Lacan, La Psychose Au Fil Du Miroir
Lacan, La Psychose Au Fil Du Miroir
Lacan, La Psychose Au Fil Du Miroir
Dès les années 30, il s’appuie sur la théorie freudienne dont il reconnaît la démarche
scientifique. Lacan prône le «retour » à Freud, la lecture attentive des textes freudiens,
alors que ceux-ci étaient pour beaucoup non encore traduits en français et donc
inaccessibles au psychanalyste non germaniste… La traduction des œuvres complètes
de Freud reste un mystère français aux enjeux complexes et il fallut plus de trente ans
(1984-2015) pour accéder enfin à cette traduction des œuvres complètes qui fit
polémique en raison d’un parti pris de germanité freudienne assumée. Lacan en
profita pour révéler, en porte-parole « habilité » les logiques implicites de la
découverte de l’inconscient, dans une épistémologie critique et articulée. Or
insidieusement la personnalité singulière de J. Lacan, entre surréalisme et subversion,
va infiltrer toute la pensée freudienne et la détourner. Il opèrera même une
transformation progressive et radicale des concepts freudiens ; il passera de la logique
des topiques freudiennes à une topologie lacanienne en revendiquant une rigueur
conceptuelle à l’idéal mathématique. « Voilà : mes trois ne sont pas les siens, mes
trois sont le réel, le symbolique et l’imaginaire. J’en viens à le situer d’une topologie,
celle du nœud, dit borroméen » (Caracas, in L’Ane, n°1, 1981).
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des psychoses nous semble rendre plus nécessaire une psychanalyse du Moi qu’une
psychanalyse de l’inconscient." » (p. 280).
C’est dans les années 1955-1956, dans son fameux séminaire, à Sainte-Anne,
véritable laboratoire de sa pensée, son séminaire sur les psychoses, que vont
progressivement s’élaborer ses constructions à partir de ses hypothèses du signifiant
et du signifié, et des ordres du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Pour Lacan,
l’existence du sujet est conditionnée par son accession à l’ordre symbolique, une
« Bejahung » primordiale, une affirmation d’une perception originelle correspondant
au jugement d’attribution. Cette Bejahung peut faire défaut dans un au-delà du refoulé
sous l’effet d’un phénomène d’exclusion, die Verwerfung, désignant un mécanisme
de défense primitif, antérieur à la Verneinung, à la dénégation, correspondant au
jugement d’existence. Ce qui est refusé, dans l’ordre symbolique, reparaît dans le
réel. Il l’illustre en reprenant l’histoire de l’Homme aux loups, l’une des cinq
psychanalyses de Freud.
Sergueï, à cinq ans, jouait auprès de sa bonne : « Je remarquai soudain avec une
inexprimable terreur que je m’étais coupé le petit doigt de tel sorte que le doigt ne
tenait que par la peau, je n’éprouvais aucune douleur mais une grande peur… Je
n’osais pas dire quoi que ce fut à ma bonne… Je m’effondrai… je me calmai enfin, je
regardai mon doigt et voilà qu’il n’avait jamais subi la moindre blessure. » (Freud
1918b-1914, p. 390). C’est dans ce contexte que Freud illustre ce mécanisme de
défense, l’exclusion de quelque chose déniée, ici la castration. Le retour du refoulé
singulier dont le sujet ne veut rien savoir, même au sens de refoulé, surgit dans le réel
et dans l’hallucinatoire, ici hallucination négative. Freud nous propose une analyse du
complexe de castration chez l’homme aux loups : « nous savons déjà quelle attitude
notre patient avait adopté en face du problème de la castration. Il la rejeta (verwerfen)
et s’en tînt à la théorie du commerce par l’anus. Quand je dis il la rejeta, le sens
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immédiat de cette expression est qu’il n’en voulut rien savoir au sens de refoulement.
Aucun jugement n’était porté par-là sur la question de l’existence de la castration,
mais les choses se passaient comme si elle n’existait pas » (p. 389). L’homme aux
loups, dans son conflit face à la problématique de la castration, oscillait entre un
conflit névrotique autour du refoulement avec deux courants, l’un avec l’affect
d’abomination de la castration, et l’autre de consolation, d’acceptation de la féminité à
titre de substitut, et un autre conflit, psychotique, mettant en jeu la réalité.
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À partir de ces considérations, Lacan formule sa proposition scandaleuse :
« l’inconscient est structuré comme un langage » et il affirme ainsi la fonction
primordiale de la parole. De la possible connexion de l’Ics aux représentations de
mots et de la traduction en mots de ce qui est refoulé, Lacan en conclut que s’il y a
traduction possible, c’est que l’Ics est structuré comme un langage et le délire en
témoigne. Lacan opère une liaison logique entre le penser et le perceptif alors que
Freud insiste sur un écart irréductible. Freud (1915e, p. 234-242) précise que dans la
schizophrénie le délire est une tentative de rétablissement, de guérison après le chaos,
après le désinvestissement pulsionnel de la représentation de l’objet, par un
surinvestissement des représentations de mots, faute de pouvoir réinvestir l’objet
perdu, dans l’Ics, la représentation de chose. Pour Freud seule la représentation de
chose est strictement inconsciente. Dans son délire le sujet est condamné à se
contenter du mot à la place de la chose. Peut-être que la conception de l’Ics selon
Lacan serait plus du côté du préconscient freudien, domaine des représentations de
mot, représentations frontières.
