A Propos de Ce Livre
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11
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SOUVENIRS
DE LA
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DU MÊME AUTEUR :
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SOUVENIRS
DE LA
Deuxième Édition
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OMNIA VINCIT
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LYON
PARIS 1091
LIBRAIRIE PLON
LYON
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SOUVENIRS
DE LA
DE
LYON PREMIÈRE PARTIE
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que notre vie, mais personne n'aurait osé s'élever contre les
règlements intérieurs de la prison et contre les habitudes
reçues ; aussi s'y soumettait -on bon gré, mal gré. Certains
caractères intraitables ne pliaient que difficilement, mais
pliaient tout de même. Des détenus qui, encore libres, avaient
dépassé toute mesure , qui, souvent poussés par leur vanité
surexcitée , avaient commis des crimes affreux, inconsciem
ment, comme dans un délire, et qui avaient été l'effroi de
villes entières, étaient matés en peu de temps par le régime
de notre prison . Le nouveau qui cherchait à s'orienter
remarquait bien vite qu'ici il n'étonnerait personne ; insen
siblement il se soumettait , prenait le ton général, une
sorte de dignité personnelle dont presque chaque détenu
était pénétré, absolument comme si la dénomination de
forçat eût été un titre honorable . Pas le moindre signe
de honte ou de repentir, du reste, mais une sorte de sou
mission extérieure, en quelque sorte officielle, qui raison
nait paisiblement la conduite à tenir. « Nous sommes des
gens perdus, disaient- ils, nous n'avons pas su vivre en
liberté, maintenant nous devons parcourir de toutes nos
forces la rue verte ', et nous faire compter et recompter
comme des bêtes . » « Tu n'as pas voulu obéir à ton père
et à ta mère, obéis maintenant à la peau d'âne ! » « Qui
n'a pas voulu broder, casse des pierres à l'heure qu'il est. »
Tout cela se disait et se répétait souvent en guise de
morale, comme des sentences et des proverbes, sans qu'on
les prît toutefois au sérieux. Ce n'étaient que des mots en
l'air . Y en avait-il un seul qui s'avouât son iniquité ? Qu'un
étranger, – pas un forçat, — essaye de reprocher à un
détenu son crime ou de l'insulter, les injures de part et
d'autre n'auront pas de fin. Et quels raffinés que les forçats
* Allusion aux deux rangées de soldats armés de verges vertes entre
lesquelles devaient et doivent passer les forçats condamnés aux verges . Ce
châtiment n'existe plus que pour les condamnés privés de tous leurs droits
civils .
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 15
major était un être fatal pour les détenus, qu'il avait réduits
à trembler devant lui . Sévère à en devenir insensé, il se
a jetait » sur eux , disaient- ils ; mais c'était surtout son
regard , aussi pénétrant que celui du lynx , que l'on craignait.
Il était impossible de rien lui dissimuler. Il voyait, pour
ainsi dire, sans même regarder. En entrant dans la prison,
il savait déjà ce qui se faisait à l'autre bout de l'enceinte ;
aussi les forçats l'appelaient-ils « l'homme aux huit yeux » .
Son système était mauvais, car il ne parvenait qu'à irriter
des gens déjà irascibles; sans le commandant, homme bien
élevé et raisonnable, qui modérait les sorties sauvages du
major, celui-ci aurait causé de grands malheurs par sa mau
vaise administration . Je ne comprends pas comment il put
prendre sa retraite sain et sauf; il est vrai qu'il quitta le
service après qu'il eut été mis en jugement. )
Le détenu blemit quand on l'appela . D'ordinaire, il se
couchait courageusement et sans proférer un mot, pour
recevoir les terribles verges, après quoi, il se relevait en se
secouant. Il supportait ce malheur froidement, en philo
sophe . Il est vrai qu'on ne le punissait qu'à bon escient, et
avec toutes sortes de précautions . Mais cette fois, il s'esti
mait innocent. Il blèmit, et tout en s'approchant douce
ment de l'escorte de soldats, il réussit à cacher dans sa
manche un tranchet de cordonnier. Il était pourtant sévè
rement défendu aux détenus d'avoir des instruments tran
chants, des couteaux, etc. Les perquisitions étaient fré .
