Le Paradis Perdu
Le Paradis Perdu
Le Paradis Perdu
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LE
PARADIS PERDU
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MILTON
LE PARADIS PERDU
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-
1882
Tous droits réservés,
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LE PARADIS PERDU
LIVRE PREMIER
ARGUMENT
Milton propose d'abord en pen de mots le sujet du Poème,
la désobéissance de l'homme et sa punition. Il nomme en-
suite l'auteur du péché, le Serpent, ou plutôt Satan qui, sous
la forme du serpent, séduisit nos premiers pères pour se
venger de Dieu, dont la justice redoutable l'avait chassé du
ciel, en le précipitant dans l'abîme avec les compagnons de
sa révolte. Après avoir passé légèrement sur cette action, le
poète entre en matière et présente Satan et ses anges au
milieu des enfers, qu'il ne place point au centre du monde,
puisque le ciel et la terre n'existaient pas encore, mais dans
les ténèbres extérieures, qui sont mieux connues sous le nom
de Chaos. Ils y paraissent plongés dans l'étang de feu , éva-
nouis et foudroyés. Le prince des ténèbres reprend ses es-
prits, et revenu à lui-même, il adresse la parole à Beelzebuth,
le premier après lui en puissance et en dignité ; ils confèrent
ensemble sur leur chute malheureuse . Satan réveille ses lé-
gions. Elles s'élèvent hors des flammes. On voit leur nombre
prodigieux, leur ordre de bataille et leurs principaux chefs,
sous les noms des idoles connues par la suite en Chanaan et
dans les pays voisins. Le prince des démons les harangue et
les console par l'espérance de regagner le ciel. Il leur parle
aussi d'un nouveau monde et d'une nouvelle créature qui de-
vaient un jour exister, car plusieurs pères croient que les anges
ont été créés longtemps avant ce monde visible : il propose
d'examiner en plein conseil le sens d'une prophétie sur la
création et de déterminer ce qu'ils peuvent tenter en consé-
quence. Ses associés y consentent et construisent en un mo-
ment Pandemonium, Palais de Satan. Les puissances infer-
nales s'y assemblent pour délibérer.
Je chante la désobéissance du premier
homme et les funestes effets du fruit dé-
fendu, la perte d'un Paradis et le mal et la
LE PARADIS PERDU
mort triomphants sur la terre jusqu'à ce
qu'un Dieu-homme vienne juger les nations
et nous rétablisse dans le séjour bienheu-
reux .
Divin génie, enfant du Très-Haut, descen-
dez des sommets solitaires d'Horeb et de
Sina, où vous inspirâtes le berger qui, le
premier, apprit à la race choisie comment le
ciel et la terre sortirent du chaos ; ou si vous
chérissez davantage la montagne de Sion et
les claires fontaines de Siloé, qui coulent
près des lieux où l'Eternel rendait ses ora-
cles, c'est de là que j'attends votre assis-
tance . Mes chants s'élevant hardiment au-
dessus du mont d'Aonie embrasseront des
choses qui n'ont point encore été tentées ni
en prose ni en vers. O vous surtout, Esprit
Saint, qui préférez à tous les temples un
cœur droit et pur, instruisez-moi, rien ne
vous est inconnu. Dès le commencement
vous étiez, et déployant vos puissantes ailes
ainsi qu'une colombe qui dispose à la vie
ses productions encore ínanimées, vous vous
étendiez sur le vaste abîme, et vous l'avez
rendu fécond. Eclairez mes ténèbres, sou-
tenez ma faible voix. Je veux disculper la
Providence et justifier devant les hommes
les voies du Seigneur.
Dites-moi d'abord , car le ciel ni le profond
abîme de l'enfer ne cachent rien à votre vue ;
dites-moi quelle cause engagea nos pre-
miers pères à transgresser l'unique loi de
leur créateur, au milieu même du torrent de
délices où son amour les avait placés ? Quel
séducteur les entraîna dans cette infâme ré-
volte ? Ce fut le serpent infernal, ce fut lụi
dont la malice, animée par l'envie et par la
vengeance, trompa la mère des humains
pour l'envelopper dans sa ruine.
Rival ambitieux du trône et de la monar-
LIVRE PREMIER
chie suprême, il eut la témérité d'allumer
dans le ciel une guerre impie et de livrer
bataille au Dieu de la victoire ; mais ses
efforts furent vains. Du haut de la voûte
éthérée, le bras de l'Eternel le précipita dans
un gouffre d'horreur, de misère et de perdi-
tion, pour y gémir, accablé de chaînes, au
milieu des douleurs et des flammes. La
toute- puissance ne se laisse point braver
impunément. Privé de sentiment, il roula
pendant neuf jours au gré des vagues de
feu avec son abominable armée. Comment
tant de maux ne l'ont-ils point anéanti ?
La fureur céleste lui conserva l'immorta-
lité pour prix de ses forfaits. Il revient à lui
et l'horreur le saisit. Le passé l'afflige, l'a-
venir le désespère. Il promène partout ses
yeux étincelants. On lit dans son funeste
regard la tristesse, la confusion, l'orgueil et
la haine. Sa vue perçante, telle que les anges
la possèdent, embrasse tout d'un coup ce
lieu maudit, affreux, épouvantable. Les ffam-
mes en font une fournaise, mais elles n'y
produisent aucune lumière. Elles répandent
seulement une obscure lueur, qui ne sert
qu'à découvrir un abîme de misère, des ré-
gions de tristesse , des ombres lugubres,
fieux que la paix et le repos n'habiteront ja-
mais. L'espérance ne s'y trouve point, elle
qui se trouve partout.
Tels étaient les antres que la justice divine
avait creusés pour ces rebelles. Renfermés
dans d'épaisses ténèbres, ils se voient trois
fois plus éloignés du trône de Dieu et du sé-
jour de la lumière, que l'on ne mesure de
distance depuis le centre du monde jus-
qu'aux astres les plus élevés. Que cette de-
meure est différente des royaumes qu'ils ont
perdus. Le prince des démons discerne les
compagnons de sa chute ensevelis dans un
6 LE PARADIS PERDU
fleuve et dans un tourbillon de flammes dé-
vorantes. Il reconnaît ce concurrent su-
perbe, le premier après lui en puissance
comme en crime, celui que, dans les temps
suivants, les Philistins appelerent Béelze-
buth. A cette vue, Satan, l'implacable en-
nemi de Dieu, rompit le silence.
Es-tu ce chérubin qui protégeait les autres
à l'ombre de ses ailes? Es-tu cet ange dont
l'éclat éblouissait les cieux ? Mais que tu dui
ressembles peu. Naguère, une ligue mu-
tuelle, une union de pensées et de desseins,
la même espérance et les mêmes périls t'ont
joint avec moi dans une entreprise glo-
rieuse . Hélas ! la misère nous unit aujour
d'hui. Tu vois dans quel abîme et de quelle
hauteur nous sommes tombés. La foudre a
rompu nos légions. Cruelles armes, dont la
forcé nous était inconnue ! Cependant, nos
malheurs présents et toutes les peines que
le vainqueur peut encore nous imposer dans
sa colère n'arracheront de moi aucun re-
pentir rien ne me peut changer. Si mon
éclat extérieur est effacé, mon courage et
mon esprit demeurent inébranlables. J'ai
toujours ce même cœur, qui n'a pas craint
pour ennemi le Tout-Puissant. Une foule in-
nombrable d'anges , indignés de sa tyrannie ,
est encore engagée dans ma querelle. Ils ont
brisé son joug ils m'ont mis à leur tête.
Notre puissance a tenu contre la sienne ; et,
par un combat douteux dans les plaines du
ciel, nous avons ébranlè son trône. Eh quoi !
pour avoir perdu le champ de bataille, tout
est-il perdu? Une volonté inflexible nous
reste encore, un désir ardent de vengeance ,
une haine immortelle et un courage indomp-
table. Sommes-nous donc vaincus ? Non ,
malgré sa colère, malgré toute sa puissance,
il n'aura point la gloire de m'avoir forcé à
LIVRE PREMIER 7
fléchir un genou suppliant pour lui demander
grâce. Je ne reconnaîtrai jamais pour souve-
rain celui dont mon bras a pu faire chanceler
l'empire. Ce serait une bassesse, une igno-
miníe, un affront plus sanglant encore que
notre défaite. Faut-il qu'un revers nous ôte
1 tout courage ? Cherchons notre consolation
dans les arrêts du destin. Notre substance
est immortelle. Nos armes sont toujours les
mêmes. Nos lumières sont augmentées .
Nous pouvons donc avec plus d'espoir de
succès, par force ou par ruses, faire une
guerre éternelle à notre grand ennemi qui
maintenant triomphe, et qui, charmé de ré-
gner seul, exerce dans le ciel toute sa ty-
rannie.
Au milieu des tortures, l'ange rebelle s'ex-
3 prima de la sorte. Il se parait de constance
au dehors, mais il était intérieurement tour-
menté d'un profond désespoir. Son fier com-
pagnon lui répondit :
O Prince, ô chef de Puissances et de Trô-
nes infinis, qui servant sous vos drapeaux,
ont, par leurs exploits redoutables, fait trem-
bler l'Eternel et mis à l'épreuve sa haute
souveraineté, je vois trop l'état où nous
sommes, et je le vois avec horreur. Le mal-
heureux succès du combat nous a fait per-
dre le Ciel. La gloire dont nous jouissions
est entièrement éteinte, et la félicité de no-
tre origine se trouve absorbée dans la mi-
sère. Enfin, nous sommes détruits autant
que peuvent l'ètre des Dieux et des Natures
célestes . Nous vivons, il est vrai, et notre
vainqueur, que je commence à croire tout-
puissant puisqu'il a pu nous vaincre, nous a
laissé le courage et la force, peut-être afin
que nous puissions suffire aux peines que
nous prépare sa colère vengeresse. Peut-être
nous réserve-t-il comme des esclaves pour
8 LE PARADIS PERDU
de durs travaux dans le fond des enfers ou
pour de pénibles messages dans les ténèbres
de l'abîme. Que nous sert donc la force , si
nous sommes condamnés à l'esclavage, et la
vie, s'il faut toujours souffrir ? Le prince des
démons répartit avec precipitation :
Infortune chérubin, la force est toujours
utile, soit qu'il faille agir, soit qu'il faille
souffrir ; mais rassure-toi. Nous ne saurions
être condamnés à faire le bien. Notre ennemi
ne nous donnera point cette conformité avec
lui. Goûtons donc le plaisir de faire le mal,
et qu'il gémisse lui-même en voyant ses des-
seins renversés. Mais notre vainqueur a rap-
pelé autour de lui les ministres de ses veň-
geances et les soldats de ses armées. Les
montagnes de soufre qu'il a lancées sur nous
dans sa fureur étouffent les flammes où nous
sommes tombés . Peut-être ses traits sont-ils
épuisés. Ses foudres, portées sur les ailes des
tempêtes et des éclairs, cessent de mugir
dans la vaste immensité de l'abîme . Saisis-
sons des moments que nous laisse le mépris
de notre ennemi ou sa fureur assouvie. Vois-
tu cette aride plaine, siège de la désolation ,
et qui n'est éclairée que par la luenr sombré
que répandent ces flammes lugubres . Tour-
nons-y nos pas, et nous retirant de l'agitation
de cette mer ardente, reposons-nous dans ce
lieu, si nous pouvons y trouver du repos. Ras-
semblons nos puissances ; consultons sur les
moyens d'affliger notre ennemi par l'endroit
le plus sensible. Examinons ce qu'il nous
faudra faire pour réparer nos pertes et pour
surmonter cette fâcheuse calamité : voyons
enfin quelle consolation nous tirerons de l'es-
pérance, ou du moins quelle résolution nous
inspirera le désespoir.
Ainsi parla Satan, la tête élevée au-dessus
des flots, les yeux étincelants de feu. Le reste
LIVRE PREMIER 9
du corps flottant sur le fleuve couvrait plu-
sieurs stades. Moins énormes en grosseur
furent ceux dont la fable vante la taille
monstrueuse, les Titans, enfants du Ciel ou
de la Terre, qui firent la guerre à Jupiter ;
Briarée ou Tiphon, qui habitait la caverne
voisine de l'ancienne Tarse ; ou Léviathan,
la plus grande des créatures qui nage dans
l'Océan souvent sur la mer de Norvège,
pendant que les ténèbres investissent les
eaux et retardent le jour désiré, le pilote de
quelque petit bâtiment égaré dans la nuit,
la trouvant endormie, la prend pour une île,
jette l'ancre dans ses côtes chargées d'é-
cailles et s'amarre contre elle, à l'abri du
vent. Tel le prince des démons, couché sur
le lac brûlant, présentait la vaste surface
de ses membres chargés de chaînes. Dieu lui
rendit une funeste liberté. Ses crimes réité-
rés devaient consommer sa ruine. Il cherche
à faire des malheureux ; mais quel désespoir
pour lui de voir un jour éclater envers
l'homme, séduit par ses artifices, la grâce,
la miséricorde et la bonté infinies ? Sa malice
infernale ne servira qu'à répandre sur lui-
même un trésor de confusion, de colère et de
vengeance.
Satan s'éleva sur le lac. Le mouvement
qu'il fit laissa entre les flammes une horrible
vallée. Il déploya ses ailes et prit son vol en
haut, se balançant sur l'air ténébreux qu'il
comprimait de son poids immense. Enfin il
s'abattit sur la terre ferme, si l'on peut ap-
peler terre ce qui brûlait toujours d'un feu
solide, comme le lac brûlait d'un feu liquide ;
terre semblable pour la couleur à celle qu'on
voit après qu'une montagne a été arrachée
de Pelore par la force des vents souterrains
ou lorsque les flancs de l'Etna mugissant se
sont entr'ouverts ; ses entrailles sulfureuses
10 LE PARADIS PERDU
enflammées par le choc des minéraux, s'élè-
vent, appellent les tempêtes et laissent un
fond brûlé, tout couvert de bitume et de fu-
mée. Tel fut le terrain sur lequel se portè-
rent les pieds du réprouvé. Beelzebuth l'ac-
compagne , les voilà sortis du fleuve stygien :
ils se croient des dieux, et tous deux ils se
glorifient comme s'ils s'étaient sauvés par la
force de leurs bras.
Est-ce là la région, le terrain, le climat, dit
l'anathème archange ? Est-ce là le séjour
qu'on nous destine, et cette obscurité lugu-
bre doit-elle nous tenir lieu de la lumière
céleste ? Il le faut, puisque la volonté d'un
seul est la règle de tout. Je m'éloigne volon.
tiers d'un objet odieux. La nature l'a fait no-
tre égal et la force notre souverain. Adieu,
champs heureux où la joie règne pour tou-
jours. J'embrasse les horreurs du monde in-
fernal; et toi, profondeur de l'enfer, reçois
ton nouveau monarque. Il t'apporte un'es-
prit que ni le temps ni les lieux ne change-
ront jamais. L'esprit n'a d'autre lieu que soi-
même, et dans soi peut faire d'un enfer un
ciel et d'un ciel un enfer. Q'importe en quels
lieux je réside, si je suis toujours le même,
et si je me trouve encore en état de poursui-
vre la guerre contre le maître de la foudre.
Ici , du moins, nous resterons libres . L'envie
du Tout-Puissant ne nous disputera point ce
séjour malheureux. Ici nous pourrons exer-
cer notre empire. Régnons dans les Enfers,
nous servions dans le Ciel. Mais pourquoi
laisser au fond du lac d'oubli les fidéles amis
qui ont bu dans la même coupe que nous ?
Pourquoi ne les appelons-nous pas pour par-
tager cette triste demeure ou plutôt pour
essayer une seconde fois, en ralliant nos for-
ces, si nous avons quelque chose à regagner
dans le ciel ou à perdre encore dans les enfers?
LIVRE PREMIER 11
Béelzebuth lui répondit : Conducteur de
ces brillantes légions que le Tout-Puissant
seul pouvait ne pas trouver invincibles, il
n'est pas étonnant que tes soldats, tombés
d'une hauteur si prodigieuse, soient languis-
sants, abattus, sur l'étang de feu ; mais fais-
leur seulement entendre cette voix, le plus
ferme appui de leur espérance dans la crainte
et dans les dangers ; cette voix, leur signal
dans les assauts, leur soutien dans les plus
fâcheuses extrémités, quand elle tonnait dans
la chaleur d'un combat terrible, et bientôt tu
verras leur courage se ranimer.
A peine acheva-t-il, que le Prince des Té-
nèbres s'avança vers le brûlant rivage. Son
bouclier, d'une trempe céleste, pesant, mas-
sif, vaste en sa circonférence, pendait sur
ses épaules, Telle paraît la lune quand, sur
le soir, du haut de Fésole ou dans Valdarno,
l'Artiste toscan en observe l'orbe, à travers le
télescope, pour découvrir dans les taches de
son globe des fleuves, des montagnes ou
quelque terre nouvelle. Le plus haut pin
coupe sur les monts de Norvège pour être le
mât de quelque grand amiral, eût paru un
faible roseau en comparaison de la lance qui
servait à soutenir sur les brasiers ardents
sa démarche pénible et bien differente de ce
qu'elle était autrefois sur l'azur céleste. Une
zone torride et une voûte de feu lui faisaient
endurer les maux les plus cuisants, mais ne
lui ôtaient rien de sa fierté.
Arrivé au bord de cette mer enflammée, il
s'arrête, il appelle ses lègions immobiles, et
couchées comme les feuilles d'automne qui
couvrent les ruisseaux de Vallombreuse, où
les forêts de l'Etrurie répandent l'ombre et
l'horreur. Tels encore flottent les joncs épars,
quand l'Orion soulevant les vents furieux ,
bat les côtes de la mer Rouge, dont les ondes
12 LE PARADIS PERDU
engloutirent Busiris, et la cavalerie de Mem-
phis, lorsqu'animés d'une haine perfide, ils
poursuivaient les passagers de Gosen, qui
virent heureusement de l'autre bord leurs
cadavres flottants et les roues de leurs cha-
riots brisées. Telles ces substances angé-
liques, maintenant troupes viles et mépri-
sables, plongées dans la consternation, cou-
vraient les flots.
Il appela les antres creux de l'enfer re-
tentirent Princes, potentats, guerriers, au-
trefois l'ornement, aujourd'hui l'horreur des
cieux, un tel étonnement peut-il saisir des
esprits éternels ? Vous croyez-vous encore
dans les vallées de l'Olympe, pour vous dé-
lasser dans un doux sommeil des rudes tra-
vaux de la bataille ; ou bien dans cette pos-
ture abjecte avez-vous juré d'adorer le vain-
queur, qui maintenant voit les Chérubins et
les Séraphins se roulant dans les flots avec
leurs armes et leurs enseignes éparses ?
Attendez-vous que ses ministres aílés, dé-
couvrant des portes du ciel leur avantage,
descendent pour vous écraser dans votre
assoupissement, ou que de leurs foudres ils
yous percent au fond de ce gouffre ? Ouvrez
les yeux ; levez-vous, ou restez perdus pour
jamais ?
Ils entendirent, et saisis de honte ils bat-
tirent des ailes. Tels des guerriers que le
sommeil a surpris, tressaillent au son d'une
voix qu'ils respectent, et se rangent préci-
pitamment à leur devoir. Ils s'aperçurent du
malheureux état où ils étaient, et ils senti-
rent l'excès de leurs peines. Cependant, à
l'appel de leur général, ils obéirent sur-le-
champ. Ainsi quand la verge du fils d'Am-
ram, puissante en merveilles, au jour funeste
pour l'Egypte, eut décrit un cercle par les
airs, on vit arriver sur les ailes du vent
LIVRE PREMIER 13
d'Orient un nuage épais de sauterelles qui se
répandirent comme la nuit sur le royaume
de l'impie Pharaon , et qui affligèrent toute la
terre du Nil. Telle parut la troupe innombra-
ble de ces mauvais anges planant sous la
voûte infernale entre les feux qui les envi-
ronnaient de toutes parts, jusqu'à ce que
d'un mouvement de sa lance, leur grand po-
tentat eut marqué la route qu'ils devaient
tenir. A ce signal, ils descendirent sur leurs
terres de soufre brûlant, et couvrirent la
plaine d'une multitude telle que le Nord, sur-
chargé de peuple, n'en fit jamais sortir de
ses flancs glacés, quands ses enfants bar-
bares, après avoir passé le Rhin ou le Da-
nube , fondirent comme un déluge vers le
Midi ,et s'étendirent jusqu'aux sables de Libye.
Les chefs des diverses légions se rendirent
en hâte auprès de leur grand général : sem-
blables à des dieux ; la taille et la figure au-
dessus de l'humaine ; princes majestueux ;
puissances autrefois placées sur des trônes,
mais a présent leurs noms sont effacés dans
les cieux . Ils ont été retranchés du Livre de
vie. Ceux qu'ils ont ici -bas leur furent donnés
dans la suite des temps par les enfants d'Eve.
Ils les obtinrent d'eux, quand errants sur la
terre pour tourmenter l'homme, suivant la
permission du Très-Haut, ils eurent porté,
par leurs faussetés et par leurs mensonges,
la plus grande partie du genre humain cor-
rompu à abandonner le Créateur. Alors les
hommes négligeant la gloire invisible du
Dieu qui les a faits, le transformèrent sou-
vent par une folle superstition en l'image
d'une bête ornée d'or et de diamants. Ainsi
les démons furent adorés comme des dieux ;
ainsi ils furent connus sous différents noms ,
et par les diverses idoles que leur dédia le
monde païen.
14 LE PARADIS PERDU
Muse, dis-moi leurs noms alors connus .
Dans quel ordre sur cette mer embrasée se
réveillérent-ils de leur léthargie. A la voix
de leur grand empereur, suivant l'ordre de
leurs dignités, ils se rendirent l'un après
l'autre autour de lui sur l'aride rivage, tan-
dis qu'une foule confuse était encore dans
l'éloignement. Les plus distingués furent
ceux qui, sortant des enfers pour chercher
leur proie sur la terre, eurent l'audace dans
la suite des temps de fixer leurs sièges à
côté de celui de Dieu, leurs autels près de
ses autels Dieux adorés parmi les Chana-
néens, ils bravèrent Jehovah tonnant du haut
de son trône fixé dans la sainte ville de Sion
au milieu des Chérubins ; souvent même
jusque dans son sanctuaire ils placèrent
leurs idoles : horribles abominations ! et pro-
fanant par un culte détestable ses saintes
cérémonies et ses fêtes solennelles , ils osè-
rent opposer les ténèbres de l'erreur à la
lumière de la vérité.
Le premier est Moloch, horrible roi, souillé
du sang des victimes humaines et des lar-
mes paternelles, quoique le bruit des tam-
bours et des timbales étouffe les cris des
enfants livrés au feu en l'honneur de son
exécrable idole. L'Ammonite l'adorait en Rab-
bath, et dans sa plaine aquatique en Argob
et Basan, jusqu'aux rives de l'Arnon ; mais
il ne se contenta pas de ce territoire. A la
faveur de la proximité, il engagea Salomon,
le plus sage des hommes, à bâtir son temple
vis- à-vis du temple de Dieu sur la montagne
d'opprobre , et s'établit dans un bocage de
l'agreable vallée d'Hinnon, appelée de là To-
phet, et la noire géhenne, figure de l'enfer.
Après vient Chamos, l'obscène frayeur des
enfants de Moab, depuis Aroer jusqu'à Nébo,
tirant au désert méridional d'Abarím en Hé-
LIVRE PREMIER 15
sébon, et Heronaïm, royaume de Seon, au
delà des vallons fleuris de Sibma, fertile en
vins, et dans Eléalé jusqu'au lac Asphaltite .
Pæor était son autre nom, quand Israël, s'é-
loignant des bords du Nil, fui rendit en Sit-
timun culte impudique qui fut pour ce peuple
une source de maux. Il étendit encore ses
orgies lascives vers la montagne du scan-
dale, au long du bocage de l'homicide Mo-
loch, par où la débauche s'unit à la haine,
jusqu'au temps où le pieux Josias renversa
leurs autels.
Avec eux vinrent ces esprits connus depuis
le rivage qui borde l'ancien Euphrate, jus-
qu'au ruisseau qui sépare l'Egypte des terres
de Syrie, Baalim et Astaroth ; ceux-là mâles ,
ceux-ci femelles ; car des deux sexes les es-
prits peuvent prendre celui qui leur plaît, ou
tous les deux, tant leur essence est souple
et déliée. Ils ne sont point asservis à des
membres enchaînés par des cartilages, ni
fondés sur le frêle appui des os, comme la
chair qui nous appesantit ; mais dans la
taille qu'ils choisissent, dilatés ou condensés ,
brillants ou obscurs , ils exécutent leurs
promptes volontés, et satisfont également
leur amour ou leur haine. Pour eux les en-
fants d'Israël abandonnèrent souvent leur
Créateur, et renonçant à ses saints autels,
profanèrent devant de vils animaux l'encens
qui n'était dû qu'à la divinité . L'Eternel à
son tour oublia son peuple, aussitôt il tomba
sous le glaive de l'ennemi.
On vit s'avancer en grand cortège Asta-
oth, que les Phéniciens appellent Astarte ,
biné du ciel, avec des cornes en croissant.
Ala clarté de la lune, les filles de Sidon
ofraient leurs hymnes et leurs cantiques en
l'honneur de son image brillante . Elle fut
ausi révérée dans Sion, où sur le mont d'i-
16 LE PARADIS PERDU
niquité son temple fut bâti par un roi, re-
nommé pour les dons qu'il avait reçus du
ciel. L'amour toucha son cœur : il suivit les
conseils des femmes, et séduit par de belles
idolâtres, il s'avilit devant les infâmes objets
de leur culte.
Tammuz vint ensuite ; Tammuz, dont la
blessure qui se renouvelle une fois tous les
ans, attire chaque année sur le Liban les
filles de Syrie, pour y plaindre pendant un
jour entier sa triste destinée, tandis qu'A-
donis, de son roc natal, coule doucement vers
la mer teinte, à ce qu'elles supposent, du
sang de Thammuz. Leur exemple criminel
infesta les filles de Sion, dont Ezéchiel ob-
serva dans le Parvis sacré les égarements
impurs, quand ses yeux ravis en extase par-
coururent les noires prévarications de l'ido-
lâtre Juda .
Après marchait celui qui répandit des lar-
mes véritables , quand l'Arche captive mutila
son image brute , et lui brisa la tête et les
mains au milieu de son propre Temple, où
sur le seuil de la porte, il tomba contre terre,
et rendit ses adorateurs confus. Dagon était
son nom, monstre marin, homme depuis la
ceinture en haut et poisson par le reste du
corps : cependant il avait un temple exhaussé
dans Azot, et redouté par toute la Palestine,
en Get, en Ascalon et dans les confins d'Ac-
caron et de Gaza.
Il était suivi de Rimmon qui fit son lieu de
délices de la riante ville de Damas, sur les
bords fertiles des clairs ruisseaux d'Abana/
et de Pharphar. Il entreprit aussi contre l
maison de Dieu, et s'il fut abandonné pary
sujet miraculeusement guéri de sa lèpre
se consola par le culte que lui rendit un po
narque insensé, Achaz, son propre conué
rant, qui défigura l'autel du Seigneur pour
LIVRE PREMIER 17
en bâtir un semblable à celui des Syriens,
afin d'y brûler ses victimes odieuses en l'hon-
neur des Dieux qu'il avait vaincus.
Ensuite parut une multitude autrefois re-
nommée, Osiris, Isis, Orus et toute leur suite.
Sous des figures monstrueuses ils abusèrent
par leurs prestiges l'Egypte entière, et ses
prêtres assez fanatiques pour chercher leurs
Dieux vagabonds parmi des animaux stupi-
des . Israël n'en évita point l'infection , quand
l'or emprunté composa le veau dans Horeb :
prévarication qu'un roi rebelle doubla dans
Bethel et Dan, confondant avec le boeuf qui
pâture, son créateur, Jehovah, qui dans une
nuit passant à travers l'Egypte, extermina
d'un seul coup ses premiers nés, et ses Dieux
mugissants.
Le dernier qui se présenta fut Bélial : nul
esprit plus impur ne tomba du Ciel, et nul
plus grossièrement adonné au vice pour
l'amour du vice. Il n'avait point de temple
ni d'autels fumant en son honneur ; cepen-
dant quel autre assiste plus souvent dans
les temples et devant les autels, quand le
prêtre tombe dans l'oubli de Dieu, comme
firent les fils d'Eli, qui remplirent la maison
du Seigneur de leurs excès et de leurs vio-
lences. Il règne aussi dans les cours, dans
les palais et dans les villes scélérates, où le
bruit des débauches, et l'injure et l'outrage
s'élèvent pardessus les tours les plus super-
bes ; et quand la nuit obscurcit le ciel, alors
rôdent les fils de Bélial, bouffis d'arrogance
et de vin, témoins les rues de Sodôme et de
Gabaa, quand le respect dû à l'hospitalité
exposa une compagne chérie, pour éviter un
rapt plus odieux.
Ceux-là furent les premiers en ordre et en
puissance. Je ne finirais point si je voulais
nommer tous ceux qui parurent. Les dieux
18 LE PARADIS PERDU
d'Ionie à qui la postérité de Javan décerna
des autels , mais longtemps après qu'ils eurent
déifié Cœlus et la Terre, pères célèbres d'un
peuple de divinités : Titan le premier né du
Ciel, Titan, avec sa race énorme, privé du
droit d'aînesse par Saturne, son frère puîné.
Ce dernier fut, à son tour, chassé par son
propre fils, le puissant Jupiter, qu'il avait eu
de Rhea son épouse. Ainsi régna l'usurpa-
teur Jupiter. Ceux-ci furent d'abord connus
en Crète et sur l'Ida ; de là passant sur le
sommet glacé de l'Olympe, ils régnèrent dans
la moyenne région de l'air, leur plus haut
ciel, ou sur le mont Delphique ou en Dodone
et dans toute l'etendue de la Doride. Je pour-
rais aussi parler de celui qui, fuyant avec le
vieux Saturne, passa le golfe Adriatique aux
champs Hespériens, et qui traversant la Cel-
tique, aborda aux îles les plus éloignées.
A leur suite une troupe nombreuse mar-
chait sans ordre ; à travers leurs regards
mornes et languissants, on démêlait un rayon
de la joie qu'ils ressentaient dans le sein
même de la perdition, en observant que leur
chef ne s'abandonnait point au désespoir .
Satan pénétra leurs sentiments ; cette vue ra-
doucit un peu les traits de son visage, mais
bientôt reprenant sa fierté naturelle, par des
discours spécieux et pleins d'orgueil, il releva
leur courage. Il commanda qu'au bruit mar-
tial des trompettes et des clairons, on arbo-
rât son puissant étendard. Azazel avant sa
chute exerçait dans le Ciel cette fonction
éclatante. Il déploya l'enseigne impériale.
Flottante au gré du vent, elle brilla comme
un météore, et sa broderie de perles et d'or
offrit aux yeux éblouis les titres de leur
grandeur.
Cependant la bruyante trompette sonna
l'alarme l'armée y répondit par un cri qui
LIVRE PREMIER 19
perça les concavités de l'enfer. La frayeur
nt passa jusque dans les royaumes du Chaos et
de la Nuit ; aussitôt dix mille bannières à
travers l'obscurité réfléchirent dans les airs
u les couleurs de l'aurore. La terre se couvrit
d'une forêt hérissée de lances, les casques
étincelèrent, et des boucliers sans nombre
eu jetèrent d'épouvantables éclairs . La phalange
infernale se met en marche, les flûtes, les
fifres et les hautbois se conforment au mode
16 Dorique. Ce mode porta jadis au plus haut
S degré le courage des héros armés pour le
combat. Il inspirait non la fureur mais une
e valeur réglée, et rendait les cœurs inacces-
sibles aux terreurs de la mort. Ses tons vifs
e et majestueux avaient la vertu de calmer le
trouble des pensées, et de chasser des esprits
X mortels
1- et immortels la tristesse, la crainte,
le chagrin et les alarmes. Pleins de résolu-
no tion, serrés l'un contre l'autre, ils marchaient
en silence au son des instruments qui char-
maient leurs pas douloureux sur la terre
1 embrasée. Tels les anciens guerriers couverts
T d'armes éblouissantes allaient chercher la
gloire au milieu des combats.
Après avoir formé leurs rangs, et leur front
S d'une étendue épouvantable, ils attendirent
S l'ordre du général. Au travers des files guer-
rières, il darde ses yeux pénétrants ; il par-
•. court de la vue les divers rangs, il observe
P leur disposition, leur contenance, et leurs
statures semblables à celles des Dieux . Enfin
1 il fait le dénombrement de ses forces. Alors,
son cœur enflé d'orgueil, et s'endurcissant
е de plus en plus, se glorifie de sa puissance.
Toutes les troupes qu'on pourrait rassembler
sur la terre, comparées à cette armée, se-
raient plus méprisables que la petite infan-
terie qui se réunit contre les Grues, quand
même on mettrait ensemble tous les géants
20
20 LE PARADIS PERDU
de Phlegra et les héros, assistés des dieux
auxiliaires , qui combattirent des deux côtés
devant Thèbes et Pergame ; et quand on y
joindrait les chevaliers bretons et armoriques
qui entourèrent le fils d'Uther, suivant le
rapport du roman fabuleux, et tous ceux
tant chrétiens qu'infidèles qui signalèrent
leurs armes dans Aspremont`et Montauban,
à Damas, à Maroc, Trébisonde, ou ceux en-
core que Biserte envoya de la côte d'Afrique,
quand Charlemagne vit tomber tous ses pairs
près de Fontarabie ; ainsi ces guerriers l'em-
portaient de beaucoup au-dessus des forces
mortelles ils déféraient néanmoins à leur
grand commandant, dont la taille et le main-
tien se faisaient admirer. Sa forme n'avait
pas encore perdu tout le brillant de son ori-
gine, et représentait noblement un archange,
dont le mal avait un peu obscurci la gloire
auparavant excessive. Tel, au point du jour,
le soleil se montre à travers le brouillard, ou
dans une sombre éclipse, quand offusqué par
la lune, il répand un jour formidable sur la
moitié des nations, et laisse aux monarques
alarmés quelque révolution à craindre. Tel
l'archange obscurci brille encore pardessus
les autres. Son visage est sillonné de cica-
trices profondes, que la foudre y a gravées :
l'inquiétude se découvre sur ses joues flétries;
mais son front, plein d'audace et d'orgueil
annonce la vengeance. Son œil, tout cruel
qu'il est, donne pourtant des marques de re-
mords et de compassion, en voyant ces anges
qui l'avaient égalé, ou plutôt suivi dans le
crime, ces anges, autrefois si distingués dans
la béatitude, aujourd'hui si humiliés dans la
misère. Il envisage avec regret des millions
d'esprits que sa faute a privés du ciel et que
sa révolte a chassés des splendeurs éternelles,
mais qui demeurent toujours fidèles à ses
LIVRE PREMIER 21
ordres, quoique leur éclat soit presque entiè-
rement effacé. Ainsi l'on voit les chênes des
forêts et les pins des montagnes frappés du A
feu du Ciel, soutenir encore sur la bruyère
aride leurs troncs immenses, quoiqu'à demi
X consumés.
Il fit signe qu'il allait parler. Leurs rangs
doublés se replièrent sur les ailes, et les
grands de sa cour l'environnèrent. Tous gar-
dèrent un silence respectueux trois fois il
essaya de se faire entendre, et trois fois, en
dépit de sa fierté, les larmes, telles que les
anges en répandent, coulèrent de ses yeux :
à la fin, les paroles entrecoupées de soupirs
se firent ainsi passage.
Légions d'esprits immortels , Divinités, à
qui le Tout-Puissant seul peut s'égaler, vo-
tre combat n'a point été ignominieux, quoi-
que l'événement en ait été fatal. Ces ruines,
que je ne puis regarder sans horreur, le té-
moignent assez ; mais l'esprit le plus péné-
г trant, le plus versé dans la connaissance du
a présent ou du passé, aurait-il jamais prévu
S que des Dieux , tels que nous, ligués ensem-
el ble, dussent être repoussés ? Et malgré l'état
S où nous sommes, puis-je m'imaginer encore
que ces légions, dont l'exil a dépeuplé le
Ciel, ne se relèveront pas pour rentrer un
jour dans leur demeure natale? Armée cé-
leste , vous me devez au moins ce témoi-
gnage, qu'aucune diversité de sentiments ou
d'intérêts, aucune faiblesse dans le cœur,
aucune crainte du péril, n'ont de ma part
e renversé nos espérances ; mais le Monarque
S suprême nous cachait sa force ; assis sur un
8 trône qui n'était soutenu en apparence que
S par l'ancienne opinion, le consentement ou
е l'usage, il nous découvrait seulement l'éclat
de sa grandeur. Voilà la cause de notre at-
tentat, et la source de notre ruine. Nous la
95 LE PARADIS PERDU
connaissons aujourd'hui cette puissance : ce
n'est donc plus à nous de commencer la
guerre ; mais devons-nous la craindre ? Nous
pouvons tenter par artifice, ce que nous n'a-
vons pu exécuter par la force. Il apprendra
qu'un ennemi n'est vaincu qu'à demi, quand
il n'a fait que céder à la force. Le temps pro-
duit des nouveautés, et le bruit courait dans
le ciel que ce Dieu était sur le point de créer
une terre, et d'y placer une gênération que
sa bonté ne devait guère moins favoriser que
ses enfants célestes. Ce monde, quand nous
n'irions que pour le reconnaître, sera peut-
être l'objet de la première sortie que nous
ferons. Les esprits de l'Empyrée ne sont pas
destinés à rester dans les prisons de ce gouf-
fre infernal, et l'abîme ne les ensevelira pas
pour jamais en son obscurité ; mais ces pen-
sées doivent être examinées dans un plein
Conseil.
Il dit, et des millions de chérubins tirant
leurs épées flamboyantes, les agitèrent en
signe d'applaudissement ; l'éclat en rejaillit
jusqu'aux voûtes de l'enfer. Ils blasphe-
mèrent le saint nom de Dieu ; et faisant re-
tentir un bruit de guerre sur leurs boucliers
qu'ils choquaient fièrement de leurs armes,
ils envoyèrent au ciel un cartel de défi.
Non loin de là était un mont, dont le som-
met affreux vomissait des tourbillons de
flamme et de fumée ; le reste reluisait d'une
croûte jaunâtre, signe indubitable de l'or, en-
fant du soufre, qu'enfermaient ses entrailles.
Un détachement considérable des brigades
ailées s'y rendit en diligence. Ainsi l'on voit
les pionniers armés de pics et de bêches de-
vancer une armée royale pour creuser des
tranchées, ou pour élever un rempart. Mam-
mone les conduisait, Mammone l'esprit le
plus rampant de tous ceux qui tombèrent du
LIVRE PREMIER 23
céleste lambris ; car même dans les palais du
Tout-Puissant , ses regards et ses pensées
étaient toujours tournés en bas , et la richesse
des cieux pavés d'or massif, le touchait plus
que tout ce que la présence de l'Eternel peut
avoir de saint et de divin. C'est lui qui le
premier apprit aux hommes à piller le centre
de la terre, et à déchirer d'une main impie
les entrailles de leur mère, pour y chercher
des trésors que la nature avait sagement ca-
chés. Ses travailleurs firent bientôt dans le
mont une vaste ouverture, et en retirèrent
de gros lingots d'or. Que l'on ne s'étonne
point de voir des richesses renfermées
dans le sein des enfers ; cette région mérite
mieux qu'aucune autre d'être infectée de ce
précieux poison. O vous qui vous glorifiez
dans les choses périssables, et qui parlez
avec admiration de Babel, et des ouvrages
des rois de Memphis, mortels, apprenez ici
combien les plus superbes monuments de
votre gloire, et la force et l'art sont aisé-
ment surpassés par les esprits réprouvés,
qui font dans un instant ce qu'en un siècle,
avec des travaux infinis et des mains innom-
brables, vos aïeux ont à peine achevé.
Une seconde troupe d'esprits travaillait aux
creusets préparés dans la plaine voisine,
sous laquelle un feu liquide sortait du lac à
gros bouillons ; elle raffinait l'or avec un art
merveilleux, et le purifiait jusqu'au dernier
degré.
D'autres formaient en terre des moules ar-
tistement façonnés, dans lesquels au sortir
des creusets la matière liquide coulait d'une
façon surprenante. Ainsi dans l'orgue le
vent d'un coup de soufflet se distribue par le
sommier aux différents tuyaux. Bientôt, au
son d'une symphonie mélodieuse de voix et
d'instruments s'éleva hors de terre, comme
2.4 LE PARADIS PERDU
une fumée, un immense edifice en forme de
temple. Il était porté sur des colonnes et sur
des pilastres d'ordre dorique. L'architrave su-
perbe soutenait une frise chargée d'un admi-
rable bas-relief, et surmontée d'un riche toit
d'or ciselé. Jamais Babylone ni Memphis ne
portèrent si loin la magnificence de leurs
chef- d'œuvres, soit dans les palais de leurs
rois, soit dans les temples de leurs dieux
Belus et Serapis, quand l'Egypte et la Syrie
se disputaient à l'envi de luxe et de riches-
ses.
