Les Misérables

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A 1,027,788
&C
ORKAY o
DW

1817

ARTES SCIENTIA
VERITAS
LIBRARY OF
I CHTHEIGAN
N I V E R S ITY F M
U O

SPLURIBUS UMU

TUEBOR

SI- QUERIS-PENINS
ULAM -AMOENAM
CIRCU
MSPIC
E

FROM THE LIBRARY OF


WARREN P. LOMBARD , MD, SCD .
PROFESSOR OF PHYSIOLOGY, 1892-1923
848
нажі

1887
v.5
LES

MISÉRABLES

PAR

VICTOR HUGO ,comte

CINQUIÈME PARTIE

JEAN VALJEAN

NEW YORK :
WILLIAM R. Jenkins ,
ÉDITEUR ET LIBRAIRE FRANÇAIS ,
850 Sixth Avenue ,
BOSTON:- CARL SCHOENHOF .

1887 .
Library
W.P.Lombard
12-1-39

CINQUIÈME PARTIE

JEAN VALJEAN

LIVRE PREMIER
A7S
12-5-34

LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS

LA CHARYBDE DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE ET


LA SCYLLA DU FAUBOURG DU TEMPLE

FS deux plus mémorables barricades que l'obser-


vateur des maladies sociales puisse mentionner
n'appartiennent point à la période où est placée l'action
de ce livre. Ces deux barricades, symboles toutes les
deux, sous deux aspects différents, d'une situation re-
doutable, sortirent de terre lors de la fatale insurrec-
tion de juin 1848, la plus grande guerre des rues qu'ait
vue l'histoire,
6 LES MISÉRABLES . · JEAN VALJEAN .

Il arrive quelquefois que , même contre les principes,


même contre la liberté, l'égalité et la fraternité, même
contre le vote universel, même contre le gouvernement
de tous par tous, du fond de ses angoisses, de ses décou-
ragements , de ses dénûments , de ses fièvres , de ses dé-
tresses, de ses miasmes, de ses ignorances, de ses ténè-
bres, cette grande désespérée , la canaille, proteste, et
que la populace livre bataille au peuple .
Les gueux attaquent le droit commun ; l'ochlocratie
s'insurge contre le démos.
Ce sont là des journées lugubres ; car il y a toujours
une certaine quantité de droit même dans cette dé-
mence, il y a du suicide dans ce duel , et ces mots, qui
veulent être des injures, gueux, canaille, ochlocratie ,
populace, constatent, hélas ! plutôt la faute de ceux qui
règnent que la faute de ceux qui souffrent ; plutôt la
faute des privilégiés que la faute des déshérités.
Quant à nous, ces mots-là, nous ne les prononçons
jamais sans douleur et sans respect , car lorsque la phi-
losophie sonde les faits auxquels ils correspondent, elle
y trouve souvent bien des grandeurs à côté des misères .
Athènes était une ochlocratie ; les gueux ont fait la
Hollande ; la populace a plus d'une fois sauvé Rome ;
et la canaille suivait Jésus- Christ.
Il n'est pas de penseur qui n'ait parfois contemplé les
magnificences d'en bas.
C'est à cette canaille que songeait sans doute saint
Jérôme, et à tous ces pauvres gens, et à tous ces vaga-
bonds, et à tous ces misérables d'où sont sortis les
apôtres et les martyrs , quand il disait cette parole mys-
térieuse : Fex urbis, lex orbis.
Les exaspérations de cette foule qui souffre et qui
saigne, ses violences à contre sens sur les principes qui
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 7

sont sa vie, ses voies de fait contre le droit, sont des


coups d'état populaires et doivent être réprimés. L'hom-
me probe s'y dévoue, et, par amour même pour cette
foule, il la combat. Mais comme il la sent excusable
tout en lui tenant tête ! comme il la vénère tout en lui
résistant ! C'est là un de ces moments rares où, en fai-
sant ce qu'on doit faire, on sent quelque chose qui dé-
concerte et qui déconseillerait presque d'aller plus loin ;
on persiste, il le faut ; mais la conscience satisfaite est
triste, et l'accomplissement du devoir se complique
d'un serrement de cœur.
Juin 1848 fut, hâtons-nous de le dire, un fait à part,
et presque impossible à classer dans la philosophie de
l'histoire. Tous les mots que nous venons de prononcer
doivent être écartés quard il s'agit de cette émeute ex-
traordinaire où l'on sentit la sainte anxiété du travail
réclamant ses droits. Il fallut la combattre, et c'était le
devoir, car elle attaquait la république . Mais au fond,
que fut juin 1848 ? Une révolte du peuple contre lui-
même.
Là où le sujet n'est point perdu de vue, il n'y a
point de digression ; qu'il nous soit donc permis
d'arrêter un moment l'attention du lecteur sur les
deux barricades absolument uniques dont nous venons
de parler et qui ont caractérisé cette insurrection .
L'une encombrait l'entrée du faubourg Saint-Antoine ;
l'autre défendait l'approche du faubourg du Temple ;
ceux devant qui se sont dressés, sous l'éclatant ciel bleu
de juin, ces deux effrayants chefs-d'œuvre de la guerre
civile , ne les oublieront jamais.
La barricade Saint-Antoine était monstrueuse ; elle
était haute de trois étages et large de sept cents pieds.
Elle barrait d'un angle à l'autre la vaste embouchure
8 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

du faubourg, c'est-à-dire trois rues ; ravinée, déchique-


tée, dentelée, hachée, crénelée d'une immense déchiru-
re, contre-boutée de monceaux qui étaient eux-mêmes
des bastions, poussant des caps çà et là, puissamment
adossée aux deux grands promontoires de maisons du
faubourg, elle surgissait comme une levée cyclopéenne
au fond de la redoutable place qui a vu le 14 juillet.
Dix-neuf barricades s'étageaient dans la profondeur des
rues derrière cette barricade mère. Rien qu'à la voir, on
sentait dans le faubourg l'immense souffrance agonisan-
te, arrivée à cette minute extrême où une détresse veut
devenir une catastrophe . De quoi était faite cette barri-
cade ? De l'écroulement de trois maisons à six étages ,
démolies exprès, disaient les uns. Du prodige de toutes
les colères, disaient les autres. Elle avait l'aspect lamen-
table de toutes les constructions de la haine , la ruine .
On pouvait dire : qui a bâti cela ? On pouvait dire aussi :
qui a détruit cela ? C'était l'improvisation du bouillon-
nement. Tiens ! cette porte ! cette gril'e ! cet auvent ! ce
chambranle ! ce réchaud brisé ! cette marmite fêlée !
Donnez tout ! jetez tout ! poussez, roulez , piochez , dé-
mantelez, bouleversez , écroulez tout ! C'était la colla-
boration du pavé, du moellon , de la poutre, de la
barre de fer, du chiffon , du carreau défoncé , de la chai-
se dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la
guenille et de la malédiction. C'était grand et c'était
petit. C'était l'abîme parodié sur place par le tohu-bohu .
La masse près de l'atome ; le pan de mur arraché et
l'écuelle cassée, une fraternisation menaçante de tous
les débris ; Sisyphe avait jeté là son rocher et Job son
tesson. En somme, terrible. C'était l'acropole des va-nu-
pieds. Des charrettes renversées accidentaient le talus ;
un immense haquet y était étalé, en travers , l'essieu
LA GUERRE ENTRE QUAtre murs . 9

vers le ciel, et semblait une balafre sur cette façade tu-


multueuse ; un omnibus, hissé gaiement à force de bras
tout au sommet de l'entassement, comme si les archi-
tectes de cette sauvagerie eussent voulu ajouter de la
gaminerie à l'épouvante , offrait son timon dételé à on
ne sait quels chevaux de l'air. Cet amas gigantesque,
alluvion de l'émeute, figurait à l'esprit un Ossa sur Pé-
lion de toutes les révolutions ; 93 sur 89 , le 9 thermidor
sur le 10 août, le 18 brumaire sur le 21 janvier, vendé-
miaire sur prairial , 1848 sur 1830. La place en valait la
peine, et cette barricade était digne d'apparaître à l'en-
droit même où la Bastille avait disparu . Si l'océan fai-
sait des digues, c'est ainsi qu'il les bâtirait. La furie du
flot était empreinte sur cet encombrement difforme . Quel
flot ? La foule. On croyait voir du vacarme pétrifié . On
croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette barri-
cade, comme si elles eussent été là sur leur ruche , les
énormes abeilles ténébreuses du progrès violent. Était-
ce une broussaille ? était-ce une bacchanale ? était-ce
une forteresse ? Le vertige semblait avoir construit cela
à coups d'aile. Il y avait du cloaque dans cette redoute
et quelque chose d'olympien dans ce fouillis. On y
voyait, dans un pêle- mêle plein de désespoir, des che-
vrons de toits, des morceaux de mansardes avec leur
papier peint, des châssis de fenêtres avec toutes leurs
vitres plantés dans les décombres, attendant le canon,
des cheminées descellées, des armoires, des tables, des
bancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces mille cho-
ses indigentes, rebuts même du mendiant , qui contien-
nent à la fois de la fureur et du néant . On eût dit que
c'était le haillon d'un peuple, haillon de bois , de fer,
de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint -Antoine
l'avait poussé là à sa porte d'un colossal coup de balai,
ΙΟ LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

faisant de sa misère sa barricade. Des blocs pareils à


des billots, des chaînes disloquées, des charpentes à tas-
seaux ayant forme de potences, des roues horizontales ,
sortant des décombres, amalgamaient à cet édifice de
l'anarchie la sombre figure des vieux supplices soufferts
par le peuple. La barricade Saint-Antoine faisait arme
de tout ; tout ce que la guerre civile peut jeter à la tête
de la société sortait de là ; ce n'était pas du combat,
c'était du paroxysme ; les carabines qui défendaient
cette redoute, parmi lesquelles il y avait quelques éspin-
goles, envoyaient des miettes de faïence, des.osselets ,
des boutons d'habit, jusqu'à des roulettes de tables de
nuit, projectiles dangereux àcause du cuivre . Cette bar-
ricade était forcenée ; elle jetait dans les nuées une cla
meur inexprimable ; à de certains moments, provoquant
l'armée, elle se couvrait de foule et de tempête ; une co-
hue de têtes flamboyantes la couronnait ; un fourmille-
ment l'emplissait elle avait une crête épineuse de fusils,
de sabres, de bâtons, de haches, de piques et de bayon-
nettes ; un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent ;
on y entendait le cri du commandement, les chansons
d'attaque, des roulements de tambour, des sanglots de
femme et l'éclat de rire ténébreux des meurt-de-faim .
Elle était démesurée et vivante, et, comme du dos d'une
bête électrique, il en sortait un pétillement de foudres.
L'esprit de révolution couvrait de son nuage ce sommet
où grondait cette voix du peuple qui ressemble à la
voix de Dieu ; une majesté étrange se dégageait de cette
titanique hottée de gravats . C'était un tas d'ordures , et
c'était le Sinaï .
Comme nous l'avons dit plus haut, elle attaquait au
nom de la révolution, quoi ? la révolution . Elle, cette
barricade, le hasard , le désordre, l'effarement, le mal-
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. II

entendu, l'inconnu , elle avait en face d'elle l'assemblée


constituante, la souveraineté du peuple, le suffrage
universel, la nation , la république ; et c'était la Carma-
gnole défiant la Marseillaise.
Défi insensé, mais héroïque, car ce vieux faubourg
est un héros.
Le faubourg et sa redoute se prêtaient main-forte. Le
faubourg s'épaulait à la redoute, la redoute s'acculait
au faubourg. La vaste barricade s'étalait comme une
falaise où venait se briser la stratégie des généraux
d'Afrique. Ses cavernes, ses excroissances , ses verrues,
ses gibbosités, grimaçaient pour ainsi dire et ricanaient
sous la fumée. La mitraille s'y évanouissait dans l'in-
forme ; les obus s'y enfonçaient, s'y engloutissaient , s'y
engouffraient ; les boulets n'y réussissaient qu'à trouer
des trous ; à quoi bon canonner le chaos ? Et les régi-
ments, accoutumés aux plus farouches visions de la
guerre, regardaient d'un œil inquiet cette espèce de re-
doute, bête fauve par le hérissement sanglier et par
l'énormité montagne.
A un quart de lieue de là, de l'angle de la rue du
Temple qui débouche sur le boulevard près du Château-
d'Eau, si l'on avançait hardiment la tête en dehors de
la pointe formée par la devanture du magasin Dalle-
magne, on apercevait au loin , au delà du canal, dans la
rue qui monte les rampes de Belleville, au point culmi-
nant de la montée, une muraille étrange atteignant au
deuxième étage des façades, sorte de trait d'union des
maisons de droite aux maisons de gauche, comme si la
rue avait replié d'elle- même son plus haut mur pour se
fermer brusquement. Ce mur était bâti avec des pavés.
Il était droit, correct, froid , perpendiculaire, nivelé à
l'équerre, tiré au cordeau, aligné au fil à plomb. Le ci-
12 LES MISÉRABLES . — JEAN VALJEAN.

ment y manquait sans doute , mais comme à de certains


murs romains, sans troubler sa rigide architecture. A
sa hauteur on devinait sa profondeur. L'entablement
était mathématiquement parallèle au soubassement.
On distinguait d'espace en espace, sur la surface grise ,
des meurtrières presque invisibles qui ressemblaient à
des fils noirs. Ces meurtrières étaient séparées les unes
des autres par des intervalles égaux . La rue était dé-
serte à perte de vue. Toutes les fenêtres et toutes les
portes fermées. Au fond se dressait ce barrage qui fai-
sait de la rue un cul-de- sac, mur immobile et tran-
quille ; on n'y voyait personne , on n'y entendait rien ;
pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Un sépulcre .
L'éblouissant soleil de juin inondait de lumière cette
chose terrible.
C'était la barricade du faubourg du Temple.
Dès qu'on arrivait sur le terrain et qu'on l'aperce-
vait, il était impossible, même aux plus hardis , de ne
pas devenir pensif devant cette apparition mystérieuse.
C'était ajusté, emboîté, imbriqué, rectiligne, symétri-
que et funèbre. Il y avait là de la science et des ténè-
bres . On sentait que le chef de cette brigade était un
géomètre ou un spectre. On regardait cela et l'on par-
lait bas.
De temps en temps, si quelqu'un , soldat , officier ou
représentant du peuple, se hasardait à traverser la
chaussée solitaire, on entendait un sifflement aigu et
faible, et le passant tombait blessé ou mort, ou , s'il
échappait, on voyait s'enfoncer dans quelque volet
fermé, dans un entre-deux de moellons, dans le plâtre
d'un mur, une balle, quelquefois un biscaïen. Car les
hommes de la barricade s'étaient fait de deux tronçons
de tuyaux de fonte du gaz, bouchés à un bout avec de l'é-
LA GUERRE ENTRE MURS. 13

toupe et de la terre à poêle, deux petits canons . Pas de


dépense de poudre inutile. Presque tout coup portait.
Il y avait quelques cadavres çà et là , et des flaques de
sang sur le pavé. Je me souviens d'un papillon blanc
qui allait et venait dans la rue. L'été n'abdique pas.
Aux environs , le dessous des portes cochères était
encombré de blessés.
On se sentait là visé par quelqu'un qu'on ne voyait
point, et l'on comprenait que toute la longueur de la
rue était couchée en joue.
Massés derrière l'espèce de dos d'âne que fait à l'en-
trée du faubourg du Temple le point cintré du canal,
les soldats de la colonne d'attaque observaient, graves
et recueillis, cette redoute lugubre, cettte immobilité ,
cette impassibilité , d'où la mort sortait . Quelques- uns
rampaient à plat ventre jusqu'au haut de la courbe du
pont en ayant soin que leur shakos ne passas sent point.
Le vaillant colonel Monteynard admirait cette bar-
ricade avec un frémissement. - Comme c'estbâti ! disait-
il à un représentant. Pas un pavé ne déborde l'autre.
C'est de la porcelaine. En ce moment une balle lui
brisa sa croix sur sa poitrine, et il tomba.
Les lâches ! disait-on. Mais qu'ils se montrent
donc ! qu'on les voie ! ils n'osent pas ! ils se cachent !
La barricade du faubourg du Temple, défendue par
quatre-vingts hommes, attaquée par dix mille, tint trois
jours. Le quatrième, on fit comme à Zaatcha et à Cons-
tantine, on perça les maisons , on vint par les toits, la
barricade fut prise. Pas un des quatre-vingts lâches ne
songea à fuir, tous y furent tués, excepté le chef, Bar-
thélemy, dont nous parlerons tout à l'heure.
La barricade Saint-Antoine était le tumulte des ton-
nerres ; la barricade du Temple était le silence. Il y
14 LES MISÉRABLES . --JEAN VALJEAN.

avait entre ces deux redoutes la différence du formi-


dable au sinistre. L'une semblait une gueule ; l'autre
un masque.
En admettant que la gigantesque et ténébreuse in-
surrection de juin fût composée d'une colère et d'une
énigme, on sentait dans la première barricade le dragon
derrière la seconde le sphinx .
Ces deux forteresses avaient été édifiées par deux
hommes nommés, l'un Cournet, l'autre Barthélemy.
Cournet avait fait la barricade du Temple. Chacune
d'elles était l'image de celui qui l'avait bâtie.
Cournet était un homme de haute stature ; il avait
les épaules larges, la face rouge, le poing écrasant, le
cœur hardi , l'âme loyale, l'oeil sincère et terrible. In-
trépide , énergique, irascible, orageux ; le plus cordial
des hommes, le plus redoutable des combattants. La
guerre, la lutte, la mêlée, étaient son air respirable et
le mettaient de belle humeur. Il avait été officier de
marine, et, à ses gestes et à sa voix, on devinait qu'il
sortait de l'océan et qu'il venait de la tempête ; il con-
tinuait l'ouragan dans la bataille. Au génie près, il y
avait en Cournet quelque chose de Danton, comme, à
la divinité près, il y avait en Danton quelque chose
d'Hercule.
Barthélemy, maigre, chétif, pâle, taciturne, était une
espèce de gamin tragique qui , souffleté par un sergent
de ville, le guetta , l'attendit et le tua, et, à dix- sept
ans, fut mis au bagne. Il en sortit, et fit cette barricade .
Plus tard, chose fatale, à Londres, proscrits tous
deux , Barthélemy tua Cournet. Ce fut un duel funèbre.
Quelque temps après, pris dans l'engrenage d'une de
ces mystérieuses aventures où la passion est mêlée ,
où la justice française voit des circonstances atténuantes
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 15

et où la justice anglaise ne voit que la mort, Barthé-


lemy fut pendu. La sombre construction sociale est
ainsi faite que , grâce au dénûment matériel , grâce à
l'obscurité morale, ce malheureux être qui contenait
une intelligence, ferme à coup sûr, grande peut- être,
commença par le bagne en France, et finit par le gibet
en Angleterre. Barthélemy, dans les occasions, n'arbo-
rait qu'un drapeau, le drapeau noir .
II

QUE FAIRE DANS L'ABIME A MOINS QUE L'ON


NE CAUSE

EIZE ans comptent dans la souterraine éducation


SE de l'émeute, et juin 1848 en savait plus long que
juin 1832. Aussi la barricade de la rue de la Chan-
vrerie n'était-elle qu'une ébauche et qu'un embryon ,
comparée aux deux barricades colosses que nous venons
d'esquisser ; mais, pour l'époque, elle était redoutable.
Les insurgés, sous l'œil d'Enjolras, car Marius ne re-
gardait plus rien, avaient mis la nuit à profit. La barri-
cade avait été non-seulement réparée , mais augmentée .
On l'avait exhaussée de deux pieds. Des barres de fer
plantées dans les pavés ressemblaient à des lances en
arrêt. Toutes sortes de décombres ajoutés et apportés
de toutes parts compliquaient l'enchevêtrement exté-
rieur. La redoute avait été savamment refaite en mu-
raille au dedans et en broussaille au dehors.
On avait rétabli l'escalier de pavés qui permettait d'y
monter comme à un mur de citadelle.
On avait fait le ménage de la barricade, désencombré
la salle basse, pris la cuisine pour ambulance, achevé
le pansement des blessés ; recueilli la poudre éparse à
terre et sur les tables, fondu des balles, fabriqué des
cartouches, épluché de la charpie, distribué les armes
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 17

tombées, nettoyé l'intérieur de la redoute, ramassé les


débris, emporté les cadavres.
On déposa les morts en tas dans la ruelle Mondétour
dont on était toujours maître. Le pavé a été longtemps
rouge à cet endroit . Il y avait parmi les morts quatre
gardes nationaux de la banlieue. Enjolras fit mettre de
côté leurs uniformes.
Enjolras avait conseillé deux heures de sommeil. Un
conseil d'Enjolras était une consigne . Pourtant trois ou
quatre seulement en profitèrent.
Feuilly employa ces deux heures à la gravure de cet-
te inscription sur le mur qui faisait face au cabaret :

VIVENT LES PEUPLES !

Ces trois mots, creusés dans le moellon avec un clou,


se lisaient encore sur cette muraille en 1848 .
Les trois femmes avaient profité du répit de la nuit
pour disparaître définitivement ; ce qui faisait respirer
les insurgés plus à l'aise.
Elles avaient trouvé moyen de se réfugier dans quel-
que maison voisine.
La plupart des blessés pouvaient et voulaient encore
combattre. Il y avait, sur une litière de matelas et de
bottes de paille, dans la cuisine devenue l'ambulance,
cinq hommes gravement atteints , dont deux gardes
municipaux. Les gardes municipaux furent pansés les
premiers.
Il ne resta plus dans la salle basse que Mabeuf sous
son drap noir et Javert lié au poteau.
- C'est ici la salle des morts , dit Enjolras.
Dans l'intérieur de cette salle , à peine éclairée d'une
chandelle, tout au fond, la table mortuaire étant derrière
18 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

le poteau comme une barre horizontale, une sorte de


grande croix vague résultait de Javert debout et de
Mabeuf couché .
Le timon de l'omnibus, quoique tronqué par la fusil-
lade , était encore assez debout pour qu'on pût y accro-
cher un drapeau .
Enjolras, qui avait cette qualité d'un chef, de tou-
jours faire ce qu'il disait, attacha à cette hampe l'habit
troué et sanglant du vieillard tué .
Aucun repas n'était plus possible . Il n'y avait ni pain
ni viande. Les cinquante hommes de la barricade, depuis
seize heures qu'ils étaient là, avaient eu vite épuisé les
maigres provisions du cabaret. A un instant donné ,
toute barricade qui tient devient inévitablement le ra-
deau de la Méduse . Il fallut se résigner à la faim. On
était aux premières heures de cettejournée spartiate du
6 juin où , dans la barricade Saint-Merry , Jeanne, en-
touré d'insurgés qui demandaient du pain, à tous ces
combattants criant : A manger ! répondait : Pourquoi ?
Il est trois heures ; à quatre heures nous serons morts .
Comme on ne pouvait plus manger, Enjolras défendit
de boire. Il interdit le vin et rationna l'eau- de- vie.
On avait trouvé dans la cave une quinzaine de bou-
teilles pleines, hermétiquement cachetées . Enjolras et
Combeferre les examinèrent. Combeferre en remontant
dit : C'est du vieux fonds du père Hucheloup qui a
commencé par être épicier. - Cela doit être du vrai
vin, observa Bossuet. Il est heureux que Grantaire
dorme. S'il était debout, on aurait de la peine à sauver
ces bouteilles-là . — Enjolras, malgré les murmures, mit
son veto sur les quinzes bouteilles, et , afin que person-
ne n'y touchât et qu'elles fussent comme sacrées , il les
fit placer sous la table où gisait le père Mabeuf,
LA GUERRE ENTRE QUAtre murs . 19

Vers deux heures du matin on se compta. Ils étaient


encore trente- sept.
Le jour commençait à paraître . On venait d'éteindre
la torche qui avait été replacée dans son alvéole de pa-
vés. L'intérieur de la barricade, cette espèce de petite
cour prise sur la rue, était noyé de ténèbres et ressem-
blait, à travers la vague horreur crépusculaire , au pont
d'un navire désemparé. Les combattants allant et ve-
nant s'y mouvaient comme des formes noires. Au-des-
sus de cet effrayant nid d'ombre , les étages des maisons
muettes s'ébauchaient lividement ; tout en haut, les
cheminées blêmissaient. Le ciel avait cette charmante
nuance indécise qui est peut-être le blanc et peut- être
le bleu. Des oiseaux y volaient avec des cris de bon-
heur. La haute maison qui faisait le fond de la barrica-
de, étant tournée vers le levant, avait sur son toit un
reflet rose .
A la lucarne du troisième étage le vent du matin agi-
tait les cheveux gris sur la tête de l'homme mort.
-Je suis charmé qu'on ait éteint la torche , disait
Courfeyrac à Feuilly. Cette torche effarée au vent
m'ennuyait. Elle avait l'air d'avoir peur. La lumière
des torches ressemble à la sagesse des lâches ; elle éclai-
re mal, parce qu'elle tremble.
L'aube éveille les esprits comme les oiseaux ; tous
causaient.
Joly, voyant un chat rôder sur une gouttière, en ex-
trayait la philosophie.
-
Qu'est-ce que le chat ? s'écriait- il . C'est un correc-
tif. Le bon Dieu , ayant fait la souris , a dit : Tiens ! j'ai
fait une bêtise . Et il a fait le chat. Le chat, c'est l'er-
ratum de la souris . La souris, plus le chat, c'est l'épreu-
ve revue et corrigée de la création,
20 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Combeferre, entouré d'étudiants et d'ouvriers, par-


lait des morts, de Jean Prouvaire , de Bahorel , de Ma-
beuf, et même du Cabuc, et de la tristesse sévère d'En-
jolras. Il disait :
-- Harmodius et Aristogiton , Brutus , Chéréas, Sté-
phanus, Cromwell, Charlotte Corday, Sand, tous ont
eu, après le coup, leur moment d'angoisse . Notre cœur
est si frémissant et la vie humaine est un tel mystère
que, même dans un meurtre civique, même dans un
meurtre libérateur, s'il y en a, le remords d'avoir frappé
un homme dépasse la joie d'avoir servi le genre hu-
main.
Et, ce sont là les méandres de la parole échangée, une
minute après, par une transition venue des vers de Jean
Prouvaire, Combeferre comparait entre eux les traduc-
teurs des Géorgiques, Raux à Cournand , Cournand à
Delille, indiquant les quelques passages traduits par
Malfilâtre, particulièrement les prodiges de la mort de
César ; et par ce mot, César, la causerie revenait à
Brutus .
- César, disait Combeferre, est tombé justement.
Cicéron a été sévère pour César, et il a eu raison. Cette
sévérité-là n'est point la diatribe. Quand Zoïle insulte
Homère, quand Mævius insulte Virgile, quand Visé in-
sulte Molière, quand Pope insulte Shakespeare, quand
Fréron insulte Voltaire , c'est uue vieille loi d'envie et
de haine qui s'exécute ; les génies attirent l'injure, les
grands hommes sont toujours plus ou moins aboyés.
Mais Zoïle et Cicéron , c'est deux . Cicéron est un jus-
ticier par la pensée de même que Brutus est un justicier
par l'épée. Je blâme quant à moi , cette dernière justice-
là, le glaive ; mais l'antiquité l'admettait. César, viola-
teur du Rubicon , conférant, comme venant de lui, les
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 21

dignités qui venaient du peuple, ne se levant pas à


l'entrée du sénat, faisait, comme dit Eutrope, des cho-
ses de roi et presque de tyran, regia ac pene tyrannica .
C'était un grand homme ; tant pis, ou tant mieux ; la
leçon est plus haute. Ses vingt-trois blessures me tou-
chent moins que le crachat au front de Jésus - Christ .
César est poignardé par les sénateurs ; Christ est souf-
fleté par les valets. A plus d'outrage, on sent le Dieu.
Bossuet, dominant les causeurs du haut d'un tas de
pavés, s'écriait la carabine à la main :
O Cydathenæum, ô Myrrhinus, ô Probalinthe, ô
grâces de l'antide ! Oh ! qui me donnera de pronon-
cer les vers d'Homère comme un grec de Laurium ou
d'Edaptéon ?
III

ÉCLAIRCISSEMENT ET ASSOMBRISSEMENT

ENJOLR AS était allé faire une reconnaissance. Il


était sorti par la ruelle Mondétour en serpentant
le long des maisons .
Les insurgés, disons-le, étaient pleins d'espoir. La
façon dont ils avaient repoussé l'attaque de la nuit leur
faisait presque dédaigner d'avance l'attaque du point
du jour. Ils l'attendaient et en souriaient. Ils ne dou-
taient pas plus de leur succès que de leur cause. D'ail-
leurs un secours allait évidemment leur venir. Ils y
comptaient. Avec cette facilité de prophétie triom-
phante qui est une des forces du français combattant,
ils divisaient en trois phases certaines la journée qui
allait s'ouvrir à six heures du matin, un régiment,
" qu'on avait travaillé " , tournerait ; à midi , l'insur-
rection de tout Paris ; au coucher du soleil, la révo-
lution.
On entendait le tocsin de Saint-Merry qui ne s'était
pas tu une minute depuis la veille ; preuve que l'autre
barricade, la grande, celle de Jeanne, tenait toujours .
Toutes ces espérances s'échangeaient d'un groupe à
l'autre dans une sorte de chuchotement gai et redouta-
ble qui ressemblait au bourdonnement de guerre d'une
ruche d'abeilles .
Enjolras reparut. Il revenait de sa sombre promenade
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 23

d'aigle dans l'obscurité extérieure . Il écouta un ins-


tant toute cette joie les bras croisés, une main sur sa
bouche. Puis, frais et rose dans la blancheur grandis-
sante du matin, il dit :
- Toute l'armée de Paris donne . Un tiers de cette
armée pèse sur la barricade où vous êtes. De plus la
garde nationale. J'ai distingué les shakos du cinquième
de ligne et les guidons de la sixième légion . Vous
serez attaqués dans une heure. Quant au peuple, il a
bouillonné hier, mais ce matin il ne bouge pas. Rien à
attendre, rien à espérer. Pas plus un faubourg qu'un
régiment. Vous êtes abandonnés .
Ces paroles tombèrent sur le bourdonnement des
groupes , et y firent l'effet que fait sur un essaim la pre-
mière goutte de l'orage . Tous restèrent muets . Il y eut
un moment d'inexprimable silence où l'on eût entendu
voler la mort.
Ce moment fut court.
Une voix , du fond le plus obscur des groupes, cria à
Enjolras :
-Soit . Élevons la barricade à vingt pieds de haut,
et restons-y tous. Citoyens , faisons la protestation des
cadavres . Montrons que, si le peuple abandonne les
républicains, les républicains n'abandonnent pas le
peuple .
Cette parole dégageait du pénible nuage des anxiétés
individuelles la pensée de tous. Une acclamation en-
thousiaste l'accueillit.
On n'a jamais su le nom de l'homme qui avait parlé
ainsi ; c'était quelque porte-blouse ignoré, un inconnu ,
un oublié, un passant héros , ce grand anonyme toujours
mêlé aux crises humaines et aux genèses sociales qui ,
à un instant donné, dit d'une façon suprême le mot dé-
24 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

cisif, et qui s'évanouit dans les ténèbres après avoir re-


présenté une minute, dans la lumière d'un éclair, le
peuple et Dieu.
Cette résolution inexorable était tellement dans l'air
du 6 juin 1832 que, presque à la même heure, dans la
barricade de Saint- Merry, les insurgés poussaient cette
clameur demeurée historique et consignée au procès :
Qu'on vienne à notre secours ou qu'on n'y vienne pas,
qu'importe ! Faisons - nous tuer ici jusqu'au dernier.
Comme on voit, les deux barricades, quoique maté-
riellement isolées, communiquaient .
IV

CINO DE MOINS , UN de plus

APRÈS que l'homme quelconque , qui décréta “ la


protestation des cadavres " , eut parlé et donné
la formule de l'âme commune, de toutes les bouches
sortit un cri étrangement satisfait et terrible, funèbre
par le sens et triomphal par l'accent :
- Vive la mort ! Restons ici tous.
- Pourquoi tous ? dit Enjolras.
Tous ! tous !
Enjoiras reprit :
- La position est bonne, la barricade est belle. Tren-
te hommes suffisent . Pourquoi en sacrifier quarante ?
Ils répliquèrent :
Parce que pas un ne voudra s'en aller.
- Citoyens, cria Enjolras, et il y avait dans sa voix

une vibration presque irritée, la république n'est pas


assez riche en hommes pour faire des dépenses inutiles.
La gloriole est un gaspillage. Si , pour quelques- uns, le
devoir est de s'en aller, ce devoir- là doit être fait com-
me un autre.
Enjolras, l'homme principe, avait sur ses coreligion-
naires cette sorte de toute- puissance qui se dégage de
l'absolu. Cependant, quelle que fût cette omnipotence,
on murmura.
26 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN .

Chefjusque dans le bout des ongles, Enjolras , voyant


qu'on murmurait, insista. Il reprit avec hauteur :
Que ceux qui craignent de n'être plus que trente
le disent.
Les murmures redoublèrent .
- D'ailleurs, observa une voix dans un groupe, s'en
aller, c'est facile à dire. La barricade est cernée.
- Pas du côté des Halles, dit Enjolras. La rue Mon-
détour est libre, et par la rue des Prêcheurs on peut ga-
gner le marché des Innocents .
- Et là, reprit une autre voix du groupe, on sera
pris. On tombera dans quelque grand'garde de la ligne
ou de la banlieue. Ils verront passer un homme en blou-
se et en casquette . D'où viens tu, toi ? serais- tu pas de
la barricade ? Et on vous regarde les mains. Tu sens la
poudre. Fusillé .
Enjolras, sans répondre, toucha l'épaule de Combe-
ferre, et tous deux rentrèrent dans la salle basse .
Ils ressortirent un moment après. Enjolras tenait dans
ses deux mains étendues les quatre uniformes qu'il
avait fait réserver. Combeferre le suivait portant les buf-
fleteries et les shakos .
Avec cet uniforme, dit Enjolras, on se mêle aux
rangs et l'on s'échappe. Voici toujours pour quatre .
Et il jeta sur le sol dépavé les quatre uniformes.
Aucun ébranlement ne se faisait dans le stoïque au-
ditoire. Combeferre reprit la parole .
Allons, dit-il , il faut avoir un peu de pitié . Savez-
vous de quoi il est question ici ? Il est question des fem-
mes. Voyons. Y a-t-il des femmes, oui ou non ? y a-t-
il des enfants , oui ou non ? y a-t-il oui ou non des mères
qui poussent les berceaux du pied et qui ont des tas de
petits autour d'elles ? Que celui de vous qui n'a jamais
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 27

vu le sein d'une nourrice lève la main . Ah ! vous vou-


lez vous faire tuer, je le veux aussi , moi qui vous parle,
mais je ne veux pas sentir des fantômes de femmes
qui se tordent les bras autour de moi . Mourez, soit,
mais ne faites pas mourir. Des suicides comme celui
qui va s'accomplir ici sont sublimes, mais le suicide est
étroit, et ne veut pas d'extension ; et dès qu'il touche à
vos proches , le suicide s'appelle meurtre . Songez aux
petites têtes blondes, et songez aux cheveux blancs .
Écoutez , tout à l'heure Enjolras , il vient de me le dire,
a vu au coin de la rue du Cygne une croisée éclairée,
une chandelle à une pauvre fenêtre, au cinquième, et
sur la vitre l'ombre toute branlante d'une tête de vieille
femme qui avait l'air d'avoir passé la nuit et d'attendre.
C'est peut-être la mère de l'un de vous . Eh bien , qu'il
s'en aille , celui-là, et qu'il se dépêche d'aller dire à sa
mère : Mère, me voilà ! Qu'il soit tranquille, on fera la
besogne ici tout de même. Quand on soutient ses pro-
ches de son travail, on n'a plus le droit de se sacrifier.
C'est déserter la famille, cela. Et ceux qui ont des filles !
et ceux qui ont des sœurs ! Y pensez-vous ? Vous vous
faites tuer, vous voilà morts, c'est bon . Et demain ? Des
jeunes filles qui n'ont pas de pain, cela est terrible.
L'homme mendie, la femme vend. Ah ! ces charmants
êtres si gracieux et si doux qui ont des bonnets de fleurs ,
qui emplissent la maison de chasteté , qui chantent, qui
jasent, qui sont comme un parfum vivant, qui prouvent
l'existence des anges dans le ciel par la pureté des vier-
ges sur la terre, cette Jeanne, cette Lise , cette Mimi, ces
adorables et honnêtes créatures qui sont votre bénédic-
tion et votre orgueil, ah ! mon Dieu, elles vont avoir
faim ! Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a un mar-
ché de chair humaine ; et ce n'est pas avec vos mains
28 LES MISÉRABLES . --
- JEAN VALJEAN .

d'ombres, frémissantes autour d'elles, que vous les em-


pêcherez d'y entrer ! Songez à la rue, songez au pavé
couvert de passants, songez aux boutiques devant les-
quelles des femmes vont et viennent décolletées et dans
la boue . Ces femmes-là aussi ont été pures . Songez à
vos sœurs , ceux qui en ont. La misère, la prostitution ,
les sergents de ville, Saint-Lazare, voilà où vont tom-
ber ces délicates belles filles , ces fragiles merveilles de
pudeur, de gentillesse et de beauté, plus fraîches que
les lilas du mois de mai. Ah ! vous vous êtes fait tuer !
ah ! vous n'êtes plus là ! C'est bien ; vous avez voulu
soustraire le peuple à la royauté, vous donnez vos filles
à la police. Amis, prenez garde , ayez de la compassion.
Les femmes, les malheureuses femmes, on n'a pas l'ha-
bitude d'y songer beaucoup . On se fie sur ce que les
femmes n'ont pas reçu l'éducation des hommes, on les
empêche de lire, on les empêche de penser, on les em-
pêche de s'occuper de politique ; les empêcherez-vous
d'aller ce soir à la morgue et de reconnaître vos cada-
vres ? Voyons, il faut que ceux qui ont des familles
soient bons enfants et nous donnent une poignée de
main et s'en aillent, et nous laissent faire ici l'affaire
tout seuls . Je sais bien qu'il faut du courage pour s'en
aller, c'est difficile ; mais plus c'est difficile , plus c'est
méritoire. On dit : J'ai un fusil, je suis à la barricade,
tant pis, j'y reste . Tant pis , c'est bientôt dit. Mes amis,
il y a un lendemain ; vous n'y serez pas à ce len-
demain, mais vos familles y seront. Et que de souffran-
ces ! Tenez, un joli enfant bien portant qui a des joues
comme une pomme, qui babille , qui jacasse , qui jabote,
qui rit, qu'on sent frais sous le baiser, savez-vous ce que
cela devient quand c'est abandonné ? J'en ai vu un,
tout petit, haut comme cela . Son père était mort. De
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 29

pauvres gens l'avaient recueilli par charité, mais ils


n'avaient pas de pain pour eux- mêmes. L'enfant avait
toujours faim. C'était l'hiver. Il ne pleurait pas . On le
voyait aller près du poêle où il n'y avait jamais de feu
et dont le tuyau , vous savez, était mastiqué avec de la
terre jaune. L'enfant détachait avec ses petits doigts un
peu de cette terre et la mangeait. Il avait la respiration
rauque, la face livide , les jambes molles, le ventre gros .
Il ne disait rien. On lui parlait , il ne répondait pas. Il
est mort. On l'a apporté mourir à l'hospice Necker, où
je l'ai vu. J'étais interne à cet hospice- là. Maintenant,
s'il y a des pères parmi vous, des pères qui ont pour
bonheur de se promener le dimanche en tenant dans
leur bonne main robuste la petite main de leur enfant.
que chacun de ces pères se figure que cet enfant est le
sien . Ce pauvre môme , je me le rappelle, il me semble
que je le vois, quand il a été nu sur la table d'anatomie.
ses côtes faisaient saillie sur sa peau comme les fosses
sous l'herbe d'un cimetière. On lui a trouvé une espèce
de boue dans l'estomac. Il avait de la cendre dans les
dents. Allons, tâtons-nous en conscience et prenons
conseil de notre cœur. Les statistiques constatent que
la mortalité des enfants abandonnés est de cinquante-
cinq pour cent. Je le répète, il s'agit des femmes, il
s'agit des mères, il s'agit des jeunes filles, il s'agit des
mioches. Est-ce qu'on vous parle de vous ? On sait bien
ce que vous êtes ; on sait bien que vous êtes tous des
braves , parbleu ! on sait bien que vous avez tous dans
l'âme, la joie et la gloire de donner votre vie pour la
grande cause ; on sait bien que vous vous sentez élus
pour mourir utilement et magnifiquement et que chacun
de vous tient à sa part du triomphe . A la bonne
heure, Mais vous n'êtes pas seuls en cę monde.
30 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

Il y a d'autres êtres auxquels il faut penser. Il ne faut


pas être égoïstes .
Tous baissèrent la tête d'un air sombre.
Étranges contradictions du cœur humain à ses mo-
ments les plus sublimes ! Combeferre, qui parlait ainsi,
n'était pas orphelin. Il se souvenait des mères des au-
tres, et il oubliait la sienne. Il allait se faire tuer. Il
était " égoïste ".
Marius, à jeun, fiévreux, successivement sorti de
toutes les espérances , échoué dans la douleur, le plus
sombre des naufrages, saturé d'émotions violentes et
sentant la fin venir, s'était de plus en plus enfoncé dans
cette stupeur visionnaire qui précède toujours l'heure
fatale volontairement acceptée .
Un physiologiste eût pu étudier sur lui les symptô-
mes croissants de cette absorption fébrile connue et
classée par la science, et qui est à la souffrance ce que
la volupté est au plaisir. Le désespoir aussi a son ex-
tase. Marius en était là . Il assistait à tout comme du
dehors ; ainsi que nous l'avons dit, les choses qui se
passaient devant lui semblaient lointaines ; il distin-
guait l'ensemble, mais n'apercevait point les détails. Il
voyait les allants et venants à travers un flamboiement.
Il entendait les voix parler comme au fond d'un abîme .
Cependant ceci l'émut . Il y avait dans cette scène
une pointe qui perça jusqu'à lui, et qui le réveilla. Il
n'avait plus qu'une idée, mourir, et il ne voulait pas
s'en distraire ; mais il songea, dans son somnambulisme
funèbre, qu'en se perdant, il n'est pas défendu de sau-
ver quelqu'un .
Il éleva la voix :
-- Enjolras et Combeferre ont raison, dit-il ; pas de
sacrifice inutile. Je me joins à eux , et il faut se hâter.
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 31

Combeferre vous a dit les choses décisives . Il y en a


parmi vous qui ont des familles, des mères , des sœurs ,
des femmes, des enfants. Que ceux-là sortent des rangs.
Personne ne bougea .
- Les hommes mariés et les soutiens de famille hors
des rangs ! répéta Marius .
Son autorité était grande . Enjolras était bien le chef
de la barricade , mais Marius en était le sauveur.
- Je l'ordonne ! cria Enjolras .
Je vous en prie, dit Marius.
Alors, remués par la parole de Combeferre, ébranlés
par l'ordre d'Enjolras, émus par la prière de Marius ,
ces hommes héroïques commencèrent à se dénoncer les
uns les autres. - C'est vrai, disait un jeune homme à
-
un homme fait. Tu es père de famille . Va-t'en . — C'est
plutôt toi, répondait l'homme, tu as tes deux sœurs
que tu nourris . Et une lutte inouïe éclatait. C'était à
qui ne se laisserait pas mettre à la porte du tombeau .
Dépêchons, dit Courfeyrac, dans un quart d'heure
il ne serait plus temps.
Citoyens, poursuivit Enjolras, c'est ici la républi-
que, et le suffrage universel règne. Désignez vous-
mêmes ceux qui doivent s'en aller.
On obéit. Au bout de quelques minutes, cinq étaient
unanimement désignés et sortaient des rangs.
Ils sont cinq ! s'écria Marius.
Il n'y avait que quatre uniformes.
- Eh bien, reprirent les cinq, il faut qu'un reste.
Et ce fut à qui resterait, et à qui trouverait aux autres
des raisons de ne pas rester. La généreuse querelle re-
commença.
Toi, tu as une femme qui t'aime. Toi, tu as ta
vieille mère. Toi, tu n'as plus ni père ni mère,
32 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

qu'est-ce que tes trois petits frères vont devenir ? ― Toi ,


tu es père de cinq enfants . - Toi , tu as le droit de
vivre, tu as dix - sept ans, c'est trop tôt.
Ces grandes barricades révolutionnaires étaient des
rendez-vous d'héroïsmes. L'invraisemblable y était sim-
ple. Ces hommes ne s'étonnaient pas les uns les autres.
- Faites vite, répétait Courfeyrac.
On cria des groupes à Marius :
--- Désignez , vous, celui qui
doit rester.
Oui , dirent les cinq, choisissez . Nous vous obéirons .
Marius ne croyait plus à une émotion possible . Ce-
pendant à cette idée ; choisir un homme pour la mort ,
tout son sang reflua vers son cœur. Il eût pâli s'il
eût pu pâlir encore .
Il s'avança vers les cinq qui lui souriaient, et chacun,
l'œil plein de cette grande flamme qu'on voit au fond
de l'histoire sur les Thermopyles, lui criait :
Moi ! moi ! moi !
Et Marius , stupidement, les compta ; ils étaient tou-
jours cinq ! Puis son regard s'abaissa sur les quatre
uniformes.
En cet instant, un cinquième uniforme tomba, com-
me du ciel , sur les quatre autres.
Le cinquième homme était sauvé.
Marius leva les yeux et reconnut M. Fauchelevent.
Jean Valjean venait d'entrer dans la barricade.
Soit renseignement pris, soit instinct, soit hasard , il
arrivait par la ruelle Mondétour. Grâce à son habit de
garde national , il avait passé aisément.
La vedette, placée par les insurgés dans la rue Mon-
détour, n'avait point à donner le signal d'alarme pour
un garde national seul . Elle l'avait laissé s'engager
dans la rue en se disant : c'est un renfort probablement,
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS.

et au pis aller un prisonnier. Le moment était trop


grave pour que la sentinelle pût se distraire de son de-
voir et de son poste d'observation .
Au moment où Jean Valjean était entré dans la re-
doute, personne ne l'avait remarqué, tous les yeux
étant fixés sur les cinq choisis et sur les quatre unifor-
mes. Jean Valjean , lui, avait vu et entendu, et, silen-
cieusement, il s'était dépouillé de son habit et l'avait
jeté sur le tas des autres.
L'émotion fut indescriptible .
- Quel est cet homme ? demanda Bossuet.

- C'est, répondit Combeferre, un homme qui sauve


les autres .
Marius ajouta d'une voix grave :
-Je le connais .
Cette caution suffisait à tous.
Enjolras se tourna vers Jean Valjean.
-Citoyen, soyez le bienvenu .
Et il ajouta :
Vous savez qu'on va mourir.
Jean Valjean, sans répondre , aida l'insurgé qu'il sau-
vait à revêtir son uniforme.
V

QUEL HORIZON ON VOIT DU HAUT DE LA BARRICADE

A situation de tous, dans cette heure fatale et dans


L ce lieu inexorable, avait comme résultante et
comme sommet la mélancolie suprême d'Enjolras.
Enjolras avait en lui la plénitude de la révolution ;
il était incomplet pourtant, autant que l'absolu peut
l'être ; il tenait trop de Saint Just, et pas assez d'Ana-
charsis Cloots ; cependant son esprit, dans la société
des Amis de l'A B C , avait fini par subir une certaine
aimantation des idées de Combeferre ; depuis quelque
temps, il sortait peu à peu de la forme étroite du dogme
et se laissait aller aux élargissements du progrès , et il
en était venu à accepter, comme évolution définitive et
magnifique, la transformation de la grande république
française en immense république humaine. Quant aux
moyens immédiats, une situation violente étant donnée,
il les voulait violents ; en cela, il ne variait pas ; et il
était resté de cette école épique et redoutable que résu
me ce mot : Quatre-vingt-treize .
Enjolras était debout sur l'escalier de pavés, un de
ses coudes sur le canon de sa carabine . Il songeait ; il
tressaillait, comme à des passages de souffles ; les en-
droits où est la mort ont de ces effets de trépieds . Il
sortait de ses prunelles , pleines du regard intérieur, des
espèces de feux étouffés . Tout à coup il dressa la tête,
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 35

ses cheveux blonds se renversèrent en arrière comme


ceux de l'ange sur le sombre quadrige fait d'étoiles, ce
fut comme une crinière de lion effarée en flamboiement
d'auréole, et Enjolras s'écria :
Citoyens, vous représentez -vous l'avenir ? Les
rues des villes inondées de lumière , des branches ver-
tes sur les seuils, les nations sœurs, les hommes justes ,
les vieillards bénissant les enfants , le passé aimant le
présent, les penseurs en pleine liberté, les croyants en
pleine égalité, pour religion le ciel, Dieu prêtre direct,
la conscience humaine devenue l'autel , plus de haines,
la fraternité de l'atelier et de l'école, pour pénalité et
pour récompense la notoriété , à tous le travail, pour
tous le droit, sur tous la paix, plus de sang versé, plus
de guerres, les mères heureuses ! Dompter la matière,
c'est le premier pas ; réaliser l'idéal, c'est le second.
Réfléchissez à ce qu'a déjà fait le progrès. Jadis les
premières races humaines voyaient avec terreur passer
devant leurs yeux l'hydre qui soufflait sur les eaux,
le dragon qui vomissait du feu, le griffon qui était le
monstre de l'air et qui volait avec les ailes d'un aigle
et les griffes d'un tigre ; bêtes effrayantes qui étaient
au-dessus de l'homme. L'homme cependant a tenduses
pièges, les pièges sacrés de l'intelligence, et il a fini par
y prendre les monstres. Nous avons dompté l'hydre, et
elle s'appelle le steamer ; nous avons dompté le dragon,
et il s'appelle la locomotive ; nous sommes sur le point
de dompter le griffon, nous le tenons déjà, et il s'appelle
le ballon. Le jour où cette œuvre prométhéenne sera
terminée et où l'homme aura définitivement attelé à sa
volonté la triple Chimère antique, l'hydre, le dragon et
le griffon, il sera maître de l'eau, du feu et de l'air, et
il sera pour le reste de la création animée ce que les
36 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

anciens dieux étaient jadis pour lui. Courage, et en


avant ! Citoyens , où allons-nous ? A la science faite
gouvernement, à la force des choses devenue seule force
publique, à la loi naturelle ayant sa sanction et sa pé-
nalité en elle-même se promulguant par l'évidence, à
un lever de vérité correspondant au lever du jour. Nous
allons à l'union des peuples ; nous allons à l'unité de
l'homme. Plus de fictions ; plus de parasites. Le réel
gouverné par le vrai , voilà le but. La civilisation tien-
dra ses assises au sommet de l'Europe, et, plus tard, au
centre des continents, dans un grand parlement de l'in-
telligence . Quelque chose de pareil s'est vu déjà . Les
amphictyons avaient deux séances par an , l'une à Del-
phes, lieu des dieux, l'autre aux Thermopyles, lieu des
héros. L'Europe aura ses amphictyons ; le globe aura
ses amphictyons . La France porte cet avenir sublime
dans ses flancs . C'est là la gestation du dix- neuvième
siècle. Ce qu'avait ébauché la Grèce est digne d'être
achevé par la France . Écoute-moi , toi Feuilly, vaillant
ouvrier, homme du peuple, homme des peuples. Je te
vénère. Oui, tu vois nettement les temps futurs, oui, tu
as raison. Tu n'avais ni père ni mère, Feuilly ; tu as
adopté pour mère l'humanité et pour père le droit. Tu
vas mourir ici , c'est-à-dire triompher. Citoyens , quoi
qu'il arrive aujourd'hui, par notre défaite aussi bien
que par notre victoire, c'est une révolution que nous al-
lons faire. De même que les incendies éclairent toute la
ville, les révolutions éclairent tout le genre humain. Et
quelle révolution ferons-nous ? Je viens de le dire, la
révolution du Vrai. Au point de vue politique , il n'y a
qu'un seul principe : la souveraineté de l'homme sur
lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s'appelle
Liberté. Là où deux ou plusieurs de ces souverainetés
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 37

s'associent commence l'état. Mais dans cette associa-


tion il n'y a nulle abdication . Chaque souveraineté con-
cède une certaine quantité d'elle-même pour former le
droit commun. Cette quantité est la même pour tous.
Cette identité de concession que chacun fait à tous s'ap-
pelle Égalité . Le droit commun n'est pas autre chose
que la protection de tous rayonnant sur le droit de cha-
cun Cette protection de tous sur chacun s'appelle Fra-
ternité. Le point d'intersection de toutes ces souverai-
netés qui s'agrègent s'appelle société . Cette intersection
.
étant une jonction , ce point est un nœud . De là ce qu'on
appelle le lien social . Quelques-uns disent contrat social ;
ce qui est la même chose, le mot contrat étant étymo-
logiquement formé avec l'idée de lien. Entendons-nous
sur l'égalité ; car, si la liberté est le sommet, l'égalité
est la base. L'égalité, citoyens, ce n'est pas toute la
végétation à niveau , une société de grands brins d'herbe
et de petits chênes ; un voisinage de jalousies s'entre-
châtrant ; c'est, civilement, toutes les aptitudes ayant la
même ouverture ; politiquement tous les votes ayant le
même poids ; religieusement, toutes les consciences
ayant le même droit. L'égalité a un organe : l'instruc-
tion gratuite et obligatoire. Le droit à l'alphabet, c'est
par là qu'il faut commencer. L'école primaire imposée
à tous, l'école secondaire offerte à tous, c'est la loi . De
l'école identique sort la société égale. Oui , enseigne-
ment ! lumière ! Lumière ! tout vient de la lumière et
tout y retourne. Citoyens , le dix -neuvième siècle est
grand, mais le vingtième siècle sera heureux . Alors
plus rien de semblable à la vieille histoire, on n'aura
plus à craindre, comme aujourd'hui , une conquête, une
invasion, une usurpation , une rivalité de nations à
main armée, une interruption de civilisation dépen-
38 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN .

dant d'un mariage des rois, une naissance dans les


tyrannies héréditaires, un partage de peuples par con-
grès, un démembrement par écroulement de dynastie,
un combat de deux religions se rencontrant de front,
comme deux boucs de l'ombre, sur le pont de l'infini ;
on n'aura plus à craindre la famine, l'exploitation, la
prostitution par détresse, la misère par chômage, et
l'échafaud, et le glaive et les batailles, et tous les bri-
gandages du hasard dans la forêt des événements . On
pourrait presque dire : il n'y aura plus d'événements.
On sera heureux. Le genre humain accomplira sa loi
comme le globe terrestre accomplit la sienne ; l'harmo-
nie se rétablira entre l'âme et l'astre ; l'âme gravitera
autour de la vérité comme l'astre autour de la lumière.
Amis, l'heure où nous sommes et où je vous parle est
une heure sombre ; mais ce sont là les achats terribles
de l'avenir. Une révolution est un péage . Oh ! le genre
humain sera délivré , relevé et consolé ! Nous le lui
affirmons sur cette barricade. D'où poussera-t-on le cri
d'amour, si ce n'est du haut du sacrifice ? O mes frères,
c'est ici le lieu de jonction de ceux qui pensent et de
ceux qui souffrent ; cette barricade n'est faite ni de
pavés, ni de poutres, ni de ferrailles ; elle est faite de
deux monceaux , un monceau d'idées et un monceau de
douleurs. La misère y rencontre l'idéal . Le jour y em-
brasse la nuit et lui dit : Je vais mourir avec toi et tu
vas renaître avec moi . De l'étreinte de toutes les déso-
lations jaillit la foi . Les souffrances apportent ici leur
agonie, et les idées leur immortalité. Cette agonie et
cette immortalité vont se mêler et composer notre mort.
Frères, qui meurt ici meurt dans le rayonnement de l'a-
venir, et nous entrons dans une tombe toute pénétrée
d'aurore.
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 39

Enjolras s'interrompit plutôt qu'il ne se tut ; ses


lèvres remuaient silencieusement comme s'il continuait
de se parler à lui-même, ce qui fit qu'attentifs, et pour tâ-
cher de l'entendre encore, ils le regardèrent. Il n'y eut
pas d'applaudissements ; mais on chuchota longtemps.
La parole étant souffle, les frémissements d'intelligence
ressemblent à des frémissements de feuilles .
VI

MARIUS HAGARD , JAVERT LACONIQUE

ISONS ce qui se passait dans la pensée de Marius .


D¹ Qu'on se souvienne de sa situation d'âme. Nous
venons de le rappeler, tout n'était pour lui que vision .
Son appréciation était trouble. Marius, insistons-y, était
sous l'ombre des grandes ailes ténébreuses ouvertes sur
les agonisants. Il se sentait entré dans le tombeau,
il lui semblait qu'il était déjà de l'autre côté de la mu-
raille, et il ne voyait plus les faces des vivants qu'avec
les yeux d'un mort .
Comment M. Fauchelevent était-il là ? Pourquoi y
était-il ? Qu'y venait-il faire ? Marius ne s'adressa point
toutes ces questions. D'ailleurs, notre désespoir ayant
cela de particulier qu'il enveloppe autrui comme nous-
même, il lui semblait logique que tout le monde vînt
mourir.
Seulement il songea à Cosette avec un serrement de
cœur.
Du reste, M. Fauchelevent ne lui parla pas, ne le re-
garda pas, et n'eut pas même l'air d'entendre lorsque
Marius éleva la voix pour dire : Je le connais .
Quant à Marius, cette attitude de M. Fauchelevent le
soulageait, et si l'on pouvait employer un tel mot pour
de telles impressions, nous dirions, lui plaisait. Il s'é-
tait toujours senti une impossibilité absolue d'adres-
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 4I

ser la parole à cet homme énigmatique qui étaità la fois


pour lui équivoque et imposant. Il y avait en outre
très longtemps qu'il ne l'avait vu ; ce qui , pour la
nature timide et réservée de Marius, augmentait en-
core l'impossibilité.
Les cinq hommes désignés sortirent de la barricade
par la ruelle Mondétour ; ils ressemblaient parfaitement
à des gardes nationaux . Un d'eux s'en alla en pleurant.
Avant de partir, ils embrassèrent ceux qui restaient.
Quand les cinq hommes renvoyés à la vie furent
partis, Enjolras pensa au condamné à mort .
Il entra dans la salle basse . Javert, lié au pilier,
songeait.
--
Te faut-il quelque chose ? lui demanda Enjolras.
Javert répondit :
Quand ine tuerez-vous ?
― Attends. Nous avons besoin de toutes les cartou-
ches en ce moment.
-
- Alors, donnez- moi à boire , dit Javert.
Enjolras lui présenta lui-même un verre d'eau , et,
comme Javert était garrotté, il l'aida à boire.
- Est-ce là tout ? reprit Enjolras.
-Je suis mal à ce poteau , répondit Javert. Vous
n'êtes pas tendres de m'avoir laissé passer la nuit là.
Liez-moi comme il vous plaira, mais vous pouvez bien
mne coucher sur une table, comme l'autre.
Et d'un mouvement de tête il désignait le cadavre de
M. Mabeuf.
Il y avait, on s'en souvient, au fond de la salle une
grande et longue table sur laquelle on avait fondu des
balles et fait des cartouches . Toutes les cartouches
étant faites, et toute la poudre étant employée, cette
table était libre.
42 LES MISÉRABLES . --JEAN VALJEAN .

Sur l'ordre d'Enjolras, quatre insurgés délièrent Ja-


vert du poteau. Tandis qu'on le déliait, un cinquième
lui tenait une bayonnette appuyée sur la poitrine.
On lui laissa les mains attachées derrière le dos, on
lui mit aux pieds une corde à fouet mince et solide qui
lui permettait de faire des pas de quinze pouces comme
à ceux qui vont monter à l'échafaud , et on le fit mar-
cher jusqu'à la table au fond de la salle où on l'étendit
étroitement lié par le milieu du corps .
Pour plus de sûreté , au moyen d'une corde fixée au
cou, on ajouta au système de ligatures qui lui rendait
toute évasion impossible cette espèce de lien, appelé
dans les prisons martingale, qui part de la nuque, se
bifurque sur l'estomac, et vient rejoindre les mains après
avoir passé entre les jambes.
Pendant qu'on garrottait Javert, un homme, sur le
seuil de la porte , le considérait avec une attention sin-
gulière. L'ombre que faisait cet homme fit tourner la
tête à Javert. Il leva les yeux et reconnut Jean Valjean .
Il ne tressaillit même pas, abaissa fièrement la pau-
pière, et se borna à dire : C'est tout simple.
VII

LA SITUATION S'AGGRAVE

E jour croissait rapidement . Mais pas une fenêtre


L' ne s'ouvrait, pas une porte ne s'entre-bâillait ;
c'était l'aurore, non le réveil . L'extrémité de la rue de
la Chanvrerie opposée à la barricade avait été évacuée
par les troupes, comme nous l'avons dit ; elle semblait
libre et s'ouvrait aux passants avec une tranquillité si-
nistre. La rue Saint- Denis était muette comme l'avenue
des Sphinx à Thèbes . Pas un être vivant dans les car-
refours que blanchissait un reflet de soleil . Rien n'est
lugubre comme cette clarté des rues désertes .
On ne voyait rien, mais on entendait. Il se faisait à
une certaine distance un mouvement mystérieux . Il
était évident que l'instant critique arrivait . Comme la
veille au soir les vedettes se replièrent ; mais cette fois
toutes .
La barricade était plus forte que lors de la première
attaque. Depuis le départ des cinq, on l'avait exhaus-
sée encore .
Sur l'avis de la vedette qui avait observé la région
des halles, Enjolras, de peur d'une surprise par derriè-
re, prit une résolution grave. Il fit barricader le petit
boyau de la ruelle Mondétour resté libre jusqu'alors .
On dépava pour cela quelques longueurs de maisons de
plus. De cette façon , la barricade, murée sur trois rues ,
44 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

en avant sur la rue de la Chanvrerie, à gauche sur la


rue du Cygne et la Petite Truanderie, à droite sur la
rue Mondétour, était vraiment presque inexpugnable ;
il est vrai qu'on y était fatalement enfermé. Elle avait
trois fronts , mais n'avait plus d'issue. Forteresse ,
mais souricière, dit Courfeyrac en riant.
Enjolras fit entasser près de la porte du cabaret une
trentaine de pavés , “ arrachés de trop , " disait Bossuet.
Le silence était maintenant si profond du côté d'où
l'attaque devait venir qu'Enjolras fit reprendre à cha-
cun le poste de combat.
On distribua à tous une ration d'eau- de vie .
Rien n'est plus curieux qu'une barricade qui se pré-
pare à un assaut. Chacun choisit sa place comme au
spectacle. On s'accote, on s'accoude, on s'épaule . Il y
en a qui se font des stalles avec des pavés. Voilà un
coin de mur qui gêne , on s'en éloigne ; voici un redan
qui peut protéger, on s'y abrite. Les gauchers sont pré-
cieux ; ils prennent les places incommodes aux autres.
Beaucoup s'arrangent pour combattre assis . On veut
être à l'aise pour tuer et confortablement pour mourir.
Dans la funeste guerre de juin 1848, un insurgé qui
avait un tir redoutable et qui se battait du haut d'une
terrasse sur un toit, s'y était fait apporter un fauteuil
Voltaire ; un coup de mitraille vint l'y trouver.
Sitôt que le chef a commandé le branle bas de com-
bat, tous les mouvements désordonnés cessent ; plus de
tiraillements de l'un à l'autre ; plus de coteries, plus
d'aparté, plus de bande à part ; tout ce qui est dans les
esprits converge et se change en attente de l'assaillant.
Une barricade avant le danger, chaos ; dans le danger,
discipline. Le péril fait l'ordre.
Dès qu'Enjolras eut pris sa carabine à deux coups et
LA GUERRE ENTRE QUATRE MÜRS . 45

se fut placé à une espèce de créneau qu'il s'était réser-


vé, tous se turent. Un pétillement de petits bruits secs
retentit confusément le long de la muraille de pavés .
C'était les fusils qu'on armait.
Du reste, les attitudes étaient plus fières et plus con-
fiantes que jamais ; l'excès du sacrifice est un affermis-
sement ; ils n'avaient plus l'espérance, mais ils avaient
le désespoir, le désespoir, dernière arme qui donne la
victoire quelquefois ; Virgile l'a dit. Les ressources su-
prêmes sortent des résolutions extrêmes. S'embarquer
dans la mort, c'est parfois le moyen d'échapper au nau-
frage ; et le couvercle du cercueil devient une planche
de salut.
Comme la veille au soir, toutes les attentions étaient
tournées , et on pourrait presque dire appuyées, sur le
bout de la rue, maintenant éclairé et visible .
L'attente ne fut pas longue. Le remuement recom-
mença distinctement du côté de Saint-Leu, mais cela ne
ressemblait pas au mouvement de la première attaque.
Un clapotement de chaînes, le cahotement inquiétant
d'une masse, un cliquetis d'airain sautant sur le pavé ,
une sorte de fracas solennel , annoncèrent qu'une fer-
raille sinistre s'approchait Il y eut un tressaillement
dans les entrailles de ces vieilles rues paisibles , percées
et bâties pour la circulation féconde des intérêts et des
idées, et qui ne sont pas faites pour le roulement mons-
trueux des roues de la guerre.
La fixité des prunelles de tous les combattants sur
l'extrémité de la rue devint farouche.
Une pièce de canon apparut :
Les artilleurs poussaient la pièce ; elle était dans son
encastrement de tir ; l'avant- train avait été détaché ;
deux soutenaient l'affût, quatre étaient aux roues ;
ES
RABL EAN
46 LES MISÉ . - JEAN VALJ .

á'autres suivaient avec le caisson . On voyait fumer la


mèche allumée .
-Feu cria Enjolras.
Toute la barricade fit feu , la détonation fut effroyable
une avalanche de fumée couvrit et effaça la pièce et les
hommes ; après quelques secondes le nuage se dissipa ,
et le canon et les hommes reparurent ; les servants de la
pièce achevaient de la rouler en face de la barricade len-
tement, correctement, et sans se hâter. Pas un n'était
atteint. Puis le chef de la pièce, pesant sur la culasse
pour élever le tir, se mit à pointer le canon avec la gra-
vité d'un astronome qui braque une lunette .
- Bravo les canonniers ! cria Bossuet.
Et toute la barricade, battit des mains.
Un moment après, carrément posée au beau milieu de
la rue à cheval sur le ruisseau, la pièce était en batterie.
Une gueule formidable était ouverte sur la barricade.
- Allons, gai ! fit Courfeyrac. Voilà le brutal . Après
la chiquenaude, le coup de poing. L'armée étend vers
nous sa grosse patte. La barricade va être sérieusement
secouée. La fusillade tâte , le canon prend .
– C'est une pièce de huit, nouveau modèle, en bronze
ajouta Combeferre. Ces pièces-là, pour peu qu'on dé-
passe la proportion de dix parties d'étain sur cent de
cuivre, sont sujettes à éclater. L'excès d'étain les fait
trop tendres. Il arrive alors qu'elles ont des caves et des
chambres dans la lumière . Pour obvier à ce danger et
pouvoir forcer la charge, il faudrait peut être en revenir
au procédé du quatorzième siècle, le cerclage , et éme-
naucher extérieurement la pièce d'une suite d'anneaux
d'acier sans soudure , depuis la culasse jusqu'au touril-
lon . En attendant on remédie comme on peut au dé-
faut ; on parvient à reconnaître où sont les trous et les
LA GUERRE ENTRE QUATRE murs . 47

caves dans la lumière d'un canon au moyen du chat.


Mais il y a un meilleur moyen, c'est l'étoile mobile de
Gribeauval.
- Au seizième siècle, observa Bossuet, on rayait les
canons.
-Oui, répondit Combeferre, cela augmente la puis-
sance balistique, mais diminue la justesse de tir. Dans
le tir à courte distance, la trajectoire n'a pas toute la
roideur désirable, la parabole s'exagère, le chemin du
projectile n'est plus assez rectiligne pour qu'il puisse
frapper les objets intermédiaires, nécessité de combat
pourtant, dont l'impotance croît avec la proximité de
l'ennemi et la précipitation du tir. Ce défaut de tension
de la courbe du projectile dans les canons rayés du
seizième siècle tenait de la faiblesse de la charge ; lcs
faibles charges, pour cette espèce d'engins, sont im-
posées par des nécessités de balistique , telles , par
exemple, que la conservation des affûts. En somme, le
canon, ce despote, ne peut pas tout ce qu'il veut ; la
force est une grosse faiblesse. Un boulet de canon ne
fait que six cents lieues par heure ; la lumière fait
soixante-dix mille lieues par seconde . Telle est la supé-
riorité de Jésus- Christ sur Napoléon.
- Rechargez les armes, dit Enjolras.
De quelle façon le revêtement de la barricade allait-il
se comporter sous le boulet ? Le coup ferait il brèche ?
Là était la question . Pendant que les insurgés rechar-
geaient les fusils, les artilleurs chargeaient le canon.
L'anxiété était profonde dans la redoute.
Le coup partit, la détonation éclata.
Présent ! cria une voix joyeuse .
Et en même temps que le boulet sur la barricade,
Gavroche s'abattit dedans.
LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN. 48

Il arrivait du côté de la rue du Cygne, et il avait


lestement enjambé la barricade accessoire qui faisait
front au dédale de la Petite- Truanderie.
Gavroche fit plus d'effet dans la barricade que le
boulet.
Le boulet s'était perdu dans le fouillis des décombres.
Il avait tout au plus brisé une roue de l'omnibus et
achevé la vieille charrette Anceau . Ce que voyant, la
barricade se mit à rire .
-- Continuez, cria Bossuet aux artilleurs.
VIII

LES ARTILLEURS SE FONT PRENDRE AU SÉRIEUX

N entoura Gavroche.
ON Mais il n'eut pas le temps de rien raconter. Ma-
rius, frissonnant , le prit à part.
― Qu'est-ce que tu viens faire ici ?
--- Tiens ! dit l'enfant. Et vous ?

Et il regarda fixement Marius avec son effronterie


épique. Ses deux yeux s'agrandissaient de la clarté
fière qui était dedans.
Ce fut avec l'accent sévère que Marius continua :
Qui est-ce qui te disait de revenir ? As- tu au moins
remis ma lettre à son adresse ?
Gavroche n'était point sans quelque remords à l'en-
droit de cette lettre. Dans sa hâte de revenir à la barri-
cade, il s'en était défait plutôt qu'il ne l'avait remise.
Il était forcé de s'avouer à lui -même qu'il l'avait confiée
un peu légèrement à cet inconnu dont il n'avait même
pu distinguer le visage. Il est vrai que cet homme était
nu-tête, mais cela ne suffisait pas. En somme, il se fai-
sait à ce sujet de petites remontrances intérieures et il
craignait les reproches de marius . Il prit, pour se tirer
d'affaires , le procédé le plus simple ; il mentit abomina-
blement .
- Citoyen, j'ai remis la lettre au portier. La dame
dormait. Elle aura la lettre en se réveillant.
50 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

Marius, en envoyant cette lettre, avait deux buts ;


dire adieu à Cosette et sauver Gavroche. Il dut se con-
tenter de la moitié de ce qu'il voulait.
L'envoi de sa lettre, et la présence de M. Fauchele-
vent dans la barricade, ce rapprochement s'offrit à son
esprit. Il montra à Gavroche M. Fauchelevent.
Connais- tu cet homme ?
Non, dit Gavroche.
Gavroche, en effet, nous venons de le rappeler, n'a-
vait vu Jean Valjean que la nuit.
Les conjectures troubles et maladives qui s'étaient
ébauchées dans l'esprit de Marius se dissipèrent. Con-
naissait-il les opinions de M. Fauchelevent ? M. Fau-
chelevent était républicain peut être . De là sa présence
toute simple dans ce combat.
Cependant Gavroche était déjà à l'autre bout de la
barricade criant : Mon fusil !
Courfeyrac le lui fit rendre.
Gavroche prévint " les camarades " , comme il les ap-
pelait, que la barricade était bloquée. Il avait eu grand'-
peine à arriver . Un bataillon de ligne, dont les fais-
ceaux étaient dans la Petite- Truanderie, observait le
côté de la rue du Cygne ; du côté opposé, la garde mu-
nicipale occupait la rue des Prêcheurs. En face, on
avait le gros de l'armée.
Ce renseignement donné, Gavroche ajouta :
- Je vous autorise à leur flanquer une pile indigne.
Cependant Enjolras à son créneau , l'oreille tendue,
épiait.
Les assaillants, peu contents sans doute du coup à
boulet ne l'avaient pas répété .
Une compagnie d'infanterie de ligne était venue oc-
cuper l'extrémité de la rue, en arrière de la pièce . Les
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 51

soldats dépavaient la chaussée et y construisaient avec


les pavés une petite muraille basse, une façon d'épaule-
ment qui n'avait guère plus de dix- huit pouces de hau-
teur et qui faisait front à la barricade. A l'angle de gau-
che de cet épaulement, on voyait la tête de colonne d'un
bataillon de la banlieue, massé rue Saint-Denis.
Enjolras, au guet, crut distinguer le bruit particulier
qui se fait quand on retire des caissons les boîtes à mi-
traille, et il vit le chef de pièce changer le pointage et
incliner légèrement la bouche du canon à gauche. Puis
les canonniers se mirent à charger la pièce. Le chef de
pièce saisit lui-même le boute-feu et l'approcha de la
lumière.
- Baissez la tête, ralliez le mur ! cria Enjolras, et
tous à genoux le long de la barricade !
Les insurgés, épars devant le cabaret et qui avaient
quitté leur poste de combat à l'arrivée de Gavroche, se
ruèrent pêle-mêle vers la barricade ; mais avant que
l'ordre d'Enjolras fût exécuté , la décharge se fit avec
le râle effrayant d'un coup de mitraille. C'en était un
en effet.
La charge avait été dirigée sur la coupure de la re-
doute, y avait ricoché sur le mur, et ce ricochet épou-
vantable avait fait deux morts et trois blessés .
Si cela continuait, la barricade n'était plus tenable.
La mitraille entrait.
Il y eut une rumeur de consternation .
Empêchons toujours le second coup, dit Enjolras.
Et, abaissant sa carabine, il ajusta le chef de pièce
qui, en ce moment, penché sur la culasse du canon,
rectifiait et fixait définitivement le pointage.
Ce chef de pièce était un beau sergent de canonniers ,
tout jeune, blond, à la figure très douce, avec l'air in-
52 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

telligent propre à cette arme prédestinée et redoutable


qui, à force de se perfectionner dans l'horreur, doit finir
par tuer la guerre .
Combeferre, debout près d'Enjolras, considérait ce
jeune homme.
- Quel dommage ! dit Combeferre. La hideuse chose

que ces boucheries ! Allons, quand il n'y aura plus de


rois , il n'y aura plus de guerre. Enjolras, tu vises ce
sergent, tu ne le regardes pas . Figure- toi que c'est un
charmant jeune homme ; il est intrépide ; on voit qu'il
pense ; c'est très instruit, ces jeunes gens de l'artillerie ;
il a un père, une mère, une famille ; il aime probable-
ment ; il a tout au plus vingt-cinq ans ; il pourrait être
ton frère .
- Il l'est, dit Enjolras.
- Oui, reprit Combeferre, et le mien aussi. Eh bien,
ne le tuons pas.
Laisse-moi. Il faut ce qu'il faut.
Et une larme coula lentement sur la joue de marbre
d'Enjolras .
En même temps il pressa la détente de sa carabine.
L'éclair jaillit . L'artilleur tourna deux fois sur lui-
même, les bras étendus devant lui et la tête levée com-
me pour aspirer l'air, puis se renversa le flanc sur la
pièce et y resta sans mouvement. On voyait son dos
du centre duquel sortait tout droit un flot de sang. La
balle lui avait traversé la poitrine de part en part. Il
était mort.
Il fallut l'emporter et le remplacer. C'étaient en effet
quelques minutes de gagnées .
IX

EMPLOI DE CE VIEUX TALENT DE BRACONNIER


ET DE CE COUP DE FUSIL INFAILLIBLE QUI A INFLUÉ
SUR LA CONDAMNATION DE 1796

ES avis se croisaient dans la barricade Le tir de


L la pièce allait recommencer. On n'en avait pas
pour un quart d'heure avec cette mitraille . Il était
absolument nécessaire d'amortir les coups.
Enjolras jeta ce commandement :
Il faut mettre là un matelas .
---
On n'en a pas, dit Combeferre , les blessés sont
dessus.
Jean Valjean, assis à l'écart sur une borne, à l'angle
du cabaret, son fusil entre les jambes, n'avait jusqu'à
cet instant pris part à rien de ce qui se passait . Il sem .
blait ne pas entendre les combattants dire autour de lui :
Voilà un fusil qui ne fait rien .
A l'ordre donné par Enjolras , il se leva.
On se souvient qu'à l'arrivée du rassemblement rue
de la Chanvrerie, une vieille femme, prévoyant ies
balles, avait mis son matelas devant sa fenêtre . Cette
fenêtre, fenêtre de grenier, était sur le toit d'une mai-
son à six étages située un peu en dehors de la barricade.
Le matelas, posé en travers , appuyé par le bas sur deux
perches à sécher le linge , était soutenu en haut par
deux cordes qui, de loin , semblaient deux ficelles et qui
54 LES MISÉRABLES . ― JEAN VALJEAN.

se rattachaient à des clous plantés dans les chambranles


de la mansarde . On voyait ces deux cordes distincte-
ment sur le ciel comme des cheveux .
- Quelqu'un peut il me prêter une carabine à deux
coups ? dit Jean Valjean.
Enjolras, qui venait de recharger la sienne , la lui
tendit.
Jean Valjean ajusta la mansarde et tira.
Une des deux cordes du matelas était coupée.
Le matelas ne pendait plus que par un fil.
Jean Valjean lâcha le second coup. La deuxième
corde fouetta la vitre de la mansarde . Le matelas
glissa entre les deux perches et tomba dans la rue.
La barricade applaudit.
Toutes les voix crièrent :
- Voilà un matelas .
-
Oui , dit Combeferre , mais qui l'ira chercher ?
Le matelas , en effet , était tombé en dehors de la bar-
ricade, entre les assiégés et les assiégeants. Or, la mort
du sergent de canonniers ayant exaspéré la troupe, les
soldats, depuis quelques instants, s'étaient couchés à
plat ventre derrière la ligne de pavés qu'ils avaient éle-
vée, et, pour suppléer au silence forcé de la pièce qui
se taisait en attendant que son service fût réorganisé,
ils avaient ouvert le feu contre la barricade. Les insur-
gés ne répondaient pas à cette mousqueterie, pour
épargner les munitions. La fusillade se brisait à la
barricade ; mais la rue, qu'elle remplissait de balles,
était terrible.
Jean Valjean sortit de la coupure , entra dans la rue ,
traversa l'orage de balles, alla au matelas , le ramassa,
le chargea sur son dos, et revint dans la barricade .
Lui même mit le matelas dans la coupure . Il l'y fixa
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 55

contre le mur de façon que les artilleurs ne le vissent


pas.
Cela fait, on attendit le coup de mitraille.
Il ne tarda pas.
Le canon vomit avec un rugissement son paquet de
chevrotines. Mais il n'y eut pas de ricochet. La mi-
traille avorta sur le matelas. L'effet prévu était obtenu.
La barricade était préservée .
- Citoyen, dit Enjolras à Jean Valjean, la républi-
que vous remercie .
Bossuet admirait et riait. Il s'écria :
C'est immoral qu'un matelas ait tant de puissance.
Triomphe de ce qui plie sur ce qui foudroie . Mais c'est
égal, gloire au matelas qui annule un canon !
X

AURORE

N ce moment-là, Cosette se réveillait .


ΕΝSa chambre était étroite, propre, discrète, avec
une longue croisée au levant sur l'arrière-cour de la
maison .
Cosette ne savait rien de ce qui se passait dans Paris.
Elle n'était point là la veille et elle était déjà rentrée
dans sa chambre quand Toussaint avait dit : Il paraît
qu'il y a du train.
Cosette avait dormi peu d'heures , mais bien. Elle
avait eu de doux rêves, ce qui tenait peut-être un peu
à ce que son petit lit était très blanc. Quelqu'un qui
était Marius lui était apparu dans la lumière . Elle se
réveilla avec du soleil dans les yeux , ce qui d'abord lui
fit l'effet de la continuation du songe.
Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. Co-
sette se sentit toute rassurée. Elle traversait, comme
Jean Valjean quelques heures auparavant, cette réaction
.
de l'âme qui ne veut absolument pas du malheur. Elle
se mit à espérer de toutes ses forces sans savoir pour-
quoi . Puis un serrement de cœur lui vint. - Voilà
trois jours qu'elle n'avait vu Marius. Mais elle se dit
qu'il devait avoir reçu sa lettre , qu'il savait où elle était,
et qu'il avait tant d'esprit, et qu'il trouverait moyen
d'arriver jusqu'à elle, - Et cela certainement aujour-
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 57

d'hui , et peut-être ce matin même. ― Il faisait grand


jour, mais le rayon de lumière était très horizontal, elle
pensa qu'il était de très bonne heure ; qu'il fallait se le-
ver pourtant ; pour recevoir Marius.
Elle sentait qu'elle ne pouvait vivre sans Marius , et
que par conséquent cela suffisait, et que Marius vien-
drait. Aucune objection n'était recevable. Tout cela
était certain . C'était déjà assez monstrueux d'avoir
souffert trois jours . Marius absent trois jours , c'était
horrible au bon Dieu. Maintenant, cette cruelle taqui-
nerie d'en haut était une épreuve traversée, Marius
allait arriver, et apporterait une bonne nouvelle.
Ainsi est faite la jeunesse ; elle essuie vite ses yeux ;
elle trouve la douleur inutile et ne l'accepte pas .
La jeunesse est le sourire de l'avenir devant un incon-
nu qui est lui-même. Il lui est naturel d'être heureuse.
Il semble que sa respiration soit faite d'espérance .
Du reste, Cosette ne pouvait parvenir à se rappeler
ce que Marius lui avait dit au sujet de cette absence qui
ne devait durer qu'un jour, et quelle explication il lui
en avait donnée. Tout le monde a remarqué avec quelle
adresse une monnaie qu'on laisse tomber à terre court
se cacher, et quel art elle a de se rendre introuvable. Il
y a des pensées qui nous jouent les mêmes tours ; elles
se blottissent dans un coin de notre cerveau ; c'est fini ;
elles sont perdues, impossible de remettre la mémoire
dessus. Cosette se dépitait quelque peu du petit effort
inutile que faisait son souvenir. Elle se disait que c'était
bien mal à elle et bien co upable d'avoir oublié des pa-
roles prononcées par Marius .
Elle sortit du lit et fit les deux ablutions de l'âme et
du corps, sa prière et sa toilette.
On peut à la rigueur introduire le lecteur dans une
58 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

chambre nuptiale, non dans une chambre virginale. Le


vers l'oserait à peine, la prose ne le doit pas .
C'est l'intérieur d'une fleur encore close, c'est une
blancheur dans l'ombre , c'est la cellule intime d'un lys
fermé qui ne doit pas être regardé par l'homme tant
qu'il n'a pas été regardé par le soleil. La femme en
bouton est sacrée . Ce lit innocent qui se découvre,
cette adorable demi-nudité qui a peur d'elle-même, ce
pied blanc qui se réfugie dans une pantoufle, cette gorge
qui se voile devant un miroir comme si ce miroir était
une prunelle, cette chemise qui se hâte de remonter et
de cacher l'épaule pour un meuble qui craque ou pour
une voiture qui passe, ces cordons noués, ces agrafes
accrochées, ces lacets tirés, ces tressaillements , ces fris-
sons de froid et de pudeur, cet effarouchement exquis
de tous les mouvements, cette inquiétude presque ailée
là où rien n'est à craindre, les phases successives du
vêtement aussi charmantes que les nuages de l'aurore,
il ne sied point que tout cela soit raconté, et c'est déjà
trop de l'indiquer.
L'œil de l'homme doit être plus religieux encore de-
vant le lever d'une jeune fille que devant le lever d'une
étoile . La possibilité d'atteindre doit tourner en augmen-
tation de respect. Le duvet de la pêche , la cendie de la
prune, le cristal radié de la neige, l'aile du papillon pou
drée de plumes, sont des choses grossières auprès de
cette chasteté qui ne sait pas même qu'elle est chaste.
La jeune fille n'est qu'une lueur de rêve et n'est pas
encore une statue . Son alcôve est cachée dans la partie
sombre de l'idéal . L'indiscret toucher du regard brutali-
se cette vague pénombre. Ici , contempler c'est profaner.
Nous ne montrerons donc rien de tout ce suave petit
remue-ménage du réveil de Cosette.
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 59

Un conte d'Orient dit que la rose avait été faite par


Dieu blanche, mais qu'Adam l'ayant regardée au mo-
ment où elle s'entr'ouvrait, elle eut honte et devint
rose. Nous sommes de ceux qui se sentent interdits
devant les jeunes filles et les fleurs, les trouvant véné-
rables.
Cosette s'habilla bien vite , se peigna, se coiffa, ce
qui était fort simple en ce temps-là où les femmes n'en-
flaient pas leurs boucles et leurs bandeaux avec des
coussinets et des tonnelets et ne mettaient point de cri-
nolines dans leurs cheveux. Puis elle ouvrit sa fenêtre
et promena ses yeux partout autour d'elle, espérant
découvrir quelque peu de la rue, un angle de maison,
un coin de pavés, et pouvoir guetter là Marius . Mais
on ne voyait rien du dehors. L'arrière-ccur était enve-
loppée de murs assez hauts, et n'avait pour échappée
que quelques jardins. Cosette déclara ces jardins hideux ;
pour la première fois de sa vie elle trouva des fleurs
laides. Le moindre bout de ruisseau du carrefour eût
été bien mieux son affaire . Elle prit le parti de regar-
der le ciel, comme si elle pensait que Marius pouvait
venir aussi de là.
Subitement elle fondit en larmes. Non que ce fût
mobilité d'âme ; mais des espérances coupées d'acca-
blement, c'était sa situation . Elle sentit confusément
on ne sait quoi d'horrible. Les choses passent dans l'air
en effet. Elle se dit qu'elle n'était sûre de rien, que se
perdre de vue, c'était se perdre ; et l'idée que Marius
pourrait bien lui revenir du ciel lui apparut, non plus
charmante, mais lugubre.
Puis, tels sont ces nuages, le calme lui revint, et l'es-
poir, et une sorte de sourire inconscient, mais confiant
en Dieu.
60 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Tout le monde était encore couché dans la maison.


Un silence provincial régnait . Aucun volet n'était
poussé. La loge du portier était fermée. Toussaint
n'était pas levée, et Cosette pensa naturellement que
son père dormait . Il fallait qu'elle eût bien souffert, et
qu'elle souffrît bien encore, car elle se disait que son
père avait été méchant ; mais elle comptait sur Marius.
L'éclipse d'une telle lumière était décidément impossi-
ble. Par instants, elle entendait à une certaine distance
des espèces de secousses sourdes, et elle disait : C'est
singulier qu'on ouvre et qu'on ferme les portes cochères
de si bonne heure. C'étaient les coups de canon qui
battaient la barricade .
Il y avait, à quelques pieds au-dessous de la croisée
de Cosette, dans la vieille corniche toute noire du mur,
un nid de martinets ; l'encorbellement de ce nid faisait
un peu saillie au delà de la corniche, si bien que d'en
haut on pouvait voir le dedans de ce petit paradis . La
mère y était, ouvrant ses ailes en éventail sur sa
couvée ; le père voletait, s'en allait, puis revenait, rap-
portant dans son bec de la nourriture et des baisers. Le
jour levant dorait cette chose heureuse, la grande loi
" Multipliez " était là souriante et auguste, et ce doux
mystère s'épanouissait dans la gloire du matin . Cosette,
les cheveux dans le soleil, l'âme dans les chimères ,
éclairée par l'amour au dedans et par l'aurore au
dehors, se pencha comme machinalement, et, sans pres-
que oser s'avouer qu'elle pensait en même temps à
Marius, se mit à regarder ces oiseaux, cette famille,
ce mâle et cette femelle, cette mère et ses petits, avec
le profond trouble qu'un nid donne à une vierge.
ΧΙ

LE COUP DE FUSIL QUI NE MANQUE RIEN ET QUI


NE TUE PERSONNE .

