La Pensée de L'homme Dans L'œuvre de Vercors: Thèse de Doctorat en Littérature Française
La Pensée de L'homme Dans L'œuvre de Vercors: Thèse de Doctorat en Littérature Française
La Pensée de L'homme Dans L'œuvre de Vercors: Thèse de Doctorat en Littérature Française
Granada 2020
Editor: Universidad de Granada. Tesis Doctorales
Autor: María de los Ángeles Hernández Gómez
ISBN: 978-84-1306-615-8
URI: http://hdl.handle.net/10481/63636
© Image Sonia Azor Reche
À la mémoire de ma mère (†)
et de ma flibustière (†)
Remerciements
Je tiens particulièrement à remercier mes parents pour leur travail, leur soutien incondi-
tionnel et leur amour ; ils sont aujourd’hui plus présents que jamais. Toute ma gratitude
à ma sœur, dont le courage est un exemple pour moi. Merci à Lucía, mon autre sœur.
1
« La plus grande chose du monde, c’est de sçavoir estre à soy » (Michel de Montaigne, « De la solitude »
[1595], dans Pierre Villey, Verdun-Louis Saulnier, (éds.). Essais, Livre I, Paris, Presses Universitaires de
France, 1965, p. 100).
2
Georges Poulet, Entre moi et moi. Essais critiques sur la conscience de soi, Paris, J. Corti, 1977.
13
tions littéraires de ce stasimon1, et plus précisément de l’adjectif δεινόν2, montrent le
défi qui consiste à tenter de déchiffrer l’être humain. Ainsi, le δεινόν a successivement
évoqué le meilleur de l’homme, étant une « merveille »3 selon la traduction en français
de Paul Mazon, ou quelque chose de « formidable »4 selon l’interprétation de Jacques
Lacan, et en même temps il a représenté le pire : « monstrueux »5 selon Friedrich Hörde-
lin,1804), mais différent du « monstrueux »6 de Bertolt Brecht, ou « inquiétant »7
d’après Martin Heidegger. Des attributs antagoniques qui se retrouvent ensemble dans
un même être de caractère insaisissable et qui élargissent à l’infini « l’énigme du
δεινόν », dont a parlé Jacques Derrida8. Une invitation éternelle au débat que des intel-
lectuels, des philosophes, des peintres, des musiciens, des écrivains n’ont pas manqué
d’enrichir tout au long de l’histoire jusqu’à l’époque contemporaine. Ainsi, sous des
perspectives différentes, avec des objectifs tout à fait divers et pour des causes plu-
rielles, l’homme est d’une manière ou d’une autre au centre de toute réflexion, qu’elle
soit philosophique ou artistique. Mais comment pourrait-il en être autrement ?
Le dessinateur et écrivain français Jean Bruller, dit Vercors (1902-1991), fait
partie des artistes et penseurs qui se sont ouvertement et continûment questionnés sur
l’existence de l’espèce humaine, sur sa nature, sur sa place dans le monde, sur la défini-
tion d’homme – si une définition est possible. Nous postulons d’ailleurs comme princi-
pale hypothèse de notre recherche que Vercors aurait fait de ces questionnements le
centre même de son projet intellectuel et créatif, notamment littéraire. Il y aurait au
cœur de sa production l’élaboration d’une pensée de l’homme à forte portée éthique, qui
1
Πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀν- / θρώπου δεινότερον πέλει
2
La racine grecque du mot δεινόν rassemble dans sa signification des éléments et des perceptions con-
traires et, en même temps, très proches, si nous les plaçons dans le domaine de l’homme : un tiraillement
entre le bien et le mal, entre le prodige et l’épouvante, entre le sublime et l’avilissant.
3
« Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme » (Sophocle, Anti-
gone [441 av. J.-C.], trad. Paul Mazon, Paris, Belles lettres, 1997, p. 28‑29).
4
Jacques Lacan, Le séminaire. Livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986,
p. 320 ; cité par Jean Bollack, Mayotte Bollack, Marcel Bozonnet et al. Antigone : enjeux d’une traduc-
tion, Paris, Campagne première, 2004, p. 23.
5
Monstrueux, « quand la nature de l’homme s’oppose à elle-même, quand elle se lance dans un com-
merce suicidaire avec le divin, elle devient littéralement “monstrueuse” » (George Steiner, Les Antigones,
Paris, Gallimard, 1986, p. 100).
6
« L’homme, dont la grandeur est monstrueuse (ungeheuer gross) quand il soumet la nature, devient un
monstre énorme, quand il soumet ses frères humains » (Ibid., p. 191)
7
« D’un côté le δεινόν désigne l’effrayant, le terrible […] conçu comme la prédominance prépotente qui
provoque aussi bien la terreur panique, la véritable angoisse, que la crainte respectueuse, recueillie, équi-
librée, secrète. […] Mais d’un autre côté δεινόν signifie le violent conçu comme celui qui emploie la
violence, qui non seulement en dispose, mais est faisant-violence, parce que l’usage de la violence est le
trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là » (Martin Heidegger, Introduction
à la métaphysique [1953], Vendôme, Presses universitaires de France, 1958, p. 163)
8
Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987, p. 16.
14
trouve son développement en constante résonance avec le contexte socio-historique
contemporain et avec le parcours de vie de l’écrivain.
En effet, l’œuvre de Vercors s’inscrit foncièrement au cœur du XXe siècle, non
seulement parce que ses publications sillonnent le siècle jusqu’à la mort de l’écrivain en
1991, mais encore parce qu’il s’agit d’une œuvre qui naît, se développe, se construit et
s’ancre dans les préoccupations, certes personnelles de Vercors, mais aussi sociales,
politiques, historiques, et surtout éthiques et philosophiques de l’époque, en lien direct
avec l’homme1. Les deux conflits mondiaux métamorphosent radicalement le monde
contemporain, entraînant des révolutions majeures dans les domaines de l’art et de la
philosophie. Bien que jeune garçon au moment de l’éclatement de la Première Guerre
mondiale, Jean Bruller rend compte, dans ses dessins des années 20 et 30, par une vi-
sion très personnelle, de l’idée très répandue du déclin définitif de la civilisation et des
valeurs occidentales2. Comme tant d’autres, il débute sa carrière dans un contexte où
prédomine un sentiment de finitude, que Paul Valéry exprime dans La crise de l’esprit
(1919) :
Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
[…] Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses
navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les comp-
ter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. […] Et nous voyons
maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sen-
tons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie.3
Rares sont les pensées qui, dans cette première moitié de siècle, n’ont pas pris en
compte cette situation de l’homme accablé par les conflits universels et devant la me-
nace constante de la mort4. Dans une angoisse généralisée à la mesure des événements
qui la provoquent, les thèmes négatifs et pessimistes s’installent dans une grande partie
des manifestations artistiques de l’entre-deux-guerres, sous l’influence évidente de la
1
Dans la biographie qu’il consacre à Vercors, Christian de Bartillat parle de « l’homme du siècle » pour
faire référence au rôle important de l’écrivain dans la société française, notamment pendant la guerre,
mais aussi à la longue étendue de son œuvre, qui s’est développée sur la presque totalité du XX e siècle.
Voir Christian de Bartillat, Vercors : l’homme du siècle à travers son œuvre, 1902-1991, Etrépilly, Les
Presses du village, 2008.
2
« Sous le coup de la barbarie qui s’est déchaînée durant la guerre de 1914-1918, un grand nombre
d’écrivains et d’intellectuels français (et européens) jugent en effet que cette civilisation de la raison, de la
science et de la démocratie, cette civilisation du progrès et de la puissance qui a conquis la plus grande
partie du globe, s’est révélée profondément malade du fait même des qualités dont elle prétendait être
dotée » (Guillaume Bridet, « Les avant-gardes françaises de l’entre-deux-guerres face aux civilisations
extra-occidentales », Itinéraires. Littérature, textes, cultures, nº3, 2009, p. 59).
3
Paul Valéry, « La crise de l’esprit » [1919], dans Yves Hersant, Fabienne Durand-Bogaert. Europes, de
l’Antiquité au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 405.
4
Roger Garaudy, Perspectives de l’homme. Existentialisme, pensée catholique, structuralisme, marxisme,
Paris, Presses universitaires de France, 1969, p. 8.
15
première pensée existentialiste : les albums les plus importants de Jean Bruller, notam-
ment La danse des vivants1, mettent en scène au même titre que le fera Jean-Paul Sartre
dans La nausée (1938), le désespoir le plus profond produit par le non-sens de
l’existence. Après cet ébranlement évident des valeurs vient aussi l’heure des remises en
question, qui se font sous des formes différentes, par exemple, par la récusation de toute
idéologie politique au sein du groupe surréaliste.
Cependant, un mouvement se dégage du reste, qui nous intéresse particulière-
ment : la quête de nouvelles valeurs pour l’homme. Le monde littéraire que le jeune
Jean Bruller côtoie mais qu’il n’a pas encore intégré de fait, s’imprègne de l’inquiétude
des écrivains comme André Malraux et Roger Martin du Gard2, qui retracent dans leurs
œuvres le tragique de l’existence. Leurs romans de la « condition humaine » manifestent
la recherche d’un nouvel humanisme :
Les écrivains replongent donc l’homme dans son milieu social, mais s’efforcent vi-
siblement de préserver le plus possible les droits de l’individu, tout en faisant aux
exigences de la société les concessions nécessaires. « L’homme » reste le point
d’optique essentiel ; un nouvel humanisme cherche à s’établir, qui se renforce sou-
vent de considérations métaphysiques sur la valeur de la personnalité humaine. Il
est évident que, dans le désordre des doctrines qui se heurtent et se combattent,
l’humanité est à la recherche de croyances et d’idées qui refassent son unité, rom-
pue par les révolutions et les guerres.3
L’une des pistes de notre recherche identifie d’ailleurs ce contexte de renouveau huma-
niste comme celui de la genèse de la pensée vercorienne de l’homme, qui, dans un pre-
mier temps, aurait incité le jeune artiste, sinon à donner des solutions et des réponses
concrètes, du moins à proposer un travail critique d’interrogation et de réflexion par le
dessin. C’est dans cette mouvance que le dessinateur articule une satire aigüe des tra-
vers humains, certes imprégnée de pessimisme, mais empreinte d’une véritable lucidité
et d’une profonde vision sociale. Cependant, il faut attendre l’éclatement de la Seconde
Guerre mondiale pour voir se concrétiser de facto son engagement humaniste : en 1942,
la métamorphose du dessinateur en écrivain marque à cet égard un moment clé dans le
parcours personnel, intellectuel et artistique de Vercors. Cette transformation suppose à
nos yeux le début de l’articulation effective de sa réflexion.
1
Jean Bruller, La danse des vivants [1932-1938], éd. Alain Riffaud, Le Mans, Création & recherche,
2000.
2
Roger Martin du Gard travaille sur cette recherche d’un nouvel humanisme fondamentalement dans son
roman-fleuve Les Thibault (1922-1940), de son côté, André Malraux y réfléchira successivement dans La
condition humaine (1933), Le mépris (1935) ou encore L’espoir (1937).
3
Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1951, p. 1214 ; cité par Ana Maria
Alves, « Les intellectuels français de l’entre-deux-guerres. Le tragique de la condition humaine chez Mal-
raux et Martin du Gard », Intercâmbio, 2015, p. 112.
16
En étroite relation avec leur époque – espace social, politique, culturel, intellec-
tuel – et fortement marquées par une portée éthique, les idées vercoriennes s’inscrivent
dans une longue tradition philosophique, de Blaise Pascal à Emmanuel Kant et à bien
d’autres encore, que l’écrivain n’hésitera pas à convoquer : nous rendrons compte de
ces influences. Ces premières préoccupations sont aussi inévitablement contemporaines
de celles d’autres écrivains, philosophes et intellectuels de l’après-guerre, également
touchés par les conséquences du conflit armé. Cherchant à se différencier des proposi-
tions qui se développent au même moment, notamment celles de Jean-Paul Sartre et
d’Albert Camus, Vercors ne peut éviter le dialogue avec ces autres penseurs qui, comme
lui, s’aident de la littérature pour construire et faire évoluer leurs visions particulières de
l’homme et de son existence1.
L’éveil de cette conscience humaniste, fortement marquée par la guerre, dépasse
rapidement les méditations qui surgissent comme conséquence du conflit pour atteindre
des dimensions plus universelles ou, du moins, plus générales. Ceci viendrait confirmer
l’engagement de l’artiste dans ce projet, qui ne pourrait donc pas se réduire à une littéra-
ture de circonstance. L’évolution de sa pensée le mènera à réfléchir à des questions qui
sont au cœur de la tradition philosophique, revisitant par exemple la frontière entre
l’homme et l’animal, leurs différences et leurs similitudes, l’« animalité » de l’être hu-
main. Il explore de même l’ambiguïté de la notion d’homme, le besoin de le définir
comme être biologique ou comme être historique. Ces différentes approches sont tou-
jours corrélées avec des expériences multiformes qui poussent Vercors à constamment
reconfigurer et élargir son champ d’étude.
Cette étroite relation entre la vie, le contexte socio-historique, la pensée et
l’œuvre de l’auteur s’avère fondamentale pour comprendre l’idiosyncrasie de notre tra-
vail de recherche, dont la structure, la méthodologie et le corpus ont été déterminés par
cette liaison fondatrice.
Nous avons conçu une étude de l’œuvre de Vercors qui se veut chronologique,
l’objectif étant de suivre le fil d’une réflexion de vie qui se vaut du discours littéraire
comme moyen d’expression. Cette approche nous a semblé la plus respectueuse envers
le but principal de notre travail : la reconstruction de la pensée vercorienne de
1
« Rien de pareil dans le “je” limité et déficient des doctrines actuelles ; c’est le “je en situation” dont
elles parlent. De là un changement profond dans la manière d’exposer la philosophie ; de là, le rapport
tout nouveau que la philosophie entretient avec la littérature : journal quotidien où l’auteur consigne
chaque jour ses pensées et ses impressions ; drames, romans ou films où sont dépeintes des situations
concrètes ; autobiographie, poésie et œuvres musicales mêmes, voilà la force où s’énonce souvent main-
tenant la pensée des philosophes » (Roger Garaudy, op. cit., p. 189).
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l’homme ; nous permettant en même temps d’analyser son évolution, les contradictions
existantes, les nuances apportées, les idées nouvelles qui surgissent ainsi que celles qui
s’arrêtent en cours de route. Dans cette approche chronologique, et par l’étroite relation
et l’engagement que l’écrivain entretient avec les milieux sociaux, intellectuels, poli-
tiques et artistiques qu’il côtoie, nous avons opéré un travail constant de contextualisa-
tion. Si nous postulons que l’intérêt pour l’homme est, d’une certaine manière, inhérent
à Vercors, nous constatons de même que la réalité qui entoure l’écrivain (les événe-
ments sociopolitiques, ses expériences personnelles, ses voyages, ses rencontres, ses
positionnements politiques, son activité institutionnelle et professionnelle, etc.) rythme
et dynamise la réalisation théorique et artistique de sa réflexion, qui ne pourrait se com-
prendre en dehors de ce contexte particulier qu’il a d’ailleurs toujours intégré à son
œuvre. La littérature vercorienne se développerait autour de l’homme en situation qui, à
l’image de l’auteur, est à l’écoute de ce qui l’entoure pour le mettre en résonnance avec
ses intérêts personnels. L’un des bastions de notre travail est ainsi l’examen des rela-
tions de l’œuvre vercorienne avec ces milieux où elle se développe. Nous accorderons
une importance particulière aux liens existant entre la production de Vercors et celle des
auteurs contemporains et des mouvements intellectuels qui, comme lui, ont pensé
l’homme, d’une manière ou d’une autre, par la littérature (pour ne citer que quelques-
uns : Albert Camus, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, André Malraux), ceci dans
le but de déceler la place du projet de l’écrivain dans le panorama philosophico-littéraire
du XXe siècle, par l’étude des convergences ainsi que des différences fondamentales qui
feraient l’originalité de sa proposition.
L’influence du contexte sur la production et le parcours de vie de Vercors
s’articule aussi en relation avec les goûts et curiosités personnels d’un auteur très éclec-
tique et polyvalent dans ses centres d’intérêt. Son œuvre convoque, tant dans les textes
théoriques que littéraires, des disciplines aussi différentes que la philosophie, la socio-
logie, l’anthropologie, la psychologie ou la biologie, qui communiquent fortement entre
elles. Ce syncrétisme génère un discours pluridisciplinaire que nous devrons prendre en
compte dans notre analyse, et qui nous entraîne même à postuler que ces diverses disci-
plines viennent, notamment dans l’univers particulier de la fiction, façonner les diffé-
rentes étapes de la pensée de l’homme. Vercors reproduirait d’ailleurs cette dynamique
d’échange à l’intérieur même de sa production, où il alterne textes de réflexion, sous
forme d’essais ou de discussions, et œuvres de fiction, pour la plupart de nature narra-
tive. C’est précisément autour de cette double identité éthique et esthétique, et de la re-
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lation existant entre ces deux facettes de l’écriture vercorienne, que se construit le choix
de notre corpus et notre deuxième grande hypothèse de travail.
La constitution du notre corpus a été déterminée, dans un premier temps, par la
portée globalisante de notre recherche, qui se veut représentative de l’ensemble de
l’œuvre vercorienne, y compris des créations de Jean Bruller dessinateur. Lorsque nous
avons décidé du déroulement chronologique de la réflexion, nous avons remarqué qu’il
existait, dans la production vercorienne, des « ouvrages jalon » qui s’imposent naturel-
lement par la place d’exception qu’ils octroient au motif de l’homme, et ceci particuliè-
rement dans le corpus littéraire. Certaines fictions constitueraient ainsi un saut qualitatif
d’importance dans l’œuvre, par la mise en scène des réflexions théoriques qu’elles pro-
posent, par les questionnements qu’elles soulèvent ou simplement par les nouvelles
perspectives qu’elles ouvrent. Cette évidence pourrait cependant amener à un certain
arbitraire dans le choix du corpus littéraire, étant donné l’omniprésence de l’homme
dans l’ensemble des fictions. Nous avons donc fait intervenir dans notre élection du
corpus un second critère qui correspond d’ailleurs à l’autre grande hypothèse de notre
recherche : la fiction vercorienne agirait en agent critique des écrits théoriques de
l’écrivain. Nous avons privilégié par conséquent les productions littéraires qui se bâtis-
sent en dialogue direct avec ces textes, soit parce qu’elles se développent à leur suite,
soit parce qu’elles en constituent le germe. Ces liens de causalité réciproque nous per-
mettront d’établir la manière dont la littérature façonne la pensée éthico-philosophique
de Vercors, en particulier dans la première partie de son œuvre. Par exemple, les nou-
velles du recueil Les yeux et la lumière (1948) avancent et profilent certains des prin-
cipes postulés dans l’essai principal de la pensée vercorienne, La sédition humaine
(1949), qui trouve à son tour dans le roman La puissance du jour (1951) une mise en
fiction fidèle des idées défendues. Celles-ci seront d’ailleurs mises en question dans des
romans postérieurs comme Les animaux dénaturés (1952).
La construction du corpus principal se fonde ainsi sur un dialogue théorie-fiction
qui octroie à cette dernière une place d’exception, non seulement par le caractère litté-
raire de notre travail, mais aussi parce que la fiction semble progressivement offrir un
mouvement d’émancipation des frontières éthico-philosophiques pour explorer des do-
maines, des possibilités, des univers en relation avec l’humain, mais qui échappent par
leurs enjeux particuliers à toute conceptualisation théorique. Nous avançons que le dis-
cours littéraire co-construirait la pensée vercorienne en agissant comme moteur de déve-
loppement et de nuance, mais aussi de dépassement de la réflexion. Prenons comme
19
exemple le roman Colères (1956) qui s’articule autour de la curiosité de l’écrivain pour
l’homme biologique, mais qui engage par la fiction la réflexion dans des mondes diffici-
lement explorables pour un regard scientifique.
Notre sujet d’étude se veut de ce fait une approche analytique d’un échantillon
représentatif de la production littéraire vercorienne, avec un intérêt spécifique porté à
des textes à caractère éthico-philosophiques. La nature de notre recherche étant émi-
nemment littéraire, nous ferons appel à la pluridisciplinarité par la combinaison des do-
maines tels que l’histoire, la philosophie, la sociologie et même la science. Cette nature
plurielle des outils d’analyse s’avère à nos yeux essentielle, d’une part, parce qu’elle
correspond à la conception hétérogène que Vercors lui-même a eue de son travail de
création et, d’autre part, parce que nous estimons qu’elle nous procurera une vision plus
riche, synthétique et globale du sujet envisagé. Le nombre et la diversité des théories
épistémologiques employées cherchent volontairement l’éclectisme des approches, seul
moyen possible de bien appréhender la pluralité consubstantielle à notre objet d’étude.
En effet, bien que cohérent par la présence du motif de l’homme, principe unificateur de
l’ensemble de la production de l’auteur, la recherche que nous menons fait appel à des
publications aussi diverses que les dessins, les nouvelles d’engagement, les mémoires,
les romans à base scientifique ou les contes philosophiques, qui ne sauraient pas se plier
à une méthode d’analyse unique.
Nous ferons ainsi dialoguer la fiction, et dans la première partie les dessins1,
avec le contexte historique, avec les pensées philosophiques contemporaines de
l’homme, avec le monde biologique, avec des idées anthropologiques, tout en gardant
comme principal enjeu de notre travail l’examen de l’écriture littéraire et de ses caracté-
ristiques spécifiques. Le but étant de dégager une ontologie de Vercors, et en particulier
de caractériser sa réalisation littéraire, la prise en compte de ces échanges s’impose car
ils sont à la base de l’originalité de sa pensée, en constante évolution.
La notion même d’« homme » est en jeu dans cette réflexion. Vercors a toujours
donné à sa proposition une portée universelle, jugeant « nécessaire d’en préciser les
acceptions et les limites, sur lesquelles tout le monde puisse s’entendre » 2. Malgré sa
1
Nous tenons dans ce premier chapitre de la thèse concernant les albums de Jean Bruller à une approche
narratologique et thématique des dessins, qui écarte volontairement le commentaire technique des produc-
tions en faveur de certaines remarques concernant la disposition des personnages, leur représentation ou
la couleur des images.
2
Vercors, « La sédition humaine » [1949], dans Plus ou moins homme, Paris, A. Michel, 1950, p. 15.
Nous citerons désormais cet ouvrage en italique dans le corps du texte, nous garderons cependant les
guillemets pour les références bibliographiques, par souci de respect de l’édition que nous citons.
20
volonté, il semble évident qu’une telle perception universaliste s’avère utopique. Il sera
question tout de même de voir dans quelle mesure et sous quels aspects concrets il serait
parvenu à son objectif. Nous avons fait le choix, et ceci dès le titre de notre travail de
recherche, d’éviter l’emploi du terme général « Homme », considérant que toute ré-
flexion à caractère métaphysique est conditionnée d’une manière ou d’une autre par
l’époque, la culture, les expériences de vie, la société, le sexe, les principes moraux de
celle ou de celui qui la pense. Ceci n’enlève en rien la valeur de la réflexion proposée
par Vercors, mais permet à nos yeux de donner aux idées qui y sont exposées leur juste
portée. Les textes théoriques et littéraires vercoriens sont ceux conçus par un homme,
qui met en scène des hommes très divers et qui s’adresse aux hommes ; ils sont tous des
acteurs influencés par un système d’interrelations concrètes où l’« Homme » comme
concept universaliste ne trouverait pas sa place.
Par ailleurs, et bien que nous écartions de notre réflexion le mot « Homme »,
pour préférer la singularité de l’« homme », nous entendons celui-ci comme « être hu-
main », représentant au même titre du sexe masculin et féminin. C’est ainsi que l’auteur
l’entend, usage que nous avons voulu respecter. Nonobstant, et tout en étant consciente
du contexte de l’époque en ce qui concerne l’écriture inclusive et certaines conceptions
sociales, il faut signaler que, globalement, l’œuvre vercorienne reste cloîtrée dans un
monde éminemment masculin, la figure de la femme étant rarement protagoniste.
Compte tenu de ce qui précède, notre travail de thèse se constitue en trois étapes
de réflexion dans lesquelles nous essaierons à la fois de cerner les spécificités théo-
riques et littéraires de la pensée de l’homme selon Vercors, de rendre compte de son
évolution chronologique et de son développement esthétique et éthique, et d’expliciter
les échanges que le texte littéraire met en place avec des discours autres que celui de la
fiction.
Dans une première partie, l’analyse posera le contexte de genèse de la réflexion
de l’auteur autour du sujet de l’homme. Les premières manifestations artistiques de Jean
Bruller, sous forme de dessins, seront ainsi mises à l’étude dans le but de dégager les
inquiétudes et questionnements qui se profilent dans ses productions de jeunesse. Ces
représentations permettront l’approfondissement du double statut de l’être humain, à la
fois être unique et individuel, et être social. Dans le deuxième chapitre, l’étude mettra
en lumière l’activité de résistance intellectuelle de Vercors suite à sa métamorphose en
écrivain pendant la Seconde Guerre mondiale. La réflexion s’appuiera principalement
sur les premières ébauches théoriques de sa pensée, ainsi que sur l’analyse des récits de
21
guerre : l’homme sera abordé à travers ses différents rôles au sein d’un contexte de vio-
lence extrême. Ce positionnement inaugural permettra de comprendre les raisons et les
enjeux autour desquels naissent l’œuvre et les engagements intellectuels de l’écrivain,
qui se développeront ensuite au-delà du conflit.
La deuxième partie examinera dans un premier temps la construction effective
de la proposition vercorienne dans son texte phare, La sédition humaine (1949) ; après
avoir établi son originalité et l’avoir située dans le contexte éthico-philosophique de
l’époque, l’étude prêtera attention aux premières réalisations littéraires des principes et
visions postulés. Dans un deuxième temps, nous rendrons compte du mouvement de
contestation et de mise en question de certains postulats qui s’opère au sein des fictions
de l’écrivain dans les années 50 et 60 ; notre travail se concentrera fondamentalement
sur la frontière homme-animal et sur la mise en fiction de cette limite, moins évidente
que ce que prévoit le discours théorique.
La dernière partie s’attachera à l’analyse des écrits littéraires qui rendent compte
explicitement de la nature interdisciplinaire de l’œuvre de l’écrivain et qui permettent
d’accéder à d’autres regards sur l’homme. Le premier chapitre de cette troisième partie
s’inscrira dans le dialogue entre littérature et science, notamment par la mise en fiction
de l’homme « biologique ». Il s’agira ensuite de montrer les caractéristiques d’un en-
semble de productions de maturité qui ont été consacrées à l’écriture de soi, mettant en
lumière les liens et relations existant entre l’individu et l’histoire de sa vie, et plus lar-
gement, de la cité à laquelle il appartient. Nous conclurons notre recherche sur
l’établissement d’une « grammaire de l’homme », cherchant à retrouver les enjeux
propres de la présence de l’homme dans l’écriture.
C’est dans ce vaste creuset esthétique et thématique que les différentes représen-
tations de l’homme prennent tout leur relief. Clé de voûte de la pensée vercorienne, il
joue dans l’œuvre de l’auteur un rôle central : pièce maîtresse du projet personnel de
Vercors, l’homme constitue également un accès privilégié à la pensée et à la production
littéraire du XXe siècle français.
22
Première partie
Genèse d’une pensée : moi, l’autre,
l’homme
Le début dans le monde de l’art de Jean Bruller-Vercors se fait dans un contexte très
particulier, celui de l’entre-deux-guerres, dans lequel il évolue jusqu’à sa métamorphose
définitive en écrivain, liée à la Seconde Guerre mondiale. Ces deux expériences, pictu-
rale et littéraire, qui constitueraient la genèse de l’intérêt de l’artiste pour l’homme, se
situent au cœur de notre première partie. Nous y assistons à ses premières recherches,
qui se confondent avec ses inquiétudes personnelles, et qui dériveront a posteriori vers
l’actualité sociale imposée par la guerre. Les dessins d’abord et les récits de résistance,
ensuite, invitent déjà le fini et l’infini à se côtoyer, faisant de l’homme un acteur princi-
pal dans les puissances qui constituent l’univers.
La Première Guerre mondiale a provoqué, en effet, un impact majeur sur la pen-
sée du XXe siècle, les années qui suivent la fin du conflit déconstruisent et renouvellent
les idées antérieures tout en cherchant des voies alternatives pour l’homme : « l’esprit se
concentre en lui-même et se refuse aux vastes explorations du réel et à cette dilatation
de l’expérience, où Bergson voyait l’avenir de la philosophie »1. L’existence humaine
cherche à se dépasser, refuse la présence d’un chemin préétabli et essaie de trouver la
transcendance, ce qui n’est pas sans conséquence : « la transcendance est, chez
l’homme, non seulement la conscience de ses limites, de sa finitude, mais encore celle
que rien qui soit en lui, rien qui soit de lui ne lui permettra de les dépasser »2.
S’interrogeant sur lui et sur son existence, l’homme se rend compte qu’il n’est que la
conscience qu’il prend de lui-même et que tout le reste lui est étranger. C’est dans ce
contexte de recherche d’identité que prend forme l’œuvre de Jean Bruller, évoluant
d’une vision naïve du moi jusqu’à une prise de conscience effective de son identité. Ses
dessins ne peuvent pas se libérer d’un certain pessimisme, qui trouve déjà des échos
dans le contexte artistique et philosophique de son époque, et que l’artiste cache souvent
sous le couvert de l’humour ou de la critique sociale.
1
Émile Bréhier, Transformation de la philosophie française, Paris, Flammarion, 1950, p. 63.
2
Ibid., p. 68.
25
Les idées sur l’existence humaine qui prennent forme dans l’entre-deux-guerres
viennent s’ajouter aux désordres produits dans l’organisation sociale, à la suite des
grandes transformations économiques et matérielles du siècle dernier. Roger Garaudy1
décrit un système où l’homme n’est plus considéré comme une fin, mais subit la puis-
sance d’une grande machine sociale et économique qui l’entraîne. Il est aux prises avec
des exigences sociales de plus en plus contraignantes impliquant souvent une solitude
angoissée, et la nécessaire collusion de son besoin d’indépendance et de réalisation per-
sonnelle. Cette réalité constituera le deuxième tournant de l’œuvre picturale de Jean
Bruller, qui laisse petit à petit son moi pour se tourner vers l’homme social dans La
danse des vivants2. La pensée artistique de Jean Bruller se dirige au fur et à mesure vers
son présent et, tout en gardant une certaine distance critique, il ne pourra pas isoler son
œuvre et l’homme qui l’habite de la réalité contemporaine :
Les tragédies d’un monde dans l’impasse. Les contradictions exaspérées entre les
hommes courants, entre les classes affrontées, entre les nations rivales. La remise
en cause et la remise en question d’une prospérité qui se révélait momentanée et
factice, des régimes, des légalités et des valeurs jusque-là incontestées, la cons-
cience que cultures et civilisations peuvent être mortelles.3
1
Roger Garaudy, Perspectives de l’homme. Existentialisme, pensée catholique, structuralisme, marxisme,
Paris, Presses universitaires de France, 1969, p. 374.
2
Jean Bruller, La danse des vivants [1932-1938], éd. Alain Riffaud, Le Mans, Création & recherche,
2000.
3
Roger Garaudy, op. cit., p. 6.
4
Voir à ce sujet Maurice Vaïsse, Le pacifisme en Europe : des années 1920 aux années 1950, Bruxelles,
Bruylant, 1993 ; Maurice Agulhon, La France de 1914 à 1940, Paris, A. Colin, 2005.
26
donc se peaufiner, malgré l’urgence du contexte, non seulement celui qui deviendra son
sujet de prédilection, mais aussi ses visions sur la création littéraire et le rapport de
celle-ci avec l’être humain :
[Mes livres] sont conçus selon l’idée que je me fais du chemin désirable pour le
roman aujourd’hui. C’est-à-dire : être avec les hommes, et dans les événements
dont son destin dépend, sans jamais quitter ce faisant le point de vue du permanent.
[…] Dégager, par les ressorts du drame romanesque […] celui de la nouvelle
éthique sans laquelle l’homme risque, demain, de se découvrir horriblement soli-
taire dans une communauté qui ne cessera d’exiger, de plus en plus, une sorte de
soumission à la conscience collective.1
Ainsi l’homme, en proie au désarroi, se voit à nouveau face aux ruines morales inhé-
rentes à toute guerre, obligé à repenser sa condition humaine, dépassé par la violence et
anxieux de trouver des réponses qui puissent expliquer les raisons de tant d’actions cri-
minelles, menées par des hommes contre leurs semblables. C’est à la recherche de ces
réponses, fondamentales pour la continuation de la civilisation moderne, que Vercors
consacrera sa production littéraire d’après-guerre, que nous aurons l’opportunité
d’étudier dans la deuxième partie de notre travail.
1
Vercors, Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950, p. 304.
27
Chapitre I
Jean Bruller : dessiner une pensée, penser l’homme
Aussi bien sur le plan personnel qu’artistique, la jeunesse de Jean Bruller a été dédiée
presque exclusivement au dessin et à l’illustration. Il s’agit d’une période riche en chan-
gements, qui mènent le jeune artiste à l’accomplissement progressif de sa maturité intel-
lectuelle. Durée biographique qui semble de même fondamentale pour Vercors écrivain,
si nous prenons en compte l’importance et la place qu’il octroie, dans sa production
littéraire de maturité, à sa vie antérieure. L’auteur, dans son goût pour « se » raconter,
est revenu sur cette période à plusieurs reprises : sous forme de mémoires dans La ba-
taille du silence1, de fiction autobiographique dans Les occasions perdues2, d’entretien
dans À dire vrai3, ou de traits biographiques divers, insérés dans des fictions où il ne se
dévoile pas explicitement4.
Essayer de comprendre la pensée de l’homme développée dans son œuvre litté-
raire sans prendre en compte l’homme et l’artiste d’avant-guerre serait trahir en quelque
sorte le droit de chaque personne à mûrir, à changer, à se retrouver. En effet, l’écrivain
n’est pas né subitement et, si la guerre a constitué l’un des points d’inflexion majeurs
dans sa vie (qui n’en aurait pas eu dans la sienne ?), il ne fera aucunement tabula rasa
de ce qu’il a été auparavant. Bien au contraire, ce tournant vient accélérer son dévelop-
pement personnel, qui arrive à sa plénitude sous sa plume d’écrivain.
1
Vercors, La bataille du silence [1967], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002.
2
Vercors, Les occasions perdues. L’après-Briand, 1932-1942, Paris, Plon, 1982.
3
Vercors et Gilles Plazy, À dire vrai. Entretiens de Vercors avec Gilles Plazy, Paris, F. Bourin, 1991.
4
C’est le cas par exemple de la nouvelle « La vénus de Solare », publiée dans le recueil Les yeux et la
lumière en 1948. Vercors y reprend son expérience du service militaire à Tunis, où les ruines de la ville
de Carthage lui parurent d’un vide effrayant (Christian de Bartillat, Vercors : l’homme du siècle à travers
son œuvre, 1902-199, Etrépilly, Les presses du village, 2008, p. 42). Cette image a été particulièrement
marquante pour l’artiste qui, dans les années trente, l’avait déjà évoquée dans l’un des dessins de La
danse des vivants : « L’architecte ou la fois blessée » [fig. 35].
28
Temps d’éclosion de nouvelles idées, de conceptions, de convictions, voire de
déceptions ; celles-ci déclencheront la métamorphose du dessinateur Jean Bruller en
Vercors. À cette époque, il expérimente de même l’éveil des interrogations sur
l’homme, qui constitueront le cœur de sa littérature par la suite, mais qui sont déjà per-
ceptibles à plusieurs niveaux dans les albums qu’il publie pendant l’entre-deux-guerres.
Nous partons de l’hypothèse que l’artiste s’approche de cette question majeure à la suite
des recherches qu’il entame par le dessin en relation avec lui-même1. Nous observons
d’ailleurs une claire évolution d’ouverture sur « l’autre » au fil des albums, qui permet-
tront à l’artiste de se situer dans le contexte social comme individu, unique sans doute,
mais en même temps égal à ses pairs par ce qu’il partage avec eux. Ceci ne veut pas dire
que le créateur comme sujet de réflexion, et même de recherche, reste à l’écart de
l’œuvre artistique, bien au contraire. Il existe plutôt une nouvelle façon d’envisager sa
personne au fur et à mesure que les albums se succèdent, réussissant progressivement à
intégrer ses questionnements personnels à la réalité sociale, politique ou culturelle de
son temps. Cette dynamique permet un détachement de la vision monopolisatrice sur soi
pour atteindre une vision plus globale, plus détachée, plus critique. La danse des vivants
(1932-1938) constitue sa création la plus aboutie dans ce mouvement ; le regard sur la
société du XXe siècle que Jean Bruller y présente pose les bases de la pensée qu’il cons-
truira par la suite sous le pseudonyme de Vercors2.
Nous essaierons dans les pages qui suivent de retracer les caractéristiques prin-
cipales de cet intérêt naissant pour l’homme et d’analyser les réalisations concrètes qu’il
trouve dans la forme d’expression première de Jean Bruller. Dans un premier temps, par
le genre de dessin choisi, le dessin d’humour, qu’il marie à la satire, à la caricature et à
l’absurde pour peindre la condition humaine : « Toujours je m’étais efforcé à travers
l’humour et la satire, d’atteindre au permanent, aux problèmes éternels de l’homme face
1
« L’homme coupé en tranches, si vous voulez, c’est l’analyse grossière de quelques personnages qui
peuvent vivre en nous ; mais ce que nous sommes, c’est la synthèse de ces quelques personnages-là et des
autres, innombrables, que nous ignorons. Toutefois, peut-être est-ce quand même à partir de là qu’on
pourrait apercevoir ce qui allait donner plus tard un sens à toute ma vie, mes interrogations sur l’homme,
ce qui le définit et de quoi il est fait. […] J’étais féru d’introspection, le multiple Amateur de peinture,
c’était moi, et l’Homme coupé en tranches aussi » (Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 57-58).
2
À noter particulièrement dans cette fusion créateur-société typiquement vercorienne l’un de ses derniers
ouvrages, Les occasions perdues (1982), que nous analyserons plus en détail dans la troisième partie de
notre travail : « Il m’eût fallu trop de détachement envers ma propre vie pour que, voyant reparaître un
instant ces souvenirs volatiles, je refuse à les épingler comme on ferait de papillons. De sorte que, fixant
par l’écriture, d’un côté ces morceaux d’histoire et, de l’autre, ces morceaux retrouvés de moi-même, j’en
suis venu, presque sans le vouloir, à rédiger une double chronique, celle de mon pays et celle de ma per-
sonne » (Vercors, Les occasions perdues, op. cit., p. 7‑8.).
29
à sa condition sur terre »1. Vercors parlera d’ailleurs, dans son entretien avec Gilles Pla-
zy, du rire comme l’un des modes d’expression par excellence de l’homme, quelque
chose qui lui est propre et qui le définit2. En deuxième lieu, par l’intérêt qu’il porte à la
réflexion concernant l’identité de l’être humain, le besoin qu’il a de se connaître, de
s’expliquer. Jean Bruller, dans son entreprise d’exploration intime, livre aux récepteurs
de ses albums des pistes sur des interrogations qui nous affectent tous, à savoir : la plu-
ralité du moi, les contradictions personnelles, la construction de la personnalité indivi-
duelle ou, encore, la possibilité de se découvrir à travers des actes inconscients tels que
les rêves. Sa volonté naissante d’apprendre l’homme par l’homme, et d’abord par lui-
même, confronte le dessinateur au pessimisme tout en laissant apparaître une lueur
d’espoir qui se réalisera, qui le guidera même, dans son activité de résistance :
Ces aspects-ci constitueront le fil conducteur de notre analyse sur la production pictu-
rale de l’artiste. L’étude a pour objectif de repérer les traces de la pensée naissante sur
l’homme, encore un peu désorganisée et nonchalante à l’époque.
1
Vercors, La bataille du silence, op. cit, p. 810.
2
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 49.
3
Ibid., p. 16.
4
Alain Riffaud, Vercors : l’homme du silence, Rome, Portaparole, 2014.
30
canique1. Lassé de la vie étudiante, et après une expérience dissuasive dans le domaine
de la peinture2, il commence à dessiner pour quelques revues d’avant-guerre très con-
nues, sous le pseudonyme de Joë Mab. Il devient d’ailleurs collaborateur assidu des
hebdomadaires et des revues, tels La Quinzaine critique ou Vendredi, en même temps
qu’il essaie de mieux gagner sa vie dans le monde du dessin publicitaire. Il finit de fa-
çon brillante sa formation d’ingénieur et répond ainsi au grand désir de son père, sen-
sible sans doute à l’instabilité de la vie dans le monde artistique.
À l’époque, Jean Bruller profite déjà d’un certain renom dans le milieu du des-
sin ; les commandes et les collaborations se succèdent, ce qui lui permet d’éviter le
monde de l’industrie et de pouvoir quitter par la suite le dessin publicitaire. Par ailleurs,
la relation d’amitié qu’il lie avec Gus Bofa, qu’il définit comme son maître, lui procure
des amitiés avec d’autres artistes de son genre, grâce à la fréquentation du Salon de
l’Araignée, fondé et tenu par son protecteur3. La dynamique même du salon se présente
comme prémonitoire de l’avenir littéraire du jeune Bruller : « Ce salon manifeste, à un
haut degré, l’étroite association entre les diverses formes artistiques, tout particulière-
ment entre l’œuvre graphique et l’ouvrage écrit, le dessinateur se doublant souvent d’un
écrivain »4. Le salon accueille en effet des dessinateurs tels que Jean-Gabriel Daragnès,
André Foy, Pierre Falké, Chas Laborde, Charles Martin ou Jean Galtier-Boissière ; des
dessinateurs-écrivains comme Mac Orlan, Max Jacob ou Paul Reboux ; et aussi un
grand nombre d’artistes internationaux : Marc Chagall, Chana Orloff, Jonh Barber,
Alexander Calder ou Tsuguharu Foujita5. Les rencontres que le dessinateur y fait et,
particulièrement, l’admiration et les conseils de Gus Bofa, lui font prendre goût pour le
dessin d’humour, qui devient très tôt son principal mode d’expression6. La dette envers
le dessinateur est d’ailleurs évidente dans la carrière de Jean Bruller, qui a toujours parlé
d’influence, alors que certains n’y voyaient que de flagrantes ressemblances, ce qui a
1
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 46.
2
Vercors, « Vous pourriez être peintre ! », dans Ibid., p. 175‑178.
3
« Club d’artistes, l’Araignée se constitue par affinités sélectives. Chaque année, la curiosité et l’amitié
amènent de nouveaux membres. “Il y avait, se souvient Bofa, des gens qui disaient : est-ce que je peux
faire partie du Salon ? On leur disait : mais oui ; exposez donc, je vous en prie, accrochez vos toiles. Le
Salon paraissait excessivement homogène et il était impossible d’inviter un type plutôt qu’un autre.” […]
La force de l’Araignée est d’être un collectif aussi vague qu’informe, dont les membres s’épaulent malgré
leurs différences » (Emmanuel Pollaud-Dulian, Le Salon de l’Araignée et les aventuriers du livre illustré,
1920-1930, Paris, M. Lagarde, 2013, p. 14-15).
4
Ilda Tomas, Pierre Mac Orlan, ombres et lumières, Granada, Universidad de Granada, 1995, p. 42.
5
Emmanuel Pollaud-Dulian, op. cit., 15-20.
6
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 48. Le critique René Kerdyk parlera de l’activité du Salon de
l’Araignée comme « une renaissance de l’humour jusqu’à présent mis en bouteilles et débité au compte-
gouttes par les trafiquants de la gaieté obligatoire » (Emmanuel Pollaud-Dulian, op. cit., p. 15)
31
mené les deux artistes à un éloignement fâcheux1. En dehors de tout jugement, les simi-
litudes sont importantes, comme le relève le professeur Alain Riffaud dans la réédition
de La danse des vivants qu’il a publiée en 2000 :
Il est certain que cet ascendant a pu générer un effet de concurrence, tant il est vrai
que la comparaison entre le travail de Bofa et celui de Bruller met à jour des simili-
tudes indiscutables. […] On se contentera de rapprocher Malaises…, dernier album
de Bofa paru à cette époque, et les Relevés de Jean Bruller dont la publication in-
tervient moins de deux ans après. On décèle des analogies incontestables. La
source d’inspiration est commune, les procédés voisins. Des titres se répondent
[…] La qualité du trait de Bofa arrive à saisir tout particulièrement bien la pesan-
teur des corps. Cet expressionnisme est absent chez Jean Bruller. Notre auteur exé-
cute en effet ses dessins avec un art moins exceptionnel que celui de Bofa.2
Outre ces dettes artistiques, il est certain que l’entrée dans le milieu artistique de Jean
Bruller lui permet non seulement de nouer des contacts, mais aussi de connaître de nou-
veaux horizons. Malgré l’éveil de sa conscience artistique, qui s’accompagne de déci-
sions de vie déterminantes pour sa carrière, le Vercors de 1982 parle dans Les occasions
perdues d’un jeune Jean Bruller pris d’insouciance et de légèreté dans ses premiers pas
comme dessinateur :
Élevé, comme on dit, « dans le coton », j’ai mis très longtemps à mûrir. J’ai vécu
bien après mes vingt ans une enfance prolongée. Il y a dans une telle persistance du
bon et du mauvais : une certaine fraîcheur qui subsiste malgré l’âge, [un] certain
approfondissement aussi des facultés, des connaissances ; mais en revanche, avec
l’absence de tout souci sérieux, une tendance assez vite à se complaire dans
l’infantilisme.3
Mort de rire
Dans cet esprit prétendument distrait et frivole, Jean Bruller fait son entrée offi-
cielle dans le monde de l’art en 1926, avec la publication de son premier album,
21 recettes pratiques de mort violente, précédées d’un petit manuel du parfait suicidé à
l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en
somme, ne nous regardent pas4. D’ailleurs, Vercors a tenu à défendre le caractère puéril
et immature de son premier album, non seulement par le ton dont il se sert pour traiter
un pareil sujet, mais aussi par les raisons qui se trouvent à l’origine de cet album :
1
Ibid.
2
Jean Bruller, La danse des vivants, op. cit., p. 384.
3
Vercors, Les occasions perdues, op. cit. p. 8.
4
Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente. Précédées d’un petit manuel du parfait suicidé à
l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous re-
gardent pas [1926], Paris, Tchou, 1977, n. p.
32
– Il n’était pas du tout prémédité. Amoureux transi d’une cruelle, j’avais composé
pour elle, afin de l’attendrir, une suite de dessins représentant vingt et une manières
possibles de noyer mon chagrin dans la mort. Ce dont je n’avais, bien entendu, pas
la moindre intention, et c’était bien plus pour la faire rire que pour l’effrayer.1
Barthes affirmait que, dans le champ amoureux, l’envie de suicide est fréquente : un
rien la provoque2. Cependant, Jean Bruller n’associe pas à la cause amoureuse les
formes de suicide qu’il propose dans sa suite de dessins. Les raisons pouvant être mul-
tiples, cet acte finit par dire plus de la société où il se produit, que du suicidé lui-même.
Le dessinateur y présente, en effet, vingt et une manières de se suicider, mais il tient dès
le départ à s’écarter de toute intention de réhabilitation de cet acte : « L’auteur serait
d’ailleurs bien tard venu. Il y a beau temps que les stoïciens, Zénon et Chrysippe en tête,
en avaient fait une vertu »3. Sous un ton satirique et comique, Jean Bruller essaie de
renverser l’image que la société se fait du suicide et prône le droit de chaque homme à
choisir « de pouvoir mourir s’il le veut, quand il lui plaît, où il lui plaît, et comme il lui
plaît »4. Invitant le lecteur à revenir sur ses préjugés, Jean Bruller fait de même une
sorte d’étude sociale des types d’homme, pour proposer par la suite des formes de mort
convenables selon la personnalité de chaque individu : « du suicide par immersion pro-
longée totale » [fig. 1], « du suicide par asphyxie gazeuse » [fig. 2], « du suicide par
contagion volontaire » [fig. 3], « du suicide par excès de longévité » [fig. 4], etc.
L’album se structure ainsi sur un schéma à séquences répétitives5 où les illustra-
tions, de couleurs vives, s’accompagnent d’une légende descriptive et détaillée du sa-
voir-faire « suicidaire », où sont donnés des conseils pratiques pour bien mener à terme
chacun des suicides. Les illustrations cherchent à attirer l’attention sur le protagoniste
de la mort, toujours placé au centre du dessin et d’une grande expression. La représenta-
tion des suicides constitue ainsi une véritable mise en scène théâtrale, hautement soi-
gnée en raison des multiples détails qui complètent le décor, spécialement par les usten-
siles utiles pour la mise à mort. La théâtralité sera d’ailleurs l’une des caractéristiques
des albums du dessinateur, qui trouve une suite dans ses récits de guerre6. Ce rapport
entre album et théâtre devient plus évident dans 21 recettes pratiques de mort violente,
1
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 50.
2
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 259.
3
Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente, op. cit.
4
Ibid.
5
Dominique Alamichel, Albums, mode d’emploi cycles I, II et III, Champigny, CRDP de l’Académie de
Créteil, 2000, p. 32.
6
Voir le chapitre II : « Résister, survivre, se libérer. La condition humaine face à la violence ».
33
où nous pourrions considérer que le texte agit comme didascalie des images, qu’il décrit
et qu’il complète par des réflexions dépassant la représentation picturale1.
Dans son entretien avec Gilles Plazy, Vercors, qui se dit non pessimiste à
l’époque, nie de même que ce premier ouvrage soit le fruit d’un humour noir, comme le
seront ses albums postérieurs : « c’était du comique pur, uniquement pour faire rire »2.
Malgré cette insouciance apparente, certaines réserves peuvent surgir. Si 21 recettes
pratiques de mort violente est, comme Vercors le prétendait, complètement dépourvu de
préoccupations morales ou philosophiques, parler du suicide, même de façon satirique,
ne serait-il pas, en revanche, la preuve d’une réflexion naissante sur l’homme ? De plus,
et bien que l’auteur refuse toute réflexion consciente de sa part, le choix du rire et du
comique comme forme d’expression à la base de ses dessins engage Jean Bruller dans
une certaine pensée sur l’homme, dès son premier album. Nombreux sont les penseurs
qui ont défini ce geste comme une manifestation essentiellement humaine. Henri Berg-
son dans Le rire. Essai sur la signification du comique (1900) valide d’ailleurs cette
hypothèse en démontrant que le rire ne trouve son efficacité que chez l’homme :
Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. […] Plusieurs
ont défini l’homme « un animal qui sait rire ». Ils auraient aussi bien pu le définir
un animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou quelque objet ina-
nimé, c’est par une ressemblance avec l’homme, par la marque que l’homme y im-
prime ou par l’usage que l’homme en fait.3
1
« Sans doute parce que l’album est un objet énigmatique, qui échappe ou résiste à toute tentative de
définition claire, il appelle les approches par l’analogie ou la métaphore. L’univers théâtral vient éclairer
une des faces de l’album. […] Le théâtre et l’album seraient deux modes d’interprétation, de traduction
d’images assez semblables dans le rapport qu’ils entretiennent avec le texte » (Euriell Gobbé-Mévellec,
« La théâtralité à la page : mise en espace, mise en images et mise en scène du récit dans l’album jeunesse
illustré contemporain en Espagne », dans Viviane Alary et Nelly Chabrol Gagne, (éds.). L’album : le parti
pris des images, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2012, p. 149‑150).
2
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 52.
3
Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique [1900], Paris, Presses universitaires de
France, 2004, p. 2-3.
4
Ibid., p. 5.
5
Ibid., p. 77.
34
socié, pour en faire un chant à la vie par l’humour ; tout en soulignant à quel point cer-
taines pensées sociales arrivent à atteindre le risible : « [le suicide] est généralement mal
jugé, et l’opprobre qui s’attache au nom du suicidé s’étend jusqu’à sa famille »1.
Le sujet de 21 recettes pratiques de mort violente redouble son pouvoir trans-
gressif par la composition même de l’ouvrage, évoquée auparavant. De plus, en 1977, et
déjà sous le pseudonyme de Vercors, l’auteur s’est permis d’ajouter des commentaires à
sa production de 1926, sous prétexte de vouloir apporter quelques précisions et amélio-
rations aux différentes techniques proposées. Ces commentaires qui, déjà en tant que
Vercors, sont ajoutés pour l’édition définitive permettent de confirmer la touche huma-
niste de ce premier album. Si, en 1977, l’écrivain est bel et bien lancé dans ses re-
cherches sur l’homme, Vercors garde la cohérence de l’ouvrage originel ; à savoir qu’il
n’insère pas de commentaires à caractère philosophique ou concernant l’être humain
comme absolu. Il s’agit plutôt d’approcher l’homme par les hommes, de mettre en évi-
dence des comportements humains du monde contemporain qui dévoilent, même malgré
nous, notre condition. Ainsi, Vercors actualise son album par des réflexions sur le non-
respect des droits des citoyens par les gouvernements se disant démocratiques ; ou en-
core, sur la dangereuse menace d’une guerre nucléaire, qui s’avère pourtant une arme
magnifique pour se donner la mort : « [elle rend] pour la première fois de notre histoire,
possible – sinon probable – le suicide collectif de toute l’espèce humaine »2. Ce nouvel
accompagnement textuel n’est pas sans impact sur le message comique transmis :
Quand la caricature va plus au fond des choses et que le dessin, trop grossier de na-
ture pour exprimer les nuances de sentiments, se trouve obligé de céder le pas à la
légende ; quand il se trouve contraint […] de laisser parler la plume, le rire alors
s’atténue, privilégié qu’il est uniquement, désormais, par ce que la caricature a de
littéraire.3
1
Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente, op. cit.
2
Ibid.
3
Paul Gaultier et Sully Prudhomme, Le rire et la caricature, Paris, Hachette, 1911, p. 28.
35
Radivoje Konstantinovic1, à y trouver un prélude de la carrière d’écrivain qu’entamera
Jean Bruller par la suite. L’album est d’ailleurs souvent envisagé comme une production
à rôle initiatique, une première approche au monde du récit pour les enfants 2. Dans cette
logique, nous pourrions de même penser que les albums de Jean Bruller, où le texte a
toujours eu une présence capitale, ont constitué effectivement l’avant-scène de sa car-
rière littéraire :
L’album est bien un type de récit original. Ni sur le plan formel ni sur le plan sé-
mantique, le récit de l’album ne présente une image simplifiée, appauvrie du récit.
Il repose au contraire sur un procédé narratif subtil qui associe des formes de pro-
gression, celle d’une image initiale et celle d’un texte aux dimensions modestes
mais où chaque mot compte et résonne comme dans un poème.3
Vercors n’a pas été le seul écrivain à faire cette transition du dessin à la littérature, par-
mi ses contemporains, Mac Orlan, lui aussi proche du cercle de Gus Bofa, travaillera
pendant longtemps comme dessinateur, peintre et écrivain. C’est aussi le cas de Max
Jacob, de Guillaume Apollinaire, de Jean Cocteau, de Maurice de Vlaminck, d’Oskar
Kokoschka ou d’Alfred Kubin, qui hésitent entre la plume ou le pinceau ou qui prati-
quent souvent les deux4.
En ce qui concerne 21 recettes pratiques de mort violente, l’ensemble conformé
par ces deux instances, visuelle et textuelle, permettra au lecteur de retrouver les traces
de la future pensée vercorienne sur l’homme. Par exemple, le péritexte, après avoir prô-
né le droit de tout humain à se donner mort, établit la différence entre deux types
d’hommes (suicidé actif et suicidé passif). Cette division, sans doute grossière et super-
ficielle, axée sur des traits généraux de caractère, laisse pourtant voir une certaine cons-
cience chez le jeune Jean Bruller, qui deviendra plus fine et précise au cours de son
œuvre. Il se contente, pour l’instant, de faire la distinction entre l’homme sensible, bon
et timide, et « l’homme, au contraire, d’un énergique égoïsme, que la vie ne saurait
manquer de combler de bienfaits et d’honneurs, […] né pour le suicide passif. Il goûtera
1
Radivoje D. Konstantinovic, Vercors, écrivain et dessinateur. Avec des commentaires de Vercors et
18 dessins de Jean Bruller, Paris, C. Klincksieck, 1969.
