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du même auteur
Avec la contribution de
Jonathan Durand Folco et Jeanne Reynolds
Coordination éditoriale : David Murray
Photo de la couverture : revue Presqu’Amérique, 1972, tous droits réservés
Typographie et mise en pages : Yolande Martel
ISBN 978-2-89719-184-9
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme
de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Nous remercions le gouvernement du Québec de son soutien par l’entremise du
Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres (gestion SODEC) et la SODEC
pour son soutien financier.
table des matières
Présentation de l’éditeur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
première partie
La gauche québécoise à la croisée
des siècles
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
chapitre premier
Gauche, droite, gauche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
chapitre 2
La déroute de la gauche. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
chapitre 3
La religion du capital. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
chapitre 4
Le désarroi idéologique ou le retour du tragique . . . . . . . . . . . . . 45
chapitre 5
De la contestation à l’intégration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
chapitre 6
La fixation démocratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
chapitre 7
La fièvre des droits. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
chapitre 8
D’un virage à l’autre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
chapitre 9
La petite économie des petites gens. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .88
chapitre 10
La gauche comme vitrine : le nouveau communautaire. . . . . . . 100
chapitre 11
La tentation corporatiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
chapitre 12
Une gauche en laisse : l’influence des centrales syndicales . . . . . 117
chapitre 13
La « gauche » social-démocrate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126
chapitre 14
Un abcès à crever : marxisme-léninisme, maoïsme
et autres dogmatismes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
chapitre 15
Non au parti-secte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
chapitre 16
La question nationale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160
chapitre 17
Un espace politique fermé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
chapitre 18
Tirer profit de l’expérience passée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
chapitre 19
En guise de conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196
deuxième partie
Perspectives théoriques
Composer avec l’incertitude. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
troisième partie
Regards d’aujourd’hui
Que la gauche soit morte ou, en tout cas, moribonde, cela est diffi-
cilement contestable. Qu’une pensée de gauche soit par le fait même
devenue inopportune parce que dépassée ou tout simplement impos-
sible, voilà une affirmation que je récuse tout à fait.
* * *
* * *
ont suivi, puis a effectué, en 2004, une nouvelle saisie d’un certain
nombre de chapitres, dans ce qu’il qualifiait de version finale. Il y
ajoute alors une nouvelle introduction qui annonce un plan beau-
coup plus ambitieux que celui initialement prévu, laissant présa-
ger en outre une mise à jour des caractéristiques du capitalisme
en ce début du xxie siècle. Mais cette saisie ne comprend pas de
conclusions précises quant aux perspectives pour changer ce sys-
tème, préoccupation pourtant centrale de Charles Gagnon depuis
sa jeunesse, autant dans ses réflexions théoriques que dans son
action militante. Est-ce faute d’avoir de telles conclusions à pro-
poser ou parce que la maladie l’en empêche (il apprend alors être
atteint d’un cancer incurable), toujours est-il que cette version
de 2004 restera également sans suite, à la fois dans son contenu
et dans les démarches de publication. Charles Gagnon décédera
en novembre 2005, sans laisser d’indications plus précises quant
à ce texte. Il aura en fait plutôt choisi de consacrer ses dernières
énergies intellectuelles à sélectionner les textes marquants de son
parcours, alors en préparation d’édition1.
À l’été 2013, trois éléments vont concourir à sortir ce texte
des « boules à mites ». Le premier : l’intérêt que manifestent plu-
sieurs jeunes ayant participé de près ou de loin à la grève étu-
diante de 2012 pour l’histoire du militantisme au Québec, en
particulier pour les décennies 1960 et 1970 de cette histoire. Le
deuxième : la décision des Éditions Écosociété et de la Fondation
Charles-Gagnon d’encourager les travaux de réflexion théorique
qu’une partie de ces jeunes entame alors, devant l’évidence que
la « machine » à l’origine de la crise et dont ils viennent de faire
l’expérience s’étend largement au-delà de celle du Parti libéral du
Québec et de son conseil des ministres. Finalement, le troisième
élément nous ayant convaincu de la pertinence de faire connaître
ce texte inédit est ce constat que répétait fréquemment Charles
1. Ces textes allaient constituer les trois volumes des Écrits politiques de
Charles Gagnon, parus chez Lux éditeur entre 2006 et 2011 et intitulés respec
tivement Feu sur l’Amérique (1966-1972), EN LUTTE ! (1972-1982) et La crise de
l’humanisme (1982-2005).
14 à la croisée des siècles
* * *
* * *
David Murray
Éditions Écosociété
première partie
4 octobre 1997, des centaines de milliers d’hommes dans ce qui avait été rapporté
à l’époque comme étant le plus grand rassemblement d’hommes dans l’histoire
étatsunienne, surpassant même la célèbre Million Man March d’hommes afro-
américains tenue au même endroit le 16 octobre 1995.
gauche, droite, gauche 29
La déroute de la gauche
La religion du capital
Le désarroi idéologique
ou le retour du tragique
tous les problèmes. C’est cette dernière voie que plusieurs jeunes
des décennies 1960 et 1970 adopteront, avec le radicalisme étu-
diant d’abord, puis ensuite avec un retour au marxisme – et qui
plus est, un marxisme décliné suivant plusieurs variantes, celle
du maoïsme étant la plus en vogue.
Cette fuite en avant, qui privilégie l’action au détriment de la
réflexion, qui pose des gestes sans vraiment se donner la peine
d’en mesurer la portée et qui privilégie la spontanéité au détri-
ment de la réflexion, a donc d’abord été le fait des étudiants, dès
le début des années 1960. Cette jeunesse (et cela est particulière-
ment clair aux États-Unis) rompt carrément avec les débats de ses
aînés, désireuse et anxieuse qu’elle est de transformer le monde
sans plus tarder, suivant ses idéaux. Les débats l’exaspèrent. Mais
vite essoufflée par les combats incessants qu’elle mène sur une
multitude de terrains, bientôt assaillie par divers courants de
pensée qui chercheront à l’entraîner dans leur sillage, puis mise
en demeure, pour ainsi dire, d’expliquer son action, une fraction
importante de cette jeunesse se tourne alors vers le marxisme.
Celui-ci demeure alors la référence en matière de révolution, au
moment où Mao vient de lui redonner sa crédibilité – aux yeux
de certains du moins –, notamment avec sa lutte contre le révi-
sionnisme et sa thèse de la révolution culturelle.
Commence alors cette sorte de repli dogmatique sur un corps
de doctrine offrant toutes les réponses à toutes les questions.