E feu des assaillants continuait. La mousqueterie


L et la mitraille alternaient , sans grand ravage à
la vérité . Le haut de la façade de Corinthe souffrait
seul ; la croisée du premier étage et les mansardes du
toit, criblées de chevrotines et de biscaïens, se défor-
maient lentement . Les combattants qui s'y étaient
postés avaient dû s'effacer. Du reste , ceci est une tac-
tique de l'attaque des barricades ; tirailler longtemps ,
afin d'épuiser les munitions des insurgés, s'ils font la
faute de répliquer. Quand on s'aperçoit, au ralentisse-
ment de leur feu, qu'ils n'ont plus ni balles ni poudre,
on donne l'assaut. Enjolras n'était pas tombé dans ce
piège ; la barricade ne ripostait point.
A chaque feu de peloton, Gavroche se gonflait la
joue avec la langue, signe de haut dédain .
C'est bon, disait- il , déchirez la toile. Nous avons
besoin de charpie.
Courfeyrac interpellait la mitraille sur son peu d'effet
et disait au canon :
Tu deviens diffus, mon bonhomme.
Dans la bataille on s'intrigue comme au bal . Il est
probable que ce silence de la redoute commençait à in-
quiéter les assiégeants et à leur faire craindre quelque
62 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

incident inattendu , et qu'ils sentirent le besoin de voir


clair à travers ce tas de pavés et de savoir ce qui se pas-
sait derrière cette muraille impassible qui recevait les
coups sans y répondre. Les insurgés aperçurent subite-
ment un casque qui brillait au soleil sur un toit voisin.
Un pompier était adossé à une haute cheminée et sem-
blait là en sentinelle. Son regard plongeait à pic dans
la barricade.
Voilà un surveillant gênant, dit Enjolras.
Jean Valjean avait rendu la carabine d'Enjolras,
mais il avait son fusil.
Sans dire un mot , il ajusta le pompier, et, une secon-
de après , le casque, frappé d'une balle, tombait bruyam-
ment dans la rue. Le soldat effaré se hâta de disparaître.
Un deuxième observateur prit sa place. Celui - ci était
un officier. Jean Valjean, qui avait rechargé son fusil ,
ajusta le nouveau venu , et envoya le casque de l'offi-
cier rejoindre le casque du soldat . L'officier n'insista
pas, et se retira très vite . Cette fois l'avis fut compris.
Personne ne reparut sur le toit ; et l'on renonça à
espionner la barricade .
Pourquoi n'avez-vous pas tué l'homme ? demanda
Bossuet à Jean Valjean.
Jean Valjean ne répondit pas.
XII

LE DÉSORDRE PARTISAN DE L'ORDRE

OSSUET murmura à l'oreille de Combeferre :


B - Il n'a pas répondu à ma question.
-
C'est un homme qui fait de la bonté à coups de fu-
sil , dit Combeferre .
Ceux qui ont gardé quelque souvenir de cette époque
déjà lointaine savent que la garde nationale de la ban-
lieue était vaillante contre les insurrections. Elle fut
particulièrement acharnée et intrépide aux journées de
juin 1832. Tel bon cabaretier de Pantin , des Vertus ou
de la Cunette, dont l'émeute faisait chômer " l'établis-
sement " devenait léonin en voyant sa salle de danse
déserte, et se faisait tuer pour sauver l'ordre repré-
senté par la guinguette . Dans ce temps à la fois
bourgeois et héroïque, en présence des idées qui
avaient leurs chevaliers , les intérêts avaient leurs
paladins. Le prosaïsme du mobile n'ôtait rien à la
bravoure du mouvement. La décroissance d'une pile
d'écus faisait chanter à des banquiers la Marseillaise.
On versait lyriquement son sang pour le comptoir ; et
l'on défendait avec un enthousiasme lacédémonien la
boutique, cet immense diminutif de la patrie.
Au fond, disons-le, il n'y avait rien dans tout cela
que de très sérieux. C'étaient les éléments sociaux qui
64 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

entraient en lutte, en attendant le jour où ils entreront


en équilibre.
Un autre signe de ce temps, c'était l'anarchie mêlée
au gouvernementalisme (nom barbare du parti correct) .
On était pour l'ordre avec indiscipline. Le tambour
battait inopinément, sur le commandement de tel colo-
nel de la garde nationale, des rappels de caprice ; tel
capitaine allait au feu par inspiration ; tel garde natio-
nal se battait " d'idée " , et pour son propre compte.
་་
Dans les minutes de crise, dans les journées ", on
prenait conseil moins de ses chefs que de ses instincts.
Il y avait dans l'armée de l'ordre de véritables guérille-
ros, les uns d'épée comme Fannicot, les autres de plu-
me comme Henri Fonfrède.
La civilisation, malheureusement représentée à cette
époque plutôt par une agrégation d'intérêts que par un
groupe de principes, était ou se croyait en péril ; elle
poussait le cri d'alarme ; chacun, se faisant centre, la
défendait, la secourait et la protégeait, à sa tête ; et le
premier venu prenait sur lui de sauver la société .
Le zèle parfois allait jusqu'à l'extermination . Tel
peloton de gardes nationaux se constituait de son auto-
rité conseil de guerre, et jugeait et exécutait en cinq
minutes un insurgé prisonnier. C'est une improvisation
de cette sorte qui avait tué Jean Prouvaire . Féroce loi
de lynch, qu'aucun parti n'a le droit de reprocher aux
autres, car elle est appliquée par la république en Amé-
rique comme par la monarchie en Europe. Cette loi de
lynch se compliquait de méprises. Un jour d'émeute ,
un jeune poète, nommé Paul- Aimé Garnier, fut pour-
suivi place Royale , la bayonnette aux reins , et n'échappa
qu'en se réfugiant sous la porte cochère du numéro 6 .
On criait " En voilà encore un de ces Saint- Simoniens !
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 65

et l'on voulait le tuer. Or, il avait sous le bras un


volume des mémoires du duc de Saint- Simon. Un garde
national avait lu sur ce livre le mot : Saint- Simon, et
avait crié : A mort !
Le 6 juin 1832, une compagnie de gardes nationaux
de la banlieue, commandée par le capitaine Fannicot ,
nommé plus haut, se fit, par fantaisie et bon plaisir,
décimer rue de la Chanvrerie . Le fait, si singulier qu'il
soit, a été constaté par l'instruction judiciaire ouverte
à la suite de l'insurrection de 1832. Le capitaine Fanni-
cot, bourgeois impatient et hardi , espèce de condottiere
de l'ordre de ceux que nous venons de caractériser,
gouvernementaliste fanatique et insoumis, ne put résis-
ter à l'attrait de faire feu avant l'heure et à l'ambition
de prendre la barricade à lui tout seul, c'est-à-dire avec
sa compagnie. Exaspéré par l'apparition successive du
drapeau rouge et du vieil habit qu'il prit pour le dra-
peau noir, il blâmait tout haut les généraux et les chefs
de corps, lesquels tenaient conseil , ne jugeaient pas
que le moment de l'assaut décisif fût venu , et laissaient,
suivant une expression célèbre de l'un d'eux , " l'insur-
rection cuire dans son jus " . Quant à lui , il trouvait la
barricade mûre, et, comme ce qui est mûr doit tomber,
il essaya .
Il commandait à des hommes résolus comme lui, " à
des enragés ", a dit un témoin. Sa compagnie, celle-là
même qui avait fusillé le poète Jean Prouvaire, était la
première du bataillon posté à l'angle de la rue. Au
moment où l'on s'y attendait le moins , le capitaine
lança ses hommes contre la barricade. Ce mouvement,
exécuté avec plus de bonne volonté que de stratégie,
coûta cher à la compagnie Fannicot. Avant qu'elle fût
arrivée aux deux tiers de la rue, une décharge géné-
66 LES MISÉRABLES . - · JEAN VALJEAN .

rale de la barricade l'accueillit. Quatre, les plus auda-


cieux, qui couraient en tête, furent foudroyés à bout
portant au pied même de la redoute, et cette coura-
geuse cohue de gardes nationaux, gens très braves,
mais qui n'avaient point la ténacité militaire, dut se
replier, après quelque hésitation , en laissant quinze
cadavres sur le pavé . L'instant d'hésitation donna aux
insurgés le temps de recharger leurs armes, et une
seconde décharge très meurtrière atteignit la compa-
gnie avant qu'elle eût pu regagner l'angle de la rue,
Son abri. Un moment, elle fut prise entre deux mi-
trailles, et elle reçut la volée de la pièce en batterie
qui , n'ayant pas d'ordre, n'avait pas discontinué son
feu. L'intrépide et imprudent Fannicot fut un des
morts de cette mitraille. Il fut tué par le canon , c'est- à-
dire par l'ordre.
Cette attaque, plus furieuse que sérieuse, irrita En-
jolras. Les imbéciles ! dit-il. Ils font tuer leurs
hommes et ils nous usent nos munitions pour rien.
Enjolras parlait comme un vrai général d'émeute
qu'il était. L'insurrection et la répression ne luttent
point à armes égales. L'insurrection , promptement
épuisable, n'a qu'un nombre de coups à tirer et qu'un
nombre de combattants à dépenser. Une giberne vidée,
un homme tué, ne se remplacent pas . La répression,
ayant l'armée , ne compte pas les hommes , et, ayant
Vincennes, ne compte pas les coups. La répression a
autant de régiments que la barricade a d'hommes, et
autant d'arsenaux que la barricade a de cartouchières .
Aussi sont-ce là des luttes d'un contre cent, qui finissent
toujours par l'écrasement des barricades ; à moins que
la révolution , surgissant brusquement, ne vienne jeter
dans la balance son flamboyant glaive d'archange.
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 67

Cela arrive. Alors tout se lève, les pavés entrent en


bouillonnement, les redoutes populaires pullulent, Paris
tressaille souverainement, le quid divinum se dégage,
un 10 août est dans l'air, un 29 juillet est dans l'air,
une prodigieuse lumière apparaît, la gueule béante de
la force recule, et l'armée, ce lion, voit devant elle, de-
bout et tranquille, ce prophète, la France .
XIII

LUEURS QUI PASSENT

ANS le chaos de sentiments et de passions qui


DA défendent une barricade, il y a de tout ; il y a de

la bravoure, de la jeunesse, du point d'honneur, de


l'enthousiasme , de l'idéal , de la conviction, de l'acharne-
ment de joueur, et surtout, des intermittences d'espoir.
Une de ces intermittences, un de ces vagues frémisse-
ments d'espérance traversa subitement, à l'instant le
plus inattendu, la barricade de la Chanvrerie.
- Écoutez, s'écria brusquement Enjolras, toujours
aux aguets, il me semble que Paris s'éveille.
Il est certain que, dans la matinée du 6 juin , l'insur-
rection eut, pendant une heure ou deux , une certaine
recrudescence. L'obstination du tocsin de Saint- Merry
ranima quelques velléités. Rue du Poirier, rue des
Gravilliers, des barricades s'ébauchèrent. Devant la
porte Saint-Martin , un jeune homme, armé d'une cara-
bine, attaqua seul un escadron de cavalerie. A décou-
vert, en plein boulevard, il mit un genou en terre,
épaula son arme, tira, tua le chef d'escadron , et se re-
tourna en disant : En voilà encore un qui ne nousfera
plus de mal. Il fut sabré . Rue Saint- Denis, une femme
tirait sur la garde municipale de derrière une jalousie
baissée . On voyait à chaque coup trembler les feuilles
de la jalousie. Un enfant de quatorze ans fut arrêté rue
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 69

de la Cossonnerie avec ses poches pleines de cartouches.


Plusieurs postes furent attaqués. A l'entrée de la rue
Bertin- Poirée, une fusillade très vive et tout à fait im-
prévue accueillit un régiment de cuirassiers, en tête
duquel marchait le général Cavaignac de Barague. Rue
Planche-Mibray, on jeta du haut des toits sur la troupe
de vieux tessons de vaisselle et des ustensiles de ména-
ge ; mauvais signe ; et quand on rendit compte de ce
fait au maréchal Soult, le vieux lieutenant de Napoléon
devint rêveur, se rappelant le mot de Suchet à Sara-
gosse : Nous sommes perdus quand les vieilles femmes
nous vident leur pot de chambre sur la tête.
Ces symptômes généraux qui se manifestaient au mo-
ment où l'on croyait l'émeute localisée, cette fièvre de
colère qui reprenait le dessus, ces flammèches qui vo-
laient çà et là au-dessus de ces masses profondes de
combustible qu'on nomme les faubourgs de Paris, tout
cet ensemble inquiéta les chefs militaires. On se hâta
d'éteindre ces commencements d'incendie.
On retarda, jusqu'à ce que ces pétillements fussent
étouffés , l'attaque des barricades Maubuée , de la Chan-
vrerie et de Saint-Merry, afin de n'avoir plus affaire qu'à
elles , et de pouvoir tout finir d'un coup. Des colonnes
furent lancées dans les rues en fermentation , balayant
les grandes , sondant les petites, à droite, à gauche ,
tantôt avec précaution et lentement, tantôt au pas de
charge. La troupe enfonçait les portes des maisons d'où
l'on avait tiré ; en même temps des manœuvres de cava-
lerie dispersaient les groupes des boulevards . Cette ré-
pression ne se fit pas sans rumeur et sans ce fracas tu-
multueux propre aux chocs d'armée et de peuple.
C'était là ce qu'Enjolras, dans les intervalles de la
canonnade et de la mousqueterie, saisissait. En outre,
70 LES MISÉRABLES . -- JEAN VALJEAN .

il avait vu au bout de la rue passer des blessés sur des


civières, et il disait à Courfeyrac : Ces blessés-là ne
viennent pas de chez nous .
L'espoir dura peu ; la lueur s'éclipsa vite. En moins
d'une demi-heure, ce qui était dans l'air s'évanouit, ce
fut comme un éclair sans foudre, et les insurgés senti-
rent retomber sur eux cette espèce de chape de plomb
que l'indifférence du peuple jette sur les obstinés aban-
donnés .
Le mouvement général qui semblait s'être vague-
ment dessiné avait avorté ; et l'attention du ministre
de la guerre et la stratégie des généraux pouvaient se
concentrer maintenant sur les trois ou quatre barricades
restées debout.
Le soleil montait sur l'horizon .
Un insurgé interpella Enjolras :
-
On a faim ici . Est-ce que vraiment nous allons
mourir comme ça sans manger?
Enjolras, toujours accoudé à son créneau , sans quit-
ter des yeux l'extrémité de la rue, fit un signe de tête
affirmatif.
XIV

OU ON LIRA LE NOM DE LA MAITRESSE D'ENJOLRAS

OURFEYRAC , assis sur un pavé à côté d'Enjolras,


continuait d'insulter le canon, et chaque fois
que passait, avec son bruit monstrueux, cette sombre
nuée de projectiles qu'on appelle la mitraille, il l'ac-
cueillait par une bouffée d'ironie.
- Tu t'époumones , mon pauvre vieux brutal , tu me
fais de la peine, tu perds ton vacarme. Ce n'est pas du
tonnerre, ça, c'est de la toux .
Et l'on riait autour de lui.
Courfeyrac et Bossuet, dont la vaillante belle hu-
meur croissait avec le péril, remplaçaient, comme ma-
dame Scarron, la nourriture par la plaisanterie, et, puis-
que le vin manquait, versaient à tous la gaîté.
J'admire Enjolras, disait Bossuet. Sa témérité
impassible m'émerveille. Il vit seul, ce qui le rend
peut-être un peu triste ; Enjolras se plaint de sa gran-
deur qui l'attache au veuvage . Nous autres, nous avons
tous plus ou moins des maîtresses qui nous rendent fous ,
c'est-à-dire braves. Quand on est amoureux comme un
tigre, c'est bien le moins qu'on se batte comme un lion .
C'est une façon de nous venger des traits que nous font
mesdames nos grisettes. Roland se fait tuer pour faire
bisquer Angélique ; tous nos héroïsmes viennent de nos
femmes. Un homme sans femme, c'est un pistolet sans
72 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

chien ; c'est la femme qui fait partir l'homme. Eh bien,


Enjolras n'a pas de femme. Il n'est pas amoureux, et il
trouve le moyen d'être intrépide . C'est une chose
inouïe qu'on puisse être froid comme la glace et hardi
comme le feu.
Enjolras ne paraissait pas écouter, mais quelqu'un
qui eût été près de lui l'eût entendu murmurer à demi-
voix : Patria.
Bossuet riait encore quand Courfeyrac s'écria :
Du nouveau.
Et, prenant une voix d'huissier qui annonce, il ajouta :
- Je m'appelle Pièce de Huit.
En effet, un nouveau personnage venait d'entrer en
scène. C'était une deuxième bouche à feu.
Les artilleurs firent rapidement la manœuvre de for-
ce, et mirent cette seconde pièce en batterie près de la
première.
Ceci ébauchait le dénoûment .
Quelques instants après, les deux pièces, vivement
servies, tiraient de front contre la redoute ; les feux de
peloton de la ligne et de la banlieue soutenaient l'artil-
lerie .
On entendait une autre canonnade à quelque distan-
ce. En même temps que deux pièces s'acharnaient sur
la redoute de la rue de la Chanvrerie, deux autres bou-
ches à feu, braquées , l'une rue Saint- Denis, l'autre rue
Aubry-le- Boucher, criblaient la barricade Saint- Merry.
Les quatre canons se faisaient lugubrement écho.
Les aboiements des sombres chiens de la guerre se
répondaient.
Des deux pièces qui battaient maintenant la barricade
de la rue de la Chanvrerie, l'une tirait à mitraille, l'au-
tre à boulet.
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 73

La pièce qui tirait à boulet était pointée un peu haut


et le tir était calculé de façon que le boulet frappait le
bord extrême de l'arête supérieure de la barricade ,
l'écrêtait, et émiettait les pavés sur les insurgés en
éclats de mitraille .
Ce procédé de tir avait pour but d'écarter les combat-
tants du sommet de la redoute , et de les contraindre à
se pelotonner dans l'intérieur, c'est- à-dire que cela
annonçait l'assaut.
Une fois les combattants chassés du haut de la barri-
cade par le boulet et des fenêtres du cabaret par la mi-
traille, les colonnes d'attaque pourraient s'aventurer
dans la rue sans être visées, peut-être même sans être
aperçues, escalader brusquement la redoute, comme la
veille au soir, et, qui sait ? la prendre par surprise.
Il faut absolument diminuer l'incommodité de ces
pièces, dit Enjolras, et il cria : feu sur les artilleurs !
Tous étaient prêts. La barricade, qui se taisait depuis
longtemps , fit feu éperdument ; sept ou huit décharges
se succédèrent avec une sorte de rage et de joie ; la rue
s'emplit d'une fumée aveuglante, et, au bout de quel-
ques minutes, à travers cette brume toute rayée de flam-
me, on put distinguer confusément les deux tiers des
artilleurs couchés sous les roues des canons . Ceux qui
étaient restés debout continuaient de servir les pièces
avec une tranquillité sévère, mais le feu était ralenti .
- Voilà qui va bien, dit Bossuet à Enjolras. Succès .
Enjolras hocha la tête et répondit :
- Encore un quart d'heure de ce succès, et il n'y
aura plus dix cartouches dans la barricade.
Il paraît que Gavroche entendit ce mot.
XV

GAVROCHE DEHORS

OURFEYRAC tout à coup aperçut quelqu'un au


@° bas de la barricade, dehors dans la rue, sous les
balles.
Gavroche avait pris un panier à bouteilles dans le
cabaret, était sorti par la coupure , et était paisiblement
occupé à vider dans son panier les gibernes pleines de
cartouches des gardes nationaux tués sur le talus de la
redoute .
Qu'est-ce que tu fais là ? dit Courfeyrac.
Gavroche leva le nez :
Citoyen, j'emplis mon panier.
- Tu ne vois donc pas la mitraille ?
Gavroche répondit :
-Eh bien, il pleut. Après ?
Courfeyrac cria : - Rentre !
-Tout à l'heure, fit Gavroche.
Et d'un bond, il s'enfonça dans la rue .
On se souvient que la compagnie Fannicot , en se
retirant, avait laissé derrière elle une traînée de ca-
davres.
Une vingtaine de morts gisaient çà et là dans toute
la longueur de la rue sur le pavé. Une vingtaine de
gibernes pour Gavroche, une provision de cartouches
pour la barricade.
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 75

La fumée était dans la rue comme un brouillard.


Quiconque a vu un nuage tombé dans une gorge de
montagnes entre deux escarpements à pic peut se figu-
rer cette fumée resserrée et comme épaissie par deux
lignes de hautes maisons. Elle montait lentement et se
renouvelait sans cesse ; de là un obscurcissement gra-
duel qui blêmissait même le plein jour. C'est à peine
si d'un bout à l'autre de la rue, pourtant fort courte ,
les combattant s'apercevaient .
Cet obscurcissement, probablement voulu et calculé
par les chefs qui devaient diriger l'assaut de la barrica-
de, fut utile à Gavroche .
Sous les plis de ce voile de fumée et grâce à sa peti-
tesse, il put s'avancer assez loin dans la rue sans être
vu. Il dévalisa les sept ou huit premières gibernes sans
grand danger .
Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes,
prenait son panier aux dents , se tordait , glissait, ondu-
lait, serpentait d'un mort à l'autre, et vidait la giberne
ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix .
De la barricade, dont il était encore assez près , on
n'osait lui crier de revenir, de peur d'appeler l'attention
sur lui.
Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une
poire à poudre.
-
Pour la soif, dit-il, en la mettant dans sa poche.
A force d'aller en avant, il parvint au point où le
brouillard de la fusillade devenait transparent. Si bien
que les tirailleurs de la ligne rangés et à l'affût derrière
leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue mas-
sés à l'angle de la rue, se montrèrent soudainement quel-
que chose qui remuait dans la fumée .
Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartou-
76 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

ches un sergent gisant près d'une borne, une balle frappa


le cadavre.
- Fichtre ! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes
morts.
Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de
lui. Une troisième renversa son panier .
Gavroche regarda et vit que cela venait de la banlieue.
Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent,
les mains sur les hanches , l'œil fixé sur les gardes na-
tionaux qui tiraient, et il chanta :

On est laid à Nanterre,


C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau .

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre


une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et
avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre gi-
berne. Là une quatrième balle le manqua encore . Ga-
vroche chanta :

Je ne suis pas notaire,


C'est la faute à Voltaire ;
Je suis petit oiseau ,
C'est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un


troisième couplet :

Joie est mon caractère,


C'est la faute à Voltaire ;
Misère est mon trousseau ,
C'est la faute à Rousseau .

Cela continua ainsi quelque temps .


LA GUERRE ENTRE QUAtke murs. 77

Le spectacle était épouvantable et charmant . Gavro-


che, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'a-
muser beaucoup. C'était le moineau becquetant les
chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un cou-
plet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours.
Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant .
Il se couchait, puis se redressait , s'effaçait dans un coin
de porte, puis bondissait, disparaissait , reparaissait , se
sauvait, revenait , rispostait à la mitraille par des pieds
de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gi-
bernes et remplissait son panier. Les insurgés, hale-
tants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade
tremblait ; lui, il chantait . Ce n'était pas un enfant, ce
n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin-fée .
On eût dit le nain invulnérable de la mêlée . Les balles
couraient après lui , il était plus leste qu'elles. Il jouait
on ne sait quel effrayant jeu de cache cache avec la
mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s'ap-
prochait , le gamin lui donnait une pichenette.
Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que
les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit
Gavroche chanceler, puis il s'affaissa . Toute la barri-
cade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée dans ce
pygmée ; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme
pour le géant toucher la terre ; Gavroche n'était tom-
bé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant , un
long filet de sang rayait son visage , il éleva ses deux
bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup,
et se mit à chanter :

Je suis tombé par terre,


C'est la faute à Voltaire ;
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à....
78 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN .

Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur


l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le
pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait
de s'envoler.
XVI

COMMENT DE FRÈRE ON DEVIENT PÈRE

L y avait en ce moment-là même dans le jardin du


I¹ yavait en ge car le regard du drame doit être
présent partout, - deux enfants qui se tenaient par la
main. L'un pouvait avoir sept ans, l'autre cinq. La
pluie les ayant mouillés, ils marchaient dans les allées
du côté du soleil ; l'aîné conduisait le petit ; ils étaient
en haillons et pâles ; ils avaient un air d'oiseaux fauves.
Le plus petit disait : J'ai bien faim.
L'aîné, déjà un peu protecteur, conduisait son frère
de la main gauche et avait une baguette dans sa main
droite.
Ils étaient seuls dans le jardin . Le jardin était désert,
les grilles étant fermées par mesure de police à cause
de l'insurrection. Les troupes qui y avaient bivouaqué
en étaient sorties pour les besoins du combat.
Comment ces enfants étaient-ils là ? Peut-être s'étaient-
ils évadés de quelque corps de garde entre-bâillé ; peut-
être aux environs, à la barrière d'Enfer, ou sur l'espla-
nade de l'Observatoire, ou dans le carrefour voisin do-
miné par le fronton où on lit : Invenerunt parvulum
pannis involutum, y avait -il quelque baraque de saltim-
banque dont ils s'étaient enfuis ; peut- être avaient- ils,
la veille au soir, trompé l'œil des inspecteurs du jardin
à l'heure de la clôture , et avaient-ils passé la nuit dans
80 LES MISÉRABLES. --· JEAN VALJEAN.

quelqu'une de ces guérites où on lit les journaux ? Le


fait est qu'ils étaient errants et qu'ils semblaient libres.
Être errant et sembler libre, c'est être perdu . Ces pau-
vres petits étaient perdus en effet.
Ces deux enfants étaient ceux-là mêmes dont Gavro-
che avait été en peine, et que le lecteur se rappelle.
Enfants des Thénardier, en location chez la Magnon,
attribués à M. Gillenormand, et maintenant feuilles
tombées de toutes ces branches sans racines , et roulées
sur la terre par le vent.
Leurs vêtements, propres du temps de la Magnon et
qui lui servaient de prospectus vis-à-vis de M. Gillenor-
mand, étaient devenus guenilles.
Ces êtres appartenaient désormais à la statistique
des " Enfants abandonnés " que la police constate, ra-
masse, égare et retrouve sur le pavé de Paris.
Il fallait le trouble d'un tel jour pour que ces petits
misérables fussent dans ce jardin . Si les surveillants
les eussent aperçus, ils eussent chassé ces haillons. Les
petits pauvres n'entrent pas dans les jardins publics ;
pourtant on devrait songer que, comme enfants, ils ont
droit aux fleurs .
Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées. Ils étaient
en contravention . Ils s'étaient glissés dans le jardin, et
ils y étaient restés . Les grilles fermées ne donnent pas
congé aux inspecteurs, la surveillance est censée conti-
nuer, mais elle s'amollit et se repose ; et les inspecteurs ,
émus eux aussi par l'anxiété publique et plus occupés
du dehors que du dedans, ne regardaient plus le jardin,
et n'avaient pas vu les deux délinquants .
Il avait plu la veille, et même un peu le matin . Mais
en juin les ondées ne comptent pas . C'est à peine si
l'on s'aperçoit, une heure après un orage, que cette
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 81

belle journée blonde a pleuré. La terre en été est aussi


vite sèche que la joue d'un enfant .
A cet instant du solstice , la lumière du plein midi est
pour ainsi dire, poignante. Elle prend tout. Elle s'ap-
plique et se superpose à la terre avec une sorte de suc-
cion. On dirait que le soleil a soif. Une averse est un
verre d'eau ; une pluie est tout de suite bue. Le matin
tout ruisselait, l'après-midi tout poudroie.
Rien n'est admirable comme une verdure débarbouil-
lée par la pluie et essuyée par le rayon ; c'est de la
fraîcheur chaude. Les jardins et les prairies, ayant de
l'eau dans leurs racines et du soleil dans leurs fleurs,
deviennent des cassolettes d'encens et fument de tous
leurs parfums à la fois . Tout rit, chante et s'offre. On
se sent doucement ivre. Le printemps est un paradis
provisoire ; le soleil aide à faire patienter l'homme.
Il y a des êtres qui n'en demandent pas davantage ;
vivants qui, ayant l'azur du ciel, disent : c'est assez !
songeurs absorbés dans le prodige, puisant dans l'ido-
lâtrie de la nature l'indifférence du bien et du mal,
contemplateurs du cosmos radieusement distraits de
l'homme, qui ne comprennent pas qu'on s'occupe de la
faim de ceux-ci , de la soif de ceux-là , de la nudité du
pauvre en hiver, de la courbure lymphatique d'une
petite épine dorsale , du grabat, du grenier, du cachot ,
et des haillons des jeunes filles grelottantes, quand on
peut rêver sous les arbres ; esprits paisibles et terribles ,
impitoyablement satisfaits . Chose étrange, l'infini leur
suffit. Ce grand besoin de l'homme, le fini, qui admet
l'embrassement, ils l'ignorent. Le fini, qui admet le
progrès, le travail sublime, ils n'y songent pas . L'in-
défini, qui naît de la combinaison humaine et divine de
l'infini et du fini, leur échappe . Pourvu qu'ils soient face
82 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

à face avec l'immensité, ils sourient. Jamais la joie,


toujours l'extase. S'abîmer, voilà leur vie. L'histoire
de l'humanité pour eux n'est qu'un plan parcellaire .
Tout n'y est pas ; le vrai Tout reste en dehors ; à quoi
bon s'occuper de ce détail, l'homme ? L'homme souffre,
c'est possible ; mais regardez donc Aldebaran qui se
lève ! La mère n'a plus de lait, le nouveau-né se meurt ,
je n'en sais rien, mais considérez donc cette rosace
merveilleuse que fait une rondelle de l'aubier du sapin
examinée au microscope ! comparez-moi là plus belle
malines à cela ! Ces penseurs oublient d'aimer. Le
zodiaque réussit sur eux au point de les empêcher de
voir l'enfant qui pleure . Dieu leur éclipse l'âme. C'est
là une famille d'esprits, à la fois petits et grands.
Horace en était, Goethe en était, La Fontaine peut-être ;
magnifiques égoïstes de l'infini , spectateurs tranquilles
de la douleur, qui ne voient pas Néron s'il fait beau ,
auxquels le soleil cache le bûcher, qui regarderaient
guillotiner en y cherchant un effet de lumière, qui n'en-
tendent ni le cri, ni le sanglot, ni le râle, ni le tocsin,
pour qui tout est bien, puisqu'il y a le mois de mai,
qui, tant qu'il y aura des nuages de pourpre et d'or au-
dessus de leur tête, se déclarent contents, et qui sont
déterminés à être heureux jusqu'à épuisement du rayon-
nement des astres et du chant des oiseaux .
Ce sont de radieux ténébreux . Ils ne se doutent pas
qu'ils sont à plaindre. Certes , ils le sont. Qui ne pleure
pas ne voit pas . Il faut les admirer et les plaindre,
comme on plaindrait et comme on admirerait un être à
la fois nuit et jour qui n'aurait pas d'yeux sous les
sourcils et qui aurait un astre au milieu du front.
L'indifférence de ces penseurs, c'est là, selon quel .
ques-uns, une philosophie supérieure . Soit ; mais dans
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 83

cette supériorité il y a de l'infirmité . On peut être im-


mortel et boiteux ; témoin Vulcain. On peut être plus
qu'homme et moins qu'homme. L'incomplet immense
est dans la nature. Qui sait si le soleil n'est pas un
aveugle.
Mais alors, quoi ? à qui se fier ? Solem quis dicere
falsum audeat ? Ainsi de certains génies eux-mêmes,
de certains Très-Hauts humains, des hommes astres,
pourraient se tromper ? Ce qui est là-haut, au faîte , au
sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant de
clarté, verrait peu, verrait mal, ne verrait pas ? Cela
n'est-il pas désespérant ? Non . Mais qu'y a-t-il donc
au-dessus du soleil ? Le dieu .
Le 6 juin 1832 , vers onze heures du matin, le
Luxembourg, solitaire et dépeuplé, était charmant .
Les quinconces et les parterres s'envoyaient dans la
lumière des baumes et des éblouissements . Les bran-
ches, folles à la clarté de midi, semblaient chercher à
s'embrasser. Il y avait dans les sycomores un tintamarre
de fauvettes, les passereaux triomphaient, les pique-
bois grimpaient le long des marronniers en donnant
de petits coups de bec dans les trous de l'écorce. Les
plates-bandes acceptaient la royauté légitime des lys ;
le plus auguste des parfums, c'est celui qui sort de la
blancheur. On respirait l'odeur poivrée des œillets.
Les vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient
amoureuses dans les grands arbres. Le soleil dorait ,
empourprait et allumait les tulipes, qui ne sont autre
chose que toutes les variétés de la flamme faites fleurs.
Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les
abeilles, étincelles de ces fleurs flammes . Tout était
grâce et gaîté, même la pluie prochaine ; cette récidive ,
dont les muguets et les chèvrefeuilles devaient profiter,
84 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

n'avait rien d'inquiétant ; les hirondelles faisaient la


charmante menace de voler bas. Qui était là aspirait
du bonheur ; la vie sentait bon ; toute cette nature
exhalait la candeur, le secours, l'assistance , la pater-
nité, la caresse, l'aurore. Les pensées qui tombaient
du ciel étaient douces comme une petite main d'enfant
qu'on baise.
Les statues sous les arbres, nues et blanches, avaient
des robes d'ombre trouées de lumière ; ces déesses étaient
toutes déguenillées de soleil ; il leur pendait des rayons
de tous les côtés. Autour du grand bassin , la terre était
déjà séchée au point d'être brûlée . Il faisait assez de
vent pour soulever çà et là de petites émeutes de pous-
sière. Quelques feuilles jaunes, restées du dernier au-
tomne, se poursuivaient joyeusement et semblaient ga-
miner.
L'abondance de la clarté avait on ne sait quoi de
rassurant. Vie, sève, chaleur, effluves, débordaient ; on
sentait sous la création l'énormité de la source ; dans
tous ces souffles pénétrés d'amour, dans ce va- et-vient
de réverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse
dépense de rayons, dans ce versement indéfini d'or flui-
de, on sentait la prodigalité de l'inépuisable ; et, der-
rière cette splendeur comme derrière un rideau de flam-
me, on entrevoyait Dieu , ce millionnaire d'étoiles.
Grâce au sable, il n'y avait pas une tache de boue ;
grâce à la pluie, il n'y avait pas un grain de cendre. Les
bouquets venaient de se laver ; tous les velours, tous
les satins, tous les vernis, tous les ors , qui sortent de la
terre sous forme de fleurs , étaient irréprochables . Cette
magnificence était propre. Le grand silence de la nature
heureuse emplissait le jardin. Silence céleste compatible
avec mille musiques, roucoulements de nids, bourdon-
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 85

nements d'essaims, palpitations du vent. Toute l'har-


monie de la saison s'accomplissait dans un gracieux en-
semble ; les entrées et les sorties du printemps avaient
lieu dans l'ordre voulu ; les lilas finissaient, les jasmins
commençaient ; quelques fleurs étaient attardées, quel-
ques insectes en avance ; l'avant-garde des papillons
rouges de juin fraternisait avec l'arrière garde des pa-
pillons blancs de mai. Les platanes faisaient peau neu-
ve. La brise creusait des ondulations dans l'énormité
magnifique des marronniers. C'était splendide . Un vé-
téran de la caserne voisine quiregardait à travers la
grille disait : Voilà le printemps au port d'armes et en
grande tenue .
Toute la nature déjeunait , la création était à table ;
c'était l'heure ; la grande nappe bleue était mise au ciel
et la grande nappe verte sur la terre ; le soleil éclairait
à giorno. Dieu servait le repas universel. Chaque être
avait sa pâture ou sa pâtée . Le ramier trouvait du chè-
nevis, le pinson trouvait du millet, le chardonneret trou-
vait du mouron, le rouge-gorge trouvait des vers , l'a-
beille trouvait des fleurs, la mouche trouvait des infu-
soires, le verdier trouvait des mouches. On se mangeait
bien un peu les uns les autres, ce qui est le mystère du
mal mêlé au bien ; mais pas une bête n'avait l'estomac
vide.
Les deux petits abandonnés étaient parvenus près du
grand bassin, et un peu troublés par toute cette lumière,
ils tâchaient de se cacher, instinct du pauvre et du fai-
ble devant la magnificence même impersonnelle ; et ils
se tenaient derrière la baraque des cygnes.
Çà et là, par intervalles, quand le vent donnait, on
entendait confusément des cris, une rumeur, des espè-
ces de râles tumultueux qui étaient des fusillades, et des
86 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

frappements sourds qui étaient des coups de canon . Il


y avait de la fumée au dessus des toits du côté des hailes.
Une cloche, qui avait l'air d'appeler, sonnait au loin.
Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits.
Le petit répétait de temps en temps à demi-voix : J'ai
faim .
Presque au même instant que les deux enfants, un
autre couple s'approchait du grand bassin . C'était un
bonhomme de cinquante ans qui menait par la main un
bonhomme de six ans. Sans doute le père avec son fils.
Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche.
A cette époque , de certaines maisons riveraines , rue
Madame et rue d'Enfer, avaient une clef du Luxem-
bourg dont jouissaient les locataires quand les grilles
étaient fermées, tolérance supprimée depuis. Ce père et
ce fils sortaient sans doute d'une de ces maisons-là.
Les deux petits pauvres regardèrent venir " ce mon-
sieur " , et se cachèrent un peu plus.
Celui-ci était un bourgeois. Le même peut être qu'un
jour Marius, à travers sa fièvre d'amour, avait entendu ,
près de ce même grand bassin, conseillant à son fils
" d'éviter les excès " . Il avait l'air affable et altier, et
une bouche qui , ne se fermant pas , souriait toujours .
Ce sourire mécanique, produit par trop de mâchoire et
trop peu de peau, montre les dents plutôt que l'âme.
L'enfant, avec sa brioche mordue qu'il n'achevait pas ,
semblait gavé. L'enfant était vêtu en garde national à
cause de l'émeute , et le père était resté habillé en bour-
geois à cause de la prudence .
Le père et le fils s'étaient arrêtés près du bassin où
s'ébattaient les deux cygnes. Ce bourgeois paraissait
avoir pour les cygnes une admiration spéciale. Il leur
ressemblait en ce sens qu'il marchait comme eux .
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 87

Pour l'instant les cygnes nageaient, ce qui est leur


talent principal, et ils étaient superbes.
Si les deux petits pauvres eussent écouté , et eussent
été d'âge à comprendre, ils eussent pu recueillir les pa-
roles d'un homme grave . Le père disait au fils :
Le sage vit content de peu. Regarde-moi , mon
fils . Je n'aime pas le faste . Jamais on ne me voit avec
des habits chamarrés d'or et de pierreries ; je laisse ce
faux éclat aux âmes mal organisées.
Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles
éclatèrent avec un redoublement de cloche et de
rumeur.
- Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda l'enfant .
Le père répondit :
- Ce sont des saturnales .
Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés ,
immobiles derrière la maisonnette verte des cygnes.
- Voilà le commencement, dit-il.
Et après un silence il ajouta :
L'anarchie entre dans ce jardin.
Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et
brusquement se mit à pleurer.
- Pourquoi pleures- tu ? demanda le père.
-Je n'ai plus faim , dit l'enfant.
Le sourire du père s'accentua.
On n'a pas besoin de faim pour manger un gâteau .
Mon gâteau m'ennuie. Il est rassis .
- Tu n'en veux plus ?
Non.
Le père lui montra les cygnes.
-Jette-le à ces palmipèdes.
L'enfant hésita . On ne veut plus de son gâteau ; ce
n'est pas une raison pour le donner.
88 LES MISÉRABLES . -JEAN VALJEAN.

Le père poursuivit :
- Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.
Et, prenant à son fils le gâteau , il le jeta dans le bassin
Le gâteau tomba assez près du bord.
Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occu-
pés à quelque proie . Ils n'avaient vu ni le bourgeois ,
ni la brioche .
Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se
perdre, et ému de ce naufrage inutile, se livra à une
agitation télégraphique qui finit par attirer l'attention
pes cygnes .
Ils aperçurent quelque chose qui surnageait , virèrent
de bord comme des navires qu'ils sont, et se dirigèrent
vers la brioche lentement, avec la majesté béate qui
convient à des bêtes blanches.
Les cygnes comprennent les signes, dit le bour-
geois, heureux d'avoir de l'esprit.
En ce moment le tumulte lointain de la ville eut en-
core un grossissement subit. Cette fois, ce fut sinistre.
Il y a des bouffées de vent qui parlent plus distincte-
ment que d'autres . Celle qui soufflait en cet instant-là
apporta nettement des roulements de tambour, des cla-
ineurs, des feux de peloton , et les répliques lugubres
du tocsin et du canon. Ceci coïncida avec un nuage
noir qui cacha brusquement le soleil .
Les cygnes n'étaient pas encore arrivés à la brioche.
Rentrons, dit le père , on attaque les Tuileries .
Il ressaisit la main de son fils . Puis il continua :
- Des Tuileries au Luxembour
g, il n'y a que la dis-
tance qui sépare la royauté de la pairie ; ce n'est pas
loin. Les coups de fusil vont pleuvoir.
Il regarda le nuage.
Et peut-être aussi la pluie elle-même va pleuvoir ;
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 89

le ciel s'en mêle ; la branche cadette est condamnée.


Rentrons vite .
Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit
l'enfant.
Le père répondit .
- Ce serait une imprudence.
Et il emmena son petit bourgeois.
Le fils, regrettant les cygnes, tourna la tête vers le bas-
sinjusqu'à ce qu'un coude des quinconces le lui eût caché
Cependant, en même temps que les cygnes , les deux
petits errants s'étaient approchés de la brioche. Elle
flottait sur l'eau. Le plus petit regardait le gâteau, le
plus grand regardait le bourgeois qui s'en allait.
Le père et le fils entrèrent dans le labyrinthe d'allées
qui mène au grand escalier du massif d'arbres du côté
de la rue Madame.
Dès qu'ils ne furent plus en vue, l'aîné se coucha
vivement à plat ventre sur le rebord arrondi du bassin,
et, s'y cramponnant de la main gauche, penché sur
l'eau, presque prêt à y tomber, étendit avec sa main
droite sa baguette vers le gâteau . Les cygnes , voyant
l'ennemi, se hâtèrent et en se hâtant firent un effet de
poitrail utile au petit pêcheur ; l'eau devant les cygnes
reflua, et l'une de ces molles ondulations concentriques
poussa doucement la brioche vers la baguette de l'en-
fant. Comme les cygnes arrivaient , la baguette toucha
le gâteau. L'enfant donna un coup vif, ramena la brio-
che, effraya les cygues, saisit le gâteau, et se redressa.
Le gâteau était mouillé ; mais ils avaient faim et soif.
L'aîné fit deux parts de la brioche, une grosse et une
petite, prit la petite pour lui , donna la grosse à son
petit frère, et lui dit :
-
Çolle toi ça dans lefusil,
XVII

MORTUUS PATER FILIUM MORITURUM EXPECTAT

ARIUS s'était lancé hors de la barricade . Com-


M beferre l'avait suivi . Mais il était trop tard .
Gavroche était mort. Combeferre rapporta le panier de
cartouches ; Marius rapporta l'enfant .
Hélas ! pensait-il, ce que le père avait fait pour son
père, il le rendait au fils ; seulement Thénardier avait
rapporté son père vivant ; lui , il rapportait l'enfant
mort.
Quand Marius rentra dans la redoute avec Gavroche
dans ses bras, il avait, comme l'enfant , le visage inondé
de sang .
A l'instant où il s'était baissé pour ramasser Ga-
vroche, une balle lui avait effleuré le crâne ; il ne s'en
était pas aperçu .
Courfeyrac défit sa cravate et en banda le front de
Marius ,
On déposa Gavroche sur la même table que Mabeuf
et l'on étendit sur les deux corps le châle noir. Il y en
eut assez pour le vieillard et pour l'enfant.
Combeferre distribua les cartouches du panier qu'il
avait rapportées.
Cela donnait à chaque homme quinze coups à tirer.
Jean Valjean était toujours à la même place , immo-
LA GUERRE ENTRE QUAtre murs . 91

bile sur sa borne. Quand Combeferre lui présenta ses


quinze cartouches, il secoua la tête .
- Voilà un rare excentrique, dit Combeferre bas à
Enjolras. Il trouve moyen de ne pas se battre dans
cette barricade.
-Ce qui ne l'empêche pas de la défendre , répondit
Enjolras .
- L'héroïsme a ses originaux, reprit Combeferre .
Et Courfeyrac, qui avait entendu , ajouta :
C'est un autre genre que le père Mabeuf.
Chose qu'il faut noter, le feu qui battait la barricade
en troublait à peine l'intérieur. Ceux qui n'ont jamais
traversé le tourbillon de ces sortes de guerre ne peuvent
se faire aucune idée des singuliers moments de tran-
quillité mêlés à ces convulsions . On va et vient, on
cause, on plaisante, on flâne . Quelqu'un que nous con-
naissons a entendu un combattant lui dire au milieu de
la mitraille : Nous sommes ici comme à un déjeuner de
garçons. La redoute de la rue de la Chanvrerie, nous le
répétons, semblait au dedans. fort calme . Toutes les
péripéties et toutes les phases avaient été ou allaient
être épuisées. La position , de critique , était devenue
menaçante, et, de menaçante, allait probablement de-
venir désespérée . A mesure que la situation s'assom-
brissait, la lueur héroïque empourprait de plus en plus
la barricade. Enjolras , grave, la dominait, dans l'atti-
tude d'un jeune spartiate dévouant son glaive nu au
sombre génie Épidotas.
Combeferre, le tablier sur le ventre, pansait les bles-
sés ; Bossuet et Feuilly faisaient des cartouches avec la
poire à poudre recueillie par Gavroche sur le caporal
mort, et Bossuet disait à Feuilly : Nous allons bientôt
prendre la diligence pour une autre planète ; Courfeyrac,
92 LES MISÉRABLES . -– JEAN VALJEA .
N
sur les quelques pavés qu'il s'était réservés près d'En-
jolras, disposait et rangeait tout un arsenal , sa canne à
épée, son fusil , deux pistolets d'arçon , et un coup de
poing, avec le soin d'une jeune fille qui met en ordre
un petit dunkerque. Jean Valjean, muet, regardait le
mur en face de lui. Un ouvrier s'assujettissait sur la
tête avec une ficelle un large chapeau de paille de la
mère Hucheloup, de peur des coups de soleil, disait-il.
Les jeunes gens de la Cougourde d'Aix devisaient gaie-
ment entre eux, comme s'ils avaient hâte de parler
patois une dernière fois . Joly, qui avait décroché le
miroir de la veuve Hucheloup, y examinait sa lan-
gue. Quelques combattants, ayant découvert des
croûtes de pain, à peu près moisies, dans un tiroir, les
mangeaient avidement. Marius était inquiet de ce que
son père allait lui dire.
XVIII

LE VAUTOUR DEVENU PROIE

NSISTONS sur un fait psychologique propre aux


I barricades . Rien de ce qui caractérise cette surpre-
nante guerre des rues ne doit être omis.
Quelle que soit cette étrange tranquillité intérieure
dont nous venons de parler, la barricade, pour ceux qui
sont dedans, n'en reste pas moins vision .
Il y a de l'apocalypse dans la guerre civile, toutes les
brumes de l'inconnu se mêlent à ces flamboiements
farouches , les révolutions sont sphinx , et quiconque a
traversé une barricade croit avoir traversé un songe.
Ce qu'on ressent dans ces lieux-là , nous l'avons indi-
qué à propos de Marius, et nous en verrons les consé-
quences ; c'est plus et c'est moins que la vie . Sorti
d'une barricade, on ne sait plus ce qu'on y a vu. On a
été terrible, on l'ignore. On y a été entouré d'idées com-
battantes qui avaient des faces humaines ; on a eu la
tête dans de la lumière d'avenir. Il y avait des cadavres
couchés et des fantômes debout. Les heures étaient
colossales et semblaient des heures d'éternité . On a
vécu dans la mort. Des ombres ont passé . Qu'était- ce ?
On a vu des mains où il y avait du sang ; c'était un as-
sourdissement épouvantable, c'était aussi un affreux
silence ; il y avait des bouches ouvertes qui criaient, on
était dans la fumée, dans la nuit peut-être. On croit
94 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

avoir touché au suintement sinistre des profondeurs in-


connues ; on regarde quelque chose de rouge qu'on a
dans les ongles . On ne se souvient plus.
Revenons à la rue de la Chanvrerie .
Tout à coup, entre deux décharges, on entendit le son
lointain d'une heure qui sonnait.
C'est midi, dit Combeferre.
Les douze coups n'étaient pas sonnés , qu'Enjolras se
dressait tout debout, et jetait du haut de la barricade
cette clameur tonnante :
Montez des pavés dans la maison Garnissez en le
rebord de la fenêtre et des mansardes. La moitié des
hommes aux fusils, l'autre moitié aux pavés. Pas une
minute à perdre .
Un peloton de sapeurs-pompiers , la hache à l'épaule,
venait d'apparaître en ordre de bataille à l'extrémité de
la rue .
Ceci ne pouvait être qu'une tête de colonne ; et de
quelle colonne ? de la colonne d'attaque évidemment ;
les sapeurs - pompiers chargés de démolir la barricade
devant toujours précéder les soldats chargés de l'escala-
der.
On touchait évidemment à l'instant que M. de Cler-
mont-Tonnerre, en 1822 , appelait " le coup de collier ".
L'ordre d'Enjolras fut exécuté avec la hâte correcte
propre aux navires et aux barricades, les deux seuls
lieux de combat d'où l'évasion soit impossible . En
moins d'une minute, les deux tiers des pavés qu'Enjol-
ras avait fait entasser à la porte de Corinthe furent mon-
tés au premier étage et au grenier, et avant qu'une
deuxième minute fût écoulée, ces pavés, artistement
posés l'un sur l'autre, muraient jusqu'à moitié de la
hauteur la fenêtre du premier et les lucarnes des man-
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 95

sardes . Quelques intervalles, ménagés soigneusement


par Feuilly, principal constructeur, pouvaient laisser
passer des canons de fusil . Cet armement des fenêtres
put se faire d'autant plus facilement que la mitraille
avait cessé. Les deux pièces tiraient maintenant à bou-
let sur le centre du barrage afin d'y faire une trouée, et
s'il était possible , une brèche pour l'assaut.
Quand les pavés, destinés à la défense suprême, furent
en place, Enjolras fit porter au premier étage les bou-
teilles qu'il avait placées sous la table où était Mabeuf.
--
Qui donc boira cela ? lui demanda Bossuet.
- Eux, répondit Enjolras.
Puis on barricada la fenêtre d'en bas, et l'on tint tou-
tes prêtes les traverses de fer qui servaient à barrer in-
térieurement la nuit la porte du cabaret.
La forteresse était complète. La barricade était le
rempart, le cabaret était le donjon .
Des pavés qui restaient, on boucha la coupure .
Comme les défenseurs d'une barricade sont toujours
obligés de ménager les munitions , et que les assiégeants
le savent, les assiégeants combinent leurs arrangements
avec une sorte de loisir irritant, s'exposent avant l'heu-
re au feu, mais en apparence plus qu'en réalité , et pren-
nent leurs aises . Les apprêts d'attaque se font toujours
avec une certaine lenteur méthodique ; après quoi , la
foudre.
Cette lenteur permit à Enjolras de tout revoir et de
tout perfectionner. Il sentait que, puisque de tels hom-
mes allaient mourir, leur mort devait être un chef-
d'œuvre .
Il dit à Marius : Nous sommes les deux chefs . Je
vais donner les derniers ordres au dedans. Toi , reste
dehors et observe .
96 LES MISÉRABLES . -· JEAN VALJEAN.

Marius se posta en observation sur la crête de la bar-


ricade.
Enjolras fit clouer la porte de la cuisine qui , on s'en
souvient, était l'ambulance.
Pas d'éclaboussures sur les blessés, dit-il.
Il donna ses dernières instructions dans la salle basse
d'une voix brève, mais profondément tranquille ; Feuilly
écoutait et répondait au nom de tous .
Au premier étage, tenez des haches prêtes pour
couper l'escalier. Les a-t-on ?
- Oui, dit Feuilly.
Combien ?
Deux haches et un merlin.
C'est bien . Nous sommes vingt-six combattant de-
bout. Combien y a-t-il de fusils ?
---- Trente quatre .
Huit de trop. Tenez ces huit fusils chargés comme
les autres et sous la main . Aux ceintures les sabres et
les pistolets. Vingt hommes à la barricade. Six embus-
qués aux mansardes et à la fenêtre du premier pour
faire feu sur les assaillants à travers les meurtrières des
pavés . Qu'il ne reste pas ici un seul travailleur inutile.
Tout à l'heure, quand le tambour battra la charge, que
les vingt d'en bas se précipitent à la barricade. Les
premiers arrivés seront les mieux placés.
Ces dispositions faites, il se tourna vers Javert et lui
dit :
Je ne t'oublie pas .
Et, posant sur la table un pistolet, il ajouta :
- Le dernier qui sortira d'ici cassera la tête à cet
espion.
- Ici ? demanda une voix .
- Non, ne mêlons pas ce cadavre aux nôtres. On
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 97

peut enjamber la petite barricade sur la ruelle Mondé-


tour. Elle n'a que quatre pieds de haut. L'homme est
garrotté. On l'y mènera, et on l'y exécutera.
Quelqu'un, en ce moment-là, était plus impassible
qu'Enjolras ; c'était Javert.
Ici Jean Valjean apparut.
Il était confondu dans le groupe des insurgés. Il en
sortit, et dit à Enjolras :
- Vous êtes le commandant ?
Oui.
Vous m'avez remercié tout à l'heure.
-
Au nom de la république. La barricade a deux
sauveurs, Marius Pontmercy et vous.
-
Pensez-vous que je mérite une récompense ?
- Certes.
-
- Eh bien, j'en demande une.
- Laquelle ?
-- Brûler moi- même la cervelle à cet homme-là.

Javert leva la tête, vit Jean Valjean, eut un mouve-


ment imperceptible, et dit :
C'est juste.
Quant à Enjolras, il s'était mis à recharger sa cara-
bine ; il promena ses yeux autour de lui :
Pas de réclamation ?
Et il se tourna vers Jean Valjean :
Prenez le mouchard.
Jean Valjean, en effet, prit possession de Javert en
s'asseyant sur l'extrémité de la table. Il saisit le pis-
tolet, et un faible cliquetis annonça qu'il venait de
l'armer.
Presque au même instant, on entendit une sonnerie
de clairons .
Alerte ! cria Marius du haut de la barricade.
S
BLE N
ÉRA N JEA
98 LES MIS . JEA VAL .

Javert se mit à rire de ce rire sans bruit qui lui était


propre, et, regardant fixement les insurgés , leur dit :
- Vous n'êtes guère mieux portants que moi .
-Tous dehors ! cria Enjolras.
Les insurgés s'élancèrent en tumulte, et, en sortant,
reçurent dans le dos , qu'on nous passe l'expression,
cette parole de Javert :
- A tout à l'heure !
XIX

JEAN VALJEAN SE VENGE

UAND Jean Valjean fut seul avec Javert il défit la


corde qui assujettissait le prisonnier par le milieu
du corps , et dont le nœud était sous la table . Après
quoi, il lui fit signe de se lever.
Javert obéit, avec cet indéfinissable sourire où se con-
dense la suprématie de l'autorité enchaînée.
Jean Valjean prit Javert par la martingale comme on
prendrait une bête de somme par la bricole, et , l'entraî-
nant après lui, sortit du cabaret, lentement, car Javert,
entravé aux jambes, ne pouvait faire que de très
petits pas.
Jean Valjean avait le pistolet au poing.
Ils franchirent ainsi le trapèze intérieur de la barri-
cade. Les insurgés , tout à l'attaque imminente tour-
naient le dos.
Marius, seul, placé de côté à l'extrémité gauche du
barrage, les vit passer. Ce groupe du patient et du
bourreau s'éclaira de la lueur sépulcrale qu'il avait
dans l'âme.
Jean Valjean fit escalader, avec quelque peine, à
Javert garrotté, mais sans le lâcher un seul instant, le
petit retranchement de la ruelle Mondétour.
Quand ils eurent enjambé ce barrage, ils se trouvè-
rent seuls dans la ruelle . Personne ne les voyait plus .
100 LES MISÉRABLES. – JEAN VALJEAN.

Le coude des maisons les cachait aux insurgés. Les


cadavres retirés de la barricade faisaient un monceau
terrible à quelques pas.
On distinguait dans le tas des morts une face livide
une chevelure dénouée, une main percée, et un sein de
femme demi-nu. C'était Éponine.
Javert considéra obliquement cette morte, et, profon-
dément calme , dit à demi-voix :
-
Il me semble que je connais cette fille-là.
Puis il se tourna vers Jean Valjean.
Jean Valjean mit le pistolet sous son bras et fixa sur
Javert un regard qui n'avait pas besoin de paroles pour
dire Javert, c'est moi.
Javert répondit :
Prends ta revanche.
Jean Valjean tira de son gouss et uncouteau, et l'ouvrit .
Un surin ! s'écria Javert. Tu as raison. Cela te
convient mieux .
Jean Valjean coupa la martingale que Javert avait au
cou, puis il coupa les cordes qu'il avait aux poignets,
puis, se baissant, il coupa la ficelle qu'il avait aux
pieds, et, se redressant, il lui dit :
- Vous êtes libre .
Javert n'était pas facile à étonner. Cependant, tout
maître qu'il était de lui , il ne put se soustraire à une
commotion. Il resta béant et immobile.
Jean Valjean poursuivit :
Je ne crois pas que je sorte d'ici. Pourtant, si , par
hasard, j'en sortais , je demeure, sous le nom de Fau-
chelevent, rue de l'Homme- Armé, numéro sept .
Javert eut un froncement de tigre qui lui entr'ouvrit
un coin de la bouche, et il murmura entre ses dents :
-Prends garde .
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS ΙΟΙ

- Allez, dit Jean Valjean.


Javert reprit :
-Tu as dit Fauchelevent, rue de l'Homme-Armé ?
- Numéro sept.
Javert répéta à demi-voix : - Numéro sept.
Il reboutonna sa redingote, remit de la roideur mili-
taire entre ses deux épaules , fit demi-tour, croisa les
bras en soutenant son menton dans une de ses mains ,
et se mit à marcher dans la direction des halles. Jean
Valjean le suivait des yeux.
Après quelques pas , Javert se retourna, et cria à
Jean Valjean :
Vous m'ennuyez. Tuez-moi plutôt
Javert ne s'apercevait pas lui- même qu'il ne tutoyait
plus Jean Valjean .
- Allez-vous-en , dit Jean Valjean.

Javert s'éloigna à pas lents. Un moment après, il


.tourna l'angle de la rue des Prêcheurs .
Quand Javert eut disparu , Jean Valjean déchargea le
pistolet en l'air.
Puis il rentra dans la barricade et dit :
C'est fait.
Cependant voici ce qui s'était passé :
Marius, plus occupé du dehors que du dedans , n'a-
vait pas jusque - là regardé attentivement l'espion gar-
rotté au fond obscur de la salle basse.
Quand il le vit au grand jour, enjambant la barricade
pour aller mourir, il le reconnut. Un souvenir subit lui
entra dans l'esprit. Il se rappela l'inspecteur de la rue
Pontoise, et les deux pistolets qu'il lui avait remis et
dont il s'était servi , lui Marius , dans cette barricade
même ; et non seulement il se rappela la figure, mais il
se rappela le nom,
102 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Ce souvenir pourtant était brumeux et trouble com-


me toutes ses idées.
Ce ne fut pas une affirmation qu'il se fit, ce fut une
question qu'il s'adressa :
- Est-ce que ce n'est pas là cet inspecteur de police
qui m'a dit s'appeler Javert ?
Peut-être était-il encore temps d'intervenir pour cet
homme. Mais il fallait d'abord savoir si c'était bien ce
Javert .
Marius interpella Enjolras qui venait de se placer à
l'autre bout de la barricade :
- Enjolras !
-
- Quoi?
Comment s'appelle cet homme-là ?
-
- Qui?
- L'agent de police . Sais-tu son nom?
Sans doute. Il nous l'a dit .
- Comment s'appelle-t-il?
- Javert .
Marius se dressa.
En ce moment on entendit le coup de pistolet.
Jean Valjean reparut et cria : C'est fait.
Un froid sombre traversa le cœur de Marius .
XX

LES MORTS ONT RAISON ET LES VIVANTS


N'ONT PAS TORT

'AGONIE de la barricade allait commencer.


L Tout concourait à la majesté tragique de cette
minute suprême ; mille fracas mystérieux dans l'air, le
souffle des masses armées mises en mouvement dans
des rues qu'on ne voyait pas, le galop intermittent de la
cavalerie, le lourd ébranlement des artilleries en mar-
che, les feux de peloton et les canonnades se croisant
dans le dédale de Paris, les fumées de la bataille mon-
tant toutes dorées au -dessus des toits, on ne sait quels
cris lointains vaguement terribles, des éclairs de menace
partout, le tocsin de Saint-Merry qui maintenant avait
l'accent du sanglot, la douceur de la saison, la splen-
deur du ciel plein de soleil et de nuages, la beauté du
jour et l'épouvantable silence des maisons.
Car, depuis la veille, les deux rangées de maisons de
la rue de la Chanvrerie étaient devenues deux mu-
railles ; murailles farouches , portes fermées, fenêtres
fermées, volets fermés .
Dant ces temps-là , si différents de ceux où nous som-
mes, quand l'heure était venue où le peuple voulait en
finir avec une situation qui avait trop duré, avec une
charte octroyée ou avec un pays légal, quand la colère
104 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

universelle était diffuse dans l'atmosphère, quand la


ville consentait au soulèvement de ses pavés, quand
l'insurrection faisait sourire la bourgeoisie en lui chu-
chotant son mot d'ordre à l'oreille, alors l'habitant ,
pénétré d'émeute, pour ainsi dire, était l'auxiliaire du
combattant, et la maison fraternisait avec la forteresse
improvisée qui s'appuyait sur elle . Quand la situation
n'était pas mûre, quand l'insurrection n'était décidé-
ment pas consentie , quand la masse désavouait le mou-
vement, c'en était fait des combattants, la ville se
changeait en désert autour de la révolte , les âmes se
glaçaient, les asiles se muraient, et la rue se faisait
défilé pour aider l'armée à prendre la barricade.
On ne fait pas marcher un peuple par surprise plus
vite qu'il ne veut. Malheur à qui tente de lui forcer la
main ! Un peuple ne se laisse pas faire. Alors il aban-
donne l'insurrection à elle-même. Les insurgés devien-
nent des pestiférés . Une maison est un escarpement,
une porte est un refus , une façade est un mur. Ce mur
voit, entend , et ne veut pas . Il pourrait s'entr'ouvrir
et vous sauver. Non. Ce mur, c'est un juge. Il vous
regarde et vous condamne. Quelle sombre chose que
ces maisons fermées. Elles semblent mortes, elles sont
vivantes. La vie, qui y est comme suspendue, y per-
siste. Personne n'en est sorti depuis vingt-quatre heures,
mais personne n'y manque . Dans l'intérieur de cette
roche, on va, on vient, on se couche, on se lève ; on y
est en famille ; on y boit et on y mange ; on y a peur,
chose terrible ! La peur excuse cette inhospitalité re-
doutable ; elle y mêle l'effarement, circonstance atté-
nuante. Quelquefois même, et cela s'est vu , la peur
devient passion ; l'effroi peut se changer en furie,
comme la prudence en rage ; de là ce mot si profond ;
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS 105

Les enragés de modérés. Il y a des flamboiements d'é-


pouvante suprême d'où sort comme une fumée lugubre,
la colère. Que veulent ces gens -là ? Ils ne sont jamais
contents . Ils compromettent les hommes paisibles . Com-
me si l'on n'avait pas assez de révolutions comme cela !
Qu'est ce qu'ils sont venus faire ici ? Qu'ils s'en tirent.
Tant pis pour eux . C'est leur faute . Ils n'ont que ce
qu'ils méritent. Cela ne nous regarde pas . Voilà notre
pauvre rue criblée de balles . C'est un tas de vauriens .
Surtout n'ouvrez pas la porte. Et la maison prend
une figure de tombe. L'insurgé devant cette porte ago-
nise ; il voit arriver la mitraille et les sabres nus ; s'il crie,
il sait qu'on l'écoute, mais qu'on neviendra pas ; il y a
là des murs qui pourraient le protéger, il y a là des hom-
mes qui pourraient le sauver ; et ces murs ont des oreil-
les de chair, et ces hommes ont des entrailles de pierre.
Qui accuser?
Personne, et tout le monde.
Les temps incomplets où nous vivons.
C'est toujours à ses risques et périls que l'utopie se
transforme en insurrection, et se fait de protestation
philosophique protestation armée , et de Minerve Pallas .
L'utopie qui s'impatiente et devient émeute sait ce
qui l'attend ; presque toujours elle arrive trop tôt. Alors
elle se résigne, et accepte stoïquement, au lieu du
triomphe, la catastrophe. Elle sert, sans se plaindre , et
en les disculpant même, ceux qui la renient, et sa ma-
gnanimité est de consentir à l'abandon. Elle est indomp-
table contre l'obstacle et douce envers l'ingratitude .
Est-ce l'ingratitude d'ailleurs ?
Oui, au point de vue du genre humain.
Non, au point de vue de l'individu .
Le progrès est le mode de l'homme. La vie géné-
106 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN

rale du genre humain s'appelle le Progrès ; le pas col-


lectif du genre humain s'appelle le Progrès . Le progrès
marche ; il fait le grand voyage humain et terrestre vers
le céleste et le divin ; il a ses haltes où il rallie le trou-
peau attardé ; il a ses stations où il médite , en présence
de quelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup
son horizon ; il a ses nuits où il dort ; et c'est une des
poignantes anxiétés du penseur de voir l'ombre sur
l'âme humaine, et de tâter dans les ténèbres, sans pou-
voir le réveiller, le progrès endormi .
- Dieu est peut- être mort, disait un jour à celui qui
écrit ces lignes Gérard de Nerval, confondant le progrès
avec Dieu, et prenant l'interruption du mouvement
pour la mort de l'Être.
Qui désespère a tort. Le progrès se réveille infaillible-
ment, et, en somme, on pourrait dire qu'il marche,
même endormi , car il a grandi. Quand on le revoit
debout, on le retrouve plus haut. Être toujours paisi-
ble, cela ne dépend pas plus du progrès que du fleuve ;
n'y élevez point de barrage, n'y jetez pas de rocher ;
l'obstacle fait écumer l'eau et bouillonner l'humanité .
De là des troubles ; mais après ces troubles , on recon-
naît qu'il y a du chemin de fait . Jusqu'à ce que l'ordre,
qui n'est autre chose que la paix universelle , soit établi,
jusqu'à ce que l'harmonie et l'unité règnent, le progrès
aura pour étapes les révolutions .
Qu'est-ce donc que le progrès ? Nous venons de le
dire la vie permanente des peuples.
Or, il arrive quelquefois que la vie momentanée des
individus fait résistance à la vie éternelle du genre
humain .
Avouons-le sans amertume, l'individu a son intérêt
distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS 107

et le défendre ; le présent a sa quantité excusable d'é-


goïsme ; la vie momentanée a son droit, et n'est pas
tenue de se sacrifier sans cesse à l'avenir. La généra-
tion qui a actuellement son tour de passage sur la terre
n'est pas forcée de l'abréger pour les générations , ses
égales après tout, qui auront leur tour plus tard. -
J'existe, murmure ce quelqu'un qui se nomme Tous.
Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je
veux me reposer, je suis père de famille, je travaille, je
prospère, je fais de bonnes affaires, j'ai des maisons à
louer, j'ai de l'argent sur l'état, je suis heureux , j'ai
femme et enfants, j'aime tout cela, je désire vivre ,
laissez-moi tranquille. - De là, à de certaines heures,
un froid profond sur les magnanimes avant-gardes du
genre humain.
L'utopie d'ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère
radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain ,
elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge
d'hier . Elle , l'avenir, elle agit comme le passé .
Elle, l'idée pure, elle devient voie de fait. Elle com-
plique son héroïsme d'une violence dont il est juste
qu'elle réponde ; violence d'occasion et d'expédient,
contraire aux principes, et dont elle est fatalement
punie. L'utopie insurrection combat, le vieux code mi-
litaire au poing ; elle fusille les espions, elle exécute les
traîtres , elle supprime des êtres vivants et les jette dans
les ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose
grave . Il semble que l'utopie n'ait plus foi dans le
rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle
frappe avec le glaive. Or aucun glaive n'est simple.
Toute épée à deux tranchants ; qui blesse avec l'un se
blesse à l'autre.
Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous
108 LES MISÉRABLES JEAN VALJEAN .

est impossible de ne pas admirer, qu'ils réunissent ou


non, les glorieux combattants de l'avenir, les confes-
seurs de l'utopie. Même quand ils avortent, ils sont
vénérables , et c'est peut-être dans l'insuccès qu'ils ont
plus de majesté. La victoire, quand elle est selon le
progrès, mérite l'applaudissement des peuples ; mais
une défaite héroïque mérite leur attendrissement . L'une
est magnifique, l'autre est sublime. Pour nous, qui pré-
férons le martyre au succès, John Brown est plus grand
que Washington, et Pisacane est plus grand que Gari-
baldi .
Il faut bien que quelqu'un soit pour les vaincus.
On est injuste pour ces grands essayeurs de l'avenir
quand ils avortent.
On accuse les révolutionnaires de semer l'effroi.
Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs
théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-
pensée, on dénonce leur conscience . On leur reproche
d'élever, d'échafauder, et d'entasser contre le fait social
régnant un monceau de misères, de douleurs, d'ini-
quités , de griefs, de désespoirs, et d'arracher des bas-
fonds des blocs de ténèbres pour s'y créneler et y
combattre. On leur crie : Vous dépavez l'enfer ! Ils
pourraient répondre : C'est pour cela que notre barri-
cade est faite de bonnes intentions.
Le mieux, certes , c'est la solution pacifique. En som-
me, convenons en, lorsqu'on voit le pavé, on songe à
l'ours, et c'est une bonne volonté dont la société
s'inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver
elle même ; c'est à sa propre bonne volonté que nous
faisons appel. Aucun remède violent n'est nécessaire .
Étudier le mal à l'amiable , le constater, puis le guérir .
C'est à cela que nous la convions.
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 109

Quoi qu'il en soit, même tombés, surtout tombés , ils


sont augustes , ces hommes qui, sur tous les points de
l'univers, l'œil fixé sur la France, luttent pour la grande
beuvre avec la logique inflexible de l'idéal ; ils donnent
leur vie en pur don pour le progrès ; ils accomplissent
la volonté de la providence ; ils font un acte religieux.
A l'heure dite, avec autant de désintéressement qu'un
acteur qui arrive à sa réplique, obéissant au scénario
divin, ils entrent dans le tombeau. Et ce combat sans
espérance, et cette disparition stoïque, ils l'acceptent
pour amener à ses splendides et suprêmes conséquences
universelles le magnifique mouvement humain irrésis-
tiblement commencé le 14 juillet 1789 ; ces soldats sont
les prêtres. La révolution française est un geste de
Dieu.
Du reste, il y a, et il convient d'ajouter cette distinc
tion aux distinctions déjà indiquées dans un autre
chapitre, il y a les insurrections acceptées qui s'ap-
pellent révolutions ; il y a les révolutions refusées qui
s'appellent émeutes.
Une insurrection qui éclate, c'est une idée qui passeson
examen devant le peuple. Si le peuple laisse tomber
sa boule noire , l'idée est fruit sec ; l'insurrection est
échauffourée .
L'entrée en guerre à toute sommation et chaque fois
que l'utopie le désire n'est pas le fait des peuples. Les
nations n'ont pas toujours et à toute heure le tempéra-
ment des héros et des martyrs .
Elles sont positives . A priori, l'insurrection leur
répugne, premièrement, parce qu'elle a souvent pour
résultat une catastrophe, deuxièmement, parce qu'elle
a toujours pour point de départ une abstraction.
Car, et ceci est beau , c'est toujours pour l'idéal, et
ΙΙΟ LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

pour l'idéal seul, que se dévouent ceux qui se dévouent.


Une insurrection est un enthousiasme . L'enthousiasme
peut se mettre en colère ; de là les prises d'armes. Mais
toute insurrection qui couche en joue un gouvernement
ou un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple,
insistons-y, ce que combattaient les chefs de l'insurrec-
tion de 1832 , et en particulier les jeunes enthousiastes
de la rue de la Chanvrerie, ce n'était pas précisément
Louis-Philippe. La plupart, causant à cœur ouvert,
rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la
monarchie et à la révolution ; aucun ne le haïssait.
Mais ils attaquaient la branche cadette du droit divin
dans Louis- Philippe comme ils en avaient attaqué la
branche aînée dans Charles X ; et ce qu'ils voulaient
renverser en renversant la royauté en France, nous
l'avons expliqué, c'était l'usurpation de l'homme sur
l'homme et du privilège sur le droit dans l'univers
entier. Paris sans roi a pour contre-coup le monde
sans despotes . Ils raisonnaient de la sorte. Leur but
était lointain sans doute, vague peut-être et reculant
devant l'effort ; mais grand.
Cela est ainsi. Et l'on se sacrifie pour ces visions ,
qui, pour les sacrifiés , sont des illusions presque tou-
jours, mais des illusions auxquelles, en somme, toute
la certitude humaine est mêlée. L'insurgé poétise , et
dore l'insurrection . On se jette dans ces choses tra-
giques en se grisant de ce qu'on va faire. Qui sait ? on
réussira peut-être . On est le petit nombre, on a contre
soi toute une armée ; mais on défend le droit, la loi
naturelle , la souveraineté de chacun sur soi- même qui
n'a pas d'abdication possible , la justice , la vérité, et au
besoin on meurt comme les trois cents spartiates. On
ne songe pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. Et
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS III

l'on va devant soi, et , une fois engagé, on ne recule


plus, et l'on se précipite tête baissée , ayant pour
espérance une victoire inouïe, la révolution complétée,
le progrès remis en liberté , l'agrandissement du genre
humain, la délivrance universelle ; et pour pis-aller les
Thermopyles.
Ces passes d'armes pour le progrès échouent souvent ,
et nous venons de dire pourquoi . La foule est rétive à
l'entraînement des paladins. Les lourdes masses, les
multitudes , fragiles à cause de leur pesanteur même,
craignent les aventures ; et il y a de l'aventure dans
l'idéal.
D'ailleurs , qu'on ne l'oublie pas, les intérêts sont là,
peu amis de l'idéal et du sentimental. Quelquefois
l'estomac paralyse le cœur.
La grandeur et la beauté de la France, c'est qu'elle
prend moins de ventre que les autres peuples ; elle se
noue plus aisément la corde aux reins . Elle est la
dernière endormie . Elle va en avant. Elle est cher-
cheuse.
Cela tient à ce qu'elle est artiste .
L'idéal n'est autre chose que le point culminant de
la logique, de même que le beau n'est autre chose que
la cime du vrai . Les peuples artistes sont aussi les
peuples conséquents . Aimer la beauté, c'est voir la
lumière. C'est ce qui fait que le flambeau de l'Europe,
c'est-à-dire de la civilisation, a été porté d'abord par
la Grèce, qui l'a passé à l'Italie, qui l'a passé à la
France. Divins peuples éclaireurs ! Vita lampada
tradunt.
Chose admirable, la poésie d'un peuple est l'élément
de son progrès . La quantité de civilisation se mesure à
la quantité d'imagination . Seulement un peuple civili-
112 LES MISÉRABLES . — JEAN VALJEAN.

sateur doit rester un peuple mâle . Corinthe, oui ;


Sybaris, non. Qui s'effémine s'abâtardit. Il ne faut être
ni dilettante, ni virtuose ; mais il faut être artiste. En
matière de civilisation , il ne faut pas raffiner, mais il
faut sublimer . A cette condition , on donne au genre
humain le patron de l'idéal.
L'idéal moderne a son type dans l'art, et son moyen
dans la science . C'est par la science qu'on réalisera
cette vision auguste des poètes, ie beau social. On re-
fera l'éden par A + B. Au point où la civilisation est
parvenue, l'exact est un élément nécessaire du splen-
dide, et le sentiment artiste est non-seulement servi ,
mais complété par l'organe scientifique ; le rêve doit
calculer. L'art, qui est le conquérant, doit avoir pour
point d'appui la science, qui est le marcheur. La soli-
dité de la monture importe . L'esprit moderne , c'est le
génie de la Grèce ayant pour véhicule le génie de
l'Inde ; Alexandre sur l'éléphant .
Les races pétrifiées dans le dogme ou démoralisées
par le lucre sont impropres à la conduite de la civilisa-
tion. La génuflexion devant l'idole ou devant l'écu
atrophie le muscle qui marche et la volonté qui va.
L'absorption hiératique ou marchande amoindrit le
rayonnement d'un peuple, abaisse son horizon en abais-
sant son niveau , et lui retire cette intelligence à la fois
humaine et divine du but universel, qui fait les na-
tions missionnaires. Babylone n'a pas d'idéal ; Car-
thage n'a pas d'idéal . Athènes et Rome ont et gardent,
même à travers toute l'épaisseur nocturne des siècles,
des auréoles de civilisation.
La France est de la même qualité de peuple que la
Grèce et l'Italie. Elle est athénienne par le beau et
romaine par le grand. En outre, elle est bonne. Elle se
LA GUERRE ENTRE QUATRE murs . 113

donne. Elle est plus souvent que les autres peuples en


humeur de dévouement et de sacrifice . Seulement cette
humeur la prend et la quitte. Et c'est là le grand péril
pour ceux qui courent quand elle ne veut que marcher,
ou qui marchent quand elle veut s'arrêter. La France
a ses rechutes de matérialisme, et, à de certains ins-
tants, les idées qui obstruent ce cerveau sublime n'ont
plus rien qui rappelle la grandeur française et sont de la
dimension d'un Missouri ou d'une Caroline du Sud.
Qu'y faire? La géante joue la naine ; l'immense France
a ses fantaisies de petitesse . Voilà tout.
A cela, rien à dire. Les peuples comme les astres , ont
le droit d'éclipse. Et tout est bien, pourvu que la lu-
mière revienne et que l'éclipse ne dégénère pas en nuit .
Aube et résurrection sont synonymes . La réapparition
de la lumière est identique à la persistance du moi .
Constatons ces faits avec calme. La mort sur la barri-
cade, ou la tombe dans l'exil , c'est pour le dévouement
un en-cas acceptable. Le vrai nom du dévouement, c'est
désintéressement. Que les abandonnés se laissent
abandonner, que les exilés se laissent exiler, et bornons-
nous à supplier les grands peuples de ne pas reculer
trop loin, quand ils reculent. Il ne faut pas , sous pré-
texte de retour à la raison, aller trop avant dans la
descente.
La matière existe , la minute existe , les intérêts exis-
tent, le ventre existe ; mais il ne faut pas que le
ventre soit la seule sagesse. La vie momentanée a son
droit, nous l'admettons, mais la vie permanente a le
sien. Hélas ! être monté, cela n'empêche pas de tomber.
On voit ceci dans l'histoire plus souvent qu'on ne vou-
drait Une nation est illustre ; elle goûte à l'idéal, puis
elle mord dans la fange , et elle trouve cela bon ; et si on
114 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN .

demande d'où vient qu'elle abandonne Socrate pour


Falstaff, elle répond : C'est que j'aime les hommes
d'état.
Un mot encore avant de rentrer dans la mêlée.
Une bataille comme celle que nous racontons en ce
moment n'est autre chose qu'une convulsion vers
l'idéal. Le progrès entravé est maladif, et il a de ces
tragiques épilepsies . Cette maladie du progrès, la
guerre civile, nous avons dû la rencontrer sur notre
passage. C'est là une des phases fatales, à la fois acte
et entr'acte, de ce drame dont le pivot est un damné
social, et dont le titre véritable est le Progrès.
Le Progrès !
Ce cri que nous jetons souvent est toute notre pensée ;
et, au point de ce drame où nous sommes, l'idée qu'il
contient ayant plus d'une épreuve à subir, il nous est
permis peut-être, sinon d'en soulever le voile, du moins
d'en laisser transparaître nettement la lueur.
Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment ,
c'est d'un bout à l'autre, dans son ensemble et dans ses
détails , quelles que soient les intermittences , les excep-
tions ou les défaillances , la marche du mal au bien, de
l'injuste aujuste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de
l'appétit à la conscience , de la pourriture à la vie, de
la bestialité au devoir, de l'enfer au ciel, du néant à
Dieu . Point de départ : la matière ; point d'arrivée :
l'âme. L'hydre au commencement , l'ange à la fin .
XXI

LES HÉROS

OUT à coup le tambour battit la charge.