quentes, inattendues et des plus minutieuses ; toutes les
infractions à cette règle étaient sévèrement punies ; mais
comme il est difficile d'enlever à un criminel ce qu'il veut
cacher , et que, du reste, des instruments tranchants se trou
vaient nécessairement dans la prison, ils n'étaient jamais
détruits . Si l'on parvenait à les ravir aux forçats, ceux-ci
s'en procuraient bien vite de nouveaux. Tous les détenus
se jetèrent contre la palissade, le cour palpitant, pour
regarder à travers les fentes. On savait que cette fois-ci,
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 17
i C'est ainsi que le peuple appelle les condamnés aux travaux forcés et
des exilés,
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 25
II
X PREMIÈRES IMPRESSIONS .
Comment ? je le vois !
-
Ton frère ... Est-ce que je suis ton frère ? Nous n'avons
pas bu pour un rouble d'eau-de - vie ensemble ! marmotta
l'invalide en passant les bras dans les manches de sa capote .
On se prépara à la vérification , car il faisait déjà clair ;
les détenus se pressaient en foule dans la cuisine . Ils avaient
revêtu leurs demi-pelisses (polouchoubki) et recevaient dans
leur bonnet bicolore le pain que leur distribuait un des
cuisiniers « cuiseurs de gruau » , comme on les appelait . Ces
cuisiniers, comme les parachniki, étaient choisis par les
détenus eux- mêmes : - il y en avait deux par cuisine, en
tout quatre pour la maison de force. — Ils disposaient de
l'unique couteau de cuisine autorisé dans la prison, qui
leur servait à couper le pain et la viande.
Les détenus se dispersaient dans les coins et autour des
tables, en bonnets , en pelisses, ceints de leur courroie ,
tout prêts à se rendre au travail. Quelques forçats avaient
devant eux du kvass dans lequel ils émiettaient leur pain
et qu'ils avalaient ensuite.
1
Les forçats ont fait du mot invalide un prénom qu'ils donnent par
moquerie au vieux soldat.
2 Bière de seigle .
32 SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS .
Uice
rmo4 par être junker (volontaire avec le grade de sous- officier)
tow dans un régiment de ligne . Après avoir attendu longtemps
sa nomination de sous-lieutenant, il la reçut enfin et fut
envoyé dans les montagnes commander un fortin . Un petit
prince tributaire du voisinage mit le feu à cette forteresse
et tenta une attaque nocturne qui n'eut aucun succès .
Akim Akimytch usa de finesse à son égard et fit mine
d'ignorer qu'il fut l'auteur de l'attaque : on l'attribua à des
insurgés qui rôdaient dans la montagne. Au bout d'un mois,
il invita amicalement le prince à venir lui faire visite . Celui
ci arriva à cheval, sans se douter de rien ; Akim Akimytch
rangea sa garnison en bataille et découvrit devant les sol
dats la félonie et la trahison de son visiteur ; il lui reprocha
sa conduite, lui prouva qu'incendier un fort était un crime
honteux, lui expliqua minutieusement les devoirs d'un
tributaire ; puis, en guise de conclusion à cette harangue,
il fit fusiller le prince ; il informa aussitôt ses supérieurs de
cette exécution avec tous les détails nécessaires. On instrui
sit le procès d'Akim Akimytch ; il passa en conseil de guerre
et fut condamné à mort ; on commua sa peine, on l'envoya
en Sibérie comme forçat de la deuxième catégorie, c'est
à-dire, condamné à douze ans de forteresse. Il reconnaissait
volontiers qu'il avait agi illégalement, que le prince devait
être jugé civilement, et non par une cour martiale . Néan
moins, il ne pouvait comprendre que son action fùt un
crime .
