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à la croisée des siècles

du même auteur

Pour un front commun multinational de libération (avec Pierre Vallières),


Front de libération du Québec, 1971.
Pour le parti prolétarien, Montréal, « L’Équipe du Journal », 1972.
Sur la crise du mouvement marxiste-léniniste, Montréal, EN LUTTE !, 1981.
Ne dites pas à mon père que je suis québécois, il me croit canadien dans un
Québec libre, Montréal, Balzac, 1992.
Le référendum : un syndrome québécois, Lachine, Pleine Lune, 1995.
Il était une fois… Conte à l’adresse de la jeunesse de mon pays, Montréal, Lux,
2006.
Feu sur l’Amérique. Écrits politique vol. 1 (1966-1972), Montréal, Lux, 2006.
EN LUTTE ! Écrits politiques vol. 2 (1972-1982), Montréal, Lux, 2008.
La crise de l’humanisme. Écrits politique vol. 3 (1982-2005), Montréal, Lux,
2011.
Charles Gagnon

À LA CROISÉE DES SIÈCLES


Réflexions sur la gauche québécoise

Avec la contribution de
Jonathan Durand Folco et Jeanne Reynolds
Coordination éditoriale : David Murray
Photo de la couverture : revue Presqu’Amérique, 1972, tous droits réservés
Typographie et mise en pages : Yolande Martel

© Les Éditions Écosociété, 2015

ISBN 978-2-89719-184-9

Dépôt légal : 1er trimestre 2015

Ce livre est disponible en format numérique

Les Éditions Écosociété tiennent à remercier la Fondation Charles-Gagnon pour son


soutien dans la production de ce livre.

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec


et Bibliothèque et Archives Canada

Gagnon, Charles, 1939-2005


À la croisée des siècles : réflexions sur la gauche québécoise
(Collection Retrouvailles)
Comprend des références bibliographiques.
ISBN 978-2-89719-184-9
1. Gauche (Science politique) – Québec (Province). I. Durand Folco, Jonathan.
II. Reynolds, Jeanne. III. Titre. IV. Collection : Collection Retrouvailles.
HX110.Q8G32 2015    320.53’109714    C2014-942697-6

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme
de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Nous remercions le gouvernement du Québec de son soutien par l’entremise du
Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres (gestion SODEC) et la SODEC
pour son soutien financier.
table des matières

Présentation de l’éditeur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

première partie
La gauche québécoise à la croisée
des siècles
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

chapitre premier
Gauche, droite, gauche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

chapitre 2
La déroute de la gauche. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

chapitre 3
La religion du capital. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

chapitre 4
Le désarroi idéologique ou le retour du tragique . . . . . . . . . . . . . 45

chapitre 5
De la contestation à l’intégration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56

chapitre 6
La fixation démocratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62

chapitre 7
La fièvre des droits. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
chapitre 8
D’un virage à l’autre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

chapitre 9
La petite économie des petites gens. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .88

chapitre 10
La gauche comme vitrine : le nouveau communautaire. . . . . . . 100

chapitre 11
La tentation corporatiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108

chapitre 12
Une gauche en laisse : l’influence des centrales syndicales . . . . . 117

chapitre 13
La « gauche » social-démocrate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126

chapitre 14
Un abcès à crever : marxisme-léninisme, maoïsme
et autres dogmatismes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134

chapitre 15
Non au parti-secte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

chapitre 16
La question nationale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160

chapitre 17
Un espace politique fermé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

chapitre 18
Tirer profit de l’expérience passée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

chapitre 19
En guise de conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196
deuxième partie
Perspectives théoriques
Composer avec l’incertitude. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203

Pour en finir avec l’« économie naturelle ». . . . . . . . . . . . . . . . . . 209

Où donc est le pouvoir ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216

Pour construire l’avenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224

troisième partie
Regards d’aujourd’hui

Prolégomènes à la gauche qui vient. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237


  Jonathan Durand Folco

Il était une fois… une révolution à poursuivre. . . . . . . . . . . . . . 251


   Jeanne Reynolds

Chronologie de Charles Gagnon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265


Présentation de l’éditeur

Que la gauche soit morte ou, en tout cas, moribonde, cela est diffi-
cilement contestable. Qu’une pensée de gauche soit par le fait même
devenue inopportune parce que dépassée ou tout simplement impos-
sible, voilà une affirmation que je récuse tout à fait.

C e constat de Charles Gagnon, formulé en 1997, est-il


toujours valable en 2015 ? C’est la première question que nous
nous sommes posée lorsque nous avons pris connaissance du
texte que vous avez entre les mains avant d’envisager d’en faire la
publication.
Il nous a d’abord semblé évident que la gauche n’était pas
morte, ni au Québec ni ailleurs sur la planète. Si un doute pouvait
effectivement persister à ce sujet à la fin des années 1990, il a été
dissipé depuis par de nombreuses manifestations, c’est-à-dire à la
fois les actions collectives et l’expression des idées visant à « mieux
comprendre la société pour la changer » qui ont foisonné ces
quinze dernières années.
Il nous est apparu par ailleurs que, si la gauche n’est pas morte
et enterrée, Charles Gagnon la considérerait sans doute tout aussi
mal en point aujourd’hui qu’au moment où il couchait sur papier
les premiers brouillons de son pamphlet. Mal en point dans la
mesure où elle ne sait toujours pas où elle s’en va véritablement,
ce qui rend alors tout à fait compréhensible le fait que nous soyons
toujours si peu nombreux et nombreuses à la suivre, à l’accompa-
gner. Bref, si le nombre de personnes se réclamant de la gauche a
10 à la croisée des siècles

peut-être légèrement augmenté ces quinze dernières années, rien


n’indique que celle-ci soit en meilleure posture aujourd’hui, tant
sur les plans intellectuel que pratique, qu’elle ne l’était en 1998 ou
en 2004. Et si cela vaut pour la gauche québécoise, il en va sans
doute de même pour les divers mouvements progressistes à tra-
vers le monde.
Qu’il s’agisse de la gauche de la rue ou de celle des urnes, la
portée de son discours et de son action semble en effet se heurter
à des limites évidentes. Si les suites du vaste mouvement social du
printemps 2012 sont pour l’heure encore incertaines, les résultats
des dernières élections québécoises, tenues le 7 avril 2014, ont
permis de prendre acte de la lente progression du vote de la
gauche gravitant autour de Québec solidaire. En clair, les idées de
la gauche n’arrivent toujours pas à réellement influer sur le cours
politique des choses et semblent toujours aussi marginalisées.
Néanmoins, on ne saurait trop se tromper en affirmant que
le nombre des désenchantés à l’égard du système capitaliste est
en progression. Bien normal, direz-vous, le bateau de ce sys-
tème ayant dû affronter passablement de tempêtes ces dernières
années, aussi bien économiques que sociales, et ce, même en
Occident, son véritable poumon depuis ses origines : crise finan-
cière de 2008-2009, accroissement des inégalités, généralisation
des politiques d’austérité, crise écologique, crise de « valeurs iden-
titaires », etc. Le pessimisme va bon train. En parallèle, le nombre
de mouvements de contestation de toutes sortes, y compris des
mouvements de construction d’alternatives, qu’elles soient élec-
torales, économiques, culturelles ou autres, croît également.
Tranquillement, certes, mais il augmente. Une preuve s’il en est,
malgré tout, que ce n’est pas tout le monde qui a baissé les bras,
au premier chef une grande portion de la jeunesse. À plusieurs
égards, nous assistons même à un renouveau du dynamisme
intellectuel de la gauche, en différents coins de la planète. Mais
cela fait-il en sorte que des perspectives sérieuses de dépassement
du capitalisme ou de contrôle minimal de ses « excès » pointent à
l’horizon ? Il est parfois très difficile de s’en convaincre.
présentation de l’éditeur 11

* * *

Si la gauche existe toujours mais qu’elle baigne dans un « désarroi


idéologique », comme le qualifie Charles Gagnon, son texte peut-
il aujourd’hui contribuer à l’en sortir, ne serait-ce que d’un petit
pouce ? Il nous a semblé que oui. Pourquoi ? D’abord, parce que
l’essentiel du portrait que dresse Gagnon dans son texte n’a pas
fondamentalement changé, surtout lorsqu’il est question du
portrait québécois. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se pencher
sur certains des sujets politiques prédominants des dernières
années : l’indépendance du Québec est-elle utile ou non pour
régler les problèmes sociaux de notre époque ? Les inégalités de
revenus sont-elles une fatalité, une des composantes de la « nature
humaine » ? Existe-t-il des classes sociales ou est-ce là une relique
du xixe siècle, à l’image du crucifix à l’Assemblée nationale ?
Parlant de ce crucifix, la menace planant sur l’avenir du peuple
québécois est-elle l’arrivée récente d’immigrants musulmans du
Moyen-Orient ou n’est-ce pas encore plutôt la bonne vieille « reli-
gion du capital » ? Bref, malgré les années qui nous séparent de
leur formulation, plusieurs des constats que posait Charles
Gagnon en son temps nous semblent toujours avoir une forte
résonnance avec la situation qui prévaut aujourd’hui. Ce texte
demeure à n’en point douter d’une actualité désarmante.
Le texte de Gagnon nous a paru également lucide, honnête et
profond. Honnête, au sens où il ne flatte rien ni personne dans le
sens du poil, comme on disait à une certaine époque. Et encore
moins l’auteur lui-même, d’ailleurs, lui qui ne cherche aucune-
ment à cultiver un quelconque imaginaire biographique. Lucide
ensuite, parce que Gagnon regarde les choses comme elles le sont,
et non pas comme on souhaiterait qu’elles le soient. Profond
finalement, parce qu’il cherche à comprendre ce qui se cache
derrière les apparences et qui fait l’objet de lieux communs. En
d’autres époques, on aurait dit : intelligent, un texte intelligent.
Avec, en guise d’intention, rien d’autre que le souci d’améliorer
le sort des humains, de tous les humains.
12 à la croisée des siècles

Le diagnostic que Charles Gagnon portait sur la gauche qué-


bécoise à la fin des années 1990, sur son désarroi en particulier,
semble donc toujours s’appliquer en 2015. La démarche entreprise
aujourd’hui par cette publication ne prétend évidemment pas faire
disparaître à elle seule ce désarroi. Elle se veut essentiellement un
outil de plus pour y arriver. Elle vise à prendre le texte de Gagnon
comme rampe de lancement pour susciter des réflexions sur des
sujets jusqu’ici peu abordés, nous semble-t-il, aussi bien sur les
expériences de la gauche québécoise des cinquante dernières
années que sur ses perspectives d’avenir. L’objectif étant de cana-
liser la réflexion et les débats en son sein afin d’en arriver, espé-
rons-le, à construire des ponts et établir des convergences entre
les diverses mouvances qui la composent. Car que l’on milite au
sein de Québec solidaire ou de quelque regroupement libertaire
ou socialiste, que l’on se proclame écosocialiste, anarchiste ou
altermondialiste, nous sommes d’avis qu’il est à l’heure actuelle
impératif d’en venir à la constitution d’un socle commun de
principes, d’orientations et de stratégies pour freiner le rouleau
compresseur du capital et redonner à la grande famille de la
gauche des perspectives porteuses pour assurer la suite du monde,
et rallier à ce projet une masse critique de nos concitoyens et
concitoyennes.

* * *

La rédaction du texte de Charles Gagnon a suivi un parcours


particulier et sinueux. Nous savons que la première version du
manuscrit remonte à 1997 et qu’elle comprenait une vingtaine
de chapitres, regroupés dans le désordre sous le titre général La
gauche. Des ajouts ont ensuite été apportés à cette version au cou-
rant de l’année 1998. Cette première mouture est cependant restée
inachevée et n’a, à notre connaissance, jamais été soumise à une
maison d’édition. En fait, il semble qu’à l’époque, Gagnon n’en
ait même pas mentionné l’existence à quiconque de son entou-
rage. Il en a cependant modifié des éléments dans les années qui
présentation de l’éditeur 13

ont suivi, puis a effectué, en 2004, une nouvelle saisie d’un certain
nombre de chapitres, dans ce qu’il qualifiait de version finale. Il y
ajoute alors une nouvelle introduction qui annonce un plan beau-
coup plus ambitieux que celui initialement prévu, laissant présa-
ger en outre une mise à jour des caractéristiques du capitalisme
en ce début du xxie siècle. Mais cette saisie ne comprend pas de
conclusions précises quant aux perspectives pour changer ce sys-
tème, préoccupation pourtant centrale de Charles Gagnon depuis
sa jeunesse, autant dans ses réflexions théoriques que dans son
action militante. Est-ce faute d’avoir de telles conclusions à pro-
poser ou parce que la maladie l’en empêche (il apprend alors être
atteint d’un cancer incurable), toujours est-il que cette version
de 2004 restera également sans suite, à la fois dans son contenu
et dans les démarches de publication. Charles Gagnon décédera
en novembre 2005, sans laisser d’indications plus précises quant
à ce texte. Il aura en fait plutôt choisi de consacrer ses dernières
énergies intellectuelles à sélectionner les textes marquants de son
parcours, alors en préparation d’édition1.
À l’été 2013, trois éléments vont concourir à sortir ce texte
des « boules à mites ». Le premier : l’intérêt que manifestent plu-
sieurs jeunes ayant participé de près ou de loin à la grève étu-
diante de 2012 pour l’histoire du militantisme au Québec, en
particulier pour les décennies 1960 et 1970 de cette histoire. Le
deuxième : la décision des Éditions Écosociété et de la Fondation
Charles-Gagnon d’encourager les travaux de réflexion théorique
qu’une partie de ces jeunes entame alors, devant l’évidence que
la « machine » à l’origine de la crise et dont ils viennent de faire
l’expérience s’étend largement au-delà de celle du Parti libéral du
Québec et de son conseil des ministres. Finalement, le troisième
élément nous ayant convaincu de la pertinence de faire connaître
ce texte inédit est ce constat que répétait fréquemment Charles

1. Ces textes allaient constituer les trois volumes des Écrits politiques de
Charles Gagnon, parus chez Lux éditeur entre 2006 et 2011 et intitulés respec­
tivement Feu sur l’Amérique (1966-1972), EN LUTTE ! (1972-1982) et La crise de
l’humanisme (1982-2005).
14 à la croisée des siècles

Gagnon dans les dernières années de sa vie : la gauche québé-


coise n’a pas de tradition et à cause de cela, elle a généralement
tendance à ne se souvenir… de rien. Réactualiser la pensée de
Charles Gagnon nous a semblé cadrer parfaitement dans cet
objectif de transmission, lui qui fut tout au long de sa vie à la fois
acteur et témoin privilégié des importantes luttes menées par la
gauche québécoise de la deuxième moitié du xxe siècle, et dont
le regard est plutôt singulier parmi les représentants et représen-
tantes de sa génération.
L’ouvrage qui suit est donc le fruit de cette combinaison
d’éléments. Il vise à alimenter les réflexions actuelles de la gauche,
en 2015, à l’aiguiller sur les avenues qui s’offrent à elles. La gauche
québécoise surtout, puisque c’est au contexte plus spécifiquement
québécois que le texte de Gagnon fait référence, même si son
propos s’étend également à la gauche occidentale en général, avec
laquelle la gauche québécoise partage évidemment plusieurs
caractéristiques.

* * *

Considérant le caractère inachevé du manuscrit, celui-ci a fait


l’objet d’un travail d’édition afin de le rendre le plus homogène
et fluide possible, de concert et avec l’accord de la Fondation
Charles-Gagnon2. Nous avons, cela dit, tâché d’éviter autant que
faire se peut de dénaturer de quelconque façon la pensée de
l’auteur, en cherchant entre autres à respecter ses hésitations et
même ses contradictions. Puisse Charles Gagnon ne pas nous en
tenir rigueur, surtout que les explorations ont toujours fait partie
de sa démarche, d’une part, et qu’il n’était évidemment plus là
pour éclaircir certaines zones d’ombre ou approuver nos inter-
ventions, d’autre part. Nous avons également cherché à conserver

2. La Fondation Charles-Gagnon est légalement responsable de la gestion de


son patrimoine littéraire et intellectuel depuis 2009.
présentation de l’éditeur 15

le ton pamphlétaire du texte, celui-ci se présentant effectivement


sous la forme d’un pamphlet, comme le précise lui-même l’auteur.
À partir de certains indices laissés par Gagnon, nous avons
structuré son texte en deux parties distinctes, même si toutes
deux se font écho sur les thèmes abordés. La première s’intitule
« La gauche québécoise à la croisée des siècles » et se compose
pour l’essentiel des chapitres qu’il jugeait « achevés », ou du moins
en donna-t-il l’impression dans ses notes. Le thème général de
cette partie aurait pu être : « Par où ne pas aller, ne plus aller. »
Simplement parce qu’il y est question d’avenues ayant déjà été
parcourues par d’autres générations de militants et militantes –
avenues dont Charles lui-même fut parfois partie prenante, qu’on
pense aux expériences terroristes ou marxistes-léninistes –, et les
conclusions que l’on peut tirer aujourd’hui qu’il s’agit là de culs-
de-sac paraîtront pour plusieurs assez évidentes d’emblée. La
partie facile, d’aucuns diront, et l’auteur lui-même leur aurait
sans doute donné raison. Quoique, parmi ces « évidences », nous
serions tentés de dire que certaines ne sont certainement pas
partagées par beaucoup de personnes s’identifiant à la gauche
québécoise (à tort ou à raison, nous laisserons à tout un chacun
la liberté de trancher), aujourd’hui encore : pensons par exemple
au rôle soi-disant transformateur de l’économie sociale, à la
social-démocratie couleur scandinave ou au recours massif à la
défense des droits comme vecteur de changement social. Sur ce
dernier élément, il n’y a qu’à constater les déchirements qu’a
connus la gauche autour de la Charte des valeurs québécoises
proposée par le gouvernement péquiste de Pauline Marois à
l’hiver 2014 pour s’en convaincre. À voir la gauche aussi divisée,
confuse et incohérente sur un sujet aussi circonscrit, on se dit que
ce n’est pas demain la veille qu’elle arrivera à élaborer une posi-
tion unitaire, limpide et cohérente sur le sujet plus général d’une
alternative au capitalisme ! Pensons aussi à cette éternelle ques-
tion (l’éternité d’une génération en fait, corrigeront certaines
personnes, avec malice), celle de savoir si l’indépendance est, oui
16 à la croisée des siècles

ou non, la première étape pouvant nous conduire dans la voie de


sortie du règne du capital3.
La deuxième partie du livre, intitulée « Perspectives théo-
riques », se compose quant à elle de textes rédigés durant la même
période, mais sur lesquels Charles n’avait ni mis de point final à
leur formulation ni décidé de manière définitive de les incorporer
à son manuscrit général. Nous avons retenu ceux qui nous
­semblaient les plus achevés et qui venaient à notre sens bien
complémenter certaines des idées exprimées dans les textes de la
première partie4. De toute évidence, Gagnon en était encore,
quant à ses conclusions sur la trajectoire que devait prendre la
gauche à l’aube du xxie siècle, à l’étape des explorations. Il lance
des pistes, beaucoup moins affirmatives que ses analyses des
erreurs à ne pas répéter. Pour l’essentiel, ces pistes découlent
directement non seulement de sa lecture de la société québécoise
qu’il a sous les yeux en 1997-1998, mais aussi et surtout de son
bilan des courants de pensée qui ont traversé le xxe siècle, ceux
qui ont marqué la gauche ainsi que lui personnellement, depuis
sa jeunesse.
Nous avons par ailleurs ponctué le texte de notes explicatives
ou contextuelles, lorsque nous le jugions pertinent. L’idée étant
de mieux situer le lecteur en regard de certains événements ou
organisations avec lesquels plusieurs personnes sont peut-être

3. Les lectrices et lecteurs familiers de l’œuvre de Charles Gagnon constate-


ront que certaines idées avancées et thèmes abordés par Charles l’avaient déjà été
dans son essai Le référendum : un syndrome québécois (Lachine, Pleine lune, 1995)
et qu’ils l’ont été également dans certaines de ses dernières interventions publi­
ques, quelques-unes de celles-ci faisant partie du troisième volume de ses écrits
politiques, La crise de l’humanisme (Montréal, Lux, 2011). Enfin, le dernier texte
qu’il ait complété, Il était une fois… Conte à l’adresse de la jeunesse, a été produit
pour le Bulletin d’histoire politique, à l’automne 2004, puis édité en plaquette par
Lux, en 2006.
4. Le lecteur curieux pourra aller consulter l’ensemble des textes retenus
pour ce livre dans leur version originale, de même que ceux non retenus ou
d’autres qui ont fait l’objet de versions alternatives, dans le Fonds Charles Gagnon
disponible aux Fonds d’archives de l’UQAM.
présentation de l’éditeur 17

moins familières, en particulier celles des plus jeunes généra-


tions. À cet égard, il est d’ailleurs bon de rappeler le contexte de
l’époque lors de laquelle Gagnon écrivait son texte. Nous sommes
en 1997-1998, soit deux ans après le référendum de 1995, moment
où la question nationale cesse progressivement d’être le point
focal des délibérations politiques (même si, au lendemain du
30 octobre 1995, d’aucuns entrevoyaient déjà la tenue d’un autre
référendum à très court terme). Mais nous sommes également
deux ans avant la « Bataille de Seattle », qui marqua en quelque
sorte dans l’imaginaire occidental le début de l’essor du mouve-
ment altermondialiste et la résurgence d’une voix de gauche
dynamique et combative. Une période lors de laquelle pratique-
ment l’ensemble des principales forces politiques et sociales du
Québec décidait d’embrasser l’idée du déficit zéro et de la doxa
néolibérale. Une adhésion collective qui s’est manifestée dans
toute son ampleur lors du Sommet socio-économique d’octobre
1996 (réunissant des représentants de la classe politique, syndi-
cale et des affaires), lorsque tous et toutes se mirent à entonner en
chœur les vertus et les nécessités du « déficit zéro ». Ce sommet,
auquel Gagnon réfère (avec raison) fréquemment dans son texte,
a véritablement constitué l’événement charnière dans la mise en
place des politiques néolibérales au Québec par le gouvernement
du Parti québécois dirigé alors par Lucien Bouchard (démarche
poursuivie ensuite sous le règne du Parti libéral), avec l’appui des
syndicats, qui avaient adopté à ce moment-là le principe du « par-
tenariat social » comme orientation stratégique5.

* * *

5. Sur ce Sommet, on lira avec intérêt le livre de Ghislaine Raymond, Le


« partenariat social ». Sommet socio-économique de 1996, syndicats et groupes
populaires, Ville Mont-Royal, M éditeur, 2013.
18 à la croisée des siècles

Sans grand risque de se tromper, on peut facilement supposer que


Charles Gagnon aurait adoré la période actuelle, davantage en
tout cas que celle durant laquelle il a écrit ces textes. Un désarroi
certain anime toujours la gauche aujourd’hui, certes, mais un
désarroi davantage assumé si l’on peut dire. Plus assumé collec-
tivement serions-nous tenté de préciser, ce qui fait qu’on travaille
à en sortir, collectivement. Alors que Charles Gagnon, dans les
dernières années de sa vie, essayait de l’assumer et d’en sortir,
mais se sentait tout seul dans son coin, coupé de toute organisa-
tion, barré partout, tant sur le plan professionnel que militant, vu
son image « d’emblème » des échecs d’une génération.
On sent en effet chez la génération montante un intérêt mani-
feste non seulement à trouver des solutions aux problèmes sociaux
qu’ils et elles ont devant les yeux et à ceux qu’ils et elles discernent
pour demain, mais aussi à replonger dans le passé, et de le faire
sans a priori. C’est d’ailleurs dans cet esprit de « dialogue inter-
générationnel » que nous avons cru bon d’ajouter, en complément
au pamphlet de Charles Gagnon écrit il y a maintenant une
quinzaine d’années, des textes de 2015 qui permettent à la fois de
l’actualiser et de le critiquer de manière constructive – notre
objectif avec cette publication n’étant pas, rappelons-le, de faire
simplement œuvre d’archives, mais de contribuer à la réflexion
de la gauche actuelle pour trouver des solutions contemporaines
à des problèmes contemporains. Nous avons donc invité certaines
personnes – des jeunes, pour l’essentiel, et à notre sens représen-
tatifs des diverses tendances qui animent la gauche actuelle au
Québec –, militantes d’aujourd’hui, à lire le texte de Gagnon et à
le commenter. Deux d’entre elles ont accepté de le « mettre à
jour », d’une certaine façon. Jonathan Durand Folco et Jeanne
Reynolds y vont donc ici de leur propre diagnostic quant aux défis
auxquels fait face aujourd’hui la gauche québécoise, dans ce qui
prend la forme d’un dialogue avec Charles Gagnon.
Nous espérons somme toute que leur contribution, tout
comme celle de Charles Gagnon, saura alimenter votre réflexion
tout autant qu’elle le fera, nous le souhaitons, parmi la gauche en
présentation de l’éditeur 19

g­ énéral. Nous espérons par ailleurs que d’autres formes et lieux de


réflexion sur les sujets soulevés par Gagnon verront le jour, dans
l’optique de poursuivre le cheminement ici amorcé. Question de
contribuer à éclairer le chemin qui permettra, un jour, de mettre
fin à la « religion du capital » qu’évoque Charles Gagnon.

David Murray
Éditions Écosociété
première partie

La gauche québécoise à la croisée


des siècles
introduction

Q ue la gauche soit morte ou, en tout cas, moribonde, cela


est difficilement contestable. Qu’une pensée de gauche soit
par le fait même devenue inopportune parce que dépassée ou tout
simplement impossible, voilà une affirmation que je récuse tout
à fait.
Primo, je ne me sens pas tenu de suivre la mode qui, en ce
moment, veut que la distinction entre la droite et la gauche n’ait,
tout compte fait, plus de pertinence. Il en va désormais dans le
monde des idées comme dans celui de la haute couture : les modes
se suivent et, à première vue, ne se ressemblent pas. Sauf qu’on se
rend compte à l’usage qu’elles reviennent périodiquement. Nous
avons eu la mode structuraliste, et puis la néolibérale, qui dure
encore et qui n’est rien d’autre qu’un retour du libéralisme clas-
sique. Avec, entre les deux, celle des confessions générales sur la
place publique ou dans l’intimité des salons des ex-gauchistes.
Bref, nous sommes à une époque où les idées passent – cer-
taines plus vite que d’autres – quand elles appartiennent à la
catégorie du prêt-à-porter, laquelle se confond le plus souvent avec
celle du prêt-à-jeter ; elles sont souvent, comme on dit en anglais,
disposable. On en dispose à sa convenance, suivant les goûts du
jour, selon les avenues qu’elles ouvrent ou qu’elles bloquent dans
les médias. Car ce n’est pas tout d’avoir des idées, empruntées à
gauche ou à droite dans tous les sens de l’expression, encore faut-
il trouver à les faire connaître. Il arrive même que leur diffusion
prenne plus d’importance que leur contenu. C’est ainsi que les
24 à la croisée des siècles

débats d’idées se font spectacles. Et c’est le propre du spectacle


d’être médiatisé.
Secundo, j’ai une conception telle de la pensée de gauche
qu’elle me paraît plus nécessaire que jamais. Car au-delà de la
mode, il y a la réalité, une autre réalité. Or la réalité est têtue, nous
devrions le savoir. Pendant une vingtaine d’années nous avons,
dans maintes régions du monde et avec des moyens divers, tenté
de la révolutionner. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les résul-
tats de l’entreprise ont été mitigés. L’échec de la révolution, si on
peut parler ainsi, fait partie de la réalité. Mais il ne la résume pas.
Voilà bien où le bât blesse. Nous avons voulu changer le
monde, le monde s’est obstiné à ne pas changer. Pas dans le sens
que nous le souhaitions en tout cas, du moins est-ce ainsi que
nous avons interprété les choses. Et beaucoup en ont alors conclu
que c’était foutu, qu’il n’y avait rien à faire. On a accroché nos
patins. La gauche a laissé la place à la droite ; bien plus, une partie
de la gauche, en tout cas bon nombre de ceux et celles qui se
présentaient à telle enseigne dans les années 1960 et 1970, sont
passés dans le camp adverse du jour au lendemain. La nature a
horreur du vide, dit-on ; cela vaut sans doute aussi en matière
d’idéologie. Le besoin d’idées s’est avéré tel chez certains intel-
lectuels que, les idées de gauche perdant de leur panache, ils n’ont
pu résister au besoin d’adhérer à quelque chose d’autre, n’importe
quoi : le libéralisme, néo si ce n’est post, le juridisme, le mysti-
cisme, etc. De vieilles idées sous un nouveau nom, cela fit l’affaire
pour beaucoup.
La réalité est têtue, donc, et la vie continue. Ni vraiment plus
belle, ni vraiment plus laide que dans les décennies antérieures.
Est-ce à dire que rien n’a changé ? Pas du tout. Car se sont alors
amorcées de nouvelles décennies qui ont laissé des traces sans
doute permanentes, par exemple de nouveaux rapports entre les
pays du Sud et ceux du Nord, de nouveaux rapports entre les
sexes, et une plus grande tolérance à l’égard de certaines catégo-
ries sociales marginalisées. S’est ainsi poursuivie la lutte – avec
bien des dérapages j’en conviens, la lutte n’étant jamais terminée
introduction 25

et toujours à approfondir – de la civilisation contre la barbarie. Si


une victoire totale et définitive de celle-là sur celle-ci est bien peu
probable, du moins dans un avenir prévisible, une seule conclu-
sion s’impose : la lutte n’en est que plus importante et elle doit se
mener sans relâche, pour qu’un pas en avant ne soit pas suivi de
deux pas en arrière. Or, c’est précisément la menace qui plane sur
nos têtes en ce moment. Deux ou même trois pas en arrière.
Mon propos est simple. La gauche québécoise doit sortir de sa
torpeur, se reconstituer, rependre la parole. Cela implique de
cesser de ménager le Parti québécois pour ne pas nuire au projet
souverainiste, de convaincre les directions syndicales de faire du
syndicalisme et de laisser à la gauche politique l’espace qu’il lui
faut pour se donner une orientation entièrement autonome, des
objectifs et un programme qui lui sont propres. Cela implique
aussi d’offrir aux progressistes de toutes les tendances un cadre
qui leur permettrait de dépasser les limites de l’action sectorielle,
tout en leur évitant de devoir systématiquement se réfugier dans
des organisations marginales pour faire de la politique radicale.
Un cadre, donc, qui leur permette de développer une action
politique large, ouverte, articulée aux réalités sociales d’aujour­
d’hui. C’est dans le processus de constitution de ce cadre idéolo-
gique et organisationnel, auquel il conviendra de consacrer tout
le temps nécessaire, que la gauche québécoise devrait articuler sa
critique du statu quo, une critique radicale, tant sur le plan local
qu’international, et tirer les enseignements de ses expériences
antérieures, avec le même esprit critique.
chapitre premier

Gauche, droite, gauche

L a gauche, c’est la civilisation ; la droite, c’est la barbarie.


Simpliste ? Réducteur ? Faux, même, dira-t-on ! Voyons voir.
Les gens de droite ne préconiseraient pas la barbarie, puisqu’ils
sont partisans de la civilisation. Les gens de droite seraient pleins
de bonnes intentions ; ils souhaitent un monde cohérent, ordonné,
dont seraient bannis les oppositions, les conflits, les affronte-
ments, un monde où règnerait l’harmonie, où seraient mini­
misées les injustices et les inégalités… dans la mesure où leur
élimination ne va pas à l’encontre de la « nature des choses »,
évidemment. Or c’est là tout le problème : la droite fait reposer
son idéal social sur l’acceptation du statu quo, quand ce n’est pas
sur le rétablissement de la situation ante, c’est-à-dire sur le réta-
blissement de ce qu’elle a la mauvaise habitude d’assimiler à la
« nature des choses », alors qu’une telle chose n’existe tout simple-
ment pas et n’a jamais existé en matière d’organisation sociale
chez les humains.
Prenez le statut des femmes, l’avortement ou le contrôle des
naissances. La droite préconise le statu quo en ces domaines : les
femmes au foyer, la non-interruption de grossesse ; pour certains,
l’abstinence comme unique forme de contraception. Tout cela au
nom du respect de la nature des choses ou de la tradition, ce qui
revient au même. Prenez l’immigration. La droite s’insurge contre
une immigration trop forte à ses yeux, qui menacerait l’identité
gauche, droite, gauche 27

nationale en suscitant un mélange des races, de couleurs et de


cultures incompatibles, en tout cas difficiles à arrimer : il ne
faudrait quand même pas mélanger ce que la « nature » a séparé !
Prenez le chômage. La droite veut bien le réduire, sinon l’élimi-
ner, mais cela ne peut se faire que dans le cadre de l’économie de
marché, récemment promue au rang d’« économie naturelle ».
Prenez les inégalités de revenus : les gens de droite peuvent
bien dire souhaiter leur élimination… dans la mesure du pos-
sible, mais ils maintiendront que le succès, c’est-à-dire la richesse,
est le produit « naturel » de l’effort, du talent, de l’initiative indi-
viduelle, et que nous ne sommes pas tous également pourvus en
ces matières : c’est là aussi, malheureusement, dans la « nature des
choses ». Il en va de même des inégalités entre les peuples : les
peuples entreprenants se sont industrialisés et enrichis, pendant
que les peuples indolents sont demeurés pauvres ; et il n’y a
aucune raison pour que nous, les smattes de la Terre, nous payions
pour les pots cassés par d’autres ! Ce qui est présenté à droite
comme une raisonnable acceptation de la réalité, comme un
respect de la « nature des choses » (laquelle serait supposément
prouvée par la biologie), n’est le plus souvent qu’une défense
maquillée du statu quo, qu’une tentative de nous convaincre de
ne rien changer à l’ordre social existant.
Le réalisme des gens de droite présente une faille majeure :
faire fi des conditions de vie concrètes des gens, au profit d’un
recours aveugle à certains principes qui, souvent, n’ont rien à voir
avec la nature des choses, mais tout à voir avec une idéologie par-
ticulière. La droite, ce sont par exemple les Promise Keepers, ces
centaines de milliers d’Américains s’étant réunis à Washington le
4 octobre 19971 pour affirmer leur désir de reprendre leur rôle de

1. [NdÉ] Les Promise Keepers sont une organisation chrétienne originaire


des États-Unis, mais d’aucune obédience politique particulière, se décrivant
comme étant « une organisation orientée autour du message du Christ, dédiée à
l’initiation des hommes au Christ comme leur Sauveur et leur Seigneur afin de
les aider à grandir en tant que chrétiens ». Reconnue pour organiser de grands
rassemblements, elle avait réussi à réunir au National Mall de Washington, le
28 à la croisée des siècles

père en conformité avec la volonté divine, c’est-à-dire en aimant


leur femme et en dirigeant leur foyer ! Faut-il insister ? Pourquoi
­faudrait-il que l’avenir de la famille traditionnelle, pour autant
qu’elle soit une nécessité incontournable, repose uniquement sur
les épaules des hommes ? La famille traditionnelle ne reposait-elle
pas très largement en fait sur les épaules des femmes ? À moins
que le rôle des hommes ne consiste qu’à dresser les femmes à
jouer le leur ? Même si les hommes traitaient les femmes en êtres
inférieurs autant à l’époque des Lumières qu’à celle du catholi-
cisme triomphant, faudrait-il en conclure que ce traitement relève
de la « nature des choses » ?
Faut-il le répéter ? Les gens de droite sont conservateurs au
jour le jour et réactionnaires quand un problème sérieux se pré-
sente. En l’occurrence, le problème résiderait aujourd’hui dans
l’éclatement de la famille, considéré comme un des principaux
facteurs à l’origine des difficultés sociales actuelles. Autrement
dit, ils considèrent que l’avenir réside dans la répétition indéfinie
du présent, c’est-à-dire du passé, et si le présent s’avère inaccep-
table, dans le retour au très passé. Face aux problèmes de la
famille, le retour à la stabilité des couples, à une éducation plus
musclée des enfants, à la mère au foyer ; face aux problèmes dans
l’enseignement, le retour à la discipline, à la dictée, à l’étude des
classiques ; face à la délinquance, le retour à la répression, à l’en-
fermement, à la peine de mort ; face à la misère sociale, le travail
forcé pour les paresseux et la charité individuelle… Bref, au
maintien à tout prix de l’ordre, dont le modèle ne peut résider que
dans le passé, et ce, aussi bien dans les chaumières, à l’école, à
l’usine, au bureau que dans la rue.
C’est ainsi que le bagage politique et économique des idéolo-
gues de la droite réside en grande partie dans le libéralisme. Les

4 octobre 1997, des centaines de milliers d’hommes dans ce qui avait été rapporté
à l’époque comme étant le plus grand rassemblement d’hommes dans l’histoire
étatsunienne, surpassant même la célèbre Million Man March d’hommes afro-
américains tenue au même endroit le 16 octobre 1995.
gauche, droite, gauche 29

Lumières, source de la modernité, représentent la référence obli-


gée dans tout débat sur ces matières. Les gens de droite, étant loin
d’être tous bornés et ne pouvant ignorer les dysfonctionnements
considérables de la société actuelle, feront appel à une explication
qui, il n’y a pas si longtemps encore, était plutôt l’apanage des
communistes et, plus spécialement, des marxistes-léninistes
de l’école maoïste : le révisionnisme. Ils affirmeront qu’on s’est
éloigné des principes du libéralisme originel, du libéralisme
classique, que là réside la source des problèmes actuels et ils
s’emploieront à les actualiser. Une telle démarche se situe tout à
fait sur le parcours commun à tous les intégrismes. On la retrouve
chez les chrétiens, chez les juifs, chez les musulmans, quand il
s’agit d’établir quels sont les véritables principes fondamentaux
de l’idéologie à laquelle on adhère.
La question à savoir si l’économisme ambiant (la soumission
totale de la vie des sociétés aux lois de l’économie de marché)
constitue une évolution « normale » du libéralisme ou le résultat
d’un abandon, d’une révision de celui-ci, est aussi excitante au
fond que celle à savoir si les déboires du communisme ont résulté
normalement du marxisme ou plutôt de son abandon par les
communistes soviétiques, ou celle encore à savoir si les Croisades
et l’Inquisition étaient une juste application des principes fonda-
mentaux du christianisme. Intérêt théorique et historique ? Sans
doute. Mais s’il s’agit avant tout de comprendre la société actuelle,
le seul libéralisme qui compte vraiment, c’est celui au moyen
duquel on s’applique à fonder le statu quo. Pas plus qu’il ne me
paraît pertinent d’appuyer des réformes sociales sur les principes
de la Bible ou des pères de l’Église, pas plus ne m’enthousiasme
la perspective de faire appel aux idées de Hobbes, de Voltaire
ou de Rousseau pour assurer le triomphe du « vrai » libéralisme.
N’importe quel chercheur qui s’en donnera la peine trouvera
d’ailleurs chez les économistes libéraux, Adam Smith notam-
ment, tous les principes originaux nécessaires pour justifier la
marche actuelle de l’économie et pour en expliquer les incongrui-
tés ainsi réintégrées dans la « nature des choses ».
30 à la croisée des siècles

Dans les années 1960, Louis Althusser et ses disciples avaient


entrepris de relire et de réécrire Le Capital de Marx ; ils en avaient
comblé les « vides », rempli les béances. Voilà qu’aujourd’hui on
applique la même médecine aux penseurs des Lumières. On a
sans doute oublié les effets catastrophiques que l’opération althus­
sérienne a eus sur la pensée de Marx, c’est-à-dire sa mise au
rancart, et ceux, tout aussi considérables – aux États-Unis à tout
le moins –, de la relecture lacanienne de Freud.
Y a-t-il un antidote à la droite, autre que la gauche ? Je n’en
connais point. Et parce que la droite m’exaspère et me fait suer, je
souhaite que la gauche retrouve la parole ; que la contestation du
statu quo se fasse entendre ; que la critique de l’ordre établi refleu-
risse. Sans quoi nous sommes condamnés à l’asphyxie par la
pensée unique. Et si la pensée du statu quo ne doit pas demeurer
unique, il faudra bien lui en opposer une autre, à tout le moins.
Cette tâche appartient à la gauche, aux intellectuels de gauche. Il
serait temps que ceux-ci réalisent qu’il ne suffit pas, pour ce faire,
de répéter sur le mode de la complainte ce que la droite présente
sur le mode de l’affirmation triomphante.
chapitre 2

La déroute de la gauche

P rivée des références idéologiques ayant alimenté ses


projets et perspectives depuis pratiquement la fin du xixe siècle,
la gauche traverse une période de morosité et de confusion telle
qu’elle est, à toutes fins utiles, absente du champ politique. À part
quelques groupes marginaux, qui ou bien se contentent d’expri-
mer leur révolte de façon sporadique ou bien s’accrochent, contre
toute logique, aux idéaux devenus poncifs de la révolution socia-
liste, le gros des forces progressistes se contente le plus souvent de
formuler des revendications sectorielles qui, en raison même de
leur caractère sectoriel, n’arrivent pas à susciter un appui popu-
laire digne de ce nom et capable d’influencer le cours des choses.
Le désintérêt généralisé à l’égard de la politique, c’est-à-dire
de la conduite des affaires de la cité, de toutes les affaires de
la cité, constitue un facteur qui favorise la constitution d’une
« sous-société » à laquelle s’associe la gauche, sans le vouloir sans
doute, peut-être même sans s’en rendre compte. Repliée sur des
questions locales ou sectorielles, la gauche est le plus souvent
absente des débats relatifs aux choix politiques susceptibles de
façonner l’avenir de la société globale. La gauche n’a plus de poli-
tique. Pire encore, on peut se demander si elle a encore quelque
crédibilité auprès de ceux et celles qu’elle est censée d’abord
représenter. Et si elle perd en crédibilité, c’est qu’elle véhicule
pour l’essentiel le même discours que le pouvoir : mondialisation,
32 à la croisée des siècles

compétitivité, restructuration, compressions, etc. La gauche n’a


pas de programme.
Il en est pour voir cette évolution d’un œil positif. Nous assis-
terions, disent-ils, à une véritable transformation de la vie poli-
tique, au passage d’une ère où la politique reposait sur l’action de
formations rassemblant des milliers de personnes autour d’une
même vision de l’organisation sociale à une autre, nouvelle, où la
politique serait le fait d’associations plutôt modestes, locales et
communautaires, intervenant sur des questions particulières,
très près du « vécu quotidien » des gens. Sans nier l’intérêt qu’il y
a à se préoccuper des congés pédagogiques à l’école, de l’éclairage
des ruelles, de la qualité des logements, du stationnement durant
les tempêtes de neige et autres dossiers du genre, il n’en reste pas
moins que cette nouvelle conception de la politique souffre d’une
faiblesse majeure et qui pourrait être fatale : elle est pratiquement
absente des lieux de pouvoir, c’est-à-dire des lieux où se prennent
les décisions majeures, notamment en matière économique.
Décisions qui, un jour ou l’autre, auront des effets peut-être dif-
ficiles à prévoir aujourd’hui, mais qui vont néanmoins affecter de
façon déterminante tous ces éléments de notre « vécu quotidien ».
En fait, on assiste, à l’instar de ce qui se passe dans le champ
économique, au développement de deux niveaux de la chose
politique, ayant chacun leurs dynamiques et leurs acteurs propres.
La grande politique, d’un côté, s’occupe par exemple de la régle-
mentation du secteur financier et du commerce international (ou
plutôt leur non-réglementation, devrait-on dire). Elle s’affaire
aussi aux jeux de coulisses visant à régler – ou à ne pas régler,
selon le cas… – les conflits surgissant en divers points du globe
et dont, même à l’ONU, on ne traite que des aspects plus ou
moins anecdotiques, passant pratiquement sous silence les rap-
ports de force qui expliquent véritablement les positions des
divers intervenants. De l’autre côté, beaucoup plus près du plan-
cher des vaches, se fait la petite politique, dont j’ai parlé plus haut.
Or, la grande politique est le fait d’experts, le plus souvent incon-
nus du grand public, que les gouvernements paient généreuse-
la déroute de la gauche 33

ment pour qu’ils définissent des positions dont les politiciens


eux-mêmes sont bien souvent incapables de mesurer la portée
réelle.
Cette situation n’est pas vraiment nouvelle. Il y a plusieurs
années déjà, John K. Galbraith1, lui-même conseiller pendant
longtemps auprès du gouvernement indien, formulait une cri-
tique, fort modérée au demeurant, du rôle croissant de la « techno­
structure », c’est-à-dire de fonctionnaires ou technocrates au
pouvoir étendu, mais sans obligation de rendre des comptes.
Quelques années plus tard, Bertram Gross, un ex-haut fonction-
naire du gouvernement américain, renchérissait avec un ouvrage
intitulé Friendly Fascism, dans lequel il soutenait que les pro-
blèmes chroniques des États-Unis exigent une collusion croissante
entre les représentants du Big business et du Big government afin
de « gérer » la société en fonction des intérêts des riches et des
puissants2. La chose n’est donc pas nouvelle. Ce qui est nouveau
par contre, c’est que cette situation se développe aujourd’hui pra-
tiquement sans opposition, notamment depuis que la gauche s’est
pour ainsi dire résignée à composer avec ce qui semble être perçu
comme un état de fait, sinon normal, du moins incontournable.
Le repliement de la gauche sur les questions pratiques, immé-
diates, est-il vraiment le signe d’une nouvelle façon de faire de la
politique ou constitue-t-il l’amorce d’un mouvement débouchant
sur la mort du politique ? Il y a là une sorte de paradoxe diffi-
cile à expliquer, suivant lequel on assisterait à une plus grande

1. John K. Galbraith, Le nouvel État industriel. Essai sur le système écono-


mique américain, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989 [1979] (l’édition originale
anglaise date de 1967).
2. Bertram Gross, Friendly Fascism : The New Face of Power in America,
Boston, South End Press, 1980. L’idée d’un fascisme sympathique renvoyait au
fait que ce nouveau fascisme ne prenait pas des airs aussi dictatoriaux et brutaux
que ne l’avaient fait les exemples classiques de l’Allemagne, de l’Italie ou du Japon,
bien que partageant les mêmes méfiances à l’égard des libertés individuelles et
des droits démocratiques. Gross soutenait ainsi que quiconque se soucie de
l’avenir de la démocratie ne peut ignorer les potentialités effrayantes que recèle
ce « fascisme sympathique ».
34 à la croisée des siècles

conscience des individus et dont la défense des droits de la per-


sonne serait la manifestation, alors que les mêmes individus
n’accordent à peu près aucune attention à une foule de décisions
majeures qui ne peuvent qu’influencer profondément leur exis-
tence à plus ou moins court terme, ou ne peuvent que réduire le
champ de leur liberté.
Quoi qu’il en soit, l’éventail des revendications de la gauche
occidentale, entendue au sens le plus large qui puisse être, se
résume finalement à peu de chose. Au plan économique, on parle
de maintien ou de sauvetage, devrais-je dire, d’un certain rôle
étatique consistant soit à contrôler minimalement les mouve-
ments de capitaux ou bien à les taxer, soit encore à favoriser le
capital national ou même local, et ce, au moment même où les
États sont plutôt enclins à relâcher les contrôles et à laisser la voie
libre au grand capital. Les négociations en cours au sein de
l’Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE) sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI)
constituent sans doute l’exemple le plus manifeste de cette ten-
dance libre-échangiste, vieille de plus d’un siècle, faut-il le rappe-
ler, et qui, malgré certains épisodes protectionnistes, n’a cessé de
gagner du terrain, spécialement depuis la Deuxième Guerre
mondiale. Si le capitalisme, qu’on préfère désormais appeler
« économie de marché », a bien une « nature », sa concentration et
son expansion en constituent sûrement des éléments fondamen-
taux – la multiplication des petites entreprises, dont on vante tant
les vertus comme source d’emplois nouveaux, n’ayant jamais
constitué que des phases intermédiaires à une toujours plus
grande concentration.
Au plan social, une répartition plus équitable de la richesse
est sans aucun doute la préoccupation majeure de la gauche,
autant au sein de chaque pays qu’à l’échelle mondiale. À défaut
de voir cette revendication satisfaite, on accorde de nouveau une
place de première importance aux activités humanitaires, de
bienfaisance, à la charité ; tout cela au nom de la solidarité entre
les humains. Ce qui fait bien l’affaire des riches et des puissants,
la déroute de la gauche 35

soit dit en passant, eux qui, bien conscients que le développement


du capital n’a rien à voir avec une répartition égalitaire des biens,
ne demandent pas mieux que de voir le sens de la justice qui
anime encore une partie importante de la population se concré-
tiser dans la distribution de paniers de Noël plutôt que dans les
luttes politiques.
Enfin, il existe un courant qui centre son attention sur la
reconquête de son rôle par le citoyen ou encore sur la redéfinition
du citoyen. Objectif louable sans doute, mais qui me semble
présenter une faiblesse majeure, soit celle d’éviter la question du
pouvoir et, plus précisément, du pouvoir de classe. Y aurait-t-il
donc un citoyen banquier, un citoyen chômeur, un citoyen sans
abri, etc., chacun pouvant définir lui-même sa place dans la
société ? On comprend vite que cette approche est liée à celle des
droits de la personne et qu’elle risque de favoriser le mouvement
d’atomisation sociale : au pire l’isolement des individus, au mieux
la constitution de petites communautés d’intérêts. Les personnes
qui, par exemple, forment une coopérative, assurent son dévelop-
pement et y gagnent de quoi vivre deviennent-elles des personnes
« citoyennes de la cité » pour autant, c’est-à-dire des personnes en
mesure de participer aux décisions de tous ordres susceptibles
d’influencer la vie et l’avenir de la collectivité entière ?
Nous voilà très loin des revendications de la gauche au cours
des 75 premières années de ce siècle, qui s’articulaient autour de
l’abolition du système capitaliste au profit du socialisme. S’il se
trouve aujourd’hui encore des secteurs de la gauche pour préco-
niser l’alternative socialiste, il est assez évident que le contenu
d’une telle option demeure fort difficile à cerner. Soit qu’on évite
de la définir, soit qu’on se contente de se référer à ses versions
communiste ou social-démocrate traditionnelles.
On a bien tenté d’expliquer ce phénomène (devenu évident
quand on considère les choses avec le recul du temps) durant les
années d’après-guerre, alors que les partis communistes occiden-
taux ont dû faire face à la défection, silencieuse ou bruyante, d’un
bon nombre de leurs membres. L’explication la plus courante,
36 à la croisée des siècles

dans la gauche à tout le moins, est sans doute l’évolution de


l’URSS, dont Mao entreprit une critique vigoureuse, sans quar-
tiers, dès les années 1950, et que la jeunesse radicale des années
1960 allait relayer dans les pays occidentaux. Mais peut-être est-ce
encore davantage l’évolution, durant cette période, des pays
révolutionnaires d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique qui est en
cause, puisque celle-ci a suscité une profonde déception dans la
grande majorité des cas, du Vietnam au Nicaragua, en passant
par Cuba et la Chine elle-même.
Je ne suis pas du tout convaincu que ces explications four-
nissent une analyse satisfaisante des facteurs ayant conduit à la
situation actuelle, qui est caractérisée dans pratiquement tous les
pays occidentaux, et ce, depuis les années 1980, par un profond
désarroi idéologique. Ce sont en fait les assises mêmes de l’idéo-
logie de la gauche traditionnelle qui ont été ébranlées sur diffé-
rents terrains au cours du dernier demi-siècle. Et lorsqu’il est
question aujourd’hui de cette évolution, la critique sociale se
résume trop souvent à un amalgame de clichés tirés du vocabu-
laire néolibéral et dont le sens est pour le moins imprécis. Ainsi,
nous vivrions désormais sous le règne du néolibéralisme et de la
mondialisation. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire
concrètement ? Nous traversons en fait une période d’expansion
et de consolidation du capitalisme, un capitalisme qui est en
outre en voie de passer sous le contrôle des financiers, plus spé-
cialement des banquiers. Le néolibéralisme est, pour sa part, le
discours des idéologues du capital, destiné à nous convaincre que
c’est là la voie obligée du développement économique, lequel est
la condition du progrès. Cela est important. C’est depuis les
années 1950 au moins que les porte-parole du pouvoir nous disent
que les idéologies, c’est dépassé. Or, il faut savoir, il faut com-
prendre et il faut dire que le discours néolibéral est idéologique,
qu’il constitue l’idéologie du grand capital.
En termes pratiques, cela signifie que le pouvoir du capital
nous martèle son idéologie, sa vision des choses, sa conception du
développement et de la vie en société, tout en niant avoir une idéo-
la déroute de la gauche 37

logie et, s’appuyant sur cette affirmation mensongère, affirme que


l’idéologie, c’est dépassé. Cela dans le but évident de discréditer
toute forme de discours contestataire, d’opposition ; en somme de
miner le discours de la gauche. Et l’opération a largement réussi,
en ce sens que la gauche ne semble plus en mesure de présenter
une vision cohérente qui lui soit propre, ni de la situation actuelle
ni des perspectives d’avenir. Si bien que sa critique n’arrive pas
à sortir du cadre néolibéral, dont elle se contente de condamner
le contenu, au nom de principes moraux. Condam­ner le capita-
lisme (et non le néolibéralisme) parce qu’il est, comme système
économique, à la source des inégalités sociales et qu’il alimente la
compétitivité et la recherche de la réussite à n’importe quel prix,
donc la reproduction et l’approfondissement des inégalités, est
parfaitement justifié. Mais en rester là est tout à fait insuffisant.
Il faut encore voir comment les travailleurs et les épargnants sont
partie prenante de ce système, comment les différentes couches
sociales participent à son fonctionnement. D’un côté, on dénonce
le capitalisme (le néolibéralisme, dit-on), ce qui est en soi une très
bonne chose. Mais de l’autre, quand arrive le mois de février, on
se demande dans quel REER on va placer ses économies pour
obtenir le meilleur rendement. À voir les publicités dont on nous
assomme durant cette période, il appert que le capitalisme est
à notre service, que nous sommes tous appelés à en récolter les
fruits, à la simple condition de choisir le bon « produit » parmi les
nombreux que nous offrent les institutions financières.
Notre incompréhension à l’égard du capital en amènera d’au-
cuns à mettre de l’avant des solutions plus que douteuses, comme
cette forme de petit capitalisme que serait l’économie sociale. Elle
en amènera également d’autres à réclamer sans cesse et en toutes
circonstances la création d’emplois, sans se rendre compte que
cela signifie la production de nouveaux biens et services, alors
qu’il s’agit là d’une parfaite application de la logique capitaliste
suivant laquelle le développement réside dans la production à
l’infini, donc dans la consommation perpétuelle et, comme on l’a
déjà maintes fois signalé au cours des dernières décennies, au
38 à la croisée des siècles

gaspillage pur et simple. Bref, à critiquer la situation actuelle avec


les concepts du néolibéralisme, on en arrive à concevoir des
solutions parfaitement compatibles avec l’économie dominante.
Des solutions qui ne peuvent donc, à plus ou moins court terme,
que favoriser son développement. Autrement dit, faute d’une
critique plus rigoureuse de l’idéologie néolibérale et du système
économique qu’elle promeut, on se prive de la possibilité de
comprendre ce qui se passe vraiment et il devient alors très diffi-
cile de formuler des perspectives qui soient cohérentes avec les
objectifs moraux auxquels on se réfère.
À défaut d’un retour approfondi sur la période de l’après-
guerre, retour qui devra inclure l’action même de la gauche, il
sera extrêmement difficile pour celle-ci de retomber sur ses pieds
et d’envisager l’avenir avec un minimum de lucidité et de sérénité.
C’est pourquoi, dans les chapitres qui suivent, je tâcherai de
fournir un certain éclairage sur les facteurs qui ont pu nous
conduire à la confusion actuelle au sein de cette gauche, dans le
monde en général et en Occident en particulier. Par la suite,
j’essaierai d’esquisser les conséquences de cette confusion sur
l’action plus spécifique de la gauche québécoise, telle que je la
perçois en cette fin du xxe siècle.
chapitre 3

La religion du capital

L a chose est désormais largement acceptée : les sociétés


doivent s’adapter, se soumettre en fait, aux conditions créées
par la généralisation à l’échelle de la planète de l’économie de
marché, laquelle est de plus en plus soumise aux diktats du capi-
tal financier. Il n’est pas exagéré de dire que les banquiers sont en
voie de se mettre en position d’exercer un contrôle absolu sur
l’économie mondiale (à tout le moins sur la « grande économie »)
et, par voie de conséquence, sur les conditions de vie de la com-
munauté internationale tout entière.
Il ne se passe plus un jour sans que la classe dirigeante, celle
du monde des affaires ou celle de la politique, ne rappelle au bon
peuple que les difficultés actuelles, notamment l’appauvrissement
relatif d’une couche croissante de la population, sont dues aux
« nécessités » de la mondialisation de l’économie et aux restruc-
turations « inévitables » qui s’ensuivent. Non seulement les gou-
vernements doivent-ils régler leurs actions sur les exigences de
l’économie, mais les banquiers et les entrepreneurs eux-mêmes
doivent se soumettre aux contraintes imposées par les « lois » de
l’économie.
L’économie a ainsi acquis le statut de religion ; personne n’y
comprend vraiment grand-chose, son évolution étant à tout
moment dépendante des humeurs imprévisibles, scientifiquement
parlant, des investisseurs qui peuvent, pour diverses raisons,
40 à la croisée des siècles

provoquer des déplacements inattendus de milliards de dollars


du jour au lendemain. Tout comme les païens d’autrefois, nous
n’avons pas le choix de nous soumettre aux sautes d’humeur des
dieux… de l’économie. Pas le choix de conjurer le mauvais sort
en répétant un certain nombre de clichés sur la création d’emplois
ou sur la nécessité de se serrer la ceinture, de faire preuve de
réalisme et de vivre suivant ses moyens. Pas le choix de recourir
à une forme de pensée magique : c’est dans la tête qu’on est beau,
c’est dans le cœur qu’on est riche… En pratique, courber l’échine
et attendre la fin de la tempête. Quitte, pour les petits épargnants
et les retraités modestes, à assister impuissants à la disparition de
leurs économies, à l’occasion d’une fraude boursière comme celle
de Bre-X ou d’un krach comme ceux de 1929, de 1987 ou celui qui
couve peut-être présentement (fin octobre 1997).
Cette idéologie totalitaire (parce que sans opposition ou
presque), les classes dirigeantes l’ont à ce point serinée depuis une
vingtaine d’années qu’elles ont convaincu à peu près tout le
monde qu’elle avait valeur d’analyse scientifique et qu’il n’y avait
plus qu’à s’y soumettre. Inutile d’insister sur les effets de la mon-
dialisation, qui prennent l’allure du capitalisme sauvage du siècle
passé, ils ont été présentés dans maints ouvrages ces dernières
années. De toute façon, il n’y a qu’à prendre connaissance de ce
qu’on raconte sur la Russie et certains pays asiatiques à la télé ou
dans les journaux. Vous aurez là une caricature de ce qui se passe
dorénavant à l’échelle de la planète… avec des traits un peu
grossis peut-être, comme c’est le cas dans toute bonne caricature.
La société est, pour ainsi dire, devenue un monstre, une réa-
lité qui nous dépasse, sur laquelle nous n’avons plus vraiment
prise, un peu à la manière de la nature qui non seulement pré-
sente encore de nombreux mystères, mais sur laquelle les inter-
ventions humaines ont des effets souvent imprévisibles, parfois
catastrophiques. Nous sommes dans une certaine mesure reve-
nus à des conditions comparables à celles du paganisme ou à
celles des premiers siècles du monothéisme, alors que cohabi-
taient tant bien que mal deux mondes : le monde concret, d’une
la religion du capital 41

part, accessible aux sens, à la raison, et le monde du mystère,


d’autre part, celui des dieux, des démons, où les choses se pas-
saient à la fois de la même façon que dans le monde concret, mais
aussi différemment ; en d’autres mots, alors que cohabitaient le
monde de la connaissance scientifique et celui de la mythologie.
D’où un déséquilibre constant qui incitait à la formulation d’idéo-
logies cherchant à intégrer le connu et l’inconnu. D’où également
une sorte de repliement sur le connu, sur le transformable, ce sur
quoi on pouvait agir, cela couplé à différents cultes destinés à
influer, si possible, sur la marche du monde de l’inconnu, du
mystère.
Après le passage des Lumières, période pendant laquelle
l’homme occidental est entré dans ce qu’on pourrait appeler sa
« période prométhéenne » et dont la révolution prolétarienne a
sans doute été la dernière manifestation forte au plan de l’idéo-
logie politique, nous voici revenus dans un contexte où le désir
même de changer le monde s’estompe. Parce qu’on ne le com-
prend plus. Parce que ce monde semble dépendre de forces dont
la dynamique nous échappe. On ne comprend pas plus la nature
et l’organisation du cosmos que les sautes d’humeur de la Bourse
et les mouvements de capitaux, que les affrontements meurtriers
des populations du Rwanda ou de la Bosnie, que l’arrivée au
pouvoir des talibans en Afghanistan ou la lutte des intégristes
pour le pouvoir en Algérie, que la montée de la violence chez les
jeunes, que l’éclosion d’épidémies comme le sida. On ne com-
prend guère mieux tout cela que le rôle des gènes dans le compor-
tement des individus… De là à concevoir de nouveau des forces
occultes qu’on peut seulement espérer influencer, il n’y a qu’un
pas que beaucoup ont franchi au cours des dernières années.
Ce sentiment d’impuissance (qui atteint parfois le niveau
d’une mentalité d’assiégés) ne conduit pas seulement à la consti-
tution de sectes diverses (un phénomène qui demeure quand
même le fait d’une minorité). Non, il influence nos comporte-
ments quotidiens de façon importante et, de manière plus parti-
culière, il affecte profondément notre rapport au politique. Nous
42 à la croisée des siècles

sommes sur la défensive, non seulement face aux pouvoirs éco-


nomique et politique, mais aussi face à la société. La défense des
droits illustre cette attitude d’assiégés. On doit se défendre contre
les intrusions du pouvoir dans notre vie privée, contre les effets
de ses décisions, ou plutôt de ses mécanismes qui conditionnent
notre vie sans qu’on puisse la contrôler. Pouvoir qui est devenu
une réalité de plus en plus floue, rappelons-le, incluant l’État, le
jeu des États et les puissances industrielles et financières. On doit
se défendre aussi contre les agressions multiples de notre environ-
nement social, que ce soit la pauvreté, la violence ou la pollution
atmosphérique et idéologique. Nous vivons, à certains égards,
dans une culture de la paranoïa, de la persécution, une culture qui
s’avère en être également une de la fragilité, puisqu’elle incite
chacun à construire des barrières destinées à protéger son espace
de liberté individuelle.
Soyons clair, nous avons à peu près tous adhéré au discours
néolibéral, ou en tout cas en avons accepté ses conséquences
pratiques. Allez, répète-t-on en chœur : oui, il faut réduire le
déficit et payer nos dettes ; oui, il faut comprimer les dépenses en
santé, en éducation et en bien-être… (compressions qu’un minis­
tre préfère appeler « réorganisation » en espérant nous voir avaler
la couleuvre : les mises à pied camouflées en retraites anticipées
dans les réseaux de la santé et de l’éducation n’ont pas été le fruit
d’une réorganisation ; il s’avère plutôt qu’elles provoquent la
désorganisation à bien des égards). Ce qu’on oublie parfois cepen-
dant, c’est que ces multiples « oui » auxquels la majorité adhère en
couvrent d’autres. Ils signifient, en effet, oui aux profits farami-
neux des banquiers ; oui aux zones franches (on parle d’en créer
une à Mirabel) ; oui aux bas salaires ; oui aux mises à pied mas-
sives ; oui à la coupure de la société en deux ; oui aux enfants mal
nourris ; oui à des risques réels de montée de la délinquance ; oui,
bref, à une société malade, parce que monstrueusement inégali-
taire et injuste, à une société où les libertés ne s’avèrent souvent
que pures formalités, inaccessibles qu’elles sont en pratique à
toute une catégorie de citoyens.
la religion du capital 43

Il serait sans doute erroné de dire que le présent état des


choses ne fait pas l’objet de critiques parfois virulentes. Le pro-
blème, c’est que ces critiques sont d’abord d’inspiration morale et
le demeurent la plupart du temps, c’est-à-dire qu’elles dénoncent
le fait que cet état des choses ne fait pas place à certaines valeurs,
ne correspond pas à certains principes. On dénoncera ainsi les
abus du capitalisme ou, de façon plus sophistiquée, les manque-
ments aux principes du libéralisme. Cette critique moralisatrice
conduit à préconiser des solutions purement morales, comme
l’entraide individuelle, la solidarité, la coopération des petits,
etc., et à appeler les puissants à faire preuve de compassion, à
souscrire aux campagnes charitables. Cela n’est pas sans effet. On
ne réforme pas l’économie d’un pays, encore moins du monde,
en exprimant de bons sentiments, surtout quand ils prennent
la forme d’appels adressés à ceux-là mêmes qui entretiennent la
situation actuelle et en profitent. Et on semble bien avoir défini-
tivement pris pour acquis que toute réforme véritable du système
en place est irréaliste, inconcevable ; qu’il vaudrait mieux, par
conséquent, construire une espèce de société différente pour ceux
et celles qui ne seraient pas satisfaits de la société qu’« on » nous
fait, par ailleurs, parce qu’il est admis, implicitement à tout le
moins, que ce n’est pas nous qui faisons la société, mais d’autres,
au demeurant extrêmement puissants et tout à fait inamovibles
et dont on peut au mieux toucher occasionnellement une corde
sensible et distincte de leur portefeuille.
Ainsi, on assiste présentement à toute une série de démarches
qui n’ont d’autres justifications que de construire une société
meilleure… mais parallèle à la société mauvaise que nous offre le
capitalisme et que promeut le néolibéralisme. Et cela autant au
plan de l’économie que de la politique. Puisqu’on prend pour
acquis qu’il est pratiquement impossible de s’opposer à la grande
économie, ni d’avoir des gouvernements qui prennent leurs dis-
tances à l’égard des « lois » de l’économie, on s’applique en divers
milieux à construire une « petite économie », parallèle à la grande,
et qui permette aux « petites gens » de survivre. De la même
44 à la croisée des siècles

manière, de nombreuses personnes de bonne volonté (d’anciens


militants souvent) s’appliquent à élaborer une politique parallèle,
dite alternative, à celle des gouvernements en place, en utilisant
souvent le vocabulaire des Nations unies comme interface. Au
quotidien, on se porte régulièrement à la défense des droits –
droits sociaux dans certains cas, droits individuels le plus sou-
vent. C’est comme si, sur les plans autant économique que social
et politique, on s’appliquait non seulement à accréditer la société
à « deux vitesses », mais également à contribuer à sa mise en place
– société que, par ailleurs, on dénonce avec véhémence. Il y a là
une dangereuse ambiguïté qu’il me semble essentiel et urgent de
dénouer.
La force de la droite réside dans la faiblesse de la gauche. Quoi
de plus facile, en effet, que de faire la promotion du statu quo, ou
même du retour en arrière, quand aucune perspective d’avenir
crédible n’est mise de l’avant. La faiblesse de la gauche réside dans
son impuissance à ce jour à faire le point sur son histoire depuis
le début du siècle et, plus particulièrement, depuis la Deuxième
Guerre mondiale, et à formuler des horizons sociaux et politiques
articulés aux conditions présentes. L’impuissance de la gauche
provient du désarroi idéologique que les développements sociaux
et les revers politiques survenus au cours du dernier demi-siècle
ont entraîné, ce qu’avec Jean-Marie Domenach nous appellerons
« le retour du tragique1 ».

1. Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique, Paris, Seuil, 1967.


chapitre 4

Le désarroi idéologique
ou le retour du tragique

L a confusion actuelle et, plus généralement, le désarroi


idéologique ambiant ont une histoire. On oublie trop souvent
que la première moitié du xxe siècle a été jalonnée, en Occident
notamment, de situations et d’événements particulièrement graves
et qui ont laissé des traces profondes : une première guerre mon-
diale, une crise économique majeure, le fascisme, le stalinisme.
Événements qui ont culminé avec la Deuxième Guerre mondiale
et qui se sont prolongés dans de nombreux conflits locaux. Ces
désastres majeurs de tous ordres (politiques, militaires, sociaux,
écologiques, etc.) ont visiblement provoqué, notamment par
leur médiatisation jusque-là inégalée, des traumatismes majeurs
demeu­rés à ce jour insurmontables. Le moins qu’on puisse dire,
c’est que les idéaux des Lumières, tout autant que ceux du chris-
tianisme et du marxisme (les grands courants idéologiques de
l’époque), ont été sérieusement mis à mal.
On oublie tout autant que le boom économique de l’après-
guerre a entraîné des bouleversements sociaux fondamentaux,
couplés à des découvertes scientifiques ainsi qu’à des innovations
technologiques rapides et majeures. Si bien que les idées anciennes
ont commencé à paraître – plus ou moins confusément, insidieu-
sement pour ainsi dire, mais de façon de plus en plus décisive –
comme inaptes à répondre aux questionnements nouveaux issus
46 à la croisée des siècles

des traumatismes du premier demi-siècle. Incapables également


de saisir les effets des bouleversements alors en cours, ceux liés à
ce qu’on a appelé la « deuxième révolution industrielle », à la
révolution technologique ou informatique, à l’émergence de la
« société des loisirs », au supposé « village global », etc. Toutes ces
appellations illustrent à elles seules la confusion qui a accompa-
gné ce passage historique, dont l’essence reste encore difficile à
saisir, socialement et idéologiquement. Un passage dont, en fait,
nous ne sommes pas encore sortis et qui est d’autant plus difficile
à assumer qu’il semble en voie de présenter un caractère de per-
manence. Tout se passe comme si non seulement nous n’arrivions
plus à nous remettre des désastres du dernier siècle, mais aussi à
digérer la masse d’informations dont les médias nous accablent
chaque jour. Comme si nous n’étions plus capables de nous
adapter culturellement, dans nos modes de pensée et d’action, à
des situations qui se modifient constamment et à un rythme de
plus en plus rapide. Comme si nos façons de penser, c’est-à-dire
notre héritage idéologique, ne concordaient plus avec nos façons
de faire, c’est-à-dire avec les déterminismes culturels nouveaux
qui conditionnent nos comportements.
En fait, la présente phase d’expansion du capitalisme à l’échelle
du globe, et plus spécialement d’un capitalisme à base de techno-
logie moderne, est la continuation du mouvement amorcé aux
États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Et elle
s’accompagne des mêmes phénomènes, dont, en premier lieu, une
importante migration des populations rurales vers les villes
industrielles. De plus, cette migration est, dans une bonne mesure,
interterritoriale et, partant, inter-ethnique. Incidemment, le
mouvement actuel des travailleurs du Sud vers les villes du Nord
rappelle la migration des Noirs du sud des États-Unis vers les
villes du nord-est et de l’ouest américain après la guerre. Ce
mouvement est, pour ainsi dire, un renversement des migrations
de l’époque coloniale, alors que ce sont des militaires et des
fonctionnaires du Nord, souvent suivis d’entrepreneurs et de
professionnels, qui migraient vers le Sud pour s’y établir en tant
le désarroi idéologique 47

que classe dirigeante ; le cas de l’Afrique du Sud étant particuliè-


rement éloquent à cet égard. D’où la complexification des ques-
tions d’identité nationale et dont le Québec, ou plus exactement la
région de Montréal, offre présentement un bon exemple. Comme
le souligne Fernand Dumont dans Récit d’une émigration, il existe
des « malentendus » sur la définition de la nation québécoise, liés
à la composition ethnique de plus en plus diversifiée de la popula-
tion du Québec1. Et l’observation de Dumont pourrait sans doute
s’appliquer à maintes autres régions du monde.
Cette urbanisation massive des années d’après-guerre, qui ont
vu naître les banlieues, est bien sûr une conséquence de l’indus-
trialisation. Elle se poursuit aujourd’hui même à l’échelle de la
planète, particulièrement dans les pays en voie d’industrialisa-
tion. Doit-on prévoir un renversement du mouvement avec la
pénétration rapide de l’informatique dans le processus de pro-
duction ? Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais il est assez
évident qu’une grande partie des activités de production n’exigera
bientôt plus le rassemblement des travailleurs dans un même lieu.
Il est d’ores et déjà possible à des personnes éparpillées aux quatre
coins de la planète de travailler à un même ouvrage. Est-ce à plus
ou moins long terme la fin des grandes agglomérations ? Comment
l’étalement éventuel de la population dans les régions aujourd’hui
faiblement ou pas du tout habitées pourra-t-il se concilier avec les
besoins de l’agriculture, par exemple, considérant que cette aug-
mentation va désormais se produire à un rythme inconnu
jusqu’ici ?
C’est en raison de ces chambardements que les années d’après-
guerre ont été marquées à la fois par d’innombrables débats et
par toute une vague littéraire plutôt angoissée, appelant à la for-
mulation d’un nouvel humanisme qui soit capable d’intégrer les
traumatismes de la première moitié du siècle en même temps que

1. Fernand Dumont, Récit d’une émigration. Mémoires, Montréal, Boréal,


1997. ([NdÉ] : Au moment où Charles Gagnon écrivait ces lignes, l’ouvrage était
encore à paraître, mais le quotidien Le Devoir en avait publié un extrait dans son
édition des 8 et 9 novembre 1997.)
48 à la croisée des siècles

les perspectives d’avenir alors ouvertes par les bouleversements


en cours. Pensons par exemple à ceux qui survinrent dans le
domaine du travail (notamment la généralisation de la chaîne de
production et de la mécanisation), sur le plan social (par exemple
l’urbanisation banlieusarde et la téléphagie) et sur le plan scien-
tifique (l’énergie atomique, les voyages dans l’espace, l’informa-
tique, etc.). Tous les courants de pensée traditionnels (libéral,
chrétien, marxiste) ou nouveaux (personnaliste, existentialiste)
se sont engagés dans cette démarche. La France – ou Paris,
devrais-je dire – en a été le centre géographique, quoique beau-
coup d’intellectuels américains se soient aussi attaqués directe-
ment à la définition d’un nouvel humanisme. Cet humanisme
comportait en général une vision fort optimiste, imaginant par
exemple l’élimination progressive du travail manuel et la réduc-
tion généralisée du temps de travail en général. Ce qu’on appelait
alors la « société des loisirs » et dont on se demande aujourd’hui,
quelque 45 ans plus tard, où elle est passée.
Or, ces espoirs n’ont pas été comblés. Bien au contraire, tout
porte à croire que loin de s’être engagés sur la voie de la généra-
lisation du « temps libre productif », nous nous sommes plutôt
engagés sur celui du chômage chronique et croissant ainsi que sur
celui de l’exclusion sociale pour toute une couche de la société. Si,
en même temps, la science a conduit à des développements
remarquables de la technologie, les effets positifs de ces dévelop-
pements ont, pour ainsi dire, été complètement accaparés par les
couches supérieures de la société. Et qui plus est, les théories
scientifiques élaborées dans la même période soulèvent finale-
ment plus de questions qu’elles ne fournissent de réponses.
Quand on a le sentiment de baigner sans cesse dans la confu-
sion, de vivre quotidiennement des situations contradictoires et
d’affronter sur tous les terrains, ou à peu près, des situations tout
à fait paradoxales (telle était la situation à la fin des années 1950
et telle est-elle encore aujourd’hui), il est bien tentant alors, soit
de jeter l’éponge, soit d’adopter aveuglément une idéologie simple
et capable à la fois de répondre à toutes les questions, de résoudre
le désarroi idéologique 49

tous les problèmes. C’est cette dernière voie que plusieurs jeunes
des décennies 1960 et 1970 adopteront, avec le radicalisme étu-
diant d’abord, puis ensuite avec un retour au marxisme – et qui
plus est, un marxisme décliné suivant plusieurs variantes, celle
du maoïsme étant la plus en vogue.
Cette fuite en avant, qui privilégie l’action au détriment de la
réflexion, qui pose des gestes sans vraiment se donner la peine
d’en mesurer la portée et qui privilégie la spontanéité au détri-
ment de la réflexion, a donc d’abord été le fait des étudiants, dès
le début des années 1960. Cette jeunesse (et cela est particulière-
ment clair aux États-Unis) rompt carrément avec les débats de ses
aînés, désireuse et anxieuse qu’elle est de transformer le monde
sans plus tarder, suivant ses idéaux. Les débats l’exaspèrent. Mais
vite essoufflée par les combats incessants qu’elle mène sur une
multitude de terrains, bientôt assaillie par divers courants de
pensée qui chercheront à l’entraîner dans leur sillage, puis mise
en demeure, pour ainsi dire, d’expliquer son action, une fraction
importante de cette jeunesse se tourne alors vers le marxisme.
Celui-ci demeure alors la référence en matière de révolution, au
moment où Mao vient de lui redonner sa crédibilité – aux yeux
de certains du moins –, notamment avec sa lutte contre le révi-
sionnisme et sa thèse de la révolution culturelle.
Commence alors cette sorte de repli dogmatique sur un corps
de doctrine offrant toutes les réponses à toutes les questions.
Mais les nouveaux marxistes ne sont pas les seuls à contourner
aussi allègrement les problèmes issus de la « deuxième révolution
industrielle », tout comme ceux posés par le « socialisme réel »,
par une adhésion inconditionnelle à une vision dogmatique des
choses. Sont déjà présentes certaines fièvres identitaires natio-
nalistes, de même que les premières manifestations d’un retour
aux intégrismes religieux, aujourd’hui en plein essor, en mesure
qu’ils sont d’occuper toute la place laissée vacante à la suite de
la supposée mort du marxisme. Cette dérive s’explique très bien
dans le contexte de l’après-guerre. Sidérés par le bilan qu’ils font
de la première moitié du siècle, qui a culminé dans une guerre
50 à la croisée des siècles

mondiale ayant produit l’holocauste et conduit à l’utilisation de


la bombe atomique, de nombreux intellectuels et artistes s’étaient
sentis conviés à redéfinir le sens à donner à l’histoire et même à
la vie2. Une bonne partie de la jeunesse verra là une sorte d’invi-
tation à entreprendre la révolution, culturelle notamment, sans
plus tarder. D’autres, au contraire, en concluront qu’il y a urgence
à rétablir les valeurs anciennes.
Le monde de l’après-guerre changera effectivement, et la vie
aussi, mais pas nécessairement dans le sens souhaité par maints
intellectuels des années 1950 ou par la jeunesse militante des
années 1960 et 1970. Parallèlement à certaines conquêtes indé-
niables, comme les victoires du mouvement féministe, l’extension
considérable de la scolarisation, le développement de certains
services sociaux publics ou la reconnaissance progressive de
divers groupes sociaux marginaux jusque-là ignorés ou méprisés,
parallèlement à tout cela s’intensifie la mainmise de l’économie
et de la technologie sur la vie des individus et des communautés,
au moment même où les rêves de libération nationale et sociale
ayant animé la planète tout au cours du siècle sombrent à peu près
tous dans des formes de totalitarisme qui n’ont rien à envier aux
régimes coloniaux antérieurs. Tant et si bien qu’un sentiment de
défaite et d’impuissance, d’abord flou mais qui s’impose de plus
en plus, prend forme. Il se superpose en fait à la « conscience
tragique » de l’après-guerre et fait éclater les rêves révolution-
naires, même ceux qui paraissaient les plus solidement établis, au

2. Qu’on pense à René Grousset, atterré par les visions d’apocalypse qui le
hantent dans son Bilan de l’histoire publié en 1946 ; à Antoine de Saint-Exupéry
qui, peu de temps avant de mourir, déclarait : « Si je rentre vivant…, il ne se posera
pour moi qu’un problème : Que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? » (dans
Georges Friedmann, Où va le travail humain, Paris, Gallimard, 1963 [1953], p. 11) ;
à André Chamson, déclarant dans L’heure du choix qu’avec l’ère atomique, « nous
avons perdu la maîtrise des événements » ; à Albert Camus, qui appelle l’homme
à se révolter face à l’absurdité du monde ; à André Malraux, déclarant dans une
conférence prononcée à l’UNESCO en 1946 : « Le problème qui se pose pour nous,
aujourd’hui, c’est de savoir si, […] oui [ou] non, l’homme est mort » (cité dans
Gaétan Picon (dir.), Panorama des idées contemporaines, Paris, Gallimard, 1957,
p. 695) ; etc.
le désarroi idéologique 51

profit ou bien de rêves passéistes, tout aussi dogmatiques et qui


voient l’avenir de l’humanité dans le retour au passé, ou bien
d’une sorte de nihilisme suivant lequel il faut abandonner l’idée
d’intervenir dans l’histoire (il s’agit d’ailleurs là d’une notion dont
l’existence est même contestée ; on dira que c’est la « fin de l’his-
toire »). La consigne est alors de s’accommoder tant bien que mal
des conditions de l’heure, le passé n’ayant rien à nous apprendre
et l’avenir se résumant à un gros point d’interrogation. L’ambiva­
lence entre le passé et l’avenir fait d’ailleurs partie du désarroi
actuel ; on se trouve partagé entre le saut dans le virage électro-
nique et la sauvegarde du patrimoine, entre le fast-food et la cui-
sine traditionnelle inuit ! La critique du progrès donne bonne
bouche à plus d’un ; le mot même de « progrès » est devenu sus-
pect ; tout s’équivaut, qu’il s’agisse de civilisations ou de morale
individuelle.
Ce passage au nihilisme, qu’on préfère appeler postmoder-
nisme, se fera à la faveur de ce que j’appellerai la dérive scientiste
des années 1960 à 1980. Alors que les débats animés de la décen-
nie précédente sur le renouvellement de l’humanisme, au cours
desquels communistes, libéraux, chrétiens et existentialistes
avaient croisé le fer, perdaient en intérêt au profit de l’adhésion à
des idéologies fermées devenues pures justifications de l’action
politique, la gangrène scientiste allait s’attaquer aux sciences
humaines et à la philosophie et entraîner une partie de ses arti-
sans (la plus bavarde) dans la vague structuraliste. Celle-ci, en
raison du cul-de-sac dans lequel elle allait très vite se retrouver,
débouchera finalement sur le relativisme postmoderne qui, s’il
faut en croire Sokal et Bricmont 3, faisait toujours fureur aux
États-Unis au milieu des années 1990. Pour aller à l’essentiel,
disons que le scientisme contemporain s’est manifesté sur deux
plans. D’une part, les développements considérables et rapides
des sciences exactes ont créé un réel engouement chez maints

3. Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob,


1997.
52 à la croisée des siècles

spécialistes des sciences humaines, qui ont voulu y trouver la voie


leur permettant de sortir leurs disciplines de « l’idéologisme
humaniste » dans lequel, à leur avis, elles baignaient alors. Le
structuralisme, malgré certaines contributions significatives sans
doute, a constitué une manifestation de ce scientisme. On pense
notamment aux travaux d’Althusser sur Marx et à ceux de Lacan
sur Freud, à partir du moment où ils ont commencé à vouloir
transposer dans les sciences humaines des concepts et des théo-
ries empruntés aux sciences physiques et aux mathématiques, de
façon tout à fait gratuite.
D’autre part, certains chercheurs des sciences exactes se sont
mis à la recherche de la « pierre philosophale », c’est-à-dire d’une
explication finale ou bien du cosmos, par exemple la GUT des
astrophysiciens 4, ou bien des comportements humains, par
exemple la génétique5. On comprendra que ces tentatives, comme
d’ailleurs toutes les recherches scientifiques antérieures, visaient
à repousser les frontières de l’inconnu, à asseoir sur des bases
solides et même définitives la connaissance de l’homme et de son
milieu, c’est-à-dire l’explication de ce qu’il est et de ce qu’il fait.
Pour certaines de ces théories, cela allait jusqu’à chercher une
façon d’agir sur la « nature de l’homme », de la transformer en
quelque sorte, en en corrigeant les « lacunes » ou les « erreurs ».
Les dérives auxquelles ont donné lieu ces démarches commencent
à être démasquées : la fausse science de certains chercheurs qui
ont tenté, sans les comprendre, d’importer les théories des
sciences pures dans les sciences de l’homme ; la réduction de
l’humain à une seule de ses composantes, etc.

4. GUT, Grand Unified Theory. Voir, entre autres, Paul Davies, Superforce :
The Search for a Grand Unified Theory of Nature, New York, Simon & Schuster,
1984 ; et, pour un point de vue moins enthousiaste, Stephen W. Hawking, Une
brève histoire du temps. Du Big bang aux trous noirs, Paris, Flammarion, 2008
[1988].
5. Voir le dossier du Magazine littéraire sur les enjeux de la biologie, no 218,
avril 1985.
le désarroi idéologique 53

Mais ce qu’il importe surtout ici de souligner, c’est l’effet que


ces théories, les plus sérieuses comme les plus loufoques, ont eu
sur la conscience populaire : la confusion totale. Les courants
d’idées appelés New Age sont une bonne illustration de la mysti-
fication qui peut résulter de cet amalgame de connaissances
scientifiques dévoyées et de croyances purement gratuites, inspi-
rées souvent de mythologies anciennes. La fixation actuelle sur la
culture médiévale illustre bien cette sorte de recherche d’un autre
monde, d’un refuge. La prolifération de rites inspirés des pra-
tiques religieuses, comme ces mariages en costumes d’époque,
en sont une autre qui, à mon sens, illustre la permanence de cette
pratique millénaire des collectivités humaines de revêtir leurs
activités, les plus importantes en tout cas, d’un halo de significa-
tion qui existe hors de soi, hors du geste que l’on pose et de sa
destination pratique ou immédiate.
Ainsi, l’abandon de la mode structuraliste, qui inventait sou-
vent des concepts boiteux décrits dans des termes si ambigus qu’ils
pouvaient être compris de multiples façons, allait vite déboucher
sur le triomphe du relativisme postmoderne, relativisme que l’an-
thropologie culturelle véhiculait déjà, dans une certaine mesure,
depuis le début du siècle. Mais le postmodernisme lui donnerait
une extension qui dépasserait largement la simple reconnais-
sance des cultures anciennes, en reléguant au rang de vulgaires
idéologies, inévitablement porteuses de totalitarisme, toutes les
tentatives de construire la cohérence des comportements indi-
viduels et sociaux à la lumière de l’expérience historique et des
connaissances actuelles. On allait ainsi se retrouver devant deux
positions extrêmes : le relativisme érigé en absolu, d’une part,
puis diverses formes d’intégrisme porteuses du même caractère
d’absolu, de l’autre. Deux positions tout aussi inconfortables
l’une que l’autre pour toute personne formée suivant la tradition
rationaliste occidentale.
La réalité, physique ou sociale, se révèle de plus en plus com-
plexe au fur et à mesure que la connaissance se développe sur
divers plans. L’avenir est, dans ce contexte, largement imprévisible.
54 à la croisée des siècles

La peur, sinon l’angoisse, qui en résulte favorise le repli sur soi, le


refuge dans le passé et le conservatisme. Car au nom de la lutte
contre le dogmatisme des thèses révolutionnaires d’hier, consi-
dérées comme porteuses de totalitarisme du seul fait qu’elles
s’alimentaient à une vision intégrée du monde, on a renoncé à
porter un regard d’ensemble sur le monde et sur la société, au
profit des conclusions souvent divergentes et même contradic-
toires des multiples disciplines scientifiques, toujours plus poin-
tues. On a voulu substituer la science à l’idéologie. Mais il a fallu
se résigner à prendre acte de ce que la science n’offrait pas de
réponse à la question du sens à donner au passé et, encore moins,
à celle de l’orientation à envisager pour l’avenir. La substitution
de la défense des droits à l’action politique traditionnelle et les
appels à la répression qui l’accompagnent souvent sont sans doute
un reflet de ce profond sentiment d’impuissance et d’insécurité.
C’est dans ce contexte que bien des gens, notamment de
gauche, jettent l’éponge, renoncent à toutes fins utiles à y com-
prendre quelque chose et se replient sur le particulier, l’immédiat,
le quotidien, le sensationnel. Cela prend des formes diverses,
telles que : écouter son corps ; assumer son vécu ; pleurer les
hécatombes de Bosnie ou du Rwanda dont parle la télé, mais
oublier celles du Tadjikistan et de l’Afghanistan dont la télé ne
parle pratiquement pas ; traiter en événements historiques des
faits divers, comme la mort d’une princesse ou la victoire d’un
coureur automobile ; télédiffuser avec force détails le chagrin
immense des survivants d’une catastrophe ou l’enthousiasme
délirant des supporters d’un club sportif… Bref, construire des
héros dont les exploits masqueront les frustrations de notre
« vécu », nous permettant de vivre par procuration. Faire des
shows, quoi, à partir de tout et de rien, sans jamais se demander
sur quoi et de quoi nous parlent les événements et les tragédies
qu’on showifise ainsi, ce qu’ils nous disent de la société dans
laquelle nous vivons. Ni se demander sur quoi repose ce besoin,
fondamentalement individuel mais en même temps porté par un
mouvement collectif, de quêter des émotions. Ne pas chercher à
le désarroi idéologique 55

comprendre quel vide intérieur il s’agit ainsi de combler, quelle


impuissance on cherche à masquer, désespérément pour ainsi
dire, face à l’ordre politique existant.
Autant la confusion idéologique actuelle contribue à l’éclate-
ment de la gauche, à sa dispersion dans des activités sectorielles et
ponctuelles, privées qu’elles sont de références sérieuses et cohé-
rentes aux éléments porteurs de l’évolution de la société, autant
elle commande la reconstruction d’une vision plus globale de la
situation présente et de l’avenir dont elle est grosse, pour autant
que nous sachions jouer correctement sur les dynamismes à
l’œuvre. Cette approche n’est pas scientifique, elle est idéologique.
Mais le propre d’une idéologie de gauche, c’est d’être tournée
vers l’avenir en même temps qu’elle est consciente de la situation
présente. Cela ne va pas sans un recours constant mais toujours
critique aux données les plus avancées de la science, car toute
idéologie accorde nécessairement une place centrale à l’homme
civilisé dans sa lutte contre l’homme barbare, de tels concepts ne
pouvant trouver leur définition que dans l’expérience historique
de l’humanité et les éclairages particuliers que les diverses disci-
plines scientifiques peuvent en donner.
chapitre 5

De la contestation à l’intégration

L e capitalisme n’est plus l’objet de critiques systématiques


comme il l’était durant les années 1970, notamment de la part
d’organisations structurées de gauche, de syndicats et de groupes
populaires. Après un intermède d’une décennie de soumission
relative au cours de laquelle la plupart des foyers antérieurs
d’opposition ont courbé l’échine, bien des facteurs portent à
croire que nous serions maintenant engagés dans une période où
l’intégration sociale au capitalisme risque de l’emporter sur la
contestation. Autant le capitalisme étend sa domination sur la
plupart des économies nationales de la planète, autant, à l’échelle
locale, il resserre son emprise sur de nouvelles couches sociales.
Il est bien possible que là se trouve un des principaux facteurs de
la faiblesse actuelle de la gauche.
Il y a à peine vingt ans, le fonctionnement de l’ordre écono-
mique capitaliste était ainsi considéré par plusieurs comme un
facteur majeur, déterminant même, des inégalités sociales, des
inégalités entre pays, bref du maintien dans la pauvreté d’une
majorité de citoyens du monde, une situation incompatible avec
la richesse collective disponible. Comment se fait-il, donc, que ce
système représente maintenant l’instrument privilégié de lutte
contre la pauvreté pour un nombre grandissant de personnes ?
Comment se fait-il que, sinon en paroles, du moins dans les faits,
la plupart des gens y mettent leur espoir d’un avenir meilleur ?
de la contestation à l’intégration 57

Pourtant, rien n’a changé au niveau du capital. Si, en fait : la


richesse s’est accrue et les inégalités se sont approfondies. En
revanche, il n’est pas du tout évident que les conditions matérielles
et psychologiques de la mère célibataire actuelle soient tellement
meilleures que celles de la fille-mère des années 1940 ou 1950 (tout
cela est relatif, bien sûr, l’appréciation d’une situation étant indis-
sociable des conditions dans lesquelles elle survient). En d’autres
termes, l’impact de l’enrichissement collectif considérable réalisé
depuis la Deuxième Guerre mondiale et qui avait entraîné une
nette amélioration des conditions de vie des ouvriers de la grande
entreprise puis, plus tard, de celle des employés des services
publics, est en voie de s’estomper. La concentration de la richesse,
qui avait connu un premier essor au début du siècle, a repris de
plus belle. On parle avec raison de l’appauvrissement des classes
moyennes, qui s’ajoute à celui des couches pauvres.
Par contre, tout a changé au plan de la résistance à l’exploita-
tion ; même que le terme lui-même d’« exploitation capitaliste »
est en voie de disparition. La gauche essaie bien de se reconstituer,
péniblement, mais ses efforts depuis une quinzaine d’années
n’ont guère donné de résultats. Il me semble que s’ils n’ont pas
porté fruit, c’est qu’un certain nombre de mécanismes ayant été
mis en place ont pour effet d’intégrer des couches de la classe
moyenne, et même certains secteurs des couches populaires, au
capitalisme. Or, ce sont ces couches qui avaient été porteuses de
la contestation jusqu’à la fin des années 1970. Cela s’est produit à
la faveur des multiples crises qui ont jalonné le développement du
capital (crises réelles ou supposées), et du désarroi idéologique
qui s’est installé dans les rangs de la gauche elle-même durant
cette période.
En simplifiant un peu les choses, on pourrait dire que la
gauche radicale s’est écroulée à ce moment-là et que, depuis, la
gauche modérée se modère encore davantage, d’année en année.
Les circonstances particulières de cet écroulement varient d’un
pays et d’une région du monde à l’autre, mais le phénomène est
quasi universel. Il coïncide avec ce qu’il est convenu d’appeler, en
58 à la croisée des siècles

simplifiant toujours, « l’échec du socialisme réel ». Les critiques


dont l’Union soviétique faisait l’objet depuis longtemps prirent
alors l’allure d’un véritable raz-de-marée qui déferla sur la gauche,
la condamnant à la défensive et la réduisant en quelques années
à seulement quelques groupes marginaux.
Il est donc assez paradoxal de constater, du moins à première
vue, que la détérioration relative des conditions de vie de couches
sociales importantes, soit les classes moyennes dont j’ai parlé plus
haut, ajoutée à l’augmentation du nombre d’exclus du travail que
sont les chômeurs chroniques, les assistés sociaux et les sans-abri,
se traduisent en terme politique non pas par une radicalisation
de la gauche, mais par son affaissement.
Quoi qu’il en soit, les années 1980 ont constitué ce que j’appel-
lerai l’intermède de la soumission : période pendant laquelle les
espoirs séculaires de la gauche ont été déçus et pendant laquelle
elle a été plus ou moins subtilement amenée à considérer que,
n’ayant pas d’alternative crédible à offrir, elle n’avait guère d’autre
choix que de composer avec le statu quo, quitte à en dénoncer les
aspects les plus scandaleux. C’est alors que le monde des affaires
et les politiciens, dont les médias se sont volontiers faits les haut-
parleurs, ont convaincu à peu près tout le monde que l’humanité
était au bord du gouffre, que si les règles du jeu n’étaient pas
rapidement et profondément redéfinies, ça allait être la débâcle
universelle, le krach mondial, l’apocalypse, et que seule la « réor-
ganisation du capital » pouvait nous éviter tout cela. Il fallait
laisser respirer les entreprises en acceptant à la fois des conven-
tions collectives à rabais, des mises à pied massives, des compres-
sions radicales dans les services publics et autres mesures du
genre. Un grand nombre de jeunes, privés de tout discours d’op-
position minimalement cohérent, allaient spontanément acheter
cette analyse simpliste à l’effet que les baby-boomers leur avaient
littéralement volé leur avenir à eux. Petit à petit, à peu près tout
le monde se mit d’accord : il était impérieux, primo, d’apprendre
à se serrer la ceinture et, secundo, de créer des emplois. N’importe
quelle sorte d’emplois, mais des emplois.
de la contestation à l’intégration 59

Toutefois, cette campagne médiatique de dénonciation du cul-


de-sac socialiste et de promotion du libéralisme n’explique pas à
elle seule l’évolution de ce que j’ai appelé plus tôt « l’intégration
sociale au capitalisme ». Il faut aussi regarder du côté des mesures
mises en place durant les dernières décennies pour rallier d’une
manière ou d’une autre au système des portions importantes
des couches moyennes. Si les salariés en général ont toujours été
parties prenantes du capitalisme – ils ont de tout temps reçu leur
salaire de l’entreprise –, on constate aujourd’hui que leurs rap-
ports avec le capital se sont complexifiés et resserrés. Si bien qu’ils
ont désormais intérêt non seulement à ce que l’entreprise qui les
emploie survive, mais plus généralement à ce que l’économie de
leur coin de pays, de leur région, aille bien. En d’autres termes,
ils ont intérêt à ce que le capital se développe autour d’eux. Je ne
veux aucunement dire par là que l’ensemble des classes moyennes
en sont subitement venues à vénérer le capital ; mais en pratique,
c’est dans son développement et parfois dans « l’humanisation »
de ce capital que ces couches de la population placent leur espoir
dans un avenir meilleur. Et cela s’applique tout autant aux pays
industrialisés qu’à ceux qui sont en voie de le devenir. Partout,
on souhaite l’arrivée de nouveaux capitaux ; venant de l’étranger
ou non cela importe peu, comme il importe peu également que
cela s’accompagne d’un contrôle serré de l’État.
Cela nous amène à ces nombreuses mesures d’intégration de
couches sociales au capitalisme. Nombreuses, mais également
diversifiées ; c’est sans doute ce qui fait leur force. Pour nous en
tenir à celles qui sont apparues ces dernières décennies, on pour-
rait entre autres mentionner le syndicalisme – ou plus exactement
l’acceptation du syndicalisme par la grande entreprise, laquelle
s’y était farouchement opposée au début du xxe siècle, et ce,
jusqu’aux années 1950. Cette cohabitation harmonieuse du syn-
dicalisme et du capital est maintenant transposée à un niveau
national, par comités multiples, conseils d’administration pari-
taires et sommets économiques interposés. Nous en sommes
même rendus à ce que les centrales syndicales créent leurs propres
60 à la croisée des siècles

fonds d’investissements pour augmenter les profits des entre-


prises où leurs membres syndiqués travaillent ! Nous y revien-
drons plus loin.
Les fonds de pension jouent également un rôle d’intégration
des « travaillants » au capital. Les milliards de dollars recueillis
par ces fonds au fil des ans font désormais partie de cette richesse
à scandale qui s’accroît du seul fait qu’elle change de colonnes
dans les ordinateurs des grandes bourses du globe. La nature d’un
investissement, c’est de rapporter des profits. Que cet investisse-
ment soit fait par la Banque Toronto-Dominion, par le Mouvement
Desjardins, par la Caisse de dépôt ou par le Fonds de solidarité
de la FTQ, cela importe peu aux propriétaires de l’entreprise en
question. Pas plus que de savoir si ces profits sont le fruit d’une
spéculation sur les monnaies ou de produits dérivés adossés à
quelque chose… Je laisse aux éthiciens le soin d’analyser la mora-
lité de tout cela. Je constate simplement qu’il s’agit là de voies non
négligeables d’intégration au capitalisme pour un nombre signi-
ficatif de travailleurs et de travailleuses, de personnes qui ont
donc objectivement intérêt, du moins à court terme, à ce que le
capital tourne vite et bien dans tous les recoins de la planète.
Autre formule d’intégration : la participation des salariés à la
performance de l’entreprise, sous une forme ou sous une autre.
Encore une autre : effectuer soi-même des placements en bourse.
Des enquêtes ont d’ailleurs démontré qu’en Amérique du Nord,
et à un moindre degré en Europe, l’achat d’actions en Bourse a
remplacé pour plusieurs ce qui constituait le plus souvent le seul
investissement accessible aux classes moyennes, soit l’achat d’une
maison.
Si du reste vous êtes du genre timoré, n’avez pas vous-même
un sou à placer ou en avez un peu mais n’êtes pas prêt à le risquer
personnellement, rabattez-vous sur l’économie sociale. Vous
deviendrez, pour un certain temps, entrepreneur ou entrepre-
neuse épris de justice sociale et aurez la conscience apaisée, rejoi-
gnant notre modèle national dans ce domaine… le Mouvement
Desjardins. Nous y reviendrons également.
de la contestation à l’intégration 61

Tout cela n’est cependant pas sans effet sur l’idéologie. Car si
mes observations sont fondées, force est de prendre note que
l’espoir est pour plusieurs en voie de changer de camp, passant de
la gauche à la droite. Un fonds de pension, un REER, un petit
nombre d’actions en Bourse, une prime annuelle de rendement,
la participation à une entreprise d’économie sociale, tout cela n’est
sans doute pas le Pérou mais c’est plus solide comme perspec­tive
d’avenir que les récriminations séculaires d’une go-gauche en très
nette perte de contact avec la « nature des choses ».
D’autant plus que ces démarches d’intégration au capital
peuvent fort bien s’accompagner de considérations morales très
généreuses à première vue : l’extension de droits de toutes sortes,
la charité pour les démunis, des améliorations à la démocratie,
etc. Autant de valeurs dans lesquelles se réfugie inévitablement
le politique le jour où on se laisse aller à dissocier complètement
la vie d’une société, y compris son idéologie, de l’organisation
économique qui la fonde.
Est-ce donc une coïncidence si, en réaction à ces intégrations
de toutes sortes au capital, une partie de la jeunesse tourne actuel-
lement le dos, pour une deuxième fois en 30 ans, à la société qu’on
leur offre, une société de la compétitivité, de la productivité, du
profit ? La gauche parviendra-t-elle à une intelligence du passé qui
lui permette de tracer pour ces jeunes des voies pour l’avenir qui
soient plus prometteuses que le simple repli sur soi ? Pour cela, il
faudra dépasser les clichés à la mode.
chapitre 6

La fixation démocratique

D ans le terne tableau offert par la pensée politique qui est


le nôtre depuis une trentaine d’années, et une fois reconnu
le caractère déterminant et intouchable de l’économie, deux
thèmes occupent une place de choix – toute la place qui reste,
devrait-on dire –, à savoir la démocratie et les droits de la per-
sonne. Cela remonte en fait aux années 1970, alors que le pré-
sident Carter des États-Unis entreprenait une campagne tous
azimuts pour la démocratie et les droits de la personne. La mise
en place de la démocratie et le respect des droits devenaient
dorénavant, disait-on, les conditions essentielles au commerce
avec les pays où ils n’existaient pas. La mode était lancée. Elle
connaîtrait un succès quasi instantané et généralisé. La révolu-
tion n’étant plus à l’ordre du jour, on se rabattrait sur les droits
individuels et la démocratie. On forcerait le libéralisme à « livrer
la marchandise », autrement dit à respecter ses engagements
vieux de deux siècles déjà et dont la mise en œuvre était toujours
demeurée très partielle et très fragile à ce jour. Les conférences
internationales allaient alors se multiplier, souvent sous l’égide
de l’ONU, puis les années commémoratives se succéder à un
rythme effréné : année de la femme, année de l’enfant, année des
réfugiés, année de la terre, etc.
On serait mal venu de rejeter ce mouvement. Il a sans doute
été l’occasion de réflexions tout à fait pertinentes sur nombre de
la fixation démocratique 63

questions qui confrontent la communauté internationale tout


entière et maintes sociétés particulières, à des degrés plus ou
moins aigus. Mais il n’en demeure pas moins que les résultats
d’une telle entreprise sont plutôt décevants.
Sur le plan international, par exemple, plusieurs conflits
récents en Europe centrale ou en Afrique de l’Est ont bien montré
que ce principe n’a résisté ni aux intérêts économiques des pays
occidentaux ni à leurs connivences politiques avec nombre de
régimes qui, à défaut d’être démocratiques, garantissaient le plus
crucial, le plus important : l’accès des entreprises occidentales aux
richesses minières ou pétrolières de leurs pays. À peu près tous
les États occidentaux se sont aujourd’hui ralliés à l’idée que la
voie de la démocratie passe par le développement économique et
les pressions discrètes de la diplomatie.
En ce domaine comme en d’autres, bien des organisations
progressistes à travers le monde font ainsi de leur mieux pour
publiciser les accrocs les plus criants à la vie démocratique que
sont par exemple les régimes militaires, l’absence d’élections
libres et honnêtes, la censure de la presse, les atteintes de toutes
natures aux droits de la personne, etc. Ce qui, il faut le souli-
gner, témoigne de préoccupations assez différentes de celles
des années 1960 et 1970, alors que la gauche avait plutôt ten-
dance à soutenir tout régime qui s’opposait à l’impérialisme
yankee ou occidental en général, sans trop d’égards pour les
droits de la personne. Comme les atrocités se succèdent en divers
points du globe et que certaines situations s’enlisent dans des
culs-de-sac apparemment inextricables, certaines organisations
humanitaires en sont venues à préconiser la constitution d’une
sorte de police supranationale qui devrait jouir de l’autorité
actuellement conférée aux États. C’est ainsi qu’on a lancé ces
dernières années l’appel au « droit d’ingérence ». Si ce droit n’est
pas encore formellement reconnu, les ingérences, elles, sont
monnaie courante. Il faut d’ailleurs un certain degré de naïveté
pour ne pas se rendre compte que bien des conflits locaux sont,
sinon provoqués, du moins entretenus par les ingérences répétées
64 à la croisée des siècles

d’États plus puissants, ou tout simplement par le commerce des


marchands d’armes, lesquels proviennent souvent de ces mêmes
États (fussent-ils munis par ailleurs de la meilleure charte des
droits qui soit, par exemple le Canada !).
Il s’agit là d’une illustration de plus du fait que les nouveaux
slogans de la gauche, « démocratie » et « droits de la personne »
notamment, ont d’abord été remis à la mode et moussés par les
gouvernements eux-mêmes, au cours des années 1970, comme
antidotes aux appels révolutionnaires dont la gauche se faisait
alors fort. C’est de cette façon, je crois, que s’est amorcée au sein
de la gauche cette sorte de renonciation à une pensée politique
originale et indépendante, renonciation à l’origine de l’énorme
déficit idéologique qui entrave aujourd’hui son action.
Coïncidence ou pas, la judiciarisation de la vie sociale survient
en même temps que, dans la gauche, on passe de la « politique de
l’attaque » ou « conquérante » à la politique « de la défense »,
laquelle s’est déployée à la faveur de la débandade des organisa-
tions de gauche tout au long des années 1970. La défense, devant
les tribunaux, de droits formellement reconnus à tous a rapide-
ment pris le pas sur la lutte collective pour la conquête d’un ordre
social nouveau.
Alors que jusque-là les gauches envisageaient des change-
ments sociaux et économiques profonds et, pour ce faire, visaient
sinon toujours le pouvoir politique et le contrôle du pouvoir
économique, du moins la constitution d’une force capable d’exer-
cer des pressions efficaces sur ces pouvoirs, voici que dorénavant
une partie d’entre elles enfourcherait plutôt le cheval de la défense
des droits des citoyens. Comme s’il ne s’agissait plus que de sau-
ver les meubles, devant un pouvoir dont on ne pouvait doréna-
vant plus espérer que la reconnaissance de certains droits, et rien
de plus ; nouveaux droits dont on le chargerait ensuite d’assurer
le respect par sa police et ses tribunaux ! Cela signifiait en fait
l’abandon de la lutte pour un pouvoir nouveau plus juste, ou à
tout le moins pour un ordre social moins injuste.
la fixation démocratique 65

À cet égard, il me paraît particulièrement significatif qu’une


coalition comme Solidarité populaire Québec1 ait été créée autour
d’une charte des droits qui lui tient lieu de programme. Tout aussi
révélatrice, cette pratique suivant laquelle, devant une situation
jugée inacceptable, on constitue un « tribunal populaire » chargé
de faire le procès des responsables. Il se pourrait bien que, dans
les circonstances, ces pratiques aient été les plus appropriées,
mais on ne peut s’empêcher de noter qu’elles s’inscrivent dans une
logique de reconnaissance de la légitimité du pouvoir en place,
dont on réclame le respect de certains droits, d’une part, et que
l’on tient pour responsable de la résolution des problèmes sociaux,
d’autre part. À la limite, cela signifie que le pouvoir est perçu
comme une réalité extérieure à la société et dont il s’agit d’inflé-
chir l’action dans le sens des intérêts de cette société… On est
ainsi passé subrepticement d’une action politique offensive, diri-
gée contre le pouvoir en place, à une politique défensive. Il ne
s’agirait plus de rebâtir l’organisation sociale sur des bases nou-
velles, ce qui supposerait le déplacement du pouvoir lui-même,
pour ainsi dire, mais bien de défendre ses droits face à un État
dont on reconnaît ainsi implicitement la légitimité. C’est une
toute nouvelle perspective. Qu’on juge qu’elle ait été inévitable
dans les circonstances présentes, c’est une chose. Encore faut-il
constater qu’elle pose une question majeure dans une perspective
plus globale de transformation sociale.
Si le droit, incluant les droits de la personne, renferme les
règles devant régir les rapports des individus entre eux, et si,
associé à la démocratie, il établit les principes du rapport entre la
collectivité et le pouvoir, force est de constater que cette question

1. [NdÉ] Regroupant une centaine de groupes communautaires, syndicaux


et féministes, Solidarité populaire Québec (SPQ) fut actif de la fin des années 1980
au début des années 1990. SPQ fut entre autres à l’origine de deux importantes
commissions populaires itinérantes – une sur le désengagement de l’État et l’autre
sur « le Québec qu’on veut bâtir » – qui constituèrent autant d’étapes devant
conduire à l’élaboration de la Charte d’un Québec populaire, dévoilée en 1994.
Pour plus d’informations, voir <http://blogocram.wordpress.com/tag/solidarite-
populaire-quebec/>.
66 à la croisée des siècles

devient de plus en plus ambiguë au fur et à mesure que le droit a


tendance à se définir en dehors des cadres traditionnels, et plus
spécialement de l’État national.
Il s’avère en effet que les sources du droit se sont diversifiées :
aux lois adoptées traditionnellement par les États nationaux se
sont ajoutées les ententes internationales en matière de commerce,
d’investissements étrangers, de protection de l’environnement,
sans compter les nombreuses chartes adoptées par l’ONU ou
l’UNESCO qui portent sur un grand nombre de questions (droits
des femmes, droits des Autochtones, droits des enfants, etc.), mais
qui n’ont en fait qu’une portée toute symbolique, leur application
étant en pratique laissée au bon vouloir des pays signataires. De
plus, dans un pays comme le Canada, la Cour suprême joue ce
qu’on pourrait appeler un rôle de législateur suppléant, chargée
qu’elle est régulièrement de reformuler comment vont s’appliquer
différentes lois à la lumière de la Charte des droits et, occasion-
nellement, du droit international (par exemple dans la référence
sur le droit du Québec à l’autodétermination). Cela sans compter
que, le cas échéant, elle doit également tenir compte des traités
internationaux, par exemple en matière d’extradition, de com-
merce international, d’investissements, etc. Finalement, même le
droit criminel s’internationalise, depuis le procès de Nuremberg
entre autres, dont le tribunal de La Haye constitue une sorte de
réplique en devenir.
On peut cependant se demander si cette multiplication des
sources du droit et la complexification qui en découle servent
bien la démocratie. Chose certaine, le droit comme institution
régissant la vie de la communauté, qu’elle soit nationale ou inter-
nationale, est devenu concrètement incompréhensible pour la
grande majorité de la population. On ne s’en inquiète que lorsque
les conséquences de sa mise en œuvre vont à l’encontre de ses
convictions. Et nous nous retrouvons devant le paradoxe suivant :
alors qu’on poursuit avec un acharnement croissant l’instaura-
tion à tous égards de la société de droit au nom de la démocratie,
la fixation démocratique 67

il arrive que la définition du droit et son application prennent des


voies qui échappent de plus en plus au commun des mortels.
Bien plus, la vision simpliste suivant laquelle le mieux-être de
la communauté reposerait essentiellement sur le respect des
droits fait abstraction de l’histoire et, à la limite, de l’évolution de
l’humanité, c’est-à-dire des voies très complexes et encore mal
identifiées par lesquelles nous sommes parvenus au type et au
niveau de civilisation qui est aujourd’hui le nôtre. Une véritable
idéologie de gauche ne peut pas consister en l’addition d’une série
de slogans, pas plus ceux des « droits de la personne » ou de la
« démocratie » que ceux de « révolutions nationale ou proléta-
rienne ». La gauche ne pourra pas indéfiniment faire l’économie
d’un sérieux brassage d’idées destiné à formuler une approche
articulée des questions et des problèmes qui se posent aujourd’hui
à l’ensemble des humains. En d’autres termes, on ne pourra pas
dépasser les questionnements qui assaillent aujourd’hui la majo-
rité des gens sur tous les plans, depuis les comportements indivi-
duels déviants jusqu’aux guerres sanguinaires, on ne pourra pas
dépasser l’angoisse, l’insécurité et la fragilité qui accompagnent
ces questionnements sans formuler un paradigme ou une réfé-
rence idéologique qui permettent de parvenir à une cohérence
nouvelle qui soit adaptée aux collectivités humaines d’aujourd’hui
et de demain.
On aurait tort de penser que le droit, c’est-à-dire en pratique
l’adoption de lois et la répression de ceux qui ne les respectent
pas, soit la clé magique qui va conduire à la justice et à l’harmonie
sociale. Jusqu’ici en tout cas, le droit a moins été un facteur de
progrès de la civilisation qu’une codification, toujours retarda-
taire, de celui-ci.
On a raison de considérer que la gauche des décennies 1960 et
1970, dans sa frange radicale plus particulièrement, a fait trop peu
de cas des droits de la personne, sous prétexte qu’avec le dévelop-
pement économique permettant l’égalité des chances pour tous,
le respect des droits de chacun viendrait de soi. Mais ce n’est pas
68 à la croisée des siècles

une raison pour renverser complètement la vapeur et faire repo-


ser l’amélioration du sort de l’humanité uniquement sur l’instau-
ration de la démocratie et sur le respect des droits individuels.
D’une part, même si la démocratie et les droits de la personne y
ont une longue histoire, on sait qu’ils sont un paravent à des
visées tout autres, économiques surtout. À preuve, ils continuent
de subir des accrocs majeurs dans tous les pays occidentaux qui
s’en revendiquent pourtant haut et fort depuis longtemps. D’autre
part, il n’est pas évident, loin de là, qu’une société où tout serait
codifié, où les contrevenants à des milliers de règles, toutes plus
pointilleuses les unes que les autres, seraient punis, soit une
société libre. Elle a plutôt toutes les chances, à mon avis, d’être
débilitante et franchement déprimante.
À la limite, la défense des droits comme seule avenue politique
conduit au repliement sur soi des individus et des communautés :
vieux, jeunes, femmes, Noirs, autochtones, francophones, etc.
Elle conduit aussi à la résistance morale face à un pouvoir diffus
sinon abstrait, à la lutte contre les « méchants » ; qui sont parfois
des « méchants véritables » mais masqués derrière des vocables
confus et fourre-tout, tels la mondialisation et le néolibéralisme.
Ce qui permet, même si ce n’est pas nécessairement le but visé,
d’ignorer le système économique (lequel est historique, c’est-
à-dire passager, c’est-à-dire transformable et remplaçable, comme
tous ceux qui l’ont précédé, par ailleurs), celui qui fournit les
assises de l’ordre social et politique dans lequel nous sommes
présentement contraints de vivre… et qui s’appelle tout simple-
ment le capitalisme. Silence bien embarrassant en fait, car il
pourrait signifier qu’on se refuse à simplement envisager une
solution de rechange, quelle qu’elle soit, au capitalisme, dont il ne
s’agirait plus que de résister aux abus.
chapitre 7

La fièvre des droits

O n pourrait appeler cela l’« effet Trudeau ». L’illustre


premier ministre canadien ne considérait-il pas que la solu-
tion à n’importe quel problème réside dans une charte des droits
qui confierait aux tribunaux le soin d’en assurer le respect pour
tous les citoyens ? L’adoption d’une Charte des droits incorporée
à la Constitution canadienne dans le cadre de son rapatriement
remonte à 1982. Ses effets allaient s’avérer considérables. Devant
toute situation considérée injuste, le recours au pouvoir judiciaire
deviendrait en quelque sorte la norme, celui-ci étant habilité à
déclarer une loi inopérante ou à en modifier le sens pour assurer
le respect des droits inclus dans la Constitution. Désormais
confirmés dans leur accès à certains droits, tous les citoyens et,
apprendrait-on rapidement, toutes les corporations ou personnes
morales seraient égaux devant la loi.
La reconnaissance de l’égalité en droit de tous les citoyens
est un de ces progrès de la civilisation qu’il ne s’agit nullement
d’abandonner. C’est plutôt la façon de parvenir à l’égalité réelle
des mêmes citoyens qui pose problème, problème auquel l’évo-
lution même de la notion de droits n’est pas étrangère. Pour ce
qui est de l’Occident moderne, c’est la révolution bourgeoise qui
a accrédité la notion d’égalité des personnes contre le droit du
sang de l’aristocratie et, ce faisant, a donné sa pleine expression
à l’égalité reconnue par le christianisme, laquelle ne pouvait
70 à la croisée des siècles

malheureusement trouver à se réaliser que dans l’au-delà : les


injustices de ce monde seraient corrigées dans l’autre. Très tôt
cependant, il s’est avéré que, contrairement aux prétentions de
la révolution bourgeoise, le capitalisme était incompatible avec
l’égalité, qu’il reposait même sur l’inégalité. Cette constata-
tion allait favoriser l’apparition de divers courants d’opposition,
depuis la simple recherche d’une plus grande démocratie par les
libéraux conséquents jusqu’à celle de l’abolition du pouvoir, de
tous les pouvoirs, par les anarchistes, en passant par la lutte des
socialistes, et plus encore des communistes, pour la transforma-
tion de l’ordre économique.
En même temps, la notion de droit allait connaître une évo-
lution assez singulière, dont un des moments forts surviendrait
aux États-Unis au tournant du xxe siècle, alors que le mouvement
populiste, qui a précédé la naissance du socialisme américain,
allait s’opposer aux pouvoirs de la grande entreprise en voie de
monopolisation ainsi qu’à ceux des syndicats, au nom du fait que
ces deux entités brimaient la liberté individuelle. Les classes
moyennes, le monde rural notamment, considéraient que de trop
grandes corporations et des syndicats trop puissants consti-
tuaient des obstacles à la liberté d’entreprise des individus et que
l’État devait légiférer de façon à rétablir celle-ci.
Nous en sommes toujours là, dans une certaine mesure, en ce
sens qu’aujourd’hui encore les monopoles et les syndicats sont
souvent perçus comme détenteurs de pouvoirs démesurés et res-
ponsables d’injustices sociales. À une différence près cependant,
à savoir que, pour le monde des affaires, la liberté d’entreprise s’est
transformée en « liberté des entreprises ». La liberté de l’individu
de mener les activités de son choix pour assurer sa subsistance est
devenue celle des corporations de mener leurs affaires de la façon
qu’elles jugent la plus profitable. Les négociations en cours sur
l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI)1, que certains

1. [NdÉ] L’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) est un accord qui


fut négocié secrètement entre les pays membres de l’Organisation de coopération
la fièvre des droits 71

qualifient de « charte des droits et libertés des entreprises et des


investisseurs internationaux », illustrent bien le phénomène, sans
compter qu’elles révèlent que les États concernés sont tout à fait
disposés à faire droit aux revendications du capital.
Le mouvement des droits a son origine dans la philosophie
des Lumières, suivant laquelle l’individu est premier, la société
n’existant que pour le bien-être de l’individu en vertu du fameux
« contrat social ». Paradoxalement, les revendications pour que
l’État réduise son pouvoir d’intervention dans les affaires écono-
miques viennent aussi du libéralisme des Lumières ; elles sont une
extension de la liberté d’entreprise dont doit jouir l’homme
libéral. Si, dans les premiers temps, ce droit était rattaché aux
individus, il s’avère qu’il est aujourd’hui revendiqué par la grande
entreprise qui tente, avec un succès certain il faut le constater, de
le justifier sur la base de prétendues « lois » de l’économie de
marché. Ce qui fait qu’une partie des droits destinés à l’origine à
assurer une plus grande liberté aux individus est aujourd’hui
devenue un terrain où les droits de milliers, voire de centaines de
milliers de personnes sont foulés au pied.
Il s’avère donc que le pouvoir de l’argent est en voie de perver-
tir considérablement la notion de droit. Le mouvement s’accentue
d’ailleurs depuis quelques années à la faveur de l’économisme
ambiant, devenu pensée unique. On a souvent reproché aux
communistes de secondariser la lutte pour les droits de la per-
sonne, sous prétexte que la justice économique, issue de l’abolition

et de développement économiques (OCDE) entre 1995 et avril 1997, proposant


une libéralisation accrue des échanges dans plusieurs domaines, tout en imposant
plusieurs restrictions aux États et conférant des droits étendus aux investisseurs.
Du moment où le texte de l’accord fut divulgué par des mouvements de citoyens
étatsuniens, il fut l’objet de vives protestations de la part de plusieurs organisa-
tions civiles. Au Québec, la campagne citoyenne d’actions contre l’AMI a d’ailleurs
présidé à la naissance de l’Opération SalAMI !, dont l’action la plus médiatisée
fut le blocage pacifique de la Conférence de Montréal sur la mondialisation des
économies, en mai 1998. Finalement, l’AMI est abandonné en octobre 1998,
devant entre autres l’opposition française suivant le dévoilement du rapport
commandé par Lionel Jospin, alors premier ministre français, à la députée
Catherine Lalumière, qui déclare le projet « non réformable ».
72 à la croisée des siècles

des classes sociales, était la condition nécessaire et suffisante pour


assurer l’égalité des personnes. Il serait peut-être temps de pren­
dre conscience que les capitalistes, plus astucieux que les com-
munistes, s’appuient sur la notion de droit pour promouvoir leurs
intérêts, prétextant que la mondialisation, c’est-à-dire l’hégémo-
nie du capital à l’échelle planétaire, est la condition nécessaire et
suffisante d’une vie meilleure pour l’humanité entière, la fameuse
lumière au bout du tunnel !
Réaction peut-être à cette évolution suivant laquelle les droits
de la personne s’appliquent aussi aux entreprises, voici que depuis
la Deuxième Guerre mondiale la notion de droit s’est considéra-
blement élargie pour englober maintenant ce qu’on appelle les
droits collectifs, depuis les droits nationaux jusqu’aux droits
sociaux, en passant par les droits des femmes, des enfants, des
Autochtones, des minorités ethniques, des homosexuels, des
handicapés, etc., donnant naissance à autant de mouvements de
défense de ces droits. Soutenus par l’ONU qui s’est chargée de
rédiger de nombreuses chartes sur plusieurs de ces questions, ces
mouvements ont pris une ampleur remarquable : ils englobent
maintenant les animaux, l’environnement, le patrimoine. Nous
sommes, pour ainsi dire, passés à l’ère de la défense des droits et
de la conservation du patrimoine, naturel ou culturel. Finis, pour
le commun des mortels, les grands idéaux de conquête, que pra-
tiquement seuls les grands capitalistes peuvent encore entretenir
et à la réalisation desquels nous sommes néanmoins contraints
de contribuer.
Suffit-il, dans ce contexte, que les individus puissent s’adresser
aux tribunaux pour faire valoir leurs droits sur un point ou sur
un autre ? Il est permis d’en douter. Le fait est que la reconnais-
sance d’un droit individuel par les tribunaux n’a son plein effet
que lorsqu’elle s’accompagne de la reconnaissance collective,
sociale, du même droit. Les victoires des femmes, des autoch-
tones, des francophones hors Québec, des homosexuels, etc., au
cours des dernières années me semblent bien davantage résulter
de leurs luttes que des seules décisions judiciaires dont elles se
la fièvre des droits 73

sont parfois accompagnées. Et il ne fait pas de doute dans mon


esprit que la consolidation et le renforcement de ces victoires
exigeront davantage de luttes que de procès. Cela vient du fait que
la conquête des droits n’est finalement pas une affaire qui se règle
entre un ou quelques individus et les tribunaux, mais une entre-
prise collective, l’affaire d’une société qui se soucie d’aménager
les rapports entre ses membres de la façon la plus équitable pos-
sible. C’est dans la recherche de cet équilibre social que réside
essentiellement le politique.
Un bon exemple de cela, par la négative, est le mode de justice
traditionnelle des peuples autochtones, bien différent du nôtre.
Une fois un délit prouvé ainsi que son ou ses auteurs bien identi-
fiés, il met délinquant(s) et victime(s) ensemble, en compagnie de
leurs familles, de leur cercle social rapproché, amis ou autres,
puis des officiers de la cour. L’objectif de tous ces gens est de
déterminer la peine à imposer au(x) coupable(s), de trouver la
meilleure façon de réparer le tort causé à la victime ou à ses
proches – par exemple dans le cas d’un meurtre – et, finalement,
de rétablir la paix sociale et d’assurer la cohabitation harmo-
nieuse de la communauté.
Il est de bon ton, de nos jours, d’admirer la culture autoch-
tone, car cela est signe d’ouverture d’esprit et de cela nul n’a
jamais trop à exhiber. Mais personne n’irait jusqu’à transposer
leur mode de justice traditionnelle aux sociétés occidentales. Ce
qu’on exhibe dans la vitrine est toujours plus attrayant que ce
qu’on range dans l’arrière-boutique.
Il me semble pourtant que ce mode de résolution de litiges,
comme disent nos avocats, manifeste une bien meilleure com-
préhension de la « nature humaine » (je veux dire des mystères
du comportement humain) et des conditions du maintien d’un
minimum d’harmonie sociale, que la tradition juridique occi-
dentale brute. Nous avons la chance aujourd’hui de pouvoir
raffiner les valeurs de base de la civilisation à la lumière de toutes
les cultures passées et étrangères. Je ne me sens pas tenu, pour
ma part, de fonder mes valeurs sur la seule culture des patriotes
74 à la croisée des siècles

de 1837-38 ou de celle des communistes de la première moitié


du xxe siècle. Je me refuse à être qualifié de « pure laine », pour
la bonne et simple raison qu’une telle chose n’existe pas. Car je
sais que la civilisation à laquelle j’appartiens, à laquelle je dois
jusqu’à la capacité de la contester sur un point ou sur un autre,
et dont je souhaite contribuer au raffinement, a de nombreuses
sources, africaines, mésopotamiennes, égyptiennes, gréco-
latines, judéo-chrétiennes, arabes… et, bien sûr, autochtones et
nord-­américaines, pour m’en tenir aux principales. Or, aucune de
ces civilisations n’a encore produit l’homme parfait dont on rêve,
plus ou moins consciemment, quand on veut éliminer demain
la délinquance, quand on veut instaurer l’an prochain la société
parfaitement juste, égalitaire et libre.
Liée à l’économisme dominant, la dissolution du politique
dans la seule recherche du respect des droits individuels ou
sociaux risque fort de conduire à l’éclatement de la démocratie,
déjà plutôt mal en point. Autant on peut se réjouir de ce que, dans
le vacuum politique actuel, les luttes pour les droits maintiennent
une certaine pression sur les pouvoirs en place, autant on doit
constater que la multiplication des terrains de lutte et l’isolement
relatif des groupes qui s’y engagent entraînent des problèmes
considérables. Ainsi, il existe de nombreux groupes actifs sur le
terrain scolaire au Québec, chacun à la poursuite d’un objectif
particulier, droits des anglophones, des catholiques, des néo-
québécois, des partisans de la laïcité, des enseignants, des com-
missaires, des parents, etc., sans compter le « droit » des banques
et autres entreprises à faire de la publicité dans les écoles. (Il y a
d’ailleurs là un deal qui m’inspire beaucoup de méfiance : les
entreprises se plaignent de payer trop de taxes, mais elles seraient
prêtes à fournir du lait et peut-être bien des manuels et des ordi-
nateurs aux enfants pauvres, en échange de la possibilité d’ins-
truire les mêmes enfants des qualités de leurs produits). Mais on
a parfois l’impression que les pressions des uns annulent celles
des autres et que, de toutes façons, la majorité des contribuables
ne votant pas aux élections scolaires, le ministère a beau jeu d’agir
la fièvre des droits 75

