La Guerre Et La Paix
La Guerre Et La Paix
La Guerre Et La Paix
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COMTE LEON TOLSTOÏ
LA GUERRE ET LA PAIX
ROMAN HISTORIQUE
PAR
UNE RUSSE
TOME TROISIÈME
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cle
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, .79
PRIX : 3 FRANCS .
768795:3
LA GUERRE ET LA PAIX
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
LA GUERRE ET LA PAIX
ROMAN HISTORIQUE
PAR
UNE RUSSE
TOME TROISIÈME
BORODINO
LES FRANÇAIS A MOSCOU
ÉPILOGUE
1812 ― 1820
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1891
Droits de propriété réservés .
LA GUERRE ET LA PAIX
TROISIÈME PARTIE
1812 1820
CHAPITRE PREMIER
•
2 LA GUERRE ET LA PAIX
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pour la première fois le sol russe, et que les troupes s'y bat-
taient avec un élan que je ne leur avais jamais vu ! Bien que
nous eussions tenu vaillamment pendant deux jours, et que ce
succès eût décuplé nos forces , il n'en a pas moins ordonné la
retraite, et alors tous nos efforts et toutes nos pertes se sont
trouvées inutiles !... Il ne pensait certes pas à trahir, il avait fait.
tout pour le mieux, il avait tout prévu mais c'est justement
pour cela qu'il ne vaut rien ! Il ne vaut rien parce qu'il pense
trop, et qu'il est trop minutieux, comme le sont tous les Alle-
mands. Comment te dirai-je ?... Admettons que ton père ait au-
près de lui un domestique allemand, un excellent serviteur qui ,
dans son état normal de santé, lui rend plus de services que
tu ne pourrais le faire.... Mais que ton père tombe malade ,
tu le renverras, et, de tes mains maladroites , tu soigneras ton
pere, et tu sauras mieux calmer ses douleurs qu'un étranger,
quelque habile qu'il soit. C'est la même histoire avec Barclay ;
tant que la Russie se portait bien , un étranger pouvait la
servir, mais, à l'heure du danger, il lui faut un homme de son
sang ! Chez vous , au club, n'avait-on pas inventé qu'il avait
trahi ? Eh bien, que résultera-t-il de toutes ces calomnies ? On
tombera dans l'excès opposé , on aura honte de cette odieuse
imputation, et, pour la réparer, on en fera un héros , ce qui
sera tout aussi injuste. C'est un Allemand brave et pédant....
et rien de plus !
Pourtant, dit Pierre, on le dit bon capitaine.
Je ne sais pas ce que cela veut dire, reprit le prince
André.
Mais enfin , dit Pierre, un bon capitaine c'est celui qui ne
laisse rien au hasard , c'est celui qui devine les projets de son
adversaire....
C'est impossible ! s'écria le prince André, comme si
cette question était résolue pour lui depuis longtemps. Pierre
le regarda étonné.
Pourtant, répliqua-t-il, la guerre ne ressemble- t- elle pas ,
dit-on, à une partie d'échecs ?
- Avec cette petite différence, reprit le prince André , qu'aux
échecs rien ne te presse, et que tu prends ton temps, tout à
l'aise.... Et puis , le cavalier n'est-il pas toujours plus fort que
le pion , et deux pions plus forts qu'un , tandis qu'à la guerre
un bataillon est parfois plus fort qu'une division , et parfois
plus faible qu'une compagnie? Le rapport des forces de deux
armées reste toujours inconnu . Crois- moi : si le résultat dé-
24 LA GUERRE ET LA PAIX
pendait toujours des ordres donnés par les états-majors, j'y
serais resté, et j'aurais donné des ordres tout comme les au-
tres ; mais , au lieu de cela, tu le vois, j'ai l'honneur de servir
avec ces messieurs, de commander un régiment, et je suis
persuadé que la journée de demain dépendra plutôt de nous
que d'eux ! Le succès ne saurait être et n'a jamais été la consé-
quence, ni de la position , ni des armes, ni du nombre !
- De quoi donc alors ? fit Pierre.
- Du sentiment qui est en moi , qui est en lui , - — et il montra
Timokhine, -- qui est dans chaque soldat. »
Timokhine regarda avec stupeur son chef dont l'excitation
contrastait singulièrement à cette heure avec sa réserve et son
calme habituels. On sentait qu'il ne pouvait s'empêcher d'ex-
primer les pensées qui lui venaient en foule.
« La bataille est toujours gagnée par celui qui est ferme-
ment décidé à la gagner . Pourquoi avons - nous perdu celle
d'Austerlitz ? Nos pertes égalaient celles des Français , mais
nous avons cru trop tôt à notre défaite , et nous y avons cru
parce que nous ne tenions pas à nous battre là- bas , et que
nous avions envie de quitter le champ de bataille. Nous avons
perdu la partie ; eh bien , fuyons, et nous avons fui ! Si nous ne
nous l'étions pas dit, Dieu sait ce qui serait arrivé , et demain
nous ne le dirons pas ! Tu m'assures que notre flanc gauche est
faible, et que le flanc droit est trop étendu? C'est absurde, car
cela n'a aucune importance ; pense donc à ce qui nous attend
demain ! Des milliers de hasards imprévus, qui peuvent tout
terminer en une seconde !... Parce que les nôtres ou les leurs
auront fui ! Parce qu'on aura tué celui-ci ou celui- là ! ... Quant
à ce qui se fait aujourd'hui , c'est un jeu , et ceux avec lesquels
tu as visité la position n'aident en rien à la marche des opéra-
tions ; ils l'entravent au contraire , car ils n'ont absolument en
vue que leurs intérêts personnels !
--- Comment, dans le moment actuel ? demanda Pierre.
Le moment actuel , reprit le prince André , n'est pour
eux que le moment où il sera plus facile de supplanter un rival
et de recevoir une croix ou un nouveau cordon . Pour moi , je
n'y vois qu'une chose : cent mille Russes et cent mille Fran-
cais se rencontreront demain pour se battre celui qui se
battra le plus et se ménagera le moins sera vainqueur ; je
te dirai mieux quoi qu'on fasse, quelque soit l'antagonisme
de nos chefs , nous gagnerons la bataille demain !