Il avait incendié mon fort, que devais-je faire ? l'en
remercier? répondait-il à toutes mes objections.
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 37
III X
PREMIÈRES IMPRESSIONS (Suite) .
tout fait pour les encourager dans cette voie et engager les
autres dissidents à se convertir de même . Le vieillard et
quelques autres fanatiques avaient résolu de « défendre la
foi » . Quand on commença à bâtir dans leur ville une église
orthodoxe, ils y mirent le feu. Cet attentat avait valu la
déportation à son auteur. Ce bourgeois aisé (il s'occupait de
commerce) avait quitté une femme et des enfants chéris,
mais il était parti courageusement en exil, estimant dans son
aveuglement qu'il souffrait « pour la foi » . Quand on avait
vécu quelque temps aux côtés de ce doux vieillard , on se
posait involontairement la question : - Commentavait-il pu se
révolter ! - Je l'interrogeai à plusieurs reprises sur « sa foi » .
Il ne relâchait rien de ses convictions, mais je ne remarquai
jamais la moindre haine dans ses répliques. Et pourtant il
avait détruit une église, ce qu'il ne désavouait nullement : il
semblait qu'il fat convaincu que son crime et ce qu'il appe
lait son « martyre » étaient des actions glorieuses. Nous
avions encore d'autres forçats Vieux- croyants, Sibériens pour
la plupart, très-développés, rusés comme de vrais paysans.
Dialecticiens à leur manière, ils suivaient aveuglément leur
loi, et aimaient fort à discuter. Mais ils avaient de grands
défauts ; ils étaient hautains, orgueilleux et fort intolérants.
Le vieillard ne leur ressemblait nullement ; très-fort, plus
fort mème en exégèse que ses coreligionnaires, il évitait
toute controverse . Comme il était d'un caractère expansif et
gai, il lui arrivait de rire , non pas du rire grossier et
cynique des autres forçats, - mais d'un rire doux et clair,
dans lequel on sentait beaucoup de simplicité enfantine et
qui s'harmonisait parfaitement avec sa tête grise . ( Peut-être
fais-je erreur, mais il me semble qu'on peut connaître un
homme rien qu'à son rire ; si le rire d'un inconnu vous
semble sympathique, tenez pour certain que c'est un brave
homme .) Ce vieillard s'était acquis le respect unanime des
prisonniers, il n'en tirait pas vanité. Les détenus l'appe
laient grand-père et ne l'offensaient jamais. Je compris alors
48 SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS .
qui fùt plus fort que lui . C'étaient moins par sa taille élevée
et sa constitution herculéenne, que par sa tête énorme et
difforme qu'il inspirait la terreur . Les bruits les plus étranges
couraient sur son compte : il avait été soldat, disait-on ;
d'autres prétendaient qu'il s'était évadé de Nertchinsk, qu'il
avait été exilé plusieurs fois en Sibérie, mais qu'il s'était
toujours enfui. Échoué enfin dans notre bagne, il y fai
sait partie de la section des perpétuels . A ce qu'il paraît,
il aimait à tuer les petits enfants qu'il parvenait à attirer
dans un endroit écarté ; il effrayait alors le bambin , le tour
mentait, et après avoir pleinement joui de l'effroi et des
palpitations du pauvre petit, il le tuait lentement, posément,
avec délices. On avait peut-être imaginé ces horreurs, par
suite de la pénible impression que produisait ce monstre,
mais elles étaient vraisemblables et cadraient avec sa phy
sionomie. Cependant lorsque Gazine n'était pas ivre, il se
conduisait fort convenablement. Il était toujours tranquille,
ne se querellait jamais , évitait les disputes par mépris
pour son entourage, absolument comme s'il avait eu une
haute opinion de lui-même . Il parlait fort peu. Tous ses
mouvements étaient mesurés, tranquilles, résolus. Son
regard ne manquait pas d'intelligence, mais l'expression en
était cruelle et railleuse, comme son sourire. De tous les
forçats marchands d'eau-de -vie, il était le plus riche . Deux
fois par an il s'enivrait complétement, et c'est alors que se
trahissait toute sa féroce brutalité. Il s'animait peu à peu,
et taquinait les détenus de railleries envenimées, aiguisées
longtemps à l'avance ; enfin , quand il était tout à fait soul ,