à sa guise. Suivant toute apparence, cela ne conduit pas nécessai-


rement au plein exercice du droit des enfants à l’éducation, malgré
la Charte des droits de l’enfant de l’ONU.
En fait, ce n’est pas tant la lutte pour la reconnaissance de
certains droits qui fait problème que la mentalité qui semble
progressivement s’imposer à travers ces luttes. Ainsi, dans le cas
des droits individuels, on voit les non-fumeurs se dresser contre
les fumeurs, les pères divorcés contre leurs ex-épouses qui obtien-
draient plus facilement la garde des enfants ; on voit des enfants
ou des adolescents lancer des accusations d’agression parfois sans
fondement contre leurs professeurs ; on voit des étudiants pour-
suivre leurs grands-parents devant les tribunaux pour que ceux-
ci subviennent à leurs besoins, etc. Bref, dans ses formes extrêmes,
cette mentalité est celle de l’individu abandonné ou assiégé par
une ou plusieurs catégories de personnes et qui, pour se protéger,
fait appel à l’État, lequel devrait non seulement réprimer le crime,
mais le prévenir et, pour ce faire, adopter les lois qu’on deman-
dera ensuite à la police d’appliquer, puis aux tribunaux d’en
sanctionner la violation. On nourrit ainsi l’illusion d’une société
idéale dont le mal aurait été totalement extirpé, dont les membres
présentant des dangers auraient été définitivement mis à l’écart.
On ne s’en rend peut-être pas compte, mais ce à quoi on aspire,
ce faisant, c’est au règne de « Big Brother », à un contrôle social
sans faille, condition essentielle de la société parfaitement sécu-
ritaire, purifiée, aseptisée.
Cette espèce de dérive suivant laquelle une morale de la répres-
sion s’est accrochée à la défense des droits s’est, pour ainsi dire,
infiltrée dans le langage, ce qui a quelque chose de paradoxal et de
troublant à la fois. On avait pris l’habitude depuis les Lumières
d’associer la défense des droits de la personne à l’élargissement
de l’aire de la liberté, accessible à tous ; l’élargissement du champ
de la liberté signifiait, le plus souvent en tout cas, l’élimination
des contrôles et contraintes que les institutions en situation de
pouvoir, l’Église, l’État et leurs appareils répressifs respectifs, le
judiciaire notamment, faisaient peser sur les individus. Du moins
76 à la croisée des siècles

est-ce grosso modo le parcours suivi depuis quelques siècles,


depuis la Magna carta et l’Habeas corpus2 notamment, par le
processus dit de l’individuation, c’est-à-dire l’émergence progres-
sive de la personne comme individu singulier au sein de la com-
munauté : l’individu se distinguait, se singularisait par rapport à
sa collectivité d’appartenance et cherchait à s’émanciper des
règles régissant d’autorité la vie de ses membres ; l’individu cher-
chait à vivre, dans toute la mesure du possible, suivant ses propres
convictions, principes et valeurs.
Ainsi, alors que les « droits de l’entreprise » grugeaient les
droits de la personne, la campagne en faveur de ceux-ci allait dans
bien des cas non plus s’opposer à l’interventionnisme de l’État (ce
qui a généralement été le cas historiquement et ce qui le demeure
dans bien des pays sous régime dictatorial), mais réclamer une
intervention plus musclée de l’État pour protéger certaines caté-
gories de personnes contre d’autres. On ne se contenterait plus de
défendre les droits de l’homme tels que définis à l’époque des
Lumières. On multiplierait les cas d’espèce, donnant lieu à la
revendication de lois nouvelles, à la création de délits nouveaux.
Entendons-nous, la défense des droits est un combat non
seulement légitime mais essentiel, et il est bien probable qu’il le
demeure encore longtemps. Le problème survient quand il se
substitue à la lutte politique, qu’il en tient lieu, d’une part, et que,
d’autre part, il prend place dans un contexte d’exacerbation de
cette espèce de sentiment d’insécurité généralisé dont les couches
sociales majoritaires semblent aujourd’hui habitées et que les
médias relaient avec un sensationnalisme éhonté. Un jour, ce sont
les autobus scolaires qui ne sont pas sécuritaires ; un autre, c’est la
présence des prostituées ou des junkies dans les rues ; la libération,
conditionnelle ou pas, de certaines catégories de prisonniers ; le

2. La Magna carta est la première charte des libertés imposée par les barons
anglais au roi Jean d’Angleterre en 1215 ; l’Habeas corpus renvoie quant à lui à
l’obligation de faire comparaître un accusé devant la cour, dont les premières
formes remontent au Moyen Âge.
la fièvre des droits 77

tabagisme ; les gangs de jeunes ; la pollution ; la démolition d’un


vieil hôtel, etc.
Se pourrait-il que le repliement sur la défense des droits soit
devenu, par un malheureux retour des choses, un obstacle à la
renaissance d’une gauche articulée et dynamique ? En tous les
cas, le recours naïf aux lois et aux tribunaux me semble en éloi-
gner plus d’un de l’action politique ou, ce qui revient au même,
limiter l’action politique à celles des avocats.
La vie d’une société n’est pas l’enfermement des individus
dans un cadre juridique rigoureusement délimité et totalement
aseptisé ; elle est diversité et échanges. La vie n’est pas conserva-
tion ; elle est essentiellement transformation. Et la transformation
repose sur deux pôles : l’action (présente) sur l’existant (le passé).
La défense des droits individuels dans les formes excessives
qu’elle prend parfois ou, plus exactement, la mentalité conserva-
trice et répressive dans laquelle elle baigne souvent, risque de
déboucher sur le contraire de ce qui constitue le fondement de ces
droits : une plus grande liberté. De la façon dont on la mène
parfois, trop souvent à mon sens, elle a pour principal résultat de
multiplier les interdits, de cumuler les contraintes. Il y a là, sous-
jacente, une évidente recherche d’une sorte de virginité des per-
sonnes, de pureté des comportements, qui, au niveau idéologique,
ne se distingue guère de l’intégrisme. Elle constitue en fait une
forme d’intégrisme moral qui pourrait mener éventuellement,
sans guère exagérer, à des campagnes de purification sociale, pas
plus attrayante à mes yeux que celles de purification nationale.
Défendre ce qu’on est, sauvegarder ce qui est, conserver ce
qu’on a. Voilà une logique assez différente de celle qui a inspiré la
gauche pendant des décennies et qui reposait sur l’idée de cons­
truire une société mieux adaptée aux besoins de la majorité, en
s’appuyant sur les moyens techniques et les connaissances scien-
tifiques qui sont ceux de notre époque. Il est bien possible que les
progrès de la civilisation ne reposent pas d’abord sur la seule
défense des droits, surtout quand elle se fait dans une atmosphère
de répression. On pourrait peut-être commencer par se demander
78 à la croisée des siècles

comment il se fait que tant de gens meurent littéralement de faim,


alors qu’on gaspille tant de nourriture ; comment il se fait qu’on
fabrique tant d’armes toujours plus meurtrières au nom, soi-
disant, de la paix et de l’harmonie entre les peuples ; comment il
se fait qu’on tue si allègrement, ou qu’on laisse simplement mou-
rir tant de gens, tout en faisant l’éloge de l’amour du prochain.
Mais on préfère éviter de telles questions… qui nous feraient
inévitablement basculer dans les horreurs de l’idéologie.
Nous touchons là le fond du problème, sur lequel je reviendrai
plus longuement plus loin, à savoir que, malgré les apparences
(et nous sommes souvent victimes des apparences par les temps
qui courent) nous vivons dans une société foncièrement anti-­
démocratique, une société où le peuple est dépossédé de tout pou-
voir social, du moment de son élaboration à celui de sa mise en
œuvre. Qui décide de la répartition de la richesse collective ? Qui
décide des critères d’une utilisation rationnelle et prudente, dans
les situations incertaines, des richesses naturelles ? Qui décide
de la quantité et du type d’armements nécessaires au maintien
de l’ordre social ? Qui décide de mener la guerre contre un autre
pays ou une autre ethnie ? Qui décide des programmes et de la
pédagogie dans les écoles et les universités ? Qui décide de la place
des activités culturelles, de l’importance d’activités créatrices
pour l’épanouissement des individus et de la collectivité ? Privés
de pouvoir, nous nous replions sur la défense de nos droits face
au pouvoir. Mais tant qu’une véritable démocratie, c’est-à-dire la
liberté d’agir sur tous les plans comme citoyen à part entière au
sein de la collectivité, ajoutée à la mise en harmonie des libertés
des groupes et des individus ne seront pas instaurées, il est fort
probable, sinon certain, que le pouvoir usurpé continuera d’aller
à l’encontre de nos droits particuliers, de les bafouer, de les nier.
chapitre 8

D’un virage à l’autre

L es bouleversements de l’après-guerre ont affecté la société


québécoise de façon particulièrement marquée. C’est la rai-
son pour laquelle on parle de la Révolution tranquille comme
d’une période cruciale dans l’histoire du Québec, une période
pendant laquelle l’administration publique, le système d’éduca-
tion, les services de santé et le syndicalisme ont entrepris de
s’adapter aux développements industriels majeurs survenus après
la guerre, alors que le régime Duplessis s’était résolument opposé
à toute réforme en ces matières, préférant confier à l’Église tout
ce dont l’État et les amis du parti ne pouvaient ou ne voulaient
pas se charger : l’éducation au-delà du primaire, la santé et les
services sociaux. Ladite révolution est par ailleurs survenue
parallèlement à l’essor économique du Québec, à commencer par
les secteurs des mines et des forêts, et s’est accompagnée de pro-
fondes remises en question idéologiques, notamment du rôle
jusque-là largement prédominant de la morale catholique sur
quasiment tous les aspects de la vie privée et publique.
La Révolution tranquille, c’est aussi la montée d’un nationa-
lisme qui donnera lieu à l’apparition d’une multitude de publica-
tions et d’organisations, tout en entraînant des répercussions au
sein des partis politiques traditionnels : par exemple, la campagne
« Maîtres chez nous » du Parti libéral, celle de l’« Égalité ou indé-
pendance » de l’Union nationale et, finalement, la scission au sein
80 à la croisée des siècles

du Parti libéral qui conduira à la création du Parti québécois. La


Révolution tranquille, c’est encore, sur les plans social, idéolo-
gique et politique, l’apparition d’un grand nombre de publica-
tions, de groupes communautaires et de groupes politiques. Tous
se définissent et se présentent comme des instruments d’opposi-
tion au régime en place, tant sur le plan national que social.
Même si certains de ces groupes offraient des services à diverses
catégories de citoyens (cliniques médicales et juridiques, associa-
tions de locataires, etc.), tous avaient la contestation de l’ordre
établi et des idées reçues comme point de ralliement. À l’origine,
la grande majorité d’entre eux assuraient leur propre finance-
ment. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que le gouvernement
fédéral devait mettre sur pied des programmes, tels que celui dit
des « initiatives locales » (PIL), destinés à subventionner des
projets de nature communautaire.
Mais dès 1970, changement de cap : l’État ne se contentera
plus de financer certains organismes communautaires, il va
entreprendre de les récupérer et de les incorporer à l’administra-
tion publique. Dans la foulée de la réforme de l’éducation et des
services de santé, ce mouvement d’étatisation allait s’intensifier
avec l’intégration des cliniques médicales populaires aux CLSC
alors nouvellement créés, puis des cliniques juridiques tout aussi
« populaires » au réseau institutionnalisé d’aide juridique, lui
aussi récemment constitué. Les services offerts par ces orga-
nismes étaient dorénavant considérés comme des droits sociaux
à la charge de l’État et accessibles à l’ensemble de la population.
Il s’agissait aussi, bien sûr, d’éliminer les foyers de contestation
sociale et politique qu’ils constituaient souvent. Dans le domaine
des services de santé et d’assistance sociale, on pourrait consi-
dérer que les groupes communautaires des années 1960 ont
assuré le relais entre la période où ces services étaient confiés aux
communautés religieuses et celle où l’État les prendra en charge.
Ce premier virage majeur de l’État en matière d’éducation, de
santé et de services sociaux allait mettre les organismes en question
dans l’embarras. D’un côté, l’étatisation des services répondait à
d’un virage à l’autre 81

une revendication dont les origines remontent au moins aux


années 1930, même si elle était alors sans doute moins générali-
sée, suivant laquelle le bien-être de la population, des pauvres en
particulier, ne doit pas être laissé aux œuvres de charité, mais
plutôt assumé par l’État. De l’autre, certains considéraient que
cette mainmise étatique allait conduire à la bureaucratisation des
services et priver les citoyens concernés de leur possibilité d’in-
tervention sur la nature des services offerts et sur la façon de les
dispenser. L’intégration à l’appareil gouvernemental présentait
cependant des avantages majeurs pour les employés de ces sec-
teurs : la stabilité du financement des activités, de meilleurs
salaires, de meilleures conditions de travail (par exemple, des
locaux et des équipements plus modernes), la syndicalisation et
la sécurité d’emploi.
Si bien que la grande majorité des organismes concernés, dont
les employés avaient vieilli de quelques années et avaient souvent
des obligations familiales, emboîtèrent le pas. Les cliniques médi-
cales et juridiques furent à peu près toutes étatisées. Quant aux
autres, il fut en pratique convenu que l’État leur accorderait des
subventions plus ou moins statutaires leur permettant d’entretenir
un local et de se payer les services d’un ou de plusieurs employés
permanents. Le régime d’assurance-chômage de l’époque fut
même mis à profit par ces organismes ; un employé rémunéré
pendant six, huit ou dix mois pouvait vivre de ses prestations
durant les quelques mois suivants.
Vint le déficit, chronique et croissant. Vint l’augmentation
continue de la dette publique. Vinrent les protestations des entre-
preneurs et des banquiers. La situation catastrophique de maints
pays du Sud qui n’arrivaient plus à payer les intérêts sur leurs
emprunts leur avait mis la puce à l’oreille. Les États, c’est comme
les particuliers : il est intéressant de leur consentir des prêts tant
qu’ils paient les intérêts, surtout si ces paiements peuvent être
réalisés à même les impôts des particuliers plutôt qu’à ceux des
corporations. Et quand le point critique s’annonce où ils risque-
raient de ne plus pouvoir le faire dans des conditions avantageuses
82 à la croisée des siècles

pour les créanciers, il convient de leur serrer la vis. On mit donc


les gouvernements en demeure de réduire rapidement leurs défi-
cits, faute de quoi l’économie nationale risquerait de sombrer
dans un marasme tel que tout le monde, les riches comme les
pauvres, en souffrirait.
Les politiciens, règle générale, ne furent pas difficiles à con­
vaincre et il devint bientôt évident qu’ils partageaient pleine-
ment les angoisses des banquiers, d’autant plus que les « classes
moyennes » commençaient à se plaindre de plus en plus des
hausses de taxes et d’impôt. Se précipitant soi-disant au secours
du peuple tout entier, ils mirent leurs énormes machines de
propagande au travail. Il fallait oublier la Constitution, les
Autochtones, les droits de tout un chacun, etc. Il fallait se lever
et se coucher avec une seule préoccupation en tête : le déficit,
la dette. En pratique, il s’agissait de se préparer, par une sorte
d’autosuggestion, à se serrer la ceinture. Et on serra effectivement
très fort la ceinture… celle des plus maigres évidemment : mises à
pied massives dans les entreprises et la fonction publique, gel ou
même baisse des salaires, réduction des services publics, augmen-
tation des taxes et tarifs, endettement des individus par des taux
d’intérêt scandaleusement élevés, d’où les faillites nombreuses
des particuliers et de maintes nouvelles PME, cette supposée
mine de nouveaux emplois.
Faut-il rappeler que tout cela se déroula alors que l’économie
se mondialisait, se restructurait, qu’elle entrait dans une « nou-
velle phase d’expansion » pendant laquelle les banquiers empi-
laient des profits toujours plus importants ? « Empilaient », je dis
bien ; qu’on se rappelle que, pendant le Sommet socio-économique
québécois d’octobre 1996, le président d’une grande banque s’était
amené devant la caméra, tout sourire et débonnaire, pour décla-
rer (en substance) : « Amenez-en des projets de création d’em-
plois ; nos coffres débordent. » Qu’on se rappelle que, devant la
même caméra, pendant le même Sommet, le premier ministre
devait déclarer (en substance) : « Les compressions sont incon-
tournables : les coffres de l’État sont vides ! » Quand on sait que
d’un virage à l’autre 83

des millions de dollars passent quotidiennement des coffres de


l’État à ceux justement des banques, il y a de quoi… froncer les
sourcils ! À croire que « ces gens-là », pour citer le grand Brel, ne
portent plus de ceinture ! « Chez ces gens-là », la mode est aux
bretelles… élastiques, il faut croire.
Et l’État de faire marche arrière. Il fallait privatiser, en tout ou
en partie, à peu près tout ce qu’on avait étatisé dans les décennies
précédentes, et plus encore. Jusqu’à l’eau des rivières et du sous-sol,
s’il le fallait, en passant bien sûr par quantité de services sociaux. Il
fallait, en tout cas, en examiner la possibilité, et cela sans dogma-
tisme, bien sûr. Il fallait également « déréglementer », c’est-à-dire
laisser les coudées franches à l’entreprise, because la restructu-
ration, because la mondialisation, because la compétitivité, bref
because la « loi » du plus grand profit, lequel doit rester aux com-
mandes en toutes circonstances, les meilleures comme les pires.
Assez étrangement, la justification, ou le prétexte devrais-je
dire, des deux virages à 180 degrés, celui de l’étatisation et des
contrôles des années 1960-1970, puis celui de la privatisation et de
la déréglementation des années 1980-1990, est exactement la
même : la qualité des services. Le ministre de la Santé ne répète-
t-il pas depuis des mois qu’il comprime et réduit dans le secteur
de la santé et des services sociaux pour… réorganiser et améliorer
les services ? Il ne s’imagine quand même pas qu’on va le croire.
Sans doute considère-t-il qu’il en ira des compressions comme du
déficit : avec les années, on parviendra à convaincre tout le monde
qu’elles sont essentielles à la survie de la nation !
En effet, après plus ou moins dix ans d’efforts ininter­rompus,
le peuple allait finalement comprendre et tout le monde se met-
trait d’accord : le déficit est un fléau social pire que la peste
bubonique au Moyen Âge. Les vieillards, les assistés sociaux, les
étudiants, les chômeurs, les bébés, tous seraient conviés à mettre
l’épaule à la roue. Même que les syndicats et les groupes commu-
nautaires se chargeraient pour la plupart de relayer l’appel des
banquiers, déjà largement diffusé par l’appareil de propagande
des gouvernements.
84 à la croisée des siècles

Nous en sommes là. Nous en sommes à la situation d’avant


les années 1960, où les limites de l’État vont devoir être comblées
par la charité privée. C’est le retour des dames patronnesses…
mais des deux sexes cette fois. Le parcours est intéressant ; il ne
faut surtout pas l’oublier. Pour ne s’en tenir qu’au Québec, rappe-
lons que la Révolution tranquille, phase de progrès économique,
d’agitation sociale et d’action politique intense, voit l’apparition
de nombreux groupes communautaires ou populaires qui, pre-
nant la relève des communautés religieuses, vont se consacrer à
offrir des services aux couches sociales les plus pauvres, tout en
réclamant que l’État prenne ces services directement à sa charge.
Ce qu’il fera progressivement durant les décennies qui suivront.
C’est le triomphe, dans une certaine mesure, de l’idéologie du
Welfare State, issue de la grande crise des années 1930. Triomphe
bien éphémère. Chant du cygne, en fait, puisque le mouvement
inverse s’amorce dès la fin des années 1970. Que s’est-il donc
passé ?
Il s’est passé que le capitalisme est entré en crise ! En fait, il a
connu une série de crises qui menaçaient son bon fonctionne-
ment. Crise du pétrole, crise de l’inflation, crise de l’endettement
du tiers-monde, crise des taux d’intérêt, crise de la dette publique.
Crise chronique du capitalisme aux multiples facettes. Il fallait
réagir, et vite : l’avenir de l’humanité, rien de moins, était en jeu.
D’autant plus que le monde « non capitaliste » était en équilibre
pour le moins instable, des foyers d’agitation s’allumant partout
et ne s’éteignant plus. Il y avait péril en la demeure. Il fallait res-
tructurer le capitalisme ou, la distinction n’est pas toujours claire,
ne pas entraver sa restructuration. En effet, on ne sait jamais très
bien qui, du capital ou des capitalistes, a le gros bout du bâton. Le
capitalisme est plus souvent qu’autrement présenté comme une
réalité dont l’évolution échappe plus ou moins au contrôle des
humains, qui n’auraient d’autre choix que de s’adapter à ses
caprices largement imprévisibles.
Quoi qu’il en soit, le capitalisme étant en phase de restructu-
ration, il n’y avait plus pour les États qu’à convaincre leurs ouailles
d’un virage à l’autre 85

de citoyens de se serrer la ceinture, de consentir à des baisses de


revenus et à des hausses de taxes, d’accepter l’abolition de cer-
tains services sociaux. Il en allait de la survie de notre « mode de
vie », comme ils l’appellent. On avait vécu au-dessus de nos
moyens. Le réalisme commandait d’ajuster notre appétit à ces
moyens.
Pendant ce temps, les « marchés », cette nébuleuse abstraite
alors supposément en manque d’argent, investissaient des mil-
liards de dollars aux quatre coins du monde, en particulier là où,
supposément encore, des régimes totalitaires et réactionnaires en
avaient interdit ou à tout le moins limité l’accès jusque-là. Bizarre
quand même, non ? Ne nous aurait-on pas invités à nous serrer
la ceinture pour réunir les milliards nécessaires à la conquête du
monde par le capital ? C’est cela qu’on appellerait la mondialisa-
tion ? Le monde dit « sous-développé » suivant les critères occi-
dentaux, était dorénavant mûr, après bien des tribulations, pour
accueillir le capital, ses promesses d’avenir radieux. En serrant la
ceinture des couches populaires de l’Occident, on pourrait pro-
fiter encore davantage du fait que là-bas on était déjà rompu au
port de toutes petites ceintures.
Qu’importe, les petits ont pris leur trou. Petite économie,
petite politique, telle est désormais la règle. On croyait avoir fait
un sort à la croyance que nous étions « nés pour un petit pain ». Il
nous fallait maintenant déchanter. La combinaison de l’étatisation
des services ou de leur financement par l’État au cours des années
1960-1970 avec la politique des compressions des années 1980-1990
a laissé les organismes communautaires sinon complètement
exsangues et moribonds, en tout cas largement dépendants de
l’État pour la poursuite de leurs activités. Sans subventions, la
plupart d’entre eux disparaîtraient à très court terme. Cela ne leur
laisse pas non plus une très grande marge de manœuvre et finit
sans doute par jouer sur la réserve avec laquelle ils critiquent alors
la situation et formulent leurs revendications. Mais comme si la
culture de la dépendance était bien installée, voilà qu’on en
remet : on va demander à l’État de concourir au financement de
86 à la croisée des siècles

l’« économie sociale ». On a bien le droit de gérer les miettes que


le capital abandonne dans les coffres de l’État, après avoir prélevé,
pour remplir les siens, les intérêts que nous lui devons pour avoir
ainsi vécu au-dessus de nos moyens pendant trop d’années.
Quand on voit ce qui se passe en ce moment même à Moscou, à
Djakarta et dans maintes autres villes asiatiques – ainsi que, à une
moindre échelle, à Calgary, Vancouver et Montréal –, la préten-
due crise du capitalisme offre une image pour le moins para-
doxale et on résiste mal à la pensée qu’en réalité nous assistons à
une formidable expansion tous azimuts du capitalisme, financée
à même les mises à pied massives dans la grande entreprise, à
même la baisse des salaires et la réduction des services sociaux de
l’État, bref par une modification majeure de la répartition de la
richesse collective au profit du grand capital.
Face à cette situation littéralement scandaleuse, qui reproduit
les belles époques du capitalisme sauvage, nous observons une
gauche disloquée, tenue en otage par l’État, tenue en laisse par
les « partenaires syndicaux », et qui, crédule face à la propagande
du pouvoir, reprend à son compte la plupart des clichés de l’État
néolibéral et des banquiers. Où sont passées les critiques parfois
virulentes à l’égard de la langue de bois… des communistes
encore ? Où sont passés les pourfendeurs de la pensée unique…
des communistes ? S’il n’y a jamais eu une pensée unique et une
langue de bois dans ce pays depuis les années 1950 en matières
économique et politique, ce sont bien celles qui triomphent
aujourd’hui.
Les acquis du Welfare State, malgré leurs limites évidentes,
constituaient des victoires non négligeables pour les classes popu­
laires, tout en laissant, ne l’oublions pas, des marges de profit
importantes à l’entreprise. Il n’y a aucune raison de les abandon-
ner sous le fallacieux prétexte d’une crise du capitalisme, car si
crise il y a, ce n’est pas parce que les salaires sont trop élevés ni
que les services sociaux sont trop généreux. C’est qu’une couche
de financiers parasitaires s’est constituée, eux qui s’enrichissent
de façon exorbitante simplement en déplaçant quotidiennement
d’un virage à l’autre 87

des milliards de dollars appartenant souvent à d’autres, à la


faveur des fluctuations boursières et des variations des taux de
change, et ce, sans apporter la moindre contribution au dévelop-
pement de la richesse collective. Bien au contraire, ils le font
plutôt en accentuant les distorsions existantes dans la répartition
de la même richesse. C’est pour les intérêts de ces sangsues, au
sens le plus fort du terme, qu’on nous impose de nous serrer la
ceinture. C’est pour eux que l’État a pris son dernier virage de
compressions budgétaires, de réduction des services en santé, en
éducation et en soutien aux personnes démunies.
Mais le poids de l’idéologie dominante est tel qu’il est devenu
courant de faire porter la responsabilité des effets pervers de la
restructuration du capital sur… les baby-boomers. L’économie
serait en crise parce qu’une génération profiteuse et mal inten-
tionnée aurait défini un certain nombre de règles qui ne bénéfi-
cieraient qu’à eux et laisseraient leur progéniture dans la dèche :
contrats de travail avantageux, sécurité d’emploi, fonds de pen-
sion exorbitants, etc. Qu’arriverait-il de si extraordinaire si les
baby-boomers au travail – car il s’en trouve parmi eux en chô-
mage – étaient tous congédiés et remplacés par des plus jeunes
dans la trentaine ? Les générations auraient donc remplacé les
classes sociales comme facteur clé de l’évolution des sociétés ?
Vive la confusion. Cette analyse n’est pas seulement d’une grande
naïveté, elle accrédite aveuglément le discours néolibéral qui
cultive la culpabilité des individus, lesquels n’auraient qu’à s’en
prendre à eux ou à leurs parents s’ils se trouvent exclus de la vie
économique et sociale.
chapitre 9

La petite économie des petites gens

À voir son évolution au cours des dernières années, on est


en droit de se demander si la gauche n’est pas en train de
contribuer à la constitution d’une « sous-société ». En s’étant
laissée convaincre que l’économie de marché était l’« économie
naturelle » et qu’à l’heure de la mondialisation il n’y aurait d’autre
choix que de faire contre mauvaise fortune bon cœur, elle en est
venue à promouvoir le développement d’une petite économie,
basée sur le modèle de la grande et destinée à permettre aux
« petites gens » de continuer tant bien que mal à mener leur
« petite vie ». La marginalisation économique institutionnalisée,
quoi ! Et avec le concours de la gauche en sus !
Vraiment, les ténors du libéralisme ont de quoi pavoiser ; et ils
pavoisent. À les en croire, la prospérité que fait miroiter la mon-
dialisation fait la joie de tous les pauvres de la Terre, d’autant plus
qu’elle porte indubitablement l’espoir de la démocratie. S’agit-il
d’une démocratie aussi vivace que celle des États-Unis où, lors
des élections tenues à l’automne 1996, à peine 48 % des électeurs
inscrits (j’ignore le pourcentage des inscrits sur l’ensemble des
électeurs) se sont donné la peine d’aller voter ? Une démocratie
où par ailleurs la vie sexuelle du président déloge périodiquement
toute autre question dans l’ensemble des grands médias.
C’est sans doute pour s’être laissé convaincre par ce discours
dominant, pratiquement unique dans les médias, qu’on s’applique,
la petite économie des petites gens 89

dans les milieux populaires et dans certains cas syndicaux, avec


l’appui de certains intellectuels, à construire une « petite société »
qui échapperait, on ne sait trop comment, à la domination de la
grande. Une reprise, pour ainsi dire, en termes plus terre à terre,
du rêve hippie des années 1960 : la meilleure façon de se débarras-
ser de la société pourrie, bureaucratique et homogénéisée qu’on
nous avait imposée, c’était, on s’en souviendra, de jeter les bases
d’une société nouvelle, à la marge de la société ancienne, par la
multiplication de communes, de production ou d’habitation, en
campagne ou en ville, dans lesquelles l’amour tout autant que
l’économie seraient libres ! Selon toute apparence, la formule à la
mode aujourd’hui s’y apparente, mais néanmoins avec certaines
distinctions (dont la disparition de l’amour libre) : on parle aujour­
d’hui de constituer une « économie sociale », de mettre sur pied
des « entreprises de réinsertion », bref de créer des emplois d’une
manière autre que ne le fait le capitalisme en général.
Le mythe de la création d’emplois est bien connu, les politi-
ciens de toutes tendances en usent et en abusent depuis bientôt
trois décennies. Soucieux comme nous sommes d’adapter nos
comportements aux lois de l’économie, nous devrions savoir qu’il
ne se créera jamais d’emplois (au sens de travail rémunéré) que
dans la mesure où il se trouve des besoins à combler et qui, au
surplus, ne peuvent l’être de façon plus économique par des
machines ; que dans la mesure également où il se trouve des
consommateurs en mesure de satisfaire ces besoins, autrement
dit, capables de se payer ces produits et services. Beaucoup d’em-
plois se créent justement aujourd’hui dans la production de
machines, d’équipements, de logiciels, dont la principale qualité,
ou le principal intérêt économique, consiste justement à rempla-
cer de la main-d’œuvre, donc à éliminer des emplois tout en
réduisant les coûts de production ! Il se crée sans doute beaucoup
d’emplois en informatique, comme on se plaît à nous le seriner ;
cela n’a toutefois pas empêché ces dernières années IBM de licen-
cier au-delà de 10 000 employés et Apple d’annoncer qu’elle en
fera de même dans les prochains mois.
90 à la croisée des siècles

Mais il y a plus. Par les temps qui courent, sauf dans les
rares cas de réussite exceptionnelle, la création d’emplois signifie
d’abord la création de son propre emploi et, conséquemment
dans la plupart des cas, l’extension de la sous-traitance. Or,
cela est connu, la sous-traitance a d’abord été et continue d’être
un moyen privilégié par la grande industrie pour réduire les
coûts de main-d’œuvre, donc pour constituer une catégorie de
travailleurs soustraite aux conditions de travail plus favorables
obtenues jusque-là par les syndicats, particulièrement dans la
grande industrie. Ce mouvement dépasse maintenant largement
le cadre de la grande industrie manufacturière. Les travailleurs
autonomes d’aujourd’hui se trouvent pour la plupart dans le
secteur de la sous-traitance, moins bien rémunérés et privés d’à
peu près tous les avantages sociaux rattachés à un emploi régulier,
en particulier s’il est syndiqué.
La sous-traitance – le lot des travailleurs autonomes – se
développe donc à un rythme important. Elle permet à bon nom­
bre de personnes licenciées par l’entreprise ou l’administration
publique de demeurer actives et de gagner leur vie. Par la concur-
rence même qu’elle implique, elle conduit dans bien des cas à une
baisse des revenus de ceux qui y sont confinés ; là comme ailleurs,
compétitivité oblige : il faut être performant au moindre coût
possible. Il ne fait donc pas de doute que la sous-traitance est une
voie ouverte à la réduction des coûts de main-d’œuvre, c’est-
à-dire à la réduction des revenus des personnes qui seraient
encore en mesure de travailler dans l’économie traditionnelle –
appelons-la grande économie –, mais qui, s’en trouvant mis à
l’écart, sur une voie de garage pourrait-on dire, vont vite gagner
l’équivalent du salaire minimum au bout du compte.
Dans la grande économie, que ce soit chez GM, IBM, au
Mouvement Desjardins – cette ancienne « banque des petits » –
ou ailleurs, on ne crée généralement pas d’emplois ; on en élimine.
La fusion récente de deux grandes banques américaines va ainsi
entraîner des dizaines de milliers de mises à pied, comme le révé-
lait il n’y a pas si longtemps le président de la Banque nationale,
la petite économie des petites gens 91

qui ajoutait au passage que la fusion de banques canadiennes,


dont celle déjà prévue de la Banque royale et de la CIBC, aurait
les mêmes effets1.
Mais, si les travailleurs autonomes et les petits salariés arrivent
tant bien que mal à s’intégrer au marché du travail, il y a tous les
autres, en nombre croissant, qui n’y arrivent plus du tout. Ce sont
les jeunes, qu’ils soient décrocheurs ou détenteurs de doctorat,
qui n’ont encore jamais eu d’emploi, sauf celui de vendre du café
ou des hamburgers ; ce sont les quinquagénaires soudainement
mis à pied, incapables de se recycler – il y aurait ainsi les « trop
jeunes », sans expérience, et les « trop vieux », qu’il ne vaut plus la
peine d’initier à de nouvelles tâches ! ; il y a également les mères
célibataires, qui ne peuvent assumer les coûts de la subsistance
de leur famille ni ceux de la formation nécessaire à un retour ou
à une entrée sur le marché du travail. C’est dans ces catégories
de la population que se retrouvent les laissés-pour-compte, dont
bon nombre ont pratiquement perdu tout espoir de trouver un
moyen d’existence honorable, un mode de vie offrant la recon-
naissance sociale, laquelle repose encore largement sur le travail.
La pauvreté ne se limite pas, loin de là, au manque de ressources
matérielles.
C’est dans ces couches sociales, tenues à l’écart du mains-
tream de la société, que s’élaborent et se débattent en ce moment
diverses formules qui, théoriquement, devraient permettre leur
réintégration sociale, en même temps qu’elles leur assureraient
un moyen de subsistance. Les caisses de crédit pour petites gens
et les entreprises d’économie sociale sont du nombre.

1. [NdÉ] Afin, disaient-elles, de demeurer concurrentielles sur les marchés


mondiaux, quatre grandes banques canadiennes projetaient en 1998 de fusionner.
Ce projet de création de mégabanques n’aura finalement pas lieu, le ministre
fédéral des Finances de l’époque, Paul Martin, ayant décidé en décembre de la
même année de mettre un terme aux visées des institutions financières, craignant
que cela n’entraîne une hausse des frais imposés aux consommateurs. Dans la
foulée, Paul Martin entamera néanmoins une réforme des services financiers au
pays.
92 à la croisée des siècles

S’inspirant d’une expérience apparemment réussie au Bangla­


desh2, on voit en effet un certain nombre d’organismes com­
munautaires, aux États-Unis et au Canada anglais notamment,
préconiser la constitution de caisses qui recueilleraient les épargnes
des pauvres – donc très modestes par nature –, pour les prêter
ensuite à des taux abordables à ceux et celles qui entreprendraient
de fonder ou d’acheter une petite entreprise, un petit commerce,
un petit moyen de subsistance, quoi. En réalité, l’expérience n’est
pas nouvelle et il est étonnant qu’on en parle comme d’une inno-
vation. Ce genre d’aventures a existé au Québec depuis au moins
le début du siècle. Ou bien elles ont réussi et cela a donné le
mouvement Desjardins ou les grandes « coopératives » de produc-
teurs agricoles. Ou bien elles ont échoué et cela a conduit à la
faillite d’à peu près toutes les coopératives de production ou de
distribution mises sur pied à partir des années 1960 (qu’on se
rappelle les magasins d’alimentation Cooprix ou l’expérience
d’autogestion de l’usine de textile Tricofil à Saint-Jérôme, par
exemple). Les seules coopératives qui survivent en tant que telles
dans une économie capitaliste sont celles qui n’arrivent pas à se
développer, qui vivotent dans des activités tout à fait marginales
au plan économique. Celles qui ont réussi n’en sont tout simple-
ment plus ; elles n’en ont plus que le nom.
Que les démunis se prennent en main, comme on dit avec une
condescendance certaine, a bien sûr un côté positif. On dira que
ces gens ne demandent pas de cadeau, qu’ils font preuve de cou-
rage, d’initiative, et, effectivement, ce genre d’entreprise peut leur
procurer une certaine fierté. Que des gens qui n’ont plus rien à
perdre s’y aventurent, on peut le comprendre et leur vouer une
certaine admiration. Mais que des intellectuels, qui ne peuvent
pas ignorer comment fonctionne l’économie capitaliste, pré-
sentent de tels projets comme un moyen de suppléer aux « failles »

2. Instigateur de la Banque Grameen, fondée en 1975 au Bangladesh, le


professeur Muhammad Yunus, en fait un bref historique, fort positif au demeu-
rant, dans « Transgresser les préjugés économiques », Le Monde diplomatique,
décembre 1997, p. 14-15.
la petite économie des petites gens 93

de la grande économie, cela ne manque pas d’étonner, surtout


compte tenu de maintes expériences plus ou moins récentes, dont
j’ai rapporté des exemples plus haut. Étant donné la vigueur de la
grande économie capitaliste, qui repose sur la concurrence, on
voit mal, même sur le plan strictement théorique, comment
pourrait réussir une économie qui, par nature, inclut la collabo-
ration de ses artisans et qui, pour y arriver, doit souvent contre-
venir aux principes de pure productivité, c’est-à-dire de réduction
au maximum des coûts. Une coopérative qui n’en porte pas que
le nom ne peut pas prétendre à la froide efficacité de l’entreprise
capitaliste, sous peine de se nier et de rejoindre les rangs de
l’économie de marché et d’en respecter les « lois ».
Il n’y a d’ailleurs qu’à s’arrêter au sort qui est réservé aux
petites économies traditionnelles des peuples indigènes, que ce
soit ici-même, en Amérique du Nord, ou dans maintes autres
régions du monde ; il s’agit là d’économies qui ont en outre l’avan-
tage de posséder une longue histoire et de constituer la fibre d’une
culture. Mais là comme ailleurs, le petit et le différent tombent
inévitablement sous le bulldozer du grand capital, réduisant par
le fait même leurs artisans à la mendicité.
Mais si par hypothèse cette économie des petits devait réussir
(et cette réussite ne pourrait être qu’aléatoire, passagère, et ne
toucherait que des groupes fort limités), elle ne donnerait jamais
rien d’autre qu’une catégorie de travailleurs de seconde zone,
coupés de la grande économie. Et, il ne faudrait surtout pas
l’oublier, elle constituerait un incitatif de plus pour la grande
économie en vue de réduire encore davantage les salaires. Elle
s’accompagnerait inévitablement, même à une échelle réduite, des
mêmes travers que la grande économie, soit la compétition et le
triomphe des plus forts, les plus forts parmi les plus faibles.
Incidemment, le fait que des centrales syndicales, comme la FTQ
et la CSN, aient abandonné la promotion du mouvement coopé-
ratif au profit de la constitution d’un capital d’investissement me
semble particulièrement symptomatique de cette dérive, en même
temps que fort troublant. Leur appui aux formes de l’« économie
94 à la croisée des siècles

sociale » préconisées par certains groupes communautaires se


révèle ainsi pour ce qu’il est : un double langage. Devenues par-
tenaires avouées du capital, il leur est difficile de le combattre
autrement qu’en paroles vaines.
Soit dit en passant, cette économie des petits n’est pas sans
évoquer le « capitalisme national » préconisé par divers secteurs
de la gauche latino-américaine, comme en témoignent certaines
prises de position adoptées à l’été 1996 notamment par des partis
réunis au sein du Foro de Saõ Paulo, un regroupement de partis
de gauche d’Amérique latine et des Caraïbes. Dans un cas comme
dans l’autre, on ne peut s’empêcher de constater qu’on semble
aujourd’hui incapable de concevoir une alternative au capitalisme
mondial autre qu’un capitalisme à une échelle plus réduite, natio-
nale ou même locale, même si d’aucuns appellent socialisme ce
capitalisme national, qui aurait comme caractéristique d’être
soustrait aux diktats du grand capital. D’ailleurs le mot même de
capital est pour ainsi dire disparu du discours de la gauche occi-
dentale, comme on peut le constater à la lecture des textes qu’elle
produit. Prenons par exemple les interventions des membres du
Groupe de Lisbonne3, eux qui s’attèlent à dénoncer le néolibéra-
lisme et la mondialisation, mais sans jamais évoquer les assises
économiques de l’idéologie néolibérale.
On se prend parfois à souhaiter que ces projets constituent
malgré tout une voie permettant de minimiser les effets sociale-
ment désastreux de l’introduction massive du grand capital dans
les pays moins industrialisés. Mais à voir l’évolution de Cuba, du
Nicaragua, du Salvador ou de l’Afrique du Sud, pour ne nommer

3. [NdÉ] Formé à l’initiative de l’universitaire italien Riccardo Petrella, le


Groupe de Lisbonne a été fondé en 1991 et était composé de 21 membres univer-
sitaires, dirigeants d’entreprises, journalistes et responsables culturels (l’ex-­
premier ministre du Québec Pierre-Marc Johnson en faisait d’ailleurs partie).
L’objectif du groupe était de promouvoir des analyses critiques des formes
actuelles de la mondialisation. Il a rendu public son premier « Manifeste », une
critique de la « religion de la compétitivité », en 1992 sous la forme d’un rapport
intitulé Les limites de la compétitivité. (Voir Groupe de Lisbonne, Limites à la
compétitivité. Vers un nouveau contrat mondial, Montréal, Boréal, 1995.)
la petite économie des petites gens 95

que ces pays-là, on doit constater que les contraintes du grand


capital sont extrêmement puissantes, particulièrement du moment
où il peut compter sur des collaborateurs locaux qui auront tôt
fait d’en adopter les règles du jeu, étant donné que leur propre
réussite en dépend. Le parcours des capitalistes québécois depuis
la Révolution tranquille et, plus encore, la perception qu’on a
maintenant de la grande entreprise sont tout à fait probants à cet
égard. Autant dans les années 1960 et 1970 on dénonçait la pré-
sence de l’impérialisme américain au Québec, autant aujourd’hui
on se réjouit de la pénétration des marchés étrangers par Hydro-
Québec, SNC-Lavalin, Bombardier et autres entreprises bien de
chez nous, le plus souvent dans des régions peu industrialisés, là
où on juge que les possibilités de faire de l’argent sont énormes,
principalement en raison des bas salaires. En d’autres termes, la
« beauté » du capitalisme, c’est qu’il perd son caractère repoussant
le jour où il passe entre les mains de nationaux : la domination
étrangère se transforme alors magiquement en réussite nationale,
et même en opération de soutien aux pays moins développés !
Jusque-là système d’exploitation, le capitalisme devient comme
par magie un outil de promotion ! La réalité, cependant, c’est que
d’où qu’ils soient – Mexico, Londres, Tokyo ou Montréal –, les
capitaux n’ont désormais de patrie que les grandes bourses où ils
se transigent.
Bref, il me semble à tout le moins légitime de douter que la
solution aux maux du grand capitalisme puisse résider dans la
constitution d’un petit capitalisme, à moins que les États ne
prennent la responsabilité d’encadrer vigoureusement l’évolution
de l’économie de marché (et il faudrait alors une rare concerta-
tion entre un grand nombre d’entre eux pour y arriver) ; ce qui, il
ne faudrait pas l’oublier, nécessiterait une rupture importante
avec les « lois » actuelles de l’économie libérale. Existe-t-il présen-
tement un seul État où une telle perspective soit à l’ordre du jour ?
De toutes les solutions mises de l’avant pour combler les
« lacunes » du grand capital, c’est sans doute l’économie sociale
qui, chez nous, vient en tête de liste. On a même vu le premier
96 à la croisée des siècles

ministre québécois et certains banquiers donner leur aval à


l’étude de cette avenue « créatrice d’emplois » lors du Sommet
socio-économique d’octobre 1996. Il a même été constitué alors
un bureau permanent rattaché au premier ministre, chargé d’en
assurer la mise en œuvre ; sauf erreur, ledit bureau ne semble pas
à ce jour sur le point d’accoucher4. Mais c’est surtout dans les
groupes populaires et les syndicats, où le thème de la « création
d’emplois » relève parfois de l’obsession et donne lieu à l’incanta-
tion, que l’économie sociale trouve le gros de ses appuis.
De quoi s’agit-il donc ? Personne ne semble le savoir vraiment.
Il existe en tout cas divers points de vue sur la question. Pour
l’essentiel, il s’agirait d’entreprises issues de la communauté, sans
doute de regroupements de citoyens, qui se consacreraient à des
activités socialement utiles, délaissées par l’entreprise privée et
que n’accomplissent ni l’État ni les groupes communautaires
existants ; d’entreprises dont le financement proviendrait de
l’État, d’une part, et de fonds recueillis dans la communauté,
d’autre part5. On voit mal dans les conditions actuelles comment
une telle « économie » pourrait être viable. Ou bien elle est faite
d’activités tout à fait rentables suivant les règles de l’économie
capitaliste – et alors l’entreprise privée ne s’abstiendra sûrement
pas d’y investir –, ou bien elle est constituée d’activités non ren-
tables, et alors il serait très étonnant que le gouvernement et
l’entreprise privée y consacrent des fonds importants. À moins
qu’il ne s’agisse tout simplement d’une avenue supplémentaire
pour réduire les salaires, c’est-à-dire pour développer un secteur

4. En fait, Le Devoir du jeudi 23 octobre 1997 titrait : « Un an après le Sommet


de l’économie et de l’emploi, 1 000 emplois au bilan de l’économie sociale ».
5. La journaliste Caroline Montpetit, s’inspirant vraisemblablement des
propos de la présidente du Chantier de l’économie sociale, Nancy Neamtan,
écrit : « Le terme économie sociale regroupe un ensemble d’organismes sans but
lucratif et coopératifs, dont la mission n’est pas la rentabilité pour une poignée
d’actionnaires, mais pour la communauté. Or, ajoute M me Neamtan, il y a au
Québec suffisamment de besoins urgents en emploi et en services aux usagers
pour justifier le développement exponentiel de ce type d’économie. » (Le Devoir,
23 octobre 1997).
la petite économie des petites gens 97

qui puisse accomplir à moindre coût des tâches aujourd’hui


confiées à des employés syndiqués de l’État ou des municipalités.
À moins, sinon, qu’il ne s’agisse de forcer les personnes assistées
sociales à travailler à rabais « dans le social », justement, pour
qu’elles continuent à recevoir leurs prestations.
Inspirées d’un sens moral évident et légitime, les solutions
mises de l’avant pour contrer les effets de l’emprise croissante du
capital à l’échelle du monde ne sont pas grosses d’une « nouvelle
économie », mais bien d’un « petit capitalisme » qui ne peut con­
duire, dans la mesure où il serait viable, qu’à la consolidation
d’une catégorie de citoyens de seconde classe, tout en exerçant
une pression à la baisse sur les salaires et les avantages sociaux ;
bref, sur les conditions de vie des travailleurs des secteurs tradi-
tionnels. Si une ville parvient à entretenir ses parcs pour les trois
quarts des coûts de sa voisine en faisant appel à une entreprise
d’économie sociale, on ne voit pas pourquoi la voisine en ques-
tion ne ferait pas éventuellement la même chose ; ce pour quoi elle
aurait sans doute l’appui massif de ses contribuables, qui y ver-
raient la possibilité d’une réduction des taxes. Si un CLSC arrive
à faire des économies en confiant les soins à domicile à l’écono-
mie sociale, on voit mal comment la pratique ne se généraliserait
pas, réduisant d’autant les emplois réguliers.
L’augmentation du salaire minimum provoque régulièrement
l’opposition du milieu des affaires. Les municipalités faisaient
récemment pression pour que le gouvernement réduise d’autorité
les salaires de leurs employés. Toute initiative, qu’elle soit « sociale »,
communautaire ou étatique, qui aura pour effet de favoriser ce
courant sera évidemment bienvenue par ces gestionnaires. Au
bout du compte, on se retrouvera avec une baisse généralisée du
niveau de vie, sauf bien sûr pour les stars de la finance, celles du
stade ou de la scène, ainsi que pour les quelques spécialistes
essentiels à la bonne marche de leurs entreprises.
Théoriquement, on pourrait dire qu’il y a là un mouvement
général d’égalisation des revenus, commandé pour ainsi dire
par la mondialisation de l’économie, qui devrait, entre autres,
98 à la croisée des siècles

conduire à un meilleur équilibre entre les revenus des travailleurs


du tiers-monde et de ceux des pays déjà industrialisés. Mais on
pourrait alors se demander pourquoi cet équilibre ne serait pas
recherché davantage par la hausse des revenus dans les pays
en voie d’industrialisation, ce qui, en bonne logique capita-
liste, augmenterait le pouvoir d’achat et favoriserait les ventes.
En pratique, cependant, cette prétendue recherche de l’équité
n’est actuellement que de la poudre aux yeux car les inégalités
de revenus, souvent énormes, continuent de se creuser au sein
même de chaque pays, autant dans les régions industrialisées
que dans les autres. Et on peut aisément supposer que la ten-
dance à la baisse des salaires dans les pays occidentaux profite
de la situation prévalant dans les pays du Sud bien davantage
qu’elle ne contribue à l’améliorer. Tout comme l’augmentation
des emplois à bas salaires dans les pays occidentaux induit une
tendance à une baisse généralisée des salaires dans les secteurs
traditionnellement rémunérés convenablement, les bas salaires
des pays du Sud sont utilisés dans le même sens par le grand
capital. Les grandes corporations multiplient les filiales en Asie et
en Amérique latine, souvent dans des zones franches, à seule fin
de réduire les coûts de la main-d’œuvre. C’est le cas par exemple
avec les maquilladoras du Mexique, qui ne sont en fait que des
usines de sous-traitance pour les multinationales. Face à cela, on
se console en Occident en se disant que les emplois qui exigent
beaucoup de « haut-savoir » demeurent chez nous et qu’il s’en crée
de nouveaux. Consolation qui risque d’être bien éphémère, la ten-
dance étant au transfert massif de ce haut-savoir lui-même vers la
machine. L’ordinateur d’IBM est déjà parvenu à battre Kasparov
aux échecs, une réussite technologique non négligeable et qui
laisse présager des applications comparables dans des domaines
plus près des activités de production.
Tous ces mouvements – sous-traitance, travail autonome,
banques des pauvres, économie sociale – ont pour effet, dans
le contexte actuel, de concourir à la mise en place d’une sous-
économie comme refuge de dernier recours pour ceux et celles
la petite économie des petites gens 99

qui sont refoulés dans les marges de la grande économie. Et rien


ne permet de croire, bien au contraire, que le respect des « lois »
de l’économie capitaliste constitue une voie pour éviter cette
rupture sociale. Cela conduit plutôt à l’approfondissement du
phénomène.
chapitre 10

La gauche comme vitrine :


le nouveau communautaire

A vec le virage conservateur des années 1970 et 1980


entrepris un peu partout sur la planète mais particulière-
ment en Occident, la politique devait changer totalement de
visage. Au Québec, les forces d’opposition, de critiques, contes-
tataires, radicales et même parfois extrémistes qu’elles avaient été
durant des décennies, allaient en moins de vingt ans devenir,
pour la plupart, de simples lobbies. Les syndicats, dont le rôle
politique avait parfois été déterminant dans les années 1950, 1960
et 1970, allaient s’engager dans la voie du « partenariat » : ils sou-
tiendraient même le capital grâce aux épargnes de leurs membres ;
puisque, après tout, ne convenait-il pas de contribuer à la création
d’emplois ? Ils soutiendraient le Parti québécois, aussi bien durant
ses épisodes dans l’opposition que lorsque au pouvoir ; l’avenir de
la nation leur tenait à ce point à cœur qu’ils la conduiraient à la
souveraineté coûte que coûte, la nation dut-elle y arriver complè-
tement brisée, divisée, irrémédiablement coupée en deux.
À leur corps défendant par contre, bon nombre de groupes
populaires allaient bien souvent eux aussi jouer le jeu du parte-
nariat. Avaient-ils vraiment le choix, coincés qu’ils étaient dans
leur dépendance financière à l’égard de l’État ? (Dans la société
démocratique postmoderne, n’est-ce pas un droit, en effet, pour
la gauche comme vitrine 101

les groupes d’opposition, de recevoir leur financement du pou-


voir ?) Ainsi, tous ces partenaires – patrons, syndicats et État,
sans oublier une cohorte de « communautaires » – s’applique-
raient à assurer la traversée la moins pénible possible du tunnel
de la restructuration du capitalisme en voie de mondialisation,
tunnel au bout duquel ils maintiendraient une lampe de poche
allumée… pour l’espoir du petit peuple.
Cette restructuration de la gauche allait s’accompagner de la
défection d’un bon nombre de militants : rangés, vaguement
amers, occasionnellement cyniques, ceux-ci s’appliqueraient à
gommer de leur mémoire et de leur curriculum vitæ les folles
années de leur jeunesse perdue, refoulant l’ennui de leur existence
désengagée par un intérêt subit porté à leur vécu, ou par l’obéis-
sance aux messages de leur corps. D’aucuns, désireux de pour-
suivre leur combat, fût-ce sur le mode mineur, se recycleraient
dans la fonction publique, le journalisme, l’enseignement ou les
groupes communautaires.
Un certain nombre se recyclerait à l’international, devenant
fonctionnaires de l’ONU ou d’autres organismes à vocation extra­
territoriale, consultants, conférenciers ou rédacteurs de multiples
chartes formulant les droits de tout un chacun, depuis les handi-
capés jusqu’aux baleines bleues, en passant par les femmes, les
enfants et les Autochtones. Ces gouvernements, qu’on n’avait pas
réussi à faire fléchir par l’action politique nationale, « par la base »
comme on disait à l’époque, on allait les attaquer « par en haut »,
à partir des officines des Nations unies et de ses agences affiliées.
D’autres se consacreraient quant à eux sur place au développe-
ment des pays pauvres. Là où autrefois il n’y avait que la révolu-
tion comme perspective valable, voilà que peu à peu la coopération
se concentrerait sur des projets de développement économique,
clé de tous les autres développements. Devenus en fait des vitrines
de l’expertise et de la générosité de leur pays d’origine, les orga-
nismes ainsi constituées obtiendraient de l’État un minimum de
subventions pour la poursuite de leurs activités ; en même temps,
ils s’adresseraient aux entrepreneurs afin de combler les trous
102 à la croisée des siècles

dans leur budget, devenant en quelque sorte les représentants


desdits entrepreneurs dans les pays en question.
En même temps, sur un mode plus médiatique, il ne se passe-
rait désormais plus une conférence ou un forum international,
conférences de femmes, rencontres du G6, 7 ou 8, conférences de
l’UNESCO ou autres, sans que ne se retrouvent à l’hôtel d’en face
la conférence ou le forum parallèle des opposants, qui passeraient
le communiqué officiel au crible de la critique et émettraient un
contre-communiqué. Dans la plupart des cas, ni le communiqué
ni le contre-communiqué n’auraient la moindre suite, si ce n’est
de nouveaux communiqués pour faire savoir que les premiers
n’en avaient pas eu ! Que valent, par exemple, les engagements
pris au Sommet de Rio sur l’environnement en 1992 ? Le Canada,
qui se présentait comme leader du mouvement environnementa-
liste à l’époque, ne sait pas trop quoi en dire cinq ans plus tard,
si ce n’est de proposer le report des échéances… parce qu’il ne les
a pas respectés et n’entend pas le faire dans l’immédiat1. Qu’on
pense encore aux effets de la Charte des droits de l’enfance dans
un pays comme l’Inde ou même dans un pays comme le Canada,
où l’on constate depuis quelques années que le nombre des enfants
victimes de la pauvreté augmente régulièrement.
Face à la mondialisation de l’économie, il y a là bien sûr une
sorte de contrepartie. On cherche à mondialiser la politique,
avec raison, me semble-t-il. Mais il faudrait quand même se
donner la peine, à l’occasion, de mesurer la portée réelle de toutes
ces chartes, de toutes ces déclarations auxquelles donnent lieu
pareilles conférences, au cours desquelles les chefs politiques sont
censés examiner les grands problèmes de l’humanité et conclure
des accords destinés à les résoudre, alors qu’on sait tous que les
décisions qui seront communiquées à la fin de l’exercice auront
été rédigées par des fonctionnaires, des jours sinon des semaines
à l’avance, avec comme premier souci de ne contrarier aucun des

1. [NdÉ] Et nous serions tentés d’ajouter qu’il en est également de même plus
de vingt ans plus tard…
la gauche comme vitrine 103

participants. S’opposer à un exercice futile, destiné avant tout à


jeter de la poudre aux yeux – et surtout le faire par un autre exer-
cice aussi futile lui-même –, est-ce bien une façon conséquente
de faire valoir une alternative politique ? La question mérite
d’être posée. Voilà d’ailleurs où le bât blesse : les gouvernements,
dans les pays occidentaux à tout le moins, sont progressivement
parvenus à subjuguer la plupart des mouvements d’opposition,
autant ceux qui œuvrent sur la scène internationale que ceux qui
s’en tiennent généralement à la scène locale.
Au niveau local, parallèlement donc à l’étatisation de cer-
taines organisations dynamiques et véritablement populaires, au
sens de « contrôlées par le peuple » (notamment les cliniques
médicales et juridiques), la pratique s’est instaurée d’en subven-
tionner un certain nombre d’autres, carrément privées. Privées
elles sont ainsi demeurées, mais totalement dépendantes de l’État
sur le plan financier, obligées régulièrement qu’elles sont de pas-
ser des semaines à fignoler des budgets qui soient conformes aux
critères imposés par la machine bureaucratique, obligées aussi à
rencontrer constamment des fonctionnaires ou, pour les mieux
branchées, des députés ou des ministres… jusqu’au jour où ceux-
ci leur apprendront qu’ils sont tombés dans la catégorie des
organismes n’ayant plus accès aux fonds publics.
C’est ainsi que l’opposition devient un appendice du pouvoir,
un élément non négligeable de sa « vitrine démocratique ». Si les
groupes populaires ou communautaires ont généralement des
liens réels avec le milieu dont ils sont issus et qu’ils peuvent dès
lors être considérés comme représentatifs, il n’en va pas de même
des habitués des conférences internationales, qui ont souvent des
liens plus étroits avec les fonctionnaires leur servant de relais
auprès des gouvernements et des institutions internationales
qu’avec ceux dont ils prétendent défendre les intérêts. Mais ce qui
est encore plus frappant, c’est que ni les uns ni les autres n’agissent
massivement là où se situe encore le pouvoir politique, ou ce qu’il
en reste, c’est-à-dire au niveau de l’État national. Les groupes
communautaires ont par nature des intérêts sectoriels : vieillards,
104 à la croisée des siècles

handicapés, locataires, personnes suicidaires, mères célibataires,


assistés sociaux, etc. Ils ne se préoccupent généralement pas de
mettre en rapport les multiples facettes de l’action globale de
l’État et de proposer sur cette base des réformes qui n’entrent pas
en contradiction les unes avec les autres. Les intervenants inter-
nationalistes, quant à eux, souvent éloignés de leur base, quand
ils en ont une, contribuent avant tout à la production d’une
abondance de documents plus ou moins articulés aux conditions
locales et que, de toutes façons, très peu de militants locaux, s’il
s’en trouve, liront un jour, en dehors des cercles d’initiés. Ce n’est
pas rien, mais c’est très peu. Trop peu.
C’est ainsi que l’action des progressistes, de ceux qui consti-
tuent la gauche dans son état actuel, s’en trouve complètement
éclatée. Éclatée quant aux questions sur lesquelles elle porte : un
jour, il s’agit de sauver l’environnement, les forêts tropicales ou le
patrimoine, la tour de Pise, le vieux Québec ; un autre jour, c’est
la condition féminine qui est au menu, quand ce n’est pas celle
des enfants qui se prostituent ; et la semaine d’après, ce sera le sort
des réfugiés entassés en divers points du globe, le même type de
macédoine se retrouvant au niveau local. Éclatée tout autant au
niveau idéologique, aucune critique articulée de la situation
présente ne rejoignant la masse de la population, laquelle est
laissée aux bons soins de tous ces démagogues qui se partagent
les ondes du matin au soir, sans compter la nuit.
Un éclatement dont certains se félicitent au nom de la mise
au rancart de la langue de bois des contestataires d’hier, qui
nous avait tant fait souffrir. On respire, enfin ! On agit désormais
sur du concret, dans sa famille, son cercle d’amis, ses cama-
rades de travail. Finis les grands discours creux de la gauche
dogmatique ; finies les grandes organisations bureaucratiques,
lourdes et con­traignantes. Vive la liberté ! Le problème, c’est
qu’il n’est pas du tout évident que la gauche « libérée » fasse
le poids contre le capital débridé et ses immenses moyens de
propagande. Pendant que des grappes de militantes s’arrachent
les cheveux à concevoir une « économie sociale » qui soit autre
la gauche comme vitrine 105

chose qu’un simple hochet, les grandes entreprises ouvrent des


maquiladoras aux quatre coins du globe, dans les locaux abjects
où elles entassent des femmes, le plus souvent, pour confection-
ner à des salaires de famine les jeans que les militantes locales
et les militants locaux iront acheter dans les boutiques de la rue
Saint-Denis ou du centre commercial de Sainte-Foy. Pendant
que des groupes s’éver­tuent à convaincre la seule ministre « pro-
gressiste » du gouvernement Bouchard de ne pas réduire encore
davantage les prestations des mères célibataires, les courtiers
s’activent dans toutes les bourses de la planète pour déplacer des
milliards de dollars, qui se retrouveront illico dans de nouveaux
centres industriels de la Thaïlande, du Salvador ou de la Chine,
où ils donneront du travail à de jeunes paysannes dans des
ateliers insalubres et qu’ils logeront dans des dortoirs qu’elles
ne pourront quitter que sur permission explicite, productivité
oblige.
Paris ne s’est pas construite en un jour, je le sais. La conscience
ouvrière peut difficilement précéder l’industrialisation, bien sûr.
On n’exporte pas une idéologie comme des télévisions, c’est évi-
dent. Mais le problème n’est pas là. Le problème, c’est que la
gauche occidentale n’a pas l’air très consciente des rapports
étroits qu’il existe entre les difficultés du capitalisme chez elle et
les divers « miracles économiques » survenus dans certains pays
en développement, miracles dont les ratés, par exemple en Asie,
ne semblent pas trop affecter les profits des banques locales qui
ont connu de nouveau cette année des hausses de leurs taux de
profit, oscillant autour de 15 à 17 %. À voir saliver les banquiers,
elle devrait pourtant avoir la puce à l’oreille…
Ainsi donc, est-il si sûr que la gauche actuelle, éparpillée
qu’elle est en petits ilots, accrochée aux basques de l’État pour-
voyeur, en voie de s’encroûter dans la dépendance aussi bien
financière qu’idéologique, tout en ayant bonne conscience de
s’occuper du « vécu des gens ordinaires », soit une solution d’ave-
nir, une solution appropriée, la seule solution ? M’est avis qu’une
telle gauche sert davantage de vitrine démocratique au pouvoir.
106 à la croisée des siècles

On aura compris, j’ose l’espérer, qu’il ne s’agit pas ici de rejeter


en bloc les objectifs et l’action des groupes communautaires.
L’accès au logement, l’octroi de prestations sociales décentes,
l’égalité des femmes en tous domaines, la réforme de l’aide finan-
cière aux étudiants, la mise en place de services appropriés pour
l’intégration des néo-Québécois, voilà autant d’objectifs justifiés
et louables et dont rien ne commande l’abandon. De la même
façon qu’il ne s’agit pas davantage de préconiser la mise au rancart
de l’action humanitaire internationale, en autant que celle-ci ne se
résume pas à ouvrir des portes aux entrepreneurs canadiens et que
son indépendance d’esprit, de discours et de geste soit maintenue.
Le problème réside plutôt dans la faiblesse idéologique et la
désorganisation des forces progressistes, qui conduit certaines de
ses composantes à une sorte d’autosatisfaction ou de complai-
sance dans la poursuite indéfinie de ces objectifs très délimités,
avec des forces morcelées et sans poids réel sur le cours général
des choses. Il y a là, au nom toujours d’une sorte de méfiance
viscérale à l’égard de toute pensée politique globale et articulée,
une acceptation implicite et sans doute inconsciente du statu quo,
auquel par une espèce de fatalisme, on se contentera d’apporter
des retouches… et encore, seulement si on nous le permet ! Cette
voie du partenariat nouveau genre rappelle étrangement celle qui
a conduit les syndicats à la « collaboration de classe » durant les
années 1950-1960. Il y a en effet autant de différence entre le
partenariat actuel et cette antique collaboration de classe qu’entre
les non-voyants et les aveugles : des mots nouveaux pour de
vieilles réalités. Dans les deux cas, il s’agit d’opérations destinées
à aider le système à se réorganiser, c’est-à-dire à disposer des
milliards qui lui permettront d’étendre ses tentacules à l’échelle
de la planète et d’accumuler d’autres milliards. L’histoire ne
fournit pas d’exemple où le capital, une fois surmontée l’une ou
l’autre des multiples crises dont son évolution a été jalonnée, ait
versé des dividendes aux travailleurs sur les « investissements
forcés » qu’on leur avait subtilisés pour traverser les dites crises,
et rien ne permet de penser qu’il en sera autrement cette fois-ci.
la gauche comme vitrine 107

Tout cela conduit à une double question : d’abord, pourquoi


les États occidentaux ont-ils choisi de réduire considérablement
les montants consacrés aux services sociaux, laissant une partie
croissante des démunis littéralement dans la rue, tout en pour-
suivant le financement, même réduit, des groupes de pression
censés représenter ces mêmes démunis ? Ensuite, comment expli-
quer que la charité publique à l’égard des démunis soit en train
de devenir une véritable industrie ? Il est quand même troublant
que des milliers de personnes, parfois même des pauvres, soient
autant disposées à aider leurs semblables à manger et à s’habiller,
mais demeurent apparemment insensibles, sinon réfractaires, à
l’idée même de les aider à s’organiser pour qu’éventuellement de
nouvelles règles du jeu, de nouvelles politiques, leur permettent
de se nourrir, de s’habiller et de se loger eux-mêmes. Autrement
dit, une gauche en passe de devenir la vitrine démocratique du
pouvoir ne risque-t-elle pas de se transformer finalement en
instrument du maintien du statu quo ? Un paradoxe qui mérite-
rait certes qu’on s’y arrête.
chapitre 11

