Du Cinéma: Cahiers

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CAHIERS

DU CINÉMA

* REVUE MENSUELLE DU CINÉMA • AOUT-SEPTEMBRE 1955 *


Ce sont les exploits d’Audie Murphy, le G .I. le plus décoré de la deuxième guerre
mondiale que retrace avec un saisissant réalisme le grand Cinémascope d ’Universal :
. L ' E n f e r d u s H o m m e s (To B ell and Bach) mise en scène de Jesse Hibbs.
Cahiers du Cinéma
NOTRE COUVERTURE
AOUT-SEPTEMBRE 1955 - TOME IX. N° 50

SOMMAI RE

Editorial .............................. ................................................................................ 2


Roberto Rossellini . . . . Dix ans de cinéma (I) ........... ........................ 3
P.-E. Salez G ornez . . . . La m ort de Jean Vigo ......................... ........... 10
Julien Green ................. En travaillant avec Robert Bresson .............. 18
Maurice-Robert Bataille L’Enigme du Sphinx (Histoire du Cinéma
Egyptien) ............... ; ___ -............................... 24
H enri Agel, André Ba­
Befcsy Blair et Ernest Borg- zin, C harles Bitscb,
nine dans MARTY de Delbert Jacques Doniol - Val-
M ann, Palme d’or du Festival croze, Fereydoun Ho-
veyda, Robert Laehe-
cte Cannes 1955. (Production nay, Jacques Rivette
Harold Hecht et B urt Lanças, et François T ru ffau tP etit journal intim e du Cinéma ................. 32
ter, distribuée par les Artistes
Associés).

Les Films
Jacques Doniol-Valeroze Clara et le boucher (M arty) .................. ....40
André M artin ............... ..Mï-Figue, M ilitaire (08/15) ............................. ...42
Philippe D em onsablon.. La difficulté d’être (Hum an Desire) ..............44
Fereydoun Hoveyda . . . Des fourmis et des hommes (Them) ............. 47
Philippe Dem onsablon.. Les premiers pas (World for Ransom) .. 49

Claude Chabrol ........... Revue des revues de langue anglaise ......... 50


Jacques A udiberti ........ Billet X ...................................................... ............ 51
André Bazin ................. Le courrier des lecteurs ................................ ... 55
Abel G ance ................... Mon ami Epstein ................. ................................ 57
Jean Epstein ................. IV^on ami G a n c e ...................................................... 59
Films sortis à P aris du 21 juin au 2 août 1955 ....................................... 62

*
CAHIERS DU CINEMA, revue mensuelle d u Cinéma et <iu Télfi-clnôm»,
146, Champs-Elysées, PARIS i,8«) - Elysées 05-38 - Red acteurr en chef ;
André Bazin, Jacques Doniol-Vaîcroze et Lo Du<ja.
Directeur-gérant : L. Keigel.

Tout droits réservés •— Copyright by les Editions de TEtoile.


Editorial

Dans notre dernier éditcfrial ( 43) nous vous donnions rendez-vous


à notre numéro 50. Nous y voici.
A u lecteur qui s'étonnerait de nous voir pavoiser pour un chiffre aussi
m odeste, signalons que La Revue du Cinéma première série (1929-1931)
n’atteignit pas trente numéros et que La Revue du Cinéma deuxième série
'(1946-1949) s’arrêta au numéro vingt. Les autres revues cinématographi­
ques françaises mensuelles connurent des sorts m&ins heureux e t celles qui
paraissent aujourd’hui sont encore loin du compte. Nous fêtons donc
d'abord une victoire sur le temps. Les Cahiers du Cinéma, contrairement à
ce que certains croient, ne sont pas subventionnés et ne bénéficient d’au­
cune aide particulière ; ils vivent très précisément de ce qurils rapportent
e t qu’ils le puissent constitue un succès pour quiconque a la moindre idée
de ce que sont aujourd’hui les factures des imprimeurs, des clic heur s et
des marchands de papier.
Cependant, d'avoir marqué ce point contre la difficu lté économique et
les tristes problèmes de la trésorerie ne nous serait pas une raison su ffi­
sante de réjouissance. Nous avons conscience aussi, quand nous embras­
sons d’un seul regard ces cinquante p e tits cahiers jaunes, de n’avoir pas
complètement failli à notre tâche. Certes, tou t le monde ne sera pas de cet
avis. Nous le disions justement dans le dernier éditorial : « De l ’enthou­
siasme à l’injure, du compliment aux plus vives critiques, les opinions les
plus 'diverses circulent sur le ctimpte des Cahiers. » D epuis Janvier ce
partage des avis n’a fait que s’accentuer... et pourquoi s’en plaindre ?
Seule l ’indifférence nous inquiéterait. Non pas que nous tirions gloire de
déplaire à certains : il rfy a pas de d é fi dans notre àttitü de et nous som­
mes prêts à tenir compte des critiques fondées (nous l ’avons d’ailleurs
déjà fait en plusieurs occasions). Nous avions promis aussi d’ouvrir le
dossier des lettres de lecteurs; c’est aujour’huî chose faite (voir page 55).
D ’ailleurs, il faut le dire franchement, au risque de mécontenter nos
confrères, les réactions des lecteurs nous intéressent plus que nos diver­
gences avec d’autres revues ou d’autres tendances critiques. L e cinéma est
un art vivant qui postule le mouvement et ses spectateurs sont partie inté­
grante de sa représentation ; quand ils aiment le cinéma au point de
s’abonner à une revue aussi particulière que les Cahiers, ils se parent à nos
y eu x d’un insolite prestige ; ce sont \donc, en tête de ce numérct 50, ces
« happy few » que nous voulons remercier de nous avoir permis d’exister.

2
DIX ANS
DE CINÉMA

par Roberto Rossellini


Roberto Rossellini.

Tous les cinéastes qui se so7it exprimés dans Les Cahiers par des articles ou par le
fil du magnétophone ont en com m un une m êm e idée fixe : les film s d’aujourd’hui coûtent
trop cher et Von ne retrouvera la liberté qu’avec de& devis cinq fois moins éîevés. Et.
cependant tous ces m etteurs en scène s’élancent chaque jour davantage vers la super­
production à quarante-cinq décors sauf... Luis ' Bunuel et Roberto Rossellini gui restent
fidèles aux tournages de cinq semaines sur des budgets très modestes.
Il y a dix ans, Rome ville ouverte nous apportait tout à la fois la révélation d’un
cinéaste et celle d’un style : le néo-réalisme italien éta it né. Aucun critique ne conteste
plus que ce style a dominé la production mondiale depuis la fin de la guerre.
Or, ce même cinéma italien traverse actuellem ent u ne crise plus aiguë que celle
qu’a connue le cinéina français en 1948.
Si nous avons choisi Roberto Rossellini pour déposer le bilan de- dix ans de cinéma,
ce n'est pas seulement parce qu’il est le plus grand m etteur e n scène italien, mais aussi le
seul à n’avoir jamais travaillé avec les gros producteurs qui avec des Spartacus e t des
Ulysse ont conduit le néo-réalisme dans une impasse. En effet, quelle que. soit notre
estim e pour L’Or de Naples ou Senzo, nous savons bien, qu’il y a loin de ces entreprises
à ce que représentèrent en leur temps Sciuscia ou La Terre tremble.
E n dix ans, Roberto Rossellini a tourné une douzaine de film s dans différentes capi­
tales sans jamais pénétrer dans un studio. A chacun de ses film s, il a recommencé
l’aventure de Rome, ville ouverte.
Roberto Ross-elini est aussi le' cinéaste le plus entreprenant : après L a Peur, qu’il
a tourné à Munich, ses prochains film s le m èneront aux Indes, en Espagne et en Irlande.
Remercions-le d’avoir bien voulu écrire pour nous, directem ent en français, Dix ans
de cmÉMA, où il entremêle ses souvenirs personnels et ses idées sur la production dans
le monde depuis la fin de la guerre, texte précieux pour tous et dont nous poursuivrons
la. publication sur plusieurs numéros. — (La Rédaction.)

APRES LA GUERRE

En 1944, immédiatement après la guerre, tout était détruit en Italie. Dans le


cinéma comme ailleurs. Presque tous les producteurs avaient disparu. Il y avait
bien çà et là quelques tentatives mais dont les ambitions étaient extrêmement limitées.

3
On jouissait alors d ’une immense liberté,, l ’absence d ’industrie organisée favorisant
les entreprises les moins routinières. .Toute initiative était bonne. C'est cette situa­
tion qui nous a permis d ’entreprendre des besognes de caractère expérimental y
on s’est, d ’ailleurs, rapidement aperçu que ces films, malgré cet aspect, devenaient
des œuvres importantes, tant sut le plan culturel que sur le plan commercial.
C ’est dans ces conditions que j ’ai commencé à tourner Rome, ville ottverie,
dont j ’avais écrit le scénario avec quelques amis au temps ou les Allemands occu­
paient encore le pays. J ’ai tourné ce film avec très peu d ’argent, trouvé au fur et
à mesure, par petites-sommes ; il y avait juste de quoi payer la pellicule et iî n ’était
pas question de la donner à développer puisque je ne pouvais pas payer les labora­
toires. Il n ’y eut donc aucune séance de « rushes » avant la fin du tournage. Quel­
que temps après, ayant trouvé un peu d ’argent, je montai le film et le présentai à
quelques gens de cinéma, critiques et amis. Pour la majorité d ’entre eux ce fut une
grande désillusion. Rome, ville ouverte fu t 'projeté en Italie au mois de septem­
bre 1945 à la faveur d ’un petit festival et il se trouva dans la salle des gens pour
siffler. L ’accueil de la critique fut, on peut le dire, franchement et unanimement
défavorable. C’est à cette époque que je proposai à plusieurs de mes collègues de
fonder une association sur le modèle des Artistes Associés pour nous éviter les dé­
boires que ne manquerait pas d ’amener avec elle la réorganisation du cinéma italien
p ar les producteurs et par les hommes d ’affaires. Mais personne ne voulut s’associer
avec l ’auteur de Rom e, ville ouverte ; de toute évidence ce n ’était pas .un artiste.
C ’est dans cette ambiance que je tournai Paisa dont l ’accueil, à Venise, fut
désastreux. Au Festival de Cannes de 1946, faute de mieux, Rome, ville ou­
verte fut présenté par la délégation italienne qui méprisait profondément le film ;
il passa un après-midi et n ’eut guère d ’échos si je me reporte à la presse de l ’époque.
C’est à Paris, deux mois plus tard, que mes deux films soulevèrent un enthou­
siasme que je n ’espérais plus. Le succès fut tel que les gens de cinéma en Italie
reconsidérèrent leur opinion sur moi, quitte à m ’injurier de nouveau par la suite...

Un Pilote Ritorna (Un Pilote retourne) de Roberto Rossellini (1942).


Bien que tourné trois ans avant Rome ville ouverte, ce film possédait
déjà les principales caractéristiques du néo-réalisme.

4
La scène de torture de Rome ville ouverte de Roberto Rossellini (1945). On reconnaît à
droite Marcello PagHero.

mais n ’anticipons pas. Peu après Burstyn — producteur du Petit F ug itif — sortait
Rome, ville oîiverte à New York avec le bonheur que l ’on sait.

LE MOT « COMMERCIAL »

Les films italiens se sont imposés clans le monde entier au moment où le cinéma
américain traversait une crise assez aiguë. Cette crise était parfaitement explicable,
résultat de ce qui arrive par la force des choses dans une production nationale lors-
q u’on a épuisé les idées qui lui ont donné son élan initial. Les producteurs améri­
cains ne voulaient pas en convenir, mais cette crise n ’en était pas moins un fait con­
cret. La désaffection du public s’accentuait mais on la mettait paresseusement sur
le compte de la Télévision. Il était difficile pour les producteurs d ’avouer que la
raison de la crise c ’était eux-mêmes. Les films italiens coûtaient fort peu cher et
s’amortissaient facilement grâce aux marchés extérieurs, dont l ’exploitation en Amé­
rique, où des films comme Rome, ville ouverte et Pdisa avaient été accueillis triom­
phalement par la critique et par le public spécialisé. Le cinéma italien devint puis­
sant et se réorganisa, mais pas comme je l ’avais souhaité.
Les recettes des films italiens aux Etats-Unis étaient modestes comparées à
celles des superproductions hollywoodiennes mais énormes par rapport au coût de
nos films néo-réalistes. Les producteurs italiens étaient faibles et, n ’aimant pas ces

5
Paisaj de Roberto Rossellini (1946). ” r ^
;' ' f
sortes de films, n'aspiraient qu ’à produire à nouveau des films qu’ils étiquetaient :
commerciaux. Mon ami Jean Renoir me disait récemment que dans l ’esprit des
producteurs le mot commercial ne correspondait pas, comme on pourrait l ’imaginer,
à des possibilités de bénéfices, mais à une certaine esthétique. Les producteurs des
« grands » films croient avoir fait un film commercial et cependant ils ne rentrent
pas dans leurs frais ; les mêmes producteurs vous soutiendront que La Strada
n ’est pas un film commercial. Il était fatal que, réorganisé et dirigé par les
vieux financiers qui s’étaient enfuis ou par de nouveaux qui s’inspiraient de la même
morale, le cinéma italien retombât dans la même esthétique que l'industrie hollywoo­
dienne.

LA CRISE DU CINEMA ITALIEN

On ne doit jamais oublier la présence sur le marché des films américains. Ces
films sont dans la généralité des cas des produits moyens, très bien faits et favora­
blement accueillis par le public. Le cinéma américain possède pour l ’amortissement
de ses films le marché intérieur le plus important du monde ; il a aussi, une puissante
organisation commerciale « directe » dans le monde entier, ce qui revient à dire q u ’il
tire de ses productions tout l ’argent qu’il est possible d ’en tirer, comme on presse
un citron jusqu'à la dernière goutte. Entre le cinéma européen et la production
hollywoodienne la lutte est inégale, la concurrence presque impossible. La seule
chance, selon moi, était de tourner des films destinés à un public beaucoup plus
restreint ; il fallait réduire considérablement les prix de revient et faire travailler les
cerveaux de manière à lancer sur tous les marchés — y compris le marché américain
— des film s d ’avant-garde (j’entends par ce mot : tournés à l ’écart des formules
habituelles). On oublie trop facilement qu’il existe outre-Atlantique un public de
connaisseurs, de spécialistes, qui est né automatiquement de l ’importance même du
rôle que joue le cinéma dans ce pays. Ce public vient voir les oeuvres qui rendent

6
un son neuf. Si un film néo-réaliste italien rapporte par son exploitation aux Etats-
Unis — simplement par exemple grâce au « Théâtre cl5Art » — ne fut-ce que cent
mille, cinquante mille ou même trente mille dollars, c’est déjà une somme considéra­
ble pour son amortissement eu égard à la modicité de son budget.
La crise du cinéma italien ne me paraît pas avoir d ’autres raisons : les produc­
teurs ont cru que si un film néo-réaliste de quatre sous pouvait rapporter autant
d ’argent, une superproduction au budget dix fois plus élevé rapporterait dix fois
plus. Raisonnement stupide : on ne' fait pas du cinéma avec des règles de trois
aussi grossières. Autre idée absolument foîlë, celle de doubler en anglais les films
italiens et de tenter de les exploiter ainsi aux Etats-Unis. L ’échec était prévisible.
La politique du cinéma italien — et le plus souvent de tout lé cinéma européen —
consista à copier les formules hollywoodiennes ; il en résulta une augmentation telle
des prix de revient que la vente à l ’étranger devint insuffisante à l'amortissement
des films. Les raisons de ce phénomène sont assez complexes et je tenterai de les
analyser ultérieurement.
Le cinéma qui a pris une grande importance dans læ vie de tous les jours est
aussi un art, ou commence à devenir un art ou est parfois un art. Tout reste encore
à découvrir. C ’est là le grand privilège du cinéaste et c’est ce qui doit l ’inciter à se
mettre au niveau des autres formes d ’expression artistique, à ne pas rester en
arrière. Le public est curieux et c ’est cette curiosité qu’il faut satisfaire. Prenons
l ’exemple du Petit F ugitif. Il s’agit d ’uni film américain qui est d ’abord sorti aux
Etats-Unis. Puis, en Europe, il rencontra au Festival de Venise un très grand succès.
La critique le signala de façon si efficace que cette oeuvre que tout désignait pour
rester en marge de l ’exploitation habituelle devint une réussite financière aussi bien
en Europe qu ’,aux Etats-Unis.

UN ART DE L’ATTENTE

Personnellement, je crois ne m ’être jamais, au cours de mon travail, abaissé a +:


des compromis, je me suis toujours tenu à l ’écart de la production courante. J ’ai

A lle m a g n e , a n n é e zéro , de R o b e r to R ossellini (124S).

7
compris, dès Rome, ville ouverte, que pour ma propre défense et la défense de mon
travail, il me faudrait subir les attaques, les critiques sans broncher. Dès que le
cinéma italien s’est organisé, les industriels « en place » ont tout de suite voulu
couper les têtes qui dépassaient. C ’est un fait normal qui arrive toujours : il faut
égaliser au niveau le plus bas et chacun doit « rentrer dans le rang ». C ’est parce que
je n ’ai pas voulu céder que la polémique a été, je crois, plus violente envers moi
q u ’envers les autres.
Le fait d ’être mon propre producteur m ’amène à tourner assez vite des films
dont le budget est très modeste ; je crois que c ’est la seule solution et je m ’en trouve
très bien. Ce qui coûte cher, au cinéma, c ’est le temps et ce temps à quoi le consacre-
t-on ? A satisfaire les instincts maniaques du metteur en scène, de l’opérateur, des
acteurs,, etc. Je suis dans la profession depuis vingt-deux ans et j ’ai toujours été
choqué par les projections de rushes ; tout le monde paraît émerveillé de voir quelque
chose sur l ’écran et ce quelque chose doit être minutieux pour épater les commandi­
taires qui sont là, à regarder leur argent métamorphosé en images. Tout le monde
est content en projection ; tous les soirs on visionne des plans, des séquences superbes
et quand on a collé bout à bout cinquante morceaux magnifiques, surprise, le film est
raté, il n ’y a plus rien, et tout -le monde se regarde avec stupeur. Les gens sont
« complexés » par la technique : on tourne un bouton de radio, on trouve une station
d ’émission et l ’on se prend pour Toscanini !
Les beaux plans ! C ’est une chose qui me rend malade ! Un film doit être bien
mis en scène, c ’est le moins que l ’on puisse attendre d ’un homme de cinéma, mais un
plan seul n’a pas à être beau.
La seule chose qui importe c ’est le rythme et cela ne s’apprend pas ; on. le
porte en soi. Je crois à l ’importance de la scène ; elle se résout, s’achève toujours

L’Amore de Roberto Rossellini (1947). A gauche : Anna Magnant dans l'épisode


Il Miracolo ; à gauche : la même actrice dans l’épisode La Voix humaine.

8
sur un point. E n général, on aime à développer ce point. En ce qui me concerne,
je crois que dramatiquement c ’est une erreur. Le néo-réalisme consiste à suivre un
être, avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions. Il est un être
tout petit au-dessous de quelque chose qui le domine et qui, d ’un coup, le frappera
effroyablement au moment précis où il se trouve librement dans le monde, sans
s’attendre à quoi que ce soit. Ce qui importe pour moi c ’est cette attente ; c ’est elle
q u’il faut développer, la chute devant rester intacte. Prenons pour exemple
la pêche au thon dans Stromboli. Pour les pêcheurs c ’est l ’attente sous le soleil, puis
ils disent : « M a touché, ma touché », car ils ont jeté les filets et brusquement l ’eau
s ’anime et 3a mort frappe les thons, c’est le point final de scène. De même, la
mort de l ’enfant dans Eiirofe 51. Il y a eu le suicide manqué, l ’enfant est rétabli,
tout est calme et tout à coup, au moment où il était impossible de s’y attendre, il
meurt.
Naturellement, cette attente se manifeste, dans mes films, par le déplacement,
puisque mon, travail consiste seulement à accompagner les personnages. Habituelle­
ment, dans le cinéma traditionnel, on « découpe » une scène de cette manière :
plan général, on précise l ’ambiance, on découvre un individu, on se rapproche de
lui, plan moyen, plan américain, gros plan, et l ’on commence à raconter son histoire.
Je procède de la manière exactement opposée : un homme se déplace et à la faveur
de son déplacement on découvre le milieu où il se trouve. Je commence toujours par
un gros plan puis le mouvement d ’appareil qui accompagne facteu r découvre
l ’ambiance. Il s’agit alors de ne pas quitter l ’acteur et celui-ci effectue des trajets
complexes,

LA DIRECTION D’ACTEURS

On croit trop souvent que le néo-réalisme consiste à faire jouer le rôle d ’un
chômeur par un chômeur. choisis les acteurs uniquement sur leur physique, On
peut choisir n ’importe qui, dans la rue. Je préfère les acteurs non professionnels
pour ce q u ’ils arrivent sans idées préconçues. Je regarde un homme dans la vie, je
le fixe dans ma mémoire. Lorsqu’il se trouve devant la caméra, il est complètement
perdu et va essayer de « jouer » j c ’est ce qu’il fau t éviter absolument. Cet homme-
là fait des gestes, toujours les mêmes ; ce sont les mêmes muscles qui a travaillent » ;
devant l ’objectif il se paralyse, s’oublie — d ’autant qu ’il ne se connaît jamais — il
croit devenir un être exceptionnel sous prétexte qu’on va le filmer. Mon travail est
de le remettre dans sa vraie nature, de le reconstruire, de lui rapprendre ses gestes
habituels. <

(A suivre) - Roberto ROSSELLINI-.

Dans noire prochain numéro : D I X A N S D E C IN E M A (II) : Potierquoi je


deviens un émigrant. — E n tournant Allemagne année zéro. — Une lettre d'Ingrid
Bergman. — Mon séjour à Hollywood.

Tous droitB de reproduction réservés. C opyright b y Cahiers d u Cinéma, 1955

9
LA M OR T DE JEAN VIGO
p ar P. E. Sales Gomes

Ce texte est extrait du livre passionnant de P .E . Sales Gomes, J e a n V i g o , qui


doit -paraître prochainement aux Editions du Seuil. Outre Vémotion qui se dégage du
récit des derniers jours du plus pur des cinéastes français, ces pages présentent éga-
ment à nos yeux Vintérêt de fournir le dossier de presse de L ’A talante. R ien ne
prouve d ’ailleurs qu’aujourd’hui, dans un cas semblable, la critique serait, sinon
phis perspicace (car le talent de Vigo n’était pas méconnu fa r plusieurs) du moins
plus ferme dans ses loiianges. Quoi qu’il en soit nous prions Vauteur et Véditeur qui
nous autorisent à publier cet extrait de trouver ici Vexpression de notre gratitude.

Au début de ïévrier 1934, après 4 mois d ’efforts ininterrrompus, pendant les­


quels Vigo avait du travailler tout en étant malade la moitié du temps, les prises de
vue étaient pratiquement terminées — il ne manquait que les plans aériens de la
fin — et un premier montage avait déjà été établi.
La perspective de quelques vacances avant de s'attaquer au montage final avait
rendu à Vigo sa bonne humeur : invité à déjeuner chez Margaritis, pour amuser la
mère de son camarade, il arriva, donnant le bras à Dasté, tous les deux, habillés
« en femmes vêtues de robes légères, bras nus, jambes mees, coiffë&s de petits cha­
peaux posés sur le côté, une paraissant en état de grossesse avancée... » (i).
Quelques jours après, Vigo partit avec sa famille et toute une bande à Villars-
de-Lans : Genya, Margaritis, Chavance et Aîphen. Pendant que ses camarades p rati­
quaient les sports d ’hiver, Vigo essayait de reprendre des forces. Mais la maladie
faisait son chemin et aussitôt revenu à Paris, il dut s’aliter.
K aufm an prit les images aériennes et Chavance dut s’occuper seul du- travail
de montage définitif. La tâche était aisée car tout avait déjà été décidé d ’accord avec
Vigo et, en outre, chaque fois qu’un problème se posait, il était possible d ’aller en
discuter avec le malade dont l ’état ne paraissait pas alarm ant...
Vigo sortit deux fois encore, une pour voir le travail de Chavance, l’autre, la
dernière, pour visionner, en compagnie de Nounez et de ses associés, le montage
complété.
Nounez se déclara satisfait et, d ’après lui, il ne fallait rien couper, mais ses
associés étaient mécontents. Leur avis était que tout s 1annonçait très mal et q u ’il
fallait redresser la situation p ar des coupures massives. Cependant, soutenu par
Nounez et conseillé par Chavance, Vigo n ’accepta finalement, et à contre-coeur,
qu’un seul remaniement important : de larges coupures dans la séquence de la
recherche de Juliette par le père Jules. Il s’agissait, selon Chavanoe, d'alléger la fin,
et aujourd'hui encore il en a des remords.
Beauvais et les autres fonctionnaires de Garniront insistèrent beaucoup encore
mais ils durent s’incliner, car, après tout, c ’était Nounez qui avait apporté les capi­
taux pour l ’affaire, et Ton décida la présentation corporative de L }Atalante avec
les quelques modifications suggérées par Chavance.

(1) Mme Margaritis, texte inédit, archives Gilles Margaritis.

10
J e a n Vigo p e n d a n t le t o u r n a g e d e L ’A ta la n te , A d ro ite : D ita P a rio .

La séance eut lieu le 24 avril 1934, à 10 heures du matin, au Palais-Roche-


chouart. L ’accueil du public corporatif, propriétaires de salles à Paris et distributeurs
pour la province, fut extrêmement froid. Les associés de chez Gaumont triomphèrent
et les pressions sur Nounez reprirent avec une insistance accrue.
Malgré l'échec de cette présentation, quelques possibilités de distribution
s’étaient présentées mais Beauvais les avait dédaignées. Elles lui paraissaient pro­
bablement trop modestes, mais il est aussi vraisemblable que Beauvais, d ’accord avec
ses collègues de chez Gaumont, a saboté provisoirement la distribution de U Atalante
pour obliger Nounez à accepter de profondes modifications.
H enri Beauvais, le meneur du jeu, n ’était probablement pas plus méchant qu’un
autre, mais c’était un commerçant ennuyé de voir des préoccupations d ’un autre
ordre s’opposer à ce qu’il croyait être à ce moment, le meilleur moyen d ’obtenir les
profits escomptés. Nounez devait apparaître à ses associés comme un homme d ’a f f a i­
res que troublaient parfois des considérations qui leur échappaient complètement et
qu’il fallait ramener au bon sens par des arguments concrets en l ’occurrence le
sabotage de la distribution qui mettait Nounez devant la perspective d ’une catastrophe
financière.
Que pouvait tenter encore Nounez pour convaincre ses partenaires expérimentés ?
Faire état de quelques réactions de la presse après la présentation ? Elles étaient
fort limitées car le film n ’était pas encore lancé, et les notes ou échos n ’étaient en
réalité que des communiqués du service de publicité de la maison de production.