Tout à coup les portes d'airain s'ouvrirent,
le vaste intérieur du manoir infernal parut
dans tout son éclat. Une rare mosaïque s'of-
frait sous les pieds. De la voûte pendaient,
par un puissant enchantement , plusieurs
lampes lumineuses, avec des fanaux brillants
entretenus de naphte et d'asphalte , qui ré-
pandaient une lumière pareille à celle des
cieux. La multitude , pleine d'empressement
et d'admiration s'y jeta en foule. Les uns
louaient l'ouvrage, et les autres l'architecte.
Sa main s'était signalée dans le ciel par la
construction de plusieurs tours admirables.
Elles servaient de palais aux anges que l
Roi suprême avait éxaltés au rang de prin-
ces, pour gouverner chacun selon l'ordre ad
mirable de la céleste hiérarchie. Le nom de
l'architecte ne fut pas inconnu et sans hon-
neur dans l'ancienne Grèce. Les peuples d'Au-
sonie l'appelèrent Mulciber, et ils racontent
l'occasion pour laquelle Jupiter en courroux
le fit voler par-dessus les célestes remparts.
L'infortuné, disent-ils, roula du matin jus-
qu'au soir pendant un jour entier d'été; et
semblable à une étoile qui se détache du fir-
mament à l'heure que le soleil se couche, il
tomba dans Lemnos, île de l'Egée, mais leur
tradition est fausse. Il tomba longtemps au-
LIVRE PREMIER 25
paravant, avec sa troupe rebelle. Les tours
qu'il avait bâties dans le ciel, et toutes ses
machines lui furent inutiles. Il se trouva
précipité avec ses entrepreneurs pour aller
bâtir dans les enfers.
Les héros ailés, en grand et terrible appa-
reil, par ordre du général, proclamèrent dans
l'armée au son des trompettes la tenue pro-
chaine d'un conseil solennel à Pandemonie,
la grande capitale de Satan et de ses pairs.
Les plus dignes , suivant l'ancienneté des
rangs, ou suivant la nouvelle promotion, y
furent convoqués. Ils y vinrent à l'heure
même, escortés d'une cour nombreuse, qui
marchait par centaines et par milliers. Bien-
tôt les avenues des portes et le vestibule fu-
rent occupés. Ils remplirent la vaste étendue
du lieu destiné à tenir le conseil ; ce lieu res-
semblait à une plaine couverte de peuple, où
les champions montés sur de fiers coursiers,
et armés de toutes pièces, s'avancent, et de-
vant le trône du Soudan , défient les plus bra-
ves des chevaliers païens à un combat mortel
ou à rompre la lance. On entendit au loin
un sifflement produit par le battement des
ailes des démons, qui formaient sur la terre
et dans l'air un essaim innombrable . C'est
ainsi que les abeilles au printemps, quand le
Soleil entre dans le Taureau, font sortir par
pelotons leurs jeunes colonies . La troupe
bourdonnante voltige çà et là parmi les L
fleurs et la fraîche rosée, ou se promenant
sur la planche unie qui sert d'esplanade au-
devant de leur citadelle de chaumê construite
nouvellement, elles s'entretiennent des affai-
res de leur état. Telle la multitude aérienne
fourmillait, et le palais pouvait à peine la
contenir ; mais au signal donné (tel est leur
pouvoir) , ceux dont la taille surpassait la
hauteur des géants , fils de la terre , se rédui-
26 LE PARADIS PERDU
sent presque à un point, et s'assemblent,
quoique sans nombre, dans un lieu resserré.
Cette race de pygmées au-delà du mont de
l'Inde, occupe malgré leur petitesse un plus
grand volume. Ainsi le berger marchant
dans la nuit, à côté d'un bois ou d'une fon-
taine, voit ou croit voir les fées qui se diver-
tissent entre elles. La lune étonnée s'arrête,
et près de la terre se rabaisse en tournoyant
avec une lueur pâle. Cependant ces nymphes
appliquées à leurs danses et à leurs jeux,
charment son oreille par leur musique agréa-
ble, et son cœur tressaille tout à la fois de joie
et de crainte ; de même ces esprits incorporels
réduisirent à la plus petite forme leur taille
immense, et se trouvèrent à l'aise malgré
leur multitude. Mais dans un appartement
retiré, les séraphins et les chérubins conser-
vant leur hauteur majestueuse, tinrent un
conseil secret. Ils s'assirent sur des sièges
d'or au nombre de mille et mille demi dieux.
Le sénat fut grand et complet . Enfin après
un court silence, et la lecture de la convoca-
tion, le conseil commenca.
ARGUMENT
Satan agite dans le conseil s'il est à propos de hasarder
encore une bataille pour recouvrer le ciel. Quelques-uns an
sont d'avis, d'autres s'y opposent. Un troisième parti pré-
vaut. L'on conclut qu'il faut avant tout suivre l'idée de Sa-
tan, et éclaircir la prophétie ou la tradition du ciel au sujet
d'un monde destiné à une espèce de créatures peu inférieures
aux anges, et qui devaient exister à peu près dans ce temps .
Leur embarras pour savoir qui ils enverront à la décou
verte de ce monde. Satan se charge tout seul de cette entre-
prise. Il reçoit des honneurs et des applaudissements. Le
conseil finit, les esprits se dispersent, et pour charmer leurs
maux s'occupent à différents exercices en attendant le retour
de leur grand générai. Il arrive aux portes de l'enfer qu'il
trouve fermées et gardées par deux monstres affreux. Après
quelques éclaircissements, les portes lui sont ouvertes. Sa-
tan aperçoit le gouffre entre l'enfer et le ciel. Il traverse l'a-
bime avec beaucoup de difficulté. Le Chaos qui préside dans
cet espace lui désigne sa route vers le monde qu'il cher-
chait.
Assis sur un trône érigé par le crime, Satan
dominait sur les rebelles esprits . L'éclat qui
sortait de sa couronne effaçait les plus bril-
lantes productions d'Ormus et de l'Inde, et
des riches contrées où l'Orient somptueux
répand d'une main prodigue sur ses rois
barbares l'escarboucle et le rubis ; cependant
son orgueil n'était point encore satisfait ; il
en voulait à la monarchie suprême ; et sans
songer aux événements passés , son imagi-
nation superbe portée dans un avenir chi-
mérique, lui dicta ces mots :
Trônes, dominations , divinités, la puis-
sance immortelle, toute opprimée qu'elle peut
être, ne saurait se renfermer dans les gouf-
tres de l'abîme : ainsi je ne regarde point le
28 LE PARADIS PERDU
ciel comme perdu pour nous. Les vertus cé-
lestes se relevant de leur chute, n'en seront
que plus glorieuses, et désormais elles n'au-
ront plus à craindre les coups du hasard.
Un juste droit et les lois fixes du destin
m'ont d'abord fait votre chef. Un choix libre
de votre part m'a ensuite confirmé dans ce
haut rang, sans parler des obligations que
vous avez à ma valeur ou à ma prudence ;
mais nos malheurs mêmes affermissent en-
core ce trône. La faveur du divin monarque,
et les grâces qu'il partage dans un degré
différent à ses élus, excitent naturellement
entre eux une secrète jalousie ; l'envie ne
peut nous diviser. Quel serait son objet? Le
plus haut rang nous expose de plus près
aux coups de la foudre, et ce sceptre brû-
lant me condamne à la plus grande mesure
de tourments. Où il n'y a point de bien à
contester, il ne saurait naître de disputes.
Nul ne prétendra la préséance dans les
malheurs. Nul n'aura la folle ambition d'aug-
menter le poids de ses peines. Nous avons
donc pour nous l'avantage d'une plus grande
union, d'une meilleure foi et d'un accord plus
parfait que dans l'armée de l'éternel ; et ré-
clamant notre ancien et juste héritage, nous
sommes plus sûrs de triompher, que si nous
eussions déjà remporté la victoire : mais agi-
rons-nous à force ouverte ou par de sourdes
ruses? C'est ce qu'il faut examiner : chacun
dira librement son avis.
Il dit, et le premier après lui, Moloch, le
sceptre en main, se leva. Moloch le plus vio-
lent et le plus furieux des esprits qui com-
battirent dans les plaines de l'Empyrée. Le
désespoir augmentait encore sa férocité na-
turelle. Il avait l'audace de se soutenir égal
au Tout-Puissant, et plutôt que de fléchir, il
aimait mieux cesser d'être . Cette ardeur effré-
LIVRE II 29
-cé- née lui fit perdre toute crainte. Il ne consi-
Ont déra plus ni Dieu ni l'enfer, ni le sort le plus
affreux; et dans cette disposition il parlà de
la sorte :
Armons-nous, déclarons la guerre ; pre-
ore nons le parti d'agir à force ouverte. Je n'em-
ploierai nides
ce ressource ruses, ni Tandis
lâches. stratagèmes : c'estcon-
que nous la
ие certerons des mesures indignes de nous,
e:
faudra-t-il que des millions d'esprits armés,
qui n'attendent que le signal de l'escalade,
restent ici languissants et bannis de leur vé-
ritable patrie ? Fàudra-t-il qu'ils acceptent
pour leur demeure cette infâme et noire ca-
verne où nous a renfermés le cruel qui règne
par notre lâcheté ? Non, servons-nous des
flammes et des furies de l'enfer, pour forcer
tous ensemble un passage vers les monta-
gnes éternelles. Faisons de nos propres tor-
3. tures des armes contre notre tyran : qu'il
S entende le tonnerre infernal affronter le fou-
dre dans ses mains; opposons à ses éclairs
S le feu livide qui nous dévore ; montrons une
e rage égale
et qu'il ; jetonsenl'horreur
tremble voyant parmi ses anges,
son trône même
S
couvert de ce soufre et de ces flammes qu'il a
préparés contre nous. Mais, dira - t- on, la
route est inaccessible, comment aller d'un
plein vol assaillir un ennemi si élevé? Consi-
dérez donc, si le breuvage assoupissant de
ce lac d'oubli ne vous tient point encore en-
gourdis, que de notre propre mouvement
nous montons vers notre siège natal ; la des-
cente est contraire à notre nature. Eh! quoi,
quand le fier ennemi poursuivait notre ar-
mée rompue à travers l'abîme, ne sentiez-
vous pas quels efforts il nous fallait faire pour
descendre , malgré l'impulsion que nous
avions reçue; il nous est donc facile de nous
relever. On craint l'événement : si nous nous
30 LE PARADIS PERDU
attaquons de nouveau à un plus fort que
nous, sa colère pourrait augmenter nos
malheurs . Est-il donc encore quelque chose
à craindre dans les enfers ? Quoi de plus dé
solant, que de nous voir àjamais privés de la
beatitude, que de gémir sans cesse dans ce
gouffre abominable , livrés en proie à un feu
qui ne s'éteint point, toujours dans l'attente
de l'heure fatale où les chaînes de l'enfer
nous entraîneront aux tourments. De plus
grands châtiments seraient au-dessus de
toute force créée : ils nous anéantiraient.
Qu'avons-nous donc à redouter ? Pourquoi
craindre d'irriter la colère de notre ennemi?
Qu'elle s'enflamme à son plus haut point, elle
nous consumera entièrement, et la mort est
préférable à une éternelle misère ; ou si notre
substance divine est immortelle, nous aurons
toujours la consolation de nous voir à l'abri
du néant. Ne nous sentons-nous pas en état
de troubler la demeure du Très -Haut, et de
porter l'alarme jusqu'à son trône ? Nous som
mes donc déjà vengés, quand même nous ne
serions pas vainqueurs .
Il finit en fronçant les sourcils ; son regard
annonça une vengeance désespérée et une
bataille dangereuse pour tout autre que pour
Dieu. De l'autre côté se leva Bélial dans une
attitude plus gracieuse et plus modérée.
L'Olympe n'avait point perdu de plus bel ha-
bitant. Par la noblesse de son extérieur libre
et guerrier, il semblait destiné pour des ac-
tions d'éclat ; mais en lui tout était faux et
dépourvu de solidité. Sa voix plus douce que
la manne du ciel, savait donner une couleur
favorable aux crimes les plus noirs. Il possé-
dait l'art de confondre la raison et de faire
avorter les desseins les mieux conçus. Ses
pensées basses et industrieuses pour le vice,
étaient timides et paresseuses, quand il s'a-
LIVRE II 31
gissait de quelque chose de grand. Il parla
fort cependant, et d'un ton flatteur pour l'oreille
ter et persuasif pour leur cœur, il prononça ces
e paroles :
plus Chers compagnons , je suis très porté à la
es guerre : je ne cede en haine à personne ; mais
das ce qui vient d'être allégué de plus fort pour
u la persuader , ne sert qu'à m'en détourner.
at Quel augure devons-nous tirer du succès ,
quand le plus brave de nos troupes, se mé-
Defiant lui-même de son conseil et de sa force,
Sus fonde son courage sur le désespoir, et con-
in sent à périr pourvu qu'il se venge. Quelle
u vengeance pouvons-nous prendre? Les tours
éternelles sont gardées par des troupes in-
vincibles . De distance en distance les légions
Odu Tout-Puissant sont campées sur les con-
fins de l'abîme, et d'une aîle légère ses cou-
ureurs s'avançant dans le royaume de la nuit,
mettent l'Empyrée à l'abri de la surprise.
Pourrions-nous nous faire jour par la force ?
t Quand tout l'enfer marcherait après nous
pour confondre par l'épaisseur de ses ténè-
S bres la pure lumière des cieux, notre ennemi
assis sur un trône incorruptible, dissiperait
par l'éclat de sa présence tout ce qui vou-
drait l'offusquer, et sa cuirasse, que rien ne
saurait endommager, repousserait bientôt
nos faibles traits. C'est donc le désespoir que
l'on nous présente pour unique ressource.
On veut que nous allumions encore la colère
du vainqueur. Dans quelle vue? C'est, dit-on,
! que s'il redouble nos maux, leur excès pourra
enfin nous anéantir. Tristé délivrance ! Qui
d'entre nous, malgré les peines dont nous
sommes accablés, n'aimera pas mieux jouir
de cet être intellectuel et se promener à tra-
vers l'éternité, dans la variété de ses pen-
sées, que de périr englouti dans le sein de
la nuit éternelle? Mais supposons que la
32 LE PARADIS PERDU
mort soit un bien pour nous, notre vainqueur
voudrait-il nous en gratifier, ou même le
pourrait-il ? Il est douteux qu'il le puisse, sûr
qu'il ne le voudra jamais. Voudra- t-il, étant
si sage, lâcher la bride à toute sa colère ? Et
pourrait-il bien, par faiblesse ou par inad-
vertance, donner à ses ennemis ce qu'ils dé-
sirent ? Détruirait-il dans sa fureur ceux que
cette même fureur réserve et destine à des
châtiments éternels . Pourquoi donc balan-
çons - nous , disent ceux qui conseillent la
guerre ? Nous sommes condamnés sans re-
tour à des malheurs sans bornes . Nos peines ,
quoique nous fassions, ne sauraient augmen-
ter. Que pourrions-nous souffrir de plus ?
Est- ce donc ce qu'il y a de plus triste, que
d avoir la liberté de parler , d'agir et de s'as-
sembler ? Rappelez- vous cette fuite précipi-
tée, où frappés du foudre, et vivement pour-
suivis, nous conjurions l'abîme de nous ou-
vrir son sein et de nous dérober aux traits
du vainqueur l'enfer nous semblait alors
un asile. Notre état n'était-il pas plus affreux
tout le temps où nous nous sommes vus en-
chaînés et ensevelis dans le lac brûlant ?
Quoi si le souffle qui alluma ces tristes feux,
se ranimait pour les rendre sept fois plus
plus ardents : si la vengeance presque as-
soupie venait à se réveiller si tous les tré-
sors de sa colère s'ouvraient : si les voûtes
infernales croulant faisaient fondre sur nos
têtes leurs torrents enflammés, et toutes les
horreurs qui nous menacent, notre sort ne
serait-il pas infiniment plus à craindre ? Peut-
être au moment que nous projetons une
guerre glorieuse, il s'élève contre nous une
tempête qui nous submergera dans les flam-
mes. Peut-être une main invisible va- t- elle
nous enlever et nous clouer sur divers ro-
chers, pour être le jouet et la proie des tour-
LIVRE II 33
ver billons furieux. Cette situation ne serait-elle
pas plus horrible ? Non, non, ne songeons
plus à la guerre. Nous ne présumons point
de vaincre celui qui possède la force, ni de
ell tromper celui qui voit tout d'un coup d'œil.
Egalement puissant pour repousser nos
coups, et sage pour dissiper nos trames, du
haut des cieux il se rit de nos vaines émeu-
tes. Mais vivrons-nous déshonorés, foulés
aux pieds, bannis du ciel, notre chère pa-
trie ?
N Le destin l'a voulu, soumettons-nous. La
ne force ne nous manque pas, manquerons-nous
en de patience ? Dans l'incertitude du succès,
US nous aurions dû faire nos réflexions avant
Qu que de prendre les armes contre un si grand
ennemi ; mais nous nous sommes livrés aux
mouvements de notre courage . Pourquoi fré-
mir des violences qu'on exerce contre nous ?
L'exil , l'ignominie , l'esclavage , sont des
maux inévitables pour des vaincus : faisons-
r nous une raison . Notre vainqueur pourra
s'apaiser avec le temps. Si nous cessons de
D l'insulter, peut-être il nous laissera tran-
quilles dans ces lieux écartés de sa vue. Qui
I sait même si, satisfait un jour de ce que nous
aurons souffert, il n'ècoutera pas sa clé-
S mence ? Ces feux brûlants se ralentiront,
quand son souffle n'en rallumera plus les
Hammes. Alors notre essence purifiée sur-
montera leur vapeur nuisible, et notre tem-
pérament s'accoutumant au climat, n'en res-
sentira plus aucune incommodité. Cette hor-
reur se convertira en bonace, et cette obscu-
rité en lumière. L'instabilité des choses que
le temps dispose à des révolutions continuel-
Ies , doit élever nos espérances. Nous pouvons
nous flatter de quelque changement heu-
reux notre condition était autrefois fortu-
née, elle est aujourd'hui déplorable ; mais
LE PARADIS PERDUT. I 2
34 LE PARAD P
IS ERDU
elle peut empirer, si nous nous exposons à
de plus grands châtiments.
Ainsi Bélial, sous des termes revêtus de
l'apparence de la raison, n'osa directement
conclure pour la paix ; mais il insinua le
parti d'un repos ignoble et d'une inaction
paisible. Apres lui parla Mammone.
Si nous faisons la guerre, nous la ferons
ou pour detrôner le divin monarque ou pour
nous remettre en possession des droits que
nous avons perdus. Pour le détrôner, il fau-
drait que le destin immuable cédât à la for-
tune volage et que le Chaos fût l'arbitre de
la victoire. Le peu de fondement qu'il y a
d'espérer le premier fait voir la vanité du
dernier. Est-il pour nous aucune place dans
l'enceinte du Ciel, à moins que nous n'en
surmontions le grand roi ? Supposé même
qu'il s'attendrît et qu'il publiât un pardon
général, à la charge de lui jurer de nouveau
obéissance, de quels yeux pourrions-nous
nous tenir humblement debout en sa pré-
sence et recevoir les dures lois qu'il nous
imposerait ? Aurions-nous bien la lâcheté de
rendre hommage à son trône, avec des hym-
nes mélodieux et de chanter, en l'honneur
de sa divinité, des cantiques forcés, pendant
qu'il serait assis en maître et que ses autels
fumeraient de parfums suaves et de fleurs
d'ambroisie que nos timides mains vien-
draient y prodiguer ? Car telle serait notre
Occupation dans le Ciel : on n'y connaît
point d'autre bonheur. Qu'une éternité em-
ployée à faire sa cour à l'objet de sa haine
secrète est longue et ennuyeuse ! N'entrepre
nons pas l'impossible : nous ne saurions
forcer les portes éternelles ; mais quand on
voudrait nous les ouvrir, nous devrions re-
jeter une grâce pareille. Ce que nous avons
perdu n'était en soi qu'un pompeux escla-
LIVRE II 35
vage ; cherchons notre bonheur en nous-
mêmes, et ne songeons qu'à vivre pour nous
dans cette vaste retraite, indépendants, af-
franchis de toute tyrannie et préférant une
liberté pénible à l'éclat servile du joug le
plus brillant. Notre grandeur n'appartiendra
qu'à nous, lorsque nous ferons servir à notre
gloire, à notre avantage, à notre félicité, ce
qui devait être méprisable, nuisible, perni-
cieux, tirant à force d'industrie notre satis-
faction du mal même. Craignons-nous l'obs-
curité de ces profondes régions ? Combien de
fois le grand Souverain se plaît-il à s enve-
lopper de nuages épais et sombres ? Les ton-
nerres cachés grondent de toutes parts et le
Ciel paraît un Enfer. Mais sa gloire, envi-
ronnée de la majesté des ténèbres, conserve
en elle-même toute la pureté de son éclat.
Comme il imite notre obscurité, ne pouvons-
nous pas, quand il nous plaira, imiter sa lu-
mière? Ce terrain brut a ses beautés cachées,
l'or et les perles s'y rencontrent. Nous né
manquerons ni d'adresse ni d'art pour en
tirer de la magnificence ; et qu'est-ce que les
palais divins peuvent présenter de plus à
nos yeux? Qui sait même si nos tourments
ne deviendront pas avec le temps notre élé-
ment ? Peut-être ces feux perçants seront
pour nous aussi doux qu'ils sont mainte-
nant cruels. Si nous pouvons une fois nous
transformer en leur nature , il n'y aura
plus rien de sensible dans nos peines. Tout
nous invite à des conseils paisibles et à voir
comment nous adoucirons nos misères, eu
égard à l'état et au lieu où nous sommes.
Bannissons tous les projets de guerre et ne
songeons plus qu'à tirer avantage des ri-
chesses que nous possédons.
A peine eut- il fini, que l'assemblée fut
remplie d'un bruit sourd, semblable à celui
36 LE PARADIS PERDU
qu'on entend après une tempête, quand les
antres des rochers conservent le bourdonne-
ment des vents impétueux, qui toute la nuit
ayant bouleversé la mer, endorment, par
leurs sifflements enroués, les matelots épui-
sés de veilles et de fatigues, dont le vais-
seau se trouve à l'ancre dans une baie pleine
d'écueils. Tel fut l'applaudissement qu'on
entendit, quand Mammone cessa de parler.
Son avis pour la paix fut goûté. L'impression
qu'avaient formée sur eux le foudre et l'é-
pée du vainqueur leur faisait craindre, plus
que l'Enfer même, un nouveau combat. Ils
se sentirent flattés du projet de fonder un
empire pareil à celui des Cieux.
Beelzebuth , qui après Satan tenait le pre-
mier rang, remarqua leur disposition . Îl se
leva d'un air grave. En se levant, il parut
le soutien d'un Etat. La délibération et les
soucis publics étaient profondément gravés
sur son front, et dans ses traits majestueux,
quoique défigurés, on lisait les décisions du
conseil d'un roi. Capable de porter sur ses
épaules, plus robustes que celles d'Atlas , le
fardeau des plus puissantes monarchies, il
attira au premier regard toute l'attention, et
l'assemblée fut calme comme la nuit ou l'air
du midi en un beau jour d'été.
Puissances impériales, Divinités du Ciel,
Vertus éthérées, ou plutôt lâches habitants
des Enfers, car, renonçant à vos premiers
titres, toutes les voix ně tendent qu'à fon-
der ici un empire nouveau. Quelle est donc
votre erreur ? L'Eternel ne vous destine point
ici des trônes, mais des cachots. Il ne vous
y a point placés pour vous y soustraire à son
empire, encore moins pour vous mettre en
état de former contre son trône une ligue
nouvelle sa volonté suprême est de vous y
retenir dans l'esclavage. Lui seul, soyez-en
LIVRE II 37
sûrs, toujours le plus haut et le plus pro-
fond, le premier et le dernier ; lui seul est le
monarque qui règne et nos révoltes ne peu-
vent donner atteinte à sa gloire. Nous som-
mes encore sous sa domination, et sa verge
de fer, levée sur nos têtes, nous force à su-
bir ses lois, comme il gouverne les célestes
esprits du plus léger mouvement de son
sceptre d'or. Pourquoi donc délibérer si nous
ferons la guerre ou la paix ? La guerre a fixé
notre sort ; on ne nous offre point la paix :
ne la recherchons point. Quelle paix peuvent
espérer des esclaves ? Ils ne doivent s'atten-
dre qu'à des fers, qu'à d'indignes traitements
au gré du vainqueur. Rendons haine pour
haine, hostilité pour hostilité ; vengeons-
nous, quoique avec lenteur, puisque notre
état ne nous permet point une prompte ven-
geance. Notre unique objet doit être de pri-
ver le vainqueur du fruit de sa victoire. Ne
le laissons point jouir du cruel plaisir de se
rassasier de notre misère. Qu'est-il néces-
saire que, par une irruption dangereuse,
nous envahissions l'Empyrée, dont les super-
bes remparts ne craignent ni assaut, ni
siège, ní surprise de la part de l'abîme : il
est des routes et plus sûres et plus aisées.
Une ancienne prophétie nous a révélé dans
le Ciel qu'un monde nouveau devait sortir
du néant. Si j'ai bien combiné les termes et
les signes de la prophétie, il doit en être
déjà sorti, pour servir de demeure à une
race nouvelle, à l'homme, dont la nature,
semblable à la nôtre, mais inférieure en
excellence, est plus favorisée de celui qui
règne. La volonté du Très-Haut s'est expli-
quée là-dessus parmi les dieux, et il l'a con-
firmée par un sentiment qui fit trembler
toute la circonférence du Ciel. Tournons de
ce côté-là toutes nos pensées ; tâchons d'ap-
38 LE PARADIS PERDU
prendre quelles créatures l'habitent, quelle
est leur figure ou leur substance, quels sont
leurs talents , en quoi consiste leur force ou
leur faiblesse, et si, pour les surmonter, il
faut employer l'artifice ou la violence, les
portes de l'Olympe sont fermées ; tout assure
la gloire et le repos du grand monarque; mais
peut-être cette autre place frontière de son
royaume est ouverte, dénuée de troupes, et n'a
d'autre défense que ses premiers habitants.
Portons contre eux nos armes , détruisons
leur monde ou soumettons -le à titre de con-
quête. Chassés du Ciel, chassons de la Terre
ces nouveaux sujets ou soulevons-les contre
leur Dieu, afin qu'il devienne leur ennemi et
que, dans sa fureur, il extermine son propre
ouvrage. Ne sentez-vous pas tout le plaisir
d'une telle vengeance ? Elle troublerait la joie
qu'il ressent de notre confusion, et notre
joie naîtrait de son trouble. Il regretterait
ses enfants bien aimés, qui, partageant avec
nous et nos fautes et nos peines, maudi-
raient leur origine et pleureraient leur trop
courte félicité. Voyez donc si ce projet méri-
te votre attention, ou s'il vous convient
mieux de vous occuper dans cette triste de-
meure à bâtir des empires chimériques.
Tel fût l'avis détestable que Beelzebuth
mit dans tout son jour sur la première idée
qu'en avait donnée Satan. Quel autre que
l'auteur du mal pouvait concevoir un des-
sein aussi noir que celui de saper le genre
humain dans sa racine, et d'envelopper la
terre avec l'enfer pour contrister le Créa-
teur ! Mais la malice infernale ne servira
qu'à relever la gloire du Très-Haut.
Le projet audacieux fut approuvé, et la joie
étincela dans les yeux des anges de ténèbres .
Ils donnèrent un consentement unanime :
sur quoi Béelzébuth reprit ainsi la parole.
LIVRE II 39
Enfin vos disputes finissent, mes raisons
ont prévalu : il convient à des dieux de for-
mer de grands desseins ; par là, vous vous
releverez du fond de l'abime, en dépit du
destin ; par là, vous vous rapprocherez de
votre ancienné demeure ; peut-être même
serez-vous à portée de ces confifis glorieux
que vous possédiez autrefois ; et qui sait si
nous ne pourrons point tirer avantage de la
proximité, pour rentrer les armes à la main,
Soit dans le lieu de notre origine, soit dans
quelque zone tempérée où nous vivrons
tranquilles et perpetuellement visités de la
charmante lumière des cieux. Les brillants
rayons de l'Orient ranimeront notre éclat, et
le baume de l'air radoucira les cruels effets
de ces feux corrosifs . Mais, avant tout, il
s'agit d'un point important. Qui d'entre nous
s'offrira pour aller à la découverte de ce nou-
veau monde? Qui voudra sonder de ses pieds
errants l'immense profondeur de l'abîme té-
nébreux ? Qui saurà demeler cette route épi-
neuse à travers la nuit palpable ? Quelle
force, quel art pourra suffire pour soutenir
d'une aile infatigable un vol rapide au-des-
sus des vastes precipices du vide, avant que
d'arriver au terme fortune ? Comment échap-
per au travers des sentinelles serrées et des
bataillons d'anges épars ? Cette entreprise
exige de celui qui s'en chargera une con-
duite surprenante et une résolution infinie.
C'est à nous de faire usage de toute notre
prudence pour choisir un sujet capable. Il ne
s'agit de rien moins que de lui remettre
notre sort et nos dernieres espérances.
Il s'arrêta sans sourciller. Il attendait que
quelqu'un se levât pour appuyer, pour con-
tredire ou pour prendre sur soi la commis-
sion périlleuse tous restèrent dans le si-
lence, admirant le projet, étonnés de l'exé-e
40 LE PARADIS PERDU
cution. Chacun lisait dans les yeux des
autres sa propre frayeur. Nul parmi l'élite
et la fleur de ces guerriers ne se trouvait
assez hardi pour s'offrir. Satan, que la gloire
de son rang élevait au-dessus du vulgaire,
fier de sa supériorité, dit d'un ton de mo-
narque :
Princes du ciel , trônes, empyrés, si nous
gardons le silence, ce n'est pas que la crainte
puisse nous ébranler. La difficulté, non le
péril, nous étonne. Le chemin qui d'ici con-
duit à la lumière est long, peut-être impra-
ticable ; cette prison est barricadée de toutes
parts. Une vaste convexité de feu dévorant
naus entoure neuf fois de son circuit, et des
portes de diamant défendent la sortie. Ces
portes passées, si l'on peut les passer, la vide
profondeur de la nuit informe nous reçoit
dans sa gueule béante et menace d'un entier
anéantissement celui qui osera se plonger
dans son gouffre. S'il pénètre de fà dans
quelque monde inconnu, il se trouvera ex-
posé à de nouveaux dangers et il lui faudra
surmonter encore les mêmes obstacles dans
sa retraite. Mais je soutiendrais mal l'hon-
neur de ce trône orné de splendeur, armé
de puissance, si la peine ou la difficulté
pouvaient m'arrêter un instant, quand il y
va de l'intérêt de l'Etat. La royauté dont je
suis revêtu et le sceptre que je porte m'aver-
tissent que qui jouit de la gloire du trône
en doit essuyer les périls. Les grands dan-
gers sont pour les grandes places. Allez
donc , redoutables puissances , qui même
après votre chute êtes encore la terreur du
ciel, concertez entre vous ce qui pourra sou-
lager la misère de ces lieux et rendre l'enfer
plus supportable, tandis qu'il vous faudra
l'habiter. Inventez quelque moyen, quelque
charme pour suspendre, pour éluder et pour
LIVRE II 41
ralentir vos maux. Veillez sans cesse en
mon absence, vous avez un ennemi vigilant.
Je vais moi-même à travers la noire destruc-
tion chercher la délivrance commune. Per-
sonne ne partagera cette entreprise avec
moi.
A ces mots, le monarque se leva ; il pré-
vint sagement toute réplique, de peur qu'en-
courages par sa résolution, d'autres entre
les principaux, dans l'assurance d'un refus,
ne vinssent s'offrir pour cette expédition
dont la première vue les avait épouvantés.
En briguant cet emploi, ils se seraient dé-
clarés ses rivaux ; et sans aucun dessein de
le remplir, sans courir aucun risque, ils eus-
sent partagé la gloire qu'il lui fallait mois-
sonner au travers d'une infinité de dangers ;
il leur défendit donc de penser à le suivre ;
le son de sa voix ne les effraya pas moins
que les périls de cette course terrible.
Ils se levèrent avec lui. Le bruit qu'ils
firent en se levant fut pareil à celui du ton-
nerre entendu dans l'éloignement. Ils s'in-
clinèrent en sa présence avec une soumis-
sion profonde, et ils l'exaltèrent comme un
Dieu égal au Très-Haut. Sa générosité, qui
l'engageait à se dévouer pour le bien public,
ne resta point sans éloges. Les démons,
malgré la corruption de leur nature, sentent
ce qui mérite ou la louange ou le blâme. Par
là seront un jour confondus ces hommes
pervers, dont les actions spécieuses n'ont
d'autre principe que la vaine gloire ou l'am-
bition colorée du nom de zèle.
Ils sortirent du conseil agités de diverses
pensées, mais se réjouissant dans leur chef
incomparable Ainsi, tandis que le vent du
nord repose, les sombres nuages partent du
sommet des montagnes, s'étendent sur la
face riante des cieux et, répandant la neige
42 LE PARADIS PERDU
ou la pluie, attristent la terre et défiguren t
les campagnes. Si par hasard le soleil, en
finissant sa carrière, montre ses rayons et
favorise d'un dernier regard la nature affli-
gée, les champs reprennent vie, les oiseaux
recommencent leurs chansons, et les trou-
peaux témoignent leur joie par des mugis-
sements qui font retentir les montagnes et
les vallées. A la honte des hommes, les dé-
mons, au milieu des tourments vivent en-
semble en bonne intelligence. Les hommes,
seuls de toutes les créatures raisonnables,
sont en discorde , malgré l'assistance du
ciel; et, tandis que l'Eternel publie la paix,
ils entretiennent entre eux l'inimitié, la haine
et la dissension. Ils se font de cruelles guer-
res et ravagent la terre pour se détruire
l'un l'autre, comme si l'homme (ce qui de-
vrait nous engager à nous réunir) n'était
point entouré d'un assez grand nombre d'en-
nemis invisibles, qui veillent jour et nuit
pour sa ruine.
Ainsi finit le conseil stigien les pairs in-
fernaux se retirèrent en ordre. Au milieu
d'eux marchait leur grand empereur, qui
semblait seul l'antagoniste du ciel. Redou-
table souverain des sombres royaumes, par
cette pompe extérieure, il affectait la gran-
deur de la divinité. Un globe de séraphins
de feu l'entourait à la ronde avec des bla-
sons brillants et des armes fulminantes. Ils
firent publier au son royal des trompettes la
décision du conseil. Vers les quatre vents,
quatre chérubins actifs embouchèrent le
métal sonore et disposerent le peuple à en-
tendre la voix des héraults : l'abîme en re-
tentit. Toute l'armée renvoya de hautes ac-
clamations. Ainsi l'éblouissante lueur d'une
présomptueuse et fausse espérance leur
rendit un peu de tranquillité.
LIVRE II 43
30 Les puissances infernales se séparèrent et
ย tinrent diverses routes, que le penchant ou
38 qu'un triste choix leur présentait dans cette
situation affreuse, comme un moyen de cal-
U mer leur désespoir et d'amuser, jusqu'au re-
O! tour de leur grand chef, des heures que son
absence allait rendre encore et plus longues
et plus tristes.
Les uns sur la plaine ou dans l'air s'ébat-
tent en s'élevant sur leurs ailes ou s'exer-
cent à la course comme aux jeux olympi-
ques, ou dans les champs pythiens ; ceux-ci
manient leurs chevaux ardents ou d'une
4 roue rapide évitent adroitement la borne.
Là, une troupe forme un bataillon carré :
telle est l'image de la guerre qui paraît
quelquefois dans les cieux pour servir d'a-
vertissement à des villes débordées. On y
voit des armées se choquer en bataille dans
les nuages ; les chevaliers aériens se pous-
sent en avant des deux parts, baissent leurs
lances, et bientôt les épaisses légions se
mêlent. La chaleur du combat met en feu
toute l'étendue de l'horizon .
D'autres, avec une rage plus furieuse que
celle des Titans, arrachent les rochers et les
montagnes et volent par les airs en forme
de tourbillons. A peine l'enfer soutient-il
leur agitation et la violence de leurs mou-
vements. Tel Alcide, vainqueur d'Oechalie,
sentant la robe envenimée, au fort de sa
douleur, déracina les pins de Thessalie et
lança Lichas du haut de l'Oeta dans la mer
d'Eubée.
Quelques-uns, dans une vallée retirée du
bruit, accordant leurs voix mélodieuses avec
[a lyre et la harpe, chantaient leurs faits hé-
roïques et le malheur de leurs armes : ils se
plaignaient du destin, dont l'injuste loi assu-
jétissait la vertu à la force ou à la fortune.
44 LE PARADIS PERDU
Leurs chants, remplis de vanité, célébraient
leurs exploits infortunés ; mais l'harmonie,
(qu'y a-t-il d'impossible aux voix des immor-
tels ! ) suspendait la violence des flammes, et
produisait dans ces esprits turbulents une
espèce de calme.
Occupés à des discours plus doux ; (car les
sons charment les sens, mais l'éloquence
charme l'âme), quelques autres étaient assis
à part sur un mont solitaire. Ils s'entrete-
naient de pensées plus élevées : ils raison-
naient de la Providence, de la prescience, de
la liberté, de la prédestination, des décrets
fixes, du franc arbitre, de la détermination
absolue ; mais ils se perdaient toujours de
plus en plus dans des labyrinthes embarras-
sés, disputant à l'infini sur le bien et le mal,
la béatitude et la misère finale, la passion et
l'apathie, la gloire et la honte. Vaine sagesse
et fausse philosophie ! Cependant ces spécu-
lations, toutes creuses qu'elles étaient, par
un doux enchantement, étourdissaient quel-
quefois leurs peines et leurs douleurs ; et fai-
sant naître en eux un espoir séduisant, elles
armaient leur cœur endurci d'une patience
opiniâtre, ainsi que d'une triple cuirasse.
Ceux-là en escadrons, et en grandes trou-
pes, s'étendent hardiment au loin pour re-
connaître leur triste monde, et cherchent s'ils
ne trouveront point en quelque autre climat
une plus douce habitation. Ils prennent en
volant leur route par quatre chemins, le long
des quatre rivières qui dégorgent dans le lac
brûlant leurs ondes lugubres. Là se trouve
le détestable Styx, fleuve de haine ; ici le triste
Achéron, dans son lit noir et profond, traîne
un chagrin mortel : dans cet endroit est le
Cocyte, ainsi nommé des hautes lamentations
qui se font entendre sur son courant de dou-
leurs. En tournant vos regards, vous voyez
LIVRE II 45
le cruel Phlégéton, dont les vagues de feu
allument la rage dans les cœurs.
Loin de ces quatre rivières, le lent et tran-
quille Léthé, fleuve d'oubli, roule ses eaux
tortueuses ; quiconque en boit oublie sur le
champ son premier etat, et perd toute idée,
ou des plaisirs ou des maux passés.
Audelà de ce fleuve est un continent glacé,
sombre, affreux, battu sans cesse de la tem-
pête, d'ouragans et de grêle meurtrière qui
ne se fond jamais sur laterre endurcie, mais
s'amasse en monceaux, et paraît comme la
ruine d'un ancien bâtiment.
Ce continent est terminé par des abîmes de
neige aussi profonds que le lac Serbonite
entre Damiette et l'ancien mont Casius, où
des armées entières ont été englouties. Sous
cette zone glaciale, les frimats de l'air brû-
lent tout, et le froid produit le même effet
que le feu.
Ces malheureux, traînés par les Furies aux
serres de harpies, sentent tour à tour la dif-
férence horrible d'un contraste furieux. Le
changement ne fait que rendre leur sort en-
core plus rude. Tantôt plongés dans la glace,
au sortir d'un lit de feu terrible, ils sentent
éteindre en eux la douce chaleur qu'ils te-
naient du Ciel, et languissent pendant un
certain temps immobiles et raides de froid.
Tantôt ils sont rejetés dans le feu. Pour aug-
menter encore leur misère, en allant d'un sup-
plice à l'autre, ils traversént le Léthé.
A la vue de ces ondes assoupissantes, dont
ils se trouvent si proches, ils désirent, ils
s'efforcent d'en prendre quelques gouttes
pour effacer, dans un doux oubli, leurs peines
et leurs maux, mais le destin s'y oppose.
Méduse, aux regards terribles, de ses bras
armés de serpents, les repousse, et sem-
blable à celle qui se dérobait autrefois des
46 LE PARADI PERDU
S
lèvres de Tantale, l'onde fuit et ne se laisse
point approcher.
