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Essai sur la poésie épique

Voltaire

Garnier, Paris, 1877

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1
AVERTISSEMENT pour l’Essai sur la poésie épique
ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE. — CHAPITRE PREMIER.
Des différents goûts des peuples
CHAP. II. Homère
— III.Virgile
— IV. Lucain
— V.Le Trissin
— VI. Le Camoëns
— VII. Le Tasse
— VIII. Don Alonzo de Ercilla
— IX. Milton
CONCLUSION
RÉPONSE à la Critique de la Henriade

2
AVERTISSEMENT
POUR L’ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

Cet Essai sur la poésie épique, dont l’Essai sur les guerres civiles devait faire
partie [1], fut composé pour servir d’introduction à la Henriade [2]. L’auteur
l’écrivit [3] et le fit imprimer [4] en anglais, et le fit traduire en français par
l’abbé Desfontaines, qui commit un assez grand nombre de fautes dont Voltaire
s’est plaint à plusieurs reprises. L’abbé Desfontaines prétendit ne pas être
l’auteur de la traduction, qu’il attribue au comte de Plélo [5]. Il dit même que
Voltaire n’écrivit pas son livre en anglais, mais en français ; et qu’après l’avoir
traduit lui-même en anglais, Voltaire fit corriger sa traduction par son maître
d’anglais [6]. Voltaire n’a pas laissé sans réplique ces assertions, qui étaient
tardives ; car, en 1732, c’est avec le nom de l’abbé Desfontaines que la
traduction de l’Essai avait été imprimée à la suite de la Henriade.
C’est à Paris que la traduction de l’Essai avait été imprimée [7] avec un
avertissement que voici, aussi traduit de l’anglais :

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR.

« On regardera peut-être comme une espèce de présomption que, n’ayant


encore passé que dix-huit mois en Angleterre, j’ose écrire dans une langue que
je prononce fort mal, et que j’entends à peine dans la conversation. Il me semble
que je fais à présent ce que j’ai fait autrefois au collége lorsque j’écrivais en
latin et en grec ; car il est certain que nous prononçons l’un et l’autre d’une
manière pitoyable, et que nous serions hors d’état d’entendre ces deux langues
si ceux qui les parlent suivaient la vraie prononciation des Romains et des
Grecs. Au reste, je regarde la langue anglaise comme une langue savante qui

3
mérite que les Français l’étudient avec la même application que les Anglais
apprennent la langue française.
« Pour moi, j’ai étudié celle des Anglais par une espèce de devoir. Je me suis
engagé de donner une relation de mon séjour en Angleterre [8], et je n’ai pas
envie d’imiter Sorbières, qui, n’ayant passé que trois mois en ce pays, sans y
rien connaître ni des mœurs ni du langage, s’est avisé d’en publier une relation
qui n’est autre chose qu’une satire plate et misérable contre une nation qu’il ne
connaissait point.
La plupart de nos voyageurs européans parlent mal de leurs voisins, tandis
qu’ils prodiguent la louange aux Persans et aux Chinois. C’est que nous aimons
naturellement à rabaisser ceux qu’on peut mettre aisément en parallèle avec
nous, et à élever au contraire ceux que l’éloignement met à couvert de notre
jalousie.
Cependant une relation de voyage est faite pour instruire les hommes, et non
pour favoriser leur malignité. Il me semble que, dans cette sorte d’ouvrage, on
devrait principalement s’étudier à faire mention de toutes les choses utiles et de
tous les grands hommes du pays dont on parle, afin de les faire connaître
utilement à ses compatriotes. Un voyageur qui écrit dans cette vue est un noble
négociant qui transporte dans sa patrie les talents et les vertus des autres
nations.
Que d’autres décrivent exactement l’église de Saint-Paul, Westminster, etc. ;
je considère l’Angleterre par d’autres endroits : je la regarde comme le pays qui
a produit un Newton, un Locke, un Tillotson, un Milton, un Boyle, et plusieurs
autres hommes rares, morts ou vivants encore, dont la gloire dans la profession
des armes, dans la politique, ou dans les lettres, mérite de s’étendre au delà des
bornes de cette île.
« Pour ce qui est de cet Essai sur la poésie épique [9], c’est un discours que je
publie comme une espèce d’introduction à mon Henriade, qui paraîtra
incessamment. »
Cet Avertissement est réimprimé avec la traduction de l’Essai, par
Desfontaines, à la suite de la Henriade, dans le tome Ier des Œuvres de Voltaire,
1732, in-8o. La note que je rapporte dans la note 2 ci-dessous est supprimée, et
remplacée par celle-ci : « Elle (la Henriade) précède cet Essai dans cette
édition. »

4
En reproduisant, en 1732, la traduction de l’abbé Desfontaines, Voltaire en
corrigea les fautes, et l’intitula Essai sur la poésie épique de toutes les nations
écrit en anglais par M. de Voltaire en 1726, et traduit en français par M. l’abbé
Desfontaines.
Mais bientôt il revit ou plutôt refit tout son ouvrage en français, et le fit
imprimer en 1733, tel, à quelques mots près, qu’on l’a toujours [10] donné
depuis, et que je le reproduis.
Je ne dois point passer sous silence un singulier reproche fait à Voltaire par
Harwood, dans sa Biographia classica. « Une chose digne de quelque
remarque, dit-il, c’est que Voltaire, dans un de ses essais critiques, après avoir
assuré que, selon l’opinion générale des critiques, le poëte romain a fait de
larges emprunts à Apollonius de Rhodes pour la partie la plus brillante de
l’Énéide, l’épisode de Didon et d’Énée, ajoute : On doit vivement regretter que
les Argonautiques ne soient pas venus jusqu’à nous. » Dans le texte actuel du
chapitre III on ne trouve pas le nom d’Apollonius. Ce nom est, il est vrai, dans la
traduction de Desfontaines, mais non la phrase que rapporte Harwood. La faute
de dire que les Argonautiques ne sont pas venus jusqu’à nous existe-t-elle dans
l’original anglais ? Il est permis de croire que non : car, comme l’a observé
Chardon de La Rochette [11], si Voltaire eût commis une erreur aussi grossière,
Rolli n’eût pas manqué de la relever dans la critique qu’il fit de l’Essai de
Voltaire. Il faut donc, comme le dit encore Chardon de La Rochette, ranger
l’assertion de Harwood « parmi les Mensonges imprimés ».
C’est peu après l’apparition de la traduction par l’abbé Desfontaines qu’on
imprima à Paris un Examen de l’Essai de M. de Voltaire sur la poésie épique,
par M. Paul Rolli, traduit de l’anglais par M. L. A*** (Antonini) ; Paris, Rollin
fils, 1728, in-12 de xvj et 135 pages.
Blessé de voir le Télémaque traité de roman, dans la Conclusion de l’Essai
sur la poésie épique, un anonyme publia, quelques années après, une Apologie
du Télémaque contre les sentiments de M. de Voltaire ; Paris, P. Ribou, 1736, in-
12 de 39 pages.
B.

5
1. ↑ L’Essai sur les guerres civiles devait former la seconde partie, d’après
la Bibliothèque française, tome XII, page 26 ; il en formait la première
d’après le même journal, tome XIII, page 111.
2. ↑ Bibliothèque française, tome XII, page 26, et l’Avertissement de
l’auteur transcrit dans le présent avertissement.
3. ↑ Voyez la note vers la fin du chapitre IX.
4. ↑ Je n’ai point vu d’édition en anglais de l’Essai sur la poésie épique ;
mais il est à croire qu’il en existe au moins une. 1o Ce fut en anglais que
Rolli écrivit sa critique, dont je parle dans l’avant-dernier alinéa de cet
avertissement ; 2o la Bibliothèque française, tome XII, page 274, dit :
« Le style de M. de V. n’a pas déplu aux Anglais ; » 3o les premières
phrases de l’Avertissement de l’auteur transcrit dans cet avertissement ne
peuvent laisser aucun doute.
5. ↑ Voltairomanie (1738), in-12, page 26.
6. ↑ Id., page 27.
7. ↑ En voici le titre : Essai sur la poésie épique, traduit de l’anglais de M.
de Voltaire, par M. *** ; Paris, Chaubert, 1728, in-12 de viii et 170
pages.
8. ↑ Ce fut le sujet des Lettres philosophiques.
9. ↑ On lit en note, dans l’édition de 1728 de cet Avertissement : « M. de
Voltaire n’a point mis cet Essai à la tête de l’édition de son poëme, qui
est imprimé à Londres, in-4o, et qui paraît depuis quelques mois. »
10. ↑ La traduction de Desfontaines (et non le texte de Voltaire) se retrouve
cependant dans un volume qui a ce singulier titre : Ouvrages classiques
de l’élégant poëte M. Arouet, fameux sous le nom de Voltaire ; nouvelle
édition, tome Ier ; à Oxford, pour les académiciens, 1771, in-8o. Je ne sais
si la collection a été continuée. Je ne crois pas que l’impression soit
d’Oxford. (B.)
11. ↑ Magasin encyclopédique, 1807, II, 321.

6
ESSAI
SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

CHAPITRE I.

DES DIFFÉRENTS GOÛTS DES PEUPLES.

On a accablé presque tous les arts d’un nombre


prodigieux de règles, dont la plupart sont inutiles ou
fausses. Nous trouvons partout des leçons, mais bien peu
d’exemples. Rien n’est plus aisé que de parler d’un ton de
maître des choses qu’on ne peut exécuter : il y a cent
poétiques contre un poëme. On ne voit que des maîtres
d’éloquence, et presque pas un orateur. Le monde est plein
de critiques, qui, à force de commentaires, de définitions, de
distinctions, sont parvenus à obscurcir les connaissances les
plus claires et les plus simples. Il semble qu’on n’aime que
les chemins difficiles. Chaque science, chaque étude, a son
jargon, inintelligible, qui semble n’être inventé que pour en
défendre les approches. Que de noms barbares ! que de
puérilités pédantesques on entassait il n’y a pas longtemps
dans la tête d’un jeune homme, pour lui donner en une
année ou deux une très-fausse idée de l’éloquence, dont il

7
aurait pu avoir une connaissance très-vraie en peu de mois,
par la lecture de quelques bons livres ! La voie par laquelle
on a si longtemps enseigné l’art de penser est assurément
bien opposée au don de penser,
Mais c’est surtout en fait de poésie que les
commentateurs et les critiques ont prodigué leurs leçons. Ils
ont laborieusement écrit des volumes sur quelques lignes
que l’imagination des poètes a créées en se jouant. Ce sont
des tyrans qui ont voulu asservir à leurs lois une nation
libre, dont ils ne connaissent point le caractère ; aussi ces
prétendus législateurs n’ont fait souvent qu’embrouiller tout
dans les États qu’ils ont voulu régler.
La plupart ont discouru avec pesanteur de ce qu’il fallait
sentir avec transport ; et quand même leurs règles seraient
justes, combien peu seraient-elles utiles ! Homère, Virgile,
le Tasse, Milton, n’ont guère obéi à d’autres leçons qu’à
celles de leur génie. Tant de prétendues règles, tant de liens,
ne serviraient qu’à embarrasser les grands hommes dans
leur marche, et seraient d’un faible secours à ceux à qui le
talent manqua. Il faut courir dans la carrière, et non pas s’y
traîner avec des béquilles. Presque tous les critiques ont
cherché dans Homère des règles qui n’y sont assurément
point. Mais comme ce poète grec a composé deux poèmes
d’une nature absolument différente, ils ont été bien en peine
pour concilier Homère avec lui-même. Virgile venant
ensuite, qui réunit dans son ouvrage le plan de l’Iliade et
celui de l’Odyssée, il fallut qu’ils cherchassent encore de
nouveaux expédients pour ajuster leurs règles à l’Énèide. Ils

8
ont fait à peu près comme les astronomes, qui inventaient
tous les jours des cercles imaginaires, et créaient ou
anéantissaient un ciel ou deux de cristal à la moindre
difficulté.
Si un de ceux qu’on nomme savants, et qui se croient
tels, venait vous dire : « Le poème épique est une longue
fable inventée pour enseigner une vérité morale, et dans
laquelle un héros achève quelque grande action, avec le
secours des dieux, dans l’espace d’une année ; » il faudrait
lui répondre : Votre définition est très-fausse, car, sans
examiner si l’Iliade d’Homère est d’accord avec votre règle,
les Anglais [1] ont un poëme épique dont le héros, loin de
venir à bout d’une grande entreprise par le secours céleste,
en une année, est trompé par le diable et par sa femme en
un jour, et est chassé du paradis terrestre pour avoir désobéi
à Dieu. Ce poème cependant est mis par les Anglais au
niveau de l’Iliade, et beaucoup de personnes le préfèrent à
Homère avec quelque apparence de raison.
Mais, me direz-vous, le poème épique ne sera-t-il donc
que le récit d’une aventure malheureuse ? Non : cette
définition serait aussi fausse que l’autre. l’Œdipe de
Sophocle, le Cinna de Corneille, l’Athalie de Racine, le
César de Shakespeare, le Caton d’Addison, la Mérope du
marquis Scipion Maffei, le Roland de Quinault, sont toutes
de belles tragédies, et j’ose dire toutes d’une nature
différente : on aurait besoin en quelque sorte d’une
définition pour chacune d’elles.

9
Il faut dans tous les arts se donner bien de garde de ces
définitions trompeuses, par lesquelles nous osons exclure
toutes les beautés qui nous sont inconnues, ou que la
coutume ne nous a point encore rendues familières. Il n’en
est point des arts, et surtout de ceux qui dépendent de
l’imagination, comme des ouvrages de la nature. Nous
pouvons définir les métaux, les minéraux, les éléments, les
animaux, parce que leur nature est toujours la même ; mais
presque tous les ouvrages des hommes changent ainsi que
l’imagination qui les produit. Les coutumes, les langues, le
goût des peuples les plus voisins diffèrent : que dis-je ! la
même nation n’est plus reconnaissable au bout de trois ou
quatre siècles. Dans les arts qui dépendent purement de
l’imagination, il y a autant de révolutions que dans les
États ; ils changent en mille manières, tandis qu’on cherche
à les fixer.
La musique des anciens Grecs, autant que nous en
pouvons juger, était très-différente de la nôtre. Celle des
Italiens d’aujourd’hui n’est plus celle de Luigi [2] et de
Carissimi [3] : des airs persans ne plairaient pas assurément à
des oreilles européanes. Mais, sans aller si loin, un Français
accoutumé à nos opéras ne peut s’empêcher de rire la
première fois qu’il entend du récitatif en Italie ; autant en
fait un Italien à l’Opéra de Paris ; et tous deux ont
également tort, ne considérant point que le récitatif n’est
autre chose qu’une déclamation notée ; que le caractère des
deux langues est très-différent ; que ni l’accent ni le ton ne
sont les mêmes ; que cette différence est sensible dans la

10
conversation, plus encore sur le théâtre tragique, et doit par
conséquent l’être beaucoup dans la musique. Nous suivons
à peu près les règles d’architecture de Vitruve ; cependant
les maisons bâties en Italie par Palladio, et en France par
nos architectes, ne ressemblent pas plus à celles de Pline et
de Cicéron que nos habillements ne ressemblent aux leurs.
Mais, pour revenir à des exemples qui aient plus de
rapport à notre sujet, qu’était la tragédie chez les Grecs ? un
chœur qui demeurait presque toujours sur le théâtre ; point
de divisions d’actes, très-peu d’action, encore moins
d’intrigue. Chez les Français, c’est pour l’ordinaire une
suite de conversations en cinq actes, avec une intrigue
amoureuse. En Angleterre, la tragédie est véritablement une
action ; et si les auteurs de ce pays joignaient à l’activité qui
anime leurs pièces un style naturel, avec de la décence et de
la régularité, ils l’emporteraient bientôt sur les Grecs et sur
les Français.
Qu’on examine tous les autres arts, il n’y en a aucun qui
ne reçoive des tours particuliers du génie différent des
nations qui les cultivent.
Quelle sera donc l’idée que nous devons nous forme de la
poésie épique ? Le mot épique vient du grec έπος, qui
signifie discours : l’usage a attaché ce nom particulièrement
à des récits en vers d’aventures héroïques ; comme le mot
d’Oratio chez les Romains, qui signifiait aussi discours, ne
servit dans la suite que pour les discours d’appareil ; et
comme le titre d’imperator, qui appartenait aux généraux
d’armée, fut ensuite conféré aux seuls souverains de Rome.

11
Le poëme épique, regardé en lui-même, est donc un récit
en vers d’aventures héroïques. Que l’action soit simple ou
complexe ; qu’elle s’achève dans un mois ou dans une
année, ou qu’elle dure plus longtemps ; que la scène soit
fixée dans un seul endroit, comme dans l’Iliade ; que le
héros voyage de mers en mers, comme dans l’odyssèe ;
qu’il soit heureux ou infortuné, furieux comme Achille, ou
pieux comme Énée ; qu’il y ait un principal personnage ou
plusieurs : que l’action se passe sur la terre ou sur la mer ;
sur le rivage d’Afrique, comme dans la Lusiada [4] ; dans
l’Amérique, comme dans l’Araucana [5] ; dans le ciel, dans
l’enfer, hors des limites de notre monde, comme dans le
Paradis de Milton ; il n’importe : le poëme sera toujours un
poëme épique, un poëme héroïque, à moins qu’on ne lui
trouve un nouveau titre proportionné à son mérite. Si vous
vous faites scrupule, disait le célèbre M. Addison, de
donner le titre de poëme épique au Paradis perdu de
Milton, appelez-le, si vous voulez, un poëme divin, donnez-
lui tel nom qu’il vous plaira, pourvu que vous confessiez
que c’est un ouvrage aussi admirable en son genre que
l’Iliade.
Ne disputons jamais sur les noms. Irai-je refuser le nom
de comédies aux pièces de M. Congrève ou à celles de
Calderon, parce qu’elles ne sont pas dans nos mœurs ? La
carrière des arts a plus d’étendue qu’on ne pense. Un
homme qui n’a lu que les auteurs classiques méprise tout ce
qui est écrit dans les langues vivantes : et celui qui ne sait
que la langue de son pays est comme ceux qui, n’étant

12
jamais sortis de la cour de France, prétendent que le reste
du monde est peu de chose, et que qui a vu Versailles a tout
vu.
Mais le point de la question et de la difficulté est de
savoir sur quoi les nations polies se réunissent, et sur quoi
elles diffèrent. Un poëme épique doit partout être fondé sur
le jugement, et embelli par l’imagination : ce qui appartient
au bon sens appartient également à toutes les nations du
monde. Toutes vous diront qu’une action une et simple, qui
se développe aisément et par degrés, et qui ne coûte point
une attention fatigante, leur plaira davantage qu’un amas
confus d’aventures monstrueuses. On souhaite
généralement que cette unité si sage soit ornée d’une variété
d’épisodes qui soient comme les membres d’un corps
robuste et proportionné. Plus l’action sera grande, plus elle
plaira à tous les hommes, dont la faiblesse est d’être séduits
par tout ce qui est au delà de la vie commune. Il faudra
surtout que cette action soit intéressante, car tous les cœurs
veulent être remués ; et un poëme parfait d’ailleurs, s’il ne
touchait point, serait insipide en tout temps et en tout pays.
Elle doit être entière, parce qu’il n’y a point d’homme qui
puisse être satisfait s’il ne reçoit qu’une partie du tout qu’il
s’est promis d’avoir.
Telles sont à peu près les principales règles que la nature
dicte à toutes les nations qui cultivent les lettres ; mais la
machine du merveilleux, l’intervention d’un pouvoir
céleste, la nature des épisodes, tout ce qui dépend de la
tyrannie de la coutume, et de cet instinct qu’on nomme