La tentation corporatiste

T irant les conséquences de ce qui avait toutes les appa-


rences de l’effondrement définitif de la lutte politique des
classes, s’accrochant à la nécessaire unité de la nation en quête
d’identité et de souveraineté, soucieux du maintien, entre-temps,
du statu quo le plus harmonieux possible, profitant de l’éparpille-
ment de la gauche dans de multiples luttes plus ou moins isolées,
voilà qu’on se lance tête baissée dans la recherche du consensus
et la mise en place du partenariat. La société ne présente plus
d’autres contradictions que celle qui oppose les « partenaires
sociaux » aux forces occultes, vraisemblablement venues d’ail-
leurs, d’une économie en voie de franchir une nouvelle phase de
changements technologiques et de se mondialiser, ce qui exige
sa restructuration, bref des réaménagements qui affectent tous
les partenaires et dont ils doivent prendre acte avec résignation.
Tous doivent s’unir pour assurer le passage de l’économie à bases
locales ou nationales à l’économie mondiale.
Ce passage, nous fera-t-on savoir, est périlleux : il exige que
les banquiers disposent de suffisamment de capitaux pour pou-
voir investir aux quatre coins du monde, particulièrement là où
la main-d’œuvre n’est pas trop gourmande, là où le port de la
ceinture repose sur une tradition bien établie… que ce soit par le
colonialisme ou par des régimes autoritaires. Or, ces banquiers
agissent dans un contexte de forte concurrence ; les travailleurs
la tentation corporatiste 109

d’ici sont donc instamment invités à faire preuve de compréhen-


sion, à ne pas exiger des salaires trop élevés, à consentir à payer
plus d’impôts et à accepter de bonne grâce la réduction des ser-
vices de l’État. Les besoins des banquiers sont tels, en effet, qu’ils
doivent pouvoir puiser allègrement dans les coffres de l’État. Cela
s’effectue par le biais des intérêts sur la dette, de subventions et
parfois de prêts (qui eux sont, tiens donc, sans intérêt !), afin de
maintenir les leurs bien garnis.
Il n’y a plus d’ennemis identifiables du progrès social, si ce
n’est des forces aussi incontrôlables que puissantes, dont il n’y
aura pas trop de la collaboration de toutes les couches sociales,
des banquiers jusqu’aux sans-abri, pour conjurer les dangers.
Oublions nos différends séculaires, mettons un terme à nos dis-
putes stériles, prenons acte que nous sommes tous également
concernés par la résolution des dysfonctionnements actuels de
l’économie, dysfonctionnements dont nous ne pourrons avoir
raison que si nous savons respecter les lois de l’économie de
marché. Personne ne détient plus le pouvoir dorénavant, et plus
personne en particulier n’est victime de ce pouvoir ; nous sommes
tous dans le même bateau et la tempête actuelle nous contraint à
nous serrer les coudes, tout autant que la ceinture. Plus de classes
sociales, seulement des partenaires ; plus de conflits sociaux,
seulement le dialogue et la négociation ; plus d’affrontements en
raison d’intérêts opposés ou divergents, plus de rapports de force,
seulement des consensus. Bref, la société se compose désormais
de partenaires qui dialoguent pour réaliser des consensus et
maintenir ainsi la paix sociale et la stabilité politique, denrées
essentielles au développement de l’économie. Les seuls problèmes
qui demeurent sont de l’ordre de la violence, de la consommation
de drogues, du décrochage scolaire et social, etc., et seraient
attribuables aux foyers brisés, à la démission des parents, au
manque d’autorité des maîtres d’école, aux mauvaises fréquenta-
tions… Nous savions que le « privé est politique » ; voilà que le
politique est en voie de se réfugier dans le privé. La résolution des
problèmes sociaux est de moins en moins une responsabilité
110 à la croisée des siècles

collective confiée pour l’essentiel à l’État en sa qualité de réparti-


teur de la richesse. Elle devient de plus en plus une tâche qu’on
voudrait voir les parents reprendre en charge, ou alors des amis,
même des bénévoles, quitte à devoir quêter les fonds nécessaires
auprès de « généreux donateurs ».
Les syndicats ayant finalement adhéré à cette nouvelle analyse
au cours des années 1980, à la faveur du triomphe du postmoder-
nisme libérateur sur l’idéologie totalitaire, on comprend qu’ils
aient mis de l’avant une nouvelle façon d’assurer le règlement de
conflits provoqués par les abus du capitalisme, dont, je le répète,
les nouvelles technologies et la mondialisation à elles seules ne
peuvent être tenues pour responsables. Cette nouvelle façon de
faire serait de réunir autour d’une même table des partenaires
sociaux. Pour donner du panache à la formule, on appellerait cela
un « sommet socio-économique » et on en ferait occasionnelle-
ment un show télévisé.
Le procédé offre en plus l’avantage considérable de confier les
décisions d’importance à des personnes qui s’y connaissent.
L’architecture de la mondialisation comporte en effet des subtili-
tés qui ne sont pas nécessairement à la portée du simple citoyen
ni d’ailleurs de ses représentants élus, les députés. Il devient donc
normal de constituer une sorte de chambre plus haute que l’As-
semblée nationale, dont les décisions sur l’orientation générale de
la société serviraient de cadre de référence aux pauvres députés
relégués par le fait même à la gérance quotidienne des affaires
courantes de l’État. L’initiative de cette nouvelle formule de par-
tenariat, disent les mauvaises langues, serait même venue des
syndicats.
Les banquiers n’en demandaient peut-être pas tant. Quoi qu’il
en soit, ils n’allaient pas manquer l’occasion de montrer leur
satisfaction d’être ainsi conviés à prendre part, avec les syndicats
et l’État, à des débats où ils pourraient partager, dans la plus
grande transparence, les inquiétudes des petites gens. Des ren-
contres qui n’impliqueraient, de toute manière, aucune obligation
de leur part, dès qu’ils auraient repris leur fauteuil présidentiel
la tentation corporatiste 111

dans les temples du capital (les banquiers, y compris le mouve-


ment Desjardins, si ouverts à la création d’emplois lors du Sommet
de 1996, n’ont-ils pas pour la plupart annoncé des mises à pied par
la suite ?). Ainsi fleurirait le dialogue de partenaires sociaux
engagés sur la voie du consensus, ce qu’avant l’ère du langage
politiquement correct on eut appelé la collaboration de classe,
c’est-à-dire le gommage des intérêts particuliers des classes labo-
rieuses, très souvent contradictoires avec ceux des patrons, au
profit de la défense des intérêts de la nation tout entière, que
dis-je, de l’humanité.
Je le sais et je ne m’en cache pas, j’emploie parfois des gros
mots : ainsi, j’appelle un rat un rat ; trois rats, trois rats. Quand je
vois à la télévision des représentants du patronat et des banquiers,
de l’État et des syndicats déclamer en chœur qu’ils vont travailler
ensemble à sortir l’économie québécoise du « marasme », je me
dis que voilà des représentants de diverses classes sociales qui se
proposent de collaborer pour faire mieux rouler l’économie
nationale, et qui se retrouveront dès demain dans diverses teams
pour mieux faire la promotion de l’économie nationale auprès de
pays demandeurs de technologies nouvelles et de capitaux frais.
Étrange, soit dit en passant, que ces promoteurs de l’économie
nationale deviennent si parcimonieux quand il s’agit de prêter
leurs capitaux aux petits entrepreneurs locaux (sauf quand l’État
leur assure qu’ils seront remboursés, à même nos taxes si néces-
saires) et si enthousiastes quand il s’agit de les investir dans ces
pays à la main-d’œuvre bon marché. Faut croire que c’est en Asie
et en Amérique latine que l’économie nationale québécoise va
trouver à mieux se développer. Faut croire aussi qu’il y a eu
méprise : quand les banquiers et les politiciens parlaient de créa-
tion d’emplois, ils ont oublié de préciser que ça se passerait… en
Chine ou en Argentine !
Le seul consensus significatif à mes yeux qui soit sorti du
Sommet de 1996, c’est que tout le monde ferait de son mieux pour
assurer l’intégration du Québec à l’économie mondiale. En clair :
avoir les coudées franches pour les banquiers investisseurs, subir
112 à la croisée des siècles

les compressions pour les autres ! Les banquiers étant des gens
très occupés et peu enclins à s’attarder aux tâches accessoires, ils
laisseraient aux syndicats et à l’État, y inclus les municipalités et
les conseils scolaires, le soin de poursuivre la recherche du con­
sensus en matière de compressions budgétaires, de suppressions
de postes dans la fonction publique, de mises à la retraite préma-
turées, etc., tout en demeurant confiants que, si les syndicats
avaient le dialogue trop rébarbatif, l’État, lui qui a une certaine
expérience en la matière, saurait les ramener à l’ordre. Confiants
par ailleurs quant au fait qu’on puisse compter sur ces mêmes
syndicats pour ramener les groupes communautaires à la raison,
lesquels ont encore la fâcheuse tendance à se gargariser à l’occa-
sion de sujets comme la « répartition de la richesse » et autres
vieilleries du genre. Les leaders syndicaux se sont-ils au moins
rendu compte que, depuis ce Sommet qu’ils ont voulu centré sur
la création d’emplois, leurs deux partenaires, soient les banquiers
et l’État, n’ont pas créé d’emplois ? Pas plus que ne l’ont fait par
ailleurs de nombreuses multinationales. Ils ont plutôt procédé à
des mises à pied massives, et ce n’est là qu’un début. Avec des
partenaires comme ça, tout ce que les syndicats risquent de pro-
voquer, c’est une plus grande désaffection des couches populaires.
En d’autres temps, pas si lointains, une telle démarche eut été
qualifiée de corporatiste, c’est-à-dire cette forme de gouverne-
ment qui repose sur la concertation des grands corps sociaux, une
pratique ayant connu une grande popularité en Occident dans
l’entre-deux-guerres et que, plus spécifiquement au Québec,
certains milieux catholico-nationalistes avaient alors mise de
l’avant avec enthousiasme. Que la formule soit reprise aujourd’hui
par le mouvement syndical, malgré toutes les prétentions à la
nouveauté et le fait qu’elle ait immédiatement été endossée par un
gouvernement « social-démocrate », ne manque pas d’être iro-
nique et plutôt inquiétant. Car cette concentration du pouvoir au
sommet (et c’est bien de cela qu’il s’agit) survient au moment et à
la faveur d’une démobilisation politique importante, d’un repli
généralisé de tout un chacun sur ses préoccupations particulières.
la tentation corporatiste 113

Il faut dire que cette démarche des syndicats survient après


qu’ils aient décidé, il y a quelques années à peine, d’assister eux-
mêmes les banquiers dans la constitution de capitaux, à même les
économies des travailleurs. Ils viennent d’ailleurs de franchir ce
qui a tout l’air d’une nouvelle étape dans cette voie, en signant
une entente avec le mouvement Desjardins pour favoriser le
développement de la PME. Associés économiquement au capital,
ils allaient franchir un pas de plus et en devenir les partenaires
politiques. Il n’est pas évident que cette évolution (et quelles en
seront les futures étapes ?) corresponde vraiment aux volontés de
la majorité des syndiqués. En tout cas, la question mérite d’être
posée dans l’espoir que ceux-ci se donneront la peine d’examiner
quel virage leurs directions ont ainsi entrepris de leur faire prendre,
et quelles pourraient en être les conséquences.
Comme la devise du Québec est désormais « Je me souviens…
de rien », l’entreprise a été accueillie avec enthousiasme par tous
les commentateurs, ou presque. On avait oublié que cette voie
centriste, qui consiste à ne corriger que les abus du grand capital
– une voie qu’on présentait naguère comme ni capitaliste ni
socialiste mais qui a pourtant connu un échec au moins aussi
total que celui du « socialisme réel » –, a eu un prix non négli-
geable. Pensons ici à ses accointances plus ou moins marquées et
plus ou moins actives avec le fascisme en Europe durant la période
de l’entre-deux-guerres ; au populisme latino-américain (dont le
péronisme argentin) ; à la démocratie chrétienne en Italie. Sans
mentionner les pratiques corporatistes dont un Maurice Duplessis
a usé et abusé, ici même pendant une vingtaine d’années, pour
réduire toutes les oppositions à une impuissance quasi totale.
Rappelons aussi au passage que le Mexique vit sous un régime de
ce type depuis le début du siècle (politiciens, hommes d’affaires,
syndicalistes et maints caciques autochtones se retrouvant tous
au sein du Parti révolutionnaire institutionnel, le PRI) et que les
efforts des couches démocratiques pour s’en sortir n’ont pas
encore donné de résultats très concluants.
114 à la croisée des siècles

Tous ces oublis méritent d’autant plus d’être corrigés que la


tendance à recourir de nouveau à cette forme d’administration
des affaires de la cité par concertation des grands corps sociaux
– État, patronat et syndicats – refait surface dans plusieurs pays,
avec des effets non négligeables. Il y a là, ne jouons pas à l’au-
truche, les germes d’un détournement de la démocratie, une sorte
de confirmation de l’exclusion de la masse de la population des
lieux de pouvoir, puisque ses représentants élus, membres de
l’Assemblée nationale, des conseils municipaux ou autres, sont à
toutes fins utiles relégués à un rôle simplement décoratif, dans ce
qui prend de plus en plus les allures de parodie du régime parle-
mentaire. Je dis « confirmation de l’exclusion », car les couches
populaires n’ont pas seulement été exclues des lieux de pouvoir ;
elles se sont pour ainsi dire retirées elles-mêmes de ce lieu parti-
culier de contre-pouvoir que constitue une opposition politique
organisée. Et elles ont au surplus, dans bien des cas, rendu la
survie de leurs organisations dépendantes des aléas de subven-
tions gouvernementales.
Le Sommet socio-économique d’octobre 1996 a eu de nom-
breux effets. Il a constitué le moment fort d’une campagne étalée
sur plus d’une décennie, destinée à convaincre tout le monde
de la nécessité de se serrer la ceinture. Il a permis au gouverne-
ment de se sentir autorisé à serrer la ceinture de qui il voulait.
Aucune mesure du côté des banques ni des entreprises. Par contre :
retraites anticipées en lieu et place de simples mises à pied dans
les usines, avec l’accord des syndicats ; coupures sévères dans les
services de santé et dans les prestations d’aide sociale, et ce, sans la
moindre consultation avec les principaux intéressés. C’est que les
malades, les assistés sociaux, les femmes, les vieux, les étudiants
et les jeunes en général ne sont pas des partenaires sociaux ! Ils
n’ont pas de pouvoir, après tout ! Ils ne font donc pas le poids, tout
simplement. Sans compter que les subtilités de l’administration
publique, surtout en contexte de mondialisation, leur échappent
totalement. D’autant plus que nous avons affaire, en ce moment
au Québec, à un gouvernement néo-social-démocrate dont on ne
la tentation corporatiste 115

voit pas toujours bien, par ailleurs, comment son action se dis-
tingue du néo-corporatisme. On se prend parfois à se demander
si on n’a pas tout simplement affaire à une mascarade néolibérale.
On est néo ou bien on ne l’est pas. Bien sûr, les femmes, les étu-
diants et des groupes communautaires étaient présents autour de
la table lors du Sommet, mais réduits au rôle de simples figurants
dans la vitrine démocratique du pouvoir. Leurs demandes ont été
rejetées ouvertement ou discrètement mises sur les tablettes par
les « vrais partenaires ». Et jamais, par la suite, le gouvernement
ne s’est-il donné la peine de discuter avec eux de leurs revendi-
cations, comme il l’a fait avec les syndicats. Le partenariat est
sélectif ; n’est pas partenaire qui veut.
À n’en pas douter, le retrait presque total des forces populaires
de l’action politique a ouvert toute grande la porte à la concentra-
tion du pouvoir, qu’on présente sous le vocable plus attrayant de
concertation de partenaires. Le pouvoir économique nous échappe
totalement depuis longtemps déjà. Jusqu’aux années 1980, les
forces populaires avaient constitué un intervenant politique
important. L’instauration d’un partenariat exclusif avec les cen-
trales syndicales pourrait bien signifier la mise à l’écart des autres
composantes de la « société civile » pour un temps indéterminé.
Est-ce ainsi qu’on s’avancera sur la voie d’une plus grande démo-
cratie ? La question devrait être d’ailleurs posée aux travailleurs
eux-mêmes, syndiqués ou non. Car si jamais les centrales syndi-
cales devaient vraiment faire corps avec l’État et le patronat, ce
sont les intérêts de tous les travailleurs qui seraient desservis.
Avant que toutes les forces populaires ne s’enlisent pour de
bon dans le dialogue, le consensus et le partenariat, il pourrait
être salutaire de se poser la question suivante, histoire de savoir
si l’aventure en vaut la chandelle : quelles sont les grandes vic-
toires que le mouvement ouvrier a remportées en suivant la voie
de la collaboration de classe depuis une bonne douzaine d’années
qu’il n’avait pas réussi à obtenir avant les années 1960 et 1970 en
menant la lutte de classe ? Je sais qu’on fera appel à la crise de la
restructuration du capital, mais le lecteur sait déjà ce que j’en
116 à la croisée des siècles

pense. En tout cas, je souhaite qu’en réfléchissant à la question,


on n’oubliera pas que les salaires réels n’ont pas diminué entre
1960 et 1975, au contraire, et que, durant la même période, les
profits des banques n’étaient pas aussi faramineux qu’ils le sont
depuis le début de la présente décennie. M’est avis que toutes ces
crises, dont on nous rebat les oreilles depuis bientôt deux décen-
nies, avec lesquelles on a fait peur au monde, n’ont finalement
servi qu’à modifier la répartition de la richesse au profit des riches
et au détriment des pauvres.
Quoi qu’il en soit, il me semble évident que le retrait quasi
total des forces populaires du champ politique, ajouté au repli
d’une bonne partie des classes moyennes sur la défense des
droits individuels, au recours incessant à l’État et aux artifices
du droit pour résoudre tous nos problèmes, conjugué enfin à
la dérive de la gestion des affaires de la cité dans une forme de
néo-­corporatisme, il me semble que tout cela pose clairement
la question de l’action politique de la gauche. La voie actuelle
conduit à une plus grande démobilisation encore, à une plus
grande impuissance. L’expérience passée de la gauche ne pour-
rait-elle pas être mise à profit pour aborder cette question sans
œillères ? Nous reviendrons sur ce sujet plus loin. Mais pour l’ins-
tant, attardons-nous à une autre caractéristique particulière du
paysage politique au Québec : la place démesurée occupée par les
grandes syndicales dans l’arène publique et leur liaison intime,
pour ne pas dire indécente, avec le mouvement indépendantiste.
chapitre 12

Une gauche en laisse :


l’influence des centrales syndicales

R ares sont les pays où on peut trouver une gauche dyna-


mique en ce moment. Le Québec et le Canada ne font pas
exception. Mais le cas québécois présente un handicap majeur
supplémentaire qui freine la constitution d’une gauche digne de
ce nom depuis près d’un demi-siècle, et c’est la place démesurée
qu’occupent les grandes centrales syndicales dans l’arène poli-
tique. Tant qu’elles continueront d’occuper une place aussi pré-
pondérante, de jouer un rôle aussi déterminant dans le champ
politique, il sera pratiquement impossible de parvenir à la consti-
tution d’une véritable gauche au Québec, y compris à la constitu-
tion d’un parti qui la représente véritablement. Ce handicap est
d’autant plus pesant que les centrales syndicales mettent la sou-
veraineté du Québec au premier plan de leurs préoccupations et
qu’elles font partie de ces forces progressistes qui, pour appuyer
le PQ, s’opposent dans les faits à la constitution d’une autre force
politique.
Le rôle politique hégémonique des syndicats au sein des forces
progressistes québécoises – rôle hégémonique et singulièrement
ambigu, notamment dans ses rapports avec le Parti québécois –
représente ainsi en ce moment l’un des deux obstacles majeurs à
la reconstitution d’une gauche politique au Québec, l’autre étant
la question nationale sur laquelle nous reviendrons plus loin.
118 à la croisée des siècles

Depuis les années 1950, de nombreuses tentatives ont été menées


pour créer un parti de gauche non communiste, à commencer
par le Parti social-démocratique (PSD) et le Parti socialiste du
Québec (PSQ). Elles ont toutes mené à des échecs, qu’on ne
saurait attribuer uniquement, bien sûr, à l’omniprésence des
centrales syndicales. Mais celles-ci, CSN, FTQ et CEQ1 en parti-
culier, ont joué un rôle indéniable à ce chapitre, surtout depuis le
début des années 1960, moment où elles ont renoncé à la création
d’un tel parti, qui se serait appelé par exemple Le parti des tra-
vailleurs, au profit d’un appui au Parti libéral de Jean Lesage2. Or,
comme je l’ai mentionné auparavant, les centrales tentent depuis
quelques années de réaliser la quadrature du cercle : défendre des
mesures progressistes sur le plan social tout en appuyant un parti
« néo-social-démocrate », c’est-à-dire… conservateur. Tellement
conservateur en fait qu’il a accueilli en héros un nationaliste-
conservateur tel que Lucien Bouchard, une sorte de Maurice
Duplessis version années 1990.
Nous avons là la meilleure recette pour tourner en rond indé-
finiment, car il est clair que les couches défavorisées de la popu-
lation ne suivront pas éternellement les centrales syndicales dans
une stratégie parsemée de compromissions et de tactiques casse-
cou. Ces pirouettes ne peuvent que laisser la voie libre à des

1. [NdÉ] La Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) porte aujourd’hui


le nom de Centrale des syndicats du Québec (CSQ).
2. [NdÉ] Si on fait exception du Conseil central de la CSN qui avait donné
son appui au FRAP lors des élections municipales montréalaises de 1970, aucune
instance d’une grande centrale syndicale n’a officiellement appuyé la création
d’un quelconque parti dédié prioritairement à la défense des travailleurs, et ce,
malgré les nombreux appels à « changer le système capitaliste » ou à ne « compter
que sur ses propres moyens ». Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a pas eu
de multiples tentatives de la part de militants et militantes pour le faire au fil des
ans, tendance que l’on observe entre autres depuis la fin des années 1990 à travers
des initiatives comme le RAP, l’UFP et aujourd’hui Québec solidaire. Sur ces
questions, voir entre autres le dossier « La gauche au Québec depuis 1945 » du
Bulletin d’histoire politique, vol. 19, no 2, hiver 2011, et notamment le texte de
Jacques Rouillard, « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un
parti des travailleurs (1966-1973) ».
une gauche en laisse 119

politiques toujours plus conservatrices, le gouvernement se van-


tant d’agir conformément aux accords intervenus avec ses « par-
tenaires » syndicaux. Ces derniers, qui se sont visiblement donné
pour mission d’arrimer les forces populaires et le PQ vers l’objec-
tif de l’indépendance, devraient réaliser au plus vite que leur
stratégie est en voie de conduire au résultat contraire : ancrer les
groupes populaires (et avec eux une bonne partie des forces vives
de la société, au premier chef les jeunes) dans la conviction que
l’action politique traditionnelle ne mène nulle part, que les partis
politiques finissent toujours par céder aux forces du capital et que
le mieux qu’on puisse faire, c’est de défendre son petit bout de rue
contre les assauts du pouvoir, en oubliant que ces luttes locales et
sectorielles sont vraisemblablement condamnées à végéter dans
l’impuissance.
Le problème est dorénavant double : non seulement les syndi-
cats occupent-ils le champ politique, alors que ce champ politique
devrait être celui d’un parti de gauche, mais ils l’occupent plutôt
mal que bien : les syndicats – leurs directions nationales à tout le
moins – sont en effet inconditionnellement partisans de l’indé-
pendance du Québec et, pour cette raison, appuient tout aussi
inconditionnellement le Parti québécois (sauf pour la parure, à
l’occasion), même si l’adhésion de ce parti aux thèses néolibérales
n’est pourtant plus à démontrer. Avec le passage des années, cette
situation en porte-à-faux a conduit à un véritable cul-de-sac, les
tergiversations des centrales devant les revendications des groupes
populaires à l’automne 1996 en ayant constitué une parfaite
illustration.
Rappelons que lors du Sommet corporatiste tenu cet automne-
là, les centrales syndicales se sont trouvées entre l’arbre du pou-
voir en place et l’écorce des groupes populaires. L’obsession des
centrales consistait alors à convaincre ces derniers d’adopter leur
mot d’ordre unique : la création d’emplois. Car, ce faisant, elles
donnaient l’image non seulement d’un front uni de toutes les
forces progressistes, mais plus encore, d’un front uni derrière et
avec le PQ, lequel acquérait ainsi le statut de porteur des intérêts
120 à la croisée des siècles

des couches populaires. Les dirigeants syndicaux s’imaginaient


sans doute qu’ils parviendraient ainsi à forcer un tant soit peu la
main aux banquiers, jusqu’à essayer de les convaincre que leur
avenir à eux serait aussi radieux dans un Québec indépendant
que dans une province canadienne, et de nous convaincre que
notre avenir à nous, pauvres naïfs, est dans l’établissement d’un
« partenariat social » avec ces même banquiers.
Il fallait une bonne dose de naïveté pour seulement penser
qu’à simplement s’asseoir à la même table que les banquiers
pendant quelques heures, les syndicats changeraient la face du
Québec. Cette politique tacticienne, pour ne pas dire opportu-
niste, a donné ce qu’elle pouvait donner : des arguments de plus
au gouvernement Bouchard pour poursuivre et intensifier la
mise en œuvre de ses politiques néolibérales, dont ces mises à
la retraite massives de milliers d’employés des services publics.
Cette situation amène plusieurs commentaires. Elle rappelle
d’abord que, depuis un demi-siècle, les syndicats se sont acquis
une réputation – méritée à bien des égards, il faut le reconnaître
– de défenseurs des intérêts des petits. Mais ce rôle qu’ils ont joué
à maintes occasions ne devrait pas faire oublier que, depuis les
années 1980, et depuis l’élection du PQ en 1976 en fait, les cen-
trales syndicales ont mis pas mal d’eau dans leur vin, si bien que
leurs revendications sociales ont plus souvent qu’autrement un
goût de piquette plutôt amère, pour ne pas dire de vinaigre. Cette
évolution s’est opérée à la faveur des « difficultés économiques »
liées à la mondialisation, d’une part, et du sentiment d’urgence
lié à la poursuite de l’indépendance du Québec avec le PQ comme
maître d’œuvre, d’autre part.
Comme bien des membres progressistes du PQ, les dirigeants
des centrales syndicales semblent adopter le point de vue qu’il
faut faire l’indépendance au plus sacrant, quelles que soient les
compromissions auxquelles il faille se résoudre avec le pouvoir
péquiste, et que c’est seulement après l’indépendance que la
gauche pourra, cela dit sans jeu de mots, retrouver son indépen-
dance à elle. Si ce calcul pouvait se justifier à la fin des années
une gauche en laisse 121

1970 et au début des années 1980 (bien qu’encore là, on puisse en


douter, avec le recul), il est devenu insoutenable aujourd’hui.
On peut comprendre que, pour des indépendantistes incon-
ditionnels, aveuglés par leur conviction, il soit normal de clairon-
ner que l’indépendance se fera inévitablement et dès le prochain
référendum, lequel viendra tout aussi inévitablement après les
prochaines élections, c’est-à-dire dans au plus deux ou trois ans,
et ainsi de suite dans la fantaisie. Il ne devrait pourtant pas en
aller de même pour ceux qui veulent bien garder la tête froide. Il
est de bonne guerre d’aller répétant que le dernier référendum a
révélé que près de 50 % des Québécois étaient indépendantistes.
Mais tout le monde sait que cela est faux. Tout le monde sait que
ce pourcentage inclut bon nombre de personnes qui ont voté oui
à un nouveau « partenariat », tout comme celui de 1980 incluait
bon nombre de partisans d’une simple reformulation de notre
« association » avec les autres habitants du Canada, ainsi qu’un
certain nombre d’autres qui voulaient tout au plus les alerter sur
le sérieux et la gravité de la situation. De nombreux sondages,
depuis plusieurs années déjà, confirment qu’une confortable
majorité de Québécois veulent que le territoire qu’ils habitent
demeure partie intégrante du Canada. Cela est désagréable pour
plusieurs et même frustrant, je n’en doute pas. Mais cela est un
fait. Promettre un règlement définitif de la question nationale à
un prochain référendum relève de la pensée magique. Faire miroi-
ter la possibilité que la gauche puisse alors en profiter pour se
relever de ses cendres et devenir subitement une force majeure,
incontournable, c’est presque une supercherie.
La gauche québécoise est éclatée, marginalisée et pratique-
ment absente de la scène politique. Elle est condamnée, faute de
perspectives minimales et d’une organisation digne de ce nom, à
butiner dans les marges du PQ, à la remorque des centrales syn-
dicales, confinée à des actions sectorielles et ponctuelles. Voilà
peut-être le principal motif du « cynisme politique » actuel dont
Michel Venne parlait à la une du Devoir le 25 juin 1997. Il s’en
trouve, notait-il, qui lorgnent du côté d’une nouvelle éthique pour
122 à la croisée des siècles

que les politiciens retrouvent le respect des électeurs. Bien sûr,


l’éthique est à la mode et on n’en finit plus de préconiser des codes
devant régir notre conduite en toutes matières, depuis la sexualité
jusqu’à la politique, en passant par le tabac. M’est avis que les
cyniques reviendront à la politique, non pas le jour où les politi-
ciens devront présenter un billet de confession à leurs électeurs,
mais plutôt le jour où ils auront la conviction qu’il existe une
force politique représentant vraiment leurs intérêts, une force
politique capable de leur fournir une analyse cohérente de la
société actuelle, capable d’y déceler les dynamismes porteurs de
progrès, et capable enfin de démystifier les prétentions du néoli-
béralisme. Bref, une force politique qui leur propose une manière
crédible de remettre les citoyens aux commandes de la vie sociale,
plutôt que les profits. Une gauche qui refuserait sans détour de
prendre pour acquis le présent clivage social.
C’est sans doute faire preuve de naïveté que de demander aux
centrales syndicales de se limiter à jouer leur rôle de syndicats,
c’est-à-dire défendre les intérêts de leurs membres, et non s’appro-
prier celui de porte-étendard de toute la gauche québécoise. Cette
éventualité paraît improbable actuellement, car certains de leurs
dirigeants en sont venus au fil des ans à se prendre pour des chefs
de l’opposition3. Mais ne pourrions-nous pas quand même sou-
haiter que les membres de ces syndicats, aidés en cela par les
centaines de militants et militantes de groupes populaires qui
doivent périodiquement subir le courroux des « chefs », par-
viennent, dans un avenir pas trop lointain, à les convaincre de se
prendre plutôt pour… des leaders syndicaux.
On comprend que, devant le peu de crédibilité accordé actuel-
lement au syndicalisme, notamment parmi un certain nombre

3. Le rôle de commentateur politique joué par le président Gérald Larose de


la CSN, en compagnie de son « partenaire » Ghislain Dufour du Conseil du
patronat, à la radio de la SRC pendant la dernière campagne électorale fédérale
me paraît être une illustration patente des prétentions de certains chefs syndicaux
et tout autant du caractère incestueux de leurs rapports de partenariat avec le
patronat.
une gauche en laisse 123

d’assistés sociaux et de jeunes, les dirigeants syndicaux se sentent


tenus de défendre certaines couches défavorisées de la population
qu’ils ne représentent pas, dans l’espoir de se refaire une beauté.
Accusées de corporatisme depuis plusieurs années, les centrales
syndicales sont souvent sur la défensive en matière de revendi-
cations proprement syndicales ; s’intéresser aux chômeurs, aux
assistés sociaux et aux exclus leur apparaît sans doute comme une
façon de redorer leur blason. Cela est un mauvais calcul. Primo,
si les syndicats peuvent être accusés de corporatisme, ce n’est
pas quand ils défendent leurs membres ou quand ils obtiennent
des conditions de travail décentes pour eux, mais bien quand
ils concoctent des ententes extra-syndicales avec l’État et le patro-
nat, comme lors du Sommet de 1996, tout en balayant sous le
tapis les revendications des autres couches populaires. Secundo,
plutôt que de faire semblant de défendre les intérêts des non-
syndiqués, pourquoi ne pas faire campagne largement et ouver-
tement pour syndiquer de nouvelles catégories de travailleurs
en expansion, travailleurs autonomes et autres (dans lesquelles
se retrouvent en grand nombre les jeunes), ou faire en sorte que
les lois du travail s’appliquent à eux. Mais cela impliquerait
d’abord que ces syndicats dénoncent sans la moindre réserve cette
« clause orphelin », littéralement scandaleuse, qui se retrouve
dans certaines conventions collectives, suivant laquelle les nou-
veaux venus dans l’entreprise, donc essentiellement des jeunes là
encore, ont des conditions et des salaires moins avantageux que
les anciens.
Faire du syndicalisme, c’est représenter les syndiqués, d’une
part, puis convaincre les non-syndiqués que le syndicalisme
demeure toujours un instrument indispensable de défense des
intérêts des travailleurs, d’autre part. Si les centrales s’y mettaient
avec l’enthousiasme et l’acharnement qu’elles mettent à faire la
promotion de l’indépendance, à appuyer le PQ et à amadouer le
patronat, elles serviraient beaucoup mieux les intérêts des classes
laborieuses. En tout cas, on ne pourrait pas les accuser de ne pas
jouer leur rôle. Si, du même souffle, elles cessaient de prétendre
124 à la croisée des siècles

représenter la nation tout entière, cessaient de jouer à l’interface


modérateur entre le patronat et l’État, d’une part, et les couches
populaires, de l’autre, elles favoriseraient sans doute l’émergence
d’une gauche politique au Québec.
C’est une vieille tradition en Occident que cette association
des syndicats et des partis « de gauche », particulièrement chez les
communistes. Les centrales québécoises considèrent peut-être
qu’il leur revient, comme celles du Canada anglais le font pour le
NPD, d’appuyer le PQ au nom de la social-démocratie. Mais il
m’arrive de penser que ce n’est pas la prétendue social-démocratie
du PQ qui les a entraînées dans cette galère, mais bien leurs
convictions nationalistes, y incluant celle suivant laquelle le PQ
seul est à même de mener le Québec à l’indépendance. Pourtant,
rien n’est moins sûr. Le PQ est traversé par des contradictions
importantes, d’une part, et ses politiques conservatrices lui ont
aliéné bon nombre de progressistes, d’autre part, sans compter que
les indépendantistes « pressés » menacent aujourd’hui de rejoindre
les rangs du parti en voie de constitution autour de L’Aut’Journal 4.
Il est bien possible que les centrales ne prennent pas cette agitation
très au sérieux, car elles ont régulièrement affiché une certaine
condescendance, pour ne pas dire un certain mépris, à l’égard de
toutes les entreprises de gauche extra-syndicales. Oserai-je affir-
mer que leur perception des choses est plutôt courte, que leur

4. [NdÉ] Charles Gagnon fait ici référence à l’appel lancé à la fin des années
1990 dans les pages de ce journal (largement soutenu financièrement par les
grandes centrales syndicales) en vue de mettre sur pied un nouveau mouvement
d’action politique. Ce mouvement, le Rassemblement pour l’alternative politique
(RAP), allait éventuellement se constituer en parti politique et constituer l’em-
bryon de ce qui allait devenir l’Union des forces progressistes (UFP), en 2002. Ce
parti allait finalement lui-même fusionner, en 2006, avec Option citoyenne pour
former Québec solidaire. Ironiquement, l’un des plus fervents promoteurs de
cette initiative à l’origine, le rédacteur en chef de L’Aut’Journal Pierre Dubuc,
allait finalement lui tourner le dos, préférant réinvestir le Parti québécois par
l’entremise de SPQ-libre, mouvement fondé en 2004 et qui regroupe surtout des
personnalités issues du milieu syndical. À noter que depuis lors, le journal,
notamment à travers la plume de Pierre Dubuc, se fait fréquemment très critique
des actions de Québec solidaire.
une gauche en laisse 125

volonté de tout contrôler ce qui est à gauche du centre, ou à tout


le moins de la droite, est mesquine et pas très démocratique ?
Oserais-je affirmer par-dessus tout cela que leur comportement,
leur stratégie pour ainsi dire, est un obstacle sur la voie de la
reconstitution d’une gauche politique au Québec et peut-être
même sur celle de l’indépendance du Québec, laquelle leur tient
tant à cœur ? Je suis, en tout cas, très tenté d’avoir cette audace.
Tout cela m’amène, pour l’instant, à tirer la conclusion sui-
vante. Accrochée au PQ pour ce qui est de sa composante souve-
rainiste, encarcanée dans les stratégies syndicales, la gauche
québécoise a été pratiquement absente de la scène politique depuis
le début des années 1980. Non pas qu’elle n’ait tenté de mener
diverses luttes, bien au contraire. Mais sa voix n’a pas été enten-
due ou si peu. Si bien que son action est le plus souvent demeurée
sans suite. Il faudra bien un jour qu’elle se donne la peine de
trouver une façon de se libérer du piège de la souveraineté incer-
taine, tout autant que du confinement à la « petite politique »
auquel la contraignent les dirigeants de centrales syndicales
depuis déjà trop longtemps.
chapitre 13

La « gauche » social-démocrate

O n ne peut sans doute pas parler de la nécessité pour la


gauche de reprendre la lutte politique sans évoquer la ques-
tion d’un parti de gauche. La question, je le sais, est délicate. Les
partis existants qui prétendent représenter les intérêts des couches
populaires, le Nouveau Parti démocratique (NPD) et le Parti
québécois (PQ) en tête, n’ont guère la cote. À leur gauche, c’est
presque le désert : de très petits groupes en général, aux perspec-
tives souvent plutôt limitées ou encore au discours terriblement
désincarné, composés soit de nostalgiques de leur jeunesse mili-
tante, soit de réels nouveaux jeunes qui cherchent à canaliser leur
révolte dans ce désert de perspectives.
Mais ce qu’on constate surtout, c’est qu’après la déconfiture
des organisations radicales au tournant des années 1980, leurs
membres alors encore intéressés à militer se sont plutôt tournés
vers la social-démocratie. Diverses tentatives ont ainsi été menées
pour ranimer le NPD au Québec ou encore en former un équiva-
lent proprement québécois. Ces efforts ont régulièrement échoué,
et ce, depuis le milieu des années 1950 : les centrales syndicales,
dont l’appui à la constitution d’un NPD québécois eût été essen-
tiel, mais dont plusieurs membres invitaient plutôt à se lancer
dans la création d’un « parti des travailleurs », se sont finalement
rabattus sur les formations les plus nationalistes parmi les partis
la « gauche » social-démocrate 127

déjà existants, soit le Parti libéral de Jean Lesage dans un premier


temps, puis le PQ après sa création.
Malgré une remontée non négligeable lors des élections fédé-
rales de 1997, le NPD a connu une véritable dégringolade au cours
des 10 ou 15 dernières années. Quant à la social-démocratie
québécoise, elle n’a jamais vraiment pris racine, si ce n’est au sein
d’une frange minoritaire du Parti québécois. Cela s’explique en
grande partie, comme nous le verrons plus loin, par ce que j’ap-
pelle le « vice québécois », à savoir le frein (frein à bras, pourrait-
on dire là aussi, puisqu’il est là presque en permanence) que
constitue la question nationale, véritable écueil contre lequel
toutes les gauches, depuis les plus modérées jusqu’aux plus radi-
cales, ont inévitablement échoué depuis bientôt 40 ans.
Mais arrêtons-nous d’abord à la social-démocratie. Nous
aurions donc deux partis sociaux-démocrates dans ce pays, soit
le NPD et le PQ. J’ai déjà abordé certains aspects de l’activité du
PQ, dont plusieurs, même parmi ses membres, rejettent la pré-
tention voulant qu’il mène une politique social-démocrate. Je ne
crois pas utile d’engager un débat de sémantique à cet égard.
Laissons au PQ et au NPD le choix de l’étiquette qui leur semble
appropriée, non sans noter toutefois qu’il fut un temps où le
programme social-démocrate, c’était essentiellement le socia-
lisme – le « socialisme par la voie démocratique » justement –, ce
qui le distinguait du programme léniniste ou communiste du
« socialisme par l’insurrection et la dictature du prolétariat ». Or,
en ce moment ce genre de questions ne semble pas troubler le
sommeil des péquistes ou des néo-démocrates. Les débats poli-
tiques, c’est un peu comme la saucisse à hot-dog, moins on en
mène, moins ils suscitent d’intérêt ; moins ils suscitent d’intérêt,
moins on en mène ! C’est comme ça qu’un jour on « ne se souvient
de… rien », qu’on se félicite même d’avoir tout oublié. La social-
démocratie « réellement existante » constitue-t-elle une avenue
valable pour le regroupement et la consolidation des forces de
gauche présentement éparpillées entre divers groupes et dans
divers combats ? J’en doute fort.
128 à la croisée des siècles

Le NPD, dont l’aile québécoise survit à peine d’une élection à


l’autre, représente encore pour plusieurs, pour ses membres à tout
le moins, une force de gauche, même si ses appuis ont considéra-
blement chuté depuis une dizaine d’années. Victime sans doute
d’un leadership plutôt mou depuis l’élimination dans les années
1970 de l’aile Waffle et l’arrivée d’Ed Broadbent à sa tête. C’est
alors, soit dit en passant, que se constitueront les « study groups »
radicaux au Canada anglais, dont la plupart rejoindront les orga-
nisations marxistes-léninistes québécoises. Mais au-delà de la
question du leadership, il est bien probable que le NPD ait aussi
été victime de la débandade généralisée de la gauche dans les
années 1980, à cette différence près avec le Québec qu’une forma-
tion de droite, le Reform Party, s’est rapidement imposée pour
combler le vide. Tant et si bien que la question se pose aujourd’hui
très concrètement à savoir si le NPD, tout comme le PQ d’ailleurs,
peut toujours être qualifié de parti de gauche. En tout cas, le NPD
gouverne deux provinces de l’Ouest canadien, la Colombie-
Britannique et la Saskatchewan1, sans qu’on puisse dire qu’il y
mène des politiques essentiellement différentes des gouverne-
ments des autres provinces.
Quoi qu’il en soit, y avait-il vraiment une autre force de
gauche lors des dernières élections fédérales ? Soi-disant parti de
gauche, le NPD avait-il réellement un programme de gauche ? On
me permettra d’en douter. À chaque fois que j’ai écouté sa cheffe,
Alexa McDonough2, j’ai cru entendre le pur écho des propos de
Jean Chrétien lors des élections de 1993 : jobs, jobs, jobs ; lutte au
déficit et, bien sûr, sauvetage des programmes sociaux, sans
compter la ritournelle obligée de tous les politiciens fédéraux de

1. [NdÉ] En ce qui concerne la Colombie-Britannique, Charles Gagnon fait


probablement ici référence au gouvernement néo-démocrate de Glen Clark, au
pouvoir à Victoria de 1996 à 1999 (le NPD a par ailleurs été à la tête de la province
de 1991 à 2001). Pour ce qui est de la Saskatchewan, il renvoie vraisemblablement
au règne de Roy Romanow, à la tête de la province de 1991 à 2001.
2. [NdÉ] À la tête du NPD à partir de 1995, elle a vu Jack Layton lui succéder
en 2003.
la « gauche » social-démocrate 129

ce pays depuis au moins une quinzaine d’années : « Les Canadiens


ne veulent pas entendre parler de constitution, ils veulent entendre
parler d’emplois. » La dernière campagne du NPD s’est presque
entièrement déroulée au niveau de la petite politique, au niveau
des Chrétien, Charest et autres Duceppe, qui sont incapables
d’offrir des perspectives politiques qui tiendraient compte des
problèmes majeurs de ce pays, des perspectives qui permettraient
d’envisager son avenir avec une certaine sérénité. Lors de la
campagne électorale de juin 1997, le moins qu’on eût pu espérer
d’un parti de gauche digne de ce nom aurait pu se formuler
sommairement et à titre purement indicatif en trois grands cha-
pitres, économique, social et politique :
• Sur le plan économique, une gauche conséquente aurait dû nous
dire comment elle voyait la poursuite de l’intégration du Canada
à l’économie mondiale, si tant est qu’il s’agisse d’une fatalité à
laquelle même les Inuits du Grand Nord et les Jivaros d’Amazo-
nie ne sauraient échapper à plus ou moins court terme. À quel
rythme ? Sous quelles conditions ? Allait-elle laisser les banquiers
seuls maîtres des flux de capitaux à l’échelle de la planète ? Était-
elle partisane de la liberté totale des forces aveugles du marché ?
Considérait-elle que l’État avait un rôle à jouer pour « civiliser »
l’économie et, si oui, lequel ? Elle aurait dû nous dire comment
elle concevait les effets de la mondialisation à plus ou moins long
terme sur les revenus des populations au sein des divers pays.
Prévoyait-elle, par exemple, une baisse des revenus au Canada
ou si, comme le prétendent les partisans du libre marché, la
mondialisation va inévitablement accroître les revenus dans les
pays en voie d’industrialisation, tout en n’ayant aucun effet
négatif important dans les pays industrialisés. Dans un cas
comme dans l’autre, quelle intervention cette gauche préconise-
t-elle pour que les intérêts des travailleurs canadiens soient
sauvegardés, tout en s’harmonisant au mieux avec ceux des
travailleurs des régions plus pauvres de la planète ?
• Sur le plan social, une telle gauche aurait dû prendre acte non
seulement de l’accentuation des inégalités sociales, mais aussi de
la détérioration sérieuse des conditions de vie des couches sociales
130 à la croisée des siècles

les plus pauvres. Deux simples faits pour illustrer mon propos :
les journaux rapportaient fin avril 1997 que le taux de mortalité
infantile a grimpé de façon significative dans le centre-ville de
Montréal au cours des dernières années ; que l’espérance de vie
des hommes des quartiers pauvres de Montréal n’augmente plus
et qu’elle aurait plutôt tendance à diminuer. Est-ce logique qu’un
courant se dise de gauche et garde le silence sur le fait que, dans
notre société où des stars du sport ou de la scène peuvent gagner
jusqu’à 5, 10 ou 20 millions de dollars par année, des mères
célibataires n’ont pas de quoi nourrir convenablement leurs
enfants ? Qu’il reste coi quand des banquiers déclarent devant la
caméra, par exemple lors du Sommet de 1996, que leurs coffres
débordent, alors que, le même jour, devant la même caméra, des
ministres et des patrons – sans compter quelques syndicalistes
– incitent le bon peuple à se serrer la ceinture parce que les
coffres de l’État seraient vides ? Y aurait-il là quelque chose
comme une nouvelle forme du phénomène des vases com­mu­
nicants ? Plutôt que de reprendre le discours de Jean Chrétien et
de radoter sur la création d’emplois, cette gauche devrait nous
dire comment elle entend rétablir l’équilibre ; comment, en
termes clairs, elle prévoyait instaurer une redistribution vérita-
blement équitable de la richesse ; nous dire également comment
elle envisage la répartition du travail dans une société où la
technologie et l’informatique sont en voie de bouleverser les
règles du jeu en la matière ; etc.
• Sur le plan politique finalement, une gauche conséquente aurait
dû faire savoir quelle solution elle envisageait aux nombreux
problèmes qui grèvent les rapports entre les différentes commu-
nautés nationales et/ou culturelles de ce pays, problèmes qui
pourraient provoquer son éclatement, la séparation du Québec
n’étant qu’une des formes possibles de cette perspective.
On a répété sur toutes les tribunes qu’autant les électeurs
voulaient entendre parler d’emplois, autant ils ne voulaient pas
entendre parler de constitution. À l’exception du Reform Party
et, bien sûr, du Bloc québécois, tous les partis ont feint d’ignorer
qu’il n’y a pas deux ans, près de la moitié des Québécois ont voté
en faveur de la séparation-partenariat du Québec. Cela n’aurait-il
la « gauche » social-démocrate 131

pas quelque chose à voir avec la constitution ? Ils ont encore feint
d’ignorer que, depuis le dernier référendum, la communauté
anglophone du Québec se mobilise pour la défense de ses droits
linguistiques ; que cette mobilisation ne provient pas de la néga-
tion actuelle de leurs droits, mais de leur négation éventuelle,
dans un Québec qui serait parvenu à un nouveau statut constitu-
tionnel. Ils ont feint d’ignorer qu’il se développe présentement au
Canada anglais un sentiment anti-Québécois qui déborde large-
ment, à l’occasion, les limites d’une prise de position politique
rationnelle. Ils ont finalement feint d’ignorer que des dizaines de
communautés autochtones de ce pays (les jeunes surtout) rejettent
catégoriquement le sort qui leur est fait sous le présent ordre
constitutionnel canadien, que certaines d’entre elles sont même
allées jusqu’à prendre les armes en divers coins du pays ces der-
nières années pour faire valoir leurs revendications ?
Ces questions, bien sûr, suscitent moins d’intérêt électoral que
le chômage, les impôts ou les hélicoptères de l’armée. La tentation
est grande de centrer son discours sur les problèmes immédiats
les plus criants, c’est-à-dire ceux dont les médias parlent davan-
tage, ce qui signifie répéter, pour l’essentiel, les promesses de
la droite : créer des emplois, sauvegarder les mesures sociales
existantes tout en les réorganisant (et on sait maintenant ce que
signifie la « réorganisation »), ouvrir des garderies, etc. Mais, ce
faisant, les sociaux-démocrates doivent savoir qu’ils contribuent
au discrédit croissant dont la gauche est l’objet dans les couches
pauvres et marginalisées de la population. Dès les années 1960, on
disait couramment que les néo-démocrates étaient simplement
des « libéraux pressés » ; on n’avait sans doute pas tort. Un parti
qui n’a pas le courage, par souci électoraliste, d’aborder les pro-
blèmes de fond, n’est pas un parti de gauche. Car s’il est légitime
pour la gauche d’aspirer au pouvoir, elle ne peut le faire qu’en
gagnant l’opinion à des positions de gauche. Autrement, même
au pouvoir, elle mènera une politique de droite, prétextant qu’elle
se plie aux volontés de la majorité qui, dans notre démocratie
132 à la croisée des siècles

truquée par une propagande incessante, s’aligne trop souvent sur


les intérêts des milieux d’affaires.
Au fait, le NPD est-il encore un parti de gauche ? La seule
caractéristique particulière qu’on peut dégager de sa dernière
campagne électorale, c’est qu’il manifeste une plus grande com-
passion à l’égard des pauvres. On peut considérer la compassion
comme un noble sentiment, mais cela ne constitue pas une poli­
tique ; elle peut inspirer une meilleure politique, mais elle n’en
fournit aucun élément. Laissée à elle-même, elle conduit tout au
plus les riches et les moins pauvres à contribuer aux bonnes
œuvres, à aider, suivant un détestable euphémisme, « les moins
bien nantis ». Tout le monde sait que les paniers de Noël n’ont
jamais sorti personne de la pauvreté. Lutter contre la pauvreté ne
peut pas uniquement consister à la rendre moins pénible trois
jours par année.
Tout comme le NPD, le PQ aime rappeler périodiquement
qu’il est un parti social-démocrate. Nous n’allons pas le chicaner
sur l’appellation qu’il juge opportun de se donner. Mais nous ne
serons pas victimes des mots. Jugés à l’aune des politiques qu’ils
mettent de l’avant dans leurs discours et dans les faits, il s’avère
que ces partis n’ont à peu près plus rien qu’on puisse qualifier
de gauche, sauf leurs larmes occasionnelles sur la misère des
démunis, des exclus. Ils mériteront d’être qualifiés de gauche le
jour où ils cesseront de réduire le problème de la pauvreté à une
question d’aide qu’on peut ou qu’on ne peut pas dispenser à ceux
et celles qui la vivent, et commenceront à s’attaquer à ce problème
sur le terrain de la distribution de la richesse, plutôt que de nous
rebattre les oreilles avec les aléas de l’économie et des finances
publiques. Il ne suffit plus de répéter à l’occasion que la pauvreté
de millions de nos semblables se perpétue et, dans bien des cas,
s’aggrave dans un monde dont la richesse collective augmente
constamment. Un tel cliché ne provoque plus que des hausse-
ments d’épaule ou des sautes d’humeur chez ceux et celles qu’il
est censé réconforter, partagés qu’ils sont entre la résignation, le
désespoir ou la révolte.
la « gauche » social-démocrate 133

Si le NPD est social-démocrate, le PQ serait quant à lui « néo-


social-démocrate », selon l’expression consacrée d’un professeur
de droit social à l’UQAM, Yves Vaillancourt. Fort bien. J’en
conclus pour ma part que cette social-démocratie, néo ou rétro,
défend bien mal les intérêts, immédiats et à long terme, de la
majorité de la population et que, si la gauche veut se régénérer
politiquement, elle devra trouver son inspiration ailleurs. La
social-démocratie a dégénéré indéniablement au cours du dernier
siècle, tout comme le mouvement communiste ; les parcours
particuliers de l’une et de l’autre étant d’ailleurs indissociables, à
commencer par leurs origines communes à la fin du xixe siècle.
Mais le plus important, point sur lequel nous reviendrons plus
loin, c’est qu’autant la social-démocratie que le communisme ont
réduit la lutte pour le socialisme à l’accaparement du pouvoir
d’État. À la lumière de l’histoire du dernier siècle, il faudra se
demander un jour si c’est bien à ce niveau que réside la voie, toute
la voie, de la révolution socialiste3. Mais, avant d’en arriver là, un
retour sur l’expérience communiste est nécessaire.

3. [NdÉ] Dans les dernières années de sa vie, Charles Gagnon a eu quelques


occasions de se prononcer sur la pertinence ou non de fonder au Québec un parti
politique de gauche visant la conquête du pouvoir. Ce qui ressort principalement
de ces interventions, c’est qu’en l’état actuel de la gauche et du contexte socio­
politique général, il émettait de profondes réserves à cet égard. Sur cette question,
on lira entre autres ses textes « Est-ce bien le moment de créer un parti ? », écrit
en 1999 pour contribuer à la réflexion des militantes et militants du RAP qui se
posaient alors la question de la pertinence de fonder un nouveau parti de gauche
au Québec, et « Lettre à un ami », écrit en avril 2005, soit huit mois avant la créa-
tion de Québec solidaire. Les deux textes furent publiés dans le tome 3 de ses
écrits politiques (La crise de l’humanisme, Montréal, Lux, 2011).
chapitre 14

Un abcès à crever : marxisme-léninisme,


maoïsme et autres dogmatismes

S i, comme nous le prétendons avec beaucoup d’autres, la


social-démocratie à la sauce péquiste ou néo-démocrate ne
représente plus qu’une voie centriste dont le rôle se limite à main-
tenir le statu quo sous un discours mollement critique, faudrait-il
se rabattre sur l’alternative marxiste-léniniste ? La question, à
n’en pas douter, en fera sursauter ou sourire plusieurs, surtout
parmi ceux et celles qui ont connu cette mouvance lorsqu’elle
canalisait au Québec plusieurs des forces vives de la gauche, soit
de 1972 à 1982 approximativement. Il reste que l’évaluation de cet
épisode ne peut pas se réduire à quelques jugements péremptoires
qui empêcheraient d’y comprendre quoi que ce soit et qui, sur-
tout, priveraient les nouvelles générations de la possibilité de tirer
profit de cette expérience. Si les communistes canadiens et qué-
bécois des années 1930, 1940 et 1950 avaient été moins discrets sur
leur propre expérience, peut-être que la jeunesse des années 1960
et 1970 eut été politiquement moins démunie, moins naïve.
À mon avis, le développement du mouvement marxiste-­
léniniste québécois et canadien (ce dernier demeurant consi-
dérablement moins important) s’est fait pour ainsi dire tout
naturellement, durant cette période, par la conjonction de deux
facteurs. Le premier, et le plus important : l’agitation sociale qui
prévalait au Québec depuis au moins le milieu des années 1960,
un abcès à crever 135

autant dans le monde étudiant que dans le monde ouvrier et,


de plus en plus, parmi les femmes. Le deuxième est l’apparition
d’un nouveau courant marxiste qui se propage alors en plusieurs
régions du monde : le maoïsme.
Au Québec, le climat à la fois de revendication nationale et
d’agitation sociale remontait en fait à la contestation du régime
Duplessis, laquelle avait alors été menée en large partie par des
artistes ainsi que par des intellectuels. Phénomène paradoxal
en apparence, la Révolution tranquille, qui jouit au départ d’un
large appui populaire, ne va pas atténuer cette contestation ; au
contraire, elle va la stimuler. Jean Lesage verra son slogan préféré
pris au pied de la lettre. Pour toute une partie de la jeunesse, le
« Maîtres chez nous » ne pouvait pas se résumer à un ensemble
de réformes en matières administratives, économiques, d’éduca-
tion, de santé ou de syndicalisation. Mine de rien, dans le sillon
des premiers attentats du FLQ (1963), toute une fraction de la
jeunesse cède au radicalisme ; les politiciens traditionnels n’ins-
pirent plus aucune confiance ; les réformes qu’ils proposent ne
règleront rien ! C’est ainsi qu’à la surprise générale, le PLQ perdra
le pouvoir aux mains de l’Union nationale de Daniel Johnson, en
1966. Le Québec n’est plus unanime, il ne vénère plus ses chefs
politiques ! La révolution est à l’ordre du jour, comme dans tous
ces pays en voie de se débarrasser du joug colonial : Algérie,
Cuba, Guinée-Bissau et autres, puis le Vietnam un peu plus tard,
qui cristallisera plus que tout autre la fougue de la jeunesse occi-
dentale durant la deuxième moitié des années 1960. Les maîtres
à penser de cette jeunesse sont : Albert Memmi, Frantz Fanon,
Fidel Castro, Régis Debray et, héros tragique de l’époque s’il en
est un, Ernesto « Che » Guevara.
On a parfois considéré que la répression ayant suivi les événe-
ments d’octobre 1970 avait constitué un tournant qui aurait
amorcé la débandade immédiate des foyers de contestation. La
réalité est plus complexe. S’il est vrai que de nombreux groupes
contestataires, dont quelques-uns d’inspiration vaguement anar-
chiste, disparaîtront dans la foulée des interventions policières
136 à la croisée des siècles

musclées de l’automne 1970, on observera en même temps une


radicalisation indéniable du mouvement ouvrier. Autrement dit,
la contestation et l’agitation ne disparaissent pas, elles changent
de forme mais également de lieu d’expression : les enjeux du
mouvement ouvrier prennent alors le devant de la scène. Après
une première phase de grande réticence à l’égard de l’option
souverainiste, voici d’abord qu’une bonne partie des militants
syndicaux y adhèrent. Cela contribue, sans en être le seul facteur
bien sûr, à ce que la lune de miel prévalant durant la Révolution
tranquille entre les syndicats et le Parti libéral prenne définitive-
ment fin. S’ouvre alors l’ère de la contestation syndicale, qui
culminera avec les luttes de la fonction publique en 1972 et avec
la résurgence des grandes grèves ouvrières dans le secteur privé
– dont celles des usines de Firestone et de United Aircraft demeu-
reront les symboles –, grèves d’une ampleur comme on n’en avait
pas vue depuis les années 1950.
La donne est nouvelle. Largement le fait de la jeunesse étu-
diante au cours des années 1960, voilà que cette agitation et cette
contestation passent rapidement sous la gouverne du mouvement
syndical, lequel a évidemment mieux résisté que n’a pu le faire le
mouvement de la jeunesse aux entreprises répressives du pouvoir,
lui qui était moins bien organisé… et plus jeune ! Le mouvement
hippie, également appelé bizarrement « contre-culture » et qui
avait tout de même amené beaucoup de jeunes à rêver d’une
société meilleure (et cela avec ou sans hallucinogènes, mais chose
certaine sans violence ni bureaucratie), est également en voie
d’extinction au Québec, comme ailleurs en Occident. La récréa-
tion est finie. Le temps est venu de passer aux choses sérieuses.
La « société nouvelle » et l’« homme nouveau », dont la jeunesse
des années 1960 avait nourri le rêve, n’adviendront pas par géné-
ration spontanée. La révolution, la vraie, s’impose. La voie est
alors ouverte à l’émergence d’un courant politique capable de
soutenir un discours révolutionnaire conséquent.
Or, ce discours existe. C’est celui du mouvement communiste
qui s’emploie à le diffuser depuis le début du siècle aux quatre
un abcès à crever 137

coins de la planète. Non seulement ce discours existe-t-il, mais il


est en voie d’être débarrassé des scories dont un demi-siècle de
pouvoir soviétique l’avait encombré. L’Union soviétique n’est plus
la patrie du socialisme ; son parti a cédé au révisionnisme, à savoir
qu’il a abandonné la juste application des principes définis par les
maîtres de la révolution prolétarienne, Marx et Lénine. Mais voilà
que Mao a repris le flambeau, lui qui, depuis les années 1950,
mène la lutte contre les déviations entachant la politique sovié-
tique et qui l’ont entraînée à abandonner la voie de la révolution.
Il appartient désormais à Mao de formuler un nouveau marxisme-
léninisme adapté aux conditions nouvelles, en particulier à la
lutte des pays coloniaux, le « tiers-monde », contre les puissances
impérialistes, soit le « premier monde », lequel comprend selon
l’analyse maoïste essentiellement deux « super-puissances », les
États-Unis et l’Union soviétique, avec leurs valets respectifs, dont
le Canada, constituant le « deuxième monde ». Ce renouvellement
du marxisme-léninisme s’opérera, entre autres, grâce à la révolu-
tion culturelle chinoise alors en cours, destinée à démolir les
vieux concepts et à ouvrir la porte à la construction du « nouveau »
sur les décombres de l’« ancien ». Un langage qui ne pouvait être
mieux adapté aux idéaux que la jeunesse des années 1960 avait
embrassés avec enthousiasme, y compris cette frange qui s’iden-
tifiait jusque-là au mouvement hippie, à la « contre-culture », et
qui est alors en voie de s’éteindre dans le désenchantement et la
récupération totale (« Dream is over », dira John Lennon lui-
même). Un langage, enfin, auquel un certain nombre d’intellec-
tuels, français en particulier, se chargeront de donner une forme
théorique (on pense entre autres à Louis Althusser), laquelle
séduira à son tour une autre frange de cette jeunesse, plus intel-
lectuelle, la motivant à se mouiller avec « le vrai monde ».
C’est donc dans ce contexte sociopolitique et idéologique que
naît le mouvement marxiste-léniniste québécois. On le voit bien
quand on se donne la peine d’en rappeler les sources, l’action du
mouvement marxiste-léniniste s’est ainsi inscrite tout simple-
ment, et tout naturellement pourrait-on dire, dans le contexte qui
138 à la croisée des siècles

prévalait alors. Avant de s’attaquer à la question de leur idéologie,


il convient donc de jeter un regard sur l’action même des marxistes-
léninistes, si on ne veut pas en rester aux courantes dénonciations
à l’emporte-pièce, qui s’appuient sur une information nettement
partielle et très souvent partiale.
Ce qu’on a appelé le mouvement marxiste-léniniste québécois
et canadien était en réalité composé de plusieurs partis, organi-
sations ou groupes, dont la plupart menait leur action à l’échelle
du Canada, même s’ils étaient souvent nés au Québec1. Semblable
éparpillement du mouvement s’est d’ailleurs retrouvé dans la
plupart des pays occidentaux. À la différence des principaux
groupes trotskistes, les marxistes-léninistes n’appuyaient pas, sauf
exception, l’indépendance (bourgeoise) du Québec, mais recon-
naissaient le plein droit de celui-ci à l’autodétermination. Au-delà
de leur adhésion au marxisme-léninisme, version chinoise ou
albanaise2 suivant les cas, dont l’interprétation pouvait d’ailleurs
présenter des différences parfois non négligeables, ces groupes
menaient des activités distinctes, non coordonnées, et parfois
même contradictoires. Par exemple, le Parti communiste du

1. [NdÉ] Pour prendre la mesure du « poids » politique de ces diverses orga-


nisations, il n’existe pas de statistiques officielles mais on peut raisonnablement
se fier aux évaluations établies par Jacques Benoît dans son livre L’extrême gauche
(Montréal, La Presse, 1977), données reprises par Jean-Philippe Warren dans
son ouvrage Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste
au Québec (Montréal, VLB, 2007). À la fin des années 1970, soit au plus fort
de la fièvre d’extrême gauche (comme on l’appelait dans les grands médias de
l’époque), on évalue ainsi à environ 2 000 le nombre de militants et militantes
qui s’identifiaient ouvertement à cette mouvance politique, dont 1 500 au Québec,
auxquels il faut en ajouter 500 de diverses autres tendances (essentiellement trots-
kistes), pour un total d’environ 2 500 à 3 000 « gauchistes » actifs au Canada dans
ces années-là. Ces groupes distribuaient par ailleurs autour de 15 000 exemplaires
de leurs journaux respectifs sur une base bi-hebdomadaire !
2. Mao meurt en 1976 et l’orientation de ses successeurs à la tête du Parti
communiste chinois sera considérée comme un retour au révisionnisme par une
partie du mouvement marxiste-léniniste de divers pays, à commencer par les
inconditionnels de Mao au sein même du Parti communiste chinois. C’est ainsi
que, pour certains, dont le PCC (m-l) canadien, Enver Hoxha, à la tête du Parti
communiste albanais, acquerra le statut de leader idéologique du mouvement.
un abcès à crever 139

Canada (marxiste-léniniste) se spécialisait dans les publications,


les forums internationaux (puisqu’il jouissait de fonds fournis
par des partis étrangers, chinois, albanais ou coréen, suivant les
époques) ainsi que dans le sabotage de meetings politiques et de
manifestations… des autres marxistes-léninistes. De son côté,
le Parti communiste ouvrier (qui obtiendra lui aussi la recon-
naissance du parti chinois et appuiera le régime cambodgien
de Pol Pot), accordait une place centrale à l’implantation dans
les usines et autres lieux de travail3. Finalement, l’organisation
EN LUTTE !, demeurée totalement indépendante de tous partis
étrangers de sa naissance à sa dissolution, préconisait plutôt
l’agitation-­propagande traditionnelle (journal, revue, tracts, mee-
tings) et le soutien aux luttes ouvrières, que ce soit celle d’un
groupe particulier (Firestone à Joliette, Shellcast à Montréal-
Nord, United Aircraft à Longueuil, Commonwealth Plywood à
Sainte-Thérèse, Celanese à Cowansville, Robin Hood à Pointe
Saint-Charles, etc.) ou celle du mouvement ouvrier en général
(par exemple les mobilisations contre le gel des salaires décrété
par le gouvernement Trudeau en 19754).
Sur ce terrain des luttes concrètes, il est à mon avis pour le
moins simpliste de prétendre que l’action du mouvement dans
son ensemble, et celui d’EN LUTTE ! en particulier, n’ait été

3. À savoir le fait pour ses membres, souvent des étudiants, de se faire embau-
cher pour mener un travail syndical et politique quotidien directement sur les
lieux de travail.
4. [NdÉ] En 1975, sous le motif de contrer l’inflation galopante d’alors, le
gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau adopte la loi C-73, qui comprend
notamment une politique de gel des prix et des salaires touchant tous les secteurs.
S’ensuivit une vaste mobilisation à travers l’ensemble du Canada ayant pour
objectif le retrait de la loi. Le mouvement culmina le 14 octobre 1976 lorsqu’une
vaste grève générale fut décrétée dans tout le pays, quelque 1,2 million de travail-
leurs et travailleuses (dont 250 000 au Québec) provenant à la fois des secteurs
public et privé débrayant dans 150 villes canadiennes. Grève sociale d’une jour-
née, la mobilisation fut cependant insuffisante pour modifier la loi en question.
À noter que l’ensemble des grandes centrales syndicales québécoises participèrent
au mouvement de grève et qu’à Montréal une manifestation rassembla plus de
20 000 personnes en ce fameux 14 octobre 1976.
140 à la croisée des siècles

qu’une désastreuse aventure. Malgré les divergences profondes et


les débats virulents qui ont souvent accompagné ces actions des
groupes m-l, plusieurs d’entre elles ont constitué des foyers de
solidarité populaire dont on n’en a pas revu beaucoup de compa-
rables par leur ampleur depuis, à ma connaissance du moins, ni
au Québec ni au Canada. Ce qui permet de supposer que l’action
de ces groupes n’était pas si étrangère aux préoccupations popu-
laires d’alors, qu’elle s’inscrivait dans un contexte de contestation
et de revendication qui dépassait ces groupes très certainement,
mais dont ils étaient clairement parties prenantes. Un exemple de
ce type d’action en est le Comité de solidarité avec les luttes
ouvrières (CSLO), qui réunissait autant des membres d’EN LUTTE !
que de groupes trotskistes ou du PCO (Parti communiste ouvrier,
antérieurement appelé Ligue communiste (m-l) du Canada).
Cette organisation de masse, ouverte aux individus et organismes
qui voulaient appuyer une lutte ouvrière en cours, offrira un
cadre de mobilisation populaire non négligeable ainsi qu’un
soutien concret aux grévistes (financier, moral et politique), un
soutien, soit dit en passant, sur lequel les employés des restau-
rants McDonald’s ne lèveraient sûrement pas le nez dans leur
présente lutte de syndicalisation5.
De plus, au-delà de la convergence fréquente de ses revendi-
cations avec celles de plusieurs groupes ouvriers et populaires, il
faut souligner que le mouvement marxiste-léniniste s’est parfois
montré plus perspicace dans ses analyses de situations particu-
lières que le mouvement syndical lui-même. Ainsi, il lui est régu-
lièrement arrivé de soutenir des actions de la « base syndicale »
contre les orientations de sa direction, les « boss syndicaux »,

5. [NdÉ] À l’image des difficiles tentatives de syndicalisation dans les dépan-


neurs Couche-Tard et autres Walmart ces dernières années, la fin des années 1990
voyait les restaurants McDonald’s être l’objet d’une campagne très médiatisée de
syndicalisation. Quelques établissements nouvellement syndiqués ou en voie de
l’être avaient d’ailleurs fermé leurs portes, suivant une dynamique qui n’est pas
sans rappeler celle ayant entraîné la fermeture à Montréal de succursales de
dépanneurs Couche-Tard nouvellement syndiquées en 2011 et 2012.
un abcès à crever 141

comme on les appelait, et parfois même d’infléchir l’orientation


de certaines luttes. Ainsi, la campagne d’EN LUTTE ! contre le
gel des salaires était tout à fait pertinente et des secteurs non
négligeables du mouvement ouvrier y ont prêté oreille, forcés
qu’ils ont été de manifester leur opposition autrement que par de
simples procédures judiciaires, comme ils en avaient l’habitude.
On pourrait faire le même constat en ce qui a trait à la défense
au Canada anglais du droit du Québec à l’autodétermination,
qu’EN LUTTE ! et d’autres marxistes-léninistes ont menée avec
acharnement au sein du mouvement syndical, dans les groupes
populaires, dans les journaux, même à la radio et à la télévision.
Cette action a au moins contribué à ce que des gens du Canada
anglais, à tout le moins parmi les « progressistes », reconnaissent
ce droit et en fassent à leur tour la promotion dans leurs milieux
respectifs. C’était quand même mieux, me semble-t-il, que la
propagande anti-Québécois aujourd’hui dominante. Quant à la
légende voulant que les marxistes-léninistes aient fait perdre le
« oui » au référendum de 1980, j’ai dit ailleurs ce que j’en pensais :
compte tenu du décompte officiel de ce référendum et de leur
nombre, tous les m-l auraient voté trois fois chacun pour le « oui »
qu’il aurait quand même été perdant ! Faudra trouver d’autres
excuses !
On pourrait finalement signaler le rôle majeur joué par les
marxistes-léninistes dans l’instauration, au début des années
1970, d’une pratique maintenue depuis, celle d’organiser des
activités populaires le 8 mars, Journée internationale des femmes,
décrétée initialement par Lénine en 1921. Avec les trotskistes, ils
ont été les véritables instigateurs de la célébration militante et
publique de cet événement au Québec, les groupes communau-
taires et syndicaux la reprenant à leur compte durant les années
qui suivirent. On dira, bien sûr, que la position des marxistes-
léninistes sur l’émancipation des femmes était critiquable ou
contestable (elle sera d’ailleurs fortement contestée à l’intérieur
même d’EN LUTTE !, soit dit en passant, surtout durant la der-
nière année de son existence), mais il n’en reste pas moins que le
142 à la croisée des siècles

mouvement marxiste-léniniste a contribué à élargir l’intérêt


porté aux préoccupations des féministes de l’époque et à en faire
une question présente dans l’ensemble de la gauche.
Bref, malgré toutes les critiques qu’on pourra formuler sur le
mouvement marxiste-léniniste, et elles ne sont pas des moindres,
il reste qu’il a été partie prenante d’un important mouvement
social. Réunissant plusieurs composantes, dont la jeunesse, une
partie du mouvement des femmes et une fraction non négligeable
du mouvement ouvrier, dans lesquels il a souvent joué un rôle
positif. Comme quoi il est toujours trompeur de juger un courant
politique sur la seule base des théories qu’il professe ou du
décompte des morts qu’il a laissés derrière lui, sans prendre en
considération le contexte social qui l’a amené à se constituer et
dans lequel il a poursuivi son action. Pour prendre un exemple
de cela autre que les m-l, rappelons que le mouvement nationa-
liste québécois n’est pas apparu et ne s’est pas développé par
hasard, et quiconque voudrait aujourd’hui en faire l’analyse à la
seule lumière du discours du FLQ ou du décompte des victimes
de celui-ci ne serait vraisemblablement pas pris très au sérieux,
en tout premier lieu par les souverainistes eux-mêmes. Tout
comme il est trompeur de juger un mouvement social exclusive-
ment sur ses caractéristiques « morales ».