- Voilà qui est la vérité, Excellence , la vraie vérité, mur-
LA GUERRE ET LA PAIX 25
VIII
« Soldats !
Voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la
victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous
donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt
retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz , à
Friedland , à Vitebsk, à Smolensk , et que la postérité la plus
reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ;
que l'on dise de chacun de vous : « Il était à cette grande ba-
< taille !
« NAPOLÉON. >
IX
1. Borodino.
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ductions, lui posa les mains sur la tête, et, à cet attouchement,
elle sentit, comme elle le raconta plus tard , l'impression
d'une fraîche brise qui pénétrait dans son cœur... C'était la
grâce qui opérait !
On la conduisit ensuite vers un abbé de robe longue , qui la
confessa et lui donna l'absolution . Le lendemain il lui apporta
chez elle, dans une boîte d'or, les hosties de la communion ; il
la félicita d'être entrée dans le giron de la sainte Eglise ca-
tholique, l'assura que le pape en allait être informé, et qu'elle
recevrait bientôt de lui un document important.
Tout ce qui se faisait autour d'elle et avec elle, l'attention
dont elle était l'objet de la part de ces gens , dont la parole
était si élégante et si fine, l'innocence de la colombe devenue
son partage, figurée sur sa personne par des robes et des ru-
bans d'une blancheur immaculée, tout lui causait une amu-
sante distraction . Néanmoins elle ne perdait pas son but de
vue et, comme il arrive toujours dans une affaire où il y a de
la ruse sous jeu , c'était le plus faible comme intelligence qui
devait vaincre le plus fort.
Hélène comprit fort bien que toutes ces belles phrases et
tous ces efforts n'avaient d'autre objet que de la convertir au
catholicisme et d'obtenir d'elle de l'argent pour les besoins de
l'ordre. Aussi elle ne manqua pas d'insister auprès d'eux, avant
de se rendre à leurs demandes , pour faire hâter les différentes
formalités indispensables en vue de son divorce. Pour elle,
la religion n'avait d'autre mission que de satisfaire ses désirs
et ses caprices , tout en se conformant à de certaines conve-
nances . Aussi , dans un de ses entretiens avec son confesseur,
elle exigea qu'il lui dît catégoriquement à quel point l'enga-
gcaient les liens du mariage. C'était le moment du crépus-
cule tous deux , près de la fenêtre ouverte du salon , respi-
raient le doux parfum des fleurs . Un corsage de mousseline
des Indes voilait à peine la poitrine et les épaules d'Hélène ;
l'abbé, bien nourri et rasé de frais , tenait ses mains blanches
modestement croisées sur ses genoux, et, en portant sur elle
un regard doucement enivré par sa beauté , lui expliquait sa
manière d'envisager la question brûlante qui l'intéressait.
Hélène souriait avec inquiétude ; on aurait dit qu'à voir la
figure émue de son directeur spirituel elle craignait que la
conversation ne prît une tournure alarmante. Mais , tout en
subissant le charme de son interlocutrice, l'abbé se laissait
évidemment aller au plaisir de développer sa pensée avec art.
90 LA GUERRE ET LA PAIX
« Dans l'ignorance des devoirs auxquels vous vous engagiez ,
disait-il, vous avez juré fidélité à un homme qui , de son côté,
entré dans les liens du mariage, sans en reconnaître l'impor-
tance religieuse , a commis une profanation ; donc, ce mariage
n'a pas eu son entière valeur, et cependant vous étiez liée par
votre serment. Vous l'avez enfreint... Quel est donc votre
péché ? Péché véniel ou mortel ? Péché véniel , assurément ,
parce que vous l'avez commis sans mauvaise intention . Si le
but de votre second mariage est d'avoir des enfants , votre
péché peut vous être remis ; mais ici se présente une nouvelle
question, et...
Mais, dit Hélène en l'interrompant tout à coup avec une
certaine impatience , je me demande comment, après avoir
embrassé la vraie religion , je me trouverais encore liée par les
obligations de celle qui est erronée ? »
Cette observation fit sur le confesseur à peu près le même
effet que la solution du problème de l'œuf par Christophe
Colomb ; il resta ébahi devant la simplicité avec laquelle elle
l'avait résolu . Etonné et charmé de ses progrès rapides, il ne
voulut pas cependant renoncer tout d'abord à lui déduire ses
raisons.
« Entendons-nous , comtesse, reprit-il en cherchant à
combattre le raisonnement de sa fille spirituelle....
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bien qu'après avoir mis en sûreté les saintes images et les re-
liques des saints , on forçait tous les habitants à s'éloigner, ou
bien encore qu'une bataille avait été gagnée depuis celle de
Borodino ; d'autres soutenaient que l'armée avait été détruite ,
que la milice irait jusqu'aux Trois-Montagnes avec le clergé en
tête, que les paysans se révoltaient, qu'on avait arrêté des traî-
tres , etc. , etc. Ce n'étaient que des faux bruits, mais ceux
qui partaient, comme ceux qui restaient, tous étaient convain-
cus que Moscou serait abandonné, qu'il fallait fuir et sauver ce
qu'on pouvait. On sentait que tout allait s'écrouler , mais jus-
qu'au 1er septembre il n'y avait rien de changé en apparence,
et, comme le criminel qui regarde encore autour de lui quand
on le mène au supplice , Moscou continua, par la force de l'ha-
bitude, à vivre de sa vie ordinaire, malgré l'imminence de la
catastrophe qui allait le bouleverser de fond en comble.