13
goût, voilà sur quoi il y a mille opinions, et point de règles
générales.
Mais, me direz-vous, n’y a-t-il point des beautés de goût
qui plaisent également à toutes les nations ? il y en a sans
doute en très-grand nombre. Depuis le temps de la
renaissance des lettres, qu’on a pris les anciens pour
modèles, Homère, Démosthène, Virgile, Cicéron, ont en
quelque manière réuni sous leurs lois tous les peuples de
l’Europe, et fait de tant de nations différentes une seule
république des lettres ; mais, au milieu de cet accord
général, les coutumes de chaque peuple introduisent dans
chaque pays un goût particulier.
Vous sentez dans les meilleurs écrivains modernes le
caractère de leur pays à travers l’imitation de l’antique :
leurs fleurs et leurs fruits sont échauffés et mûris par le
même soleil ; mais ils reçoivent du terrain qui les nourrit
des goûts, des couleurs, et des formes différentes. Vous
reconnaîtrez un Italien, un Français, un Anglais, un
Espagnol, à son style, comme aux traits de son visage, à sa
prononciation, à ses manières. La douceur et la mollesse de
la langue italienne s’est insinuée dans le génie des auteurs
italiens. La pompe des paroles, les métaphores, un style
majestueux, sont, ce me semble, généralement parlant, le
caractère des écrivains espagnols. La force, l’énergie, la
hardiesse, sont plus particulières aux Anglais ; ils sont
surtout amoureux des allégories et des comparaisons. Les
Français ont pour eux la clarté, l’exactitude, l’élégance : ils
hasardent peu ; ils n’ont ni la force anglaise, qui leur

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paraîtrait une force gigantesque et monstrueuse, ni la
douceur italienne, qui leur semble dégénérer en une
mollesse efféminée.
De toutes ces différences naissent ce dégoût et ce mépris
que les nations ont les unes pour les autres. Pour regarder
dans tous ses jours cette différence qui se trouve entre les
goûts des peuples voisins, considérons maintenant leur
style.
On approuve avec raison en Italie ces vers imités de
Lucrèce dans la troisième stance du premier chant de la
Jérusalem :
Cosi all’ egro fanciul porgiamo aspersi
Di soave licor gli orli del vaso :
Succhi amari ingannato intanto ei beve,
E dall’ inganno suo vita riceve.
Cette comparaison du charme des fables qui enveloppent
des leçons utiles, avec une médecine amère donnée à un
enfant dans un vase bordé de miel, ne serait pas soufferte
dans un poëme épique français. Nous lisons avec plaisir
dans Montaigne qu’il faut emmieller la viande salubre à
l’enfant. Mais cette image, qui nous plaît dans son style
familier, ne nous paraîtrait pas digne de la majesté de
l’épopée.
Voici un autre endroit universellement approuvé, et qui
mérite de l’être : c’est dans la trente-sixième stance du
chant seizième de la Jérusalem, lorsque Armide commence
à soupçonner la fuite de son amant :
Volea gridar : Dove, o crudel, me sola
Lasci ? Ma il varco al suon chiuse il dolore :

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Si che torno la flebile parola
Più amara indietro a rimbombar sul core.
Ces quatre vers italiens sont très-touchants et très-
naturels ; mais si on les traduit exactement, ce sera un
galimatias en français, « Elle voulait crier : Cruel, pourquoi
me laisses-tu seule ? Mais la douleur ferma le chemin à sa
voix ; et ces paroles douloureuses reculèrent avec plus
d’amertume, et retentirent sur son cœur. »
Apportons un autre exemple tiré d’un des plus sublimes
endroits du poëme singulier de Milton, dont j’ai déjà parlé ;
c’est au premier livre (vers 56-67), dans la description de
Satan et des enfers.
[…] Round he throws his baleful eyes
That witness’d huge affliction and dismay
Mix’d with obdurate pride and stedfast hate :
At once, as far as angels ken, he views
The dismal situation waste and wild ;
À dungeon horrible on all sides round,
As one great furnace flam’d ; yet from those flames
No light, but rather darkness visible
Serv’d only to discover sights of woe.
Régions of sorrow, doleful shades, where peace
And rest can never dwell, hope never comes
That comes to all, etc.
« Il promène de tous côtés ses tristes yeux, dans lesquels
sont peints le désespoir et l’horreur, avec l’orgueil et
l’irréconciliable haine. Il voit d’un coup d’œil, aussi loin
que les regards des chérubins peuvent percer, ce séjour
épouvantable, ces déserts désolés, ce donjon immense,
enflammé comme une fournaise énorme. Mais de ces
flammes il ne sortait point de lumière ; ce sont des ténèbres

16
visible, qui servent seulement à découvrir des spectacles de
désolation ; des régions de douleur, dont jamais
n’approchent le repos ni la paix, où l’on ne connaît point
l’espérance connue partout ailleurs. »
Antonio de Solis, dans son excellente Histoire de la
conquête du Mexique, après avoir dit que l’endroit où
Montézume consultait ses dieux était une large voûte
souterraine où de petits soupiraux laissaient à peine entrer
la lumière, ajoute : Ô permitian solamente la (luz), que
bastava, para que se viesse la obscuridad [6] : « Ou laissaient
entrer seulement autant de jour qu’il en fallait pour voir
l’obscurité. » Ces ténèbres visibles de Milton ne sont point
condamnées en Angleterre, et les Espagnols ne reprennent
point cette même pensée dans Solis. Il est très-certain que
les Français ne souffriraient point de pareilles libertés. Ce
n’est pas assez que l’on puisse excuser la licence de ces
expressions ; l’exactitude française n’admet rien qui ait
besoin d’excuse.
Qu’il me soit permis, pour ne laisser aucun doute sur
cette matière, de joindre un nouvel exemple à tous ceux que
j’ai rapportés : je le prendrai dans l’éloquence de la chaire.
Qu’un homme, comme le P. Bourdaloue, prêche devant une
assemblée de la communion anglicane, et qu’animant, par
un geste noble, un discours pathétique, il s’écrie : « Oui,
chrétiens, vous étiez bien disposés ; mais le sang de cette
veuve que vous avez abandonnée ; mais le sang de ce
pauvre que vous avez laissé opprimer ; mais le sang de ces
misérables dont vous n’avez pas pris en main la cause ; ce

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sang retombera sur vous, et vos bonnes dispositions ne
serviront qu’à rendre sa voix plus forte pour demander à
Dieu vengeance de votre infidélité. Ah ! mes chers
auditeurs, etc. » Ces paroles pathétiques, prononcées avec
force, et accompagnées de grands gestes, feront rire un
auditoire anglais : car autant qu’ils aiment sur le théâtre les
expressions ampoulées et les mouvements forcés de
l’éloquence, autant ils goûtent dans la chaire une simplicité
sans ornement. Un sermon en France est une longue
déclamation, scrupuleusement divisée en trois points, et
récitée avec enthousiasme. En Angleterre, un sermon est
une dissertation solide, et quelquefois sèche, qu’un homme
lit au peuple sans geste et sans aucun éclat de voix. En
Italie, c’est une comédie spirituelle. En voilà assez pour
faire voir combien grande est la différence entre les goûts
des nations.
Je sais qu’il y a plusieurs personnes qui ne sauraient
admettre ce sentiment : ils disent que la raison et les
passions sont partout les mêmes ; cela est vrai, mais elles
s’expriment partout diversement. Les hommes ont en tout
pays un nez, deux yeux, et une bouche : cependant
l’assemblage des traits qui fait la beauté en France ne
réussira pas en Turquie, ni une beauté turque à la Chine : et
ce qu’il y a de plus aimable en Asie et en Europe serait
regardé comme un monstre dans le pays de la Guinée.
Puisque la nature est si différente d’elle-même, comment
veut-on asservir à des lois générales des arts sur lesquels la
coutume, c’est-à-dire l’inconstance, a tant d’empire ? Si

18
donc nous voulons avoir une connaissance un peu étendue
de ces arts, il faut nous informer de quelle manière on les
cultive chez toutes les nations. Il ne suffit pas, pour
connaître l’épopée, d’avoir lu Virgile et Homère ; comme ce
n’est point assez, en fait de tragédie, d’avoir lu Sophocle et
Euripide.
Nous devons admirer ce qui est universellement beau
chez les anciens, nous devons nous prêter à ce qui était beau
dans leur langue et dans leurs mœurs ; mais ce serait
s’égarer étrangement que de les vouloir suivre en tout à la
piste. Nous ne parlons point la même langue. La religion,
qui est presque toujours le fondement de la poésie épique,
est parmi nous l’opposé de leur mythologie. Nos coutumes
sont plus différentes de celles des héros du siége de Troie
que de celles des Américains. Nos combats, nos siéges, nos
flottes, n’ont pas la moindre ressemblance ; notre
philosophie est en tout le contraire de la leur. L’invention de
la poudre, celle de la boussole, de l’imprimerie, tant
d’autres arts qui ont été apportés récemment dans le monde,
ont en quelque façon changé la face de l’univers. Il faut
peindre avec des couleurs vraies comme les anciens, mais il
ne faut pas peindre les mêmes choses.
Qu’Homère nous représente ses dieux s’enivrant de
nectar, et riant sans fin de la mauvaise grâce dont Vulcain
leur sert à boire, cela était bon de son temps, où les dieux
étaient ce que les fées sont dans le nôtre ; mais assurément
personne ne s’avisera aujourd’hui de représenter dans un
poëme une troupe d’anges et de saints buvant et riant à

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table. Que dirait-on d’un auteur qui irait, après Virgile,
introduire des harpies enlevant le dîner de son héros, et qui
changerait de vieux vaisseaux en belles nymphes ? En un
mot, admirons les anciens, mais que notre admiration ne
soit pas une superstition aveugle : et ne faisons pas cette
injustice à la nature humaine et à nous-mêmes, de fermer
nos yeux aux beautés qu’elle répand autour de nous, pour
ne regarder et n’aimer que ses anciennes productions, dont
nous ne pouvons pas juger avec autant de sûreté.
Il n’y a point de monuments en Italie qui méritent plus
l’attention d’un voyageur que la Jérusalem du Tasse. Milton
fait autant d’honneur à l’Angleterre que le grand Newton.
Camoëns est en Portugal ce que Milton est en Angleterre.
Ce serait sans doute un grand plaisir, et même un grand
avantage pour un homme qui pense, d’examiner tous ces
poëmes épiques de différente nature, nés en des siècles et
dans des pays éloignés les uns des autres. Il me semble qu’il
y a une satisfaction noble à regarder les portraits vivants de
ces illustres personnages grecs, romains, italiens, anglais,
tous habillés, si je l’ose dire, à la manière de leur pays.
C’est une entreprise au delà de mes forces que de
prétendre les peindre ; j’essayerai seulement de crayonner
une esquisse de leurs principaux traits : c’est au lecteur à
suppléer aux défauts de ce dessein. Je ne ferai que
proposer : il doit juger ; et son jugement sera juste, s’il lit
avec impartialité, et s’il n’écoute ni les préjugés qu’il a
reçus dans l’école, ni cet amour-propre mal entendu qui
nous fait mépriser tout ce qui n’est pas dans nos mœurs. Il

20
verra la naissance, le progrès, la décadence de l’art ; il le
verra ensuite sortir comme de ses ruines ; il le suivra dans
tous ses changements ; il distinguera ce qui est beauté dans
tous les temps et chez toutes les nations, d’avec ces beautés
locales qu’on admire dans un pays, et qu’on méprise dans
un autre. Il n’ira point demander à Aristote ce qu’il doit
penser d’un auteur anglais ou portugais, ni à M. Perrault
comment il doit juger de l’Iliade. Il ne se laissera point
tyranniser par Scaliger ni par Le Bossu : mais il tirera ses
règles de la nature, et des exemples qu’il aura devant les
yeux, et il jugera entre les dieux d’Homère et le dieu de
Milton, entre Calypso et Didon, entre Armide et Ève.
Si les nations de l’Europe, au lieu de se mépriser
injustement les unes les autres, voulaient faire une attention
moins superficielle aux ouvrages et aux manières de leurs
voisins, non pas pour en rire, mais pour en profiter, peut-
être de ce commerce mutuel d’observations naîtrait ce goût
général qu’on cherche si inutilement.

1. ↑ Voyez ci-après le chapitre IX.


2. ↑ Contrapuntiste qui florissait vers 1650.
3. ↑ Compositeur du commencement du XVIIe siècle.
4. ↑ Voyez ci-après, chapitre VI.
5. ↑ Voyez chapitre VIII.
6. ↑ Voir Ant. de Solis, liv. III, ch. XIV, col. 271, édition de 1704, in-fol.

21
CHAPITRE II.
HOMÈRE.

Homère vivait probablement environ huit cent cinquante


années avant l’ère chrétienne ; il était certainement
contemporain d’Hésiode. Or Hésiode nous apprend qu’il
écrivait dans l’âge qui suivait celui de la guerre de Troie, et
que cet âge, dans lequel il vivait, finirait avec la génération
qui existait alors. Il est donc certain qu’Homère fleurissait
deux générations après la guerre de Troie ; ainsi il pouvait
avoir vu dans son enfance quelques vieillards qui avaient
été à ce siége, et il devait avoir parlé souvent à des Grecs
d’Europe et d’Asie qui avaient vu Ulysse, Ménélas, et
Achille.
Quand il composa l’Iliade (supposé qu’il soit l’auteur de
tout cet ouvrage [1]), il ne fit donc que mettre en vers une
partie de l’histoire et des fables de son temps. Les Grecs
n’avaient alors que des poëtes pour historiens et pour
théologiens ; ce ne fut même que quatre cents ans après
Hésiode et Homère qu’on se réduisit à écrire l’histoire en
prose. Cet usage, qui paraîtra bien ridicule à beaucoup de
lecteurs, était très-raisonnable : un livre, dans ces temps-là,
était une chose aussi rare qu’un bon livre l’est aujourd’hui :
loin de donner au public l’histoire in-folio de chaque
village, comme on fait à présent, on ne transmettait à la
postérité que les grands événements qui devaient

22
l’intéresser. Le culte des dieux et l’histoire des grands
hommes étaient les seuls sujets de ce petit nombre d’écrits.
On les composa longtemps en vers chez les Égyptiens et
chez les Grecs, parce qu’ils étaient destinés à être retenus
par cœur, et à être chantés : telle était la coutume de ces
peuples si différents de nous. Il n’y eut, jusqu’à Hérodote,
d’autre histoire parmi eux qu’en vers, et ils n’eurent en
aucun temps de poésie sans musique.
À l’égard d’Homère, autant ses ouvrages sont connus,
autant est-on dans l’ignorance de sa personne. Tout ce
qu’on sait de vrai, c’est que, longtemps après sa mort, on lui
a érigé des statues et élevé des temples ; sept villes
puissantes se sont disputé l’honneur de l’avoir vu naître ;
mais la commune opinion est que de son vivant il mendiait
dans ces sept villes, et que celui dont la postérité a fait un
dieu a vécu méprisé et misérable, deux choses très-
compatibles.
L’Iliade, qui est le grand ouvrage d’Homère, est plein de
dieux et de combats peu vraisemblables. Ces sujets plaisent
naturellement aux hommes ; ils aiment ce qui leur paraît
terrible : ils sont comme les enfants qui écoutent avidement
ces contes de sorciers qui les effrayent. Il y a des fables
pour tout âge, et il n’y a point de nation qui n’ait eu les
siennes. De ces deux sujets qui remplissent l’Iliade,
naissent les deux grands reproches que l’on fait à Homère ;
on lui impute l’extravagance de ses dieux, et la grossièreté
de ses héros : c’est reprocher à un peintre d’avoir donné à
ses figures les habillements de son temps. Homère a peint

23
les dieux tels qu’on les croyait, et les hommes tels qu’ils
étaient. Ce n’est pas un grand mérite de trouver de
l’absurdité dans la théologie païenne ; mais il faudrait être
bien dépourvu de goût pour ne pas aimer certaines fables
d’Homère. Si l’idée des trois Grâces qui doivent toujours
accompagner la déesse de la beauté, si la ceinture de Vénus,
sont de son invention, quelles louanges ne lui doit-on pas
pour avoir ainsi orné cette religion que nous lui
reprochons ? Et si ces fables étaient déjà reçues avant lui,
peut-on mépriser un siècle qui avait trouvé des allégories si
justes et si charmantes ?
Quant à ce qu’on appelle grossièreté dans les héros
d’Homère, on peut rire tant qu’on voudra de voir Patrocle,
au neuvième livre de l’Iliade, mettre trois gigots de mouton
dans une marmite, allumer et souffler le feu, et préparer le
dîner avec Achille ; Achille et Patrocle n’en sont pas moins
éclatants, Charles XII, roi de Suède, a fait six mois sa
cuisine à Demir-Tocca, sans perdre rien de son héroïsme ; et
la plupart de nos généraux, qui portent dans un camp tout le
luxe d’une cour efféminée, auront bien de la peine à égaler
ces héros qui faisaient leur cuisine eux-mêmes. On peut se
moquer de la princesse Nausicaa, qui, suivie de toutes ses
femmes, va laver ses robes et celles du roi et de la reine : on
peut trouver ridicules que les filles d’Auguste aient filé les
habits de leur père lorsqu’il était maître de la moitié de
l’univers : cela n’empêchera pas qu’une simplicité si
respectable ne vaille bien la vaine pompe, la mollesse, et

24
l’oisiveté, dans lesquelles les personnes d’un haut rang sont
nourries.
Que si l’on reproche à Homère d’avoir tant loué la force
de ses héros, c’est qu’avant l’invention de la poudre, la
force du corps décidait de tout dans les batailles ; c’est que
cette force est l’origine de tout pouvoir chez les hommes ;
c’est que, par cette supériorité seule, les nations du nord ont
conquis notre hémisphère depuis la Chine jusqu’au mont
Atlas. Les anciens se faisaient une gloire d’être robustes ;
leurs plaisirs étaient des exercices violents : ils ne passaient
point leurs jours à se faire traîner dans des chars, à couvert
des influences de l’air, pour aller porter languissamment
d’une maison dans une autre leur ennui et leur inutilité. En
un mot, Homère avait à représenter un Ajax et un Hector,
non un courtisan de Versailles ou de Saint-James.
Après avoir rendu justice au fond du sujet des poëmes
d’Homère, ce serait ici le lieu d’examiner la manière dont il
les a traités, et d’oser juger du prix de ses ouvrages ; mais
tant de plumes savantes ont épuisé cette matière que je me
bornerai à une seule réflexion dont ceux qui s’appliquent
aux belles-lettres pourront peut-être tirer quelque utilité.
Si Homère a eu des temples, il s’est trouvé bien des
infidèles qui se sont moqués de sa divinité. Il y a eu dans
tous les siècles des savants, des raisonneurs, qui l’ont traité
d’écrivain pitoyable, tandis que d’autres étaient à genoux
devant lui.
Ce père de la poésie est depuis quelque temps un grand
sujet de dispute en France. Perrault commença la querelle
25
contre Despréaux ; mais il apporta à ce combat des armes
trop inégales : il composa son livre du Parallèle des anciens
et des modernes [2], où l’on voit un esprit très-superficiel,
nulle méthode, et beaucoup de méprises. Le redoutable
Despréaux accabla son adversaire en s’attachant
uniquement à relever ses bévues ; de sorte que la dispute fut
terminée par rire aux dépens de Perrault, sans qu’on
entamât seulement le fond de la question. Houdard de
Lamotte a depuis renouvelé la querelle [3] : il ne savait pas la
langue grecque ; mais l’esprit a suppléé en lui, autant qu’il
est possible, à cette connaissance. Peu d’ouvrages sont
écrits avec autant d’art, de discrétion, et de finesse, que ses
dissertations sur Homère. Mme Dacier, connue par une
érudition qu’on eût admirée dans un homme, soutint la
cause d’Homère avec l’emportement d’un commentateur.
On eût dit que l’ouvrage de M. de Lamotte était d’une
femme d’esprit, et celui de Mme Dacier d’un homme savant.
L’un, par son ignorance de la langue grecque, ne pouvait
sentir les beautés de l’auteur qu’il attaquait ; l’autre, toute
remplie de la superstition des commentateurs, était
incapable d’apercevoir des défauts dans l’auteur qu’elle
adorait.
Pour moi, lorsque je lus Homère, et que je vis ces fautes
grossières qui justifient les critiques, et ces beautés plus
grandes que ces fautes, je ne pus croire d’abord que le
même génie eût composé tous les chants de l’Iliade. En
effet, nous ne connaissons, parmi les latins et parmi nous,
aucun auteur qui soit tombé si bas après s’être élevé si haut.

