à peu près contemporaines. L’influente Society for Effecting the
Abolition of the Slave Trade regroupa les futurs grands noms de la cause dès avril 1787. Le Genevois
Étienne Clavière et Jean-Pierre Brissot – qui, respectivement, avaient connu à Londres l’association
britannique et observé le militantisme abolitionniste américain lors d’un voyage aux États-Unis –
fondèrent, avec l’abbé Grégoire, la Société des amis des Noirs en février 1788. Ces sociétés publiaient des
ouvrages sur la situation des esclaves et les horreurs de la traite tout en essayant d’agir auprès des
parlements et des gouvernements. L’association britannique publia des pamphlets qui furent envoyés à
chacun des députés des Communes. De fait, si les discours contre « l’odieux trafic » ou l’esclavage étaient
antérieurs à l’âge des révolutions, la politisation de ces enjeux et le militantisme abolitionniste leur furent
absolument contemporains. Ils mobilisèrent des répertoires diversifiés d’idées et d’actions.
Le monde ibérique dans son ensemble ne connut pas, avant les années 1860, ce type de militantisme
associatif des élites, même si les députés libéraux Isodoro de Antillón y Marzo et Manuel José Quintana,
réclamèrent l’abolition graduelle aux Cortes de Cadix en 1810-1812. Les premières revendications
abolitionnistes furent portées par des « sociétés africaines », à Buenos Aires par exemple, qui
regroupaient des artisans et des ouvriers noirs de la cité. Des corporations de métier ou des confréries
religieuses soutenaient l’égalité civique des affranchis.
Le débat sur la traite et l’esclavage s’appuya sur la constitution d’une sphère publique reposant sur
l’imprimé à l’échelle de l’Atlantique, dont les acteurs pouvaient aussi bien être des savants européens,
comme ceux de la Décade philosophique sous le Directoire, ou des noirs libres comme les rédacteurs
anonymes de La Negrita y El Negrito dans la Buenos Aires de Rosas, ou encore le libraire jamaïcain
Bryan Jordan qui publiait à Kingston une feuille influente, The Watchman. On sait l’importance des récits
autobiographiques des affranchis Ottobah Cugoano (1787) ou Olaudah Equiano (1789) dans l’émergence
de la question abolitionniste dans l’espace public. De la littérature des Nègres (1808), de l’abbé Grégoire,
rendit compte de cette vaste production imprimée, militante ou non, des victimes du système atlantique,
dans le but de montrer l’aptitude des « Africains » au progrès. Du côté des partisans du statu quo, les
événements de Saint-Domingue furent exposés comme un grand massacre des blancs par des
représentations iconographiques édifiantes ou la publication de récits comme ceux de Marcus Rainford.
Les traductions et la circulation rapide de ces textes et de ces images permirent à de larges audiences de
s’intéresser à ces questions, entraînant une vive polarisation du débat.
On oublie parfois que d’autres formes de circulation des nouvelles et des idées eurent des effets
directs sur les événements. Transmises grâce au va-et-vient entre écriture et oralité, colportées par les
nombreux réfugiés, marchands et matelots qui sillonnaient les mers, certaines valeurs circulèrent
rapidement parmi les libres de couleur ou les esclaves des Amériques et des Caraïbes. De nombreux
esclaves des Treize Colonies connurent très vite le contenu de la déclaration d’indépendance. La
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 se diffusa dans les Antilles quelques mois après
sa publication. Ce sont des rumeurs concernant une décision du roi qui provoquèrent la prise d’armes des
esclaves de Saint-Domingue en 1791. Entre 1795 et 1799, de multiples révoltes et conspirations de libres
de couleur et d’esclaves éclatèrent dans le bassin de la Grande Caraïbe, à Curaçao, au Venezuela, à
Sainte-Lucie, à Grenade, à Trinité-et-Tobago et en Nouvelle-Grenade. Un « vent commun » de révoltes
anti-esclavagistes, pour reprendre l’expression de l’historien Julius Scott, balaya cet espace, mais c’est
l’ensemble du monde atlantique, comptoirs africains compris, qui réagit au soulèvement de Saint-
Domingue et au décret de liberté générale. Ces circulations étaient portées par une puissante économie
des émotions alimentée par le contraste entre, d’une part, la peur que produisaient le précédent haïtien
et, d’autre part, l’espoir que ce « mauvais exemple » pouvait susciter parmi les esclaves.
Aux Amériques, l’immense majorité des élites abolitionnistes étaient favorables à la disparition
graduelle de l’esclavage. Cette générosité les faisait pourtant peu douter de l’infériorité naturelle de la
« race africaine ». À l’image de Thomas Jefferson, nombre d’entre elles estimaient tout aussi
problématique le maintien de l’institution servile au sein d’une république d’égaux que l’accession des
affranchis à la pleine citoyenneté. Beaucoup de discours abolitionnistes avaient recours à des stéréotypes
paternalistes sur les noirs. L’âge des révolutions ne fut pas seulement un moment d’affaiblissement et de
réinvention de l’esclavage, ce fut aussi celui où la race fut introduite en politique, pour paraphraser
Benjamin Constant. Des abolitionnistes libéraux, républicains et même socialistes du début du XIXe siècle
en furent les premiers grands penseurs, à l’instar des intellectuels proches du journal libéral français Le
Censeur européen. L’égalité devant la loi, en détruisant les fausses grandeurs héritées de l’Ancien
Régime, devait permettre d’organiser la société autour de capacités « naturelles ». En France,
républicains, socialistes saint-simoniens ou fouriéristes doutaient de la capacité des affranchis à travailler
volontairement. C’était le métissage avec la « race supérieure », davantage que l’effet de la liberté civile
et politique, qui devait les élever à la qualité de citoyens utiles. Cette « physiologie politique » était
partagée en Amérique latine par des libéraux comme Bolívar. Cela explique pourquoi les mesures anti-
esclavagistes s’accompagnaient généralement de mesures limitant les droits civils et politiques des
affranchis. Partout, l’affaiblissement politique de l’esclavage rejaillit sur la condition des libres de couleur
dont le statut de citoyen était sujet à controverse. Aux États-Unis, le « bref recul de la ligne de couleur »
(Ira Berlin) pendant la révolution encouragea les Afro-descendants, considérés jusque-là comme de
simples résidents (denizen), à réclamer l’égalité politique devant les tribunaux des États fédérés, parfois
avec succès. Mais partout se posait la même question : comment tolérer l’inclusion, à égalité, d’individus
méprisés, naguère traités comme de simples choses, dans la sphère de la citoyenneté ? Ces enjeux étaient
explosifs parce qu’ils concernaient la définition même de la citoyenneté démocratique et son cercle
d’inclusion et d’exclusion.
Les limites de la générosité abolitionniste se lisent également dans les plans de colonisation nouvelle
qui émergèrent en Grande-Bretagne dès la fin du XVIIIe siècle ; en France, dans le cadre de la Société des
amis des Noirs ; aux États-Unis avec l’American Colonization Society fondée en 1816. Dans la ligne du
savant et explorateur suédois Carl B. Wadström, il s’agissait de renvoyer les affranchis en Afrique pour
qu’ils y répandent la civilisation occidentale, les habitudes de travail, de commerce. En un mot, les
révolutions atlantiques devaient produire une nouvelle géographie de la liberté. Le comptoir de Freetown,
au Sierra Leone, fut fondé en 1787 par l’abolitionniste Granville Sharp et sa Society for the Relief of the
Black Poor pour accueillir des affranchis de la Révolution américaine qui avaient combattu pour le roi
George et échoué, misérables, à Londres. La colonie recueillait aussi les esclaves libérés lors des
croisières du West Africa Squadroon, la flotte armée pour faire respecter l’interdiction de la traite
internationale. Destinée à former le foyer des esclaves émancipés des États-Unis, la colonie du Liberia,
fondée en 1822, associait abolition et colonisation post-impériale, les affranchis des Amériques recevant la
mission de civiliser l’Afrique.
Héritières des critiques anti-esclavagistes des Lumières, les révolutions atlantiques ouvrirent la
possibilité de penser la fin graduelle de l’esclavage. C’est cependant l’action des esclaves eux-mêmes qui
permit d’obtenir les mesures les plus importantes de la période, soit en tant que rebelles, soit comme
soldats engagés dans les guerres d’indépendance du continent américain. Ces temps de politisation
extrême permirent à des milliers d’esclaves de devenir des acteurs à part entière, dont l’objectif n’était
pas seulement leur propre libération, mais la fin de l’institution servile et l’égalité des affranchis avec les
autres citoyens. Ce programme n’eut d’effet immédiat qu’en Haïti. Ailleurs, les libéraux, qui avaient
inspiré les politiques abolitionnistes, trouvèrent dans l’inégalité naturelle des raisons pour retarder la fin
immédiate de l’esclavage et frapper les affranchis et leurs descendants d’incapacités civiles et politiques
dans le cadre même de la citoyenneté. À Cuba, au Brésil et dans le sud des États-Unis, le système
esclavagiste sut s’adapter aux conditions de la révolution industrielle. Il connut une nouvelle expansion, à
tel point que l’on parle de « second esclavage » pour le XIXe siècle. Le caractère ambivalent de la période
tient à ce que les révolutions atlantiques firent de la fin de la traite et de l’esclavage l’un des horizons
politiques de la modernité tout en ouvrant également un âge d’or de l’association entre économie de
plantation et industrialisation, avec, en arrière-plan, la constitution d’une réflexion entreprise par les
libéraux et les républicains sur les capacités différenciée des « races humaines » à accomplir les
promesses du progrès. Il n’empêche que les révolutions atlantiques ébranlèrent profondément une
institution identifiée à la construction des empires de la première modernité.
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RENVOIS
BENEDETTA ROSSI
Un jeune esclave servait au banquet donné par son maître, Vedius Pollion, riche Romain lui-même
fils d’un esclave affranchi, lorsqu’il brisa par mégarde une coupe en cristal. Pour punir le garçon, Pollion
ordonna qu’on le mette à mort en le jetant en pâture aux murènes qu’il élevait dans un bassin du jardin de
sa villa de Pausylipon. Supplié par l’esclave qu’on lui épargne une mort si cruelle, l’empereur Auguste, qui
était invité au banquet, fit remplir le bassin de terre et briser toutes les coupes de Pollion. Sénèque
raconte cette anecdote dans son De Ira (I, 40) pour illustrer non pas les horreurs de l’esclavage, mais les
vertus de la tolérance. Il mentionne à nouveau la cruauté de Vedius Pollion dans son De Clementia (I, 18),
en clarifiant davantage encore son avis sur l’esclavage :
Bien que les lois permettent de maltraiter sans retenue un esclave [cum in servum omnia
liceant], il est néanmoins certaines choses que le droit commun de la vie nous interdit de faire à
un être humain [in hominem].
Cette anecdote plaisait à l’imaginaire antique. Elle est reprise par Pline l’Ancien (Naturalis Historia,
9, 39), Dion Cassius (Historia Romana, 54, 23) et, à la fin du IIe siècle, par Tertullien de Carthage (De
Pallio, 5). Dans un monde non abolitionniste, la leçon morale qu’inspire la cruauté de Vedius Pollion ne
porte pas sur l’inhumanité de l’esclavage, mais sur les valeurs de tempérance et de pitié envers les autres,
y compris les esclaves. L’exhortation de Sénèque à traiter les esclaves avec humanité repose sur la
conviction du partage d’une commune humanité, et cela en dépit de la classification, pourtant rappelée,
des esclaves comme des biens meubles (mancipia). On trouve ici le paradoxe, qui est au cœur de la
question de l’esclavage à travers le temps, entre la classification juridique des esclaves comme des êtres
susceptibles d’être maltraités sans retenue et, parallèlement, la reconnaissance de leur humanité, qui
impose des limites à la dureté de leur traitement. L’esclavage permet un contrôle potentiellement total
sur la personne de l’esclave. Une telle forme extrême de domination a toujours posé un problème moral.
Mais les façons d’envisager ce problème ont varié dans le temps et l’espace.
Dans l’Antiquité les premiers chrétiens ne désapprouvaient pas l’esclavage, mais recommandaient
que les esclaves soient traités avec humanité. Dans son Épître à Philémon, saint Paul conseillait vivement
à ce dernier de reprendre à son service (sans toutefois l’affranchir) l’esclave fugitif Onésime, que Paul
avait converti au christianisme, « non plus comme serviteur, mais mieux qu’un serviteur, comme un frère
bien-aimé qu’il est vraiment pour moi » (Phl 1. 16). Plus tard, au Moyen Âge et au début de l’époque
moderne, se développa l’idée selon laquelle les croyants d’une religion monothéiste ne devaient pas
réduire en esclavage leurs coreligionnaires. Les premiers pas de l’anti-esclavagisme visaient ainsi à
protéger les concitoyens (dans la Grèce et la Rome antiques) et les coreligionnaires (dans l’islam et le
christianisme). Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle que les premiers arguments
abolitionnistes contre la réduction en esclavage de tous les êtres humains commencèrent à circuler parmi
les quakers en Pennsylvanie et au Royaume-Uni. Jusqu’à cette époque, l’esclavage n’était pas considéré
comme immoral en soi, mais les maîtres étaient exhortés à se comporter avec humanité envers leurs
esclaves. L’abolitionnisme transforme idéologiquement l’esclavage d’une institution légitime en une
aberration. Envisagée dans la longue durée du traitement moral de l’esclavage, l’émergence de
l’abolitionnisme marque le développement d’une nouvelle éthique universaliste qui considère que toute
vie humaine mérite d’être défendue. Bien que l’esclavage continue d’exister exceptionnellement et dans
l’illégalité, avec l’abolitionnisme aucune catégorie de personnes ne peut légitimement être imaginée
comme intrinsèquement si défectueuse (dans le sens latin de déficient, incomplet, imparfait) qu’elle
mériterait, voire nécessiterait, d’être réduite en esclavage.
Les attitudes morales à l’égard de l’esclavage ont été régies en général par trois logiques
alternatives : l’altérisation (othering), la réciprocité, et l’universalisme. Les logiques de l’altérisation
(othering logics) justifient les formes d’esclavage les plus aliénantes, qui dénient aux esclaves leur
humanité : un outil (ou un animal) n’est censé ne rien mériter en retour des services qu’il rend. La
deuxième logique, fondée sur la réciprocité asymétrique entre maîtres et esclaves, suppose l’intégration
des esclaves, même dans une position très subalterne, au sein de sociétés hiérarchisées. La réforme de
l’institution esclavagiste est alors conçue en termes de réduction de l’asymétrie entre maître et esclave et
d’amélioration des conditions de vie des esclaves. La troisième logique, fondée sur l’égalitarisme et
l’universalisme, ne peut que concevoir l’esclavage comme un tort, voire un crime. Lorsque tous les
humains en viennent à être considérés comme essentiellement égaux et que des droits fondamentaux sont
universellement reconnus à tous sans exception, aucune catégorie de personnes ne peut être considérée
comme réductible en esclavage. La révolution abolitionniste qui a conduit à l’abolition légale de
l’esclavage partout dans le monde a progressé parallèlement au rejet des hiérarchies naturalisées.
Lorsque l’abolitionnisme est devenu la norme, l’esclavage n’a pas pris fin, mais les stratégies des militants
anti-esclavagistes sont passées de la proclamation de l’humanité des esclaves à la dénonciation de
l’inhumanité des esclavagistes.
Le lien entre la réduction en esclavage et l’altérité religieuse était essentiel dans l’esclavage
méditerranéen, depuis l’Antiquité jusqu’au XVIe siècle. En 1363, les Prieurs de Florence autorisèrent le
commerce des esclaves à la condition qu’il s’agisse d’« Infidèles ». La prise de conscience du fait que de
nombreux esclaves des cités italiennes étaient nés chrétiens ou avaient été christianisés à leur arrivée en
Italie donna lieu à des débats sur la possibilité de posséder légitimement des esclaves qui s’étaient
convertis. Trois ans plus tard, en 1366, les Prieurs de Florence précisèrent que, par le terme d’Infidèles,
ils désignaient « tous les esclaves d’origine infidèle, même si, à l’époque de leur arrivée, ils appartiennent
à la foi catholique », et qu’un esclave d’origine infidèle était « quiconque vient du pays et de la race des
Infidèles » (De partibus et genere infidelium). Pour éviter les ambiguïtés, le Sénat vénitien promulgua en
1386 un décret réglementant le commerce des enfants de chrétiens libres, vendus par leurs parents
indigents (cette pratique était courante à Corfou, en Albanie, en Dalmatie, en Istrie, ainsi que dans
certaines régions du nord de l’Italie comme la Lombardie et la principauté épiscopale de Trente). Ces
enfants, désignés sous le nom d’« âmes » (anime), ne devaient pas être traités comme des esclaves
ordinaires, mais être asservis pour une durée prédéterminée, dix ans en général, au terme de laquelle on
devait leur donner le choix de se racheter par leurs propres moyens. Le décret stipulait que les enfants
nés au nord de Corfou étaient considérés comme des anime, et que ceux nés plus au sud étaient des
esclaves ordinaires.
La géographie fournissait un critère imprécis pour déterminer qui pouvait être réduit en esclavage,
mais elle avait l’avantage de la simplicité. À la fin du Moyen Âge et au début de la période moderne, les
critères géographiques pour la légitimation de la mise en esclavage produisirent des cartes mentales
divisant le monde entre les groupes réductibles en esclavage ou non, définis selon des caractéristiques
religieuses – ou, si l’on reprend la formule de Jeffrey Fynn-Paul, entre des zones d’esclavage et des zones
de non-esclavage. Hannah Barker a montré que les sociétés chrétiennes et musulmanes du bassin
méditerranéen et de la mer Noire partageaient une culture commune de l’esclavage : elles suivaient des
critères et des conventions analogues au sujet de cette institution sur tout le pourtour de la Méditerranée.
De part et d’autre du Sahara, les sociétés islamiques se caractérisaient également par des positions
communes sur les populations qui étaient susceptibles ou non d’être légitimement réduites en esclavage.
Le développement de la traite atlantique amplifia la mondialisation de l’esclavage. Des individus et
des groupes de tous les continents y jouèrent différents rôles, nourrissant un système conçu pour fournir
aux économies américaines des Africains réduits en esclavage. Les technologies qui rendirent possibles le
commerce et le transport transocéaniques, associées aux logiques capitalistes pour lesquelles le profit
était à la fois un moyen et un objectif de l’esclavage de masse, transformèrent cette institution. Dans
d’autres contextes, les logiques hiérarchiques qui légitimaient l’esclavage entraînaient des formes de
réciprocités asymétriques entre l’esclave et le maître. Or, ces liens de réciprocité disparaissaient dans la
traite atlantique. La cargaison humaine du navire de traite était déshumanisée, esclavage atlantique et
marchandisation capitaliste se nourrissant mutuellement.
Le commerce atlantique du XVIe siècle n’inventa pas ex nihilo les logiques économiques capables
d’accentuer le potentiel déshumanisant de l’esclavage. Par exemple, Paulin Ismard montre qu’à Chios, au
e
VI siècle avant notre ère, l’esclavage commercial posait déjà un problème moral aux auteurs grecs, sans
pour autant faire d’eux des abolitionnistes. Le barbare de Chios et l’Africain victime de la traite atlantique
sont des outils dont l’achat résulte d’un calcul économique visant à tirer profit des produits de leur travail.
Contrairement aux esclaves ayant une place dans la société en tant qu’esclaves, car intégrés aux
hiérarchies sociales avec un statut de subalterne, les esclaves anonymes et désocialisés dont le travail
alimentait un commerce lucratif correspondent davantage à la métaphore de la mort sociale décrite par
Orlando Patterson. L’échelle a son importance : au XVe siècle, les empires européens avaient acquis les
moyens technologiques adéquats pour soumettre des régions du monde et des populations entières à une
exploitation systématique afin d’assurer leur croissance économique et leur suprématie politique. Les lois
qui légitimaient l’esclavage restèrent foncièrement celles héritées de Rome, révisées par les interventions
médiévales chrétiennes et islamiques. Mais l’appareil de l’esclavage atlantique mobilisa des critères
juridiques, technologiques, scientifiques, économiques, religieux et moraux pour acquérir la force d’un
dispositif, non seulement du point de vue quantitatif mais aussi qualitatif.
Comment légitimer moralement la mise en place d’un tel dispositif en vue de l’exploitation
systématique d’Africains réduits en esclavage ? La papauté était la principale autorité éthique de la
chrétienté. Elle se prononça tout autant en faveur qu’en défaveur de l’esclavage et du commerce des
esclaves, mais elle contribua dans l’ensemble à la perpétuation de l’esclavage atlantique. En 1452, les
Portugais catholiques recherchèrent l’approbation du pape pour leur expansion territoriale outre-mer. Par
sa bulle Dum Diversas, le pape Nicolas V accorda à l’empereur portugais Alphonse V, dit « l’Africain »,
« la pleine et entière permission d’attaquer, de rechercher, de capturer et de soumettre les Sarrasins, les
païens et tous les autres infidèles et ennemis du Christ, où qu’ils se trouvent, ainsi que leurs royaumes,
duchés, pays, principautés et autres possessions […] et de réduire leurs personnes en esclavage
perpétuel ». L’objectif présumé de leurs conquêtes était de convertir les sociétés du Nouveau Monde au
christianisme. La conversion était à l’époque une justification morale et politique puissante. En 1493, à la
suite du voyage de Christophe Colomb en Amérique, Ferdinand et Isabelle d’Espagne obtinrent du pape
Alexandre VI qu’il leur accordât, par la bulle Inter Caetera, la même autorisation pour leurs entreprises
atlantiques. Le pape donna aux monarques d’Espagne l’autorité sur les Amériques et à ceux du Portugal
l’autorité sur l’Afrique. En 1494, le traité de Tordesillas confirma cette répartition des pouvoirs entre
l’Espagne et le Portugal. En 1506, le pape Jules II réitéra ces termes. Ces traités, qui visaient
principalement à étendre le pouvoir temporel et les opérations commerciales des empires européens,
approuvaient l’esclavage, lequel était justifié en tant que moyen de conversion religieuse à l’intérieur des
sphères d’influence géographiquement définies des souverains catholiques.
La réduction en esclavage des coreligionnaires devait être évitée. Mais il ne faut pas confondre une
préoccupation à l’égard d’une réduction en esclavage illégitime avec une réelle volonté d’éliminer
l’institution de l’esclavage. Le dominicain Bartolomé de Las Casas, qui prônait la disparition de
l’esclavage amérindien, proposa en 1518 à la couronne espagnole de remplacer les travailleurs
amérindiens par des Africains acquis en Ibérie. Il se repentit par la suite de cette suggestion et dénonça
l’esclavage des Africains dans son Historia de las Indias, qui resta inédit pendant trois cents ans, et dans
la Brevísima relación de la destrucción de África (1552). Bartolomé de Albornoz, juriste espagnol de
l’école de Salamanque et professeur de droit à l’université de Mexico, dans son Arte de los contractos
(1573) alla plus loin et condamna non seulement le commerce des esclaves, mais l’esclavage lui-même, y
compris celui ciblant les Africains. Il ne réclama pas l’émancipation des esclaves, mais sa dénonciation de
l’institution était suffisamment radicale pour que son livre soit mis à l’index par l’Inquisition. Sa voix
demeura presque isolée jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Ce ne fut pas Albornoz, mais Alberico Gentili,
Francisco de Vitoria, Hugo Grotius et d’autres juristes célèbres qui fournirent les arguments en accord
avec les intérêts des empires européens.
Il est probable que les intellectuels musulmans du XVIe siècle, comme Makhluf ibn ‘Ali ibn Salih al-
Balbali, qui écrivait dans les années 1530, étaient au courant des débats sur l’esclavage qui se tenaient
dans la péninsule Ibérique. En 1615, Ahmad Baba, lettré sanhaja, retourna à Tombouctou, sa ville natale,
après vingt ans d’exil à Marrakech, dans le sultanat du Maroc. Peu après son retour, il écrivit le traité
Mi’raj al-Su’ud ila nayl hukm majlub al-sud (« L’échelle pour s’élever à la compréhension de la loi sur les
noirs transportés »). Les « Noirs transportés » étaient des Africains de l’Ouest vendus comme esclaves en
Afrique du Nord, après avoir traversé le Sahara. Ce texte fut écrit en réponse aux questions de Sa’id ibn
Ibrahim al-Jirari, marchand de l’oasis du Touat, au nord du Sahara. Al-Jirari suivait essentiellement la
même logique que les suzerains ibériques qui consultaient les papes dans leur quête de légitimation
morale. Il consultait le juriste Ahmad Baba pour avoir son opinion sur les personnes qui, selon les lois
divines, pourraient être légitimement asservies.
Citant Ibn Khaldoun (1332-1406) et d’autres auteurs, Ahmad Baba déclara que les peuples
mentionnés par al-Jirari n’avaient jamais été conquis et avaient embrassé l’islam de leur propre volonté,
et qu’ils ne pouvaient donc pas être légitimement réduits en esclavage par d’autres musulmans. Quant à
la réponse à la seconde question d’al-Jirari, il incombait à l’acheteur de faire la preuve de la réductibilité
en esclavage de ces groupes : citant une décision rendue par le cadi de Tombouctou d’autrefois,
Mahmud ibn ‘Umar ibn Muhammad Aqit (en fonction de 1498 à 1548) qui était aussi son aïeul,
Ahmad Baba déclara que, si le captif qui faisait l’objet d’une vente affirmait être musulman, l’acheteur
avait pour obligation religieuse de l’affranchir, à moins d’avoir la preuve du contraire. Les musulmans
noirs devaient être traités comme tous les autres musulmans. Ces arguments ne signifiaient pas
forcément qu’Ahmad Baba n’avait pas un point de vue racialisé. Il s’appuyait probablement sur la théorie
de la race d’Ibn Khaldoun, qui regorgeait de stéréotypes négatifs sur les Noirs. Mais il affirmait que le
droit islamique ne faisait pas de distinction entre les races lorsqu’il était question d’esclavage.
Comme les notables vénitiens dans leurs décisions du XIVe siècle, l’érudit de Tombouctou eut recours
aux critères géographiques pour répondre aux demandes concernant la possibilité de réduire en
esclavage les peuples de certaines sociétés subsahariennes. Il distingua les peuples originaires de régions
connues comme « terres d’Islam », qu’on ne pouvait légitimement asservir, et les peuples vivant hors de
ces zones, qui pouvaient en toute légalité être réduits en esclavage. Il se référa à une ancienne fatwa
prononcée par Makhluf ibn ‘Ali ibn Salih al-Balbali qui dressait la liste des groupes qu’on ne pouvait
vendre ou posséder comme esclaves, car musulmans, et qui comprenait les populations de Kano, Katsina,
Gobir, certains habitants de Zakzak et tous les Songhay. John Hunwick relève que dans son jugement, al-
Balbali s’en remettait à l’avis des juristes d’Andalousie et de Fès. Les critères géographiques apportaient
une solution pragmatique permettant de déterminer la croyance religieuse d’individus réduits en
esclavage. Mais ces critères étaient par essence changeants : la conversion ou l’apostasie pouvaient
modifier les cartes des territoires où les populations pouvaient être réduites en esclavage. Ainsi, deux
siècles après Ahmad Baba, le cheikh Usman dan Fodio, fondateur du sultanat de Sokoto, soutenait dans
son Bayan wujub al-hisra que la situation avait changé depuis l’époque de la fatwa d’Ahmad Baba et qu’il
pouvait mener en toute légitimité le jihad contre les souverains haoussas de ces régions, car leurs
habitants ne pouvaient plus être considérés comme de véritables musulmans.
Jusqu’au XVIIe siècle, chrétiens et musulmans dénoncèrent, avec une véhémence qui préfigurait les
harangues passionnées des abolitionnistes, ce qu’ils considéraient comme une réduction en esclavage
illégitime car mal ciblée. Mais ils ne contestaient pas la moralité de l’esclavage en tant qu’institution. La
différence avec les positions abolitionnistes est considérable et les conséquences en sont importantes,
surtout pour ceux qui sont jugés dignes d’être asservis. Aspirer à l’affranchissement dans une société où
l’esclavage est considéré comme une institution légitime est bien différent d’être illégalement réduit en
esclavage dans une société qui considère l’esclavage comme une aberration morale et un crime.
L’opposition sélective à l’esclavage ne saurait être confondue avec l’abolitionnisme. La première vise à
protéger certains groupes de l’esclavage, le second à éradiquer une institution pluriséculaire.
La révolution abolitionniste
Les premiers arguments abolitionnistes étaient originaux pour deux raisons : ils postulaient une
humanité commune avec les esclaves et s’appuyaient sur une éthique universaliste. En 1688, au cours
d’une réunion des Amis (quakers) à Germantown (Pennsylvanie), Francis Daniell Pastorius,
Gerret Hendericks, Derick up de Graeff et Abraham up den Graeff présentèrent une pétition pour mettre
fin à la pratique de l’esclavage dans leur communauté. La pétition demandait aux quakers, qu’effrayait
l’idée de voir des chrétiens exposés à se faire capturer par les Turcs musulmans, d’étendre leur empathie
aux Africains risquant l’esclavage. De nombreux quakers considéraient encore qu’il était acceptable de
posséder des esclaves et se prêtaient de l’argent pour en acquérir afin d’assurer le succès de leurs
entreprises commerciales. La pétition de Germantown mettait l’accent sur l’universalité des droits de
l’homme et s’appuyait sur « la règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te
fasse. » Ayant connu la persécution en raison de leurs croyances religieuses, les quakers néerlandais et
allemands (dont la plupart étaient d’anciens mennonites) compatissaient avec les esclaves. Leurs
réflexions s’adressaient aux consciences individuelles dans un style rhétorique simple. À peu près à la
même époque, les puritains du Massachusetts critiquaient la mise en esclavage d’autrui, car le corps des
esclaves, à l’instar de celui de leurs bourreaux, abritait une âme immortelle. Comme le puritain
Richard Baxter le rappelait à ses lecteurs dans A Christian Directory : Or, a Summ of Practical Theologie,
and Causes of Conscience (1673), l’âme des esclaves était « tout aussi capable de salut que la vôtre »
(p. 557). En Amérique du Nord, en l’espace de deux siècles, ce mouvement qui avait débuté comme un
appel à la conscience des membres de sectes chrétiennes marginales de l’après-Réforme se transforma
progressivement en une lutte inconciliable sur le statut des noirs, manifestement (ost)racisés. L’idée qu’ils
étaient dignes du statut libre déboucha sur une guerre civile.
L’esclavage avait commencé à être progressivement aboli après la guerre d’Indépendance contre la
Grande-Bretagne. Les États du Nord s’étaient opposés à l’esclavage dès le début de la période post-
indépendance, le Vermont et la Pennsylvanie adoptant respectivement des lois d’abolition graduelle de
l’esclavage en 1770 et 1780. En 1783, le Massachusetts fut le premier État à déclarer l’esclavage illégal,
et en 1804 la plupart des États du Nord avaient fait de même. L’esclavage fut aboli partout aux États-Unis
après la guerre de Sécession, avec l’adoption du treizième amendement de la Constitution américaine en
1865, sous la présidence d’Abraham Lincoln. La trajectoire qui mena à l’abolition fut toutefois loin d’être
linéaire : des variantes d’arguments pro-esclavage, pro-abolition et plusieurs positions intermédiaires en
faveur d’une amélioration du sort des esclaves proliférèrent. Les auteurs en faveur de l’esclavage
défendaient ce qui était à leurs yeux la moralité du racisme. Ils affrontaient des abolitionnistes noirs de
plus en plus influents, qui étaient à la fois des idéologues et des icônes de l’anti-esclavagisme. Leurs
façons d’agir et de raisonner démontraient la non-infériorité du noir et révélaient les fictions
infériorisantes qui sous-tendaient l’esclavage (comme altérisation).
Au milieu du XIXe siècle, de nombreux propriétaires d’esclaves favorables au maintien de l’esclavage
étaient en faveur des politiques d’amélioration. George Fitzhugh, auteur virginien anti-abolitionniste,
citait Aristote afin de faire passer les relations hiérarchiques esclave-maître pour une nécessité naturelle
et dénoncer le concept de « liberté humaine naturelle », qu’il considérait comme un artifice trompeur de
la rhétorique abolitionniste. Il défendait la nécessité de l’inégalité. L’esclavage jouait selon lui un rôle
utile en régulant l’inégalité de manière avantageuse à la fois pour les esclaves et les libres. Plutôt que de
nier l’humanité des esclaves, l’argumentaire proposé par Fitzhugh dans Cannibals All, or Slaves Without
Masters (1857) reposait sur l’idée que des conditions d’esclavage améliorées seraient préférables aux
conditions de vie du prolétariat anglais, que Fitzhugh qualifiait d’« esclaves sans maîtres ». Au contraire,
d’après lui, les esclaves d’Amérique vivaient
aux côtés de l’épouse, des enfants, des frères et sœurs, des chiens, des chevaux, des oiseaux et
des fleurs – les esclaves aussi appartiennent au cercle de la famille. Leur humanité commune,
leur faiblesse et leur dépendance abjectes, leur grande valeur, les services qu’ils rendent pour
répondre à nos besoins dans l’enfance, l’âge adulte, la maladie et la vieillesse, les écartent-ils
de cette affection que tout dans la famille suscite ? Non : les intérêts du maître et de l’esclave
sont liés, et chacun, dans le domaine qui lui est approprié, s’efforce naturellement de
promouvoir le bonheur de l’autre.
En 1860, E. N. Eliott, président du collège des Planteurs du Mississippi publia un recueil de textes
visant à convaincre l’opinion publique américaine de la justice des arguments en faveur de l’esclavage. Il
y mêlait rhétorique de l’amélioration et racisme :
Que le nègre est aujourd’hui une espèce inférieure, ou au moins une variété inférieure de la
race humaine, est à présent bien établi et doit, nous le croyons, être reconnu par tous. Que, de
son propre chef, il n’a jamais émergé de la barbarie et que, même lorsqu’il est en partie civilisé
sous le contrôle de l’homme blanc, il retourne rapidement au même état si on l’émancipe, sont
aujourd’hui des vérités indubitables […]. L’esclavage américain a déjà accompli les résultats les
plus encourageants dans l’élévation de la race nègre qui vit parmi nous ; ils sont à présent
aussi supérieurs aux natifs d’Afrique que les blancs le sont par rapport à eux.
Enracinées dans une conception raciste du monde, les théories d’un esclavage prétendument naturel
furent la cible principale des campagnes abolitionnistes : « Ne suis-je pas un homme et un frère ? », « Ne
suis-je pas une femme et une sœur ? » Ré-humaniser les personnes déshumanisées occupait une place
centrale dans la révolution idéologique abolitionniste.
Ceux qui avaient directement fait l’expérience de l’esclavage et qui, après en avoir été libérés,
étaient devenus des intellectuels et militants connus du public, jouèrent un rôle fondamental.
Harriet Tubman mena des campagnes politiques, tout en cherchant à sauver des familles et individus qui
subissaient l’esclavage. Au cours de sa vie, Frederick Douglass changea de stratégie selon les différents
rôles qu’il endossa : de l’esclave résistant s’appuyant sur son histoire pour encourager les abolitionnistes
à agir, au converti religieux embrassant tous les chrétiens dans un message universaliste capable de
convaincre les esclaves comme les esclavagistes (« J’aimais toute l’humanité – y compris les
esclavagistes ; même si j’exécrais l’esclavage plus que jamais. Mon principal souci était, désormais, de
convertir le monde », My Bondage and My Freedom, 1865, p. 105), pour finalement incarner le réalisme
politique, conscient que le pouvoir ne concéderait jamais rien sans lutte.
En Europe, où la présence d’Africains dans la population métropolitaine était réduite,
l’abolitionnisme allait conférer une légitimité morale à la prétendue amélioration des conditions de vie des
Africains en Afrique. Il contribua à l’évangélisation de l’Afrique par les missionnaires catholiques et
protestants et à son occupation territoriale par les principaux empires coloniaux européens se déclarant
« civilisateurs ». À mesure que l’abolitionnisme devenait un outil d’expansion, le « sauveurisme »
(saviorism) vint remplacer l’importance auparavant accordée par le mouvement à l’égalité et la
réciprocité. Se posant en libérateurs des esclaves des autres, les puissances européennes s’arrogèrent la
mission d’éradiquer en premier lieu la traite des esclaves, puis l’esclavage, dans le monde entier. Ce
grand récit abolitionniste qui se développa progressivement était en réalité très divers. Certains discours
anti-esclavagistes européens mettaient l’accent sur des critères religieux ou laïques, d’autres invoquaient
alternativement les idéaux de civilisation, de salut ou d’efficacité économique, et d’autres encore
s’appuyaient, dans leurs appels publics, sur des tableaux statistiques, des images émotionnelles, des
récits d’explorateurs ou des témoignages autobiographiques d’esclaves.
Aujourd’hui, l’abolitionnisme est perçu comme une étape décisive dans le progrès moral des
sociétés. Mais l’abolitionnisme doit se définir à l’aune de ses actions. Aux États-Unis, après l’abolition, les
lois Jim Crow remplacèrent l’esclavage par une exploitation et une domination racistes fondées
légalement. En Europe, l’abolitionnisme fut instrumentalisé pour justifier l’impérialisme et l’occupation de
l’Afrique. L’éthique universaliste de réciprocité mise en avant au début du mouvement fut reconfigurée
pour répondre aux objectifs de l’impérialisme grandissant de l’Europe. Ce processus donna lieu à des
interventions qui ne ressemblaient parfois guère aux intentions originelles abolitionnistes.
Courants de l’abolitionnisme
Les quakers britanniques firent des déclarations publiques contre la traite des esclaves dans la
seconde moitié des années 1720. Ils commencèrent à promouvoir un traitement plus humain des esclaves,
auxquels on apporterait l’éducation, l’alphabétisation, et finalement la liberté. Mais les points de vue
améliorationnistes cédèrent progressivement la place à des plaidoyers en faveur de l’abolition. Dans son
Historical Account of Guinea paru en 1762, Anthony Benezet, quaker de Philadelphie, affirmait l’égalité
des Africains et des Européens et fournissait des données empiriques sur les proportions et l’organisation
de la traite transatlantique, des statistiques sur les navires de traite, et des récits de témoins oculaires sur
la situation désespérée des esclaves. L’expérience des quakers en matière de tenue de registres et de
comptabilité facilita l’émergence de tactiques abolitionnistes fondées sur une documentation méticuleuse.
Les amis quakers du célèbre abolitionniste Thomas Clarkson encouragèrent ce dernier à étudier le
fonctionnement des navires de traite. Bientôt, ces bateaux devinrent une icône de la propagande anti-
esclavagiste à travers l’empire.
La stratégie abolitionniste de Clarkson devait beaucoup à la méthode de Benezet. Clarkson publia en
1786 son Essay on the Slavery and Commerce of the Human Species, Particularly the African, fondé sur
son essai en latin qui avait reçu un prix à Cambridge. En parallèle, les auteurs quakers du Royaume-Uni
produisirent une quantité extraordinaire de pamphlets et d’écrits anti-esclavagistes. James Walvin
mentionne 51 432 pamphlets et livres, ainsi que 26 525 rapports et documents. En 1787,
60 000 personnes adressèrent au gouvernement une pétition pour abolir la traite des esclaves, ce qui se
réalisa vingt ans plus tard. La présence d’anglicans comme Granville Sharp et Thomas Clarkson conféra
une certaine crédibilité à l’abolitionnisme auprès des institutions officielles. Le Parlement commença à
envisager sérieusement la question de l’abolition, et le député William Wilberforce fit campagne en sa
faveur. Dans son essai, Clarkson citait des passages de l’autobiographie d’Olaudah Equiano, dont la
première édition fut publiée à Londres en 1789, et qui connut neuf rééditions du vivant de son auteur.
Capturé enfant dans le sud de l’actuel Nigeria, et emmené aux Caraïbes, Equiano racheta sa liberté en
1766 et devint un abolitionniste de premier plan. En 1779, il avait demandé à être ordonné et envoyé
comme missionnaire en Afrique, mais sa demande avait été rejetée par l’évêque de Londres. Bien que
certaines voies lui fussent fermées, Equiano comprit qu’il pouvait défendre la cause des esclaves africains
en la présentant d’une manière qui puisse susciter l’adhésion de nombreux groupes. Ses descriptions de
l’Afrique en terre riche et peuplée de sociétés affables contribuèrent beaucoup à renforcer l’opinion selon
laquelle le commerce inhumain des esclaves devait être remplacé par le commerce légitime des matières
premières de l’Afrique. Dans ses conférences, Clarkson exposa le contenu de son fameux « coffre de
campagne » rempli de produits africains afin de convaincre son public que le « commerce légitime » de
marchandises africaines était non seulement faisable, mais qu’il transformerait les sociétés africaines en
viviers de consommateurs potentiels des produits industriels britanniques. Ces arguments qui
conjuguaient raisonnement économique et humanisme se révélèrent durables et inspirèrent le « partage
de l’Afrique » dans les dernières décennies du XIXe siècle. En France, l’abolitionnisme était indissociable
de l’universalisme de la pensée des Lumières. Silvia Sebastiani s’intéresse ici même à la relation
complexe entre les Lumières et l’esclavage, la contradiction entre la supériorité supposée de la civilisation
européenne et les idées d’universalisme. Les Lumières remettaient en question le rôle hégémonique de la
religion et exaltaient le raisonnement scientifique, considéré comme libérateur. Les Lumières écossaises,
à travers les travaux d’Adam Smith et de John Millar, s’efforcèrent de prouver la supériorité économique
du travail libre sur le travail esclave. L’universalisme trouva sa forme la plus claire dans les écrits de
Condorcet des années 1780 et 1790, qui affirmaient l’égalité entre tous les humains et donnèrent lieu à la
création de la Société des amis des Noirs en 1788. Ceux qui avaient fait l’expérience de l’esclavage
s’emparèrent des idées de liberté et d’égalité pour atteindre leurs objectifs.
En 1791, un événement majeur se produisit dans l’une des plus riches colonies des empires
européens et ébranla l’ordre du monde. Dans le sillage de petites révoltes dans les Caraïbes en lien avec
les premiers temps de la Révolution française, la révolte de Saint-Domingue (la partie française de l’île
d’Hispaniola) inspira les Africains réduits en esclavage dans les Caraïbes et partout dans le monde.
Toussaint Louverture, homme éduqué aux origines esclaves, employait les concepts de liberté et d’égalité
dans les discours qu’il adressait aux rebelles noirs et dans ses lettres aux « libres de couleur »
républicains, dans lesquelles il tentait de les gagner à sa cause. La révolution d’Haïti eut un écho
retentissant. En novembre 1791, déjà, les représentants britanniques de la Jamaïque firent savoir au
ministère des Colonies que « les idées de liberté sont tellement enracinées dans l’esprit de tous les
Nègres, que partout où les plus grandes précautions ne sont pas prises, ils se soulèveront ». Dans les
Caraïbes, l’anti-esclavage et l’anticolonialisme étaient et resteraient interconnectés. Cette généalogie
particulière de l’idée de liberté perdurera et, comme le montre Alice Bellagamba ici même, inspirera des
mouvements de libération anti-coloniaux en Amérique latine et en Afrique jusqu’aux temps présents.
Le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), la France révolutionnaire abolit pour la première fois
l’esclavage dans tous ses territoires, ce qui rendit légalement leur liberté à quelque 700 000 personnes,
« sans indemniser les propriétaires pour les 1 000 millions de livres tournois qu’ils représentaient en
investissement de capitaux » (Geggus). Il y eut des résistances. Sous le Consulat, Napoléon légalisa de
nouveau l’esclavage en 1802 en révoquant le décret de la Convention montagnarde, ce qui montre que
l’esclavage et les profits que certains Français pouvaient en tirer étaient encore défendables devant les
opinions publiques nationales et internationales. Le Code noir fut rétabli (élaboré à l’origine sous
Louis XIV, en 1685, il fournissait une législation complexe et détaillée sur l’esclavage). Bien qu’il s’agisse
là de véritables reculs pour le mouvement abolitionniste européen, Napoléon adopta une attitude
pragmatique à l’égard de l’esclavage sur le sol européen. Dans une optique populiste, il autorisa des
libérations d’esclaves dans certains des pays qu’il conquérait. Pendant la campagne d’Italie, Napoléon ou
ses généraux libérèrent parfois tous les esclaves à leur entrée dans les villes italiennes. Le Code civil de
1804 y proscrivit l’esclavage et fournit un cadre juridique unifié au royaume d’Italie jusqu’au congrès de
Vienne de 1814-1815, qui réorganisa l’ordre politique de l’Europe après Waterloo (juin 1815). Le congrès
de Vienne marquait également le premier engagement intereuropéen pour « mettre un terme à un fléau
qui a si longtemps désolé l’Afrique, dégradé l’Europe et affligé l’humanité ». Nous retrouvons ici trois
éléments caractéristiques de l’abolitionnisme officiel : la notion universaliste d’« humanité » dont les
puissances européennes se considéraient comme les protectrices en sauvant l’Afrique de la désolation,
faisant ainsi par la même occasion la démonstration de leur supériorité morale (sur le commerce
« dégradant » des esclaves). Les principaux partisans de cette conception étaient les puissances
atlantiques de l’Europe.
L’Europe du Sud eut une expérience différente de l’esclavage et de la traite. Depuis le Moyen Âge,
les États de la péninsule italienne et les autres pays catholiques du sud de l’Europe avaient autant
importé qu’exporté des esclaves en Méditerranée. Le problème de la réduction des « autres » en
esclavage ne pouvait se concevoir indépendamment de la menace de l’esclavage pour soi-même par la
piraterie et de la captivité en Méditerranée. L’esclavage et la possibilité d’y être réduit continuèrent
d’être imaginés en des termes religieux. À la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, des associations œuvrant
pour la rançon et le sauvetage des Italiens retenus dans les pays musulmans existaient aux côtés de petits
mouvements abolitionnistes menés par des intellectuels régionaux, qui adoptaient des idées initialement
importées d’Europe du Nord.
L’Espagne avait des intérêts à la fois en Méditerranée et dans l’Atlantique. Elle entama des réformes
de l’esclavage dans ses colonies dans les années 1810. Dans un premier temps, l’Espagne fit pression sur
la Grande-Bretagne en conditionnant son adhésion à l’abolitionnisme atlantique au soutien des
Britanniques dans ses négociations pour contraindre les dirigeants nord-africains à renoncer à leurs
esclaves chrétiens et à contrôler plus strictement la traite des chrétiens dans leurs territoires. Cette
pression eut des conséquences sur les objectifs de la mission diplomatique britannique en Afrique du
Nord dirigée par Lord Exmouth, en 1816, qui aboutit à la libération de plus de 1 000 esclaves siciliens,
napolitains, sardes, génois et allemands – ce qui montre qu’au début du XIXe siècle l’esclavage constituait
toujours une menace pour les Européens du Sud. L’abolition de l’esclavage dans les territoires espagnols
d’outre-mer ne fut effective qu’avec l’adoption de la loi Moret, en 1870. Les enfants esclaves nés après
1868 devaient travailler pour leurs maîtres en tant qu’apprentis jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Cuba et
Porto Rico – alors colonies hispaniques – n’abolirent l’esclavage qu’en 1880/1886 et 1873, respectivement.
Au Portugal, l’émancipation légale des esclaves suivit un chemin tortueux. Le Portugal mit fin
officiellement à l’esclavage sur tous ses territoires en 1868, mais les anciens esclaves restèrent soumis à
une période d’apprentissage.
Bien que les États pontificaux n’eussent pas de colonies, l’abolition par le pape, à Rome, entraîna des
conséquences mondiales. La première condamnation officielle de la traite des esclaves apparaît en 1839,
dans la lettre apostolique de Grégoire XVI, In Supremo Apostolatus, qui s’alignait sur l’abolitionnisme
international de l’époque, tout en faisant également référence aux actions antérieures de l’Église
catholique contre l’esclavage. Ces positions furent réitérées dans les encycliques de Léon XIII de 1888 (en
particulier In Plurimis, sur l’abolition de l’esclavage, envoyée aux évêques du Brésil le 5 mai 1888, et
Libertas, sur la nature de la liberté, le 20 juin 1888). À la suite de ces pressions, le Brésil abolit
définitivement l’esclavage en 1888. La légalité de l’esclavage à Cuba et au Brésil avait favorisé la
persistance du commerce illégal d’esclaves à travers l’océan Atlantique jusque dans les années 1860,
malgré les efforts britanniques pour patrouiller le long des côtes africaines et intercepter les navires qui
pratiquaient la traite.
Le rôle de la Belgique dans l’anti-esclavagisme européen s’accentua lorsque Léopold II déploya ses
projets impérialistes en Afrique. Ayant détenu des parts dans les activités de la société commerciale belge
dans le Bas-Congo, Léopold II se vit confier le contrôle du Congo lors de la conférence de Berlin de 1884-
1885, avec l’espoir qu’il y maintiendrait un statut de zone commerciale exempte de taxes pour toutes les
puissances internationales. Dans l’Acte général de la conférence de Berlin de 1885, les puissances
européennes s’engagèrent à mettre un terme à l’esclavage (sections VI et IX de l’Acte). Peu après, la
Belgique accueillit la « Conférence anti-esclavage de Bruxelles » (en 1889-1890), au cours de laquelle le
cardinal Lavigerie joua un rôle crucial en encourageant l’engagement international visant à supprimer
l’esclavage et abolir la traite. Lavigerie critiquait à la fois les logiques abolitionnistes laïques qu’il
associait aux Lumières françaises et la focalisation des Britanniques sur le commerce. À la différence de
ces versions de l’abolitionnisme, l’approche de Lavigerie s’attachait à sauver non seulement le corps, mais
aussi l’âme des esclaves. Pour lui et ceux qu’il rassemblait autour de lui, l’abolitionnisme était
indissociable de la conversion à la foi chrétienne (et au catholicisme, plus précisément). Dans ses
discours, il utilisait fréquemment la métaphore de la « croisade », et dépeignait les esclavagistes
musulmans comme premiers responsables de la pratique de l’esclavage en Afrique.
La clé de la stratégie de Lavigerie était de stimuler la charité des libérateurs (par les dons qui
faciliteraient le rachat des esclaves) et de réaliser le salut de l’âme des esclaves par la conversion. Il
fonda un ordre religieux dévolu à la rédemption des esclaves, qui furent rachetés par milliers en Afrique
sur une période d’une quarantaine d’années. Il forma un corps paramilitaire de volontaires européens
(qu’il choisit plus tard de dissoudre) qui soutinrent les opérations de ses missionnaires en Afrique. En
outre, il offrit des bourses scolaires aux enfants esclaves affranchis les plus brillants, afin qu’ils étudient
la médecine dans un institut de Malte. Ainsi formés et éduqués, ces médecins-catéchistes retourneraient
en Afrique pour évangéliser et participer à la libération des esclaves et à la conversion des Africains. Les
Européens, mais aussi les catholiques noirs américains, soutinrent la croisade abolitionniste de Lavigerie
en Afrique. Dans une lettre adressée au cardinal en date du 14 novembre 1889, un certain Robert Hunter,
de San Francisco, exprimait son soutien et se déclarait prêt à consacrer toute son énergie à la campagne :
Je suis l’un des émancipés, et sous votre direction approuvée par Dieu, j’espère devenir un des
émancipateurs. J’espère que vos efforts au congrès de Bruxelles recevront une aide
chaleureuse, rapide et pratique, et j’attends avec impatience et enthousiasme les
développements ultérieurs et le moment où nous planterons, « grâce à l’aide du Tout-
Puissant », la bannière de la liberté sur toute l’Afrique (General Archives of the Missionaries of
Africa – GAMAfr, A17.108, 12).
L’idéologie abolitionniste étaya la colonisation de l’Afrique par l’Europe. En lieu et place de l’éthique
de l’égalité, la supériorité de l’Europe (souvent exprimée en termes racialisés), sa mission civilisatrice et
sa responsabilité à l’égard de l’industrialisation et du commerce intérieurs de ces pays furent mises en
avant. Le discours de Jules Ferry, alors président du Conseil des ministres, devant la Chambre des
députés le 28 mars 1884 mettait à l’honneur les arguments justifiant la colonisation : « La politique
d’expansion coloniale est un système politique et économique […] qu’on [peut] rattacher à trois ordres
d’idées ; à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus haute portée et à des idées d’ordre
politique et patriotique. » Ces mêmes idées furent reprises dans les réflexions rétrospectives de
Frederick Lugard sur les causes de la colonisation africaine, dans l’introduction de son ouvrage The Dual
Mandate in British Tropical Africa, publié pour la première fois en 1922.