Ces trois jours se passèrent pour la famille Rostow dans les
agitations et les soucis de l'emballage. Tandis que le comte
courait la ville en quête de nouvelles et prenait des disposi-
tions générales et vagues pour son départ, la comtesse sur-
veillait le triage des effets , courait après Petia qui la fuyait, et
jalousait Natacha qui ne le quittait pas. Sonia seule s'occupait
avec soin et intelligence de tout faire emballer. Depuis quelque
temps , elle était triste et mélancolique. La lettre de Nicolas
dans laquelle il parlait de son entrevue avec la princesse
Marie, avait fait naître chez la comtesse tout un monde d'es-
pérances qu'elle n'avait pas même cherché à dissimuler devant
elle, car elle voyait le doigt de Dieu dans cette rencontre. « Je
ne me suis jamais réjouie, avait-elle dit, de voir Bolkonsky
fiancé à Natacha, tandis que j'ai toujours désiré de voir Nicolas
épouser la princesse Marie, et j'ai le pressentiment que cela
aura lieu ... Quel bonheur ce serait ! ... » Et la pauvre Sonia
était bien forcée de lui donner raison , car un mariage avec
une riche héritière n'était- il pas le seul moyen de relever la
fortune compromise des Rostow? Elle en avait le cœur gros,
et, pour faire diversion à son chagrin , elle avait pris sur elle
l'ennuyeux et difficile travail du déménagement, et c'était à
elle que s'adressaient le comte et la comtesse lorsqu'il y avait
un ordre à donner. Pétia et Natacha , qui au contraire ne fai-
saient rien pour aider leurs parents , gênaient tout le monde
et entravaient la besogne. On n'entendait dans toute la maison
que leurs éclats de rire et leurs courses folles . Ils riaient sans
savoir pourquoi, uniquement parce qu'ils étaient gais et que
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XIII
XIV
Mme Schoss , qui était allée voir sa fille, augmenta encore les
terreurs de la comtesse en lui racontant ce qu'elle avait vu
dans la Miasnitskaïa à un entrepôt de spiritueux : elle avait
été forcée de prendre un isvostchik pour éviter la foule ivre
qui hurlait tout autour d'elle, et l'isvostchik lui avait ra-
conté que le peuple avait enfoncé les tonneaux , sur l'ordre
qu'il en avait reçu . A peine le dîner fut-il terminé, que toute
la famille se remit à emballer avec une ardeur fiévreuse. Le
vieux comte ne cessait d'aller de la cour à la maison et de la
maison à la cour, pour presser les domestiques , ce qui ache-
vait de les ahurir. Pétia donnait des ordres à droite et à
gauche. Sonia perdait la tête et ne savait plus que faire, de-
LA GUERRE ET LA PAIX 109
XV
XVI
« C'est sans doute parce que papa a voulu donner les char-
rettes aux blessés? poursuivit le jeune garçon c'est Vassili
qui me l'a dit, et selon moi ....
Selon moi , s'écria tout à coup Natacha en tournant vers
son frère son visage surexcité, c'est si laid , si vilain , que j'en
suis tout indignée ! Sommes-nous donc des Allemands ? »
Les sanglots la suffoquèrent, et, ne trouvant là personne sur
qui décharger sa colère, elle s'enfuit précipitamment.
Berg, assis à côté de sa belle-mère, était en train de lui
prodiguer de respectueuses consolations, lorsque Natacha , la
figure toute bouleversée , entra dans le salon comme un ou-
ragan, et s'approcha de sa mère d'un pas résolu .
« C'est une horreur, c'est une indignité ! s'écria-t-elle : il
est impossible que ce soit vous qui l'ayez ordonné ! » Berg et la
comtesse la regardèrent d'un air surpris et effaré.
Le comte, debout à la fenêtre, garda le silence.
<< Maman, c'est impossible ! Voyez donc ce qui se passe dans
la cour?... On les abandonne!
Qu'as-tu ? de qui parles-tu ?
Des blessés , et cela ne vous ressemble pas , maman...
Chère maman, ma petite colombe, pardonne-moi, ce n'est pas
ainsi que je dois parler ! ... Qu'avons-nous besoin de tous ces
effets? >>
La comtesse regarda sa fille et comprit tout de suite la cause
de son émotion et de la mauvaise humeur de son mari , qui con-
tinuait à ne pas la regarder.
« Eh bien, faites comme vous voudrez ... je ne vous en em-
pêche pas, dit-elle sans se rendre complètement .
Maman , pardonnez - moi ! »
Mais la comtesse, repoussant doucement sa fille , s'approcha
de son mari.
Mon cher, arrange-toi comme il te plaira ; ai-je jamais
empêché... ? dit-elle en baissant les yeux comme une coupable.
P Les œufs qui en remontrent à la poule ! dit le comte en
embrassant sa femme, avec des larmes dans les yeux, tandis
que celle-ci cachait sa confusion sur son épaule.
Papa , papa, le peut-on? cela ne nous empêchera pas de
prendre tout ce qui nous est nécessaire ... »
Le comte fit un signe d'assentiment, et Natacha s'élança de
la salle dans l'escalier, et de l'escalier dans la cour.
Quand elle ordonna de décharger les voitures , les domes-
tiques, n'en croyant pas leurs oreilles , se groupèrent autour
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XVII
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pourtant qu'il le sache. » Et personne ne se décidait à parler .
L'Empereur, qui avait continué à se bercer de ses rêves de
grandeur, sentit enfin , avec son instinct et sa finesse de grand
comédien , que cet instant imposant perdait de sa solennité en
se prolongeant outre mesure . Il fit un geste, et un coup de
canon retentit : c'était un signal ; aussitôt les troupes qui en-
touraient Moscou y entrèrent au pas accéléré par les diffé-
rentes barrières, en se dépassant les unes les autres , au
milieu des tourbillons de poussière qu'elles soulevaient dans
leur marche, et en remplissant l'air de clameurs assourdis-
santes. Entraîné par l'enthousiasme de ses soldats, Napoléon
s'avança avec eux jusqu'à la barrière de Dorogomilow ; là il
s'arrêta, descendit de cheval et se remit à marcher, dans l'at-
tente de la députation qu'il s'attendait à voir paraître.