Ainsi, les légions infernales, marchant con-
fusément, ne trouvaient partout que des su-
jets de désespoir. Saisies d'horreur, avec un
mortel tremblement, la pâleur sur le front,
les yeux hagards, elles envisageaient de tous
côtés leur partage lamentable. Le repos les
fuyait. En vain traversaient-elles des vallées
sombres et hideuses, des régions de douleur,
des montagnes de glace et de feu. En vain
franchissaient- elles des rochers, des fon-
drières, des lacs, des précipices et des ma-
rais empestés, elles retrouvaient toujours
d'épouvantables ténebres, les ombres de la
mort, que Dieu forma dans sa colère, au jour
qu'il créa les maux inséparables du crime.
Elles ne voyaient que des lieux où la vie
expire, et où la mort seule est vivante : la
nature perverse n'y produit rien que d'énor-
me et de monstrueux tout en est horrible,
inexprimable, et pire encore que tout ce que
les fables ont feint, ou que la crainte s'est
" amais figurė, de gorgoñes , d'hydres et de
chimères dévorantes.
Cependant, l'adversaire de Dieu et de
l'homme, Satan, rempli des plus hauts pro-
jets, attache ses ailes rapides et vole vers les
portes des Enfers quelquefois il suit la
droite, quelquefois la gauche ; tantôt d'un
vol horizontal il rase les plaines infernales,
puis prenant son essor il pointe en haut
vers la voûte de feu. Tel que dans la pleine
mer on voit de loin , suspendue dans les nues,
une flotte partie de Bengale, par les vents
de l'Equinoxe ou des îles de Ternate et de
Tidore, d'où les marchands tirent d'utiles
aromates ; leurs vaisseaux, voguant au cap
sur les liquides plaines de l'océan Ethiopique,
s'avancent vers le pôle, malgré les ténèbres
LIVRE I 47
et la marée : tel, en son vol, paraissait le
prince des Démons .
Enfin les extrémités de la voûte infernale
se découvrent à ses yeux; il en aperçoit les
horribles portes trois battants étaient de
cuivre, trois de fer, trois d'un roc de dia-
S mant, impenetrables à toute force, et palis-
S sadées d'un feu qui brûlait toujours sans ja-
mais se consumer .
Deux monstres formidables se tenaient
au devant. L'un, jusqu'à la moitié du corps,
ressemblait à une belle femme, mais se ter-
minait en un dragon homicide. Autour de sa
ceinture, les chiens de l'enfer aboyant sans
cesse, de leurs gueules, plus profondes que
celles de Cerbère, poussaient des hurlements
effroyables. Si quelque chose les forçait
disparaître, ils se retiraient dans les flancs
du monstre, et, cachés au fond de ses en-
trailles, ils y continuaient leurs cris. Scylla se
baignant dans la mer qui sépare la Calabre
de la côte mugissante de Sicile, est moins
tourmentée des monstres qui la dévorent, et
jamais magicienne n'eût de suite si terrible ,
quand appelée en secret, et traçant sa route
au travers des airs, elle vient à l'odeur du
sang de quelque enfant pour danser avec ses
compagnes de Laponie, tandis que la Lune
en travail s'éclipse par la force de leurs
charmes.
L'autre figure, si l'on peut nommer ainsi
ce qui n'avait point de forme distincte en
ses membres, en ses jointures, et dans son
assemblage énorme, ou qu'on puisse appeler
substance ce qui ressemblait à peine à une
ombre, surpassait la nuit en noirceur. Féroce
comme dix furies , terrible comme l'enfer,
elle branlait un dard meurtrier, et portait sur
sa tête bizarre une espèce de couronne
royale.
48 LE PARADIS PERDU
Sitôt que Satan fut à portée, le monstre
s'avança contre lui à grands pas. Sa démarche
fit trembler l'enfer. Le prince des démons
admira cette vision. Il admira, mais il ne
trembla pas. Comme il ne redoutait que l'E-
ternel et son Verbe, il regarda le monstre
d'un air fier, et lui parla de la sorte :
D'où viens-tu ? Qui es- tu, exécrable objet,
assez téméraire pour m'opposer ta figure
hideuse? Prétends-tu me fermer ces portes ?
J'y passerai malgré tes efforts : retire-toi ou
je te ferai sentir ta folie, et tu apprendras,
monstre d'enfer, qu'il ne faut pas disputer
avec les Esprits du Ciel.
Es-tu donc, lui répondit le spectre plein
de couroux, es-tu cet Ange perfide qui le
premier rompit dans le Ciel la paix et la foi
qui devaient être inviolables? Es-tu cet or-
gueilleux qui entraîna, dans sa révolte, la
troisième partie des enfants de lumière ? Con-
jurés à ton exemple, contre le Très Haut, ils
ont été rejetés de la présence de Dieu, et se
voient condamnés à passer avec toi des jours
éternels dans le mal et dans les tourments :
infâme victime de l'enfer, oses-tu bien te
compter entre les Esprits du Ciel? Oses-tu
porter ici le défi , et me braver dans mon
royaume, où, pour combler ton désespoir, tu
te trouves mon sujet? Retourne à ton supplice,
lâche déserteur : hâte-toi, ou d'un fouetarmé
de scorpions, je presserai ta démarche, et si
tu résistes, je te frappe de mon dard, qui
cause des maux plus violents que tout ce
que tu ressentis jamais.
Ainsi parla le monstre épouvantable. Son
air menaçant le rendit dix fois plus terrible
et plus difforme. Satan, brûlant de colère,
sans être épouvanté, lançait de ses yeux en-
flammés mille traits foudroyants. Semblable
à une comète qui met en feu toute l'étendue
LIVRE III 49
du vaste Ophiucus dans le ciel arctique, et
de ses cheveux horribles secoue la peste et
la guerre. Ils se portèrent des regards fu-
nt rieux, et levèrent l'un sur l'autre un bras
exterminateur. Tels deux sombres nuages
R chargés de l'artillerie des cieux s'avancent
en grondant sur la mer Caspienne, se tien-
nent en face l'un de l'autre, et tournoient
jusqu'à ce que les vents soufflent le signal
de la noire mêlée dans la région de l'air.
Avec plus de noirceur encore se regardèrent
ces puissants combattants . L'obscurité des
royaumes sombres en devint plus grande; à
les voir tous deux si redoutables, on eût dit
que ces superbes rivaux pouvaient seuls faire
ensemble l'essai de leurs forces ; mais ils
trouveront un jour leur vainqueur. L'enfer
aurait retenti de leurs coups terribles , si
l'autre monstre, dépositaire de la clef fatale,
ne se fût jeté entre eux avec un cri épou-
vantable.
O mon père, s'écria-t-elle, que projette ta
main contre ton fils unique ! Et toi, mon fils,
quelle rage te porte à tourner ce dard mor-
tel contre ton propre père? Pour qui ? Pour
le tyran qui nous humilie, et qui se rit de te
voir le ministre de sa justice, ou plutôt de sa
colère ignores- tu qu'il doit un jour nous
détruire?
A ces mots, le fléau de l'enfer se tut ; Sa-
tan répondit : ton cri et ton discours surpre-
nant ont suspendu tout à coup mon bras. Je
consens qu'il diffère à te faire sentir sa pé-
santeur, jusqu'à ce que je sache de toi qui
tu es sous cette double figure. Tu n'as point
encore paru à mes yeux dans les vallées in-
fernales , comment oses-tu m'appeler ton
père ? Comment ce fantôme est-il mon fils ?
Je ne connais ni l'un ni l'autre, et jamais ob-
jets si hideux ne choquèrent ma vue.
50 LE PARADIS PERDU
M'as-tu donc oubliée, lui répliqua la por-
tière d'enfer, et semble-je si difforme à tes
yeux? Ne suis-je plus ta fiile bien-aimée qu
tu trouvais si belle dans les.célestes régions!
Souviens-toi qu'en présence des Séraphins
conspirant avec toi contre le Tres- Haut, tout
d'un coup les douleurs te surprirent ; tes
yeux se couvrirent d'un nuage, et les ténè-
bres de l'évanouissement t'environnèrent.
Ton front jetait des flammes en abondance ;
il s'ouvrit enfin du côté gauche aussitôt
semblable à toi , deesse armee, je sortis de ta
tête. L'étonnement saisit les immortels : ils
reculèrent d'effroi , et me donnèrent l'odieux
nom de péché. Mes charmes regagnèrent un
grand nombre de ceux qui m'avaient témoi-
gné le plus d'aversion . Toi-même retrouvant
en moi ta parfaite image, tu devins sensible
à mes attraits, tu m'aimas, tu sais de quel
amour. Je payai nos plaisirs par les douleurs
les plus cruelles. Cependant la guerre s'é-
leva la bataille se donna : notre invincible
ennemi remporta une pleine victoire, tes sol-
dats renversés tombèrent du haut de l'Em-
pyrée. Je me vis entraînée avec eux la clef
de l'abîme fut remise en mes mains, et ces
portes, que nul ne saurait franchir sans mon
ordre, furent confiées à ma garde. Je restai
ici quelque temps seule et pensive mon
terme arriva. Je sentis des mouvements pro-
digieux et des tranchées insupportables ; en-
fin cet odieux rejeton que tu vois, ton propre
fils, se faisant jour avec violence, déchira
mes entrailles. Juge de ce que j'ai souffert
par l'état où sont réduites les extremités de
mon corps. Mon barbare fils voyait à peine
le jour, que pret à tout détruire il secoua son
dard fatal je pris la fuite, et dans l'effroi
où j'étais, je prononçai le nom de mort. Les
cavernes de l'enfer retentirent, et répétèrent
LIVRE II 51
mille fois la mort. Je fuyais , il me pour-
p suivit encore plus animé
de débauche que de
eq merage. Il m'attrapa, je ne pus lui échapper, il
saisit sans avoir égard à ma frayeur ni
au nom de mère , et dans des embrasse-
aphi ments forcés, il eut de moi ces monstres hur-
lants, qui m'environnent comme tu vois et
me fatiguent de leurs cris perpétuels. Conçus
ere et naissant à toute heure, ils me font souf-
and frir à chaque instant les cruelles peines de
l'enfantement ; car quand il leur plaît, ils
rentrent en mugissant dans les flancs qui
les ont portés, et se font un plaisir de ronger
eD mes entrailles . Se sont- ils rassassiés, ils sor-
tent avec effort, et se tenant en foule autour
de moi, ils me tourmentent sans cesse par
איde justes frayeurs. La mort toujours présente
Sit à mes yeux, la mort hideuse, mon fils et mon
ennemi irrite contre moi mes bourreaux, et
quoique je sois sa mère, sa fureur voudrait
me dévorer moi-même, faute d'autre proie ;
bl mais ce monstre sait que sa fin tient à la
mienne. Il sent qu'en me dévorant je lui ser-
virais moi-même de poison ; ainsi le destin
l'a prononcé ; crois-moi donc, évite ses flè-
ches meurtrières, et n'espere pas vainement
que ces armes, quoique brillantes et d'une
trempe céleste, te rendent invulnérable. Nul
ne peut résister à ses traits, excepté celui
qui règne dans les tabernacles célestes.
Elle finit, Satan comprit bientôt ce qu'il
avait à faire il sé radoucit et répondit d'un
ton insinuant : Ma chere fille, puisque tu me
fer reconnais pour ton pere, et notreque tu me mon-
¿ tres ici le gage précieux de union dans
le ciel, union alors si charmante, mais dont
le souvenir est empoisonné par les malheurs
qui nous sont survenus, sache que je ne
Le viens pas comme ennemi . Je prétends affran-
en chir de cette prison affreuse, toi, ton fils, et
52 LE PARADIS PERDU
toute cette multitude d'esprits célestes qui
se sont vus précipités pour avoir soutenu
nos justes pretentions. J'entreprends sans
escorte cette commission difficile, et je m'ex-
pose moi-même pour tous à pénétrer les
abîmes impénétrables. Errant au travers du
vide immense, je vais chercher un monde
qui, suivant la prédiction et le concours des
signes, doit être maintenant créé. Son globe
vaste et fortuné, dans le ressort du ciel, a
été abandonné à une race de créatures sor-
ties de la boue l'Eternel peut-être les des-
tine à remplir nos trônes vacants ; il ne les
y a point encore admises de peur que l'O-
lympe, surchargé d'une puissante multitude,
ne trame de nouvelles séditions ; mais soit
que ce motif l'ait déterminé, soit qu'il ait eu
quelque autre dessein plus mystérieux, je me
hâte de le savoir. Bientôt je reviendrai pour
vous établir dans un séjour délectable ; vous
y demeurerez tous deux à votre aise, invi-
sibles, tranquilles. Vous pourrez voler dans
un air subtil et embaumé de suaves odeurs :
tout deviendra votre proie.
Il cessa, tous deux parurent transportés
de joie. Le monstre dévorant, flatté de ras-
sassier bientôt sa faim insatiable, voulut sou-
rire, et cette expression de plaisir le rendit
encore plus affreux. Sa méchante mère ne
parut pas moins sensible ; elle se tourna vers
Satan et lui tint ce langage :
Je garde les clefs de ce gouffre infernal, la
justice l'ordonne, et m'a défendu d'ouvrir ces
portes de diamant. Je n'ai point à craindre
de me voir surmonter par aucune puissance
vivante. La mort a juré de tourner son dard
formidable contre tout téméraire qui vou-
drait me faire violence, mais je ne dois plus
rien au Très-Haut ; il me hait, et m'a préci-
pitée dans les profondes ténèbres du Tartare,
LIVRE II 53 .
qu pour y rester chargée d'un office odieux. Ha-
en bitante du ciel et d'une origine céleste, je
ал me trouve ici confinée dans la peine et dans
ex une agonie perpétuelle , assiégée de ter-
reurs, de cris et d'enfants qui me déchirent.
Tu es mon père, tu es mon auteur, tu m'as
donné l'être. A quel autre que toi dois-je
obéir ? Tu m'introduiras bientôt dans ce nou-
veau monde de lumière et de béatitude,
parmi les dieux qui y vivent dans la félicité :
j'y régnerai au delà des siècles voluptueuse-
ment assise à ta droite, comme il convient à
ta fille, à ta bien- aimée.
A ces mots, elle tira de sa ceinture la clef
fatale, triste instrument de nos maux, et rou-
lant vers les portes sa croupe monstrueuse,
elle leva sur- le- champ la herse immense, que
sans elle toutes les puissances de l'enfer n'au-
raient pu ébranler. Les serrures obéirent, et
les barres de fer massif tombèrent au pre-
mier mouvement de sa main.
Les portes infernales, reculant impétueu-
sement avec un bruit épouvantable, s'ouvri-
rent des deux côtés . Le mugissement des
3 gonds, pareil à celui du tonnerre, ébranla le
plus profond de l'Erèbe. Elle ouvrit les por-
· tes, mais elle ne les ferma plus. Leur ouver-
ture énorme aurait pu recevoir de front une
armée en bataille étendue sur ses ailes, mar-
chant enseignes déployées avec ses bagages
et ses chariots . De vastes tourbillons de
flamme et de fumée en sortirent comme
S d'une fournaise rompue par la violence du
8 feu.
Alors les secrets du vieil abîme paraissent
à leurs yeux : ils entrevoient un océan noir,
démesuré, sans bornes, sans dimension, où
la longueur, la largeur, la profondeur, le
i. temps et le lieu se trouvent engloutis : c'est
là que la nuit primitive et le chaos, ancêtres
54 LE PARADIS PERDU
de la nature, tiennent une anarchie cons-
tante au milieu d'un bruit de guerre, animé
par l'antipathie. La confusion soutient leur
trône. Ici le chaud, le froid, le sec et l'hu-
mide, quatre fiers champions, se disputent
l'empire, et conduisent en bataille leurs em-
bryons d'atômes. Autour de l'étendard de
chaque faction, dans leurs diverses tribus ar-
mées à la légère ou pesamment, raboteux ou
unis, prompts ou lents, on les voit fourmiller
sans ordre ni mesure, pareils en nombre aux
grains de sable de Barca ou du terrain aride
de Cyrene , que les vents entraînent pour
donner du poids à leurs ailes légères, celui
qui a le plus d'atômes de son côté est le
maître pour un moment . Lè chaos gouverne
en souverain, et par ses décisions embrouille
encore plus la mêlée par laquelle il règne.
Le hasard est son premier ministre.
Là se découvre le berceau de la nature, et
peut-être son cercueil ; on n'y voit ni mer,
ni terre, ni air, ni feu ; ce n'est partout qu'un
assemblage insociable de principes contrai-
res, et qui doivent se combattre pendant
toute l'éternité, à moins que le monarque
suprême, par sa parole active, ne fasse la
séparation de ces noirs matériaux pour créer.
plusieurs mondes. Voilà ce qu aperçoit du
bord des enfers le prince des démons : il s'ar-
rête, il contemple, il réfléchit ; quelle af-
freuse traverse à faire ! Son oreille n'est pas
moins étourdie de la violence du bruit, que
quand Bellone, s'il est permis de comparer
les grandes choses aux petites, emploie con-
tre une ville fortifiée de bons remparts tous
les foudres de la guerre. Si la structure du
ciel venait à s'écrouler, et si les éléments
mutinés arrachaient la terre solidement fixée
sur son axe, le désordre ne serait pas plus
grand.d
LIVRE II 55
Prêt à prendre son vol, Satan déploie ses
ailes plus étendues que les voiles d'un vais-
seau, et frappe du pied la terre qu'il fait re-
jaillir en s'élevant dans des tourbillons de
fumée. Il monte porté comme dans un trône
de nuages, mais bientôt tout appui lui man-
que. Il se trouve dans un vide prodigieux, et
remuant en vain ses ailes, il tombe comme
une masse de plomb à dix millions de bras-
ses. Il tomberait encore, si la violente ré-
percussion d'une nue chargée de nitre et de
feu ne lui eût donné un nouvel élan pour
regagner plus qu'il n'avait perdu. Cette furie
passée, il se trouva enfoncé dans des syrtes
mouvants, qui n'étaient ni mer ni terre fer-
me. Harassé, n'en pouvant plus, il dévore
cette terre sans consistance, et il emploie
au besoin les rames et les voiles . Tel d'une
course ailée à travers les montagnes et les
plaines, un grifon poursuit l'arimaspied qui
emporte à la dérobée l'or confié à sa garde
vigilante. Tel est le prince des démons fran-
chissant ardemment les fondrieres, les ro-
chers escarpés et les pas étroits, montueux,
denses ou rares, pousse son chemin de la
tête, des mains, des ailes, des pieds, nage,
plonge, guée, rampe, vole.
Enfin un murmure de sons étonnants et
de voix confuses , frappe son oreille. Il y
tourne ses pas, résolu d'aborder avec intrépi-
dité les esprits ou les puissances de l'abîme
qui résidaient dans ce tumulte. Ils pourront
l'informer du plus court chemin quí conduit
à la lumière. Tout à coup il aperçoit le trône
du Chaos, et son lugubre pavillon prodigieu-
sement étendu sur le gouffre désolé. Avec lui
sur un même trône, la nuit vetue de noir,
respectable par son ancienneté, compagne dé
son règne , tenait sa cour. Debout auprès
d'eux, était Orcus, Ades, et le redoutable
56 LE PARADIS PERDU
Demogorgon, ensuite la Rumeur, le Hasard,
le Tumulte, la Confusion, entrelacée sur elle-
même, et la Discorde à mille bouches diffé-
rentes. Satan, s'adressant hardiment à eux,
leur dit :
Esprits et puissances de cet abîme profond,
Chaos, et vous, ancienne Nuit, je ne viens
point ici pour découvrir et pour troubler les
secrets de votre empire. Engagé sans aucun
guide au milieu de ce désert obscur, je me
suis égaré, toute mon envie est d'arriver à
la lumière. Je cherche une issue pour me
rendre aux lieux où vos sombres frontières
confinent avec le ciel. Montrez--moi de quel
côté le divin monarque a fait sa nouvelle
usurpation dans vos Etats. Je veux l'en chas-
ser, il y va de votre intérêt, dirigez ma cour-
se. Si je puis réduire cette région perdue
pour vous, mon dessein est de la remettre
sous vos lois, et d'y faire arborer l'étendard
de l'ancienne nuit. Je vous abandonne tout,
il me suffit de la vengeance. Ainsi parla Sa-
tan, et le vieux Anarque lui répondit d'un
ton entrecoupé :
Etranger, je sais ton nom et tes malheurs.
Tu es ce puissant chef des anges révolté
contre le monarque de l'empyrée. Mes yeux
ont été témoins de ta chute, et le bruit s'en
est fait entendre à mes oreilles. Une armée
comme la tienne devait laisser d'horribles
marques de sa déroute. L'abîme en a été
effrayé ; les légions victorieuses sortaient par
millions des portes du ciel, et augmentaient
encore le désordre. Ici sur mes frontières
j'ai établi ma résidence. Je veux défendre le
peu qui me reste. Nos divisions intestines
soulèvent sans cesse contre nous de nouvelles
tempêtes, et le sceptre de l'ancienne nuit
s'affaiblit de jour en jour. J'ai vu d'abord
arracher sous mes pieds les espaces im-
LIVRE II 57
menses qui forment les prisons de l'enfer. Les
voûtes étoilées, et le globe de la terre sus-
pendu sur ma tète à cette partie de l'Olympe
1 d'où tes légions ont été précipitées, sont un
second démembrement de mes Etats ; si c'est
là l'objet de ton voyage, tu n'es pas éloigné
du terme l'ennemi nous menace de près.
3 Voilà ta route ; suis- là : vole, combats, triom-
phe. Le dégât, la ruine et le désordre, sont
les seuls objets de mes vœux.
Il finit. Satan ne s'arrêta point à répliquer ;
mais ravi de se trouver si près de son but,
il reprend de nouvelles forces, et transporté
de joie, il perce comme une pyramide de feu
dans la vaste immensité ; il se fait jour à
travers les éléments dont le choc l'oppresse
de toutes parts. Avec moins de danger le na-
vire Argo traversa le Bosphore entre les ro-
chers qui s'entre-heurtaient l'un l'autre ; et
le péril d'Ulysse ne fut pas si grand, quand
posté fièrement sur le pont de son vaisseau,
Il évita Charybde, et se vit prêt à périr dans
l'autre gouffre. Tout le traverse, il triomphe
de tout; mais après qu'il eut séduit nos pre-
miers pères (étrange altération !) le péché
et la mort suivant ardemment ses traces,
construisirent un chemin ferré sur le noir
abîme ; alors le gouffre bouillant endura
patiemment un pont qui s'étendait en lon-
gueur depuis l'enfer jusquà l'orbe le plus
avancé de ce monde fragile. Il sert encore
aux esprits pervers de communication, pour
venir tourmenter les mortels, et les forcer à
leur rendre un culte divin, sí les ministres
du Très-Haut ne les en garantissaient.
Après tant de fatigues, le prince des ténè-
bres sent l'influence sacrée de la lumière.
Du haut des célestes murailles un crépuscule
naissant s'insinue dans le sein de l'obscure
nuit. Ici commence l'empire de la nature ; le
58 LE PARADIS PERDU
chaos se retire devant elle avec moins de tu-
multe et de bruit , qu'un ennemi trop faible
n'abandonne son camp aux approches du
vainqueur. Satan vogue sur une mer plus
calme, et reconnaît sa route à la faveur
d'une lumière douteuse. Tel qu'un vaisseau
battu du gros temps, et dont les agrès et les
cordages se trouvent rompus, mouille heu-
reusement à la rade , et attend le moment
favorable pour gagner le port : tel dans le
vide qui surmonte les airs il plane, et sans
faire presque aucun mouvement des ailes,
il considere l'empyrée. Tantôt il admire son
étendue trop vaste, pour qu'il puisse distin-
guer si la figure en est ronde ou carrée. Ses
tours d'opale et leurs créneaux de vifs sa-
phirs renouvellent sa douleur. Tantôt il ob-
serve dans le voisinage de la lune le globe
terrestre inébranlablement retenu par une
chaîne d'or, et pareil à une étoile de la plus
petite grandeur.
A cette vue sa fureur se réveille, la ven-
geance l'entraîne, et regrettant les moments
qu'il a perdus, il continue ardemment sa
route.
ARGUMENT.
L'Eternel du haut de son trône voit Satan qui vole vers le
monde nouvellement créé. Il le montre à son Fils assis à sa
droite. Il lui prédit que l'homme se rendra coupable, et fait
voir qu'on ne peut accuser sa justice ni sa sagesse en ce
qu'il a créé l'homme libre et capable de résister à la tenta-
tion. Il déclare qu'il lui fera grâce, parce que l'homme n'est
pas tombé de lui-même comme Satan, mais par séduction.
Le Fils de Dieu glorifie son Père et lui rend grâce de sa
bonne volonté pour le genre humain ; mais le Tout-Puissant
lui témoigne que la justice divine veut une satisfaction ; que
l'homme a offensé la Majesté Suprême en aspirant à son
rang, et qu'ainsi il doit mourir avec toute sa postérité, à
moins que quelqu'un capable d'expier l'offense de l'homme
ne subisse sa punition. Le Fils de Dieu s'offre volontaire-
ment; le Père l'accepte, consent à son incarnation, et pro-
nonce qu'il sera exalté au dessus de tous sur la terre et dans
le ciel. Il commande aux saints anges de l'adorer ; ils obéis-
sent, et tous les chœurs unissant leurs voix aux doux sons
de leurs harpes, célèbrent la gloire et du Père et du Fils.
Satan descend sur la surface extérieure de ce monde. Il y
trouve une plage nommée le Limbe de vanité. Destination de
cette place. De là il passe à l'orbe du soleil. Il aborde Uriel
conducteur de cette sphère lumineuse ; mais avant que de le
joindre il se transforme en un ange de lumière, et prétextant
que le zèle lui a fait entreprendre ce voyage pour contempler
la nouvelle création et l'homme que Dieu y avait placé, il s'in-
forme du lieu de sa demeure. Après l'avoir apprise, il part et
s'abat sur le sommet du Niphates.
Je te salue, sainte lumière, fille aînée du
ciel, ou co-éternel rayon de l'Eternel. Puis-je
sans offense te qualifier ainsi ? Dieu est la
lumière, et de toute éternité il a établi sa
demeure dans une clarté inaccessible. Il ha-
bite donc en toi, brillant écoulement de l'es-
sence incréée : ou veux-tu que l'on te nomme
pur et céleste ruisseau dont la source est in-
connue aux humains ! Avant que le soleil et
60 LE PARADIS PERDU
que les cieux fussent créés , tu existais.
Dieu parla, et le monde sortant du sein des
eaux, et de la noire profondeur du vide, fut
couvert de ton éclat, comme d'un vêtement.
Je brûle de te rejoindre. Les royaumes som-
bres ne m'ont que trop arrêté ; tandis que
j'employais d'autres accents que ceux de la
lyre d'Orphée pour chanter le chaos et la nuit
éternelle. Grâce à la divinité qui me pro-
tège, je suis descendu dans les espaces téné-
breux, et je remonte sans aucun accident
aux lieux que tu éclaires : chose rare et dif-
ficile ! jesens la douce influence de ta lampe
vivifiante, mais tu ne te communiques point
à ces yeux affligés qni te cherchent en vain
depuis ton aurore jusqu'à ton couchant.
L'obstruction cruelle d'un mal subit les a
éteints pour toujours. Cependant frappé de
l'amour des chants sacrés, je parcours sans
cesse les lieux que fréquentent les muses ,
les claires fontaines, les bocages frais, ou les
monts dont le soleil dore les sommets altiers.
Je visite surtout la sainte montagne de Sion,
et les ruisseaux qui, coulant avec un doux
murmure à travers les prés et les fleurs, la-
695 vent ses pieds sanctifiés. Je m'entretiens
aussi quelquefois avec ces divins favoris des
muses, Thamyris privé du jour, l'aveugle
Mæonide, Tyresie, et Phinée à qui la desti-
née m'égala dans le malheur : puissé-je les
égaler en renommée ! Ainsi je me repais de
pensées qui d'elles-mèmes produisent des
nombres harmonieux. Tel l'oiseau qui se
plaît à veiller chante dans les ténèbres, et
caché sous le couvert le plus sombre, com-
pose ses airs nocturnes. Les saisons et les
années reviennent, mais le jour ne revient
point pour moi. Les riantes couleurs du soir
et du matin ne me consolent point dans mes
malheurs. Je ne verrai plus les fleurs variées
LIVRE III 61
du printemps, ni les roses de l'été. J'ignore
pour toujours le plaisir de suivre de l'œil un
troupeau bondissant dans la plaine. La
beauté du visage humain , où Dieu a lui-
même imprimé les traits de sa ressemblance,
ne me touche plus. Hélas ! je suis entouré
de nuages épais : une nuit perpétuelle m'en-
vironne. Au lieu du spectable de l'Univers,
précieux livre de nos connaissances , je n'ai
devant moi qu'un tableau informe, qu'un
t plan confus des ouvrages de la nature, et la
sagessetrouve dans le plus beau de mes sens
e un obstacle qui lui refuse l'entrée dans mon
+ âme. Lumière éternelle , répare en moi la
1 perte de la lumière créée, éclaire mon es-
prit dans toutes ses facultés , place des yeux
dans mon cœur, écarte et dissipes-en les
ténèbres, afin que je découvre et que je pro-
fère des choses que les yeux mortels n'ont
point encore vues.
L'Eternel, du haut de son trône, daigna
baisser les yeux pour contempler l'ouvrage
de ses mains et celui de ses creatures . La
sainte milice des Cieux, nombreuse comme
les étoiles, se tenait debout autour de lui et
S goûtait, en le voyant, une béatitude qui dé-
passe toute expression. A sa droite était assis
son fils unique, l'expression de sa propre sub-
stance, la vive image de sa gloire. Il considéra
3 d'abord nos grands auteurs, seuls encore dans
l'univers. Placés au milieu du jardin de vo-
S lupté, dans une solitude fortunée, ils cueil-
laient les fruits immortels de joie et d'amour,
de joie sans inquiétude et d'amour sans pas-
sion. De là, son ceil observa l'enfer et les abîmes
du Chaos. Il aperçut aussi Satan, volant vers
les limites célestes, dans l'horizon de la nuit.
Il le vit, élevé dans l'air ténébreux et tout
prêt à abattre ses ailes fatiguées et ses pieds
S impatients sur la surface de ce monde, dont
62 LE PARADIS PERDU
l'enveloppe aride, sombre, sans firmament,
pourrait se comparer à une terre ferme et
consolidée dans un espace qui n'est ni l'air,
ni l'océan . Dieu l'observant de sa haute de-
meure, d'où il contemple le passé, le présent
et l'avenir, adressa la parole à son fils uni-
que et développa, en présence des cieux ,
ses connaissances éternelles.
Mon fils, que j'ai seul engendré, vois- tu
quelle rage transporte notre adversaire ? Ni
les bornes prescrites, ni les barrières de l'en-
fer, ni les chaînes dont il est accablé, ni le
vide immense de l'abîme ne le peuvent rete-
nir. Il ne respire que vengeance, mais elle
retombera sur sa tête rebelle. Le vois-tu
maintenant, déchaîné, poursuivre son vol
au bord des régions de la lumiere ? Il s'avance
vers le monde nouvellement créé : c'est à
l'homme qu'il en veut. Il se propose de le
detruire par force, ou, ce qui est encore plus
horrible, de le pervertir par ses artifices, et
il le pervertira. L'homme prêtera l'oreille à
ses mensonges : il ne respectera point l'uni-
que défense que je lui ai faite, la seule preuve
que j'exige de son obéissance. Son crime en-
traîne sa ruine et celle de toute sa race ; à
qui en imputer la faute qu'à lui-même ? L'in-
grat, il a reçu de moi des dons suffisants : je
l'ai fait juste, droit, capable de se soutenir,
quoique libre de tomber, et j'ai créé dans cet
état toutes les puissances célestes. Les es-
prits qui se sont soutenus, ceux qui sont
tombés, les uns et les autres ont agi libre-
ment. Sans la liberté, comment auraient-ils
pu me donner des preuves de leur soumis-
sion, de leur foi, de leur amour ? Leur obéis-
sance passive n'eût été qu'un hommage ren-
du à la nécessité. Je les ai donc créés libres,
et ils ne sauraient justement accuser leur
créateur, leur état ou leur destin, comme si,
LIVRE III 63
la prédestination tyrannisant leur volonté,
ent ils étaient détermines par un décret néces-
saire ou par la prescience supreme. Je n'ai
point de part à leur revolte, elle est unique-
dement leur ouvrage. Je sais ce qui doit arri-
ever; mais ma prévision influe-t- elle dans
leur faute ? En serait- elle moins arrivée, si
je ne l'eusse pas prévue ? Ils pechent, ayant
en eux-mêmes le pouvoir de juger et de choi-
sir ; car, je le répéte, je les ai faits libres et
ils resteront libres, malgre l'esclavage même
er du péché, autrement il me faudrait changer
i leur nature et révoquer les décrets immua-
ebles qui établissent leur liberté, tandis qu'ils
el cherchent volontairement le precipice. Les
1-
anges sont tombés de leur propre mouve-
ment, ils se sont tentés, ils se sont corrom-
pus eux-mêmes. L'homme tombe déchu par
t les premiers ; c'est pourquoi l'homine trou-
vera grâce ; les anges ne la trouveront pas :
ainsi, ma gloire eclatera dans le Ciel et sur
la Terre, par la miséricorde et la justice ;
e mais la miséricorde sera toujours la plus re-
n marquable, et elle brillera la première et la
Z dernière.
en Pendant que Dieu parlait, une odeur d'am-
broisie remplit l'Olympe et répandit dans les
esprits bienheureux une joie inconcevable.
Son fils parut touché, dans lui brillait tout
son père, exprimé substantiellement, et sur
ce son front majestueux on decouvrait une com-
ef passion divine, un amour sans fin, une bonté
or sans mesure, qu'il confirma par ces pa-
roles :
-i O mon père, que ces mots qui terminent
is votre sentence souveraine sont adorables :
L'homme trouvera grâce ! Aussi le Ciel et lace
et Terre exalteront hautement vos louanges par
e des hymnes et des cantiques sacrés qui,
e montant jusqu'à votre trône, vous béniront
S
640 LE PARADIS PERDU
à jamais. Se pourrait- il que l'homme fût
perdu sans ressource ? Le dernier et le plus
cher de vos ouvrages périrait-il pour s'être
laissé surprendre par une malice étrangère,
quoique secondée de sa propre folie ? Eloi-
gnez de vous, ô mon père, une telle volonté.
Vous êtes juge de toutes vos créatures, et
vous jugez toujours équitablement. Votre
ennemi obtiendrait-il ainsi la fin qu'il se pro-
pose et déconcerterait- il vos desseins ? As-
souvira-t-il sa malice et anéantira-t-il votre
bonté ? S'en retournera-t-il chargé des dé-
pouilles de l'homme et fier de sa vengeance?
Traînera-t-il à sa suite dans les enfers toute
la race d'Adam, corrompue par ses artifices ?
Voudriez-vous abolir votre ouvrage et dé-
faire, en haine de votre adversaire, ce que
vous avez fait pour vous-même ? Votre grân-
deur et votre bonté s'y opposent.
Mon fils, en qui mon âme met toute sa com-
plaisance, répondit l'Eternel, mon fils sorti
de mon sein, mon fils, mon seul Verbe, ma
sagesse, ma puissance et mon action, ta de-
mande justifie mes décrets irrévocables ; elle
est conforme à mes idées. L'homme ne sera
pas entièrement perdu ; mais quiconque vou-
dra sera sauvé, non par sa volonté, mais par
ma grâce, librement accordée et librement
employée. Je lui donnerai les moyens de se
relever de sa chute, et de recouvrer la jus-
tice qu'il perdra en se rendant l'esclave du
péché. Il sera encore en état de résister à
son ennemi mortel; mais il faudra que, pour
aider sa faiblesse, je redouble mes secours.
Je veux qu'il connaisse combien sa condition
est fragile depuis sa chute, qu'il doive à moi
seul sa délivrance. J'en ai choisi quelques-
uns par grâce spéciale, élus préférablement
au reste. Tel est mon vouloir. Les autres en-
tendront souvent ma voix, qui les appellera,
LIVRE III 65
en les avertissant d'abandonner les voies de
l'iniquité, d'apaiser ma colère et de profiter
de mes dons. J'éclairerai d'une manière suf-
fisante leurs sens ténébreux ; j'attendrirai
leurs cœurs de pierre, je les inviterai sans
cesse à prier, à se repentir et à me rendre
une juste obéissance. Qu'ils se tournent vers
moi, mes oreilles et mes yeux s'ouvriront à
l'instant sur eux. Ils portent un juge au fond
de leur cœur. La conscience servira d'arbitre
entre eux et moi ; s'ils l'écoutent, s'ils en
font un bon usage, ils obtiendront lumières
sur lumières, et persistant jusqu'à la fin , ils
arriveront heureusement au port du salut ;
mais ceux qui méprisent les richesses de ma
bonté, de ma patience et de ma longue tolé-
rance, n'en goûteront point la douceur. Je
les endurcirai, je les aveuglerai, ils bronche-
ront et tomberont d'abîmes en abîmes ; voilà
les seuls que j'exclus de ma miséricorde ;
cependant tout n'est pas encore consommé,
l'homme se rend criminel par sa désobéis-
sance. Aspirant à la divinité, il pèche contre
la souveraine majesté du Ciel, il ne lui reste
plus rien pour expier sa trahison ; mais pros-
crit, livré à la destruction, il doit mourir
avec toute sa postérité. Il faut qu'il meure
ou que la justice soit anéantie, à moins que
quelque autre, capable de réparer son offense,
ne se livre volontairement. Le plus grand
des crimes demande la plus grande des ré-
parations. Dites, célestes, puissances où trou-
verons-nous un tel amour? Qui de vous con-
sent à subir la mort pour racheter l'homme,
dévoué à la mort par son crime ? Quel justé
se sacrifiera pour sauver l'injuste ? Est-il
dans les cieux une si grande charite ?
Les Choeurs célestes garderent un profond
silence. Il ne parut, en faveur de l'homme,
ni patron, ni intercesseur, tous craignaient
LE PARADIS PERDUT. I 3
66 LE PARADIS PERDU
d'attirer sur leurs têtes la proscription mor-
telle. Le genre humain sera donc livré à la
mort et à l'enfer. Non. Le fils de Dieu, en
qui réside la plénitude de l'amour divin, re-
nouvela ainsi sa précieuse médiation :
Mon père, votre parole est prononcée,
Phomme trouvera grâce ; et la grâce man-
quera-t-elle de moyens, elle qui, toujours
prête à seconder vos volontés , pénètre en
un instant jusqu'au fond des abîmes et sait
prévenir les besoins de toutes vos créatures?
Heureux l'homme qu'elle visite ; mais dans
l'état de mort où le plonge le péché, com-
ment peut-il rechercher son appui ? Tout lui
manque ; débiteur à la justice, il n'a ni ex-
piation ni offrande valable à présenter ; re-
gardez-moi donc, je m'offre pour lui ; je don-
nerai ma vie pour la sienne. Faites tomber
sur moi votre colère ; prenez-moi pour vic-
time ; je consens à sortir de votre sein et à
me dépouiller de la gloire que je partage
avec vous. Que la mort déploie sur moi' toute
sa rage, je lui abandonne tout ce qui pourra
mourir dans moi : les ombres ne me couvri-
ront pas longtemps . Par une génération éter-
nelle, vous m'avez constitué le principe de la
vie. Vous ne me laisserez pas dans l'horreur
du tombeau et vous ne souffrirez pas que
mon âme sans tache demeure éternellement
avec la corruption ; je me relèverai victo-
rieux ; mon vainqueur terrassé se verra con-
traint de lâcher sa proie. La mort sera ren-
versée : elle s'humiliera honteusement, dé-
sarmée de son dard fatal, et moi, dans les
vastes champs de l'air, dans un noble triom-
phe, je conduirai l'enfer captif; en dépit de
l'enfer,j'enchaînerai pour jamais dans l'abîme
les puissances des ténèbres . Ce grand spec-
tacle attirera sur la terre vos plus doux re-
gards. Vous sourirez du haut des Cieux, tan-
LIVRE III 67
dis que vos ennemis tomberont à mes pieds,
et que la mort, expirant sous mes coups,
comblera le tombeau par son énorme cada-
vre. C'est alors qu'après une longue absence
je rentrerai dans le Ciel, au milieu d'une
multitude infinie d'élus de toutes tribus, de
toutes nations, de toutes langues. Je con-
templerai, ô mon père, votre face adorable :
il n'y restera plus aucun nuage d'indigna-
tion ; la paix et le calme y brilleront d'une
manière éclatante, la colère disparaîtra et la
joie règnera pour toujours dans votre sainte
demeure.