il avait des accès de rage furieuse ; il empoignait un cou
teau et se ruait sur ses camarades. Les forçats, qui connais
saient sa vigueur d'Hercule, l'évitaient et se garaient, car il
se jetait sur le premier venu . On trouva pourtant un moyen
de le museler . Une dizaine de détenus s'élançaient tout à
coup sur Gazine et lui portaient des coups atroces dans le
creux de l'estomac, dans le ventre, sous le cœur, jusqu'à ce
)
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 59
IV
ce qui était fort rare, car ils le tenaient pour un enfant auquel
on ne peut rien dire de sérieux, -
leur visage rébarbatif
s'éclaircissait ; je devinais qu'ils lui parlaient toujours d'un
ton badin, comme à un bébé ; lorsqu'il leur répondait, les
frères échangeaient un coup d'ail et souriaient d'un air
bonhomme. Il n'aurait pas osé leur adresser la parole, à
cause de son respect pour eux. Comment ce jeune homme
put conserver son cœur tendre, son honnêteté native, sa
franche cordialité sans se pervertir et se corrompre , pendant
tout le temps de ses travaux forcés, cela est presque inex
plicable. Malgré toute sa douceur, il avait une nature forte
et stoïque, comme je pus m'en assurer plus tard . Chaste
comme une jeune fille, toute action vile, cynique , honteuse
ou injuste, enflammait d'indignation ses beaux yeux noirs,
qui en devenaient plus beaux encore. Sans ètre de ceux qui
se seraient laissés impunément offenser, il évitait les que
relles, les injures, et conservait toute sa dignité . Avec qui
se serait-il querellé du reste ? Tout le monde l'aimait et le
caressait . Il ne fut tout d'abord que poli avec moi , mais
peu à peu nous en vînmes à causer soir; quelques mois lui
avaient suffi pour apprendre parfaitement le russe , tandis
que ses frères ne parvinrent jamais à parler correctement
cette langue. Je vis en lui un jeune homme extraordinaire
76 SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS .
LE PREMIER MOIS .
échanger son nom contre celui d'un autre détenu, et, par
conséquent, s'engager à subir la condamnation de ce dernier.
Si étrange que cela paraisse, le fait est de toute authenticité :
cette coutume, consacrée par les traditions, existait encore
parmi les détenus qui m'accompagnaient dans mon exil en
Sibérie . Je me refusai tout d'abord à croire à une pareille
chose, mais par la suite je dus me rendre à l'évidence .
Voici de quelle façon se pratique ce troc : un convoi de
déportés se met en route pour la Sibérie ; il y a là des con
damnés de toute catégorie : aux travaux forcés, aux mines,
à la simple colonisation. Chemin faisant, quelque part, dans
le gouvernement de Perm, par exemple , un déporté désire
troquer son sort contre celui d'un autre. Un Mikaïloff, con
damné aux travaux forcés pour un crime capital, trouve
désagréable la perspective de passer de nombreuses années
privé de liberté ; comme il est rusé et déluré, il sait ce qu'il
doit faire ; il cherche dans le convoi un camarade simple et
bonasse, de caractère tranquille, et dont la peine soit moins
rigoureuse; quelques années de mines et de travaux forcés,
ou simplement l'exil. Il trouve enfin un Souchiloff, ancien
serf, qui n'est condamné qu'à la colonisation. Celui-ci a fait
déjà quinze cents verstes sans un kopek dans sa poche, par
la bonne raison qu'un Souchiloff ne peut pas avoir d'argent
à lui ; il est fatigué, exténué, car il n'a pour se nourrir que
la portion réglementaire, pour se couvrir que l'uniforme
des forçats ; il ne peut même pas s'accorder un bon morceau
de temps à autre , et sert tout le monde pour quelques
liards. Mikaïloff entame conversation avec Souchiloff; ils se
conviennent, ils se lient ; enfin, à une étape quelconque,
Mikaïloff enivre son camarade . Puis il lui demande s'il veut
« troquer son sort » . — « Je m'appelle Mikaïloff, je suis con
damné à des travaux forcés qui n'en sont pas, car je dois
entrer dans une section particulière . Ce sont bien des travaux
forcés, si tu veux , mais pas comme les autres, ma division
est particulière, elle doit être probablement meilleure ! »