La volonté d’abolir l’esclavage était l’axiome de la légitimité politique européenne. Les empires
européens firent valoir leur droit d’intervention au nom de leurs convictions abolitionnistes.
L’abolitionnisme était devenu l’arme la plus puissante de l’arsenal des impérialistes européens. C’était
néanmoins une arme à double tranchant. Les empires coloniaux européens ne tardèrent pas à examiner
minutieusement l’efficacité de leurs actions anti-esclavagistes respectives. Le fait qu’il ait échoué à se
montrer à la hauteur de ses engagements abolitionnistes coûta à Léopold II son fief africain, le soi-disant
« État indépendant du Congo », que le militant anti-esclavagiste Edmund Morel avait surnommé l’ « État
esclave du Congo ». Son échec en tant qu’abolitionniste compromettait la légitimité du roi des Belges à
gouverner.
Lorsque les empires européens devinrent les gouvernements responsables de la mise en œuvre de
l’abolitionnisme en Afrique, leur engagement en faveur de la liberté africaine s’affaiblit. La tâche était
trop importante, et il leur fallait le soutien des élites africaines, ainsi qu’un accès à une main-d’œuvre bon
marché. Les tensions avec les missionnaires s’accrurent, car les administrateurs coloniaux n’appréciaient
guère l’ingérence des religieux sur leur terrain. Deux tendances générales vinrent modifier les règles du
jeu de l’abolitionnisme dans la politique mondiale : la sécularisation et l’internationalisme. Suite à l’action
combinée de ces deux processus, la principale tension liée à l’abolitionnisme international au XXe siècle ne
se caractérisa pas par une opposition entre les approches anti-esclavagistes religieuses et laïques, comme
on aurait pu l’envisager dans les années 1880, mais entre les empires individuels et les institutions
gouvernementales internationales (la Société des Nations et les Nations unies).
Au fil du XIXe siècle, les sociétés africaines étaient passées dans le discours européen du statut de
« barbares, dignes d’être asservis » à celui « d’esclavagistes barbares » dignes d’être civilisés par les
abolitionnistes européens. Cette transformation rhétorique occulta l’abolitionnisme de nombreux
dirigeants indépendants africains, qui entretenaient des relations diplomatiques avec l’Europe et
adoptèrent des décrets abolissant la traite et, moins souvent, l’esclavage. Ils signèrent des traités avec les
empires européens, et principalement la Grande-Bretagne, dont la stratégie initiale d’« empire informel »
était en partie motivée par une réticence à mettre un terme à l’esclavage africain – ce qui aurait été
inévitable après une annexion directe. La plupart de ces traités se concentraient sur l’abolition des
exportations d’esclaves hors d’Afrique, tout en laissant inchangée la possession d’esclaves sur le continent
africain. Les premiers traités abolitionnistes, à Madagascar en 1817, comprenaient des accords entre la
couronne britannique et le roi de l’Imerina. Le traité de Moresby, conclu en 1822 avec le sultan de
Mascate et Zanzibar à Oman, interdisait la vente d’esclaves aux marchands européens et octroyait à la
marine britannique le pouvoir d’arrêter et de fouiller les navires dans l’océan Indien. En 1845, le traité de
Hammerton interdisait tout commerce d’esclaves dans la zone de la côte est-africaine contrôlée par le
sultan. Robin Law a montré que la Grande-Bretagne espérait, par des traités conclus tout au long de la
côte, réussir à « isoler » le continent africain en rendant illégale la vente d’esclaves africains à l’endroit
même d’où ces derniers étaient expédiés. En 1838, un mémorandum du Département de la traite au
Foreign Office (ministère des Affaires étrangères) proposa ainsi d’étendre ce système de traités, de façon
à englober la côte africaine dans son intégralité. Certains dirigeants africains négocièrent chacune des
clauses de ces traités avant de les signer et se montrèrent très sélectifs. Lorsque le roi Guézo du Dahomey
se vit proposer la signature d’un traité britannique le 13 janvier 1852, il n’en accepta qu’une seule clause,
celle qui l’engageait à interdire l’exportation d’esclaves à partir de ses territoires. Il refusa de signer
toutes les autres.
Les abolitions européennes n’étaient toutefois pas chronologiquement très éloignées des premières
abolitions proclamées à l’initiative des Africains eux-mêmes. Ce ne fut qu’en 1833 que l’Empire
britannique abolit l’esclavage dans tous ses territoires. Jusqu’au début des années 1830, la possession
d’esclaves en Grande-Bretagne se transmettait directement, par le biais des héritages et contrats de
mariage, et indirectement, par le biais de rentes et de legs, suivant les principes qui réglementaient les
biens fonciers. Lorsque la Grande-Bretagne abolit l’esclavage avec le Slave Emancipation Act de 1833, il
fallut emprunter 20 millions de livres pour dédommager les propriétaires d’esclaves britanniques de la
perte de leur propriété d’outre-mer. De nombreux propriétaires britanniques luttèrent afin de conserver
leurs droits sur leurs esclaves, estimant leur revendication légitime d’un point de vue légal et éthique. En
Afrique, l’abolition de 1833 affecta principalement l’Afrique du Sud britannique. Les autres régions
d’Afrique où la Grande-Bretagne intervenait étaient politiquement indépendantes.
Le Liberia indépendant abolit l’esclavage dans sa Constitution de 1846, la même année que la
Tunisie ottomane. En Éthiopie, l’abolitionnisme se développa de façon plus graduelle : certains auteurs en
décèlent les premières traces dès le XVIe siècle, même si ce sont les décrets abolissant la traite au
e
XIX siècle, et l’esclavage en 1923, qui ont fait l’objet des études les plus approfondies. L’abolition
française de 1848 entraîna des conséquences directes pour l’Algérie, le Sénégal (Saint-Louis, Gorée et
quelques comptoirs fortifiés), Mayotte, La Réunion et l’île Maurice. Au niveau local, de petits noyaux
d’abolitionnisme africain se développèrent. Toutefois, pour reprendre les termes de Sandra Greene, il ne
s’agissait là que de « voix minoritaires ». Les dirigeants politiques et les intellectuels locaux (en
particulier les anciens esclaves chrétiens qui avaient été en contact avec des missions) comptèrent parmi
les premiers Africains à promouvoir l’abolition de l’esclavage sur leur propre continent.
L’évangélisation en Afrique fut particulièrement intense parmi les anciens esclaves, parfois appelés
recaptives, ou « recapturés », et les enfants esclaves libérés qui intégraient souvent des écoles
missionnaires. Certains des premiers abolitionnistes d’Afrique de l’Ouest avaient été libérés par la marine
britannique et avaient rejoint la Church Mission Society (CMS). C’est le cas de Samuel Ajayi Crowther, un
jeune Yoruba capturé et réduit en esclavage à l’âge de treize ans par des musulmans qui avaient attaqué
son village en 1821. Revendu à six reprises, il était sur le point d’être envoyé aux Amériques lorsqu’il fut
libéré et emmené en Sierra Leone. Il devint l’un des premiers étudiants diplômés du Fourah Bay College
et fut recruté par la CMS pour la mission au Niger en 1841 – une mission aux visées à la fois scientifiques
et abolitionnistes. Il fut par la suite l’un des premiers évêques anglicans en Afrique. À l’instar de
Crowther, John « Holy » Johnson était également un diplômé yoruba de l’établissement de Fourah Bay.
Mais c’étaient ses parents, et non lui-même, qui avaient été sauvés de l’esclavage. Il était abolitionniste et
se montrait très critique envers toutes les positions anti-africaines dans les congrégations missionnaires
européennes. De nombreux recaptives ayant reçu une instruction dans les missions, de même que les
membres de l’élite africaine tels que David Asante, originaire d’Akuapem (le Ghana contemporain) et
éduqué par la Basel Evangelical Missionary Society, luttèrent contre les esclavagistes africains. Après
avoir suivi leur enseignement à Malte, certains des médecins-catéchistes de Lavigerie partirent en tant
qu’auxiliaires des pères blancs. Né à Kano aux alentours de 1865, Joseph Gatchi, capturé lors d’un raid,
avait été vendu à maintes reprises avant qu’un père blanc l’achète sur un marché algérien, en 1875. Dans
une lettre à Lavigerie rédigée depuis un des postes de la mission en Afrique centrale en avril 1891, il
décrivit le voyage qu’il fit dans les environs de Kibanga : « Vous me permettrez de l’intituler [mon voyage]
ainsi : “À la rédemption des esclaves”. »
Ce ne sont là que quelques exemples illustrant la situation de ces milliers d’Africains qui, ayant fait
l’expérience de l’esclavage et de l’émancipation, développèrent de solides convictions anti-esclavagistes.
Les institutions qui avaient contribué à leur libération les encourageaient à agir en tant qu’« auxiliaires
autochtones » de leur ordre, mais ne souhaitaient pas les voir occuper des positions d’autorité. Ces
réticences étaient en partie dues à la persistance des stéréotypes racistes, mais également au fait que les
intérêts politiques de l’Europe l’emportaient sur le bien-être des Africains réduits en esclavage.
Partout en Afrique, les hauts responsables de l’administration coloniale hésitèrent à faire appliquer
leur propre législation anti-esclavagiste. Frederick Lugard et certains de ses contemporains étaient
favorables à une émancipation progressive et qualifiaient l’abolition de l’esclavage (par opposition à ce
que Howard Temperley a qualifié de délégalisation du statut d’esclave) d’« émancipation obligatoire ». Si,
pour la majeure partie du continent, les abolitions européennes constituèrent la première tentative
d’interdire légalement l’esclavage dans la plupart des sociétés africaines, l’efficacité limitée de ces
abolitions est bien documentée. Ce furent les hommes et femmes esclaves qui rendirent l’émancipation
possible. Cependant, ils optèrent souvent pour des sorties de l’esclavage leur permettant de taire un
passé honteux que les anciens maîtres avaient intérêt à rappeler, comme Don Ohadike l’a expliqué dans
son étude des relations entre esclaves et maîtres Igbo (Nigeria). Par conséquent, jusqu’aux années 1980,
la grande majorité des esclaves et descendants d’esclaves qui recherchaient la liberté pour eux-mêmes et
les membres de leur famille n’étaient pas des abolitionnistes déclarés. L’esclavage faisait partie des sujets
dégradants, dont l’évocation était censurée dans l’espace public. Ibrahima Thioub a montré qu’après la
décolonisation le fait de taire l’esclavage, qui représentait une question politiquement déstabilisante dans
les jeunes États africains, eut tendance à rendre invisible le problème des survivances et des héritages de
l’esclavage africain indigène.
De nos jours, nombreux sont les cas de figure où survivent des hiérarchies sociales fondées sur la
justification idéologique de l’esclavage comme institution légitime. Des mouvements anti-esclavagistes
comme l’Initiative pour la Résurgence de l’Abolitionnisme (IRA, Mauritanie), Timidria (Niger) et Temedt
(Mali) se sont développés au cours des quarante dernières années pour lutter contre la résilience de
l’esclavage dans les régions où l’impact des idées abolitionnistes avait été le plus faible, et où l’esclavage
est toujours idéologiquement défendable parmi certaines élites locales. Les stratégies de ces
abolitionnistes africains contemporains varient en fonction de la situation politique de leurs
gouvernements respectifs et des visions idéologiques de leurs dirigeants. Mais, dans l’ensemble, leurs
logiques abolitionnistes sont plus laïques que religieuses ; elles sont, en outre, politiquement ancrées dans
des notions égalitaires de citoyenneté, et internationalistes, car elles recherchent le soutien des
institutions gouvernementales internationales, gardiennes des droits de l’homme universels contre les
hiérarchies nationales internes.
Pour que l’abolitionnisme s’affirme comme un impératif moral transnational, l’esclavage devait être
assimilé à la forme la plus odieuse d’exploitation. Le commerce transatlantique et l’énormité de son
exploitation déshumanisante d’êtres humains ont rendu l’esclavage indéfendable. L’une des conséquences
de l’abolitionnisme atlantique fut de restreindre sémantiquement la notion d’esclavage. Le statut
d’« esclave » a fini par être assimilé à la forme d’esclavage la plus coercitive, incarnée par la traite
transatlantique. Au début du XXe siècle, en raison de ces transformations, la condition d’« esclave » dans le
discours euro-américain était définie comme une condition marquée par un contrôle total, tandis que les
formes moins sévères de coercition étaient considérées comme ne relevant pas de l’espace sémantique de
l’« esclavage » : elles seraient ainsi traitées dans le cadre de catégories juridiques différentes, telles que
le travail forcé. Cette transformation a donc exclu du domaine de l’esclavage ce qui était auparavant
considéré comme des gradations du statut d’esclave.
En Afrique – y compris dans les véritables « sociétés esclavagistes », comme le califat de Sokoto –,
l’esclavage ne recouvrait pas un seul et unique statut. Les esclaves royaux étaient relativement privilégiés
et occupaient des positions auxquelles certains paysans pauvres nés libres aspiraient. L’esclavage
s’accompagnait d’une forme d’assimilation, une caractéristique qui (comme l’a montré Paul Lovejoy)
permettait d’assurer un contrôle social dans les régimes politiques africains où les élites propriétaires
d’esclaves disposaient de peu de moyens pour mater les rébellions d’esclaves. Certaines catégories
d’esclaves pouvaient espérer accéder à une mobilité sociale et économique considérable. La mobilité
sociale au sein même du statut d’esclave et la perspective d’une assimilation à la société des libres
contribuèrent à faire prévaloir le réformisme (de l’esclavage en tant qu’institution légale) sur
l’abolitionnisme.
L’engagement en faveur de l’éradication de la traite avait joué un rôle central dans la constitution du
« capital moral » des empires européens. Après la Première Guerre mondiale, la Société des Nations créa
des institutions transimpériales visant spécifiquement à surveiller l’abolitionnisme des empires membres.
En 1926, la SDN adopta la définition de l’esclave comme personne sur laquelle « s’exercent les attributs
du droit de propriété ou certains d’entre eux ». En étudiant les travaux préparatoires de la Convention
relative à l’esclavage de 1926, Jean Allain a montré son caractère restrictif : ceux qui participèrent à
l’élaboration de cette définition considéraient que, tant qu’une forme de domination ne se traduisait pas
explicitement par l’exercice de pouvoirs attachés au droit de propriété, elle ne pouvait être définie comme
de l’esclavage. Il n’est peut-être pas surprenant que l’insistance sur ce point soit venue du délégué sud-
africain, soucieux d’éviter que les politiques relatives au travail en vigueur dans son pays soient
considérées comme de l’esclavage, et donc interdites au niveau international. L’« esclavage » était dès
lors identifié à l’exercice d’un contrôle total sur les personnes asservies. Ce contrôle était présenté
comme la principale forme d’exploitation, à côté d’autres formes de coercition (comme le travail forcé),
considérées comme moins graves que l’esclavage.
La lutte contre l’« esclavage moderne » a tenté d’élargir la définition de l’esclavage en faisant valoir
le fait que d’autres pratiques (prostitution enfantine, mariage forcé, apartheid, etc.) étaient aussi odieuses
et abusives que l’esclavage par le type d’exploitation qu’elles engendraient. La Convention
supplémentaire des Nations unies de 1956 visait à offrir à un plus grand nombre de personnes une
protection contre les formes extrêmes d’abus. La tentative d’élargir la notion d’esclavage pour y inclure
davantage de formes d’exploitation ne déboucha pas nécessairement sur davantage de justice pour les
victimes d’une large gamme d’abus. Mais elle confirma la tendance à représenter l’esclavage comme une
condition unique qui, pour donner lieu à des poursuites judiciaires, exigeait que soient fournies les
preuves attestant de la forme d’exploitation la plus dure qui soit. Historiquement, cette déshumanisation
extrême pouvait être l’une des conséquences de l’esclavage, mais dans la pratique elle ne correspondait
pas à la situation de nombreuses personnes dont le statut social était bien celui d’esclaves mais qui n’en
étaient pas moins protégées (quoique de façon souvent partielle et éphémère) de la coercition absolue. En
certains lieux et à certaines époques, l’esclavage légal conférait certains droits à certaines catégories
d’esclaves, ainsi qu’une certaine capacité à quitter le statut d’esclave et à être assimilé à la société libre.
La transformation sémantique qui donna naissance à l’abolitionnisme mondial et aux droits de
l’homme universels modifia également notre compréhension de l’esclavage. Lorsque l’on se mit à
considérer tous les humains comme méritant d’être protégés de l’esclavage (une conséquence
fondamentale de l’abolitionnisme mondial), la condition d’esclave devint plus étroitement définie que
jamais.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
D. B. Davis, The Problem of Slavery in the Age of Revolution, 1770-1823, Ithaca, Cornell University
Press, 1975.
C. Brown, Moral Capital : Foundations of British Abolitionism, Chapel Hill, University of North Carolina
Press, 2006.
S. Drescher, Abolition : A History of Slavery and Antislavery, Cambridge et New York, Cambridge
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S. Miers et R. Roberts (éds.), The End of Slavery in Africa, Madison, et Londres, University of Wisconsin
Press, 1988.
L. Sanneh, Abolitionists Abroad : American Blacks and the Making of Modern West Africa, Cambridge,
Harvard University Press, 1999.
N. Schmidt, Abolitionnistes de l’esclavage et réformateurs des colonies, 1820-1851 : analyse et
documents, Paris, Karthala, 2000.
H. Suzuki, Abolitions as a Global Experience, Singapour, National University of Singapore Press, 2016.
RENVOIS
JEAN ALLAIN
Ce chapitre vise à démêler les différents fils qui composent l’écheveau des histoires croisées de
l’esclavage et du droit international, ce dernier étant envisagé comme le plus important obstacle qui s’est
dressé sur le chemin de l’abolition du commerce international des esclaves. De fait, contrairement à une
idée reçue, au cours de l’histoire, le droit international a bien davantage contribué à soutenir l’esclavage
qu’il ne l’a combattu.
Cette étude montrera néanmoins comment émergea au XXIe siècle une nouvelle interprétation de la
définition de l’esclavage en droit international. Cette transformation nous conduit du XXe siècle – où
régnait un consensus selon lequel la suppression de toutes les lois permettant à un être humain d’en
posséder un autre suffisait à affirmer que les pays concernés avaient effectivement éradiqué l’esclavage –
à l’apparition d’une nouvelle acception contemporaine, qui change la donne en stipulant qu’un individu
n’a pas besoin d’être juridiquement « possédé » par un autre pour être considéré en état d’esclavage. Le
droit international, qui constitua si longtemps un obstacle à l’abolition de l’esclavage, en vint ainsi à
acquérir un pouvoir émancipateur.
L’esclavage fut pratiqué pendant la majeure partie de l’histoire humaine, les deux derniers siècles
d’anti-esclavagisme n’étant pour ainsi dire qu’une anomalie. Avant d’être aboli, il connut toutefois une
véritable montée en puissance avec le développement d’une « espèce d’esclavage » différente, qui fait
suite à la conquête européenne de l’Amérique – la croissance européenne étant basée sur
l’industrialisation de l’esclavage comme moyen de production dans le Nouveau Monde. Or, le projet
impérialiste européen trouvait sa justification dans un précurseur direct de notre droit international
contemporain. Dans la tradition européenne, l’origine des lois régissant l’esclavage remonte en effet à
deux millénaires, lorsqu’elles furent codifiées dans le droit romain. Dans le Digeste, il est stipulé que
« l’esclavage est une institution du droit des gens [jus gentium] selon lequel, contrairement à la nature,
un homme est soumis à la domination d’un autre » (Florentinus : Dig., I, 5, 4). Ainsi, même à cette époque
lointaine, la légitimité de l’institution de l’esclavage était certes remise en question, mais son statut
restait inébranlable, fort de son inscription dans le droit, le jus gentium qui était considéré à Rome comme
commun à tous les peuples et qui constituait la loi en vigueur entre les Romains et les Barbares. Cela
étant, dans la pensée occidentale, la conception aristotélicienne de l’esclavage par nature – « Commander
et être commandé font partie non seulement des choses indispensables, mais aussi des choses
avantageuses. Et c’est dès leur naissance qu’une distinction a été opérée chez certains, les uns devant
être commandés, les autres commander » (Aristote, Politique, 1254a) – occupait également une place
importante dans les arguments justifiant la réduction en esclavage.
On peut affirmer que le droit international contemporain est le résultat du projet colonial européen
et qu’il trouve ses racines dans l’instauration d’un ordre mondial fondé sur un système étatique
westphalien, à présent constitué de près de 200 États-nations proclamant leur souveraineté sur diverses
régions du monde. Les antécédents de ce cadre juridique – les moyens par lesquels cette petite planète
est gouvernée – sont évidemment divers, avec tant d’intervalles entre eux qu’il est impossible de tracer un
fil rouge depuis Justinien jusqu’à nos jours. Dans la tradition dominante européenne, il existe toutefois
une référence vieille d’un siècle que la plupart des universitaires anglophones spécialistes du droit
international considèrent, par nécessité, comme le « canon » historique du droit international : The
Classics of International Law, publiés par la Carnegie Endowment for International Peace (Dotation
Carnegie). Cette série de 22 volumes dépeignait l’histoire du droit international comme émanant
exclusivement de sources européennes. Parmi ses auteurs régnait un consensus : le droit international
admet l’esclavage.
Alors que l’expansion européenne aux Amériques avait pour moteur la production de marchandises
réalisée grâce au travail des esclaves (sur les quelque 12,5 millions d’esclaves africains, 70 % étaient
destinés aux plantations sucrières du Nouveau Monde), la justification juridique de ce système n’était
guère remise en cause. La légalité de ce qu’on appellera par la suite « traite transatlantique » (1501-
1866) ne portait pas en effet sur la réduction en esclavage, justifiée ou injustifiée, des Africains, mais sur
la légitimité qu’avaient les conquistadores à réduire en esclavage les Indiens Caraïbes (aujourd’hui
disparus), peuples indigènes des terres, les Antilles, confisquées au nom de la couronne d’Espagne.
Issue de « l’école espagnole de droit international », la lecture de l’esclavage développée par
Francisco de Vitoria (1483-1546), titulaire de la chaire de théologie à l’université de Salamanque,
considérait ainsi que l’Espagne pouvait réclamer un droit légitime sur ses possessions du Nouveau Monde
en s’appuyant sur la doctrine de la « guerre juste », établie dans le cadre du jus gentium. Étendre ses
territoires et commercer étant un droit accordé par Dieu, si les populations indigènes s’y opposaient et
« persist[ai]ent dans leur hostilité et s’efforç[ai]ent de détruire les Espagnols, alors ils [pouvaient] faire la
guerre aux Indiens, non plus comme à un peuple innocent, mais comme à des ennemis jurés ». Par
conséquent, les lois de la guerre s’appliquaient, et avec elles le droit de dépouiller les Indiens « de leurs
biens » tout en « les réduisant en captivité ». Le droit, soutenait Vitoria, était déterminé par les lois de la
guerre, car, selon le jus gentium, « tout ce que nous prenons à l’ennemi devient nôtre sur-le-champ, au
point que même l’homme peut nous être amené en esclavage » (F. de Vitoria, De Indis, 1532).
Cette conception d’un droit permettant de réduire des hommes en esclavage donna lieu à un curieux
épisode, lorsque le roi d’Espagne déclara la suspension des guerres de conquête en 1550 afin d’entendre
les débats sur la légitimité qu’il y avait à incorporer par la force les habitants indigènes du Nouveau
Monde dans l’Empire espagnol. Il s’agit là de la célèbre controverse de Valladolid qui opposa Sepúlveda et
Las Casas quant à la nature de ces populations indigènes – c’est-à-dire, d’un côté la thèse aristotélicienne
de l’existence d’« esclaves par nature », et de l’autre celle affirmant que ces païens seraient assimilés par
leur conversion au christianisme. Même si le plaidoyer de Las Casas l’emporta, sa victoire ne fut que
théorique car, en pratique, le cruel traitement infligé aux Indiens par les colons perdura. Pour s’opposer
au traitement infligé aux peuples des Amériques, Bartolomé de Las Casas fit une chose qu’il regretta à la
fin de ses jours : il se fit l’avocat de la substitution d’esclaves provenant des populations africaines aux
indigènes d’Amérique.
Si le commerce des esclaves africains commença réellement au début du XVIe siècle, la justification
de l’esclavage comme substitut à l’exécution des ennemis de guerre en vint à se dissiper progressivement,
du moins dans le contexte des guerres que se livrèrent les puissances européennes. À la fin du XVIe siècle
déjà, il était admis qu’entre chrétiens (les païens étant des cibles légitimes), les prisonniers de guerre ne
devaient pas être réduits en esclavage mais retenus en otage dans l’attente d’une rançon – ainsi chez
Balthazar Ayala (De jure et officiis bellicis et disciplina militari, 1582). En dehors de l’Europe, toutefois, il
en allait autrement. Cela apparaît clairement dans les écrits de Grotius (Huig de Groot, 1583-1645),
souvent considéré comme le « grand-père du droit international ». John Cairns remarque ainsi que ce que
Grotius a « offert dans son De iure bellis ac pacis était un soutien idéologique à l’institution de l’esclavage
qui commençait à jouer un rôle important pour les économies des puissances coloniales maritimes ». Non
seulement Grotius y défendait le commerce des esclaves, mais il chercha même à en élargir la portée,
arguant que « non seulement les prisonniers de guerre eux-mêmes deviennent esclaves, mais leurs
descendants également, et ce à jamais. » (Hugo Grotius, De Jure Bellis Ac Pacis Libri Tres, 1646).
Si l’approche de Grotius finit par s’imposer dans la conception européenne du droit international,
une certaine inquiétude au sujet du trafic d’esclaves apparut néanmoins dans les écrits des juristes du
e
XVIII siècle ; ainsi pouvait-on lire, chez Emmerich de Vattel (1714-1767), que l’esclavage était l’« opprobre
de l’humanité » qui avait été « heureusement banni d’Europe » (E. de Vattel, Le Droit des gens, ou
Principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite aux affaires des nations et des souverains, 1758). Au
moment de la Révolution française, Joseph Mathias Gérard de Rayneval (1736-1812) écrivait que si l’on
devait épouser les principes de Montesquieu et ses semblables, « il est certain qu’on rejettera[it] fort loin
toute idée de servitude : mais ce n’est point par le seul sentiment que la question doit être décidée. Il
s’agit de faculté, de droit, et même d’un droit positif ». Et si Rayneval considérait que le droit interdisait
l’esclavage au sein de la chrétienté, il reconnaissait qu’en dehors de l’Europe cette question était « plus
difficile à résoudre ». Refusant de « discuter cette fameuse question, et encore moins de la résoudre,
parce qu’elle appartient plus à la prudence et à la morale politique, qu’au jus gentium », Rayneval
invoquait la raison d’État et se référait à la pétition adressée au dey d’Alger en 1686 pour lui demander la
fin de la piraterie et la libération des esclaves chrétiens. La réponse du Divan fut « que la doctrine que le
pillage et l’esclavage des chrétiens est injuste, est au moins problématique, et que l’intérêt de l’État est
clair ; que par conséquent la pétition soit rejetée » (J. M. Gérard de Rayneval, Institutions du droit de la
nature et des gens, 1803).
Pendant deux mille ans, du droit romain au début du XIXe siècle, l’esclavage trouva ainsi sa
justification dans le fait qu’il relevait du jus gentium. Mais portons à présent notre attention sur le
changement radical qui résulta des révolutions des Treize Colonies britanniques (en 1776) et de Saint-
Domingue (c’est-à-dire aujourd’hui Haïti), lesquelles affaiblirent les liens entre, d’une part, le Royaume-
Uni et la France métropolitaine, et, d’autre part, ce qui avait été leurs avant-postes coloniaux. À cela il
faudrait ajouter qu’à la suite des guerres napoléoniennes et des victoires navales lors des batailles du Nil
(Aboukir) et de Trafalgar, les Britanniques dominaient l’espace maritime et cherchaient à imposer à tous
leur prééminence. Dans ce contexte, le Royaume-Uni tenta de s’arroger un droit relevant normalement
des mesures déployées en temps de guerre : le droit de visite sur les vaisseaux neutres en haute mer, afin
d’y rechercher d’éventuels produits de contrebande, était utilisé pour justifier de fouiller les bâtiments en
mer soupçonnés d’implication dans le trafic d’esclaves en temps de paix.
On peut affirmer qu’au cours du XIXe siècle aucune autre question ne joua un rôle plus fondamental
dans l’évolution du droit international que la traite des esclaves en mer. En effet, peu d’autres sujets
requéraient autant l’engagement diplomatique des puissances européennes auprès des États récemment
indépendants du monde occidental et des « nations civilisées » émergentes d’Afrique et d’Asie. Dans ce
contexte, la nature même des mers – et plus particulièrement l’idée grotienne d’une liberté des mers –
devint un véritable champ de bataille du droit. Si les tentatives pour établir un droit universel de visite
des navires en mer visant à éradiquer le trafic des esclaves ne furent véritablement couronnées de succès
qu’en 1958, le courant en faveur de son inscription dans le droit international naquit à Vienne en 1814 et
conduisit à la guerre, aux attaques contre les ports et navires des États non belligérants, au naufrage des
navires de traite et à la mort de nombreux marins et de centaines d’individus qui composaient leur
cargaison humaine. Cette volonté d’établir un droit de visite en vue de mettre fin à la traite fut prise en
considération à l’époque du Concert européen à la suite du congrès de Vienne (1814-1815). La question
fut centrale lors du rassemblement de la conférence de Bruxelles de 1890, de même qu’elle constitua une
partie du règlement de la Première Guerre mondiale. Elle fut mentionnée à plus d’une occasion durant les
deux négociations de la Convention relative à l’esclavage de 1926 et de la Convention supplémentaire de
1956. Et pourtant, ce droit de visite ne fut accepté universellement qu’à la suite de son inclusion dans la
Convention sur la haute mer de 1958 puis, plus tard, lors de sa confirmation dans la Convention des
Nations unies sur le droit de la mer de 1982, qui régule aujourd’hui les océans.
Au début du XIXe siècle, le Royaume-Uni chercha donc à faire la preuve de la puissance et de la
supériorité de sa marine royale en s’octroyant le droit de visiter les navires étrangers en mer, afin de
mettre un terme à la traite. Et pendant une courte période, les tribunaux britanniques reconnurent ce
droit comme relevant du jus gentium. Dans l’affaire de l’Amedie en 1810, du nom de ce navire américain
qui transportait 105 esclaves africains de Bonny à Cuba, et fut condamné par une cour de vice-amirauté
britannique, il fut décidé en appel que :
Comme nous l’avons fait à l’époque de sa capture, nous nous préoccupons aujourd’hui
d’empêcher ce trafic auquel ce navire se livrait. La traite a, depuis, été abolie dans ce pays ;
notre corps législatif a déclaré que la traite des Africains est contraire aux principes de justice
et d’humanité. […] [Nous] sommes à présent habilités à agir selon notre loi et à soutenir que,
prima facie, la traite est entièrement illégale et, par conséquent, à rejeter toute la somme des
preuves apportées par le requérant pour démontrer qu’en vertu de la loi spécifique à son
propre pays, il a le droit de poursuivre ce commerce. Dans la présente affaire, nous pensons
qu’aucun requérant ne saurait être entendu par un tribunal des prises pour donner suite à sa
demande de restitution des êtres humains qu’il transportait injustement dans le but de disposer
d’eux en tant qu’esclaves (The Amedie, Acton’s Admiralty Reports, vol. 1, 1810, p. 250-252).
Ces considérations semblaient toutefois en grand décalage avec l’idée que les mers étaient destinées
à être ouvertes à tous, sans régulation de la part d’aucun État. À l’approche du congrès de Vienne, le
Royaume Uni proposa l’instauration d’un instrument juridique rendant la traite illégale par l’autorisation
de telles visites. Cette tentative échoua néanmoins à prendre une réelle ampleur, et les puissances
européennes ne firent que convenir du principe qu’il fallait « mettre un terme à un fléau qui a trop
longtemps désolé l’Afrique, dégradé l’honneur de l’Europe et affligé l’humanité ». En dépit de cet
engagement à déployer « tout le zèle et toute la persévérance qu’ils doivent à une aussi grande et belle
cause », il fallut attendre encore soixante-quinze ans pour que ces pieux discours deviennent une réalité
juridique.
Les Britanniques avaient désormais accepté l’affirmation de la souveraineté d’un pays sur ses
vaisseaux en mer et le droit de naviguer sans être entravé par les autres États, ces principes ayant été
énoncés dans l’affaire du navire Le Louis en 1817, au cours de laquelle il fut décidé que « désormais, en
vertu de la loi à présent généralement admise et appliquée, aucune nation ne peut exercer de droit de
visite et d’inspection dans les eaux communes et libres de la mer » autrement dit, sans le consentement
d’un autre pays. Et bien que le Royaume-Uni tentât une nouvelle fois au congrès de Vérone de 1822
d’obtenir un engagement obligatoire universel pour abolir le commerce des esclaves en mer, c’était
encore loin d’être acquis. Incapable de forger un consensus sur un traité universel interdisant la traite
pendant la période du Concert européen, le Royaume-Uni conclut finalement une série de traités avec
trente et un pays visant à mettre fin à ce commerce en mer. Ce réseau croissant d’accords bilatéraux
mettait en place un droit réciproque de visite ciblant les navires marchands soupçonnés d’être des navires
de traite. Lorsqu’on trouvait des esclaves à bord, ou l’équipement nécessaire pour en transporter, une
commission mixte avait compétence pour statuer sur la confiscation éventuelle de la cargaison. Grâce à
ces commissions mixtes, près de 80 000 esclaves africains furent libérés et plus de 600 navires de traite
condamnés.
En 1885, à la conférence de Berlin – qui établit effectivement les règles de base du partage de
l’Afrique –, il fut déclaré que, « conformément aux principes du droit international, la traite des esclaves
est interdite » (art. 9 de l’Acte général de la conférence de Berlin). Cinq ans plus tard, cette déclaration
prit corps lorsque l’Acte général de la conférence de Bruxelles de 1890 créa un régime juridique
international pour éradiquer la traite des esclaves en mer, lequel définissait une zone maritime à
l’intérieur de laquelle s’appliquait un droit de visite limité aux vaisseaux « indigènes », dans la seule
région où la traite continuait d’exister, c’est-à-dire le long de la côte orientale de l’Afrique, ce qui incluait
à la fois la mer Rouge et le golfe Persique. Au final, ce fut la toute nouvelle Cour permanente d’arbitrage
(CPA) qui supprima la dernière voie juridique permettant au commerce des esclaves de persister, grâce à
la sentence arbitrale qu’elle rendit le 8 août 1905 dans l’Affaire des Boutres de Mascate (France
c./ Grande-Bretagne), CPA N° 1904-01.
Dans le sillage du mouvement visant à mettre un terme à la traite maritime, de plus en plus de pays
abolirent leurs lois intérieures autorisant l’esclavage. Cet élan fut porté, au début du XXe siècle, par la
Société des Nations, lorsque celle-ci établit la Convention relative à l’esclavage de 1926. Cette convention
réclamait la prévention et la répression de la traite, ainsi que « la suppression complète de l’esclavage
sous toutes ses formes ». Ainsi, le résultat final du mouvement abolitionniste des XVIIIe et XIXe siècles fut la
fin de la traite maritime et l’abolition juridique de l’esclavage.
Pourtant, cette histoire connaît une rédemption. Au tournant du XXIe siècle, la Cour pénale
internationale fut créée, avec une juridiction sur les crimes internationaux de mise en esclavage et
d’esclavage sexuel. Le « Protocole de 2000 visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en
particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité
transnationale organisée » incluait la possibilité de traiter de nombreuses situations d’exploitation, et plus
particulièrement l’esclavage. Ces outils juridiques ont sans aucun doute permis la réévaluation des
conceptions courantes au sujet de l’esclavage. La véritable transformation s’est toutefois opérée à un
niveau plus fondamental et substantiel concernant la définition juridique de l’esclavage lui-même. Elle
repose sur deux éléments.
Le premier d’entre eux réside dans le fait qu’au cours des soixante-dix dernières années l’impératif
de « l’abolition » de l’esclavage a cédé sa place dans le droit international à l’exigence de sa
« prohibition ». Par conséquent, il est demandé aux États de faire davantage que d’abroger simplement
les lois ; on requiert désormais d’eux qu’ils promulguent des lois criminalisant l’esclavage. Ainsi, alors que
la Convention relative à l’esclavage de 1926 parlait d’abolition, la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948, bien que ne disposant pas de pouvoir contraignant, garantissait que les pays
respecteraient les principes selon lesquels « nul ne sera tenu en esclavage », mais aussi, de façon plus
significative, que « l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ». Allant un
peu plus loin encore, les pays qui participèrent à la Convention supplémentaire de 1956 sur l’abolition de
l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage, tombèrent
d’accord pour – malgré le titre de cette assemblée – interdire l’esclavage, et réclamer que l’acte de
réduire un individu en esclavage constituât désormais un crime (art. 6). En 1966, la Déclaration politique
de 1948 fut rendue juridiquement contraignante par le Pacte international relatif aux droits civils et
politiques, dans lequel la prohibition de l’esclavage, selon ces termes précis, devint une obligation légale
(art. 8).
Le second élément tient à la redéfinition conceptuelle de l’esclavage lui-même. Celle-ci prend pour
point de départ la définition de l’esclavage telle qu’elle fut énoncée pour la première fois lors de la
Convention relative à l’esclavage de 1926 : « L’esclavage est l’état ou condition d’un individu sur lequel
s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux. » Certes, cette définition semble à
première vue aborder l’esclavage sous l’angle du droit de propriété, mais pour les juristes les mots ont
leur importance. La première phrase de la définition – « L’esclavage est l’état ou condition » – peut être
interprétée comme opérant une distinction entre l’esclavage dans la loi et l’esclavage dans les faits : entre
le statut juridique de l’esclavage et la condition factuelle d’esclavage. Cette lecture fut confirmée en 2016
par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire des travailleurs de la Fazenda Brasil
Verde, au cours de laquelle la Cour décida que « l’état ou condition » faisait « référence à la fois à la
situation de jure et de facto, c’est-à-dire que l’existence d’un document formel ou d’une norme juridique
pour caractériser ce phénomène n’est pas essentielle, comme dans le cas d’un bien meuble ou de
l’esclavage traditionnel » (Affaire des travailleurs de la Fazenda Brasil Verde c./ Brésil, Cour
interaméricaine des droits de l’homme, verdict du 20 octobre 2016, § 270). Quant au second élément de la
définition – l’exercice des attributs du droit de propriété –, la Cour interaméricaine s’appuya sur une
lecture qui s’était développée grâce au Guide Bellagio-Harvard des paramètres juridiques pour une
définition de l’esclavage de 2012. Rédigé par d’éminents juristes spécialistes du droit de propriété et par
des experts de l’esclavage ancien et contemporain, le Guide partait du postulat que tout comme la
propriété comporte une dimension de contrôle, qui se traduit par la « possession », la réduction en
esclavage reposait elle aussi entièrement sur l’exercice d’un contrôle sur l’individu. Une fois ce contrôle
établi d’une façon despotique, la personne perdant sa capacité d’agir, son autonomie, sa liberté, peu
importe la façon dont on la nomme, on se trouve bien en présence d’esclavage, et les autres attributs du
droit de propriété peuvent alors être exercés. Ainsi, tout en faisant du droit de propriété son point de
référence, le Guide Bellagio-Harvard utilise le terme de « transfert » pour désigner l’achat ou la vente
d’une personne, mais il évoque également l’utilisation, la gestion et le profit qu’on en fait, ou même
l’épuisement du corps de la personne, comme autant d’éléments constitutifs d’une forme d’esclavage,
dans lequel le contrôle exercé est équivalent à la possession.
Dans sa décision de 2016, la Cour interaméricaine des droits de l’homme adopta cette conception
dans son propre verdict et formula l’interprétation suivante comme faisant partie intégrante du droit
international :
En ce qui concerne l’élément de « propriété », il doit être compris en lien avec le phénomène
d’esclavage en tant que « possession », c’est-à-dire lorsqu’une personne exerce un contrôle sur
une autre. Par conséquent, « quand il s’agit de déterminer le niveau de contrôle requis pour
considérer un acte comme relevant de l’esclavage, […] on peut le mesurer à l’aune de la perte
du libre arbitre de l’individu, ou de la diminution considérable de son autonomie personnelle ».
En ce sens, le soi-disant « exercice des attributs du droit de propriété » devrait être aujourd’hui
compris comme le contrôle exercé sur une personne, qui restreint de manière significative sa
liberté individuelle ou l’en prive tout à fait, dans le but d’exploiter cette personne par le biais
de l’utilisation, de la gestion ou du profit qui en est fait, de même que du transfert ou de la
cession de cette personne. En général, cet exercice reposera sur, et sera obtenu grâce à, des
moyens tels que la violence, la ruse et/ou la contrainte (Affaire des travailleurs de la Fazenda
Brasil Verde c./ Brésil, Cour interaméricaine des droits de l’homme, verdict du 20 octobre
2016, § 270).
Depuis cette décision, il est désormais admis dans le droit international – au moins au niveau
régional dans les Amériques – que l’esclavage peut exister en dehors de la propriété formelle, sanctionnée
juridiquement. Ainsi, la réduction en esclavage d’un individu sera reconnue partout où il existe un
contrôle despotique d’un genre qu’on associe normalement à une propriété de ce type. Il y a bel et bien
une valeur rédemptrice à l’œuvre dans cette définition de l’esclavage vieille de près d’un siècle (1926),
qui s’est enfin révélée bénéfique. Si, au cours du XXe siècle, s’est développé un consensus selon lequel
l’abolition juridique signifiait que l’esclavage, en droit, ne pouvait plus exister, ce postulat s’est révélé
faux. Du point de vue de l’histoire humaine, la balance de la justice penche toujours lourdement en
défaveur du droit international, au vu de la contribution de ce dernier à la perpétuation et la justification
du maintien d’êtres humains à l’état de biens meubles. Mais les bénéfices reconnus aujourd’hui, aussi
ténus soient-ils, quant à la capacité à identifier de facto des situations dans lesquelles des personnes sont
maintenues en condition d’esclavage, témoignent également du pouvoir émancipateur du droit – ce qui,
hélas, n’apparaît que trop rarement lorsqu’on examine, comme on vient de le faire ici, les histoires
entrecroisées de l’esclavage et du droit international.
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
Guide Bellagio-Harvard des paramètres juridiques pour une définition de l’esclavage de 2012 :
http://www.qub.ac.uk/schools/SchoolofLaw/Research/HumanRights/bellagio/. Le Guide Bellagio-
Harvard est étudié plus en détail dans J. Allain (éd.), The Legal Understanding of Slavery : From the
Historical to the Contemporary, 2012.
J. Allain, « Nineteenth Century Law of the Sea and the British Abolition of the Slave Trade », British
Yearbook of International Law, 78, 2008, p. 342-388.
J. Allain, « Slavery’s Twentieth Century Problem : Continuity or Change ? », The Alderman Sydney Smith
Annual Lecture 2018, intervention prononcée au Wilberforce Institute, Hull University, le 18 octobre
2018.
J. Allain, « The White Slave Traffic in International Law », Journal of Trafficking and Human Exploitation,
1, 2017, p. 1-40.
J. Allain, « The Definition of Slavery into the Twenty-First Century », dans J. Allain (éd.), The Legal
Understanding of Slavery : From the Historical to the Contemporary, Oxford, Oxford University
Press, 2012, p. 253-280.
J. Cairns, « Stoicism, Slavery and Law : Grotian Jurisprudence and its Reception », Grotiana, 22/23,
2001/2002, p. 201.
RENVOIS
ALICE BELLAGAMBA
La notion de post-esclavage s’est imposée récemment dans les études sur l’histoire de l’esclavage et
des abolitions. Sous l’inspiration du débat post-colonial, et au carrefour des études littéraires, du
féminisme noir et des études de genre, les auteurs nord-américains et caribéens l’emploient depuis la fin
du XXe siècle afin d’aborder les conséquences de la traite des esclaves et du régime des plantations sur la
construction des subjectivités atlantiques noires. L’analyse des « survivances de l’esclavage » (afterlives
of slavery) a conduit Saidiya Hartman à dénoncer l’accès limité et conditionnel des Africains-Américains
au droit inaliénable à la vie, la liberté et la poursuite du bonheur proclamé par la Constitution américaine.
La promulgation du treizième amendement qui, en 1865, à la fin de la guerre civile, abolit l’esclavage et la
servitude involontaire (mais non l’esclavage pénal) a inauguré une histoire noire faite de « vies flouées,
d’opportunités limitées en santé et éducation, de décès prématurés, d’incarcérations et
d’appauvrissement ».
Cette perspective politiquement engagée se greffe, dans la tradition nord-américaine, sur la lutte
pour les droits civiques car les formes successives de domination auxquelles les Africains-Américains
furent soumis ont conditionné leur agentivité historique. Les historiens et les anthropologues soulignent
les implications politiques de la notion de post-esclavage lorsqu’ils étudient des sociétés au sein
desquelles l’esclavage et le commerce des esclaves ont joué un rôle économique et sociopolitique
important et dans lesquelles le passé esclavagiste est une réalité vivante, contestée et débattue (B. Rossi).
Comme pour le post-colonialisme, le préfixe « post- » marque une fracture temporelle, celle établie par les
abolitions avec le passé esclavagiste. Ce concept attire l’attention sur une période spécifique d’ajustement
des sociétés après la fin de l’esclavage. Mais, en suggérant que cette fracture n’est pas complète, il invite
aussi à considérer les « survivances de l’esclavage » au prisme de ce que le sociologue américain
Charles Tilly a nommé l’« inégalité durable » (Durable inequality, 1999) : la marginalisation en termes de
classe, richesse et genre qui pèse durablement sur les mêmes catégories de personnes, et les processus
d’inclusion et d’exclusion qu’elles ont vécus.
Envisagée sous l’angle du post-esclavage, l’émancipation est en effet conçue comme un processus de
long terme. N’étant pas nécessairement linéaire, elle apparaît comme un cheminement marqué par des
évolutions, mais aussi par des reculs, dans l’effort accompli par les esclaves émancipés et leurs
descendants pour s’adapter aux opportunités et aux contraintes imposées par les contextes de sortie de
l’esclavage. Une perspective micro-historique aide à mieux saisir les événements locaux et les réseaux qui
rendent possibles les parcours de mobilité sociale des esclaves émancipés et de leurs descendants, tandis
que l’échelle macro-historique permet d’analyser les dynamiques économiques, sociales et politiques qui
ont restreint leur capacité d’action individuelle et collective et quelles furent leurs réponses en termes
d’ajustement ou d’innovation.
Les formes d’esclavage ont considérablement varié selon les régions et les périodes et cette diversité
se retrouve dans les dynamiques post-esclavagistes. Le défi comparatiste consiste alors à interroger les
interconnexions ainsi que les convergences et les divergences entre divers contextes sociohistoriques.
Sans prétendre à l’exhaustivité, les pages suivantes proposent un itinéraire qui suit quatre pistes :
– la poursuite des formes de domination et d’exploitation au lendemain des abolitions ;
– les significations multiples et contextuelles de la liberté dans les processus d’émancipation ;
– les tensions inhérentes à la citoyenneté des anciens esclaves, en particulier dans les contextes
républicains ;
– et, enfin, le développement de discours globalisés autour des notions d’« Afro-descendant » et de
« descendant d’esclave » depuis la fin du XXe siècle.
Les travaux sur les sociétés post-esclavagistes ont d’abord concerné les Caraïbes, les États-Unis et
l’Amérique latine avant de s’élargir ensuite à l’Afrique, au Moyen-Orient, à l’océan Indien et au Pacifique
à la fin du XXe siècle.
Les géographies temporelles des abolitions
Le point de départ des dynamiques enclenchées par la fin de l’esclavage varie évidemment en
fonction des chronologies de l’abolition. Les différentes expériences d’émancipation s’influencèrent d’une
région du monde à l’autre. Dans la colonie française de Saint-Domingue, les mouvements révolutionnaires
qui commencent en 1789, puis connaissent un tournant à partir de 1791 avec la révolte des esclaves de la
plaine du Nord, conduisent à l’abolition définitive de l’esclavage en 1804 avec la naissance de la
République indépendante d’Haïti. Si les esclaves ont joué un rôle crucial dans le succès de la Révolution
haïtienne, les premiers conflits ont éclaté en raison des discriminations croissantes contre les libres de
couleur qui voyaient leurs aspirations politiques frustrées. Les événements d’Haïti ont influencé le
mouvement abolitionniste dans les Amériques. Ils ont également déclenché l’exil massif de colons et de
leurs esclaves ou anciens esclaves vers d’autres îles des Caraïbes (Cuba, Porto Rico, Jamaïque,
Martinique, Guadeloupe) ou vers des territoires continentaux comme la Louisiane et le Venezuela. Ils ont
inspiré des rébellions dans d’autres parties des Amériques comme le Brésil et les États-Unis.
Durant une bonne partie du XIXe siècle, les élites atlantiques ont redouté la répétition des
événements révolutionnaires. Le paiement par Haïti d’une dette écrasante à la France (pour compenser
les anciens planteurs), l’ostracisme de la communauté internationale (les États-Unis ne reconnurent la
République d’Haïti qu’en 1862) et une situation politique interne instable ont caractérisé le premier siècle
de cette nouvelle république. La crainte que les révoltes des esclaves ne provoquent un renversement de
l’ordre établi influença les processus d’émancipation aux Caraïbes britanniques et modifia les pratiques
esclavagistes dans le sud des États-Unis. Elle eut aussi une grande influence sur les processus
d’indépendance des États hispano-américains, comme la Colombie et le Venezuela, où l’action des
minorités raciales fut décisive au cours des processus révolutionnaire et contre-révolutionnaire.
L’examen de l’impact du décret français d’abolition du 27 avril 1848 sur les possessions coloniales
françaises dans les diverses parties du monde montre une convergence tout aussi intéressante de
dynamiques mondiales et locales. L’esclavage avait été aboli pour la première fois pendant la Révolution
française en 1794 et réintroduit par Napoléon Bonaparte en 1802. Cette première abolition fut empêchée
en Martinique par l’occupation britannique qui avait suivi la contre-révolution royaliste de 1793. La lutte
des libres de couleur pour l’égalité civique, initialement accordée, puis retirée, sous l’occupation
britannique, marqua l’histoire de l’île dans les premières décennies du XIXe siècle. S’opposant au délai de
deux mois que le décret de 1848 accordait après sa notification, l’insurrection des esclaves martiniquais
accéléra leur libération. De l’autre côté de l’Atlantique, la France contrôlait les postes de Saint-Louis et de
Gorée sur la côte ouest-africaine. Là, l’émancipation des esclaves en 1848 provoqua le ressentiment des
habitants propriétaires d’esclaves d’ascendance euro-africaine ou africaine à un moment où leur
importance commerciale diminuait face à celle des investisseurs français qui promouvaient l’expansion de
la culture de l’arachide. Au-delà des territoires sous juridiction française, la réduction en esclavage et la
traite interne prospérèrent au cours du XIXe siècle, alimentées par la conquête coloniale française de
l’Afrique occidentale. Une situation également complexe s’observe sur la Côte-de-l’Or, où le décret
britannique d’abolition de 1833 fut initialement ignoré, et où les élites commerciales, sous le prétexte de
l’extension du « commerce légitime », furent impliquées dans le trafic d’esclaves à l’intérieur du pays
pendant des décennies.
Pour la majorité des hommes et des femmes esclaves d’Afrique occidentale, l’émancipation ne
commença donc qu’au début du XXe siècle, de leur propre initiative, dans le cadre de la colonisation (donc
de la perte de la souveraineté indigène) et des législations abolitionnistes qui cherchaient à limiter les
conséquences socio-économiques d’une libération de masse. L’arrêté du gouverneur Ernest Roume de
1905, par exemple, interdit le commerce d’esclaves et l’esclavage en Afrique-Occidentale française et au
Congo français sans proclamer la liberté des esclaves. Et si l’on tourne le regard vers l’océan Indien, la
mosaïque s’enrichit davantage. L’influence abolitionniste s’y répandit dans un cadre géopolitique, culturel
et religieux très varié. Les Indes orientales néerlandaises prohibèrent l’esclavage en 1860, mais lorsque le
contrôle néerlandais s’étendit à toute l’Indonésie en 1910, l’esclavage resta toléré dans une grande partie
du territoire. À l’époque des travaux préparatoires de la Convention relative à l’esclavage de 1926, la
traite des esclaves était répandue en Éthiopie et dans le golfe Persique, mais aussi en Birmanie, dans
l’Inde britannique, et au Moyen-Orient.