Il s'arrêta ; mais ses regards pleins de
douceur parlaient même dans le silence et
épanchaient un amour infini pour les hom-
mes. Son obéissance égale son amour : il
attend avec respect la décision de son au-
guste Père. Les esprits bienheureux furent
saisis d'une sainte horreur. Chacun cher-
chait en soi-même à pénétrer le sens de ces
paroles mystérieuses, quand le Tout-Puis-
sant fit entendre ces mots :
O toi, cher et tendre objet de mes com-
plaisances, généreux défenseur de l'homme
exposé à ma vengeance, aimable pacificateur
du ciel et de la terre, tu sais combien les ou-
vrages de mes mains me sont précieux ;
l'homme en est le dernier, mais il n'en est
pas le moins estimable à mes yeux ; juge
de son prix, si je consens à te laisser partir
de mon sein et à te voir souffrir la mort
pour lui rendre la vie. Sois homme : quand
les temps seront accomplis , prends une
chair dans les chastes flancs d'une Vierge,
par une naissance miraculeuse. Sois à la
place d'Adam, quoique son fils , le chef du
genre humain. Comme tous les hommes
meurent en lui, en toi renaîtront tous les
hommes, sans tói, nul n'aura part à la vie .
68 LE PARADIS PERDU
8
La contagion de son crime a gagné tous ses
coupables enfants : l'application de tes mé-
rites sauvera tous ceux qui, détachés du
monde, et qui, renonçant à eux-mêmes espé-
reront en ta miséricorde. L'homme a péché
dans Adam, l'homme dans toi satisfera pour
le péché. Tu seras jugé, condamné, traîné
au supplice, tu mourras ; et tes frères, ra-
chetes par l'effusion de ton sang, ressuscite-
ront avec toi ; ainsi l'amour céleste surmon-
tera la haine infernale ; mais ton abaisse-
ment jusqu'à cette nature inférieure ne te
fera rien perdre de ta prééminence. En se-
rais-tu dégradé, parce qu'assis au plus haut
du trône et jouissant comme moi de la divi-
nité, tu t'es anéanti pour sauver un monde?
Ta charité, autant que ton origine, justifie
que tu es mon Fils ; je te reconnais à ta
bonté autant qu'à ta grandeur; et pour prix
de ce qu'en toi l'amour a encore plus abondé
que la gloire n'abonde , ton humiliation
exaltera aussi avec toi ton humanité sur ce
trône tu y prendras place en chair et tu y
y règneras en Dieu. Je t'ai établi, par une
onction sacrée, roi universel. Je te donne
tout pouvoir, règne pour jamais . Prends le
sceptre. Sous toi, comme chef suprême, je
réduis les trônes, les principautés, les puis-
sances et les dominations. Tous genoux fle-
chiront devant toi, dans le ciel, sur la terre
et dans les enfers. Un jour viendra que, glo-
rieusement accompagné, tu paraîtras dans
les nues, et que tu enverras en ton nom les
archanges, tes heraults, pour citer les na-
tions devant ton tribunal redoutable. A ton
premier signal, elles se réveilleront de leur
sommeil, et des quatre parties du monde les
vivants et les morts viendront se présenter
pour subir tes jugements souverains . Alors,
en présence des saints rassemblés, tu préci-
LIVRE II 69
piteras les hommes réprouvés, et les anges
perfides, accablés par tes arrêts irrévoca-
bles, fondront devant toi comme la neige à
l'aspect du soleil. La mesure etant comble ,
l'enfer sera scellé pour jamais ; cependant le
monde brûlera, et de ses cendres sortiront
un nouveau ciel et une terre nouvelle. Les
justes verront, après leurs longues tribula-
tions, des siècles d'or, dont tous les jours
seront fortunés. L'on y verra régner à l'envi
les doux plaisirs, l'amour innocent et l'ai-
mable vérité. Tu déposeras en ce jour les
marques terribles de ma puissances, la force
ne sera plus nécessaire, je serai tout en tous.
O vous, mes fidèles sujets, célébrez celui
qui meurt volontairement pour consommer
ces merveilles. Adorez-moi dans mon Fils ,
adorez mon Fils en moi.
Les bienheureux, pénétrés de joie, se li-
vrent aux plus vifs transports. Malgré la
force de leurs acclamations, semblables à
celles d'une multitude infinie, on sentait
cette douce mélodie qui distingue la voix
des immortels. Le ciel fut rempli de saintes
réjouissances et les régions éternelles reten-
tirent de cantiques éclatants . Inclinés pro-
fondément vers les trônes divins, ils y depo-
Isèrent leurs diademes tresses d'or et d'ama-
rante. Aimable amarante , au temps de
l'innocence, tu te levais dans Eden autour
de l'arbre de vie ; mais après l'offense de
l'homme, tu disparus de la terre, et retirée
dans le ciel, au lieu de ton origine, tu ne
fleuris plus que pour les prédestinés . C'est là
que ta glorieuse tige couvre de son ombre
agréable les sources de la vie, et ces lieux
charmants où le fleuve de délices entretient,
par sa douce fraicheur, les plantes vivi-
flantes dont ses rives sont embellies ; les
esprits eélestes joignent à l'éclat de leurs
70 LE PARADIS PERDU
tresses rayonnantes ta pourpre immortelle.
La surface de l'empyrée, qui luisait aupara→
vant comme une mer de jaspe, reçut de ces
guirlandes un nouvel honneur.
Après cet acte d'adoration et d'hommage,
ils reprirent leurs couronnes : ils portèrent
la main à leurs harpes mélodieuses, harpes
d'or que, telles qu'un carquois, une écharpe
brillante suspend à leurs côtés. Ils commen-
cèrent leurs chants sacrés : nulle voix ne
fut en silence ; on entendit de toutes parts
des accords parfaits. Le ravissement accom-
pagne toujours l'harmonie des cieux .
Ils te chantèrent d'abord, Père tout-puis-
sant, immuable, immortel, infini, monarque
éternel, principe de tout être, source inta-
rissable de lumière, invisible au milieu de la
splendeur où tu résides sur un trône inac-
cessible. Qui pourrait soutenir ta présence,
si tu ne daignais en modérer l'éclat ! Ta
gloire fend les nues rassemblées autour de
toi comme un voile magnifique, pour laisser
entrevoir aux faibles créatures les extré
mités de tes rayons qui, même à travers
Fombre, éblouissent encore les cieux. Les
séraphins se couvrent de leurs ailes et n'o-
sent t'approcher. Ils te chantèrent ensuite,
toi qui précédas toute creation, Fils éternel-
lement engendré, divine representation, où
le Père tout- puissant, que nulle créature ne
peut envisager, se manifeste sans aucun
nuage. Sur toi imprimée réside la splendeur
de sa gloire. En toi transmis repose son
vaste esprit. Par toi il a créé les cieux des
cieux et toutes les puissances qu'enserre
leur étendue. C'est par toi qu'il a renversé
les dominations ambitieuses . En ce jour tu
n'épargnas pas le foudre redouté de ton
Père, et les roues de ton char flamboyant
firent trembler la structure éternelle des
LIVRE III 71
cieux, tandis que tu lançais tes traits sur
les têtes rebelles des anges en déroute. Au
retour du combat, tes heureux sujets firent
tout retentir de leurs acclamations : ils
te reconnurent pour seul héritier de la puis-
sance de ton père, pour l'exécuteur de ses
vengeances et pour le rédempteur des hom-
mes. Père de miséricorde et de grâce, c'est
en faveur de ce Fils bien-aimé que tu as
désarmé ton bras. Tu flottais entre la justice
et la miséricorde. Ton Fils a fait triompher
ta bonté en satisfaisant ta justice ; et sans
considérer la félicité dont il jouissait assis à
ta droite, il s'est sacrifié pour l'homme. O
amour sans exemple ! un Dieu seul pouvait
en être le modèle. Je te salue , Fils de Dieu,
sauveur des hommes, désormais je consacre
mes chants à célébrer ton nom adorable ; et
tes louanges, inséparables de celles de ton
Père, formeront sur ma harpe un concert
éternel.
Ainsi les heures s'écoulent au-dessus de la
sphère étoilée. Les habitants du ciel chan-
tent de saints cantiques et se réjouissent en
Dieu. Satan arrive ; il descend sur la pre-
mière convexité qui renferme la terre, les
planètes et les cieux matériels . Cette voûte
solide, malgré la hardiesse de son cintre
prodigieux, sépare du chaos les orbes infé-
rieurs et leur sert de rempart contre les ir-
ruptions de l'ancienne nuit. De loin il avait
cru découvrir un globe d'une grosseur mé-
diocre ; maintenant, il voit un continent im-
mense, sombre, stérile, sauvage, sans étoiles,
exposé aux ténèbres affreuses de la nuit et
aux tempêtes menaçantes du chaos bruyant.
Le trouble et l'horreur en forment la pers-
pective le seul côté qui regarde l'empyrée
jouit d'une faible lumière et ressent quelques
influences plus douces.
72 LE PARADIS PERDU
Le tyran des enfers mesurait librement
ces vastes contrées. Tel un vautour de l'I-
maüs, dont le sommet couvert de neige borne
le Tartare vagabond, quitte une province
dépeuplée, pour aller se repaître de l'agneau
bêlant et du tendre chevreau sur les monts
favoris des Bergers, fendant le vague des
airs, il vole vers les sources du Gange ou de
l'Hydaspe, fleuves indiens, et s'abat en che-
min dans les arides plaines de Séricanes, où
l'industrieux Chinois se sert de la voile et
des vents pour faire couler sur le sable ses
légers chariots de canne. Tel sur cette sur-
face inconnue au- delà du monde, le prince
des ténèbres , solitaire et rêveur, tournait en
cherchant sa proie.
Ces lieux étaient alors déserts, rien n'y
avait pénétré; mais aussitôt que la vanité
criminelle se fut emparée du cœur des mor-
tels, les fantômes et les chimères , légers en-
fants du délire, y montèrent comme une
fumée.
Là se rassemblent toutes nos illusions. Là,
ces esprits vides et orgueilleux, qui se bâtis
sent des fortunes au gré de leurs désirs, et
qui aiment à se mentir à eux -mêmes, por-
tent les tributs de leurs folles pensées. La se
terminent la gloire, la renommée, et la féli-
cité de ceux qui cherchaient par des voies
détournées leur bonheur dans cette vie, ou
dans l'autre. Les sectateurs du fanatisme, les
esclaves de la superstition, les hypocrites qui
se contraignent pour avoir ici- bas leur ré-
compense, et qui n'aspirent qu'a la louange
des hommes, au bout de leur carrière, y
trouvent une rétribution convenable et vide
comme leurs œuvres. Cette plage est destinée
aux ouvrages imparfaits, monstrueux ou
bizarres de la nature. Après avoir rempli
leur temps sur la terre, ils s'en vont dans
LIVRE III 73
les confins du néant. La Lune ne les attire
point dans ses vallons, comme l'ont cru quel-
ques-uns. Ses champs argentins possèdent,
Suivant toute apparence, des habitants plus
parfaits, des esprits plus épurés, ou des créa-
tures qui tiennent un milieu entre la nature
des anges et celle des hommes.
Dans ces vagues régions passèrent ces
horribles fruits d'unions mal assorties , ces
géants de la terre, si renommés par de vains
exploits ; l'on y voit les entrepreneurs de
Babel, sur la plaine de Sennaar, remplis de
leurs projets frivoles ; ils bâtiraient encore
de nouvelles tours, s'ils ne manquaient de
matériaux.
D'autres s'y rendirent séparément. Empé-
docle qui, pour être estimé un Dieu, se pré-
cipita follement dans les flammes dé l'Etna.
Cleombrote qui, pour jouir de l'Elysée de
Platon, se jeta dans la mer, et plusieurs au-
tres, dont le détail serait trop long. Ici se
trouvent les misanthropes, les imposteurs,
les augures, les gymnosophistes, les tala-
poins, les bonzes et les brachmanes avec
toutes leurs supercheries. Ici rôdent ces pè-
е lerins insensés, qui par de folles caravanes,
croyaient se frayer un chemin à des joies
S sensuelles, et ceux qui, comptant sur l'apo-
théose au milieu des assauts de la mort, se
flattaient d'aller tenir un rang parmi les
dieux. Ils passent les sept planètes, les étoiles
fixes, et cette sphère cristalline dont la ba-
lance forme ce branle de trépidation sur le-
quel on a tant disputé ; et s'imaginant qu'au-
delà de ce dernier Ciel, qui communique son
mouvement aux autres, une divinité les
น attend pour les introduire dans l'Olympe, ils
li lèvent le pied sur les célestes degrès tout
S à coup un violent tourbillon souffle de l'un
ou de l'autre pôle, et les jette dix mille lieues
74 LE PARADIS PERDU
à la renverse, pirouettant par le vague de
l'air. Alors vous pourriez voir les ressources
de la folle crédulité, talismans, amulettes ,
anneaux constellės, pagodes, idoles et leurs
adorateurs, culbutés, mis en pièces, et ser-
vant de jouet aux vents. Leur nature les em-
porte au delà du monde, dans un vaste limbe,
nommé le Paradis des insensés, alors désert,
depuis peuplé d'une infinité de sujets.
Sur son passage, le tyran infernal rencontra
ce globe ténébreux : il y tournoya longtemps,
jusqu'à ce qu'un rayon de lumière l'attira dú
côté d'où il paraissait naître.
11 aperçut des degrès superbes, qui condui-
saient au céleste portail. Son admirable struc-
ture enrichie d'or, de perles et de diamants,
ne connaît rien d'égal. Jamais les frontispices
des palais des rois n'en approchèrent : ni
modèles, ni pinceaux, ni paroles n'en peuvent
exprimer la magnificence. Ces degrès étaient
les mêmes que ceux sur lesquels Jacob vit
monter et descendre les anges et les célestes
cohortes, quand évitant Esau, et dirigeant
sa fuite vers Padan-Haran, dans les champs
de Luz, il s'endormit sous la voûte étoilée,
et cria en s'éveillant : « C'est ici la porte des
Cieux. D Chaque marche figurait un mystère,
et quelquefois se dérobant aux yeux, elle
rentrait dans l'Olympe. On voyait couler au-
dessus un océan de jaspe ou de perles liqui-
des, que traversent heureusement ceux qui
se rendent au Ciel, enlevés par les anges, ou
transportés dans un char tiré par des cour-
siers de feu. L'échelle était alors placée, soit
pour braver l'ennemi, en lui facilitant les
moyens de s'approcher, soit pour augmenter
sa peine, en lui laissant voir les portes de la
béatitude.
A ce riche portail, répondait une route qui
descendait aux jardins délicieux du paradis
LIVRE III 75
d'Eden et de là au reste de la terre. Le che-
min était spacieux et bien plus large que
celui qui fut percé, dans les temps suivants,
au dessus du mont Sion, et de la terre pro-
mise, où Dieu signala ses faveurs. Il sur-
passait en étendue cette partie du Ciel, toute
vaste qu'elle est, par où ses anges allaient
fréquemment porter aux heureuses tribus
les messages du Tout-Puissant, et par où
son œil regardait avec prédilection depuis
Paneas, la source du Jourdain , jusqu'à Ber
sabée, où la Terre Sainte confine à l'Egypte
et à la côte d'Arabie. Telle était cette profon-
deur où la main de l'Eternel avait posé les
bornes des ténèbres, comme les digues qui
répriment les flots de l'Océan.
Satan s'arreta sur la marche inférieure de
de ce degré, il jeta les yeux en bas et fut
rempli d'admiration en découvrant subite-
ment l'Univers. Ainsi, après avoir marché
toute la nuit par des routes écartées, un
espion qui se trouve à la pointe d'un crépus-
cule réjouissant, sur le sommet d'une haute
montagne, est frappé de surprise à la vue
d'une terre inconnue, ou de quelque fameuse
métropole ornée de tours et de pyramides re-
marquables, que le soleil levant dore de ses
rayons, de même l'esprit malin fut saisi d'é-
tonnement et plus encore d'envie en voyant
ce monde si parfait. Enchanté, ravi, quoi-
qu'il eût autrefois habité le brillant séjour
des cieux, il contemple ce nouvel objet : il le
pouvait aisément, de ce poste élevé, où les
Voiles de la nuit ne sauraient atteindre. Il
observe depuis la partie orientale de la Ba
S lance jusqu'à la constellation du Bélier, que
l'on croit avoir transporté la fille de Céphée
3 par dessus les mers Atlantiques au delà de
T'horizon. Après avoir porté ses regards d'un
j pôle à l'autre, il précipite dans la sphère la
S
76 LE PARADIS PERDU
plus élevée son vol rapide ; et percant aisé-
ment à travers l'air pur et fluide, il s'avance
parmi des astres innombrables , qui brillaient
de loin comme des étoiles, mais qui de près
semblaient ou d'autres mondes, ou les îles
fortunées des Hespérides îles trois fois heu-
reuses, il admira vos plaines aimables, vos
charmants bocages et vos vallées fleuries ;
mais il ne s'arrêta pas pour s'informer des
créatures qui ont le bonheur de vous ha-
biter.
Par dessus tout, le soleil , qui par sa splen-
deur ressemble le plus au séjour des bien-
heureux, le frappa.
Il y tourna ses pas au travers du firma-
ment toujours serein : l'on ignore si ce fut en
tenant le haut, ou le bas, le centre, l'excen-
trique ou les longitudes qu'il arriva au lieu
où le grand flambeau du jour dispense au
loin la lumière. Astre majestueux, tu domi-
nes sur la foule des constellations qui se
tiennent à une distance convenable de ton
globe radieux . Cependant, les planètes pour-
suivant avec un ordre inviolable leurs céles-
tes mouvements, mesurent, de concert avec
toi, les jours, les mois et les années, et se
tournent perpétuellement vers ta lampe qui
récrée tout, ou plutôt elles sont mues, dans
leurs orbites, par tes rayons magnétiques .
Divin Soleil, c'est toi dont la chaleur bien-
faisante anime la nature, et qui, portant de
tous côtés une vertu invisible, pénètres dou-
cement jusqu'aux entrailles de la terre : ta
grandeur et ta distance ont été sagement
mesurées.
Le prince des ténèbres descendant sur son
globe, y fit une tache, telle que peut-être nul
astronome au travers de ses tubes optiques
n'en vit jamais de semblable. Il trouvà sa
matière infiniment plus brillante que tout ce
LIVRE III 77
qu'on peut imaginer sur la terre, métaux ou
pierres précieuses. Toutes ses parties n'é-
taient pas semblables, mais toutes élançaient
pareillement la lumière, comme le fer lors-
qu'il est pénétré du feu le plus ardent. Si
nous comparons cette matière au métal, elle
semblait, partie d'or, partie d'argent ; si on
la compare aux pierres précieuses, elle res-
semblait à l'escarboucle, à la chrysolite, au
rubis, à la topaze, ou à ces douze pierreries
qui brillaient sur le pectoral d'Aaron . Ainsi
nous figurons -nous encore cette composition
que les philosophes recherchent vainement,
quoiqu'ils aient poussé le grand art jusqu'à
fixer le mercure volatil, et qu'ils fassent sor-
tir de l'Océan, sous des formes différentes le
vieux Protée, desséché et réduit par l'alambic
à sa forme naturelle. Faut-il s'étonner que ces
hautes régions produisent un élixir si pur, et
que les rivières y roulent un or potable,
quand par une touche pleine de vertu, cé
grand alchimiste, le Soleil, si éloigné de nous,
forme d'un mélange de parties aqueuses et
terrestres, dans le sein de l'obscurité, tant de
choses d'une couleur si vive, d'un prix si
rare et d'un effet si surprenant.
La splendeur de ce lieu n'éblouit point Sa-
tan, il promène ses regards de tous côtés :
son œil commande au loin. La vue ne ren-
contre point ici d'obstacle ni d'ombrage, tout
y brille de lumière : ainsi le soleil, passant
par le méridien, frappe de ses rayons cer-
tains lieux situés sous la ligne, et n'y laisse
point d'ombre ; ses feux dardaient ici de toutes
parts, sans être interrompus par la rencontre
d'aucun corps opaque ; et l'air plus serein
qu'en aucun lieu du monde, semblait rap-
procher les objets les plus éloignés.
Il y découvrit bientôt un ange glorieux, le
même que le disciple chéri du Seigneur vit
78 LE PARADIS PERDU
aussi dans le soleil. Son dos était tourné,
mais sa gloire n'était point cachée. Une tiare
d'or et de rayons brillants ceignait son front.
Sa chevelure admirable flottait sur ses
épaules , relevées d'ailes superbes. Il sem-
blait occupé de quelque grande affaire , ou
absorbé dans ses pensées profondes. L'esprit
impur se réjouit dans l'espérance de trouver
à cette heure un guide pour diriger son vol
vers le paradis, demeure fortunée de l'homme:
ce devait être là le terme de ses fatigues et
le commencement de nos maux. Il quitta ce
qu'il pouvait le retarder ou le faire recon-
naître; le voilà transformé en chérubin du
second ordre. La jeunesse céleste brille sur
son visage et répand sur chaque partie de sa
personne des grâces infinies ; rien ne manque
à son déguisement. Ses cheveux ondoyants
sous une couronne, badinent au gré des ze-
phyrs ; les plumes de ses ailes sont de diffé-
rentes couleurs parsemées d'or. Ses vête-
ments retrousses conviennent à un voyageur.
Il s'avançait d'un pas majestueux tenant à la
main une baguette d'argent.
L'ange de lumière entendit le bruit de sa
démarche, il se tourna vers lui, et fut aus-
sitôt reconnu pour l'archange Uriel, un des
sept qui assistent sans cesse devant le trône
de Dieu, prêts à recevoir ses ordres. Ils sont
comme les yeux du Tout-Puissant qui per-
cent dans toute l'étendue des cieux. Ils por-
tent encore ici-bas ses rapides messages à
travers les vastes champs de l'air, de la mer
et de la terre : Satan l'aborde, et lui parle
ainsi :
Uriel, j'ai recours à toi. Tu es le premier
entre les sept esprits qui se tiennent toujours
devant la face de Dieu, pour annoncer ses
grandes volontés dans le ciel, où tous ses
enfants sont prêts à obéir aux ordres que tu
LIVRE III 79
leur portes. La fonction que tu fais ici est
convenable à ton rang. L'Eternel t'a préposé
comme un de ses yeux pour veiller sur le
globe dominant de cette nouvelle création :
j'ai un désir extrême de voir et de connaître
ses ouvrages. L'homme surtout , sa plus
chère créature, pour qui ces merveilles ont
été faites, excite ma curiosité; c'est pour la
satisfaire que j'ai quitté le choeur des ché-
rubins, et que j'ai entrepris seul un si long
voyage ; apprends-moi, Séraphin glorieux ,
quel de ces orbes brillants est la demeure
fixe de l'homme, ou n'en a-t-il point de fixe,
et peut-il à son gré s'établir dans telles dé
ces sphères qu'il lui plaît ? Dis-moi où je le
pourrai trouver, afin que je regarde en se-
cret, ou que j'admire ouvertement celui à
qui le grand monarque a livré des mondes
entiers, celui enfin sur qui il a versé tant de
grâces : il est juste qu'on adore le Créateur
dans l'ouvrage de ses mains. Sa justice a
banni ses rebelles ennemis sa bonté pour
réparer leur perte a créé les hommes. Toutes
ses vues sont sages.
L'imposteur parla de la sorte, et son zele
parut sincère. L'homme et l'ange ne sau-
raient discerner l'hypocrisie : elle parcourt
la terre sans être connue que de Dieu. En
vain la sagesse veille, le soupçon s'endort
souvent à sa porte, et la simplicité, toujours
prête àjuger favorablement, ne suppose point
te mal où il n'en paraît point. Ce fut ainsi
'Uriel, ce sage conducteur du soleil, cet
rit l'un des plus éclairés du ciel, donna
das le piège. Bel ange, répondit-il au per-
fid séducteur, ton désir, qui tend à con-
naire les ouvrages de Dieu, pour glorifier
par là le grand ouvrier, ne te jette point
dins un excès blâmable. L'entreprise même
est d'autant plus louable, qu'il y a plus de
80 LE PARADIS PERDU
zèle à être ainsi venu seul des demeures em-
pyrées pour t'assurer, par le témoignage de
tes propres yeux, de ce que d'autres se con-
tentent de savoir par l'organe de leurs
oreilles. Ses œuvres sont en effet merveil-
leuses, charmantes à connaître , et dignes
d'une attention perpétuelle ; cependant quel
esprit créé peut comprendre la nature, la
variété de ses ouvrages ou la sagesse infinie
qui les a produits . J'ai vu s'assembler à sa
seule parole la masse informe, origine ma-
térielle de ce monde. Le chaos entendit sa
voix, le désordre tumultueux s'apaisa, et le
vaste infini fut limité. Il parla de nouveau,
l'obscurité s'enfuit, la lumière brilla, l'ordre
sortit du sein même de la discorde. Sui-
vant la différente gravité des éléments, la
terre, l'eau, l'air et le feu se rangèrent en
hâte au lieu de leur destination. La quintes-
sence subtile des cieux prit le dessus ; ani-
mée de diverses formes qui remplirent plu-
sieurs tourbillons , il en sortit ces astres
nombreux déterminés au mouvement que tu
vois. Chaque étoile eut sa place marquée,
chacune eut sa route à décrire . Le reste,
comme un mur solide , environne cet uni-
vers. Jette les yeux sur ce globe, dont la
partie qui nous regarde brille de la lumière
que je fui envoie : ce globe est la terre des-
tinee à l'homme. Cette lumière forme son
jour. Sans elle, la nuit soumettrait à son em-
pire cet hémisphère, comme elle travaille à
soumettre l'autre ; mais la lune, ce bel astr
que tu vois vis à-vis , se tient toujours
portée de s'opposer à ses desseins. Das
cette vue elle fait sa ronde tous les mois et
la recommence exactement dans la carrière
des cieux : suivant ses diverses positions, st
figure triforme se vide et se remplit d'ure
lumière empruntée qu'elle dispense à a
LIVRE III 81
terre, tandis qu'elle chasse la nuit avec son
sceptre d'argent. Observe ce terrain, c'est le
paradis, d'Adam. Ces ombrages élevés lui
servent de berceau : tu ne peux manquer
ton chemin ; mon emploi demande ici ma
présence .
A ces mots il se tourna d'un autre côté.
Satan s'inclina profondément devant le grand
archange, suivant l'usage établi parmi les
esprits célestes, qui ne négligent point en-
tre eux l'honneur qu'exige la différence des
rangs. Il partit aussitôt de l'Eclyptique, et
formant dans les airs plusieurs orbes, il s'a-
battit sur le sommet du Niphates.
ARGUMENT
La vie d'Eden et du lieu où Satan doit exécuter l'attentat
qu'il a projeté contre Dieu et contre l'homme, commence à
l'intimider. Il se trouve agité de plusieurs passions, d'envie,
de crainte et de désespoir ; mais il se confirme dans le mal,
et s'avance vers le paradis. Description de la montagne au
haut de laquelle il est situé. Il franchit tous les obstacles, se
transforme en vautour et se perche sur l'arbre de vie qui
s'élevait au dessus de tous. Peinture de ce jardin délicieux.
Satan considère Adam et Eve. La noblesse de leur figure et
le bonheur de leur état le frappe d'étonnement. Il persiste
dans la résolution de travailler à leur ruine. Pour les mieux
connaître, il épie en secret leurs discours. Par ce qu'il leur
entend dire, il apprend qu'il leur était défendu sous peine
de mort de manger du fruit de l'arbre de la science. Il fonde
là-dessus le plan de sa tentation, et se propose de les enga-
ger à désobéir. Il diffère son attaque, afin de s'instruire plus
particulièrement de leur état avant que de rien entreprendre.
Uriel descendant sur un rayon de soleil avertit Gabriel, à
qui la garde des portes du paradis était confiée. Il lui fait
entendre qu'un esprit infernal s'était échappé, qu'il avait
passé vers l'heure du midi par sa sphère, sous la forme d'un
ange heureux qui s'était transporté au paradis, et que ses
gestes furieux sur le mont l'avaient trahi. Gabriel promet de
le trouver avant le lever du soleil. Adam et Eve s'entretien-
nent ensemble, et se retirent à la fin du jour pour goûter lés
douceurs du sommeil. Description de leur berceau. Lear
prière du soir. Gabriel fait faire la ronde aux esprits qui
étaient de garde, et il détache deux anges vers le berceau
d'Adam, de peur que le malin esprit n'entreprenne quelque
chose contre nos premiers pères, sans défense pendant leur
repos. Ils le trouvent à l'oreille d'Eve occupé à la tenter
dans un songe, et ils l'amènent de force vers Gabriel. Il ré-
pond fièrement et se prépare au combat ; mais effrayé par un
signe du ciel, il s'enfuit hors du paradis.
Plût à Dieu que nos premiers pères eussent
entendu cette voix dont il est parlé dans la
révélation du disciple bien-aimé ; voix qui
criait avec force dans le ciel Malheur aux
84 LE PARADIS PERDU
habitants de la terre ! voix prophétique qui
annonçait que le dragon mis en déroute, al-
lait rentrer en lice pour se venger sur les
hommes ; ils se seraient peut- être préservés
des pièges qu'il venait de tendre à leur in-
nocence.
A la vue des lieux qui doivent être le
théâtre de sa fureur, le prince des démons
sent chanceler son audace : son cœur s'é-
meut comme les eaux qu'un feu violent agite,
et l'instant décisif de l'action le fait reculer
sur lui-même, comme une machine infernale
au moment qu'elle vomit ses feux. L'horrible
incertitude le déchire sa propre conscience
irritant son désespoir, lui présente l'affreux
contraste de ce qu'il était, de ce qu'il est, de
ce qu'il doit être encore, et lui fait envisager
un surcroît de châtiment dans un surcroît
de crime. Tantôt il tourne ses tristes re-
gards vers les charmantes plaines d'Eden.
Tantôt il contemple avec regret le ciel, et
l'orbe du soleil dans sa plus vive splendeur :
O toi dont le front glorieux fait pâlir les
étoiles et représente le souverain du monde,
Soleil, apprends toute l'horreur que j'ai pour
toi. Ton éclat me rappelle le triste souvenir
de la gloire que je pôssédais au-dessus de ta
sphère, avant que l'orgueil et la plus détes-
table ambition m'eussent armé contre le roi
des cieux . Devait-il s'attendre à un tel re-
tour de ma part, après m'avoir créé, après
m'avoir placé au plus haut degré d'élévation?
Il ne me reprochait aucun de ses bienfaits. Il
ne se lassaft pas de répandre sur moi les tré-
sors de ses faveurs ; je me suis lassé de lui
témoigner ma reconnaissance. Qu'exigeait- il,
que des sentiments de gratitude pour les
biens dont il me comblait ? Funestes biens,
ils sont cause de ma perte. La sublimité dé
mon rang m'a fait oublier toute subordina-
LIVRE IV 85
tion. Si j'eusse été moins proche du trône,
je n'aurais pas conçu des désirs effrénés
l'espérance d'y monter n'aurait point nourri
ma folle ambition . Mais non, quelqu'autre
puissance égale à moi aurait pu aspirer à la
monarchie suprême, et m'engager dans son
parti. Que dis-je, mes égaux sont-ils tous
tombés ? Malheureux, avais-tu la même li-
berté, les mêmes moyens pour te soutenir ?
Oui, tu les avais. Sur qui donc, ou sur quoi
peux-tu rejeter ta faute ? L'amour du Créa-
teur répandit sur nous une égale mesure de
grâces. Que son amour soit maudit : son
amour, aussi fatal pour moi que sa haine,
creusait les précipices où je suis tombé. Ah !
plutôt sois toi-même maudit. Tu ne peux im-
puter tes malheurs qu'à ta volonte dépravée.
Où pourrai-je me mettre à couvert de son
juste courroux ? Où pourrai-je me sauver de
mon propre desespoir ? Je porte l'enfer par-
tout, et je trouve dans mon cœur un vide
encore plus affreux, un abîme encore plus
profond que tous les abîmes où je me vois
plongé. Change donc, s'il t'est possible de
changer repens -toi si tu peux te repentir.
N'y a-t-il plus de jour à la miséricorde ? Il
n'y en a que par la soumission, et l'orgueil
me défend d'y penser. De quel ceil me regar-
deraient les guerriers de mes armées ? je dois
les affranchir du joug du Tout- Puissant. C'est
à cette condition qu'ils se sont rangés sous
mes étendards. Hélas ! ils connaissent peu à
quel point je suis humilié, malgré les hon-
neurs qu'ils me rendent. Le diadème que je
porte me dévore ; et si je surpasse les autres
en quelque chose, ce n'est que dans la mi-
sère. Voilà le prix de mon ambition ; mais si
je me repentais, si j'obtenais la grâce de ren-
trer dans mon premier état. Insensé ! ne
Vois-tu pas que la même élévation réveille-
86 LE PARADIS PERDU
rait dans toi le même orgueil ? Au faîte de la
gloire, tu rétracterais des serments arrachés
par la douleur. Le souvenir des cruautés
passées de mon tyran me révolterait tou-
jours. J'attaquerais encore ; je succomberais
de même. Ma seconde chute n'en serait que
plus fatale. Renonçons à lui demander la
paix, il a renoncé a me l'accorder. Plus de
grâce à espérer. Nous sommes bannis, exilés,
tourmentés : nos places, il les a destinées à
l'homme, nouvel objet de ses délices. Adieu
donc espérance, adieu crainte, adieu remords.
L'Eternel est le dieu du bien, soyons le dieu
du mal ; l'empire sera ainsi partagé entre
nous. J'aurai comme lui mes autels dans le
monde l'homme sera ma victime.
Tandis qu'il roule ces pensées, diverses
passions éclatent tour à tour sur son visage.
La fureur, l'envie et le désespoir lui firent
trois fois changer de couleur, et l'auraient
découvert, malgré son déguisement, à des
yeux attentifs. Jamais le front des bienheu-
reux n'est couvert de nuages. 11 en sentit la
conséquence, et se composant avec art, il
cacha ses émotions sous l'apparence d'un
calme parfait. Artisan de fraude, il sut le
premier se déguiser sous le masque du zèle,
pour exécuter plus sûrement ses criminels
desseins ; mais tout habile qu'il était, il ne
put longtemps tromper Uriel. Cet esprit vi
gilant l'avait conduit de l'oeil jusque sur le
mont Sirien , et il avait aperçu dans lui des
transports inconnus aux esprits de la fidèle
hiérarchie. Il avait remarqué des gestes fu-
rieux et des mouvements de violence qui lui
étaient échappés pendant qu'il se croyait seul
et sans témoins.
Cependant Satan poursuivant sa route, s'a-
vance dans les plaines d'Eden. Au milieu
d'un pays délicieux , il voit un mont su-
LIVRE IV 87
perbe, dont la cîme sourcilleuse se perd
dans les nues : des buissons incultes et sau-
vages en défendent l'abord.
Čes buissons étaient surmontés par une
magnifique futaie de cèdres , de pins, de sa-
pins et de palmiers, dont les rameaux s'em-
brassant les uns les autres , présentaient
aux yeux une scène ravissante. Leurs rangs,
disposés comme par étage, formaient un su-
perbe amphithéâtre.
Au-dessus de ces bois enchantés , s'éle-
vaient les sommets du paradis. Du centre de
ce beau séjour , plus éminent que tout le
reste, notre premier père pouvait librement
promener sa vue jusque dans son bas em.
pire.
Des arbres sans nombre, chargés en toute
saison de fleurs et de fruits, décoraient l'en-
ceinte intérieure. L'or de leur coloris, mêlé
d'une infinité de douces nuances, charmait
le soleil il semblait prendre plus de plaisir
à porter ses rayons sur leurs surfaces fleu-
ries, qu'à se peindre lui-même dans les nuages
d'une belle soirée ou à varier les couleurs de
l'arc-en-ciel.
Tel était la beauté de ce paysage. L'air
qui se purifiait de plus en plus à mesure que
l'on avançait, inspirait au cœur des plaisirs
capables d'écarter toute tristesse, et même
le désespoir, si quelque chose pouvait adou-
cir un désespoir éternel. Les doux zéphyrs
agitant leurs ailes odoriférantes , dispen-
saient à l'envi les parfums naturels, et di-
saient en murmurant où ils avaient dérobé
ces dépouilles embaumées.
Ainsi quand des marins font voile au delà
du cap de Bonne- Espérance , et qu'ils ont
passé Mozambique, le vent du nord- est leur
souffle en pleine mer de la côte aromatique
de l'Arabie heureuse, les parfums de Saba :
88 LE PARADIS PERDU
ils ralentissent leur course, pour les goûter
à longs traits et pendant plusieurs milles,
réjouis de l'odeur gracieuse : le viel Océan
sourit ; de même ces douces vapeurs accueil-
lirent le monarque funeste qui venait pour
les empoisonner. Avec une impression bien
différente, Asmodée sentit la fumée de ce
poison qui lui fit abandonner la femme du
fils de Tobie en fuyant du pays de Mèdes,
jusque dans le désert de la haute Egypte,
où Raphaël le saisit et le chargea de chaînes .
Enfoncé dans une rêverie profonde, Satan
marche à pas lents. Il arrive au pied de la
sainte montagne : soudain il se voit arrêté.
Les arbrisseaux et les buissons entrelacés
sous les arbres , fermaient pour lors tous les
chemins qui avaient donné passage à l'homme
ou aux animaux.
Il n'est qu'une seule porte du côté de l'O-
rient. Le prince des démons s'en aperçoit :
il dédaigne l'entrée ordinaire ; par mépris il
franchit d'un saut léger la contrescarpe de
de la montagne, et retombe dans l'intérieur
de ce lieu de délices .
Tel un loup carnassier , que la rage et
la faim chassent du fond des forêts pour
chercher sa proie, s'élance dans l'enceinte
où les bergers sur le soir au milieu des
champs , retranchent leurs timides trou-
peaux ; ou tel le soldat altéré de carnage et
de sang dans un jour de surprise, escalade
une ville abandonnée au meurtre et au pil-
lage. Ainsi cet insigne brigand viola les bar-
rières des jardins sacrés. Ainsi d'infàmes
mercenaires entrent sans mission dans l'é-
glise du Seigneur.
Il dirigea son vol sur l'arbre de vie qui
se distinguait entre tous au milieu du pa-
radis ; il s'y arrêta sous la forme d'un vau-
tour. Ce ne fut point pour y chercher une
LIVRE IV 89
vie nouvelle ; occupé de l'unique projet d'in-
troduire la mort, il n'envisagea que la hau-
teur de cet arbre, et ne considéra point l'u-
tilité de son fruit, qui pouvait donner une
heureuse immortalité ; tant il est vrai que
souvent on ignore le juste prix d'un bien
qui se présente, et que la passion convertit
en poison ce qu'il y a de plus excellent. Sa-
tan contemple avec admiration les beautés
de la nature, toutes rassemblées dans un
petit espace, toutes destinées aux délices de
l'homme. Il voit un paradis sur la terre : ce
séjour délicieux était le jardin du Très- Haut,
il l'avait planté lui-même à l'Orient du pays
d'Eden, qui s'etendait depuis Auran jusqu'aux
lieux où les monarques de la Grèce élevèrent
longtemps après les royales tours de Séleu-
cie, et jusqu'en Thelassar, où les fils d'Eden
habitèrent avant les successeurs du grand
conquérant de Macédoine. Tout était de l'or-
donnance d'une main éternelle.
Dans ce terrain fertile croissait tout ce
qui peut flatter la vue , l'odorat et le goût.
Au milieu s'elevait l'arbre de vie, d'où dé-
coulait l'ambroisie d'un or liquide. Non loin
était l'arbre de la science du bien et du mal,
science qui nous coûté si cher, arbre fatal
dont le germe a produit la mort.
Une large riviére tirant vers le midi , par-
courait la campagne d'Eden, et passait sous
le mont que le Seigneur avait fondé au com-
mencement des temps ; mais elle ne se per-
dait que pour devenir plus utile. Une partie
des eaux se relevant d'une manière surpre-
nante (la nature ne sait point résister au
Créateur) produisait au haut de la montagne
une source abondante. Son onde claire et
pure se partageait en une infinité de bras,
faisait mille détours dans ces jardins aima-
bles; et se réunissait enfin pour faire une
90 LE PARADIS PERDU
cascade superbe. On la voyait se précipiter
à gros bouillons dans le fleuve souterrain ,
qui sortant de son lit ténébreux , reparais-
sait dans toute sa magnificence, et se divi-
sait en quatre grands fleuves.
Je n'entreprendrai pas de décrire ici les
empires et les pays qu'ils traversent ; j'expri-
merais plutôt, s'il était possible, comment
sur les perles orientales et sur un sable d'or
les ruisseaux argentins qui provenaient de
cette fontaine de saphir, serpentaient au-
dessous des arbres, et roulaient leurs flots
de nectar, visitant chaque plante, et nourris-
sant des fleurs dignes du paradis. L'art sub-
til ménage le beau ; il se plait à faire des lits
et des compartiments curieux ; mais ici la
nature avait prodigué des beautés sans nom-
bre sur les montagnes et dans les vallées.
Ses richesses étaient répandues avec profu-
sion dans la campagne, que le soleil échauffe
librement de ses rayons , et dans ces ber-
ceaux épais qu un ombrage impénétrable
rend si gracieux pendant l'ardeur du jour.