Mais les nouveaux marxistes ne sont pas les seuls à contourner
aussi allègrement les problèmes issus de la « deuxième révolution
industrielle », tout comme ceux posés par le « socialisme réel »,
par une adhésion inconditionnelle à une vision dogmatique des
choses. Sont déjà présentes certaines fièvres identitaires natio-
nalistes, de même que les premières manifestations d’un retour
aux intégrismes religieux, aujourd’hui en plein essor, en mesure
qu’ils sont d’occuper toute la place laissée vacante à la suite de
la supposée mort du marxisme. Cette dérive s’explique très bien
dans le contexte de l’après-guerre. Sidérés par le bilan qu’ils font
de la première moitié du siècle, qui a culminé dans une guerre
50 à la croisée des siècles
2. Qu’on pense à René Grousset, atterré par les visions d’apocalypse qui le
hantent dans son Bilan de l’histoire publié en 1946 ; à Antoine de Saint-Exupéry
qui, peu de temps avant de mourir, déclarait : « Si je rentre vivant…, il ne se posera
pour moi qu’un problème : Que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? » (dans
Georges Friedmann, Où va le travail humain, Paris, Gallimard, 1963 [1953], p. 11) ;
à André Chamson, déclarant dans L’heure du choix qu’avec l’ère atomique, « nous
avons perdu la maîtrise des événements » ; à Albert Camus, qui appelle l’homme
à se révolter face à l’absurdité du monde ; à André Malraux, déclarant dans une
conférence prononcée à l’UNESCO en 1946 : « Le problème qui se pose pour nous,
aujourd’hui, c’est de savoir si, […] oui [ou] non, l’homme est mort » (cité dans
Gaétan Picon (dir.), Panorama des idées contemporaines, Paris, Gallimard, 1957,
p. 695) ; etc.
le désarroi idéologique 51
4. GUT, Grand Unified Theory. Voir, entre autres, Paul Davies, Superforce :
The Search for a Grand Unified Theory of Nature, New York, Simon & Schuster,
1984 ; et, pour un point de vue moins enthousiaste, Stephen W. Hawking, Une
brève histoire du temps. Du Big bang aux trous noirs, Paris, Flammarion, 2008
[1988].
5. Voir le dossier du Magazine littéraire sur les enjeux de la biologie, no 218,
avril 1985.
le désarroi idéologique 53
De la contestation à l’intégration
Tout cela n’est cependant pas sans effet sur l’idéologie. Car si
mes observations sont fondées, force est de prendre note que
l’espoir est pour plusieurs en voie de changer de camp, passant de
la gauche à la droite. Un fonds de pension, un REER, un petit
nombre d’actions en Bourse, une prime annuelle de rendement,
la participation à une entreprise d’économie sociale, tout cela n’est
sans doute pas le Pérou mais c’est plus solide comme perspective
d’avenir que les récriminations séculaires d’une go-gauche en très
nette perte de contact avec la « nature des choses ».
D’autant plus que ces démarches d’intégration au capital
peuvent fort bien s’accompagner de considérations morales très
généreuses à première vue : l’extension de droits de toutes sortes,
la charité pour les démunis, des améliorations à la démocratie,
etc. Autant de valeurs dans lesquelles se réfugie inévitablement
le politique le jour où on se laisse aller à dissocier complètement
la vie d’une société, y compris son idéologie, de l’organisation
économique qui la fonde.
Est-ce donc une coïncidence si, en réaction à ces intégrations
de toutes sortes au capital, une partie de la jeunesse tourne actuel-
lement le dos, pour une deuxième fois en 30 ans, à la société qu’on
leur offre, une société de la compétitivité, de la productivité, du
profit ? La gauche parviendra-t-elle à une intelligence du passé qui
lui permette de tracer pour ces jeunes des voies pour l’avenir qui
soient plus prometteuses que le simple repli sur soi ? Pour cela, il
faudra dépasser les clichés à la mode.
chapitre 6
La fixation démocratique
2. La Magna carta est la première charte des libertés imposée par les barons
anglais au roi Jean d’Angleterre en 1215 ; l’Habeas corpus renvoie quant à lui à
l’obligation de faire comparaître un accusé devant la cour, dont les premières
formes remontent au Moyen Âge.
la fièvre des droits 77
Mais il y a plus. Par les temps qui courent, sauf dans les
rares cas de réussite exceptionnelle, la création d’emplois signifie
d’abord la création de son propre emploi et, conséquemment
dans la plupart des cas, l’extension de la sous-traitance. Or,
cela est connu, la sous-traitance a d’abord été et continue d’être
un moyen privilégié par la grande industrie pour réduire les
coûts de main-d’œuvre, donc pour constituer une catégorie de
travailleurs soustraite aux conditions de travail plus favorables
obtenues jusque-là par les syndicats, particulièrement dans la
grande industrie. Ce mouvement dépasse maintenant largement
le cadre de la grande industrie manufacturière. Les travailleurs
autonomes d’aujourd’hui se trouvent pour la plupart dans le
secteur de la sous-traitance, moins bien rémunérés et privés d’à
peu près tous les avantages sociaux rattachés à un emploi régulier,
en particulier s’il est syndiqué.
La sous-traitance – le lot des travailleurs autonomes – se
développe donc à un rythme important. Elle permet à bon nom
bre de personnes licenciées par l’entreprise ou l’administration
publique de demeurer actives et de gagner leur vie. Par la concur-
rence même qu’elle implique, elle conduit dans bien des cas à une
baisse des revenus de ceux qui y sont confinés ; là comme ailleurs,
compétitivité oblige : il faut être performant au moindre coût
possible. Il ne fait donc pas de doute que la sous-traitance est une
voie ouverte à la réduction des coûts de main-d’œuvre, c’est-
à-dire à la réduction des revenus des personnes qui seraient
encore en mesure de travailler dans l’économie traditionnelle –
appelons-la grande économie –, mais qui, s’en trouvant mis à
l’écart, sur une voie de garage pourrait-on dire, vont vite gagner
l’équivalent du salaire minimum au bout du compte.
Dans la grande économie, que ce soit chez GM, IBM, au
Mouvement Desjardins – cette ancienne « banque des petits » –
ou ailleurs, on ne crée généralement pas d’emplois ; on en élimine.