2
« C’est le “livre vu”, que Paul Valéry oppose au “livre lu”. Ce livre vu, proposé à ceux qui ne lisent pas
encore, sera maintes fois manipulé, regardé, éventuellement lu par un adulte, et peut-être par l’enfant à
l’âge de la lecture maîtrisée. L’album a ainsi un rôle initiatique de premier ordre : premier livre, il répond
à la quête de sens de l’action humaine. Des images, un texte bref, un récit schématique, une fonction
d’apprentissage, un lectorat très jeune » (Carole Brugeilles, Isabelle Cromer et Sylvie Cromer, « Les re-
présentations du masculin et du féminin dans les albums illustrés ou Comment la littérature enfantine
contribue à élaborer le genre », Population, nº 57, 2002, p. 264‑265).
3
Claude Le Manchec, L’album, une initiation à l’art du récit, Paris, L’École, 1999, p. 23.
4
Ilda Tomas, op. cit., p. 36.
36
la vie d’autant qu’il aura vu la mort de plus près »1. Ces considérations préalables lais-
sent la place à une série de dessins mettant en scène des suicidés très différents ; riche
creuset montrant la singularité de chaque être humain, qui peut nonobstant se retrouver
à partager des envies avec le reste de ses semblables, à savoir le suicide.
Une mise en évidence complète des premiers indices humanistes de cet album ne
peut pas négliger sa préface, qui s’articule autour de la démultiplication fictive entre
éditeur et auteur d’une unique instance de parole, celle de Jean Bruller 2. Il s’agit d’un
aspect clé qui mérite d’être soulevé, car la suite de la production brullerienne accordera
un grand intérêt à la pluralité du moi chez l’homme. Le dessinateur se confronte à lui-
même dans le péritexte par le dédoublement de sa personne, qui se répétera dans le
corps de l’ouvrage par la représentation plurielle de différents personnages masculins
qui cherchent à se suicider (le jeune amoureux Bruller ?). Le choix de jouer avec les
instances de parole relève d’une certaine mise en abyme de soi-même : la conscience
que nous pouvons être la même personne et plusieurs en même temps. Jean-Jacques
Mayoux identifie d’ailleurs l’élection de l’humour comme forme d’expression à un
signe évident de la prise de conscience de soi :
Ce retour sur moi, c’est le premier mouvement de l’humour ; seulement il s’y joint
un sentiment, très existentialiste, que l’on est sujet pour soi et objet pour les autres :
le geste de l’humour devient alors partie du rituel d’une sociabilité modeste, fami-
lière, entre soi, laissant de côté les catégories de l’absolu. La formule en serait,
« voyez-moi qui suis très étrange, mes semblables, mes frères, et riez si vous vou-
lez, sachant que de l’étrangeté de chacun est faite l’humanité commune.3
1
Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente, op. cit.
2
Hélène Martinelli, « Représenter l’auteur dans le livre auto-illustré au début du XXe siècle : Jean Bruller,
Josef Váchal, Bruno Schulz et Alfred Kubin », Comicalités. Représenter l’auteur de bandes dessinées,
septembre 2013, consulté le 31 octobre 2017. URL : https://journals.openedition.org/comicalites/1680.
3
Jean-Jacques Mayoux, L’humour et l’absurde : attitudes anglo-saxonnes, attitudes françaises, Oxford,
Clarendon press, 1973, p. 4.
37
l’auto (1926). Ces ouvrages sont particulièrement intéressants car ils supposent les pre-
miers rapports de l’auteur avec la littérature, non seulement en tant qu’illustrateur, mais
aussi en tant qu’auteur et co-auteur. Nous renvoyons à la classification établie par la
chercheuse Nathalie Gibert-Joly1, remarquable par ce qu’elle révèle du développement
personnel et social du jeune Bruller. Nous retiendrons, d’une part, les ouvrages où le
dessinateur fait preuve de son pacifisme d’après-guerre, à savoir, Les Mirifiques péré-
grinations de Fifi-Tutu-Panpan à travers le ciel (1928), de Jean Montaigne, et Deux
fragments d’une histoire universelle. 1992 (1929) et Patapoufs et Filifers (1930)
d’André Maurois. Nous nous concentrerons, d’autre part, sur la littérature pour la jeu-
nesse à thématique coloniale : la série des années vingt de Pif et Paf d’Hermin Dubus,
Loulou chez les nègres (1929) attribué à Alphonse Crozière, Baba Diène et Morceau-
de-Sucre (1937) de Claude Aveline ou Le mariage de Monsieur Lakonik (1931), celui-ci
entièrement conçu par Jean Bruller.
Bien que nous ne soyons pas en mesure d’analyser toutes ces collaborations, de
manière générale, cette jeunesse artistique révèle déjà l’intérêt de Jean Bruller pour
l’homme et ses relations avec son entourage. Nous y voyons de même une prise de
conscience identitaire et sociale qui évolue en parallèle avec l’intérêt croissant que Jean
Bruller porte aux événements sociopolitiques qui se succèdent dans l’Europe de l’entre-
deux-guerres. Des indices sans doute de la métamorphose définitive du dessinateur en
écrivain, du pacifiste idéologique en résistant actif, de Jean Bruller en Vercors.
Ainsi, dans un premier temps, la participation de Bruller à des ouvrages à théma-
tique pacifiste ne peut pas encore se comprendre comme l’éveil définitif de la cons-
cience politique du dessinateur. Très proche des milieux de gauche, le jeune artiste
s’inscrit de manière progressive dans ce que Jean-François Sirinelli a décrit comme le
« trend » pacifiste de l’entre-deux-guerres. Phénomène transversal, il a transcendé les
groupes sociaux et les niveaux culturels : des élites intellectuelles françaises à l’opinion
publique majoritaire, fortement touchée et décimée par les plaies de la guerre2. La poli-
tique d’Aristide Briand s’accordant à une société qui voulait à tout prix éloigner l’ombre
1
Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller, dessinateur et illustrateur de la littérature coloniale pour la jeunesse
de l’entre-deux-guerres : de Loulou chez les nègres (1929) à Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937) »,
Strenæ, nº 3, 2012, consulté le 21 juin 2018. URL : https://journals.openedition.org/strenae/493.
2
Jean-François Sirinelli, « La France de l’entre-deux-guerres : un “trend” pacifiste ? », dans Maurice
Vaïsse, Le pacifisme en Europe : des années 1920 aux années 1950, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 44‑45.
38
de la guerre, il semble du moins que ce sentiment ait été incontestable jusqu’en 19331.
Particulièrement attiré par cette figure politique dont il rédigera la biographie dans les
années quatre-vingt2, le Jean Bruller de l’époque croit fermement à l’entente franco-
allemande et vibre devant des films tels À l’ouest rien de nouveau, Verdun ou Quatre de
l’infanterie3 :
J’avais douze ans en 1914, et comme tous les garçons, je vous l’ai dit, je me sentais
ultra-patriote, mangeais du Boche à chaque repas, faisait du Kaiser et du Kronprinz
des caricatures sanglantes, pleines de têtes de mort. Mais dès après l’Armistice (à
seize ans), mon esprit a viré de 180º […]. J’ai eu la révélation qu’Allemands et
Français avaient été ensemble des martyrs fraternels, les dupes d’une entreprise
criminelle et stupide.4
Outre le contexte social de l’époque, qui voit se développer une « population pacifique,
potentiellement pacifiste, sollicitée par des pacifismes variés »5, les amitiés que le jeune
dessinateur lie dans les années qui suivent l’Armistice sont fondamentales pour ancrer
dans « [son] esprit la conviction que cette horrible guerre avait trompé les peuples, que
l’on avait jeté les uns contre les autres des gens faits pour s’entendre »6. Parmi ces ren-
contres, les échanges avec certains des esprits les plus représentatifs du mouvement
pacifiste s’avèrent particulièrement éclairants pour Jean Bruller. Ses lectures des ou-
vrages de Romain Rolland, qui lui ont appris, selon ses propres mots, les « vertus » du
peuple allemand et l’ont confirmé dans « [sa] conviction qu’une amitié franco-
allemande devrait porter les plus beaux fruits »7, se concrétisent dans le temps par une
correspondance régulière entre les deux intellectuels, notamment au sujet des albums les
plus critiques et sociaux de Jean Bruller8. Il sera de même proche des principaux anima-
1
Norman Ingram, « L’envers de l’entre-deux-guerres en France : ou à la recherche d’un passé pacifiste »,
dans Maurice Vaïsse, Le pacifisme en Europe : des années 1920 aux années 1950, Bruxelles, Bruylant,
1993, p. 20.
2
Vercors, Moi, Aristide Briand. Essai d’autoportrait, 1862-1932, Paris, Plon, 1981.
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 58.
4
Ibid. Nous retrouvons les mêmes souvenirs de patriotisme enfantin chez Simone de Beauvoir (Mémoires
d’une jeune fille rangée, 1958) : « J’embrassai la cause du Bien avec emportement. […] J’avais tout de
suite fait preuve d’un patriotisme exemplaire en piétinant un poupon de celluloïd made in Germany qui
d’ailleurs appartenait à ma sœur. On eut beaucoup de peine à m’empêcher de jeter par la fenêtre des
porte-couteaux en argent, marqués du même signe infamant. Je plantai des drapeaux alliés dans tous les
vases. Je jouai au vaillant zouave, à l’enfant héroïque. J’écrivis avec des crayons de couleur : “Vive la
France !” Les adultes récompensèrent ma servilité. “Simone est terriblement chauvine”, disait-on avec
une fierté amusée. J’encaissai le sourire et dégustai l’éloge » (Simone Beauvoir, Mémoires d’une jeune
fille rangée [1958], Paris, Gallimard, 2018, p. 39).
5
Philippe Olivera et Nicolas Offenstadt, « L’engagement pour la paix dans la France de l’entre-deux-
guerres : un ou des pacifismes ? », Matériaux pour l’histoire de notre temps, nº 30, 1993, p. 53.
6
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 813.
7
Ibid.
8
Jean Bruller envoyait régulièrement à Romain Rolland les exemplaires de ses Relevés Trimestriels, dont
l’humour aigu du dessinateur était très apprécié par l’écrivain. Nous pouvons remarquer notamment la
39
teurs et collaborateurs de la revue Europe, périodique qui porte les aspirations pacifistes
et internationales de tout un groupe d’intellectuels de l’entre-deux-guerres. Admirateurs,
eux aussi, de Romain Rolland, ils s’interrogent sur la reconstruction de l’Europe et sur
la réconciliation franco-allemande1 : René Arcos, Jean-Richard Bloch, Georges Duha-
mel, Charles Vildrac, André Chamson, Jean Prévost ou Jean Guéhenno. Les allusions
de Vercors à ses relations avec les milieux intellectuels pacifistes des années vingt et
des années trente sont d’ailleurs nombreuses dans ses ouvrages à vocation autobiogra-
phique, ce qui nous permet de mieux expliquer des prises de position idéologiques
comme celle-ci2.
Convaincu que l’homme, par sa faculté de parole, peut et doit éviter les affron-
tements violents, Vercors contribue par l’illustration à véhiculer cet état d’esprit. Il
s’inscrit de manière explicite dans le mouvement pacifiste en 1930, où il accompagne
par ses dessins le roman pour la jeunesse d’André Maurois, Patapoufs et Filifers3. Les
jeunes lecteurs de Patapoufs et Filifers se voient confrontés à l’image de deux peuples
qui sont physiquement différents [fig. 5], qui ont des visions du monde et de la vie op-
posées [fig. 6], mais qui ont une capacité de dialogue assez puissante pour l’emporter
sur les préjugés de l’autre. Nous pouvons y trouver un certain optimisme, une confiance
en l’homme comme être de concorde, qui se transformera pourtant, dans les albums
postérieurs, en un regard pessimiste, mettant l’accent sur l’égoïsme et la vanité de
l’individu. Jean Bruller met en image la réconciliation de ces deux peuples qui, destinés
a priori à se disputer à cause de leurs différences, réussissent contre tout pronostic à
cohabiter en paix. Les illustrations accompagnent ainsi la réflexion de Maurois, qui
lettre du 23 décembre 1936 au sujet de l’album Visions intimes et rassurantes de la guerre où, celui qui
fut l’un des plus importants représentants du mouvement intellectuel français pour le pacifisme, se rend à
l’évidence d’une guerre qui s’approche inévitablement à grands pas : « Je vous remercie cordialement de
m’avoir envoyé vos Visions nouvelles. Elles m’ont causé une joie amère et vengeresse. […] Je félicite la
plume et le crayon. Ils sont, tous les deux, justes et acérés. Mais leurs cruelles banderilles n’empêcheront
pas le stupide taureau d’aller chercher la lame du matador ! » (Lettre de Romain Rolland à Jean Bruller,
23 décembre 1936, fonds Vercors, Paris, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, cote : MS46861003).
1
Nicole Racine-Furlaud, « La revue Europe et le pacifisme dans les années vingt », dans Maurice Vaïsse.
Le pacifisme en Europe : des années 1920 aux années 1950, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 51. Pour plus
d’information sur la revue Europe voir Pierre Abraham, « Naissance d’une revue », Europe, nº 533-534,
octobre 1973, p. 5‑13.
2
Le jeune dessinateur côtoie fréquemment le milieu pacifiste de l’époque et noue des amitiés de longue
durée notamment avec Jean-Richard Bloch, André Chamson et Jules Romains (Vercors et Gilles Plazy,
op. cit., p. 67). « “Vous connaissez, je crois monsieur André Maurois ?” Nos voisins se retournent et je
murmure, gêné, le plus discret possible des “mon Dieu oui”. Sur quoi tout aussitôt : “Et aussi, n’est-ce
pas, monsieur Jules Romains, […] monsieur Georges Duhamel ?” Suivent, de la même voix aiguë, André
Chamson, Jean-Richard Bloch, Charles Vildrac et tutti quanti […]. Si je n’ai jamais connu la vanité
d’avoir de belles relations, jamais non plus autant que ce soir-là ai-je aspiré à n’en avoir aucune » (Ver-
cors, Les occasions perdues, op. cit., p. 29‑30).
3
André Maurois, Patapoufs et Filifers [1930], Paris, Albin Michel jeunesse, 2013.
40
« permet d’exprimer des idées et des rêves utopiques qui correspondent aux aspirations
politiques de l’entre-deux-guerres »1. Les idées pacifistes trouvent d’ailleurs dans les
textes pour la jeunesse qui se publient dès la fin de la Première Guerre mondiale un
genre privilégié pour leur diffusion. Dans ce même esprit, Paul Vaillant-Couturier pu-
blie en 1921 le récit de Jean-sans-Pain, Gabriel Maurière crée Peau-de-Pêche (1927),
ou encore Charles Vildrac écrit Milot, vers le travail (1933)2.
Par ailleurs, les collaborations du dessinateur dans des ouvrages de la littérature
coloniale pour la jeunesse de l’entre-deux-guerres permettent de retrouver un artiste de
plus en plus préoccupé par les problèmes qui accablent la société et par les solutions
pour y porter remède. Cette prise de conscience progressive a sans doute un impact im-
portant sur la pensée de l’homme, qui se révèle finalement très mobile dans ces années
d’éveil intellectuel et sociopolitique. Jean Bruller réalise ses premières illustrations dans
ce genre d’ouvrages à la fin des années 20, avec Pif et Paf chez les cannibales3 et Lou-
lou chez les nègres4, dont les titres laissent déjà entrevoir les clichés racistes véhiculés
par la suite, qui trouvent leur justification dans le devoir civilisateur des puissances eu-
ropéennes. C’est ainsi que les illustrations exaltent l’imaginaire exotique des colonies et
l’aspect sauvage et stéréotypé de leurs habitants, qui se rapprochent dans les dessins de
la physionomie des singes. Nous ne saurions d’ailleurs trouver de grandes différences,
autres que celles qui concernent le style, entre les dessins que produit Bruller pour ces
deux ouvrages et les images véhiculées, par exemple, par certains hebdomadaires pour
enfants de l’époque, tel L’intrépide. Ce journal généraliste illustré pour garçons dédie
régulièrement plusieurs pages à faire découvrir des « curiosités des cinq parties du
monde », où les surprenantes habiletés simiesques de certains peuples indigènes [fig. 7],
leur incroyable ingéniosité malgré leur « évidente » infériorité intellectuelle [fig. 8] ou
leur penchant vers les rituels sauvages et ésotériques [fig. 9], sont au rendez-vous5.
Ces représentations s’articulent dans une société française de l’entre-deux-
guerres qui ne semble pas prête, manifestement, à remettre en cause l’empire colonial,
considérablement agrandi après la fin du conflit : « les autorités, autant que les affai-
ristes qui tirent profit des colonies, entendent au contraire valoriser le plus possible cet
1
Mathilde Lévêque, Écrire pour la jeunesse en France et en Allemagne dans l’entre-deux-guerres,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 106.
2
Ibid., p. 106‑107.
3
Hermin Dubus, Pif et Paf chez les cannibales, Paris, Fernand Nathan, 1929.
4
Alphonse Crozière, Loulou chez les nègres, Paris, Fernand Nathan, 1929.
5
L’intrépide, Paris, Éditions Mondiales, nº 751 et 764, 1925.
41
empire et afficher les intérêts majeurs qu’il présente pour la métropole » 1. Dans ce con-
texte de la fin des années vingt, où malgré tout « la majorité de l’opinion publique n’est
ni colonialiste, ni anticolonialiste ; elle est indifférente »2, Jean Bruller ne conteste pas le
système et participe au contraire, par ces quelques collaborations, à la transmission de
l’imaginaire occidental à l’égard des colonies.
L’année 1929 dévoile donc chez Jean Bruller l’absence de prise de conscience des
méfaits du colonialisme. Dans ses mémoires, Vercors fit silence sur cet aspect
idéologique au profit d’une insistance sur son pacifisme. Ce n’est que lorsque son
anticolonialisme sera bien assis que l’autobiographe en fera explicitement men-
tion.3
1
Sophie Leclercq, La rançon du colonialisme. Les surréalistes face aux mythes de la France coloniale,
1919-1962, Dijon, Presses du réel, 2010, p. 21.
2
Ibid., p. 25.
3
Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller, dessinateur et illustrateur de la littérature coloniale pour la jeunesse
de l’entre-deux-guerres », op. cit.
4
Alexandra de Lassus, Africains et Asiatiques dans la littérature de jeunesse de l’entre-deux-guerres,
Paris, L’Harmattan, 2006, p. 17.
5
Alphonse Crozière, op. cit.
42
listes tels que les écrivains Jules Romains, Georges Duhamel ou Jean-Richard Bloch1,
ce qui lui permet de développer un esprit critique à ce sujet. Cependant, la période de
l’entre-deux-guerres montre bien que la pensée de la décolonisation n’est pas encore
assez avancée, même dans les milieux intellectuels. Nous pouvons évoquer par exemple
les affrontements de 1925 au sujet de la guerre du Rif. Henri Barbusse publie dans
l’Humanité du 2 juillet 1925 une déclaration hostile à cette guerre intitulée « Aux tra-
vailleurs intellectuels. Oui ou non, condamnez-vous la guerre ? » ; où l’on réclame « le
droit des peuples, de tous les peuples, à quelque race qu’ils appartiennent, à disposer
d’eux-mêmes »2. Déclaration signée par Jean-Richard Bloch et par de grands noms
comme Louis Aragon, Antonin Artaud, André Breton ou Paul Éluard ; elle ne manquera
pas d’être contestée le 7 juillet 1925 en première page du Figaro par un texte intitulé
« Les intellectuels aux côtés de la Patrie » qui eux, défendent « le devoir si haut et si
généreux de progrès et d’humanité que la France s’est donné sur la terre d’Afrique » 3.
Dix ans plus tard, nous retrouvons encore le même genre de controverse avec le mani-
feste « Pour la défense de l’Occident » au sujet de la guerre d’Éthiopie. Relevant d’un
néo-pacifisme droitier, ses signataires dénoncent, par exemple, « le prétexte de protéger
en Afrique l’indépendance d’un amalgame de tribus incultes » et « un faux universa-
lisme juridique qui met sur le pied d’égalité le supérieur et l’inférieur, le civilisé et le
barbare »4. La réponse à ce manifeste confirme la polarisation des réflexions sur la ques-
tion coloniale, qui affronte les milieux de droite et de gauche. Jean Bruller, proche de
certains membres de ce dernier groupe de signataires, parmi lesquels Jules Romains,
Romain Rolland, Claude Aveline ou André Chamson, ne participe pas activement à ces
initiatives, mais il s’imprègne visiblement de leur état d’esprit nettement anticolonia-
liste.
D’ailleurs, en 1931, pendant qu’à Vincennes il se loue les prétendus bienfaits de
la colonisation lors de l’Exposition coloniale et internationale de Paris, Jean Bruller
publie Le mariage de monsieur Lakonik5, réécriture de Loulou chez les nègres et son
seul album sous forme de bande dessinée. Il marie texte et images pour dénoncer
l’image surréaliste et mensongère que la population européenne se fait des habitants des
1
Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller, dessinateur et illustrateur de la littérature coloniale pour la jeunesse
de l’entre-deux-guerres », op. cit.
2
Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris,
Gallimard, 1996, p. 63.
3
Ibid., p. 65.
4
Ibid., p. 93.
5
Jean Bruller, Le mariage de monsieur Lakonik [1931], Rome, Italie, Portaparole, 2011.
43
colonies. Il renverse la « sauvagerie » noire par la « sauvagerie » de la pensée blanche,
sous le voile de l’humour [fig. 10 et 11]. Le choix de la bande dessinée à ce stade de la
production brullerienne constitue un pas en avant dans son approche des questions sur
l’homme. Ce type de dessin narratif met d’emblée l’homme au centre de la composition,
par ce que Thierry Groensteen a défini comme le principe de l’anthropocentrisme de la
bande dessinée :
C’est toujours le personnage, agent de l’action, qui doit être privilégié. La compo-
sition s’organise autour de lui, il demeure en permanence le point de mire du lec-
teur.1
Les décors sont ainsi simplifiés et secondarisés par rapport aux personnages, définissant
d’abord leur emplacement pour ensuite disparaître en faveur des protagonistes, dont
l’expressivité et gestualité complètent les propos qui se développent dans chaque vi-
gnette. L’ensemble texte et image permet à l’artiste de déconstruire les stéréotypes ridi-
cules qui définissent nos rapports avec l’autre, tellement la bande dessinée les exploite
de manière grossière : le pauvre blanc qui se laisse piéger par un habitant du désert afri-
cain, qui l’attache et le met dans les sacoches de son chameau pour demander après une
rançon [fig. 10] ; ou le blanc qui se croit plus intelligent devant une population canni-
bale, qu’il prétend tromper par des arguties ridicules [fig. 11], tournent les images au
dérisoire.
La prise de conscience sur la question coloniale vient se concrétiser avec
l’illustration de l’ouvrage de Claude Aveline, Baba Diène et Morceau-de-Sucre2, qui est
d’ailleurs considéré comme le premier roman anticolonial français 3. Le récit, critiquant
ouvertement le colonialisme, dément la théorie de races par l’inversion des rôles entre
ses jeunes protagonistes, Baba Diène et Morceau-de-sucre, dont la seule insignifiante
différence est la couleur de peau :
– Voyez-vous, monsieur le Directeur, on nous racontait depuis toujours qu’il y a
des races supérieures et des races inférieures, et que, par exemple, les nègres sont
moins intelligents que nous, qu’ils ne parviendront jamais à nous égaler. Ce sont de
mauvaises raisons inventées par les blancs afin de dominer les noirs. Les noirs sa-
vent moins de choses que nous, voilà toute la différence. Mais, pour le cœur et pour
l’esprit, tous les hommes sont frères, je suis sûr que vous en êtes convaincu comme
moi.
– Parfaitement, approuva M. le Directeur.4
1
Thierry Groensteen, La bande dessinée mode d’emploi, Liège, Les Impressions Nouvelles, 2007, p. 44.
2
Claude Aveline, Baba Diène et le Morceau-de-Sucre, Paris, Gallimard, 1937.
3
Mathilde Lévêque, op. cit., p. 120.
4
Claude Aveline, op. cit., p. 129-130.
44
Jean Bruller participe par ailleurs activement dans les années trente à la critique contre
la colonisation par des dessins publiés dans des revues1 ou accompagnant certaines pu-
blications comme Le blanc à lunettes de Georges Simenon (1937). Malgré cette prise de
conscience et son engagement, Jean Bruller n’est pas assez mûr pour penser la décolo-
nisation à la fin des années trente. Dans ce sens, le colonialisme ne sera véritablement
théorisé, reconnu comme système et fortement critiqué et condamné que bien plus tard,
au moment de sa désagrégation2. C’est précisément dans ces années de déclin que les
réflexions de Vercors aboutiront à la revendication de la décolonisation : « Ce n’est
qu’une fois devenu Vercors, dans un heurt traumatisant avec l’Histoire, qu’il franchit le
dernier cap et alla au bout de la logique. Ses combats anticolonialistes d’après-guerre en
témoignent »3.
L’humour devient, dans ces premières années de production brullerienne, un ou-
til précieux d’expression, qui laisse deviner un artiste en pleine éclosion idéologique,
même dans l’insouciance de son premier album. L’homme se place d’ores et déjà
comme objet artistique de représentation et prendra petit à petit sa place en dehors du
dessin, pour devenir le principal sujet d’intérêt de Jean Bruller et, par la suite, de Ver-
cors.
1
L’engagement politique de Jean Bruller se laisse spécialement sentir par sa participation à des revues
telles La Quinzaine critique, aux côtés de Pierre Lescure, ou l’hebdomadaire antifasciste Vendredi, où il
collaborera entre 1935 et 1938 (Nathalie Gibert-Joly, « La Quinzaine critique (1929-1932) de Pierre
de Lescure : une revue à la croisée du culturel et du politique », dans Hélène Aji, Céline Mansanti et Be-
noït Tadié, (éds.). Revues modernistes, revues engagées : (1900-1939), Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2011, p. 211‑220, consulté le 6 mars 2019. URL : https://books.openedition.org/pur/38419).
2
Frantz Fanon écrit Peaux noires, masques blancs en 1952, Aimé Césaire publie Discours sur le colonia-
lisme (1955) ; Albert Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur (1957) et, parmi les penseurs
de la métropole, nous pouvons souligner l’article dans le nº 123 des Temps modernes de Jean-Paul Sartre
« Le colonialisme est un système » (Sophie Leclercq, op. cit., p. 21)
3
Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller, dessinateur et illustrateur de la littérature coloniale pour la jeunesse
de l’entre-deux-guerres », op. cit.
45
la préparation de cet ouvrage qu’il a commencé à se demander ce que nous faisions sur
terre et qu’il a été pris par une certaine angoisse existentielle. Cette impasse supposera
aussi un changement dans ses travaux, d’un comique moins léger1. Quel univers s’ouvre
devant Jean Bruller dans cet album ? Quelles questions viendront désormais le tourmen-
ter ?
La pointe de philosophie dont parle Vercors se traduit dans cet ouvrage et dans
le suivant, Un homme coupé en tranches (1929), par une réflexion sur la pluralité du
moi. Chaque être humain serait habité de plusieurs avatars qui composeraient sa per-
sonnalité et ce serait dans le tiraillement entre ces moi que son caractère évoluerait.
Dans l’univers brullerien, le célèbre « je est un autre »2 de Rimbaud redouble son carac-
tère d’étrangeté par les nombreux « autres » qui peuvent s’imposer à lui, représentant
souvent des visages contradictoires d’une même personne. De plus, le dessinateur, tout
en envisageant cette découverte avec fascination et surprise, la comprend comme natu-
relle, propre à l’être humain, à la façon du Montaigne des Essais :
Notre façon ordinaire c’est d’aller après les inclinations de notre appétit, à gauche,
à dextre, contremont, contrebas, selon que le vent des occasions nous emporte.
Nous ne pensons ce que nous voulons qu’à l’instant que nous le voulons et chan-
geons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche.3
D’abord, dans Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent, le narrateur est
invité par Monsieur Lœwi-d’Arras à visiter la collection d’un fameux amateur de pein-
ture moderne. Avec cette visite, il entend pouvoir comprendre enfin ce qu’il faut admi-
rer ou non dans ce genre de peinture actuelle. Dès le début de la visite, le narrateur est
pourtant pris par un vertige étonnant, produit par les incroyables différences existantes
entre les diverses peintures de la galerie, puis par la surprise de voir Monsieur Lœwi-
d’Arras changer complètement d’expression devant chacun des tableaux : « il changeait
à ce point de mine qu’il me fallait faire effort pour admettre que j’avais toujours le
même homme devant moi »4. Ce personnage excentrique aux goûts artistiques extrê-
mement variés, voire opposés, incarne la métaphore de la réflexion brullerienne ; il est
possible d’aimer en même temps des tableaux aussi différents car chacun d’eux fait ap-
pel à une partie de notre moi :
1
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 52.
2
Lettre d’Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871, consultée le 6 mars 2019. URL :
https://www.deslettres.fr/lettre-darthur-rimbaud-a-paul-demeny-dite-lettre-duvoyant/.
3
Michel de Montaigne, « De l’inconstance de nos actions » [1595], dans Pierre Villey, Verdun-Louis
Saulnier, (éds.). Essais, Livre II, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 138.
4
Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent, Paris, chez l’artiste, 1927, n. p.
46
Notre nature est bien compliquée, dit-il enfin. Elle est constituée de l’extraordinaire
assemblage des vices et des qualités qu’ont pu posséder l’immense suite de gens et
peut-être d’animaux dont nous sommes, en fait, l’aboutissant.1
Plus tard, en 1929, Jean Bruller continue sa réflexion sur la pluralité du moi avec
son album Un homme coupé en tranches, sous forme de journal intime. Déjà en tant que
Vercors, il le définit comme « l’analyse grossière de quelques personnages qui peuvent
vivre en nous ; mais ce que nous sommes, c’est la synthèse de ces quelques person-
nages-là et des autres, innombrables, que nous ignorons »2. Cette fois, il met en scène un
certain Polimorfès, décidé à se consacrer à la rédaction de son journal intime, dans le
but de se montrer au monde tel qu’il est, d’esquisser enfin son autoportrait. En effet,
après l’angoisse causée par la prise de conscience des diverses opinions que se font de
lui les personnes qu’il côtoie au jour le jour, après s’être rendu compte de la grande di-
versité de personnalités qui semblent l’habiter, Polimorfès se lance dans un travail de
compilation de ces « incarnations », censées lui donner la clé du déchiffrement de son
identité qui s’avère, d’emblée, plurielle et insaisissable.
Avec ces deux albums, Jean Bruller dévoile l’illusion de l’unicité et de
l’invariabilité de l’être humain en tant qu’individu, l’impossibilité d’être un, alors que
nous sommes habités de plusieurs autres, dont certains nous sont même méconnus. De
plus, il met en avant cette pluralité, censurée socialement : ceux qui changent souvent
d’opinion et d’attitude n’ont pas bonne presse, étant même qualifiés de « girouettes » ou
de « caméléons » ; au détriment de ceux qui se disent « francs » et qui restent, en théorie,
imperméables aux influences des situations qu’ils rencontrent3. L’existence de cette
multiplicité du moi semble ainsi admise socialement, mais proscrite. Bruller se joue de
cette unité sociale imposée en identifiant l’homme à un comédien, qui profite de la
moindre occasion pour donner vie à chacune de ses incarnations. Cette comédie ne con-
cerne pas seulement nos rapports sociaux, mais elle atteindrait de même les rapports
avec nous-mêmes, empreints d’une rationalité qui interdit souvent l’acceptation de notre
multiplicité : « Vous devez avoir autant que moi la sensation de jouer une comédie con-
tinuelle, ou plutôt cent comédies, y compris celle que nous nous jouons à nous-
mêmes »4. Dans les domaines spécialisés qui ont pour objet l’étude de l’homme, nous
ne sommes pas plus avancés, on y accepte communément que les diverses facettes du
1
Ibid.
2
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 57.
3
Bernard Lahire, « Acte I. Esquisse d’une théorie de l’acteur pluriel. Scène I. L’acteur pluriel. », dans
L’homme pluriel les ressorts de l’action, Paris, Armand Colin, 2005, p. 19-52.
4
Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent, op. cit.
47
même individu renvoient à un soi au-delà de la situation, qu’elles varient selon le con-
texte. Cependant, certains courants sociologiques, tel la microsociologie, nient que ces
bouts de soi aient une liaison commune entre eux1. Dans l’œuvre brullerienne, les diffé-
rentes versions de nous-mêmes deviennent, en revanche, révélatrices de ce que nous
sommes, elles trouvent leur point de connexion dans l’essence même de chaque indivi-
du.
1
Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
2
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 53-54.
3
Ibid., p. 16.
48
grouillement de portraits, de voix, qui s’entrecroisent, qui s’opposent, se contredisent,
se mélangent dans la description de l’« autre »/des « autres » à l’origine du journal (est-
ce Polimorfès ? est-ce Jean Bruller ?).
En outre, la présence notable du texte dans les albums brulleriens antérieurs de-
vient, dans Un homme coupé en tranches, spécialement importante. La nature propre de
la composition, un journal intime, concède aux propos une place capitale, au-delà du
décodage des dessins. Il s’agit de donner voix à des pensées cachées derrière les traces
du crayon, qui ne pourraient se transmettre autrement que par la parole. Nous aurions
ainsi du mal à le définir comme un « album commenté » ou même comme un « journal
intime imagé », tant texte et dessin se complémentent pour saisir ce qui devient finale-
ment insaisissable, la confection d’un portrait de soi.
Par définition, le journal intime est compris comme une production autobiogra-
phique qui se construit souvent, si nous prenons l’exemple des journaux-œuvres, sur le
mode du témoignage ou sur le mode de l’introspection1. Philippe Lejeune définit
l’autobiographie comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa
propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur
l’histoire de sa personnalité »2. Dans le cas du journal intime, nous pourrions objecter
que ce caractère temporel rétrospectif se voit atténué par la dynamique d’écriture dudit
récit, qui rapproche les faits racontés du présent ou, du moins, d’un passé très proche.
Quoi qu’il en soit, Un homme coupé en tranches s’avère dès le début un cas ambigu de
littérature intime. Dans un premier temps, le journal rompt avec le pacte autobiogra-
phique3 qui relie l’identité de l’auteur à celle du narrateur et du personnage principal. Le
je de la narration s’écarte des confessions « sincères » de Jean Bruller du moment qu’il
attribue l’énonciation à Polimorfès, plaçant le discours dans le domaine du « roman
autobiographique ». Le lecteur est tout de même tenté de soupçonner que derrière les
inquiétudes de Polimorfès se trouvent en réalité celles du dessinateur, liaison nullement
évoquée dans l’album, où l’auteur n’affirme jamais son identité. Cependant cette asso-
ciation devient davantage possible avec la mise en scène d’un personnage à multiples
identités : ces personnalités cacheraient-elles celle(s) de Jean Bruller ?
1
Philippe Lejeune, « Journal personnel », dans Françoise Simonet-Tenant, Michel Braud, Jean-Louis
Jeannelle et al. Dictionnaire de l’autobiographie écritures de soi de langue française, Paris, Honoré
Champion, 2017, p. 459.
2
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 14.
3
Ibid., p. 15.
49
Le lecteur est […] invité à lire les romans non seulement comme des fictions ren-
voyant à une vérité de la « nature humaine », mais aussi comme des fantasmes ré-
vélateurs d’un individu. J’appellerai cette forme indirecte du pacte autobiogra-
phique le pacte fantasmatique.1
Au vrai, en ce temps-là, mon seul sujet d’étude c’était moi-même. J’étais féru
d’introspection, le multiple Amateur de peinture, c’était moi, et l’Homme coupé en
tranches aussi. C’était moi qui, divers avec chacun de mes amis, rieur et léger de-
vant un copain gai luron, austère et réfléchi devant un étudiant à l’École des
chartes, ne savais plus comment me comporter devant les deux ensemble ; au point
de redouter des réunions à trois, voire de les éviter.3
1
Ibid., p. 42.
2
Gérard Genette, Seuils, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p. 346.
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 58.
50
Concevoir l’autre, concevoir ses autres
Plus complexe dans son organisation, Un homme coupé en tranches contribue
davantage à la problématique d’identité narrative grâce à la grande variété d’instances
d’énonciation présentes dans le discours. L’album s’ouvre sur une déclaration à la pre-
mière personne du singulier de Polimorfès, qui avoue la nécessité qu’il ressent de
s’exprimer au sujet de ses multiples incarnations, dans le but de savoir quelle personne
il est réellement. Cependant, loin de concevoir sa réflexion exclusivement dans la
sphère privée, il qualifie son journal d’un acte public de franchise envers ceux qui le
connaissent et, d’une certaine manière, le croient. À l’exploration personnelle qu’il dé-
sire mener sur soi, Polimorfès ajoute une dimension d’aveux, de confessions. Il s’agit de
se démasquer lui-même, mais aussi de se montrer aux autres, lecteurs inclus :
Ai-je décidé de vous ouvrir les yeux à tous, ô mes amis, et de me montrer à vous,
enfin, tel que je suis. C’est pour y voir clair et savoir dans quels sens agir que
j’écris – pour moi-même – les pages qui suivent.1
Notons dans cette dernière citation que Polimorfès assume comme personnel le discours
écrit ; cependant, il ne fait à aucun moment référence aux dessins qui accompagnent ses
propos et qui restent ainsi attribués à une instance d’énonciation inconnue (Jean Bruller
dessinateur ?). De plus, cette introduction au journal est précédée d’une citation de
Georges Duhamel qui constate la portée universelle du sujet abordé : « Reconnais-le, tes
camarades, s’ils sont 23, se font de toi 23 représentations sensiblement différentes… »2.
Par la suite, la structure textuelle s’organise sur un complexe système de focali-
sation interne multiple3. Polimorfès, qui assume le rôle de narrateur-auteur du journal,
perd le contrôle du discours, pour le céder à tour de rôle à chacun des personnages qu’il
rencontre. Sujet actif dans l’écriture, il se pose pourtant en objet d’étude, que les autres
personnages jugent, examinent et définissent à leur guise. D’ailleurs, pendant toute la
succession de portraits, le « je » du narrateur se libère de la prise en charge des discours
à son sujet. Chacune de ses connaissances s’exprime au discours direct, le plus souvent,
ou au discours indirect, que Polimorfès se force à retranscrire par des nuances assez
pointues sur les expressions employées, les gestes, le ton ou l’attitude des énonciateurs.
La première personne devient ainsi un simple rôle4 adoptant plutôt les caractéristiques
1
Jean Bruller, Un homme coupé en tranches [1929], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002, p. 11.
2
Ibid., p. 10.
3
Gérard Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972, p. 207.
4
Émile Benveniste, « Section V : L’homme dans la langue », dans Problèmes de linguistique générale,
Paris, Gallimard, 1966, p. 261.
51
du narrateur omniscient, soucieux de s’accommoder constamment à l’image qu’on
construit sur lui, mais sans y porter de jugement pour ou contre :
Tous les portraits sont complétés par un dessin, d’origine non assumée, qui reproduit la
pensée que chaque énonciateur exprime sur Polimorfès. L’emplacement spatial de ces
images dans l’ouvrage, en miroir avec la partie écrite, contribue de même au jeu
d’instances énonciatives mis en place par Jean Bruller. L’ensemble est complété en der-
nière instance par la présence de lettrines au début de chaque texte. De petites images
représentent les énonciateurs (un homme de la rue, son fils, une riche tante de province),
dont les mots sont reproduits par Polimorfès et les pensées dessinées. N’est-ce pas Po-
limorfès qui, pris au jeu de son journal, a voulu reproduire graphiquement l’image qu’il
se fait à son tour de ceux qui le jugent ?
Néanmoins, le journal donne vie, par le parallélisme d’images et de texte, à un
ensemble d’avatars de Polimorfès aussi contradictoires que nombreux, et qui semblent
pouvoir se multiplier à l’infini. Chaque rencontre agit comme un résonateur chez le nar-
rateur, capable de se montrer orgueilleux et hautain devant celle qui en fut amoureuse et
qui subit son mépris [fig. 16] ; pour devenir, aussitôt après, l’homme dévoué et soumis
envers la femme qui le croit encore follement amoureux d’elle [fig.17]. Il s’affronte
même à son subconscient, examinant l’image incontrôlable qu’il montre de lui-même
dans ses écrits : un homme féru d’introspection et excessivement tourné vers lui
[fig. 18].
Si l’on excepte le contenu des albums, le péritexte2 d’Un homme coupé en
tranches se découvre fortement révélateur du sujet traité : la multiplicité assumée du
moi. Le titre de l’ouvrage et les entrées correspondant à chacun des portraits se cons-
truisent sur la dynamique d’un tout, d’une unité, maintes fois partagée et divisée. Ainsi,
le titre Un homme coupé en tranches laisse place à l’analyse des différentes « tranches »
qui composent la personnalité de Polimorfès. Cette dynamique se voit de même assurée
par la répétition au début de chaque chapitre de la formule syntaxique « le même, dans
1
Jean Bruller, Un homme coupé en tranches, op. cit., p. 10.
2
Gérard Genette, Seuils, op. cit. Nous tenons à écarter les dessins de l’album Un homme coupé en
tranches de la notion de péritexte de Genette, les illustrations constituant dans ce cas concret le cœur
même du discours.
52
la pensée de… ». Un être unique voué inexorablement aux métamorphoses qui, loin de
le désintégrer, l’affirment comme un individu qui accepte ses autres moi, qu’il les dé-
ploie consciemment ou inconsciemment :
L’autre qui se profile, surprise et danger, est producteur des conditions mêmes de
son existence. Ainsi « je » voit-il émerger un autre qui n’est que la projection de
soi, l’image, l’infinité des reflets […]. L’individu devient l’inventeur de lui-même,
il laisse advenir ses multiples corps, se contredire ses voix, se répondre, se corres-
pondre ses convoitises et ses désirs.1
Le seul chapitre qui échappe à cette structure grammaticale du titre est le premier qui,
sous l’énoncé « Le journal de Polimorfès », présente d’une part la nature du discours a
priori autobiographique, et d’autre part, le personnage et auteur supposé de ces confes-
sions, Polimorfès. Le prénom du protagoniste est sans aucun doute représentatif des
préoccupations à l’origine de cette troisième production brullerienne. En effet, le pré-
nom, constituant pour chaque individu l’institutionnalisation de son identité sociale,
devient généralement, dès son attribution, ce que Pierre Bourdieu définit comme la tota-
lisation et l’unification du moi : « ce qui assure la constance à travers le temps et l’unité
à travers les espaces sociaux des différents agents sociaux qui sont la manifestation de
cette individualité dans les différents champs »2. Polimorfès transgresse pourtant la
constance nominale demandée par l’ordre social : son identité individuelle, synthétisée
par son prénom, s’avère d’emblée multiple, plurielle et toute conceptualisation semble
impossible. L’appellation censée le cerner socialement le renvoie au contraire vers
d’autres identités, à leur tour insaisissables. Bourdieu évoque également dans son essai
l’impossibilité du nom propre de véhiculer des informations sur son porteur ou d’en
décrire des propriétés. Dans le cas de Polimorfès, cette incapacité reste partiellement
annulée car, bien que de façon imprécise, il se présente par son prénom comme
quelqu’un qui offre des apparences et des formes diverses. Si par sa nature, le nom
propre ne peut en effet rendre compte de la « rhapsodie composite et disparate de pro-
priétés biologiques et sociales en changement constant »3, il est ici la synthèse évidente
et l’acceptation sans réserve de la pluralité du moi.
Polimorfès finit par prendre conscience que sa personnalité est à ses yeux aussi
mystérieuse qu’ambiguë, toute volonté d’autoportrait est invalidée et reste forcément
1
Sylvie Camet, Les métamorphoses du moi. Identités plurielles dans le récit littéraire, Paris,
L’Harmattan, 2007, p. 93.
2
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 62, 1986,
p. 70.
3
Ibid., 70-71.
53
inachevée. L’impossibilité d’une autodéfinition passe ainsi par l’acceptation de ces
autres qui vivent en nous et qui nous constituent, se présentant et disparaissant selon les
circonstances que nous vivons. L’homme devient l’être de fuite1 de lui-même, indiscer-
nable par nature :
1
Marcel Proust identifie l’être de fuite à l’être aimé, dont la connaissance est toujours entourée d’une
certaine opacité, d’une certaine ignorance.
2
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 22.
3
Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent, op. cit.
4
Christoph Wulf et Gunter Gebauer, Mimésis culture, art, société, Paris, Cerf, 2005, p. 13.
5
Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent, op. cit.
54
a de la « parfaite inutilité » de tout ce qui l’entoure, il continue de chercher des buts ar-
bitraires qui ne sauraient pourtant le dégager de sa condition absurde. Un homme coupé
en tranches, pour sa part, prend des accents pascaliens, présentant l’individu comme un
ciron dans un univers qu’il prétend inutilement contrôler :
Il y avait encore cette extraordinaire phrase : « Le Drame, en ce triste Monde, c’est
le sentiment où Je suis d’être minusculement inutile dans l’Immense Inutilité. »
Peut-on rêver plus énorme, plus grotesque contradiction ? Ainsi, dans le moment
même où je me crois désespérément clairvoyant, je continue de ramener l’Univers
aux dimensions de mon nombril.1
Une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend qu’un livre est
le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans
la société, dans nos vices.2
1
Jean Bruller, Un homme coupé en tranches, op. cit., p. 47.
2
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi d’Essais et articles, Paris,
Gallimard, 1971, p. 221.
55
comique », la communion « dans une égale haine de la guerre, un égal amour de la
paix » 1 et les intérêts intellectuels et idéologiques à la base des deux projets :
Brusquement arrêté avec l’approche de la Seconde Guerre mondiale pour n’être jamais
repris, La danse des vivants constitue le projet le plus ambitieux de Jean Bruller comme
dessinateur. Il s’agit d’un ouvrage conformé par 160 estampes, publiées sous forme de
Relevés Trimestriels entre 1932 et 1938. Apparaissant de manière aléatoire et désordon-
née dans chaque numéro, les estampes s’organisent pourtant à partir d’une cohérence
significative de base. D’ailleurs, Jean Bruller, conscient de l’étonnement qui pourrait
frapper son public devant ce désordre, a voulu donner un sens à ce prétendu
« assemblage arbitraire d’estampes que rien ne relie »3 dès le premier Relevé Trimestriel
en 1932 : « […] mes vues sont plus larges. Elles tendent à réaliser une œuvre homo-
gène, dont le sujet pourrait s’énoncer, si j’étais un auteur grave : Vie de l’Homme
d’Aujourd’hui »4. L’homme devient ainsi à nouveau pour l’artiste non seulement sa
source d’inspiration, mais le centre de sa réflexion et de ses préoccupations immédiates.
Ayant prévu d’emblée un ordre pour sa composition, Vercors a écarté dès le dé-
but l’option de la présenter sous forme d’album. Le dessinateur voulait éviter d’avoir un
projet fini auquel il n’aurait pu rien ajouter. Dans cette œuvre en mouvement, l’auteur
livre ses lecteurs à un jeu d’assemblage tout au long des publications, ce qui lui permet
aussi de répondre à son inspiration créatrice et au dynamisme souhaité pour une cons-
truction qui se complète, s’épanouit et mature avec le temps. Ainsi, au fil des Relevés,
Jean Bruller propose les titres de chaque chapitre, censés accueillir des dessins concer-
nant différentes thématiques :
1
Vercors, Les occasions perdues, op. cit., p. 23.
2
Ibid., p. 24.
3
Jean Bruller, La danse des vivants, op. cit., p. 373 (Relevés trimestriels nº 1, 1932).
4
Ibid.
56
Ces cadres une fois établis, chaque dessin nouveau viendra y prendre place à son
tour. On verra ainsi se former des chapitres cohérents, traitant des questions dis-
tinctes.1
À l’automne 1933 (Relevé nº 7), Jean Bruller annonce le titre qui désigne l’ensemble
d’estampes publiées : La danse des vivants. La formule choisie invite le lecteur à faire
des rapprochements avec les Danses macabres du Moyen Âge, qui se présentent ici
actualisées et renouvelées par la pensée et la réalité modernes. Jean Bruller ne reprend
pas le thème allégorique du pouvoir égalisateur de la mort à la manière des Danses ma-
cabres, mais la présence de la mort est plutôt une hantise pour l’homme, la seule certi-
tude à laquelle il peut avoir accès. En revanche, l’ouvrage suit la même dynamique de
dénonciation des travers et des vices humains, tout comme la mise en scène des senti-
ments et des états d’âme qui concernent tous les individus, de quelque origine ou statut
social : « Cette œuvre sera composée de chapitres, traitant diverses questions, telles que
l’irrémédiable solitude de l’homme, ses inquiétudes métaphysiques, ses rapports avec le
progrès, les chaînes qu’il s’est lui-même forgées »2. L’homme n’échappe pas au pessi-
misme et à l’absurde qui envahissent tout l’album ; le tout accompagné d’une certaine
satire sociale, d’un humour noir proche des compositions moyenâgeuses évoquées : en
règle générale, personne n’y échappe.
Le caractère périodique de la publication finit pourtant par contraindre le dessi-
nateur à une activité méthodique, qui ne répond pas toujours à son inspiration. À
l’occasion de la sortie du Relevé nº 8, pendant l’hiver 1933, il prévient ses lecteurs de
l’éventuelle suspension de la cadence trimestrielle si, le moment venu, l’invention artis-
tique a besoin de plus de temps pour se réaliser :
Je désire que mes dessins représentent les notes d’un témoin, et non les construc-
tions d’un esprit ; il me faut recevoir mes idées du dehors, et non les faire jaillir de
l’intérieur, ce qui ne s’accorde guère avec une publication périodique.3
Cet avertissement délimite bel et bien la manière dont le dessinateur conçoit son
activité créatrice, qui naît du réel et qui refuse indéniablement « l’art pour l’art ». Jean
Bruller dessine pour dire, pour transmettre et faire réfléchir, d’ailleurs, une fois que le
dessin se révélera insuffisant, il changera son moyen d’expression pour la plume4. De
fait, après la livraison unique que le dessinateur fait en 1935, contenant les numéros 13
et 14, la publication s’arrête pour n’être reprise qu’en 1938. L’auteur prend soin
1
Ibid.
2
Ibid., p. 375.
3
Ibid., p. 376 (Relevés trimestriels nº 8, 1933).
4
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 100.
57
d’expliquer les raisons de ces trois ans de silence dans le numéro 15 : les événements
politiques et sociaux des dernières années1 l’ont empêché de dessiner pour une publica-
tion qui visait des idées générales et intemporelles. Il sentait que les événements pou-
vaient briser sa conception d’ensemble, déformée par l’émotion partisane des circons-
tances. Pendant ce temps, Jean Bruller n’étouffe pas ses émotions, mais il publie en
1936 Visions intimes et rassurantes de la guerre, album où il se rapproche du présent
par la mise en scène des pires égoïsmes que la guerre peut faire naître chez l’individu.
La deuxième pause de la série, à cause des menaces de guerre, sera pourtant dé-
finitive. L’ouvrage reste ainsi inachevé et Jean Bruller, qui, après le conflit, s’exprimera
sous le pseudonyme de Vercors, n’a jamais donné suite à cette comédie humaine : « La
catastrophe avait tari en moi toute source d’humour et d’inspiration »2. Le travail
n’ayant pas été non plus réédité depuis, nous devons attendre l’année 2000 pour avoir
accès à l’édition de La danse des vivants du professeur Alain Riffaud, qui rassemble
non seulement l’ensemble de 160 estampes ordonnées et organisées comme Jean Bruller
avait prévu, mais aussi une notice avec de précieuses informations inédites sur
l’ouvrage, fondamentales pour la présente analyse.
À quoi tout cela sert-il ? Et moi, à quoi est-ce que je sers ? Si c’est à l’Humanité, à
quoi sert-elle ? Si c’est à l’Univers, à quoi de plus que lui ? Si c’est à Dieu, présu-
mé exister, à quoi alors d’autre que Lui ? À rien cette fois, sauf à Lui-même. Ré-
pondre qu’il a servi à créer l’Univers, puis l’Humanité (pour que celle-ci l’adore),
ce ne serait que redescendre l’échelle, Dieu en haut, l’Univers au-dessous, et tout
en bas l’Humanité qui servirait à quoi ? À Rien, ni moi non plus. Le résultat est le
même. Je suis, nous sommes tous là, mes frères, sans raison d’être.3
Cependant, loin de se complaire dans le nihilisme, Jean Bruller décide de dénoncer les
efforts stériles de l’homme pour surmonter l’absurdité de son existence, d’ironiser et de
mettre en avant le ridicule qui frappe toutes les illusions, les travers, les vanités, les am-
1
À savoir la guerre d’Espagne, la montée des fascismes en Europe ou les accords de Munich.
2
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 27.
3
Ibid., p. 62-63.
58
bitions ou les rivalités des individus1. L’activité créatrice n’échappe pas à ces question-
nements ; Jean Bruller est l’objet de nombreuses contradictions qui confrontent sa vi-
sion absurde du monde avec le sens ou non de son travail artistique. Cependant,
l’humour employé dans la composition légitime l’activité créatrice, qui prend ici tout
son pouvoir car elle permet la matérialisation et la prise de conscience du non-sens de
l’existence : « Je me répondais comme Pascal que j’étais embarqué, qu’il fallait bien
remplir sa vie, sans parler de la gagner, d’une façon ou d’une autre : autant dès lors la
remplir d’humour »2.
Humour et pessimisme se combinent ainsi dans une production très originale
tout en s’articulant différemment selon les chapitres. L’édition finale de La danse des
vivants prévoyait l’organisation en deux grands tomes, dont le premier, « Nés de la
chair », marqué par une forte amertume, est consacré à la mise en image de l’absurdité
de la vie. L’illustration qui ouvre la section est celle d’Adam et Ève qui, complètement
nus au milieu de la nature, regardent le ciel cherchant un Dieu qu’ils ne trouvent pas. Le
dessinateur semble ainsi éliminer d’emblée la présence divine comme réponse au non-
sens de l’existence humaine. D’ailleurs, le titre choisi finit par subvertir la version bi-
blique sur l’origine de l’homme en interdisant toute transcendance divine. Né de la
chair, l’être humain semble ainsi condamné au péché, de là, les vices et travers qui mar-
quent son existence absurde et dont Jean Bruller montre un échantillon assez représenta-
tif. Le deuxième tome, pour sa part, bien que toujours marqué par le pessimisme, se
consacre principalement à la vie sociale des individus du XXe siècle, identifiés à des
« Copies conformes ». L’ensemble donne lieu à un portrait multiple de l’être humain, à
la façon d’Hypothèses et d’Un homme coupé en tranches, tout en faisant avancer la ré-
flexion de l’auteur vers d’autres horizons et perspectives, détachés de sa personne.
Toutefois, d’où naît cette vision pessimiste qui envahit la production brulle-
rienne pendant des années ? Ni Jean Bruller, ni Vercors n’a jamais parlé explicitement
des causes de la naissance de cette angoisse existentielle qui accompagnera le dessina-
teur pendant très longtemps. Dans les années soixante, le chercheur Radivoje Konstan-
tinovic est le premier à mettre en relation cet état d’âme avec les lectures que l’artiste
fait de Blaise Pascal. Vercors, qui a participé par des commentaires aux recherches de
ce jeune doctorant, n’a jamais dit quoi que ce soit à ce sujet, cependant, cette thèse a été
validée par la suite par des spécialistes de l’œuvre vercorienne, tels le professeur Alain
1
Ibid.
2
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 840.
59
Riffaud1. En effet, bien que l’écrivain-dessinateur n’ait jamais dévoilé les sources de
son mal être, il est certain que dans l’ensemble de ses productions des années trente et
dans les réflexions qu’il dédie à cette étape par la suite, les accents pascaliens sont évi-
dents. Citons par exemple le journal inédit que Jean Bruller a rédigé sous forme de
notes en 1930, après la mort de son père, et qui a été publié de façon posthume par
Alain Riffaud en 20022. Nous y trouvons des allusions évidentes à la philosophie pasca-
lienne des Pensées : « L’Infini est trop petit pour m’impressionner : je n’impressionne
pas un ciron. Mais les falaises du Tréport m’en imposent : elles sont à mon échelle »3 ;
ou bien, « L’ennui est le sentiment aigu, qui nous apparaît quand rien n’en détourne
notre attention, de notre inutilité. C’est l’effort que nous faisons pour échapper à cette
sensation insupportable qui est à la base de toutes nos activités »4. Les récepteurs de La
danse des vivants sauront de même y déceler les accents pascaliens des dessins, où
l’humour pessimiste réactualise les travers déjà dénoncés par le philosophe clermontois
au XVIIe siècle. En effet, érigés par leur persistance temporelle en caractéristiques
presque inhérentes à l’espèce humaine, certains vices décrits par Pascal retrouvent leur
écho dans les images des Relevés Trimestriels.