Cette heureuse et champêtre habitation
était admirablement variée pour le plaisir
des yeux. Là vous trouviez des bocages,
dont les riches arbres distillaient la myrrhe
odoriférante et des baumes précieux ! ici
vous en voyiez d'autres dont le fruit luisant
et doré charmait l'oeil et le goût. Toutes les
merveilles que la fable attribue aux vergers
des Hesperides, se rencontraient réellement
dans ce jardin de volupté.
Entre les arbres paraissaient des espaces
riants, des collines enchantées, et des trou-
peaux qui paissaient l'herbe tendre. Ici un
tertre couvert de palmes , et la gorge fleurie
d'une vallée coupée de ruisseaux, exposaient
mille beautés, et c'est là que la rose était
sans épines. Là des grottes sombres offraient
LIVRE IV 91
des retraites fraîches tapissées de vignes,
qui s'empressaient de livrer leurs grappes
de pourpre, et qui rampaient avec une agréa
ble fécondité.
Les ruisseaux tombant avec un doux mur-
mure le long des collines, se jetaient en di-
vers canaux, ou se ramassaient en un bassin
dont la surface présentait son miroir de cris-
tal à la surface des rivages couronnés de
myrthes. Les oiseaux formaient un chœur
mélodieux, et les zéphirs portant avec eux
les parfums des champs et des bocages,
murmuraient entre les feuilles légèrement
agitées, tandis que Pan , dansant pour ainsi
dire avec les Grâces et les Heures, traînait
partout après lui un printemps éternel.
La belle campagne d'Enna, où Proserpine
cueillant des fleurs moins vives que son
teint, fut enlevée par le sombre Pluton, ne
pourrait entrer en parallele avec ce divin sé-
jour, quand on y ajouterait et les charmants
bocages de Daphné près d'Orontes, et l'ad-
mirable source de Castalie, et cette île de
Nicée, que ceint le fleuve Triton, où le vieux
Cham, l'Ammon des gentils et le Jupiter de
Libye retira, dit-on , Almathée et le jeune
Bacchus pour le dérober aux yeux de sa ma-
râtre Rhéa. On ne saurait non plus lui com-
parer le mont Amara situé sous la ligne
ethiopique, près des sources du Nil, où les
rois abyssins font garder leurs enfants. Mal-
gré ses rares beautés, ce mont fameux, dont
quelques -uns ont voulu faire le paradis ter-
restre, serait fort inferieur à ce jardin d'As-
syrie, où le lugubre monarque voyait avec
dépit l'assemblage de tous les plaisirs, et la
surprenante variété des créatures nouvelles
à ses yeux .
Deux objets plus nobles que tous les ani-
maux l'étonnèrent. La majesté de leur port,
92 LE PARADIS PERDU
leur tête levée vers le ciel, et la pureté dont
ils étaient revêtus, semblait leur déférer le
droit de gouverner l'univers. Ils en avaient
aussi l'empire. Dans leurs divins regards
brillaient l'image du Créateur, la variété, la
raison, la sagesse, une sainteté sévère' et
pure ; sévère , mais tempérée par un air
de modération et de droiture qui conviennent
si bien aux rois.
Il se trouvait cependant entre eux quelques
degrés d'inégalité : ils avaient l'un sur l'au-
tre quelques avantages ; l'un était formé
pour la contemplation et la valeur, l'autre
pour la douceur et les grâces . Celui- ci pour
Dieu seul, celle- là pour l'homme et pour
Dieu. Le front de l'un grand et majestueux ,
et son regard imposant marquaient la supé-
riorité. Ses cheveux semblables à la fleur
d'Hyacinthe et bouclés d'un air mâle, se sé-
paraient sur le front et sans passer les épau-
les , ornaient décemment sa tête. La chève-
lure de l'autre éparse , ondoyante et longue,
tombait comme un voile jusqu'au bas de sa
taille fine et déliée. Ainsi la vigne deman-
dant un support, se replie devant l'ormeau.
L'or de ses tresses blondes se recourbait avec
grâce. Ainsi portait-elle sur sa tète une mar-
que de sa dépendance et du besoin qu'elle
avait d'un appui. Son cœur obéissant à la
nature, s'attachait à son époux ; mais en
gagnant son amour par sa soumission, elle
se conciliait son estime par sa modestie.
L'œil n'était encore choqué d'aucun objet, ils
se voyaient innocemment , et les ouvrages
de la nature ne leur inspiraient point de
honte.
Malheureuse honte, enfant du péché, quelle
agitation ne nous causez-vous point, en
nous obligeant d'emprunter les dehors d'une
fausse pureté? Vous avez banni de la vie de
LIVRE IV 93
l'homme son plus grand bonheur, la sim-
plicité et l'innocence ; nos premiers pè-
res ne s'étaient point aperçus de leur nu-
dité la présence de Dieu ou celle des anges
ne les en avaient pas fait rougir ; ils igno-
raient le mal.
Ils marchaient en se donnant la main :
quel couple ! l'amour n'en unira jamais de
semblable. Adam, le plus majestueux des
hommes, Eve la plus belle des femmes.
L'exercice de la journée n'était point un
travail ; c'était un amusement qui les prépa-
rait à mieux goûter le repos, et qui assai-
sonnait encore des mets exquis. Ils s'assi-
rent sur le gazon naissant, près d'une source
vive, à l'ombre d'un bocage dont les feuilles
faisaient un doux murmure. Les branches,
s'abaissant d'elles-mêmes, leur présentèrent
des fruits d'une saveur délicieuse.
Couchés sur les fleurs qui émaillaient les
bords de la fontaine, ils goûtèrent ces fruits .
L'écorce leur servit à puiser une onde plus
douce que le nectar. Les aimables propos,
les souris de tendresse, ne manquèrent point
au repas, ni les caresses innocentes de deux
jeunes époux nouvellement engagés sous les
lois d'un heureux hyménée.
Autour d'eux s'egayaient tous les animaux
que nous connaissons sur la terre, et qui,
maintenant sauvages, se retirent dans les
bois, dans les déserts, dans les forêts ou
dans les tannières. Le lion badinant, se ca-
brait et, dans ses pattes, berçait le tendre
chevreau. Les ours, les tigres, les panthères
de et les léopards bondissaient devant eux. L'é-
léphant matériel employait toute son indus-
le
1 trie pour les divertir et contournait en cent
façons sa trompe flexible. Le serpent, s'insi-
nuant avec adresse, entrelaçait en nœuds
gordiens sa queue repliée et donnait, sans
04 LE PARADIS PERDU
leur causer de défiance, des preuves de sa
fatale malice. Quelques-uns, couchés sur
l'herbe dont ils s'étaient rassasiés, avaient
encore les yeux ouverts ; d'autres se dispo-
saient au sommeil. L'astre du jour touchait
au terme de sa carrière, il se précipitait pour
éclairer les îles de l'océan ; et les astres,
avant-coureurs de la nuit, montaient dans la
célestę balance. Satan, jusque-là immobile,
retrouva enfin sa voix étouffée par la tris-
tesse.
Obcieux ! ô Terre ! ô Enfers ! Voilà done
eeux à qui l'on a destiné nos trônes ! voilà
les nouveaux favoris de l'Eternel ! qui sont-
ils ? D'un côté, j'aperçois en eux tout ce qui
appartient à la matière ; de l'autre, ils me
paraissent peu inférieurs aux célestes subs-
tances. Dans cette union bizarre, mes pen-
sées les suivent avec étonnement. Je sens
même que j'aurais du penchant à les aimer.
La ressemblancé divine brille sur leur front,
et la main qui les a formés a répandu sur
eux des grâces infinies. Infortuñés ! vous
pensez peu au changement que je vous pré-
pare : toutes ces délices vont s'évanouir. Je
mesurerai vos maux aux plaisirs dont vous
jouissez. Votre bonheur est grand , il devrait
être mieux assuré. Ce beau séjour que vous
habitez a été mal fortifié contre un ennemi
tel que moi ; mais non,je ne suis point votre
ennemi. L'abandon même où je vous vois ex-
eite ma compassion, quoique l'on soit insen-
sible à mes maux. Je cherche à former une
ligue avec vous, une amitié mutuelle si
étroite, si intime, qu'inséparablement unis,
nous soyons obligés de vivre vous avec moi,
moi avec vous. Ma demeure peut-être ne sa-
tisfera pas tant vos sens que ce beau para-
dis telle qu'elle est, acceptez-la; c'est l'ou-
vrage de votre digne créateur, il me l'a
LIVRE IV 95
donnée, je vous la donne. L'enfer ouvrira
pour vous recevoir ses plus larges portes et
fera sortir ses rois à votre rencontre. Quelque
nombreuse que puisse être votre postérité,
la place n'y manquera pas comme en ces
étroites limites. Si vous vous y désespérez
un jour, prenez-vous -en à celui qui me con-
traint de me venger sur vous. Vous n'êtes
point coupables à mon égard, mais votre in-
nocence m'attendrit vainement. Une juste
raison d'Etat, l'honneur, la vengeance, l'a-
grandissement de notre empire par la con-
quête de ce nouveau monde, me forcent
d'exécuter contre vous un projet dont la seule
idee me fait horreur.
Satan allégua la nécessité (prétexte des ty-
rans) pour justifier ses horribles desseins. Il
descend et se va confondre avec la troupe
badine de divers animaux ; il se transforme
tantôt en l'un, tantôt en l'autre, afin d'ob-
server, sans se faire connaître, ceux dont il
a juré la perte. Il s'étudie à pénétrer leur
I nature, soit par leurs discours, soit par leurs
actions.
Tantôt, sous la figure d'un lion, il marche
fèrement autour d'eux, avec un regard plein
de feu ; tantôt il se couche comme un tigre
qui, par hasard, ayant entrevu deux jeunes
S faons, se tapit contre terre, puis, s'élevant,
s'avance, se couche et change souvent de
poste, choisissant le terrain d'où il pourra
le mieux s'élancer et les saisir entre ses grif-
1 fes. Adam parla enfin et attira, par la nou-
veauté de ses accents, toute l'attention de
S son ennemi.
Chère compagne, seule destinée à partager
avec moi les délices de la nature dont tu es
le plus précieux trésor, sans doute l'auteur
qui nous a donné la vie et qui a créé pour
nous ce vaste monde, est aussi infini en
96 LE PARADIS PERDU
" bonté qu'il est infini en puissance. Il nous a
tirés de la poussière, il nous a placés dans
un paradis, nous qui n'avons rien mérité de
sa main et qui ne pouvons rien ajouter à son
bonheur. Il ne demande que notre obéissance
et il ne la met qu'à une légère épreuve. De
tous ces arbres qui portent des fruits déli-
cieux si variés, il nous défend seulement de
toucher à l'arbre de science, placé près de
l'arbre de vie. L'intervalle entre la mort et
la vie n'est pas grand, et la mort est, sans
doute quelque chose de terrible : tu sais que
le Seigneur nous en a menacés, si notre té-
mérité nous faisait porter sur cet arbre une
main sacrilège. Est-ce trop exiger, quand il
nous comble avec profusion de tous les biens
imaginables, quand il nous a établis les maî-
tres du monde, quand il étend notre empire
sur tout ce que la terre, l'air et la mer ren-
ferment de créatures ? Une loi si facile à ob-
server est une nouvelle preuve de sa bonté.
Obéissons , chère Eve, notre obéissance sera
notre gloire ; le choix illimité de toutes sor-
tes de biens nous dédommage assez de ce
petit sacrifice. Glorifions sans cesse le créa
teur, ne songeons qu'à exalter sa bonté infi-
nie, pendant que nous passerons agréable-
ment le temps à cultiver ces arbres et à
prendre soin de ces fleurs ; cette occupation
n'a rien de fatigant ; mais quand la peine
voudrait s'y joindre, ta compagnie la con .
vertirait en plaisir pour moi.
Eve lui répliqua : O toi, pour qui et de qui
j'ai été formée, chair de ta chair, sans qui je
serais inutile au monde, guide assuré, glo-
rieux chef de ta fidele compagne, ce que tu
viens de dire est juste et raisonnable. Nous
lui devons une reconnaissance éternelle. Tout
doit retentir de nos actions de grâces ; puis-
je en suspendre le cours, moi dont le bon-
LIVRE IV 97
heur est si complet? Je te possède, cher
Adam ; quelle douceur pour moi ! la terre ne
voit point ton egal ; elle ne le verra jamais.
Je gagne plus que toi dans cette aimable so-
ciété. Il me souvient du jour où la lumière
vint pour la première fois ouvrir mes yeux
étonnés. Je me trouvai mollement couchée
sur un tapis de verdure émaillé de fleurs, à
l'ombre d'un bocage. J'ignorais où j'étais,
qui j'étais, d'où je venais. J'entendis le mur-
mure d'un ruisseau qui sortait d'une grotte
voisine ; son onde répandue formait une
plaine liquide et sa tranquille surface repré-
sentait la pureté des Cieux. J'y portai mes
premiers pas, l'expérience ne m'avait rien
appris. Je m'inclinai sur le bord verdoyant
et je regardai dans ce bassin clair et uni qui
me semblait un autre Ciel. En me penchant,
j'aperçus une figure qui se penchait aussi
vers moi. Je la regardai , elle regarda ; je re-
culai en tressaillant ; un charme secret me
rapprocha, le même charme l'attira. Des mou-
vements réciproques de sympathie et d'a-
mour nous prévenaient l'un pour l'autre. Ce
charmant objet me retiendrait peut-être en-
core, si une voix distincte ne m'eût tiré de
ce ravissement : Ce que tu contemples, belle
créature, c'est toi-même. Avec toi, l'image
paraît et disparaît ; mais viens, je te condui-
rai dans un lieu où tu ne trouveras pas une
ombre, mais un objet réel digne de tes re-
gards. Celui dont tu es l'image t'appelle par
ses désirs les plus empressés ; tu jouiras de
son aimable société ; il te sera inséparable-
ment uni. Tu lui donneras une multitude
d'enfants semblables à toi, et, de la, tu seras
appelée la Mère des vivants. Pouvais-je dé-
liberer? Je suivis sur le- champ, conduite in-
visiblement ; je t'aperçus a l'ombre d'un pla-
tane, tu me semblas beau et majestueux ;
LE PARADIS PERDUT. I 4
98 LE PARADIS PERDU
cependant je trouvai ta beauté moins douce
et moins attrayante que celle de l'image fu-
gitive que j'avais vue dans les ondes. Un lé-
ger saisissement me fit reculer à ta vue. Tu
m'appelas, 'tu me suivis. Arrête, belle Eve !
Que crains -tu de joindre un autre toi-même ?
Tu es sa chair, ses os. Pour te donner l'être
et la vie, je t'ai prêté la côte la plus voisine
de mon cœur : c'est à mes côtés que tu dois
trouver ta place naturelle. Ta douce compa-
gnie, dont je serai toujours inséparable, fera
désormais le bonheur de mesjours. Attends-
moi, chere partie de moi- même, et laisse -moi
réclamer mon autre moitié. Ta main saisit
tendrement la mienne, je me rendis et, de-
puis ce temps, je vois combien la force de
la sagesse, qui seule est véritablement bé!le,
l'emporte sur la beauté.
A ces mots , notre mère commune tourna
vers Adam un regard animé du pur feu de
l'amour conjugal, et, se penchant affectueu-
sement sur lui, elle le tenait à demi- em-
brassé. Son sein relevé, sans autre voile que
For ondoyant de ses tresses negligées, s'ap-
prochait de celui de son époux , qui, trans-
porté tout à la fois de ses grâces et de sa
soumission , sourit avec une supériorité
pleine de tendresse, comme Jupiter sourit à
Junon, quand il rend féconds les nuages qui
répandent les fleurs sur la terre. Il pressa
ses levres pures par un chaste baiser. Le mo-
narque infernal , envieux de leur bonheur; se
détourna, et, jetant sur eux un coup d'œil
furieux, il se plaignit ainsi en lui -même :
O spectacle odieux et désespérant ! Ainsi
donc ces nouveaux sujets du Tout- Puissant
trouveront dans leurs embrassements mu-
tuels un paradis encore plus doux que celui
quils habitent. Ainsi jouiront-ils ensemble
d'une pleine félicité, tandis que, livré à des
LIVRE IV
maux et à des supplices sans bornes, je me
verrai dans d'éternelles horreurs, où l'on ne
ressent ni joie ni amour, mais un désir tou-
jours stérile et toujours forcené, qui n'est pas
le moindre de nos tourments. N'oublions pas
pourtant ce que j'ai surpris de leur bouche
tout n'est pas en leur pouvoir. Je vois qu'il
est un arbre fatal, appelé l'arbre de la .
science, dont le fruit leur est interdit : la,
science défendue ! j'entre en quelque soup-
çon ; pourquoi doivent-ils s'en abstenir ? La
science peut-elle être un mal ? Peut-elle cau-
ser la mort ? Se soutiennent-ils seulement
par l'ignorance ? Est-ce la le bonheur de leur
état, la preuve de leur obéissance et de leur
foi? Ne pourrions- nous pas tirer de cette dé-
fense le principe de leur ruine ? Excitons
dans leurs cœurs un désir curieux de savoir ;
révoltons-les contre une indigne sujétion , en
leur faisant entendre que la science peut le
élever au rang des dieux. Seduits par l'espoir
flatteur de la divinite, s'ils la cherchent dans
ce fruit défendu, ils désobéissent ; s'ils déso-
béissent, ils meurent; s'ils meurent, les voilà..
perdus comme moi : la conséquence est juste :
mais, avant tout, commençons par examiner
les détours de ces lieux. Peut-être le hasard
me fera-t-il trouver, près d'une fontaine ou
dans l'ombre épaisse, quelque esprit céleste
dont je tirerai les éclaircissements nécessai-
res. Heureuses créatures, vivez encore, tan-
dis que vous le pouvez ; jouissez jusqu'à mon
retour de courts plaisirs que vont terminer
i de longs malheurs.
En finissant ce discours, il marche, plein.
d'orgueilet d'assurance, mais en même temps
avec circonspection ; il cherche dans les bois,.
dans les plaines, sur les collines, dans les
vallons.
Le soleil, prêt à se coucher, s'approchait
100 LE PARADIS PERDU
du point le plus éloigné de l'horizon, où le
ciel se rencontre avec la terre et l'océan, et
portait obliquement ses rayons sur l'inté-
rieur du portail par où l'on pouvait entrer dans
le paradis terrestre. Ce portail, situé à l'o-
rient de la montagne, était pratiqué dans un
roc d'albâtre dont le sommet superbe s'éle .
vait jusqu'aux cieux. Son enceinte escarpée
embrassait les jardins sacrés et formait, d'un
seul côte, une pente plus douce qui descen-
dait en terre.
Assis au milieu de ce portail, Gabriel, chef
des gardes angéliques, attendait la nuit. Au-
tour de lui, la jeunesse du ciel, désarmée,
s'exerçait à des jeux héroïques. Les célestes
armures, casques, boucliers et lances étince-
lantes d'or et de diamants, pendaient auprès
de ces guerriers comme des trophées. Ils
aperçurent Uriel, se coulant rapidement avec
le soir sur un rayon de soleil . Telle, dans
l'automne, quand les vapeurs de l'air vien-
nent à s'enflammer, une étoile court, tra-
verse la nuit et, laissant un sillon de lu-
mière, montre aux matelots de quel point de
leur boussole ils doivent se mettre en garde
contre les vents impétueux.
Gabriel, lui dit-il, c'est toi que l'Eternel a
chargé de garder ce paradis . Aujourd'hui,
sur le haut du midi, un esprit, conduit en
apparence par un louable désir de connaître
les ouvrages du Tout- Puissant, et surtout
l'homme sa derniere créature, a passé dans
ma sphère. Sa démarche légere et son port
céleste m'ont d'abord trompé ; mais sur le
mont où il s'est d'abord abattu, au nord d'E-
den, j'ai bientôt discerné ses regards aliénés
du ciel et obscurcis par d'indignes mouve-
ments. Je l'ai longtemps suivi de l'oeil, enfin
je l'ai perdu de vue dans l'ombre de ces bo-
cages. Je crains que, du fond des enfers ,
LIVRE IV 101
quelqu'un des esprits réprouvés n'ait entre-
pris d'élever de nouveaux troubles ; c'est à
toi d'y mettre ordre.
Le guerrier ailé lui répondit : Je ne suis
point surpris qu'assisté de la brillante lu-
mière du soleil au milieu duquel tu résides ,
tu portes si loin ta perçante vue ; nul n'é-
chappe à la vigilance de ceux qui gardent
cette entrée on n'y passe point sans une
permission du Ciel, et, depuis l'heure de
midi, aucune créature n'est venue de ces
hautes régions. Si quelque esprit d'autre na-
ture, comme tu dis , a franchi ces terrestres
remparts, tu sais que des barrières maté-
rielles peuvent difficilement arrêter une sub-
stance spirituelle ; mais, sous quelque forme
qu'il puisse être caché dans l'enceinte de ces
jardins, je l'aurai trouvé avant que l'aurore
suivante nous éclaire.
Il le promit. Uriel retourna à son poste sur
le même rayon de lumiere, dont là pointe,
pour lors élevée , lui servit comme d'un
plan incliné pour descendre jusqu'au soleil,
à cette heure tombé sous les Açores soit
que le premier orbe, poursuivant sa route
journalière avec une rapidité inconcevable ,
eût décrit cet espace, soit que la terre, toute
pesante qu'elle est, tournant sur elle-même,
par un plus court chemin vers l'orient, l'eût
laissé dans son même point, colorant d'or et de
pourpre, par diverses réflexions, les nuages
qui accompagnent la face occidentale de son
trône.
La nuit s'approchait, et le crépuscule avait
revêtu les campagnes de ses sombres livrées.
Le silence venait à sa suite. Les animaux et
les oiseaux s'étaient retirés aux lieux de
leur repos : tous, hors le rossignol, qui, ac-
coutumé aux veilles amoureuses, passe les
nuits entières à chanter. Il entonnait déjà
1021 LE PARADIS PERDU
ses doux sons ; le silence était ravi. Déjà le
firmament étincelait de vifs saphirs ; Hes-
pérus, conducteur des bandes étoilées bril
fait à leur tête ; mais bientôt la lune, se le-
vant dans une majesté nébuleuse, avec un
port de reine, dévoila sa tendre lumière et
jeta sur l'obscurité son manteau d'argent.
Adam dit à Eve : Ma chere, compagne
l'heure de la nuit et la tranquillité qu'elle19
mène à sa suite, nous invitent à quitter
notre ouvrage. Le Seigneur a établi pour les
hommes la vicissitude de l'action et du
repos, ainsi que celle du jour et deia nuit,
retirons-nous. Le sommeil commence à ré
pandre ses pavots, dont les douces vapeurs
appesantissent peu à peu notre paupière
Les animaux oisifs errent pendant le jour à
l'aventure ; Dieu ne leur demande point
compte du temps ils n'en connaissent point
le prix; l'homme doit coopérer par ses soins
à la conservation des ouvrages de la Provi-
dence. Il a des exercices réglés pour le corps
et pour l'esprit. Cettes attention du ciel sur
notre conduite marque notre avantage, sur
les autres créatures. Demain, avant que dan
fraîche aurore amène la lumière et peigne
l'orient de ses différentes couleurs , nous
nous devons occuper à ces berceaux fleuris..
Ces vertes allées qui nous servent de re-
traite pendant l'ardeur du jour, semblent se
plaindre de se voir étouffées par l'épaisseur
de leur feuillage et demanderaient plus de
mains que les nôtres pour les soulager.
nous faudra encore, si nous voulons aplanir
nos promenades, écarter ces fleurs et coS
gommes qui tombent journellement des ar
bres. Préparons-nous à ce travail par le
repos que la nature exige et auquel la nuit
vient nous inviter.
Mon auteur, mon souverain, répondit son
SLIVRES IV 403
épouse, commande, je ne sais qu'obéir : Dieu
est ta loi, tu es la mienne conversant avec
toi, j'oublie la durée du temps, le change-
ement des saisons et les differentes tempéra-
tures de l'air, tout me plaît également l'ha-
leine du matin est remplie de douceur ; lau-
rore, accompagnée des charmantes voix des
oiseaux, a mille agrements. Le soleil inspire
la joie quand, se levant pour éclairer cette
terre délicieuse, il etend ses rayons nais-
sants sur les herbes, les arbres, les fruits et
les fleurs luisantes de rosée. La terre féconde
répand une odeur suave après de douces
pluies, le soir s'avance agréablement, puis la
nuit tranquille avec cet oiseau mélodieux
qui l'égaye, aussi bien que cette belle lune
et ces perles du ciel, les étoiles, qui compo-
sent sa cour; mais ni le chant des oiseaux
qui célebrent l'aurore, ni le soleil levant, ni
les herbes, les fruits et les fleurs dont le co-
loris est relevé par l'éclat des perles de la
rosée, ni la bonne odeur de la terre après la
pluie, ni l'agreable et fraiche soirée, ni la
nuit tranquille avec cet oiseau mélodieux
qui l'égaye, ni les promenades au clair de la
June, ni ces divers compartiments d'étoiles
brillantes, sans toi n'auraient point de char-
mes pour moi.
Adam connaissait tout le prix de ces sin-
cères douceurs . En se retirant, Eve, frappée
du glorieux spectacle des feux celestes, lui
demanda pourquoi ils brillaient, tandis que
le sommeil fermait tous les yeux.
Fille accomplie de Dieu et de l'homme,
Eve, reprit notre premier père, ces astres
sont obligés de faire dans l'espace d'une
journée à l'autre leur révolution autour de la
terre; ils se lèvent et se couchent successi-
vement pour dispenser de région en région
la lumière préparée aux nations qui sont en-
104 LE PARADIS PERDU
core à naître, de peur que, par une obscu-
rité totale, la nuit ne regagne son ancienne
possession et n'éteigne le principe de la vie
dans tout ce qui respire. Čes feux modérés
éclairent ce vaste univers, et leur bénigne
chaleur, influant diversement, fomente, ré-
chauffe, tempere ou nourrit toutes choses ;
leur vertu céleste dispose les productions dé
la nature à recevoir leur perfection des
rayons plus actifs du soleil. Ces etoiles ne
brillent donc pas en vain pendant la nuit :
car ne crois pas que l'homme soit le seul té-
moin de la majesté du ciel, ou que, sans lui,
Dieu manquerait de louanges. Des millions
invisibles de créatures spirituelles parcou-
rent la terre ; tandis que nous veillons et
que nous dormons, toutes ces substances
contemplent jour et nuit ses ouvrages et le
glorifient sans cesse. Combien de fois, du
haut des montagnes retentissantes ou dans
le fort des bois sur le minuit, avons-nous
entendu les louanges du Créateur célebrées
par des voix divines, ou seules ou réunies
en concert ? Souvent, lorsque les troupes des
anges vont faire leurs rondes nocturnes,
elles se joignent en un chœur parfait, sou-
tenu de la musique instrumentale des tou-
ches célestes : leurs chants partagent la nuit
et élèvent nos pensées vers le ciel.
Ils discouraient de la sorte, et se tenant
par la main ils s'avançaient sans aucune
suite au berceau voluptueux que Dieu leur
avait plante. La voûte etait un tissu de lau-
rier, de myrthe et des plus hauts arbris-
seaux, dont le feuillage odorant et durable
formait le couvert le plus épais. De tous
côtés, l'acante et mille petits buissons ex-
quis par leur senteur palissadaient le mur
verdoyant. Entre les branches, l'iris, nuancée
de superbes couleurs, les roses , le jasmin et
LIVRE IV 105
toutes sortes de fleurs curieuses élevaient
glorieusement leurs têtes parfumées qui fai-
saient un agréable melange. Sous les pieds,
la violette, le safran et l'hyacinthe émail-
laient la terre, mieux décorée de leur riche
marqueterie qu'elle ne l'eût été par les pierres
les plus précieuses.
Ici, nuts animaux, oiseaux, insectes, rep-
tiles n'osaient entrer. Le respect qu'ils avaient
pour l'homme leur en défendait l'accès. Ja-
mais, quoique dise la Fable, Pan ni Sylvain
ne dormirent dans un berceau plus sacré ou
plus solitaire. Jamais Faune ni les nymphes
n'eurent de sanctuaire si redouté.
Ce fut dans cette retraite qu'Eve, quand
elle s'unit pour la premiere fois à son époux,
ajouta aux beautés de la nature tout ce que
l'amour ingénieux put inventer pour orner
le lit nuptial. Les célestes choeurs chantè-
rent l'épithalame au jour que l'ange qui pré-
side à l'hymen la conduisit à notre premier
père ; plus aimable et plus brillante par sa
seule beauté que Pandore avec tous les pré-
sents dont elle fut enrichie par chacun des
dieux. O fatale ressemblance, quand amenée
par Hermes au fils imprudent de Japhet, elle
asservit le genre humain par ses charmes
pour punir le rapt audacieux du feu du
ciel.
Arrivés à leur retraite, ils se tinrent de-
bout, et se tournant vers la voûte céleste, ils
adorèrent le Dieu qui fit le firmament, l'air,
la terre et le ciel, le globe resplendissant de
la lune et le pôle étoilé : Tu fis aussi la nuit,
Créateur tout-puissant, et tu as fait le jour :
nous l'avons employé à l'ouvrage que tu nous
as confié. Nous avons, grâce à ta bonté, rem-
pli la journée, heureux par les secours mu-
tuels que nous nous prêtons et par l'amour
réciproque qui couronne notre félicité ; nous
106 LE PARADISI PERDU
te la devons toute entière, aussi bien que ce
séjour délicieux, trop vaste pour nous, Tes
bienfaits abondants, si quelqu'un ne les par-
tage, tombent sans être moissonnés ; mais
tu nous as promis une race semblable à
nous, nous l'instruirons à exalter de concert
avec nous cette bonté infinie qui nous sou-
tient toujours, soit que nous veillions, soit
que nous cherchions, comme à présent, le
repos que tu veux bien nous accorder,
Telle fut leur prière dans l'union d'un
même esprit, et sans observer d'autre culte
que l'adoration pure, le plus précieux tribut
aux yeux de l'Eternel, ils se retirèrent dans
le plus secret du berceau. Libres de cet ap-
pareil incommode auquel nous sommes as-
sujétis, ils se disposerent au sommeil. Le
Seigneur les avait crées l'un pour l'autre,
rien ne les devait séparer. Quelques-uns op-
posent la sainteté du lieu et l'état de l'inno
cence peut-on regarder comme impur ce
que Dieu a purifié, ce qu'il commande à.
quelques -uns, ce qu'il laisse libre à tous
dans le choix d'un état? Le Créateur a lui .
même établi cette sainte société qui nous
ordonne d'y renoncer? Il n'est que des fana-
tiques, ennemis de Dieu et de l'homme, qui
puissent condamner de si sacrés liens. Je te
Salue, amour conjugal, chaîne mystérieuse,
vraie porte de la vie seul bien qui n'entre
point en partage. Par toi, l'homme fut dis-
tingué des brutes animaux . Tu es fondé sur
la raison, la fidélité, la justice, la pureté. Par
toi , les noeuds du sang et les douces liaisons
de père, de fils et de frère furent d'abord for
mées. Tu nous préserves des sources cor
rompues du crime. Pourquoi te blâmerai-je ?
Lelit nuptial des saints de nos jours jou
celui des anciens patriarches que Dieu bér
nissait par une féconde génération, n'a-t-il
LIVRE IV 2007
pas été déclaré pur et sans tache? C'est toi
qui fournis à l'amour ses traits dorés, il al-
Tume à ton flambeau sa lampe durable et, se
soutenant sur ses ailes de pourpre, il règne
et se plaît avec toi, non dans le sourire per-
fide et mercenaire d'une infâme, dont les
prodigues faveurs sont toujours accompa-
gnées de trouble et de crainte. Ce pur amour
ne se trouva jamais dans le tumulte des
danses lascives ; il ne se cache point sous les
bizarres déguisements du masque ; le bal, ce
théâtre, ce rendez- vous du crime, n'est point
son lieu favori ; il ferme l'oreille à ces sym-
phonies nocturnes qu'accompagne le scan-
dale et que suivent les mépris.
Nos premiers peres s'endormirent au doux
chant des rossignols, et la voûte fleurie
versa sur eux des roses que le matin renou-
vela. Dormez, couple heureuxô plus heu-
reux encore si vous ne cherchez point d'état
plus fortune et si vous ne sortez point des
bornes qui vous sont prescrites.
Déjà la nuit avait parcouru la moitié de
cette voûte sublunaire, et de leurs portes
d'ivoire les chérubins en armes, sortant à
T'heure accoutumée, dans une contenance
guerrière, allaient occuper leurs postes, quand
Gabriel dit à l'ange qui le suivait :
Uzziel, prends la moitié de cette légion et
cotoie le midi . Observe d'un oeil vigilant jus-
qu'aux lieux les plus écartés. Que ces autres
défilent vers le nord, nous nous rencontre-
rons à l'occident. Ils se partagent comme
une flamme, les uns vers la droite, les au-
tres vers la gauche. Au mème moment, Ca-
briel appelle deux anges, dont la puissance
Set l'activité étaient connues.
Ithuriel, et vous Zéphon , déployez vos ailes
agiles ; allez, que rien n'échappe à vos re-
cherches ; mais surtout observez l'endroit
108 LE PARADIS PERDU
qu'habitent ces deux belles créatures. Peut-
être goûtent-elles avec sécurité les douceurs
d'un tranquille sommeil . Un messager cé-
leste descendu sur les rayons du soleil cou-
chant, vient de m'annoncer qu'un esprit
infernal avait ici tourné ses pas : sans doute
qu'en s'échappant il a conçu quelque funeste
dessein ; partout où vous le trouverez, sai-
sissez-le, qu'il comparaisse devant moi.
A ces mots, il conduisit ses cohortes, dont
l'éclat effaçait la clarte de la lune. Les deux
anges marchèrent vers les berceaux en-
chantés où reposaient nos premiers pères .
Ils y trouvèrent l'esprit infernal ; mais sous
quelle forme? Qui pourrait se l'imaginer ?
Sous la figure du crapaud. Couché à l'oreille
d'Eve, il était occupé à lui fasciner l'imagi-
nation par des illusions nocturnes, par des
fantômes et des songes propres à laisser
dans son esprit de pernicieuses impressions.
Il se proposait, en inspirant son venin, d'in-
fecter les esprits aniinaux qui proviennent
du sang le plus pur, comme de douces va-
peurs s'élèvent des rivieres ; il cherchait à
produire en son âme des pensées mutines et
inquiètes, de folles espérances, de vains pro-
jets, des désirs désordonnés, pleins de pré-
somption et capables de conduire à un or-
gueil criminel.
Ithuriel le toucha légèrement de sa lance :
la fausseté ne saurait endurer la touche
d'une trempe céleste, sans être forcée de re-
prendre sa forme naturelle. Surpris et décou-
vert il tressaillit de rage. Ainsi quand une
étincelle tombe sur un amas de nitre et de
poudre, prête à être portée dans les magasins
que l'on remplit sur le bruit d'une guerre
prochaine, le salpêtre saute, éclate et met en
feu les airs ; de même le malin esprit se leva
avec fureur, et montra l'ange de ténèbres
3
LIVRE IV 109
tout entier. Ithuriel et Zéphon furent frappés
d'étonnement à la vue de ce monstre hideux;
mais ils le saisirent sans effroi et le forcè-
rent à répondre.
Infâme esclave, échappé de ta prison, quel
est ton nom ? Que fais- tu ici, sous l'indigne
forme qui te cache ? Pourquoi te tiens-tu ici,
et que prétends-tu autour de ces deux inno-
centes créatures livrées à la douceur du
sommeil ?
Ne me remettez-vous pas, dit Satan, plein 4
de mépris, ne me remettez- vous pas ? Je me
suis vu dans un rang où vous n'osiez vous
élever. Si vous ne me connaissez point, c'est
sans doute que votre bassesse ne vous a pas
permis de m'approcher. Si vous me connais-
sez, pourquoi me demandez-vous qui je suis ?
Ne crois pas, dit Zéphon, renvoyant mé-
pris pour mépris, ne crois pas que tu con-
serves encore ces traits de beauté qui bril-
laient en toi, tandis que tu étais fidèle à ton
Dieu. Cette gloire t'abandonna avec ton in-
nocence : tu n'es plus que ténèbres, et je ne
vois plus en toi que les horreurs du péché et
les marques de ton supplice. Viens, malheu-
reux, il faut que tu rendes compte à celui
qui nous a envoyés, il est chargé de défendre
cette place, et d'éloigner tout ce qui en pour-
rait violer la sainteté.
Ainsi parla le chérubin, et la gravitéjointe
à la beauté de sa jeunesse, donna une force
invincible à ses paroles foudroyantes. Le
prince des enfers resta confus ; il sentit toute
la force du juste, il vit combien la vertu en
elle-même est aimable. Il vit et gémit de sa
perte ; la privation de cet éclat qui nourissait
son orgueil, combla son désespoir, il montra
néanmoins un front intrépide. Si je dois, dit-
il, disputer, disputons avec le plus digne,
avec celui qui donne l'ordre, non avec celui
110 LE PARADIS PERDU
qui le reçoit, ou battons- nous contre tous à
la fois ; j'en remporterai plus de gloire, ou
j'en serai moins couvert de honte.
Ta soumission forcée, dit hardiment Zé-
phon, nous dispense de te montrer ce que les
derniers d'entre nous peuvent seuls contre
toi ta faiblesse est la punition de ton crime.
Le prince des ténèbres ne répliqua pas : la
rage étouffa sa voix. Il obéit comme un fier
coursier dont le frein dirige les mouvements
fougueux . Son cœur, tout intrépide qu'il était,
céda en ce moment à la crainte. Ils s'appro-
chaient du point du couchant où les guer-
riers du Très - Haut ayant parcouru le demi-
cercle qu'ils avaient à décrire, se rangèrent
en arrivant, et se réunirent pour attendre de
nouveaux ordres, quand du front dela ba-
taille Gabriel qui les conduisait, dit à haute
voix :
Amis, j'entends un bruit de pieds agiles,
et déjà j'entrevois à travers l'obscurité Ithu-
riel et Zéphon avec eux s'avance un troi-
sieme qui represente encore un roi, mais un
roi dont la gloire est visiblement flétrie . Sa
démarche et son port furieux me font croire
que c'est le prince des enfers. Selon toute
apparence,bil ne partira pas d'ici sans com-
bat ; soyez fermes, la fureur étincelle dans
ses yeux .
OJA peine eut-il fini, que ces deux anges arri-
vèrent et firent entendre en peu de mots quel
était le prisonnier qu'ils amenaient, où ils
l'avaient trouvé, ce qu'il faisait, sous quelle
forme et dans quelle posture il était couché.
Pourquoi, Satan, lui dit Gabriel, en le fou-
droyant d'un regard, pourquoi vas-tu rompu
les chaînes que tes crimes t'ont forgées?
Pourquoi inquiéter dans leurs fonctions ceux
qui détestént ton exemple, et qui sont en
drbit de te demander raison de la témérité
LIVRE IVANKA 441
avec laquelle tu souilles, par ta présence, ces
Jardins sacrės ? Oses-tu bien troubler le re-
pos de ceux que Dieu même a établis dans
ce lieu de volupté ?
Satan repartit : Gabriel, tu avais dans le
Ciel la réputation d'être sage, je t'estimais
tel, mais ta question m'en fait douter. Est-il
quelqu'un qui se plaise dans les tourments,
et qui ne s'échappe, quand il le peut, d'un
lieu maudit? Y manquerais-tu toi meme ? On
ne connaît plus de péril quand il s'agit de se
dérober à des maux si affreux , et il n'est rien
que l'on ne fasse pour trouver du soulage-
ment. C'est là ce qui m'amène ici. Je sais
que ce n'est point une raison pour toi ; tu
connais seulement le bien, mais tu n'as point
essayé du mal ; ainsi tu m'objectes la volonté
de celui qui nous a confinés dans les enfers.
Qu'il barricade mieux ses portes, s'il prétend
nous arrêter dans ses noirs cachots. Voilà
ma réponse : ils t'ont fait un fidele rapport,
ils m'ont trouvé comme ils le disent ; mais
s'ensuit-il de là que je voulusse commettre
quelque violence ?
Il prononça ces mots avec dédain, Le prince
des troupes célestes souriant à demi, lui ré-
pliqua d'un ton ironique : Sans doute que le
Ciel a perdu dans toí un trésor inestimable
de sagesse ; rien n'en pourra réparer la perte,
C'est apparemment ta sagesse qui t'a auto-
risé à briser tes chaînes, et qui te fait révo
quer gravement en doute si tu tiendras poun
sages, ou non, ceux qui te demandent de
quel front tu as osé sortir de ta prison et
paraître dans cette terre sacrée. Tu trouves
donc que c'est un trait de prudence, que de
se dérober à son supplice ; juge toujours de
même, présomptueux : bientôt la colère que
tu as allumée par ton évasion, châtiera ton
udace, en te repoussant jusque dans les
112 LE PARADIS PERDU
enfers. Cette sagesse, dont tu te piques, au-
rait bien dû t'apprendre qu'il n'est rien de si
terrible que d'irriter le courroux d'une puis-
sance infinie. Mais pourquoi es-tu seul en
oes lieux ? Pourquoi tout l'enfer ne s'est-il pas
déchaîné avec toi ? La peine est-elle moins
sensible pour eux ? Doivent-ils moins l'éviter,
ou as-tu moins de fermeté? Chef courageux,
tu fus le premier à les entraîner dans le
malheur, tu es le premier à les abandonner.