11
Pourtant, pendant les quelques mois qui suivirent la séance du Palais-Roche-
chouart. quelques articles étaient parus. Parm i ceux-ci, on. en comptait un d ’Elie
Faure. Le jeune intellectuel qui, au début du siècle et en compagnie de Léon Blum,
aidait à payer le voyage du libertaire Almereyda au Congrès d'Amsterdam, était
devenu un des premiers historiens et critiques d ’art de son temps et parmi ceux-ci,
le premier en France qui ait aimé, le cinéma. Elie Faure était l'auteur des meilleurs
essais sur Chaplin mais il était inconnu des lecteurs des hebdomadaires cinématogra­
phiques. Lorsqu’il tenta, avec un article, d ’aider U A ta la n te menacé^ P o u r "Vo u s ,
qui le publia, dut parer à l ’étonnement probable des lecteurs devant un style diffé­
rent, en expliquant que non seulement l'auteur de l'article était un historien d ’art,
mais aussi un philosophe.
« Jean Vigo ? » interrogeait-il : « un film oublié, parce qu'inattendu. Un film
interdit, farce qu'une pensée trop amère, et subversive. Un film non encore pro­
jeté. Pourquoi ? A Propos de Nice, Zéro de conduite, L'A talante.
« L ’Atalante ? De Vhumain. De VImmain chez les pauvres gens. E n chandail et
camisole. Pas de cristaux étincelants • sur la nappe. Des torchons qui pendent. Des
casseroles. Des baquets. D u pain. Un litre. Des lueurs humbles dans la demi-obscu­
rité accrue par les brouillards du fleuve. L'ombre furtive de Rembrandt qui se ren­
contre, entre des meubles rugueux et des cloisons de planches, avec Vombre sour­
noise de Goya, des guitares, des chais galeux, de grossiers masqice's de 'danse, des"
monstres empaillés, des mains coupées dans un bocal; cet étrange parfum d'exotisme
et de poésie que tout vieux marin trame après lui dans les relents de rhum et de gou­
dron, je ne sais quel rayon inattendu des mers illuminées dans le plus pauvre repaire.
Un clown burlesque, avec la pacotille de magie, démon pour pauvres bougres que
la tentation n ’avait pas touchés, parce que les bateaux sur les canaux et les rivières
ne passent pas la lisière des villes. Je songeais tout le temps a ces. pinceaux de
lumière promënés si loin d ’eux par la couronne tournante des phares et touchant an
hasard sur Veau noire une épave, un cadavre, un paquet d ’algues, ou itn miroite­
ment a la surface de Vabîme.
a J ’ai souvent pensé à Corot devant ses paysages d'eau, d'arbres, de petites mai­
sons sur la rive calme et de bateaux qui cheminent avec lenteur devant leur sillage
d'argent, à sa mise en page impeccable, à sa force invisible parce que tnaîtresse
d'elle-même, à cet équilibre de tous les éléments du drame visuel dans Vaccueil tendre
d'une acceptation totale, à la perle et Vor qui recouvrent de leur voile transparent la
netteté des plans et la fermeté des lignes. E t peut-être, de ce fa it, ai-je apprécié
davantage le plaisir de respirer, dans ce cadre si net, si parfaitement dépourvu
d'empâtements et de boursouflures. classique en somme, Vesprit même de Vœuvre
de. Jean Vigo, presque violent, en tous cas tourmenté, fiévreux, regorgeant d'idées
et de fantaisie, truculent, d'un romantisme virulent ou même démoniaque, bien que
constamment humain » (i).
Jean Pascal de l ’Agence d'inform ations Cinématographiques, écrivait : « Film
confus, incohérent, volontairement saugrenu, long, ennuyeux, pas commercial pour
un son, possède pourtant d'indéniables qualités • il y a par-ci, par-là, de belles
scènes, très humaines, noyées dans un fatras d'invraisemblances et d'inutilités. On
sent un parti-pris de laideurs, de vulgarités, à côté de belles envolées, d'un essai
de lyrisme très intéressant ».
a Pas commercial pour un sou », devait triompher Beauvais. Que pouvait
répondre Nounez ? Citer le texte d ’Elie Faure ? Il ne l ’a sûrement même pas tenté.
Rappeler l ’article élogieux de Jacques Brunius dans R e g a r d s : « I l n ’y a pas une
image où il n ’y ait quelque détail à voir et à sentir... Vigo a im style qui ne ressemble
à aucun autre » ? On lui aurait répondu que R e g a r d s était une revue dont le comité
directeur comprenait Romain Rolland, Gide et M alraux et qu'on ne cherchait pas un
( 1) tt Un Cinéaste né », Jean Vigo, l ’auteur de « L’Atalante », par Elie Faure [Pour vous
n* 289, 31 mai 1934).

12
succès d ’estime auprès des commu­
nistes.

E n juillet, £ ’Matante fut choi­


si pour la sélection française en­
voyée à la Biennale.de Venise. Au­
jo u rd ’hui, ce simple fait donne­
rait du prestige à une œuvre, A
l ’époque, cette manifestation n ’avait
pas l ’importance publicitaire qu’el­
le a acquis depuis, et même les
hebdomadaires cinématographiques,
comme P o u r • Vous, ne lui dé­
diaient q u’une rubrique minime
dans les dernières pages.

De-ci, de-là, d’autres critiques,


dans de petits articles ou dans des
notes, parlaient favorablement de
L ’Atalante. Jean Marguet, dans L e
P e t i t P a r i s i e n , Lucien Wahl dans
l ' Œ u v r e , Germaine Decaris dans
L e s H o m m e s d u J o u r ; mais tou­
tes les considérations de Nounez
devenaient, avec le temps, de plus Le libertaire Almereyda, père de Jean Vigo.
en plus oiseuses. Le sabotage de
la distribution avait donné les résultats escomptés. Le million que Nounez avait .
avancé pour L ’Atalante, paraissait devoir suivre les deux cents mille francs de Zéro
de Conduite, dans l ’engloutissement définitif. L ’homme d ’affaires sentit sa stabilité
compromise et capitula.
L ’autre obstacle ne comptait même plus : un garçon malade dont l ’état s’aggra­
vait de, jour en jour, et qui ne pouvait même plus suivre les discussions, même de
loin.
D ans ces conditions, on put faire du film ce q u ’on voulut. On en vint à estimer •
que Atàlante, même avec toutes les coupures imaginables, n’avait pas les qualités
susceptibles d ’en faire un film attrayant, et l ’on décida de les lui injecter.
E n 1934, une chanson, lancée en France par Lys Gauty, connaissait une
immense faveur populaire : « Le Chaland qui passe », q u ’avait composée Cesare
André Bixio. Puisqu’il y avait un chaland dans L'Atalante, on rebaptisa le film
Le Chaland- qui fasse et, pour justifier le nouveau titre, on sacrifia, un peu au hasard,
ici et là, les compositions, de Jaubert et on les remplaça par la musique de Bixio.
Quant aux coupures, si l ’on en juge par quelques-unes des copies restantes de la
version Chaland qui fasse on a littéralement saccagé la version originale. Seules,
deux ou trois séquences restèrent intactes; l ’insomnie disparut complètement ainsi que
la présentation du phonographe. E t les débris de l ’œuvre de Vigo sont constamment
empoisonnés par la rengaine de Bixio, devenant d’une vulgarité repoussante au voi­
sinage des chansons et des valses de Jaubert.
La transformation de l ’Atalante en Chaland qui fasse n ’était naturellement pas
passée inaperçue à Paris, et le service de publicité était quelque peu gêné dans ses
tentatives de drainer vers le film un peu du succès de la chanson. Au moment du
lancement du film en exclusivité au Colisée, vers la mi-septembre 1934, les commu­
niqués à la presse étaient discrets et se bornaient à indiquer (1) une partition de Mau-

(1) Le M a t in , 14 septembre 1934.

13
rice Jaubert et la célèbre mélodie de Bixio Le chaland qui fiasse, accompagnent les
scènes principales de cette production ».
A Marseille, la publicité était plus aisée et la projection du film à l ’Alhambra
fu t accompagnée par des communiqués de presse dont le premier paragraphe disait :
« Déjà, grâce à la célébré mélodie (te C.A. Dixio, si admirablement chantée -par L ys
Gauty, Le Chaland qui passe... est sûr de ne fias -passer inaperçu... Déjà ses p itto­
resques motifs courent les rues... N e nous étonnons pas non plus que Le Chaland
qui passe, en tant que film , obtienne un succès considérable » (i).
A Alger, plus loin encore de Paris, on pouvait écrire carrément : Le Chaland
qui passe est un film inspiré de la célèbre mélodie si admirablement chantée par Lys
Gauty » (2).
Le Chaland qui passe fut un échec commercial. L ’exclusivité au Coliséene dura
que deux semaines. Le public amateur de mélodrames qui était accouru sur la foi du
titre fut déçu et celui que la chanson de Bixio, n'avait pas empêché de venir, ainsi
que la minorité attirée par le nom de Vigo, furent désorientés par une œuvre mutilée
jusqu’à la rendre incohérente, Aucune publicité trompeuse ne put modifier l ’impres­
sion négative causée par la déconvenue parisienne. A chaque séance du Colisée, des
gens sifflaient. La plupart voulait simplement exprimer leur mécontentement devant
un film qu ’ils jugeaient mauvais, quelques-uns, rares, blâmaient le comportement
des producteurs.
La critique, dans l ’ensemble, fu t moins sévère que le public. Fernand Després,
qui lisait tout ce qui traitait du film de son1 ami, écrivait à Jean de Saint-Prix, le
27 septembre, qu’il avait lu" une « vingtaine â'articles fo rt élogieux », parlait d ’une
série de quatre articles de Lucien Wahl, et annonçait celui d ’Alexandre Arnoux.
Les critiques professionnels, bien que prévenus (plusieurs d ’entre eux avaient
vu T'Atalante dans la version agréée par Vigo), n ’ont su que difficilement retrouver,
pour l ’éloge ou pour le blâme, les restes de l'original dans la version truquée qui leur
était proposée.
Jean Laury, critique du Figaro, nous parle d ’un film qu’on a quelque peine à
reconnaître : « Ce film est d'une tristesse affreuse : il se dérotde d'un bout à Vautre
sous le signe du malheur... M. Vigo puise de préférence aux sources troublées. L e
Chaland qui passe évoque certaines productions allemandes dont on s ’enticha fo r t
fendant im tem fs malgré qu'elles ftissent malsaines — dont on s'enticha peut-être
rà cause de cela — M . Jean Vigo déforme instinctivement tout ce qu'il illustre.
Photographier ait 41 un rayon de soleil que les grains de -poussière V emporteraient sur
la lumière. S ’il nous montre une casserole elle est percée... Un chien, il est boiteux...
H précise, en gros plans, un baiser, un sourire, une étreinte, mais le baiser devient
morsure, le sourire s’accentue en grimace, le bras qui enlace esquisse un geste homi­
cide, cette main, sur une gorge nue, hésite à caresser ou à meurtrir n (3).
On retrouve le ton de tout un groupe de critiques devant Zéro de Conduite. D ans
l ’article de René Jeanne réapparaissaient également des commentaires que ce film
avait provoqués : « Sans doute, M . Vigo a-t-il exagéré ce pittoresque (des épisodes)
avec un fe u trop de complaisance et souvent avec un désir trop évident de déconcerter
et d'épater le spectateur. Jeunesse, esprit d'atelier, fo i en Vavant-garde, il y a de
tout cela dans Le Chaland qui passe... » (4).

( 1) Coupure de journal sans références de nom et dates, archives Gilles Margaritis.


'(2) Idem.

(3) « Une suite d’images réalistes en gros plan. Ceci n ’est pas un spectacle de famille »
Le F ig a r o , 22 septembre 1934.
(4) L e P etit J ournal , 21 se p te m b re 1934.

14
Il faut signaler l ’artiqle d ’uin
critique réputé à l ’époque : Alexan­
dre Arnoux : « La réalisation de
Jean Vigo, d'une honnêteté et
d ’une conscience qu’il fa u t -procla­
mer et admirer, même si l ’on ne
fartage pas entièrement Venthou­
siasme absolu de quelques fe r­
vents... Méticuleux, réalistes, lyri­
ques, voilà, je crois, les caractères
qui définissent son talent, avec une
tendance à appuyer sur le détail} à
hausser les objets ou certains êtres
éfisodiques au symbole. Cet art
d ’une probité exemplaire ne va pas
sans quelque insistance et quelque
lourdeur ; il vise plus à la profon­
deur qu’à la variété. Mais la- vie fa ­
milière de la péniche qui glisse au
milieu des paysages d ’usine, de
cheminées et de ponts de fer, est
fetnte de main de maître, avec un
scrupule, un dédain de l ’e ffe t con­
venu, de la poésie de certaines car­
tes postales et du fa d e pittores­
que, qui nous enchantent. Œuvre
de salubrité et de réactions néces­
saires.
« Souhaitons toutefois à ]ean Vigo de se défouiller un fe u de ce dogmatisme
qui lui sert de cuirasse, d ’acquérir une certaine rapidité elliptique, dont il semble
peu se soucier fo u r l ’instant. E n tous cas voici un jeune aux qualités évidentes ei
magnifiques, dont les défauts même et les excès ont mte vertu tonique et rafraîchis­
sante » (i).
Le ton des commentaires des publications cinématographiques est également favo­
rable. Jean Vidal profite de l ’occasion pour regretter que la censure ait interdit
le beau film Zéro de Conduite. Comme il est justement un des rédacteurs de P o u r
Vous, on peut noter cette étape de la conversion de l ’hebdomadaire. Sur le nouveau
film, Vidal écrit... « JJne des œuvres où le cinéma se rapproche davantage de la
poésie que du roman. Il ne se fasse à fe u près rien dans Le Chaland qui passe,
mais chaque image apporte avec elle une évocation, une sënsalion nouvelle. Une
atmosphère d ’angoisse et de désespoir, créée par des moyens très simples, enveloppe
chaque tableau. On y sent de la sincérité, et de la pitié, peut-être .aussi une sorte d i
sourde révolte. Mais sa?is doute n ’est-ce pas là un film très sfectaculaire. H laisse, à
chacun une impression de malaise et, parfois, il déroute le spectateur par le mépris
du style, des conventions habituelles du cinéma__
Le Chaland qui passe fa it songer au livre de Céline, Le voyage au bout de la
nuit. E u tous cas un tempérament s'y exprime. E t c est rare » (2).

( 1) L e s N o u v e l l e s L i t t é r a i r e s , n° 624, 29 septembre 1934.


(2) P o u r Vous, n° 305, septembre 1934.

15
! Cinemonde voit « un film délicat et triste, dont Vatmosphère enchante et rnr-
\prend, et où Vanecdote disparaît derrière le décor harmonieux et motivant d ’un
paysage de c h a m p s d ’eau et de ciel » (i).
Dans M o n C in é Raymond Berner essaie de faire le point : « M on D ieu, ce
n ’est pas un chef-d’œuvre. Mais ni Chaplin, ni Lubisîch, ni F cyder ne réalisèrent un
chef-d'œuvre: pour leur troisième film , ou, si Von veut leur première grande produc­
tion. E t voilà bien le drame des jeunes gens d ’aujourd’hui ; ils n'ont pas. le droit
de se tromper. Naguère, le public, moins cditqué, moins difficile, savait se contenter
d ’à peu près : aujourd’hui, gavé d ’une perfection plus apparente que réelle, d ’une
Perfection dans la médiocrité, il n ’admet plus une certaine apparence d ’incohérence
qui ri est parfois que V expression d ’un talent imparfediement mûri. Le Chaland qui
passe, pttisqu’il fa u t Vappeler par son nouveau nom, est tm film où le talent éclate
à chaque instant, d ’une façon imprévue, violente, déconcertante. Le public est décon­
certé car il ri y trouve pas V atmosphère facile et parfumée où il se meut avec aisance,
et il siffle, bêtement... » (2).
Le lendemain de la publication de cet article, le 5 octobre 1934, Jean Vigo
mourait, quelques jours après la fin de l'exclusivité du Chaland qui passe au Colisée.


Dès que Vigo s'était définitivement alité, quelque sept mois auparavant, on avait
diagnostiqué une septicémie à streptocoques d ’origine rhumatismale. C ’était encore
à l ’époque une maladie terriblement longue et épuisante devant laquelle la médecine
était presque sans armes. La faiblesse de Vigo était telle que les médecins évitaient
de faire appel à des sérums par crainte d ’un choc fatal. Des transfusions de sang
furent tentées sans aucun résultat et, en attendant que l ’organisme se vaccinât lui-
même, on recourait à l'homéopathie. Pendant des mois, le malade atteignit qua­
rante degrés de fièvre le soir et trente-sept le matin. Chaque fois ces sautes de
température s'accompagnaient des douleurs les plus variées et de terribles sueurs. Une
stomatite vint en juillet empirer encore son état et, pendant une quinzaine de jours,
Vigo 11e s’alimenta plus et devint d ’une maigreur effrayante. Ses amis plus âgés,
tel Fernand Després, voulaient q u’on fasse appel au vieux docteur Philippe Neel,
le médecin d ’Almereyda, dans l ’espoir que, connaissant la diathèse familiale, il pût
trouver une thérapeutique.
Le moral de Vigo ne faiblit à aucun moment. I l pouvait confier à Fernand
Després que c ’était V A ta la n te qui l ’avait démoli, mais il m anifestait aussitôt sa
volonté de vivre pour faire de nouveaux films. On avait placé la petite Luce chez des
amis pour permettre à Lydou de se donner entièrement au combat de tous les instants
contre la maladie et Vigo ne cessa jamais de l ’encourager par des plaisanteries ■' il
décrivait le streptocoque comme un personnage tout rond qui avait un haut-de-forme.
Certains jours, il riait aux écîats en compagnie de Dasté ou avait des réparties spiri­
tuelles qui enchantaient Fernand Desprès. I l lui arrivait même de se livrer à des
plaisanteries exigeant un effort physique. Un soir, seul dans sa chambre, il écoutait
« Le Chant du départ n à la T .S .F . Dans une pièce voisine, des amis parlaient
politique. L a discussion s'envenimait, le ton s’élevait. Vigo fit alors donner le poste
à plein sans cependant parvenir à couvrir les voix et décida d ’interrompre la discus­
sion par d ’autres moyens. « ~La porte communicante entre les deux pièces était
entrouverte; elle s ’ouvre toute grande et Jean Vigo apparaît en chemise de nuit, le
bras levé, battant la mesure au rythme de la marche militaire. Lydou, terrifiée, se

(1) C jnéjwOjNde, n° 309, septembre 1934.


(2) Mon C iné , 4 octobre 1934.

16
A gauche : la tombe de Jean Vigo. A droite : un autographe de Jean Vigo.

trouve mal; on se demande s'il n'est pas devenu fo u ... Vigo, alors, devant le trouble
causé fa r son apparition, dans im grand silence et tout penaud, retourna se coucher,
comme un enfant puni, au bras de son infirmière accourue fo ur le soutenir » (i).
Vers la fin août ou au début de septembre, les amis de Jean Vigo avaient perdu
l ’espoir de le voir guérir. Le malade déjà si maigre s ’affaiblissait de jour en jour.
Jusqu’alors, à force de volonté, il se nourrissait un peu, mais quand, le 26 septembre,
Fernand Desprès vint lui rendre visite, il y avait plusieurs jours qu’il ne pouvait
plus supporter aucune alimentation et son cœur fléchissait. Tandis que le docteur
s’efforçait de le ranimer par des piqûres d ’huile camphrée Jean Painlevé, Claude
Aveline et Fernand Desprès attendaient dans la pièce voisine, se regardant en
silence. Ils purent finalement voir leur ami qui était somnolent, et dont la voix
n ’était plus qu’un souffle. « Une immense cernure entoure ses paupières. Ses lèvres
sont décolorées. Son visage, réduit, est celui d ’un -petit enfant ». (1).
Les jours suivants 011 lùi fit boire péniblement des jus de fruits, de l ’eau de
Vittel ou du tilleul,, mais à la suite de vomissements de bile, Vigo était devenu
cadavérique et 011 attendait la fin quand, subitement, le 30 septembre, la fièvre qui
vers dix heures du soir s ’élevait invariablement aux alentours de quarante degrés,
tomba à trente-sept.
Le lendemain, il était assis dans son lit, arrangeant lui-même l ’oreiller, récla­
mant du chocolat au lait et refusant le bol parce qu’il n ’était plein q u ’aux trois
quarts. Lydou l ’ayant rempli jusqu’au bord, Vigo coupait une flûte de pain en petits
morceaux et le trempant dans le chocolat, recevait Mme Margaritis venue le voir,
en lui disant, ravi : « C'est vingt sous fo u r me voir manger... »' Lydou ouvrait de
grands yeux étonnés et riait, heureuse. E lle alla aussitôt lui acheter une robe de
chambre.
Le lendemain, la fièvre revint et deux jours après, un vendredi, Jean Vigo mou­
rait un peu avant neuf heures du soir, pendant que, de son appartement, on pouvait
entendre u Le Chaland qui passe » joué par un musicien des rues au carrefour de la
rue Gazan et de l ’avenue Reille. Lydou, étendue près de lui, le tenait dans ses bras
et semblait ne pas comprendre. Un moment après elle échappa à ses amis et se pré­
cipita par un long couloir vers la chambre du fond. On la rattrapa comme elle
allait se jeter par la fenêtre.
P .E . S ales Gom es.

(I) Texte inédit de Mme Margaritis, communiqué par Gilles Margaritis.


EN TRAVAILLANT AVEC ROBERT BESSON
p a r Julien Green

En 1947j. Robert Bresson commença la préparation cFIgnace de Loyola


pour le compte d’une grainde firme italienne. Le film ne se fit pas et
aujourd’hui la firme en question n’existe plus. Pour écrire le scénario, le
réalisateur des Dames du Bois de Boulogne f it appel à Julien Green dont
i l admirait très vivement Vœuvre. D ans le Tome V de son Journal, le
grand écrivain a consigné les étapes de son travail avec Robert Bresson.
Il nous a autorisé très aimablement à reproduire les passages concernant
Ignace de Loyola. Nous Ven remercions vivem ent ainsi que M. Pierre
Charbonnier, décorateur habituel de Robert Bresson, qui a bien voulu
nous confier les dessins de maquettes et les photos des essais de costume
que nous publions pour illustrer cet article. Le scénario de Julien Green
paraîtra en librairie, édité par Pion. A in s i restera-t-il au moins un tém oi­
gnage sur ce grand film abandonné.

2 0 février" 1947
Il y a quelque temps, j’ai reçu la visite de deux jeunes gens, Pierre
Barillet et Jean-Pierre Grédy, qui m’ont apporté un excellent scénario tiré
de Minuit. J'ai été frappé de 1’habileté avec laquelle ils ont introduit le
personnage de Serge dans la première partie du roman. Dans leur version,
Elisabeth l’aperçoit entre deux gendarmes qui viennent de l’arrêter. J’au­
rais voulu trouver cela moi-même, car le lien est ainsi très adroitement
noué entre la première et la dernière partie de ce livre, et il m’a toujours
paru que ce lien manquait. En effet, je me suis arrêté après la première
partie de Minuit pour écrire L e Visionnaire, et ce n’est qu’après avoir écrit
ce livre que j’ai repris M inuit pour le mener à sa fin. La différence de
ton est très sensible entre la première et la seconde moitié du récit.

24 avril
La maison Universalia de Rome m’a demandé d’écrire un scénario tiré
de la vie de saint Ignace. Il y a eu d’assez longs pourparlers et maintenant
un accord de principe. C'est Robert Bresson, le metteur en scène, qui a
voulu que ce travail me fût 'confié; Je reparlerai plus en détail de tout
cela au fur et à mesure que j’écrirai ce scénario qui doit être, dans mon
esprit, une longue méditation sur la vie de saint Ignace, mais une médi­
tation ignatienne, c’est-à-dire une sorte de vision très méthodiquement
ordonnée.

28 av ril
Beaucoup travaillé à mon scénario. Je lis et relis Ribadeneira et des
texte de saint Ignace, mais que de choses m’échappent ! Mes dialogues

18
Pav la vertu de notre mise en page, Robert Bresson semble contempler avec mélancolie
le portrait d’Ignace de Loyola et rêver au grand film qu’il n’a pu réaliser.

me paraissent froids et gauches. Comment faire parler un des hommes les


plus silencieux que la terre ait vus? Je frémis déjà en pensant à toutes les
invraisemblances qu’il va falloir accumuler, quitte à retrouver d’une
manière ou l’autre la vérité intérieure, si je peux !... L’image qu’on se
forme de ce saint est à peu près celle que nous a laissée Zurbaran : un
personnage blême, émacié, aux yeux de braise, aux cheveux d'un noir
d’encre. En réalité, c’était un petit homme blond. Bresson me demande
comment je vois la Compagnie à ses débuts. Je lui réponds : « Des hommes
en noir dans une pièce aux murs blancs. » (Ce qui était faux, du reste,
1950).
Il semble ennemi de certains effets pittoresques, ne veut ni crucifix, ni
miracles. Mais il y aura au moins le miracle de la lumière surnaturelle
dans la chambre d'Ignace.

6 mai
Ce scénario est cause que je ne tiens plus mon journal comme aupara­
vant. Dimanche dernier, au collège de Juilly où j’ai passé la journée. La
beauté des bâtiments m’a fait une impression profonde ï c’est, en effet, le
style et l’époque qui m’attirent le plus (je ne dis pas que j’admire le plus).
Je -m’y sens up. peu chez moi pour des raisons qui ne m’apparaissent pas
très clairement,. du reste. Ces longues galeries, ces escaliers où un régi­
ment passerait à l’aise, ces croisées monumentales ont quelque chose qui
me rassure et me ferait croire, ou presque, à la stabilité du monde...

19
8 mai

Des négociations assez laborieuses avec les représentants de la maison


Universalia. Ce matin, j'ai cru que rien ne se ferait. J ’avais demandé qu’on
me laissât travailler exactement comme je l’entendais. Finalement on a dit
oui. J’étais tellement persuadé qu’on dirait non que j’avais rendu à mon
éditeur l ’exemplaire de Ribadeneira qu’il m’avait prêté.
Déjeuné avec une romancière anglaise. Elle me parle de l’ennui de la
vie à Londres, des privations, du manque de confiance à peu près général.
Le moral est si bas que l’archevêque de Canterbury a ordonné un jour de
prières. Elle m’a beaucoup parlé de religion et des pénitences corporelles
que certains catholiques jugent bon de s’infliger. Il y a à Pater Noster
Row, à Londres, une boutique où l ’on vend des haires. « Est-ce vraiment
très désagréable à porter ? » lui demandé-je. « Je ne sais pas, mais une
de mes amies qui en porte m’a dit qu’en hiver cela vous tient chaud ! »
Elle croit que la vie moderne est en soi une pénitence probablement su ffi­
sante. Heureux de le lui entendre dire. Elle aurait voulu être moine. « Reli­
gieuse ? » « Non, j’ai dit ; moine ! »

10 m ai

Travaillé très péniblement à mon scénario. Hier, au désespoir parce


que je ne savais que faire dire à Saint-Ignace, à Manrèse. E t qui pourrait
savoir ? Le cœur d’un saint est un abîme. Feuilletant alors les Exercices,
je suis tombé sur un passage que j’ai un peu paraphrasé. J ’aime mieux
qu’il y ait de la raideur et de la sécheresse plutôt que de pieuses effusions
dont la seule idée me rend malade de dégoût. J ’essaierai de faire voir à
quel point saint Ignace a été influencé par saint François d’A ssise qu’il
a, je crois, inconsciemment imité, au début, tout au moins (le baiser au
lépreux devenant le baiser au syphilitique ; car il ne me paraît pas invrai­
semblable de supposer qu’il s ’agit de cela). J’éviterai de lui prêter le ton
militaire ; c’est un poncif qui est devenu ennuyeux et qui n’est pas néces­
sairement vrai. Je sauterai l’épisode du Maure parce que c’est précisément
celui qu’on attend et qu’il ne nous apprend! pas grand-chose sur la psycho­
logie du saint. A cause des difficultés qu’il y aurait à prendre des vues
àjérusalem, où l’on se bat actuellement, je vais être obligé de sauter le
pèlerinage, ce que je regrette (saint Ignace pris de fou rire en pénétrant
dans la ville). Ecrit une scène pour amener le mot d’un père jésuite que
j’ai connu et qui, sur son lit de mort, disait en réponse à une question :
« Je ne m’ennuie pas, puisque je souffre ». La clef du cœur de saint
Ignace, c’est naturellement l’amour. Les saints sont des amoureux. Maiâ
c’est aussi la tendresse. Je crois qu’on se forme de lui une idée fausse
parce qu’on exagère ce que j’appellerai le « coté agere contra ». Quand
il.voyait que ses novices souffraient trop, cet homme qu’on croyait si rude
les prenait dans ses bras. Ses raisons de se convertir. « Pourquoi pas moi ? »
Cette phrase a agi comme un levier. C’est le cri de la sainteté moderne
devant la sainteté du moyen âge. Il a peut-être fait beaucoup de saints
de nos jours et en fera beaucoup d’autres.

20
Projet de décor de Pierre Charbonnier pour le film Ignace de Loyola.

16 m ai

Bresson m’a parlé avec beaucoup d’intelligence du sujet qui nous


occupe, mais il est clair que nous ne voyons pas du tout le personnage
de la même manière. Notre conversation a duré deux heures. Il me repro­
che surtout de voir le personnage en romancier. C’est possible, mais je ne
suis pas autre chose qu’un romancier. Par ailleurs, il trouve que je m’at­
tache trop aux biographies et ces biographies, selon lui, sont erronées ;
il faut les laisser complètement de côté. « Pourtant, lui dis-je, il y a celle
qu’il a dictée lui-même à son secrétaire ». « Oh ! il était si vieux à ce
moment-là... » Je trouve très intéressant qu’il veuille tout reconstruire par
l’intérieur. C’est même ce que j’essaie de faire moi-même, mais je veux
m’appuyer sur des faits... Bresson ne veut pas de miracle. Il voudrait que
dans la scène1de l’apparition de la Sainte Vierge à saint Ignace, on ne vît
par la Sainte Vierge (ô Hollywood, que ne puisses-tu entendre ces sages
paroles d’un grand metteur en scène !) Cependant je suis tout à fait d’ac­
cord avec Bresson quand il me dit que j’aurais dû montrer saint Ignace
essayant de marcher après son opération.
J ’écris, très péniblement, une scène où l’on voit saint Ignace embras­
sant un malade des plus répugnants. Je crois que saint Ignace a conquis sa
sainteté ; elle ne lui a pas été donnée d’un coup. L’orgueil déguisé en
humilité a dû se jouer de lui quelque temps ; par exemple, quand il a
refusé de monter à âne, au retour de la chapelle des Apôtres, obligeant
ainsi huit personnes à marcher très lentement jusqu’au bas de la colline
parce qu’il boitait.