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II
III
IV
.V
à une vicille dame , très grande, très forte, coiffée d'une toque
bleue , qui venait de finir sa partie avec les gros bonnets de
la ville.
C'était Mme Malvintzew, la tante de la princesse Marie , du
côté de sa mère, veuve riche et sans enfants , fixée pour tou-
jours à Voronège. Elle était debout et payait sa dette de jeu ,
lorsque Rostow la salua . Le regardant de toute sa hauteur, et
fronçant le sourcil , elle continua à malmener le général qui
lui avait gagné son argent.
« Enchantée, mon cher ! dit- elle en lui tendant la main .
Venez me voir. »
Après avoir échangé quelques mots avec lui au sujet de la
princesse Marie, et de son défunt père, qu'elle n'avait jamais
porté dans son cœur, elle lui demanda des nouvelles du prince
André, pour lequel elle n'avait pas non plus une grande sym-
pathic ; elle le congédia enfin , en lui réitérant son invitation .
Nicolas lui promit de s'y rendre et rougit de nouveau en la
quittant, car le nom de la princesse Marie lui faisait éprouver
un sentiment incompréhensible de timidité et même de crainte.
Sur le point de retourner à la danse, il fut arrêté par la
petite main potelée de Mme la gouvernante, qui avait quelques
mots à lui dire ; elle l'emmena dans un salon d'où les invités
se retirèrent par discrétion .
« Sais-tu , mon cher, lui dit-elle en donnant un air de gra-
vité à son bienveillant petit visage, j'ai trouvé un parti pour
toi ; veux-tu que je te marie ?
Avec qui , ma tante?
La princesse Marie ! Catherine Pétrovna propose Lili ;
moi, je penche pour la princesse... Veux-tu ? Je suis sûre que
ta maman m'en remerciera ; c'est une fille charmante et pas
du tout si laide qu'on veut bien le dire.
Mais elle n'est pas laide du tout, s'écria Nicolas d'un ton
offensé ; quant à moi , ma tante, j'agis en soldat, je ne m'im-
pose à personne, et je ne refuse rien , poursuivit-il sans se
donner le temps de réfléchir à sa réponse.
Alors souviens -toi que ce n'est pas une plaisanterie, et
dans ce cas, mon cher, je te ferai observer que tu es trop
assidu auprès de l'autre , de la blonde ! Le mari fait vraiment
peine à voir !
-- Quelle idée ! Nous sommes amis, » reprit Nicolas , qui ,
dans sa naïve simplicité, ne pouvait supposer qu'un aussi
agréable passe-temps pût porter ombrage à quelqu'un ... « J'ai
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XII
cadct, était seul resté ! ... Et le père me dit : « Pour moi , mes
enfants sont tous égaux ! N'importe quel doigt on mord, la
< douleur est la même. Si on n'avait pas rasé Platon , c'eût été le
tour de Michel. Alors , croirais -tu , il nous a réunis devant
les images : Michel, me dit-il, viens ici , incline- toi jusqu'à
terre devant Lui, et toi, aussi , femme, ainsi que vous , petits
enfants... M'avez-vous compris ?... C'est ainsi , mon ami, le
hasard fait son choix, et nous jugeons, nous nous plaignons ...
Notre bonheur est comme de l'eau dans une nasse : on la
traîne, elle est gonflée ; on la retire, elle est vide ! >
Après quelques instants de silence, Platon se leva.
Tu veux peut-être dormir? » Et il commença à se signer
rapidement en marmottant : « Seigneur Jésus-Christ, saint Ni-
colas, bienheureux Florus et Laure, ayez pitié de nous ! » Il tou-
cha la terre du front, se releva, soupira, se recoucha sur la
paille et se couvrit de sa capote.
• Quelle est donc cette prière que tu viens de dire ?
- Quoi ? murmura Platon , déjà à moitié endormi . J'ai priė,
voilà tout... Est- ce que tu ne pries pas?
- Certainement, je prie ; mais que disais-tu de Florus et
de Laure?
- Comment ! ne sont-ils pas les patrons des chevaux ? Il ne
faut pas oublier les animaux ; vois-tu ce coquin , il est venu
s'abriter et se réchauffer ici , » ajouta-t-il en passant sa main
sur le chien , qui s'était roulé à ses pieds .
Puis il se retourna et s'endormit tout à fait.
Tandis qu'au dehors on entendait des pleurs et des cris dans
e lointain, et que, par les fentes des planches mal jointes de
la baraque, passait la lueur sinistre de l'incendie, à l'intérieur
tout était sombre, calme et tranquille. Pierre fut longtemps à
s'endormir les yeux grands ouverts dans les ténèbres , il
écoutait machinalement les ronflements sonores de Platon , et
il sentait que le monde de croyances qui s'était écroulé dans
son âme renaissait plus beau que jamais en lui et reposait sur
des bases désormais inébranlables.
XIII
XIV
XV
plus que dire. Dans ses paroles , dans sa voix, dans ses yeux
surtout, se lisait ce dégagement de la vie, si terrible à consta-
ter chez les mourants, quand on jouit soi-même de toute
sa santé. Il n'y prenait plus d'intérêt, non parce qu'il ne pou-
vait la comprendre, mais parce qu'il s'abîmait dans un monde
inconnu que les vivants ne pouvaient voir et qui le détachait
d'eux.
Quel étrange jeu de la destinée que notre réunion ! dit-il
en rompant le silence et en lui montrant Natacha... Elle me
soigne, comme tu vois. >>
La princesse Marie l'écoutait avec stupeur. Comment son frère,
si délicat dans ses sentiments , avait-il pu parler ainsi en pré-
sence de celle qu'il aimait et dont il était aimé ? S'il avait cru
pouvoir revenir à la vie, il n'aurait pas employé ce ton de bles-
sante froideur. La seule explication plausible, c'est que tout lui
devenait indifférent, parce que quelque chose d'autre, et de
plus important, se révélait à lui .
La conversation gênée, tendue , tombait à chaque instant.