26
Le grand Corneille, génie pour le moins égal à Homère, a
fait, à la vérité, Pertharite, Suréna, Agésilas, après avoir
donné Cinna et Polyeucte : mais Suréna et Pertharite sont
des sujets encore plus mal choisis que mal traités : ces
tragédies sont très-faibles, mais non pas remplies
d’absurdités, de contradictions, et de fautes grossières.
Enfin j’ai trouvé chez les Anglais ce que je cherchais, et le
paradoxe de la réputation d’Homère m’a été développé.
Shakespeare, leur premier poète tragique, n’a guère en
Angleterre d’autre épithète que celle de divin. Je n’ai jamais
vu à Londres la salle de la comédie aussi remplie à
l’Andromaque de Racine, toute bien traduite qu’elle est par
Philips, ou au Caton d’Addison, qu’aux anciennes pièces de
Shakespeare. Ces pièces sont des monstres en tragédie. Il y
en a qui durent plusieurs années ; on y baptise au premier
acte le héros, qui meurt de vieillesse au cinquième ; on y
voit des sorciers, des paysans, des ivrognes, des bouffons,
des fossoyeurs qui creusent une fosse, et qui chantent des
airs à boire en jouant avec des têtes de mort. Enfin imaginez
ce que vous pourrez de plus monstrueux et de plus absurde,
vous le trouverez dans Shakespeare. Quand je commençais
à apprendre la langue anglaise, je ne pouvais comprendre
comment une nation si éclairée pouvait admirer un auteur si
extravagant ; mais dès que j’eus une plus grande
connaissance de la langue, je m’aperçus que les Anglais
avaient raison, et qu’il est impossible que toute une nation
se trompe en fait de sentiment, et ait tort d’avoir du plaisir.
Ils voyaient comme moi les fautes grossières de leur auteur
favori ; mais ils sentaient mieux que moi ses beautés,
27
d’autant plus singulières que ce sont des éclairs qui ont
brillé dans la nuit la plus profonde. Il y a cent cinquante
années qu’il jouit de sa réputation. Les auteurs qui sont
venus après lui ont servi à l’augmenter plutôt qu’ils ne l’ont
diminuée. Le grand sens de l’auteur de Caton, et ses talents,
qui en ont fait un secrétaire d’État, n’ont pu le placer à côté
de Shakespeare. Tel est le privilége du génie d’invention : il
se fait une route où personne n’a marché avant lui ; il court
sans guide, sans art, sans règle ; il s’égare dans sa carrière,
mais il laisse loin derrière lui tout ce qui n’est que raison et
qu’exactitude. Tel à peu près était Homère : il a créé son art,
et l’a laissé imparfait : c’est un chaos encore ; mais la
lumière y brille déjà de tous côtés.
Le Clovis de Desmarets, la Pucelle de Chapelain, ces
poëmes fameux par leur ridicule, sont, à la honte des règles,
conduits avec plus de régularité que l’Iliade ; comme le
Pyrame de Pradou est plus exact que le Cid de Corneille. Il
y a peu de petites Nouvelles où les événements ne soient
mieux ménagés, préparés avec plus d’artifice, arrangés avec
mille fois plus d’industrie que dans Homère ; cependant
douze beaux vers de l'Iliade sont au-dessus de la perfection
de ces bagatelles, autant qu’un gros diamant, ouvrage brut
de la nature, l’emporte sur des colifichets de fer ou de
laiton, quelque bien travaillés qu’ils puissent être par des
mains industrieuses. Le grand mérite d’Homère est d’avoir
été un peintre sublime. Inférieur de beaucoup à Virgile dans
tout le reste, il lui est supérieur en cette partie. S’il décrit
une armée en marche, « c’est un feu dévorant qui, poussé

28
par les vents, consume la terre devant lui ». Si c’est un dieu
qui se transporte d’un lieu à un autre, « il fait trois pas, et au
quatrième il arrive au bout de la terre [4] ». Quand il décrit la
ceinture de Vénus, il n’y a point de tableau de l’Albane qui
approche de cette peinture riante. Veut-il fléchir la colère
d’Achille, il personnifie les prières :
« Elles sont filles du maître des dieux, elles marchent
tristement, le front couvert de confusion, les yeux trempés
de larmes, et ne pouvant se soutenir sur leurs pieds
chancelants ; elles suivent de loin l’Injure, l’Injure altière,
qui court sur la terre d’un pied léger, levant sa tête
audacieuse. » C’est ici sans doute qu’on ne peut surtout
s’empêcher d’être un peu révolté contre feu Lamotte
Houdard de l’Académie française, qui, dans sa traduction
d’Homère, étrangle tout ce beau passage, et le raccourcit
ainsi en deux vers :

On apaise les dieux ; mais, par des sacrifices,


De ces dieux irrités on fait des dieux propices.

Quel malheureux don de la nature que l’esprit, s’il a


empêché M. de Lamotte de sentir ces grandes beautés
d’imagination, et si cet académicien si ingénieux a cru que
quelques antithèses, quelques tours délicats pourraient
suppléer à ces grands traits d’éloquence ! Lamotte a ôté
beaucoup de défauts à Homère, mais il n’a conservé aucune
de ses beautés ; il a fait un petit squelette d’un corps
démesuré et trop plein d’embonpoint. En vain tous les
journaux ont prodigué des louanges à Lamotte ; en vain

29
avec tout l’art possible, et soutenu de beaucoup de mérite,
s’était-il fait un parti considérable ; son parti, ses éloges, sa
traduction, tout a disparu, et Homère est resté.
Ceux qui ne peuvent pardonner les fautes d’Homère en
faveur de ses beautés sont la plupart des esprits trop
philosophiques, qui ont étouffé en eux-mêmes tout
sentiment. On trouve dans les Pensées de M. Pascal qu’il
n’y a point de beauté poétique, et que, faute d’elle, on a
inventé de grands mots, comme fatal laurier, bel astre [5], et
que c’est cela qu’on appelle beauté poétique. Que prouve
un tel passage, sinon que l’auteur parlait de ce qu’il
n’entendait pas ? Pour juger des poëtes, il faut savoir sentir,
il faut être né avec quelques étincelles du feu qui anime
ceux qu’on veut connaître ; comme, pour décider sur la
musique, ce n’est pas assez, ce n’est rien même de calculer
en mathématicien la proportion des tons ; il faut avoir de
l’oreille et de l’âme.
Qu’on ne croie point encore connaître les poëtes par les
traductions ; ce serait vouloir apercevoir le coloris d’un
tableau dans une estampe. Les traductions augmentent les
fautes d’un ouvrage, et en gâtent les beautés. Qui n’a lu que
Mme Dacier n’a point lu Homère ; c’est dans le grec seul
qu’on peut voir le style du poëte, plein de négligences
extrêmes, mais jamais affecté, et paré de l’harmonie
naturelle de la plus belle langue qu’aient jamais parlée les
hommes. Enfin on verra Homère lui-même, qu’on trouvera,
comme ses héros, tout plein de défauts, mais sublime [6].
Malheur à qui l’imiterait dans l’économie de son poëme !

30
heureux qui peindrait les détails comme lui ! et c’est
précisément par ces détails que la poésie charme les
hommes.

1. ↑ Voyez l’Histoire des poésies homériques, pour servir d’introduction


aux observations sur l’Iliade et l’Odyssée, par Dugas-Montbel, 1831, in-
8o. Voltaire, en 1771, dans ses Questions sur l’Encyclopédie, reparla de
l’Iliade. (B.)
2. ↑ 1688, 4 vol. in-12.
3. ↑ Voyez son Discours sur Homère en tête de son Iliade, 1714, in-12.
4. ↑ Livre XIII, vers 20-21.
5. ↑ Voltaire parle ailleurs de ces expressions de Pascal.
6. ↑ Voyez la première des Stances sur les poëtes épiques.

31
CHAPITRE III.

VIRGILE [1].

Il ne faut avoir aucun égard à la Vie de Virgile, qu’on


trouve à la tête de plusieurs éditions des ouvrages de ce
grand homme ; elle est pleine de puérilités et de contes
ridicules. On y représente Virgile comme une espèce de
maquignon et de faiseur de prédictions, qui devine qu’un
poulain qu’on avait envoyé à Auguste était né d’une jument
malade ; et qui, étant interrogé sur le secret de la naissance
de l’empereur, répond qu’Auguste était fils d’un boulanger,
parce qu’il n’avait été jusque-là récompensé de l’empereur
qu’en rations de pain. Je ne sais par quelle fatalité la
mémoire des grands hommes est presque toujours défigurée
par des contes insipides. Tenons-nous-en à ce que nous
savons certainement de Virgile. Il naquit l’an 684 de la
fondation de Rome, dans le village d’Andez, à une lieue de
Mantoue, sous le premier consulat du grand Pompée et de
Crassus. Les ides d’octobre, qui étaient le 15 de ce mois,
devinrent à jamais fameuses par sa naissance : Octobris
Maro consecravit idus, dit Martial [2]. Il ne vécut que
cinquante-deux ans, et mourut à Brindes comme il allait en
Grèce pour mettre, dans la retraite, la dernière main à son
Énéide, qu’il avait été onze ans à composer.
Il est le seul de tous les poëtes épiques qui ait joui de sa
réputation pendant sa vie. Les suffrages et l’amitié

32
d’Auguste, de Mécène, de Tucca, de Pollion, d’Horace, de
Gallus, ne servirent pas peu sans doute à diriger les
jugements de ses contemporains, qui peut-être sans cela ne
lui auraient pas rendu sitôt justice. Quoi qu’il en soit, telle
était la vénération qu’on avait pour lui à Rome, qu’un jour,
comme il vint paraître au théâtre après qu’on y eut récité
quelques-uns de ses vers, tout le peuple se leva avec des
acclamations, honneur qu’on ne rendait alors qu’à
l’empereur. Il était né d’un caractère doux, modeste, et
même timide ; il se dérobait très-souvent, en rougissant, à la
multitude qui accourait pour le voir. Il était embarrassé de
sa gloire ; ses mœurs étaient simples ; il négligeait sa
personne et ses habillements ; mais cette négligence était
aimable ; il faisait les délices de ses amis par cette
simplicité qui s’accorde si bien avec le génie, et qui semble
être donnée aux véritables grands hommes pour adoucir
l’envie.
Comme les talents sont bornés, et qu’il arrive rarement
qu’on touche aux deux extrémités à la fois, il n’était plus le
même, dit-on, lorsqu’il écrivait en prose. Sénèque le
philosophe nous apprend que Virgile n’avait pas mieux
réussi en prose que Cicéron ne passait pour avoir réussi en
vers [3]. Cependant il nous reste de très-beaux vers de
Cicéron [4]. Pourquoi Virgile n’aurait-il pu descendre à la
prose, puisque Cicéron s’éleva quelquefois à la poésie ?
Horace et lui furent comblés de biens par Auguste. Cet
heureux tyran savait bien qu’un jour sa réputation
dépendrait d’eux : aussi est-il arrivé que l’idée que ces deux

33
grands écrivains nous ont donnée d’Auguste a effacé
l’horreur de ses proscriptions ; ils nous font aimer sa
mémoire ; ils ont fait, si j’ose le dire, illusion à toute la
terre. Virgile mourut assez riche pour laisser des sommes
considérables à Tucca, à Varius, à Mécénas, et à l’empereur
même. On sait qu’il ordonna par son testament que l’on
brûlât son Énéide, dont il n’était point satisfait ; mais on se
donna bien de garde d’obéir à sa dernière volonté. Nous
avons encore les vers qu’Auguste composa au sujet de cet
ordre que Virgile avait donné en mourant ; ils sont beaux, et
semblent partir du cœur :

Ergone supremis potuit vox improba verbis


Tam dirum mandare nefas ? ergo ibit in ignes,
Magnaque doctiloqui morietur musa Maronis ? etc.

Cet ouvrage, que l’auteur avait condamné aux flammes,


est encore, avec ses défauts, le plus beau monument qui
nous reste de toute l’antiquité. Virgile tira le sujet de son
poëme des traditions fabuleuses que la superstition
populaire avait transmises jusqu’à lui, à peu près comme
Homère avait fondé son Iliade sur la tradition du siège de
Troie ; car, en vérité, il n’est pas croyable qu’Homère et
Virgile se soient soumis par hasard à cette règle bizarre que
le P. Le Bossu a prétendu établir : c’est de choisir son sujet
avant ses personnages, et de disposer toutes les actions qui
se passent dans le poëme avant de savoir à qui on les
attribuera. Cette règle peut avoir lieu dans la comédie, qui
n’est qu’une représentation des ridicules du siècle, ou dans

34
un roman frivole, qui n’est qu’un tissu de petites intrigues,
lesquelles n’ont besoin ni de l’autorité de l’histoire, ni du
poids d’aucun nom célèbre.
Les poëtes épiques, au contraire, sont obligés de choisir
un héros connu, dont le nom seul puisse imposer au lecteur,
et un point d’histoire qui soit par lui-même intéressant. Tout
poëte épique qui suivra la règle de Le Bossu sera sûr de
n’être jamais lu : mais heureusement il est impossible de la
suivre ; car si vous tirez votre sujet tout entier de votre
imagination, et que vous cherchiez ensuite quelque
événement dans l’histoire pour l’adapter à votre fable,
toutes les annales de l’univers ne pourraient pas vous
fournir un événement entièrement conforme à votre plan : il
faudra de nécessité que vous altériez l’un pour le faire
cadrer avec l’autre ; et y a-t-il rien de plus ridicule que de
commencer à bâtir pour être ensuite obligé de détruire ?
Virgile rassembla donc dans son poëme tous ces
différents matériaux qui étaient épars dans plusieurs livres,
et dont on peut voir quelques-uns dans Denys
d’Halicarnasse. Cet historien trace exactement le cours de la
navigation d’Énée ; il n’oublie ni la fable des harpies, ni les
prédictions de Céléno, ni le petit Ascagne, qui s’écrie que
les Troyens ont mangé leurs assiettes, etc. Pour la
métamorphose des vaisseaux d’Énée en nymphes, Denys
d’Halicarnasse n’en parle point ; mais Virgile lui-même
prend soin de nous avertir que ce conte était une ancienne
tradition, Prisca fuies facto, sed fama perennis : il semble
qu’il ait eu honte de cette fable puérile, et qu’il ait voulu se

35
l’excuser à lui-même en se rappelant la croyance publique.
Si on considérait dans cette vue plusieurs endroits de
Virgile qui choquent au premier coup d’œil, on serait moins
prompt à le condamner.
N’est-il pas vrai que nous permettrions à un auteur
français, qui prendrait Clovis pour son héros, de parler de la
sainte ampoule, qu’un pigeon apporta du ciel dans la ville
de Reims pour oindre le roi, et qui se conserve encore avec
foi dans cette ville ? Un Anglais qui chanterait le roi Arthur
n’aurait-il pas la liberté de parler de l’enchanteur Merlin ?
Tel est le sort de toutes ces anciennes fables où se perd
l’origine de chaque peuple, qu’on respecte leur antiquité en
riant de leur absurdité. Après tout, quoique excusable qu’on
soit de mettre en œuvre de pareils contes, je pense qu’il
vaudrait encore mieux les rejeter entièrement : un seul
lecteur sensé que ces faits rebutent mérite plus d’être
ménagé qu’un vulgaire ignorant qui les croit.
À l’égard de la construction de sa fable, Virgile est blâmé
par quelques critiques, et loué par d’autres, de s’être asservi
à imiter Homère. Pour moi, si j’ose hasarder mon
sentiment, je pense qu’il ne mérite ni ces reproches ni ces
louanges. Il ne pouvait éviter de mettre sur la scène les
dieux d’Homère, qui étaient aussi les siens, et qui, selon la
tradition, avaient eux-mêmes guidé Énée en Italie ; mais
assurément il les fait agir avec plus de jugement que le
poète grec : il parle comme lui du siége de Troie ; mais
j’ose dire qu’il y a plus d’art et des beautés plus touchantes
dans la description que fait Virgile de la prise de cette ville,

36
que dans toute l’Iliade d’Homère. On nous crie que
l’épisode de Didon est d’après celui de Circé et de
Calypso ; qu’Énée ne descend aux enfers qu’à l’imitation
d’Ulysse. Le lecteur n’a qu’à comparer ces prétendues
copies avec l’original supposé, il y trouvera une prodigieuse
différence. Homère a fait Virgile, dit-on ; si cela est, c’est
sans doute son plus bel ouvrage.
Il est bien vrai que Virgile a emprunté du grec quelques
comparaisons, quelques descriptions, dans lesquelles même
pour l’ordinaire il est au-dessous de l’original. Quand
Virgile est grand, il est lui-même ; s’il bronche quelquefois,
c’est lorsqu’il se plie à suivre la marche d’un autre.
J’ai entendu souvent reprocher à Virgile de la stérilité
dans l’invention : on le compare à ces peintres qui ne savent
point varier leurs figures. Voyez, dit-on, quelle profusion de
caractères Homère a jetés dans son Iliade : au lieu que, dans
l’Énéide, le fort Cloanthe, le brave Gyas, et le fidèle
Achate, sont des personnages insipides, des domestiques
d’Énée, et rien de plus, dont les noms ne servent qu’à
remplir quelques vers. Cette remarque me paraît juste ; mais
j’ose dire qu’elle tourne à l’avantage de Virgile. Il chante
les actions d’Énée, et Homère l’oisiveté d’Achille. Le poëte
grec était dans la nécessité de suppléer à l’absence de son
principal héros : et, comme son talent était de faire des
tableaux plutôt que d’ourdir avec art la trame d’une fable
intéressante, il a suivi l’impulsion de son génie en
représentant avec plus de force que de choix des caractères
éclatants, mais qui ne touchent point. Virgile, au contraire,

37
sentait qu’il ne fallait point affaiblir son principal
personnage et le perdre dans la foule : c’est au seul Énée
qu’il a voulu et qu’il a dû nous attacher ; aussi ne nous le
fait-il jamais perdre de vue. Toute autre méthode aurait gâté
son poëme.
Saint-Évremond dit qu’Énée est plus propre à être le
fondateur d’un ordre de moines que d’un empire. Il est vrai
qu’Énée passe auprès de bien des gens plutôt pour un dévot
que pour un guerrier ; mais leur préjugé vient de la fausse
idée qu’ils ont du courage. Ils ont les yeux éblouis de la
fureur d’Achille, ou des exploits gigantesques des héros de
roman. Si Virgile avait été moins sage, si au lieu de
représenter le courage calme d’un chef prudent, il avait
peint la témérité emportée d’Ajax et de Diomède, qui
combattent contre des dieux, il aurait plu davantage à ces
critiques ; mais il mériterait peut-être moins de plaire aux
hommes sensés.
Je viens à la grande et universelle objection que l’on fait
contre l’Énéide : les six derniers chants, dit-on, sont
indignes des six premiers. Mon admiration pour ce grand
génie ne me ferme point les yeux sur ce défaut ; je suis
persuadé qu’il le sentait lui-même, et que c’était la vraie
raison pour laquelle il avait eu dessein de brûler son
ouvrage. Il n’avait voulu réciter à Auguste que le premier,
le second, le quatrième, et le sixième livre, qui sont
effectivement la plus belle partie de l’Énéide. Il n’est point
donné aux hommes d’être parfaits. Virgile a épuisé tout ce
que l’imagination a de plus grand dans la descente d’Énée

38
aux enfers ; il a dit tout au cœur dans les amours de Didon ;
la terreur et la compassion ne peuvent aller plus loin que
dans la description de la ruine de Troie : de cette haute
élévation, où il était parvenu au milieu de son vol, il ne
pouvait guère que descendre. Le projet du mariage d’Énée
avec une Lavinie qu’il n’a jamais vue ne saurait nous
intéresser après les amours de Didon ; la guerre contre les
Latins, commencée à l’occasion d’un cerf blessé, ne peut
que refroidir l’imagination échauffée par la ruine de Troie.
Il est bien difficile de s’élever quand le sujet baisse.
Cependant il ne faut pas croire que les six derniers chants
de l’Énéide soient sans beautés ; il n’y en a aucun où vous
ne reconnaissiez Virgile : ce que la force de son art a tiré de
ce terrain ingrat est presque incroyable ; vous voyez partout
la main d’un homme sage qui lutte contre les difficultés ; il
dispose avec choix tout ce que la brillante imagination
d’Homère avait répandu avec une profusion sans règle.
Pour moi, s’il m’est permis de dire ce qui me blesse
davantage dans les six derniers livres de l’Énéide, c’est
qu’on est tenté, en les lisant, de prendre le parti de Turnus
contre Énée. Je vois en la personne de Turnus un jeune
prince passionnément amoureux, prêt à épouser une
princesse qui n’a point pour lui de répugnance ; il est
favorisé dans sa passion par la mère de Lavinie, qui l’aime
comme son fils ; les Latins et les Rutules désirent
également ce mariage, qui semble devoir assurer la
tranquillité publique, le bonheur de Turnus, celui d’Amate,
et même de Lavinie : au milieu de ces douces espérances,

39
lorsqu’on touche au moment de tant de félicités, voici qu’un
étranger, un fugitif, arrive des côtes d’Afrique. Il envoie une
ambassade au roi latin pour obtenir un asile ; le bon vieux
roi commence par lui offrir sa fille, qu’Énée ne lui
demandait pas ; de là suit une guerre cruelle ; encore ne
commence-t-elle que par hasard, et par une aventure
commune et petite. Turnus, en combattant pour sa
maîtresse, est tué impitoyablement par Énée ; la mère de
Lavinie au désespoir se donne la mort ; et le faible roi latin,
pendant tout ce tumulte, ne sait ni refuser ni accepter
Turnus pour son gendre, ni faire la guerre ni la paix ; il se
retire au fond de son palais, laissant Turnus et Énée se
battre pour sa fille, sûr d’avoir un gendre, quoi qu’il arrive.
Il eût été aisé, ce me semble, de remédier à ce grand
défaut : il fallait peut-être qu’Énée eût à délivrer Lavinie
d’un ennemi, plutôt qu’à combattre un jeune et aimable
amant qui avait tant de droits sur elle : et qu’il secourût le
vieux roi Latinus au lieu de ravager son pays. Il a trop l’air
du ravisseur de Lavinie : j’aimerais qu’il en fût le vengeur ;
je voudrais qu’il eût un rival que je pusse haïr, afin de
m’intéresser davantage au héros ; une telle, disposition eût
été une source de beautés nouvelles ; le père et la mère de
Lavinie, cette jeune princesse même, eussent eu des
personnages plus convenables à jouer. Mais ma
présomption va trop loin, ce n’est point à un jeune peintre [5]
à oser reprendre les défauts d’un Raphaël ; et je ne puis pas
dire, comme le Corrége : Son pittore anch’io.