Si tu avais fait sentir à ton armée le motif
de ta désertion, elle t'aurait imité dans ta
fuite ; elle t'aurait accompagné dans ce séjour.
Ange insultant, répartit le prince des té-
nèbres, ce n'est pas que j'aie moins de cou-
rage pour résister au mal, ou à la douleur ;
tu sais bien que j'ai soutenu dans le combat
les efforts de tes plus braves légions, jus-
qu'à ce que le foudre brûlant vînt seconder
ta lance, peu redoutable par elle même. Tes
propos inconsidérés font bien voir que tu n'as
point l'expérience, suite des dures entreprises
et des mauvais succes. Ne sais-tu pas qu'un
chef fidèle à son devoir, ne hasarde point ses
troupes avant que d'avoir reconnu les lieux
où il veut faire marcher son armée ? Voilà ce
qui m'a engagé à sortir seul pour aller à la
découverte d'un monde que la renommée a
annoncé jusque dans les enfers. Je cherche
ici une meilleure habitation, et je me flatte
que j'établirai sur la terre, ou au milieu de
l'air mes puissances affligées, quand même
pour nous en mettre en possession, il faudrait
livrer encore un nouveau combat ; mais non,
les tiens appréhendant la guerre, ne se plai-
sent qu'à servir en vils esclaves leur souve-
rain, et qu'à chanter des hymnes autour de
son trône, en se prosternant devant lui sans
oser l'approcher.
L'ange guerrier lui répliqua : Tu varies ,
LIVRE IV 113
Satan. Tu prétendais d'abord que la raison
t'avait fait quitter le lieu de tes tourments ;
maintenant tu déclares que tu viens commé
espion ; il n'en faut point davantage pour te
convaincre d'imposture ; cependant tu te qua-
lifies du nom de fidele. Peux - tu profaner à ce
point un titre si respectable ? Fidèle à qui ? A
tes troupes rebelles, à ton armée de mauvais
esprits, digne chef de tels soldats ! Leur dis-
cipline, leur serment et la soumission mili-
taire les engageaient-ils a enfreindre l'obéis-
sance due au pouvoir suprême? Mais, dis-moi,
vil esclave, qui prétends t'ériger en auteur
de la liberté, qui jamais flatta ou rampa plus
que toi? Quel autre adora plus servilement
le redoutable monarque des cieux? Ta feinte
adoration n'avait d'autre objet que de le dé-
posséder, et de régner en sa place. Pense
seulement à observer l'ordre queje te donne.
Retire-toi loin d'ici : vole aux lieux maudits
qui te sont destinés. Si tu oses reparaître
dans ces saintes limites, je te trainerai , char-
gé de chaînes, au puits infernal, et je t'y
garrotterai si bien, que tu ne mépriseras plus,
à l'avenir, les portes de l'enfer, trop faible-
ment barricadées pour toi.
Telle fut la menace de l'ange vainqueur :
Satan ne se laissa point intimider, et s'en-
flammant d'une nouvelle rage, il répondit :
Attends que je sois ton captif pour me par-
ler de chaînes : orgueilleux cherubin, tu sen-
tiras bientôt la pesanteur de mon bras victo-
rieux, quoique le monarque d'en haut soit
porté sur tes ailes et qu'avec tes pareils, ac-
coutumés au joug, tu traînes en triomphe son
char,par les chemins des cieux semés d'étoiles.
Ce discours insolent alluma le courroux
des esprits célestes ; ils forment des deux
parts leurs bataillons en croissant, et ils en-
ferment ce téméraire au milieu d'une infinité
1:14 LE PARADIS PERDU
de lances hérissées. Ainsi les dons de Cérès,
vers les temps de la moisson, présentent leurs
épis aux coups redoubles du vent qui les
agite; l'effroi s'empare du laboureur. Satan
se sentit ému, mais l'orgueil le soutint. Il se
présenta comme le pic de Teneriffe, ou le
mont Atlas, que rien ne saurait ébranler. Sa
taille montait jusqu'aux nues ; l'horreur elle-
même faisait le panache de son casque., II
était couvert d'un vaste bouclier, et ses mains
portaient les armes les plus redoutables . Le
combat aurait eu des suites terribles. Le Pa-
radis terrestre, que dis -je, la voûte étoilée
et tous les éléments auraient été bouleversés
par la violence du choc.
L'Eternel, pour prévenir cette horrible tem-
pête, leva ses balances d'or, que nous voyons
encore entre Astrée et le Scorpion, dans les-
quelles, au moment de la création, il pesa
les différentes parties de l'Univers, et la terre
même, suspendue au milieu des airs, qui lui
servent de contre - poids. C'est là qu'il pèse
les évènements, les batailles et les royaumes.
Il mit d'un côte les anges de paix, de l'autre,
l'esprit de révolte et de combat. Le dernier
vola bientôt en haut, et frappa le fléau. A cette
vue Gabriel apostropha ainsi le séducteur.
Satan, je connais tes forces, tu connais les
miennes ; nous ne les tenons que du Ciel, et
c'est folie de se glorifier de ce qui n'est à
nous, qu'autant que Dieu le permet; cepen-,
dant les miennes sont en ce moment dou-
blées pour te fouler aux pieds comme la pous-
sière. Pour mieux t'en convaincre regarde
en haut et lis ton arrêt dans ce signe céleste
où tu t'es pesé. Vois ta faiblesse et ton néant.
Satan leva les yeux et reconnut au fatal
mouvement de la balance sa fatale destinée.
Icéda, il s'enfuit en basphemant, et avec
lui s'enfuirent les ombres de la nuit.
FIN DU LIVRE QUATRIÈME
KHUMUS
LIVRE CINQUIÈME
ARGUMENT
Au lever du jour, Eve raconte à Adam un songe qui l'a
troublée pendant la nuit. Quoiqu'il en soit attristé, il la con-
sole. Ils sortent pour prendre soin du jardin. Leur cantique
du matin à la porte du berceau. Dieu pour rendre l'homme
inexcusable envoie Raphaël afin qu'il l'avertisse de ne point
s'écarter de l'obéissance, de faire un bon usage de sa li-
berté, et d'être en garde contre son ennemi. Il le charge de
lui découvrir quel est cet ennemi, la cause de sa haine, et
ce qui peut être utile à Adam. Raphaël descend au paradis.
Son apparition. Adam assis à la porte de son berceau l'aper-
çoit de loin, il va à sa rencontre et le conduit à sa demeure,
où il Piuvite à un repas champêtre. Leurs discours pendant
ce repas. Raphael s'acquitte de sa commission , avertit Adam
de son état, lui découvre son ennemi. Il lui apprend; pour
satisfaire à sa prière, quel est celui qui le veut détruire, ét
quel est le sujet de son inimitié. Il lui expose le commence-
ment et la cause de la rebellion qui arriva dans le ciel.
Comment Satan entraîna ses légions du côté du nord, les
pressa de se révolter, et les séduisit, excepté le seul Abdiel,
séraphin zélé qui dispute contre lui, et l'abandonne.
L'aurore commençant sa carrière, semait
la terre de perles orientales , et laissait dans
les cieux la trace vermeille de ses pieds ;
Adam s'éveilla. Son sommeil tranquille, fruit
de la tempérance et des légères fumées d'une
digestion facile, était chaque jour dissipé
par le murmure des ruisseaux , et des feuilles
que l'épouse du vieux Tithon agite en se le-
vant; et les premiers chants des oiseaux ter
minaient son repos d'une manière agréable ;
mais il fut bien surpris. Eve dormait encore ;
le désordre de ses cheveux et le feu de ses
joues marquaient l'agitation de son esprit. Il
se leva sur le coude et s'attendrit en con-
templant sa compagne, que les grâces avaient
116 LE PARADIS PERDU
suivie jusques dans les bras du sommeil.
Après l'avoir considérée quelque temps, il
lui toucha légèrement la main, et d'une voix
D aussi douce que celle de Zephir quand il fait
entendre son amour à Flore, il luit dit : Eveille.
toi, ma belle, mon épouse, toi par qui l'au-
teur de la nature a mis le comble à mon
bonheur, chère Eve, dont les charmes tou-
jours nouveaux me préparent de nouvelles
délices ; éveille-toi, l'aurore allume le flam-
beau de la lumière, et la fraîcheur des champs
nous appelle. Nous perdons le temps le plus
favorable de la journée. Voici le doux mo-
ment que la fleur des citronniers s'épanouit,
la myrrhe et la canne aromatique exhalent
leurs parfums les plus suaves. Ne négligeons
point des biens si précieux ; allons observer
fe gracieux mélange que la nature fait de
ses couleurs . L'abeille industrieuse caresse
déjà les fleurs pour en extraire ses douceurs
liquides.
A ces mots elle s'éveille, et d'un air ef-
frayé, se tournant vers Adam , elle l'embrasse
avec tendresse, et lui tient ce discours :
O toi seul, en qui mon âme trouve un re-
pos parfait, source de ma gloire, modèle de
ma perfection, Adam, que ta présence et
que le retour de la lumière me font de plai-
sir. Cette nuit, et je n'en ai jamais jusqu'ici
passé de semblable, un songe m'a cruelle-
ment agitée, si pourtant c'etait un songe. Il
ne m'entretenait point de toi, comme il m'ar-
rive souvent, ni des ouvrages passés, ni des
Occupations qui doivent leur succéder ; il ne
me présentait que de tristes images incon-
nues à mon esprit jusqu'à cette tâcheuse
nuit. Il me semblait qu'une voix pleine de
douceur, s'insinuant dans mon oreille, m'in-
vitait à la promenade ; j'ai cru d'abord que
c'était la tienne : elle me disait, Eve, pour-
LIVRE V 117
quoi dors-tu? Voici la plus charmante heure
du jour, l'air est frais et calme, tout est dans
le silence , excepté l'oiseau qui récrée la nuit,
et qui maintenant éveillé, répète les douces
chansons que l'amour lui dicte. La lune rè-
gne dans son plein , et sa lumière encore
plus agréable que la vive clarté du soleil,
prête à l'univers un nouveau lustre ; mais
faute de spectateurs, une si belle décoration
devient inutile . Les yeux du ciel brillent de
toutes parts et s'enflamment pour toi. Tu
fais les délices de la nature entière, tu la ra-
nimes par tes regards. L'univers enchanté de
ta céleste beauté, se présente devant toi
pour te contempler. Je me suis levée pour
suivre ta voix, mais je ne t'ai point trouvé.
Je t'ai cherché partout, et toujours seule, à
ce qu'il me semblait, j'ai pris un chemin qui
m'a conduite à l'arbre défendu de la science ;
il me paraissait plus beau que jamais. Je
l'admirais, quand j'ai vu à mes côtés une
figure ailée semblable à ces créatures céles-
tes qui souvent se font voir à nos yeux. Ses
cheveux couverts de rosée distillaient l'am-
broisie; il considérait aussi cet arbre : O belle
plante, a-t-il dit, tes douceurs et tes vertus
seront-elles toujours ignorées ? La science
est-elle donc si méprisable? Il n'est que l'en-
vie, ou qu'un injuste motif qui puisse en in-
terdire l'usage. Le défende qui voudra, nul
ne me privera plus longtemps des biens que
tu nous offres, ils ne sont point ici pour être
inutiles et rejetés. A ces mots, sans hésiter
un moment, il a porté une main téméraire à
ce fruit sacré, il en a goûté : je me suis sen-
tie glacée d'horreur, en voyant une action si
téméraire suivre de si près son sacrilège dis-
cours. Transporté de ce qu'il venait de faire,
il s'écrie : O fruit divin, que ta douceur est
extrême et qu'elle augmente encore quand
118 LE PARADIS PERDU
on te cueille d'une main furtive ! L'on ne te
défendrait point, si tu n'avais pas la vertu
d'élever l'homme à la divinité. Eh ! quel mal
quand il parviendrait à cerang ? N'est-il pas de
la nature du bien de se communiquer ? Quelle
injure serait-ce pour le premier auteur Ce
partage ne tournerait-il pas à esa gloire ?
Viens, heureuse créature, charmante Eve,
viens participer à mon état ton bonheur est
grand, il peut l'être davantage, et il n'est
point de félicité dont tu ne sois digne.Goûte
ce fruit, divinité terrestre, et te plaçant avec
les dieux sur le firmament, jouis de leur béa-
titude. $
En finissant ces mots, il s'est approché de
moi, il m'a porté à la bouche de ce même
fruit ; son odeur agréable m'a séduite jen
ai goûté; aussitôt je me suis envolée paux
nues, et j'ai vu sous moi la terre dans toute
son étendue présenter à mes yeux un aspett
vaste et divers. Surprise de mon volet de
mon changement, je considérais ma shaute
élévation, soudain mon guide a disparu, je
suis tombée avec violence le sommeil ca
supprimé le reste ; mais quelle a été ma joie
lorsque j'ai trouvé en m'éveillant que, ce n'é-
tait qu'un songe Eve raconta de la sortessa
vision nocturne , Adam, sensible à sa peine,
lui répondit :
Oma chère image, ô la moitié de moi-
même, le trouble de tes pensées dans le
sommeil de cette nuit me touche également :
je ne puis souffrir ce songe extraordinaire ;
je crains qu'il ne provienne quelque mau-
vais principe ; cependant serait sce
mauvais principe ? Il n'y en peut avoir en
toi. Je connais la pureté de ton origine et
eelle de ton cœur, mais tu dois savoir que
dans l'âme se trouvent plusieurs facultés
subalternes qui servent la raison, leur sou-
LIVRE NOS BI 119 :
veraine. Entre ces facultés , l'imagination ››
tient le premier rang ; c'est elle qui, rece-
vant les impressions des objets extérieurs
dont les sens sont affectés pendant que nous
veillons, forme de ces mêmes objets des ima
ges, des figures sur le rapport ou sur la dis-
cordance desquelles la raison " fonde ce que
nous affirmons ou ce que nous rejetons, et
que nous appelons science ou opinion. Quand
la nature est livrée au repos, la raison se res
tire dans l'interieur de son siège; c'est alors
que l'imagination, qui se plait à faire des
peintures, travaille librement; mais faute de
savoir assortir les images, elle produit le
plus souvent dans le sommeil de la nuit des
mélanges bizarres, assemblant sans aucun
choix, sans aucune convenance, les choses
qui se rapportent le moins. Je crois même
entrevoir dans ce songe quelque liaison avec
notre dernier entretien , mais j'y vois des om
bres qui me font peine; ne t'attriste pour-
tant point l'idée du mal frappe quelquefois
l'esprit le plus sain . Cette idée involontaire
n'imprime aucune tache. Sans doute que
dans la pleine liberté de ta raison, tu rejet
teras encore plus vivement ce qui t'a fait
horreur, même dans la confusion du som
meil; reprends courage et ne charge point
de nuages ces beaux yeux, dont les doux, re-h
gards ont plus de sérénité que l'aimable ma
tinée 1 quand elle commence à C sourire Pau
monde Levons-nous, allons nous occuper
agréablement dans les bocages, sur le bord
des fontaines et au milieu des fleurs. Leurs
calices s'ouvrent pour répandre leurs plus
douces odeurs, qui, renfermées pendant la
nuit, étaient tenues pour toi comme en rés
serve.b
Adam rassurait de la sorte sa belle épouse;
et elle se sentit soulagée. Elle laissa couler
120 LE PARADIS PERDU
quelques larmes sans lui répondre ; il se ras-
semblait encore quelques gouttes dans ses
yeux attendris ; Adam les enleva par un
baiser. Il les regardait comme des signes
d'une conscience pure et d'une sainte frayeur
d'offenser l'éternel.
Ainsi son trouble se calma, et ils se dis-
posèrent à sortir pour gagner la campagne .
Dès qu'ils purent librement découvrir la voùte
céleste et le soleil dont le char à peine hors
de l'onde effleurait de ses roues la surface de
l'Océan, ils se prosternèrent profondément ;
ils adorèrent le Dieu de l'univers, en lui pré-
sentant l'offrande accoutumée de leurs priè-
res. L'amour leur fournissait toujours des
expressions nouvelles et de nouveaux trans-
ports pour louer leur créateur. Les paroles
qui naissaient sur leurs lèvres avaient une
douceur plus mélodieuse que celle du luth et
de la harpe; ils commencérent ainsi :
Ce sont là tes glorieux ouvrages, puissant
Père de tout bien. La structure merveilleuse
de cet univers est ta production : combien
es-tu donc toi-même admirable ! Ta grandeur
ne saurait s'exprimer. Elle s'élève au-dessus
des cieux et se dérobe à nos regards. Nous
ne pouvons te voir qu'obscurément dans tes
ouvrages sensibles ; cependant ces ouvrages
déclarent et ta bonté et ta puissance. Parlez,
habitants du ciel, anges, enfants de lumière,
vous le contemplez de pres, et rassemblés
autour de son trône, vous faites retentir les
cieux de vos chants d'allégresse ; et vous ,
créatures, qui êtes sur la terre, unissez-vous
pour l'exalter : il est le premier, le dernier,
le centre de tout, et sa circonférence n'a
point de bornes. Brillante étoile qui fermes la
marche des astres de la nuit ; toi, qui de ton
diadème de lumière couronnes le matin , songe
à glorifier l'éternel, pendant que les appro-
LIVRE V 121
ches du jour font les délices de la nature.
Soleil, qui tout à la fois es l'oeil et l'âme de
ce vaste monde, reconnais ton maitre, va, et
dans ta course éternelle de l'Orient à l'Occi-
dent et du couchant à l'aurore, présente par-
tout l'image de sa grandeur. Lune, qui tan-
tôt te rencontres avec l'astre du jour, et qui
tantôt l'évites en fuyant avec les étoiles fixes
dans leur orbe mobile, et vous, planetes, feux
errants, dont les pas mysterieux sont ac-
compagnés d'une si belte harmonie, concou-
rez aux louanges de celui qui, du sein des
ténèbres, a tiré la lumière. Air, et vous élé-
ments, fils aînés de la nature, qui sous une
infinité de formes différentes parcourez un
cercle perpétuel, et qui êtes le principe et la
base de tout, que votre changement conti-
nuel varie toujours de nouvelles louanges
pour notre créateur. Vous, brouillards, et vous,
exhalaisons qui vous élevez des montagnes
et des lacs en sombres tourbillons, jusqu'à ce
que le soleil dore vos vêtements, levez-vous
pour honorer le grand auteur du monde, soit
que vous montiez pour orner de nuages le
firmament uniforme en sa couleur, soit que
yous descendiez pour humecter par vos pluies
fécondes la terre alterée, célébrez toujours
les louanges du Seigneur. Vous, vents qui
soufflez des quatre parties du monde, publiez
ses louanges par vos douces haleines ou par
vos souffles violents. Cedres, balancez vos
sommets, que chaque plante s'incline.en si-
gne d'adoration. Fontaines, et vous, ruis-
seaux, exprimez ses louanges par vos mur-
mures. Vivantes créatures , unissez vos voix.
Oiseaux, qui vous élevez en chantant vers
les demeures célestes, portez sa gloire sur
vos ailes, annoncez-la dans vos ramages.
Vous qui nagez dans les eaux, et vous qui
marchez et rampez sur la terre, soyez tous
122 LE PARADIS PERDU
les témoins que je me fais entendre soir et
matin aux montagnes, aux vallées, aux fon-
taines, aux ombrages, et que s'ils sont muets
ou insensibles je leur prête et ma voix et
mes sentiments pour rendre gloire au Sei-
gneur. Grand Dieu, ne te lasse pas d'ouvrir
sur nous tes mains libérales, mets le comble
à tes bienfaits. Que ta bonté nous accorde
toujours ce qui nous est avantageux, et; si
la nuit a produit ou caché quelque mal ,
disperse-le comme la lumiere dissipe l'obscu-
rité.
Pleins d'une sainte innocence, ils prièrent
dé la sorte, et bientôt leur esprit recouvra la
paix et le calme accoutume. Ils songèrent
Sensuite à leurs champêtres ouvrages ; ils se
rendirent aux endroits où les arbres sur-
chargés de bois étendaient avec excès des
branches, qui demandaient qu'une main
sage réprimât leurs embrassements infruc-
tueux ; ils présentèrent la vigne pour épouse
a l'ormeau, aussitôt elle entrelaça autour
de lui ses bras, qui ne demandaient qu'à s'u-
nir, et elle lui apporta en dot ses riches pré-
sents pour orner son feuillage stérile.
Le puissant roi des cieux fut touché du
danger que couraient ses chers enfants. Il
manda Raphaël , cet esprit sociable, qui dai-
gna voyager avec Tobie , et qui défendit ses
jours contre la violence du démon, funeste à
sept maris, que la beauté de Sara sa femme
avait successivement engagés .
Raphael, lui dit-il, tu sais quel désordre
Satan échappé de l'enfer à travers le gouffre
ténébreux à causé dans le paradis terrestre:
tu sais ce qu'il a entrepris cette nuit pour
troubler la felicité des deux justes qui l'ha-
"bitent, et comment il se propose de ruiner
en eux d'un seul trait toute leur postérité.
Va donc, converse tout ce jour avec Adam,
LIVRE V 1231
comme un ami àvec son ami : tu l'iras join“)
dre dans le lieu où il se met à l'abri de la
chaleur du midi, pour réparer ses forces par
la nourriture et par le repos. N'omets rien
de ce qui peut lui faire le mieux sentir la fé-
licité de son état. Son bonheur est entre ses
mains, c'est à lui à se l'assurer par l'usage
qu'il fera de sa liberté ; mais par la raison
même qu'il est libre, il peut abuser de son
pouvoir et de mes dons. Dis - leur qu'ils
prennent garde de se laisser surprendre;
fais leur connaître le danger qu'ils courent,
préviens-les qu'un ennemi, que sa désobéis->
sance a lui- même précipité du ciel, médite
les moyens de renverser leur fortune. Il n'em-
ploiera pas contre eux la violence, je ne le
souffrirai jamais. Qu'ils craignent seulement
une séduction flatteuse. Après des avis si
salutaires, ce serait en vain qu'ils voudraient
rejeter leur faute sur une ignorance invinci-
ble.
C'est ainsi que s'énonça la Justice même :
le ministre aflé reçut ses ordres et les exén!
cuta. Voilé de ses ailes magnifiques en écou
tant l'Eternel, il prend son essor au milieu
des esprits bienheureux, qui s'ouvrent pour
lui faire passage. Il traverse l'empyrée d'un
vol rapide bientôt il arrive aux portes du
ciel les deux battants se tournent d'eux
memes sur des gonds d'or. L'ouvrage avait
e été conduit par la main du Tout-Puissant
Le divin messager découvre ce vaste uni-
vers les nuages, les astres ne lui en déro-o
& bent aucune partie, il reconnaît le globe dev
:
la terre semblable aux autres globes lumi
neux; il voit le jardin de Dieu couronné de
cèdres plus élevés que les plus hautes mon
etagnes. Ainsi de nuit on aperçoit à travers
te le télescope qu'inventa Galilée, des terres et
des régions imaginées dans la lune, ainsi
124 LE PARADIS PERDU
d'une certaine hauteur un pilote decouvre
entre les cyclades Samos ou Delos, qui per-
dus encore dans l'éloignement, se montrent
comme un faible nuage,
Raphaël traversa les vagues régions des
cieux ; il précipite son vol vers la terre, et
vogue, pour ainsi dire, entre divers mondes,
tantôt entraîné par le courant des tourbil-
lons , tantôt à la faveur des vents réglés.
Arrivé au terme où les aigles peuvent s'é-
s'élever, il remue vivemeut les ailes, et bat
à coups pressés l'air souple et fluide. Les
oiseaux surpris l'admirent comme le phénix,
unique en son espèce, quand il vole vers
Thèbes aux cent portes pour déposer
ses précieuses cendres dans le sanctuaire du
soleil.
Tout à coup il s'abat sur le sommet orien-
tal du paradís, et reprend la figure d'un sé-
raphin. Six ailes ombragent sou divin cor-
sage. Les deux premières couvrent ses épau-
les, et se rabattent sur sa poitrine comme un
manteau royal. Deux autres , telles qu'une
zone étoilée, lui servent de ceinture, et for-
ment autour de ses reins une écharpe enri-
chie d'un duvet d'or, et de couleurs teintes
dans le ciel. Celles d'en bas sortent de ses
talons, et ses pieds sont voilés de leurs plu-
mes d'azur pareilles au firmament. Tel la
fable représente le fils de Maïa.
En arrivant il secoue ses ailes, qui répan-
dent à la ronde une odeur divine. Les esca-
drons angéliques dont l'œil vigilant obser-
vait tout, le reconnurent d'abord, et compri-
rent qu'il s'agissait de quelque chose d'im-
portant. Ils se leverent par respect pour son
rang, et plus encore, pour les ordres d'en-
haut dont il était chargé. Il traversa leurs
tentes et se rendit dans le champ bienheu-
reux, en passant au milieu de bocages de
LIVRE V 125
myrte et de fleurs odoriférantes . Sur sa
route le nard, le baume, une infinité de par-
fums naturels venaient à l'envi flatter l'odo-
rat. La nature dans son printemps ne respi-
rait que les plaisirs, elle se donnait l'essor,
et dans ses aimables caprices, elle surpas-
sait infiniment les productions de l'art.
Le soleil arrivé au plus haut point de sa
carrière dardait à plomb ses rayons ardents,
et portait jusque dans le cœur de la terre
une chaleur immodérée pour l'homme. Adam
assis à la porte de son berceau délicieux
jouissait de la fraîcheur.
Il aperçut l'ange qui s'avançait vers lui à
travers la forêt aromatique. Eve occupée à
préparer un repas frugal, disposait avec art
des fruits admirables qui satisfaisaient l'ap-
pétit, et leur laissaient goûter le plaisir de
savourer à longs traits le nectar exprimé de
différentes grappes dont le suc plus doux
que le lait, étanchait agréablement la soif :
Adam l'appela .
Viens, Eve , dirige ta vue entre les arbres
vers l'Orient ; voici un spectacle digne de tes
regards. Quel est cet objet environné de
gloire qui porte ici ses pas ? Ne dirais-tu pas
qu'une seconde aurore se lève au milieu du
jour? Sans doute que l'on nous apporte quel-
que grande nouvelle du ciel . Ce divin mes-
sager ne dédaignera peut-être pas l'hospi-
talité que nous lui offrirons. Dépêche-toi,
prends l'élite des fruits que tu conserves ;
n'épargne rien pour traite d'une manière
convenable notre hôte céleste. Nous pouvons
bien offrir à nos bienfaiteurs leurs propres
présents, et nous ne devons point hésiter à
donner abondamment de ce qui nous est
5 donné sans mesure. La nature multiplie ses
riches productions, et devient d'autant plus
= féconde qu'on en tire davantage.
1261 LE PARADIS PERDU
Oui, Adam, lui dit-elle, je vais cueillir ce
que la nature nous fournit de plus rare en
chaque espèce pour traiter l'ange qui , nous
honore de sa visite, et je ferai si bien, que.
témoin de l'abondance où nous vivons, il
avouera la libéralité de Dieu se fait
sentir surque
la terre comme dans le ciel.
A ces mots elle part d'un air actif, toute
Occupée ddu choix qu'elle doit faire pour of
frir à leur hôte ce qu'i y avait de plus déli,
cat; elle dispose en son esprit l'ordre des
services, afin de ne pas faire un mélange
mal entendu. Dans son arrangement elle veut
que l'appétit soit piqué par la diversité la
plus agréable.
La voilà qui cueille de tous les fruits que F
la terre, mere féconde en productions, fait
connaître dans l'Inde orientale ou occiden
tale, ou dans les pays qui sont situés entre
les deux, le Pont où la rive punique, ou bien
aux lieux où régnait Alcinous. Elle accomm
pagne ses fruits de guirlandes, et d'une
main délicate elle les dresse en pyramide.
Pour la boisson elle écrase des grappes
dont elle tire un vin délicieux et bienfaisant,
malgré sanouveauté. De l'extrait deplusieurs
petits fruits, elle compose d'excellentes li-
queurs, et des amandes pilées elle fait diver-
ses crêmes. La nature avait pris soin de lui,,
fournir des vases propres et commodes.
Cependant notre premier pere s'avançait
au devant de son hôte céleste. Il n'avait
point d'autre suite que ses perfections. Dans
fui-même était toute sa grandeur, plus au
guste que la pompe des princes, quand leur.
cortège nombreux d'écuyers chamarrés d'or,
et de chevaux menés en main éblouit le peu-
ple, fixe ses yeux et le transporte comme en
extase. A son approche Adam ne fut point
intimidé, mais il s'inclina d'un air soumis et
LIVRE V 427
respectueux , comme il convenait devant
une nature superieure, et lui tint ce dis-
cours :
Habitant du ciel (car nul autre monde que
le ciel ne peut posseder une aussi noble
substance) puisque tu as bien voulu descen-
cendre des trônes , d'en haut, et te priver
quelque temps de cet heureux séjour pour
honorer notre demeure, ne dedaigne point
de venir te reposer avec nous, La bonté di-
vine nous a mis en possession de ce domaine
spacieux , acceptes- en les fruits les plus
choisis. Nous converserons à l'ombre de no-
tre berceau jusqu'à ce que la chaleur du
midi soit passee, et que le soleil moins ar-
dent commence a décliner.
Adam, c'est là le motif qui m'amène, re-
prit l'ange ; l'etat dans lequel tu as été créé,
êt le lieu que tu occupes peuvent bien enga-
ger les esprits du ciel à te visiter. Allons, je
te donne le reste de la journée.
Ils entrèrent dans leur champêtre retraite
qui réjouissait la vue , comme les berceaux de
Pomone ornés de fleurs et de parfums . Eve,
plus charmante par sa seule beauté que la
déesse des bois, ou que la plus belle de ces
trois divinites, qui, suivant la fable , exposé-
rent toutes leurs grâces sur le mont Ida,
Eve se tint debout pour faire honneur à son
hôte céleste. Elle n'avait pas besoin de voi-
le ; sa vertu la voilait 1 assez. Nulle pensée
déréglée n'altérait le coloris de ses joues.
L'ange lui donna la salutation , la sainte sa-
lutation qui prepara dans la suite des temps
la fille de Jesse à recevoir en ses flancs le
fils de l'Eternel.
Je te salue, mère du genre humain, toi
dont les entrailles fécondes donneront au
monde plus d'habitants que les différentes
espèces d'arbres , dont tu as cueilli ces fruits,
128 LE PARADIS PERDU
ne produiront jamais de fleurs et de feuilles.
Leur table etait un gazon relevé qu'entou-
raient des sièges de inousse. Sur son ample
surface l'automne et le printemps semblaient
se disputer l'honneur du repas ici ces deux
saisons se tenaient toujours par la main.
Notre premier pere invita l'ange par ces mots:
Céleste étranger, oserai -je t'offrir ces fruits
délicieux que notre Createur, source de tout
bien, a fait produire à la terre pour notre
substance et pour notre plaisir ? Peut-être
ces aliments sont-ils insipides pour des na-
tures spirituelles , mais je sais qu'un seul
Père qui est dans le ciel donne à tous la
nourriture.
Ce que tu dis est vrai, répondit l'ange :
tout ce qui a été créé a besoin d'etre nourri
et sustanté. Le plus grossier des éléments
nourrit le plus subtil. La terre nourrit la
mer, et la terre avec la mer nourrissent
l'air. L'air sert de pâture à ces feux éthérés,
à commencer par la lune, comme étant la
plus basse Les taches de son visage pro-
viennent des vapeurs qui ne sont point en-
core purifiées ni changées en sa subs-
tance. La lune exhale aussi de son humide
continent de la nourriture aux orbes plus
élevés. Le soleil qui départ à tout la lumière
reçoit du tout un tribut d'humides exhalai-
sons, et s'abreuve le soir des eaux de l'Océan.
Dans le ciel, les arbres de vie portent la
douce ambroisie, et les vignes distillent le
nectar. Lorsque l'aurore se leve, nous ra-
massons sur les feuilles des rosées de miel,
et nous trouvons le terrain couvert de per-
les ; mais la bonté de Dieu a répandu ici une
si grande variété de nouvelles délices, qu'el
les peuvent être comparées à celles des cieux,
et je ne ferai point de difficulté de partager
ta nourriture.
LIVRE་ V 129
Ils s'assirent donc ; l'ange mangea ou pa-
rut manger avec eux. Eve servait leur table,
et couronnait fréquemment leurs coupes de
liqueurs agréables . O innocence digne du
paradis ! C'était alors mieux que jamais que
les fils de Dieu eussent eu sujet d'être épris
d'amour, en voyant cette rare beauté, mais
dans ces cœurs purs l'amour régnait sans
débauche, et la jalousie, l'enfer des amants,
était inconnue.
Après ce frugal repas, Adam conçut le
dessein de ne pas laisser échapper l'occasion
de s'instruire de ce qui est au-dessus du
monde. Il résolut de s'informer de la condition
de ces êtres relevés qui habitent dans le ciel.
Il sentait visiblement qu'ils possédaient une
excellence fort supérieure à la sienne. Leur
gloire est un écoulement de la splendeur di-
vine, et l'homme au prix d'eux n'est que fai-
blesse. Il s'adressa donc au ministre céleste
avec la plus respectueuse circonspection.
Illustre témoin de la gloire de Dieu, je sens
toute l'étendue de tes bontés, et l'honneur
que reçoit aujourd'hui l'homme dont l'humble
toît ne t'a pas rebuté, tu as daigné goûter
de nos fruits terrestres. Ils n'étaient pas
dignes de t'être présentés, mais ta complai-
sance les a acceptés sans nous marquer au-
cun regret d'avoir quitté les tables du ciel :
cependant quelle comparaison !
Adam, répliqua le ministre ailé, il est un
seul Tout-puissant, de qui procedent toutes
choses, et vers qui elles remontent, si elles
ne se sont dépravées ; car il n'a créé rien de
mauvais par lui, la matière a été pourvue
de diverses formes et de différentes proprié-
tés. Tout ce qui possède la vie ne respire
qu'en lui : il a réglé la sphère de tous les
etres. Les plus substils et les plus purs sont
situés près de son trône, ou tendent sans
LE PARADIS PERDU — T. I 5
130 LE PARADIS PERDU
cesse à s'en rapprocher, en se dégageant de
la matière suivant des degrés proportionnés
à chaque espèce. Ainsi, de la racine terrestre
s'élève la tige plus légère. Les feuilles plus
aériennes viennent ensuite, puis la fleur par-
faite exhale des esprits odoriférants. Les
fleurs et les fruits , aliments de l'homme sub-
tilisés par diverses gradations, se convertis-
sent en esprits volatiles , et donnent à la
partie animale et à l'intellectuelle, la vie, le
sentiment , l'imagination et l'entendement ,
d'où se forme la raison. Cette lumière est
l'essence de l'âme, qui conçoit les choses par
le raisonnement, ou qui les saisit tout d'un
coup par les yeux de l'esprit. Vous faites
plus d'usage du premier moyen, et nous du
dernier; car nous possédons la raison comme
vous ; mais nous la possédons dans un de-
gré plus éminent. Ne t'étonne donc pas si je
ne refuse point les productions que le Sei-
gneur a créées , pour servir à l'homme de
nourriture. Peut-être un jour viendra que
tes enfants participeront au sort des anges,
et à la manne céleste dont ils font leurs ali-
ments ordinaires, peut-etre même avec le
temps, perfectionnés par cette nourriture,
les corps des hommes se changeront en es-
prits , et s'étendront comme nous par les
airs, ou pourront habiter à leur choix sur la
terre, ou dans les célestes demeures ; il faut
pour cela que vous persévéricz et que vous
conserviez l'amour ferme , parfait , inalté-
rable, de celui dont vous êtes les enfants . Ce-
pendant jouissez pleinement de la félicité qui
vous est accordée : vos idées ne sauraient
aller plus haut.
Esprit favorable, hôte propice, répondit le
patriarche du genre humain , la nature se
développe à tes yeux, depuis son centre jus-
qu'à sa circonférence. Les objets sensibles
LIVRE V 131
qu'elle nous présente sont autant de moyens
par lesquels nous pouvons, dans la contem-
plation des choses créées, nous élever par
degrés jusqu'à l'Eternel. Mais que veut dire,
je te prie, cet avertissement ; il faut que vous
persévériez. Pouvons-nous lui manquer d'o-
béissance ? Ou pouvons -nous cesser d'aimer
celui qui nous a tirés du neant, et qui nous
comble ici de tous les biens que le cœur hu-
main peut, ou désirer ou comprendre?
L'ange lui répondit : Fils du ciel et de la
terre, écoute. Tu dois au Très- Haut le com-
mencement de ton bonheur , mérites-en la
continuation par ton obéissance. Ainsi ta fé-
licité sera solide et durable. Prends-y garde ,
Dieu t'a formé dans l'état de perfection , mais
il ne t'a pas donné l'immutabilité , elle n'ap-
partient qu'à lui, tu peux te corrompre , car
tu es libre. Sans cela ta volonté n'aurait
point d'action, ta vertu point de mérite. Nous
avons été soumis à la même épreuve, et ceux
d'entre nous qui ont profane cette liberté
par la désobéissance, sont tombés du ciel ,
jusqu'au plus profond des enfers. O chute
terrible ! que tu rends malheureux ceux que
leur état élevait au comble de la félicité.
Divin messager , repartit notre premier
père, tes paroles ont plus charmé mon oreille
attentive que ne font les choeurs des chéru-
bins quand de nuit, du haut des montagnes
voisines, ils viennent réjouir notre solitude
par leur céleste musique. Je sais que j'ai été
créé libre, mais mon cœur me répond que
nous n'abuserons jamais de notre liberté.
Nous aimerons toujours notre Créateur, nous
aurons toujours devant les yeux l'ordre ab-
solu, mais juste, qu'il nous a donné ; cepen-
endant la catastrophe arrivée dans le ciel, laisse
de la confusion dans mon esprit; le peu que
tu m'en as dit, excite dans moi le desir d'en
132 LE PARADIS PERDU
savoir davantage. Ce grand événement a
sans doute de quoi surprendre , et mérite
bien notre attention . Le jour est encore dans
toute sa force ; le soleil n'a parcouru qu'une
partie de sa carrière, il commence à peine
l'autre moitié dans la grande zone du ciel.
Raphaël se rendit à sa prière , et com-
mença :
Pere des hommes, qu'il est difficile de sa-
tisfaire à ta demande : comment exposer aux
sens humains la guerre et les exploits des
esprits invisibles ? Puis je raconter sans re-
gret la ruine de tant de substances si glo-
rieuses, si parfaites avant leur chute? Dois-je
enfin réveler les secrets d'un autre monde ?
Mais ton intérêt m'engage à t'accorder ce
que tu désires . Je donnerai des ombres cor-
porelles aux choses spirituelles ; je mettrai
sous des figures sensibles ce qui surpasse-
rait la portée de l'esprit humain . Que dirais-
tu, si je te faisais entendre que la terre est
en petit l'image du ciel, et que les choses des
deux mondes se ressemblent plus que l'on
ne s'imagine?
Le monde n'existait point encore, le chaos
barbare régnait où roulent maintenant les
tourbillons, et où la terre se repose suspen-
due sur son centre : quand un jour (car au
milieu même de l'éternité, le temps déter-
miné par les diverses mesures du passé, du
présent et de l'avenir , tout ce qui est
Sujet à la durée), un jour, dis-je, de ceux
qui composent la grande année des cieux,
l'armée de l'Eternel eut ordre de s'assem-
bler ; aussitôt des extrémités de l'espace que
Dieu remplit de son immensité, une multi-
tude innombrable d'anges ranges sous leurs
divins généraux comparut devant le trône
du Tout-Puissant. Mille et mille enseignes
déployées, étendards et drapeaux entre l'a-
LIVRE V 133
vant et l'arrière-garde flottaient par les airs,
servaient à distinguer les hiérarchies , les
ordres et les degrés. L'on voyait dans leurs
tissus brillants, les blasons mémorables et
sacrés d'actes authentiques de zèle et d'a-
mour. Les célestes légions s'avancerent pom-
peusement, elles environnèrent le Dieu des
armées, et formèrent autour de lui une infi-
nité de cercles redoublés les uns sur les au-
tres alors l'Eternel, tenant entre ses bras
son fils auguste qui reposait dans le sein de
la béatitude, fit entendre sa voix du haut
d'une montagne de feu, dont l'éclat rendait
le sommet invisible.