21
Essai de costumes de P ie r r e Charbonnier p o u r le film Ignace de Loyola.

21 mai
J'ai quelquefois un sentiment si vif du néant du monde qu’il me
semble que ma raison ne sera pas assez forte pour soutenir le poids de
cette vérité. Cela paraît étrange à dire et je crois que presque personne
n’y songe. Certains jours, je ne puis ouvrir un livre, même de poésie, sans
penser : « A quoi bon ? » Il n’y a que Dieu qui existe, il n;y a que lui qui
soit, et se sentir loin de lui est horrible, car hors de lui je ne puis voir
que le vide. Dès lors comment s’intéresser à ce qui intéresse le monde ?

23 m ai

Dans le livre de saint Pierre d’Alcantara sur l’oraison, il y a cette


phrase qui m’a paru curieuse et belle : « ...dans cet exercice, il nous faut
plus écouter que parler... » et il ajoute : « Pour réussir en cette affaire,
que l’homme se présente donc avoir le cœur d’une vieille petite femme
ignorante et humble... »

30 m ai
Continué mon saint Ignace avec un sentiment de doute extrêmement
pénible... Je crois avoir compris que dans les premiers temps de sa conver­
sion, il y avait encore chez lui un certain goût inconscient d'étonner, de
paraître : tous ces costumes dont il était occupé, leur donnant tantôt une
forme, tantôt une autre ; sans doute, c’étaient des habits de religieux,
mais malgré tout...

22
19 juin

A Royaumont, grande coquille vide qui m’a paru d’une indicible


mélancolie avec son cloître privé de ses moines et de ses prières, les ruines
de l’église, abattue par un frénétique imbécile qui a fait scier les piliers
et y a ensuite attelé des bœufs pour obtenir l’écroulement des voûtes. En
me promenant sous les fenêtres/-"des hôtes actuels de l'abbaye* j’entends
dans le silence de l’après-midi une voix qui sort d'une chambre et qui dit :
« ...et tous les siècles écoulés... et tous les siècles écoulés... » Un acteur
qui apprend son rôle ? Cela m’a paru à la fois comique et incroyablement
vain, cette voix dans ces ruines où la mort nous parle d’une façon si élo­
quente et nous récite son effroyable sermon sur le néant, celui qu’elle sait
le mieux et qu’elle soigne le plus, surtout par les belles journées ensoleil­
lées comme était celle-là.

12 juillet

Je continue mon saint Ignace, non sans effort, non sans répugnance
parfois, car il m’arrive de le relire par les yeux de ceux qui ne peuvent
l’aimer, et cela est horrible !

Julien GREEN.

(Extrait de son Journal, Tome V. — Pion Editeur.)

23
L’ ÉNIGME DU SPHINX
HISTOIRE DU CINÉMA ÉGYPTIEN

par Maurice-Robert Bataille

LES DEBUTS

A peu près toutes les histoires des cinémas nationaux commencent de la même
façon : « En 1896 ou 97, la première projection du Cinématographe Lumière fu t
organisée à... » (ici la capitale de la nation intéressée).
L ’Egypte n ’a pas échappé à cette obligation historique, mais c ’est seulement en
[917, à Alexandrie, dans un studio improvisé, que la « Société Editrice Cinémato­
graphique Egiziana Alexandria » confectionna, avec des capitaux italiens, le « pre­
mier grand film tourné en Egypte ». Un programme édité à cette occasion en langues
française et italienne, présenta Les Fleurs mortelles comme un « drame oriental en
trois parties exécuté par des artistes amateurs d'Alexandrie, avec le concours d 'u n
brillant group (sic) de cavaliers bédouins ». Mais, après une seconde réalisation in ti­
tulée Honneur de Bédouin, la société disparut à jamais.
En 1926, revenant du Chili et apportant avec eux caméra et matériel de déve­
loppement, deux jeunes Libanais, les frères Ibrahim et .Badr Lama, s ’établirent
dans la banlieue d ’Alexandrie. Un concours de beauté organisé par ces pionniers
leur permit, nous dit-on, de découvrir Yvonne Gayanne dont ils firent la partenaire
de Badr pour Kobla F il Sahara (Un baiser dans le désert) qui fut impressionné par
Ibrahim. Projetée en février 1927 à Alexandrie, cette bande n’eut pas d ’autre ori­
ginalité que d ’imiter Le Cheikh, l ’extraordinaire et encore si proche succès de
Rudolph Valentino.
C ’est également en 1.927 que l ’auteur dramatique d ’origine turque Wedad O rfy
entra en relation avec trois jeunes Egyptiennes alors âgées de moins de vingt ans,
et leur proposa la réalisation de trois films dans le Royaume, Mais l ’affaire tourna,,
paraît-il, très mal pendant le tournage puisque Wedad Orfy se retira et que ses co-
productrices achevèrent sans lui leurs projets.
Ainsi Leila, produit et joue par Aziza Amir et Ahmed Galal, ce dernier assurant
la mise en scène, fu t projeté au Caire en novembre 1927. Quelques mois plus tard
les cairotes connurent Gkaâat el Sahara {La Belle du Désert), financé et interprété
par Assia Dagher avec sa nièce Mary Queeny.
Enfin, Ibrahim Lama mena à bien Fagîiea Fok el Haram (La Tragédie au-
dessus de la Pyramide), production de Fatm a Rouchdy jouée par elle et Badr Lama.
Toujours en 1927, Mohamed Karim, un ancien figurant de Les Fleurs mortel­
les, qui avait ensuite tenu un petit rôle dans le Cyrano tourné à Rome par Genina et
assisté plus tard, à Berlin, au travail de Fritz Lang réalisant les Niebelungen et
M etrofolis, regagna l ’Egypte.

24
Deux personnalités du cinéma égyptien : le producteur-acteur-réalisateur Youssef Wahby
et l’actrice Samia Gamal que les Français virent dans Ali Baba de Becker.

Son ami d ’enfance Youssef Wahby, directeur à cette époque de la troupe théâ­
trale Rarns'es l ’encourage à tourner Zeinab, d ’après un scénario de l ’écrivain
Hussein Heykal. Mohamed K arim s’y employa avec des acteurs inconnus : une
belle aristocrate, Babija H afez, un fonctionnaire, Serag Mounir, et les comédiens
de théâtre Zaki Rostom ; Mme Dawlat, Elwyam Gamil, et Zeinab sortit au Caire le
r5 avril 192S.
Certaines séquences de ce film, photographiées par Gaston Madru, furent déve­
loppées à Paris. E n Egypte, Zeinab ne remporta qu’un succès quelconque, si l ’on
en croit Youssef Wahby qui le finança. Après l ’avoir vu à Alexandrie, J. de Saint-
Salvi résuma ainsi ses impressions dans l ’hebdomadaire Cotnoedia :
« C ’est l ’éternel roman de la « fellaha » de la vallée du Nil, jetée en mariage
au fiancé choisi par le père de la jeune fille. Celle-ci en aime un autre, mais elle
cède, par atavisme, par tradition, parce que cela fut toujours et doit continuer à
être ainsi, à l ’indiscutable autorité du père. Elle se marie donc, selon la volonté
de ce dernier, maïs le chagrin la ronge, la mine petit à petit et, finalement la tue. »
Cette histoire deviendra et continue à être T?üh des thèmes favoris des scéna-
ristes égyptiens. Mohamed K arim en a d ’ailleurs ' produit une nouvelle version
en 1952. ' •'

LE PARLANT JUSQU'A 1939

Après Bent el N il d ’Ahmed Gai al et E l Cocaïne, produit et mis en scène par


Togo Mizrahi, les cinéastes égyptiens commencèrent à sonoriser leurs films. Les pre­
miers le furent au moyen des disques d ’accompagnement, comme Taht Daou’ el
Kamar (Sous le clair de lune) réalisé en 1929 par Choucri Madi, puis par le secours

25
de bandes utilisées pour a post-synchroniser », tels Endam a Touhcb el M ar’a {Lors­
que fem m e aime) d ’Ahmed Galal (1932), et enfin ils devinrent directement parlant
avec A l Ettiham (Accusation). Tous les intérieurs de ces œuvres furent tournés
dans des villas mises à la disposition des techniciens, car il n ’existait pas encore un
seul véritable studio dans le Royaume.
Aussi, lorsque Youssef Wahby commença, en 1930, sa féconde carrière de pro­
ducteur, de scénariste, et d ’interprète avec un film partiellement parlant. Fils à papa
(Aivlad el Zawat), il se rendit à Paris pour impressionner les scènes d ’intérieurs.
Wahby, dirigé par Mohamed Karim, eut comme partenaire Colette D arfeuil et Paul
Lambert, Toujours dans la capitale française, Dawlat Abiad et N adra interprétè­
rent en 1931 le premier film égyptien « 100 pour 100 parlant » intitulé- Enchouclet el
Eouacl (La chanson du cœur) et Neguib Rihani y finança et joua, deux ans plus tard,
un film intitulé Yaccout.
A la même époque, un fils de Muphti, le chanteur Abdel Wahab,. nouvelle sta­
tue de Memmon, produisit, toujours à Paris, La Rose Blanche (E l Warda el Bdidd)
et l ’interpréta avec Soliman Naguib et Samira Kouloussi. Cette réalisation de Moha­
med Karim que l’on projette encore quelquefois, consacra, à vingt-six ans. Abdel
Wahab comme le plus grand chanteur du monde islamique et fit effectuer un bond
au septième art égyptien qui continua avec habileté à engager des chanteurs très
connus, de manière à attirer vers le cinéma un public populaire, donc nombreux et
fidèle.
E n Egypte, le premier studio fu t construit en 1934 à Bacos p a r Togo Mizrahi
et il vit aussitôt la naissance de E l Mandoubin (Les Délégués), puis de Ib n E l Shaab
(Fils du P e n fle ). L 'année suivante, c’est au Caire que les frères Lama achevèrent
leur studio d ’où sortirent bientôt Marouf el B ad août (1935) et E l Hareb (V E v a d é )
(1936). Enfin le studio M .I.S .R ., élevé à Guiza, commença à fonctionner en 1936.
Sa production inaugurale, Wedad, réalisée p ar l ’Allemand F ritz Kramp, assisté
d ’Ahmed Badrakhan et du chef opérateur Sammy Brill, introduisit la célèbre chan­
teuse Om Kalsoum dont la gloire n ’eut longtemps d ’égale que celle d ’Abdel Waab.
« Wedad » est une belle esclave aimée passionnément p a r son maître Baher.
Ruiné, celui-ci doit se séparer de sa compagne et Wedad vendue à un riche vieillard
s ’en va en H aute-Egypte où elle languit loin de son amour. Mais la chance sourit
à Baher qui rachète ses terres perdues, son palais et retrouve W edad que son second
maître a libérée.
Ce fu t un succès considérable dont tous les Nord-Africains parlent encore avec
nostalgie lorsqu'on évoque le souvenir de Wedad.
Ju sq u ’à la guerre, une quarantaine d ’autres films parlants assez maladroitement
conçus furent entrepris par des cinéastes qui découvraient leur métier au retour de
voyages en Europe et tandis que des studios modernes étaient édifiés afin de libérer
le cinéma égyptien des laboratoires étrangers.
Ces bandes ont, pour la plupart, ditsparu de la circulation, excepté celles de
Mohamed Abdel Wahab et Olm Kalsoum, qui furent les plus remarquables par leurs
parties chantées et que l ’on représente parfois. On cite aussi, sans q u ’un contrôle
artistique soit possible, E l Asinrn (La Volonté) de K am al Selim, qui mourut à trente
ans, comme la première tentative pour évoquer un fa it réel : la grève des profes­
seurs mal payés des Universités.

DEPUIS 194 0

L a dernière guerre mondiale a donné une impulsion décisive à la production


nationale aux dépens, d ’ailleurs, de la qualité, car pas mal d ’opportunistes non qua-

26
Oui Kalsoum et Abbas Farès dans Dananir d ’ Ahmed B ad rak h an
(1940).

lifiés profitèrent de cette période troublée pour s’introduire dans l'univers facile du
cinéma (i).
Alors que pendant la saison 1937-38 l'E gypte n ’avait réalisé que 12 films de
long métrage et un total de 70 depuis 1927, la production s ’éleva à 60 films en
1946-47 pour osciller depuis, entre 55 et 65 œuvres par an (2).
Ce développement, qui a fait du cinéma égyptien la troisième industrie du
pays, a permis la construction au Caire de huit studios comprenant en tout r5 pla­
teaux équipés de matériel très moderne et 10 laboratoires : Lama construit en
I 935 ) M .I.S .R . et Nassibian, fondés en 1936 ; Choubrah, inauguré en 1944 Al
Ahram terminé deux ans plus tard ; Nahas qui commença à produire en 1947 ; Galal,
1944 et Guiza (ancien Togo Misrabi qui cessa son activité de 1949 à 1952). A
Alexandrie, le studio Rami fu t équipé en 1950.
Mais les producteurs, dont l ’activité fait vivre 4*500 personnes, de la vedette
au clicheur d ’affiches, ne paraissent pas rechercher particulièrement l ’originalité au
cours des trois à. six semaines q u ’ils passent à confectionner un film coûtant de 20 à
25 millions de francs, rarement davantage.

( 1) L ’Egypte compte 350 salles, plus 100 en 1 mm, pour 22 millions d ’habitants. En
1954, le nombre total des entrées s ’est élevé à 1b millions contre 100 millions en 1951. Un
film tourné au Caire s ’amortit pour 60 % en Egypte. Le reste des recettes provient, dans
l ’ordre du Liban, de la Jordanie, d ’Irak, d’Algérie et des protectorats français. Contraire­
ment à ce qui se dit généralement, la Syrie, le Pakistan, l ’Indonésie, l’Arabie Séoudite et
l’Iran importent peu de bandes égyptiennes.
(2) Les chiffres les plus fantaisistes circulent au sujet du nombre de films produits
annuellement dans les studios égyptiens. Voici ceux donnés officiellement par la Chambre
de Commerce : 1948 : 33 films ; 1949 : 58 ; 1950 : 57 ; 1951 : 53 ; 1952 : 69, plus
deux films grecs.
D’autre part, l ’Egypte a importé : 450 films en 1950, 414 en 1951, 386 en 1952.

27
Pour cette partie du cinéma égyptien, soucieux de ne pas écraser le lecteur sous
une avalanche de films qu'il connaît mal. ou même ignore, nous avons choisi d 'a n a ­
ly se r dans chaque gçnre les œuvres les plus typiques,' les plus appréciées aussi des
spectateurs musulmans lesquels ne se lassent pas de revoir certaines productions.

HISTOIRE ET COSTUMES

Antar el Abla, réalisé en 1945 par Niazi Moustapha, illustre le célèbre roman
antéislamique de chevalerie que le poète Ahmed Chawqui' utilisa au début de ce siècle
comme argument pour écrire une tragédie devenue classique. ,
L a légende raconte que le guerrier et poète Àntar, qui vivait au temps du Grand
Empire romain, fut tenu à l ’écart du clan des guerriers car, fils d'une esclave noire
et d ’un homme libre, son père l ’avait renié. Cependant, Antar aimait sa cousine
Abla. Pour la conquérir, il dut vaincre des tribus ennemies, sauver du danger fem­
mes, enfants et vieillards et constituer une dot pour sa bîen-aimée. Antar surmonta
toutes ces difficultés et épousa Abla.
I.e film évoque cet épisode de la vie d ’Antar et nous montre comment il ter­
rassa ses adversaires dans ces fameux combats que le héros a lui-même décrits :
« E t mon épée avec ma lance
Sont deux témoins de mes hauts faits.
M a lance perce l'adversaire,
Se gardant, l'esprit en éveil,
Quand je l'approche de ses lèvres
II boit la coupe du trépas. »
Cette histoire qui paraît très simple ainsi résumée nous est contée avec un grand
souci de détails qui compliquent l ’intrigue sans aiguiser ni éclairer pour autant le
comportement des personnages. Les aventures extraordinaires d'A ntar (Serag Mounir)
s’illustrent parfois en vastes poursuites et combats, mais la reconstitution pseudo­
historique avec ses tentes, ses fausses ruines, ses casques étincelants et
ses costumes, plus surchargés que typiques, fa it penser à ces anciennes grandes pro­
ductions italiennes, ennuyeuses et pompeuses.
E n revanche, les danses et les chansons bédouines de Mahmoud Bairam el
Tounsi et Nouera, interprétées pour la plupart par Abla, c'est-à-dire l'actrice
Kouka, sont d ’une qualité nourrie d ’originalité.
•Le succès considérable remporté par Antar et Abla incita les cinéastes à don­
ner, deux ans plus tard, une suite à cette production bédouine. La première bande
s'achevait sur le mariage des deux héros, la seconde commença par cet épisode, nous
proposant ensuite toutes sortes d'intrigues fomentées par un jaloux pour briser cette
liaison. C’est Salah Abou Seif qui, cette fois, dirigea presque extrêmement en exté­
rieurs Moughmnarat Antar wa Abla (Les aventures de Antar et Abla) avec les mêmes
interprètes que ceux de la première version. On s’attaqua ensuite à la descendance du
valeureux guerrier avec Ib n Antar (Le Fils d 1Antar).
L ’époque de Haroun el Rachid où, dans le fastueux palais du Calife des Mille
et Une Nuits, des gens de cour drapés de costumes éclatants se préoccupaient de
raffiner chaque jour davantage les arts et la poésie, sert de cadre à Darnnir, film
tourné en 1940 par Ahmed Badrakhan.
Dananir, jeune bédouine plongée dans la vie brillante du Royaume de Bagdad,
abandonne ses privilèges acquis et, pour se consoler d’une passion déçue, retourne
dans le désert vivre près de la source où, autrefois, elle chantait. L ’histoire est de
peu d ’importance car il s'agit, avant tout, de permettre à celle qui était alors la
première chanteuse de l’Orient, Om Kalsoum, de faire entendre dans de nombreux
chants nostalgiques sa voix de cristal dont rien n ’altère la pureté.

28
Youssef Wahby et Leilad Mourad dans Shadiet El Wadi (1947)

Dans une autre production bédouine, Rabka', le plus grand succès de 1943, le
metteur en scène Niazi Moustapha nous propose, sans s’écarter de la ligne tracée
par la version muette de Zeinab, les aventures d ’une bédouine (Kouka) amoureuse
d ’un homme de la ville (Badr Lama) (3). L ’opposition entre l ’Egypte traditionnelle
des campagnes et l’Egypte moderne des villes se borne, comme à l’accoutumée, à
l’échange de propos mélancoliques et anodins. C ’est encore la partie musicale, et en
particulier le remarquable « Chant des chameliers » qui retient l ’attention et fait
vibrer la sensibilité du spectateur.
Cette spontanéité ne se retrouve pas aussi nettement dans d ’autres aventures
bédouines mouvementées, avec chants de moisson, ou de mariages, chevauchées et
combats au sabre, comme Sollanal al Salira (La Reine du Désert) que la belle Kouka
interprète aux côtés de Yehia Chahine.
Examinons une adaptation des « Mille et Une Nuits », A lf Leïla wa Leïla
qui, selon la publicité, est une ce comédie orientale costumée ». Le scénario sJinspire
de plusieurs contes et surtout de celui imaginé par Sbeherazade pendant la troisième
nuit « H istoire du pêcheur et de ré fr it ».
Fils d ’un émir, Mouqan a été recueilli tout enfant dans son berceau flottant
sur une rivière, par Osman le pêcheur. Ce dernier et sa femme ont élevé leur pro­
tégé. Devenu adulte, Mougan s’éprend de la princesse Mabida laquelle est fiancée au
vieil émir Laden q u ’elle déteste.
Mais des ennemis veillent et le jeune homme est jeté en prison. Aidé par un
éfrit q u’il a délivré, Osman sauve de nouveau Mouqan de la mort au moment où
il allait être exécuté et découvre le complot fomenté contre le père de la princesse.
A une étoile tatouée sur son bras, Mouqan est reconnu comme étant le fils de
l ’émir. I l peut alors épouser la princesse Mahida.

(3) Badr Lama est décédé en 1948 d’une grave maladie. Son frère Ibrahim, propriétaire
des studios familiaux, s ’est suicidé en 1953, avec sa femme, pour oublier ses difficultés
financières.

29
Ce film, de Togo-Mizrahi, tourné en 1941, est dans son esprit traité comme une
parodie. Non seulement les aventures d ’Osman le pêcheur sont cocasses, mais encore
le ton du dialogue appartient à la farce. Malheureusement, V interprétation souffre,
comme toutes les œuvres égyptiennes, d ’une absence de discipline qui donne à A ir
Zeila wa le ila une fâcheuse allure de film improvisé.
Nous sommes ici bien loin de la préface des a Mille et Une Nuits ». a Que
les légendes soint une leçon pour les modernes afin que l ’homme voie les événements
qui arrivèrent à d ’autres qu’à lui. Aussi, gloire à qui réservera les récits des pre­
miers comme leçon à l ’attention des derniers. C ’est d ’entre ces leçons-là que sont
tirés les contes et tout ce qu’il y a en eux de choses extraordinaires et de maximes. »

MELODRAMES

A côté de ces filins, pour lesquels l ’histoire et la légende constituent un cadre


régulateur, se placent de très nombreuses bandes situées dans le monde moderne et
s ’efforçant, bien timidement, d ’aborder certains problèmes complexes, comme la lutte
contre les préjugés sociaux ou l ’émancipation de la femme musulmane.
Le mélodrame Bent Zawat (Fille de riche) joué et réalisé en 1942-43 par Yous-
sef Whaby (4) (5), raconte comment la jeune Samia, fille d ’un pacha, refuse d ’épou­
ser un architecte dont le père n ’est pas fortuné. Ulcéré p ar cette attitude, le jeune
homme s'efforce de devenir riche et célèbre. Il y parvient, tandis que le pacha, au
contraire, -va de revers en revers.
Pour remédier à cette situation, le pacha propose à Ibrahim de lui accorder sa
fille en échange d ’un appui financier. Le jeune homme accepte. Sitôt marié, il se
venge sur sa femme de l ’affront qu;il a essuyé jadis. Mais Samia, courageuse sous
les humiliations, fait comprendre à son époux que son attitude d ’autrefois lui fut
dictée par son père. L ’amour triomphe et Ibrahim et Samia peuvent enfin vivre
heureux.

S erag M o u n tr e t K u re m M a h m o u d Z o u m o u ro d a ’ d a n s G u e zire t El
A h la m (L ’Ile d u R ê v e ) d ’A bdef A h m K h a t ta b (I95f).

30
Zalci Rostoum dans Hadamtou Bayti (J’ai détruit mon foyer).

Une autre production de Youssef W haby, S e if el Gallad (Le châtiment du Bour­


reau), présenté à Cannes en 1946 mais tourné deux ans plus tôt, a pour thème l ’exis­
tence d ’un jeune chimiste qui empoisonne, pour le voler, un riche bienfaiteur venu
lui proposer son aide financière, devient célèbre par ses travaux de laboratoire, mène
une vie luxueuse et, finalement, s’entend condamner à mort. Ce film joué et dirigé
par Youssef Whaby ne rencontra aucun succès auprès de la critique invitée à Cannes.
Raymond Barkan, qui le jugea « dépourvu de tout caractère national », y décela
aisément et justement tous « les poncifs du film dit commercial : meurtres, policiers,
boîtes de nuit, champagne, trafic de coco ». Après avoir noté sa « technique primi­
tive », Barkan résuma très bien S e if el Gallad en le réduisant à un mélodrame tel
qu ’on en tournait en France il y 'a vingt-cinq ans.
(A suivre.) M a u r ic e- R obert B a t a il l e , Alger 1 9 5 5 .

(4) En Egypte, la plupart des vedettes produisent, interprètent et parfois, comme Hus­
sein Sedky, dirigent également leurs films.
Sont producteurs et acteurs : Mohamed Fawzy ; les chanteurs Farid El Atrache, Abdel
Wahab et Adbel Aziz Mahmoud ; l ’acteur de théâtre Serag Mounir, Gamal Farès, Hussein
Fawzy., Anwar Wagdi, Farid Chawki, Mahmoud Zulficar ; les jeunes premiers Yehia Chahine,
Moshen Sarhan.
Les actrices Leila Mourad, Rakia Ibrahim, Hoda Chams el Dine, Fatem Hamama, l’en­
fant prodige Fairouz, possèdent chacune leur maison de production, ainsi que Assia Dagher,
qui a financé plus de cinquante films. La première vedette du cinéma égyptien, Aziza Amir
(1905-1952) produisit et joua environ cinquante films depuis ses débuts en 1927. Youssef
Wahbv, Conseiller pour le cinéma égyptien, ne possède pas de maison de production.
(5) Les acteurs égyptiens tournent à peu près sans interruption. A titre indicatif, de jan­
vier 1951 à janvier 1954, soit en 36 mois, les jeunes premiers Emad, Hamdi, Aloshan Sarhan,
Kamal el Chinnaoui et Farid Chawk; ont respectivement tenu les rôles principaux dans 22,
26, 20 et 31 films. Leurs partenaires sont aussi fréquentes : Fatem Hamama, 21 bandes ;
Chadia, 34 ; Tahia Carioca, 17, ainsi que le comique Ismaïl Yassine, 44 ; Mahmoud el
Meligui, 42 ; Hussein Riad, 18.

31
PETIT JOURNAL INTIME DU CINÉMA

par Henri Agel, André Bazin, Charles Bitsch,


Jacques Doniol-Valcroze, Fereydoun Hoveyda, Robert |Lachenay,
Jacques Rivette et François Truffaut.

5 Juillet une préoccupation, ni u n e prise de position


intellectuelle, m ais une question de tem p é ­
V IV E L A C IN E M A T H E Q U E ! — A l’oc­ ra m e n t et q u e ses s films exprim ent précisé­
casion d u 1259 anniversaire de J.E . M arey m en t cette façon d ’être. D evant cet nom m e
et d u 60° anniversaire d u C iném a, la C iné­ qui parle d e son art avec la simplicité d ’un
m ath è q u e Française a organisé a u M usée artisan et la ferveur interne d ’un croyant,
d 'A r t M oderne u n e adm irable exposition inti­ les assistante n ’arrivent pas à secouer leur
tulée « 300 années d e ci né m a lo graphie, inertie, leur tiédeur de ciné-clubistes a p a th i­
60 ans d ’art ciném atographique ». O n n e sau­ ques. Est-ce im perm éabilité à la grandeur d u
rait trop souligner l’im portance d e cette m a ­ plus étonnant des cinéastes italiens ou est-
nifestation, O utre — par son adm ission dans ce le ciné-club qui pourrit son hom m e? —
u n e enceinte de l’E tat — q u ’elle consacre
enfin l’accession officielle d u ciném a au
m êm e rang que les autres arts, elle est en
elle-m êm e u n e saisissante réussite et c est 10 Juillet
sans parti-pris que l ’on peut dire que c ’est
la p lu s belle exposition d e ciném a qui ait T H E A T R E E T CINEM A . — Dans le
jam ais été réalisée. Sa disposition, sa déco­ cadre d u Festival d ’A r t Dram atique d e la
ra tio n , 1’,i ntelligence d e son itinéraire, la V ille de P aris a e u lieu, d u 1er au 30 ju in ,
prodigieuse richesse de sa docum entation et u n cycle d e projections sous le titre : T h é â ­
l ’émotion grandissante du visiteur à m esure tre et C iném a. Les séances se com posaient
q u ’il s’enfonce dans le labyrinthe féerique, de la projection d ’un film tiré d ’une pièce,
to u t concourt à notre enchantem ent et à d ’une causerie ^ de l’auteur de la pièce ou
notre ém erveillem ent. A u bout de cet iti­ d u film (ou d ’u n critique), d ’extraits de la
néraire, il y a u n e salle de projection et, pièce joués sur scène e t d ’extraits d ’un a u ­
p e n d a n t trois mois, on pourra y voir des tre film sur le m êm e thèm e. L ’idée — d o n t
m erveilles. (Voici le cycle des protections : la p a te rn ité sem ble revenir à J.-A, Caultez
chefs-d’œ uvre d u ciném a m u et -{1895-1930) — était bonne. La réalisation le fut m oins,
— 25 ans de C iném a Français. 40 ans de q u ’on en juge. Sur la trentaine de film s
film s d ’avant-garde.) — Le grand initiateur projetés seuls, L ’Assassinat dti Duc de Gui~
d e ces m anifestations a droit à toute notre se, Faust (de M urnau), Born Y esterday, L e
adm iration et à notre reconnaissance : j ai S ang d 'u n poète, R o m é o et Juliette (de
n o m m é H enri Langloîs. — J. D .-V, Cukor), m éritaient vraim ent d e l’être. P e r­
sonne n e ' reprochera a u public (restreint)
ui ch aq u e après-m idi assistait aux séances
7 juillet ’avoir quitté la salle pendant la projection
des film s suivants : L a C om édie d u B o n ­
ÏO H A N N E S B O U RG . — A u Musée d e heur, D octeur Praetorius, Debureau, le Cocu
l’H om m e, A .-J. Caultez montre^ /e a n n e au M a g nifiq ue, M aya, H uis Clos. C ertains de
bûcher de Roberto Rossellini d ’après l ’ora­ ces films furent m êm e siffles par des sp ec­
torio de P a u l Claudel et A rth u r H onegger. tateurs m écontents. Des orateurs comme A n ­
Nous som m es quelques-uns à être boulever­ d ré M aurois. S im on e Ganttllon et P ie rre
sés p a r la profonde et vertigineuse nouveauté D escaves so n t Venus faire des ronds d e
de l ’expression. C auliez est enthousiaste avec jam bes sur scène et n ’avaient rien à nous
u n e lucidité généreuse. L a plupart des spec­ ap p ren d re sur les rapports d u ciném a et d u
tateurs, en revanche, se sont ennuyés comm e théâtre. N ’eu t-il pas été judicieux, p ar e x e m ­
le laisse entendre leur silence. Mais voici R os­ ple, d ’inviter A n d ré Bazin, qui^ est le seul
sellini lui-m êm e qui habite tout près d ’ici et Critique à avoir consacré plusieurs é tu d e s
ue vient d ’aller chercher Enrico Fulchîgnoni à ce sujet ? Pourquoi ne pas avoir organisé
e l ’U N ESCO . Il s’explique avec u n e hum ilité la tt séance R enoir » qui s ’im posait avec
q u i n ’a d ’égale q ue celle de R enoir. Il subit B o u du sauvé des eaux (tiré d ’u n e pièce d e
m ê m e avec le sourire l’incom préhension Fauchois)i L e Carrosse d 'O r (seul bon film
agressive d e certains. Te lui dem ande, peut- à ce jo u r aur le théâtre) et, sur scène, des
être indiscrètem ent, si l’ensem ble de son œ u ­ extraits d ’Orüef, le tout accom pagné _d ’une
vre correspond bien à u n itinéraire spirituel. causerie de R enoir ? Pourquoi n avoir pas
Il m e ré p o n d avec u n e ém ouvante sincé­ songé à L a Lianes est bleue, L iebelet, Lil-
rité que le christianism e n ’est pas chez lui liom , L a Corde ou Dial M . For m u rd er ?