40
1. ↑ Voyez aussi ce qu’en 1771 Voltaire, dans ses Questions sur
l’Encyclopédie, dit de Virgile.
2. ↑ Livre XII, épigramme 68.
3. ↑ Voici les paroles de M. A. Sénèque (Controverses, livre Ier) :
« Virgilium illa felicitas ingenii in oratione soluta reliquit : Ciceronem
eloquentia sua incarminibus destituit. » (B.)
4. ↑ Voyez la traduction de quelques-uns par Voltaire, t. IV du Théâtre, p.
206-207.
5. ↑ Cette phrase ne se trouve pas dans la traduction par Desfontaines. Elle
est dans l’édition de 1733 ; l’auteur avait alors trente-neuf ans. (B.)

41
CHAPITRE IV.

LUCAIN.

Après avoir levé nos yeux vers Homère et Virgile, il est


inutile de les arrêter sur leurs copistes. Je passerai sous
silence Statius et Silius Italicus, l’un faible, l’autre
monstrueux imitateur de l’Iliade et de l’Énéide ; mais il ne
faut pas omettre Lucain, dont le génie original a ouvert une
route nouvelle. Il n’a rien imité ; il ne doit à personne ni ses
beautés ni ses défauts, et mérite par cela seul une attention
particulière.
Lucain était d’une ancienne maison de l’ordre des
chevaliers : il naquit à Cordoue, en Espagne, sous
l’empereur Caligula. Il n’avait encore que huit mois
lorsqu’on l’amena à Rome, où il fut élevé dans la maison de
Sénèque, son oncle. Ce fait suffit pour imposer silence à des
critiques qui ont révoqué en doute la pureté de son langage ;
ils ont pris Lucain pour un Espagnol qui a fait des vers
latins ; trompés par ce préjugé, ils ont cru trouver dans son
style des barbarismes qui n’y sont point, et qui, supposé
qu’ils y fussent, ne peuvent assurément être aperçus par
aucun moderne. Il fut d’abord favori de Néron, jusqu’à ce
qu’il eût la noble imprudence de disputer contre lui le prix
de la poésie, et le dangereux honneur de le remporter. Le
sujet qu’ils traitaient tous deux était Orphée. La hardiesse
qu’eurent les juges de déclarer Lucain vainqueur est une

42
preuve bien forte de la liberté dont on jouissait dans les
premières années de ce règne.
Tandis que Néron fit les délices des Romains, Lucain crut
pouvoir lui donner des éloges ; il le loue même avec trop de
flatterie ; et en cela seul il a imité Virgile, qui avait eu la
faiblesse de donner à Auguste un encens que jamais un
homme ne doit donner à un autre homme, tel qu’il soit,
Néron démentit bientôt les louanges outrées dont Lucain
l’avait comblé : il força Sénèque à conspirer contre lui :
Lucain entra dans cette fameuse conjuration, dont la
découverte coûta la vie à trois cents Romains du premier
rang. Étant condamné à la mort, il se fit ouvrir les veines
dans un bain chaud, et mourut en récitant des vers de sa
Pharsale, qui exprimaient le genre de mort dont il expirait.
Il ne fut pas le premier qui choisit une histoire récente
pour le sujet d’un poëme épique ; Varius, contemporain,
ami, et rival de Virgile, mais dont les ouvrages ont été
perdus, avait exécuté avec succès cette dangereuse
entreprise. La proximité des temps, la notoriété publique de
la guerre civile, le siècle éclairé, politique, et peu
superstitieux, où vivaient César et Lucain, la solidité de son
sujet, ôtaient à son génie toute liberté d’invention fabuleuse.
La grandeur véritable des héros réels qu’il fallait peindre
d’après nature était une nouvelle difficulté. Les Romains,
du temps de César, étaient des personnages bien autrement
importants que Sarpédon, Diomède, Mézence, et Turnus. La
guerre de Troie était un jeu d’enfants en comparaison des
guerres civiles de Rome, où les plus grands capitaines et les

43
plus puissants hommes qui aient jamais été disputaient de
l’empire de la moitié du monde connu.
Lucain n’a osé s’écarter de l’histoire ; par là il a rendu
son poëme sec et aride ! Il a voulu suppléer au défaut
d’invention par la grandeur des sentiments ; mais il a caché
trop souvent sa sécheresse sous de l’enflure. Ainsi il est
arrivé qu’Achille et Énée, qui étaient peu importants par
eux-mêmes, sont devenus grands dans Homère et dans
Virgile, et que César et Pompée sont petits quelquefois dans
Lucain. Il n’y a dans son poëme aucune description
brillante comme dans Homère : il n’a point connu, comme
Virgile, l’art de narrer, et de ne rien dire de trop ; il n’a ni
son élégance ni son harmonie : mais aussi vous trouvez
dans la Pharsale des beautés qui ne sont ni dans l’Iliade ni
dans l’Enéide ; au milieu de ses déclamations ampoulées, il
y a de ces pensées mâles et hardies, de ces maximes
politiques dont Corneille est rempli ; quelques-uns de ses
discours ont la majesté de ceux de Tite-Live, et la force de
Tacite. Il peint comme Salluste ; en un mot, il est grand
partout où il ne veut point être poëte : une seule ligne telle
que celle-ci, en parlant de César,

Nil actum reputans, si quid superesset agendum [1],

vaut bien assurément une description poétique.


Virgile et Homère avaient fort bien fait d’amener les
divinités sur la scène : Lucain a fait tout aussi bien de s’en
passer. Jupiter, Junon, Mars, Vénus, étaient des

44
embellissements nécessaires aux actions d’Énée et
d’Agamemnon ; on savait peu de chose de ces héros
fabuleux : ils étaient comme ces vainqueurs des jeux
olympiques que Pindare chantait, et dont il n’avait presque
rien à dire ; il fallait qu’il se jetât sur les louanges de Castor,
de Pollux, et d’Hercule. Les faibles commencements de
l’empire romain avaient besoin d’être relevés par
l’intervention des dieux ; mais César, Pompée, Caton,
Labiénus, vivaient dans un autre siècle qu’Énée ; les
guerres civiles de Rome étaient trop sérieuses pour ces jeux
d’imagination. Quel rôle César jouerait-il dans la plaine de
Pharsale, si Iris venait lui apporter son épée, ou si Vénus
descendait dans un nuage d’or à son secours ?
Ceux qui prennent les commencements d’un art pour les
principes de l’art même sont persuadés qu’un poëme ne
saurait subsister sans divinités, parce que l’Iliade en est
pleine ; mais ces divinités sont si peu essentielles au poëme,
que le plus bel endroit qui soit dans Lucain, et peut-être
dans aucun poëte, est le discours de Caton, dans lequel ce
stoïque ennemi des fables dédaigne d’aller voir le temple de
Jupiter Ammon [2]. Je me sers de la traduction de Brébeuf,
malgré ses défauts.

Laissons, laissons, dit-il, un secours si honteux


À ces âmes qu’agite un avenir douteux…
Pour être convaincu que la vie est à plaindre,
Que c’est un long combat dont l’issue est à craindre,
Qu’un trépas glorieux vaut bien mieux que les fers [3],
Je ne consulte point les dieux ni les enfers…

45
Lorsque d’un rien fécond [4] nous passons jusqu’à l’être,
Le ciel met dans nos cœurs tout ce qu’il faut connaître ;
Nous trouvons Dieu partout, partout il parle à nous ;
Nous savons ce qui fait ou détruit son courroux ;
Et chacun porte en soi ce conseil salutaire,
Si le charme des sens ne le force à se taire.
Croyons-nous qu’à ce temple un dieu soit limité ?
Qu’il ait dans ces sablons caché la vérité ?
Faut-il d’autre séjour à ce monarque auguste
Que les cieux, que la terre, et que le cœur du juste ?
C’est lui qui nous soutient, c’est lui qui nous conduit :
C’est sa main qui nous guide, et son feu qui nous luit ;
Tout ce que nous voyons est cet Être suprême…
C’est donc assez, Romains, de ces vives leçons
Qu’il grave dans notre âme au point que nous naissons.
Si nous n’y savons pas lire nos aventures,
Percer avant le temps dans les choses futures,
Loin d’appliquer en vain nos soins à les chercher,
Ignorons sans douleur ce qu’il veut nous cacher.

Ce n’est donc point pour n’avoir pas fait usage du


ministère des dieux, mais pour avoir ignoré l’art de bien
conduire les affaires des hommes, que Lucain est si
inférieur à Virgile. Faut-il qu’après avoir peint César,
Pompée, Caton, avec des traits si forts, il soit si faible
quand il les fait agir ! Ce n’est presque plus qu’une gazette
pleine de déclamations : il me semble que je vois un
portique hardi et immense qui me conduit à des ruines.

1. ↑ Pharsale, livre II, vers 657.


2. ↑ Pharsale, vers 565.
3. ↑ Voltaire, en citant Brébeuf, l’avait corrigé. Il avait mis :

46
Qu’une mort glorieuse est préférable aux fers.

Je n’ai vu aucun inconvénient à rétablir le texte de Brébeuf. (B.)


4. ↑ Voltaire avait mis :

Alors que du néant, etc. (B.)

47
CHAPITRE V.

LE TRISSIN [1].

Après que l’empire romain eût été détruit par les


Barbares, plusieurs langues se formèrent des débris du latin,
comme plusieurs royaumes s’élevèrent sur les ruines de
Rome. Les conquérants portèrent dans tout l’occident leur
barbarie et leur ignorance ; tous les arts périrent, et lorsque
après huit cents ans ils commencèrent à renaître, ils
renaquirent Goths et Vandales. Ce qui nous reste
malheureusement de l’architecture et de la sculpture de ces
temps-là est un composé bizarre de grossièreté et de
colifichets. Le peu qu’on écrivait était dans le même goût.
Les moines conservèrent la langue latine pour la
corrompre ; les Francs, les Vandales, les Lombards,
mêlèrent le latin corrompu leur jargon irrégulier et stérile.
Enfin la langue italienne, comme la fille aînée de la latine,
se polit la première, ensuite l’espagnole, puis la française et
l’anglaise se perfectionnèrent.
La poésie fut le premier art qui fut cultivé avec succès.
Dante et Pétrarque écrivirent dans un temps où l’on n’avait
pas encore un ouvrage de prose supportable : chose étrange
que presque toutes les nations du monde aient eu des poëtes
avant que d’avoir aucune autre sorte d’écrivains ! Homère
fleurit chez les Grecs plus d’un siècle avant qu’il parût un
historien. Les cantiques de Moïse sont le plus ancien

48
monument des Hébreux. On a trouvé des chansons chez les
Caraïbes, qui ignoraient tous les arts. Les Barbares des
côtes de la mer Baltique avaient leurs fameuses rimes
runiques dans les temps qu’ils ne savaient pas lire : ce qui
prouve, en passant, que la poésie est plus naturelle aux
hommes qu’on ne pense.
Quoi qu’il en soit, le Tasse était encore au berceau,
lorsque le Trissin, auteur de la fameuse Sophonisbe, la
première tragédie écrite en langue vulgaire, entreprit un
poëme épique. Il prit pour son sujet a l’Italie délivrée des
Goths par Bélisaire, sous l’empire de Justinien ». Son plan
est sage et régulier ; mais la poésie y est faible. Toutefois
l’ouvrage réussit, et cette aurore du bon goût brilla pendant
quelque temps, jusqu’à ce qu’elle fût absorbée dans le
grand jour qu’apporta le Tasse.
Le Trissin était un homme d’un savoir très-étendu et
d’une grande capacité. Léon X l’employa dans plus d’une
affaire importante. Il fut ambassadeur auprès de Charles-
Quint ; mais enfin il sacrifia son ambition et la prétendue
solidité des affaires à son goût pour les lettres, bien
différent en cela de quelques hommes célèbres que nous
avons vus quitter et même mépriser les lettres, après avoir
fait fortune par elles. Il était avec raison charmé des beautés
qui sont dans Homère ; et cependant sa grande faute est de
l’avoir imité ; il en a tout pris, hors le génie. Il s’appuie sur
Homère pour marcher, et tombe en voulant le suivre ; il
cueille les fleurs du poëte grec, mais elles se flétrissent dans
les mains de l’imitateur.

49
Le Trissin, par exemple, a copié ce bel endroit d’Homère
où Junon, parée de la ceinture de Vénus, dérobe à Jupiter
des caresses qu’il n’avait pas coutume de lui faire. La
femme de l’empereur Justinien a les mêmes vues sur son
époux dans l’Italia liberata [2]. « Elle commence par se
baigner dans sa belle chambre ; elle met une chemise
blanche, et, après une longue énumération de tous les
affiquets d’une toilette, elle va trouver l’empereur, qui est
assis sur un gazon dans un petit jardin ; elle lui fait une
menterie avec beaucoup d’agaceries, et enfin Justinien
… le diede un bascio
Soave, e le gettò le braccia al collo,
Ed ella stette, e sorridendo disse :
« Signor mio dolce, or che volete fare ?
Chè se venisse alcuno in questo luogo,
E ci vedesse, avrei tanta vergogna,
Chè più non ardirei levar la fronte.
Entriamo nelle nostre usate stanze,
Chiudiamo gli usci, e sopra il vostro letto
Poniamci, e fate poi quel che vi piace. »
L’imperator rispose : « Alma mia vita,
Non dubitate de la vista altrui ;
Chè qui non può venir persona umana
Se non per la mia stanza, ed io la chiusi
Come qui venni, ed ho la chiave a canto ;
E penso, che ancor voi chiudeste l’uscio
Che vien in esso dalle stanze vostre ;
Perchè giammai non lo lasciate aperto. »
E detto questo, subito abbracciolla ;
Poi si colcar ne la minuta erbetta,
La quale allegra gli fioria d’intorno, etc.

« L’empereur lui donna un doux baiser, et lui jeta les bras


au cou. Elle s’arrêta, et lui dit en souriant : « Mon doux
50
seigneur, que voulez-vous faire ? Si quelqu’un entrait ici, et
nous découvrait, je serais si honteuse que je n’oserais plus
lever les yeux. Allons dans notre appartement, fermons les
portes, mettons-nous sur le lit, et puis faites ce que vous
voudrez. » L’empereur lui répondit : « Ma chère âme, ne
craignez point d’être aperçue, personne ne peut entrer ici
que par ma chambre ; je l’ai fermée, et j’en ai la clef dans
ma poche : je présume que vous avez aussi fermé la porte
de votre appartement qui entre dans le mien ; car vous ne le
laissez jamais ouvert. » Après avoir ainsi parlé, il
l’embrasse, et la jette sur l’herbe tendre, qui semble
partager leurs plaisirs, et qui se couronne de fleurs. » Ainsi
ce qui est décrit noblement dans Homère devient aussi bas
et aussi dégoûtant dans le Trissin que les caresses d’un mari
et d’une femme devant le monde.
Le Trissin semble n’avoir copié Homère que dans les
détails des descriptions : il est très-exact à peindre les
habillements et les meubles de ses héros ; mais il oublie
leurs caractères. Je ne prétends pas parler de lui pour
remarquer seulement ses fautes, mais pour lui donner
l’éloge qu’il mérite d’avoir été le premier moderne en
Europe qui ait fait un poëme épique régulier et sensé,
quoique faible, et qui ait osé secouer le joug de la rime : de
plus, il est le seul des poëtes italiens dans lequel il n’y ait ni
jeux de mots ni pointes, et celui de tous qui a le moins
introduit d’enchanteurs et de héros enchantés dans ses
ouvrages ; ce qui n’était pas un petit mérite.

51
1. ↑ Né à Vicence le 8 juillet 1478.
2. ↑ Chant III, vers 582, etc.

52
CHAPITRE VI.

LE CAMOËNS.

Tandis que le Trissin, en Italie, suivait d’un pas timide et


faible les traces des anciens, le Camoëns, en Portugal,
ouvrait une carrière toute nouvelle, et s’acquérait une
réputation qui dure encore parmi ses compatriotes, qui
l’appellent le Virgile portugais.
Camoëns, d’une ancienne famille portugaise, naquit en
Espagne [1], dans les dernières années du règne célèbre de
Ferdinand et d’Isabelle, tandis que Jean II régnait en
Portugal. Après la mort de Jean, il vint à la cour de
Lisbonne, la première année du règne d’Emmanuel le
Grand, héritier du trône et des grands desseins du roi Jean.
C’étaient alors les beaux jours du Portugal, et le temps
marqué pour la gloire de cette nation.
Emmanuel, déterminé à suivre le projet, qui avait échoué
tant de fois, de s’ouvrir une route aux Indes orientales par
l’Océan, fit venir, en 1497, Vasco de Gama avec une flotte
pour cette fameuse entreprise, qui était regardée comme
téméraire et impraticable, parce qu’elle était nouvelle.
Gama, et ceux qui eurent la hardiesse de s’embarquer avec
lui, passèrent pour des insensés qui se sacrifiaient de gaieté
de cœur. Ce n’était qu’un cri dans la ville contre le roi : tout
Lisbonne vit partir avec indignation et avec larmes ces
aventuriers, et les pleura comme morts. Cependant

53
l’entreprise réussit, et fut le premier fondement du
commerce que l’Europe fait aujourd’hui avec les Indes par
l’Océan.
Camoëns n’accompagna point Vasco de Gama dans son
expédition, comme je l’avais dit [2] dans mes éditions
précédentes ; il n’alla aux Grandes-Indes que longtemps
après. Un désir vague de voyager et de faire fortune, l’éclat
que faisaient à Lisbonne ses galanteries indiscrètes, ses
mécontentements de la cour, et surtout cette curiosité assez
inséparable d’une grande imagination, l’arrachèrent à sa
patrie, il servit d’abord volontaire sur un vaisseau, et il
perdit un œil dans un combat de mer. Les Portugais avaient
déjà un vice-roi dans les Indes. Camoëns étant à Goa en fut
exilé par le vice-roi. Être exilé d’un lieu qui pouvait être
regardé lui-même comme un exil cruel, c’était un de ces
malheurs singuliers que la destinée réservait à Camoëns. Il
languit quelques années dans un coin de terre barbare sur
les frontières de la Chine, où les Portugais avaient un petit
comptoir, et où ils commençaient à bâtir la ville de Macao.
Ce fut là qu’il composa son poëme de la découverte des
Indes, qu’il intitula Lusiade ; titre qui a peu de rapport au
sujet, et qui, à proprement parler, signifie la Portugade.
Il obtint un petit emploi à Macao même, et de là
retournant ensuite à Goa, il fit naufrage sur les côtes de la
Chine, et se sauva, dit-on, en nageant d’une main, et tenant
de l’autre son poëme, seul bien qui lui restait. De retour à
Goa, il fut mis en prison ; il n’en sortit que pour essuyer un
plus grand malheur, celui de suivre en Afrique un petit