TOUT L'attaque fut l'ouragan . La veille, dans l'obs-
curité, la barricade avait été approchée silencieusement
comme par un boa . A présent, en plein jour, dans cette
rue évasée, la surprise était décidément impossible, la
vive force, d'ailleurs, s'était démasquée, le canon avait
commencé le rugissement, l'armée se rua sur la barri-
cade . La furie était maintenant l'habileté . Une puis-
sante colonne d'infanterie de ligne, coupée à intervalles
égaux de garde nationale et de garde municipale à pied ,
et appuyée sur des masses profondes qu'on entendait
sans les voir, déboucha dans la rue au pas de course ,
tambour battant, clairon sonnant, bayonnettes croisées ,
sapeurs en tête, et, imperturbable sous les projectiles ,
arriva droit sur la barricade avec le poids d'une poutre
d'airain sur un mur.
Le mur tint bon .
Les insurgés firent feu impétueusement. La barricade
escaladée eut une crinière d'éclairs . L'assaut fut si for-
cené qu'elle fut un moment inondée d'assaillants ; mais
elle secoua les soldats ainsi que le lion les chiens , et
elle ne se couvrit d'assiégeants que comme la falaise
d'écume, pour reparaître, l'instant d'après, escarpée ,
noire et formidable,
116 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

La colonne, forcée de se replier, resta massée dans la


rue, à découvert, mais terrible, et riposta à la redoute
par une mousqueterie effrayante. Quiconque a vu un
feu d'artifice se rappelle cette gerbe faite d'un croise-
ment de foudres qu'on appelle le bouquet. Qu'on se
représente ce bouquet, non plus vertical, mais hori-
zontal, portant une balle, une chevrotine ou un biscaïen
à la pointe de chacun de ses jets de feu , et égrenant la
mort dans ses grappes de tonnerres. La barricade était
là dessous .
Des deux parts résolution égale. La bravoure était là
presque barbare et se compliquait d'une sorte de féro-
cité héroïque qui commençait par le sacrifice de soi-
même. C'était l'époque où un garde national se battait
comme un zouave . La troupe voulait en finir ; l'insur-
rection voulait lutter. L'acceptation de l'agonie en
pleine jeunesse et en pleine santé fait de l'intrépidité
une frénésie. Chacun dans cette mêlée avait le gran-
dissement de l'heure suprême. La rue se joncha de
cadavres.
La barricade avait à l'une de ses extrémités Enjolras
et à l'autre Marius. Enjolras, qui portait toute la bar-
ricade dans sa tête, se réservait et s'abritait ; trois sol-
dats tombèrent l'un après l'autre sous son créneau sans
l'avoir même aperçu ; Marius combattait à découvert.
Il se faisait point de mire . Il sortait du sommet de la
redoute plus qu'à mi-corps. Il n'y a pas de plus violent
prodigue qu'un avare qui prend le mors aux dents ; il
n'y a pas d'homme plus effrayant dans l'action qu'un
songeur. Marius était formidable et pensif. Il était dans
la bataille comme dans un rêve. On eût dit un fantôme
qui fait le coup de fusil.
Les cartouches des assiégés s'épuisaient ; leurs sar-
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 117

casmes non. Dans ce tourbillon du sépulcre où ils


étaient, ils riaient.
Courfeyrac était nu-tête.
Qu'est-ce que tu as donc fait de ton chapeau ? lui
demanda Bossuet.
Courfeyrac répondit :
Ils ont fini par me l'emporter à coups de canon.
Ou bien ils disaient des choses hautaines.
Comprend-on, s'écriait amèrement Feuilly, ces
hommes ( et il citait les noms, des noms connus,
célèbres même, quelques uns de l'ancienne armée) -
qui avaient promis de nous rejoindre et fait serment de
nous aider, et qui s'y étaient engagés d'honneur, et qui
sont nos généraux , et qui nous abandonnent !
Et Combeferre se bornait à répondre avec un grave
sourire :
Il y a des gens qui observent les règles de l'hon-
neur comme on observe les étoiles, de très loin.
L'intérieur de la barricade était tellement semé de
cartouches déchirées qu'on eût dit qu'il y avait neigé.
Les assaillants avaient le nombre ; les insurgés
avaient la position. Ils étaient en haut d'une muraille,
et ils foudroyaient à bout portant les soldats trébuchant
dans les morts et les blessés et empêtrés dans
l'escarpement. Cette barricade, construite comme elle
l'était et admirablement contre-butée , était vraiment
une de ces situations où une poignée d'hommes tient
en échec une légion . Cependant, toujours recrutée et
grossissant sous la pluie de balles, la colonne d'attaque
se rapprochait inexorablement, et maintenant, peu à
peu , pas à pas, mais avec certitude, l'armée serrait la
barricade comme la vis le pressoir.
Les assauts se succédèrent. L'horreur alla grandissant.
118 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

Alors éclata sur ce tas de pavés, dans cette rue de la


Chanvrerie, une lutte digne d'une muraille de Troie.
Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n'avaient
pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n'avaient
pas dormi, qui n'avaient plus que quelques coups à
tirer, qui tâtaient leurs poches vides de cartouches,
presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d'un
linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des
trous d'où le sang coulait, à peine armés de mauvais
fusils et de vieux sabres ébréchés, devinrent des titans .
La barricade fut dix fois abordée , escaladée , et jamais
prise. Pour se faire une idée de cette lutte , il faudrait
se figurer le feu mis à un tas de courages terribles , et
qu'on regarde l'incendie . Ce n'était pas un combat,
c'était le dedans d'une fournaise ; les bouches y respi-
raient de la flamme ; les visages y étaient extraor-
dinaires. La forme humaine y semblait impossible, les
combattants y flamboyaient, et c'était formidable de
voir aller et venir dans cette fumée rouge ces salaman-
dres de la mêlée.
Les scènes successives et simultanées de cette tuerie
grandiose, nous renonçons à les peindre. L'épopée seule
a le droit de remplir douze mille vers avec une bataille.
On eût dit cet enfer du brahmanisme, le plus redou-
table des dix-sept abîmes, que le Véda appelle la Forêt
des Épées.
On se battait corps à corps , pied à pied , à coups de
pistolet, à coups de sabre, à coups de poing, de loin, de
près, d'en haut, d'en bas, de partout, des toits de la
maison, des fenêtres du cabaret, des soupiraux des
caves où quelques-uns s'étaient glissés . Ils étaient un
contre soixante.
La façade de Corinthe, à demi démolie , était hideuse.
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 119

La fenêtre, tatouée de mitraille, avait perdu vitres et


châssis et n'était plus qu'un trou informe, tumultueu-
sement bouché avec des pavés .
Bossuet fut tué ; Feuilly fut tué ; Courfeyrac fut tué ;
Joly fut tué ; Combeferre , traversé de trois coups de
bayonnette dans la poitrine au moment où il relevait un
soldat blessé, n'eut que le temps de regarder le ciel, et
expira.
Marius, toujours combattant , était si criblé de bles-
sures , particulièrement à la tête, que son visage dispa-
raissait dans le sang et qu'on eût dit qu'il avait la face
couverte d'un mouchoir rouge .
Enjolras seul n'était pas atteint. Quand il n'avait
plus d'arme, il tendait la main à droite ou à gauche et
un insurgé lui mettait une arme quelconque au poing.
Il n'avait plus qu'un tronçon de quatre épées ; une
de plus que François Ier à Marignan .
Homère dit : “ Diomède égorge Axyle, fils de Teu-
66
thranis, qui habitait l'heureuse Arisba ; Euryale, fils
" de Mécistée, extermine Drésos et Opheltios, Ésèpe,
" et ce Pédasus que la naïade Abarbarée conçut de l'ir-
" réprochable Boucolion ; Ulysse renverse Pidyte de
Percose ; Antiloque , Ablère ; Polypætès, Astyale ;
" Polydamas, Otos, de Cyllène ; et Teucer , Arétaon.
("
Méganthios meurt sous les coups de pique d'Euri-
" pyle. Agamemnon , roi des héros, terrasse Élatos né
" dans la ville escarpée que baigne le sonore fleuve
" Satnoïs ." Dans nos vieux poèmes de gestes, Esplan-
dian attaque avec une bisaiguë de feu le marquis géant
Swantibore, lequel se défend en lapidant le chevalier
avec des tours qu'il déracine . Nos anciennes fresques
murales nous montrent les deux ducs de Bretagne et de
Bourbon , armés, armoriés et timbrés en guerre, à cheval,
120 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

et s'abordant, la hache d'armes à la main, masqués de


fer, bottés de fer, gantés de fer, l'un caparaçonné d'her-
mine, l'autre drapé d'azur : Bretagne avec son lion
entre les deux cornes de sa couronne, Bourbon cas-
qué d'une monstrueuse fleur de lys à visière. Mais
pour être superbe, il n'est pas nécessaire de porter,
comme Yvon, le morion ducal, d'avoir au poing,
comme Esplandian , une flamme vivante , ou comme
Phylès, père de Polydamas , d'avoir rapporté d'Éphyre
une bonne armure, présent du roi des hommes Eu-
phète ; il suffit de donner sa vie pour une conviction
ou pour une loyauté. Ce petit soldat naïf, hier
paysan de la Bauce ou du Limousin , qui rôde le coupe-
chou au côté, autour des bonnes d'enfants dans le
Luxembourg, ce jeune étudiant pâle penché sur une
pièce d'anatomie ou sur un livre, blond adoldecent qui
fait sa barbe avec des ciseaux , prenez-les tous les deux .
soufflez-leur un souffle de devoir, mettez- les en face
l'un de l'autre dans le carrefour Boucherat ou dans le
cul-de- sac Planche-Mibray, et que l'un combatte pour
son drapeau, et que l'autre combatte pour son idéal , et
qu'ils s'imaginent tous les deux combattre pour la
patrie ; la lutte sera colossale ; et l'ombre que feront,
dans ce grand champ épique où se débat l'humanité,
ce pioupiou et ce carabin aux prises, égalera l'om-
bre que jette Mégaryon , roi de la Lycie pleine de
tigres , étreignant corps à corps l'immense Ajax , égal
aux dieux .
XXII

PIED A PIED

UAND il n'y eut plus de chefs vivants qu'Enjol-


ras et Marius aux deux extrémités de la bar-
Q
ricade, le centre, qu'avaient si longtemps soutenu
Courfeyrac, Joly, Bossuet, Feuilly et Combeferre , plia .
Le canon, sans faire de brèche praticable, avait assez
largement échancré le milieu de la redoute ; là, le
sommet de la muraille avait disparu sous le boulet, et
s'était écroulé ; et les débris qui étaient tombés , tantôt
à l'intérieur, tantôt à l'extérieur, avaient fini , en
s'amoncelant, par faire , des deux côtés du barrage,
deux espèces de talus, l'un au dedans, l'autre au
dehors . Le talus extérieur offrait à l'abordage un plan
incliné.
Un suprême assaut y fut tenté et cet assaut réussit.
La masse hérissée de bayonnettes et lancée au pas
gymnastique arriva irrésistible, et l'épais front de
bataille de la colonne d'attaque apparut dans la fumée
au haut de l'escarpement . Cette fois, c'était fini. Le
groupe d'insurgés qui défendait le centre recula pêle-
mêle .
Alors le sombre amour de la vie se réveilla chez
quelques-uns. Couchés en joue par cette forêt de fusils ,
plusieurs ne voulurent plus mourir. C'est là une minute
où l'instinct de la conservation pousse des hurlements
122 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN

et où la bête reparaît dans l'homme . Ils étaient ac-


culés à la haute maison à six étages qui faisait le fond
de la redoute. Cette maison pouvait être le salut. Cette
maison était barricadée et comme murée du haut en
bas. Avant que la troupe de ligne fût dans l'intérieur
de la redoute, une porte avait le temps de s'ouvrir et
de se fermer, la durée d'un éclair suffisait pour cela,
et la porte de cette maison, entrebâillée brusquement
et refermée tout de suite, pour ces désespérés, c'était la
vie. En arrière de cette maison , il y avait les rues , la
fuite possible , l'espace. Ils se mirent à frapper contre
cette porte à coups de crosse et à coups de pied , ap-
pelant, joignant les mains. Personne n'ouvrit. De la
lucarne du troisième étage, la tête morte les regardait.
Mais Enjolras et Marius, et sept ou huit ralliés
autour d'eux s'étaient élancés et les protégeaient.
Enjolras avait crié aux soldats : N'avancez pas ! et un
officier n'ayant pas obéi, Enjolras avait tué l'officier .
Il était maintenant dans la petite cour intérieure de la
redoute, adossé à la maison de Corinthe , l'épée d'une
main, la carabine de l'autre , tenant ouverte la porte
du cabaret qu'il barrait aux assaillants . Il cria aux
désespérés : - Il n'y a qu'une porte ouverte ; celle-ci .
Et les couvrant de son corps , faisant à lui seul face à
un bataillon, il les fit passer derrière lui . Tous s'y
précipitèrent. Enjolras exécutant avec sa carabine,
dont il se servait maintenant comme d'une canne, ce
que les bâtonnistes appellent la rose couverte, rabattit
les bayounettes autour de lui et devant lui , et entra le
dernier ; et il y eut un instant horrible, les soldats
voulant pénétrer, les insurgés voulant fermer. La porte
fut close avec une telle violence qu'en se remboîtant
dans son cadre, elle laissa voir coupés et collés à son
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 123

chambranle les cinq doigts d'un soldat qui s'y était


cramponné.
Marius était resté dehors. Un coup de feu venait de
lui casser la clavicule ; il sentit qu'il s'évanouissait et
qu'il tombait. En ce moment, les yeux déjà fermés, il
eut la commotion d'une main vigoureuse qui le saisis-
sait, et son évanouissement, dans lequel il se perdit, lui
laissa à peine le temps de cette pensée mêlée au su-
prême souvenir de Cosette : - Je suis fait prisonnier.
Je serai fusillé .
Enjolras, ne voyant pas Marius parmi les réfugiés
du cabaret, eut la même idée . Mais ils étaient à cet ins-
tant où chacun n'a que le temps de songer à sa propre
mort. Enjolras assujettit la barre de la porte, et la ver-
rouilla, et en ferma à double tour la serrure et le
cadenas, pendant qu'on la battait furieusement au de-
hors , les soldats à coups de crosse , les sapeurs à coups de
hache. Les assaillants s'étaient groupés sur cette porte.
C'était maintenant le siège du cabaret qui commençait.
Les soldats, disons- le, étaient pleins de colère .
La mort du sergent d'artillerie les avait irrités, et
puis, chose plus funeste, pendant les quelques heures
qui avaient précédé l'attaque , il s'était dit parmi eux
que les insurgés mutilaient les prisonniers , et qu'il y
avait dans le cabaret le cadavre d'un soldat sans tête .
Ce genre de rumeur fatale est l'accompagnement ordi-
naire des guerres civiles, et ce fut un faux bruit de cette
espèce qui causa plus tard la catastrophe de la rue
Transnonain .
Quand la porte fut barricadée, Enjolras dit aux autres :
--- Vendons-nous cher.
Puis il s'approcha de la table où étaient étendus Ma-
beuf et Gavroche. On voyait sous le drap noir deux
124 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

formes droites et rigides, l'une grande , l'autre petite,


et les deux visages se dessinaient vaguement sous les
plis froids du suaire . Une main sortait de dessous le
linceul et pendait vers la terre. C'était celle d'un
vieillard.
Enjolras se pencha et baisa cette main vénérable, de
même que la veille il avait baisé le front .
C'étaient les deux seuls baisers qu'il eût donnés dans
sa vie.
Abrégeons . La barricade avait lutté comme une porte
de Thèbes ; le cabaret lutta comme une maison de Sara-
gosse . Ces résistances-là sont bourrues. Pas de quar-
tier. Pas de parlementaire possible. On veut mourir
pourvu qu'on tue . Quand Suchet dit : - Capitulez, -
Palafox répond : Après la guerre au canon, la guerre
aux couteaux . Rien ne manqua à la prise d'assaut du
cabaret Hucheloup : ni les pavés pleuvant de la fenêtre
et du toit sur les assiégeants et exaspérant les soldats
par d'horribles écrasements , ni les coups de feu des
caves et des mansardes , ni la fureur de l'attaque, ni la
rage de la défense, ni , enfin , quand la porte céda, les
démences frénétiques de l'extermination . Les assail-
lants , en se ruant dans le cabaret les pieds embar-
rassés dans les panneaux de la porte enfoncée et
jetée à terre, n'y trouvèrent pas un combattant.
L'escalier en spirale, coupé à coups de hache, gisait
au milieu de la salle basse, quelques blessés ache-
vaient d'expirer, tout ce qui n'était pas tué était au
premier étage, et là, par le trou du plafond, qui avait
été l'entrée de l'escalier, un feu terrifiant éclata. C'é-
taient les dernières cartouches. Quand elles furent
brûlées, quand ces agonisants redoutables n'eurent plus
ni poudre ni balles, chacun prit à la main deux de ces
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 125

bouteilles réservées par Enjolras et dont nous avons


parlé , et ils tinrent tête à l'escalade avec ces massues
effroyablement fragiles. C'étaient des bouteilles d'eau-
forte. Nous disons telles qu'elles sont ces choses som-
bres du carnage . L'assiégé, hélas ! fait arme de tout.
Le feu grégeois n'a pas déshonoré Archimède , la poix
bouillante n'a pas déshonoré Bayard . Toute la guerre
est de l'épouvante, et il n'y a rien à y choisir. La mous-
queterie des assiégeants, quoique gênée et de bas en
haut, était meurtrière . Le rebord du trou du plafond fut
bientôt entouré de têtes mortes d'où ruisselaient de
longs fils rouges et fumants. Le fracas était inexprima-
ble ; une fumée enfermée et brûlante faisait presque la
nuit sur ce combat. Les mots manquent pour dire l'hor-
reur arrivée à ce degré. Il n'y avait plus d'hommes
dans cette lutte maintenant infernale . Ce n'étaient plus
des géants contre des colosses . Cela ressemblait plus à
Milton et à Dante qu'à Homère . Des démons attaquaient,
des spectres résistaient.
C'était l'héroïsme monstre.
XXIII

ORESTE A JEUN ET PYLADE IVRE

NFIN, se faisant la courte échelle, s'aidant du


E squelette de l'escalier, grimpant aux murs , s'ac-
crochant au plafond , écharpant, au bord de la trappe
même, les derniers qui résistaient, une vingtaine d'as-
siégeants, soldats , gardes nationaux , gardes munici-
paux , pêle-mêle, la plupart défigurés par des blessures
au visage dans cette ascension redoutable, aveuglés par
le sang, furieux , devenus sauvages, firent irruption
dans la salle du premier étage . Il n'y avait plus là
qu'un seul homme qui fût debout, Enjolras. Sans car-
touches, sans épée, il n'avait plus à la main que le
canon de sa carabine dont il avait brisé la crosse sur la
tête de ceux qui entraient. Il avait mis le billard entre
les assaillants et lui ; il avait reculé à l'angle de la salle,
et là , l'œil fier, la tête haute, ce tronçon d'arme au
poing, il était encore assez inquiétant pour que le vide
se fût fait autour de lui . Un cri s'éleva :
C'est le chef. C'est lui qui a tué l'artilleur. Puis-
qu'il s'est mis là, il y est bien. Qu'il y reste. Fusillons-
le sur place .
- Fusillez-moi, dit Enjolras.
Et, jetant le tronçon de sa carabine, et croisant les
bras, il présenta sa poitrine.
L'audace de bien mourir émeut toujours les hommes .
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS. 127

Dès qu'Enjolras eut croisé les bras, acceptant la fin,


l'assourdissement de la lutte cessa dans la salle, et ce
chaos s'apaisa subitement dans une sorte de solennité
sépulcrale. Il semblait que la majesté menaçante d'En-
jolras désarmé et immobile pesât sur ce tumulte , et que,
rien que par l'autorité de son regard tranquille, ce jeune
homme, qui seul n'avait pas une blessure, superbe ,
sanglant, charmant, indifférent comme un invulnérable,
contraignît cette cohue sinistre à le tuer avec respect.
Sa beauté, en ce moment- là , augmentée de sa fierté,
était un resplendissement, et, comme s'il ne pouvait pas
plus être fatigué que blessé, après les effrayantes vingt-
quatre heures qui venaient de s'écouler, il était vermeil
et rose. C'était de lui peut-être que parlait le témoin
qui disait plus tard devant le conseil de guerre : Il y
avait un insurgé que j'ai entendu nommer Apollon.
Un garde national qui visait Enjolras abaissa son arme
en disant : Il me semble que je vais fusiller une fleur.
Douze hommes se formèrent en peloton à l'angle op-
posé à Enjolras et apprêtèrent leurs fusils en silence.
Puis un sergent cria :
-Joue !
Un officier intervint.
- Attendez .
Et s'adressant à Enjolras :
― Voulez-vous qu'on vous bande les yeux ?
- Non .
Est- ce bien vous qui avez tué le sergent d'artillerie?
Oui.
Depuis quelques instants Grantaire s'était réveillé.
Grantaire, on s'en souvient , dormait depuis la veille
dans la salle haute du cabaret, assis sur une chaise, af-
faissé sur une table.
128 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN .

Il réalisait, dans toute son énergie, la vieille méta-


phore "ivre-mort' . Le hideux philtre absinthe stout-
alcool l'avait jeté en léthargie . Sa table étant petite , et
ne pouvant servir à la barricade , on la lui avait laissée .
Il était toujours dans la même posture, la poitrine pliée
sur la table, la tête appuyée à plat sur les bras, entouré
de verres, de chopes et de bouteilles. Il dormait de cet
écrasant sommeil de l'ours engourdi et de la sangsue
repue. Rien n'y avait fait, ni la fusillade, ni les boulets ,
ni la mitraille qui pénétrait par la croisée dans la salle
où il était. Ni le prodigieux vacarme de l'assaut. Seu-
lement, il répondait quelquefois au canon par un ron-
flement. Il semblait attendre là qu'une balle vînt lui
épargner la peine de se réveiller . Plusieurs cadavres
gisaient autour de lui ; et, au premier coup d'œil , rien
ne le distinguait de ces dormeurs profonds de la
mort.
Le bruit n'éveille pas un ivrogne ; le silence le ré-
veille. Cette singularité a été plus d'une fois observée .
La chute de tout, autour de lui , augmentait l'anéantis-
sement de Grantaire ; l'écroulement le berçait. L'espèce
de halte que fit le tumulte devant Enjolras fut une se-
cousse pour ce pesant sommeil. C'est l'effet d'une voi-
ture au galop qui s'arrête court. Les assoupis s'y ré-
veillent. Grantaire se dressa en sursaut, étendit ses
bras, se frotta les yeux , regarda, bâilla, et comprit.
L'ivresse qui finit ressemble à un rideau qui se déchi-
re. On voit, en bloc et d'un seul coup d'œil , tout ce
qu'elle cachait . Tout s'offre subitement à la mémoire ;
et l'ivrogne, qui ne sait rien de ce qui s'est passé de-
puis vingt-quatre heures, n'a pas achevé d'ouvrir les
paupières qu'il est au fait. Les idées lui reviennent
avec une lucidité brusque ; l'effacement de l'ivresse,
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS . 129

sorte de buée qui aveuglait le cerveau , se dissipe , et fait


place à la claire et nette obsession des réalités .
Relégué qu'il était dans un coin et comme abrité der-
rière le billard , les soldats, l'œil fixé sur Enjolras, n'a-
vaient pas même aperçu Grantaire, et le sergent se pré-
parait à répéter l'ordre : En joue ! quand tout à coup ils
entendirent une voix forte crier à côté d'eux :
- Vive la république ! J'en suis.
Grantaire s'était levé. L'immense lueur de tout le
combat qu'il avait manqué, et dont il n'avait pas été ,
apparut dans le regard éclatant de l'ivrogne transfi-
guré.
Il répéta : Vive la république ! traversa la salle d'un
pas ferme et alla se placer devant les fusils debout près
d'Enjolras.
Faites-en deux d'un coup, dit-il .
Et se tournant vers Enjolras avec douceur, il lui dit :
Permets-tu ?
Enjolras lui serra la main en souriant .
Ce sourire n'était pas achevé que la détonation éclata.
Enjolras, traversé de huit coups de feu, resta adossé
au mur comme si les balles l'y eussent cloué. Seulement
il pencha la tête .
Grantaire, foudroyé , s'abattit à ses pieds.
Quelques instants après, les soldats délogeaient les
derniers insurgés réfugiés au haut de la maison. Ils
tiraillaient à travers un treillis de bois dans le grenier .
On se battait dans les combles . On jetait des corps par
les fenêtres, quelques-uns vivants. Deux voltigeurs,
qui essayaient de relever l'omnibus fracassé, étaient
tués de deux coups de carabine tirés des mansardes
Un homme en blouse en était précipité, un coup de
bayonnette dans le ventre, et râlait à terre. Un soldat
130 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

et un insurgé glissaient ensemble sur le talus de tuiles


du toit, et ne voulaient pas se lâcher, et tombaient, se
tenant embrassés d'un embrassement féroce. I ,utte pa-
reille dans la cave. Cris, coups de feu , piétinement fa-
rouche. Puis le silence. La barricade était prise.
Les soldats commencèrent la fouille des maisons d'a-
lentour et la poursuite des fuyards.
XXIV

PRISONNIER

ARIUS était prisonnier en effet . Prisonnier de


M Jean Valjean.
La main qui l'avait étreint par derrière au moment
où il tombait, et dont , en perdant connaissance, il avait
senti le saisissement, était celle de Jean Valjean.
Jean Valjean n'avait pas pris au combat d'autre part
que de s'y exposer. Sans lui , à cette phase suprême de
l'agonie, personne n'eût songé aux blessés. Grâce à
lui, partout présent dans le carnage comme une provi-
dence, ceux qui tombaient étaient relevés, transportés
dans la salle basse, et pansés . Dans les intervalles , il
réparait la barricade. Mais rien qui pût ressembler à un
coup, à une attaque, ou même à une défense person-
nelle, ne sortit de ses mains. Il se taisait et secourait.
Du reste, il avait à peine quelques égratignures. Les
balles n'avaient pas voulu de lui . Si le suicide faisait
partie de ce qu'il avait rêvé en venant dans ce sépulcre,
de ce côté- là il n'avait point réussi. Mais nous doutons
qu'il eût songé au suicide , acte irréligieux .
Jean Valjean, dans la nuée épaisse du combat, n'a-
vait pas l'air de voir Marius ; le fait est qu'il ne le quit-
tait pas des yeux. Quand un coup de feu renversa Ma-
rius, Jean Valjean bondit avec une agilité de tigre, s'a-
battit sur lui comme sur une proie, et l'emporta.
132 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Le tourbillon de l'attaque était en cet instant -là si


violemment concentré sur Enjolras et sur la porte du
cabaret que personne ne vit Jean Valjean, soutenant
dans ses bras Marius, traverser le champ dépavé de la
barricade et disparaître derrière l'angle de la maison de
Corinthe .
On se rappelle cet angle qui faisait une sorte de cap
dans la rue ; il garantissait des balles et de la mitraille
et des regards aussi quelques pieds carrés de terrain . Il
y a ainsi parfois dans les incendies une chambre qui ne
brûle point, et dans les mers les plus furieuses, en deçà
d'un promontoire ou au fond d'un cul-de-sac d'écueils ,
un petit coin tranquille. C'était dans cette espèce de
repli du trapèze intérieur de la barricade qu'Éponine
avait agonisé .
Là Jean Valjean s'arrêta, il laissa glisser à terre Ma-
rius, s'adossa au mur et jeta les yeux autour de lui .
La situation était épouvantable.
Pour l'instant, pour deux ou trois minutes peut-être,
ce pan de muraille était un abri , mais comment sortir
de ce massacre ? Il se rappelait l'angoisse où il s'était
trouvé rue Polonceau, huit ans auparavant, et de quelle
façon il était parvenu à s'échapper ; c'était difficile
alors, aujourd'hui c'était impossible . Il avait devant
lui cette implacable et sourde maison à six étages qui
ne semblait habitée que par l'homme mort penché à sa
fenêtre ; il avait à sa droite la barricade assez basse qui
fermait la Petite-Truanderie ; enjamber cet obstacle pa-
raissait facile, mais on voyait au -dessus de la crête du
barrage une rangée de pointes de bayonnettes. C'était
la troupe de ligne, postée au delà de cette barricade, et
aux aguets. Il était évident que franchir la barricade
c'était aller chercher un feu de peloton, et que toute tête
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS 133

qui se risquerait à dépasser le haut de la muraille de


pavés servirait de cible à soixante coups de fusil . Il
avait à sa gauche le champ du combat. La mort était
derrière l'angle du mur.
Que faire ?
Un oiseau seul eût pu se tirer de là.
Et il fallait se décider sur le champ, trouver un expé-
dient, prendre un parti. On se battait à quelques pas
de lui ; par bonheur tout s'acharnait sur un point uni-
que, sur la porte du cabaret ; mais qu'un soldat, un
seul, eût l'idée de tourner la maison, ou de l'attaquer
en flanc, tout était fini.
Jean Valjean regarda la maison en face de lui , il re-
garda la barricade à côté de lui, puis il regarda la terre,
avec la violence de l'extrémité suprême, éperdu, et
comme s'il eût voulu y faire un trou avec ses yeux.
A force de regarder, on ne sait quoi de vaguement
saisissable dans une telle agonie se dessina et prit forme
à ses pieds, comme si c'était une puissance du regard
de faire éclore la chose demandée. Il aperçut à quelques
pas de lui, au bas du petit barrage si impitoyablement
gardé et guetté au dehors, sous un écroulement de pa-
vés qui la cachait en partie, une grille de fer posée à
plat et de niveau avec le sol. Cette grille, faite de forts
barreaux transversaux, avait environ deux pieds car-
rés. L'encadrement de pavés qui la maintenait avait été
arraché, et elle était comme descellée. A travers les
barreaux, on entrevoyait une ouverture obscure, quel-
que chose de pareil au conduit d'une cheminée ou au
cylindre d'une citerne . Jean Valjean s'élança . Sa vieille
science des évasions lui monta au cerveau comme une
clarté . Écarter les pavés, soulever la grille , charger sur
ses épaules Marius inerte comme un corps mort, descen-
134 LES MISÉRABLES . -JEAN VALJEAN .

dre, dans cette espèce de puits heureusement peu pro-


fond, laisser retomber au- dessus de sa tête la lourde
trappe de fer sur laquelle les pavés ébranlés croulèrent
de nouveau, prendre pied sur une surface dallée à trois
mètres au-dessous du sol, cela fut exécuté comme ce
qu'on fait dans le délire , avec une force de géant et une
rapidité d'aigle ; cela dura quelques minutes à peine.
Jean Valjean se trouva, avec Marius toujours éva-
noui, dans une sorte de long corridor souterrain.
Là, paix profonde, silence absolu , nuit .
L'impression qu'il avait autrefois éprouvée en tom-
bant de la rue dans le couvent lui revint. Seulement, ce
qu'il emportait aujourd'hui, ce n'était plus Cosette ;
c'était Marius .
C'est à peine maintenant s'il entendait au -dessus de
lui, comme un vague murmure, le formidable tumulte
du cabaret pris d'assaut .
LIVRE DEUXIÈME

L'INTESTIN DE LÉVIATHAN

LA TERRE APPAUVRIE PAR LA MER

ARIS jette par an vingt-cinq millions à l'eau . Et


PAR ceci sans métaphore. Comment, et de quelle
façon ? jour et nuit . Dans quel but ? sans aucun but.
Avec quelle pensée ? sans y penser. Pourquoi faire ?
pour rien . Au moyen de quel organe ? au moyen de son
intestin. Quel est son intestin ? c'est son égoût.
Vingt-cinq millions de francs , c'est le plus modéré
des chiffres approximatifs que donnent les évaluations
de la science spéciale .
La science, après avoir longtemps tâtonné , sait au-
jourd'hui que le plus fécondant et le plus efficace des
engrais, c'est l'engrais humain . Les Chinois, disons-le à
notre honte, le savaient avant nous. Pas un paysan
chinois, c'est Eckeberg qui le dit, ne va à la ville sans
rapporter, aux deux extrémités de son bambou, deux
seaux pleins de ce que nous nommons immondices.
136 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

Grâce à l'engrais humain, la terre en Chine est encore


aussi jeune qu'au temps d'Abraham. Le froment chi-
nois rend jusqu'à cent vingt fois la semence . Il n'est au-
cun guano comparable en fertilité au détritus d'une ca-
pitale. Une grande ville est le plus puissant des sterco-
raires. Employer la ville à fumer la plaine, ce serait
une réussite certaine. Si notre or est fumier, en revan-
che notre fumier est or.
Que fait-on de cct or fumier ? on le balaye à l'abîme.
On expédie à grands frais des convois de navires afin
de récolter au pôle austral la fiente des pétrels et des
pingouins, et l'incalculable élément d'opulence qu'on a
sous la main, on l'envoie à la mer. Tout l'engrais hu-
main et animal que le monde perd , rendu à la terre au
lieu d'être jeté à l'eau , suffirait à nourrir le monde.
Ces tas d'ordures du coin des bornes, ces tombereaux
de boue cahotés la nuit dans les rues , ces affreux ton-
neaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange
souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que
c'est ? C'est la prairie en fleur, c'est de l'herbe vertô,
c'est du serpolet et du thym et de la sauge, c'est du gi-
bier, c'est du bétail , c'est le mugissement satisfait des
blé grands bœufs le soir, c'est du foin parfumé , c'est du
doré, c'est de la santé , c'est de la joie, c'est de la vie .
Ainsi le veut cette création mystérieuse qui est la trans-
formation sur la terre et la transfiguration dans le ciel .
Rendez cela au grand creuset ; votre abondance en
sortira. La nutrition des plaines fait la nourriture des
hommes.
Vous êtes maîtres de perdre cette richesse, et de me
trouver ridicule par-dessus le marché . Ce sera là le
chef-d'œuvre de votre ignorance.
La statistique a calculé que la France à elle seule fait
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN. 137

tous les ans à l'Atlantique par la bouche de ses rivières


un versement d'un demi-milliard . Notez ceci : avec
cinq cents millions on payerait le quart des dépenses du
budget. L'habileté de l'homme est telle qu'il aime
mieux se débarrasser de ces cinq cents millions dans le
ruisseau . C'est la substance même du peuple qu'em-
portent, ici goutte à goutte, là à flots, le misérable vo-
missement de nos égouts dans les fleuves et le gigan-
tesque ramassement de nos fleuves dans l'océan. Cha-
que hoquet de nos cloaques nous coûte mille francs . A
cela deux résultats. La terre appauvrie et l'eau empes-
tée. La faim sortant du sillon et la maladie sortant
du fleuve.
Il est notoire, par exemple, qu'à cette heure , la Ta-
mise empoisonne Londres.
Pour ce qui est de Paris, on a dû, dans ces derniers
temps , transporter la plupart des embouchures d'égouts
en aval au-dessous du dernier pont.
Un double appareil tubulaire, pourvu de soupapes
et d'écluses de chasse, aspirant et refoulant, un système
de drainage élémentaire, simple comme le poumon de
l'homme, et qui est déjà en pleine fonction dans plusieurs
communes d'Angleterre , suffirait pour amener dans nos
villes l'eau pure des champs et pour renvoyer dans nos
champs l'eau riche des villes , et ce facile va - et-vient, le
plus simple du monde, retiendrait chez nous les cinq
cents millions jetés dehors. On pense à autre chose.
Le procédé actuel fait le mal en voulant faire le bien.
L'intention est bonne, le résultat est triste. On croit
expurger la ville, on étiole la population . Un égout est
un malentendu. Quand partout le drainage, avec sa
fonction double , restituant ce qu'il prend, aura remplacé
l'égout, simple lavage appauvrissant, alors , ceci étant
138 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

combiné avec les données d'une économie sociale nou-


velle, le produit de la terre sera décuplé, et le problème
de la misère sera singulièrement atténué. Ajoutez la
suppression des parasitismes, il sera résolu.
En attendant, la richesse publique s'en va à la rivière
et le coulage a lieu. Coulage est le mot. L'Europe se
ruine de la sorte par épuisement.
Quant à la France, nous venons de dire son chiffre .
Or, Paris contenant le vingt-cinquième de la population
française totale, et le guano parisien étant le plus riche
de tous, on reste au-dessous de la vérité en évaluant à
vingt-cinq millions la part de perte de Paris dans le
demi - milliard que la France refuse annuellement. Ces
vingt-cinq millions, employés en assistance et en jouis-
sance, doubleraient la splendeur de Paris. La ville les
dépense en cloaques. De sorte qu'on peut dire que la
grande prodigalité de Paris , sa fête merveilleuse , sa folie
Beaujon, son orgie , son ruissellement d'or à pleines
mains, son faste, son luxe, sa magnificence , c'est son
égout.
C'est de cette façon que, dans la cécité d'une mau-
vaise économie politique, on noie et on laisse aller à
vau-l'eau et se perdre dans les gouffres le bien- être de
tous . Il devrait y avoir des filets de Saint- Cloud pour
la fortune publique.
Économiquement, le fait peut se résumer ainsi : Paris
panier percé.
Paris, cette cité modèle , ce patron des capitales bien
faites, dont chaque peuple tâche d'avoir une copie, cette
métropole de l'idéal , cette patrie auguste de l'initiative,
de l'impulsion et de l'essai, ce centre et ce lieu des es-
prits, cette ville nation, cette ruche de l'avenir, ce com-
posé merveilleux de Babylone et de Corinthe, ferait, au
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN . 139

point de vue que nous venons de signaler, hausser les


épaules à un paysan du Fo- Kian .
Imitez Paris, vous vous ruinerez.
Au reste, particulièrement en ce gaspillage immémo-
rial et insensé, Paris lui-même imite .
Ces surprenantes inepties ne sont pas nouvelles ; ce
n'est point là de la sottise jeune . Les anciens agissaient
comme les modernes. " Les cloaques de Rome, dit
Liebig, ont absorbé tout le bien-être du paysan ro-
main. " Quand la campagne de Rome fut ruinée par
l'égout romain , Rome épuisa l'Italie, et quand elle eut
mis l'Italie dans son cloaque , elle y versa la Sicile, puis
la Sardaigne, puis l'Afrique . L'égout de Rome a en-
gouffré le monde. Ce cloaque offrait son engloutisse-
ment à la cité et à l'univers. Urbi et orbi. Ville éternelle ,
égout insondable.
Pour ces choses-là, comme pour d'autres, Rome
donne l'exemple.
Cet exemple, Paris le suit, avec toute la bêtise propre
aux villes d'esprit.
Pour les besoins de l'opération sur laquelle nous ve-
nons de nous expliquer, Paris a sous lui un autre Paris ;
un Paris d'égouts ; lequel a ses rues, ses carrefours , ses
places, ses impasses, ses artères et sa circulation , qui
est de la fange, avec la forme humaine de moins .
Car il ne faut rien flatter, pas même un grand peuple ;
là où il y a tout, il y a l'ignominie à côté de la sublimité ;
et, si Paris contient Athènes, la ville de lumière, Tyr,
la ville de puissance , Sparte , la ville de vertu, Ninive,
la ville de prodige , il contient aussi Lutèce, la ville de
boue.
D'ailleurs le cachet de sa puissance est là aussi , et la
titanique sentine de Paris réalise , parmi les monuments ,
140 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

cet idéal étrange réalisé dans l'humanité par quelques


hommes tels que Machiavel , Bacon et Mirabeau, le
grandiose abject.
Le sous-sol de Paris, si l'œil pouvait en pénétrer la
surface, présenterait l'aspect d'un madrépore colossal.
Une éponge n'a guère plus de pertuis et de couloirs que
la motte de terre de six lieues de tour sur laquelle repo-
se l'antique grande ville . Sans parler des catacombes,
qui sont une cave à part, sans parler de l'inextricable
treillis des conduits du gaz, sans compter le vaste sys-
tème tubulaire de la distribution d'eau vive qui aboutit
aux bornes fontaines , les égouts à eux seuls font sous
les deux rives un prodigieux réseau ténébreux ; laby-
rinthe qui a pour fil sa pente.
Là apparaît, dans la brume humide, le rat, qui sem-
ble le produit de l'accouchement de Paris.
II

L'HISTOIRE ANCIENNE DE L'ÉGOUT

U'ON s'imagine Paris ôté comme un couvercle, le


Q réseau souterrain des égouts, vu à vol d'oiseau,
dessinera sur les deux rives une espèce de grosse bran-
che greffée au fleuve. Sur la rive droite l'égout de
ceinture sera le tronc de cette branche, les conduits
secondaires seront les rameaux et les impasses seront
les ramuscules.
Cette figure n'est que sommaire et à demi exacte,
l'angle droit, qui est l'angle habituel de ce genre de ra-
mifications souterraines , étant très rare dans la végé-
tation .
On se fera une image plus ressemblante de cet
etrange plan géométral en supposant qu'on voit à plat
sur un fond de ténèbres quelque bizarre alphabet
d'Orient brouillé comme un fouillis , et dont les lettres
difformes seraient soudées les unes aux autres , dans un
pêle-mêle apparent et comme au hasard, tantôt par
angles, tantôt par leurs extrémités .
Les sentines et les égouts jouaient un grand rôle au
moyen âge, au bas-empire et dans le vieil Orient. La
peste y naissait, les despotes y mouraient. Les multi-
tudes regardaient presque avec une crainte religieuse
ces lits de pourriture, monstrueux berceaux de la mort.
La fosse aux vermines de Bénarès n'est pas moins verti-
142 LES MISÉRABLES. – JEAN VALJEAN.

gineuse que la fosse aux lions de Babylone . Teglath-


Phalasar, au dire des livres rabbiniques, jurait par la
sentine de Ninive. C'est de l'égout de Münster que
Jean de Leyde faisait sortir sa fausse lune, et c'est du
puits - cloaque de Kekhscheb que son ménechme orien-
tal , Mokannâ, le prophète voilé du Khorassan , faisait
sortir son faux soleil.
L'histoire des hommes se reflète dans l'histoire des
cloaques. Les gémonies racontaient Rome. L'égout de
Paris a été une vieille chose formidable . Il a été sépul-
cre, il a été asile. Le crime, l'intelligence , la protesta-
tion sociale, la liberté de conscience, la pensée, le vol,
tout ce que les lois humaines poursuivent ou ont pour-
suivi , s'est caché dans ce trou ; les maillotins au quator-
zième siècle , les tire- laine au quinzième, les huguenots
au seizième , les illuminés de Morin au dix- septième,
les chauffeurs au dix - huitième. Il y a cent ans, le coup
de poignard nocturne en sortait, le filou en danger y
glissait ; le bois avait la caverne, Paris avait l'égout. La
truanderie, cette picareriagauloise, acceptait l'égout
comme succursale de la Cour des Miracles , et le soir,
narquoise et féroce , rentrait sous le vomitoire Mau-
buée comme dans une alcôve.
Il était tout simple que ceux qui avaient pour lieu
de travail quotidien le cul-de- sac Vide- Gousset ou la
rue Coupe-Gorge eussent pour domicile nocturne le
ponceau du Chemin-Vert ou le cagnard Hurepoix. De
là un fourmillement de souvenirs . Toutes sortes de
fantômes hantent ces longs corridors solitaires ; partout
la putridité et le miasme ; çà et là un soupirail où Villon
dedans cause avec Rabelais dehors .
L'égout , dans l'ancien Paris , est le rendez-vous de
tous les épuisements et de tous les essais . L'économie
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN . 143

politique y voit un détritus , la philosophie sociale y


voit un résidu .
L'égout c'est la conscience de la ville. Tout y con-
verge et s'y confronte. Dans ce lieu livide, il y a des
ténèbres, mais il n'y a plus de secrets. Chaque chose a
sa forme vraie, ou du moins sa forme définitive . Le tas
d'ordures a cela pour lui qu'il n'est pas menteur. La
naïveté s'est réfugiée là. Le masque de Basile s'y trouve,
mais on en voit le carton , et les ficelles , et le dedans
comme le dehors, et il est accentué d'une boue hon-
nête. Le faux nez de Scapin l'avoisine. Toutes les
malpropretés de la civilisation, une fois hors de service,
tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l'immense
glissement social . Elles s'y engloutissent, mais elles s'y
étalent. Ce pêle-mêle est une confession . Là, plus de
fausse apparence, aucun plâtrage possible, l'ordure ôte
sa chemise, dénudation absolue, déroute des illusions
et des mirages , plus rien que ce qui est, faisant la sinis-
tre figure de ce qui finit. Réalité et disparition . Là, un
cul de bouteille avoue l'ivrognerie, une anse de panier
raconte la domesticité ; là , le trognon de pomme qui a
eu des opinions littéraires redevient le trognon de pom-
me ; l'effigie du gros sou se vert-de-grise franchement,
le crachat de Caïphe rencontre le vomissement de Fals-
taff, le louis d'or qui sort du tripot heurte le clou où
pend le bout de corde de suicide , un fœtus livide roule
enveloppé dans des paillettes qui ont dansé le mardi
gras dernier à l'Opéra, une toque qui a jugé les hommes
se vautre près d'une pourriture qui a été la jupe de
Margoton ; c'est plus que de la fraternité, c'est du tu-
toiement. Tout ce qui fardait se barbouille . Le dernier
voile est arraché. Un égout est un cynique . Il dit tout.
Cette sincérité de l'immondice nous plaît, et repose
144 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

l'âme. Quand on a passé son temps à subir sur la terre


le spectacle des grands airs que prennent la raison d'é-
tat, le serment, la sagesse politique, la justice humaine ,
les probités professionnelles, les austérités de situation,
les robes incorruptibles, cela soulage d'entrer dans un
égout et de voir de la fange qui en convient.
Cela enseigne en même temps. Nous l'avons dit tout
à l'heure, l'histoire passe par l'égout. Les Saint- Bar-
thélemy y filtrent goutte à goutte entre les pavés. Les
grands assassinats publics , les boucheries politiques et
religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y
poussent leurs cadavres . Pour l'œil du songeur, tous les
meurtriers historiques sont là , dans la pénombre hideuse,
à genoux, avec un peu de leur suaire pour tablier, épon-
geant lugubrement leur besogne. Louis XI y est avec
Tristan, François Ier y est avec Duprat, Charles IX y
est avec sa mère, Richelieu y est avec Louis XIII .
Louvois y est, Letellier y est , Hébert et Maillard y sont,
grattant les pierres et tâchant de faire disparaître la trace
de leurs actions. On entend sous ces voûtes le balai de
ces spectres. On y respire la fétidité énorme des catas-
trophes sociales. On voit dans des coins des miroite-
ments rougeâtres. Il coule là une eau terrible où se sont
lavées des mains sanglantes.
L'observateur social doit entrer dans ces ombres .
Elle font partie de son laboratoire . La philosophie est
le miscroscope de la pensée. Tout veut la fuir, mais
rien ne lui échappe . Tergiverser est inutile. Quel côté de
soi montre-t- on en tergiversant ? le côté honte. La philo-
sophie poursuit de son regard probe le mal, et ne lui per-
met pas de s'évader dans le néant . Dans l'effacement
des choses qui disparaissent, dans le rapetissement des
choses qui s'évanouissent, elle reconnaît tout. Elle re-
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN. 145

construit la pourpre d'après le haillon et la femme


d'après le chiffon. Avec le cloaque, elle refait la ville ;
avec la boue, elle refait les mœurs . Du tesson elle con-
clut l'amphore, ou la cruche . Elle reconnaît à une
empreinte d'ongle sur un parchemin la différence qui
sépare la juiverie de la Judengasse de la juiverie du
Ghetto. Elle retrouve dans ce qui reste ce qui a été, le
bien, le mal, le faux , le vrai, la tache de sang du palais,
le pâté d'encre de la caverne, la goutte de suif du lupa-
nar, les épreuves subies, les tentations bien venues, les
orgies vomies, le pli qu'ont fait les caractères en s'a-
baissant, la trace de la prostitution dans les âmes que
leur grossièreté en faisait capables, et sur la veste des
portefaix de Rome la marque du coup de coude de
Messaline .
III

BRUNESEAU

' ÉGOUT de Paris, au moyen âge, était légendaire .


L Au seizième siècle, Henri II essaya un sondage
qui avorta. Il n'y a pas cent ans, le cloaque, Mercier
l'atteste, était abandonné à lui-même et devenait ce
qu'il pouvait .
Tel était cet ancien Paris, livré aux querelles, aux
indécisions, et aux tâtonnements. Il fut longtemps.
assez bête. Plus tard , 89 montra comment l'esprit
vient aux villes. Mais, au bon vieux temps, la capitale
avait peu de tête ; elle ne savait faire ses affaires ni
moralement ni matériellement, et pas mieux balayer
les ordures que les abus. Tout était obstacle, tout fai-
sait question. L'égout, par exemple, était réfractaire à
tout itinéraire . On ne parvenait pas plus à s'orienter
dans la voirie qu'à s'entendre dans la ville ; en haut
l'inintelligible, en bas l'inextricable ; sous la confusion
des langues, il y avait la confusion des caves ; Dédale
doublait Babel.
Quelquefois, l'égout de Paris se mêlait de déborder,
comme si ce Nil méconnu était subitement pris de
colère. Il y avait, chose infâme . des inondations
d'égout. Par moment, cet estomac de la civilisation
digérait mal , le cloaque refluait dans le gosier de la
ville, et Paris avait l'arrière- goût de sa fange . Ces res-
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN, $47

semblances de l'égout avec le remords avaient du bon ;


c'étaient des avertissements ; fort mal pris du reste ; la
ville s'indignait que sa boue eût tant d'audace, et n'ad-
mettait pas que l'ordure revînt. Chassez - la mieux .
L'inondation de 1802 est un des souvenirs actuels
des parisiens de quatre-vingts ans. La fange se répandit
en croix place des Victoires, où est la statue de Louis
XIV ; elle entra rue Saint- Honoré par les deux bouches
d'égout des Champs-Elysées, rue Saint - Florentin , par
l'égout Saint- Florentin , rue Pierre-à-Poisson par l'égout
de la Sonnerie, rue Popincourt par l'égout du Chemin-
Vert, rue de la Roquette par l'égout de la rue de Lappe ;
elle couvrit le caniveau de la rue des Champs-Elysées
jusqu'à une hauteur de trente-cinq centimètres ; et, au
midi, par le vomitoire de la Seine faisant sa fonction en
sens inverse, elle pénétra rue Mazarine , rue de l'Echau-
dé et rue des Marais , où elle s'arrêta à une longueur de
cent neuf mètres, précisément à quelques pas de la mai-
son qu'avait habitée Racine, respectant, dans le dix-
septième siècle, le poète plus que le roi . Elle atteignit
son maximum de profondeur rue Saint-Pierre, où elle
s'éleva à trois pieds au-dessus des dalles de la gar
gouille, et son maximum d'étendue rue Saint- Sabin, où
elle s'étala sur une longueur de deux cent trente-huit
mètres.
Au commencement de ce siècle, l'égout de Paris était
encore un lieu mystérieux . La boue ne peut jamais être
bien famée ; mais ici le mauvais renom allait jusqu'à
l'effroi . Paris savait confusément qu'il avait sous lui
une cave terrible. On en parlait comme de cette mons-
trueuse souille de Thèbes où fourmillaient des scolo-
pendres de quinze pieds de long et qui eût pu servir de
baignoire à Béhémoth . Les grosses bottes des égoutiers
148 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

ne s'aventuraient jamais au delà de certains points con-


nus. On était encore très voisin du temps où les tombe-
reaux des boueurs , du haut desquels Sainte - Foix frater-
nisait avec le marquis de Créqui , se déchargeaient tout
simplement dans l'égout. Quant au curage, on confiait
cette fonction aux averses, qui encombraient plus qu'el-
les ne balayaient. Rome laissait encore quelque poésie
à son cloaque et l'appelait Gémonies ; Paris insultait le
sien et l'appelait le Trou punais. La science et la su-
perstition étaient d'accord pour l'horreur. Le Trou pu-
nais ne répugnait pas moins à l'hygiène qu'à la légen-
de. Le Moine bourru était éclos sous la voussure fétide
de l'égout Mouffetard ; les cadavres des Marmousets
avaient été jetés dans l'égout de la Barillerie ; Fagon
avait attribué la redoutable fièvre maligne de 1685 au
grand hiatus de l'égout du Marais, qui resta béant
jusqu'en 1833 rue Saint-Louis, presque en face de
l'enseigne du Messager galant. La bouche d'égout de
la rue de la Mortellerie était célèbre par les pestes
qui en sortaient ; avec sa grille de fer à pointes qui si-
wulait une rangée de dents , elle était dans cette rue
fatale comme une gueule de dragon soufflant l'enfer
sur les hommes. L'imagination populaire assaisonnait
le sombre évier parisien d'on ne sait quel hideux
mélange d'infini . L'égout était sans fond . L'égout,
c'était le barathrum . L'idée d'explorer ces régions
lépreuses ne venait pas même à la police. Tenter cet in-
connu, jeter la sonde dans cette ombre , aller à la décou-
verte dans cet abîme , qui l'eût osé ? C'était effrayant.
Quelqu'un se présenta pourtant. Le cloaque eut son
Christophe Colomb .
Un jour, en 1805 , dans une de ces rares apparitions
que l'empereur faisait à Paris , le ministre de l'intérieur,
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN. 149

un Decrès ou un Crétet quelconque , vint au petit leve-


du maître . On entendait dans le Carrousel le traîner
ment des sabres de tous ces soldats extraordinaires de la
grande république et du grand empire ; il y avait en-
combrement de héros à la porte de Napoléon ; hommes
du Rhin, de l'Escaut, de l'Adige et du Nil , compa-
gnons de Joubert, de Desaix, de Marceau , de Hoche, de
Kléber ; aérostiers de Fleurus, grenadiers de Mayence,
pontonniers de Gênes, hussards que les Pyramides
avaient regardés, artilleurs qu'avait éclaboussés le bou-
let de Junot, cuirassiers qui avaient pris d'assaut la
flotte à l'ancre dans le Zuiderzée ; les uns avaient suivi
Bonaparte sur le pont de Lodi , les autres avaient ac-
compagné Murat dans la tranchée de Mantoue, les au-
tres avaient devancé Lannes dans le chemin creux de
Montebello . Toute l'armée d'alors était là , dans la cour
des Tuileries, représentée par une escouade ou un pelo-
ton, et gardant Napoléon au repos ; et c'était l'époque
splendide où la grande armée avait derrière elle Ma-
rengo et devant elle Austerlitz. - Sire, dit le ministre
de l'intérieur à Napoléon, j'ai vu hier l'homme le plus
intrépide de votre empire. Qu'est-ce que cet homme?
dit brusquement l'empereur, et qu'est-ce qu'il a fait ?
Il veut faire une chose, sire. Laquelle ? - Visiter les
égouts de Paris.
Cet homme existait et se nommait Bruneseau.
IV

DÉTAILS IGNORÉS

A visite eut lieu. Ce fut une campagne redoutable ;


L une bataille nocturne contre la peste
et l'as-
phyxie. Ce fut en même temps un voyage de décou-
vertes . Un des survivants de cette exploration , ouvrier
intelligent, très jeune alors, en racontait encore il y a
quelques années les curieux détails, que Brunescau
crut devoir omettre dans son rapport au préfet de poli-
ce, comme indignes du style administratif. Les procédés
désinfectants étaient à cette époque très rudimentaires.
A peine Bruneseau eut-il franchi les premières articu-
lations du réseau souterrain , que huit des travailleurs
sur vingt refusèrent d'aller plus loin . L'opération était
compliquée ; la visite entraînait le curage ; il fallait
donc curer, et en même temps arpenter ; noter les en-
trées d'eau , compter les grilles et les bouches , détailler
les branchements, indiquer les courants à points de par-
tage, reconnaître les circonscriptions respectives des di-
vers bassins, sonder les petits égouts greffés sur l'égout
principal, mesurer la hauteur sous clef de chaque cou-
loir, et la largeur, tant à la naissance des voûtes qu'à
fleur du radier, enfin déterminer les ordonnées du ni-
vellement au droit de chaque entrée d'eau , soit du ra-
dier de l'égout, soit du sol de la rue. On avançait péni-
blement. Il n'était pas rare que les échelles de descente
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN. 151

plongeassent dans trois pieds de vases. Les lanternes


agonisaient dans les miasmes. De temps en temps, on
emportait un égoutier évanoui. A de certains endroits,
précipice. Le sol s'était effondré , le dallage avait croulé,
l'égout s'était changé en puits perdu ; on ne trouvait
plus le solide ; un homme disparut brusquement ; on
eut grand' peine à le retirer. Par le conseil de Fourcroy ,
on allumait de distance en distance , dans les endroits
suffisamment assainis, de grandes cages pleines d'étoupe
imbibée de résine. La muraille, par places , était cou-
verte de fongus difformes , et l'on eût dit des tumeurs ;
la pierre elle-même semblait malade dans ce milieu
irrespirable.
Bruneseau, dans son exploration, procéda d'amont
en aval. Au point de partage des deux conduites d'eau
du Grand-Hurleur, il déchiffra sur une pierre en saillie
la date 1550 ; cette pierre indiquait la limite où s'était
arrêté Philibert- Delorme, chargé par Henri II de visi-
ter la voirie souterraine de Paris. Cette pierre était la
marque du seizième siècle à l'égout ; Bruneseau retrou-
va la main-d'œuvre du dix-septième dans le conduit du
Ponceau et dans le conduit de la rue Vieille-du-Tem-
ple, voûtés entre 1600 et 1650 ; et la main d'œuvre du
dix -huitième dans la section ouest du canal collecteur,
encaissée et voûtée en 1740. Ces deux voûtes, surtout
la inoins ancienne , celle de 1740, étaient plus lézardées
et plus décrépites que la maçonnerie de l'égout de cein-
ture, laquelle datait de 1412 , époque où le ruisseau
d'eau vive de Ménilmontant fut élevé à la dignité de
Grand Égout de Paris, avancement analogue à celui
d'un paysan qui deviendrait premier valet de chambre
du roi ; quelque chose comme Gros-Jean transformé en
Lebel.
152 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

On crut reconnaître çà et là , notamment sous le Palais


de Justice, des alvéoles d'anciens cachots pratiqués dans
l'égout même . In -pace hideux . Un carcan de fer pen-
dait dans l'une de ces cellules . On les mura toutes.
Quelques trouvailles furent bizarres ; entre autres le
squelette d'un orang-outang disparu du Jardin des
Plantes en 1800, disparition probablement connexe à la
fameuse et incontestable apparition du diable rue des
Bernardins dans la dernière année du dix-huitième
siècle. Le pauvre diable avait fini par se noyer dans
l'égout.
Sous ce long couloir cintré qui aboutit à l'Arche-
Marion, une hotte de chiffonnier, parfaitement con-
servée, fit l'admiration des connaisseurs . Partout, la
vase, que les égoutiers en étaient venus à manier intré-
pidement, abondait en objets précieux , bijoux d'or et
d'argent, pierreries , monnaies . Un géant qui eût filtré
ce cloaque eût eu dans son tamis la richesse des siècles .
Au point de partage des deux branchements de la rue
du Temple et de la rue Sainte-Avoye, on ramassa une
singulière médaille huguenote en cuivre, portant d'un
côté un porc coiffé d'un chapeau de cardinal et de
l'autre un loup la tiare en tête.
La rencontre la plus surprenante fut à l'entiée du
Grand Égout. Cette entrée avait été autrefois fermée
par une grille dont il ne restait plus que les gonds . A
l'un de ces gonds pendait une sorte de loque informe
et souillée, qui , sans doute arrêtée là au passage, y
flottait dans l'ombre et achevait de s'y déchiqueter.
Bruneseau approcha sa lanterne et examina ce lam-
beau. C'était de la batiste très fine, et l'on distinguait
à l'un des coins moins rongé que le reste une cou-
ronne héraldique brodée au-dessus de ces sept lettres :
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN . 153

LAVBESP . La couronne était une couronne de mar-


quis et les sept lettres signifiaient Laubespine. On
reconnut que ce qu'on avait sous les yeux était un
morceau du linceul de Marat. Marat, dans sa jeunesse,
avait eu des amours. C'était quand il faisait partie de
la maison du comte d'Artois en qualité de médecin des
écuries. De ces amours , historiquement constatées , avec
une grandc dame, il lui était resté ce drap de lit. Épave
ou souvenir. A sa mort, comme c'était le seul linge un
peu fin qu'il eût chez lui, on l'y avait enseveli . De
vieilles femmes avaient emmaillotté pour la tombe, dans
ce lange où il y avait eu de la volupté, le tragique Ami
du peuple. Bruneseau passa outre. On laissa cette gue-
nille où elle était ; on ne l'acheva pas. Fut- ce mépris
ou respect ? Marat méritait les deux . Et puis, la des-
tinée y était assez empreinte pour qu'on hésitât à y
toucher. D'ailleurs , il faut laisser aux choses du sépul-
cre la place qu'elles choisissent. En somme, la relique
était étrange. Une marquise y avait dormi ; Marat y
avait pourri ; elle avait traversé le Panthéon pour abou-
tir aux rats de l'égout. Ce chiffon d'alcôve dont Wateau
eût jadis joyeusement dessiné tous les plis, avait fini
par être digne du regard fixe de Dante.
La visite totale de la voirie immonditielle souterraine
de Paris dura sept ans , de 1805 à 1812. Tout en chemi-
nant, Bruneseau désignait, dirigeait et mettait à fin des
travaux considérables ; en 1808 , il abaissait le radier du
Ponceau, et, créant partout des lignes nouvelles, il pous-
sait l'égout, en 1809, sous la rue Saint- Denis jusqu'à la
fontaine des Innocents ; en 1810, sous la rue Froidman-
teau et sous la Salpêtrière : en 1811 , sous la rue Neuve-
des- Petits- Pères, sous la rue du Mail , sous la rue de
l'Écharpe, sous la place Royale ; en 1812, sous la rue
154 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

de la Paix et sous la Chaussée-d'Antin . En même temps


il faisait désinfecter et assainir tout le réseau. Dès la
deuxième année , Bruneseau s'était adjoint son gendre
Nargaud .
C'est ainsi qu'au commencement de ce siècle la vieille
société cura son double-fond et fit toilette de son
égout. Ce fut toujours cela de nettoyé.
Tortueux, crevassé, dépavé , craquelé , coupé de fon-
drières, cahoté par des coudes bizarres, montant et des-
cendant sans logique, fétide, sauvage, farouche, submer-
gé d'obscurité, avec des cicatrices sur ses dalles et des
balafres sur ses murs, épouvantable, tel était, vu rétros-
pectivement, l'antique égout de Paris . Ramifications en
tous sens , croisements de tranchées, branchements,
pattes d'oie, étoiles , comme dans les sapes , cæcums,
culs - de -sac, voûtes salpêtrées, puisards infects , suinte-
ments dartreux sur les parois, gouttes tombant des pla-
fonds, ténèbres ; rien n'égalait l'horreur de cette vieille
crypte exutoire, appareil digestif de Babylone , antre ,
fosse, gouffre percé de rues, taupinière titanique où
l'esprit croit voir rôder à travers l'ombre , dans de l'or-
dure qui a été de la splendeur, cette énorme taupe ave “-
gle, le passé .
Ceci, nous le répétons , c'était l'égout d'autrefois .
V

PROGRES ACTUEL

AUJOURD 'HUI l'égout est propre, froid, droit,


correct. Il réalise presque l'idéal de ce qu'on
entend en Angleterre par le mot " respectable ” . Il est
convenable et grisâtre ; tiré au cordeau ; on pour-
rait presque dire à quatre épingles. Il ressemble à un
fournisseur devenu conseiller d'état. On y voit presque
clair. La fange s'y comporte décemment. Au premier
abord, on le prendrait volontiers pour un de ces corri-
dors souterrains si communs jadis et si utiles aux fuites
des monarques et des princes, dans cet ancien bon
temps " où le peuple aimait ses rois " . L'égout actuel
est un bel égout ; le style pur y règne ; le classique
alexandrin rectiligne qui, chassé de la poésie, paraît
s'être réfugié dans l'architecture, semble mêlé à toutes
les pierres de cette longue voûte ténébreuse et blanchâ-
tre ; chaque dégorgeoir est une arcade ; la rue de Rivoli
fait école jusque dans le cloaque. Au reste, si la ligne
géométrique est quelque part à sa place, c'est à coup
sûr dans la tranchée stercoraire d'une grande ville. Là,
tout doit être surbordonné au chemin le plus court.
L'égout a pris aujourd'hui un certain aspect officiel.
Les rapports même de police dont il est quelquefois
l'objet ne lui manquent plus de respect. Les mots qui
le caractérisent dans le langage administratif sont rele-
156 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN .

vés et dignes . Ce qu'on appelait boyau, on l'appelle


galerie ; ce qu'on appelait trou , on l'appelle regard.
Willon ne reconnaîtrait plus son antique logis en-cas.
Ce réseau de cave a bien toujours son immémoriale
population de rongeurs, plus pullulante que jamais ; de
temps en temps , un rat vieille moustache risque sa tête
à la fenêtre de l'égout et examine les parisiens ; mais
cette vermine elle-même s'apprivoise, satisfaite qu'elle
est de son palais souterrain. Le cloaque n'a plus rien de
sa férocité primitive. La pluie, qui salissait l'égout d'au-
trefois, lave l'égout d'à présent . Ne vous y fiez pas
trop pourtant. Les miasmes l'habitent encore . Il est
plutôt hypocrite qu'irréprochable. La préfecture de
police et la commission de salubrité ont eu beau faire .
En dépit de tous les procédés d'assainissement , il ex-
hale une vague odeur suspecte, comme Tartuffe après
la confession .
Convenons-en, comme, à tout prendre, le balayage
est un hommage que l'égout rend à la civilisation , et
comme, à ce point de vue, la conscience de Tartuffe est
un progrès sur l'étable d'Augias , il est certain que
l'égout de Paris s'est amélioré.
C'est plus qu'un progrès ; c'est une transmutation .
Entre l'égout ancien et l'égout actuel, il y a une révo-
lution. Qui a fait cette révolution ?
L'homme que tout le monde oublie, et que nous
avons nommé Bruneseau.
VI

PROGRÈS FUTUR

E creusement de l'égout de Paris n'a pas été une


L petite besogne. Les dix derniers siècles y ont
travaillé sans le pouvoir terminer, pas plus qu'ils n'ont
pu finir Paris. L'égout, en effet, reçoit tous les contre-
coups de la croissance de Paris. C'est, dans la terre ,
une sorte de polype ténébreux aux mille antennes qui
grandit dessous en même temps que la ville dessus.
Chaque fois que la ville perce une rue, l'égout allonge
un bras. La vieille monarchie n'avait construit que
vingt-trois mille trois cents mètres d'égouts ; c'est là
que Paris en était le 1er janvier 1806. A partir de cette
époque, dont nous parlerons tout à l'heure, l'œuvre a
été utilement et énergiquement reprise et continuée ;
Napoléon a bâti , les chiffres sont curieux , quatre mille
huit cent quatre mètres ; Louis XVIII , cinq mille sept
cent neuf; Charles X, dix mille huit cent trente-six ;
Louis- Philippe, quatre-vingt-neuf mille vingt ; la répu-
blique de 1848 , vingt-trois mille trois cent quatre-vingt-
un : le régime actuel, soixante-dix mille cinq cents ; en
tout, à l'heure qu'il est, deux cent vingt-six mille six
cent dix mètres ; soixante lieues d'égouts ; entrailles
énormes de Paris. Ramification obscure toujours en
travail ; construction ignorée et immense.
Comme on le voit, le dédale souterrain de Paris est
158 LES MISÉRABLES . — · JEAN VALJEAN.

aujourd'hui plus que décuple de ce qu'il était au com-


mencement du siècle . On se figure malaisément tout ce
qu'il a fallu de persévérance et d'efforts pour amener
ce cloaque au point de perfection relative où il est
maintenant. C'était à grand' peine que la vieille pré-
vôté monarchique et, dans les dix dernières années du
dix-huitième siècle, la mairie révolutionnaire étaient
parvenues à forer les cinq lieues d'égouts qui exis-
taient avant 1806. Tous les genres d'obstacles entra-
vaient cette opération, les uns propres à la nature du sol,
les autres inhérents aux préjugés mêmes de la popula-
tion laborieuse de Paris . Paris est bâti sur un gisement
étrangement rebelle à la pioche, à la houe, à la sonde,
au maniement humain. Rien de plus difficile à percer
et à pénétrer que cette formation géologique à laquelle
se superpose la merveilleuse formation historique nom-
mée Paris ; dès que, sous une forme quelconque, le tra-
vail s'engage et s'aventure dans cette nappe d'allu-
vions , les résistances souterraines abondent. Ce sont
des argiles liquides , des sources vives , des roches dures ,
de ces vases molles et profondes que la science spéciale
appelle moutardes . Le pic avance laborieusement
dans des lames calcaires alternées de filets de glaises
très minces et de couches schisteuses aux feuillets incrus-
tés d'écailles d'huîtres contemporaines des océans préa-
damites . Parfois un ruisseau crève brusquement une
voûte commencée et inonde les travailleurs ; ou c'est
une coulée de marne qui se fait jour et se rue avec la
furie d'une cataracte, brisant comme verre les plus
grosses poutres de soutènement. Tout récemment, à la
Villette quand il a fallu , sans interrompre la navigation
et sans vider le canal, faire passer l'égout collecteur
scus le canal Saint-Martin, une fissure s'est faite dans
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN . 159

la cuvette du canal , l'eau a abondé subitement dans le


chantier souterrain, au delà de toute la puissance des
pompes d'épuisement ; il a fallu faire chercher par un
plongeur la fissure qui était dans le goulet du grand
bassin et on ne l'a point bouchée sans peine . Ailleurs ,
près de la Seine, et même assez loin du fleuve, comme
par exemple à Belleville, Grand - Rue et passage Lu-
nière, on rencontre des sables sans fond où l'on s'enlise
et où un homme peut fondre à vue d'œil. Ajoutez l'as-
phyxie par les miasmes, l'ensevelissement par les ébou-
lements, les effondrements subits . Ajoutez le typhus,
dont les travailleurs s'imprègnent lentement. De nos
jours, après avoir creusé la galerie de Clichy, avec ban-
quette pour recevoir une conduite maîtresse d'eau de
l'Ourcq, travail exécuté en tranchée, à dix mètres de
profondeur ; après avoir, à travers les éboulements, à
l'aide des fouilles, souvent putrides, et des étrésillonne-
ments, voûté la Bièvre du boulevard de l'Hôpital jus-
qu'à la Seine ; aprés avoir pour délivrer Paris des eaux
torrentielles de Montmartre et pour donner écoulement
à cette mare fluviale de neuf hectares qui croupissait
près de la barière des Martyrs, après avoir disons- nous ,
construit la ligne d'égouts de la barrière Blanche au
chemin d'Aubervilliers , en quatre mois, jour et nuit, à
une profondeur de onze mètres ; après avoir, chose
qu'on n'avait pas vue encore, exécuté souterraine-
ment un égout rue Barre-du-Bec, sans tranchée, à
six mètres au-dessous du sol , le conducteur Monnot
est mort. Après avoir voûté trois mille mètres d'égouts
sur tous les points de la ville , de la rue Traversière-
Saint-Antoine à la rue de l'Ourcine, après avoir par le
branchement de l'Arbalète, déchargé des inondations
pluviales le carrefour Censier- Mouffetará , après avoir
160 LES MISÉRABLEs. JEAN VALJEAN .

bâti l'égout Saint-Georges sur enrochement et béton


dans des sables fluides, après avoir dirigé le redoutable
abaissement de radier du branchement Notre- Dame- de-
Nazareth, l'ingénieur Duleau est mort. Il n'y a pas de
bulletins pour ces actes de bravoure-là, plus utiles pour-
tant que la tuerie bête des champs de bataille.
Les égouts de Paris, en 1832 , étaient loin d'être ce
qu'ils sont aujourd'hui . Bruneseau avait donné le branle,
mais il fallait le choléra pour déterminer la vaste recon-
struction qui a eu lieu depuis. Il est surprenant de dire,
par exemple, qu'en 1821 , une partie de l'égout de cein-
ture, dit Grand Canal, comme à Venise, croupissait en-
core à ciel ouvert, rue des Gourdes . Ce n'est qu'en
1823 que la ville de Paris a trouvé dans son gousset les
deux cent soixante-six mille quatre-vingts francs six
centimes nécessaires à la couverture de cette turpitude.
Les trois puits absorbants du Combat, de la Cunette et
de Saint-Mandé, avec leurs dégorgeoirs , leurs appareils,
leurs puisards et leurs branchements dépuratoires , ne
datent que de 1836. La voirie intestinale de Paris a été
refaite à neuf et, comme nous l'avons dit, plus que dé-
cuplée depuis un quart de siècle.
Il y a trente ans, à l'époque de l'insurrection des
5 et 6 juin, c'était encore , dans beaucoup d'endroits ,
presque l'ancien égout. Un très grand nombre de rues ,
aujourd'hui bombées, étaient alors des chaussées fen-
dues. On voyait très souvent, au point déclive où les
versants d'une rue ou d'un carrefour aboutissaient , de
larges grilles carrées à gros barreaux dont le fer luisait
fourbi par les pas de la foule, dangereuses et glissantes
aux voitures et faisant abattre les chevaux. La langue
officielle des ponts et chaussées donnait à ces points dé-
clives et à ces grilles le nom expressif de Cassis. En
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN . 161

1832, dans une foule de rues , rue de l'Étoile, rue Saint-


Louis, rue du Temple, rue Vieille-du-Temple, rue No-
tre- Dame-de- Nazareth, rue Folie- Méricourt, quai aux
Fleurs, rue du Petit Musc, rue de Normandie, rue Pont-
aux-Biches, rue des Marais, faubourg Saint-Martin , rue
Notre- Dame des-Victoires , faubourg Montmartre, rue
Grange- Batelière, aux Champs-Élysées, rue Jacob, rue
de Tournon, le vieux cloaque gothique montrait encore
cyniquement ses gueules. C'étaient d'énormes hiatus.
de pierres à cagnards, quelquefois entourés de bornes ,
avec une effronterie monumentale.
Paris , en 1806 , en était encore presque au chiffre d'é-
gouts constaté en mai 1663 ; cinq mille trois cent vingt-
huit toises. Après Bruneseau , le 1er janvier 1832 , il en
avait quarante mille trois cents mètres . De 1806 à 1831 ,
on avait bâti annuellement , en moyenne, sept cent cin-
quante mètres de galeries, en maçonnerie de petits maté-
riaux à bain de chaux hydraulique sur fondation de béton.
A deux cents francs le mètre, les soixante lieues d'égouts
du Paris actuel représentent quarante-huit millions.
Outre le progrès économique que nous avons indiqué
en commençant, de graves problèmes d'hygiène publi-
que se rattachent à cette immense question : l'égout de
Paris .
Paris est entre deux nappes, une nappe d'eau et une
nappe d'air. La nappe d'eau , gisante à une assez grande
profondeur souterraine , mais déjà tâtée par deux fora-
ges, est fournie par la couche de grès vert située entre
la craie et le calcaire jurassique ; cette couche peut être
représentée par un disque de vingt- cinq lieues de rayon ;
une foule de rivières et de ruisseaux y suintent ; on boit
la Seine, la Marne, l' Yor.ne, l'Oise , l'Aisne, le Cher, la
Vienne et la Loire dans un verre d'eau du 'puits de
162 LES MISÉRABLES. - · JEAN VALJEAN.

Grenelle . La nappe d'eau est salubre , elle vient du ciel


d'abord, de la terre ensuite ; la nappe d'air est malsaine,
elle vient de l'égout. Tous les miasmes du cloaque se
mêlent à la respiration de la ville ; de là cette mauvaise
haleine. L'air pris au-dessus d'un fumier, ceci a été
scientifiquement constaté, est plus pur que l'air pris
au-dessus de Paris . Dans un temps donné, le progrès
aidant, les mécanismes se perfectionnant, et la clarté se
faisant, on emploiera la nappe d'eau à purifier la nappe
d'air ; c'est-à-dire à laver l'égout . On sait que, par lava-
ge de l'égout, nous entendons : restitution de la fange
à la terre ; renvoi du fumier au sol et de l'engrais aux
champs. Il y aura, par ce simple fait, pour toute la com-
munauté sociale, diminution de misère et augmentation
de santé. A l'heure où nous sommes , le rayonnement
des maladies de Paris va à cinquante lieues autour du
Louvre, pris comme moyeu de cette roue pestilentielle.
On pourrait dire que , depuis dix siècles, le cloaque
est la maladie de Paris . L'égout est le vice que la ville
a dans le sang . L'instinct populaire ne s'y est jamais
trompé. Le métier d'égoutier était autrefois presque
aussi périlleux , et presque aussi répugrant au peuple,
que le métier d'équarrisseur, si longtemps frappé d'hor-
reur et abandonné au bourreau . Il fallait une haute
paye pour décider un maçon à disparaître dans cette
sape fétide ; l'échelle du puisatier hésitait à s'y plonger;
on disait proverbialement : descendre dans l'égout, c'est
entrer dans la fosse ; et toutes sortes de légendes hideu-
ses, nous l'avons dit, couvraient d'épouvante ce colos-
sal évier ; sentine redoutée qui a la trace des révolutions
des hommes, et où l'on trouve des vestiges de tous les
cataclysmes depuis les coquillages du déluge jusqu'au
haillon de Marat.
LIVRE TROISIÈME

LA BOUE, MAIS L'AME

LE CLOAQUE ET SES SURPRISES

'EST dans l'égout de Paris que se trouvait Jean


ල Valjean.
Ressemblance de plus de Paris avec la mer. Comme
dans l'océan, le plongeur peut y disparaître.
La transition était inouïe. Au milieu même de la
ville, Jean Valjean était sorti de la ville, et, en un clin
d'œil, le temps de lever un couvercle et de le refermer,
il avait passé du plein jour à l'obscurité complète, de
midi à minuit , du fracas au silence, du tourbillon des
tonnerres à la stagnation de la tombe, et , par une péri-
pétie bien plus prodigieuse encore que celle de la rue
Polonceau, du plus extrême péril à la sécurité la plus
absolue.
Chute brusque dans une cave ; disparition dans l'ou-
bliette de Paris ; quitter cette rue où la mort était par-
tout pour cette espèce de sépulcre où il y avait la vie ,
164 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

ce fut un instant étrange . Il resta quelques secondes


comme étourdi ; écoutant, stupéfait . La chausse- trape
du salut s'était ouverte sous lui. La bonté céleste
l'avait en quelque sorte pris par trahison . Adorables
embuscades de la providence !
Seulement, le blessé ne remuait point, et Jean Val-
jean ne savait pas si ce qu'il emportait dans cette fosse
était un vivant ou un mort.
Sa première sensation fut l'aveuglement. Brusque-
ment, il ne vit plus rien. Il lui sembla aussi qu'en une
minute il était devenu sourd . Il n'entendait plus rien .
Le frénétique orage de meurtre qui se déchaînait à
quelques pieds au- dessus de lui n'arrivait jusqu'à lui ,
nous l'avons dit , grâce à l'épaisseur de terre qui l'en
séparait, qu'éteint et indistinct, et comme une rumeur
dans une profondeur. Il sentait que c'était solide sous
ses pieds ; voilà tout ; mais cela suffisait . Il étendit un
bras puis l'autre, et toucha le mur des deux côtés,
et reconnut que le couloir était étroit ; il glissa , et
reconnut que la dalle était mouillée. Il avança un pied
avec précaution, craignant un trou , un puisard, quelque
gouffre ; il constata que le dallage se prolongeait . Une
bouffée de fétidité l'avertit du lieu où il était.
Au bout de quelques instants, il n'était plus aveugle .
Un peu de lumière tombait du soupirail par où il s'était
glissé, et son regard s'était fait à cette cave . Il com-
mença à distinguer quelque chose . Le couloir où il
s'était terré, nul autre mot n'exprime mieux la situa-
tion , était muré derrière lui . C'était un de ces culs- de-
sac que la langue spéciale appelle branchements. De-
vant lui, il y avait un autre mur, un mur de nuit. La
clarté du soupirail expirait à dix ou douze pas du point
où était Jean Valjean, et faisait à peine une blancheur
LA BOUE, MAIS L'AME. 165

blafarde sur quelques mètres de la paroi humide de


l'égout. Au delà, l'opacité était massive ; y pénétrer
paraissait horrible, et l'entrée y semblait un engloutis-
sement. On pouvait s'enfoncer pourtant dans cette mu-
raille de brume, et il le fallait. Il fallait même se hâter.
Jean Valjean songea que cette grille, aperçue par lui
sous les pavés, pouvait l'être par les soldats, et que
tout tenait à ce hasard . Ils pouvaient descendre eux
aussi dans le puits et le fouiller. Il n'y avait pas une
minute à perdre. Il avait déposé Marius sur le sol, il le
ramassa, ceci est encore le mot vrai, le reprit sur ses
épaules et se mit en marche. Il entra résolûment dans
cette obscurité .
La réalité est qu'ils étaient moins sauvés que Jean
Valjean ne le croyait. Des périls d'un autre genre et
non moins grands les attendaient peut-être . Après
le tourbillon fulgurant du combat , la caverne des mias-
mes et des pièges ; après le chaos, le cloaque , Jean
Valjean était tombé d'un cercle de l'enfer dans l'autre.
Quand il eut fait cinquante pas, il fallut s'arrêter .
Une question se présenta. Le couloir aboutissait à un
boyau qu'il rencontrait transversalement. Là s'offraient
deux voies. Laquelle prendre ? fallait-il tourner à gau-
che ou à droite ? Comment s'orienter dans ce labyrinthe
noir ? Ce labyrinthe, nous l'avons fait remarquer, a un
fil, c'est sa pente. Suivre la pente, c'est aller à la ri-
vière.
Jean Valjean le comprit sur-le-champ .
Il se dit qu'il était probablement dans l'égout des
halles ; que, s'il choisissait la gauche et suivait la pente,
il arriverait avant un quart d'heure à quelque embou-
chure sur la Seine entre le pont au Change et le Pont-
Neuf, c'est -à-dire à une apparition en plein jour sur le
166 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

point le plus peuplé de Paris . Peut-être aboutirait-il à


quelque cagnard de carrefour. Stupeur des passants de
voir deux hommes sanglants sortir de terre sous leurs
pieds. Survenue des sergents de ville, prise d'armes du
corps de garde voisin . On serait saisi avant d'être sorti .
Il valait mieux s'enfoncer dans le dédale , se fier à cette
noirceur, et s'en remettre à la providence quant à
l'issue .
Il remonta la pente et prit à droite.
Quand il eut tourné l'angle de la galerie , la lointaine
lueur du soupirail disparut, le rideau d'obscurité retom-
ba sur lui et il redevint aveugle . Il n'en avança pas
moins, et aussi rapidement qu'il put. Les deux bras de
Marius étaient passés autour de son cou et les pieds
pendaient derrière lui . Il tenait les deux bras d'une
main et tâtait le mur de l'autre. La joue de Marius tou-
chait la sienne et s'y collait, étant sanglante. Il sentait
couler sur lui et pénétrer sous ses vêtements un ruisseau
tiède qui venait de Marius. Cependant une chaleur hu-
mide à son oreille que touchait la bouche du blessé in-
diquait de la respiration, et par conséquent de la vie.
Le couloir où Jean Valjean cheminait maintenant était
moins étroit que le premier. Jean Valjean y marchait
assez péniblement. Les pluies de la veille n'étaient pas
encore écoulées et faisaient un petit torrent au centre
du radier, et il était forcé de se serrer contre le mur
pour ne pas avoir les pieds dans l'eau.
Il allait ainsi ténébreusement. Il ressemblait aux
êtres de nuit tâtonnant dans l'invisible et souterraine-
ment perdus dans les veines de l'ombre .
Pourtant, peu à peu, soit que des soupiraux lointains
envoyassent un peu de lueur flottante dans cette brume
opaque, soit que ses yeux s'accoutumassent à l'obscu-
LA BOUE , MAIS L'AME . 167

`rité , il lui revint quelque vision vague, et il recommen-


ça à se rendre confusément compte, tantôt de la mu-
raille à laquelle il touchait, tantôt de la voûte sous la-
quelle il passait. La pupille se dilate dans la nuit et
finit par y trouver du jour, de même que l'âme se dilate
dans le malheur et finit par y trouver Dieu .
Se diriger était malaisé .
Le tracé des égouts répercute, pour ainsi dire, le tra-
cé des rues qui lui est superposé. Il y avait dans le Pa-
ris d'alors deux mille deux cents rues. Qu'on se figure
là-dessous cette forêt de branches ténébreuses qu'on
nomme l'égout . Le système d'égouts existant à cette
époque, mis bout à bout, eût donné une longueur de
onze lieues. Nous avons dit plus haut que le réseau ac-
tuel, grâce à l'activité spéciale des trente dernières an-
nées, n'a pas moins de soixante lieues.
Jean Valjean commença par se tromper. Il crut être
sous la rue Saint- Denis , et il était fâcheux qu'il n'y fût
pas. Il y a sous la rue Saint-Denis un vieil égout en
pierre qui date de Louis XIII et qui va droit à l'égout
collecteur dit Grand Égout, avec un seul coude , à droi-
te, à la hauteur de l'ancienne cour des Miracles, et un
seul embranchement, l'égout Saint- Martin, dont les
quatre bras se coupent en croix . Mais le boyau de la
Petite-Truanderie dont l'entrée était près du cabaret de
Corinthe n'a jamais communiqué avec le souterrain de
la rue Saint-Denis ; il aboutit à l'égout Montmartre et
c'est là que Jean Valjean était engagé. Là , les occa-
sions de se perdre abondaient. L'égout Montmartre est
un des plus dédaléens du vieux réseau . Heureusement
Jean Valjean avait laissé derrière lui l'égout des halles
dont le plan géométral figure une foule de mâts de per-
roquet enchevêtrés ; mais il avait devant lui plus d'une
168 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

rencontre embarrassante et plus d'un coin de rue —


car ce sont des rues - s'offrant dans l'obscurité comme
un point d'interrogation ; premièrement, à sa gauche,
le vaste égout Plâtrière, espèce de casse-tête chinois ,
poussant et brouillant son chaos de Tet de Z sous l'hô-
tel des Postes et sous la rotonde de la halle aux blés
jusqu'à la Seine où il se termine en Y ; deuxièmement,
à sa droite, le corridor courbe de la rue du Cadran avec
ses trois dents qui sont autant d'impasses ; troisième-
ment à sa gauche, l'embranchement du Mail , compli-
qué, presque à l'entrée, d'une espèce de fourche, et
allant de zigzag en zigzag aboutir à la grande crypte
exutoire du Louvre, tronçonnée et ramifiée dans tous les
sens ; enfin , à droite, le couloir cul-de- sac de la rue des
Jeûneurs , sans compter de petits réduits çà et là, avant
d'arriver à l'égout de ceinture, lequel seul pouvait le
conduire à quelque issue assez lointaine pour être sûre.
Si Jean Valjean eût eu quelque notion de tout ce que
nous indiquons ici , il se fût vite aperçu , rien qu'en
tâtant la muraille, qu'il n'était pas dans la galerie sou-
terraine de la rue Saint- Denis. Au lieu de la vieille
pierre de taille, au lieu de l'ancienne architecture, hau-
taine et royale jusque dans l'égout, avec radier et
assises courantes en granit et mortier de chaux grasse
laquelle coûtait huit cents livres la toise, il eût senti
sous sa main le bon marché contemporain , l'expédient
économique, la meulière à bain de mortier hydraulique
sur couche de béton qui coûte deux cents francs le
mètre, la maçonnerie bourgeoise dite à petits matériaux ;
mais il ne savait rien de tout cela.
Il allait devant lui avec anxiété, mais avec calme, ne
voyant rien, ne sachant rien, plongé dans le hasard ,
c'est-à-dire englouti dans la providence,
LA BOUE , MAIS L'AME. 169

Par degrés, disons-le, quelque horreur le gagnait.


