Encyclopedieberbere 1520
Encyclopedieberbere 1520
Encyclopedieberbere 1520
25 | 2003
25 | Iseqqemâren – Juba
Juba
M. Coltelloni-Trannoy
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/1520
DOI : 10.4000/encyclopedieberbere.1520
ISSN : 2262-7197
Éditeur
Peeters Publishers
Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2003
Pagination : 3914-3938
ISBN : 2-7449-0424-4
ISSN : 1015-7344
Référence électronique
M. Coltelloni-Trannoy, « Juba », Encyclopédie berbère [En ligne], 25 | 2003, document J13, mis en ligne
le 01 juin 2011, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/
encyclopedieberbere/1520 ; DOI : https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.1520
Juba
M. Coltelloni-Trannoy
NOTE DE L’ÉDITEUR
NDLR : Les illustrations de la notice « Juba », reprises de l’ouvrage de Michèle
Coltelloni-Trannoy (1997), ont pu être reproduites grâce à l’aide technique et à
l’autorisation de la Rédaction d’Antiquités Africaines (Aix-en-Provence) que nous tenons
à remercier très vivement.
1 Le nom libyque Juba (Iuba en latin, loba, lobas ou Ioubas en grec, Iobai en punique),
porté par deux rois numides connus de nous, est un nom théophore, comme d’autres
noms royaux en Afrique (Sophas/Syphax, Iemsal, Masgaua) : une inscription tardive
atteste l’existence d’un dieu Iuba associé au génie de Vanisnesi, à des dii Indirozoglezim et
à Jupiter (en Maurétanie Sitifienne, ILS, 4490) ; des tribus ou des lieux devaient sans
doute aussi leur nom à cette divinité, tel le fundus Iubaltianensis en Byzacène (CIL, VIII,
11247) ; de simples particuliers le portaient également (CIL, VIII, 5074, à Thubursicu
Numidarum ; 9924 à Tlemcen ; 15763).
2 Le suffixe latin en -tianus indique l’ancienne appartenance d’un individu à la maison
d’un Juba : deux affranchis de Juba II, dont les tombes ont été découvertes à Rome, sont
connus sous ce cognomen (Chius Aug (usti) Iubatianus : CIL, VI, 9046 ; Iulia Prima Iuba
(tiana) : CIL, VI, 35602) et plus tard, on trouve un évêque Iubatianus à Novarica (Sillègue/
Beni Fouda : P. Mesnage, « Le christianisme en Afrique », Rev. Afr., LVII, 1913, p. 471 et
486). Les deux formations concurrentes (Iubatianus et Iubaltianensis) pourraient indiquer
que la transcription latine du nom indigène était mal fixée, Iuba ou Iubal ( ?).
Juba Ier
3 Juba Ier avait pour ancêtre lointain le prestigieux Massinissa dont un petit-fils, Gauda,
devint roi de Numidie après la défaite et la mort de son demi-frère Jugurtha, battu par
les armées romaines en 105 avant notre ère : le royaume de Jugurtha lui revenait,
cependant amputé de ses territoires occidentaux donnés au roi maure Bocchus
l’Ancien, en récompense de l’aide active qu’il avait apportée aux Romains auxquels il
avait livré Jugurtha (Sall., Jug., 113). À la mort de Gauda, ses deux fils, Hiempsal, l’aîné
sans doute, et Masteabar se partagèrent le royaume paternel, selon une coutume
africaine également en vigueur pour d’autres successions, celle de Massinissa puis celle
de son fils Micipsa, ou bien, en Maurétanie, celle de Sosus. Le royaume de Hiempsal II,
qui devint à sa mort celui de son fils, Juba Ier, recouvrait le cœur du pays massyle, entre
la Fossa Regia (ancienne limite du territoire carthaginois, devenue la limite de la
province romaine d’Afrique) et Cirta (Constantine) ; l’un et l’autre furent suzerains du
domaine moins important, créé à l’ouest, qui avait échu à Masteabar, auquel devait
succéder son fils Massinissa II : cette Numidie occidentale prenait fin au flumen Saua
(oued Soummam) qui traçait la limite nord de la Numidie avec le royaume maure
occidental, celui de Bocchus II ; elle devait embrasser la Petite Kabylie et la région de
Sétif.
4 Juba Ier dut naître vers 85 car il n’est encore qu’un adulescens lorsque Cicéron le voit à
Rome en 63, envoyé en mission diplomatique par son père Hiempsal réclamer un jeune
Numide, Masintha, réfugié à Rome ; une altercation surgit entre lui et César, patron de
Masintha, qui s’opposait à l’extradition de son protégé et saisit Juba par la barbe (Cic,
Leg. agr., II, 58 ; Suét., Caes., 71). Il devint roi peu après, puisqu’il est sur le trône quand
le tribun du peuple Curion propose l’annexion de son royaume en 50 (César, Bellum
Ciuile, II, 25, 4) : ce fait, qui s’ajoutait à l’incident de 63, dut contribuer en partie à son
choix politique quand éclata la guerre civile en 49. On sait que Juba I er, qui possédait un
harem à Zama/Jâma( ?)(Bellum Africanum, 91, 2-4), avait plusieurs enfants : l’un d’eux est
le futur Juba II, dont la mère est inconnue de nous (la généalogie numide, de Massinissa
à Juba II, est connue par les textes littéraires et par une inscription espagnole : ILS, 840).
Les peuples du royaume de Maurétanie et de la province d’Afrique Proconsulaire.
7 Mais on voit que les villes, comme les peuples, étaient en mesure de contester l’autorité
royale puisque Zama refusa d’accueillir son roi dans sa fuite après la victoire césarienne
de Thapsus (B. Afr., 91). Sa localisation est encore douteuse, mais il faut sans doute la
situer à Jâma, à 30 km au nord de Mactaris (Mactar). Le qualificatif royal de Zama,
« regia », ne désigne pas son statut de capitale car il est absent du nom des autres cités
majeures d’Afrique (Cirta, Iol, Siga) ; en revanche on le rencontre dans une série de
toponymes (Aquae Regiae [Ain Beïda ?], Hippo Regius [Annaba], Regiae [Arbal], Thimida
Regia) et dans le nom de certaines tribus (les Musuni Regiani près de Thelepte [Feriana],
les Suburbures Regiani, près de Cirta ; les Mazices Regiani Montenses près de Lambèse ; les
Marazanenses Regii, mentionnés dans les Actes de la Conférence des évêques de 411, nesont
pas situés avec précision). Tous ces peuples et toutes ces villes sont localisés surtout en
Numidie ou, pour certains, dans des territoires, qui, au temps de Juba I er, appartenaient
à la Maurétanie de Bocchus le Jeune, mais avaient fait partie du royaume de Massinissa.
On pense que les villes se trouvaient sur des terres qui appartenaient en bien propre à
la famille royale, d’où le qualificatif de Regius/a ; peut-être aussi avaient-elles été le
siège d’ateliers monétaires, ce qui permettrait d’expliquer l’abondance des émissions
massyles. Ces biens royaux avaient été implantés dans les territoires que Massinissa
avait gagnés sur Syphax et surtout sur Carthage (la seule exception est Bulla Regia, qui
doit son épithète royale à la résidence qu’y établit l’usurpateur Hiarbas, ? -80 avant J.-
C). Quant aux peuples Regiani, G. Camps propose de les considérer comme des sortes de
tribus makhzens, au service du roi en échange d’avantages divers, peut-être leur
installation sur des terres royales.
8 Le règne de Juba Ier se situe dans le cours d’une évolution qui voit la puissance romaine
se renforcer peu à peu en Afrique du Nord et, de ce fait, infléchir la nature du pouvoir
royal et ses représentations : le roi est le dernier souverain numide indépendant et
capable, dans une mesure relative, de jouer d’une certaine liberté d’action. Cette liberté
se déploie dans un cadre de relations très marqué par les codes romains, la fides, qui
fonde le système aristocratique de la clientèle, et l’amicitia qui en est l’expression
politique (alliance ou, plus exactement, soumission du roi à Rome). Depuis Masinissa,
les puissants protecteurs des rois numides à Rome sortent tous de la famille des
Scipions : ainsi, Juba Ier a pour patron P. Cornélius Metellus Pius Scipio. Cette protection
l’entraînait naturellement dans le camp des Optimates qui se liguent autour de Pompée
contre César ; elle lui valut aussi d’être nommé, en 49, « ami et allié » de Rome par le
sénat pompéien et « ennemi public » par le sénat césarien (DC, 41, 42, 7). L’alliance
accordée par les pompéiens s’accompagnait de cadeaux que Dion Cassius laisse
indéfinis, sans doute des objets significatifs d’une haute position sociale et politique
(insignes consulaires telles la chaise curule ou la toge prétexte, déjà offerts à des
princes africains ?) ; cette reconnaissance de son rang explique que Juba I er essaya
d’occuper la place centrale entre Scipion et Caton, lors d’une entrevue, mais Caton
manœuvra de manière à le laisser à gauche de Scipion (Plut., Caton, 57). Les titres
concédés aux rois étaient toujours pesés avec attention : celui d’« ami et allié », celui de
« roi » reconnaissaient leur prééminence locale aux yeux des Romains, ce qui confortait
bien sûr la position de Juba dans son royaume ; ils la fragilisaient aussi car elle était
étroitement liée à la protection romaine et, en l’occurrence, au destin d’une faction
pendant les guerres civiles. Le titre latin de « rex » apparaît sur plusieurs deniers de
Juba Ier ( CNNM, 84-86, 87) ; il ne traduit qu’imparfaitement les titres africains, en
libyque « mastan » (« le protecteur » : MSTN sur les monnaies de Sosus, CNNM, 99-102),
gellid ou agellid* (GLD ou GLDT sur la bilingue de Dougga, J.-B. Chabot, Recueil des
inscriptions libyques, Paris, 1940-1941, p. 213) ou en punique « mamleket », « royauté »
ou plutôt « personne royale », « maître du royaume » (HMMLKT sur les monnaies de
Juba Ier, CNNM, 84-93).