Marie a passé par Riazan , » dit Natacha . Le prince André ne
fut pas étonné de ce qu'elle appelait sa sœur par son nom ; Na-
tacha s'en aperçut elle- même pour la première fois .
« Eh bien ? demanda-t-il.
On lui a raconté que Moscou est incendié, complètement
incendié, et que... » Natacha s'arrêta en voyant qu'il faisait de
vains efforts pour écouter.
-- Oui , on le dit, murmura-t-il, c'est bien tristc ! .. » et, regar-
dant dans le vague, il tira sa moustache.
« Et toi, Marie, tu as rencontré le comte Nicolas ? demanda
le prince André... Il a écrit aux siens que tu lui avais beaucoup
plu, poursuivit-il nettement, sans avoir la force de compren-
dre la portée de cette phrase pour ceux qui vivaient de la vie
habituelle. Si lui, de son côté, t'avait plu , ce serait très bien ,
tu l'épouserais ! » La princesse Marie, en entendant ces paroles ,
comprit quelle distance le séparait déjà de ce monde.
- Pourquoi parler de moi ? dit- elle avec calme et en jetant
un regard à Natacha, qui ne leva pas les yeux. Le silence
continua.
André, veux-tu... demanda tout à coup la princesse
Marie d'une voix tremblante, ... veux-tu voir l'enfant? Il n'a
fait que demander après toi . ▾
Le prince André eut un sourire imperceptible ; sa sœur ,
qui connaissait si bien chaque expression de son visage, com-
234 LA GUERRE ET LA PAIX
prit avec terreur qu'il ne souriait ni de joie ni de tendresse, et
que c'était plutôt une ironie à son adresse, pour avoir employé
un dernier moyen de réveiller le sentiment qui s'éteignait peu
à peu en lui .
« Oui, je serai bien aise de le voir... Se porte- t- il bien ? »
XVI
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
Habitants de Moscou !
Vos malheurs sont cruels, mais Sa Majesté. l'Empereur et
Roi en veut arrêter le cours . De terribles exemples vous ont
appris comment il sait châtier la désobéissance et le crime.
Des mesures sévères sont prises pour arrêter le désordre et
ramener la sécurité publique. Une administration paternelle,
dont les membres seront choisis parmi vous, formera votre
municipalité , c'est-à - dire l'administration de la ville, qui aura
pour mission de veiller sur vous, de s'inquiéter de vos be-
soins et de vos intérêts. Ses membres se distingueront par un
ruban rouge passé par-dessus l'épaule, et le maire de la ville
se ceindra en outre d'une écharpe blanche. En dehors des
heures consacrés à sa charge, il ne portera qu'un ruban
rouge autour du bras gauche. La police de la ville est recon-
stituée sur ses anciennes bases, et, grâce à son activité , l'ordre
reparaît. Le gouvernement a nommé deux commissaires gé-
néraux ou maîtres de police, et vingt commissaires de police
III. - 17
258 LA GUERRE ET LA PAIX
d'arrondissement pour tous les quartiers de la ville. Vous les
reconnaîtrez au ruban blanc noué sur le bras gauche. Quel-
ques églises, de cultes différents, sont ouvertes et on y officie
sans empêchement. Vos concitoyens reviennent dans leurs de-
mcures, et l'ordre est donné pour qu'ils y retrouvent le se-
cours et la protection dus au malheur. Ce sont là les moyens
employés jusqu'ici par le gouvernement afin de rétablir l'ordre
et d'alléger votre situation , mais pour y réussir il faut que
vous unissiez vos efforts aux siens , que vous oubliiez , si
possible, vos souffrances passées , que vous caressiez l'espoir
d'un sort moins cruel, que vous soyez assurés qu'une mort
inévitable et honteuse attend tous ceux qui s'attaqueront à vos
personnes et à vos biens, et que ces biens vous seront con-
servés, car telle est la volonté du plus grand et du plus juste
des monarques . Soldats et habitants, de quelque nation que
vous soyez , rétablissez la confiance publique , source du bon-
heur des États , vivez en frères, aidez-vous et protégez-vous
les uns les autres ; unissez-vous pour anéantir les desseins
des malintentionnés , obéissez aux autorités militaires et civiles ,
et alors vos larmes cesseront bientôt de couler ! »
En ce qui concerne les subsistances , Napoléon ordonne aux
troupes de venir à tour de rôle à Moscou faire la maraude afin
de s'approvisionner et de s'assurer des vivres pour un certain
temps. Préoccupé de la question religieuse, Napoléon ordonne
de ramener les popes et de recommencer dans les églises les
cérémonies du culte. La proclamation suivante, ayant trait aux
affaires commerciales et à la fourniture des vivres, est éga-
lement placardée sur tous les murs :
« Ilabitants paisibles de Moscou, artisans et ouvriers que
les désastres ont éloignés de la ville, et vous, agriculteurs dis-
persés , qu'une terreur non fondée retient dans les campagnes,
écoutez ! Le calme est rendu à la capitale, et l'ordre s'y rétablit.
Vos compatriotes sortent sans crainte de leurs refuges , assurés
d'être respectés . Tout acte de violence touchant leurs per-
sonnes et leurs propriétés est immédiatement puni . Sa Majesté
l'Empereur et Roi vous protège et ne considère comme enne-
mis que ceux qui contreviennent à ses ordres . Elle désire
mettre un terme à vos malheurs , vous rendre à vos foyers et
à vos familles . Répondez donc à ces mesures bienfaisantes
en venant à nous sans crainte de danger. Habitants ! retournez
avec confiance dans vos demeures : vous trouverez bientôt
le moyen de satisfaire à tous vos besoins . Artisans et tra-
LA GUERRE ET LA PAIX 259
XI
ΧΙΙ
XIII
XIV
garde donc là-bas... Ils l'ont volé à une image... Vrai Dieu ! ce
sont, pour sûr, des Allemands ! Ah ! les misérables ! ... Ils sont
tellement chargés, qu'ils en traînent la jambe ! ... Tiens , ils
emmènent aussi un droschki ... et celui-là qui s'est assis sur ses
coffres !... Il mériterait d'en recevoir une bonne sur la ...... !...