88 SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS .
VI
VII
NOUVELLES CONNAISSANCES . -
PÉTROF .
- Bonjour !
- Bonjour !
Je ne vous dérange pas ?
Non .
- Je voulais vous demander quelque chose sur Napoléon.
-
VII
IX
Que désirez-vous ?
J'eusse perdu contenance, si la colère ne m'eût soutenu .
Ce que je désire ? Accueille donc un hôte , fais-lui boire
de l'eau-de- vie . Je suis venu te faire une visite .
L'Allemand réfléchit un instant et me dit : Asseyez-vous !
Je m'assis .
- Voici de l'eau-de-vie ; buvez, je vous prie .
- Donne-moi de bonne eau-de-vie , toi ! dis donc . - Je
me mettais toujours plus en colère.
- C'est de bonne eau-de-vie.
J'enrageai de voir qu'il me regardait de haut en bas. Le
plus affreux, c'est que Louisa contemplait cette scène. Je
bus, et je lui dis :
- Or çà, l'Allemand , qu'as- tu donc à me dire des gros
sièretés ? Faisons connaissance, je suis venu chez toi en bon
ami .
Je ne puis ètre votre ami, vous êtes un simple soldat.
Alors je m'emportai .
Ah ! mannequin ! marchand de saucisses! Sais- tu que
je puis faire de toi ce qui me plaira ? Tiens, veux- tu que je
te casse la tète avec ce pistolet ?
Je tire mon pistolet, je me lève et je lui applique le canon
à bout portant contre le front. Les femmes étaient plus
mortes que vives ; elles avaient peur de souffler; le vieux
tremblait comme une feuille, tout blème .
L'Allemand s'étonna, mais il revint vite à lui.
Je n'ai pas peur de vous et je vous prie, en homme
bien élevé, de cesser immédiatement cette plaisanterie ; je
n'ai pas peur de vous du tout .
Oh ! tu mens, tu as peur ! Voyez-le ! Il n'ose pas remuer
la tête de dessous le pistolet.
-
LA FÊTE DE NOËL .
tandis qu'il exécutait les règles qu'on lui imposait avec une
minutie religieuse . Si on lui avait ordonné le jour suivant
de faire tout le contraire de ce qu'il avait fait la veille, il
aurait obéi avec la même soumission et le même scrupule
qu'il avait montré le jour avant. Une fois dans sa vie, une
seule fois, il avait voulu agir de sa propre impulsion - et
il avait été envoyé aux travaux forcés. Cette leçon n'avait
pas été perdue pour lui. Quoiqu'il fut écrit qu'il ne devait
jamais comprendre sa faute, il avait pourtant gagné à son
aventure une règle de morale salutaire, ne jamais rai
sonner, dans n'importe quelle circonstance, parce que son
esprit n'était jamais à la hauteur de l'affaire à juger. Aveu
glément dévoué aux cérémonies, il regardait avec respect
le cochon de lait qu'il avait farci de gruau et qu'il avait
rôti lui-même (car il avait quelques connaissances culi
naires) , absolument comme si ce n'avait pas été un cochon
de lait ordinaire, que l'on pouvait acheter et rôtir en tout
temps, mais bien un animal particulier, né spécialement
pour la fête de Noël. Peut-être était-il habitué, depuis sa
tendre enfance, à voir ce jour-là sur la table un cochon
de lait, et en concluait-il qu'un cochon de lait était indis
pensable pour célébrer dignement la fête; je suis certain
que si, par malheur, il n'avait pas mangé de cette viande
là, il aurait eu un remords toute sa vie de n'avoir pas fait
son devoir. Jusqu'au jour de Noël il portait sa vieille veste
et son vieux pantalon, qui, malgré leur raccommodage
minutieux, montraient depuis longtemps la corde . J'appris
alors qu'il gardait soigneusement dans son coffre le nouveau
costume qui lui avait été délivré quatre mois auparavant,
et qu'il ne l'avait pas touché à la seule fin de l'étrenner le
jour de Noël. C'est ce qu'il fit. La veille , il sortit de son
coffre les vêtements neufs, les déplia , les examina, les
nettoya, souffla dessus pour enlever la poussière , et tout
étant parfaitement en ordre , il les essaya préalablement. Le
costume lui seyait parfaitement; toutes les pièces étaient
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 159
Canaille !