Ecoutez, anges, enfants des lumières, trô-
nes, dominations, principautés, vertus puis-
sances, écoutez mes décrets. Aujourd'hui j'ai
engendré celui que je déclare mon fils uni-
que, et je l'ai sacré sur cette montagne ; c'est
lui que vous voyez à ma droite je le cons-
titué votre chef, et j'ai juré par moi-même
que tous genoux flechiront devant lui, et
que toutes créatures le reconnaîtront pour
leur souverain . Unis indivisiblement sous
cet autre moi-même , soyez à jamais heu-
reux. Lui obéir, c'est m'obéir ; l'offenser c'est
m'offenser. Le rebelle divise de moi, et arra-
ché du sein de la beatitude, sera englouti
dans d'affreuses tenebres, où sa place est or-
donnée sans rédemption, sans fin.
Il parla et l'on respecta. Tout se tut, tout
parut soumis quelques - uns cependant con-
curent de l'ombrage. Des pensées de révolte
s'élevèrent dans eux en secret. Ce jour fut
un grand jour dans le ciel, on le mit au rang
des plus solennels . Le mont sacré retentit de
cantiques éclatants les danses mystiques
n'y furent point oubliées ; ainsi s'ébranlent
les planetes et les étoiles fixes dont les tour-
billons et les labyrinthes tortueux sont tou-
134 LE PARADIS PERDU
jours très réglés, quoiqu'ils semblent quel-
quefois irréguliers. Ces danses , soutenues
d'une harmonie divine et de tons ravissants,
plurent au céleste monarque.
Déjà la nuit s'approchait, car nous avons
aussi notre soir et notre matin pour la va-
riété, non pour la nécessité, un doux repas
succéda a cès plaisirs. Les tables dressées 'fu-
rent en un instant chargées de la nourriture
des anges, et semblable au rubis, le nectar,
fruit des vignes délicieuses que porte le ciel,
coula dans des coupes d'or, de perles et dé
diamants. Assis sur les fleurs et couronnés
de fraîches guirlandes , ils mangent, ils boi-
vent, et, dans une sainte union, ils avalent à
longs traits la joie et l'immortalité. Au mi-
lieu de cette plenitude, ils n'ont point d'excès
à craindre : Dieu, par sa présence, autorise
leurs transports, et sensible à leur bonheur,
il verse sur eux un torrent de délices.
Quand les brouillards, s'élevant de ce haut
mont, d'où sortent la lumiere et l'ombre,
eurent changé la brillante face du ciel en un
beau crépuscule, car la nuit ne l'attriste ja-
mais de son voile lugubre. Quand la fraîche
rosee eut tout dispose au sommeil, excepté
les yeux de Dieu qui ne se ferment jamais,
la milice du Tout- Puissant, dispersée sur la
plaine bien plus vaste que ne serait la sur-
face de la terre applatie, se campa sur plu-
sieurs colonnes au long des sources pures
parmi les arbres de vie. On vit en un mo-
ment des pavillons et des tentes innombra-
bles dressés. Zéphyr y porta la douce fraî-
cheur. Ils s'y livrèrent à un tranquille repos,
excepté ceux qui étaient destinés à chanter
pendant la nuit des hymnes mélodieux au-
tour du trône suprême. Satan ne s'endormit
point aussi un motif bien différent s'oppo-
sait à son repos. Satan, ainsi l'appelle-t-on
LIVRE V 135
depuis sa révolte , son ancien nom ne se
prononce plus dans le ciel. Il était l'un des
premiers, si même il n'était pas le premier
archange ; mais ce pouvoir, cette élévation ,
cette faveur, cette prééminence lui faisaient
regarder avec envie l'intervalle qui était en-
core entre le fils de Dieu et lui. C'était avec
un regret mortel qu'il voyait ce fils honoré
en ce jour, par son auguste père, du titre de
Messie, et élevé sur le trône par l'onction sa-
crée. L'orgueil lui rendait cette vue insup-
portable. Il s'imaginait voir dans cette gran-
deur naissante , son propre abaissement.
Frappé de cette humiliante idée, il prit con-
seil de la malice et du dépit, aussitôt que la
nuit, au milieu de sa course, eut amené
l'heure sombre, la plus amie du sommeil et
du silence, il résolut de s'éloigner avec ses
légions, et de supprimer par mepris le tribut
d'adoration et d'obeissance qu'il devait au
Très -Haut. Après avoir enfanté ce dessein
criminel, il éveille son second et lui dit en
secret :
Dors tu , cher ami ? Le sommeil peut-il
fermer tes paupières ? Ne te souvient-il plus
du décret prononcé par l'Eternel ? Tu me fis
toujours part de tes pensées les plus secrè-
tes, je t'ai toujours communiqué les miennes :
notre union intime ne s'est jamais démentie :
commencerions-nous aujourd'hui à nous di-
viser ? On nous impose de nouvelles lois : ces
lois nouvelles doivent nous inspirer de nou-
velles idées, de nouveaux desseins ; mais il
ne s'agit point ici d'en examiner le péril,
moins encore de le publier. Rassemble les
chefs de nos légions, dis - leur que l'ordre
d'en haut m'oblige de partir avant que la
nuit ait retiré ses sombres nuages : ordonne
à tous ceux qui marchent sous mes éten-
dards, de me suivre le plus rapidement qu'ils
136 LE PARADIS PERDU
pourront dans mes quartiers de l'Aquilon.
C'est là que nous devons faire les prépara-
tifs convenables pour la réception du grand
Messie , et pour prendre les ordres de ce
nouveau monarque. Il va se montrer aux
célestes hiérarchies, dont il attend l'hom-
mage.
L'archange perfide parla de la sorte, et il
porta son venin dans le cœur imprudent de
son associé. Chargé de ses ordres, il court, il
vole, il aborde les puissances qui comman-
dent sous lui : il leur enjoint de faire mar-
cher sur l'heure et de nuit, selon l'ordre du
général, le grand étendard de leur hiérar-
chie ; il leur expose le motif prétendu de cette
marche forcée, et il sème dans l'armée des
discours malins, pour sonder ou pour cor-
rompre l'intégrité.
Ils obéirent au signal ordinaire et à la
voix impérieuse de leur chef : son nom était
grand, en effet, et il occupait dans le ciel
un rang considérable. Son aspect les en-
traîna comme l'étoile du matin emmène les
astres du firmament, et le mensonge dé-
tourna à sa suite la troisième partie de l'ar-
mée des cieux.
La rébellion naissante n'échappa pas à
l'œil de l'Eternel : sa vue discerne les plus
secrètes pensées du haut de la sainte mon-
tagne, au milieu des lampes d'or qui brûlent
toute la nuit en sa presence, quoiqu'il pût
se passer de leurs feux. Il distingua les au-
teurs du mal ; il vit comment cette conta-
gion s'était répandue parmi les astres du
matin. Il considéra les multitudes liguées
pour s'opposer à son auguste décret, et se
riant de leurs vains projets, il parla ainsi à
son fils unique :
Mon fils, en qui j'envisage ma divinité dans
toute sa splendeur, héritier de ma gloire, cet
LIVRE V 137
empire, que nous possédons de tout temps
et avant les temps, est menacé. Un ennemi
formidable s'élève contre nous, il conteste
nos droits, brave notre puissance et déjà il
occupe les régions du Nord. L'insensé n'a-t-
il pas pretendu nous renverser du trône,
nous chasser de notre sanctuaire et régner
sur la sainte montagne ? Ne va-t-il pas triom-
pher de toutes nos forces?
Mon père, répondit le fils avec un aspect
serein, calme, ineffable et brillant de la di-
vinité : vous méprisez avec justice des enne-
mis si insolents et si faibles. Leurs tumultes
audacieux vont faire éclater ma gloire. L'en-
vie dont ils brûlent est un hommage forcé
qu'ils me rendent : elle déclare et ma puis-
sance et leur subordination . L'événement
justifiera bientôt si je sais humilier les super-
bes et subjuguer les rebelles.
Le fils de Dieu s'exprima dans ces termes.
Satan, secondé de ses genéraux, emmenait
précipitamment son armée, pareille en nom-
bre aux astres de la nuit, ou aux gouttes de
rosée que le soleil met en perles sur les
feuilles et sur les fleurs . Ils traversèrent
d'immenses provinces, puissants gouverne-
ments de séraphins, potentats et trones dans
leurs triples degres. Aupres de ces vastes
régions, ton domaine, Adam, est moins con-
sidérable, que n'est ton jardin comparé à la
surface du globe entier, de la terre et de la
mer. Après une longue marche ils arrivèrent
sur les frontiéres de l'Aquilon . Satan monta
sur un trône resplendissant, qui se présen-
tait de loin comme un mont êlevé sur un
mont. Des pyramides et des tours bâties de
quartiers de diamants et d'or massif en re-
levaient l'éclat. Tel était le lieu où le grand
Lucifer plaça son palais ; car c'est ainsi que,
dans le langage des hommes, on appelle cette
138 LE PARADIS PERDU
structure : affectant toute égalité avec Dieu,
il s'établit sur un mont, à l'imitation du lieu
où le Messie avait été proclamé aux yeux des
anges.
Il nomma l'endroit où il assembla ses trou-
pes le mont de l'Alliance. Il leur fit entendre
qu'il avait ordre de tenir conseil, afin de ré-
gler tout, pour recevoir d'une manière con-
venable leur grand roi, qui devait bientôt
arriver, et par des discours captieux, il sus-
pendit ainsi leurs oreilles .
Trônes, dominations, principautés, vertus,
puissances : si ces titres magnifiques nous
restent encore et ne sont pas un vain nom :
car par la nouvelle proclamation, un autre a
usurpé l'empire absolu, et va nous asservir
en vertu de l'onction royale qu'il a reçue ;
c'est pour lui que s'est faite cette marche
nocturne et turbulente. Nous avons été brus-
quement assemblés , afin de préparer les
honneurs que nous devons lui rendre. Il
vient recevoir de nous un tribut de génu-
flexions que nous n'avons point encore payé.
Apprenez à vous humilier et à vous anéantir
devant lui. Mais quoi, pourrez-vous consen-
tir à vous courber sous un joug nouveau ?
Laisserez-vous resserrer encore votre escla-
vage ? C'est déjà trop d'un maître, en voulez-
vous servir deux ? Vous n'en ferez rien, si je
puis me flatter de vous connaître, ou si vous
Osez vous-même vous connaître. Vous êtes
tous natifs et fils du Ciel : le despotisme n'y
a point eu lieu jusqu'ici. Si vous n'êtes pas
tous égaux, vous êtes également libres. Les
ordres et les degres ne détruisent point la
liberté. Qui peut donc, avec la moindre ap-
parence de justice ou de raison, s'ériger en
monarque absolu sur ceux qui sont de droit
ses égaux en liberté, quand même ils seront
moindres en puissance et en splendeur ?
LIVRE V 139
Peut-il nous assujettir à des lois ? Nous
n'avons pas besoin de loi, puisque nous
sommes hors des atteintes du crime. Quel
droit a-t-il d'usurper la souveraineté et d'exi-
ger de nous des adorations, au préjudice de
ces titres royaux, qui montrent que nous
sommes faits pour gouverner et non pas pour
servir.
Ses légions l'écoutaient, quand parmi les
séraphins, Abdiel se leva : fidele adorateur de
la divinité, il obéissait avec ferveur aux or-
dres du Ciel, et brûlant d'un zèle sévêre, il
arrêta ainsi le cours de sa fureur.
O scandale, ô crime, ô blaspheme ! eût-on
jamais cru entendre dans le Ciel de sembla-
bles discours ? Mais surtout les eût-on en-
tendus de toi, ingrat ! Si élevé au-dessus de
tes pareils par la main de celui que tu oses
attaquer, peux -tu , par une impiété sans
exemple, condamner le juste décret que le
Seigneur vient de prononcer? Il a jure que
devant son fils unique, légitime héritier de
son sceptre, chacun fléchira les genoux, lui
rendra l'hommage et le reconnaîtra pour
monarque. Tu dis qu'il est injuste d'asservir
à des lois ceux qui sont nés libres, de souf-
frir qu'un égal règne sur ses égaux et d'être
perpétuellement soumis à l'empire d'un seul.
T'appartient- il de donner des lois au Très-
Haut? Disputeras- tu contre lui sur le point
de la liberté ? Il t'a fait ce que tu es, il a créé
les puissances du Ciel dans le degrè qu'il a
voulu et il les a renfermées dans de certai-
nes limites. Quoiqu'il nous ait donné des
bornes, nous ressentons sans cesse les effets
de sa bonté, et les soins qu'il prend de notre
gloire nous prouvent suffisamment qu'il ne
pense point à nous dégrader : il songe plutôt
à augmenter notre bonheur, en nous unissant
plus intimement sous un chef. Tu te plains
140 LE PARADIS PERDU
qu'on te veut faire l'esclave de ton égal. Est-
ce donc dans son Verbe adorable que tu vois
ton égal ? Non, ta gloire et toutes les vertus
célestes réunies ne peuvent égaler ce fils qu'il
a engendre. N'est-ce pas par ce Verbe que le
père Tout-Puissant a formé le Ciel et les
anges c'est lui qui les a couronnes de gloire
et qui les a nommés par honneur, trônes,
dominations, principautes, vertus, puissan-
ces. Son règne ne donne aucune atteinte à
l'essence de notre pouvoir, il ne l'obscurcit
point, au contraire nous recevons un nou-
veau lustre d'un chef qui daigne nous asso-
cier à lui comme ses propres membres. Nous
partageons son empire ; sa gloire rejaillit sur
nous. Téméraire. réprime, s'il en est temps,
réprime ces mouvements impies ; ne tente
plus ces esprits qui ont la faiblesse de t'écou-
ter : hâte-toi d'apaiser la juste indignation ,
et du père et du fils. Les moinents sont chers :
j'entends déjà la foudre gronder sur ta tête
criminelle.
Ainsi s'exprima le serviteur de Dieu ; mais
des cœurs déjà coupables n'en furent pas
touchés. Ils regarderent son zele comme un
effet de sa timidité : l'apostat s'en réjouit et
plus hautain il repliqua :
Tu dis que nous avons éte créés, et pour
nous abaisser encore davantage, tu veux que
le père ait abandonné à son fils le soin de
nous former certes, le point est étrange et
nouveau . Nous voudrions bien savoir où tu
as puisé cette doctrine ; quels yeux ont été
les témoins de cette création ? Te souvient-il
du moment où ton créateur t'appela du néant?
Nous ne connaissons point de temps où nous
n'ayons existé ; nous n'en connaissons point
qui nous précède. Nous nous sommes élevés ,
nous nous sommes produits par notre pouvoir
actif, quand le moment marqué par l'enchaî-
LIVRE V 140
nement fatal des choses est arrivé. Voilà
notre origine : notre puissance vient de nous,
notre bras nous portera encore plus haut, et
décidera si nous avons un maître. Tu verras
si nous nous servirons de prieres soumises,
et si nous environnerons le trône du Tout-
Puissant en qualité de suppliants ou d'assail-
lants. Va, porte ces nouvelles au jeune mo-
narque, fais- lui part de nos desseins, et vole
avant qu'un déluge de maux te coupe la re-
traite.
Il dit, et l'on entendit dans toute l'armée
un murmure confus d'applaudissements, sem-
blables au bruit de la iner en fureur. Le sé-
raphin n'en fut point intimidé. Il était seul au
milieu de ses ennemis ; mais uni à son Dieu,
il se trouva assez fort pour répondre aveć
fermeté.
Esprit rebelle à ton maître, esprit maudit
et abandonné, je vois ta chute prochaine, je
vois les partisans de ta perfidie enveloppés
dans ta ruine je les vois partager et ton
crime et ton châtiment : secoue, si tu le peux,
le joug du divin Messie : il n'a plus aucun
rapport avec toi ; il n'a plus d'ordres à te con-
fier. D'autres décrets sont lancés contre toi,
sans retour. Tu l'as méprisé ce sceptre d'or
que nous adorons dans ses mains : il se
changera pour toi en verge de ter. Si je m'é-
loigne de toi, ce ne sont ni tes avis, ni tes
menaces qui m'y déterminent. Je fuis ces
tentes maudites ; je crains que la colère s'en-
flammant contre ton armée, ne me confonde
avec toi tu sentiras bientôt sur ta tête le
feu dévorant de son tonnerre. Alors connais
en gémissant qui t'a créé, quand tu verras
qui peut te détruire.
Ainsi parla le séraphin Abdiel, seul fidèle
au milieu d'une multitude infidèle : le nom-
bre des esprits rebelles ne lui causa point
142 LE PARADIS PERDU
de frayeur, et leur exemple ne l'ébranla
point. Il se tint ferme à la verité ; il conserva
l'obéissance, l'amour et le zele qu'il devait à
Dieu, et se retirant du milieu d'entre eux, il
traversa leurs rangs , qui le couvrirent d'in-
jures, mais elles ne firent sur lui nulle im-
pression. Il rendit mépris pour mépris, et
tourna le dos à ces tours orgueilleuses dont
la ruine était déjà prononcée.
ARGUMENT
Raphaël continue sa narration. Il apprend à Adam com-
ment Michel et Gabriel eurent ordre de marcher contre Satan
et ses anges. Description du premier combat dans le ciel.
Satan et ses puissances se retirent à la faveur de la nuit. Il
assemble un conseil, invente des machines infernales, qui
dans le combat suivant causent quelque désordre dans l'ar-
mée de Michel, mais enfin les bons anges arrachent les mon-
tagnes et enterrent les machines de Satan. Le désordre
s'augmentant de plus en plus, l'Eternel envoie son Fils à
qui l'honneur de cette victoire était réservé. Il vient sur le
champ de bataille, revêtu de la puissance du Père, et dé-
fendant à ses légions de faire aucun mouvement, il pousse
son char, et s'avance le foudre à la main. Ses ennemis sont
d'abord renversés, il les poursuit jusqu'à l'extrémité du ciel
qui s'ouvre en deux : les démons se précipitent jusqu'au
fond de l'abime que la justice divine leur avait creusé. Le
Messie triomphant retourne vers son Père.
L'ange intrépide poursuivit sa route à tra-
vers les vastes plaines des cieux. Ni le temps
du sommeil, ni les efforts de ses ennemis ne
purent l'arrêter. Enfin l'Aurore éveillée par
les heures qui courent sans cesse, ouvrit avec
ses doigts de rose les portes du Jour. Dans
le mont de Dieu, près de son trône, il est un
souterrain où la lumière et l'obscurité faisant
une perpétuelle ronde, passent et repassent
tour à tour; ainsi le Ciel jouit de l'agréable
vicissitude du jour et de la nuit. La lumière
sort et l'obscurité rentre avec soumission par
l'autre porte, en attendant paisiblement
l'heure de voiler l'empyrée ; mais les voiles
qui couvrent ces hautes régions sont clairs
t deliés, il y reste toujours un beau crépus-
ule.
Déjà le matin, tel qu'il est dans ces heu-
144 LE PARADIS PERDU
reuses contrées, s'avançait brillant d'or cé-
leste. La nuit percée des traits du jour nais-
sant, disparaissait devant lui, quand toute la
plaine, couverte d'escadrons étincelants, en
ordre de bataille, de chariots de guerre,
d'armes flamboyantes et de chevaux de feu,
qui se renvoyaient les uns aux autres une lueur
éclatante, s'offrit pour la première fois aux
yeux d'Abdiel. Il aperçut le terrible appareil
des combats et il trouva que la nouvelle qu'il
rapportait était dejà publique.
Plein d'allégresse, il se mêla parmi ces
puissances amies, qui le recurent en pous-
sant des cris joie, à la vue de ce sujet fidèle
sauvé du milieu de la perdition. Ils le con-
duisirent avec un applaudissement général
vers le mont sacré, et ils le présentèrent de-
vant le trône suprême ; alors une douce voix
fit entendre ces mots, du milieu d'un nuage
d'or.
Serviteur de Dieu, tu as rempli ton devoir.
Le Tout-Puissant t'a vu, avec complaisance,
soutenir seul contre un nombre de rebelles,
la justice de ta cause. Tes discours ont été
plus tranchants que leurs armes. Les traits
injurieux de leurs langues ne t'ont point em-
péché de rendre témoignage à la vérité. Tu
n'avais d'autre envie que d'être agréable aux
yeux du Seigneur. Tu as fait le plus rude
pas ; achève, et sûr de la victoire, au nom de
celui que tu as défendu, marche contre tes
ennemis. La gloire qui t'attend te dédomma-
gera bien des mépris que tu as essuyés . Va,
soumets par la force ceux qui ont secoué lé
joug de la raison, et qui ne veulent point
accepter pour leur roi, le Messie, que ses per
fections constituent le monarque légitime
Michel, prince des armées célestes, et to
dont la valeur peut égaler la sienne, Gabrid,
conduisez tous deux au combat mes légions
LIVRE VI 145
invincibles. Conduisez mes saints, armés en
ordre de bataille, par mille et par millions.
Marchez en nombre égal contre ces rebelles :
employez et la flamme et le feu meurtrier,
et les poursuivant jusqu'à l'extrémité du Ciel,
chassez-les de la présence de Dieu; qu'ils
aillent gémir dans le lieu des tourments,
dans le gouffre du Tartare, qui s'ouvre pour
les engloutir .
La voix souveraine s'exprima de la sorte :
aussitôt les nuages commencerent à obscur-
cir la sainte montagne, et de noirs tourbillons
de fumée entrecoupés de flammes annoncé-
rent la colère toute prête à éclater. A travers
ces horreurs la bruyante trompette du Très-
Haut fit entendre ses sons perçants. Les puis-
sances qui soutenaient la cause de Dieu et du
Messie s'unirent, sous leurs divins chefs, en
un bataillon carré, épais, impénétrable , et
firent mouvoir, sans confusion , leurs bril-
lantes légions, au son harmonieux d'instru-
ments qui inspiraient une ardeur digne des
guerriers de l'Eternel.
Ils marchent en avant dans un ordre que
rien ne peut rompre. En vain les montagnes
s'opposent et les vallées se resserrent ; ni les
forêts ni les rivières ne divisent leurs rangs.
Ils s'élèvent par dessus tout ce qu'ils ren-
contrent, et l'air, obéissant aux coups re-
doubles de leurs ailes, soutient leurs légers
escadrons. Ainsi les oiseaux s'avançaient en
volant sur diverses files, quand ils comparu-
rent au-dessus d'Eden pour te demander
leurs noms. Tels ils traversèrent les im-
menses contrées du ciel et plusieurs pro-
vinces, dix fois plus vastes que toute la sur-
face de la terre.
En tirant vers le nord, au bout de l'ho-
rizon, nous vîmes comme une région de feu
qui présentait d'un bout à l'autre la face de
146 LE PARADIS PERDU
la guerre. Quand nous fûmes plus proches,
nous distinguâmes la campagne hérissée d'une
infinité de lances menaçantes, avec un nombre
prodigieux de heaumes et de boucliers char
gés de peintures et d'emblêmes orgueilleux
Nous reconnûmes les puissances de Stan qui
s'avançaient avec une précipitation furieuse.
Les rebelles croyaient en ce jour emporter le
mont de l'Eternel. Ils se flattaient de placer
sur son trône le superbe concurrent qui leur
avait mis les armes à la main ; mais leurs
projets s'évanouirent bientôt. Il nous parut
d'abord extraordinaire que les anges dussent
combattre contre les anges . Fils d'un même
auguste Père, nous nous étions trouvės jus-
qu'alors unis, dans des fêtes de joie et d'a-
mour, pour chanter a l'envi des hymnes en
l'honneur de son saint nom .
L'on pousse de part et d'autre des cris de
guerre toute pensée pacifique s'éloigne, la
fureur seule règne. L'Apostat, entouré des
chérubins couverts de boucliers dorés, pa-
raissait comme un dieu sur son char. Il
descendit de son trône éclatant. Les deux
armées n'avaient plus entre elles qu'un in-
tervalle étroit, mais d'autant plus terrible.
On les voyait en présence l'une de l'autre,
front contre front, dans un ordre formidable.
Avant que l'on en vint aux mains, Satan,
sous une armure d'or et de diamant, s'a-
vança à grands pas et se poussa comme une
tour à la tête de son avant-garde ténébreuse.
Abdiel, du milieu des plus puissants guer-
riers, l'aperçut, l'indignation le transporta,
et, brûlant de se signaler, il anima de la
sorte son cœur intrépide :
O ciel ! faut-il que l'image du Très -Haut
brille encore où la foi et la vérité ne se
trouvent plus? Pourquoi la force et la puis-
sance ne manquent- elles pas où manque la
LIVRE VI 147
ches vertu ? La faiblesse ne devrait-elle pas être
uncompagne de la présomption ? Il paraît in-
br vincible, mais le Seigneur est mon soutien.
cha Mon bras terrassera ce traître, dont ma
bouche a confondu les discours. J'ai pour
moi la vérité, j'aurai pour moi la victoire.
euse A ces mots, son courage s'enflamme, il
erle s'avance hors des rangs, et, bravant le re-
lace belle, surpris de se voir prévenu, il lui
letadresse ce défi :
eur Téméraire, voilà ton jour fatal : tu croyais
que rien ne pourrait t'arrêter dans ta course.
serTu pensais que la terreur de ton nom ou que
êntes discours audacieux feraient déserter le
trône de l'Eternel. Insensé, le souvenir de sa
ja
puissance est donc effacé de ton esprit?
serIgnores-tu que d'une parole vivifiante il peut
appeler du néant des armées infinies pour
châtier ta folie ; mais qu'a-t-il besoin de ces
secours ? Le moindre coup de son bras, qui
atteint au-dela de toutes limites, suffit pour
t'anéantir et pour precipiter tes légions dans
Ples tenebres. Ton funeste exemple ne nous a
pas tous entraînés à ta suite. Regarde les
nombreuses légions que la foi et l'amour
frangent encore sous les étendards du Tout-
Puissant ; regarde et tremble. Tu ne les
voyais pas quand, parmi ton monde pervers,
je paraissais le seul de mon sentiment. Tu
vas apprendre ( mais trop tard ) que le
nombre des insensés ne justifie point leurs
folies.
Satan, jetant sur lui un regard dédaigneux,
lui répondit : A la male heure pour toi, mais
à l'heure désirée de ma vengeance, tu viens
recevoir le prix que tu mérites. Tu sentiras
le premier la force de ce bras irrité ; aussi
bien es-tu le premier dont la langue effrénée
a eu la témérité de s'opposer à la troisième
partie des dieux ligués pour soutenir leurs
148 LE PARADIS PERDU
droits . Ils ont senti leurs forces ; ils ont brisé
leurs chaînes imite-les, plutôt que de son-
ger à t'enrichir de ma dépouille, ou ta ruine
sera un exemple mémorable. J'ai suspendu
mes coups pour te répondre mon silence
aurait pu faire tort à la justice de ma cause.
Un moment encore tu peux en profiter. Je
croyais autrefois que le ciel et la liberté
étaient meme chose pour les anges , mais je
vois que la plupart sont assez lâches pour
se laisser mettre en servitude. Esprits vils,
accoutumés aux fetes et aux chansons , ils
consentent a fléchir sous un joug ignomi-
nieux ; digne emploi pour ceux qui te suivent.
Chantres mercenaires des cieux, esclaves
armés contre la liberté ; juge donc ce que tu
dois attendre de tes soldats et compare au-
jourd'hui leur bras et le nôtre.
Apostat, tu es hors des sentiers de la vé-
rité, répondit Abdiel en courroux : tu ne
peux que t'enfoncer d'abîmes en abîmes. Tu
déshonores sous le nom de servitude le ser-
vice que nous devons à Dieu. Tout nous en-
gage à lui rendre une juste obéissance. Ap-
prends ce que c'est que la servitude : c'est
+ de se livrer à un insensé, à un malheureux ,
dont la révolte contre son souverain mérité
les derniers châtiments . Tel est le sort des
tiens ; ils sont les esclaves d'un esclave, et,
dans l'aveuglement de ton impiété, tu blâ-
mes notre soumission. Règne dans les en-
fers, je ne t'envie point ce funeste royaume.
Le ciel sera mon unique partage. J'y ser-
virai le Tres-Haut. Puissé-je mériter d'être à
jamais le ministre de ses ordres sacrés ;
mais ne te flatte pas de posséder une cou-
ronne dans ces régions eloignées du Sei-
gneur, tu n'y trouveras que des chaînes . En
attendant, voici les honneurs que je te pré-
pare.
LIVRE VI 149
risé Il leva un bras fulmin ant, et plus promp-
SOD tement que l'éclair , il l'appesantit sur le
in front de l'ange superbe. L'oeil et la pensée
ndu ne partent point avec une pareille activité.
enc Le bouclier de Satan lui devint inutile, il
plia, il recula en chancelant et donna du
genou en terre. L'appui de sa lance massive
et fui sauva la honte d'une chute entière. Ainsi
Sp les vents souterrains, ou les eaux forçant
leurs prisons, transportent violemment d'un
lieu à un autre une montagne renversée
avec tous ses pins . Les rebelles furent frap-
M pés comme d'un coup de foudre; ils frémi-
ก rent de rage à la vue de l'état humilie du
70 plus fler de leurs guerriers. Quel funeste au-
gure pour eux ! mais quel cri de triomphe
1 pour nous ! Nous poussâmes un cri de joie,
qui fut en même temps, et le signal du com-
bat, et le présage assuré de la victoire.
Michel fit sonner la trompette ; nous chan-
tâmes Gloire soit au Tres Haut. Nos enne-
mis ne se tinrent pas dans l'inaction ; leurs
cris affreux furent suivis d'une attaque gé-
nérale, et la mêlée s'engage de toutes parts.
La fureur se déchaîne on entend des cla-
meurs jusqu'alors inouïes dans le ciel. La
discorde effroyable brise a grand bruit armes
contre armes, et les roues étincelantes des
chariots d'airain mugissent. Le choc est ter-
rible une volée de dards enflammés siffle
épouvantablement par les airs et couvre de
feu les deux armées. Elles combattent l'une
contre l'autre, ainsi que sous une voûte ar-
dente. Le ciel fut ébranlé, et si la terre eût
alors existé, elle aurait tremblé jusque dans
ses fondements. Faut-il s'en étonner? Des mil-
lions d'anges furieux se chargeaient des
deux parts : des anges, dont le moindre se
serait fait un jeu d'enlever la terre, les pla-
nètes et leurs tourbillons. Quel désordre de-
150 LE PARADIS PERDU
vait donc produire l'acharnement de deux
armées innombrables de pareils guerriers !
Ils auraient peut-être détruit l'heureux siège
de leur nativité, si l'Eternel, de sa haute for-
teresse, n'eût moderé leur ardeur. Chaque
légion prise séparément ressemblait à une
armée prodigieuse ; chaque combattant va-
lait une légion ; chaque soldat représentait
un grand général ; ils savaient tous quand il
fallait s'avancer, faire ferme, changer d'atta-
ques, ouvrir ou serrer leurs files : nul ne
songeait à la fuite ni à la retraite. On ne
voyait point d'action qui marquât de la
crainte. Chacun s'employait comme si son
bras eût dû décider du sort de la victoire. La
Renommée se lasserait de publier les ex-
ploits de ce jour la bataille occupait un
champ immense, et la face de la guerre
+ changeait à tous moments. Tantôt l'on com-
battait de pied ferme sur le terrain solide ;
tantôt les guerriers, s'élevant sur leurs ailes
puissantes, tourmentaient l'air qui semblait
tout en feu , la fortune parut longtemps
égale. Satan déployait une force incroyable ;
il était toujours au plus fort de la mêlée,
nous le trouvions partout. Il vit ses plus
nombreux bataillons renversés d'un seul
coup de l'épée de Michel; il accourut pour
s'opposer au ravage et à la désolation qu'elle
portait. Il présenta au-devant de ses coups
la vaste circonférence de son bouclier, dont
l'orbe solide était garni de dix plaques de
diamant. A son approche, le grand archange
s'abandonna à la joie. Il croyait en surmon-
tant le chef des rebelles terminer la guerre
intestine du ciel. Plein de cette espérance, I
lui adressa ce défi avec des yeux enflammés
de colère. Σ
Tremble, perfide , l'horreur de cette funeste
guerre, que tu as suscitée, va retomber sur
LIVRE VI 151
צו
s! toi et sur les complices de ton crime. Com-
ge ment as- tu troublé la bienheureuse paix du
Dr. ciel? Détestable auteur du mal que la nature
ue méconnaîtrait encore sans ton crime. Com-
ne ment le souffle empoisonné de ta malice
78. a-t-il corrompu tant de milliers d'anges, au-
ait trefois si purs, si fideles ? Ne crois pas pour-
11 tant troubler le saint repos. Le ciel te vomit
de son sein. Le ciel, siege de la béatitude, ne
ne souffre point les œuvres d'iniquité, la vio-
ne lence et la guerre ; fuis donc dans les enfers,
la ce séjour maudit est destiné à l'impie ; vas-y
D signaler tes fureurs, avant que cette épée
a vengeresse commence ton châtiment, ou que
le bras de Dieu, armé d'un fléau plus redou-
table, achève de t'accabler.
e Satan lui répliqua Crois-tu donc intimider
par tes bravades celui que tes coups ne sau-
; raient étonner ? As-tu mis en fuite le moindre
de mes guerriers ? Ou si tu en as renversé
quelques-uns, ne t'ont-ils pas montré, en se
3 relevant aussitôt, qu'ils étaient invincibles ?
Penses-tu me vaincre plus facilement ? Pen-
ses-tu que ta vue me fasse trembler ? Tu te
trompes. Notre combat ne finira point en
1 cette sorte. Le crime, dis-tu, nous a mis les
1 armes à la main ; sache que l'honneur est
notre seul motif. Si nous ne pouvons régner
ici, nous aurons du moins la gloire d'y rester
libres, ou nous convertirons le ciel même en
cet enfer dont tu oses nous menacer. Rap-
pelle tout ton courage que celui que tu
hommes le Tout-Puissant joigne ses forces
aux tiennes, c'est là où je te veux.
Ils mirent fin à leurs discours, et, s'avan-
çant l'un contre l'autre, ils commencèrent
un combat inexprimable. Comment le ra-
conter, mème avec la langue des anges ? Où
prendre ici-bas des comparaisons assez no-
bles pour élever l'imagination humaine au
152 LE PARADIS PERDU
point de lui faire concevoir jusqu'où allait
feur puissance ! Ils ressemblaient, si j'ose le
dire, à des dieux, soit qu'ils se tinssent le
pied ferme, soit qu'ils allassent en avant ;
leur stature , leurs mouvements et leurs
armes donnaient à connaître qu'ils étaient
propres à décider du grand empire des
cieux. On les voyait tourner avec une rapi-
dité extrême, leurs épées flamboyantes, qui
traçaient par les airs d'horribles sphères de
feu. Leurs boucliers, tels que deux grands
soleils , resplendissaient vis-à-vis l'un de
l'autre.
Ce grand spectacle suspendit tout. Les
deux armées, saisies d'horreur, se retirèrent
des deux parts pour attendre la décision de
ce combat furieux. Telle serait l'épouvante,
pour exposer les plus grandes choses par dé
petites images, si la nature, venant à se di-
viser, la guerre s'élevait entre les constella-
tions ; juge de quels yeux tu verrais deux
planètes dans un aspect malin de la plus
flère opposition, partir de leur poste, se lan-
cer l'une sur l'autre au milieu du ciel et
confondre leurs sphères discordantes. Tous
les deux à la fois, levant leurs bras, dont la
force ne cédait qu'à celle du Tout-Puissant,
se préparaient un coup qui pût terminer leur
combat.
Leur vigueur, leur adresse, leur légèreté
étaient égales ; mais Michel avait reçu des
mains de Dieu une épée d'une trempe si par-
faite, que rien ne pouvait résister à son
tranchant. Elle brisa le cimeterre de Satan ;
du même coup, elle lui fit dans les côtés une
profonde blessure. Alors, pour la première
fois, Satan connut la douleur, et se tournant
en courant de part et d'autre avec des con-
torsions effroyables. Le coup aurait été
mortel si les esprits pouvaient mourir, mais
LIVRE VI 153
itles natures célestes ne sont point sujettes à
e une dissolution de parties que la matière
e seule peut éprouver. Il coula de la plaie une
liqueur subtile et dévorante, qui ne tenait en
IS rien de la grossièreté du sang humain ; l'é-
clat de son armure en fut entièrement térni .
Ses plus braves guerriers coururent à son
secours et se mirent entre deux, tandis que
i d'autres, le relevant sur leurs boucliers,
e l'emportaient vers son char, hors de la mê-
S lée. Ils l'y placerent grinçant les dents de
Ee douleur, de dépit et de honte. Quel désespoir
pour lui de sentir qu'il n'était pas invincible,
S foin d'être égal au Très- Haut, comme il s'en
t était vanté ; mais il guérit bientôt. Les es-
prits possèdent parfaitement la vie ; elle
n'est point placée, pour eux, dans les en-
trailles, dans le cœur, dans la tête ou dans
les reins, suivant la condition de l'homme
I fragile. Il n'est qu'un ordre exprès de Dieu
qui puisse les anéantir. Leur liquide tissu ne
saurait recevoir de blessure mortelle , non
plus que l'air fluide. Chaque partie de leur
substânce animée de l'esprit de vie contient
le cœur, la tête, les yeux, l'intellect et géné-
ralement tous les sens, et, suivant leurs des-
seins, ils prennent les membres, la couleur,
la taille, la figure et l'extension qui leur con-
viennent le mieux.
Il se passait également des faits mémora-
bles aux lieux où la puissance de Gabriel
combattait. Suivi de ses guerriers, il percait
le profond ordre de bataille de Moloch. Ce
monarque furieux l'avait défilé en le mena-
cant de le traîner, garrotté, aux roues de son
char. Il fut puni des blasphemes qu'il avait
vomis contre l'Eternel et fendu depuis le
sommet de la tête jusqu'à la ceinture ; il
fuyait, trainant ses armes brisées et mugis-
sant de rage et de douleur.
154 LE PARADIS PERDU
Aux deux ailes de l'armée, Uriel et Ra-
phaël rabattirent la vaine gloire des ennemis
qu'ils avaient en tête. Deux trônes mons-
trueux et armés d'un roc de diamant tom-
bèrent à leurs pieds. L'un était Adramalec et
l'autre Asmodée ; ils voulaient s'egaler au
Tout-Puissant ; mais, percés de plaies horri-
bles, à travers leurs cuirasses, ils apprirent
dans leur déroute à réprimer l'orgueil de
leurs pensées .
Abdiel n'épargna pas non plus les troupes
infidèles sous ses coups redoublés, il ren-
versa Ariel, Arioc et Ramiel.
Je ne finirais point, si je rapportais ici les
hauts faits de mille autres, dignes d'être
consacrés à l'immortalité ; mais les anges
bienheureux, contents de leur renommée
dans le Ciel, ne cherchent point la louange
des hommes : nos ennemis mériteraient aussi
des éloges, s'ils eussent combattu pour une
meilleure cause. Leur résistance surpassait
tout ce qu'on en pourrait dire. Ils aspiraient
par mille perils à la gloire, mais en punition,
effacés du livre de vie et rayés des mémoires
sacrées, laissons- les, sans nom, demeurer
dans les ténèbres de l'oubli . La force, sépa-
rée de la justice et de la vérité, loin d'être
louable, ne mérite que le blâme et l'igno-
minie. Comment arriverait-elle à la gloire ?
Elle cherche la renommée par des moyens
infâmes.
L'armée des mauvais anges, affaiblie de
tous côtés, commençait à plier. Leurs plus
puissants guerriers se trouvaient hors de
combat. Toute la plaine était jonchée d'ar-
mes brisées, de chariots, de conducteurs et
de chevaux renversés les uns sur les autres.
La déroute suivit bientôt ils prirent hon-
teusement la fuite. Le péché de la désobéis-
sance les avait avilis et dégradés.
LIVRE VI 155
is La situation des bons anges était bien dif-
férente sains, entiers, couverts d'armes
d'une trempe divine, ils marchaient d'un
et pas ferme en une phalange impénétrable :
f'innocence leur donnait cet avantage sur
leurs ennemis. Ils furent infatigables dans
l'action et invulnérables dans le combat,
quoiqu'ils eussent été quelquefois transpor-
tés, par les coups, hors des rangs.
Déjà la nuit, commençant sa course, éten-
1. dait l'obscurité sur le Ciel, et, par une mé-
diation agréable, imposait silence au bruit
S odieux de la guerre. Les vainqueurs et les
e vaincus se retirèrent sous son pavillon nébu-
S leux. Michel et ses anges victorieux campė-
e rent sur le champ de bataille et posèrent de
tous côtés en sentinelle des Cherubins vigi-
i lants. Satan et ses rebelles s'éloignèrent à la
faveur des ténèbres. Cette même nuit, sans
prendre aucun repos, il appela ses Puissan-
ces au conseil, et, d'un air plein de résolu-
tion, il commença ainsi, au milieu de tous :
Le courage que vous avez montré dans ce
jour, chers compagnons, fait bien voir que
vous êtez invincibles. La liberté n'est point
un prix suffisant pour vous. L'honneur, la
gloire et l'empire vous sont acquis, et c'est
là ce qui touche notre ambition. Vous avez
tenu pendant un jour entier la victoire en
balance, et si vous avez résisté un jour, pour-
quoi ne résisteriez- vous pas une éternité? Le
monarque des Cieux n'a point de forces plus
grandes à vous opposer, il a mis toutes ses
Tégions en campagne ; nous ont- elles forcés
à nous rendre ? II se trompe donc quelque-
fois, et nous étions assez faibles pour croire
qu'il lisait dans l'avenir et qu'il en réglait
les événements. Nous souffrons, il est vrai,
de nos blessures : nos armes ont été moins
bonnes que celles de nos ennemis ; mais la
156 LE PARADIS PERDU
connaissance que nous avons de la douleur
ne peut que nous la faire mépriser. N'avons-
nous pas éprouvé que notre substance cé-
leste ne peut recevoir de coup mortel, qu'elle
n'est sujette à aucune dissolution et que
d'elle-même, par une vertu naturelle, elle se
reprend et se guérit bientôt de ses blessures.