La fusion récente de deux grandes banques américaines va ainsi
entraîner des dizaines de milliers de mises à pied, comme le révé-
lait il n’y a pas si longtemps le président de la Banque nationale,
la petite économie des petites gens 91
1. [NdÉ] Et nous serions tentés d’ajouter qu’il en est également de même plus
de vingt ans plus tard…
la gauche comme vitrine 103
La tentation corporatiste
les compressions pour les autres ! Les banquiers étant des gens
très occupés et peu enclins à s’attarder aux tâches accessoires, ils
laisseraient aux syndicats et à l’État, y inclus les municipalités et
les conseils scolaires, le soin de poursuivre la recherche du con
sensus en matière de compressions budgétaires, de suppressions
de postes dans la fonction publique, de mises à la retraite préma-
turées, etc., tout en demeurant confiants que, si les syndicats
avaient le dialogue trop rébarbatif, l’État, lui qui a une certaine
expérience en la matière, saurait les ramener à l’ordre. Confiants
par ailleurs quant au fait qu’on puisse compter sur ces mêmes
syndicats pour ramener les groupes communautaires à la raison,
lesquels ont encore la fâcheuse tendance à se gargariser à l’occa-
sion de sujets comme la « répartition de la richesse » et autres
vieilleries du genre. Les leaders syndicaux se sont-ils au moins
rendu compte que, depuis ce Sommet qu’ils ont voulu centré sur
la création d’emplois, leurs deux partenaires, soient les banquiers
et l’État, n’ont pas créé d’emplois ? Pas plus que ne l’ont fait par
ailleurs de nombreuses multinationales. Ils ont plutôt procédé à
des mises à pied massives, et ce n’est là qu’un début. Avec des
partenaires comme ça, tout ce que les syndicats risquent de pro-
voquer, c’est une plus grande désaffection des couches populaires.
En d’autres temps, pas si lointains, une telle démarche eut été
qualifiée de corporatiste, c’est-à-dire cette forme de gouverne-
ment qui repose sur la concertation des grands corps sociaux, une
pratique ayant connu une grande popularité en Occident dans
l’entre-deux-guerres et que, plus spécifiquement au Québec,
certains milieux catholico-nationalistes avaient alors mise de
l’avant avec enthousiasme. Que la formule soit reprise aujourd’hui
par le mouvement syndical, malgré toutes les prétentions à la
nouveauté et le fait qu’elle ait immédiatement été endossée par un
gouvernement « social-démocrate », ne manque pas d’être iro-
nique et plutôt inquiétant. Car cette concentration du pouvoir au
sommet (et c’est bien de cela qu’il s’agit) survient au moment et à
la faveur d’une démobilisation politique importante, d’un repli
généralisé de tout un chacun sur ses préoccupations particulières.
la tentation corporatiste 113
voit pas toujours bien, par ailleurs, comment son action se dis-
tingue du néo-corporatisme. On se prend parfois à se demander
si on n’a pas tout simplement affaire à une mascarade néolibérale.
On est néo ou bien on ne l’est pas. Bien sûr, les femmes, les étu-
diants et des groupes communautaires étaient présents autour de
la table lors du Sommet, mais réduits au rôle de simples figurants
dans la vitrine démocratique du pouvoir. Leurs demandes ont été
rejetées ouvertement ou discrètement mises sur les tablettes par
les « vrais partenaires ». Et jamais, par la suite, le gouvernement
ne s’est-il donné la peine de discuter avec eux de leurs revendi-
cations, comme il l’a fait avec les syndicats. Le partenariat est
sélectif ; n’est pas partenaire qui veut.
À n’en pas douter, le retrait presque total des forces populaires
de l’action politique a ouvert toute grande la porte à la concentra-
tion du pouvoir, qu’on présente sous le vocable plus attrayant de
concertation de partenaires. Le pouvoir économique nous échappe
totalement depuis longtemps déjà. Jusqu’aux années 1980, les
forces populaires avaient constitué un intervenant politique
important. L’instauration d’un partenariat exclusif avec les cen-
trales syndicales pourrait bien signifier la mise à l’écart des autres
composantes de la « société civile » pour un temps indéterminé.
Est-ce ainsi qu’on s’avancera sur la voie d’une plus grande démo-
cratie ? La question devrait être d’ailleurs posée aux travailleurs
eux-mêmes, syndiqués ou non. Car si jamais les centrales syndi-
cales devaient vraiment faire corps avec l’État et le patronat, ce
sont les intérêts de tous les travailleurs qui seraient desservis.
Avant que toutes les forces populaires ne s’enlisent pour de
bon dans le dialogue, le consensus et le partenariat, il pourrait
être salutaire de se poser la question suivante, histoire de savoir
si l’aventure en vaut la chandelle : quelles sont les grandes vic-
toires que le mouvement ouvrier a remportées en suivant la voie
de la collaboration de classe depuis une bonne douzaine d’années
qu’il n’avait pas réussi à obtenir avant les années 1960 et 1970 en
menant la lutte de classe ? Je sais qu’on fera appel à la crise de la
restructuration du capital, mais le lecteur sait déjà ce que j’en
116 à la croisée des siècles
4. [NdÉ] Charles Gagnon fait ici référence à l’appel lancé à la fin des années
1990 dans les pages de ce journal (largement soutenu financièrement par les
grandes centrales syndicales) en vue de mettre sur pied un nouveau mouvement
d’action politique. Ce mouvement, le Rassemblement pour l’alternative politique
(RAP), allait éventuellement se constituer en parti politique et constituer l’em-
bryon de ce qui allait devenir l’Union des forces progressistes (UFP), en 2002. Ce
parti allait finalement lui-même fusionner, en 2006, avec Option citoyenne pour
former Québec solidaire. Ironiquement, l’un des plus fervents promoteurs de
cette initiative à l’origine, le rédacteur en chef de L’Aut’Journal Pierre Dubuc,
allait finalement lui tourner le dos, préférant réinvestir le Parti québécois par
l’entremise de SPQ-libre, mouvement fondé en 2004 et qui regroupe surtout des
personnalités issues du milieu syndical. À noter que depuis lors, le journal,
notamment à travers la plume de Pierre Dubuc, se fait fréquemment très critique
des actions de Québec solidaire.