Commençons par celui que le philosophe a souligné comme l’un des grands
dangers qui guettent l’homme : la vanité des apparences. L’individu tombe souvent dans
le piège de s’intéresser seulement à l’image que les autres se font de lui, s’obstinant à
garder une apparence, à créer un être imaginaire qui n’existe pourtant pas. Cette ré-
flexion nous fait penser tout de suite à l’album Un homme coupé en tranches, dont
l’attitude du protagoniste, Polimorfès, semble maintenant être condamnée. Le pessi-
misme de Jean Bruller s’étend en quelque sorte sur son travail antérieur, sur le jeune
artiste qu’il était, pour condamner certaines de ses prétentions, sous un ton qui a déjà
laissé l’humour de côté.
La vanité est tellement ancrée dans la nature humaine que nous cherchons conti-
nuellement des admirateurs qui reconnaissent, qui embellissent notre réputation, sou-
vent très éloignée de la réalité5. Ainsi, sans nous préoccuper du présent, nous vivons du
passé et, en fonction des attentes de cet être imaginaire, nous entretenons un avenir que
1
Alain Riffaud, « Vercors inédit : Jean Bruller, l’ironiste amer », Histoires Littéraires, nº 6, juin 2001,
p. 17-37.
2
Vercors, « Journaux inédits » [1930/1942], dans Alain Riffaud, (éd.). Le silence de la mer et autres
œuvres, Paris, Omnibus, 2002, p. 1037-1047.
3
Ibid., p. 1043.
4
Ibid., p. 1045.
5
Blaise Pascal, Les Pensées, éd. A. Guthlin, Paris, P. Lethielleux, 1896, p. 49, consulté le 10 mars 2019.
URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5722364t/f4.image.texteImage.
60
nous espérons glorieux, mais qui est incertain et capricieux. Jean Bruller ne manque pas
de dénoncer la futilité de cette attitude dans son chapitre Gloires Fragiles : « Ces re-
nommées éphémères, que menacent une ride, une fluctuation de la Bourse, un détail
vestimentaire : qui ne résistent guère à l’examen et que, pour finir, le temps détruit » 1.
Ainsi, « La grande vedette » [fig. 19] se montre impuissante face au temps, qui ne passe
pas en vain et qui condamne sa jeunesse ; ou le « Don Juan trahi » [fig. 20] perd toute
son allure de séducteur quand il se laisse envahir par le sommeil, incapable de maîtriser
l’image qu’il se force à véhiculer. Cependant, le dessinateur s’en prend aussi dans « Le
crétin ou le Dieu des foules » [fig. 21] à la masse sociale qui fait l’éloge de ce genre de
vanités, admirative d’un succès qu’elle ne pense pas pouvoir atteindre ou, ce qui est
pire, insouciante du tour qu’on lui joue.
Au sommet de sa vision pessimiste du monde, un autre des sujets qui tourmente
Jean Bruller est la petitesse déconcertante de l’être humain par rapport au cosmos. Être
fini, dans un entourage temporel et spatial infini, l’homme trouve son existence misé-
rable et réalise sa faiblesse, prend conscience de la disproportion dont parlait Pascal,
celle qui l’effrayait autant. D’ailleurs, La danse des vivants s’ouvre sur le frontispice
« Le radeau de l’éternelle espérance » [fig. 22], à l’image du désespoir qui envahit sa
production artistique : dans l’océan déchaîné et au milieu d’une forte tempête, des indi-
vidus s’agrippent sur un radeau en perdition, dans l’espoir d’une survie qui est de toute
évidence impossible. La petitesse du radeau qui résiste à peine aux vagues violentes,
suppose la mise en scène de l’impuissance humaine face aux forces qui l’entourent 2.
L’ensemble attire sur celui-ci l’attention, par le jeu des lumières, qui permet de localiser
un drapeau blanc sur l’embarcation avec lequel l’homme supplie piteusement une trêve
à la nature, qui lui sera de toute évidence refusée.
L’homme, se sachant incapable de lutter contre le cosmos, essaie donc de le
comprendre et de le saisir par la seule arme que la nature lui a procurée, la raison. Vou-
lant se défaire de ce que Pascal appelle la « pure ignorance naturelle »3, il cherche à la
combattre par le savoir, par l’exploration de ce cosmos, qui est pourtant insaisissable.
Face à cette immensité, qu’il est certain de ne jamais pouvoir connaître complètement,
l’homme se confronte souvent au sentiment d’inutilité (« L’école du découragement ou
les mauvaises fréquentations » [fig.23]). Certains, essaient vainement de persister dans
1
Jean Bruller, La danse des vivants, op. cit., p. 377 (Relevés trimestriels nº 11, 1934).
2
Les mêmes éléments seront repris par Jean Bruller dans « Mutinerie à bord ».
3
Blaise Pascal, op. cit., p. 92.
61
leur prétention de connaissance absolue et finissent par prendre conscience de leur vani-
té, découvrant l’absurdité de leur tâche titanesque (« À la poursuite du néant ou le retour
sur soi-même » [fig. 24]) : « Car c’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or
il [l’homme] veut être heureux et assuré de quelque vérité, et cependant il ne peut ni
savoir ni ne désirer point de savoir »1. Si Pascal, dans son projet de rapprocher la créa-
ture vers son Créateur, associe l’impossibilité d’atteindre la vérité absolue à la misère
provoquée par l’absence de Dieu, Jean Bruller se situe en dehors de tout discours théo-
logique. Le dessinateur place son angoisse, non pas dans un problème de croyance mais,
dans la prise de conscience de l’incommensurable différence existante entre l’homme et
ce qui l’entoure.
Compte tenu de ce qui précède, l’individu représenté par Jean Bruller se recon-
naît comme sujet fini, pris dans une infinité qui l’opprime et dont la seule certitude est
la mort imprévisible (« Le maître des hommes » [fig. 25]). Par conséquent, nombreux
sont ceux qui essaient de détourner leurs pensées de cette douloureuse évidence en se
fixant des buts vains et stériles, en se souciant des problèmes empreints d’absurdité, en
essayant d’en trouver des solutions comme des mouches en bouteille. Cette métaphore,
déjà employée dans son album Hypothèses, fournit le titre au premier chapitre de La
danse des vivants. Le dessinateur y retrace amèrement l’insouciance trompeuse de la
jeunesse face au pessimisme des adultes (« Projet d’avenir ou la vie en rose » [fig. 26])
ou la solitude de ceux qui amassent d’énormes fortunes, mais se retrouvent incapables
d’en profiter parce qu’ils sont seuls (« Au faîte des richesses » [fig. 27]). À la manière
de Pascal, Jean Bruller semble inviter à l’acceptation de notre condition de finitude, ce
qui implique se défaire de questions futiles. Cette certitude fait toute la noblesse de
l’homme qui, à différence de la nature, est conscient par sa raison de sa condition,
même si celle-ci l’angoisse :
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pen-
sant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une
goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait
encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que
l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien.2
1
Ibid., p. 124.
2
Ibid., p. 41.
62
conséquences de ce non-sens sur la vie effective des êtres pensants. Le dessinateur ar-
rive ainsi à peindre un large tableau de la société moderne, à la manière d’une comédie
humaine du XXe siècle, par des représentations de la vie quotidienne des individus de
son siècle (leurs attitudes, leurs manières de penser, leurs actions, leurs ambitions, etc.).
L’ironie est, dans ces dessins-ci, plus puissante que jamais, permettant de souligner da-
vantage le caractère dérisoire de l’homme et d’incorporer une voix dénonciatrice de la
vanité de certaines de nos actions. Nous y trouverons par exemple un grand nombre de
dessins consacrés à la réflexion sur la liberté de l’homme et sur la conscience qu’il en a.
Se croyant complètement libre dans ses choix et ses décisions, il vit dans l’ignorance
des divers facteurs qui conditionnent son existence malgré lui. Il en résulte une société
aliénée, non seulement par le travail comme le note la doctrine marxiste, mais aussi par
elle-même :
L’aliéné est celui qui se croit libre, libre dans ses désirs, ses besoins, ses achats, ses
opinions, ses pensées intimes, sa culture ; et qui ne l’est pas, car les conditionne-
ments psychiques […] le déterminent tout entier, à son insu. On se croit libre entre
telle ou telle option morale, on ne l’est pas plus – ou ni plus ni moins – qu’entre
telles ou telles marques concurrentes de lessive que le même trust fabrique, vous
suggérant ainsi, par le pire des conditionnements, le sentiment de la liberté lui-
même !1
Jean Bruller met en scène ces contraintes invisibles, interprétées comme des
choix personnels, mais qui ne sont en fait que le résultat des obligations que nous nous
imposons par plaisir et que nous suivons sans faille parce que nous les croyons positives
(chapitre Les chaînes adorées), ou bien de contraintes qui surgissent de notre vie en
société (chapitre Liberté, liberté chérie !). Dans le premier ensemble, la tranquille pro-
menade en famille du dimanche devient une pénible lutte pour prendre sa place au mi-
lieu de la foule. La masse continue ainsi de suivre une tradition, malgré l’évidente dis-
parition du plaisir de l’activité, devenue presque une corvée (« Dimanche ! Dimanche ! »
[fig. 28]). C’est de même l’opportunité de représenter l’aspect impersonnel, presque
déshumanisant, de ces activités sociales ; le dessin en rend compte par des personnages
de dos qui, les uns après les autres, avancent dans une direction commune en guise de
manifestation dérisoire. Plus loin, une femme épuisée s’affaisse sur son canapé après
une longue journée de shopping, qui ne semble pas lui avoir apporté la détente ou la joie
recherchées, bien au contraire (« Fin de Journée ou la vie oisive » [fig. 29]). Seule, dans
un appartement qui dégage toutes les commodités d’une situation économique aisée,
1
Maurice Clavel, Qui est aliéné ? Critique et métaphysique sociale de l’Occident, Paris, Flammarion,
1970, p. 47.
63
l’expression de la femme laisse entendre la banalité de la consommation. Dans Liberté,
liberté chérie !, Jean Bruller évoque des situations très familières du monde moderne,
auxquelles nous, lecteurs du XXIe siècle, nous pouvons identifier plus facilement encore
que la société des années 30. Dans « Capitulation ou le libre arbitre » [fig. 30], le dessi-
nateur met en image la forte influence de la publicité dans nos choix, qui se voient in-
consciemment réduits et guidés. Visant la standardisation et l’unification des goûts des
clients, elle finit par les soumettre, d’abord par un sentiment de nécessité, puis par la
consommation de certains produits au détriment d’autres. L’illustration se sert à nou-
veau du jeu des tailles pour mettre en scène l’homme qui, petit et déterminé, se voue à
suivre les choix qu’on lui impose, cette fois depuis la mode publicitaire. Les affiches
géantes occupent ainsi presque la totalité de l’espace pictural ; le dessinateur reprend
dans son ouvrage l’une des formules typiques du système publicitaire, à savoir la répéti-
tion constante des slogans et des images, et critique en passant les lobbies et le mono-
pole de certaines marques ou entreprises. D’autre part dans « Les horloges ou l’esclave
de l’heure » [fig. 31] Jean Bruller revient sur la vie extrêmement chronométrée et orga-
nisée des sociétés modernes, qui passent leurs journées à essayer de respecter le pro-
gramme prévu, à se presser pour gagner vainement la course à la montre.
Le contexte du XXe siècle tracé et critiqué par l’artiste n’est pourtant pas une ex-
ception, il rejoint par exemple les réflexions que fera plus tard la philosophe allemande
Hannah Arendt à propos de la condition de l’homme moderne. Celui-ci, ayant lutté pour
gagner des droits et des libertés, retombe malgré lui, mais par ses actions, dans le même
cercle vicieux qui l’empêche d’être complètement libre :
L’homme s’est effectivement jeté à la recherche des conditions pouvant le libérer des
fardeaux comme le travail. Cependant, dans sa course effrénée pour le progrès, il
semble avoir sauté des étapes et avoir négligé des aspects véritablement importants pour
l’amélioration de sa condition humaine. Il se retrouve par conséquent à l’origine des
perfectionnements matériels, qui demandent une grande implication et beaucoup de
travail, mais qui ne répondent finalement pas à ses véritables besoins. Le numéro 12 des
Relevés Trimestriels (novembre 1934) consacre quelques images à cette nécessité de
1
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 145.
64
progresser qui devient éternelle parce qu’inefficace. « Symphonie pastorale ou le bien-
heureux aveugle et sourd » [fig. 32] montre la joie des avancements dans le domaine des
transports, qui rythment une vie quotidienne désormais marquée par les embouteillages,
le bruit assourdissant des voitures et le stress continuel dans les rues. Pour sa part,
« Cafard » [fig. 33] évoque la face cachée du progrès, la complète solitude de l’homme
dans un océan de bienfaits matériels. L’individu crée ainsi des conditions qui lui sont
propres mais qui, malgré leurs différentes variations et leur origine humaine, finissent
par le conditionner de la même manière que les éléments purement naturels1. Il semble
ainsi voué au conditionnement perpétuel, à la recherche d’un rêve qui restera inacces-
sible.
Les productions et les créations éminemment humaines sont de même envisa-
gées comme des tentatives inutiles pour nier la nature finie de notre existence. La reli-
gion, par exemple, ne saura finalement donner à l’individu des réponses certaines à
toutes ses questions : « L’athée » [fig. 34]. Dans ce dessin, les énormes colonnes de
l’église, à la taille de la puissance de Dieu, ne peuvent pourtant détourner le regard du
lecteur d’un personnage piteux dont l’expression montre bien comment la foi s’avère
inutile pour résoudre ses angoisses. De la même façon, les constructions architecturales
ne permettent pas la réalisation de l’absurde prétention à l’éternité humaine, d’emblée
ridicule par la magnificence et grandeur de ces œuvres matérielles. Dans « L’architecte
ou la foi blessée » [fig. 35] et « Recherche de l’immortalité » [fig. 36], Jean Bruller met
en scène le pouvoir ravageur du passage du temps, qui n’a pas fait exception sur des
constructions humaines d’envergure, telle la ville de Carthage, et qui montre ainsi
l’absurdité de vouloir laisser un souvenir indélébile de son passage sur terre.
D’autre part, la vie sociale de l’homme développe les pires aspects de sa nature,
qui devient de plus en plus égoïste. Jean Bruller met en lumière notre incapacité à nous
remettre en question, face au plaisir que nous éprouvons à juger les autres et leurs dé-
fauts (chapitre L’heureuse myopie), tout comme l’énorme méfiance que nous éprouvons
envers l’inconnu et qui empêche la bonne entente (« L’intrus » [fig. 37]), ou les intérêts
personnels qui cachent souvent nous rapports sociaux (« Le riche ou les amitiés condi-
tionnelles » [fig. 38]). Il en résulte une société individualiste où chaque personne est
renfermée sur elle-même (« Solitudes » [fig. 39], « Six du même sens ou les inconnus »
[fig. 40]), condamnée à la tristesse et à la solitude propre de l’homme moderne :
1
Ibid., p. 17.
65
« l’homme est irrémédiablement sa propre prison en dépit de sens trompeurs et bornés,
comme parmi deux milliards d’êtres semblables à lui il vit, peine, se réjouit, souffre et
meurt – SEUL »1.
Malgré la vision pessimiste qui se laisse sentir dans les images de La danse des
vivants, le dernier chapitre de l’album, Rien n’est perdu laisse la porte ouverte à un cer-
tain espoir en l’homme. Jean Bruller finit son plus grand projet artistique jusqu’alors en
avouant une certaine confiance en l’être humain, qu’il confirmera par la suite dans
l’ensemble de son œuvre en tant qu’écrivain. Il évoque les « lumières naturelles » dont
parlait Pascal pour décrire la grandeur de l’homme, malgré la misère qui accompagne
son existence. Cependant, si le philosophe place la consolation en dehors de l’être hu-
main, notamment en Dieu (« Consolez-vous ; ce n’est point de vous que vous devez
l’attendre ; mais au contraire en n’attendant rien de vous que vous devez l’attendre » 2),
Bruller ne saura la trouver qu’en l’homme.
Les conditions de l’existence humaine, par définition absurde et dépourvue de
sens, ne supposent pourtant pas un fardeau définitif pour l’homme, car elles ne le condi-
tionnent jamais complètement3. Cette « échappatoire » possible se retrouve dans le der-
nier chapitre, où l’ironie et les contradictions atteignent leur plus haute expression, à
l’image du caractère complexe de l’homme. Retenons les trois premières illustrations du
chapitre : « Le Marchand de canons » [fig. 41], « Le Mouchard » [fig. 42] et « Le Mul-
timilliardaire » [fig. 43]. Les titres se heurtent à des représentations qui restent très éloi-
gnées, voire opposées, à l’idée que l’on pourrait se faire des personnages concernés.
Celui qui s’enrichit avec la guerre fait preuve de ses délicats talents musicaux, alors que
le sycophante et le multimilliardaire profitent de leur complicité avec la nature en toute
simplicité. Le contraste est tel que le lecteur reste sur ses gardes, se méfiant de la véri-
table personnalité des personnages. En effet, comme l’indique le professeur Riffaud
dans son édition critique de La danse des vivants, il s’agit moins d’inciter à un rachat
des vices ou des travers de l’homme, que de souligner la possible existence d’une ver-
tu4. Jean Bruller semble ne pas vouloir s’enfermer dans une vision pessimiste irréconci-
liable, mais laisse au contraire la porte ouverte à la foi en l’être humain par l’humour.
Un indice sans doute de l’engagement humaniste que l’artiste entreprendra dès le début
de la Seconde Guerre mondiale.
1
Jean Bruller, La danse des vivants, op. cit., p. 376 (Relevés trimestriels nº 5, 1933).
2
Blaise Pascal, op. cit., p. 226.
3
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 20.
4
Jean Bruller, La danse des vivants, op. cit., p. 386.
66
De l’égoïsme comme principe humain
Cependant, cette vision d’espoir reste très floue jusqu’à ce qu’il change définiti-
vement sa forme d’expression. D’ailleurs, comme nous l’avons évoqué auparavant,
pendant la pause que Jean Bruller se donne dans la publication périodique de ses Rele-
vés Trimestriels, le dessinateur se consacre à la création d’un autre album : Visions in-
times et rassurantes de la guerre1, qui verra le jour en 1936. Cet ouvrage présente un
éclairage tout à fait différent de celui de La danse des vivants, qui vise une représenta-
tion plus universelle de l’homme. Par cette publication, il s’inscrit dans le sillage d’un
grand nombre de productions qui, en cette moitié des années trente, font du thème de la
paix, et en conséquence de la guerre, un véritable leitmotiv artistique. En effet, le sujet
dominera la pièce Marchands de canons (1933) de Maurice Rostand, Le journal d’un
homme de quarante ans (1934) de Jean Guéhenno, La guerre de Troie n’aura pas lieu
(1935) de Jean Giraudoux ou, plus tard, La nausée (1938) de Jean-Paul Sartre2. Les cor-
respondances rendent aussi compte de l’omniprésence du conflit, devenu presque une
hantise. Roger Martin du Gard, dans ses échanges réguliers avec Jean Bruller, parle de
son Été 1914 (1936) comme d’une « longue préface » des Visions intimes et rassurantes
de la guerre, tellement les estampes du dessinateur semblent à ses yeux rendre compte
des « hésitations de l’esprit », « de la sévérité », « de l’ironie », « de l’indulgence », « de
la pitié », « de tout cela superposé et jaillissant »3, propres à l’époque.
Vers la moitié des années 30, Jean Bruller ne peut plus ignorer des réalités con-
temporaines telles que la guerre civile qui se déroule de l’autre côté des Pyrénées, en
Espagne. Il finit par dévoiler la grande préoccupation qui l’envahit à la vue de la montée
de l’extrême droite et, surtout, à la vue de l’insouciance généralisée devant ce
« rhinocéros » que les gens croient inoffensif. Ce basculement vers l’actualité de son
temps confronte le dessinateur à la réalité politique et sociale de l’Europe ; des événe-
ments qui lui feront remettre en question ses convictions pacifistes, remise en question
qui se poursuivra jusqu’à l’Occupation, mais qui n’est pas encore mûrie en 1936, au
moment de la publication des Visions :
1
Jean Bruller, Visions intimes et rassurantes de la guerre [1936], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus,
2002.
2
François-Georges Dreyfus, « Le pacifisme en France 1930-1940 », dans Maurice Vaïsse. Le pacifisme
en Europe : des années 1920 aux années 1950, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 139.
3
Lettre de Roger Martin du Gard à Jean Bruller, 11 décembre 1936, Fonds Vercors, Paris, Bibliothèque
Littéraire Jacques Doucet, cote : MS46738001.
67
– Très tard. Très tard. Je n’étais pas aveugle mais je m’obstinais à penser : Tant
qu’il n’y a pas la guerre tout peut encore survenir, un attentat contre Hitler, une ré-
bellion de ses généraux… Même en 1936, lors du coup de poker de Hitler (pas en-
core prêt) envahissant la Rhénanie, je souhaitais encore le compromis. Je n’en suis
pas fier.1
Si les positionnements d’une majorité des intellectuels se produisent après les accords
de Munich, comme ce fut le cas de Jean Bruller (« après Munich, il n’a plus été question
de pacifisme, tant j’étais convaincu qu’il ne restait de choix qu’entre la guerre et la ser-
vitude »2), le mouvement pacifiste de gauche se réduit progressivement au fur et à me-
sure que l’agressivité extérieure du nazisme oblige à prioriser la lutte antifasciste sur la
défense de la paix3. Cependant, les premières prises de position pour la fermeté face à
Hitler, dont celle de Romain Rolland en 1936, contrarient certains des intellectuels paci-
fistes comme Jean Guéhenno, qui ne manque pas de lui reprocher son attitude4. La réso-
lution de celui qui fut l’un des principaux représentants du mouvement pacifiste fran-
çais, ne sera que la première de tout un ensemble d’intellectuels, dont le propre Jean
Guéhenno, qui avec Romain Rolland, Louis Aragon, Georges Bernanos, André Cham-
son, Colette, Lucien Descaves, Louis Gillet, André Malraux, François Mauriac, Jacques
Maritain, Henry de Montherlant, Jules Romains et Jean Schlumberger, signeront le
20 mars 1938 l’Appel à l’union nationale5. Les milieux intellectuels suivent ainsi
l’évolution de l’opinion publique qui, aspirant majoritairement à la paix, n’est pas prête
à se soumettre aux exigences de l’extrême droite hitlérienne, notamment après le non-
respect par Hitler des accords de Munich en mars 19396. C’est dans cette dynamique de
1
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 75.
2
Ibid.
3
Philippe Olivera et Nicolas Offenstadt, op. cit., p. 53.
4
« […] sommes- nous si près de la guerre, de nouveau ? Je ne me sens d’accord ni avec Michon, ni avec
Challaye, mais je ne puis accepter non plus l’idée d’une guerre fatale. Et je n’accepterai pas la guerre sous
prétexte que je veux la révolution. À tort ou à raison, je pense que les hommes de mon âge n’ont qu’un
devoir, celui de mettre en œuvre leur raison de dire que ce fut leur expérience et de condamner la violence
et la guerre […]. Je suis d’une grande tristesse, parce que votre article, le premier, m’a contraint à sentir
que mes dernières espérances peut-être étaient vaines, et que la guerre est déjà là » (Lettre de Jean Gué-
henno à Romain Rolland du 21 janvier 1936, dans L’Indépendance de l’esprit. Correspondance entre
Jean Guéhenno et Romain Rolland 1919-1944, Paris, Albin Michel, 1975, p. 369).
5
« Devant la menace qui pèse sur notre pays et sur l’avenir de la culture française, les écrivains soussi-
gnés, regrettant que l’union des Français ne soit pas un fait accompli, décident de faire taire tout esprit de
querelle et d’offrir à la nation l’exemple de leur fraternité » (Jean-François Sirinelli, Intellectuels et pas-
sions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle, op. cit., p. 113). En réponse à cet appel, des écri-
vains du courant pacifiste tels André Breton, Alain ou Jean Giono ont signé un « Refus de penser en
chœur ».
6
D’après le sondage de l’IFOP : 57 % des personnes interrogées « approuvent » les accords de Munich, et
37 % adoptent une analyse inverse ; 70 % des sondés estiment que la France et l’Angleterre ne doivent
pas céder une nouvelle fois aux exigences hitlériennes (Charles Robert Ageron, « L’opinion publique
française pendant les crises internationales de septembre 1938 à juillet 1939 », dans Cahiers de l’Institut
d’histoire de la presse et de l’opinion, nº 3, 1975, p. 203-223).
68
prise de conscience que Jean Bruller arrive à penser la guerre comme quelque chose,
sinon d’inévitable, du moins de très probable :
En fait, si le coup décisif me fut porté par la guerre d’Espagne, ce fut moins une
conversion subite qu’un effritement accéléré par le naufrage de l’Autruche, de
l’Albanie. Lors de Munich, tout était dit. J’avais admis, la mort dans l’âme mais en
toute certitude, que contre Hitler la guerre était le seul recours. Et, honnêtement, je
m’y préparai.1
Tout en se rapprochant du présent par la crainte d’un conflit qui n’allait effectivement
pas tarder à éclater, Jean Bruller continue d’une certaine manière à exploiter sa vision
générale sur l’homme dans ce qu’il a de plus égoïste et intéressé : « Les planches de
l’album représentaient […] comment une variété de personnages types imaginaient la
guerre prochaine sous des couleurs riantes, espérant y trouver leur profit »2. Visions in-
times et rassurantes de la guerre ferait donc partie de la « préparation » de Jean Bruller
au conflit par la critique acerbe envers ceux qui y voyaient, par-dessus la catastrophe
générale qu’elle impliquait, un moyen d’enrichissement et de réussite. Nous tenons à
remarquer que l’artiste n’a jamais défendu la violence comme mode de défense :
d’ailleurs ce sera par la littérature qu’il essaiera de combattre l’occupant ; néanmoins il
condamne toute attitude passive et inactive de la part du peuple et de ses gouvernants,
attitude qui ne fera qu’encourager l’installation des forces fascistes en Europe.
De cette manière, le dessinateur met en scène différents personnages qui, les uns
après les autres, réfléchissent aux avantages de la guerre pour servir leurs intérêts. Dans
un jeu de points de vue déjà classique dans les ouvrages brulleriens, l’auteur articule en
miroir le portrait de celui qui exprime ses pensées, et la représentation picturale des
éventuelles situations de guerre évoquées par le personnage en question. Ainsi dans
« Vision intime de la guerre d’Armand Lorraine de l’Académie française » [fig. 47],
l’académicien regrette les récits de guerre qui lui ont donné son siège à la prestigieuse
institution, mais qui sont tombés dans l’oubli, démodés par une guerre déjà lointaine. Il
rêve de la reprise des combats pour mettre en page ses héros et la défense de la patrie
française. De son côté, l’industriel Robert Lefrançois [fig. 48] gère ses comptes pour
faire progresser son industrie d’artillerie. Aucun domaine ne semble lui convenir à ex-
ception de la guerre, qui multiplierait ses revenus sans être obligé de moderniser ses
usines et qui, de plus, lui permettrait d’échapper à la mobilisation, étant donné qu’il y
contribuerait par son travail.
1
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 818.
2
Ibid., p. 811.
69
Suivant cette dynamique, Jean Bruller rapporte les arguments d’un médecin,
d’un député, d’un chef de gare et même de la gérante d’un magasin de dentelles. Des
personnages appartenant à des domaines complètement opposés mais qui se ressemblent
par une semblable mesquinerie. Parmi toutes les représentations, « Vision intime de la
guerre du lieutenant-colonel Dupin officier breveté » se distingue par sa grande préci-
sion historique, annonçant à quelques jours près (le 12 mai 1940), l’invasion allemande
et la destruction de la défense de Bapaume, qui aura lieu le 18 de ce même mois :
Le moindre officier breveté, et un peu renseigné, devait avoir calculé qu’il faudrait
encore à Hitler, en 1935, quatre ou cinq ans avant d’avoir une armée en mesure de
nous faire la guerre ; que l’offensive, comme à l’accoutumée, se déclencherait aux
premiers beaux jours : fin avril ou début mai ; que de toute évidence elle aurait lieu
sur cette frontière belge que la ligne Maginot ne couvrait pas.1
Que ce soit par une vision générale ou par une vision plus concrète, Jean Bruller arrive à
souligner des spécificités de la société moderne très révélatrices, en définitive, de la
condition humaine. D’ailleurs, dans son désir d’exploration de l’homme, il se tourne de
même vers d’autres expériences typiquement humaines qui nous intriguent, comme le
rêve, ou qui nous effraient, telle la mort ou les craintes qui l’accompagnent.
1
Ibid.
2
André Breton, « Premier manifeste du Surréalisme, 1924 » [1924], dans Jean-Jacques Pauvert, (éd.).
Manifestes du Surréalisme, Mouans-Sartoux, PEMF, 1962, p. 40.
70
Avec son album Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psychanalytique
d’interprétation des rêves, aussi appelé Nouvelle clé des songes1, le dessinateur entre-
prend l’examen du subconscient par l’interprétation des rêves, manifestations incons-
cientes qui échappent au contrôle de la raison, mais qui laissent à découvert des facettes
complètement inconnues des rêveurs. Le rêve se présente aussi comme un défi pour
celui qui essaie de lui donner un sens, de le faire rentrer dans la logique de la conscience
alors qu’il se développe dans le domaine de l’involontaire :
Le rêve est une hypothèse, puisque nous ne le connaissons jamais que par le sou-
venir, mais ce souvenir est nécessairement une fabrication. Nous construisons,
nous redessinons notre rêve ; nous nous l’exprimons, lui donnons un sens ; il de-
vient narrable : histoire, scènes, distribution de personnages, et dans ce scénario de
souvenirs, la part prise par le réveil, la reconnaissance, nous est indiscernable de ce
qui restitue, peut-être, quelque chose de l’original à jamais perdu.2
L’intérêt de Jean Bruller par le monde du rêve s’éveille au début des années trente, spé-
cialement à la suite de ses lectures de Freud et grâce aux échanges du dessinateur avec
un couple traité par la psychanalyste française Marie Bonaparte. Cependant, ce sera au
cours d’une réunion d’amis qu’il prendra conscience que certains rêves sont particuliè-
rement répandus parmi la population ; des rêves « typiques » que chacun de nous avons
expérimentés à un moment de notre vie, par exemple, celui où nous nous retrouvons nus
dans la rue alors que personne ne s’en rend compte3. L’auteur témoigne de la récurrence
de cet exemple en ajoutant dans son album le rêve qu’il a fait avant son service mili-
taire : « Rêve de confusion à cause de la nudité (suite) » [fig. 49]. Cependant, si le carac-
tère collectif de ces manifestations oniriques se présente aux yeux de Jean Bruller
comme une coïncidence intéressante à exploiter, c’est spécialement la nature comique
de ces rêves communs ce qui le pousse à dessiner, puis à commenter, les images à la
manière freudienne4. Par le rire et la surprise des interprétations proposées, le dessina-
teur rapproche l’onirique du lecteur, un monde qui semble a priori presque insaisissable
et incompréhensible. Des sentiments et des désirs qui nous habitent, mais qui sont sou-
vent refoulés ou incommunicables :
1
Jean Bruller, Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psychanalytique d’interprétation des rêves ou
Nouvelle clé des songes, Paris, France, Creuzevault, 1934, n. p.
2
Paul Valéry, « Préface », dans Martin Lamm. Swedenborg, Paris, Stock, 1936, p. 20.
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 63.
4
Ibid.
71
premier mouvement, au réveil, est de le dire absurde, voire délirant et de le rejeter :
« ce qui est le plus proche est le plus obscur » (Lévi-Strauss).1
Il oblige ainsi son récepteur à se placer face à lui-même et à entrer en contact avec des
parties de sa personne qui lui sont inconnues ou méconnues. Le rire, même l’absurde de
certaines interprétations, n’est ici que le moyen qu’utilise Jean Bruller pour attirer
l’attention de son destinataire sur une activité aussi anodine que révélatrice de son être
le plus intime. L’originalité de l’album lui accorde un très bon accueil du public ; ses
contacts et amitiés dans le monde intellectuel, dans lequel il s’est fait petit à petit une
place, lui assurent de même sa diffusion2.
Dans ce cas, regardez les images, qui ne sont pas bien amusantes, et laissez les
commentaires de côté. Car vous les trouverez absurdes, si même vous y comprenez
quelque chose.3
72
des désirs refoulés dans le subconscient, qui ne se réalisent chez le rêveur que par des
symboles. Ce genre de témoignages oniriques s’avère effectivement le plus intéressant à
décoder, car il risque « par [sa] nature de ruiner la bonne opinion que le rêveur a de lui-
même »1. D’ailleurs, Jean Bruller circonscrit encore plus son champ d’étude et le limite
aux rêves que Freud appelle « typiques », parce que communs à tous les hommes :
En dépit de la liberté que manifeste chacun de nous dans ses rêves, il y a un certain
nombre de rêves que nous avons presque tous eus de la même manière et dont on
peut dire qu’ils ont, pour tous, la même signification. Ces rêves typiques méritent
une attention toute particulière, parce qu’ils ont probablement les mêmes sources
chez tous les hommes et peuvent nous fournir des indications sur ces sources.2
1
Jean Bruller, Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psychanalytique d’interprétation des rêves,
op. cit.
2
Sigmund Freud, op. cit., p. 210.
3
Paul Valéry, Mélange, Paris, Gallimard, 1941, p. 107. Citation reprise par Jean Bruller dans son album.
4
Jean Bruller, Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psychanalytique d’interprétation des rêves,
op. cit.
73
sé par Freud1 et le seul que Jean Bruller s’attribue comme propre. Ce genre de rêves se
caractérise par une sensation de honte importante de la part du rêveur, qui est souvent
celui qui expérimente la nudité, et qui essaie vainement d’échapper à cette situation gê-
nante. Le rêveur se trouve ainsi entouré de gens, des étrangers, qui semblent complète-
ment indifférents à sa tenue inattendue. Tandis que le protagoniste de la scène ressent
un sentiment de gêne, la réaction de ceux qui l’entourent est complètement déconcer-
tante (on s’attendrait à des expressions de surprise, de moquerie ou même
d’agacement). Freud identifie cette contradiction avec l’accomplissement d’un désir
dans le rêve, qui n’a pourtant pas atteint le sentiment de honte du rêveur :
De plus, Freud y voit un renvoi à notre première enfance, où nous éprouvions un grand
plaisir envers ce que le monde adulte taxe d’exhibitionnisme. Le rêve nous renverrait
d’une certaine manière au « paradis », où des sentiments telle la honte n’existent pas.
Ces impressions ne viennent s’installer dans notre être qu’une fois initiée la vie sexuelle
et notre entrée effective dans la société. Si dans le rêve nous sommes entourés
d’étrangers et non de familiers, les spectateurs habituels de nos exhibitions enfantines,
c’est par notre désir de « garder le secret »3. Le rêveur est de même atteint par la paraly-
sie de son corps, qui l’empêche de bouger et de mettre fin à la scène, soit en fuyant soit
en s’habillant. La psychanalyse y découvre une censure représentative du conflit de vo-
lontés : l’inconscient réclame l’exhibition, qui est pourtant objet de censure dans le
monde conscient du rêveur.
Par le biais du rêve, Jean Bruller met en scène les conflits qui découlent de notre
appartenance à un groupe social. En effet, la socialisation de l’homme, la construction
de l’animal socialis aristotélicien, n’est pas sans conséquences pour lui, des exemples
inconscients comme celui-ci en sont la preuve :
Aucune vie humaine, fût-ce la vie de l’ermite au désert, n’est possible sans un
monde qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d’autres êtres
humains. Toutes les activités humaines sont conditionnées par le fait que les
hommes vivent en société.4
1
Sigmund Freud, op. cit., p. 211.
2
Ibid., p. 212.
3
Ibid., p. 214.
4
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit. p. 31.
74
La prise de conscience de cette réalité suppose aussi l’intégration de tout un ensemble
de codes moraux, religieux, de pensée ou de comportement qui, au-delà de leur discu-
table légitimité, sont fortement enracinés dans la société. L’infraction de ces codes dé-
clenche d’habitude une censure, qui ne provient pas toujours des autres membres de la
société, mais qui se transforme même en autocensure. L’homme-enfant, étranger à ce
genre de codes, agit dans son enfance de façon complètement spontanée et libre, voire
« naturelle ». Ces comportements peuvent sans doute se poursuivre à l’âge adulte, ce-
pendant, l’homme aura déjà conscience de la présence de la censure, qui ne lui permet-
tra pas toujours d’agir à sa guise, notamment dans le domaine public. Le rêveur, nu
parmi une multitude, censurera sa nudité par la honte et, cependant, recevra
l’indulgence extraordinaire de ceux qui l’entourent et qui, dans le monde conscient,
l’auraient condamné. Le rêve redonne au domaine privé, à l’intimité, la possibilité de
s’afficher dans le domaine public, de se montrer et de se revendiquer, mais non la pos-
sibilité de s’imposer :
Le règne du social, dans lequel le processus vital a établi son domaine public, a dé-
clenché, pour ainsi dire, une croissance contre nature du naturel ; et c’est contre
cette croissance, non pas simplement contre la société, mais contre un domaine so-
cial toujours grandissant, que le privé et l’intime d’une part, et le politique (au sens
strict du mot) d’autre part, se sont montrés incapables de se défendre.1
D’ailleurs, nombreux sont les rêves typiques qui évoquent des formes de libération, ce
qui montre bien à quel point l’homme a besoin de se défaire des contraintes sociales
imposées. Dans la Nouvelle clé des songes, cette libération se produit de façon effective,
ne serait-ce que momentanément, par des représentations comme celle du « rêve du
vol » [fig. 50]. D’autres dessins soulignent le besoin de libération, souvent accompagné
de l’angoisse ressentie par le rêveur : « rêve de l’objet égaré » [fig. 51], « rêve des pour-
suites » [fig. 52]. Les touches humoristiques que le dessinateur attribue aux rêves dans
l’interprétation du contenu latent n’arrivent pourtant pas à cacher ce sentiment
d’angoisse, aspect très présent dans les productions brulleriennes de la même époque.
Cette angoisse est d’ailleurs accentuée par l’aspect sombre des dessins, le noir est plus
présent que jamais, la lumière n’éclaire que le protagoniste du rêve, dont les expressions
faciales et postures corporelles traduisent dans la plupart des cas la peur, la frayeur ou
l’incommodité. Les acteurs secondaires des rêves sont dépourvus à leur tour de leur
humanité, ils se présentent souvent comme de formes fuyantes, des ombres estompées
qui n’ont pas de visage ou dont le visage est à peine dessiné par des yeux noirs presque
1
Ibid., p. 57.
75
fantasmagoriques, qui font échouer tout essai d’expression autre que l’inquiétude. Le
comique ne réussit donc pas à faire disparaître l’angoisse, mais agit comme un instru-
ment qui essaie de l’apaiser :
Parler du rire […] comme moyen de surmonter l’angoisse, ce n’est pas parler d’un
rire chaleureux, spontané, fusant comme le témoignage d’une joie de vivre, mais
d’un rire qui retentit comme une arme tout autant que comme une défense.1
Une chose très importante – la perte de ma virginité – va avoir lieu. Je voudrais que
mon père n’en sût rien, mais je vois bien qu’il se doute de quelque chose. Pourtant
je préfère encore ça plutôt que d’y renoncer.2
Freud s’est beaucoup interrogé sur cette question, se demandant si l’apparition fré-
quente de ce matériel sexuel dans les rêves pourrait avoir une signification précise. Ce-
pendant, il conclut que cette symbolique n’est pas exclusive du monde onirique, mais
qu’elle se trouve dans toute l’imagerie inconsciente, dans toutes les productions sociales
comme les mythes ou les légendes3. Si les rappels au monde sexuel sont constants, c’est
parce que les instincts de reproduction sont les plus contrariés par les mœurs et les
codes de la société actuelle. Le monde du sexe est entouré de tout un ensemble de ta-
bous, de non-dits, de désirs réprimés qui finissent par surgir dans nos rêves pour se réa-
liser et s’accomplir. Ils se présentent aux rêveurs sous différentes formes : un chapeau
(organes génitaux masculins), un sentier (symbole de l’acte charnel), une bougie brisée
(impuissance sexuelle masculine), des besognes culinaires (symbole érotique)… Jean
Bruller s’en sert pour remanier ses rêves typiques et en faire une production tout à fait
originale.
1
Sylvie Camet, op. cit., p. 122.
2
Jean Bruller, Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psychanalytique d’interprétation des rêves,
op. cit.
3
Sigmund Freud, op. cit., p. 301.
76
De comment la mort éternise les souffrances terrestres
S’inscrivant dans cette veine originale, le dessinateur explorera de même celle
qui constitue l’une des grandes hantises de l’être humain, la mort. L’homme est souvent
attiré par l’au-delà, intrigué, sinon apeuré par ce qui pourrait nous attendre après notre
vie sur terre. L’homme, être fini, semble se projeter dans l’éternité en s’octroyant une
vie après la mort, qui l’inquiète par son incertitude et par les dangers qui pourraient le
guetter. Jean Bruller se consacre à cette thématique dans son album L’Enfer (1935),
lequel s’inscrit dans le pessimisme de La danse des vivants.
À cette occasion, le dessinateur prétend avoir trouvé, lors d’une promenade en
canoë, un manuscrit dans une bouteille lui étant adressé, provenant directement de
l’Enfer. L’artiste amène à nouveau son lecteur à un jeu d’identité concernant la per-
sonne à l’origine de l’ouvrage, cependant, cette fois-ci, il nie explicitement la création et
se pose en simple transmetteur du message, argumentant même qu’il n’est pas le pre-
mier à faire ce genre de trouvailles1. Le manuscrit à l’intérieur de la bouteille aurait été
écrit par un autre dessinateur qui, ayant été envoyé en Enfer et admirant énormément
Bruller, souhaite lui confier la tâche de communiquer au reste des hommes les souf-
frances inévitables qui les attendent après la mort :
Il faut craindre ! Il faut craindre ! O mes frères qui, comme moi, croyez avoir vécu
une vie sans ombre, qui vous croyez méritants, ô hommes honnêtes, sages et bons,
à vous aussi, l’Enfer est promis !
1
Jean Bruller, L’Enfer, Paris, Aux Nourritures Terrestres, 1935.
2
Dante Alighieri, La Divine Comédie. L’Enfer., trad. François Villain Lami, Paris, A. Lacroix, Ver-
boeckhoven et Cie, 1867.
77
Comme Dante, le dessinateur décédé entame une conversation avec une voix, d’identité
inconnue, mais qui passe aussi en revue l’ensemble des raisons qui lui ont fait se retrou-
ver dans cette situation de punition éternelle. Par le discours de la mystérieuse voix, le
jeu d’identités se réactive à nouveau, étant donné que ses propos synthétisent parfaite-
ment l’expérience biographique et professionnelle du Jean Bruller des années trente :
Tu n’as cessé de t’élever contre les fausses valeurs sans oublier, n’est-ce pas, cer-
taine soif de renommée ?, d’accabler de ton ironie ceux qui sacrifient les justes
pour les fausses. Et comme c’est là le fait du plus grand nombre tu n’as donc cessé
de proclamer ton mépris pour cette humanité erratique. Eh ! bien, de ceux qu’on
méprise, que vaut l’admiration ? Moins que rien : nonobstant, dès qu’il t’a semblé
qu’on te privait indûment d’une part de cette admiration, tu t’es dressé sur tes er-
gots, comme un jeune coq…1
N’oublions pas qu’en 1935 le dessinateur est en pleine production de sa Danse des vi-
vants et, comme nous l’avons évoqué auparavant, se sent fortement perturbé, non seu-
lement par le pessimisme qui envahit sa vision du monde, mais aussi par l’absurdité qui
frappe même le sens de son activité artistique : « Souvent pourtant je m’étais dit, si rien
ne servait à rien, qu’il n’était pas moins ridicule de dessiner, et mieux encore de
m’inquiéter du succès de mes dessins »2. Jean Bruller condamne ses propres tourments
et attitudes, s’infligeant une punition fictive par ce qui est qualifié dans l’album comme
l’une des pires contradictions que l’homme peut avoir : l’hypocrisie envers soi-même.
Par l’intermédiaire d’un personnage de fiction qui semble n’être que sa transposition, le
dessinateur assume ses travers personnels, se sachant membre intégrant de la comédie
humaine qu’il met en images dans ses Relevés trimestriels.
Le dessinateur remet à Jean Bruller le croquis de son œuvre en lui demandant de
la perfectionner et de la publier ; par là, il cherche à annoncer aux hommes l’inutilité de
mener une vie en toute exemplarité. Le pessimisme propre des albums brulleriens
s’étend ainsi sur toutes les sphères potentielles de l’existence humaine, même sur celle
qui peut être envisagée par certains comme la fin des souffrances terrestres :
Ô vous tous, hommes généreux, qui pourtant n’avez pu échapper aux bonnes rai-
sons, voyez les souffrances qui vous attendent ! Vous les reconnaîtrez ! Car vous
avez commencé votre enfer même sur la terre. Vous avez pu alors supporter ces
maux par ce que vous saviez qu’ils cesseraient, plus ou moins tôt. Ici, hélas, point
de fin !3
1
Jean Bruller, L’Enfer, op. cit., p. 14.
2
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 840.
3
Jean Bruller, L’Enfer, op. cit., p. 16.
78
Se confrontant à cette troublante réalité, le malheureux dessinateur doit choisir une
damnation qu’il devra subir pour toujours. Il doit faire un choix parmi un ensemble de
corvées qu’il représente sous forme de dessins dans son album, et qui correspondent à
celles qui accablent n’importe quel homme pendant sa vie. Forcé de s’imposer sa tor-
ture, il passe en revue jusqu’à vingt-sept damnations qui nous sont familières et qui ren-
voient à certains des travers déjà évoqués dans La danse des vivants : châtiment de la
peur éternelle, châtiment du fiasco éternel, châtiment du retard éternel, châtiment de
l’ennui éternel, châtiment de l’insomnie éternelle, etc. Jean Bruller continue en quelque
sorte à porter son regard sur l’homme contemporain de La danse des vivants, en le pla-
çant dans une dimension qui, à son tour, fait partie des hantises traditionnelles de l’être
humain : la vie après la mort. Le jeu satirique proposé affirme l’existence de cette vie de
l’au-delà, pour l’annuler tout de suite après par des châtiments éternels qui deviennent
ridicules et qui servent au dessinateur à mettre en question les préoccupations, obstina-
tions et prétentions ridicules de l’homme moderne.
Par ailleurs, le dernier album publié par Jean Bruller, en 1937, sera aussi consa-
cré à d’autres hantises et peurs de l’homme, preuve de la fragilité de l’être rationnel, qui
se laisse pourtant intimider par des sensations tout à fait irrationnelles. L’ouvrage, qui
porte le titre de Silences, est composé de huit estampes en couleur, c’est le seul des al-
bums de Jean Bruller où le texte est complètement absent, les images s’imposent dans
toute leur puissance, renforcées par une inexistence de mots qui pèse lourd sur la com-
position. L’humour noir et l’ironie s’estompent à cette occasion pour laisser place à des
sentiments ou à des sensations accrues par l’absence de mots : la peur de l’écrivain qui
se retrouve impuissant devant une feuille blanche qu’il s’obstine à remplir [fig. 53], la
triste promenade d’un couple qui agit en étrangers [fig. 54] ou la panique silencieuse
d’une femme qui est sur le point d’être attaquée au milieu de la forêt [fig. 55]. Les per-
sonnages représentés semblent ainsi atteints d’une impossibilité de parole, tellement ce
qu’ils ressentent appartient au domaine de l’ineffable, tellement le silence cache derrière
lui une tornade d’émotions. L’homme est ici la proie de ses craintes, la proie du mystère
qui accompagne son existence, la proie, en définitive, des émotions qui l’assaillent et
qui ne trouvent pas toujours leur réalisation verbale.
Silences, publié une année avant les dernières livraisons de La danse des vivants,
annonce l’ambiance prédominante des numéros 15 et 16 des Relevés trimestriels, carac-
térisés par ce que Riffaud définit en toute justesse comme « une turbulence de silences
79
terrifiants »1. Les lecteurs y ont affaire en effet à des estampes où la guerre et la mort
deviennent les protagonistes dans un contexte de tranquillité plus qu’inquiétant2. Par
ailleurs, avec cette publication, Jean Bruller préconise le silence que lui-même
s’imposera pendant les premiers mois du conflit armé et qu’il brisera par son entrée en
résistance avec Le silence de la mer en 1942. Celui-ci ne sera pourtant pas son dernier
travail comme dessinateur, il illustre les poèmes d’Edgar Poe Silence, Ombre et L’Île de
la fée ; et traduit et illustre The Rime of the Ancien Mariner, de Coleridge en 19423. Ce
sera tout de même le silence qui viendra s’installer à la place du dessin, alors que Jean
Bruller donnera à ses écrits la parole de Vercors :
Bien que je n’y eusse mis aucune intention consciente, ce ne fut pas peut-être un
pur hasard si mon dernier album, avant que la guerre n’éclatât, s’appelait Silences,
si peu après je choisis d’illustrer une œuvre d’Edgar Poe qui s’appelait Silence, et
si ce fut encore le mot Silence qui se trouva en tête de mon premier récit clandestin.
Comme si avec ce mot j’avais voulu frapper les trois coups, au lever du rideau, sur
la longue tragédie que la France bâillonnée allait vivre, en effet, dans le silence…4
Jean Bruller finit ainsi son activité de dessinateur, qu’il reprendra de façon exception-
nelle pendant l’Occupation pour la traduction et l’illustration de Hamlet5, ouvrage qui
ne sera achevé et publié que vingt ans après la libération de la France. Celui-ci serait
donc le véritable dernier travail de Jean Bruller, dont les dessins rappellent
l’omniprésence du conflit, tout en laissant à découvert une sensibilité sociale désormais
évidente :
Dès mes vingt ans j’aspirais à illustrer cette tragédie qui a toujours été, pour moi,
non seulement la plus forte de Shakespeare, mais la plus grande sans doute de tous
les temps. […] En 1942, la tragédie foudroyante où nous étions plongés était bien
propre à m’inspirer des images dramatiques.6
1
Jean Bruller, Silences [1937], éd. Alain Riffaud, Le Mans, Création & recherche, 2002, n. p.
2
« Menaces de guerre », « Guerre de prestige », « Le Maître des hommes » ou « Extinction du chômage ».
3
Jean Bruller, Silences, op. cit. Réédition de Silences et des illustrations d’Edgar Poe (Silence, suivi
d’Ombre et de L’île de la fée) et Coleridge (The rime of the ancien mariner).
4
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 811.
5
Vercors, Liberté ou fatalité ? Œdipe et Hamlet, Paris, Librairie académique Perrin, 1970.
6
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 100‑101.
80
indices d’un intérêt naissant pour l’homme, d’abord, parce qu’il a toujours été au cœur
des productions brulleriennes, ensuite, parce que les albums permettent à leur créateur
de s’élever au-delà des réflexions autour de sa personne. D’ailleurs, nous observerons
une progression semblable dans l’œuvre de Vercors. Il initiera son activité littéraire au-
tour de l’homme en guerre qui subit, se rebelle ou exerce la violence contre ses sem-
blables ; pour ensuite se libérer de l’emprise du présent et chercher par la fiction une
approche de l’homme morale, éthique et même biologique.
81
Chapitre II
Résister, survivre, se libérer. La condition humaine face
à la violence
L’œuvre picturale de Jean Bruller constitue la preuve évidente que ses préoccupations et
ses réflexions sur l’homme ne naissent pas du jour au lendemain. Le dessinateur, qui vit
dans les années trente une étape de métamorphoses intellectuelles et personnelles se
heurte progressivement à des préoccupations et à des questionnements qui le mettent,
non seulement face à sa condition humaine, mais aussi face à sa condition d’homme
social. Ces premières « inquiétudes » se révèlent fondamentales pour comprendre
l’engagement dans la pensée humaniste que prendra Jean Bruller sous le pseudonyme
de Vercors, dès son entrée dans la résistance intellectuelle pendant l’occupation nazie.
Le regard artistique de Jean Bruller se tourne ainsi progressivement vers l’autre, dans un
mouvement d’élévation universelle qui naît inévitablement des expériences contempo-
raines, en relation directe avec la violence extrême de la guerre.
L’entrée définitive en résistance de l’écrivain ne devra donc pas être comprise
comme une décision soudaine, de la même façon que n’a pas été soudaine la mise par
écrit de ses réflexions humanistes sous forme de récits et de textes théoriques. Le choc
personnel produit par l’éclatement de la guerre et l’occupation de la France s’avère sans
doute déterminant, mais l’actualité inquiétante des années qui précèdent le conflit a déjà
fait naître chez l’auteur des signes évidents de révolte et d’indignation, à l’encontre
d’une société passive et caricaturale devant la menace du fascisme (La danse des vi-
vants en constitue le meilleur exemple). Rappelons aussi sa collaboration par des des-
sins contre le fascisme et le racisme dans Vendredi, où il continue de côtoyer, sous le
patronage d’André Gide, des représentants de la gauche française de l’époque : le radi-
82
cal André Chamson, le socialiste Jean Guéhenno, les communistes Paul Nizan et An-
drée Viollis1.
Témoin de l’humiliation que les Alliés ont infligée à l’Allemagne après la
Grande Guerre, il se doute que des conséquences catastrophiques pour l’homme
s’ensuivront. Son pacifisme s’estompe en même temps qu’il constate stupéfait comment
l’extrême droite gagne la bataille face au gouvernement républicain espagnol, orphelin
devant des militaires qui s’installent petit à petit au pouvoir de l’autre côté de la fron-
tière, soutenus par l’indifférence généralisée des puissances européennes. Les expé-
riences personnelles que Vercors a vécues juste avant sa prise de position s’avèrent ca-
pitales pour déterminer, d’un côté, son engagement actif et, de l’autre, la concrétisation
de son centre d’intérêt artistique et intellectuel, l’homme2.
En effet, malgré les nouvelles d’Allemagne décrivant la montée fulgurante au
pouvoir d’Hitler, Jean Bruller ne prend véritablement conscience des événements qu’en
1938, quand il a l’opportunité de voir de ses propres yeux le visage d’un pays désormais
complètement nazifié. Invité par l’écrivain et ami Jules Romains au congrès annuel de
la Fédération mondiale des PEN Clubs à Prague, il assiste stupéfait au discours d’un des
intervenants, qui demande véhémentement le respect de la liberté d’expression à l’égard
des propos antisémites3. Les derniers événements de l’association, qui dans sa section
française compte entre autres avec Luc Durtain, Claude Aveline ou Benjamin Cré-
mieux, rendent compte des tensions croissantes au sein du monde intellectuel européen :
la section allemande, ralliée à Hitler, avait été récemment expulsée pour sa persécution
des écrivains démocrates ou juifs et remplacée par une section d’écrivains émigrés par-
mi lesquels se trouvaient Thomas Mann, Heinrich Mann, Stefan Zweig, Remarque ou
Feuchtwanger4. De plus, si lors de son voyage aller le dessinateur s’est déjà fait contrô-
ler ses papiers en Allemagne, au retour, il assiste à la construction de la ligne Siegfried.
Son regard ne peut plus échapper à l’amère certitude d’une guerre que tout semble évo-
quer, même le paysage germanique :
Ce n’était que sévères prairies coupées de sombres forêts, presque toutes de sapins
noirs. Il s’en dégageait une impression d’âpreté insensible, de dureté abrupte,
presque d’hostilité à l’égard de l’homme. Celui-ci pouvait-il y répondre autrement
qu’en se cuirassant lui-même, en bannissant de lui toute douceur lénifiante ?5
1
Alain Riffaud, Vercors : l’homme du silence, op. cit., p. 42.
2
Christian de Bartillat, Vercors : l’homme du siècle à travers son œuvre, op. cit.
3
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 818-827.
4
Ibid., p. 818-819.
5
Ibid., p. 820.