- Forçat !
Et voilà les injures qui pleuvent , plus fort encore
qu'avant la régalade.
Deux amis sont assis séparément sur deux lits de camp,
l'un est de grande taille, vigoureux, charnu , un vrai bou
cher : son visage est rouge . Il pleure presque, car il est
très-ému. L'autre, vaniteux, fluet, mince, avec un grand
nez qui a toujours l'air d'être enrhumé et de petits yeux
bleus fixés en terre . C'est un homme fin et bien élevé, il a
été autrefois secrétaire et traite son ami avec un peu de
dédain , ce qui déplait à son camarade. Ils avaient bu
ensemble toute la journée.
.
Est - ce vrai ?
- Parbleu ! elle est mendiante ! dit- il . Il pouffait de rire
sans bruit , tout le monde rit aussi. Chacun savait, en effet,
qu'il était lié avec une mendiante à laquelle il donnait en
tout dix kopeks chaque six mois.
- Eh bien ! que me voulez-vous ? lui demandai-je, car je
désirais m'en débarrasser .
Il se tut , me regarda en faisant la bouche en cour, et me
dit tendrement :
Ne m'octroierez -vous pas pour cette cause de quoi
boire un demi-litre ? Je n'ai bu que du thé aujourd'hui de
toute la journée, ajouta -t-il d'un ton gracieux, en prenant
l'argent que je lui donnai, et voyez-vous, ce thé me tra
casse tellement que j'en deviendrai asthmatique ; j'ai le
ventre qui me grouille... comme une bouteille d'eau !
Comme il prenait l'argent que je lui tendis, le désespoir
moral de Boulkine ne connut plus de limites ; il gesticulait
comme un possédé .
Braves gens ! cria-t-il à toute la caserne ahurie, le
voyez-vous ? Il ment ! Tout ce qu'il dit, tout, tout est men
songe .
Qu'est - ce que ça peut te faire ? lui crièrent les forcats
qui s'étonnaient de son emportement, tu es absurde !
- Je ne lui permettrai pas de mentir, continua Boulkine
en roulant ses yeux et en frappant du poing de toutes ses
forces sur les planches, je ne veux pas qu'il mente !
Tout le monde rit. Varlamof me salue après avoir pris
l'argent, et se hâte, en faisant des grimaces, d'aller chez
le cabaretier. Il remarqua seulement alors Boulkine.
Allons ! lui dit-il en s'arrêtant sur le seuil de la caserne,
comme si ce dernier lui était indispensable pour l'exécution
d'un projet.
– Pommeau ! ajouta-t-il avec mépris en faisant passer
Boulkine devant lui ; il recommença à tourmenter les cordes
de sa balalaïka .