une gauche en laisse 125
La « gauche » social-démocrate
les plus pauvres. Deux simples faits pour illustrer mon propos :
les journaux rapportaient fin avril 1997 que le taux de mortalité
infantile a grimpé de façon significative dans le centre-ville de
Montréal au cours des dernières années ; que l’espérance de vie
des hommes des quartiers pauvres de Montréal n’augmente plus
et qu’elle aurait plutôt tendance à diminuer. Est-ce logique qu’un
courant se dise de gauche et garde le silence sur le fait que, dans
notre société où des stars du sport ou de la scène peuvent gagner
jusqu’à 5, 10 ou 20 millions de dollars par année, des mères
célibataires n’ont pas de quoi nourrir convenablement leurs
enfants ? Qu’il reste coi quand des banquiers déclarent devant la
caméra, par exemple lors du Sommet de 1996, que leurs coffres
débordent, alors que, le même jour, devant la même caméra, des
ministres et des patrons – sans compter quelques syndicalistes
– incitent le bon peuple à se serrer la ceinture parce que les
coffres de l’État seraient vides ? Y aurait-il là quelque chose
comme une nouvelle forme du phénomène des vases commu
nicants ? Plutôt que de reprendre le discours de Jean Chrétien et
de radoter sur la création d’emplois, cette gauche devrait nous
dire comment elle entend rétablir l’équilibre ; comment, en
termes clairs, elle prévoyait instaurer une redistribution vérita-
blement équitable de la richesse ; nous dire également comment
elle envisage la répartition du travail dans une société où la
technologie et l’informatique sont en voie de bouleverser les
règles du jeu en la matière ; etc.
• Sur le plan politique finalement, une gauche conséquente aurait
dû faire savoir quelle solution elle envisageait aux nombreux
problèmes qui grèvent les rapports entre les différentes commu-
nautés nationales et/ou culturelles de ce pays, problèmes qui
pourraient provoquer son éclatement, la séparation du Québec
n’étant qu’une des formes possibles de cette perspective.
On a répété sur toutes les tribunes qu’autant les électeurs
voulaient entendre parler d’emplois, autant ils ne voulaient pas
entendre parler de constitution. À l’exception du Reform Party
et, bien sûr, du Bloc québécois, tous les partis ont feint d’ignorer
qu’il n’y a pas deux ans, près de la moitié des Québécois ont voté
en faveur de la séparation-partenariat du Québec. Cela n’aurait-il
la « gauche » social-démocrate 131
pas quelque chose à voir avec la constitution ? Ils ont encore feint
d’ignorer que, depuis le dernier référendum, la communauté
anglophone du Québec se mobilise pour la défense de ses droits
linguistiques ; que cette mobilisation ne provient pas de la néga-
tion actuelle de leurs droits, mais de leur négation éventuelle,
dans un Québec qui serait parvenu à un nouveau statut constitu-
tionnel. Ils ont feint d’ignorer qu’il se développe présentement au
Canada anglais un sentiment anti-Québécois qui déborde large-
ment, à l’occasion, les limites d’une prise de position politique
rationnelle. Ils ont finalement feint d’ignorer que des dizaines de
communautés autochtones de ce pays (les jeunes surtout) rejettent
catégoriquement le sort qui leur est fait sous le présent ordre
constitutionnel canadien, que certaines d’entre elles sont même
allées jusqu’à prendre les armes en divers coins du pays ces der-
nières années pour faire valoir leurs revendications ?
Ces questions, bien sûr, suscitent moins d’intérêt électoral que
le chômage, les impôts ou les hélicoptères de l’armée. La tentation
est grande de centrer son discours sur les problèmes immédiats
les plus criants, c’est-à-dire ceux dont les médias parlent davan-
tage, ce qui signifie répéter, pour l’essentiel, les promesses de
la droite : créer des emplois, sauvegarder les mesures sociales
existantes tout en les réorganisant (et on sait maintenant ce que
signifie la « réorganisation »), ouvrir des garderies, etc. Mais, ce
faisant, les sociaux-démocrates doivent savoir qu’ils contribuent
au discrédit croissant dont la gauche est l’objet dans les couches
pauvres et marginalisées de la population. Dès les années 1960, on
disait couramment que les néo-démocrates étaient simplement
des « libéraux pressés » ; on n’avait sans doute pas tort. Un parti
qui n’a pas le courage, par souci électoraliste, d’aborder les pro-
blèmes de fond, n’est pas un parti de gauche. Car s’il est légitime
pour la gauche d’aspirer au pouvoir, elle ne peut le faire qu’en
gagnant l’opinion à des positions de gauche. Autrement, même
au pouvoir, elle mènera une politique de droite, prétextant qu’elle
se plie aux volontés de la majorité qui, dans notre démocratie
132 à la croisée des siècles
3. À savoir le fait pour ses membres, souvent des étudiants, de se faire embau-
cher pour mener un travail syndical et politique quotidien directement sur les
lieux de travail.
4. [NdÉ] En 1975, sous le motif de contrer l’inflation galopante d’alors, le
gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau adopte la loi C-73, qui comprend
notamment une politique de gel des prix et des salaires touchant tous les secteurs.
S’ensuivit une vaste mobilisation à travers l’ensemble du Canada ayant pour
objectif le retrait de la loi. Le mouvement culmina le 14 octobre 1976 lorsqu’une
vaste grève générale fut décrétée dans tout le pays, quelque 1,2 million de travail-
leurs et travailleuses (dont 250 000 au Québec) provenant à la fois des secteurs
public et privé débrayant dans 150 villes canadiennes. Grève sociale d’une jour-
née, la mobilisation fut cependant insuffisante pour modifier la loi en question.
À noter que l’ensemble des grandes centrales syndicales québécoises participèrent
au mouvement de grève et qu’à Montréal une manifestation rassembla plus de
20 000 personnes en ce fameux 14 octobre 1976.
140 à la croisée des siècles
* * *
n’en demeure pas moins qu’en dépit de toutes les luttes et des
nombreuses guerres civiles qui ont marqué ce siècle, aucun pays
industrialisé n’a connu à ce jour de révolution au sens léniniste
du terme. On peut même dire qu’après la défaite des commu-
nistes allemands en 1919, aucune entreprise insurrectionnelle n’a
été mise en œuvre. Cela devrait retenir l’attention. Tout comme
le devrait également l’issue, telle qu’on peut l’apprécier aujour
d’hui, des luttes de libération nationale de l’après-guerre. Étapes
cahoteuses à n’en pas douter dans l’évolution des peuples qui les
ont menées, comme l’est le parcours historique de toute société,
elles n’ont pas débouché sur le renversement du capitalisme – tout
comme elles ne l’ont pas non plus davantage affaibli –, et ce,
même si elles ont souvent été conduites par des communistes. On
peut même se demander si, dans certains cas du moins, ces luttes
ne lui ont pas ouvert la voie. En tous les cas, la chose est plutôt
claire en ce qui concerne la Russie et l’Europe de l’Est, la Chine
et le Vietnam également. Il n’y a en fait plus guère que Cuba et la
Corée du Nord pour maintenir leurs positions traditionnelles, du
moins au plan du discours. Tout porte à croire qu’en cette fin de
xxe siècle l’industrialisation passe encore par la voie capitaliste.