* * *

À la question posée plus haut de savoir comment le marxisme-


léninisme a-t-il pu susciter l’enthousiasme d’un aussi grand
nombre de jeunes au début des années 1970, une partie de la
réponse tient dans l’implication concrète des organisations qui
s’en réclamaient dans les activités que je viens de mentionner
– mais certainement pas la réponse entière –, l’autre raison se
trouvant, me semble-t-il, du côté des idées qu’il véhiculait, de son
idéologie. Évidemment, on peut très bien s’engager dans le sou-
tien aux luttes ouvrières et populaires sans adhérer à l’idéologie
communiste. Mais c’est justement en sa qualité d’idéologie que
un abcès à crever 143

le marxisme-léninisme a conquis, durant cette période, la partie


de la jeunesse sans doute la plus militante et la plus convaincue
de l’urgente nécessité de provoquer des changements sociaux
majeurs, révolutionnaires. La révolution a, en effet, besoin d’une
idéologie.
Durant les années 1960, les Memmi, Guevara, Debray et
autres avaient inspiré les felquistes. Or le prestige de ces théori-
ciens, qui prônaient des luttes de libération nationale enclenchées
par des foyers de lutte armée, s’était considérablement estompé.
Une fois cette avenue ayant montré ses limites, quels leaders
révolutionnaires ou leaders théoriques et pratiques offraient alors
une orientation conséquente, une certaine crédibilité ? Ce sont
ceux qui se réclamaient du marxisme dans sa tendance maoïste,
qui ne rejetaient pas seulement le stalinisme (quoique, sur ce
terrain, des ambiguïtés soient apparues, y compris au sein d’EN
LUTTE !), mais l’orientation même du Parti communiste sovié-
tique, qualifié de révisionniste. Bref, nous apprenions dans les
livres de Mao, mais aussi dans ceux de Lénine et Trotski pour ce
qui est de leur époque, que le communisme avait connu des ratés
importants au cours de son histoire mais que cela s’expliquait
chaque fois par l’abandon de la doctrine marxiste originelle.
Ce « besoin d’idéologie » était d’autant plus grand que les
emportements des années 1960, dont ceux du FLQ au Québec,
puis des Black Panthers et des Weathermen aux États-Unis,
avaient provoqué des interrogations sérieuses : leur caractère
spontané, anarchique et violent devait effectivement en amener
plusieurs à douter de leur efficacité politique à plus long terme. Si
bien qu’au début des années 1970, les courants violents dispa-
rurent rapidement du paysage nord-américain, où la répression se
montra particulièrement féroce. Ailleurs, en Italie, en Allemagne
de l’Ouest et au Japon notamment, de même qu’en quelques
points chauds d’Amérique latine, des organisations terroristes
survécurent encore plusieurs années, sans qu’on sache très bien
si, à un certain stade, elles n’avaient pas progressivement opéré
une sorte de « décrochage » de la vie sociale au profit d’une forme
144 à la croisée des siècles

de marginalité quasi délinquante, réduisant du même coup leur


idéal politique initial à une espèce de rêve mythique, de nostalgie
désespérée.
Bref, nous apprenions qu’il y avait une tradition révolution-
naire socialiste et communiste vieille d’un siècle en Occident.
Nous apprenions également que, malgré les égarements, les aber-
rations et les horreurs dont son histoire pouvait avoir été jalonnée,
cette tradition constituait toujours la référence, dans la mesure
où il serait possible d’en arriver à la purger du révisionnisme qui
l’avait gangrenée et à l’adapter aux nouvelles conditions, notam-
ment celle des luttes de libération nationale de l’après-Deuxième
Guerre mondiale. Nous apprenions enfin que c’est à cela que
Mao Tsé-Toung s’employait depuis plusieurs années déjà et que
des intellectuels connus, en France notamment mais également
aux États-Unis et au Québec, suivaient sa trace et trouvaient là
un auditoire réceptif, chez de nombreux étudiants en particulier.
Il est aujourd’hui facile de juger avec condescendance les jeunes
et moins jeunes « illuminés » des années 1970. Mais il convient
de rappeler que le marxisme a alors été au cœur d’un véritable
mouvement social présent dans la plupart des pays occidentaux
et dans à peu près toutes les régions du monde. Quand on voit
aujourd’hui certains indépendantistes québécois prétendre que
le mouvement marxiste-léniniste a été une entreprise fédéraliste
destinée à tuer le mouvement souverainiste dans l’œuf, on ne sait
donc pas si on doit en rire ou en pleurer.
Il reste qu’avec un quart de siècle de recul et un regard plus
détaché sur l’évolution des sociétés occidentales, on se prend à
penser qu’il fallait une bonne dose de naïveté pour croire, en 1972
et durant les années suivantes, en l’imminence de la révolution
socialiste dans un pays comme le Canada ou une province comme
le Québec. Mais, hier comme aujourd’hui, on analyse toujours les
situations sociales à la lumière d’une idéologie, qu’elle soit chré-
tienne, musulmane, libérale ou marxiste. Or, la tradition marxiste
associait depuis le début du siècle les crises répétées du capita-
lisme et la révolution socialiste. Les bouleversements intervenus
un abcès à crever 145

depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, notamment dans


les régions coloniales, ainsi que l’agitation étudiante de la fin des
années 1960, de Paris à Montréal, en passant par la Turquie, le
Mexique, l’Allemagne et les États-Unis, apparaissaient alors à
plus d’un comme autant d’indices certains qu’une crise majeure
de l’ordre capitaliste était en cours.
Il fallait aussi un haut degré d’ignorance ou d’incompréhen-
sion du marxisme pour réduire les dérapages des pays soviétiques
(et ils n’étaient pas que de l’ordre de la répression politique) à une
simple question de dérive révisionniste de la part des dirigeants
des partis concernés. Cette interprétation réductrice, on en trouve
des signes précurseurs dans les critiques que Trotski, entre autres,
formulait dès les années 1920 sur l’orientation adoptée par Staline,
critiques reprises par la suite par ses partisans. Mais à partir des
années 1950, le principal artisan de la critique du révisionnisme
soviétique demeure Mao Tsé-Toung et celle-ci comporte, comme
je l’ai dit plus haut, ce paradoxe suivant lequel l’évolution des
sociétés socialistes aurait été déterminée par l’idéologie de leurs
leaders, alors que, dans les sociétés capitalistes, ce serait les condi-
tions sociales, les rapports économiques qui constitueraient, « en
dernière instance », la base de l’idéologie. Nous reviendrons sur
ce paradoxe de l’idéologie marxiste-léniniste ; restons-en pour
l’instant à ses éléments fondamentaux : le renversement du capi-
talisme et l’instauration de la dictature du prolétariat sous la
conduite du parti d’avant-garde.
Les marxistes-léninistes des années 1970 ont maintenu sans
nuances significatives cet élément central de l’idéologie commu-
niste orthodoxe, à savoir que le passage au socialisme exigeait le
renversement violent du système capitaliste. Nul doute que le
contexte des luttes révolutionnaires en cours dans les pays colo-
niaux alimentait concrètement cette conviction. Mao ne disait-il
pas que les prolétaires des châteaux forts du capitalisme, les pays
industrialisés, encerclés pour ainsi dire par les luttes des régions
paysannes du tiers-monde, s’embraseraient à leur tour et précipi-
teraient le capitalisme dans les « poubelles de l’histoire » ? Or, il
146 à la croisée des siècles

n’en demeure pas moins qu’en dépit de toutes les luttes et des
nombreuses guerres civiles qui ont marqué ce siècle, aucun pays
industrialisé n’a connu à ce jour de révolution au sens léniniste
du terme. On peut même dire qu’après la défaite des commu-
nistes allemands en 1919, aucune entreprise insurrectionnelle n’a
été mise en œuvre. Cela devrait retenir l’attention. Tout comme
le devrait également l’issue, telle qu’on peut l’apprécier aujour­
d’hui, des luttes de libération nationale de l’après-guerre. Étapes
cahoteuses à n’en pas douter dans l’évolution des peuples qui les
ont menées, comme l’est le parcours historique de toute société,
elles n’ont pas débouché sur le renversement du capitalisme – tout
comme elles ne l’ont pas non plus davantage affaibli –, et ce,
même si elles ont souvent été conduites par des communistes. On
peut même se demander si, dans certains cas du moins, ces luttes
ne lui ont pas ouvert la voie. En tous les cas, la chose est plutôt
claire en ce qui concerne la Russie et l’Europe de l’Est, la Chine
et le Vietnam également. Il n’y a en fait plus guère que Cuba et la
Corée du Nord pour maintenir leurs positions traditionnelles, du
moins au plan du discours. Tout porte à croire qu’en cette fin de
xxe siècle l’industrialisation passe encore par la voie capitaliste.
Tout cela, à n’en pas douter, pose de sérieuses questions sur la
portée du mot d’ordre de « lutte révolutionnaire pour le socia-
lisme », questions sur lesquelles nous reviendrons plus loin en
nous arrêtant aux perspectives qui se dégagent des luttes récentes
en Amérique latine de même qu’en Irlande, au Pays basque et en
Corse.
Adoptant les thèses maoïstes sur le révisionnisme soviétique
(des thèses, par ailleurs, le plus souvent davantage inspirées par
un fort sentiment nationaliste que par le marxisme), le mouve-
ment marxiste-léniniste s’est révélé impuissant à expliquer, en
termes marxistes, l’évolution des sociétés socialistes, notamment
celle de l’Union soviétique, et a dû, comme à son corps défendant,
maintenir l’explication alors convenue à l’effet qu’elle résidait
dans les déviations idéologiques de son parti, à commencer par
celles de ses dirigeants. Ce qui revenait à dire que le socialisme
un abcès à crever 147

aurait triomphé si les dirigeants et le parti étaient demeurés


fidèles aux principes et, par conséquent, qu’il pouvait advenir si
le mouvement lui-même demeurait rigoureusement fidèle à la
doctrine. (Cela, soit dit en passant, ne me semble pas très marxiste,
ni même très léniniste.) C’était, entre autres, négliger le contexte
du renforcement et de l’expansion du capitalisme, ce que sans
doute on ne voyait pas ou ne voulait pas voir, puisqu’on s’entêtait
à dire que le système était au bord de la crise ultime, celle qui le
précipiterait incessamment dans les « poubelles de l’histoire ».
C’était, dans une certaine mesure, faire dépendre le cours de
l’histoire de l’idéologie, comme on dit parfois que « les idées
mènent le monde ». Cela n’est pas évident6.
Malgré que son analyse concrète des situations concrètes, sui-
vant l’expression de Lénine, se soit en maintes occasions révélée
cohérente, c’est-à-dire qu’elle ait entraîné des prises de position
et des actions justifiées dans les faits, ainsi que nous l’avons
illustré plus haut, force est de constater que l’analyse du mouve-
ment marxiste-léniniste du développement du capitalisme et sa
conception du passage au socialisme n’ont pas résisté à l’épreuve
des faits. J’ai déjà dit que son analyse de l’histoire du mouvement
socialiste est demeurée souvent abstraite. En termes pratiques, on
peut dire que les analyses marxistes-léninistes ont souvent péché
par la surévaluation de la gravité de la crise du capitalisme, tout
comme de l’unité et de la force du mouvement ouvrier. Surévalua­
tion qui n’a pas été étrangère à l’adoption du principe du parti
d’avant-garde, destiné, suivant le credo marxiste-léniniste, à
conduire les masses à la révolution et au socialisme.
On peut donc dire que le marxisme, au Québec comme ail-
leurs dans le monde, a connu, de la fin des années 1960 au milieu
des années 1970, une évolution regrettable, qui l’a fait passer du

6. [NdÉ] Pour le lecteur qui voudrait en savoir davantage sur la question du


révisionnisme, sur l’histoire du mouvement communiste international et sur les
réflexions de Charles Gagnon à cet égard, on pourra se référer à son texte
« Bulletin spécial no 40 », écrit en 1980 et faisant partie du deuxième volume des
écrits politiques de Gagnon, EN LUTTE ! (Montréal, Lux, 2008).
148 à la croisée des siècles

statut d’instrument susceptible de faciliter la clarification des


enjeux des combats sociaux et politiques ainsi que des moyens à
mettre de l’avant pour les mener, à celui de guide suprême, de
référence incontournable, dans quelque domaine que ce soit et en
toutes circonstances. Du marxisme primaire des premiers balbu-
tiements d’EN LUTTE ! en 1972, on est ainsi passé, sous la pres-
sion des intellectuels les plus au fait des « luttes de ligne » ayant
cours dans les universités européennes, à un marxisme en appa-
rence plus évolué, mais en fait plus dogmatique, dominé par le
souci de ne pas s’éloigner des classiques, Marx et Lénine d’abord,
puis Staline pour certains et, bien sûr, Mao.
Comment se fait-il alors que la révolution bolchévique,
conduite suivant les enseignements de ces mêmes classiques, ait
débouché non pas sur le socialisme, mais sur une forme de capi-
talisme d’État ? L’explication la plus simple et la plus courante à
l’époque en était la suivante : la trahison de ses chefs, devenus
révisionnistes après la mort de Lénine, ayant abandonné la ligne
juste. On retrouve, soit dit en passant, exactement le même type
d’explication à propos des dérapages actuels de la société capita-
liste ; des observateurs, comme John Saul par exemple, vous
diront que cela provient de ce qu’on a abandonné les principes
fondamentaux du libéralisme. En d’autres termes, l’évolution des
sociétés dépendrait en dernière analyse de l’idéologie de ses lea-
ders. Une telle explication, on s’en doute, a peu à voir avec le
marxisme, lequel, même dans ses formes les plus diluées, place
les conditions socioéconomiques au cœur de l’évolution des
sociétés. La question cruciale devient alors : quels sont les facteurs
socioéconomiques, au-delà de la seule idéologie des leaders, qui
ont conduit l’Union soviétique dans la voie qui a été la sienne
durant les années 1920, 1930 et 1940, voie qui à partir des années
1950 sera qualifiée de révisionniste et de contre-révolutionnaire ?
En fait, ce débat s’était amorcé dès les années 1920 avec Trotski,
adversaire acharné de Staline, et n’avait jamais donné de résultats
vraiment concluants. Chose certaine, aucune des analyses pro-
duites sur le sujet, et il y en a eu un certain nombre, n’a fait la
un abcès à crever 149

preuve que l’adhésion inconditionnelle des dirigeants soviétiques


à une quelconque ligne juste eût pu infléchir le cours de l’histoire.
L’analyse de l’historien britannique E. H. Carr, qui fait appel à
divers éléments de l’histoire de la Russie et au contexte interna-
tional de la première moitié du siècle, me paraît beaucoup plus
convaincante7.
La ligne marxiste-léniniste a été mise en œuvre de bien des
façons au cours des 75 dernières années, depuis celle de Lénine
jusqu’à celle de Pol Pot, en passant par celles de Staline, de
Ceausescu, de Castro, de Mao et de Kim Il Sung. Force est de
reconnaître qu’à la lumière des résultats, la « ligne juste » reste
encore à élaborer, à moins qu’il faille modestement consentir à
reconnaître qu’elle est un leurre.

* * *

Est-ce que les faiblesses majeures du mouvement marxiste-


léniniste des années 1970 ont été corrigées de telle sorte qu’il
serait opportun de le faire revivre, comme certains le prétendent
aujourd’hui ? Une première question, fondamentale, pourrait
se formuler ainsi : quel type de société le marxisme-léninisme
devrait-il aujourd’hui proposer ? La russe, la chinoise, la nord-
coréenne, la cambodgienne de Pol Pot, la cubaine, la vietna-
mienne ? En d’autres termes, comment les marxistes-léninistes
d’aujourd’hui expliquent-ils qu’à peu près toutes les sociétés
ayant expérimenté la révolution socialiste ne trouvent rien de
mieux à faire que de revenir plus ou moins ouvertement, plus ou
moins rapidement, au capitalisme ? Bref, l’évolution des sociétés
à révolution socialiste depuis le début du siècle reste à expliquer…
en termes marxistes. Rien ne permet de croire que les marxistes-
léninistes aient seulement amorcé une telle étude. Une piste
résiderait peut-être dans ce fait qu’on néglige souvent de prendre
en considération : toutes les révolutions prolétariennes ont eu lieu

7. Voir, entre autres travaux de Carr, A History of Soviet Russia, en 7 volumes.


150 à la croisée des siècles

dans des sociétés… paysannes ; des sociétés paysannes qui, après


un certain chaos, sont aujourd’hui en voie de passer à l’indus-
trialisation capitaliste.
Pour dire les choses sans détour, la défense du marxisme-
léninisme dans la forme qu’il a prise durant les années 1960 et
1970 me paraît être un anachronisme dangereux… à moins qu’elle
ne s’accompagne d’une analyse cohérente de l’évolution des socié-
tés qui s’en sont réclamées. Se contenter de dire que ces sociétés
se sont éloignées des vrais principes, qu’elles ont trahi Marx et
Lénine, me paraît toujours une dérobade facile sans aucune por-
tée explicative. Or, il faudrait bien arriver à savoir pourquoi il en
a été ainsi. Je crois bien qu’une analyse rigoureuse du « socialisme
réel » et de l’action du mouvement marxiste-léniniste des années
1970 ne pourra pas faire l’économie d’une critique du léninisme
et de la mise en perspective du marxisme, en accordant, par
exemple, beaucoup plus d’importance aux analyses concrètes de
Marx, lesquelles font place aux nuances et même à des subtilités,
font appel à une diversité de faits de toute nature (ce que j’appelle
les « dynamismes sociaux »), qu’on ne trouve pas chez la plupart
de ses épigones. Pareille analyse abandonnerait, d’autre part,
l’exégèse des écrits théoriques de Marx, par laquelle on tente
vainement de rétablir sa pensée véritable et incontestable, exégèse
dans laquelle se sont complu trop de théoriciens marxistes des
années 1960.
Le marxisme-léninisme a versé, en fait, dans une forme d’in-
tégrisme idéologique comparable à cet égard aux intégrismes
religieux d’hier et d’aujourd’hui, à savoir la recherche d’une
pureté doctrinale et son application rigoureuse en toute matière.
On pense ici au Petit Livre rouge de Mao, utilisé à toutes les sauces
par les Gardes rouges durant la Grande Révolution culturelle
dans la Chine des années 1960, et aux effets que l’adoption de
cette morale prolétarienne a eu dans bien des organisations
marxistes-léninistes, comme nous le verrons au chapitre suivant.
Cela n’est pas très honorable, dira-t-on, mais reconnaissons au
moins que le mouvement d’ici n’a pas dégénéré dans les déborde-
un abcès à crever 151

ments de violence incontrôlée et injustifiable qu’ont connus cer-


taines autres organisations du même type, ailleurs dans le monde.
Associée à la morale prolétarienne, cette vision intégriste du
marxisme déboucherait inévitablement sur le sectarisme.
Je ne crois pas qu’il soit honteux, bien au contraire, de recon-
naître la réalité pour ce qu’elle est. Sans avoir fait le tour de la
question, loin de là, je crois que la révolution soviétique ne peut
pas être un modèle pour la société québécoise, canadienne et
occidentale, même si je ne suis pas de ceux qui prétendent que
son cours était inscrit au cœur du marxisme et du léninisme. Elle
est d’autant moins ce modèle que les révolutions subséquentes qui
s’en sont inspirées n’ont dans à peu près aucun cas donné les
résultats escomptés ; bon nombre d’entre elles ont plutôt conduit
à de véritables désastres.
Il peut être pénible pour les militants des années 1960 et
1970 qui n’ont pas abandonné leurs convictions et pour ceux des
nouvelles générations qui partagent leur vision des choses de
reconnaître que celle-ci n’est pas adaptée à la situation présente.
Peut-être même considèrent-ils qu’il leur faut avoir le courage de
maintenir leurs convictions antérieures contre vents et marées,
qu’ils ne peuvent pas, en d’autres termes, se renier ou trahir
leur idéal. Mais le courage ne réside pas dans l’acharnement
à défendre des idées aux assises pour le moins boiteuses, ni à
refuser d’analyser la situation concrète et de mesurer ce qu’il
est possible et souhaitable de faire. Cela n’est pas du courage,
c’est de l’entêtement. Et cela n’est pas sans conséquence. Car, on
semble parfois l’oublier, l’action politique n’est pas qu’affaire de
militants, de bonne conscience militante, de discours révolution-
naire blindé.
Je ne crois pas me tromper en disant qu’il y a aujourd’hui au
Québec des milliers de personnes qui ont des griefs sérieux et
majeurs à l’endroit des classes dirigeantes, et qui ne demande-
raient pas mieux que de pouvoir les faire connaître au sein d’un
mouvement politique qui puisse les prendre en charge. Je doute,
par ailleurs, qu’il s’en trouve beaucoup prêtes à simplement faire
152 à la croisée des siècles

de la casse toutes les fins de semaine, encore moins à prendre le


maquis. Et même s’il s’en trouvait quelques douzaines, il faudrait
leur dire que leur entreprise risque fort de ne pas aller plus loin
que celle des cellules felquistes des années 1960 ; les prier, à tout
le moins, de consacrer quelques heures à l’étude de l’histoire de
la gauche québécoise et internationale depuis au moins la
Deuxième Guerre mondiale. Elles en sortiraient sans doute avec
la conviction, qui est aujourd’hui la mienne, que cette histoire
pose de nombreuses questions de fond auxquelles aucune réponse
vraiment satisfaisante n’a encore été apportée. M’est avis que
compte tenu des résultats obtenus, il vaudrait sans doute mieux
réfléchir encore un peu avant de relancer les mêmes projets.
Si la gauche n’accepte pas d’avoir comme principal objectif la
satisfaction, la griserie d’avoir brûlé trois autos de police, casser
25 vitrines et décrocher la mâchoire à quelques opposants, des
flics si possible ; si la gauche doit plutôt se laisser guider par les
intérêts des couches défavorisées, c’est-à-dire mener la lutte sur
le terrain de leurs principales revendications dans le but d’obtenir
des victoires, le choix à faire me semble assez limpide. Sans
exclure a priori aucune forme d’intervention, elle doit d’abord
pouvoir miser sur une mobilisation régulière, croissante, durable,
qui exerce une véritable pression sur le pouvoir et le pousse dans
ses derniers retranchements aussi souvent que possible. Une telle
mobilisation n’est envisageable que si cette gauche se regroupe
sur des bases larges, avec ouverture d’esprit, à l’abri le plus pos-
sible de tout esprit de clan, de secte, de « petite gang de chums »
qui ont raison, toujours et contre tout le monde.
chapitre 15

Non au parti-secte

L a gauche n’a plus guère de crédibilité. La gauche n’a plus


d’audience. La gauche n’a plus de programme. Une gauche
politique est à reconstruire. À défaut de quoi la rupture sociale
en cours depuis plusieurs années déjà est appelée à s’accentuer
pour les décennies à venir et, ne nous y trompons pas, la majorité
se retrouvera dans la « sous-société », démunie, sans pouvoir, sans
voix. C’est cela qu’on appelle désormais l’exclusion. La compas-
sion et les bons sentiments qu’un nombre considérable d’institu-
tions et de personnes manifestent envers les exclus sont sans
doute touchants, mais ne sont-ils pas, au bout du compte, un aveu
d’impuissance ? Pour certains, l’avenir de la gauche résiderait
dans la construction d’un parti ; d’autres s’opposent avec vigueur
à une telle proposition. Bien sûr, le rejet du parti de gauche est lié
au désintérêt profond dont la politique traditionnelle est l’objet,
mais il y a sans doute à cet égard un autre abcès à crever, un autre
malentendu à mettre en lumière.
Les réticences importantes que beaucoup de progressistes
entretiennent à l’égard de la création éventuelle d’un parti de
gauche ne tiennent pas qu’à la morosité politique qui a résulté des
dérapages idéologiques des marxistes-léninistes des années 1970
ni, plus généralement, du mouvement communiste sous toutes ses
formes. Elles proviennent tout autant, et peut-être davantage, de la
crainte de se retrouver dans un cadre hautement bureaucratique,
154 à la croisée des siècles

non démocratique, dominé par une direction toute-puissante,


cadre qui est historiquement associé au mouvement communiste
en général. Ce sentiment est aussi un héritage supposé du mou-
vement marxiste. Je dis bien « supposé », car je ne suis pas du tout
convaincu qu’EN LUTTE !, pour m’en tenir qu’à cet exemple-là
parce que je le connais mieux, ait été moins démocratique que le
Nouveau Parti démocratique, que le Parti québécois ou la CSN !
Au contraire, si EN LUTTE ! a versé dans la bureaucratie et toutes
les lourdeurs de fonctionnement qui ont été son lot durant ses
dernières années d’existence, c’est plutôt en raison d’un surcroît
de démocratie, ou plutôt d’une conception dogmatique de la
démocratie et d’une mise en application extrêmement pointil-
leuse de celle-ci en ce qui concerne, entre autres, les rapports
entre hommes et femmes ainsi que ceux entre ouvriers et intel-
lectuels, la poursuite acharnée de cet objectif entraînant sa part
de lourdeurs, qui se sont ajoutées à celles résultant du contexte de
répression qui prévalait alors à l’égard de toutes les forces contes-
tataires, syndicales et politiques.
Parlons d’abord de ce dernier aspect. Tout au long des années
1970, les organisations politiques, syndicales et populaires du
Québec, y compris le Parti québécois, furent l’objet d’une surveil-
lance policière étroite. Les faits sont connus, parmi lesquels le vol
de la liste des membres du PQ, l’installation de micros dans les
locaux de divers groupes, dont l’Agence de presse libre du Québec
(APLQ), l’encerclement par la police d’un camp où étaient réunis
quelques dizaines de membres d’EN LUTTE !, etc. C’est là un
héritage du FLQ, pourrait-on dire, et un aspect de l’obsession de
Trudeau à écraser les « méchants séparatisses » et toutes les formes
de contestation. Comme les groupes marxistes radicaux tenaient
un discours sans ambiguïté sur leur projet révolutionnaire, il n’est
pas étonnant qu’ils aient adopté dans ce contexte un fonctionne-
ment quasi clandestin, destiné à protéger l’identité de leurs mem­
bres et à garder leurs décisions secrètes. Cela aura évidemment
des effets de lourdeur évidents : utilisation de codes et de sur-
noms ; restrictions sur l’utilisation du téléphone ; rendez-vous
non au parti-secte 155

dans des endroits secrets ou, au contraire, très animés ; longs


détours dans les transports publics, caches pour les documents
compromettants, etc. Ces contraintes, vécues au jour le jour,
s’ajoutant à l’exécution de tâches souvent exigeantes et ingrates,
comme la distribution de tracts et de journaux, n’allaient pas sans
susciter des malaises, du mécontentement ainsi qu’un sentiment
de surcharge et de frustration difficile à supporter avec le temps.
Tout comme la plupart des autres organisations de l’époque,
EN LUTTE ! s’est progressivement transformée en un petit monde
fermé sur lui-même, qui aspirait à préfigurer lui-même la société
socialiste envisagée, un monde d’où devaient donc être bannies
toutes les inégalités, sinon toutes les différences : entre les hommes
et les femmes, entre les intellectuels et les manuels, entre les
salariés et les sans-emploi, etc. Ainsi, la cotisation des membres
augmentait proportionnellement à leurs revenus jusqu’à atteindre
plus de 50 % de leur paye ; les employés de l’organisation, sans
distinction de fonction, étaient payés au niveau du salaire ouvrier
moyen ; l’organisation devait voir à la garde des enfants des mili-
tants, le cas échéant ; et ainsi de suite1.
Pour plusieurs, sans doute, cette rigidité et ce formalisme ne
constituaient que contraintes inutiles et insupportables à la longue.
Le souci démocratique d’EN LUTTE ! s’était progressivement
enrichi de ce que j’appellerais son « moralisme primaire », sorte
de puritanisme politique. Ce moralisme, presque inconcevable
avec le recul du temps, était alors qualifié de « morale proléta-
rienne » ; il avait pris forme par touches successives, de façon
pratiquement insensible, inconsciente, sur la base de la convic-
tion, pour le moins paradoxale, que l’organisation communiste

1. [NdÉ] Pour ceux et celles désirant en connaître davantage sur la vision de


Charles Gagnon sur l’aventure m-l, on réfèrera le lecteur ou la lectrice aux deux
ouvrages suivants : Il était une fois… Conte à l’adresse de la jeunesse de mon pays
(Montréal, Lux, 2006 – paru initialement dans le Bulletin d’histoire politique,
vol. 13, no 1, automne 2004) et Le référendum : un syndrome québécois (Lachine,
Pleine Lune, 1995).
156 à la croisée des siècles

doit vivre comme on vivrait sous le socialisme, dans la recherche


constante, sur tous les plans, de l’égalité la plus poussée possible.
Ce n’est par ailleurs pas sans raison que d’aucuns ont affirmé
que l’égalité des femmes et des hommes a été un terrain impor-
tant de contradictions au sein de ces groupes, y compris à EN
LUTTE ! Cela a été cas parce que, bien sûr, les mâles de ces
groupes étaient bel et bien, malgré leur « morale prolétarienne »,
des mâles québécois et canadiens des années 1970 ! Mais si ce
terrain a occupé davantage de place que d’autres, surtout vers
la fin, c’est en partie parce que, il faut bien le reconnaître, le
féminisme d’un certain nombre de militants et de militantes
n’a pas évité lui-même un certain dérapage. Suivant ce courant,
il aurait fallu non seulement préconiser l’égalité entre les sexes,
mais une mentalité proprement « féministe » dans la conduite
des réunions, dans la façon de faire du journalisme, d’exercer
le pouvoir… ou de l’éliminer. Bref, il existerait une politique
spécifiquement féministe et la révolution à venir ne serait pas
prolétarienne, mais bien féministe. Nous étions alors en 1981
et il faut ajouter que la morale prolétarienne n’avait déjà plus
le vent dans les voiles dans la société « autour de nous », c’est le
moins qu’on puisse dire. La lutte des classes avait petit à petit
fait place à d’autres préoccupations, notamment à la lutte des
sexes. Transposée à l’intérieur des organisations militantes, cette
nouvelle priorité en amenait un certain nombre à ne pas voir
d’autre alternative que celle de les dissoudre. Le parti de l’avenir
serait exclusivement féministe ou ne serait pas ! Changement de
morale, changement de ligne, sans doute, mais même dogma-
tisme, à mon humble avis.
Cette propension à la morale dogmatique et sectaire avait
donc fini par prendre beaucoup de place dans la plupart des
organisations militantes de l’époque, subrepticement si on peut
dire. L’appartenance à EN LUTTE !, par exemple, avait atteint
un tel niveau d’exigences diverses que, même sans les problèmes
idéologiques évoqués antérieurement, son éclatement était sans
doute inévitable. On imagine mal, quand on y baigne, combien
non au parti-secte 157

la défense et la promotion d’une morale sociale et individuelle


élevée peuvent générer des excès, des dérives inacceptables. Cela
commence par l’étroitesse de vue : tout est traité suivant des prin-
cipes rigides, des formules dont sont bannies toutes les nuances,
toutes les particularités. Cela débouche rapidement sur l’intolé-
rance : tous les comportements « déviants » sont condamnés sans
appel… Bref, c’est le triomphe du dogmatisme, le déferlement des
accusations d’ouvriérisme, d’intellectualisme, d’opportunisme,
de révisionnisme ; c’est la voie royale vers le sectarisme. Parti
à la conquête des masses qu’il s’agissait d’abord de convaincre
(d’aucuns diront parfois d’« éduquer », ce qui n’est pas anodin :
on convainc quelqu’un de ses points de vue, on l’éduque en lui
enseignant le vrai et le bien), voilà qu’on apprend à penser et
à agir suivant des principes de plus en plus rigoureux, rigides,
qui s’imposent impérativement à soi et qu’on finit par chercher
à imposer aux autres. N’allons cependant pas croire que ces
dérives résument l’histoire des groupes m-l. Loin de là. Mais
elles expliquent pourquoi un bon nombre de personnes en sont
sorties plus qu’amères, révoltées parfois ; pourquoi aussi certaines
personnes, encore aujourd’hui, font tout ce qu’elles peuvent pour
faire oublier leur passé marxiste ; alors que d’autres ont des
haut-le-cœur à la seule idée de joindre à nouveau les rangs d’une
organisation de gauche.
Par ailleurs, même s’il existe un lien évident entre la ligne poli-
tique marxiste-léniniste puis le dogmatisme et le sectarisme qui
ont marqué à divers degrés toutes les organisations qui s’en récla-
maient au cours des années 1970, l’affirmation suivant laquelle il
s’agit là d’un phénomène singulier, propre au marxisme, d’une
dérive inévitable qui lui soit liée, ne tient tout simplement pas.
Bien des marxistes ne sont jamais tombés dans ces travers, d’une
part. D’autre part, dogmatisme et sectarisme se sont allègrement
retrouvés, et se retrouvent encore aujourd’hui, dans d’autres
courants idéologiques que le marxisme. Cela n’est pas une excuse,
mais permet d’éviter les condamnations simplistes qu’on entend
trop souvent.
158 à la croisée des siècles

Il reste que le mouvement marxiste-léniniste a bel et bien pré-


senté certaines des caractéristiques qu’on attribue généralement
aux sectes. C’est peut-être pourquoi (le paradoxe n’étant qu’appa-
rent) sa disparition abrupte pourrait avoir favorisé la croissance
des sectes que nous connaissons aujourd’hui. La recrudescence
des intégrismes chrétiens, juifs et musulmans a en tout cas coïn-
cidé avec l’effondrement, dans la plupart des régions du monde,
des mouvements marxistes-léninistes ou d’autres obédiences
révolutionnaires. En fait, les conditions sociales et idéologiques
qui expliquent (ou en tout cas favorisent) cette prolifération
actuelle des sectes sont sensiblement les mêmes que celles qui ont
présidé à l’éclosion du mouvement marxiste-léniniste : le désarroi
­idéologique.
Gardons-nous, bref, de jeter le bébé avec l’eau du bain. Gardons-
nous, plus particulièrement, de ramener tous les excès politiques
des années 1970 aux seules activités et au seul mode d’organisa-
tion des marxistes-léninistes. Tout cela s’est produit dans un
contexte social donné ; l’oublier ne peut conduire qu’à des juge-
ments biaisés, à des conclusions mal fondées. Ainsi, la critique du
marxisme-léninisme n’a pas à s’accompagner du rejet absolu du
marxisme, pas plus que celle du capitalisme en voie de mondia-
lisation effrénée ne peut conduire à nier que le libéralisme a
constitué un moment déterminant de l’évolution des con­ceptions
politiques en Occident. La critique du parti marxiste-­léniniste ne
doit pas davantage conduire à la conclusion que toute organisa-
tion politique est inévitablement condamnée à verser dans l’anti-
démocratisme. On ne sort pas du dogmatisme tout simplement
en adoptant une idéologie contraire à celle qu’on partageait
antérieurement et dont on vient de réaliser les failles ; on ne fait
alors que céder à un nouveau dogmatisme.
Ce qui importe finalement, c’est de comprendre pourquoi tant
de jeunes gens se sont engagés avec un enthousiasme à toute
épreuve dans ce genre d’organisations au cours des années 1960
et 1970, pourquoi cet enthousiasme s’est effondré aussi rapide-
ment qu’il était apparu, pourquoi cette fièvre a fait place à la
non au parti-secte 159

morosité, au cynisme, au repli sur soi et a pratiquement tué tout


esprit critique depuis. Il m’arrive de penser que l’idée alors répan-
due qu’il fallait changer le monde, changer même la vie y a été
pour beaucoup. Peut-être que la leçon à tirer de tout cela est
finalement fort simple : savoir distinguer entre des objectifs à long
terme, dont on ne sait pas vraiment comment ils adviendront, ni
même s’ils adviendront jamais tout à fait, mais dont on souhaite
néanmoins l’avènement, et ceux pour lesquels il est raisonnable
d’entreprendre la lutte dans l’immédiat. Peut-être est-ce sur ce
terrain que la gauche peut envisager de s’unir davantage et de
s’organiser convenablement, laissant chacun libre de ses projec-
tions dans un avenir plus lointain. Après tout, être de gauche ne
signifie pas le fait d’adhérer à une religion, mais bien d’adopter
des positions politiques destinées à guider la lutte pour l’avance-
ment de la civilisation, dans une situation donnée.
chapitre 16

La question nationale

I mpossible d’envisager la renaissance d’une gauche politique


au Québec sans examiner un certain nombre de facteurs qui
lui font obstacle et qui sont demeurés incontournables depuis
plus de trois décennies. Outre les traumatismes idéologiques ou
organisationnels laissés par le mouvement marxiste-léniniste des
années 1970 que nous venons d’aborder, j’ai également mentionné
le désarroi idéologique général de notre époque de même que le
caractère démobilisateur de la « fausse gauche » représentée par
les sociaux-démocrates, néo ou rétro. Mais ces obstacles demeu­
rent relativement mineurs comparés à deux autres problèmes,
plus pratiques je dirais, qui ont maintenu la gauche québécoise
dans la mélasse jusqu’ici et qui se présentent sur deux terrains
particuliers mais étroitement liés depuis longtemps : la question
nationale, d’une part, et le rôle politique des centrales syndicales,
de l’autre.
Nous avons vu précédemment ce qui en était de l’influence
indue des centrales syndicales. Arrêtons-nous maintenant à la
question nationale. Depuis au moins les années 1960 et même 1940
– alors qu’elle entravait le développement du Parti commu­niste
ainsi que de la CCF (Cooperative Commonwealth Federation),
l’ancêtre du NPD actuel –, l’absence d’une position à la fois cohé-
rente et ouverte sur ce sujet, apte à convaincre tous ceux pour
qui cette question exige une solution – sans que cela ne soit
la question nationale 161

nécessairement l’indépendance totale et définitive –, constitue


sans doute le principal obstacle à la constitution d’une gauche
politique au Québec. Est-il possible de parvenir à l’élaboration
d’une telle position ? On se prend parfois à en douter quand on lit
ou entend les déclarations à l’emporte-pièce des zélotes et autres
prima donna de la souveraineté pure et dure. À moins d’être
prêts à nous engager éventuellement dans la voie irlandaise ou
basque, soit celle du combat interminable sans vainqueurs ni
vaincus, qui réduit la lutte politique à un seul de ses éléments, qui
en mène un bon nombre à l’écœurement et favorise, tout compte
fait, un conservatisme indéniable – la nation ou la religion finis-
sant par constituer un absolu par rapport auquel tout devrait se
définir –, ne serait-il pas préférable de prendre la mesure réelle
des aspirations de la majorité des Québécois, toutes langues et
toutes cultures confondues – à commencer par les communautés
autochtones –, et de construire, sur cette base, une alternative
marquée au coin de la démocratie et du progressisme social,
bref du bon sens politique ? Une telle voie comporterait en outre
l’espoir que les forces progressistes des autres régions du pays y
voient une sortie de crise valable et stimulante. Car la gauche a
également un grand besoin de se renouveler au Canada anglais.
Ce contexte qui voit les forces de la gauche québécoise conti-
nuer, contre toute logique, à appuyer le Parti québécois – les
centrales syndicales leur servant, d’une certaine façon, de justi-
fication ou d’excuse –, entretient une ambiguïté encore plus
pernicieuse. De nombreux progressistes se sont convaincus, forts
des revers antérieurs de la gauche politique, qu’il fallait d’abord
faire l’indépendance et que l’instrument à privilégier pour y
arriver, le seul disponible ou à peu près durant les années qui ont
suivi l’élection de 1976, était le PQ. Une politique de gauche ne
redeviendrait concevable que dans un Québec indépendant.
Cette stratégie comporte à mon sens deux dangers majeurs :
écœurer définitivement le « petit peuple » de la politique, d’une
part, les problèmes qu’il vit au quotidien étant secondarisés sinon
complètement oubliés au nom de l’avenir de la nation, et, d’autre
162 à la croisée des siècles

part, conforter les militants progressistes dans l’idée qu’il faut


aujourd’hui (et pour combien de temps encore ?) confiner leur
action aux luttes sectorielles et/ou locales et laisser la politique au
PQ, quitte à protester avec plus ou moins de conviction advenant
l’adoption de politiques nettement inacceptables.
Une force politique se construit dans l’action, jamais dans
l’attente indéfinie d’une situation présentée arbitrairement comme
la seule favorable à sa constitution. Outre le fait qu’une force
politique de gauche représenterait les intérêts de la grande majo-
rité de la population et qu’elle le ferait douze mois par année, rien
ne lui interdirait, bien au contraire, de lutter pour une plus grande
souveraineté du Québec, à la limite pour l’indépendance, si, par
exemple, le blocage actuel persistait. On s’attendrait en effet qu’en
matière constitutionnelle une telle force représente le sentiment
fortement majoritaire des Québécois, à savoir que l’ordre consti-
tutionnel actuel doit être profondément amendé, à défaut de quoi
le pays risque de se retrouver dans un cul-de-sac inextricable. Car
à l’heure qu’il est, aucun parti ne représente vraiment la volonté
de la majorité des Québécois en ce qui a trait à la question natio-
nale, pas plus d’ailleurs que celle des Autochtones.
Divers commentateurs l’ont déjà noté, le Parti québécois est,
depuis sa création, une coalition, René Lévesque ayant réussi à la
fin des années 1960 à réunir au sein du même parti des nationa-
listes traditionnels ou conservateurs, issus du Parti libéral et
d’autres regroupements de droite comme le Ralliement national,
des militants indépendantistes du centre comme ceux du Rassem­
ble­ment pour l’indépendance nationale (RIN), et ultérieurement
des progressistes provenant de diverses organisations de gauche
et même d’extrême-gauche dont les événements d’octobre 1970
avaient accéléré sinon provoqué la désintégration.
Cette situation perdure aujourd’hui encore. Si le gros du
PQ est composé de nationalistes « patients », prêts à bien des
compromissions pour donner du Québec souverain éventuel
une image de modération, de tolérance face aux communautés
non francophones et, peut-être surtout, face aux diktats de la
la question nationale 163

grande économie mondialisée, il renferme aussi des nationalistes


radicaux, extrêmement tatillons sur les questions de langue et de
culture, souvent conservateurs en matière économique et pour
qui l’indépendance sera l’acte de naissance du premier « État
francophone d’Amérique », que cela plaise ou non aux autres
communautés habitant le territoire. Le PQ compte finalement
une troisième tendance, suivant laquelle les politiques actuelles
du gouvernement Bouchard ne sont rien d’autres que la mise en
œuvre des vues néolibérales dominantes en Occident, politiques
qu’il faut se contenter de dénoncer occasionnellement à partir
des syndicats et des groupes communautaires, sans pour autant
nuire à la réélection du PQ. C’est l’indépendance du Québec (ou
la souveraineté-association) qui unit ces différents courants.
On peut certes considérer que la permanence de cette coa-
lition, au fil des ans et à travers des moments de crise parfois
aiguë, a été une des grandes réussites du PQ. Mais, sans porter de
jugement sur le passé, on doit au moins se demander si ce mariage
de raison ne risque pas, avec l’usure du temps, de sombrer dans
l’indifférence, si ce n’est dans la haine réciproque des partenaires
de ce curieux ménage à trois, réduisant ainsi les capacités réelles
de la formation péquiste d’aboutir à quoi que ce soit. Cette coali-
tion est déjà doublée sur sa droite par un groupe encore petit, mais
qui pourrait éventuellement formé un parti plus à droite que les
libéraux, et dont le discours semble jouir d’une certaine audience
au sein même du PQ ainsi que dans les marges d’une jeunesse à
l’avenir incertain, sinon bloqué. Si le combat souverainiste doit
durer encore une décennie ou davantage, comme il est fort pro-
bable que cela se produise, non seulement ces dissensions internes
risquent-elles de mener à l’effritement, sinon à l’éclatement du
courant souverainiste dans son ensemble, mais d’approfondir
encore plus la démobilisation des gens de gauche qui auront suivi
le PQ jusque-là – qui auront attendu que l’abcès national soit défi-
nitivement crevé avant de passer à l’abcès social, si on peut dire.
À cet égard, on peut d’ailleurs se demander si l’effritement
n’est pas déjà en cours, avec l’initiative du Regroupement pour
164 à la croisée des siècles

une alternative politique (RAP) lancée en décembre 1997. Or, il


semble bien que ce regroupement ait attiré jusqu’ici un bon
nombre d’indépendantistes dont les motivations résident moins
dans la poursuite d’une politique de gauche que dans la crainte
que le PQ ne livre finalement pas la marchandise. Pour ces per-
sonnes, le RAP semble constituer une sorte d’aile gauche du PQ
dont le rôle consisterait à maintenir ou à entraîner les forces
progressistes désillusionnées du PQ dans le giron souverainiste.
L’avenir seul nous dira quelle orientation adoptera finalement le
RAP mais, pour l’heure, il n’a pas montré un grand enthousiasme
pour les débats d’idées entre les souverainistes et les autres, ceux
et celles qui souhaitent mettre les objectifs sociaux au premier
plan. À lire certains de ses porte-parole, initiateurs du projet de
surcroît, tout porte à croire que le temps des anathèmes n’est pas
révolu, loin de là1.
Tout compte fait, le combat national n’aurait-il pas plus de
chance d’aboutir à des résultats tangibles s’il était assumé par une
formation politique qui soit représentative des principales caté-
gories sociales et qui présente un programme soucieux des pré-
occupations de toutes les communautés non francophones, à
commencer par les Autochtones et les anglophones ? Ce rôle, le
PQ ne peut plus y prétendre. Représentatif d’une bourgeoisie
montante depuis les années 1960 (une fraction de celle-ci à tout
le moins), il risque d’être bientôt privé de cette base, dans la
mesure où les bourgeois du Québec, comme ailleurs dans le
monde, sont de plus en plus convaincus que leurs intérêts résident

1. Voir notamment l’article de Pierre Dubuc dans L’Aut’Journal de mars 1998.


([NdÉ] Dans une lettre parue dans Le Devoir en décembre 1997, à la suite d’un
rassemblement tenu les 27 et 28 novembre ayant pour objectif de poser les bases
de ce qui allait devenir le RAP, Charles Gagnon avait émis ses réserves quant à la
nécessité pour une nouvelle organisation aspirant à unifier les forces de gauche
au Québec d’embrasser immédiatement l’option de l’indépendance. Cette prise
de position ne fut pas sans déplaire à plusieurs. La lettre a été publiée dans le
volume III des écrits politiques de Charles Gagnon, La crise de l’humanisme
(Montréal, Lux, 2011), sous le titre « Le retour de la gauche. Pour que nos espoirs
ne soient pas déçus ».)
la question nationale 165

dans l’intégration sans réserve à l’économie du grand capital


international. Les couches bourgeoises qui étaient jusqu’ici sen-
sibles au discours péquiste pourraient en arriver elles aussi à
considérer que la « question du Québec » est un irritant et que
l’élimination définitive de la perspective indépendantiste favori-
serait davantage leur pleine accession aux ligues majeures du
capital.
Le PQ est né, ne l’oublions pas, dans le contexte d’une forte
effervescence estudiantine conjuguée à une mobilisation syndi-
cale considérable, en même temps qu’à la faveur des espoirs d’une
classe de gens d’affaires particulièrement avides de se tailler une
place dans les hautes sphères de l’économie. Qu’en est-il pré-
sentement ? Plusieurs gens d’affaires dont l’activité économique
initiale a profité du courant nationaliste québécois des années
1960 ont maintenant assis leurs entreprises assez solidement
pour se tourner vers de plus larges horizons : le reste du Canada,
l’Amérique du Nord et, dans certains cas, le monde entier. Les
frontières ne sont plus leurs premiers soucis, pas plus qu’elles ne
le sont pour les autres agents du capital international, si ce n’est
pour éliminer les entraves qu’elles peuvent représenter à leurs
activités – comme en témoigne le projet de l’Accord multilatéral
sur l’investissement (AMI). Dans ce contexte, les débats consti-
tutionnels représentent plutôt des ennuis, des « irritants » comme
ils aiment le répéter, des arguments pour forcer la main à leurs
vis-à-vis du Canada anglais, comme cela pouvait être le cas au
temps de la Révolution tranquille. Ils semblent raffoler des mis-
sions économiques à l’étranger, peu leur important qu’elles soient
dirigées par Bouchard ou Chrétien. Ce ne sont d’ailleurs plus les
États qui définissent les règles des mouvements de biens et de
capitaux, mais des organisations internationales comme l’OMC
(anciennement le GATT), ou des alliances régionales comme
l’ALÉNA ou l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation). Le
PQ est d’ailleurs très sensible à cette évolution. Partisan de la
mondialisation, soucieux de compétitivité, le gouvernement
Bouchard n’hésite pas le moins du monde à emboîter le pas au
166 à la croisée des siècles

gouvernement Chrétien et à organiser des tournées d’hommes


d’affaires dans diverses régions du monde. Inutile de dire que si
la classe d’affaires québécoise parvient à faire des affaires un peu
partout dans le monde sans entrave, elle ne sera guère motivée à
appuyer l’indépendance du Québec, celle-ci n’offrant plus guère
d’avantages pour le développement de leurs entreprises ; elle
pourrait même comporter des inconvénients ou, en tout cas, des
risques dont elle préférera se passer.
Le mouvement syndical, nous l’avons vu, a quant à lui opéré
un virage à 180 degrés au cours des vingt dernières années. De la
lutte des classes du début des années 1970, il est passé à la recherche
du « partenariat », sous prétexte de collaborer à la résolution des
difficultés engendrées par la « restructuration » de l’économie. Il
ne semble pas s’être encore rendu compte que cette restructuration
signifie, entre autres et sinon surtout, l’augmentation faramineuse
des taux de profit des grands investisseurs ainsi que l’appauvris-
sement relatif (parfois même absolu) de couches importantes de
la population. Non seulement il ne semble pas en être conscient,
mais il a décidé de contribuer à la relance du capitalisme, en
acceptant par exemple un syndicalisme à deux vitesses (la fameuse
« clause orphelins »), suivant lequel les jeunes ont de moins bons
salaires et de moins bonnes conditions de travail que leurs aînés,
en tergiversant sur les requêtes patronales de réduction des salaires
et des avantages sociaux, allant parfois jusqu’à leur faire droit,
puis en décidant de faire en sorte que les épargnes des syndiqués
servent à la constitution ou au renforcement d’un capital local
compétitif.
Se pourrait-il que les syndicats aient perdu quelque peu le
nord ? Qu’ils aient en fait abandonné une pratique autrefois
courante dans leur domaine : faire une lecture de la réalité éco-
nomique et sociale à la lumière des intérêts de la majorité de la
population – et non une la lecture néolibérale, au centre de
laquelle se trouve le dogme voulant que l’avenir de l’humanité se
confonde avec celui du grand capital international, dont le déve-
loppement générerait des retombées partout, y compris dans
la question nationale 167

l’assiette de tous les pauvres de la Terre. C’est le côté « éventuel »


de la chose qui en laisse plus d’un perplexe, car pour les couches
défavorisées du monde industrialisé, l’attente dure déjà depuis
plus de deux siècles ! C’est bien long comme éventualité. Cela
étant, les centrales syndicales demeurent prisonnières des straté-
gies péquistes et ne représentent plus une force mobilisatrice très
importante, particulièrement auprès des non-syndiqués et de la
jeunesse en général.
Qu’en est-il d’ailleurs de la jeunesse ? À première vue, il serait
à tout le moins hasardeux de voir chez elle des manifestations
d’esprit révolutionnaire, même si, depuis quelques mois, on peut
y observer des signes plus nombreux d’exaspération et de révolte.
Mais si la révolte surgit souvent chez les jeunes en raison de
frustrations subies dans la famille, à l’école, au travail ou dans la
rue, la pensée politique de gauche, quant à elle, appartient à une
culture politique ; elle n’a rien de spontané. Comme la gauche
québécoise est demeurée à peu près silencieuse depuis bientôt
vingt ans (il faut dire que les médias lui ont donné un sérieux
coup de main pour le faire), il ne faut pas s’étonner que la culture
politique d’une grande partie de la jeunesse d’ici se limite le plus
souvent aux canons du néolibéralisme et d’un certain nationa-
lisme plutôt étroit. En termes généraux, on a l’impression que ses
préoccupations s’articulent très largement autour de la question
du travail : la carrière à mettre en branle pour un certain nombre,
les nécessités quotidiennes pour assurer la subsistance pour les
autres. Une partie de la jeunesse, sensible à la propagande néoli-
bérale, vibre en effet à la réussite, à la richesse, désireuse de
joindre les rangs de cette minorité destinée à mener le monde à
son profit. À l’inverse, plusieurs jeunes rêvent plus modestement
d’occuper un emploi, de fonder une famille, bref d’un minimum
de bien-être. Mais il s’en trouve aussi, comme aux décennies
précédentes, qui sont davantage intéressés par d’autres choses :
voyager, vivre autrement que leurs parents, contester la vie drab
de cette fin de siècle, vivre à sa marge, comme dans une sorte
d’exil intérieur.
168 à la croisée des siècles