32
Ces cinq fims valent bien M aya, H uis Clos,
La C o m éd ie du B onheur, Marivs et Debu-
reau A u lieu d e passer des extraits de O n
m urm ure dans la villp et D octeur Praetorius
en entier, il eut été plus intelligent de faite
le contraire, et le public ne s’y e s t . pas
trom pé. Ni Sacha G uitry, ni R e n é Clair, ni
Pagnol, annoncés sur le program m e, ne
sont venus, m ais les avait-on seulem ent p ré ­
venus? L e 17 juin, C harles Ford est m onté
sur scène: « M onsieur R obert Beauvais, sp é ­
cialiste d u c iném a am éricain va uous pré-
seriter « E o m Y àsterday », de Cuj^or. E,t
R obert Beauvais : « Je ne suis pas spécia­
liste du ciném a am éricain î d’ailleurs je ne
vais jam ais au c iném a ; hier soir, j ’ignorais
encore, q ue je devais parler ici ; je suis à
Paris par hasard et l’on m ’a m ontré ce m a­
tin le film dont je dois vous parler. » Si
l ’expérience se solde p ar u n échec la for­
m ule n ’en est pas m oins à retenir, — R .L,

15 Juillet
A T O I D E F A IR E A R C H IB A L D . — Luis
Bunuel a eu la gentillesse de m ontrer à
quelques amis son dernier film mexicain :
À rch iba ld d e la C ruz. L es amis en q u e s­
tion — dont étaient A n n e tte W adem ant, Jean
A urel, A n d ré Bazin, J.-A , Bardem , François
T rufïaut et votre serviteur — sont sortis trans­
portés de cette projection. O ui, « transportés ».
T ransportés dans un autre univers subtil et
violent, cruel et tendre, ironique et grave,
un univers spécifiquem ent « Bunuelien ».
Nous n e gâcherons pas le plaisir des futurs
adm irateurs d ’A rc h ib ald en leur dévoilant
les insolites détours de ses aventures...
Nous ne dirons pas pourquoi nous soupçon­
nons Bunuel d ’avoir b rû lé vive une actrice
espagnole... dont la presse — toujours com­
plaisante — nous a appris p lu s tard le sui­
cide... Nous ne dirons pas l’élégant m oyen
im aginé pour faire disparaître les religieu­ Luis BUNUEL.
ses dans les cages d ’ascenseur.., non plus
que le pouvoir érotique des m annequins de S o n A rc h ib a ld n o u s a e n c h a n té s .
cire ou les vertus m assacrantes des boîtes à
m usique... N ous ne dirons rien; sinon notre
adm iration pour la profonde unîté du talent
et de l'inspiration d e celui qui dem eure 25 Juillet
identique de Terre sans pain à A rchibald de
la Cruz, en passant p ar E l et Robïnson Cru- E R R EU R S. — R a dio -C în ém a -T élévision,
en dépit d e ses trois vitesses dém ultipliées
soé, — j . D .-V. aurait p u rem placer feu L ’Ecran Français.
O n sait au jo u rd ’hui q u ’il n ’en sera rien.
J ’achète le n° 288 d e R .C .T ., d a té d u 24
25 juillet juillet. P ages 2 et 3, Mlle Sengissen dresse
A T H O N O N . — A Thonon-îes-Bains, les un petit tableau des _m etteurs en scène
deux ciném as qui se font face au bout de français et d e leur activité depuis cinq ans.
l’avenue d e G enève affichent un program m e Parm i les m etteurs en scène « qui ont eu
assez appétissant pour l ’été. Une Etoile est leur prem ière chance » depuis cinq ans, on
née, Sabrina, L a Com tesse a u x pieds nus, trouve Fernandel, pour A d h é m a r . O r, Fer-
Vêra C ruz, etc. nandel avait déjà signé la mise en scène
d e Sim pfet (1942} et A drien (1943), Igno­
L e ciném a am éricain, en dépit de l ’hos­ rance bien excusable sans doute, m ais voilà
tilité têtue du bourgeois français m oyen — et qui est plus grave: « Léon Poirier: L a R o u te
de certains m em bres de la critique — est inconnue ». L éon Poirier, que Mlle Sengis­
loin d e se porter m al. O n voudrait pouvoir sen p re n d _ pour u n jeune cinéaste, a débuté
en dire autant d u nôtre q u i est représenté dans la mise en scène en 1914. L a Routa, in­
ici par N apoléon, L es E va d és, Chéri Bibi. connue n est donc pas son prem ier film,
H eureusem ent, on a q u a n d m êm e inscrit mais^ le 29° [ C ette enquête, qui d urera sur
Frefîcfi Cancan au d é b u t d u m ois. — H .A . plusieurs num éros s’annonce curieuse.

33
3
Page 9, Janus fête, avec u n an de retard desquels il da u b e gentim ent ; il nous recon­
sur la C iném athèque française et les Cahiers naîtra donc sans doute le droit d e nous a rrê ­
d u C iném a, le 35° anniversaire des j4rtrsfes ter u n instant sur ses propos.
Associés. P age 38, Marcel H uret baptise
A nsco/or le procédé de couleur Anscocolor. Notons d 'a b o rd que q u a n t à L a C om tesse,
V ient enfin la critique d e Désirs H u m a in s,, il se rencontré pour u n e fois avec G eorges
de Fritz L an g, sous le titre: Z o la électrifié, Sadoul. Dégel ? Non, rassurez-vous, je n ’ai
Doniol, T ruffaut, D utour et d ’autres ont d é­ pas l’intention de faire d e l ’ironie facile.
jà commis cette erreur : la locomotive de Je connais b ien A n d ré L ang qui fu t m on
Désirs H um ains est u n e Diesel; il n ’y a président à les C .C .T .V , (et quel p ré sid en t !
donc pas lieu d ’ironiser com m e le fait M ar­ Terrifie !) et bien aussi G eorges Sadoul qui
cel H uret : <c malgré la présence des café- fut m on com pagnon de voyage e n U .R .S .S ,
naires e t l’absence de charbon, l’héroïne at­ (et u n charm ant com pagnon, étourdi et d i­
trape q u an d m ê m e u n e escarbiî/e dans sert, érudit et objectif). Je constate sim ple­
l ’œ il (sic). » P asse encore pour l’escarbille, m ent — et a u nom sans doute d e critères
mais les caténaires sont le fruit de l'im agi­ esthétiques et sociaux assez différents — que
nation, D ans le m êm e texte, plus loin : L ang et Sadoul se rencontrent pour trouver
abherrant que nous attachions de l ’im por­
cc ... Broderick. C raw ford a repris le rôle tenu tance à cette étrange comtesse. Sadoul, je
naguère par Jean G abin. Il a l’épaisseur et savais déjà pourquoi car je com prends — et
la lourdeur convenant à la a. bête hum aine ». partage souvent — ses im pératifs critiques.
V oilà deux autres erreurs coup sur coup. Le Lang, je voyais m oins b ien . 11 m e sem blait
rôle d u m ari, dans le film de Jean Renoir au contraire q u ’il eût d û être charm é par
était tenu p a r F e rn a n d L e d o u x et non par les résonance» littéraires d e iLti Com tesse.
G abin, qui jouait celui de l’am ant. L a et b ê ­ Ses explications culinaires m ’éclairent. J ’y
te hum aine » est, soit la locomotive, soit trouve une b o nne définition de ce q u e l'on
G leen Ford, m ais en tout pas pas Broderick appelle parfois — faute d e m ieux — « la
C raw ford. Beaucoup d ’erreurs en -un seul n u ­ critique im pressionniste ». O n pourrait la
m éro et, comme disait le Principal de Zéro résum er ainsi : J’aim e la' bouillabaisse,
d e C onduite: <t ...d es petits gam ins, pas sé­ donc c ’est u n plat d e choix. Je n ’aim e pas
rieux, pas sérieux d u to u t : il faut les sur- la bouillabaisse, donc c’est u n plat ig n o ­
tteiller ». — R . L. ble. a Ceci posé il devient p a rfaitem ent logi­
que q u ’un hom m e de l ’intellignce et d e la
culture de L a n g écrive à propos d u ciném a :
27 juillet <t L ’esprit n ’intervient q u 'e xc e p tio n n e lle m en t
C’est peüi-êtrc fâ c h e u x pour les cinéastes
E S P R IT E S-T U L A ? A la suite de sa qui am bitionnent la gloire d e S te n d h a l ou
critique de L a R é v o lte des P endus, dans de.,, etc. » P e n d a n t soixante ans le ciném a
FraNCE-SO]R du 26 juillet, et sous le sous-titre a été neuf fois sur dix — e t exclusivem ent —
« On' juge un film p e n d a n t q u ’il se déroule », ce « plat culinaire » en question, m ais cha­
A n d ré L ang écrit : « Bien sûr, les oracles que fois q u ’il a fait des progrès, ch aq u e fois
et le s esthètes qui^ ont salué El, d e Bunuel, q u ’il a franchi une d e s étapes qui en ont fait
comm e un chef-d’œuvre e t qui com parent u n art tout court — c ’est par des hom m es
sans rire M ankiew icz... à S ten d h al à propos (un Griffith, u n Eisenstein, u n M urnau, u n
de la ridicule Comfesse aux pieds ntt s, par­ Dreyer, un R enoir, u n W elles, un Rossellini,
leront-ils d e G oya à propos de L a R évolte u n Bresson, etc., et m êm e un Mankiewicz)
des p endus ? M ais u n e toile est u n tout^ dont qui ont d ’abord a pensé », m êm e si c’était
les ‘ personnages im m obiles arrêtent l ’am a- pour aboutir à des œ uvres non <c spirituel­
teiir au- passage et provoquent sa m éditation. les » (au sens strict d u term e). 11 n ’y a donc
U ne séquence n ’est q u ’ü ne partie d 'u n film, pas besoin d ’être un oracle ou un esthète
c’est-à-dire d ’u ne histoire m ouvante que l e pour s’intéresser à l ’esprit d u ciném a. L ’ac­
spectateur .doit suivre, à. la cadence horaire tuelle et rem arquable exposition de la C in é ­
des images,: cadence qui n ’est pas d u tout m athèque au Musée d ’A rt m oderne est à
celle .dé . Ifi m éditation... O n juge d ’u n film cet égard lum ineuse : su r tout son itinéraire
pe n d an t - q u 'il ‘ se déroule, com m e d ’u n fruit l’intelligence éclate.
pendant, q û ’on le m ange, L ’ceil et l ’épiderm e
Là où le m ale n te n d u s’épaissit c ’est à *..0 -
apprécient l’un, la langue et le palais l’aûtre.
L ’esprit - rt’in tervierit q u ’exceptionnellem ent pos de La R évo lte des P e n d u s, m auvais film,
où jam ais a ucun d ’e n tre nous n ’a discerné
Cr es t.; peut-être fâcheux p o u r Ies'cinéastes qui
am bitionnent la gloire d e Stendhal ou de la m oindre trace d e l’adm irable Goya. J.D .V .
Dostoîeysky, m ais c ’e st ainsi ; et Chaplin,
d ’ailleurs, trouve ça très bien, q u a n d il ne
joue pas au philosophe ».
28 juillet
Il est bien évident q u ’A n d ré L ang a _ le
droit le plus com plet d ’avoir son opinion
aussi bien sur E l q u e sur L a Comtesse ou F IG A R O C l E T L A , —■ L a m eilleure cri­
La R évolte des p e n d u s. C ependant, les tique d u d e rn ie r film d e Jo h n F ord : Ce
Cahiers ayant consacré d an s leur dernier n ’est q u u n au revoir, est celle pa ru e hier
num éro quatre critiques successives au film dans le Figaro sous la signature d e Louis
de M ankiew icz, il est probable que, dans Chauvet : a Je conseille a u x 'spectateurs
l’esprit d ’A n d ré L ang, nous faisons partie attentifs d ’observer c o m m e n t Jo hn F ord opère
de ces esthètes et de ces oracles sur le compte scène par scène : il go m m e le m élodram e,

34
abrège les m om ents trop sévèresi trouve d 'in ­ grandiose. Budget : 2 m illiards (sic !) d e lires ;
génieuses ellipse g}, triaiie \les effetsl faciles T echnicolor et Vistavision ; 70 plateaux p e n ­
avec u ne pudeur qui souvent améliore leur d ant six m ois; directeur d e « second unit » :
sens, impose aux interprètes une lim ite sobre M ario Soldati ; distribution : A u d rey H ep-
au-delà d e laquelle ils feraient déchoir le b u rn (Natacha), Mel Ferrer (André), H enry
drame, crée par l’évocation visuelle du m i­ F onda (Pierre), May Britt (Sonia), A rlene
lieu, des personnages, u n clim at po étique Dahl, Barry Jones et Jeremie Brette ; figu­
lénifiant, recherche en chacun les signes, les ration : 12,000 fantassins et cavaliers de l'a r­
lueurs de la dignité hum aine, pose la: nuance m ée italienne ; adaptation : A uren ch e, Bost,
d 'hu m ou r qui fait intervenir une heureuse A m idéi, Comencini, Pirelli et Sherrif.
détente à po int no m m é. L e tout sans répit, M ichael T o d d et David Selzuick ont donc
traduisant avec tact, peignant avec l am e et provisoirement p e rdu la bataille. Reste le cas
le saOoir-fairpi d ’un véritable artiste. de la M.G.M . qui contrôle les droits sur le
a. P our m a part, lorsqu’il s’agit d ’u n John titre en. A m érique, et celui de l’arm ée y o u ­
Ford, je ne trouve pas m oins captivants ses goslave offerte p ar T ito à T o d d et qui va
ouvrages m ineurs que ses c h efs-d ’œ u vre. E t dem eurer l'arm e au pied, pourvu q u ’il ne
je le répète. T h e long gray line est un lui prenne pas la fantaisie d 'a lle r rencontrer
film do nt le contenu suscite un bien faible la figuration d e V idor !
intérêt. M ais du côté de la m ise en scène le
travail est savant e t délicat... » Nous avons
trop souvent attaqué, ici m êm e ou ailleurs, le 2 août
chroniqueur du Figaro, pour n e pas, aujour­
d ’hui, nous féliciter de le voir pratiquer la CONFUSION. — M on rédacteur en chef
« politique des auteurs ». — F . T . affectionné (l'un des 3 : J.D .V ,) m e dit :
« Sais-tu qtue Mank,ieiûicz est à Paris P S i,
si, au George-V, il est venu rapetasser T ra ­
29 ju ille t pèze puisqu’il en est la base. » Je téléphone
à Mankiewicz > il parle un p eu le français et
A U TO C R ITIQ U E^ — Mes Fonctions d e
président d ’honneur d u C iné-C lub de Bry-sur-
M arne m ’ayant fait un devoir d e contribuer
au succès d e la séance consacrée à Casque
d ’Or, je m e suis entrem is près de Jacques
Becker pour q u ’il accepte de se déplacer et
je suis naturellem ent revenu voir le film
avant de diriger le d ébat, A la vérité, je
n ’étais pas fâché de cette occasion qui m ’était
offerte d e revenir sur m es im pressions de
la sortie d u film. Les derniers films de Bec­
ker d ’abord, l ’adm iration farouche d e cer­
tains critiques anglais, celle aussi de T ru f-
faut et Rivette pour Casqvje) d fO r m 'av a ien t
de plus en plus ébranlé. J'étais, e n som m e,
assez près de m e laisser convaincre que la
sévérité de m es articles d e 1952 était in ­
juste et q ue le film m éritait sa réhabilita­
tion. j ’étais au-dessous d e la vérité t j e ne
dirai pas seulem ent, m aintenant, de C asque
d ’Or q u ’il est le m eilleur Becker, mais encore
le plus beau. J ’entends par là q u e le reste
de son oeuvre relève plutôt de la comédie
tandis que C asque d ’O r est du côté d e la
tragédie avec ce que Je genre im plique de
noblesse et de grandeur. C ’est à c o u p sûr
cette fois, l’un des plus beaux films fran ­
çais de l ’après-guerre et son dem i-échec cri­
tique est injustifiable plus encore que son
demi-échec commercial. E n ce qui m e con­
cerne, j’en exprim e ici tardivem ent m a con­
fusion. Le rem ords d e C asque d ’O r s’ajou­
tera désorm ais à celui des Dormes d u Bois
de Boulogne dans m a conscience critique.
— A . B. II;' •: : :
1er août U n a b o n n é d e L ille n o u s a e n v o y é c e tte
p h o to d e l ’affiche d e / C onfess, p rise u n
T O L S T O Ï NO U S V O IC I. — Param ount- d im a n c h e so u s la pluie, p o u r n o u s a r e m e r ­
Ponti-Di Laurentis ont gagné la course de
vitesse pour la réalisation de L a Guerre et c ie r » d e s e n tr e tie n s a v ec A lfre d H itch c o c k .
la P aix dont K ing V idor a com m encé à d i­ N ous l’en re m e rc io n s à n o tre to u r. A
riger les prises à R om e. E ntreprise g igan­ p ro p o s d’a b o n n é s , v o ir n o tre p re m ie r
tesque dont on espère que le résultat sera a C o u rrie rs d e s le c te u rs », p a g e 55.

35
m e fixe un rendez-vous à l'hôtel. J’e n ­ Q uant à L a P ointe Courfe, les cinéphiles
visage une interview pour A rT S afin de tâter de C auliez ne pouvaient faire u n m eil­
le terrain pour éventuellem ent, avec Rivette, leur choix. C ’est u n e œ u v re dont nous a u ­
e n registrer u n E ntretien avec... J ’em porte rons certainem ent à reparler longuem ent,
le dernier num éro contenant — on s’en sou­ mais dont nous pouvons dire déjà en cette
vient ‘ peut-être — quatre articles sur La occasion q u ’elle illustre bien la notion
Com tesse et d an s u n coin une petite photo d ’avant-garde telle que nous cherchions à
de Mankie'wicz lisant les Cahiers. A p p a rte ­ la définir, a u tem p s a O bjectif 49. Bien loin
m en t 911. J ’entre. U n m onsieur est là : des recherches form elles et de la négation
<t M onsieur M ankieioicz e ^ -il là ? » — « C’esf du sujet qui caractérisaient l ’avant-garde des
m o i-m êm e. » A part m oi : « Il est drôle­ années 25. L ’œ uvre d ’A g n e s V arda s’a p p a ­
m e n t plus jeu n e que sur la p ho to. » Je rente a u journal intim e o u mieux encore
tends à M ankiew ïcz le num éro des Cahiers à u n récit à la prem ière personne q u ’on
en lui signalant l'en sem b le d e textes sur aurait rem is, p ar discrétion, à la troisième.
notre chère comtesse. 11 feuillette, ’ s’arrête T o u t e n se félicitant q u ’elle ait obtenu ce
u n m om ent sur la photo d u director et re­ prix il faut néanm oins espérer justem ent
lève la tête vers moi : « f e ne suis pas Joseph qu’il n e m arq u e ra pas L a Potnfe Courte
M a nkiew icz, mais W o}j M anhpvitz ». d u label a avant-garde )i qui prête encore
près des exploitants et d u public à m alen­
Catastrophe, confusion. Je bredouille des tendu. Si le film d ’A gnès V arda est moins
excuses. « J ’ai écrit les dialogues de L ’E n­ com m ercial q u ’u n autre, ce n ’est ni p ar bi­
fa n t' à la Licorne et ceux de T rapèze. » zarrerie ni p ar complication, m ais bien
M alentendu total, irrvpair journalistique et plutôt p ar excès de sim plicité com m e Voyage
m anque. J ’espère prochaine la visite d e M an­ en Italie avec lequel il est perm is de le com ­
kiewicz : le m ien, le nôtre. — F .T . parer, non certes pour la m ise en scène, m ais
pour le sujet.
13 a o û t O r c ’est précisém ent V oyage en Italie qui
a été désigné p ar les cinéphiles de Cauliez
A G N E S E T R O B E R T O . — L e Prix com m e le m eilleur film étranger de l'année.
des C inéphiles inventé par A rm and Cau- J ’ai tous les jours des occasions d e recevoir
liez et décerné p ar son Ciné-Club est peut- des tém oignages de spectateurs qui sont allés
être en fin de com pte u n des m oins discu­ voir Voyage, en Italie sans la m oindre idée
tables. 11 a été attribué cette année à La préconçue et p o u r qui le charm e du film a
P ointe Courte d ’A g n e s V arda qui i ’a joué d e façon d ’autant plus significative q u il
em porté de justesse devant Com m e en un n ’était n u lle m en t préparé, dans les cas que
rêve, film suédois. Je n 'a i pas vu C om m e j ’évoque, par la critique. S im plem ent le film
en u n rêve et je m e méfie à priori de l ’avant- s’est fait aîm er pour ce q u'il était, pour
g arde, m ais on m ’en a dit d e divers côtés la perfection du récit, pour sa lucidité, pour
grand bien, Chris M arker notam m ent m ’a son intelligence... tout ce que précisém ent
tenu à son sujet des propos enthousiastes. le distributeur s’était évidem m ent ingénié à
faire disparaître de la version française. —
A. B. .

19 août

Les Fans. E n visitant la prison m odèle de


T éh é ran , le m inistre iranien d e la Justice
trouve d a n s une cellule u n cahier d ’écolier
entre les m ains d ’un détenu. Il feuillette et
tom be en arrêt à chaque page devant des
photos d e journaux découpées et collées re­
présentant toutes E sther Williams. ^ Q ui est
cette fem m e ? » interroge^ le ministre. —
a C ’est m on cœ ur et m a joie », répond le
prisonnier. (Journaux iraniens.). — F .H .

22 ao û t

L e p ie d de la com tesse n ‘a pas fini d agiter


les intellectuels. L es Cahiers ont reproduit
l'erreur de Unes Sem a in e a Paris en parlant
de D arefoot Confessa : A h ! q uel pied osé !
Q uant à Bianco e Nero, il nous parle de Ca-
refoot Confessa ; fétichism e d u pied. Te pro­
pose quelques variations : M arefoot (le pied
de la cavale), Parefoot (To pare = rogner
le 3 ongles), R arefoot, etc., etc. Est-ce nous
L a P o in te c o u rte d 'A g n è s V a rd a. qui baisons le pied, ou b ie n ? ,.. F.H ,

36
25 août
U N R E V E . — J ’ai fait la n u it dernière
le rêve suivant q u e je rapporte d a n s ce jour­
nal en toute objectivité comme contribution
à u n e psychanalyse de la critique.
Je reçois -de q u e lq u 'u n comme le secré­
taire de l’Association des anciens élèves de
n .D .H .E .C . ou peut-être d ’un délégué de
la prom otion de deuxièm e année une invi­
tation à venir parler d ev an t un large a u ­
ditoire d e jeunes d e l ’œ u v re d ’A bel G ance.
J ’aim e et j ’ad m ire A b e l G ance m ais, à la
vérité, je ne connais que bien im parfaite­
m ent son œ u v re et il ne m ’est pas agréable
de parler sur u n sujet que je ne possède pas
à fond. M ais com m ent refuser ? Je sais p a r­
faitem ent q ue les jeunes gens qui m ’invi­
ten t m e tiennent déjà, pour un vieux jeton
et q u e l ’h o n n e u r q u ’ils m e font est à la fois
diplom atique, déférent et condescendant. En
raison justem ent d e toutes ces nuances, je
ne peu x décliner la proposition : il m e faut
entrer dans le jeu. J ’accepte donc, résigné et
soucieux, m ais égalem ent décidé à faire cor­
rectem ent m o n travail. Selon u n e m éthode
ui ajoute aux. avantages pédagogiques celui
3 e m e perm ettre d e revoir les films que
je connais m al, je décide de com m encer par
u n e présentation succincte et de réserver le
gros de m on com m entaire après la projection.
L e program m e sera com posé d e m orceaux
choisis. Je parle donc devant u n auditoire D a n s L a B ê te h u m a in e d e J e a n R e n o ir
nom breux (le contenu d ’u n e salle de ciném a c’é ta it J e a n G a b in q u i a tt r a p a i t u n e e s c a r­
m oyenne) depuis u n e sorte d e chaise en bois b ille d a n s l’œ il. D a n s la v e rsio n a m é ric a in e
q ui dom ine l ’assem blée. C ’est bien ce que d e F ritz L an g , D é sirs h u m a in s, c ’e st Gl> ia
je pensais ; cette jeu n e génération n ’est pas G r a h a m q u e voici ici p lu s les m a in s d e
décidée à accepter ce que je dis comme pa- G le n n F o rd .

rôle d ’Evangile. Elle m 'éc o u te avec une atten­


tion à la fois respectueuse et hostile, tou­
jours polie b ien sûr, m ais profitant à fond
de la règle d u jeu qui lui pe rm e t d e m ’in­
terrom pre p o u r soulever des objections. 11
m e faut élever la voix e t asséner m es opi­
nions avec une- éloquence quasi politique.
J'arrive pourtant à m ate r l'auditoire et à ter­
m iner ce prologue légèrem ent à m on avan­
tage. Mais la bagarre de la 'fin sera décidé­
m ent très d u re et jè devrai m ’ÿ préparer
sérieusem ent p e n d a n t la projection. - •
Celle-ci com m ence. M on esprit se partage
entre l ’attention aux im ages çt les réflexions
que j ’en dois tirer. Celles-ci p re n n en t peu
à. p eu le pas sur la vue. A u b o u t d ’environ
un quart d ’heure, j ’éprouve le besoin d'aller
faire pipi. Je me dirige m achinalem ent vers
les lavabos, l ’esprit douloureusem ent concen­
tré sur le style d e N apoléon ou d e La R o ue.
Je satisfais m o n besoin naturel e t... je r e n ­
tre chez moi, toujours aussi préoccupé d ’A bel
G ance. L ’intensité de m a réflexion m ’avait
distrait de son but. T rois o u quatre heures
plus tard cependant, la m ém oire m e revient
et je songe avec épouvante q u e la crèm e d e
la jeunesse ciném atographique internationale
G re g o ry P e c k d a n s M o b b y V ic k d e J o h n a depuis longtem ps d é jà v u les m orceaux
choisis d 'A b e l Gance et q u ’on m ’aura vaine­
H u s to n . N ous a tte n d o n s ce film , ré c e m m e n t
m en t cherché d a n s les alentours, la lum ière
te r m in é a v e c u n e im patience... lé g è re m e n t revenue. L a situation est épouvantable 1 Moins
in q u iè te. cep en d an t q u e si o n pouvait m e soupçonner

37
Cher A bel G ance. Il est l ’indulgence
m êm e et ce falacieux argum ent le touche au
cœ ur. Son am ertum e fond d ’un coup. Le
voici qui s'excuse d e m ’en avoir voulu et
qui m ’embrasse avec chaleur.
T o u t est bien qui finit bien.
Le hasard ayant fait que j ’aie d éjeuné le
lendem ain avec Luis Bunuel, je lui raconte
Ce rêve qui l ’am use. Il m ’assure q u e je d e ­
vrais l’écrire. C ’est chose faite. — A .B ,