Partout dans le monde, la fin de l’esclavage et la transition vers le soi-disant « travail libre » se sont
par ailleurs accompagnées d’expériences de coercition et d’exploitation renouvelées qui ont soutenu
l’expansion du capitalisme au XIXe et dans les premières décennies du XXe siècle. Dans les Caraïbes
britanniques ainsi que dans les possessions britanniques africaines de la colonie du Cap et du Sierra
Leone, l’esclavage fut aboli en 1833. Mais un système d’apprentissage fut mis en place, qui prévoyait de
retenir les esclaves sous la dépendance de leurs anciens propriétaires. Pour les abolitionnistes, cette
autre forme d’esclavage devait cesser immédiatement. À la suite des mobilisations et des protestations
d’esclaves aux Caraïbes, les esclaves de l’Empire britannique furent émancipés en 1838 (à l’exception des
territoires de la Compagnie des Indes orientales, Ceylan et Sainte-Hélène). Les propriétaires d’esclaves
des Caraïbes obtinrent toutefois des compensations pour un montant de 20 millions de livres sterling de
l’époque. L’étape suivante fut marquée par la croissance de l’engagisme : des travailleurs officiellement
libres d’Afrique, d’Inde et d’autres régions asiatiques signaient des contrats les mettant à la merci de
leurs employeurs pendant de longues périodes. L’avance des frais de transport, puis des frais de logement
et d’approvisionnement, engendrait une dette souvent transférée aux enfants des engagés à temps.
Aux îles Maurice et Rodrigues, devenues britanniques en 1810, le premier groupe d’engagés arriva
en 1834, un an avant l’acceptation par les planteurs de l’abolition de 1833. Presque un demi-million de
personnes furent transférées de cette manière jusqu’en 1920. Le nombre d’engagés fut particulièrement
élevé dans tout l’Empire britannique. Alors que l’Australie devint un nouveau lieu d’investissement pour
les descendants des propriétaires d’esclaves des Caraïbes dans les années 1840, une forme déguisée de
traite des esclaves, appelée blackbirding, se développa dans le Pacifique, et dura jusqu’au début du
e
XX siècle. Le terme blackbirding désigne l’enlèvement, ou l’incitation à migrer, par la tromperie des
insulaires du Pacifique afin qu’ils servent comme travailleurs forcés, mal payés, dans les plantations de
canne à sucre, de coton et de café du Queensland et de Nouvelle-Galles, puis aux Fidji, en Nouvelle-
Calédonie, à Tahiti et dans des endroits aussi éloignés que le Mexique, le Guatemala et le Pérou. Le
développement de l’industrie pastorale dans le nord de l’Australie s’est appuyé jusqu’au XXe siècle sur
l’exploitation abusive de la main-d’œuvre aborigène. Les Néerlandais, les Espagnols et les Français eurent
également recours aux engagés pour répondre à la demande en main-d’œuvre de leurs territoires
ultramarins.
La colonisation européenne de l’Afrique, de l’Asie et du Pacifique insulaire, bien que menée sous le
drapeau de la libération des indigènes, a établi ses propres formes d’exploitation par le recours plus ou
moins massif et brutal au travail forcé, qui ne fut remis en question au niveau international que durant
l’entre-deux-guerres, malgré l’hostilité ouverte du Portugal. Dans de nombreux contextes coloniaux, le
chevauchement des dynamiques esclavagistes et post-esclavagistes fut la règle en raison de l’application
plus ou moins rigoureuse des dispositions abolitionnistes. En Afrique-Occidentale française et en Afrique
de l’Ouest britannique, par exemple, les esclaves proches des centres administratifs coloniaux avaient
plus de chances de bénéficier de l’émancipation. Dans les zones difficiles à atteindre et à administrer, au
contraire, la coercition coloniale s’appuyait sur les inégalités existantes en renforçant la subordination
des anciens esclaves aux anciens maîtres.
Le Nigeria septentrional, sous le contrôle du califat de Sokoto au XIXe siècle, offre un cas d’étude
remarquable. Avec près de 3 millions d’esclaves, Sokoto fut l’une des plus grandes sociétés esclavagistes
modernes. Lorsqu’en 1903 les Britanniques occupèrent la région, ils avaient déjà vécu les expériences
abolitionnistes caribéenne et indienne. La première leur avait appris que les esclaves étaient capables de
défendre leurs propres conceptions de la liberté face aux modèles imposés d’en haut. L’Indian Slavery Act
(1843) leur avait montré la possibilité d’affaiblir l’institution de l’esclavage en rendant illégale toute
nouvelle réduction en esclavage et toute forme de traite, sans émanciper cependant les esclaves. Les
Britanniques observaient en outre attentivement la politique conduite par les autres puissances
coloniales. Dans les territoires de Sokoto conquis par les Français, la première réaction des esclaves à
l’arrêté de 1905 fut de revendiquer la liberté par la fuite en masse, ce que les Britanniques, de leur côté,
voulaient éviter autant que possible. Ils adoptèrent alors une politique gradualiste, qui s’appuyait sur le
contexte juridique local, dominé par les tribunaux islamiques. Ces derniers étaient les seuls à même de
statuer sur les droits d’un propriétaire sur ses esclaves.
Ce n’est finalement qu’en 1936, avec l’ordonnance no 19, que la législation interdisant l’esclavage
dans le nord du Nigeria fut promulguée. Mais l’affaire se complique dès lors qu’on prend en compte la
diversité des statuts serviles au sein du califat. L’émancipation prit, en effet, une forme bien différente
pour les esclaves qui travaillaient sur les plantations, dans les maisons des maîtres, à la cour royale, ou
pour les eunuques et les concubines. Elle s’appliqua de façon contrastée pour les parents et les enfants,
car la première ordonnance contre l’esclavage de 1901 avait déjà rendu ces derniers libres à leur
naissance. Surtout, les souvenirs locaux de cette alternance d’asservissement et de libération n’ont cessé
de ressurgir dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs, chrétiens et musulmans qui ont éclaté après
la décolonisation, notamment dans les régions qui avaient été conquises et pillées au XIXe siècle par les
armées de Sokoto.
De tels conflits, qui sont le fruit du passé esclavagiste, ne sont pas propres à Sokoto et peuvent
s’observer dans de nombreuses autres régions du monde, parmi lesquelles les États-Unis où le processus
d’exclusion des populations noires après l’émancipation de 1865 demeure au centre de la construction
nationale. Ainsi, même là où le passé esclavagiste semble obsolète, on ne peut jamais exclure que des
circonstances historiques ravivent les tensions sociales enracinées dans les anciennes relations maîtres-
esclaves. De la même façon que les dynamiques post-esclavagistes ayant immédiatement suivi l’abolition
varient d’un pays à l’autre, la fin du post-esclavage reste un processus ouvert (Cooper, Holt et Scott).
Les processus d’émancipation des esclaves ont donné naissance à des débats et des conflits sur la
signification de la liberté. Prenant la suite des travaux qui s’étaient focalisés sur les initiatives des
esclaves, au cours des années 1980 et 1990, de nombreuses recherches ont mis en lumière les tensions
fréquentes entre l’idée de liberté défendue par les anciens propriétaires d’esclaves qui cherchaient à
maintenir leur contrôle sur d’autres êtres humains et les luttes des esclaves émancipés pour reprendre
possession de leur corps, de leur esprit et de leur vie. Elles ont également mis au jour les racines libérales
des politiques d’émancipation des abolitionnistes.
Dans les Caraïbes britanniques, par exemple, les abolitionnistes britanniques s’attendaient à ce que
la libération de 1838 créât une nouvelle classe de citoyens noirs dont la conduite serait inspirée des
valeurs petites-bourgeoises du travail, de la famille et de la respectabilité. Leur vision de la liberté était
profondément genrée, à l’instar de ce qui se passa aussi dans les abolitions de l’esclavage en Afrique,
dans les sociétés musulmanes et dans d’autres parties du monde à la fin du XIXe et dans la première partie
du XXe siècle. L’esclave émancipé des Caraïbes britanniques devait avant tout devenir un bon chrétien. Il
était attendu que les nouveaux hommes libres contribuent au régime de la plantation en se transformant
en ouvriers salariés. Comme en métropole, les femmes émancipées devaient être placées sous la
dépendance juridique des hommes (père, frère, mari ou tuteur). Le foyer était leur destin en tant que
gardiennes des familles monogames que les abolitionnistes avaient incité les esclaves affranchis à former
par le lien légal du mariage. Mais les réalités concrètes de l’émancipation s’éloignaient de cette utopie.
Les esclaves affranchis n’étaient pas des enfants à éduquer, mais des hommes et des femmes dont le
sentiment de liberté s’était développé dans les marges d’autonomie concédées par le système de
plantation esclavagiste.
Grâce à la combinaison de pratiques, de discours et d’habitudes que des générations d’individus
arrachés à leurs sociétés africaines d’origine avait apportés dans les îles, les esclaves avaient créé des
cultures originales qui donnaient du sens à leur vie dans un contexte de grande vulnérabilité. Alors que
leurs familles étaient toujours soumises au risque de la dispersion par la vente de leurs membres, leur vie
de famille précaire reposait sur des formes innovantes de parenté fondées sur la filiation matrilinéaire et
l’importance des réseaux cognatiques. Les communautés créées en des lieux inaccessibles de la Jamaïque,
du Suriname et de la Guyane par les marrons (de l’espagnol cimarrón : esclave fugitif), mais aussi au
Brésil, Venezuela et Colombie, offraient des exemples d’une liberté construite par le bas, ayant forgé des
espaces d’autonomie et donné naissance à de nouvelles formes de vie collective, sans toutefois pouvoir
renverser le système d’oppression.
Le processus d’émancipation porta la marque de ces micro-luttes pour la liberté qui allaient à
l’encontre du modèle prôné par les abolitionnistes et mettaient en cause la suprématie des élites socio-
économiques, qui, partout dans les Caraïbes, conservaient le soutien de l’État. Les femmes émancipées
cherchèrent à gagner leur autonomie économique en s’impliquant surtout dans les activités
commerciales. Au temps de l’esclavage, leur participation aux travaux de plantation était cruciale. Une
fois libérées, elles essayèrent de limiter leur travail agricole à des périodes spécifiques de l’année, comme
pendant la récolte, lorsque les salaires étaient plus élevés. Selon les conceptions traditionnelles de la
masculinité, il incombait aux hommes de nourrir, protéger et subvenir aux besoins de leurs familles, mais
leurs efforts étaient dorénavant orientés vers la création d’un environnement de vie et de travail alternatif
à la plantation. Sur les îles où manquaient des terres libres à acquérir (par exemple à la Barbade, à
Antigua), les élites parvinrent à manipuler la situation à leur avantage et les esclaves émancipés se
transformèrent en un prolétariat soumis à un régime économique très similaire à celui qui venait d’être
aboli. En Jamaïque, à Trinidad, en Guyane britannique et en République dominicaine, où de nouvelles
terres attendaient d’être défrichées, les nouveaux libres purent, en revanche, réaliser leur aspiration à
créer des petites communautés pratiquant l’agriculture de subsistance. L’émancipation conduisit ainsi à
la constitution d’une paysannerie noire que l’anthropologue Sidney Mintz a définie comme
« recomposée », car née de la fusion d’une pluralité de sujets – l’esclave, le fugitif, l’apprenti, le salarié –
réunis par le désir de surmonter la violence quotidienne de la domination esclavagiste. La formation de
cette classe paysanne libre suscita des réactions violentes lorsque son action heurta la vie des groupes
sociaux dominants.
En Jamaïque, où la situation de pauvreté et d’injustice sociale créée par le décret d’émancipation de
1838 aboutit à la rébellion de Morant Bay en 1865, la répression gouvernementale fut violente. Des
centaines d’anciens esclaves furent tués, des centaines d’autres arrêtés puis condamnés à mort.
George William Gordon, un riche marchand métis, membre de l’Assemblée nationale et très critique des
politiques gouvernementales envers les noirs, fut arrêté et accusé d’avoir fomenté la rébellion. Après un
procès sommaire, il fut exécuté par pendaison. Les partisans du gouverneur de l’île, Edward John Eyre,
considéraient que cette décision était nécessaire pour discipliner la « sauvagerie » des émancipés.
Comme dans d’autres îles des Caraïbes, les limites mises à la participation politique étaient l’objet des
revendications. En dépit de la résistance des planteurs, un changement dans la loi électorale en 1840
avait donné le droit de vote aux anciens et nouveaux libres de couleur qui avaient les moyens financiers
de payer la taxe élevée permettant de voter. Demeuraient exclues les couches pauvres de la population
noire éprouvées par la profonde crise économique que la Jamaïque connaissait suite à la baisse de la
production sucrière du fait de l’émancipation. Après la révolte, les élites jamaïcaines préférèrent remettre
l’île à la métropole plutôt que de négocier avec les Afro-Jamaïcains dont la conscience politique se faisait
plus pressante : l’île perdit ainsi son autonomie gouvernementale en devenant une colonie de la
Couronne.
Comme dans d’autres sociétés post-esclavagistes, les esclaves affranchis et leurs enfants qui
migrèrent vers d’autres pays des Caraïbes, en particulier à Cuba et au Panama, choisirent de ne pas
garder pour eux seuls les fruits de leur travail et envoyèrent une partie de leurs gains aux membres de
leurs familles restées au pays. Ces envois de fonds ont aidé les ménages caribéens à survivre. Surtout, le
sentiment croissant d’unité et l’engagement politique de cette diaspora ont ouvert la voie à la mobilisation
anticoloniale et anti-impérialiste en Jamaïque. Dans d’autres sociétés post-esclavagistes, la mobilité
géographique devint également pour les esclaves affranchis et leurs enfants une stratégie d’émancipation
face aux contraintes qu’ils subissaient dans leurs sociétés d’origine. Mais les effets furent différents d’un
contexte à l’autre.
Parallèlement à l’essor de l’émigration afro-caribéenne, les régions d’Afrique de l’Ouest, où les
cultures commerciales se développaient (arachide, cacao, palmier à huile), attirèrent les jeunes hommes
d’ascendance libre et servile en quête de ressources pour accéder à l’autonomie sociale. Les premiers
étaient enclins à investir dans leurs communautés d’origine pour renforcer l’influence sociopolitique et
économique de leurs familles élargies ; les seconds essayaient de se forger une nouvelle identité de libres
dans leurs sociétés d’accueil, car ils savaient que la stigmatisation associée à leurs origines serviles les
maintiendrait dans une position subalterne chez eux. Cette quête supposait souvent l’acceptation d’une
nouvelle forme de dépendance sociale qui les maintenait au bas de l’échelle sociale. Ce même phénomène
d’« inclusion aux marges » se retrouve, dans un contexte différent, dans les États-Unis de la fin du XIXe et
du début du XXe siècle, où la grande migration de millions d’Africains-Américains du Sud rural vers les
villes du Nord entraîna l’expansion des ghettos urbains comme lieu d’intégration inégale.
Les formes d’inclusion (parmi les libres) et d’exclusion (par le biais d’une marginalisation continue)
diffèrent selon le contexte social et culturel. Les historiens et les anthropologues travaillant sur l’Afrique
de l’Ouest ont longtemps fait de l’appartenance aux lignages, aux communautés locales ou à certains
réseaux socio-économiques et religieux les principaux ressorts des conceptions indigènes de la liberté. En
Afrique, la citoyenneté a d’abord été étudiée comme relevant d’un ordre généalogique et communautaire,
puis politique. Mais les études post-esclavagistes africanistes sont restées dans l’ensemble un domaine
spécialisé qui n’a développé que récemment des analyses au sujet de la mobilisation politique des
descendants d’esclaves qui se sentaient traités comme des « citoyens de seconde zone ». Ces
contributions rejoignent les débats portant sur les Amériques, centrés depuis les années 1930 sur les
tensions inhérentes à la citoyenneté des anciens esclaves.
Dans les « Vieilles Colonies » françaises (Antilles, Guyane et La Réunion), l’application du suffrage
universel masculin à la suite du décret de 1848 et la gestion des revendications politiques des anciens et
des nouveaux libres de couleur furent tributaires de l’idée que l’expérience de l’esclavage avait affecté les
anciens esclaves, et les noirs en général, de telle sorte que, même après l’émancipation, ils auraient
toujours eu besoin d’un maître, fonction que l’État se devait dorénavant d’assumer. Les idéaux
républicains d’égalité entrèrent ainsi en contradiction avec la politique racialisée et paternaliste de
gouvernement des populations coloniales (S. Larcher). À partir des années 1880, hors des Vieilles
Colonies, les codes de l’indigénat devinrent l’instrument permettant d’ériger une barrière entre les
citoyens français et les sujets de l’empire en Afrique, Asie et Pacifique insulaire. Ces développements
transformèrent l’idéologie raciale qui avait soutenu les traites atlantiques des Africains en favorisant la
propagation d’un racisme scientifique qui affirmait l’infériorité naturelle des noirs et, plus généralement,
de tous les indigènes.
Des débats à propos de la base raciale future de la société brésilienne précédèrent la Loi d’or qui
proclama l’émancipation de plus d’un million d’esclaves après 1888. Établi en 1889, le gouvernement
républicain encouragea l’immigration européenne (plutôt qu’asiatique) afin de répondre aux besoins en
main-d’œuvre du secteur agricole, l’agriculture constituant la principale activité économique. Cette
politique de blanchiment de la population était considérée par les élites et les intellectuels brésiliens
comme une étape fondamentale vers la modernisation du pays.
Des idéologies similaires caractérisèrent aussi d’autres pays devenus précocement indépendants,
comme la Colombie et le Venezuela, où la participation des libres de couleur et d’autres groupes
minoritaires au processus révolutionnaire de construction de la nation au début du XIXe siècle avait été
cruciale. À Cuba, l’immigration de noirs considérés comme indésirables fut interdite après l’indépendance
de l’Espagne en 1898. Le gouvernement cubain ne reconnut l’échec de cette politique raciale que dans les
années 1920. À cette époque, dans toute l’Amérique latine et notamment au Brésil, un nouveau modèle de
relations raciales, connu plus tard sous le nom de « démocratie raciale », commença à s’imposer. Le
sociologue brésilien Gilberto Freyre, qui publia Casa-Grande et Senzala en 1933, théorisa à la fois le
caractère bienveillant et patriarcal de la relation maître-esclave dans le contexte brésilien. Comme
d’autres intellectuels colombiens, cubains, et mexicains de l’époque, Freyre considérait la coopération et
la cohabitation supposément égalitaire entre les composantes raciales de la nation comme la particularité
historique de l’Amérique latine par comparaison avec les hiérarchies raciales des nouveaux empires
coloniaux européens et des États-Unis.
En Amérique du Nord, les années 1930 furent une période d’effervescence intellectuelle et politique,
qui se traduisit par une première prise de conscience collective de la spécificité historique et culturelle
des dynamiques post-esclavagistes. L’anthropologue et folkloriste africaine-américaine
Zora Neal Hurston, par exemple, ouvrit la voie à la compréhension de la double soumission, en termes de
race et genre, de la femme noire. En parcourant la Floride septentrionale, elle découvrit le droit
coutumier des hommes blancs à imposer des relations sexuelles tenues secrètes aux femmes noires, qui
produisaient des enfants métis, soumis en conséquence à la ségrégation, ce qu’elle exposa dans Mules
and Men, paru en 1935. D’autres études sociologiques n’hésitaient pas à établir un parallèle entre les
sociétés de castes et le modèle ségrégationniste développé dans les États du Sud après la fin de la
« Reconstruction », soit la période entre 1865 et 1877 (la date de leur réadmission dans l’Union).
Lorsque les démocrates blancs reprirent le pouvoir politique dans les anciens États confédérés en
1877, un ensemble de dispositions publiées au niveau des municipalités, des comtés et des États, connues
sous le nom de « lois Jim Crow », imposa la ségrégation raciale en droit. Les changements des règles
d’inscription sur les listes électorales, exigeant notamment des tests d’alphabétisation, des durées de
résidence plus longues et des taxes électorales, privèrent la majorité des Africains-Américains des droits
politiques pourtant formellement acquis par le quatorzième amendement en 1868, qui reconnaissait la
citoyenneté à « toutes les personnes nées ou naturalisées aux États-Unis », alors que le quinzième
amendement en 1869 interdisait de refuser le droit de vote « sur la base de la race, de la couleur ou d’un
précédent asservissement ». Le parti républicain, qui avait pourtant été le champion de l’abolition,
entreprit aussi de retirer ses représentants noirs des positions politiques clés.
Parallèlement à la popularité croissante des théories eugénistes de pureté raciale, la règle de la
« goutte de sang » classifiant toute personne de couleur (colored people) ayant même un seul lointain
ascendant noir, entra dans le droit au cours des premières décennies du XXe siècle, d’abord au Tennessee
en 1910 et en Virginie en 1924, puis dans les autres États du Sud. Tous ces changements correspondaient
à la doctrine juridique « séparé mais égal » du quatorzième amendement (« separate but equal »), qui
était respectée dans la mesure où les États fournissaient aux noirs les mêmes services publics (écoles,
transports, etc.) qu’aux blancs. Selon les États, les anciens esclaves se retrouvèrent bloqués dans des
rapports de travail sous-payé au service de l’ancienne classe de planteurs, comme en Louisiane, ou furent
obligés d’accepter des contrats de métayage conduisant à l’endettement, comme dans le Mississippi. La
mise en place d’un système judiciaire au fonctionnement racialisé transforma aussi les anciens esclaves
en une source de main-d’œuvre bon marché pour les entreprises privées qui pouvaient acheter et
revendre des détenus pour la durée de leur peine. Dès les années 1930 se développa toutefois une
première mobilisation des Africains-Américains contre la ségrégation, prélude au mouvement des droits
civiques des années 1950.
Les politiques mémorielles ont joué un rôle fondamental au sein des sociétés post-esclavagistes.
Silences, omissions et censures ont été l’expression des relations de pouvoir qui, à tous les niveaux, local,
régional, interrégional, national et international, ont longtemps minoré l’importance de l’esclavage dans
l’émergence des structures économiques, politiques et sociales des XXe et XXIe siècles. Bien souvent, le
passé esclavagiste n’a pas donné lieu à des commémorations publiques qui auraient obligé à se confronter
aux héritages de l’esclavage.
À partir de 1934, les Caraïbes britanniques furent frappées par une vague de grèves et d’émeutes
qui, au lendemain de la grande dépression de 1929, remettaient en cause les hiérarchies de classe et de
fortune résultant de l’émancipation. La protestation sociale éclata également dans d’autres régions de
l’Empire britannique. La population afro-jamaïcaine étant de plus en plus mécontente et consciente de sa
capacité à provoquer un changement politique, les autorités coloniales décidèrent de ne pas célébrer le
centenaire de l’émancipation de 1838 afin de ne pas alimenter le débat sur les inégalités contemporaines.
Le passé refoulé risquait, cependant, de resurgir sous une autre forme, alimentant la réflexion critique en
même temps que la mobilisation politique.
En 1938, l’historien de Trinidad Cyril Lionel Robert James publia The Black Jacobins, dans lequel il
faisait de la naissance révolutionnaire d’Haïti le symbole de la capacité politique émancipatrice des
esclaves et, par extension, de tous les opprimés du monde. À l’instar de plusieurs autres intellectuels et
militants caribéens, africains-américains et ouest-africains de cette période, comme le Jamaïcain
Marcus Garvey, le Nord-Américain W. E. B. Du Bois, et le futur président du Ghana indépendant
Kwame Nkrumah, James participait à une intelligentsia internationale noire qui défendait le
panafricanisme. Ce mouvement visait à créer des liens de collaboration et d’échange entre les Africains
du continent et de la diaspora africaine. Côté francophone, à travers la notion de négritude, le
Martiniquais Aimé Césaire avec le Guyanais Léon-Gontran Damas et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor
promouvaient une politique de valorisation de la culture noire.
C’est dans ce cadre atlantique qu’au cours des années 1950 la lutte pour l’indépendance des pays
d’Afrique de l’Ouest rejoignit le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. Les dirigeants
nationalistes d’Afrique-Occidentale française (Sénégal, Mali et Guinée française…) dépeignaient la
décolonisation comme une libération du joug de l’esclavage. La métaphore leur assurait le soutien des
électorats ruraux et surtout d’un large nombre d’esclaves émancipés et de descendants d’esclaves. Ces
derniers avaient l’espoir de surmonter leur minorité sociale par le progrès social et économique que
l’indépendance ferait advenir. Pourtant, les inégalités locales engendrées par l’esclavage, les traites
externes et internes d’esclaves, les mesures abolitionnistes coloniales et les premiers plans de
développement national ne furent pas au cœur des débats publics. Ceux-ci étaient monopolisés par des
élites dont l’action politique fut longtemps déterminée par les équilibres de la guerre froide, puis, du côté
du bloc occidental, par l’ingérence économique des plans d’ajustement structurel promus par la Banque
mondiale et le Fonds mondial international à partir des années 1980. Des régimes dictatoriaux
conservateurs et fortement inégalitaires empêchèrent de même l’émergence de politiques véritablement
émancipatrices dans plusieurs autres sociétés post-esclavagistes comme Haïti, le Brésil ou la République
dominicaine. À l’extrême fin du XXe siècle, la fin de la guerre froide déclencha une nouvelle vague de
démocratisation qui donna à la politisation de passé esclavagiste une vigueur nouvelle.
Aux Amériques, la mobilisation de la catégorie englobante d’Afro-descendants commença à offrir aux
expériences hétérogènes des Africains-Américains, des Afro-Caribéens et des noirs latino-américains une
plateforme de dialogue et de collaboration potentielle. Alors que le statut d’Indien existait en droit depuis
l’époque coloniale, ce furent les politiques multiculturelles de cette période qui permirent aux populations
noires de revendiquer des droits spécifiques. Au Brésil, l’article 68 de la Constitution de 1988, qui donna
naissance à la VIe République, reconnut des titres fonciers aux quilombos, les communautés descendantes
des noirs marrons, dont la résistance à l’esclavage devint, au cours de cette période, emblématique d’une
conscience politique afro-brésilienne émergente. La redécouverte ou la réinvention de l’Afrique passait
par la glorification de la « race noire », et la remise en cause de l’attitude intégrationniste et conciliante
que les Brésiliens noirs avaient cultivée sous l’égide de la « démocratie raciale ». Le mécanisme juridique
de reconnaissance de l’identité quilombola avait ainsi pour objectif de valoriser le patrimoine historique
lié à la traite transatlantique, mais son application s’entremêlait avec la lutte foncière lancée par la
réforme agraire et elle fut contestée par les partis de droite et les organisations représentant l’agro-
business et les intérêts latifundiaires.
De l’autre côté de l’Atlantique, la Mauritanie a dû faire face à la politisation des survivances de
l’esclavage à partir des années 1970, quand des intellectuels et des activistes d’ascendance servile firent
leur entrée sur la scène politique nationale. Ces derniers parvinrent à capturer l’attention des
organisations caritatives internationales qui combattaient l’esclavage à l’échelle mondiale. Le cas
mauritanien a servi de référence pour les autres pays de l’Afrique occidentale francophone, comme le
Sénégal, le Mali, la Guinée Conakry, le Niger et le Bénin où, d’une manière plus au moins visible, la
mobilisation des descendants d’esclaves s’est inscrite dans les processus de décentralisation
administrative qui permirent de diversifier le champ politique au cours des années 1990. Elle doit aussi
beaucoup aux migrants internationaux, qui ont commencé à investir dans la transformation sociale de
leurs villages d’origine.
Entre les deux rives de l’Atlantique, depuis les années 1990, les enjeux politiques et sociaux du
passé esclavagiste sont donc alimentés par des changements constitutionnels ou administratifs au niveau
étatique, l’activisme de la diaspora et une résonance accrue des héritages de l’esclavage dans le cadre de
la globalisation. Le processus de valorisation des origines africaines qu’on observe au Brésil et dans les
autres pays latino-américains s’est même étendu à la Turquie, où la création en 2006 de l’association afro-
turque a commencé à rendre visibles les trajectoires des anciens esclaves noirs ottomans depuis
l’abolition. En Iran, en Inde et au Pakistan, les minorités sociales liées aux esclaves provenant d’Afrique
orientale ont commencé à revendiquer une visibilité sur la scène publique au même moment. En Afrique
du Nord, c’est le soulèvement du « printemps arabe » des années 2010 pour la démocratie, la dignité et la
justice qui a rendu visibles les héritages raciaux de l’esclavage et de la traite transsaharienne des
esclaves. En Égypte, Tunisie et Maroc, où l’esclavage domestique était encore admis à la fin du
protectorat français en 1954, le vocable « ’azzi », utilisé originellement pour nommer les esclaves noirs
provenant d’Afrique subsaharienne, est ainsi devenu un slogan pour dénoncer les discriminations
associées à une origine subsaharienne soit pour les Afro-descendants, soit pour les centaines de milliers
de migrants subsahariens qui, depuis le début des années 2000, sont bloqués au Maghreb en raison du
durcissement des politiques d’immigration européennes.
Cette pluralité de constructions identitaires fondée sur les labels « Afro-descendant » et
« descendant d’esclave » peut parfois avoir des effets réducteurs, lorsqu’elles imputent exclusivement à
l’esclavage des dynamiques historiques particulièrement complexes. Certaines formes d’exploitation et
d’asservissement, présentées dans le débat public du XXIe siècle comme des survivances du passé
esclavagiste, sont en fait le résultat de dynamiques récentes. Ainsi, le système de travail kamia que les
organisations internationales et la société civile indienne combattent comme un vestige de l’esclavage
pour dettes s’est développé dans certaines régions du pays, comme le Bihar, grâce à l’expansion coloniale
de la production agricole dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le terme de kamia désigne à l’origine un
travailleur agricole employé par le même propriétaire pendant toute sa vie en échange d’un salaire
journalier et d’une assistance en cas de besoin. Mais, à l’époque coloniale, les propriétaires terriens et
riches agriculteurs préférèrent contrôler les travailleurs en recourant à la dette intergénérationnelle
engendrée par l’octroi d’avances en espèces au lieu de compter sur des améliorations techniques de la
production. Pour survivre, beaucoup de personnes sans terre entrèrent progressivement dans la relation
de travail kamia. En conséquence, cette catégorie n’a cessé de croître au fil du temps grâce à l’inclusion
de nouvelles personnes marginalisées.
Des processus d’expansion catégorielle ont eu lieu aussi à Madagascar où la formation de l’empire
Merina a conduit à l’augmentation de la traite externe des esclaves et de l’esclavage interne entre les
e e
XVIII et XIX siècles. À l’époque, le mot andevo était utilisé pour les esclaves et leurs fils. Mainty désignait
un groupe de serviteurs royaux noirs privilégiés. La libération des esclaves par les colonisateurs français,
un an après avoir pris le contrôle de l’île en 1895, inaugura un processus de revendication généalogique
inédit de la part de l’aristocratie et de la population anciennement libre. L’esclavage constituait à leurs
yeux une condition héréditaire d’impureté et certains comportements, comme parler trop fort ou manger
avec voracité, étaient présentés comme des signes distinctifs de l’ascendance servile, ce qui empêchait
l’intégration matrimoniale des anciens esclaves et de leurs enfants. Au fil du temps, cette appellation et
celle de mainty sont devenues interchangeables afin de stigmatiser la population des bas quartiers
d’Antananarivo habités par des descendants d’esclaves et surtout les immigrants ruraux pauvres.
Ce dernier exemple malgache témoigne de la fécondité d’un regard croisé sur les dynamiques post-
esclavagistes au niveau global. La notion de post-esclavage trouve ses origines dans les trajectoires
historiques et intellectuelles de l’Atlantique nord, des Caraïbes et de la diaspora africaine. Mais sa
fécondité heuristique, civique et politique est incontestable, bien au-delà de ce cadre géographique. Alors
que la connaissance de ce qui se passe après la fin de l’esclavage s’enrichit de nouvelles études de cas, les
fils qui relient ces diverses situations historiques en relation avec l’histoire mondiale de l’esclavage, de la
traite des esclaves et des abolitions font, depuis peu, l’objet d’un intense débat. À partir d’une critique des
formes de servitude et de dépendance qui ont caractérisé le marché du « travail libre » né des cendres de
l’esclavage, la notion de post-esclavage promet de faciliter la compréhension des héritages reconnus du
passé esclavagiste autant que ses continuités imprévues et contestées. En focalisant l’attention sur les
mécanismes de reproduction sociale des inégalités à différentes échelles, elle met en lumière la connexion
entre race et esclavage qui persiste au-delà de la période esclavagiste à travers les stéréotypes et
préjugés attachés à la couleur de la peau (comme aux États-Unis) ou la dévalorisation sociale de
l’ascendance servile (comme dans les anciennes colonies espagnoles de l’Amérique latine et des Caraïbes,
mais aussi en Afrique, au Moyen-Orient et à Madagascar), ainsi que la concentration des ressources
productives et la confiscation des opportunités sociales par les descendants des anciens maîtres
d’esclaves. Surtout, elle permet de penser à nouveaux frais les significations attachées aux notions de
liberté et de citoyenneté, qui n’ont cessé d’être problématisées par les inégalités durables qu’engendra
l’expérience de l’esclavage.
RÉFÉRENCES
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S. Larcher, L’Autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin,
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B. Rossi, « African Post-Slavery : A History of the Future », International Journal of African Historical
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P. Wade, Race and Ethnicity in Latin America, Londres, Pluto Press, 2010.
RENVOIS
L’institution de l’esclavage ainsi que des traites d’esclaves internes existaient sur le continent
africain, bien avant que les Européens ne parviennent sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest au XVe siècle.
Les populations de l’Afrique au sud du Sahara alimentaient déjà depuis au moins six siècles les traites
orientales (dites musulmanes) qui transportaient des captifs africains vers le nord de l’Afrique et la
Méditerranée, ainsi que vers le Moyen-Orient jusqu’à l’Inde occidentale et même la Chine.
Si les estimations pour la traite interne demeurent floues, les historiens ont calculé qu’environ
17 millions d’Africains avaient été victimes des traites orientales. Malgré le volume et l’ancienneté de ces
traites, la traite atlantique demeure la plus grande migration forcée transocéanique d’Africains réduits en
esclavage. De 1517 à 1867, les navires de traite ont déporté près de 12,5 millions d’Africains captifs vers
les Amériques. En Afrique occidentale et en Afrique centrale, des hommes, des femmes et des enfants ont
été tués dans les guerres qui ont produit des captifs pour le commerce atlantique d’esclaves. Près de
2 millions d’Africains ont également succombé au cours des longs trajets qui les conduisaient de
l’intérieur vers les côtes et au cours de leur attente, en détention, avant leur embarquement. Près de
1,8 million d’entre eux furent tués dans les cales des navires pendant le passage du milieu. À partir des
estimations de Patrick Manning et Ralph Austen, Olivier Pétré-Grenouilleau a calculé qu’entre 10 et
17 millions d’Africains avaient été victimes des traites interne et orientale. Les estimations actuelles
indiquent que 10,7 millions d’hommes, femmes et enfants réduits en esclavage débarquèrent vivants dans
les Amériques.
À la différence d’autres régions du monde, la Caraïbe, le Brésil et le sud des États-Unis virent la
formation de sociétés esclavagistes, c’est-à-dire de sociétés où l’institution de l’esclavage était
indispensable au fonctionnement de l’économie. La racialisation des personnes « esclavisées » issues du
continent africain ainsi que de leurs descendants qui héritèrent du statut légal d’esclave en était une
donnée constitutive (j’emploie le néologisme « esclavisé », calqué sur le terme « racisé », pour éviter
l’effet de naturalisation produit par le mot esclave et pour distinguer les personnes de leur statut légal).
Ainsi être une personne noire et avoir le statut d’esclave en vinrent progressivement à s’identifier.
Or, l’abolition de l’esclavage dans les Amériques à la fin du XIXe siècle ne mit pas un coup d’arrêt au
processus de racialisation, mais perpétua le racisme anti-noir. Face à la survivance de ces inégalités
raciales, qui font des personnes noires des citoyens de seconde zone, ceux qui en étaient en sont venus à
formuler des demandes pour que soient réparés les torts commis durant la période de l’esclavage et de la
traite atlantique. L’existence de demandes de réparations associées à l’esclavage dans les Amériques, en
particulier aux États-Unis, contraste avec l’invisibilité des demandes collectives de réparations en Afrique
et dans les autres continents, comme pour les traites orientales et internes au continent africain. Un tel
silence est difficile à expliquer. Dans certaines régions du continent africain, il s’explique sans doute par
l’absence d’un processus de racialisation analogue à celui qui se développa dans les Amériques et même
en Europe. L’héritage plus récent du colonialisme européen en Afrique, dont la mémoire s’est superposée
à celle des atrocités commises durant la période de la traite atlantique et des violences liées aux traites
internes à l’Afrique, en est une autre explication. Malgré une historiographie croissante sur l’esclavage
dans le monde musulman, l’existence de régimes politiques réprimant la liberté d’expression rend en
outre difficile l’émergence de demandes de réparations dans l’espace public. Ainsi, en Tunisie, où l’on
estime qu’au moins 167 000 personnes esclavisées ont été importées par le biais de la traite
transsaharienne en 1846, un seul monument commémore l’abolition de l’esclavage.
Durant la période d’abolition graduelle de l’esclavage dans les États du nord des États-Unis à la fin
du XVIIIe siècle, un petit nombre d’anciens esclaves demandèrent au gouvernement ou à leurs anciens
propriétaires de leur fournir des pensions à titre de réparations financières. Dans ce contexte, l’une des
premières demandes de réparation pour l’esclavage fut formulée par Belinda, une femme affranchie qui
adressa une pétition à la Cour générale (General Court) du Massachusetts. Belinda est le premier cas
connu dans les Amériques d’une femme née en Afrique qui demanda une pension en guise de réparation
pour l’esclavage.
Le récit autobiographique inséré dans la pétition indique que Belinda naquit dans un village ouest-
africain où elle fut capturée avant l’âge de douze ans et vendue en esclavage. Arrivée dans la Caraïbe,
Belinda devint l’esclave du riche Isaac Royall. Né dans le Maine, il s’était installé, à l’âge de vingt-huit
ans, à Antigua, où il avait établi une plantation de canne à sucre. En 1737, Royall déménagea en Amérique
du Nord avec sa famille, amenant avec lui 27 individus esclavisés. Installé dans le Massachusetts, il acquit
une ferme à Medford, près de Boston. Son fils Isaac Royall Jr. hérita à sa mort de l’ensemble de ses biens,
dont le grand domaine, le manoir attenant, ainsi que 20 esclaves. Isaac Royall Jr. devint l’un des hommes
les plus riches de la colonie. En raison de ses liens étroits avec les loyalistes, Royall Jr. s’enfuit en
Angleterre pendant la guerre d’Indépendance américaine, laissant derrière lui ses propriétés, parmi
lesquelles se trouvait Belinda. Dans son testament du 26 mai 1778, il ordonnait à son exécuteur
testamentaire de payer Belinda « pour trois ans, 30 £ ». Il léguait également à l’université Harvard un
terrain, dont les revenus furent utilisés pour créer la faculté de droit.
En 1778, l’État du Massachusetts confisqua les propriétés de Royall Jr. Ses esclaves, dont Belinda,
furent alors affranchis. Émancipée, Belinda déménagea à Boston où elle vécut dans la pauvreté – il est fort
probable qu’elle reçut le montant mentionné dans le testament de Royall Jr. à sa mort, en 1781. Mais,
comme il était prévu par le testament, les paiements s’interrompirent trois ans plus tard. Aussi, le
14 février 1783, Belinda adressa pour la première fois une pétition à la Cour générale du Massachusetts
en demandant une pension à titre de réparation pour le travail non rémunéré qu’elle avait fourni aux
Royall. Bien que certainement rédigée par son avocat, la pétition soulignait comment Belinda avait
contribué à la richesse de son ancien propriétaire décédé.
La Cour accepta sa demande et Belinda obtint une pension annuelle de 15 £, provenant des revenus
générés par la succession de Royall. Le succès de la pétition s’explique à l’évidence parce que son défunt
propriétaire avait déjà décidé dans son testament de lui verser une pension pendant trois ans.
L’engagement loyaliste de Royall Jr. explique aussi sans doute le succès de Belinda. La pétition de Belinda
eut un réel impact dans la sphère publique aux États-Unis comme au Royaume-Uni. Les quakers
diffusèrent largement son histoire et le journal anti-esclavagiste The New Jersey Gazette, ainsi que des
journaux et magazines britanniques, publièrent des transcriptions de sa première pétition.
Or, cette première pétition n’était qu’un prélude. Les versements dus à Belinda furent en effet
suspendus au terme de la première année, si bien qu’elle soumit à nouveau deux pétitions, en 1785 et
1787, et obtint une pension pour une seule année. En 1788, Belinda soumit encore une autre pétition en
demandant cette fois une pension annuelle de 52 dollars. Puis, lorsque la succession de Royall refusa de
payer cette pension, elle adressa de nouveau une pétition au gouvernement, qui lui donna raison en
considérant que les versements devaient continuer. Ce texte présenté le 25 février 1793 est la dernière
pétition connue soumise par Belinda, qui est peut-être décédée dans les années 1790. Son exemple offre
le premier et le seul cas avéré de succès, même s’il ne fut que partiel, dans la demande de réparations
individuelles accordées à une affranchie au XVIIIe siècle aux États-Unis. À la fin du siècle, le contexte
politique de l’indépendance et l’abolition graduelle de l’esclavage dans les États du Nord favorisaient à
l’évidence les réponses obtenues par les pétitionnaires lorsqu’ils s’adressaient aux diverses cours pour
demander leur affranchissement. Par ailleurs, tant dans les États du Nord que du Sud, certains
propriétaires ayant libéré leurs esclaves pouvaient leur accorder une compensation matérielle, telle qu’un
lopin de terre, en guise de récompense pour les services fournis. Toutefois, la question des réparations à
accorder aux anciens esclaves ne fut jamais sérieusement discutée dans la sphère publique au cours de
cette première ère d’émancipation en Amérique du Nord.
Entre 1804 et 1888, toutes les sociétés des Amériques abolirent l’esclavage, mais le processus fut
long et graduel. La fin progressive de l’esclavage au cours du XIXe siècle était conçue de sorte à protéger
les intérêts des esclavagistes et des planteurs. Un des exemples les plus tragiques en est fourni par Haïti
qui, en 1804, mit fin à la domination coloniale française en devenant indépendante et en abolissant
l’esclavage. En 1825, en contrepartie de sa reconnaissance internationale, Haïti accepta de payer à la
France 150 millions de francs-or en cinq versements afin de dédommager les anciens colons. Le calcul de
ce montant était fixé sur les revenus annuels obtenus par les planteurs de Saint-Domingue à partir du
sucre, du café, du coton, de l’indigo et d’autres matières premières pendant la période coloniale, et
incluait également la valeur des propriétés urbaines perdues en 1789. Même si elle était officiellement
exclue des calculs initiaux, les historiens s’accordent à dire que la propriété sur les esclaves était prise en
compte dans l’évaluation et la distribution de l’indemnité aux planteurs et propriétaires d’esclaves
français.
De Cuba au Brésil, les débats publics à propos de la fin de l’esclavage partagèrent un certain
nombre de caractéristiques communes au cours du XIXe siècle. Les abolitionnistes, en particulier les
abolitionnistes noirs, furent les seuls à insister sur la nécessité de mettre en place des mesures pour
accorder des réparations financières et matérielles aux affranchis à la suite de l’émancipation. Si cette
revendication semble logique, elle ne fut pourtant jamais dominante dans l’espace public des sociétés
américaines où prévalait la vision des propriétaires d’esclaves qui avaient été hostiles à l’abolition. Les
élites esclavagistes soulignaient que l’esclavage et la traite étaient des activités légales et que les droits
de propriété devaient prévaloir sur tous les autres droits. Elles refusaient obstinément l’abolition de
l’esclavage, si celle-ci ne s’accompagnait pas d’une compensation financière de la part des États pour
couvrir la perte de leur propriété humaine.
Les abolitionnistes menèrent toutefois des campagnes, en particulier aux États-Unis, pour réclamer
des réparations en faveur des personnes esclavisées de façon illégale. En 1841, Solomon Northup, un
homme noir libre de New York fut enlevé à Washington D. C. Après avoir été vendu à des marchands
d’esclaves, il fut transporté en Louisiane, où il fut esclave pendant douze ans. L’affaire, racontée dans le
récit Douze Ans Un Esclave (12 Years a Slave), a attiré l’attention du monde entier grâce au film réalisé
en 2013 par le cinéaste britannique Steve McQueen. Northup fut finalement libéré, mais ses ravisseurs ne
furent jamais condamnés. En 1854, les membres du Congrès, Gerrit Smith et Edward Wade soumirent
toutefois plusieurs pétitions au Congrès des États-Unis demandant des réparations pour l’asservissement
illégal de Northup. Le plaidoyer en faveur de Northup acquit une visibilité remarquable et fut relayé par
les abolitionnistes, parmi lesquels Frederick Douglass. Malgré ces soutiens, le Congrès refusa néanmoins
les pétitions qui réclamaient l’octroi de réparations financières à Northup.
Quelques années plus tôt, en 1848, le cas de John Lytle avait également attiré l’attention du public.
Lytle était né libre à Philadelphie vers 1817. Il avait travaillé à bord du navire Jupiter qui naviguait sur
l’océan Atlantique et, après un naufrage, s’était retrouvé en Sierra Leone. En 1837, des marchands
d’esclaves l’avaient vendu et transporté à Cuba, où pendant onze ans il avait été maintenu en esclavage
dans une plantation. En 1848, Lytle dénonça l’illégalité de sa réduction en esclavage auprès du journaliste
John L. O’Sullivan, en visite sur l’île. Le consul des États-Unis à La Havane, Robert B. Campbell, appuya
finalement la revendication de liberté de Lytle, et le gouvernement cubain, après l’avoir libéré, versa des
réparations à Lytle pour les onze années où il avait été maintenu en esclavage.
Loin des Amériques, l’île Bourbon connut au moins un cas d’esclave qui lutta pour sa liberté et obtint
des réparations financières. Furcy Madeleine était l’enfant d’une mère indienne esclavisée, amenée en
France, puis à l’île Bourbon (qui, en 1848, devint La Réunion). Même si sa mère fut affranchie avant le
décès de sa propriétaire, Furcy fut maintenu en servitude et décida de porter son action en justice pour
obtenir sa liberté. L’affaire se poursuivit en France et à l’île Bourbon pendant plus de vingt ans jusqu’à ce
qu’en 1843 la cour d’appel de Paris reconnût enfin Furcy comme étant un homme libre. Il obtint l’année
suivante 15 000 francs (environ 62 000 euros) au titre de réparation financière durant lequel il avait été
injustement maintenu en esclavage de la part de la descendante de son ancienne propriétaire. De même,
Henrietta Wood, une affranchie illégalement réduite en esclavage dans l’État de l’Ohio aux États-Unis,
attaqua son ravisseur en justice et obtint des réparations en 1870. Malheureusement, les cas de Lytle,
Furcy et Wood furent des exceptions et la quasi-totalité des hommes et femmes asservis illégalement
connurent un sort bien différent.
À la même époque, au Brésil, les abolitionnistes utilisaient des arguments juridiques pour dénoncer
le fait que des milliers de personnes asservies avaient été importées illégalement dans le pays. La traite
des esclaves de l’Afrique vers le Brésil avait été interdite en 1831, mais la prohibition n’était pas
pleinement respectée. Entre 1831 et 1850, environ un million d’Africains réduits en esclavage entrèrent
dans les ports brésiliens. La plupart de ces hommes, femmes et enfants et leurs descendants furent
maintenus illégalement en esclavage jusqu’en 1888, date à laquelle l’esclavage fut aboli au Brésil. Les
abolitionnistes noirs brésiliens étaient conscients de ces crimes. Au cours des années 1870 et 1880, ils
faisaient partie des rares militants à défendre le principe de réparations à accorder aux anciens esclaves.
L’abolitionniste noir Luiz Gama estimait ainsi en 1883 le montant dû en salaires aux esclaves du Brésil à
135 000 contos de réis, ce qui représenterait l’équivalent de 50 milliards de dollars états-uniens en 2020.
Comme ailleurs, lorsque l’esclavage fut finalement aboli au Brésil, aucun ancien esclave ne bénéficia
pourtant de réparations pour le temps passé en esclavage. En Amérique latine, de façon individuelle ou en
petits groupes, des anciens esclaves firent des demandes de réparations visant les gouvernements et leurs
anciens propriétaires. Ces demandes étaient toutefois associées le plus souvent à des mesures d’ordre
symbolique, comme l’accès à l’éducation. Aveuglées par les idéologies qui niaient l’existence du racisme,
les populations noires des sociétés latino-américaines concentrèrent avant tout leurs efforts sur leur
intégration dans les sociétés post-esclavagistes. C’est alors bien plus tard, dans les trois dernières
décennies du XXe siècle, que des pays comme le Brésil, la Colombie et l’Équateur entamèrent des débats
approfondis au sujet des réparations symboliques, matérielles et financières dont devraient bénéficier les
populations noires des descendants d’esclaves.
Les premières mobilisations collectives
des descendants d’esclaves
Avec la fin prématurée de la période connue sous le nom de « Reconstruction », la perspective d’une
redistribution des terres et de l’acquisition de la pleine citoyenneté s’évanouit progressivement face à
l’impossibilité bien réelle d’exercer le droit de vote et à une haine raciale croissante. Ce contexte
conduisit d’anciens esclaves à demander collectivement des pensions à titre de réparations financières.
Au cours des années 1890, des milliers d’anciens esclaves créèrent des associations pour demander
au gouvernement des États-Unis d’adopter des projets de loi leur offrant des pensions pour la période
durant laquelle ils avaient été asservis. La plus importante d’entre elles, la National Ex-Slave Mutual
Relief, Bounty, and Pension Association fut créée en 1897 par Isaiah H. Dickerson, un enseignant et
pasteur africain-américain, et Callie D. House, une femme affranchie, veuve, mère de cinq enfants, qui
travaillait comme lavandière. Les anciens esclaves des différentes régions des États-Unis dont l’Illinois,
l’Arkansas, la Caroline du Nord, pouvaient devenir membres de l’association en remplissant un formulaire
dans lequel ils indiquaient où ils avaient été esclaves et qui étaient leurs propriétaires. L’association
devint rapidement très populaire. En 1899, son président affirmait ainsi qu’elle comptait
600 000 membres. Chacun d’entre eux devait s’acquitter de frais d’abonnement de 25 centimes, et d’un
versement mensuel de 10 centimes destiné à la branche locale de l’association, qui aidait les anciens
esclaves malades et les assistait en cas de funérailles.
L’organisation avait surtout pour mission d’adresser des pétitions aux membres du Congrès des
États-Unis afin d’obtenir des pensions pour les anciens esclaves. Alors que l’association demandait à ses
membres de verser une somme modique pour adhérer à l’organisation, le Département de Justice, le
Bureau des Pensions ainsi que le Département de la Poste entamèrent une enquête et finirent par accuser
l’association d’utiliser le service postal pour escroquer les anciens esclaves. Les dirigeants de
l’organisation se défendirent de ces accusations dans une longue correspondance. Dans leurs lettres aux
autorités fédérales, les dirigeants et les membres de l’association affirmaient clairement que les pensions
constituaient une forme de réparation pour le temps qu’ils avaient vécu en esclavage.
L’association était aussi pour les anciens esclaves une façon de se « rassembler en tant que race et
de promouvoir cette richesse commune (to come together as a race, and ask this great common wealth) »,
selon les mots d’un membre de l’association, J. L. Walton, ou de se regrouper comme une « Race de gens
qui considèrent avoir été lésés (a Race of people who feel that they have been wronged) », selon les
propres mots de sa fondatrice, Callie D. House. Mais ce plaidoyer fut vain. En 1916, Callie D. House fut
reconnue coupable de fraude et condamnée à passer un an en prison. À cette époque, les autorités
fédérales estimaient que l’association comptait 300 000 membres.