Tout cela, à n’en pas douter, pose de sérieuses questions sur la
portée du mot d’ordre de « lutte révolutionnaire pour le socia-
lisme », questions sur lesquelles nous reviendrons plus loin en
nous arrêtant aux perspectives qui se dégagent des luttes récentes
en Amérique latine de même qu’en Irlande, au Pays basque et en
Corse.
Adoptant les thèses maoïstes sur le révisionnisme soviétique
(des thèses, par ailleurs, le plus souvent davantage inspirées par
un fort sentiment nationaliste que par le marxisme), le mouve-
ment marxiste-léniniste s’est révélé impuissant à expliquer, en
termes marxistes, l’évolution des sociétés socialistes, notamment
celle de l’Union soviétique, et a dû, comme à son corps défendant,
maintenir l’explication alors convenue à l’effet qu’elle résidait
dans les déviations idéologiques de son parti, à commencer par
celles de ses dirigeants. Ce qui revenait à dire que le socialisme
un abcès à crever 147
* * *
Non au parti-secte
La question nationale
* * *
1. Le Devoir, 7-8 mars 1998. Quelques jours plus tard, le même Michel Venne
écrivait que le PQ ne pouvait renoncer à tenir un nouveau référendum advenant
sa réélection, car cela signifierait la négation de sa raison d’être !
un espace politique fermé 183
j’ai mentionnés plus haut et qui devraient faire l’objet d’une ana-
lyse plus raffinée que celle que j’ai à peine ébauchée, il convien-
drait de reconnaître que la majorité des Québécois ne sont pas
favorables à l’indépendance. Cela ne veut pas nécessairement dire
que les souverainistes doivent abandonner la lutte ; leur option a
quand même considérablement élargi ses appuis depuis 30 ans et
il n’est pas dit qu’elle ait atteint des limites infranchissables. Par
contre, cela pourrait bien vouloir dire qu’il reste un certain tra-
vail à faire avant de passer à un troisième référendum – dont la
majorité des Québécois ne veut d’ailleurs pas, dans un proche
avenir à tout le moins. Le bon sens face à cette attitude est pour-
tant évident : quand on veut savourer une pomme, on attend
qu’elle soit mûre avant de la cueillir. La pomme souverainiste
n’est pas mûre ; s’acharner à tirer dessus avec précipitation et par
entêtement borné risque de la faire pourrir avant même qu’elle ne
soit parvenue à maturité.
Un troisième référendum perdu dans les prochaines années
donnerait pour longtemps, sinon pour toujours, raison aux fédé-
ralistes à la Chrétien, suivant lesquels l’option souverainiste a été
définitivement rejetée par le Québec. Je sais bien que les stratèges
du PQ s’emploieraient à formuler la question la plus astucieuse
possible, la plus susceptible d’obtenir 50 % plus un de « oui ».
Serait-on vraiment plus avancé ? On a beau dire aujourd’hui au
PQ que telle est la règle mathématique en matière de détermina-
tion d’une majorité, je ne peux pas croire qu’on soit vraiment
convaincu que le passage à l’indépendance du Québec se ferait de
manière aussi simpliste, que quelques mois de négociations avec
le fédéral, les provinces anglaises et les communautés autoch-
tones suffiraient pour réaliser une forme de partenariat qui soit
viable. Faut-il rappeler aux péquistes qu’une victoire par près de
60 % des fédéralistes n’a pas réglé la question québécoise en 1980 ?
Si on tient à s’en remettre uniquement aux mathématiques, cela
aurait dû être le cas, non ? La naïveté de cette position tient de la
politique fiction, notamment en raison des revendications des
188 à la croisée des siècles
En guise de conclusion
* * *
Perspectives théoriques
Composer avec l’incertitude
sur notre vie de tous les jours s’exerce dans une large mesure.
Nous abordons là une réalité complexe qui représente un terrain
de grande confusion. On a pris l’habitude, en effet, de considérer
que les modes qu’on suit, que les produits qu’on achète, que les
techniques qu’on adopte, que les voyages que l’on fait, que les
loisirs auxquels on s’adonne, bref que tout ce qu’on consomme
correspond à un choix, sinon individuel, du moins social, en ce
sens qu’à la limite on suit le courant : une auto au moins compa-
rable à celle du voisin, un branchement à Internet pour que les
enfants puissent être sur un pied d’égalité avec leurs petits cama-
rades de classe ; des baskets comme en portent les athlètes ou les
vedettes, etc. Mais la fameuse loi de l’offre et de la demande est
totalement sous le contrôle des fabricants qui, avec les techniques
massives et sophistiquées d’aujourd’hui, peuvent amener un
grand nombre de consommateurs à mettre à jour leurs ordina-
teurs au rythme de la sortie des nouvelles technologies ou des
nouveaux logiciels, à acheter de nouveaux vêtements, etc.
On dira que le fait que les adolescents remplacent leurs jeux
vidéo tous les deux mois, qu’ils chaussent des baskets bleus assor-
tis de lacets fluorescents plutôt que noirs, qu’ils portent leurs
fonds de culotte aux genoux plutôt qu’aux fesses, on dira que tout
cela n’a finalement pas une très grande importance. Encore faut-
il savoir que le mouvement des fonds de culotte, tout comme celui
des mini-jupes, vers le haut ou vers le bas, constitue pour plusieurs
des motifs suffisants pour renouveler leur garde-robe. Cela consti-
tue un puissant incitatif à la consommation ; ce dont devraient se
réjouir, soit dit en passant, les missionnaires de la création d’em-
plois. Si la consommation renvoie à la satisfaction des besoins, il
se trouve que celui de correspondre à une certaine image, con
forme à une certaine identité, celle que nous proposent les médias
très souvent, est devenu impérieux. Le fait culturel important
dans tout cela, c’est que la nature de ce qu’on produit a finalement
peu à voir avec les besoins de la société en général ; on produit
ainsi des milliers de nouveaux jeux électroniques ou informa-
tiques pendant que des millions d’enfants meurent de faim. Tout
222 à la croisée des siècles
* * *
« Notre Père, qui êtes dans les banques, laissez-nous les miettes qui
tombent de votre table, car nous savons – parce que vous nous
l’avez répété tant de fois – qu’il n’y a pas de repas complets dispo-
nibles pour tout le monde. Mais alors, Notre Père qui officiez dans
vos temples de marbre, donnez-nous des fêtes, des tournois, des
festivals et beaucoup, beaucoup de feux d’artifice. Par compassion
pour l’humanité souffrante, en même temps que pour obtenir votre
pardon pour les salaires trop élevés et les soins de santé trop coû-
teux que nous avons revendiqués, nous achèterons tous les gadgets
qu’il faut pour en défrayer les coûts, nous miserons à la loterie, aux
centaines de loteries, nous irons au casino, et plus encore, si vous
l’exigez. Et, nous vous en prions, notre cher Père, laissez briller la
lumière au bout du tunnel, cette étoile des mages qui nous guidera
vers la Terre promise virtuelle. Amen. »
Pour construire l’avenir
présent ne saurait être cette ligne d’arrêt que tous les siècles,
lourds d’éternelles tragédies, voient devant eux comme un obs-
tacle, mais que l’espérance des hommes ne cesse, depuis qu’il y a
des hommes, de franchir4 ».