P etits bilans
D A T E S DE N A ISSA NCE.
1861 Georges Méliès,
1862 V ictorin Jasset.
1864 Louis Lumière.
1874 Louis Feuillade,
(875 David W ark Griffith.
1879 V ictor Sjôstrom.
1881 Cecil Blount D e Mille, R o b e rt W iene.
1882 Jean D urand, T hom as Ince.
1883 Max Linder, M auritz Stiîler.
1884 Jam es Cruze, Douglas Fairbanks, R o­
bert Flaherty, M ack Sennett.
L ’a d m ir a b le A lida V alli dans l’a d m ira b le 1885 A llan Dyran, Sacha G uitry, P a u l L eni,
S e n z o de L u c h in o V isco n ti, q u i d o it so rtir Erich von Stroheim .
à P a r i s a v a n t la lin d e T année. 1886 Lupu-Pick, John M. Stahl.
1888 John Cromwell, Jacques Feyder, A rth u r
Kobison.
de paresse ou de lâcheté. Car Je ne doute pas 1889 Charles C haplin, Jean C octeau, Cari
m algré tout que l'o n n ’ait attribué m on ab ­ Dreyer, A bel G ance, Friedrich, W . Mur-
sence à sa vraie cause : la distraction, A nau.
tout hasard, je m e précipite néanm oins à 1890 Louis Delluc, Fritz L ang, M arcel
n.D.H.E.C. sans grand espoir ; m ais que L ’Herbier.
faire d ’autre ? C’est b ien Ce que je pensais : 1891 Ew ald, A n d ré D upont.
presque tout le m o n d e est parti, ne reste 1892 Gregory L a Cava, E rnst L ubitsch,
u ’une douzaine d ’élèves qui n ’avaient sans Raoul W alsh.
3 ouïe rien à faire dehors et qui travaillent 1893
1894
F rank Borzage,_ Vsevolod P o udovkine.
A lexandre Dovjenko, Jean R enoir, Jo-
pour eux, éparpillés d an s la salle. U n e sorte
de directeur des études (qui ressem ble à l ’un sef von Sternberg, K in g V id o r.
de mes anciens professeurs) accueille m es ex­ 1895 John Ford, Lew is M ilestone, G eorg
cuses avec u ne indulgence polie. A quoi bon w ilhelm P abst, Marcel Pagnol.
insister ? Le lendem ain, je rencontre A b el 1896 H ow ard H aw ks, Buster K eaton, H enry
G ance. Affreux, m om ent f II ne m e cache K ing, W illiam A . W ellm an.
pas sa déception 1 N ’était-il pas en 1897 F rank Capra, A lberto C avalcanti, M arc •
droit d ’attendre d e celui qui avait accepté Donskoï,
de plaider pour son oeuvre devant la fleur 1898 R ené Clair, S.M. Eisenstein, F rédéric
d e la jeunesse de ce tem ps u n p eu plus d'effi­ Erm ler, H enry H athaw ay, L éo McCa-
cacité ? Si j ’en étais incapable, n ’aurais-je rey, Preston Sturges.
pas d û d u m oins céder la place à u n autre ? 1899 Jean E pstein, A lfred Hitchcock, K oule-
Néanm oins je découvre en écoutant ces jus­ chov.
tes reproches q u ’A b e l G an ce s’était fait de 1900 Luis B unuel, Jean N egulesco, R obert
cette réunion m a n q u e s u n e idée assez terri­ Siodmak, Douglas Sirk.
fiante. Il ne pouvait s’agir à ses yeux que 1901 A ndré M alraux, R obert D . W e b b .
d ’u n e analyse critique exhaustive à la m e ­ 1902 Boris Barnetf, Jean G rém illon, M ax
sure de son oeuvre. Je l’entends parler d ’un O phuls, Vittorio d e Sica, W illiam
com m entaire de huit ou dix h e ures... et je Wyler.
ensè in petto que je l’ai en som m e échappé 1903 C laude A utant-L ara, R oger L ee n h ard t,
E elle : en tout état de cause, j ’aurai déçu A lf Sjôberg.
A b e l G ance et je n ’aurai p u supporter l ’effort 1904 Jacques T ourneur,
physique et nerveux d 'u n e telle perform ance. 1905 H enry Koster, G eorge Stevens, Jean
J’ai m êm e la présence d ’esprit d e trouver V igo.
da n s m a faute son excuse [ Q u ’A b e l G ance 1906 Jacques Becker, John H uston, O tto P re -
veuille bien considérer en effet Que m a d é ­ m inger, R oberto Rossellini, M ario Sol­
faillance n ’a pas d ’autre cause q u e m on ex­ da ti, Luchino Visconti, Billy W ild er.
cès de scrupule, d e respect et, som m e toute, 1907 Yves A llégret, R obert Bresson, H enri
de passion intellectuelle pour son œ uvre. C ’est Georges Clouzot, A n th o n y M ann, M ar­
un excès d 'a m o u r du ciném a qui m 'a fait bien cello Pagliero, F re d Z innem ann.
involontairem ent le trahir. 1908 E d w a rd Dm ytryk, Jacques T ati.

38
1909 Marcel Carné, Elia K azan , Joseph. L. L e Fleuve et la Mort (1954) ; Le T ram w ay
Mankiewïcz. (1954).
1911 Jules Dassin, Sam uel Fuller, Nicholas GEORGE C ukor : H er C ardboard Lover
Ray. (M.G.M. 1942) ; W in g e d V ictory. (Fox
1912 M ichelangelo A ntonioni, R i c h a r d 1944) ; T h e Model and the M arriage Bro­
Brooks Joseph Losey. ker (Fox 1951) ; T h e A ctress (M.G.M.
1913 R enato Castellani, R ené C lém ent. 1953).
1914 Mark R obson, R obert W ise.
1915 Orson W elles. Ju les Dassin : Affairs of M artha (M.G.M.
1917 John Berry. 1942) ; A L etter for E vie (M.G.M. 1945).
1918 R obert A ïdrich, N orbert C arbonau, C a rl DrEY£r ; T va M anniskor (1946).
1920 Federico Fellini. S M . E isenstein ; L e P ré d e Bejin (1937) ;
1922 A lain Resnais. Ivan le T errible (2S partie, 1945).
1923 A lexandre A struc.
John F ord : W agonm aster (R.K .O . 1950) ;
Que prouve cette liste ? Bien sûr, tout ce T his is K orea (R epublic 1951) ; W h a t
que l’on veut : chaque an n ée voit naître in ­ Price Glory (Fox 1952).
différem m ent le m eilleur et le p ile (et. 1890),
quoique l ’on ne puisse s ’em pêcher d e noter Samuel F u lle r : P a rk R ow { A .A . 1952) ;
quelques bonnes années, 1906 p ar exem ple. Pick-up on South Street (Fox 1953).
O n p e u t aussi s’am user à toutes sortes d e p e ­ Howard H awks : Sketch d e O ’H e n ry ’s Full
tits jeux, en groupes, en fam ille ou m êm e House (Fox 1952),
.seul : l’â g e de Douglas Siïk ? U n e sim ple A lfre d H itchcock : L ifeboat (Fox -1944).
soustraction vous l ’a p prendra. (Regrettons de GARSON Kanin : T h e y K new w h a t th ey W an-
n ’avoir pu, avec la m eilleure volonté du ted (R .K .O . 1940).
monde, découvrir les dates de naissance d e
George Cukor, T ay G arnett, Stuart Heisler, G rego ry La Cava : Living in a Big W ay
G ene Kelly et V in cen te M m nelii, d o n t les (M.G.M. 1947).
noms n’auraient pas d ép aré ce tableau.) O u F ritz Lang ; W h ere do w e go from
bien encore com parez la d a te d e nais­ here (Fox 1945) ; House by the R iver
sance et celle du prem ier film, etc.,. (Republic 1950).
Ce n ’est cependant pas sans une arrière-, Joseph Losey : T h e Boy w ith Green. H a ït
pensée que. nous avons entrepris ce travail {R . K . 0 . 1948) ; T h e Big Night (A .A .
de bénédictin. Il s’agissait de prouver l ’exis­ 1951).
tence des générations successives de m etteurs Léo McCarey : My Son John (Paramount
en scène, dont chacune a peut-être, sinon 1952).
un style distinct, d u m oins u n air d e fa­
mille souvent très reconnaissable : ainsi là Joseph L. Mankiewïcz ; T h e L ate George
n nouvelle génération » am éricaine des années Apley (Fox 1947) ! E scape (Fox 1948).
19I1-191B ; ainsi la grande génération 1894- A nthony Mann : D esperate (R .K .O . 1947) ;
1896 ; ainsi la surprenante année 1869, vérita­ T h e T all T arget (M.G.M. 1951).
ble, année-pivot entre les « pionniers » et les Max O phuls : C aught (M.G.M. 1949).
a classiques ».
Abraham P olonsky : Force of Evil (M .G .M .
\ vous de jouer... .1948).
P.S. — Profitons de l ’occasion pour publier OTTO PREMINGER : In the M eantim e Darling
une autre liste, hélas non exhaustive : celle (Fox 1944) ; Centennial Sum m er (Fox
de quelques films paraît-il fa it intéressants, 1946) ; T h e F a n (Fox 1949); T h e T hir-
mais qui sont bloqués p ar certains d istrib u ­ teenth L etter (Fox 1951) ; C arm en Jones
teurs ou qui n ’o n t pas trouvé u n e salle dési­ (Fox 1954).
rant les projeter. Nous dédions cette liste aux
directeurs respectifs du Broadw ay, d u V e n ­ N icholas Ray : Bom to b e Bad (R .K .O .
dôme, d u C iném a d ’Essai, d.u Studio P a r ­ 1950).
nasse, des Ursulines, d e la P a g o d e et des R o b erto R o ssellini : U n Pilote Ràtorna
Reflets. (1942) ; L 'U om o délia Crocce (1943) ;
R obert A ld rich .* T h e Big L ea g u er (M.G.M L ’A m ore (1947) ; La M achine A m m azacat-
tivi (1949) ; Dov’e la L ibéria (1953).
1953).
Michelangelo Antonioni : I V in ti (1952) ; JosEF VON StERNBERG : Je t P ilot (R .K .O .
Signora Senza Cam élia (1953). 1952) ; T h e Saga of A n a ta h a n (1953).
BoRIS BaRNETT : U ne Nuit en Septem bre PRESTON STURGEs : T h e G reat M om ent
(1939) ; Le V ieux Cavalier (1940) ; L e Cou­ (Paramotint 1944).
rage (1941). K jng VlDOR : C om rade X (M.G.M. 1940) î
John B erry : F rom T h is D ay Forw ard H . M. P u lh am , E sq. (M .G.M . 1941) ;
{R .K .O . 1946) ; Cross m y H e a rt (Para- A n A m erican R om ance (M.G.M. 1944) ;
moiimf 1947) ; T ension (M .G.M . 1949). Lightning strikes T w ïce ( W . B. 1951) ;
Frank BoRZAGE : Strange Cargo (M. G. M. Japanese W ar Bride (Fox 1952).
1940). R o b e rt Wise et Jacques T o u rn e u r : Cat
Richard B rooks : F lam e an d th e Flesh People (R .K .O . 1942).
{M.G.M. 1953) ; T h e L ast T im e I saw P a ­ R o b e rt W ise : T w o Flags W est (Fox 1950) ;
ris (M .G.M . 1954). T h e C aptive City (A. A . 1952) ; Som ething
L uis Bunuel : L es H auts de H urle vent (1953) : for the Bîrds (Fox 1952).

39
ILS FILMS

E r n e s t B o rg n in e et A u g u s ta CioIU d a n s M a r ty d e D e lb e rt M an n .

CLARA ET LE BOUCHER
MARTY, f i l m américain de D e l b e r t M a n n . Scénario et adaptation: Paddy
Chayefsky. Images: Joseph La Shelle. Décors: Edward S. Haworth et Walter Si-
monds. Musique: Roy Webb. Interprétation: Betsy Blair, Ernest Borgnine, Esther
Minciotti, Augusta Ciolli, Joe Mantell, Karen Steele, Jerry Paris, Frank Sutton,
Walter Kelley, Robin Morse, Production: Harold Hecht et Burt Lancaster, 1955.
Distribution: Les Artistes Associés.
Nos lecteurs se souviennent sans tée devant un certain nombre de pro­
doute que Marty décrocha la palme ductions importantes et signées de
d’or à Cannes. Encore qu’il n'y eut pas noms célèbres CKazan, Dmytryk, De
cette année à Cannes un ou deux de Sica, Mizoguchi, Vasillev, Kautner,
ces gros « morceaux » qui s’imposent Seaton, Kinugaza, Cayatte, etc...), tous
immédiatement comme des prix de à priori mieux placés au départ. Pour­
Festival, cette victoire n'en n’était pas tant, comparé aux monstres hollywoo­
moins sympathique parce que rempor­ diens, Marty est un petit film, fait à

40
bon marché, sans vedette tapageuse et rieusement, sans grâce, ils vont se
sans mise en scène de grand spectacle. mieux connaître et se plaire. La suite
C'est pour des qualités plus discrètes, se devine, et qu’ils seront heureux et
plus intimes, plus insolites, qu’il a été qu’on leur souhaite beaucoup d’en­
remarqué et qu’il a gagné. fants. Mais le film qui se déroule tout
Marty est laq u a triè m e production entier en deux ou trois soirées va son.
d’une nouvelle équipe où se sont asso­ petit bonhomme <le chemin sans miè­
ciés l'ancien impressario Harold Heclit vrerie et atteint sa conclusion sans fa­
et l'acteur Burt Lancaster. Le moins . cilités et sans concessions. Le ton des
que l'on puisse dire c’est que l’équipe dialogues est, dans le genre, un modèle.
est bien partie : après le très honnête Chayefsky a trouvé sans effort une
Bronco Apache, ce fût le spectaculaire note juste qu’il m aintient durant tout ■
et amusant Vera Cruz d’Aldrich, puis le film et dont la simplicité, l’humour
un grand cinémascope L’Homme du et la gentillesse sont parfaitement
Kentucky, enfin, dans un genre tout adéquats au propos. Le film a été pres­
à fait différent, Marty. Le film est que entièrement réalisé sur place dans
l’adaptation cinématographique d'une le Bronx, un des grands quartiers po­
émission de télévision de Paddy puleux de New York. Deux apparte­
Chayefsky qui obtint en 1954 le grand ments, une boucherie, un bar, une
prix -des spectacles télévisés et Delbert station de métro et un dancing, en
Man qui mi.t en scène la pièce à la té­ constituent les principaux décors.
lévision est également le réalisateur Tous ces éléments ont été utilisés avec
du film. L’optique assez spéciale de la habileté par Delbert Man, dont la
T. V. se retrouve à l’écran. Il s’agit mise en scène est sobre, précise et
d'une histoire très simple, n’exigeant efficace.
ni décors, ni déplacements compliqués, Voici donc comment se présente
où le dialogue joue un rôle primordial Marty : un bon film sur un sujet ori­
et où, la plupart du temps, il n’y a ginal, sinon audacieux (car le succès
que deux personnages en scène, photo­ de rémission prouvait à l’avance que
graphiés en plans rapprochés. Il n ’y a cette histoire « attacherait » le spec­
ni intrigue ambiguë, ni situation com­ tateur et quoique en dehors des nor­
pliquée, de sorte que je suis persuadé mes habituelles, était sans péril), bien
que l’on pourrait sortir de la salle de fait et bien joué par Ernest Borgnine
projection deux ou trois fois pendant — d ’habitude spécialisé dans les rôles
le - film, aller se promener pendant de « durs » — et surtout par Betsy
cinq minutes, revenir et n’avoir pas Blair (épouse de G-ene Kelly), actrice
perdu le fil de l’histoire... ce qui cor­ émouvante et intelligente dont le clair
respond exactement aux conditions de regard et le sourire radieux, font sans
vision, familiale ou autre, de la télévi­ peine oubier un visage sans beauté par­
sion en appartement^ ÏL ne faudrait ticulière.
pas croire pourtant que cette esthé­ Mais Marty a un autre aspect, socio­
tique corresponde ici à un style pri­ logique si j ’ose dire. Dans sa tentative
maire ou médiocre. L'opérateur, Jo­ de néo-réalisme il révèle ce qu’est
seph La Shelle, est un des meilleurs l’existence quotidienne d’une classe
d’Hollywood et ses images, presque moyenne américaine, populaire, mais
toutes nocturnes, sont souvent d’une relativement aisée. (Marty et Clara ne
grande beauté. sont pas miliardaires, mais gagnent
Marty est garçon boucher dans le bien leur vie. Leur problème n ’est ps
quartier de Bronx, à New York. Il a l’argent, mais le bonheur). Nous voyons
bien gagné sa vie et va s’installer à donc comment vivent ces gens, où ils
son compte. Il est laid, timide et vit habitent, comme ils se distraient, ce
avec sa mère qui le traite comme un qu’ils pensent... etc., et cela est vive­
grand enfant. Il a envie de se marier, m ent intéressant. De cet aspect cha­
mais es.t incapable de se trouver une cun jugera à sa guise. Pour ma part,
fille. H perd ses soirées avec quelques j’ai été terrifié. Cet « Américan way
copains qui se payent sa tête, mais of îife » m’a semblé un avant-goût de
sont aussi nuls que lui en ce qui con­ l’enfer. Encore que je -doute que l’on
cerne les jupons. Un soir, dans un bal, puisse pêcher assez pour être condam­
il rencontre Clara, institutrice au phy­ né à perpétuité à cette existence triste,
sique plutôt ingrat et également très dérisoire, odieuse, sans espoir.
timide. Cette rencontre va pourtant
transformer la vie de chacun. Labo­ Jacques DONIOL-VALCROZE.

41
08/15 d e P a u l May.

MI-FIGUE, MILITAIRE

08/15, film allemand (Ouest) de P a u l M a y . Scénario tiré -du roman de Hans


Hellmut Kirst, La Révolte du Caporal Asch, par Ernst Von Salomon. Images :
Heinz Hôlsher. Montage : Peter S ch arl Son : Erwin Jermewein. Musique : Rolf
Wilhelm. Interprétation : J. Fuschberger, E. Schrenk, Helen Vita, P. Bôsiger. Pro­
duction : Divina-Film 1954, distribué par R. K. O,

L’anfcimilttarisme devient un genre armée, la faculté de devenir sympathi­


florissant et international, qui permet que ou non selon la couleur de leur
en outre, de mesurer le degré exact de uniforme.
puritanisme des peuplades productri­ On évoque au sujet de 08/15, Les
ces. L'Amérique, l’Allemagne, le Japon Gaietés de l’Escadron. Mais, dans le
consacrent des œuvres qui attaquent roman comme dans le film rien ne.
plus ou moins directement l'ordre inac­ rappelle le tragique sombre et dissi­
ceptable de l’armée. Et chaque fois mulé de Courteline. Kirst introduit
l'affrontement toujours truqué et dans son attitude critiqué une am er­
nuancé éveille les réticences des purs. tume, une haine trop claire pour être,
C'est ainsi, que. les prolongements épi­ totalement simulée. Certes, l’entreprise
neux suscités par le film du réalisateur révoltée du caporal Asch, intelligente,
allemand Paul May :. 08/15, font sou­ réglementaire et irréfutable est un
vent oublier les qualités certaines de modèle de fiction optimiste. Le ni­
l’adaptation et de la mise en scène. veau moyen de lâcheté et de démission
Penser que OS/15 n ’a d’autre, propos collective pratiquées dans les cham ­
que de nous habituer à l'existence des brées l'aurait rendu impossible. Mais
futurs S.S. est sans doute aller trop cette fiction est valable, dans' la mesure
loin. Car de telles accusations enveni- où l'antimilitarisme réel est toujours
meuses semblent accorder aux corniauds terrorisé, essentiellement basé sur les
assemblés en masse pour former une ressources de l'obstruction, de l ’inertie

42
et du demi-sommeil. Cet affrontement présenter tous ces éléments rebutants
clair, organisé et Victorieux apporte avec une bonne humeur que le public
dans ce secteur désolé le réconfort de doit partager. La séquence du « trou-
l’imaginaire. lala » passe l’écran. En voyant « rugir
’ Bien sûr, cette critique., se contente ces féroces soldats » certains specta­
du petit bout de la lorgnette. La teurs font semblant de croire que. ce
fatale et fonctionnelle bêtise -des sous- spectacle est spécifiquement teuton.
officiers est stigmatisée, m ais. le con­ Effectivement, en pareille circonstance
formisme meurtrier des officiers reste les trouffions français ne chanteraient
Intact. Kirst, dans une interview s'est pas aussi juste; c’est là la seule dif­
plaint de l’adaptation de Paul May et férence.
Von Salomon, qui dissimulait le com­ En définitive, puisque le film est
mandant Louchké, l’un des plus dan­ bon comme le sont rarement les pro­
gereux personnages du roman.- A la fin, ductions allemandes, puisque les inter­
les sergents abusifs seront mutés, et les prètes sont remarquables, que pas un
deux révoltés reçoivent, avec de nou­ plan n ’est indifférent, et que là mise en
veaux galons, le droit de croire en une scène évite des pièges redoutables, de
armée nouvelle régénérée. quoi nous plaignons-nous? L'armée al­
Mais la description d’Ingrid, la lemande n ’aura plus l’occasion de bat­
belle jeune hitlérienne qui convertira tre le record du monde de décervelage
à l’armée Virbein le deuxième classe militaire. Les guerres futures ne se­
beethovénien, est réussie. De. même, celle ront plus aussi friandes d’inintelligen­
du sergent Lintherg, sale zélateur or­ ce imposée et d'obéissance imotivée.
thodoxe, petit fasciste illustré, premier Elles exigeront des spécialistes respec­
levé et toujours irréprochable, mais du tables de l’atome ou des maladies con­
mauvais côté de, l’ordre. tagieuses. A part ces quelques forts en
Un autre domaine peu fréquenté par thèmes tous les autres figurants se­
le cinéma, est la peinture de la gros­ ront des victimes.
sièreté et des passe-temps alcoolisés de
la .troupe. Et Paul May parvient à re­ A n d r é M a r t in .

08/15 d e P a u l M a y : la s é q u e n c e d u « tro u la la »... qui, m a lg r é to u t,


p a s s e l’é cra n .

45
LA DIFFICULTÉ D’ ÊTRE
HUMAN DESIRE (DESIRS HUMAINS), film américain de F r it z L ang. Dia­
logues: Alfred Haÿes, d'après le roman d'Emile Zola « La Bête Humaine ». /m â­
nes: Burnett Cuffey. Directeur artistique: Robert Peterson. Costumes: Jean
Louis. Musique: -Daniele Amfitheatrof. Interprètes: Glenn Ford, Gloria Grahame,
Brodrick Crawford, Edgar Buchanan, Kathleen Case, Peggy Maley, Diane Delaire,
Grandon Rhodes, Don Seymour, John Fickard, Paul Brinegar, Dan Riss, Victor
Hugo Greene, John Zaremba, Cari Lee, Olan Soûle. Prdduction: Lewis J. Rachmil.
Columbia, 1954.
Le plus im p o rtan t pour l ’homme est ce q u ’il ne co n naît p a s ; ce q u'il
connaît ne p e u t lu i servir.
- . Goethe, Faust.

De La Bête Humaine d’Emile Zola, Entre 1939 et 1945, le cinéma a donné


Jean Renoir avait déjà tiré un film l'exemple d'un renouvellement aussi
en 1938. Fritz Lang nous en donne une profond que peu spectaculaire : affec­
nouvelle version; voici donc le moment tan t beaucoup moins les procédés d’ex­
d ’établir quelques parallèles, d’analy­ pression que la chose exprimée. Cet es­
ser, comparer,, discuter. Je n ’en saisirai prit nouveau, regard et point de vue
pas l’occasion parce que : tout à la fois, nous en suivons le che­
1° Au risque de me répéter, je ne minement à travers les œuvres de Re­
crois pas à l’utilité de ce genre de dis­ noir, Hawks, Hitchcock, tandis que
section; les cadavres seuls s’y prêtent, quelques autres, alors venus à la mise
encore est-ce le plus souvent sans leur en scène, semblent avoir reçu le don
consentement. Léonard pensait y sur­ de le surprendre à sa naissance pour
prendre le secret de la vie. Nos ana­ le couler vivant dans leur œuvre. De
lystes n ’invoqueraient sûrement pas ceci je n'avance aucune explication
cette excuse : ils ne pensent pas à con­ historique; je constate seulement que
sidérer l’œuvre créée comme un être si une telle évolution a été inspirée par
vivant. De tous les produits de l'acti­ les événements de cette période, c’est,
vité de l’homme, elle est pourtant le fort indirectement et de la seule façon
plus proche de lui, celui qui en donne vraiment importante, à travers l’em­
la représentation la moins contesta­ preinte qu’ils ont laissée dans la cons­
ble : ceci pour dire qu’il y a La Bête cience de quelques metteurs en scène :
Humaine d’Emile Zola, La Bête Hu­ car il y a toujours plus à connaître au
maine de Jean Renoir et Human De­ commerce de quelques hommes d’excep­
sire de Fritz Lang et que si le rappro­ tion qu'à la lecture, même raisonnée,
chement de ces trois œuvres ne con­ des journaux.
duit à rien que de stérile, par contre Ainsi ces quinze années qui séparent
chacune d'entre elles peut réserver un le film de Fritz Lang du film de Renoir
riche enseignement à qui la considère ont vu se modifier une manière de sen­
par rapport à son auteur. tir et de comprendre. Mais ce sont sur­
tout quinze ans dans l’âge des deux
2° Parlant d’Emile Zola, il m’en fau­ metteurs en scène. On ne fait pas le
drait dire beaucoup de mal : la pers­ même film à quarante-cinq et à soi­
pective oü je me suis placé y invite de xante ans : période cruciale qui con­
toute façon. Mais le soin incombe plu­ firme une maturité si elle ne consomme
tôt à quelque psychiâtre de qualifier, un déclin. La déclaration de Claudel,
si ce n ’est déjà fait, ce lyrisme de la selon qui l'homme a tte in t'à soixante
crasse à qui rien n'est trop bas, cette ans la m aturité et la pleine maîtrise
complaisance dans l’abjection, assortie de ses facultés, ne doit surprendre que
d’incroyables ambitions scientifi­ des esprits superficiels. iSi quelques-
ques (1). uns masquent la stérilité qui les frappe
Ainsi Renoir et Fritz Lang, fidèles à alors (ou la limite à laquelle ils se
eux-mêmes plus qu'à Zola, se trouvent- heurtent sans pouvoir la .transgresser,
ils avoir raison d’un côté comme de mais n'est-ce pas la même chose) par
l’autre. la répétition de leurs œuvres passées,

(L) Je renvoie le lecteur aux pages que Bernanos a consacrées à Zola, avec la lucidité
terrible q u ’il tro u v a it dans la colère e t l’indignation.

44
A g a u c h e : B ro d e ric k C ra w fo r d e t G le n n F o r d d a n s H u m o n D esire ; à d ro ite : F e r n a n d
L e d o u x et J e a n G a b in d a n s la scène c o r re s p o n d a n te de L a B ê te h u m a in e d e J e a n R e n o ir.

on voit les autres, ceux-là seuls dont Cette parenthèse me sera pardon-
l’activité n ’était pas un vêtement, un née si l'on reconnaît qu’elle s’ouvrait
jeu ni une dérobade, se consacrer à sur le vif du sujet. Elle explique pour­
une sorte de réflexion à haute voix où quoi, en dépit d ’emprunts évidents,
la nécessité de créer porte désormais les points de comparaison entre Hu~
le poids d’une méditation sur soi et man Desire et La Bête Humaine de
livre le fruit d’une vie. L'immédiat, Renoir débouchent sur des perspectives
qu’ils connaissent bien, ne les sollicite contraires. Le personnage central du
plus autant. Le sens de la vie — je film de Fritz Lang n ’est ni Gloria Gra-
veux dire son devenir — voici qui em­ hame ni Glenn Ford comme l’était
preint leur inspiration d ’une marque Jean Gabin, mais Broderick Crawford
irrécusable sinon unique. Peut-être et ceci change en effet bien des pers­
cette part de l'œuvre nous demeure-t- pectives, Lang avait, à plusieurs re­
elle plus qu’une autre secrète, peut- prises, abordé ou traité le .thème des
être même avons-nous tort de chercher rapports entre une femme jeune et un
à surprendre une confidence dans ce homme plus âgé : successivement dans
genre d’évolution. Qu’il nous soit du La Femme au Portrait et La Rue rou­
moins permis d’en reconnaître le mou­ ge (3) et, quelques années plus tard,
vement dans les œuvre récentes de sous une forme nouvelle, dans Clash
Renoir, de Hawks, de Hitchcock, de by Night (Le démon s’éveille la
Fritz Lang : dans La Femme sur la nuit) (4), et Human Desire. Il n’a pas
Plage et dans Le Fleuve, dans La J2i- fallu moins de deux films — La Rue
vicre rouge, dans la saisissante affa­ rouge et celui qui nous occupe — pour
bulation (pourtant si mal comprise) développer certains éléments notés
de Monkey Business (Chérie, je me sens précédemment, les regrouper selon la
rajeunir). Et, rapprochement confon­ perspective que je disais, pour faire
dant, l’assassin de Rear Winâow n ’est de notations cursives un centre de
pas n ’importe qui, mais justement ce­ gravité autour duquel l’œuvre tout
lui dont Hitchcock dit d’autre part entière s’organise.
(2) : « c’est l’histoire d’un homme La vieillesse, si elle marque la libé­
d’âge mûr, mais personne ne s’inté­ ration de l’esprit pour ceux qui en con­
resse à l’histoire d’un homme d’âge naissent le pouvoir, consomme aussi le
mûr ». * déclin de la chair. Les personnages
(2) A propos de Préviéditation, rom an de Francis Iles. Le personnage de Raymond Burr
dans Rear Windon m ontre dans cruel sens H itchcock a u ra it modifié le caractère du médecin
assassin, d ép ein t par le rom ancier avec u n e sécheresse com plaisante e t u n fe in t détache'
m en t excluant to u t sentim ent de commisération. ,
(3) Notons que La Rue rouge (1946) est aussi le remake d ’u n film de Renoir, La Chienne
(1931). Comme Renoir réalisa La Chienne à trente-cinq ans e t F ritz Lang La RUe rouge à
cinquante, la comparaison des deux film s pourra suggérer à nouveau les réflexions qui
viennent d 'être développées.
(4) Il y a, d’une part, Paul Douglas et B arbara Stanwyek d o n t la différence d ’âge motive
le conflit, en partie au moins, d ’autre part, le je u cruel auquel R obert Ryan se livre, occa­
sionnellem ent, à l ’égard de Marilyn Monroë.