L'ombre qui l'enveloppait entrait dans son esprit. I1
marchait dans une énigme. Cet aqueduc du cloaque est
redoutable ; il s'entre-croise vertigineusement. C'est
une chose lugubre d'être pris dans ce Paris de ténèbres.
Jean Valjean était obligé de trouver et presque d'inven-
ter sa route sans la voir. Dans cet inconnu, chaque pas
qu'il risquait pouvait être le dernier. Comment sortirait-
il de là ? trouverait-il une issue ? la trouverait-il à
temps? cette colossale éponge souterraine aux alvéoles
de pierre se laisserait-elle pénétrer et percer ? y rencon-
trerait-on quelque noeud inattendu d'obscurité ? arrive-
rait-on à l'inextricable et à l'infranchissable ? Marius y
mourrait-il d'hémorragie, et lui de faim ? finiraient- ils
par se perdre là tous les deux , et par faire deux sque-
lettes dans un coin de cette nuit ? Il l'ignorait. Il se
demandait tout cela et ne pouvait se répondre . L'in-
testin de Paris est un précipice. Comme le prophète, il
était dans le ventre du monstre.
Il eut brusquement une surprise . A l'instant le plus
imprévu , et sans avoir cessé de marcher en ligne droite,
il s'aperçut qu'il ne montait plus ; l'eau du ruisseau lui
battait les talons au lieu de lui venir sur la pointe
des pieds. L'égout maintenant descendait . Pourquoi ?
allait-il donc arriver soudainement à la Seine ? Ce dan-
ger était grand, mais le péril de reculer l'était plus
encore. Il continua d'avancer.
Ce n'était point vers la Seine qu'il allait. Le dos
d'âne que fait le sol de Paris sur la rive droite vide un
de ses versants dans la Seine et l'autre dans le Grand
Égout. La crête de ce dos d'âne qui détermine la divi-
sion des eaux dessine une ligne très capricieuse. Le
point culminant, qui est le lieu de partage des écoule-
170 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

ments, est, dans l'égout Sainte-Avoye , au delà de la rue


Michel -le-Comte, dans l'égout du Louvre, près des bou-
levards, et dans l'égout Montmartre , près des halles .
C'est à ce point culminant que Jean Valjean était
arrivé. Il se dirigeait vers l'égout de ceinture ; il était
dans le bon chemin. Mais il n'en savait rien .
Chaque fois qu'il rencontrait un embranchement, il
en tâtait les angles, et s'il trouvait l'ouverture qui
s'offrait moins large que le corridor où il était, il n'en-
trait pas et continuait sa route, jugeant avec raison que
toute voie plus étroite devait aboutir à un cul-de- sac et
ne pouvait que l'éloigner du but, c'est-à-dire de l'issue.
Il évita ainsi le quadruple piège qui lui était tendu dans
l'obscurité par les quatre dédales que nous venons d'é-
numérer .
A un certain moment il reconnut qu'il sortait de des-
sous le Paris pétrifié par l'émeute, où les barricades
avaient supprimé la circulation, et qu'il rentrait sous le
Paris vivant et normal . Il eut subitement au -dessus de
sa tête comme un bruit de foudre, lointain , mais con-
tinu . C'était le roulement des voitures.
Il marchait depuis une demi-heure environ , du moins
au calcul qu'il faisait lui- même , et n'avait pas encore
songé à se reposer ; seulement il avait changé la main
qui soutenait Marius . L'obscurité était plus profonde
que jamais , mais cette profondeur le rassurait.
Tout à coup il vit son ombre devant lui . Elle se décou-
pait sur une faible rougeur presque indistincte qui em-
pourprait vaguement le radier à ses pieds et la voûte
sur sa tête, et qui glissait à sa droite et à sa gauche sur
les deux murailles visqueuses du corridor. Stupéfait,
il se retourna .
Derrière lui, dans la partie du couloir qu'il venait de
LA BOUE, MAIs l'ame . 171

dépasser, à une distance qui lui parut immense, flam-


boyait, rayant l'épaisseur obscure, une sorte d'astre
horrible qui avait l'air de le regarder.
C'était la sombre étoile de la police qui se levait dans
l'égout.
Derrière cette étoile remuaient confusément huit ou
dix formes noires, droites, indistinctes, terribles.
II

EXPLICATION

ANS la journée du 6 juin , une battue des égouts


Ꭰ avait été ordonnée . On craignit qu'ils ne fussent
pris pour refuge par les vaincus, et le préfet Gisquet dut
fouiller le Paris occulte pendant que le général Bugeaud
balayait le Paris public ; double opération connexe qui
exigea une double stratégie de la force publique repré-
sentée en haut par l'armée et en bas par la police. Trois
pelotons d'agents et d'égoutiers explorèrent la voirie
souterraine de Paris, le premier, rive droite, le deuxiè-
me, rive gauche, le troisième, dans la Cité. Les agents
étaient armés de carabines, de casse- tête, d'épées et de
poignards .
Ce qui était en ce moment dirigé sur Jean Valjean,
c'était la lanterne de la ronde de la rive droite .
Cette ronde venait de visiter la galerie courbe et les
trois impasses qui sont sous la rue du Cadran . Pendant
qu'elle promenait son falot au fond de ces impasses,
Jean Valjean avait rencontré sur son chemin l'entrée de
la galerie, l'avait reconnue plus étroite que le couloir
principal et n'y avait point pénétré . Il avait passé ou-
tre. Les hommes de police, en ressortant de la galerie
du Cadran, avaient cru entendre un bruit de pas dans
la direction de l'égout de ceinture. C'étaient les pas de
Jean Valjean en effet . Le sergent de ronde avait élevé
LA BOUE, MAIS L'AME . 173

sa lanterne, et l'escouade s'était mise à regarder dans


le brouillard du côté d'où était venu le bruit.
Ce fut pour Jean Valjean, une minute inexprimable.
Heureusement, s'il voyait bien la lanterne , la lanterne
le voyait mal. Elle était la lumière et il était l'ombre.
Il était très loin , et mêlé à la noirceur du lieu . Il se ren-
cogna le long du mur et s'arrêta. Du reste , il ne se
rendait pas compte de ce qui se mouvait là derrière lui.
L'insomnie, le défaut de nourriture , les émotions , l'a-
vaient fait passer, lui aussi , à l'état visionnaire . Il
voyait un flamboiement, et autour de ce flamboiement,
des larves . Qu'était-ce ? Il ne comprenait pas.
Jean Valjean s'étant arrêté, le bruit avait cessé.
Les hommes de la ronde écoutaient et n'entendaient
rien, ils regardaient et ne voyaient rien . Ils se consul-
tèrent.
Il y avait à cette époque sur ce point de l'égout Mont-
martre une espèce de carrefour dit de service qu'on a
supprimé depuis à cause du petit lac intérieur qu'y for-
mait, en s'y engorgeant dans les forts orages, le torrent
des eaux pluviales. La ronde put se peletonner dans ce
carrefour. Jean Valjean vit ces larves faire une sorte de
cercle . Ces têtes de dogues se rapprochèrent et chucho-
tèrent .
Le résultat de ce conseil tenu par les chiens de garde
fut qu'on s'était trompé, qu'il n'y avait pas eu de bruit,
qu'il n'y avait là personne, qu'il était inutile de s'en-
gager dans l'égout de ceinture , que ce serait du temps
perdu, mais qu'il fallait se hâter d'aller vers Saint-Merry;
que s'il y avait quelque chose à faire et quelque “ bou-
singot " à dépister, c'était dans ce quartier- là .
De temps en temps les partis remettent des semelles
neuves à leurs vieilles injures. En 1832, le mot bousin-
174 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

got faisait l'intérim entre le mot jacobin qui était éculé,


et le mot démagogue alors presque inusité et qui a fait
depuis un si excellent service .
Le sergent donna l'ordre d'obliquer à gauche vers le
versant de la Seine. S'ils eussent eu l'idée de se diviser
en deux escouades et d'aller dans les deux sens, Jean
Valjean était saisi . Cela tint à ce fil . Il est probable
que les instructions de la préfecture , prévoyant un cas
de combat et les insurgés en nombre, défendaient à la
ronde de se morceler. La ronde se remit en marche, lais-
sant derrière elle Jean Valjean. De tout ce mouvement,
Jean Valjean ne perçut rien , sinon l'éclipse de la lanter-
ne qui se retourna subitement .
Avant de s'en aller, le sergent, pour l'acquit de la
conscience de la police, déchargea sa carabine du côté
qu'on abandonnait, dans la direction de Jean Valjean .
La détonation roula d'écho en écho dans la crypte com-
me le borborygme de ce boyau titanique. Un plâtras
qui tomba dans le ruisseau et fit clapoter l'eau à quel-
ques pas de Jean Valjean l'avertit que la balle avait
frappé la voûte au - dessus de sa tête.
Des pas mesurés et lents résonnèrent quelque temps
sur le radier, de plus en plus amortis par l'augmenta-
tion progressive de l'éloignement ; le groupe des formes
noires s'enfonça, une lueur oscilla et flotta, faisant à la
voûte un cintre rougeâtre qui décrut, puis disparut ; le
silence redevint profond , l'obscurité redevint complète,
la cécité et la surdité reprirent possession des ténèbres ;
et Jean Valjean, n'osant encore remuer, demeura long-
temps adossé au mur, l'oreille tendue, la prunelle dila-
tée, regardant l'évanouissement de cette patrouille de
fantômes.
III

L'HOMME FILÉ

L faut rendre à la police de ce temps-là cette justice


I¹ que, même dans les graves conjectures publiques,
elle accomplissait imperturbablement son devoir de vci-
rie et de surveillance . Une émeute n'était point à ses
yeux un prétexte pour laisser aux malfaiteurs la bride
sur le cou, et pour négliger la société par la raison que
le gouvernement était en péril. Le service ordinaire se
faisait correctement à travers le service extraordinaire ,
et n'en était pas troublé . Au milieu d'un incalculable
événement politique commencé, sous la pression d'une
révolution possible , sans se laisser distraire par l'insur-
rection et la barricade, un agent " filait " un voleur.
C'était précisément quelque chose de pareil qui se
passait dans l'après-midi du 6 juin au bord de la Seine,
sur la berge de la rive droite, un peu au delà du pont
des Invalides .
Il n'y a plus là de berge aujourd'hui . L'aspect des
lieux a changé.
Sur cette berge, deux hommes séparés par une cer-
taine distance semblaient s'observer, l'un évitant l'autre.
Celui qui allait en avant tâchait de s'éloigner, celui qui
venait par derrière tâchait de se rapprocher.
C'était comme une partie d'échecs qui se jouait de
loin et silencieusement. Ni l'un ni l'autre ne semblait se
176 LES MISÉRABLES. - ·JEAN VALJEAN.

presser, et ils marchaient lentement tous les deux ,


comme si chacun d'eux craignait de faire par trop de
hâte doubler le pas à son partenaire .
On eût dit un appétit qui suit une proie, sans avoir
l'air de le faire exprès. La proie était sournoise et se
tenait sur ses gardes.
Les proportions voulues entre la fouine traquée et le
dogue traqueur étaient observées. Celui qui tâchait
d'échapper avait peu d'encolure et une chétive mine ;
celui qui tâchait d'empoigner, gaillard de haute stature,
était de rude aspect et devait être de rude rencontre .
Le premier, se sentant le plus faible, évitait le second ;
mais il l'évitait d'une façon profondément furieuse ; qui
eût pu l'observer eût vu dans ses yeux la sombre hos-
tilité de la fuite, et toute la menace qu'il y a dans la
crainte.
La berge était solitaire ; il n'y avait point de pas-
sants ; pas même de batelier ni de débardeur dans les
chalands amarrés çà et là .
On ne pouvait apercevoir aisément ces deux hommes
que du quai en face, et pour qui les eût examinés à
cette distance, l'homme qui allait devant eût apparu
comme un être hérissé , déguenillé et oblique, inquiet
et grelottant sous une blouse en haillons, et l'autre com-
me une personne classique et officielle, portant la redin-
gote de l'autorité boutonnée jusqu'au menton.
Le lecteur reconnaîtrait peut-être ces deux hommes,
s'il les voyait de plus près.
Quel était le but du dernier ?
Probablement d'arriver à vêtir le premier plus chau-
dement .
Quand un homme habillé par l'état poursuit un hom-
me en guenilles, c'est afin d'en faire aussi un homme
LA BOUE, MAIS L'AME . 177

habillé par l'état. Seulement la couleur est toute la


question. Être habillé de bleu , c'est glorieux ; être
habillé de rouge , c'est désagréable .
Il y a une pourpre d'en bas.
C'est probablement quelque désagrément et quelque
pourpre de ce genre que le premier désirait esquiver.
Si l'autre le laissait marcher devant et ne le saisissait
pas encore, c'était, selon toute apparence, dans l'espoir
de le voir aboutir à quelque rendez-vous significatif et
à quelque groupe de bonne prise. Cette opération déli-
cate s'appelle " la filature ".
Ce qui rend cette conjecture tout à fait probable,
c'est que l'homme boutonné, apercevant de la berge sur
le quai un fiacre qui passait à vide, fit signe au cocher ;
le cocher comprit, reconnut évidemment à qui il avait
affaire , tourna la bride et se mit à suivre au pas du haut
du quai les deux hommes. Ceci ne fut pas aperçu du per-
sonnage louche et déchiré qui allait en avant.
Le fiacre roulait le long des arbres des Champs-
Élysées . On voyait passer au-dessus du parapet le buste
du cocher, son fouet à la main .
Une des instructions secrètes de la police aux agents
<<
contient cet article : Avoir toujours à portée une
voiture de place , en cas " .
Tout en manoeuvrant chacun de leur côté avec une
stratégie irréprochable, ces deux hommes approchaient
d'une rampe du quai descendant jusqu'à la berge qui
permettait alors aux cochers de fiacre arrivant de Passy
de venir à la rivière faire boire leurs chevaux . Cette
rampe a été supprimée depuis , pour la symétrie ; les
chevaux crèvent de soif, mais l'œil est flatté.
Il était vraisemblable que l'homme en blouse allait
monter par cette rampe afin d'essayer de s'échapper
178 LES MISÉRABLES . - - JEAN VALJEAN.

dans les Champs-Élysées, lieu orné d'arbres, mais en


revanche fort croisé d'agents de police, et où l'autre au-
rait aisément main -forte.
Ce point du quai est fort peu éloigné de la maison
apportée de Moret à Paris en 1824 par le colonel Brack ,
et dite maison de François 1er . Un corps de garde est
là tout près .
A la grande surprise de son observateur, l'homme
traqué ne prit point par la rampe de l'abreuvoir . Il
continua de s'avancer sur la berge le long du quai.
Sa position devenait visiblement critique.
A moins de se jeter dans la Seine, qu'allait-il faire ?
Aucun moyen désormais de remonter sur le quai ;
plus de rampe et pas d'escalier ; et l'on était tout près
de l'endroit, marqué par le coude de la Seine vers le
pont d'Iéna , où la berge, de plus en plus rétrécie,
finissait en langue mince et se perdait sous l'eau . Là il
allait inévitablement se trouver bloqué entre le mur
à pic à sa droite, la rivière à gauche et en face, et l'au-
torité sur ses talons.
Il est vrai que cette fin de la berge était masquée au
regard par un monceau de déblais de six à sept pieds
de haut, produit d'on ne sait quelle démolition . Mais
cet homme espérait-il se cacher utilement derrière ce
tas de gravats qu'il suffisait de tourner ? L'expédient
eût été puéril. Il n'y songeait certainement pas . L'in-
nocence des voleurs ne va point jusque- là.
Le tas de déblais faisait au bord de l'eau une sorte
d'éminence qui se prolongeait en promontoire jusqu'à
la muraille du quai.
L'homme suivi arriva à cette petite colline et la dou-
bla, de sorte qu'il cessa d'être aperçu par l'autre.
Celui-ci, ne voyant pas, n'était pas vu ; il en profita
LA BOUE, MAIS L'AME. 179

pour abandonner toute dissimulation et pour marcher


très rapidement. En quelques instants il fut au mon-
ceau de déblais et le tourna. Là, il s'arrêta stupéfait.
L'homme qu'il chassait n'était plus là.
Éclipse totale de l'homme en blouse.
La berge n'avait guère, à partir du monceau de dé-
blais, qu'une longueur d'une trentaine de pas , puis elle
plongeait sous l'eau qui venait battre le mur du quai.
Le fuyard n'aurait pu se jeter à la Seine ni escalader le
quai sans être vu par celui qui le suivait. Qu'était-il
devenu ?
L'homme à la redingote boutonnée marcha jusqu'à
l'extrémité de la berge , et y resta un moment pensif,
les poings convulsifs, l'œil furetant . Tout à coup il se
frappa le front. Il venait d'apercevoir, au point où finis-
sait la terre et où l'eau commençait, une grille de fer
large et basse, cintrée, garnie d'une épaisse serrure et de
trois gonds massifs . Cette grille, sorte de porte percée
au bas du quai, s'ouvrait sur la rivière autant que sur
la berge. Un ruisseau noirâtre passait dessous. Ce ruis-
seau se dégorgeait dans la Seine.
Au delà de ses lourds barreaux rouillés on distin-
guait une sorte de corridor voûté et obscur. L'homme
croisa les bras et regarda la grille d'un air de re-
proche.
Ce regard ne suffisant pas, il essaya de la pousser ; il
la secoua, elle résista solidement . Il était probable
qu'elle venait d'être ouverte, quoiqu'on n'eût entendu
aucun bruit, chose singulière d'une grille si rouillée ;
mais il était certain qu'elle avait été refermée. Cela in-
diquait que celui devant qui cette porte venait de tour-
ner avait non un crochet, mais une clef.
Cette évidence éclata tout de suite à l'esprit de l'hom-
180 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

me qui s'efforçait d'ébranler la grille et lui arracha cet


épiphonème indigné :
Voilà qui est fort ! une clef du gouvernement !
Puis, se calmant immédiatement, il exprima tout un
monde d'idées intérieures par cette bouffée de mono-
syllabes accentués presque ironiquement : - Tiens !
tiens ! tiens ! tiens !
Cela dit, espérant on ne sait quoi , ou voir ressortir
l'homme, ou en voir entrer d'autres, il se posta aux
aguets derrière le tas de déblais , avec la rage patiente
du chien d'arrêt.
De son côté , le fiacre, qui se réglait sur toutes ses
allures, avait fait halte au-dessus de lui , près du para-
pet. Le cocher, prévoyant une longue station , emboîta
le museau de ses chevaux dans le sac d'avoine humide
en bas, si connu des parisiens, auxquels les gouverne-
ments, soit dit par parenthèse, le mettent quelquefois.
Les rares passants du pont d'Iéna , avant de s'éloigner,
tournaient la tête pour regarder un moment ces deux
détails du paysage immobiles , l'homme sur la berge, le
fiacre sur le quai.
IV

LUI AUSSI PORTE SA CROIX

EAN Valjean avait repris sa marche et ne s'était


JE plus arrêté .
Cette marche était de plus en plus laborieuse. Le ni-
veau de ces voûtes varie ; la hauteur moyenne est d'en-
viron cinq pieds six pouces, et a été calculée pour la
taille d'un homme ; Jean Valjean était forcé de se cour-
ber pour ne pas heurter Marius à la voûte ; il fallait à
chaque instant se baisser, puis se redresser, tâter sans
cesse le mur. La moiteur des pierres et la viscosité du
radier en faisaient de mauvais points d'appui, soit pour
la main, soit pour le pied . Il trébuchait dans le hideux
fumier de la ville. Les reflets intermittents des soupi-
raux n'apparaissaient qu'à de très longs intervalles , et
si blêmes que le plein soleil y semblait clair de lune ;
tout le reste était brouillard, miasme, opacité , noirceur.
Jean Valjean avait faim et soif ; soif surtout ; et c'est
là, comme la mer, un lieu plein d'eau où l'on ne peut
boire. Sa force, qui était prodigieuse, on le sait , et fort
peu diminuée par l'âge, grâce à sa vie chaste et sobre ,
commençait pourtant à fléchir. La fatigue lui venait ;
et la force en décroissant faisait croître le poids du far-
deau. Marius, mort peut-être, pesait comme pèsent les
corps inertes . Jean Valjean le soutenait de façon que la
poitrine ne fût pas gênée et que la respiration put tou-
182 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

jours passer le mieux possible . Il sentait entre ses jam-


bes le glissement rapide des rats. Un d'eux fut effaré au
point de le mordré. Il lui venait de temps en temps par
les bavettes des bouches de l'égout un souffle d'air frais
qui le ranimait.
Il pouvait être trois heures de l'après-midi quand il
arriva à l'égout de ceinture.
Il fut d'abord étonné de cet élargissement subit. Il se
trouva brusquement dans une galerie dont ses mains
étendues n'atteignaient point les deux murs et sous une
voûte que sa tête ne touchait pas. Le Grand Égout, en
effet, a huit pieds de large sur sept de haut.
Au point où l'égout Montmartre rejoint le Grand
Égout, deux autres galeries souterraines, celle de la
rue de Provence et celle de l'Abattoir, viennent faire un
carrefour. Entre ces quatre voies, un moins sagace eût
été indécis . Jean Valjean prit la plus large, c'est-à-dire
l'égout de ceinture . Mais ici revenait la question : des-
cendre ou monter ? Il pensa que la situation pressait, et
qu'il fallait, à tout risque , gagner maintenant la Seine.
En d'autres termes, descendre. Il tourna à gauche.
Bien lui en prit, car ce serait une erreur de croire que
l'égout de ceinture a deux issues, l'une vers Bercy,
l'autre vers Passy, et qu'il est, comme l'indique son
nom , la ceinture souterraine du Paris de la rive droite .
Le Grand Égout, qui n'est, il faut s'en souvenir, autre
chose que l'ancien ruisseau Ménilmontant, aboutit, si
on le remonte , à un cul de-sac, c'est- à-dire à son ancien
point de départ , qui fut sa source, au pied de la butte
Ménilmontant. Il n'a point de communication directe
avec le branchement qui ramasse les eaux de Paris à
partir du quartier Popincourt, et qui se jette dans
Seine par l'égout Amelot au-dessus de l'ancienne île
LA BOUE, MAIS L'AME. 183

Louviers. Ce branchement, qui complète l'égout col-


lecteur, en est séparé, sous la rue Ménilmontant même,
par un massif qui marque le point de partage des eaux
en amont et en aval. Si Jean Valjean eût remonté la
galerie , il fût arrivé, après mille efforts , épuisé de fati-
gue, expirant, dans les ténèbres, à une muraille . Il
était perdu .
A la rigueur, en revenant un peu sur ses pas, en s'en-
gageant dans le couloir des Filles-du- Calvaire à la condi-
tion de ne pas hésiter à la patte d'oie souterraine du
carrefour Boucherat, en prenant le corridor Saint-Louis,
puis, à gauche, le boyau Saint-Gilles, puis en tournant
à droite et en évitant la galerie Saint- Sébastien , il eût
pu gagner l'égout Amelot, et de là, pourvu qu'il ne
s'égarât point dans l'espèce d'F qui est sous la Bastille,
atteindre l'issue sur la Seine près de l'Arsenal . Mais ,
pour cela, il eût fallu connaître à fond , et dans toutes
ses ramifications et dans toutes ses percées , l'énorme
madrépore de l'égout. Or, nous devons y insister, il ne
savait rien de cette voirie effrayante où il cheminait ;
et, si on lui eût demandé dans quoi il était, il eût ré-
pondu dans de la nuit.
Son instinct le servit bien. Descendre, c'était en
effet le salut possible.
Il laissa à droite les deux couloirs qui se ramifient en
forme de griffe sous la rue Laffitte et la rue Saint- Georges
et le long corridor bifurqué de la Chaussée-d'Antin.
Un peu au-delà d'un affluent qui était vraisemblable-
ment le branchement de la Madeleine, il fit halte . Il
était très las. Un soupirail assez large, probablement le
regard de la rue d'Anjou , donnait une lumière presque
vive. Jean Valjean, avec la douceur de mouvements
qu'aurait un frère pour son frère blessé, déposa Marius sur
"
184 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

la banquette de l'égout . La face sanglante de Marius


apparut sous la lueur blanche du soupirail comme au
fond d'une tombe. Il avait les yeux fermés, les che-
veux appliqués aux tempes comme des pinceaux séchés
dans de la couleur rouge , les mains pendantes et mortes,
les membres froids , du sang coagulé au coin des lèvres.
Un caillot de sang s'était amassé dans le nœud de la
cravate ; la chemise entrait dans les plaies , le drap de
l'habit frottait les coupures béantes de la chair vive.
Jean Valjean, écartant du bout des doigts les vêtements ,
lui posa la main sur la poitrine ; le cœur battait encore.
Jean Valjean déchira sa chemise, banda les plaies le
mieux qu'il put et arrêta le sang qui coulait ; puis, se
penchant dans ce demi-jour sur Marius toujours sans
connaissance et presque sans souffle , il le regarda avec
une inexprimable haine.
En dérangeant les vêtements de Marius, il avait trou-
vé dans les poches deux choses , le pa'n qui y était oublié
depuis la veille, et le portefeuille de Marius . Il mangea
le pain et ouvrit le portefeuille. Sur la première page ,
il trouva les quatre lignes écrites par Marius .
On s'en souvient :
"Je m'appelle Marius Pontmercy . Porter mon cada-
" vre chez mon grand- père M Gillenormand , rue des
" Filles-du- Calvaire , N° . 6 , au Marais. "
Jean Valjean lut, à la clarté du soupirail , ces quatre
lignes, et resta un moment comme absorbé en lui- mê-
me, répétant à demi voix : rue des Filles-du - Calvaire ,
numéro six , monsieur Gillenormand . Il replaça le por-
tefeuille dans la poche de Marius . Il avait mangé, la
force lui était revenue ; il reprit Marius sur son dos , lui
appuya soigneusement la tête sur son épaule droite, et
se remit à descendre l'égout.
LA BOUE , MAIS L'AME. 185

Le Grand Égout, dirigé selon le thalweg de la vallée


de Ménilmontant, a près de deux lieues de long. Il est
pavé sur une notable partie de son parcours.
Ce flambeau du nom des rues de Paris dont nous
éclairons pour le lecteur la marche souterraine de Jean
Valjean, Jean Valjean ne l'avait pas . Rien ne lui disait
quelle zone de la ville il traversait, ni quel trajet il avait
fait. Seulement la pâleur croissante des flaques de lumiè-
re qu'il rencontrait de temps en temps lui indiquait que
le soleil se retirait du pavé et que le jour ne tarderait pas
à décliner ; et le roulement des voitures au- dessus de sa
tête, étant devenu de continu intermittent, puis ayant
ayant presque cessé, il en conclut qu'il n'était plus sous
le Paris central et qu'il approchait de quelque région
solitaire, voisine des boulevards extérieurs ou des quais
extrêmes. Là où il y a moins de maisons et moins de
rues, l'égout a moins de soupiraux . L'obscurité s'épais-
sissait autour de Jean Valjean. Il n'en continua pas
moins d'avancer, tâtonnant dans l'ombre.
Cette ombre devint brusquement terrible.
V

POUR LE SABLE COMME POUR LA FEMME


IL Y A UNE FINESSE QUI EST PERFIDE

L sentit qu'il entrait dans l'eau, et qu'il avait sous.


I ses pieds, non plus du pavé, mais et de la vase.
Il arrive parfois, sur de certaines côtes de Bretagne.
ou d'Écosse, qu'un homme, un voyageur ou un pêcheur,
cheminant à marée basse sur la grève loin du rivage,
s'aperçoit soudainement que depuis plusieurs minutes
il marche avec quelque peine. La plage est sous ses
pieds comme de la poix ; la semelle s'y attache : ce n'est
plus du sable, c'est de la glu . La grève est parfaitement
sèche , mais à chaque pas qu'on fait , dès qu'on a levé le
pied , l'empreinte qu'il laisse se remplit d'eau . L'œil , du
reste, ne s'est aperçu d'aucun changement ; l'immense
plage est unie et tranquille, tout le sable a le même as-
pect, rien ne distingue le sol qui est solide du sol qui ne
l'est plus ; la petite nuée joyeuse des pucerons de mer
continue de sauter tumultueusement sur les pieds du pas-
sant. L'homme suit sa route, va devant lui , appuie vers
la terre, tâche de se rapprocher de la côte . Il n'est pas
inquiet. Inquiet de quoi ? Seulement, il sent quelque
chose comme si lalourdeur de ses pieds croissait à chaque
pas qu'il fait. Brusquement il enfonce . Il enfonce de trois
pouces . Décidément il n'est pas dans la bonne route ; il
s'arrête pours'orienter. Tout à coup, il regarde à ses pieds,
LA BOUE, MAIS L'AME. 187

Ses pieds ont disparu . Le sable les couvre. Il retire ses


pieds du sable, il veut revenir sur ses pas , il retourne
en arrière, il enfonce plus profondément . Le sable lui
vient à la cheville, il s'en arrache et se jette à gauche,
le sable lui vient à mi-jambe, il se jette à droite , le sable
lui vient aux jarrets . Alors il reconnaît avec une indi-
cible terreur qu'il est engagé dans de la grève mouvan-
te, et qu'il a sous lui le milieu effroyable où l'homme
ne peut pas plus marcher que le poisson n'y peut na-
ger. Il jette son fardeau s'il en a un , il s'allège comme
un navire en détresse ; il n'est déjà plus temps, le sable
est au-dessus de ses genoux .
Il appelle, il agite son chapeau ou son mouchoir, le
sable le gagne de plus en plus ; si la grève est déserte,
si la terre est trop loin, si le banc de sable est trop mal
famé, s'il n'y a pas de héros dans les environs , c'est
fini, il est condamné à l'enlizement . Il est condamné à
cet épouvantable enterrement long, infaillible, impla-
cable, impossible à retarder ni à hâter, qui dure des
heures, qui n'en finit pas , qui vous prend debout, libre
et en pleine santé, qui vous tire par les pieds, qui, à
chaque effort que vous tentez, à chaque clameur que
vous poussez, vous entraîne un peu plus bas, qui a l'air
de vous punir de votre résistance par un redoublement
d'étreinte , qui fait rentrer lentement l'homme dans la
terre en lui laissant tout le temps de regarder l'horizon ,
les arbres, les campagnes vertes, les fumées des villa-
ges dans la plaine, les voiles des navires sur la mer, les
oiseaux qui volent et qui chantent, le soleil, le ciel .
L'enlizement, c'est le sépulcre qui se fait marée et qui
monte du fond de la terre vers un vivant. Chaque minu-
te est une ensevelisseuse inexorable . Le misérable es-
saye de s'asseoir, de se coucher, de ramper ; tous les
188 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

mouvements qu'il fait l'enterrent ; il se redresse, il en-


fonce ; il se sent engloutir ; il hurle, implore , crie aux
nuées, se tord les bras, désespère. Le voilà dans le sa-
ble jusqu'au ventre ; le sable atteint la poitrine, il n'est
plus qu'un buste. Il élève les mains, jette des gémisse-
ments furieux, crispe ses ongles sur la grève , veut se
retenir à cette cendre, s'appuie sur les coudes pour s'ar-
racher à cette gaîne molle, sanglote frénétiquement ; le
sable monte. Le sable atteint les épaules, le sable atteint
le cou ; la face seule est visible maintenant. La bouche
crie, le sable l'emplit ; silence . Les yeux regardent en-
core, le sable les ferme, nuit. Puis le front décroît, un
peu de chevelure frissonne au-dessus du sable ; une
main sort, troue la surface de la grève , remue et s'agite,
et disparaît. Sinistre effacement d'un homme.
Quelquefois le cavalier s'enlize avec le cheval ; quel
quefois le charretier s'enlize avec la charrette ; tout som
bre sous la grève. C'est le naufrage ailleurs que dans
l'eau. C'est la terre noyant l'homme . La terre, péné-
trée d'océan, devient piège. Elle s'offre comme une
plaine et s'ouvre comme une onde . L'abîme a de ces
trahisons.
Cette funèbre aventure, toujours possible sur telle ou
telle plage de la mer, était possible aussi , il y a trente
ans, dans l'égout de Paris.
Avant les importants travaux commencés en 1833 , la
voirie souterraine de Paris était sujette à des effondre
ments subits.
L'eau s'infiltrait dans de certains terrains sous-jacents.
particulièrement friables ; le radier, qu'il fût de pavés
comme dans les anciens égouts , ou de chaux hydrauli-
que sur béton, comme dans les nouvelles galeries,
n'ayant plus de point d'appui, pliait . Un pli dans un plan-
LA BOUE, MAIS L'AME . 189

cher de ce genre , c'est une fente, c'est l'ecroulement.


Le radier croulait sur une certaine longueur . Cette cre-
vasse, hiatus d'un gouffre de boue, s'appelait dans la lan-
gue spéciale fontis . Qu'est-ce qu'un fontis ? C'est le sable
mouvant des bords de la mer tout à coup rencontré sous
terre ; c'est la grève du mont Saint- Michel dans un
égout. Le sol , détrempé, est comme en fusion ; toutes
ses molécules sont en suspension dans un milieu mou ;
ce n'est pas de la terre et ce n'est pas de l'eau . Pro-
fondeur quelquefois très grande . Rien de plus redou-
table qu'une telle rencontre. Si l'eau domine, la mort
est prompte, il y a engloutissement ; si la terre domine,
la mort est lente, il y a enlizement.
Se figure-t-on une telle mort ? Si l'enlizement est
effroyable sur une grève de la mer, qu'est-ce dans le
cloaque ? Au lieu du plein air, de la pleine lumière, du
grand jour, de ce clair horizon , de ces barques aperçues
au loin, de cette espérance sous toutes les formes, des
passants probables, du secours possible jusqu'à la der-
nière minute, au lieu de tout cela , la surdité, l'aveugle-
ment, une voûte noire, un dedans de tombe déjà tout
fait, la mort dans la bourbe sous un couvercle ! l'étouf-
fement lent par l'immondice, une boîte de pierre où
l'asphyxie ouvre sa griffe dans la fange et vous prend à
la gorge ; la fétidité mêlée au râle ; la vase au lieu de la
grève , l'hydrogène sulfuré au lieu de l'océan ! et ap-
peler, et grincer des dents, et se tordre, et se débattre ,
et agoniser, avec cette ville énorme qui n'en sait rien,
et qu'on a au-dessus de sa tête !
Inexprimable horreur de mourir ainsi ! La mort
rachète quelquefois son atrocité par une certaine dignité
terrible. Sur le bûcher, dans le naufrage, on peut être
grand ; dans la flamme comme dans l'écume, une atti-
190 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

tude superbe est possible ; on s'y transfigure en s'y


abîmant. Mais ici point. La mort est malpropre. Il est
humiliant d'expirer. Les suprêmes visions flottantes
sont abjectes. Boue est synonyme de honte. C'est petit,
laid, infâme . Mourir dans une tonne de malvoisie,
comme Clarence , soit ; dans la fosse du boueur, comme
d'Escoubleau , c'est horrible. Se débattre là dedans est
hideux ; en même temps qu'on agonise , on patauge. Il
y a assez de ténèbres pour que ce soit l'enfer, et assez
de fange pour que ce ne soit que le bourbier, et le mou-
rant ne sait pas s'il va devenir spectre ou s'il va devenir
crapaud.
Partout ailleurs, le sépulcre est sinistre ; ici , il est
difforme .
La profondeur des fontis variait, et leur longueur, et
leur densité, en raison de la plus ou moins mauvaise
qualité du sous sol . Parfois un fontis était profond de
trois ou quatre pieds , parfois de huit ou dix ; quelque-
fois on ne trouvait pas le fond . La vase était ici pres-
que solide , là presque liquide. Dans le fontis Lunière,
un homme eût mis un jour à disparaître, tandis qu'il
eût été dévoré en cinq minutes par le bourbier Phélip-
peaux. La vase porte plus ou moins selon son plus ou
moins de densité . Un enfant se sauve où un homme se
perd. La première loi de salut, c'est de se dépouiller de
toute espèce de chargement. Jeter son sac d'outils , ou
sa hotte ou son auge, c'était par là que commençait
tout égoutier qui sentait le sol fléchir sous lui.
Les fontis avaient des causes diverses : friabilité du
sol ; quelque écoulement à une profondeur hors de la
portée de l'homme ; les violentes averses de l'été ; l'on-
dée incessante de l'hiver ; les longues petites pluies
fines. Parfois le poids des maisons environnantes sur un
LA BOUE , MAIS L'AME . igi

terrain marneux ou sablonneux chassait les voûtes des


galeries souterraines et les faisait gauchir, ou bien il
arrivait que le radier éclatait et se fendait sous cette
écrasante poussée . Le tassement du Panthéon a oblitéré
de cette façon, il y a un siècle, une partie des caves de
la montagne Sainte- Geneviève. Quand un égout s'ef-
fondrait sous la pression des maisons, le désordre, dans
certaines occasions, se traduisait en haut dans la rue
par une espèce d'écart en dents de scie entre les pavés ;
cette déchirure se développait en ligne serpentante dans
toute la longueur de la voûte lézardée, et alors , le mal
étant visible, le remède pouvait être prompt . Il adve-
nait aussi que souvent le ravage intérieur ne se révélait
par aucune balafre au dehors . Et, dans ce cas là , maiheur
aux égoutiers . Entrant sans précaution dans l'égout
défoncé, ils pouvaient s'y perdre. Les anciens registres
font mention de quelques puisatiers ensevelis de la sorte
dans les fontis . Ils donnent plusieurs noms ; entre au-
tres celui de l'égoutier qui s'enliza dans un effondre-
ment sous le cagnard de la rue Carême- Prenant, un
nommé Blaise Poutrain ; ce Blaise Poutrain était frère
de Nicolas Poutrain , qui fut le dernier fossoyeur du ci-
metière dit Charnier des Innocents en 1785, époque où
ce cimetière mourut.
Il y eut aussi ce jeune et charmant vicomte d'Escou-
bleau dont nous venons de parler, l'un des héros du
siège de Lérida où l'on donna l'assaut, en bas de soie,
violons en tête. D'Escoubleau, surpris une nuit chez sa
cousine, la duchesse de Sourdis, se noya dans une fon-
drière de l'égout Beautreillis où il s'était réfugié pour
échapper au duc. Madame de Sourdis , quand on lui ra-
conta cette mort, demanda son flacon , et oublia de pleu-
rer à force de respirer des sels. En pareil cas, il n'y a
192 LES MISÉRABLES. --- JEAN VALJEAN.

pas d'amour qui tienne ; le cloaque l'éteint . Héro refu-


se de laver le cadavre de Léandre . Thisbé se bouche le
nez devant Pyrame et dit : Pouah !
VI

LE FONTIS

EAN Valjean se trouvait en présence d'un fontis .


JE Ce genre d'écroulement était alors fréquent dans
le sous-sol des Champs- Elysées, difficilement maniable
aux travaux hydrauliques et peu conservateur des con-
structions souterraines , à cause de son excessive fluidi-
té. Cette fluidité dépasse l'inconsistance des sables mê-
me du quartier Saint- Georges , qui n'ont pu être vain-
cus que par un enrochement sur béton, et des couches
glaiseuses infectées de gaz du quartier des Martyrs , si
liquides que le passage n'a pu être pratiqué sous la ga-
lerie des Martyrs qu'au moyen d'un tuyau en fonte.
Lorsqu'en 1836 on a démoli, sous le faubourg Saint-
Honoré , pour le reconstruire, le vieil égout en pierre
où nous voyons en ce moment Jean Valjean engagé, le
sable mouvant, qui est le sous-sol des Champs-Élysées
jusqu'à la Seine, fit obstacle au point que l'opération
dura près de six mois, au grand recri des riverains,
surtout des riverains à hôtels et carrosses. Les travaux
furent plus que malaisés ; ils furent dangereux . Il est
vrai qu'il y eut quatre mois et demi de pluie et trois
crues de la Seine.
Le fontis que Jean Valjean rencontrait avait pour cau-
se l'averse de la veille. Un fléchissement du pavé mal
soutenu par le sable sousjacent avait produit un engor-
i94 LES MISERABLES . -JEAN VALJEAN.

gement d'eau pluviale. L'infiltration s'étant faite, l'ef-


fondrement avait suivi . Le radier, disloqué , s'était af-
faissé dans la vase. Sur quelle longueur? Impossible de
le dire. L'obscurité était là plus épaisse que partout
ailleurs. C'était un trou de boue dans une caverne de
nuit.
Jean Valjean sentit le pavé se dérober sous lui . Il en-
tra dans cette fange. C'était de l'eau à la surface, de la
vase au fond. Il fallait bien passer. Revenir sur ses pas
était impossible . Marius était expirant, et Jean Valjean
exténué. Où aller d'ailleurs ? Jean Valjean avança . Du
reste la fondrière parut peu profonde aux premiers pas.
Mais à mesure qu'il avançait, ses pieds plongeaient . Il
eut bientôt de la vase jusqu'à mi-jambes et de l'eau plus
haut que les genoux . Il marchait, exhaussant de ses
deux bras Marius le plus qu'il pouvait au-dessus de
l'eau. La vase lui venait maintenant aux jarrets et l'eau
à la ceinture. Il ne pouvait déjà plus reculer. Il enfon-
çait de plus en plus. Cette vase , assez dense pour le
poids d'un homme, ne pouvait évidemment en porter
deux. Marius et Jean Valjean eussent eu chance de s'en
tirer isolément. Jean Valjean continua d'avancer, sou-
tenant ce mourant qui était un cadavre peut-être.
L'eau lui venait aux aisselles ; il se sentait sombrer ;
c'est à peine s'il pouvait se mouvoir dans la profondeur
de la bourbe où il était. La densité , qui était le soutien ,
était aussi l'obstacle. Il soulevait toujours Marius, et,
avec une dépense de force inouïe, il avançait ; mais il
enfonçait. Il n'avait plus que la tête hors de l'eau, et
scs deux bras élevant Marius . Il y a, dans les vieilles
peintures du déluge, une mère qui fait ainsi de son
enfant.
Il enfonça encore, il renversa sa face en arrière pour
LA BOUE , MAIS L'AME . 195

échapper à l'eau et pouvoir respirer ; qui l'eût vu dans


cette obscurité cût cru voir un masque flottant sur de
l'ombre ; il apercevait vaguement au- dessus de lui la
tête pendante et le visage livide de Marius ; il fit un
effort déscspéré et lança son pied en avant ; son pied
heurta on ne sait quoi de solide ; un point d'appui. Il
était temps .
Il se dressa et se tordit et s'enracina avec une sorte de
furie sur ce point d'appui . Cela lui fit l'effet de la pre-
mière marche d'un escalier remontant à la vie.
Ce point d'appui , rencontré dans la vase au moment
suprême, était le commencement de l'autre versant du
radier, qui avait plié sans se briser et s'était courbé
sous l'eau comme une planche et d'un seul morceau .
Les pavages bien construits font voûte et ont de ces fer-
metés-là. Ce fragment du radier submergé en partie,
mais solide , était une véritable rampe, on était sauvé.
Jean Valjean remonta ce plan incliné et arriva de l'autre
côté de la fondrière.
En sortant de l'eau, il se heurta à une pierre et tomba
sur les genoux. Il trouva que c'était juste, et y resta
quelque temps, l'âme abîmée dans on ne sait quelle
parole à Dieu.
Il se redressa frissonnant, glacé, infect, courbé sous
ce mourant qu'il traînait , tout ruisselant de fange, l'âme
pleine d'une étrange clarté.
VII

QUELQUEFOIS ON ÉCHOUE OU L'ON CROIT


DÉBARQUER

L se remit en route encore une fois.


IL
Du reste, s'il n'avait pas laissé sa vie dans le
fontis, il semblait y avoir laissé sa force . Ce suprême
effort l'avait épuisé . Sa lassitude était maintenant telle,
que tous les trois ou quatre pas , il était obligé de re-
prendre haleine , et s'appuyait au mur. Une fois il dut
s'asseoir sur la banquette pour changer la position de
Marius, et il crut qu'il demeurerait là . Mais si sa vi-
gueur était morte, son énergie ne l'était point . Il se
releva.
Il marcha désespérément, presque vite, fit ainsi une
centaine de pas, sans dresser la tête, presque sans res-
pirer, et tout à coup se cogna au mur. Il était parvenu
à un coude de l'égout, et, en arrivant tête basse au tour-
nant, il avait rencontré la muraille. Il leva les yeux ,
et à l'extrémité du souterrain, là-bas devant lui , loin ,
très loin, il aperçut une lumière . Cette fois , ce n'était
pas la lumière terrible ; c'était la lumière bonne et
blanche. C'était le jour.
Jean Valjean voyait l'issue.
Une âme damnée qui, du milieu de la fournaise aper-
cevrait tout à coup la sortie de la géhenne, éprouverait
LA BOUE , MAIS L'AME . 197

ce qu'éprouva Jean Valjean Elle volerait éperdûment


avec le moignon de ses ailes brûlées vers la porte ra-
dieuse. Jean Valjean ne sentit plus la fatigue, il ne
sentit plus le poids de Marius, il retrouva ses jarrets
d'acier, il courut plus qu'il ne marcha. A mesure qu'il
s'approchait, l'issue se dessinait de plus en plus dis-
tinctement. C'était une arche cintrée moins haute que la
voûte qui se restreignait par degrés et moins large que
la galerie qui se resserrait en même temps que la voûte
s'abaissait. Le tunnel finissait en intérieur d'entonnoir ;
rétrécissement vicieux, imité des guichets de maisons de
force , logique dans une prison , illogique dans un égout,
et qui a été corrigé depuis .
Jean Valjean arriva à l'issue.
Là, il s'arrêta.
C'était bien la sortie, mais on ne pouvait sortir.
L'arche était fermée d'une forte grille, et la grille ,
qui , selon toute apparence , tournait rarement sur
ses gonds oxydés, était assujettie à son cham-
branle de pierre par une serrure épaisse qui, rouge
de rouille, semblait une énorme brique. On voyait le
trou de la clef, et le pêne robuste profondément plongé
dans la gâche de fer. La serrure était visiblement fer-
mée à double tour. C'était une de ces serrures de bas-
tilles que le vieux Paris prodiguait volontiers .
Au delà de la grille, le grand air, la rivière, le jour,
la berge très étroite , mais suffisante pour s'en aller. Les
quais lointains, Paris , ce gouffre où l'on se dérobe si
aisément, le large horizon, la liberté. On distinguait à
droite, en aval, le pont d'Iéna, et à gauche , en amont,
le pont des Invalides ; l'endroit eût été propice pour at-
tendre la nuit et s'évader. C'était un des points les plus
solitaires de Paris ; la berge qui fait face au Gros - Cail-
198 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

lou. Les mouches entraient et sortaient à travers les


barreaux de la grille.
Il pouvait être huit heures et demie du soir. Le jour
baissait.
Jean Valjean déposa Marius le long du mur sur la
partie sèche du radier, puis marcha à la grille et crispa
ses deux poings sur les barreaux ; la secousse fut fré-
nétique , l'ébranlement nul. La grille ne bougea pas.
Jean Valjean saisit les barreaux l'un après l'autre, es-
pérant pouvoir arracher le moins solide et s'en faire un
levier pour soulever la porte ou pour briser la serrure .
Aucun barreau ne remua . Les dents d'un tigre ne sont
pas plus solides dans leurs alvéoles . Pas de levier ; pas
de pesée possible . L'obstacle était invincible. Aucun
moyen d'ouvrir la porte .
Fallait-il donc finir là ? Que faire ? que devenir ? ré-
trograder ; recommencer le trajet effrayant qu'il avait
déjà parcouru ; il n'en avait pas la force. D'ailleurs,
comment traverser de nouveau cette fondrière d'où l'on
ne s'était tiré que par miracle ? Et après la fondrière,
n'y avait-il pas cette ronde de police à laquelle, certes,
on n'échapperait pas deux fois ? Et puis où aller ? quelle
direction prendre ? Suivre la pente, ce n'était point aller
au but. Arrivât- on à une autre issue, on la trouverait
obstruée d'un tampon ou d'une grille. Toutes les sor-
ties étaient indubitablement closes de cette façon. Le ha-
sard avait descellé la grille par laquelle on était entré,
mais évidemment toutes les autres branches de l'égout
étaient fermées . On n'avait réussi qu'à s'évader dans
une prison .
C'était fini. Tout ce qu'avait fait Jean Valjean était
inutile . L'épuisement aboutissait à l'avortement.
Ils étaient pris l'un et l'autre dans la sombre et im-
LA BOUE, MAIS L'AME. 199

mense toile de la mort, et Jean Valjean sentait courir


sur ces fils noirs tressaillant dans les ténèbres l'épou-
vantable araignée .
Il tourna le dos à la grille, et tomba sur le pavé, plu-
tôt terrassé qu'assis , près de Marius toujours sans
mouvement, et sa tête s'affaissa entre ses genoux . Pas
d'issue . C'était la dernière goutte de l'angoisse.
A qui songeait-il dans ce profond accablement ? Ni à
lui-même, ni à Marius, il pensait à Cosette .
VIII

LE PAN DE L'HABIT DÉCHIRÉ

U milieu de cet anéantissement, une main se


A posa sur son épaule, et une voix qui parlait bas
lui dit :
― Part à deux .

Quelqu'un dans cette ombre ? Rien ne ressemble au


rêve comme le désespoir, Jean Valjean crut rêver. Il
n'avait point entendu de pas . Était- ce possible ? Il leva
les yeux .
Un homme était devant lui.
Cet homme était vêtu d'une blouse ; il avait les pieds
nus ; il tenait ses souliers dans sa main gauche ; il les
avait évidemment ôtés pour pouvoir arriver jusqu'à
Jean Valjean, sans qu'on l'entendît marcher.
Jean Valjean n'eut pas un moment d'hésitation . Si
imprévue que fût la rencontre, cet homme lui était con-
nu. Cet homme était Thénardier.
Quoique réveillé, pour ainsi dire , en sursaut, Jean
Valjean, habitué aux alertes et aguerri aux coups inat-
tendus qu'il faut parer vite, reprit possession sur le
champ de toute sa présence d'esprit. D'ailleurs la situa-
tion ne pouvait empirer, un certain degré de détresse
n'est plus capable de crescendo , et Thénardier lui-même
ne pouvait ajouter de la noirceur à cette nuit.
Il y eut un instant d'attente,
LA BOUE , MAIS L'AME . 201

Thénardier, élevant sa main droite à la hauteur de


son front, s'en fit un abat-jour, puis il rapprocha les
sourcils en clignant les yeux, ce qui, avec un léger
pincement de la bouche , caractérise l'attention sagace
d'un homme qui cherche à en reconnaître un autre . Il
n'y réussit point. Jean Valjean, on vient de le dire ,
tournait le dos au jour, et était d'ailleurs si défiguré , si
fangeux et si sanglant qu'en plein midi il eût été mé-
connaissable. Au contraire, éclairé de face par la lumière
de la grille, clarté de cave, il est vrai , livide, mais pré-
cise dans sa lividité, Thénardier, comme dit l'énergique
métaphore banale, sauta tout de suite aux yeux de
Jean Valjean. Cette inégalité de conditions suffisait
pour assurer quelque avantage à Jean Valjean dans ce
mystérieux duel qui allait s'engager entre les deux si-
tuations et les deux hommes. La rencontre avait lieu
entre Jean Valjean voilé et Thénardier démasqué .
Jean Valjean s'aperçut tout de suite que Thénardier
ne le reconnaissait pas.
Ils se considérèrent un moment dans cette pénombre ,
comme s'ils se prenaient mesure. Thénardier rompit le
premier le silence.
Comment vas tu faire pour sortir?
Jean Valjean ne répondit pas. Thénardier continua :

· Impossible de crocheter la porte. Il faut pourtant
que tu t'en ailles d'ici.
· C'est vrai , dit Jean Valjean.
-Eh bien, part à deux.
Que veux-tu dire ?
Tu as tué l'homme ; c'est bien. Moi j'ai la clef.
Thénardier montrait du doigt Marius . Il poursuivit :
Je ne te connais pas, mais je veux t'aider. Tu dois
être un ami.
202 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Jean Valjean commença à comprendre . Thénardier


le prenait pour un assassin .
Thénardier reprit :
Écoute, camarade. Tu n'as pas tué cet homme sans
regarder ce qu'il avait dans ses poches. Donne-moi ma
nioitié. Je t'ouvre la porte.
Et, tirant à demi une grosse clef de dessous sa blouse
toute trouée, il ajouta :
Veux-tu voir comment est faite la clef des champs ?
Voilà.
Jean Valjean" demeura stupide " , le mot est du vieux
Corneille, au point de douter que ce qu'il voyait fût
réel. C'était la providence apparaissant horrible , et le
bon ange sortant de terre sous la forme de Thénardier.
Thénardier fourra son poing dans une large poche
cachée sous sa blouse, en tira une corde et la tendit à
Jean Valjean.

Tiens, dit-il , je te donne la corde par-dessus le
marché.
― Pourquoi faire, une corde ?
-
Il te faut aussi une pierre, mais tu en trouveras
dehors. Il y a là un tas de gravats.
Pourquoi faire, une pierre ?
- Imbécile, puisque tu vas jeter le pantre à la
rivière, il te faut une pierre et une corde, sans quoi ça
flotterait sur l'eau.
Jean Valjean prit la corde. Il n'est personne qui n'ait
de ces acceptations machinales .
Thénardier fit claquer ses doigts comme à l'arrivée
d'une idée subite.
Ah çà, camarade, comment as-tu fait pour te tirer
là- bas de la fondrière ? Je n'ai pas osé m'y risquer.
Peuh ! tu ne sens pas bon.
LA BOUE, MAIS L'AME. 203

Après une pause , il ajouta :


Je te fais des questions, mais tu as raison de ne
pas y répondre. C'est un apprentissage pour le fichu
quart d'heure du juge d'instruction . Et puis en ne par-
lant pas du tout, on ne risque pas de parler trop haut.
C'est égal, parce que je ne vois pas ta figure et parce
que je ne sais pas ton nom, tu aurais tort de croire que
je ne sais pas qui tu es et ce que tu veux. Connu . Tu
as un peu cassé ce monsieur ; maintenant tu voudrais
le serrer quelque part. Il te faut la rivière , le grand
cache sottise. Je vas te tirer d'embarras . Aider un bon
garçon dans la peine , ça me botte .
Tout en approuvant Jean Valjean de se taire , il cher-
chait visiblement à le faire parler. Il lui poussa l'épaule
de façon à tâcher de le voir de profil , et s'écria sans
sortir pourtant du médium où il maintenait sa voix :
- A propos de la fondrière, tu es un fier animal.
Pourquoi n'y as-tu pas jeté l'homme ?
Jean Valjean garda le silence.
Thénardier reprit en haussant jusqu'à sa pomme
d'Adam la loque qui lui servait de cravate , geste qui
complète l'air capable d'un homme sérieux :
-Au fait, tu as peut-être agi sagement. Les ouvriers
demain en venant boucher le trou auraient, à coup sûr,
trouvé le pantinois oublié là, et on aurait pu , fil à fil ,
brin à brin, pincer la trace, et arriver jusqu'à toi . Quel-
qu'un a passé par l'égout. Qui ? par où est-il sorti ? l'a-
t-on vu sortir ? La police est pleine d'esprit. L'égout
est traître et vous dénonce . Une telle trouvaille est une
rareté, cela appelle l'attention , peu de gens se servent
de l'égout pour leurs affaires, tandis que la rivière est
à tout le monde . La rivière , c'est la vraie fosse. Au
bout d'un mois, on vous repêche l'homme aux filets de
204 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Saint-Cloud . Eh bien, qu'est-ce que cela fiche ? c'est


une charogne, quoi ! Qui a tué cet homme ? Paris. Et
la justice n'informe même pas. Tu as bien fait.
Plus Thénardier était loquace, plus Jean Valjean
était muet.
Thénardier lui secoua de nouveau l'épaule.
Maintenant, concluons l'affaire . Partageons. Tu
as vu ma clef, montre- moi ton argent.
Thénardier était hagard, fauve, louche, un peu me-
naçant pourtant amical.
Il y avait une chose étrange ; les allures de Thénar-
dier n'étaient pas simples ; il n'avait pas l'air tout à fait
à son aise ; tout en n'affectant pas d'air mystérieux, il
parlait bas ; de temps en temps il metttait son doigt
sur sa bouche et murmurait : chut ! Il était difficile de
deviner pourquoi . Il n'y avait là personne qu'eux
deux. Jean Valjean pensa que d'autres bandits étaient
peut-être cachés dans quelque recoin , pas très loin, et
que Thénardier ne se souciait pas de partager avec eux.
Thénardier reprit :
Finissons. Combien le pantre avait-il dans ses
profondes ?
Jean Valjean se fouilla .
C'était, on s'en souvient, son habitude d'avoir toujours
de l'argent sur lui . La sombre vie d'expédient à laquelle
il était condamné lui en faisait une loi. Cette fois pour-
tant il était pris au dépourvu . En mettant, la veille au
soir, son uniforme de garde national, il avait oublié, lu-
gubrement absorbé qu'il était, d'emporter son porte-
feuille. Il n'avait que quelque monnaie dans le gousset
de son gilet. Il retourna sa poche, toute trempée de fange ,
et étala sur la banquette du radier un louis d'or, deux
pièces de cinq francs et cinq ou six gros sous.
LA BOUE MAIS L'AME. 205

Thénardier avança la lèvre inférieure avec une tor-


sion de cou significative .
Tu l'as tué, pour pas cher, dit-il .
Il se mit à palper, en toute familiarité, les poches de
Jean Valjean et les poches de Marius Jean Valjean,
préoccupé surtout de tourner le dos au jour, le laissait
faire.
Tout en maniant l'habit de Marius, Thénardier,
avec une dextérité d'escamoteur, trouva moyen d'en
arracher, sans que Jean Valjean s'en aperçût, un lam-
beau qu'il cacha sous sa blouse, pensant probablement
que ce morceau d'étoffe pourrait lui servir plus tard à
reconnaître l'homme assassiné et l'assassin . Il ne trouva
du reste rien de plus que les trente francs.
- C'est vrai, dit-il, l'un portant l'autre, vous n'avez
pas plus que ça .
Et, oubliant son mot : part à deux, il prit tout.
Il hésita un peu devant les gros sous. Réflexion faite ,
il les prit aussi en grommelant :
- N'importe ! c'est suriner les gens à trop bon marché .
Cela fait, il tira de nouveau la clef de dessous sa
blouse.
Maintenant, l'ami, il faut que tu sortes. C'est ici
comme à la foire, on paye en sortant. Tu as payé , sors .
Et il se mit à rire.
Avait-il, en apportant à un inconnu l'aide de cette
clef et en faisant sortir par cette porte un autre que lui,
l'intention pure et désintéressée de sauver un assassin ?
C'est ce dont il est permis de douter.
Thénardier aida Jean Valjean à replacer Marius sur
ses épaules , puis il se dirigea vers la grille sur la poin-
te de ses pieds nus, faisant signe à Jean Valjean de le
suivre, il regarda au dehors, posa le doigt sur sa bou-
206 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

che, et demeura quelques secondes comme en suspens ;


l'inspection faite, il mit la clef dans la serrure. Le pêne
glissa et la porte tourna . Il n'y eut ni craquement, ni
grincement. Cela se fit très doucement.
Il était visible que cette grille et ces gonds, huilés
avec soin , s'ouvraient plus souvent qu'on ne l'eût pen-
sé. Cette douceur était sinistre ; on y sentait les allées
et venues furtives, les entrées et les sorties silencieuses
des hommes nocturnes, et les pas de loup du crime.
L'égout était évidemment en complicité avec quel-
que bande mystérieuse . Cette grille taciturne était une
recéleuse .
Thénardier entre-bâilla la porte, livra tout juste pas-
sage à Jean Valjean, referma la grille, tourna deux fois
la clef dans la serrure et replongea dans l'obscurité,
sans faire plus de bruit qu'un souffle . Il semblait mar-
cher avec les pattes de velours du tigre.
Un moment après, cette hideuse providence était ren-
trée dans l'invisible.
Jean Valjean se trouva dehors.
IX

MARIUS FAIT L'EFFET D'ÊTRE MORT A QUELQU'UN


QUI S'Y CONNAIT

L laissa glisser Marius sur la berge.


Ils étaient dehors !
Les miasmes, l'obscurité, l'horreur, étaient derrière
lui. L'air salubre, pur, vivant, joyeux, librement respi-
rable, l'inondait . Partout autour de lui le silence , mais
le silence charmant du soleil couché en plein azur. Le
crépuscule s'était fait ; la nuit venait, la grande libéra-
trice, l'amie de tous ceux qui ont besoin d'un manteau
d'ombre pour sortir d'une angoisse . Le ciel s'offrait de
toutes parts comme un calme énorme. La rivière arri-
vait à ses pieds avec le bruit d'un baiser. On entendait
le dialogue aérien des nids qui se disaient bonsoir dans
les ormes des Champs-Élysées. Quelques étoiles, pi-
quant faiblement le bleu pâle du zénith et visibles à la
seule rêverie , faisaient dans l'immensité de petits res-
plendissements imperceptibles. Le soir déployait sur la
tête de Jean Valjean toutes les douceurs de l'infini .
C'était l'heure indécise et exquise qui ne dit ni oui
ni non. Il y avait déjà assez de nuit pour qu'on pût s'y
perdre à quelque distance, et encore assez de jour pour
qu'on pût s'y reconnaître de près.
Jean Valjean fut pendant quelques secondes irrésisti-
blement vaincu par toute cette sérénité auguste et ca-
208 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

ressante ; il y a de ces minutes d'oubli ; la sorrance


renonce à harceler le misérable ; tout s'éclipse dans la
pensée ; la paix couvre le songeur comme une nuit ;
et, sous le crépuscule qui rayonne, et à l'imitation du
ciel qui s'illumine, l'âme s'étoile. Jean Valjean ne put
s'empêcher de contempler cette vaste ombre claire qu'il
avait au- dessus de lui ; pensif, il prenait dans le majes-
tueux silence du ciel éternel un bain d'extase et de
prière. Puis, vivement, comme si le sentiment d'un de-
voir lui revenait, il se courba vers Marius, et, puisant
de l'eau dans le creux de sa main , i! lui en jeta douce-
ment quelques gouttes sur le visage . Les paupières de
Marius ne se soulevèrent pas ; cependant sa bouche en-
tr'ouverte respirait.
Jean Valjean allait plonger de nouveau sa main dans
la rivière, quand tout à coup il sentit je ne sais quelle
gêne, comme lorsqu'on a, sans le voir, quelqu'un der-
rière soi.
Nous avons déjà indiqué ailleurs cette impression que
tout le monde connaît.
Il se retourna .
Comme tout à l'heure, quelqu'un en effet était der-
rière lui.
Un homme de haute stature, enveloppé d'une longue
redingote, les bras croisés, et portant dans son poing
droit un casse - tête dont on voyait la pomme de plomb,
se tenait debout à quelques pas en arrière de Jean Val-
jean accroupi sur Marius.
C'était , l'ombre aidant, une sorte d'apparition . Un
homme simple en eût eu peur à cause du crépuscule, et
un homme réfléchi à cause du casse-tête.
Jean Valjean reconnut Javert.
Le lecteur a deviné sans doute que le traqueur de
LA BOUE, MAIS L'AME . 209

Thénardier n'était autre que Javert. Javert, après sa


sortie inespérée de la barricade, était allé à la préfecture
de police, avait rendu verbalement compte au préfet en
personne, dans une courte audience, puis avait repris
immédiatement son service, qui impliquait, on se
souvient de la note saisie sur lui , - - une certaine sur-
veillance de la berge de la rive droite aux Champs-
Élysées, laquelle depuis un certain temps éveillait l'’at-
tention de la police. Là, il avait aperçu Thénardier et
l'avait suivi . On sait le reste .
On comprend aussi que cette grille, si obligeamment
ouverte devant Jean Valjean , était une habileté de Thé-
nardier . Thénardier sentait Javert toujours là ; l'homme
guetté a un flair qui ne le trompe pas ; il fallait jeter un
os à ce limier. Un assassin , quelle aubaine ! C'était la
part du feu, qu'il ne faut jamais refuser. Thénardier,
en mettant dehors Jean Valjcan à sa place, donnait une
proie à la police, lui faisait lâcher sa piste , se faisait ou-
blier dans une plus grosse aventure, récompensait Ja-
vert de son attente, ce qui flatte toujours un espion, ga-
gnait trente francs, et comptait bien, quant à lui , s'é-
chapper à l'aide de cette diversion.
Jean Valjean était passé d'un écueil à l'autre.
Ces deux rencontres coup sur coup, tomber de Thé-
nardier en Javert, c'était rude.
Javert ne reconnut pas Jean Valjean qui , nous l'avons
dit, ne se ressemblait plus à lui- même. Il ne décroisa pas
les bras, assura son casse-tête dans son poing par un
mouvement imperceptible, et dit d'une voix brève et
calme :
- Qui êtes-vous ?
Moi.
---
- Qui, vous ?
210 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

-Jean Valjean.
Javert mit le casse-tête entre ses dents, ploya les jar-
rets, inclina le torse, posa ses deux mains puissantes sur
les épaules de Jean Valjean , qui s'y emboîtèrent comme
dans deux étaux, l'examina, et le reconnut. Leurs vi-
sages se touchaient presque . Le regard de Javert était
terrible .
Jean Valjean demeura inerte sous l'étreinte de Javert
comme un lion qui consentirait à la griffe d'un lynx .
-Inspecteur Javert, dit- il, vous me tenez . D'ailleurs,
depuis ce matin je me considère comme votre prison-
nier. Je ne vous ai point donné mon adresse pour
chercher à vous échapper. Prenez-moi. Seulement, ac-
cordez-moi une chose .
Javert semblait ne pas entendre . Il appuyait sur Jean
Valjean sa prunelle fixe. Son menton froncé poussait
ses lèvres vers son nez, signe de rêverie farouche.
Enfin, il lâcha Jean Valjean , se dressa tout d'une pièce,
reprit à plein poignet le casse-tête, et, comme dans un
un songe , murmura plutôt qu'il ne prononça cette
question :
Que faites-vous là ? et qu'est- ce que c'est que cet
homme ?
Il continuait de ne plus tutoyer Jean Valjean .
Jean Valjean répondit, et le son de sa voix parut
réveiller Javert :
- C'est de lui précisément que je voulais vous par-
ler. Disposez de moi comme il vous plaira ; mais aidez-
moi d'abord à le rapporter chez lui . Je ne vous demande
que cela.
La face de Javert se contracta comme cela lui arri-
vait toutes les fois qu'on semblait le croire capable
d'une concession . Cependant il ne dit pas non .
LA BOUE, MAIS L'AME. 21I

Il se courba de nouveau , tira de sa poche un mou-


choir qu'il trempa dans l'eau et essuya le front de
Marius.
Cette homme était à la barricade, dit-il à demi-
voix et comme se parlant à lui-même. C'est lui qu'on
appelait Marius.
Espion de première qualité, qui avait tout observé,
tout écouté, tout entendu et tout recueilli , croyant
mourir ; qui épiait même dans l'agonie, et qui, ac-
coudé sur la première marche du sépulcre , avait pris
des notes .
Il saisit la main de Marius, cherchant le pouls.
C'est un blessé, dit Jean Valjean .
— C'est un mort, dit Javert.

Jean Valjean répondit :


Non. Pas encore.
Vous l'avez donc apporté de la barricade ici ? ob-
serva Javert.
Il fallait que sa préoccupation fût profonde pour qu'il
n'insistât point sur cet inquiétant sauvetage par l'égout
et pour qu'il ne remarquât même pas le silence de Jean
Valjean après sa question .
Jean Valjean, de son côté, semblait avoir une pensée
unique. Il reprit :
- Il demeure au Marais, rue des Filles-du- Calvaire,
chez son aïeul... - Je ne sais plus le nom.
Jean Valjean fouilla dans l'habit de Marius, et tira le
portefeuille, l'ouvrit à la page crayonnée par Marius , et
le tendit à Javert .
Il y avait encore dans l'air assez de clarté flottante
pour qu'on pût lire.. Javert, en outre, avait dans l'œil
la phosphorescence féline des oiseaux de nuit. Il
déchiffra les quelques lignes écrites par Marius , et
212 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN.

grommela : Gillenormand, rue des Filles-du- Calvaire


numéro 6 .
Puis il cria : Cocher !
On se rappelle le fiacre qui attendait, en cas.
Javert garda le portefeuille de Marius.
Un moment après, la voiture, descendue par la rampe
de l'abreuvoir, était sur la berge . Marius était déposé
sur la banquette du fond, et Javert s'asseyait près de
Jean Valjean sur la banquette de devant.
La portière refermée, le fiacre s'éloigna rapidement,
remontant les quais dans la direction de la Bastille.
Ils quittèrent les quais et entrèrent dans les rues . Le
cocher, silhouette noire sur son siège, fouettait ses che-
vaux maigres . Silence glacial dans le fiacre. Marius,
immobile, le torse adossé au coin du fond, la tête
abattue sur la poitrine, les bras pendants, les jambes
roides, paraissait ne plus attendre qu'un cercueil ;
Jean Valjean semblait fait d'ombre , et Javert de pierre
et dans cette voiture pleine de nuit, dont l'intérieur,
chaque fois qu'elle passait devant un réverbère, appa-
raissait lividement blêmi comme par un éclair inter-
mittent, le hasard réunissait et semblait confronter
lugubrement les trois immobilités tragiques, le cadavre,
le spectre, la statue .
X

RENTRÉE DE L'ENFANT PRODIGUE DE SA VIE

CHAQUE cahot du pavé, une goutte de sang


A tombait des cheveux de Marius.
Il était nuit close quand le fiacre arriva au numéro 6
de la rue des Filles-du-Calvaire.
Javert mit pied à terre le premier, constata d'un coup
d'œil le numéro au-dessus de la porte cochère, et, sou-
levant le lourd marteau de fer battu historié, à la vieille
mode, d'un bouc et d'un satyre qui s'affrontaient,
frappa un coup violent. Le battant s'entr'ouvrit, et
Javert le poussa. Le portier se montra à demi , bâillant,
vaguement réveillé, une chandelle à la main .
Tout dormait dans la maison . On se couche de bonne
heure au Marais, surtout les jours d'émeute. Ce bon
vieux quartier effarouché par la révolution , se réfugie
dans le sommeil, comme les enfants, lorsqu'ils enten-
dent venir Croquemitaine, cachent bien vite leur tête
sous leur couverture.
Cependant Jean Valjean et le cocher tiraient Marius
du fiacre, Jean Valjean le soutenant sous les aisselles et
le cocher sous les jarrets.
Tout en portant Marius de la sorte, Jean Valjean
glissa sa main sous les vêtements qui étaient largement
déchirés, tâta la poitrine et s'assura que le cœur battait
214 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

encore. Il battait même un peu moins faiblement,


comme si le mouvement de la voiture avait déterminé
une certaine reprise de la vie .
Javert interpella le portier du ton qui convient au
gouvernement, en présence du portier d'un factieux .
Quelqu'un qui s'appelle Gillenormand ?
-
C'est ici. Que lui voulez- vous ?
On lui rapporte son fils.
Son fils ? dit le portier avec hébêtement.
- Il est mort.
Jean Valjean, qui venait déguenillé et souillé , der-
rière Javert, et que le portier regardait avec quelque
horreur, lui fit signe de la tête que non.
Le portier ne parut comprendre ni le mot de Javert,
ni le signe de Jean Valjean.
Javert continua :
Il est allé à la barricade , et le voilà.
A la barricade ? s'écria le portier.
- Il s'est fait tuer. Allez réveiller le père.
Le portier ne bougeait pas .
Allez donc ! reprit Javert.
Et il ajouta :
Demain, il y aura ici de l'enterrement .
Pour Javert, les incidents habituels de la voie publi-
que étaient classés catégoriquement, ce qui est le com-
mencement de la prévoyance et de la surveillance , et
chaque éventualité avait son compartiment ; les faits
possibles étaient en quelque sorte dans des tiroirs d'où
ils sortaient, dans l'occasion , en quantités variables ; il
y avait, dans la rue, du tapage, de l'émeute , du carna-
val, de l'enterrement.
Le portier se borna à réveiller Basque. Basque réveil-
la Nicolette ; Nicolette réveilla la tante Gillenormand.
LA BOUE, MAIS L'AME. 215

Quant au grand-père, on le laissa dormir, pensant


qu'il saurait toujours la chose assez tôt.
On monta Marius au premier étage , sans que person-
ne, du reste, s'en aperçût dans les autres parties de la
maison, et on le déposa sur un vieux canapé dans l'an-
tichambre de M. Gillenormand ; et, tandis que Basque
allait chercher un médecin et que Nicolette ouvrait les
armoires au linge, Jean Valjean sentit Javert qui lui
touchait l'épaule . Il comprit, et redescendit, ayant der-
rière lui le pas de Javert qui le suivait.
Le portier les regarda partir comme il les avait regar-
dés arriver, avec une somnolence épouvantée.
Ils remontèrent dans le fiacre , et le cocher sur son
siège.
Inspecteur Javert, dit Jean Valjean , accordez- moi
encore une chose.
· Laquelle ? demanda rudement Javert.
Laissez moi rentrer un instant chez moi. Ensuite
vous ferez de moi ce que vous voudrez .
Javert demeura quelques instants silencieux, le men-
ton rentré dans le collet de sa redingote , puis il baissa
la vitre de devant .
Cocher, dit-il, rue de l'Homme-Armé, numéro 7 .

1
ΧΙ

ÉBRANLEMENT DANS L'ABSOLU

LS ne desserrèrent plus les dents de tout le trajet.


ILSQue voulait Jean Valjean ? Achever ce qu'il avait
commencé ; avertir Cosette, lui dire où était Marius, lui
donner peut-être quelque autre indication utile, prendre,
s'il le pouvait, de certaines dispositions suprêmes. Quant
à lui, quant à ce qui le concernait personnellement,
c'était fini ; il était saisi par Javert et n'y résistait pas ;
un autre que lui , en une telle situation , eût peut-être
vaguement songé à cette corde que lui avait donnée
Thénardier et aux barreaux du premier cachot où il en-
trerait ; mais, depuis l'évêque, il y avait dans Jean Val-
jean devant tout attentat, fût ce contre lui- même , insis-
tons-y, une profonde hésitation religieuse.
Le suicide , cette mystérieuse voie de fait sur l'incon-
nu , laquelle peut contenir dans une certaine mesure la
mort de l'âme, c'était impossible à Jean Valjean.
A l'entrée de la rue de l'Homme-Armé, le fiacre s'ar-
rêta, cette rue étant trop étroite pour que les voitures
puissent y pénétrer. Javert et Jean Valjean descen-
dirent.
Le cocher représenta humblement à " monsieur l'ins-
pecteur" que le velours d'Utrecht de sa voiture était
tout tâché par le sang de l'homme assassiné et par la
boue de l'assassin . C'était là ce qu'il avait compris. Il
LA BOUE, MAIS L'AME . 217

ajouta qu'une indemnité lui était due. En même temps,


tirant de sa poche son livret, il pria monsieur l'inspec-
teur d'avoir la bonté de lui écrire dessus " un petit bout
d'attestation comme quoi ".
Javert repoussa le livret que lui tendait le cocher, et
dit :
---- Combien te faut-il, y compris ta station et ta
course ?
Il y a sept heures et quart, répondit le cocher, et
mon velours était tout neuf. Quatre-vingts francs, mon-
sieur l'inspecteur.
Javert tira de sa poche quatre napoléons et congédia
le fiacre.
Jean Valjean pensa que l'intention de Javert était de
le conduire au poste des Blancs -Manteaux ou au poste
des Archives qui sont tout près.
Ils s'engagèrent dans la rue . Elle était comme d'ha-
bitude déserte . Javert suivait Jean Valjean. Ils arrivè-
rent au numéro 7. Jean Valjean frappa. La porte
s'ouvrit.
- C'est bien, dit Javert. Montez.
Il ajouta avec une expression étrange et comme s'il
faisait effort en parlant de la sorte :
- Je vous attends ici.
Jean Valjean regarda Javert. Cette façon de faire était
peu dans les habitudes de Javert. Cependant que Ja-
vert eût maintenant en lui une sorte de confiance hau-
taine, la confiance du chat qui accorde à la souris une
liberté de la longueur de sa griffe, résolu qu'était Jean
Valjean à se livrer et à en finir, cela ne pouvait le sur-
prendre beaucoup. Il poussa la porte, entra dans la
maison, cria au portier qui était couché et qui avait tiré
le cordon de son lit : C'est moi ! et monta l'escalier.
218 LES MISERABLES . · JEAN VALJEAN.

Parvenu au premier étage , il fit une pause. Toutes


les voies douloureuses ont des stations. La fenêtre du
palier, qui était une fenêtre-guillotine, était ouverte.
Comme dans beaucoup d'anciennes maisons , l'escalier
prenait jour, et avait vue sur la rue. Le réverbère de la
rue, situé précisément en face, jetait quelque lumière
sur les marches , ce qui faisait une économie d'éclairage.
Jean Valjean, soit pour respirer, soit machinalement,
mit la tête à cette fenêtre. Il se pencha sur la rue. Elle
est courte et le réverbère l'éclairait d'un bout à l'autre.
Jean Valjean eut un éblouissement de stupeur ; il n'y
avait plus personne .
Javert s'en était allé.
XII

L'AIEUL

BASQUE et le portier avaient transporté dans le


salon Marius toujours étendu sans mouvement
sur le canapé où on l'avait déposé en arrivant . Le mé-
decin, qu'on avait été chercher, était accouru . La tante
Gillenormand s'était levée.
La tante Gillenormand allait et venait, épouvantée ,
joignant les mains et incapable de faire autre chose
que de dire Est-il Dieu possible ? Elle ajoutait par
moments : Tout va être confondu de sang ! Quand la
première horreur fut passée, une certaine philosophie
de la situation se fit jour jusqu'à son esprit et se tradui-
sit par cette exclamation : Cela devait finir comme ça !
Elle n'alla point jusqu'au : Je l'avais bien dit ! qui est
d'usage dans les occasions de ce genre .
Sur l'ordre du médecin , un lit de sangle avait été
dressé près du canapé . Le médecin examina Marius,
et, après avoir constaté que le pouls persistait , que le
blessé n'avait à la poitrine aucune plaie pénétrante, et
que le sang du coin des lèvres venait de fosses nasales ,
il le fit poser à plat sur un lit, sans oreiller, la tête sur
le même plan que le corps, et même un peu plus basse, le
buste nu, afin de faciliter la respiration . Mademoiselle
Gillenormand, voyant qu'on déshabillait Marius, se
retira. Elle se mit à dire son chapelet dans sa chambre.
220 LES MISÉRABLES . --· JEAN VALJEAN.

Le torse n'était atteint d'aucune lésion intérieure ;


une balle, amortie par le portefeuille , avait dévié et fait
le tour des côtes avec une déchirure hideuse , mais sans
profondeur, et par conséquent sans danger. La longue
marche souterraine avait achevé la dislocation de la
clavicule cassée , et il y avait là de sérieux désordres .
Les bras étaient sabrés. Aucune balafre ne défigurait
le visage ; la tête pourtant était comme couverte de ha-
chures; que deviendraient ces blessures à la tête ? s'arrê-
taient-elles au cuir chevelu ? entamaient-elles le crâne ?
On ne pouvait le dire encore. Un symptôme grave, c'est
qu'elles avaient causé l'évanouissement et l'on ne se ré-
veille pas toujours de ces évanouissements-là . L'hémor-
ragie en outre , avait épuisé le blessé. A partir de la cein-
ture, le bas du corps avait été protégé par la barricade.
Basque et Nicolette déchiraient des linges et prépa-
raient des bandes ; Nicolette les cousait, Basque les
roulait. La charpie manquant, le médecin avait provi-
soirement arrêté le sang des plaies avec des galettes
d'ouate. A côté du lit, trois bougies brûlaient sur une
table où la trousse de chirurgie était étalée. Le méde-
cin lava le visage et les cheveux de Marius avec de
l'eau froide . Un seau plein fut rouge en un instant. Le
portier, sa chandelle à la main, éclairait.
Le médecin semblait songer tristement. De temps en
temps, il faisait un signe de tête négatif, comme s'il ré-
pondait à quelque question qu'il s'adressait intérieure-
ment. Mauvais signe pour le malade, ces mystérieux
dialogues du médecin avec lui-même.
Au moment où le médecin essuyait la face et touchait
légèrement du doigt les paupières toujours fermées, une
porte s'ouvrit au fond du salon, et une longue figure
pâle apparut.
LA BOUE, MAIS L'AME . 221

C'était le grand - père .


L'émeute, depuis deux jours , avait fort agité, indi-
gné et préoccupé M. Gillenormand. Il n'avait pu dor-
mir la nuit précédente , et il avait eu la fièvre toute la
journée. Le soir, il s'était couché de très bonne heure,
recommandant qu'on verrouillât tout dans la maison,
et, de fatigue, il s'était assoupi .
Les vieillards ont le sommeil fragile ; la chambre de
M. Gillenormand était contiguë au salon, et, quelques
précautions qu'on eût prises, le bruit l'avait réveillé.
Surpris de la fente de lumière qu'il voyait à sa porte, il
était sorti de son lit et était venu à tâtons .
Il était sur le seuil, une main sur le bec de canne de
la porte entre-bâillée, la tête un peu penchée en avant
et branlante, le corps serré dans une robe de chambre
blanche, droite et sans plis comme un suaire , étonné ; et
il avait l'air d'un fantôme qui regarde dans un tombeau.
Il aperçut le lit, et sur le matelas ce jeune homme
sanglant, blanc d'une blancheur de cire, les yeux fer-
més, la bouche ouverte, les lèvres blêmes, nu jusqu'à
la ceinture , tailladé partout de plaies vermeilles , immo-
bile, vivement éclairé.
L'aïeul eut de la tête aux pieds tout le frisson que peu-
vent avoir des membres ossifiés, ses yeux, dont la cor-
née était jaune à cause du grand âge, se voilèrent d'une
sorte de miroitement vitreux , toute sa face prit en un
instant les angles terreux d'une tête de squelette, ses
bras tombèrent pendants comme si un ressort s'y fût
brisé, et sa stupeur se traduisit par l'écartement des
doigts de ses deux vieilles mains toutes tremblantes,
ses genoux firent un angle en avant , laissant voir par
l'ouverture de la robe de chambre ses pauvres jambes
nues hérissées de poils blancs, et il murmura ;
222 LES MISÉRABLES. · JEAN VALJEAN.

Marius !
Monsieur, dit Basque, on vient de rapporter mon-
sieur. Il est allé à la barricade, et...
― Il est mort ! cria le vieillard d'une voix terrible.
Ah ! le brigand .
Alors une sorte de transfiguration sépulcrale redressa
ce centenaire droit comme un jeune homme.
Monsieur, dit-il, c'est vous le médecin. Commen-
cez par me dire une chose . Il est mort, n'est-ce pas ?
Le médecin, au comble de l'anxiété, garda le si-
lence .
M. Gillenormand se tordit les mains avec un éclat de
rire effrayant.
Il est mort ! il est mort ! il s'est fait tuer aux bar-
ricades ! en haine de moi ! C'est contre moi qu'il a fait
ça ! Ah ! buveur de sang ! c'est comme cela qu'il me re-
vient ! Misère de ma vie , il est mort !
Il alla à la fenêtre, l'ouvrit toute grande comme s'il
étouffait, et, debout devant l'ombre, il se mit à parler
dans la rue à la nuit :
- – Percé, sabré, égorgé, exterminé, déchiqueté , cou
pé en morceaux ! voyez-vous ça , le gueux ! Il savait
bien que je l'attendais, et que je lui avais fait arranger
sa chambre, et que j'avais mis au chevet de mon lit son
portrait du temps qu'il était petit enfant ! Il savait bien
qu'il n'avait qu'à revenir, et que depuis des ans je
le rappelais et que je restais le soir au coin de mon feu
les mains sur mes genoux ne sachant que faire, et que
j'en étais imbécile ! Tu savais bien cela, que tu n'avais
qu'à rentrer et qu'à dire : c'est moi , et que tu serais le
maître de la maison , et que je t'obéirais, et que tu ferais
tout ce que tu voudrais de ta vieille ganache de grand-
père! Tu le savais bien, et tu as dit : non, c'est un royalis-
LA BOUE, MAIS L'AME . 223

te, je n'irai pas ! Et tu es allé aux barricades, et tu t'es


fait tuer par méchanceté ! pour te venger de ce que je
t'avais dit au sujet de monsieur le duc de Berry ! C'est
ça qui est infâme ! Couchez-vous donc et dormez tran-
quillement ! Il est mort. Voilà mon réveil.
Le médecin, qui commençait à être inquiet des deux
côtés, quitta un moment Marius et alla à M. Gillenor-
mand, et lui prit le bras. L'aïeul se retourna, le regarda
avec des yeux qui semblaient agrandis et sanglants , et
lui dit avec calme :
--- Monsieur, je vous remercie . Je suis tranquille, je
suis un homme, j'ai vu la mort de Louis XVI , je sais
porter les événements . Il y a une chose qui est terrible ,
c'est de penser que ce sont vos journaux qui font tout
le mal. Vous aurez des écrivassiers , des parleurs , des
avocats, des orateurs, des tribunes, des discussions, des
progrès , des lumières , des droits de l'homme, de la li-
berté de la presse , et voilà comment on vous rapportera
vos enfants dans vos maisons . Ah ! Marius ! c'est abo-
minable ! Tué ! mort avant moi ! Une barricade ! Ah !
le bandit ! Docteur, vous demeurez dans le quartier, je
crois ? Oh ! je vous connais bien. Je vois de ma fenêtre
passer votre cabriolet . Je vais vous dire . Vous auriez
tort de croire que je suis en colère. On ne se met pas en
colère contre un mort. Ce serait stupide . C'est un en-
fant que j'ai élevé . J'étais déjà vieux qu'il était encore
tout petit. Il jouait aux Tuileries avec sa petite pelle
et sa petite chaise, et, pour que les inspectenrs ne gron-
dassent pas, je bouchais à mesure avec ma canne les
trous qu'il faisait avec sa pelle. Un jour il a crié : A bas
Louis XVIII ! et s'en est allé. Ce n'est pas ma faute . Il
était tout rose et tout blond. Sa mère est morte . Avez-
vous remarqué que tous les petits enfants sont blouds ?
224 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

A quoi cela tient-il ? C'est le fils d'un de ces brigand


de la Loire, mais les enfants sont innocents des crimes
de leurs pères . Je me le rappelle quand il était haut
comme ceci . Il ne pouvait pas parvenir à prononcer les d.
Il avait un parler si doux et si obscur qu'on eût cru
un oiseau. Je me souviens qu'une fois, devant l'Hercule
Farnèse, on faisait cercle pour s'émerveiller et l'admirer
tant il était beau, cet enfant ! C'était une tête comme
il y en a dans les tableaux . Je lui faisais une grosse
voix, je lui faisais peur avec ma canne, mais il savait
bien que c'était pour rire. Le matin, quand il entrait
dans ma chambre, je bougonnais, mais cela me faisait
l'effet du soleil . On ne peut pas se défendre contre ces
mioches-là. Ils vous prennent, ils vous tiennent, ils ne
vous lâchent plus. La vérité est qu'il n'y avait pas d'a
mour comme cet enfant-là . Maintenant, qu'est- ce que
vous dites de vos Lafayette, de vos Benjamin Constant ,
et de vos Tirecuir de Corcelles , qui me le tuent ! Ça ne
peut pas se passer comme ça .
Il s'approcha de Marius toujours livide et sans mou-
vement, et auquel le médecin était revenu , et il recom-
mença à se tordre les bras. Les lèvres blanches du vieil-
lard remuaient comme machinalement, et laissaient
passer, comme des souffles dans un râle , des mots pres-
que indistincts qu'on entendait à peine :
- Ah ! sans cœur ! Ah ! clubiste ! Ah ! scélérat ! Ah !
septembriseur !
Reproches à voix basse d'un agonisant à un cadavre.
Peu à peu, comme il faut toujours que les éruptions
intérieures se fassent jour, l'enchaînement des paroles
revint, mais l'aïeul paraissait n'avoir plus la force de les
prononcer, sa voix était tellement sourde , éteinte ,
qu'elle semblait venir de l'autre bord d'un abîme ;
LA BOUE, MAIS L'AME. 225

Ça m'est égal, je vais mourir aussi, moi. Et dire


qu'il n'y a pas dans Paris une drôlesse qui n'eût été
heureuse de faire le bonheur de ce misérable ! Un gre-
din qui, au lieu de s'amuser et de jouir de la vie, est
allé se battre et s'est fait mitrailler comme une brute !
Et pour qui ? pourquoi ? Pour la république ! Au lieu
d'aller danser à la Chaumière , comme c'est le devoir
des jeunes gens ! C'est bien la peine d'avoir vingt ans .
La république, belle fichue sottise ! Pauvres mères, faites
donc de jolis garçons ! Allons, il est mort. Ça fera deux
enterrements sous la porte cochère. Tu t'es donc fait
arranger comme cela pour les beaux yeux du général
Lamarque ! Qu'est- ce qu'il t'avait fait, ce général La-
marque ! Un sabreur ! un bavard ! Se faire tuer pour un
mort ! S'il n'y a pas de quoi rendre fou ! Comprenez
cela ! A vingt ans ! Et sans retourner la tête pour re-
garder s'il ne laissait rien derrière lui ! Voilà mainte-
nant les pauvres vieux bonshommes qui sont forcés de
inourir tout seuls. Crève dans ton coin, hibou ! Eh bien ,
au fait, tant mieux, c'est ce que j'espérais, ça va me
tuer net. Je suis trop vieux , j'ai cent ans , j'ai cent mille
ans, il y a longtemps que j'ai le droit d'être mort . De
ce coup-là, c'est fait. C'est donc fini , quel bonheur ! A
quoi bon lui faire respirer de l'ammoniaque et tout ce
tas de drogues ? Vous perdez votre peine , imbécile
de médecin ! Allez, il est mort, bien mort. Je m'y con
nais, moi qui suis mort aussi . Il n'a pas fait la chose à
demi . Oui, ce temps-ci est infâme, infâme, infâme, et
voilà ce que pense de vous, de vos idées , de vos systè-
mes, de vos maîtres , de vos oracles , de vos docteurs, de
vos garnements d'écrivains, de vos gueux de philoso-
phes et de toutes les révolutions qui effarouchent de-
puis soixante ans les nuées de corbeaux des Tuileries !
226 LES MISÉRABLES . ― JEAN VALJEAN.

Et puisque tu as été sans pitié en te faisant tuer comme


cela, je n'aurais même pas de chagrin de ta mort,
entends-tu , assassin !
En ce moment Marius ouvrit lentement les paupières,
et son regard, encore voilé par l'étonnement léthargi-
que, s'arrêta sur M. Gillenormand .
Marius ! cria le vieillard. Marius ! mon petit Ma-
rius ! mon enfant ! mon fils bien-aimé ! Tu ouvres les
yeux, tu me regardes, tu es vivant, merci !
Et il tomba évanoui.
LIVRE QUATRIÈME

JAVERT DÉRAILLÉ

AVERT s'était éloigné à pas lents de la rue de


l'Homme-Armé .
JA
Il marchait la tête baissée, pour la première fois de
sa vie, et pour la première fois de sa vie également, les
mains derrière le dos.
Jusqu'à ce jour, Javert n'avait pris, dans les deux at-
titudes de Napoléon, que celle qui exprime la résolu-
tion, les bras croisés sur sa poitrine ; celle qui exprime
l'incertitude, les mains derrière le dos, lui était incon-
nue. Maintenant, un changement s'était fait ; toute sa
personne, lente et sombre , était empreinte d'anxiété .
Il s'enfonça dans les rues silencieuses.
Cependant il suivait une direction .
Il coupa par le plus court vers la Seine , gagna le
quai des Ormes , longea le quai , dépassa la Grève , et
s'arrêta, à quelque distance du poste de la place du
Châtelet, à l'angle du pont Notre- Dame. La Seine fait
là entre le pont Notre- Dame et le pont au Change d'une
part, et d'autre part entre le quai de la Mégisserie et le
quai aux Fleurs, une sorte de lac carré traversé par
un rapide .
228 LES MISÉRABLES JEAN VALJEAN .