9 Les monnaies du roi Juba Ier s’inscrivent dans une tradition déjà longue qui, depuis
Massinissa, fait évoluer le pouvoir royal en Afrique sur le modèle politique dominant en
Méditerranée, celui des États hellénistiques et celui de Rome. Juba I er fait battre
monnaie pour affirmer l’identité et l’autorité de son pouvoir, aussi bien vis-à-vis des
forces de contestation internes à son royaume que vis-à-vis de ses puissants alliés
romains. On compte deux séries monétaires distinctes. L’une, en bronze, est assez
fruste et d’un système pondéral indéfini ; la titulature figure au revers et en punique ;
l’autre série est faite de belles pièces d’argent qui suivent le système pondéral romain
et qui, pour la première fois en Afrique, présentent la titulature au droit comme sur les
monnaies romaines. Ces monnaies d’argent, à la frappe soignée, suivent le module et le
poids des deniers, quinaires et sesterces romains : elles pouvaient donc circuler en
Afrique mêlées aux pièces romaines ; il est vraisemblable qu’elles sont le fait d’artistes
romains qui ont travaillé pour le roi, sans doute à partir de 49, dans les ateliers de
Scipion. Des deniers de Juba Ier ont été trouvés en Gaule, sans doute apportés par les
vétérans de César (B. Fischer, Les monnaies antiques d’Afrique du Nord trouvées en Gaule,
XXXVIe suppl. à Gallia, Paris, 1978).
10 L’ensemble des types est soit d’inspiration romaine, soit d’inspiration africaine : au
droit l’effigie du roi, de l’Africa, d’une Victoire ailée ou de Baal Hammon, ou bien un
temple ; les revers présentent soit un monument, soit un animal africain (cheval, lion,
éléphant). La représentation de monuments sur les monnaies est une caractéristique
romaine : ces types naissent à Rome dans le courant du I er siècle avant notre ère. Les
monnaies de Juba s’inspiraient donc de ces nouvelles émissions puisqu’elles présentent
deux types d’édifices : un temple octostyle d’ordre ionique dont le fronton ressemble
plutôt à un lanterneau (CNNM, 84-86, 90-91) ; un autre édifice (CNNM, 91), comportant
deux étages, a une façade penta-style composée de trois atlantes séparés par deux
colonnes aux bases moulurées (porte de sanctuaire ou de palais ?). Il s’agit peut-être de
monuments de Zama, embellie et fortifiée par Juba (Vitruve, VIII, 3), ou de Cirta,
embellie par les architectes de Micipsa. Ces monnaies sont proches des monuments
représentés sur les monnaies romaines à cette époque, en particulier la basilique
Aemilia, restaurée en 78 par M. Aemilius Lepidus, père du triumvir (une série monétaire
la représentant est frappée par Lépide en 66-65 : E. A. Sydenham, The Coinage of the
Roman Republic, Londres [éd. révisée], 1952, 833-834), et la Villa publica, restaurée en 98,
toutes les deux à deux étages, comme l’édifice des bronzes de Juba. La Villa publica, où
Juba a peut-être logé en tant qu’hôte étranger, est figurée sur les monnaies de P.
Fonteius Capito en 61 (E. A. Sydenham, ibid., 901).
11 Les monnaies à l’Africa coiffée d’une dépouille d’éléphant (un bronze, CNNM, 93 et un
denier, CNNM, 89) s’interprètent en fonction de plusieurs références. D’une part, elles
sont nettement d’inspiration hellénistique puisque ce type apparut pour la première
fois sur des émissions siciliennes d’Agathocle de Syracuse (G. F. Hill, Coins of Ancient
Sicily, Westminster, 1903, p. 155-156, pl. XI, 12) ; mais elles sont également destinées à
manifester le droit du roi sur la Numidie car le bronze se rattache, par le détail de la
trompe relevée, aux premières émissions africaines de ce type, celle de l’usurpateur de
son père, le roi Hiarbas (CNNM, 94-95, 97-98) ; le denier opte pour la trompe abaissée
entre les défenses, un motif que l’on trouve au même moment sur les deniers africains
de Metellus Scipion et d’Eppius (émis en 47-46 : E. A. Sydenahm, op. cit., 1051) dont le roi
Juba Ier est l’allié africain contre les armées césariennes. Au revers du bronze, un lion,
blason du pouvoir royal, manifestation de la puissance du grand dieu africain lié au
pouvoir, Baal Hammon.
Deniers de Juba I.
12 Au droit des deniers figure l’effigie du roi, fidèle à la mode africaine que rapporte
Strabon (XVII, 7, 2 ; Silius Italicus, Punica, III, 284-2) et comparable aux descriptions que
nous avons de Juba Ier (adulescens bene capillatus : Cic., De Leg. agr., II, 22) : on y voit cinq
étages de boucles, les deux premiers rangs séparés par un diadème aux attaches
flottantes, insigne de la monarchie hellénistique depuis Alexandre ; il porte aussi la
moustache et une barbe bouclée, un manteau agrafé sur l’épaule gauche, formant
quatre plis sur la poitrine, un sceptre sur l’épaule droite ; en avant REX IVBA. Ces
éléments ont amené à lui attribuer deux portraits, l’un trouvé à Cherchel et aujourd’hui
au Louvre, l’autre à Naples. A. Bertrandy propose aussi de l’identifier à un cavalier
diadémé, figuré sur une stèle datée de cette époque.
13 Au total, ce numéraire ne présente pas une simple imitation des modèles romains, mais
l’adoption de techniques et de types qui mettent en scène le pouvoir de Juba I er et
posent ses exigences face au pouvoir romain : on sait que Juba I er tentait de se faire
admettre comme l’égal des chefs pompéiens (cf. infra).
14 Il n’en reste pas moins qu’il intègre sa monnaie au système romain, ce qui traduit
l’évolution rapide du monde africain vers la romanisation.
15 L’alliance avec Juba Ier était une pièce maîtresse dans le jeu pompéien et le roi en était
bien conscient. Son premier atout tenait à la situation géographique de son royaume,
aux portes de la province romaine, un avantage que doublait la richesse de ses sols.
Autre atout, la cavalerie numide, dont la rapidité fut admirée et recherchée à toutes les
époques. Juba sut renouveler cette tradition militaire en constituant, d’ailleurs à la
suite de Jugurtha, des unités équipées à la romaine, dotées en particulier du mors et de
la selle (BA, 48, 1) ; lui-même s’entourait d’une garde gauloise et espagnole, comptant
2 000 hommes (BA, 48, 2 ; BC, II, 40, 1). Les forces de Juba I er sont considérables (BA, 1, 4 ;
48, 1 et 5) : 4 légions formées sur le modèle romain, une cavalerie régulière avec
chevaux munis de mors, un très grand nombre d’indigènes, cavaliers et fantassins, et
des éléphants, 120 selon les césariens, mais c’est sans doute une erreur (à Thapsus, il y
en a 64). Des cavaliers numides sont aussi mis à disposition des armées pompéiennes.
16 Le rôle que joua Juba Ier au cours de la guerre d’Afrique, de 49 à 46, est essentiellement
connu par les écrits césariens, le Bellum Ciuile et le Bellum Africanum, auxquels s’ajoutent
diverses informations venant de Cicéron puis d’historiens de l’Empire, Appien ou Dion
Cassius qui doit dépendre des livres perdus de Tite-Live ou d’Asinius Pollion. Dès le
début 49, le sénat doit s’occuper de la situation en Afrique : à la séance du 1 er janvier, on
propose de le nommer socius et amicus, pour lui montrer que l’on comptait sur son aide
(BC, I, 6, 3-4), mais le titre ne lui fut officiellement décerné que quelques mois plus tard.