La question posée par Lacan est celle du manque essentiel d’un signifiant, un défaut
inscrit dans l’histoire du sujet, qui existe depuis toujours : ce défaut est désigné
par Verwerfung qu’il théorise ultérieurement sous le terme de forclusion. Ce défaut
met radicalement en cause l’ensemble du signifiant (1955-56, p. 361). Pour Lacan
c’est la clé fondamentale de l’entrée dans la psychose. Ce signifiant qu’il développera
plus tard est le signifiant Père, tour à tour être père (p. 330), phallus, le Nom de
père ( p. 344). Le destin tragique dans l’histoire du sujet au devenir psychotique sera
d’être dans « l’impossibilité d’assumer la réalisation du signifiant père au niveau
symbolique en raison d’un certain manque dans la fonction formatrice du père »
(p.230). Le sujet reste confronté à l’image de quoi se réduit la fonction paternelle,
sans dialectique triangulaire, dans un modèle, aliénation spéculaire, capture
spéculaire, sans affrontement ni exclusion réciproque qui pourrait permettre au sujet
d’exister. La relation imaginaire s’instaure seule, sans possibilité de fonder l’image de
soi. L’aliénation est ici radicale, non liée à un signifié néantisant, mais un
anéantissement du signifiant.
Lacan précise le moment crucial de toute entrée dans la psychose, le moment où, de
l’autre, vient l’appel d’un signifiant essentiel qui ne peut être reçu et « il se rapporte
au court-circuit de la relation affective, qui fait de l’autre un être de pur désir, lequel
ne peut être dès lors, dans le registre de l’imaginaire humain, qu’un être de pure
interdestruction…, ceci lorsque se trouve cour-circuité la relation triangulaire
œdipienne » (1955-56 p. 344). Dans la psychose, la relation amoureuse à l’Autre,
relation extatique, mystique, l’abolit comme sujet « mais cette amour est aussi un
amour mort » (idem p. 287).
« Pourquoi ces jeux de signifiant finissent-ils dans la psychose par occuper le sujet
tout entier ? », s’interroge-t-il. En suivant Freud, Lacan constate que les délirants, les
psychotiques aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes, dimension
narcissique dans l’investissement des représentations de mot dissociées des
représentations de chose. À partir de cette dissociation, Lacan formule une autre
hypothèse au sujet de la psychose avec la notion de « points de capiton » considérés
comme des points d’attache entre signifiant et signifié, opération par laquelle je cite
«le signifiant arrête le glissement autrement indéfini de la signification » (1966, p.
805) par effet rétroactif, en après-coup. Si ces points de capiton ne sont pas établis ou
s’ils lâchent, se déclenche le processus psychotique, car ils sont indispensables au
processus de subjectivation, la « personnaison » (1966, p. 1304)
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Dans son écrit de 1966, prolongement du séminaire de 57-58, il développe et précise
cette conception de la psychose sous le titre D’une question préliminaire à tout
traitement possible de la psychose. Son argumentation s’appuie sur la transformation
et complexification de son schéma R en I, formalisations qui lui permettent de cerner
le procès psychotique et les lignes d’efficience de l’état terminal de la psychose. Dans
le schéma L, « La condition du sujet S (névrose ou psychose) dépend de ce qui se
déroule en l’Autre ». La question que se poserait le sujet psychotique ne serait pas
seulement « suis-je un homme » en relation avec la question de l’homosexualité, mais
« que suis-je là ? ». L’enjeu pour le psychanalyste serait alors : « Existe-t-il un jeu de
signifiants dans l’inconscient du sujet psychotique et comment le comprendre ? ».
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la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet. C’est le défaut du
Nom-du-Père à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié, amorce la
cascade des remaniements des signifiants d’où procède le désastre croissant de
l’imaginaire, jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilise
dans la métaphore délirante. De ce trou, cette béance dans l’économie psychique
découle une catastrophe psychique, un dommage, un meurtre d’âme, le sujet serait
ramené à la béance mortifère du stade du miroir : « le sujet est mort » : désordre
provoqué au point le plus intime du sentiment de la vie. De par cette dissolution du
trépied symbolique, Schreber, faute de pouvoir être le phallus qui manque à Dieu,
c’est pour devoir être le phallus qu’il sera voué à être femme. Objet d’horreur cela
sera accepté par Schreber comme compromis nécessaire. « Faute de pouvoir être le
Phallus qui manque à la mère, il lui reste d’être la femme qui manque aux hommes ».