Ce point de la Seine est redouté des mariniers . Rien


n'est plus dangereux que ce rapide, resserré à cette
époque et irrité par les pilotis du moulin du pont, au-
jourd'hui démoli . Les deux ponts, si voisins l'un de
l'autre, augmentent le péril ; l'eau se hâte formidable-
ment sous les arches . Elle y roule de larges plis terri-
bles ; elle s'y accumule et s'y entasse ; le flot fait effort
aux piles des ponts comme pour les arracher avec de
grosses cordes liquides . Les hommes qui tombent là ne
reparaissent pas ; les meilleurs nageurs s'y noient.
Javert appuya ses deux coudes sur le parapet, son
menton dans les deux mains , et, pendant que ses ongles
se crispaient machinalement dans l'épaisseur de ses fa-
voris , il songea.
Une nouveauté, une révolution, une catastrophe, ve-
nait de se passer au fond de lui-même ; et il y avait de
quoi s'examiner.
Javert souffrait affreusement.
Depuis quelques heures Javert avait cessé d'être sim-
ple. Il était troublé ; ce cerveau, si limpide dans sa cé-
cité, avait perdu sa transparence ; il y avait un nuage
dans ce cristal. Javert sentait dans sa conscience le de-
voir se dédoubler, et il ne pouvait se le dissimuler.
Quand il avait rencontré si inopinément Jean Valjean
sur la berge de la Seine, il y avait eu en lui quelque
chose du loup qui ressaisit sa proie et du chien qui re-
trouve son maître.
Il voyait devant lui deux routes également droites
toutes deux , mais il en voyait deux ; et cela le terrifiait,
lui qui n'avait jamais connu dans sa vie qu'une ligne
droite . Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient
contraires. L'une de ces deux lignes droites excluait
l'autre. Laquelle des deux était la vraie ?
JAVERT DÉRAILLÉ . 229

Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cette dette et


la rembourser ; être, en dépit de soi- même, de plain-
pied avec un repris de justice, et lui payer un service
avec un autre service ; se laisser dire : Va-t'en, et lui
dire à son tour : Sois libre ; sacrifier à des motifs per-
sonnels le devoir, cette obligation générale, et sentir
dans ces motifs personnels quelque chose de général
aussi , et de supérieur peut-être ; trahir la société pour
rester fidèle à sa conscience ; que toutes ces absurdités
se réalisassent et qu'elles vinssent s'accumuler sur lui-
même, c'est ce dont il était atterré.
Une chose l'avait étonné, c'était que Jean Valjean lui
eût fait grâce, et une chose l'avait pétrifié , c'était que,
lui , Javert, il eût fait grâce à Jean Valjean.
Où en était-il ? Il se cherchait et ne se trouvait plus.
Que faire maintenant ? Livrer Jean Valjean, c'était
mal ; laisser Jean Valjean , c'était mal. Dans le premier
cas, l'homme de l'autorité tombait plus bas que l'hom-
me du bagne ; dans le second, un forçat montait plus
haut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux
cas, déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis
qu'on pouvait prendre, il y avait de la chute. La des-
tinée a de certaines extrémités à pic sur l'impossible et
au delà desquelles la vie n'est plus qu'un précipice .
Javert était à une de ces extrémités- là.
Une de ces anxiétés, c'était d'être contraint de pen-
ser. La violence même de toutes ces émotions contra-
dictoires l'y obligeait . La pensée , chose inusitée pour
lui , et singulièrement douloureuse.
Il y a toujours dans la pensée une certaine quantité de
rébellion intérieure ; et il s'irritait d'avoir cela en lui .
La pensée, sur n'importe quel sujet en dehors du
cercle étroit de ses fonctions , eût été pour lui, dans tous
230 LES MISÉRABLES . - · JEAN VALJEAN.

les cas, une inutilité et une fatigue ; mais la pensée sur


la journée qui venait de s'écouler était une torture. Il
fallait bien cependant regarder dans sa conscience,
après de telles secousses, et se rendre compte de soi-
même.
Ce qu'il venait de faire lui donnait le frisson . Il avait,
lui. Javert, trouvé bon de décider, contre tous les règle-
ments de police , contre toute l'organisation sociale et
judiciaire, contre le code tout entier, une mise en
liberté ; cela lui avait substitué ses propres affaires pu-
bliques; n'était-ce pas inqualifiable? Chaque fois qu'il se
mettait en face de cette action sans nom qu'il avait
commise, il tremblait de la tête aux pieds. A quoi se
résoudre ? Une seule ressource lui restait : retourner en
hâte rue de l'Homme-Armé, et faire écrouer Jean Val-
jean . Il était clair que c'était cela qu'il fallait faire. Il
ne pouvait.
Quelque chose lui barrait le chemin de ce côté-là .
Quelque chose ? Quoi ? Est-ce qu'il y a au monde
autre chose que les tribunaux , les sentences exécu-
toires, la police et l'autorité ? Javert était bouleversé.
Un galérien sacré ! un forçat imprenable à la justice !
et cela par le fait de Javert !
Que Javert et Jean Valjean , l'homme fait pour sévir,
l'homme fait pour subir, que ces deux hommes, qui
étaient l'un et l'autre la chose de la loi , en fussent
venus à ce point de se mettre tous les deux au-dessus
de la loi, est ce que ce n'était pas effrayant ?
Quoi donc de telles énormités arriveraient et per-
sonne ne serait puni ! Jean Valjean, plus fort que l'or-
dre social tout entier, serait libre, et lui Javert continue-
rait de manger le pain du gouvernement !
Sa rêverie devenait peu à peu terrible.
JAVERT DÉRAILLÉ . 231

Il eût pu à travers cette rêverie se faire encore quel-


que reproche au sujet de l'insurgé rapporté rue des
Filles-du-Calvaire ; mais il n'y songeait pas. La faute
moindre se perdait dans la plus grande . D'ailleurs cet
insurgé était évidemment un homme mort, et, légale-
ment, la mort éteint la poursuite.
Jean Valjean, c'était là le poids qu'il avait sur l'esprit.
Jean Valjean le déconcertait. Tous les anxiomes qui
avaient été les points d'appui de toute sa vie s'écrou-
laient devant cet homme. La générosité de Jean Val-
jean envers lui Javert l'accablait. D'autres faits, qu'il
se rappelait et qu'il avait autrefois traités de menson-
ges et de folies , lui revenaient maintenant comme des
réalités . M. Madeleine reparaissait derrière Jean Val-
jean, et les deux figures se superposaient de façon à
n'en plus faire qu'une, qui était vénérable. Javert sen-
tait que quelque chose d'horrible pénétrait dans son
âme, l'admiration pour un forçat. Le respect d'un galé-
rien, est-ce que c'est possible ? Il en frémissait, et ne
pouvait s'y soustraire. Il avait beau se débattre, il était
réduit à confesser dans son for intérieur la sublimité de
ce misérable. Cela était odieux.
Un malfaiteur bienfaisant, un forçat compatissant,
doux, secourable, clément, rendant le bien pour le mal,
rendant le pardon pour la haine, préférant la pitié à la
vengeance, aimant mieux se perdre que de perdre son
ennemi, sauvant celui qui l'a frappé, agenouillé sur le
haut de la vertu, plus voisin de l'ange que de l'homme.
Javert était contraint de s'avouer que ce monstre existait .
Cela ne pouvait durer ainsi .
Certes, et nous y insistons, il ne s'était pas rendu .
sans résistance à ce monstre , à cet ange infâme , à ce
héros hideux , dont il était presque aussi indigné que
232 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

stupéfait. Vingt fois, quand il était dans cette voiture


face à face avec Jean Valjean , le tigre légal avait rugi
en lui. Vingt fois il avait été tenté de se jeter sur Jean
Valjean, de le saisir et de le dévorer, c'est-à-dire de
l'arrêter. Quoi de plus simple, en effet ? Crier au pre-
mier poste devant lequel on passe : - Voilà un repris
de justice en rupture de ban ! appeler les gendarmes et
leur dire : Cet homme est pour vous ! ensuite s'en aller,
laisser là ce damné, ignorer le reste, et ne plus se mêler
de rien. Cet homme est à jamais le prisonnier de la loi ;
la loi en fera ce qu'elle voudra. Quoi de plus juste ?
Javert s'était dit tout cela ; il avait voulu passer outre,
agir, appréhender l'homme, et, alors comme à présent,
il n'avait pu ; et chaque fois que sa main s'était convul-
sivement levée vers le collet de Jean Valjean, sa main,
comme un poids énorme, était retombée, et il avait en-
tendu au fond de sa pensée une voix, une étrange voix
qui lui criait : C'est bien. Livre ton sauveur. Ensuite
fais apporter la cuvette de Ponce- Pilate , et lave - toi les
griffes.
Puis sa réflexion retombait sur lui-même et à côté de
Jean Valjean grandi , il se voyait, lui Javert, dégradé.
Un forçat était son bienfaiteur !
Mais aussi pourquoi avait-il permis à cet homme de
le laisser vivre ? Il avait, dans cette barricade, le droit
d'être tué. Il aurait dû user de ce droit. Appeler les au-
tres insurgés à son secours contre Jean Valjean, se fair
fusiller de force , cela valait mieux.
Sa suprême angoisse, c'était la disparition de la cer-
ti ude. Il se sentait déraciné . Le code n'était plus qu'un
tronçon dans sa main . Il avait affaire à des scrupules
d'une espèce inconnue. Il se faisait en lui une révélation
sentimentale entièrement distincte de l'affirmation lé-
JAVERT DÉRAILLÉ. 233

gale, son unique mesure jusqu'alors . Rester dans l'an-


cienne honnêteté, cela ne suffisait plus. Tout un ordre
de faits inattendus surgissait et le subjuguait . Tout un
monde nouveau apparaissait à son âme : le bienfait ac-
cepté et rendu, le dévouement, la miséricorde , l'indul-
gence, les violences faites par la pitié à l'austérité, l'ac-
ception, de personnes , plus de condamnation définitive,
plus de damnation, la possibilité d'une larme dans l'œil
de la loi , on ne sait quelle justice selon Dieu, allant en
sens inverse de la justice selon les hommes. Il aperce-
vait dans les ténèbres l'effrayant lever d'un soleil moral
inconnu ; il en avait l'horreur et l'éblouissement . Hibou
forcé à des regards d'aigle.
Il se disait que c'était donc vrai , qu'il y avait des ex-
ceptions que l'autorité pouvait être décontenancée, que
la règle pouvait rester court devant un fait, que tout ne
s'encadrait pas dans le texte du code, que l'imprévu se
faisait obéir, que la vertu d'un forçat pouvait tendre un
piège à la vertu d'un fonctionnaire, que le monstrueux
pouvait être divin, que la destinée avait de ces embus-
cades-là, et il songeait avec désespoir que lui-même n'a-
vait pas été à l'abri d'une surprise .
Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce
forçat avait été bon . Et lui-même, chose inouïe, il ve-
nait d'être bon. Donc il se dépravait.
Il se trouvait lâche . Il se faisait horreur.
L'idéal pour Javert, ce n'était pas d'être humain,
d'être grand, d'être sublime ; c'était d'être irréprocha-
ble. Or il venait de faillir.
Comment en était-il arrivé là ? comment tout cela s'é-
tait-il passé ? Il n'aurait pu se le dire à lui -même . Il
prenait sa tête dans ses deux mains, mais il avait beau
faire, il ne parvenait pas à se l'expliquer.
234 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

Il avait certainement toujours eu l'intention de re


mettre Jean Valjean à la loi dont Jean Valjean était le
captif, et dont lui , Javert, était l'esclave. Il ne s'était
pas avoué un seul instant, pendant qu'il le tenait, qu'il
eût la pensée de le laisser aller . C'était en quelque sorte
à son insu que sa main s'était ouverte et l'avait lâché.
Toutes sortes de points d'interrogation flamboyaient
devant ses yeux. Il s'adressait des questions, et il se
faisait des réponses , et ses réponses l'effrayaient. Il se
demandait : ce forçat, ce désespéré , que j'ai poursuivi
jusqu'à le persécuter, et qui m'a eu sous son pied, et
qui pouvait se venger, et qui le devait, tout à la fois.
pour sa rancune et pour sa sécurité , en me laissant la
vie, en me faisant grâce , qu'a- t- il fait ? Son devoir. Non
Quelque chose de plus . Et moi, en lui faisant grâce à
mon tour, qu'ai-je fait? Mon devoir . Non . Quelque chose
de plus. Il y a donc quelque chose de plus que le devoir ?
Ici , il s'effarait ; sa balance se disloquait ; l'un des pla-
teaux tombait dans l'abîme, l'autre s'en allait dans le
ciel, et Javert n'avait pas moins d'épouvante de celui
qui était en haut que de celui qui était en bas. Sans
être le moins du monde ce qu'on appelle Voltairien, ou
philosophe, ou incrédule , respectueux au contraire, par
instinct, pour l'église établie , il ne la connaissait que
comme un fragment auguste de l'ensemble social ; l'or-
dre était son dogme et lui suffisait ; depuis qu'il avait
l'âge d'homme et de fonctionnaire , il mettait dans la po-
lice à peu près toute sa religion. Étant, et nous em-
ployons ici les mots sans la moindre ironie et dans leur
acceptation la plus sérieuse, étant, nous l'avons dit,
espion comme on est prêtre. Il avait un supérieur, M.
Gisquet ; il n'avait guère songé jusqu'à ce jour à cet
autre supérieur, Dieu.
JAVERT DÉRAILLÉ . 235

Ce chef nouveau, Dieu , il le sentait inopinément, et


en était gêné .
Il était désorienté de cette présence inattendue ; il ne
savait que faire de ce supérieur-là , lui qui n'ignorait pas
que le subordonné est tenu de se courber toujours , qu'il
ne doit ni désobéir, ni blâmer, ni discuter, et que, vis à-
vis d'un supérieur qui l'étonne trop, l'inférieur n'a
d'autre ressource que sa démission .
Mais comment s'y prendre pour donner sa démission
à Dieu ?
Quoi qu'il en fût, et c'était toujours là qu'il en reve-
nait, un fait pour lui dominait tout, c'est qu'il venait de
commettre une infraction épouvantable . Il venait de
fermer les yeux sur un condamné récidiviste en rupture
de ban. Il venait d'élargir un galérien . Il venait de voler
aux lois un homme qui leur appartenait . Il avait fait
cela. Il ne se comprenait plus . Il n'était pas sûr d'être
lui-même. Les raisons mêmes de son action lui échap-
paient ; il n'en avait que le vertige. Il avait vécu jus-
qu'à ce moment de cette foi aveugle qui engendre la
probité ténébreuse . Cette foi le quittait, cette probité
lui faisait défaut. Tout ce qu'il avait cru se dissipait.
Des vérités dont il ne voulait pas l'obsédaient inexora-
blement. Il fallait désormais être un autre homme. Il
souffrait les étranges douleurs d'une conscience brus-
quement opérée de la cataracte. Il voyait ce qu'il lui
répugnait de voir. Il se sentait vidé, inutile, disloqué
de sa vie passée , destitué , dissous . L'autorité était morte
en lui . Il n'avait plus de raison d'être.
Situation terrible ! être ému.
Être le granit, et douter ! être la statue du Châtiment
fondue tout d'une pièce dans le moule de la loi , et s'a-
percevoir subitement qu'on a sous sa mamelle de bronze
236 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN .

quelque chose d'absurde et de désobéissant qui ressem-


ble presque à un cœur ! En venir à rendre le bien pour
le bien, quoiqu'on se soit dit jusqu'à ce jour que ce bien-
là c'est le mal ! être le chien de garde, et lècher, être la
glace, et fondre ! être la tenaille, et devenir une main !
se sentir tout à coup des doigts qui s'ouvrent ! lâcher
prise, chose épouvantable !
L'homme projectile ne sachant plus sa route, et
reculant!
Être obligé de s'avouer ceci : l'infaillibilité n'est pas
infaillible, il peut y avoir de l'erreur dans le dogme,
tout n'est pas dit quand un code a parlé, la société n'est
pas parfaite, l'autorité est compliquée de vacillation,
un craquement dans l'immuable est possible, les juges
sont des hommes , la loi peut se tromper, les tribunaux
peuvent se méprendre ! voir une fêlure dans l'immense
vitre bleue du firmament !
Ce qui se passait dans Javert, c'était le Fampoux
d'une conscience rectiligne , la mise hors de voie d'une
âme, l'écrasement d'une probité irrésistiblement lancée
en ligne droite et se brisant à Dieu . Certes , cela était
étrange, que le chauffeur de l'ordre, que le mécanicien
de l'autorité, monté sur l'aveugle cheval de fer à voie
rigide, puisse être désarçonné par un coup de lumière !
que l'incommutable , le direct, le correct, le géomé-
trique, le passif, le parfait, puisse fléchir ! qu'il y ait
pour la locomotive un chemin de Damas !
Dieu, toujours intérieur à l'homme, et réfractaire, lui
la vraie conscience, à la fausse ; défense à l'étincelle de
s'éteindre ; ordre au rayon de se souvenir du soleil ; in-
jonction à l'âme de reconnaître le véritable absolu
quand il confronte avec l'absolu fictif ; l'humanité im-
perdable ; le cœur humain inamissible ; ce phénomène
JAVERT DÉRAILLÉ . 237

splendide, le plus beau peut être de nos prodiges inté-


rieurs, Javert le comprenait-il ? Javert le pénétrait-il ?
Javert s'en rendait-il compte ? Évidemment non. Mais
sous la pression de cet incompréhensible incontestable,
il sentait son crâne s'entr'ouvrir.
Il était moins le transfiguré que la victime de ce pro-
dige. Il le subissait, exaspéré . Il ne voyait dans tout
cela qu'une immense difficulté d'être. Il lui semblait
que désormais sa respiration était gênée à jamais.
Avoir sur sa tête de l'inconnu , il n'était pas accoutumé
à cela.
Jusqu'ici , tout ce qu'il avait au-dessus de lui avait
été pour son regard une surface nette, simple, limpide ;
là rien d'ignoré, ni d'obscur ; rien qui ne fût défini , co-
ordonné, enchaîné, précis, exact, circunscrit, limité ,
fermé, tout prévu ; l'autorité était une chose plane ;
aucune chute en elle, aucun vertige devant elle. Javert
n'avait jamais vu de l'inconnu qu'en bas. L'irrégulier,
l'inattendu , l'ouverture désordonnée du chaos , le glisse-
ment possible dans un précipice , c'était là le fait des
régions inférieures , des rebelles, des mauvais, des misé-
rables. Maintenant Javert se renversait en arrière , et il
était brusquement effaré par cette apparition inouïe :
un gouffre en haut.
Quoi donc ! on était démantelé de fond en comble !
on était déconcerté, absolument ! A quoi se fier ! Ce
dont on était convenu s'effondrait ! Quoi ! le défaut de
la cuirasse de la société pouvait être trouvé par un mi-
sérable magnanime ! Quoi ! un honnête serviteur de la
loi pouvait se voir tout à coup pris entre deux crimes,
le crime de laisser échapper un homme, et le crime de
l'arrêter ! tout n'était pas certain dans la consigne
donnée par l'état au fonctionnaire ! Il pouvait y avoir
238 LES MISÉRABLES . ― JEAN VALJEAN.

des impasses dans le devoir ! Quoi donc ! tout cela était


réel ! était-il vrai qu'un ancien bandit, courbé sous les
condamnations, pût se redresser et finir par avoir rai-
son ? était-ce croyable ? y avait-il donc des cas où la loi
devait se retirer devant le crime transfiguré en balbu-
tiant des excuees ? Oui, cela était ! et Javert le voyait !
et Javert le touchait ! et non-seulement, il ne pouvaitle
nier, mais il y prenait part. C'étaient des réalités. Il
était abominable que les faits réels pussent arriver à
une telle difformité . Si les faits faisaient leur devoir, ils
se borneraient à être les preuves de la loi ; les faits,
c'est Dieu qui les envoie. L'anarchie allait-elle donc
maintanant descendre de là-haut ?
Ainsi , et dans le grossissement de l'angoisse , et
dans l'illusion d'optique de la consternation , tout ce
qui eût pu restreindre et corriger son impression s'effa-
çait, et la société, et le genre humain, et l'univers se
résumait désormais à ses yeux dans un linéament sim-
ple et terrible, — ainsi la pénalité, la chose jugée,
la force due à la législation , les arrêts des cours souve-
veraines, la magistrature , le gouvernement, la préven-
tion et la répression, la sagesse officielle, l'infaillibilité
légale, le principe d'autorité, tous les dogmes sur les-
quels repose la sécurité politique et civile, la souverai-
neté, la justice, la logique découlant du code, l'absolu
social, la vérité publique, tout cela, décombre, mon-
ceau, chaos ; lui-même Javert, le guetteur de l'ordre ,
l'incorruptibilité au service de la police, la providence
dogue de la société, vaincu et terrassé ; et sur toute
cette ruine un homme debout, le bonnet vert sur la tête
et l'auréole au front ; voilà à quel bouleversement il en
était venu ; voilà la vision effroyable qu'il avait dans
l'âme.
JAVERT DÉRAILLÉ. 239

Que cela fût supportable . Non .


État violent, s'il en fût. Il n'y avait que deux ma-
nières d'en sortir. L'une, d'aller résolûment à Jean
Valjean, et de rendre au cachot l'homme du bagne .
L'autre...
Javert quitta le parapet, et, la tête haute cette fois , se
dirigea d'un pas ferme vers le poste indiqué par une lan-
terne à l'un des coins de la place du Châtelet.
Arrivé là, il aperçut par la vitre un sergent de ville ,
et entra. Rien qu'à la façon dont ils poussent la porte
d'un corps de garde, les hommes de police se reconnais-
sent entre eux. Javert se nomma, montra sa carte au
sergent, et s'assit à la table du poste où brûlait une
chandelle. Il y avait sur la table une plume, un encrier
de plomb, et du papier en cas pour les procès - verbaux
éventuels et les consignations des rondes de nuit . Cette
table, toujours complétée par sa chaise de paille , est
une institution ; elle existe dans tous les postes de
police ; elle est invariablement ornée d'une soucoupe en
buis pleine de sciure de bois et d'une grimace en carton
pleine de pains à cacheter rouges, et elle est l'étage in-
férieur du style officiel. C'est à elle que commence la
littérature de l'état.
Javert prit la plume et une feuille de papier et se mit
à écrire. Voici ce qu'il écrivit :

QUELQUES OBSERVATIONS POUR LE BIEN DU SERVICE

" Premièrement : je prie monsieur le préfet de jeter


les yeux .
" Deuxièmement : les détenus arrivant de l'instruc-
66
tion ôtent leurs souliers et restent pieds nus sur la
" dalle pendant qu'on les fouille. Plusieurs toussent
240 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

en rentrant à la prison . Cela entraîne des dépenses


d'infirmerie.
66
Troisièmement : la filature est bonne, avec relais
" des agents de distance en distance, mais il faudrait
66
que, dans des occasions importantes, deux agents au
" moins ne se perdissent pas de vue, attendu que, si,
66
pour une cause quelconque, un agent vient à faiblir
" dans le service , l'autre le surveille et le supplée.
66
Quatrièmement : on ne s'explique pas pourquoi le
" réglement spécial de la prison des Madelonnettes in-
" terdit au prisonnier d'avoir une chaise, même en la
payant.
" Cinquièmement : aux Madelonnettes, il n'y a que
" deux barreaux à la cantine, ce qui permet à la canti-
“ nière de laisser toucher sa main aux détenus.
" Sixièmement : les détenus, dits aboyeurs, qui ap-
66
pellent les autres détenus au parloir, se font payer
" deux sous par le prisonnier pour crier son nom dis-
" tinctement . C'est un vol.
66
Septièmement : pour un fil courant, on retient dix
(6
sous au prisonnier dans l'atelier des tisserands ; c'est
(6
un abus de l'entrepreneur, puisque la toile n'est pas
" moins bonne.
" Huitièmement : il est fâcheux que les visitants de la
" Force aient à traverser la cour des mômes pour se
" rendre au parloir de Sainte- Marie- l'Égyptienne.
" Neuvièmement : il est certain qu'on entend tous
" les jours des gendarmes raconter dans la cour de la
66
préfecture des interrogatoires de prévenus par les
""
magistrats. Un gendarme, qui devrait être sacré,
" répéter ce qu'il a entendu dans le cabinet de l'instruc-
""
tion, c'est là un désordre grave.
" Dixièmement : Mme Henry est une honnête femme ;
JAVERT DÉRAILLÉ. 241
("
sa cantine est fort propre ; mais il est mauvais qu'une
" femme tienne le guichet de la souricière du secret.
" Cela n'est pas digne de la Conciergerie d'une grande
civilisation. "
Javert écrivit ces lignes de son écriture la plus calme
et la plus correcte, n'omettant pas une virgule, et fai-
sant fermement crier le papier sous la plume. Au-
dessous de la dernière ligne il signa :
JAVERT.
Inspecteur de 1re classe.
" Au poste de la place du Châtelet.
" 7 juin 1832, environ une heure du matin. "

Javert sécha l'encre fraîche sur le papier, le plia com-


me une lettre, le cacheta, écrivit au dos : Note pour
l'administration, le laissa sur la table, et sortit du
poste. La porte vitrée et grillée retomba derrière lui .
Il traversa de nouveau diagonalement la place du
Châtelet, regagna le quai , et revint avec une précision
automatique au point même qu'il avait quitté un quart
d'heure auparavant, il s'y accouda, et se retrouva dans
la même attitude sur la même dalle du parapet. Il sem-
blait qu'il n'eût pas bougé.
L'obscurité était complète. C'était le moment sépul-
cral qui suit minuit. Un plafond de nuages cachait les
étoiles. Le ciel n'était qu'une épaisseur sinistre . Les
maisons de la Cité n'avaient plus une seule lumière ;
personne ne passait tout ce qu'on apercevait des rues.
et des quais était désert ; Notre- Dame et les tours du
Palais de Justice semblaient des linéaments de la nuit .
Un réverbère rougissait la margelle du quai . Les sil-
houettes des ponts se déformaient dans la brume les unes
derrière les autres . Les pluies avaient grossi la rivière .
L'endroit où Javert s'était accoudé était, on s'en sou
242 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

vient, précisément situé au -dessus du rapide de la Seine


à pic sur cette redoutable spirale de tourbillons qui se
dénoue et se renoue comme une vis sans fin .
Javert pencha la tête et regarda . Tout était noir. On
ne distinguait rien. On entendait un bruit d'écume ;
mais on ne voyait pas la rivière. Par instants, dans
cette profondeur vertigineuse, une lueur apparaissait et
serpentait vaguement, l'eau ayant cette puissance, dans
la nuit la plus complète, de prendre la lumière on ne
sait où et de la changer en couleuvre. La lueur
s'évanouissait, et tout redevenait indistinct . L'immen .
sité semblait ouverte là. Ce qu'on avait au-dessous de
soi, ce n'était pas de l'eau, c'était du gouffre. Le mur
du quai, abrupt, confus, mêlé à la vapeur, tout de suite
dérobé, faisait l'effet d'un escarpement de l'infini . On
ne voyait rien, mais on sentait la froideur hostile de
l'eau et l'odeur fade des pierres mouillées. Un souffle
farouche montait de cet abîme. Le grossissement du
fleuve plutôt deviné qu'aperçu, le tragique chuchote-
ment du flot, l'énormité lugubre des arches du pont, la
chute imaginable dans ce vide sombre , toute cette om-
bre était pleine d'horreur.
Javert demeura quelques minutes immobile, regar-
dant cette ouverture de ténèbres ; il considérait l'invi-
sible avec une fixité qui ressemblait à de l'attention .
L'eau bruissait. Tout à coup, il ôta son chapeau et le
posa sur le rebord du quai. Un moment après , une
figure haute et noire, que de loin quelque passant
attardé eût pu prendre pour un fantôme , apparut debout
sur le parapet, se courba vers la Seine, puis se redressa
et tomba droite dans les ténèbres ; il y eut un clapotement
sourd ? et l'ombre seule fut dans le secret des con-
yulsions de cette forme obscure disparue sous l'eau.
LIVRE CINQUIÈME

LE PETIT-FILS ET LE GRAND- PÈRE

OU L'ON REVOIT L'ARBRE A L'EMPLATRE DE


ZINC

UELQUE temps après les événements que nous


venons de raconter, le sieur Boulatruelle eut une
Q
émotion vive .
Le sieur Boulatruelle est ce cantonnier de Montfermeil
qu'on a déjà entrevu dans les parties ténébreuses de ce
livre.
Boulatruelle, on s'en souvient peut-être , était un
homme occupé de choses troubles et diverses . Il cassait
les pierres et endommageait des voyageurs sur la grande
route. Terrassier et voleur, il avait un rêve ; il croyait
aux trésors enfouis dans la forêt de Montfermeil . Il
espérait quelque jour trouver de l'argent dans la terre
au pied d'un arbre ; en attendant, il en cherchait volon-
tiers dans les poches des passants .
Néanmoins, pour l'instant , il était prudent. Il venait
244 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

de l'échapper belle . Il avait été, on le sait, ramassé


dans le galetas Jondrette avec les autres bandits . Utilité
d'un vice : son ivrognerie l'avait sauvé. On n'avait
jamais pu éclaircir s'il était là comme voleur ou comme
volé . Une ordonnance de non-lieu , fondée sur son état
d'ivresse bien constaté dans la soirée du guet-apens ,
l'avait mis en liberté . Il avait repris la clef des bois .
Il était revenu à son chemin de Gagny à Lagny faire,
sous la surveillance administrative, de l'empierrement
pour le compte de l'état, la mine basse, fort pensif, un
peu refroidi pour le vol, qui avait failli le perdre, mais
ne se tournant qu'avec plus d'attendrissement vers le
vin, qui venait de le sauver.
Quant à l'émotion vive qu'il eut peu de temps après
sa rentrée sous le toit de gazon de sa hutte de canton-
nier, la voici :
Un matin, Boulatruelle, en se rendant comme d'habi-
tude à son travail , et à son affût peut-être, un peu
avant la pointe du jour, aperçut parmi les branches un
homme dont il ne vit que le dos , mais dont l'encolure,
à ce qu'il lui sembla, à travers la distance et le crépus-
cule, ne lui était pas tout à fait inconnue . Boulatruelle ,
quoique ivrogne , avait une mémoire correcte et lucide ,
arme défensive indispensable à quiconque est un peu
en lutte avec l'ordre légal.
- Où diable ai-je vu quelque chose comme cet
homme- là ? se demanda-t il .
Mais il ne put rien se répondre, sinon que cela res-
semb'ait à quelqu'un dont il avait confusément la trace
dans l'esprit .
Boulatruelle, du reste, en dehors de l'identité qu'il
ne réussissait point à ressaisir, fit des rapprochements
et des calculs. Cet homme n'était pas du pays . Il y ar-
LE PETIT-FILS ET LE GRAND- PÈRE . 245

rivait. A pied , évidemment . Aucune voiture publique


ne passe à ces heures-là à Montfermeil . Il avait marché
toute la nuit. D'où venait-il ? De pas loin ; car il n'a-
vait ni havresac, ni paquet . De Paris sans doute . Pour-
quoi était-il dans ce bois ? pourquoi y était-il à pareille
heure ? qu'y venait- il faire ?
Boulatruelle songea au trésor. A force de creuser
dans sa mémoire , il se rappela vaguement avoir eu déjà
plusieurs années auparavant, une semblable alerte au
sujet d'un homme qui lui faisait bien l'effet de pouvoir
être cet homme- là.
Tout en méditant, il avait, sous le poids même de sa
méditation, baissé la tête , chose naturelle mais peu ha-
bile. Quand il la releva, il n'y avait plus rien. L'hom-
me s'était effacé dans la forêt et dans le crépuscule .
- Par le diantre, dit Boulatruelle , je le retrouverai .
Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là . Ce prome-
neur de Patron Minette a un pourquoi , je le saurai. On
n'a pas de secret dans mon bois sans que je m'en mêle.
Il prit sa pioche qui était fort aiguë.
--- Voilà, grommela-t-il, de quoi fouiller la terre et un
homme.
Et, comme on rattache un fil à un autre fil , emboî-
tant le pas de son mieux dans l'itinéraire que l'homme
avait dû suivre, il se mit en marche à travers le taillis .
Quand il eut fait une centaine d'enjambées , le jour,
qui commençait à se lever, l'aida. Des semelles em-
preintes sur le sable, çà et là , des herbes foulées , des
bruyères écrasées, de jeunes branches pliées dans les
broussailles et se redressant avec une gracieuse lenteur
comme les bras d'une jolie femme qui s'étire en se ré-
veillant, lui indiquèrent une sorte de piste . Il la suivit,
puis il la perdit. Le temps s'écoulait . Il entra plus
246 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

avant dans le bois et parvint sur une espèce d'éminen-


ce. Un chasseur matinal qui passait au loin dans un
sentier en sifflant l'air de Guillery lui donna l'idée de
grimper sur un arbre. Quoique vieux , il était agile . Il
y avait là un hêtre de grande taille, digne de Tityre et
de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le hêtre, le
plus haut qu'il put.
L'idée était bonne. En explorant la solitude du côté
où le bois est tout à fait enchevêtré et farouche, Boula-
truelle aperçut tout à coup l'homme.
A peine l'eut-il aperçu qu'il le perdit de vue.
L'homme entra, ou plutôt se glissa, dans une clai-
rière assez éloignée , masquée par de grands arbres,
mais que Boulatruelle connaissait très bien , pour y avoir
remarqué, près d'un gros tas de pierres meulières , un
châtaigniermalade pansé avec une plaque de zinc clouée
à même sur l'écorce. Cette clairière est celle qu'on ap-
pelait autrefois le fonds Blaru . Le tas de pierres, desti-
né à on ne sait quel emploi , qu'on y voyait il y a trente
ans , y est sans doute encore . Rien n'égale la longévité
d'un tas de pierres , si ce n'est celle d'une palissade en
planches. C'est là provisoirement. Quelle raison pour
durer !
Boulatruelle, avec la rapidité de la joie, se laissa tom-
ber de l'arbre plutôt qu'il n'en descendit. Le gîte était
trouvé, il s'agissait de saisir la bête. Ce fameux trésor
rêvé était probablement là .
Ce n'était pas une petite affaire d'arriver à cette clai-
rière. Par les sentiers battus, qui font mille zigzags ta-
quinants , il fallait un bon quart d'heure . En ligne droite
par le fourré, qui est là singulièrement épais, très
épineux et très agressif, il fallait une grande demi- heu-
re. C'est ce que Boulatruelle eut le tort de Le point
LE PETIT-FILS ET LE GRAND- PÈRE . 247

comprendre. Il crut à la ligne droite ; illusion d'optique


respectable, mais qui perd beaucoup d'hommes . Le
fourré, si hérissé qu'il fût, lui parut le bon chemin.
- Prenons
par la rue de Rivoli des loups, dit-il.
Boulatruelle, accoutumé à aller de travers , fit cette
fois la faute d'aller droit.
Il se jeta résolument dans la mêlée des broussailles.
Il eut affaire à des houx, à des orties , à des aubépi-
nes, a des églantiers, à des chardons, à des ronces fort
irascibles. Il fut très égratigné .
Au bas du ravin , il trouva de l'eau qu'il fallut tra-
verser.
Il arriva enfin à la clairière Blaru, au bout de qua-
rante minutes , suant, mouillé, essoufflé , griffé , féroce.
Personne dans la clairière.
Boulatruelle courut au tas de pierres . Il était à sa
place. On ne l'avait pas emporté .
Quant à l'homme, il s'était évanoui dans la forêt. Il
s'était évadé . Où ? de quel côté ? dans quel fourré ! Im-
possible de le deviner.
Et, chose poignante, il y avait derrière le tas de
pierres, devant l'arbre à la plaque de zinc, de la terre
toute fraîche remuée , une pioche oubliée ou aban-
donnée, et un trou.
Ce trou était vide .
Voleur ! cria Boulatruelle en montrant les deux
poings à l'horizon.
II

MARIUS , EN SORTANT DE LA GUERRE CIVILE,


S'APPRÊTE A LA GUERRE DOMESTIQUE ,

ARIUS fut longtemps ni mort ni vivant . Il eut


M durant plusieurs semaines une fièvre accompa-
guée de délire, et d'assez graves symptômes cérébraux
ca isés plutôt encore par les commotions des blessures
à la tête que par les blessures elles- mêmes .
Il répéta le nom de Cosette pendant des nuits entières
dans la loquacité lugubre de la fièvre et avec la sombre
opiniâtreté de l'agonie. La largeur de certaines lésions
fut un sérieux danger, la suppuration des plaies larges
pouvant toujours se résorber, et par conséquent tuer le
malade, sous de certaines influences atmosphériques ;
à chaque changement de temps, au moindre orage , le
médecin était inquiet. ― Surtout que le blessé n'ait au-
cune émotion , répétait-il . Les pansements étaient com-
pliqués et difficiles , la fixation des appareils et des
linges par le sparadrap n'ayant pas encore été imaginée
à cette époque. Nicolette dépensa en charpie un drap
de lit " grand comme un plafond " , disait- elle . Ce ne
fût pas sans peine que les lotions chlorurées et le nitrate
d'argent vinrent à bout de la gangrène. Tant qu'il y eut
péril, M. Gillenormand , éperdu au chevet de son petit-
fils, fut comme Marius ni mort ni vivant.
Tous les jours, et quelquefois deux fois par jour, un
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE. 249

monsieur en cheveux blancs fort bien mis , tel était le


signalement donné par le portier, venait savoir des nou-
velles du blessé, et déposait pour les pansements un
gros paquet de charpie.
Enfin, le 7 septembre, quatre mois, jour pour jour,
après la douloureuse nuit où on l'avait rapporté mou-
rant chez son grand-père, le médecin déclara qu'il ré-
pondait de lui. La convalescence s'ébaucha. Marius
dut pourtant rester encore plus de deux mois étendu
sur une chaise longue, à cause des accidents produits
par la fracture de la clavicule. Il y a toujours comme
cela une dernière plaie qui ne veut pas se fermer et qui
éternise les pansements , au grand ennui du malade .
Du reste, cette longue maladie et cette longue con-
valescence le sauvèrent des poursuites. En France, il
n'y a pas de colère, même publique, que six mois n'étei-
gnent. Les émeutes, dans l'état où est la société, sont
tellement la faute de tout le monde qu'elles sont suivies
d'un certain besoin de fermer les yeux .
Ajoutons que l'inqualifiable ordonnance Gisquet qui
enjoignait aux médecins de dénoncer les blessés , ayant
indigné l'opinion, et non-seulement l'opinion, mais le
roi tout le premier, les blessés furent couverts et proté-
gés par cette indignation ; et, à l'exception de ceux
qui avaient été faits prisonniers dans le combat flagrant,
les conseils de guerre n'osèrent en inquiéter aucun . On
laissa donc Marius tranquille .
M. Gillenormand traversa toutes les angoisses d'abord ,
et ensuite toutes les extases. On eut beaucoup de peine
à l'empêcher de passer toutes les nuits près du blessé ;
il fit apporter son grand fauteuil à côté du lit de Ma-
rius ; il exigea que sa fille prît le plus beau linge de la
maison pour en faire des compresses et des bandes . Ma-
250 LES MISÉRABLES . --- JEAN VALJEAN .

demoiselle Gillenormand, en personne sage et aînée ,


trouva moyen d'épargner le beau linge, tout en laissant
croire à l'aïeul qu'il était obéi . M. Gillenormand ne
- permit pas qu'on lui expliquât que pour faire de la
charpie la baptiste ne vaut pas la grosse toile, ni la
toile neuve la toile usée. Il assistait à tous les panse-
ments dont mademoiselle Gillenormand s'absentait pu-
diquement. Quand on coupait les chairs mortes avec
des ciseaux , il disait : aïe ! aïe ! Rien n'était touchant
comme de le voir tendre au blessé une tasse de tisane
avec son doux tremblement sénile. Il accablait le mé-
decin de questions. Il ne s'apercevait pas qu'il recom-
mençait toujours les mêmes.
Le jour où le médecin lui annonça que Marius était
hors de danger, le bonhomme fut en délire. Il donna
trois louis de gratification à son portier. Le soir, en ren-
trant dans sa chambre, il dansa une gavotte, en faisant
des castagnettes avec son pouce et son index, et il chan-
ta une chanson que voici :

Jeanne est née à Fougère,


Vrai nid d'une bergère ;
J'adore son jupon
Fripon .

Amour, tu vis en elle ;


Car c'est dans sa prunelle
Que tu mets ton carquois,
Narquois !

Moi, je la chante, et j'aime,


Plus que Diane même,
Jeanne et ses durs tetons
Bretons .
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE . 251

Puis il se mit à genoux sur une chaise, et Basque ,


qui l'observait par la porte entr'ouverte, crut être sûr
qu'il priait.
Jusque-là, il n'avait guère cru en Dieu.
A chaque nouvelle phase du mieux, qui allait se des-
sinant de plus en plus, l'aïeul extravaguait . Il faisait
un tas d'actions machinales pleines d'allégresse ; il
montait et descendait les escaliers sans savoir pourquoi.
Une voisine, jolie du reste, fut toute stupéfaite de rece-
voir un matin un gros bouquet ; c'était M. Gillenor-
mand qui le lui envoyait. Le mari fit une scène de ja-
lousie. M. Gillenormand essayait de prendre Nicolette
sur ses genoux. Il appelait Marius monsieur le baron .
Il criait : Vive la république !
A chaque instant, il demandait au médecin : N'est-ce
pas qu'il n'y a plus de danger ? Il regardait Marius avec
des yeux de grand' mère . Il le couvait quand il man-
geait. Il ne se connaissait plus, il ne se comptait plus,
Marius était le maître de la maison, il y avait de l'ab-
dication dans sa joie , il était le petit-fils de son petit-
fils.
Dans cette allégresse où il était, c'était le plus véné-
rable des enfants. De peur de fatiguer ou d'importuner
le convalescent, il se mettait derrière lui pour lui souri-
re. Il était content, joyeux, ravi, charmant, jeune . Ses
cheveux blancs ajoutaient une majesté douce à la lu-
mière gaie qu'il avait sur le visage. Quand la grâce se
mêle aux rides, elle est adorable. Il y a on ne sait
quelle aurore dans de la vieillesse épanouie.
Quant à Marius, tout en se laissant panser et soi-
gner, il avait une idée fixe : Cosette.
Depuis que la fièvre et le délire l'avaient quitté , il ne
prononçait plus ce nom, et l'on aurait pu croire qu'il
252 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

n'y songeait plus. Il se taisait, précisément parce que


son âme était là .
Il ne savait ce que Cosette était devenue ; toute l'af-
. faire de la rue de la Chanvrerie était comme un nuage
dans son souvenir : des ombres presque indistinctes flot-
taient dans son esprit, Éponine , Gavroche, Mabeuf, les
Thénardier, tous ses amis lugubrement mêlés à la fu-
mée de la barricade ; l'étrange passage de M. Fauche-
levent dans cette aventure sanglante lui faisait l'effet
d'une énigine dans une tempête ; il ne comprenait rien
à sa propre vie, il ne savait comment ni par qui il avait
été sauvé, et personne ne le savait autour de lui ; tout
ce qu'on avait pu lui dire , c'est qu'il avait été rapporté
la nuit dans un fiacre rue des Filles-du - Calvaire ; passé ,
présent, avenir, tout n'était plus en lui que le brouillard
d'une idée vague ; mais il y avait dans cette brume un
point immobile, un linéament net et précis, quelque
chose qui était en granit, une résolution , une volonté :
retrouver Cosette . Pour lui, l'idée de la vie n'était pas
distincte de l'idée de Cosette. Il avait décrété dans son
cœur qu'il n'accepterait pas l'une sans l'autre, et il était
inébranlablement décidé à exiger de n'importe qui vou-
drait le forcer à vivre, de son grand-père, du sort, de
l'enfer, la restitution de son éden disparu .
Les obstacles, il ne se les dissimulait pas.
Soulignons ici un détail , il n'était point gagné et était
peu attendri par toutes les sollicitudes et toutes les ten-
dresses de son grand-père. D'abord il n'était pas dans le
secret de toutes ; ensuite, dans ses rêveries de malade ,
encore fiévreuses peut-être, il se défiait de ces douceurs- là
comme d'une chose étrange et nouvelle ayant pour but
de le dompter. Il y restait froid . Le grand-père dépensait
en pure perte son pauvre vieux sourire. Marius se di-
LE PETIT-FILS ET LE GRAND- PÈRE . 253

sait que c'était bon tant que lui Marius ne parlait pas
et se laissait faire ; mais que, lorsqu'il s'agirait de Co-
sette, il trouverait un autre visage , et que la véritable
attitude de l'aïeul se démasquerait. Alors ce serait rude ;
recrudescence des questions de famille, confrontation
des positions , tous les sarcasmes et toutes les objections
à la fois, Fauchelevent , Coupelevent, la fortune, la pau-
vreté, la misère, la pierre au cou , l'avenir . Résis-
tance violente ; conclusion : refus. Marius se roidissait
d'avance.
Et puis, à mesure qu'il reprenait vie, ses anciens
griefs reparaissaient, les vieux ulcères de sa mémoire
se rouvraient, il resongeait au passé, le colonel Pont-
mercy se replaçait entre M. Gillenormand et lui Marius,
il se disait qu'il n'avait aucune vraie bonté à espérer de
qui avait été si injuste et si dur pour son père . Et avec
la santé, il lui revenait une sorte d'âpreté contre son
aïeul. Le vieillard en souffrait doucement.
M. Gillenormand, sans en rien témoigner d'ailleurs ,
remarquait que Marius, depuis qu'il avait été rapporté
chez lui et qu'il avait repris connaissance , ne lui avait
pas dit une seule fois mon père. Il ne disait point mon-
sieur, cela est vrai ; mais il trouvait moyen de ne dire ni
l'un ni l'autre, par une certaine manière de tourner ses
phrases.
Une crise approchait évidemment.
Comme il arrive presque toujours en pareil cas , Ma-
rius, pour s'essayer, escarmoucha avant de livrer ba-
taille. Cela s'appelle tâter le terrain . Un matin il advint
que M. Gillenormand , à propos d'un journal qui lui
était tombé sous la main, parla légèrement de la Con-
vention et lâcha un épiphonème royaliste sur Danton,
Saint-Just et Robespierre. Les hommes de 93 étaient
254 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

des géants, dit Marius avec sévérité . Le vieillard se tut,


et ne souffla point du reste de la journée.
Marius, qui avait toujours présent à l'esprit l'inflexi-
ble grand-père de ses premières années, vit dans ce si-
lence une profonde concentration de colère, en augura
une lutte acharnée, et augmenta dans les arrière-recoins
de sa pensée ses préparatifs de combat.
Il arrêta qu'en cas de refus il arracherait ses appa-
reils, disloquerait sa clavicule , mettrait à nu et à vif ce
qu'il lui restait de plaies et repousserait toute nour-
riture. Ses plaies, c'étaient ses munitions. Avoir Co-
sette ou mourir.
Il attendit le moment favorable avec la patience sour-
noise des malades .
Ce moment arriva.
III

MARIUS ATTAQUE

N jour, M. Gillenormand , tandis que sa fille met-


UN tait en ordre les fioles et les tasses sur le marbre
de la commode, était penché sur Marius et lui disait de
son accent le plus tendre :
- Vois-tu , mon petit Marius, à ta place je mangerais
maintenant plutôt de la viande que du poisson . Une
sole frite, cela est excellent pour commencer une con-
valescence, mais, pour mettre le malade debout, il faut
une bonne côtelette .
Marius, dont presque toutes les forces étaient reve-
nues, les rassembla, se dressa sur son séant, appuya ses
deux poings crispés sur les draps de son lit, regarda son
grand-père en face , prit un air terrible , et dit :
-- Ceci m'amène à vous dire une chose.
- Laquelle ?
- C'est que je veux me marier.
- Prévu, dit le grand-père. - Et il éclata de rire.
- Comment , prévu ?
----- Oui, prévu . Tu l'auras, ta fillette.
Marius, stupéfait et accablé par l'éblouissement, trem-
bla de tous ses membres .
M. Gillenormand continua :
- Oui, tu l'auras, ta belle jolie petite fille. Elle vient
tous les jours sous la forme d'un vieux monsieur savoir
256 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

de tes nouvelles. Depuis que tu es blessé, elle passe son


temps à pleurer et à faire de la charpie. Je me suis in-
formé. Elle demeure rue de l'Homme-Armé, numéro
sept. Ah ! nous y voilà ! Ah ! tu la veux . Eh bien , tu
l'auras . Ça t'attrape. Tu avais fait ton petit complot, tu
t'étais dit : Je vais lui signifier cela carrément à ce
grand-père, à cette momie de la Régence et du Direc-
toire, à cet ancien beau , à ce Dorante devenu Géronte ;
il a eu ses légèretés aussi, lui , et ses amourettes, et ses
grisettes, et ses Cosettes ; il a fait son frou-frou, il a eu
ses ailes, il a mangé du pain du printemps ; il faudra
bien qu'il s'en souvienne. Nous allons voir . Bataille.
Ah ! tu prends le hanneton par les cornes. C'est bon .
Je t'offre une côtelette, et tu me réponds : "A propos,
je veux me marier. " C'est ça qui est une transition !
Ah ! tu avais compté sur de la bisbille ! Tu ne savais
pas que j'étais un vieux lâche. Qu'est-ce que tu dis de
ça ? Tu bisques. Trouver ton grand-père encore plus
bête que toi, tu ne t'y attendais pas, tu perds le discours
que tu devais me faire, monsieur l'avocat, c'est taqui-
nant. Eh bien, tant pis, rage. Je fais ce que tu veux , ça
te la coupe, imbécile ! Écoute. J'ai pris des renseigne-
ments, moi aussi je suis sournois ; elle est charmante,
elle est sage, le lancier n'est pas vrai , elle a fait des tas
de charpie, c'est un bijou , elle t'adore, si tu étais mort,
nous aurions été trois, sa bière aurait accompagné la
mienne . J'avais bien eu l'idée , dès que tu as été mieux,
de te la camper tout bonnement à ton chevet, mais il n'y
a que dans les romans qu'on introduit tout de go les jeu-
nes filles près du lit des jolis blessés qui les intéressent .
Ça ne se fait pas. Qu'aurait dit ta tante ? Tu étais tout
nu les trois quarts du temps , mon bonhomme. Demande
à Nicolette, qui ne t'a pas quitté une minute, s'il y
LE PETIT-FILS ET LE GRAND- PÈRE . 257

avait moyen qu'une femme fût là. Et puis qu'aurait dit


le médecin ? Ça ne guérit pas la fièvre, une jolie fille.
Enfin, c'est bon, n'en parlons plus, c'est dit, c'est fait,
c'est bâclé, prends-la. Telle est ma férocité . Vois-tu,
j'ai vu que tu ne m'aimais pas, j'ai dit : Qu'est- ce que
je pourrais donc faire pour que cet animal-là m'aime ?
J'ai dit : Tiens , j'ai ma petite Cosette sous la main, je
vais la lui donner, il faudra bien qu'il m'aime alors un
peu , ou qu'il dise pourquoi . Ah ! tu croyais que le
vieux allait tempêter, faire la grosse voix , crier non, et
lever la canne sur toute cette aurore . Pas du tout. Co-
sette, soit ; amour, soit ; je ne demande pas mieux .
Monsieur, prenez la peine de vous marier . Sois heureux,
mon enfant bien-aimé .
Cela dit, le vieillard éclata en sanglots.
Et il prit la tête de Marius, et il la serra dans ses deux
bras contre sa vieille poitrine , et tous deux se mirent
à pleurer. C'est là une des formes du bonheur suprême.
Mon père ! s'écria Marius .
Ah ! tu m'aimes donc ! dit le vieillard .
Il y eut un moment ineffable. Ils étouffaient et ne
pouvaient parler.
Enfin le vieillard bégaya :
Allons ! le voilà débouché . Il m'a dit : Mon père .
Marius dégagea sa tête des bras de l'aïeul , et dit dou-
cement :
-
Mais, mon père, à présent que je me porte bien, il
me semble que je pourrais la voir .
-- Prévu encore, tu la verras demain.
Mon père !
Quoi ?
--Pourquoi pas aujourd'hui ?
Eh bien, aujourd'hui , Va pour aujourd'hui. Tu
258 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

m'as dit trois fois mon père, ça vaut bien ça . Je vais


m'en occuper. On te l'amènera. Prévu , te dis-je. Ceci a
déjà été mis en vers . C'est le dénouement de l'élégie du
Jeune malade d'André Chénier, d'André Chénier qui a
été égorgé par les scélér... - par les géants de 93.
M. Gillenormand crut apercevoir un léger fronce-
ment de sourcil de Marius, qui , en vérité , nous devons
le dire, ne l'écoutait plus, envolé qu'il était dans
l'extase, et pensant beaucoup plus à Cosette qu'à 1793.
Le grand-père, tremblant d'avoir introduit si mal à
propos André Chénier, reprit précipitamment :
- Égorgé n'est pas le mot Le fait est que les grands
génies révolutionnaires, qui n'étaient pas méchants,
cela est incontestable, qui étaient des héros, pardi !
trouvaient qu'André Chénier les gênait un peu, et
qu'ils l'ont fait guillot... - C'est- à-dire que ces grands
hommes, le 7 thermidor, dans l'intérêt du salut public,
ont prié André Chénier de vouloir bien aller...
M. Gillenormand, pris à la gorge par sa propre
phrase, ne put continuer. Ne pouvant ni la terminer,
ni la rétracter, pendant que sa fille arrangeait derrière
Marius l'oreiller, bouleversé de tant d'émotions, le
vieillard se jeta, avec autant de vitesse que son âge le
lui permit, hors de la chambre à coucher, en repoussa
la porte derrière lui , et, pourpre, étranglant, écumant,
les yeux hors de la tête, se trouva nez à nez avec l'hon-
nête Basque qui cirait les bottes dans l'antichambre . Il
saisit Basque au collet et lui cria en plein visage avec
fureur : Par les cent mille Javottes du diable , ces
brigands l'ont assassiné !
Qui , monsieur ?
André Chénier !
Oui, monsieur, dit Basque épouvanté .
IV

MADEMOISelle gillENORMAND FINIT PAR


NE PLUS TROUVER MAUVAIS QUE M. FAUCHELEVENT
SOIT ENTRÉ AVEC QUELQUE CHOSE SOUS LE BRAS

ETTE et Marius se revirent.


OSET
@ Ce que fut l'entrevue, nous renonçons à le dire.
Il y a des choses qu'il ne faut pas essayer de peindre ; le
soleil est du nombre .
Toute la famille, y compris Basque et Nicolette, était
réunie dans la chambre de Marius au moment où Co-
sette entra.
Elle apparut sur le seuil ; il semblait qu'elle était
dans un nimbe.
Précisément à cet instant-là , le grand-père allait se
moucher ; il resta court, tenant son nez dans son mou-
choir, et regardant Cosette par-dessus :
-- Adorable ? s'écria- t- il.
Puis il se moucha bruyamment.
Cosette était enivrée, ravie, effrayée, au ciel . Elle
était aussi effarouchée qu'on peut l'être par le bonheur.
Elle balbutiait, toute pâle, toute rouge, voulant se jeter
dans les bras de Marius, et n'osant pas . Honteuse d'ai-
mer devant tout ce monde. On est sans pitié pour les
amants heureux ; on reste là quand ils auraient le plus
envie d'être seuls. Ils n'ont pourtant pas du tout be-
soin des gens .
260 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

Avec Cosette et derrière elle était entré un homme


en cheveux blancs, grave, souriant néanmoins, mais.
d'un vague et poignant sourire . C'était "monsieur Fau-
chelevent ;" c'était Jean Valjean .
Il était très bien mis, comme avait dit le portier,
entièrement vêtu de noir et de neuf et en cravate
blanche.
Le portier était à mille lieues de reconnaître dans ce
bourgeois correct , dans ce notaire probable, l'effrayant
porteur de cadavre qui avait surgi à sa porte dans la
nuit du 7 juin, déguenillé, fangeux, hideux, hagard, la
face masquée de sang et de boue, soutenant sous les
bras Marius évanoui ; cependant son flair de portier
était éveillé. Quand M. Fauchelevent était arrivé avec
Cosette, le portier n'avait pu s'empêcher de confier à sa
femme cet aparté : Je ne sais pourquoi je me figure tou-
jours que j'ai déjà vu ce visage-là.
M. Fauchelevent, dans la chambre de Marius , restait
comme à l'écart près de la porte . Il avait sous le bras un
paquet assez semblable à un volume in-octavo, enve-
loppé dans du papier. Le papier de l'enveloppe était
verdâtre et semblait moisi .
Est-ce que ce monsieur a toujours comme cela des
livres sous le bras ? demanda à voix basse à Nico-
lette mademoiselle Gillenormand qui n'aimait point les
livres.
Eh bien, répondit du même ton M. Gillenormand
qui l'avait entendue, c'est un savant . Après ? est- ce sa
faute ? Monsieur Boulard , que j'ai connu , ne marchait
jamais sans un livre, lui non plus, et avait toujours
comme cela un bouquin contre son cœur.
Et, saluant, il dit à haute voix :
Monsieur Tranchelevent ...
LE PETIT-FILS ET LE GRAND PÈRE . 261

Le père Gillenormand ne le fit pas exprès, mais l'inat-


tention aux noms propres était chez lui une manière
aristocratique.
Monsieur Tranchelevent, j'ai l'honneur de vous
demander pour mon petit-fils, monsieur le baron Ma-
rius Pontmercy, la main de mademoiselle .
"Monsieur Tranchelevent " s'inclina.
― C'est dit, fit l'aïeul .
Et, se tournant vers Marius et Cosette, les deux bras
étendus et bénissant , il cria :
Permission de vous adorer.
Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tant pis ! le ga-
zouillement commença . Ils se parlaient bas, Marius ac-
coudé sur sa chaise longue, Cosette debout près de lui.
O mon Dieu ! murmurait Cosette, je vous revois !
C'est toi ! c'est vous ! Être allé se battre comme cela !
Mais pourquoi ? C'est horrible. Pendant quatre mois
j'ai été morte. Oh ! que c'est méchant d'avoir été à
cette bataille ! Qu'est-ce que je vous avais fait ? Je vous
pardonne, mais vous ne le ferez plus. Tout à l'heure,
quand on est venu nous dire de venir, j'ai encore cru
quej'allais mourir, mais c'était de joie. J'étais si triste !
Je n'ai pas pris le temps de m'habiller, je dois faire peur.
Qu'est-ce que vos parents diront de me voir une colle-
rette toute chiffonnée ? Mais parlez donc ! Vous me lais-
sez parler toute seule. Nous sommes toujours rue de
l'Homme-Armé. Il paraît que votre épaule, c'est terri-
ble. On m'a dit qu'on pouvait mettre le poing dedans .
Et puis il paraît qu'on a coupé les chairs avec des ci-
seaux. C'est ça qui est affreux . J'ai pleuré , je n'ai plus
d'yeux. C'est drôle qu'on puisse souffrir comme cela .
Votre grand-père à l'air très bon. Ne vous dérangez
pas, ne vous mettez pas sur le coude, prenez garde, vous
262 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

allez vous faire du mal . Oh ! comme je suis heureuse !


C'est donc fini , le malheur ! Je suis toute sotte. Je vou-
lais vous dire des choses que je ne sais plus du tout.
M'aimez-vous toujours ? Nous demeurons rue de l'Hom-
me-Armé. Il n'y a pas de jardin . J'ai fait de la charpie
tout le temps ; tenez, monsieur, regardez, c'est votre
faute, j'ai un durillon aux doigts .
Ange ! disait Marius.
Ange est le seul mot de la langue qui ne puisse s'user.
Aucun autre mot ne résisterait à l'emploi impitoyable
qu'en font les amoureux .
Puis, comme il y avait des assistants, ils s'interrom-
pirent et ne dirent plus un mot, se bornant à se toucher
tout doucement la main .
M. Gillenormand se tourna vers tous ceux qui étaient
dans la chambre et cria :
- Parlez donc haut, vous autres. Faites du bruit, la
cantonade. Allons, un peu de brouhaha, que diable !
que ces enfants puissent jaser à leur aise.
Et, s'approchant de Marius et de Cosette, il leur dit
tout bas :
Tutoyez-vous . Ne vous gênez pas.
La tante Gillenormand assistait avec stupeur à cette
irruption de lumière dans son intérieur vieillot. Cette
stupeur n'avait rien d'agressif ; ce n'était pas le moins
du monde le regard scandalisé et envieux d'une
chouette à deux ramiers ; c'était l'œil bête d'une pau-
vre innocente de cinquante-sept ans ; c'était la vie
manquée regardant ce triomphe, l'amour.
Mademoiselle Gillenormand aînée, lui disait son
père, je t'avais bien dit que cela t'arriverait.
Il resta un moment silencieux et ajouta :
Regarde le bonheur des autres .
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE . 263

Puis il se tourna vers Cosette.


- Qu'elle est jolie
! qu'elle est jolie ! C'est un Greuze.
Tu vas donc avoir cela pour toi seul, polisson ! Ah !
mon coquin, tu l'échappes belle avec moi , tu es heu-
reux ; si je n'avais pas quinze ans de trop, nous nous
battrions à l'épée à qui l'aurait . Tiens ! je suis amou-
reux de vous , mademoiselle . C'est tout simple. C'est
votre droit. Ah ! la belle jolie charmante petite noce
que cela va faire ! C'est Saint-Denis du Saint- Sacre-
ment qui est notre paroisse, mais j'aurai une dispense
pour que vous vous épousiez à Saint- Paul. L'église est
mieux . C'est bâti par les jésuites. C'est plus coquet .
C'est vis-à-vis la foutaine du cardinal de Birague. Le
chef-d'œuvre de l'architecture jésuite est à Namur. Ça
s'appelle Saint- Loup . Il faudra y aller quand vous
serez mariés . Cela vaut le voyage. Mademoiselle , je
suis tout à fait de votre parti , je veux que les filles se
marient, c'est fait pour ça . Il y a une certaine sainte
Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée . Res-
ter fille, c'est beau, mais c'est froid. La Bible dit :
Multipliez. Pour sauver le peuple, il faut Jeanne d'Arc ;
mais pour faire le peuple, il faut la mère Gigogne.
Donc, mariez-vous , les belles. Je ne vois vraiment pas
à quoi bon rester fille ? Je sais bien qu'on a une cha-
pelle à part dans l'église et qu'on se rabat sur la con-
frérie de la Vierge ; mais, sapristi, un joli mari , brave
garçon, et, au bout d'un an, un gros mioche blond
qui vous tette gaillardement, et qui a de bons plis de
graisse aux cuisses, et qui vous tripote le sein à poi-
gnées dans ses petites pattes roses en riant comme l'au-
rore, cela vaut pourtant mieux que de tenir un cierge à
vêpres et de chanter Turris eburnea !
264 LES MISÉRABLES . ---· JEAN VALJEAN.

Le grand-père fit une pirouette sur ses talons de


quatre-vingt-dix ans, et se remit à parler, comme un
ressort qui repart :

Ainsi, bornant le cours de tes rêvasseries,


Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries .

A propos !
- Quoi, mon père ?
N'avais- tu pas un ami intime ?
Oui, Courfeyrac.
Qu'est-il devenu ?
Il est mort .
Ceci est bon.
Il s'assit près d'eux, fit asseoir Cosette, et prit leurs
quatre mains dans ses vieilles mains ridées :
Elle est exquise, cette mignonne . C'est un chef-
d'œuvre, cette Cosette-là ! Elle est très petite fille et
très grande dame. Elle ne sera que baronne, c'est dé-
roger; elle est née marquise. Vous a-t-elle des cils ?
Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous
êtes dans le vrai . Aimez-vous. Soyez-en bêtes L'a-
mour, c'est la bêtise des hommes et l'esprit de Dieu .
Adorez-vous. Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à
coup, quel malheur ! Voilà que j'y pense ! Pius de la
moitié de ce que j'ai est en viager ; tant que je vivrai,
cela ira encore , mais après ma mort, dans une
vingtaine d'années d'ici, ah ! mes pauvres enfants, vous
n'aurez pas le sou ? Vos belles mains blanches, ma-
dame la baronne, feront au diable l'honneur de le tirer
par la queue.
Ici on entendit une voix grave et tranquille qui disait:
Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent a six cent
mille francs.
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE . 265

C'était la voix de Jean Valjean.


Il n'avait pas encore prononcé une parole, personne
ne semblait même plus savoir qu'il était là, et il se
tenait debout et immobile derrière tous ces gens
heureux .
Qu'est-ce que c'est que mademoiselle Euphrasie
en question ? demanda le grand -père effaré .
C'est moi, répondit Cosette .
― Six cent mille francs ? répondit M. Gillenormand ?
-
Moins quatorze ou quinze mille francs peut- être,
dit Jean Valjean.
Et il posa sur la table le paquet que la tante Gille-
normand avait pris pour un livre.
Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet ; c'était une
liasse de billets de banque . On les feuilleta et on les
compta. Il y avait cinq cents billets de mille francs et
cent soixante-huit de cinq cents . En tout cinq cent
quatre-vingt-quatre mille francs.
- Voilà un bon livre, dit M. Gillenormand .
- Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs ! mur-
mura la tante.
Ceci arrange bien des choses, n'est- ce pas, made-
moiselle Gillenormand aînée ? reprit l'aïeul. Ce diable
de Marius, il vous a déniché dans l'arbre des rêves une
grisette millionnaire ! Fiez-vous donc maintenant aux
amourettes des jeunes gens ! Les étudiants trouvent des
étudiantes de six centămille francs . Chérubin travaille
mieux que Rothschild .
Cinq cent quatre-vingt- quatre mille francs ! répé-
tait à demi-voix mademoiselle Gillenormand . Cinq cent
quatre-vingt-quatre ! autant dire six cent mille, quoi !
Quant à Marius et à Cosette, ils se regardaient pen-
dant ce temps-là ; ils firent à peine attention à ce détail.
VI

LES DEUX VIEILLARDS FONT TOUT, CHACUN A LEUR


FAÇON, POUR QUE COSETTE SOIT HEUREUSE

N prépara tout pour le mariage . Le médecin, con-


Θ sulté, déclara qu'il pourrait avoir lieu en février.
On était en décembre. Quelques ravissantes semaines
de bonheur parfait s'écoulèrent .
Le moins heureux n'était pas le grand-père . Il restait
des quarts d'heure en contemplation devant Cosette.
-L'admirable jolie fille ! s'écriait-il . Et elle a l'air si
douce et si bonne ! il n'y a pas à dire mamie mon cœur,
c'est la plus charmante fille que j'aie vue de ma vie.
Plus tard, ça vous aura des vertus avec odeur de vio-
lette . C'est une grâce , quoi ! on ne peut que vivre no-
blement avec une telle créature . Marius, mon garçon,
tu es baron, tu es riche, n'avocasse pas, je t'en supplie.
Cosette et Marius étaient passés brusquement du sé-
pulcre au paradis. La transition avait été peu ménagée,
et ils en auraient été étourdis s'ils n'en avaient été
éblouis.
Comprends-tu quelque chose à cela ? disait Marius
à Cosette.
Non, répondait Cosette, mais il me semble que le
bon Dieu nous regarde .
Jean Valjean fit tout, aplanit tout, concilia tout, ren-
LE PETIT-FILS ET LE GRAND- PÈRE. 267

convalescent, sentant que l'heure approchait où cet


argent pourrait être utile, il était allé le chercher ; et
c'était encore lui que Boulatruelle avait vu dans le
bois, mais cette fois le matin et non le soir. Boulatruelle
hérita de la pioche.
La somme réelle était cinq cent quatre-vingt- quatre
mille cinq cents francs. Jean Valjean retira les cinq
-
cents francs pour lui. — Nous verrons après, pensa-t-il .
La différence entre cette somme et les six cent trente
niille francs retirés de chez Laffitte représentait la dé-
pense de dix années , de 1823 à 1833. Les cinq années
de séjour au couvent n'avaient coûté que cinq mille
francs.
Jean Valjean mit les deux flambeaux d'argent sur la
cheminée où ils resplendirent, à la grande admiration
de Toussaint .
Du reste, Jean Valjean se savait délivré de Javert. On
avait raconté devant lui, et il avait vérifié le fait dans
le Moniteur, qui l'avait publié, qu'un inspecteur de po-
lice nommé Javert avait été trouvé noyé sous un bateau
de blanchisseuses entre le pont au Change et le Pont-
Neuf, et qu'un écrit laissé par cet homme, d'ailleurs
irréprochable et fort estimé de ses chefs, faisait croire à
un accès d'aliénation mentale et à un suicide. - Аи
fait, pensa Jean Valjean, puisque, me tenant , il m'a lais-
sé en liberté, c'est qu'il fallait qu'il fût déjà fou.
V

DÉPOSEZ PLUTOT VOTRE ARGENT DANS TELLE


FORÊT QUE CHEZ TEL NOTAIRE

Na sans doute compris, sans qu'il soit nécessaire


Ο de l'expliquer longuement, que Jean Valjean,
après l'affaire Champmathieu , avait pu, grâce à sa pre-
mière évasion de quelques jours, venir à Paris, et re-
tirer à temps de chez Laffitte la somme gagnée par lui,
sous le nom de monsieur Madeleine, à Montreuil-sur-
Mer ; et que, craignant d'être repris, ce qui lui arriva,
en effet, peu de temps après, il avait caché et enfoui
cette somme dans la forêt de Montfermeil au lieu dit le
fonds Blaru. La somme , six cent trente mille francs,
toute en billets de banque, avait peu de volume et tenait
dans une boîte ; seulement, pour préserver la boîte de
l'humidité, il l'avait placée dans un coffret en chêne
plein de copeaux de châtaignier. Dans le même coffret,
il avait mis son autre trésor, les chandeliers de l'évêque.
On se souvient qu'il avait emporté ces chandeliers en
s'évadant de Montreuil-sur- Mer. L'homme aperçu un
soir une première fois par Boulatrueile, c'était Jean
Valjean . Plus tard, chaque fois que Jean Valjean avait
besoin d'argent, il venait en chercher à la clairière
Blaru. De là les absences dont nous avons parlé. Il
avait une pioche quelque part dans les bruyères, dans
une cachette connue de lui seul. Lorsqu'il vit Marius
LE PETIT-FILS ET LE GRAND- PÈRE . 269

dit tout facile. Il se hâtait vers le bonheur de Cosette


avec autant d'empressement , et en apparence, de joie,
que Cosette elle- même .
Comme il avait été maire, il sut résoudre un problè-
me délicat, dans le secret duquel il était seul, l'état ci-
vil de Cosette. Il tira Cosette de toutes les difficultés. Il
lui arrangea une famille de gens morts, moyen sûr de
n'encourir aucune réclamation . Cosette était ce qui res-
tait d'une famille éteinte ; Cosette n'était pas sa fille à
lui , mais la fille d'un autre Fauchelevent. Deux frères
Fauchelevent avaient été jardiniers au couvent du Pe-
tit- Picpus. On alla à ce couvent ; les meilleurs rensei-
gnements et les plus respectables témoignages abondè-
rent ; les bonnes religieuses, peu aptes et peu enclines à
sonder les questions de paternité, et n'y entendant pas
malice, n'avaient jamais su bien au juste duquel des
deux Fauchelevent la petite Cosette était la fille . Elles
dirent ce qu'on voulut, et le dirent avec zèle . Un acte
de notoriété fut dressé . Cosette devint devant la loi ma-
demoiselle Euphrasie Fauchelevent . Elle fut déclarée
orpheline de père et de mère . Jean Valjean s'arrangea
de façon à être désigné, sous le nom de Fauchelevent ,
comme tuteur de Cosette , avec M. Gillenormand com-
me subrogétuteur.
Quant aux cinq cent quatre-vingt- quatre mille francs ,
c'était un legs fait à Cosette par une personne morte
qui désirait rester inconnue. Le legs primitif avait été
de cinq cent quatre-vingt- quatorze mille francs ; mais
dix mille francs avaient été dépensés pour l'éducation
de mademoiselle Euphrasie , dont cinq mille francs
payés au couvent même. Ce legs, déposé dans les
mains d'un tiers, devait être remis à Cosette à sa ma-
jorité ou à l'époqne de son mariage. Tout cet en-
270 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

semble était fort acceptable, comme on voit, surtout


avec un appoint de plus d'un demi- million . Il y avait
bien çà et là quelques singularités, mais on ne les vit
pas ; un des intéressés avait les yeux bandés par l'a-
mour, les autres par les six cent mille francs .
Cosette apprit qu'elle n'était pas la fille de ce vieux
homme qu'elle avait si longtemps appelé père. Ce n'é.
tait qu'un parent ; un autre Fauchelevent était son père
véritable. Dans tout autre moment, cela l'eût navrée .
Mais à l'heure ineffable où elle était, ce ne fût qu'un
peu d'ombre, un rembrunissement, et elle avait tant de
joie que ce nuage dura peu . Elle avait Marius . Le jeune
homme arrivait, le bonhomme s'effaçait ; la vie est
ainsi.
Et puis, Cosette était habituée depuis de longues au
nées à voir autour d'elle des énigmes; tout être qui a eu
une enfance mystérieuse est toujours prêt à de certains
renoncements .
Elle continua pourtant de dire à Jean Valjean : Père .
Cosette, aux anges, était enthousiasmée du père Gil-
lenormand . Il est vrai qu'il la comblait de madrigaux
et de cadeaux. Pendant que Jean Valjean construisait
à Cosette une situation normale dans la société et une
possession d'état inattaquable, M. Gillenormand veillait
à la corbeille de noce. Rien ne l'amusait comme d'être
magnifique. Il avait donné à Cosette une robe de gui-
pure de Binche qui lui venait de sa propre grand' mère à
lui.
- Ces modes- là renaissent, disait-il, les antiquailles
font fureur, et les jeunes femmes de ma vieillesse s'ha-
billent comme les vieilles femmes de mon enfance.
Il dévalisait ses respectables commodes de laque de
Coromandel à panse bombée qui n'avaient pas été ou
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE . 271

vertes depuis des ans. Confessons ces douairières ,


disait-il ; voyons ce qu'elles ont dans la bedaine . Il
violait bruyamment des tiroirs ventrus pleins de toilettes
de toutes ses femmes, de toutes ses maîtresses et de
toutes ses aïeules. Pékins , damas , lampas, moires pein-
tes, robes de gros de Tours flambé , mouchoirs des Indes
brodés d'un or qui peut se laver, dauphines sans envers
en pièces, points de Gênes et d'Alençon, parures en
vieille orfèvrerie, bonbonnières d'ivoire ornées de ba-
tailles microscopiques, nippes , rubans, il prodiguait
tout à Cosette. Cosette, émerveillée , éperdue d'amour
pour Marius et effarée de reconnaissance pour M. Gille-
normand, rêvait un bonheur sans bornes vêtu de satin
et de velours. Sa corbeille de noce lui apparaissait sou-
tenue par les séraphins. Son âme s'envolait dans l'azur
avec des ailes de dentelle de Malines.
L'ivresse des amoureux n'était égalée, nous l'avons
dit, que par l'extase du grand-père . Il y avait comme
une fanfare dans la rue des Filles-du-Calvaire.
Chaque matin, nouvelle offrande de bric-a-brac du
grand-père à Cosette . Tous les falbalas possibles s'épa-
nouissaient splendidement autour d'elle.
Un jour Marius, qui , volontiers, causait gravement à
travers son bonheur, dit à propos de je ne sais quel in-
cident :
-
-Les hommes de la révolution sont tellement grands
qu'ils ont déjà le prestige des siècles, comme Caton et
comme Phocion, et chacun d'eux semble une mémoire
antique.
Moire antique ! s'écria le vieillard . Merci , Marius.
C'est précisément l'idée que je cherchais.
Et le lendemain une magnifique robe de moire an-
tique couleur thé s'ajoutait à la corbeille de Cosette,
272 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

Le grand-père extrayait de ces chiffons une sagesse ,


-- L'amour, c'est bien ; mais il faut cela avec . Il faut
de l'inutile dans le bonheur. Le bonheur, ce n'est que
le nécessaire . Assaisonnez-le-moi énormément de su-
perflu. Un palais et son cœur. Son cœur et le Louvre.
Son cœur et les grandes eaux de Versailles. Donnez- moi
ma bergère, et tâchez qu'elle soit duchesse . Amenez-moi
Philis couronnée de bleuets, et ajoutez-lui cent mille
livres de rente . Ouvrez- moi une bucolique à perte de vue
sous une colonnade de marbre . Je consens à la bucolique
et aussi à la féerie de marbre et d'or. Le bonheur sec res-
semble au pain sec. On mange, mais on ne dîne pas . Je
veux du superflu , de l'inutile, de l'extravagant, du trop,
de ce qui ne sert à rien. Je me souviens d'avoir vu dans
la cathédrale de Strasbourg une horloge haute comme
une maison à trois étages qui marquait l'heure, qui
avait la bonté de marquer l'heure, mais qui n'avait pas
l'air faite pour cela ; et qui, après avoir sonné midi ou
minuit, midi , l'heure du soleil, minuit , l'heure de l'a
mour, ou toute autre heure qu'il vous plaira , vous don
nait la lune et les étoiles , la terre et la mer, les oiseaux
et les poissons, Phébus et Phébé, et une ribambelle de
choses qui sortaient d'une niche, et les douze apôtres,
et l'empereur Charles- Quint, et Éponine et Sabinus, et
un tas de petits bonshommes dorés qui jouaient de la
trompette, par- dessus le marché . Sans compter de ravis-
sants carillons qu'elle éparpillait dans l'air à tout pro-
pos, sans qu'on sût pourquoi . Un méchant cadran tout
nu qui ne dit que les heures vaut- il cela ? Moi , je suis
de l'avis de la grosse horloge de Strasbourg, et je la pré-
fère au coucou de la Forêt - Noire.
M. Gillenormand déraisonnait spécialement à pro-
pos de la noce, et tous les trumeaux du dix huitième
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE . 273

siècle passaient pêle-mêle dans ses dithyrambes.


Vous ignorez l'art des fêtes . Vous ne savez pas
faire un jour de joie dans ce temps-ci , s'écriait il. Votre
dix-neuvième siècle est veule. Il manque d'excès. Il
ignore le riche, il ignore le noble. En toute chose, il est
tondu ras. Votre tiers état est insipide, incolore, inodore
et informe. Rêve de vos bourgeoises qui s'établissent,
comme elles disent : un joli boudoir fraîchement décoré ,
palissandre et calicot. Place ! place ! le sieur Grigou
épouse la demoiselle Grippe- sou . Somptuosité et splen-
deur. On a collé un louis d'or à un cierge. Voilà l'épo-
que. Je demande à m'enfuir au delà des Sarmates. Ah !
lès 1787, j'ai prédit que tout était perdu , le jour où j'ai
vu le duc de Rohan, prince de Léon, duc de Chabot,
luc de Montbazon, marquis de Soubise, vicomte de
' Thouars, pair de France, aller à Longchamps en tapecu !
Cela a porté ses fruits. Dans ce siècle , on fait des affai-
es, on joue à la Bourse, on gagne de l'argent, et l'on
est pingre. On soigne et on vernit sa surface ; on est
tiré à quatre épingles, lavé , savonné , ratissé , rasé , pei-
gné, ciré, lissé, frotté, brossé, nettoyé au dehors , irré-
prochable, poli comme un caillou, discret, propret, et
en même temps, vertu de ma mie ! on a au fond de la
conscience des fumiers et des cloaques à faire reculer
une vachère qui se mouche dans ses doigts. J'octroie à
ce temps-ci cette devise : Propreté sale . Marius , ne te
fâche pas, donne-moi la permission de te parler, je ne
dis pas de mal du peuple, tu vois, j'en ai plein la bou-
che de ton peuple, mais trouve bon que je flanque un
peu une pile à la bourgeoisie. J'en suis. Qui aime bien .
cingle bien. Sur ce, je le dis tout net, aujourd'hui on se
marie, mais on ne sait plus se marier. Ah ! c'est vrai,
je regrette la gentillesse des anciennes mœurs J'en re-
274 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

grette tout. Cette élégance , cette chevalerie, ces façons


courtoises et mignonnes, ce luxe réjouissant que cha-
cun avait, la musique faisant partie de la noce, sympho-
nie en haut, tambourinage en bas, les danses, lesjoyeux
visages attablés, les madrigaux alambiqués, les chan-
sons, les fusées d'artifice, les francs rires, le diable et
son train, les gros nœuds de ruban. Je regrette la jar-
retière de la mariée. La jarretière de la mariée est cou-
sine de la ceinture de Vénus. Sur quoi roule la guerre
de Troie ? Parbleu, sur la jarretière d'Hélène . Pour-
quoi se bat-on, pourquoi Diomède le divin fracasse-t-il
sur la tête de Mérionée ce grand casque d'airain à dix
pointes ? pourquoi Achille et Hector se pignochent-ils
à grands coups de pique ? Parce que Hélène a laissé
prendre à Pâris sa jarretière. Avec la jarretière de Co-
sette Homère ferait l'Iliade. Il mettrait dans son poè-
me un vieux bavard comme moi , et il le nommerait Nes-
tor. Mes amis, autrefois , dans cet aimable autrefois, on
se mariait savamment ; on faisait un bon contrat, en-
suite une bonne boustifaille . Sitôt Cujas sorti, Gama-
che entrait. Mais , dame ? c'est que l'estomac est une
bête agréable qui demande son dû , et qui veut avoir sa
noce aussi. On soupait bien , et l'on avait à table une
belle voisine sans guimpe qui ne cachait sa gorge que
modérément ! Oh ! les larges bouches riantes , et comme
on était gai dans ce temps-là ! la jeunesse était un bou-
quet ; tout jeune homme se terminait par une branche
de lilas ou par une touffe de roses ; fût-on guerrier,
on était berger ; et si ; par hasard, on était capitaine de
dragons, on trouvait moyen de s'appeler Florian .
On tenait à être joli . On se brodait, on s'empourprait.
Un bourgeois avait l'air d'une fleur, un marquis avait
l'air d'une pierrerie. On n'avait pas de sous-pieds,, on
LE PETIT- FILS ET LE GRAND- PÈRE. 275

n'avait pas de bottes . On était pimpant, lustré, moiré,


mordoré, voltigeant , mignon , coquet, ce qui n'em-
pêchait pas d'avoir l'épée au côté . Le colibri a bec
et ongles. C'était le temps des Indes galantes. Un des
côtés du siècle était le délicat , l'autre était le magnifique ;
et, par la vertu-chou ! on s'amusait. Aujourd'hui, on est
sérieux. Le bourgeois est avare, la bourgeoisie est
prude ; votre siècle est infortuné. On chasserait les
Grâces comme trop décolletées . Hélas ! on cache la
beauté comme une laideur. Depuis la révolution , tout
a ses pantalons , même les danseuses ; une baladine doit
être grave ; vos rigodons sont doctrinaires. Il faut être
majestueux. On serait bien fâché de ne pas avoir le
menton dans sa cravate. L'idéal d'un galopin de vingt
ans qui se marie, c'est de ressembler à monsieur Royer-
Collard. Et savez-vous à quoi l'on arrive avec cette ma-
jesté-là ? à être petit . Apprenez ceci : la joie n'est pas
seulement joyeuse : elle est grande. Mais soyez donc
amoureux gaîment, que diable ! mariez-vous donc,
quand vous vous mariez , avec la fièvre et l'étourdisse-
ment et le vacarme et le tohu-bohu du bonheur ! De la
gravité à l'église , soit. Mais sitôt la messe finie, sarpe-
jeu ! il faudrait faire tourbillonner un songe autour de l'é-
pousée. Un mariage doit être royal et chimérique ; il doit
promener sa cérémonie de la cathédrale de Reims à la
pagode de Chanteloup . J'ai horreur d'une noce pleutre.
Ventregoulette ! soyez dans l'Olympe , au moins ce jour-
là. Soyez des dieux. Ah ! l'on pourrait être des sylphes,
des Jeux et des Ris, des argiraspides ; on est des galou-
piats ! Mes amis, tout nouveau marié doit être le prince
Aldobrandini . Profitez de cette minute unique de la
vie pour vous envoler dans l'empyrée avec les cygnes
et les aigles, quitte à retomber le lendemain dans la
276 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

bourgeoisie des grenouilles. N'économisez point sur


l'hyménée, ne lui rognez pas ses splendeurs ; ne liardez
pas le jour où vous rayonnez . La noce n'est pas le mé-
nage . Oh ! si je faisais à ma fantaisie, ce serait galant,
on entendrait des violons dans les arbres. Voici mon
programme : bleu de ciel et argent. Je mêlerais à la
fête les divinités agrestes, je convoquerais les dryades
et les néréides. Les noces d'Amphitrite, une nuée rose,
des nymphes bien coiffées et toutes nues, un académi-
cien offrant des quatrains à la déesse , un char traîné
par des monstres marins.

Triton trottait devant, et tirait de sa conque


Des sons si ravissants qu'il ravissait quiconque !