La culture de la jeunesse, ici comme ailleurs, tourne autour


de différents styles de musique, de différentes modes vestimen-
taires. C’est dans les concerts rock et autres soirées rap au jus
d’orange assaisonné de droguettes in que la jeunesse s’exprime,
s’éclate, crie sa différence et façonne son identité ou ce qui en
tiendra provisoirement lieu. Or, la tendance actuelle en matière
de musique comme d’économie est à la mondialisation ; on en est
dorénavant au world beat, au son international, à l’éclatement des
styles et des frontières. Tout se passe en quelque sorte comme si
le gros de la jeunesse francophone du Québec se retrouvait dans
ce paradoxe troublant : vivre au quotidien comme si le Québec
était un pays indépendant, et même une île totalement indépen-
dante du reste du monde, puis en même temps carburer tout à fait
à la culture world, largement américaine comme chacun le sait.
Ainsi, elle s’intéresse généralement davantage à ce qui se passe
chez les Autochtones du Chiapas au Mexique que chez ceux du
Manitoba et même de Kahnawake, en banlieue de Montréal.
On a parfois l’impression que la jeunesse connaît mieux les
aléas de l’existence des espèces en voie de disparition que ceux de
la vie des peuples en voie de dislocation chronique. Je n’ai rien
contre les rêves pacifistes et environnementalistes d’une certaine
jeunesse, mais il m’arrive de penser que la paix entre les hommes
et la protection de l’environnement seront le fait des sociétés
humaines ou bien ne seront pas. Or, il y a des gens qui aujourd’hui
se battent en se fichant royalement de l’environnement, parce
qu’ils ont faim de nourriture ; il y a aujourd’hui comme hier des
puissants qui déclenchent ou suscitent des guerres, parce qu’ils
ont faim de pouvoir, qu’ils s’imaginent que l’avenir, sinon de
l’humanité du moins de « leur » peuple, dépend de leur perma-
nence aux rênes du pouvoir ou au contrôle des cordons de la
bourse. Aussi doit-on se demander si une plus grande harmonie
entre les communautés humaines, puis entre celles-ci et leur
milieu naturel, n’a pas en définitive comme condition première
une transformation substantielle des rapports entre les différents
groupes sociaux à l’échelle des pays et de la planète entière. Parce
la question nationale 169

que, quand on a faim, on se préoccupe moins, et parfois pas du


tout, de la survie des espèces menacées, du traitement des eaux
usées et même des droits de la personne !
Mais de cela, la génération qui a aujourd’hui 20 ou 30 ans n’a
guère entendu parler, du moins dans notre coin de pays. Pas
étonnant qu’elle cède apparemment plus avidement aux modes
de l’heure – musicales, vestimentaires et autres – que les généra-
tions antérieures. Cela ne devrait pas surprendre puisque depuis
des décennies, les adultes ne font porter leur intérêt que sur le
« vécu » : écoute ton corps, réalise ta beauté et ton intelligence,
fais-toi plaisir, « tu le mérites bien ». Pas étonnant alors que, faute
de perspectives autres que la compétition effrénée avec leurs
pairs, à l’université, au travail, dans les sports, un certain nombre
de ces jeunes, ceux et celles que cette concurrence laisse sur la
touche, qui ont raté leur intégration dans le cercle des happy few,
se laissent tenter par la révolte individuelle ou en petits groupes,
par des dérives dans la violence gratuite, des gangs à coloration
raciale ou xénophobe ou, pire encore peut-être, par des compor-
tements nettement autodestructeurs. Bref, il ne semble pas évi-
dent du tout qu’une proportion significative de la jeunesse soit
aujourd’hui disposée à consacrer des énergies importantes à des
luttes politiques et sociales. Si cette jeunesse se souvient, comme
le voudrait la devise du Québec, elle ne sait plus guère de quoi,
parce que les générations qui l’ont précédée ne lui ont transmis à
peu près aucune tradition politique, locale et encore moins inter-
nationale. On l’a plutôt invitée à se tenir loin de la politique (les
affaires de la collectivité, faut-il le rappeler), source perpétuelle de
déceptions, et à se concentrer sur la réussite individuelle. Le
moins qu’on puisse dire, c’est que l’éventail des préoccupations
culturelles et idéologiques en général s’est considérablement
rétréci ces dernières années.
Or, à mon sens, le discours souverainiste actuel, réducteur,
souvent passéiste et parfois revanchard, n’a rien pour enflammer
cette jeunesse, bien au contraire. N’oublions pas que ce discours
carbure encore en bonne partie aux plaines d’Abraham et à la
170 à la croisée des siècles

pendaison des Patriotes. S’il fallait redessiner la carte du monde


à la lumière des frontières antérieures aux guerres coloniales ;
s’il fallait venger tous les républicains morts en Occident par
le réaménagement de la cartographie du monde, il se créerait
beaucoup d’emplois chez les géographes et on assisterait, pour
sûr, à la mondialisation de l’industrie du déménagement ! Bref,
les souverainistes devraient peut-être se demander si une pro-
portion significative de la jeunesse est disposée à monter dans
le bateau péquiste, si elle y voit vraiment un véhicule pour la
transformation de la société québécoise. Ils devraient tout autant
se demander si le partenariat entre le PQ et les syndicats est
vraiment un atout pour convaincre ces jeunes, étant donné que,
pour plusieurs d’entre elles et eux, les syndicats n’ont aucune cré-
dibilité. « Création d’emplois », « virage informatique », « réforme
de l’enseignement », qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire pour
ces dizaines de milliers de jeunes qui n’ont même pas terminé
leur cours secondaire ? Le seul virage qui les attend, indépen-
dance ou pas, c’est celui du bien-être social et peut-être d’une
jobine sans intérêt et très mal payée.
Bref, le PQ souffre de faiblesses internes considérables,
comme l’illustrent les conflits chroniques qui surgissent en son
sein chaque fois que la question linguistique refait surface et, à
un moindre degré peut-être, celle du rôle de l’État en matière
de répartition de la richesse. Bien plus, il ne peut pas prétendre
jouir de l’appui indéfectible de couches sociales importantes, que
ce soit le milieu des affaires, le mouvement ouvrier – qui ne se
résume pas aux présidents des centrales, faut-il le rappeler – ou
encore la jeunesse, ainsi que nous venons de le voir. Finalement,
personne ne connaît vraiment, même au sein du PQ, le but précis
que poursuit le chef actuel du parti, Lucien Bouchard. Mais pour
l’heure, il semble n’avoir qu’une seule préoccupation : l’assainisse-
ment des finances publiques, comme le veut la formule, condition
de l’intégration de l’économie québécoise à l’échelle mondiale.
En fait, la force du PQ réside avant tout dans l’absence d’alter-
native crédible, notamment dans l’inexistence d’une opposition
la question nationale 171

qui soit en phase avec les choix de la majorité des Québécois, un


rôle que ni le Parti libéral ni l’Action démocratique du Québec ne
se sont évidemment montrés capables de jouer au cours des
dernières années. Fédéraliste, le parti libéral est totalement inca-
pable de dire comment il ferait le lien entre la volonté autono-
miste des Québécois et le fédéralisme glacé du Canada anglais.
Cela étant, il se présente comme un défenseur du statu quo, un
choix rejeté par la majorité. On se demande si cette absence
chronique de position politique chez les libéraux ne signifie pas
qu’ils attendent la déconfiture du PQ pour reprendre à leur tour
le pouvoir, sans avoir eu à se mouiller, espérant ainsi renouer avec
le pouvoir dans la même ambivalence opportuniste que Robert
Bourassa à l’époque, soit nationaliste un jour, fédéraliste le len-
demain. Dans une certaine mesure, le PQ est au pouvoir par
défaut. Sa cohésion est fragile et son chef actuel, Lucien Bouchard,
imprévisible. Je ne vois pas pourquoi bon nombre de Québécois
s’entêtent à mettre tous leurs œufs dans ce panier percé.
La question se pose. Est-il pertinent, en cette fin de siècle tra-
gique et morose à la fois, de maintenir comme seul clivage poli-
tique au Québec celui qui oppose le camp souverainiste et le camp
fédéraliste du statu quo ? M’est avis que ces deux camps réunis ne
regroupent pas la majorité des Québécois, de toute façon. Plutôt
que de consacrer toutes leurs énergies politiques à défendre deux
positions réductrices à l’extrême, quand on considère l’étendue
et la gravité des problèmes avec lesquels nous avons à composer,
ne serait-il pas souhaitable que les progressistes reconnaissent
les contradictions de tous ordres qui divisent actuellement les
Québécois et que, partant de là, ils envisagent sérieusement de
se donner un outil politique de nature à assumer la totalité de
leurs intérêts fondamentaux, depuis le renforcement de l’unité
politique des couches populaires de la société québécoise jusqu’à
l’entrée éventuelle, la moins dommageable possible, de celle-ci
dans le réseau des nations du monde, en passant par l’établisse-
ment d’un niveau de justice sociale qui soit compatible avec la
dignité humaine de tous les citoyens dans une société civilisée ?
172 à la croisée des siècles

Si la gauche doit se réorganiser, elle doit se tenir loin de tout


dogme. Elle doit éviter de se faire secte. Il faut savoir distinguer
entre la politique et la religion. Mener une politique de gauche
aujourd’hui exige d’autant plus de doigté que la société est de plus
en plus diverse, multiple, et pas seulement en termes ethniques.
Il serait suicidaire, dans ce contexte, de s’engager dans la voie du
« contingentement » outrancier de ses principes d’action, à défaut
de quoi le nombre de ceux qui s’y reconnaîtront ne pourra qu’al-
ler en décroissant. Ainsi en est-il de la question nationale. Si les
progressistes souverainistes s’entêtent à ne regrouper que les
personnes qui adhèrent sans réserve au projet indépendantiste,
ils laisseront inévitablement à la porte toutes celles qui s’y opposent
ou qui ont simplement des doutes sur la question. Une gauche
québécoise conséquente se satisferait de regrouper tous ceux et
celles qui entendent faire la critique rigoureuse de l’ordre établi
et la promotion des intérêts des classes populaires, autant devant
les pouvoirs de l’argent que face à un État qui se plie aux diktats
de ceux-ci.
Je sais bien que le dogmatisme (ma définition de ce terme :
défense butée d’idées simples et souvent dépassées, qui prend
parfois la forme de l’intégrisme) et l’intolérance (ma définition,
là encore : refus irrationnel de la différence, qui mène à l’intolé-
rance, à la xénophobie, au racisme et à ce que j’appelle la « puri-
fication sociale »), sont des phénomènes qui ne disparaîtront pas
demain. Raison de plus pour les combattre vigoureusement. Je
sais également que la proposition d’une gauche ouverte, unie sur
un nombre limité de points majeurs, si on l’examine à la lumière
d’un passé encore récent, frise l’utopie. Alors, comment ima-
giner que la gauche québécoise puisse réunir indépendantistes
et fédéralistes ? L’émergence d’une gauche européenne regrou-
pant Français, Danois, Hongrois, Allemands, Grecs, etc., est-elle
inconcevable ? La collaboration entre la gauche québécoise et
celles du Brésil ou du Pakistan aurait-elle comme condition que
ces dernières reconnaissent la légitimité de l’indépendance du
Québec ? Il y a quelque chose de paradoxal dans cette coupure
la question nationale 173

suivant laquelle le sentiment identitaire étroit devrait comman-


der notre action politique à l’intérieur des frontières nationales,
alors qu’à l’échelle internationale il faudrait s’associer à toutes les
formes de coopération entre les peuples.
Je veux bien que la question de l’identité nationale demeure
un enjeu majeur en maintes régions du monde, pour ne pas dire
dans toutes. La France, par exemple, n’est pas au-dessus du pro-
blème : il y a encore des foyers de contestation de l’hégémonie
française en Corse, en Bretagne, au Pays basque ; à l’autre pôle du
spectre, même si les points communs ne sont pas nécessairement
absents, le Front national de Le Pen s’alimente à un nationalisme
franco-français qui n’a rien à envier à celui des extrémistes qué-
bécois. Les États-Unis font de leur côté face non seulement au
problème des Noirs, mais de façon croissante à celui que pose une
minorité latino qui est en passe, dans certains États, de constituer
bientôt la majorité. De même, les Turcs, les Irakiens et les Iraniens
composent avec la présence de Kurdes à leurs côtés ; les Algériens
avec celle des Kabyles ; les Anglais avec celle des Écossais et des
Irlandais. Les Serbes ont leurs Albanais ; les Russes ont leurs
Tchétchènes ; les Espagnols, leurs Basques et leurs Catalans.
Faut-il continuer ? La liste serait sans fin. Mais faudrait-il, au nom
de l’identité nationale, attendre que toutes ces communautés
minoritaires où l’on trouve un mouvement souverainiste ou, à
tout le moins, autonomiste, aient mis un terme à leur recherche
d’une identité reconnue avant de penser à développer une poli-
tique de gauche dans tous ces pays ? Faudrait-il renouer avec une
forme nationale de la séquence stalinienne des modes de produc-
tion – féodalisme, capitalisme, socialisme et communisme – en
y introduisant l’indépendance nationale comme condition du
socialisme ? Et puis, la gauche algérienne est-elle aujourd’hui plus
forte qu’il y a 40 ans ? Celle de la Bosnie, qu’il y a cinq ans ? Cela
n’est pas évident, et rien ne permet de dire que ce sera le cas dans
un avenir prévisible.
La question nationale pose problème dans maintes régions du
monde. Elle se situe dans le prolongement du parcours amorcé
174 à la croisée des siècles

en Occident avec la chute de la monarchie et le développement du


capitalisme. Si, au xixe siècle, capital et nation faisaient la paire,
force est de constater que la donne n’est plus du tout la même à
l’heure de la mondialisation. Capitalisme rime désormais avec
planète sans frontières. Dans les conditions actuelles, ni les
Mohawks, ni les Cris, ni les francophones du Québec ne peuvent
espérer constituer des entités politiques souveraines s’appuyant
sur une économie propre.
chapitre 17

Un espace politique fermé

L a plupart des phénomènes qui ont composé la Révolution


tranquille ne sont pas propres au Québec. Toutes les sociétés
industrielles ont connu des transformations comparables dans les
20 ou 30 années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Cela
est particulièrement vrai des États-Unis, du Canada et des pays
d’Europe de l’Ouest. Forte croissance industrielle, généralisation
et extension de la scolarisation, développement des banlieues,
débats idéologiques intenses, etc. Bref, le Québec de 1945 n’était
sans doute pas aussi « distinct » qu’on aime le croire, notamment
quand on répète que le Québec francophone était une société
particulièrement « arriérée ». Que, jusqu’à la Deuxième Guerre
mondiale, il ait largement adhéré à une idéologie profondément
conservatrice sous la férule de l’Église catholique est un fait indé-
niable ; mais, si on voulait bien jeter un coup d’œil sur le Midwest
américain ou la France rurale à la même époque, il n’est pas évi-
dent que le Québec remporterait la palme du conservatisme.
Il n’en reste pas moins que la Révolution tranquille québécoise
a constitué un phénomène singulier au sein des sociétés occiden-
tales, par la rapidité, la profondeur et le caractère général des
changements qui se sont alors produits. En moins de 20 ans, le
Québec est passé d’un contexte où la « défense de la langue et de
la religion » devait commander à tout le reste, à une large adhé-
sion au mot d’ordre, lancé initialement par Parti pris, sauf erreur,
176 à la croisée des siècles

d’un « Québec souverain, socialiste et laïque ». Comme on l’a


souvent dit depuis lors, avec une certaine exagération sans doute,
le Québec entrait alors dans la modernité. On peut aujourd’hui
ajouter le fait que cela n’est pas arrivé sans plusieurs remous et
beaucoup de confusion. Cela ne doit pas surprendre. Sortir des
griffes d’une idéologie monolithique et pesante, c’est un peu
comme sortir de prison après un séjour prolongé : on se réjouit
d’abord de retrouver sa liberté. Par la suite, on ne retrouve à peu
près rien de ce qu’on pensait retrouver, tout a changé : les per-
sonnes, le milieu, bien souvent soi-même, si bien qu’il faut, d’une
certaine façon, tout réapprendre, à commencer par l’exercice de
la liberté elle-même.
Chez les partisans de la nouvelle liberté québécoise, du moins
chez bon nombre d’entre eux, l’indépendance du Québec était
devenue le nouveau point de ralliement, ce vers quoi tout devait
converger, depuis l’action syndicale jusqu’à celle du mouvement
étudiant. C’est ainsi que le Parti québécois se retrouvera au pou-
voir en 1976, moins de huit ans après sa fondation, ce qui est
quand même remarquable et plutôt exceptionnel.
Mais les facteurs qui avaient concouru au mûrissement de la
Révolution tranquille étaient porteurs de lendemains qui n’avaient
pas été prévus. L’histoire suivrait son cours sans faire droit aux
rêves qu’elle avait fait germer. Si bien que le Québec d’aujourd’hui
n’est plus tout à fait celui des années 1960, qui avait constitué le
terreau du « projet de société » élaboré alors avec l’indépendance
comme point focal. Voilà bien où se situe la source de la confu-
sion. Et voilà ce qui représente un handicap majeur pour la
reconstitution de la gauche au Québec, non seulement d’une
organisation de gauche, mais tout autant d’une pensée de gauche.
En d’autres termes, la gauche québécoise est piégée par l’entête-
ment du noyau dur du courant indépendantiste, le plus bavard
évidemment, aux yeux duquel aucune question ne peut être
abordée en dehors du couple indépendance-fédéralisme. Véritable
panacée, l’indépendance du Québec va régler tous les problèmes :
la mondialisation et le néolibéralisme, qui sont devenus les nou-
un espace politique fermé 177

veaux « ennemis principaux »  de l’humanité, puis le sort des


Autochtones, l’oppression des femmes, le déficit et la dette, le
financement de la santé et de l’éducation, l’intégration des immi-
grants, la pauvreté et l’exclusion ! C’est beaucoup ; c’est beaucoup
plus que ce que l’indépendance avait à résoudre en 1965, qui se
résumait en gros au « colonialisme » anglais et au poids de l’idéo-
logie traditionnelle, son carcan catholique en particulier.
Bien sûr, il y a bon nombre d’indépendantistes qui ne partagent
pas ces illusions, qui évitent en tout cas de les défendre devant les
sceptiques, mais leur réponse n’est qu’une parade : une fois indé-
pendant et seulement une fois indépendant, le Québec pourra-t-il
s’attaquer à ces questions. M’est avis que le Québec indépendant se
préoccuperait d’abord et avant tout de sauvegarder et de défendre
son nouveau statut à l’intérieur de ses frontières et devant la com-
munauté internationale. Je ne suis pas sûr que cela se ferait d’abord
en taxant davantage les profits des banques, en concédant aux Cris
les territoires qu’ils revendiquent, en accordant la pleine égalité
des salaires aux femmes et aux jeunes, en restaurant le système
de santé et en finançant plus largement les activités culturelles.
Il pourrait y avoir encore du verglas après l’indépendance, mais
certainement pas de pluies de dollars.

* * *

Le Québec, depuis quelques années déjà, se retrouve donc en


quelque sorte dans un espace politique complètement fermé :
deux positions s’affrontent et occupent en pratique tout le champ
politique : les souverainistes, d’une part, et les fédéralistes, de
l’autre. Tous les Québécois qui ne sont pas des partisans fermes
de l’une ou l’autre option sont non seulement exclus du débat
(ignorés en fait), mais, depuis 20 ans bientôt, il leur est à toutes
fins utiles impossible de s’organiser pour faire entendre leur
voix. Cette situation est malsaine en soi ; elle l’est d’autant plus
que ni l’une ni l’autre des positions en présence n’a de chance
de se gagner des appuis majoritaires significatifs dans un avenir
178 à la croisée des siècles

prévisible. Pendant ce temps, au Canada anglais, ou bien on


accuse le Québec de tous les maux qui affligent le pays, ou bien on
s’enferme dans un profond silence, sous prétexte qu’il appartient
aux Québécois de régler la question, « leur » question.
Le Québec n’est pas la Corse, ni le Pays basque, ni l’Irlande,
où l’« opposition » des points de vue se manifeste régulièrement
par des affrontements sanglants, des attentats à la bombe et des
assassinats. Mais si le cul-de-sac actuel devait persister encore des
années, on peut se demander si le Québec ne risque pas de deve-
nir le théâtre de semblables débordements, qui dans les trois cas
mentionnés plus haut ont tout autant échoué que les référendums
québécois à répétition, mais avec des dommages autrement plus
considérables. Il y a présentement à travers le monde de nom-
breux cas de telles situations bloquées. Le plus souvent la consé-
quence de plusieurs siècles d’opposition entre deux ou plusieurs
franges importantes de la population, elles présentent souvent le
spectacle plutôt désolant d’une remise à l’avant-scène de moments
d’affrontement qui ont marqué leur évolution commune, sans
qu’elles ne trouvent moyen de mettre un terme à leur cohabitation
problématique ni de réaliser les compromis qui leur permet-
traient de tirer un trait sur le passé et de se tourner vers l’avenir.
Effets des mouvements de population, spontanés ou forcés, qui
ont été une composante permanente de l’histoire de l’humanité,
on en retrouve les traces sur tous les continents. Elles continuent
d’alimenter des oppositions, des déchirements, des guerres inter-
minables. Ainsi, les Amériques et les Caraïbes vivent encore
aujourd’hui les séquelles du colonialisme européen et de l’oppres-
sion des Autochtones dont elle fut le corollaire, tout comme celles
de l’esclavagisme.
On ne réécrira pas l’histoire. C’est-à-dire qu’il serait parfaite-
ment illusoire de penser que les tensions issues de l’histoire, que
d’aucuns d’ailleurs s’appliquent à constamment raviver, vont
disparaître par le simple fait d’y mettre un peu de bonne volonté.
Transmises de génération en génération, même si ce n’est pas
toujours dans les mêmes termes – le nationalisme et les haines
un espace politique fermé 179

raciales ou ethniques connaissent, suivant les circonstances éco-


nomiques et politiques, des périodes de plus ou moins grandes
exaspérations –, elles sont, pour ainsi dire, inscrites dans la
culture des peuples. Elles disparaîtront d’autant moins que les
mouvements de population qui en sont à l’origine se poursuivent
encore aujourd’hui, même s’ils sont plus pacifiques que par le
passé. Elles disparaîtront d’autant moins que les mouvements
actuels de population, qu’il s’agisse d’immigration volontaire ou
non, par exemple les camps de réfugiés, ont évidemment ten-
dance à raviver les tensions séculaires. Alors qu’encore durant les
années 1960 le nationalisme québécois trouvait à s’alimenter
uniquement dans la haine des « Anglais », voici que 30 ans plus
tard un nouvel élément excite la conscience identitaire de bon
nombre de Québécois francophones, soit la croissance rapide de
la portion allophone de la population sur le territoire.
Cette situation ne manque pas d’être paradoxale : alors qu’on
assiste à une forme de convergence planétaire des repères cultu-
rels, particulièrement marquée parmi la jeunesse (surtout sa
fraction relativement à l’aise, celle-ci étant en voie de formation
dans tous les pays nouvellement parvenus à l’économie de mar-
ché capitaliste), et alors que cette convergence, qu’on pourrait
associer à la mondialisation, s’accompagne d’une relativisation
certaine des cultures nationales traditionnelles, on voit la culture
de l’identité nationale se braquer, affirmer sa spécificité au point
parfois de préconiser l’élimination de tout ce qui lui est étranger
ou qui est perçu comme tel. Si, comme je l’ai dit plus haut, on ne
peut pas compter sur le fait que les tensions identitaires vont
disparaître prochainement ; si, en même temps, on considère que
les convergences culturelles sont appelées à s’affirmer toujours
davantage – ne serait-ce qu’en raison du développement prodi-
gieux, actuel et prévisible, des communications –, il est alors à
peu près impossible de prévoir où et comment pourra s’établir un
nouvel équilibre qui fasse place à des rapprochements à l’échelle
de la planète et, en même temps, à la survivance des différences
issues de l’histoire.
180 à la croisée des siècles

Il n’est pas évident que les convergences culturelles dont j’ai


parlé plus haut, ni la mondialisation de l’économie à laquelle je
vois mal comment on pourrait s’opposer avec succès dans les
conditions actuelles, vont conduire à une sorte de télescopage de
l’histoire, qui ferait rapidement disparaître des contradictions
plusieurs fois séculaires. Bref, il va falloir apprendre à vivre avec
elles, même si on peut escompter qu’avec le développement des
communications, le mélange des populations sera plus rapide
qu’à l’époque pas si lointaine de leur isolement, relatif ou total.
Pour revenir au Québec, on peut difficilement se tromper
en disant que depuis que René Lévesque et Claude Morin ont
décidé, à la fin des années 1970, que l’indépendance du Québec
ne pouvait pas être proclamée sur la seule base de l’élection d’un
parti indépendantiste, mais qu’elle devrait absolument passer
par un référendum et même deux – un premier enclenchant le
processus d’accession à la souveraineté-association, un second la
confirmant par l’adoption d’une constitution québécoise –, cette
stratégie fut adoptée par la grande majorité des souverainistes,
malgré l’opposition passagère d’une minorité, laquelle considé-
rait que l’élection du PQ devrait rendre légitime une proclama-
tion d’indépendance. Ils l’ont à ce point adoptée qu’ils semblent
désormais incapables de la remettre en question, incapables de se
demander s’il n’y aurait pas d’autres moyens de faire progresser
l’appui populaire à leur option que celui des référendums à répé-
tition. Inconscients, semble-t-il, qu’ils risquent bien davantage
ainsi de desservir leur cause plutôt que de la faire avancer. Un
pourcentage élevé de Québécois, incluant bon nombre d’indé-
pendantistes, se déclaraient d’ailleurs opposés, lors d’un récent
sondage (avril 1998), à un nouveau référendum au cours d’un
éventuel prochain mandat du PQ. Il y a là, me semble-t-il, un
signe certain que l’acharnement péquiste à multiplier les réfé-
rendums commence à agacer singulièrement une bonne partie
de la population.
On peut comprendre que face à la fermeture grandissante du
Canada anglais à toute discussion relative à un réaménagement
un espace politique fermé 181

constitutionnel, que face à ce qu’on appelle désormais le plan B,


l’indépendance apparaisse comme la seule solution possible. De
là à penser que la multiplication des « affronts » d’Ottawa et les
attaques d’une certaine presse anglophone vont pousser une
majorité de Québécois à se rallier à l’option indépendantiste lors
d’un prochain référendum, il n’y a qu’un pas que bien des souve-
rainistes franchissent trop allègrement.
Malgré tout, la majorité des Québécois francophones s’iden-
tifient comme tels, c’est-à-dire bien avant de s’identifier comme
Canadiens. (Et on peut sans doute considérer que les anglophones
québécois font de même, au moins de façon implicite, en se per-
cevant désormais comme une minorité.) Ils souhaitent que cette
perception qu’ils ont d’eux-mêmes se reflète dans les structures
politiques du pays, dans le partage des champs de compétences
et, conséquemment, dans celui des fonds publics, impôts, taxes,
etc., entre les divers paliers de gouvernement. En d’autres termes,
les Québécois, francophones à tout le moins, souhaitent vivre
dans un cadre politique qui assure les conditions jugées néces-
saires et suffisantes à l’épanouissement de leur langue et de leur
culture, ce qui inclut une façon aussi bien de s’administrer – par
exemple, l’organisation des soins de santé ou celle de l’éducation
– que de se divertir. Les choses se compliquent et les affrontements
surgissent quand les fédéralistes prétendent que telle est bien la
situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les Québécois et
que les souverainistes répliquent que le système fédéral, tel qu’il
est devenu avec les empiètements successifs du fédéral dans les
champs de compétence provinciale, constitue un obstacle insur-
montable. Voilà pour le discours politicien.
Tel est le contexte du cul-de-sac dans lequel les Québécois
sont pour ainsi dire tenus en otage depuis deux décennies. Parlant
des élections à venir, le chroniqueur Michel Venne écrivait récem­
ment : « De leur côté, les militants péquistes feront valoir auprès
de tous ceux qui resteront insatisfaits du gouvernement, dont
certains alliés des milieux syndicaux et communautaires déçus
des politiques sociales du gouvernement péquiste, qu’ils doivent
182 à la croisée des siècles

remiser leurs rancœurs et leurs désaccords pour donner pré-


séance à la cause et assurer au PQ une victoire, nécessaire à la
tenue d’un référendum1. » Si c’était la première fois que la situa-
tion se produisait, on pourrait s’en accommoder sans doute ; mais
voilà que cela dure depuis plus de 20 ans et qu’on ne voit plus le
jour où cette situation piégée prendra fin. Pour la simple et bonne
raison que le PQ semble incapable de revoir sa stratégie à la
lumière des faits, incapable de réviser une stratégie qui a été
élaborée sous le premier gouvernement péquiste, il y a mainte-
nant 20 ans et qui n’a pas donné les résultats escomptés. Une
stratégie, donc, élaborée dans des conditions assez différentes de
celles qui prévalent aujourd’hui.
Sur le terrain des vaches en effet, les choses ne se passent pas
vraiment comme le laisse penser la stratégie péquiste. Rares sont
les Québécois francophones dont la vie quotidienne est concrète-
ment rendue plus pénible ou comporte des frustrations majeures
en raison de la domination des anglophones, comme cela pouvait
être encore le cas dans les années 1960. Dans le champ de l’éco-
nomie, longtemps fer de lance, avec la langue, du courant indé-
pendantiste, des francophones du Québec se sont hissés ces
dernières années dans les hautes sphères de l’industrie et de la
finance. Même s’ils ne sont pas parmi les plus grands hommes
d’affaires au monde, les Béland, Desmarais, Bérard et autres
cascadeurs ne souffrent apparemment d’aucun complexe profes-
sionnel majeur et la mondialisation de l’économie paraît les sti-
muler et nourrir leurs ambitions extraterritoriales plutôt que de
les figer à l’intérieur des frontières nationales.
Le Québec connaît une vie culturelle relativement dynamique
à laquelle le fédéral contribue, me semble-t-il, de façon relative-
ment convenable et, à de rares exceptions près, les francophones
peuvent vivre en français dans toutes les parties du Québec,

1. Le Devoir, 7-8 mars 1998. Quelques jours plus tard, le même Michel Venne
écrivait que le PQ ne pouvait renoncer à tenir un nouveau référendum advenant
sa réélection, car cela signifierait la négation de sa raison d’être !
un espace politique fermé 183

notamment à Montréal, où les anglophones jouissent d’ailleurs


de la même situation. À moins d’avoir la nausée à la simple vue
d’une affiche unilingue anglaise, italienne ou chinoise, tout
franco­phone équilibré peut vivre à Montréal, depuis les années
1970, sans le moindre sentiment d’oppression. Alors que la vie
artistique québécoise des années 1960 et 1970 était sinon domi-
née, du moins fortement imprégnée par la culture « typique-
ment » québécoise, au théâtre et dans la chanson notamment, il
me semble, à la lecture des pages culturelles de nos journaux et
revues, que la jeunesse d’aujourd’hui s’intéresse bien davantage
aux musiques et activités culturelles dominantes à l’échelle inter-
nationale et que de nombreux compositeurs, dramaturges et
autres artistes de la scène d’ici sont fort intéressés à produire des
œuvres aux accents et aux formes monnayables sous divers hori-
zons. Autant Pauline Julien tenait à se présenter comme artiste
québécoise partout où elle se produisait, que ce soit à Dakar ou à
Moscou, autant Robert Lepage me semble se présenter d’abord
comme un dramaturge, autant à Londres qu’à Tokyo. N’y a-t-il
pas là le signe d’une certaine maturité, d’une certaine confiance
en soi, d’une certaine maîtrise de son art, témoin ou manifesta-
tion de ce que les créateurs et les artistes québécois ont intégré
leur identité, suffisamment en tout cas pour en faire le terreau
principal ou de départ de leurs activités créatrices, et se consi-
dèrent en mesure de la projeter sans contrainte, sans ce complexe
de colonisé qui les gênait tant jusqu’au début des années 1960 ? Et
ce, sans se priver pour autant de sources d’inspiration de prove-
nances multiples.
Il n’est donc pas innocent que les exemples d’oppression le
plus souvent mentionnés par les indépendantistes sont ou bien
tirés de l’histoire relativement ancienne, ou bien reposent sur des
faits somme toute mineurs qu’on monte en épingle, de façon
tellement exagérée d’ailleurs qu’on finit par en banaliser la portée.
Depuis deux ans qu’on nous rebat les oreilles avec le refus d’une
subvention fédérale essuyé par Pierre Falardeau pour la production
de son film sur la mort du patriote De Lorimier, on finit par se
184 à la croisée des siècles

dire que, s’il s’agit là du seul cas de discrimination fédérale à


l’endroit de cinéastes québécois francophones au cours des der-
nières années, il conviendrait peut-être de ramener l’événement
à de plus justes proportions. Des créateurs québécois et canadiens
de toutes origines, incapables de mener leurs projets à terme faute
d’argent, j’en connais un certain nombre, mais qui ne hurlent pas
comme des putois sur toutes les antennes – fédérales plus souvent
qu’autrement – pour dénoncer la persécution dont ils seraient
victimes. Il faut sans doute comprendre que, suivant la logique de
Parizeau2, tout ce boucan est destiné à aider la cause.
Autre élément de nouveauté dans le paysage sociopolitique
québécois : la composition ethnique du Québec s’est considéra-
blement diversifiée depuis 30 ans, en même temps que sa diversité
historique – à savoir la présence séculaire au Québec d’anglo-
phones et d’autochtones – se manifestait beaucoup plus fortement
que dans la première moitié du siècle. Pour la première fois dans
l’histoire de ce pays, les anglophones du Québec ont commencé
à se percevoir comme une minorité et à faire valoir des revendi-
cations de minoritaires. Non moins important est le réveil des
communautés autochtones, non seulement au Québec, mais sur
l’ensemble du territoire canadien et dans les Amériques en géné-
ral. Finalement, les minorités ethniques, en raison de leur poids
grandissant, entendent bien avoir voix au chapitre. Bref, la com-
position ethnique du Québec est désormais aussi diversifiée que
celle de l’ensemble du Canada. Cela n’est pas sans conséquence.
Un Québec indépendant devrait apprendre à vivre avec l’équiva-
lent de ce qu’on a déjà appelé la « mosaïque canadienne », et il ne
va pas de soi qu’il se tirerait mieux d’affaire que le Canada lui-
même. Je ne dis pas que la chose est impossible, mais il serait
opportun que le PQ nous dise comment il entend s’y prendre
pour s’attaquer à ces problèmes de taille, sources de tensions et
même d’affrontements violents dans maintes régions du monde.

2. Ladite logique se formule comme suit : « si on veut l’indépendance, il faut


un référendum ; si on veut un référendum, il faut élire le PQ. » C.Q.F.D.
un espace politique fermé 185

Tout cela nous renvoie aux dynamiques sociales actuellement


à l’œuvre au Québec et au Canada, et devrait nous inciter, pour
bien les comprendre, à tenir compte du contexte géopolitique
nord-américain et occidental (même mondial), considérant que
le mouvement économique en cours mène tout droit à un accrois-
sement des échanges internationaux. Souhaite-t-on, par exemple,
une forme d’union politique nord-américaine, allant du Mexique
au Grand Nord, sur le modèle actuellement en voie de consti-
tution en Europe ? Ou souhaite-t-on maintenir les frontières
actuelles et même constituer de nouveaux États nationaux, par
exemple pour les Chicanos de Californie, les Cris et les Inuits du
nord québécois, etc. ? Dans quel sens l’indépendance du Québec
ferait-elle pencher la balance parmi ces différentes avenues : celui
de la création de petits États autonomes sur le plan politique mais
unis sur le terrain économique, ou celui du démantèlement du
Canada au profit de la constitution de deux nouveaux États, mais
seulement au nord du 42e parallèle, consolidant de ce fait alors
sans doute les États-Unis comme superpuissance, flanquée de
quelques petits pays satellites à sa périphérie ?
Par ailleurs, si le projet péquiste demeure mal articulé aux
nouveaux éléments de la situation québécoise et silencieux sur les
questions plus larges de l’avenir de l’État-nation traditionnel, la
position du gouvernement fédéral et des provinces anglaises est
encore plus douteuse. Là aussi les Québécois sont piégés : à défaut
d’être partisans de l’indépendance, ils se retrouvent tout simple-
ment prisonniers du statu quo, qu’on essaie tout au plus de parer
d’un caractère évolutif, lequel, dans un avenir imprévisible et sans
cesse repoussé, devrait conduire à un réaménagement de l’ordre
constitutionnel actuel. Il devrait être évident que cela ne satisfait
ni les Québécois, ni les autochtones, ni même les provinces de
l’Ouest.
Le plus désespérant dans tout cela, c’est que depuis les échecs
de Meech et de Charlottetown plus personne ou à peu près au
Canada anglais ne manifeste la moindre volonté de s’attaquer
186 à la croisée des siècles

véritablement au problème constitutionnel. Si les choses ne chan­


gent pas de façon significative chez nos compatriotes du Canada
anglais, ce n’est pas demain que des perspectives de solution
à la question québécoise, tout comme à celle des Autochtones
d’ailleurs, se feront jour.
Quand le premier ministre Clark de Colombie-Britannique
attribue ce backlash au fait que les Québécois ne se soucient guère
de la situation des provinces périphériques comme la sienne, il
fait sourire. Je ne sache pas que les revendications de sa province,
de l’Alberta ou de la Nouvelle-Écosse aient été régulièrement
dénoncées par le Québec jusqu’ici. S’il n’avait plus la couche aux
fesses en 1982, il se rappellera peut-être que René Lévesque, fidèle
en cela à la politique du gouvernement Lesage qui avait rompu
avec la tradition duplessiste du repliement, avait justement tendu
la main aux provinces de l’Ouest et de l’Est dans le but d’infléchir
la réforme constitutionnelle de Trudeau dans le sens de la décen-
tralisation, comme elles le souhaitaient justement et le souhaitent
apparemment toujours, du moins à l’Ouest. Sauf erreur de ma
part, les positions divergentes du Québec sur des revendications
des autres provinces ont généralement été très ponctuelles et très
ciblées et n’ont jamais pris la forme de dénonciations générales et
dirigées contre leurs populations. Il y a bien sûr des francophones
anglophobes au Québec, mais s’ils sont aussi nombreux que les
francophobes du ROC, ils sont en tout cas beaucoup moins
bavards.
On serait donc mal avisé de reprocher aux souverainistes
québécois, à la lumière de ce constat, d’en conclure qu’une réforme
constitutionnelle digne de ce nom soit devenue impossible. Mais
devant une voie apparemment sans issue, sont-ils pour autant
justifiés de s’élancer de leur côté dans une autre qui semble l’être
tout autant ? À moins de vouloir jouer à quitte ou double – et tant
pis pour ceux et celles que la partie n’intéresse pas ! –, une cer-
taine réévaluation de la situation ne serait pas superflue. En plus
des facteurs démographiques, culturels, économiques, etc., que
un espace politique fermé 187

j’ai mentionnés plus haut et qui devraient faire l’objet d’une ana-
lyse plus raffinée que celle que j’ai à peine ébauchée, il convien-
drait de reconnaître que la majorité des Québécois ne sont pas
favorables à l’indépendance. Cela ne veut pas nécessairement dire
que les souverainistes doivent abandonner la lutte ; leur option a
quand même considérablement élargi ses appuis depuis 30 ans et
il n’est pas dit qu’elle ait atteint des limites infranchissables. Par
contre, cela pourrait bien vouloir dire qu’il reste un certain tra-
vail à faire avant de passer à un troisième référendum – dont la
majorité des Québécois ne veut d’ailleurs pas, dans un proche
avenir à tout le moins. Le bon sens face à cette attitude est pour-
tant évident : quand on veut savourer une pomme, on attend
qu’elle soit mûre avant de la cueillir. La pomme souverainiste
n’est pas mûre ; s’acharner à tirer dessus avec précipitation et par
entêtement borné risque de la faire pourrir avant même qu’elle ne
soit parvenue à maturité.
Un troisième référendum perdu dans les prochaines années
donnerait pour longtemps, sinon pour toujours, raison aux fédé-
ralistes à la Chrétien, suivant lesquels l’option souverainiste a été
définitivement rejetée par le Québec. Je sais bien que les stratèges
du PQ s’emploieraient à formuler la question la plus astucieuse
possible, la plus susceptible d’obtenir 50 % plus un de « oui ».
Serait-on vraiment plus avancé ? On a beau dire aujourd’hui au
PQ que telle est la règle mathématique en matière de détermina-
tion d’une majorité, je ne peux pas croire qu’on soit vraiment
convaincu que le passage à l’indépendance du Québec se ferait de
manière aussi simpliste, que quelques mois de négociations avec
le fédéral, les provinces anglaises et les communautés autoch-
tones suffiraient pour réaliser une forme de partenariat qui soit
viable. Faut-il rappeler aux péquistes qu’une victoire par près de
60 % des fédéralistes n’a pas réglé la question québécoise en 1980 ?
Si on tient à s’en remettre uniquement aux mathématiques, cela
aurait dû être le cas, non ? La naïveté de cette position tient de la
politique fiction, notamment en raison des revendications des
188 à la croisée des siècles

Autochtones, auxquels un certain nombre de souverainistes,


incidemment, reconnaissent le même droit à l’autodétermination
qu’aux Québécois, donc le droit à la sécession.
À défaut de présenter un projet tenant compte de la nouvelle
situation des Québécois, laquelle a beaucoup évolué depuis les
années 1960 contrairement au projet souverainiste demeuré pour
l’essentiel tel quel, l’option qui serait soumise à un nouveau réfé-
rendum, dans l’état actuel des choses, risque de courir à une
défaite cuisante. Une défaite dont il ne sera pas possible de se
relever, qui pourrait même conduire à une détérioration signifi-
cative du sort des Québécois, à la résurgence de l’isolationnisme
et même de la mentalité de colonisé d’avant le sursaut nationaliste
des années 1960. Sans une définition relativement élaborée du
statut qui est proposé aux communautés autochtones dans un
Québec indépendant, sans une formulation crédible des droits
linguistiques de la minorité anglophone, sans un projet consé-
quent d’intégration des minorités ethniques, et sans finalement
une proposition convenablement formulée et relativement détail-
lée de l’accord économique ou politico-économique envisagé avec
le Canada anglais, je ne vois pas comment les souverainistes
pourraient élargir leur appui de façon significative. Malheureuse­
ment, à les voir aller, j’ai parfois l’impression qu’ils comptent
surtout sur l’écœurement, sur le simple désir d’en finir d’une
majorité, si mince soit-elle, pour emporter le morceau une pro-
chaine fois.
Si le Québec était une terre d’oppression nationale quoti-
dienne et brutale, le problème ne se poserait sans doute pas dans
ces termes. On aurait moins à convaincre les Québécois d’un ave-
nir meilleur, mais davantage du bien-fondé de mettre un terme à
une situation inacceptable à tous égards – ce qui, incidemment,
s’applique bien davantage aux Autochtones qu’aux Québécois
francophones. Malheureusement, bien des souverainistes vivent
toujours au diapason des perceptions qu’ils ont développées
durant les années 1960, empruntées aux analyses qui préva-
laient alors en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Appeler
un espace politique fermé 189

les Québécois à voir leur situation à la lumière des données


d’aujourd’hui, c’est aussi les inviter à abandonner ces perceptions
biaisées, dont on n’arrive à faire un semblant de preuve qu’en évo-
quant la conquête de 1760, les rébellions de 1837-38 et autres évé-
nements passés du genre. Bref, la situation des Québécois n’a rien
de commun avec celles des Tamouls du Sri Lanka, des Kurdes
de Turquie et d’Irak, pas plus qu’avec celles des Autoch­tones du
Chiapas ni des Palestiniens, autant de populations littéralement
dépossédées de leurs moyens de subsistance, condamnées à
s’agglutiner dans les bidonvilles des grandes villes ou dans des
camps de réfugiés. Il serait plus que temps qu’on abandonne ce
langage sans pertinence aucune chez nous. Si l’indépendance du
Québec a un sens, c’est bien davantage par l’attrait d’un avenir
meilleur que par la nécessité de rompre avec une prétendue
situation coloniale. Parler du Québec comme d’une colonie du
Canada est aussi pertinent que de réduire les indépendantistes à
une bande de fascistes – c’est-à-dire aucunement.
Considérer, par ailleurs, que la survie de la culture franco-
phone en Amérique du Nord repose principalement sur la vitalité
du Québec ; considérer que cette vitalité exige l’intervention
constante, attentive et parfois même musclée d’un État qui dis-
pose des moyens de ses obligations, voilà qui a tout à fait du sens.
Il devient alors possible de discuter pour savoir si cet objectif sera
mieux servi dans un Québec indépendant (et multiethnique, ne
l’oublions pas), que dans le cadre canadien, compte tenu, comme
je le mentionnais plus haut, de la géopolitique nord-américaine,
de l’actuelle mondialisation de l’économie ainsi que des consé-
quences que cette évolution aura inévitablement sur la marge de
manœuvre des États nationaux, notamment les plus petits.
Tant et si bien que je me prends à rêver qu’il se trouve un
souverainiste convaincu et crédible, ne serait-ce qu’un seul, qui
s’emploie à alerter ses camarades péquistes sur la nécessité de
sortir du tunnel stratégique actuel qui consiste à viser un nouveau
référendum le plus vite possible et, pour cela, à réélire le PQ et,
pour cela encore, à faire pratiquement taire toute opposition
190 à la croisée des siècles

autre, bien sûr, que la fédéraliste. « Il n’y a pas de raccourci »,


écrivait récemment Jacques Fournier dans Le Devoir, signifiant
par là qu’il fallait manifester la « ténacité », la « longue patience »
et l’« endurance d’ici le prochain référendum qui aura probable-
ment lieu vers l’an 2000. Il n’y a pas de raccourci3. » Mais il est
précisément là le raccourci, dans cette logique simpliste, étroite
et passablement risquée, qui aligne, comme un processus incon-
tournable et inévitablement promis au succès, la réélection du
PQ, le référendum, l’indépendance. Quant à moi, je dirais plutôt
que si les souverainistes veulent atteindre leur but, il leur appar-
tient de convaincre une majorité significative de Québécois de sa
nécessité. Reste à savoir si, en regard de cet objectif, un troisième
référendum à court terme constituerait un plus ou un moins…
Je me prends à rêver qu’un courant de gauche parvienne
entre-temps à reprendre la parole, à se rebâtir un espace, à main-
tenir en vie la perspective d’un Québec résolument engagé dans
la résistance au bulldozer du grand capital financier, dans la
défense des valeurs qui donnent un sens à la marche en avant de
la civilisation, à la lutte ouverte contre la barbarie.

3. Jacques Fournier, « Les deux mâchoires du même piège », Le Devoir, 4 mars


1998.
chapitre 18

Tirer profit de l’expérience passée

I l n’y a pas à se le cacher : la situation actuelle est parti-


culièrement difficile. D’une part, on assiste au triomphe de
l’économisme libéral, suivant lequel tout est affaire de déve-
loppement économique, tous les problèmes de la communauté
internationale, la pauvreté de la majorité au premier titre, allant
magiquement trouver leur solution grâce à l’expansion du capi-
talisme à l’échelle mondiale. Ce que les faits contredisent de la
façon la plus évidente qui soit, ainsi que l’a justement rappelé
Normand Baillargeon dans une de ses chroniques dans Le Devoir.
Parlant des États-Unis, « ce glorieux modèle », il note, entre autres,
que 4,5 millions d’enfants y souffrent de malnutrition ; qu’en 1996,
soit en une année seulement, les 500 principales compagnies ont
vu leurs profits croître de 23,3 % ; que le rapport des rémunérations
des dirigeants d’entreprises et de leurs employés, qui était de 41 sur
1 en 1975, était passé de 187 sur 1 en 1994. Il concluait sur ce constat
son portrait de la société modèle universelle de l’avenir, celle qui
attend l’humanité une fois le triomphe du capital assuré : « les
États-Unis [sont] la plus inégalitaire des nations industrialisées1. »
Paradoxalement, on demande en même temps aux plus pau­
vres d’accepter leur sort, d’accepter même que leur situation se

1. Normand Baillargeon, « Se souvenir du 11 novembre 1897 », Le Devoir,


11 novembre 1997.
192 à la croisée des siècles

détériore encore davantage, pour des bénéfices futurs, éventuels,


alors même que le capitalisme est en pleine expansion, particu-
lièrement en Asie, et qu’il rapporte des profits toujours plus
importants aux grands monopoles et aux banquiers. Qu’un tel
discours soit à peine critiqué et que ses critiques soient le plus
souvent considérés comme des farfelus illustrent bien le désarroi
idéologique dans lequel la gauche baigne présentement. À part
quelques intellectuels plutôt isolés et certains survivants des
années 1970, la gauche se résume à quelques dizaines de groupes
aux préoccupations légitimes, bien sûr, mais éparpillées, sans
grande cohésion. Le NPD, on l’a vu, a perdu son âme ; les marxistes
qui s’affichent toujours ainsi présentent les mêmes contradictions,
les mêmes failles que leurs ancêtres des années 1970 ; les regrou-
pements d’inspiration anarchiste, qui attirent une certaine jeu-
nesse, semblent quant à eux éprouver des difficultés à dépasser le
stade de la révolte brute, parce que, entre autres raisons, la gauche
a été pratiquement muette au Québec depuis une quinzaine
d’années.
Au risque d’apparaître comme un dinosaure de la politique
dans notre société postmoderne, je demeure convaincu qu’une
lutte conséquente contre le capitalisme triomphant exige une
certaine cohérence idéologique et une plus grande cohésion
politique. Par cohérence idéologique, j’entends avant tout une
critique radicale de l’économisme libéral, une analyse de son
mode d’exercice et de ses effets pervers. Si ceux-ci ont été présen-
tés de maintes façons au cours des dernières années, force est de
reconnaître que ces critiques n’ont guère rejoint la conscience
populaire, encore subjuguée par le discours libéral quasi exclusif
de la dernière décennie.
Par cohérence idéologique, j’entends aussi la compréhension
la plus articulée possible de cette espèce de vide dans lequel nous
sommes plongés depuis pratiquement un quart de siècle. Sa
compréhension, puis son dépassement. Car si la misère matérielle
et l’exclusion sociale peuvent générer quasi spontanément la
révolte, elles ne conduisent pas de soi à la lutte politique ; celle-ci
tirer profit de l’expérience passée 193

repose sur l’espoir et celui-ci requiert la conscience, c’est-à-dire


la compréhension, la formulation rationnelle de la situation dans
laquelle on se trouve et la conviction que l’avenir peut être diffé-
rent. Un travail considérable s’impose sur ce terrain ; il s’agit ni
plus ni moins de faire le point sur l’évolution des idéologies
politiques en vigueur depuis la Deuxième Guerre mondiale, alors
que sont nés les questionnements qui nous assaillent encore
aujourd’hui. Cela peut paraître paradoxal et même vain, mais je
demeure convaincu que la compréhension du présent ne peut se
passer d’un retour dans le passé. Car il n’y a pas de génération
spontanée en matière politique ou sociale. Notre présent se situe
dans un continuum ; le comprendre mieux est la seule façon de
penser l’avenir à la lumière des dynamiques sociales à l’œuvre,
qui par nature ne sont pas des réalités statiques, mais se mani-
festent dans le mouvement.
C’est ainsi seulement, me semble-t-il, que la gauche pourra
éviter de prendre ses rêves pour la réalité, comme d’affirmer, ainsi
qu’on l’entend encore à l’occasion, que la révolution est toujours à
l’ordre du jour. Ce n’est pas vrai. Adhérer aujourd’hui à une telle
thèse et à ses conclusions pratiques ne pourrait conduire qu’à
des combats indéfinis, interminables, dont un des effets pervers
est finalement de susciter plus de réprobation que d’appui. Il ne
s’agit pas de prétendre que nous avons dépassé l’ère des révolu-
tions, mais bien de prendre acte qu’aucune révolution ne peut
faire l’économie d’un appui populaire massif, inscrit dans des
luttes immédiates. Ce n’est certainement pas par hasard si les
Salvadoriens, puis les Guatémaltèques et, semble-t-il bien main-
tenant, les Irlandais ont abandonné cette voie, pour l’immédiat
à tout le moins.
S’entêter dans cette voie aujourd’hui, que ce soit sur des bases
nationalistes ou prolétariennes, c’est prétendre savoir où le peuple
doit aller, même s’il ne le sait pas lui-même, et s’investir de la
mission de l’y conduire, fût-ce contre son gré. Ce type de messia-
nisme est particulièrement condamnable quand ses protagonistes
se déclarent disposés à utiliser la violence pour forcer l’adoption
194 à la croisée des siècles

de leur point de vue par la majorité. Utiliser la violence face à un


ennemi contre lequel on peut raisonnablement espérer réunir une
majorité, c’est un choix qui peut convenir dans des conditions
données. Mais y faire appel dans un contexte indiscutablement
minoritaire, strictement pour provoquer une situation de « crois
ou meurs », cela revient à prendre la majorité de la population en
sandwich entre la révolution et la répression. En termes plus
québécois, cela s’appelle mettre la charrue devant les bœufs et
s’élancer tête baissée vers la défaite.
On aura compris que ma recherche d’une conscience plus
poussée du cheminement de la gauche au cours du dernier demi-
siècle inclut une critique résolue de son action et de son orienta-
tion durant cette période. D’ailleurs, une telle démarche est sans
doute la seule susceptible de lever définitivement l’hypothèque
qui pèse en ce moment sur toute pensée de gauche. Il est facile de
condamner tout ce qui s’est fait dans le passé et de là se sentir
justifié de passer à autre chose. Une véritable analyse sera sans
doute plus laborieuse, mais en même temps, beaucoup plus riche
d’enseignements. Il faudra sans doute, pour y parvenir, vaincre
l’anti-intellectualisme québécois, cette sorte d’atavisme nord-
américain suivant lequel on se tient éloigné de toute réflexion, de
tout débat dont la matière va au-delà du « vécu hebdomadaire »,
c’est-à-dire du contenu du dernier bulletin d’informations.
Les tâches de la gauche ne se limitent cependant pas à l’étude
et à la réflexion, loin de là. La gauche ne présente d’intérêt que par
son apport à la transformation des situations. C’est pourquoi sa
lutte exige aussi, je l’ai dit, un minimum de cohésion politique.
Cohésion qui repose sur une plus grande unité des luttes qui se
mènent sur divers terrains et sur une articulation ferme des luttes
immédiates et des objectifs à plus long terme. Voilà un terrain où
la gauche québécoise a toujours éprouvé des difficultés, partagée
qu’elle a le plus souvent été entre la « lutte révolutionnaire » à un
pôle et la poursuite d’objectifs purement immédiats à l’autre.
J’ai déjà dit que la révolution n’était pas à l’ordre du jour ; je
crois en effet qu’il serait tout à fait vain de chercher à entraîner
tirer profit de l’expérience passée 195

les couches populaires dans une quelconque lutte révolutionnaire


en ce moment. Il n’existe d’ailleurs pas de cas où la lutte révolu-
tionnaire n’ait été le prolongement de combats particuliers, qui
mobilisaient déjà des secteurs importants de la population. Une
gauche conséquente n’a d’autre choix que de « rejoindre » les
secteurs qui mènent déjà des luttes particulières et qu’on pourrait
qualifier d’actes de résistance au capitalisme. Ce qui ne devrait
cependant pas l’empêcher de situer ces luttes dans le cadre d’ob-
jectifs plus généraux, bien au contraire. De situer par exemple la
répartition équitable de la richesse dans le cadre de l’objectif
d’une plus grande justice sociale ; la revendication d’une éduca-
tion accessible et d’un meilleur partage du travail dans le cadre
de l’élimination de l’exclusion sociale ; le soutien à des luttes ail-
leurs dans le monde dans le cadre d’objectifs plus généraux de
solidarité internationale, laquelle est devenue indispensable face
à un capitalisme qui se déploie à l’échelle mondiale, mais aussi
pour assurer ici même, dans les sociétés occidentales comme la
nôtre, une meilleure cohabitation des diverses cultures qui y
vivent, plutôt qu’un retour nostalgique vers un passé « pure laine »
idéalisé.
Je suis tout à fait conscient que de telles propositions apparaî-
tront comme du réchauffé à bien des ex-militants et ex-militantes
aujourd’hui désabusés, qui ont décidé de toute façon d’accrocher
définitivement leurs patins. Je n’en pense pas moins que c’est à
travers des luttes menées avec le plus de lucidité possible que la
conscience de la gauche va s’affiner, que les traumatismes qui ont
suivi l’éclatement de la gauche au début des années 1980 vont être
surmontés, que le discours de la gauche va retrouver sa vigueur
et sa force de conviction. À condition, bien sûr, qu’on se préoc-
cupe en même temps, parallèlement si on peut dire, de mieux
comprendre le passé, mieux analyser le présent, puis dégager
des perspectives d’avenir qui soient articulées aux conditions
d’aujourd’hui.
chapitre 19

En guise de conclusion

J ’ai parlé jusqu’ici de la gauche de façon plutôt indifférenciée.


Or, si ce vocable doit recouvrir l’ensemble de ceux et celles qui
formulent des griefs à l’endroit du statu quo, qui rejettent l’orienta­
tion actuelle que prennent la vie politique et l’ordre économique,
la gauche est multiple : des jeunes anarchistes aux professeurs
d’université ; des assistés sociaux aux retraités ; des exclus à la
classe moyenne, des femmes aux Autochtones, il y a tout un
ensemble de catégories de citoyens qui aspirent à des change-
ments considérables de l’ordre en place. Cela en fait-il pour autant
une majorité susceptible de s’unir politiquement ? Cela n’est pas
évident.
D’aucuns considéreront sans doute qu’avec ce pamphlet (car
c’est bien de cela qu’il s’agit ici, c’est-à-dire une attaque tous azi-
muts, qui ne fait pas dans la dentelle, où l’affirmation péremptoire
l’emporte parfois sur la démonstration fine et qui est avant tout
destinée à provoquer réflexion et réaction, bref à alimenter le
débat), j’ai définitivement tourné le dos à la révolution, dont la
poursuite a longtemps été au centre de mon existence et dont
l’éventualité, je l’avoue bien franchement, continue d’alimenter
mes espoirs. Je dirai oui et non.
Oui, car je ne suis pas (je ne suis plus) de ceux, fort peu nom-
breux aujourd’hui au demeurant, qui considèrent que le capita-
lisme est au bout du rouleau et qu’à la faveur de la crise fatale qui
en guise de conclusion 197

lui pendrait au bout du nez, il sera bientôt possible de lui donner


le coup de grâce pour asseoir les bases de la société nouvelle, les
conditions d’émergence de l’« homme nouveau ». Une société qui
bouleverserait totalement les rapports économiques et sociaux
existants au profit des couches sociales pauvres et démunies. Un
tel point de vue ne repose plus désormais, et pour un temps indé-
fini, sur une analyse sérieuse. Il n’est rien d’autre que la reprise
des positions communistes du début du siècle, « revampées »
par les marxistes durant les années 1960 et 1970. Si on veut bien
regarder les choses en face, on constate que le capitalisme est en
pleine expansion : la mondialisation dont on parle tant, à gauche
comme à droite, n’est rien d’autre que l’expansion et la consoli-
dation du capital à l’échelle de la planète. Il n’est pas exclu, bien
sûr, que ce capitalisme soit en ce moment même grugé par des
contradictions majeures susceptibles d’entraîner sa perte dans un
avenir plus ou moins lointain ; la preuve de cela reste cependant
à faire et ce n’est pas en multipliant les slogans plus radicaux les
uns que les autres qu’un tel objectif sera atteint. Bref, je n’exclus
pas la révolution comme possibilité, comme éventualité, je dirais
même comme certitude à long terme. Mais je refuse de préconiser
la mise sur pied d’une organisation politique dont les référents
idéologiques seraient construits autour d’un projet révolution-
naire immédiat, qui resterait en pratique simplement virtuel.
Réformisme que tout cela ? Bien sûr. Mais, pour le dire très
clairement, je préfère des réformes pratiques, concrètes, à la
propagande d’une révolution virtuelle. Parce qu’on n’a pas encore
inventé de lait virtuel pour les enfants qui ont faim, ni de chauf-
ferettes virtuelles pour les logis où l’on gèle, ni d’appartements
virtuels pour les sans-abri, ni de structures d’accueil virtuelles
pour les exclus. Il existe bien des surplus de lait et la capacité d’en
produire plus ; il existe bien des milliers de chaufferettes dans les
entrepôts des manufacturiers, des centaines d’appartements vides
dans une ville comme Montréal. Mais attendez le blitz de Noël,
on vous donnera alors du lait en poudre et des sacs de couchage.
Puis, grâce à de généreux donateurs bien nantis, on ouvrira un
198 à la croisée des siècles

nouveau dortoir pour les itinérants… Partager mieux la richesse,


je veux bien que ça soit affreusement réformiste, mais n’est-ce pas
une réforme qui alimente les rêves de dizaines de milliers de nos
concitoyens ? Permettez que j’accorde plus d’importance à leurs
rêves on ne peut plus légitimes qu’à la pureté de mon idéologie.
Non pas que j’en aie contre la cohérence et la conséquence de
l’idéologie, mais parce qu’à mon sens la réalisation de la société
nouvelle n’est pas à l’ordre du jour. Et qu’elle le sera seulement le
jour où les forces populaires auront retrouvé suffisamment de
cohésion pour constituer une force politique incontournable. Ce
qui, comme je l’ai dit antérieurement, exige une plus grande
cohérence idéologique que celle qui prévaut actuellement dans la
gauche, qu’elle soit québécoise, occidentale ou internationale.