83
La guerre n’a pas effectivement beaucoup tardé à éclater, Jean Bruller est mobilisé à
Romans-sur-Isère, près de Valence, où il sera spectateur admiratif du massif auquel il
empruntera son nom deux ans après et qui, curieusement, abritera le maquis le plus em-
blématique de la résistance française, le Vercors. La drôle de guerre le fait tomber dans
le désespoir et l’ennui, faute d’un ennemi auquel il n’a jamais pu vraiment se confronter
à cause, d’abord, d’un accident qui le reléguera à des tâches administratives, ensuite, de
l’annonce du cessez-le-feu du général Pétain, sans avoir combattu les troupes alle-
mandes. Après sa « bataille postiche »1, au retour avec sa famille à Villiers-sur-Morin, il
apprend que sa maison a été occupée par des officiers allemands, il pourra rentrer au
foyer en août 19402.
Avec le début de l’Occupation, Jean Bruller commence à travailler comme me-
nuisier, résolu à arrêter son activité créatrice en forme de protestation : il décide néan-
moins de commencer la rédaction d’un roman sur son premier amour, Stéphanie, entre-
prise qu’il arrêtera face à l’urgence des temps sombres que vit la France sous le joug
nazi3. Effectivement, le retrait de Jean Bruller à Villiers-sur-Morin et son silence n’ont
pas duré très longtemps. Les écrivains prennent déjà parti pour et contre le régime et il
se demande si le silence est une bonne manière de combattre l’occupant, et si ce ne
pourrait pas être interprété comme un signe d’indifférence : « nous vîmes ainsi s’effriter
lentement autour de nous le carré des écrivains muets. De nouvelles signatures apparais-
sent chaque semaine dans la presse de la trahison »4. La confusion des premiers mois de
l’Occupation règne dans le milieu littéraire où la liste Otto interdit, dès le mois
d’octobre, les œuvres de Louis Aragon, Georges Duhamel, Jean Giraudoux, Paul Clau-
del ou André Malraux, « voisinant étrangement avec Bainville, Henry Bordeaux et
même – un comble ! – Henri Massis »5. La presse n’était pas moins bouleversée à cause
des restrictions matérielles et de la censure, qui s’étend à tous les domaines de la culture
et de l’art6. Vercors rappelle dans sa Bataille du silence les nouvelles contradictoires
concernant les publications clandestines qui leur arrivaient à Paris depuis la zone libre :
1
Vercors, Désespoir est mort, 1943, Paris, Albin Michel, 2015. Dans cette nouvelle de 1943, dont la
première édition clandestine a été publiée sous le pseudonyme de « Santerre », Vercors s’aide de sa
propre expérience pour raconter l’ennui et l’attente de tout un ensemble d’officiers et de soldats français,
prêts à combattre un ennemi qui n’arrive jamais. Le silence et le désespoir sont généralisés et envahissent
tous les esprits sauf ceux des chefs, image de l’insouciance et de l’égoïsme des dirigeants.
2
Alain Riffaud, Vercors : l’homme du silence, op. cit., p. 49-53.
3
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 892.
4
Ibid., p. 904.
5
Ibid., p. 906.
6
« Les censures allemandes et françaises sont multiples dans tous les domaines : plusieurs listes
d’ouvrages interdits aboutissent à la suppression de plus de mille titres et au retrait de millions
84
Si ces feuilles existaient, elles nous parvenaient rarement en zone nord. […] Il ré-
gnait dans cette presse, disaient-ils, une confusion déplorable. Il y avait deux Hu-
manité, l’une vraie, l’autre fausse, toutes les deux d’ailleurs attaquant les Anglais.
Une troisième feuille « marxiste-léniniste », La Vérité, attaquait L’Humanité. La
Liberté, hostile à la collaboration, n’en faisait pas moins confiance encore au
« vainqueur de Verdun ».1
Son amitié avec Pierre Lescure, qu’il connaissait depuis le début de sa carrière comme
dessinateur, le pousse définitivement vers l’engagement : il se décide à s’engager dans
une filière destinée à faire sortir du pays des agents britanniques découverts ou des avia-
teurs2 ; il monte régulièrement à Paris où il rencontre Lescure, Claude Aveline, mais
aussi René Arcos ou Jean Richard Bloch lors des dîners et des réunions (« nous nous
étions rassemblés à cause d’autres faits, ceux-là très alarmants, qui menaçaient la
France dans son esprit et sa pensée »3). Ce sera d’ailleurs son ami qui l’invitera à parti-
ciper à la revue clandestine La Pensée Libre, au début de 1941. Revue militante liée au
Parti communiste, sa forte connotation politique empêche la publication de compter
avec l’adhésion des écrivains gauchistes contraires au mouvement communiste : « Très
lié avec Jean Bruller, […] Lescure lui propose de rédiger à eux deux la prochaine livrai-
son de la revue, seule solution pour convaincre de l’autonomie de l’entreprise les futurs
rédacteurs qu’il ambitionne de recruter »4.
Le silence de la mer commençait déjà à prendre forme dans son esprit, il se lance
à la rédaction pendant l’été 1941. Vercors pense d’ailleurs publier dans La Pensée Libre
le récit qu’il rédige, mais une perquisition dans ses locaux par la Gestapo fait disparaître
la revue. Il n’est pas prêt à arrêter son engagement intellectuel, qu’il croit maintenant
fondamental pour la survie de la France et de sa culture. Son activité d’éditeur pendant
son époque de dessinateur lui a procuré quelques connaissances dans le métier et, avec
Pierre Lescure, ils décident de créer une maison d’édition clandestine pour diffuser des
ouvrages de la résistance. L’entreprise est dangereuse, mais les Éditions de Minuit
d’exemplaires ; retrait de la circulation de certaines œuvres (la moitié des films disponibles sont retirés du
circuit, soit parce qu’ils sont d’origine anglo-saxonne, soit par suite d’un décret qui interdit la projection
de films réalisés avant le 1er janvier 1937) ; interdiction faite à certains peintres d’exposer, comme Picasso
ou Kandinsky ; contrôle des créations nouvelles, en général opéré avec l’accord des organisations profes-
sionnelles concernées, tel le Syndicat des éditeurs ou les Comités d’organisation » (Thibault Laurence et
Raymond Aubrac, Imprimeurs et éditeurs dans la Résistance, Paris, AERI La documentation française,
2010, p. 18).
1
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 907.
2
Ibid., p. 893.
3
Ibid., p. 901.
4
Raymond Aubrac et Thibault Laurence, op. cit., p. 114. D’autres revues littéraires voient le jour sous
l’Occupation, on retrouve Les Lettres françaises, Les Cahiers de Libération de Louis Martin-Chauffier ou
Les Étoiles fondée, entre autres, par Aragon et Sadoul (Ibid., p. 95).
85
commencent à fonctionner1. Le premier ouvrage publié, Le silence de la mer, voit le
jour en février 1942 au nombre de 350 exemplaires, qui doivent attendre août pour être
distribués par mesure de sécurité.
La maison d’édition devient en peu de temps l’une des principales institutions de
la résistance littéraire clandestine. Elle regroupe un ensemble d’écrivains (Jean Guéhen-
no, Pierre Lescure, Jean Cassou, André Chamson, Claude Aveline, Jean Prévost,
Jacques Debû-Bridel ou le propre Vercors) qui appartiennent à une même génération
née aux alentours de 1900, unis « au départ par les mêmes hostilités et [qui ont] subi les
mêmes influences entre 16 et 25 ans sinon plutôt »2. Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce
que la littérature ? les décrit comme des auteurs « sensibles aux injustices sociales mais
trop cartésiens pour croire à la lutte des classes, l’unique affaire était pour eux d’exercer
leur métier d’hommes […] »3. Anne Simonin, pour sa part, reconnaît dans son étude sur
les Éditions de Minuit leur statut de génération littéraire par la réponse commune qu’ils
ont su donner à la situation historique :
Ce n’est pas parmi la génération humaniste que l’on retrouve les plus grands noms
de la littérature de l’époque : ils sont soit communistes (Éluard-Aragon) ; soit ceux
de grands aînés (Maritain, Mauriac, Paulhan). Mais cette génération jouit du pres-
tige des fondateurs […] et elle fournira une part essentielle du catalogue clandes-
tin : la majorité des « récits », des poèmes, des essais publiés par les Éditions de
Minuit clandestines.4
Sous la direction de Vercors et Pierre Lescure, que Paul Éluard remplace en 1943, la
maison d’édition accomplit de manière magistrale sa mission pendant l’Occupation
avec une trentaine d’ouvrages publiés jusqu’à la libération de la France 5. Sont édités
clandestinement des titres comme Le cahier noir de François Mauriac (1943), Le musée
Grévin de Louis Aragon (1943), Les Amants d’Avignon d’Elsa Triolet (1943), Trente-
trois sonnets composés au secret de Jean Cassou (1944) ou Dans la prison de Jean
Guéhenno (1944), entre autres. Elle accueille de même les nouvelles de guerre de Ver-
cors, qui s’intègreront pour la plupart dans l’édition définitive du Silence de la mer de
1951, publiée chez Albin Michel. L’activité romanesque de l’écrivain est aussi complé-
tée par de nombreux articles sous forme d’essais, qu’il publie dans des revues clandes-
tines comme Temps présent ou L’Éternelle Revue ; ainsi que par des rencontres, par
1
Anne Simonin, Les Éditions de Minuit 1942-1955. Le devoir d’insoumission, Paris, IMEC, 2008.
2
Henry Peyre, Les générations littéraires, Paris, Boivin et Cie, 1948, p. 197-198 ; cité par Anne Simonin,
ibid., p. 121.
3
Jean-Paul Sartre, « Situation de l’écrivain en 1947 », dans Qu’est-ce que la littérature ? [1948], Paris,
Gallimard, 1997, p. 200.
4
Anne Simonin, Les Éditions de Minuit 1942-1955. Le devoir d’insoumission, op. cit., p. 121.
5
Raymond Aubrac et Thibault Laurence, op. cit., p. 121.
86
exemple avec Elsa Triolet et Louis Aragon, où « sont traités les problèmes liés à
l’édition des textes clandestins, mais aussi ceux liés à la participation des écrivains à la
préparation du soulèvement du pays »1.
Les écrits de résistance, avec ses productions de l’immédiat après-guerre, consti-
tuent un riche ensemble de réflexions sur le conflit et sur les conséquences qui
s’ensuivent pour l’homme, marqué à jamais par le caractère barbare de la violence. Le
totalitarisme nazi, l’Occupation, la collaboration et le génocide, déterminés tant par
l’existence de victimes que de bourreaux, mènent à une mise en cause généralisée de
l’humanisme : l’homme, aurait-il négligé ses valeurs humaines ? Dans l’influence inévi-
table de l’extrême contemporain troublé par le traumatisme de la guerre, source pre-
mière de ses questionnements, l’écrivain arrive à ébaucher et à verbaliser dans ses
textes, tant fictionnels que théoriques, des réponses de plus en plus concrètes à celle qui
deviendra l’une des questions centrales de sa production intellectuelle pendant des an-
nées : qu’est-ce que l’homme ?
Compte tenu de ceci, notre réflexion s’articule en quatre grandes sections, qui
visent à éclairer les rapports difficiles de l’homme avec l’actualité contemporaine de la
guerre. La première section se développe autour des idées théoriques et philosophiques
que Vercors a travaillées dans ses essais pendant l’Occupation ; nous pouvons déjà dé-
celer une approche éthique de la notion d’homme, en relation directe avec la philoso-
phie kantienne. Les trois sections suivantes concernent l’étude de l’exploitation fiction-
nelle de ces bases philosophiques et de leur mise en contexte. Nous nous rapprocherons
ainsi, dans un premier temps, de la résistance de l’homme face à la violence et des mé-
thodes qu’il mobilise pour sauvegarder sa dignité dans un environnement qui vise sa
destruction. En deuxième lieu, il sera question d’envisager l’homme dans le contexte
particulier des camps nazis et notamment, comment la fiction travaille ce statut
d’exception. Finalement, l’approche des Armes de la nuit (1946), nous permettra de
mesurer par la fiction les conséquences que ces expériences ont entraînées pour les vic-
times en particulier, pour l’espèce humaine en général. Ces analyses s’avèrent ainsi ca-
pitales pour faire la transition avec les conclusions théorique présentées par Vercors en
1950 dans Plus ou moins homme2 et, plus concrètement, dans son postulat apodictique
intitulé La sédition humaine3. L’ensemble d’essais, d’articles et de discours qui y sont
1
Ibid., p. 100.
2
Vercors, Plus ou moins homme, op. cit.
3
Vercors, « La sédition humaine » [1949], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950.
87
rassemblés essaient de répondre à cette grande question et constituent, plus largement,
la philosophie sur laquelle Vercors bâtira le reste de sa production littéraire, qui conti-
nue à faire de l’être humain le principal enjeu de la réflexion, bien que sous d’autres
points de vue.
1
C’est le doute qui a mené Descartes à concevoir son existence comme la seule vérité indiscutable : « Je
me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, au-
cuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes,
j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne
sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y
a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra il ne saurait jamais
faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et
avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette propo-
sition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois
en mon esprit » (René Descartes, Les méditations métaphysiques, Paris, La Veuve Jean Camusat et Pierre
Le Petit, 1647, p. 28, consulté le 10 mars 2019. URL :
http://classiques.uqac.ca/classiques/Descartes/meditations_metaphysiques/meditations_tdm.html.
2
Voir Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999 et Anne Simonin, Les
Éditions de Minuit 1942-1955. Le devoir d’insoumission, op. cit.
3
Vercors, Les occasions perdues, op. cit., p. 201.
4
Vercors, « Le Nord », dans Le sable du temps, Paris, Émile-Paul frères, 1945, p. 43-73.
88
Le Nord propose le chemin de réflexion suivi par l’auteur jusqu’à trouver la so-
lution à ses questions d’engagement et, plus largement, il constitue la première et véri-
table approche théorique du concept d’homme. La construction du texte rend compte de
ce parcours par une plongée régressive dans le temps, réactualisée dans le présent par
l’emploi de la structure dialogale. Il ne s’agit pas d’une simple confession, mais de la
ratification des décisions prises et des positions adoptées. Vercors se dévoile dans son
texte en empruntant l’identité de l’une des voix de l’échange ; cependant, il ne
s’identifie pas à celle qui avoue ses doutes, mais à celle qui questionne, qui interroge
pour favoriser le développement de la réflexion. Le dialogue permet ainsi à l’écrivain de
se mettre en abîme pour converser avec lui-même, avec sa conscience, avec le Vercors
de 1940. Cet échange intime se matérialise d’ailleurs très tôt dans le discours par la dis-
parition des interventions sous forme de conversation, qui laissent leur place à un long
monologue, rythmé par une suite dynamique de questions rhétoriques dont se sert
l’auteur pour s’étendre sur de longues réponses. L’écrivain s’interpelle continuellement,
se met en doute, se contredit par des interrogations insistantes, qui s’assimilent à celles
qui ont pu l’assaillir insidieusement en 1940 : « Mais comment juger ? Comment être
sûr que revenant sur terre dans cent cinquante ans, je ne m’apercevrais pas que j’avais
commis l’erreur du chouan ? » ; « Qui me prouvait que cette civilisation, que cette idée
d’homme n’avaient pas fait leur temps ? […] Étais-je de ceux qui ne savaient pas “voir
la Figure” ? »1. Dans le parcours diachronique retracé, nous constatons l’évolution et la
maturation de ses convictions, qui partent de l’hésitation pour aboutir à des répliques de
plus en plus fermes, par lesquelles Vercors semble s’acquitter de la douleur provoquée
par ce processus de questionnement. Le lexique employé contribue de même à mettre
l’accent sur le déchirement vécu par l’artiste dans ce début de l’occupation :
« tourments », « combat », « sinistre », « confusion ».
Ayant décidé d’arrêter tout activité intellectuelle et artistique jusqu’à la fin de la
guerre, l’écrivain est en effet victime de mauvaise conscience ; il ressent le besoin de
trouver des raisons solides qui lui permettent d’adopter une posture qui soit, par-dessus
tout, fidèle à lui-même. La fidélité reste ainsi la seule voie claire en 1940, mais chacun
l’engage à sa manière par des postures diamétralement opposées : un « bouleversement
des repères » qui révèle « les hésitations, les doutes et les volte-face »2. Il assiste stupé-
fait à l’adhésion sans faille d’un important nombre d’hommes, à une conception et ma-
1
Ibid., p. 53-54.
2
Gisèle Sapiro, op. cit., p. 22‑23.
89
nière de faire, la nazie1, qu’il tient pour ennemie, ce qui ne fait que le troubler davan-
tage :
« Fidèle ? Oui. Mais à quoi ? » C’était une telle confusion ! La patrie, l’unité natio-
nale, le respect des contrats, la raison d’État, l’Europe, la guerre, la paix,
l’économie, la politique, la justice (quelle justice ?), la liberté (quelle liberté ?),
l’individu, la collectivité, la propriété, le bien public, le temporel, le spirituel… Fi-
dèle, oui, fidèle… mais quelle salade !2
1
Parmi ceux-ci nous trouvons les représentants de la littérature collaborationniste, dont les ouvrages
seront officiellement promus dès 1941 dans la « liste de littérature à promouvoir » dressée par la Propa-
ganda : Pierre Drieu La Rochelle, Jacques Chardonne, Lucien Rebatet, Robert Brasillach, Pierre Benoit,
Marcel Arland, Henry de Montherlant, Paul Morand, Jean Giono, Roger Vercel, etc. (Ibid., p. 35)
2
Vercors, « Le Nord », op. cit., p. 50.
3
Johann Wolfgang von Goethe, Campagne de France, trad. Jacques Porchat, 1891, p. 64.
90
proprement dite, Vercors essaie plutôt de déceler sa Grundlegung (ce qui est essentiel,
fondamental), dans le but de pouvoir établir de véritables principes moraux :
Je sautai sur mes pieds car d’un coup je compris toute ma sottise. Comment pou-
vais-je espérer dégager une vérité en confrontant des notions aussi relatives, et pas
seulement relatives mais aussi flottantes, et pas seulement flottantes mais aussi
complexes que la justice, l’ordre, la liberté, la politique, l’économie, le droit ou
l’espace vital ! Chacune aussi riche que sa voisine en possibilités d’arguments et
d’arguties, d’attachement passionné comme d’animosité raisonnée.1
Coïncidant sur le besoin d’établir les bases d’une morale commune, Vercors diverge
pourtant sur la genèse que Kant accorde à ces principes. En effet, le penseur allemand
reconnaît que la nécessité d’une morale naît de l’idée commune du devoir mais, dans la
présentation de ses fondements pour construire ce qu’il nomme le « principe suprême de
la moralité »2, il exclut toute intervention de la réalité empirique et de la connaissance
anthropologique. Une loi morale serait ainsi le résultat unique de la raison pure qui
fournirait à l’homme, en tant qu’être raisonnable, des lois a priori. Pour sa part, Vercors
signale que le désir kantien de faire de la morale l’expression d’un ordre transcendantal
le mène inévitablement à l’erreur de poser pour évidentes des prémisses qui ne le sont
point, et de s’appuyer sur une dialectique douteuse, ce qui a été d’ailleurs reproché à
plusieurs reprises à l’impératif kantien3. Le monde moderne ne peut plus accepter pour
valide une vérité qui ne se soumet pas à l’examen de l’expérience. En effet, Vercors ne
sera pas le seul à avoir mis en question les bases de cette vision kantienne ; Emmanuel
Levinas a signalé le marxisme comme le premier mouvement à avoir déclenché, de fa-
çon très spécifique, les contestations contre la suprématie de la raison4. Cependant et
malgré le désaccord, Vercors ne met pas en doute le résultat de la réflexion du philo-
sophe allemand, qui lui semble au contraire incontestable. Son soutien au postulat de
Kant s’articule fondamentalement sur deux points : sa philosophie morale naît du prin-
cipe que l’homme est un être raisonnable, ensuite, l’expérience ne le contredit pas, mais
elle se présente au contraire toujours en accord, jamais en contradiction avec le postulat.
1
Vercors, « Le Nord », op. cit., p. 60.
2
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], Paris, J. Vrin, 1992, p. 77.
3
Vercors, « Le Nord », op. cit., p. 62.
4
« Le marxisme pour la première fois dans l’histoire occidentale, conteste cette conception de l’homme.
L’esprit humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l’âme planant au-dessus de tout atta-
chement ; il n’est plus la pure raison faisant partie d’un règne des fins. Il est en proie aux besoins maté-
riels. Mais à la merci d’une matière et d’une société qui n’obéissent plus à la baguette magique de la rai-
son, son existence concrète et asservie a plus d’importance, plus de poids que l’impuissante raison »
(Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Rivages, 1997, p. 13).
91
En effet, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, les principes mo-
raux découlent du seul fait que l’homme est un être doué de raison, une puissance pra-
tique qui a la capacité d’influencer la volonté humaine : « il faut que sa vraie destination
soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin,
mais bonne en soi-même »1. Essayant d’empêcher l’homme d’agir suivant des fins,
comme le reste de la nature, la raison permet l’existence d’une bonne volonté, dirigée
exclusivement par le concept de « devoir ». De cette façon, toute action accomplie par le
devoir tire sa valeur morale du respect de la loi et reste ainsi à l’écart de la possible in-
fluence exercée par les buts à atteindre. La volonté agira en suivant ce principe de res-
pect, même au préjudice des fins visées : « fais ce que tu dois, advienne que pourra ».
Dans cette logique, l’être raisonnable de bonne volonté s’accorde des maximes
personnelles2, créées en fonction des représentations qu’il se fait de la loi, de façon à ce
que chacune de ses actions soit en harmonie avec celle-ci. Cependant, il arrive que la
raison ne finisse pas de déterminer suffisamment la volonté de l’être humain, condition-
née souvent par des éléments subjectifs qui ne sont pas toujours en adéquation avec les
principes moraux dictés par la loi objective. De cette éventualité naît le besoin des im-
pératifs moraux, des formules qui permettent d’établir le lien entre les lois objectives du
vouloir général et la volonté subjective de l’individu, dans le but de déterminer l’action
nécessaire d’après une volonté dite bonne3. Parmi tous les impératifs existants,
l’impératif dit catégorique représente la base élémentaire pour qu’une action soit bonne
en soi ; Kant l’énonce de la sorte :
Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps
qu’elle devienne une loi universelle. […] Agis comme si la maxime de ton action
devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE.4
92
faire un moyen ou l’user à son gré. Compte tenu de ceci, l’impératif pratique qui doit
régir la morale de l’homme en tant qu’être raisonnable de la nature est :
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne, que dans
la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais sim-
plement comme un moyen.1
Celle-ci doit être la base régulatrice de tous les rapports existants entre les êtres raison-
nables, dont les lois objectives communes constituent ce que Kant appelle « le règne des
fins ». Dans ce règne des fins, le devoir concerne tous les membres qui possèdent une
valeur supérieure à tout prix, une valeur intrinsèque qui fait justement qu’ils soient une
fin en soi, une dignité2. C’est précisément parce que l’humanité est capable de moralité
qu’elle a de la dignité, condition qui limite en conséquence l’utilisation de moyens à son
égard.
Étant d’accord avec la conclusion théorique de Kant, Vercors élève l’impératif
catégorique au rang de maxime universelle, agissant non seulement comme base régula-
trice des rapports entre les êtres humains, mais aussi comme veto pour éviter que la di-
gnité humaine ne soit jamais mise en danger. De plus, et en dehors de la formulation
éminemment philosophique, Vercors signale comme principale caution pour soutenir la
thèse kantienne, la confirmation que celle-ci retrouve dans l’expérience, ce qui lui con-
fère une validité qui ne peut pas être mise en question :
1
Ibid., p. 142.
2
Ibid., p. 151-152.
3
Vercors, « Le Nord », op. cit., p. 63.
4
Ibid., p. 67.
93
commandement des Écritures, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »1, appelle
justement au devoir de faire le bien à l’autre, même s’il peut y avoir de l’animosité ou
un sentiment d’opposition contre lui. De même, depuis des siècles, on entend toujours
respecter cette maxime universelle dans le domaine public. Par exemple, la Déclaration
des droits de l’Homme et du Citoyen approuvée en 1789 en France, naît justement du
besoin de l’instauration juridique « des droits naturels, inaliénables et sacrés de
l’Homme »2, qui puisent pour la plupart dans cet impératif universel. C’est dans cette
perspective que nous devons comprendre des articles comme le quatrième de la Décla-
ration originelle :
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice
des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux
autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne
peuvent être déterminées que par la Loi.3
Nulle autre morale […] ne peut rendre compte, ni comme je l’ai dit de la cons-
cience populaire, ni des grands mouvements spirituels […]. La loi que j’ai citée le
fait. Cela prouve du moins, avec une « probabilité » plus que suffisante, qu’elle est
liée au destin même de l’homme ; qu’elle se confond avec la fin de l’homme, cette
fin mystérieuse que nous ne pouvons connaître ; qu’elle représente, qu’elle EST le
1
La Bible. Nouveau Testament, trad. Jean Grosjean et Michel Léturmy, Paris, Gallimard, Matt. 22 : 39.
2
Assemblée Nationale de France, « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen », 1789.
3
Ibid.
4
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 185.
94
seul système de référence qui puisse nous apporter quelque sécurité dans des pen-
sées aussi graves. 1
1
Vercors, « Le Nord », op. cit., p. 65-66.
2
Nous faisons référence aux essais et aux ouvrages théoriques qui ont été écrits pendant la guerre et,
spécialement, dans l’immédiat après-guerre : Souffrance de mon pays (1944), L’oubli (1944), Le pardon
(1944), Politique borgne et politique morale (1945), La fin et les moyens (1946), Problème de l’amnistie
(1946).
3
« Mais si sous prétexte de prospérité ou de puissance, ces formes trompeuses du bonheur, ces doctri-
naires ou ces chefs […] prétendent mener le monde vers ce retour à la bête et à la brute, vous ne pouvez
attendre de moi que je reste indifférent » (Vercors, « Le Nord », op. cit., p. 71).
4
Vercors, « La fin et les moyens » [1946], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950, p. 85-
100.
95
Vercors part du fait que la définition de « fins » et de « moyens » n’est pas facile
quand il s’agit d’étudier des phénomènes sociaux, qui naissent certes de l’homme, mais
qui se voient en même temps conditionnés par bien d’autres facteurs. C’est le cas pour
la compréhension du nazisme et, plus largement, pour l’examen de la politique, qui
n’est une « affaire de saints ni de poètes »1. Domaine complexe qui doit faire face à des
éventualités compliquées, il est difficile de mettre en place des moyens aussi purs et
légitimes que les fins visées. Ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas de limites à res-
pecter, car leur dépassement peut devenir une menace pour notre civilisation. Le mou-
vement nazi a été le meilleur exemple de ce risque de disparition de l’homme en tant
qu’espèce, non seulement dans sa présence physique sur terre, mais plus encore spiri-
tuellement2. Contemporain de Vercors, Albert Cohen, sous le pseudonyme de Jean Ma-
han, publie en septembre 1942 son célèbre texte Combat de l’homme, où, dans
l’urgence de la guerre, il exprime les mêmes craintes que notre écrivain quelques années
plus tard :
Croyez ma vérité. C’est, en cette guerre, plus qu’un conflit entre les empires pour
la domination, plus qu’une lutte économique ou entre des doctrines, plus qu’une
défense de la patrie ou de la démocratie, plus qu’un combat pour la liberté de pen-
sée ou de parole ou de religion. C’est, en cette guerre, le combat de l’homme hu-
main contre l’homme naturel, tout glorieux d’injustice et de canines. Cette guerre
est de l’homme qui ne veut pas mourir. Il n’est pas de plus enthousiasmant combat.
Combat de l’homme.3
La confusion et le chaos que le nazisme a laissé à son passage, montre bien comment le
système s’est développé dans un cadre complètement en dehors de ce qui pouvait être
non seulement permis, mais même conçu. En 1951, Hannah Arendt dans Les origines
du totalitarisme fait de cette incompréhension l’une des caractéristiques inhérentes aux
régimes totalitaires, raison qui explique de même leur pouvoir dévastateur :
Les régimes totalitaires se sont mis à agir selon un système de valeurs si radicale-
ment différent de tous les autres qu’aucune de nos catégories utilitaires, que ce
soient celles de la tradition, de la justice, de la morale, ou celles du sens commun,
1
Ibid., p. 85.
2
Ibid., p. 86.
3
Albert Cohen, « Combat de l’homme », La France libre, nº 23, septembre 1942, p. 355. Emmanuel
Levinas, de son côté, clôturait sur la même conclusion l’un de ses premiers textes philosophiques,
Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme (1934), au sujet des atteintes contre l’homme qui
pouvaient se deviner déjà dans la pensée nazie des années trente et qui se confirmeraient par la suite :
« Ce n’est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique
religieuse qui est en cause. C’est l’humanisme même de l’homme » (Emmanuel Levinas, Quelques ré-
flexions sur la philosophie de l’hitlérisme, op. cit., p. 24).
96
ne nous est plus d’aucun secours pour nous accorder à leur ligne d’action, pour la
juger ou pour la prédire.1
Vercors signale que le nazisme n’a pas méprisé les limites, il les a complètement élimi-
nées pour instaurer une politique de terreur contre l’homme et sa condition humaine, qui
a échappé à toute prédiction ou contrôle possible. On a ainsi orchestré un système où la
fin, le pouvoir et la domination, se sont vus finalement dépassés par les moyens mis en
œuvre pour les atteindre, l’extrême violence. N’ayant pas seulement choisi les pires
moyens possibles, ils les ont excusés et glorifiés, « les moyens étant atroces, les fins
sont devenues abominables »2. L’emploi instrumental de la violence atteint une impor-
tance telle, qu’elle arrive jusqu’à brouiller la différence entre la fin et les moyens, les
confondant comme une seule et unique réalité et empêchant par sa démesure inconce-
vable la réalisation du but initial, le pouvoir3.
Dans son essai Du mensonge à la violence : essais de politique contemporaine4,
Arendt analyse de même la confusion existante entre pouvoir (fin) et violence (moyens)
dans la politique moderne, ce qui rejoint d’une certaine façon la violation des limites
dénoncée par Vercors en 1946. Arendt signale qu’il existe une association erronée entre
pouvoir et violence, qui arrive même à les identifier comme synonymes et à faire de
cette dernière une condition indispensable de l’exercice du pouvoir. Cette confusion naît
du fait que les politiques nationales et internationales des gouvernements entendent le
pouvoir comme un système binaire, commandement/obéissance, qui se sert de la vio-
lence presque de manière naturelle pour exercer la domination de l’homme sur
l’homme. Pouvoir et violence semblent ainsi se développer et agir ensemble ; cepen-
dant, signale la philosophe allemande, la violence a une nature éminemment instrumen-
tale, qui se développe justifiée et dirigée par le pouvoir, c’est-à-dire, par les fins qu’elle
entend servir :
Lorsque la violence n’est plus soutenue ni limitée par le pouvoir, on assiste à ce re-
tournement bien connu, où les moyens deviennent leur propre fin. La fin est alors
déterminée par les moyens – les moyens de la destruction – et la conséquence est
que cette fin conduit à la destruction de tout pouvoir.5
Vercors parle, pour sa part, non pas de la destruction du pouvoir, mais de sa transforma-
tion en une forme de domination qui se voue à l’exercice de la violence et de la cruauté,
1
Hannah Arendt, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme [1951], Paris, Points, 2005, p. 281.
2
Vercors, « La fin et les moyens », op. cit., p. 86.
3
Ibid.
4
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine [1972], Paris, Presses
Pocket, 2003.
5
Ibid., p. 155.
97
érigées en vertus. La violence est conçue à ce moment non seulement comme un
moyen, mais comme le principe directeur du pouvoir. Arendt, crée un nouveau système
qu’elle appelle « terreur » qui coïncide pleinement avec la proposition vercorienne :
dans ce nouveau régime, la violence se postule comme souveraine et se refuse à abdi-
quer, affirmant sa puissance progressivement par des actes de plus en plus sanglants et
dégradants. Son déchaînement incontrôlable se développe dans une dynamique qui suit
un cours aussi capricieux que dangereux.
La terreur applique la loi directement sur le genre humain sans tenir compte des com-
portements individuels ; l’homme devient ainsi l’incarnation de cette loi, impuissant
devant la sauvegarde des exigences naturelles. Cette théorisation d’Arendt en 1972,
synthétise à la perfection les nombreux discours sur l’alliance symbolique entre
l’homme et la nature qui ont eu lieu à propos du totalitarisme nazi. L’association est
pourtant très présente pendant les années de propagation du nazisme et, notamment,
pendant la guerre et les années qui suivent le conflit. Essayiste et homme politique al-
lemand, Hermann Rauschning2 décrivait en 1943 la démesure destructrice de cette
union :
1
Hannah Arendt, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme, op. cit., p. 284.
2
Personnage controversé, il a été président du Parlement de Dantzig en représentation du NSDAP en
1933, parti qu’il quitte définitivement en 1934. En exil depuis 1935, il a écrit de nombreux ouvrages
contre le national-socialisme, devenant ainsi une figure importante de la propagande antinazie pendant la
guerre. Parmi ses textes les plus connus figure Hitler m’a dit (1939), dans lequel Rauschning fait allusion
aux conversations qu’il aurait eues avec le Führer.
3
Ouvrage collectif, Les dix commandements. Récits sur la guerre d’Hitler contre la loi morale, Paris,
Albin Michel, 1946, p. 9.
98
Le discours d’Hermann Rauschning trouve des échos dans le monde littéraire des an-
nées de guerre, spécialement chez les écrivains antinazis1. Albert Cohen n’hésite pas
dans son Combat de l’homme à blâmer les dangers de la Loi de la nature imposée par le
régime nazi2, alors que Thomas Mann travaille par la fiction3 les efforts de l’hitlérisme
pour anéantir et invalider la morale inscrite dans les Tables de la Loi remises à Moïse.
Vercors est parmi ceux qui ont fait référence à cette dangereuse coalition homme-nature
du nazisme, même si ces réflexions-ci ne s’inscrivent pas dans l’urgence de
l’engagement de Cohen ou de Mann4. Vercors relie cette alliance redoutable à sa con-
ception de l’impératif catégorique, ne perdant jamais de vue qu’une idéologie comme
celle incarnée par Hitler a été en même temps soutenue et subie par des hommes.
L’homme nazi devient complice de la nature par la violence, devient ennemi de ses
semblables :
Qui traite autrui en moyen, qui accepte de l’être, qui prétend dominer autrui et
l’exploiter ou accepte de l’être, fait soumission à la nature et prend le parti contre
l’homme et l’humain.
La nature n’a pas fait les hommes égaux, elle ne les a pas faits fraternels, elle les
dresse les uns contre les autres par les désirs et les appétits.5
La violence, tout en dirigeant les actions nazies, ne se présente jamais seule, mais se
cache toujours derrière un masque de cohérence et de logique, que la loi de la nature est
censée soutenir. Le régime nazi a été obligé d’assurer un processus efficace de maquil-
lage de la réalité à cause de l’absence de véritables lois, où le mensonge et la manipula-
tion en faveur des fins visées ont été indispensables6. Vercors s’est d’ailleurs beaucoup
1
Voir Philippe Zard, « Du Sinaï à Auschwitz Albert Cohen, Thomas Mann et George Steiner lecteurs
d’Hermann Rauschning », dans Albert Cohen dans son siècle : actes du colloque international de Cerisy-
la-Salle, septembre 2003, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2005, p. 167-203.
2
« Et cette voix germanique, de tant de voix de poètes et de philosophes accompagnée, se rit de la liberté
et de l’égalité et de la fraternité et elle chante, mélodieuse et convaincante, l’oppression de nature,
l’inégalité de nature, la haine de nature. Voici, je vous apporte de nouvelles tables et une nouvelle loi, dit-
elle, et c’est qu’il n’y a plus de loi. Évohé, les commandements du Juif Moïse sont abolis et tout est per-
mis et je suis belle et mes seins sont jeunes et durs ! » (Albert Cohen, op. cit., p. 348).
3
Thomas Mann, « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face », dans Les dix commandements. Récits
sur la guerre d’Hitler contre la loi morale, Paris, Albin Michel, 1946, p. 15-76.
4
La réflexion sur l’union homme – nature s’inscrit dans le cadre des conclusions théoriques sur l’homme
que Vercors présente dans La sédition humaine (1949) et que nous analyserons plus en détail dans le
chapitre III de notre thèse : « Entre “être homme” et “agir en homme” ».
5
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 48.
6
« Il s’agit de dépouiller autrui de son droit pour se l’attribuer à soi-même. Parler avant tout à l’instinct et
au sentiment, adapter le niveau intellectuel à la réceptivité des esprits les plus bornés, exprimer avec
quelque clarté ce que la masse ne sent que dans la confusion, choisir les thèmes et les slogans les plus
simples et les plus gros, les reprendre sans cesse pour marteler les cerveaux, […] confondre propagande
et culture nationale, conseiller à la presse et au gouvernement de tirer les mêmes ficelles, changer de
thème quand on veut et quand il le faut, s’adapter aux situations les plus changeantes, tels sont les moyens
dont l’Allemagne nazie a largement usé » (Edmond Vermeil, « Propagandes allemandes », Politique
étrangère, 1945, p. 34).
99
intéressé au mensonge comme méthode de manipulation politique. Par son emploi sys-
tématique, le régime nazi aurait réussi à faire de la félonie, de la duplicité ou de la mau-
vaise foi des moyens hautement efficaces, les ayant fait passer pour la vérité, la seule,
l’unique1. Emmanuel Levinas signalait déjà en 1934 qu’il fallait ajouter à ce pouvoir du
mensonge, une certaine disponibilité de la civilisation, en proie à un manque total de
conviction :
C’est à une société qui perd le contact vivant de son vrai idéal de liberté pour en
accepter les formes dégénérées […] que l’idéal germanique de l’homme apparaît
comme une promesse de sincérité et d’authenticité. L’homme ne se trouve plus de-
vant un monde d’idées où il peut choisir par une décision souveraine de sa libre
raison sa vérité à lui – il est d’ores et déjà lié par sa naissance avec tous ceux qui
sont de son sang. Il ne peut plus jouer avec l’idée, car sortie de son être concret,
ancrée dans sa chair et dans son sang, elle en conserve le sérieux.2
Cependant, Vercors ne manquera pas de rappeler que, bien que le pouvoir nazi ait em-
ployé le mensonge comme peu ont su le faire, il n’a pourtant rien inventé, mais tout
simplement réinvesti et profité de ce que l’écrivain appelle la « première condition hu-
maine », la solitude3. Par sa nature, l’être humain a dû faire de la parole le seul moyen
de communication, étant privé de toute transparence de pensée et d’instinct animal.
L’écrivain ne condamne pas pour autant le mensonge, il admet d’ailleurs dans son essai
de 1947 Le dialogue est-il possible ?4 que nous ne pouvons pas vivre en société sans
jamais mentir. Le mauvais tour pour l’homme se joue quand le mensonge se normalise,
quand il devient moyen efficace de communication et qu’il échappe à toute condamna-
tion. Si nous sommes un jour contraints de faire appel au mensonge, à la haine ou à la
violence, rappelle l’auteur, il ne faut jamais perdre de vue que ce sont des actes crimi-
nels qu’il ne faut pas cautionner. Même contre l’ennemi, qui peut nous contraindre à
agir de la sorte, nous devons garder notre conscience et remords éveillés5.
Les premières productions théoriques à caractère philosophique de Vercors con-
firment ainsi le mouvement vers la pensée de l’homme que l’artiste avait commencé en
tant que dessinateur et qui se concrétise progressivement par son activité d’écrivain.
Cependant, comme nous l’avons signalé, les réflexions de ces textes de guerre restent en
effet cloisonnées et ramenées inévitablement aux questionnements surgis dans le cadre
du conflit et, spécialement, dans le cadre de l’expansion hitlérienne. Non pas que Ver-
1
Vercors, « La fin et les moyens », op. cit., p. 87.
2
Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, op. cit., p. 21.
3
Vercors, « La fin et les moyens », op. cit., p. 88.
4
Vercors, « Première polémique : le dialogue est-il possible ? » [1947], dans Plus ou moins homme, Paris,
Albin Michel, 1950, p. 137-161.
5
Ibid., p. 152.
100
cors ne prétende pas à une conscience globale, mais que son activité d’engagement in-
tellectuel l’entraîne à essayer de trouver des explications à la mise en cause de l’homme
issue des événements de la Seconde Guerre mondiale. Cette mise en cause va de pair
avec la violation des principes moraux fondamentaux que l’écrivain évoque dans Le
Nord ou La fin et les moyens et auxquels il reviendra dans ses fictions de cette même
période. La fiction permet à cet égard de développer, de transcender, de répondre et
d’élargir les questions d’ordre philosophique que Vercors soulève et qui demandent,
réclament subtilement, de repenser l’homme moderne.
Tout dans cette première partie de l’œuvre vercorienne mène à penser que ce
travail sur l’homme, à l’origine et au bout de la violence extrême du conflit, s’est pré-
senté à l’auteur comme un passage obligatoire pour ouvrir sa pensée vers d’autres vi-
sions, dépourvues du fardeau et de la lourde charge des actions nazies :
Comme l’écrit Jean-Paul Sartre, « il faut parier pour la terre, quand bien même elle
devrait un beau jour se casser en miettes. Simplement parce que nous y sommes.
Dieu est mort, les « droits imprescriptibles et sacrés » sont morts et enterrés ; la
guerre est morte, avec elle, ont disparu les justifications et les alibis qu’elle offrait
aux âmes faibles, les espoirs de Paix juste et douce qu’elle entretenait au fond des
cœurs. […] La guerre en mourant laisse l’homme nu, sans illusion, abandonné à ses
propres forces, ayant enfin compris qu’il n’a plus à compter que sur lui.1
1
Vercors, « Discours aux Américains » [1945], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950,
p. 208.
2
Notons que par « ouvrages de guerre » nous entendons les textes écrits pendant le conflit armé, mais
aussi ceux qui, dans l’immédiat après-guerre, se font écho ou s’inspirent de la récente période de vio-
lence.
3
Voir des essais tels « Responsabilité de l’écrivain » et « La gangrène » dans Vercors, Le sable du temps,
Paris, Émile-Paul, 1945 ; ou « La métamorphose » dans Vercors, Plus ou moins homme, op. cit.
101
complices. Parler du trouble de la collaboration c’est aussi souligner les rébellions 1,
malgré la honte d’avoir été occupés, puis trahis par le gouvernement2 ; malgré
l’installation d’un système d’injustice où le mal a été toujours récompensé et le bien
toujours puni3 ; malgré l’impuissance de voir s’éterniser l’ignominie d’un pays, la
France, couvert de crimes4.
Parmi ces textes, nous retiendrons son célèbre Silence de la mer (1942) et La
marche à l’étoile (1943), qui font partie des titres clandestins publiés par les Éditions de
Minuit ; L’impuissance et Le cheval de la mort, écrits pendant l’été 1944 ; et Les mots,
produit après la Libération, en 1947, mais qui montre bien comment les années
d’occupation nazie ont besoin d’être dénoncées, dites, réifiées, pour être surmontées.
Au-delà de leur date de publication, ces récits se bâtissent sur un sujet majeur :
l’homme, face à la violence, utilise les moyens de rébellion à sa portée pour essayer
d’empêcher la destruction de sa dignité. Si les récits se cloisonnent dans les frontières
françaises, nous noterons que les méthodes de résistance mises en place dans la fiction
vercorienne sont symboliques, ce qui renforce leur identité universelle : il s’agit de sau-
ver l’âme de la nation française, mais surtout, l’âme de l’homme5.
Le caractère symbolique des rébellions n’est pourtant pas libre d’interrogations
et de questionnements, le contexte s’avère parfois tellement pesant qu’il arrive à mettre
en doute leur validité. La violence présente dans ces ouvrages, que ce soit par son dé-
ploiement dans la narration ou par des allusions à l’« au-delà » textuel, n’est pas envisa-
gée comme une force extérieure, mais elle est incarnée dans certains des personnages,
ce qui redouble sa puissance, puisqu’elle est faite et subie par les membres d’une même
communauté, la communauté humaine. Ce dernier aspect est fondamental pour com-
prendre la relation entre l’homme et la violence proposée par Vercors, ainsi que les ré-
actions complexes que celle-ci génère car, rappelle Yves Michaud, « l’humanité en ma-
tière de violence complique, invente, ajoute et raffine : elle transgresse avec une inven-
tivité forcenée »6. L’auteur s’empare de cette « imagination » de l’homme en matière de
brutalisation pour lui opposer des refus qui se veulent, malgré les difficultés, de grands
adversaires.
1
« Se rappeler enfin que beaucoup de Français ne purent être “résistants” que par le cœur, et ne trouvè-
rent pas dans l’action, comme d’autres, un soulagement honorable à leurs souffrances morales » (Vercors,
Le sable du temps, op. cit., p. 14).
2
Vercors, Souffrance de mon pays, 1944, Paris, Émile-Paul, 1945, p. 21-22.
3
Ibid., p. 28-29.
4
Ibid., p. 42.
5
Ibid., p. 18-19.
6
Yves Michaud, La violence, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 83.
102
Se taire, résister, refuser
Dans ce contexte de rapports de force et leur exploitation littéraire, Le silence de
la mer (1942) constitue un exemple à part pour plusieurs raisons. D’un point de vue
chronologique, le récit renvoie au début de l’Occupation, à 1940, au moment où les sol-
dats allemands se montrent du moins « corrects » avec la population, dans le but d’éviter
des révoltes sociales1. Cette apparente tranquillité n’est pourtant que la face visible d’un
système sournois qui ne tardera pas à se dévoiler par les moyens de la terreur ; cette paix
illusoire ne fait tout de même pas oublier que les fins d’assujettissement restent les
mêmes : « et ces massacres, en effet, sont venus. Ils sont venus quand on a vu que nous
ne voulions pas doucement mourir, doucement devenir un corps sans âme, une nation de
serfs »2. Ce premier récit de Vercors est loin d’appeler au combat, à la lutte armée ou à
des positions politiques quelconques, mais il s’agit plutôt d’une littérature engagée pour
la liberté de l’homme, qui octroie aussi de l’importance au texte en tant qu’œuvre d’art,
respectueux de l’esthétique et soucieux d’un engagement aussi artistique3.
Le silence de la mer devient ainsi le début d’une résistance civile dans la clan-
destinité, un acte de mobilisation contre l’occupant sans pourtant se dresser contre lui,
un exemple de l’art envisagé comme moyen de se dire de l’homme, de défendre sa li-
berté, de répondre à la violence. Le lecteur ne saura y déceler aucune concession de
succès à l’occupant qui, malgré la victoire, ne réussit pas à assujettir le peuple et son
identité (culturelle, nationale, sociale). Cette impuissance se répète aussi dans d’autres
textes de guerre de l’écrivain, parmi lesquels il faut souligner la nouvelle Le cheval et la
mort4, l’un des meilleurs exemples de cette impossibilité de domination. Elle relate
l’arrivée du Führer à Paris, à cinq heures du matin et sous une envie imposante
d’hégémonie. Cependant, la scène de pouvoir tourne vite au dérisoire : Hitler n’a pu
soumettre la ville physiquement que quand elle dormait, mais il ne pourra jamais sou-
mettre l’esprit et l’âme de ses citoyens5.
Le lecteur est constamment face au désir de résistance de Vercors, qui refuse de
baisser les bras face à l’envahisseur et Le silence de la mer est sans doute le promoteur
1
Ce décalage produit une certaine incompréhension chez les lecteurs, se rendant compte que les militaires
qui sillonnent les rues françaises de 1942 ne se ressemblent pas au soldat du Silence de la mer.
2
Vercors, Souffrance de mon pays, op. cit., p. 20.
3
Anne Simonin, Les Éditions de Minuit 1942-1955. Le devoir d’insoumission, op. cit., p. 68.
4
Vercors, Le cheval et la mort [1945], Paris, Albin Michel, 2015.
5
« Moi je trouve cela pathétique, je trouve cette visite de Paris pathétique. Cet homme qui a conquis Paris
mais qui sait bien qu’il ne peut posséder cette ville qu’endormie, qu’il ne peut se montrer à l’Opéra que
dans le désert poussiéreux de l’aube… » (Ibid., p. 91).
103
de ce mouvement littéraire. La force de cette première production réside dans la cons-
truction narrative de l’histoire, qui se déroule dans un décor d’intérieur en guise de huis
clos autour des « échanges » entre trois personnages, d’emblée confrontés en deux
camps contraires. Un oncle et sa nièce se voient contraints d’accueillir chez eux un
jeune officier allemand, von Ebrennac, qui leur rend visite tous les soirs, dans l’espoir
d’entamer une conversation avec ses hôtes. Cependant, ces visites se passent toujours
sous la même dynamique : le monologue de l’officier se heurte au silence incessant du
couple oncle-nièce, qui mettent ainsi en œuvre leur particulière façon de résistance1. La
structure du texte s’articule autour d’échanges inexistants, autour de discussions unidi-
rectionnelles vouées d’emblée à l’échec : les discours de von Ebrennac en style direct,
n’ont pas effectivement de réponses verbalisées de la part des hôtes français. Le silence
constituant un mur infranchissable pour l’occupant, s’avère fort riche dans le texte,
remplacé par de longues séquences narratives et descriptives semblables à des didasca-
lies théâtrales à charge de l’oncle, qui dirige la focalisation interne de tout le récit en
narrateur-témoin. Les interventions de l’officier alternent ainsi avec tout un appareil de
description gestuelle, de regards, d’attitudes qui suggèrent ce que les personnages peu-
vent sentir ou penser.
Vercors remet l’homme au centre de son histoire, attirant l’attention sur les multiples
façons qu’il utilise à communiquer, sur la subtilité de ses gestes et de ses expressions,
qui révèlent, même malgré lui, une partie de son essence. Les repères spatio-temporels
fournis par l’oncle rythment de même le développement de l’histoire dans la salle, de-
venue une véritable scène de théâtre3 ; le temps s’écoule pour sa part à travers des dé-
1
« La résistance, envisagée dans une perspective active renvoie aux notions d’insoumission,
d’insurrection et de rébellion, formes variées de lutte plus ou moins planifiée par et pour une collectivité
organisée. Dans son orientation passive, la résistance définit la capacité de l’homme à se maintenir sans
s’altérer, en persévérant dans son être, tant physique, que psychologique et moral. Résister, c’est se tenir
fermement debout, ne pas céder aux pressions. En un mot, savoir dire “non” ! » (Judith Kauffmann, Litté-
rature et résistance, Ruth Reichelberg et Judith Kauffmann [éds.], Reims, Presses Univ. de Reims, 2000,
p. 11).
2
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 922.
3
Vercors, Le silence de la mer, pièce en neuf tableaux [1949], Paris, Éditions Galilée, 1978. Vercors fera
lui-même l’adaptation théâtrale de son célèbre roman, dont le potentiel permettra de même l’adaptation au
cinéma réalisée par Melville en 1947 et que Flavia Conti analyse dans « L’espace de la page à l’écran :
Vercors, Cocteau et Melville », Roman 20-50, nº 50, 2010, p. 171-183.
104
tails, qui prennent un grand poids significatif (« Il attendit, pour continuer, que ma nièce
eût enfilé de nouveau le fil, qu’elle venait de casser. Elle le faisait avec une grande ap-
plication, mais le chas était très petit et ce fut difficile »1). Par l’organisation du dis-
cours, Vercors octroie à son personnage un double terrain où déployer son acte de résis-
tance : celui du face à face avec l’occupant, que l’oncle solde par le silence, et celui du
face à face avec le lecteur, avec lequel il partage sa description et sa vision des scènes.
Cependant, le choix du point de vue narratif de Vercors accentue une atmos-
phère d’incertitude autour de l’unique personnage féminin de la nouvelle, la nièce, la
seule qui brisera le silence imposé par son oncle à la fin du récit, avec un « adieu » au
soldat. Elle se montre aux yeux du narrateur énigmatique et, bien que respectant le si-
lence tacitement accordé, ses gestes dénotent du moins une volonté plus faible face à la
présence et aux discours de von Ebrennac, gestes nullement condamnables car, même
dans sa faiblesse, elle ne fléchit jamais2 :
Il regardait ma nièce, le pur profil têtu et fermé, en silence et avec une insistance
grave, où flottaient encore pourtant les restes d’un sourire. Ma nièce le sentait. Je la
voyais légèrement rougir, un pli peu à peu s’inscrire entre ses sourcils. Ses doigts
tiraient un peu trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le
fil.3
Le silence n’est pourtant pas envisagé que comme méthode de résistance, Vercors s’en
sert de même pour dévoiler le discours mensonger de l’officier. Ayant loué soir après
soir la culture française, sa littérature et les valeurs de la France, il découvre le sort qui
est réservé au pays lors d’une visite à Paris, par les propos d’un de ses supérieurs :
Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puis-
sance : son âme aussi. Son âme surtout. […] Nous la pourrirons par nos sourires et
nos ménagements. Nous en ferons une chienne rampante.4
1
Vercors, Le silence de la mer [1942], Albin Michel, 2015, p. 34.
2
Certains critiques ont vu derrière le visage de la nièce une jeune fille amoureuse de l’officier allemand.
Françoise Calin parle d’une réactualisation de la tradition d’amour idéal et impossible, le tout inspiré
peut-être de l’histoire d’amour adolescent que Vercors avait commencée à écrire juste avant la rédaction
du Silence de la mer (« Un vertige d’hésitations. Le silence de la mer de Vercors », dans Les marques de
l’histoire [1939-1944] dans le roman français : L’invitée, Un balcon en forêt, L’acacia, Le silence de la
mer, La peste, Paris, France, 2004, p. 105-132). Albert Farchadi renforce aussi cette version de l’amour
impossible entre les deux personnages. Il voit dans le discours valeureux de la France, un discours de
séduction envers la nièce (représentante symbolique du pays). La séduction idéologique s’allierait avec la
séduction amoureuse grâce à l’ambigüité lexicale introduite dans le monologue de l’officier et à la com-
munication corporelle des personnages (« Le silence de la mer ou l’injonction assourdie », Revue
d’Histoire littéraire de la France, nº 96, 1996, p. 983-989). Cependant, nous remarquons dans nos re-
cherches que cette lecture ne fait pas l’unanimité de la critique, à cause sans doute du mystère envelop-
pant le seul personnage féminin du récit.
3
Vercors, Le silence de la mer, op. cit., p. 29.
4
Ibid., p. 46.
105
Il exprime sa déception mais il finit par se soumettre tout de même aux ordres de ses
dirigeants. Vercors blâme par la fiction le manque de révolte de ces « Allemands de
bonne volonté »1 contre leurs supérieurs. C’est la condamnation du silence de ceux qui
exécutent au lieu de se révolter, la dénonciation de ceux qui participent au massacre
moral et physique de toute une population, la révolte contre l’homme qui utilise ses
semblables comme des moyens : « Ainsi il se soumet. Voilà donc tout ce qu’ils savent
faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là »2. Cette phrase de condamnation ex-
plicite sera ajoutée par Vercors dans l’édition définitive du récit en 1951 car, là où
l’écrivain trouve une méthode pacifique mais efficace pour se confronter à l’ennemi, un
acte symbolique d’insoumission, d’autres ont vu une attitude de consentement de
l’humiliation nazie3.
En effet, le choix de la technique d’écriture « à la Conrad », n’est pas sans con-
séquence pour le premier texte vercorien. L’oncle, dirigeant le point de vue de la narra-
tion, ne permet pas au lecteur l’accès à sa pensée explicite, passée ainsi sous silence
jusqu’à ce que Vercors ajoute en 1951 les propos cités ci-dessus. Dans la réception du
texte littéraire, ce vide renforce la liberté interprétative du lecteur, censé prolonger et
articuler les implicites, les sous-entendus ou les insinuations existantes. Le silence né-
cessite de la fonction imaginative pour se faire effectif, ce qui laisse aussi la porte ou-
verte à l’ambivalence et à l’incompréhension4. En effet, nombreuses sont les voix qui
ont accusé la nouvelle d’être le produit de la propagande allemande ou d’un écrivain
proche du régime nazi. Le portrait du soldat et l’attitude de l’oncle et de sa nièce, vue
par certains comme de la servitude, semblaient s’accorder aux messages d’entente dif-
fusés par les institutions allemandes. André Breton résumait parfaitement avant la Libé-
ration la controverse existante autour de la nouvelle :
Les uns y voient, sans discussion possible, un chef-d’œuvre : plus encore, ils ac-
clament en lui le résultat d’un effort inestimable pour surmonter le conflit actuel
sans pour cela cesser de le vivre dans toute sa rigueur, pour ressaisir […] les véri-
tables valeurs humaines. Les autres, avec non moins de passion, le dénoncent
1
Vercors, « Discours aux Allemands » [1948], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950,
p. 241.