Les pompéiens lèvent ensuite deux légions en Afrique, outre celle qui s’y trouvait déjà,
et une alliance est conclue avec Juba par l’intermédiaire de P. Attius Varus, un ancien
gouverneur de l’Africa (Appien, Ciu., II, 44) ; les troupes pompéiennes ont pour base
Utique. En juin 49, le césarien Curion, qui a débarqué dans la péninsule du cap Bon,
s’installe aux castra cornelia, l’ancien camp de Scipion l’Africain lors de la Deuxième
Guerre punique, d’où il voit le camp de Varus : ce dernier peut compter, outre les forces
romaines, sur 600 cavaliers et 400 fantassins envoyés par Juba I er. Lors des premières
escarmouches, les Africains cèdent au premier choc et s’enfuient ou périssent (BC, 25,
2-3 et 5) : il est possible que les unités africaines aient en réalité, comme bien souvent
ensuite, appliqué leur tactique traditionnelle de la guérilla. Puis la bataille entre les
deux armées romaines aboutit à un désastre pompéien. Le lendemain, des courriers de
Juba arrivent à Utique où Varus s’est réfugié, annonçant de grands renforts et invitant
Utique à résister. Curion, croyant que le lieutenant de Juba, Saburra, est seul, se décide
à le rejoindre, à 24 km de là, et à le combattre. Mais, lorsqu’il prend par surprise
Saburra dans la nuit, Juba arrive avec son armée et 60 éléphants ; le combat a lieu dans
la plaine qui s’étend entre la Medjerda et les collines de Chaouat. Les Romains épuisés
ne peuvent résister aux charges de la cavalerie numide, Curion meurt, de l’infanterie, il
ne reste pas un seul homme (BC, II, 39-42). Le reste de l’armée s’enfuit ou est massacré
par Juba avant d’atteindre Varus auquel les soldats voulaient se rendre. Juba fait son
entrée dans Utique, suivi de nombreux sénateurs, et s’y comporte en maître, puis il
retourne dans son royaume avec son armée (BC, II, 44, 2-3). Le sénat qui siégeait en
Macédoine lui accorde le titre de « roi, ami et allié », le sénat césarien le déclare
« ennemi public » et reconnaît rois Bocchus et Bogud, hostiles au roi numide (DC, 41,
42, 7) : leur concours, accru des bandes de Sittius, serait nécessaire aux troupes
romaines qui devaient venir d’Espagne, mais aussi pour prendre Juba à revers.
17 Juba Ier a très mauvaise presse : il est taxé d’ homo superbissimus ineptissimusque par
l’auteur du BA, 57, 6 (voir aussi Appien, Ciu., II, 83 et Cic, Ep. ad fam., IX, 6, 3) ; sa cruauté
est connue et son orgueil, exalté par sa victoire sur Curion, exaspère les Romains : il
refuse d’accepter des ordres ou mêmes des conseils de ses alliés ; pour montrer son
indépendance, il campe et combat à part pendant toute la guerre. Seul, Caton, arrivé à
Utique avec Metellus Scipion au printemps 47, et reconnu chef des pompéiens, ose lui
tenir tête : lors de leur première entrevue, il porte son siège auprès de celui de Scipion
qu’il mit au milieu, le roi ayant ainsi la dernière place (Plut., Caton, 57) ; lorsque Juba
veut massacrer la population d’Utique, Scipion n’ose pas s’y opposer, mais Caton fait
prévaloir son avis (Plut., Caton, 58 ; DC, 42, 57).
18 Lorsque César passe en Afrique en octobre 47 et installe son camp à Ruspina (près
d’Henchir Tenir), non loin de Leptis Magna, Juba Ier veut rejoindre Scipion, mais Bocchus
et Sittius interviennent : traversant en hâte les États de Massi-nissa, ils se jettent sur la
Numidie, Cirta est prise en quelques jours, Sittius pille villes et campagnes et massacre
les défenseurs de deux villes gétules qui ne s’étaient pas rendus (BA, 25, 1-3 ; DC, 48, 3,
2-4 ; Appien, Ciu., II, 96). Juba en est informé alors qu’il est proche de Scipion et
rebrousse chemin, laissant 30 éléphants à Scipion. Mais tous les jours, des Numides et
des Gétules s’enfuient de son camp pour retourner chez eux ou rejoindre César car ils
savaient qu’il était apparenté à Marius dont leurs ancêtres avaient reçu des terres après
Jugurtha (BA, 32, 3-4 ; 35 ; 56, 4 ; DC, 43, 4, 2). Un premier succès de César à Uzitta
(Henchir Makreeba), près du camp des pompéiens, en janvier 46, a pour conséquence le
retour de Juba, bien que Sittius lui eût pris une forteresse où il gardait du blé et du
matériel de guerre : Scipion lui aurait promis tout ce que les Romains possédaient en
Afrique (DC, 43, 4, 6). Le roi laisse alors Saburra combattre Sittius et arrive avec trois
légions, 800 cavaliers équipés à la romaine, de très nombreux cavaliers et fantassins
armés à la légère et 30 éléphants (BA, 48, 1 ; DC, 43, 6, 1). Il établit son camp à quelque
distance de celui de Scipion, revendique le droit de porter le manteau pourpre et donne
des ordres même à des sénateurs (BA, 57, 2 et 5-6). Malgré sa présence, près de mille
cavaliers gétules incorporés dans les légions de Scipion passent à César avec leurs
valets. En outre, une révolte éclate en Numidie, chez les Gétules de la région de Dougga,
et le roi est obligé de détacher 6 cohortes pour la combattre (BA, 55 ; 56, 4). Jusqu’à la
bataille finale de Thapsus, en mars 46, la guerre se signale par l’absence de combat
décisif car les chefs pompéiens préfèrent mener une guerre d’usure où la tactique
numide a la part belle : quand les cavaliers césariens se heurtent aux Numides, ils
perdent un grand nombre de chevaux, blessés ou tués par javelots, et les légionnaires
s’épuisent à les poursuivre. César se dirige alors en mars vers la ville d’Aggar (Ksur es-
Saf) qui était de son parti, où il pourrait mieux se ravitailler qu’à Uzitta. Scipion le suit
et s’arrête comme César, répartissant les siens en trois camps : le sien, celui de Juba,
celui de Labienus (BA, 67, 3), sur des hauteurs dominant Aggar, au nord-ouest. Le 18
mars, César s’empare de Zeta et capture 22 chameaux qui appartenaient au roi Juba
(c’est la première mention de ces animaux en Afrique du Nord) ; il y laisse une garnison
(BA, 68, 2-4). Une autre ville proche, Vaga (inconnue), vient lui demander une garnison,
mais avant qu’il n’ait eu le temps de la lui faire parvenir, Juba s’en empare, la détruit et
massacre les habitants (BA, 74). Peu après, les habitants de Thabena (sans doute Thaenae
[Thyna] à 80 km d’Aggar), située près du littoral, à l’extrémité du royaume numide, qui
s’étaient révoltés contre Juba et avaient massacré la garnison royale, prient César de les
protéger : cette fois-ci, César envoie tout de suite des renforts (BA, 77, 1-2).
19 Le 4 avril, César sort de son camp d’Aggar, dans la nuit, et se rapproche de Thapsus, à 24
km de là, occupée par les républicains ; il commence à y construire un camp et divers
retranchements. Tandis qu’Afranius et Juba restent dans leurs camps respectifs, Scipion
part pour commencer aussi des travaux destinés à bloquer César en fermant l’isthme
oriental de Thapsus. César lance l’attaque le 6 avril et remporte la victoire très
rapidement, par surprise, contre une armée occupée à des travaux de terrassement ; les
éléphants de l’armée de Scipion, criblés de flèches, se retournent et écrasent les
fantassins placés derrière eux. Par la suite, le camp du roi et celui d’Afranius sont aussi
pris sans qu’on connaisse les détails : César était revenu en arrière après sa victoire et
Afranius et Juba avaient fui (BA, 80-86 ; Plut., César, 53 ; DC, 43, 7, 1-8, 3). Dans le même
temps, Sittius détruit l’armée de Saburra qui est tué (BA, 93, 3 et 95, 1 ; Appien, Ciu., IV,
54 ; DC, 43, 8, 4). Tandis que Caton se suicide à Utique, le 12 avril, Juba et Petreius se
cachent quelque temps dans les montagnes et parviennent à Zama où le roi avait laissé
ses femmes, ses enfants et de grosses sommes d’argent, mais les habitants lui en
interdisent l’entrée (BA, 91). Avant son départ, il avait fait dresser, sur la place
publique, un immense bûcher, annonçant que, s’il était vaincu, il y ferait brûler toutes
ses richesses, la population de la ville et lui-même avec les siens, se souvenant sans
doute de la mort de souverains orientaux. Il se rend alors dans l’une de ses fermes avec
Petreius et quelques cavaliers, et ils décident de mourir dans un duel en s’entre-tuant
(fin mai-début juin). Les récits de leur mort diffèrent (BA, 94 ; DC, 43, 8, 4 ; Appien, Ciu.,
II, 100 ; TL, Epit., 114 ; Florus, IV, 2, 69 ; Orose, VI, 9 ; Eutrope, VI, 18) : selon la version la
plus vraisemblable, l’un des deux tua l’autre ; le survivant chercha à se percer de son
épée et, n’y parvenant pas, se fit donner la mort par un esclave.
20 César remercia Zama, fit vendre aux enchères les biens du roi, réduisit le royaume en
province et y laissa Salluste en guise de proconsul, tandis qu’à Sittius revenait la région
de Cirta jusqu’à sa mort en 44 ; elle fut alors rattachée à l’Africa noua (Appien, Ciu., IV,
54 ; Méla, I, 30 ; Pline, HN, V, 22, 6) ; l’autre partie du fief de Massinissa II, à l’ouest,
échut au roi maurétanien Bocchus II, en récompense de ses services (Appien, ibid.). Lors
de son triomphe africain en août 46, César fit défiler des tableaux montrant la mort de
Scipion, de Petreius, de Caton, mais Juba n’eut pas cet honneur ; officiellement
pourtant, c’est la défaite du roi barbare qui devait à César ce triomphe. En tête du
cortège figurait son fils, Juba, qui allait devenir le dernier roi de Maurétanie en 25 avant
notre ère (Suét., Caes., 37 ; TL, Epit., 115 ; Florus, II, 13, 88-89 ; Plut., César, 55 ; Appien,
Ciu., II, 101 ; Dio Cass., 43, 19, 1).