En définitive, même si les projets de loi suscitèrent une grande mobilisation et des débats, ils ne
furent jamais adoptés et la National Ex-Slave Mutual Relief, Bounty, and Pension Association n’atteint
jamais son objectif, c’est-à-dire le versement de pensions aux anciens esclaves. En dépit de cet échec,
jusqu’au milieu du XXe siècle, cette organisation fut le plus grand mouvement de mobilisation en faveur
des réparations pour l’esclavage dans les Amériques. Dans les années 1930, les plus âgés des anciens
esclaves se souvenaient du mouvement, dont l’héritage est encore invoqué aujourd’hui par les militants de
la réparation.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, les descendants d’esclaves continuèrent à réclamer des
réparations. Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale étaient porteurs d’espoirs, après que les
survivants juifs de la Shoah avaient obtenu des réparations. Proches de la mouvance communiste,
plusieurs groupes prônant des réparations apparurent durant la guerre froide. Dans les États-Unis des
années 1960 et 1970, à l’époque du Mouvement des droits civiques et du Black Power, les appels aux
réparations s’amplifièrent avec la montée en puissance de plusieurs organisations. Audley Eloise Moore
(Reine Audley Moore) (1898-1997), qui se revendiquait comme une descendante d’esclaves, créa en 1962
le Reparations Committee for the Descendants of American Slaves (Comité des réparations pour les
descendants des esclaves américains) qui mena campagne dans plusieurs États du pays et déboucha sur
le dépôt d’une plainte la veille du centenaire de la Proclamation de l’abolition (1863) qui avait émancipé
plus de 3 millions d’esclaves dans les États confédérés. Le comité lança en particulier une action devant la
Cour de l’État de Californie en demandant des réparations financières pour l’esclavage. Moore rédigea
aussi à la même époque un livret au nom du comité, dans lequel elle détaillait les demandes de
réparations adressées au gouvernement fédéral. Le texte récapitulait les réparations supposément payées
par les États-Unis à d’autres communautés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (parmi lesquels
les survivants de la Shoah et les Amérindiens), en défendant l’idée que les réparations pour les Africains-
Américains étaient légitimes en raison de la violence et de la ségrégation auxquelles ils étaient soumis
depuis la fin l’esclavage :
NOUS, le Comité des réparations pour les descendants des hommes et des femmes déportés du
continent africain et réduits en esclavage aux États-Unis d’Amérique durant plus de 244 ans,
qui sont communément désignés aujourd’hui comme Nègres [are now commonly referred as
« Negroes »], nous déposons une requête officielle au gouvernement des États-Unis, afin
d’obtenir une compensation juste et équitable pour la perte des droits de propriété sur le
travail de nos ancêtres, auxquels aucun salaire d’aucune sorte ne fut jamais versé [for fair and
just compensation for the loss of property rights in the labor of our foreparents, for which no
payment of any kind has ever been made].
Au début du XXI
e
siècle…
Les demandes de réparations ont acquis une force nouvelle au cours des vingt dernières années. La
conférence de Durban a reconnu en 2001 l’esclavage et la traite atlantique comme des crimes contre
l’humanité. En mars 2014, la Communauté des Caraïbes (CARICOM) a élaboré un programme axé sur le
principe de réparations pour l’esclavage et le génocide autochtone. Le programme se compose de dix
points comprenant des demandes matérielles, financières et symboliques adressées à divers
gouvernements européens, dont le Royaume-Uni, l’Espagne, la France, les Pays-Bas, le Danemark, la
Suède et le Portugal. L’appel de la CARICOM a reçu une grande attention de la part des médias des pays
européens, des Caraïbes, des États-Unis et du Brésil. Quelques semaines après l’annonce de ce plan, le
débat sur les réparations en faveur des Africains-Américains a refait surface dans le New York Times, puis
s’est amplifié grâce à un article et plusieurs essais publiés (dans The Atlantic et le New York Times) par le
journaliste et écrivain Ta-Nehisi Coates.
Le principe de réparations symboliques s’est imposé au cœur de plusieurs débats publics aux États-
Unis au cours des dernières années. En 2015, une vague de manifestations, en grande partie liées aux
activités du mouvement Black Lives Matter, a vu le jour dans les universités des États-Unis. En plus de
protester contre le racisme et l’exclusion raciale, les étudiants racisés ont exigé la suppression de
marqueurs associés à l’esclavage, toujours présents sur plusieurs bâtiments des campus universitaires.
Ces revendications étaient associées à un ensemble de débats concernant les liens entre les universités
d’élite blanches et l’esclavage. En 2015, une organisation intitulée Universities Studying Slavery
(Universités étudiant l’esclavage) fut créée et plusieurs de ces institutions instaurèrent des commissions
spéciales pour étudier leurs liens avec l’esclavage dont résultèrent plusieurs rapports. Certaines
universités telles que Harvard, Princeton, Yale, Columbia et l’université du Maryland ont également
reconnu leurs liens avec l’esclavage.
L’université de Georgetown, une institution jésuite d’enseignement supérieur à Washington D. C.,
fait partie de ces universités qui ont commencé à reconnaître leur propre passé de propriétaire
d’esclaves. Les jésuites sont membres de la Compagnie de Jésus, un ordre de l’Église catholique, la plus
grande institution esclavagiste des Amériques. Comme dans d’autres parties du continent américain, les
jésuites possédaient également des plantations et des esclaves aux États-Unis. En 1838, principalement
dans le but de payer une dette importante contractée par l’université de Georgetown, les jésuites
vendirent 272 hommes, femmes et enfants esclavisés à des plantations de coton et de canne à sucre en
Louisiane. La vente généra environ l’équivalent de 3,3 millions de dollars actuels. Lorsque des recherches
ont mis en lumière la vente autrefois effectuée par les jésuites pour sauver l’université, le président de
l’université de Georgetown, John J. De Gioia, a appelé à la formation d’un groupe de travail chargé
d’examiner en détail les liens de l’université avec l’esclavage.
Parmi les recommandations faites par le groupe figurait la suggestion « que l’université présente des
excuses officielles et publiques pour sa relation historique avec l’esclavage ». Tout en déclarant que « des
excuses sont une condition préalable à la réconciliation », le document omettait toutefois de faire
référence à d’éventuelles réparations aux descendants des esclaves vendus en 1838.
Les principaux journaux du monde entier ont rapporté en plusieurs langues les conclusions du
rapport du groupe de travail. Le président de l’université décida en particulier d’offrir une admission
préférentielle à tous les descendants d’esclaves qui avaient été vendus par Georgetown en 1838. Malgré
la réaction positive des médias à l’annonce de ces mesures, il était clair qu’aucune de ces initiatives ne
prévoyait de réparations financières et matérielles aux descendants d’esclaves. Le groupe composé de
divers descendants des esclaves vendus en 1838 souligna que les mesures annoncées n’avaient pas
répondu de manière pertinente à l’élaboration des recommandations du groupe de travail. Ils proposèrent
par conséquent que l’université de Georgetown aide à lever 1 milliard de dollars pour créer une fondation
afin de soutenir l’éducation des descendants de ceux vendus en 1838. L’université n’a jamais répondu à
ces demandes.
En avril 2017, lors d’une cérémonie religieuse tenue à l’université de Georgetown, Timothy Kesicki,
président de la Conférence jésuite du Canada, a présenté des excuses aux descendants des hommes,
femmes et enfants vendus en 1838. L’université a également renommé deux de ses bâtiments qui avaient
été baptisés du nom des présidents qui avaient dirigé cette vente, en l’honneur d’Isaac Hawkins, un
esclave vendu en 1838, et d’Anne Marie Becraft, une éducatrice noire du XIXe siècle. En 2019, comme
l’administration universitaire n’avait pas encore pris de mesures, lors d’un référendum, les étudiants de
premier cycle de l’université de Georgetown ont finalement voté pour qu’une partie des frais d’inscription
contribue à un fonds mis à la disposition de la communauté des descendants d’esclaves vendus par
l’université. Ce résultat suggère qu’au-delà des mesures symboliques telles que celles adoptées par
l’université de Georgetown les acteurs et organisations noirs se battent pour des mesures concrètes qui
leur donnent accès à des ressources financières et matérielles.
Le principe des réparations a également continué à être débattu sur la scène internationale. Le
26 septembre 2016, le Groupe de travail d’experts des Nations unies sur les personnes d’ascendance
africaine, qui relève du Haut-Commissaire aux droits de l’homme, a présenté le rapport de sa mission aux
États-Unis. Les conclusions avancées par le comité soulignent les héritages de l’esclavage et de la
ségrégation raciale aux États-Unis. Dans ses recommandations, le rapport conseille l’érection de
« monuments, mémoriaux et bornes » pour « faciliter le dialogue public ». Il souligne également la
nécessité de reconnaître « le commerce transatlantique des Africains, l’esclavage, la colonisation et le
colonialisme » comme des crimes contre l’humanité, et de traiter les atrocités passées et présentes en
exerçant une justice réparatrice.
Le Groupe de travail d’experts des Nations unies sur les personnes d’ascendance africaine a
encouragé en outre le Congrès des États-Unis à adopter le projet de loi House Resolution 40 (H. R. 40)
demandant l’instauration d’un comité sur les réparations pour l’esclavage, et à « envisager d’appliquer
des éléments analogues à ceux contenus dans le Plan d’action en dix points de la Communauté des
Caraïbes sur les réparations ». Le gouvernement américain n’a pas répondu à ces recommandations.
Les demandes de réparations et les manières dont elles ont été traitées différent évidemment d’une
société à l’autre en fonction d’un ensemble d’éléments : la nature des systèmes esclavagistes ; les
modalités des processus abolitionnistes ; les transformations qu’ont connues les sociétés post-
esclavagistes ; les revendications d’égalité en termes de droits civiques et politiques de la part des
anciens esclaves. Les acteurs à l’origine des demandes de réparations ont également changé au fil du
temps, des affranchis ou individus libres asservis illégalement et des abolitionnistes du temps de
l’esclavage, jusqu’aux anciens esclaves et descendants d’esclaves à la suite des abolitions.
À différentes périodes de l’histoire, du moins aux États-Unis, l’activisme pour les réparations a
donné lieu à des mouvements qui ont parfois rassemblé des centaines de milliers de partisans. Ces
mouvements ont été dénoncés comme radicaux par les autorités fédérales. Ses dirigeants ont été
persécutés et leurs activités criminalisées. Chaque année, les demandes de réparations continuent
toutefois de faire l’objet d’actions légales et de projets de loi et restent présentes dans la sphère publique
à travers des manifestations populaires, en particulier à l’approche des dates commémoratives associées
à l’abolition de l’esclavage. Pourtant, de nombreuses questions restent sans réponse. Les organisations et
les militants divergent sur la nature des réparations exigées (symboliques, financières et/ou matérielles).
Même dans le récent programme en dix points de la CARICOM, les réparations symboliques prédominent.
Il n’existe pas non plus de consensus au sujet de l’identité de ceux qui devraient les accorder
(gouvernements, entreprises, anciens propriétaires d’esclaves) et leurs bénéficiaires. Cette question est
particulièrement délicate dans le contexte des sociétés africaines qui ont participé à la traite des esclaves.
En leur sein, les descendants des élites qui ont collaboré à la traite continuent bien souvent d’occuper des
positions de pouvoir politique et économique. Comment imaginer que ces derniers soient en position de
contrôler la distribution d’éventuelles réparations financières versées aux descendants d’esclaves ? La
question peut également se poser au sujet de plusieurs États des Caraïbes, tels Haïti ou la Jamaïque, qui
ont adressé des demandes de réparations aux anciennes nations coloniales. Si elles étaient obtenues,
comment s’assurer que les réparations financières ne soient pas détournées par les élites dirigeantes ?
Une chose est certaine : bien que ces demandes n’aient pas encore abouti à des mesures concrètes,
elles ont contribué à faire prendre conscience des atrocités passées de l’esclavage et de la traite
transatlantique. Les demandes de réparations vont désormais bien au-delà du versement de montants en
espèces à des individus ou à des groupes particuliers. Comme jamais auparavant, avec l’émergence
d’internet, des groupes issus des trois continents mis en relation par la traite transatlantique cherchent
désormais à s’accorder afin de lutter ensemble en faveur des réparations. Même dans le monde
musulman, une initiative comme celle de la Bin Jelmood House à Doha, des Msheireb Museums, a mis en
valeur l’histoire des traites orientales et de l’esclavage dans le monde musulman. Peut-être cette nouvelle
reconnaissance de la longue histoire de l’esclavage et de la traite dans le monde musulman constitue-t-
elle un premier pas pour qu’à l’avenir des demandes de réparations émergent sur la scène publique au
sein des pays qui en ont bénéficié.
RÉFÉRENCES
A. L. Araujo, Reparations for Slavery and the Slave Trade : A Transnational and Comparative History,
Londres, Bloomsbury Academic, 2017.
H. Beckles, Britain’s Black Debt : Reparations for Caribbean Slavery and Native Genocide, Kingston,
University of West Indies Press, 2013.
M. F. Berry, My Face is Black is True : Callie House and the Struggle for Ex-Slave Reparations,
New York, Vintage, 2006.
W. C. McDaniel, Sweet Taste of Liberty : A True Story of Slavery and Restitution in America, New York,
Oxford University Press, 2019.
S. Peabody, Les Enfants de Madeleine. Famille, liberté, secrets et mensonges dans les colonies
françaises de l’océan Indien, Paris, Karthala, 2019.
RENVOIS
Mémoires de l’émancipation
Post-esclavage et mobilisation de descendants d’esclaves
Commémorer le passé ou décoloniser l’oubli ?
Dette
Propriété
Voix
Mémoires
RENAUD HOURCADE
Pour les populations qui en ont été victimes, faire vivre une mémoire de l’esclavage revient à cultiver
une filiation à des ancêtres esclaves. Compte tenu du poids du stigmate associé à une telle généalogie,
c’est plus souvent l’effacement du passé qui a été recherché que sa reconnaissance publique. Les voies
pour y parvenir ont été nombreuses : migration et insertion dans une nouvelle communauté pour les
lignages esclaves d’Afrique, avec parfois l’abandon d’un nom de famille trop identifiable, recherche de
blanchiment par métissage et par adoption des codes culturels des classes dominantes dans les sociétés
des Caraïbes ou du Brésil.
Dans certains cas, cette inclination spontanée s’est doublée d’injonctions plus politiques à oublier le
passé, comme à la suite de l’abolition de 1848 dans les colonies françaises, quand les élites locales, vivant
toujours de l’économie de plantation, ont considéré que le silence et l’oubli étaient la meilleure manière
d’inclure les nouveaux libres dans la communauté citoyenne tout en dissipant leur ressentiment. Le
silence, cependant, n’est pas l’oubli. Comment rompre avec un passé aussi structurant ? Comment oublier
une pratique qui a durablement bouleversé l’économie et les relations sociales dans des sociétés entières,
voire constitué leur fondement ?
Il existe de nombreux contextes où une mémoire collective de l’esclavage s’est transmise, plus
souvent par allusions ou références implicites qu’à travers des énoncés explicites. Des proverbes, des
rites, des danses, des fétiches, parfois aussi des histoires contées, peuvent constituer le support de cette
transmission. Dans nombre de sociétés africaines, où la vente de captifs pouvait être une pratique
courante de certaines chefferies, l’identification de telle ou telle famille ou communauté à une ascendance
esclave, les représentations populaires associées à certains lieux ou quartiers, les histoires généalogiques
transmises de génération en génération ont eu pour effet de maintenir bien vivant le souvenir de cette
pratique. En pays Yoruba (l’ouest du Nigeria et pays voisins), par exemple, c’est dans certains oriki, les
odes identitaires rattachées à un lieu ou une famille, qu’est véhiculé par des références plus ou moins
voilées le souvenir de l’esclavage. Dans les régions côtières du Bénin et du Togo, c’est à travers le culte
vodou, dont certaines déclinaisons se rattachent aux esprits des esclaves, que sa mémoire est maintenue,
non pas au sein de communautés de victimes mais dans celles d’anciens grands possesseurs et
commerçants d’esclaves. Dans ces régions, descendre de puissants lignages impliqués dans le commerce
des esclaves, qu’il soit interne à l’Afrique ou international, nourrit une identification ambiguë, certes
consciente de son discrédit moral, néanmoins source de fierté pour la réussite sociale attachée à cette
activité. De surcroît, les lignages esclavagistes peuvent également inclure des femmes initialement de
statut servile, mais devenues concubines et enfin elles-mêmes propriétaires d’esclaves. Le culte rendu aux
esprits des victimes est une manière d’apaiser les tensions nées de ces généalogies tourmentées, mais il a
aussi pour effet d’en perpétuer la mémoire.
Dans les terres d’arrivée des captifs, aux Amériques, dans la Caraïbe, les mécanismes de la
transmission de la mémoire ont également emprunté des chemins de traverse. Au Suriname,
l’anthropologie a trouvé trace de l’esclavage dans les mythes fondateurs du peuple Saramaka. Leur récit
des premiers temps perpétue la connaissance des événements qui ont donné naissance à cette société de
marrons, forgée au XVIIIe siècle dans la résistance à l’esclavage et plus largement au pouvoir colonial
hollandais. Au Brésil voisin, des entreprises d’histoire orale permettent encore aujourd’hui de recueillir
des récits, conservés dans certaines communautés de descendants, de l’arrivée de captifs africains dans
les ports du nouveau continent. Et si l’on se tourne vers des sociétés où la modernité a fait reculer les
modes de transmission orale traditionnels, on décèle malgré tout, dans les cultures populaires, une
mémoire perpétuée de l’esclavage. Le chant, la musique, les danses, les contes formaient les rares modes
d’expression culturelle ouverts aux esclaves et ont constitué à ce titre un lieu privilégié de conservation.
En général, l’histoire de la communauté ne s’y présente pas dans les détails d’une narration mais comme
une référence à un point d’origine, une expérience collective restée signifiante pour définir l’identité
contemporaine. C’est ainsi que l’esclavage constitue une trame récurrente pour le blues américain qui se
développe dans le sud des États-Unis à la charnière entre le XIXe et le XXe siècle. Les gospels qui animent
les églises afro-américaines depuis le XIXe siècle en portent également l’empreinte, sous une forme où le
souvenir de l’émancipation séculière se mêle aux thèmes bibliques de l’exode et de la Terre promise. Au
Brésil et dans les Antilles, la culture populaire, dans ses multiples supports, garde également vivante la
mémoire de ce passé. Le carnaval, par exemple, est l’occasion de mettre en scène et de subvertir les
rapports entre maîtres et esclaves, mais représente aussi un espace d’expression pour des danses et des
musiques identifiées aux origines africaines des classes populaires. En Jamaïque, le reggae fournit
l’exemple d’une musique où abondent les références à l’esclavage, à l’image du célèbre titre de Burning
Spear, Do you Remember the Days of Slav’ry, de 1975.
Ces quelques exemples suggèrent que l’amnésie que certains anthropologues ont pu parfois prêter
aux communautés descendantes d’esclaves, en y voyant l’effet de leur volonté d’assimilation, mérite
d’être précisément située, sinon nuancée. Le « raturage de la mémoire collective » dont parlait l’écrivain
antillais Édouard Glissant a sans doute été une réalité si l’on désigne par là le refus de commémorations
explicites, publiques ou visibles. Mais elle ne signifie pas un effacement des consciences ni une rupture
dans la transmission intergénérationnelle. Elle ne signifie pas non plus que le passé aurait perdu sa
capacité à rendre intelligibles les schèmes de domination enracinés : qu’il s’agisse des sociétés africaines,
des États-Unis, du Brésil ou des Antilles, c’est bien le caractère non résolu de l’esclavage – la
reproduction des hiérarchies raciales, le maintien de structures socio-économiques inégalitaires, la mise
en place de nouvelles formes d’exploitation – qui peut pousser certains groupes à y revenir malgré le
passage du temps.
Aux États-Unis principalement, mais à certains égards aussi au Brésil, dans les îles caribéennes ou
même en Europe, la période qui court des années 1920 aux années 1950 est celle d’un bouillonnement
culturel, artistique et politique autour de l’identité noire, sur la toile de fond d’une persistance du racisme
et des discriminations. Entre 1919 et 1945, les leaders afro-américains, antillais et africains se
rencontrent dans les congrès panafricains organisés à l’initiative notamment de l’intellectuel noir états-
unien W. E. B. Du Bois. Ils y mettent en commun leurs expériences et s’efforcent de développer une
critique de l’oppression des Africains et des Afro-descendants dans laquelle les liens entre esclavage,
colonisation et discriminations sont mis en évidence. Le retour vers l’Afrique, qui était déjà un objectif de
certains mouvements afro-américains au XIXe siècle (matérialisé avec la fondation du Liberia), reste pensé
comme une voie d’émancipation face à la ségrégation raciale.
De leur côté, certains leaders anticoloniaux comme Kwame Nkrumah, futur président du Ghana,
s’appuient sur les liens entre esclavage et colonisation pour dénoncer la domination européenne sur
l’Afrique et les persistances du racisme. Les années 1930 sont aussi celles de l’éclosion d’une littérature
noire américaine soucieuse de briser les stéréotypes racistes en éclairant le passé afro-américain. La
Harlem Renaissance, un bouillonnement culturel dont ce quartier noir de New York est l’épicentre,
embarque la littérature, l’histoire, les arts dans le combat contre l’oppression raciale. Les récits
d’esclaves, un genre littéraire façonné et popularisé par les militants abolitionnistes du XVIIIe siècle,
connaissent un regain d’intérêt sous l’influence des premiers historiens afro-américains, dont
Carter G. Woodson et W. E. B. Du Bois. C’est au même moment que le Federal Writers’ Project, à
l’initiative de l’administration Roosevelt dans le cadre du New Deal, permet le recueil de plus de 2 000
récits de vie d’anciens esclaves à travers tout le sud des États-Unis. Woodson crée, à la même époque, la
Black History Week, une initiative annuelle à la fois pédagogique et militante, qui permettra de diffuser
dans tout le pays des éléments d’histoire de l’esclavage, à un moment où le grand récit collectif américain
ne lui laisse aucune place. Les milieux intellectuels francophones participent eux aussi activement à
l’introspection identitaire qui marque les années 1930, à l’image d’Aimé Césaire ou de
Léopold Sendar Senghor, réunis à Paris dans le mouvement de la négritude. Césaire contribuera
fortement à remettre en lumière la part de l’esclavage dans l’identité antillaise, à une époque où elle reste
obscurcie par la logique assimilationniste. Dans les années 1950, le Martiniquais Frantz Fanon,
intellectuel engagé dans l’anticolonialisme, jouera lui aussi un rôle important en pointant l’aliénation
psychologique redevable à l’assujettissement esclavagiste et colonial. Ce mouvement se poursuit dans la
décennie suivante en relation avec le mouvement des droits civiques et la décolonisation.
Un second cycle culturel et militant s’ouvre dans les années 1980. Au Royaume-Uni, où parviennent
alors à l’âge adulte les enfants de migrants issus des anciennes colonies, Peter Fryer publie en 1984 la
première histoire des noirs en Grande-Bretagne, tandis que les universitaires Stuart Hall et Paul Gilroy
dressent le portrait d’une identité et d’une culture britanniques profondément marquées par les flux
transatlantiques, les migrations caribéennes et la présence de communautés Black-British.
Au-delà des enjeux d’histoire et de culture, le poids des discriminations dans la vie quotidienne et
l’occultation des minorités raciales dans le récit national conduisent les militants de l’époque à renouveler
leur regard sur la traite des esclaves, l’esclavage et la colonisation, et à revendiquer qu’une place leur soit
faite dans les programmes scolaires et les musées. Le Brésil, bien que soumis à une dictature jusqu’en
1985, voit aussi se développer un mouvement noir. Il s’efforce, à rebours des mythes nationaux sur une
construction nationale harmonieuse dans sa diversité, de faire connaître le rôle structurant de l’esclavage
pour la société brésilienne et la permanence du racisme bien au-delà de l’abolition de 1888 dans un pays
où les populations noires et métisses restent parmi les plus déshéritées. Aux États-Unis également – un
pays qui ne consacre alors aucun musée ni mémorial national à l’esclavage –, la situation sociale difficile
de la population noire, l’emprisonnement massif, les violences policières renouvellent le débat sur la
reconnaissance de la place des noirs dans l’histoire nationale.
À côté des démarches militantes, les œuvres culturelles, y compris grand public, se saisissent
également de plus en plus du sujet et contribuent à en façonner la mémoire historique. Elles peuvent
s’avérer de puissants vecteurs de prise de conscience. En 1976, la télévision d’État brésilienne diffuse A
Escrava Isaura, une télénovela au succès considérable. Cette série met en scène les souffrances d’une
esclave à la peau claire. L’image des châtiments subis marque toute une génération, avec une résonance
particulière pour les spectateurs noirs, rarement exposés par ailleurs à l’histoire de leur pays et de leur
communauté.
Aux États-Unis, la série Roots, diffusée par la chaîne américaine ABC en 1977, joue un rôle similaire
en retraçant la trajectoire d’une famille noire sur plus d’un siècle. Très suivie, diffusée par la suite
mondialement, elle est l’un des premiers programmes télévisuels à donner une épaisseur aux personnages
d’esclaves et à aborder toutes les facettes, même les plus cruelles, de leur vie. La littérature prend
également sa part, notamment avec Beloved (1987), un roman de l’écrivaine africaine-américaine
Toni Morrison sur les drames humains de l’esclavage, qui connaît un succès immense.
De même aux Antilles françaises, c’est à travers le regard de la littérature que l’esclavage, ses
souffrances et ses résistances gagnent droit de cité dans les années 1970 et 1980. Les œuvres des
Martiniquais Édouard Glissant et plus tard de Patrick Chamoiseau et du mouvement littéraire de la
créolité font du navire de traite, de la plantation et du métissage des matrices identitaires pour les
peuples de l’outre-mer. La résistance à l’esclavage y occupe aussi une place centrale, sous la figure
héroïsée du marron – l’esclave en fuite – ou des généraux d’ascendance africaine qui combattirent les
troupes coloniales, comme Toussaint Louverture et Louis Delgrès.
Le marron occupe une place particulière dans ces mémoires renouvelées de l’esclavage, notamment
parce qu’il offre le support d’une identification positive. Historiquement, sa figure était davantage
repoussée que glorifiée par les populations antillaises, car il incarnait la sauvagerie opposée à la
civilisation de la société coloniale. Son image était particulièrement mauvaise au Suriname, en Guyane ou
à la Jamaïque, où souvent les clauses des traités signés entre les autorités coloniales et des communautés
marronnes importantes (par exemple les Saramaka) engageaient ces dernières à capturer tout nouvel
esclave tentant de fuir. Mais, à la faveur des luttes politiques et culturelles, le marron s’est vu peu à peu
ériger en incarnation d’une résistance déployée au cœur même du système esclavagiste, à rebours de
l’image de passivité docile renvoyée par la mémoire abolitionniste.
Le marron peut, en outre, être perçu comme le dépositaire d’une culture africaine originelle,
supposée mieux conservée parmi ces fugitifs et leurs descendants puisqu’ils vivaient à l’écart de la société
coloniale. À Haïti, le dictateur François Duvalier (1957-1971) l’avait érigé en inspiration idéologique pour
son régime et pour l’identité haïtienne. Une statue en hommage au « marron inconnu », muni de sa
machette, se dresse depuis cette période face au palais présidentiel de Port-au-Prince pour en glorifier
l’esprit de résistance. Au Brésil, les grands chefs du quilombo (territoire contrôlé par des communautés
marronnes) de Palmarès, Ganga Zumba et Zumbi dos Palmares sont devenus des références pour la
population afro-descendante, qui a pris l’habitude de commémorer chaque 20 novembre la mort du
second (1695), une date adoptée en 1978 par le mouvement noir. D’autres figures des luttes
d’émancipation ont accédé à une postérité mémorielle, comme l’États-unienne Harriet Tubman, la « Moïse
noire », qui a guidé des dizaines de fugitifs sur l’underground railroad, un réseau clandestin de fuite du
Sud vers les États du Nord et le Canada entre 1850 et l’éclatement de la guerre de Sécession en 1861.
Ancienne esclave, illettrée, la vie et l’action de Tubman ont été conservées dans la tradition orale afro-
américaine mais aussi mises en récit sous une forme littéraire par des sympathisants abolitionnistes dès
la fin du XIXe siècle. Elle a occupé depuis lors une place de choix dans la mémoire historique africaine-
américaine où elle incarne le courage, l’altruisme et le refus de la résignation. C’est l’une des rares
figures féminines servant de support aux récits de la résistance à l’esclavage.
RÉFÉRENCES
A. L. Araujo (éd.), Politics of Memory : Making Slavery Visible in the Public Space, New York, Routledge,
2012.
C. Chivallon, L’Esclavage, du souvenir à la mémoire. Contribution à une anthropologie de la Caraïbe,
Paris, Karthala, 2012.
G. Ciarcia, Le Revers de l’oubli. Mémoires et commémorations de l’esclavage au Bénin, Paris, Karthala,
2016.
A. Gueye et J. Michel (éds.), A Stain on Our Past : Slavery and Memory, Trenton, Africa World Press,
2017.
R. Hourcade, Les Ports négriers face à leur histoire. Politiques de la mémoire à Nantes, Bordeaux et
Liverpool, Paris, Dalloz, 2014.
RENVOIS
JOEL QUIRK
Qu’on parle « d’esclaves salariés » au sujet de travailleurs exploités, ou qu’on dénonce la « réduction en esclavage » de populations
soumises à des régimes politiques tyranniques, les situations les plus diverses sont régulièrement décrites comme autant de formes d’esclavage
dans notre monde contemporain. Au cours des trois dernières décennies, la notion d’« esclavage moderne », en lien étroit avec celles de trafic
d’êtres humains et de travail forcé, a fait l’objet d’un fort regain d’intérêt. Si, d’un point de vue juridique, chacune de ces catégories recouvre des
situations différentes, il est néanmoins fréquent que les nuances subtiles qui les distinguent les unes des autres se perdent dès lors qu’on adopte
un point de vue militant. De fait, la plupart des références à l’« esclavage moderne » ne reposent pas sur une analyse historique rigoureuse ou sur
une expertise juridique fiable. Elles utilisent au contraire l’aura historique et symbolique de l’esclavage comme une catégorie exceptionnelle, au
risque d’éclipser ses spécificités derrière la puissance des images qu’il convoque. Devant tant de situations différentes, il convient de se
demander ce en quoi consiste réellement l’esclavage dans notre monde présent.
Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, la sinistre réputation de l’esclavage transatlantique et l’iconographie à laquelle il a
donné lieu continuent à influencer les termes du débat. Du fait des nombreuses atrocités qui ont marqué ces longs siècles d’esclavage
transatlantique, celui-ci est communément reconnu comme le « pire cas possible » en termes d’exploitation et de coercition exercées aux dépens
d’êtres humains placés en situation de vulnérabilité. Décrire certaines pratiques comme des formes d’« esclavage », ou témoignant d’un
« esclavage qui ne dit pas son nom » relève le plus souvent d’une stratégie politique qui vise à exploiter la notoriété historique de l’esclavage
transatlantique afin de mettre l’accent sur les degrés exceptionnels de violence propre à la situation dénoncée. Dans la mesure où elle ignore la
diversité des systèmes esclavagistes qui ont pu exister au fil de l’histoire, une telle démarche pose néanmoins problème.
Nombre de pratiques identifiées comme relevant de l’esclavage n’ont que peu de liens directs – voire aucun – avec les sociétés
esclavagistes du passé. Si elles sont considérées comme des formes d’esclavage, c’est qu’elles donnent à voir des cas exceptionnels d’exploitation
et de violence. Parmi les exemples récents qualifiés de formes d’esclavage, citons la capture de femmes et de jeunes filles en Syrie et en Irak par
les combattants de l’État islamique, l’exploitation subventionnée par l’État qatari de travailleurs migrants pour construire les stades de la Coupe
du monde de la FIFA 2022, celle des ouvriers du textile dans les ateliers clandestins d’Indonésie, qui fabriquent notamment les produits de la
marque « Trump », ou les incarcérations injustes à l’intérieur du complexe industrialo-pénitentiaire aux États-Unis – autant d’exemples, qui ne
sont qu’un échantillon d’une liste particulièrement longue…
Comment définir l’esclavage ? Il est beaucoup plus difficile de répondre à cette question aujourd’hui que par le passé. L’esclavage a
longtemps été une catégorie juridiquement reconnue, officiellement réglementée et protégée par les gouvernements et les autorités religieuses.
Les différentes sociétés esclavagistes d’autrefois empruntaient certes des formes variées, mais elles étaient toutes organisées selon des règles
publiquement reconnues qui définissaient le statut des esclaves de multiples façons. Les individus réduits en esclavage n’avaient que peu de
doutes quant à leur statut, puisque des systèmes complexes codifiaient méticuleusement la façon dont ils pouvaient être vendus, transmis par
héritage ou affranchis, ainsi que l’étendue des pouvoirs conférés à ceux qui les asservissaient. Ces systèmes étaient protégés par l’exercice
institutionnel de la violence, qui servait à maintenir collectivement les esclaves à leur place « légitime », et à prévenir et réprimer leur résistance.
Grâce aux lois qui ont interdit l’esclavage en divers endroits du globe, notre monde actuel repose désormais sur des bases très différentes. Il ne
manque certes pas de cas d’exploitation et de violence s’exerçant sur les gens les plus vulnérables, mais les systèmes complexes qui
réglementaient et protégeaient autrefois l’esclavage en tant qu’institution ont presque tous été démantelés, même si leur héritage perdure au
sein des sociétés, sous la forme du racisme, des discriminations et à travers la permanence de certains privilèges.
Cette transformation est lourde de conséquences pour toute entreprise de définition de l’esclavage dans le monde contemporain. Puisque
les systèmes esclavagistes du passé présentaient un certain nombre de caractéristiques qui distinguaient l’esclavage des autres catégories
d’exploitation, faut-il adopter une approche restrictive ? Convient-il au contraire de privilégier une approche englobante, puisque les terribles
abus associés aux sociétés esclavagistes au fil de l’histoire produisent encore leurs effets ? Quand les militants politiques affirment qu’une
situation relève de l’« esclavage », doit-on hésiter à s’interroger sur l’exactitude de cette définition, au motif que ces militants veulent améliorer
le monde ? A contrario, insister sur la nécessité de restreindre cette définition fait-il le jeu de ceux qui violent les droits humains ? Risque-t-on de
voir l’esclavage se vider de son sens si toutes sortes d’abus et de violences peuvent désormais être définis comme des formes d’esclavage ? Quels
sont, enfin, les enjeux politiques et analytiques de la distinction entre l’esclave et le non-esclave, aujourd’hui ?
Répondre à ces questions implique d’entreprendre une double démarche. J’interrogerai tout d’abord la pertinence des calculs et des
comparaisons qui conduisent à la catégorisation des pratiques contemporaines comme relevant de l’esclavage, ainsi que les conséquences
politiques qu’elles engendrent. Puis j’explorerai l’émergence récente de la notion d’« esclavage moderne », mais aussi les défis et les difficultés
rencontrés par les initiatives récentes de lutte contre l’esclavage et le trafic d’êtres humains.
L’opposition à l’esclavage en tant qu’institution est apparue en réponse aux violences systémiques qui marquèrent l’esclavage
transatlantique durant près de quatre siècles. Cette catastrophe historique eut des conséquences d’une grande portée dans de nombreuses
régions d’Afrique, où l’économie politique de l’esclavage, née d’une demande européenne croissante pour alimenter en hommes et femmes les
colonies d’Amérique, provoqua des transformations majeures. À ces maux venaient s’ajouter les horreurs du voyage jusqu’aux Amériques – un
concentré de souffrances épouvantables entraînant une forte mortalité et les traumatismes les plus profonds. Les esclaves africains qui avaient eu
la chance de survivre à cette migration forcée d’un continent à l’autre étaient ensuite soumis à un système d’exploitation extrêmement violent,
qui fut d’abord défini sur la base de la différence raciale et entièrement structuré, sans la moindre compassion, pour servir les intérêts
économiques et les marchés capitalistes émergents.
Ces caractéristiques influencèrent fortement la naissance d’une opposition politique organisée à l’esclavage. Dès le XVIIIe siècle, les graves
violences à l’œuvre dans l’esclavage transatlantique furent reconnues comme le fait d’une institution clairement définie, économiquement abusive
et racialement déterminée, qui pouvait donc aussi être abolie par la loi et officiellement réduite à néant. Les opposants à l’esclavage n’avaient
généralement aucun mal à identifier qui étaient les esclaves et en quoi ils se différenciaient des non-esclaves, car l’esclavage était une catégorie
juridique clairement délimitée, dotée d’une très longue histoire. Même si tous les Africains présents aux Amériques n’étaient pas forcément
esclaves, l’association entre esclavage et race assurait la singularité de cette institution.
Parmi les nombreuses critiques formulées contre l’esclavage, deux motifs se distinguaient : la propriété exercée sur des êtres humains, et
la forme extrême de domination et d’exploitation qu’il mettait en œuvre. Ces deux thèmes étaient au cœur de la lutte contre l’esclavage dans son
ensemble, car ils représentaient les caractéristiques fondamentales qui faisaient de l’esclavage une institution à part. L’esclavage transatlantique,
quant à lui, en vint à être défini par des images spectaculaires et des témoignages de souffrances et de maltraitances extraordinaires – chaînes,
navires de traite, fouets, ventes aux enchères, mort. Cette iconographie a une histoire complexe, mais de nombreux chercheurs tels que
Saidiya Hartman ont mis en évidence les jalons par lesquels avait opéré la mise en relation de l’esclavage transatlantique avec les formes
d’exploitation contemporaines. Les tentatives de minimiser ou d’excuser les atrocités de l’esclavage transatlantique perdurent, comme le montre
la popularité persistante du drapeau confédéré aux États-Unis. Ce déni historique n’a cependant qu’une portée limitée sur le traitement politique
de l’« esclavage moderne » où règne un consensus selon lequel l’esclavage transatlantique représente absolument le « pire cas possible ».
Ce simple fait engendre des conséquences importantes sur les tentatives de catégorisation des formes contemporaines d’exploitation, de
coercition et de vulnérabilité. Lorsqu’on s’interroge sur le statut et la gravité de diverses formes d’exploitation, le principal élément de
comparaison auquel on a recours est souvent l’esclavage transatlantique, et plus particulièrement le rôle joué par l’exercice d’un droit de
propriété sur des êtres humains, associé à une forme extrême d’exploitation. Mais, comme l’ont montré des chercheurs tel Igor Kopytoff, les
comparaisons entre l’esclavage transatlantique et d’autres formes d’exploitation reposent le plus souvent sur des appréciations subjectives au
sujet des « bons » ou « mauvais » traitements infligés aux esclaves, lesquels constituent des repères fort imparfaits pour évaluer la gravité
relative de certaines pratiques. Quand la question du traitement des esclaves tient lieu de référence, les comparaisons empruntent généralement
deux directions différentes : la distanciation ou l’équivalence (voir infra schéma 2). On peut parler de distanciation lorsque les formes
d’exploitation décrites finissent par être qualifiées de moins « graves » que l’esclavage transatlantique. Elles sont par conséquent rangées dans la
catégorie des moindres maux, voire qualifiées d’éléments positifs. Elles peuvent à l’inverse être considérées comme « équivalentes » à l’esclavage
transatlantique, et alors être rangées dans la catégorie du « pire cas possible » d’exploitation. La question du traitement des esclaves est en
définitive un repère rudimentaire et insuffisant, qui ne rend pas forcément justice aux nombreux aspects de la condition d’esclave. Elle n’en est
pas moins largement utilisée comme un critère de catégorisation de l’esclavage moderne.
Ces démarches présupposent implicitement une hiérarchie entre les différents régimes d’exploitation, qui mérite d’être examinée
attentivement. Les comparaisons modernes entre les formes actuelles d’exploitation et l’esclavage transatlantique attribuent généralement à ce
dernier une place exceptionnelle, au sommet d’un spectre déclinant exploitation, vulnérabilité et coercition. Cette hiérarchie peut être
visuellement représentée par un triangle (voir infra schéma 1), dans lequel l’esclavage transatlantique occupe la position la plus élevée, au
sommet, et où les autres « niveaux » d’exploitation et de vulnérabilité occupent les étages inférieurs selon l’évaluation subjective de leur
« moindre » degré de gravité. Les différentes largeurs des étages du triangle représentent approximativement l’importance supposée de ces
catégories, reflétant une conception largement admise selon laquelle l’esclavage serait un phénomène rare et exceptionnel, tandis que le « travail
libre » serait à la fois moins contestable et – du moins à notre époque – plus répandu. Retenons que les comparaisons entre ces différentes
catégories jouent un rôle majeur dans la façon dont les gens pensent la manière dont il faudrait classer les régimes de travail contemporains.
Beaucoup de pratiques du passé pourraient également trouver leur place dans ce triangle, mais, dans ce contexte, nous nous intéressons
principalement à la catégorisation des pratiques contemporaines et à la façon dont cette hiérarchie les définit.
Les trois dernières décennies ont été marquées par une prise de conscience croissante de l’enjeu mondial que représentent les formes
extrêmes d’exploitation de la main-d’œuvre et les abus qui y sont associés. Celles-ci ont été classées et analysées au travers d’un certain nombre
de catégories qui s’enchevêtrent les unes avec les autres, et dont certaines des plus connues sont le travail forcé, le trafic d’êtres humains, les
pires formes de travail des enfants et l’« esclavage moderne ». Aucune des pratiques associées à ces différentes catégories n’est évidemment
nouvelle ; elles ont toutes des racines historiques complexes. Mais deux choses fondamentales ont changé au cours des dernières décennies : on
en parle aujourd’hui de façon différente, et leur statut s’est transformé du fait de leur assimilation, plus ou moins explicite, avec l’esclavage.
De nombreuses politiques ont été lancées dans le cadre des efforts déployés à l’échelle mondiale pour combattre l’esclavage moderne et le
trafic d’êtres humains. Il a été calculé que plus de 1,8 milliard d’euros ont été dépensés dans ces campagnes, depuis le siècle dernier. En 2016,
l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime a rapporté que 158 États (88 % des 179 États recensés) avaient promulgué des lois
criminalisant « la plupart des formes de trafic d’êtres humains » – ce qui représentait un saut quantitatif remarquable par rapport aux 33 États
qui l’avaient fait en 2003. Cette prolifération de nouvelles législations participe de l’importance considérable accordée désormais aux mécanismes
de la justice pénale. Parmi les mesures courantes, on relève l’introduction de nouvelles infractions pénales, l’alourdissement des sanctions à
l’égard des criminels, de nouveaux accords de coopération, la création de groupes de travail et de procédures administratives spécialisés, et des
mesures supplémentaires pour protéger et rapatrier les victimes. Grâce à de telles réformes, il existe à présent un réseau mondial de plus en plus
dense s’appuyant sur des normes juridiques, des agences spécialisées et des procédures administratives articulées autour de catégories telles que
l’esclavage moderne, le trafic d’êtres humains et le travail forcé.
C’est grâce à une série de nouveaux outils internationaux datant de la fin des années 1990, négociés et ratifiés par de nombreux États,
que ces réformes officielles ont pu voir le jour et être par la suite renforcées. En premier lieu, le statut de Rome de la Cour pénale internationale
de 1998 a ouvert la voie à la capacité juridique d’accuser des individus du crime de réduction en esclavage. Ce crime était défini comme étant « le
fait d’exercer sur une personne l’un quelconque ou l’ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété, y compris dans le cadre de la traite des
êtres humains » et incluait également des dispositions concernant le « viol, [l’]esclavage sexuel, [la] prostitution forcée, [la] grossesse forcée, [la]
stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ». Cette définition de la réduction en esclavage mise en avant
par le statut de Rome est tirée de la Convention sur l’esclavage de 1926 ; relativement moribonde pendant la seconde moitié du XXe siècle, cette
dernière a récemment refait surface et constitue une référence communément admise pour penser l’esclavage aujourd’hui.
Aucun de ces outils de création récente ne concerne spécifiquement ou exclusivement l’esclavage. Ils placent plutôt l’esclavage parmi
toute une liste de pratiques associées (l’esclavage et les servitudes de forme « atténuée »). L’un des outils qui illustrent le mieux cette méthode
est la Convention de 1999 sur l’interdiction des pires formes de travail des enfants et l’action immédiate en vue de leur élimination. Cette
convention cible « toutes les formes d’esclavage ou pratiques analogues, telles que la vente et la traite des enfants, la servitude pour dettes et le
servage ainsi que le travail forcé ou obligatoire, y compris le recrutement forcé ou obligatoire des enfants en vue de leur utilisation dans des
conflits armés ». De façon similaire, le Protocole des Nations unies de 2000 vise à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en
particulier des femmes et des enfants, et se donne pour objectif de combattre « l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes
d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement
d’organes ». D’autres outils internationaux du même type ne font même pas mention de l’esclavage comme enjeu spécifique – ainsi, la Convention
de 2011 sur le travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques qui cible « l’élimination de toute forme de travail forcé ou
obligatoire », et le Protocole de 2014 relatif à la Convention sur le travail forcé de 1930 (P029), qui appelle à « des mesures efficaces pour
identifier, libérer et protéger toutes les victimes de travail forcé ou obligatoire et pour permettre leur rétablissement et leur réadaptation ». Ces
deux conventions récentes sont issues de l’Organisation internationale du travail (OIT).
Ces différents outils sont certes impressionnants sur le papier, mais leur impact réel tend à être réduit par un certain nombre de facteurs.
Les gouvernements ratifient souvent des accords internationaux qu’ils échouent ensuite à appliquer, et le principe de souveraineté leur garantit
l’absence de sanctions en cas d’inaction de leur part.
Il nous faut aussi reconnaître que le problème ne se résume pas seulement aux difficultés des gouvernements à atteindre des objectifs
vertueux. Nombre des résistances qui persistent sont le résultat direct des politiques et pratiques adoptées par les gouvernements. Les
gouvernements n’ont jamais cessé de jouer un rôle prédominant dans la création et le maintien des systèmes d’exploitation : les politiques
gouvernementales dans les domaines concernant les migrations, l’égalité des sexes ou l’emploi produisent généralement des conditions
favorables à l’exploitation. Le statut des travailleurs domestiques migrants en est un exemple remarquable, d’autant plus qu’il recoupe ces trois
domaines. Ces migrants, dont le nombre ne cesse d’augmenter, vont d’un pays à l’autre pour travailler chez des particuliers en tant que
personnel de ménage et aide à domicile. Le travail domestique est une activité à forte représentation féminine, qui a tendance à être peu
encadrée : les protections, les règlements et la surveillance y sont insuffisants, et la probabilité d’être exposé à des formes de harcèlement et
d’abus sexuels est élevée. Les travailleurs domestiques ont généralement besoin de visas de travail pour voyager, et ces visas s’accompagnent de
nombreuses restrictions, qui sont autant d’obstacles pour les travailleurs souhaitant changer d’employeurs et qui les rendent également
vulnérables aux menaces d’expulsion. La plupart des travailleurs domestiques migrants sont vulnérables à cause des politiques
gouvernementales, plutôt que malgré elles.
Comme le montre le cas des travailleurs domestiques migrants, les gouvernements font régulièrement des déclarations qu’ils finissent par
contredire dans les actes. À la fin du XIXe siècle, le gouvernement portugais promulgua de nombreuses lois contre l’esclavage dans ses colonies
africaines – lois que les populations locales interprétèrent comme étant surtout « só para o inglês ver », autrement dit : « seulement pour que les
Anglais les voient ». Le but principal de ces lois était de diminuer les pressions extérieures, et elles furent rédigées de façon à créer l’apparence
d’un changement, tout en laissant en place les caractéristiques essentielles des systèmes d’esclavage institués. Beaucoup de nouvelles lois contre
l’esclavage et la traite suivent le même modèle, à cette différence près que le rôle tenu au XIXe siècle par les Britanniques est cette fois assumé
par le gouvernement des États-Unis. Depuis 2001, le Département d’État américain publie chaque année un rapport sur la traite des personnes,
qui classe les gouvernements du monde entier en trois catégories hiérarchisées, sur la base d’évaluations – souvent contestées – des efforts que
ceux-ci déploient pour combattre la traite. Grâce à ce classement et à d’autres initiatives, les gouvernements, soumis à une pression considérable,
sont poussés à faire la preuve de leur engagement dans cette cause. La réponse la plus courante consiste bien souvent à promulguer de nouvelles
lois et à mettre en place des réformes de la justice pénale, mais ces lois pèsent peu dans les faits, si elles ne sont pas effectivement appliquées.
L’optimisme qui régnait jusqu’ici et l’espoir que ces nouvelles législations débouchent sur des résultats significatifs s’est érodé. De fait, l’examen
des taux de poursuites judiciaires à l’échelle mondiale a montré que bien peu d’actions avaient été lancées en ce domaine.
Malgré leurs limites particulièrement bien documentées, les procédures pénales sont toujours considérées comme faisant partie des
meilleurs moyens pour combattre l’esclavage moderne et le trafic d’êtres humains. Un nombre croissant de voix s’élèvent toutefois pour
interroger la pertinence qu’il y a à remettre la responsabilité première de la poursuite entre les mains des procureurs, des policiers et des agents
des services de l’immigration. Quel effet peuvent avoir des poursuites judiciaires, si le comportement criminalisé n’est que le symptôme de
structures beaucoup plus larges de pauvreté, de carences, de vulnérabilité et de discrimination ?
Cette prise de conscience a contribué, en retour, à une évolution récente visant à aborder les formes modernes d’esclavage et de traite à
l’aune des questions de développement humain, plutôt que sous l’angle de la justice pénale. Cette évolution est relativement nouvelle, aussi son
application concrète n’est-elle pas encore tout à fait claire. Quand les Nations unies ont finalisé leurs nouveaux Objectifs de développement
durable (ODD) en 2015, ceux-ci incluaient par exemple une disposition particulière – l’objectif 8, cible 7 – qui réclamait « des mesures immédiates
et efficaces pour supprimer le travail forcé, mettre fin à l’esclavage moderne et à la traite d’êtres humains, interdire et éliminer les pires formes
de travail des enfants, y compris le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats et, d’ici à 2025, mettre fin au travail des enfants sous toutes ses
formes ».
Les Objectifs de développement durable sont la continuation et le développement des précédents objectifs du Millénaire pour le
développement (2000-2015). Ils prévoient un programme d’action extrêmement ambitieux – avec 169 cibles distinctes – qui inclut des
thématiques comme la pauvreté, la faim, la santé, l’éducation, l’égalité, le travail décent et l’environnement. Dans la lignée de la longue histoire
des programmes de développement, les ODD prévoient que les améliorations dans un domaine auront des répercussions positives dans les autres,
ce qui doit contribuer à l’émergence d’un meilleur monde pour tous.
De nombreuses organisations internationales se sont engagées dans la réalisation de cette disposition particulière présentée par les ODD.
L’initiative la plus significative à ce jour est celle de l’Alliance 8.7, un partenariat international coordonné par l’OIT. L’Alliance 8.7 comprenait, en
septembre 2020, 22 pays partenaires et 228 organisations, parmi lesquelles des fondations philanthropiques et des organisations issues de la
société civile. De plus, elle comporte quatre « groupes d’action » thématiques, qui concentrent spécialement leurs travaux sur les chaînes de
sous-traitance, les migrations, l’état de droit et la gouvernance, et les situations de conflits et de crises humanitaires.
L’Alliance 8.7 n’en est encore qu’à ses débuts. Ses efforts ont surtout consisté jusqu’à présent en des réunions préparatoires et en
déclarations d’intention, plutôt qu’en la mise en œuvre de nouveaux programmes d’action particuliers. Son intervention la plus importante à ce
jour est la publication de nouvelles estimations mondiales de l’esclavage moderne et du travail des enfants en 2017. Selon ces chiffres, environ
40,3 millions de personnes sont actuellement soumises à des situations d’esclavage, dont 24,9 millions relevant du travail forcé et 15,4 millions
sous la forme du mariage forcé, considéré comme une forme particulière d’esclavage. Ces estimations mondiales ont vu le jour grâce à une
collaboration unique entre l’OIT, la fondation Walk Free (une organisation de la société civile) et l’Organisation internationale pour les
migrations. Elles ont pour but de fournir une plateforme permettant de mesurer les progrès effectués vers la réalisation de l’objectif 8.7.