2
Vercors, Le silence de la mer, op. cit., p. 50.
3
« On n’a pas toujours compris que ce roman de la dignité humaine était celui aussi de cette atroce révé-
lation, de cette atroce désillusion. On n’a pas toujours su reconnaître qu’il se termine sur la mise au tom-
beau d’un ultime espoir, d’un espoir désespéré qui vient d’être assassiné de la main même du meilleur des
Allemands possibles, puisque ce meilleur des Allemands possibles, loin de céder à la révolte, trouve le
chemin de son devoir dans la soumission à ses maîtres, dans la mort pour ses maîtres, dont il a pourtant
mesuré la forfaiture » (Vercors, « Discours aux Allemands », op. cit., p. 241).
4
Françoise Hanus et Nina Nazarova, Le silence en littérature : de Mauriac à Houellebecq, Paris, Harmat-
tan, 2013, p. 8-9.
106
comme un faux caractérisé, un exécrable exploit de la propagande allemande, un
des plus perfides engins destinés à miner le moral des pays alliés.1
Le texte d’une portée plus que littéraire n’a pas pu échapper à ces accusations, insuppor-
tables pour un résistant, qui s’est donné l’obligation d’intervenir dans sa création pour
effacer les possibles ambigüités et, ce faisant, renforcer l’insubordination symbolique.
Vercors boucle ainsi son premier récit publié, qui deviendra son grand succès et qui
ouvre la porte à toute une littérature de combat et de résistance intellectuelle, devenant
symbole de l’insoumission culturelle française, mais surtout de l’insoumission de
l’homme.
Dire la révolte
Dans cette période de guerre, Vercors ne peut pas passer sous silence, outre les
actions nazies, la collaboration de certains Français à la répression, qu’il dénonce dès
son deuxième ouvrage, La marche à l’étoile (1943). L’écrivain reste fidèle au moment
présent de son pays dans une fiction où les personnages incarnent le meilleur et le pire
de l’espèce humaine. Le lecteur voit passer sous ses yeux un véritable portrait de la
France occupée, avec un penchant spécial pour les résistants et ceux qui combattent
l’ennemi. Vercors est nettement moins dans la subtilité du Silence de la mer et, à cette
occasion, il appelle ouvertement à la résistance, qui doit agir même si les moyens ne
semblent pas très efficaces.
La marche à l’étoile, étoile qu’aurait sans doute portée le père de l’auteur s’il avait été
vivant pendant l’Occupation3, constitue dans un premier temps, un hommage à cet im-
migrant hongrois qui a quitté son pays pour rejoindre la France. Le portrait de Thomas
Muritz se construit au fur et à mesure à partir des voix qui retracent le périple du père de
Vercors pour arriver en France et comment il est « devenu » Français 4. Nous nous inté-
1
André Breton, Arcane 17, 1944, Paris, Fayard, 1989, p. 112.
2
Judith Kauffmann, « La marche à l’étoile : une certaine idée de la France », dans Ruth Reichelberg,
Judith Kauffmann, (éds.). Littérature et résistance, op. cit., p. 98.
3
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 998.
4
La marche à l’étoile présente aussi une réflexion sur la patrie et sur la nationalité « française ». Vercors
s’interroge, en s’aidant de la figure de son père et du contexte d’occupation du pays, sur le droit de ce titre
et sur le rôle que la nationalité joue dans l’identité d’une personne. Il se pose de même des questions sur
l’existence des « bons » et des « mauvais » Français, pour conclure que la nationalité française serait en
fin de compte quelque chose qui se mériterait.
107
resserons principalement à la deuxième partie de l’ouvrage, « Le règne des Avares »,
correspondant entièrement à la fiction. Ici, Vercors met en scène ce qu’Yves Michaud
nomme les deux orientations de la violence : celle exercée par des faits et des actions,
qui trouble l’ordre établi, et celle qui naît d’une manière d’être de la force, déchaînée,
qui dépasse la mesure1.
La deuxième partie du récit présente en effet un Thomas Muritz déjà âgé, dans le
Paris de l’Occupation. Il s’est cousu une étoile jaune sur sa veste, malgré le protestan-
tisme de son père et de toute sa famille paternelle. Cependant, à son âge, il estime que
c’est la seule manière qu’il a de protester et de résister contre le nazisme. Le personnage
attendrit le lecteur par sa naïveté et son idéalisme, convaincu que malgré quelques rares
exceptions, le peuple français est à l’image du « rouquin » qui l’avait chaleureusement
accueilli à son arrivée en France2. Il se refuse ainsi à croire à la collaboration, ses ré-
pliques lors de la dernière discussion avec le narrateur rendent compte de ce refus, idéo-
logique mais, surtout, sincère :
De qui croyez-vous faire le jeu ? Ne comprenez-vous pas, malheureux, que les Al-
lemands… que la propagande allemande… qu’ils espèrent, en nous imputant cette
horreur… […] Mais non, mon petit, ce n’est pas vrai. Ça ne l’est pas. Ça ne peut
pas l’être. Enfin, voyons !3
Thomas Muritz refuse d’admettre les signaux de cette première forme de violence, celle
qui met en cause l’ordre établi, qui le détruit même, en faveur d’une nouvelle organisa-
tion, la nazie, qui s’impose progressivement avec la complaisance du régime de Vichy4
et d’une certaine partie de la population française. Cependant, la pensée de Muritz n’est
pas rare lors des premiers moments de l’Occupation, celle-ci est à l’image des citoyens
qui, rappelle Henry Rousso, « n’en restent pas moins attachés à une certaine image –
illusoire – du pétainisme, celui des débuts, celui du père protecteur » 5. Il n’y aura que la
violence, celle démesurée et déchaînée, qui viendra faire sortir Thomas Muritz de son
ignorance. Ayant été pris comme otage au hasard lors d’une rafle contre des juifs natu-
ralisés, la Gestapo a arrêté par précaution cent cinquante personnes, alors que les ordres
indiquaient un nombre de cinquante à livrer. L’arbitraire du système a voulu que Tho-
1
Yves Michaud, op. cit., p. 3.
2
Vercors, La marche à l’étoile [1943], Paris, Albin Michel, 2015, p. 132-135.
3
Ibid., p. 154.
4
« Vichy prête la main aux Allemands pour ce qui restera la tâche majeure du régime né de la défaite : sa
participation à la lutte contre la Résistance et sa complicité active dans la “Solution finale”. Les Français
mettront un certain temps à réagir » (Henry Rousso, Les années noires vivre sous l’Occupation, Paris,
Gallimard, 1992, p. 83.).
5
Ibid., p. 114.
108
mas Muritz fasse partie des détenus « en trop », libérés du hangar où ils avaient été con-
duits. Le déjà vieillard, voyant l’air contrarié d’un des gendarmes, un jeune rouquin
français, s’est approché pour lui donner deux tapes amicales sur l’épaule, « une seconde
après, Muritz avait son revolver dans les côtes »1.
La fin de ce deuxième récit se laisse à nouveau envahir par la déception, sensa-
tion qui revient souvent dans les dénouements des textes de guerre vercoriens. Il ne
s’agit pourtant pas d’admettre la défaite, mais plutôt de reconnaître le sacrifice de ceux
qui, par leurs actes, ont permis à d’autres de mener l’insoumission, de reconnaître que
ce « combat de l’homme »2 se paie inévitablement par des victimes3. De cette manière,
la tension qui se maintient pendant toute la seconde partie de la nouvelle, entre la con-
fiance aveugle de Muritz et la réalité, finit par mettre la mort à l’avant-scène, dans un
violent mouvement qui éclate précisément contre celui qui l’avait craint le moins.
Au-delà de la mort « effective » du personnage principal, s’opère la mort de
l’espoir en l’homme qui, par des actes pareils, remet en question sa condition. Ce ques-
tionnement n’est pourtant pas formulé de façon explicite, mais se laisse sentir au niveau
textuel par l’opposition de la naïveté de Thomas Muritz et des actions de la Gestapo
française : « Quel exemple, pourtant, il nous avait donné, pendant ces heures sinistres
[…], un mot contre la France et vous saviez ce qu’il devenait. Et quand la porte s’est
ouverte, quand, au lieu des Fritz, on a vu les Français… »4. Notons la vision nationaliste
que Vercors met en avant dans cet ouvrage de résistance, blâmant la honte et
l’incompréhension d’une trahison française. L’Occupation vient détruire l’opposition
binaire France-Allemagne nazie, pour faire rentrer un troisième élément, celui de la col-
laboration, qui s’avère pour l’écrivain très douloureuse5 par son caractère de transgres-
sion de l’unité nationale. Cette violation, suppose pour lui un deuxième coup pour la
dignité des Français, pour la dignité de l’homme, incité à la servitude :
1
Vercors, La marche à l’étoile, op. cit., p. 159.
2
Albert Cohen, op. cit.
3
Rappelons la nouvelle d’hommage aux résistants Ce jour-là (Vercors, Ce jour-là [1947], Paris, Albin
Michel, 2015). Un petit enfant raconte la dernière promenade qu’il a faite avec son père, censé se passer
sous les codes habituels (« Maman avait mis un pot de géranium à la fenêtre de la cuisine, comme chaque
fois que papa sortait. C’était un peu drôle », p. 55). Cependant, le tour entre père et fils se déroule cette
fois-ci sur la transgression constante des gestes ordinaires, ce qui annonce le dénouement de la nou-
velle (« Le petit garçon vit tout de suite que le pot de géranium n’était plus à la fenêtre de la cuisine. Papa
aussi, sûrement. Parce qu’il s’arrêta en serrant la petite main dans la sienne, plus fort que jamais » p. 58).
4
Vercors, La marche à l’étoile, op. cit., p. 159.
5
« J’ai donc conté cette marche à l’étoile, mais qui allait être aussi la marche à l’étoile jaune et à la mort.
[…] J’ai imaginé son désespoir horrible, lui Français par amour, s’il s’était vu, comme Juif fusillé par nos
gendarmes. L’imaginer face aux mitrailleuses françaises faisait trembler ma plume » (Vercors et Gilles
Plazy, op. cit., p. 38).
109
[Ce gouvernement] invite son pays à se persuader chaque jour qu’il n’est plus rien,
qu’il doit être reconnaissant envers son vainqueur, se soumettre à lui corps et âme,
l’aider à massacrer ce qui reste de [Français], l’aider à punir et détruire les anciens
alliés.1
La petite madame Dacosta a été gazée à Auschwitz. Des enfants, nulle nouvelle. Ils
sont certainement morts. Je ne sais rien du père. Il aurait, dit-on, été chopé devant
Cassino.7
1
Vercors, « Les mots » [1947], dans Les yeux et la lumière [1948], Paris, Albin Michel, 1950, p. 158.
2
Vercors, L’imprimerie de Verdun [1945], Paris, Albin Michel, 2015.
3
Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller-Vercors et la Belle Ouvrage », dans Alain Milon, Marc Perelman,
(éds.). L’esthétique du livre, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, consulté le 8 mars
2019. URL : https://books.openedition.org/pupo/1885?lang=es.
4
« Elle-même a fait venir deux ou trois amies […] Aulard est venu leur faire voir comment classer les
premiers feuillets, comment les plier, les coudre ensemble. Pierre Massé, qui disposait d’une voiture de
service, irait prendre le tirage à mesure chez l’imprimeur, alors George Oudeville, l’apporterait à Yvonne
(dont le salon s’est mis à ressembler à ceux où, pendant la guerre de 1914, les dames se réunissaient à
tricoter des pulls pour nos poilus) » (Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 80). Pour plus d’information sur
le travail d’impression des Éditions de Minuit lire : Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller-Vercors et
l’imprimerie », dans Alain Riffaud, (éd.). L’écrivain et l’imprimeur, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2010, p. 337‑358.
5
Raymond Aubrac et Thibault Laurence, op. cit., p. 118.
6
Ibid., p. 120.
7
Vercors, L’imprimerie de Verdun, op. cit., p. 117.
110
ment dans l’imaginaire collectif contre un groupe, en l’occurrence le peuple juif,
jusqu’à le diaboliser et en faire le bouc émissaire de toute une société1 :
La parole est guerre et folie au regard. La terrible parole passe outre à toute limite
et même à l’illimité du tout : elle prend la chose par où celle-ci ne se prend pas, ne
se verra jamais ; elle transgresse les lois, s’affranchit de l’orientation, elle déso-
riente.2
En même temps, et par son activité clandestine, Vercors utilise la parole littéraire pour
dénoncer ces détournements volontaires et faire durer, dans le contexte de censure, une
pensée libre.
Tous les habitants sont réunis devant l’église. On commence par emmener les
hommes pour les tuer. Et tandis qu’on met le feu partout, les femmes, les enfants,
les vieillards sont poussés, enfermés dans l’église et ils y brûlent tout vifs, tous.
[…] Le lendemain le Maréchal chef de l’État s’en va saluer les victimes d’un bom-
bardement britannique. D’Oradour, pas un mot.4
Les mots constitue de même une réponse au pamphlet de Benjamin Péret Déshonneur
des Poètes5, où il met en question la poésie engagée de la résistance française. Vercors
met en scène un poète, Luc, qui ayant été capable de s’isoler pendant la guerre dans sa
« tour d’ivoire » du Limousin, où son inspiration poétique se détache des circonstances,
ne saura pas échapper au choc de la violence extrême de l’occupant. Bien avant le mas-
1
Voir la section « Dialoguer avec/sur l’homme » (chapitre VII) pour une analyse détaillée des dialogues
de cette nouvelle.
2
Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 40.
3
Vercors, Les yeux et la lumière [1948], Paris, Albin Michel, 1950.
4
Vercors, Souffrance de mon pays, op. cit., p. 41-42.
5
Benjamin Péret, Le déshonneur des poètes, Mayenne, Librairie José Corti. Association des amis de
Benjamin Péret, 1986.
111
sacre, et à l’image du Vercors de 1940, le protagoniste se questionne souvent sur la na-
ture de sa décision de non-engagement (« Suis-je sincère ? »1).
Le texte se présente sous une structure narrative de jeux de points de vue très in-
téressante, qui permet au lecteur de mesurer les réactions diamétralement opposées des
personnages face à une même scène, celle de la destruction d’Oradour-sur-Glane. Cette
construction particulière constitue de même un champ d’étude sur la création de mondes
possibles dans la fiction2 ; qui invite à découvrir des scénarios différents à travers des
personnages qui affirment, croient, rêvent, désirent, prévoient ou inventent ces mondes3.
En effet, Vercors confronte à l’intérieur de son œuvre deux niveaux de réalité, deux
mondes possibles contraires, ce qui déclenche le grand conflit de la narration. D’une
part, nous trouvons le monde littéralement réel de la fiction4, qui évoque le massacre du
village par les troupes nazies. Celui-ci est rapporté par Luc qui, depuis sa cachette, es-
saie de trouver une explication à une telle action et de gérer ses émotions contradic-
toires. D’autre part, il existe ce que Thomas Pavel appelle un monde « saillant »5,
monde purement imaginaire à l’intérieur de la fiction. Ce monde s’actualise et se crée
dans l’œuvre d’art conçue par le soldat, qui dessine sur son chevalet et sous le bruit des
fusillades un village paisible et tranquille, qu’il vient de faire détruire.
La clé de la construction des mondes possibles dans la nouvelle est qu’ils se rap-
portent tous les deux à la réalité de la fiction : l’un pour la confirmer (vision de Luc),
l’autre pour se vouer à sa transformation totale, jusqu’à produire une œuvre d’art com-
plètement étrangère à la violence (vision de l’officier nazi). Cette contradiction crée le
contexte idéal pour réfléchir aux rapports difficiles entre la violence et l’art, tous les
deux des produits humains. L’art présente en effet un statut complexe dans le récit,
symbolisant en même temps un outil d’engagement, de lutte en faveur de la liberté de
l’homme (la poésie engagée) et, au contraire, un univers impénétrable et imperturbable
qui est capable de rester étranger à toute influence extérieure, si saisissante soit-elle.
Mon officier allemand qui peint un paysage pendant qu’en bas les soldats sur ses
ordres brûlent tout un village et en massacrent les habitants ; et qui croit qu’avec
1
Vercors, « Les mots », op. cit., p. 147.
2
Notre analyse se bâtira sur les réflexions d’Umberto Eco à ce sujet, qu’il développe dans son Lector in
fabula et selon lesquelles, les mondes possibles ne seraient pas de textes, comme défendent des auteurs
telle Lucia Vaina (« Les mondes possibles du texte », Versus. Théorie des mondes possibles et sémiotique
textuelle, nº 17, 1977), mais créés par le texte.
3
Umberto Eco, Lector in fabula [1979], Paris, Librairie générale française, 1985, p. 165.
4
Nous comprenons par « réalité », une réalité textuelle conçue comme telle par le narrateur et par les
personnages.
5
Thomas Pavel, « Univers de fiction : un parcours personnel », dans Françoise Lavocat. La théorie litté-
raire des mondes possibles, Paris, CNRS, 2010, p. 311.
112
l’art il se lave l’âme des horreurs de la guerre. […] L’art est la façon la plus haute
pour notre espèce […] mais en même temps, il y a dans les arts une sorte
d’hypocrisie, ou plutôt d’alibi, pour compenser les horreurs commises par notre es-
pèce.1
Ce monde saillant nous intéresse particulièrement car il se sert d’une forme de représen-
tation esthétique, la peinture, pour se légitimer. Il s’installe comme un monde à part, où
seule la création importe : « La nature, sa magnificence, ne semblait pas, ici non plus,
être un modèle, mais bien plutôt un excitant. Les tons sur la palette naissaient, on le
sentait, selon une impulsion irraisonnée, où le hasard jouait son rôle »2. Il est de même
cautionné par le regard des autres soldats allemands, qui se vouent à des commentaires
élogieux envers la peinture. Même Luc, spectateur privilégié qui a accès aux deux
mondes possibles, ne peut pas cacher son émerveillement devant le processus de créa-
tion et admirer la beauté de l’ouvrage : « sa peinture était belle, pensait-il ; elle était
belle, elle était belle »3. Cependant, l’opposition des deux mondes fictionnels est telle-
ment brutale qu’elle conduit à la mise en cause de la représentation artistique.
L’ouvrage d’art semble échouer dans sa conquête par le cas de conscience que la vio-
lence non-représentée relève. C’est chez Luc que vient s’opérer cette mise en cause,
d’abord, par sa stupéfaction devant l’attitude d’indifférence de l’officier allemand, qui
l’empêche d’adhérer complètement au monde possible du tableau. Peut-on ignorer une
situation de ces caractéristiques ? : « Il ne l’entend pas, pesait Luc, sûrement il ne
l’entend pas… Mais même alors, même alors, il sait bien… » 4. Cette résistance
d’adhésion annonce l’imposition de la réalité violente à l’activité créatrice de Luc, par
laquelle Vercors défend la littérature engagée comme forme de rébellion. Il s’agit pour-
tant d’une imposition douloureuse, qui se fait pendant la découverte des corps de ses
voisins. Le texte rend compte par sa structure narrative de ce douloureux et inévitable
« assaut » des vers qui se filtrent imprécis, coupés, imprégnés de virulence, dans une
narration de rythme frénétique :
1
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 169.
2
Vercors, « Les mots », op. cit., p. 158.
3
Ibid., p. 161.
4
Ibid., p. 159.
5
Ibid., p. 167.
113
L’art, « le monument hautain de cet exil qui nous fait hommes, de l’univers humain »1,
ne peut ignorer à un tel moment la souffrance de celui qui en est le créateur, l’homme.
De ce point de vue, il se présente comme une manifestation de résistance majeure. Ce-
pendant et en tant que production éminemment humaine, il peut tout de même être utili-
sé à d’autres fins, telles les purement esthétiques ; ce que Vercors semble abolir dans ce
contexte de guerre2. D’ailleurs et, ayant taxé d’hypocrite la peinture de l’officier alle-
mand dans Les mots, sa nouvelle L’impuissance3 remettra aussi en question l’art, accusé
à nouveau d’être source de détournement de la réalité, spécialement à un moment où
l’on demande une prise de conscience, voire un engagement.
Ce dernier texte est particulièrement touchant, il met en scène le portrait de Re-
naud Houlade, ami du narrateur depuis l’enfance, qui a toujours lutté contre les injus-
tices qui ont eu lieu autour de lui, sans prendre en compte les conséquences désastreuses
qui pourraient le toucher directement. Pendant l’Occupation, pendant ces quatre ans que
la France a passés « au fond des catacombes »4, il n’a pas manqué de faire la résistance
et d’inventer maintes formes d’insoumission pour essayer d’apaiser son cœur tourmenté
et révolté (entre autres actions, il a arboré par solidarité l’étoile jaune ou il a pensé à se
porter otage volontaire). Le récit relate le moment où Renaud Houlade apprend par la
bouche du narrateur le décès d’un de leurs amis dans les camps de la mort ; quelques
heures après avoir lu le compte rendu préfectoral du massacre d’Oradour-sur-Glane5,
d’une objectivité descriptive surprenante. Renaud accueille la nouvelle dans le silence,
dans une ambiance de calme tendu qui laisse pourtant entrevoir la rafale furieuse qui
ravage le protagoniste. Le texte participe de cette ambiance d’impasse, par une narration
qui se fait lente et qui accorde au moindre détail un poids transcendantal, annonçant
l’échappatoire qui se profile à l’horizon :
Les longues minutes de lourd silence qui passèrent alors, je ne les oublierai pas. Il
faisait chaud, les volets étaient fermés aux trois quarts pour sauver ce qui se pou-
vait d’une fraîcheur mourante… Un insecte – guêpe ou bourdon – se cognait sans
cesse au vasistas avec l’entêtement absurde d’une fatale incompréhension… Re-
1
Vercors, Plus ou moins homme, op. cit., p. 279.
2
Voir la section « Se confronter à la nature » (chapitre III) où nous réfléchissons plus longuement sur les
différents points de vue que Vercors développe au sujet de l’art et sur la relation de celui-ci et l’homme.
3
Vercors, L’impuissance [1944], Paris, Albin Michel, 2015.
4
Ibid., p. 78.
5
« Rapport officiel du Préfet régional du Limousin, Freud-Valade, sur le massacre d’Oradour-sur-Glane
du 10 juin 1944 », dans Henri Noguères. Histoire de la Résistance - juin 1944-mai 1945, Éditions Robert
Laffont, Paris, 1981, p. 130-132.
114
naud n’avait rien dit, pas un mot. Rencogné au fond du divan il me regardait. Me
voyait-il ?1
Il baissa le front, dans un mouvement de jeune taureau. […] Il bondit en effet, écar-
ta les bras, me barra la route. Je voulus prendre son poignet, mais il le dégagea
d’un geste brusque.6
Encore une fois, nous voyons comment Vercors confronte l’art à son créateur, à
l’homme. Pourtant, à cette occasion, il s’oppose au discours qu’il a développé dans Le
silence de la mer ou La marche à l’étoile au sujet, par exemple, de la littérature fran-
çaise. Dans ses deux premières publications, les textes littéraires incarnent la représenta-
tion majeure de la résistance culturelle de la France face au nazisme. Textes qui, même
lus et admirés par les soldats nazis, tel von Ebrennac, ne sauront jamais se plier à
1
Vercors, L’impuissance, op. cit., p. 80.
2
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, op. cit., p. 162.
3
Vercors, L’impuissance, op. cit., p. 81.
4
Ibid., p. 83.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 82.
115
l’assujettissement culturel (« … Balzac, Barrès, Baudelaire, Beaumarchais, Boileau,
Buffon… Chateaubriand, Corneille, Descartes, Fénelon, Flaubert… La Fontaine,
France, Gautier, Hugo… »1). Il ne s’agit pas de simples noms, ils constituent l’identité
du pays, celui que le père de Vercors a atteint à pied depuis sa Hongrie natale dans la
première partie de La marche à l’étoile (« Dumas ? Pfutt !... Ce n’est pas Dumas.
C’est… c’est… LA FRANCE ! »2). Dans L’impuissance, ces noms et leurs productions
deviennent pour Houlade les représentants d’un sinistre mensonge, utilisé comme alibi
pour apaiser les consciences hypocrites, mais qui n’est que la preuve du comportement
avilissant de l’homme à cette époque de guerre :
1
Vercors, Le silence de la mer, op. cit., p. 28.
2
Vercors, La marche à l’étoile, op. cit., p. 125.
3
Vercors, L’impuissance, op. cit., p. 83-84.
116
actions de rébellion premières de l’homme : « L’art est la forme suprême de notre indé-
pendance proclamée à la face de la nature. »1
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 44.
2
Henry Rousso, La dernière catastrophe l’histoire. L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Galli-
mard, 2012, p. 88.
117
des conséquences. Ces trois éléments auront, d’ailleurs, une place proéminente dans les
textes littéraires qui, comme Le songe1, cloisonnent le récit, même au niveau linguis-
tique, au huis clos délimité par les barbelés du camp.
Le songe (1944) fait partie des récits courts que Vercors produit pendant la
guerre, le seul dédié exclusivement à la mise en scène de la vie à l’intérieur des camps2.
Cette fiction présente par ses caractéristiques spécifiques, une synthèse très riche de
comment l’homme est considéré dans ce contexte particulier, image qui aura un impact
transcendantal dans l’esquisse de la définition d’être humain qu’il proposera dans son
essai La sédition humaine (1949). Tout en gardant les distances pertinentes, propres
sans doute à l’immédiateté de l’écriture d’un texte de guerre produit en 1943, dans
l’urgence de l’engagement, nous saurons y retrouver aussi des échos avec des écrits
théoriques qui ont pensé l’homme des camps, tout comme des liens avec les témoi-
gnages des rescapés qui ont parlé après leur libération.
Cela dit, nous bâtirons notre analyse littéraire à partir des pensées de deux fi-
gures majeures du XXe siècle, par ce qu’elles ont d’éclairant pour l’étude et la compré-
hension de l’homme moderne : Michel Foucault et Emmanuel Levinas. Nous nous ser-
virons fondamentalement du concept foucaldien de biopolitique3, qui explique le pro-
cessus par lequel la vie est devenue un enjeu majeur de la politique à l’époque mo-
derne :
Foucault s’est intéressé à des exemples modernes de la biopolitique comme les prisons,
les hôpitaux ou les asiles5, mais il ne parlera jamais de ce que Giorgio Agamben définit
comme « le champ par excellence de la biopolitique moderne : la politique des grands
États totalitaires du XXe siècle »6. Dans son ouvrage Homo sacer, le philosophe italien
1
Vercors, Le songe [1944], Paris, Albin Michel, 2015.
2
Nous verrons plus tard que dans sa nouvelle Les armes de la nuit (1946) et dans son premier roman, La
puissance du jour (1951), Vercors fait référence par le biais du témoignage de fiction à la vie des camps.
Cependant, ces allusions se développent toujours dans le contexte de l’après-camp, comme moyen
d’expliquer les réactions et les attitudes des rescapés.
3
Giorgio Agamben définit la biopolitique comme « l’implication croissante de la vie naturelle de
l’homme dans les mécanismes et les calculs du pouvoir » (Giorgio Agamben, Homo sacer, Paris, Éd. du
Seuil, 1997, p. 129).
4
Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 188.
5
Voir Michel Foucault, Surveiller et punir naissance de la prison [1975], Paris, Gallimard, 1993.
6
Giorgio Agamben, op. cit., p. 129.
118
vient ainsi élargir la réflexion de Foucault à l’étude des camps, compris comme des es-
paces d’exception qui fonctionnent sous un ordre qui leur est propre. Ces appréciations
théoriques trouvent des échos dans la mise en forme du texte littéraire, que nous essaie-
rons de relever dans le cadre concret du Songe de Vercors.
Dans ce contexte, il semble aussi important de prendre en considération les tra-
vaux de l’un des penseurs les plus lucides dans l’analyse de ce que lui-même a appelé la
« philosophie de l’hitlérisme »1, Emmanuel Levinas. Sa pensée sur le nazisme et, plus
largement sa pensée sur l’homme, trouvent dans Le songe un espace de réalisation litté-
raire d’exception, qui met en œuvre les conditions nécessaires pour représenter l’être
humain enchaîné, rivé à son corps et au temps, dans un espace physique et symbolique
qui empêche son évasion, son excedance2.
1
Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, op. cit.
2
Emmanuel Levinas, De l’évasion [1982], Paris, Librairie Générale Française, 1998, p. 98.
3
« Mais quand j’eus terminé, je fus pris d’anxiété : combien de mères, combien d’épouses avaient leurs
fils ou leur mari dans un enfer semblable ? Et qui peut-être, qui sans doute, qui certainement, si j’en réfé-
rais à moi-même, en ignoraient encore les conditions abominables, presque toujours mortelles ? Qui vi-
vaient d’un espoir dont, si elles me lisaient, elles ne pourraient presque rien conserver ? […] Je tergiversai
longtemps et le courage m’abandonna : je laissai Le songe au tiroir » (Vercors, La bataille du silence,
op. cit., p. 1010-1011).
4
Ibid., p. 1009.
5
« Si bien même que, lorsque beaucoup plus tard, après la Libération furent découvertes dans les Vosges
les abominations du Struthof […], j’écrivis encore à Bellanger, devenu directeur du Parisien libéré pour
le mettre en garde : surtout pas de bobards, seulement des faits dûment vérifiés, sans quoi ensuite on ne
croira plus rien, et les Allemands deviendront blancs comme neige ! C’était si peu des bobards, que les
géhennes révélées à l’année suivante à Auschwitz et ailleurs laissaient loin derrière elles ces premières
119
sion, non seulement d’éviter des errements, mais aussi et surtout, avoue l’écrivain, « je
voulais encore si naïvement conserver ma confiance en l’homme, que je me refusais à
croire qu’un être civilisé, fût-il nazi, pouvait dépasser en cruauté sauvage les plus sau-
vages des peuplades primitives »1. Cependant, la rencontre avec le jeune résistant
s’avère largement suffisante pour éveiller l’esprit de révolte et de dénonciation de
l’auteur :
Je fus visiblement pour lui une fenêtre ouverte par laquelle il pourrait hurler les vé-
rités monstrueuses qui l’étouffaient. Et il me décrivit le martyre des prisonniers
d’Oranienburg. Ce n’était pas un camp de lente extermination, comme Ra-
vensbrück, Mauthausen, Auschwitz et tant d’autres dont, pas plus que moi, il ne
soupçonnait l’atroce réalité. Mais les carnages d’Oranienburg étaient bien suffi-
sants pour faire dresser les cheveux sur la tête.
De ces atrocités du moins, je ne pouvais plus douter.2
horreurs » (Ibid.). Voir à ce sujet Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la
guerre [1921], Paris, Éditions Allia, 1999.
1
Ibid., p. 1008.
2
Ibid., p. 1010. Pour plus d’information sur ce camp de concentration, visiter le site du mémorial de
Sachsenhausen : http://www.stiftung-bg.de/gums/en/index.htm
3
Vercors, Plus ou moins homme, op. cit., p. 346.
4
Ibid.
5
« Toutefois je n’osais pas encore reproduire tel quel, comme une certitude établie, ce témoignage épou-
vantable : un témoin, pour frapper l’auditeur, n’est-il pas bien souvent conduit à grossir inconsciemment
les faits ? C’est pourquoi je les écrivis sous la forme d’un songe, et sous ce titre. Et j’en croyais
l’ignominie insurpassable, qui paraît à présent presque clémente au regard de celles qui l’ont surpas-
sée… » (Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 1010).
6
Roland Cahen, op. cit., p. 103. Rappelons que pendant son étape de dessinateur Jean Bruller s’est déjà
intéressé au monde des rêves, manifestations inconscientes qui échappent au contrôle de la raison, mais
qui laissent à découvert des facettes complètement inconnues des rêveurs. Il entreprend ainsi l’examen du
subconscient par le rêve dans son album Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psychanalytique
d’interprétation des rêves (1934). Voir le sous-chapitre 1.3. « L’irrationnel ou comment apprendre
l’homme par l’inconscience ».
120
que ni l’imagination, ni la vie inconsciente ne peuvent expliquer. Des choses qui se pas-
saient, tandis que je les rêvais, à des milles de là »1. Le rêve s’articule ainsi comme un
espace pour le témoignage, un témoignage qui se refuse pourtant en 1943 à prendre une
forme catégorique, mais qui est tout de même l’espace pour dire le camp.
Le lecteur accompagne ainsi le narrateur dans sa promenade à l’intérieur de cet
espace et assiste à ce que Giorgio Agamben définit comme un état d’exception complè-
tement institutionnalisé2, propre du pays de Barbarie3. Tout comme le camp, la forme
onirique est à son tour un état d’exception de la vie consciente, une communion de
l’humain avec l’irrationnel, qui échappe à l’explication mais qui s’impose de toute sa
force. L’origine sans explication ni raison du rêve, « en songe il n’y a pas de com-
ment »4, s’avère pour Vercors le seul moyen pour pouvoir concevoir un monde qui naît
aussi de cette irrationalité et qui s’organise autour d’elle. Primo Lévi faisait d’ailleurs
référence à Auschwitz dans des termes très proches à Vercors, définissant la vie du
camp comme un univers à part « où il n’y a pas de pourquoi »5. Le choix de Vercors,
l’élection de cette atmosphère fantasmagorique, ne semble pas aujourd’hui anodine ; les
témoignages de certains déportés, tel Jean Cayrol, ont repris et exploité le spectral
comme propre à leur expérience concentrationnaire :
1
Vercors, Le songe, op. cit., p. 64.
2
« Le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle. L’état
d’exception, qui était essentiellement une suspension temporelle de l’ordre juridique sur la base d’une
situation réelle de danger, acquiert désormais, dans le camp, une assise spatiale permanente qui, en tant
que telle, demeure toutefois constamment en dehors de l’ordre normal » (Giorgio Agamben, op. cit.,
p. 182.).
3
Raymond Guérin, Retour de Barbarie, Bordeaux, Finitude, 2005.
4
Vercors, Le songe, op. cit., p. 72.
5
Primo Levi, Si c’est un homme [1947], Paris, Julliard, 1987, p. 34.
6
Jean Cayrol, Lazare parmi nous, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1950, p. 25-27.
121
Au-delà de la question thématique, le texte participe directement de ce que Dominique
Viart a défini comme la « poétique spectrale »1, qui intègre la forme textuelle comme
élément central de l’imaginaire spectral. L’une des pratiques poétiques que Viart décèle
dans les récits de cette catégorie concerne le brouillage de la fonction déictique, par la
perturbation des marquages spatio-temporels, mais aussi des déictiques personnels. Le
brouillage de la fonction déictique trouve sa première réalisation par des narrateurs
« incertains », à voix « erratiques »2. En effet, la construction narrative d’une réalité de
nature onirique suppose la mise en place d’une structure d’énonciation complexe, spé-
cialement au niveau de l’identification. Nous partirons du travail qu’Anny Dayan Ro-
senman a réalisé à ce sujet dans « Vercors et le statut des juifs sous l’Occupation : une
révolte militante »3, dont les appréciations s’avèrent fondamentales pour comprendre
l’architecture énonciative du récit.
Le texte se diviserait ainsi en trois instances de parole, assurées par le même nar-
rateur, mais dont le point de vue diverge selon les identifications mises en place dans le
récit. La première instance apparaît au début de la nouvelle et se situe en dehors du
rêve. Elle place l’écrivain comme narrateur-médiateur entre le groupe persécuté et le
reste de la population, à laquelle il s’adresse4. Son discours d’interlocution directe
(« vous ») ne vise point l’obtention de réponses, de là l’emploi de questions rhéto-
riques5, mais l’interpellation de la conscience sociale. Le narrateur blâme l’attitude des
Français face à des injustices subies par des peuples persécutés qui, souffrant loin de
l’Hexagone (les populations chinoises massacrées par les Nippons), partageant une
même frontière (coup d’état fasciste en Espagne) ou subissant « l’emprisonnement, la
déportation ou la mort »6 dans le territoire français, sont tous traités avec le mépris de
l’indifférence. Il n’hésite pas à accuser ceux qui, tout en faisant des efforts pour expri-
mer leur révolte, se sentent « enfermé[s] dans [leur] peau comme dans un wagon plom-
bé »7 ; la métaphore de la peau comme prison, comme enfermement, semble déjà an-
1
Dominique Viart, « Vers une poétique “spectrale” de l’Histoire », dans Jutta Emma Fortin, Jean-Bernard
Vray, (éds.). L’imaginaire spectral de la littérature narrative française contemporaine, Saint-Étienne,
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012, p. 37-51.
2
Ibid., p. 48.
3
Anny Dayan-Rosenman, « Vercors et le statut des Juifs sous l’Occupation : une révolte militante », Les
Temps Modernes, nº 604, 1999, p. 131-151.
4
Ibid., p. 150.
5
« Est-ce que cela ne vous tourmentait pas, de ne pouvoir leur donner plus qu’une pensée – était-ce même
une pensée ? Était-ce plus qu’une imagination vague ? » (Vercors, Le songe, op. cit., p. 63).
6
Ibid., p. 64.
7
Ibid., p. 63.
122
noncer l’importance que le corps prendra par la suite dans le texte, devenant l’axe cen-
tral de la conception de l’homme des camps.
La deuxième et la troisième instances de parole se développent dans l’univers
onirique, ce qui permet au narrateur de se placer automatiquement dans l’espace non
nommé du camp. Déplacement dans l’espace, changement de dimension, il existe de
même l’entrée dans une nouvelle réalité temporelle. Le rêve crée ainsi un contexte qui
permet d’opérer ce que Rosenman a appelé l’« identification hallucinée du narrateur »,
d’abord avec un témoin direct des camps puis, à travers la prise de conscience du corps
maltraité, avec une victime :
L’identification « témoigne d’un trouble de la narration présent chez presque tous les
écrivains qui, sans être eux-mêmes des rescapés, ont ressenti la nécessité de témoigner
et ont choisi la forme testimoniale »2. Ce trouble se manifeste par l’intégration que fait
le narrateur de toutes les pénuries perçues chez les internés, racontées comme étran-
gères, mais qui s’avèrent être les siennes à la fin du récit. Par la reconnaissance de son
statut de victime, cette instance de parole concède un autre statut au reste de la fiction,
qui devient à ce moment-là du vécu, de l’expérience personnelle, celle de la mémoire
collective de tout un groupe, réduit à son corps.
1
Ibid., p. 72.
2
Anny Dayan-Rosenman, op. cit., p. 150.
3
« Ce qui rapproche une nouvelle comme Le songe, d’œuvres comme Le Verger d’Olivier Chateaurey-
naud ou de la description de l’île dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, ou encore de Ba-
denheim 1939 d’Aharon Appelfeld » (Anny Dayan-Rosenman, op. cit., p. 144.)
123
raques et leur parfaite organisation géométrique, la constante allusion à la terre boueuse
qui empêche tant la marche que le travail, ou l’image des longues files d’attente des
prisonniers, devenus de véritables éléments du décor, sont des images qui se réactuali-
sent constamment dans les discours de ceux qui en ont parlé et dont Le songe se fait
écho en 1943. Le parcours circulaire que le personnage emprunte constamment et du-
quel il ne semble pas pouvoir sortir malgré ses efforts, provoque la déréalisation de
l’espace1. L’entourage s’impose au narrateur mais semble se décomposer en même
temps, devenir immatériel, par la répétition constante des mêmes endroits, des mêmes
internés.
La promenade infinie du personnage-narrateur se fait dans un huis clos envahi
par un ciel bas et un brouillard pesant, qui ne laissent en se levant que l’image nue du
camp, au-delà duquel, le paysage n’incite pas non plus à l’échappatoire, ne serait-ce que
visuelle2. D’ailleurs, le camp s’impose brutalement au narrateur par les sens, comme
une agression : il le voit, l’entend, le sent3. L’assaut sensoriel est immédiat, dès son en-
trée, les informations qui l’agressent lui font comprendre qu’il ne s’agit pas de l’histoire
d’un seul homme, mais de toute une communauté :
Il flottait une odeur étrange, qui n’était pas celle de l’humus ou de la corruption,
une odeur composite qui fleurait le pus et la sueur. Elle m’écœurait et m’angoissait.
Je marchais avec peine et commençais à retrouver mes propres traces. Je tentais
[…] de suivre une direction droite. Mais toujours je retrouvais mes traces, de plus
en plus pressées. Bientôt je piétinai une boue noire et glacée où les traces
s’entremêlaient comme si des milliers d’hommes les eussent faites.4
Cependant, de toutes les allusions descriptives, le lecteur actuel, qui connaît le contexte
de production du texte et son origine, ne pourrait pas passer à côté de celle que nous
considérons comme l’image la plus puissante du récit par ce qu’elle représente. Vercors
n’a jamais parlé du contenu spécifique du témoignage à l’origine du Songe, impossible
de savoir aujourd’hui si cette évocation plus qu’évidente de la présence d’un crémato-
rium dans le camp, il l’a tirée de l’expérience du rescapé qui lui a parlé ou si l’écrivain
connaissait cette réalité par d’autres biais. Quoi qu’il en soit, la description de ce huis
1
Dominique Viart, op. cit., p. 48.
2
« Le brouillard s’était levé. J’apercevais maintenant la campagne autour de moi, si l’on peut nommer
cela une campagne : un cirque à peine vallonné […]. Cette terre noire, boueuse et émiettée, partout. Pas
un arbre. Pas un lambeau de verdure où l’œil se repose. Le ciel noir comme la terre » (Vercors, Le songe,
op. cit., p. 68).
3
Annette Becker, « Exterminations. Le corps et les camps », dans Jean-Jacques Courtine, Antoine
de Baecque, Frédéric Keck, Jean-Jacques Courtine, Sthéphane Audoin-Rouzeau, Yves Michaud, (éds.).
Les mutations du regard : le XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 324.
4
Vercors, Le songe, op. cit., p. 65.
124
clos, les conditions de vie qu’on y impose font vite comprendre aux internés qu’il s’agit
d’un endroit organisé pour soumettre l’homme et le conduire à la mort :
Par ailleurs, Le songe met en place la poétique spectrale propre au rêve par la perturba-
tion temporelle de la narration. Le récit s’ouvre d’avance sur l’intemporel, sur un sou-
venir incertain, envahi d’imprécisions, de confusions. Il débute par l’expression tempo-
relle « une de ces nuits », repère flou mais qui inscrit le reste du souvenir dans une dy-
namique quotidienne de répétition ; il a raconté cette nuit comme il aurait pu raconter
n’importe qu’elle autre nuit dans le camp. Il s’agit d’une réalité qui revient de façon
monotone et qui s’accorde avec la vie du camp, rythmée par des tâches et des activités
qui se renouvellent à l’infini. Malgré la réitération quotidienne, l’énonciation est prise
par l’imprécision, le doute, et elle en rend compte par des formes verbales qui modulent
l’indétermination (« il me semblait », « je crois », « je me souvenais mal »).
Cet effet d’intemporalité est de même renforcé par le fait qu’il s’agit du souvenir
d’un rêve, qui demeure insensible au temps, pour reprendre les propos de Freud2. Le
passé s’actualise ainsi dans le présent du rêve, qui se libère de l’emprise temporelle pour
se placer dans l’infini. Nous pourrions même dire qu’il recrée une temporalité propre à
l’expérience qu’il évoque. En premier lieu il existe une temporalité circulaire, répétitive,
tout comme la promenade du narrateur : il croise constamment des hommes, dont la
souffrance et les pénuries physiques se réitèrent ; visages différents, mais qui vivent
tous la même expérience collective, subissant tous les mêmes situations (« Pas d’autres
1
Ibid., p. 70-71. Bien que le camp d’Oranienburg Sachsenhausen soit officiellement classé comme camp
de concentration, aujourd’hui on connaît l’existence d’un crématorium dans le camp : « Le premier cré-
matorium du site se trouvait dans la cour industrielle près de la “tour C” et près du mur du camp, il a été
utilisé jusqu’à l’achèvement de la “station Z” au printemps 1942. Le crématorium était situé près de la
morgue et une porte dans le mur permettait un accès direct. En raison du grand nombre de prisonniers
tués, les prisonniers travaillant dans le crématorium devaient travailler par roulement jusqu’à ce qu’il soit
démoli et remplacé par les quatre fours de la “station Z” [Traduction propre du texte en anglais] »
(« Memorial and Museum Sachsenhausen ». Consulté le18 mai 2018. URL : https://www.sachsenhausen-
sbg.de/).
2
Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse [1933], Paris, Gallimard, 1984,
p. 103.
125
souvenirs que ceux qui s’étaient inscrits, jour après jour, que ceux qui s’inscrivaient
d’heure en heure dans ma chair »1). En deuxième lieu, le temps est inévitablement lié à
la tyrannie du corps maltraité : « le temps se vit au camp dans la souffrance d’un corps
réel devenu temporel : le temps de mourir »2. Le temps se vit dans le camp comme une
attente éternelle, qui s’impose physiquement par la dégradation du corps, mais aussi par
l’organisation effective des formes habituelles de l’attente :
Depuis quand étaient-ils là ? Il y avait des trous dans leurs rangs, certains étaient
tombés, on les laissait où ils étaient tombés. […] J’ai croisé encore les hommes en
ligne, mais beaucoup plus tard, après bien des heures. La lumière du jour a changé
et s’assombrit.3
Vercors, au contraire des survivants qui ont raconté leurs expériences des camps,
n’associe pas explicitement la dégradation du corps à la mort. Il ne le fera pas, du moins
dans les termes de Jorge Semprún qui, au sujet des ceux qui venaient d’arriver à Bu-
chenwald, disait « un vivant, je veux dire : un futur cadavre »4. Pourtant, la présentation
que Vercors fait des séquelles corporelles des internés ne fait pas l’ombre d’un doute
sur leur avenir :
Il y avait des hommes moins épuisés. Ceux-là avaient encore un regard. Était-ce
plus supportable ? On n’y lisait que la détresse et la peur. On ne voyait pas encore
leurs os sur la peau, mais celle-ci prenait déjà un aspect fripé, granuleux et blême,
qui annonçait la déchéance en marche. On devinait les boursoufflures qui bientôt
seraient de l’œdème, des rougeurs qui bientôt seraient des ulcères, des lividités qui
bientôt se gonfleraient de pus. Je ne sais pas si ce n’était pas encore plus poignant
de les voir à peu près sains et de savoir ce qu’ils deviendraient.5
Être un corps
Temps et corps ne se conçoivent à l’intérieur du camp que comme une seule di-
mension. Pour mieux comprendre cette synergie, nous nous tournerons vers l’ouvrage
Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme (1934), d’Emmanuel Levinas. Le
penseur se livre dans ce court essai à l’interprétation phénoménologique et critique du
national-socialisme allemand, des réflexions qui, par leur pertinence, nous permettent de
mieux comprendre aujourd’hui les sources, philosophiques et idéologiques, de la con-
1
Vercors, Le songe, op. cit., p. 72.
2
Annette Becker, op. cit., p. 331.
3
Vercors, Le songe, op. cit., p. 70-71.
4
Jorge Semprún, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 53.
5
Vercors, Le songe, op. cit., p. 69.
126
ception de l’homme de l’hitlérisme1. Pour l’analyse que nous proposons sur Le songe,
nous pourrions partir du constat de Levinas :
L’essence de l’homme n’est plus dans la liberté […]. Être véritablement soi-même,
ce n’est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la
liberté du Moi ; c’est au contraire prendre conscience de l’enchaînement originel
inéluctable, unique à notre corps ; c’est surtout accepter cet enchaînement.5
L’homme ne pouvant plus échapper à soi-même, devient un être-rivé dans les mots de
Levinas, un être qui a pourtant besoin de sortir de lui, de s’évader, d’accéder à
l’excedance. La particularité du nazisme et, de là sa cruauté, est qu’il abolit la possibili-
té de sortir de l’être, ramenant l’homme continuellement à son corps biologique. Miguel
Abensour exprime à ce sujet une nuance qui nous semble capitale pour essayer de com-
prendre la politique des camps. En effet, si le système hitlérien met en place une struc-
ture pour empêcher l’évasion c’est parce qu’il s’identifie avec fierté, non pas avec
l’être-rivé proprement dit, mais avec un être-rivé au second degré : « Le peuple alle-
mand sous l’emprise du national-socialisme est au-delà de la honte, car, instauré dans sa
suffisance, l’illusion de sa suffisance, il est inaccessible au besoin d’évasion »6.
1
Miguel Abensour a écrit au sujet de ce texte son célèbre essai Le Mal élémental, où il met en relation les
premières considérations de Levinas avec les réflexions postérieures que le penseur développe dans son
œuvre. (Miguel Abensour, « Le Mal élémental », dans Emmanuel Levinas. Quelques réflexions sur la
philosophie de l’hitlérisme, Paris, Rivages, 1997, p. 27-103).
2
Ibid., p. 38-39.
3
Ibid., p. 55.
4
Emmanuel Levinas, De l’évasion, op. cit., p. 98.
5
Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, op. cit., p. 19.
6
Miguel Abensour, op. cit., p. 83.
127
Dans cette logique, les camps nazis pourraient s’envisager comme l’application
politique de cette philosophie de l’hitlérisme : l’homme y est réduit à son corps et tout
s’organise pour lui faire sentir son enchaînement et lui faire comprendre l’impossibilité
de s’en évader si ce n’est pas par la mort. Brutaliser le corps devient pour le régime le
moyen de brutaliser l’identité de l’homme, la liberté de l’esprit :
Cette abolition de la dualité s’exprime par la violence extrême sur les corps, par la dou-
leur pour faire comprendre à l’interné l’inévitable « échec de la révolte de l’esprit,
l’enfermement inéluctable »2. Le songe de Vercors est dans ce sens un récit « à même la
peau »3, un récit qui s’articule autour des hommes, devenus des corps, réduits au pure-
ment physique, sensoriel, qui voient même altérées leurs fonctions humaines par les
violences exercées contre leur chair, contre leur âme4.
La première scène du rêve est celle du personnage-narrateur qui tourne pénible-
ment dans un espace éternellement circulaire, où il se rend compte soudainement qu’il
n’est pas seul, mais qu’il y a devant lui « une forme fuyante […] un peu dansante et
dégingandée, grisâtre et silencieuse ». Présence imprécise, même immatérielle, il arrive
finalement à constater qu’il s’agit du « corps d’un homme, affreusement maigre »5.
Celle-ci n’est que la première appréciation d’une narration qui se limitera presque ex-
clusivement à décrire chacun des détails de ces corps, qui frôlent la décomposition, et
qui font l’objet d’une scrupuleuse observation, se traduisant sur le plan textuel par de
longues descriptions physiques.
Des gros plans, à la manière du dessinateur que fut Vercors, se construisent et se
concentrent spécialement sur le visage des internés, dont les détails ne manquent pas de
surprendre le lecteur. Annette Becker remarque, d’ailleurs, que dans les témoignages
des survivants il existe un intérêt spécial et une insistance sur la description du regard et
du visage en général, car les « deux caractéristiques premières de l’être humain, sa fron-
1
Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, op. cit., p. 18.
2
Miguel Abensour, op. cit., p. 66.
3
Imre Kertész, « Le vingtième siècle est une machine à liquider permanente. Entretien d’Imre Kertész
avec Gerhard Moser », dans Catherine Coquio, (éd.). Parler des camps, penser les génocides, Paris, Albin
Michel, 1999, p. 87.
4
Annette Becker, op. cit., p. 323.
5
Vercors, Le songe, op. cit., p. 65.
128
tière, ce qui le différencie de l’animal, sont les premières à craquer »1. Les yeux, le re-
gard reviennent en effet presque de manière obsédante dans le discours du narrateur du
Songe : « Les yeux ressortaient au point qu’on s’attendait à ce qu’ils roulassent, comme
des billes, et le blanc était tout griffé »2 ou encore, « le visage semblait avoir subi une
catastrophe inexplicable. Les yeux ne laissaient voir qu’une pupille fiévreuse, noyée
dans une conjonctive rouge comme une plaie »3. Le vieillissement accéléré de la peau
« brouillée comme un lait qui tourne, de la cire souillée de terre, excoriée de dartres, de
gerçures, de bourgeons »4, empêche même de déceler l’âge de ceux qu’il croise, deve-
nus tous une masse uniforme enchaînée à un corps qui les dégrade.
Par ailleurs, la nudité, la vision directe du corps souffrant, prive l’interné de
toute intimité. Celle-ci acquiert de même une valeur symbolique, il s’agit de la « nudité
de notre être total dans toute sa plénitude et solidité »5, qui va au-delà du purement phy-
sique pour atteindre le moral. David Rousset évoquait ce sentiment dans L’univers con-
centrationnaire : « Tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de
toute civilisation »6. L’homme dans Le songe est exposé aux autres et sent comme
propres leurs corps « tordus », « déchirés », « frisés », « sanguinolents » et maints autres
adjectifs qui finissent par faire tourner les images du songe en cauchemar :
Je vis un torse à moitié nu, sous des haillons, les côtes se soulevaient et
s’abaissaient comme un soufflet, et sous l’estomac qui semblait s’être résorbé tant
il était creux, l’effort gonflait l’abdomen, que l’on voyait rouler sous l’étoffe, à
chaque pas, des molles grosseurs inquiétantes.7
On l’emporte sur une civière. Un drap recouvre entièrement son corps raidi. Pour-
tant je vois, sous le linceul, son visage blafard, son visage qui sourit. Mais, ah ! Ce
n’est plus désormais le même sourire. […] Ce sourire-là est heureux, et je sais que
c’est à moi qu’il est destiné, comme un signe fraternel, comme un message
d’espérance.8
1
Annette Becker, op. cit., p. 334.
2
Vercors, Le songe, op. cit., p. 67.
3
Ibid., p. 68.
4
Ibid., p. 67.
5
Emmanuel Levinas, De l’évasion, op. cit., p. 113.
6
David Rousset, L’univers concentrationnaire, Paris, Éditions du Pavois, 1946, p. 13.
7
Vercors, Le songe, op. cit., p. 67.
8
Ibid., p. 72.
129
Anxieux de retrouver la mort il se dit, tout comme les autres hommes qu’il a croisés,
incapable de se coucher et mourir, de fléchir devant la violence. Cependant, cette volon-
té n’est nullement attribuée à une attitude humaine quelconque, mais à une sorte de fu-
reur animale qui fait l’homme se rebeller constamment :
Car l’homme n’est pas seul dans sa peau, il y loge une bête qui veut vivre, et
j’avais depuis longtemps appris que, si j’eusse accepté avec bonheur que la trique
des hommes noirs me tuât sur place, la bête, elle, se relèverait sous les coups. […]
Je le savais et cela rendait mon atroce fatigue et mon atroce désir encore plus
atroces et cruels.1
En 1943, Vercors esquisse déjà par des passages comme celui-ci, celle qui sera la
grande question qu’il s’est posée à l’issue de la guerre et à la découverte des camps na-
zis : est-ce possible pour l’homme d’être réduit au statut d’animal ayant vécu une expé-
rience pareille ? Est-ce possible de perdre toute humanité ? Il est très tôt pour voir dans
ce texte, issu de l’immédiateté de la dénonce, une interrogation de la sorte. Vercors con-
cède d’ailleurs à son personnage principal des moyens d’excedance, qui affirment
l’existence de l’homme au-delà du corps par le rêve, la capacité de cogiter, de penser, de
sentir l’ailleurs, le dehors du camp2.
Cette nouvelle se trouve cependant à l’origine d’un long processus de réflexion
théorique, mais aussi fictionnelle, dont les interrogations et doutes au sujet des consé-
quences de l’expérience nazie seront explicitement posés dans Les armes de la nuit3.
Cette nouvelle, qui se développe dans le contexte de l’après-camp, mettra sur la table la
nécessité de penser aux répercussions d’une expérience pareille, non seulement pour
ceux qui l’ont vécue (que ce soit en tant que victimes ou en tant que bourreaux), mais
aussi pour l’homme en général. Les questions verbalisées, ce ne sera pourtant pas évi-
dent de trouver des réponses dans l’immédiat.
1
Ibid.
2
Ibid., p. 73.
3
Vercors, Les armes de la nuit [1946], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002.