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 175
XI
LA REPRÉSENTATION.
pait fort peu. Cela devait être ainsi pour sûr. Le maître
fait courageusement face aux apparitions et leur crie qu'il
est prêt, qu'ils peuvent le prendre . Mais Kedril , poltron
comme un lièvre, se cache sous la table ; malgré sa frayeur,
il n'oublie pas de prendre avec lui la bouteille. Les diables
disparaissent, Kedril sort de sa cachette, le maître se met à
manger sa poule ; trois diables entrent dans la chambre et
l'empoignent pour l'entraîner en enfer. « Kedril, sauve-moi ! »
crie -t- il. Mais Kedril a d'autres soucis ; il a pris cette fois
la bouteille , l'assiette et même le pain en se fourrant dans
sa cachette . Le voilà seul, les démons sont loin, son maitre
aussi. Il sort de dessous la table, regarde de tous côtés, et...
un sourire illumine sa figure. Il cligne de l'oeil en vrai
fripon, s'assied à la place de son maître, et chuchote à
demi-voix au public :
Allons, je suis maintenantmon maître... sans maître...
Tout le monde rit de le voir sans maître ; il ajoute, tou
jours à demi-voix d’un ton de confidence, mais en clignant
joyeusement de l'ail :
- Les diables l'ont emporté ! ...
L'enthousiasme des spectateurs n'a plus de bornes ! cette
phrase a été prononcée avec une telle coquinerie, avec une
- grimace si moqueuse et si triomphante, qu'il est impossible
de ne pas applaudir. Mais le bonheur de Kedril ne dure pas
longtemps. A peine a -t-il pris la bouteille de vin et versé une
grande lampée dans un verre qu'il porte à ses lèvres, que
les diables reviennent, se glissent derrière lui et l'empoi
gnent. Kedril hurle comme un possédé. Mais il n'ose pas se
retourner. Il voudrait se défendre, il ne le peut pas : ses
mains sont embarrassées de la bouteille et du verre dont il
ne veut pas se séparer ; les yeux écarquillés, la bouche
béante d'horreur, il reste une minute à regarder le public,
avec une expression si comique de poltronnerie qu'il est
vraiment à peindre. Enfin on l'entraîne, on l'emporte, il
gigote des bras et des jambes en serrant toujours sa bou
194 SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS .
.
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 195
L'HOPITAL .
II
L'HOPITAL ( Suite).
pas. Il m'a semblé qu'ils avaient, pour ces cas-là, une manière
de voir à eux, toute pratique et empirique ; on excusait ces
accidents par sa destinée , par la fatalité, sans raisonnement,
d'une façon inconsciente, comme par l'effet d'une croyance
quelconque. Le forçat se donne toujours raison dans les
crimes commis contre ses chefs, la chose ne fait pas question
pour lui ; mais pourtant, dans la pratique, il s'avoue que ses
chefs ne partagent pas son avis et que, par conséquent,
il doit subir un châtiment , qu'alors seulement il sera
quitte.
La lutte entre l'administration et le prisonnier est égale
ment acharnée . Ce qui contribue à justifier le criminel à ses
propres yeux, c'est qu'il ne doute nullement que la sentence
du milieu dans lequel il est né et il a vécu ne l'acquitte ; il
est sûr que le menu peuple ne le jugera pas définitivement
perdu, sauf pourtant si le crime a été commis précisément
contre des gens de ce milieu, contre ses frères. Il est tran
quille de ce côté-là ; fort de sa conscience, il ne perdra
jamais son assurance morale, et c'est le principal . Il se sent
sur un terrain solide, aussi ne hait-il nullement le knout
qu'on lui administre, il le considère seulement comme iné
vitable, il se console en pensant qu'il n'est ni le premier,
ni le dernier à le recevoir, et que cette lutte passive, sourde
et opiniâtre durera longtemps. Le soldat déteste - t-il le Turc
qu'il combat ? nullement, et pourtant celui-ci le sabre, le
hache, le tue.