- Voilà un programme de fête , en voilà un, ou je ne


m'y connais pas, sac à papier !
Pendant que le grand-père, en pleine effusion lyri-
que, s'écoutait lui-même, Cosette et Marius s'enivraient
de se regarder librement.
La tante Gillenormand considérait tout cela avec sa
placidité imperturbable. Elle avait eu depuis cinq ou
six mois une certaine quantité d'émotions. Marius re-
venu, Marius rapporté sanglant, Marius rapporté d'une
barricade, Marius mort, puis vivant , Marius réconcilié ,
Marius fiancé , Marius se mariant avec une pauvresse,
Marius se mariant avec une millionnaire. Les six cent
mille francs avaient été sa dernière surprise . Puis son
indifférence de première communiante lui était revenue.
Elle allait régulièrement aux offices , égrenait son rosai-
re, lisait son eucologe, chuchotait dans un coin de la
maison des Ave pendant qu'on chuchotait dans l'autre
I love you, et, vaguement, voyait Marius et Cosette
comme deux ombres. L'ombre, c'était elle.
LE PETIT-FILS ET LE GRAND- PÈRE. 277

Il y a un certain état d'ascétisme inerte où l'âme ,


neutralisée par l'engourdissement, étrangère à ce qu'on
pourrait appeler l'affaire de vivre , ne perçoit, à l'excep-
tion des tremblements de terre et des catastrophes , au-
cune des impressions humaines, ni les impressions plai-
santes, ni les impressions péribles. Cette dévotion là,
disait le père Gillenormand à sa fille, correspond au
rhume de cerveau. Tu ne sens rien de la vie. Pas de
mauvaise odeur, mais pas de bonne.
Du reste, les six cent mille francs avaient fixé les in-
décisions de la vieille fille. Son père avait pris l'habi-
tude de la compter si peu qu'il ne l'avait pas consultée
sur le consentement au mariage de Marius . Il avait agi
de fougue, selon sa mode, n'ayant, despote devenu es-
clave, qu'une pensée, satisfaire Marius. Quant à la tan-
te, que la tante existât, et qu'elle pût avoir un avis, il
n'y avait pas même songé, et, toute moutonne qu'elle
était, ceci l'avait froissée . Quelque peu révoltée dans
son for intérieur, mais extérieurement impassible, elle
s'était dit : Mon père résout la question du mariage
sans moi ; je résoudrai la question de l'héritage sans lui ,
Elle était riche, en effet, et le père ne l'était pas. Elle
avait donc réservé là -dessus sa décision . Il est probable
que, si le mariage eût été pauvre, elle l'eût laissé pau-
vre. Tant pis pour monsieur mon neveu ! il épouse une
gueuse, qu'il soit gueux . Mais le demi-million de Co-
sette plut à la tante et changea sa situation intérieure à
l'endroit de cette paire d'amoureux . On doit de la con-
sidération à six cent mille francs , et il était évident
qu'elle ne pouvait faire autrement que de laisser sa for-
tane à ces jeunes gens, puisqu'ils n'en avaient plus be-
soin.
Il fut arrangé que le couple habiterait chez le grand-
278 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

père. M. Gillenormand voulut absolument leur donner


sa chambre, la plus belle de la maison. Cela me ra-
jeunira, déclarait-il. C'est un ancien projet. J'avais tou-
jours eu l'idée de faire la noce dans ma chambre.
Il meubla cette chambre d'un tas de vieux bibelots
galants. Il la fit plafonner et tendre d'une étoffe extra-
ordinaire qu'il avait en pièce et qu'il croyait d'Utrecht,
fond satiné boutons d'or avec fleurs de velours oreilles .
d'ours. - C'est de cette étoffe-là, disait-il, qu'était dra-
pé le lit de la duchesse d'Anville à la Roche- Guyon, -
Il mit sur la cheminée une figurine de Saxe portant un
manchon sur son ventre nu .
La bibliothèque de M. Gillenormand devint le cabi-
net d'avocat dont avait besoin Marius ; un cabinet, on
s'en souvient, étant exigé par le conseil de l'ordre.
VII

LES EFFETS DE RÊVE MÊLÉS AU BONHEUR

ES amoureux se voyaient tous les jours. Cosette


L venait avec M. Fauchelevent. C'est le renver-
sement des choses, disait mademoiselle Gillenormand,
que la future vienne à domicile se faire faire la cour
comme ça. Mais la convalescence de Marius avait fait
prendre l'habitude, et les fauteuils de la rue des Filles-
du-Calvaire, meilleurs aux tête-à-tête que les chaises
de paille de la rue de l'Homme Armé, l'avaient enra-
cinée. Marius et M. Fauchelevent se voyaient, mais ne
se parlaient pas. Il semblait que cela fût convenu . Tou-
te fille a besoin d'un chaperon. Cosette n'aurait pu venir
sans M. Fauchelevent. Pour Marius, M. Fauchelevent
était la condition de Cosette . Il l'acceptait. En mettant
sur le tapis, vaguement et sans préciser, les matières de
la politique, au point de vue de l'amélioration générale
du sort de tous, ils parvenaient à se dire un peu plus
que oui et non . Une fois, au sujet de l'enseignement ,
que Marius voulait gratuit et obligatoire, multiplié sous
toutes les formes, prodigué à tous comme l'air et le so-
leil , en un mot, respirable au peuple tout entier, ils fu-
rent à l'unisson et causèrent presque. Marius remarqua
à cette occasion que M. Fauchelevent parlait bien , et
même avec une certaine élévation de langage . Il lui
manquait pourtant on ne sait quoi . M. Fauchelevent
280 LES MISÉRABLES. - - JEAN VALJEAN.

avait quelque chose de moins qu'un homme du monde,


et quelque chose de plus.
Marius, intérieurement et au fond de sa pensée, en-
tourait de toutes sortes de questions muettes ce M. Fau-
chelevent qui était pour lui simplement bienveillant et
froid Il lui venait par moments des doutes sur ses pro-
pres souvenirs. Il y avait dans sa mémoire un trou, un
abîme creusé par quatre mois d'agonie. Beaucoup de
choses s'y étaient perdues. Il en était à se demander
s'il était bien réel qu'il eût vu M. Fauchelevent , un tel
homme, si sérieux et si calme, dans la barricade .
Ce n'était pas d'ailleurs la seule stupeur que les ap-
paritions les disparitions du passé lui eussent laissée
dans l'esprit. Il ne faudrait pas croire qu'il fût délivré
de toutes ces obcessions de la mémoire qui nous for-
cent, même heureux, même satisfaits, à regarder
mélancoliquement en arrière . La tête qui ne se re-
tourne pas vers les horizons effacés ne contient ni
pensée ni amour. Par moments, Marius prenait son
visage dans ses mains et le passétumultueux et vague
traversait le crépuscule qu'il avait dans le cerveau .
Il revoyait tomber Mabeuf, il entendait Gavroche
chanter sous la mitraille, il sentait sous sa lèvre
le froid du front d'Éponine ; Enjolras, Courfeyrac ,
Jean Prouvaire, Combeferre, Bossuet, Grantaire, tous
ses amis , se dressaient devant lui, puis se dissi-
paient. Tous ces êtres chers , douloureux, vaillants ,
charmants ou tragiques, étaient-ce des songes ? avaient-
ils en effet existé ? L'émeute avait tout roulé dans sa fu-
mée. Ces grandes fièvres ont de grands rêves . Il s'in-
terrogeait ; il se tâtait ; il avait le vertige de toutes ces
réalités évanouies. Où étaient-ils donc tous ? était ce
bien vrai que tout fût mort ? Une chute dans les ténè-
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE . 281

bres avait tout emporté, excepté lui. Tout cela lui sem-
blait avoir disparu comme derrière une toile de théâtre .
Il y a de ces rideaux qui s'abaissent dans la vie. Dieu
passe à l'acte suivant .
Et lui même, était-il bien le même homme ? Lui, le
pauvre, il était riche ; lui, l'abandonné, il avait une fa-
mille , lui , le désespéré , il épousait Cosette . Il lui sem-
blait qu'il avait traversé une tombe, et qu'il y était en-
tré noir, et qu'il en était sorti blanc, et cette tombe, les
autres y étaient restés . A de certains instants, tous ces
êtres du passé, revenus et présents, faisaient cercle
autour de lui et l'assombrissaient ; alors il songeait à
Cosette, et redevenait serein ; mais il ne fallait rien
moins que cette félicité pour effacer cette catastrophe .
M. Fauchelevent avait presque place parmi ces êtres
évanouis. Marius hésitait à croire que le Fauchelevent
de la barricade fût le même que ce Fauchelevent
en chair et en os, si gravement assis près de Cosette .
Le premier était probablement un de ces cauchemars
apportés et remportés par ses heures de délire . Du reste,
leurs deux natures étant escarpées, aucune question
n'était possible de Marius à M. Fauchelevent. L'idée
ne lui en fût même pas venue . Nous avons indiqué
déjà ce détail caractéristique.
Deux hommes qui ont un secret commun, et qui, par
une sorte d'accord tacite, n'échangent par une parole à
ce sujet, cela est moins rare qu'on ne pense.
Une fois seulement, Marius tenta un essai. Il fit venir
dans la conversation la rue de la Chanvrerie, et, se tour-
nant vers M. Fauchelevent, il lui dit :
----- Vous connaissez bien cette rue-là ?
- Quelle rue ?
- La rue de la Chanvrerie.
282 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

Je n'ai aucune idée du nom de cette rue-là, répon-


dit M. Fauchelevent du ton le plus naturel du monde .
La réponse, qui portait sur le nom de la rue, et point
sur la rue elle-même, parut à Marius plus concluante
qu'elle ne l'était.
Décidément, pensa-t-il , j'ai rêvé. J'ai eu une hal-
lucination. C'est quelqu'un qui lui ressemblait. M.
Fauchelevent n'y était pas.
VIII

DEUX HOMMES IMPOSSIBLES A RETROUVER

' ENCHANTEMENT, si grand qu'il fût, n'effaça


L point dans l'esprit de Marius d'autres préoc-
cupations .
Pendant que le mariage s'apprêtait et en attendant
l'époque fixée, il fit faire de difficiles et scrupuleuses
recherches rétrospectives .
Il devait de la reconnaissance de plusieurs côtés ; il
en devait pour son père, il en devait pour lui-même.
Il y avait Thénardier ; il y avait l'inconnu qui l'avait
rapporté, lui Marius, chez M. Gillenormand .
Marius tenait à retrouver ces deux hommes, n'en-
tendant point se marier, être heureux, et les oublier, et
craignant que ces dettes du devoir non-payées ne fissent
ombre sur sa vie, si lumineuse désormais .
Il lui était impossible de laisser tout cet arriéré en
souffrance derrière lui, et il voulait, avant d'entrer
joyeusement dans l'avenir, avoir quittance du passé.
Que Thénardier fût un scélérat, cela n'ôtait rien à ce
fait qu'il avait sauvé le colonel Pontmercy. Thénardier
était un bandit pour tout le monde, excepté pour
Marius.
Et Marius, ignorant la véritable scène du champ de
Waterloo, ne savait pas cette particularité, que son père
était vis-à-vis de Thénardier dans cette situation étrange
284 LES MISÉRABLES . --- JEAN VALJEAN.

de lui devoir la vie sans lui devoir de reconnaissance


Aucun des divers agents que Marius employa ne par
vint à saisir la piste de Thénardier. L'effacement sem
blait complet de ce côté-là. La Thénardier était morte
en prison pendant l'instruction du procès. Thénardie:
et sa fille Azelma , les deux seuls qui restassent de ce
groupe lamentable, avaient replongé dans l'ombre. Le
gouffre social s'était silencieusement refermé sur ces
êtres. On ne voyait même plus à la surface ce frémis
sement, ce tremblement, ces obscures cercles concentri
ques qui annoncent que quelque chose est tombé là, e'
qu'on peut y jeter la sonde.
La Thénardier étant morte , Boulatruelle étant mi
hors de cause, Claquesous ayant disparu, les princi
paux accusés s'étant échappés de prison , le procès d ::
guet-apens de la masure Gorbeau avait à peu près
avorté.
L'affaire était restée assez obscure. Le banc des
assises avait dû se contenter de deux subalternes, Par-
chaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, et Demi-Liard,
dit Deux Milliards, qui avaient été condamnés con-
tradictoirement à dix ans de galères . Les travaux forcés
à perpétuité avaient été prononcés contre leurs com-
plices évadés et contumaces.
Thénardier, chef et meneur, avait été, par contumace
également, condamné à mort .
Cette condamnation était la seule chose qui restât
sur Thénardier, jetant sur ce nom enseveli sa lueur
sinistre, comme une chandelle à côté d'une bière.
Du reste, en refoulant Thénardier dans les dernières
profondeurs par la crainte d'être ressaisi , cette condam
nation ajoutait à l'épaississement ténébreux qui cou
vrait cet homme.
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE. 285

Quant à l'autre, quant à l'homme ignoré qui avait


hauvé Marius , les recherches eurent d'abord quelque
ésultat, puis s'arrêtèrent court . On réussit à retrouver
le fiacre qui avait rapporté Marius rue des Filles -du-
Calvaire dans la soirée du 6 juin.
Le cocher déclara que le 6 juin, d'après l'ordre d'un
agent de police, il avait " stationné ", depuis trois heu-
res de l'après-midi jusqu'à la nuit, sur le quai des
Champs-Élysées , au-dessous de l'issue du grand Égout ;
que, vers neuf heures du soir, la grille de l'égout, qui
donne sur la berge de la rivière, s'était ouverte ; qu'un
homme en était sorti , portant sur ses épaules un autre
homme, qui semblait mort ; que l'agent, lequel était en
observation sur ce point, avait arrêté l'homme vivant
et saisi l'homme mort ; que, sur l'ordre de l'agent, lui
cocher avait reçu " tout ce monde- là " dans son fiacre ;
qu'on était allé d'abord rue des Filles-du - Calvaire ;
qu'on y avait déposé l'homme mort ; que l'homme
mort, c'était monsieur Marius, et que lui , cocher, le
reconnaissait bien, quoiqu'il fût vivant " cette fois-ci ";
qu'ensuite on était remonté dans sa voiture , qu'il
avait fouetté ses chevaux ; que, à quelques pas de la
porte des Archives, on lui avait crié de s'arrêter ;
que là, dans la rue, on l'avait payé et quitté, et que
l'agent avait emmené l'autre homme ; qu'il ne savait
rien de plus ; que la nuit était très noire.
Marius, nous l'avons dit, ne se rappelait de rien. Il
se souvenait seulement d'avoir été saisi en arrière par
une main énergique au moment où il tombait à la ren-
verse dans la barricade ; puis tout s'effaçait pour lui .
Il n'avait repris connaissance que chez M. Gille-
normand .
Il se perdait en conjectures .
286 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

Il ne pouvait douter de sa propre identité . Comment


se faisait-il pourtant que , tombé rue de la Chanvrerie,
il eût été ramassé par l'agent de police sur la berge de
la Seine, près du pont des Invalides ?
Quelqu'un l'avait emporté du quartier des halles
aux Champs- Élysées. Et comment ? Par l'égout . Dé-
vouement inouï !
Quelqu'un ? qui ?
C'était cet homme que Marius cherchait.
De cet homme, qui était son sauveur, rien ; nulle
trace ; pas le moindre indice.
Marius, quoique obligé de ce côté- là à une grande
réserve, poussa ses recherches jusqu'à la préfecture de
police. Là, pas plus qu'ailleurs , les renseignements pris
n'aboutirent à aucun éclaircissement .
La préfecture en savait moins que le cocher de fiacre .
On n'y avait connaissance d'aucune arrestation opérée
le 6 juin à la grille du Grand Égout.
On n'y avait reçu aucun rapport d'agent sur ce fait
qui, à la préfecture, était regardé comme une fable. On
y attribuait l'invention de cette fable au cocher . Un
cocher qui veut un pourboire est capable de tout, même
d'imagination . Le fait, pourtant, était certain, et Ma-
rius n'en pouvait douter, à moins de douter de sa propre
identité, comme nous venons de le dire.
Tout, dans cette étrange énigme, était inexplicable .
Cet homme, ce mystérieux homme, que le cocher
avait vu sortir de la grille du Grand Égout portant sur
son dos Marius évanoui, et que l'agent de police aux
aguets avait arrêté en flagrant délit de sauvetage d'un
insurgé, qu'était-il devenu ? qu'était devenu l'agent
lui-même ?
Pourquoi cet agent avait-il gardé le silence ? L'hom-
LE PETIT- FILS ET LE GRAND- PÈRE . 287

rie avait-il réussi à s'évader ? avait-il corrompu l'agent ?


l'ourquoi cet homme ne donnait- il aucun signe de vie
à Marius qui lui devait tout ? Le désintéressement n'é-
tait pas moins prodigieux que le dévouement. Pourquoi
cet homme ne reparaissait- il pas ? Peut-être était-il au-
dessus de la récompense, mais personne n'est au-dessus
de la reconnaissance . Était-il mort ? quel homme était-
ce ? quelle figure avait-il ? Personne ne pouvait le dire .
Le cocher répondait : La nuit était très noire. Basque
et Nicolette, ahuris, n'avaient regardé que leur jeune
maître tout sanglant.
Le portier, dont la chandelle avait éclairé la tragique
arrivée de Marius, avait seul remarqué l'homme en
question, et voici le signalement qu'il en donnait :
-Cet homme était épouvantable.
Dans l'espoir d'en tirer parti pour ses recherches ,
Marius fit conserver les vêtements ensanglantés qu'il
avait sur le corps , lorsqu'on l'avait ramené chez son
aïeul .
En examinant l'habit, on remarqua qu'un pan était
bizarrement déchiré. Un morceau manquait.
Un soir, Marius parlait devant Cosette et Jean Val-
jean de toute cette singulière aventure, des informa-
tions sans nombre qu'il avait prises et de l'inutilité de
ses efforts. Le visage froid de " monsieur Fauchele-
vent " l'impatientait.
Il s'écria avec une vivacité qui avait presque la vi-
bration de la colère :
Oui, cet homme-là, quel qu'il soit, a été sublime.
Savez-vous ce qu'il a fait , monsieur ? Il est intervenu
comme l'archange. Il a fallu qu'il se jetât au milieu du
combat, qu'il me dérobât, qu'il ouvrît l'égout, qu'il m'y
traînât, qu'il m'y portât ! Il a fallu qu'il fît plus d'une
288 LES MÍSÉRABLES. JEAN VALJEAN.

lieue et demie dans d'affreuses galeries souterraines,


courbé, ployé, dans les ténèbres, dans le cloaque , plus
d'une lieue et demie, monsieur, avec un cadavre sur le
dos ! Et dans quel but ? Dans l'unique but de sauver
ce cadavre . Et ce cadavre, c'était moi . Il s'est dit : " Il
y a encore là peut- être une lueur de vie ; je vais risquer
mon existence à moi pour cette misérable étincelle !"
Et son existence , il ne l'a pas risquée une fois, mais
vingt ! Et chaque pas était un danger. La preuve, c'est
qu'en sortant de l'égout il a été arrêté . Savez vous,
monsieur, que cet homme a fait tout cela ? Et aucune
récompense à attendre. Qu'étais-je ? Un insurgé. Qu'é-
tais-je ? Un vaincu . Oh ! si les six cent mille francs de
Cosette étaient à moi...
Ils sont à vous, interrompit Jean Valjean.
Eh bien, reprit Marius , je les donnerais pour re-
trouver cet homme !
Jean Valjean garda le silence.
LIVRE SIXIÈME

LA NUIT BLANCHE

LE 16 FÉVRIER 1833

A nuit du 16 au 17 février 1833 fut une nuit bénie.


L Elle eut au-dessus de son ombre le ciel ouvert.
Ce fut la nuit de noces de Marius et de Cosette.
La journée avait été adorable.
Ce n'avait pas été la fête bleue rêvée par le grand-
père, une féerie avec une confusion de chérubins et de
cupidons au dessus de la tête des mariés, un mariage
digne de faire un dessus de porte ; mais cela avait été
doux et riant.
La mode du mariage n'était pas en 1833 ce qu'elle est
aujourd'hui . La France n'avait pas encore emprunté à
l'Angleterre cette délicatesse suprême d'enlever sa fem-
me, de s'enfuir en sortant de l'église , de se cacher avec
honte de son bonheur, et de combiner les allures d'un
banqueroutier avec les ravissements du Cantique des
cantiques. On n'avait pas encore compris tout ce qu'il
290 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

y a de chaste, d'exquis et de décent à cahoter son para-


dis en chaise de poste, à entrecouper son mystère de
clic-clacs, à prendre pour lit nuptial un lit d'auberge, et
à laisser derrière soi, dans l'alcôve banale à tant par
nuit, le plus sacré des souvenirs de la vie pêle- mêle
avec le tête-à-tête du conducteur de diligence et de la
servante d'auberge.
Dans cette seconde moitié du dix-neuvième siècle où
nous sommes , le maire et son écharpe , le prêtre et sa
chasuble, la loi et Dieu, ne suffisent plus ; il faut les
compléter par le postillon de Lonjumeau ; veste bleue
aux retroussis rouges et aux boutons grelots , plaque en
brassard, culotte de peau verte, jurons aux chevaux
normands à la queue nouée, faux galons, chapeau ciré,
gros cheveux poudrés, fouet énorme et bottes fortes . La
France ne pousse pas encore l'élégance jusqu'à faire,
comme la nobility anglaise , pleuvoir sur la calèche de
poste des mariés une grêle de pantoufles éculées et de
vieilles savates , en souvenir de Churchill, depuis Marl-
borough, ou Malbrouck, assailli le jour de son mariage
par une colère de tante qui lui porta bonheur. Les sa-
vates et les pantoufles ne font point encore partie de nos
célébrations nuptiales ; mais patience, le bon goût con-
tinuant à se répandre, on y viendra.
En 1833 , il y a cent ans, on ne pratiquait pas le ma-
riage au grand trot.
On s'imaginait encore à cette époque, chose bizarre,
qu'un mariage est une fête intime et sociale, qu'un ban-
quet patriarcal ne gâte point une solennité domestique,
que la gaîté, fût- elle excessive , pourvu qu'elle soit hon-
nête, ne fait aucun mal au bonheur, et qu'enfin il est
vénérable et bon que la fusion de ces deux destinées
d'où sortira une famille commence dans la maison, et
LA NUIT BLANCHE. 291

que le ménage ait désormais pour témoin la chambre


nuptiale.
Et l'on avait l'impudeur de se marier chez soi .
Le mariage se fit donc, suivant cette mode mainte-
nant caduque, chez M. Gillenormand.
Si naturelle et si ordinaire que soit cette affaire de se
marier, les bans à publier, les actes à dresser, la mai-
rie, l'église , ont toujours quelque complication. On ne
put être prêt avant le 16 février .
Or, nous notons ce détail pour la pure satisfaction
d'être exact, il se trouva que le 16 était un mardi- gras .
IIésitations, scrupules, particulièrement de la tante
Gillenormand.
---
Un mardi gras ! s'écria l'aïeul, tant mieux . Il y a
un proverbe :

Mariage un mardi gras


N'aura point d'enfants ingrats .

Fassons outre . Va pour le 16 ! Est-ce que tu veux re-


tarder, toi , Marius?

Non, certes ! répondit l'amoureux.
- Marions-nous, fit le grand-père.
Le mariage se fit donc le 16, nonobstant la gaîté pu-
blique. Il pleuvait ce jour-là, mais il y a toujours dans
le ciel un petit coin d'azur au service du bonheur, que
les amants voient, même quand le reste de la création
serait sous un parapluie.
La veille, Jean Valjean avait remis à Marius, en pré-
sence de M. Gillenormand, les cinq cent quatre-vingt-
quatre mille francs.
Le mariage se faisant sous le régime de la commu-
nauté, les actes avaient été simples .
292 LES MISERABLES . - - JEAN VALJEAN.

Toussaint était désormais inutile à Jean Valjean ;


Cosette en avait hérité et l'avait promue au grade de
femme de chambre.
Quant à Jean Valjean, il y avait dans la maison
Gillenormand une belle chambre meublée exprès pour
lui, et Cosette lui avait si irrésistiblement dit : '' Père ,
je vous en prie, " qu'elle lui avait fait à peu près pro-
mettre qu'il viendrait l'habiter .
Quelques jours avant le jour fixé pour le mariage, il
était arrivé un accident à Jean Valjean ; il s'était un
peu écrasé le pouce de la main droite. Ce n'était point
grave ; et il n'avait pas permis que personne s'en occu-
pât, ni le pansât, ni même vît son mal, pas même
Cosette. Cela pourtant l'avait forcé de s'emmitoufler la
main d'un linge, et de porter le bras en écharpe, et
l'avait empêché de rien signer. M. Gillenormand,
comme subrogé- tuteur de Cosette , l'avait suppléé.
Nous ne mènerons le lecteur ni à la mairie ni à
l'église. On ne suit guère deux amoureux jusque-là,
et l'on a l'habitude de tourner le dos au drame dès qu'il
met à sa boutonnière un bouquet de marié . Nous nous
bornerons à noter un incident qui, d'ailleurs inaperçu
de la noce, marqua le trajet de la rue des Filles-du-
Calvaire à l'église Saint- Paul .
On repavait à cette époque l'extrémité nord de la rue
du Parc-Royal . Il était impossible aux voitures de la
noce d'aller directement à Saint-Paul . Force était de
changer l'itinéraire , et le plus simple était de tourner
par le boulevard . Un des invités fit observer que c'était
le mardi gras , et qu'il y aurait là encombrement de voi-
tures . - Pourquoi ? demanda M. Gillenormand . — A
cause des masques . A merveille , dit le grand-père.
Allons par là. Ces jeunes gens se marient ; ils vont en-
LA NUIT BLANCHE. 293

trer dans le sérieux de la vie . Cela les préparera de


voir un peu de mascarade .
On prit par le boulevard . La première des berlines de
la noce contenait Cosette et la tante Gillenormand , M.
Gillenormand et Jean Valjean . Marius, encore séparé
de sa fiancée , selon l'usage, ne venait que dans la se-
conde. Le cortège nuptial , au sortir de la rue des Filles-
du-Calvaire, s'engagea dans la longue procession de
voitures qui faisait la chaîne sans fin de la Madeleine
à la Bastille et de la Bastille à la Madeleine .
Les masques abondaient sur le boulevard . Il avait
beau pleuvoir par intervalles , Paillasse, Pantalon et
Gille s'obstinaient. Dans la bonne humeur de cet hiver
de 1833, Paris s'était déguisé en Venise . On ne voit plus
de ces mardis gras-là aujourd'hui . Tout ce qui existe
étant un carnaval répandu, il n'y a plus de carnaval .
Les contre-allées regorgeaient de passants et les fe-
nêtres de curieux. Les terrasses qui couronnent les pé-
ristyles des théâtres étaient bordées de spectateurs . Ou-
tre les masques , on regardait ce défilé, propre au mardi
gras comme à Longchamps , de véhicules de toutes sor-
tes, citadines, tapissières, carrioles , cabriolets , marchant
en ordre, rigoureusement rivés les uns aux autres par
les règlements de police et comme emboîtés dans des
rails. Quiconque est dans un de ces véhicules- là est tout
à la fois spectateur et spectacle. Des sergents de ville
maintenaient sur les bas côtés du boulevard ces deux
interminables files parallèles se mouvant en mouvement
contrarié, et surveillaient, pour que rien n'entravât leur
double courant, ces deux ruisseaux de voitures coulant,
l'un en aval, l'autre en amont, l'un vers la Chaussée-
d'Antin, l'autre vers le faubourg Saint- Antoine. Les
voitures armoriées des pairs de France et des ambassa-
294 LES MISÉRABLES . · JEAN VALJEAN .

deurs tenaient le milieu de la chaussée, allant et venant


librement. De certains cortèges magnifiques et joyeux ,
notamment le Boeuf Gras, avaient le même privilège.
Dans cette gaîté de Paris, l'Angleterre faisait claquer
son fouet ; la chaise de poste de lord Seymour, harcelée
d'un sobriquet populacier, passait à grand bruit.
Dans la double file, le long de laquelle les gardes mu-
nicipaux galopaient comme des chiens de berger, d'hon-
nêtes berlingots de famille, encombrés de grand' tantes
et d'aïeules, étalaient à leurs portières de frais groupes
d'enfants déguisés, pierrots de sept ans, pierrettes de
six ans, ravissants petits êtres , sentant qu'ils faisaient
officiellement partie de l'allégresse publique, pénétrés
de la dignité de leur arlequinade et ayant une gravité
de fonctionnaires .
De temps en temps un embarras survenait quelque
part dans la procession des véhicules ; l'une ou l'autre
des deux files latérales s'arrêtait jusqu'à ce que le nœud
fût dénoué ; une voiture cmpêchée suffisait pour paraly-
ser toute la ligne . Puis on se remettait en marche.
Les carrosses de la noce étaient dans la file allant vers
la Bastille et longeant le côté droit du boulevard . A la
hauteur de la rue du Pont aux- Choux , il y eut un
temps d'arrêt. Presque au même instant, sur l'autre bas
côté, l'autre file qui allait vers la Madeleine s'arrêta
également. Il y avait à ce point-là de cette file une voi-
ture de masques .
Ces voitures , ou , pour mieux dire, ces charretées de
masques sont bien connues des parisiens. Si elles man-
quaient à un mardi gras ou à une mi-carême, on y
entendrait malice, et l'on dirait : "Il y a quelque chose là-
dessous. Probablement le ministère va changer." Un
entassement de Cassandres, d'Arlequins et de Colom-
LA NUIT BLANCHE . 295

bines, cahoté au-dessus des passants, tous les grotesques


possibles depuis le turc jusqu'au sauvage, des hercules
supportant des marquises, des poissardes qui feraient
boucher les oreilles à Rabelais de même que les ménades
faisaient baisser les yeux à Aristophane , perruques de
filasse, maillots roses, chapeaux de faraud, lunettes de
grimacier, tricornes de Janot taquinés par un papillon,
cris jetés aux piétons, poings sur les hanches, postures
hardies, épaules nues, faces masquées, impudeurs dé-
muselées ; un chaos d'effronteries promené par un
cocher coiffé de fleurs ; voilà ce que c'est que cette
institution.
La Grèce avait besoin du chariot de Thespis, la
France a besoin du fiacre de Vadé.
Tout peut être parodié , même la parodie . La satur-
nale, cette grimace de la beauté antique , arrive, de
grossissement en grossissement, au mardi gras ; et la
bacchanale, jadis couronnée de pampres, inondée de
soleil, montrant des seins de marbre dans une demi-
nudité divine , aujourd'hui avachie sous la guenille
mouillée du nord , a fini par s'appeler la chie-en-lit.
La tradition des voitures de masques remonte aux
plus vieux temps de la monarchie. Les comptes de
Louis XI allouent au bailli du palais " vingt sous
tournois pour trois coches de mascarades ès carrefours " .
De nos jours, ces monceaux bruyants de créatures se
font habituellement charrier par quelque ancien coucou
dont ils encombrent l'impériale, ou accablent de leur
tumultueux groupe un landau de régie dont les capotes
sont rabattues . Ils sont vingt dans une voiture de six.
Il y en a sur le siège, sur le strapontin, sur les joues
des capotes, sur le timon. Ils enfourchent jusqu'aux
lanternes de la voiture . Ils sont debout, couchés, assis ,
296 LES MISÉRABLES - JEAN VALJEAN.

jarrets recroquevillés, jambes pendantes. Les femmes


occupent les genoux des hommes. On voit de loin sur
le fourmillement des têtes leur pyramide forcenée . Ces
carrossées font des montagnes d'allégresse au milieu de
la cohue. Collé, Panard et Piron en découlent, enrichis
d'argot. On crache de là-haut sur le peuple le caté-
chisme poissard. Ce fiacre, devenu demesuré par son
chargement, a un air de conquête. Brouhaha est à
l'avant, Tohu bohu est à l'arrière . On y vocifère, on
y vocalise, on y hurle, on y éclate, on s'y tord de bon-
heur ; la gaîté y rugit, le sarcasme y flamboie, la
jovialité s'y étale comme une pourpre ; deux hari-
delles y traînent la farce épanouie en apothéose ; c'est
le char de triomphe du Rire.
Rire trop cynique pour être franc . Il est chargé de
prouver aux paroissiens le carnaval .
Ces voitures poissardes, où l'on sent on ne sait quelles
ténèbres, font songer le philosophe. Il y a du gouver-
nement là-dedans . On touche là du doigt une affinité
mystérieuse entre les hommes publics et les femmes
publiques.
Que des turpitudes échafaudées donnent un total de
gaîté, qu'en étageant l'ignominie sur l'opprobre on
affriande un peuple, que l'espionnage servant de caria-
tide à la prostitution amuse les cohues en les affrontant,
que la foule aime à voir passer sur les quatre roues d'un
fiacre ce monstrueux tas vivant, clinquant haillon, mi-
parti ordure et lumière, qui aboie et qui chante, qu'on
batte des mains à cette gloire faite de toutes les hontes,
qu'il n'y ait pas de fête pour les multitudes si la police
ne promène au milieu d'elles ces espèces d'hydres de
joie à vingt têtes , certes, cela est triste. Mais qu'y
faire ? Ces tombereaux de fange enrubannée et fleurie
LA NUIT BLANCHE . 297

sont insultés et amnistiés par le rire public. Le rire de


tous est complice de la dégradation universelle . De cer-
taines fêtes malsaines désagrègent le peuple et le font
populace. Et aux populaces comme aux tyrans il faut
des bouffons Le roi a Roquelaure, le peuple a Paillasse .
Paris est la grande ville folle , toutes les fois qu'il n'est
pas la grande cité sublime. Le carnaval y fait partie de
la politique . Paris , avouons-le, se laisse volontiers
donner la comédie par l'infamie. Il ne demande à ses
maîtres quand il a des maîtres - qu'une chose :
""
' Fardez-moi la boue , " Rome était de la même humeur.
Elle aimait Néron . Néron était un débardeur titan.
Le hasard fit, comme nous venons de le dire , qu'une
de ces difformes grappes de femmes et d'hommes mas-
qués, trimballée dans une vaste calèche, s'arrêta à gau-
che du boulevard pendant que le cortège de la noce
s'arrêtait à droite . D'un bord du boulevard à l'autre , la
voiture où étaient les masques aperçut vis-à-vis d'elle
la voiture où était la mariée .
Tiens ! dit un masque , une noce.
Une fausse noce, reprit un autre. C'est nous qui
sommes la vraie.
Et, trop loin pour pouvoir interpeller la noce, crai-
gnant d'ailleurs le holà des sergents de ville, les deux
masques regardèrent ailleurs .
Toute la carrossée masquée eut fort à faire au bout
d'un instant, la multitude se mit à la huer, ce qui est la
caresse de la foule aux mascarades ; et les deux masques
qui venaient de parler durent faire front à tout le monde
avec leurs camarades , et n'eurent pas trop de tous les
projectiles du répertoire des halles pour répondre aux
énormes coups de gueule du peuple. Il se fit entre les
masques et la foule un effrayant échange de métaphores.
298 LES MISÉRABLES . - - JEAN VALJEAN .

Cependant, deux autres masques de la même voiture,


un espagnol au nez démesuré avec un air vieillot et d'é-
normes moustaches noires, et une poissarde maigre, et
toute jeune fille, masquée d'un loup, avaient remarqué
la noce, eux aussi , et, pendant que leurs compagnons
et les passants s'insultaient, avaient un dialogue à voix
basse.
Leur aparté était couvert par le tumulte et s'y per-
dait. Les bouffées de pluie avaient mouillé la voiture
toute grande ouverte ; le vent de Février n'est pas chaud ;
tout en répondant à l'espagnol , la poissarde , décolle-
tée, grelottait, riait et toussait.
Voici le dialogue :
Dis donc .
- Quoi, daron * ?
Vois-tu ce vieux ?
Quel vieux ?
-- Là, dans la première roulotte ** de la'
noce , de no-
tre côté .
Qui a le bras accroché dans une cravate noire ?
- - Oui.
Eh bien ?
- Je suis sûr que je le connais .
---- Ah !
Je veux qu'on me fauche le colabre et n'avoir de ma
vioc dit vousaille , tonorgue ni mézig, si je ne colombe
pas ce pantinois- là *****.
C'est aujourd'hui que Paris est Pantin .
Peux-tu voir la mariée en te penchant ?

* Daron, père .
** Roulotto, voiture .
*** Je veux qu'on me coupe le cou, et n'avoir de ma vie dit vous,
toi, ni moi, si je ne connais pas ce parisien-là .
LA NUIT BLANCHE . 299

Non.
Et le marié ?
- Il n'y a pas de marié dans cette roulotte-là.
Bah !
-
A moins que ce ne soit l'autre vieux .
- Tâche donc de voir la mariée en te, penchant
bien.
- Je ne peux pas.
- C'est égal, ce vieux qui a quelque chose à la patte,
j'en suis sûr, je connais ça .
- Et à quoi ça te sert-il de le connaître ?
On ne sait pas. Des fois !
- Je me fiche pas mal des vieux, moi.
- - Je le connais.
Connais-le à ton aise.
Comment diable est-il à la noce ?
Nous y sommes bien, nous .
D'où vient-elle cette noce ?
- Est-ce que je sais ?
Écoute .
Quoi ?
Tu devrais faire une chose.
Quoi ?
Descendre de notre roulotte et filer * cette noce-là.
Pourquoi faire ?
Pour savoir où elle va, et ce qu'elle est. Dépêche-
toi de descendre, cours, ma fée**, toi qui es jeune.
- Je ne peux pas quitter la voiture.
- Pourquoi ça ?
- Je suis louée.

* Filer, suivre .
** Fée, fille .
300 LES MISÉRABLES . -- JEAN VALJEAN .

Ah fichtre !
Je dois ma journée de poissarde à la préfecture.
C'est vrai.
-
Si je quitte la voiture , le premier inspecteur qui
me voit m'arrête . Tu sais bien .
Oui, je sais.
Aujourd'hui, je suis achetée par Pharos . *
C'est égal. Ce vieux m'embête.
Les vieux t'embêtent ? Tu n'es pourtant pas une
jeune fille !
- Il est dans la première voiture.
- Eh bien !
Dans la roulotte de la mariée.
Après ?
--- Donc il est le père.
-- Qu'est- ce que cela me fait ?
-- Je te dis qu'il est le père.
- Il n'y a pas que ce père-là.
- Écoute.
- Quoi?
Moi, je ne peux guère sortir que masqué . Ici, je
suis caché, on ne sait pas que j'y suis. Mais demain, il
n'y a plus de masques, C'est mercredi des cendres. Je
risque de tomber **. Il faut que je rentre dans mon trou.
Toi, tu es libre .
- Pas trop.
- Plus que moi toujours.
Eh bien, après ?
Il faut que tu tâches de savoir où est allée cette
noce -là ?
·Où elle va?
* Pharos, le gouvernement .
** Tomber, être arrêté.
LA NUIT BLANCHE . 301

Oui.
- Je le sais.
Où va-t-elle donc ?
Au Cadran-Bleu .
D'abord ce n'est pas de ce côté-là.
- Eh bien ! à la Râpée.
Ou ailleurs .
Elle est libre . Les noces sont libres.
Ce n'est pas tout ça. Je te dis qu'il faut que tu
tâches de me savoir ce que c'est que cette noce-là, dont
est ce vieux, et où cette noce - là demeure .
-
Plus souvent ! voilà qui sera drôle. C'est com-
mode de retrouver, huit jours après, une noce qui a
passé dans Paris le mardi gras. Une tiquante * dans
ungrenier à foin ! Est-ce que c'est possible !
N'importe, il faudra tâcher. Entends-tu, Azelma.
Les deux files reprirent des deux côtés du boulevard
leur mouvement en sens inverse, et la voiture des mas-
quès perdit de vue " la roulotte " de la mariée.

* Tiquante, épingle .

}
II

JEAN VALJEAN A TOUJOURS SON BRAS EN


ÉCHARPE

ÉALISER son rêve . A qui cela est-il donné ? Il


doit y avoir des élections pour cela dans le ciel ;
nous sommes tous candidats à notre insu ; les anges
Votent. Cosette et Marius avaient été élus .
Cosette, à la mairie et dans l'église , était éclatante
et touchante. C'était Toussaint, aidée de Nicolette, qui
l'avait habillée.
Cosette avait sur une jupe de taffetas blanc sa robe de
guipure de Binche, un voile de point d'Angleterre, un
collier de perles fines, une couronne de fleurs d'oranger;
tout cela était blanc, et, dans cette blancheur, elle rayon-
nait . C'était une candeur exquise se dilatant et se
transfigurant dans de la clarté. On eût dit une vierge
en train de devenir déesse .
Les beaux cheveux de Marius étaient lustrés et par-
fumés ; on entrevoyait çà et là , sous l'épaisseur des
boucles, des lignes pâles qui étaient les cicatrices de la
barricade.
Le grand-père, superbe, la tête haute, amalgamant
plus que jamais dans sa toilette et dans ses manières
toutes les élégances du temps de Barras, conduisait Co-
sette. Il remplaçait Jean Valjean qui, à cause de son
LA NUIT BLANCHE . 303

bras en écharpe, ne pouvait donner la main à la mariée.


Jean Valjean, en noir, suivait et souriait.
Monsieur Fauchelevent, lui disait l'aïeul , voilà un
beaujour. Je vote la fin des afflictions et des chagrins.
Il ne faut pas qu'il y ait de tristesse nulle part désor-
mais. Pardieu ! je décrète la joie ! Le mal n'a pas le
droit d'être. Qu'il y ait des hommes malheureux, en
vérité, cela est honteux pour l'azur du ciel. Le mal ne
vient pas de l'homme, qui , au fond , est bon . Toutes les
misères humaines ont pour chef-lieu et pour gouverne-
ment central l'enfer, autrement dit les Tuileries du
diable. Bon, voilà que je dis des mots démagogiques à
présent ! Quant à moi , je n'ai plus d'opinion politique :
que tous les hommes soient riches, c'est-à-dire joyeux ,
voilà à quoi je me borne.
Quand, à l'issue de toutes les cérémonies , après avoir
prononcé devant le maire et devant le prêtre tous les
oui possibles, après avoir signé sur les registres à la
municipalité et à la sacristie , après avoir échangé leurs
anneaux, après avoir été à genoux coude à coude sous
le poêle de moire blanche dans la fumée de l'en-
censoir, ils arrivèrent se tenant par la main , admirés et
enviés de tous , Marius en noir, elle en blanc, précédés
du suisse à épaulettes de colonel frappant les dalles de
sa hallebarde, entre deux haies d'assistants émerveillés
sous le portail de l'église ouvert à deux battants , prêts
à remonter en voiture et tout étant fini, Cosette ne pou-
vait encore y croire. Elle regardait Marius, elle regar-
dait la foule, elle regardait le ciel ; il semblait qu'elle
eût peur de se réveiller. Son air étonné et inquiet lui
ajoutait on ne sait quoi d'enchanteur. Pour s'en
retourner, ils montèrent ensemble dans la même voiture,
Marius près de Cosette ; M. Gillenormand et Jean Val-
304 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

jean leur faisaient vis-à-vis . La tante Gillenormand


avait reculé d'un plan, et était dans la seconde voiture.
- Mes enfants, disait le grand-père, vous voilà Mon-
sieur le baron et Madame la baronne avec trente mille
livres de rente. Et Cosette, se penchant tout contre
Marius, lui caressa l'oreille de ce chuchotement angé-
lique : - C'est donc vrai . Je m'appelle Marius. Je suis
madame Toi.
Ces deux êtres resplendissaient. Ils réalisaient le
vers de Jean Prouvaire ; à eux deux, ils n'avaient pas
quarante ans. C'était le mariage sublimé ; ces deux en-
fants étaient deux lys. Ils ne se voyaient pas, ils se
contemplaient. Cosette apercevait Marius dans une
gloire ; Marius apercevait Cosette sur un autel. Et sur
cet autel et dans cette gloire, les deux apothéoses se
mêlant, au fond, on ne sait comment, derrière un nua-
ge pour Cosette, dans un flamboiement pour Marius,
il y avait la chose idéale , la chose réelle , le rendez-
vous du baiser et du songe, l'oreiller nuptial.
Tout le tourment qu'ils avaient eu leur revenait en
enivrement. Il leur semblait que les chagrins, les in-
somnies, les larmes, les angoisses, les épouvantes, les
désespoirs , devenus caresses et rayons, rendaient plus
charmante encore l'heure charmante qui approchait ; et
que les tristesses étaient autant de servantes qui faisaient
la toilette de la joie. Avoir souffert, comme c'est bon !
Leur malheur faisait auréole à leur bonheur. La longue
agonie de leur amour aboutissait à une ascension .
C'était, dans ces deux âmes le même enchantement
nuancé de volupté dans Marius et de pudeur dans Co-
sette. Ils se disaient tout bas : Nous irons revoir notre
petit jardin de la rue Plumet. Les plis de la robe de Co-
sette étaient sur Marius.
LA NUIT BLANCHE . 305

Un tel jour est un mélange ineffable de rêve et de


certitude . On possède et on suppose . On a encore du
temps devant soi pour deviner. C'est une indicible
émotion ce jour-là d'être à midi et de songer à minuit.
Les délices de ces deux cœurs débordaient sur la foule
et donnaient de l'allégresse aux passants.
On s'arrêtait rue Saint Antoine devant Saint- Paul
pour voir à travers la vitre de la voiture trembler les
fleurs d'oranger sur la tête de Cosette.
Puis ils rentrèrent rue des Filles-du-Calvaire, chez
eux. Marius, côte à côte avec Cosette, monta , triom-
phant et rayonnant, cet escalier où on l'avait traîné
mourant. Les pauvres, attroupés devant la porte et se
partageant leurs bourses, les bénissaient. Il y avait par-
tout des fleurs. La maison n'était pas moins embaumée
que l'église ; après l'encens, les roses . Ils croyaient en-
tendre des voix chanter dans l'infini ; ils avaient Dieu
dans le cœur ; la destinée leur apparaissait comme un
plafond d'étoiles ; ils voyaient au dessus de leurs têtes
une lueur de soleil levant. Tout à coup l'horloge sonna.
Marius regarda le charmant bras nu de Cosette et les
choses roses qu'on apercevait vaguement à travers les
dentelles de son corsage, et Cosette , voyant le regard de
Marius, se mit à rougir jusqu'au blanc des yeux .
Bon nombre d'anciens amis de la famille Gillenor-
mand avaient été invités ; on s'empressait autour de
Cosette. C'était à qui l'appellerait madame la baronne.
L'officier Théodule Gillenormand, maintenant capi-
taine, était venu de Chartres où il tenait garnison, pour
assister à la noce de son cousin Pontmercy. Cosette ne
le reconnut pas.
Lui, de son côté , habitué à être trouvé joli par les fem-
mes, ne se souvint pas plus de Cosette que d'une autre .
BLES .
306 LES MISÉRA N
JEAN VALJEA .

Comme j'ai eu raison de ne pas croire à cette his .


toire de lancier ! disait à part soi le père Gillenormand.
Cosette n'avait jamais été plus tendre avec Jean
Valjean. Elle était à l'unisson du père Gillenormand ;
pendant qu'il érigeait la joie en aphorismes et en maxi-
mes, elle exhalait l'amour et la bonté comme un par-
fum. Le bonheur veut tout le monde heureux .
Elle retrouvait, pour parler à Jean Valjean, des in-
flexions de voix du temps qu'elle était petite fille. Elle
le caressait du sourire.
Un banquet avait été dressé dans la salle à manger.
Un éclairage à giorno est l'assaisonnement néces-
saire d'une grande joie. La brume et l'obscurité ne sont
point acceptées par les heureux. Ils ne consentent pas
à être noirs. La nuit, oui ; les ténèbres, non . Si l'on n'a
pas de soleil, il faut en faire un.
La salle à manger était une fournaise de choses gaies.
Au centre, au-dessus de la table blanche et éclatante,
un lustre de Venise à lames plates , avec toutes sortes
d'oiseaux de couleur, bleus, violets, rouges, verts, per-
chés au milieu des bougies ; autour du lustre des giran-
doles , sur les murs des miroirs-appliques à triples et
quintuples branches ; glaces, cristaux , verreries , vais-
selles, porcelaines , faïences , poteries, orfévreries, argen-
teries, tout étincelait et se réjouissait. Les vides entre
les candélabres étaient comblés par des bouquets, en
sorte que, là où il n'y avait pas une lumière, il y avait
une fleur.
Dans l'antichambre trois violons et une flûte jouaient
en sourdine des quatuors de Haydn.
Jean Valjean s'était assis sur une chaise dans le sa-
lon, derrière la porte, dont le battant se repliait sur lui
de façon à le cacher presque. Quelques instants avant
LA NUIT BLANCHE. 307

qu'on se mît à table, Cosette vint, comme par coup de


tête, lui faire une grande révérence en étalant de ses
deux mains sa toilette de mariée, et, avec un regard
tendrement espiègle, elle lui demanda :
Père, êtes-vous content ?
Oui , dit Jean Valjean , je suis content.
Eh bien, riez alors .
Jean Valjean se mit à rire .
Quelques instants après, Basque annonça que le dî-
ner était servi.
Les convives , précédés de M. Gillenormand donnant
le bras à Cosette, entrèrent dans la salle à manger, et
se répandirent, selon l'ordre voulu , autour de la table.
Deux grands fauteuils y figuraient, à droite et à gau-
che de la mariée, le premier pour M. Gillenormand, le
second pour Jean Valjean. M. Gillenormand s'assit.
L'autre fauteuil resta vide .
On chercha des yeux " monsieur Fauchelevent " .
Il n'était plus là.
M. Gillenormand interpella Basque.
Sais-tu où est M. Fauchelevent ?
- Monsieur, répondit Basque. Précisément. M. Fau-
chelevent m'a dit de dire à monsieur qu'il souffrait un
peu de sa main malade, et qu'il ne pourrait dîner avec
monsieur le baron et madame la baronne. Qu'il priait
qu'on l'excusât, qu'il viendrait demain matin . Il vient
de sortir.
Ce fauteuil vide refroidit un moment l'effusion du re-
pas de noces. Mais , M. Fauchelevent absent, M. Gille-
normand était là, et le grand-père rayonnait pour deux .
Il affirma que M. Fauchelevent faisait bien de se cou-
cher de bonne heure , s'il souffrait, mais que ce n'était
qu'un " bobo " . Cette déclaration suffit. D'ailleurs ,
ABLES N
308 LES MISÉR . -- JEAN VALJEA .

qu'est-ce qu'un coin obscur dans une telle submersion


• de joie ? Cosette et Marius étaient dans un de ces mo
ments égoïstes et bénis où l'on n'a pas d'autre faculté
que de percevoir le bonheur . Et puis, M. Gillenormand
eut une idée. - Pardieu, ce fauteuil est vide. Viens-y ,
Marius. Ta tante, quoiqu'elle ait droit à toi , te le per-
mettra. Ce fauteuil est pour toi . C'est légal et c'est gen-
til. Fortunatus près de Fortunata . ― Applaudissement
de toute la table. Marius prit près de Cosette la place
de Jean Valjean ; et les choses s'arrangèrent de telle
sorte que Cosette, d'abord triste de l'absence de Jean
Valjean, finit par en être contente. Du moment où Ma-
rius était le remplaçant, Cosette n'eût pas regretté
Dieu. Elle mit son doux petit pied chaussé de satin
blanc sur le pied de Marius.
Le fauteuil occupé, M. Fauchelevent fut effacé ; et
rien ne manqua. Et, cinq minutes après, la table entière
riait d'un bout à l'autre avec toute la verve de l'oubli .
Au dessert, M. Gillenormand debout, un verre de vin
de Champagne en main, à demi plein pour que le trem-
blement de ses quatre-vingt-douze ans ne le fit pas dé-
border, porta la santé des mariés.
-
Vous n'échapperez pas à deux sermons, s'écria-t-
il. Vous avez eu le matin celui du curé, vous aurez le
soir celui du grand-père. Écoutez- moi ; je vais vous
donner un conseil : Adorez-vous. Je ne fais pas un tas
de giries, je vais au but, soyez heureux. Il n'y a pas
dans la création d'autres sages que les tourtereaux. Les
philosophes disent : Modérez vos joies. Moi je dis :
Lâchez leur la bride, à vos joies . Soyez épris comme
des diables. Soyez enragés. Les philosophes radotent .
Je voudrais leur faire rentrer leur philosophie dans la
gargoine. Est-ce qu'il peut y avoir trop de parfums,
LA NUIT BLANCHE. 309

trop de boutons de rose ouverts, trop de rossignols chan-


tants, trop de feuilles vertes, trop d'aurore dans la vie,
est-ce qu'on peut trop s'aimer ? est-ce qu'on peut trop
se plaire l'un à l'autre ? Prends garde, Estelle , tu es
trop jolie ! Prends garde , Némorin, tu es trop beau ! La
bonne palourdise ! Est-ce qu'on peut trop s'enchanter,
trop se cajoler, trop se charmer ? est-ce qu'on peut trop
être vivant? est-ce qu'on peut trop être heureux ? Mo-
dérez vos joies. Ah ouiche ! A bas les philosophes ! La
sagesse, c'est la jubilation . Jubilez , jubilons . Sommes-
nous heureux parce que nous sommes bons, ou sommes-
nous bons parce que nous sommes heureux ? Le Sancy
s'appelle-t-il le Sancy parce qu'il a appartenu à Harlay
de Sancy, ou parce qu'il pèse cent six carats ? Je n'en
sais rien, la vie est pleine de ces problèmes- là ; l'impor-
tant, c'est d'avoir le Sancy et le bonheur. Soyons heu-
reux sans chicaner. Obéissons aveuglément au soleil .
Qu'est-ce que le soleil ? C'est l'amour. Qui dit amour,
dit femme. Ah ! ah ! voilà une toute puissance, c'est la
femme. Demandez à ce démagogue de Marius s'il n'est
pas l'esclave de cette petite tyranne de Cosette. Et de
son plein gré, le lâche ! La femme ! Il n'y a pas de Ro-
bespierre qui tienne, la femme règne . Je ne suis plus
royaliste que de cette royauté- là. Qu'est-ce qu'Adam ?
C'est le royaume d'Ève . Pas de 89 pour Ève. Il y avait
le scpetre royal surmonté d'une fleur de lys, il y avait
le sceptre impérial surmonté d'un globe , il y avait le
sceptre de Charlemagne qui était en fer, il y avait le
sceptre de Louis le Grand qui était en or, la révolution
les a tordus entre son pouce et son index, comme des
fétus de paille de deux liards ; c'est fini, c'est cassé ,
c'est par terre, il n'y a plus de sceptre, mais faites - moi
donc des révolutions contre ce petit mouchoir brodé qui
310 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

sent le patchouli ! Je voudrais vous y voir. Essayez.


Pourquoi est-ce solide ? Parce que c'est un chiffon . Ah !
vous êtes le dix- neuvième siècle ? Eh bien, après ? Nous
étions le dix-huitième, nous ! Et nous étions aussi bê-
tes que vous. Ne vous imaginez pas que vous ayez chan-
gé grand'chose à l'univers, parce que votre trousse-
galant s'appelle le choléra-morbus, et parce que votre
bourrée s'appelle la cachucha. Au fond, il faudra bien
toujours aimer les femmes. Je vous défie de sortir de là.
Ces diablesses sont nos anges. Oui, l'amour, la femme,
le baiser, c'est un cercle dont je vous défie de sortir ; et,
quant à moi, je voudrais bien y rentrer. Lequel de vous
a vu se lever dans l'infini, apaisant tout au-dessous
d'elle, regardant les flots comme une femme, l'étoile
Vénus, la grande coquette de l'abîme, la Célimène de
l'océan ? L'océan , voilà un rude Alceste . Eh bien, il a
beau bougonner, Vénus paraît, il faut qu'il sourie. Cette
bête brute se soumet. Nous sommes tous ainsi . Colère,
tempête, coups de foudre, écume jusqu'au plafond . Une
femme entre en scène, une étoile se lève ; à plat ventre !
Marius se battait il y a six mois ; il se marie aujourd'hui.
C'est bien fait. Oui , Marius, oui Cosette vous avez rai-
son. Existez hardiment l'un pour l'autre, faites-vous
des mamours , faites nous crever de rage de n'en pouvoir
faire autant, idolâtrez -vous. Prenez dans vos deux becs
tous les petits brins de félicité qu'il y a sur la terre, et,
arrangez-vous-en un nid pour la vie. Pardi, aimer, être
aimé , le beau miracle quand on est jeune ! Ne vous
figurez pas que vous ayez inventé cela . Moi aussi, j'ai
rêvé, j'ai songé, j'ai soupiré ; moi aussi , j'ai eu une
âme clair de lune . L'amour est un enfant de six mille
ans. L'amour a droit à une longue barbe blanche. Ma-
thusalem est un gamin près de Cupidon . Depuis soixante
LA NUIT BLANCHE . 311

siècles , l'homme et la femme se tirent d'affaire en ai-


mant. Le diable, qui est malin, s'est mis à haïr l'hom-
me ; l'homme, qui est plus malin, s'est mis à aimer la
femme. De cette façon , il s'est fait plus de bien que le
diable ne lui a fait de mal. Cette finesse -là a été trou-
vée dès le paradis terrestre . Mes amis, l'invention est
vieille, mais elle est neuve . Profitez-en . Soyez Daphnis
et Chloé en attendant que vous soyez Philémon et Bau-
cis. Faites en sorte que , quand vous êtes l'un avec
l'autre, rien ne vous manque, et que Cosette soit le so-
leil pour Marius , et que Marius soit l'univers pour Co-
sette . Cosette , que le beau temps, ce soit le sourire de
votre mari ; Marius, que la pluie, ce soient les larmes de
ta femme. Et qu'il ne pleuve jamais dans votre ménage.
Vous avez chipé à la loterie le bon numéro, l'amour
dans le sacrement ; vous avez le gros lot, gardez- le bien ,
inettez-le sous clef, ne le gaspillez pas , adorez vous, et
fichez-vous du reste . Croyez ce que je dis là. C'est du
bon sens. Bon sens ne peut mentir. Soyez- vous l'un
pour l'autre une religion . Chacun a sa façon d'adorer
Dieu . Saperlotte ! la meilleure manière d'adorer Dieu ,
c'est d'aimer sa femme. Je t'aime ! voilà mon catéchisme.
Quiconque aime est orthodoxe. Le juron de Henri IV
met la sainteté entre la ripaille et l'ivresse. Ventre-
saint- gris ! je ne suis pas de la religion de ce juron-là.
La femme y est oubliée . Cela m'étonne de la part du
juron de Henri IV . Mes amis, vive la femme ! Je suis
vieux, à ce qu'on dit ; c'est étonnant comme je me sens
en train d'être jeune . Je voudrais aller écouter des mu-
settes dans les bois. Ces enfants-là qui réussissent à
être beaux et contents, cela me grise . Je me marierais
bellement si quelqu'un voulait. Il est impossible de
s'imaginer que Dieu nous ait faits pour autre chose que
312 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

ceci idolâtrer, roucouler, adoniser, être pigeon, être


coq, becqueter ses amours du matin au soir, se mirer
dans sa petite femme , être fier, être triomphant, faire
jabot ; voilà le but de la vie. Voilà, ne vous en déplaise ,
ce que nous pensions, nous autres, dans notre temps
dont nous étions les jeunes gens . Ah ! vertu-bamboche !
qu'il y en avait donc de charmantes femmes, à cette
époque-là, et des minois , et des tendrons ! J'y exerçais
mes ravages. Donc aimez-vous . Si l'on ne s'aimait pas,
je ne vois pas vraiment à quoi cela servirait qu'il y eût
un printemps ; et, quant à moi , je prierais le bon Dieu
de serrer toutes les belles choses qu'il nous montre, et
de nous les reprendre, et de remettre dans sa boîte les
fleurs, les oiseaux et les jolies filles . Mes enfants, rece-
vez la bénédiction du vieux bonhomme.
La soirée fut vive , gaie, aimable. La belle humeur
souveraine du grand-père donna l'ut à toute la fête, et
chacun se régla sur cette cordialité presque centenaire.
On dansa un peu , on rit beaucoup ; ce fut une noce
bonne enfant. On eût pu y convier le bonhomme Jadis.
Du reste, il y était dans la personne du père Gille-
normand.
Il y eut tumulte, puis silence.
Les mariés disparurent.
Un peu après minuit, la maison Gillenormand devint
un temple.
Ici nous nous arrêtons . Sur le seuil des nuits de noce
est un ange debout, souriant, un doigt sur la bouche.
L'âme entre en contemplation devant ce sanctuaire
où se fait la célébration de l'amour.
Il doit y avoir des lueurs au- dessus de ces maisons-là.
La joie qu'elles contiennent doit s'échapper à travers
les pierres des murs en clarté et rayer vaguement les
LA NUIT BLANCHE . 313

ténèbres. Il est impossible que cette fête sacrée et fatale


n'envoie pas un rayonnement céleste à l'infini. L'a-
mour, c'est le creuset sublime où se fait la fusion de
l'homme et de la femme ; l'être un, l'être triple, l'être
final , la trinité humaine en sort. Cette naissance de
deux âmes en une doit être une émotion pour l'ombre.
L'amant est prêtre ; la vierge ravie s'épouvante. Quel-
que chose de cette joie va à Dieu . Là où il y a vraiment
mariage, c'est-à-dire où il y a amour, l'idéal s'en mêle .
Un lit nuptial fait dans les ténèbres un coin d'aurore.
S'il était donné à la prunelle de chair de percevoir les
visions redoutables et charmantes de la vie supérieure,
il est probable qu'on verrait les formes de la nuit, les
inconnus ailés, les passants bleus de l'invisible, se pen-
cher, foule de têtes sombres, autour de la maison lumi-
neuse, satisfaits, bénissants, se montrant les uns aux
autres la vierge épouse doucement effarée , et ayant le
reflet de la félicité humaine sur leurs visages divins. Si ,
à cette heure suprême , les époux éblouis de volupté, et
qui se croient seuls, écoutaient, ils entendraient dans
leur chambre un bruissement d'ailes confuses . Le bon-
heur parfait implique la solidarité des anges. Cette pe-
tite alcôve obscure a pour plafond tout le ciel . Quand
deux bouches, devenues sacrées par l'amour, se rap-
prochent pour créer, il est impossible qu'au-dessus de
ce baiser ineffable il n'y ait pas un tressaillement dans
l'immense mystère des étoiles.
Ces félicités sont les vraies. Pas de joie hors de ces
joies-là. L'amour, c'est là l'unique extase. Tout le reste
pleure.
Aimer ou avoir aimé, cela suffit . Ne demandez rien
ensuite. On n'a pas d'autre perle à trouver dans les plis
ténébreux de la vie. Aimer est un accomplissement .
III

L'INSÉPARABLE

U'ÉTAIT devenu Jean Valjean ?


Q Immédiatement après avoir ri, sur la gentille in-
jonction de Cosette, personne ne faisant attention à lui,
Jean Valjean s'était levé, et, inaperçu , il avait gagné
l'antichambre. C'était cette même salle où, huit mois
auparavant, il était entré noir de boue , de sang et de
poudre , rapportant le petit-fils à l'aïeul. La vieille boi-
serie était enguirlandée de feuillages et de fleurs ; les
musiciens étaient assis sur le canapé où l'on avait dé-
posé Marius. Basque en habit noir, en culotte courte,
en bas blancs et en gants blancs, disposait des couron-
nes de roses autour de chacun des plats qu'on allait ser-
vir. Jean Valjean lui avait montré son bras en écharpe,
l'avait chargé d'expliquer son absence, et était sorti .
Les croisées de la salle à manger donnaient sur la
rue. Jean Valjean demeura quelques minutes debout et
immobile dans l'obscurité sous ces fenêtres . Il écoutait.
Le bruit confus du banquet venait jusqu'à lui . Il enten-
dait la parole haute et magistrale du grand- père, les
violons, le cliquetis des assiettes et des verres, les éclats
de rire , et dans toute cette rumeur gaie il distinguait la
douce voix joyeuse de Cosette .
Il quitta la rue des Filles- du- Calvaire et s'en revint
rue de l'Homme- Armé .
LÁ NUIT BLANCHE. 315

Pour s'en retourner, il prit par la rue Saint-Louis, la


rue Culture- Sainte- Catherine et les Blancs -Manteaux ;
c'était un peu le plus long, mais c'était le chemin par
où, depuis trois mois, pour éviter les encombrements et
les boues de la rue Vieille-du-Temple, il avait coutume
de venir tous les jours, de la rue de l'Homme-Armé à
la rue des Filles-du- Calvaire , avec Cosette.
Ce chemin où Cosette avait passé excluait pour lui
tout autre itinéraire.
Jean Valjean rentra chez lui . Il alluma sa chandelle
et monta. L'appartement était vide . Toussaint elle-mê-
me n'y était plus . Le pas de Jean Valjean faisait dans
les chambres plus de bruit qu'à l'ordinaire. Toutes les
armoires étaient ouvertes. Il pénétra dans la chambre
de Cosette. Il n'y avait pas de draps au lit. L'oreiller
de coutil , sans taie et sans dentelles, était posé sur les
couvertures pliées au pied des matelas dont on voyait
la toile et où personne ne devait plus coucher. Tous les
petits objets féminins auxquels tenait Cosette avaient
été emportés ; il ne restait que les gros meubles et les
quatre murs. Le lit de Toussaint était également dé-
garni. Un seul lit était fait et semblait attendre quel-
qu'un, c'était celui de Jean Valjean.
Jean Valjean regarda les murailles, ferma quelques
portes d'armoires, alla et vint d'une chambre à l'autre .
Puis il se retrouva dans sa chambre , et il posa sa
chandelle sur une table .
Il avait dégagé son bras de l'écharpe, et il se servait
de sa main droite comme s'il n'en souffrait pas.
Il s'approcha de son lit, et ses yeux s'arrêtèrent, fut-
ce par hasard? fut- ce avec intention ? sur l'inséparable,
dont Cosette avait été jalouse, sur la petite malle qui ne
le quittait jamais . Le 4 juin , en arrivant rue de l'Hom-
ES
316 LES MISÉRABL . JEAN VALJEAN.

me-Armé, il l'avait déposée sur un guéridon près de son


chevet. Il alla à ce guéridon avec une sorte de vivacité,
prit dans sa poche une clef, et ouvrit la valise.
Il en tira lentement les vêtements avec lesquels, dix
ans auparavant, Cosette avait quitté Montfermeil ; d'a-
bord la petite robe noire, puis le fichu noir, puis les
bons gros souliers d'enfant que Cosette aurait presque
pu mettre encore, tant elle avait le pied petit , puis la
brassière de futaine bien épaisse, puis le jupon de tricot,
puis le tablier à poche, puis les bas de laine . Ces bas,
où était encore gracieusement marquée la forme d'une
petite jambe, n'étaient guère plus longs que la main de
Jean Valjean. Tout cela était de couleur noire . C'était
lui qui avait apporté ces vêtements pour elle à Montfer-
meil. A mesure qu'il les ôtait de la valise , il les posait
sur le lit. Il pensait. Il se rappelait. C'était en hiver,
un mois de décembre très froid, elle grelottait à demi
nue dans des guenilles, ses pauvres petits pieds tout
rouges dans des sabots. Lui , Jean Valjean, il lui avait
fait quitter ces haillons pour lui faire mettre cet habil-
lement de deuil . La mère avait dû être contente dans
sa tombe de voir sa fille porter son deuil, et surtout de
voir qu'elle était vêtue et qu'elle avait chaud . Il pen-
sait à cette forêt de Montfermeil ; ils l'avaient traversée
ensemble, Cosette et lui ; il pensait au temps qu'il fai-
sait, aux arbres sans feuilles, au bois sans oiseaux , au
ciel sans soleil ; c'est égal , c'était charmant. Il rangea
les petites nippes sur le lit, le fichu près du jupon, les
bas à côté des souliers , la brassière à côté de la robe, et
il les regarda l'une après l'autre. Elle n'était pas plus
haute que cela, elle avait sa grande poupée dans ses
bras, elle avait mis son louis d'or dans la poche de ce
tablier, elle n'avait que lui au monde.
LA NUIT BLANCHE . 317

Alors sa vénérable tête blanche tomba sur le lit, ce


vieux cœur stoïque se brisa , sa face s'abîma pour ainsi
dire dans les vêtements de Cosette, et si quelqu'un eût
passé dans l'escalier en ce moment, on eût entendu
d'effrayants sanglots.
IV

IMMORTALE JECUR

A vieille lutte formidable , dont nous avons déjà vu


L plusieurs phases, recommença .
Jacob ne lutta avec l'ange qu'une nuit. Hélas ! com-
bien de fois avons -nous vu Jean Valjean saisi corps à
corps dans les ténèbres par sa conscience, et luttant
éperdûment contre elle !
Lutte inouïe ! A de certains moments , c'est le pied qui
glisse ; à d'autres instants, c'est le sol qui croule. Com-
bien de fois cette conscience , forcenée au bien , l'avait-
elle étreint et accablé ! Combien de fois la vérité, inexo-
rable, lui avait- elle mis le genou sur la poitrine !
Combien de fois, terrassé par la lumière, lui avait-il crié
grâce ! Combien de fois cette lumière implacable, allu-
mée en lui et sur lui par l'évêque, l'avait-elle ébloui de
force lorsqu'il souhaitait être aveuglé ! Combien de fois
-s'était-il redressé dans le combat, retenu au rocher,
adossé au sophisme , traîné dans la poussière, tantôt
renversant sa conscience sous lui, tantôt renversé par
elle . Combien de fois, après une équivoque, après un
raisonnement traître et spécieux de l'égoïsme , avait-il
entendu sa conscience irritée lui crier à l'oreille :
“ Croc-en-jambe ! misérable ! " Combien de fois sa
pensée réfractaire avait-elle râlé convulsivement sous
l'évidence du devoir ! Résistance à Dieu. Sueurs funè-
LA NUIT BLANCHE . 319

bies. Que de blessures secrètes, que lui seul sentait


saigner ! Que d'écorchures à sa lamentable existence !
Combien de fois s'était-il relevé sanglant, meurtri , brisé,
éclairé, le désespoir au cœur, la sérénité dans l'âme !
et, vaincu , il se sentait vainqueur. Et, après l'avoir
disloqué, tenaillé et rompu, sa conscience , debout au-
dessus de lui , redoutable, lumineuse, tranquille , lui
disait : " Maintenant, va en paix ! "
Mais, au sortir d'une si sombre lutte, quelle paix
lugubre, hélas !
Cette nuit-là pourtant, Jean Valjean sentit qu'il
livrait son dernier combat.
Une question se présentait , poignante.
Les prédestinations ne sont pas toutes droites ; elles
ne se développent pas en avenue rectiligne devant le
prédestiné ; elles ont des impasses, des cœcums, des
tournants obscurs, des carrefours inquiétants offrant
plusieurs voies . Jean Valjean faisait halte en ce mo-
ment au plus périlleux de ces carrefours.
Il était parvenu au suprême croisement du bien et du
mal . Il avait cette ténébreuse intersection sous les
yeux . Cette fois encore, comme cela lui était déjà
arrivé dans d'autres péripéties douloureuses , deux
routes s'ouvraient devant lui ; l'une tentante, l'autre
effrayante. Laquelle prendre ?
Celle qui effrayait était conseillée par le mystérieux
doigt indicateur que nous apercevons tous chaque fois
que nous fixons nos yeux sur l'ombre.
Jean Valjean avait, encore une fois, le choix entre le
port terrible et l'embûche souriante.
Cela est-il donc vrai ? l'âme peut guérir ; le sort, non.
Chose affreuse ! une destinée incurable !
La question qui se présentait, la voici :
320 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN .

De quelle façon Jean Valjean allait-il se comporter;


avec le bonheur de Cosette et de Marius ? Ce bonheur,
c'était lui qui l'avait voulu , c'était lui qui l'avait fait ;
il se l'était lui-même enfoncé dans les entrailles , et à
cette heure, en le considérant, il pouvait avoir l'espèce
de satisfaction qu'aurait un armurier qui reconnaîtrait
sa marque de fabrique sur un couteau , en se le retirant
tout fumant de la poitrine .
Cosette avait Marius, Marius possédait Cosette . Ils
avaient tout, même la richesse . Et c'était son œuvre.
Mais ce bonheur, maintenant qu'il existait, mainte-
nant qu'il était là, qu'allait-il en faire, lui Jean Valjean ?
S'imposerait-il à ce bonheur ? Le traiterait- il comme lui
appartenant? Sans doute Cosette était à un autre ; mais
lui Jean Valjean retiendrait-il de Cosette tout ce qu'il
en pourrait retenir ? Resterait-il l'espèce de père, en-
trevu, mais respecté, qu'il avait été jusqu'alors ? S'in-
troduirait-il tranquillement dans la maison de Cosette !
Apporterait-il, sans dire un mot , son passé à cet ave-
nir ? Se présenterait-il là comme ayant droit, et
viendrait-il s'asseoir, voilé, à ce lumineux foyer ? Pren-
drait-il , en leur souriant, les mains de ces innocents
dans ses deux mains tragiques ? Poserait-il sur les pai-
sibles chenets du salon Gillenormand ses pieds qui traî-
naient derrière eux l'ombre infamante de la loi ? Entre-
rait-il en participation de chances avec Cosette et Ma-
rius ? Épaissirait - il l'obscurité sur son front et le nuage
sur le leur ? Mettrait-il en tiers avec leurs deux félicités
sa catastrophe ? Continuerait-il de se taire ? En un mot
serait-il, près de ces deux êtres heureux , le sinistre
muet de la destinée ?
Il faut être habitué à la fatalité et à ses rencontres
pour oser lever les yeux quand de certaines questions
LA NUIT BLANCHE . 321

nous apparaissent dans leur nudité horrible. Le bien ou


le mal sont derrière ce sévère point d'interrogation.
Que vas-tu faire ? demande le sphinx.
Cette habitude de l'épreuve , Jean Valjean l'avait. Il
regarda le sphinx fixement.
Il examina l'impitoyable problème sous toutes ses
faces.
Cosette, cette existence charmante , était le radeau de
ce naufragé. Que faire ? S'y cramponner, ou lâcher
prise ?
S'il s'y cramponnait, il sortait du désastre , il remon-
tait au soleil, il laissait ruisseler de ses vêtements et de
ses cheveux l'eau amère, il était sauvé , il vivait.
Allait-il lâcher prise ?
Alors, l'abîme.
Il tenait ainsi douloureusement conseil avec sa pensée.
Ou, pour mieux dire , il combattait ; il se ruait, furieux ,
au dedans de lui-même, tantôt contre sa volonté , tantôt
contre sa conviction .
Ce fut un bonheur pour Jean Valjean d'avoir pu
pleurer. Cela l'éclaira peut-être . Pourtant le commen-
cement fut farouche . Une tempête, plus furieuse que
celle qui autrefois l'avait poussé vers Arras , se déchaîna
en lui . Le passé lui revenait en regard du présent ; il
comparait et il sanglotait . Une fois l'écluse des larmes
ouverte, le désespéré se tordit.
Il se sentait arrêté.
Hélas ! dans ce pugilat à outrance entre notre égoïs-
me et notre devoir, quand nous reculons ainsi pas à
pas devant notre idéal incommutable, égarés, acharnés ,
exaspérés de céder, disputant le terrain, espérant une
fuite possible, cherchant une issue, quelle brusque et
sinistre résistance derrière nous que le pied du mur !
322 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Sentir l'ombre sacrée qui fait obstacle !


L'invisible inexorable, quelle obsession !
Donc avec la conscience on n'a jamais fini. Prends-
en ton parti, Brutus ; prends -en ton parti, Caton. Elle
est sans fond, étant Dieu . On jette dans ce puits le tra-
vail de toute sa vie , on y jette sa fortune , on y jette sa
richesse, on y jette son succès, on y jette sa liberté ou
sa patrie, on y jette son bien-être , on y jette son repos,
on y jette sa joie. Encore ! encore ! Videz le vase ! pen.
chez l'urne ! Il faut finir par y jeter son cœur.
Il y a quelque part dans la brume des vieux enfers
un tonneau comme cela .
N'est-on pas pardonnable de refuser enfin ? Est-ce
que l'inépuisable peut avoir un droit ? Est-ce que les
chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de la force
humaine ? Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean
de dire : c'est assez !
L'obéissance de la matière est limitée par le frotte-
ment ; est-ce qu'il n'y a pas une limite à l'obéissance
de l'âme ? Si le mouvement perpétuel est impossible,
est-ce que le dévouement perpétuel est exigible ?
Le premier pas n'est rien ; c'est le dernier qui est
difficile. Qu'était-ce que l'affaire Champmathieu à
côté du mariage de Cosette et de ce qu'il entraînait ?
Qu'est-ce que ceci : rentrer dans le bagne , à côté de
ceci entrer dans le néant ?
O première marche à descendre, que tu es sombre !
O seconde marche, que tu es noire !
Comment ne pas détourner la tête cette fois ?
Le martyre est une sublimation, sublimation cor-
rosive . C'est une torture qui sacre. On peut y consentir
la première heure ; on s'assied sur le trône de fer rouge,
on met sur son front la couronne de fer rouge, on
LA NUIT BLANCHE . 323

accepte le globe de fer rouge , mais il reste encore à


vêtir le manteau de flamme, et n'y a-t-il pas un mo-
ment où la chair misérable se révolte , et où l'on abdi-
que le supplice ?
Enfin Jean Valjean entra dans le calme de l'acca-
blement.
Il pesa, il songea, il considéra les alternatives de la
mystérieuse balance de lumière et d'ombre .
Imposer son bagne à ces deux enfants éblouissants,
ou consommer lui-même son irrémédiable engloutisse-
ment. D'un côté le sacrifice de Cosette , de l'autre le
sien propre .
A quelle solution s'arrêta-t-il ?
Quelle détermination prit-il ? Quelle fut, au dedans
de lui-même, sa réponse définitive à l'incorruptible in-
terrogatoire de la fatalité ? Quelle porte se décida-t-il à
ouvrir ? Quel côté de sa vie prit-il le parti de fermer et
de condamner ? Entre tous ces escarpements inson-
dables qui l'entouraient, quel fut son choix ? Quelle
extrémité accepta- t-il ? Auquel de ces gouffres fit-il un
signe de tête ?
Sa rêverie vertigineuse dura toute la nuit.
Il resta là jusqu'au jour, dans la même attitude ,
ployé en deux sur ce lit, prosterné sous l'énormité du
sort, écrasé peut-être, hélas ! les poings crispés, les bras
étendus à angle droit comme un crucifié décloué qu'on
aurait jeté la face contre terre. Il demeura douze heures
d'une longue nuit d'hiver, glacé , sans relever la tête et
sans prononcer une parole . Il était immobile comme un
cadavre, pendant que sa pensée se roulait à terre et
s'envolait , tantôt comme l'hydre, tantôt comme l'aigle.
A le voir ainsi sans mouvement on eût dit un mort ;
tout à coup il tressaillait convulsivement et sa bouche,
324 LES MISÉRABLES. - - JEAN VALJEAN.

collée aux vêtements de Cosette, les baisait ; alors on


voyait qu'il vivait.
Qui On ? puisque Jean Valjean était seul et qu'il n'y
avait personne là ?
Le On qui est dans les ténèbres.
LIVRE SEPTIÈME

LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE

LE SEPTIÈME CERCLE ET LE HUITIÈME CIEL

ES lendemains de noce sont solitaires . On respecte


L le recueillemen
t des heureux. Et aussi un peu
leur sommeil attardé . Le brouhaha des visites et des fé.
licitations ne recommence que plus tard. Le matin du
17 février, il était un peu plus de midi quand Basque,
la serviette et le plumeau sous le bras, occupé “ à faire
son antichambre " , entendit un léger frappement à la
porte. On n'avait point sonné, ce qui est discret en pa-
reil jour. Basque ouvrit et vit M. Fauchelevent. Il
l'introduisit dans le salon , encore encombré et sens des-
sus dessous, et qui avait l'air du champ de bataille des
joies de la veille .
- Dame, monsieur, observa Basque, nous nous som-
mes réveillés tard .
- Votre maître est-il levé ? demanda Jean Valjean.
- Comment va le bras de monsieur ? répondit Basque.
326 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Mieux . Votre maître est-il levé ?


- Lequel ? l'ancien ou le nouveau ?
-Monsieur Pontmercy .
Monsieur le baron ? fit Basque en se redressant.
On est surtout baron pour ses domestiques. Il leur
en revient quelque chose : ils ont ce qu'un philosophe
appellerait l'éclaboussure du titre, et cela les latte.
Marius, pour le dire en passant, républicain militant,
et il l'avait prouvé , était maintenant baron malgré lui.
Une petite révolution s'était faite dans la famille sur ce
- titre. C'était à présent M. Gillenormand qui y tenait et
Marius qui s'en détachait . Mais le colonel Pontmercy
avait écrit : Mon fils portera mon titre. Marius obéissait .
Et puis Cosette, en qui la femme commençait à poin-
dre, était ravie d'être baronne.
Monsieur le baron ? répéta Basque. Je vais voir. Je
vais lui dire que monsieur Fauchelevent est là .
Non. Ne lui dites pas que c'est moi . Dites lui que
quelqu'un demande à lui parler en particulier, et ne lui
dites pas de nom .
Ah ! fit Basque.
Je veux lui faire une surprise .
- Ah ! reprit Basque, se donnant à lui- même son se-
cond Ah ! comme explication du premier.
Et il sortit.
Jean Valjean resta seul .
Le salon, nous venons de le dire , était tout en désor-
dre. Il semblait qu'en prêtant l'oreille on eût puy enten-
dre encore la vague rumeur de la noce. Il y avait sur le
parquet toutes sortes de fleurs tombées des guirlandes
et des coiffures . Les bougies brûlées jusqu'au tronçon
ajoutaient aux cristaux des lustres des stalactites de
cire . Pas un meuble s'était à sa place . Dans des coins,
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE . 327

trois ou quatre fauteuils , rapprochés les uns des autres


et faisant cercle, avaient l'air de continuer une causerie.
L'ensemble était riant. Il y a encore une certaine grâce
dans une fête morte . Cela a été heureux. Sur ces chai-
ses en désarroi , parmi ces fleurs qui se fanent, sous ces
lumières éteintes, on a pensé de la joie . Le soleil succé-
dait au lustre, et entrait gaîment dans le salon.
Quelques minutes s'écoulèrent. Jean Valjean était
immobile à l'endroit où Basque l'avait quitté. Il était
très pâle. Ses yeux étaient creux et tellement enfoncés
par l'insomnie sous l'orbite qu'ils y disparaissaient pres-
que. Son habit noir avait les plis fatigués d'un vête-
ment qui a passé la nuit. Les coudes étaient blanchis
de ce duvet que laisse au drap le frottement du linge.
Jean Valjean regardait à ses pieds la fenêtre dessinée
sur le parquet par le soleil.
Un bruit se fit à la porte, il leva les yeux .
Marius entra, la tête haute, la bouche riante , on ne
sait quelle lumière sur le visage, le front épanoui, l'œil
triomphant. Lui aussi n'avait pas dormi.
- C'est vous, père ! s'écria-t-il en apercevant Jean
Valjean ; cet imbécile de Basque qui avait un air mysté-
rieux ! Mais vous venez de trop bonne heure. Il n'est
encore que midi et demi . Cosette dort.
Ce mot Père, dit à M. Fauchelevent par Marius,
signifiait : Félicité suprême. Il y avait toujours eu , on
le sait , escarpement, froideur et contrainte entre eux ;
glace à rompre ou à fondre. Marius était à ce point
d'enivrement que l'escarpement s'abaissait, que la glace
se dissolvait, et que M. Fauchelevent était pour lui,
comme pour Cosette , un père .
Il continua ; les paroles débordaient de lui , ce qui est
propre à ces divins paroxysmes de la joie :
LES
328 LES MISÉRAB . - JEAN VALJEAN .