Cet humanisme moderne que tant d’intellectuels, d’artistes,
d’écrivains de la période d’après-guerre ont appelé de tous leurs
vœux, pas seulement à gauche d’ailleurs, il me semble qu’il est
plus nécessaire que jamais de le raviver. D’autant plus que, pour
en avoir pratiquement abandonné la recherche pendant plus de
deux décennies, nous nous retrouvons aujourd’hui ballottés entre
divers intégrismes dont le radicalisme n’a d’égal que l’obsoles-
cence, la fuite dans des théories fumeuses, amalgames de thèses
scientifiques trafiquées et de constructions ésotériques moyen
âgeuses. Et que nous nous retrouvons du même coup, au plan très
pratique, très quotidien, devant une acceptation passive et béate
du discours du pouvoir.
Une telle démarche ne peut cependant venir que de la gauche,
car, à s’y engager, on ne peut que se situer en opposition au pou-
voir. Elle est par contre d’autant plus nécessaire que la « machi-
nerie », dont Braudel craignait qu’elle acquière une place et un
rôle qui déprécient ceux de l’homme, a fait place à un complexe
de technologies encore plus puissant, dont déjà le contrôle nous
échappe en grande partie, échappe totalement, en fait, à la grande
majorité de la population.
Regards d’aujourd’hui
Prolégomènes à la gauche qui vient
Jonathan Durand Folco 1
peut tenir lieu d’une véritable lutte politique qui entend changer
les règles du jeu. S’il faut critiquer la « vitrine démocratique »
dans laquelle nous sommes trop souvent les figurants, c’est pour
prendre conscience que « nous vivons dans une société foncière-
ment antidémocratique, une société où le peuple est dépossédé
de tout pouvoir social, du moment de son élaboration à celui
de sa mise en œuvre ». Comme la souveraineté populaire, c’est-
à-dire la démocratie réelle, vise un véritable contrôle populaire
sur l’ensemble de la vie sociale, elle suppose une démocratisation
radicale de la sphère politique et économique, et donc le dépasse-
ment du capitalisme. Ce sur quoi Gagnon insiste d’ailleurs : « On
peut donc avancer, sans trop risquer de se tromper, que la vie
de la communauté humaine ne reposera plus un jour sur l’éco-
nomie de marché capitaliste. En termes pratiques, la libération
de l’humanité de ce système d’exploitation demeure un objectif
éminemment justifié. Toute la question devient alors celle du
comment. »
il arrive souvent que nous ayons un ennemi personnel sur lequel nous projetons
notre ombre, dont nous le chargeons gratuitement, qui, à nos yeux, la porte comme
si elle était sienne, et auquel en incombe l’entière responsabilité ; c’est notre bête
noire, que nous vilipendons et à laquelle nous reprochons tous les défauts, toutes
les noirceurs et tous les vices qui nous appartiennent en propre. » C. G. Jung,
L’homme à la découverte de son âme, Genève, Éd. Mont-Blanc, 1943, p. 380.
8. Trois ouvrages publiés récemment sortent à notre avis des sentiers battus
en remettant en question les lignes de partage entre différents penseurs radicaux :
Eric Martin, Gilles Labelle et Stéphane Vibert (dir.), Les racines de la liberté.
Réflexions à partir de l’anarchisme tory, Montréal, Nota bene, 2014 ; Olivier
Besancenot et Michael Löwy, Affinités révolutionnaires. Nos étoiles rouges et
noires. Pour une solidarité entre marxistes et libertaires, Paris, Mille et une nuits,
2014 ; Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini, Radicalité. 20 pen-
seurs vraiment radicaux, Paris, L’échappée, 2013.
246 à la croisée des siècles
Dans cette démarche, nous pouvons ici faire appel aux ana-
lyses du défunt théoricien politique argentin Ernesto Laclau
portant sur la logique populiste. Tout d’abord, celui-ci fait remar-
quer que « le peuple ne constitue pas une expression idéologique,
mais une relation réelle entre acteurs sociaux. Autrement dit, c’est
une manière de constituer l’unité du groupe9. » L’identité popu-
laire se forme à partir d’une articulation d’éléments disparates,
de « demandes sociales » qui peuvent rester isolées ou s’unir dans
un contexte particulier.
Imaginons qu’une masse de migrants d’origine rurale s’installent
dans un bidonville situé à la périphérie d’une grande ville indus-
trielle en développement. Apparaissent des problèmes de logement,
et ceux qui sont concernés par ces problèmes demandent aux
autorités locales une solution. Ici, nous avons une demande qui, à
l’origine, n’est peut-être qu’une pétition. Si la demande est satisfaite,
les choses en resteront là ; mais si elle ne l’est pas, les gens peuvent
s’apercevoir que leurs voisins ont d’autres demandes qui ne sont
pas non plus satisfaites – des problèmes concernant l’eau, la santé,
la scolarisation des enfants, etc. Si la situation reste inchangée
pendant un certain temps, les demandes insatisfaites s’accumule-
ront et le système institutionnel sera de plus en plus incapable de
les intégrer d’une manière différenciée (chacune isolément des
autres), ce qui établit entre elles une relation d’équivalence. Cela
pourrait facilement aboutir, si des facteurs extérieurs n’inter-
viennent pas, à la constitution d’un fossé de plus en plus grand
entre le système institutionnel et les gens10.
Les demandes démocratiques isolées qui demeurent non satis-
faites forment entre elles une chaîne d’équivalences, qui permet
à son tour l’émergence d’une subjectivité sociale plus large et de
demandes populaires. Laclau poursuit :
Elles commencent ainsi, à un niveau embryonnaire, à constituer le
peuple comme acteur historique potentiel. Ici, nous avons déjà
deux préconditions évidentes du populisme : 1) la formation d’une
Québec inc.