Il ne faut pas croire pourtant que tous ces récits fussent
faits avec indifférence et sang -froid. Quand on parlait du
lieutenant Jérébiatnikof, c'était toujours avec une indigna
tion contenue . Je fis la connaissance de ce lieutenant Jéré
biatnikof, lors de mon premier séjour à l'hôpital — par les
récits des détenus, bien entendu. Je le vis plus tard une
-
III
L'HOPITAL (Suite) ! .
disent : -
Je ne me souviens de rien, Votre Haute Noblesse .
Attends, j'ai encore à causer avec toi : je connais ton
museau . Et le voilà qui me regarde bien fixement. Je ne
l'avais pourtant vu nulle part. Il demande au second : Qui
es- tu ?
File-d’ici , Votre Haute Noblesse !
- On t'appelle File - d'ici ?
On m'appelle comme ça, Votre Haute Noblesse.
- Bien, tu es File-d'icil et toi ? fait-il au troisième.
– Avec-lui, Votre Haute Noblesse !
Mais comment t'appelle-t-on ?
- Moi ? je m'appelle « Avec - lui » , Votre Haute Noblesse .
Qui t'a donné ce nom-là, canaille ?
De braves gens, Votre Haute Noblesse ! ce ne sont pas
-
IV
LE MARI D’AKOULKA .
( RÉCIT . )
Akoulka ?
Attends donc. Je venais d'enterrer mon père ; ma
mère cuisait des pains d'épice ; on travaillait pour Ankoudim ,
ça nous donnait de quoi manger, mais on vivait joliment
mal ; nous avions du terrain derrière la forêt, on y semait
du blé ; mais quand mon père fut mort, je fis la noce . Je
forçais ma mère à me donner de l'argent en la rossant moi
aussi ...
-
LA SAISON D'ÉTÉ .
lui graisse la patte, c'est sûr, mais en tout cas, pas notre
huit - yeux de major : il n'osera pas se faufiler près de lui,
parce que, voyez-vous, camarades, il y a généraux et géné
raux , comme il y a fagots et fagots. Seulement, c'est moi qui
vous le dis, notre major restera en place . Nous sommes
sans langue, nous n'avons pas le droit de parler, et quant à
nos chefs, ce ne sont pas eux qui iront le dénoncer . Le révi
seur arrivera dans notre maison de force, jettera un coup
d'œil et repartira tout de suite ; il dira que tout était en
ordre.
- Oui , mais toujours est-il que le major a eu peur ; il
est ivre depuis le matin.
· Et ce soir, il a fait emmener deux fourgons... C'est
Fedka qui l'a dit.
-
1
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 281
VI
VII
LE GRIEF » .
VIII
MES CAMARADES .
IX
L'ÉVASION .
1
SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS . 349
1 C'est- à -dire qu'ils ont tué un paysan ou une femme, qu'ils soupçon
naient de jeter un sort sur le bétail . Nous avions dans notre maison de
force un meurtrier de cette catégorie. (Note de Dostoievski. )
20
350 SOUVENIRS DE LA MAISON DES MORTS .
LA DÉLIVRANCE .
FIN.
TARU
II
LYON
$10
40
*
TABLE
PREMIÈRE PARTIE
Pages.
I. -
- La maison des morts.. 7
Premières impressions .. 25
III . Premières impressions (suite) 45
IV. Premières impressions (suite) .
63
V. -
Le premier mois 82
VI . Le premier mois (suite ) . 97
VII . Nouvelles connaissances, Pétrof. 113
VIII . -
Les hommes déterminés. Louka 128
IX . Isar Fomitch . Le bain . - Le récit de Baklouchine . 136
x. -
La fête de Noël . 155
XI. La représentation . 175
DEUXIÈME PARTIE
1. -
L'hôpital . . . 199
II . L'hôpital ( suite). 215
III . L'hôpital (suite ). 231
IV. - Le mari d'Akoulka ( récit) 252
V. La saison d'été ... 265
VI . Les animaux de la maison de force . 285
VII . - Le a grief » . 300
VIII . -
Mes camarades .. 320
IX . - L'évasion . 337
X. La délivrance. 353
LYON
อัน