Juba II
21 Après la mort de Juba Ier, son jeune fils, âgé de 5 ou 6 ans, fut amené à Rome où il figura
au cortège triomphal de César, en 46 avant notre ère (cf. supra). On ignore à qui fut
confiée son éducation, qui fut particulièrement soignée puisqu’il devint par la suite l’un
des grands érudits de son temps. On sait que d’autres enfants princiers furent élevés
dans la famille d’Octave Auguste après son triomphe de 29 : les enfants de Marc Antoine
et de Cléopâtre, du moins leur fille, Cléopâtre Séléné, la future épouse de Juba, et peut-
être son frère jumeau Alexandre Hélios, vécurent avec Octavie qui accueillit aussi des
princes juifs puis thraces ; à cette époque, Juba devait figurer parmi eux. Cette politique
devait permettre à l’empereur de former les futurs dynastes des royaumes dépendant
de Rome et de s’assurer leur loyauté : les années communes passées à Rome créaient les
conditions d’une koinè culturelle et d’une solidarité des princes autour de la famille
impériale.
22 Des mariages sanctionnèrent ce projet, ainsi celui de Juba et de Cléopâtre Séléné qui eut
lieu sans doute en 19 avant notre ère : les deux époux étaient nés dans les années 50 et
la première monnaie datée de leur règne (R (egni) A (nno) VI : CNNM, 357) pourrait
célébrer leur mariage. Un poète de la cour d’Octavie, Crinagoras de Mitylène, chante
l’union de souverains de l’Égypte et de la Libye, peut-être celle de Juba II et de Séléné
(Anth. Pal., IX, 235). À suivre Dion Cassius (51, 15, 6), le mariage fut peut-être conçu dès
l’année 30, peu après la disparition de Marc Antoine et de Cléopâtre et bien avant la
création du royaume de Maurétanie et sa dévolution à Juba en 25 avant notre ère. Le
couple eut un fils, Ptolémée, né peu avant notre ère : des monnaies de Juba II, émises en
5, 6 et 7, le montrent encore enfant, tandis qu’en 11, il apparaît avec une barbe légère
(CNNM, 375, 383). Juba II l’associe au pouvoir en 19 après J.-C. : les monnaies de
Ptolémée au type des insignes triomphaux qui lui furent accordés en 24, la première
année de son règne, indiquent R A. V ; les dernières, émises en 39 (année de son
emprisonnement, son exécution sur ordre de Caligula ayant eu lieu fin 39 ou début 40)
sont datées R.A. XX. (CNNM, 440, 496). Tacite (Hist., V, 9) fait allusion à une fille de Juba II
et de Séléné, nommée Drusilla, que l’affranchi de Claude, Antonius Felix, aurait
épousée ; mais sur les mariages de Felix, les sources restent très confuses ; une
inscription d’Athènes célèbre cependant une fille du roi Juba (IG, II/III 2, 3439). La date
de la mort de Séléné reste incertaine car les auteurs n’y font pas d’allusion claire. Un
poème de Crinagoras de Mitylène mentionne la mort d’une Séléné, le jour d’une éclipse
de lune, le 1er mars 5 après J.-C. (Anth. Pal., VII, 633). Les monnaies royales sont un autre
témoignage, sur lesquelles l’effigie de Séléné ne paraît plus dès l’an XXX du règne (5
après J.-C). Il faut enfin compter avec un dernier fait, mais très confus aussi, le
remariage de Juba II avec la princesse cappadocienne Glaphyra. On apprend par
Josèphe (AJ, 17, 13, 4 et BJ, 2, 8, 4) que cette princesse, apparentée à la maison de Marc
Antoine (elle avait pour aïeule Antonia, fille de Marc Antoine et de l’une de ses
cousines, Antonia) se remaria avec Juba II, puis une troisième fois avec Archélaos de
Judée en 6 après J.-C, après la mort de Juba : or ce dernier ne mourut qu’en 24. Il est
difficile d’avancer de beaucoup la date du mariage de Juba et de Glaphyra, s’il est vrai
que Séléné disparut vers l’année 5. Donc, soit Josèphe se trompe du tout au tout, et ce
mariage n’eut pas lieu, soit Josèphe a pris pour la mort de Juba ce qui était son divorce
d’avec Glaphyra : dans ce cas, mariage et divorce se seraient succédé au cours d’un
temps bref, l’année 5-6. On a cru lire sur une inscription d’Athènes les noms de Juba et
de Glaphyra, mais le texte est très mutilé et le nom de Juba n’est qu’une restitution
hypothétique (IG, II/III2, 3434/8).
23 Juba reçut la citoyenneté romaine, un privilège largement concédé aux princes alliés de
Rome à partir d’Auguste seulement car il n’avait pas cours à l’époque républicaine. Ses
tria nomina, Caius Iulius Iuba, connus par l’intermédiaire du nom de ses affranchis,
indiquent que son patronus fut soit Jules César soit Octave Auguste (il serait Diui f
[ilius]sur une monnaie à la lecture douteuse : CNNM, 271) ; nous savons aussi qu’il fut
duumvir honoraire et patron de Carthago Noua (CNNM, 397 ; ILS, 840) et de Gades (Fest.
Av., Ora mar., 277-283) une fonction qui ne pouvait être assumée que par des citoyens
romains. Sa citoyenneté fut transmise à son fils, Caius Iulius Ptolemaeus, tandis que
Séléné serait peut-être une Antonia, d’après le nom de son père. Il reçut, à l’image des
jeunes Romains de l’aristocratie, une formation militaire puisque Auguste le fit
participer à une campagne militaire, la guerre contre les Astures et les Cantabres,
d’après la chronologie de Dion Cassius (51, 15, 6), en 26-25.
24 Plus sûre est la date de son avènement, connue indirectement par celle de sa mort : la
durée de son règne est donnée par ses monnaies, 48 ans ; Tacite, de son côté, mentionne
le roi en 23 de notre ère, mais décrit la reconnaissance de son fils par le sénat en 24
(Ann., IV, 5 et 23, 24, 26). Juba II mourut donc fin 23 ou début 24, ce qui permet de fixer
son accès au trône en 25 ou 24 avant notre ère : la première date est retenue
traditionnellement car elle correspond mieux à la chronologie de Dion Cassius. Il n’est
pas impossible que la date du 1er janvier ait été retenue par Juba II comme la date
initiale du calendrier royal car l’ère provinciale débute au 1 er janvier 40 ; or, les
gouverneurs conservaient habituellement le calendrier antérieur à l’annexion. Parmi
les monnaies du roi, il en est une qui propose une double date, XLVIII et LV (CNNM,
156bis) ; la première correspond à la durée de son règne (la 48 e année, soit en 24 de
notre ère), la seconde, plus énigmatique, remonte à l’année 31 avant notre ère, peut-
être une commémoration de la bataille d’Actium ou celle de la mort du roi Bogud, le
souverain de Maurétanie occidentale, réfugié auprès de Marc Antoine et dont le fief
avait été annexé par son rival Bocchus en 38 ; sa mort, à la bataille de Méthone, levait
toute hypothèque sur la situation de la Maurétanie.
25 Juba eut pour titre officiel celui de rex, concédé par Auguste dès le début de son règne,
comme l’attestent les monnaies et les inscriptions. Il s’accompagnait probablement du
titre de socius et amicus qui consacrait le don du territoire et la loyauté de son souverain
à Rome ; l’octroi des ornements triomphaux à la suite de l’aide apportée par Juba aux
armées romaines contre les Gétules en 6 après J.-C., vint confirmer l’alliance originelle
(CNNM, 193-195). On ignore si la concession du titre royal fit l’objet d’une cérémonie à
Rome, comme ce fut le cas pour plusieurs dynastes de l’Orient. Son épouse, Cléopâtre
Séléné, est mentionnée sous le titre de regina aussi bien sur les monnaies qui l’associent
à Juba II que sur les monnaies émises exclusivement en son nom. Il ne peut s’agir d’un
titre donné par les Romains qui ne l’ont jamais attribué à une femme, même s’ils ont
reconnu la souveraineté de certaines reines, en particulier celle de Cléopâtre VII
d’Égypte. Ses privilèges, monétaires notamment, lui furent concédés par Juba II, sur le
modèle des prérogatives dont quelques reines égyptiennes ou du Moyen-Orient avaient
pu bénéficier ; ils donnent assurément un lustre réel au couple maurétanien, mais il est
abusif de penser que Séléné était associée au pouvoir de son époux (comme le fut
Ptolémée) ou que le royaume avait été partagé entre eux deux.