Et quand on pense que cela va durer comme ça jusqu'au soir !...
Vois donc, vois donc... Est-ce que ce ne sont pas les chevaux
de Napoléon ! ... Quels chevaux ! Quelles housses ! ... Et ces grands
chiffres et ces grandes couronnes !... Ça n'en finira pas ! »
La curiosité porta en avant tous les prisonniers , et, grâce à
sa haute stature, Pierre put voir par- dessus la tête de scs
compagnons ce qui excitait si vivement leur intérêt. Trois ca-
lèches , enchevêtrées entre les caissons, avançant à grand'peine
serrées l'une contre l'autre, contenaient des femmes fardées et
attifées de couleurs voyantes , qui criaient à tue-tête. A dater
du moment où Pierre avait reconnu l'existence de cette force
mystérieuse qui , à un moment donné , soumettait tous les
hommes à sa terrible influence, rien ne fit plus impression sur
lui, ni le cadavre enduit de suie pour amuser la populace , ni
ces femmes allant Dieu sait où, ni l'incendie de Moscou . On
aurait dit que son âme, se préparant à une lutte difficile, se
refusait à toute émotion qui pouvait l'affaiblir. Les femmes
passèrent, et, après elles, le défilé des soldats , des télègues ,
dés fourgons, des voitures, des caissons , et encore des sol-
dats, avec quelques femmes de loin en loin , reprit son cours de
plus belle.
Pendant cette heure d'attente, Pierre , absorbé par le mou-
vement général, ne voyait aucun objet en particulier . Tous ,
hommes et chevaux, semblaient être poussés par une puissance
invisible dans toutes les directions , et n'avoir qu'un désir, celui
de se dépasser les uns les autres ; tous se bousculaient, se heur-
taient, s'injuriaient , se montraient les poings et les dents, et,
sur chaque visage, on lisait cette expression dure et résolue
qui , le matin même, avait fait une si vive impression sur l'es-
prit de Pierre, quand il l'avait vue empreinte sur la figure du
caporal .
Enfin , le chef de leur escorte parvint à faire une trouće, et
gagna avec ses prisonniers la route de Kalouga. Ils marchèrent
tout d'une traite et ne s'arrêtèrent qu'au coucher du soleil. Les
voitures furent dételées, et les hommes se préparèrent à passer
la nuit à la belle étoile, au milieu de jurons , de cris et de que-
relles interminables. Une voiture qui les avait suivis enfonça
III. 18
274 LA GUERRE ET LA PAIX
XV
c'est là, on peut le dire sans crainte d'être démenti , que com-
mença la déroute des Français. On chante en vers et en prose
bien des génies et bien des héros de cette période de la cam-
pagne, mais de Dokhtourow on dit à peine un mot, et si l'on
en parle, ce n'est que pour en faire un éloge équivoque.
Le 10 octobre, le jour même où Dokhtourow s'arrêtait à mi-
chemin de Fominsk dans le village d'Aristow, et s'apprêtait à
exécuter l'ordre de Koutouzow, l'armée française, atteignant
dans ses mouvements désordonnés les positions de Murat,
comme si elle avait l'intention de livrer bataille, tourna brus-
quement à gauche, sans raison apparente, sur la grand'route
de Kalouga , et entra à Fominsk, occupé jusque- là par Broussier.
Dokhtourow n'avait avec lui que le détachement de Dorokhow,
et deux autres détachements moins importants, ceux de Figner
et de Seslavine. Le 11 octobre au soir, ce dernier amena un
soldat français de la garde qu'on venait de faire prisonnier ; le
soldat assura que les troupes établies à Fominsk composaient
l'arrière - garde de l'armée , qu'elle avait quitté Moscou cinq
jours auparavant, et que Napoléon était avec elle. Les cosaques
du détachement, qui avaient aperçu les régiments français de
la garde sur la route de Horovsk, confirmèrent cette déposition .
Il devenait dès lors évident qu'au lieu d'une division , on avait
devant soi toute l'armée ennemie sortie de Moscou et marchant
dans une direction imprévue. Dokhtourow, qui avait reçu
l'ordre d'attaquer Fominsk, hésitait à entreprendre quoi que ce
soit, ne se faisant plus une idée bien nette de ce qu'il avait à
faire, en face de cette nouvelle complication . Bien que Yermolow
l'engageât à prendre une décision , il insista sur la nécessité de
recevoir de nouveaux ordres du commandant en chef. A cet
effet on envoya un rapport à l'état- major, et ce rapport fut
confié à Bolhovitinow, officier intelligent, qui devait y ajouter
des explications verbales , et qui , après avoir reçu le paquet et
ses instructions, partit pour le quartier général , accompagné
d'un cosaque et de deux chevaux de rechange.
XVI
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1. Tireur
LA GUERRE ET LA PAIX 297
VI
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1. Vêtement latare.
LA GUERRE ET LA PAIX 305
VIII
IX
Бол
た
314 LA GUERRE ET LA PAIX
ΧΙ
XII
XIII
<«< A vos places, » dit tout à coup une voix. Une agitation sou-
daine se produisit aussitôt parmi les soldats de l'escorte et les
320 LA GUERRE ET LA PAIX
prisonniers ; on aurait dit qu'ils s'attendaieni à quelque événe-
ment heureux et solennel ; des commandements se croisèrent en
tous sens, et à la gauche des prisonniers passa un détache-
ment de cavalerie bien monté et bien habillé. Une expression
de contrainte, causée par l'approche des chefs supérieurs, passa
sur toutes les figures. Le groupe des prisonniers fut rejeté
hors de la route, et les soldats de l'escorte s'alignèrent.