Ces estimations mondiales reposent sur une base méthodologique très limitée. Beaucoup d’estimations similaires ont toutefois circulé
depuis la fin des années 1990. Citons-les plus notables : 27 millions d’esclaves (1999) ; entre 600 000 et 800 000 victimes de traite franchissant
chaque année les frontières internationales (2004) ; 12,3 millions de travailleurs forcés (2005) ; 20,9 millions de travailleurs forcés (2012) ; et
29,8 millions d’esclaves modernes (2013), qui passent à 35,8 millions (en 2014) puis 45,8 millions (en 2016). Les trois dernières estimations de
cette liste ont toutes été élaborées par la fondation Walk Free, qui a également publié des tables complexes tentant de quantifier à la fois les
populations esclaves de chaque pays et les réponses de leur gouvernement. Si beaucoup de journalistes, militants, femmes et hommes politiques
ont pris ces chiffres au pied de la lettre, les chercheurs, comme Anne Gallagher, ont toutefois identifié de sérieux problèmes concernant à la fois
la collecte et la production de ces données. L’estimation de 2016 effectuée par Walk Free se fondait principalement sur des enquêtes
représentatives auprès de petits échantillons de populations issues de 25 pays, qui ont généré 459 réponses affirmatives aux questions de
l’enquête portant sur le mariage forcé et le travail forcé (l’esclavage n’était pas mentionné dans cette enquête). Ces premières données ont
ensuite été utilisées pour extrapoler les estimations de 140 autres pays, par le biais d’une modélisation complexe qui prenait en compte de
nombreux autres classements et estimations. Une fois toutes ces formules appliquées, les 459 réponses positives initialement obtenues ont
débouché sur le chiffre de 45,8 millions.
Plusieurs questions méritent d’être soulevées. Tout d’abord, il est utile de souligner que l’esclavage moderne, le trafic d’êtres humains et
le travail forcé sont fréquemment traités comme des équivalents interchangeables en dépit de leur grande différence sur le plan juridique. Cette
confusion a pour effet de compliquer davantage encore l’épineuse question de la délimitation conceptuelle de l’esclavage moderne. En outre, ces
estimations mondiales se révèlent souvent plus efficaces à générer de la publicité qu’à infléchir véritablement les politiques à adopter. Si
l’observation quantitative dans certains endroits et certains secteurs économiques apporte souvent de précieuses informations, il est toutefois
extraordinairement compliqué de mesurer un concept aussi difficile à cerner que l’esclavage à une échelle mondiale. L’usage de données limitées,
qui évaluent des interventions politiques particulières dans certains lieux, pour produire des estimations globales, joue-t-il un rôle utile ? La
question reste ouverte. Son effet le plus significatif a plutôt été d’attirer l’attention des médias et du public. Depuis plusieurs décennies
maintenant, les journalistes publient des reportages sensationnalistes sur l’existence de « X » millions d’esclaves à notre époque. Ces reportages
sont fréquemment accompagnés d’autres affirmations pseudo-statistiques, comme « il y a plus d’esclaves aujourd’hui qu’à n’importe quel autre
moment de l’histoire », ou encore « l’esclavage moderne est l’une des entreprises criminelles dont la croissance est la plus rapide ». La principale
fonction de ce genre de déclarations est de mettre en avant le fait que l’esclavage moderne devrait être traité comme un problème exceptionnel
et urgent méritant une attention immédiate. On vérifie rarement leur véracité.
Toutes ces activités ont contribué à propulser l’esclavage moderne parmi les premiers sujets des débats mondiaux sur les droits humains
et l’exploitation. Dans un monde où les abus et violences ne manquent pas, le sujet a éveillé un intérêt inhabituel sur l’ensemble de la planète. La
reformulation d’une grande diversité de problèmes dans les termes issus des courants anti-esclavagistes et anti-traite en est une conséquence.
Les militants manquant de ressources et de reconnaissance ont appris à manier ces nouveaux concepts et à tisser de nouvelles alliances, car
décrire certaines pratiques condamnables comme de l’esclavage ou du trafic d’êtres humains permet d’obtenir davantage de soutien. Pendant les
négociations de la fin des années 1990, qui donnèrent lieu au Protocole contre la traite des personnes de 2000, le sujet principal était
l’exploitation sexuelle des migrants internationaux à des fins commerciales par des organisations criminelles. Les années suivantes ont été
marquées par l’expansion rapide des listes présentant les différentes formes d’esclavage moderne et de traite des personnes, jusqu’à inclure
toutes sortes de pratiques.
Grâce à cette prolifération continue, les efforts pour combattre l’esclavage moderne et la traite sont désormais considérés comme incluant
toutes sortes de problèmes différents en lien avec les thématiques suivantes : la prostitution et l’exploitation sexuelle ; la servitude héréditaire et
la discrimination fondée sur l’ascendance ; la servitude pour dettes ; les migrations et les formes d’exploitation qui leur sont associées ; le travail
des enfants ; le travail domestique ; les chaînes mondiales de sous-traitance et l’exploitation au travail ; la captivité et les abus auxquels elle
donne lieu dans des contextes de guerre ; le mariage précoce et forcé ; le travail forcé pour l’État, en particulier en milieu carcéral.
Si cette liste s’accompagne de toutes sortes de difficultés – à la fois sur le plan politique et analytique –, elle n’en procure pas moins un
aperçu représentatif de l’étendue des thèmes récemment intégrés au programme des discussions sur l’esclavage moderne. Lorsqu’on cherche le
sens de cet ambitieux programme, il faut garder à l’esprit qu’il ne s’applique directement qu’à une minorité de cas. Comme nous l’avons vu, la
catégorie d’« esclave » est généralement limitée à une sous-catégorie spécifique de cas exceptionnels, qui ne concernent généralement qu’une
petite proportion de population. Tous les travailleurs migrants, prisonniers de guerre, travailleurs dans des chaînes mondiales de sous-traitance
et autres populations vulnérables n’expérimentent pas les mêmes conditions de vie ; il existera donc toujours des variations significatives à
l’intérieur de chaque catégorie. Identifier et cibler ces cas exceptionnels s’avère un exercice extrêmement difficile, d’autant plus compliqué que
les situations particulières ne cessent d’évoluer au fil du temps.
Ces différents thèmes ne convergent donc pas nécessairement les uns avec les autres. Les militants qui font campagne contre les
violences faites aux travailleurs migrants aux États-Unis n’ont pas grand-chose à voir avec leurs homologues qui s’élèvent contre la servitude
héréditaire des pays d’Afrique de l’Ouest tels que le Mali, la Mauritanie ou le Niger. Le lien entre les goulags nord-coréens et les travailleurs en
servitude dans les briqueteries du Pakistan et d’Inde n’est pas évident à tracer. Il existe parfois des traits communs aux violences pratiquées dans
des contextes différents, mais il faut tout de même beaucoup d’extrapolations et d’efforts d’imagination pour rassembler ces situations très
différentes sous la bannière globale de la lutte contre l’esclavage moderne.
Une tension significative surgit ainsi entre la rhétorique anti-esclavagiste et les modes d’action politique qui aspirent à lutter contre ces
différentes formes d’exploitation. Nombre d’organisations s’engagent à les combattre, mais, dans les faits, leurs efforts ont tendance à se réduire
par la force des choses à certaines d’entre elles et dans certains lieux. Quelques-uns des thèmes mentionnés ci-dessus ont fait l’objet de
nombreuses actions. D’autres sont mentionnés de façon rhétorique – et font rarement l’objet de mesures concrètes. Un thème en particulier attire
toutefois le plus d’attention et d’investissement : la prostitution et l’exploitation sexuelle. Le principal enjeu ici n’est pas l’esclavage en soi, mais
le statut légal de la prostitution. Certains militants et certains gouvernements considèrent toutes les formes de rapports sexuels à des fins
commerciales comme relevant intrinsèquement de l’exploitation ; ils prônent donc des politiques ciblant les clients et les professionnels de ce
commerce. D’autres au contraire soutiennent que le travail du sexe devrait être traité de la même façon que n’importe quelle autre activité
professionnelle, et que la plupart des abus peuvent être attribués à la criminalisation de cette activité. Cette position a été récemment confortée
par la décision d’Amnesty International de traiter les droits des travailleurs du sexe comme n’importe quels autres droits humains. L’esclavage et
la traite sont l’un comme l’autre fréquemment invoqués dans ce débat fortement polarisé, et l’on voit émerger des arguments contradictoires au
sujet de ce qui constitue l’approche la plus efficace en matière de prévention.
L’autre thème qui a suscité beaucoup d’attention est celle des migrations, d’abord envisagé en termes de déplacements de part et d’autre
des frontières nationales plutôt qu’à l’intérieur d’un même pays. Le racisme, la xénophobie et le nativisme se sont imposés au centre du jeu
politique dans de nombreux pays – l’exemple le plus célèbre n’est autre que celui de l’ex-président des États-Unis, Donald Trump, dont le projet
politique phare fut de « construire un mur » le long de la frontière avec le Mexique. Lorsque la principale préoccupation est la migration de
citoyens d’un grand nombre de pays pauvres en voie de développement vers une minorité de pays riches industrialisés (et certains pays
producteurs de pétrole), la référence à l’« esclavage moderne » sert de nouveau à différents usages politiques.
Au lieu d’essayer d’aider tous les migrants, les gouvernements et militants ont une fois de plus cherché à concentrer leur attention sur un
petit nombre de cas « exceptionnels » d’exploitation et de violences en lien avec les migrations. Dans ce contexte, l’esclavage moderne (ou la
traite d’êtres humains) a été incorporé à un ensemble de textes qui définissent le droit des réfugiés et accordent des protections juridiques à
certains individus lorsqu’ils répondent à des critères légaux précis les définissant comme victimes d’esclavage. Si cette incorporation peut
sembler positive en théorie, dans la pratique, elle a donné lieu in fine à toutes sortes de problèmes. Un petit nombre de victimes se sont vu
accorder des protections limitées à titre exceptionnel, tandis qu’une part beaucoup plus importante de la population migrante reste soumise aux
arrestations, aux expulsions, et exposée à des situations d’exploitation, de vulnérabilité et de mauvais traitements. Tout ce qui n’est pas considéré
comme « exceptionnel » est tacitement perçu comme « normal » ; aussi est-il devenu une pratique normale pour les gouvernements de traiter de
façon épouvantable la plupart des migrants, qu’ils soient en situation régulière ou irrégulière. Dans un nombre de cas notoires, par exemple la
récente crise des réfugiés en Méditerranée, les différents gouvernements ont eu recours à la terminologie de l’esclavage moderne pour à la fois
justifier et légitimer des politiques migratoires d’abord conçues pour rendre plus difficile encore la vie des personnes venues chercher refuge.
Ainsi, même si les efforts déployés pour combattre l’esclavage moderne semblent parfois satisfaisants sur le papier, ils finissent souvent,
en pratique, par produire davantage de mal que de bien. Les chercheurs en sont venus à qualifier ce décalage entre intentions et résultats de
« dommages collatéraux », ce qui au sens large désigne des situations où les interventions étatiques – et parfois privées – finissent par nuire aux
populations marginalisées et vulnérables qu’elles étaient censées aider. Parmi les exemples les plus courants figurent les cas où la police commet
des violences sur les personnes à qui elle est censée porter secours, les cas où les systèmes d’immigration maltraitent les migrants en toute
impunité, et enfin, ceux où les individus qui ont « reçu de l’aide » sont soumis à diverses formes d’incarcération, d’exploitation et d’abus. De
nombreux gouvernements et militants sont réticents à assumer tout ce que ces dommages collatéraux impliquent. Cette réticence est certes
compréhensible (personne ne tient à reconnaître publiquement que ses actions n’ont pas porté leurs fruits), mais elle rend également très difficile
la tenue de débats publics permettant de définir des approches alternatives. Les discussions portant sur ces solutions finissent en général par
reproduire ou perfectionner des modèles déjà établis, même si la recherche a montré que ces derniers s’avéraient souvent inefficaces ou contre-
productifs.
* * *
Depuis le milieu des années 1990, beaucoup d’attention et d’énergie ont été investies dans la lutte contre les formes modernes d’esclavage
et de traite. Ces dynamiques mondiales se sont traduites par une série de réponses qui se superposent : des réformes de fond de la justice pénale,
de nombreuses campagnes de prévention, de nouveaux outils juridiques internationaux, des classements mondiaux des performances par État, et,
plus largement, une importance grandissante accordée à la lutte contre l’esclavage dans le cadre du développement humain. Cette promotion
rapide de la lutte contre l’esclavage moderne au premier rang de l’action mondiale pour les droits humains a encouragé les militants à faire
entrer toutes sortes de pratiques dans les catégories d’esclavage et de traite, contribuant ainsi au développement rapide d’objectifs qui incluent à
présent plusieurs thèmes différents. Ce programme reçoit un incontestable soutien à travers le monde, ce qu’attestent les déclarations publiques
de représentants gouvernementaux, de militants issus de la société civile, d’autorités religieuses ou de dirigeants d’entreprise, qui s’engagent
tous, quel que soit leur milieu, à combattre l’esclavage moderne. Toutefois, ces engagements ne sont généralement convertis en pratiques
politiques que de façon inégale et épisodique, et, lorsque c’est le cas, les débats enflammés autour de la question du statut légal du travail du
sexe canalisent presque toute l’attention. Combattre l’esclavage moderne n’est pas une cause politique unique et homogène, elle associe un
certain nombre de luttes différentes qui ont parfois été associées les unes aux autres de façon peu pertinente.
S’interroger sur ce qui relève de l’esclavage aujourd’hui tient toujours d’une démarche intrinsèquement politique. Les opinions
divergeront toujours sur la catégorisation des diverses formes d’exploitation des hommes : sont-elles exactement semblables à, analogues à, ou
différentes de l’esclavage transatlantique ? La plupart de ces divergences d’opinions ont pour origine des intérêts opposés. Les gouvernements et
entreprises directement impliqués dans les systèmes d’exploitation déclarent régulièrement qu’il serait erroné d’associer ou d’assimiler leurs
activités à de l’esclavage. Les militants politiques, au contraire, adoptent fréquemment une approche élargie de la classification dans l’espoir que
la terminologie de l’esclavage apporte à leur cause plus de soutien et de reconnaissance. Ces positions antagonistes sont rarement ancrées dans
une lecture attentive de l’histoire des systèmes esclavagistes légaux ; elles se réduisent généralement à des évaluations subjectives distinguant en
des termes simplistes les « bons » traitements des « mauvais », dans lesquelles l’esclavage est le plus souvent considéré comme représentant « le
pire cas possible » en matière de coercition, de vulnérabilité et d’exploitation. Les pratiques qui n’atteignent pas ce seuil exceptionnel peuvent
souvent apparaître comme un moindre mal, voire un élément positif, à l’aune de ce procédé de classification fondé sur la comparaison. Une chose
est certaine : prendre pour cible certains cas d’abus « exceptionnels » est un défi politique moins exigeant que lutter contre les intérêts qui tirent
profit, à l’échelle du monde, des formes les plus violentes d’exploitation du travail dit « libre ».
Traduit par
Souad Degachi et Maxime Shelledy
RÉFÉRENCES
E. Bernstein, Brokered Subjects : Sex, Trafficking, and the Politics of Freedom, Chicago, University of Chicago Press, 2019.
G. LeBaron (éd.), Researching Forced Labour in the Global Economy : Methodological Challenges and Advances, Oxford, Oxford University
Press, 2019.
J. O’Connell Davidson, Modern Slavery : The Margins of Freedom, Londres, Palgrave Macmillan, 2015.
S. Engle Merry, The Seductions of Quantification : Measuring Human Rights, Gender Violence, and Sex Trafficking, Chicago et Londres,
University of Chicago Press, 2016.
S. Miers, Slavery in the Twentieth Century : The Evolution of a Global Problem, Walnut Creek, AltaMira Press, 2003.
RÉFÉRENCES EN LIGNE
RENVOIS
L’ESCLAVAGE,
ENTRE MONDES
ANCIENS, MÉDIÉVAUX
ET MODERNES
ORLANDO PATTERSON
« Nous n’en avons pas fini avec l’esclavage », écrit Paulin Ismard dans son introduction à ce livre précieux, qui arrive à point nommé. Il dit
vrai, non seulement au regard de l’actualité de la mémoire de l’esclavage atlantique et de la question des réparations, mais aussi,
malheureusement, de l’impressionnante résurgence des formes modernes de servitude et du trafic des êtres humains, qui a donné naissance à un
nouveau mouvement international de lutte contre ce trafic et de militantisme abolitionniste (voir l’article de Joel Quirk dans ce volume). Je ne
cesse de m’étonner d’ailleurs que mes travaux les plus récents portant sur « les différents visages qu’empruntent ses présents » (P. Ismard)
soient entièrement consacrés au trafic d’êtres humains 1.
Ce chapitre de conclusion commencera par une brève réflexion sur l’historiographie de l’esclavage, et son lien avec les transformations de
cette institution, en particulier dans le monde occidental. La deuxième partie, qui adoptera une échelle d’analyse micro, se concentrera sur le
problème que pose la définition de l’esclavage en se fondant sur la prise de distance, éclairante, revendiquée par Ismard, avec le modèle de
catégorisation traditionnel de type aristotélicien. La troisième partie conduira à l’extrême opposé du spectre d’analyse de l’étude des sociétés
esclavagistes, celui de l’échelle macro. J’y reprendrai une approche que j’ai préconisée ailleurs concernant l’étude de l’esclavage à l’échelle
globale des sociétés. La quatrième partie évoquera brièvement la manière dont les processus institutionnels relient entre eux les niveaux
d’analyse, micro et macro, de l’esclavage. Je m’appuierai autant que possible sur les articles de ce livre pour illustrer mes propos. Cet article
s’achèvera en forme de bilan, au sujet de la relation complexe entre esclavage et liberté.
Les études portant sur l’esclavage ont désormais clairement établi qu’il s’agissait d’un phénomène qui était – et demeure encore – de
dimension mondiale. Il n’est donc guère étonnant que ce soit aujourd’hui l’un des sujets les plus étudiés, non seulement par les historiens, mais
aussi par l’ensemble des chercheurs en sciences sociales et humaines. On part souvent du principe que les études historiques sur la question
commencèrent à la fin du XVIIIe siècle, à l’initiative du mouvement abolitionniste et des philosophes des Lumières, qu’ils soient opposés ou non à
cette institution. Mais l’intérêt des savants pour ce sujet précéda de longtemps cette période. Iza Malowist a montré que la discussion autour du
problème de l’esclavage ne s’était pas interrompue durant le Moyen Âge 2, et l’historien allemand de l’Antiquité classique, Joseph Vogt a mis au
jour quatre-vingt-seize travaux majeurs sur le sujet, la plupart en latin, rédigés entre le milieu du XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle 3. De la fin du
e
XVIII siècle à nos jours, les écrits sur cette thématique ont suivi de près la montée et le déclin des mouvements esclavagistes et anti-esclavagistes,
comme le montrent clairement les deux graphiques suivants, qui représentent la fréquence des publications sur le sujet en anglais et en français
au cours des deux derniers siècles et demi.
Graphique 1A. Tendances N-grammes de Google concernant les ouvrages en anglais sur l’esclavage et l’abolition, entre 1800 et 2008
Graphique 1B. Tendances N-grammes de Google concernant les ouvrages en français sur l’esclavage et l’abolition, entre 1800 et 2008
Ces graphiques sont générés à partir d’une recherche insensible à la casse dans le corpus de textes anglais et français, avec un paramètre de lissage de 3.
Les deux graphiques se ressemblent à maints égards, ce qui indique que les publications sur le sujet dans les mondes francophone et
anglophone ont évolué de conserve. Plusieurs différences intéressantes apparaissent toutefois. Au cours de la première décennie du XIXe siècle, les
écrits anglais augmentèrent brusquement en écho aux débats précédant l’abolition des années 1830. À la même époque, les publications
françaises chutèrent, reflet probable du rétablissement réactionnaire de l’esclavage dans l’Empire français par Napoléon, même si elles
remontèrent par la suite, durant la période précédant l’abolition de 1848. Mais le plus frappant est la forte hausse parallèle des publications
pendant les années 1860, ce que l’on peut raisonnablement expliquer, du côté anglais, par le mouvement abolitionniste précédant la guerre civile
américaine et l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. En revanche, le très vif intérêt manifesté par les publications françaises est plus étonnant,
étant donné les limites de l’engagement impérial français sur le continent américain. La légère hausse des publications entre 1918 et 1930 reflète
l’attention portée, dans la période suivant la Première Guerre mondiale, à toutes les formes de travail forcé, fortement combattues par la Société
des Nations qui organisa en 1926 une importante conférence sur l’esclavage, à l’issue de laquelle fut formalisée une définition de l’esclavage qui
influença les travaux sur le sujet pendant presque tout le siècle suivant, comme le montre Jean Allain dans ce recueil. L’impressionnant essor des
travaux en anglais (mais pas en français) portant sur l’esclavage dans les années 1960 et au début des années 1970 fut provoqué par le
mouvement nord-américain des droits civiques, qui engendra un rejet de la tradition conservatrice pro-esclavagiste dans le monde universitaire
(celle qui se reflète le mieux dans les travaux de Ulrich B. Phillips 4) et l’adoption d’un regard plus critique sur l’esclavage, de même qu’un intérêt
accru pour les témoignages sur la vie des esclaves plutôt que pour le système esclavagiste en général, mouvement commencé par les travaux de
Kenneth Stampp 5. Le point culminant de ce courant fut la prétendue révolution de la cliométrie conduite par Robert Fogel et Stanley Engerman,
spécialistes d’histoire économique 6. Enfin, l’augmentation conjointe des publications depuis le début des années 1980 correspond directement à
la hausse du trafic d’êtres humains et de l’esclavage, constatée à l’échelle mondiale à partir de cette période. Il est frappant de voir un intérêt si
prononcé de la part des Français pour la résurgence contemporaine de cette exploitation humaine, sans doute en raison de son importance en
Afrique francophone et du rapide essor du trafic de main-d’œuvre et de la traite sexuelle en direction de la France elle-même. Relevons au
passage que cet intérêt semble avoir récemment atteint un plafond dans le monde francophone, tandis que le nombre des écrits en anglais
continue d’augmenter. La diminution du nombre d’ouvrages comportant le mot « abolition » dans leur titre, alors même que ceux portant sur
l’esclavage augmentent chez les auteurs anglophones, reflète peut-être les critiques croissantes, de la part des militants et universitaires libéraux
de gauche opposés au trafic d’êtres humains, envers le courant conservateur et souvent religieux de l’aile abolitionniste du mouvement de lutte
contre ce type de trafic.
L’échelle micro : qu’est-ce que l’esclavage ?
La question de définir ce qu’est exactement l’esclavage préoccupe depuis longtemps ceux qui l’étudient, comme en attestent plusieurs
articles de ce volume. Le malaise devant la nature du sujet se mesure au nombre des auteurs qui font référence à l’ambiguïté du statut d’esclave,
comme Joel Quirk, Jean Allain, Cédric Ferrier, Claude Chevaleyre, Elena Smolarz ou Alessandro Stanziani. Quirk souligne avec raison le fait que
« la sinistre renommée de l’esclavage transatlantique et l’iconographie à laquelle il a donné lieu continuent à influencer les termes du débat ».
Néanmoins, la difficulté tient peut-être moins au sujet lui-même qu’à la conception des catégories que ces auteurs adoptent, qui relève d’une
approche taxinomique classique selon laquelle l’esclavage devrait être défini par un ensemble nécessaire et suffisant d’attributs. La vérité est que
toute réalité sociale (de même qu’une grande partie du monde naturel) est ambiguë – ou, plus précisément, notre entreprise de catégorisation de
ces réalités est ambiguë.
La façon dont nous construisons nos catégories mérite d’être révisée. La démarche a heureusement été inaugurée par
Ludwig Wittgenstein lorsque, abandonnant l’approche taxinomique classique, il a appréhendé les catégories sur le modèle de la « ressemblance
de famille » (Familienähnlichkeit). Cette position est bien défendue ici par P. Ismard dans son introduction. Je suis entièrement d’accord avec lui
lorsqu’il affirme qu’« il est préférable d’adopter une analyse en termes de gradients, susceptible de reconnaître les situations esclavagistes à un
faisceau d’éléments dont la composition ne cesse de varier ». Mais, si Wittgenstein est à l’origine de ce changement radical dans notre conception
de la catégorisation, il n’a pas le dernier mot sur le sujet. Les spécialistes des sciences cognitives ont fait beaucoup de progrès en s’appuyant sur
son idée initiale. Je pense en particulier à la théorisation par Eleanor Rosch du prototype appliquée à la question de la catégorisation, dont
l’influence fut considérable, en dépit de son rejet par de nombreux wittgensteiniens. Selon cette approche, la catégorie est une structure
cognitive caractérisée par un principe de gradation continue « qui va des membres les plus représentatifs d’une catégorie, se poursuit à travers
ses membres atypiques, jusqu’aux non-membres, qui ressemblent le moins aux membres de la catégorie 7 ». La distance prise avec la conception
de Wittgenstein donne au prototype un rôle central. Le prototype d’une catégorie est le ou les membres de la classe formée par les entités les
plus typiques de cette classe (ou les plus associées à celle-ci), autrement dit la convergence de ses tendances principales. Les rouges-gorges, par
exemple, sont d’excellents exemplaires de la catégorie « oiseaux », car ils sont plus semblables aux autres membres de la catégorie que n’importe
quel autre membre de celle-ci – par leur vol, leurs plumes, leurs œufs, etc. – et sont également très éloignés des non-catégories comme les
poissons. En revanche, les manchots ressemblent moins aux autres oiseaux. Non seulement ils sont incapables de voler, mais ils partagent
certaines qualités avec la catégorie opposée des poissons, comme leur capacité à nager et à plonger. Pourtant, ils n’en demeurent pas moins des
oiseaux. Il est important de noter qu’une catégorie peut avoir plusieurs prototypes : l’aigle d’Amérique et le loriot de la Jamaïque constituent des
prototypes tout autant que le merle, bien qu’ils présentent des variations spécifiques.
Même si je ne l’ai jamais affirmé explicitement, la conception de l’esclavage que j’ai développée dans Slavery and Social Death se situait
tout à fait dans la tradition prototypique de Wittgenstein et Rosch. Les éléments que j’ai identifiés – une relation de domination absolue, la
violence, l’aliénation natale, l’humiliation et la mort sociale – constituaient des tendances communes ou des « ressemblances de famille »
partagées, à des degrés divers, par les différentes configurations esclavagistes que j’ai étudiées durant de nombreuses années. Celles qui
comportaient tous ces éléments représentaient les meilleurs prototypes de l’esclavage.
Qu’il s’agisse des esclaves noirs des plantations de la Jamaïque du XVIIIe siècle ou du Mississippi du début du XIXe siècle, des instrumenta
vocale (« outils doués de parole ») des latifundia romains de Varron au Ier siècle avant notre ère, des esclaves nus, enchaînés et marqués qui
travaillaient dans les mines d’argent du Laurion de l’Athènes classique, des Zanj de langue bantoue dans le sud de l’Irak au IXe siècle, des
prostituées moldaves dans les bordels d’Allemagne qui subissent, tout comme leurs homologues népalaises dans les bordels indiens, des viols
collectifs en guise de préparation à leur condition, ou des esclaves de mer cambodgiens retenus pendant des années en mer par des capitaines de
pêche thaïlandais qui les jettent par-dessus bord s’ils protestent ou s’avèrent trop malades ou trop faibles pour travailler : tous peuvent être
raisonnablement considérés comme des incarnations de l’esclave prototypique, puisqu’ils partagent plus d’attributs avec tous les autres exemples
connus de personnes qualifiées d’esclaves que ne le font tous les autres cas répertoriés de la catégorie. Cela équivaut à affirmer que ces esclaves
se rapprochent le plus des valeurs moyennes ou médianes pour tous les critères permettant de mesurer l’esclavage : impuissance, humiliation,
aliénation natale, isolement, punition violente et torture ; statut permanent et héréditaire ; mort civile, ou ce que les Romains nommaient pro
nullo ; descendance déterminée par le statut de la mère ; décès prématuré ; fréquence des viols en toute impunité sur les femmes esclaves ; le fait
de se voir nommé ou renommé par les propriétaires ; être acheté et vendu ; descendre d’ancêtres probablement capturés lors de guerres ou de
raids. Comme dans le cas des rouges-gorges et des manchots, l’appartenance à la catégorie peut se décrire selon un principe de gradation
continue qui conduit du centre de la catégorie jusqu’à ses marges. Entre le centre et la marge, il faudrait placer la situation des concubines
esclaves des nombreuses sociétés islamiques, les esclaves urbains qualifiés qui sont autorisés à se louer ou à travailler à leur propre compte,
comme ceux du Minas Gerais évoqués ici même par Eduardo França Paiva, ou encore les esclaves gérant la maisonnée des riches propriétaires
romains, tel Marcus Tullius Tiro, qui fut l’esclave de Cicéron avant d’être affranchi par ce dernier. Aux marges, mais appartenant bel et bien à la
catégorie, il conviendrait de faire figurer les membres de la familia Caesaris des débuts de la Rome impériale, les eunuques palatins de Byzance
et de la Chine impériale, les mamelouks égyptiens et les janissaires ottomans à qui j’ai consacré un chapitre dans Slavery and Social Death. Une
question revient souvent au sujet de ces derniers : les janissaires étaient-ils vraiment des esclaves ? Peut-être pas si l’on pense leur situation à
l’aune de la liste des caractéristiques nécessaires et suffisantes par lesquelles l’esclavage se définit. Mais si, comme le conseillait Wittgenstein, on
entreprend de regarder plutôt que de penser, la réponse sera simple et convaincante. Si les manchots sont des oiseaux, alors les janissaires
étaient à l’évidence des esclaves.
Un enjeu important se dessine au fil des chapitres de ce livre, qui concerne la nature et les origines des sociétés esclavagistes. S’il est à
présent généralement reconnu que l’esclavage, en tant que rapport de domination, était quasi universel, il en va bien autrement de la nature et
de l’étendue des sociétés esclavagistes. Le consensus général voudrait qu’il s’agisse d’une situation exceptionnelle dans l’histoire des hommes. À
la suite de Keith Hopkins, Moses Finley est allé jusqu’à soutenir qu’il n’y avait eu que cinq sociétés esclavagistes en tout et pour tout dans
l’histoire humaine 8. L’affirmation était erronée d’un point de vue factuel. L’amalgame auquel s’est livré Hopkins, en regroupant ainsi toutes les
sociétés esclavagistes, n’a aucun sens d’un point de vue sociologique. Noel Lenski a récemment allongé cette liste en y ajoutant Carthage, la
Sarmatie, les sociétés autochtones de la côte américaine du nord-ouest, le califat de Sokoto et le royaume du Dahomey. Leur nombre était
toutefois beaucoup plus important 9.
Savoir ce qui constitue véritablement une société esclavagiste soulève cependant un problème plus fondamental encore. Finley a tenté d’y
répondre en proposant la prise en compte de trois facteurs : une forte proportion d’esclaves dans la population, le fait que les élites dépendent de
la main-d’œuvre esclave, et l’influence de l’esclavage sur la culture au sens large. Cette proposition est pertinente, quoiqu’un peu arbitraire.
Noel Lenski adopte une approche fondée sur des critères distincts pour évaluer l’intensification d’un cas à un autre, ce qui constitue en soi une
amélioration digne d’intérêt, mais pose également certains problèmes.
Pour ma part, je détermine le passage d’une société à esclaves à une société esclavagiste en examinant le degré de dépendance
structurelle à l’égard de cette institution. Cela revient en somme à se demander si une hypothétique suppression de l’esclavage aurait entraîné
des perturbations fondamentales dans la nature de cette société, et tout particulièrement dans le statut des groupes détenant le pouvoir. La
dépendance envers l’institution esclavagiste s’envisage ainsi sous une triple dimension : en étudiant tout d’abord sa nature, en mesurant ensuite
son étendue, enfin en observant la direction qu’elle impose à la société.
La dépendance d’une société envers l’esclavage peut être de nature économique (c’est la première chose à laquelle on pense
ordinairement), mais, dans de nombreux cas, les modes de dépendance politique, militaire ou socioculturelle sont tout aussi importants. Les
sociétés esclavagistes du Nouveau Monde offrent l’exemple d’une dépendance de type économique, en particulier celles des Caraïbes, du Brésil et
du sud des États-Unis, de même que l’Athènes antique, Chios, très vraisemblablement, selon ce que montre Ismard dans ce livre, et plusieurs
sociétés africaines telles que l’Empire ashanti et la Sénégambie, qu’évoque ici même Martin Klein. Le califat de Sokoto, dans le Sahel, où les
esclaves représentaient 50 % de la population, est aussi une société esclavagiste sans équivoque, comme l’atteste l’article de Camille Lefebvre
dans ce livre : « […] il est clair que le sultanat de Sokoto repose sur un système esclavagiste de forte intensité́ et peut être considéré comme une
société esclavagiste. La part démographique des esclaves y est très importante, son économie repose sur l’esclavage, le statut détermine les
rapports sociaux, et toutes les relations et les institutions sociales y sont marquées par la question de l’esclavage ».
Une société peut toutefois devenir fortement dépendante de ses esclaves pour des raisons militaires et administratives, tout en ne les
utilisant que fort peu à des fins économiques. Les califats du monde islamique en donnent un exemple classique. Sans les esclaves soldats et
administrateurs, les conquêtes islamiques et les États des premiers siècles de l’Islam, en particulier celui des Abbassides, n’auraient pu s’imposer
et prospérer. À quelques rares exceptions près, comme celle des Zanj dans l’Irak du IXe siècle, les esclaves étaient rarement source de prospérité
économique.
La nature de la dépendance peut aussi être purement socioculturelle. Les Yuqui nomades de la forêt amazonienne, qu’évoque David Jabin,
en sont un bon exemple. Du fait de la simplicité de leur mode de vie, et de l’habitude qu’ils avaient de piller les ressources agricoles des sociétés
horticoles voisines, ils n’avaient nul besoin de recourir à des esclaves sur le plan économique. Cependant, leur société était extrêmement
hiérarchisée et, selon toute vraisemblance, les esclaves y occupaient avant tout des fonctions associées à une humiliation statutaire, ou d’ordre
sexuel : l’esclave « était un anti-commensal, un être corporellement différent », écrit Jabin, qui précise qu’un certain nombre de marques de
servitude manifestait leur statut d’être à part.
L’étendue de la dépendance désigne le degré de dépendance qui est celui d’une société à l’égard des fonctions spécifiques occupées par
les esclaves. Ainsi, à Porto Rico comme à Cuba, au XIXe siècle, les esclaves étaient surtout utilisés à des fins économiques. Mais, à partir de 1850,
Cuba était devenu un système esclavagiste de plantation à grande échelle, tandis que le rôle des esclaves à Porto Rico était moins important que
celui joué par les paysans, journaliers et artisans blancs. À Porto Rico, les esclaves étaient nombreux, mais ils ne furent jamais majoritaires, et la
société ne devint jamais esclavagiste ; Cuba, au contraire, se transforma rapidement en une société esclavagiste de plantation à grande échelle de
forme classique. La même comparaison peut être faite dans les premières sociétés islamiques. Presque toutes utilisaient les esclaves en tant que
soldats et administrateurs, mais leur degré de dépendance bureaucratique et militaire à l’égard de ces esclaves variait, qu’il soit plus ou moins
mineur ou majeur, comme dans le cas du califat abbasside. Cela se vérifie dans les sociétés au sein desquelles l’esclavage était un facteur
important de différenciation socioculturel. Pour en revenir aux Yuqui, on ne saurait affirmer, si l’on suit Jabin, que leur dépendance atteignait un
degré tel que la société aurait changé de façon significative si elle avait été privée de ses esclaves. Mais il en allait bien différemment chez un
autre groupe autochtone précolombien : les Kalinagos des Petites Antilles. Les Kalinagos étaient un groupe belliqueux et hiérarchisé, à l’instar
des Yuqui ; ils menaient une guerre sans pitié contre les Taïnos et capturaient également des esclaves ou réduisaient de façon temporaire leurs
prisonniers en esclavage avant de les tuer lors d’égorgements rituels qui, selon certains témoignages, pouvaient s’accompagner de cannibalisme.
Toutefois, contrairement aux Yuqui, les Kalinagos en vinrent à dépendre fortement de la capture de femmes pour trouver des épouses, au point
que leur société et leur culture tout entières se trouvèrent considérablement influencées par les femmes taïnos qu’ils avaient enlevées 10. Un
système étrange vit le jour, dans lequel les femmes continuaient de parler leur propre langue, en plus de celle des Kalinagos. Entre les guerres
régulières, la capture d’esclaves et d’épouses, les égorgements rituels et le cannibalisme, la société des Kalinagos développa une forte
dépendance à l’égard des esclaves et des raids menés pour en obtenir. Il s’agissait donc véritablement d’une société esclavagiste, même si les
esclaves jouaient un rôle mineur dans leur économie maritime.
La démographie est un facteur souvent considéré comme primordial lorsqu’il s’agit d’estimer le degré de dépendance à l’égard de
l’esclavage. Finley, par exemple, soutenait qu’il fallait atteindre le seuil de 20 % d’esclaves pour qu’une société devienne véritablement
esclavagiste. Mais le rôle joué par la démographie est complexe. Bien sûr, là où la proportion d’esclaves dépasse celle des libres – dans les
Caraïbes britanniques et françaises, par exemple –, ce seul critère ne laisse aucun doute sur le rôle structurel joué par l’esclavage.
Toutefois, comme le note à juste titre ici même Ismard, dans le chapitre consacré à la démographie : « L’importance de la population
esclave est un élément bien trop superficiel pour qualifier le régime démographique des sociétés esclavagistes, et un nombre considérable de
variables (l’accroissement naturel, le sexe-ratio, la pyramide des âges) méritent d’être pris en compte. L’enjeu ne consiste pas seulement à
déterminer des profils différents de population d’esclaves, mais plus encore à éclairer les processus démographiques qui sont au cœur de
l’évolution des sociétés. » Il nous offre ensuite une impressionnante vue d’ensemble du rôle complexe que joue la démographie dans les sociétés
possédant des esclaves, en particulier pour ce qui concerne le problème de la reproduction des esclaves opposée à la traite et à
l’approvisionnement extérieur, notant au passage que des régimes démographiques très différents peuvent très bien coexister ou se succéder
dans la même région ou dans des régions voisines : il oppose ainsi la Barbade et la Jamaïque dans les Caraïbes, le Minas Gerais et le Nordeste au
Brésil, l’est et l’ouest de Cuba au XIXe siècle, Rome et le monde méditerranéen au sens large avant et après le IIIe siècle de notre ère. Ces
différences avaient d’importantes conséquences sociales sur l’institution de l’esclavage elle-même, comme le degré d’attachement des esclaves à
la terre et le rôle joué par les femmes esclaves en tant que travailleuses et reproductrices. J’ajouterai que les facteurs démographiques étaient
cruciaux dans la fréquence et l’intensité des révoltes d’esclaves, comme je l’ai montré dans le cas de la Jamaïque 11.
Le troisième facteur décisif qui détermine les caractéristiques d’une société esclavagiste est ce que j’ai nommé la direction qu’emprunte
sa dépendance structurelle envers l’esclavage. Par ce terme j’entends le degré auquel l’esclavage devient un vecteur de transformation pour la
culture au sens large, la vie sociale et les institutions politiques de la population libre. Je pense que Finley voyait juste en soulevant ce point dans
un essai désormais classique 12. Même lorsque l’esclavage s’avère important pour l’économie d’une société et que la population esclave est
importante, l’institution peut ne pas jouer de rôle transformateur dans une société. M’appuyant sur les travaux de Finley, j’opère à cet égard une
distinction au sujet des types d’articulations – passives ou actives – entre l’esclavage et l’ensemble du système social dans lequel il est implanté.
La meilleure façon de procéder est de comparer les prototypes les plus frappants de ces deux modes d’articulation : l’Athènes antique et la Corée
médiévale. À Athènes, durant l’Antiquité, tous les aspects du système social et culturel étaient influencés par l’institution de l’esclavage, et ce,
dès sa transformation au VIe siècle jusqu’à la période classique et même après. Athènes devint économiquement dépendante du travail des
esclaves et de leur savoir-faire plus qualifié, qui incluait des tâches administratives – ainsi, les dêmosioi, ou esclaves publics, qui remplissaient
des fonctions d’administrateurs, de greffiers, d’archivistes, et même (ce qui semble incroyable) de policiers : il s’agit là des premiers
fonctionnaires du monde occidental 13. Cette influence imprégnait également la culture et la vie intellectuelle des élites : les personnages
d’esclaves constituaient des rôles importants au théâtre, dans la tragédie comme dans la comédie. Et l’esclavage devint également une
préoccupation centrale pour les plus grands penseurs – dans les écrits de Platon, notamment, que Gregory Vlastos a brillamment analysés 14. De
plus, l’esclavage est souvent évoqué comme facteur décisif dans l’invention de la démocratie athénienne et le développement croissant de la
liberté comme valeur fondamentale 15.
Comparons à présent cette situation avec celle de la Corée durant la période Joseon et les époques antérieures. Le rôle économique que
jouaient les esclaves auprès de la classe dominante des yangban en Corée a été solidement démontré – non seulement durant la période Chosŏn
(1392-1910) évoquée par Matthew Lauer dans cet ouvrage, mais surtout pendant la période Goryeo 16, qui lui est antérieure. Les esclaves
« accomplissaient des fonctions cruciales sur les vastes propriétés foncières des yangban », bien davantage que ceux de l’Attique antique, et leurs
maîtres les considéraient comme « leurs mains et leurs pieds », écrit Lauer. Leur proportion au sein de la population était au moins aussi
importante qu’à Athènes (environ un tiers de l’ensemble), et fut peut-être même plus élevée encore pendant la période Goryeo. Il ne fait aucun
doute que ces esclaves coréens s’approchent du prototype de l’esclavage que j’ai évoqué, en tant que « biens fongibles que l’on pouvait acheter et
vendre si nécessaire », et l’humiliation qu’ils subissaient était cruellement reflétée dans leurs noms, parfois grossiers et scatologiques. Et
pourtant, malgré les presque mille huit cents ans d’histoire de l’esclavage en Corée, on remarque peu de traces de l’influence des esclaves sur la
vie sociale et la pensée des Coréens libres, ou sur la culture coréenne au sens large. L’esclavage fut officiellement aboli en Corée en 1894, mais
dans les faits seulement en 1930, sous la domination japonaise, soit presque trente ans après l’abolition formelle aux États-Unis. Il ne reste
toutefois aujourd’hui aucune trace de cette institution en Corée, ce qui offre un contraste saisissant avec les États-Unis, où l’esclavage s’articulait
de façon active à l’ensemble du monde social et continue de hanter la culture, les comportements et les pratiques jusqu’à ce jour.
La meilleure façon de montrer précisément cette distinction est d’observer la représentation des esclaves dans les arts et la culture des
deux sociétés. Celle-ci reflétait directement leur statut tout au bas de l’échelle en Corée : ils étaient perçus comme des personnages
anecdotiques, sans nulle importance ni influence sur le déroulement de l’intrigue. Comparons cette situation avec le rôle remarquable que jouent
les esclaves dans l’une des manifestations les plus élevées de la culture classique athénienne : la tragédie. Les grandes héroïnes tragiques du
théâtre grec sont souvent des esclaves – Cassandre dans Agamemnon, Tecmesse dans Ajax de Sophocle, et les monumentales Andromaque et
Hécube d’Euripide, sans parler du rôle central du chœur dans les Choéphores d’Eschyle, exclusivement composé de femmes esclaves poussant
leur maîtresse à se rebeller. Quant à la comédie, des personnages esclaves peuplent les pièces d’Aristophane, et y jouent un rôle crucial. Comme
Alan Sommerstein l’a récemment fait remarquer, « les personnages esclaves établissent souvent une relation forte avec le public ; et il est
fréquent que les esclaves d’un héros comique l’assistent dans son combat et partagent ses récompenses 17 ». L’esclavage pourrait donc
difficilement être articulé de façon plus active à l’ensemble de la société sur le plan de la culture. Le seul autre cas prototypique capable d’égaler,
voire de surpasser, l’exemple grec dans ce domaine est la société esclavagiste romaine au cours des siècles précédant notre ère jusqu’à la fin de
l’Empire romain d’Occident, au sujet de laquelle Horace, son poète le plus éminent, lui-même fils d’un ancien esclave, écrivit la phrase célèbre :
« La Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur » (11, 156-157). Ce fut certainement le cas dans le domaine de la littérature, du théâtre,
de l’art, de la religion, de la culture générale, de l’art oratoire et de l’éducation, les esclaves d’origine grecque servant très fréquemment de
tuteurs aux enfants de l’élite. Comme l’écrit Kyle Harper ici même : « […] l’esclavage faisait partie intégrante de ce monde social. »
En combinant les critères de la nature, de l’étendue et du mode d’articulation (passive ou active) de l’esclavage à l’ensemble de la société,
on recense les principaux prototypes suivants de sociétés esclavagistes au fil de l’histoire : Athènes et Chios aux époques classique et
hellénistique, Rome au IIe siècle avant notre ère, la Corée de la période Goryeo, la Jamaïque et la Barbade, comme le Minas Gerais, au XVIIIe siècle,
Cuba, le sud des États-Unis et Vassouras au XIXe siècle, l’Empire ashanti, le royaume du Dahomey et le sultanat de Sokoto au XIXe siècle, le califat
abbasside au IXe siècle, les royaumes du Congo, de Matamba et de Loango ainsi que l’Empire lunda, en Afrique centrale, la colonie du Cap
jusqu’en 1834, les zones minières du Choco sur la côte pacifique de Colombie, les Indiens Kalinagos de l’époque précolombienne jusqu’à leur
défaite en 1763. La place me manque ici, bien sûr, pour évoquer en détail toutes ces formations prototypiques.
L’échelle méso
Entre les niveaux macro et micro, l’échelle d’analyse méso est celle de la plupart des processus étudiés par les historiens, les sociologues
et les anthropologues. Aussi n’est-il pas surprenant que les études menées dans la plupart des articles de ce livre choisissent cette échelle
d’analyse. Nombre des processus de niveau méso sont étroitement entremêlés aux interactions de niveau international et sont motivés par des
formes d’exploitation politique et économique – ainsi lorsqu’ils sont le résultat de relations dans la sphère marchande, ou qu’ils font intervenir des
missionnaires, des aventuriers et des militants, qui poursuivent tous des buts différents. Ces processus peuvent avoir in fine des conséquences
considérables à une échelle macro. Un thème méso-historique très intéressant apparaît dans plusieurs chapitres du livre : l’usage cynique que
firent les Européens de l’affranchissement et de l’idéal de liberté comme prétexte pour piller et coloniser les sociétés non occidentales, dont
nombre d’entre elles ne pratiquaient l’esclavage que de façon très marginale, voire pas du tout, requalifiant au passage en esclaves les classes
populaires et paysannes de ces sociétés. Dans de nombreux cas, l’idée de liberté n’existait pas dans ces sociétés et n’avait aucune traduction dans
leur langue, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne tenaient pas à leur indépendance. L’exemple du Cambodge analysé par Mathieu Guérin ici même,
illustre bien cette perfidie impériale : « Avec l’avènement de la IIIe République, la lutte contre l’esclavage devient un motif récurrent de tensions
entre le colonisateur et la royauté khmère. Elle permet de justifier l’ingérence française dans les affaires du pays au nom de la mission
civilisatrice que s’est donnée la France outre-mer », ce qui conduisit finalement au contrôle du pays par la France en 1897. Le terme « esclave »
était appliqué à des personnes « issues de groupes sociaux très différents ». Les Français tenaient en outre à qualifier d’« hommes libres » les
anak – terme désignant une personne responsable d’elle-même –, et cela malgré le fait que « rien dans l’expression khmère ne signifie libre,
serī ». Les Britanniques se comportèrent de façon similaire en Birmanie où, comme Bryce Beemer l’explique dans ce livre, « les “esclaves” ne
constituaient pas une classe socio-économique que l’on pouvait aisément distinguer de celles des autres travailleurs ». L’emploi le plus
brutalement cynique de cette stratégie fut bien sûr le tristement célèbre État indépendant du Congo du roi des Belges Léopold II, qui s’appropria
une vaste région d’Afrique pour « combattre l’esclavage », mais finit par créer un cauchemar colonial marqué par l’esclavage et le génocide sur
lequel les autres nations occidentales fermèrent les yeux, se berçant « d’histoires de conquête contre les esclavagistes africains de l’est », comme
l’écrit Rouben Loffman ici même.
L’institution la plus importante dans de nombreuses sociétés détentrices d’esclaves – en particulier celles qui évoluèrent en sociétés
esclavagistes – est l’affranchissement, sujet largement évoqué dans plusieurs chapitres de ce livre. L’aspect le plus intéressant de la question de
l’affranchissement tient à son paradoxe apparent, car ce fut l’institution qui assura le mieux la survie, et même la prospérité, des sociétés
esclavagistes – le sud des États-Unis faisant figure d’exception à cet égard. Ce paradoxe s’évanouit lorsque l’on prend en compte le fait que
l’esclavage, en particulier lorsqu’il s’agit d’en tirer un profit économique, met au défi le propriétaire de motiver ses esclaves. Comment s’y
prendre, en effet, pour motiver quelqu’un que l’on a défini comme n’étant personne – un individu légalement et socialement mort, sans nulle
reconnaissance dans la société, privé de liens avec ses ancêtres, comme de droit de parenté sur ses enfants – à travailler consciencieusement
pour quelqu’un d’autre ? Dans presque toutes les sociétés esclavagistes, la réponse était la perspective de l’affranchissement. Ainsi
l’affranchissement était-il une institution fondamentale dans la Grèce antique, et davantage encore à Rome, dans toute l’Amérique latine et le
monde islamique. L’exception que constitue le sud des États-Unis réside dans le fait que le système esclavagiste se mit à s’étendre de façon
significative immédiatement après l’abolition de la traite transatlantique, qui constituait sa source d’approvisionnement extérieur en esclaves. Les
esclaves devaient donc naître et être élevés sur place, et le système ne pouvait se permettre de perdre des esclaves en les affranchissant.
L’affranchissement prit plus de valeur encore lorsque les propriétaires se mirent à dépendre de leurs esclaves qualifiés pour subsister.
Dans de nombreux cas, en particulier dans les villes, les esclaves étaient autorisés à travailler pour leur propre compte, et devaient reverser une
partie fixe de leurs revenus à leurs maîtres ; dans d’autres, ils étaient même les gérants de leurs petites entreprises. On croise souvent ce cas de
figure à Rome, au Brésil et dans tout le monde ottoman. Dans son étude sur Arles, Nicolas Tran présente un exemple particulièrement frappant. Il
précise que les maîtres s’assuraient parfois la loyauté de leurs esclaves en faisant d’eux leurs petits associés, ce qui permettait aux esclaves
d’amasser un pécule grâce auquel ils pouvaient espérer racheter un jour leur liberté. Les esclaves, avance-t-il, « caressaient l’espoir d’être
libérés. Les maîtres savaient en jouer, en usant de promesses pour se faire mieux obéir ». On retrouve exactement le même genre d’espoir chez
les esclaves qualifiés au Minas Gerais au XVIIIe siècle, comme le montre Eduardo França Paiva dans ce recueil. Le contraste entre l’esclavage
urbain et minier du Minas Gerais et les systèmes de plantation de Vassouras ou du Nordeste est saisissant. Il illustre bien de quelle façon la base
économique d’une société esclavagiste déterminait les processus permettant de maintenir l’ordre social à une échelle méso. Comme Paiva le fait
remarquer :
L’augmentation continuelle du nombre d’esclaves était liée à la diversification économique et surtout à la formation d’un réseau
urbain et suburbain de grande échelle qui a fortement influencé les caractéristiques de l’esclavage local. La quantité d’esclaves et
leur répartition parmi les maîtres, les travaux auxquels ils étaient employés, les réseaux de sociabilité qu’ils tissaient, les formes
d’intégration sociale dont ils bénéficiaient et les possibilités d’affranchissement et d’ascension économique et sociale qu’ils
pouvaient connaître, tous ces phénomènes furent marqués par le caractère éminemment urbain du Minas Gerais.
La mobilité physique et sociale était grandement favorisée par l’esclavage urbain. La ville offrait des opportunités d’emploi qui facilitaient
l’affranchissement. Le propriétaire d’esclaves typique en possédait peu et entretenait avec eux des rapports souples et de dépendance mutuelle.