45
de Human Desire ignorent évidem­ ce de la valeur mythique que leur in­
ment ces pouvoirs, et le drame qui se conscience leur confère. De même que
noue entre eux déroule ses réactions la jalousie n'est pas le mobile des ac­
successives avec la cruauté des lois tes de B. Crawford mais seulement
naturelles. Le flétrissement manifeste l’écorce du mobile, ainsi cette partici­
de l’homme vieillissant, trop vite re­ pation désirée jusqu'à la panique n'est
connu comme essentiel, excite à la ré­ que le vêtement dont se déguise la peur
volte cette chair en expansion, subs­ de la solitude. Le malaise même que
tance de la beauté la plus manifeste. nous -ressentons au spectacle de ces
Le réflexe surgit aussitôt, avec cette actes, c’est que nous y discernons trop
soudaineté irréfléchie si contraire à bien les forces qui rassemblent les
la vraisemblance, mais si proche aus­ personnages et les heurtent sans es­
si de la vérité : détruire de la vie, poir de les séparer : une peur obscure
puisque de part et d'autre cette vie de la solitude, un besoin d'agglutina­
lui échappe, aussi bien sa propre vie tion. •
que celle de la femme qu’il croyait pos­ Ainsi le sentiment éprouvé par le
séder. Ici l a . vraisemblance psycholo­ spectateur à l'égard des personnages
gique serait, comme la plupart du et de. leurs actes — d’avoir, au Heu
temps au sens où on l’entend, du côté d’eux et jusqu’à l'horreur tragique,
du faux-semblant. La scène où l’idée conscience des forces qui les meuvent
de la vengeance, ou plus exactement .— ce sentiment n’est pas différent de
du meurtre, s’impose à Broderick celui que les films de Fritz Lang nous
Crawford. cette scène ne requiert au­ ont accoutumés de connaître. Mais,
cune explication puisque le meurtre comme dans Clash by Night, la mise
revêt un caractère mythique : recon­ en scène a subi une transformation en
quérir l’autre en l'associant à la culpa­ rapport avec la zone de confusion
bilité. Ainsi la fait-il passer de son dont s’entoure la conscience des per­
état, à elle, d ’expansion où il ne pour­ sonnages. Si le style garde ses quali­
rait la rejoindre, à son état à lui, pu­ tés d'enveloppement, l'accent, est
rement passif et dont la culpabilité -moins mis sur ces forces et davantage
n ’est qu'un des possibles. Que la dam­ sur cette confusion. L’atmosphère dont
nation apparaisse aussi comme un Fritz Lang entoure habituellement ses
moyen désespéré de communication, personnages est un réseau complexe;
voilà bien un aspect du mythe de tout y peut surgir de tout, et la mise
Faust que rejoint Human Desire. Mais en scène consiste à orienter leurs ac­
la damnation est précisément cette im­ tes suivant les signes tracés à la sur­
puissance définitive à communiquer et, face du monde extérieur, quoique non
au lieu du zolesque dénouement, com­ déchiffrables, et c’est la subtilité de
bien plus conforme à l’économie du cette mise en scène. Dans Human
mythe est-il que, là où il l'a entraînée, Desire comme dans Clash by Night, les
Faust, je veux dire B. Crawford, se personnages participent par leur con­
prive sans espoir de toute communi­ tour à ce monde de coprésences et
cation avec Marguerite, même lorsque semblent s’y dissoudre de la même m a­
la respectant enfin en ta n t que per­ nière qu'ils ne sont pas seulement don­
sonne, il souhaite remplacer leurs rap­ nés comme point de départ d’une évolu­
ports d'emprise et possession par ceux tion mais toujours prolongent un passé
de loyauté réciproque : ceux-ci sont qui les absorbe à demi. Dans ce film si
impossibles désormais et il ne pourra peu fait pour plaire et solliciter, la
lui offrir de délivrance que dans la complexité s’est réfugiée à l’intérieur
mort. Dans tout ceci, Glenn Ford se de plans Jongs, apparemment privés
trouve réduit, malgré la taille de son d’action dramatique, où s’écoule un
rôle, à la dimension d’un comparse ; temps cruellement vide de devenir —
étranger au drame, aussi bien de fait ainsi la phrase faulknérienne dont la
que de sa propre volonté à mesure complexité, par le nombre des rapports
qu'il en comprend la teneur, il n'en qu’elle introduit, tend seulement à fai­
est que le moyen, amenant et laissant re sentir la difficulté d’en isoler aucun,
face à face les protagonistes.' et le peu de valeur qu’il aurait alors.
De toute façon, les personnages sont Nous savions déjà que pour montrer
constamment dépassés par des actes la difficulté d’être il faut beaucoup
dont la portée leur échappe, car ils ne plus qû’une médiocrité grémillonnante.
conçoivent que ces actes sans com­ Fritz Lang vient nous le rappeler fort
prendre quelles intentions ils p ro je t-. à propos.
tent au monde, ils n ’ont pas conscien­ P h il ip p e D em o n sa b lo w .

46
La découverte des fourmis géantes dans T he m de Gordon Douglas.

DES FOURMIS ET DES HOMMES


THEM (DES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE) î i l m américain de G or d o n
Scénario : Ted Sherdeman, d'après une histoire de George Worthing
D oug la s.
Yates. Images : Sid Hickox. Effets spéciaux : Ralph Ayres. Accessoires construits
par Dick Smith. Interprétation : James Whitmore (sergent Petersen), Edmund
(Gween (Dr Medford), Joan Weldon (Pat Medford), James Amess (Robert
Graham). Production : 'Warner Bros, 1954.
La Science-Fiction qui a pris la re­ Les sergents de police Ben Peterson
lève des anticipations de Wells,. Verne et.Ed Blackburn rencontrent au cours
et Renard, connaît une vogue grandis­ de" leur patrouille habituelle dans le
sante dans le cinéma américain. Une désert du Nouveau Mexique, une fillette
cinquantaine de films produits par Hol­ de 6 ans errant en silence, comme aba­
lywood depuis 1945 se rattachent à ce sourdie par un choc terrible. Un peu
genre. Dix à peine sont connus du pu­ plus loin ils découvrent une voiture
blic français. A quelques exceptions dont la remorque a été littéralement
près (Le jour où la terre s'arrêta, de enfoncée. Plus tard ils relèvent le signe
Robert Wise, ou Le météore de la nuit du passage du mystérieux assassin dans
de Jack Arnold) la plupart de ces films la boutique du vieux Johnson. Dans les
restent primaires lorsqu’ils ne tombent deux cas l’argent n’a pas été volé : seul
pas dans l’enfantillage, lis ne sont en. le sucre a disparu... Les autorités ou­
général que prétexte à ressortir de vieux vrent une enquête et le F.B.I. dépêche
scénarios de mystère ou de violence où Robert Graham pour les aider. Les
les vilains empruntent la figure des moulages des empreintes relevées sur
monstres du passé et de l’avenir. le terrain sont envoyés à Washington
Dans cette orgie de productions guer­ qui donne l’ordre à la police, au repré­
rières ou sinistrement documentaires, sentant du F.B.I. et à l’armée de se
Them malgré son budget limité prend tenir à la disposition de deux entomo­
l’allure d ’un grand film sérieux. L’his­ logistes : le Dr Medford et sa fille Pat.
toire de George Worthing Yates, basée Dans le désert du Nouveau Mexique,
sur une hypothèse scientifique plausi­ une bête monstrueuse attaque Pat. On
ble, est soigneusement racontée par l’abat pour constater qu’il s’agit d’une
Gordon Douglas. fourmi banale ayant... deux mètres et

47
demi de long. La théorie du Dr Medford Tout le début (la fillette aux yeux h a­
se confirme : les radiations de la pre­ gards avec sa poupée au crâne brisé,
mière bombe atomique expérimentée en la séquence de la boutique) provoque
1945 dans ce désert ont cause cette la terreur chez les plus incrédules.
mutation. On. s’attaque au nid des L’effet de l’annonce à l’apparition des
monstres pour les empoisonner : mais monstres à Los Angelès est décrit rapi­
deux reines et leurs mâles ont déjà dement en une série d'images entre­
entrepris leur vol nuptial, au terme coupées par les patrouilles de jeeps à
duquel les mâles meurent et les femel­ travers la ville. Enfin, le sauvetage des
les fécondées perdent leurs ailes. L’une deux garçonnets dans les tunnels ne
s’est réfugiée dans les cales d'un navire laisse pas indifférent. A plusieurs repri­
qu’on coulera ; l’autre reste introu­ ses on pense à l’excellent film de Jac­
vable. Bientôt des faits troublants se ques Tourneur, produit par Val Lewton :
produisent à Los Angelés : deux en­ Cat People. Quant aux monstres, ils
fants disparaissent. L’enquête conduit sont soigneusement conçus : la fourmi
les savants au débouché des tunnels géante, mutée, s’est alourdie et a perdu
collecteurs des eaux de pluie. Le cou- son agilité ; sa démarche de bête
vre-feu est décrété et l’armée munie de préhistorique ajoute à l’effroi.
lance-flammes procède aux recherches Cependant l'intérêt du film ne réside
sous la direction du Dr Medford. Enfin pas dans le « hou, fais-moi peur ». Il
tout rentre dans l’ordre. suggère une peur d’une autre nature
J ’ai entendu des gens rire quand le et nous amène à nous poser des problè­
savant expliquait sa théorie sur les mu­ mes d’une brûlante actualité. Aux der­
tations. S’ils avaient lu le récent ou­ nières images, le représentant du F.B.I.,
vrage de Charles-Noël. Martin (L’heure penant soudainement conscience de la
H a-t-elle sonné pour le monde) ou sa portée de l’aventure demande : « Si
communication à PAcadémie des Scien­ ces monstres sont le résultat de la pre­
ces, ils auraient sans doute moins envie mière explosion atomique de 1945, qu’ad-
de rire. Dès 1927, le physiologue-généti­ viendra-t-il de toutes les autres bom­
cien Muller avait constaté des muta­ bes qu’on a fait éclater depuis lors ? »•
tions chez les plantes, les insectes et les Le savant répond : « Personne ne sait.
souris sous l'effet de fortes radiations En entrant dans l’âge atomique,
de rayons X. Les études sur les habi­ l’homme a ouvert la porte sur un
tants d'Hiroshima, les accidents des monde nouveau. Personne ne peut pré­
pêcheurs japonais, les plus récentes dire ce qu’on y trouvera... »
expériences menées sur des souris don­ Tout au long du film la question est
nent encore plus de poids aux affirma­ implicitement posée. Je crois qu’ici le
tions de Martin : « Ce n’est que dans rôle de l’auteur de l’histoire a été bien
20, 50 et cent ans Que les effets géné­ plus grand que celui du réalisateur. Il
tiques seront apparents, mais leur cause prend la défense des hommes de
se situera dans le passé d’alors qui est science contre ceux qui les dénigrent.
notre aujourd’hui. Il se trouve au Et si l’armée contribue à sauver la
monde des hommes de science pour nier population, c'est seulement parce que
ces effets. Vévidence expérimentale est les généraux eux-mêmes se sont mis
aveuglante ; elle est constatée, mesu­ aux ordres du savant Comme l’avaient
rée chez des animaux mammifères tels fait avant lui Harry Bâtes et Robert
que les souris, mais objectent que Wise, Yates utilise la Science-Friction
l’homme est à part, ou encore que Von pour aborder un thème plus ou moins
n’a rien constaté de tel jusqu’à présent... tabou : les effets des expériences ato­
Mais dans ce domaine, il faut réagir miques.
violemment. Venjeu est trop important: Le film dépasse de loin par son con­
il s’agît de Vavenir de l’espèce hu­ tenu comme par certaines parties de
maine. » sa réalisation, son cadre de «s budget
Mais revenons au film. La mise en limité ». Il est d ’ailleurs curieux de
scène de Gordon Douglas est honnête. noter qu’aujourd’hui, alors que les
Ancien comédien, scénariste de la sé­ « grands » films sont devenus pour une
rie des « Topper ». auteur du Premier large p a rt des occasions « d’évasion »,
Yarik à Tokio, la Charge de la Rivière c’est justement un genre destiné à
Rouge,.., etc., il aborda l’épouvante en « l’évasion » qui ramène le spectateur
1944 avec Zombies on. Broadway. On un peu malgré lui, à l’harassante réa­
retrouve ici son style d’alors. Le film lité.
comporte quelques morceaux de choix. FERETDOUiV H oveyda .

48
LES PREMIERS PAS

WORLD FOR RANSOM <ALERTE A SINGAPOUR), film américain de R obert


Scénario : Lindsay Hardy. Images : Joseph Biroc. Musique : Frank de
A ldkich .
Vol. Direction artistique : William Glascow. Interprétation : Dan Duryea, Gene
Lockhart, Patrie Xnowles, Reglnald Denny, Nigel Bruce, Marian Carr, Arthur
Shields, Douglas Dumbrille, Carmen d’Antonio Key Luke, Lou Nova. Producteurs :
Robert Aldrich et Bernard Tabakin. Production : Allied Artists. Distribution ;
Columbia.

Etre sincère ne signifie pas grand- Huston la considère comme une triste
chose en matière de création artistique ; nécessité. Or, mise en scène et direc­
cela appelle du moins quelques explica­ tion d'acteurs sont la matière défi­
tions. Le fait même de l’expression nitive d’un film, celle qu’il importe de
exige une loyauté vis-à-vis de celui qui maîtriser, de façonner ; et que penser
se trouve à l’autre extrémité de l’œu­ d’un, créateur qui ne peut s'acquitter
vre, spectateur ou lecteur. Ruses, fein­ de l'acte de créer, et le sait ?
tes, artifices sont réservés au corps Si je reconnais à Robert Aldrich
à corps du créateur avec la matière. cette sincérité que je dénie à John
Elle seule demande à être violée, et doit Huston, c’est qu’il ne dissimule pas
l’être, non le contrat par lequel le spec­ l’habileté du scénario (celui d ’Alerte à
tateur en reçoit communication. C’est Singapour comme de Vera Cruz) et
pourquoi la parodie est toujours in­ pourtant sait surprendre, c’est qu’il lui
fâme ; seuls les médiocres la conçoivent donne sa justification par une mise
car seuls ils croient devoir se soumet­ en scène sans détours et se refuse à ces
tre à des conventions strictes, faute escamotages qui facilitent tan t de
d’en savoir inventer pour eux-mêmes. démonstrations. « Nous voici à Las
Ils pensent y échapper en les moquant : Palmas, c’est ici que la Comtesse doit
par là ils leur restent soumis. Que dia­ nous trahir » déclare le marquis à son
ble, cherchez donc autre chose I interlocuteur stupéfait. De tels effets
Autre chose, c’est Alerte à Singa­ de surprise sont autorisés parce que
pour au lieu de Beat the Devil. Le rap­ l’agencement du récit ne comporte pas
prochement entre John Huston et Ro­ de ces trappes et fausses portes où se
bert Aldrich n ’est pas fortuit, et Fran­ complaisent les amateurs d’énigmes.
çois Truffaut l'a signalé à propos. Ce qui se passe en coulisse, ce sont les
Dans les films d’Aldrich que nous con­ intentions des personnages qu’à tort
naissons —- et dans celui-ci il a accu­ nous pensions évidentes. Ceux d'Alerte
mulé les fonctions de metteur en scène à Singapour ne se privent pas de par­
et de producteur, l’importance accor­ ler, et certains mentent; la simplicité
dée au scénario est un fait confirmé : de leurs actes n ’incite à nulle mé­
d’une discrète habileté, d’une souplesse fiance, malgré un don commun de mé­
efficace, ménageant des revirements im­ tamorphose et une parfaite aisance à
prévus au service d'une mise en scène se mouvoir sous une forme nouvelle (1).
nerveuse e t pleine de verve. Mais je ne « Comment as-tu pu me croire, dé­
crois pas que la supériorité d'Aldrich. clare à la fin la jeune femme, ma façon
sur Huston soit seulement imputable à de marcher, de chanter, ne pouvait
l’absence de style de celui-ci, à la rai­ t'égarer ». J'aime que l’ambiguïté se ré­
deur de ses scénarios, à son mépris (ou clame <le telles sources ; elle change le
son impuissance) à l’égard de la direc­ ton du film. Le récit d’aventures de­
tion des acteurs. Je trouve au contraire vient la chronique d’une imposture et
une grande cohérence à son œuvre, le revirement final,, révélant le chan­
mais le système est faux, la mise en tage à, la générosité là où une généro­
scène n'y est qu'un gage aux alléga­ sité véritable était présumée, rend par
tions du scénario : sans .ioie parce que contre leur pureté à des actes désor­
sans invention, j’avancerai même que mais sans objet : curieuse fin (annon­

(1) Dan Duryea échappe à ses poursuivants en sim u lan t la forme d ’u n Chinois endormi ;
11 q u itte sa cachette, torse n u, coiffé d ’u n - chapeau de paille, em m enant allègrem ent un
pousse-pousse. Ou encore : Reginald Denny a rp e n ta n t la cour, vêtu de la défroque, trop petite
p o u r lui, de la sentinelle q u ’il vient d ’assommer.

49
4
çant celle de Ver a Cruz) où des actes comme le fut Le Rôdeur de Joseph Lo-
qu'il ne renie pas mènent un homme à sey ou Marché de Brutes d’Anfcony
une solitude méprisée et du même coup Mann, ce genre de film est une
le délivrent de toute compromission. épreuve décisive, où l’invention doit
Alerte à Singapour est le plus ancien tenir lieu de facilité. Tout jeune réali­
des trois films de Robert Aldrich qui sateur n ’a pas cette chance.
viennent d’être présentés en France.
Réalisé avec de très petit moyens, ïtejPPË Demonsaëlon.

REVUE DES REVUES DE LANGUE ANGLAISE

Film Culture, May-June 1955, vol. 1, n° 3.


Après deux numéros de tâtonnements, cette attachante revue semble avoir
trouvé sa formule définitive. La plupart des articles sont fort intéressants, et tout
particulièrement celui de Edward L. de Laurst sur les passages censurés du Salaire
de la Peur, qu’il prend peut-être, par ailleurs, un peu trop au sérieux. Les critiques
dé films semblent constructives’ et. astucieuses (encore que pour m a part je ne
partage nullement l’emballement d’Andrew Paris pour East of Eden). H m’avait
semblé, d'après le premier numéro, que l'optique de cette revue était un peu celle
de l’avant-garde américaine. Mea culpa : un éreintèment en règle des élucubra­
tions de cette école, par Jonas Wekas, responsable de F il m C u l t u r e , me plonge
le nez dans mon erreur. Dont acte, et avec mes excuses.

Films in Review, june-july 1955, vol. 6, n° 6.


Ce numéro est -meilleur que le précédent, dont dix pages de petits jeux décou­
rageaient la critique. Quelques articles sont assez faibles, dont une analyse som­
maire et insuffisante des Rapaces, et un compte rendu de Cannes plus que mé­
diocre, par Francis Koval. D’autres,1par contre, présentent un grand intérêt :
un court, mais substantiel article de Donald Richie sur le film japonais de série,
et surtout un admirable pastiche des dialogues des films américains par Harry
Purvis, qui est bien une des choses les plus amusantes qu’ait jamais publié F i l m s
m R e v ie w . La critique des films, naïve et superficielle, n ’a jamais été le fort de
cette revue, dont l’analyse, par Gerald Pratley, de la musique de film enregistrée
est, par contre, toujours intéressante.

Sight and Sound, Spring 1955, vol. 4, n° 4.


Le sommaire de notre confrère anglais est toujours aussi imposant, s’il est
inégal. Le long article de Derck-Prouse, « Notes on film acting m’a paru confus
et assez vain ; au moins m 'a-t-il procuré un moment de franche rigolade, à la
< lecture de Vapologie de Garbo dans La Reine Christine, et de Shirley Booth dans
Come back Utile Sheba. Par contre, l’étude de Penelope Houston sur la colla­
boration Cukor-Kanin est très remarquable de documentation et de critique intel­
ligemment motivée : voilà de l’excellent travail. Très intéressant, également, est
l'article de Masayoshi Iwabutchi sur le bilan 1954 du Cinéma japonais (très en
faveur en ce moment!). La critique des films est dans la ligne habituelle de
la revue, avec laquelle on peut ne pas être d’accord. Il y a là, pourtant, une amu­
sante bourde de notre ami Lindsay Anderson, que je relève perfidement : dans
sa critique de Human desire, remake, par Fritz Lang, dé La Bête humaine, Lind­
say s’insurge contre les pressions conjuguées du C o m m e rc e et des codes de pro­
duction, en citant la scène où Glenn Ford, après avoir poursuivi Broderick
Crawford pour le tuer, revient en disant : « Je ne pourrais pas faire une chose
pareille ». « L'acteur n ’y croit pas », affirme Lindsay Anderson, « nous n ’y croyons
pas ; et Lang essaie en vain de nous convaincre ». Je me permets de lui signaler
que Renoir essaya aussi, de même, d’ailleurs, que Zola; car dans aucune Bête
humaine jusqu’à maintenant, ce crime n ’a été perpétré.
Claude CHABROL.

50 .
\

Jacques Âudiberti

BILLET X

;Le magnétophone est en train d’envahir les mœurs. Tout comme, en


leurs temps respectifs, le fer à repasser, le timbre-poste, le vélocipède. A
ma connaissance, il est le dernier en date des engins qui se soient trans­
portés, carrément, du domaine de la théorie, ou de l’application réservée,
dans le public. Ainsi, jusqu’à ces temps-ci, la chance la plus honorifique
que Ton avait de connaître sa propre voix, toute fraîche, c'était à la radio.
'Quand il ne s’agissait pas d’une émission en direct, l’on franchissait
le mur du son en passant derrière la vitre, dans le compartiment des
techniciens. Pour vous faire plaisir, ils lançaient leurs disques enruban­
nés. Avec stupeur, vous entendiez une voix de spectre, qui n ’était autre
que votre voix. Là-dessus, je vis ce film espagnol, dont le clou était un
magnétophone. Un policier le transportait lourdement, dans une valise.
Il suspendait le micro, par la façade d’un hôtel, devant les fenêtres
ouvertes de la chambre d’individus soupçonnés, juste au-dessous de celle
qu’il avait louée. Il suffisait, ensuite, d’ouvrir le robinet des voix ainsi
pipées. Il y eut, en même temps, dans les journaux, un gendarme d’Arras
qui picorait au magnétophone, lui aussi. A Paris, des magnétophones pri­
vés, cependant, ici et là, furent signalés. En moi, comme dans la plupart
des écrivains, la nouvelle fit naître une énorme et' perverse allégresse
secrète. La machine à écrire automatique était trouvée, la plume de sept
lieues, la sténographe au rendement absolu. Désormais, pour être faits,
les livres ne demanderaient que la peine, légère, vraiment légère, d’être
racontés, racontés d’avance, tranquillement, les yeux fermés, devant l’ap­
pareil. La parole a pour elle de se dérouler avec l’apparente abondance
irréversible et fatale d’une rivière. L’omoplate du chameau dont se servit
Mahomet pour mettre au monde le Coran devait être un magnétophone.
L’écriture, par contre, est la maladie, la plaie, la punition de l'écrivain,
de Técrivain inévitable, devant lequel elle dresse à chaque instant la
broussaille enchevêtrée de possibilités concurrences. Notons que le dicta-
phone dont la réclame traîne, depuis Edison dans les pages publicitaires
des magazines, n’avait pas suscité ta n t d’espérance. En milieu moderne,
« magnéto » agit comme un aimant.
Je fis le voyage de Neuilly, par le métropolitain, comme s’il s’agis­
sait de mon premier voyage en avion. A Neuilly, en effet, un ami avait
un magnétophone, autour duquel nous allions tenter une de ces séances
d’improvisation collective, qui, maintenant, figurent au sommaire des
revues. L’expérience, prématurée, échoua dans un chevauchement brumeux
de résonances mal timbrées.
Pour en finir, ces jours-ci, je suis allé dans un magasin. Des magné­
tophones occupaient étalages et comptoirs. Je m’informai : « Combien
faut-il mettre pour avoir un appareil, un appareil moyen, pas trop encom­
brant ? — Nous en avons à partir de quatre-vingt mille. Voulez-vousv
essayer celui-ci ? — Pourquoi pas... » Comme à la radio ta n t de fois déjà,
depuis mes débuts oratoires rue de Grenelle, il y a tout près de trente

51
/
ans, je me tendis, si peu que ce fût, en état disons phraseur. Mais, déjà,
le vendeur touchait l'appareil, qui restituait, mot par mot, notre bref
marchandage. « Combien faut-il mettre... » La banalité de ce dialogue
me découragea. Résultat, je n ’ai pas encore de magnétophone. Mais il
m’en faut un. Je retournerai chez le marchand.
Cette histoire est une parabole. Elle veut rappeler que devant certains
objets l'hésitation souvent, s’explique, non par le manque d’intérêt mais,
au contraire, par l'excès même du désir.
Louer une caméra, par exemple, et partir avec, un beau matin, en taxi,
pour tout avaler, un gros plan de la Seine avec ses poissons morts et
blancs dans les fougères étalées à la surface, près de la berge, minutieuses
comme les arborescences feuilles dans les tableaux du douanier Rousseau,
ou le manège qui tourne, pour les enfants, porte d'Italie, bricolé, tout
entier, à la main, avec ses cygnes creux, ses chevaux, ses bicyclettes, sa
locomotive bizarre, son autobus effrayant avec du bois de caisse et des
retombées de zinc, dans le style exact du caricaturiste Steinberg, par un
type hargneux, qui finit par vous courir dessus, la limé au poing, dans la
conscience qu’il a d’être l’auteur et le propriétaire de ce morceau de pay­
sage qu’il est permis de regarder mais non de prendre, et, de là, cueillir
un groupe de religieuses demandant leur chemin à des livreurs de char­
bon et puis, parc Montsouris, une femme solitaire, assise, immobile, pleine
d'un fait-divers jusqu’aux sourcils, la tentation est violente, avouez ! Elle
est un peu freinée par l’idée qu’il suffira de mettre bout à bout tous ces
petits bouts du monde pour obtenir un long métrage, incohérent, certes,
mais unique, et que d’une entreprise de ce genre, renouvelable à perte
de vue, pourrait pâtir, en fin de compte, le cinéma.
Le cinéma proprement d it Le grand film noir blanc dans une grande
salle. L’ami à qui nous devons tant. Et qui m'a paru, ces récentes semaines,
ne plus agir sur moi selon les invincibles dards accoutumés.
Qui, responsable ? Les caméras d’amateur ? La ménopause sous le
pseudonyme d’anamorphose ? Le scope et le color, quels que soient leurs
suffixes ?
Entre tous les procédés industrieux modernes le cinéma conserve in­
tacts, jusqu’ici, après des années et des années d’exercice, les prestiges
attractifs exceptionnels qui le justifient comme spectacle en dehors même
du contenu de ce spectacle.
Toutes les techniques ont tendance à prolonger l’anomalie féerique
de leur commencement. 'L’imprimerie a ses éditions d'art. A la foire, Vin-
cennes, Neuilly, des enfants, ' dont certains ont l’âge de prendre le métro
par leurs propres moyens, s’embarquent, à titre de jeu, dans un petit train
de quatre wagons, qui tourne sur lui-même comme un fox qui se mord
la queue. Aussi digérées soient-elles, l'automobile et la bicyclette, insistent
à s'exhiber, sous prétexte de courses, très courues, qui ne signifient plus
rien sur le plan de la propagande et n'intéressent que de très loin leur
progrès mécanique. Par contre, aucun barnum ne présente le téléphone
comme un amusement intrinsèque. Quant à la photographie, elle s'est dif­
fusée dans l’usage général avec une ampleur approchant celle de l’horlo­
gerie. Elle ne rejoint quelque romantisme casseur d'assiettes qu'en colla­
borant avec la poudre de chasse. Toujours à la foire, en effet, il y a des
baraques où votre coup de carabine en pleine cible tire votre portrait.
Revenons-en au cinéma. H ne comporte rien d'analogue à ce que sont,
par rapport à l'exploitation normale de l’automobile et de la bicyclette,
des phénomènes accidentels comme le tour de France ou le Mans. Le