L'Empereur ! l'Empereur ! le maréchal ! le duc ! ... Et à la
suite de la cavalerie s'avança rapidement une voiture attelée
de chevaux gris. Pierre remarqua la figure belle, blanche,
calme et imposante d'un personnage de l'escorte ; c'était un des
maréchaux, dont le regard s'arrêta un instant sur la taille colos-
sale du prisonnier et s'en détourna aussitôt, mais Pierre crut
y surprendre un sentiment de compassion qu'il cherchait à dis-
simuler. Le général qui conduisait le convoi, effrayé, la figure
échauffée, talonnait son cheval efflanqué, et galopait derrière
la voiture. Quelques officiers se réunirent, les soldats les en-
tourèrent. « Qu'a-t-il dit ? Qu'a-t- il dit ? » répétait-on de tous
côtés avec une inquiétude marquée.
Pierre aperçut en ce moment Karataiew, qu'il n'avait pas
encore vu, adossé à un bouleau . A l'expression attendrie que sa
physionomie avait la veille pendant qu'il racontait les souffrances
de l'innocent, se joignait aujourd'hui celle d'une gravité douce
et sereine. Ses yeux si bons , voilés par les larmes, semblaient
appeler Pierre, mais ce dernier, ayant peur pour lui -même,
fit mine de ne pas le remarquer et détourna la tête. En repre-
nant sa marche, il regarda en arrière, et le vit toujours à la
même place, au bord du chemin . Deux Français parlaient entre
eux à ses côtés . Pierre n'y fit aucune attention , et gravit la
montée en boitant ; il entendit distinctement deux coups de
fusil derrière lui , mais au même moment il se souvint que le
passage du maréchal l'avait empêché de finir de calculer ce qui
leur restait d'étapes à faire jusqu'à Smolensk, et il se remit å
compter. Deux soldats , dont les fusils fumaient encore , le dé-
passèrent en courant. Tous deux étaient pâles, et l'un jeta à la
dérobée un regard sur Pierre, qui le regarda aussi , et se rappela
que l'avant-veille ce même soldat avait brûlé sa chemise en
voulant la faire sécher, ce qui avait provoqué les rires de toute
l'assistance. « Le Gris » hurla à l'endroit où Karataiew était
assis : « Qu'a donc cette bête, pourquoi hurle-t-elle ? se dit Pierre.
Les soldats qui marchaient à côté de lui ne se retournèrent
plus, mais une expression sinistre se répandit sur leurs traits.
LA GUERRE ET LA PAIX 321
XIV
XV
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XVIII
II
pressait à lui faire mal , elle la regarda longtemps d'un air egare.
« Natacha, tu m'aimes ? lui dit-elle tout bas d'une voix con-
fiante... Tu ne me tromperas pas, tu me diras la vérité ? »
Les yeux de Natacha, voilés de larmes, semblaient implorer
son pardon.
« Mère chérie ! » dit-elle en employant tout son amour filial
à soulager sa mère d'une part de son terrible malheur, pendant
que celle-ci, impuissante à conjurer l'horrible réalité , s'obsti-
nait à repousser l'idée qu'elle pouvait encore vivre , lorsque son
fils bien-aimé venait d'être tué à la fleur de l'âge , et elle
retombait dans le monde du délire pour fuir la fatale vérité.
Natacha n'aurait pu dire comment se passèrent cette pre-
mière nuit et la journée qui suivit. Elle ne dormit pas, et ne
quitta pas sa mère d'une minute . Son affection , tenace et
patiente, ne cherchait ni à consoler ni à expliquer, mais enve-
loppait la pauvre affligée d'effluves de tendresse qui étaient
comme un appel à la vie. La troisième nuit , profitant d'un
moment d'assoupissement de sa mère , elle venait de fermer les
yeux en appuyant sa tête sur le bras du fauteuil, lorsque , à
un craquement du lit, elle les rouvrit tout à coup, et vit la
malade, assise sur son séant, parlant tout bas :
« Comme je suis heureuse de ton retour ! ... Tu es fatigué ?...
veux-tu du thé ? »
Natacha s'approcha.
<< Comme te voilà grand et beau ! » poursuivit la comtesse cn
prenant la main de sa fille...
Maman , à qui parlez-vous?
- Natacha, il est mort , mort ! ... Je ne le verrai plus ! » Alors ,
se jetant au cou de sa fille , elle fondit en larmes pour la pre-
mière fois.
III
IV
VI
VII
VIII
IX
« C'est sans doute pour me dire que je n'ai pas sur quoi
manger... J'ai au contraire tout ce qu'il faut pour vous, même
dans le cas où vous voudriez donner des dîners 1 , » répliqua
vivement Tchitchagow, qui tenait à faire montre, dans chaque
1 parole, de son importance personnelle, et supposait à Kou-
touzow la même préoccupation.
Celui-ci, avec un sourire fin et pénétrant, lui répondit sim
plement :
« Ah ! ce n'est que pour vous dire ce que je vous dis , et
rien de plus. »
Le commandant en chef arrêta la plus grande partie des
troupes à Vilna, contre la volonté de l'Empereur . Après quelque
temps de séjour , son entourage déclara qu'il avait complète-
ment baissé. S'occupant fort peu de l'administration militaire,
il laissait ses généraux agir à leur guise, et menait une vie de
plaisirs, en attendant l'arrivée du Souverain.
ΧΙ
XII
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XVII
◄ Elle est venue passer quelque temps avec moi , lui dit la
princesse Marie. Le comte et la comtesse nous rejoindront ces
jours-ci... La pauvre comtesse fait mal à voir ... Natacha elle-
même a besoin de consulter un médecin ; aussi l'ai- je enlevée
de force.
Hélas ! Qui de nous n'a pas été éprouvé , répondit Pierre...
Vous savez sans doute que « c'est arrivé » le jour de notre
délivrance... Je l'ai vu, quel charmant garçon c'était ! »
LA GUERRE ET LA PAIX 369
XVIII
XIX
XX
XXI
1. Malgré le talent hors ligne déployé par l'auteur dans l'exposé phi-
losophique de la première partie de cet épilogue, nous avons cru pou-
voir l'omettre dans notre traduction, sans inconvénient pour la marche
et la clarté du récit . (Note du trad.)