26 Le territoire qui revint à Juba II en 25 ne correspondait que très partiellement au
royaume paternel. Ce dernier avait été démembré en 46, sa majeure partie devenant
une nouvelle province, l’Africa Noua ; la région de Cirta qui avait échu à Sittius était à
son tour intégrée à l’Africa (cf. supra « Juba Ier ») ; en revanche, la fraction occidentale
du domaine de Massinissa II avait été placée sous le contrôle du puissant roi maure,
Bocchus II, maître désormais d’un fief énorme s’étendant de l’Océan à l’Ampsaga (oued
el-Kebir). Lorsque ce roi mourut, en 33, ne laissant aucun héritier et léguant peut-être
son royaume à Octave, la Maurétanie resta dans une situation intermédiaire pendant
plusieurs années : les conditions politiques se prêtaient mal à une annexion, d’autant
que le pays connaissait à peine la présence romaine ; finalement, après l’avoir inscrite
en 33 au nombre des provinces (DC, 48, 45, 3 ; 49, 43, 7), Auguste opta pour la solution
du « protectorat », après des hésitations que pourrait attester la fondation de colonies
de vétérans à date précoce au Maroc (mais pas avant les démobilisations de 30) : leur
titulature ne mentionne que le nom Iulia ( Babba Campestris/Ksarel Kebir ?, Banasa/
SidiAli bou Djenoun, Zilil/DjarJdid et Tingi/Tanger) contrairement aux colonies
orientales, nommées Iulia Augusta ( Igilgili/Djijelli, Saldae/Bejaïa, Tupusuptu/Tiklat,
Rusazus/Azeffoun, Rusguniae/Cap Matifou, Gunugu/Koubba de Sidi Brahim, Cartenna/
Ténès, Zucchabar/Miliana, Aquae Calidae/Hammam Righa), peut-être plus tardives de ce
fait, mais ce critère de datation est loin d’être certain. Quoi qu’il en soit, Juba II devint
roi d’un État nominalement indépendant, mais où l’installation massive de Romains,
doublée de la proximité des provinces de l’Afrique et de la Bétique, limitait bien sûr
toute liberté d’action. Les colonies étaient soustraites à l’autorité de Juba II et
rattachées à la juridiction des provinces proches, Bétique, Tarraconaise et Afrique.
C’était probablement aussi le cas des conuentus de citoyens romains qui s’étaient formés
dans certaines villes : les Icositani, juridiquement rattachés à Ilici (Elche) en
Tarraconaise, devaient former un conuentus de citoyens Romains installés à Icosium
(Alger), à moins que la cité n’ait été un municipe (Pline, HN, III, 19).
27 L’héritier de Juba Ier ne succédait donc pas exactement à son père, mais plutôt à
l’ennemi de son père. En particulier, les Numides n’avaient jamais régné sur la
Maurétanie occidentale qui ne revint à Juba II qu’en vertu de la volonté romaine. Une
situation qui peut expliquer l’attention particulière que le roi prêta à cette zone
puisqu’elle fit, de sa part, l’objet de spéculations mythologiques et de prospections (cf.
infra). Pour ce qui est de l’extension du royaume, le problème porte sur la fraction du
royaume paternel qu’il reçut en plus de la Maurétanie de Bocchus, très certainement un
territoire peuplé de Gétules d’après un faisceau de sources qui lient la Maurétanie à la
Gétulie : il ne saurait être question de toute la Gétulie, bien trop étendue, mais de lieux
proches de l’Ampsaga, jadis englobés dans la petite vassalité de Massinissa II (cf. supra
« Juba Ier »). Plus particulièrement, Pline l’Ancien (HN, V, 30) semble étendre au flumen
Nigris (oued Djedi) la limite méridionale de la Gétulie maurétanienne et Ptolémée (IV, 2,
7, p. 609) situe en Maurétanie les villes de Thuben/Thoubouna (Tobna) et Vescera (Biskra),
selon une délimitation ancienne qui devait les rattacher au royaume maurétanien
avant qu’elles n’appartiennent à la Numidie romaine.
28 La connaissance des limites méridionales du royaume est ailleurs plus floue encore. Au
Maroc, elle se déduit des réalités archéologiques autant que des sources littéraires qui
s’intéressent surtout à la frange nord du royaume. On sait ainsi que Juba II étendait son
autorité sur Volubilis (Ksar Faraoun), la dernière cité maure avant le domaine des
nomades, notamment les Autololes situés entre Sala (Chella) et l’Atlas, mais il n’est pas
sûr qu’il ait eu grand pouvoir ni sur Sala, très isolée du reste de la Tingitane par les
marais de l’oued Sebou et du Salat/BouRegreb, ni sur Essaouira où l’exploitation de la
pourpre reprit néanmoins à son époque. En fait, l’avancée romaine aux lendemains de
l’annexion était à l’exacte mesure de l’influence royale : le bassin du Sebou, longé de
petits sites romains dessinant une voie d’accès entre Volubilis et Thamusida (Sidi Ali
Ben Ahmed), en trace les limites. D’après Pline l’Ancien (HN, V, 17), qui insiste sur la
disparition des Maurusiens au profit des Gétules, il semble que les deux derniers siècles
avant notre ère aient été propices à l’intrusion de peuples nomades jusque dans le nord
du Maroc ; mais la stabilité revenue avec la fin des guerres civiles et des conflits locaux
permit la naissance ou le développement d’agglomérations notables dès l’époque de
Juba II, tandis que les cités qui frappaient monnaie depuis le début du I er siècle avant
notre ère continuaient d’affirmer leur identité et leur richesse.
29 L’instabilité qui affectait les limites méridionales du royaume fut presque constante
pendant le règne de Juba II : elle donna lieu à plusieurs interventions d’importance
inégale que l’on connaît par les textes et qui trouvent un écho dans les émissions
monétaires du roi. Ces soulèvements se caractérisent par la présence récurrente de
tribus gétules, auxquelles viennent s’agréger d’autres peuples ; ils se produisent
toujours dans les mêmes régions, aux confins de la province d’Afrique et du royaume,
de sorte qu’ils nécessitent, en certains cas, l’intervention simultanée des armées
romaines et des armées maurétaniennes. La plupart de ces troubles n’obéissent pas à
des projets concertés : il s’agit plutôt de poussées migratoires qui affectent les régions
en cours de sédentarisation, là où les parcours traditionnels, notamment ceux qui
relient les Chotts aux Syrtes, sont contrôlés ou entravés par l’installation de colons.
L’hostilité traditionnelle des Gétules au pouvoir royal, associé désormais à celui des
Romains, trouvait dans ces situations un champ de conflits toujours renouvelé.
30 Les premiers troubles importants dont on ait connaissance se déroulent en 22/21 et
donnent lieu au triomphe du gouverneur d’Afrique, L. Sempronius Atratinus (Inscr. It.,
XIII, 1, p. 571) ; on ignore si le conflit concernait les franges de la Maurétanie et si Juba
II y prit part. Un an plus tard, éclata une guerre dont le vainqueur fut L. Cornelius
Balbus, le successeur d’Atratinus : d’après les villes qui figurent dans la liste officielle
du triomphe de Balbus, les troubles touchaient la région située au nord de l’oued Djedi,
mais on ne saurait dire quelle fut leur extension vers le nord de la Maurétanie ; Balbus
eut donc à intervenir dans la Gétulie maurétanienne, ainsi que plus à l’est, sur le
territoire des Garamantes (Pline, HN, V, 35-38 ; DC, 55, 28, 4 ; Inscr. It., XIII, 1, p. 87).
L’insécurité continua jusqu’à un deuxième conflit, en 3 après J.-C, qui valut les
honneurs triomphaux à Passienus Rufus (Vell. Paterc, II, 116, 2 ; ILS, 120), puis surtout
la « guerre gétulique » où la présence des armées de Juba II est attestée pour la
première fois aux côtés des légions de Cn. Cornelius Lentulus Cossus, en 6 (DC, 55, 28,
3-4 ; Vell. Paterc, ibid. ; Florus, II, 31 ; Orose, Adu. Pag., VI, 21, 18 ; IRT, 301). La guerre
semble avoir concerné deux théâtres des opérations, qui partiellement recoupent ceux
de l’expédition de Balbus : l’un, vers l’est, mit aux prises les Romains avec les
Musulames, une puissante tribu gétule, et les Gétules des Syrtes ; l’autre était situé à la
frontière de la Maurétanie et de la province, dans cette région peuplée de Gétules et
soumise à Juba Ier puis à Juba II : c’est cette rébellion tournée à la fois contre le roi et les
Romains qui semble avoir été à l’origine de la guerre et qui nécessita l’intervention
conjointe de Lentulus et de Juba II. À l’issue de la guerre, Lentulus y créa un
cantonnement de Gétules (Orose, ibid.), dont la surveillance devait être en partie sous la
responsabilité des Romains, limitant de fait le contrôle des rois sur cette région.
Comme Lentulus, Juba reçut les insignes triomphaux qui figurent sur ses deniers (année
31 =6 après notre ère : CNNM, n° 193-195) ; le type de la Victoire marchant sur une tête
d’éléphant y paraît aussi, mais il est repris pour l’année 32 de son règne (7 après J.-C),
ce qui pourrait indiquer des succès dus en propre à l’armée royale ces années-là (CNNM,
196-201, denier et 282, bronze). La Victoire réapparaît quelques années plus tard, en
15/16 (CNNM, 283) : elle doit faire allusion à des troubles nouveaux, peut-être
consécutifs à l’ouverture de la route Ammaedara (Haïdra)-Capsa (Gafsa)-Tacape (Gabès)
qui avait eu lieu en 14 et qui déclencha, à partir de 17, un conflit majeur.