Le taux d’affranchissement était élevé, et au moins un tiers des maîtres avaient été esclaves un jour, ou avaient au moins un ancêtre esclave. Une
pratique particulière d’affranchissement, sous le nom de coartação, permettait à l’esclave d’acheter sa liberté sur une base contractuelle de
versement d’arrhes – pratique quelque peu similaire à la paramonê des anciens Grecs, quoique moins restrictive.
Des processus d’affranchissement presque semblables étaient également en vigueur dans les villes du monde islamique, où les esclaves
importés devinrent une source importante de travail qualifié. L’affranchissement était si répandu dans les zones urbaines d’Anatolie que la
plupart des esclaves pouvaient s’attendre à être libérés un jour, ce qui créait le besoin d’un approvisionnement permanent en esclaves importés,
le plus souvent prélevés parmi les populations slaves et circassiennes. On estime aujourd’hui qu’à la fin du XVIe siècle une personne sur cinq à
Istanbul était esclave ou affranchie – généralement, il s’agissait d’ouvriers qualifiés employés en tant qu’artisans ou dans l’industrie de la soie 18. Il
y existait également un système de paiement contractuel permettant d’accéder à la manumission, le mukatebe 19, similaire au coartação et à la
paramonê.
L’examen des processus institutionnels de l’affranchissement a ceci de précieux qu’il ne montre pas seulement comment cette institution a
contribué à maintenir le système de l’esclavage, mais clarifie aussi considérablement la nature de l’esclavage lui-même, comme si c’était au
moment où le statut d’esclave prend fin que ses traits fondamentaux apparaissent. On en trouve un exemple frappant dans les documents relatifs
à l’affranchissement des esclaves dans le nord de l’Alsace du VIIe au IXe siècle, étudiés ici même de façon éclairante par Ludolf Kuchenbuch.
Deux types de transitions étaient en jeu, qu’elles consistent dans la sortie du statut d’esclave ou dans le transfert d’un maître à un autre.
Les documents traitant du transfert du mancipium (expression renvoyant à la capture des esclaves dans le droit romain, qui rappelle la création
originelle de l’esclavage) décrivaient en des termes formels la condition de l’esclavage comme une relation de domination. L’ombre persistante du
droit romain est d’ailleurs à relever dans ce contexte. Possessions du maître, inventoriés au même titre que les biens meubles et les animaux de la
ferme, les esclaves dépendaient entièrement de leur propriétaire et étaient complètement soumis à son pouvoir. Ils étaient séparés de leur lieu de
résidence et de leur pays, sans domicile (au sens littéral). La dimension légale de ces transferts apparaît au premier plan des documents étudiés
par Kuchenbuch, peut-être parce que, au sens strict, ils n’engageaient pas les esclaves d’une manière qui soit significative pour eux. Il s’agit là de
formalisations des relations entre un maître et un autre, au sujet d’un esclave dont l’existence dans le monde n’est pas transformée.
Il en va bien autrement des actes d’affranchissement qui entraînaient la création d’une ingenuitas, offrant à l’ancien esclave un statut
équivalent à celui d’une personne libre de naissance. L’individu affranchi voyait désormais son droit de naissance restauré, avec tout ce que ce
droit impliquait. En d’autres termes, il ou elle n’était plus privé(e) de ses revendications naturelles liées à sa naissance, qui caractérisent la
condition normale d’un être en tant que personne. Il convient de noter que cette restauration exigeait la proclamation publique du maître.
N’appartenant plus au maître, il pouvait enfin appartenir à la communauté, cette appartenance étant un besoin fondamental de tout être humain,
comme les psychologues l’ont maintes fois mis en évidence 20. Il pouvait interagir à égalité avec les autres membres de la communauté, acquérir
une parenté et se marier légalement, ce qui l’autorisait également à revendiquer des ancêtres et créer une descendance. En d’autres termes, par
l’acquisition de cette libertas, il n’était plus l’être « isolé d’un point de vue généalogique » que Jabin décrit au sujet de l’esclave yuqui. Il est fort
remarquable de constater comment la naissance, la communauté et l’appartenance à celle-ci supplantaient tous les autres bénéfices retirés de
l’obtention de la liberté. Ce point valide plus que tout autre document l’idée selon laquelle une des composantes essentielles de la condition de
l’esclavage est l’aliénation par rapport à la naissance et à l’ascendance ainsi que la privation, aux conséquences dévastatrices, du besoin
profondément enraciné d’appartenir à la communauté dans laquelle on vit, et d’être reconnu comme l’un de ses membres légitimes 21.
Que l’esclave affranchi ne soit plus soumis au pouvoir du maître est tout aussi important : « Ses relations sociales peuvent désormais
s’épanouir en dehors du pouvoir asservissant du seigneur », écrit Kuchenbuch. De plus, les affranchis se voyaient reconnaître le droit de se
défendre eux-mêmes. La liberté qu’ils gagnaient n’était pas un mot vide de sens. Il est remarquable en effet de constater que les hommes et les
femmes qui vivaient à la fin du premier millénaire de notre ère comprenaient parfaitement la chose suivante : toute tentative d’échapper au
pouvoir du maître était vaine si elle ne s’accompagnait pas du pouvoir effectif de subvenir à ses propres besoins, ou d’un droit reconnu de pouvoir
se défendre. Après l’abolition, les anciens esclaves jamaïcains en eurent immédiatement conscience, eux aussi, et luttèrent pour obtenir l’accès
aux terres que les planteurs continuaient d’accaparer. Ils finirent par mener en 1865 une révolte sanglante, la révolte de Morant Bay, mais en
vain. Les esclaves afro-américains reconnaissaient également cette nécessité, tout comme leur défenseur, le général nordiste victorieux
William T. Sherman, qui donna l’ordre d’accorder 40 acres de terre cultivable à chaque ancien esclave afro-américain (initiative connue plus tard
sous l’expression « 40 acres et une mule »). Mais les esclavagistes sudistes vaincus réussirent à l’en empêcher, et ce fut la première grande
trahison envers les anciens esclaves, et le début de l’ordre néo-esclavagiste des lois Jim Crow. Ce n’était pas le cas au haut Moyen Âge… Le
seigneur qui libérait son esclave prenait des dispositions pour que l’affranchi soit placé sous la protection du saint du monastère, ce qui faisait de
lui le membre d’une association (familia) disposant de diverses possibilités pour obtenir les moyens matériels de sa subsistance. Si beaucoup
étaient voués à se retrouver liés à de nouveaux domaines (avec l’essor du servage), la voie était désormais ouverte aux plus ambitieux et aux plus
capables, qui pouvaient aller de l’avant « jusqu’à acquérir une petite habitation, reposant sur une économie domestique de type agraire, avec
“femme et enfants”, parents – qu’ils soient par le sang, par alliance ou spirituels –, et à s’insérer en tant que personne dans le milieu local placé
sous le patronage d’un pouvoir spirituel ».
Comment y croire ? Mille deux cents ans plus tard, les descendants des esclaves nord-américains du delta du Mississippi et des champs
d’Alabama luttent toujours pour atteindre un semblant d’indépendance et de liberté digne de ce nom, et assistent toujours, impuissants, au
massacre de leurs fils et de leurs filles, impunément perpétré par des agents de l’État.
1. O. PATTERSON et X. ZHUO, « Modern Trafficking, Slavery, and Other Forms of Servitude », Annual Review of Sociology, 44, 2018, p. 407-439.
2. I. MALOWIST, « Les recherches sur l’esclavage ancien et le mouvement abolitionniste européen », Antiquitas Graeco-Roman ac Tempora nostra, Prague, 1968, p. 161-167.
3. J. VOGT, Sklaverei und Humanität. Studien zur antiken Sklaverei und ihrer Erforschung, Wiesbaden, Franz Steiner, 1965.
4. Ulrich B. PHILLIPS, American Negro Slavery. A Survey of the Supply, Employment and Control of Negro Labor as Determined by the Plantation Régime, New York, D. Appleton
and Company, 1918.
5. re
K. M. STAMPP, The Peculiar Institution : Slavery in the Ante-Bellum South, New York, Vintage Books, 1989 (1 éd. New York, Knopf, 1956).
6. R. FOGEL et S. ENGERMAN, Time on the Cross : The Economics of American Negro Slavery, Boston, Little, Brown and Company, 1974.
7. L. W. BARSALOU, « Ideals, Central Tendency, and Frequency of Instantiation as Determinants of Graded Structure in Categories », Journal of Experimental Psychology :
Learning, Memory, and Cognition, 11, 1985, p. 629-654, ici p. 629.
8. K. HOPKINS, Conquerors and Slaves, Cambridge, Cambridge University Press, 1978 ; Moses I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, Les Éditions de Minuit,
1980.
9. N. LENSKI, « Framing the Question : What is a Slave Society ? », dans N. Lenski et C. M. Cameron (éds.), What is a Slave Society ? The Practice of Slavery in Global
Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 15-60.
10. I. ROUSE, The Tainos. Rise and Decline of the People Who Greeted Columbus, New Haven, Yale University Press, 1991.
11. O. PATTERSON, The Sociology of Slavery. An analysis of the origins, development and structure of Negro slave society in Jamaica, Londres, MacGibbon & Kee, 1967.
12. . M. I. FINLEY, « La civilisation grecque était-elle fondée sur le travail des esclaves ? » (1959), dans M. I. FINLEY, Économie et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte,
1984, p. 145-171.
13. P. ISMARD, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 2015 ; P. ISMARD, La Cité et ses esclaves. Institution, fictions, expériences,
Paris, Seuil, 2019.
14. G. VLASTOS, « Slavery in Plato’s Thought », The Philosophical Review, 50, 1941, p. 289-304.
15. K. RAAFLAUB, The Discovery of Freedom in Ancient Greece, Chicago, University of Chicago Press, 2004 ; O. PATTERSON, Freedom, vol. 1 : Freedom in the making of Western
Culture, New York, Basic Books, 1991.
17. A. H. SOMMERSTEIN, Talking About Laughter and Other Studies in Greek Comedies, Oxford, Oxford University Press, 2019.
18. M. ZILFI, Women and Slavery in Late Ottoman Empire : The Design of Difference, New York, Cambridge University Press, 2010.
19. H. INALCIK, « Servile Labor in the Ottoman Empire », dans A. Ascher, T. Halasi-Kuhn, et B. K. Kiraly (éds.), The Mutual Effects of the Islamic and Judeo-Christian Worlds : The
Eastern European Pattern, New York, Columbia University Press, 1979, p. 25-52.
20. e
À ce sujet, voir S. T. FISKE, Social Beings : Core Motives in Social Psychology, Hoboken, John Wiley & Sons, 4 éd., 2018.
21. O. PATTERSON, Slavery and Social Death. A Comparative Study, op. cit., (éd. 2018), p. 7-8.
ÉPILOGUE
OÙ SE FORGE LE FUTUR
(De l’Atlantique subsaharien)
LÉONORA MIANO
En Afrique subsaharienne, le long de la côte atlantique, de nombreux pays sont affligés d’un même
fléau : l’océan s’élance vers les terres qu’il dévore un peu plus chaque jour. Il est désormais impossible
d’ignorer cette érosion côtière qui, emportant des villages entiers, balaie l’univers de populations
brutalement privées de leur habitat. C’est parfois en pleine nuit que se produit la destruction, et l’on ne
sait alors s’il faut se réjouir d’avoir survécu car le traumatisme ne refluera pas. Le rugissement des
vagues, autrefois familier, devient un oracle menaçant. La terre des ancêtres, le pays de toujours, n’est
plus la matrice d’antan, protectrice et nourricière. C’est sur des sables mouvants qu’il faut se redresser,
apprendre à vivre sans se projeter vers le futur car le présent requiert toutes les forces dont on dispose.
Due au réchauffement climatique, cette montée des eaux qui touche les littoraux du monde entier,
du golfe du Mexique à la baie du Bengale en passant par le delta du Nil, détruit des milliers de vies en
Afrique subsaharienne. L’Afrique de l’Ouest, particulièrement affectée, regroupe environ un tiers de sa
population sur son littoral, lequel génère aussi 56 % de son PIB 1. Au moment même où se répand la
désolation, certains chefs d’État des pays concernés se tournent vers les descendants des déportés du
trafic humain transatlantique, les invitant à renouer avec la terre des ancêtres et, surtout, à venir y
dépenser leurs avoirs. On assiste alors à des cérémonies diverses, on couronne les cousins du lointain, on
les baptise d’un nom local qui doit les inscrire à nouveau dans une lignée. Ils sont couverts de cadeaux,
croulent sous les étoffes bariolées qui leur sont apportées. On les entraîne dans des danses
réconciliatrices. Les siècles de distance et de souffrance sont en un instant abolis, on ne se quittera plus
que pour se retrouver.
Lors de ces festivités, la fureur océane n’est guère évoquée. Ni les invités, ni ceux qui semblent
n’avoir attendu que l’heure de l’étreinte, ne se soucient du fait que les flots, ravageant les villages du
présent, effacent dans un même mouvement les lieux où se déroula l’histoire. Si les sites autour desquels
s’active le tourisme mémoriel continuent d’accueillir des visiteurs, c’est, malgré tout, l’expérience
atlantique du continent africain qui disparaît peu à peu. Et ce vécu intime de l’Afrique est englouti avant
d’avoir été convenablement étudié, compris et transmis sur le lieu de son déploiement. La parole
particulière du continent au regard d’une tragédie humaine dont le caractère massif continue de stupéfier
s’évanouit avant de s’être énoncée. Ces États qui programment de flamboyantes retrouvailles avec les
descendants des déportés ne soutiennent pas suffisamment la recherche universitaire, et l’enseignement
de cette histoire, dans les classes du primaire et du secondaire, laisse beaucoup à désirer. L’heure est
plus au tourisme mémoriel, source de revenus, qu’à la transmission du savoir.
Il serait malvenu d’aller conduire des investigations auprès de villageois dorénavant sans abri pour
tenter de savoir ce qui se dit encore, dans les communautés, au sujet du temps de la capture et des
arrachements. S’acheminera-t-on alors vers le futur en ayant de soi-même, d’une part importante de son
histoire récente, une connaissance sommaire ? Il est compréhensible que soit établi un ordre des priorités
privilégiant le secours porté aux démunis de l’heure, cette aide n’étant d’ailleurs pas assurée. La plupart
du temps, c’est sur leurs ressources intérieures, sur leur capacité propre à affronter le malheur, que
doivent compter les sinistrés. Face à cette situation, la conversation, que l’on prétend désormais
entretenir avec les groupes issus d’une histoire dont les traces n’auront pas été sauvegardées, semble un
peu superficielle. Le tourisme mémoriel, qui prend quelquefois des allures de spectacle avec ses
reconstitutions plus ou moins heureuses, ses visites souvent guidées par des personnes maîtrisant mal le
sujet et n’offrant que des informations lacunaires, n’est plus qu’une opération commerciale. Ce n’est pas à
travers cela que l’on s’instruira de la complexité de l’histoire atlantique du continent. De plus, ces
opérations tournées vers l’extérieur, puisqu’elles s’adressent aux descendants des personnes mises en
esclavage dans les Amériques, ne prennent pas en compte le vécu propre aux Subsahariens, au-delà des
arrachements transocéaniques. Rien n’est dit, par exemple, au sujet des inimitiés qui persistent entre
communautés du fait d’une histoire dont nul ne parle ouvertement. Pour les Yorubas de l’actuel Bénin, la
capture ne s’incarna jamais que dans la figure de leurs agresseurs fons. Les trafiquants européens ne se
rendaient pas en pays yoruba, les rois fons d’Abomey se chargeant de cette besogne aussi sale que
lucrative pour eux. Les fameuses « amazones » du Danxomè furent d’ailleurs employées dans le cadre de
ces razzias.
Les descendants des agresseurs d’autrefois et ceux des agressés sont désormais des compatriotes,
citoyens d’un même pays. Une ironie de l’histoire coloniale associa, au sein de frontières tracées hors du
continent, ces groupes dont la volonté n’aurait pas été de vivre ensemble. Entre eux, on parlera de
détestation tribale quand le contentieux véritable réside dans les silences de l’histoire. De la
réconciliation indispensable à l’édification d’une nation saine, il n’est pas question dans les opérations
médiatiques qui doivent garantir la bonne marche du tourisme mémoriel. L’exemple béninois, qui n’est
pas un cas unique, révèle l’importance d’une énonciation particulière à l’Afrique subsaharienne en ce qui
concerne ses histoires de la violence esclavagiste. Une partie des faits ne concerna que les habitants du
continent, affectant durablement les relations entre groupes. Pour ces peuples qui ne furent certes pas
enfantés par la colonisation mais dont elle réaménagea l’espace et le vécu, la possibilité d’habiter un jour
une réalité décolonisée est obérée par les défaillances du travail sur l’histoire. Le passé n’est pas sans
conséquences sur le présent. Le futur, quant à lui, ne pourra être abordé avec sérénité sans que les zones
d’ombre aient été éclairées. Pour ne pas se confronter à ce qui gît à l’intérieur, ces histoires de
l’esclavage aux multiples visages, il est plus aisé d’honorer la postérité des personnes déportées aux
Amériques. Cette descendance est nombreuse, ses histoires sont les plus visibles, elle est souvent liée à
des pays occidentaux dont l’influence et l’attrait restent considérables sur le continent. Les actions
dirigées vers elle attireront l’attention, donnant au monde l’impression d’une prise de conscience à
l’égard de sujets difficiles. Cela permet de continuer à méconnaître les Afro-descendants issus de
l’esclavage oriental, de faire prospérer le mutisme au sujet des expériences internes à l’Afrique, et surtout
de transférer sur d’autres la blessure, le stigmate. Ce n’est pas sur le sol subsaharien que s’est jouée la
déchéance, mais à bord du navire et, plus encore, dans les plantations du Nouveau Monde. En un mot, les
esclaves, ce sont les autres. Et les esclavagistes, d’abord ceux qui construisirent d’immenses
embarcations, se lançant à l’assaut des océans dans le seul but de s’emparer de vies humaines.
L’esclavage colonial, racialisé, que les Européens pratiquèrent aux Amériques et dans l’océan
Indien, n’est pas considéré comme faisant partie au sens strict de la mémoire subsaharienne. C’est, en
tout cas, de cette manière oblique qu’il habite l’imaginaire du plus grand nombre sur le continent. Il s’agit
d’une histoire à laquelle on est lié, mais que l’on n’investit pas comme étant sienne. Certes, les victimes
de la déportation aux Amériques furent toutes originaires de régions subsahariennes. Cependant, la
condition servile qu’elles connurent de l’autre côté de l’océan est perçue comme étrangère au vécu des
populations restées sur le continent d’origine. Pourtant, comme le rappelle opportunément Catarina
Madeira-Santos à travers l’exemple de l’Angola, il arriva que les Européens réduisent en esclavage les
Subsahariens sans les faire embarquer pour le Nouveau Monde. En outre, les colonies qu’ils établirent
comme le firent les Portugais en Angola, dépendaient plus qu’amplement du travail des personnes
esclavagisées. Il se créa donc, sur le sol subsaharien, une société coloniale du même type que celle des
Amériques, bien avant le XIXe siècle et la conférence de Berlin (1884-1885) qui scella le partage de
l’Afrique entre nations européennes. Anglais et Néerlandais eurent des esclaves subsahariens mais aussi
malgaches dans leur colonie du Cap. Ce fait est souvent minoré parce qu’il n’appartient pas à l’histoire
atlantique, et en raison de l’apartheid, plus proche dans le temps. Dans le Cap colonial, l’esclavage débuta
au milieu du XVIIe siècle, pour être aboli en 1834. Et, à l’instar de ce qui fut observé dans les possessions
des Portugais auxquels il arriva d’ailleurs que l’on subtilise des esclaves comme l’indique Nigel Worden,
la main-d’œuvre du Cap était surtout fournie par l’esclavage.
Le continent africain fut donc le théâtre d’une activité esclavagiste mise en place par des Européens
ayant quitté leur continent, leur espace de référence, pour s’emparer de territoires et de corps nouveaux.
Les Omanais en firent autant, établissant, sur la côte kényane, une économie de plantation basée sur la
mise en esclavage des peuples de la région. L’origine de celui qui impose à un autre une condition
avilissante n’a pas d’importance en soi. Tout cela est souligné ici pour tordre le cou aux présupposés
subsahariens, à une certaine arrogance à l’égard des descendants de Subsahariens déportés ou des
indigènes des Amériques auxquels on arracha leurs pays. La parenté avec la situation américaine ne
s’arrête d’ailleurs pas là. Si des Subsahariens ou des Malgaches – très proches du continent – furent
esclavagisés en Afrique du Sud, on y fit aussi venir, depuis l’Inde ou Ceylan (actuel Sri Lanka), des
personnes que l’on soumit aux mêmes conditions. Indiens et Cinghalais connurent donc la déportation
vers une Afrique devenue terre d’esclavage colonial.
Au-delà de cet aspect des choses, des esclaves affranchis furent rapatriés sur le continent. Ce fut le
cas en Sierra Leone où le premier groupe d’affranchis arriva de Grande-Bretagne en 1787. Son
installation fut peu concluante, il y eut de nombreux morts, mais, à travers la Sierra Leone Company qu’ils
finançaient, des abolitionnistes anglais maintinrent le projet de « retour » des affranchis en Afrique. Des
personnes s’étant libérées de l’esclavage états-unien pour s’établir au Canada furent amenées depuis la
Nouvelle-Écosse et fondèrent Freetown. Plus tard, on se débarrassa de plusieurs centaines de marrons
jamaïcains dont les longues guerres contre le pouvoir colonial sont bien connues. Contrairement à ce qui
avait été annoncé par les sociétés philanthropiques à l’origine de ce programme de rapatriement, la
Sierra Leone ne fut pas un pays libre, gouverné par des individus rendus à eux-mêmes et à leur terre
ancestrale. L’Angleterre ne relâcha pas son emprise sur ceux qui avaient été ses esclaves, et dès lors que
le Parlement britannique abolit le trafic humain en 1807 la péninsule de Freetown – capitale de la Sierra
Leone – devint un protectorat britannique. C’est ainsi que ce territoire vit la naissance d’une base navale
anglaise dédiée au secours des captifs embarqués sur des navires de diverses nationalités à destination du
Nouveau Monde, le but étant aussi de pourvoir Freetown d’un hinterland compatible avec le
fonctionnement de ce port. Ceux que l’on nommait alors recaptives – appelés « rescapés » en français – ou
bien liberated Africans – Africains libérés – vinrent donc peupler la nouvelle colonie où se mêlèrent
affranchis et déportés n’ayant pas connu l’esclavage américain.
La Sierra Leone présente le cas assez particulier d’un territoire où se sont imbriquées différentes
histoires de la déportation transatlantique et de l’esclavage colonial. Entre 1807 et 1864, année de
l’arraisonnement du dernier navire de traite et de l’ultime arrêt des tribunaux de Freetown en la matière 2,
plusieurs dizaines de milliers de recaptives furent installés. D’origines diverses, ne parlant pas la même
langue quand les affranchis connaissaient l’anglais et l’écrivaient parfois, ces recaptives formaient un
groupe hétérogène que l’on se chargea d’évangéliser et d’instruire. Il ne fallut pas plus d’une génération
pour que cette politique gouvernementale, qui s’était appuyée sur des missionnaires anglais mais aussi
sur les pasteurs d’ascendance subsaharienne des églises de Freetown, produise une population nouvelle,
une future élite. Des descendants de Subsahariens déportés s’établirent au Liberia comme on le sait, mais
aussi ailleurs en Afrique de l’Ouest. Sans être porteurs d’un projet identique à celui que l’American
Colonization Society mettrait en place au Liberia, des groupes de personnes ayant connu l’esclavage dans
les Amériques s’installèrent dans divers pays de la côte atlantique (Togo, Ghana, Nigeria, Bénin). Un des
cas les plus fameux est celui des agudas (ou agoudas) du Bénin 3, venus non pas des États-Unis mais du
Brésil, et qui formèrent, jusqu’à nos jours, une classe sociale privilégiée avec deux particularités : la
première est de s’être installée dans leur aire culturelle d’origine 4 ; et la seconde, d’être restée marquée
par le stigmate de l’esclavage, ce qui lui valut d’abord de n’être pas acceptée. Le retour de ces affranchis
s’effectua surtout dans les années 1830. La Révolte des Mâlés (1835), célèbre soulèvement d’esclaves
musulmans, conduisit à l’expulsion des insurgés dont il fallait se débarrasser pour éviter de nouveaux
troubles. Les colons brésiliens durcissant les restrictions et la surveillance, le quotidien des affranchis et
des « libres de couleur » devint lui aussi difficile. Ils n’eurent plus le droit de posséder des biens et des
taxes nouvelles leur furent imposées, ce qui poussa des centaines parmi eux à embarquer pour l’Afrique
de l’Ouest. Il s’agit, dans ce cas, de la migration volontaire de personnes en quête d’une vie meilleure
dans un environnement plus ou moins familier. Que savait-on du monde en dehors de récits sur la terre
ancestrale et du territoire de déportation ? On avait sans doute entendu parler du Portugal, mais pour des
motifs évidents, ce n’était pas une destination envisageable. La raison guida le choix, on se dirigea vers la
partie du monde connu où l’on ne serait pas discriminé a priori.
Venus se faire une place au sein d’une société à l’économie encore dominée par le trafic humain,
certains de ces affranchis et « libres de couleur » établis en Afrique possédèrent eux-mêmes des esclaves
et prirent part aux déportations qui se poursuivirent quelque temps, y compris vers le Brésil. Ce pays
n’abolirait que très tard le trafic humain et l’esclavage, respectivement en 1850 et 1888. Cela n’empêcha
pas le commerce qui continua dans l’illégalité. Ces Afro-Brésiliens comme on les appelle aussi, fondèrent
une sorte d’aristocratie subsaharienne, une classe sociale fortunée et puissante. Certains marquèrent la
société de leur temps et eurent une descendance tout aussi célèbre et prestigieuse. Pour ne donner qu’un
exemple, Sylvanus Olympio, le premier président de la République du Togo, était le petit-fils de
Francisco Olympio Silva 5. Né libre à Salvador de Bahia deux ans avant la Révolte des Mâlés,
Francisco Olympio était le fils d’un Portugais. Sa mère, elle, était d’ascendance subsaharienne et
amérindienne. Celui qui devait devenir le fondateur de la dynastie Olympio – abandonnant le nom Silva –
n’était qu’un jeune homme de dix-sept ans quand il débarqua sur la côte ouest-africaine en compagnie
d’autres dans sa situation. Ils avaient effectué la traversée à bord d’un navire destiné au trafic humain.
Cette activité serait d’ailleurs la sienne pendant plus d’une décennie, entre les régions de Keta (actuel
Ghana) et de Porto Seguro (actuel Togo). Ces jeunes gens qui embarquèrent pour l’Afrique au début des
années 1850 n’avaient connu, au Brésil, que discrimination et entraves à leur épanouissement. Parce que
l’information circulait entre les deux faces de l’Atlantique, et parce que des membres de leurs familles les
avaient parfois précédés, ils étaient au fait des opportunités que leur offrirait la côte subsaharienne.
Francisco Olympio, qui avait rejoint un oncle déjà installé en Afrique, figurait encore parmi les
marchands d’humains les plus fortunés en 1864. Il deviendrait par la suite un riche propriétaire terrien,
occupant sur ses plantations la main-d’œuvre qu’il aurait autrefois expédiée de l’autre côté de l’océan 6.
S’accommodant bien des coutumes locales en matière matrimoniale, il épousa sept femmes dont il eut
vingt et un enfants qu’il prit soin de faire éduquer dans les meilleures institutions de la place, les
envoyant aussi se former en Europe. Epiphanio, le père du futur président du Togo, fit des études en
Angleterre. Encore de nos jours, le nom Olympio jouit d’un grand prestige. Sylvanus Olympio, premier
président de la République du Togo, connu pour son attachement à l’indépendance des peuples
subsahariens, son panafricanisme et les combats qu’il paya de sa vie, reste une référence aux yeux de la
jeunesse militante. Nul ne lui a jamais reproché l’origine esclavagiste de la fortune de son grand-père, ni
d’avoir bénéficié de privilèges sociaux découlant de cette richesse mal acquise. Il n’est pas inutile de le
souligner, en ces temps où les individus ne sont plus jugés pour ce qu’ils ont accompli, mais selon le statut
du groupe dont ils sont issus. On ne niera pas que, dans une Afrique subsaharienne dont les sociétés
restent très hiérarchisées et qui tiennent à ce trait de leur caractère, une ascendance puissante est
toujours respectée, quelle que soit la manière dont le pouvoir fut obtenu. Comme d’autres, la famille
Olympio est porteuse d’une histoire marquée par les aspects sombres de l’expérience atlantique du
continent. Cependant, c’est aujourd’hui l’action de Sylvanus Olympio et sa fin tragique qui permettent à
son patronyme de briller dans l’esprit des contemporains.
L’appellation agudas, qui désigne donc les affranchis ou les « libres de couleur » s’étant installés sur
le continent, s’applique également à des descendants de trafiquants d’humains originaires du Brésil ou du
Portugal, dont l’activité était implantée sur la côte ouest-africaine. En réalité, la présence aguda initiale
est celle-là, dont l’établissement précède la venue des affranchis au XIXe siècle. Comme dans l’Angola déjà
évoquée, ces opérateurs européens de la capture et de la déportation disposaient, sur place, d’une main-
d’œuvre servile issue des peuples locaux. De la même manière qu’aux Amériques, ces personnes portaient
le nom de leurs propriétaires et le transmirent. De nos jours, la communauté aguda inclut des membres
aux profils divers : descendants des affranchis ou « libres de couleur » revenus du Brésil, mais aussi de
leurs esclaves ; descendants de trafiquants européens et de leurs esclaves 7. La formation de ce groupe
amalgame des profils hétéroclites, présentant plusieurs des facettes du vécu subsaharien de l’esclavage
colonial transatlantique. Et tout cela côtoie les pratiques autochtones de la servitude, enracinées dans les
mœurs des peuples de la région, et qui mettront du temps à s’effacer. De façon générale, en Afrique
subsaharienne, l’ascendance servile ne fait pas l’objet d’amnésie et suscite le mépris. L’appropriation des
corps à travers le trafic humain et le travail non rétribué n’ont pas disparu de cette région. C’est aussi la
persistance de ce phénomène qui permet l’acceptation de dynasties devant en partie leur fortune au trafic
humain transatlantique, mais on aurait tort de s’arrêter à cela.
Contrairement aux apparences, certaines des sociétés concernées ont recherché le moyen de
résoudre leurs conflits éthiques. Nulle part, on ne vit de la souffrance de tiers sans en avoir conscience.
Nulle part, on n’abrite en soi le souvenir d’ancêtres ayant fauté sans que cela soit un poids. Mais
certaines choses, surtout lorsqu’elles relèvent de l’intime, ne s’énoncent pas aisément. Ce sont donc des
instances rituelles qui prennent en charge ce que la société peine à affronter et dont elle ne parvient pas
à faire sens. Au Togo par exemple, un culte du vodun appelé Tchamba ou Mami Tchamba met en présence
les esprits des criminels et de leurs victimes. En effet, les ancêtres impliqués dans le trafic humain et ceux
ayant péri en terre de déportation sont convoqués. Pour appréhender au mieux cette association de
figures opposées, en principe irréconciliables, il importe de saisir un aspect du vodun qui se reflète en
partie dans le fonctionnement de la société. Il faut donc « souligner son ambiguïté ontologique [celle du
vodun], qui s’inscrit dans un monde où il n’y a pas de place pour une vision dichotomique du réel 8 ».
D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait d’« ambiguïté » qu’il faut parler, l’ambivalence étant, dans le cas qui
nous intéresse ici, la raison précise pour laquelle l’harmonie doit être recherchée. Elle est atteinte par
une inversion des figures du dominant et du dominé, le vodun Mami Tchamba, présenté comme celui des
esclaves, ayant choisi d’être servi par la descendance des esclavagistes.
Précisons qu’il s’agit d’un vodun féminin, rappelant l’importance des femmes parmi les victimes de
l’esclavage colonial. Contrairement à une idée reçue, les femmes furent parfois davantage demandées que
ne l’étaient les hommes, car elles accomplissaient plus de tâches que ces derniers : « Elles partageaient
les travaux agricoles avec les hommes et accomplissaient la totalité des activités domestiques 9. » À cela, il
convient d’ajouter qu’elles porteraient des enfants, y compris ceux des maîtres, engendrant ainsi non pas
une descendance, mais des corps livrés au travail. Les enfants viendraient au monde avec le statut social
de leur mère. Mami Tchamba est donc d’abord un vodun dépositaire de l’esprit des femmes décédées en
terre de déportation. Ses rites sont pratiqués par les descendants des possesseurs/fournisseurs de captifs.
Cet environnement rituel, le dispositif qu’il propose et la manière dont les corps y sont mis en jeu, permet
également la production d’un dire de l’esclavage autre que celui des institutions, peu satisfaisant en
Afrique subsaharienne. C’est donc au sein d’un espace appartenant à l’ordre du symbolique qu’il est
possible de faire place à la souffrance et à l’apaisement. Mami Tchamba permet de réaliser ce que les
nations n’ont pas encore mis en œuvre : se souvenir de celles et de ceux qui perdirent la vie loin de leur
terre d’origine, les réintégrer dans la communauté qui est constituée de vivants et de morts. Ces âmes en
peine, dont le chagrin aurait pu nuire à la collectivité, sont apaisées. En affrontant ce passé tragique, en
reconnaissant son empreinte sur le présent, on s’ouvre les portes d’un avenir dans lequel les ombres ne
seront pas conviées à siéger.
Sans prétendre qu’une telle pratique soit pleinement satisfaisante dans la mesure où son impact sur
la société dans son ensemble est plus que limité, elle révèle la conscience que l’on a d’un problème dont la
nature transcende la dimension mémorielle. Ce qui se joue appartient aussi au registre politique, et sa
mise en œuvre sous cette forme interpelle quant aux carences du monde que l’on dira profane. Dans le
quotidien des populations d’un pays entier, la puissance spirituelle de Mami Tchamba est inopérante. La
question se pose alors de savoir de quelle manière ce qui est abordé là, à travers des gestes, des
représentations, des discours construits pour rendre l’histoire viable, pourrait être reproduit selon des
critères adaptés à l’univers séculier et répondant à des impératifs de vérité et de justice. De plus, le
conflit que l’on tente de résoudre à travers la mystique du vodun déborde l’intimité d’une société abritant
en son sein des antagonismes qu’elle ne peut évacuer sans se détruire. Outre le fait que cette situation
soit, dans le fond, celle de toute formation humaine ayant une histoire longue, elle oblige à poser la
question de la manière dont le même conflit peut être résolu avec d’autres, les Européens, notamment.
C’est un des défis auxquels sont confrontés les espaces liés par l’histoire transocéanique : mettre en place
de nouvelles modalités relationnelles qui permettraient non pas d’inverser les statuts de dominants et de
dominés, mais de les dépasser.
Dans le dialogue qu’entretiennent les deux faces de l’Atlantique que sont la côte africaine et celle
des Amériques, les situations qui viennent d’être présentées démontrent l’inscription de l’histoire de
l’esclavage colonial dans le vécu subsaharien. La figure des affranchis revenus sur le continent rappelle
que, la traversée s’effectuant dans les deux sens, les espaces africain et américain s’alimentèrent
mutuellement, et à maints égards. Cela justifie l’invitation adressée aux descendants de Subsahariens
déportés, mais cela impose aussi un souci particulier en ce qui concerne la préservation des lieux de la
mémoire. Non seulement il faudrait les protéger, mais il serait nécessaire que le dispositif discursif
constitué par les vestiges fût complété par un autre, que l’on pourrait décrire comme un réseau
monumental témoignant de l’importance de l’histoire des déportations transocéaniques pour les
contemporains : monuments aux disparus, aux femmes déportées, aux résistants subsahariens, etc. Les
vestiges menacés par l’érosion côtière témoignent du passé sans véhiculer les préoccupations des vivants,
sans exposer leur lecture de l’histoire, la manière dont ils s’y réfèrent. Or, il n’y a pas d’avenir possible
pour les nations sans compréhension de l’histoire, sans production d’une mémoire collective, sans figures
référentielles tirées du silence, de la méconnaissance.
Des descendants de Subsahariens déportés ont refait souche sur le continent. Ils représentent une
des pages sommairement écrites et encore moins lues de l’histoire atlantique de l’Afrique. Le parcours de
ces groupes et leur implication fréquente dans le trafic humain transatlantique devraient nourrir la
réflexion subsaharienne sur ce qui constitue un crime contre l’humanité. Ceux des agudas qui n’étaient
pas des Européens venus en Afrique pour s’adonner à ce commerce décidèrent néanmoins de pratiquer
cette activité. Certains avaient connu l’esclavage et s’y étaient opposés au point d’être contraints de
quitter le Brésil. Alors, comment expliquer ce choix ? Ils le firent dans le cadre de sociétés connaissant
elles-mêmes diverses modalités de la servitude et dont certains des membres travaillaient volontairement
avec les Européens. Ils le firent dans un contexte où l’admiration pour la proximité qu’ils avaient avec une
culture européenne – donc puissante – cheminait avec le mépris que l’on éprouvait à l’égard de leur
ascendance servile. Ils le firent dans un environnement où, encore de nos jours, celui qui a les moyens de
prendre en charge les autres, de les faire vivre, est respecté. C’était sans doute en exerçant une activité
trouble, criminelle, et en accumulant ainsi de la richesse, qu’il leur fut possible de se faire une place
enviable dans cette société dont ils avaient parfaitement saisi les codes. Prévenus par des parents les
ayant précédés sur place, recevant des nouvelles de la côte subsaharienne, ils n’ignoraient pas tout à fait
ce qui les attendait, même sans l’avoir pleinement mesuré. Leur trajectoire interroge donc les sociétés
subsahariennes autant qu’elle illustre les contradictions auxquelles sont en proie les humains : dans un
univers où la richesse s’obtenait par le crime, le trafic humain étant alors l’activité la plus lucrative, on ne
fit pas le choix d’une existence modeste, voire démunie. L’opulence acquise à travers une profession
indigne sembla préférable à une liberté vécue dans le dénuement.
Pourquoi réfléchir à une histoire mondiale des esclavages en la prenant par son flanc subsaharien et
en abordant celui-ci à travers les faiblesses de la prise en charge des questions mémorielles sur le
continent africain ? Parce que, pour un faisceau de raisons qu’il n’y a pas lieu d’énumérer toutes, cette
région du monde est la plus marquée par ses histoires de l’esclavage. Dans la conscience du monde,
précisément depuis les déportations transocéaniques, l’Afrique subsaharienne est ce lieu où l’on puise ce
qui enrichira d’autres territoires, sans retour positif pour elle. De nos jours, les appétits de tous
convergent vers ce continent, à sa manière le centre du monde, en raison des ressources uniques dont la
nature l’a doté, et qui sont indispensables au fonctionnement comme au bien-être des sociétés modernes.
Toujours perdante car ses forces vives ou ses richesses naturelles lui furent/sont retirées, l’Afrique
subsaharienne incarne pour tous la déchéance et l’impouvoir. Colonisée par des puissances européennes
autrefois esclavagistes, elle apprit à lire son histoire avec un lexique et un regard qui lui sont étrangers.
Elle ne se vit plus que criminelle, illégitime à élaborer son discours propre. C’est pourtant ce qui aurait
permis de faire reconnaître la complexité de son expérience, la singularité de cette terre qui enfanta son
lot de tortionnaires mais, surtout, la totalité des victimes des opérations de capture et de déportation vers
les colonies européennes des Amériques ou de l’océan Indien. L’histoire de l’Atlantique subsaharien est
également celle de populations déplacées sur le continent même, de résistances à la capture, de millions
de familles perdant des êtres chers, de relations entre groupes compliquées par le trafic humain.
Les déportations transocéaniques revêtent une importance capitale dans la perception de soi en
Afrique et de ce continent dans le monde. Elles furent initiées par cette Europe de l’Ouest qui conquit la
planète, ne laissant aucun espace intouché. Ne quittant jamais vraiment l’Afrique, même après les
décolonisations, l’Europe de l’Ouest – et son prolongement américain – continue de jouir d’une influence
épistémique incontestable. Elle est défiée sur les terrains de l’économie, des technologies, mais en ce qui
concerne l’esthétique, la pensée, les valeurs proclamées, ses compétiteurs sont loin d’avoir acquis le
même rayonnement. Si l’Afrique entretint des rapports avec d’autres continents, ce sont les
représentations et discours de l’Europe à son sujet qui la définissent encore pour tous, et ce sont en
grande partie les méthodes qu’elle appliqua à ce continent qui inspirent ses concurrents actuels. La
racialisation par les Européens des corps subsahariens et la ségrégation raciale, qui frappa les
descendants des déportés aux États-Unis ou les Sud-Africains dans leur pays, participèrent aussi à
l’incarcération des personnes d’ascendance subsaharienne dans une altérité négative. Pour les
Subsahariens, un futur débarrassé de ces signes funestes n’est envisageable qu’à travers un travail sur les
failles intimes du continent. C’est cela seulement qui permettra que l’on reprenne en main son destin. Les
histoires de l’esclavage, colonial ou autre, doivent donc d’abord être appréhendées de manière à résoudre
les problèmes qu’elles suscitèrent et continuent de poser au sein des sociétés africaines. C’est à
l’intérieur qu’il importe de commencer à réparer, afin de se réhabiliter à ses propres yeux et d’amener les
autres à corriger leur regard. C’était à l’intérieur que se trouvaient les failles ayant fragilisé le continent
et favorisé sa mise au ban des nations.
Autant que par le poids de la parole et des représentations colonialistes, la singularité du discours
subsaharien fut aussi écrasée par des forces internes au continent : certaines visions de l’histoire tenant
le mémorable 10 pour glorieux de préférence, des rapports au temps pouvant accorder plus de valeur au
passé mythique – celui des origines, des ancêtres fondateurs – qu’aux faits récents, et des conceptions du
pouvoir comme de son exercice n’encourageant pas la discussion sur les pans sombres de l’histoire. Sans
doute faut-il éclairer ce dernier point en précisant que les généralités sur l’Afrique ne sont pas de mise ici
et que ces remarques ne concernent jamais que des zones déterminées du continent. S’agissant de la
question du pouvoir et de son exercice, ce qu’il est question de mettre en lumière en raison de l’impact
que cela put avoir sur la transmission de l’histoire, c’est le fait que, chez certains peuples, la légitimité à
exercer le pouvoir se soit arrimée à la transgression. En particulier chez des peuples conquérants
d’Afrique centrale 11, ce fut à travers la commission d’actes ignominieux que le monarque, se plaçant au-
dessus du commun par sa capacité à enfreindre les lois morales et spirituelles s’appliquant aux êtres
ordinaires, s’assura de n’être pas contesté. Incarnant les ténèbres par le crime – souvent rituel – commis,
la lumière par l’obligation d’apporter au peuple sécurité et prospérité, les rois de ce type prouvaient leur
appartenance à une catégorie d’êtres supérieurs. Cette vision des choses n’a pas tout à fait quitté
l’Afrique centrale.
Au sein de sociétés ayant conçu l’exercice du pouvoir dans cette ambivalence, la mise en esclavage
ou le fait de fournir des captifs aux Européens pouvaient ne pas représenter le paroxysme de la violence.
De nos jours, aborder ces sujets de manière critique reviendrait à amoindrir la légitimité du pouvoir,
même passé. L’exercice de la pensée étant proscrit, il faut se garder d’interroger des aspects culturels
pouvant encore marquer de leur empreinte le vécu des sociétés, et même les façonner. En Afrique
subsaharienne comme ailleurs, les figures de pouvoir, les monarques, furent et restent des incarnations
des peuples. En particulier quand on a le sentiment de n’être pas favorisé par l’histoire récente, quand le
présent est fait d’avanies, il est rare que l’on s’empresse de discréditer l’action des puissants d’autrefois.
Il ne reste plus que leur souvenir pour indiquer que l’on ne fut pas toujours ce « jouet sombre au carnaval
des autres », pour citer Aimé Césaire 12. On peut le déplorer, mais l’humanité n’ayant pas encore
réaménagé sa conception de la puissance, la vision verticale et dominatrice de cette notion prévaut. Les
peuples du monde révèrent tous des personnalités plus ou moins douteuses et tolèrent mal que même une
part de leur action fasse l’objet de jugements négatifs, car ces figures de pouvoir véhiculent une image de
grandeur. Ainsi, on évoquera plus volontiers la fortune prodigieuse de Mansa Musa – empereur du Mali –
que les colonnes d’esclaves accompagnant ses déplacements. La reine Njinga du Matamba, dans l’actuel
Angola, sera louée pour sa résistance à la colonisation portugaise, et les captifs qu’elle contribua à faire
déporter vers le Nouveau Monde seront un peu hâtivement présentés comme des victimes collatérales de
sa lutte contre les envahisseurs.
Pour l’Afrique subsaharienne contemporaine dont la place sur l’échiquier géopolitique et même la
configuration interne de ses nations émanent de la rencontre avec l’Europe conquérante, l’inscription de
ses histoires de l’esclavage dans un ensemble planétaire, transcendant les époques, revêt une importance
cruciale. Cette région du monde étant marquée du fer de l’esclavage dans les imaginaires du monde, ce
sujet n’est pas sans influence sur le rapport à soi, et donc sur les possibles que l’on saura saisir ou créer
pour se projeter vers un futur désirable. Nul ne découvrira que l’Afrique ne fut pas le seul espace
concerné par l’esclavage à travers la longue histoire de l’humanité. Simplement, le fait de placer, en
contrepoint les unes des autres, les différentes pratiques de l’esclavage qui purent être étudiées, permet
de les rétablir d’abord comme des phénomènes ayant souvent eu des motivations similaires dans les
sociétés du passé, sans distinction d’origine. Dans la Corée de l’époque Chosǒn, dans la Scandinavie
viking ou au royaume du Ndongo, la possession d’esclaves en grand nombre était un signe extérieur de
richesse, de prestige. S’approprier la force de travail d’un autre, le placer au plus bas de l’échelle sociale,
le priver parfois d’existence juridique ou se donner la possibilité de le sacrifier dans le cadre de rites
funéraires, tout cela témoigne de la manière dont les sociétés humaines, sur tous les continents,
conçurent le pouvoir comme synonyme de domination.
Un examen des pratiques esclavagistes à l’échelle du monde autorise les Subsahariens à retrouver,
sur d’autres territoires et avec des complexions diverses, le visage de leurs ancêtres. L’importance de
cette reconnaissance de ses traits dans ceux d’autrui n’a pas pour visée de permettre que l’on se console
d’avoir su exceller dans la violence au même titre que d’autres. Cela invite à prendre sans complexes sa
part du crime universel, triste apanage du genre humain, et à corriger les injustices qui persistent au sein
des sociétés subsahariennes actuelles. Et, chacun pouvant s’identifier à l’esclavagiste comme à l’esclave
puisque ces situations se produisirent la plupart du temps au sein d’une même aire géographique, entre
groupes partageant la même apparence phénotypique, l’altérité négative qui frappe encore l’Afrique
subsaharienne lorsque l’on aborde ces questions devrait en partie se dissiper. En partie, car ce que révèle
aussi une histoire mondiale des esclavages, c’est l’éminente singularité de la méthode européenne dans
les colonies du Nouveau Monde. La violence ne fut en rien nouvelle, la chasse à l’humain et sa capture
s’étaient produites auparavant, et en maints lieux. Avant les déportations transocéaniques, le trafic
humain oriental dispersa des millions de Subsahariens à travers tout le monde arabe, espace dans lequel
leurs descendants restent marginalisés. Le recours à des navires fut antérieur aux conquêtes européennes
dans les Amériques puisque, comme nous l’apprend Ben Raffield, les Vikings convoyaient déjà les
captifs 13 sur l’Atlantique nord, afin de les mener dans leurs colonies d’Islande ou du Groenland
notamment. Et, en fonction des outils techniques à sa disposition et de la durée du trafic, chacun prit
autant d’êtres humains qu’il lui fut possible.
Outre un caractère massif que seule l’ampleur du trafic humain oriental supplante, ce qui singularise
de manière criante l’esclavage colonial pratiqué par les Européens de l’Ouest dans leurs colonies des
Amériques et de l’océan Indien, c’est d’abord sa racialisation affichée. C’est d’avoir mis en place ce que la
langue française désigne encore ouvertement sous les appellations « Traite des Noirs » ou « Traite
négrière », et d’avoir créé des sociétés longtemps fondées sur une hiérarchie raciale. Ensuite, c’est le fait
que cette opération transcontinentale ait en grande partie façonné le monde actuel et continue
d’influencer les imaginaires contemporains, ce qui n’est le cas d’aucun autre type d’esclavage, quelle
qu’en ait été la cruauté. Les populations d’ascendance subsaharienne apparaissent comme des victimes
de l’histoire, non pas parce qu’elles furent les seules à connaître l’esclavage, mais parce que c’est à
travers lui qu’elles se retrouvèrent dans tout l’Orient et, surtout, dans les Amériques. En raison du
caractère plus récent de l’esclavage que leur infligèrent les Européens, à cause du nombre considérable
de populations issues de cette histoire et de leur lutte incessante contre un racisme qui les ostracise
particulièrement, elles portent plus que d’autres la marque d’une infamie pourtant universelle. La figure
du Noir, telle que le monde la connaît aujourd’hui, voit le jour avec l’esclavage colonial européen. Les
discriminations dont elle pâtit, les brutalités policières parfois létales qui lui sont infligées dans les pays
occidentaux sous le regard effaré du monde, reconduisent les violences d’autrefois et installent, au cœur
des rapports humains, la présence d’un passé que l’on n’a pas su transcender. De ce fait, l’humanité n’a
pas retrouvé sa conscience d’elle-même comme un corps dont tous les membres sont égaux. L’autre,
racialisé, n’est pas le reflet de soi-même. C’est bien pour cette raison qu’un film tel que Black Panther 14,
divertissement destiné au grand public, acquit, aux yeux du plus grand nombre, une étonnante portée
politique. C’est aussi pour cela que le fait de voir David Gyasi, acteur anglais d’origine ghanéenne,
interpréter le rôle d’Achille dans la série Troy, Fall of a City 15, déclencha l’ire de nationalistes européens,
un mythe conçu plusieurs siècles avant la racialisation se trouvant désormais récupéré par elle. C’est
encore à cause de cette histoire de servitude frappée du sceau racial et de ses conséquences que le slogan
Black Lives Matter embrase l’Occident, résumant à lui seul les revendications d’une jeunesse politisée qui
refuse d’habiter le monde conçu par ses aînés et recherche des solutions alternatives. En 2021 seulement,
les Cherokees, qui constituent l’un des groupes amérindiens les plus nombreux des États-Unis, décident
de ne plus discriminer les descendants de leurs esclaves d’ascendance subsaharienne. Bien qu’ayant aboli
l’esclavage en 1863, la nation cherokee privait encore de leurs droits ceux de ses membres issus des
Freedmen – affranchis –, allant jusqu’à les bannir lorsqu’ils se permettaient d’ester en justice 16. Cette
situation confirme que le fait d’avoir soi-même souffert ne garantit en rien que l’on fasse preuve de
compassion, que l’on se refuse à opprimer l’autre, que l’on échappe à l’influence de la racialisation qui
fournit des victimes désignées.
Une approche mondiale des histoires de l’esclavage est réparatrice à cet égard pour les nombreux
groupes humains encore définis par la violence infligée à leurs aïeux. Elle peut l’être également pour ceux
qui jouissent d’avantages symboliques et politiques découlant d’un crime contre l’humanité – d’où qu’ils
soient –, à condition qu’ils sachent trouver, dans l’examen de ces faits historiques, les outils pour
construire des sociétés plus justes. L’idée d’une puissance comprise comme capacité à dominer, à avilir et
à spolier, peut-elle conserver la moindre validité dans un monde régi par l’interdépendance, les
ressources naturelles de régions données étant devenues indispensables à la survie d’autres ? Cette
conception de la puissance recèle-t-elle les promesses d’un futur viable pour tous dans un monde menacé
par des périls climatiques qui obligeront à accueillir les ressortissants de territoires rendus inhabitables ?