Le paranoïaque s’efforcerait de symboliser l’imaginaire et le schizophrène
s’efforcerait d’imaginariser le symbolique.
Il reprend à la fin de sa vie, la question de la folie avec une étude de l’œuvre de James
Joyce dont l’Ulysse (« Joyce est-il fou ?», p. 77) dans son séminaire de 1975-76,
le Synthome, où il bouleverse et déconstruit à nouveau ses constructions théoriques
( RSI) avec la prévalence du Réel, une réalité propre à la folie dans la singularité du
nouage des nœuds borroméens. Le Synthome est le « quatrième terme en temps qu’il
complète le nœud de l’imaginaire, du symbolique et du réel » (p. 38). Et Lacan de
s’interroger à propos du cas James Joyce : « Comment un art peut-il viser de façon
divinatoire à substantialiser le sinthome dans sa consistance mais aussi bien dans son
ex-istence et dans son trou » (p. 38). Joyce, sujet hors Père, peut accéder à une «
rédemption par l’écriture » dans une articulation de la folie et de l’acte créateur, une
langue fondamentale qui fait symptôme, Sinthome, avec ses déclinaisons lacaniennes.
Lacan ne s’identifierait il pas là, à travers le miroir, à Joyce ?
Ce partial « retour » à des textes de Lacan, dans l’espoir d’une possible reprise en
après coup aujourd’hui, autour de la question de la psychose a tenté de montrer le
chercheur passionné et passionnel qu’il fut en but à l’énigme freudienne de
l’inconscient et au défi du champ de la psychose qui pose radicalement la question du
sujet, de sa division radicale, de sa fêlure. Il nous invita à la lecture attentive et
critique des textes de Freud, démarche qui spécifie encore aujourd’hui la
psychanalyse « à la française », la découverte de la complexité de la pensée
freudienne alors que pour d’autres, « postmoderne », la psychanalyse freudienne
serait devenue un passé dépassé voir forclos… De cette lecture spécifique on doit à
Lacan, par exemple la mise en valeur du nachträglich, l’après-coup si important dans
la dynamique de la cure. Il ne cessa de multiplier les axes d’approche au-delà du
réducteur signifiant primordial manquant, forclos et retenu par la postérité, le Nom du
Père, figure emblématique de sa théorie pour tenter de capter presque avec désespoir
un « réel », un trou insaisissable qui se dérobait même à lui, Lacan, en personne.
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Mais le Penseur, le Maître a souvent pris le devant de la scène de ses séminaires où
l’on se pressait comme au spectacle ou à la messe. Son œuvre et ses écrits demeurent
témoin d’une époque brillante et conflictuelle. Sa pensée énigmatique et provocante
est portée surtout par une mise en scène de l’art du discours se jouant du langage,
porte-parole de l’inconscient à fleur de mot, véritable jouissance subversive du dire et
de l’écrire. Lacan semble s’être approprié avec toute son intelligence Freud, en seul
véritable interprète de son œuvre mais in fine pour assoir l’originalité de sa théorie au
risque du meurtre paradoxal de la chose freudienne, schize, source de bien des
malentendus, des confusions qui infiltrèrent la pensée psychanalytique jusqu’à ne plus
parler une même langue au pays de Descartes et de Pascal… Comme si la théorie et
son langage devait se structurer comme l’Ics pour être audible…, dans un étrange
renversement : non plus un « Wo Es war, soll Ich werden » freudien mais un « Wo Ich
war, soll Es werden » lacanien…
Enfin je ne peux résister au plaisir de faire une « scansion » de fin... de texte pour
illustrer le style baroque du personnage Lacan qui, en ouverture de ses Écrits de 1966,
professait « Le style est l’homme même » : « N’étant pas Freud, (Roi ne suis) ni Dieu
merci ! Homme de lettres (prince ne daigne). » Ainsi s’exprimait J. Lacan en 1968
(Scilicet).
Bibliographie
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Résumé
Que peut nous apporter aujourd’hui la relecture des travaux de Lacan sur la psychose
et en quoi ces concepts peuvent-ils encore être heuristiques ? Sa pensée subversive et
omnipotente a influencé le monde intellectuel et psychanalytique au-delà des
frontières étendant le clivage du moi et la forclusion dans le champ social jusqu’à la
schize avec des effets transgénérationnels. Néanmoins son génie a stimulé la créativité
et l’épistémologie de la psychanalyse et un authentique et paradoxal retour à Freud et
non à Lacan. Le radicalisme de son discours ne serait-il pas métaphorique de la
désespérance de la psychose quand par sauvegarde elle parvient à s’arrimer, se
capitonner dans le langage tel Joyce que Lacan prendra pour ultime héros ?
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