31 Traditionnellement appelée « guerre de Tacfarinas », du nom du chef africain qui
menait la révolte, cette guerre réunissait en une vaste coalition des Maures, des
Musulames et des Cinithiens, auxquels les Garamantes vinrent s’ajouter dans la
dernière phase (Tacite, Ann., II, 52 ; III, 20-21, 58 et 72-74 ; IV, 23-26 ; Vell. Paterc, II,
116 ; Florus, II, 31) : par « Maures », il faut entendre les habitants de la Maurétanie et
non plus exclusivement les peuples de Maurétanie occidentale, selon un glissement
sémantique sensible depuis l’époque de Bocchus l’Ancien ; si ces Maures étaient unis
aux Musulames, une fraction puissante des Gétules, c’est que la coalition englobait des
populations situées autour de l’Ampsaga et qui, pour certaines, avaient été à l’origine
des conflits précédents ; de même, les Cinithiens (sans doute aussi des Gétules) étaient
installés le long de la Petite Syrte, au sud-est de la province, là où les proconsuls
avaient déjà eu à intervenir, et Balbus avait combattu, plus à l’est encore, les
Garamantes. La guerre dura 8 ans, de 17 à 24, et nécessita quatre campagnes, en 17, 20,
21-23 et 24 : les trois premières furent sanctionnées par l’octroi des honneurs
triomphaux aux différents proconsuls, alors que, pour la dernière campagne,
l’empereur ne récompensa que Ptolémée en 24, écartant, pour complaire à Séjan,
Dolabella qui pourtant avait mis un terme définitif à la guerre. Des bronzes et des
deniers à la Victoire célèbrent les succès de 17 (CNNM, 202, 203, 284) et de 23 (CNNM,
285-287) auxquels Juba II dut prendre une part active ; elle ne fut sans doute pas
déterminante puisque l’empereur ne lui concéda pas les insignes triomphaux, pas plus
que lors de l’expédition de Balbus. Il est d’ailleurs possible que l’octroi des insignes à la
suite de la guerre gétulique ait eu aussi bien pour fonction de compenser la perte de la
Gétulie maurétanienne que de récompenser le roi pour son aide.
Denier de Juba II.
32 Ces faits amènent à nuancer l’efficacité réelle de l’aide maurétanienne dans le dispositif
de défense de la province ; ils permettent de mieux comprendre comment le pouvoir
romain s’est peu à peu acheminé vers la constitution ultérieure d’une province de
Numidie. Sans doute les armées de Juba étaient-elles composées, outre les unités
africaines traditionnelles, de corps militaires armés et entraînés à la romaine : on sait
qu’il avait créé des cohortes urbaines à Iol Caesarea (Cherchel) et à Icosium ; ceci
transformations qui touchent à cette époque l’organisation des campagnes autour de
Iol-Caesarea ; la floraison de petites agglomérations en Maurétanie occidentale en est
aussi une conséquence.
35 La romanisation lente du royaume est un écho affaibli de la politique édilitaire très
active de Juba dans sa capitale, connue par les sources archéologiques, les auteurs
anciens se bornant à situer la ville sans jamais la décrire. Le roi agit à l’image des
empereurs, des rois de l’Orient et des notables municipaux, tous se conformant au
modèle social dominant depuis l’époque hellénistique, l’évergétisme. Juba II transforme
complètement l’ancienne ville punico-libyque en une cité magnifique, où dominent la
pierre et le marbre, organisée selon les principes urbanistiques et architecturaux du
monde italien : le projet de la très vaste enceinte (370 ha environ), dont la construction
elle-même ne peut être datée avec certitude de ce règne (elle remonte au Ier siècle de
notre ère), a été fixé sans nul doute par Juba II, ainsi que plusieurs monuments et la
trame des rues. L’ensemble de la ville est étage sur les pentes qui dominent la mer : sur
les hauteurs, les jardins et les domaines royaux ( ?) dont il n’a rien subsisté ; sur la
plaine côtière, là où s’est étendue la ville coloniale, les bâtiments publics et privés
constituent un centre monumental étendu, mais le palais n’a toujours pas été retrouvé
(on le situe entre l’Esplanade et la Porte d’Alger). Le tracé urbain définit deux quartiers
à l’orientation légèrement différente : le quartier occidental, proche du port et de son
phare (38 m de hauteur et 18 m de circonférence) conçu à l’image de celui d’Alexandrie,
est peut-être antérieur au quartier oriental, mais de peu car ce dernier connaît un plan
régulier dès la fin du Ier siècle avant notre ère, et le théâtre, notamment, est construit
dès le début du siècle suivant. Ce théâtre, d’inspiration italienne, est le seul monument
à être daté avec certitude de l’époque jubéenne ; sa cauea offre un diamètre externe de
45 m. L’amphithéâtre, situé dans le quartier occidental, est probablement aussi de cette
époque ; comme le théâtre, il longe le decumanus qui aboutit à la Porte de Tipasa.
L’amphithéâtre est de plan original car il décrit une ellipse proche des stades grecs (101
m de longueur sur 44 m de largeur) et la cauea est plus réduite que dans la conception
italienne ; sous l’arène prenaient place des fosses et un système d’écoulement des eaux,
ainsi qu’une herse ; à proximité, des cellules pour les fauves ou les gladiateurs, et une
école de gladiateurs. La conception d’ensemble pourrait indiquer que l’édifice était plus
utilisé pour des uenationes que pour des munera. L’aqueduc alimentait sans doute des
édifices thermaux dès cette époque, mais qui n’ont pas été retrouvés (les thermes
visibles à Cherchel sont difficilement datables, mais ne remontent pas à l’ère
maurétanienne) ; il a été construit en deux phases : le premier tracé, très long, remonte
sans doute à l’époque royale, du moins dans sa conception, car la mise en œuvre est
datée du règne de Ptolémée ou des lendemains de l’annexion, tandis que le second
tracé, qui faisait appel à une technique plus élaborée, est dû aux architectes du IIe siècle.
36 C’est à Cherchel que le nombre d’œuvres d’art de grande qualité est le plus important
en Afrique du Nord après Lepcis Magna, mais toutes ne sauraient être attribuées à
l’époque royale ; cependant, les connaissances en art de Juba II ont amené à attribuer à
son règne la collation de la plupart d’entre elles, portraits de la famille impériale,
statues de divinités, œuvres profanes et quelques-unes d’origine égyptienne. Elles
donnent une idée de la riche collection artistique réunie à Caesarea pour décorer les
monuments publics et le palais royal (une majorité fut retrouvée sous l’Esplanade
actuelle, peut-être l’ancien site du palais) : les styles représentent les grandes écoles du
passé grec – depuis l’époque archaïque jusqu’à l’époque hellénistique – ou les principes
de l’art augustéen ; beaucoup étaient importées, mais d’autres étaient fabriquées sur
place, par des artistes italiens ou grecs venus avec les architectes.
37 Le visage de Juba II nous est connu par plusieurs bustes trouvés, pour la plupart, à
Caesarea, sauf deux qui furent découverts à Sala et à Volubilis en Maurétanie Tingitane ;
en réalité, l’attribution de ces œuvres au roi maurétanien n’est pas certaine car les
seuls éléments de datation sont les critères stylistiques. K. Fittschen les a classés en
deux groupes, l’un du début du règne, l’autre daté des années 5/6, et deux œuvres
semblent être posthumes. Le caractère idéalisé de ces bustes, surtout ceux du premier
groupe, ne permet guère de se faire une idée exacte du roi, mais certains détails sont
significatifs de l’orientation politique que suivait Juba II et se retrouvent sur ses effigies
monétaires.
38 On remarque tout d’abord la disparition des éléments traditionnels numides, encore
présents sur les effigies de Juba Ier : le visage est imberbe, à la mode romaine, les
cheveux ne sont plus frisés, mais bouclés, selon les normes de l’esthétique gréco-
romaine ; les caractères physiques africains n’apparaissent plus, et d’ailleurs affaiblis,
que dans les portraits du premier groupe, notamment le très beau buste de Volubilis
(considéré par certains comme un buste d’Hannibal ou de Massinissa). La coiffure
royale comprend toujours le diadème, insigne de la monarchie hellénistique, et une
frange dont les détails reproduisent l’évolution des portraits d’Octave Auguste, depuis
le style de la période triumvirale jusqu’à celui qui définit la fin de son principat et le
début de l’ère libérienne. Sur de nombreuses monnaies, le roi se fait représenter coiffé
de la léontè et flanqué de la massue d’Hercule. Cette identification à Hercule doit se
comprendre en fonction de la très ancienne dévotion que les peuples africains avaient
pour le dieu phénicien Melqart, identifié à Héraclès, mais recouvrant aussi une divinité
libyque au nom inconnu. Juba II a repris à son compte la puissance évocatrice de cette
figure divine qui, pour les Romains, avait été surtout un dieu de victoire, mais
commençait, sous l’influence des idées augustéennes, à se charger d’une autre
dimension : un héros de la civilisation, fondateur de villes et destructeur de monstres,
dont la sphère d’action balayait les confins occidentaux de l’Empire. L’attention que
Juba II portait à cette figure est sensible dans deux autres domaines et conforte ses
prétentions à régner sur la Maurétanie occidentale : d’une part, le roi se constitue une
généalogie mythique qui le rattache, ainsi que les autres dynasties africaines, au fils
d’Hercule et de Tingè (l’éponyme de Tingi), Sophax, roi de Maurusie, qui aurait
engendré Diodoros, père des Massyles et des Masaesyles (Jos., AJ, I, 15, 1 ; Plut., Sert., 9,
4-5) ; d’autre part, c’est lui sans doute qui établit la géographie mythique liant les
grandes cités de Maurétanie occidentale (Tingi, Lixus) à la geste héracléenne.