Le préalable sera que l’on ait appris à se reconnaître dans les plus vulnérables, que l’on accepte les
altérations identitaires résultant de leur présence. Les histoires de l’esclavage apparaissent alors comme
un des supports de réflexion privilégiés pour une humanité devant réguler les désordres dus à une vision
verticale et dominatrice du pouvoir. Dans les sociétés occidentales où le rappel du passé esclavagiste
cause des troubles, voire des affrontements, certains seront tentés de s’emparer d’un travail démontrant
l’existence de l’esclavage dans toutes les sociétés humaines pour congédier toute responsabilité éthique
et réduire au silence les exigences de justice mémorielle. Ces demandes émanant de personnes
d’ascendance subsaharienne, on fera du relativisme moral en brandissant les figures d’esclavagistes du
continent africain. Cette pratique étant d’ores et déjà à l’œuvre, il convient de rappeler l’influence de
l’Occident sur la structuration du monde contemporain, la place éminente qu’il occupe dans la manière
dont se sont dessinés les équilibres entre les grandes régions du monde, son hégémonie sur les plans
intellectuel et politique, l’existence de citoyens européens ou américains enfantés par l’esclavage colonial
et par aucun autre. Cela confère des obligations, d’autant que le refus de la culpabilité ne se double pas
d’un abandon tout aussi résolu de la suprématie. Bien au contraire, le maintien de celle-ci est ardemment
souhaité, ce que l’on voit à travers les protestations des conservateurs face aux exigences des groupes
minorés.
Certains, en Afrique subsaharienne également, pourraient s’emparer des histoires des esclavages
dans le monde afin de justifier la pérennité d’inégalités trop vite imputées à des habitudes culturelles.
Cela devrait au contraire susciter un examen sans complaisance de soi, provoquer un nécessaire
aggiornamento culturel afin qu’un terme soit mis à des injustices dont la permanence contrarie la
possibilité d’un futur plus lumineux pour ce grand continent. Le refus de la responsabilité éthique installe
d’ailleurs des contradictions qu’il faut souligner. On ne peut à la fois mettre en avant la Charte de
Kurukan Fuga 17 – dite aussi « Charte du Manden » – pour apporter la preuve de l’ancienneté sur le
continent du souci des droits de la personne humaine et tolérer que, dans le pays même où elle fut
proclamée (le Mali), des citoyens réclament, à l’heure où nous écrivons, la fin de l’esclavage coutumier
qui les frappe. De façon ironique, presque tragique, n’étant pas entendus dans leur pays où ils protestent
aussi, ils organisent des manifestations en France 18, espérant ainsi alerter l’opinion internationale et les
autorités des nations concernées (Mali, Sénégal, Gambie, Mauritanie). L’esclavage est illégal dans ces
pays, mais les conceptions d’autrefois et la violence persistent, l’ancien statut d’esclave, d’ailleurs inscrit
dans les patronymes, se transmettant de génération en génération. Le Sahel n’est pas le seul espace
touché par ce phénomène. Les gouvernants des pays subsahariens, leurs populations, n’ignorent rien du
stigmate de l’esclavage dont est porteur le continent. Ils ne peuvent non plus méconnaître l’importance de
la destinée de l’Afrique pour toutes les populations d’ascendance subsaharienne, même lorsque celle-ci
n’est pas exclusive. L’histoire des déportations transatlantiques, à laquelle on ne cesse de revenir, a
enfanté des peuples dont l’identité, l’être au monde lui-même, se constitua dans les affres d’un crime
contre l’humanité.
Étant donné le nombre de personnes, de territoires auxquels cela se rapporte, et si l’on ajoute à cela
les populations orientales ayant un parcours similaire, le continent africain occupe une place particulière
dans les histoires de l’esclavage. Il est donc le lieu par excellence où cette forme d’assujettissement de la
personne humaine devrait être éradiquée. Le racisme, loin de n’être qu’un problème moral, est aussi une
question politique liée au pouvoir. Celui de définir l’autre, d’élaborer à son sujet des représentations
négatives transmises à travers l’histoire, de l’enfermer dans un statut subalterne, de réduire au silence
ses récits, d’entraver son épanouissement par des discriminations diverses. S’il touche encore autant les
personnes d’ascendance subsaharienne, ce n’est pas seulement en raison de leur phénotype. Cela a aussi
à voir avec leur origine ancestrale, leur lien avec ce continent matrice du genre humain. L’état des
sociétés subsahariennes influe donc sur la perception que l’on a des personnes dont l’origine africaine est
suffisamment récente pour rester inscrite sur leurs corps. L’Afrique et le besoin de la retrouver furent au
cœur du panafricanisme né dans les Amériques. Depuis des générations, l’Afrique draine vers elle des
populations américaines en quête d’un ancrage dans la terre de leurs ancêtres. C’est le cas du Ghana par
exemple, où des Africains-Américains viennent s’établir depuis des décennies et où W. E. B. Dubois fut
enterré.
Il y a un devoir subsaharien à l’égard des histoires de l’esclavage, qui ne saurait se limiter au
tourisme mémoriel. À travers une meilleure prise en charge du passé, c’est le présent qu’il s’agit
d’assainir, un futur débarrassé du stigmate qu’il est question de forger. Cette fabrique subsaharienne de
l’avenir aura un impact inestimable sur le monde, pour peu qu’elle soit adossée à des aspirations non
victimaires et à une véritable prise en compte de ses responsabilités. Le rapport avec les personnes issues
de l’histoire transocéanique ne pourra plus longtemps porter la marque de la blessure, ni s’attacher à des
inscriptions symboliques au sein de lignées ancestrales. C’est désormais un projet plus constructif, tourné
vers les lendemains à créer ensemble, qu’il faut mettre en place. Cela ne consiste pas à faire appel aux
devises des touristes mémoriels. Alors que des réparations sont réclamées par les groupes issus de
l’esclavage colonial, on voit mal les raisons pour lesquelles les États subsahariens liés à cette histoire ne
contribueraient pas à l’amélioration des conditions de vie dans ces communautés. Cela pourrait faire
l’objet d’un travail collectif, permettant à ces pays de prendre leur part du devenir de ceux que l’on
réintègre au sein de lignées immémoriales à grand renfort de danses. Dans leur majorité, ces populations,
défavorisées, n’ont pas les moyens d’entreprendre le voyage vers la terre des origines. Et, en réalité, ce
n’est pas leur préoccupation principale. Où le futur se forge-t-il, sinon dans une transformation des
comportements qui se traduirait, s’agissant de l’Afrique, par un regard sur soi amenant à se savoir
comptable des lendemains du monde et à se présenter, face aux temps à venir, comme une force ? Ce
n’est pas une question de moyens matériels, mais de principes et de priorités politiques. Le sort réservé
aux sites de l’histoire atlantique sur le continent expose les défaillances du raisonnement à ce sujet. Les
sinistrés de l’érosion côtière, souvent livrés à eux-mêmes, illustrent l’envergure du travail encore à fournir
pour retrouver une conscience de soi-même plus positive. L’histoire, la mémoire résident aussi dans les
corps de ceux qui peuplent ces littoraux désolés.
À 30 kilomètres de Lomé, entre le lac Togo et l’océan Atlantique, se trouve la localité d’Agbodrafo,
dont le nom portugais était Porto Seguro. Là, les touristes sont invités à visiter la Maison des esclaves,
connue localement sous le nom de « Wood Homé ». Le mot « homé », parfois présenté comme une
déformation de l’anglais « home », signifie « maison » en langue ewe également, et rappelle que le lieu fut
habité. Ce fut, en effet, la demeure d’un trafiquant d’humains anglais, un certain Wood, dont le prénom
est inconnu de la narration élaborée par les guides. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que l’habitation,
modeste en apparence, fut construite selon le style dit « afro-brésilien » par le chef Assiakoley du clan
Adjigo. Le récit, criblé de silences, n’indique pas les raisons pour lesquelles le chef et les siens furent
chassés d’Aného, autre localité de la côte atlantique. Était-ce parce que Assiakoley entendait poursuivre le
trafic humain déjà interdit à l’époque (1835) ? Quoi qu’il en soit, la maison est là, petite, délabrée, avec
une cave haute de 1,50 mètre sur laquelle repose la bâtisse. C’est dans ce soubassement qu’étaient
entassés les captifs, tandis que les commerçants européens habitaient la partie supérieure. Wood Homé
vit passer plusieurs milliers d’infortunés originaires des actuels Ghana, Togo, Bénin, Burkina Faso, Niger
et Nigeria. Ce ne fut donc pas un bâtiment d’importance négligeable. Le lieu reste la propriété des
descendants du chef Assiakoley qui y avait logé ses associés européens. Pourtant, les habitants de la
commune, jugeant l’endroit déshonorant, tentèrent longtemps d’en dissimuler l’existence une fois le trafic
humain terminé.
Agbodrafo est aujourd’hui une des communes togolaises les plus menacées par l’érosion côtière.
Depuis la nationale 2 qui y mène, la clameur de l’océan, son souffle, sont perceptibles. Le lac Togo, qui
sépare Agbodrafo de Togoville, n’est pas loin. L’océan a déjà englouti des maisons, des routes. L’activité
agricole en a souffert et, pendant un temps, les populations, traumatisées, ont cessé d’entretenir leurs
demeures. Depuis, des blocs de béton ont été placés sur une longueur de 7 kilomètres, de façon à retarder
l’avancée des eaux. La Banque mondiale a prévu une enveloppe d’un peu plus de 200 millions de dollars à
l’intention de six pays de la côte ouest-africaine touchés par ce phénomène : Bénin, Côte d’Ivoire,
Mauritanie, São Tomé-et-Príncipe, Sénégal, Togo. D’autres pays étant concernés, le programme devrait se
poursuivre. Il s’agit de renforcer la résilience des populations face au drame, mais la valeur historique de
tous ces sites n’est pas évoquée. L’histoire de l’Atlantique subsaharien risque donc de s’effacer avant
d’avoir été explorée, comprise. Sans ces traces physiques du passé, la parole, déjà difficile à recueillir en
raison de la perception accablante que l’on a de l’histoire, s’évanouira aussi. La solidarité avec les
descendants des déportés ne sera que de façade, les raisons de rechercher ensemble une voie saine pour
aborder l’avenir s’étant en grande partie perdues. Et, parce qu’elle n’aura pas pleinement réinvesti ce pan
tragique de son histoire pour en communiquer au monde les complexités, l’Afrique subsaharienne
pourrait ne pas reconquérir la place qui lui revient. L’esclavage a disséminé les Subsahariens à travers la
planète, faisant pénétrer l’Afrique dans la chair d’un grand nombre de peuples. Il lui appartient
maintenant de déterminer la manière dont elle se donnera au monde qui vient.
1. https://www.banquemondiale.org/fr/region/afr/publication/west-africas-coast-losing-over-38-billion-a-year-to-erosion-flooding-
and-pollution
2. https://www.britannica.com/place/Sierra-Leone
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6. Id., ibid.
7. M. GURAN, « Du bricolage de la mémoire à la construction de l’identité sociale. Les Agudas du Bénin », Rue Descartes, vol.
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http://journals.openedition.org/slaveries/1266
10. Ce dont il est bon de se souvenir sur le plan collectif. J’emprunte le terme à Mamoussé Diagne ; voir son livre, Critique de la
raison orale, Paris, Karthala, 2005.
11. e e re
Voir G. BALANDIER, Le Royaume de Kongo du XVI au XVIII siècle, Paris, Hachette Pluriel, 2013, p. 25 (1 éd. 1965) et L. DE
HEUSCH, Le Roi de Kongo et les monstres sacrés, Gallimard, 2000, p. 37.
17. Texte oral à l’origine que l’on fait remonter à 1236, année de l’accession de Sundiata Keita au trône de l’Empire du Mali.
Contestée par certains universitaires européens qui y voient une invention afro-centriste, la Charte de Kurukan Fuga figure
néanmoins sur la liste représentative du patrimoine culturel et immatériel de l’humanité de l’UNESCO, depuis 2009.
18. Chaîne YouTube de RPMédias (RP MEDIAS TV), manifestation du samedi 3 novembre 2018, de la place du Trocadéro à
l’ambassade du Mali : https://www.youtube.com/watch?v=iN3UV_9MA58
CARTES
BIBLIOGRAPHIE
Loin de prétendre à l’exhaustivité, cette bibliographie souhaite avant tout offrir une cartographie des
travaux récents ouvrant la voie à une histoire renouvelée du phénomène esclavagiste au fil de l’histoire.
Elle privilégie délibérément les monographies aux dépens des articles, qui apparaissent en revanche au
titre de références à la fin de chaque article du livre. Le lecteur trouvera une bibliographie presque
exhaustive, initiée dans les années 1970 par Joseph Miller, sur le site de l’université de Virginie : The
Bibliography of Slavery and World Slaving : http://www2.vcdh.virginia.edu/bib/
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Voir la bibliographie réalisée par Claude Chevaleyre : https://chts.hypotheses.org/the-bibliography-of-
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INDEX DES LIEUX
Aaghar (Hoggar) 1, 2
Abasgie 1
Abdère 1
Aberdeen 1, 2, 3
Abomey 1, 2, 3, 4
Abruzzes 1
Abul 1
Abyssinie 1, 2, 3, 4, 5
Ácana 1
Acapulco 1
Aceh 1, 2, 3
Açores 1
Adagh 1, 2
Adelsö, île d’ 1
Aden 1, 2
Ader 1
Adriatique 1
Afghanistan 1, 2
Afrique centrale 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Afrique de l’Ouest 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76
Afrique du Nord 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Afrique équatoriale 1, 2
Afrique francophone 1
Afrique intérieure 1
Afrique orientale 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Afrique subsaharienne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
Akuapem 1
Alabama 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Al-Andalus 1, 2, 3, 4
Alanya 1
Alaska 1
Albanie 1
Alep 1
Alexandrie 1, 2, 3, 4
Alger 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Algérie 1, 2
Al-Hassa, oasis d’ 1
Alicante 1
Allada 1, 2, 3
Almeria 1
Alpes 1
Alsace 1, 2, 3, 4, 5, 6
Altaï 1
Amalfi 1
Amérique française 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Amérique portugaise 1, 2
Amiens 1, 2
Amsterdam 1, 2, 3, 4, 5
Anaktorion 1
Andalousie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Andernach 1, 2, 3, 4
Andes 1
Aného 1
Angkor 1, 2, 3
Angleterre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40
Angola 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55
Anhui 1, 2, 3
Anse Sainte-Marguerite 1
Antananarivo (Tananarive) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Antigua 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Antilles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108,
109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129,
130, 131, 132, 133
Antilles britanniques ou anglaises 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49
Antilles danoises 1, 2, 3, 4, 5
Antilles espagnoles 1
Antilles françaises 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
Antioquia 1, 2
Anvers 1, 2
Anyang 1
Appienne, voie 1, 2
Arabie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Arabie saoudite 1, 2
Arabique, golfe 1
Arabique, péninsule 1, 2, 3, 4, 5, 6
Aragon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Arakan 1, 2, 3
Arguim 1, 2
Arkansas 1, 2, 3
Arles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Arménie 1, 2, 3
Arsinoé 1
Arthington 1
Artibonite 1
Arzila 1
Ashanti 1, 2, 3, 4, 5, 6
Ashley, rivière 1, 2
Asie centrale 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39
Asie du Sud-Est 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56
Asie orientale 1
Assam 1
Assoko 1
Assyrie 1
Astrakhan 1
Atar 1
Atarnée 1
Athènes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75
Atlantique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48
Atlantique, côte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Atlantique, océan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Atlantique sud 1
Auriol 1
Auschwitz 1
Australie 1, 2, 3
Autriche 1, 2
Ayutthaya, royaume 1, 2, 3, 4
Babylone 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Babylonie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Bagdad 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Bahamas 1
Bahia, province 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Bahreïn 1, 2
Bahr el-Ghazal 1
Baimbridge 1
Balbanera 1
Bâle 1, 2
Bali 1, 2, 3
Balih, fleuve 1, 2, 3
Baltimore 1
Baltique, mer 1, 2, 3, 4, 5
Bamako 1, 2, 3, 4
Bamoun, royaume 1, 2, 3, 4, 5
Banamba 1, 2, 3, 4
Banda Neira 1
Banes 1
Bangalore 1, 2
Bangkok 1, 2, 3, 4, 5, 6
Bangladesh 1, 2
Bankilare 1
Banten 1
Barbade, île de la 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57
Barbuda 1
Barcelone 1, 2
Bareli 1, 2
Barygaza 1
Basse-Égypte 1
Basse-Terre 1, 2
Bassora 1, 2, 3, 4
Batavia 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Bazaa 1, 2
Belgique 1, 2, 3, 4, 5
Belgrade 1
Bengale 1, 2, 3, 4, 5, 6
Bengale, golfe du 1, 2
Benguela 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Bénin, État 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Bénin, golfe du 1, 2, 3, 4, 5
Béotie 1
Beqa’a, plaine de la 1
Berbera 1
Berbérie 1
Bérézan 1, 2
Berlin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Bermudes 1, 2, 3, 4
Bersabée 1
Bethel 1
Biafra, golfe du 1
Biélomorsk 1
Bintan, île de 1, 2, 3
Birka 1, 2, 3
Birmanie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Bithynie 1
Blanche, mer 1, 2, 3, 4, 5, 6
Bojador, cap 1
Bokkeveld 1, 2
Bolivie 1, 2
Bollstanäs 1
Boma 1
Bombay 1, 2, 3, 4, 5, 6
Bonne-Espérance, cap de 1, 2, 3, 4, 5
Bonny 1, 2
Bopolu 1
Bordeaux 1, 2
Bornéo 1, 2, 3
Bornou 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Boston 1, 2, 3
Boug 1, 2
Bourbon, île (La Réunion) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Brava 1, 2
Brescia 1
Brésil 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108,
109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129,
130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150,
151, 152, 153, 154, 155, 156, 157
Bridgetown 1
Bristol 1, 2, 3, 4, 5
Bruxelles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Bucarest 1
Buenos Aires 1, 2, 3, 4
Bulgarie 1, 2
Bunce, île de 1
Burgos 1
Burkina Faso 1, 2
Bursa 1
Byblos 1
Byzance 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Cabinda 1, 2
Cacheu 1, 2, 3, 4
Cadix 1, 2, 3, 4
Caffa 1
Calabar, côte de 1, 2, 3
Californie 1, 2, 3, 4
Cameroun 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Campanie 1
Campeche 1, 2
Campione 1
Canaan 1
Canada 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
Canaries 1, 2, 3, 4, 5
Canton 1
Cap de Bonne-Espérance 1, 2, 3, 4, 5
Cap-Haïtien (Cap-Français) 1
Capoue 1
Cappadoce 1, 2
Cap-Vert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Caravaca 1
Carie 1
Caroline du Nord 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Caroline du Sud 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28
Carthage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Carthagène 1, 2, 3, 4
Casamance 1
Case-Navire 1
Castille 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Catalogne 1
Cerceei 1
Césarée 1
Ceuta 1, 2, 3
Chang’an 1
Changzhou 1
Chaozhou 1
Charleston 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Chesapeake 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Chibok 1
Chili 1, 2
Chine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101
Chios 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42
Choco 1
Choggar 1
Chypre 1, 2, 3
Cilicie 1
Circassie 1
Civitavecchia 1
Cnossos 1
Cochabamba 1
Cochin (Kochi) 1, 2, 3, 4
Coimbra 1
Colchide 1, 2, 3
Colombie-britannique 1
Congo belge 1, 2
Congo (État Indépendant du) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24,
25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63
Congo, fleuve 1, 2, 3
Connecticut 1
Constantinople 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Córdoba 1, 2
Cordoue 1
Corée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Corfou 1, 2
Corinthe 1, 2
Corne de l’Afrique 1, 2, 3
Coro 1
Coromandel 1, 2
Corse 1
Cos 1
Côte d’Ivoire 1, 2, 3, 4, 5
Côte du Vent 1, 2
Cotonou 1, 2, 3
Coyoacán 1
Crète 1, 2, 3, 4, 5
Crimée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Cuba 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49
Curaçao 1, 2, 3, 4
Cyzique 1
Dacca 1
Dacie 1
Dakar 1, 2
Dakhla 1
Dalmatie 1
Damas 1, 2
Danemark 1, 2, 3, 4, 5, 6
Danube, fleuve 1
Danxomè 1
Darfour 1
Delft 1
Delgado, cap 1, 2
Delhi 1, 2, 3
Délos 1, 2, 3
Delphes 1, 2, 3, 4, 5
Démérara 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Dénia 1
Djézireh 1, 2, 3
Dniepr 1
Dniepr, fleuve 1
Dniestr, fleuve 1
Doha 1
Dominique 1, 2, 3, 4
Don 1
Dublin 1
Durance 1
Durban 1, 2
Écosse 1, 2, 3
Édimbourg 1, 2
Édom 1
Égée, mer 1, 2, 3
Égypte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66
Élam 1
Elbe 1
Elmina 1, 2, 3, 4
Émar 1
Emmaüs 1
Empire aztèque 1
Empire britannique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Empire byzantin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Empire carolingien 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Empire comanche 1, 2, 3, 4, 5, 6
Empire espagnol 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Empire franc 1
Empire hollandais 1, 2, 3, 4, 5, 6
Empire inca 1
Empire napoléonien 1
Empire omeyyade 1, 2, 3, 4, 5, 6
Empire ottoman 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
Empire portugais 1, 2, 3, 4, 5, 6
Empire romain 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77
Empire russe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Empire samanide 1, 2
Empire sassanide 1, 2
Empires ibériques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Eolide 1
Éphèse 1, 2, 3, 4
Épire 1, 2
Équateur 1, 2, 3, 4, 5
Érétrie 1
Érythrée 1
Espagne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47
Essequibo 1, 2
Essouk-Tadmekka 1
Etar 1
États haoussas 1, 2, 3, 4, 5, 6
États-Unis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55,
56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107,
108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128,
129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149,
150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170,
171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191,
192, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212,
213, 214, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233,
234, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, 254,
255, 256, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270
Éthiopie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Étolie 1, 2
Étrurie 1, 2, 3, 4, 5
Euphrate 1, 2
Europe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108,
109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129,
130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146
Europe centrale 1, 2
Europe de l’Est 1, 2, 3, 4, 5
Europe de l’Ouest 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Europe du Nord 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Europe du Sud 1, 2, 3
Europe méditerranéenne 1, 2
Extrême-Orient 1
Falmouth 1
Fanisau 1
Farfa 1
Farfa, abbaye de 1
Fendall 1
Fès 1, 2
Fezzan 1, 2
Fidji 1
Flakstad 1
Flandre 1
Flaville 1
Florence 1
Floride 1, 2, 3, 4, 5, 6
Fort-Dauphin 1
Fort-de-France 1, 2, 3
Fort Frederiksvaern 1
Fort James 1
Fort Nassau 1
Fourah Bay 1, 2
Fouta-Djalon 1
France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108,
109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128
France, île de (île Maurice) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Freetown 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Futa Toro 1, 2, 3
Gabon 1, 2
Galam 1, 2, 3
Galata 1
Galatie 1, 2
Galilée 1, 2
Gambie 1, 2, 3
Gamboa 1
Gangres 1
Ganjam 1
Gao 1, 2, 3, 4, 5
Gasi 1, 2
Gaule 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Gênes 1, 2, 3, 4, 5, 6
Genil 1
Georgetown 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Germanie 1
Germantown 1, 2, 3
Ghadamès 1
Gibraltar 1, 2, 3, 4
Glasgow 1, 2, 3
Goa 1, 2
Gobir 1, 2, 3
Gondole 1, 2
Gophna 1
Gordion 1
Gotland 1
Gotland, île de 1, 2
Goulimine 1
Grand’Anse 1
Grande-Bretagne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66
Grande Caraïbe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Grande Colombie 1
Grandes Antilles 1
Grande-Terre 1, 2
Grands Lacs 1, 2, 3, 4
Grèce 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71
Groenland 1, 2
Guadalquivir, vallée du 1
Guadeloupe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55,
56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63
Guadiana 1
Guanabara, baie 1
Guanajuato 1
Guangdong 1, 2
Guardafui, cap 1
Guatemala 1
Guidimakha 1
Guinawa 1
Guinée-Bissau 1
Guinée Conakry 1
Guinée française 1
Guinée, golfe de 1, 2, 3, 4
Gujarat 1, 2, 3, 4
Guyana 1, 2, 3
Guyane 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Guyane britannique 1
Gyaman, royaume 1
Habur 1
Haïda Gwaii 1
Haïti (Saint-Domingue, Hispaniola) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77,
78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103,
104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145,
146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157
Hangklip, cap 1
Hanover 1
Haut-Uele, province 1
Havre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Hebei 1
Hedeby 1, 2, 3
Hedjaz 1, 2
Henan 1
Héraclée du Pont 1, 2, 3
Hippone 1, 2, 3, 4, 5, 6
Höjebacken 1
Hollande 1, 2, 3
Honduras 1
Honfleur 1
Hong Kong 1
Hongrie 1, 2
Hueda 1, 2
Huelva 1
Huizhou 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Hull 1
Ibérie 1, 2, 3, 4
Ilhéus 1, 2
Illinois 1, 2, 3, 4
Ilorin 1, 2
Imerina 1
Inde 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57,
58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74
Indes portugaises 1, 2, 3, 4, 5
Indien, océan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48
Irak 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Iran 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Irlande 1, 2, 3
Iroquoisie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Iskenderun, golfe 1
Islande 1, 2, 3, 4
Israël 1, 2, 3, 4, 5, 6
Istanbul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Istros 1
Italie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37
Jaccatra 1
Jaipur 1
Jamaïque, île de la 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81,
82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106,
107, 108, 109, 110, 111
James, île 1
Japha 1
Japon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Java, île de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Jérusalem 1, 2, 3
Jiading 1
Jiangyin 1
Johns, île 1
Jolof 1
Juba, rivière 1
Jutland 1
Kalinga (Odisha) 1, 2
Kanem 1
Kansas City 1
Kaouar 1
Kasaï, fleuve 1, 2
Kashgar 1
Kassanje 1
Katanga 1, 2
Katsina 1, 2
Kazakhstan 1, 2, 3
Kazan 1
Kentucky 1, 2, 3, 4, 5
Keta 1
Khārezm 1
Khartoum 1, 2
Khazarie 1
Khiva 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Khorassan 1, 2
Khûzistân 1
Khwarezm 1
Kibanga 1
Kilwa Kivinjie 1
Kingston 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Kinshasa 1
Kongo, royaume 1
Koweït 1
Ksar as-Saghir 1
Kuba 1, 2
Kumasi 1
Kunkler 1
Lacédémone 1
Lagos 1, 2, 3, 4, 5
La Havane 1, 2, 3, 4
La Haye 1
La Mecque 1, 2, 3
Lamu 1, 2
La Nouvelle-Orléans 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29
Laon 1
Laos 1, 2, 3, 4, 5, 6
La Réunion (île Bourbon) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
La Rochelle 1, 2
Laros 1
Lasta 1, 2, 3, 4
Latium 1, 2
Lazique 1
Le Caire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Le Cap 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56
Lefortovo, prison 1
Lejre 1
Lépante 1
Le Pirée 1, 2
Lexeiba 1
Liberia 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Libye 1, 2
Lima 1, 2, 3, 4, 5
Limón 1
Lindy 1
Lintong 1
Lituanie 1, 2
Liverpool 1, 2, 3, 4, 5, 6
Liyang 1
Loango, royaume 1, 2, 3, 4, 5
Locride 1
Lombardie 1
Lomé 1
Londres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Lopez, cap 1
Lorraine 1, 2
Louisbourg 1
Louisiane 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64
Lovale 1
Lowcountry 1
Luanda 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Lulaba, fleuve 1
Lulonga 1
Lund 1
Lunda 1, 2, 3
Lydda 1
Lydie 1, 2, 3
Lyon 1, 2
Macao 1, 2, 3
Machrek 1
Mackandal 1
Macon 1
Madagascar 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Madère 1, 2
Madras 1
Madrid 1
Magarij 1
Maghreb 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Maine 1
Maiotis 1
Majorque 1, 2, 3, 4
Makassar 1, 2, 3
Makonde, plateau 1
Malabar, côte de 1, 2, 3
Malacca 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Malaisie 1, 2, 3, 4
Malawi, lac 1, 2
Maldives 1
Malembo 1
Mali, empire du 1, 2, 3, 4
Mali, État du 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Malindi 1
Malte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Manchester 1
Mandalay 1
Manille 1, 2, 3
Maradi 1
Mariana 1
Mari (Tell Hariri) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Marksville 1
Maroc 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Maronée 1
Marrakech 1
Marrochs 1
Marseille 1, 2, 3, 4, 5
Martinique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40
Maryland 1, 2, 3, 4, 5
Mascate 1, 2, 3
Maskolur 1
Massachusetts 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Massawa 1
Masulipatam (Bandar) 1
Matamba, royaume 1, 2, 3
Matouba 1, 2, 3
Mauritanie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32
Mauya 1
Mayotte 1
Medford 1
Médine 1, 2, 3
Méditerranée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55,
56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90
Méditerranée occidentale 1, 2, 3
Mégare 1, 2, 3
Meknès 1
Mékong 1, 2
Memphis 1, 2
Mers el-Kébir 1
Mésopotamie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35
Métropolis 1
Mexico 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Mexique, golfe du 1, 2
Mikindani 1
Milan 1
Minas Gerais 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31
Mission 1
Mississippi, fleuve 1, 2, 3, 4
Mississippi, vallée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30
Missouri 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Mittani 1
Mobile 1
Mogador (Essaouira) 1, 2
Moluques 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Mombasa 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Mongolie 1
Monrovia 1
Montréal 1, 2, 3, 4
Monts de Barca 1
Morant Bay 1, 2, 3
Morelia 1
Moria 1, 2, 3
Morro Velho 1
Moscou 1, 2, 3, 4, 5, 6
Moscovie 1, 2, 3
Mossis, États 1
Mothis (Mut) 1, 2
Mount Airy 1
Mount, cap 1, 2, 3, 4
Mozambique, État 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Mozambique, île de 1
Mpinda 1, 2
Muar 1
Mukulla 1
Murcie 1
Nairobi 1
Namwŏn 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Nantes 1, 2, 3
Nan Zhili 1
Naples 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Narbonne 1
Nasik 1, 2, 3
Natal 1
Nataruk 1
Natchez 1, 2, 3, 4, 5
Naucratis 1, 2
Ndongo 1
Ndongo, royaume 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Neale 1, 2
Nema 1
Népal 1
Nevers 1
New Hampshire 1
New Jersey 1, 2
Newport 1
New York 1, 2, 3, 4, 5, 6
Nias 1
Niassa, lac 1
Niger, colonie ou état du 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Niger, fleuve 1, 2, 3, 4, 5, 6
Nigeria 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Nike 1
Nil 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Nitria 1
Noire, mer 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Norba 1
Nordeste 1, 2, 3, 4, 5
Nørre Tranders 1
Norvège 1, 2
Nouakchott 1, 2
Nouveau-Mexique 1
Nouvelle-Angleterre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Nouvelle-Calédonie 1
Nouvelle-Écosse 1, 2
Nouvelle-France 1, 2, 3
Nouvelle-Galles 1
Nouvelle-Grenade 1, 2, 3, 4
Nouvelle-Orléans, La 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Nouvelle-Zélande 1
Novgorod 1
Ohio 1, 2
Olbia 1
Old Calabar 1, 2
Oman 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Ontario, lac 1
Oran 1
Orange, fleuve 1
Orenbourg 1, 2, 3
Orient méditerranéen 1, 2, 3, 4, 5
Orizaba 1
Orléans 1
Ougarit 1
Ouidah 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44
Oural 1
Ovimbundu 1, 2, 3
Oxyrhynchos 1
Oyo, royaume 1
Pagoh 1
Pakistan 1, 2, 3
Palestine 1, 2
Pampelune 1
Pamphylie 1
Panama 1
Pangani 1, 2
Panjdih 1
Pará 1
Paris 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57,
58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84,
85, 86, 87
Pataliputra 1
Patani 1
Pausylipon 1
Pays-Bas 1, 2, 3, 4, 5
Pays de Galles 1
Pégou 1
Pékin 1, 2, 3, 4
Péninsule Ibérique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Penjab 1
Pennsylvanie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Pergame 1
Pernambouc 1, 2, 3, 4
Perse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Persique, golfe 1, 2, 3, 4, 5, 6
Petites Antilles 1, 2, 3, 4, 5
Pforz 1, 2, 3, 4
Phénicie 1, 2, 3, 4
Philadelphie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Philippines 1, 2, 3, 4, 5
Phnom Penh 1
Phocide 1
Phrygie 1
Pise 1
Plymouth 1
Pointe-à-Pitre 1, 2, 3
Polk 1
Pologne 1
Pologne-Lituanie 1, 2
Ponent 1
Pont 1
Pool Malebo 1
Port-au-Prince 1
Port-de-Paix 1
Port-Louis 1
Porto Rico 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Potosí 1, 2, 3
Praeneste 1
Prague 1, 2, 3
Proche-Orient 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Providence, île de 1
Provinces-Unies 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Prusse 1
Puebla 1
Qattunan 1
Qayrawan 1
Qianling 1
Qimen 1, 2, 3
Québec 1, 2
Queensland 1
Querétaro 1
Quiloa 1
Rabai 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Ravenne 1
Ravensburg 1
Recife 1
République dominicaine 1, 2, 3
Rhin 1, 2, 3
Rhodésie 1
Rhône 1, 2
Ribe 1
Richmond 1, 2
Rio de la Goa 1
Río de la Plata 1, 2, 3
Robben Island 1
Rodrigues, îles 1
Rome 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101
Rouge, mer 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Royaume-Uni 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Russie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
Sabine 1
Saggaratum 1
Sahara 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31
Sahel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Saint-Claude 1
Saint-Domingue, île de (Haïti, Hispaniola) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49,
50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76,
77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123,
124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,
145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158
Sainte-Anne 1
Sainte-Croix, île 1, 2, 3, 4
Sainte-Hélène 1
Sainte-Lucie, île 1, 2, 3
Saint-John, île 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Saint-Laurent 1, 2
Saint-Leu 1
Saint-Pierre, île 1, 2
Saint-Thomas, île 1, 2
Salamanque 1, 2, 3, 4, 5
Salé 1
Salvador 1, 2, 3
Samarcande 1
Samarra 1, 2
Sambor 1
Sanda 1
San Francisco 1
Sanlúcar de Barrameda 1, 2
Santana 1, 2
Santo Domingo 1, 2, 3, 4
Santos 1
São Paulo 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
São Tomé-et-Príncipe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50
São Vincente 1
Sardaigne 1
Sardes 1, 2
Sarmatie 1
Sarre 1
Sarthe 1
Saulnois 1
Savannah 1
Savi 1
Scandinavie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Schöneck-Kilianstädten 1
Scythie 1
Sea Island 1, 2
Ségou 1
Seille 1
Sénégal 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32
Sénégal, fleuve 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Sennar 1
Séoul 1
Sertões 1
Setia 1, 2, 3, 4
Séville 1, 2
Shaanxi 1, 2, 3
Shanghai 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Shimoni 1
Siam, royaume 1, 2, 3
Sibérie 1, 2, 3
Sichuan 1, 2
Sidon 1, 2
Sierra Leone 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34
Sigtuna 1
Sikasso 1
Silida 1, 2
Singapour 1, 2
Smyrne 1, 2
Socotra, île de 1
Sokoto 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31
Solovki 1
Somalie 1, 2
Songhaï 1, 2
Soninké 1, 2, 3
Soudan, État 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Sous-le-Vent, îles 1
Sparte 1, 2, 3, 4, 5
Spillings 1
Stengade 1
Stono, rivière 1, 2, 3, 4
Suède 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Suffolk 1
Sulu, archipel 1, 2, 3, 4
Sumatra 1, 2, 3
Sumbawa 1
Sumbuya 1
Surabaya 1
Surat 1
Suriname 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Swahilie, côte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Swatland 1
Syracuse 1, 2, 3
Syrie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Table, baie de la 1, 2, 3
Tahiti 1
Tahoua 1
Taïwan (Formose) 1, 2
Takaungu 1, 2
Takedda 1
Talheim 1
Tamilnadu 1
Tanganyika, lac 1
Tanger 1
Tanjay 1
Tanzanie 1, 2, 3
Tanzimat 1, 2, 3, 4, 5
Tarente, golfe de 1
Tarichée (Magdala) 1, 2
Tchad 1, 2
Tchad, lac 1
Teghaza 1
Téhéran 1
Tenasserim 1
Tennessee 1, 2, 3, 4, 5
Tenochtitlán 1
Ternate 1, 2
Terre-Neuve 1
Tervuren 1
Texas 1
Thaïlande 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Thamna 1
Thessalie 1, 2, 3, 4
Thonon-les-Bains 1
Thrace 1, 2, 3
Tigre, fleuve 1
Timor 1
Tobago 1, 2
Togo 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Togo, lac 1, 2
Togoville 1
Tokyo 1
Tollense, rivière 1
Tombouctou 1, 2, 3, 4, 5
Tongcheng 1
Tordesillas 1, 2
Torrellas 1
Touat, oasis du 1
Tours 1, 2
Trafalgar 1
Transoxiane 1
Trapani 1
Trinité-et-Tobago 1
Tripoli 1, 2, 3
Triunvireto 1
Troie 1, 2
Tunis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Tunisie 1, 2, 3, 4, 5, 6
Turquie 1, 2, 3
Tyr 1, 2, 3, 4
Ughoton 1
Ujjain 1
Ukraine 1
Union soviétique 1, 2, 3, 4
Ur 1
Uruk 1, 2
Valence 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Valladolid 1, 2
Valparaíso 1
Vassouras 1, 2
Vatican 1, 2
Venezuela 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Venice 1
Venise 1, 2, 3, 4, 5, 6
Veracruz 1, 2, 3, 4, 5, 6
Verdun 1, 2
Vermont 1, 2, 3
Vérone 1
Versailles 1, 2
Vertières 1
Vienne 1, 2, 3, 4, 5, 6
Vietnam 1, 2, 3
Vila Rica 1
Virginie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30
Vizagapatam 1
Volga, fleuve 1, 2, 3, 4, 5, 6
Volsinii 1
Walcheren 1
Washington, D.C. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Wassoulou 1
Waterloo 1
Wei, rivière 1
Westminster 1, 2
Westmoreland 1
Whitehall 1, 2
Winyah 1
Wissembourg 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Wood Homé 1, 2
Xi’an 1
Xianyang 1
Yangekori 1, 2, 3
Yangzi 1, 2
Yatenga, royaume 1
Yémen 1, 2, 3, 4
Yinshu 1
Yixian 1
Yokohama 1, 2
York 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Zagros, monts 1
Zakzak 1
Zalmaqum 1
Zambèze 1
Zambie 1
Zamfara 1
Zanzibar, archipel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Zanzibar, ville 1, 2
Zaragoza 1
Zawila 1
Zhili 1
Zinder 1
Zirmi 1
INDEX DES NOMS
Abdi 1, 2
Abdülmennân 1
Abdul Rah-man 1
Abina Mansah 1, 2, 3, 4, 5
Abiola, Moshood 1
Abou Bakr 1, 2, 3
Abraham 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Abrahim 1
Adalbéron de Laon 1, 2
Adam 1, 2, 3
Adjigo (clan) 1
Agamben, Giorgio 1
Agamemnon 1
Agar 1, 2, 3
Agobard de Lyon 1
Ahmad Baba 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ajofrín, Francisco de 1
Akoeba 1, 2, 3, 4, 5
Akua 1
Al-Amshati 1
Alaric 1
Al-Ashraf Barsbay 1, 2
Al-Bakri 1
Al-Balbali, Makhluf 1, 2, 3
Albuequerque, Afonso de 1, 2, 3, 4
Albuerquerque, Jorge de 1
Alcibiade 1
Alexandre III 1
Alexandre VI (Rodrigue de Borja) 1, 2
er
Alexis I Comnène 1, 2
Alfonso X 1
Alfred le Grand 1
Al-Harith 1
Al-Hurami, Safi 1
Ali (calife) 1
Ali Bey 1
Alī Bitchīn 1
Alighieri, Dante 1
Allen, Richard 1, 2, 3, 4
Al-Mamun 1, 2
Al-Mamuniya, Arib 1, 2
Al-Maqrizi 1
Al-Muawiya 1, 2
Al-Muqtadir 1, 2
Al-Mustansir 1
Al-Mutasim 1, 2, 3, 4, 5
Alphios 1, 2, 3
Alphonse V 1
Al-Qabisi 1, 2, 3
Al-Qalqashandi 1, 2
Al-Rasad Sayyida 1, 2
Al-Rhazi 1, 2
Aluguia 1
Al-Umari 1, 2
Al-Wisyânî 1
Al-Yaqubi 1, 2
Alypius 1
Amador 1, 2, 3, 4, 5, 6
Ambarīṣale 1
Amérindiens 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55,
56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99
Amos Anastas 1
Anarcha 1
Anderson, William J. 1
Andrews, Lucie 1, 2
Anjay Isa 1, 2
Anna 1, 2, 3, 4, 5, 6
Annius Licinianus 1
Annius Macer 1
Anstruda 1
Aphrodisia 1
Apion (famille) 1
Apollodore 1, 2, 3
Apollon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Apongo 1
Apronianus 1, 2, 3
Apulée 1
Archidamos 1
Archinard, Louis 1
Archinos 1
Archippé 1, 2
Arendt, Hannah 1, 2, 3
Aristide, Jean-Bertrand 1, 2
Aristiôn 1, 2
Aristonikos 1, 2, 3
Aristophane 1
Armance, Jean-Claude 1
Arrien 1
Artémidore de Daldis 1
Artémis 1
Asante, David 1
Asiaticus 1
Aśoka 1, 2
Assiakoley 1, 2, 3
Aster, Claudia 1, 2
Athénée de Naucratis 1, 2
Athenion 1
Atta 1
Attice, Caiena 1, 2
Auguste 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Augustin d’Hippone 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Aurelius Victor 1
Ayala, Balthazar 1
Azili 1
Bacchus 1
Bahr-Zain 1
Bang, Liu 1
Barham, Joseph 1
Barkij, Barido 1
Barquq 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Barreira, Baltasar 1
Barreto, Luis 1
Barros, João de 1, 2, 3, 4, 5, 6
Baudin, Auguste 1
Baxter, Richard 1
Beattie, James 1
Beauharnais, Joséphine de 1, 2
Belinda 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Bello, Mohammed 1
Bellvis, Ali de 1, 2
Benci, Jorge 1
Benezet, Anthony 1, 2, 3
Benoist, Marie-Guillemine 1
Benoît de Palerme 1
Bentham, Jeremy 1, 2
Bernier, François 1
Beşe, Oruç 1, 2
Best, George 1
Betsy 1
Bettis, Jim 1
Biassou, Georges 1, 2
Bibby 1
Bickerstaffe, Isaac 1
Bilâl 1, 2
Bissette, Cyrille 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Blake, William 1
Blanco, Pedro 1
Boisrond-Tonnerre, Louis 1
Boko Haram 1, 2
Bolívar, Simón 1, 2, 3, 4
Bonaparte, Napoléon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Bonny 1
Bostock, Robert 1, 2
Boucher, Capitaine 1, 2, 3, 4, 5, 6
Bouddha 1, 2
Boussin, amiral 1
Boyer, Jean-Pierre 1, 2
Brissot, Jean-Pierre 1
Brito, Jorge de 1, 2, 3, 4
Broglie, Victor de 1
Brougham, Henry 1
Bruno, Giordano 1
Buddhaghoṣa 1
Bull, William 1
Burlamaqui 1
Busaidi (lignage) 1, 2
Bussa 1
Cabez, Maymo 1
Cabral, Jorge 1
Caïn 1
Calixte III 1
Caltanisetta, Luc da 1
Calvin, Jean 1
Caminha, Álvaro de 1, 2, 3, 4
Campbell, Robert B. 1
Canaan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Candanā 1, 2, 3
Candragupta Maurya 1
Canivet 1
Canot, Theophilus 1
Cantillon, Richard 1
Caracalla 1
Carlota 1
Carneiro, António 1
Carrera 1
Carrère, Frédéric 1, 2
Carreri, Gemelli 1
Carter, Jimmy 1
Cartwright, Samuel 1, 2
Cary, John 1
Cary, Lott 1
Casement, Roger 1, 2, 3
Castaing, Charles-Guillaume 1
Caton 1
Celia 1, 2
Centelles, Altobello de 1
Cervantès, Miguel de 1
Césaire, Aimé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
César, Jules 1, 2, 3, 4, 5
Cham 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Chamoiseau, Patrick 1, 2, 3
Charlemagne 1, 2, 3, 4
Charles II le Chauve 1
Charles Quint 1
Chateaubriand, François-René de 1
Cheng, Hu 1, 2
Cherokees 1, 2, 3, 4, 5
Choiseul, Étienne-François de 1
Chrysippe 1
Chu, Hu 1, 2, 3
Cicéron 1, 2
Cíxĭ 1
Clapperton, Hugh 1
Claude 1
Claver, Pedro 1
Clavière, Étienne 1
Clément VII 1, 2
Coates, Ta-Nehisi 1
Coëtnempren, Guy-Armand Simon de, comte de Kersaint 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Coffij 1
Colbert, Jean-Baptiste 1, 2, 3, 4, 5
Colomb, Christophe 1, 2, 3, 4
Colston, Edward 1, 2
Columelle 1, 2
Confuleius 1
Constant, Benjamin 1
Constantin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Constantin VII 1
Cooper, Thomas 1
Cornaby, William 1, 2
Correa, Juan 1, 2, 3
Cortés, Hernán 1, 2
Cottenham, Green 1, 2, 3, 4, 5
Couchoro, Félix 1, 2
Craft, Ellen 1, 2, 3, 4
Craft, William 1, 2, 3, 4, 5
Crassus 1
Cuffe, Paul 1
Cugoano, Ottobah 1, 2, 3, 4, 5
Cybèle 1
Cypare, Antistia 1
Damas, Léon-Gontran 1
Dampier, William 1
Davies, Samuel 1
Decrès, Denis 1, 2
Delacroix, Eugène 1
Delgrès, Louis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Démosthène 1, 2, 3, 4
Denys d’Halicarnasse 1, 2
Desfourneaux, Edme-Étienne 1
Deslondes, Charles 1
Dessalines, Jean-Jacques 1, 2
Dessolles, Jean-Joseph 1
Dhanis, Francis 1, 2
Dias, Ambrosio 1, 2
Dias, Pascoal 1
Dickerson, Isaiah H. 1
Dickson, William 1
Diderot, Denis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Dioclétien 1, 2, 3
Diodore de Sicile 1, 2, 3
Dion Cassius 1
Dion Chrysostome 1
Dion de Pruse 1
Dionysia 1
Dionysios 1, 2, 3, 4
Dionysius 1, 2, 3, 4
Dolgun, Alexander 1
Doll 1
Domitien 1
Douglas, Ambrose 1, 2, 3, 4, 5
Douglass, Frederick 1, 2
Draupadī 1, 2, 3, 4
Duma, Zolu 1
Dunbar, James 1
Du Tertre, Jean-Baptiste 1
Duvalier, François 1
Eccoah 1, 2, 3, 4
Eddoo 1, 2, 3
Édouard l’Ancien 1
Edwards, Bryan 1, 2
Eisias 1, 2, 3
Elesbão 1
Élisée 1
Elizabeth 1
Elliott, William 1
Élohim 1
Emetullah 1, 2
Emily 1
Emosquin 1
Engels, Friedrich 1
Epicharès 1, 2
Equiano, Olaudah (Gustavus Vasa) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Ernouf, Jean 1
Ésaü 1, 2, 3, 4
Eschine 1
Eschyle 1
Ésope 1, 2, 3
Estwick, Samuel 1, 2
Euemeria 1
Eumée 1, 2
Eunous 1, 2
Eupolis 1
Euripide 1
Eurykleia 1
Eusèbe de Césarée 1
Ève 1
Ezili 1
Faidherbe, Louis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Fanny 1, 2
Fanon, Frantz 1
Farquhar, Robert 1
Fatima 1, 2
Fāṭimah 1
Fatma 1
Fatma Barka 1, 2, 3, 4, 5, 6
Fausta 1
Ferdinand d’Espagne 1
er
Ferdinand I de Médicis 1
Ferminia 1
Ferrière, Claude-Joseph de 1, 2, 3
Ferry, Jules 1
Findan 1
Finley, Robert 1
Firestone 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Fitzhugh, George 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Flavius Josèphe 1, 2, 3, 4
Florentinus 1, 2
Florus 1
Floyd, George 1
Font, Bernat 1, 2, 3
Forman, James 1
Fortunat, Venance 1
Fotis 1, 2, 3, 4
Fouäche 1
Foucault, Michel 1, 2, 3, 4
Fox, George 1
Franklin, Benjamin 1, 2
Franklin, Isaac 1
Free Peg 1
Frere, Bartle 1, 2
Freud, Sigmund 1
Fryer, Peter 1
Fuentès, Carlos 1, 2
Fytje 1, 2, 3, 4, 5, 6
Gaius 1, 2
Galliffet (famille) 1
Gama, Luiz 1
Ganga Zumba 1
Garner, Margaret 1
Garrido, Juan 1
Garvey, Marcus 1
Gatchi, Joseph 1
Genovesi, Antonio 1, 2
Gentili, Alberico 1
Gentry, Samuel T. 1, 2
George 1
George II 1
George III 1
Germanus 1
Geta 1
Gioia, John J. De 1
Glasspoole, Richard 1
Glissant, Édouard 1, 2, 3, 4, 5, 6
Gobineau, Arthur de 1
Godwyn, Morgan 1, 2
Goryeo (dynastie) 1, 2, 3, 4, 5
Grayson, William J. 1
Grégoire de Nysse 1, 2, 3
Grégoire de Tours 1
Grégoire le Grand 1
Grégoire XVI 1, 2, 3
Grégoire, Henri 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Grotius, Hugo 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Guanda, Jiang 1, 2, 3, 4
Guérard, Benjamin de 1, 2
Guézo 1, 2
Guillaume le Conquérant 1
Guillié, Sébastien 1, 2, 3, 4, 5
Hackwood, William 1
Hammon, Jupiter 1
Handan Bey 1, 2, 3
Hanum, Leila 1, 2
Harris, Joseph 1
Hâtun, Mihrî 1, 2, 3
Hawkins, Isaac 1
Haynes, Lemuel 1
Helvétius, Claude-Adrien 1
Hemings, Sally 1
Hendericks, Gerret 1
Hermes, Iulius 1, 2
Hermias 1
Hermippos 1
Hermotimos 1
Hernández, Juan 1
Hérodote 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Hérondas 1
Hésiode 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Hincmar de Reims 1
Hobbes, Thomas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Hogarth, William 1
Holman, Thomas 1
Horace 1
House, Callie D. 1, 2, 3, 4
Hugues, Victor 1, 2, 3, 4, 5, 6
Hume, David 1, 2, 3, 4, 5, 6
Hunter, Robert 1
Hurard, Marius 1
Hüseyin 1
Iamboulos 1
Ibn-al-Dawadari 1
Ibn-al-Wardi 1
Ibn ʿAsim 1
Ibn Battuta 1, 2, 3
Ibn Butlân 1, 2, 3
Ibn Kathir 1
Ibn Khaldoun 1, 2, 3
Ibn Tulun 1
Ibrahim 1, 2
Ignace, Joseph 1, 2, 3
Iphigénie 1, 2
Irinkye, Charles 1, 2
Isaac 1, 2, 3, 4, 5
Isaac, Alexandre 1
Isabelle d’Espagne 1
Isaïe 1, 2
Ismaël 1, 2, 3, 4, 5
Jaca, José de 1
Jacob 1
Jacomina 1, 2
Jacques 1
er
Jacques I d’Aragon 1, 2, 3
Japhet 1, 2, 3
Javouhey, Anne-Marie 1
Jawhar al-Siqilli 1
Jean-Baptiste 1, 2
Jeannot 1
Jefferson, Thomas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Jérémie 1
Jiaben, Shen 1, 2, 3
Jimmy 1, 2, 3
Jiongzhi, Guan 1
Joe 1
Joël 1
John 1
Johnson, John 1, 2
Jonas d’Orléans 1
Jones, William 1, 2, 3
er
José I 1, 2
Josué 1
Judith 1, 2, 3, 4, 5, 6
Juggy 1
Jules II 1
Justin de Naplouse 1
Justinien 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Justin II 1
Juvénal 1
Kaatje 1, 2
Kaikeyī 1
Kālidāsa 1
Kallinikos 1
Kant, Emmanuel 1
Kesicki, Timothy 1, 2
Khosraw, Nasi-e 1
Kilekwa, Petro 1
Kimin, Kim 1, 2, 3, 4, 5
Kina, Jean 1
Kirwan, Alexandre 1
Kleomantis 1, 2, 3, 4, 5
Komlangan 1, 2
Kony, Joseph 1, 2, 3
Kŭngnyang 1, 2
Kwaku Sae 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Kwaw Kutanku 1
Labat, Jean-Baptiste 1, 2
Lacrosse, Raymond 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ladson 1
Lamartine, Alphonse de 1, 2
La Rose, Jean-Baptiste de 1
Laussat, Pierre-Clément de 1, 2
Lavalette, Antoine 1
Leblond, Jean-Baptiste 1
Légitimus, Hégésippe 1, 2
LeJau, Francis 1, 2
Le More, Benoît 1, 2
Leonor 1
Léon XIII 1, 2, 3
Léopold II 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Leroy-Beaulieu, Paul 1
Levasseur, René 1
Levi, Primo 1
Liberman, François 1
me
Li, M 1, 2, 3, 4
Lincoln, Abraham 1, 2
Lingon, Richard 1, 2
Lining 1
Lissa 1
Livingstone, David 1
Locke, John 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Loff, Crépin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Long, Edward 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Louis de Maurice 1
Louis le Pieux 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Louis XIV 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Louis XVI 1, 2
Louis XVIII 1
Lucidor, André 1, 2
Lucius 1, 2, 3, 4, 5
Lucy 1
Lugard, Frederick 1, 2, 3
Luís, Gregório 1
Lytle, John 1, 2, 3, 4, 5, 6
Macaulay, Zachary 1, 2, 3
Mackenzie, George S. 1
Macrine 1
Madeleine, Furcy 1, 2, 3, 4
Mader, Johannes 1
Magnasco, Alessandro 1
Mahāvīra 1
Maignan, M. 1
Makeba, Miriam 1
Malouët, Pierre-Victor 1
Malthus, Thomas 1, 2, 3, 4, 5, 6
Manbong, Na 1, 2, 3, 4, 5
Mansa Musa 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Manu 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Mao, Pan 1
Marby, Hillard 1
Marc (évangéliste) 1, 2, 3, 4, 5
Marcien 1
Marie (Vierge) 1
Mariya 1, 2, 3, 4
Marsa 1
Marsha 1
Marshall, John 1
Martín, Francisco 1, 2, 3, 4, 5, 6
Martin, Friedrich 1
Martin, Samuel 1
Marx, Karl 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Masiti, Dada 1
Mason, Charles 1
Matharā 1
Mathias, Joseph 1
Matos, Norton de 1
Matthieu (évangéliste) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Mawoulawoe 1, 2, 3, 4
Mawu 1
Ma Yimei 1, 2, 3
Ma Yishan 1, 2, 3, 4, 5
Mbaye, Fatimata 1
Mbembe, Achille 1
Mbombuo 1, 2, 3
Mégasthène 1, 2, 3, 4, 5
Mehmed 1, 2
Mélanie la Jeune 1, 2, 3
Melon, Jean-François 1, 2, 3, 4, 5
Meneses, Aleixo de 1, 2
Mentor, Étienne 1
Mercado, Tomás de 1
Mercier, Louis-Sébastien 1, 2
Merlaud-Ponty, William 1, 2, 3, 4, 5, 6
Métayer, Adélaïde 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Métayer, Charles 1
Millar, John 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Mills, L. M. 1
Milscent, Claude 1
Mindon 1, 2, 3
Ming 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
Miranda, Francisco de 1, 2
Misaèl 1
Mithridate 1, 2
Mohamed Barka 1, 2
Moirans, Épiphane de 1
Moïse 1, 2, 3
Molina, Luis de 1, 2, 3, 4
Montesinos, Antonio de 1
Morange, Pierre-Paul 1, 2
Moreau, Jean-Michel 1
Morel, Edmund 1
Morrison, Toni 1, 2, 3, 4
Moulay ‘Abd-er-Rahman 1
Muhammad, Abû 1, 2, 3
Mülâyim 1
Mullah Hüsrev 1
Myeong-hoe, Han 1
Nabuchodonosor 1
Nanaia-hussinni 1, 2, 3
Nana, Inna 1
Nancy 1, 2, 3
Narsès 1, 2, 3
Neau, Élie 1
Néhémie 1, 2
Néron 1
Newport, Matilda 1
Newsom, Robert 1, 2, 3
Nguwuo 1
Nicias 1
Nicolas de Damas 1
Nicolas V 1, 2, 3
Nicostratos 1
Nikos 1, 2, 3
Njinga de Matamba 1, 2, 3
Nkrumah, Kwame 1, 2
Noé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Noret, Louis 1
Norodom 1
Northrup, Salomon 1
Nymphodore de Syracuse 1, 2, 3, 4, 5, 6
Obama, Barack 1
Ofa 1
Ogé, Vincent 1
Old Doll 1, 2
Oliveira, Fernando 1, 2
Oliveira, Fernão de 1
Olympio, Sylvanus 1, 2, 3
Ŏmnye 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Onésime 1
Ongwen, Dominic 1, 2
Onopion 1
Optatus 1
Orkina 1
O’Sullivan, John L. 1
Pacheco, António 1
Paine, Thomas 1, 2
Pallade de Galatie 1
Panionios de Chios 1, 2, 3, 4
Paracelse 1
Park, Mungo 1, 2, 3, 4
Paşayiğit 1
Pasiclès 1
Pasion 1, 2, 3
Paul de Tarse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Paul III 1
Pechméja, Jean de 1, 2, 3
Pécoul, Auguste 1
Pélage, Magloire 1, 2, 3, 4
Peregrinus 1, 2
Perez, Fernão 1
Périandre 1
Pero 1
Perrinon, Auguste-François 1, 2, 3
Persès 1
Pervâne, El-Hac 1
Pétion, Alexandre 1
Petit, Émilien 1
Pétrone 1, 2
Petty, William 1
Philémon 1
Philippe III 1
Philippe V de Macédoine 1
Philippos 1
Philon d’Alexandrie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Philostorge 1
Philostrate 1, 2
Phocas 1
Phormion 1, 2
Pia, Antistia 1, 2
Pierre (apôtre) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Pierre le Grand 1, 2, 3, 4, 5, 6
Platon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Plutarque 1, 2
Politice Baebia 1
Pollux 1
Polly 1
Polverel, Étienne 1
Pompée 1
Poséidonios d’Apamée 1, 2, 3
Potitus 1
Prima 1
Prince, Mary 1, 2
Prisca, Caiena 1
Pseudo-Phocylide 1
Pugh, Nicey 1, 2, 3, 4, 5
Qalawun 1
Qi, Song 1
Raimond, Julien 1, 2, 3, 4
Rainford, Marcus 1
Rāma 1, 2
Rama III 1
Rama V 1
Ramsay, R. P. James 1
Ramsès III 1
Rāvaṇa 1
Raynal, Guillaume-Thomas 1, 2, 3, 4, 5
Rayneval, Gérard de 1, 2, 3, 4
Rebecca 1
Rebello, Fernão 1
Regnaud, Pierre-Étienne 1
Reid, Thomas 1
Reis, Ahmed 1
Reis, Davud 1
Renard, Capitaine 1
Rhu, Zhang 1, 2, 3
Richepance, Antoine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Ricœur, Paul 1
Ridvan 1
Riolan, Jean 1
Rivière, Romaine 1
Robin John, Ancona Robin 1, 2, 3, 4
Rocha, Ribeiro 1
Rossignol-Desdunes 1
Rostoland, Claude 1, 2
Roubaud, Pierre-Joseph-André 1
Roume, Ernest 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Rousseau, Jean-Jacques 1, 2
Royall, Isaac 1, 2, 3, 4, 5
Roy Mata 1, 2
Rufus, Musonius 1
Russel, John 1
Sabines, Les 1
Sagua 1
Saint-Mihiel, Smaragde de 1
Saint-Pierre, Jacques-Henri 1, 2
Saladin 1
Salazar, Oliveira 1
Salvini, Matteo 1
Salvius 1, 2
Samory Touré 1, 2, 3
Samsi-Addu d’Ekallatum 1
Sanchis, Alfonso 1
Sandoval, Alonso de 1, 2
Santángel, Luis de 1
Sara 1, 2
Sarah 1, 2
Sartine, Antoine de 1
Schmaltz, Julian 1
Schœlcher, Victor 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Scott, Dread 1, 2, 3, 4
Sears, George 1
Sébaste, Eustache de 1
er
Séleucos I 1
Sellin, Thorsten 1
Sem 1, 2
Semba 1
Sénèque 1, 2, 3, 4, 5, 6
Septime Sévère 1
Servius Tullius 1
Seyon, Sim 1
Shaghab 1, 2, 3
Shang 1
Shang Yang 1
Sharp, Granville 1, 2, 3
Shekau, Abubakar 1
Sherman, William T. 1
Siguan 1
Siliadin, Siwa-Akofa 1, 2, 3, 4
Sima Qian 1, 2, 3, 4
Simon 1
Skipwith, Peyton 1
Sloane, Hans 1
Smith, Adam 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Smith, Gerrit 1
Snelgrave, William 1, 2, 3
Socrate 1, 2
Sodré, Domingo 1
Soglo, Nicéphore 1, 2
Soljenitsyne, Alexandre 1, 2, 3, 4
Solon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Solórzano, Juan de 1, 2
Somadeva 1
Somerset, James 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Sonthonax, Léger-Félicité 1, 2, 3
Sophocle 1
Sôsos 1
Sostrata 1, 2
Soto, Domingo de 1
Soyinka, Wole 1
Stephanus 1
Stephen, James 1, 2
Storms, Émile 1, 2, 3
Story, Joseph 1
Strabon 1, 2
Stuart, Charles 1, 2
Sultana 1
Śunaḥśepa 1
Sunjata 1, 2, 3
Sun Yat-sen 1
Suryavarman II 1
Symbatios Pakourianos 1
Tabari 1, 2
Tacca, Pietro 1
Taney, Roger 1
Taubira, Christiane 1, 2, 3
Taylor, Charles 1
Tayyib Halife 1, 2
Tennent, Gilbert 1
Térence 1
Tertre, Jean-Baptiste du 1
Tertullien de Carthage 1, 2
Théodora 1, 2
Théodose 1
Théophraste 1
Thomas, Billy 1
Thomas d’Aquin 1, 2
Thucydide 1, 2, 3, 4
Tingying, Zhou 1
Tite-Live 1, 2
Titus 1, 2, 3
Tocqueville, Alexis de 1
Tokori, Adun 1
Tólir 1
Torres, Margarita de 1
Trimalcion 1, 2
Tubman, Harriet 1, 2, 3
Turner, Nat 1, 2, 3, 4
Twyman, Bertie 1, 2
Ugolinus 1
Ulpien 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Ulysse 1, 2, 3, 4, 5, 6
Umiliana 1, 2, 3, 4, 5, 6
Up de Graeff, Derick 1
Urbana 1, 2
Urbinus 1
Ur (dynastie) 1
Valens 1
Varius 1
Varron 1, 2, 3
Vattel, Emmerich de 1, 2
Vedius Pollion 1, 2, 3, 4
Vercillus 1
Vesey, Denmark 1
Vespasien 1
Vespucci, Amerigo 1
Vessantara 1
Victor-Amédée II 1
Vieira, António 1, 2, 3
Villalpando, Cristobal de 1
Vitalis 1
Vitkovski, D. P. 1, 2
Vitoria, Francisco de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Vjrāditya 1
Wade, Edward 1
Wadström, Carl B. 1
Wa Kamissoko 1, 2
Walcott, Derek 1
Walker, David 1
Wallon, Henri 1, 2, 3, 4
Walton, J. L. 1
Wan, Biao 1
Washington, George 1, 2, 3
Washington, Martha 1
Watt 1
Wazir, Muhammad 1
Weber, Max 1, 2, 3, 4, 5, 6
Weibing, Wu 1
Wells, Nathaniel 1
Wells, William 1
Wesley, Charles 1
Wesley, John 1
Wheatley, Phillis 1
Whitefield, George 1
Whitney, Eli 1, 2
Wilberforce, William 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
William 1
William, Peter 1
Williams, Francis 1
Wittgenstein, Ludwig 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Wood 1
Wood, Henrietta 1, 2
Woodson, Carter G. 1, 2
Woolman, John 1
Wudi 1
Xénophon 1, 2, 3
Xisun, Hu 1, 2, 3, 4, 5
Yahvé 1, 2
Yako 1, 2
Yan Shu’er 1
Yasmah-Addu 1
Yi Sao, Zheng 1
Yŏin, Ch’oe 1, 2, 3, 4
Yong, Dong 1
Yongzheng 1, 2
Young, Arthur 1
Youwei, Kang 1
Yudhiṣṭhira 1, 2, 3
Zabeth 1, 2
Zénon 1
Zeus 1
Zhang 1
Zhang Sanmeng 1, 2, 3, 4, 5
Zhao, Ban 1
Zheng 1, 2
Zhongshan, Sun 1
Zimri-Lim 1, 2, 3
Zosimus 1
Zurara, Gomes de 1
LISTE DES AUTEURS
Éditeurs
Paulin Ismard est historien, professeur à l’université d’Aix-Marseille, membre de l’Institut universitaire
de France. Ses travaux sont consacrés à l’histoire sociale et politique de la Grèce ancienne – La Cité des
réseaux. Athènes et ses associations, VIe-Ier siècle av. J.-C., Publications de la Sorbonne, 2010 ; (co-éd.),
Clisthène et Lycurgue d’Athènes. Autour du politique dans l’Athènes classique, Publications de la
Sorbonne, 2010 ; L’Événement Socrate, Flammarion, 2013 ; La Démocratie contre les experts. Les
esclaves publics en Grèce ancienne, Seuil, 2015 ; La Cité et ses esclaves. Institution, fictions, expériences,
Seuil, 2019 ; (avec V. Azoulay), Athènes 403. Une histoire chorale, Flammarion, 2020.