130
2.4. La découverte de la qualité d’homme : Les armes
de la nuit 1
Les armes de la nuit est publié en 1946, juste un an après la libération de la
France. Bien que la guerre soit finie, la production littéraire vercorienne reste, comme
nous l’avons signalé auparavant, en forte relation avec le conflit ou, plutôt, avec les
conséquences qui s’en dégagent. Proche de la réalité sociale, le récit met en scène le
retour à sa maison d’un ancien résistant, Pierre Cange, après son passage par Buchen-
wald et par le camp d’extermination de Hochswörth2, et la difficile adaptation à sa vie
d’avant-guerre. Malgré son caractère d’actualité, nous ne pourrions pas dire qu’il s’agit
d’un texte de circonstance ; la réflexion de l’après-camp permet à l’écrivain de franchir
un cap dans sa pensée, de mesurer par la fiction les répercussions qu’un phénomène
comme le nazisme a laissées au cœur même de l’humanité. Il permet de même à Ver-
cors de se mettre, pour la première fois, face à l’une des notions fondamentales de sa
pensée sur l’homme : la « qualité humaine ». En ce sens, Les armes de la nuit constitue
un texte d’ouverture vers une pensée humaniste qui émerge de la crise et qui demande à
trouver des réponses pour se refaire après l’expérience des camps.
L’histoire de Pierre Cange se bâtit sur une chaîne de témoignages de fiction qui
prêtent voix, d’une part, à ceux qui sont là à l’arrivée du survivant et, de l’autre, au sur-
vivant lui-même. La forme choisie par Vercors pour mettre en récit sa nouvelle, le té-
moignage, s’accorde avec l’une des grandes préoccupations de l’écrivain pendant les
mois qui ont suivi la libération des camps et le retour des survivants : la lutte contre
l’oubli. La fiction qu’il a construite n’est que le résultat des efforts de l’auteur pour lé-
guer le constat de ce qui s’est passé, pour l’inscrire dans l’histoire littéraire, et ainsi évi-
ter l’amnésie ou, simplement, l’omission3. Certains de ses écrits de l’époque laissent
pourtant entrevoir son pessimisme envers le pouvoir ravageur du temps, ce qui ne
l’empêche pas de continuer sa lutte par l’écriture :
1
Cette section est le résultat des réflexions soulevées suite à la communication que j’ai eu l’opportunité
de présenter lors de la journée d’études Venus d’ailleurs : paroles sur les « étranges étrangers », le
14 novembre 2017, à l’Université Clermont Auvergne, Clermont-Ferrand, France [à paraître, Clermont-
Ferrand, PUBP, 2020].
2
Le nom du camp, dont les caractéristiques décrites nous font penser à un camp d’extermination, est
inventé par l’auteur.
3
Après la Libération et le dévoilement de l’identité de Vercors, l’écrivain devient une véritable célébrité.
Il intègre plusieurs associations culturelles comme l’Alliance Française, il devient membre des Combat-
tants de la paix et il assume la présidence du Centre National des Écrivains. Il continue son engagement
personnel avec de nombreux voyages et d’interventions publiques. Lors de ses déplacements, il défend la
France et son combat de résistance face aux critiques de certaines puissances qui accusent l’Hexagone de
s’être soumis au nazisme sans avoir lutté. (Christian de Bartillat, op. cit., p. 101-102.).
131
Les traces s’effacent dans le sable, parce que le sable les recouvre. Ces écrits
s’effaceront à mesure que vont s’éloigner les événements et les jours qui les ont fait
naître, – effacés par l’oubli qui recouvre tout, l’oubli rongeur, l’oubli inhumain,
l’oubli enfin contre lequel ces pages s’élèvent, dans un effort un peu pathétique
puisqu’il se sait d’avance voué à l’échec.1
1
Vercors, Le sable du temps, op. cit., p. 77.
2
Annette Wieviorka signale le procès Eichmann au début des années soixante comme un véritable tour-
nant dans le travail de mémoire sur le génocide, qui viendra se concrétiser à la fin des années soixante-dix
par ce qu’elle a nommé « l’ère du témoin », grâce à la collecte systématique de témoignages audiovisuels
(Annette Wieviorka, L’ère du témoin [1998], Paris, Hachette Littératures, 2002).
3
Voir Annette Wieviorka, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992. Nous
y trouvions, parmi d’autres exemples, un entretien avec Simone Veil en juin 1990 : « On entend dire que
les déportés ont voulu oublier et ont préféré se taire. C’est vrai sans doute pour quelques-uns, mais
inexact pour la plupart d’entre eux. Si je prends mon cas, j’ai toujours été disposée à en parler, à témoi-
gner. Mais personne n’avait envie de nous entendre. Ce que nous disions était trop dur, pouvait paraître
cynique » (p. 170).
4
« Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en
proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence
physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre
mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. Et
dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous décou-
vrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience […]. À peine commencions-nous à ra-
conter que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître
inimaginable » (Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 9.).
5
Primo Levi, op. cit., p. 275.
132
contre le prétendu pouvoir « apaisant » de la fiction, face à la vérité transmise par les
témoignages issus de l’expérience vécue à la première personne, polémique qui n’est
pas d’ailleurs aujourd’hui tout à fait close1. Jean Cayrol, dénonçait en 1953 dans son
article « Témoignage et littérature » la dimension folklorique de ces récits, les accusant
de faire appel à la « larme publique »2 pour que la « Tragédie inhumaine devienne la
Comédie humaine »3 :
En dehors de ces débats, la nouvelle de Vercors doit se comprendre dans l’ensemble des
textes d’engagement de l’écrivain qui, au même titre qu’il l’avait fait avec Le songe,
essaie de faire connaître à la société française la réalité des camps et, spécialement, la
vie d’après-guerre de ceux qui en ont souffert directement ou indirectement. Cependant,
cette fois-ci, le texte est produit depuis la certitude et la connaissance des faits rapportés
par les rescapés et découverts à la Libération, de là l’emploi de la forme testimoniale
pour en rendre compte. Nous y trouvons de même une volonté de regard vers l’avenir,
vers la nécessité de concevoir l’après-camp comme nœud des questionnements sur
l’homme.
Il serait une erreur de penser qu’un auteur comme Vercors aurait essayé par sa
nouvelle de se substituer aux témoignages des rescapés. Sa construction narrative em-
1
« Le discours critique sur la Shoah en général, et sur la valeur de la littérature de l’Holocauste en parti-
culier, a changé et évolué – façonné et remodelé par des rencontres successives avec l’écriture de
l’Holocauste, par la publication de nouveaux matériaux et de genres et modalités littéraires novateurs, par
des changements dans la critique littéraire et la théorie en général, et par des conversations continues
entre philosophes, historiens et critiques littéraires. Malgré ces changements, les lecteurs continuent de
débattre – souvent avec véhémence – de l’importance de la littérature imaginative dans la réflexion sur
l’Holocauste, de la nécessité d’écrire, de lire et de considérer sérieusement les représentations littéraires
de la Shoah.
Trois questions fondamentales sous-tendent les préoccupations critiques concernant la littérature sur
l’Holocauste. (1) Faut-il lire (écrire) une littérature imaginative, plutôt qu’une histoire “directe”, sur
l’inimaginable, l’univers concentrationnaire ? (2) Si oui, comment évaluer et comprendre cette littéra-
ture ? (3) Existe-t-il un mode littéraire mieux adapté pour représenter ce que l’on a si souvent qualifié de
non représentatif ? [Traduction propre du texte en anglais] » (Sara Horowitz, Voicing the Void: Muteness
and Memory in Holocaust Fiction, New York, State University of New York Press, 1997, p. 15-16).
2
Jean Cayrol, « Témoignage et littérature », Esprit, nº 201, avril 1953, p. 575.
3
Ibid., p. 576.
4
Ibid.
133
pêche d’établir une identification quelconque entre auteur et survivant, se posant
d’ailleurs dès le début comme témoin d’un témoin de la déportation, Pierre Cange. De
plus, celui-ci représente à son tour dans la fiction le « témoignage virtuellement collectif
témoignant du témoignage premier par sa propre quête d’un mode d’énonciation hu-
main »1. Même si Vercors a pu s’inspirer des propos d’un vrai témoin, tel qu’il l’a
avoué dans la suite qu’il donne aux Armes de la nuit en 1951 (« je lui expliquais comme
je pus que Pierre Cange existait bel et bien, malgré naturellement certaines transposi-
tions que la nécessité d’être discret… »2), cette explication a posteriori n’enlèverait pas
le caractère en quelque sorte universel de Pierre. Par ailleurs, le récit montre, par le té-
moignage de fiction du rescapé, tout ce qu’un témoin indirect mais attentif comme Ver-
cors pouvait alors savoir des déportations et du génocide, fondamentalement par ce que
les victimes rencontrées ont osé lui dire ou lui écrire sur la vie des camps, sur les exter-
minations en masse, sur la violence…
Vercors lie ainsi son histoire à celle de 1945 : la réception des survivants. Ce-
pendant, le centre d’attention de la nouvelle se partage entre ceux qui arrivent et ceux
qui les attendent. La mise en récit de l’expérience des rescapés se mêle indistinctement
aux témoignages de ceux qui les accueillent à leur retour des camps. Bien que toujours
dans le domaine de la fiction, Vercors, par son écoute attentive et par son approche per-
sonnelle des victimes et de leurs familles, arrive à insuffler à son récit une véracité bou-
leversante. Témoin des témoins, se portant à son tour témoin des retrouvailles, il peut
imaginer la difficulté de ces rencontres où dominent malaise et souffrance. C’est proba-
blement pour cette raison que la fiction se concentre plutôt sur cet aspect-ci : se con-
fronter à l’étrangeté de ceux qu’on croyait connaître ; une expérience où le traumatisme
s’est accru pour les déportés et s’est en quelque sorte transmis à leurs proches par
l’incompréhension et les non-dits3.
À ce sujet, Jean Cayrol dénonce en 1953 l’inexistence de productions sur
l’après-camp, au détriment de ce qu’il a appelé la « bonne intrigue concentrationnaire »4
1
Catherine Coquio, « Parler au camp, parler des camps. Hurbinek à Babel », dans Parler des camps,
penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999, p. 613.
2
Vercors, La puissance du jour, 1951, Paris, Michel, 2002, p. 382.
3
Certains rescapés tel Jorge Semprún se sont emparés du silence à la sortie du camp, l’absence de mots
étant pendant des années nécessaire, voire vitale : « J’ai été obligé de me taire pendant quelque temps,
quinze ans, pour survivre » (Jorge Semprún et Élie Wiesel, Se taire est impossible, Paris, Mille et une
nuits, 2001, p. 17).
4
« Il y avait un autre sujet moins spectaculaire, c’était de rechercher ce qu’avaient pu devenir les témoins
de cette orgie du sang, leur comportement dans un monde ordinaire, quotidien, comment on pouvait les
sauver, les ramener à n’être qu’eux-mêmes et non les survivants effrayés d’une agonie sans fin » (Jean
Cayrol, op. cit., p. 577.).
134
des auteurs épargnés par la déportation. Vercors, malgré sa condition de témoin indirect,
a avancé une réponse en 1946 à la demande de Cayrol, dans Les armes de la nuit. Avec
ce récit, l’écrivain a aussi répondu à la nécessité sociale de gérer le retour des survi-
vants, ce qui commençait par comprendre véritablement leur état d’esprit, non exempt
de contradictions et de problèmes. Antelme faisait allusion aux difficultés d’un accueil
qui s’est avéré insuffisant parce qu’inadapté :
Il est bien clair que c’est le même homme, celui qui parle et celui qui était là-bas.
[…] On veut bien comprendre que c’est le même homme, mais on ne veut pas re-
connaître que cet homme puisse parler comme un déporté. On ne discute pas sur
l’aller et retour, on discute sur le bagage qui accompagne le retour. Et on supplie :
« Ce n’est pas la vraie vie – Oubliez ! »1
Les personnages des Armes de la nuit constituent dans leur ensemble la figure du té-
moin littéraire indirect et pluriel dont Starobinski a décrit le rôle, similaire à celui du
chœur de la tragédie antique, dans son Introduction à la poésie de l’événement en 1943 :
Mais lié […] à un présent fait d’angoisse, il [le chœur] est engagé dans une partici-
pation douloureuse, qui est le véritable rôle du témoin. C’est ici qu’on s’aperçoit
dans son ampleur tout ce que signifie le mot témoignage, le témoignage poétique.
Il y a un témoignage qui est l’aveu, la déposition sincère d’une aventure singulière
et personnelle, mais qui ne développe pas le sens entier du mot ; […] Je verrais une
image plus totale du témoignage dans l’acte de celui qui a les yeux ouverts en face
de l’histoire et se fonde en éternité pour l’élever, tout à la fois à travers son moi
singulier et l’événement collectif, un chant qui tente de restituer l’homme au-delà
de son malheur.2
1
Robert Antelme, « Témoignage du camp et poésie », dans Robert Antelme, textes inédits sur « L’espèce
humaine ». Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 44-45.
2
Jean Starobinski, « Introduction à la poésie de l’événement », Lettres, nº 1, janvier 1943, p. 12.
3
Marie Bornand, Témoignage et fiction les récits de rescapés dans la littérature de langue française
(1945-2000), Genève, Droz, 2004, p. 58.
135
sion d’ensemble privilégiée, qui prend en compte dans ce contexte particulier l’état
d’âme du « revenant »1 et les réactions de ceux qui l’accueillent.
Pour atteindre cet effet et que le témoignage de fiction puisse être reçu comme
légitime, il est pourtant nécessaire de respecter le contrat de véracité avec son lecteur.
En effet, si les repères qui constituent le récit n’appartiennent pas à la réalité propre
d’un témoignage authentique, cette nouvelle vercorienne assure les effets de réel barthé-
siens2, moyen dont se sert le lecteur pour accéder et se rapprocher de l’expérience extra-
littéraire. Dans le cadre du vécu concentrationnaire, une vigilance spéciale est demandée
car il s’agit d’une littérature « née de l’événement »3, qu’une représentation respec-
tueuse du contrat de véracité ne saurait pas trahir : « Le témoignage est l’acte de se por-
ter garant de l’authenticité de ce que l’on observe et qu’on croit digne d’être rapporté,
tandis que le témoignage littéraire est la représentation de cet acte authentique »4.
Par ailleurs, Les armes de la nuit convoque le récepteur comme témoin de la nar-
ration, requis pour une cause commune d’interrogation, de mémoire, de réflexion, de
prise de conscience. Cette « prise à témoin » du lecteur est devenue l’un des principaux
arguments des défenseurs de ce genre de productions littéraires, dont cette nouvelle
n’est qu’un exemple. Le professeur Claude Burgelin, leur confère un rôle majeur dans la
lutte pour éviter de faire tomber le vécu des camps dans le silence et l’indicible, à cause
de la disparition progressive des survivants ou de l’impossibilité que manifestent une
grande partie de rescapés à décrire leurs expériences : « Quand ce qui fut vécu fut trop
loin des mots […], quand le corps est trop plein de paroles suffocantes, retrouver la rive
des mots pour tenter d’en témoigner devient épreuve de mort »5. Cette prise à témoin du
lecteur l’implique de même dans les questions que Vercors posera à la fin du récit et qui
concernent les angoisses d’un rescapé comme Pierre : l’internement, peut-il atteindre,
réduire, voire faire disparaître ce qui nous définit comme hommes ? D’ailleurs, quelles
sont ces caractéristiques qui nous distinguent du reste d’animaux ?
1
Jorge Semprún reprendra la même notion : « Je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas
évitée. Je n’y avais pas échappé. Je l’avais parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre […] J’étais un revenant,
en somme » (Jorge Semprún, op. cit., p. 24)
2
Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, nº 11, 1968, p. 84-89.
3
Jean Starobinski, op. cit., p. 12.
4
Michael Riffaterre, « Le témoignage littéraire », Les cahiers de la Villa Gillet, nº 3, novembre 1995,
p. 33.
5
Claude Burgelin, « Le temps des témoins », Les cahiers de la Villa Gillet, nº 3, novembre 1995, p. 83.
136
Revenir du camp
Dès le début des Armes de la nuit, Vercors établit un cadre narratif fictif affirmé
par des références historiques et par un espace référentiel connu, au moins, d’une
grande partie des récepteurs de l’époque : l’arrivée des prisonniers à l’hôtel Lutetia
après la libération des camps. Le contexte est celui d’une rencontre ou, plus concrète-
ment, d’une possible rencontre, d’une rencontre désirée entre deux personnes qui se
connaissent, deux amis : le narrateur, resté en France, et Pierre Cange. La réception
d’un ami devient pourtant une expérience dure à supporter pour celui qui accueille et
qui se heurte soudainement à un visage qui « dut vivre aux frontières de la vie et de la
mort »1 :
Éprouvante journée : le choc d’abord de trouver son nom (je n’en espérais plus) sur
les listes dactylographiées, affichées en plein vent, où sont venus se heurter tant
d’espérance, tant de patient refus… Pierre Cange, de Lézardrieux. Le choc ensuite
de ne pouvoir le reconnaître. […] Il me sourit en me voyant. Je ne reconnus pas
même son sourire […] Je ne sais plus ce que je lui dis : je n’ai pas dû savoir lui ca-
cher mon trouble.2
1
Vercors, Les armes de la nuit, op. cit., p. 343.
2
Ibid.
137
Elle a été magnifique, jusqu’au dernier jour. Elle n’a pas changé. Vous la retrouverez
telle que vous l’avez vue, la dernière fois »1.
La deuxième instance de parole, pour sa part, se réduit à Pierre Cange, qui subit
d’ailleurs un double processus d’altérité : non seulement il est méconnaissable pour ses
proches, mais son expérience dans les camps l’a rendu étranger à lui-même. Le silence
devient l’élément qui perpétue cette impression2. La communication est impossible
même au niveau affectif, physique ; Pierre fuit au maximum les échanges, cherche la
solitude de sa chambre et évite tout contact3. Dès qu’une discussion s’engage concer-
nant son passage par les camps, son état d’âme ou encore ses sentiments pour Nicole, il
parvient à peine à demander du temps, retardant sa réponse et promettant une améliora-
tion déjà en cours qui pourtant n’existe pas : « Écoute… pas ce soir. Est-ce impossible ?
Pas ce soir. Demain »4. À la difficulté de mettre en mots l’ineffable, s’ajoute la crainte
de transmettre l’inaudible ou l’incompréhensible, que Jorge Semprún décrivait comme
suit dans L’écriture ou la vie (1994) :
On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir
le temps, sans doute, et le courage, d’un récit illimité, probablement interminable,
illuminé – clôturé aussi, bien entendu – par cette possibilité de se poursuivre à
l’infini. […] Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En au-
ront-ils la passion, la compassion, la rigueur nécessaire ? Le doute me vient, dès ce
premier instant, cette première rencontre avec des hommes d’avant, du dehors –
venus de la vie –, à voir le regard épouvanté, presque hostile, méfiant du moins,
des trois officiers.5
138
des survivants : cette image aurait même acquis un statut stéréotypé, mais elle relèverait
en réalité de la volonté de surmonter les limites du langage, qui essaie de trouver un
modèle communicable et proche de celui des camps1. Philippe Mesnard, fait pour sa
part une lecture inspirée de celle de Paul Ricœur sur la figure des flammes comme
moyen de redécrire la réalité2 :
Cependant et, malgré l’assiduité du terme dans ce genre de récits, Philippe Mesnard
souligne : « l’enfer est une notion éminemment culturelle qui n’a rien à voir avec le
camp – sinon par le fait qu’il était souvent convoqué par les déportés pour désigner la
violence qui y sévissait »4. D’ailleurs, dans Les armes de la nuit, Pierre dénonce
l’insuffisance de la métaphore pour décrire le camp, méprisant la simplicité de
l’identification car déficiente. Curieusement, il réutilisera par la suite cette image pour
mettre en récit la notion de « revenant ». Celle-ci, exploitée de même par certains écri-
vains qui, comme Jorge Semprun ou Raymond Guérin, ont survécu à la déportation et à
l’internement, synthétise un retour d’exception difficile à saisir et que Vercors compare
au retour d’Orphée des enfers5 :
Et puis, de cette expérience du Mal, l’essentiel est qu’elle aura été vécue comme
expérience de la mort… Je dis bien « expérience »… Car la mort n’est pas une
chose que nous aurions frôlée, côtoyée, dont nous aurions réchappé, comme d’un
accident dont on serait sortie indemne. Nous l’avons vécue… Nous ne sommes pas
des rescapés, mais des revenants…6
Je voyais les gens autour de moi me regarder, m’accueillir, me parler ou me traiter
comme s’ils m’avaient vu la veille et avec un naturel qui faisait douter qu’ils eus-
sent bien réalisé, eux, à leur tour, quel revenant j’étais.7
Témoigner de l’indicible
Malgré sa difficulté à en parler, Pierre parvient à briser le silence par une confes-
sion imprégnée de grande violence. La deuxième partie de la nouvelle, « Orphée », se
1
Annette Wieviorka, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, op. cit., p. 180.
2
Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 11.
3
Philippe Mesnard, Témoignage en résistance, Paris, Stock, 2007, p. 154.
4
Philippe Mesnard et François Rastier, « L’étendue d’une ignorance (à propos de Primo Levi) », Letras
libres, février 2006, p. 50‑53, consulté le 3 mars 2019. URL : http://www.revue-
texto.net/Dialogues/Rastier-Mesnard.html.
5
Les armes de la nuit s’organise en deux chapitres, le premier intitulé « Eurydice », le deuxième
« Orphée ». Ce dernier accueille le récit de l’expérience de Pierre Cange dans les camps de la mort.
6
Jorge Semprún, op. cit., p. 99.
7
Raymond Guérin, op. cit., p. 44.
139
consacre ainsi au témoignage de Pierre Cange sur son expérience dans les camps. Il
s’agit d’un aveu auquel il s’était maintes fois refusé, mais qu’il réussit à communiquer
avec grande difficulté à son ami, dont la volonté d’aider lui fait insister pour qu’il parle.
C’est lors de cette confession que Vercors se confronte pour la première fois à la notion
de « qualité d’homme ». À ce stade, il ne s’agit pas encore de savoir ce qu’est cette qua-
lité, à quoi elle fait exactement référence, mais de comprendre pourquoi un revenant
comme Pierre a la sensation de l’avoir perdue. Il est intéressant de constater que Pierre
Cange commence son récit par avouer la conséquence majeure de son passage à
Hochswörth. Cette conclusion d’ouverture lui rappelle sa situation d’exception : après
tout ce qu’il a vécu, il est vivant, mais non sans sursis.
Il se soumit :
– Que voulez-vous ? demanda-t-il faiblement.
Je me lançai à l’eau :
– Qu’est-il arrivé à Hochswörth ? […]
Pierre parla d’une voix neutre, à ce point privée d’accent qu’elle semblait venir
par-delà même du désespoir :
– J’y ai perdu ma qualité d’homme.1
Le témoignage se fait dans le huis clos d’une vieille maison, à son tour isolée dans une
île inaccessible par la marée haute et fouettée par l’orage qui se déchaîne contre le re-
fuge. La scène du témoignage alterne entre le monologue de Pierre et les remarques du
narrateur, qui se pose en spectateur de la scène. Témoin du témoin, il ne peut pourtant
s’empêcher de transmettre ses sensations sur ce qu’il écoute ; ce qui confirme la diffi-
culté dont parlait Semprún à assimiler des aveux comme ceux des rescapés :
1
Vercors, Les armes de la nuit, op. cit., p. 368.
2
Ibid.
3
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli [2000], Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 207.
4
Robert Antelme, « Témoignage du camp et poésie », op. cit., p. 44.
140
même furtivement, décrire l’indicible. Son discours dévoile les difficultés du langage, la
base de la communication humaine, à rendre compte de l’inhumain 1, dont la présence
hante le retour. Les propos de Pierre se traduisent au niveau textuel par un discours ha-
ché, assidument interrompu par des vides ou des points de suspensions, pourtant très
éloquents, et qui n’en disent que trop sur la difficile conceptualisation et transmission de
l’expérience concentrationnaire.
Pierre Cange développe son témoignage comme une véritable descente aux en-
fers qui a fini par atteindre, non seulement son corps, mais aussi l’esprit qu’il considé-
rait si cher, si fondamental. La confession suit ainsi le fil conducteur qui rejoindra sa
conclusion initiale : la perte de sa qualité d’homme. Le début s’articule autour du récit
d’une bataille de résistance, celle des internés. La philosophie de l’hitlérisme décrite par
Levinas et imposée à l’intérieur du camp sous forme de violence physique, semble
échouer à ce stade initial parmi les victimes, qui résistent renonçant à être des corps
pour pouvoir rester des êtres humains2 :
« J’ai pensé (à peine) : Bon. Ça ou autre chose… vous savez, le corps… la dé-
pouille… on apprend vite là-bas à la considérer pour ce qu’elle est : un amas de
cellules pourrissantes. “L’esprit s’affine dans la douleur…” – surtout il devient la
seule chose qui compte. Tout à fait la seule. La seule digne de respect et
d’amour. »3
Il décrit ainsi sa lutte initiale, ses actes de résistance et comment, d’un coup, il s’est sen-
ti complètement dépourvu de cet instinct de survivance presque primitif, qu’il compare
à la violence du taureau et à la fureur animale, pour s’installer dans l’assujettissement :
« Je me demande, je me demande si je n’ai pas été aussi stupidement joué, aussi
sottement, aussi aveuglement mené, leurré, dupé, que le taureau dans l’arène… Un
chiffon rouge, des banderilles, cela suffit… la même chose cent fois, dix mille fois,
toujours cela suffit… La bête s’élance, charge, tient tête, résiste, se révolte, se dé-
pense, s’épuise… et soudain se retrouve vidée, rompue, pesante masse torpide sans
volonté sans ressort… elle est la chose, le jouet du torero… Comment, à quel mo-
ment cela s’est-il produit ? […] Quand a-t-elle cessé d’être taureau pour se muer en
bœuf ? Et nous, et nous ? Quand cessions-nous d’être un être libre, un être qui peut
encore choisir, – savoir opter pour la mort, préférer le néant à l’abjection ? Quand ?
À quel point de la pente ? »4
1
Catherine Coquio, op. cit., p. 615.
2
Annette Becker, op. cit., p. 332.
3
Vercors, Les armes de la nuit, op. cit., p. 373.
4
Ibid., p. 370.
141
proches1 et par lui-même, tout au long du récit. Cet emploi métaphorique doit se com-
prendre comme l’essai d’enrichir un logos qui cherche à décrire des attitudes, des ac-
tions, des comportements difficilement saisissables en dehors du territoire d’exception
qu’est l’univers concentrationnaire. D’ailleurs, si Pierre voit contestée sa condition hu-
maine, nous ne pouvons pas dire pour autant qu’il se pense animal, encore moins que
les autres le pensent de la sorte. L’inimaginable résistance des hommes physiquement
épuisés, que Pierre rapproche de l’instinct de la bête, perd d’ailleurs toute son impor-
tance et sa présence textuelle face à celle qui serait la grande victoire du système nazi :
l’anéantissement de l’esprit des internés. L’atteinte du « refuge inviolable »2 de
l’homme, de son âme, constitue la clé de passage de la révolte à la soumission. C’est
précisément ce passage que Pierre Cange souligne comme la clé de sa déshumanisa-
tion3, se concrétisant progressivement par des actions qui viennent réaffirmer
l’impression d’éloignement, de séparation de l’espèce humaine :
S’étant rendu compte que sa révolte était en quelque sorte inutile, Pierre a décidé
d’attendre la mort, qu’il a d’ailleurs embrassée comme la seule issue possible pendant
ces semaines d’état total de « dissolution mentale »5. Bien qu’il n’attribue la perte de la
qualité d’homme qu’à sa personne, c’est-à-dire, qu’il n’en prive explicitement aucun
des autres internés ; il partage avec eux des états d’esprit communs, dont le désir de voir
1
« Je trouvais qu’il ressemblait à un goéland » (Ibid., p. 345).
« [Ses cheveux] étaient courts, décolorés et clairsemés, cela lui donnait vraiment l’aspect d’un oiseau de
mer » (Ibid., p. 346).
« Il croisait ses longues jambes maigres et restait alors immobile, impassible et immobile, comme une
marmotte » (Ibid., p. 356).
« Un visage de pierre, oui. Un vrai visage de pierre, imperturbable et froid. Mais ces yeux ! Ils luisaient
dans l’ombre, me dit-il, avec la fixité d’un chat » (Ibid., p. 357).
2
Ibid., p. 369.
3
« La fureur peut avoir un caractère irrationnel et pathologique, mais il en va de même de toute émotion
humaine. On peut certainement créer des conditions susceptibles d’aboutir à une déshumanisation de
l’homme – comme les camps de concentration, la torture, la famine – mais cela ne signifie pas qu’il
puisse par là devenir semblable à l’animal ; dans des conditions de ce genre, ce ne sont pas la fureur et la
violence, mais leur absence évidente, qui devient le signe le plus claire de la déshumanisation » (Hannah
Arendt, Du mensonge à la violence. Essai de politique contemporaine, op. cit., p. 162).
4
Vercors, Les armes de la nuit, op. cit., p. 375.
5
« J’étais comme dans un rêve, arrivé à ce point… ce point de… dissolution mentale… que je ne pouvais
pas même parvenir à ressentir un sentiment de… regret… ou de soulagement… Rien. Pas même
d’impatience ou de crainte. Rien, le vide. Un bœuf, un bœuf aux portes de l’abattoir. M’en rendais-je
compte ? Je ne sais plus » (Ibid., p. 372.).
142
la fin, il espère, par la mort. Il passe souvent du « je » à un « nous » virtuellement collec-
tif, une voix unique et singulière qui clame la même issue : être les prochaines victimes
de l’abattoir, « la mortelle boutique où l’on nous dispenserait enfin la paix et le som-
meil… »1. Pierre déplore avoir manqué constamment son opportunité véritable
d’échapper, et cohabite avec une sensation troublante que Maurice Blanchot a décrite
comme « l’inexpérience de mourir » : « L’inexpérience de mourir, cela veut dire aussi :
maladresse à mourir, mourant comme quelqu’un qui n’a pas appris ou qui a manqué ses
classes »2 :
Pour finir j’ai pris le typhus. Il paraît que je suis tombé raide, une nuit, au pied du
chariot […]. Pourquoi n’y fus-je pas jeté, comme j’aurais dû l’être, – comme j’étais
en droit de l’attendre ? […] Je me suis retrouvé à l’hôpital, un beau matin. Tiré
d’affaire. » Cela me fit mal de l’entendre répéter en riant : « Tiré d’affaire ! » Il dit
amèrement : « Voilà… on m’a ramené dans la vie. »3
Se croyant mort, Pierre a été « ramené parmi les hommes »4. Ayant été cible
d’humiliation, d’exploitation et de meurtre5, mais ayant survécu, il constate la pire con-
séquence de son assujettissement : la perte de sa qualité d’homme. Cet aveu devient la
clé du déchiffrement de sa nouvelle vie, que le narrateur synthétise tragiquement
comme la conséquence de « l’assassinat d’une âme »6.
Les conclusions de son personnage placent Vercors face à ce nouveau concept
de « qualité d’homme ». De quoi s’agit-il exactement ? Pourrait-on vraiment la perdre ?
Dans ce cas-ci, est-il possible de la retrouver après pareille expérience ? L’auteur est
incapable de donner des réponses à toutes ces questions, de donner à Pierre Cange la
possibilité de vraiment « revenir » et il finira cette nouvelle par les propos « Je ne sais
pas. Je ne sais pas. Je ne sais pas »7. La négation avec laquelle conclut celui qui pourrait
être considéré comme son dernier récit de guerre, ne doit pas être comprise comme un
abandon au désespoir, mais comme le début de la recherche humaniste proprement dite
de Vercors. Les armes de la nuit est le départ d’une pensée qui se libère petit à petit de
l’emprise du camp pour évoluer vers une pensée philosophique plus large, plus univer-
selle.
1
Ibid., p. 371.
2
Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 63.
3
Vercors, Les armes de la nuit, op. cit., p. 376.
4
Ibid.
5
Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 54.
6
Vercors, Les armes de la nuit, op. cit., p. 377.
7
Ibid.
143
Tout en respectant les sentiments légitimes de son personnage Pierre Cange, qui
se dit en dehors de toute forme d’humanité, Vercors ressent le besoin de chercher à dé-
limiter ce qu’est exactement l’homme, pour essayer de lui donner la réponse qui s’avère
impossible en 1946. Cette préoccupation dépassera très tôt le contexte des camps et de
la guerre pour s’élargir vers une véritable recherche intellectuelle visant à vraiment sa-
voir si nous sommes susceptibles de déserter la communauté humaine par nos actions
ou encore notre vécu. Nous comprenons bien que l’écrivain viendra chercher ses ré-
ponses fondamentalement du côté philosophique et moral, ses réflexions se tournent
ainsi plutôt vers ce qu’est agir en homme et en quoi nos actions nous définissent ou pas
comme tel. Ceci ne l’empêche pas pour autant, dans son intention de fournir une vision
la plus complète possible de l’homme, de puiser dans des domaines tels que la biologie,
la sociologie ou l’anthropologie ; le tout soigneusement travaillé par l’écriture littéraire.
Dans cette perspective, sa démarche intellectuelle et littéraire s’articule comme la suite
naturelle à des événements qui ont complètement renversé et remis en question le statu
quo de l’identité de l’homme moderne :
Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce,
peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est
cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et
c’est cela d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en ques-
tion de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique
d’appartenance à l’espèce humaine. Elle sert ensuite à méditer sur les limites de
cette espèce, sur sa distance à la « nature » et sa relation avec elle, sur une certaine
solitude de l’espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son
unité indivisible.1
1
Robert Antelme, L’espèce humaine, op. cit., p. 11.
144
Nous arrivons ainsi à pouvoir reconstituer une sorte de biographie de sa pre-
mière pensée qui révèle un jeune Jean Bruller à la recherche de son identité, pris d’une
certaine insouciance qui ne manquera pas de se laisser imprégner par des teintes pessi-
mistes. Cette recherche intime l’ouvre pourtant à l’expérience de l’autre et, plus large-
ment, à la société ; ouverture et visions qui seront, par exemple, liées à sa prise de cons-
cience pacifiste ou à la critique coloniale (même si le jeune dessinateur ne semble pas
encore prêt à penser à la décolonisation). Les albums brulleriens mettent ainsi en œuvre
des réflexions, sur le moi, sur l’homme comme être fini, sur l’absurdité de son existence
et de ses actes, sur l’irrationnel qui l’habite et qui le hante (le rêve, la mort), sur son
existence sociale. Ce cheminement vers l’autre se matérialise par des dialogues concrets
qui le mettent en face de la société, à laquelle il commence à participer par ses publica-
tions assidues dans des journaux, par sa présence habituelle dans les réunions des intel-
lectuels de gauche de l’époque ou par l’illustration d’ouvrages d’engagement idéolo-
gique que nous avons pu analyser.
Le heurt définitif avec l’histoire et, plus largement, avec l’homme, arrive avec la
Seconde Guerre mondiale, qui a même accéléré le changement déjà préconisé de son
moyen d’expression du dessin à la littérature, celle-ci de caractère engagé dans ses dé-
buts. Ces œuvres, théoriques et fictionnelles, restent très proches de l’événement, nais-
sent de l’histoire présente de la France et, plus largement, pensent l’homme dans un
contexte de violence. Les récits de guerre de Vercors s’organisent presque comme une
sorte de journal de bord des années d’Occupation qui balaie par les expériences des per-
sonnages la drôle de guerre, l’installation des forces allemandes dans le pays,
l’expérience du maquis, l’organisation de l’activité éditoriale clandestine, les rafles en
zone occupée, le retour des premiers survivants, les rares témoignages sur les camps.
Les textes d’ordre théorique se vouent à leur tour à la réflexion de la relation homme-
violence et s’émancipent en même temps par une volonté d’atteindre des considérations
plus universelles qui prennent déjà un ton éthique de plus en plus marqué, spécialement
par la pensée kantienne (l’oubli, le mensonge, la possible déshumanisation, la soumis-
sion de l’homme au pouvoir, sa rébellion). Cette universalisation des pensées issues de
la guerre et de ses conséquences place Vercors face au concept de « qualité d’homme »,
dont la définition et conceptualisation guideront définitivement Vercors dans ses re-
cherches sur l’être humain.
145
Deuxième partie
Définir l’homme par la rébellion :
l’animal dénaturé vercorien
L’année 1945 s’impose comme une date clé dans l’histoire du XXe siècle : fin de la Se-
conde Guerre mondiale, libération des camps et bombardements atomiques d’Hiroshima
et Nagasaki, qui annoncent d’une certaine manière la première salve de la guerre
froide1. D’ailleurs, depuis les années quatre-vingt, les historiens du temps présent con-
sidèrent 1945 comme le début historiographique de ce passé le plus récent, inévitable-
ment « conditionné dans ses modes de pensée, dans son organisation sociale, dans son
espace international » par la dernière guerre2. Ce conditionnement s’impose d’une ma-
nière encore plus évidente dans les années qui suivent immédiatement le conflit, forte-
ment marquées par ses conséquences.
Dans le monde littéraire français, l’après-guerre témoigne d’un virage idéolo-
gique à gauche et de la « délégitimation » des intellectuels de droite3. Dès le
9 septembre 1944 un « Manifeste des écrivains français » publié dans Les lettres fran-
çaises demande le « juste châtiment des imposteurs et des traîtres ». Signé par une
soixantaine d’intellectuels dont Louis Aragon, Albert Camus, Jean Cassou, Georges
Duhamel, Paul Éluard, André Malraux, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Paul Valéry
ou le propre Vercors, il précède une autre publication où ces mêmes noms refusent toute
collaboration avec les structures ayant publié des textes signés « par tout écrivain dont
l’attitude ou les écrits pendant l’Occupation ont apporté une aide morale ou matérielle à
1
« On a parfois tendance à sous-estimer le lien entre la dernière guerre et la guerre froide (un domaine en
pleine réévaluation historiographique), qui, dans certains domaines comme les relations internationales, la
stratégie, la science, la technologie ont connu une forme de continuité » (Henry Rousso, « L’histoire du
temps présent, vingt ans après », Bulletin de l’IHTP, nº 75, juillet 2000, consulté le 12 mars 2019. URL :
https://www.ihtp.cnrs.fr/sites/default/files/histoire_du_temps_present.pdf).
2
Ibid. Parmi ceux qui ont défendu explicitement cette thèse Henry Rousso cite François Bédarida
(« Penser la Seconde Guerre mondiale » dans André Versaille (dir.), Penser le XXe siècle, Bruxelles,
Complexe, 1990, p. 115-138), Jean-Pierre Azéma (« La Seconde Guerre mondiale matrice du temps pré-
sent », dans IHTP, Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS Éditions, 1993, p.147-152) ou lui-
même : Henry Rousso (Le Syndrome de Vichy, Paris, Seuil, 1987). Il existe toutefois une partie de la
recherche scientifique de l’Institut d’Histoire du Temps Présent consacrée à la période de la Seconde
Guerre mondiale. L’institution a hérité de tous les fonds documentaires du Comité d’histoire de la Se-
conde Guerre mondiale (créé en 1951, à la suite de la dissolution de la Commission d’histoire de
l’Occupation et de la Libération de la France, de 1944). Pour plus d’information voir la présentation de
l’IHTP sur leur site web : http://www.ihtp.cnrs.fr/content/linstitut-dhistoire-du-temps-present.
3
Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris,
Gallimard, 1996, p. 148.
149
l’oppresseur ». La liste dressée ensuite vise des écrivains comme Robert Brasillach,
Louis-Ferdinand Céline, Jacques Chardonne, Drieu La Rochelle, Jean Giono, Henry
de Montherlant ou Maurice Vlaminck1. De telles prises de position font resurgir le débat
sur la liberté d’expression et d’opinion, spécialement suite à la condamnation à mort de
Robert de Brasillach en janvier 1945 et à la pétition de grâce signée par un certain
nombre d’écrivains de gauche. Vercors, qui reste à l’écart de cette dernière demande,
n’hésite pas à se manifester indirectement sur l’affaire (« si nous prenons l’exemple
d’un grand procès récent »2) et, de manière générale, sur la polémique autour de la res-
ponsabilité des écrivains :
Dans une société libre, tout écrit peut-être contredit. Il s’ensuit que dans une telle
société la responsabilité sociale de l’écrivain s’amenuise jusqu’à s’effacer : il la
partage en effet avec ses lecteurs, lesquels sont à leur tour responsables de leur
libre jugement […]. Quand un écrit protégé par les armes ne peut être ni réfuté ni
combattu, les conséquences en deviennent imputables à l’auteur. En imposant (ou
en tentant d’imposer), sans partage, sa pensée à ses lecteurs, il renonce du même
coup à partager avec eux la responsabilité de ses écrits. Il en assume d’avance les
sanctions possibles et les assume seul.3
1
Ibid., p. 143‑145.
2
Vercors, « Responsabilité de l’écrivain » dans Le sable du temps, Paris, Émile-Paul frères, 1945, p.160.
3
Ibid., p. 159‑160.
4
« La phase triomphante des T.M se conclut avec la crise de 1952-1953 et le départ de Merleau-Ponty,
lorsqu’on commence à remarquer des indices de sclérose et, en même temps, les premières manifestations
de phénomènes qui se révéleront antagonistes par rapport à l’existentialisme » (Anna Boschetti, Sartre et
« Les temps modernes » une entreprise intellectuelle, Paris, Éditions de minuit, 1985, p. 184).
5
Jean-Paul Sartre, « Présentation », Les Temps Modernes, nº 1, octobre 1945, p. 20‑21.
150
sabilité »1. La revue compte dans ses premiers numéros avec la collaboration d’écrivains
tels Raymond Aron, Albert Olivier, Jean Paulhan ou Michel Leiris (les quatre ont fait
partie du premier comité de rédaction de la revue) ; avec des collaborateurs plus occa-
sionnels comme Albert Camus, ils s’éloigneront progressivement des Temps modernes
en faveur d’une concentration de pouvoir autour du « noyau » directeur de la publica-
tion : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Maurice Merleau-Ponty2.
Dans ce contexte littéraire se dessinant à l’issue de la guerre, Vercors, qui se dit
en dehors de la littérature engagée définie par Sartre (« s’il était une chose dans laquelle
je ne parvenais pas encore à me sentir engagé, c’était la littérature »3), ne reste pas
moins proche de l’actualité de son temps, s’impliquant et participant à des événements
et des questionnements d’après-guerre par ses écrits théoriques, philosophiques et de
fiction4. Il cherche cependant à prendre ses distances par rapport à la doctrine sartrienne,
ce que feront d’autres contemporains comme Camus5. Vercors inscrit volontairement
son activité intellectuelle des années quarante dans la lignée d’une idée de « devoir de
mémoire »6, qui anime le mouvement déporté dès la Libération et qui s’interroge sur la
fonction du souvenir dans la société. Vercors rejoint en effet, par ses réflexions sur
l’oubli-souvenir, certaines préoccupations majeures qui émergent parmi les rescapés dès
1945, dont la lutte contre la renaissance de l’extrême droite ou la vive attention portée
au respect des Droits de l’homme7. Il parlera de « fidélité », attribut qu’il accorde aussi à
Sartre et à sa notion d’engagement :
1
Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard, 1997, p. 29.
2
Anna Boschetti, op. cit., p. 233-238.
3
Vercors, Les nouveaux jours. Esquisse d’une Europe, Paris, Plon, 1984, p. 114‑115.
4
Pour ne citer que quelques-unes des productions de Vercors de la fin des années quarante : « La crise de
notre temps », « Questions du communisme », « Problème de l’amnistie », « Message aux bâtisseurs d’une
nation libre », rassemblées dans Plus ou moins homme (1950) ; mais aussi des fictions comme celles de
Les yeux et la lumière de 1948 (dans Les mots, les interrogations sur le besoin de l’engagement de l’art
dans l’actualité sociale sont au rendez-vous).
5
Nous pouvons constater dans l’œuvre d’Albert Camus, au même titre que dans la production verco-
rienne, une conception de l’engagement littéraire qui reste très proche de celle défendue par Jean-paul
Sartre, malgré les différences possibles dans les limites de cet engagement : « même volonté qu’écrire soit
acte, même désir d’atteindre le plus vaste public, même refus que la littérature soit seulement un jeu for-
mel, un “mensonge luxueux” et frivole, même “idéal de la communication universelle”, même analyse
historique de l’évolution littéraire, etc. » (Denis Benoît, Littérature et engagement de Pascal à Sartre,
Paris, Seuil, 2000, p. 276).
6
« Formulé dans les années 1990, “le devoir de mémoire” répond à un processus, mettant en exergue la
Shoah, commencé à la fin des années 1970 alors que, paradoxalement, son principe même anime le mou-
vement déporté depuis 1945 » (Olivier Lalieu, « L’invention du “devoir de mémoire” », Vingtième Siècle.
Revue d’histoire, nº 69, 2001, p. 93). Le terme reste aujourd’hui très controversé, spécialement à cause de
la place que la mémoire de la Shoah a dans la société contemporaine, relevant plus de la sensibilité que du
discours historique (voir à ce sujet Henry Rousso et Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris,
Fayard, 1994).
7
Ibid., p. 85.
151
Pur combat d’arrière-garde, je le savais. La volonté d’oubli, chez la plupart des
gens, était beaucoup plus forte que notre volonté de fidélité. Je faisais partie d’un
dernier quarteron de fidèles conscients que c’est l’oubli la cause des grands mal-
heurs des hommes ; car c’est parce qu’ils en oublient les horreurs, les souffrances,
qu’ils recommencent et recommencent.
Conscient autant que moi de cette nécessaire fidélité, Sartre venait de lancer la no-
tion « d’engagement ».1
Par cette « fidélité », non seulement vis-à-vis du « devoir de mémoire » mais aussi vis-à-
vis de l’actualité sociale et politique de son temps, Vercors s’oppose foncièrement aux
nouvelles expériences littéraires en cours qui aboutiront dans les années 50 au Nouveau
Roman, remettant en question autant les formes littéraires que la littérature elle-même :
À l’objectivisme forcené d’un Alain Robbe-Grillet dans son premier roman, Les
Gommes, s’opposent le souci, chez une Nathalie Sarraute, des états psychologiques
fugaces, parfois contradictoires, qui nous restent à nous-mêmes inaperçus (et c’est,
après son Tropismes d’avant-guerre, le Portrait d’un Inconnu), ou le souci, chez un
Michel Butor, de brosser poétiquement le portrait d’une ville par la vision stéréos-
copique – et c’est Passage de Milan.2
Vercors plaint « la prédominance du langage sur la forme, de la forme sur le fond » et se
place loin de cette littérature cherchant à « découvrir les rapports secrets des mots entre
eux et avec les choses », promouvant « un côté ésotérique de l’inspiration »3 qui ne fait
que l’éloigner des lecteurs. Ses écrits des années cinquante et du début des années
soixante, qui se détachent progressivement des marques de la guerre pour s’installer de
plein droit dans la fiction et plus loin des aspects référentiels4, resteront d’ailleurs très
liés à l’équilibre forme/fond par une écriture qui continue à privilégier le style limpide
et linéaire, où le travail thématique l’emporte sur des préoccupations purement linguis-
tiques ou langagières.
Si le contexte littéraire se diversifie progressivement à l’issue de la guerre, les
préoccupations philosophiques semblent confluer vers le besoin général d’échapper au
nihilisme, de sauver d’une certaine façon l’humanisme : « les trois principaux courants
de pensée […], qui sont le personnalisme chrétien d’Esprit, le marxisme et
l’existentialisme, proposent tous, chacun à leur manière, une foi et des valeurs » 5. Ainsi,
Gabriel Marcel s’oppose dans l’avant-propos du premier volume de son Mystère de
1
Vercors, Les nouveaux jours, op. cit., p. 114.
2
Ibid., p. 247.
3
Ibid., p. 246.
4
Les animaux dénaturés (1952), Le périple (1958), Monsieur Prousthe (1958), La liberté de décembre
(1960) ou Sylva (1961), en témoignent.
5
Éliane Tonnet-Lacroix, La littérature française et francophone de 1945 à l’an 2000, Paris, L’Harmattan,
2003, p. 20-21.
152
l’être (1950)1 à Sartre à travers sa notion religieuse de « néo-socratisme » ou
« socratisme chrétien », malgré ce qui le lie à l’auteur de L’existentialisme est un huma-
nisme (1946) : la primauté de l’existence, l’importance de la notion de situation2. De ce
point de vue, la pensée de l’homme vercorienne s’inscrit dans ce mouvement pluriel des
« philosophies de l’existence » du XXe siècle qui développe dans sa singularité des pré-
occupations d’ordre général :
Les deux guerres mondiales […] ont largement contribué à contraindre toutes les
philosophies, existentialisme athée, philosophies chrétiennes, marxisme, à être des
philosophies de l’existence, parce que les fondements de l’existence humaine
étaient remis en cause et que la réponse ne pouvait être différée.3
Il s’agira dans cette deuxième partie, d’abord, d’analyser en détail la proposition philo-
sophique vercorienne en tant que construction éminemment originale, mais aussi en
relation avec les courants de pensée contemporains. Nous nous intéresserons ensuite à la
mise en fiction du discours théorique de Vercors et à l’examen des formes littéraires
employées.
1
Gabriel Marcel, Le mystère de l’être. Réflexion et mystère [1950], Paris, Aubier-Montaigne, 1963, p. 5.
2
Anne Mary, « Les rapports de Jean-Paul Sartre et de Gabriel Marcel : “le point de divergence, c’est le
fait même de Dieu” », Revue de la BNF, nº 48, décembre 2014, p. 52‑61, consulté le 18 mars 2019. URL :
https://www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2014-3-page-52.htm.
3
Roger Garaudy, Perspectives de l’homme. Existentialisme, pensée catholique, structuralisme, marxisme,
Paris, Presses universitaires de France, 1969, p. 8.
153
Chapitre III
Entre « être homme » et « agir en homme »
Totalement engagé, totalement libre. […] Il faut faire en sorte que l’homme puisse,
en toute circonstance, choisir la vie. C’est à défendre l’autonomie et les droits de la
personne que notre revue se consacrera.3
Pour sa part, un autre des grands noms du XXe siècle, Albert Camus, proche d’une cer-
taine manière de l’existentialisme par ses visions sur la condition humaine, fait évoluer,
après la Seconde Guerre mondiale, sa philosophie de l’absurde consacrée à
l’exploration du non-sens de la vie (Le mythe de Sisyphe et L’étranger en 1942, Caligu-
la et Le malentendu en 1944) vers ce que la critique a désigné comme « l’humanisme de
la révolte » (L’homme révolté, 1951) :
1
Ibid., p. 7.
2
Ibid., p. 63.
3
Jean-Paul Sartre, « Présentation », op. cit., p. 21.
154
Jusque-là, il [l’homme] se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condi-
tion, même si on la juge injuste, est acceptée. […] Le révolté, au sens étymolo-
gique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il
oppose ce qui est préférable à ce qui ne l’est pas.1
1
Albert Camus, L’homme révolté, 1951, Paris, Gallimard, 1985, p. 28.
2
Vercors, Les nouveaux jours, op. cit., p. 167.
3
Vercors, Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950.
4
À noter l’essai Questions sur la vie à messieurs les biologistes (1973), où Vercors s’entretient avec le
biologiste Ernest Kahane autour de la pensée de l’homme qui se dégage des ouvrages publiés par Vercors
jusqu’à cette date.
155
l’écrivain : qu’est-ce qu’agir en homme ? Ce sera le moment d’approfondir des concepts
tels celui de « rébellion » ou le principe de solidarité. Enfin, nous nous pencherons sur
les fondements éthiques que Vercors propose pour juger les actions de l’homme et sur
les réponses concrètes qu’il donne à certains des questionnements issus du conflit, à
savoir : l’homme, est-il en mesure de perdre sa qualité humaine ?
1
Vercors, « La sédition humaine » [1949], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950, p. 15.
2
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine [1972], Paris, Presses
Pocket, 2003, p. 175.
3
Ernst Cassirer, « Qu’est-ce que l’homme ? », dans Essai sur l’homme, Paris, Éditions de Minuit, 1975,
p. 39.
156
nombreuses, qui ont trait à l’homme, voilent son essence plutôt qu’elles ne
l’éclairent.1
Vercors, pour sa part, se montre convaincu qu’une objectivité peut être atteinte : il suffi-
rait pour ce faire d’un effort d’analyse et de compréhension de la nature même de
l’homme. La sédition humaine est le résultat de ce travail d’approximation de l’essence
humaine, qu’il débute par le passage en revue de certaines notions qui circulent cou-
ramment dans des discours de vulgarisation. Ces dernières se révèlent des idées précon-
çues, qui n’apportent en fait aucune certitude sur l’objet d’étude. Vercors critique, en
premier lieu, l’opinion selon laquelle l’analogie avec ses semblables constituerait la
caractéristique principale de l’être humain. Celle-ci se révèle insuffisante, voire fausse,
car elle promeut une vision « simpliste », qui empêche toute tentative
d’individualisation ou de différence à l’intérieur de l’espèce : « satisfaits de se sentir
hommes comme un loup se sent loup, ils échappent […] à des sentiments plus dignes » 2.
La définition encyclopédique, en deuxième lieu, n’est pas moins imparfaite pour Ver-
cors : « animal raisonnable, ou d’une manière plus précise, mammifère bimane, à sta-
tion verticale, doué d’intelligence et de langage articulé »3. En effet, la description phy-
sique proposée pourrait aussi servir à définir l’anthropoïde et, en ce qui concerne
l’intelligence et le langage articulé, Vercors ne les considère pas attributs exclusifs de
l’être humain (ce qui impliquerait la négation de toute intelligence et d’une certaine
forme de langage chez les autres animaux : « ils en sont doués à des degrés divers »4).
L’homme en aurait été pourvu sans doute plus que le reste, mais la clé résiderait non pas
en ce qu’il s’en est servi plus que les autres animaux, mais de façon différente, pour
répondre à des nécessités spécifiques5. La première constatation à faire avant toute défi-
nition serait plus générale et en même temps plus essentielle : le comportement des es-
pèces animales est « inné, instinctif, à peu près immuable »6, seul celui de l’espèce hu-
maine est variable et imprévisible. Le but d’une bonne définition, rappelle Vercors, doit
chercher à trouver le moteur de cette distinction fondamentale entre l’homme et
l’animal : « Seule de toute la création terrestre, l’espèce humaine a un comportement
extrêmement divers, changeant le long du temps, variable avec les latitudes, – une
1
Max Scheler, La situation de l’homme dans le monde [1928], trad. Maurice Dupuy, Paris, Aubier Mon-
taigne, 1951, p. 20.
2
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 16.
3
Ibid., p. 17.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 18.
6
Ibid.
157
éthique en perpétuelle évolution »1. Vercors fait déjà appel aux fondements moraux
pour introduire la définition d’homme, une simple référence à ce qu’il placera plus tard
au cœur de l’essence humaine.
Cette ambition intellectuelle démesurée qui anime l’écrivain part ainsi d’une vue
de l’esprit évidente. La difficulté existant pour délimiter la notion d’homme et
l’impossibilité jusqu’à présent de convenir d’une définition unanime et satisfaisante
déterminent Vercors à entreprendre la tâche titanesque de configurer une conception
universelle, qui ne saurait pas être mise en question et qui répondrait à ce « manque »
existant. L’auteur semble d’ailleurs convaincu d’avoir réussi son but : ayant qualifié sa
réflexion de « postulat apodictique »2, son caractère évident et logique devrait réussir
l’unification tellement espérée des avis. Le lecteur auquel Vercors demande, dès
l’avant-propos de Plus ou moins homme, une confiance sans faille envers une vision
qu’il dit d’avance démontrée (« une définition de l’homme valable pour tous […], ap-
plicable en tous lieux, en tout temps, à tous les degrés d’évolution »3), ne pourra pour-
tant éviter de se sentir dérouté dès sa première approche du texte, qu’il découvre sous
forme de légende anthropologique.