52
cinéma est en état permanent de réclame et de nouveauté. C’est, plus ou
moins lucide, la sensation que, lui aussi, doit nécessairement un jour ou
l'autre, rejoindre la ronde des machines dans un définitif apprivoisement,
qui, peut-être, me dispose mal devant les films que je viens de voir. H
se peut aussi que je n ’aie pas eu la main heureuse.
En tout cas, pour commencer, je suis tombé dans une sinistre embus­
cade, la Révolte des Pendus, film mexicain, d’Alfred Crevena,
Un film gagne beaucoup, d’avance, à être mexicain.
Avec son drapeau vert, blanc et rouge, son antiquité, sa pauvreté, sa
poésie, la nation mexicaine est, dans le cinéma, une Italie de renfort, dont
nous attendons des épices renouvelées. Mais entre l’être et le paraître
règne une zone malaisée où l’artiste s’embrouille a i s é m e n t . Soyez mexi­
cains, mais sans le vouloir. Il n’est pas interdit, juste ciel ! de se faire
un style, de choisir un ton. Mais ce louable élan lui-même doit jaillir d’une
opportunité vivante et naturelle. Pendre, avec soin, les gens par diverses
extrémités, afin que, moralement, la projection tourne et s’immobilise sur
ce tableau, la ficelle est trop grosse. O Cangaceiro ! (o, pour la circons­
tance, vocatif et nostalgique) où es-tu ? Dès les cinq premières minutes
on a compris que tout irait mal -pour Pedro Armandariz dans un rôle
de pauvre Indien de la pellicule. A la fin, toutefois, la victoire est à lui.
Ronald Colman, jadis, avait tenu le même emploi.
Les questions de race sont parfaitem ent oiseuses dans la vie. Elles
prennent quelque sel à l’écran dès lors que le film lui-même truque la
vraisemblance des traits physiques qui sont de la plus grande importance
pour sa démonstration. Pedro Armandariz, c’est Pierre Laval craché. Concé­
dons-lui, en gros, un faciès exotique. Mais celle qui, dans l’histoire, est sa
sœur, Adriana Lopez, n’a, dans le visage, pas l’ombre d’un trait mongol.
Ces escroqueries vénielles sont de vraies puces. Or les puces ne sont trans­
parentes qu’à neuf cent mètres de profondeur, prétendènt les spéléologues.
L’ouvrage glorifie les vieilles populations indigènes dont le Mexique
actuel se recommande de plus en plus. Cette intention systématisée obère,
d’un trop certain souci de propagande, la Révolte des- Pendus.
Fort loin de Que vivci Mexico, d’Eisenstein, têtes d’hommes, plantes
grasses, lumière, mort, et des Olvidctdos, cruauté réfléchie, la prise de la
Bastille en acajou signée Crevena ne dépasse pas, bien que montée et jouée
par des gens du cru, l’hollywoodien Zapata, sans jamais atteindre aux ingé­
nieuses réussites partielles, quelques-unes remarquables, de cette bande
qui nous montrait un Marlon Brando glacial comme Boris Vian.
Après la pendaison, la prison.
Cellule 2455, de Fred Stears.
Une moralité s’exprime aux derniers mètres. L’agressivité de certains
individus proviendrait, au premier chef, de la peur ; de la peur devant la
vie, devant les représentants de cette impitoyable et suprême autorité, la
vie. La peur pousserait à frapper d’abord.
Ce n’est pas une si mauvaise idée. Le héros lui-même, interprété par
William Campbell, nous la communique. Il est enfermé dans une cellule
pleine de livres où il passe son temps à potasser le droit, après avoir dévidé
un énorme chapelet de meurtres, viols et autres coups durs. Le film ne
nous fait grâce d’aucun. Us lui ont valu d’être condamné à mort. L’im­
pression qu’ils nous laissent est bien plus pâle et monotone que celle que
- nous devons aux vacances de M. Hulot. Est-ce voulu ? Peut-être. Mais

53
1

le seul vrai bon moment, où vibre une confuse réminiscence de VEcole


du Crime et de Rue sans issue, nous est fourni par répisode de la fille
entraînant le jeune dévoyé dans le boqueteau de banlieue où il sera intro­
duit dans une bande. Un autre passage est assez bizarre. L’avocat célèbre
et très cher, mandé par le condamné, non seulement refuse d’assister
celui-ci mais encore lui lave la tête, comme s’il la lui coupait.
Il s’agit plus ou moins d'une histoire vraie, celle du lui-même célè­
bre Caryl Chessmann, qui met la taule à profit pour s’enrichir avec sa pro­
pre exécution, dont il raconte, dans un bouquin à gros tirage, ce qu’il
éprouve à la guetter» de sursis en sursis.
A part les quelques mots sur la peur, le film he révèle à peu près
rien du caractère et des mobiles du bandit. Que ses crimes lui aient rap­
porté plusieurs millions par le biais de la littérature, américaine il est
vrai, rien ne ressemble davantage à l’enjeu réussi d'un pari paradoxal
comme pourraient en tenir les jeunes penseurs pervers de la Corde. Mais,
avant sa retraite studieuse, le comportement du personnage n'accuse qu’une
brutalité forcenée.
Il me semble bien qu’au nombre des témoins cités, par l’accusation,
au procès de ce Lacenaire, qu'on nous présente, au fond, comme un brave
garçon qui s’est trompé de porte, figure, minuscule utilité, Jean Arthur,
celle de Vous ne l’emporterez yas avec vous et de pas mal d’autres succès.
Dans Maison sur la Plage, Joan Crawford, après Johny Guitare, per­
siste, elle, à survivre avec une présence accrochée qui, tout à la fois, remue
et fait sourire. Maison sur la Plage, de Pevney,, est un roman comme les
plages en inspirent volontiers quand la saison est pour finir et qu’un pre­
mier feu de bois prélude à, la solitude sous l'intempérie.
Joan Crawford joue, comme si l’avenir du monde en dépendait, dé tout
son visage, de tout son corps, ta n t et si bien que sa nuque rasée sous
l'épaisse chevelure noire, ses dents qui dépasseraient plutôt le nombre
réglementaire et sa cambrure inflexible suggèrent une forme particulière
d'indécence, celle d’une chair extraordinairement: liée à la volonté, comme
dans le yoga. Oui, qu’elle parle, qu'elle marche, qu’elle regarde, même
quand elle consent à ne pas se promener, chez elle, en présence, unique­
ment, de la salle, dans une chemise-veste moirée qui, cachant le slip,
laisse les jambes nues, de A jusqu’à Z supposerait-on, l’ensemble de son
organisme précis et musclé, s'impose à l’esprit.
Dame riche et toujours verte, elle Se laisse embobiner par un séduc­
teur professionnel, Jeff Chandler, comme il en traîne dans tous les Juan-
les-Pîns de la terre. Telle est l’autorité de la sympathique héroïne dans sa
soumission pâmée au rite ressassé du baiser sur la bouche que la salle rit
un peu, dès qu’elle se fait embrasser, comme quand cet horrible gosse de
l’entracte nous conseille de nous laver et de sentir bon. Le film, en somme,
est bien fait. On y revoit, dans une silhouette secondaire de tricheur res­
pectable, l’excellent acteur qui servait de père à Véronica Lake dans Ma
-femme est Une Sorcière.
...Allons ! Il se peut que ce soit la faute à flété, tout simplement, si,
cette année, comme je le reconnais, chaque année au même moment, un
doute m’effleura quant aux pouvoirs de l’écran.

Jacques AUDIBERTL

54

-A
LE C O U R R I E R DES L E C T E U R S
par André Bazin

Que les lecteurs qui nous écrivent pour nous faire part de leur désappro­
bation ou de leur assentiment nous excusent de ne pas toujours répondre à leurs
lettres. Nous les lisons avec attention et nous les relisons même de temps en
temps, notamment en fin de saison. Qu’ils nous aient écrit des injures ou des cho-
ses simplement désagréables, modérées ou flatteuses, nous remercions donc no­
tamment de leur attention et de la peine qu’ils ont pris de la formuler: Mlle Du-
long, à Paris; MM. Yves Paissant, à Bordeaux; Pierre Philippe, à Paris; Silvère
Dalloni, à Nice; Marc Bernard, étudiant à Paris; Bernard Soulié, à Paris; J.
Grillot, à philippeville ; Antonio R. Ferreira, à Lourenso Marques; Pierre Denime,
à Reims; Jacques Siclier, à Troyes; PierreBésanger, à Niort; Jacques Hebenstr ait,
à Paris; Alberto Carreira, à Cacem, Portugal; Roland Schwartz, à Paris; Pierre
Yanal, à Paris; Alain Dorémieux, Paris; Peisseirer, à Alger; A. Beüiery, à Troyes;
Lamouroux, à. Tunis; J, O. Touchant, à Paris; Luis Elias Casanovas, à Coimbra,
Portugal.
Je ferai cependant un cas particulier de la lettre de ce dernier parce qu’elle
traduit de façon assez caractéristique un ensemble de critiques convergentes for­
mulées par plusieurs autres correspondants. Il s'agit, une fois encore, de savoir
comment on peut être Hitchcocko-Hawksien. Le plaidoyer que j'avais esquissé
dans le N° 44 n’a pas convaincu M. Casanova, je reconnais au reste volontiers
ses faiblesses. Aussi bien n’avais-je plaidé que pour la forme et sans doute eut-il
mieux valu traiter du fond.
Je ne crois pas trah ir la pensée de M. Casanova en la résumant ainsi: la
compétence de vos jeunes critiques, dont vous faites un argument, n'est que la
compétence du vide. Elle ignore les hiérarchies élémentaires. La différence de.
niveau est la même par exemple entre Agatha Christie et Simone de Beauvoir
qu’entre Les Hommes préfèrent les blondes et Les Portes de l'Enfer. « Néan­
moins, vos jeunes Turcs ont préféré le premier parce qu’îl y a quelque chose de
très important qu’ils ignorent où font semblant d’ignorer : c’est le contenu
humain de ces films, leur profondeur et-leur portée... « En ouvrant les Cahiers
on s’attend à trouver autre chose que des messieurs qui, très sérieusement, met­
tent dans le même sac Le Carrosse d’Or et Under Capricorn »...
iPeu de temps après cette lettre de notre lecteur portugais, le hasard a fait
que François Truffaut, puis moi-même, en avons reçu chacun une d’un autre
lecteur des Cahiers qui me paraît répondre beaucoup mieux que je ne saurais
le faire moi-même à l'une des objections essentielles de M. Casanovas. Si le pro­
blème est bien en effet de savoir si, indépendamment des goûts de chacun, ces ,
films ont un contenu psychologique moral ou intellectuel digne de considération,
je pense qu'au moins, en ce qui concerne Hitchcock, l'exégèse qui va suivre
devrait rassurer notre correspondant.
Le malentendu me semble naître de la conception que se fait M. Casanovas
du « fond » d'un film.
Le sérieux ïéel d'une œuvre n’est pas nécessairement proportionnel au.
sérieux du sujet traité, ni même à la solennité apparente du style. Ce qui
compte, ce ne sont pas ta n t les sujets et leurs développements explicites que la
mise en cause des valeurs morales ou sociales impliquées, même indirectement,
dans leur traitem ent. De ce point de vue, il n’est pas de sujets mineurs ou nobles
et les genres réputés de pur divertissement peuvent fort bien servir de truche­
ment aux messages les plus profonds ou les plus révolutionnaires. Dans cette
perspectives le cinéma est-il jamais allé plus loin que les auteurs des films bur-

55
lesquels des années 1910 à 1915 ou 1920, bien que le genre ^puisse être considéré
comme le plus bas de l'échelle des valeurs esthétiques ?
Un autre de nos correspondants, M. Pierre Philippe, « protestant énergique­
ment contre l’autorisation donnée aux curés de signer leur prose sans accompa­
gner leur nom de leur spécialité, (abbé, archevêque ou pape) » et craignant qu’ils
« n’espèrent échapper ainsi à Vinfamie s’attachant à leur situation », nous pré­
ciserons donc que le signataire de la lettre qui suit est un Révérend Père jésuite,
non, malgré tout, pour satisfaire à la requête de M. Pierre Philippe, mais parce
qu’il peut paraître à la fois intéressant et plaisant que cette défense de l’ancien
élève du collège jésuite de Londres soit assurée justement par un jeune disciple
,s de saint Ignace. En revanche, comme cette lettre est personnelle, nous demande­
ro n s néanmoins la. permission de taire le nom de notre correspondant.

*
* *

Cher François Truffaut,

Je voudrais ajouter quelques réflexions à votre article sur B ear Window cîa«s Arts. Je
le trouve excellent et pénétrant su rto u t en face d u décevant papier de Bazin. Mais je pense
q u ’il contient u n e erreur d’expression très im portante, et qui fausse quelque p eu le juge­
m e n t de la dernière colonne. La « sévérité excessive » dé « l’a ttitu d e morale » de H itch n ’est
n u llem ent celle d’u n p uritain obsédé, H itch est aux antipodes du puritanism e q u i est essen.
tiellem ent fu ite devant la vie, peur du charnel, dessèchement de la réalité totale (vous rejoin­
driez ici à votre insu, par u n autre biais, l’erreur de B azin parlant d u jansénism e de H itc h ) .
Cet am oindrissem ent vital d u puritanism e (basé sutr u n e morale purem ent négative et sur
l’adoration d’u n Dieu de colère, d ’u n Dieu justicier qui distribue ch âtim ent e t récompense)
amène invinciblem ent au conformism e social et religieux le plus com plet. à l’alignem ent dw
religieux sur le moral, à l’organisation d’u ne société hypocrite où to u te la vie spirituelle• est
réfugiée dans l’apparence. C’est le m onde victorien qui se prolonge dans une grande part d u
m onde anglo-saxon d’aujourd’hui (et H itch n e hait rien ta n t que ce inonde là). C’est le
m onde du masque et donc de la solitude de l’impossible com m unication.
Or ceci est le n œ u d d e Bear W i n d o w basé non sur l e couple, m ais s u t la solitude du
couple (image essentielle de la relation hum aine) lorsqu’il demeure sur le plan de l’appa­
rence (.et ceci d étru it to u te la critique de Bazin sur la superficialité de ces personnages, car
précisém ent ils se m e u ve n t tons à la surface dé l’être) . E t telle est la raison de l’im portance
du thèm e érotique dans le film : l’érotique est essentiellem ent u n e étreinte à la surface de
l’être, u n e palpation, la fascination de la chair, de l’im m édiat, de l’apparence. C’est le lieu
ontologique de la solitude. En ce sens vous avez parfaitem ent vu la portée de la scène pro­
digieuse de l’anneau enfilé derrière le dos de la « fem m e o bjet » et contem plé par l’hom m e
à travers le gouffre infranchissable de la cour. E t l’image finale d u film m ontre d eux êtres
rassemblés dans u n e solitude com plète (je crois d’ailleturs m e souvenir que l’ho m m e dort,
pendant que la fe m m e lit) deux êtres situés parallèlement l’u n à l’autre e t q u i ne p eu ven t
se rejoindre. Ceci éta it déjà to u t entier exprimé dans la scène affreuse des baisers, crû.
la tendresse menacée de la scène similaire dans N otorlous a com plètem ent disparu pour
faire place à l’avidité purem ent physique des lèvres qui se m angent Vune l’autre dans la
solitude irrémédiable des âmes. L’im puissance physique de l’hom m e est encore u n e im age
de la non-com m unication de ces deux êtres.
E t ceci va u t également pour « Cœur solitaire pour le m usicien, le couple sans enfants,
les jeunes mariés accouplés l’u n à l’autre, étreignant désespérément leur apparence, e t la
fem m e ne supporte déjà plus que son mâle se sépare d’elle : quand il regarde à la fen être
elle l’appelle im périeusem ent {gageons qu’elle aussi finira assassinée), solitude de la jeune
danseuse, fu tilité de sa danse que la dérisoire image de son boy-friend soldat ne d étru it pas,
solitude de l’assassin e n fin qui rassemble toutes les autres : c’est le seul qui exprim e to ta ­
lem ent les conséquences inévitables et le sens de cette solitude : l’assassinat q u i se m e u t à
la surface de l’être e t regarde autrui com m e u n objet (le reporter). E t qu’est-ce q u ’être soli­
taire ? &est supprimer la relation...
Rear w indow ou de l’assassinat com me exercice spirituel.
Voilà pourquoi si H itch est u n moraliste prodigieux il ne relève pas de l’a ttitu d e morale
des puritains mais de celle de Bourdaloue d o n t la sévérité excessive n e n a ît pas de la crainte
mais de l’amour. Bourdaloue fou aille ivipitoyablem ent l’érotisme, Végotisme de la cour Louis.
quatorzième, et cette solitude des apparences, cet ordre pom peux e t raffiné d o n t l’image
hitchcocM enne serait la saleté des corps sous le luxe des vêtem ents. N ul m épris chez Bour-
dalouo et je ne crois pas q u ’il y en a it vraim ent chcs Hitch. ? P lutôt le dégoût et l’horreur. Le
refus d ’u n m onde visqueux, -violé par les regards qui dérobent... Pour q u i se m e u t su r le plan
de l’apparence il n ’y a aucune in tim ité possible : toutes les fenêtres so n t ouvertes.
Hitch refuse cela de toutes ses forces, nul puritanisme chez lui, c’est l’Evangile to ut
pur : s sépulcres b la n c h is ».
Je ro is R e a r W i n d o w comme la révélation bouleversante et cruelle — non, pas cruelle —
du masque de toits nos fa u x amours soudainem ent arraché. *
P. S. — Me relisant j ’ajoute encore ceci qui me paraît capital : le puritanisme c’est le
mépris de la chair, la peur d u charnel e t Par le fait même, il s’y mêle toujours u n certain
angélisme. Au cinéma cela donnç l’art de Dreyer ou de Bresson, dans lequel lumière, le

56
jeu d u "blanc et du noir a beaucoup plus d ’im portance que le m onde réel. Lçs obi et s n ’y exis­
te n t pas dans le w épaisseur mais u n iq u e m en t dans leur surface pour que la lum ière abs­
traite puisse s'y refléter. Alors que les objets dans Hitchcock, l’im portance des objets II Ils
existent de façon aussi m ejiaçante e t pleine que les pom m es de Cézanne. R ien de plus
incarné, de plus concret que cet univers là. Le m al seul, com me l’a bien d it Chabrol, y intro­
d u it l’absence, le vide, la faille. (Dans R ear W indow il est assez visible ce tro u béant de Ui
cour.,,) Mais les objets sont tous m in u tieu sem en t dessinés, l’architecture, d u m onde stricte­
m ent emboîtée, liée dans toutes ses parties (pas de fa u x in fin i chez H itch ), l’hom m e y est
solidaire des choses et des êtres.
Si on me dem ande la raison de l’im portance d u décor chez Hitch, des moiîuires détails
concrets du décor, je propose de scruter le sens de la. « com position de lieu » avant chaque
m éditation des « Exercices spirituels » de S t Ignace. H itch ou la m ort de Vangélisme !
J. M.

MON AMI E P S T E I N
par Abel Gance

Je me perm ettrai, e n exorde à cet hom m age, de citer quelques paroles que j'a v a is p ro ­
noncées a u Festival de Cannes, en 1953, po u r célébrer l a mémoire de ce g ra n d p récurseur :
« Pendant quelques instants oubliez, je vous prie, les confettis de plaisir du festival ef
serrez-vous a v ec moi autour d e cette p a u v re tombe de Jean Epstein, dont la terre encore
fraîche n 'a p a s reçu foutes les larm es qu'elle méritait, et si m a voix est brisée, m a pen sée
h a g ard e , ef m es p a u v res mots infirmes, c'est q u e moi a u ssi j'a i Ja bouche pleine d e ferre —
et que, moi aussi, le ciném a français m 'a tué ; c'est un mort q u i vous p a rie d'un au tre !
» Si 2e m iracle de m a résurrection a été possible, je le dois à la vigilance d e la
Société très A uteurs dram atiques ef à celle d e s t u t e u r s d e films, qui est arrivée in extremis
à l'époque où /'allais pré cé d er Epstein à s a dernière dem eure.
> Il est vraisem blable que si ce qui reste de compréhensif et de g énéreux d a n s Je
ciném a français s'était penché quelques mois p lu s fof su r Ja tragédie de ce g ra n d talent
méconnu, il au rait pu, nouveau Lazare, a y a n t traversé le septièm e cercle d e la souffrance,
remonter a u jour a v e c des étoiles d a n s le s orbites ef les clefs d'or du Ciném a de l'av en ir
d ans le s mains.
» Puisque nombre d'entre vous sont entrés d a n s cette salle poussée p a r Jes m ains
douces de Ja pitié et de l'adm irafion, laissez-moi e s s a y e r d'im prim er indélébilem ent dans
une partie vierge de votre mémoire Je nom de Jean Epstein, non p a s seulem ent comme un
de nos grands architectes d'im ages (m es am is le feront m ieux que moi), m ais au ssi et
surtout comme un extraordinaire p e n se u r et philosophe méconnu.
» Bien p eu de g en s connaissent son prem ier livre < L a Lyrosophie * écrit lorsqu'il a v a it
20 ans, et q u e Bergson et Spinoza n 'a u raien t p a s désavoué. Je reste, pour m a part, persuadé
que Cest d a n s la p e n sé e p u re ef l'abstraction que ce véritable et singulier g énie aurait dû
travailler pour notre émerveiJJement.
» Mais l'en g re n ag e d u ciném a l ’a v a it m ystérieusem ent saisi et c'est en voulant donner
J'esprif a u m écanism e q u e celui-ci, p eu à peu, J'avait blessé mortellement ; J'aufom afe
éfrangJanf l'inventeur.
> Sans doute aurait-il pu, en obéissant a u x pontifes qui décident d a n s J'ombre de nos
existences, étouffer en Jui J'artiste et le p e n se u r p o u r laisser vivre l'homme. M ais il a
préféré mourir en victime plutôt q u e de vivre en prostituant son art, et inscrire son, nom
sur le livre d e s m artyrs de notre profession à côté de celui de Feyder.
> Je revois s a figure en Josange, si étrange, si expressive, dont les ch eveu x, com m e
une flamme noire, sem blaient brûler Je front. J'entends cette voix lente, singulière, a v a re
de mots, choisissant se s oreilles. Cette m aladresse à vivre comme tout Je monde, ef cette
application à tenir constamment ferm ées le s v a n n es d'un cœ ur enthousiaste ef ardent.
» Je J'entends encore parler, il y a quelques mois, d e J'aide a u Ciném a ;
* Qu'est-ce donc, le Cinéma, me disaif-il> sa n s les seuls c réateurs : scénaristes et ré ali­
sa teu rs ? Et faudra-t-il que 2es meilleurs d'entre nou s d isp a raissen t pour qu'on veuille b ien
admettre- q u e l'aid e a u Ciném a pourrait tout a u ssi b ien Sauver les créateurs q u e grossir
les fortunes ? »
» C es profondeurs de l'a b îm e d'où elle remonte, cette voix n e doit-elle p a s êfre ecoufee ?
Dans se s livres su r Je Ciném a : BONJOUR CINEMA, L'INTELLIGENCE D’UNE MACHINE,
t LE CINEMA DU DIABLE et un manuscrit inédit ALCOOL ET CINEMA, livres qui sont b ien
le s plus extraordinaires q u e je connaisse et s a n s q u e l a littérature y joue le moindre rôle,
Jean Epstein a décom posé Je Cinéma, comme Je specfroscope J ' a . fait de Ja lumière et iJ
n 'e st p a s ju sq u’a u x fra n g es d ’interférences entre le s lig n es dont il n 'a it sondé les a rca n es
comme un véritable sourcier.
» Mais comme ces étoiles dont on ne perçoit la lum ière q u e Jorsqu'eiles n'existent plus,
la radioactivité d es livres de Jean Epstein ne p a rv ie n d ra gu è re au x y e u x d e s cœ urs q u e
d a n s de nom breuses années... Qu'il me soif perm is de dire qu'ils deviendront Ja BibJe d e s
jeu n e s cinéastes des futures générations...
» Infortuné convive à Ja fable du Ciném a, dont iî n 'a m angé , q u e Je brouet am er,
n ’a y a n t jam ais connu aucun de ces petits instants dorés qui enchantent nos journées de
festiva l dans ce milieu dont il aurait dû être un des arbitres, je le sens heureux d'être
parm i nous... » ”
J'ai retrouvé, depuis, cette note que j'écrivais sur Epstein lorsqu'il avait 20 ans,
et ce, vers 1920 :
« JSpsfein, jeune Spinoza à Ja vision curieuse et soJide. Sens critique et pénétrant. Où
est Je cœ ur ? Je n'en sais rien. A m a lg a m é a u cerveau, je suppose. Génie possibJe. Les p lu s
grandfc espoirs sont permis. » (PRISME, N.R.F., 1929). C'était sur la seule lecture du m anuscrit
d e s a POESIE D'AUJOURD'HUI qui était resté sur l a ta b le de cet adm irable Cendrars —
qui était mon assistant, à cette époque — que j'a v a is consigné cette impression. II n 'e st
quB d e reprendre ses livres et s a film ographie pour com prendre que je n e m 'étais p a s
trompé.
Jean Epstein, cinéaste-philosophe !
Je cite a u h a s a rd u ne d e ces p h ra se s qui m e laissen t en a rrêt :
« L'Histoire et l'expérience enseignent que l'hom m e est in ca p a b le de pe n se r inutilement.
Ainsi, lorsque la p ensée découvre q u e lle esf en train d'év o lu er d e façon ou d'autre, il y a
lieu de croire que cette transformation accom pagne d éjà un certain devenir d e J'activité exté­
rieure, dont l'expansion atteint des zones dim ensionnelles p lu s ou m oins éloignées du systèm e
« Cenfimètre-gramme-seconde » où se situe notre norm e >.
Et celle-ci : * Il y a d es fam illes d'im ages su rsatu ré es d'émotion, de signes dram atiques q u i
continuent longtem ps à vivre de leur propre vie d a n s Je souvenir et m ême à S'Y MULTIPLIER,
A Y CROITRE, PAR LEUR PROPRE FORCE INTERIEURE. >
Citons encore : < L 'assurance que p ro p a g e Je film n 'e st ja m a is intellectuelle m ais sentim en­
tale... Le dom aine sentim ental et plus ou moins irraisonnable p o ssèd e, lui aussi, s e s vérités pro­
fo n d es e t subtiles, p lu s profondes e t p lu s subtiles m ê m e peut-être, quoique m oins nettes, q u e
les claires données de la fîaison... Bien plus intuitive q u e déductive, la pensée visuelle esf p a r
natu re extrêm em ent ROMANTIQUE. A insi, foufe J'influence du C iném a concourt à déshabituer
i'esprif de la métJiocfe classique, cartésienne, de réflexion — q u e cet esprit a v a it fini p a r tenir
pour Je principal — sinon pour Je seul m ode v a la b le d e son activité. D ans notre équilibre
m entai actuel, où Ja raison prétend et paraît, fout a u m oins en surface, dominer Je sentiment,
ef où J'inteJJigence esf sensée m aîtriser J'instinct, Je ciném a travaille sournoisem ent m ais a v e c
persévérance, sinon à réinstaJIJer Ja suprém atie inverse, e n fous cas à freiner Ja dépréciation
des vaJeurs émotives. »
Et Jean Epstein affirm e : « Le Ciném a esf d e ve n u un art m ajeur qui conduit plus qu'ii
n e se Jaisse guider. Le septièm e ? Si on en ju g e p a r son em prise su r Ja m entalité des foules
a u x q u elles iî s'ad resse, j l sem ble plus juste de Je tenir p o u r prem ier, ou en train de Je
. devenir. »
Jean Epstein d é g ag e avec force lés loi3 d'expression et d'im pression du nouvel art :
< LA LOI FONDAMENTALE DE TOUTE L'ESTHETIQUE ET DE TOUTE DRAMATURGIE
CINEMATOGRAPHIQUE EST LA PHOTOGENIE DU MOUVEMENT. »

58

/
« La plus b rève enquête ■— ef il iaut s'étonner de ce qu'on n'ait p a s étentiu cette interro­
gation, montre q u e le public e st bien p lu s spectateur qu'auditeur. La m ajorité d e s clients
d'une saile n'entendent bien , ne com prennent bien, qu'un e partie, et so u vent faible, d u dia­
logue. Le reste d e celui-ci p a sse inaperçu o u se trouve inferpréJé à contre-sens, sa n s em pê­
cher pourtant Je film de produire g râ ce à so n contenu visible, ï effet cherché p a r fa u te u r. »
Mais quellle s e ra la fonction du C iném a ? Pour le théoricien, aucun doute : « Tous Jes
élém ents de la p e n sé e visuelle, enracinée d an s le subconcient sont prodigieusem ent riches
en valeurs affectives, go u vern és par elle et aussi les gouvernants. Le film procède donc
surtout par entraînement d'évidences sentim eniaJes et en reçoit un pouvoir d e conviction s u r
le m om ent irrésistible. Parce q u ’elle est foncièrem ent instinctive, sentim entale, et ém ouvante,
la pensée visuelle convient excellem m ent à un emploi poétique — et d a n s la plupart des
m entalités de façon indispensable■ D'où, p lu s qu'aucun autre m o yen d'expression, Je film
apparaît constitutionnellement organisé pour servir de véhicule à l a poésie...
r « Puisque la fonction poétique du ciném a est d'utilité m assive, le film doit traiter des
thèm es affectifs d'une généralité suffisante pour répo ndre a u x besoins d e sublim ation d u plus
grand nom bre de spectateurs. Le choix du scén ario ne p e u t donc se faire qu'entre qu elqu es
types, forts b anaux, d'évolution dram atique — fort p eu variable.
. * ESPRIT DE CINEMA » de Jean Epstein q u e font p a raître les éditions Jeheber, est une
œ uvre posthume, pieusem ent publiée p a r les soins de s a sceur Marie-Epstein, qui a voué à son
■ frère un culte émouvant. Cet ouvrage est, d e très loin, le plus extraordinaire q u e i'câ lu sur
le Cinéma. Il sera, u n jour, objet d'é tu d e d a n s les universités — e t je ne se ra is p a s étonné
que les nouvelles générations d e C inéastes am orcent l a bom be atom ique destructrice d e tout
le Ciném a actuel av ec l'e a u lourde d e ce g ra n d et puissant livre.
\ Pour m a part, je l'aid e rai d e toutes m es forces à cette transformation radicale, si
urgente, de nos hab itu d es d e voir et d 'entendre. Nous n e resterons p a s longtem ps désarm és.
Le temps vient, où le mot, essouflé; n e ra ttra p e ra plus l'im age, el où celle-ci, d é jà libérée de
la fixité du cadre pourra, p a r la POLYVISION, commencer l'Alchimie d e l a Lumière.
Le Cinéma n 'a développé qu'une faible p a rtie d e ses possibilités ; le Ciném a est, et doit
devenir, à tout prix, a u tre chose q u e ce q u 'il est, autre chose que ce qu'on le fait. Voilà le
m essage que nous laisse u n docteur d e notre foi, qui nous crie de s a tombe. Je suis son
interprète, écoutez-nous.
ABEL GANCE,

MON AMI G A N C E
par jean Epstein
Avec l’autorisation de Marie Epstein nous reproduisons cet article datant de 1927 qui prouve
q u 'e n tr e ces deux créateurs l’estim e éta it réciproque.