Notre malheur est donc peu considérable.
Peut-être la prochaine fois que nous vien-
drons aux mains, de plus fortes armes, des
traits mieux acérés , rétabliront entre nous
l'égalité qui a été seulement rompue par
quelques circonstances, puisqu'il ne se trouve
-point de différence entre notre nature et celle
de nos ennemis. Si quelque cause inconnue
leur a donné l'avantage de la journée, n'o-
mettons rien pour la découvrir . Nos lumières
n'ont point souffert et notre esprit est aussi
sain qu'avant l'action.
Il s'assit, et Nisroc, chef des Principautés,
se leva le premier dans l'assemblée : le sang
coulait encore le long de ses armes brisées :
il avait à peine la force de se soutenir, et,
d'un air sombre, il répondit ces mots :
O toi qui nous as délivrés de la servitude
et qui nous conduis pour nous établir comme
des divinites dans la libre jouissance du
Ciel, tu sens bien qu'il est rude, même pour
des dieux, de combattre avec des armes iné-
gales et d'être exposés à la douleur et aux
blessures, en affrontant des troupes impas-
sibles et infatigables. Cette inégalité nous
obligerait enfin à nous soumettre. La valeur
et la force ne résistent point éternellement
au mal qui affaiblit les bras les plus puis-
sants. Nous pouvons bien sans inurmurer
nous passer dans la vie des plaisirs vifs et
sensibles. On peut sans eux couler tranquil-
lement ses jours ; mais la douleur fait des
malheureux, et, quand à son exces se joint
LIVRE VI 157
u la durée, elle épuise tôt ou tard la patience.
as Quiconque pourra donc nous donner les
cé moyens de porter des blessures douloureuses
elle à nos ennemis ou de fabriquer des armes
qimpénétrables, méritera bien notre recon-
naissance nous le regarderons comme un
res second libérateur.
ble Je t'apporte, répondit Satan d'un air calme
er et assuré, ce que tu estimes, à juste titre, si
de essentiel à notre succès. Qui de nous, voyant
la brillante surface de ce monde céleste que
pal nous habitons, ce continent spacieux orné de
plantes, de fruits, de fleurs, d'ambroisie,
d'or et de perles : quel oil, dis -je, peut par-
courir assez superficiellement toutes ces
choses pour ne pas en conclure que leurs
res principes, composés de parties spiritueuses
Set ignées, sont cachés au fond du chaos.
C'est dans son sein ténébreux que ces se-
mences indigestes sont renfermées, jusqu'à
Log ce que, touchées et tempérées par les célestes
rayons, elles se développent et se montrent
et au jour dans tout leur éclat. Les minéraux
de l'abîme nous fourniront de quoi faire une
de composition meurtrière : nous en remplirons
ne de longues pieces de métal que nous creuse-
drons a cet usage. Le feu s'y communiquera
par une petite ouverture percée pres d'une
des extrémités, aussitôt l'artifice, se dilatant
impétueusement avec un bruit de tonnerre,
poussera contre nos ennemis des masses
pernicieuses qui briseront tout ce qui se pré-
sentera dans leur passage. A ces coups in-
soutenables, nos ennemis, effrayés et con-
fondus, croiront que nous avons désarmé
el celui qui lance le tonnerre et que nous nous
et sommes saisis des traits qui le font redou-
ter. Le travail ne sera pas long : avant que
le jour brille, tout sera prêt. Cependant ras-
surez-vous, bannissez la crainte. Si vous res-
-
158 LE PARADIS PERDU
tez unis, il n'est rien de difficile, à plus fortee
raison de désespéré.
Ces paroles rappelèrent la joie sur leurs
visages et ranimerent leur espérance. Ils ad
mirèrent tous l'invention : chacun était sur
pris de ce qu'un autre lui en eût enlevé la
gloire. Rien ne leur semblait si simple, après
que l'idée en eut été rendue publique : aupa
ravant ils auraient trouvé la difficulté insur
montable, Cependant, ô premier père des
hommes, si le mal prend le dessus dans les
jours a venir, quelqu'un de tes descendants
malheureusement ingénieux ou inspiré du
démon, pourrait imaginer un semblable fléau
pour désoler, en punition du péché, les peu
ples acharnés à se faire la guerre et à se dé
truire l'un l'autre.
Au sortir du conseil, ils volent à l'ouvrage
nul ne perd le temps en disputes frivoles
Leurs mains innombrables s'emploient ave
bardeur et creusent de profonds abîmes dans
le Ciel. Bientôt ils voient la nature jusqu
dans le fond de ses entrailles, ils y recon
naissent les germes informes de toutes cho
ses. Les uns font des amas de soufre et de
nitre, qu'ils marient enserble ; le tout, cal
ciné avec art et réduit à un petit grain tre
noir, est mis en magasin. Les autres s'occu
pent à fouiller les veines cachées de métales
" de pierre ; car tu dois savoir que l'intérieu
du terrain céleste est presque semblable
celui de la terre où tu habites. Ceux-ci for
gent des machines et des boulets destinés
faire voler la terreur et la ruine ; ceux-l
font provision de roseaux de feu dont le seu
Battouchement devait produire un effet épou
vantable.
Ainsi, avant que le jour parût, sans êtr
observés, ils consommérent, dans le secre
de la nuit, ce qu'ils avaient projeté, et i
LIVRE VI 159
ARGUMENT
A la prière d'Adam, Raphaël explique comment et pour-
quoi le monde a été créé. Il lui apprend que Dieu, après
avoir chassé du ciel Satan et les anges, déclara le dessein
qu'il avait de produire un autre monde et d'autres créatures
pour l'habiter. Il envoie son Fils avec un glorieux cortège
d'anges pour accomplir l'ouvrage de six jours. Les esprits
célestes en célèbrent la consommation par des hymnes et
des cantiques, et remontent au ciel à la suite du Créateur.
O toi, dont la voix m'a conduit dans les nues
au-dessus de la portée des ailes de Pégase, des-
cends du glorieux séjour de l'Eternel, Ura-
nie, si l'on peut t'invoquer sous ce nom, je
sais te distinguer de ces chimériques filles du
Permesse tu n'es point fixée comme elles
sur les sommets bornés du vieil Olympe, mais
née dans le ciel, avant que les monts pa-
russent et que les fleuves coulassent, tu
conversais avec la sagesse éternelle, et tu te
jouais avec elle en présence du Père Tout-
Puissant charmé de tes chants divins : par
toi enlevé, quoique terrestre, je suis entré
hardiment dans le ciel des cieux, et j'ai res-
piré l'air pur que tu as tempéré. Soutiens-
moi toujours et ramène- moi mon elément
natal, de peur que partageant le sort de
Bellerophon, je ne tombe d'une région plus
haute, pour gémir le reste de mes jours dans
les champs Aleïens, errant, désespéré, perdu.
Je suis arrivé à la moitié de la carrière, mais
resserré dans l'enceinte de cette étroite sphère
que le soleil parcourt, sans m'exposer davan-
tage au-dessus du pôle, je ferai mieux enten-
dre les accents de ma voix. Elle conserve en-
172 LE PARADIS PERDU
core tout son éclat, quoique je me sois trouvé
en butte à la malignité des temps et de l'en-
vie ; entouré de dangers de toutes parts,
dans les ténèbres et dans la solitude, excepté
quand tu me visites, soit lorsque la nuit
étend ses voiles sombres, soit lorsque l'au-
rore teint en pourpre l'Orient. Dirige mes
chants, Uranie, rassemble autour de moi un
petit nombre de personnes dignes de m'é-
couter ; mais écarté la dissonnance barbare
de Bacchus et de ses fanatiques enfants,
race de cette troupe forcenée qui déchira lé
chantre de Thrace sur le mont Rhodope, où
les bois et les rochers prêtaient l'oreille à ses
transports, avant que sa harpe et sa voix
eussent été déconcertées par les cris bruyants
d'une multitude furieuse. Dans cette extré-
mité, Calliope ne put se conserver un fils, tu
ne manques pas ainsi à qui t'implore. Tu es
un écoulement de l'Eternel ; elle n'était qu'un
songe frivole.
Dites, déesse, ce qui se passa quand Ra-
phaël, l'affable archange, eut averti Adam
d'éviter l'infidélité, de peur de partager le
sort terrible des démons. Il lui représenta le
danger qu'il courait d'être exclu du paradis
avec toute sa postérité, si malgré la défense
ils étaient assez téméraires pour toucher à
l'arbre interdit, et s'ils méprisaient, au mi-
lieu de leur abondance, un commandement
si facile à garder. Des objets si sublimes et
si étranges conduisirent notre premier père
F à une profonde rêverie ; il ne pouvait accor-
der dans son esprit la haine, la guerre et la
confusion dans le ciel, près de la paix de
Dieu, au centre même de la béatitude ; mais
bientôt il sentit que le mal de soi-même, in-
compatible avec la félicité, devait en être sé-
paré, et qu'il fallait nécessairement qu'il re-
tournât sur ses auteurs, comme l'eau d'un
LIVRE VII 173
fleuve que le vent refoule vers sa source.
Ainsi Adam dissipa les doutes qui s'éle-
vaient dans son cœur. Il se laisse maintenant
entraîner par un louable désir de connaître
ce qui peut encore le toucher de plus près,
comment ce monde composé du ciel et de la
terre a commencé, quand , pour quelle cause
et de quoi a été formé tout ce qui existait
avant lui au dedans et au dehors d'Eden. Tel
qu'un homme à peine désaltéré suit des
yeux l'eau courante, et sent renouveler sa
soif par le doux murmure du liquide élément,
il adressa de nouveau la parole à son hôte
céleste.
La bonté divine compâtit à notre faiblesse.
Elle t'a envoyé du haut de l'empyrée pour
nous instruire sur des points importants ;
mais que nous n'eussions jamais approfondis
sans tes lumières. Nous devons sans cesse
remercier la Providence , et recevoir son
avertissement avec une ferme résolution
d'observer inviolablement sa volonté su-
prême, fin dernière de l'homme: mais puisque
tu veux bien nous dessiller les yeux, daigne
présentement descendre un peu plus bas,
raconte-nous ce qu'il ne nous sera peut-être
pas moins utile de savoir la création du
ciel que nous voyons si haut, si éloigné, orné
d'une multitude innombrable de feux errants,
et l'origine de cette substance, répandue au-
tour de nous de l'air qui forme ou remplit
tout espace, et qui embrasse le globe de la
terre ; apprends-nous quelle cause détermina
de toute éternité, le créateur au milieu de
son saint repos à bâtir, mais si tard , dans le
chaos, et en combien de temps l'ouvrage fut
accompli. Dévoile-nous ces inysteres, si ce
pendant il ne t'est pas défendu de les révé-
ler. Nous ne pretendons point sonder les se-
crets de son empire ; nous ne cherchons à
174 LE PARADIS PERDU
nous instruire que pour célébrer avec plus
de connaissance le pouvoir et la bonté de
l'auteur de tant de merveilleux ouvrages. Le
grand flambeau du jour n'aura pas sitôt fini
sa carrière. Enchanté de tes sons majes
tueux, il retardera son cours pour t'entendre
conter sa naissance ; ou si l'astre du soir et
la lune se hâtent pour t'écouter, la nuit avec
elle amènera le silence. Le sommeil même
veillera pour te prêter une oreille attentive :
ta voix le suspendra , et nous ne nous aper
cevrons point de son absence, tant que nous
serons avec toi.
Adam supplia ainsi son hôte illustre. Le
ministre céleste lui répondit : La langue des
anges ou la voix des séraphins peuvent- elles
suffire à raconter les ouvrages du Tout-
Puissant ? Ou l'esprit de l'homme est-il ca-
pable de les concevoir ? Je ne te cacherai
pourtant point ce qu il t'est permis d'enten-
dre ; il est bon que tu saches ce qui pourra
t'inspirer l'amour de l'Eternel ou contribuer
à ton bonheur . J'ai reçu ordre d'en haut de
satisfaire ta curiosité jusqu'à un certain
point ; contente- toi de ce que je te révélerai ,
et n'espère point, à force de recherches , pé
nétrer des secrets que l'Etre invisible , qui
seul connaît tout, a ensevelis dans une nuit
profonde. La nature n'est que trop étendue
pour toi, tu peux l'étudier , mais l'esprit n'a
pas moins besoin que le corps de cette tem-
pérance qui sert à modérer l'appétit et à
faire connaître la juste mesure , autrement
l'excès accable, et la sagesse bientôt se change
en folie, comme la nourriture produit d'é
paisses fumées, lorsqu'elle est prise en trop
grande abondance.
Je t'ai raconté la chute de Lucifer, autre
fois plus brillant dans l'armée des anges,
que n'est l'étoile de ce nom entre les astres.
LIVRE VII 175
Après qu'il fut tombé avec ses légions fou-
droyées au travers de l'abîme, et que l'au-
guste Fils fut retourné victorieux avec ses
saints, le Tout-Puissant vit de son trône leur
multitude, et parla ainsi à son fils :
Enfin notre ennemi s'est trompé : il croyait,
ce rival jaloux, avoir entraîné dans sa révolté
tous les esprits. Il se flattait, avec leur aide,
de nous déposséder de cette, forteresse inac-
cessible, siège de la divinité suprême : il en
a séduit en effet plusieurs qui ne trouveront
plus ici de place ; cependant ces royaumes
spacieux sont encore peuplés d'un nombre
suffisant pour les posséder et pour m'offrir
dans ce haut temple des adorations conve-
nables ; mais afin qu'il ne se glorifie pas
dans son cœur de m'avoir enlevé des adora-
teurs, je songe à réparer ce dommage, si
c'en est un que de perdre ce qui s'est cor-
rompu de soi-même. Je vais à l'instant créer
un autre monde, et d'un seul homme, une
race d'hommes innombrables pour l'habiter,
jusqu'à ce que, élevés par les degrés du me-
rite, ils s'ouvrent un chemin vers moi, après
avoir été éprouvés sous une longue obéis-
sance. En ce temps , la terre et les cieux
prendront une face nouvelle : il s'en formera
un seul royaume, une joie et une union sans
fin. Réjouissez- vous, célestes puissances, et
toi mon Verbe, mon fils que j'ai engendré
de toute éternité , par toi j'accomplis ces
merveilles, parle, et qu'il soit fait. J'envoie
avec toi ma puissance et mon esprit qui
couvre tout de son ombre. Marche , com-
mande au ciel et à la terre d'occuper un cer-
tain espace de l'abîme, de l'abîme sans bor-
nes, mais rempli de mon immensité. Je me
renferme en moi-même sois le ministre et
le dispensateur de ma bonté , je ne l'ai point
encore fait éclater ; elle est libre d'agir ou
176 LE PARADIS PERDU
de ne pas agir. La nécessité et le hasard
ne m'approchent point. Ma volonté fait le
destin.
L'Eternel parla en ces termes, et le Verbe
accomplit ses décrets . Ce que Dieu fait, se
fait subitement ses volontés ne sont point
sujettes aux mesures du temps; ni aux lois
du mouvement, mais pour s'accommoder à
l'intelligence des hommes il faut une succes-
sion de paroles. Le ciel triompha et fut rem-
pli de joie gloire, dirent-ils au Très-Haut,
que sa bonne volonté s'étende sur les hom-
mes futurs, et que la paix soit dans leur
demeure. Gloire à celui dont la colère venge-
resse a chassé les impies de sa vue, et de
l'habitation des justes . Gloire et louange soient
à celui dont la sagesse a résolu de tirer le
bien du mal, et d'élever sur les trônes, d'où
les méchants se sont vus renversés , une
meilleure génération, qu'il comblera de biens
pendant des siècles infinis.
Prêt à consommer ces merveilles le Fils
parut ceint de la toute puissance, couronné
des rayons de la majesté divine, sa sagesse,
l'amour immense, et tout son père brillait
en lui. Autour de son char s'assemblèrent
sans nombre les chérubins, séraphins, po-
tentats, trônes, vertus, esprits aílés, aussi
bien que les chars de l'arsenal de Dieu qui
de temps immémorial sont placés par mil-
lions entre deux montagnes d'airain tout
prêts pour un jour solennel. D'eux-mêmes
(car l'esprit de vie était en eux) ils vinrent
se présenter à leur Seigneur. Le ciel ouvrit
au large ses portes éternelles qui rendirent
un son harmonieux, lorsqu'elles commence-
rent à tourner sur leur gonds d'or, afin de
laisser passer le roi de gloire venant dans
son Verbe puissant, et dans son esprit pour
créer de nouveaux mondes. Ils s'arrêtèrent
LIVRE VII 177
sur les confins de l'empyrée, et du bord ils
envisagèrent l'abîme vaste, immense, ora-
geux comme la mer, sombre, affreux, désert,
bouleversé par les vents furieux et par les
vagues qui se soulevaient comme des mon-
tagnes pour assaillir le haut des cieux, et
pour confondre le pôle avec le centre .
Cesse d'élever ta voix contre le ciel , abîme ;
vous flots, faites silence, dit le Verbe, sus-
pendez vos fureurs. A l'instant porté sur les
ailes des chérubins, il s'avança dans la gloire
paternelle au milieu du chaos et du monde
encore à naître. Le chaos entendit au loin sa
voix, l'armée céleste marchait en ordre bril-
lant pour voir la création et les merveilles
de sa puissance .
Il arrêta ses roues ardentes, et dans sa
main il prit le compas d'or préparé dans les
trésors éternels de Dieu pour décrire cet
univers. Il appuya un pied dans le centre, et
tourna l'autre en rond au travers de la vaste
profondeur des ténèbres , et dit : Monde ,
étends-toi jusque-là, ici borne- toi que ce
soit là ta circonférence.
Ainsi le Verbe créa le ciel et la terre, ma-
tière informe et nue. L'obscurité profonde
couvrait l'abîme, mais l'esprit de Dieu, éten-
dant ses ailes fécondes sur les eaux, préci-
pitait en bas la froide lie de la mort, et in-
sinuait une vertu et une chaleur vitale au
travers de la masse fluide. Il réunit et jeta en
moule les choses homogènes, départit les au-
tres en différentes places, il fila l'air à l'en-
tour, et la terre balancée sur elle-même resta
fixe sur son centre.
Et Dieu dit que la lumière soit faite, et
soudain la lumière éthérée, la première des
choses, quintessence pure jaillit de l'abîme ;
et de son orient natal commença à se mou-
voir par l'air ténébreux, enchâssée dans un
178 LE PARADIS PERDU
nuage brillant, car le soleil n'était pas en-
core ; cependant elle séjournait dans un ta-
bernacle nébuleux. Dieu vit que la lumière
était bonne, et il separa par l'hémisphère la
lumière d'avec les ténèbres. Il appela la lu-
mière le jour et les ténèbres la nuit. Ainsi
du soir et du matin se fit le premier jour, et
il ne se passa pas sans être chanté, ni cé-
lébré par les célestes chœurs quand ils vi-
rent la lumière naissante s'exhaler des té-
nèbres au jour de la formation du ciel et de
la terre. Ils remplirent de joie et d'acclama-
tions la vaste concavité de l'univers, et tou-
chant leurs harpes d'or, ils glorifièrent dans
leurs hymnes, Dieu et ses ouvrages, et dès
ce même jour, ils le bénirent en lui donnant
le titre de Créateur.
De nouveau, Dieu dit, que le firmament
soit fait au milieu des eaux, et qu'il sépare
les eaux d'avec les eaux, et Dieu fit le vaste
firmament d'air fluide, pur, transparent, élé-
mentaire, étendu en circuit jusqu'à la con-
vexité la plus reculée de ce grand orbe. Les
eaux supérieures se trouverent ainsi divi-
sées des înférieures par une séparation ferme
et sûre, car il bâtit le monde au milieu d'un
vaste océan de cristal , comme il fonda la
terre sur les eaux calmes qui l'environnent.
Il recula au loin l'empire tumultueux du
chaos, de peur que les extrémités se frois-
sant violemment l'une contre l'autre , ne
troublassent toute la structure. Il donna au
firmament le nom de ciel et les concerts
angéliques célébrèrent le soir et le matin du
second jour.
La terre était formée , mais comme une
masse imparfaite encore enveloppée dans le
sein des eaux, elle ne paraissait point. Le
grand Océan couvrait entièrement sa face, et
ne roulait point inutilement ses flots. Leur
LIVRE VII 179
humeur féconde pénétrait le globe de la
terre, abreuvait doucement la mère univer-
selle, et la disposait à concevoir, quand Dieu
edit : Vous eaux, sous le ciel, resserrez-vous,
et que l'élément aride paraisse. Aussitôt les
monts firent voir dans les airs leurs dos
vastes et nus, et portèrent leurs têtes vers
les cieux. Autant que quelques parties de la
terre s'élevèrent en haut pour former les
montagnes, autant d'autres parties s'affais-
sèrent, afin de faire un lit vaste, profond et
spacieux pour les eaux . Elles y coururent
avec précipitation en se roulant en boules,
tocomme on voit les gouttes rouler sur l'aride
poussière, une partie se poussait en avant
comme un mur de cristal, tandis que le reste
se jetait par dessus en formant une chaîne
de montagnes. Telle fut la vitesse et la
crainte que la voix du Tout- Puissant im-
prima à leurs flots rapides ; comme des ar-
mées à l'appel des trompettes (car tu as en-
tendu parler d'armées) se rangent sous leurs
enseignes, ainsi la foule des eaux marchait
entraînée dans la pente avec une rapidite de
torrent, et dans la plaine coulant avec ma-
jesté. Les rochers mêmes et les montagnes
ne les arrêtèrent point, mais passant sous
terre ou faisant un grand détour en serpen-
tant, elles choisirent leurs routes, et creu-
sèrent aisément leurs canaux profonds sur
la terre molle et limoneuse, avant que Dieu
Teût affermie, en lui ordonnant d'être entiè-
rement sèche, à la réserve des lieux desti-
nés à servir de lit aux rivières. Il appela
l'aride élément la terre, et donna le nom de
mer au grand réservoir des eaux ; il vit en-
suite que cela était bon, et dit, que la terre-
produise de l'herbe verte, de l'herbe qui ren-
ferme sa semence, et des arbres fruitiers
portant des fruits chacun selon son espèce,
180 LE PARADIS PERDU
dont la semence soit en eux-mêmes pour se
renouveler sur la terre.
Il dit, et la terre aride jusque -là déserte,
nue , désagréable et brute , poussa l'herbe
tendre, dont la verdure étendit sur sa face
universelle un coloris charmant. Toutes
sortes de plantes fleurirent et, développant
leurs couleurs variées , égayèrent son sein
parfumé de douces senteurs. Celles- ci étaient
à peine épanouies, que la vigne pleine de
grappes serpenta de tous côtés , le lierre
souple rampa, l'épi fertile se soutint en ba-
taille dans son champ, puis l'humble arbris-
seau et le buisson s'embrassèrent l'un l'au-
tre. Enfin les arbres majestueux s'élevèrent
pompeusement, et étendirent leurs branches
chargées de fruits abondants ou garnis de
boutons perlés. Les monts furent couronnés
de futaies ; les vallées et le bord des fon-
taines de bouquets touffus, et les rivières de
belles bordures. Alors cette terre parut un
ciel, une place où les dieux auraient pu s'é-
tablir et se promener avec délices ravis de
la beauté de ses ombrages sacrés. Cependant
la pluie n'était point encore tombée, et la
main d'aucun homme ne cultivait les cam-
pagnes ; mais il s'elevait de la terre un brouil-
fard humide pour arroser les productions
que Dieu avait créées . Dieu vit que cela était
bon, et le soir et le matin marquèrent le
troisième jour.
Dieu dit encore qu'il y ait des corps lu-
mineux dans la vaste étendue du Ciel, afin
qu'ils divisent le jour de la nuit, et qu'ils ser-
vent de signes pour marquer les saisons, les
jours et le cercle des années qu'ils luisent
dans le firmament comme je l'ordonne, et
que leur office soit d'éclairer la terre, et cela
fut ainsi ; et Dieu fit deux grands corps lu-
mineux, grands pour l'usage dont ils sont à
77
49
LIVRE VII 181
3
l'homme; le plus grand pour présider au jour,
le moindre pour briller à son tour pendantla
nuit. Il fit aussi les étoiles et les plaça dans
le firmament pour luire sur la terre, pour ré-
A gler alternativement le jour et la nuit, et
pour séparer la lumière d'avec les ténèbres.
Dieu, considérant son grand ouvrage, vit
que cela était bon. Le premier des corps cé-
Testes qu'il fabriqua fut le Soleil, qui ne fut
d'abord qu'une immense sphère sans lumière,
quoique d'une substance éthérée ensuite il
forma la Lune, ronde en sa figure, et des
étoiles de toutes grandeurs, et sema le Ciel
comme un champ d'astres nombreux. Il prit
la plus grande partie de la lumière et la
transporta de son enceinte nébuleuse dans
l'orbe du Soleil, qu'il avait fait spongieux,
afin qu'il attirât ce fluide dans ses pores, et
ferme, pour qu'il pût retenir l'assemblage de
ses rayons. Cet astre est à présent le grand
palais de la lumière. Là, comme à leur source,
les autres astres recourant, dans leurs ur-
nes d'or puisent leurs feux. Par lui, la pla-
nète du matin dore ses cornes, et toutes,
elles augmentent par la teinture ou par la
réflexion de ses rayons, la petite clarté qui
leur est propre et que l'éloignement diminue
à nos yeux. L'astre du jour parut d'abord à
l'Orient. Charmé de parcourir son vaste cer-
cle, dans la haute carriere des cieux, il éclai-
rait l'horizon . L'aurore préparait son chemin,
et les pléïades dansant devant lui versaient
de douces influences. La lune, moins bril-
lante, se montrait à l'Occident avec une face
pleine ; miroir du soleil, elle empruntait de
lui sa lumière. Son aspect, par rapport à cet
astre, la dispensait de briller par elle-même ;
elle se retirait à mesure qu'il avançait : là
nuit vint et la lune se fit voir, à son tour,
du côté du Levant, roula sur le grand axe des
182 LE PARADIS PERDU
cieux, et tint la royauté, dont elle fit part à
mille moindres flambeaux, a mille et mille
étoiles, qui émaillèrent en ce jour l'hémis-
phere. Alors, pour la première fois, ornés de
mobiles flambeaux, le soir et le matin cou-
ronnèrent avec joie le quatrième jour.
Et Dieu dit que les eaux produisent des
animaux vivants , qui nagent dans l'onde, et
J que les oiseaux, volant sur la terre, dé-
ploient leurs ailes par les régions des airs :
et Dieu créa les grandes baleines et tous les
animaux qui se meuvent dans l'air ou dans
l'onde et tous les reptiles que les eaux pro-
duisirent abondamment, avec tous les oi-
seaux pourvus d'ailes , chacun selon son
espèce, il vit que cela était bon et il les bénit,
disant Croissez, multipliez, remplissez les
eaux de la mer, des lacs et des rivières, et
que les oiseaux s'étendent sur la terre. Aussi-
tôt les détroits et les mers, les anses et les
baies fourmillèrent d'une multitude de pois-
sons, qui, garnis de nageoires et d'écailles
luisantes, fendirent les ondes vertes et s'a-
vancèrent, sans crainte, au milieu de l'Océan.
Quelques-uns solitaires, d'autres, avec leurs
semblables , paissent l'herbe de la mer,
et se promènent dans des bocages de corail.
Tantôt ils se jouent en effleurant subtilement
la surface des eaux, tantôt ils montrent au
soleil leurs robes changeantes et dorées.
Quelques-uns dans leurs écailles de perles
attendent a leur aise une nourriture liquide.
Le veau de mer et le dauphin yoûté folâ-
trent légèrement sur la plaîne calme ; d'au-
tres, prodigieux en grandeur, se roulant pe-
samment avec leur masse énorme soulèvent
l'Océan. La leviathan , la plus monstrueuse
de toutes les créatures vivantes, dort, éten-
due comme un promontoire sur les eaux pro-
fondes, ou nage, semblable à une terre mou-
LIVRE VII 19183
vante, et rejette par ses barbes une mer
qu'elle attire' ses ouïes. Cependant les
antres tiedes, par
les marais et les rivages font
éclore leurs couvées nombreuses. Ici l'œuf
animé par la chaleur s'entrouvre heureuse-
ment, et montre au jour les petits encore ten-
dres et nus ; mais bientôt fournis de plumes
et d'ailes, ils les déploient, et prenant hardi-
ment l'essor, ils méprisent la terre et la cou-
vrent comme un nuage. Là, l'aigle et la ci-
gogne bâtissent leurs aires sur les rochers
et sur le sommet des cèdres. Quelques-uns,
dispersés, battent la campagne ; d'autres, par
un instinct merveilleux, s'avancent ensemble
sur deux files , dont le front se resserre. Les
saisons leur sont connues, et conduisant au-
dessus des mers et des terres leurs carava-
nes aériennes, ils volent dans les nues et se
relayent alternativement pour soulager leur
leur vol. Ainsi les prudentes grues dirigent
chaque année leurs voyages, portées par les
vents. L'air flotte sur leur passage et cède
aux efforts de leurs plumes innombrables.
De branche en branche les plus petits oiseaux
voltigeant, égayent les bois par leur ramage
et étendent leurs ailes peintes jusqu'à ce que
la nuit leur marque la retraite, alors le rossi-
gnol mélodieux ne discontinue point ses airs,
mais toute la nuit il répète ses douces chan-
sons. D'autres, sur les lacs argentins et sur
les rivières, baignent leur gorge pleine d'un
tendre duvet. Le cygne, avec un col en arc,
relevant comme un manteau royal ses ailes
blanches, porte en avant son corps majes-
tueux ; ses pieds lui servent d'avirons : il
quitte quelquefois les eaux, et s'élevant sur
ses ai es fortes, il fend la moyenne région de
l'air. D'autres marchent d'un pas ferme sur
la terre. Tel est cet animal orné d'une crête su-
perbe, le coq, dont le clairon sonne les heu
184 LE PARADIS PERDU
res du silence ; et cet autre que rendent tout
fier ses yeux étoilés, et les brillantes nuances
de l'arc-en-ciel dont il est coloré. Les eaux
furent ainsi remplies de poissons, et l'air
d'oiseaux, et le soir et le matin solennisèrent
le cinquieme jour.
Le sixième et le dernier jour de la création
se leva, et les harpes du soir et du matin re-
tentirent quand Dieu dit que la terre produise
des animaux vivants et domestiques, les
reptiles et les bêtes de la terre selon leurs
différentes espèces : la terre obéit, et dans
l'instant son sein fertile produisit une infil-
nité de créatures vivantes et d'animaux tous
grands, formés et parfaits dans leurs mem-
bres. Les betes sauvages sortirent de la pous-
sière comme de leurs séjours ordinaires et
animèrent les déserts , les forêts, les antres
et les buissons. Elles s'éleverent en paires,
parmi les arbres et marcherent. Les animaux
domestiques parurent dans les champs et
dans les vertes prairies . Celles la rares et
solitaires, ceux-cí nombreux et attroupés, les
mottes se changerent tantôt en génisses ,
tantôt en lion. Ce dernier, impatient, frappé
du pied, puis il s'élance comme échappé de
ses liens, et secoue en se cabrant sa crinière
mêlée, l'once, le léopard et le tigre soulevè-
rent la terre, qu'ils fendirent avec leurs grif-
fes tranchantes. Le cerf léger leva hors de
terre sa tête branchue, Behemoth, le plus gros
enfant de la terre, dégagea péniblement du
moule son vaste colosse. Les troupeaux bê-
lants poussèrent comme des plantes. Indécis
entre la mer et la terre, le cheval de rivière
et le crocodile écaillé se montrèrent au jour.
A Une infinité de creatures rampantes, d'in-
sectes ou de vermiceaux sortit par différen-
tes ouvertures . Ceux-là remuèrent leurs ailes
souples et découvrirent de petits traits fins
LIVRE VII 185
et réguliers, ornés des plus superbes livrées
out de l'été, avec des mouches d'or, de pourpre,
es d'azur et de sinople. Ceux - ci se traînant len-
tement sillonnerent la campagne et ne furent
ex point les moindres productions de la nature.
Quelques-uns, de l'espece des serpents, mer-
veilleux en longueur et en corpulence, rele-
ia vèrent avec des ailes leur corsage tortueux :
S d'abord rampa la fourmi économe ; son corps,
tout petit qu'il est, enferme un grand cœur,
et dans sa république, réunie en tribus po-
pulaires, elle sera peut-être un jour le mo-
dèle de lajuste égalité. Après parut en essaim
l'abeille femelle, qui, nourissant délicieuse-
ment le bourdon, son mari, construit ses
cellules de cire et les remplit de miel. Le
reste est sans nombre, tu sais leur nature,
et tu leur as donné des noms qu'il n'est pas
besoin de répéter. Tu connais aussi le ser-
pent, il est le plus fin de toutes les bêtes de
la terre. Sa grandeur énorme, ses yeux d'ai-
rain et sa vaste crinière le rendent terrible
aux animaux ; mais loin d'être malfaisant
pour toi, il obéit à ta voix.
Déjà les cieux brillaient dans toute leur
gloire et roulaient suivant les mouvements
que leur avait imprimés la puissante main
du premier moteur. La terre parfaite et con-
sommée dans sa beauté souriait agréable-
ment. L'air, l'eau, la terre étaient peuplés
d'oiseaux, de poissons, d'animaux qui vo-
laient, nageaient, marchaient : mais ilrestait
quelque chose à faire du sixième jour. Le
chef-d'œuvre n'était point encore formé. Il
manquait une creature qui ne fût ni courbée
vers la terre, ni brute comme les autres,
mais d'une stature droite et haute, levant
aux cieux un front serein , qui douée de sain-
teté et de raison, et se connaissant elle-
même, pût gouverner les autres de concert
186 LE PARADIS PERDU
avec le Ciel, qui bien qu'elle sentît sa propre
grandeur fut toujours prête à reconnaître et
å adorer son Dieu, son auteur . C'est pourquoi
l'Eternel se fit entendre à son fils en ces mots :
faisons l'homme à notre image et à notre
ressemblance, qu'il domine sur les poissons
de la mer, sur les animaux qui fendent les
airs, sur les bêtes des champs et sur tous les
reptiles qui se traînent sur la terre. Ayant
fini ces mots, il te forma, ô Adam, toi homme,
poussière de la terre et répandit sur ton
visage un souffle de vie; il te créa à sa pro-
pre image, à l'image expresse de Dieu, et tu
devins une âme vivante. Il te créa mâle et ta
compagne femelle pour peupler la terre ; puis
il bénit le genre humain, et dit : croissez,
multipliez, remplissez le monde et dominez
d'un bout à l'autre sur les poissons de la mer,
sur les oiseaux de l'air, et sur toutes les créa-
tures vivantes qui se remuent sur la terre.
Ensuite, comme tu sais, il te plaça dans ce
bocage délicieux , dans ce jardin planté des
arbres de Dieu, délectables à la vue et au
goût, et il te donna libéralement pour nour-
riture leurs fruits excellents. Tu trouves ici
une variété infinie, mais tu ne saurais tou-
cher à l'arbre dont le goût produit la con-
naissance du bien et du mal. Au jour que tu
en mangeras, tu mourras. La mort est la
peine imposée . Sois sur tes gardes et com-
mande bien ton appétit, de peur que le péché
et la mort, sa noire compagne, ne te sur-
prennent. Ici, Dieu finit son ouvrage et, con-
sidérant ce qu'il avait fait, il vit que tout
était parfaitement bon. Ainsi le matin et le
soir accomplirent le sixième jour. Alors le
Créateur se reposa ; mais ce repos ne fut que
la cessation du travail, rien ne le peut fati-
guer. Il remonta au ciel des cieux, sa haute
demeure. Il considéra de là ce nouveau
LIVRE VII 187
monde, l'accroissement de son empire et fut
content de son ouvrage, en voyant comment
il se présentait devant son trône, combien il
était bon, rempli de beauté, et répondant à
sa grande idée. Il s'avança au bruit des
acclamations et de la symphonie de dix mille
harpes, qui faisaient entendre une harmonie
divine. La terre , l'air retentirent. Tu t'en
souviens, tu l'entendis. Le Ciel et ses con-
stellations s'abaissèrent les planètes atten-
tives suspendirent leurs cours. Pendant que
la brillante cour montait ravie en une extase
de joie Ouvrez vous, portes éternelles, chan-
tèrent-ils ; vous cieux, ouvrez vos portes vi-
vantes laissez entrer le grand Créateur,
qui revient apres avoir achevé son ouvrage
magnifique ouvrez-vous, et désormais at-
tendez-vous à être souvent ouvertes . Le Sei-
gneur se fera un plaisir de visiter la demeure
des justes. Il y dépêchera fréquemment ses
courriers ailés pour y répandre ses grâces.
Ainsi les glorieuses légions chantaient dans.
leur marche ; cependant à travers le Ciel qui
ouvrit de toute leur grandeur ses portiques
brillants, il fit un chemin droit au palais
éternel, une route large et superbe, dont la
poussière est d'or, et le pavé d'astres nom-
breux, comme tu en vois en Galaxie, cette
voie lactée. qui de nuit, te parait une zone
semée d'etoiles.
Le septième soir s'avançait sur la terre
d'Eden, car le soleil était couché, et le cré-
puscule qui devance la nuit partait de son
Orient, quand le fils du Tout-Puissant arriva
au sommet élevé du saint mont des Cieux ,
au trône de Dieu, fixe, ferme et assuré pour
jamais. Il s'assit avec son auguste père pré-
sent à tout, quoique toujours assis sur son
trône tel est le privilège de l'immensité, et
il avait ordonné l'ouvrage auteur et fin de
188 LE PARADIS PERDU
toutes choses. Après que la création fut finie,
il bénit et sanctifia le septième jour, comme
se reposant en ce jour après avoir consommé
son ouvrage. Ce jour pourtant ne fut point
sanctifié par le silence. La harpe ne resta
point suspendue dans l'inaction. La flûte
grave, le tympanon, les orgues mélodieuses,
et toutes sortes d'instruments, soit à cordes,
soit à fils d'or, formèrent un concert relevé
de voix en partie ou à l'unisson ; des nuages
d'encens cachèrent la sainte montagne. Ils
chantèrent la création et l'œuvre des six
jours. Tes ouvrages sontgrands, Jehova, ton
pouvoir est infini ; quelle pensée peut te me-
surer? Ou quelle langue peut exprimer ta
grandeur ? Elle éclate encore plus dans la
création que tu viens de faire, que dans la
destruction des esprits audacieux. Tes ton-
nerres montrent en ce jour ta force, mais il
est plus grand de créer que de détruire.
Puissant roi, rien ne peut borner ton empire
absolu: qui oserait te le disputer? Tu as répri-
mé l'attentat orgueilleux, et les vains projets
des esprits apostats. Ils voulaient t'abattre,
mais en te refusant l'hommage qui t'est dû,
ils ont prouvé leur folie et fait briller ta puis-
sance. De la malice même tu sais tirer le
bien ce monde nouveau en sera l'éternel té-
moignage. Nous y découvrons un autre pa-
radis situé près de la porte du Ciel ; ses fon-
dements ont été posés sur le cristal des airs.
Son étendue presque immense, contient des
astres sans nombre, dont chacun sera peut-
être quelque jour un monde habité, mais tu
sais leur destination , tes yeux considèrent
surtout la terre que tes enfants doivent ha-
biter. O trois fois heureux les hommes que
Dieu a créés à son image pour demeurer au
monde et adorer sa divinité ; mais aussi pour
dominer en récompense sur tous ses ou-
LIVRE VII 189
vrages, tant sur la terre, que dans la mer et
dans l'air, et pour multiplier une race d'ado-
rateurs saints et justes . O trois fois heureux
s'ils connaissent leur bonheur et s'ils persé-
vèrent dans l'obéissance. Ils chantèrent de la
sorte, et l'empyrée retentit des cantiques de
joie. Ainsi fut observé le Sabat. Telle est l'ori-
gine de tout ce qui a été créé avant toi ins-
truis-en ta postérité. Vois à présent si j'ai
rempli ton attente, et si tu veux savoir quel-
que autre chose qui n'excède pas la portée de
l'homme tu n'as qu'a parler.