LA GUERRE ET LA PAIX 383
heure était arrivéc. La comtesse passa quinze jours au chevet
du malade sans se déshabiller : chaque fois qu'elle lui présen-
tait une potion, il sanglotait doucement et lui baisait la main
en silence.
Le jour même de sa mort , il leur demanda pardon , à elle de
vive voix et mentalement à son fils , d'avoir si mal géré leur
fortune. Sa fin fut tranquille, et le lendemain ses amis vinrent
en foule rendre leurs derniers devoirs au défunt. Mainte et
mainte fois ils avaient dansé et dîné chez lui en se moquant
de ses manies , et maintenant tous répétaient à l'envi , comme
pour leur justification , avec un sincère sentiment de remords
et d'attendrissement : « C'était tout de même un bien excel-
lent homme... On n'en trouve plus de pareils... et d'ailleurs
qui n'a pas ses faiblesses ? » Lorsque le vieux comte mourut,
ses affaires étaient tellement embrouillées , qu'il n'y avait plus
aucun moyen de les remettre à flot. Nicolas reçut cette nou-
velle à Paris, où il se trouvait avec les armées russes . Deman-
dant aussitôt sa mise à la retraite, il partit en congé, sans
même attendre que sa demande lui fût accordée. Leur situation
financière fut mise au net un mois après la mort du comte, et
chacun fut étonné de l'énormité du chiffre des dettes de toutes
sortes, dont on ignorait même l'existence : le passif dévorait
l'actif. Amis et parents conseillèrent à Nicolas de refuser la
succession , mais , voyant dans cette façon d'agir un blâme pour
la mémoire sacrée de son père, il ne voulut pas en entendre
parler, et accepta purement et simplement la succession avec
la charge de payer les dettes. Les créanciers , que la large et
expansive bonté du vieux comte avait tenus longtemps silen-
cieux, commencèrent à faire valoir leurs droits. Mitenka et
plusieurs autres , qui avaient reçu des billets à ordre , se mon-
trèrent les plus exigeants, et ne donnaient à Nicolas ni repos
ni trêve. Ceux qui avaient patienté du vivant du comte étaient
maintenant sans pitié pour le jeune héritier qui avait accepté
de plein gré ces onéreux engagements . Aucune des combinai-
sons projetées par Nicolas ne lui réussit les terres furent
vendues à l'encan å vil prix , et il resta encore à payer la moitić · ¸
des dettes. Nicolas emprunta à son beau-frère trente mille
roubles pour acquitter celles qu'il regardait comme dettoy
d'honneur, et se vit obligé, pour éviter la prison dont le mena
çaient les autres créanciers , de chercher un emploi . Retourner
à l'armée, où , à la première vacance, il serait nommé, à coup
sûr, chef de régiment, était impossible, car sa mère se cram-
384 LA GUERRE ET LA PAIX
II
III
IV
pensées les plus intimes. Elle sentait que leur union ne tenait
pas à ce charme poétique qui l'avait attiré à elle , mais à
quelque chose d'indéfinissable et de ferme, comme le lien qui
unissait son âme à son corps . Peut-être aurait- elle eu du plai-
sir à plaire aux autres, mais elle ne pouvait en faire l'expé .
rience, car c'était tout simplement parce qu'elle n'en avait pas
le temps , qu'elle ne s'occupait plus de son chant, de ses
phrases et de sa toilette . Les soins à donner à sa famille, son
mari qu'il fallait entourer d'une sollicitude constante pour
qu'il lui appartînt exclusivement, les enfants qu'il fallait mettre
au monde, nourrir et élever, l'absorbaient complètement. Plus
elle s'adonnait à ce genre de vie, plus elle y trouvait d'intérêt,
et plus elle y appliquait toutes ses forces et toute son énergie .
Quoiqu'elle n'aimât pas la société, elle tenait à celle des siens ,
de sa mère, de son frère et de Sonia, de ceux en un mot chez
lesquels elle pouvait courir le matin en robe de chambre , les
cheveux ébouriffés, pour leur montrer, toute joyeuse , les
langes des enfants, et s'entendre dire que son dernier bébé
allait beaucoup mieux. Natacha se négligeait à tel point, que
sa façon de s'habiller, de se coiffer , sa jalousie surtout,
car elle était jalouse de Sonia, de la gouvernante, de toute
femme jolie ou laide, étaient devenues un sujet continuel de
plaisanteries pour tous les siens ; ils disaient bien haut que
Pierre était sous la pantoufle de sa femme. C'était vrai.
Dès les premiers jours de son mariage, Natacha lui avait
déclaré comment elle comprenait ses droits chaque minute
de son existence devait lui appartenir à elle et à sa famille .
Pierre, très surpris à cette déclaration inattendue, en fut néan-
moins si flatté qu'il s'y soumit sans la moindre observation . Il
lui fut en conséquence interdit, non seulement d'avoir plus ou
moins d'attentions pour une autre femme, mais même de cau-
ser trop vivement avec elle, d'aller au cercle pour y tuer le
temps et y dîner, de dépenser de l'argent pour ses fantaisies,
de s'absenter longtemps, sauf toutefois pour ses affaires et ses
travaux scientifiques , auxquels elle attribuait une grande impor-
tance , sans cependant y rien comprendre. Comme compensa-
tion, Pierre avait également le droit de disposer chez lui non
seulement de sa personne, mais encore de toute sa famille.
Natacha était l'esclave de son mari , et lorsque Pierre écrivait
ou lisait, chacun était tenu dans la maison de marcher sur la
pointe du pied. Natacha, la première, épiait ses prédilections
pour les satisfaire , et allait au-devant de tous ses désirs.
LA GUERRE ET LA PAIX 397
VI
FIN
populace mana
à l'ouvre ·Ma
cre 136 2 150
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266.26 7 316-817
6.26
318-319-320 321-322