S’interrogeant sur l’essence de l’homme, Vercors prétend avoir trouvé la clé de
son déchiffrement au commencement de l’espèce humaine « à sa limite la plus primi-
tive, celle où [l’homme] se distingue à peine de l’anthropoïde »4. Ce n’est qu’à ce stade
pour ainsi dire « primitif » que se serait produite la faille à jamais irréparable entre
l’espèce humaine et l’espèce animale, où résiderait la différence fondamentale entre
l’homme et la bête, au même niveau d’intelligence5. Choix délibéré, ce retour en arrière
dans l’évolution anthropologique n’est pourtant pas justifié ou argumenté au-delà de sa
simple affirmation, ce qui invite le lecteur à inscrire les propos vercoriens dans le sillage
des récits sur les origines de l’humanité. Un aspect fondamental empêcherait pourtant
de situer complètement la proposition de Vercors du côté de l’imagination : bien que le
« quand » exact, le « pourquoi » et même le « comment » de cette rupture avec son ani-
malité restent des points à éclaircir, en désignant cette frontière comme l’espace de
naissance de l’humain, Vercors affirme par la même occasion l’ascendance animale de
l’homme et son appartenance au système de l’évolution des espèces proposé par Darwin
1
Ibid.
2
Vercors, Plus ou moins homme, op. cit., p. 7.
3
Ibid., p. 9.
4
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 19.
5
Ibid.
158
(« La théorie de l’évolution avait supprimé les frontières arbitraires entre les différentes
formes de vie organique. Il n’y a pas d’espèces séparées, seulement un courant de vie
continu et ininterrompu »1).
L’association d’une certaine littérature des origines avec le champ scientifique,
représenté par la théorie de l’évolution, peut sembler à simple vue contradictoire. Ce-
pendant, Vercors y trouve une double source de légitimation de son discours. D’ailleurs,
elle annonce le dialogue fructueux entre littérature et science qui se développera au sein
de l’œuvre de l’auteur, exemple aussi de la perméabilité entre les deux domaines, plus
proches qu’on ne le pense :
Le fameux problème des rapports entre science et littérature n’est qu’un artefact. Il
y a grille, mais nous l’avons posée. Si légère et fragile que la supprimer n’exige
qu’une pichenette.2
En effet, la littérature vercorienne convoque souvent des thèmes, des approches, des
concepts scientifiques pour les exploiter dans l’espace original de la fiction, proposant
non seulement un prolongement original du savoir scientifique (l’existence contempo-
raine du chaînon manquant dans Les animaux dénaturés, 1952), mais aussi un dialogue
effectif bâti sur un échange de métaphores, d’interrogations (est-il possible de commu-
niquer avec les cellules de son corps ? dans Colères, 1956), de productions, voire de
contradictions (bannissement de la frontière homme-animal par la métamorphose d’une
renarde en femme dans Sylva, 1961). D’ailleurs, la science deviendra par la suite le
point central d’approfondissement de la pensée vercorienne de l’homme, qui pose ses
bases dans La sédition humaine pour les retravailler et perfectionner par la suite3.
D’un côté, par le récit anthropologique qu’il situe aux origines de l’être humain,
l’écrivain active le pouvoir du savoir populaire, des récits traditionnels de l’homme sur
l’homme, qui lui sert de source pour l’argumentation qu’il mène ensuite. Vercors reva-
lorise ainsi, au même titre que le savoir scientifique, ce que Michel Maffesoli appelle la
« sens-communologie », la connaissance ordinaire comme origine légitime du savoir 4.
Celle-ci doit cependant être soumise à l’analyse et à l’examen, travail que se donne
1
Ernst Cassirer, « Qu’est-ce que l’homme ? », op. cit., p. 37.
2
Michel Serres, Feux et signaux de brume, Grasset, Paris, 1975, p. 13.
3
Notamment par les ouvrages Les chemins de l’être (1965), Questions sur la vie à messieurs les biolo-
gistes (1973), Ce que je crois (1975) et Sens et non-sens de l’histoire (1978).
4
En ceci, il s’opposerait à des critiques tels Gaston Bachelard, qui définit cette connaissance commune
comme « une inconscience de soi » dans La formation de l’esprit scientifique (1947). Cité par Jean-René
Tréanton, « Maffesoli Michel, La connaissance ordinaire : précis de sociologie compréhensive », Revue
française de sociologie, nº 28, 1, 1987, p. 189.
159
l’auteur en s’érigeant en émetteur et examinateur, mais en évitant a priori de prendre en
charge les propos rapportés1 :
Légende des origines aux échos philosophiques et scientifiques, l’homme est le prota-
goniste indiscutable de l’aventure anthropologique, il s’oppose catégoriquement à
l’anthropoïde et, plus largement, au monde animal. Le texte se construit sur une réduc-
tion métonymique en types : le monde humain et le monde animal s’opposent entre eux
en tant que catégories, au détriment de la reconnaissance de toute diversité de compor-
tements, d’attitudes et d’idiosyncrasie de leurs membres. Cette façon d’articuler la défi-
nition de l’homme par des types ne peut pourtant pas être interprétée comme la négation
de l’identité individuelle de l’homme, mais plutôt comme la conséquence de ce que
Vercors considère comme une nécessité d’urgence : retrouver ce qui nous unit en tant
qu’espèce et ce qui nous différencie du reste des animaux. D’ailleurs, dans le dévelop-
pement de l’essai et, plus particulièrement, dans les fictions que Vercors écrit sur le
même sujet à la fin des années quarante et début des années cinquante, notamment dans
Les yeux et la lumière3 (1948), le lecteur trouve un large creuset d’individualités qui se
rapportent à cet homme type, aussi riche que le nombre d’intégrants qui composent
l’espèce : Salvator préoccupé pour le non-sens de son travail d’artiste, Gaspar qui
s’interroge sur la validité du mensonge en politique, Arnaud qui donne sa vie au nom de
la liberté ou Luc qui finit par accepter le besoin de l’engagement de l’art dans des con-
textes comme celui de la guerre.
D’autre part, l’évocation de la théorie darwinienne sur l’évolution des espèces
permet à Vercors de fournir à sa réponse apodictique une base scientifique démontrable.
L’auteur n’échappe pas, en cette moitié du XXe siècle, à l’influence de L’origine des
espèces (1859). Depuis sa publication4, la théorie darwinienne est systématiquement
1
Cette position rappelle celle des collaborateurs des Temps modernes qui, par le texte de présentation de
Sartre, affirment que la conception de l’homme « court les rues et que nous ne prétendons pas la décou-
vrir, mais seulement aider à la préciser » (Jean-Paul Sartre, « Présentation », op. cit., p. 21).
2
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 16.
3
Vercors, Les yeux et la lumière [1948], Paris, Albin Michel, 1950.
4
La première traduction française de l’ouvrage est publiée en 1862 chez Guillaumin et Victor Masson par
Clémence Royer. Très controversée, elle sera suivie par d’autres initiatives à la demande de Darwin. Pour
en savoir plus, lire Jérôme Petit, « La traduction française de L’origine des espèces », Le blog Gallica,
160
appliquée aux fonctions mentales, morales et sociales, permettant ainsi la transforma-
tion de la notion d’homme, dont les problèmes sur l’origine sont susceptibles de trouver
une solution positive, en dehors de toute spéculation métaphysique ou religieuse1. Dès
la fin du XIXe siècle, une grande partie des biologistes adhèrent au transformisme uni-
versel darwinien, ce qui a même poussé certains biologistes, tel l’anglais Julian Sorell
Huxley (1887-1975)2, à interpréter la théorie darwinienne, non plus comme une hypo-
thèse, mais comme un fait3. L’influence darwinienne permet de démocratiser la vision
sur l’évolution humaine confirmant l’ascendance commune avec les animaux, idée
qui ne révèle pas de véritable controverse publique en France, comme elle le fera par
exemple aux États-Unis4. Ceci ne veut pas dire que l’explication de Darwin ne suscite
pas de débats dans l’Hexagone, ceux-ci se concentrant sur la nature de l’évolution pro-
posée.
La première moitié du XXe siècle nourrit des réflexions autour du finalisme de
l’évolution de l’homme ; si cette thèse n’est plus soutenue dans les années 1940 par les
biologistes de l’évolution, elle est défendue par certains scientifiques, qui se laissent
influencer par des idées religieuses. Ce fut le cas du philosophe et paléontologue fran-
çais Pierre Teilhard de Chardin5. Le déclin du finalisme met en question l’idée de projet
évolutif et unidirectionnel, réfutée par le paléontologue George Gaylord Simpson dans
son The Meaning of Evolution (1949) : « le progrès n’est en rien une caractéristique
universelle de l’évolution, comme il devrait l’être si celle-ci était gouvernée par des
causes finales »6. La sédition humaine ne se positionne pas en 1949 dans ce genre de
débats, s’intéressant plutôt à penser la frontière homme-animal, conceptualisation qui,
par ailleurs, n’a pas de réponse concrète d’un point de vue biologique 7. L’être humain
161
est envisagé comme le produit d’un ensemble de changements ; la tâche de Vercors se-
ra, d’abord, dirigée vers la recherche des différences qui séparent dans son évolution
l’homme de son état de bête. De ce point de vue, la théorie de l’évolution devient « un
mythe de la création. […] Elle constitue un point de départ évident pour spéculer sur la
manière dont nous devons vivre, et ce que devraient être nos valeurs »1, le versant
éthique de la conception vercorienne de l’homme ne fait que confirmer ce statut
« mythique » de la théorie darwinienne.
La correspondance de l’écrivain révèle cependant quelques pistes sur son opi-
nion au sujet de certains aspects controversés de la théorie de Darwin. En réponse à
l’envoi de Trois erreurs de notre temps (1964) de Jean Rondot, où celui-ci pose comme
hypothèse l’existence « d’une race académique abâtardie par unions avec d’autres races
d’hominiens inférieurs », et réfute « l’égalité biologique et mentale entre les hommes »,
proposant par ailleurs un « eugénisme par union de meilleurs cerveaux », Vercors
n’hésite pas à exprimer son ferme désaccord envers pareilles affirmations :
L’idée que la quantité d’intelligence se transmet par les chromosomes est contraire
à toute expérience. La plupart des hommes supérieurs ont eu une ascendance et une
descendance des plus médiocres, et inversement. Avant de pouvoir édicter en règle
une pareille sélection, il faudrait avoir poursuivi avec succès des milliers
d’expériences sur plusieurs générations. Je suis du reste, pour ma part, persuadé
qu’elle ne réussirait pas.2
1
Phillip Johnson, Le darwinisme en question : science ou métaphysique ?, Paris, Pierre d’angle, 1996,
p. 197.
2
Lettre de Vercors à Jean Rondot, 7 décembre 1965, Fonds Vercors, Paris, Bibliothèque Littéraire
Jacques Doucet, cote : MS46324001.
3
Voir Peter Atterton et Matthew Calarco, Animal philosophy : essential readings in continental thought,
London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, 2004. Aujourd’hui, l’étude des diffé-
rences spécifiques et des relations entre l’homme et l’animal se présente de même sous l’appellation de
« philosophie animale » (expression traduite directement de l’anglais « animal philosophy »). Cependant
nous choisissons de classer la réflexion vercorienne sous l’appellation « anthropologie philosophique »
car, bien que Vercors ait pris en compte l’animal pour sa définition de l’homme, il ne constitue pas le
centre de son intérêt, étant plutôt envisagé comme une espèce antagoniste de l’être humain.
162
xième moitié de siècle, Vercors s’interroge sur un sujet qui constitue l’objet d’étude ou
d’intérêt non seulement des scientifiques mais aussi des hommes de lettres. L’écrivain
côtoie notamment le scientifique naturaliste et biologiste Théodore Monod, qui fera
référence quelques années plus tard, dans son ouvrage Et si l’aventure humaine devait
échouer (1991), aux questionnements que posait Vercors dans ses ouvrages des années
cinquante et soixante (notamment dans La sédition humaine et dans Les animaux déna-
turés). Reconnaissant la pertinence de la question vercorienne, qu’il rejoint complète-
ment (« Philosophes, métaphysiques, théologiens trouveraient ici ample matière à dis-
pute, mais un ample consensus se dégagerait […] en faveur d’une discrimination fon-
cière, radicale, entre l’homme et l’animal »1), il expose de même ses limites :
Je ne pense pas que le problème des rapports entre l’homme et l’animal puisse se
voir résolu dans l’abstrait, a priori, et sans tenir compte d’une catégorie qui in-
forme désormais toute la pensée humaine, celle du temps.2
1
Théodore Monod, Et si l’aventure humaine devait échouer [1991], Paris, Grasset, 2000, p. 27.
2
Ibid., p. 28.
3
Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père [1960], trad. Vercors et Rita Barisse, Paris, Actes sud, 1990,
p. 7.
4
Les publications concernant la mise en fiction ou les réflexions théoriques à partir de la théorie darwi-
nienne dans les années cinquante et soixante concernent fondamentalement le contexte anglophone. Par
exemple, Inherit the Wind de Jerome Lawrence et Robert E. Lee en 1955 met en scène le procès qui s’est
tenu en 1925 au Tennessee contre un jeune professeur du secondaire pour avoir enfreint l’interdiction
dans l’enseignement public de faire étudier d’autres théories que le créationnisme, dont spécialement le
darwinisme (Jean-François Chassay, Si la science m’était contée des savants en littérature, Paris, Seuil,
2009, p. 146‑147).
163
éducable que l’éléphant, moins adroit que le chimpanzé, moins ingénieux
d’apparence que le castor constructeur de villages, de digues, de canaux et
d’écluses. Ceci confirme bien que ce n’est pas dans ces divers domaines que
l’homme se distingue essentiellement des animaux. Mais il est une chose que fait le
pygmée et que nul animal ne fit jamais : il lance au ciel des imprécations.1
Remarquons l’utilisation de cet exemple, qui se révèle sans doute contradictoire et sur-
prenant par rapport au mouvement de prise de conscience constaté chez l’auteur depuis
la fin des années trente. En tant que dessinateur, Jean Bruller avait revendiqué l’égalité
des races par l’illustration d’articles anticoloniaux et d’ouvrages tels Couleurs d’Égypte
de Paul Silva-Coronel (1935)2, Baba Diène et Morceau-de-Sucre de Claude Aveline
(1937)3 ou Le blanc à lunettes de Georges Simenon (1938)4, clés dans le mouvement de
dénonciation du colonialisme5. Cherchant une définition de l’homme qui se veuille uni-
verselle, l’écrivain retombe pourtant par ce texte fondateur de sa pensée dans les préju-
gés associés à ces populations autochtones, préjugés qui relèvent davantage d’opinions
populaires et de rumeurs que de réelles connaissances. Ainsi, tout en affirmant le statut
humain de ces groupes6, il les dit d’une certaine manière « moins humains », voire dans
certains aspects inférieurs à l’animal, car « à peine » différents de l’anthropoïde.
Par cette analogie, l’écrivain reproduit et réinvestit le mythe sur les pygmées au
profit de sa comparaison homme-animal ; entendons mythe dans le sens que lui donne
Roland Barthes en 1957 dans Mythologies : « un système de communication […] un
mode de signification »7. Celui-ci transmet moins le réel qu’une certaine connaissance
du réel, bâtie par ailleurs sur « un savoir confus, formé d’associations molles, illimi-
tées »8, qui est de toute évidence collectif. Le spécialiste en ethnoécologie Serge Bahu-
chet dessine la généralisation et la démocratisation des clichés au sujet de ces groupes,
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 19.
2
Paul Silva-Coronel, Couleurs d’Égypte, Paris, Durand, 1935. Un exemplaire de cet ouvrage se trouve
conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet, faisant partie du Fonds Vercors (référence : R.VER 210)
3
Claude Aveline, Baba Diène et le Morceau-de-Sucre, Paris, Gallimard, 1937.
4
Georges Simenon, Le blanc à lunettes [1938], Paris, Gallimard, 1978.
5
Dans ce même esprit, Vercors signera aussi en 1960 le Manifeste des 121, prônant le droit à
l’insoumission pendant la guerre d’Algérie et, plus largement, la destruction du système colonial et la fin
de l’oppression sur les peuples soumis aux puissances européennes. (Hervé Hamon, Patrick Rotman et
Pierre Vidal-Naquet, « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie (dite “des 121” –
septembre 1960) », dans Les porteurs de valises : la résistance française à la guerre d’Algérie, Paris,
Albin Michel, 1979, p. 393‑396).
6
Ce qui ne fut pas le cas jusqu’au XVIIIe siècle : « Le XVIIIe siècle savant sera celui des grands singes et
du statut de l’homme : à quoi reconnaît-on un homme, à la station bipède, à la parole ? Le Pygmée ayant
été reconnu comme un anthropomorphe, il ne posera plus de problème » (Serge Bahuchet, « L’invention
des Pygmées », Cahiers d’Études africaines, nº 129, 1993, p. 161).
7
Roland Barthes, « Le mythe aujourd’hui », dans Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 215.
8
Ibid., p. 226.
164
souvent utilisés pour donner des explications sur l’origine de l’humanité, démarche à la
base de l’analogie construite par Vercors :
La conjonction d’une petite taille semblant rappeler un stade infantile de l’être hu-
main, avec une culture matérielle fruste, voire rudimentaire, fait du Pygmée un bon
candidat pour l’ancêtre de l’humanité.1
Les Occidentaux sont obnubilés par la quête des origines et mêlent inconsciem-
ment le mythe homérien et l’illusion rousseauiste de l’Homme naturel, avec la per-
sistance d’un mode de production de chasse et de cueillette, survivance de la pré-
histoire. Cela conduit à une erreur épistémologique et à des tautologies. L’erreur
est de confondre présent et passé, histoire et préhistoire. Les « Pygmées » sont des
chasseurs-collecteurs, or dans l’histoire de l’Humanité, la chasse et la cueillette
précèdent l’agriculture ; de surcroît, ce sont des autochtones, les « premiers habi-
tants », ils étaient là « avant » : les « Pygmées » sont donc des hommes préhisto-
1
Serge Bahuchet, op. cit., p. 170.
2
Ibid., p. 174. Bahuchet note de même que ce n’est qu’en 1946 que l’ethnologue Noël Ballif mène une
mission scientifique auprès des peuples pygmées babinga du Moyen-Congo (Les danseurs de Dieu : chez
les Pygmées de la Sangha, Paris, Hachette, 1954.) ou que le sociologue André Hauser consacre une étude
sérieuse au peuple Babinga de la Likouala, en 1953 (« Les Babinga », Zaïre, VII, février 1953,
p. 147‑179).
3
Roland Barthes, « Bichon chez les nègres », dans Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 72‑73.
165
riques vivants, des témoins de l’histoire longue. Qu’ils parlent tous une langue
proche de celle de leurs voisins ne trouble personne !1
De telles idées n’ont pas encore complètement disparu de certaines sociétés actuelles 2,
ce qui nous aide à comprendre dans quelle mesure, dans les années cinquante, cette
image utilisée par Vercors pouvait activer l’imaginaire occidental sur ces autoch-
tones et, donc, remplir sa fonction d’exemple. Malgré les déficiences méthodologiques
d’un essai qui se veut « apodictique », Vercors se sert de l’action particulière des Pyg-
mées, qui maudissent ou supplient le ciel pour des raisons quelconques, pour dégager
tout un ensemble d’arguments, caractérisés par une grande concision et qui risquent
même de surprendre le lecteur à un stade aussi précoce de la réflexion.
L’auteur présente en effet, dès le début de son essai, en trois pages seulement,
les conclusions de sa pensée. Il le fait par une méthode déductive et analytique, cons-
truite sur une chaîne de raisonnements imbriqués entre eux par des relations cause-effet
et axés sur l’opposition opérationnelle de tout l’essai : la comparaison homme-animal.
Bien que polémique et même réfutable, l’exemple de départ s’avère pourtant très effi-
cace au niveau discursif, mettant en place cinq concepts essentiels : abstraction, con-
ception, volonté de connaître, refus et rébellion3.
Reprenons, dans un premier temps, la présentation des conclusions de l’écrivain
au début de sa réflexion. Si les Pygmées s’adressent au ciel, c’est bel et bien parce
qu’ils ont la capacité d’abstraction, conséquence inhérente à la faculté humaine de créer
des concepts, de concevoir le monde au-delà de l’éminemment physique ou sensoriel.
Cette conceptualisation, qui chez l’animal se réduit à l’objectivation inconsciente, pré-
senterait cependant en l’homme une nature différente : un brochet qui happe un goujon
l’« objectivise » en objet nageant, mais cela se fait chez lui comme par défaut, il n’a pas
besoin de faire intervenir une volonté de connaître4. L’homme au contraire, ne concevra
jamais le goujon en tant qu’objet nageant, mais il fera une abstraction de sa nature en
tant que poisson. Cette action est chez l’homme le résultat d’un travail conscient :
1
Marine Robillard et Serge Bahuchet, « Les Pygmées et les autres : terminologie, catégorisation et poli-
tique », Journal des africanistes, nº 82, juin 2012, consulté le 06 août 2018. URL :
https://journals.openedition.org/africanistes/4253.
2
« En août 2008, une centaine de Pygmées ont été libérés de l’esclavage en RDC, dont presque la moitié
étaient les membres de familles réduites en esclavage depuis plusieurs générations. De tels traitements
résultent de l’opinion bien ancrée selon laquelle les Pygmées seraient des êtres inférieurs pouvant être
“possédés” par leurs “maîtres” » (Survival International, « Pygmées », consulté le 6 août 2018. URL :
https://www.survivalinternational.fr/peuples/pygmees).
3
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 19‑21. Ceux-ci sont d’ailleurs présentés en italique, ce qui
indique au niveau graphique leur importance dans l’ensemble de la réflexion.
4
Exemple de l’auteur.
166
Nous savons par notre propre expérience quel effort de l’esprit il nous faut faire au
contraire pour isoler toute abstraction nouvelle, c’est-à-dire quelle volonté, et
d’abord la volonté de connaître.1
La constatation de son ignorance n’a pu, en effet, se présenter à l’homme qu’une fois
écarté de l’aveuglement de son automatisme animal, après « l’effort presque inconce-
vable de s’arracher un beau jour à ses sensations, à ses impulsions, à ses instincts » 3. Il a
fallu, en définitive, que par une « révolution » il se retourne contre ses instincts, autre-
ment dit, qu’il entre en dissidence. Nous arrivons ainsi au dernier stade de cette présen-
tation déductive, dont la richesse des concepts et l’enchaînement frénétique laissent une
impression de précipitation, d’excessive généralité. Vercors juge que la dissidence, cet
écartement de la nature animale pour constater notre ignorance sur le monde et sur
nous-mêmes, n’a pas pu suffire à faire de nous des hommes. L’anthropoïde l’a en effet
constatée, cette ignorance, mais il l’a, de plus, jugée inacceptable, il a voulu la vaincre,
il l’a refusée et, par là, l’homme a ajouté la lutte à la dissidence : il est entré en rébel-
lion4.
1
Ibid., p. 20.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 21.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 29.
167
L’origine animale de l’homme : entre évolution et rupture
Après la présentation résumée de sa vision anthropologique, Vercors se consacre
à l’explication approfondie de sa théorie. Le contexte où débute l’argumentation de
l’auteur situe son objet d’étude, l’homme, dans une évolution diachronique, qui suppose
un avant et un après implicites. Respectant le caractère évolutif de sa proposition,
l’auteur s’intéresse dans un premier temps à la période qui a précédé l’avènement de
l’homme proprement dit. Il s’agit d’évaluer les rapports que l’animal entreprend,
d’abord, avec le monde qui l’entoure, ensuite avec lui-même (autrement dit, la cons-
cience de soi qu’il présente1). Suivant la dynamique comparatiste, nous devinerons que
ces rapports sont d’emblée différents, voire opposés à ceux que l’être humain déploiera
plus tard dans les mêmes circonstances.
Nous remarquons d’emblée l’influence heideggérienne du texte et, plus concrè-
tement, les nombreuses coïncidences qui existent entre la vision vercorienne et
l’ontologie animale présentée par le philosophe allemand dans L’être et le temps (1927)
et dans Concepts fondamentaux de la métaphysique (1929-1930). Des échos heideggé-
riens qui ne sont pourtant pas à aucun moment explicitement signalés ou cités, d’ailleurs
la figure du philosophe allemand n’est à aucun moment évoquée ni dans les correspon-
dances de Vercors, ni dans les textes de nature autobiographique comme La bataille du
silence. Malgré ces « absences », il demeure très difficile de penser que Vercors reste en
dehors de l’influence de la pensée heideggérienne et de la prédominance de
l’existentialisme dans l’immédiat après-guerre. Bien que les premières traductions en
français des textes philosophiques du penseur allemand soient effectuées dans les an-
nées trente par Henry Corbin2 et qu’il faille attendre les années soixante pour avoir la
traduction complète de l’ouvrage phare d’Heidegger, L’être et le temps (1964), ou les
années quatre-vingt pour celle de Concepts fondamentaux de la métaphysique (1985), sa
philosophie circule discrètement avant la guerre. Elle devient petit à petit
« omniprésente »3, surtout grâce à L’être et le néant (1943) de Sartre4. Partageant le mi-
1
« Précisons que nous appellerons Conscience de soi les sensations innées (communes aux hommes et
aux animaux) par lesquelles ceux-ci se conçoivent comme ayant une existence individuelle et destruc-
tible, séparée du reste de la Nature » (Ibid., p. 22.).
2
Qu’est-ce que la métaphysique ? en 1931 ou quelques extraits de L’être et le temps en 1938 (Dominique
Janicaud, « Traductions françaises de Heidegger dans l’ordre chronologique de leur publication », dans
Heidegger en France, Paris, Albin Michel, 2001, p. 544‑552).
3
Ibid., p. 62.
4
« Sous l’angle de la réception de Heidegger, la “bombe Sartre” est à retardement. Ce n’est qu’après la
Libération et dans les années suivantes qu’elle va durablement bouleverser le paysage philosophique.
L’être et le néant, devenu alors le livre-fétiche de la mode existentialiste, entraînera dans le caravansérail
168
lieu intellectuel et littéraire parisien avec Sartre, Vercors a certainement été en contact
avec le « foisonnement des articles, conférences, interventions diverses qui témoignent
de la célébrité de Heidegger dans l’immédiat après-guerre »1, malgré les divergences
politiques qui pouvaient séparer l’ancien résistant du philosophe.
Cette possible influence nous permet d’établir une lecture du texte vercorien à
partir de certains aspects de l’ontologie animale proposée par Heidegger, très explica-
tive à l’égard de La sédition humaine. Vercors, bien qu’il parle de façon générale
d’« homme », d’« espèce humaine », prône le caractère individuel et irréductible de
l’être humain. Même s’il l’envisage en groupe, ce seront cependant les actions indivi-
duelles qui viendront déterminer sa qualité humaine : « chaque acte, chaque pensée,
qu’ils le veuillent ou non, viendra charger l’un des plateaux où se pèsent l’homme et la
bête »2. Cependant, il n’en fera pas autant pour l’animal, dont il parle comme entité ho-
mogène, comme s’il n’y en avait qu’un seul ; l’essence animale ne s’envisage qu’en
fonction de ce qui lui manque pour être homme :
C’est l’hypothèse irréductible […] qu’il y a une chose, un domaine, un type d’étant
homogène, qu’on appelle l’animalité en général pour laquelle n’importe quel
exemple ferait l’affaire. Voilà une thèse qui […] reste foncièrement téléologique et
traditionnelle.3
Reprenons un de ces anthropoïdes d’il y a deux ou trois cent mille ans, biologi-
quement « homme » par sa constitution physique, mais encore sans langage sinon
quelques onomatopées, sans industrie sinon peut-être la massue pour se défendre,
sans feu, sans logement, vivant de la même vie sauvage que les ours ou les loups,
des curiosités du moment un Heidegger d’autant plus prestigieux qu’il reste mystérieux, déjà auréolé du
mythe du père fondateur, solitaire parmi les vaincus, génial et incompris, avant-coureur à découvrir pour
de bon » (Dominique Janicaud, Heidegger en France, Paris, Albin Michel, 2001, p. 79).
1
Ibid., p. 90. Soulignons les commentaires, critiques et analyses que Jean Wahl introduit en 1947 dans sa
Petite histoire de « l’existentialisme » ou les idées de L’être et le temps qui inspirent Merleau-Ponty dans
une partie de sa Phénoménologie de la perception (1945), tous ces ouvrages antérieurs à la rédaction de
La sédition humaine (1949).
2
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 52.
3
Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987, p. 71. Jacques Derrida re-
marque cette homogénéisation dans l’œuvre heideggérienne dans le but de critiquer la prétention du phi-
losophe allemand d’avoir construit une définition de l’homme en dehors de la métaphysique tradition-
nelle.
169
ses frères. En un mot, le tout animal anthropopithèque. Il a, […] nous pouvons
l’admettre, une certaine conscience de soi. Au-delà, rien.1
Avant de nous intéresser à cette « certaine conscience de soi » de l’animal, revenons sur
les relations et les rapports qu’il entreprend avec le monde extérieur, car ceux-ci pour-
raient être révélateurs de la perception que l’animal a de lui-même. Reprenons le cas du
brochet qui happe le goujon et qui l’« objectivise » en tant qu’objet nageant ; cet
exemple permet à Vercors non seulement de théoriser l’impossibilité pour l’animal de
conceptualiser, mais aussi son incapacité à percevoir une chose en tant qu’elle existe 2.
L’animal n’est pas seulement privé d’abstraction, mais il aurait accès à une réalité qui
serait en quelque sorte faussée par sa capacité de perception. Quel est alors le rapport
qu’établit l’animal avec ce qui l’entoure ? Vercors se montre intraitable sur ce point :
ces rapports sont marqués indéniablement par la nature3 de l’animal, par ses instincts,
qui ne trouvent en lui aucune source de résistance ou d’organisme de contrôle. Il est
ainsi complètement soumis à sa nature toute puissante :
Quand ce que nous appelons un lion se met « sous le vent » du gibier qu’il guette à
l’abreuvoir, pour dérober son odeur au flair de sa victime, sa conscience de soi n’a
pas eu besoin pour cela de combiner, de raisonner, de déduire ; […] tout ce que la
nature peut faire de soi avec soi-même, il est bien évident qu’elle le sait d’emblée,
de toute éternité. […] Pour la nature-lion, la nature-castor, la nature-anthropoïde,
être, vouloir et faire sont une même démarche.4
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 22.
2
Heidegger affirmera que l’animal est exclu de la possibilité de percevoir quelque chose comme ceci ou
cela, exclu d’emblée du monde du sens (Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphy-
sique : monde-finitude-solitude [cours du semestre d’hiver 1929/30], trad. Daniel Panis, Paris, Gallimard,
1992, p. 397 ; cité par Christiane Bailey, « La vie végétative des animaux : la destruction heideggérienne
de l’animalité », PhaenEx, nº 2, hiver 2007, p. 88).
3
« Nous appellerons Nature, l’ensemble de toutes réalités inconnaissables sous-jacentes à nos sensations,
mais en tant que cette entité peut être conçue isolement par l’entendement, c’est-à-dire, en opposition
avec l’esprit qui la conçoit » (Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 22).
4
Ibid., p. 26‑27.
5
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 218. Suivant l’interprétation de
Derrida, s’exprime aussi Vincent Houillon : « L’animal se rapporte à de l’étant dans la recherche de
l’étant comme nourriture, comme proie ou ennemi, comme matériau de construction d’un nid ou d’un abri.
L’animal se rapporte à son monde d’animal selon une inaccessibilité au monde comme phénomène du
monde » (Vincent Houillon, « Pauvrement habite l’animal… », Alter. Revue de phénoménologie, nº 3,
1995, p. 123 ; cité par Christiane Bailey, op. cit., p. 85.).
170
« porteurs de signification »1, pour reprendre les termes du biologiste et philosophe al-
lemand Jakob Johann von Uexküll. Ces éléments présentent donc un sens qui n’est ja-
mais neutre mais marqué par son rapport à l’animal2. Cette nuance permet à Uexküll
d’établir la différence fondamentale entre « l’environnement de l’animal », perceptible
objectivement par l’être humain, et le « monde ambiant », le milieu dans lequel se pla-
cent les porteurs de signification pour l’animal et qui n’inclut pas la globalité environ-
nementale3. Cette dépendance, la soumission de l’animal à sa nature, pourrait très bien
être comparée à la « pauvreté en monde » proposée par Heidegger, où l’animal est pri-
sonnier du monde ambiant qui le détermine et dans lequel il sera incapable de prendre
une position indépendante, détachée, et pour reprendre les termes de notre écrivain :
« dénaturée ».
Outre le fait qu’Heidegger se serait inspiré des travaux d’Uexküll pour dévelop-
per sa notion d’animal « pauvre en monde »4, la citation du scientifique allemand dans
ce contexte n’est pas anodine car il est considéré comme l’un des pères de l’éthologie.
Le développement des travaux qui sont menés depuis la fin du XIXe siècle dans
l’éthologie reprennent et soutiennent ces visions philosophiques d’un point de vue
scientifique. En effet, avec d’autres penseurs majeurs de l’éthologie comme Konrad
Lorenz ou Skinner5, ils participent activement par leurs travaux des années 1930 et 1940
au développement d’une science du comportement animal essentiellement béhavioriste,
1
Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain. Suivi de Théorie de la signification [1934], trad.
Philippe Muller, Paris, Denoël, 1965, p. 93.
2
« Un animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel. […] Étant donné qu’un animal n’a ja-
mais le rôle d’observateur, on peut affirmer qu’un animal n’entre jamais en rapport avec un “objet”. Ce
n’est qu’à travers un rapport que l’objet se change en un porteur de signification, signification qui lui est
conférée par le sujet » (Ibid., p. 94‑95).
3
« Le monde dans lequel habite l’animal, et que nous voyons s’étendre autour de lui, se transforme quand
on se place au point de vue de l’animal lui-même, en son milieu, dans l’espace duquel se pressent les
porteurs de signification les plus divers. […] La tâche vitale de l’animal […] consiste à utiliser les por-
teurs et les facteurs de signification conformément à leur propre plan d’organisation » (Ibid., p. 105‑106).
4
« Les années 1920 sont aussi celles pendant lesquelles les travaux d’Uexküll éveillent l’intérêt de philo-
sophes, dont Ernst Cassirer et Martin Heidegger. Ce dernier a publié Sein und Zeit en 1927. Dans la deu-
xième partie de son cours de l’année 1929-1930, il s’inspire très fortement de la notion de milieu ou de
monde ambiant (Umwelt), telle qu’elle est développée à la même époque par Uexküll » (Jean-Michel Le
Bot, « Renouveler le regard sur les mondes animaux. De Jakob von Uexküll à Jean Gagnepain », Tétralo-
giques, Existe-t-il un seuil de l’humain ?, nº 21, 2016, consulté le 22 mars 2019. URL :
http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article36).
5
Représentant du béhaviorisme radical il publie, suivant les travaux d’Ivan Pavlov, l’un des ouvrages les
plus importants de ce courant scientifique : Le comportement des organismes (1938).
171
qui ne s’intéresse pas à l’intériorité de l’animal, réduisant ses actions à de simples ré-
ponses à des stimuli extérieurs1.
Ces visions qui resteront au centre de la pensée scientifique jusqu’aux années
soixante-dix2, semblent être très présentes dans les réflexions que Vercors reproduit
dans sa Sédition humaine, et peuvent par ailleurs expliquer ses points en commun avec
certains aspects de la philosophie heideggérienne. De façon générale, elles sont au cœur
du milieu philosophique de la première moitié du XXe siècle, qui montre l’animal en-
fermé dans le réseau de signifiance qui s’impose à lui, qui exige des réponses de sa part
et qui l’empêche de prendre du recul. Max Scheler, par exemple, dans son œuvre La
situation de l’homme dans le monde (1928), par laquelle il finalisera sa production phi-
losophique, s’exprime dans le même sens :
L’animal, lui, n’a pas d’« objets » ; il vit seulement plongé extatiquement dans son
milieu que, tel un escargot, sa coquille, il apporte comme structure partout où il va.
Il est donc incapable de ce recul spécial et de cette substantification qui d’un
« milieu » font un « monde », tout comme il est inapte à transformer en objets les
centres de « résistance » que délimitent ses émotions et tendances.3
Le rapport animal avec l’extérieur ayant été réduit à la domination de la nature, Vercors
se tourne vers l’étude de la conscience de soi de la bête, annonçant ainsi la transition
vers la naissance effective de l’homme telle que la comprend l’auteur. Si la relation de
l’animal avec le monde qui l’entoure s’est implicitement présentée opposée à celle que
l’homme entreprendra avec son environnement, l’examen de la conscience de soi de la
bête suit le même schéma antinomique ; d’autant plus que le rôle de sa fonction céré-
brale est d’emblée qualifié d’ignoble et d’ilote4 :
La conscience de soi d’un singe, jusqu’où va-t-elle ? […] Sait-il que cette masse
pourvue de bras et de jambes est une vaste colonie de cellules, incroyablement
nombreuses, chacune incroyablement complexe, groupées dans une république
elle-même incroyablement compliquée ? […] Le propre de la fonction mentale est
qu’elle est irréductible à cette multitude cellulaire5, – qu’il n’est aucun pont de
l’une à l’autre. La réduction à l’inférieur n’est pas permise : l’ignorance de soi-
même est consubstantielle à l’être animé.6
1
Dominique Lestel, « Le commun sans frontières. Entretien avec Dominique Lestel, propos recueillis par
Marie Cazaban Mazerolles, Gaëlle Krikorian et Adèle Ponticelli », Vacarme, janvier 2015, consulté le
21 mars 2019. URL : https://vacarme.org/article2721.html.
2
Ibid.
3
Max Scheler, op. cit., p. 56.
4
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 22.
5
« Nous donnerons le nom de République Cellulaire à toute masse vivante organisée, en tant qu’elle est
isolée par notre esprit et conçue par lui, et nous paraît mener une existence propre, collective et hiérarchi-
sée » (Ibid., p. 23).
6
Ibid.
172
Dans la relation qu’il a avec son monde ambiant, l’animal lève la patte s’il touche un
tison, il poursuit un animal pour le dévorer en réponse aux crampes qu’il sent dans son
ventre ; ses jambes courent si un danger surgit et son cœur bat jusqu’à lui faire mal1.
Cependant, il n’a pas la moindre idée du pourquoi et du comment et, ce qui est fonda-
mental, il ne cherche pas non plus à comprendre. Vercors utilise une belle métaphore
pour imager cette ignorance que l’animal a de lui, de son être, de son corps.
En somme, tout dans cet être encore animal se passe comme sur un navire dont le
capitaine pourrait se figurer qu’il est maître après Dieu, alors qu’il n’est qu’un
humble tâcheron à fond de cale, dressé à conduire le bâtiment sans en rien con-
naître, encouragé et inspiré à grand renfort de horions. Un vague périscope lui
permet de distinguer les alentours, de prendre une vue grossière du bâtiment dans
son ensemble. Mais de son organisation interne, il ne sait rien, et du reste il ne
cherche pas à en rien savoir. […] À jamais enfermé dans l’étroite cabine, pressé
entre des murs d’où jaillissent des poinçons, des maillets, des fers rougis au feu, il
reçoit sur tous les points sensibles, sans étonnement ni révolte.2
Cette métaphore est d’autant plus intéressante qu’elle a gardé une certaine continuité
dans l’œuvre de l’artiste. En tant que dessinateur, le bateau est un motif très récurrent,
utilisé à de nombreuses reprises dans plusieurs des images de La danse des vivants. Ar-
rêtons-nous, par exemple sur celle intitulée « Le “Pacific” venant de Sydney passe en
vue des îles Paradis » [fig. 41], qui montre le travail incessant des marins dans les cales
du navire. Tout comme les cellules et les organes qui font travailler le corps de l’être
animé, ces hommes font fonctionner et avancer un bateau, en restant étrangers à tout ce
qui se passe en dehors. De même, ceux qui profitent sur le pont de la vision des îles
Paradis ignorent ou ne font qu’imaginer vaguement les efforts de certains pour assurer
la traversée. En tant qu’écrivain, il reprendra cette image pour réfléchir sur
l’impossibilité pour l’être, humain et animal, de contrôler, de connaître ce qui se passe
exactement à l’intérieur d’un organisme. Dans La puissance du jour, cette vérité se pré-
sente au héros lors d’une opération du cerveau ; Edmond, personnage protagoniste de
Colères3, essaie d’intervenir par sa conscience dans le fonctionnement interne de son
corps. L’ensemble de cette impossible communication se sublime dans Le commandant
du Prométhée, le dernier récit de l’écrivain4. Nous pouvons déjà avancer la différence
fondamentale entre l’homme et l’animal à ce sujet. Le premier essaie de connaître, il est
conscient de son ignorance, de cette irréductibilité à lui-même et il essaie de la com-
1
Ibid., p. 24.
2
Ibid., p. 25.
3
Vercors, Colères, Paris, Ed. Albin Michel, 1956.
4
Vercors, Le commandant du Prométhée [1991], éd. Flavia Conti, Rome, Portaparole, 2009. Voir le cha-
pitre V : « Du corps en littérature : l’homme biologique vercorien ».
173
battre, entre autres moyens par la science ; l’animal, quant à lui, « sera doué d’une cons-
cience de soi pétrie d’instinct de conservation, avec laquelle il se confondra : ainsi sti-
mulé à se protéger soi-même, il protégera la vie de la République »1.
Cette défense particulière de soi fait de l’animal un être isolé, « exilé » de la
communauté animale et, plus largement, d’une nature qui le contrôle complètement.
Guidé et déterminé par ses instincts de conservation, qu’il ne comprend pas non plus,
tout animal « est dans le monde comme de l’eau à l’intérieur de l’eau »2, pour utiliser la
métaphore de Georges Bataille. Il fait un avec le monde car il n’a pas la conscience de
son existence mais, en même temps, il en est exilé par son ignorance. L’animal se des-
sine dans la pensée vercorienne comme immanent dans le monde, mais étranger à son
essence, un double statut qui l’emprisonne :
« L’animal est, c’est tout »4, il ne comprend pas l’être, il ne se sait pas existant, il n’est,
en définitive, qu’un « morceau de nature »5. Vercors ne lui accorde même pas le rôle
passif de subir ou d’accepter. Dans La sédition humaine, l’auteur va jusqu’à le comparer
au monde végétal, en vertu du caractère irréfléchi de ses actions6. Nous ne pouvons
pourtant pas dire que Vercors rompt avec la tripartition des âmes proposée par Aristote,
au même titre que le fera Heidegger avec son dualisme entre le biologique et le biogra-
phique, réduisant la vie animale à la vie végétative et leur associant le même mode
d’être7. Au-delà de cette comparaison, Vercors ne fera plus référence à cette relation ;
d’ailleurs, les fictions qui seront au cœur de la littérature vercorienne pendant les années
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 28.
2
Georges Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973, p. 25 ; cité par Jean-Louis Brunaux,
« Les animaux et leurs hommes : Georges Bataille, L’animal et le sacrifice », Anthropozoologica, 1989,
p. 24.
3
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 29.
4
Ibid., p. 26.
5
Ibid., p. 27.
6
« De même que, pour un arbre, être et se couvrir de feuilles ne sont point des actions distinctes, de
même que pour un loup, pour un castor, être et courir, être et chasser, être et construire des digues ne sont
point des actions distinctes. Un loup, un castor, un serpent sont des parcelles de nature, ils sont nature,
leur instinct est nature, œuvre, expression de nature » (Ibid., p. 26).
7
Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique : monde-finitude-solitude, op. cit.,
p. 231.
174
cinquante et soixante montrent en effet qu’il n’y a pas de raison de penser cela 1. Cepen-
dant, il est certain que dans ce texte théorique l’esprit cartésien transparaît ; l’homme
possède tout ce qui manque à l’animal, dont l’essence est toujours envisagée négative-
ment.
1
À savoir Les animaux dénaturés, Zoo ou l’assassin philanthrope ou Sylva. Voir le chapitre IV : « À la
frontière de l’homme et l’animal. De comment mettre en fiction la limite ».
2
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 29.
175
rébellion », Vercors communique avec un correspondant britannique1, dont les perti-
nentes objections lui permettent d’exprimer « la clarification des desseins qui furent
ceux de l’auteur quand il entreprit ce travail et des limites qu’il lui assignait »2. Parmi
les critiques adressées au texte vercorien, le danger de tenter d’expliquer des événe-
ments objectifs par des éléments subjectifs, tout à fait invérifiables 3. L’auteur profite de
ces remarques pour recontextualiser la définition d’homme qu’il recherche, ce qui nous
permet, d’abord, de mieux comprendre l’organisation, l’évolution et l’argumentation
développées dans La sédition humaine, et, ensuite, de surmonter les problèmes métho-
dologiques qui auraient pu gêner la prise en considération du reste du discours :
Mon propos n’a pas été dans la moindre mesure de tenter une explication, il n’a pas
été du tout de répondre à la question : « quels sont les phénomènes biologiques (ou
autres) qui ont fait de l’anthropopithèque un être doué d’entendement », phéno-
mènes sur lesquels je ne possède aucune lumière. Encore moins de tenter une défi-
nition métaphysique de l’homme. Il n’y a pas d’homme métaphysique. Comme
tout le reste, « l’homme » n’est qu’une notion formée par notre esprit (et quand je
dis : une…) Non : mon propos a été simplement de définir ce que nous entendons
par le mot homme dans l’expression : agir ou penser en homme. Mieux encore ou
plus précisément, de répondre à une question telle que celle-ci : « Il est un compor-
tement que nous appelons humain, entendant qu’il est spécifique de l’homme, et de
l’homme seul, commun au cannibale et à Einstein, mais inexistant chez la bête :
quel est-il ?4
L’anthropoïde, ancêtre animal de l’homme, après avoir passé des milliers de siècles
dans le « mystérieux grouillement nocturne »5 de sa conscience exilée, s’est un jour ré-
veillé à sa condition. Le contexte de cet éveil laisse d’ailleurs entendre qu’il aurait pu ne
pas se produire, d’autant que des milliards et des milliards d’animaux continuent de
vivre dans cet état d’aveuglement, faute d’avoir été favorisés par les « voies patientes de
l’éternelle nature : les hasards »6. Dans cet ensemble de probabilités « heureuses » pour
l’homme, la légende anthropologique vercorienne se limite à constater les conséquences
de ce changement7, qui a sans doute des origines biologiques, mais qui est surtout un
changement qualitatif déterminé par une base éthique, de comportement. Ce dernier
1
Vercors identifie le « correspondant britannique » avec Francis Bendit. Aucune référence n’est donnée
sur son interlocuteur (profession, éventuelle relation d’amitié). Nos recherches à son sujet dans la corres-
pondance vercorienne ont été infructueuses, ainsi que nos recherches dans le milieu intellectuel anglais de
l’époque.
2
Vercors, « Annexe I. Dialogue sur l’idée de rébellion », dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel,
1950, p. 55.
3
Ibid., p. 56.
4
Ibid., p. 56‑57.
5
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 29.
6
Ibid., p. 31.
7
Cette explication insuffisante poussera Vercors à revenir plus tard sur les causes biologiques et neurolo-
giques de ce changement.
176
aspect constitue la grande nouveauté de la proposition que Vercors fait pour la défini-
tion d’homme : tout en étant rattaché à sa nature animale, l’homme finit par se définir
par son comportement et ses actions, qui ont dû être précédés par sa rébellion contre sa
nature, par la prise de conscience de soi, par sa dénaturation.
L’homme vercorien est l’animal qui prend conscience de lui depuis le recul et la
séparation de ses instincts animaux. Cette révolution l’a fait sortir de l’exil et lui a fait
prendre conscience qu’il n’est pas seul, mais qu’il appartient à une espèce intégrée par
ses semblables. Parmi ses contemporains, Vercors n’est pas le seul à penser l’homme de
la sorte ; Sartre dans L’existentialisme est un humanisme théorise cette idée autrement :
c’est dans la rencontre d’autres consciences que l’homme s’appréhende, par un mouve-
ment réflexif.
1
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Gallimard, 1996, p. 58‑59.
177
Agamben dans L’ouvert. De l’homme et de l’animal1. Né de la suspension du rapport
animal au milieu ambiant, l’homme est le seul qui s’est inhibé de ses instincts « un ani-
mal qui s’est éveillé de sa propre stupeur à sa propre stupeur »2, et qui la combat.
L’écrivain dessine ainsi le mouvement de transcendance de la conscience vers ce qui
n’est pas elle-même, c’est l’ouverture fondamentale au monde, à ce qui est autre, qui
rompt l’immanence de l’homme comme animal, désormais inexorablement en relation
avec ce qui l’entoure. Ce mouvement de transcendance pourrait s’assimiler au concept
d’intentionnalité que Sartre reprend de la phénoménologie d’Edmond Husserl et qu’il
qualifie comme nécessité de l’homme3.
Tout en ayant été anthropoïde, animal, l’homme découvre en lui un autre être,
qui censure et se rebelle contre son essence primitive. C’est ainsi que Vercors crée une
frontière qui, loin d’être la faible et insaisissable frontière aristotélicienne4, va s’élever
jusqu’à faire de l’homme un lutteur contre la nature. Ce changement, le creusement de
cet abîme, suppose un tournant dans la philosophie anthropologique vercorienne qui,
jusqu’à présent, s’était inscrite dans l’évolution darwinienne. Pourquoi parlons-nous de
rupture ? Vercors introduit dans sa réflexion anthropologique un concept moral : celui
de la rébellion. Être humain c’est adopter une attitude d’insurrection contre sa nature
animale, d’abord, et contre la nature en général, ensuite. La rébellion d’un être qui pré-
sente une éthique, axée sur le combat contre son ignorance :
Ce que nous appelons « homme », c’est cette conscience de soi révoltée contre le
sort qui lui est fait, impitoyable et trompeur. Qui refuse d’être cocue, battue et con-
tente : de peiner, de souffrir et de mourir sans savoir pourquoi, et sans rien faire
pour y remédier ; qui, puisqu’on l’a bannie de la communauté, fera fièrement face à
ce bannissement et le convertira en sécession. Qui transformera sa prison en obser-
vatoire, son exil en indépendance, et ainsi face à face avec la nature, la traitera crâ-
nement d’égale à égale.5
1
Giorgio Agamben, L’ouvert : de l’homme et de l’animal [2002], Paris, Payot & Rivages, 2006, p. 48.
2
Ibid., p. 114.
3
Sartre proposera si l’on peut dire, une définition plus « radicale » du terme. L’intentionnalité sartrienne
définit la conscience comme le rapport qu’elle a avec le monde (il la pense en tant que conscience « de »).
Sartre fait ainsi de l’ouverture l’essence même de la conscience : « Ce n’est pas dans je ne sais quelle
retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les
choses, homme parmi les hommes » (Jean-Paul Sartre, La transcendance de l’ego : esquisse d’une des-
cription phénoménologique ; cité par Paul Desalmand, Sartre s’est-il toujours trompé ? ou L’impromptu
de Vénissieux, Paul Desalmand, 2005, p. 72).
4
« Il existe, en effet, chez la plupart des animaux, des traces de ces états de l’âme qui, chez l’homme, se
manifestent d’une manière plus différenciée. […] Pour certaines de ces qualités, les animaux ne diffèrent
de l’homme que selon le plus ou le moins […]. La nature passe graduellement des êtres inanimés aux
animaux, de telle façon que, en raison de la continuité, la ligne de démarcation qui sépare les uns et les
autres est insaisissable » (Aristote, Histoire des animaux [vers 343 av. J.-C.], trad. Jules Tricot, Paris,
J. Vrin, 1957, p. 49).
5
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 31‑32.
178
La notion d’homme comme rebelle est l’actualisation originale que fait Vercors de
l’opposition traditionnelle entre nature (instincts) et raison. L’homme est plus qu’un
animal raisonnable à la manière d’Aristote, il est doué d’entendement, de capacité de
compréhension et de réflexion, mais surtout doué d’une éthique qui emploie la connais-
sance comme rébellion. L’espace biologique, l’évolution de l’espèce s’ouvre au do-
maine de la morale, de l’action consciente de l’homme et, donc, aux conséquences qui
découlent de ses actions. L’auteur montre par là l’impossibilité de définir l’homme
comme un simple produit de l’évolution :
Mais une étape restait encore à franchir, peut-être la plus importante, pour qu’une
véritable philosophie anthropologique puisse se développer. La théorie de
l’évolution avait supprimé les frontières arbitraires entre les différentes formes de
vie organique. Il n’y a pas d’espèces séparées, seulement un courant de vie continu
et ininterrompu. Mais pouvons-nous appliquer le même principe à la vie et à la cul-
ture humaines ? […] Un nouveau problème se posait ainsi à tous les philosophes
dont le point de départ était la théorie générale de l’évolution. Il fallait montrer que
l’univers culturel – la civilisation humaine – peut être ramené à quelques causes
générales valant pour les phénomènes physiques et pour les phénomènes dit spiri-
tuels.1
En effet, une définition zoologique ne peut rien nous enseigner au niveau de l’éthique,
véritable mine de recherche de l’écrivain. « Désormais la lutte est ouverte »2 ; Vercors
s’attache particulièrement aux caractéristiques de ladite rébellion et à leur réalisation
dans l’existence humaine. Pour ce faire, il dépasse le cadre théorique de La sédition
humaine et fait appel au monde de la fiction proprement dit. Les yeux et la lumière
(1948) montre déjà un an auparavant, par l’individualisation de ses héros, un riche
échantillon des quelques luttes proprement humaines, que l’homme pense mener en
solitaire, mais qui ne sont en réalité que les luttes de toute l’humanité pour garder sa
sécession.
1
Ernst Cassirer, « Qu’est-ce que l’homme ? », op. cit., p. 37.
2
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 32.
3
Ibid., p. 39.
179
l’espèce humaine dans un combat de type éthique qui soulève une double réalité :
d’abord, la révolte c’est l’indépendance par rapport à la nature dont l’homme continue
pourtant à faire partie d’un point de vue biologique et, dans un deuxième temps,
l’affirmation de l’existence d’une volonté dirigée par une raison éthique, indépendante
des instincts animaux. Ce bouleversement oblige désormais à penser l’homme, certes
comme un animal, mais comme un animal éthique. Il s’agit donc d’envisager d’une part
les rébellions et les moyens qu’il use pour rendre effectif ce détachement de la nature et
d’autre part, les raisons éthiques à l’origine de ses actes, ce qui permettra de les évaluer.
D’ailleurs, Vercors n’abandonne pas le lecteur à cette tâche de déchiffrement de
l’homme-rebelle et continue à le guider dans la découverte et dans l’explication de sa
proposition. La prise de conscience qui aboutit dans ce texte théorique s’accompagne de
même d’une production fictionnelle sous forme de nouvelles, écrites durant 1946 et
1947 et publiées sous le titre Les yeux et la lumière en 1948. Le recueil est, en ce sens,
un laboratoire d’expérimentation où l’auteur essaie de dégager des exemples concrets de
l’idée d’homme-rebelle qu’il est en train de construire. D’ailleurs, dans la préface de
l’édition définitive de son recueil en 1950, Vercors avoue son désir, longtemps contenu,
de corriger certains passages flous, voire ses conclusions définitives ; ce qui montre bien
le caractère « brouillon » de ce recueil littéraire et comment, une fois de plus, la littéra-
ture fait avancer la pensée théorique de l’auteur1. L’ensemble se compose de six nou-
velles (La vénus de Solare, Agir selon sa pensée, Le démenti, Les mots2, Meurtre sans
importance et Épilogue) où Vercors donne vie à plusieurs personnages qui se heurtent à
tour de rôle à leurs convictions les plus profondes, à de véritables cas de conscience
entre ce qu’ils pensent devoir faire et ce qu’ils veulent vraiment. Ce tiraillement est
constant et contradictoire ; cependant l’homme possède une dimension qui lui est exclu-
sive : la volonté d’agir et de mener sa vie contre toute détermination naturelle. Les yeux
et la lumière propose ainsi la réalisation de ce combat quotidien de l’homme pour gar-
der son statut conquis au sein de la nature :
Si un ouvrage où le même héros vit et lutte d’un bout à l’autre est un roman, celui-
ci en est donc un. Mais il s’agit, c’est vrai, d’un héros assez particulier. Ce n’est
pas un individu. C’est en vérité une abstraction. […] Ce héros, c’est l’homme pur,
1
« Je mentirais en déclarant que la tentation ne m’est pas venue de corriger dans la présente édition
maints passages un peu flottants, d’autres dont le ton trop littéraire m’agace, et plus encore toute une
partie de l’épilogue […] afin de le rapprocher de mes conceptions d’aujourd’hui. […] Ce serait réduire la
noblesse d’être un rebelle, que de vouloir cacher les faiblesses et l’aveuglement qu’il doit surmonter peu à
peu dans l’incessant combat contre sa propre nature » (Vercors, Les yeux et la lumière, op. cit., p. 20‑21).