54
gouverneur arrogant et avare : il éprouva toute l’humiliation
d’en être protégé. Enfin il revint à Lisbonne avec son
poëme pour toute ressource. Il obtint une petite pension
d’environ huit cents livres de notre monnaie d’aujourd’hui ;
mais on cessa bientôt de la lui payer. Il n’eut d’autre retraite
et d’autre secours qu’un hôpital. Ce fut là qu’il passa le
reste de sa vie, et qu’il mourut dans un abandon général. À
peine fut-il mort qu’on s’empressa de lui faire des épitaphes
honorables, et de le mettre au rang des grands hommes.
Quelques villes se disputèrent l’honneur de lui avoir donné
la naissance. Ainsi il éprouva en tout le sort d’Homère. Il
voyagea comme lui ; il vécut et mourut pauvre, et n’eut de
réputation qu’après sa mort. Tant d’exemples doivent
apprendre aux hommes de génie que ce n’est point par le
génie qu’on fait sa fortune et qu’on vit heureux.
Le sujet de la Lusiade, traité par un esprit aussi vif que le
Camoëns, ne pouvait que produire une nouvelle espèce
d’épopée. Le fond de son poëme n’est ni une guerre, ni une
querelle de héros, ni le monde en armes pour une femme ;
c’est un nouveau pays découvert à l’aide de la navigation.
Voici comme il débute : « Je chante ces hommes au-
dessus du vulgaire, qui des rives occidentales de la
Lusitanie, portés sur des mers qui n’avaient point encore vu
de vaisseaux, allèrent étonner la Taprobane de leur audace ;
eux dont le courage patient à souffrir des travaux au delà
des forces humaines établit un nouvel empire sous un ciel
inconnu et sous d’autres étoiles. Qu’on ne vante plus les
voyages du fameux Troyen qui porta ses dieux en Italie ; ni

55
ceux du sage Grec qui revit Ithaque après vingt ans
d’absence ; ni ceux d’Alexandre, cet impétueux conquérant.
Disparaissez, drapeaux que Trajan déployait sur les
frontières de l’Inde : voici un homme à qui Neptune a
abandonné son trident ; voici des travaux qui surpassent
tous les vôtres.
Et vous, nymphes du Tage, si jamais vous m’avez inspiré
des sons doux et touchants, si j’ai chanté les rives de votre
aimable fleuve, donnez-moi aujourd’hui des accents fiers et
hardis ; qu’ils aient la force et la clarté de votre cours ;
qu’ils soient purs comme vos ondes, et que désormais le
dieu des vers préfère vos eaux à celles de la fontaine
sacrée. »
Le poëte conduit la flotte portugaise à l’embouchure du
Gange : il décrit, en passant, les côtes occidentales, le midi
et l’orient de l’Afrique, et les différents peuples qui vivent
sur cette côte ; il entremêle avec art l’histoire du Portugal.
On voit dans le troisième chant la mort de la célèbre Inez de
Castro, épouse du roi don Pedro, dont l’aventure déguisée a
été jouée depuis peu sur le théâtre de Paris [3]. C’est, à mon
gré, le plus beau morceau du Camoëns ; il y a peu
d’endroits dans Virgile plus attendrissants et mieux écrits.
La simplicité du poème est rehaussée par des fictions aussi
neuves que le sujet. En voici une qui, je l’ose dire, doit
réussir dans tous les temps et chez toutes les nations.
Lorsque la flotte est prête à doubler le cap de Bonne-
Espérance, appelé alors le promontoire des Tempêtes, on
aperçoit tout à coup un formidable objet. C’est un fantôme
56
qui s’élève du fond de la mer ; sa tête touche aux nues ; les
tempêtes, les vents, les tonnerres, sont autour de lui ; ses
bras s’étendent au loin sur la surface des eaux : ce monstre,
ou ce dieu, est le gardien de cet océan dont aucun vaisseau
n’avait encore fendu les flots ; il menace la flotte, il se
plaint de l’audace des Portugais, qui viennent lui disputer
l’empire de ces mers ; il leur annonce toutes les calamités
qu’ils doivent essuyer dans leur entreprise. Cela est grand
en tout pays sans doute.
Voici une autre fiction qui fut extrêmement du goût des
Portugais, et qui me paraît conforme au génie italien : c’est
une île enchantée qui sort de la mer pour le rafraîchissement
de Gama et de sa flotte. Cette île a servi, dit-on, de modèle
à l’île d’Armide, décrite quelques années après par le Tasse.
C’est là que Vénus, aidée des conseils du Père éternel, et
secondée en même temps des flèches de Cupidon, rend les
Néréides amoureuses des Portugais. Les plaisirs les plus
lascifs y sont peints sans ménagement ; chaque Portugais
embrasse une Néréide ; Thétis obtient Vasco de Gama pour
son partage. Cette déesse le transporte sur une haute
montagne, qui est l’endroit le plus délicieux de l’île, et de là
lui montre tous les royaumes de la terre, et lui prédit les
destinées du Portugal.
Camoëns, après s’être abandonné sans réserve à la
description voluptueuse de cette île, et des plaisirs où les
Portugais sont plongés, s’avise d’informer le lecteur que
toute cette fiction ne signifie autre chose que le plaisir
qu’un honnête homme sent à faire son devoir. Mais il faut

57
avouer qu’une île enchantée, dont Vénus est la déesse, et où
des nymphes caressent des matelots après un voyage de
long cours, ressemble plus à un musico d’Amsterdam qu’à
quelque chose d’honnête. J’apprends [4] qu’un traducteur du
Camoëns prétend que dans ce poème Vénus signifie la
sainte Vierge, et que Mars est évidemment Jésus-Christ. À
la bonne heure, je ne m’y oppose pas ; mais j’avoue que je
ne m’en serais pas aperçu. Cette allégorie nouvelle rendra
raison de tout ; on ne sera plus tant surpris que Gama, dans
une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ, et que ce
soit Vénus qui vienne à son secours. Bacchus et la vierge
Marie se trouveront tout naturellement ensemble.
Le principal but des Portugais, après l’établissement de
leur commerce, est la propagation de la foi, et Vénus se
charge du succès de l’entreprise. À parler sérieusement, un
merveilleux si absurde défigure tout l’ouvrage aux yeux des
lecteurs sensés. Il semble que ce grand défaut eût dû faire
tomber ce poëme ; mais la poésie du style et l’imagination
dans l’expression l’ont soutenu ; de même que les beautés
de l’exécution ont placé Paul Véronèse parmi les grands
peintres, quoiqu’il ait placé des pères bénédictins et des
soldats suisses dans des sujets de l’Ancien-Testament et [5]
qu’il ait toujours péché contre le costume.
Le Camoëns tombe presque toujours dans de telles
disparates. Je me souviens que Vasco, après avoir raconté
ses aventures au roi de Mélinde, lui dit : « Ô roi, jugez si
Ulysse et Énée ont voyagé aussi loin que moi, et couru
autant de périls : » comme si un barbare Africain des côtes

58
de Zanguebar savait son Homère et son Virgile. Mais de
tous les défauts de ce poëme le plus grand est le peu de
liaison qui règne dans toutes ses parties ; il ressemble au
voyage dont il est le sujet. Les aventures se succèdent les
unes aux autres, et le poëte n’a d’autre art que celui de bien
conter les détails ; mais cet art seul, par le plaisir qu’il
donne, tient quelquefois lieu de tous les autres. Tout cela
prouve enfin que l’ouvrage est plein de grandes beautés,
puisque depuis deux cents ans il fait les délices d’une nation
spirituelle qui doit en connaître les fautes.

1. ↑ Louis Camoëns est né à Lisbonne en 1517. (B.)


2. ↑ Voltaire l’avait dit non-seulement dans l’ouvrage qu’il avait écrit en
anglais, et que traduisit Desfontaines, mais dans les premières éditions
qu’il donna lui-même en français. L’édition de 1742 est la première qui
donna le texte actuel. (B.)
3. ↑ L’Inès de Castro de Lamotte fut jouée, pour la première fois, le 6 avril
1723. (B.)
4. ↑ Cette phrase, celle qui la précède (sauf quelques mots), et celle qui la
suit, ont été ajoutées dans l’édition de 1742. La traduction de la Lusiade,
par Duperron de Castera, avait paru en 1735, trois volumes in-12. (B.)
5. ↑ Je rétablis le dernier membre de cette phrase d’après les éditions de
1733 et

59
CHAPITRE VII.

LE TASSE.

Torquato Tasso commença sa Gerusalemme liberata dans


le temps que la Lusiade du Camoëns commençait à paraître.
Il entendait assez le portugais pour lire ce poëme et pour en
être jaloux ; il disait que le Camoëns était le seul rival en
Europe qu’il craignît. Cette crainte, si elle était sincère, était
très-mal fondée ; le Tasse était autant au-dessus de
Camoëns que le Portugais était supérieur à ses
compatriotes. Le Tasse eût eu plus de raison d’avouer qu’il
était jaloux de l’Arioste, par qui sa réputation fut si
longtemps balancée, et qui lui est encore préféré par bien
des Italiens. Il y aura même quelques lecteurs qui
s’étonneront que l’on ne place point ici l’Arioste parmi les
poëtes épiques [1]. Il est vrai que l’Arioste a plus de fertilité,
plus de variété, plus d’imagination que tous les autres
ensemble ; et si on lit Homère par une espèce de devoir, on
lit et on relit l’Arioste pour son plaisir. Mais il ne faut pas
confondre les espèces. Je ne parlerais point des comédies de
l’Avare et du Joueur en traitant de la tragédie, l’Orlando
furioso est d’un autre genre que l’Iliade et l’Énéide. On
peut même dire que ce genre, quoique plus agréable au
commun des lecteurs, est cependant très-inférieur au
véritable poëme épique. Il en est des écrits comme des
hommes. Les caractères sérieux sont les plus estimés, et

60
celui qui domine son imagination est supérieur à celui qui
s’y abandonne. Il est plus aisé de peindre des ogres et des
géants que des héros, et d’outrer la nature que de la suivre.
Le Tasse naquit à Sorrento en 1544, le 11 mars, de
Bernardo Tasso et de Porzia de Rossi. La maison dont il
sortait était une des plus illustres d’Italie, et avait été
longtemps une des plus puissantes. Sa grand’mère était une
Cornaro : on sait assez qu’une noble Vénitienne a
d’ordinaire la vanité de ne point épouser un homme d’une
qualité médiocre ; mais toute cette grandeur passée ne servit
peut-être qu’à le rendre plus malheureux. Son père, né dans
le déclin de sa maison, s’était attaché au prince de Salerne,
qui fut dépouillé de sa principauté par Charles-Quint. De
plus, Bernardo était poëte lui-même ; avec ce talent, et le
malheur qu’il eut d’être domestique d’un petit prince, il
n’est pas étonnant qu’il ait été pauvre et malheureux.
Torquato fut d’abord élevé à Naples. Son génie poétique,
la seule richesse qu’il avait reçue de son père, se manifesta
dès son enfance. Il faisait des vers à l’âge de sept ans.
Bernardo, banni de Naples avec les partisans du prince de
Salerne, et qui connaissait par une dure expérience le
danger de la poésie et d’être attaché aux grands, voulut
éloigner son fils de ces deux sortes d’esclavage. Il l’envoya
étudier le droit à Padoue. Le jeune Tasse y réussit, parce
qu’il avait un génie qui s’étendait à tout : il reçut même ses
degrés en philosophie et en théologie. C’était alors un grand
honneur, car on regardait comme savant un homme qui
savait par cœur la Logique d’Aristote, et ce bel art de

61
disputer pour et contre, en termes inintelligibles, sur des
matières qu’on ne comprend point. Mais le jeune homme,
entraîné par l’impulsion irrésistible du génie, au milieu de
toutes ces études qui n’étaient point de son goût, composa,
à l’âge de dix-sept ans, son poëme de Renaud, qui fut
comme le précurseur de sa Jérusalem. La réputation que ce
premier ouvrage lui attira le détermina dans son penchant
pour la poésie. Il fut reçu dans l’académie des Eterei de
Padoue sous le nom de Pentito, du repentant, pour marquer
qu’il se repentait du temps qu’il croyait avoir perdu dans
l’étude du droit, et dans les autres où son inclination ne
l’avait pas appelé.
Il commença la Jérusalem à l’âge de vingt-deux ans.
Enfin, pour accomplir la destinée que son père avait voulu
lui faire éviter, il alla se mettre sous la protection du duc de
Ferrare, et crut qu’être logé et nourri chez un prince pour
lequel il faisait des vers était un établissement assuré. À
l’âge de vingt-sept ans il alla en France, à la suite du
cardinal d’Este. « Il fut reçu du roi Charles IX, disent les
historiens italiens, avec des distinctions dues à son mérite,
et revint à Ferrare comblé d’honneurs et de biens. » Mais
ces biens et ces honneurs tant vantés se réduisaient à
quelques louanges ; c’est la fortune des poëtes. On prétend
qu’il fut amoureux, à la cour de Ferrare, de la sœur du duc,
et que cette passion, jointe aux mauvais traitements qu’il
reçut dans cette cour, fut la source de cette humeur
mélancolique qui le consuma vingt années, et qui fit passer

62
pour fou un homme qui avait mis tant de raison dans ses
ouvrages.
Quelques chants de son poëme avaient déjà paru sous le
nom de Godefroi ; il le donna tout entier au public à l’âge
de trente ans, sous le titre plus judicieux de la Jérusalem
délivrée. Il pouvait dire alors comme un grand homme de
l’antiquité : J’ai vécu assez pour le bonheur et pour la
gloire. Le reste de sa vie ne fut plus qu’une chaîne de
calamités et d’humiliations. Enveloppé dès l’âge de huit ans
dans le bannissement de son père, sans patrie, sans biens,
sans famille, persécuté par les ennemis que lui suscitaient
ses talents, plaint, mais négligé par ceux qu’il appelait ses
amis, il souffrit l’exil, la prison, la plus extrême pauvreté, la
faim même ; et, ce qui devait ajouter un poids insupportable
à tant de malheurs, la calomnie l’attaqua et l’opprima. Il
s’enfuit de Ferrare, où le protecteur qu’il avait tant célébré
l’avait fait mettre en prison. Il alla à pied, couvert de
haillons, depuis Ferrare jusqu’à Sorrento, dans le royaume
de Naples, trouver une sœur qu’il y avait, et dont il espérait
quelques secours, mais dont probablement il n’en reçut
point, puisqu’il fut obligé de retourner à pied à Ferrare, où il
fut emprisonné encore. Le désespoir altéra sa constitution
robuste, et le rejeta dans des maladies violentes et longues,
qui lui ôtèrent quelquefois l’usage de la raison. Il prétendit
un jour avoir été guéri par le secours de la sainte Vierge et
de sainte Scolastique, qui lui apparurent dans un grand
accès de fièvre. Le marquis Manso di Villa rapporte ce fait

63
comme certain. Tout ce que la plupart des lecteurs en
croiront, c’est que le Tasse avait la fièvre.
Sa gloire poétique, cette consolation imaginaire dans des
malheurs réels, fut attaquée de tous côtés. Le nombre de ses
ennemis éclipsa pour un temps sa réputation. Il fut presque
regardé comme un mauvais poëte. Enfin, après vingt
années, l’envie fut lasse de l’opprimer ; son mérite
surmonta tout. On lui offrit des honneurs et de la fortune,
mais ce ne fut que lorsque son esprit, fatigué d’une suite de
malheurs si longue, était devenu insensible à tout ce qui
pouvait le flatter. Il fut appelé à Rome par le pape Clément
VII, qui, dans une congrégation de cardinaux, avait résolu
de lui donner la couronne de laurier et les honneurs du
triomphe ; cérémonie bizarre, qui paraît ridicule
aujourd’hui, surtout en France, et qui était alors très-
sérieuse et très-honorable en Italie. Le Tasse fut reçu à un
mille de Rome par les deux cardinaux neveux, et par un
grand nombre de prélats et d’hommes de toutes conditions.
On le conduisit à l’audience du pape : « Je désire, lui dit le
pontife, que vous honoriez la couronne de laurier, qui a
honoré jusqu’ici tous ceux qui l’ont portée. » Les deux
cardinaux Aldobrandin, neveux du pape, qui aimaient et
admiraient le Tasse, se chargèrent de l’appareil du
couronnement ; il devait se faire au Capitole : chose assez
singulière, que ceux qui éclairent le monde par leurs écrits
triomphent dans la même place que ceux qui l’avaient
désolé par leurs conquêtes ! Le Tasse tomba malade dans le
temps de ces préparatifs ; et, comme si la fortune avait

64
voulu le tromper jusqu’au dernier moment, il mourut la
veille du jour destiné à la cérémonie.
Le temps, qui sape la réputation des ouvrages médiocres,
a assuré celle du Tasse. La Jérusalem délivrée est
aujourd’hui chantée en plusieurs endroits de l’Italie, comme
les poëmes d’Homère l’étaient en Grèce ; et on ne fait nulle
difficulté de le mettre à côté de Virgile et d’Homère, malgré
ses fautes, et malgré la critique de Despréaux.
La Jérusalem paraît à quelques égards être copiée d’après
l’Iliade ; mais si c’est imiter que de choisir dans l’histoire
un sujet qui a des ressemblances avec la fable de la guerre
de Troie ; si Renaud est une copie d’Achille, et Godefroi
d’Agamemnon, j’ose dire que le Tasse a été bien au delà de
son modèle. Il a autant de feu qu’Homère dans ses batailles,
avec plus de variété. Ses héros ont tous des caractères
différents comme ceux de l’Iliade ; mais ses caractères sont
mieux annoncés, plus fortement décrits, et mieux soutenus ;
car il n’y en a presque pas un seul qui ne se démente dans le
poëte grec, et pas un qui ne soit invariable dans l’italien.
Il a peint ce qu’Homère crayonnait ; il a perfectionné
l’art de nuancer les couleurs, et de distinguer les différentes
espèces de vertus, de vices, et de passions, qui ailleurs
semblent être les mêmes. Ainsi Godefroi est prudent et
modéré ; l’inquiet Aladin a une politique cruelle ; la
généreuse valeur de Tancrède est opposée à la fureur
d’Argant ; l’amour, dans Armide, est un mélange de
coquetterie et d’emportement ; dans Herminie, c’est une
tendresse douce et aimable. Il n’y a pas jusqu’à l’ermite

65
Pierre qui ne fasse un personnage dans le tableau, et un
beau contraste avec l’enchanteur Ismeno ; et ces deux
figures sont assurément au-dessus de Calchas et de
Talthybius. Renaud est une imitation d’Achille : mais ses
fautes sont plus excusables ; son caractère est plus aimable,
son loisir est mieux employé. Achille éblouit, et Renaud
intéresse.
Je ne sais si Homère a bien ou mal fait d’inspirer tant de
compassion pour Priam, l’ennemi des Grecs ; mais c’est
sans doute un coup de l’art d’avoir rendu Aladin odieux.
Sans cet artifice, plus d’un lecteur se serait intéressé pour
les mahométans contre les chrétiens ; on serait tenté de
regarder ces derniers comme des brigands ligués pour venir,
du fond de l’Europe, désoler un pays sur lequel ils n’avaient
aucun droit, et massacrer de sang-froid un vénérable
monarque âgé de quatre-vingts ans, et tout un peuple
innocent qui n’avait rien à démêler avec eux.
C’était une chose bien étrange que la folie des croisades.
Les moines prêchaient ces saints brigandages, moitié par
enthousiasme, moitié par intérêt. La cour de Rome les
encourageait par une politique qui profitait de la faiblesse
d’autrui. Des princes quittaient leurs États, les épuisaient
d’hommes et d’argent, et les laissaient exposés au premier
occupant pour aller se battre en Syrie.
Tous les gentilshommes vendaient leurs biens, et
partaient pour la Terre-Sainte avec leurs maîtresses. L’envie
de courir, la mode, la superstition, concouraient à répandre
dans l’Europe cette maladie épidémique. Les croisés

66
mêlaient les débauches les plus scandaleuses et la fureur la
plus barbare avec des sentiments tendres de dévotion ; ils
égorgèrent tout dans Jérusalem, sans distinction de sexe ni
d’âge ; mais quand ils arrivèrent au Saint-Sépulcre, ces
monstres, ornés de croix blanches encore toutes
dégouttantes du sang des femmes qu’ils venaient de
massacrer après les avoir violées, fondirent tendrement en
larmes, baisèrent la terre, et se frappèrent la poitrine : tant la
nature humaine est capable de réunir les extrêmes !
Le Tasse fait voir, comme il le doit, les croisades dans un
jour tout opposé. C’est une armée de héros qui, sous la
conduite d’un chef vertueux, vient délivrer du joug des
infidèles une terre consacrée par la naissance et la mort
d’un Dieu. Le sujet de la Jérusalem, à le considérer dans ce
sens, est le plus grand qu’on ait jamais choisi. Le Tasse l’a
traité dignement ; il y a mis autant d’intérêt que de
grandeur. Son ouvrage est bien conduit ; presque tout y est
lié avec art ; il amène adroitement les aventures ; il distribue
sagement les lumières et les ombres. Il fait passer le lecteur
des alarmes de la guerre aux délices de l’amour, et de la
peinture des voluptés il le ramène aux combats ; il excite la
sensibilité par degrés ; il s’élève au-dessus de lui-même de
livre en livre. Son style est presque partout clair et élégant,
et lorsque son sujet demande de l’élévation, on est étonné
comment la mollesse de la langue italienne prend un
nouveau caractère sous ses mains, et se change en majesté
et en force.