Le soir où nous jouions, cette personne qui a l'a ir d'une mouette, G ance et moi, à nous
chercher des correspondances am icales, je n 'e n trouvai p a s qui allâ t à G ance. Aujourd'hui, nous
sommes vous à Nice, moi à Biarritz, je vous vois mieux, G ance. Vous avez toujours la figure
d'un ange, et comme votre m étier est de ra v ir à Dieu s a lum ière et à l'homm e son visage le
plus souffrant, vous êtes donc démon. Aux a n g e s j'a i toujours préféré les démons, qui sont
d e s a n g e s volontaiies, désabusés' et pensiis.
Aucune des mille déceptions ne pouvant plus m 'en em pêcher, je persiste à croire qu'il y a
des poètes. Mais cinq e u six seuiem ent, qu'ils sont peu! Et non q u e le soient précisém ent ceux
qui écrivent en strophes. Cette poésie contem poraine qu'ingénuem ent les papiers étalent paraît,
à y bien réfléchir, Comme une sorte de vice, d e faiblesse et d'inaptitude.
Nous re g ard e r est noire besoin, jolis n arcisses. Comme la fille se re g ard e d a n s u n miroir,
q u a n d elle n'ose d a n s l'œ il des hommes, ainsi tracent à l'encre des figures en. forme d e leur
cœ ur, ceux-là dont le cœ ur est trop faible pour inscrire plus réellem ent leurs désirs. Ecrivent
ceux qui n e veulent, qui ne peuvent, ne sa v e n t agir. D 'autres ont cessé d'écrire. Félix Fénéon
m e disait : * Si Himbaud à vingt a n s c e ssa d e produire, c'est q u 'a p rès une étonnante, brusque
et précoce floraison d'intelligence, u n non m oins étonnant, bru sq u e et précoce abrutissem ent lui

59
est venu. » Je ne crois p a s à cette explication, elle m e p a ra ît n é e de cette surestime où l'on
tient couram m ent les lettres. A yant écrit « Une saison en enfer », Rim baud eut ensuite le génie
plus g ra n d de l a vivre.
Comme ces véritables lyriques, Abel G ance est un poète militant. Son portrait est celui d e
l a ra ce panique d u romantisme qui est éternel comme l a ph y siq u e et bien moins d a v an ta g e
q u 'u n e école littéraire.
G ance conçoit l'am our pour l'am our seul, et l a p a ssio n p o u r l a passion même. Ce sentim ent
d e s sentiments, enthousiasm e des enthousiasm es, tristesse des tristesses lui constitue la con­
science entière q u 'u n homme peut avoir de la poésie, ce q u 'il conviendrait d 'a p p ele r la poésie
elle-même.
Il a joué de terribles parties contre lui-même et comme d 'a u tre s l'y perdent, il a g ag n é la
foi. Non p a s l a foi d a n s le bonheur, fallacieux sim ulacre b a p tisé p a r le désir, repcsoir des illu­
sions ; non p a s l a foi d a n s le p a rad is des peuples, m ardi g ra s m étaphysique, nourriture affligée
d es foules. La foi de G ance est la poésie. La poésie existe réellem ent. Elle est une délicieuse
m aladie. Elle s'assied à côté d e lui, doucement, comme le plus g ra n d m alheur, l'envahit comme
u n e m igraine, u n alcool ou l'am our, s'attache à lui comme son hérédité indélébile. Pour G ance
la poésie est l a vie même.
A g a g n er cette foi qui est une foi sa n s espoir, G an ce g a g n a a ussi la souffrance q u i est
se u le m élodieuse. La gaieté n 'e st q u 'une p a u v re s se m endiant pieusem ent les prédilections d 'u n
univers vieilli. O n peut b ien lui faire quelque aumône, non l'enlacer. Le rire sem ble toujours le
bruit m al élevé d 'un sentim ent élém entaire. G ance n e rit jam ais. II fait semblant.
C e q u e je cherche a v a n t tout dans une œ uvre, c'est l'homm e. le suis loin de ceux qui
exigent des œ uvres parfaites. Un.e ceuvre parfait© est inhum aine et incapable d e provoquer
cette sym pathie qui fait la naissance d 'u n e admiration. Un calcul exact est parfait. Encore
n'est-il p a rfait q u e provisoirement, 'ju sq u 'a u jour où o n v e rra q ue cette perfection m ême des
chiffres comporte u n e fantaisie m ystérieuse, où on v e rra au x calculs faussem ent exacts é c h a p ­
p e r les éclipses justem ent inexactes, le tem ps quittant l'e n g re n a g e d e s horloges. C'est le
c aractère p ro p re de la perfection d 'ê tre ab erra n te . L 'art n e commence, comme l'am our, q u 'o ù
l a perfection cesse’.
L 'œ uvre d e G ance est magnifiquem ent im parfaite, elle e s t ..entière, partiale, bouillante,
instable, précipitée, excessive et vivante enfin. C ertains excès sont l'au tre m esure et la m esure
n ’est q u e le b e a u ratissé pour les cœ urs m édiocres. Ce qui p a ra ît trop au x uns, ne p a ra ît
p a s encore assez à quelques a utres anim és d 'un plus fort élan. Cruelle et douce, extrêm e p ar­
fois et parfois insuffisante, ra u q u e plus souvent qu'harm onieuse, immodérée et immodeste,
loyale et dévouée ou m enteuse et mentie, double et triple, fau sse selon les jours, honnête
et m alhonnête, telle est îa passion. Un a rt pa u v re, comme p a r exem ple l'a rt décoraiii, a rt
dom estique, a à se soucier des frontières d u goût e t d e s limites m oyennes d e la sensibilité.
Un a rt tel q u e le ciném a d e Gance déborde, ou déchoit.
Si m inutieuse q u e puisse être la réalisation d'un film, u n e chose échappe à toutes les
prévisions : l a conviction qui, du film, rayonne. Celle-là est élém ent hum ain, élément très
subtil q u 'a u cu n e technique n e c apte sûrem ent. Elle d é p en d uniquem ent d e l'homme que
filtrent les objectifs. Il y a longtemps, j'étais entré d a n s u ne salle, le film m e souffla a u x
yeux u n e atm osphère d'âm e q u e j'ai retenue : c'était la deuxièm e partie de /'accuse... le
connaissais à peine le nom d e Gance. La conviction q u i tom be d e La Houe est écrasante.
De ce film n a ît le prem ier sym bole ciném atographique. Roue. Les m artyrs qui confes­
sent notre dogme de m ensonges durs la portent a u front, couronne d'acier, lourde comme
u n am our intelligent. Roue. Sur les rails prédestinés d e l a chance, bonne et surtout m auvaise,
elle roule tant qu'un cœ ur bat. Le cycle d e vie à mort e st d evenu si blessant qu'il fallut le
forger pour qu'on ne le rompe. L'espoir ray o n n e a u centre, prisonnier. Roue. Ceinture liant
le corps à l a volonté, les désirs s 'y poursuivent en rond comme des ren ard s inquiets et
fébriles d a n s une cage. Né, plus personne n 'e n sort, et seul d a n s s a roue on reste, car
personne n e connaît le mot flagrant qui fondrait d a n s l a b a rriè re u n e brèche d e sym pathie.
Roue. Chacun scellé p a r elle a u cœ ur de l'autre, d em eure m uet et sourd. Tandis q u 'e lle
tourne son horaire d e mort et d'oubli, effaçant les v isa g es d a n s les cœ urs, im prim ant p a r ­
d essus les saisons et les années, vitrines de souvenirs, toujours autre chose q u e ce q u'on
guette, mûrit. Roue. Roues m ugissantes des rapides, q u e d 'a d ie u x frôlent le& gares, sténo-
gram m es et stores tirés déhanchent leur triste trot d e nuit. Les bielles hâtent un d ram e
irrévocable, p lu s som bre q u e toute l a trag é d ie grecque. Les dé p arts sont échus. La croix
qui tourne très vite p rend u n e forme de roue. C'est pourquoi, a u sommet d e votre calvaire,
G ance, il y a L a Roue. A force d e nous dépêcher v e rs l a mort, nous avons fait fleurir à
l a croix s a fleur, la roue, rose d e croix. Plus q u 'u n sym bole, c'est u n e cicatrice, signe

60
enflammé, fatal, comme celui q ue sous le sein g au ch e portent les incendiaires. Un cœ ur
humain p rend feu au x qu a tre coins. L'incendie se communique d'hom me en homme porté
p a r le se u l écla t des yeux. Quel saphir d e Néron vaut l'objectif q u i re g a rd e b rû ler ces
torches d e larm es ? C 'est q u a n d à force d e vie l'a rt n'est plus valable, qu'éclate, comme
un o rage, la poésie.
L a poésie e st donc v ra ie e t existe a u ssi réellem ent que l'œ il. L a poésie qu'on au rait pu
croire n 'ê tre qu'artifice d e p aro le ou de pensée, figure d e style, je u de l a m étaphore et d e
l'antithèse, bref q u e lq u e chose comme rien, reçoit ici une incarnation éclatante. Tout est
visible. G ance, à l'aise, déplie et étale ses imaginations. Des roues glissent d an s les ciels,
ram ent d a n s le coton d e s nuages, s'attellent au x souffrantes séparations des cœ urs, portent
l'am our ou l a mort, poursuivent, rondes comme les bouches ouvertes p o u r les cris, fuient
des mille p a tte s d e leurs rayons, tournant comme u n pouls bat. U n hom m e m ouiaat, six
mille spectateurs ont vu l'âm e m isérable le quitter, telle qu 'u n e fum ée et sur les neiges
glisser en om bre qu'em m enait le vol des anges. La peine amincit, étire, aiguise les visages.
Le m onde s'éteint d a n s l'œ il d'un, aveugle : l'im ag e la plus fam ilière s e dissout d a n s les
soirs d e l a cécité.
Et voici q u e G ance aborde la terre promise, le p a y s de l a g ra n d e m erveille. La m atière
ici s e m odèle a u x creux e t au x reliefs d 'u n e personnalité, toute l a n a tu re , tous les objets
a p p ara isse n t comm e u n hom m e les songe ; le m onde se fait comme vous croyiez qu'il était :
doux si vous le croyiez, d u r si vous le pensiez. Le tem ps a v a n c e ou recule, ou s 'a rrê te et
vous attend. Une réalité nouvelle se découvre, réalité de fête qui e st fau sse pour la
réalité des joins ouvrables, comme celle-ci est fau sse à son tour pour les certitudes d e la
poésie. La fa ce d u m onde p eut pa raître c hangée puisque nous, trois cent soixante millions
qui l a peuplons, pouvons voir à travers les yeux ivres en m êm e tem ps d'alcool, de joie,
d'am our et de m alheur, à trav e rs les yeux d 'u n G ance, à travers les lentilles d e toutes
les folies, h a in e et tendresse, dans les létines q u e noient d'om bre et d 'a v e u g la n te s p a s ­
sions ; puisque nous pouvons voir la chair claire des p ensées e t des rê v e s ; ce q u i au rait
p u ou d û être, la forme secrète des sentiments, le v isa g e effrayant d e l'am our et de la
b eauté, l'âm e enfin.
Je se ra is désolé s'il ne se trouvait a u moins q uelques personnes q u i se sentissent
éclaboussées. La Roue les frôlant. Je suis heureusem ent sû r q u 'il existe p a s m al d e petits
M essieurs C roquant que fâchent cruellement les plus étonnantes Roses du Rail d e G ance
e t ces violons taillés d an s cha q ue arbre de la moniagne, et ces a iie s de N orm a qui palpitent
trop dans la m ontagne b leue. P a s seulem ent depuis V erlaine, c'est depuis toujours qu'on
m audit les poètes, comme on maudit d'autres et si ra re s aspects divins de l'hom m e :
royauté, fortune, chance. Jam ais le lustre des poètes n e fut sans horreur. De fait, eux
p re sq u e seuls éch ap p en t a u sens commun, c'est-à-dire à ce sens q ue les m oyens, ordinaires
et m édiocres, a p p ellen t : bon, c ar il est le leur. Je crois a u contraire q u 'a u cu n e action
g ra n d e n 'a p u être commise, aucune pensée belle n 'a pu être conçue, puis ré alisé e, qu 'e n
dépit d e ce sens-là et à son corps défendant. La plus courte réflexion m 'en donne mille
p reuves à l'appui.
Je vois donc G a n c e comme l'aéronaute qu'une sorte d 'a stu ce ph y siq u e v a m ettre en
m arge de l a gravitation universelle, e n dehors d e la commune loi de la pesenteur. Il n'em porte
rien d a n s s a nacelle, ni ancre, ni lest. II n 'a que la confiance d a n s s a passion. II dit :
•« Lâchez tout I » et s'e n v o le vers les plus b e au x orages,
Jean EPSTEIN.
(Piofo-Ciaé, septem bre-octobre 1927.)

AU SOMMAIRE DE NOS PROCHAINS NUMEROS


André Bazin e t Jacques Doniol-Valcroze : E ntretien avec Orson Welles.— Jacques Bec­
ker : Vacances en novem bre (Scénario inédit). — Robert Bresson et Jean Cocteau : Les
Dames du Bois de Boulogne. — J. Doniol-Valcroze e t Ja c q u e s RLvctte : E ntretien avec Je an
Cocteau — L otte H. Eisner ; Notes sur Stroheim. — P aul G utli : Après « Les Dames ». ■—
Fereydoun Hovieda : G randeur e t décadence du « Sérial ». — Pierre K ast : E ntretien avec
Preston Sturges. — Jean-Jacques Kim : Ornhée et le Livre ûrs Morts Tlnliétains. — Rohert
Lâche il ay : P o rtra it d’Humplirey Bogart. — F ritz Lang : Mon expérience américaine. — André
M artin : Alexieff, ou le ciném a non-euclidien. Un ciném a de la personne (Frederico Fellini).
— Pierre M ichaut ; Méthode e t illu stration du film de schéma animé. — Jacques R ivette e t
François T ru ffa u t : E ntretien avec Max Ophuls. E ntretien avec Eric von Strolieim. E ntretien
avec Howard HawKs. — Em m anuel Robles : En trav aillan t avec Luis Bunuel. — Eric R o i-
m er : Le celluloïd e t le m a rbre (III, IV, Y ). — Mary Seaton : Eisenstein. — Alexandre Trau-
n er : En tra v a illa n t avec Howard Hawlts.

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FILMS SORTIS A PARIS DU 21 JUIN AU 2 AOUT I9S5
{17 film s américains, 6 film s italiens, 5 film s français, 4 film s anglais, 1 f i l m m exica in)

FILMS FRANÇAIS
L a Casiigîione, film en Eastm ancolor d e Georges C om bret avec Y vonne d e C arlo, G eor-
I ges M archai, Rossano Brazzi et Lea Padovani. — La vieille histoire d e la Castiglione, d e
N apoléon III et d e C a v o u r . F aible et sans style. . .
L a M adoné des S leep in g, film d e H enri Diam ant-Berger avec Gisèle P ascal, Eric V o n
Stroheim , P h ilip p e M areuil, Je a n G aven et K atherine R a t h . — Mise au goût d u jo u r la
célèbre m ad o n e d e D ekobra ne passe pas l’écran. Seule la charm ante Gisèle Pascal tire son
épingle d u •wagon-lit.
L a R u e des bouches peinîes, film français d e R obert V e rn a y avec Françoise C h risto p h e,
P a u l Bernard, H enri G enes, Jean D a n e t/L o u is Seigner, Jean Tïssier. — Encore D ekobra. P a s
fam eux.
B oulevard d u C rim e, film français de R ené G aveau, avec Maria M auban, F ra n k V illa rd ,
Jean Tissier, Daniel Clérice, R obert Berri et M icheline Francey. — U n bon scénario réalisé
d e façon très incertaine. U n détail phénom énal ; un point im portant de l'in trig u e est m o n tré
d a n s les coulisses d ’un théâtre, or, .dans l’histoire, les spectateurs q u i sont d an s le théâtre sont
censés l ’avoir vu et en tirer des conclusions (sic).
T ournant dangereux, film français de R obert Bibal avec V iviane R om ance, A rm a n d M estral,
P hilippe L em aire et M aria P ia Casilio. — A ucun intérêt si ce n ’est celui de nous m o n trer la
petite Casilio sous u n jour nouveau.

FILMS AMERICAINS
U n la m ed (Tanê q u e soufflera la tem p ête), Hlm en Ciném ascope et en E astm ancolor d e
H enry K ing avec T yrone Pow er, S usan' H ayw ard et A gnès M orehead. — D ram e sentim ental
em brouillé et languissant. Les fem m es sont bonnes.
Passion (Tornade), ülm en Ciném ascope et en Technicolor d ’AUan D w an avec C ornel
• W ilde et Y vonne d e Carlo. — U n sym pathique fermier, de dangereux bandits, u n vilain p ro ­
priétaire. A ventures p eu convaincantes.
C ell 2455, D eaih Rou) (Cellule 2455, Coufoi’r d e la Mori), film d e F red Sears avec W illiam
Cam pbell, M arian C arr et K athryn G rant, — Réalisé d ’a p rès les authentiques m ém oires du
fam eux condam né qui d e p u is d e s années réussit à faire repousser son exécution... et o n n ’y
croit pas ! Donc m an q u é . - ,
S even Brides /o r seue.n Brothers (Les S e p t fe m m e s dâ Barberoussp) , film en C in ém asco p e
et en Ansco-Color de Stanley D onen avec H ow ard Keel et Jane Pow ell. — D onen form é par
G ene K elly et q u i signa S in g in g in the R atn est un excellent jeu n e réalisateur a m éricain .
D om m age q u ’il ait tourné ce film pour la Métro dont on connaît le puritanism e fam ilial et
bien pensant. L ’ensem ble m a n q u e donc de l ’audace et de la liberté de situations q u 'e x ig e a it
le sujet. La m u siq u e n ’est b o nne que d a n s la moitié des cas. M ais le film est tout d e m ê m e
charm ant, plein d invention et les ballets (surtout deux : la d anse au village et la d a n se sous
la neige) sont tout sim plem ent adm irables.
Désirs h um ains, film, d e Fritz L ang avec G lenn F ord, G loria G raham et Broderick
Crawford. — V oir critique d a n s ce num éro.
T h e R acers (Le Cercle infernal), film en Ciném ascope et en couleurs a d e luxe » d e H e n ry
H athaw ay avec K irk D ouglas, Bella Darvi, Gilbert Roland et César R om ero. — Se déro u le
entièrem ent parm i les coureurs autom obiles. L a couleur est très belle, u n e g ra n d e partie d e s
im ages a été prise sur les authentiques circuits de courses et les principaux caractères sont
p arfaitem ent plausibles. C ependant on ne peut pas ne pas être gêné p ar le décalage en tre
les vues réelles* d e courses et celles réalisées en a transparence » où interviennent le3 héros
de l ’histoire. Le g rand public n ’y verra sans doute pas m a l,., m aïs on n e fera jam ais croire
à quinconque a v u u n e fois u n e course que les deux M ercedes qui partirent en tête à R eim s
en 54 (et gagnèrent) avaient disparu à l’arrivée, battues p ar la « B urano » d e K irk D ouglas.
Cfeofure /ro m fTie Bîacfc Lagoon (L’Etrange Créature dif L ac Noir), film d e Jack A rn o ld
avec R ichard Carlson, Julia A d a m s et Richard Denning. — Science-fiction. U n m onstre a m a ­
zonien. H um 1
Conquâsf o f S p a c e (La C onq u ête d e Vespace), film en V istavîsion et en T echnicolor de
Byron H askin avec W alter Brooke, E ric Flem m ing et Phil Foster. — E ncore la science-fiction.
T rès b ien fait. Maïs le scénario... hum , bum , hu m !
T ig h t Spo{ (Coincée), film d e Phil Carlson avec G inger Rogers, E d w a rd G . R obinson,
Brïan K e ith et K a th erin e A nderso n . — a Policier d honnête su r u n faux policier.

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T h e Y e llo w Tomakaiûf^ {La H ach e sanglante), film, e n couleurs d e L esley Selanders avec
Roy C alhoun, Peggy Castle et N oah Berry. — Jaune ou rouge, cette hache fait son effet.
Sauve qui peut devant les P ie d s Noirs.
Tarzan a nd thei She-D evil (Tarzan e t la Diablesse), film de Curt N eum ann avec Lez
Barker, Joyce M ac K enzie ét M onique V a n V ooren. — N ’en jetez plus!
T h e long Gray L in e {Ce n ’est q u ’an ou revoir), film en Ciném ascope et en T echnicolor
d e John Ford- avec T y ro n e Pow er, M aureen O ' H ara et R obert Francis. — M ièvre k caval­
cade » s u r W est-Point. Indigne d e John F ord. Il paraît que cela lui a valu le c rad e d ’am iral.
Alors tan t m ieux p o u r lui et tan t pis pour le spectateur.
N ew Y o rk C onjidentiai (New Y o r \ confidentiel), film d e R ussel R ouse avec Broderick
Crawford, R ich a rd Conte, M arilyn M axwell et A n n e Bancroft. — U n affreux m assacre...
mais le rythm e est bon.
T h e S tu d en t P rince (Le P rin c e E tudiant), hlm e n Ciném ascope d e R ichard T h o rp e avec
A nn Blyth, E d m u n d P u rd o m et John Ericson. — Si Lubitsch! savait ça !
T h e Fortune h un ter (L e s Proscrits d u Colorado), film en couleurs de W illiam W hitney
avec John D erek, Joan E vans et C atherine McLeod. — John D erek est joli garçon.
TunxbleW eed {Qui est le traître?), film en Technicolor de N athan Juran avec A n d ré M urphy,
Lori Nelson et Chili 'Wills, — L e bon cow-boy triom phera.
Sitting Buïl, film en C iném ascope et en Eastm ancolor de Sidney Saikow avec Dale
Robertson, M ary M u rphy et John Naish. — L a fin d ’u n grand chef indien. Triste.

FILMS ANGLAIS

T h e B lack K n ig h t {Le S e rm e n t d u C hevalier NoirJ, film en' Technicolor d e T a y G arnett


avec A lan L ad et Patricia M edina. — Nmû variation sur la T a b le R o n d e ... m ais A lan L ad en
chevalier ça ne tourne pas rond. L a réalisation de G arnett est de bon goût.
H ap p u E ver A fte r {Héritage et vieux fantôm es), film d e Mario Z a m p i avec David Niven,
Y vonne d e Carlo et Barry Fitzgerald. — L ’hum our irlandais tel que se l’im aginent les
Anglais, le tout vu p ar u n Italien. Drôlet.
T h e D ivid ed H earts (Les H om m es ne com prendront jamais), film de C harles Crichton
avec Y vonne M itchell, Cornell Borgers et A rm in, D ahlen. — O n cherche u n disparu. Nous
' n ’avons pas compris.
Trois nouvelles enquêtes deI S collant^ Yard, trois courts m étrages avec C lifford Evans et
George W oodbridge. — Serait plus à sa place sur un écran d e T .V .

FILMS ITALIENS
A üartzî di G aie ra {Repris d e justice), film de V ittorio Cottafair avec E ddie C onstantine,
A ntonella Lualdi, Richard. Basehart et V a len tïn a Cortese. — T rois sketches sur trois sorties
de prison. E ddie Constantine d a n s u n « vrai » rôle est excellent et A ntonella Lualdi, comm e
d ’habitude, exquise. ^ x
M izar {Sabotages e n m er), film en Ferraniacolor d e Francesco d e R obertis avec Dawn
A dam s, Franco SUva et Paolo Stoppa. — Les exploits d ’un hom m e et d ’u n e fem m e « gre­
nouilles », en M éditerranée, p e n d a n t la guerre. E xcellent aussi b ien pour la part c docum en­
taire » que pour la franche générosité d e l ’histoire. D aw n A ddam s est très attachante.
L a charge infernale, film de Ladislo V a jd a avec Rossano Brazzi, Fosco Giachetti, E m m a
Penella et D any D auberson. — V a jd a fu t tout d e m êm e m ieux inspiré avec M arcelino. Q uelle
salade ibéro-péninsulaire !
N eî G or go d e î Peccaio (L 'A ffran ch i), film d e V ittorio Cottafavi avec FaUsto Tozzi, Franco
Fabrizi, Elisa C egani et M argot H ilscheï- — Interm inable m élodram e « noir » et languissant.
1 Caüalieri délia R egin a (D’A rtagnan, Chevalier d e la R eine), film d e Mario Bolognini
avec Jeff Stone. P aul Muller, T a m a ra Lees, P a u l C am pbell et M arina Berti. — Le pire ciném a
italien.
D onne p ro h ib a s (F em m es D am nées), film d e G iuseppe A m ato avec L inda Darnell, V alen-
tina Cortese, L ea P adovanï et A n th o n y Q uinn. — Q uatre fem m es luttent contre leur déchéance.
P as original et très inégal. B ifn joué.

FILM MEXICAIN
R ébellion d e L o s Colgados {La R évolte des pen d u s) , film d ’A lfredo Crevena avec P edro
A rm endariz, A riad n a et Carlos L opez M octezum a. — Les ouvriers d ’une plantation se révol­
tent. E sthétism e et violences gratuites. L e ciném a mexicain a décidém ent d e la peine à se
renouveler.

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C A H IE R S DU C I N É M A
Revue mensuelle du cinéma
— et du télé-cinéma —
Rédacteurs en Chefs : A. BAZIN,
J. DONIOL-VALCROZE et LO DUCA
Directeur-gérant : L. KEIOBL

Tous droits réservés
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