39 Les monnaies du roi offrent également un excellent panorama de ses projets politiques,
d’autant que l’ensemble du monnayage est d’une qualité et d’une diversité
remarquables. Le système pondéral s’aligne sur le modèle romain, basé sur le denier
d’argent ; le roi avait le droit d’émettre un monnayage d’or, ce qui est un privilège rare
dans l’Empire, concédé également aux rois du Bosphore cimmérien, mais avec le
portrait et le nom de l’empereur, ce qui n’est pas le cas des monnaies maurétaniennes ;
ces aurei n’étaient en réalité que des médailles à usage commémoratif. Les légendes
étaient presque exclusivement rédigées en latin, sauf en de rares cas où l’on eut recours
au grec (BACIΛICCA KΛEO-ΠATRA ; IOBA BACIΛE ; quelques dates sont en grec), non
sans éviter les fautes, ce qui prouve que les graveurs ne connaissaient pas la langue. Les
séries de bronze ne sont pas abondantes, sans doute parce que les numéraires
antérieurs étaient encore en circulation et suffisaient aux transactions quotidiennes et
parce que certaines cités maurétaniennes conservaient leur droit de monnayage.
40 L’atelier royal se trouvait à Iol-Caesarea qui avait, par ailleurs, son propre monnayage
municipal, limité aux émissions de bronze, comme les autres cités du royaume ;
l’influence du monnayage royal y est sensible, alors qu’ailleurs l’autonomie des cités
était respectée, sauf à Semes/Shemesh dont une série monétaire comporte le nom du
roi (monnaies issues peut-être du sanctuaire d’Hercule dont parle Pline, HN, XIX, 63, ou
d’un temple du Soleil d’après le nom du pouvoir émetteur, Maqom Shemesh : CNNM,
396, bronze bilingue REX IVBA au droit/ MKM SMS en punique au revers). Les types
monétaires que Juba II a retenus s’écartaient en majorité de ceux des villes qui
privilégiaient les thèmes religieux ou économiques, très souvent communs aux cités
ibériques.
41 Les types royaux sont au contraire très diversifiés car ils combinent plusieurs modèles
politiques différents. Un premier groupe reprend des thèmes romains d’inspiration
augustéenne (capricorne, gouvernail et globe, aigle, Victoire – mais juchée sur une tête
d’éléphant, au lieu du globe ou de la proue –, insignes triomphaux, cornucopia, dauphin,
autel ou temple du culte impérial) ; un deuxième groupe se réfère à un répertoire
africain traditionnel, mais largement utilisé par les différents partis (numides,
césariens, pompéiens) combattant en Afrique pendant les guerres civiles (Africa, lion,
éléphant, effigie de Baal Ammon) ; un troisième groupe comprend des types isiaques,
sans doute sous l’influence de la reine qui paraît sous les traits d’une Nouvelle Isis (cf.
infra), et en lien avec l’Isaeum fondé autour du crocodile rapporté du Maroc (Pline, HN,
V, 51) ; mais le succès de ce culte était général dans l’Empire et, de plus, les
représentations de la déesse Isis, couronnée de fleurs et d’épis, sont bien proches de
celles de Tanit ou encore des déesses de la fertilité qui paraissent sur les monnaies
locales d’Icosim/Icosium, Iol et Tingi. Comme les thèmes nilotiques (crocodile,
hippopotame, ibis) qui leur sont apparentés, ils soulignent à la fois l’origine
prestigieuse de la reine et la relation naturelle et ancienne qui unissait entre elles les
terres africaines. Nous avons vu plus haut le sens auquel se prêtaient les effigies
héracléennes de Juba II, que viennent compléter quelques revers évoquant les attributs
d’Hercule. L’ensemble de son monnayage a ceci de caractéristique qu’il mêle les
références historiques et culturelles qui font la trame de l’histoire africaine. Loin de
revendiquer une indépendance illusoire, les thèmes égyptiens doivent se concevoir en
complément des thèmes romains ou africains : le roi entendait se situer au confluent de
cultures dont il revendiquait la richesse, dans le cadre d’un Empire romain qui l’avait
fait maître d’une Maurétanie unifiée et l’époux de la dernière princesse égyptienne
après le chaos des guerres civiles.
Buste de Juba II
1. Buste de Juba II, type 1 de K. Fittschen : trouvé à Volubilis, conservé au Musée de Rabat, n° 146
(bronze ; H. 0,47 m). Cliché de l’auteur, tiré de K. Fittschen, 1974, pl. 15a.
2. Buste de Juba II, type 2 de K. Fittschen : trouvé en Italie, conservé à la Ny Carlsberg Glyptothek de
Copenhague, n° 452 (copie en gypse d’un buste de marbre ; H. 0,45 m). Cliché de l’auteur, tiré de K.
Fittschen, 1974, pl. 19b.
3. Buste d’une reine (Cléopâtre VII ou Cléopâtre-Séléné ?) : trouvé à Cherchel et conservé au Musée de
Cherchel, n° 31 (marbre de Paros ? H. 0,31 m).
Cliché de l’auteur, tiré de Die Numider, pl. 74.
42 Plusieurs séries de deniers témoignent de l’existence d’un culte impérial organisé à
Caesarea selon des formes rituelles qui obéissaient, en partie seulement, aux directives
qu’Auguste avait dictées pour l’Occident. Les types retenus sont les suivants : un autel
orné d’une guirlande ou d’une couronne et flanqué de deux lauriers (légende LVCVS
AVGVSTI, CNNM, 157-161), daté de 6 après J.-C ; une variante non datée associe à l’autel
un uraeus coiffé d’un croissant (CNNM, 162-165) ; un temple distyle (légende AVGVSTI,
CNNM, 144-152) daté de 5-7, 11 et 16-19 après J.-C. ; un temple tétrastyle (AVGVSTI,
CNNM, 153-156 et 156bis, comportant la double date, 48e année et 55 e année : cf. supra).
Il existait donc à Caesarea un temple ainsi qu’un lucus où s’élevait un autel ; les lauriers
et la couronne rappellent les ornements qu’Auguste reçut en janvier 27 avant notre
ère ; le temple devait être unique en dépit de sa double représentation, un phénomène
fréquent dans les monnayages qui ne figurent pas les édifices avec réalisme ; il est
impossible de savoir si les deniers de Juba II reproduisent deux étapes de la
construction du temple (et les bronzes de son fils, au temple hexastyle, une troisième
étape : CNNM, 464), mais on a observé que le temple distyle était semblable aux
monnaies romaines figurant la Curia Iulia, dédicacée le 28 août 29. Sur une autre série,
on voit une couronne de chêne entourant la légende CAESAREA ou CAIS (transcription
du grec KAISAREA ? CNNM, 227-235), peut-être une commémoration de jeux césaréens
institués en 5-6, mais l’hypothèse reste fragile. En somme, les lieux et les rituels sont
calqués sur les normes italiennes, mais l’absence de la déesse Roma apparente le culte
de Maurétanie aux formes orientales du culte impérial où l’héroïsation du prince est
dans la continuité des traditions hellénistiques.
43 Simultanément, se développe un culte royal qui est en rupture avec celui des
souverains numides, centré sur le culte funéraire et allant, dans le cas de Micipsa,
jusqu’à une divinisation du souverain défunt. On n’a aucune trace d’une divinisation de
Juba II, ni de son vivant ni après sa mort : ses effigies héracléennes ne signifient pas que
le roi était identifié au dieu, simplement qu’il revendiquait des qualités spécifiques à
Hercule. D’autres sources renvoient à un système de correspondances entre le couple
royal, des divinités importantes et le couple impérial Auguste-Livie : ainsi, une monnaie
comporte au droit la tête de Baal Ammon/Hammon associée à la légende REX IVBA,
tandis qu’au revers figure une déesse assise exaltant Séléné sous les traits d’une déesse
de fertilité (CNNM, 355-356). Or, ces figurations sont bien proches de monnaies émises à
Pax Iulia (Beja) en Lusitanie ou dans diverses villes de Proconsulaire : la série espagnole
comporte l’effigie d’Octave et au revers une déesse ressemblant beaucoup à celle du
bronze maurétanien (D.A. Delgado, Nuevo método de clasificación de las medallas autónomas
de España, Séville, 1871-1873, pl. LXVI, n° 1-2) ; à Thapsus (Rass Dimas), Livie est figurée
sous les traits de déesses adorées en Afrique (Junon/Tanit/Isis) et à Hadrumète, les
compétences de Baal Hammon sont prêtées à Octave Auguste (L. Müller, Numismatique
de l’ancienne Afrique, II, p. 47, n° 12-14 et p. 52, n° 29). Visiblement, Juba II et Séléné ont
repris à leur compte des interprétations qui, dans les provinces limitrophes,
concernaient l’empereur ; certaines avaient des antécédents numides, ainsi un bronze
de Juba Ier, au type de Baal Hammon (CNNM, 90) que les ateliers de l’Interrègne en
Maurétanie avaient déjà réutilisé pour le compte d’Octave (CNNM, 123).