Que je suis content de vous voir ! Si vous saviez


comme vous nous avez manqué hier ! Bonjour, père.
Comment va votre main ? Mieux n'est-ce pas ?
Et, satisfait de la bonne réponse qu'il se faisait à lui-
même, il poursuivit :
Nous avons bien parlé de vous tous les deux .
Cosette vous aime tant ! Vous n'oublierez pas que vous
avez votre chambre ici. Nous ne voulons plus de l'Hom-
me-Armé. Nous n'en voulons plus du tout. Comment
aviez-vous pu aller demeurer dans une rue comme ça,
qui est grognon , qui est laide , qui a une barrière à un
bout, où l'on a froid, où l'on ne peut pas entrer ? Vous
viendrez vous installer ici . Et dès aujourd'hui . Ou
vous aurez affaire à Cosette. Elle entend nous mener
tous par le bout du nez, je vous en préviens . Vous avez
votre chambre, elle est tout près de la nôtre , elle donne
sur les jardins ; on a fait arranger ce qu'il y avait à la
serrure, le lit est fait, elle est tout prête, vous n'avez
qu'à arriver. Cosette a mis près de votre lit une grande
vieille bergère en velours d'Utrecht, à qui elle a dit :
Tends-lui les bras . Tous les printemps, dans le massif
d'acacias qui est en face de vos fenêtres, il vient un
rossignol . Vous l'aurez dans deux mois. Vous aurez
son nid à votre gauche et le nôtre à votre droite. La
nuit il chantera, et le jour Cosette parlera. Votre cham-
bre est en plein midi . Cosette vous y rangera vos livres ,
votre voyage du capitaine Cook, et l'autre , celui de
Vancouver, toutes vos affaires . Il y a, je crois , une
petite valise à laquelle vous tenez , j'ai disposé un coin
d'honneur pour elle . Vous avez conquis mon grand-père,
vous lui allez. Nous vivrons ensemble . Savez-vous le
whist ? vous comblerez mon grand- père, si vous savez
le whist. C'est vous qui mènerez promener Cosette mes
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE . 329

jours de palais , vous lui donnerez le bras, vous savez,


comme au Luxembourg autrefois . Nous sommes abso-
lument décidés à être heureux. Et vous en serez, de
notre bonheur, entendez vous , père . Ah çà, vous dé-
jeunez avec nous aujourd'hui ?
Monsieur, dit Jean Valjean, j'ai une chose à vous
dire. Je suis un ancien forçat.
La limite des sons aigus perceptibles peut être tout
aussi bien dépassée pour l'esprit que pour l'oreille . Ces
mots : Je suis un ancien forçat, sortant de la bouche de
M. Fauchelevent et entrant dans l'oreille de Marius,
allaient au delà du possible. Marius n'entendit pas . Il
lui sembla que quelque chose venait de lui être dit ;
mais il ne sut quoi . Il resta béant.
Il s'aperçut alors que l'homme qui lui parlait était
effrayant. Tout à son éblouissement, il n'avait pas
jusqu'à ce moment remarqué cette pâleur terrible .
Jean Valjean dénoua la cravate noire qui lui soute-
nait le bras droit , défit le linge roulé autour de sa main ,
mit son pouce à nu et le montra à Marius.
-Je n'ai rien à la main, dit-il.
Marius regarda le pouce.
Je n'y ai jamais rien eu, reprit Jean Valjean.
Il n'y avait, en effet, aucune trace de blessure.
Jean Valjean poursuivit :
--- Il convenait que je fusse absent de votre mariage.
Je me suis fait absent le plus que j'ai pu . J'ai supposé
cette blessure pour ne point faire un faux, pour ne point
introduire de nullité dans les actes du mariage, pour
être dispensé de signer.
Marius bégaya.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
330 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

Cela veut dire, répondit Jean Valjean, que j'ai été


aux galères.
- Vous me rendez fou ! s'écria Marius épouvanté.
- Monsieur Pontmercy, dit Jean Valjean , j'ai été
dix-neuf ans aux galères. Pour vol. Puis, j'ai été con-
damné à perpétuité pour vol , pour récidive . A l'heure
qu'il est, je suis en rupture de ban .
Marius avait beau reculer devant la réalité, refuser
le fait, résister à l'évidence , il fallait s'y rendre . Il com-
mença à comprendre, et comme cela arrive toujours en
cas pareil, il comprit au delà. Il eut le frisson d'un hi-
deux éclair intérieur ; une idée qui le fit frémir lui tra-
versa l'esprit. Il entrevit dans l'avenir, pour lui-même,
une destinée difforme.
Dites tout, dites tout ! cria-t-il. Vous êtes le père
de Cosette !
Et il fit deux pas en arrière avec un mouvement d'in-
dicible horreur.
Jean Valjean redressa la tête dans une telle majesté
d'attitude qu'il sembla grandir jusqu'au plafond .
Il est nécessaire que vous me croyiez ici, mon
sieur ; quoique notre serment à nous autres ne soit pas
reçu en justice ...
Ici il fit un silence, puis , avec une sorte d'autorité
souveraine et sépulcrale, il ajouta en articulant lente-
ment et en pesant sur les syllabes :
- ...Vous me croirez . Le père de Cosette, moi ! de-
vant Dieu, non. Monsieur le baron Pontmercy, je suis
un paysan de Faverolles. Je gagnais ma vie à émonder
des arbres . Je ne m'appelle pas Fauchelevent, je m'ap-
pelle Jean Valjean. Je ne suis rien à Cosette. Rassurez-
vous.
Marius balbutia :
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE. 331
-
Qui me prouve ?
-Moi . Puisque je le dis.
Marius regarda cet homme. Il était lugubre et tran-
quille. Aucun mensonge ne pouvait sortir d'un tel cal-
me. Ce qui est glacé est sincère. On sentait le vrai dans
cette froideur de tombe.
- Je vous crois , dit Marius .
Jean Valjean inclina la tête comme pour prendre acte,
et continua :
Que suis-je pour Cosette ? un passant. Il y a dix
ans, je ne savais pas qu'elle existât. Je l'aime , c'est
vrai . Une enfant qu'on a vue petite, étant soi-même
déjà vieux, on l'aime. Quand on est vieux , on se sent
grand-père pour tous les petits enfants. Vous pouvez ,
ce me semble, supposer que j'ai quelque chose qui res-
semble à un cœur. Elie était orpheline . Sans père ni
mère. Elle avait besoin de moi . Voilà pourquoi je me
suis mis à l'aimer. C'est si faible les enfants, que le
premier venu, même un homme comme moi, peut être
leur protecteur. J'ai fait ce devoir- là vis - à- vis de Co-
sette. Je crois pas qu'on puisse vraiment appeler si
peu de chose une bonne action ; mais si c'est une
bonne action, eh bien, mettez que je l'ai faite . Enre-
gistrez cette circonstance atténuante . Aujourd'hui ,
Cosette quitte ma vie ; nos deux chemins se séparent.
Désormais je ne puis plus rien pour elle. Elle est ma-
dame Pontmercy . Sa providence a changé. Et Cosette
gagne au change. Tout est bien. Quant aux six cent
mille francs, vous ne m'en parlez pas, mais je vais au-
devant de votre pensée , c'est un dépôt. Comment ce
dépôt était-il entre mes mains ? Qu'importe ? Je rends
le dépôt. On n'a rien de plus à me demander . Je com-
plète la restitution en disant mon vrai nom. Ceci en-
332 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

core me regarde . Je tiens, moi , à ce que vous sachiez


qui je suis.
Et Jean Valjean regarda Marius en face.
Tout ce qu'éprouvait Marius était tumultueux et in-
cohérent. De certains coups de vent de la destinée font
de ces vagues dans notre âme .
Nous avons tous eu de ces moments de trouble dans
lesquels tout se disperse en nous ; nous disons les pre-
mières choses venues, lesquelles ne sont pas toujours
précisément celles qu'il faudrait dire. Il y a des révé-
lations subites qu'on ne peut porter et qui enivrent
comme un vin funeste. Marius était stupéfié de la situa-
tion nouvelle qui lui apparaissait, au point de parler à
cet homme presque comme quelqu'un qui lui en aurait
voulu de cet aveu.
Mais enfin, s'écria-t-il, pourquoi me dites-vous
tout cela ? Qu'est- ce qui vous y force ? Vous pouviez
vous garder le secret à vous-même. Vous n'êtes ni dé-
noncé, ni poursuivi , ni traqué . Vous avez une raison
pour faire, de gaîté de cœur, une telle révélation .
Achevez. Il y a autre chose. A quel propos faites-vous
cet aveu ? Pour quel motif?
- Pour quel motif? répondit Jean Valjean d'une
voix si basse et si sourde qu'on eût dit que c'était à
lui -même qu'il parlait plus qu'à Marius. Pour quel mo-
tif, en effet, ce forçat vient-il dire : Je suis un forçat ?
Eh bien oui ! le motif est étrange. C'est par honnêteté .
Tenez, ce qu'il y a de malheureux, c'est un fil que j'ai
là dans le cœur et qui me tient attaché. C'est surtout
quand on est vieux que ces fils- là sont solides . Toute la
vie se défait alentour ; ils résistent . Si j'avais pu arra-
cher ce fil, le casser, dénouer le noeud ou le couper,
m'en aller bien loin ; j'étais sauvé, je n'avais qu'à par-
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE. 333

tir ; il y a des diligences rue du Bouloy ; vous êtes heu-


reux, je m'en vais . J'ai essayé de le rompre, ce fil, j'ai
tiré dessus, il a tenu bon, il n'a pas cassé, je m'arra-
chais le cœur avec. Alors j'ai dit : Je ne puis pas vivre
ailleurs que là. Il faut que je reste. Eh bien oui ; mais
vous avez raison, je suis un imbécile, pourquoi ne pas
rester tout simplement ? Vous m'offrez une chambre
dans la maison, madame Pontmercy m'aime bien, elle
dit à ce fauteuil : Tends-lui les bras , votre grand-père
ne demande pas mieux que de m'avoir, je lui vas, nous
habiterons tous ensemble, repas en commun, je donne-
rai le bras à Cosette ... -- à madame Pontmercy , par-
don, c'est l'habitude, nous n'aurons qu'un toit,
qu'une table, qu'un feu, le même coin de cheminée
l'hiver, la même promenade l'été , c'est la joie cela ,
c'est le bonheur cela, c'est tout, cela. Nous vivrons en
famille. En famille !
A ce mot, Jean Valjean devint farouche. Il croisa
les bras, considéra le plancher à ses pieds comme s'il
voulait y creuser un abîme , et sa voix fut tout à coup
éclatante :
· En famille ! non . Je ne suis d'aucune famille , moi.
Je ne suis pas de la vôtre. Je ne suis pas de celle des
hommes. Les maisons où l'on est entre soi , j'y suis de
trop. Il y a des familles, mais ce n'est pas pour moi .
Je suis le malheureux ; je suis dehors . Ai-je eu un
père et une mère ? j'en doute presque. Le jour où j'ai
marié cette enfant , cela a été fini, je l'ai vue heureuse ,
et qu'elle était avec l'homme qu'elle aime, et qu'il y
avait là un bon vieillard, un ménage de deux anges,
toutes les joies dans cette maison , et que c'était bien,
je me suis dit: Toi , n'entre pas. Je pouvais mentir,
c'est vrai, vous tromper tous, rester monsieur Fauche-
334 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

levent. Tant que cela a été pour elle, j'ai pu mentir;


mais maintenant ce serait pour moi , je ne le dois pas.
Il suffisait de me taire , c'est vrai , et tout continuait.
Vous me demandez ce qui me force à parler ? une drôle
de chose ; ma conscience. Me taire, c'était pourtant
bien facile. J'ai passé la nuit à tâcher de me le persua-
der ; vous me confessez, et ce que je viens vous dire est
si extraordinaire que vous en avez le droit ; eh bien ,
oui , j'ai passé la nuit à me donner des raisons, je me
suis donné de très bonnes raisons, j'ai fait ce que j'ai
pu, allez. Mais il y a deux choses où je n'ai pas réussi ;
ni à casser le fil qui me tient par le cœur fixé , rivé et
scellé ici , ni à faire taire quelqu'un qui me parle bas
quand je suis seul . C'est pourquoi je suis venu vous
avouer tout ce matin . Tout , ou à peu près tout. Il y a
de l'inutile à dire qui ne concerne que moi ; je le garde
pour moi . L'essentiel, vous le savez. Donc j'ai pris
mon mystère, et je vous l'ai apporté. Et j'ai éventré
mon secret sous vos yeux. Ce n'était pas une résolu-
tion aisée à prendre. Toute la nuit je me suis débattu .
Ah! vous croyez que je ne me suis pas dit que ce
n'était point là l'affaire Champmathieu , qu'en cachant
mon nom je ne faisais de mal à personne, que le nom
de Fauchelevent m'avait été donné par Fauchelevent
lui-même en reconnaissance d'un service rendu, et que
je pouvais bien le garder, et que je serais heureux
dans cette chambre que vous m'offrez, que je
ne gênerais rien, que je serais dans mon petit
coin, et que, tandis que vous auriez Cosette, inoi
j'aurais l'idée d'être dans la même maison qu'elle.
Chacun aurait eu son bonheur proportionné . Continuer
d'être monsieur Fauchelevent , cela arrangeait tout.
Oui, excepté mon âme. Il y avait de la joie partout sur
LA DERNIÈRE gorgée du CALICE . 335

moi, le fond de mon âme restait noir. Ce n'est pas


assez d'être heureux , il faut être content . Ainsi je
serais resté monsieur Fauchelevent, ainsi mon vrai
visage, je l'aurais caché, ainsi, en présence de votre
épanouissement, j'aurais eu une énigme, ainsi , au
milieu de votre plein jour, j'aurais eu des ténèbres ,
ainsi, sans crier gare, tout bonnement, j'aurais intro-
duit le bagne à votre foyer, je me serais assis à votre
table avec la pensée que, si vous saviez qui je suis,
vous m'en chasseriez , je me serais laissé servir par des
domestiques qui, s'ils avaient su, auraient dit : Quelle
horreur! Je vous aurais touché avec mon coude dont
vous avez droit de ne pas vouloir, je vous aurais filouté
vos poignées de main ! Il y aurait eu dans votre maison
un partage de respect entre des cheveux blancs véné-
rables et des cheveux blancs flétris ; à vos heures les
plus intimes, quand tous les cœurs se seraient crus ou-
verts jusqu'au fond les uns pour les autres, quand nous
aurions été tous quatre ensemble, votre aïeul, vous
deux et moi , il y aurait eu là un inconnu ! J'aurais été
côte à côte avec vous dans votre existence, ayant pour
unique soin de ne jamais déranger le couvercle de mon
puits terrible. Ainsi , moi , un mort, je me serais imposé
à vous qui êtes des vivants . Elle, je l'aurais condamnée
à moi à perpétuité . Vous, Cosette et moi , nous auriens
été trois têtes dans le bonnet vert ! Est-ce que vous ne
frissonnez pas ? Je ne suis que le plus accablé des
hommes ; j'en aurais été le plus monstrueux. Et ce
crime, je l'aurais commis tous les jours ! Et ce men-
songe, je l'aurais fait tous les jours ! Et cette face de
nuit, je l'aurais eue sur mon visage tous les jours ! Et
ma flétrissure, je vous en aurais donné votre part tous
les jours tous les jours ! à vous, mes bien-aimés, à
336 LES MISERABLES - JEAN VALJEAN.

vous, mes enfants, à vous, mes innocents ! Se taire


n'est rien ? garder le silence est simple ? Non, ce n'est
pas simple. Il y a un silence qui ment. Et mon men-
songe, et ma fraude, et mon indignité, et ma lâcheté, et
ma trahison, et mon crime, je l'aurais bu goutte à
goutte, je l'aurais recraché, puis rebu, j'aurais fini à
minuit et recommencé à midi, et mon bonjour aurait
menti , et mon bonsoir aurait menti , et j'aurais dormi
là-dessus, et j'aurais mangé cela avec mon pain, etj'au-
rais regardé Cosette en face, et j'aurais répondu au
sourire de l'ange par le sourire du damné , et j'aurais
été un fourbe abominable ! Pourquoi faire ? pour être
heureux Pour être heureux , moi ! Est-ce que j'ai le
droit d'être heureux ? je suis hors de la vie, monsieur.
Jean Valjean s'arrêta. Marius écoutait . De tels en-
chaînements d'idées et d'angoisses ne se peuvent in-
terrompre . Jean Valjean baissa la voix de nouveau ,
mais ce n'était plus la voix sourde, c'était la voix
sinistre .
-
- Vous demandez pourquoi je parle ? je ne suis ni
dénoncé, ni poursuivi , ni traqué, dites-vous. Si ! je suis
dénoncé ! si ! je suis poursuivi ! si ! je suis traqué ! Par
qui ? par moi . C'est moi qui me barre à moi- même le
passage, et je me traîne , et je me pousse , et je m'arrête,
et je m'exécute, et quand on se tient soi-même, on est
bien tenu.
Et, saisissant son propre habit à poigne-main et le
tirant vers Marius :
― Voyez donc ce poing-ci , continua-t-il. Est-ce que
vous ne trouvez pas qu'il tient ce collet-là de façon à
ne pas le lâcher? Eh bien ! c'est bien un autre poignet,
la conscience ! Il faut , si l'on veut être heureux , mon-
sieur, ne jamais comprendre le devoir ; car, dès qu'on
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE . 337

l'a compris, il est implacable. On dirait qu'il vous pu-


nit de le comprendre ; mais non, il vous en récompense ;
car il vous met dans un enfer où l'on sent à côté de soi
Dieu . On ne s'est pas sitôt déchiré les entrailles qu'on
est en paix avec soi - même.
Et, avec une accentuation poignante, il ajouta :
Monsieur Pontmercy, cela n'a pas le sens commun ,
je suis un honnête homme. C'est en me dégradant à
vos yeux que je m'élève aux miens . Ceci m'est déjà
arrivé une fois, mais c'était moins douloureux ; ce
n'était rien. Oui, un honnête homme . Je ne le serais
pas si vous aviez , par ma faute, continué de m'estimer ;
maintenant que vous me méprisez, je le suis. J'ai cette
fatalité sur moi que , ne pouvant jamais avoir que de la
considération volée, cette considération m'humilie et
m'accable intérieurement, et que, pour que je me res-
pecte, il faut qu'on me méprise . Alors je me redresse.
Je suis un galérien qui obéit à sa conscience. Je sais
bien que cela n'est pas ressemblant. Mais que voulez-
vous que j'y fasse ? cela est. J'ai pris des engagements
envers moi-même ; je les tiens . Il y a des rencontres qui
nous lient, il y a des hasards qui nous entraînent dans
des devoirs . Voyez-vous , monsieur Pontmercy, il m'est
arrivé des choses dans ma vie.
Jean Valjean fit encore une pause, avalant sa salive
avec effort comme si ses paroles avaient un arrière-goût
amer, et il reprit :
-
Quand on a une telle horreur sur soi , on n'a pas
le droit de la faire partager aux autres à leur insu , on
n'a pas le droit de les faire glisser dans son précipice
sans qu'ils s'en aperçoivent, on n'a pas le droit d'en-
combrer sournoisement de sa misère le bonheur d'au-
trui. S'approcher de ceux qui sont sains et les toucher
338 LES MISÉRABLES . - - JEAN VALJEAN .

dans l'ombre avec son ulcère invisible , c'est hideux .


Fauchelevent a eu beau me prêter son nom , je n'ai pas
le droit de m'en servir ; il a pu me le donner, je n'ai
pas pu le prendre. Un nom , c'est un moi. Voyez vous,
monsieur, j'ai un peu pensé, j'ai un peu lu, quoique je
sois un paysan ; et vous voyez que je m'exprime conve-
nablement. Je me rends compte des choses . Je me suis
fait une éducation à moi . Eh bien oui , soustraire un
nom et se mettre dessous, c'est déshonnête . Des lettres
de l'alphabet, cela s'escroque comme une bourse
ou comme une montre. Être une fausse signature
en chair et en os, être une fausse clef vivante ,
entrer chez d'honnêtes gens en trichant leur serru-
re, ne plus jamais regarder, loucher toujours, être
infâme au dedans de moi , non ! non ! non ! non ! Il vaut
mieux souffrir, saigner, pleurer, s'arracher la peau de
la chair avec les ongles, passer les nuits à se tordre
dans les angoisses , se ronger le ventre et l'âme . Voilà
pourquoi je viens vous raconter tout cela . De gaîté de
cœur, comme vous dites.
Il respira péniblement, et jeta ce dernier mot :
Pour vivre, autrefois, j'ai volé un pain ; aujour-
d'hui, pour vivre, je ne veux pas voler un nom.
— Pour vivre ! interrompit Marius. Vous n'avez pas
besoin de ce nom pour vivre ?
Ah ! je m'entends, répondit Jean Valjean , en levant
et en abaissant la tête lentement plusieurs fois de suite.
Il y eut un silence . Tous deux se taisaient, chacun
abîmé dans un gouffre de pensées . Marius s'était assis
près d'une table et appuyait le coin de sa bouche sur
un de ses doigts replié. Jean Valjean allait et venait. Il
s'arrêta devant une glace et demeura sans mouvement.
Puis, comme s'il répondait à un raisonnement intérieur,
LA DERNIÈRE gorgée du CALICE . 339

Il dit en regardant cette glace où il ne se voyait pas :


Tandis qu'à présent, je suis soulagé !
Il se remit à marcher et alla à l'autre bout du salon.
A l'instant où il se retourna , il s'aperçut que Marius le
regardait marcher. Alors il lui dit avec un accent in-
exprimable :
- Je traîne un peu la jambe . Vous comprenez main-
tenant pourquoi .
Puis il acheva de se tourner vers Marius :
- Et maintenant, monsieur, figurez- vous ceci : Je
n'ai rien dit, je suis resté M. Fauchelevent, j'ai pris ma
place chez vous, je suis des vôtres , je suis dans ma
chambre, je viens déjeuner le matin en pantoufles, les
soirs nous allons au spectacle tous les trois, j'accompa-
gne madame Pontmercy aux Tuileries et à la place
Royale, nous sommes ensemble, vous me croyez votre
semblable ; un beau jour, je suis là, vous êtes là, nous
causons, nous rions, tout à coup vous entendez une
voix crier ce nom : Jean Valjean ! et voilà que cette
main épouvantable, la police, sort de l'ombre et m'ar-
rache mon masque brusquement !
Il se tut encore ; Marius s'était levé avec un frémis-
sement. Jean Valjean reprit :
- Qu'en dites-vous ?
Le silence de Marius répondait .
Jean Valjean continua :
Vous voyez bien que j'ai raison de ne pas me taire .
Tenez, soyez heureux , soyez dans le ciel, soyez l'ange
d'un ange, soyez dans le soleil , et contentez-vous-en , et
ne vous inquiétez pas de la manière dont un pauvre
damné s'y prend pour s'ouvrir la poitrine et faire son
devoir ; vous avez un misérable homme devant vous
monsieur.
340 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

Marius traversa lentement le salon et quand il fut


près de Jean Valjean, lui tendit la main.
Mais Marius dut aller prendre cette main qui ne se
présentait point, Jean Valjean se laissa faire , et il sem-
bla à Marius qu'il étreignait une main de marbre.
- Mon grand - père a des amis, dit Marius ; je vous
aurai votre grâce.
- C'est inutile, répondit Jean Valjean . On me croit
mort, cela suffit. Les morts ne sont pas soumis à la sur-
veillance. Ils sont censés pourrir tranquillement . La
mort, c'est la même chose que la grâce.
Et dégageant sa main que Marius tenait, il ajouta
avec une sorte de dignité inexorable :
- D'ailleurs , faire mon devoir, voilà l'ami auquel
j'ai recours ; et je n'ai besoin que d'une grâce, celle de
ma conscience.
En ce moment, à l'autre extrémité du salon , la porte
s'entrouvrit doucement et dans l'entre-bâillement la
tête de Cosette apparut. On n'apercevait que son doux
visage, elle était admirablement décoiffée , elle avait les
paupières encore gonflées de sommeil . Elle fit le mou-
vement d'un oiseau qui passe sa tête hors du nid , re-
garda d'abord son mari, puis Jean Valjean, et leur
cria en riant, on croyait voir un sourire au fond d'une
rose :
-
Parions que vous parlez politique. Comme c'est
bête, au lieu d'être avec moi !
Jean Valjean tressaillit .
Cosette ! ... balbutia Marius.
Et il s'arrêta. On eût dit deux coupables .
Cosette, radieuse, continuait de les regarder tous les
deux . Il y avait dans ses yeux comme des échappées de
paradis.
LA DERNIÈRE gorgée dU CALICE . 341

Je vous prends en flagrant délit, dit Cosette. Je


viens d'entendre à travers la porte mon père Fauchele-
vent qui disait : " La conscience... ―― Faire son de-
voir..." - C'est de la politique, ça . Je ne veux pas . On
ne doit pas parler politique dès le lendemain . Ce n'est
pas juste.
- Tu te trompes, Cosette, répondit
Marius. Nous
parlons affaires . Nous parlons du meilleur placement à
trouver pour tes six cent mille francs...
- Ce n'est pas tout ça, interrompit Cosette. Je viens.
Veut on de moi ici ?
Et, passant résolûment la porte , elle entra dans le
salon . Elle était vêtue d'un large peignoir blanc à mille
plis et à grandes manches qui , partant du cou , lui tom-
bait jusqu'aux pieds . Il y a dans les ciels d'or des vieux
tableaux gothiques de ces charmants sacs à mettre un
ange .
Elle se contempla de la tête aux pieds dans une
grande glace, puis s'écria avec une explosion d'extase
ineffable :
-
- Il y avait une fois un roi et une reine . Oh ! comme
je suis contente !
Cela dit, elle fit la révérence à Marius età Jean Valjean.
- Voilà, dit-elle , je vais m'installer près de vous sur
un fauteuil, on déjeune dans une demi-heure , vous direz
tout ce que vous voudrez , je sais bien qu'il faut que les
hommes parlent . Je serai bien sage .
Marius lui prit le bras, et lui dit amoureusement :
Nous parlons affaires .
- A propos , répondit Cosette , j'ai ouvert ma fenêtre,
il vient d'arriver un tas de pierrots dans le jardin . Des
oiseaux, pas des masques. C'est aujourd'hui mercredi
des cendres ; mais pas pour les oiseaux .
342 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

Je te dis que nous parlons affaires, va, ma petite


Cosette, laisse- nous un moment. Nous parlons chiffres.
Cela t'ennuierait.
- Tu as mis ce matin une charmante cravate, Marius .
Vous êtes fort coquet , monseigneur. Non, cela ne m'en-
nuiera pas .
- Je t'assure que cela t'ennuiera.
-Non. Puisque c'est vous. Je ne vous comprendrai
pas, mais je vous écouterai . Quand on entend les voix
qu'on aime, on n'a pas besoin de comprendre les mots
qu'elles disent . Être là ensemble, c'est tout ce que je
veux. Je reste avec vous, bah !
Tu es ma Cosette bien-aimée ! Impossible.
- Impossible !
Oui.
C'est bon, reprit Cosette. Je vous aurais dit des
nouvelles. Je vous aurais dit que grand-père dort encore,
que votre tante est à la messe, que la cheminée de la
chambre de mon père Fauchelevent fume , que Nicolette
a fait venir le ramoneur, que Toussaint et Nicolette se
sont déjà disputées , que Nicolette se moque du bégaye-
ment de Toussaint. Eh bien, vous ne saurez rien . Ah !
c'est impossible ? moi aussi , à mon tour, vous verrez,
monsieur, je dirai : " C'est impossible. " Qui est-ce qui
sera attrapé ? Je t'en prie , mon petit Marius , laisse-moi
ici avec vous deux .
- Je te jure qu'il faut que nous soyons seuls.
- Eh bien, est-ce que je suis quelqu'un ?
Jean Valjean ne prononçait pas une parole. Cosette
se tourna vers lui :
D'abord père , vous, je veux que vous veniez m'em-
brasser. Qu'est-ce que vous faites là à ne rien dire au
lieu de prendre mon parti ? qu'est-ce qui m'a donné un
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE . 343

père comme ça ? Vous voyez bien que je suis très mal-


heureuse en ménage. Mon mari me bat. Allons em-
brassez-moi tout de suite.
Jean Valjean s'approcha.
Cosette se tourna vers Marius .
-Vous, je vous fais la grimace.
Puis elle tendit son front à Jean Valjean.
Jean Valjean fit un pas vers elle .
Cosette recula .
Père, vous êtes pâle. Est-ce que votre bras vous
fait mal ?
- Il est guéri , dit Jean Valjean.
Est-ce que vous avez mal dormi ?
Non.
-Est-ce que vous êtes triste ?
Non.
Embrassez-moi si vous vous portez bien, si vous
dormez bien, si vous êtes content, je ne vous gronderai
pas .
Et de nouveau elle lui tendit son front .
Jean Valjean déposa un baiser sur ce front où il y
avait un reflet céleste .
- Souriez .

Jean Valjean obéit. Ce fut le sourire d'un spectre .


Maintenant défendez- moi contre mon mari.
- Cosette !... fit Marius.
- Fâchez-vous, père. Dites-lui qu'il faut que je reste .
On peut bien parler devant moi . Vous me trouvez donc
bien sotte. C'est donc bien étonnant ce que vous dites !
des affaires, placer de l'argent à une banque, voilà
grand'chose. Les hommes font les mystérieux pour
rien. Je veux rester. Je suis très jolie ce matin . Regarde
moi , Marius.
344 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

Et avec un haussement d'épaules adorable et on ne


sait quelle bouderie exquise , elle regarda Marius. Il y
eut comme un éclair entre ces deux êtres . Que quel-
qu'un fût là, peu importait.
Je t'aime ! dit Marius.
- Je t'adore ! dit Cosette.
Et ils tombèrent irrésistiblement dans les bras l'un
de l'autre.
- A présent, reprit Cosette en rajustant un pli de
sou peignoir avec une petite moue triomphante, je
reste.
Cela, non, répondit Marius d'un ton suppliant.
Nous avons quelque chose à terminer.
Encore non ?
Marius prit une inflexion de voix grave :
- Je t'assure, Cosette , que c'est impossible.
- - Ah ! vous faites votre voix d'homme, monsieur.
C'est bon, on s'en va. Vous, père, vous ne m'avez pas
soutenue. Monsieur mon mari, monsieur mon papa ,
vous êtes des tyrans. Je vais le dire à grand-père. Si
vous croyez que je vais revenir et vous faire des plati-
tudes , vous vous trompez. Je suis fière. Je vous attends
à présent. Vous allez voir que c'est vous qui allez vous
ennuyer sans moi. Je m'en vais, c'est bien fait.
Et elle sortit.
Deux secondes après, la porte se rouvrit, sa fraîche
tête vermeille passa encore une fois entre les deux bat-
tants , et elle leur cria :
-Je suis très en colère.
La porte se referma et les ténèbres se refirent.
Ce fut comme un rayon de soleil fourvoyé qui, sans
s'en douter, aurait traversé brusquement de la nuit.
Marius s'assura que la porte était bien refermée.
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE. 345

Pauvre Cosette ! murmura-t- il, quand elle va sa-


voir...
A ce mot, Jean Valjean trembla de tous ses membres.
Il fixa sur Marius un œil égaré.
-
Cosette ! oh oui , c'est vrai , vous allez dire cela à
Cosette. C'est juste . Tiens, je n'y avais pas pensé . On
a de la force pour une chose, on n'en a pas pour une
autre. Monsieur, je vous en conjure, je vous en supplie,
monsieur, donnez-moi votre parole la plus sacrée,
ne lui dites pas. Est-ce qu'il ne suffit pas que vous
le sachiez , vous ? j'ai pu le dire de moi-même sans y
être forcé, je l'aurais dit à l'univers, à tout le monde,
са m'était égal. Mais elle, elle ne sait pas ce que c'est ,
cela l'épouvanterait. Un forçat, quoi ! on serait forcé de
lui expliquer, de lui dire : C'est un homme qui a été
aux galères . Elle a vu un jour passer la chaîne. Oh !
mon Dieu !
Il s'affaissa sur un fauteuil et cacha son visage dans
ses deux mains .
On ne l'entendait pas, mais aux secousses de ses épau-
les, on voyait qu'il pleurait. Pleurs silencieux, pleurs
terribles.
Il y a de l'étouffement dans le sanglot. Une sorte de
convulsion le prit, il se renversa en arrière sur le dos-
sier du fauteuil comme pour respirer, laissant pendre
ses bras et laissant voir à Marius sa face inondée de lar-
mes, et Marius l'entendit murmurer si bas que sa voix
semblait être dans une profondeur sans fond :
-Oh !je voudrais mourir !
Soyez tranquille, dit Marius, je garderai votre se-
cret pour moi seul.
Et, moins attendri peut-être qu'il n'aurait dû l'être,
mais obligé depuis une heure de se familiariser avec
346 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

un inattendu effroyable, voyant par degrés un forçat


se superposer sous ses yeux à M. Fauchelevent, gagné
peu à peu par cette réalité lugubre, et amené par la
pente naturelle de la situation à constater l'intervalle
qui venait de se faire entre cet homme et lui, Marius
ajouta :
Il est impossible que je ne vous dise pas un mot
du dépôt que vous avez si fidèlement et si honnêtement
remis. C'est là un acte de probité. Il est juste qu'une ré-
compense vous soit donnée . Fixez la somme vous-mê-
me, elle vous sera comptée . Ne craignez pas de la fixer
haut.
– Je vous en remercie , monsieur, répondit Jean Val-
jean avec douceur.
Il resta pensif un moment, passant machinalement le
bout de son index sur l'ongle de son pouce , puis il éleva
la voix :
Tout est à peu près fini . Il me reste une dernière
chose...
- Laquelle ?
Jean Valjean eut comme une suprême hésitation, et,
sans voix, presque sans souffle, il balbutia plus qu'il
ne dit :
-
A présent que vous savez , croyez -vous, monsieur
vous qui êtes le maître , que je ne dois plus voir Cosette ?
- Je crois que ce serait mieux , répondit froidement .
Marius .
-- Je ne la verrai plus, murmura Jean Valjean.
Et il se dirigea vers la porte .
Il mit la main sur le bec-de-cane, le pêne céda , la porte
s'entrebâilla, Jean Valjean l'ouvrit assez pour pouvoir
passer, demeura une seconde immobile , puis referma la
porte et se retourna vers Marius.
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE . 347

Il n'était plus pâle, il était livide. Il n'y avait plus de


larmes dans ses yeux, mais une sorte de flamine tragi-
que. Sa voix était redevenue étrangement calme.
- Tenez, monsieur, dit-il, si vous voulez, je viendrai
la voir. Je vous assure que je le désire beaucoup . Si je
n'avais pas tenu à voir Cosette , je ne vous aurais pas
fait l'aveu que je vous ai fait , je serais parti ; mais vou-
lant rester dans l'endroit où est Cosette et continuer de
la voir, j'ai dû honnêtement tout vous dire. Vous sui-
vez mon raisonnement, n'est-ce pas ? c'est là une chose
qui se comprend . Voyez-vous, il y a neuf ans passés que
je l'ai près de moi. Nous avons demeuré d'abord dans
cette masure du boulevard , ensuite dans le couvent, en-
suite près du Luxembourg. C'est là que vous l'avez vue
pour la première fois. Vous vous rappelez son chapeau
le peluche bleue. Nous avons été ensuite dans le quar-
tier des Invalides où il y avait une grille et un jardin . Rue
Flumet. J'habitais une petite arrière-cour d'où j'enten-
dais son piano . Voilà ma vie. Nous ne nous quittions
jamais. Cela a duré neuf ans et des mois. J'étais comme
son père, et elle était mon enfant . Je ne sais pas si vous
me comprenez, monsieur Pontmercy, mais s'en aller à
présent, ne plus la voir, ne plus lui parler, n'avoir plus
rien, ce serait difficile . Si vous ne le trouvez pas mau-
vais, je viendrai de temps en temps voir Cosette. Je ne
viendrais pas souvent. Je ne resterais pas longtemps.
Vous diriez qu'on me reçoive dans la petite salle basse.
Au rez-de-chaussée. J'entrerais bien par la porte de der-
rière, qui est pour les domestiques, mais cela étonnerait
peut-être, il vaut mieux, je crois, que j'entre par la porte
de tout le monde . Monsieur, vraiment. Je voudrais
bien voir encore un peu Cosette. Aussi rarement qu'il
vous plaira. Mettez-vous à ma place, je n'ai plus que
348 LES MISÉRABLES . - - JEAN VALJEAN .

cela. Et puis, il faut prendre garde. Si je ne venais plus


du tout, il y aurait un mauvais effet, on trouverait cela
singulier. Par exemple, ce que je puis faire , c'est de ve-
uir le soir, quand il commence à être nuit
Vous viendrez tous les soirs, dit Marius, et Cosette
vous attendra.
-Vous êtes bon, monsieur, dit Jean Valjean.
Marius salua Jean Valjean, le bonheur reconduisit
jusqu'à la porte le désespoir, et ces deux hommes se
quittèrent.
II

LES OBSCURITÉS QUE PEUT CONTENIR UNE


RÉVÉLATION

ARIUS était bouleversé.


M L'espèce d'éloignement qu'il avait toujours eu
pour l'homme près duquel il voyait Cosette lui était dé-
sormais expliqué . Il y avait dans ce personnage un on
ne sait quoi énigmatique dont son instinct l'avertissait.
Cette énigme, c'était la plus hideuse des hontes , le
bagne. Ce M. Fauchelevent était le forçat Jean Val-
jean.
Trouver brusquement un tel secret au milieu de son
bonheur, cela ressemble à la découverte d'un scorpion
dans un nid de tourterelles .
Le bonheur de Marius et de Cosette était-il condamné
désormais à ce voisinage ? Était- ce là un fait accompli ?
L'acceptation de cet homme faisait-elle partie du ma-
riage consommé ? N'y avait-il plus rien à faire ?
Marius avait-il épousé aussi le forçat ?
On a beau être couronné de lumière et de joie, on a
beau savourer la grande heure de pourpre de la vie ,
l'amour heureux , de telles secousses forceraient même
l'archange dans son extase, même le demi-dieu dans sa
gloire, au frémissement .
Comme il arrive toujours dans les changements à vue
350 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

de cette espèce , Marius se demandait s'il n'avait pas de


reproche à se faire à lui-même . Avait-il manqué de di-
vination ? Avait- il manqué de prudence ? S'était-il étour-
di involontairement ? Un peu, peut-être . S'était-il en-
gagé, sans assez de précaution pour éclairer les alen-
tours, dans cette aventure d'amour qui avait abouti à
son mariage avec Cosette ? Il constatait, — c'est ainsi ,
par une suite de constatations successives de nous-
mêmes sur nous-mêmes, que la vie nous amende peu à
peu, - il constatait le côté chimérique et visionnaire
de sa nature, sorte de nuage intérieur propre à beau-
coup d'organisations, et qui, dans les paroxysmes de la
passion et de la douleur, se dilate, la température de
l'âme changeant, et envahit l'homme tout entier, au
point de n'en plus faire qu'une conscience baignée d'un
brouillard . Nous avons plus d'une fois indiqué cet élé-
ment caractéristique de l'individualité de Marius .
Il se rappelait que, dans l'enivrement de son amour,
rue Plumet, pendant ces six ou sept semaines extati-
ques, il n'avait pas même parlé à Cosette de ce drame
du bouge Gorbeau , où la victime avait eu un si étran-
ge parti pris de silence pendant la lutte et d'évasion
après. Comment se faisait-il qu'il n'en eût point parlé
à Cosette ? Cela pourtant était si proche et si effroya-
ble ! Comment se fait-il qu'il ne lui eût pas même nom-
mé les Thénardier, et , particulièrement, le jour où il
avait rencontré Éponine ? Il avait presque peine à s'ex-
pliquer maintenant son silence d'alors. Il s'en rendait
compte cependant. Il se rappelait son étourdissement,
son ivresse de Cosette, l'amour absorbant tout, cet en-
lèvement de l'un par l'autre dans l'idéal , et peut- être
aussi, comme la quantité imperceptible de raison mêlée
à cet état violent et charmant de l'âme, un vague et
LA DERNIÈRE gorgée du CALICE . 351

sourd instinct de cacher et d'abolir dans sa mémoire


cette aventure redoutable dont il craignait le contact ,
où il ne voulait jouer aucun rôle, à laquelle il se déro-
bait, et où il ne pouvait être narrateur ni témoin sans
être accusateur.
D'ailleurs, ces quelques semaines avaient été un
éclair ; on n'avait eu le temps de rien, que de s'aimer.
Enfin, tout pesé, tout retourné , tout examiné, quand
il eût raconté le guet-apens Gorbeau à Cosette, quand
il lui eût nommé les Thénardier, quelles qu'eussent été
les conséquences, quand même il eût découvert que
Jean Valjean était un forçat, cela l'eût-il changé, lui
Marius ? cela l'eût-il changée, elle Cosette ? Eût-il re-
culé ? L'eût-il moins adorée ? L'eût-il moins épousée ?
Non . Cela eût-il changé quelque chose à ce qui s'était
fait ? Non. Rien donc à regretter, rien à se reprocher.
Tout était bien. Il y a un dieu pour ces ivrognes qu'on
appelle les amoureux . Aveugle, Marius avait suivi la
route qu'il eût choisie clairvoyant. L'amour lui avait
bandé les yeux , pour le mener où ? Au paradis.
Mais ce paradis était compliqué désormais d'un cô-
toiement infernal.
L'ancien éloignement de Marius pour cet homme,
pour ce Fauchelevent devenu Jean Valjean, était à pré-
sent mêlé d'horreur.
Dans cette horreur, disons-le, il y avait quelque pi-
tié, et même une certaine surprise.
Ce voleur, ce voleur récidiviste, avait restitué un dé-
pôt. Et quel dépôt ! Six cent mille francs.
Il était seul dans le secret du dépôt. Il pouvait tout
garder, il avait tout rendu.
En outre, il avait révélé de lui- même sa situation .
Rien ne l'y obligeait. Si l'on savait qui il était, c'était
352 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN.

par lui. Il y avait dans cet aveu plus que l'acceptation


de l'humiliation, il y avait l'acceptation du péril. Pour
un condamné, un masque n'est pas un masque, c'est un
abri. Il avait renoncé à cet abri. Un faux nom , c'est de
la sécurité, il avait rejeté ce faux nom. Il pouvait, lui
galérien, se cacher à jamais dans une famille honnête ;
il avait résisté à cette tentation . Et pour quel motif ?
par scrupule de conscience. Il l'avait expliqué lui-mê-
me avec l'irrésistible accent de la réalité . En somme,
quel que fût ce Jean Valjean, c'était incontestablement
une conscience qui se réveillait . Il y avait là on ne sait
quelle mystérieuse réhabilitation commencée ; et, selon
toute apparence, depuis longtemps déjà le scrupule
était maître de cet homme. De tels accès du juste et du
bien ne sont pas propres aux natures vulgaires . Réveil
de conscience, c'est grandeur d'âme.
Jean Valjean était sincère . Cette sincérité, visible,
palpable, irréfragable, évidente même par la douleur
qu'elle lui faisait, rendait les informations inutiles et
donnait autorité à tout ce que disait cet homme.
Ici , pour Marius, interversion étrange des situations.
Que sortait-il de M. Fauchelevent ? la défiance . Que se
dégageait-il de Jean Valjean ? la confiance .
Dans le mystérieux bilan de ce Jean Valjean que
Marius pensif dressait , il constatait le passif, et il tâchait
d'arriver à une balance .
Mais tout cela était comme dans un orage . Marius ,
s'efforçant de se faire une idée nette de cet homme, et
poursuivant, pour ainsi dire , Jean Valjean au fond de sa
pensée, le perdait et le retrouvait dans une brume fatale.
Le dépôt honnêtement rendu, la probité de l'aveu ,
c'était bien. Cela faisait comme une éclaircie dans la
nuée, puis la nuée redevenait noire.
LA DERNIÈRe gorgée du CALICE . 353

Si troubles que fussent les souvenirs de Marius, il


lui en revenait quelque ombre.
Qu'était-ce décidément que cette aventure du galetas
Jondrette ? Pourquoi , à l'arrivée de la police, cet
homme, au lieu de se plaindre, s'était-il évadé ?
Ici Marius trouvait la réponse. Parce que cet homme
était un repris de justice en rupture de ban.
Autre question : Pourquoi cet homme était- il venu
dans la barricade ?
Car à présent Marius revoyait distinctement ce sou-
venir, reparu dans ces émotions comme l'encre sympa-
thique au feu. Cet homme était dans la barricade . Il
n'y combattait pas. Qu'était-il venu y faire ! Devant
cette question un spectre se dressait, et faisait la ré-
ponse Javert.
Marius se rappelait parfaitement à cette heure la
funèbre vision de Jean Valjean entraînant hors de la
barricade Javert garrotté, et il entendait encore derrière
l'angle de la petite rue Mondétour l'affreux coup de pis-
tolet. Il y avait, vraisemblablement, haine entre cet
espion et ce galérien . L'un gênait l'autre. Jean Valjean
était allé à la barricade pour se venger. Il y était arrivé
tard. Il savait probablement que Javert y était prison-
nier. La vendette corse a pénétré dans de certains bas-
fonds et y fait loi ; elle est si simple qu'elle n'étonne
pas les âmes à demi retournées vers le bien ; et ces
cœurs-là sont ainsi faits qu'un criminel, en voie de
repentir, peut être scrupuleux sur le vol et ne l'être
pas sur la vengeance . Jean Valjean avait tué Javert.
Du moins cela semblait évident.
Dernière question enfin ; mais à celle-ci pas de ré-
ponse. Cette question , Marius la sentait comme une
tenaille. Comment se faisait- il que l'existence de Jean
354 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

Valjean eût coudoyé si longtemps celle de Cosette ?


Qu'était-ce que ce sombre jeu de la providence qui
avait mis cet enfant en contact avec cet homme ? Y a-t-
il donc aussi des chaînes à deux forgées là-haut, et Dieu
se plaît- il à accoupler l'ange avec le démon ? Un crime
et une innocence peuvent donc être camarades de
chambrée dans le mystérieux bagne des misères ! Dans
ce défilé de condamnés qu'on appelle la destinée hu-
maine, deux fronts peuvent passer l'un près de l'autre,
l'un naïf, l'autre formidable, l'un tout baigné des divi-
nes blancheurs de l'aube, l'autre à jamais blêmi par la
lueur d'un éternel éclair ? Qui avait pu déterminer cet
appareillement inexplicable ? De quelle façon , par suite
de quel prodige, la communauté de vie avait-elle pu
s'établir entre cette céleste petite et ce vieux damné ?
Qui avait pu lier l'agneau au loup, et, chose plus in-
compréhensible encore, attacher le loup à l'agneau ?
Car le loup aimait l'agneau , car l'être farouche adorait
l'être faible, car, pendant neuf années , l'ange avait eu
pour point d'appui le monstre. L'enfance et l'adoles-
cence de Cosette , sa venue au jour, sa virginale crois-
sance vers la vie et la lumière, avaient été abritées par ce
dévouement difforme . Ici , les questions s'exfoliaient ,
pour ainsi parler, en énigmes innombrables, les abîmes
s'ouvraient au fond des abîmes, et Marius ne pouvait
plus se pencher sur Jean Valjean sans vertige. Qu'était-
ce donc que cet homme précipice ?
Les vieux symboles génésiaques sont éternels ; dans
la société humaine, telle qu'elle existe, jusqu'au jour
où une clarté plus grande la changera, il y a à jamais
deux hommes , l'un supérieur, l'autre souterrain ; celui
qui est selon le bien, c'est Abel ; celui qui est selon le
mal, c'est Caïn , Qu'était-ce que ce Caïn tendre ?
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE . 355

Qu'était-ce que ce bandit religieusement absorbé dans


l'adoration d'une vierge, veillant sur elle, l'élevant,
la gardant, la dignifiant et l'enveloppant, lui impur,
de pureté ?
Qu'était ce que ce cloaque qui avait vénéré cette
innocence au point de ne pas lui laisser une tache ?
Qu'était-ce que ce Jean Valjean faisant l'éducation de
Cosette? Qu'était-ce que cette figure de ténèbres ayant
pour unique soin de préserver de toute ombre et de tout
nuage le lever d'un astre ?
Là était le secret de Jean Valjean ; là aussi était le
secret de Dieu .
Devant ce double secret, Marius reculait. L'un en
quelque sorte le rassurait sur l'autre. Dieu était dans
cette aventure aussi visible que Jean Valjean . Dieu a
ses instruments. Il se sert de l'outil qu'il veut. Il n'est
pas responsable devant l'homme . Savons-nous comment
Dieu s'y prend ? Jean Valjean avait travaillé à Cosette.
Il avait un peu fait cette âme. C'était incontestable.
Eh bien, après ? L'ouvrier était horrible ; mais l'œuvre
était admirable. Dieu produit ces miracles comme bon
lui semble. Il avait construit cette charmante Cosette, et
il y avait employé Jean Valjean. Il lui avait plu de se
choisir cet étrange collaborateur. Quel compte avons-
nous à lui demander ? Est-ce la première fois que le
fumier aide le printemps à faire la rose ?
Marius se faisait ces réponses-là et se déclarait à lui-
même qu'elles étaient bonnes. Sur tous les points que
nous venons d'indiquer, il n'avait pas osé presser Jean
Valjean, sans s'avouer à lui- même qu'il ne l'osait pas.
Il adorait Cosette, il possédait Cosette, Cosette était
splendidement pure. Cela lui suffisait. De quel éclaircis-
sement avait-il besoin ? Cosette était une lumière . La
356 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

lumière a-t-elle besoin d'être éclaircie ? Il avait tout ;


que pouvait-il désirer ? Tout, est-ce que ce n'est pas
assez ? Les affaires personnelles de Jean Valjean ne le
regardaient pas.
En se penchant sur l'ombre fatale de cet homme, il
se cramponnait à cette déclaration solennelle du misé-
rable : Je ne suis rien à Cosette. Il y a dix ans, je ne
savais pas qu'elle existât.
Jean Valjean était un passant. Il l'avait dit lui-
même. Eh bien, il passait. Quel qu'il fût, son rôle était
fini.
Il y avait désormais Marius pour faire les fonctions
de la providence près de Cosette . Cosette était venue
retrouver dans l'azur son pareil, son amant, son époux ,
son mâle céleste . En s'envolant, Cosette, ailée et trans-
figurée, laissait derrière elle à terre, vide et hideuse, su
chrysalide , Jean Valjean .
Dans quelque cercle d'idées que tournât Marius, il en
revenait toujours à une certaine horreur de Jean Valjean .
Horreur sacrée peut-être, car, nous venons de l'indi-
quer, il sentait un quid divinum dans cet homme. Mais ,
quoi qu'on fit, et quelque atténuation qu'on y cherchât,
il fallait bien toujours retomber sur ceci : c'était un
forçat ; c'est-à-dire l'être qui, dans l'échelle sociale , n'a
même pas de place, étant au-dessous du dernier échelon.
Après le dernier des hommes, vient le forçat . Le forçat
n'est plus, pour ainsi dire , le semblable des vivants. La
loi l'a destitué de toute la quantité d'humanité qu'elle
peut ôter à un homme .
Marius, sur les questions pénales, en était encore,
quoique démocrate, au système inexorable, et il avait ,
sur ceux que la loi frappe , toutes les idées de la loi . Il
n'avait pas encore accompli, disons-le, tous les progrès .
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE . 357

Il n'en était pas encore à distinguer entre ce qui est


écrit par l'homme et ce qui est écrit par Dieu, entre la
loi et le droit. Il n'avait point examiné et pesé le droit
que prend l'homme de disposer de l'irrévocable et de
l'irréparable . Il n'était pas révolté du mot vindicte. Il
trouvait simple que de certaines effractions de la loi
écrite fussent suivies de peines éternelles , et il accep-
tait, comme procédé de civilisation, la damnation so-
ciale . Il en était encore là , sauf à avancer infaillible-
ment plus tard, sa nature étant bonne , et au fond toute
faite de progrès latent .
Dans ce milieu d'idées, Jean Valjean lui apparaissait
difforme et repoussant . C'était le réprouvé, c'était le
forçat. Ce mot était pour lui comme un son de la trom-
pette du jugement ; et après avoir considéré longtemps
Jean Valjean, son dernier geste était de détourner la
tête. Vade retro.
Marius, il faut le reconnaître et même y insister, tout
en interrogeant Jean Valjean au point que Jean Valjean
Jui avait dit : Vous me confessez, ne lui avait pourtant
pas fait deux ou trois questions décisives .
Ce n'était pas qu'elles ne se fussent présentées à son
esprit, mais il en avait eu peur. Le galetas Jondrette ?
La barricade ? Javert ? Qui sait où se fussent arrêtées
les révélations ? Jean Valjean ne semblait pas homme à
reculer, et qui sait si Marius, après l'avoir poussé, n'au-
rait pas souhaité le retenir ?
Dans de certaines conjectures suprêmes, ne nous est-il
pas arrivé à tous, après avoir fait une question , de nous
boucher les oreilles pour ne pas entendre la réponse ?
C'est surtout quand on aime qu'on a de ces lâchetés-là.
Il n'est pas sage de questionner à outrance les situa-
tions sinistres, surtout quand le côté indissoluble de
358 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

notre propre vie y est fatalement mêlé . Des explica-


tions désespérées de Jean Valjean, quelque épouvan-
table lumière pouvait sortir, et qui sait si cette clarté
hideuse n'aurait pas rejailli jusqu'à Cosette ? Qui sait
s'il n'en fût pas resté une sorte de lueur infernale sur le
front de cet ange ? L'éclaboussure d'un éclair, c'est
encore de la foudre . La fatalité a de ces solidarités-là,
où l'innocence elle même s'empreint de crime par la
sombre loi des reflets colorants . Les plus pures figures
peuvent garder à jamais la réverbération d'un voisinage
horrible. A tort ou à raison , Marius avait eu peur. Il
en savait déjà trop . Il cherchait plutôt à s'étourdir
qu'à s'éclairer.
Éperdu , il emportait Cosette dans ses bras en fermant
les yeux sur Jean Valjean .
Cet homme était de la nuit, de la nuit vivante et ter-
rible . Comment oser en chercher le fond ! C'est une
épouvante de questionner l'ombre . Qui sait ce qu'elle
va répondre ? L'aube pourrait en être noircie pour
jamais.
Dans cette situation d'esprit, c'était pour Marius une
perplexité poignante de penser que cet homme aurait
désormais un contact quelconque avec Cosette.
Ces questions redoutables, devant lesquelles il avait
reculé, et d'où aurait pu sortir une décision implacable
et définitive , il se reprochait presque à présent de ne
pas les avoir faites . Il se trouvait trop bon, trop doux,
disons le mot, trop faible. Cette faiblesse l'avait entraîné
à une concession imprudente. Il s'était laissé toucher.
Il avait eu tort . Il aurait dû purement et simplement
rejeter Jean Valjean. Jean Valjean était la part du feu,
il aurait dû la faire, et débarrasser sa maison de cet
homme.
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE . 359

Il s'en voulait, il en voulait à la brusquerie de ce


tourbillon d'émotions qui l'avait assourdi , aveuglé et
entraîné. Il était mécontent de lui-même.
Que faire maintenant? Les visites de Jean Valjean lui
répugnaient profondément . A quoi bon cet homme chez
lui ? que faire ? Ici, il s'étourdissait, il ne voulait pas
creuser, il ne voulait pas approfondir ; il ne voulait pas
se sonder lui-même. Il avait promis, il s'était laissé
entraîner à promettre ; Jean Valjean avait sa promesse ;
même à un forçat, surtout à un forçat, on doit tenir
sa parole. Toutefois son premier devoir était envers
Cosette . En somme, une répulsion , qui dominait tout,
le soulevait.
Marius roulait confusément tout cet ensemble d'idées
dans son esprit, passant de l'une à l'autre , et remué
par toutes. De là un trouble profond.
Il ne lui fut pas aisé de cacher ce trouble à Cosette,
mais l'amour est un talent, et Marius y parvint.
Du reste, il fit, sans but apparent, des questions à Co-
sette, candide comme une colombe est blanche, et ne se
doutant de rien ; il lui parla de son enfance et de sa jeu-
nesse, et il se convainquit de plus en plus que tout ce
qu'un homme peut être de bon, de paternel et de respec-
table, ce forçat l'avait été pour Cosette. Tout ce que
Marius avait entrevu et supposé était réel. Cette ortie
sinistre, avait aimé et protégé ce lys.
LIVRE HUITIÈME

LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE

LA CHAMBRE D'EN BAS

È lendemain, à la nuit tombante , Jean Valjean


L' frappait à la porte cochère de la maison Gillenor-
mand . Ce fut Basque qui le reçut . Basque se trouvait
dans la cour à point nommé, et comme s'il avait eu des
ordres. Il arrive quelquefois qu'on dit à un domes-
tique Vous guetterez monsieur un tel, quand il
arrivera.
Basque, sans attendre que Jean Valjean vînt à lui, lui
adressa la parole :
- Monsieur le baron m'a chargé de demander à
monsieur s'il désire monter ou rester en bas ?
- Rester en bas, répondit Jean Valjean.
Basque, d'ailleurs absolument respectueux , ouvrit la
porte de la salle basse et dit : Je vais prévenir ma-
dame.
LA DÉCROISSANCE CREPUSCULAIRE. 361

La pièce où Jean Valjean entra était un rez-de-


chaussée voûté et humide , servant de cellier dans l'occa-
sion, donnant sur la rue, carrelé de carreaux rouges, et
mal éclairé d'une fenêtre à barreaux de fer.
Cette chambre n'était pas de celles que harcèlent le
houssoir, la tête-de-loup et le balai . La poussière y était
tranquille. La persécution des araignées n'y était pas
organisée. Une belle toile, largement étalée , bien noire,
ornée de mouches mortes, faisait la roue sur une des
vitres de la fenêtre. La salle, petite et basse, était meu-
blée d'un tas de bouteilles vides amoncelées dans un
coin. La muraille, badigeonnée d'un badigeon d'ocre
jaune, s'écaillait par larges plaques. Au fond, il y avait
une cheminée de bois peinte en noir à tablette étroite.
Un feu y était allumé ; ce qui indiquait qu'on avait
compté sur la réponse de Jean Valjean : Rester en bas.
Deux fauteuils étaient placés aux deux coins de la
cheminée . Entre les fauteuils était étendue, en guise de
tapis , une vieille descente de lit, montrant plus de
corde que de laine.
La chambre avait pour éclairage le feu de la che-
minée et le crépuscule de la fenêtre .
Jean Valjean était fatigué . Depuis plusieurs jours il
ne mangeait ni ne dormait. Il se laissa tomber sur un
des fauteuils.
Basque revint, posa sur la cheminée une bougie
allumée et se retira . Jean Valjean, la tête ployée et le
menton sur la poitrine, n'aperçut ni Basque, ni la
bougie.
Tout à coup, il se dressa comme en sursaut. Cosette
était derrière lui.
Il ne l'avait pas vue entrer, mais il avait senti qu'elle
entrait.
362 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

Il se retourna. Il la contempla . Elle était adorable-


ment belle. Mais ce qu'il regardait de ce profond regard
ce n'était pas la beauté, c'était l'âme.
Ah bien, s'écria Cosette, père, je savais que vous
étiez singulier, mais jamais je ne me serais attendue à
celle-là. Voilà une idée ! Marius me dit que c'est vous
qui voulez que je vous reçoive ici .
Oui, c'est moi .
-Je m'attendais à la réponse . Bien . Je vous pré-
viens que je vais vous faire une scène. Commençons
par le commencement . Père, embrasssez-moi .
Et elle tendit sa joue.
Jean Valjean demeura immobile.
Vous ne bougez pas. Je le constate. Attitude de
coupable. Mais c'est égal , je vous pardonne. Jésus-
Christ a dit : Tendez l'autre joue. La voici.
Et elle tendit l'autre joue.
Jean Valjean ne remua pas . Il semblait qu'il eût les
pieds cloués dans le pavé.
Ceci devient sérieux , dit Cosette. Qu'est-ce que je
vous ai fait ? Je me déclare brouillée. Vous me devez
mon raccommodement. Vous dînez avec nous.
-J'ai dîné.
-- Ce n'est pas vrai . Je vous ferai gronder par M.
Gillenormand. Les grands -pères sont faits pour tancer
les pères. Allons . Montez avec moi dans le salon. Tout
de suite.
- Impossible.
Cosette ici perdit un peu de terrain. Elle cessa d'or-
donner et passa aux questions.
- Mais pourquoi ? et vous choisissez pour me voir
la chambre la plus laide de la maison . C'est horrible ici.
- Tu sais...
LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE . 363

Jean Valjean se reprit.


Vous savez, madame, je suis particulier, j'ai mes
lubies.
Cosette frappa ses petites mains l'une contre l'autre.
Madame !... vous savez !... encore du nouveau !
Qu'est-ce que cela veut dire ?
Jean Valjean attacha sur elle ce sourire navrant au-
quel il avait parfois recours :
- Vous avez voulu être madame . Vous l'êtes.
Pas pour vous, père .
Ne m'appelez plus père.
Comment ?
Appelez-moi monsieur Jean . Jean, si vous voulez .
- Vous n'êtes plus père ? Je ne suis plus Cosette ?
monsieur Jean ? Qu'est-ce que cela signifie? mais c'est
des révolutions, ça ? que s'est-il donc passé ? regardez-
moi donc un peu en face. Et vous ne voulez pas demeu-
rer avec nous ! Et vous ne voulez pas de ma chambre !
Qu'est-ce que je vous ai fait ? qu'est- ce que je vous ai
fait ? Il y a donc eu quelque chose ?
Rien.
Eh bien alors ?
Tout est comme à l'ordinaire.
- Pourquoi changez- vous de nom ?
Vous en avez bien changé, vous .
Il sourit encore de ce même sourire et ajouta :
-
Puisque vous êtes madame Pontmercy, je puis
bien être monsieur Jean.
― - Je n'y comprends rien. Tout
cela est idiot . Je de-
manderai à mon mari la permission que vous soyez
monsieur Jean. J'espère qu'il n'y consentira pas . Vous
me faites beaucoup de peine. On a des lubies , mais
on ne fait pas du chagrin à sa petite Cosette. C'est
364 LES MISERAbles. ― JEAN VALJEAN.

mal . Vous n'avez pas le droit d'être méchant, vous


qui êtes bon .
Il ne répondit pas.
Elle lui prit vivement les deux mains, et d'un mou-
vement irrésistible, les élevant vers son visage, elle les
pressa contre son cou sous son menton, ce qui est un
profond geste de tendresse .
Oh ! lui dit-elle , soyez bon !
Et elle poursuivit :
- Voici ce que j'appelle être bon : être gentil, venir
demeurer ici, il y a des oiseaux ici comme rue Plumet,
vivre avec nous, quitter ce trou de la rue de l'Homme-
Armé, ne pas nous donner des charades à deviner, être
comme tout le monde, dîner avec nous, déjeuner avec
nous, être mon père .
Il dégagea ses mains .
Vous n'avez plus besoin de père, vous avez un
mari .
Cosette s'emporta.
- Je n'ai plus besoin de père ! Des choses comme ça
qui n'ont pas le sens commun , on ne sait que dire
vraiment !
- Si Toussaint était là, reprit Jean Valjean comme
quelqu'un qui en est à chercher des autorités et qui se
rattache à toutes les branches, elle serait la première à
convenir que c'est vrai que j'ai toujours eu mes maniè-
res à moi . Il n'y a rien de nouveau . J'ai toujours aimé
mon coin noir.
Mais il fait froid ici . On n'y voit pas clair. C'est
abominable, ça , de vouloir être monsieur Jean . Je ne
veux pas que vous me disiez vous .
- Tout à l'heure, en venant, répondit Jean Valjean,
j'ai vu rue Saint- Louis un meuble. Chez un ébéniste.
LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE . 365

Si j'étais une jolie femme, je me donnerais ce meuble-


là . Une toilette très bien ; genre d'à présent. Ce que
vous appelez du bois de rose , je crois . C'est incrusté.
Une glace assez grande. Il y a des tiroirs . C'est joli.
- Hou ! le vilain ours ! répliqua Cosette.
Et avec une gentillesse suprême, serrant les dents et
écartant les lèvres, elle souffla contre Jean Valjean .
C'était une Grâce copiant une chatte.
Je suis furieuse , reprit-elle . Depuis hier vous me
faites tous rager. Je bisque beaucoup. Je ne comprends
pas. Vous ne me défendez pas contre Marius. Marius ne
me soutient pas contre vous, je suis toute seule. J'ar-
range une chambre gentiment Si j'avais pu y mettre le
bon Dieu, je l'y aurais mis . On me laisse ma chambre
sur les bras. Mon locataire me fait banqueroute. Je
commande à Nicolette un bon petit dîner. On n'en veut
pas de votre dîner, madame . Et mon père Fauchelevent
veut que je l'appelle monsieur Jean, et que je le reçoive
dans une affreuse vieille laide cave moisie où les murs
ont de la barbe , et où il y a, en fait de cristaux , des
bouteilles vides , et en fait de rideaux des toiles d'arai-
gnées ! Vous êtes singulier, j'y consens, c'est votre
genre, mais on accorde une trêve à des gens qui se ma-
rient. Vous n'auriez pas dû vous remettre à être singu-
lier tout de suite. Vous allez donc être bien content
dans votre abominable rue de l'Homme- Armé . J'y ai
été bien désespérée, moi ! Qu'est-ce que vous avez con-
tre moi ? Vous me faites beaucoup de peine. Fi !
Et, sérieuse subitement, elle regarda fixement Jean
Valjean, et ajouta :
Vous m'en voulez donc de ce que je suis heureuse?
La naïveté, à son insu , pénètre quelquefois très-
avant. Cette question, simple pour Cosette, était pro-
366 LES MISÉRAbles . - JEAN VALJEAN.

fonde pour Jean Valjean. Cosette voulait égratigner,


elle déchirait.
Jean Valjean pâlit.
Il resta un moment sans répondre, puis d'un accent
inexprimable et se parlant à lui- même, il murmura :
-Son bonheur, c'était le but de ma vie. A présent,
Dieu peut me signer ma sortie. Cosette, tu es heureuse ,
mon temps est fait.
-- Ah ! vous m'avez dit tu ! s'écria Cosette .
Et elle lui sauta au cou .
Jean Valjean, éperdu , l'étreignit contre sa poitrine
avec égarement. Il lui sembla presque qu'il la re-
prenait.
Merci, père ! lui dit Cosette.
L'entraînement allait devenir poignant pour Jean
Valjean. Il se retira doucement des bras de Cosette, et
prit son chapeau .
- Eh bien ? dit Cosette.
Jean Valjean répondit :
― Je vous
quitte, madame, on vous attend.
Et, du seuil de la porte, il ajouta :
Je vous ai dit tu . Dites à votre mari que cela ne
m'arrivera plus. Pardonnez-moi.
Jean Valjean sortit, laissant Cosette stupéfaite de cet
adieu énigmatique .
II

AUTRE PAS EN ARRIÈRE

E jour suivant, à la même heure, Jean Valjean


L vint.

Cosette ne lui fit pas de questions, ne s'étonna plus,


ne s'écria plus qu'elle avait froid , ne parla plus du salon ;
elle évita de dire ni père, ni monsieur Jean. Elle se
laissa dire vous . Elle se laissa appeler madame. Seu-
lement elle avait une certaine diminution de joie. Elle
eût été triste , si la tristesse lui eût été possible.
Il est probable qu'elle avait eu avec Marius une de
ces conversations dans lesquelles l'homme aimé dit ce
qu'il veut, n'explique rien, et satisfait la femme aimée.
La curiosité des amoureux ne va pas très loin au delà
de leur amour .
La salle basse avait fait un peu de toilette . Basque
avait supprimé les bouteilles , et Nicolette les arai-
gnées.
Tous les lendemains qui suivirent ramenèrent à la
même heure Jean Valjean . Il vint tous les jours , n'ayant
pas la force de prendre les paroles de Marius autrement
qu'à la lettre. Marius s'arrangea de manière à être ab-
sent aux heures où Jean Valjean venait. La maison
s'accoutuma à la nouvelle manière d'être de M. Fau-
368 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

chelevent. Toussaint y aida : Monsieur a toujours été


comme ça, répétait- elle . Le grand -père rendit ce décret :
- C'est un original. Et tout fut dit. D'ailleurs, à qua-
tre-vingt-dix ans il n'y a plus de liaison possible, tout
est juxtaposition ; un nouveau venu est une gêne. Il
n'y a plus de place ; toutes les habitudes sont prises.
M. Fauchelevent, M. Tranchelevent, le père Gillenor-
mand ne demanda pas mieux que d'être dispensé de
"ce monsieur " . Il ajouta : Rien n'est plus commun
que ces originaux-là. Ils font toutes sortes de bizarre-
ries. De motif point. Le marquis de Canaples était pire.
Il acheta un palais pour se loger dans le grenier. Ce
sont des apparences fantasques qu'ont les gens.
Personne n'entrevit le dessous sinistre. Qui eût d'ail
leurs pu deviner une telle chose ? Il y ade ces marais dans
l'Inde ; l'eau semble extraordinaire, inexplicable, fris-
sonnante sans qu'il y ait de vent, agitée là ou elle de-
vrait être calme. On regarde à la superficie ces bouil-
lonnements sans cause ; on n'aperçoit pas l'hydre qui
se traîne au fond .
Beaucoup d'hommes ont ainsi un monstre secret , un
mal qu'ils nourrissent, un dragon qui les ronge, un dé-
sespoir qui habite leur nuit. Tel homme ressemble aux
autres, va, vient . On ne sait pas qu'il a en lui une
effroyable douleur parasite aux mille dents, laquelle
vit dans ce misérable , qui en meurt. On ne sait pas
que cet homme est un gouffre . Il est stagnant, mais
profond. De temps en temps un trouble auquel on ne
comprend rien se fait à sa surface. Une ride mysté
rieuse se plisse, puis s'évanouit, puis reparaît ; une
bulle d'air monte et crève. C'est peu de chose, c'est
terrible. C'est la respiration de la bête inconnue.
De certaines habitudes étranges : arriver à l'heure où
LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE. 369

les autres partent, s'effacer pendant que les autres s'éta-


lent, garder dans toutes les occasions ce qu'on pourrait
appeler le manteau couleur de muraille, chercher l'allée
solitaire, préférer la rue déserte, ne point se mêler aux
conversations, éviter les foules et les fêtes , sembler à
son aise et vivre pauvrement, avoir, tout riche qu'on
est, sa clef dans sa poche et sa chandelle chez le por-
tier, entrer par la petite porte, monter par l'escalier
dérobé, toutes ces singularités insignifiantes , rides ,
bulles d'air, plis fugitifs à la surface, viennent souvent
d'un fond formidable .
Plusieurs semaines se passèrent ainsi . Une vie nou-
velle s'empara peu à peu de Cosette ; les relations que
crée le mariage , les visites , le soin de la maison, les
plaisirs, ces grandes affaires. Les plaisirs de Cosette.
n'étaient pas coûteux , ils consistaient en un seul : être
avec Marius . Sortir avec lui , rester avec lui , c'était là
la grande occupation de sa vie . C'était pour eux une
joie toujours toute neuve de sortir, bras dessus , bras
dessous, à la face du soleil, en pleine rue , sans
se cacher, devant tout le monde, tous les deux tout
seuls.
Cosette eut une contrariété . Toussaint ne put s'accor-
der avec Nicolette, le soudage de deux vieilles filles
étant impossible, et s'en alla . Le grand-père se portait
bien ; Marius plaidait çà et là quelques causes ; la tante
Gillenormand menait paisiblement près du nouveau
ménage cette vie latérale qui lui suffisait. Jean Valjean
venait tous les jours.
Le tutoiement disparu, le vous, le madame, le mon-
sieur Jean, tout cela le faisait autre pour Cosette. Le
soin qu'il avait pris lui-même de la détacher de lui lui
réussissait. Elle était de plus en plus gaie et de moins
370 LES MISÉRABLES . · JEAN VALJEAN .

en moins tendre. Pourtant elle l'aimait toujours bien,


et il le sentait.
Un jour elle lui dit tout à coup : " Vous étiez mon
père, vous n'êtes plus mon père, vous étiez mon oncle,
vous n'êtes plus mon oncle, vous étiez monsieur Fau-
chelevent, vous êtes Jean. Qui êtes-vous donc ? je
n'aime pas tout ça . Si je ne vous savais pas si bon, j'au-
rais peur de vous. "
Il demeurait toujours rue de l'Homme-Armé, ne
pouvant se résoudre à s'éloigner du quartier qu'habitait
Cosette.
Dans les premiers temps il ne restait près de Cosette
que quelques minutes, puis s'en allait .
Peu à peu il prit l'habitude de faire ses visites moins
courtes. On eût dit qu'il profitait de l'autorisation des
jours qui s'allongeaient : il arriva plus tôt et partit plus
tard.
Un jour il échappa à Cosette de lui dire : " Père ."
Un éclair de joie illumina le vieux visage sombre de
Jean Valjean . Il la reprit : " Dites Jean . " -Ah ! c'est
vrai, répondit elle avec un éclat de rire, monsieur Jean.
C'est bien, dit - il. Et il se détourna pour qu'elle ne
le vît pas essuyer ses yeux .
III

ILS SE SOUVIENNENT DU JARDIN DE LA RUE PLUMET.

E fut la dernière fois . A partir de cette dernière


lueur, l'extinction complète se fit. Plus de fami-
liarité, plus de bonjour avec un baiser, plus jamais ce
mot si profondément doux : " Mon père ! " Il était, sur
sa demande et par sa propre complicité, successivement
chassé de tous ses bonheurs ; et il avait cette misère
qu'après avoir perdu Cosette tout entière en un jour, il
lui avait fallu ensuite la reperdre en détail.
L'œil finit par s'habituer aux jours de cave. En
somme, avoir tous les jours une apparition de Cosette,
cela lui suffisait. Toute sa vie se concentrait dans cette
heure-là.
Il s'asseyait près d'elle, il la regardait en silence , ou
bien il lui parlait des années d'autrefois, de son enfance,
du couvent, de ses petites amies d'alors.
Une après-midi , — c'était une des premières journées
d'avril, déjà chaude, encore fraîche, le moment de la
grande gaîté du soleil , les jardins qui environnaient les
fenêtres de Marius et de Cosette avaient l'émotion du
réveil, l'aubépine allait poindre, une bijouterie de giro-
flées s'étalait sur les vieux murs, les gueules- de- loup
roses bâillaient dans les fentes des pierres, il y avait
372 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

dans l'herbe un charmant commencement de pâquerettes


et de boutons d'or, les papillons blancs de l'année débu-
taient, le vent, ce ménétrier de la noce éternelle , essayait
dans les arbres les premières notes de cette grande
symphonie aurorale que les vieux poètes appelaient le
renouveau , -Marius dit à Cosette :-- Nous avons dit
que nous irions revoir notre jardin de la rue Plumet.
Allons-y. Il ne faut pas être ingrats.-Et ils s'envolè-
rent comme deux hirondelles vers le printemps. Ce
jardin de la rue Plumet leur faisait l'effet de l'aube. Ils
avaient déjà derrière eux dans la vie quelque chose qui
était comme le printemps de leur amour. La maison de
la rue Plumet, étant prise à bail, appartenait encore à
Cosette. Ils allèrent à ce jardin et à cette maison . Ils s'y
retrouvèrent, ils s'y oublièrent. Le soir, à l'heure ordi-
naire, Jean Valjean vint rue des Filles-du- Calvaire .
---Madame est sortie avec monsieur, et n'est pas rentrée
encore, lui dit Basque . Il s'assit en silence et attendit
une heure. Cosette ne rentra point . Il baissa la tête et
s'en alla.
Cosette était si enivrée de sa promenade à leur
jardin " et si joyeuse d'avoir " vécu tout un jour dans
son passé " qu'elle ne parla pas d'autre chose le lende-
main. Elle ne s'aperçut pas qu'elle n'avait point vu
Jean Valjean .
De quelle façon êtes-vous allés là ? lui demanda
Jean Valjean.
A pied.
Et comment êtes-vous revenus ?
En fiacre.
Depuis quelque temps Jean Valjean remarquait la vie
étroite que menait le jeune couple. Il en était im-
portuné. L'économie de Marius était sévère, et le mot
LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE. 373

pour Jean Valjean avait son sens absolu . Il hasarda


une question :
Pourquoi n'avez-vous pas une voiture à vous ? Un
joli coupé ne vous coûterait que cinq cents francs par
mois. Vous êtes riches.
- Je ne sais pas, répondit Cosette.
-
- C'est comme Toussaint, reprit Jean Valjean. Elle
est partie. Vous ne l'avez pas remplacée. Pourquoi ?
- Nicolette suffit.
Mais il vous faudrait une femme de chambre.
-
Est-ce que je n'ai pas Marius ?
- Vous devriez avoir une maison à vous, des domes-
tiques à vous, une voiture, loge au spectacle. Il n'y a
rien de trop beau pour vous. Pourquoi ne pas profiter
de ce que vous êtes riches ? La richesse, cela s'ajoute
au bonheur.
Cosette ne répondit rien.
Les visites de Jean Valjean ne s'abrégeaient point.
Join de là. Quand c'est le cœur qui glisse, on ne s'ar-
rête pas sur la pente.
Lorsque Jean Valjean voulait prolonger sa visite et
faire oublier l'heure , il faisait l'éloge de Marius ; il le
trouvait beau, noble, courageux, spirituel , éloquent,
bon. Cosette enchérissait. Jean Valjean recommençait .
On ne tarissait pas. Marius, ce mot était inépuisable ;
il y avait des volumes dans ces six lettres . De cette
façon, Jean Valjean parvenait à rester longtemps.
Voir Cosette, oublier près d'elle, cela lui était si
doux ! C'était le pansement de sa plaie. Il arriva plu-
sieurs fois que Basque vint dire à deux reprises : " M.
Gillenormand m'envoie rappeler à madame la baronne
que le dîner est servi ."
Ces jours - là, Jean Valjean rentrait chez lui très pensif.
374 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

Y avait-il donc du vrai dans cette comparaison de la


chrysalide qui s'était présentée à l'esprit de Marius ?
Jean Valjean était-il en effet une chrysalide qui s'obsti-
nerait, et qui viendrait faire des visites à son papillon ?
Un jour il resta plus longtemps encore qu'à l'ordi-
naire. Le lendemain, il remarqua qu'il n'y avait point
de feu dans la cheminée. - Tiens ! pensa-t-il. Pas de
feu. - Et il se donna à lui-même l'explication : -
C'est tout simple . Nous sommes en avril . Les froids
ont cessé.
-
Dieu ! qu'il fait froid ici ! s'écria Cosette en entrant .
- Mais non, dit Jean Valjean .
C'est donc vous qui avez dit à Basque de ne pas
faire de feu ?
- Oui , nous sommes en mai tout à l'heure.
Mais on fait du feu jusqu'au mois de juin . Dans
cette cave-ci, il en faut toute l'année.
--J'ai pensé que le feu était inutile.
C'est bien là une de vos idées ! reprit Cosette.
Lejour d'après, il y avait du feu. Mais les deux fau-
teuils étaient rangés à l'autre bout de la porte.
Qu'est-ce que cela veut dire ? pensa Jean Valjean.
Il alla chercher les fauteuils, et les remit à leur place
ordinaire près de la cheminée.
Ce feu rallumé l'encouragea pourtant. Il fit durer la
causerie plus longtemps encore que d'habitude. Comme
il se levait pour s'en aller, Cosette lui dit :
Mon mari m'a dit une drôle de chose hier.
Quelle chose donc ?
Il m'a dit : " Cosette, nous avons trente mille
livres de rente. Vingt- sept que tu as, trois que me fait
mon grand -père. " J'ai répondu : " Cela fait trente. " Il
a repris : " Aurais-tu le courage de vivre avec les trois
LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE . 375

mille ? " J'ai répondu : " Oui , avec rien. Pourvu que
ce soit avec toi. " Et puis j'ai demandé : " Pourquoi me
dis-tu ça ?" Il m'a répondu : " Pour savoir. "
Jean Valjean ne trouva pas une parole . Cosette atten-
dait probablement de lui quelque explication ; il l'écouta
dans un morne silence . Il s'en retourna rue de l'Hom-
me-Armé ; il était si profondément absorbé qu'il se
trompa de porte, et qu'au lieu de rentrer chez lui, il
entra dans la maison voisine . Ce ne fut qu'après avoir
monté presque deux étages qu'il s'aperçut de son erreur
et qu'il redescendit.
Son esprit était bourrelé de conjectures . Il était
évident que Marius avait des doutes sur l'origine de ces
six cent mille francs , qu'il craignait quelque source non
pure, qui sait ? qu'il avait même peut-être découvert
que cet argent venait de lui Jean Valjean , qu'il hési-
tait devant cette fortune suspecte, et répugnait à la
prendre comme sienne, aimant mieux rester pau-
vres, lui et Cosette , que d'être riches d'une richesse
trouble.
En outre, vaguement, Jean Valjean commençait à se
sentir éconduit.
Le jour suivant, il eut, en pénétrant dans la salle
basse, comme une secousse. Les fauteuils avaient dis-
paru. Il n'y avait pas même une chaise.
- Ah çà, s'écria Cosette en entrant, pas de fauteuils !
Où sont donc les fauteuils ?
-
Ils n'y sont plus, répondit Jean Valjean .
-
– Voilà qui est fort !
Jean Valjean bégaya :
C'est moi qui ai dit à Basque de les enlever.
Et la raison ?
- Je ne reste que quelques minutes aujourd'hui.
376 LES MISÉRAbles . --· JEAN VALJEAN ,

- Rester peu , ce n'est pas une raison pour rester de-


bout.
-Je crois que Basque avait besoin des fauteuils pour
le salon.
Pourquoi ?
Vous avez sans doute du monde ce soir.
--- Nous n'avons personne.
Jean Valjean ne put dire un mot de plus.
Cosette haussa les épaules .
― Faire enlever les fauteuils ! L'autre jour, vous fai-
tes éteindre le feu . Comme vous êtes singulier !
- Adieu, murmura Jean Valjean.
Il ne dit pas : " Adieu, Cosette. " Mais il n'eut pas
la force de dire : "Adieu, madame. "
Il sortit accablé.
Cette fois il avait compris.
Le lendemain il ne vint pas . Cosette ne le remarqua
que le soir.
Tiens, dit-elle, M. Jean n'est pas venu aujour-
d'hui.
Elle eut comme un léger serrement de cœur, mais
elle s'en aperçut à peine, tout de suite distraite par un
baiser de Marius.
Le jour d'après , il ne vint pas.
Cosette n'y prit pas garde, passa sa soirée et dormit
sa nuit, comme à l'ordinaire, et n'y pensa qu'en se ré-
veillant. Elle était si heureuse ! Elle envoya bien vite
Nicolette chez M. Jean savoir s'il était malade, et pour-
quoi il n'était pas venu la veille . Nicolette rapporta la
réponse de M. Jean . Il n'était point malade. Il était
occupé. Il viendrait bientôt. Le plus tôt qu'il pourrait.
Du reste, il allait faire un petit voyage . Que marlame
devait se souvenir que c'était son habitude de faire des
LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE. 377

voyages de temps en temps. Qu'on n'eût pas d'inquié-


tude. Qu'on ne songeât point à lui.
Nicolette , en entrant chez M. Jean, lui avait répété
les propres paroles de sa maîtresse . Que madame en-
voyait savoir " pourquoi monsieur Jean n'était pas
venu la veille. --- Il y a deux jours que je ne suis
venu, dit Jean Valjean av. douceur.
Mais l'observation glissa sur Nicolette qui n'en rap-
porta rien à Cosette .
I

L'ATTRACTION ET L'EXTINCTION

ENDANT les derniers mois du printemps et les


P premiers mois de l'été de 1833 , les passants clair-
semés du Marais, les marchands des boutiques, les
oisifs sur le pas des portes, remarquaient un vieillard
proprement vêtu de noir, qui, tous les jours, vers la
même heure, à la nuit tombante, sortait de la rue de
l'Homme- Armé, du côté de la rue Sainte- Croix -de - la-
Bretonnerie , passait devant les Blancs- Manteaux , ga-
gnait la rue Culture Sainte - Catherine, et, arrivé à la rue
de l'Écharpe, tournait à gauche, et entrait dans la rue
Saint- Louis.
Là il marchait à pas lents, la tête tendue en avant,
ne voyant rien, n'entendant rien, l'œil immuablement
fixé sur un point toujours le même, qui semblait pour
lui étoilé, et qui n'était autre que l'angle de la rue des
Filles-du Calvaire. Plus il approchait de ce coin de rue,
plus son œil s'éclairait : une sorte de joie illuminait ses
prunelles comme une aurore intérieure , il avait l'air
fasciné et attendri, ses lèvres faisaient des mouvements
obscurs, comme s'il parlait à quelqu'un qu'il ne voyait
pas, il souriait vaguement, et il avançait le plus lente-
ment qu'il pouvait. On eût dit que, tout en souhaitant
LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE. 37 .

d'arriver, il avait peur du moment où il serait tout près .


Lorsqu'il n'y avait plus que quelques maisons entre lui
et cette rue qui paraissait l'attirer, son pas se ralentis-
sait au point que par instants on pouvait croire qu'il ne
marchait plus . La vacillation de sa tête et la fixité de
sa prunelle faisaient songer à l'aiguille qui cherche le
pôle. Quelque temps qu'il mît à faire durer l'arrivée , il
fallait bien arriver ; il atteignait la rue des Filles-du-
Calvaire ; alors il s'arrêtait , il tremblait, il passait sa
tête avec une sorte de timidité sombre au delà du coin
de la dernière maison , et il regardait dans cette rue, et
il y avait dans ce tragique regard quelque chose qui
ressemblait à l'éblouissement de l'impossible et à la
réverbération d'un paradis fermé. Puis une larme, qui
s'était peu à peu amassée dans l'angle des paupières ,
devenue assez grosse pour tomber, glissait sur sa joue ,
et quelquefois s'arrêtait sur sa bouche. Le vieillard en
sentait la saveur amère. Il restait ainsi quelques mi
nutes comme s'il eût été de pierre, puis il s'en retour-
nait par le même chemin et du même pas , et , à mesure
qu'il s'éloignait, son regard s'éteignait.
Peu à peu, ce vieillard cessa d'aller jusqu'à l'angle
de la rue des Filles-du - Calvaire ; il s'arrêtait à mi-
chemin dans la rue Saint-Louis ; tantôt un peu plus
loin, tantôt un peu plus près.
Un jour il resta au coin de la rue Culture- Sainte-
Catherine et regarda la rue des Filles-du - Calvaire de
loin. Puis il hocha silencieusement la tête de droite à
gauche, comme s'il se refusait quelque chose, et re-
broussa chemin.
Bientôt il ne vint même plus jusqu'à la rue Saint-
Louis. Il arrivait jusqu'à la rue Pavée, secouait le
front, et s'en retournait ; puis il n'alla plus au delà de
380 LES MISÉRABLES . -- JEAN VALJEAN .

la rue des Trois- Pavillons ; puis il ne dépassa plus les


Blancs- Manteaux . On eût dit un pendule qu'on ne
remonte plus et dont les oscillations s'abrègent en
attendant qu'elles s'arrêtent .
Tous lesjours, il sortait de chez lui à la même heure,
il entreprenait le même trajet , mais il ne l'achevait plus,
et, peut-être sans qu'il en eût conscience , il le raccour-
cissait sans cesse. Tout son visage exprimait cette
unique idée : A quoi bon ? La prunelle était éteinte ; plus
de rayonnement. La larme aussi était tarie ; elle ne
s'amassait plus dans l'angle des paupières ; cet œil
pensif était sec. La tête du vieillard était toujours ten-
due en avant ; le menton par moment remuait ; les plis
de son cou maigre faisaient de la peine . Quelquefoi» ,
quand le temps était mauvais , il avait sous le bras un
parapluie, qu'il n'ouvrait point.
Les bonnes femmes du quartier disaient : C'est un
innocent. Les enfants le suivaient en riant.
LIVRE NEUVIÈME

SUPRÊME OMBRE, SUPRÊME AURORE

PITIÉ POUR LES MALHEUREUX , MAIS INDULGENCE


POUR LES HEUREUX

' EST une terrible chose d'être heureux ! Comme


e on s'en contente ! Comme on trouve que cela
suffit ! Comme, étant en possession du faux but de la
vie, le bonheur, on oublie le vrai but, le devoir !
Disons-le pourtant, on aurait tort d'accuser Marius.
Marius, nous l'avons expliqué, avant son mariage,
n'avait pas fait de questions à M. Fauchelevent, et,
depuis, il avait craint d'en faire à Jean Valjean. Il avait
regretté la promesse à laquelle il s'était laissé entraî-
ner. Il s'était beaucoup dit qu'il avait eu tort de faire
cette concession au désespoir. Il s'était borné à éloi-
gner peu à peu Jean Valjean de sa maison et à l'effacer
le plus possible dans l'esprit de Cosette. Il s'était en
quelque sorte toujours placé entre Cosette et Jean
ABLES
382 LES MISÉR . JEAN VALJE
AN
.

Valjean, sûr que de cette façon elle ne l'apercevrait pas


et n'y songerait point . C'était plus que l'effacement ,
c'était l'éclipse .
Marius faisait ce qu'il jugeait nécessaire et juste. Il
croyait avoir, pour écarter Jean Valjean , sans dureté ,
mais sans faiblesse, des raisons sérieuses qu'on a vues
déjà et d'autres qu'on verra plus tard.
Le hasard lui ayant fait rencontrer, dans un procès
qu'il avait plaidé, un ancien commis de la maison
Laffitte, il avait eu, sans les chercher, de mystérieux
renseignements qu'il n'avait pu , à la vérité , appro-
fondir, par respect même pour ce secret qu'il avait
promis de garder, et par ménagement pour la situation
périlleuse de Jean Valjean . Il croyait, en ce moment-là
même, avoir un grave devoir à accomplir : la restitu-
tion des six cent mille francs à quelqu'un qu'il cherchait
le plus discrètement possible. En attendant, il s'abste-
nait de toucher à cet argent.
Quant à Cosette , elle n'était dans aucun de ces
secrets-là ; mais il serait dur de la condamner, elle aussi.
Il y avait de Marius à elle un magnétisme tout-
puissant, qui lui faisait faire, d'instinct et presque ma-
chinalement, ce que Marius souhaitait. Elle sentait, du
côté de " monsieur Jean " , une volonté de Marius ; elle
s'y conformait. Son mari n'avait eu rien à lui dire ; elle
subissait la pression vague, mais claire , de ses inten-
tions tacites, et obéissait aveuglément. Son obéissance
ici consistait à ne pas se souvenir de ce que Marius
oubliait. Elle n'avait aucun effort à faire pour cela.
Sans qu'elle sût elle-même pourquoi , et sans qu'il y ait
à l'en accuser, son âme était tellement devenue celle de
son mari, que ce qui se couvrait d'ombre dans la pensée
de Marius s'obscurcissait dans la sienne.
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE . 383

N'allons pas trop loin cependant ; en ce qui concerne


Jean Valjean, cet oubli et cet effacement n'étaient que
superficiels. Elle était plutôt étourdie qu'oublieuse.
Au fond, elle aimait bien celui qu'elle avait si long-
temps nommé son père ; mais elle aimait plus encore
son mari. C'est ce qui avait un peu faussé la balance
de ce cœur, penché d'un seul côté .
Il arrivait parfois que Cosette parlait de Jean Valjean
et s'étonnait. Alors Marius la calmait : Il est absent, je
crois . N'a-t-il pas dit qu'il partait pour un voyage ? —
C'est vrai, pensait Cosette. Il avait l'habitude de dis-
paraître ainsi . Mais pas si longtemps . Deux ou trois fois
elle envoya Nicolette s'informer rue de l'Homme- Armé
si M. Jean était revenu de son voyage. Jean Valjean
fit répondre que non.
Cosette n'en demanda pas davantage, n'ayant sur la
terre qu'un besoin , Marius.
Disons encore que, de leur côté, Marius et Cosette
avaient été absents. Ils étaient allés à Vernon . Marius
avait mené Cosette au tombeau de son père .
Marius avait peu à peu soustrait Cosette à Jean
Valjean. Cosette s'était laissé faire.
Du reste, ce qu'on appelle trop durement, dans de
certains cas, l'ingratitude des enfants, n'est pas tou-
jours une chose aussi reprochable qu'on le croit. C'est
l'ingratitude de la nature. La nature, nous l'avons dit
ailleurs ", regarde devant elle " . La nature divise les
êtres vivants en arrivants et en partants. Les partants
sont tournés vers l'ombre, les arrivants vers la lumière.
De là un écart qui, du côté des vieux, est fatal , et, du
côté des jeunes , involontaire . Cet écart, d'abord insen-
sible, s'accroît lentement comme toute séparation de
branches. Les rameaux, sans se détacher du tronc, s'en
384 LES MISÉRABles. JEAN VALJEAN.

éloignent . Ce n'est pas leur faute. La jeunesse va ou


est la joie, aux fêtes, aux vives clartés , aux amours.
La vieillesse va à la fin. On ne se perd pas de vue, mais
il n'y a plusd'étreinte. Les jeunes gens sentent le refroi-
dissement de la vie ; les vieillards celui de la tombe.
N'accusons pas ces pauvres enfants.
II

DERNIÈRES PALPITATIONS DE LA LAMPE SANS


HUILE 1

N jour Jean Valjean descendit son escalier, fit


UNjoispas dans la rue, s'assit sur une borne, sur
cette même borne où Gavroche, dans la nuit du 5
au 6 juin, l'avait trouvé songeant ; il resta là quelques
minutes, puis remonta. Ce fut la dernière oscillation
du pendule . Le lendemain , il ne sortit pas de chez lui.
Le surlendemain, il ne sortit pas de son lit.
Sa portière, qui lui apprêtait son maigre repas, quel-
ques choux ou quelques pommes de terre avec un peu
de lard, regarda dans l'assiette de terre brune et
s'exclama :
Mais vous n'avez pas mangé hier, pauvre cher
homme.
- Si fait, répondit Jean Valjean.
L'assiette est toute pleine.
Regardez le pot à l'eau . Il est vide .
Cela prouve que vous avez bu ; cela ne prouve pas
que vous avez mangé .
Eh bien, fit Jean Valjean , si je n'ai eu faim que
d'eau ?
- Cela s'appelle la soif, et quand on ne mange pas
en même temps, cela s'appelle la fièvre.
BLES ---
386 LES MISÉRA . N
JEAN VALJEA .

-Je mangerai demain .