* * *

La réflexion n’a jamais nourri personne, c’est évident. Mais les


luttes qui se mènent aujourd’hui, qui se mèneront demain et
longtemps encore à n’en pas douter, ne pourront triompher qu’à
se situer dans le cadre d’objectifs mieux définis qu’actuellement,
davantage circonscrits et de nature à obtenir l’appui du plus
grand nombre, parce que susceptibles d’orienter la lutte dans la
voie du dépassement des contradictions les plus criantes de
l’ordre social actuel, en même temps que de fournir des réponses
cohérentes à tous ceux pour qui le sens fait encore sens. Cela
pourrait prendre la forme d’une définition de ce que j’appellerais
un « humanisme moderne », suivant l’expression de Fernand
Braudel. Celui-ci ne transformera pas le monde du jour au lende-
main. Mais il pourrait donner un sens à l’action de tous ceux et
celles qui luttent à travers le monde pour faire triompher la
civilisation sur la barbarie. Il pourra sans doute également redon-
ner espoir à ceux qui n’en ont plus. Et s’il arrivait que l’espoir,
agissant comme incitation à la lutte, s’avérait un antidote aux
maux sociaux qui affligent tant de gens – exclusion, isolement,
violence, suicide, toxicomanie, etc. –, un antidote qui soit plus
en guise de conclusion 199

efficace que toutes les « tolérances zéro » qu’on puisse imaginer, la


démarche en aurait déjà valu la chandelle. Sans compter la contri-
bution qu’un tel humanisme pourrait apporter à la définition
d’une politique de gauche plus conséquente1.
Un bien grand détour, pourra-t-on penser, que de faire repo-
ser la reconstruction de la gauche sur la définition d’un nouvel
humanisme. Ne nous méprenons pas, les luttes qui se mènent
aujourd’hui, qui se mèneront demain, existent et continueront
d’exister indépendamment d’une nouvelle vision du monde. Les
luttes particulières se développent généralement sur des pro-
blèmes particuliers, elles poursuivent des objectifs très circons-
crits : ce sont des luttes spontanées dont la justification est très
immédiate et concrète, dont les objectifs varient suivant les cir-
constances, dont les moyens reflètent les caractéristiques des
groupes qui les mènent. À défaut de s’alimenter à une vision
critique commune des choses, elles puiseront dans le bagage
idéologique dominant pour asseoir leurs revendications : créer
des emplois, résister au néolibéralisme et à la mondialisation,
maintenir les services sociaux publics, d’éducation et de santé,
faire une place aux jeunes, promouvoir l’égalité des sexes, etc.
On conviendra aisément qu’un tel cadre, s’il peut fournir des
motivations à certaines catégories de personnes, celles qui sont
directement concernées par les luttes en question, les plus déter-
minées d’entre elles en fait, ne véhicule pas pour autant une
vision du présent et de l’avenir qui soit susceptible de susciter
véritablement l’espoir dans l’ensemble des couches populaires. Il
ne s’agit pas ici, surtout pas, de bricoler une nouvelle utopie, une
chimère à la manière des adeptes du New Age ou d’autres confré-
ries. Il s’agit plutôt de construire, sur la base de ce que nous
savons et de ce que nous pouvons observer, un projet de société

1. [NdÉ] À partir de la dissolution d’EN LUTTE !, en 1982, le principal sujet


de recherche de Charles Gagnon, et ce, jusqu’à sa mort en 2005, aura été cette
question de l’humanisme. Plusieurs de ses écrits sur ce sujet sont disponibles au
Service des archives de l’UQAM et on en trouve quelques extraits dans La crise
de l’humanisme, op. cit.
200 à la croisée des siècles

qui soit articulé aux réalités sociales actuelles et aux dynamismes


qui s’y font jour.
Il me faut enfin signaler qu’il existe inévitablement un écart
entre une vision de l’avenir, un projet de société, d’une part, et les
luttes particulières qui jalonnent sa poursuite, d’autre part. Il me
semble important de le reconnaître si on veut éviter le piège de la
« ligne juste », c’est-à-dire le point de vue suivant lequel il n’y a
qu’une façon de mener la lutte, qu’il faut la faire triompher à tout
prix et qu’elle doit constituer un guide incontournable de toute
action. Il n’y a pas de recette magique pour l’application correcte
de la « ligne juste ». Toute lutte peut avoir des résultats plus ou
moins concluants, plus ou moins éphémères.
S’appuyer sur les valeurs reconnues (à reconnaître) d’un
huma­nisme moderne ne veut alors rien dire d’autre que d’avoir
des objectifs clairs en tête, des objectifs partagés par une propor-
tion importante de la population et définis suivant les valeurs
essentielles de cet humanisme. Il serait vain, de ce point de vue,
d’opposer l’action à la réflexion, aux échanges et aux débats
d’idées. Il serait malheureux que de nouveau, comme durant les
années 1960 notamment, on tourne le dos à la réflexion, sous pré-
texte que « c’est du pelletage de nuages » qui ne mène nulle part,
qui fait perdre du temps. L’histoire a montré, et plus d’une fois,
que les grands bouleversements en ayant ponctué le cours se sont
toujours accompagnés de vigoureux débats qui en ont constitué
la fibre, en quelque sorte.
deuxième partie

Perspectives théoriques
Composer avec l’incertitude

L es certitudes d’antan se sont évanouies. Non seulement


vivons-nous dorénavant au cœur de bouleversements nom-
breux et extrêmement rapides, mais nous avons souvent l’impres-
sion de vivre dans l’éphémère. À voir défiler à la queue leu leu au
petit écran les cadavres algériens, les gros ventres des petits
Africains, les astronautes de la station Mir, les héros du stade, les
savants généticiens et ainsi de suite, on peut facilement avoir
l’impression que tout cela est parfaitement hors de contrôle, que
ce chaos est incompréhensible et qu’il serait vain de seulement
tenter d’y comprendre quelque chose. La tentation peut être
grande de détourner le regard et de retourner à son potager. À un
certain niveau de développement, l’information recouvre la réa-
lité d’une pellicule d’irréel. Gavés d’informations, nous consta-
tons que notre perception s’émousse, que le sens nous échappe :
les arbres foisonnent, la forêt s’estompe.
Ils se trompent ceux qui prétendent que le développement des
sciences a rendu l’idéologie caduque. L’idéologie a toujours été et
demeure le terrain sur lequel les humains construisent du sens.
C’est ainsi que sont nées les mythologies, les théologies et les
philosophies, qui appartiennent toutes au monde de l’idéologie.
On a voulu convaincre la gauche, ou disons peut-être plus juste-
ment tous ces gens qui ne s’accommodaient pas du statu quo,
qu’ils devaient abandonner leurs divagations idéologiques et s’en
tenir aux conclusions de la science, parce qu’inévitablement les
204 à la croisée des siècles

idéologies conduisaient aux pires dérives. À preuve le fascisme et


le communisme, pour ne s’en tenir qu’au xxe siècle.
La science est pointue, l’idéologie est ouverte ; elle constitue
le domaine où s’articulent les données, toujours en évolution, des
sciences autant physiques qu’humaines. Elle permet des choix
parmi les possibilités toujours incertaines, problématiques, aléa-
toires, ouvertes par la science. Voyons, par exemple, les propos
des économistes depuis quelques années : les uns préconisent des
taux d’intérêt plus élevés pour contrer l’inflation ; les autres vont
plutôt dans le sens d’une baisse de ces mêmes taux pour favoriser
la création d’emplois et la réduction de la dette publique. Leur
lecture de la réalité est souvent incohérente. Le 7 novembre 1997,
on pouvait ainsi lire dans Le Devoir : « C’est connu, l’économie
canadienne tourne à plein régime. » Le même jour, aux informa-
tions de fin de soirée, la télé nous apprenait que la hausse du
chômage et le ralentissement de la croissance avait entraîné la
chute du dollar canadien et qu’il n’était plus évident que la Banque
du Canada devrait hausser les taux d’intérêt pour contrer… la
surchauffe de l’économie. Faut-il s’étonner qu’avec les conclusions
d’une science économique aussi précise, le choix des décideurs
soit inévitablement fonction de leurs points de vue personnels et
surtout, bien sûr, des pressions que les divers groupes d’intérêt
feront peser sur eux ? Personne ne sera dupe : ces points de vue
n’ont aucune base scientifique, ils expriment des intérêts particu-
liers et le plus souvent immédiats.
Pensons, par exemple, à certains débats relatifs aux possibili-
tés offertes par le génie génétique : d’aucuns prétendent qu’on
pourra bientôt procéder à des manipulations génétiques sur les
embryons ou les bébés naissants, de façon à pratiquement élimi-
ner non seulement toute maladie grave éventuelle, mais tout
risque de comportement répréhensible, principalement violent ;
d’autres sont beaucoup moins enthousiastes, soulevant la possi-
bilité qu’on ouvre ainsi une boîte de Pandore et qu’on s’expose à
des conséquences nuisibles ou dangereuses, tout à fait imprévi-
sibles et possiblement incontrôlables.
composer avec l’incertitude 205

On pourrait multiplier les exemples, mais il est déjà clair que


la science ne fournit pas de réponses définitives et sûres quant à
la façon d’organiser la vie de la cité, d’harmoniser les rapports
entre les communautés et entre les personnes, de promouvoir le
développement des individus. On peut rêver du jour où la science
et la technologie permettront de résoudre tous les problèmes
d’une simple pression sur un bouton ; mais ce jour est encore
bien loin, s’il doit jamais advenir. C’est ainsi que toutes les ten-
tatives de « scientifiser » les sciences humaines, qu’on peut faire
remonter au début du siècle et qui ont connu un certain regain
de popularité avec le courant structuraliste des années 1960,
ont favorisé l’impasse actuelle, qu’on peut résumer de la façon
suivante : primo, toutes les idéologies sont à rejeter parce qu’elles
engendrent inévitablement le dogmatisme et le totalitarisme, au
profit d’une vision figée des choses qui débouche sur la défense du
statu quo ; deuxio, l’économie de marché est « naturelle », les com-
portements humains se résument à des phénomènes génétiques,
et autres choses du genre. Or, si l’économie de marché était natu-
relle, on voit mal comment l’humanité s’en serait passé pendant
des millé­naires ; de même, si la génétique expliquait à elle seule les
comportements humains, on se demande comment des sociétés
aussi différentes ont pu se développer et coexister pendant des
siècles en divers points du globe… Y aurait-il quelque part des
savants capables d’expliquer comment le génome humain a pro-
duit l’économie de marché ? Poser la question, c’est y répondre.
Si les sciences, dans l’état de développement remarquable qui est
le leur actuellement, ouvrent de multiples fenêtres sur la réalité
physique et humaine, elles ne livrent aucunement, ni pour un
individu ni pour la collectivité, le mode d’emploi obligé de l’exis-
tence. C’est encore et toujours dans le champ de l’idéologie (au
sein duquel j’inclus la philosophie) que ce mode d’emploi trou-
vera à se formuler, parce que c’est là que, depuis des millénaires,
les humains construisent la cohérence. Une cohérence qui est
toujours à raffiner, toujours à adapter, parfois à révolutionner,
selon les avancées scientifiques qu’ils font à leur époque, dans
206 à la croisée des siècles

la compréhension de l’extrême complexité de notre monde et de


nous-mêmes.
Voilà où s’inscrit la possibilité, ou plutôt la nécessité, pour la
gauche de redéfinir une vision de la société qui soit ouverte sur
les valeurs les plus précieuses de justice, de liberté, de fraternité
et d’épanouissement personnel que des siècles de civilisation
nous ont léguées, et qui demeurent sinon toujours niées du moins
lourdement entravées par l’ordre économique et politique actuel.
Des valeurs que les développements en cours à travers le globe,
pas seulement économiques mais aussi scientifiques et technolo-
giques, menacent d’entraver encore davantage.
Si, comme j’ai dit antérieurement, l’action politique ne peut
pas éviter de se développer en lien étroit avec les préoccupations
actuelles des citoyens, l’idéologie qui la sous-tend, qui lui donne
son sens et son orientation, doit quant à elle être ouverte, large, à
l’affût de toutes les explications, de toutes les hypothèses, sur
l’interprétation de notre passé, sur les révélations de la science
dans tous les champs de la connaissance, sur les dynamismes à
l’œuvre autant sur les plans culturel, social et politique que dans
le domaine des nouvelles technologies. Autant doit-elle se mon-
trer intraitable et combative en présence de tous les phénomènes,
de tous les comportements, de toutes les théories aux consé-
quences hostiles aux valeurs fondamentales de la civilisation,
autant elle doit, dans le monde de plus en plus unifié mais tou-
jours différencié qui est le nôtre, être marquée au coin de l’ouver-
ture d’esprit et de la tolérance.
Il faut une certaine audace aujourd’hui pour s’attaquer au bloc
monolithique des idées reçues, à la pensée unique que les pou-
voirs nous martèlent depuis des décennies. Mais ne faudrait-il pas
garder à l’esprit que le statu quo ne tourne pas très rond non plus
à bien des égards ? Plutôt que de céder à la tentation de la fuite en
avant qui, au cours des deux dernières décennies, en a conduit
plusieurs à se défiler devant les critiques qu’on leur adressait pour
aller brouter dans les pâturages de la droite, s’abreuver à l’auge de
la réaction, sous prétexte que là se retrouvait finalement la nature
composer avec l’incertitude 207

intemporelle des êtres et des choses, il conviendrait bien davan-


tage, les dérapages, les erreurs et leurs conséquences parfois tra-
giques une fois admis, d’entreprendre de comprendre ce qui s’est
passé et d’en fournir une explication qui soit susceptible de
contribuer à l’élaboration d’une voie d’avenir.
Qu’on ne s’y méprenne pas. Le silence actuel de la gauche
ne signifie nullement, comme on l’a souvent prétendu depuis la
Deuxième Guerre mondiale, qu’on se serait finalement débarrassé
de l’idéologie, et ce, au nom du réalisme et du sens pratique. Nous
baignons présentement dans l’idéologie. L’idéologie néo­libérale
conquérante d’aujourd’hui est en train de nous submerger, de
nous engloutir, de nous entraîner dans la soumission béate aux
« lois de l’économie naturelle ». Les promesses d’aujourd’hui de
la droite n’ont pas plus de valeur, en regard des progrès souhai-
tables, que celles des marxistes-léninistes d’hier ; les unes et les
autres ne prennent pas en compte l’ensemble des connaissances
accessibles sur tous les terrains ; elles n’offrent pas une explication
cohérente et compréhensive de notre histoire récente, s’en tenant
à des poncifs dont les fondements sont plus que douteux, que ce
soit le caractère naturel de l’économie de marché pour les unes
ou le caractère inévitable de la révolution prolétarienne pour les
autres. De ce fait, elles n’offrent ni l’une ni l’autre de perspectives
crédibles sur l’avenir.
C’est dans ce cadre, ample et exigeant j’en conviens, qu’une
politique de gauche doit trouver à se formuler. Mais évitons les
emballements naïfs, fruits d’un idéalisme débridé. Il ne suffira
pas d’un colloque ou deux pour définir une politique de gauche,
surtout si nous adhérons à l’idée que cette politique doit être le
volet « action » d’une « idéologie » de gauche. Il serait sans doute
sage de ne pas fixer d’échéances et de se préoccuper avant tout,
dans l’immédiat, de recréer des lieux de réflexion et de débats,
des moyens de diffusion et d’échanges. Il m’est personnellement
d’avis que les débats animés, autant philosophiques que poli-
tiques, tenus en Europe dans les années 1950 au milieu des décom­
­bres encore fumants de la guerre, dans le sillage des dégâts laissés
208 à la croisée des siècles

à la fois par le fascisme, le nazisme et le stalinisme, ainsi que dans


l’horreur provoquée par l’utilisation de la bombe atomique, ont
été trop tôt interrompus, compromis, par la fièvre révolutionnaire
de la jeunesse des années 1960 et 1970, pour qui l’action représen-
tait trop souvent l’alpha et l’oméga de l’existence. Plus encore, ces
débats ont été écrasés par les emballements de partisans d’un
avenir basé essentiellement sur la science et la technologie (y
compris les techniques de gestion des collectivités humaines). Si
tel est bien le cas, et si je ne me trompe pas trop, ne serait-il pas
temps de faire revivre la réflexion rigoureuse et persévérante, de
réactiver les débats animés et vigoureux dont l’histoire fournit
moult exemples stimulants ?
Les terrains d’investigation sont nombreux. On risque parfois
même de s’éparpiller, bien sûr. Les points de vue promettent
d’être multiples et souvent divergents. Mais la polémique n’a
jamais tué personne. Jamais autant en tout cas que le désert
idéologique actuel qui tue les intelligences. Quoi qu’il en soit, là
résident, et là seulement, me semble-t-il, les conditions d’une vie
intellectuelle dynamique, l’espoir d’avancées sociales et poli-
tiques prometteuses.
Pour en finir avec l’« économie naturelle »

J e crois qu’il est temps de reconnaître que si la révolution


léniniste a constitué un facteur majeur des transformations
sociopolitiques du xxe siècle, elle n’a certes pas jusqu’ici conduit
à l’élimination de l’exploitation capitaliste qui était au cœur de
son projet et qui a nourri les espoirs de millions de personnes à
travers le monde pendant près de trois quarts de siècle. Rien ne
permet d’ailleurs de penser qu’une telle stratégie recevrait aujour­
d’hui un quelconque appui, du moins dans les pays industrialisés.
Seules subsistent, dans certaines régions du monde, certaines
formes de lutte insurrectionnelle qu’on pourrait qualifier de
« sous-produits » du léninisme, c’est-à-dire diverses formes de
lutte armée, guérilla ou terrorisme contre le pouvoir en place ou
la domination étrangère.
Certaines de ces luttes ont d’ailleurs pris une tournure dou-
teuse et même inquiétante, où se mêlent divers trafics et attentats
dirigés contre des populations prises en sandwich. La situation
actuelle ne permet donc pas de considérer que ces luttes ouvrent
des perspectives crédibles. On pourrait penser que l’évolution des
choses au Nicaragua, au Salvador et au Guatemala – et on semble
s’engager dans la même voie en Colombie – a marqué le début de
la fin de la lutte armée, du moins pour une certaine période. La
poursuite de la fracture sociale actuellement en cours, le blocage
de toute évolution démocratique ainsi que le caractère violemment
répressif du pouvoir dans certains pays, pourraient bien sûr rani-
mer la résistance violente à n’importe quel moment, ne serait-ce
210 à la croisée des siècles

que sous des formes de révolte plus ou moins spontanée. Mais


sans présumer de l’avenir, il est douteux qu’on assiste à une
renaissance prochaine de la lutte armée où que ce soit dans le
monde.
La voie léniniste étant sinon rejetée à tout jamais, du moins
mise entre parenthèses, on constate que la social-démocratie, de
son côté, ne se distingue plus guère des partis traditionnels qui
étaient issus de la révolution bourgeoise. Même si les pays qui ont
connu des régimes sociaux-démocrates ont parfois réussi tant
bien que mal à maintenir des politiques plus progressistes, il reste
qu’aucun n’est parvenu à vraiment réduire l’emprise détermi-
nante du capital sur quelque aspect majeur de la vie des sociétés.
Cela soulève un certain nombre de questions cruciales aux-
quelles il serait irresponsable de se dérober, dans la mesure où,
bien sûr, l’objectif d’une société juste et libre demeure. L’examen
de la situation actuelle et le rappel de l’expérience de la lutte pour
le socialisme devraient permettre sinon d’ouvrir des perspectives
cohérentes, du moins de poser les bonnes questions, dont celles-
ci : faudrait-il considérer que l’horizon socialiste qui a animé les
luttes de millions de personnes au cours du dernier siècle n’était
que mirage ? Faut-il penser que le capitalisme est là pour rester
indéfiniment ?
D’une part, on l’a vu antérieurement, le capitalisme est en
pleine période d’expansion : il s’implante présentement dans
maintes régions du monde où il était totalement absent jusqu’à
tout récemment ; en même temps, il consolide partout ses assises
et étend son pouvoir en pressant les États de lui concéder des
marges de manœuvre toujours plus étendues et dans tous les
domaines. D’autre part, il a si bien réussi à asseoir son prestige
depuis la Deuxième Guerre mondiale et, plus encore, depuis
l’écroulement du camp socialiste, qu’il se trouve désormais au
cœur de la « pensée unique », en voie de mondialisation elle aussi.
Les élites politiques et économiques d’à peu près tous les pays
en développement sont en effet convaincues des vertus du capi-
talisme, ou en tout cas de son caractère inévitable et n’aspirent
pour en finir avec l’« économie naturelle » 211

plus qu’à profiter au maximum de ses miraculeuses retombées ;


les « miracles économiques » qui se succèdent depuis les années
1950 ont bien servi à entretenir le mirage : miracle allemand,
miracle japonais, miracle brésilien, miracle formosan, miracle
thaïlandais, etc.
En même temps que le capital déploie sa mainmise sur prati-
quement toutes les régions du monde, il s’est progressivement
assuré de l’appui d’une bonne partie des classes moyennes des
pays industrialisés. Et ce, par divers moyens : le syndicalisme,
aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue ; les fonds
communs de placements, Caisse de dépôt et autres ; les fonds de
pension ; les actions en bourse ; une propagande de tous les ins-
tants pour inciter les gens à investir leurs épargnes, à participer
à l’essor de l’économie, etc. Cela signifie en clair que le capital n’a
de cesse d’étendre ses tentacules, autrement dit qu’il élargit le
réseau de ceux qui ont un intérêt personnel – ou du moins qui
ont le sentiment qu’ils ont un tel intérêt – immédiat à ce qu’il
poursuive son développement.
Parmi les signes évidents de la nouvelle perception du capita-
lisme dans les milieux de gauche, j’en noterai deux. En premier
lieu, et cela est particulièrement le cas en Amérique latine, une
grande partie de la gauche préconise, parfois sous l’étiquette
socialiste, le développement d’un capitalisme national qui aurait
la vertu de résister aux assauts du grand capital international.
Il s’agit ni plus ni moins d’une nouvelle version de la lutte anti-
impérialiste des années 1960 et 1970 qui, grâce à la confusion
entre le néolibéralisme (idéologie du grand capital) et le capita-
lisme (système économique toujours dominant, pour ne pas dire
unique), se limite désormais à la dénonciation du grand capital
étranger. En deuxième lieu, une évolution convergente s’observe
dans le mouvement syndical des pays occidentaux, celui du
Québec notamment, qui est passé de la lutte anticapitaliste et
du soutien au mouvement coopératif durant les années 1960 et
1970 à la participation à l’accumulation du capital sous diverses
formes.
212 à la croisée des siècles

Autre phénomène, la ronde de fusions qui sévit actuellement,


que ce soit dans les milieux bancaires, dans l’industrie automo-
bile, pharmaceutique et autres. Elle illustre bien que l’image
d’une économie dominée par la petite et moyenne entreprise est
un leurre, pour ne pas dire une supercherie. Au train où vont les
choses, l’économie mondiale sera bientôt entièrement dominée
par quelques douzaines de très grands monopoles, parmi lesquels
les banques sont appelées à jouer un rôle de premier plan. Personne
ne saurait sérieusement prétendre qu’une telle situation puisse
être compatible avec la démocratie, même la plus édulcorée ; elle
mène au contraire directement à la dictature d’une caste de mil-
liardaires en position d’imposer leurs diktats non plus seulement
aux États particuliers, mais à la communauté internationale dans
son ensemble, ce dont Bill Gates de Microsoft constitue présen-
tement une illustration éloquente.
Malgré que cette tendance ait depuis longtemps été identifiée et
régulièrement dénoncée, le capitalisme est très largement considéré
en cette fin de xxe siècle non seulement comme l’ordre économique
dominant, mais comme un ordre dont la domination est appelée à
s’approfondir pour un temps indéfini. Dans les pays industrialisés,
cela va pour ainsi dire de soi ; par les temps qui courent, on presse
le capital de tout simplement « créer plus d’emplois », en particu-
lier pour les jeunes ; dans les pays en voie d’industrialisation, on
souhaite ardemment qu’il vienne stimuler le rythme de celle-ci,
espérant que cela contribue à relever le niveau de vie de leurs
millions d’habitants. Pourtant, la preuve a été maintes fois faite
depuis des siècles que le capital n’obéit en définitive qu’à une seule
règle, qui constitue pour ainsi dire sa « nature » même : il s’agit de
celle du plus grand profit. Il n’y a qu’à voir comment les choses
se passent en Russie et dans les pays asiatiques où les « miracles
économiques » s’accompagnent de désastres sociaux de grande
envergure, tout comme dans les pays industrialisés comme le
nôtre, où l’on n’hésite pas non plus à sabrer dans les salaires, les
avantages sociaux et les services publics pour que le grand capital
maintienne et même augmente ses rendements.
pour en finir avec l’« économie naturelle » 213

C’est ainsi qu’à la faveur de l’effondrement de la gauche et de


la déconfiture de la pensée critique, l’impression, sinon la convic-
tion, s’est généralisée à l’effet que le capitalisme était « naturel »,
qu’il correspondait aux fondements même de la nature humaine.
J’ai déjà mentionné comment, dans certains milieux entre autres
relayés par le Financial Times de Londres, le capitalisme avait
acquis le statut d’« économie naturelle ». Un éditorialiste du Devoir
a récemment porté ce raisonnement simpliste, pour ne pas dire
plus, à son extrême limite en affirmant en substance que mettre
la recherche du bien-être de la collectivité au premier plan « va à
l’encontre de la nature humaine ». Nous en sommes là : le statu
quo est intouchable, parce qu’il est « naturel ». Bref, nous vivons
dans une « économie naturelle », où l’on trouve, cela a récemment
été « scientifiquement établi » par de savants économistes, un
« taux de chômage naturel ». Et il est dans la « nature de l’homme »
de la perpétuer !
Or, le capitalisme est aussi « naturel » que l’oppression des
femmes, c’est-à-dire qu’il est un produit de l’histoire. En fait,
l’oppression des femmes est beaucoup plus « naturelle » que le
capitalisme, parce qu’elle a une beaucoup plus longue histoire.
Cela n’a toutefois pas empêché les femmes de résister aux effets
négatifs de leur « nature » depuis bien longtemps et de remettre
radicalement la « nature des choses » en question, au cours du
dernier demi-siècle plus particulièrement. De démontrer égale-
ment qu’avec de l’énergie et du temps, on pouvait s’attaquer avec
succès – un succès encore à ce jour relatif, bien sûr – à la « nature
des choses ». L’évolution de la situation des femmes est d’autant
plus significative, me semble-t-il, que la croyance ou la conviction
généralisée pendant des siècles, voire des millénaires, du carac-
tère « naturel » de la soumission des femmes aux hommes, avait
effectivement un fondement naturel, soit le rôle des femmes dans
la reproduction de l’espèce. Autrement dit, les nécessités de la
reproduction étant ce qu’elles étaient, d’une part, et les conditions
d’existence des communautés primitives étant ce qu’elles étaient,
d’autre part – déplacements fréquents, expéditions de chasse,
214 à la croisée des siècles

etc. –, la répartition des tâches entre les hommes et les femmes,


étroitement liée à leur rôle dans la reproduction de l’espèce a pour
ainsi dire « naturellement » évolué vers le confinement des femmes
aux tâches domestiques et à leur exclusion de la vie publique. Bref
à un statut d’infériorité, lequel, reflété au niveau idéologique, a en
quelque sorte suscité cette invention qu’elles étaient « naturelle-
ment » inférieures aux hommes.
Ainsi en va-t-il le plus souvent de la « nature des choses ». Des
pratiques, des façons de faire, des modes d’organisation, des
formes particulières de rapports entre les gens et les communau-
tés, apparus au gré des circonstances pour faire face aux nécessi-
tés de la subsistance, se généralisent en fonction de leurs résultats
concrets.
Le capitalisme, je l’ai dit, est moins « naturel » que l’oppression
des femmes, ne serait-ce que parce que son histoire est considéra-
blement moins longue. On essaie ces temps-ci, bien sûr, de redorer
son blason en le désignant tout simplement comme « économie de
marché », ce qui présente l’avantage considérable de lui conférer
des origines beaucoup plus anciennes, mais a l’inconvénient de
fausser la réalité. Si le marché a existé avant le capitalisme, et c’est
bien le cas, on peut au moins faire l’hypothèse qu’il pourrait
exister après. Autrement dit, on peut fort bien concevoir l’échange
de produits et de services sans que ceux-ci aient été réalisés sous
l’empire de la recherche ou de la « loi » du profit, c’est-à-dire en
soumettant toute l’activité économique à la réalisation de profits
toujours plus grands.
Contrairement à ce que nous martèlent les tenants du statu
quo dans sa forme édulcorée (crémeuse !) ou traditionnelle, le
socialisme constitue une alternative au capitalisme. Je ne crois
pas que le capitalisme – tout comme l’ordre social dont il repré-
sente l’assise – soit éternel ; que celui-ci constitue l’unique sys-
tème à convenir indéfiniment au bien-être de l’humanité ; et qu’il
soit de tout temps le seul système compatible avec la démocratie.
L’organisation des communautés humaines a pris bien des formes
au cours de l’histoire, fort différentes les unes des autres, cela ne
pour en finir avec l’« économie naturelle » 215

fait pas de doute. On peut donc avancer, sans trop risquer de se


tromper, que la vie de la communauté humaine ne reposera plus
un jour sur l’économie de marché capitaliste. En termes pra-
tiques, la libération de l’humanité de ce système d’exploitation
demeure un objectif éminemment justifié. Toute la question
devient alors celle du comment.
Où donc est le pouvoir ?

D e toute évidence, tant au niveau international que natio-


nal ou local, la gauche ne dispose plus d’une analyse com-
préhensive et articulée de la situation sociopolitique actuelle,
sur la base de laquelle elle pourrait dessiner les contours d’un
avenir meilleur. L’écroulement des pays socialistes et des partis
qui s’en inspiraient de façon plus ou moins directe l’a en pratique
amenée à abandonner toute perspective révolutionnaire. Les
conséquences de cette évolution sont d’autant plus gênantes
qu’on s’est refusé à tenter d’en comprendre le parcours ; on s’est
le plus souvent contenté de condamnations à l’emporte-pièce du
communisme, sans même l’amorce d’une analyse.
Le problème n’est cependant pas qu’idéologique. La lutte pour
l’intégration autant des pays en développement que des couches
pauvres et marginalisées des pays industrialisés revêt une telle
urgence pour ceux et celles qui y aspirent que la tentation est forte
d’aller « au plus pressé », c’est-à-dire de s’attaquer à ses problèmes
particuliers sans vraiment prêter attention à la cohérence des
multiples luttes auxquelles une telle attitude conduit presque
inévitablement. Si bien qu’on se retrouve avec des luttes diverses
sur de multiples fronts, accompagnées par un discours parfois
radical dans le ton, mais qui ne se résument le plus souvent qu’à
quelques clichés tenant davantage de l’incantation que de l’ana-
lyse politique.
Une gauche conséquente ne peut pas se passer d’un examen
rigoureux des conditions générales actuelles, des dynamismes qui
où donc est le pouvoir ? 217

les animent, des perspectives qui se dessinent. Il n’est pas exclu,


dans ce contexte, qu’il faille réviser la notion même de révolution.
Il ne suffirait donc pas d’en revoir le concept à la lumière, par
exemple, des résultats de la révolution bolchévique ou des guerres
de libération nationale. Il faudra aller plus loin et prendre vérita-
blement en compte les changements majeurs survenus au niveau
de l’organisation du travail et des développements scientifiques
et technologiques, à ceux qui sont liés à la mécanisation et à
l’informatisation de la production, à l’urbanisation croissante de
la planète, au bouleversement des communications. Sans compter
les réalités géopolitiques ainsi que la force encore bien réelle des
idéologies religieuses traditionnelles et de celle du libéralisme.
Je ne suis pas loin de penser que, dans ces nouvelles condi-
tions, un simple transfert du contrôle de l’économie dans les
mains de l’État, en lieu et place des banquiers, ne déboucherait
pas nécessairement sur le passage du pouvoir entre les mains du
peuple. Bref, qu’il ne déboucherait pas sur une plus grande démo-
cratie ou, plus largement, sur l’élargissement de la liberté des
personnes. Non plus que sur une plus grande harmonie sociale.
Le pouvoir est une réalité beaucoup plus complexe, me semble-
t-il aujourd’hui, que le contenu que lui a attribué la tradition
marxiste, sinon Marx lui-même.
Nous touchons là une question essentielle, cruciale. Autant
les socialistes que les communistes ont toujours prétendu que la
clé de voûte de l’instauration du socialisme résidait dans la prise
du pouvoir d’État, par la voie démocratique pour les socialistes,
par l’insurrection, si nécessaire, pour les léninistes. Cette pré-
tention n’a pas résisté à l’épreuve des faits. Depuis le début du
siècle, maints pays ont vécu sous des régimes communistes ou
sociaux-démocrates et nulle part cette situation n’a véritable-
ment ouvert la voie à une plus grande démocratie, c’est-à-dire à
une appropriation à tout le moins progressive d’un plus grand
pouvoir par les couches populaires. Cela va de soi pour ce qui est
des dictatures communistes où les victoires en matière de bien-
être matériel, bien réelles soit dit en passant, ont été largement
218 à la croisée des siècles

contrebalancées par un évident blocage au niveau des libertés


démocratiques. On a régulièrement vu, par ailleurs, comment
les régimes sociaux-démocrates ont été contraints par les forces
économiques d’édulcorer leur programme, de renier leurs enga-
gements, pour finalement adopter une ligne de conduite compa-
tible pour l’essentiel avec les intérêts du moment du capital. Or,
il est évident que depuis la Deuxième Guerre mondiale, le poids
de l’économie capitaliste sur les politiques de l’État s’est consi-
dérablement accru, à tel point qu’on se demande si celui-ci n’est
pas en train d’être complètement dépossédé de tout pouvoir réel.
La logique du dernier siècle de lutte pour le socialisme repo-
sait sur la conviction que la construction du socialisme passerait
par la mise en place d’un pouvoir d’État gagné au socialisme et
que, pour y arriver, il fallait regrouper toutes les couches sociales
en opposition au capitalisme dans un parti dont la tâche serait
d’accéder au pouvoir. Une telle logique ne convainc plus vrai-
ment ; l’expérience l’a montré, notamment celle de la social-
démocratie. Elle convainc encore moins si on considère que le
pouvoir d’État s’amenuise toujours davantage. Au-delà de l’expé-
rience, cette logique m’apparaît de plus en plus erronée en théo-
rie, parce qu’elle repose sur une conception simpliste du pouvoir,
ce sur quoi je reviendrai plus loin. Restons-en pour l’instant à
l’expérience historique.
L’histoire du passage au capitalisme, à partir soit du féoda-
lisme ou d’autres formes d’économie précapitalistes, montre bien
que le capitalisme s’est construit sur deux ou trois siècles avant
de devenir dominant, c’est-à-dire avant d’avoir atteint un niveau
de développement suffisant pour constituer, en Occident, la base
d’un changement de l’ordre politique et social et déboucher sur
la révolution, soit l’abolition de la monarchie et du féodalisme.
Bien plus, les conquêtes coloniales des pays déjà parvenus à une
économie largement capitaliste n’ont pas conduit de soi à l’inté-
gration des populations colonisées à l’économie capitaliste, et ce,
durant une très longue période. Maintes communautés autoch-
tones des Amériques demeurent aujourd’hui encore en marge de
où donc est le pouvoir ? 219

l’économie dominante, confinées dans des modes d’organisation


économique hérités des civilisations anciennes. Bien plus, cer-
taines de ces communautés demeurent divisées entre le maintien
des pratiques ancestrales, d’un côté, et l’intégration à l’économie
capitaliste et à la culture ambiante, de l’autre. En d’autres termes,
l’arrivée d’un pouvoir politique autoritaire, dictatorial, n’a pas de
soi entraîné les populations concernées à adopter le mode de
production et les formes politiques des nouveaux maîtres. On
dira que les colonisateurs s’y opposaient souvent, préférant déve-
lopper l’industrie en marge de l’économie traditionnelle, quitte
à profiter de celle-ci par le biais des échanges ou du commerce.
Mais il me semble évident que les populations concernées, une
partie d’entre elles en tous les cas, exercent généralement une
opposition tenace. Bref, l’imposition d’un pouvoir qui s’applique
à instaurer un nouveau mode de vie se bute inévitablement à des
résistances acharnées qui, même si elles couvent parfois un cer-
tain temps sous la braise, finissent par éclater au grand jour. Le
démembrement récent de l’Union soviétique en est une manifes-
tation évidente, tout comme la montée des luttes autochtones, au
Canada et au Mexique notamment.
Quoi qu’il en soit, la mise en place d’un pouvoir politique
partisan d’un système économique donné, que ce soit le capita-
lisme à l’époque du colonialisme ou le socialisme dans les pays
communistes de ce siècle, n’a pas de soi entraîné l’ensemble de
la population à adopter ce système ; au contraire, de très fortes
résistances se sont manifestées dans les deux cas. Bref, je continue
de penser que si la révolution est une question de pouvoir, c’est-
à-dire la prise du pouvoir par la collectivité plutôt que sa concen-
tration entre les mains des puissants, on s’est sans doute mépris sur
la nature du pouvoir dans une société moderne, où les personnes
ont une conscience plus aiguë de leur individualité que dans les
siècles passés. Si bien qu’on a privilégié des stratégies de prise du
pouvoir inappropriées, sinon totalement, du moins à bien des
égards. Cela ne remet pas en question la lutte pour le socialisme,
mais requiert au moins qu’on révise les conditions jusqu’ici jugées
220 à la croisée des siècles

incontournables de sa mise en œuvre, c’est-à-dire celles qu’avaient


élaborées les traditions communiste et social-démocrate.
À constater le mouvement de concentration du capital et de
développement du capital financier, on est souvent porté à penser
que tout le pouvoir se retrouve chez les propriétaires de la grande
industrie et des banques. Il y a là d’ailleurs un héritage évident du
marxisme, du moins dans les formes pratiques qu’il a prises au
cours de ce siècle. La gauche continue d’adhérer à ce point de vue.
Ainsi, la critique du néolibéralisme se résume le plus souvent à
dénoncer les profits faramineux de l’entreprise et des banques. Bien
que fondé, ce point de vue est réducteur et trompeur. Le fait est
que le pouvoir, tout concentré qu’il soit, demeure paradoxalement
d’une extrême complexité, insaisissable dans une certaine mesure.
Il serait trompeur de considérer le capital comme un bloc
monolithique. Il se compose d’un nombre considérable d’entre-
prises, grandes et petites, industrielles et financières, dont les
intérêts – les intérêts immédiats, faudrait-il dire, la « loi » du
profit agissant souvent au jour le jour, notamment à la Bourse – ne
sont pas toujours concordants. La recherche du plus grand profit
est source de concurrence, non seulement d’un pays à l’autre, mais
d’une entreprise à l’autre. De plus, les entreprises n’appartiennent
pas, règle générale, à un propriétaire unique ; cohabitent souvent
en leur sein quelques investisseurs majeurs et un nombre plus ou
moins grand de petits détenteurs d’actions. Cela peut, à l’occasion,
être source de tiraillements, comme l’ont illustré ces dernières
années des mouvements de petits actionnaires désireux de contrô-
ler l’utilisation de leurs capitaux par des entreprises dont ils
réprouvaient certaines activités. Cela dit, on se berce d’illusions
si l’on croit que ces contradictions affectent la trame de fond du
capitalisme et, comme on l’entend parfois, le démocratise. Le
pouvoir du capital demeure immense, non seulement par le
contrôle qu’il exerce sur la richesse, mais aussi et peut-être davan-
tage par le poids qu’il fait peser sur l’évolution de la société.
C’est là qu’intervient un deuxième type de pouvoir, énorme,
celui des communications, par lesquelles l’influence du capital
où donc est le pouvoir ? 221

sur notre vie de tous les jours s’exerce dans une large mesure.
Nous abordons là une réalité complexe qui représente un terrain
de grande confusion. On a pris l’habitude, en effet, de considérer
que les modes qu’on suit, que les produits qu’on achète, que les
techniques qu’on adopte, que les voyages que l’on fait, que les
loisirs auxquels on s’adonne, bref que tout ce qu’on consomme
correspond à un choix, sinon individuel, du moins social, en ce
sens qu’à la limite on suit le courant : une auto au moins compa-
rable à celle du voisin, un branchement à Internet pour que les
enfants puissent être sur un pied d’égalité avec leurs petits cama-
rades de classe ; des baskets comme en portent les athlètes ou les
vedettes, etc. Mais la fameuse loi de l’offre et de la demande est
totalement sous le contrôle des fabricants qui, avec les techniques
massives et sophistiquées d’aujourd’hui, peuvent amener un
grand nombre de consommateurs à mettre à jour leurs ordina-
teurs au rythme de la sortie des nouvelles technologies ou des
nouveaux logiciels, à acheter de nouveaux vêtements, etc.
On dira que le fait que les adolescents remplacent leurs jeux
vidéo tous les deux mois, qu’ils chaussent des baskets bleus assor-
tis de lacets fluorescents plutôt que noirs, qu’ils portent leurs
fonds de culotte aux genoux plutôt qu’aux fesses, on dira que tout
cela n’a finalement pas une très grande importance. Encore faut-
il savoir que le mouvement des fonds de culotte, tout comme celui
des mini-jupes, vers le haut ou vers le bas, constitue pour plusieurs
des motifs suffisants pour renouveler leur garde-robe. Cela consti-
tue un puissant incitatif à la consommation ; ce dont devraient se
réjouir, soit dit en passant, les missionnaires de la création d’em-
plois. Si la consommation renvoie à la satisfaction des besoins, il
se trouve que celui de correspondre à une certaine image, con­
forme à une certaine identité, celle que nous proposent les médias
très souvent, est devenu impérieux. Le fait culturel important
dans tout cela, c’est que la nature de ce qu’on produit a finalement
peu à voir avec les besoins de la société en général ; on produit
ainsi des milliers de nouveaux jeux électroniques ou informa-
tiques pendant que des millions d’enfants meurent de faim. Tout
222 à la croisée des siècles

cela est devenu sans importance au quotidien ; depuis des années,


le message est simple et clair : produisez n’importe quoi, pourvu
que vous produisiez et qu’ainsi vous créiez des emplois. Et pour-
quoi crée-t-on des emplois, sinon pour faire des profits, au moins
de quoi vivre ? Tout cela porte à croire que la production de jeux
électroniques rapporte mieux que la culture du riz. Et tant pis
pour les affamés.
Je n’évoquerai pas le mot d’ordre « du pain et des jeux » qui
aurait précédé ou accompagné la chute de l’Empire romain. D’une
part, le pain n’est pas toujours au rendez-vous. D’autre part, je ne
suis pas vraiment sûr que l’actuelle frénésie de la fête et des jeux
soit annonciatrice de l’effritement imminent de l’« empire ». Mais
il n’en reste pas moins que la cohabitation de régions entières du
monde où règnent la misère, les famines, les guerres, la violence,
la maladie, etc., avec d’autres où se multiplient des loisirs forte-
ment médiatisés qui constituent autant d’invitations à la fête, a
quelque chose de troublant.
Par nature, l’économie capitaliste repose sur la plus grande
production possible, laquelle requiert l’augmentation constante
de la consommation, laquelle à son tour est entretenue et ampli-
fiée par le marketing et la publicité. Comme on l’a vu, ces instru-
ments de promotion sont entièrement entre les mains du capital.
Mais le pouvoir de celui-ci est beaucoup plus important que cela,
quand on pense que directement ou indirectement, les grandes
entreprises orientent la recherche scientifique. Compte tenu que
très souvent, sinon toujours, cette orientation repose sur l’espoir
de gains futurs par la mise au point de nouveaux produits, il arrive
qu’au bout du compte, les produits, les activités et les technologies
qui conditionnent notre vie au quotidien correspondent bien
davantage aux choix des entrepreneurs qu’à ceux de la population
en général et que, partant, ils ont souvent peu à voir avec les
besoins essentiels de la population. Car les transformations de la
culture auxquelles nous assistons, dont nous sommes partie pre-
nante, sont largement conditionnées par les technologies nou-
velles et les pratiques qu’elles impliquent. C’est merveilleux, bien
où donc est le pouvoir ? 223

sûr, de pouvoir causer démocratie avec un Chinois via Internet


chaque fois que l’envie s’en présente. Mais si, ce faisant, on en
arrive à ne plus converser avec épouse, mari, amis et enfants,
est-on vraiment plus avancé, en termes de profits et de pertes ?
Bref, si l’on veut se représenter le pouvoir du capital de façon
le moindrement adéquate, on doit dépasser le fait que ce qu’on
produit au travail vaut plus que le salaire que l’on reçoit, ou que
les intérêts que l’on paie sur ses emprunts sont plus élevés que
ceux que rapportent ses dépôts.
Non, le capitalisme n’est pas seulement une machine à faire
des profits en maintenant une grande partie de la population
dans la pauvreté. Le capitalisme façonne nos conditionnements
culturels qui non seulement nous dictent des comportements
foncièrement irrationnels, mais émoussent notre capacité même
de penser rationnellement.
Autrement dit, le pouvoir, il est aussi en nous, dans la mesure
où nous nous sommes laissé convaincre sinon de la justesse du
discours du statu quo, du moins de son caractère incontournable.

* * *

« Notre Père, qui êtes dans les banques, laissez-nous les miettes qui
tombent de votre table, car nous savons – parce que vous nous
l’avez répété tant de fois – qu’il n’y a pas de repas complets dispo-
nibles pour tout le monde. Mais alors, Notre Père qui officiez dans
vos temples de marbre, donnez-nous des fêtes, des tournois, des
festivals et beaucoup, beaucoup de feux d’artifice. Par compassion
pour l’humanité souffrante, en même temps que pour obtenir votre
pardon pour les salaires trop élevés et les soins de santé trop coû-
teux que nous avons revendiqués, nous achèterons tous les gadgets
qu’il faut pour en défrayer les coûts, nous miserons à la loterie, aux
centaines de loteries, nous irons au casino, et plus encore, si vous
l’exigez. Et, nous vous en prions, notre cher Père, laissez briller la
lumière au bout du tunnel, cette étoile des mages qui nous guidera
vers la Terre promise virtuelle. Amen. »
Pour construire l’avenir

L a révolution, nous apprend l’histoire, n’est jamais le pro-


duit d’incantations, fussent-elles l’expression des valeurs et
des convictions intimes de ceux qui les déclament, fussent-elles
portées par des couches sociales importantes, fussent-elles répé-
tées sur tous les tons, dans toutes les circonstances. Elle est un
long processus, qu’à la limite on peut assimiler à celui de l’évolu-
tion de la civilisation.
Il m’apparaît possible d’infléchir aujourd’hui cette évolution
actuelle dans le sens du progrès social, en s’appuyant sur ce que j’ai
appelé les « dynamismes sociaux à l’œuvre », en soutenant les gens
qui portent le progrès, en s’opposant à ceux qui nous confinent à
une forme ou à une autre de régression. Mais je ne crois pas me
tromper en affirmant que, dans les conditions actuelles, un saut
majeur au sein de ce processus – un « saut qualitatif », aurait-on
dit en d’autres temps, bref, une « révolution » dans le langage
courant – n’est pas possible, n’est pas envisageable.
La révolution présente un caractère éminemment paradoxal,
qu’on pourrait résumer dans cette sorte de hiatus constant entre
les projets révolutionnaires mis de l’avant à divers moments de
l’histoire et les transformations concrètes sur lesquelles leur mise
en œuvre a débouché. Ni la révolution bourgeoise ni la révolution
bolchévique, pour ne mentionner que celles-là, n’ont conduit,
jusqu’ici en tout cas, à la véritable liberté, à la véritable fraternité,
à la véritable égalité. Encore moins au pouvoir populaire et à
l’abolition des classes sociales. Et rien ne permet de penser, bien
pour construire l’avenir 225

au contraire, que nous soyons sur la voie du déclin de l’État


comme instrument de contrôle du comportement des individus,
même si son pouvoir sur la marche de l’économie diminue consi-
dérablement.
On constate que des changements révolutionnaires survien­
nent en l’absence de ce qu’on appelle couramment une révolution.
Ainsi, je ne suis pas loin de penser que les 50 dernières années ont
été le théâtre de changements qu’on qualifiera sans doute de
révolutionnaires quand on fera l’histoire du xxe siècle. Révolution­
naires par les effets considérables qu’ils auront eus, avec le temps,
sur maints aspects de notre existence. Le hic, et il est de taille,
réside dans le fait que ces changements ne nous ont toujours pas
rapprochés, de manière générale, des objectifs qui étaient au
cœur de la révolution préconisée par la jeunesse dans les années
1960 et 1970, à commencer par celui d’abolir l’emprise du capital
sur la vie des sociétés et des individus. L’état actuel de la société
n’a rien à voir avec la révolution rêvée par la jeunesse de cette
époque.
On peut considérer que le discours radical de la jeunesse
militante des années 1960 et 1970 constituait l’amorce d’un projet
révolutionnaire. Forte des nouvelles conditions sociales – élé-
vation du niveau de vie et consommation de masse, meilleure
éducation, découvertes scientifiques majeures, conscience inter-
nationale plus grande, envahissement de la vie courante par de
nouvelles technologies, explosion des communications, etc. –,
la jeunesse d’alors, les étudiants plus particulièrement, com-
mence par prendre conscience de son mal-être dans une société
qu’elle trouve schizophrène, pourrait-on dire : elle est certes plus
confortable matériellement que celle de leurs parents et grands-
parents, mais elle en conserve de nombreuses tares, telles la
pauvreté, le racisme et la guerre, puis en ajoute de nouvelles, tels
l’alourdissement et la bureaucratisation du pouvoir. Partagée
entre la jouissance immédiate du confort et la conscience des
maux que porte cette société, craignant de plus que ces maux ne
s’approfondissent rapidement, la jeunesse a alors rejeté en bloc les
226 à la croisée des siècles

canons de l’idéologie en place, les considérant en contradiction


avec la réalité autour d’elle1. Tout y passe ou presque : rapports
entre les races, rapports entre les classes, rapports entre les sexes,
rapports à l’État, rapports à l’économie, rapports entre individus,
rapports entre pays, rapport à soi, rapports à la religion (ou plus
généralement, ainsi qu’on commencera alors à dire, rapport au
sacré, à la spiritualité).
Mais ces remises en question, qui s’alimenteront de façon plus
ou moins explicites aux débats intellectuels et artistiques des
années 1940 et 1950, tournent court. Quand on est convaincu que
la maison brûle, on ne réunit pas les pompiers pour discuter des
nouvelles techniques de lutte contre les incendies ! Une bonne
partie de la jeunesse est convaincue que la révolution est non
seulement nécessaire, mais qu’elle est en cours. Pour plusieurs,
l’action devient une fin en soi. Finis les débats interminables de
la vieille gauche. Tous aux barricades ! Mais, comme on l’a vu

1. Le mouvement étudiant américain ne déclarait-il pas dans son manifeste


de 1962, le Port Huron Statement : « We are, people of this generation, bred in at
least modest comfort, housed now in universities, looking incomfortably to the
world we inherit. When we were kids the United States was the wealthiest and
strongest country in the world ; the only one with the atom bomb, the least scar-
red by modern war, an initiator of the United Nations that we thought would
distribute Western influence throughout the world. Freedom and equality for
each individual, government of, by, and for the people – these American values
we found good, principles by which we could live as men. Many of us began
maturing in complacency. » [« Nous appartenons à cette génération, élevée dans
un certain confort et aujourd’hui inscrite à l’université, qui regarde avec inquié-
tude le monde qu’elle a reçu en héritage. Quand nous étions enfants, les États-
Unis étaient le pays le plus prospère et le plus puissant du monde : le seul à
disposer de la bombe nucléaire, celui qui avait le moins souffert de la guerre
moderne, un architecte des Nations unies qui, pensions-nous, devait étendre
l’influence occidentale sur la planète entière. La liberté et l’égalité pour tous les
individus, pour tous les gouvernements des peuples, par les peuples et pour les
peuples – ces valeurs américaines que nous trouvions bonnes, ces principes qui
nous permettraient de vivre comme des hommes. Beaucoup d’entre nous sommes
entrés satisfaits dans l’âge adulte. »] Cité dans Paul Jacobs et Saul Landau, The
New Radicals : A Report with Documents, New York, Random House, 1966, p. 150.
([NdÉ] À noter que Charles Gagnon a beaucoup étudié le phénomène de la New
Left et que certains de ses écrits à ce sujet se retrouvent dans La crise de l’huma-
nisme, Montréal, Lux, 2011.)
pour construire l’avenir 227

antérieurement, la révolution doit avoir du sens aux yeux de ceux


qui s’y engagent. Elle nécessite une construction idéologique qui
la justifie. La jeunesse, tout occupée à confectionner tracts, pan-
cartes et cocktails Molotov, glane des idées à gauche et à droite,
elle puise dans le bagage idéologique disponible.
Ce bagage se compose, en termes généraux, du courant libéral
américain et de son pendant social-démocrate européen, d’une
part, et du marxisme que Mao Tsé-Toung est en train de renou-
veler, de l’autre. C’est ce dernier qui se gagnera finalement la
faveur des couches les plus radicales de la jeunesse, du moins au
plan du discours, car les revendications concrètes de cette jeu-
nesse sont en général plus près du progressisme libéral que du
marxisme révolutionnaire.
C’est ainsi que le jour où s’éteindra la flamme révolutionnaire
de la jeunesse, au seuil des années 1980, le débat sur le renouvel-
lement de l’humanisme sera tombé en désuétude. On ne réussira
alors qu’à élaborer de fausses sciences dont le pouvoir d’attraction
réside bien davantage dans le langage « exotique » qu’elles uti-
lisent que dans la prise sur le réel qu’elles permettent d’avoir.
Nous en sommes toujours là à bien des égards.
On est sans doute justifié de considérer que la révolte de la jeu-
nesse des années 1960 et 1970 n’a pas pesé d’un poids déterminant
sur le cours des choses, si ce n’est qu’elle a fortement contribué à
ébranler bon nombre de tabous, d’idées reçues, de conceptions
dépassées. « Ébranler », je dis bien. Car il devient de plus en plus
évident que la plupart de ces idées ne sont pas disparues, qu’elles
ressurgissent même sous diverses étiquettes, avec force parfois,
que ce soit en matière de soumission à la fatalité du statu quo, de
vie familiale, d’éducation, de sexualité, de croyances religieuses,
de codes sociaux, de contraintes, de recours à la répression, etc.
Suivant certaines explications, l’écart entre les changements
recherchés et les changements advenus dans les révolutions anté-
rieures serait le résultat d’erreurs dans la mise en œuvre du pro-
gramme révolutionnaire. Ainsi, l’échec du projet socialiste serait
dû au révisionnisme des leaders du parti d’avant-garde, tout
228 à la croisée des siècles

comme celui du projet capitaliste serait dû à l’abandon, par les


« bâtards de Voltaire2 » que nous sommes, de la philosophie des
Lumières. Ces échecs seraient l’effet d’une mauvaise analyse de la
situation lors de la formulation des buts mêmes de la révolution,
lors de l’élaboration du « projet de société ».
C’est ainsi que l’analyse que font certains de la Révolution
tranquille se résume à présenter celle-ci comme une entreprise
qu’on pourrait qualifier de « corporatiste », c’est-à-dire un projet
réservé à une catégorie particulière de citoyens, soit la génération
des baby-boomers. Comme si ladite génération avait revendiqué
l’assurance-maladie, l’accessibilité pour tous de l’éducation par
la gratuité scolaire, la sécurité d’emploi, de meilleures conditions
de travail, l’abolition de la censure, l’enseignement laïque, etc.,
pour elle-même et elle seulement. Comme si ladite génération,
quelque pures qu’aient été ses intentions, aurait dû savoir, dès
1960, comment évolueraient les conditions économiques durant
les décennies 1980 et 1990. Cette analyse tordue qui a cours depuis
quelques années et que certains baby-boomers reprennent à leur
compte en l’agrémentant de vibrants mea culpa, a quelque chose
de ridicule ; elle tient de la pensée magique et elle est totalement
irrationnelle. Elle repose sur une vision moraliste de l’histoire,
suivant laquelle l’évolution d’une société serait un pur fruit de
l’action consciente des hommes ou, du moins, de certains hommes.
Rien n’est moins vrai, en ce sens que les projets humains sont
régulièrement contrariés par des circonstances totalement impré-
vues, sinon totalement imprévisibles, qui bouleversent le cours des
choses.
La question se pose alors : si les changements entraînés par la
révolution ou, en tout cas, survenant dans son sillage, ne sont pas
ceux pour lesquels la lutte révolutionnaire a été menée ; si, par

2. Du titre du livre de John Saul, Les bâtards de Voltaire. La dictature de la


raison en Occident (Paris, Payot et Rivages, 1993), destiné, semble-t-il, à faire la
promotion d’un libéralisme débarrassé des outrages du temps. Le « retour aux
sources », toujours, du christianisme, de l’islam, du libéralisme, du marxisme…
Sorte de cri primal, de retour à l’état fœtal.
pour construire l’avenir 229

ailleurs, les changements qui surviennent effectivement n’étaient


pas recherchés, qu’ils sont même le prolongement de ce à quoi on
s’opposait, de ce qu’on voulait éviter, à quoi bon alors tenter de
formuler des perspectives, de définir des objectifs, de se donner
un programme ? Il y a méprise sur le sens et la portée des idées
dans la marche d’une société. Les positions à cet égard rejoignent
les extrêmes. D’une part, il y a les diverses formes du courant
idéaliste suivant lequel « les idées mènent le monde ». On en
retrouve des manifestations importantes chez des gens qui, par
ailleurs, se réclament du marxisme, qui se déclarent matérialistes.
D’autre part il y a, à l’autre extrême, le matérialisme bête, je
dirais, qui préconise une coupure radicale entre l’évolution des
choses et la conscience que les humains en ont, qui prétend
exclure la conscience de la vie de la société.
Si les projets révolutionnaires ne conduisent pas aux résultats
escomptés, si des changements révolutionnaires surviennent sans
avoir été consciemment recherchés, il convient de reconnaître
que nous ne savons pas vraiment comment toutes les forces mul-
tiples intervenant dans le cours de notre existence s’articulent les
unes aux autres, convergent ou entrent en opposition pour pro-
duire tel résultat plutôt que tel autre. À un niveau très général, je
dirais que cette constatation illustre notre ignorance des rapports
de force suivant lesquels l’homme et la société des hommes évo-
luent, demeurent eux-mêmes tout en devenant autres. Il me
semble dès lors approprié de reconnaître que, lorsque nous nous
avançons sur le terrain des explications générales du comporte-
ment humain et des dynamismes sociaux, nous quittons le champ
de la science pour nous retrouver dans celui de l’idéologique3, le
domaine des approximations, des hypothèses, le terrain de la
construction du sens.

3. On parle peut-être plus couramment aujourd’hui de philosophie. Si je


m’entête à parler d’idéologie, c’est que j’inclus sous ce terme aussi bien la mytho-
logie, la théologie et la métaphysique que la philosophie au sens moderne du
terme.
230 à la croisée des siècles

Les sciences nous ont appris beaucoup de choses et elles conti-


nuent de le faire. Elles le font même de plus en plus et à un rythme
toujours accéléré ; elles nous ont ainsi permis de développer des
technologies très sophistiquées dont les applications portent
tout autant sur l’infiniment petit que sur l’infiniment grand. On
pourrait dire qu’elles nous ont beaucoup appris sur les différentes
forces qui concourent à la vie des hommes, comme individus et
comme collectivités. Parmi les choses les plus précieuses que les
sciences nous apprennent, il en est deux que nous négligeons trop
souvent de prendre en considération, soit l’extrême complexité
de la réalité et la profondeur de notre ignorance. Il arrive, en
effet, que l’agir humain et l’évolution historique ne résultent pas
d’une simple addition de diverses forces identifiées et analysées,
encore moins d’une mise en œuvre consciente, suivant un plan
établi à l’avance, de manière rationnelle, de ces forces. C’est là
qu’intervient l’idéologie, soit autant les mythologies anciennes
et les religions que le libéralisme contemporain.
Différente de la connaissance scientifique, l’idéologie n’en est
pas, pour autant, indépendante. Au contraire, elle lui est étroite-
ment liée ; d’un certain point de vue, on pourrait même dire que
la science et l’idéologie constituent deux formes de connaissance,
résultant toutes les deux de la conscience que les humains pren­
nent des rapports qu’ils entretiennent avec leur environnement :
la science représente cette forme de connaissance acquise à tra-
vers l’expérimentation, alors que l’idéologie formule les construc-
tions « théoriques », tirées de la mise en rapport des conclusions
de la science et de l’observation directe ou historique.
Il fut même un temps, dans les sociétés primitives, où science
et idéologie étaient pratiquement imbriquées l’une dans l’autre.
Ainsi, dans les sociétés où on connaissait d’expérience l’impor-
tance de la pluie pour la croissance des cultures, on considérait
en même temps que, si celle-ci venait à se faire trop rare, il fau-
drait s’adresser aux dieux pour qu’ils en fassent tomber. Il y avait
là la construction de l’ordre du symbolique, d’une sorte de pou-
voir supérieur, celui des dieux, mais d’un pouvoir en même temps
pour construire l’avenir 231

modelé sur le pouvoir observable, connu « scientifiquement »


pour ainsi dire, et suivant lequel on devait, par exemple, deman-
der au chef ou au responsable de leur distribution les graines dont
on avait besoin pour les semences. Plus largement, le monde des
dieux, tout en étant un monde en soi, n’en reproduisait pas moins
les caractères du monde des hommes. La coupure entre les deux
semble d’ailleurs n’avoir pas toujours été très nette. Ainsi, les
dieux adoptaient les mêmes comportements que les hommes à
bien des égards : ils formaient un monde en soi, ils s’unissaient,
ils se reproduisaient (dans certains mythes, qui illustrent bien
l’ambiguïté de la démarcation entre les deux « mondes », un dieu
pouvait même s’accoupler avec un humain), ils développaient des
oppositions qui pouvaient aller jusqu’au meurtre ou à des guerres
dans lesquelles, par le biais des mythes, les humains se trouve-
raient impliqués, bon gré mal gré.
En fait, les choses n’ont pas tellement changé aujourd’hui, en
ce que les idéologies se développent toujours, en partie à tout le
moins et avec un décalage plus ou moins long, sur le terrain des
connaissances qui sont celles des sociétés qui les élaborent. Les
sciences humaines et les discours idéologiques ont régulièrement
été envahis par une terminologie tirée des nouvelles théories
scientifiques, mécanique, mathématique, relativité, cybernétique,
informatique, etc. L’idéologie demeure, aujourd’hui comme hier,
une tentative de dépasser les limites de la connaissance scienti-
fique, tout en prenant appui sur celle-ci, étant donné, comme
déjà dit, que les sciences demeurent incapables d’expliquer les
comportements humains, individuels ou sociaux. C’est d’ailleurs
pourquoi l’idéologie évolue : les idéologies passées construisaient
la cohérence, formulaient le sens, sur la base des connaissances
qui leur étaient contemporaines. Viennent des connaissances
nouvelles, des comportements nouveaux, des rapports sociaux
nouveaux, des rapports à soi-même nouveaux, et voilà que les
croyances passées perdent de leur pertinence. C’est ainsi que
la notion thomiste de la nature humaine comme résultant de
l’union d’un corps et d’une âme (de matière et de forme, en
232 à la croisée des siècles

termes aristotéliciens) est tombée en désuétude pour la majorité


des chrétiens eux-mêmes, alors qu’elle a longtemps eu le statut
de vérité éternelle.
Il n’est pas facile, ainsi que le montre l’histoire même récente,
de cerner le rôle de l’idéologie dans l’évolution des sociétés.
Mais une chose au moins me paraît évidente : l’idéologie est
une donnée incontournable jusqu’ici de la vie des personnes et
des collectivités. Si j’insiste sur la nécessité pour la gauche d’en
développer une qui corresponde à l’état actuel de la société,
qui prenne en compte les dynamismes sociaux à l’œuvre et qui
s’appuie sur les enseignements de l’histoire, c’est tout simple-
ment que nous sommes aujourd’hui subjugués par l’idéologie
de la droite, « néolibérale » suivant le vocabulaire à la mode,
essentiellement conservatrice et réactionnaire à plus d’un titre,
et qui s’impose généralement à nous par un subterfuge grossier, à
savoir que le temps serait venu de tourner le dos aux idéologies et
d’admettre une fois pour toutes que la vie des sociétés est entière-
ment déterminée par les conditions économiques du moment et,
quand on se risque sur le terrain de la philosophie, par la « nature
des choses ». Quand l’économie va bien, on peut envisager de
concéder certains privilèges à la masse, en matière d’éducation,
de santé, de bien-être social ; l’économie entre-t-elle dans une
phase de restructuration et de mondialisation, elle devient alors
extrêmement sensible à la concurrence, très soucieuse de com-
pétitivité et, partant, elle doit hausser la productivité, rogner sur
les salaires, opérer des mises à pied, « se réorganiser » aime-t-on
dire dans ces circonstances. Quitte à fermer alors des hôpitaux
(et construire des cliniques privées, ce qui prouve bien que ce ne
sont pas les fonds qui manquent, mais qu’ils sont simplement en
train de changer de mains) et à jeter les « moins bien nantis » à la
rue. Tous ces diktats se présentent, bien sûr, comme reposant sur
les conclusions les plus solides de la « science » économique ; tout
cela, bien sûr, n’ayant rien à voir avec une méprisable idéologie
quelconque.
pour construire l’avenir 233

Pour avoir baissé les bras à la suite de l’écroulement du « camp


socialiste » ; pour avoir, par la même occasion, rejeté indistincte-
ment toute la tradition du mouvement ouvrier, y inclus l’idéologie
socialiste et le marxisme ; pour s’être contenté de bricoler des
propositions de réformes qui ou bien prennent simplement le
contre-pied de ce qu’offre le statu quo, ou bien constituent des
modèles réduits de pratiques capitalistes ; pour avoir tourné le
dos, en somme, à la réflexion et aux débats d’idées au profit d’une
morosité plus ou moins cynique, la gauche se retrouve aujourd’hui
politiquement dispersée, éclatée et idéologiquement démunie,
condamnée à simplement réagir aux initiatives du pouvoir, aux
postulats du néolibéralisme.
Sans prétendre qu’il faille lui accorder un caractère prioritaire
quelconque, j’ai néanmoins la conviction que la reconstruction
d’une gauche alerte, dynamique, active, incontournable, exige la
reprise d’une critique sociale et politique acérée qui ne craigne
pas de s’attaquer aux idées reçues, qui n’hésite pas à faire l’exa-
men des bases philosophiques, pourrait-on dire, des courants de
pensée à la mode, d’en identifier les failles, d’en repérer les déra-
pages, bref d’aborder les choses avec un œil résolument critique,
rationnel et moderne. Ne s’agit-il pas finalement de poursuivre
une démarche qui s’était intensifiée en Occident durant les années
de l’après-guerre et que la fièvre juvénile des années 1960 et 1970
a interrompue ?
Dans un texte datant de 1959, l’historien Fernand Braudel,
rappelant les propos de Georges Friedman, sociologue du travail,
proposait la formulation d’un « humanisme moderne », qu’il pré-
sentait comme cette « façon d’espérer, de vouloir que les hommes
soient fraternels les uns à l’égard des autres et que les civilisations,
chacune pour son compte, et toutes ensemble, se sauvent et nous
sauvent ». Défendre l’humanisme, poursuivait-il, « c’est souhaiter
que les portes du présent s’ouvrent largement sur l’avenir, au delà
des faillites, des déclins, des catastrophes que prédisent d’étranges
prophètes (les prophètes relèvent tous de la littérature noire). Le
234 à la croisée des siècles

présent ne saurait être cette ligne d’arrêt que tous les siècles,
lourds d’éternelles tragédies, voient devant eux comme un obs-
tacle, mais que l’espérance des hommes ne cesse, depuis qu’il y a
des hommes, de franchir4 ».
Cet humanisme moderne que tant d’intellectuels, d’artistes,
d’écrivains de la période d’après-guerre ont appelé de tous leurs
vœux, pas seulement à gauche d’ailleurs, il me semble qu’il est
plus nécessaire que jamais de le raviver. D’autant plus que, pour
en avoir pratiquement abandonné la recherche pendant plus de
deux décennies, nous nous retrouvons aujourd’hui ballottés entre
divers intégrismes dont le radicalisme n’a d’égal que l’obsoles-
cence, la fuite dans des théories fumeuses, amalgames de thèses
scientifiques trafiquées et de constructions ésotériques moyen­
âgeuses. Et que nous nous retrouvons du même coup, au plan très
pratique, très quotidien, devant une acceptation passive et béate
du discours du pouvoir.
Une telle démarche ne peut cependant venir que de la gauche,
car, à s’y engager, on ne peut que se situer en opposition au pou-
voir. Elle est par contre d’autant plus nécessaire que la « machi-
nerie », dont Braudel craignait qu’elle acquière une place et un
rôle qui déprécient ceux de l’homme, a fait place à un complexe
de technologies encore plus puissant, dont déjà le contrôle nous
échappe en grande partie, échappe totalement, en fait, à la grande
majorité de la population.