67
On trouve, il est vrai, dans la Jérusalem, environ deux
cents vers où l’auteur se livre à des jeux de mots et à des
concetti puérils ; mais ces faiblesses étaient une espèce de
tribut que son génie payait au mauvais goût de son siècle
pour les pointes, qui même a augmenté depuis lui, mais
dont les Italiens sont entièrement désabusés.
Si cet ouvrage est plein de beautés qu’on admire partout,
il y a aussi bien des endroits qu’on n’approuve qu’en Italie,
et quelques-uns qui ne doivent plaire nulle part. Il me
semble que c’est une faute par tout pays d’avoir débuté par
un épisode qui ne tient en rien au reste du poëme ; je parle
de l’étrange et inutile talisman que fait le sorcier Ismeno
avec une image de la vierge Marie, et de l’histoire d’Olindo
et de Sofronia. Encore si cette image de la Vierge servait à
quelque prédiction ; si Olindo et Sofronia, prêts à être les
victimes de leur religion, étaient éclairés d’en haut, et
disaient un mot de ce qui doit arriver ; mais ils sont
entièrement hors d’œuvre. On croit d’abord que ce sont les
principaux personnages du poëme ; mais le poëte ne s’est
épuisé à décrire leur aventure avec tous les embellissements
de son art, et n’excite tant d’intérêt et de pitié pour eux, que
pour n’en plus parler du tout dans le reste de l’ouvrage,
Sophronie et Olinde sont aussi inutiles aux affaires des
chrétiens que l’image de la Vierge l’est aux mahométans.
Il y a dans l’épisode d’Armide, qui d’ailleurs est un chef-
d’œuvre, des excès d’imagination qui assurément ne
seraient point admis en France ni en Angleterre : dix
princes chrétiens métamorphosés en poissons, et un

68
perroquet chantant des chansons de sa propre composition,
sont des fables bien étranges aux yeux d’un lecteur sensé,
accoutumé à n’approuver que ce qui est naturel. Les
enchantements ne réussiraient pas aujourd’hui avec des
Français ou des Anglais ; mais du temps du Tasse ils étaient
reçus dans toute l’Europe, et regardés presque comme un
point de foi par le peuple superstitieux d’Italie. Sans doute
un homme qui vient de lire Locke ou Addison sera
étrangement révolté de trouver dans la Jérusalem un sorcier
chrétien qui tire Renaud des mains des sorciers
mahométans. Quelle fantaisie d’envoyer Ubalde et son
compagnon à un vieux et saint magicien, qui les conduit
jusqu’au centre de la terre ! Les deux chevaliers se
promènent là sur le bord d’un ruisseau rempli de pierres
précieuses de tout genre. De ce lieu on les envoie à
Ascalon, vers une vieille qui les transporte aussitôt dans un
petit bateau aux îles Canaries. Ils y arrivent sous la
protection de Dieu, tenant dans leurs mains une baguette
magique : ils s’acquittent de leur ambassade, et ramènent au
camp des chrétiens le brave Renaud, dont toute l’armée
avait grand besoin. Encore ces imaginations, dignes des
contes de fées, n’appartiennent-elles pas au Tasse ; elles
sont copiées de l’Arioste, ainsi que son Armide est une
copie d’Alcine. C’est là surtout ce qui fait que tant de
littérateurs italiens ont mis l’Arioste beaucoup au-dessus du
Tasse.
Mais quel était ce grand exploit qui était réservé à
Renaud ? Conduit par enchantement depuis le pic de

69
Ténériffe jusqu’à Jérusalem, la Providence l’avait destiné
pour abattre quelques vieux arbres dans une forêt : cette
forêt est le grand merveilleux du poëme. Dans les premiers
chants. Dieu ordonne à l’archange Michel de précipiter dans
l’enfer les diables répandus dans l’air, qui excitaient des
tempêtes, et qui tournaient son tonnerre contre les chrétiens
en faveur des mahométans. Michel leur défend absolument
de se mêler désormais des affaires des chrétiens. Ils
obéissent aussitôt, et se plongent dans l’abîme ; mais
bientôt après le magicien Ismeno les en fait sortir. Ils
trouvent alors les moyens d’éluder les ordres de Dieu ; et,
sous le prétexte de quelques distinctions sophistiques, ils
prennent possession de la forêt, où les chrétiens se
préparaient à couper le bois nécessaire pour la charpente
d’une tour. Les diables prennent une infinité de différentes
formes pour épouvanter ceux qui coupent les arbres.
Tancrède trouve sa Clorinde enfermée dans un pin, et
blessée du coup qu’il a donné au tronc de cet arbre ; Armide
s’y présente à travers l’écorce d’un myrte, tandis qu’elle est
à plusieurs milles dans l’armée d’Égypte. Enfin, les prières
de l’ermite Pierre et le mérite de la contrition de Renaud
rompent l’enchantement.
Je crois qu’il est à propos de faire voir comment Lucain a
traité différemment dans sa Pharsale un sujet presque
semblable. César ordonne à ses troupes de couper quelques
arbres dans la forêt sacrée de Marseille, pour en faire des
instruments et des machines de guerre. Je mets sous les
yeux du lecteur les vers de Lucain et la traduction de

70
Brébeuf, qui, comme toutes les autres traductions, est au-
dessous de l’original [2] :

Lucus erat, longo numquam violatus ab œvo,


Obscurum cingens connexis aera ramis,
Et gelidas alte summotis solibus umbras.
Hunc non ruricolæ Panes, nemorumque potentes
Silvani, nymphacque tenent ; sed barbara ritu
Sacra deum, structæ diris altaribus aræ ;
Omnis et humanis lustrata cruoribus arbos.
Si qua fidem meruit superos mirata vetustas,
Illic et volucres metuunt insidere ramis,
Et lustris recubare feræ : nec ventus in illas
Incubuit silvas, excussaque nubibus atris
Fulgura : non ullis frondem præbentibus auris,
Arboribus suus horror inest. Tum plurima nigris
Fontibus unda cadit, simulacraque mœsta deorum
Arte carent, cæsisque extant informia truncis.
Ipso situs, putrique facit jam robore pallor
Attonitos : non vulgatis sacrata figuris
Numina sic metuunt : tantum terroribus addit,
Quos timeant, non nosse deos ! Jam fama ferebat
Sæpe cavas motu terræ mugire cavernas,
Et procumbentes iterum consurgere taxos,
Et non ardentis fulgere incendia silvæ,
Roboraque amplexos circumduxisse dracones.
Non illum cultu populi propiore frequentant,
Sed cessere deis. Medio cum Phœbus in axe est,
Aut cœlum nox atra tenet, pavet ipse sacerdos
Accessus, dominumque timet deprendere luci.

Hanc jubet immisso silvam procumbere ferro :


Nam vicina operi, belloque intacta priori,
Inter nudatos stabat densissima montes.
Sed fortes tremuere manus, motique verenda
Majestate loci, si robora sacra ferirent,
In sua credebant redituras membra secures.

71
Implicitas magno Cæsar terrore cohortes
Ut vidit, primus raptam vibrare bipennem
Ausus, et aeriam ferro proscindere quercum,
Effatur merso violata in robora ferro :
« Jam ne quis vestrum dubitet subvertere silvam,
Credite me fecisse nefas. » Tunc paruit omnis
Imperiis non sublato secura pavore,
Turba, sed expensa superorum et Cæsaris ira.
Procumbunt orni, nodosa impellitur ilex,
Silvaque Dodones, et fluctibus aptior alnus,
Et non plebeios luctus testata cupressus.
Tum primum posuere comas, et fronde carentes
Admisere diem, propulsaque robore denso
Sustinuit se silva cadens. Gemuere videntes
Gallorum populi : muris sed clausa juventus
Exultat. Quis enim læsos impune putaret
Esse deos ?

Voici la traduction de Brébeuf : on sait qu’il était plus


ampoulé encore que Lucain ; il gâte souvent son original en
voulant le surpasser ; mais il y a toujours dans Brébeuf
quelques vers heureux :

On voit auprès du camp une forêt sacrée,


Formidable aux humains, et des temps révérée,
Dont le feuillage sombre et les rameaux épais
Du dieu de la clarté font mourir tous les traits.
Sous la noire épaisseur des ormes et des hêtres,
Les faunes, les sylvains, et les nymphes champêtres,
Ne vont point accorder aux accents de la voix
Le son des chalumeaux ou celui des hautbois.
Cette ombre, destinée à de plus noirs offices,
Cache aux yeux du soleil ses cruels sacrifices ;
Et les vœux criminels qui s’offrent en ces lieux
Offensent la nature en révérant les dieux.
Là, du sang des humains on voit suer les marbres ;

72
On voit fumer la terre, on voit rougir les arbres :
Tout y parle d’horreur, et même les oiseaux
Ne se perchent jamais sur ces tristes rameaux.
Les sangliers, les lions, les bêtes les plus fières.
N’osent pas y chercher leur bauge ou leurs tanières.
La foudre, accoutumée à punir les forfaits,
Craint ce lieu si coupable, et n’y tombe jamais.
Là, de cent dieux divers les grossières images
Impriment l’épouvante, et forcent les hommages ;
La mousse et la pâleur de leurs membres hideux
Semblent mieux attirer les respects et les vœux :
Sous un air plus connu la Divinité peinte
Trouverait moins d’encens, et ferait moins de crainte,
Tant aux faibles mortels il est bon d’ignorer
Les dieux qu’il leur faut craindre et qu’il faut adorer !
Là, d’une obscure source il coule une onde obscure
Qui semble du Cocyte emprunter la teinture.
Souvent un bruit confus trouble ce noir séjour,
Et l’on entend mugir les roches d’alentour :
Souvent du triste éclat d’une flamme ensoufrée
La forêt est couverte, et n’est pas dévorée ;
Et l’on a vu cent fois les troncs entortillés
De cérastes hideux et de dragons ailés.
Les voisins de ce bois si sauvage et si sombre
Laissent à ses démons son horreur et son ombre ;
Et le druide craint, en abordant ces lieux,
D’y voir ce qu’il adore, et d’y trouver ses dieux.

Il n’est rien de sacré pour des mains sacriléges ;


Les dieux mêmes, les dieux n’ont point de priviléges :
César veut qu’à l’instant leurs droits soient violés,
Les arbres abattus, les autels dépouillés ;
Et de tous les soldats les âmes étonnées
Craignent de voir contre eux retourner leurs cognées.
Il querelle leur crainte, il frémit de courroux,
Et, le fer à la main, porte les premiers coups :
« Quittez, quittez, dit-il, l’effroi qui vous maîtrise ;
Si ces bois sont sacrés, c’est moi qui les méprise :

73
Seul j’offense aujourd’hui le respect de ces lieux,
Et seul je prends sur moi tout le courroux des dieux. »
À ces mots tous les siens, cédant à la contrainte,
Dépouillent le respect, sans dépouiller la crainte :
Les dieux parlent encore à ces cœurs agités ;
Mais, quand Jules commande, ils sont mal écoutés.
Alors on voit tomber sous un fer téméraire
Des chênes et des ifs aussi vieux que leur mère ;
Des pins et des cyprès, dont les feuillages verts
Conservent le printemps au milieu des hivers.
À ces forfaits nouveaux tous les peuples frémissent ;
À ce fier attentat tous les prêtres gémissent.
Marseille seulement, qui le voit de ses tours.
Du crime des Latins fait son plus grand secours.
Elle croit que les dieux, d’un éclat de tonnerre.
Vont foudroyer César, et terminer la guerre.

J’avoue que toute la Pharsale n’est pas comparable à la


Jérusalem délivrée ; mais au moins cet endroit fait voir
combien la vraie grandeur d’un héros réel est au-dessus de
celle d’un héros imaginaire, et combien les pensées fortes et
solides surpassent ces inventions qu’on appelle des beautés
poétiques, et que les personnes de bon sens regardent
comme des contes insipides propres à amuser les enfants.
Le Tasse semble avoir reconnu lui-même sa faute, et il
n’a pu s’empêcher de sentir que ces contes ridicules et
bizarres, si fort à la mode alors, non-seulement en Italie,
mais encore dans toute l’Europe, étaient absolument
incompatibles avec la gravité de la poésie épique. Pour se
justifier, il publia une préface dans laquelle il avança que
tout son poëme était allégorique. L’armée des princes
chrétiens, dit-il, représente le corps et l’âme ; Jérusalem est

74
la figure du vrai bonheur, qu’on acquiert par le travail et
avec beaucoup de difficulté ; Godefroi est l’âme ; Tancrède,
Renaud, etc., en sont les facultés ; le commun des soldats
sont les membres du corps ; les diables sont à la fois figures
et figurés, figura e figurato ; Armide et Ismeno sont les
tentations qui assiégent nos âmes ; les charmes, les illusions
de la forêt enchantée, représentent les faux raisonnements,
falsi sillogismi, dans lesquels nos passions nous entraînent.
Telle est la clef que le Tasse ose donner de son poëme. Il
en use en quelque sorte avec lui-même comme les
commentateurs ont fait avec Homère et avec Virgile : il se
suppose des vues et des desseins qu’il n’avait pas
probablement quand il fit son poëme ; ou si, par malheur, il
les a eus, il est bien incompréhensible comment il a pu faire
un si bel ouvrage avec des idées si alambiquées.
Si le diable joue dans son poëme le rôle d’un misérable
charlatan, d’un autre côté tout ce qui regarde la religion y
est exposé avec majesté, et, si je l’ose dire, dans l’esprit de
la religion ; les processions, les litanies, et quelques autres
détails des pratiques religieuses, sont représentés dans la
Jérusalem délivrée sous une forme respectable : telle est la
force de la poésie, qui sait ennoblir tout, et étendre la sphère
des moindres choses.
Il a eu l’inadvertance de donner aux mauvais esprits les
noms de Pluton et d’Alecton, et d’avoir confondu les idées
païennes avec les idées chrétiennes. Il est étrange que la
plupart des poëtes modernes soient tombés dans cette faute :
on dirait que nos diables et notre enfer chrétien auraient

75
quelque chose de bas et de ridicule qui demanderait d’être
ennobli par l’idée de l’enfer païen. Il est vrai que Pluton,
Proserpine, Rhadamanthe, Tisiphone, sont des noms plus
agréables que Belzébuth et Astaroth : nous rions du mot de
diable, nous respectons celui de furie. Voilà ce que c’est
que d’avoir le mérite de l’antiquité ; il n’y a pas jusqu’à
l’enfer qui n’y gagne.

autres. L’édition de 1738 porte : contre la coutume ; et c’est


probablement cette faute d’impression qui aura décidé quelque éditeur,
qui n’avait pas le texte, à supprimer le membre de phrase. (B.)
1. ↑ Voltaire a changé d’opinion sur le compte de l’Arioste. « Arioste est
mon dieu (écrivait-il à Mme du Deffant le 15 janvier 1761) : tous les
poëmes m’ennuient, hors le sien. Je ne l’aimais pas assez dans ma
jeunesse, je ne savais pas assez l’italien. Le Pentateuque et l’Arioste font
aujourd’hui le charme de ma vie. » Dix ans plus tard (dans ses Questions
sur l’Encyclopédie, au mot ÉPOPÉE, il reparle du Roland le furieux, et fait
un grand éloge de ce prodigieux ouvrage. « Je n’avais pas osé autrefois le
compter (Arioste) parmi les poëtes épiques… et je lui fais humblement
réparation. » Bettinelli, dans ses Lettere sopra gli epigrammi, analysées
par Suard (Mélanges de littérature, Paris, 1803, in-8o, tome Ier, pages 20-
27), prétend que c’est lui qui décida Voltaire à modifier le jugement qu’il
avait porté d’abord sur l’Arioste. Cela se peut : mais Voltaire, avant de
connaître Bettinelli, avait déjà changé d’opinion sur l’Arioste et corrigé
quelques expressions.
En 1733 il disait : «…… parmi les poëtes épiques. Mais il faut qu’ils
songent qu’en fait de tragédie il serait hors de propos de citer l’Avare et
le Grondeur ; et, quoi que plusieurs Italiens en disent, l’Europe ne mettra
l’Arioste avec le Tasse que lorsqu’on placera l’Énéide avec le Roman
comique, et Callot à côté du Corrége. Le Tasse naquit, etc. »
En 1738 il corrigea : « Lorsqu’on placera l’Énéide avec Don
Quichotte, et Callot à côté du Corrége. Le Tasse naquit, etc. »

76
En 1742 il disait : «…… à côté du Corrége. L’Arioste est un poëte
charmant, mais non pas un poëte épique. Je suis bien loin de rétrécir la
carrière des arts, et de donner des exclusions ; mais enfin, pour être poëte
épique, il faut au moins avoir un but ; et l’Arioste semble n’avoir que
celui d’entasser fable sur fable ; c’est un recueil de choses extravagantes
écrit d’un style enchanteur. Je n’ai pas osé placer Ovide parmi les poëtes
épiques, parce que ses Métamorphoses, toutes consacrées qu’elles sont
par la religion des anciens, ne font pas un tout, ne sont pas un ouvrage
régulier : comment donc y placerais-je l’Arioste, dont les fables sont si
fort au-dessous des Métamorphoses ? Le Tasse naquit, etc. »
En 1746 il supprima presque tout ce qu’il avait ajouté en 1742. Il n’en
conserva que la première phrase : « L’Arioste est un poëte charmant,
mais non pas un poëte épique. »
En 1748, 1751, 1732, il supprima cette phrase, et s’en tint au texte de
1738.
C’est de 1756 qu’est le texte actuel. Mais ce n’est pas de ce texte que
veut parler Bettinelli ; c’est de ce que Voltaire a dit dans son article
ÉPOPÉE. (B.)
2. ↑ Pharsale, vers 399.

77
CHAPITRE VIII.

DON ALONZO DE ERCILLA.