- Ou à la Trinité . Pourquoi pas aujourd'hui ? Est-
ce qu'on dit : Je mangerai demain ? Me laisser tout mon
plat sans y toucher ! Mes viquelottes qui étaient si
bonnes !
Jean Valjean prit la main de la vieille femme :
- Je vous promets de les manger, lui dit-il de sa voix
bienveillante .
-Je ne suis pas contente de vous, répondit la
portière.
Jean Valjean ne voyait guère d'autre créature humaine
que cette bonne femme. Il y a dans Paris des rues où
personne ne passe et des maisons où personne ne vient .
Il était dans une de ces rues là et dans une de ces
maisons-là .
Du temps qu'il sortait encore, il avait acheté à un
chaudronnier, pour quelques sous un petit crucifix de
cuivre qu'il avait accroché à un clou en face de son lit.
Ce gibet- là est toujours bon à voir.
Une semaine s'écoula sans que Jean Valjean fît un
pas dans sa chambre, il demeurait toujours couché. La
portière disait à son mari : - Le bonhomme de là-haut
ne se lève plus, il ne mange plus, il n'ira pas loin. Ça a
des chagrins, ça . On ne m'ôtera pas de la tête que sa
fille est mal mariée.
Le portier répliqua avec l'accent de la souveraineté
maritale :
- S'il est riche, qu'il ait un médecin. S'il n'est pas
riche, qu'il n'en ait pas . S'il n'a pas de médecin , il
mourra.
- Et s'il en a un ?
Il mourra, dit le portier.
La portière se mit à gratter avec un vieux couteau
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURÒRE . 387

de l'herbe qui poussait dans ce qu'elle appelait son


pavé, et, tout en arrachant l'herbe , elle grommelait :
― C'est dommage. Un vieillard qui est si propre ! Il
est blanc comme un poulet.
Elle aperçut au bout de la rue un médecin du quar-
tier qui passait ; elle prit sur elle de le prier de monter.
C'est au deuxième, lui dit-elle. Vous n'aurez qu'à
entrer. Comme le bonhomme ne bouge plus de son lit,
la clef est toujours à la porte.
Le médecin vit Jean Valjean et lui parla.
Quand il redescendit, la portière l'interpella :
Eh bien, docteur ?
Votre malade est bien malade .
Qu'est-ce qu'il a ?
― Tout et rien. C'est un homme qui, selon toute
apparence, a perdu une personne chère. On meurt de
tela.
Qu'est-ce qu'il vous a dit ?
Il m'a dit qu'il se portait bien.
Reviendrez-vous, docteur ?
-
Oui, répondit le médecin. Mais il faudrait qu'un
autre que moi revînt.
III

UNE PLUME PÈSE A QUI SOULEVAIT LA CHARRETTE


FAUCHELEVENT

'N soir Jean Valjean eut de la peine à se soulever


UNsur le coude ; il se prit la main et ne trouva pas
son pouls ; sa respiration était courte et s'arrêtait par
instants ; il reconnut qu'il était plus faible qu'il ne
l'avait encore été. Alors, sans doute sous la pression de
quelque préoccupation suprême, il fit un effort, se
dressa sur son séant et s'habilla . Il mit son vieux vête-
ment d'ouvrier. Ne sortant plus, il y était revenu , et
il le préférait . Il dut s'interrompre plusieurs fois en
s'habillant ; rien que pour passer les manches de la
veste, la sueur lui coulait du front .
Depuis qu'il était seul, il avait mis son lit dans l'anti-
chambre, afin d'habiter le moins possible cet apparte-
ment désert ,
Il ouvrit la valise et en tira le trousseau de Cosette ,
Il l'étala sur son lit.
Les chandeliers de l'évêque étaient à leur place, sur
la cheminée . Il prit dans un tiroir deux bougies de cire
et les mit dans les chandeliers. Puis, quoiqu'il fit en-
core grand jour, c'était en été, il les alluma. On voit
ainsi quelquefois des flambeaux allumés en plein jour
dans les chambres où il y a des morts.
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME aurore . 389

Chaque pas qu'il faisait en allant d'un meuble à


l'autre l'exténuait et il était obligé de s'asseoir . Ce
n'était point de la fatigue ordinaire qui dépense la force
pour la renouveler ; c'était le reste des mouvements pos-
sibles ; c'était la vie épuisée qui s'égoutte dans des
efforts accablants qu'on ne recommencera pas .
Une des chaises où il se laissa tomber était placée
devant le miroir, si fatal pour lui , si providentiel pour
Marius, où il avait lu sur le buvard l'écriture renversée
de Cosette. Il se vit dans ce miroir, et ne se reconnut
pas. Il avait quatre-vingts ans ; avant le mariage de
Marius, on lui eût à peine donné cinquante ans ; cette
année avait compté trente. Ce qu'il avait sur le front,
ce n'était plus la ride de l'âge, c'était la marque mysté-
rieuse de la mort On sentait là le creusement de
l'ongle impitoyable . Ses joues pendaient ; la peau de
son visage avait cette couleur qui ferait croire qu'il y a
déjà de la terre dessus ; les deux coins de sa bouche
s'abaissaient comme dans ce masque que les anciens
sculptaient sur les tombeaux ; il regardait le vide avec
un air de reproche ; on eût dit un de ces grands êtres
tragiques qui ont à se plaindre de quelqu'un.
Il était dans cette situation, la dernière phase de
l'accablement, où la douleur ne coule plus ; elle est pour
ainsi dire coagulée ; il y a sur l'âme comme un caillot de
désespoir.
La nuit était venue . Il traîna laborieusement une
table et le vieux fauteuil près de la cheminée, et posa
sur la table une plume, de l'encre et du papier.
Cela fait, il eut un évanouissement. Quand il reprit
connaissance, il avait soif. Ne pouvant soulever le pot
à l'eau, il le pencha péniblement vers sa bouche, et but
une gorgée.
390 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN.

Puis il se tourna vers le lit, et, toujours assis , car il


ne pouvait rester debout, il regarda la petite robe noire
et tous ces chers objets.
Ces contemplations-là durent des heures qui semblent
des minutes.
Tout à coup il eut un frisson , il sentit que le froid lui
venait ; il s'accouda à la table que les flambeaux de
l'évêque éclairaient, et prit la plume.
Comme la plume ni l'encre n'avaient servi depuis
longtemps, le bec de la plume était recourbé, l'encre
desséchée, il fallut qu'il se levât et qu'il mît quelques
gouttes d'eau dans l'encre, ce qu'il ne put faire sans
s'arrêter et s'asseoir deux ou trois fois, et il fut forcé
d'écrire avec le dos de la plume. Il s'essuyait le front
de temps en temps.
Sa main tremblait . Il écrivit lentement quelques lignes
que voici :
66
Cosette, je te bénis . Je vais t'expliquer. Ton mari
66
a eu raison de me faire comprendre que je devais m'en
" aller ; cependant il y a un peu d'erreur dans ce qu'il a
(6
' cru, mais il a eu raison. Il est excellent. Aime-le
" toujours bien quand je serai mort. Monsieur Pont-
" mercy, aimez toujours mon enfant bien-aimé . Cosette,
"6
on trouvera ce papier-ci ; voici ce que je veux te dire,
" tu vas voir les chiffres, si j'ai la force de me les rap-
" peler, écoute bien, cet argent est bien à toi . Voici
" toute la chose : Le jais blanc vient de Norvége , lejais
" noir vient d'Angleterre, la verroterie noire vient d'Al-
" lemagne. Le jais est plus léger, plus précieux , plus
" cher. On peut faire en France des imitation , comme
66
en Allemagne . Il faut une petite enclume de deux
66
pouces carrés et une lampe à esprit-de-vin pour
“ amollir la cire, La cire se faisait avec de la résine et
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME Aurore . 391

" du noir de fumée et coûtait quatre francs la livre. J'ai


66
imaginé de la faire avec de la gomme laque et de la
66 thérébentine Elle ne coûte plus que trente sous, et
.
66 elle est bien meilleure. Les boucles se font avec un
66
verre violet qu'on colle au moyen de cette cire sur une
66
petite membrure en fer noir. Le verre doit être violet
("
pour les bijoux de fer, et noir pour les bijoux d'or.
(6
L'Espagne en achète beaucoup. C'est le pays du
jais... "
Ici il s'interrompit, la plume tomba de ses doigts , il
lui vint un de ces sanglots désespérés qui montaient par
moments des profondeurs de son être ; le pauvre homme
prit sa tête dans ses deux mains, et songea.
Oh ! s'écriait-il au dedans de lui-même (cris lamen-
tables, entendus de Dieu seul ), c'est fini . Je ne la
verrai plus. C'est un sourire qui a passé sur moi. Je
vais entrer dans la nuit sans même la revoir. Oh ! une
minute, un instant, entendre sa voix, toucher sa robe ,
la regarder, elle, l'ange ! et puis mourir ! Ce n'est rien.
de mourir, ce qui est affreux , c'est de mourir sans la
voir. Elle me sourirait, elle me dirait un mot, est- ce que
cela ferait du mal à quelqu'un ? Non , c'est fini , jamais.
Me voilà tout seul . Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne la re-
verrai plus.
En ce moment on frappa à sa porte .
IV

BOUTEILLE D'ENCRE QUI NE RÉUSSIT QU'A


BLANCHIR

E même
même jour, ou, pour mieux dire , ce même soir,
comme Marius sortait de table et venait de se
retirer dans son cabinet, ayant un dossier à étudier,
Basque lui avait remis une lettre en disant : La per-
sonne qui a écrit la lettre est dans l'antichambre .
Cosette avait pris le bras du grand-père et faisait un
tour dans le jardin .
Une lettre peut, comme un homme, avoir mauvaise
tournure. Gros papier, pli grossier, rien qu'à les voir,
de certaines missives déplaisent.
La lettre qu'avait apportée Basque était de cette
espèce.
Marius la prit. Elle sentait le tabac . Rien n'éveille
un souvenir comme une odeur. Marius reconnut ce
tabac. Il regarda la suscription : A monsieur, monsieur
le baron Pommerci. En son hôtel. Le tabac reconnu lui
fit reconnaître l'écriture. On pourrait dire que l'étonne-
ment a des éclairs.
Marius fut comme illuminé d'un de ces éclairs-là.
L'odorat, le mystérieux aide-mémoire, venait de faire
revivre en lui tout un monde . C'était bien là le papier,
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE . 393

la façon de plier, la teinte blafarde de l'encre ; c'était


bien là l'écriture connue, surtout c'était le tabac.
Le galetas Jondrette lui apparaissait .
Ainsi , étrange coup de tête du hasard ! une des deux
pistes qu'il avait tant cherchées, celle pour laquelle
dernièrement encore il avait fait tant d'efforts et qu'il
croyait à jamais perdue, venait d'elle-même s'offrir à
lui.
Il décacheta avidement la lettre , et il lut :

" Monsieur le baron.


" Si l'Être Suprême m'en avait donné les talents,
" j'aurais pu être le baron Thénard , membre de l'Ins-
" titut (académie des ciences), mais je ne le suis pas.
' Je porte seulement le même nom que lui , heureux
" si ce souvenir me recommande à l'excellence de vos
""
bontés. Le bienfait dont vous m'honorerez sera réci-
""
proque. Je suis en possession d'un secret concernant
68
un individu . Cet individu vous concerne . Je tiens le
" secret à votre disposition désirant avoir l'honneur de
66
vous être hutile. Je vous donnerai le moyen simple de
" chasser de votre honorable famille cet individu qui
66
n'y a pas droit, madame la baronne étant de haute
""
naissance. Le sanctuaire de la vertu ne pourrait
""
coabiter plus longtemps avec le crime sans abdiquer.
" J'atends dans l'entichambre les ordres de monsieur
66 le baron.

" Avec respect ."

La lettre était signée " THÉNARD . ”


Cette signature n'était pas fausse . Elle était seule-
ment un peu abrégée.
Du reste l'amphigouri et l'orthographe achevaient la
394 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN .

révélation. Le certificat d'origine était complet . Aucun


doute n'était possible.
L'émotion de Marius fut profonde. Après le mouve-
ment de surprise, il eut un mouvement de bonheur.
Qu'il trouvât maintenant l'autre homme qu'il cherchait ,
celui qui l'avait sauvé lui, Marius, et il n'aurait plus
rien à souhaiter.
Il ouvrit un tiroir de son secrétaire , y prit quelques
billets de banque, les mit dans sa poche, referma le
secrétaire et sonna . Basque entre-bâilla la porte.
Faites entrer, dit Marius.
Basque annonça :
Monsieur Thénard.
Un homme entra .
Nouvelle surprise pour Marius . L'homme qui entra
lui était parfaitement inconnu.
Cet homme, vieux du reste, avait le nez gros, le men-
ton dans la cravate , des lunettes vertes à double abat-
jour de taffetas vert sur les yeux , les cheveux lissés et
aplatis sur le front au ras des sourcils comme la perru-
que des cochers anglais de high life . Ses cheveux étaient
gris . Il était vêtu de noir de la tête aux pieds, d'un
noir très râpé, mais propre ; un trousseau de breloques,
sortant de son gousset, y faisait supposer une montre.
Il tenait à la main un vieux chapeau ! Il marchait voûté,
et la courbure de son dos s'augmentait de la profondeur
de son salut.
Ce qui frappait au premier abord, c'est que l'habit de
ce personnage , trop ample quoique soigneusement bou-
tonné, ne semblait pas fait pour lui.
Ici une courte digression est nécessaire.
Il y avait à Paris, à cette époque, dans un vieux
logis borgne, rue Beautreillis, près de l'Arsenal, unjuif
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE. 395

ingénieux qui avait pour profession de changer un gre-


din en honnête homme. Pas pour trop longtemps, ce
qui eût pu être gênant pour le gredin. Le changement
se faisait à vue, pour un jour ou deux , à raison de
trente sous par jour, au moyen d'un costume ressem-
blant le plus possible à l'honnêteté de tout le monde.
Ce loueur de costumes s'appelait le Changeur ; les filous
parisiens lui avaient donné ce nom , et ne lui en con-
naissaient pas d'autre. Il avait un vestiaire assez com-
plet. Les loques dont il affublait les gens étaient à peu
près possibles . Il avait des spécialités et des catégories ;
à chaque clou de son magasin pendait, usée et fripée,
une condition sociale ; ici l'habit de magistrat, là l'habit
de curé, là l'habit de banquier, dans un coin l'habit de
militaire en retraite , ailleurs l'habit d'homme de lettres ,
plus loin l'habit d'homme d'état.
Cet être était le costumier du drame immense que la
friponnerie joue à Paris. Son bouge était la coulisse
d'où le vol sortait et où l'escroquerie rentrait . Un
coquin déguenillé arrivait à ce vestiaire , déposait trente
sous, et choisissait, selon le rôle qu'il voulait jouer ce
jour-là, l'habit qui lui convenait, et en redescendant
l'escalier, le coquin était quelqu'un. Le lendemain les
nippes étaient fidèlement rapportées, et le Changeur,
qui confiait tout aux voleurs , n'était jamais volé. Ces
vêtements avaient un inconvénient, ils " n'allaient
pas " ; n'étant point faits pour ceux qui les portaient,
ils étaient collants pour celui-ci , flottants pour celui- là,
et ne s'ajustaient à personne. Tout filou qui dépassait
la moyenne humaine en petitesse ou en grandeur était
mal à l'aise dans les costumes du Changeur. Il ne fallait
être ni trop gras ni trop maigre. Le Changeur n'avait
prévu que les hommes ordinaires. Il avait pris mesure à
396 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

l'espèce dans la personne du premier gueux venu, lequel


n'est ni gros, ni mince, ni grand, ni petit. De là des
adaptations quelquefois difficiles dont les pratiques du
Changeur se tiraient comme elles pouvaient. Tant pis
pour les exceptions ! L'habit d'homme d'état, par exem-
ple, noir du haut en bas, et par conséquent convenable ,
eût été trop large pour Pitt et trop étroit pour Castelci-
cala. Le vêtement d'homme d'état était désigné comme
il suit dans le catalogue du Changeur ; nous copions :
“ Un habit de drap noir, un pantalon de cuir de laine
" noir, un gilet de soie, des bottes et du linge . " Il y
avait en marge : Ancien ambassadeur, et une note que
nous transcrivons également : " Dans une boîte sé-
66
parée, une perruque proprement frisée, des lunettes
66
vertes , des breloques , et deux petits tuyaux de plume
" d'un pouce de long enveloppés de coton. " Tout cela
revenait à l'homme d'état, ancien ambassadeur. Tout ce
costume était, si l'on peut parler ainsi , exténué, les cou-
tures blanchissaient, une vague boutonnière s'entr'ou-
vrait à l'un des coudes ; en outre, un bouton manquait
à l'habit sur la poitrine ; mais ce n'est qu'un détail ; la
main de l'homme d'état, devant toujours être dans
l'habit et sur le cœur, avait pour fonction de cacher le
bouton absent.
Si Marius avait été familier avec les institutions oc-
cultes de Paris, il eût tout de suite reconnu sur le dos
du visiteur que Basque venait d'introduire l'habit
d'homme d'état emprunté au décroche-moi-ça du
Changeur.
Le désappointement de Marius, en voyant entrer un
homme autre que celui qu'il attendait, tourna en dis-
grâce pour le nouveau venu .
Il l'examina des pieds à la tête, pendant que le per.
SUPRÊME OMBRE, SUPRÊME AURORE . 397

sonnage s'inclinait démesurément, et lui demanda d'un


ton bref:
Que voulez-vous ?
L'homme répondit avec un rictus aimable dont le
sourire caressant d'un crocodile donnerait quelque idée :
― Il me semble impossible que je n'aie pas déjà eu
l'honneur de voir monsieur le baron dans le monde . Je
crois bien l'avoir particulièrement rencontré, il y a
quelques années, chez madame la princesse Bagration
et dans les salons de sa seigneurie le vicomte Dambray,
pair de France.
C'est toujours une bonne tactique en coquinerie que
d'avoir l'air de reconnaître quelqu'un qu'on ne connaît
point.
Marius était attentif au parler de cet homme. Il
épiait l'accent et le geste , mais son désappointement
croissait ; c'était une prononciation nasillarde, absolu-
rent différente du son de voix aigre et sec auquel il
s'attendait.
Il était tout à fait dérouté .
- Je ne connais, dit-il, ni madame Bagration , ni M.
Dambray. Je n'ai de ma vie mis le pied ni chez l'un ni
chez l'autre .
La réponse était bourrue. Le personnage, gracieux
quand même, insista .
Alors ce sera chez Chateaubriand que j'aurai vu
monsieur ! Je connais beaucoup Chateaubriand . Il est
très affable. Il me dit quelquefois : Thénard, mon
ami,... est-ce que vous ne buvez pas un verre avec moi ?
Le front de Marius devint de plus en plus sévère :
Je n'ai jamais eu l'honneur d'être reçu chez
M. de Chateaubriand . Abrégeons. Qu'est- ce que vous
youlez .
398 LES MISÉRABLES . - JEAN VALJEAN .

L'homme, devant la voix plus dure, salua plus bas.


- Monsieur le baron, daignez m'écouter. Il y a en
Amérique , dans un pays qui est du côté de Panama,
un village appelé la Joya. Ce village se compose d'une
seule maison. Une grande maison carrée de trois étages
en briques cuites au soleil, chaque côté du carré long
de cinq cents pieds , chaque étage en retraite de douze
pieds sur l'étage inférieur de façon à laisser devant sci
une terrasse qui fait le tour de l'édifice, au centre une
cour intérieure où sont les provisions et les munitions,
pas de fenêtres, des meurtrières , pas de portes, des
échelles, des échelles pour monter du sol à la première
terrasse , et de la première à la seconde , et de la seconde
à la troisième, des échelles pour descendre dans la cour
intérieure, pas de portes aux chambres , des trappes ,
pas d'escaliers aux chambres , des échelles ; le soir on
ferme les trappes, on retire les échelles, on braque des
tromblons et des carabines aux meurtrières ; nul moyen
d'entrer; une maison le jour, une citadelle la nuit, huit
cents habitants, voilà ce village . Pourquoi tant de pré-
cautions ? c'est que ce pays est dangereux ; il est plein
d'anthropophages. Alors pourquoi y va-t-on ? c'est que
ce pays est merveilleux ; on y trouve de l'or.
- Où voulez-vous en venir? interrompit Marius qui ,
du désappointement, passait à l'impatience .
- A ceci, monsieur le baron. Je suis un ancien diplo-
mate fatigué. La vieille civilisation m'a mis sur les
dents. Je veux essayer des sauvages.
- Après ?
Monsieur le baron , l'égoïsme est la loi du monde.
La paysanne prolétaire qui travaille à la journée se
retourne quand la diligence passe , la paysanne proprié-
taire qui travaille à son champ ne se retourne pas. Le
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE . 399

chien du pauvre aboie après le riche, le chien du riche


aboie après le pauvre . Chacun pour soi . L'intérêt, voilà
le but des hommes. L'or, voilà l'aimant.
Après ? concluez .
- Je voudrais aller m'établir à la Joya. Nous sommes
trois. J'ai mon épouse et ma demoiselle ; une fille qui
est fort belle. Le voyage est long et cher. Il me faut un
peu d'argent .
- En quoi cela me regarde-t-il ? demanda Marius .
L'inconnu tendit le cou hors de sa cravate , geste
propre au vautour, et répliqua avec un redoublement
de sourire :
Est-ce que monsieur le baron n'a pas lu ma lettre ?
Cela était à peu près vrai . Le fait est que le contenu
de l'épître avait glissé sur Marius. Il avait vu l'écriture
plus qu'il n'avait lu la lettre . Il s'en souvenait à peine.
Depuis un moment un nouvel éveil venait de lui être
donné. Il avait remarqué ce détail : " mon épouse et
ma demoiselle."
Il attachait sur l'inconnu un oeil pénétrant. Un juge
d'instruction n'eût pas mieux regardé. Il le guettait
presque.
Il se borna à lui répondre :
- Précisez .
L'inconnu inséra ses deux mains dans ses deux
goussets , releva sa tête sans redresser son épine dorsale,
mais en scrutant de son côté Marius, avec le regard
vert de ses lunettes.
-Soit, monsieur le baron. Je précise. J'ai un secret
à vous vendre.
- Un secret?
-- Un secret.
Qui me concerne ?
400 LES MISÉRABLES . – JEAN VALJEAN .

Un peu.
Quel est ce secret ?
Marius examinait de plus en plus l'homme, tout en
l'écoutant.
- Je commence gratis , dit l'inconnu . Vous allez voir
que je suis intéressant.
- Parlez .
Monsieur le baron, vous avez chez vous un voleur
et un assassin.
Marius tressaillit.
Chez moi ? non , dit-il.
L'inconnu, imperturbable, brossa son chapeau du
coude, et poursuivit :
- Assassin et voleur . Remarquez, monsieur le baron,
que je ne parle pas ici de faits anciens, arriérés, caducs ,
qui peuvent être effacés par la prescription devant la
loi et par le repentir devant Dieu Je parle de faits
récents, de faits actuels, de faits encore ignorés de la
justice à cette heure . Je continue. Cet homme s'est
glissé dans votre confiance, et presque dans votre
famille , sous un faux nom . Je vais vous dire son vrai
nom . Et vous le dire pour rien.
- J'écoute .
Il s'appelle Jean Valjean.
Je le sais.
– Je vais vous dire, également pour rien , qui il est.
Dites.
C'est un ancien forçat.
- Je le sais .
Vous le savez depuis que j'ai eu l'honneur de
vous le dire .
- Non. Je le savais auparavant.
Le ton froid de Marius, cette double réplique je le
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE . 401

sais, son laconisme réfractaire au dialogue, remuèrent


dans l'inconnu quelque colère sourde. Il décocha à la
dérobée à Marius un regard furieux, tout de suite
éteint. Si rapide qu'il fût, ce regard était de ceux qu'on
reconnaît quand on les a vus une fois ; il n'échappa
point à Marius. De certains flamboiements ne peuvent
venir que de certaines âmes ; la prunelle, ce soupirail
de la pensée, s'en embrase ; les lunettes ne cachent
rien ; mettez donc une vitre à l'enfer !
L'inconnu reprit en souriant :
– Je ne me permets pas de démentir monsieur le
baron . Dans tous les cas, vous devez voir que je suis
renseigné. Maintenant ce que j'ai à vous apprendre
n'est connu que de moi seul Cela intéresse la fortune
de madame la baronne . C'est un secret extraordinaire .
Il est à vendre. C'est à vous que je l'offre d'abord. Bon
marché. Vingt mille francs.
- Je sais ce secret-là comme je sais les autres , dit
Marius.
Le personnage sentit le besoin de baisser un peu son
prix :
Monsieur le baron, mettez dix mille francs , et je
parle.
―- Je vous répète que
vous n'avez rien à m'apprendre.
Je sais ce que vous voulez me dire.
Il y eut dans l'œil de l'homme un nouvel éclair. Il
s'écria :

Il faut pourtant que je dîne aujourd'hui . C'est
un secret extraordinaire, vous dis-je . Monsieur le
baron, je vais parler. Je parle. Donnez-moi vingt
francs.
Marius le regarda fixement :
- Je sais votre secret extraordinaire ; de même que
402 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

je savais le nom de Jean Valjean, de même que je sais


votre nom .
Mon nom ?
Oui.
Ce n'est pas difficile , monsieur le baron . J'ai eu
l'honneur de vous l'écrire et de vous le dire . Thénard .
Dier.
Hein ?
- Thénardier.
Qui ça ?
Dans le danger, le porc-épic se hérisse , le scarabée fait
le mort, la vieille garde se forme en carré ; cet homme
se mit à rire.
Puis il épousseta d'une chiquenaude un grain de
poussière sur la manche de son habit.
Marius continua :
- Vous êtes aussi l'ouvrier Jondrette, le comédien
Fabantou, le poète Genflot, l'espagnol don Alvarès, et
la femme Balizard .
― La femme quoi ?
Et vous avez tenu une gargote à Montfermeil .
—- Une gargote ! Jamais .
Et je vous dis que vous êtes Thénardier.
Je le nie .
Et que vous êtes un gueux . Tenez.
Et Marius tirant de sa poche un billet de banque, le
lui jeta à la face.
Merci ! pardon ! cinq cents francs ! monsieur le
baron !
Et l'homme, bouleversé, saluant, saisissant le billet,
l'examina.
Cinq cents francs ! reprit-il, ébahi. Et il bégaya à
demi-voix : Un fafiot sérieux !
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME Aurore . 403

Puis brusquement
- Et bien, soit, s'écria-t-il. Mettons-nous à notre
aise.
Et avec une prestesse de singe , rejetant ses cheveux
en arrière, arrachant ses lunettes, retirant de son nez et
escamotant les deux tuyaux de plume dont il a été
question tout à l'heure, et qu'on a d'ailleurs déjà vus à
une autre page de ce livre, il ôta son visage comme on
ôte son chapeau .
L'oeil s'alluma ; le front inégal, raviné, bossu par
endroits, hideusement ridé en haut, se dégagea, le nez
redevint aigu comme un bec ; le profil féroce et sagace
de l'homme de proie reparut .
- Monsieur le baron est infaillible, dit-il d'une voix
nette et d'où avait disparu tout nasillement, je suis
Thénardier.
Et il redressa son dos voûté.
Thénardier, car c'était bien lui, était étrangement
surpris ; il eût été troublé , s'il avait pu l'être. Il était
venu apporter de l'étonnement, et c'était lui qui en re-
cevait. Cette humiliation lui était payée cinq cents
francs, et, à tout prendre , il l'acceptait ; mais il n'en
était pas moins abasourdi .
Il voyait pour la première fois ce baron Pontmercy ,
et, malgré son déguisement, ce baron Pontmercy, le re-
connaissait, et le reconnaissait à fond . En non - seule-
ment ce baron était au fait de Thénardier, mais il sem-
blait au fait de Jean Valjean. Qu'était-ce que ce jeune
homme presque imberbe, si glacial et si généreux, qui
savait les noms des gens, qui savait tous leurs noms, et
qui leur ouvrait sa bourse, qui malmenait les fripons
comme un juge et qui les payait comme une dupe ?
Thénardier, on se le rappelle, quoique ayant été voi-
404 LES MISERABLES . JEAN VALJEAN .

sin de Marius, ne l'avait jamais vu , ce qui est fréquent


à Paris ; il avait autrefois entendu vaguement ses filles
parler d'un jeune homme très pauvre appelé Marius qui
demeurait dans la maison. Il lui avait écrit, sans le
connaître, la lettre qu'on sait .
Aucun rapprochement n'était possible dans son esprit
entre ce Marius-là et M. le baron Pontmercy .
Quant au nom de Pontmercy, on se rappelle que, sur
le champ de bataille de Waterloo, il n'en avait entendu
que les deux dernières syllabes, pour lesquelles il avait
eu le légitime dédain qu'on doit à ce qui n'est qu'un
remerciement.
Du reste, par sa fille Azelma , qu'il avait mise à la
piste des mariés du 16 février, et par ses fouilles person
nelles, il était parvenu à savoir beaucoup de choses, et,
du fond de ses ténèbres , il avait réussi à saisir plus d'un
fil mystérieux . Il avait, à force d'industrie , découvert,
ou, tout au moins , à force d'inductions, deviné quel
était l'homme qu'il avait rencontré un certain jour dans
le Grand Égout. De l'homme, il était facilement arrivé
au nom . Il savait que madame la baronne Pontmercy,
c'était Cosette Mais . de ce côté-là , il comptait être dis-
cret.
Qui était Cosette ? Il ne le savait pas au juste lui-
même . Il entrevoyait bien quelque bâtardise , l'histoire
de Fantine lui avait semblé louche ; mais à quoi bon
en parler ? pour se faire payer son silence ? Il avait, ou
croyait avoir, à vendre mieux que cela . Et, selon toute
apparence, venir faire, sans preuve, cette révélation au
baron Pontmercy : Votrefemme est bâtarde, cela n'eût
réussi qu'à attirer la botte du mari vers les reins du ré-
vélateur .
Dans la pensée de Thénardier, la conversation avec
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AUrore . 405

Marius n'avait pas encore commencé . Il avait dû recu-


ler, modifier sa stratégie, quitter une position, changer
de front; mais rien d'essentiel n'était encore compromis,
et il aveit cinq cents francs dans sa poche. En outre, il
avait quelque chose de décisif à dire, et même contre ce
baron Pontmercy si bien renseigné et si bien armé ,
il se sentait fort. Pour les hommes de la nature de Thé-
nardier, tout dialogue est un combat. Dans celui qui
allait s'engager, quelle était sa situation ? Il ne savait
pas à qui il parlait, mais il savait de quoi il parlait, il
fit rapidement cette revue intérieure de ses forces , et
après avoir dit : "Je suis Thénardier, " il attendit.
Marius était resté pensif. Il tenait donc enfin Thé-
nardier. Cet homme, qu'il avait tant désiré retrouver,
était là. Il allait donc pouvoir faire honneur à la recom-
mandation du colonel Pontmercy.
Il était humilié que ce héros dût quelque chose à ce
bandit, et que la lettre de change tirée du fond du tom-
beau par son père sur lui Marius, fût jusqu'à ce jour
protestée. Il lui paraissait aussi , dans la situation com-
plexe où était son esprit vis-à-vis de Thénardier, qu'il
y avait lieu de venger le colonel du malheur d'avoir été
sauvé par un tel gredin . Quoi qu'il en fût , il était con-
tent. Il allait donc enfin délivrer de ce créancier indi
gne l'ombre du colonel , et il lui semblait qu'il allait re-
tirer de la prison pour dettes la mémoire de son père.
A côté de ce devoir , il en avait un autre , éclaircir,
s'il se pouvait, la source de la fortune de Cosette . L'oc-
casion semblait se présenter. Thénardier savait peut-
être quelque chose. Il pouvait être utile de voir le fond
de cet homme.
Il commença par là.
Thénardier avait fait disparaître le " fafiot sérieux "
406 LES MISÉRABLES JEAN VALJEAN .

dans son gousset, et regardait Marius avec une douceur


presque tendre.
Marius rompit le silence.
Thénardier, je vous ai dit votre nom. A present,
votre secret, ce que vous veniez m'apprendre, voulez-
vous que je vous le dise ? J'ai mes informations aussi ,
moi . Vous allez voir que j'en sais plus long que vous.
Jean Valjean, comme vous l'avez dit, est un assassin et
un voleur. Un voleur, parce qu'il a volé un riche ma-
nufacturier dont il a causé la ruine , M. Madeleine . Un
assassin, parce qu'il a assassiné l'agent de police
Javert.
-Je ne comprends pas, monsieur le baron , fit
Thénardier.
-Je vais me faire comprendre . Écoutez . Il y avait
dans un arrondissement du Pas-de- Calais, vers 1822 , un
homme qui avait eu quelque ancien démêlé avec lajus-
tice, et qui, sous le nom de M. Madeleine , s'était relevé
et réhabilité. Cet homme était devenu dans toute la
force du terme un juste. Avec une industrie, la fabri-
que des verroteries noires, il avait fait la fortune de
toute une ville . Quant à sa fortune personnelle, il l'avait
faite aussi, mais secondairement et, en quelque sorte,
par occasion . Il était le père nourricier des pauvres. Il
fondait des hôpitaux , ouvrait des écoles, visitait les
malades, dotait les filles, soutenait les veuves, adoptait
les orphelins ; il était comme le tuteur du pays. Il avait
refusé la croix , on l'avait nommé maire . Un forçat
libéré savait le secret d'une peine encourue autrefois
par cet homme ; il le dénonça et le fit arrêter, et profita
de l'arrestation pour venir à Paris et se faire remettre
par le banquier Laffitte, - je tiens le fait du cais-
sier lui-même, - au moyen d'une fausse signature,
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE . 407

une somme de plus d'un demi-million qui appartenait


à M. Madeleine. Ce forçat qui a volé M. Madeleine ,
c'est Jean Valjean. Quant à l'autre fait, vous n'avez
rien non plus à m'apprendre . Jean Valjean a tué l'agent
Javert ; il l'a tué d'un coup de pistolet. Moi qui vous
parle, j'étais présent.
Thénardier jeta à Marius le coup d'oeil souverain
d'un homme battu qui remet la main sur la victoire et
qui vient de regagner en une minute tout le terrain
qu'il avait perdu . Mais le sourire revint tout de suite ;
l'inférieur vis-à-vis du supérieur doit avoir le triomphe
câlin.
Thénardier se borna à dire à Marius :
Monsieur le baron , nous faisons fausse route.
Et il souligna cette phrase en faisant faire à son
trousseau de breloques un moulinet expressif.
Quoi ! reprit Marius, contestez-vous cela ? Ce sont
des faits.
- Ce sont des chimères . La confiance dont monsieur
le baron m'honore me fait un devoir de le lui dire . Avant
tout la vérité et la justice . Je n'aime pas voir accuser
les gens injustement. Monsieur le baron , Jean Valjean
n'a point volé M. Madeleine , et Jean Valjean n'a point
tué Javert.
---
Voilà qui est fort ! comment cela ?
Pour deux raisons.
-
Lesquelles ? parlez.
- Voici la première : il n'a pas volé M. Madeleine ,
attendu que c'est lui-même Jean Valjean qui est M.
Madeleine .
Que me contez-vous là ?
Et voici la seconde : il n'a pas assassiné Javert,
attendu que celui qui a tué Javert, c'est Javert .
ABLES AN
408 LES MISÉR . - · JEAN VALJE

- Que voulez-vous dire ?


- Que Javert s'est suicidé.
- Prouvez ! prouvez ! cria Marius hors de lui.
Thénardier reprit en scandant sa phrase à la façon
d'un alexandrin antique :
L'agent- de- police-Javert- a- été- trouvé-no-yé-sous-
un-bateau du-pont- au-Change.
Mais prouvez donc !
Thénardier tira de sa poche de côté une large enve-
loppe de papier gris qui semblait contenir des feuilles
pliées de diverses grandeurs.
- J'ai mon dossier, dit-il avec calme.
Et il ajouta :
-Monsieur le baron, dans votre intérêt, j'ai voulu
connaître à fond Jean Valjean . Je dis que Jean Valjean
et Madeleine , c'est le même homme, et je dis que
Javert n'a eu d'autre assassin que Javert, et quand
je parle, c'est que j'ai des preuves. Non des preuves
manuscrites , l'écriture est suspecte, l'écriture est com-
plaisante, mais des preuves imprimées.
Tout en parlant, Thénardier extrayait de l'enveloppe
deux numéros de journaux, jaunis , fanés et forte-
ment saturés de tabac . L'un de ces journaux , cassé à
tous les plis et tombant en lambeaux carrés , semblait
beaucoup plus ancien que l'autre.
Deux faits, deux preuves, dit Thénardier. Et il
tendit à Marius les deux journaux déployés .
Ces deux journaux , le lecteur les connaît. L'un, le
plus ancien , un numéro du Drapeau blanc du 25 juillet
1823 , dont on a pu voir le texte au tome deuxième de
ce livre, établissait l'identité de M. Madeleine et de
Jean Valjean.
L'autre, un Moniteur du 15 juin 1832 , constatait le
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME Aurore . 409

suicide de Javert , ajoutant qu'il résultait d'un rapport


verbal de Javert au préfet que, fait prisonnier dans la
barricade de la rue de la Chanvrerie, il avait dû la vie à
la magnanimité d'un insurgé qui , le tenant sous son
pistolet, au lieu de lui brûler la cervelle, avait tiré
en l'air.
Marius lut. Il y avait évidence, date certaine, preuve
irréfragable, ces deux journaux n'avaient pas été impri-
més exprès pour appuyer le dire de Thénardier ; la note
publiée dans le Moniteur était communiquée adminis-
trativement par la préfecture de police. Marius ne pou-
vait douter.
Les renseignements du commis- caissier étaient faux ,
et lui-même s'était trompé.
Jean Valjean, grandi brusquement, sortait du nuage.
Marius ne put retenir un cri de joie.
Eh bien, alors, ce malheureux est un admirable
homme toute cette fortune était vraiment à lui ! c'est
Madeleine, la providence de tout un pays ! c'est Jean
Valjean, le sauveur de Javert ! c'est un héros ! c'est un
saint !
Ce n'est pas un saint , et ce n'est pas un héros ! dit
Thénardier. C'est un assassin et un voleur .
Et il ajouta du ton d'un homme qui commence à se
sentir quelque autorité :
Calmons-nous.
Voleur, assassin, ces mots que Marius croyaient dis-
parus et qui revenaient, tombèrent sur lui comme une
douche de glace.
---- Encore ! dit-il.
- Toujours, fit Thénardier. Jean Valjean n'a pas
volé Madeleine, mais c'est un voleur. Il n'a pas tué
Javert, mais c'est un meurtrier.
410 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

- Voulez-vous parler, reprit Marius, de ce misérable


vol d'il y a quarante ans, expié, cela résulte de vos
journaux mêmes, par toute une vie de repentir, d'abné-
gation et de vertu ?
-- Je dis assassinat et vol, monsieur le baron . Et je
répète que je parle de faits actuels. Ce que j'ai à vous
révéler est absolument inconnu . C'est de l'inédit . Et
peut-être y trouverez-vous la source de la fortune habi-
lement offerte par Jean Valjean à madame la baronne.
Je dis habilement, car, par une donation de ce genre,
se glisser dans une honorable maison dont on partagera
l'aisance , et, du même coup, cacher son crime, jouir de
son vol , enfouir son nom , et se créer une famille , ce ne
serait pas très maladroit.
- Je pourrais vous interrompre ici , observa Marius,
mais continuez .
-Monsieur le baron, je vais dire tout, laissant la
récompense à votre générosité. Ce secret vaut de l'or
massif. Vous me direz : pourquoi ne t'es-tu pas adressé
à Jean Valjean ? Par une raison toute simple ; je sais
qu'il s'est dessaisi, et dessaisi en votre faveur, et je
trouve la combinaison ingénieuse ; mais il n'a plus le
sou, il me montrerait ses mains vides, et , puisque j'ai
besoin de quelque argent pour mon voyage à la Joya, je
vous préfère, vous qui avez tout, à lui qui n'a rien . Je
suis un peu fatigué , permettez - moi de prendre une
chaise .
Marius s'assit et lui fit signe de s'asseoir.
Thénardier s'installa sur une chaise capitonnée, reprit
les deux journaux, les replongea dans l'enveloppe, et
murmura en becquetant avec son ongle le Drapeau blanc.
Celui -ci m'a donné du mal pour l'avoir.
Cela fait, il croisa les jambes et s'étala sur le dos,
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME aurore . 411

attitude propre aux gens sûrs de ce qu'ils disent, puis


entra en matière gravement et en appuyant sur les
mots :
- Monsieur le baron , le 6 juin 1832 , il y a un an
environ, le jour de l'émeute, un homme était dans le
Grand Égout de Paris , du côté où l'égout vient rejoin-
dre la Seine, entre le pont des Invalides et le pont
d'Iéna .
Marius rapprocha brusquement sa chaise de celle de
Thénardier. Thénardier remarqua ce mouvement et
continua avec la lenteur d'un orateur qui tient son
interlocuteur et qui sent la palpitation de son adver-
saire sous ses paroles :
--
- Cet homme, forcé de se cacher, pour des raisons
du reste étrangères à la politique, avait pris l'égout
pour domicile et en avait une clef. C'était, je le
répète, le 6 juin ; il pouvait être huit heures du soir .
L'homme entendit du bruit dans l'égout . Très surpris ,
il se blottit, et guetta . C'était un bruit de pas , on mar-
chait dans l'ombre, on venait de son côté. Chose étrange,
il y avait dans l'égout un autre homme que iui. La
grille de l'égout n'était pas loin . Un peu de lumière qui
en venait lui permit de reconnaître le nouveau venu et
de voir que cet homme portait quelque chose sur son
dos. Il marchait courbé. L'homme qui marchait courbé
était un ancien forçat, et ce qu'il traînait sur ses épaules
était un cadavre . Flagrant délit d'assassinat, s'il en
fut. Quant au vol , il va de soi ; on ne tue pas un homme
gratis. Ce forçat allait jeter ce cadavre dans la rivière.
Un fait à noter, c'est qu'avant d'arriver à la grille de
sortie ce forçat, qui venait de loin dans l'égout, avait
nécessairement rencontré une fondrière épouvantable
où il semble qu'il eût pu laisser le cadavre, mais dès le
412 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN .

lendemain, les égoutiers, en travaillant à la fondrière, y


auraient trouvé l'homme assassiné, et ce n'était pas le
compte de l'assassin . Il avait mieux aimé traverser la
fondrière, avec son fardeau , et ses efforts ont dû être
effrayants, il est impossible de risquer plus complètement
sa vie ; je ne comprends pas qu'il soit sorti de là vivant.
La chaise de Marius se rapprocha encore. Thénardier
en profita pour respirer longuement. Il poursuivit :
- Monsieur le baron, un égout n'est pas le Champ
de Mars. On y manque de tout, et même de place .
Quand deux hommes sont là, il faut qu'ils se rencon-
trent. C'est ce qui arriva . Le domicilié et le passant
furent forcés de se dire bonjour, à regret l'un et l'autre.
Le passant dit au domicilié : Tu vois ce quej'ai surle
dos, ilfaut queje sorte, tu as la clef, donne-la- moi. Ce
forçat était un homme d'une force terrible. Il n'y avait
pas à refuser . Pourtant celui qui avait la clef parlementa
uniquement pour gagner du temps . Il examina ce mort,
mais il ne put rien voir, sinon qu'il était jeune, bien
mis, l'air d'un riche, et tout défiguré par le sang . Tout
en causant, il trouva moyen de déchirer et d'arracher
par derrière, sans que l'assassin s'en aperçût , un mor-
ceau de l'habit de l'homme assassiné . Pièce à convic-
tion, vous comprenez ; moyen de ressaisir la trace des
choses et de prouver le crime au criminel . Il mit la
pièce à conviction dans sa poche . Après quoi il ouvrit
la grille , fit sortir l'homme avec son embarras sur le
dos, referma la grille et se sauva, se souciant peu d'être
mêlé au surplus de l'aventure et surtout ne voulant pas
être là quand l'assassin jetterait l'assassiné à la rivière .
Vous comprenez à présent. Celui qui portait le cadavre
c'est Jean Valjean ; celui qui avait la clef vous parle en
ce moment ; et le morceau de l'habit...
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME Aurore . 413

Thénardier acheva la phrase en tirant de sa poche et


en tenant à la hauteur de ses yeux , pincé entre ses
deux pouces et ses deux index, un lambeau de drap
noir déchiqueté tout couvert de taches sombres.
Marius s'était levé, pâle, respirant à peine, l'œil fixé
sur le morceau de drap noir, et, sans prononcer une pa-
role, sans quitter ce haillon du regard , il reculait vers
le mur et, de sa main droite étendue derrière lui , cher-
chait en tâtonnant sur la muraille une clef qui était à la
serrure d'un placard près de la cheminée.
Il trouva cette clef, ouvrit le placard et y enfonça son
bras sans y regarder, et, sans que sa prunelle effarée se
détachât du chiffon que Thénardier tenait déployé.
Cependant Thénardier continuait :
- Monsieur le baron , j'ai les plus fortes raisons de
croire que le jeune homme assassiné était un opulent
étranger attiré par Jean Valjean dans un piège et por-
teur d'une somme énorme.
- Le jeune homme était moi, et voici l'habit ! cria
Marius, et il jeta sur le parquet un vieil habit noir tout
sanglant.
Puis, arrachant le morceau des mains de Thénardier,
il s'accroupit sur l'habit, et rapprocha du pan déchi-
queté le morceau déchiré . La déchirure s'adaptait exac-
tement, et le lambeau complétait l'habit.
Thénardier était pétrifié.
Il pensa ceci : Je suis épaté.
Marius se redressa frémissant , désespéré, rayonnant.
Il fouilla dans sa poche, et marcha furieux, vers Thé-
nardier, lui présentant et lui appuyant presque sur le
visage son poing rempli de billets de cinq cents francs
et de mille francs.
Vous êtes un infâme ! vous êtes un menteur, un
414 LES MISÉRABLES. - JEAN VALJEAN .

calomniateur, un scélérat . Vous veniez accuser cet hom-


me, vous l'avez justifié ; yous vouliez le perdre, vous
n'avez réussi qu'à le giorifier. Et c'est vous qui êtes un
voleur ! Et c'est vous qui êtes un assassin ! Je vous ai
vu , Thénardier Jondrette , dans ce bouge du boulevard
de l'Hôpital . J'en sais assez sur vous pour vous en-
voyer au bagne, et plus loin même si je voulais. Tenez
voilà mille francs, sacripant que vous êtes !
Et il jeta un billet de mille francs à Thénardier.
-Ah ! Jondrette Thénardier, vil coquin ! Que ceci
vous serve de leçon , brocanteur de secrets, marchand de
mystères, fouilleur de ténèbres, misérable ! Prenez ces
cinq cents francs, et sortez d'ici ! Waterloo vous pro-
tège.
Waterloo ! grommela Thénardier, en empochant
les cinq cents francs avec les mille francs .
Oui , assassin ! vous y avez sauvé la vie à un
colonel...
---
A un général, dit Thénardier, en relevant la tête .
-Aun colonel ! reprit Marius avec emportement . Je ne
donnerais pas un liard pour un général. Et vous veniez
ici faire des infamies ! Je vous dis que vous avez commis
tous les crimes. Partez ! disparaissez ! Soyez heureux seu-
lement, c'est tout ce que je vous désire. Ah ! monstre !
Voilà encore trois mille francs . Prenez-les. Vous partirez
dès demain, pour l'Amérique, avec votre fille ; car votre
femme est morte, abominable menteur. Je veillerai à
votre départ, bandit , et je vous compterai à ce moment
là vingt-mille francs . Allez vous faire pendre ailleurs !
- Monsieur le baron , répondit Thénardier en saluant
jusqu'à terie, reconnaissance éternelle .
Et Thénardier sortit , n'y concevant rien, stupéfait et
ravi de ce doux écrasement sous des sacs d'or et de
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE . 415

cette foudre éclatant sur sa tête en billets de banque.


Foudroyé, il l'était, mais content aussi ; et il eût été
fâché d'avoir un paratonnerre contre cette foudre-là.
Finissons-en tout de suite avec cet homme.
Deuxjours après les événements que nous racontons
en ce moment, il partit, par les soins de Marius, pour
l'Amérique sous un faux nom , avec sa fille Azelma,
muni d'une traite de vingt mille francs sur New-York.
La misère morale de Thénardier, le bourgeois manqué
était irrémédiable ; il fut en Amérique ce qu'il était en
Europe. Le contact d'un méchant homme suffit quel-
quefois pour pourrir une bonne action et pour en faire
sortir une chose mauvaise. Avec l'argent de Marius ,
Thénardier se fit négrier.
Dès que Thénardier fut dehors, Marius courut au
jardin où Cosette se promenait encore :
— Cosette ! Cosette ! cria- t- il . Viens ! viens vite . Par-
tons. Basque, un fiacre ! Cosette , viens. Ah ! mon Dieu!
C'est lui qui m'avait sauvé la vie ! Ne perdons pas une
minute ! Mets ton châle.
Cosette le crut fou et obéit.
Il ne respirait pas, il mettait la main sur son cœur
pour en comprimer les battements. Il allait et venait
à grands pas, il embrassait Cosette :
-
Ah! Cosette ! je suis un malheureux ! disait-il .
Marius était éperdu . Il commençait à entrevoir
dans ce Jean Valjean on ne sait quelle haute et sombre
figure. Une vertu inouïe lui apparaissait, suprême et
douce, humble dans son immensité . Le forçat se trans-
formait en Christ.
Marius avait l'éblouissement de ce prodige. Il ne
savait pas au juste ce qu'il voyait, mais c'était grand .
En un instant un fiacre fut devant la porte .
LES
416 LES MISÉRAB . N
JEAN VALJEA .

Marius y fit monter Cosette et s'y élança .


- Cocher, dit-il, rue de l'Homme-Armé, numéro 7.
Le fiacre partit.
Ah quel bonheur ! fit Cosette, rue de l'Homme-
Armé. Je n'osais plus t'en parler. Nous allons voir M.
Jean.
-Ton père ! Cosette, ton père plus que jamais. Co-
sette, je devine. Tu m'as dit que tu n'avais jamais reçu
la lettre que je t'avais envoyée par Gavroche . Elle sera
tombée dans ses mains. Cosette, il est allé à la barri-
cade pour me sauver. Comme c'est son besoin d'être un
ange, en passant, il en a sauvé d'autres ; il a sauvé
Javert. Il m'a tiré de ce gouffre pour me donner à toi .
Il m'a porté sur son dos dans cet effroyable égout . Ah !
je suis un monstrueux ingrat. Cosette, après avoir été
ta providence, il a été la mienne. Figure-toi qu'il y
avait une fondrière épouvantable, à s'y noyer cent fois,
à se noyer dans la boue, Cosette ! il me l'a fait traverser.
J'étais évanoui ; je ne voyais rien , je n'entendais rien ,
je ne pouvais rien savoir de ma propre aventure. Nous
allons le ramener, le prendre avec nous, qu'il le veuille
ou non, il ne nous quittera plus . Pourvu qu'il soit chez
lui ! Pourvu que nous le trouvions ! Je passerai le reste
de ma vie à le vénérer. Oui , ce doit être cela, vois tu ,
Cosette ? C'est à lui que Gavroche aura remis ma
lettre . Tout s'explique. Tu comprends.
Cosette ne comprenait pas un mot.
- Tu as raison, lui dit-elle.
Cependant le fiacre roulait.
V

NUIT DERRIÈRE LAQUELLE IL Y A LE JOUR

U coup qu'il entendit frapper à sa porte , Jean


A Valjean se retourna.
- Entrez, dit-il faiblement .
La porte s'ouvrit.
Cosette et Marius parurent.
Cosette se précipita dans la chambre.
Marius resta sur le seuil , debout, appuyé contre le
montant de la porte.
Cosette ! dit Jean Valjean.
Et il se dressa sur sa chaise, les bras ouverts et trem-
blants, hagard, livide, sinistre, une joie immense dans
les yeux .
Cosette, suffoquée d'émotion , tomba sur la poitrine
de Jean Valjean.
- Père ! dit-elle.

Jean Valjean, bouleversé, bégayait :


Cosette ! elle ! vous , madame ! c'est toi ! Ah ! mon
Dieu !
Et, serré dans les bras de Cosette , il s'écria :
C'est toi ! tu es là ! tu me pardonnes donc !
Marius, baissant les paupières pour empêcher ses
larmes de couler, fit un pas et murmura entre ses
418 LES MISERABLES . JEAN VALJEAN .

lèvres contractées convulsivement pour arrêter les


sanglots :
--- Mon père !
- Et vous aussi , vous
me pardonnez ! dit Jean
Valjean.
Marius ne put trouver une parole, et Jean Valjean
ajouta :
Merci.
Cosette arracha son châle et jeta son chapeau sur le lit.
Cela me gêne , dit- elle .
Et, s'asseyant sur les genoux du vieillard, elle écarta
ses cheveux blancs d'un mouvement adorable, et lui
baisa le front.
Jean Valjean se laissait faire, égaré.
Cosette, qui ne comprenait que très confusément, re-
doublait ses caresses, comme si elle voulait payer la
dette de Marius .
Jean Valjean balbutiait :
----- Comme on est bête ! Je croyais que je ne la ver-
rais plus. Figurez-vous , monsieur Pontmercy, qu'au
moment ou vous êtes entré , je me disais : " C'est fini .
Voilà sa petite robe , je suis un misérable homme , je ne
verrai plus Cosette " , je disais cela au moment même
où vous montiez l'escalier. Étais-je idiot ! Voilà com-
me on est idiot ! Mais on compte sans le bon Dieu .
Le bon Dieu dit : " Tu t'imagines qu'on va t'aban-
donner, bêta ! Non . Non , ça ne se passera pas comme
ça. Allons, il y a là un pauvre homme qui a besoin
d'un ange. " Et l'ange vient ; et l'on revoit sa Cosette ,
et l'on revoit sa petite Cosette ! Ah ! j'étais bien mal-
heureux .
Il fut un moment sans pouvoir parler, puis il pour-
suivit :
SUPRÊME OMBRE , SUPRÉME AURORË . 419

J'avais vraiment besoin de voir Cosette une petite


fois de temps en temps. Un cœur, cela veut un os à
ronger. Cependant je sentais bien que j'étais de trop.
Je me donnais des raisons : Ils n'ont pas besoin de toi ,
reste dans ton coin , on n'a pas le droit de s'éterniser .
Ah ! Dieu béni , je la revois ! Sais-tu, Cosette, que ton
mari est très beau ? Ah ! tu as un joli col brodé, à la
bonne heure. J'aime ce dessin- là. C'est ton mari qui l'a
choisi, n'est-ce pas ? Et puis , il te faudra des cache-
mires. Monsieur Pontmercy, laissez-moi la tutoyer. Ce
n'est pas pour longtemps.
Et Cosette reprenait :
Quelle méchanceté de nous avoir laissés comme
cela ? Où êtes-vous donc allé ? pourquoi avez-vous été
si longtemps ? Autrefois vos voyages ne duraient pas
plus de trois ou quatre jours . J'ai envoyé Nicolette,
on répondait toujours : Il est absent. Depuis quand
êtes -vous revenu ? Pourquoi ne pas nous l'avoir fait
savoir ? Savez-vous que vous êtes très changé ? Ah ! le
vilain père ! il a été malade et nous ne l'avons pas su ?
Tiens, Marius, tâte sa main comme elle est froide !
Ainsi vous voilà ! Monsieur Pontmercy, vous me
pardonnez répéta Jean Valjean.
A ce mot, que Jean Valjean venait de redire , tout ce
qui se gonflait dans le cœur de Marius trouva une issue.
Il éclata :
Cosette, entends-tu ? il en est là ! il me demande
pardon. Et sais-tu ce qu'il m'a fait, Cosette ? il m'a
sauvé la vie. Il a fait plus . Il t'a donnée à moi . Et,
après m'avoir sauvé , et après t'avoir donnée à moi ,
Cosette, qu'a-t-il fait de lui-même ? Il s'est sacrifié.
Voilà l'homme. Et, à moi l'ingrat, à moi l'oublieux, à
moi l'impitoyable, à moi le coupable, il me dit : Merci !
420 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

Cosette, toute ma vie passée aux pieds de cet homme,


ce sera trop peu . Cette barricade, cet égout, cette four-
naise, ce cloaque, il a tout traversé pour moi , pour toi,
Cosette ! il m'a emporté à travers toutes les morts qu'il
écartait de moi et qu'il acceptait pour lui. Tous les cou-
rages, toutes les vertus, tous les héroïsmes, toutes les
saintetés, il les a. Cosette, cet homme-là, c'est l'ange !
-Chut ! chut ! dit tout bas Jean Valjean. Pourquoi
dire tout cela ?
Mais vous ! s'écria Marius avec une colère où il y
avait de la vénération, pourquoi ne l'avez-vous pas dit ?
C'est votre faute aussi . Vous sauvez la vie aux gens,
et vous le leur cachez ! Vous faites plus, sous prétexte
de vous démasquer, vous vous calomniez. C'est affreux.
- J'ai dit la vérité, répondit Jean Valjean.
-- Non, reprit Marius , la vérité, c'est toute la vérité ;
et vous ne me l'avez pas dite . Vous étiez monsieur
Madeleine, pourquoi ne pas l'avoir dit ? Vous aviez
sauvé Javert, pourquoi ne pas l'avoir dit ? Je vous devais
la vie, pourquoi ne pas l'avoir dit?
- Parce que je pensais comme vous. Je trouvais que
vous aviez raison . Il fallait que je m'en allasse. Si vous
aviez su cette affaire de l'égout, vous m'auriez fait
rester près de vous. Je devais donc me taire . Si j'avais
parlé, cela aurait tout gêné .
- Gêné quoi ? gêné qui ? repartit Marius. Est-ce que
vous croyez que vous allez rester ici ? Nous vous em-
menons ! Ah ! mon Dieu ! quand je pense que c'est par
hasard que j'ai appris tout cela ! Nous vous.emmenons.
Vous faites partie de nous-mêmes . Vous êtes son père
et le mien. Vous ne passerez pas dans cette affreuse
maison un jour de plus . Ne vous figurez pas que vous
serez demain ici.
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE . 421

Demain, dit Jean Valjean, je ne serai pas ici , mais


je ne serai pas chez vous .
-
Que voulez-vous dire? répliqua Marius . Ah çà, nous
ne permettons plus de voyage . Vous ne nous quitterez
plus. Vous nous appartenez . Nous ne vous lâchons
pas .
Cette fois-ci , c'est pour de bon , ajouta Cosette.
Nous avons une voiture en bas. Je vous enlève. S'il le
faut, j'emploierai la force .
Et, riant, elle fit le geste de soulever le vieillard dans
ses bras.
Il y a toujours votre chambre dans notre maison,
poursuivit-elle. Si vous saviez comme le jardin est joli
dans ce moment-ci ! Les azalées y viennent très bien .
Les allées sont sablées avec du sable de rivière ; il y a
de petits coquillages violets. Vous mangerez de mes
fraises. C'est moi qui les arrose . Et plus de madame, et
plus de monsieur Jean , nous sommes en république ,
tout le monde se dit tu, n'est-ce pas , Marius ? Le pro-
gramme est changé. Si vous saviez, père, j'ai eu un
chagrin, il y avait un rouge-gorge qui avait fait son nid
dans un trou du mur, un horrible chat me l'a mangé.
Mon pauvre joli petit rouge-gorge qui mettait sa tête à
sa fenêtre et qui me regardait ! J'en ai pleuré . J'aurais
tué le chat ! Mais maintenant personne ne pleure plus.
Tout le monde rit, tout le monde est heureux . Vous
allez venir avec nous. Comme le grand -père va être con-
tent ! Vous aurez votre carré dans le jardin , vous culti-
verez, et nous verrons si vos fraises sont aussi belles
que les miennes . Et puis, je ferai tout ce que vous vou-
drez, et puis, vous m'obéirez bien .
Jean Valjean l'écoutait sans l'entendre. Il entendait
la musique de sa voix plutôt que le sens de ses paroles ;
422 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

une de ces grosses larmes qui sont les sombres perles de


l'âme, germait lentement dans son œil .
Il murmura :
La preuve que Dieu est bon , c'est que la voilà.
Mon père ! dit Cosette.
Jean Valjean continua :
- C'est bien vrai que ce serait charmant de vivre en-
semble. Ils ont des oiseaux plein leurs arbres. Je me
promènerais avec Cosette . Être des gens qui vivent, qui
se disent bonjour, qui s'appellent dans le jardin , c'est
doux . On se voit dès le matin. Nous cultiverions cha-
cun un petit coin. Elle me ferait manger ses fraises, je
lui ferais cueillir mes roses. Ce serait charmant. Seule-
ment...
Il s'interrompit et dit doucement :
- C'est dommage.
La larme ne tomba pas , elle rentra, et Jean Valjean la
remplaça par un sourire.
Cosette prit les deux mains du vieillard dans les
siennes.
Mon Dieu ! dit-elle, vos mains sont encore plus
froides. Est-ce que vous êtes malade ? Est- ce que vous
souffrez ?
Moi ? non, répondit Jean Valjean, je suis très bien .
Seulement ...
Il s'arrêta .
Seulement quoi ?
- Je vais mourir tout à l'heure.
Cosette et Marius frissonnèrent.
Mourir ! s'écria Marius .
- Oui, mais ce n'est rien, dit Jean Valjean .
Il respira, sourit , et reprit :
Cosette, tu me parlais, continue, parle encore, ton
SUPRÊME OMBRÉ, SUPRÊME AURORE. 423

petit rouge-gorge est donc mort ? Parle que j'entende


ta voix !
Marius pétrifié regardait le vieillard .
Cosette poussa un cri déchirant :
Père ! mon père ! vous vivrez . Vous allez vivre. Je
veux que vous viviez , entendez -vous !
Jean Valjean leva la tête vers elle avec adoration .
A
Oh ! oui , défends- moi de mourir. Qui sait ? J'obéi-
rai peut-être. J'étais en train de mourir quand vous
êtes arrivés. Cela m'a arrêté , il m'a semblé que je re-
naissais.
Vous êtes plein de force et de vie , s'écria Marius .
Est- ce que vous vous imaginez qu'on meurt comme
cela ? Vous avez eu du chagrin, vous n'en aurez plus .
C'est moi qui vous demande pardon , et à genoux en-
core ! Vous allez vivre , et vivre avec nous, et vivre
longtemps. Nous vous reprenons. Nous sommes deux
ici qui n'aurons désormais qu'une pensée , votre bon-
heur.
Vous voyez bien , reprit Cosette tout en larmes , que
Marius dit que vous ne mourrez pas.
Jean Valjean continuait de sourire .
- Quand vous me reprendriez , monsieur Pontmercy,
cela ferait-il que je ne sois pas ce que je suis ? Non , Dieu
a pensé comme vous et moi , et il ne change pas d'avis ;
il est utile que je m'en aille. La mort est un bon arran-
gement. Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut.
Que vous soyez heureux , que monsieur Pontmercy ait
Cosette, que la jeunesse épouse le matin , qu'il y ait au-
tour de vous, mes enfants, des lilas et des rossignols ;
que votre vie soit une belle pelouse avec du soleil , que
tous les enchantements du ciel vous remplissent l'âme,
et maintenant, moi qui ne suis bon à rien, que je meure ;
424 LES MISÉRABLES . JEAN VALJEAN.

il est sûr que tout cela est bien. Voyez-vous, soyons


raisonnables, il n'y a rien de possible maintenant, je
sens tout à fait que c'est fini . Il y a une heure j'ai eu
un évanouissement . Et puis, cette nuit, j'ai bu tout ce
pot d'eau qui est là. Comme ton mari est bon, Cosette !
Tu es bien mieux qu'avec moi .
Un bruit se fit à la porte.
C'était le médecin qui entrait .
-Bonjour et adieu , docteur, dit Jean Valjean. Voici
ines pauvres enfants .
Marius s'approcha du médecin . Il lui adressa ce seul
mot : Monsieur ?... mais dans la manière de le pronon-
cer, il y avait une question complète.
Le médecin répondit à la question par un coup d'œil
expressif.
Parce que les choses déplaisent, dit Jean Valjean,
ce n'est pas une raison pour être injuste envers Dieu .
Il y eut un silence.
Toutes les poitrines étaient oppressées.
Jean Valjean se tourna vers Cosette . Il se mit à la
contempler comme s'il voulait en prendre pour l'éter-
nité .
A la profondeur d'ombre où il était déjà descendu ,
l'extase lui était encore possible en regardant Cosette .
La réverbération de ce doux visage illuminait sa face
pâle . Le sépulcre peut avoir son éblouissement .
Le médecin lui tâta le pouls .
-
Ah ! c'est vous qu'il lui fallait ! murmura-t-il en
regardant Cosette et Marius.
Et, se penchant à l'oreille de Marius , il ajouta très bas :
Trop tard.
Jean Valjean, presque sans cesser de regarder Cosette,
considéra Marius et le médecin avec sérénité .
SUPRÊME OMBRE, SUPRÊME AURORE . 425

On entendit sortir de sa bouche cette parole articulée :


Ce n'est rien de mourir ; c'est affreux de ne pas
vivre.
Tout à coup il se leva . Ces retours de force sont quel-
quefois un signe même de l'agonie . Il marcha d'un pas
ferme à la muraille , écarta Marius et le médecin qui
voulait l'aider, détacha du mur le petit crucifix de
cuivre qui y était suspendu , revint s'asseoir avec toute
la liberté de mouvement de la pleine santé, et dit d'une
voix haute en posant le crucifix sur la table :
― Voici le grand martyr.
Puis sa poitrine s'affaissa, sa tête eut une vacillation ,
comme si l'ivresse de la tombe le prenait.
Ses deux mains , posées sur ses genoux, se mirent à
creuser de l'ongle l'étoffe de son pantalon.
Cosette lui soutenait les épaules, et sanglotait, et tâ-
chait de lui parler sans pouvoir y parvenir. On distin-
guait, parmi les mots mêlés à cette salive lugubre qui
accompagne les larmes, des paroles comme celles-ci :
Père, ne nous quittez pas . Est-il possible que nous
ne vous retrouvions que pour vous perdre ?
On pourrait dire que l'agonie serpente. Elle va, vient,
s'avance vers le sépulcre , et se retourne vers la vie . Il
y a du tâtonnement dans l'action de mourir.
Jean Valjean, après cette demi-syncope, se raffermit,
secoua son front comme pour en faire tomber les ténè-
bres, et redevint presque lucide .
Il prit un pan de la manche de Cosette et le baisa.
- Il revient, docteur, il revient ! cria Marius .
Vous êtes bons tous les deux, dit Jean Valjean. Je
vais vous dire ce qui m'a fait de la peine. Ce qui m'a
fait de la peine, monsieur Pontmercy, c'est que vous
n'ayez pas voulu toucher à cet argent. Cet argent-là
ES
426 LES MISÉRABL . JEAN VALJEAN .

est bien à votre femme. Je vais vous expliquer, mes


enfants, c'est même pour cela que je suis content de
vous voir. Le jais noir vient d'Angleterre, le jais blanc
vient de Norvège. Tout ceci est dans le papier que
voilà, que vous lirez . Pour les bracelets, j'ai inventé de
remplacer les coulants en tôle soudée par des coulants
en tôle rapprochée . C'est plus joli , meilleur et moins
cher. Vous comprenez tout l'argent qu'on peut gagner.
La fortune de Cosette est donc bien à elle . Je vous
donne ces détails-là pour que vous ayez l'esprit en
repos.
La portière était montée et regardait par la porte
entre-bâillée . Le médecin la congédia.
Mais il ne put empêcher qu'avant de disparaître cette
bonne femme zélée ne criât au mourant :
Voulez-vous un prêtre ?
--J'en ai un, répondit Jean Valjean.
Et, du doigt, il sembla désigner un point au-dessus de
sa tête où l'on eût dit qu'il voyait quelqu'un.
Il est probable que l'évêque assistait en effet à cette
agonie.
Cosette, doucement, lui glissa un oreiller sous les
reins.
Jean Valjean reprit :
Monsieur Pontmercy, n'ayez pas de crainte , je
vous en conjure . Les six cent mille francs sont bien à
Cosette. J'aurais donc perdu ma vie si vous n'en jouissiez
pas ! Nous étions parvenus à faire très bien cette verro-
terie-là. Nous rivalisions avec ce que l'on appelle les
bijoux de Berlin . Par exemple, on ne peut pas égaler
le verre noir d'Allemagne. Une grosse , qui contient
douze cents grains très bien taillés , ne coûte que trois
francs.
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME aurore . 427

Quand un être qui nous est cher va mourir, on le re-


garde avec un regard qui se cramponne à lui et qui
voudrait le retenir .
Tous deux , muets d'angoisse, ne sachant que dire à
la mort, désespérés et tremblants, étaient debout devant
lui, Cosette donnant la main à Marius .
D'instant en instant, Jean Valjean déclinait. Il bais-
sait ; il se rapprochait de l'horizon sombre.
Son souffle était devenu intermittent ; un peu de râle
l'entrecoupait. Il avait de la peine à déplacer son avant-
bras, ses pieds avaient perdu tout mouvement, et en
même temps que la misère des membres et l'accablement
du corps croissaient, toute la majesté de l'âme montait
et se déployait sur son front. La lumière du monde in-
connu était déjà visible dans sa prunelle.
Sa figure blêmissait et souriait . La vie n'était plus là ;
il y avait autre chose.
Son haleine tombait , son regard s'agrandissait. C'était
un cadavre auquel on sentait des ailes .
Il fit signe à Cosette d'approcher, puis à Marius ;
c'était évidemment la dernière minute de la dernière
heure.
Il se mit à leur parler d'une voix si faible qu'elle
semblait venir de loin, et qu'on eût dit qu'il y avait
dès à présent une muraille entre eux et lui .
Approche, approchez tous deux. Je vous aime
bien . Oh ! c'est bon de mourir comme cela ! Toi aussi ,
tu m'aimes, ma Cosette. Je savais bien que tu avais
toujours de l'amitié pour ton vieux bonhomme . Com-
me tu es gentille de m'avoir mis ce coussin sous les
reins ! Tu me pleureras un peu, n'est-ce pas ? Pas trop .
Je ne veux pas que tu aies de vrais chagrins . Il faudra
vous amuser beaucoup , mes enfants. J'ai oublié de vous
BLES
428 LES MISÉRA . N
JEAN VALJEA .

dire que sur les boucles sans ardillons on gagnait encore


plus que sur tout le reste . La grosse , les douze douzai-
nes, revenait à dix francs, et se vendait soixante. C'était
vraiment un bon commerce . Il ne faut donc pas s'éton-
ner des six cent mille francs, monsieur Pontmercy.
C'est de l'argent honnête. Vous pouvez être riches
tranquillement. Il faudra avoir une voiture , de temps
en temps une loge aux théâtres , de belles toilettes de
bal, ma Cosette, et puis donner de bons dîners à vos
amis, être très heureux. J'écrivais tout à l'heure à Co-
sette. Elle trouvera ma lettre. C'est à elle que je lègue
les deux chandeliers qui sont sur la cheminée . Ils sont
en argent ; mais pour moi ils sont en or, ils sont en
diamants ; ils changent les chandelles qu'on y met en
cierges . Je ne sais pas si celui qui me les a donnés est
content de moi là- haut . J'ai fait ce que j'ai pu . Mes
enfants, vous n'oublierez pas que je suis un pauvre ,
vous me ferez enterrer dans le premier coin de terre
venu sous une pierre pour marquer l'endroit. C'est là
ma volonté. Pas de nom sur la pierre . Si Cosette veut
venirun peu quelquefois , cela me fera plaisir. Vous aussi,
monsieur Pontmercy. Il faut que je vous avoue que je ne
vous ai pas toujours aimé ; je vous en demande par-
don. Maintenant, elle et vous, vous n'êtes plus qu'un
pour moi . Je vous suis très reconnaissant . Je sens que
vous rendez Cosette heureuse . Si vous saviez , mon-
sieur Pontmercy, ses belles joues roses , c'était ma joie ;
quand je la voyais un peu pâle , j'étais triste . Il y a
dans la commode un billet de cinq cents francs. Je n'y
ai pas touché . C'est pour les pauvres. Cosette, vois- tu
ta petite robe, là sur le lit ? la reconnais-tu ? Il n'y a
pourtant que dix ans de cela . Comme le temps passe !
Nous avons été bien heureux. C'est fini . Mes enfants,
SUPRÊME OMBRE , SUPRÊME AURORE. 429

ne pleurez pas, je ne vais pas très loin, je vous verrai


de là, vous n'aurez qu'à regarder quand il fera nuit,
vous me verrez sourire. Cosette, te rappelles-tu Mont-
fermeil ? Tu étais dans le bois , tu avais bien peur ; te
rappelles-tu quand j'ai pris l'anse du seau d'eau? C'est la
première fois que j'ai touché ta pauvre petite main .
Elle était si froide ! Ah ! vous aviez les mains rouges
dans ce temps - là , mademoiselle , vous les avez bien
blanches maintenant . Et la grande poupée ! te rappelles-
tu ? Tu la nommais Catherine . Tu regrettais de ne pas
l'avoir emmenée au couvent ! Comme tu m'as fait rire
des fois, mon doux ange ! Quand il avait plu , tu embar-
quais sur les ruisseaux des brins de paille , et tu les re-
gardais aller. Un jour, je t'ai donné une raquette en
osier, et un volant avec des plumes jaunes , bleues , ver-
tes. Tu l'as oublié, toi . Tu étais si espiègle toute petite!
Tu te mettais des cerises aux oreilles . Ce sont là des
choses du passé . Les forêts où l'on a passé avec son
enfant, les arbres où l'on s'est promené , les couvents où
l'on s'est caché , les jeux, les bons rires de l'enfance,
c'est de l'ombre . Je m'étais imaginé que tout cela m'ap-
partenait. Voilà où était ma bêtise. Ces Thénardier
ont été méchants. Il faut leur pardonner. Cosette, voici
le moment venu de te dire le nom de ta mère . Elle s'ap-
pelait Fantine . Retiens ce nom-là. Fantine. Mets- toi à
genoux toutes les fois que tu le prononceras . Elle a
souffert. Et t'a bien aimée . Elle a eu en malheur tout
ce que tu as en bonheur. Ce sont les partages de Dieu .
Il est là- haut, il nous voit tous , et il sait ce qu'il fait au
milieu de ses grandes étoiles . Je vais done m'en aller,
mes enfants. Aimez-vous bien toujours. Il n'y a guère
autre chose que cela dans le monde : s'aimer . Vous pen-
serez quelquefois au pauvre vieux qui est mort ici . O
430 LES MISÉRABLES. JEAN VALJEAN .

ma Cosette ! ce n'est pas ma faute, va, si je ne t'ai pas


vue tous ces temps-ci , cela me fendait le cœur ; j'allais
jusqu'au coin de la rue, je devais faire un drôle d'effet
aux gens qui me voyaient passer, j'étais comme fou,
une fois je suis sorti sans chapeau . Mes enfants , voici
que je ne vois plus très clair, j'avais encore des choses
à dire, mais c'est égal . Pensez un peu à moi . Vous êtes
des êtres bénis. Je ne sais pas ce que j'ai, je vois de la
lumière. Approchez encore. Je meurs heureux . Donnez-
moi vos chères têtes bien- aimées, que je mette mes
mains dessus .
Cosette et Marius tombèrent à genoux, éperdus,
étouffés de larmes, chacun sur une des mains de Jean
Valjean. Ces mains augustes ne remuaient plus.
Il était renversé en arrière , la lueur des deux chan
deliers l'éclairait.
Sa face blanche regardait le ciel, il laissait Cosette e
Marius couvrir ses mains de baisers.
Il était mort .
La nuit était sans étoiles et profondément obscure.
Sans doute, dans l'ombre, quelque ange immense étai
debout, les ailes déployées , attendant l'âme.
VI

L'HERBE CACHE ET LA PLUIE EFFACE

L y a, au cimetière du Père- Lachaise , aux environs


I¹ de la fosse commune, loin du quartier élégant de
cette ville des sépulcres , loin de tous ces tombeaux de
fantaisie qui étalent en présence de l'éternité les hi-
deuses modes de la mort, dans un angle désert, le long
d'un vieux mur, sous un grand if auquel grimpent les
liserons, parmi les chiendents et les mousses , une
pierre . Cette pierre n'est pas plus exempte que les
autres des lèpres du temps , de la moisissure , du lichen ,
et des fientes d'oiseaux . L'eau la verdit , l'air la noircit.
Elle n'est voisine d'aucun sentier, et l'on n'aime pas
aller de ce côté là, parce que l'herbe est haute et qu'on
a tout de suite les pieds mouillés. Quand il y a un peu
de soleil , les lézards y viennent. Il y a, tout autour, un
frémissement de folles avoines . Au printemps , les fau-
vettes chantent dans l'arbre .
Cette pierre est toute nue. On n'a songé en la tail-
lant qu'au nécessaire de la tombe , et l'on n'a pris d'autre
soin que de faire cette pierre assez longue et assez
étroite pour couvrir un homme.
On n'y lit aucun nom .
432 LES MISÉRABLES . -JEAN VALJEAN .

Seulement, voilà de cela bien des années déjà, une


main y a écrit au crayon ces quatre vers, qui sont de-
venus peu à peu illisibles sous la pluie et la poussière ,
et qui probablement sont aujourd'hui effacés :

Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange,


Il vivait. Il mourut quand il n'eut plus son ange.
La chose simplement d'elle-même arriva,
Comme la nuit se fait lorsque le jour s'en va.

2
LETTRE A M. DAELLI

ÉDITEUR DE LA TRADUCTION ITALIENNE DES


" MISÉRABLES " A MILAN

Hauteville-House, 18 octobre 1862.

Vous avez raison, monsieur, quand vous me dites que


le livre les Misérables est écrit pour tous les peuples . Je
ne sais s'il sera lu par tous , mais je l'ai écrit pour
tous. Il s'adresse à l'Angleterre autant qu'à l'Espagne ,
à l'Italie autant qu'à la France, à l'Allemagne autant
qu'à l'Irlande , aux républiques qui ont des esclaves
aussi bien qu'aux empires qui ont des serfs . Les pro-
blèmes sociaux dépassent les frontières . Les plaies du
genre humain , ces larges plaies qui couvrent le globe ,
ne s'arrêtent point aux lignes bleues ou rouges tracées
sur la mappemonde . Partout où l'homme ignore et
désespère, partout où la femme se vend pour du pain,
partout où l'enfant souffre faute d'un livre qui l'ensei-
gne et d'un foyer qui le réchauffe , le livre les Miséra-
bles frappe à la porte et dit : Ouvrez-moi , je viens pour
vous .
A l'heure, si sombre encore, de la civilisation où nous
sommes, le misérable s'appelle L'HOMME ; il agonise
sous tous les ciimats, et il gémit dans toutes les langues .
Votre Italie n'est pas plus exempte du mal que notre
434 LES MISÉRABLES .

France . Votre admirable Italie a sur la face toutes les


misères . Est-ce que le banditisme, cette forme furieuse
du paupérisme, n'habite pas vos montagnes ? Peu de
nations sont rongées plus profondément que l'Italie par
cet ulcère des couvents que j'ai tâché de sonder . Vous
avez beau avoir Rome, Milan , Naples, Palerme, Turin,
Florence, Sienne, Pise, Mantoue, Bologne, Ferrare ,
Gênes, Venise , une histoire héroïque, des ruines subli-
mes, des monuments magnifiques, des villes superbes,
vous êtes, comme nous, des pauvres. Vous êtes cou-
verts de merveilles et de vermines . Certes le soleil de
l'Italie est splendide, mais, hélas, l'azur sur le ciel n'em-
pêche pas le haillon sur l'homme.
Vous avez comme nous des préjugés , des supersti-
tions, des tyrannies, des fanatismes, des lois aveugles
prêtant main-forte à des mœurs ignorantes. Vous ne
goûtez rien du présent ni de l'avenir sans qu'il s'y mêle
un arrière- goût du passé . Vous avez un barbare, le moine ,
et un sauvage, le lazzarone . La question sociale est la
même pour vous comme pour nous . On meurt un peu
moins de faim chez vous , et un peu plus de fièvre ; votre
hygiène sociale n'est pas beaucoup meilleure que la
nôtre ; les ténèbres , protestantes en Angleterre, sont
catholiques en Italie ; mais, sous des noms différents, le
vescovo est identique au bishop, et c'est toujours là de la
nuit, et à peu près de même qualité . Mal expliquer la
Bible ou mal comprendre l'Évangile , cela se vaut .
Faut-il insister ? faut-il constater plus complètement
encore ce parallélisme lugubre ? Est-ce que vous n'avez
pas d'indigents ? Regardez en bas . Est ce que vous
n'avez pas de parasites ? Regardez en haut. Cette ba-
lance hideuse dont les deux plateaux , paupérisme
et parasitisme, se font si douloureusement équilibre,
LETTRE A M. DAELLI 435

est-ce qu'elle n'oscille pas devant vous comme devant


nous ?
Où est votre armée de maîtres d'école , la seule armée
qu'avoue la civilisation ? où sont vos écoles gratuites et
obligatoires ? Tout le monde sait-il lire dans la patrie de
Dante et de Michel-Ange ? Avez-vous fait des pryta-
nées de vos casernes ? N'avez-vous pas, comme nous ,
un budget de la guerre opulent et un budget de l'ensei-
gnement dérisoire ? N'avez-vous pas , vous aussi l'obéis-
sance passive qui , aisément, tourne au soldatesque ?
N'avez-vous pas un militarisme qui pousse la consigne
jusqu'à faire feu sur Garibaldi , c'est-à- dire sur l'hon-
neur vivant de l'Italie ? Faisons passer son examen à
votre ordre social, prenons-le où il en est et tel qu'il
est, voyons son flagrant délit, montrez-moi la femme et
l'enfant. C'est à la quantité de protection qui entoure ces
deux êtres faibles que se mesure le degré de civilisation .
La prostitution est-elle moins poignante à Naples qu'à
Paris ? Quelle est la quantité de vérité qui sort de vos
lois et la quantité de justice qui sort de vos tribunaux ?
Auriez-vous par hasard le bonheur d'ignorer le sens de
ces mots sombres : vindicte publique, infamie légale,
bagne, échafaud, bourreau , peine de mort ? Italiens,
chez vous comme chez nous, Beccaria est mort et Fa-
rinace est vivant. Et puis, voyons votre raison d'état .
Avez-vous un gouvernement qui comprenne l'identité
de la morale et de la politique ? Vous en êtes à amnis-
tier les héros ! On a fait en France quelque chose d'à
peu près pareil. Tenez, passons la revue des misères,
que chacun apporte son tas, vous êtes aussi riches que
nous. N'avez-vous pas, comme nous, deux damnations ,
la damnation religieuse prononcée par le prêtre et la
damnation sociale décrétée par le juge ? O grand peu-
ABLES
436 LES MISÉR .

ple d'Italie, tu es semblable au grand peuple de France .


Hélas ! nos frères, vous êtes comme nous des " Misé-
rables ".
Du fond de l'ombre où nous sommes et où vous êtes,
vous ne voyez pas beaucoup plus distinctement que
nous les radieuses et lointaines portes de l'éden . Seule-
ment les prêtres se trompent. Ces portes saintes ne sont
pas derrière nous, mais devant nous.
Je me résume . Ce livre, les Misérables, n'est pas moins
votre miroir que le nôtre . Certains hommes, certaines
castes , se révoltent contre ce livre , je le comprends.
Les miroirs, ces diseurs de vérités, sont haïs ; cela ne
les empêche pas d'être utiles.
Quant à moi, j'ai écrit pour tous, avec un profond
amour pour mon pays, mais sans me préoccuper de la
France plus que d'un autre peuple. A mesure que j'a-
vance dans la vie je me simplifie , et je deviens de plus
en plus patriote de l'humanité.
Ceci est d'ailleurs la tendance de notre temps et la
loi de rayonnement de la révolution française ; les livres,
pour répondre à l'élargissement croissant de la civilisa-
tion, doivent cesser d'être exclusivement français,
italiens, allemands , espagnols, anglais , et devenir eu-
ropéens ; je dis plus, humains .
De là une nouvelle logique de l'art, et de certaines
nécessités de composition qui modifient tout, même les
conditions, jadis étroites , de goût et de langue, les-
quelles doivent s'élargir comme le reste .
En France , certains critiques m'ont reproché, à ma
grande joie, d'être en dehors de ce qu'ils appellent le
goût français ; je voudrais que cet éloge fût mérité.
En somme, je fais ce que je peux , je souffre de la
souffrance universelle, et je tâche de la soulager, je n'ai
LETTRE A M. DAELLI. 437

que les chétives forces d'un homme , et je crie à tous :


aidez-moi !
Voilà, monsieur, ce que votre lettre me provoque à
vous dire ; je vous le dis pour vous , et pour votre pays.
Si j'ai tant insisté, c'est à cause d'une phrase de votre
lettre. Vous m'écrivez : " Il y a des italiens, et beau-
coup, qui disent : ce livre, les Misérables, est un livre
français . Cela ne nous regarde pas . Que les français le
lisent comme une histoire, nous le lisons comme un
roman . ” — Hélas ! je le répète , italiens ou français, la
misère nous regarde tous. Depuis que l'histoire écrit et
que la philosophie médite, la misère est le vêtement du
genre humain ; le moment serait enfin venu d'arracher
cette guenille, et de remplacer, sur les membres nus de
l'Homme- Peuple, la loque sinistre du passé par la
grande robe pourpre de l'aurore .
Si cette lettre vous paraît bonne à éclairer quelques
esprits et à dissiper quelques préjugés, vous pouvez la
publier, monsieur . Recevez, je vous prie, la nouvelle
assurance de mes sentiments très distingués .

VICTOR HUGO .
TABLE DES CHAPITRES

CINQUIÈME PARTIE

JEAN VALJEAN

LIVRE PREMIER
LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS
Pages.
I. La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla
du faubourg du Temple .. 5
II. Que faire dans l'abîme à moins que l'on ne cause.. 16
III. Éclaircissement et assombrissement . 22
IV. Cinq de moins, un de plus .. 25
V. Quel horizon on voit du haut de la barricade .. 34
VI. Marius hagard , Javert laconique . 40
VII. La situation s'aggrave ... 43
VIII. Les artilleurs se font prendre au sérieux.. 49
IX. Emploi de ce vieux talent de braconnier et de ce
35353

coup de fusil infaillible qui a influé sur la con-


damnation de 1796 ..
X. Aurore..... 56
338

XI. Le coup de fusil qui ne manque rien et qui ne tue


personne . 61
XII. Le désordre partisan de l'ordre .. 63
XIII. Lueurs qui passent .... 68
440 TABLE DES CHAPITRES .

Pages
XIV. Où on lira le nom de la maîtresse d'Enjolras.. 71
XV. Gravroche dehors . 74
XVI. Comment de frère on devient père .. 79
XVII. Mortuus pater filium moriturum expectat.. 90
XVIII. Le vautour devenu proie . 93
XIX. Jean Valjean se venge . 99
XX. Les morts ont raison et les vivants n'ont pas tort .. 103
XXI. Les héros ... 115
XXII. Pied à pied . 121
XXIII. Oreste à jeun et Pylade ivre .. 126
XXIV. Prisonnier . 131

LIVRE DEUXIÈME
L'INTESTIN DE LÉVIATHAN
I. La terre appauvrie par la mer... 135
II. L'histoire ancienne de l'égout . 141
III. Bruneseau . 146
IV . Détails ignorés . 150
V. Progrès actuels .. 155
VI. Progrès futurs 157

LIVRE TROISIÈME
LA BOUE, MAIS L'AME
I. Le cloaque et ses surprises .. 163
II. Explication . 172
III. L'homme filé. 175
IV. Lui aussi porte sa croix . 181
V. Pour le sable comme pour la femme il y a une finesse
qui est perfide .. 186
VI. Le fontis ..... 193
VII. Quelquefois on échoue où l'on croit débarquer.. 196
VIII. Le pan d'habit déchiré .... 200
IX . Marius fait l'effet d'être mort à quelqu'un qui s'y
connaît ... 207
X. Rentrée de l'enfant prodigue de sa vie 213
XI. Ébranlement dans l'absolu . 216
XII. L'aieul.. 219
TABLE DES CHAPITRES. 441
Pages
LIVRE QUATRIÈME
JAVERT DÉRAILLÉ 227

LIVRE CINQUIÈME
LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE

1. Où l'on revoit l'arbre à l'emplâtre de zinc ..... 243


II. Marius, en sortant de la guerre civile, s'apprête à la
guerre domestique 248
III. Marius attaque . 255
IV. Mademoiselle Gillenormand finit par ne plus trouver
mauvais que M. Fauchelevent soit entré avec
quelque chose sous le bras.. 259
V. Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez
tel notaire .... 266
VI. Les deux vieillards font tout, chacun à leur façon,
pour que Cosette soit heureuse . 268
VII. Les effets de rêve mêlés au bonheur . 279
VIII. Deux hommes impossibles à retrouver . 283

LIVRE SIXIÈME

LA NUIT BLANCHE

I. Le 16 février 1833 ... 289


II. Jean Valjean a toujours son bras en écharpe . 302
III. L'inséparable 318
IV. Immortale Jecur. 319

LIVRE SEPTIÈME
LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE

I. Le septième cercle et le huitième ciel . 325


II. Les obscurités que peut contenir une révélation .... 344
442 TABLE DES CHAPITRES.

Pages
LIVRE HUITIÈME
LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE
I. La chambre d'en bas 367
II. Autre pas en arrière . 368
III. Ils se souviennent du jardin de la rue Plumet. 370
IV . L'attraction et l'extinction 371

LIVRE NEUVIÈME
SUPRÊME OMBRE, SUPRÊME AURORE

I. Pitié pour les malheureux, mais indulgence pour les


heureux ..... 381
II. Dernières palpitations de la lampe sans huile... 385
III. Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauche-
levent ..... 338
IV. Bouteille d'encre qui ne réussit qu'à blanchir . 392
V. Nuit derrière laquelle il y a le jour. 417
VI. L'herbe cache et la nuit efface. 431
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