4. Fernand Braudel, « L’histoire des civilisations : le passé explique le pré-


sent », dans Encyclopédie française, tome XX : Le monde en devenir, Paris, Larousse,
1959, et repris dans Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 1977 [1969], p. 314.
troisième partie

Regards d’aujourd’hui
Prolégomènes à la gauche qui vient
Jonathan Durand Folco 1

De l’autocritique au projet politique


Si une première lecture du texte posthume de Charles Gagnon
peut s’avérer décapante, mordante, voire déprimante par moments,
notamment à cause de son insistance sur les échecs, le désarroi
idéologique et les impasses stratégiques de la gauche en général
et québécoise en particulier, une relecture s’avère essentielle pour
dégager les indices cachés d’une voie de sortie, une piste qui
pourra guider l’action politique à venir. Antonio Gramsci décri-
vait les périodes d’entre-deux par l’élégante formule « le vieux
monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce
clair-obscur surgissent les monstres2 » ; Gagnon semble à ce titre
le penseur clair-obscur d’une gauche en crise, qui cherche à tirer
un véritable bilan critique du vieux monde pour former un héri-
tage destiné à ceux et celles qui bâtiront la nouvelle société qui
hésite à naître.
À la croisée des siècles représente en quelque sorte le « pes-
simisme de l’intelligence » d’un ancien penseur et militant qui

1. Jonathan Durand Folco est doctorant en philosophie à l’Université Laval.


Ses recherches portent sur l’écologie politique, la philosophie de la ville et la
démocratie participative. Militant écosocialiste et indépendantiste, il partage ses
réflexions sur le blogue <http://ekopolitica.blogspot.ca>.
2. Antonio Gramsci, Éclats d’une poétique de l’inaccompli, Traduction citée
par Serge Venturini, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 12.
238 à la croisée des siècles

doit être articulé à « l’optimisme de la volonté » des nouvelles


générations. Sans la première composante autocritique, qui invite
à repenser la gauche dans sa globalité par-delà l’échec de la
révolution, avec une lucidité complète sur les forces et les points
aveugles du projet d’émancipation, nous sommes condamnés à
répéter les erreurs du passé. La tâche qui nous incombe alors est
de forger une mémoire collective afin de surmonter le « complexe
d’Orphée » de la gauche progressiste, dont le tabou réside dans
l’interdiction de regarder en arrière pour comprendre notre
propre histoire3. Walter Benjamin ne dit pas autre chose lorsqu’il
situe le signe de la libération à venir dans l’écho subtil des géné-
rations passées :
Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemp-
tion. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air
dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous
prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais
éteintes ? […] S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite
entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus
sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut
accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait
valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la
repousser4.
Quelle est cette prétention que Gagnon nous invite à prendre
en considération ? Loin de nous morfondre dans une perpétuelle
autoflagellation, il s’agit de construire un projet politique, c’est-
à-dire une vision du monde large et ancrée dans une pratique qui
doit se réfléchir elle-même. Si la gauche québécoise existe aujour­
d’hui sous de multiples formes, allant de revues et journaux aux
think tanks économiques et organisations révolutionnaires, en
passant par les mouvements sociaux et l’émergence d’un parti de
gauche digne de ce nom, Québec solidaire, il n’en demeure pas

3. Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires


et la religion du progrès, Paris, Climats, 2011.
4. Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, §II, dans Œuvres III, Paris,
Gallimard, 2000, p. 428-429.
prolégomènes à la gauche qui vient 239

moins qu’elle manque toujours cruellement d’une autoréflexion


unitaire, et que son projet de société reste largement à définir.
Celui-ci ne se réduit ni au programme d’un parti politique (encore
moins à une plateforme électorale) ni à des revendications dispa-
rates de la société civile. Il s’agit de forger un discours contre-
hégémonique dont la vérité historique se manifestera par sa
capacité à convaincre une majorité populaire de choisir une
alternative politique au statu quo, à la pensée unique, aux intérêts
établis de l’ordre social dominant.

Vitrine démocratique ou dépassement du capitalisme ?


C’est pourquoi les questions soulevées par Charles Gagnon restent
d’une criante actualité, et ce, malgré la quinzaine d’années qui
nous séparent du creux historique de la période Bouchard lorsque
fut écrit en grande partie son texte. Après le traumatisme col­lectif
du deuxième échec référendaire, la consolidation du néolibéra-
lisme (Sommet socio-économique de 1996) et le désarroi profond
d’une gauche qui était alors à l’aube de sa reconstruction, survint
la période 2001-2015 qui marqua le retour en force de la contesta-
tion sociale et de l’idée qu’un autre monde est possible : Sommet
des Amériques de Québec et naissance du mouvement altermon-
dialiste, résurgence de la pensée révolutionnaire et fondation de
Québec solidaire, grèves étudiantes de 2005 et 2012, mouvements
contre le gaz de schiste, le virage pétrolier et l’austérité, etc.
Or, la gauche québécoise du xxie siècle achoppe toujours sur
les mêmes problèmes théoriques et pratiques qui la guettaient
autrefois. Tout se passe comme si la critique de Gagnon anticipait
déjà deux impasses de la gauche actuelle qui l’empêchent de
répondre aux défis de l’avenir : d’une part, l’anticapitalisme dog-
matique d’une jeunesse qui semble répéter l’enthousiasme du
marxisme-léninisme d’autrefois et, d’autre part, une gauche
communautaire qui se rive sur la défense des droits des plus
démunis et appelle aux bons sentiments pour créer une société
meilleure fondée sur le cœur des électeurs. « On peut considérer
240 à la croisée des siècles

la compassion comme un noble sentiment, mais cela ne constitue


pas une politique ; elle peut inspirer une meilleure politique, mais
elle n’en fournit aucun élément », dit à ce propos Gagnon dans
son texte.
Cette deuxième tendance « réformiste » et largement prédo-
minante, qui se retrouve tant sur le plan associatif que politique,
conduit la gauche à rester prisonnière d’une posture défensive.
Elle reflète une « mentalité d’assiégés » qui cherche à résister
désespérément aux attaques des élites qui démantèlent l’État
social, en se repliant sur le vécu quotidien, la « fièvre des droits »,
les particularismes et la défense des minorités. La gauche com-
munautaire se veut proche des gens, mais elle se limite trop
souvent à la « petite politique », alors que « la grande politique »,
qui s’occupe du secteur financier, du commerce international et
des « vraies affaires », continue de dominer l’ensemble de la vie
sociale. Cette gauche timide fait l’apologie de la « société civile »
et de la « petite économie » (sociale et solidaire), repose sur une
critique molle du néolibéralisme et propose explicitement ou non
le retour à l’âge d’or de la social-démocratie. Elle tombe ainsi
dans l’écueil d’une « fixation démocratique » et d’une conception
abstraite de la citoyenneté, c’est-à-dire d’une perspective qui fait
abstraction de l’histoire, des classes sociales et de la remise en
question du système capitaliste.
On est ainsi passé subrepticement d’une action politique offensive,
dirigée contre le pouvoir en place, à une politique défensive. Il ne
s’agirait plus de rebâtir l’organisation sociale sur des bases nou-
velles, ce qui supposerait le déplacement du pouvoir lui-même,
pour ainsi dire, mais bien de défendre ses droits face à un État dont
on reconnaît ainsi implicitement la légitimité. C’est une toute
nouvelle perspective. Qu’on juge qu’elle ait été inévitable dans les
circonstances présentes, c’est une chose. Encore faut-il constater
qu’elle pose une question majeure dans une perspective plus glo-
bale de transformation sociale.
Évidemment, Gagnon ne nie pas l’urgence de défendre les
droits sociaux et les acquis du modèle québécois, mais cela ne
prolégomènes à la gauche qui vient 241

peut tenir lieu d’une véritable lutte politique qui entend changer
les règles du jeu. S’il faut critiquer la « vitrine démocratique »
dans laquelle nous sommes trop souvent les figurants, c’est pour
prendre conscience que « nous vivons dans une société foncière-
ment antidémocratique, une société où le peuple est dépossédé
de tout pouvoir social, du moment de son élaboration à celui
de sa mise en œuvre ». Comme la souveraineté populaire, c’est-
à-dire la démocratie réelle, vise un véritable contrôle populaire
sur l’ensemble de la vie sociale, elle suppose une démocratisation
radicale de la sphère politique et économique, et donc le dépasse-
ment du capitalisme. Ce sur quoi Gagnon insiste d’ailleurs : « On
peut donc avancer, sans trop risquer de se tromper, que la vie
de la communauté humaine ne reposera plus un jour sur l’éco-
nomie de marché capitaliste. En termes pratiques, la libération
de l’humanité de ce système d’exploitation demeure un objectif
éminemment justifié. Toute la question devient alors celle du
comment. »

Entre idéologie et dogmatisme


Il s’agit donc de repenser les conditions d’une révolution, sans
sombrer dans le piège des dogmatismes d’autrefois. C’est pour-
quoi il est crucial de lever le tabou sur l’expérience du mouvement
marxiste-léniniste québécois, qui représente encore aujourd’hui
un « abcès à crever ». Il faut d’abord démystifier le rôle de l’idéo-
logie, non pour rejeter toute idéologie comme étant totalitaire a
priori, mais pour concevoir clairement sa force et ses dangers,
comme le concède Gagnon : « [C]’est justement en sa qualité d’idéo­
­logie que le marxisme-léninisme a conquis, durant [les années
1960 et 1970], la partie de la jeunesse sans doute la plus militante
et la plus convaincue de l’urgente nécessité de provoquer des
changements sociaux majeurs, révolutionnaires. La révolution a,
en effet, besoin d’une idéologie. »
Dès lors, Gagnon insiste sur le besoin de forger une « idéologie
ouverte », un projet politique à la fois global et faillible, unitaire
242 à la croisée des siècles

et ouvert à la critique, afin de guider l’action collective dans un


processus complexe de transformation sociale. Il s’agit en quelque
sorte de construire une « boussole de l’émancipation », qui serait
à la fois robuste pour nous éclairer dans la tempête d’un monde
incertain, et suffisamment nuancée pour éviter de trop simplifier
la complexité du réel. « Autant doit-elle se montrer intraitable
et combative en présence de tous les phénomènes, de tous les
comportements, de toutes les théories aux conséquences hostiles
aux valeurs fondamentales de la civilisation, autant elle doit,
dans le monde de plus en plus unifié mais toujours différencié
qui est le nôtre, être marquée au coin de l’ouverture d’esprit et
de la tolérance. »
Malheureusement, la frontière entre la simplicité et le sim-
plisme est bien mince, de sorte qu’une idéologie qui se voulait
une synthèse libératrice à l’origine peut rapidement se retourner
en manichéisme et en intégrisme de la pire espèce. Si l’adage
corruptio optimi pessima5 s’avère tout à fait approprié dans ce
cas, il est nécessaire d’examiner attentivement les mécanismes
menant de la radicalisation politique au sectarisme. Si la jeunesse
des années 1960-1970 eut une révélation en découvrant les trésors
cachés d’une tradition centenaire (marxisme révolutionnaire), la
jeunesse étudiante des années 2000-2010 s’abreuve aujourd’hui
aux lieux communs de l’altermondialisme et aux mots d’ordre
anarchistes qui sont venus combler le vide occasionné par l’effon-
drement des idéologies d’autrefois. Gagnon semble donc nous
lancer un avertissement pour prémunir notre génération mili-
tante contre les risques d’une culture d’« entre-soi » alimentée
par l’idéologie des groupes affinitaires. L’ambiance intellectuelle
et morale d’une jeunesse radicale marquée par la brutalité poli-
cière trouve par exemple son écho dans les paroles (ironiques ou
cathartiques ?) du groupe Mise en demeure :

5. Maxime latine selon laquelle la corruption du meilleur engendre le pire.


prolégomènes à la gauche qui vient 243

Ça reste, ça reste, ça reste des osties de flics !


Au service des riches et des fascistes !
C’est pas des pacifistes qui vont changer l’histoire !
On pitch des pavés et puis on brule des chars ! 6
Or, comme le souligne à juste titre Charles Gagnon :
Si la gauche n’accepte pas d’avoir comme principal objectif la
satisfaction, la griserie d’avoir brûlé trois autos de police, cassé
25 vitrines et décroché la mâchoire à quelques opposants, des flics
si possible ; si la gauche doit plutôt se laisser guider par les intérêts
des couches défavorisées, c’est-à-dire mener la lutte sur le terrain
de leurs principales revendications dans le but d’obtenir des vic-
toires, le choix à faire me semble assez limpide. Sans exclure a
priori aucune forme d’intervention, elle doit d’abord pouvoir miser
sur une mobilisation régulière, croissante, durable, qui exerce une
véritable pression sur le pouvoir et le pousse dans ses derniers
retranchements aussi souvent que possible. Une telle mobilisation
n’est envisageable que si cette gauche se regroupe sur des bases
larges, avec ouverture d’esprit, à l’abri le plus possible de tout esprit
de clan, de secte, de « petite gang de chums » qui ont raison, tou-
jours et contre tout le monde.
Autrement dit, le dogmatisme généralement attribué aux
tendances marxistes-léninistes ne vient pas d’abord du contenu
particulier de cette idéologie, comme si le socialisme libertaire et
la démocratie directe étaient immunisés contre toute dérive
autoritaire. Paradoxalement, le risque de la bureaucratisation ne
vient pas toujours d’une centralisation du pouvoir dans la direc-
tion, mais parfois d’un excès de démocratie. Ce curieux phéno-
mène doit être souligné, surtout à l’heure où la méfiance envers
les institutions, l’État et toute forme d’autorité s’accompagne d’un
culte de la démocratie par consensus et d’une « morale anti­
hiérarchique » qui surveille scrupuleusement la vie privée afin
d’éliminer toute forme de domination. Le sectarisme vient du fait
de vouloir construire, dès maintenant et sans médiation, la société

6. Mise en demeure, Violence légitime, mon œil !, 2012, <www.youtube.com/


watch?v=u5fayzWu0HU>.
244 à la croisée des siècles

future en miniature, dans sa pureté principielle. C’était là une


conclusion à laquelle arrivait Gagnon à la lumière de son propre
parcours militant.
Au contraire, si EN LUTTE ! a versé dans la bureaucratie et toutes
les lourdeurs de fonctionnement qui ont été son lot durant ses
dernières années d’existence, c’est plutôt en raison d’un surcroît de
démocratie, ou plutôt d’une conception dogmatique de la démo-
cratie et d’une mise en application extrêmement pointilleuse de
celle-ci en ce qui concerne, entre autres, les rapports entre hommes
et femmes ainsi que ceux entre ouvriers et intellectuels, la pour-
suite acharnée de cet objectif entraînant sa part de lourdeurs, qui
se sont ajoutées à celles résultant du contexte de répression qui
prévalait alors à l’égard de toutes les forces contestataires, syndi-
cales et politiques. […] Tout comme la plupart des autres organisa-
tions de l’époque, EN LUTTE ! s’est progressivement transformé
en un petit monde fermé sur lui-même, qui aspirait à préfigurer
lui-même la société socialiste envisagée, un monde d’où devaient
donc être bannies toutes les inégalités, sinon toutes les différences :
entre les hommes et les femmes, entre les intellectuels et les manuels,
entre les salariés et les sans-emploi, etc.
Il ne s’agit pas ici de discréditer l’ensemble d’un mouvement,
mais de souligner certaines dérives possibles de la gauche radicale
de notre époque. Tout se passe comme si l’anarchisme ambiant des
années 2010 avait remplacé la morale prolétarienne du marxisme-
léninisme des années 1970, en substituant un contenu révolu­
tionnaire simplifié par un autre, tout en laissant une logique
essentiellement inchangée. La corruption de la gauche révolu-
tionnaire par le pouvoir ne vient pas d’un phénomène extérieur
ou d’une organisation quelconque, mais d’un puritanisme qui
représente l’ombre7 de tout processus de radicalisation politique.

7. Dans la psychologie analytique de Carl Gustav Jung, l’ombre représente une


partie ignorée de la psyché d’un individu ou d’un groupe, la personnification de
tout ce que la conscience morale refuse d’admettre et de reconnaître en elle.
L’ombre exprime une partie effrayante de soi-même, que le sujet doit découvrir afin
de l’intégrer à sa personnalité et éviter de la projeter sur autrui. « De deux choses
l’une, nous connaissons notre ombre ou ne la connaissons pas ; dans ce dernier cas,
prolégomènes à la gauche qui vient 245

Changement de morale, changement de ligne, sans doute, mais


même dogmatisme, à mon humble avis. […] La critique du parti
marxiste-léniniste ne doit pas davantage conduire à la conclusion
que toute organisation politique est inévitablement condamnée à
verser dans l’antidémocratisme. On ne sort pas du dogmatisme
tout simplement en adoptant une idéologie contraire à celle qu’on
partageait antérieurement et dont on vient de réaliser les failles ; on
ne fait alors que céder à un nouveau dogmatisme.
En prenant conscience du « danger dogmatique » inhérent à
toute idéologie politique, il serait naïf d’abandonner cette question
en prenant une posture « post-idéologique » ; comme l’affirmait
Aristote à propos de la philosophie, pour rejeter celle-ci il faut
encore faire de la philosophie. C’est pourquoi Gagnon invite-
rait fortement les jeunes à re-lire directement, attentivement et
réflexivement les philosophes de leur propre tendance politique,
et surtout à découvrir d’autres pensées critiques qui débordent le
clivage rigide (et arbitraire) entre auteurs « respectables » et « non
fréquentables »8.

Vers une gauche populaire


Si l’autocritique de la gauche québécoise se limitait à la double
dénonciation d’une vitrine démocratique et d’un anticapitalisme
dogmatique, un tel bilan historique serait somme toute assez

il arrive souvent que nous ayons un ennemi personnel sur lequel nous projetons
notre ombre, dont nous le chargeons gratuitement, qui, à nos yeux, la porte comme
si elle était sienne, et auquel en incombe l’entière responsabilité ; c’est notre bête
noire, que nous vilipendons et à laquelle nous reprochons tous les défauts, toutes
les noirceurs et tous les vices qui nous appartiennent en propre. » C.  G. Jung,
L’homme à la découverte de son âme, Genève, Éd. Mont-Blanc, 1943, p. 380.
8. Trois ouvrages publiés récemment sortent à notre avis des sentiers battus
en remettant en question les lignes de partage entre différents penseurs radicaux :
Eric Martin, Gilles Labelle et Stéphane Vibert (dir.), Les racines de la liberté.
Réflexions à partir de l’anarchisme tory, Montréal, Nota bene, 2014 ; Olivier
Besancenot et Michael Löwy, Affinités révolutionnaires. Nos étoiles rouges et
noires. Pour une solidarité entre marxistes et libertaires, Paris, Mille et une nuits,
2014 ; Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini, Radicalité. 20 pen-
seurs vraiment radicaux, Paris, L’échappée, 2013.
246 à la croisée des siècles

morose et démobilisant. Heureusement, une lecture attentive


du texte permet de dégager l’esquisse d’une voie de sortie, d’une
nouvelle conception du monde qui pourrait surmonter l’oppo-
sition rigide entre l’intransigeance révolutionnaire et le réfor-
misme pépère. Nous entrons ici dans l’ordre de la spéculation
philosophico-politique, mais il semble que Gagnon ait épousé
vers la fin de sa vie une sensibilité qui pourrait être caractérisée
provisoirement par l’expression de « gauche populaire ».
Cette perspective entend élaborer un projet politique de trans­
formation sociale qui ne s’adresse pas d’abord aux militants et
militantes, aux forces citoyennes et progressistes, mais aux gens
ordinaires, aux classes moyennes et populaires, en reliant leurs
préoccupations vécues aux causes structurelles qui renforcent les
principales contradictions que la société engendre. Comme le
notait Gagnon : « En d’autres termes, on ne pourra pas dépasser
les questionnements qui assaillent aujourd’hui la majorité des
gens sur tous les plans, depuis les comportements individuels
déviants jusqu’aux guerres sanguinaires, on ne pourra pas dépas-
ser l’angoisse, l’insécurité et la fragilité qui accompagnent ces
questionnements, sans formuler un paradigme ou une référence
idéologique qui permettent de parvenir à une cohérence nouvelle
qui soit adaptée aux collectivités humaines d’aujourd’hui et de
demain. »
Il s’agit de créer un nouveau sens commun « anti-système »,
qui oppose le peuple aux élites économiques et politiques, la
démocratie à l’oligarchie, le bon sens à la corruption. Le popu-
lisme de gauche permet de repousser la tentation électoraliste, qui
consiste à s’accommoder du conservatisme ambiant en occultant
des mesures jugées trop « radicales », afin de recentrer son dis-
cours sur l’échiquier politique. Il consiste, au contraire, à couper
l’herbe sous le pied de l’hégémonie conservatrice en récupérant
ses principaux thèmes (crise fiscale de l’État, corruption, perte
d’emplois) et en leur redonnant un contenu émancipateur. Il ne
s’agit pas de choisir entre le sectarisme de la gauche anticapitaliste
et les sirènes du social-libéralisme, ni d’opter pour un juste milieu
prolégomènes à la gauche qui vient 247

contradictoire, mais de dépasser cette opposition en formant un


discours populaire et radical, anti-système et mobilisateur, capable
de donner aux gens l’envie de reprendre le pouvoir sur leur vie.
Dans un contexte d’austérité et d’explosion des inégalités, la
dénonciation du 1 % devient toujours plus pertinente.
C’est qu’une couche de financiers parasitaires s’est constituée, eux
qui s’enrichissent de façon exorbitante simplement en déplaçant
quotidiennement des milliards de dollars appartenant souvent à
d’autres, à la faveur des fluctuations boursières et des variations des
taux de change, et ce, sans apporter la moindre contribution au
développement de la richesse collective. Bien au contraire, ils le
font plutôt en accentuant les distorsions existantes dans la réparti-
tion de la même richesse. C’est pour les intérêts de ces sangsues, au
sens le plus fort du terme, qu’on nous impose de nous serrer la
ceinture. C’est pour eux que l’État a pris son dernier virage de
compressions budgétaires, de réduction des services en santé, en
éducation et en soutien aux personnes démunies.
Or, la critique virulente du capitalisme financier et de l’esta-
blishment politique ne peut à elle seule faire naître une alternative
sociale, et encore moins une volonté collective capable de la
porter. C’est pourquoi il faut tracer les contours d’un sujet poli-
tique, c’est-à-dire d’une conscience commune qui pourra trans-
former des identités sociales isolées à l’intérieur d’une unité
populaire. Ce sujet politique, il reste à définir et Gagnon avouait
ne pas avoir encore réussi à le cerner.
J’ai parlé jusqu’ici de la gauche de façon plutôt indifférenciée. Or,
si ce vocable doit recouvrir l’ensemble de ceux et celles qui for-
mulent des griefs à l’endroit du statu quo, qui rejettent l’orientation
actuelle que prennent la vie politique et l’ordre économique, la
gauche est multiple : des jeunes anarchistes aux professeurs d’uni-
versité ; des assistés sociaux aux retraités ; des exclus à la classe
moyenne, des femmes aux Autochtones, il y a tout un ensemble de
catégories de citoyens qui aspirent à des changements considé-
rables de l’ordre en place. Cela en fait-il pour autant une majorité
susceptible de s’unir politiquement ? Cela n’est pas évident.
248 à la croisée des siècles

Dans cette démarche, nous pouvons ici faire appel aux ana-
lyses du défunt théoricien politique argentin Ernesto Laclau
portant sur la logique populiste. Tout d’abord, celui-ci fait remar-
quer que « le peuple ne constitue pas une expression idéologique,
mais une relation réelle entre acteurs sociaux. Autrement dit, c’est
une manière de constituer l’unité du groupe9. » L’identité popu-
laire se forme à partir d’une articulation d’éléments disparates,
de « demandes sociales » qui peuvent rester isolées ou s’unir dans
un contexte particulier.
Imaginons qu’une masse de migrants d’origine rurale s’installent
dans un bidonville situé à la périphérie d’une grande ville indus-
trielle en développement. Apparaissent des problèmes de logement,
et ceux qui sont concernés par ces problèmes deman­dent aux
autorités locales une solution. Ici, nous avons une demande qui, à
l’origine, n’est peut-être qu’une pétition. Si la demande est satisfaite,
les choses en resteront là ; mais si elle ne l’est pas, les gens peuvent
s’apercevoir que leurs voisins ont d’autres demandes qui ne sont
pas non plus satisfaites – des problèmes concernant l’eau, la santé,
la scolarisation des enfants, etc. Si la situation reste inchangée
pendant un certain temps, les demandes insatisfaites s’accumule-
ront et le système institutionnel sera de plus en plus incapable de
les intégrer d’une manière différenciée (chacune isolément des
autres), ce qui établit entre elles une relation d’équivalence. Cela
pourrait facilement aboutir, si des facteurs extérieurs n’inter-
viennent pas, à la constitution d’un fossé de plus en plus grand
entre le système institutionnel et les gens10.
Les demandes démocratiques isolées qui demeurent non satis-
faites forment entre elles une chaîne d’équivalences, qui permet
à son tour l’émergence d’une subjectivité sociale plus large et de
demandes populaires. Laclau poursuit :
Elles commencent ainsi, à un niveau embryonnaire, à constituer le
peuple comme acteur historique potentiel. Ici, nous avons déjà
deux préconditions évidentes du populisme : 1) la formation d’une

9. Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008, p. 91.


10. Ibid., p. 92.
prolégomènes à la gauche qui vient 249

frontière intérieure antagoniste séparant le peuple du pouvoir ; 2)


une articulation de demandes équivalentes qui rendent possible
l’émergence du peuple. Il y a une troisième précondition qui ne se
réalise que lorsque la mobilisation politique atteint un niveau
supérieur : l’unification de ces différentes demandes – dont l’équi-
valence, jusque-là, n’avait pas dépassé un vague sentiment de
solidarité – en un système stable de signification11.
L’insistance sur la nécessité de construire une nouvelle vision
du monde, une « idéologie ouverte » et adaptée à l’air du temps,
vient précisément du souci d’inscrire le « vague sentiment » de la
gauche solidaire dans un système stable de signification. Par
ailleurs, l’élaboration de cette vision et la définition du peuple qui
en découle ne peuvent pas faire abstraction de l’épineuse ques-
tion nationale. Même si Gagnon resta ambivalent sur la nécessité
de l’indépendance des années 1970 jusqu’à sa mort, il demeure
pleinement conscient que l’hésitation de la gauche à ce sujet
représente un important angle mort : « L’absence d’une position
à la fois cohérente et ouverte sur ce sujet, apte à convaincre tous
ceux pour qui cette question exige une solution – sans que cela
ne soit nécessairement l’indépendance totale et définitive –,
constitue sans doute le principal obstacle à la constitution d’une
gauche politique au Québec. »
Somme toute, Gagnon nous laisse avec davantage de ques-
tions que de réponses. Il n’aborde pas la question écologique,
ni celle d’une alternative économique au système capitaliste, et
il effleure à peine l’épineuse question du pouvoir politique en
émettant l’hypothèse que la conquête de l’État ne représente
peut-être pas « la clé de voûte de l’instauration du socialisme ».
Comment articuler des expérimentations sociales, des réformes
radicales et une éventuelle rupture démocratique ? Comment
forger une position « cohérente et ouverte » sur la question natio-
nale afin que celle-ci ne soit pas en opposition, mais en synergie
avec la lutte pour la transformation sociale ? Comment devenir

11. Ibid., p. 93.


250 à la croisée des siècles

révolutionnaire sans sombrer dans le dogmatisme ? Quelle forme


une « gauche populaire » doit-elle prendre dans le contexte des
années 2010 ?
Ne s’agit-il pas au fond d’une invitation à penser l’avenir de la
gauche à l’aune de son histoire, à tracer les chemins de l’émanci-
pation par un souci de préservation des expériences des généra-
tions qui nous ont précédés et des promesses inaccomplies du
passé ? C’est pourquoi ce témoignage de Gagnon prend la forme
de prolégomènes (du grec pro, « avant » et de legein, « dire »), soit
un ensemble de notions, principes et précautions préliminaires à
une étude plus large, une longue introduction placée en tête d’un
ouvrage qu’il nous incombe dès maintenant de rédiger. En ce
sens, Gagnon fait sien ce que proposait simplement de faire
Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne :
Ce que je propose dans les pages qui suivent, c’est de reconsidérer
la condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos
craintes les plus récentes. II s’agit là évidemment de réflexion, et
l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répé-
tition complaisante de « vérités » devenues banales et vides) me
paraît une des principales caractéristiques de notre temps. Ce que
je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que
nous faisons12.

12. Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-


Lévy, 1961, p. 38.
Il était une fois…
une révolution à poursuivre
Jeanne Reynolds 1

L’échec de la révolution, si on peut parler ainsi,


fait partie de la réalité. Mais il ne la résume pas.
– Charles Gagnon

Ce n’est que tardivement dans ma jeunesse que je réussis à accé-


der aux souvenirs des personnes près de moi qui avaient jadis été
communistes. Et c’est de cette façon qu’on m’avait présenté cette
période : ce temps était révolu, tout comme les personnes qu’ils
et elles avaient été, des jeunes. Une jeunesse dupe de croire qu’il
était possible de changer le monde et qui, quelques décennies plus
tard, contemplait le même monde, mèches grises en plus. Le
dépassement du capitalisme serait une utopie et toute tentative
de lutter en ce sens, vaine. À nous d’en prendre conscience, nous
jeunes révolutionnaires qui un jour vieilliront et comprendront
à notre tour qu’on n’y peut rien. Le sentiment d’échec d’une
grande partie des militant-e-s révolutionnaires des années 1970
au Québec semble s’être transformé en un désabusement difficile
à surmonter.

1. Jeanne Reynolds a milité ces dernières années dans le mouvement étudiant


au sein de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ). Toujours
aux études, elle milite aujourd’hui au sein d’une nouvelle organisation révolution-
naire, le Front d’Action Socialiste. Elle s’exprime ici en son nom personnel.
252 à la croisée des siècles

La mobilisation populaire en marge de la grève étudiante de


2012 aura-t-elle su confondre les sceptiques ? Je crois bien que oui,
surtout si je me fie aux rencontres que j’ai faites, aux sourires, aux
poings levés, à la reconnaissance palpable envers la jeunesse que
ces militant-e-s de longue date avaient sous-estimée. Pourtant,
l’un des principaux arguments auquel nous avions recours dans
nos assemblées générales et dans le débat idéologique sur la
hausse des frais de scolarité était qu’il fallait reconnaître et pour-
suivre les luttes étudiantes des générations précédentes ; qu’il y
avait une raison pour laquelle nous avions au Québec les frais de
scolarité les plus bas en Amérique du Nord : parce que d’autres
avaient lutté avant nous et que nous aussi pouvions le faire, pour
les étudiant-e-s à venir. Plusieurs diront que nous avons échoué,
sans doute tout comme nos parents disaient avoir échoué. À force
de le répéter, la prophétie s’auto-réalise, l’échec devient réalité.
Or, comme le souligne Charles Gagnon dans son texte, à résumer
la réalité à cela, l’échec, on néglige les répercussions positives des
luttes que nous menons : les nouvelles solidarités qui se créent, les
consciences militantes qui émergent, les fenêtres historiques qui
s’ouvrent, pour n’en nommer que quelques-unes. En ce sens, il est
primordial d’engager un dialogue sur les expériences révolution-
naires passées, mais avec un regard optimiste afin d’en dégager
des pistes de réflexion et d’action qui bénéficieraient à tous et à
toutes : aux jeunes révolutionnaires qui tireraient profit des expé-
riences passées et aux autres qui pourraient sortir de leur torpeur
militante. La grève étudiante de 2012 aura su démontrer que les
possibles se déploient lorsque nous saisissons les perches qui nous
sont tendues. Ce texte se veut donc le début d’un dialogue, bien
humble, entre une nouvelle révolutionnaire née de ces possibles
et un ancien militant qui, au moment où il dressait son portrait
de la gauche québécoise, était probablement loin de se douter
qu’une telle rencontre surviendrait.
une révolution à poursuivre 253

Québec inc.
Les préoccupations qu’exprimait Charles Gagnon il y a une quin­
zaine d’années sur la gauche trouvent étonnamment encore beau-
coup de résonance aujourd’hui. De multiples obstacles continuent
en effet d’obstruer notre route, à commencer par la question
nationale et les partis politiques dits progressistes. L’un des défis
majeurs auxquels j’ai été confrontée en tant que militante étu-
diante dans les dernières années fut de travailler à mettre en
branle une mobilisation massive contre les politiques du Parti
québécois (PQ). Depuis sa fondation, ce parti profite d’une aura
progressiste qui nuit à la consolidation d’une gauche combative.
La partisanerie de certain-e-s continuent de m’étonner ; les petits
soldats du PQ ne démordront donc jamais du projet chimérique
qui leur est offert en appât, peu importe ce qu’il leur faut accep-
ter : lois spéciales contre les travailleurs et travailleuses, marchan-
disation et tarification des services publics, massacre de notre
environnement, lois racistes et j’en passe. « En d’autres termes,
nous dit Charles, la “beauté” du capitalisme, c’est qu’il perde son
caractère repoussant le jour où il passe entre les mains de natio-
naux. » Or, loin de l’image fantasmée, le PQ réunit l’élite d’affaires
francophone pour qui l’indépendance du Québec n’est envisagée
que dans une perspective d’accumulation de pouvoir économique
et politique au détriment des classes populaires. Plusieurs seraient
cependant prêt-e-s à tout sacrifier pour voir advenir Le Pays, car
selon leurs dires, seule l’indépendance sera garante de l’avenue
progressiste que nous voulons emprunter. En plus d’être un faux
dilemme, ce discours met de l’avant une solution magique à tous
les problèmes sociaux, alors qu’en coulisse, il légitime l’accentua-
tion toujours plus importante des inégalités comme condition du
rêve indépendantiste.
Bien que Charles Gagnon rejette ce discours et ses tenants, il
lui semble inconcevable d’éviter cette question si l’on veut conso-
lider la gauche politique au Québec. Sa position sur l’indépen-
dance se rapproche beaucoup de celle défendue par Québec
254 à la croisée des siècles

solidaire, qui se veut inclusive des minorités ethniques, en com-


mençant par la reconnaissance des droits des Autochtones, et qui
y voit davantage l’occasion de définir un projet de société qu’une
défense de l’héritage culturel francophone. Pour ma part, je crois
que la gauche au Québec aurait tout intérêt à régler la question
nationale en l’évacuant complètement de son agenda politique.
S’il était plus aisé de faire le lien entre la classe capitaliste et la
communauté anglophone au Québec dans les années 1960, l’émer­
gence d’une bourgeoisie nationale-francophone (les Péladeau en
tête de file) vient démentir cette association. Bien que la lutte
felquiste s’inscrivait, au-delà de la question de l’indépendance,
dans la mouvance socialiste, son discours rendait peu compte de
la réalité des femmes, des Autochtones et des Noir-e-s du Québec.
Cela m’amène à me demander contre quelle chimère nous nous
battons exactement dans la lutte pour l’indépendance, et pour
qui ? J’ai bien de la difficulté à comprendre de quelle situation
nous voulons nous affranchir ; la réponse aux inégalités que je vis
n’ayant à voir ni de près ni de loin avec la situation du Québec au
sein du Canada. Il serait insensé de croire que le Québec évolue
dans une bulle sociale isolée, imperméable à la politique en
dehors de ses frontières. En tant que femme, j’ai plutôt tout inté-
rêt à me solidariser des Néo-Brunswickoises, par exemple, qui
ont vu leur seule clinique d’avortement fermer ses portes l’année
dernière, ou bien des Ontariennes qui ont brisé le silence sur les
agressions sexuelles commises par le populaire animateur de la
CBC Jian Gomeshi, car leurs réalités, violentes, nous les parta-
geons également.
Nous serions dupes de croire que les frontières du Québec
sont imperméables aux politiques réactionnaires, comme si le
progressisme était le propre d’un peuple. D’abord, il n’existe
pas de barrières magiques pour prévenir des reculs sociaux ;
puis, pourquoi prétendre cela alors que les partis nationalistes
ont déjà initié ce recul. Nous ne pouvons envisager la fin des
inégalités si nous continuons à les circonscrire à des commu-
nautés particulières ; nous devons au contraire comprendre leur
une révolution à poursuivre 255

caractère systémique. Elles n’ont pas de frontières. Il serait donc


tout à notre avantage de nous ouvrir au reste du Canada, à former
des solidarités avec les différents groupes progressistes, afin de
formuler une réplique de taille aux exploiteurs et exploiteuses de
tout acabit. À ce titre, les luttes écologiques contre l’extractivisme
pétrolier ou le mouvement Idle No More constituent des oppor-
tunités de créer des solidarités pancanadiennes qu’il faut saisir.
Bref, il faut rejeter les identités nationales pour laisser place à de
nouvelles formes de subjectivité militante qui ne mettent pas en
opposition des communautés culturelles, mais plutôt des classes,
au sens marxiste. La tendance dominante au Québec, quand on
est à gauche, c’est d’être indépendantiste. Mais pour les brefs
arguments que j’ai soulevés, je crois plutôt que nous devrions tra-
vailler à instituer une culture socialiste, c’est-à-dire une culture
qui reconnaît le rapport social comme premier et intègre le sens
que les opprimé-e-s y donnent, une culture de solidarité entre les
groupes opprimés, pour qu’un jour, « être à gauche » au Québec
consiste d’abord et avant tout à se reconnaître comme un front
de luttes, antiracistes, féministes et anticapitalistes. Je sais que
la position de Charles sur l’indépendance du Québec a évolué
tout au long de sa vie, et que plusieurs organisations marxistes-
léninistes ont identifié leur posture internationaliste comme l’un
des facteurs ayant mené à leur effondrement. Peut-être ma posi-
tion évoluera-t-elle également, à la suite de diverses expériences
d’organisation révolutionnaire, mais le jeu de l’indépendance ne
m’apparaît pas pour l’instant une stratégie pertinente pour la
gauche radicale.

Les unions
Charles Gagnon retrace bien les répercussions sur la gauche de la
proximité entre les centrales syndicales et le Parti québécois. Ce
partenariat, qui commence néanmoins lentement à se découdre,
demeure l’un des facteurs qui limitent les perspectives politiques
du mouvement syndical à l’heure actuelle. Ainsi, alors que la
256 à la croisée des siècles

mobilisation battait son plein en 2012, rejoignant une bonne


partie de la population, les centrales syndicales ont complètement
manqué le train. Les syndiqué-e-s, incapables de faire bouger
quoi que ce soit au sein de leurs centrales respectives, se sont
rapidement tourné-e-s vers des formes d’organisation extérieures,
comme en témoigne le regroupement Profs contre la hausse.
Pourtant, la conjoncture sociale n’aura jamais été aussi propice
pour une entrée en scène du mouvement syndical. L’Association
pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) a toujours pris
bien soin d’inscrire l’enjeu des frais de scolarité dans un débat
social plus large qui concernait autant les étudiantes et étudiants
que les travailleurs et travailleuses. Si elles avaient sauté dans
l’arène, les centrales syndicales auraient décuplé le rapport de
force du mouvement, devenu alors populaire, qui revendiquait
un projet collectif à l’opposé du modèle néolibéral qui lui était
proposé. Le gouvernement n’aurait sans doute pas davantage
concédé à procéder à quelque changement que ce soit à la veille
d’une élection générale, mais cela aurait permis de faire prendre
un virage clair au syndicalisme, loin de la collaboration avec le
PQ, du corporatisme démobilisateur et de la stagnation politique,
en plus de consolider la gauche au Québec pour les années à venir.
Au lieu de cela, les centrales syndicales ont agi avec paternalisme,
en nous recommandant de cesser les mobilisations pour ne pas
nuire à l’élection du Parti québécois.
Or, ce qu’il faut comprendre, c’est que toute collaboration
d’une organisation étudiante, syndicale ou communautaire avec
les partis électoraux vient limiter son action politique. Ces par-
tenariats les coincent dans une dynamique de compromis, de
donnant-donnant, de perdants. On dit souvent que le PQ, lors­qu’il
est au pouvoir, agit comme un éteignoir pour les mouvements
sociaux, qui voient en celui-ci un possible allié. La collaboration
politique prime alors sur toute forme de soulèvement social, ce
qui permet au PQ de coopter ces mouvements sociaux au profit de
son propre agenda politique. « Plus de classes sociales, seulement
des partenaires ; plus de conflits sociaux, seulement le dialogue et
une révolution à poursuivre 257

la négociation ; plus d’affrontements en raison d’intérêts opposés


ou divergents, plus de rapports de force, seulement des consensus.
Bref, la société se compose désormais de partenaires qui dia-
loguent pour réaliser des consensus et maintenir ainsi la paix
sociale et la stabilité politique, denrées essentielles au développe-
ment de l’économie », observait Charles. C’est malheureusement
encore le cas.
Les centrales syndicales ont dû toutefois bien vite déchanté
dans les mois qui ont suivi l’élection du PQ, lui qui s’est révélé
encore une fois le parti des promesses brisées. Au point où l’on a
pu observer, pour le mieux, une certaine distanciation commen-
cer à s’opérer. Bien sûr, pour éviter de confronter directement le
gouvernement péquiste, les syndicats ont préféré par exemple
axer leur mobilisation contre la réforme fédérale de l’assurance-
emploi, ce qui leur permettait de ne pas trop intervenir dans
le débat politique au Québec. Néanmoins, ils ont petit à petit
repris le discours sur l’austérité, martelé par l’ASSÉ, alors même
que celui-ci visait directement leur allié politique. Disons que la
critique n’était pas très bruyante, mais elle était tout de même au
rendez-vous. Alors que l’on encaisse, jour après jour, de nouvelles
coupes dans les services publics (qui annoncent de manière point
du tout subtile leur disparition), la négociation du Front commun
pourrait se révéler une fenêtre historique unique pour se porter
à la défense de ceux-ci. Les centrales écouteront-elles les initia-
tives militantes de leur base ? Ou s’obstineront-elles, dans une
logique creuse, à demander le report du déficit zéro, alors qu’il y
aurait tant d’autres choix politiques à défendre ? Dans leur forme
actuelle, les syndicats ne sont que des outils d’intégration des tra-
vailleurs et travailleuses au capitalisme, constat qui n’a pas changé
depuis que Charles Gagnon a écrit son texte : « Les syndicats, dont
le rôle politique avait parfois été déterminant dans les années
1950, 1960 et 1970, s’engageraient dans la voie du “partenariat” : ils
soutiendraient le capital grâce aux épargnes de leurs membres ; ne
convenait-il pas de contribuer à la création d’emplois ? » Malgré
les contradictions qui l’habitent, le mouvement syndical aurait
258 à la croisée des siècles

tant de potentialités s’il n’était plus à la merci du compromis et


de l’élite bureaucratique.

La synthèse de nos expériences


Parmi cette gauche dont Charles semble déplorer les perspectives
politiques (qui ont tout de même évolué depuis), se trouve une
lueur d’espoir pour une multitude de militant-e-s radicaux. À la
suite d’une grève étudiante qui s’est transformée en un mouve-
ment populaire inédit, l’ASSÉ, par le rôle qu’elle a joué dans cette
mobilisation, a acquis une importance qui n’est plus à prouver.
C’est une organisation qui, pour des milliers de personnes dont
moi-même, a radicalement transformé la réalité, la conscience de
la réalité et l’agir sur celle-ci. Il y a bien sûr des éléments qui lui
ont échappé en tant que tel, mais ses principes démocratiques et
combatifs ont été à la base de ce qui est devenu possible. En ce
sens, elle constitue un phare au sein de la gauche radicale, et en
tant que militante formée à travers ses rangs, je me dois de légi-
timer le rôle politique de l’ASSÉ. Elle est une organisation com-
plexe, parce qu’elle est traversée par une tension continue. Il s’agit
sans doute de l’une des seules associations qui réussit à réunir des
militant-e-s de différentes tendances politiques autour de luttes
ponctuelles ; des militant-e-s qui croient en cette organisation et
en sa capacité de véhiculer et concrétiser leurs projets. S’il en est
ainsi, c’est parce que les décisions prises par les associations
membres sont facilement relayées au niveau national, du moins
en regard des centrales syndicales actuelles. Il est difficile d’envi-
sager, pour les militant-e-s syndicaux, un canal démocratique et
transparent qui leur permettrait d’amener leurs revendications à
un niveau supérieur dans leur centrale tellement les obstacles
sont importants. Les mobilisations syndicales avortées dans les
dernières années devraient être suffisantes pour sonner l’alarme.
Les syndiqué-e-s ne pourront espérer améliorer leurs conditions
de travail qu’en cessant le jeu du compromis qui les donne tou-
jours perdant-e-s.
une révolution à poursuivre 259

L’opinion commune parmi le large spectre de la gauche serait


qu’à ne point adoucir nos positions, on finisse par perdre des
joueurs et des joueuses et, de surcroît, notre crédibilité. Pourtant,
depuis la fin de la grève de 2012, l’ASSÉ n’a cessé de prendre de
l’expansion, doublant le nombre de ses membres, au détriment
des organisations étudiantes qui préconisent un (faux) dialogue
avec le gouvernement. Les événements ayant entouré le Sommet
sur l’éducation organisé par le Parti québécois en février 2013 ont
bien illustré ce scénario répétitif dans le paysage politique qué-
bécois, dans lequel l’ASSÉ et ses alliés du milieu communautaire
ont incarné une fois de plus une sortie de crise à la stagnation
politique des centrales syndicales. Fidèles à elles-mêmes, ces
dernières ont alors donné leur appui au projet d’indexation des
frais de scolarité, en échange d’un appui quelconque du gouver-
nement sur un terrain autre. Car après tout, « les enjeux de
l’éducation ne [les] concernent pas », comme nous l’avait lancé un
représentant syndical après sa rencontre avec la première ministre,
et ce, malgré leur position organisationnelle en faveur de la gra-
tuité scolaire. Lorsque nos élu-e-s ne sont même pas en mesure
de respecter la volonté des membres qu’ils et elles représentent,
cela en dit long sur l’opinion qu’ils et elles ont de leurs membres,
opinion qui justifie toute inaction sous prétexte que « leurs mem­
bres » ne sont pas prêts à ceci ou cela, et qu’en attendant, vaut
mieux décider ce qui est bon ou mauvais à leur place.
Peut-être faudrait-il renverser cette présomption et se deman-
der plutôt pourquoi la bureaucratie syndicale n’est-elle pas prête
à céder son pouvoir à ceux et celles qui sont à la base de l’organi-
sation ? Si en effet toute tentative militante est étouffée par la
lourdeur des structures, l’inactivité présumée de la base militante
finit par se réaliser. À cet égard, les membres de l’ASSÉ n’étaient
pas plus prêt-e-s à se mobiliser lors du sommet, encore épuisé-e-s
par une grève très longue qui a engendré d’importantes consé-
quences matérielles et psychologiques pour plusieurs. Aurait-il été
en ce sens préférable de participer au dialogue biaisé par crainte
d’une mobilisation insuffisante qui nous aurait décrédibiliser aux
260 à la croisée des siècles

yeux du gouvernement et de la population ? À la différence des


centrales syndicales, cette question fut l’objet d’un débat au sein
de l’organisation, qui dans sa plus simple formalité a permis aux
étudiant-e-s de prendre connaissance de la conjoncture politique
et de réfléchir au rôle qu’ils et elles pouvaient y jouer, ce qui
impliquait qu’ils et elles avaient un rôle à jouer. En interpellant
démocratiquement les étudiant-e-s à prendre position sur ces
enjeux, une partie de la mobilisation était déjà faite. Donner la
parole aux opprimé-e-s, c’est aussi leur donner les moyens de
lutter. Si la mobilisation étudiante fut si importante en 2012, c’est
parce que les étudiant-e-s détenaient les rênes du mouvement,
sentaient qu’ils et elles étaient le mouvement. Oui, boycotter le
sommet sur l’éducation était un choix audacieux pour un-e
témoin extérieur-e, mais à l’interne, cette décision a reproduit la
légitimité institutionnelle de l’ASSÉ au sein du mouvement étu-
diant. C’est plutôt un nombre impressionnant d’étudiant-e-s qui
ont afflué dans les différentes instances de l’ASSÉ à la suite de ces
événements. Nous avons donc tout intérêt, à l’heure actuelle, à ce
que les différentes organisations de masse s’approprient les prin-
cipes du syndicalisme de combat. C’est-à-dire qu’elles rejettent les
stratégies de concertation, qui finissent pratiquement toujours en
queue de poisson, pour adopter des stratégies démocratiques et
combatives, qui se traduisent par une diversité d’actions, une
mobilisation constante, et une solidarité inter-syndicale.
Plusieurs voudraient voir une certaine alliance se concrétiser
entre les mouvements sociaux, dont l’ASSÉ, et Québec solidaire
(QS), puisqu’ils partagent sensiblement les mêmes revendica-
tions. Or, cela m’apparaît être une erreur importante si nous
voulons maintenir la collaboration entre les différentes tendances
politiques au sein de l’ASSÉ ; nombreux et nombreuses seraient
les militant-e-s qui déserteraient les instances de l’organisation
étudiante si un tel pas était franchi. De plus, nous sommes à
même de voir les dangers que constitue une telle proximité avec
les partis politiques lorsque nous observons le comportement des
fédérations étudiantes et des centrales syndicales. Bien sûr, QS
une révolution à poursuivre 261

n’est pas le PQ, mais en tant que parti, il est soumis aux mêmes
dynamiques électorales. Sans nier le travail fait par QS, notam-
ment dans les régions où peu de choix politiques sont proposés,
j’ai d’importantes réticences quant à sa stratégie politique, soit
celle de passer par les urnes pour concrétiser le changement
social. D’une part, bien que QS supporte les revendications des
mouvements sociaux et que de nombreux et nombreuses mili-
tant-e-s de ces milieux s’y investissent, je ne vois pas en quoi ce
parti se revendique de la rue, s’il ne participe pas lui-même à
organiser de mobilisation à cet effet. D’autre part, QS reste une
voix minoritaire dans l’opposition et a en ce sens peu de poids
politique auprès du gouvernement pour faire avancer ses propo-
sitions. Ce parti me semble en fait devant un cul-de-sac décisif :
se contentera-t-il de rester indéfiniment une voix minoritaire
dans l’opposition, conscient du peu de poids politique qu’il a à la
fois dans la sphère électorale et dans la rue ? Ce qui m’apparaît
clair toutefois, c’est que QS ne peut espérer augmenter son score
électoral sans mobilisations populaires. Le pourcentage du vote
alloué à QS a doublé aux élections de 2012 par rapport à celles de
2008, celles de 2012 s’étant déroulées au terme d’un important
mouvement de grève étudiant. La croissance de QS repose donc
en quelque sorte sur l’état de la mobilisation populaire, sur
laquelle le parti a plus ou moins de pouvoir puisqu’il se veut
davantage le représentant des mouvement sociaux que son agent
organisateur. J’ai donc de la difficulté à voir les impacts de QS sur
l’émergence de nouvelles consciences de gauche, sinon que de
tirer parti du travail des organisations étudiantes et communau-
taires. Ce n’est pas mal d’en tirer parti, je ne les critique pas sur
ce point, mais plutôt sur l’inutilité d’être assis au Salon bleu. La
grève de 2012 a plutôt démontré que ce sont les mobilisations de
masse qui font évoluer les consciences. Ce n’est donc pas d’un
parti électoral que la gauche a besoin, mais d’organisations de
masse qui misent sur l’expérience militante comme gage d’une
transformation radicale de notre réalité. Voilà pourquoi je crois
qu’il serait plus efficace de travailler à réformer le syndicalisme
262 à la croisée des siècles

au Québec et, pour ma part, à créer une organisation militante


ouverte qui, contrairement à QS, assumerait le caractère révolu-
tionnaire de son projet social.

La lutte continue !
À la différence de Charles Gagnon, le regard que je pose sur
l’avenir de la gauche radicale est plutôt optimiste. Peut-être est-ce
parce que je suis née militante dans un mouvement social d’en-
vergure qui a ouvert les possibles. Croire que nous ne pourrons
jamais reproduire un tel moment, c’est ériger à nouveau les bar-
rières que nous avions repoussées. C’est se fermer aux possibles
devant le labeur à accomplir. L’expérience n’est pas sans embûches,
sans échecs diront même certain-e-s, mais elle est nécessaire au
changement social que nous voulons. Charles semble hésitant à
tourner complètement le dos à la voie révolutionnaire, tiraillé
entre les problématiques qu’il observe au sein de ces organisa-
tions et la nécessité de dépasser la critique (superficielle) du
néolibéralisme. Nous sommes des socialistes peureux, qui n’osons
pas réellement nommer le système pour ce qu’il est, un système
capitaliste. Se limiter à critiquer le virage néolibéral contribue à
mythifier la révolution tranquille et l’État-providence qui en a
émergé. Oui, de bonnes choses en sont sorties, mais nous devrions
souhaiter dépasser cet état social, s’émanciper réellement, mettre
fin à l’exploitation, au lieu d’en envisager le retour.
Les soucis qu’exprimait Charles sur la gauche révolution-
naire, je les partage en bonne partie. Mais pour ma part, je suis
persuadée de la nécessité de poursuivre dans cette voie, car le
système actuel n’est plus viable. Alors que nos vies s’écroulent
sous le poids de l’austérité, de l’endettement et du privé ; que les
désastres écologiques se multiplient en toute impunité ; que les
inégalités économiques ne font que s’accroître ; que la guerre ;
que le Grand Prix ; que les viols en silence ; que le travail tout le
temps, le travail tout le temps qu’on nous vole ; les corps qu’on
nous vole ; les vies ; l’impossibilité de se faire reconnaître comme
une révolution à poursuivre 263

une personne, parce que tout ça a assez duré. Mais là où Charles


voyait des divisions, je vois la possibilité d’agir sur tous les fronts,
de traquer l’exploitation sous toutes ses formes : tout est poli-
tique, du jardin au vélo. Charles banalise les luttes sectorielles,
ou du moins les luttes à petite échelle, et en ce sens il répète les
erreurs des marxistes orthodoxes qui n’identifient que les sphères
économiques et étatiques comme seuls lieux de pouvoir. Je suis
d’accord par contre sur le fait qu’il faut amorcer une synthèse de
ces luttes. Il y a une nécessité de coordonner les différents fronts
de lutte au sein d’une organisation révolutionnaire de masse.
Sans cela, je vois mal comment nous pourrions devenir des
agents historiques. Il nous faut débattre ouvertement du projet
révolutionnaire, d’après les expériences communes de lutte que
nous vivons. Il nous faut ancrer nos débats, nos analyses, d’après
nos conditions matérielles, et non pas suivre aveuglément des
principes théoriques qui n’ont rien à voir avec notre réalité.
Par-dessus tout, il nous faut une alternative positive et concrète
au système capitaliste. Nous ne pouvons nous appuyer sur ses
contradictions inhérentes en espérant qu’un jour l’écroulement
survienne de lui-même, car ce serait oublier que ce système est
maintenu par une classe d’individus, que cette classe s’adapte et
réagit aux coups qui lui sont portés.
Bref, la force du capitalisme, c’est aussi de créer. Nous ne
pourrons espérer vaincre ce monstre que si nous sommes soli-
daires les un-e-s des autres. Cela signifie qu’il faut rompre avec la
hiérarchie des luttes que de nombreux groupes révolutionnaires,
Charles également, reproduisent. Le patriarcat, le racisme et le
capitalisme marchent main dans la main ; ces systèmes se repro-
duisent et se coproduisent mutuellement, ce qui signifie qu’on ne
peut abolir l’un sans l’autre. En d’autres termes, le capitalisme
ne peut être dépassé sans révolutionner également les rapports
de sexe et de race. Cessons d’appréhender le processus révolu-
tionnaire selon la perspective d’une seule position sociale : tou-
te-s les opprimé-e-s ont voix au chapitre. Charles constate que
« [l]a société est, pour ainsi dire, devenue un monstre, une réalité
264 à la croisée des siècles

qui nous dépasse, sur laquelle nous n’avons plus vraiment prise,
un peu à la manière de la nature qui non seulement présente
encore de nombreux mystères, mais sur laquelle les interventions
humaines ont des effets souvent imprévisibles, parfois catas-
trophiques ». C’est justement là que se situe le grand défi de la
gauche, démontrer que nous avons une emprise sur cette réalité,
pour que ce monde défiguré, que nous ne reconnaissons plus,
reprenne enfin forme humaine.
chronologie de charles gagnon1

1939
Le 21 mars, Charles Gagnon naît au Bic (Bas-Saint-Laurent) dans une
modeste famille de cultivateurs. Il est le dernier de 14 enfants.
1952-1960
C. G. fait son cours classique au Séminaire de Rimouski. Il participe à
l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, son premier
engagement.
1960
C. G. passe l’été à travailler sur le brise-glace de la Garde côtière cana-
dienne N. B. McLean qui navigue vers la Terre de Baffin.
1960-1962
C. G. poursuit des études en lettres à l’Université de Montréal.
1962
Au printemps, C. G., avec des amis étudiants, fuit ce qu’il perçoit comme
un climat oppressant à Montréal pour la liberté intellectuelle de l’Europe.
En septembre, à son retour au Québec, il devient professeur de français
au Séminaire de Valleyfield pour un an.
1963
En septembre, C. G. reprend ses études en lettres à l’Université de Mont­
réal. Parallèlement, il découvre le Montréal pauvre et ouvrier. Il entre en
contact avec des groupes populaires qui œuvrent dans ces milieux,
notamment les Chantiers de Saint-Henri.

1. Cette chronologie est adaptée de celles établies par Ivan Carel et Robert
Comeau dans les trois tomes des Écrits politiques de Charles Gagnon parus chez Lux.
266 à la croisée des siècles

1964
C. G. participe, au sein de l’AGEUM, à la création de l’UGEQ. Il travail-
lera aussi à la fondation de l’Action sociale étudiante (qui deviendra les
Travailleurs étudiants du Québec) ; il déplore le peu d’action concrète de
la première et le manque de théorisation de la seconde.
Au début de l’année, Pierre Vallières, qui est l’une des jeunes recrues de
la revue Cité libre, reçoit un article de C. G. et l’appelle pour le rencontrer.
Il l’invite à se joindre au comité de rédaction. Gagnon écrira aussi dans
Parti pris et Socialisme québécois.
En septembre, les démissionnaires de Cité libre, dont C. G., fondent
Révolution québécoise, qui paraîtra jusqu’en avril 1965 (huit numéros).
On y trouve d’anciens communistes, des journalistes de La Presse et
même d’anciens élèves de Gagnon du Séminaire de Valleyfield.
1965
Les membres de Révolution québécoise et de Parti pris fondent le Mouve-
ment de libération populaire (MLP). Les principaux animateurs du
groupe sont Pierre Vallières et Charles Gagnon.
À la fin de l’année, après la dissolution du MLP, Vallières et Gagnon
adhèrent secrètement au FLQ. Ils y fondent le Groupe Vallières-Gagnon,
qui est, davantage que les groupes précédents, axé sur la nécessité de
l’organisation et de la théorisation. Le FLQ n’est dès lors plus seulement
nationaliste, mais il appuie désormais les travailleurs en grève. Il déve-
loppe un projet révolutionnaire socialiste à travers les articles de son
organe La Cognée.
1966
En juillet, à la suite du décès accidentel du militant Jean Corbo (17 ans)
avec une bombe entre les mains, le Groupe Vallières-Gagnon suspend ses
activités.
À l’été, Vallières et Gagnon se rendent aux États-Unis pour nouer des
liens avec des groupes révolutionnaires tels que les Black Panthers.
Le 26 septembre, apprenant l’arrestation à Montréal de membres du FLQ,
ils manifestent devant le bâtiment de l’ONU pour leur libération, sont
arrêtés et font une grève de la faim d’un mois pendant leur incarcération
à la prison des Tombs à New York.
1967
En janvier, extradition à Montréal et incarcération à la prison de Bor-
deaux pendant plus de trois ans. Gagnon et Vallières sont accusés d’avoir
chronologie de charles gagnon 267

incité par leurs écrits à des attentats à la bombe. C. G. subira quatre


procès, qui se cloront par deux acquittements, un désaccord des jurés et
une condamnation (conspiration pour un hold-up).
À l’extérieur des murs, le Comité d’aide au groupe Vallières-Gagnon est
fondé par des intellectuels et des militants.
1968
À l’été, toujours en prison, C. G. écrit Feu sur l’Amérique. Proposition
pour la révolution nord-américaine. Une Amérique à détruire, une Amé-
rique à bâtir, qui restera pour l’essentiel inédit.
1970
En février, libération de C. G. Il estime alors que le FLQ, redéfini comme
organisation d’avant-garde pour les travailleurs, est encore indispensable.
À la fin août, employé par la CSN pour former des Comités d’action
politique (CAP), il fonde le groupe « Partisans du Québec libre ».
Au début de la Crise d’octobre, C. G. est arrêté de nouveau et emprisonné,
ainsi que Pierre Vallières et de nombreux militants et militantes.
1971
Le 15 juin 1971, acquittement et libération de C. G. (après un procès
commun avec Michel Chartrand, Robert Lemieux, Jacques Larue-Lan-
glois et Pierre Vallières).
Il rejette le PQ, « parti bourgeois », au profit du parti prolétarien. Il fonde
clandestinement un nouveau groupe « marxiste-léniniste » dont la revue
Vaincre connaîtra sept parutions.
En septembre, C. G. abandonne la lutte armée ; cet automne-là voit la
rupture consommée entre Pierre Vallières et lui, alors que le premier
choisit de rejoindre le Parti québécois.
1972
À l’automne, constitution de l’Équipe du Journal et publication de Pour
le parti prolétarien.
1973
Constitution d’un groupe politique autour du journal EN LUTTE !, dont
le premier numéro paraît le 1er mai.
C. G. opère un virage politique vers le marxisme-léninisme pur et dur
(mais, selon ses propres mots, moins dogmatique que celui d’autres
groupes). Il abandonne aussi le spontanéisme et le terrorisme, de même
que la poursuite de l’indépendance du Québec au profit de la révolution
268 à la croisée des siècles

prolétarienne à l’échelle du Canada, révolution qui reconnaîtrait l’égalité


des langues et des nations et le droit à l’autodétermination.
1974-1976
EN LUTTE ! prend une orientation vers davantage de centralisme démo-
cratique, connaît une hausse de ses effectifs et rallie plusieurs groupes. Il
s’étend au Canada anglais, où l’on recrute un certain nombre d’ex-Waffle
(courant associé à l’aile radicale du NPD) déçus du conservatisme de ce
parti.
1978
Tournée pan-canadienne de C. G. sur le droit du Québec à l’autodéter-
mination.
1979
Adoption d’un programme politique à EN LUTTE !, qui se transforme
alors en organisation pré-parti avec 348 membres en règle. C. G. en est
élu le secrétaire-général et se voit en outre confier le mandat de mener
une étude sur le révisionnisme moderne, laquelle soulèvera une polé-
mique autour du programme politique lui-même lorsqu’elle sera publiée
dans le Bulletin interne no 40, en mai 1980.
1980
Au cours de la campagne référendaire, EN LUTTE ! appelle à annuler son
vote, puisqu’il est contre la bourgeoisie canadienne de Trudeau et contre
la bourgeoisie québécoise de Lévesque : la souveraineté telle que promue
par le PQ vise essentiellement, selon le groupe, à favoriser cette bourgeoise.
1981
EN LUTTE ! est l’objet de vives tensions, qui conduiront à sa dissolution
lors du Congrès de juin 1982. Bien que ces tensions se manifestent en
grande partie autour du fonctionnement interne, notamment de la place
des femmes, C. G. considère qu’elles sont plutôt attribuables à une perte
de confiance dans les fondements mêmes du projet politique. C’est sur la
base de cette analyse qu’il avait démissionné de son poste plusieurs mois
avant le congrès de 1982, auquel il ne participera d’ailleurs pas.
1982
C. G. séjourne un an Mexique ; il y étudie l’histoire et la préhistoire.
1983-1984
C. G. fait sa scolarité de doctorat en science politique à l’Université du
Québec à Montréal et entreprend une thèse sur l’idéologie de la New Left
américaine des années 1960. Il doit l’abandonner, faute d’argent.
chronologie de charles gagnon 269

1984
C. G. est chargé de cours en science politique à l’UQAM durant deux
sessions.
1985-2005
C. G. effectue un repli politique. Il poursuit néanmoins son action intel-
lectuelle par des lettres dans les journaux et par quelques participations
à des activités publiques, mais surtout par la rédaction de deux ouvrages
qui resteront inédits, La crise de l’humanisme et Réflexions sur la gauche.
Il assure sa subsistance par du travail de traduction et de recherche.
Comme traducteur et rédacteur, C. G. œuvre pour des organismes com-
munautaires et sociaux, dont le Centre populaire de documentation de
Montréal, de défense des droits et de coopération internationale, dont
l’Organisation canadienne pour la solidarité et le développement, SUCO
et CISO.
1986
C. G. collabore jusqu’en 1989 à divers organismes, dont une association
de consommateurs et à Infocroissance, organisme de veille sur les grou­
pes de croissance personnelle.
1990-1993
C. G. travaille comme agent d’information à l’Association des services de
réhabilitation du Québec. Il y publie une recherche sur les services cor-
rectionnels québécois et la justice qui aura du retentissement dans ce
milieu.
1992
C. G. participe au documentaire de Jean-Daniel Lafond La liberté en
colère, où il retrouve son ancien compagnon Pierre Vallières, et auquel
participent aussi Robert Comeau, Francis Simard et Plume Latraverse.
Parution de Ne dites pas à mon père que je suis québécois, il me croit
canadien dans un Québec libre, aux Éditions Balzac.
1995
Après avoir publié Le référendum : un syndrome québécois, dans lequel il
réitère son scepticisme à l’endroit du projet indépendantiste, C. G. affirme
qu’il votera OUI afin de ne pas appuyer le statu quo.
2003-2004
C. G. œuvre comme bénévole dans le secteur de l’enseignement auprès
des jeunes dans un quartier défavorisé de Montréal.
270 à la croisée des siècles

Il prépare également l’anthologie de ses écrits politiques et rédige notam-


ment le texte « Il était une fois… Conte à l’adresse de la jeunesse de mon
pays » pour le Bulletin d’histoire politique en août 2003 (paru à l’automne
2004).
2005
Le 17 novembre, Charles Gagnon décède à l’Hôpital Notre-Dame à Mont­
réal, des suites d’un cancer généralisé.
Faites circuler nos livres.
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nous les communiquerons avec plaisir aux auteur.e.s
et à notre comité éditorial.

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