Sur la fin du seizième siècle, l’Espagne produisit un


poëme épique célèbre par quelques beautés particulières qui
y brillent, aussi bien que par la singularité du sujet, mais
encore plus remarquable par le caractère de l’auteur.
Don Alonzo de Ercilla y Cuniga, gentilhomme de la
chambre de l’empereur Maximilien II, fut élevé dans la
maison de Philippe II, et combattit à la bataille de Saint-
Quentin, où les Français furent défaits. Philippe, qui n’était
point à cette bataille, moins jaloux d’acquérir de la gloire au
dehors que d’établir ses affaires au dedans, retourna en
Espagne. Le jeune Alonzo, entraîné par une insatiable
avidité du vrai savoir, c’est-à-dire de connaître les hommes
et de voir le monde, voyagea par toute la France, parcourut
l’Italie et l’Allemagne, et séjourna longtemps en Angleterre.
Tandis qu’il était à Londres, il entendit dire que quelques
provinces du Pérou et du Chili avaient pris les armes contre
les Espagnols leurs conquérants. Je dirai, en passant, que
cette tentative des Américains pour recouvrer leur liberté
est traitée de rébellion par les auteurs espagnols. La passion
qu’il avait pour la gloire, et le désir de voir et
d’entreprendre des choses singulières, l’entraînèrent dans
ces pays du nouveau monde. Il alla au Chili à la tête de

78
quelques troupes, et il y resta pendant tout le temps de la
guerre.
Sur les frontières du Chili, du côté du sud, est une petite
contrée montagneuse nommée Araucana, habitée par une
race d’hommes plus robustes et plus féroces que tous les
autres peuples de l’Amérique : ils combattirent pour la
défense de leur liberté avec plus de courage et plus
longtemps que les autres Américains, et ils furent les
derniers que les Espagnols soumirent. Alonzo soutint contre
eux une pénible et longue guerre ; il courut des dangers
extrêmes ; il vit et fit les actions les plus étonnantes, dont la
seule récompense fut l’honneur de conquérir des rochers, et
de réduire quelques contrées incultes sous l’obéissance du
roi d’Espagne.
Pendant le cours de cette guerre, Alonzo conçut le
dessein d’immortaliser ses ennemis en s’immortalisant lui-
même. Il fut en même temps le conquérant et le poëte : il
employa les intervalles de loisir que la guerre lui laissait à
en chanter les événements ; et, faute de papier, il écrivit la
première partie de son poème sur de petits morceaux de
cuir, qu’il eut ensuite bien de la peine à arranger. Le poème
s’appelle Araucana, du nom de la contrée.
Il commence par une description géographique du Chili,
et par la peinture des mœurs et des coutumes des habitants.
Ce commencement, qui serait insupportable dans tout autre
poème, est ici nécessaire, et ne déplaît pas dans un sujet où
la scène est par delà l’autre tropique, et où les héros sont
des sauvages, qui nous auraient été toujours inconnus s’il ne

79
les avait pas conquis et célébrés. Le sujet, qui était neuf, a
fait naître des pensées neuves. J’en présenterai une au
lecteur pour échantillon, comme une étincelle du beau feu
qui animait quelquefois l’auteur.
« Les Araucaniens, dit-il, furent bien étonnés de voir des
créatures pareilles à des hommes portant du feu dans leurs
mains, et montés sur des monstres qui combattaient sous
eux ; ils les prirent d’abord pour des dieux descendus du
ciel, armés du tonnerre, et suivis de la destruction ; et alors
ils se soumirent, quoique avec peine : mais dans la suite,
s’étant familiarisés avec leurs conquérants, ils connurent
leurs passions et leurs vices, et jugèrent que c’étaient des
hommes : alors, honteux d’avoir succombé sous des mortels
semblables à eux, ils jurèrent de laver leur erreur dans le
sang de ceux qui l’avaient produite, et d’exercer sur eux une
vengeance exemplaire, terrible, et mémorable. »
Il est à propos de faire connaître ici un endroit du
deuxième chant, dont le sujet ressemble beaucoup au
commencement de l’Iliade, et qui, ayant été traité d’une
manière différente, mérite d’être mis sous les yeux des
lecteurs qui jugent sans partialité. La première action de
l’Aurocana est une querelle qui naît entre les chefs des
Barbares, comme, dans Homère, entre Achille et
Agamemnon. La dispute n’arrive pas au sujet d’une
captive ; il s’agit du commandement de l’armée. Chacun de
ces généraux sauvages vante son mérite et ses exploits ;
enfin la dispute s’échauffe tellement qu’ils sont près d’en
venir aux mains : alors un des caciques, nommé Colocolo,

80
aussi vieux que Nestor, mais moins favorablement prévenu
en sa faveur que le héros grec, fait la harangue suivante :
« Caciques, illustres défenseurs de la patrie, le désir
ambitieux de commander n’est point ce qui m’engage à
vous parler. Je ne me plains pas que vous disputiez avec
tant de chaleur un honneur qui peut-être serait dû à ma
vieillesse, et qui ornerait mon déclin : c’est ma tendresse
pour vous, c’est l’amour que je dois à ma patrie qui me
sollicite à vous demander attention pour ma faible voix.
Hélas ! comment pouvons-nous avoir assez bonne opinion
de nous-mêmes pour prétendre à quelque grandeur, et pour
ambitionner des titres fastueux, nous qui avons été les
malheureux sujets et les esclaves des Espagnols ? Votre
colère, caciques, votre fureur, ne devraient-elles pas
s’exercer plutôt contre nos tyrans ? Pourquoi tournez-vous
contre vous-mêmes ces armes qui pourraient exterminer vos
ennemis et venger notre patrie ? Ah ! si vous voulez périr,
cherchez une mort qui vous procure de la gloire : d’une
main brisez un joug honteux, et de l’autre attaquez les
Espagnols, et ne répandez pas dans une querelle stérile les
précieux restes d’un sang que les dieux vous ont laissé pour
vous venger. J’applaudis, je l’avoue, à la fière émulation de
vos courages : ce même orgueil que je condamne augmente
l’espoir que je conçois. Mais que votre valeur aveugle ne
combatte pas contre elle-même, et ne se serve pas de ses
propres forces pour détruire le pays qu’elle doit défendre. Si
vous êtes résolus de ne point cesser vos querelles, trempez
vos glaives dans mon sang glacé. J’ai vécu trop longtemps :

81
heureux qui meurt sans voir ses compatriotes malheureux,
et malheureux par leur faute ! Écoutez donc ce que j’ose
vous proposer : votre valeur, ô caciques ! est égale ; vous
êtes tous également illustres par votre naissance, par votre
pouvoir, par vos richesses, par vos exploits ; vos âmes sont
également dignes de commander, également capables de
subjuguer l’univers ; ce sont ces présents célestes qui
causent vos querelles. Vous manquez de chef, et chacun de
vous mérite de l’être ; ainsi puisqu’il n’y a aucune
différence entre vos courages, que la force du corps décide
ce que l’égalité de vos vertus n’aurait jamais décidé, etc. »
Le vieillard propose alors un exercice digne d’une nation
barbare, de porter une grosse poutre, et de déférer à qui en
soutiendrait le poids plus longtemps l’honneur du
commandement.
Comme la meilleure manière de perfectionner notre goût
est de comparer ensemble des choses de même nature,
opposez le discours de Nestor à celui de Colocolo ; et,
renonçant à cette adoration que nos esprits, justement
préoccupés, rendent au grand nom d’Homère, pesez les
deux harangues dans la balance de l’équité et de la raison.
Après qu’Achille, instruit et inspiré par Minerve, déesse
de la sagesse, a donné à Agamemnon les noms d’ivrogne et
de chien, le sage Nestor se lève pour adoucir les esprits
irrités de ces deux héros, et parle ainsi [1] : Quelle
satisfaction sera-ce aux Troyens lorsqu’ils entendront parler
de vos discordes ? Votre jeunesse doit respecter mes années,
et se soumettre à mes conseils. J’ai vu autrefois des héros

82
supérieurs à vous. Non, mes yeux ne verront jamais des
hommes semblables à l’invincible Pirithoüs, au brave
Céneus, au divin Thésée, etc. J’ai été à la guerre avec eux,
et, quoique je fusse jeune, mon éloquence persuasive avait
du pouvoir sur leurs esprits ; ils écoutaient Nestor : jeunes
guerriers, écoutez donc les avis que vous donne ma
vieillesse. Atride, vous ne devez pas garder l’esclave
d’Achille : fils de Thétis, vous ne devez pas traiter avec
hauteur le chef de l’armée. Achille est le plus grand, le plus
courageux des guerriers ; Agamemnon est le plus grand des
rois, etc. » Sa harangue fut infructueuse ; Agamemnon loua
son éloquence, et méprisa son conseil.
Considérez, d’un côté, l’adresse avec laquelle le barbare
Colocolo s’insinue dans l’esprit des caciques, la douceur
respectable avec laquelle il calme leur animosité, la
tendresse majestueuse de ses paroles, combien l’amour du
pays l’anime, combien les sentiments de la vraie gloire
pénètrent son cœur ; avec quelle prudence il loue leur
courage en réprimant leur fureur ; avec quel art il ne donne
la supériorité à aucun : c’est un censeur, un panégyriste
adroit ; aussi tous se soumettent à ses raisons, confessant la
force de son éloquence, non par de vaines louanges, mais
par une prompte obéissance. Qu’on juge, d’un autre côté, si
Nestor est si sage de parler tant de sa sagesse ; si c’est un
moyen sûr de s’attirer l’attention des princes grecs, que de
les rabaisser et de les mettre au-dessous de leur aïeux ; si
toute l’assemblée peut entendre dire avec plaisir à Nestor
qu’Achille est le plus courageux des chefs qui sont là

83
présents. Après avoir comparé le babil présomptueux et
impoli de Nestor avec le discours modeste et mesuré de
Colocolo, l’odieuse différence qu’il met entre le rang
d’Agamemnon et le mérite d’Achille, avec cette portion
égale de grandeur et de courage attribuée avec art à tous les
caciques, que le lecteur prononce [2] ; et s’il y a un général
dans le monde qui souffre volontiers qu’on lui préfère son
inférieur pour le courage ; s’il y a une assemblée qui puisse
supporter sans s’émouvoir un harangueur qui, leur parlant
avec mépris, vante leurs prédécesseurs à leurs dépens, alors
Homère pourra être préféré à Alonzo dans ce cas particulier.
Il est vrai que si Alonzo est dans un seul endroit
supérieur à Homère, il est dans tout le reste au-dessous du
moindre des poëtes : on est étonné de le voir tomber si bas,
après avoir pris un vol si haut. Il y a sans doute beaucoup de
feu dans ses batailles, mais nulle invention, nul plan, point
de variété dans les descriptions, point d’unité dans le
dessein. Ce poëme est plus sauvage que les nations qui en
font le sujet. Vers la fin de l’ouvrage, l’auteur, qui est un
des premiers héros du poëme, fait pendant la nuit une
longue et ennuyeuse marche, suivi de quelques soldats ; et,
pour passer le temps, il fait naître entre eux une dispute au
sujet de Virgile, et principalement sur l’épisode de Didon.
Alonzo saisit cette occasion pour entretenir ses soldats de la
mort de Didon, telle qu’elle est rapportée par les anciens
historiens ; et, afin de mieux donner le démenti à Virgile, et
de restituer à la reine de Carthage sa réputation, il s’amuse à
en discourir pendant deux chants entiers.

84
Ce n’est pas d’ailleurs un défaut médiocre de son poëme
d’être composé de trente-six chants très-longs. On peut
supposer avec raison qu’un auteur qui ne sait ou qui ne peut
s’arrêter n’est pas propre à fournir une telle carrière.
Un si grand nombre de défauts n’a pas empêché le
célèbre Michel Cervantes de dire que l’Araucana peut être
comparé avec les meilleurs poèmes d’Italie. L’amour
aveugle de la patrie a sans doute dicté ce faux jugement à
l’auteur espagnol. Le véritable et solide amour de la patrie
consiste à lui faire du bien, et à contribuer à sa liberté autant
qu’il nous est possible ; mais disputer seulement sur les
auteurs de notre nation, nous vanter d’avoir parmi nous de
meilleurs poètes que nos voisins, c’est plutôt sot amour de
nous-mêmes qu’amour de notre pays.

1. ↑ Iliade, livre Ier, vers 254.


2. ↑ M. Dugas-Montbel remarque qu’on ne peut prononcer en connaissance
de cause sur le texte donné par Voltaire, qui, après avoir donné une
traduction élégante et soignée du discours de Colocolo, mutile
impitoyablement celui de Nestor, et en supprime les plus beaux traits ;
voyez les Observations sur l’Iliade d’Homère, par Dugas-Montbel, t. Ier,
p. 35-39. (B.)

85
CHAPITRE IX.

MILTON [1].

On trouvera ici, touchant Milton, quelques


particularités omises dans l’abrégé de sa Vie qui est au-
devant de la traduction française de son Paradis perdu [2]. Il
n’est pas étonnant qu’ayant recherché avec soin en
Angleterre tout ce qui regarde ce grand homme, j’aie
découvert des circonstances de sa vie que le public ignore.
Milton, voyageant en Italie dans sa jeunesse, vit
représenter à Milan une comédie intitulée Adam, ou le
Péché originel, écrite par un certain Andreino [3], et dédiée à
Marie de Médicis, reine de France. Le sujet de cette
comédie était la chute de l’homme. Les acteurs étaient Dieu
le père, les diables, les anges, Adam, Ève, le serpent, la
Mort, et les sept Péchés mortels. Ce sujet, digne du génie
absurde du théâtre de ce temps-là, était écrit d’une manière
qui répondait au dessein.
La scène s’ouvre par un chœur d’anges, et Michel parle
ainsi au nom de ses confrères : « Que l’arc-en-ciel soit
l’archet du violon du firmament ; que les sept planètes
soient les sept notes de notre musique ; que le Temps batte
exactement la mesure ; que les vents jouent de l’orgue,
etc. » Toute la pièce est dans ce goût. J’avertis seulement

86
les Français qui en riront que notre théâtre ne valait guère
mieux alors ; que la Mort de saint Jean-Baptiste, et cent
autres pièces, sont écrites dans ce style ; mais que nous
n’avions ni Pastor fido ni Aminte.
Milton, qui assista à cette représentation, découvrit, à
travers l’absurdité de l’ouvrage, la sublimité cachée du
sujet. Il y a souvent, dans des choses où tout paraît ridicule
au vulgaire, un coin de grandeur qui ne se fait apercevoir
qu’aux hommes de génie. Les sept Péchés mortels dansant
avec le diable sont assurément le comble de l’extravagance
et de la sottise ; mais l’univers rendu malheureux par la
faiblesse d’un homme, les bontés et les vengeances du
Créateur, la source de nos malheurs et de nos crimes, sont
des objets dignes du pinceau le plus hardi : il y a surtout
dans ce sujet je ne sais quelle horreur ténébreuse, un
sublime sombre et triste qui ne convient pas mal à
l’imagination anglaise. Milton conçut le dessein de faire
une tragédie de la farce d’Andreino : il en composa même
un acte et demi. Ce fait m’a été assuré par des gens de
lettres, qui le tenaient de sa fille, laquelle est morte lorsque
j’étais à Londres.
La tragédie de Milton commençait par ce monologue de
Satan, qu’on voit dans le quatrième chant de son poème
épique : c’est lorsque cet esprit de révolte, s’échappant du
fond des enfers, découvre le soleil qui sortait des mains du
Créateur :

87
Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits [4],
Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,
Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s’étonnent,
Toi qui sembles le dieu des cieux qui t’environnent,
Devant qui tout éclat disparaît et s’enfuit,
Qui fais pâlir le front des astres de la nuit ;
Image du Très-Haut, qui régla ta carrière.
Hélas ! j’eusse autrefois éclipsé ta lumière ;
Sous la voûte des cieux, élevé plus que toi,
Le trône où tu t’assieds s’abaissait devant moi.
Je suis tombé, l’orgueil m’a plongé dans l’abîme [5].

Dans le temps qu’il travaillait à cette tragédie, la sphère


de ses idées s’élargissait à mesure qu’il pensait. Son plan
devint immense sous sa plume ; et enfin, au lieu d’une
tragédie, qui, après tout, n’eût été que bizarre et non
intéressante, il imagina un poëme épique, espèce d’ouvrage
dans lequel les hommes sont convenus d’approuver souvent
le bizarre sous le nom de merveilleux.
Les guerres civiles d’Angleterre ôtèrent longtemps à
Milton le loisir nécessaire pour l’exécution d’un si grand
dessein. Il était né avec une passion extrême pour la liberté :
ce sentiment l’empêcha toujours de prendre parti pour
aucune des sectes qui avaient la fureur de dominer dans sa
patrie ; il ne voulut fléchir sous le joug d’aucune opinion
humaine ; et il n’y eut point d’Église qui pût se vanter de
compter Milton pour un de ses membres. Mais il ne garda
point cette neutralité dans les guerres civiles du roi et du
parlement : il fut un des plus ardents ennemis de l’infortuné
roi Charles Ier : il entra même assez avant dans la faveur de
Cromwell ; et, par une fatalité qui n’est que trop commune,
88
ce zélé républicain fut le serviteur d’un tyran. Il fut
secrétaire d’Olivier Cromwell, de Richard Cromwell, et du
parlement, qui dura jusqu’au temps de la restauration. Les
Anglais employèrent sa plume pour justifier la mort de leur
roi, et pour répondre au livre que Charles II avait fait écrire
par Saumaise [6] au sujet de cet événement tragique. Jamais
cause ne fut plus belle, et ne fut si mal plaidée de part et
d’autre. Saumaise défendit en pédant le parti d’un roi mort
sur l’échafaud, d’une famille royale errante dans l’Europe,
et de tous les rois même de l’Europe, intéressés dans cette
querelle. Milton soutint en mauvais déclamateur la cause
d’un peuple victorieux, qui se vantait d’avoir jugé son
prince selon les lois. La mémoire de cette révolution
étrange ne périra jamais chez les hommes, et les livres de
Saumaise et de Milton sont déjà ensevelis dans l’oubli.
Milton, que les Anglais regardent aujourd’hui comme un
poëte divin, était un très-mauvais écrivain en prose.
Il avait cinquante-deux ans lorsque la famille royale fut
rétablie. Il fut compris dans l’amnistie que Charles II donna
aux ennemis de son père ; mais il fut déclaré, par l’acte
même d’amnistie, incapable de posséder aucune charge
dans le royaume. Ce fut alors qu’il commença son poëme
épique, à l’âge où Virgile avait fini le sien. À peine avait-il
mis la main à cet ouvrage, qu’il fut privé de la vue. Il se
trouva pauvre, abandonné, et aveugle, et ne fut point
découragé. Il employa neuf années à composer le Paradis
perdu. Il avait alors très-peu de réputation ; les beaux
esprits de la cour de Charles II ou ne le connaissaient pas,

89
ou n’avaient pour lui nulle estime. Il n’est pas étonnant
qu’un ancien secrétaire de Cromwell, vieilli dans la retraite,
aveugle, et sans biens, fût ignoré ou méprisé dans une cour
qui avait fait succéder à l’austérité du gouvernement du
Protecteur toute la galanterie de la cour de Louis XIV, et
dans laquelle on ne goûtait que les poésies efféminées, la
mollesse de Waller, les satires du comte de Rochester, et
l’esprit de Cowley.
Une preuve indubitable qu’il avait très-peu de réputation,
c’est qu’il eut beaucoup de peine à trouver un libraire qui
voulût imprimer son Paradis perdu : le titre seul révoltait,
et tout ce qui avait quelque rapport à la religion était alors
hors de mode. Enfin Thompson [7] lui donna trente pistoles
de cet ouvrage, qui a valu depuis plus de cent mille écus
aux héritiers de ce Thompson. Encore ce libraire avait-il si
peur de faire un mauvais marché, qu’il stipula que la moitié
de ces trente pistoles ne serait payable qu’en cas qu’on fît
une seconde édition du poëme, édition que Milton n’eut
jamais la consolation de voir. Il resta pauvre et sans gloire :
son nom doit augmenter la liste des grands génies
persécutés de la fortune.
Le Paradis perdu fut donc négligé [8] à Londres, et Milton
mourut sans se douter qu’il aurait un jour de la réputation.
Ce fut le lord Somers et le docteur Atterbury, depuis évêque
de Rochester, qui voulurent enfin que l’Angleterre eût un
poëme épique. Ils engagèrent les héritiers de Thompson à
faire une belle édition du Paradis perdu. Leur suffrage en
entraîna plusieurs : depuis, le célèbre M. Addison écrivit en

90
forme, pour prouver que ce poëme égalait ceux de Virgile et
d’Homère. Les Anglais commencèrent à se le persuader, et
la réputation de Milton fut fixée.
Il peut avoir imité plusieurs morceaux du grand nombre
de poèmes latins faits de tout temps sur ce sujet, l’Adamus
exul de Grotius, un nommé Mazen ou Mazenius [9], et
beaucoup d’autres, tous inconnus au commun des lecteurs.
Il a pu prendre dans le Tasse la description de l’enfer, le
caractère de Satan, le conseil des démons : imiter ainsi, ce
n’est point être plagiaire, c’est lutter, comme dit Boileau,
contre son original ; c’est enrichir sa langue des beautés des
langues étrangères : c’est nourrir son génie et l’accroître du
génie des autres ; c’est ressembler à Virgile, qui imita
Homère. Sans doute Milton a jouté contre le Tasse avec des
armes inégales ; la langue anglaise ne pouvait rendre
l’harmonie des vers italiens,

Chiama gli abitator dell’ombre eterne [10]


Il rauco suon della tartarea tromba ;
Treman le spaziose atre caverne,
E l’aer cieco a quel romor rimbomba, etc…

Cependant Milton a trouvé l’art d’imiter heureusement


tous ces beaux morceaux. Il est vrai que ce qui n’est qu’un
épisode dans le Tasse est le sujet même dans Milton ; il est
encore vrai que sans la peinture des amours d’Adam et
d’Ève, comme sans l’amour de Renaud et d’Armide, les
diables de Milton et du Tasse n’auraient pas eu un grand

91
succès. Le judicieux Despréaux, qui a presque toujours eu
raison, excepté contre Quinault, a dit à tous les poëtes :

Et quel objet enfin à présenter aux yeux [11]


Que le diable toujours hurlant contre les cieux !