44 Au-delà de ces spéculations religieuses dont on ignore si elles ont débouché sur un
culte officiel, peut-être organisé autour de l’Isaeum à Caesarea, deux dédicaces adressées
au roi Ptolémée laissent supposer qu’un culte royal d’une autre facture s’est mis en
place au moins à la fin du règne de Juba II ; ses formes paraissent très proches du culte
impérial qu’Auguste avait préconisé pour lui-même à Rome. L’une d’elle, adressée genio
Ptolemaei ( CIL, VIII, 9342), peut aussi bien renvoyer à un culte officiel qu’être
l’expression d’une dévotion personnelle, celle d’un citoyen romain ou d’un Africain
romanisé faisant du roi le protecteur par excellence du royaume ; elle rappelle la
dédicace adressée à Juba et à Ptolémée « patrons », qui indique aussi la diffusion des
mentalités romaines dans la capitale (CIL, VIII, 20977). Le second texte invoque le dieu
Saturne pro salute regi Ptolemaei (AE, 1938, 149) et semble faire allusion à des vœux
décennaux qui ne peuvent avoir eu lieu qu’en 29-30 puisque le roi fut arrêté et exécuté
en 39-40 ; ces jeux auraient donc été instaurés sous le règne de Juba II, en 19, première
année régnale de Ptolémée, quand il fut associé à son père. À cet égard, il faut encore
mentionner une petite tête de Juba, trouvée à Sala (Chella) en Maurétanie Tingitane :
l’usure étonnante du côté droit pourrait indiquer qu’il s’agit d’un objet rituel usé par
des gestes de vénération. La permanence d’un culte séculaire à l’égard de Juba II semble
attesté dans les sources chrétiennes : si ces auteurs n’ont pas confondu le roi et le dieu
topique Juba (cf. supra), c’est qu’ils connaissaient la dévotion ancienne qui s’attachait au
roi.
45 Dernière pièce à ajouter au dossier : une dédicace de Cherchel, adressée à Vénus,
mentionne l’offrande de statues de Juba II et de Ptolémée assorties d’insignes qui
doivent être ceux du triomphe que les deux rois ont successivement reçus ; l’ensemble
est dédicacé par un Sergius Sulpicius, que l’on suppose être (malgré la différence des
prénoms) Seruius Sulpicius Galba, le futur empereur, proconsul d’Afrique extra sortem
sous Claude, chargé de réprimer des révoltes en 44-46 (AE, 1966, 595 = AE, 1980, 961).
Même s’il ne s’agit que d’un simple particulier, il est intéressant de noter que
l’exécution de Ptolémée n’a pas terni le souvenir des rois de Maurétanie dans les
mémoires, et qu’ils restaient liés à l’ordre romain auquel ils avaient activement
participé ; il est possible qu’une même pietas ait associé en ces régions Romains et
Maurétaniens autour des rois défunts et des empereurs, leurs patrons éminents. Ce
monument est un écho de pratiques qui avaient cours du vivant même de Juba : le pagus
de Caesarea élevait un groupe de statues représentant le roi et la reine (identifiée ou
associée à une déesse Bona Magna) à l’occasion d’une victoire (CIL, VIII, 9343).
46 Juba II semble avoir été inséré à plusieurs titres dans le système des clientèles
romaines : aux empereurs, il faut en effet ajouter deux grandes familles qui paraissent
avoir eu des relations étroites avec lui ou son fils. Au lendemain de la guerre gétulique
de 6 après notre ère, Cn. Cornelius Lentulus Cossus est peut-être devenu le patron de
Juba : leurs fils respectifs, Gaetulicus et Ptolémée, disparaissent tous deux sur ordre de
Caligula à même époque, Gaetulicus en octobre 1939, Ptolémée fin 39 ou début 40 ; le
premier avait fomenté une conjuration à laquelle le second a pu s’associer, apportant la
caution de son nom et de sa position dynastique (cousin de l’empereur par sa mère
Cléopâtre Séléné). L’autre famille proche est celle de Galba : outre le monument
dédicacé déjà cité, il faut évoquer la dédicace adressée à Ptolémée, trouvée à Terracina,
l’une des résidences familiales de Galba (AE, 1986, 124). Or, le grand-père de Galba, C.
Sulpicius Galba, était un érudit (Plut, Rom., 17) que Juba ne manquait sûrement pas de
connaître et de fréquenter.
47 Juba II est en effet surtout connu dans l’antiquité pour être un lettré et un érudit, et il
est très souvent cité à ce titre dans les sources anciennes (les fragments de son œuvre
sont réunis dans C. et Th. Müllier [éds], Fragmenta Historicorum Graecorum, Paris,
1841-1884, p. 465-484). Pline l’Ancien (HN, V, 16, 2) considère que « sa réputation de
savant est encore plus mémorable que son règne » et Plutarque (César, 55) voit en lui un
très grand historien grec. Il avait lui-même réuni une bibliothèque dans la tradition des
rois hellénistiques : on sait ainsi que des escrocs lui vendirent de faux livres de
Pythagore (Elias, Commentaria in Aristot. Graeca, XVIII, 1, Berlin, 1900, p. 128). Il écrivait,
semble-t-il, exclusivement en grec, la langue de la culture en son temps, et ses sujets
d’intérêts étaient très variés : philologie, théâtre, poésie, peinture, mais il rédigea aussi
une Histoire de Rome, une autre sur les Assyriens, ainsi que des Arabica qu’il dédia au
jeune prince Caius, le petit-fils d’Auguste ; il traita des réalités africaines dans deux
ouvrages, les Libyca et un traité sur les Errances d’Hannon. Pour ces derniers, il puisa ses
informations sans doute dans des documents anciens, les libri punici, hérités de son
grand-père Hiempsal (Sali., Jug., 17,7 ; Pline, HN, XVIII, 22 : le sénat les confie aux rois
africains après la chute de Carthage) et peut-être rédigés par lui (ou traduits en grec) à
partir d’une tradition ancienne. Il s’appuyait aussi sur le résultat d’explorations
envoyées dans l’Adas, en quête des sources du Nil, et aux îles Canaries (Pline, HN, V,
51-53 et VI, 202) ; de l’une de ces expéditions, il ramena un crocodile, signe à ses yeux
que le Nil prenait bien sa source en Maurétanie.
48 On pense que ses connaissances lui ont valu d’être associé, à deux reprises, à de grands
projets d’Auguste : l’élaboration de la carte d’Agrippa et de ses Commentarii, qui est une
synthèse des connaissances géographiques et ethnographiques du temps, pourrait
s’être appuyée, en ce qui concerne la description de la Maurétanie occidentale, sur une
liste des villes rédigée en grec par le roi Juba II ; il participa aussi, avec un autre
géographe, Isidore de Charax, à la préparation de la campagne de Caius César contre les
Arabes de la mer Rouge en 1 après J.-C. (Pline, HN, VI, 136 et 141).
49 On ignore s’il voyagea en Grèce où il mena certainement une politique évergétique
active, comme l’attestent plusieurs actes honorifiques à son égard ou à l’égard de son
fils : le gymnase de Ptolémée II Philadelphie à Athènes comportait une statue de Juba II
(Pausanias, I, 17, 2 ; IG, II/III2, 3436), d’autres furent élevées à Athènes et à Xanthos en
l’honneur de son fils (IG, II/III2, 3445 ; IGR, III, 612) dont le passage à Soura est rappelé
sur une dédicace (B. Ep., 1963, 253). Ce philhellénisme allait de pair avec l’éducation des
jeunes Romains ; il s’inscrivait aussi dans la tradition de la royauté numide depuis
Massinissa. Mais il faut observer que la pratique du latin l’emportait largement dans le
royaume, y compris au sein de la capitale et de la cour royale : les inscriptions rédigées
en grec y sont très rares, les tombeaux des affranchis royaux n’ont offert à ce jour, à
deux exceptions près, que des dédicaces funéraires en latin, et leur architecture est
identique à celle des colombaires italiens. Les fonctions des familiers du roi
(cubicularius, nutrix, mima, cellarius etc) apparentent l’organisation de la cour royale à la
maison des nobles romains et notamment à celle des empereurs : notons en particulier
l’existence à Iol Caesarea de gardes du corps et d’une cohors urbana (CIL, VIII, 21068 ; AE,
1976, 750 ; AE, 1976, 741 = AE, 1979, 683) et, à Icosium, d’une cohors Iuliana. Enfin, on
perçoit des échanges entre la cour maurétanienne et la cour impériale : le médecin de
Juba II, Euphorbe, qui donna son nom à une plante nouvelle, était le frère du médecin
d’Auguste, Antonius Musa (Pline, HN, V, 16 ; XXV, 77) ; un ancien esclave royal passa à
la maison impériale, peut-être en vertu du testament de Juba (CIL, VI, 9046) ; d’autres,
qui furent enterrés en Italie, durent faire l’objet de transferts vers des maisons
romaines, de même que Anterus Vedianus Molpus venait sans doute des biens légués à
Auguste par Vedius Pollion (ILS, 5238).
50 La succession de Juba II se fit sans aucune difficulté : le roi avait préparé l’avènement de
son fils Ptolémée en l’associant à son pouvoir dès 19 et en choisissant avec insistance
des thèmes monétaires d’inspiration dynastique (effigies du roi au droit et de son fils au
revers : CNNM, 375-387). L’empereur reconnut officiellement la royauté de Ptolémée en
lui octroyant dès 24 les insignes triomphaux ainsi que les titres qui avaient été ceux de
son père et qui consacraient son pouvoir local, rex, socius et amicus (Tac, Ann., IV, 24-26).
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INDEX
Mots-clés : Antiquité, César, Politique, Pouvoir, Rome