Les préoccupations qu’exprimait Charles Gagnon il y a une quin
zaine d’années sur la gauche trouvent étonnamment encore beau-
coup de résonance aujourd’hui. De multiples obstacles continuent
en effet d’obstruer notre route, à commencer par la question
nationale et les partis politiques dits progressistes. L’un des défis
majeurs auxquels j’ai été confrontée en tant que militante étu-
diante dans les dernières années fut de travailler à mettre en
branle une mobilisation massive contre les politiques du Parti
québécois (PQ). Depuis sa fondation, ce parti profite d’une aura
progressiste qui nuit à la consolidation d’une gauche combative.
La partisanerie de certain-e-s continuent de m’étonner ; les petits
soldats du PQ ne démordront donc jamais du projet chimérique
qui leur est offert en appât, peu importe ce qu’il leur faut accep-
ter : lois spéciales contre les travailleurs et travailleuses, marchan-
disation et tarification des services publics, massacre de notre
environnement, lois racistes et j’en passe. « En d’autres termes,
nous dit Charles, la “beauté” du capitalisme, c’est qu’il perde son
caractère repoussant le jour où il passe entre les mains de natio-
naux. » Or, loin de l’image fantasmée, le PQ réunit l’élite d’affaires
francophone pour qui l’indépendance du Québec n’est envisagée
que dans une perspective d’accumulation de pouvoir économique
et politique au détriment des classes populaires. Plusieurs seraient
cependant prêt-e-s à tout sacrifier pour voir advenir Le Pays, car
selon leurs dires, seule l’indépendance sera garante de l’avenue
progressiste que nous voulons emprunter. En plus d’être un faux
dilemme, ce discours met de l’avant une solution magique à tous
les problèmes sociaux, alors qu’en coulisse, il légitime l’accentua-
tion toujours plus importante des inégalités comme condition du
rêve indépendantiste.
Bien que Charles Gagnon rejette ce discours et ses tenants, il
lui semble inconcevable d’éviter cette question si l’on veut conso-
lider la gauche politique au Québec. Sa position sur l’indépen-
dance se rapproche beaucoup de celle défendue par Québec
254 à la croisée des siècles
Les unions
Charles Gagnon retrace bien les répercussions sur la gauche de la
proximité entre les centrales syndicales et le Parti québécois. Ce
partenariat, qui commence néanmoins lentement à se découdre,
demeure l’un des facteurs qui limitent les perspectives politiques
du mouvement syndical à l’heure actuelle. Ainsi, alors que la
256 à la croisée des siècles
n’est pas le PQ, mais en tant que parti, il est soumis aux mêmes
dynamiques électorales. Sans nier le travail fait par QS, notam-
ment dans les régions où peu de choix politiques sont proposés,
j’ai d’importantes réticences quant à sa stratégie politique, soit
celle de passer par les urnes pour concrétiser le changement
social. D’une part, bien que QS supporte les revendications des
mouvements sociaux et que de nombreux et nombreuses mili-
tant-e-s de ces milieux s’y investissent, je ne vois pas en quoi ce
parti se revendique de la rue, s’il ne participe pas lui-même à
organiser de mobilisation à cet effet. D’autre part, QS reste une
voix minoritaire dans l’opposition et a en ce sens peu de poids
politique auprès du gouvernement pour faire avancer ses propo-
sitions. Ce parti me semble en fait devant un cul-de-sac décisif :
se contentera-t-il de rester indéfiniment une voix minoritaire
dans l’opposition, conscient du peu de poids politique qu’il a à la
fois dans la sphère électorale et dans la rue ? Ce qui m’apparaît
clair toutefois, c’est que QS ne peut espérer augmenter son score
électoral sans mobilisations populaires. Le pourcentage du vote
alloué à QS a doublé aux élections de 2012 par rapport à celles de
2008, celles de 2012 s’étant déroulées au terme d’un important
mouvement de grève étudiant. La croissance de QS repose donc
en quelque sorte sur l’état de la mobilisation populaire, sur
laquelle le parti a plus ou moins de pouvoir puisqu’il se veut
davantage le représentant des mouvement sociaux que son agent
organisateur. J’ai donc de la difficulté à voir les impacts de QS sur
l’émergence de nouvelles consciences de gauche, sinon que de
tirer parti du travail des organisations étudiantes et communau-
taires. Ce n’est pas mal d’en tirer parti, je ne les critique pas sur
ce point, mais plutôt sur l’inutilité d’être assis au Salon bleu. La
grève de 2012 a plutôt démontré que ce sont les mobilisations de
masse qui font évoluer les consciences. Ce n’est donc pas d’un
parti électoral que la gauche a besoin, mais d’organisations de
masse qui misent sur l’expérience militante comme gage d’une
transformation radicale de notre réalité. Voilà pourquoi je crois
qu’il serait plus efficace de travailler à réformer le syndicalisme
262 à la croisée des siècles
La lutte continue !
À la différence de Charles Gagnon, le regard que je pose sur
l’avenir de la gauche radicale est plutôt optimiste. Peut-être est-ce
parce que je suis née militante dans un mouvement social d’en-
vergure qui a ouvert les possibles. Croire que nous ne pourrons
jamais reproduire un tel moment, c’est ériger à nouveau les bar-
rières que nous avions repoussées. C’est se fermer aux possibles
devant le labeur à accomplir. L’expérience n’est pas sans embûches,
sans échecs diront même certain-e-s, mais elle est nécessaire au
changement social que nous voulons. Charles semble hésitant à
tourner complètement le dos à la voie révolutionnaire, tiraillé
entre les problématiques qu’il observe au sein de ces organisa-
tions et la nécessité de dépasser la critique (superficielle) du
néolibéralisme. Nous sommes des socialistes peureux, qui n’osons
pas réellement nommer le système pour ce qu’il est, un système
capitaliste. Se limiter à critiquer le virage néolibéral contribue à
mythifier la révolution tranquille et l’État-providence qui en a
émergé. Oui, de bonnes choses en sont sorties, mais nous devrions
souhaiter dépasser cet état social, s’émanciper réellement, mettre
fin à l’exploitation, au lieu d’en envisager le retour.