Je crois qu’il y a deux causes du succès que le Paradis


perdu aura toujours : la première, c’est l’intérêt qu’on prend
à deux créatures innocentes et fortunées qu’un être puissant
et jaloux rend par sa séduction coupables et malheureuses ;
la seconde est la beauté des détails.
Les Français riaient encore quand on leur disait que
l’Angleterre avait un poëme épique, dont le sujet était le
diable combattant contre Dieu, et un serpent qui persuade à
une femme de manger une pomme : ils ne croyaient pas
qu’on pût faire sur ce sujet autre chose que des vaudevilles.
Je fus le premier qui fis connaître aux Français quelques
morceaux de Milton et de Shakespeare. M. Dupré de Saint-
Maur donna une traduction en prose française de ce poëme
singulier. On fut étonné de trouver, dans un sujet qui parait
si stérile, une si grande fertilité d’imagination ; on admira
les traits majestueux avec lesquels il ose peindre Dieu, et le
caractère encore plus brillant qu’il donne au diable, on lut
avec beaucoup de plaisir la description du jardin d’Éden, et
des amours innocentes d’Adam et d’Ève. En effet, il est à
remarquer que dans tous les autres poëmes l’amour est
regardé comme une faiblesse ; dans Milton seul il est une
vertu. Le poëte a su lever d’une main chaste le voile qui
couvre ailleurs les plaisirs de cette passion ; il transporte le
92
lecteur dans le jardin de < délices ; il semble lui faire goûter
les voluptés pures dont Adam et Ève sont remplis : il ne
s’élève pas au-dessus de la nature humaine, mais au-dessus
de la nature humaine corrompue ; et comme il n’y a point
d’exemple d’un pareil amour, il n’y en a point d’une
pareille poésie.
Mais tous les critiques judicieux, dont la France est
pleine, se réunirent à trouver que le diable parle trop
souvent et trop longtemps de la même chose. En admirant
plusieurs idées sublimes, ils jugèrent qu’il y en a plusieurs
d’outrées, et que l’auteur n’a rendu que puériles en
s’efforçant de les faire grandes. Ils condamnèrent
unanimement cette futilité avec laquelle Satan fait bâtir une
salle d’ordre dorique au milieu de l’enfer, avec des colonnes
d’airain et de beaux chapiteaux d’or, pour haranguer les
diables, auxquels il venait de parler tout aussi bien en plein
air. Pour comble de ridicule, les grands diables, qui auraient
occupé trop de place dans ce parlement d’enfer, se
transforment en pygmées, afin que tout le monde puisse se
trouver à l’aise au conseil.
Après la tenue des états infernaux, Satan s’apprête à
sortir de l’abîme ; il trouve la Mort à la porte, qui veut se
battre contre lui. Ils étaient prêts à en venir aux mains,
quand le Péché, monstre féminin, à qui des dragons sortent
du ventre, court au-devant de ces deux champions :
« Arrête ; ô mon père ! dit-il au diable ; arrête, ô mon fils !
dit-il à la Mort. — Et qui es-tu donc, répond le diable, toi
qui m’appelles ton père ? — Je suis le Péché, réplique ce

93
monstre ; tu accouchas de moi dans le ciel ; je sortis de ta
tête par le côté gauche ; tu devins bientôt amoureux de
moi ; nous couchâmes ensemble ; j’entraînai beaucoup de
chérubins dans ta révolte ; j’étais grosse quand la bataille se
donna dans le ciel ; nous fûmes précipités ensemble.
J’accouchai dans l’enfer, et ce fut ce monstre que tu vois
dont je fus père : il est ton fils et le mien. À peine fut-il né,
qu’il viola sa mère, et qu’il me fit tous ces enfants que tu
vois, qui sortent à tous moments de mes entrailles, qui y
rentrent, et qui les déchirent. »
Après cette dégoûtante et abominable histoire, le Péché
ouvre à Satan les portes de l’enfer ; il laisse les diables sur
le bord du Phlégéton, du Styx, et du Léthé : les uns jouent
de la harpe, les autres courent la bague ; quelques-uns
disputent sur la grâce et sur la prédestination. Cependant
Satan voyage dans les espaces imaginaires : il tombe dans
le vide, et il tomberait encore si une nuée ne l’avait
repoussé en haut. Il arrive dans le pays du chaos ; il traverse
le paradis des fous, the paradise of fools (c’est l’un des
endroits qui ne sont point traduits en français) ; il trouve
dans ce paradis les indulgences, les Agnus Dei, les
chapelets, les capuchons, et les scapulaires des moines.
Voilà des imaginations dont tout lecteur sensé a été
révolté ; et il faut que le poème soit bien beau d’ailleurs
pour qu’on ait pu le lire, malgré l’ennui que doit causer cet
amas de folies désagréables.
La guerre entre les bons et les mauvais anges a paru aussi
aux connaisseurs un épisode où le sublime est trop noyé

94
dans extravagant. Le merveilleux même doit être sage ; il
faut qu’il conserve un air de vraisemblance, et qu’il soit
traité avec goût. Les critiques les plus judicieux n’ont
trouvé dans cet endroit ni goût, ni vraisemblance, ni raison :
ils ont regardé comme une grande faute contre le goût la
peine que prend Milton de peindre le caractère de Raphaël,
de Michel, d’Abdiel, d’Uriel, de Moloch, de Nisroth,
d’Astaroth, tous êtres imaginaires dont le lecteur ne peut se
former aucune idée, et auxquels on ne peut prendre aucun
intérêt, Homère, en parlant de ses dieux, les caractérisait par
leurs attributs que l’on connaissait ; mais un lecteur chrétien
a envie de rire quand on veut lui faire connaître à fond
Nisroth, Moloch, et Abdiel. On a reproché à Homère de
longues et inutiles harangues, et surtout les plaisanteries de
ses héros : comment souffrir dans Milton les harangues et
les railleries des anges et des diables pendant la bataille qui
se donne dans le ciel ? Ces mêmes critiques ont jugé que
Milton péchait contre le vraisemblable, d’avoir placé du
canon dans l’armée de Satan, et d’avoir armé d’épées tous
ces esprits, qui ne pouvaient se blesser ; car il arrive que,
lorsque je ne sais quel ange a coupé en deux je ne sais quel
diable, les deux parties du diable se réunissent dans le
moment.
Ils ont trouvé que Milton choquait évidemment la raison
par une contradiction inexcusable, lorsque Dieu le père
envoie ses fidèles anges combattre, réduire, et punir les
rebelles. « Allez, dit Dieu à Michel et à Gabriel ; poursuivez
mes ennemis jusqu’aux extrémités du ciel ; précipitez-les,

95
loin de Dieu et de leur bonheur, dans le Tartare, qui ouvre
déjà son brûlant chaos pour les engloutir. » Comment se
peut-il qu’après un ordre si positif la victoire reste
indécise ? et pourquoi Dieu donne-t-il un ordre inutile ? Il
parle, et n’est point obéi ; il veut vaincre, et on lui résiste : il
manque à la fois de prévoyance et de pouvoir. Il ne devait
point ordonner à ses anges de faire ce que son fils unique
seul devait faire.
C’est ce grand nombre de fautes grossières qui fit sans
doute dire à Dryden, dans sa préface sur l’Énéide, que
Milton ne vaut guère mieux que notre Chapelain et notre
Lemoyne ; mais aussi ce sont les beautés admirables de
Milton qui ont fait dire à ce même Dryden que la nature
l’avait formé de l’âme d’Homère et de celle de Virgile. Ce
n’est pas la première fois qu’on a porté du même ouvrage
des jugements contradictoires : quand on arrive à Versailles
du côté de la cour, on voit un vilain petit bâtiment écrasé
avec sept croisées de face, accompagné de tout ce que l’on
a pu imaginer de plus mauvais goût ; quand on le regarde
du côté des jardins, on voit un palais immense, dont les
beautés peuvent racheter les défauts.
Lorsque j’étais à Londres, j’osai composer en anglais un
petit Essai sur la poésie épique [12], dans lequel je pris la
liberté de dire que nos bons juges français ne manqueraient
pas de relever toutes les fautes dont je viens de parler. Ce
que j’avais prévu est arrivé, et la plupart des critiques de ce
pays-ci ont jugé, autant qu’on le peut faire sur une
traduction, que le Paradis perdu est un ouvrage plus

96
singulier que naturel, plus plein d’imagination que de
grâces, et de hardiesse que de choix, dont le sujet est tout
idéal, et qui semble n’être pas fait pour l’homme.

1. ↑ Voyez aussi le long article que Voltaire, en 1771, consacra, dans ses
Questions sur l’Encyclopédie, à Milton.
2. ↑ La traduction du Paradis perdu, par Dupré de Saint-Maur, ne parut
qu’en 1729. Le premier alinéa du chapitre sur Milton est de 1733. (B.)
3. ↑ Ginguené (Biographie universelle, II, 138) dit que c’est faire trop
d’honneur à l’ouvrage d’Andreino que de prétendre que Milton y puisa
l’idée de son poëme ; Johnson, dans sa Vie de Milton, regarde comme une
histoire bizarre et dénuée de fondement le récit de Voltaire. (B.)
4. ↑ Paradis perdu, liv. IV, v. 32.
5. ↑ Voltaire ajouta, en 1771, onze vers à ceux qu’on lit ici.
6. ↑ Le livre de Saumaise intitulé Defensio regia, imprimé en 1649,
réimprimé en 1651, fut réfuté par l’ouvrage de Milton ayant pour titre
Defensio pro populo anglicano, 1651, in-folio. (B.)
7. ↑ Milton, le 26 avril 1667, vendit son manuscrit à Samuel Simmons pour
cinq livres sterling payées comptant, avec promesse du libraire d’en
payer cinq de plus quand il aurait vendu plus de treize cents exemplaires
de la première édition, cinq autres après la vente d’un même nombre de
la seconde, et enfin cinq après un pareil débit lors de la troisième. Il
n’avait paru que deux éditions quand Milton mourut, le 10 novembre
1674 (vieux style), n’ayant ainsi reçu que quinze livres sterling. Sa
veuve, en 1680, vendit tous ses droits moyennant huit livres sterling à S.
Simmons. Celui-ci transporta, moyennant vingt-cinq livres sterling, tous
ses droits à Brabazon Aylmer, qui les vendit à Jacob Tonson, une moitié
le 17 avril 1683, et l’autre moitié le 21 mars 1690, moyennant une
somme plus considérable. Voyez les Vies de Milton et d’Addison, par S.
Johnson (traduit par Boulard), in-18, tome Ier, pages 100-101. (B.)
8. ↑ Johnson observe que les livres ne se vendaient pas du temps de Milton
comme aujourd’hui. La lecture n’était pas alors l’amusement général…
Dans l’espace de quarante-un ans, depuis 1623 jusqu’à 1664,
l’Angleterre se contenta de deux éditions des œuvres de Shakespeare, qui
probablement ne formaient pas ensemble mille exemplaires. (B.)

97
9. ↑ Voltaire a reparlé, en 1771, Du reproche de plagiat fait à Milton. (B.)
10. ↑ Le Tasse, chant IV, stance III.
11. ↑ Boileau, Art poétique, chant III.
12. ↑ C’est en partie celui-ci même, qui, en plusieurs endroits, est une
traduction littérale de l’ouvrage anglais. (Note de Voltaire, 1756.)

98
CONCLUSION.

Nous n’avions point de poëme épique en France, et je ne


sais même si nous en avons aujourd’hui, La Henriade, à la
vérité, a été imprimée souvent ; mais il y aurait trop de
présomption à regarder ce poëme comme un ouvrage qui
doit passer à la postérité, et effacer la honte qu’on a
reprochée si longtemps à la France de n’avoir pu produire
un poëme épique. C’est au temps seul à confirmer la
réputation des grands ouvrages. Les artistes ne sont bien
jugés que quand ils ne sont plus.
Il est honteux pour nous, à la vérité, que les étrangers se
vantent d’avoir des poëmes épiques, et que nous, qui avons
réussi en tant de genres, nous soyons forcés d’avouer, sur ce
point, notre stérilité et notre faiblesse. L’Europe a cru les
Français incapables de l’épopée ; mais il y a un peu
d’injustice à juger la France sur les Chapelain, les
Lemoyne, les Desmarets, les Cassaigne, et les Scudéri. Si
un écrivain, célèbre d’ailleurs, avait échoué dans cette
entreprise ; si un Corneille, un Despréaux, un Racine,
avaient fait de mauvais poëmes épiques, on aurait raison de
croire l’esprit français incapable de cet ouvrage : mais
aucun de nos grands hommes n’a travaillé dans ce genre ; il
n’y a eu que les plus faibles qui aient osé porter ce fardeau,
et ils ont succombé.
En effet, de tous ceux qui ont fait des poëmes épiques, il
n’y en a aucun qui soit connu par quelque autre écrit un peu

99
estimé. La comédie des Visionnaires de Desmarets est le
seul ouvrage d’un poëte épique qui ait eu, en son temps,
quelque réputation ; mais c’était avant que Molière eût fait
goûter la bonne comédie. Les Visionnaires de Desmarets
étaient réellement une très-mauvaise pièce, aussi bien que la
Mariamne de Tristan, et l’Amour tyrannique de Scudéri, qui
ne devaient leur réputation passagère qu’au mauvais goût
du siècle.
Quelques-uns ont voulu réparer notre disette en donnant
au Télémaque le titre de poëme épique ; mais rien ne prouve
mieux la pauvreté que de se vanter d’un bien qu’on n’a
pas : on confond toutes les idées, on transpose les limites
des arts, quand on donne le nom de poëme à la prose. Le
Télémaque est un roman [1] moral, écrit, à la vérité, dans le
style dont on aurait dû se servir pour traduire Homère en
prose ; mais l’illustre auteur du Télémaque avait trop de
goût, était trop savant et trop juste pour appeler son roman
du nom de poëme. J’ose dire plus, c’est que si cet ouvrage
était écrit en vers français, je dis même en beaux vers, il
deviendrait un poëme ennuyeux, par la raison qu’il est plein
de détails que nous ne souffrons point dans notre poésie, et
que de longs discours politiques et économiques ne
plairaient assurément pas en vers français. Quiconque
connaîtra bien le goût de notre nation sentira qu’il serait
ridicule d’exprimer en vers [2] « qu’il faut distinguer les
citoyens en sept classes : habiller la première de blanc avec
une frange d’or, lui donner un anneau et une médaille ;
habiller la seconde de bleu, avec un anneau et point de

100
médaille ; la troisième de vert, avec une médaille, sans
anneau et sans frange, etc. ; et enfin donner aux esclaves
des habits gris brun ». Il ne conviendrait pas davantage de
dire « qu’il faut qu’une maison soit tournée à un aspect
sain, que les logements en soient dégagés, que l’ordre et la
propreté s’y conservent, que l’entretien soit de peu de
dépense, que chaque maison un peu considérable ait un
salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour les
hommes libres ». En un mot, tous les détails dans lesquels
Mentor daigne entrer seraient aussi indignes d’un poëme
épique qu’ils le sont d’un ministre d’État.
On a encore accusé longtemps notre langue de n’être pas
assez sublime pour la poésie épique. Il est vrai que chaque
langue a son génie, formé en partie par le génie même du
peuple qui la parle, et en partie par la construction de ses
phrases, par la longueur ou la brièveté de ses mots, etc. Il
est vrai que le latin et le grec étaient des langues plus
poétiques et plus harmonieuses que celles de l’Europe
moderne ; mais, sans entrer dans un plus long détail, il est
aisé de finir cette dispute en deux mots. Il est certain que
notre langue est plus forte que l’italienne, et plus douce que
l’anglaise. Les Anglais et les Italiens ont des poëmes
épiques : il est donc clair que, si nous n’en avions pas, ce ne
serait pas la faute de la langue française.
On s’en est aussi pris à la gêne de la rime, et avec encore
moins de raison. La Jérusalem et le Roland furieux sont
rimés, sont beaucoup plus longs que l’Énéide, et ont de plus
l’uniformité des stances ; et non-seulement tous les vers,

101
mais presque tous les mots finissent par une de ces voyelles,
a, e, i, o : cependant on lit ces poëmes sans dégoût, et le
plaisir qu’ils font empêche qu’on ne sente la monotonie
qu’on leur reproche.
Il faut avouer qu’il est plus difficile à un Français qu’à un
autre de faire un poëme épique ; mais ce n’est ni à cause de
la rime, ni à cause de la sécheresse de notre langue. Oserai-
je le dire ? c’est que de toutes les nations polies, la nôtre est
la moins poétique. Les ouvrages en vers qui sont le plus à la
mode en France sont les pièces de théâtre : ces pièces
doivent être écrites dans un style naturel, qui approche
assez de celui de la conversation. Despréaux n’a jamais
traité que des sujets didactiques, qui demandent de la
simplicité : on sait que l’exactitude et l’élégance font le
mérite de ses vers, comme de ceux de Racine ; et lorsque
Despréaux a voulu s’élever dans une ode, il n’a plus été
Despréaux.
Ces exemples ont en partie accoutumé la poésie française
à une marche trop uniforme ; l’esprit géométrique, qui de
nos jours s’est emparé des belles-lettres, a encore été un
nouveau frein pour la poésie. Notre nation, regardée comme
si légère par des étrangers qui ne jugent de nous que par nos
petits-maîtres, est de toutes les nations la plus sage, la
plume à la main. La méthode est la qualité dominante de
nos écrivains. On cherche le vrai en tout ; on préfère
l’histoire au roman ; les Cyrus, les Clélie, et les Astrée, ne
sont aujourd’hui lus de personne. Si quelques romans
nouveaux paraissent encore, et s’ils font pour un temps

102
l’amusement de la jeunesse frivole, les vrais gens de lettres
les méprisent. Insensiblement il s’est formé un goût général
qui donne assez l’exclusion aux imaginations de l’épopée ;
on se moquerait également d’un auteur qui emploierait les
dieux du paganisme, et de celui qui se servirait de nos
saints : Vénus et Junon doivent rester dans les anciens
poëmes grecs et latins ; sainte Geneviève, saint Denis, saint
Roch, et saint Christophe, ne doivent se trouver ailleurs que
dans notre légende. Les cornes et les queues des diables ne
sont tout au plus que des sujets de raillerie ; on ne daigne
pas même en plaisanter.
Les Italiens s’accommodent assez des saints, et les
Anglais ont donné beaucoup de réputation au diable ; mais
bien des idées qui seraient sublimes pour eux ne nous
paraîtraient qu’extravagantes. Je me souviens que lorsque je
consultai, il y a plus de douze ans [3], sur ma Henriade feu
M. de Malezieux, homme qui joignait une grande
imagination à une littérature immense, il me dit : « Vous
entreprenez un ouvrage qui n’est pas fait pour notre nation :
les Français n’ont pas la tête épique. » Ce furent ses
propres paroles, et il ajouta : « Quand vous écririez aussi
bien que MM. Racine et Despréaux, ce sera beaucoup si on
vous lit. »
C’est pour me conformer à ce génie sage et exact qui
règne dans le siècle où je vis, que j’ai choisi un héros
véritable au lieu d’un héros fabuleux ; que j’ai décrit des
guerres réelles, et non des batailles chimériques ; que je n’ai
employé aucune fiction qui ne soit une image sensible de la

103
vérité. Quelque chose que je dise de plus sur cet ouvrage, je
ne dirai rien que les critiques éclairés ne sachent ; c’est à la
Henriade seule à parler en sa défense [4], et au temps seul de
désarmer l’envie.

FIN DE L ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

1. ↑ Cette expression donna naissance à l’Apologie du Télémaque, dont il


est parlé dans le dernier alinéa de la page 304.
2. ↑ Livre XII.
3. ↑ Toute la Conclusion parut en 1733 telle qu’elle est aujourd’hui, mais
bien différente de ce qu’était la fin de l’Essai dans la traduction par
Desfontaines. (B.)
4. ↑ C’est ici qu’en 1733 et 1742 finissait l’ouvrage ; dans les éditions de
1746, 1748, 1751, et 1752, on lit : « et le temps seul peut désarmer
l’envie. » La version actuelle est de 1756. (B.)

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