Benedetta Rossi est historienne et anthropologue, Associate Professor à l’University College London
(Royaume-Uni). Son travail porte sur l’histoire de l’esclavage et de l’abolition en Afrique aux XIXe et
e
XX siècles – From Slavery to Aid : Politics, Labour, and Ecology in the Nigerien Sahel, 1800-2000,
Cambridge UP, 2015 ; (éd.), Reconfiguring Slavery : West African Trajectories, Liverpool UP, rééd. 2016 ;
(éd.), « Developmentalism, Labor, and the Slow Death of Slavery in Twentieth Century Africa », numéro
spécial de l’International Labor and Working Class History Journal, vol. 92, automne 2017.
Cécile Vidal est historienne, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS). Elle est spécialiste de l’histoire des mondes atlantiques et des sociétés esclavagistes des
Amériques des XVIIe-XIXe siècles – Caribbean New Orleans : Empire, Race, and the Making of a Slave
Society, University of North Carolina Press, 2019 ; (éd.), Une histoire sociale du Nouveau Monde, Éditions
de l’EHESS, 2021 ; (éd.), New Orleans, Louisiana, & Saint-Louis, Senegal : Mirror Cities in the Atlantic
World, 1659-200s, Louisiana State UP, 2019 ; (avec G. Havard), Histoire de l’Amérique française,
Flammarion, rééd. 2019.
Auteurs
Patrick Abungu est historien et muséologue. Il est actuellement Senior Research Scientist au Fort Jesus
Museum & World Heritage, Mombasa (Kenya), et conservateur au Shimoni Slavery Museum and Heritage
Site de Mombasa. Ses travaux portent sur les héritages de l’esclavage et ses lieux de mémoire – Roles and
Contributions of Heritage Training Institutions in Community Development in Africa : The Case of the
Centre for Heritage Development in Africa (CHDA), Lambert, 2011.
Jean Allain est juriste, professeur de droit international à la Monash University (Australie) et à
l’université de Hull (Royaume-Uni). Ses travaux portent sur les droits de l’esclavage à l’échelle mondiale
et sur l’histoire du droit international – Slavery in International Law of Human Exploitation and
Trafficking, Martinus Nijhoff, 2013 ; The Law and Slavery : Prohibiting Human Exploitation, Brill, 2015 ;
(co-éd.), The Legal Understanding of Slavery : From Historical to the Contemporary, Oxford UP, 2012 ;
The Last Waltz of the Law of Nations : A Translation of the 1803 Edition of de Rayneval’s The Institutions
of Natural Law and the Law of Nations, Oxford UP, 2019.
Ana Lucia Araujo est historienne, professeure à Howard University ( États-Unis). Ses travaux portent sur
la mémoire de l’esclavage au sein de l’espace atlantique depuis les abolitions – Public Memory of Slavery :
Victims and Perpetrators in the South Atlantic, Cambria Press, 2010 ; Shadows of the Slave Past :
Memory, Heritage and Slavery, Routledge, 2014 ; Reparations for Slavery and the Slave Trade : A
Transnational and Comparative History, Bloomsbury Publishing, 2017 ; Slavery in the Age of Memory :
Engaging the Past, Bloomsbury Publishing, 2020 ; Museums and Atlantic Slavery, Routledge, 2021.
Yavuz Aykan est historien, maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il est
spécialiste de l’histoire du monde ottoman à l’époque moderne – Rendre la justice à Amid. Procédures,
acteurs et doctrines dans le contexte ottoman du XVIIIe siècle, Brill, 2016.
Marie Pierre Ballarin est historienne, chargée de recherche à l’Institut de recherche pour le
développement (IRD). Ses travaux portent notamment sur l’histoire de l’esclavage et ses héritages dans la
société kényane des XXe et XXIe siècles – (co-éd.), Slave Heritage and Identity at the Kenyan Coast, Catholic
University Press, 2014 ; et sur l’histoire de l’océan Indien occidental – Les Reliques royales à Madagascar.
Source de légitimation et enjeu de pouvoir (XVIIIe-XXe siècle), Karthala, 2000. Elle coordonne le programme
« SLAFNET: Slavery in Africa : A Dialogue between Europe and Africa » (H2020-MSCA-RISE 2017-2022).
Bryce Beemer est historien, professeur à l’université Duke Kunshan (Chine). Il est spécialiste de
l’histoire de l’Asie du Sud-Est aux XVIIIe et XIXe siècles – « Bangkok, Creole City : War Slaves, Refugees, and
the Transformation of Culture in Urban Southeast Asia », Literature Compass, 13, 2016, p. 266-276 ;
« Southeast Asian Slavery and Slave-Gathering Warfare as a Vector for Cultural Transmission : The Case
of Burma and Thailand », The Historian, 71, 2009, p. 481-506.
Alice Bellagamba est anthropologue, professeure à l’université de Milan-Bicocca (Italie). Elle a été
coordinatrice du projet « Shadows of Slavery in West Africa and Beyond (ERCCG 313737) » et coordonne
le projet PRIN 2017 « Genealogies of African Freedoms ». Ses travaux portent sur le legs de l’esclavage et
le post-esclavage dans les sociétés ouest-africaines du XXe siècle – L’Africa e la stregoneria, Laterza, 2008 ;
Ethnographie, histoire et colonialisme en Gambie, L’Harmattan, 2002 ; (co-éd.), African Slaves, African
Masters : Politics, Memories, Social Life, Africa World Press, 2017 ; (co-éd.), African Voices on Slavery
and the Slave Trade, 2 vol., Cambridge UP, 2013-2016 ; (co-éd.), The Bitter Legacy : African Slavery Past
and Present, M. Wiener Publisher, 2013.
Guillaume Calafat est historien, maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il est
spécialiste de l’histoire de la Méditerranée de l’âge moderne – Une mer jalousée. Contribution à l’histoire
de la souveraineté (Méditerranée, XVIIe siècle), Seuil, 2019 ; (co-éd. avec R. Bertrand, H. Blais et
I. Heullant-Donat), L’Exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes, Seuil, 2019.
Claude Chevaleyre est historien, chargé de recherche au CNRS. Il est spécialiste de l’histoire de la
Chine moderne – « Recherches sur l’institution servile dans la Chine des Ming et des Qing », thèse
soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2015 ; « Asservir pour punir. La
nature pénale du statut d’esclave dans la Chine des Ming », Extrême-Orient, Extrême-Occident, 41, 2017,
p. 93-117.
Emily Clark est historienne, professeure à l’université Tulane (États-Unis). Ses travaux portent sur
l’histoire des espaces atlantiques à l’âge moderne et sur la formation des sociétés esclavagistes –
Masterless Mistresses : The New Orleans Ursulines and the Development of a New World Society, 1727-
1834, Louisiana State UP, 2007 ; The Strange History of the American Quadroon : Free Women of Color in
the Revolutionary Atlantic World, University of North Carolina Press, 2013 ; (co-éd.), New Orleans,
Louisiana, and Saint-Louis, Senegal : Mirror Cities in the Atlantic World, 1659-200s, Louisiana State UP,
2019.
Jean-Paul Demoule est archéologue et historien, professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon
Sorbonne. Spécialiste de la protohistoire européenne, il est l’auteur de nombreux livres, parmi lesquels
Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident, Seuil, 2014 ; Naissance de la
figure : l’art du paléolithique à l’âge du fer, Gallimard, rééd. 2017 ; Aux origines, l’archéologie : une
science au cœur des grands débats de notre temps, La Découverte, 2020.
Jean-Pierre Devroey est historien, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles, membre de
l’Académie royale de Belgique. Ses travaux portent sur l’économie et la société de l’Occident latin du haut
Moyen Âge – Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs, VIe-
e
IX siècles, Académie royale de Belgique, 2006 ; La Nature et le Roi. Environnement, pouvoir et société à
l’âge de Charlemagne, 740-820, Albin Michel, 2019.
Cédric Ferrier est historien, professeur en classes préparatoires, et chercheur associé au sein de l’UMR
AOROC. Spécialiste de l’Inde ancienne, il est notamment l’auteur de L’Inde des Gupta (IVe-VIe siècle), Les
Belles Lettres, 2015.
David Geggus est historien, professeur émérite à l’université de Floride (États-Unis). Ses travaux portent
sur l’histoire de Saint-Domingue et sur l’esclavage dans la Grande Caraïbe – Slavery, War and Revolution :
The British Occupation of Saint Domingue, 1793-1798, Oxford UP, 1982 ; Haitian Revolutionary Studies,
Indiana UP, 2002 ; (éd.), The Impact of the Haitian Revolution in the Atlantic World, University of South
Carolina Press, 2001 ; (co-éd.), The World of the Haitian Revolution, Indiana UP, 2009.
Jean-Yves Grenier est historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS). Ses travaux portent sur les économies européennes de l’âge moderne et l’histoire de la pensée
économique – L’Économie d’Ancien Régime, un monde de l’échange et de l’incertitude, Albin Michel,
2006 ; Histoire de la pensée économique et politique de la France d’Ancien Régime, Hachette, 2007.
Mathieu Guérin est historien, maître de conférences à l’INALCO. Il est spécialiste de l’histoire
environnementale et de l’histoire rurale des sociétés de l’Asie du Sud-Est – Paysans de la forêt à l’époque
coloniale. La pacification des aborigènes des hautes terres du Cambodge (1863-1940), Presses
universitaires de Rennes, 2008 ; « À l’ombre des palmiers à sucre : les campagnes cambodgiennes sous
protectorat français à travers l’exemple de Kampong Thom », manuscrit original d’habilitation à diriger
des recherches, EHESS, 2019.
María Elisa Velázquez Guttiérez est anthropologue, sociologue et historienne, professeure à l’Instituto
Nacional de Antropología e Historia de México (Mexique). Ses travaux portent notamment sur le rôle des
descendants d’esclaves africains dans l’histoire du Mexique contemporain – Mujeres de origen africano en
la capital novohispana, siglos XVII y XVIII, Instituto Nacional de Antropología e Historia, Universidad
Nacional Autónoma de México, 2006 ; (avec G. N. Iturralde), Afrodescendientes en México, una historia
de silencio y discriminación, Conapred, 2012 ; Estudiar el racismo : afrodescendientes en México,
Instituto Nacional de Antropología e Historia, 2019.
Kyle Harper est historien, professeur à l’université d’Oklahoma (États-Unis). Spécialiste de l’histoire
sociale, politique et environnementale de l’Empire romain, il est notamment l’auteur de Slavery in the
Late Roman World, Cambridge UP, 2011 ; From Shame to Sin : The Christian Transformation of Sexual
Morality in Late Antiquity. Revealing antiquity, Harvard UP, 2013 ; Comment l’Empire romain s’est
effondré, La Découverte, 2019 ; Plagues upon the Earth : Disease and the Course of Human History,
Princeton UP, 2021.
Catherine Hezser est historienne, professeure en études juives à la School of Oriental and African
Studies, University of London (Royaume-Uni). Spécialiste de la littérature rabbinique et de l’histoire des
Juifs en Palestine romaine durant l’Antiquité tardive, elle est l’auteure de nombreux livres parmi lesquels :
Jewish Slavery in Antiquity, Oxford UP, 2005 ; Jewish Travel in Antiquity, Mohr Siebeck, 2011 ; Rabbinic
Body Language, Brill, 2017 ; Bild und Kontext. Jüdische und christliche Ikonographie der Spätantike,
Mohr Siebeck, 2018.
Renaud Hourcade est sociologue et historien, chargé de recherche au CNRS. Il est notamment
spécialiste des enjeux attachés au développement des politiques mémorielles –Les Ports négriers face à
leur histoire. Politiques de la mémoire à Nantes, Bordeaux et Liverpool, Dalloz, 2014.
David Jabin est anthropologue, post-doctorant à l’Université Paris-Diderot. Spécialiste des sociétés
amazoniennes, il est l’auteur d’une thèse sur les Yuqui d’Amazonie : « Le Service éternel. Ethnographie
d’un esclavage amérindien (Yuqui, Amazonie bolivienne) », université Paris Nanterre, 2016 ; (co-éd.),
Apus, caciques y presidentes: estado y politica indigena amazónica en los paises andinos, IWGIA, 2016.
Allen Kiconco est anthropologue et politiste, spécialiste de l’histoire des relations de genre en Ouganda
et en Sierra Leone contemporains, à l’université du Witwatersrand (Afrique du Sud). Son travail porte
notamment sur l’expérience des femmes dans le contexte des guerres en Afrique contemporaine – Gender,
Conflict and Reintegration in Uganda : Abducted Girls, Returning Women, Routledge, 2021 ; (co-éd.),
Research as more than extraction ? Knowledge Production and Gender-Based Violence in African
Conflicts, Ohio UP, à paraître.
Martin Klein est historien, professeur émérite à l’université de Toronto (Canada). Il est éditeur de
l’Encyclopaedia of African Slavery, the Slave Trade and the Diaspora pour l’Oxford Research
Encyclopaedia online. Il est spécialiste de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest et notamment de la traite, de
l’esclavage et de la colonisation française – Slavery and Colonial Rule in French West Africa, Cambridge
UP, 1998 ; (co-éd.), Women and Slavery in Africa, University of Wisconsin Press, 1983 ; (co-éd.), Slavery
and Colonial Rule in Africa, Routledge, 1998 ; (co-éd.), African Voices on Slavery and the Slave Trade,
Cambridge UP, 2013.
Ludolf Kuchenbuch est historien, professeur émérite à l’université de Hagen (Allemagne). Spécialiste
du haut Moyen Âge occidental, il a consacré une grande partie de ses travaux à l’étude du féodalisme et
des transformations des statuts de dépendance, notamment Bäuerliche Gesellschaft und Klosterherrschaft
im 9. Jahrhundert. Studien zur Sozialstruktur der Familia der Abtei Prüm, F. Steiner, 1978 ;
Grundherrschaft im früheren Mittelalter, Schulz-Kirchner, 1991.
Silyane Larcher est politiste et sociologue, chargée de recherche au CNRS. Ses travaux portent
notamment sur la fabrique de la race dans les Antilles françaises, les héritages du legs colonial et
esclavagiste, l’afro-féminisme, ainsi que l’expérience vécue du racisme au quotidien – L’Autre Citoyen :
l’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, A. Colin, 2014 ; (co-éd.), Black French Women and the
Struggle for Equality, 1848-2016, University of Nebraska Press, 2018.
Matthew Lauer est historien et chercheur indépendant. Spécialiste de l’histoire sociale de la Corée à la
période Chosŏn, il est l’auteur d’une thèse intitulée « Two Years of Encounters in Namwŏn, 1736-1737 :
Conflict Negotiation and the Configurations of Chosŏn Village Society », University of California, Los
Angeles, 2017.
Robin Law est historien, professeur émérite à l’université de Stirling (Royaume-Uni), Fellow of the Royal
Society d’Édimbourg et Fellow of the British Academy. Spécialiste de l’histoire précoloniale de l’Afrique
de l’Ouest et de la traite atlantique, il est notamment l’auteur de The Slave Coast of West Africa, 1550-
1570 : The Impact of the Atlantic Slave Trade on an African Society, Oxford UP, 1991 ; Ouidah : The
Social History of a West African Slaving « Port », 1727-1892, James Currey, 2004.
Camille Lefebvre est historienne, directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste de l’histoire de
l’Afrique occidentale –Frontières de sable, frontières de papier. Histoire de territoires et de frontières, du
Jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, XIXe-XXe siècles, Publications de la Sorbonne, 2015 ;
Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation coloniale (Sahara-Sahel), Fayard, 2021.
Noel Lenski est historien, professeur à l’université Yale (États-Unis). Ses travaux portent sur l’histoire
des mondes grec et romains sous l’Empire romain et sur l’histoire de l’esclavage dans une perspective
comparatiste – Failure of Empire : Valens and the Roman State In the Fourth Century AD, University of
California Press, 2002 ; Constantine and the Cities, University of Pennsylvania Press, 2016 ; (co-éd.), What
is a Slave Society ? The Practice of Slavery in Global Perspective, Cambridge UP, 2018.
Reuben Loffman est historien, Senior Lecturer à Queen Mary University of London (Royaume-Uni). Il est
spécialiste de l’histoire du Congo-Kinshasa colonial et post-colonial – Church, State and Colonialism in
Southeastern Congo, 1890-1962, Palgrave, 2019.
Julien Loiseau est historien, professeur à l’université d’Aix-Marseille. Ses travaux portent sur l’histoire
de l’Égypte médiévale et celle des villes du Proche-Orient – Reconstruire la Maison du sultan. Ruine et
recomposition de l’ordre urbain au Caire : 1350-1450, IFAO, 2010 ; Les Mamelouks, XIIIe-XVIe siècles. Une
expérience du pouvoir dans l’Islam médiéval, Seuil, 2014 ; (co-éd.), Jérusalem. Histoire d’une ville-monde,
des origines à nos jours, Flammarion, 2016.
Catarina Madeira-Santos est historienne, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences
sociales (EHESS). Elle est spécialiste de l’histoire de l’Afrique centrale et de la colonisation portugaise –
(avec A. Paula Tavares), Africae Monumenta. A apropriação da escrita pelos africanos, vol. 1 : Arquivo
Caculo Cacahenda (introdução, estudos, glossário, edição e índices), Centro de Estudos de História e
Cartografia Antiga/Instituto de Investigação Científica Tropical, 2002 ; « A escravatura em línguas
africanas : definir, arquivar, historicizar », 2 vol., manuscrit inédit d’habilitation à diriger des recherches,
université Paris Diderot, 2019.
Rosaline McCarthy est éducatrice, chercheuse, formatrice, spécialiste des questions d’égalité de genre
et des droits humains depuis plus de deux décennies. Elle est la directrice du programme « Conjugal
Slavery in War » (Women’s Forum, Sierra Leone) qui étudie les expériences des victimes de violences
sexuelles pendant la guerre des rebelles et les « enfants nés de la guerre ». Elle est membre fondatrice de
The Mano River Women Peace Network (MARWOPNET).
Alessandra Mezzadri est économiste féministe, Senior Lecturer à la School of Oriental and African
Studies, University of London (Royaume-Uni). Son travail porte sur les formes d’exploitation du travail
dans le contexte de la mondialisation contemporaine, en particulier dans le sous-continent indien – The
Sweatshop Regime : Labouring Bodies, Exploitation, and Garments Made in India, Cambridge UP, 2017 ;
(éd.), Marx in the Field, Anthem, 2021.
Léonora Miano est écrivaine. Elle est l’auteure de nombreux romans, essais et pièces de théâtre, parmi
lesquels Contours du jour qui vient, Plon, 2006 ; La Saison de l’ombre, Grasset, 2013 ; Crépuscule du
tourment, Grasset, 2016 ; Rouge impératrice, Grasset, 2019 ; Afropea. Utopie post-occidentale et post-
raciste, Grasset, 2020.
Paulo Fernando de Moraes Farias est historien, professeur émérite à l’université de Birmingham
(Royaume-Uni) et Fellow of the British Academy. Il est spécialiste de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest, des
sources arabes, d’épigraphie sahélienne et des manuscrits de Tombouctou – Arabic Medieval Inscriptions
from the Republic of Mali : Epigraphy, Chronicles, and Songhay-Tuareg History, Oxford UP, 2003 ; (co-
éd.), Heinrich Barth et l’Afrique, Rüdiger Köppe Verlag, 2006 ; Histoire contre mémoire : épigraphie et
lieux d’oubli dans le Sahel malien, université Mohammed V, 1993 ; (co-éd.), Discourse and Its Disguises :
The Interpretation of African Oral Texts, CWAS, 1989 ; (co-éd.), Self-Assertion and Brokerage : Early
Cultural Nationalism in West Africa, CWAS, 1990.
Samuel Nyanchoga est historien, professeur à la Catholic University of Eastern Africa de Nairobi
(Kenya). Ses travaux portent notamment sur l’histoire de l’esclavage et son héritage dans la société
kényane des XIXe et XXe siècles – Contemporary Issues in Kenyan History and the Challenges of
Nationhood , Kolbe Press, 2014 ; (co-éd.), The Slavery Heritage and Identities in the Kenya Coast,
Catholic University of Eastern Africa Press, 2014.
M’hamed Oualdi est historien, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po). Il est
spécialiste de l’histoire du Maghreb moderne et du monde ottoman aux époques moderne et
contemporaine – Esclaves et maîtres. Les Mamelouks des beys de Tunis du XVIIe siècle aux années 1880,
Publications de la Sorbonne, 2011 ; A Slave between Empires : A Transimperial History of North Africa,
Columbia UP, 2020.
Eduardo França Paiva est historien, professeur à l’université fédérale du Minas Gerais (Brésil). Son
travail se consacre à l’histoire de la colonisation portugaise et de la société esclavagiste brésilienne de
l’époque moderne – Escravidão e Universo Cultural na Colônia ; Minas Gerais, 1716-1789, Editora UFMG,
rééd. 2006 ; Escravos e libertos nas Minas Gerais do século XVIII : estratégias de resistência através dos
testamentos, Annablume, 2009 ; Dar nome ao novo : uma história lexical da Ibero-América, entre os
séculos XVI e XVIII (as dinâmicas de mestiçagens e o mundo do trabalho), Autêntica Editora, 2015.
Orlando Patterson est sociologue et historien, professeur à l’université Harvard (États-Unis). Ses
travaux portent notamment sur l’histoire de la Jamaïque – An Analysis of the Origins, Development and
Structure of Negro Slave Society in Jamaica, McGibbon & Kee, 1968 ; The Confounding Island : Jamaica
and the Postcolonial Predicament, Belknap Press, 2019 ; l’histoire comparée des sociétés esclavagistes –
Slavery and Social Death : A Comparative Study, Harvard UP, 1982 ; Freedom in the Making of Western
Culture, Basic Books, 1991 ; et la question raciale aux États-Unis – Rituals of Blood : Consequences of
Slavery in Two American Centuries, Counterpoint, 1999. Il est aussi l’auteur de plusieurs romans, parmi
lesquels The Children of Sisyphus, Bolivar Press, 1968 ; Die the Long Day, Mayflower Books, 1973.
Craig Perry est historien, Assistant Professor à l’Emory University d’Atlanta (États-Unis). Spécialiste des
documents de la Geniza du Caire, il consacre ses travaux à l’histoire de l’esclavage dans les societés
islamiques à l’époque médiévale – (co-éd.), Cambridge World History of Slavery, vol. 2 : The Medieval
Period, Cambridge UP, 2021.
Erin Pettigrew est historienne, Assistant Professor à la New York University d’Abu Dhabi (Émirats
arabes unis). Ses travaux portent sur l’histoire de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel aux XIXe et XXe siècles –
To Invoke the Invisible : Islam, Spiritual Mediation, and Social Change in the Sahara, à paraître.
Fabienne Plazolles Guillén est historienne, maîtresse de conférences à l’université de Pau et des pays
de l’Adour. Elle est spécialiste de l’histoire de l’esclavage dans le royaume d’Espagne du XIVe au XVIe siècle
– (co-éd.), Les Esclavages en Méditerranée. Espaces et dynamiques économiques, Casa Velázquez, 2012
(co-éd.), Ser y vivir esclavo : identidad, aculturación y agency (mundos mediterráneos y atlánticos, siglos
XIII-XVIII), Casa Velázquez, 2021.
Joel Quirk est politiste et historien, professeur à l’université du Witwatersrand (Afrique du Sud). Ses
travaux portent notamment sur les formes contemporaines d’esclavage, et leur définition sur le plan légal
–The Anti-Slavery Project : From the Slave Trade to Human Trafficking, University of Pennsylvania Press,
2011 ; (co-éd.), Contemporary Slavery : Popular Rhetoric and Political Practice, University of British
Columbia, 2017 ; (co-éd.), Mobility Makes States : Migration and Power in Africa, University of
Pennsylvania Press, 2015. Il est co-éditeur de Beyond Trafficking and Slavery (openDemocracy).
Ben Raffield est archéologue et historien, Associate Professor à l’université d’Uppsala (Suède). Il est
spécialiste de l’histoire de la traite et de l’esclavage au sein des sociétés vikings – The Lives Unseen :
Comparative Approaches to Captivity, Forced Migration, and Slavery in Viking-Age Scandinavia,
Routledge, à paraître.
Hervé Reculeau est historien, Associate Professor à l’université de Chicago (États-Unis). Ses travaux
portent sur l’histoire sociale et environnementale des sociétés du Proche-Orient ancien – Climate,
Environment and Agriculture in Assyria in the 2nd Half of the 2nd Millennium BCE, Harrassowitz, 2011 ;
Florilegium marianum XVI. L’agriculture irriguée au royaume de Mari : essai d’histoire des techniques,
SEPOA, 2018.
Frédéric Régent est historien, maître de conférences HDR à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il
est spécialiste de l’histoire des sociétés esclavagistes des Antilles françaises à l’époque moderne et
contemporaine. Il a notamment publié Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en
Guadeloupe, 1789-1802, Grasset, 2004 ; La France et ses esclaves, de la colonisation aux abolitions (1620-
1848), Grasset, 2007 ; (avec G. Gonfier et B. Maillard), Libres et sans fers. Paroles d’esclaves français.
Guadeloupe, Île Bourbon (Réunion), Martinique, Fayard, 2015 ; Les Maîtres de la Guadeloupe.
Propriétaires d’esclaves, 1635-1848, Tallandier, 2019.
Alice Rio est historienne, professeure d’histoire médiévale au King’s College London (Royaume-Uni). Ses
travaux portent sur l’histoire sociale et les cultures juridiques du haut Moyen Âge occidental – Slavery
after Rome, 500-1100, Oxford UP, 2017.
Justin Roberts est historien, Associate Professor à la Dalhousie University (États-Unis). Il est spécialiste
de l’histoire atlantique et des Antilles britanniques à l’époque moderne – Slavery and the Enlightenment
in the British Atlantic : 1750-1807, Cambridge UP, 2013.
Matthias van Rossum est historien, collaborateur de l’International Institute for Social History (Pays-
Bas) et directeur du projet GLOBALISE, qui étudie sur les archives de la Compagnie néerlandaise des
Indes orientales. Ses travaux portent sur l’histoire du travail et l’empire colonial néerlandais à l’époque
moderne – Kleurrijke tragiek : de geschiedenis van slavernij in Azië onder de VOC, Verloren, 2015 ; (co-
éd.), A Global History of Runaways : Workers, Mobility, and Capitalism 1600-1850, University of California
Press, 2019.
Anita Rupprecht est historienne, Lecturer à l’université de Brighton (Royaume-Uni). Elle est spécialiste
de l’histoire de la traite transatlantique et de l’abolitionnisme britannique – « “He says that if he is not
taught a trade, he will run away” : Recaptured Africans, Desertion and Mobility in the British Caribbean,
1808-1828 », dans T. Chakraborty, M. Rediker et M. van Rossum (éds.), A Global History of Runaways :
Workers, Mobility, and Capitalism, 1600-1850, University of California Press, 2019.
Brett Rushforth est historien, Associate Professor à l’université d’Orégon (États-Unis). Ses travaux
portent sur l’histoire des mondes atlantiques, l’esclavage, l’Amérique du Nord amérindienne et l’empire
colonial français – Bonds of Alliance : Indigenous and Atlantic Slaveries in New France, University of
North Carolina Press, 2012.
Silvia Sebastiani est historienne, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS). Elle est spécialiste de l’histoire intellectuelle de l’Europe moderne et a consacré plusieurs
travaux à la question des frontières de l’humain, de la race, du genre et de l’écriture de l’histoire dans la
pensée des Lumières écossaises –The Scottish Enlightenment : Race, Gender and the Limits of Progress ,
Palgrave Macmillan, 2013 ; (co-éd.), Simianization. Apes, Gender, Class, and Race, Lit. Verlag, 2015 ;
(avec J.-F. Schaub), Race et histoire dans les sociétés occidentales (XIVe-XVIIIe siècles), Albin Michel, 2021.
Gerhard Seibert est anthropologue, chercheur associé au Centre d’études internationales de l’ISCTE –
Institut universitaire de Lisbonne (Portugal). Ses travaux portent sur l’histoire coloniale et post-
indépendance de l’Afrique lusophone, en particulier à São Tomé-et-Príncipe – Comrades, Clients and
Cousins : Colonialism, Socialism and Democratization in São Tomé and Príncipe, Brill, 2006.
Samantha Sint Nicolaas est historienne, doctorante à l’université de Leyde (Pays-Bas). Son travail porte
sur l’histoire de la pénalité et des migrations aux Pays-Bas à l’époque moderne. Elle collabore en outre, au
sein de l’International Institute for Social History (Pays-Bas), à la base de données Exploring Slave Trade
in Asia.
Elena Smorlaz est historienne, chercheure associée au Bonn Center for Dependency and Slavery Studies
(Allemagne). Ses travaux portent sur l’histoire des traites et de l’esclavage dans l’Asie centrale des
e e
XVIII et XIX siècles – « Speaking about Freedom and Dependency : Representations and Experiences of
Russian Enslaved Captives in Central Asia in the First Half of the 19th Century », Journal of Global Slavery,
2, 2017, p. 44-71 ; « Saving Lost Souls or Doing Good Business ? Interactions at the Russian-Kazakh
Frontier and Strategies for Freeing Russian Slaves in Central Asia in the Early 19th Century », Diyar.
Zeitschrift für Osmanistik, Türkei- und Nahostforschung, 1, 2020, p. 34-57.
Miranda Spieler est historienne, Associate Professor à l’American University of Paris. Elle est spécialiste
de la France et de son empire aux époques moderne et contemporaine, du droit et de la violence – Empire
and Underworld : Captivity in French Guiana, Harvard UP, 2012.
Alessandro Stanziani est historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS). Ses travaux portent notamment sur l’histoire globale du travail et de la Russie aux périodes
moderne et contemporaine – Les Métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale, XVIIIe-
e
XIX siècles, Presses de Sciences Po, 2019 ; Bondage. Labor and Rights in Eurasia from the Sixteenth to
the Early Twentieth Centuries, Berghahn, 2014 ; (co-éd.), Debt and Slavery in the Atlantic and
Mediterranean Worlds, Pickering & Chatto, 2013.
Clément Thibaud est historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS). Ses travaux portent sur l’histoire de l’Amérique latine dans une perspective atlantique aux
e e
XVIII et XIX siècles – Libérer le Nouveau Monde. La fondation des premières républiques du monde
hispanique (Colombie et Venezuela, 1780-1820), Les Perséides, 2017 ; Républiques en armes. Les armées
de Bolívar dans la guerre d’Indépendance en Colombie et au Venezuela, Presses universitaires de Rennes,
2006 ; (co-éd.), Couleurs, esclavages, libérations aux Amériques, 1804-1860, Les Perséides, 2013.
Luis Filipe Thomaz est historien, professeur émérite à l’université nouvelle de Lisbonne (Portugal).
Spécialiste de la colonisation portugaise en Orient, il est l’auteur de nombreux livres, parmi lesquels
L’Expansion portugaise dans le monde, XIVe-XVIIIe siècles : les multiples facettes d’un prisme, Chandeigne,
2018 ; País dos belos : achegas para a compreensão de Timor-Leste, Instituto Português do Oriente :
Fundação Oriente, 2008.
Nicolas Tran est historien, professeur d’histoire romaine à l’université de Poitiers. Il est spécialiste de
l’histoire sociale de l’Empire romain – Les Membres des associations romaines. Le rang social des
collegiati en Italie et en Gaule sous le Haut-Empire, École française de Rome (EFR), 2006 ; Dominus
tabernae : le statut de travail des artisans et des commerçants de l’Occident romain (Ier siècle av. J.-C.-
e
III siècle apr. J.-C.), BEFAR, 2013.
Christine Whyte est historienne, Lecturer à l’université de Glasgow (Royaume-Uni). Elle est spécialiste
de l’histoire de l’esclavage et de l’abolition en Afrique – « Mothering Solidarity : Infant-Feeding,
Vulnerability and Poverty in West Africa since the Seventeenth Century », Past and Present, 246,
déc. 2020, p. 54-91 ; « A State of Underdevelopment : Sovereignty, Nation-Building and Labor in Liberia
1898-1961 », International Labor and Working-Class History, 92, 2017, p. 24-46.
Nigel Worden est historien, professeur émérite à l’université du Cap (Afrique du Sud). Ses travaux
portent notamment sur l’histoire de la colonie du Cap et l’histoire contemporaine de l’Afrique du Sud –
Slavery in Dutch South Africa, Cambridge UP, 1985 ; The Making of Modern South Africa, Conquest,
Segregation and Apartheid, Blackwell, 1994.
Robin D. S. Yates est historien, professeur à l’université McGill de Montréal (Canada). Il est spécialiste
de l’histoire de la Chine ancienne – « Slavery in Early China : A Socio-Cultural Approach », Journal of East
Asian Archaeology, 3, 2002, p. 283-331 ; (avec A. J. Barbieri-Low), Law, State, and Society in Early
Imperial China. A Study with Critical Edition and Translation of the Legal Texts from Zhangjiashan Tomb
no 247, Brill, 2015, (2 vols.).
Julien Zurbach est historien, maître de conférences à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm,
membre de l’Institut universitaire de France. Ses travaux portent sur l’histoire économique et sociale de
la Grèce ancienne – Les Hommes, la terre et la dette en Grèce, 1400-700 av. J.-C., Ausonius, 2017 ; (avec
C. d’Ercole), Naissance de la Grèce, de Minos à Solon : 3200 à 510 avant notre ère, Belin, 2019.
Traducteurs
Maxime Shelledy et Souad Degachi sont enseignants d’anglais et d’histoire et traducteurs littéraires.
Ils ont à leur actif une vingtaine de romans publiés chez divers éditeurs (Gallimard, HarperCollins France,
Forges de Vulcain), ainsi que de nombreux articles et essais pour des revues et ouvrages universitaires.
Solange Lebourges Carlier est traductrice de l’espagnol. Elle a contribué à la traduction de nombreux
articles de sciences sociales consacrés à l’étude du Mexique contemporain.
Laurent Cantagrel, docteur en littérature, traduit de l’allemand et de l’italien, des essais et des textes
littéraires (Umberto Eco, Norbert Elias).
David Yann Chaigne est traducteur régulier de la littérature scientifique portugaise et brésilienne,
notamment pour la revue Brésil(s).
REMERCIEMENTS
La conception et l’écriture de ce livre se sont échelonnées sur près de cinq années. Au moment de
l’achever, nous souhaitons d’abord exprimer notre reconnaissance à l’ensemble des amis et collègues qui
nous ont fait confiance et ont, depuis les quatre coins du monde, accepté de participer à cette aventure
collective.
Nous remercions chaleureusement Séverine Nikel qui a accueilli et soutenu avec enthousiasme ce
projet aux Éditions du Seuil, ainsi que Patrick Boucheron pour sa confiance et sa générosité intellectuelle.
Notre gratitude va aussi, au sein des Éditions du Seuil, à Antoine Böhm qui a assuré, avec Séverine Nikel,
le processus éditorial de ce livre, et à Alain Bischoff, lecteur-correcteur, pour sa précieuse relecture du
manuscrit et sa traque des dernières approximations au cours de la phase finale de préparation du texte.
Nous sommes très reconnaissants envers Romane de Stabbenrath d’avoir réalisé en un temps record
l’index avec Antoine Böhm.
Un remerciement particulier va à Grégoire Kauffmann, qui a accompagné le tout début de ce projet.
Il nous faut remercier plusieurs institutions : l’Institut universitaire de France et l’Université Paris 1
Panthéon Sorbonne ont apporté un soutien financier précieux à sa réalisation ; la Fondation des Treilles
nous a accueillis dans un cadre exceptionnel en mars 2019, pour un séminaire de travail consacré à
l’écriture de la seconde partie de l’ouvrage.
Ce livre doit aussi beaucoup aux discussions que nous avons eues au cours d’un séminaire qui s’est
tenu durant l’année 2018-2019 à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et dans lequel
nous avons pu présenter des pièces de ce puzzle. Nous souhaitons remercier ses participants, qui furent
les premiers cobayes de nos essais d’histoire comparée.
C’est au sein du laboratoire Anhima (UMR 8210) qu’ont eu lieu nos premières réunions. Les
recherches de Benedetta Rossi ont été rendues possibles grâce aux financements du Conseil européen de
la recherche (ERC) pour le projet AFRAB (réf. ERC AG 885418) et de l’Arts and Humanities Research
Council (AHRC) du Royaume-Uni pour le projet LESLAN (réf. AH/R005427/1 et AH/V01210X/1).
Claude Chevaleyre nous a accompagnés dans cette aventure. En ouvrant notre réflexion collective
aux questions que posent les régimes de dépendance dans les mondes asiatiques, son rôle a été
déterminant dans la conception de l’ensemble de cet ouvrage. Nous voudrions également remercier Biram
Dah Abeid, député Mauritanien et leader du mouvement « Initiative pour la Résurgence du mouvement
Abolitionniste » (IRA), et Ali Bouzou, Secrétaire Générale de l’ONG Nigérienne Timidria et Secrétaire
Exécutif du Réseau G5 Sahel anti-Esclavage, pour leur participation à un atelier qui a éclairé nos
réflexions sur les développements les plus récents de la lutte contre l’esclavage en Afrique et dans le
monde.
L’écriture de la seconde partie de ce livre s’est encore nourrie de relectures, d’échanges et de
suggestions de la part d’amis et collègues que nous souhaitons remercier : Arnaud Orain, Aurélia Michel,
Dominique Mulliez, M’hamed Oualdi, Anne Lafont, Sara Le Ménestrel, Catarina Madeira-Santos, Jean-
Frédéric Schaub, Silvia Sebastiani, Elvan Zabunyan, Marie Pierre Ballarin, Felicitas Becker, Camille
Lefebvre, Ann McDougall, Juliane Schiel, Ibrahima Thioub, Mahaman Tidjani-Alou.
Nos remerciements vont aussi à de nombreux amis et collègues, qui nous ont permis de surmonter
les moments de doute et parfois les découragements inévitables dans ce genre d’entreprise : pour Paulin
Ismard, particulièrement Vincent Azoulay, Lucie Delaporte, Arnaud Orain, Yann Potin , Sylvain
Prudhomme et Pauline Schmitt ; pour Benedetta Rossi, particulièrement Roman Frigg et Martin Klein ;
pour Cécile Vidal, particulièrement Thomas Grillot et Catarina Madeira-Santos qui lui ont permis de se
libérer d’une partie de sa charge d’enseignement au moment où la pression était la plus forte, ainsi que
de nombreux autres amis et collègues du Centre d’études nord-américaines et d’autres collectifs, formels
et informels, de l’EHESS (ils et elles se reconnaîtront).
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Une collection née du désir de « présenter les œuvres d’histoire les plus variées
quant à leur nature, et les moins discutables quant à leur qualité ».
Patrick Boucheron en est actuellement le conseiller éditorial.
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