Les soucis qu’exprimait Charles sur la gauche révolution-
naire, je les partage en bonne partie. Mais pour ma part, je suis
persuadée de la nécessité de poursuivre dans cette voie, car le
système actuel n’est plus viable. Alors que nos vies s’écroulent
sous le poids de l’austérité, de l’endettement et du privé ; que les
désastres écologiques se multiplient en toute impunité ; que les
inégalités économiques ne font que s’accroître ; que la guerre ;
que le Grand Prix ; que les viols en silence ; que le travail tout le
temps, le travail tout le temps qu’on nous vole ; les corps qu’on
nous vole ; les vies ; l’impossibilité de se faire reconnaître comme
une révolution à poursuivre 263
qui nous dépasse, sur laquelle nous n’avons plus vraiment prise,
un peu à la manière de la nature qui non seulement présente
encore de nombreux mystères, mais sur laquelle les interventions
humaines ont des effets souvent imprévisibles, parfois catas-
trophiques ». C’est justement là que se situe le grand défi de la
gauche, démontrer que nous avons une emprise sur cette réalité,
pour que ce monde défiguré, que nous ne reconnaissons plus,
reprenne enfin forme humaine.
chronologie de charles gagnon1
1939
Le 21 mars, Charles Gagnon naît au Bic (Bas-Saint-Laurent) dans une
modeste famille de cultivateurs. Il est le dernier de 14 enfants.
1952-1960
C. G. fait son cours classique au Séminaire de Rimouski. Il participe à
l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, son premier
engagement.
1960
C. G. passe l’été à travailler sur le brise-glace de la Garde côtière cana-
dienne N. B. McLean qui navigue vers la Terre de Baffin.
1960-1962
C. G. poursuit des études en lettres à l’Université de Montréal.
1962
Au printemps, C. G., avec des amis étudiants, fuit ce qu’il perçoit comme
un climat oppressant à Montréal pour la liberté intellectuelle de l’Europe.
En septembre, à son retour au Québec, il devient professeur de français
au Séminaire de Valleyfield pour un an.
1963
En septembre, C. G. reprend ses études en lettres à l’Université de Mont
réal. Parallèlement, il découvre le Montréal pauvre et ouvrier. Il entre en
contact avec des groupes populaires qui œuvrent dans ces milieux,
notamment les Chantiers de Saint-Henri.
1. Cette chronologie est adaptée de celles établies par Ivan Carel et Robert
Comeau dans les trois tomes des Écrits politiques de Charles Gagnon parus chez Lux.
266 à la croisée des siècles
1964
C. G. participe, au sein de l’AGEUM, à la création de l’UGEQ. Il travail-
lera aussi à la fondation de l’Action sociale étudiante (qui deviendra les
Travailleurs étudiants du Québec) ; il déplore le peu d’action concrète de
la première et le manque de théorisation de la seconde.
Au début de l’année, Pierre Vallières, qui est l’une des jeunes recrues de
la revue Cité libre, reçoit un article de C. G. et l’appelle pour le rencontrer.
Il l’invite à se joindre au comité de rédaction. Gagnon écrira aussi dans
Parti pris et Socialisme québécois.
En septembre, les démissionnaires de Cité libre, dont C. G., fondent
Révolution québécoise, qui paraîtra jusqu’en avril 1965 (huit numéros).
On y trouve d’anciens communistes, des journalistes de La Presse et
même d’anciens élèves de Gagnon du Séminaire de Valleyfield.
1965
Les membres de Révolution québécoise et de Parti pris fondent le Mouve-
ment de libération populaire (MLP). Les principaux animateurs du
groupe sont Pierre Vallières et Charles Gagnon.
À la fin de l’année, après la dissolution du MLP, Vallières et Gagnon
adhèrent secrètement au FLQ. Ils y fondent le Groupe Vallières-Gagnon,
qui est, davantage que les groupes précédents, axé sur la nécessité de
l’organisation et de la théorisation. Le FLQ n’est dès lors plus seulement
nationaliste, mais il appuie désormais les travailleurs en grève. Il déve-
loppe un projet révolutionnaire socialiste à travers les articles de son
organe La Cognée.
1966
En juillet, à la suite du décès accidentel du militant Jean Corbo (17 ans)
avec une bombe entre les mains, le Groupe Vallières-Gagnon suspend ses
activités.
À l’été, Vallières et Gagnon se rendent aux États-Unis pour nouer des
liens avec des groupes révolutionnaires tels que les Black Panthers.
Le 26 septembre, apprenant l’arrestation à Montréal de membres du FLQ,
ils manifestent devant le bâtiment de l’ONU pour leur libération, sont
arrêtés et font une grève de la faim d’un mois pendant leur incarcération
à la prison des Tombs à New York.
1967
En janvier, extradition à Montréal et incarcération à la prison de Bor-
deaux pendant plus de trois ans. Gagnon et Vallières sont accusés d’avoir
chronologie de charles gagnon 267
1984
C. G. est chargé de cours en science politique à l’UQAM durant deux
sessions.
1985-2005
C. G. effectue un repli politique. Il poursuit néanmoins son action intel-
lectuelle par des lettres dans les journaux et par quelques participations
à des activités publiques, mais surtout par la rédaction de deux ouvrages
qui resteront inédits, La crise de l’humanisme et Réflexions sur la gauche.
Il assure sa subsistance par du travail de traduction et de recherche.
Comme traducteur et rédacteur, C. G. œuvre pour des organismes com-
munautaires et sociaux, dont le Centre populaire de documentation de
Montréal, de défense des droits et de coopération internationale, dont
l’Organisation canadienne pour la solidarité et le développement, SUCO
et CISO.
1986
C. G. collabore jusqu’en 1989 à divers organismes, dont une association
de consommateurs et à Infocroissance, organisme de veille sur les grou
pes de croissance personnelle.
1990-1993
C. G. travaille comme agent d’information à l’Association des services de
réhabilitation du Québec. Il y publie une recherche sur les services cor-
rectionnels québécois et la justice qui aura du retentissement dans ce
milieu.
1992
C. G. participe au documentaire de Jean-Daniel Lafond La liberté en
colère, où il retrouve son ancien compagnon Pierre Vallières, et auquel
participent aussi Robert Comeau, Francis Simard et Plume Latraverse.
Parution de Ne dites pas à mon père que je suis québécois, il me croit
canadien dans un Québec libre, aux Éditions Balzac.
1995
Après avoir publié Le référendum : un syndrome québécois, dans lequel il
réitère son scepticisme à l’endroit du projet indépendantiste, C. G. affirme
qu’il votera OUI afin de ne pas appuyer le statu quo.
2003-2004
C. G. œuvre comme bénévole dans le secteur de l’enseignement auprès
des jeunes dans un quartier défavorisé de Montréal.
270 à la croisée des siècles
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