2
Dont nous avons proposé une lecture dans le sous-chapitre 2.2 de la première partie de notre travail,
section intitulée : « L’art en guerre, l’homme et ses créations ».
180
l’homme en soi, l’abstraction-homme. L’homme non pas zoologique (simple clas-
sement dans le règne animal) ni métaphysique (il n’existe pas : la notion d’homme
est comme toutes les autres une sécrétion de notre entendement), mais cet « animal
éthique » qui diffère de tout le reste de la création parce qu’il tente de mener une
vie dirigée par sa volonté.1
Dépasser l’absurdité
Dans la préface de son édition définitive de Les yeux et la lumière, Vercors ré-
fléchit aussi sur les causes probables du succès modéré de son recueil de nouvelles. Plu-
sieurs hypothèses sont avancées, dont la possible médiocrité des récits proposés. Le
désintérêt concernant cette production l’amène cependant à penser à une raison plus
fondamentale, plus élémentaire, au-delà de la qualité littéraire de ses textes, l’aspect
dérangeant : « c’est en effet le plus grand effort qu’on puisse demander à l’esprit que de
remettre en question, dans toutes ses démarches, ce qu’il avait pris l’habitude de consi-
dérer comme assuré »2, à savoir, la signification de l’homme qui s’en dégage.
L’argumentation de Vercors tient à souligner l’objectivité, l’opérativité et la justesse de
la notion avancée d’homme rebelle et qui se trouve être, par ailleurs, le produit d’une
longue prise de conscience3. Écartant sa réflexion de toute conclusion hâtive, il la pré-
sente au contraire comme la découverte de l’immanence même de l’être humain, unique
et absolue, qui lui est restée inconnue pendant des années, mais qui se trouve être le
principe même de notre existence comme animal éthique : la rébellion4.
L’évolution de cette pensée chez le jeune artiste s’est accomplie progressive-
ment dans la controverse, les questionnements idéologiques et les interrogations per-
sonnelles, mais elle est indéniablement marquée par un événement clé : la Seconde
Guerre mondiale. Ayant vécu une époque artistique imprégnée par l’absurde et par le
pessimisme, dont La danse des vivants constitue le principal représentant5, certains ré-
cepteurs de l’œuvre de Jean Bruller décèlent déjà dans les années 30 des symptômes
1
Vercors, Les yeux et la lumière, op. cit., p. 7-8.
2
Ibid., p. 11.
3
« Ce sentiment d’être un rebelle – ou mieux cette certitude de tous les instants qui m’est devenue une
seconde nature – sont les fruits d’une longue prise de conscience » (Ibid., p. 16).
4
Le terme « rébellion » est celui choisi par Vercors pour rendre compte de la dénaturation de l’homme,
cependant, le mot « révolte » le remplace souvent dans le discours théoriques et fictionnels de l’auteur.
Nous accorderons à ce dernier le même sens qu’à la notion de rébellion, à exception des cas où il fait
référence à la révolte théorisée par Alber Camus.
5
Jean Bruller, La danse des vivants [1932-1938], éd. Alain Riffaud, Le Mans, Création & recherche,
2000. Souvenons-nous de la représentation de la petitesse exorbitante de l’être humain par rapport au
cosmos dans des dessins tels « Le radeau de l’éternelle espérance » [fig. 19], ou du sentiment d’inutilité
qui envahit homme à cause de l’impossibilité de connaître complètement l’univers (« L’école du découra-
gement ou les mauvaises fréquentations » [fig.20] ou « À la poursuite du néant ou le retour sur soi-
même » [fig. 21]).
181
significatifs de la condamnation que l’auteur fera de ces attitudes par la suite. Ce fut le
cas de son ami et écrivain Jean-Richard Bloch qui, dans une lettre à propos du « beau
livre sur la Guerre »1, entrevoit déjà des changements dans la production du dessina-
teur :
1
Visions intimes et rassurantes de la guerre, album publié en 1936, dévoile la grande préoccupation du
dessinateur par la montée des extrémismes en Europe. Jean Bruller dénonce par son album, d’abord, la
passivité de la société face au danger imminent de la guerre et, ensuite, il condamne l’égoïsme de ceux
qui voient dans le conflit l’opportunité pour s’enrichir et pour en tirer profit. Si le Jean Bruller de la moi-
tié des années 30 ne demande pas encore ouvertement l’engagement contre ces mouvements et l’abandon
de l’inaction, il condamne déjà les attitudes à éviter dans ce genre de contextes ; prélude sans doute de son
activité militante pour la liberté pendant l’Occupation.
2
Lettre de Jean-Richard Bloch à Vercors, 14 décembre 1936, Fonds Vercors, Paris, Bibliothèque Litté-
raire Jacques Doucet, cote : MS46458001.
3
La jeunesse de Jean Bruller a été marquée par les lectures d’Anatole France, puis il a découvert les
contes de Kipling, Jules Romains, Proust, la littérature anglaise des années trente et quelques romans
américains (Dos Passos, Faulkner), Gide, Valery Larbaud, Tradition de minuit de Mac Orlan. Cependant
il faut spécialement souligner l’influence de Conrad, déterminante d’ailleurs dans le style vercorien :
« Ma découverte, après Typhon, de Joseph Conrad (Lord Jim, la Flèche d’or) a été, elle, déterminante.
Presque une intoxication. Pour son art de conter, pour sa technique innovatrice, qui me donnaient l’envie,
ma lecture achevée, de rester “dedans”, et comme hypnotisé ; d’écrire moi-même une suite, si je l’avais
pu. Sans doute est-ce en partie Conrad qui m’a fait prendre la plume le moment venu » (Vercors et Gilles
Plazy, À dire vrai. Entretiens de Vercors avec Gilles Plazy, Paris, F. Bourin, 1991, p. 66‑67).
4
Vercors, « Le démenti », dans Les yeux et la lumière, op. cit., p. 129‑144.
182
garante des principes admis comme absolus, et l’intuition, qui cherche à s’imposer par
des cas de conscience. Arnaud, protagoniste de l’histoire, ayant décidé d’aider un
groupe de résistants à mettre en sûreté une caisse de munitions, se retrouve seul sur un
grand plateau et, mitraillette en main, il s’interroge sur les raisons de son engagement 1.
Sous le ciel qui s’impose à lui, il reprend conscience de sa petitesse et de sa solitude
face à un cosmos qui lui oppose son indifférence. L’insignifiance de l’homme invalide-
rait a priori toute action de sa part, rendant inutile et absurde tout effort :
Et lui tout seul, si complètement seul sur cette calotte sphérique… « Le voyageur
sur terre », pensa-t-il, et il sentait sous ses pieds la terre majestueusement voguer,
l’immense globe lentement mouvoir son énorme masse à travers l’espace aux
étoiles sans nombre. Il se sentait emporté, emporté, minuscule insecte implacable-
ment emporté le long de ce ciel implacable.2
Les cons, c’étaient tous ces hommes qui s’agitaient dans la vie sociale (souvent
avec succès) sans en apercevoir l’absurdité. […] En fait, ce mot englobait
l’humanité en général – hors quelques exceptions très rares et très précieuses – ces
hommes douloureux que le néant de la vie terrestre désespère. […] C’est un grand
repos que de savoir (que de savoir profondément) que rien n’a de sens. Que rien ne
vaut qu’on le prenne à cœur. « Sans espoir de rien, voguer la vie ».4
Ce duel, perdu d’avance, pousse Arnaud à entamer un dialogue intime avec lui-même,
introspection où il se confronte à ses idées, à la manière de l’album brullerien Un
1
« Ah ! Il pouvait se vanter d’avoir des nerfs solides ! Parce que trois hommes étaient entrés brusquement
chez lui, parce que trois hommes lui avaient avec feu raconté je ne sais quelle exaltante connerie, il avait
pendant une minute tout oublié, il les avait suivis, il avait accepté de leurs mains cette mitraillette inexpli-
cable, et il était là, maintenant tout seul, comme un con » (Ibid., p. 135‑136.).
2
Ibid., p. 135.
3
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde [1942], Paris, Gallimard, 1969.
4
Vercors, « Le démenti », op. cit., p. 132.
183
homme coupé en tranches1. L’échange est pourtant très particulier, car la discussion est
menée par deux instances de parole qui ont une présence disparate dans le texte. La
première s’érige en représentante de la conscience d’Arnaud, convaincu de l’absurdité
du monde et du non-sens de la vie. D’un point de vue textuel, elle prend une double
forme : celle du discours en style direct (il s’agit d’interventions courtes, exclamatives,
des réactions impétueuses du personnage, qui se construisent souvent en réponse aux
dérives de son subconscient2), et celle du discours indirect libre, dont se sert Vercors
pour développer à la troisième personne la philosophie de vie d’Arnaud jusqu’à ce jour :
voguer la vie dans un monde dépourvu de sens3. La deuxième est une instance de parole
presque muette qui n’a pas de voix proprement dite jusqu’à la fin de la nouvelle. Elle se
laisse entendre par la description des gestes et des attitudes d’Arnaud (par un narrateur
autodiégetique qui se dit à la troisième personne), ainsi que par la transcription de ses
pensées fugitives, révélatrices de sa résolution finale. Il s’agit en effet d’une voix avec
un statut plus indépendant qui semble être reliée au subconscient du personnage et qui,
malgré sa faible présence, se montre d’une puissance remarquable, obscurément unie à
un instinct de rébellion :
« Je tirerai deux ou trois salves pour prévenir les gars et après je fous le camp ? »,
s’obligea-t-il à penser encore, mais il savait que ce n’était pas vrai, qu’il resterait là
jusqu’à ce qu’on l’eût abattu sur place, comme les gars l’attendaient de lui.4
L’auteur se sert ainsi du dialogue bouleversant d’Arnaud avec son autre insurgé pour
mettre en récit le dépassement de l’absurde, qui lui permet de réinvestir la « petitesse
humaine » dans son champ d’action, celui de l’homme. Cette transition ne se fait pour-
tant pas de manière clairvoyante pour Arnaud, mais elle se développe dans une am-
biance d’incompréhension jusqu’à s’imposer brutalement. Elle est d’autant plus violente
qu’elle se réduit à une unité temporelle très limitée, loin de la prise de conscience pro-
gressive à la manière du jeune Bruller dessinateur, et à un contexte oppressant qui
pousse le personnage à déterminer son positionnement dans l’urgence. La contradiction
est à son paroxysme… Les actions de l’homme sont-elles absurdes ? Vaut-il la peine
d’agir ? Arnaud condamne son geste et agit en même temps, se doutant que sa pensée
d’avant-guerre commence à faillir :
1
Jean Bruller, Un homme coupé en tranches [1929], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002.
2
« Crétin ! » ; « Mon dieu épargnez moi les souffrances physiques. Les autres, je m’en charge » ; « Quelle
connerie, non, mais quelle connerie ! ».
3
Vercors, « Le démenti », op. cit., p. 132.
4
Ibid., p. 140‑141.
184
Il sentait trembler sur ses bases sa belle construction de désespoir. Sa belle cons-
truction de quinze ans de désespoir. Il chercha une fois de plus, auprès de l’astre
pâle dans le ciel sans fond, auprès de son indifférence blanche et glacée, un secours
contre sa faiblesse.1
Le parcours d’Arnaud se fait ainsi à l’inverse de Vercors, c’est l’homme qui agit
d’abord (par l’intuition, ce qu’il appelle « un mouvement de cœur »2) et qui se met en
question après (par la raison) ; la détermination reste pourtant celle qui a poussé l’auteur
à entrer en résistance : lutter contre l’oppression. Autrement dit, c’est par l’action
d’aider les résistants dans leur mission qu’Arnaud prend conscience de l’inexistence de
l’absurdité du monde et, par là, il confirme son geste. Il n’existe pourtant pas dans Le
démenti la verbalisation des conclusions du personnage, que le lecteur pressent claire-
ment à travers l’attitude adoptée. Ce sera d’ailleurs le cas pour l’ensemble de person-
nages de Les yeux et la lumière, incapables de cerner l’origine de ce refus d’absurdité
qui les mène à l’action. Ils se livrent tous à des dialogues intérieurs (comme c’est le cas
pour Arnaud, mais aussi pour Luc dans Les mots ou du capitaine Grant dans Agir selon
sa pensée) ou profitent d’échanges avec des alter ego narratifs (Gaspar dans Un men-
songe politique), n’aboutissant à aucune réflexion finale explicite, mais à une résolution
factuelle3.
Épilogue4, le dernier récit de Les yeux et la lumière, est à cet égard la seule nou-
velle qui rompt avec cette tendance générale. Elle est d’ailleurs la fiction qui s’approche
le plus des conclusions théoriques de La sédition humaine. Elle présente le dialogue
entre Gracch, l’un des penseurs les plus importants du royaume, et Othon, le roi tyran-
nique et ancien élève du philosophe. Ils s’entretiennent à la suite de l’emprisonnement
du premier qui a essayé de tuer le roi ; leur conversation tourne autour des apprentis-
sages du maître et de la mauvaise interprétation que le souverain en a fait. Par la discus-
sion, Vercors censure son désespoir de jeunesse qui le faisait languir dans l’inaction et,
ce qui est le plus important, relève les dangers d’une telle pensée. L’absurde, conclura
Vercors dans La sédition humaine, ne se trouverait pas dans les actions humaines insi-
gnifiantes au niveau cosmique, mais dans l’obstination de l’homme de rapporter ses
1
Ibid., p. 139.
2
Ibid., p. 135.
3
« Il reconnut bientôt qu’il n’avait jamais eu l’intention vraie de s’en aller. […] Il se retrouva une fois de
plus assis à croupetons avec la mitraillette sur les cuisses, s’observant pour voir si vraiment il avait peur.
Non, ce n’était pas cela. Pas même d’angoisse. Mais un tout autre sentiment, extrêmement imprévu et
singulier. Quelque chose comme une émotion préparatoire. Comme celle d’un curieux qui, au fond d’un
jardin abandonné, découvre une surface de terre remuée, commence à creuser, et ne sait s’il y trouvera un
cadavre ou un trésor » (Ibid., p. 140).
4
Vercors, « Épilogue », dans Les yeux et la lumière, op. cit., p. 223‑253.
185
actes au cosmos, d’accorder à ses actions une conséquence sur la « grande machine cé-
leste » d’essayer de trouver, en conclusion, un impact à un niveau qui lui est pourtant
inatteignable1. Son immensité empêche de manière naturelle que nos actions y trouvent
une conséquence visible. Cependant, cette petitesse ne peut pas nous faire tomber dans
l’inaction, car si nos actes sont vains à l’échelle cosmique, ils auraient une grande puis-
sance à l’échelle humaine. En effet Gracch retrouve dans l’orgueil du régent, qui prône
la petitesse de l’homme, le danger de la pensée absurde, qui peut être utilisée à des fins
pernicieuses contre l’homme, au nom d’une existence dite médiocre :
Toi et tes pareils ! Vous tous qui cherchez dans l’abaissement de vos semblables
l’aberration d’une grandeur illusoire ; ou dans quelque vaine construction inhu-
maine une justification insensée de votre existence ! Cette blessure même d’un or-
gueil sans mesure, vous y puisez encore un encouragement à vos crimes. De ce que
l’homme est faible, infime et fragile, de ce qu’il paraît abandonné sur la terre dans
un délaissement sans remède, vous concluez qu’il n’a point de figure, qu’il lui faut
chaque jour se créer lui-même, libre d’une liberté vertigineuse à force d’être sans
limites ; et cette liberté atroce, vous vous l’octroyez pour construire vos temples
absurdes, afin d’y adorer une image de vous, soufflée comme une bulle de savon !
Mais tout cela est faux. L’homme n’est délaissé qu’en apparence. Qui a un adver-
saire n’est pas seul. Et l’homme en a un, et de taille : la Nature.2
Vercors condamne pour la première fois le danger de l’absurde et annonce aussi une
autre notion : la solidarité entre les hommes dans la lutte. L’action devient ainsi la base
de la rébellion quotidienne, s’obstiner dans l’inaction reviendrait à refuser d’avancer, ce
qui serait sans doute négatif pour l’entreprise commune de l’homme : gagner son indé-
pendance progressivement par la connaissance. L’auteur voue inexorablement l’être
humain à la prise de conscience de son essence rebelle ; même le choix de
l’immobilisme est désormais, non pas une trace de l’absurde, mais une rébellion :
Ni homme ni valet. C’est le bestiaire qui se laisse dévorer sans combattre. C’est le
moine contemplatif qui attend la mort dans la cellule de son cloître, toute pensée
volontairement éteinte, en égrenant son chapelet. Révolte passive, mais révolte en-
core.3
Par ailleurs, la mise en récit de cette contradiction entre raison et intuition permet à
Vercors de mesurer les attitudes de certains de ses contemporains lors de l’éclatement
1
« Mais ce qui est vain et absurde, c’est de “rapporter” nos actes à la mesure de l’univers, d’exiger d’eux
qu’ils changent quoi que ce soit au déroulement de l’éternelle cosmogonie. […] Entre les actions hu-
maines et l’existence du Cosmos, il n’est aucune commune mesure. Le monde de nos consciences de soi
est un monde fermé, isolé du reste des choses, par sa dissidence (et d’abord de la vie du corps) comme
une bulle de savon l’est du souffle qui l’a produite : elle ne peut s’y mêler encore qu’en s’y évanouis-
sant » (Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 51)
2
Vercors, « Épilogue », op. cit., p. 243.
3
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 52.
186
de la guerre. Engagés dans des courants de pensée différents, ceux-ci n’auraient pas dû
avoir a priori, comme lui, le besoin de répondre à l’Occupation par l’engagement :
Elle éclata, cette contradiction avec la guerre de 40, et plus encore avec
l’occupation. Tout désignait des hommes comme Camus, comme Sartre ou moi-
même, à l’attitude de Jean Giono. Si nous eussions suivi les enseignements de
notre raison, laquelle nous montrait que les actes humains – passions ou vertus –
sont absurdes, indifférents ou équivalents, que la notion du bien et du mal est une
sécrétion sociosentimentale qu’aucun Grundlegung ne justifie, si nous avions en
bref conformé notre comportement à cette conviction fondamentale, rien n’eût pu
nous distraire de cette impulsion : éviter de souffrir.1
1
Vercors, Les yeux et la lumière, op. cit., p. 18.
2
« […] notre intuition, pour qui la proportion, par bonheur, est du domaine du fait, autant que la vie et la
mort ; pour qui il n’est qu’un monde que l’homme ait avec soi en commune mesure, et c’est l’humanité. Il
n’est pour nous qu’un univers, ce sont les hommes. Tout autre est illusoire, projection décharnée de notre
orgueil » (Vercors, « Épilogue », op. cit., p. 245).
3
Vercors, Les yeux et la lumière, op. cit., p. 18.
4
Nous ne trouvons pas d’échanges dans la correspondance vercorienne avec le représentant de la philo-
sophie de l’absurde, juste une lettre adressée à Camus pour le féliciter à propos de son Prix Nobel. Les
relations entre les deux écrivains étaient plutôt distantes, ce qui est valable aussi pour Sartre : « j’avais cru
un moment, sur des avances qu’il m’avait faites, avoir gagné l’amitié de Camus […] Je ne l’ai plus revu.
Je le regrette bien aussi » (Vercors, Les nouveaux jours, op. cit., p. 246). Cet éloignement ne change en
rien la grande admiration de Vercors pour son contemporain, dont il connaissait parfaitement l’œuvre et
les lignes fortes de sa philosophie.
5
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op. cit., p. 29‑30.
187
Le reproche que Vercors fait à la liberté sartrienne est qu’elle laisse l’homme « sans
aucun appui et sans aucun secours […], condamné à chaque instant à inventer
l’homme »1 car, précisément, « nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des
ordres qui légitimeront notre conduite »2. Sartre découvre un homme libéré du détermi-
nisme et des justifications, qui pourra désormais assumer sa pleine liberté par ses choix
inévitables ; cependant Vercors y devine un domaine propice au détournement d’un
droit, celui de la liberté de l’individu, au détriment de la liberté des autres. Ils confron-
tent ainsi leurs visions les plus radicales, de telle sorte que là où Sartre situe le détermi-
nisme, Vercors entrevoit la planche de salut de l’homme rebelle, sa conscience éthique :
« sans ce critère, qui pourra me prouver que ma “liberté” (de donner à l’homme le vi-
sage de mon choix) se trompait en souhaitant le génocide des races inférieures et le
règne des grands aryens blonds ? »3.
Par ailleurs, l’approche de l’absurde de Camus l’oppose à Vercors : si Camus re-
connaît l’absurde et appelle à le vivre par la révolte4, Vercors exige son élimination to-
tale pour déployer sa pensée de l’homme. L’absurdité vercorienne perd ainsi tout sens
car son origine contradictoire n’est pas à mesure humaine. Cependant, existent des
points de connexion très importants entre les deux théories, d’abord, l’affirmation du
besoin d’existence d’une morale (ce ne fut pas le cas de Sartre). La révolte camusienne
et l’éthique de l’homme rebelle de Vercors répondent ensemble à un objectif commun :
la défense de la condition humaine. Vercors exprime pourtant en 1950, une grande mé-
fiance vis-à-vis de la notion de justice qu’Albert Camus propose comme base de la mo-
rale, et il la censure sous prétexte qu’elle manque de nature logique. Vercors s’éloigne
volontairement du concept de révolte introduit déjà dans des ouvrages comme Le mythe
de Sisyphe, que Camus développera in extenso l’année d’après avec la publication de
1
Ibid., p. 40.
2
Ibid., p. 39.
3
Vercors, Les yeux et la lumière, op. cit., p. 19. Jean-Paul Sartre, pour sa part, ne peut admettre ce dé-
tournement de la liberté de l’homme contre la liberté de ses semblables. La liberté comme engagement
suppose que l’homme ne peut que vouloir la liberté des autres comme but s’il cherche la sienne propre
(Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op. cit., p. 70).
4
« Abolir la révolte consciente c’est éluder le problème. Le thème de la révolution permanente se trans-
porte ainsi dans l’expérience individuelle. Vivre c’est faire vivre l’absurde. Le faire vivre c’est avant tout
le regarder. Au contraire d’Eurydice, l’absurde ne meurt que lorsqu’on s’en détourne. L’une des seules
positions philosophiques cohérentes, c’est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de
l’homme et de sa propre obscurité. […] Elle est cette présence constante de l’homme à lui-même. Elle
n’est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n’est que l’assurance d’un destin écrasant, moins la
résignation qui devrait l’accompagner » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 76‑77).
188
L’homme révolté (1951)1. L’écrivain du Silence de la mer ne sera d’ailleurs pas le seul à
prendre ses distances par rapport à cette notion ; Camus s’attire les critiques du groupe
surréaliste à travers les écrits de plusieurs de ses membres. À la suite des commentaires
que Camus fait sur la poésie de Lautréamont et sur ce qu’il considère sa « révolte nihi-
liste »2, André Breton l’accuse « d’élever la thèse la plus suspecte du monde, à savoir
que la “révolte absolue” ne peut engendrer que le “goût de l’asservissement intellec-
tuel” »3 ; d’autres membres du groupe comme Benjamin Péret ou Adrien Dax publient
dans le numéro spécial « Révolte sur mesure » de la revue La rue, plusieurs articles qui
réfutent aussi la notion de révolte de Camus. Dans la revue des Temps modernes Francis
Jeanson critique son ouvrage (article « Albert Camus ou l’âme révoltée », mai 1952), ce
qui déclenche la rupture définitive de ce dernier avec Jean-Paul Sartre. Les différences
idéologiques l’emportent ainsi sur l’amitié des deux écrivains :
Quoi qu’il en soit, la conception de l’homme comme lutte, à travers la révolte, implique
impérativement un tournant dans la pensée de l’absurde, du désespoir, qui nécessite une
prise en main de l’action, bouleversement sans lequel elle n’aurait pas pu exister. Par la
même occasion, Vercors souligne le besoin d’une éthique pour conduire de manière
effective cette rébellion, qui se trouve être origine et but de la morale et qui nous permet
de définir ce qu’est « agir en homme ».
Se confronter à la nature
Si l’homme est né de l’intuition et du refus de son exil, s’il se définit par la ré-
bellion, toutes ses actions ne peuvent pourtant pas être conçues comme le produit de la
1
Georges Bataille dans son « Temps de la révolte ? » (1951) dégage de sa lecture de Camus, au contraire
de Vercors, la notion de morale comme fondatrice de la justice et non le contraire. Cette dernière lecture
rapprocherait encore plus la vision des deux écrivains (Georges Bataille, « Le temps de la révolte (I) »,
Critique, VII, décembre 1951, p. 1019‑1027, consulté le 14 décembre 2018. URL :
https://www.larevuedesressources.org/le-temps-de-la-revolte,1491.html).
2
Albert Camus, L’homme révolté, op. cit., p. 11. Rappelons que ces commentaires sur Lautréamont ont
été publiés cette même année dans les Cahiers Sud, dans un article intitulé « Lautréamont et la banalité »,
que Camus a ensuite ajouté à L’homme révolté.
3
André Breton, « Sucre jaune » [1951], dans Lautréamont. Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade,
2009, p. 510.
4
Sandra Teroni, « Camus/Sartre », Revue italienne d’études françaises. Littérature, langue, culture, nº 3,
décembre 2013, consulté le 26 mars 2019. URL : https://journals.openedition.org/rief/256.
189
volonté de libération de sa condition animale1. Le type de luttes spécifiquement hu-
maines dépend directement du degré d’interaction antagoniste de l’entendement humain
et de la nature. Vercors restreint le groupe à celles qui contribuent, sous des formes dif-
férentes, à la conservation et à l’extension du savoir, de la connaissance. L’homme vit,
se développe, dans une bataille continue contre les mystères insondables de la nature,
cette bataille constitue son essence :
Penser, parler, écouter, lire, écrire, et tout ce qui dérive directement de ces activi-
tés : imprimer, publier, enseigner, – tout ce qui suppose que nous avons quelque
chose à apprendre de notre propre raison ou de celle d’autrui, suppose première-
ment que nous ne le savions pas, que l’omnisciente et omniprésente nature nous en
dérobait la connaissance. Ainsi toute pensée, toute parole, tout écrit est une lutte
pour lui arracher cette connaissance ou la faire partager à autrui. Ainsi encore tout
ce qui en dérive moins directement […]. Nous ne saurions trouver le moindre geste
spécifiquement humain […] qui ne fût lutte dans son origine, même pour une mi-
nuscule victoire.2
1
« Des myriades d’actions dont est tissée notre vie, il n’en est que certaines qui soient spécifiquement
humaines ; les autres ne diffèrent point dans leur essence, de celles de n’importe quel mammifère supé-
rieur » (Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 40).
2
Ibid., p. 40‑41.
3
Ibid., p. 33.
190
Nous appellerons Nature, l’ensemble de toutes réalités inconnaissables sous-
jacentes à nos sensations, mais en tant que cette entité peut être conçue isolément
par l’entendement, c’est-à-dire en opposition avec l’esprit qui la conçoit.1
Cette définition qui envisage la nature comme « entité » regroupant des « réalités
inconnaissables » présente sans doute des limites incertaines d’un point de vue épisté-
mologique, mais elle permet à Vercors de lui attribuer une existence métaphorique dans
sa réflexion théorique et de définir ainsi ses frontières par l’exemple. Il l’érige effecti-
vement en puissance à qui l’homme s’oppose sans relâche, devenant l’image de tout ce
qu’il a quitté en prenant conscience de soi (son animalité la plus sauvage, la symbiose
avec l’environnement, etc.) et, en même temps, l’objet extérieur qu’il essaie de com-
prendre pour perfectionner son détachement. Cependant, Vercors ne pense pas la nature
comme une entité passive, au contraire, il lui accorde une volonté d’opposition éner-
gique à la lutte des individus. L’espèce humaine bataille depuis des millions d’années
pour gagner en intelligence et en raison, mais au détriment de ses instincts animaux,
dont la nature le prive au fur et à mesure qu’elle évolue. La dénaturation de l’homme se
voit ainsi censurée par une disparition des instincts, spécialement ceux qui permettent
aux bêtes de se deviner entre elles sans parler. Il se retrouve malgré lui inexorablement
prisonnier d’une solitude qu’il ne peut briser que par l’intermédiaire des mots2.
Ce grand obstacle, toujours présent, suppose garantir l’existence rebelle de l’homme car
Vercors postule que l’extension indéfinie de l’entendement produirait la perte de notre
individualité. Si l’homme ne distinguait plus entre sa conscience et la conscience de soi,
il détruirait la sécession conquise et intégrerait le grand tout : « anges si un jour nous
étions vainqueurs ; bêtes si nous étions vaincus et soumis, nous ne sommes des hommes
que rebelles – ni anges ni bêtes »4.
Vercors confirme de cette manière la rupture qualitative entre l’homme et
l’animal et il s’éloigne définitivement de la vision évolutionniste dont il s’était servi
1
Ibid., p. 22.
2
« […] Le mythe de Babel, ce n’est pas tant le mythe du langage que celui de la solitude. Des cons-
ciences humaines inexorablement enfermées dans leurs sacs de peau, incapables de se communiquer l’une
l’autre leurs idées ou leurs sentiments, leurs vérités ou leurs peines, autrement que par l’intermédiaire
grossier et conventionnel, vague et insuffisant, infidèle et trompeur des mots et des signes » (Ibid., p. 35).
3
Ibid., p. 32.
4
Ibid., p. 38.
191
jusqu’à présent. Non pas qu’il la renie, mais il change complètement l’angle d’approche
de son sujet d’étude, qui prend son indépendance de la fable anthropologique1 verco-
rienne. Celle-ci s’est bâtie sur une légende des origines de l’homme empreinte de savoir
scientifique et d’une réflexion de type éthique, mais développée dans un contexte rhéto-
rique fortement marqué par des motifs de l’écriture de fiction. Désormais, l’écrivain
entame véritablement le chemin de l’éthique visant d’abord à définir les bases de la ré-
bellion, puis à explorer par la fiction la conduite de l’homme. Vercors dépasse de même
l’idée rousseauiste qui proposait une évolution humaine sans aucune loi où l’homme
développerait ses facultés en puissance au fur et à mesure que l’histoire l’obligerait à le
faire2. Au-delà de cette capacité d’adaptation de l’homme, Vercors imagine toute une
espèce, qui prend son destin en main et qui, pouvant décider difficilement de son déve-
loppement biologique, a le pouvoir d’influencer son évolution chaque fois qu’elle dé-
cide d’entamer une nouvelle lutte :
Toutes les formes de rébellion que l’homme met en œuvre naissent de l’exigence unique
et inébranlable d’obtenir une réponse sur ce qu’il est et sur ce qu’il devient ou veut de-
venir : de cette exigence se sont créés les arts, les techniques, les mythes, les religions,
les sciences, la philosophie ou la politique4. Ces modalités de combat ne peuvent donc
se comprendre sans le mouvement de sécession de l’homme, qui utilise les « armes
prises à l’oppresseur », la nature, pour la déchiffrer. C’est ainsi que l’écrivain interprète
ce qu’il appelle les luttes « spécifiquement humaines », parmi lesquelles il distingue, par
exemple, la foi et la religion, expression pathétique du besoin d’appréhender,
d’expliquer un univers qui se refuse à l’explication ; ou la politique, « tentative des
hommes de faire front en commun, par leur cohésion matérielle, à toutes les difficultés
de vivre, aux malheurs et aux périls »5.
1
« Légende relative aux origines des religions, à l’histoire des peuples » (ATILF - CNRS & Université de
Lorraine, « Fable », TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, consulté le 25 mars 2019. URL :
http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2490094125).
2
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris,
Éditions Sociales, 1968, p.168.
3
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 41.
4
Vercors, Ce que je crois, Paris, B. Grasset, 1975, p.133.
5
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 45. La politique mal menée est le produit de l’égoïsme, de
la méfiance et de la peur ; qui confrontent les hommes. Les dangers d’une telle politique sont exploités
192
Parmi les formes de lutte spécifiquement humaines, il est à signaler l’importance
capitale de l’art, domaine qui occupe une place de premier ordre dans la production ver-
corienne. D’abord par son travail de dessinateur, puis par la place dédiée aux manifesta-
tions telles que la peinture ou la sculpture, non seulement dans ses fictions, mais aussi
dans des textes théoriques autour de l’activité artistique, ainsi que dans ses travaux cri-
tiques1. L’art se présente dans l’univers de Vercors comme un contenu de fiction et
comme un moyen de recherche sur l’homme, sur ses aspirations et sur son développe-
ment en tant qu’être dénaturé : « L’art, qu’est-ce donc sinon l’affirmation sublime, fiè-
rement délibérée, de notre sécession ? »2, « l’art exprime l’homme »3.
L’art occupe d’ailleurs une place privilégiée dans l’affrontement quotidien de
l’homme et la nature, marqué par deux grandes orientations : la première est celle du
refus de l’ignorance et la volonté d’arracher au cosmos ses plus profonds secrets (par les
sciences), la seconde est la volonté créatrice, qui utilise les secrets conquis pour créer un
univers tout à fait nouveau (la peinture, la poésie, la musique) 4. La force de cette se-
conde forme réside en ce qu’elle va au-delà du désir de comprendre la nature ; elle se
l’approprie et crée un autre univers auquel seul l’humain peut avoir accès. La victoire
est de ce point de vue double et chaque œuvre d’art une « perpétuelle Déclaration
d’Indépendance »5. Vercors rejoint par cette vision celle d’André Malraux qui, dans Les
voix du silence de 1951, faisait également appel au pouvoir créateur de réalité de l’art,
que seulement la raison peut comprendre et vivre. Malraux restreignait cependant cette
faculté à l’art moderne :
Il existe une valeur fondamentale de l’art moderne, beaucoup plus profonde que la
recherche du plaisir de l’œil, et dont l’annexion du monde ne fut que le premier
symptôme : c’est la très vieille volonté de création d’un monde autonome, pour la
première fois réduite à elle seule.6
L’art de la rébellion
La vénus de Solare7, premier récit de Les yeux et la lumière, réfléchit précisé-
ment à la place de l’art dans la vie de l’homme, à sa véritable fonction et utilité. Vercors
dans Les yeux et la lumière à travers le récit Un mensonge politique (Vercors, « Un mensonge politique »,
dans Les yeux et la lumière, op. cit, p. 59‑106.).
1
Voir Vercors, Goetz, un écrit sur l’art, Paris, Musée de poche, 1958.
2
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 44.
3
Vercors, Ce que je crois, op. cit., p. 131.
4
Vercors, Goetz, un écrit sur l’art, op. cit., p. 242.
5
Vercors, Ce que je crois, op. cit., p. 136.
6
André Malraux, Les voix du silence, Paris, NRF, 1952, p. 614.
7
Vercors, « La vénus de Solare », dans Les yeux et la lumière, op. cit., p. 25‑58.
193
répète dans ce texte le même archétype narratif exploité dans l’ensemble du recueil : un
personnage en crise dont le tiraillement entre ses convictions sur l’existence absurde et
la réalité provoque un cas de conscience à dépasser. À cette occasion, Vercors se sert du
couple traditionnel maître-élève et du contexte de transmission de savoir entre les deux
acteurs pour provoquer le déclenchement effectif de la rébellion. Le maître, qu’il est
possible de considérer comme le garant des idées vercoriennes sur l’art, agit comme un
acteur d’initiation. Pour répondre aux questions insistantes de son élève, avide de ré-
ponses, il lui procure des outils qui lui permettent d’initier sa prise de conscience. Sal-
vator, jeune sculpteur de quinze ans d’expérience, révèle à son maître ses angoisses au
sujet de son activité créatrice :
Ces aveux sont le point de départ d’une longue discussion qui occupera toute la pre-
mière partie du récit, bâtie comme une véritable scène théâtrale, autour de l’échange
maître-élève. Les passages narratifs jouent d’ailleurs le rôle de didascalies, principale-
ment dédiées à la description des gestes ou des attitudes des personnages2. Par la suite,
l’échange laisse place à la narration, dans laquelle Salvator se débat seul dans
l’incertitude au cours de longues séquences d’introspection. Le maître ne reparaîtra qu’à
la fin du récit, pour aider son élève à achever la transition vers une conception autre de
l’art et de l’existence.
Salvator situe l’origine de ses doutes, devenus existentiels, dans un voyage à
Tunis, et plus précisément aux ruines de l’ancienne ville de Carthage. Vercors puise
encore une fois dans son expérience personnelle et exploite cette visite, qu’il considère
clé dans le déclenchement de sa vision pessimiste du monde3. Il a illustré cette même
expérience dans La danse des vivants par son dessin « Recherche de l’Immortalité »
[fig. 33] : « Je m’écriai : “Mais où donc sont les ruines ?” Mon guide répondit : “Quelles
ruines ?” […] J’aurais voulu mourir, oui mourir là, sur cette colline abominable.
L’horreur que j’ai ressentie à cette minute, je ne m’en suis jamais remis, je crois »4. Sal-
1
Ibid., p. 29.
2
« Salvator se retourna vivement et d’un geste s’éleva contre toute interprétation désobligeante » ;
« Salvator poursuivit un moment son travail sans répondre. Puis il se retourna, posa ses instruments, et
s’appuya sur le bloc de marbre qu’il dégageait. Il souriait vaguement » (Ibid., p. 28‑29).
3
Christian de Bartillat, Vercors : l’homme du siècle à travers son œuvre, 1902-1991, Etrépilly, Les
Presses du village, 2008, p. 42.
4
Vercors, « La vénus de Solare », op. cit., p. 33.
194
vator censure par cette réflexion l’art comme héritage, comme transmission, et délimite
le fait artistique à un produit qui doit rester dans le cadre restreint du travail de l’artiste.
Celui-ci devrait se contenter de la beauté de son œuvre sans autre prétention que la sa-
tisfaction personnelle. L’échange ne manquera pas de faire ressortir, grâce à la puis-
sance dialectique du maître, la fatuité de la conception de Salvator (« Pour qui cette
beauté ? »1). De plus, dans les répliques surgit, même timidement, l’un des postulats
majeurs de la conception vercorienne de l’art, directement liée au développement de
l’espèce :
– La seule postérité qui compte, elle est derrière nous, et celle-là nous sommes sûrs
de ne jamais l’atteindre ! Que je fasse un chef d’œuvre, jamais mon père même ne
saura… Cette pensée me déchire. Car ceux qui viennent qu’en savons-nous ? Ce
seront des barbares peut-être. Peut-être seront-ils retombés à l’état sauvage !
– Nous travaillons pour l’empêcher.
– Oh, dit Salvator avec amertume, ce n’est pas de nous que cela dépend.2
En effet, l’art acquiert par la suite, dans les textes théoriques de Vercors, le statut de
moteur du développement humain : « il imprègne depuis l’âge des cavernes jusqu’à nos
jours toutes nos structures mentales, et avec elles toutes les civilisations »3. Né avec la
« déclaration de l’indépendance » de l’homme, l’art se sert du passé dans une intertex-
tualité perpétuelle pour continuer à assurer cette émancipation. L’écrivain postule même
l’existence d’une orientation dans l’art, qu’il faudrait respecter pour éviter de tomber
dans des actions rétro-humaines4. N’a-t-il pas condamné les manifestations qui tour-
naient le dos à la réalité pendant la guerre ? Dans Les mots, Luc évite dès le début du
conflit d’être influencé par les événements et les tient volontairement à l’écart de son
œuvre poétique, celle-ci finit par se rendre face au besoin de dénoncer les injustices du
conflit. Cette manifestation éminemment humaine se construit sur des parcelles
d’indépendance conquises pour progresser vers de nouvelles formes. Art et indépen-
dance se confondent dans la pensée vercorienne. La description de l’histoire de l’art de
Malraux pourrait, de ce point de vue, correspondre à la proposition de notre écrivain :
Pour nous l’art est continuité profonde par la parenté secrète de ses œuvres, conti-
nuité historique parce qu’il ne détruit jamais tout ce qu’il a hérité (le Greco ne se
1
Ibid., p. 40.
2
Ibid., p. 35.
3
Vercors, Ce que je crois, op. cit., p. 135.
4
« Il s’ensuit également que l’art a une direction, et qu’il est dangereux (rétrohumain) de vouloir, par
ignorance ou contradiction, l’inverser ; que toutes les expériences ne sont pas “permises” ; qu’il en est de
favorables, mais qu’il en est aussi de nocives. […] Pour le surréalisme, ou pour la peinture dite abstraite,
qui utilisent au contraire les éléments arrachés à la substance humaine, dans ce qu’elle a justement de plus
humain, pour accentuer le divorce avec la nature, et l’autorité de l’homme sur les choses » (Vercors,
Goetz, un écrit sur l’art, op. cit., p. 240).
195
délivre pas de Titien en peignant des Cézanne), mais il est aussi métamorphose des
formes par la nature de la création, par la coulée du temps – historique ou non. Le
temps emporte toutes les formes du passé dans la métamorphose qu’il impose au
monde entier des hommes.1
1
André Malraux, op. cit., p. 625.
2
Ibid., p. 606-607. Vercors développe sa notion d’art dans Ce que je crois, en s’opposant aux arguments
et visions que Malraux développe dans Les voix du silence. Des citations et des références à l’œuvre de
Malraux sont par ailleurs très présentes dans les ouvrages autobiographiques de Vercors (à savoir la trilo-
gie Cent ans d’histoire de France ou La bataille du silence).
3
Vercors, Ce que je crois, op. cit., p. 132.
4
Vercors, « La vénus de Solare », op. cit., p. 54.
196
stupéfaction de Luc dans Les mots devant la peinture de l’officier allemand, soulignant
le côté esthétique de l’art.
Salvator ne peut finalement s’empêcher de faire venir son maître et de lui mon-
trer son œuvre, geste qui contredit de plein fouet les principes qu’il s’obstinait à dé-
fendre et qui tombent définitivement à la fin du récit :
Résolu à sauver son œuvre et dans l’espoir qu’elle soit un jour découverte, Salvator dé-
cide de la perfectionner, tout en éliminant un excès de volume qui nuisait à son réa-
lisme2. Ce dernier souci de beauté et de fidélité à la réalité du sculpteur nous permet de
relever la théorisation que Vercors fait de l’art réaliste. L’écrivain le pense comme con-
quête et divorce de la réalité, permettant de l’intégrer à « notre univers » pour la repro-
duire à la fois proche et cependant complètement autre. Un processus d’intégration qui
verra l’apogée de la rébellion de l’homme par la suite, dans l’art abstrait. Ce dernier
accentuerait la liberté conquise et romprait les derniers liens avec la nature pour laisser
jouer notre imagination complètement déchaînée, le plus grand combat jamais entamé et
gagné par l’homme3. Vercors réinvestit ainsi la notion de combat dans le domaine de
l’art, il ne sera pas le seul, André Malraux travaille de même cette idée de lutte associée
à l’art abstrait dans Les voix du silence :
Existe-t-il des formes qui n’expriment rien ? Il n’est pas inconcevable que des
taches et des lignes s’unissent pour former un monde pictural d’idéogrammes or-
ganisés, significatifs ou passionnés, un schème à l’état pur ; mais les civilisations
du passé ont ignoré ces formes qui expriment avec une passion véhémente la vo-
lonté de rien exprimer, et qui sont des formes de combat.4
1
Ibid., p. 56‑57.
2
« Mais le visage éclairé d’une ironie morose, il ne put s’empêcher d’abord, avec la gradine et le marte-
let, de commencer par réduire, à coups légers, l’excès de plénitude qui souillait la beauté des volumes,
entre l’aisselle et la gorge » (Ibid., p. 58).
3
Vercors, Ce que je crois, op. cit., p. 140.
4
André Malraux, op. cit., p. 612.
197
tances du conflit pour atteindre une dimension plus fondamentale. Bien qu’envisageant
la rébellion sous des perspectives souvent très différentes, cette littérature reste très ma-
térialiste, dans la mesure où ses personnages ne trouvent aucun prolongement de leurs
vies dans un possible au-delà. Cependant, comme le signale René-Marill Albérès dans
La révolte des écrivains d’aujourd’hui, cette vague est « rognée, aimantée par des cou-
rants qui n’expliquent ni la physique ni la sociologie, soumise à des pôles virtuels situés
au-delà de la quotidienneté éthique sans être religieuse »1. Albérès définit cette littéra-
ture comme « littérature prométhéenne » et divise en deux les thèmes principaux qu’elle
exploite. Le premier concerne la satire d’une société qui s’obstine à vivre sur des va-
leurs sociales caduques, mais absurdement identifiées à la respectabilité ; ce qui pro-
voque la dénonciation des écrivains tels Sartre, Aragon ou Bernanos. Le deuxième pré-
sente la prise de conscience de cette liberté totale de l’homme devant la fatalité et un
destin incertain. L’individu se retrouve ainsi seul à se confronter à la société et à ses
valeurs pharisiennes ; pensons aux Mouches de Sartre (1943) ou à l’Antigone de Jean
Anouilh (1944) :
1
R. M. Albérès, La révolte des écrivains d’aujourd’hui, Paris, Corréa, 1949, p. 19.
2
Ibid., p. 20‑21.
198
théorisée par Camus dans L’homme révolté1 ou Malraux dans ses romans, est leur ori-
gine. Vercors la placera au moment même de l’éveil de l’homme à sa condition, à la
prise de conscience de son existence et de son exil, de sa solitude, qu’il refuse
d’accepter et qu’il cherche à comprendre. C’est cet effort de comprendre que Vercors
nomme « rébellion », l’effort de l’entendement humain pour déchiffrer la nature dont il
a fait partie tout en n’étant qu’« inconscience-de-soi »2. La révolte camusienne est, au
contraire, une révolte qui se construit comme réponse ; elle est, d’abord, refus métaphy-
sique contre les fins de l’homme et de la création. Elle présente de même une réalisation
historique par la révolte de l’esclave contre la condition qui lui est faite à l’intérieur de
son état ; un mouvement double de refus à une condition qui est la sienne3. De même,
les héros de Malraux choisissent l’action rebelle sous différentes formes (terrorisme,
révolution sociale, aventure) quand ils prennent conscience d’une humiliation quel-
conque, misère humaine ou injustice, et qu’ils décident de les affronter pour leur inac-
ceptable condition4.
Malgré les différences de base, la pensée camusienne arrive à établir un dialogue
avec la proposition de Vercors, ce qui n’est pas envisageable avec Malraux. Celui-ci se
refuse à définir l’homme entièrement par ses actes, comme le fera notre écrivain à la fin
de La sédition humaine, car il le dit incapable d’éviter les fatalités renfermées dans ses
actions5. Camus, au contraire, se rapproche de l’homme rebelle vercorien par l’intuition
de l’existence d’une « nature humaine » à préserver, par l’existence de quelque chose de
fondamental, d’essentiel à l’ensemble de l’espèce :
1
Albert Camus, L’homme révolté, op. cit.
2
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 30.
3
Albert Camus, L’homme révolté, op. cit., p. 41. Dans la lecture que Georges Bataille a proposée en dé-
fense de l’ouvrage de Camus et contre les attaques des surréalistes, spécialement d’André Breton, il sou-
ligne par deux fois le contexte temporel précis de la révolte, d’abord dans le titre de son essai « Le temps
de la révolte », puis par le sous-titre « l’ère de la révolte ». Si l’homme camusien fait désormais de la
révolte un principe, ces expressions supposent qu’il y a eu une époque d’esclavage et de soumission de
l’homme à sa condition ou de l’homme à d’autres hommes, ce que confirme George Bataille : « Dès le
XVIIIe siècle il est certain qu’une fois nié le principe de son humble soumission, perdue l’autorité divine
qui donne un sens à nos limites, – l’homme tendit à ne plus reconnaître rien qui s’opposât en droit à son
désir » (Georges Bataille, « Le temps de la révolte (I) », op. cit., p. 1019‑1027).
4
Pascal Sabourin, Le révolté chez André Malraux romancier, Thèse de doctorat, Ottawa, Université
d’Ottawa, 1963, p. 82, consulté le 30 mars 2019. URL :
https://ruor.uottawa.ca/bitstream/10393/22449/1/EC56238.PDF.
5
« L’action ne peut étreindre et marquer qu’une étroite parcelle de réalité, où ne se rejoignent pas les
exigences fondamentales de l’homme. Agir ne permet pas d’être avec plénitude » (Gaëtan Picon, André
Malraux par lui-même, Paris, Éditions du Seuil cité dans Pascal Sabourin, Ibid., p. 93).
199
C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il
juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seule-
ment, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et
l’opprime, ont une communauté prête.1
Cette nature humaine pressentie par Camus et complètement assumée par Vercors sous
la notion de « qualité d’homme » demande pour sa conservation une éthique qui puisse
établir les limites et les bases de la rébellion humaine. De même que toutes les actions
humaines ne peuvent pas être considérées comme luttes, elles doivent respecter des
principes communs et universels, à commencer par celui de la solidarité. L’introduction
de ce principe suppose la transition définitive entre « être homme » et « agir en
homme », car elle constitue la première base de régulation de la rébellion. L’homme
rebelle vercorien n’est pas l’homme qui agit en solitaire, convaincu de l’inexistence de
valeurs ; il est au contraire celui qui se réfère à une morale commune qui le rapproche
de ses semblables. De ce point de vue, la proposition de Vercors pourrait être comprise
comme une réponse à la demande de l’homme révolté de Camus, qui exige la clarifica-
tion et la reconnaissance de ces valeurs capitales pour assurer un climat de non-violence
à l’intérieur de l’espèce2.
La solidarité se présente comme la sublimation de la rébellion vercorienne qui
cherche à réaliser, par la communion issue de la volonté humaine, une rébellion collec-
tive contre la nature. Cependant, l’image anthropomorphique de la nature essaie de divi-
ser l’homme pour régner, l’exposant continuellement « au piège de la division »3 :
Mais des impulsions contraires se mêlent à ces tentatives, les altèrent, les contre-
carrent, les pervertissent ; impulsions qui cette fois ne nous posent plus en rebelles
surmontant les barrières dressées par la nature entre les êtres, mais qui au contraire
agissent dans le fil de celle-ci et viennent consolider ces barrières que nous vou-
lions détruire : que ce soit, d’un côté, cet instinctif désir de domination, de posses-
sion […] ; ou, de l’autre, l’égoïsme, la défense bestiale de soi, la crainte de se
perdre dans cette communion, qui nous isolent nous-mêmes dans des retranche-
ments inexpugnables.4
Vercors soumet ainsi certains des héros des Yeux et la lumière à des situations limites
qui les obligent à choisir entre la solidarité avec leurs semblables ou la trahison en fa-
1
Albert Camus, L’homme révolté, op. cit., p. 30.
2
« Si les hommes ne peuvent pas se référer à une valeur commune, reconnue par tous en chacun, alors
l’homme est incompréhensible à l’homme. Le rebelle exige que cette valeur soit clairement reconnue en
lui-même parce qu’il soupçonne ou sait que, sans ce principe, le désordre et le crime régneraient sur le
monde. Le mouvement de révolte apparaît chez lui comme une revendication de clarté et d’unité. La
rébellion la plus élémentaire exprime paradoxalement, l’aspiration à un ordre » (Ibid., p. 41‑42).
3
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 47.
4
Ibid., p. 43.
200
veur du pouvoir, de l’argent, de positionnements politiques, de l’égoïsme personnel1. La
question ne se situe plus dans la lutte entre nature et hommes, mais elle s’est glissée au
cœur de l’espèce humaine avec deux issues possibles : l’entre-déchirement des hommes
ou leur soutien mutuel. Le premier cas de figure suppose un manquement à la solidarité,
ce qui signifie pour Vercors l’aliénation de l’humain. Manquer à la solidarité revient à
se situer du côté de la nature, à nier la rébellion :
Ce faisant ils sont des traîtres et renégats à leur qualité d’hommes, ce sont des va-
lets. On ne peut être homme sans se vouloir nécessairement toujours plus homme,
et puisque ce qui distingue les hommes de la bête est la rébellion, le seul compor-
tement, la seule éthique qui puisse les faire plus hommes sera nécessairement une
éthique de rebelles.2
Sa mission en elle-même n’a rien d’étrange : mentir par ordre […], cela ne pose
point de problème. La vérité, le mensonge depuis longtemps n’ont plus pour lui
cette valeur intangible qu’il leur donnait jadis. Dire vrai, dire faux, question
d’efficacité, c’est tout.3
Sa soumission sans faille, son obéissance aveugle se voient subitement mises en ques-
tion quand il se rend compte qu’elles doivent être délibérément utilisées contre
quelqu’un qu’il considère intègre et, de plus, en faveur d’une prise de pouvoir. Les pen-
sées de Gaspar se dédouanent de l’aveuglement ; le lecteur saura découvrir dans son
discours la maxime universelle de Vercors, base du respect de la solidarité entre les
hommes : « traite toujours l’homme comme une fin en soi et non comme un moyen » 4.
Théorisée pendant la guerre et inspirée par la philosophie kantienne, cette maxime n’a
pas abandonné Vercors dans son parcours de formation ; elle est replacée quelques an-
nées plus tard au cœur de l’éthique vercorienne, le principe qui définit les actions hu-
1
Bien que très différentes par le contexte philosophique de l’œuvre vercorienne, ces questions de choix
font penser à celles des héros de Jean-Paul Sartre dans des textes comme Huis clos (1943), Les mouches
(1943), Les chemins de la liberté (1945-1949) ou Les mains sales (1948).
2
Ibid., p. 48.
3
Vercors, « Un mensonge politique », op. cit., p. 61‑62.
4
Voir le sous-chapitre 2.1 : « L’homme dans le règne des fins ».
201
maines. Participer du mensonge aurait supposé pour Gaspar cautionner, non seulement
son statut de moyen, mais aussi l’épanouissement du mensonge comme outil politique,
qui réduit les hommes à de simples intermédiaires. Sa non-rébellion aurait de même été
symbole d’acceptation de l’inégalité des individus, méprisés par des ambitions de pou-
voir. Par son refus de se déclarer adversaire de Valladar, il choisit la voie du martyr et
refuse sa condition de « valet abject de son propre bourreau »1 :
Il sentit qu’il aimait profondément ces hommes, tout ce gentil peuple, qu’il était lié
à eux par chacune de ses fibres, et que chacun de ses actes, toute sa lutte pour la
gloire de Dieu n’avait de signification que par cet amour, qu’il était humilié, et que
de le bafouer… […] « Il les méprise ! » s’écria Gaspar intérieurement et il se sentit
enveloppé d’un froid de glace. « Il ne les aime pas ! » s’indigna-t-il. « Il se sert
d’eux, pas plus. Il… Il… » La colère l’étouffait. « Il nous trompe tous ! Sa modéra-
tion, son humanité sont un masque ! »2
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 49.
2
Vercors, « Un mensonge politique », op. cit., p. 90‑91.
3
De ce point de vue, nous pouvons encore voir un rapprochement de La sédition humaine et de ses postu-
lats avec L’homme révolté de Camus : « La solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte
et celui-ci, à son tour, ne trouve de justification que dans cette complicité. Nous serons donc en droit de
dire que toute révolte qui s’autorise à nier ou à détruire cette solidarité perd du même coup le nom de
révolte et coïncide en réalité avec un consentement meurtrier » (Albert Camus, L’homme révolté, op. cit.,
p. 37).
4
Vercors, Les armes de la nuit [1946], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002.
5
Vercors, La puissance du jour [1951], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002.
6
Vercors, Le tigre d’Anvers, Paris, Plon, 1986.
202
– Voilà l’excuse de ta violence ? Rien qu’une bête, pas plus ?
– Pas même, dit Gracch avec un dédain tranquille.
– Pas même ! protesta Othon
– La plus cruelle est encore une victime, dit Gracch ; un tyran seconde le bourreau.
Tu as choisi.1
Le philosophe nie le statut d’humain au roi à cause de son comportement, des conclu-
sions pourtant opposées à ce que Vercors théorisera par la suite et dont les nuances dé-
finissent exactement ce qu’il entend par « agir en homme ». D’ailleurs, l’auteur, cons-
cient de son évolution idéologique, n’hésite pas à prévenir les lecteurs que certains des
propos de Gracch ne lui conviennent plus ; ce qui nous fait penser en priorité à cette
conclusion du récit2.
1
Vercors, « Épilogue », op. cit., p. 246.
2
« Et certes, dans le discours de Gracch, bien des choses ne me conviennent plus. Mais dès lors que je
suppose, pour le lecteur, quelque intérêt au développement de ma pensée, donc à son acheminement
chronologique, il me semble que ce serait faire tort à celle-ci que d’en camoufler a posteriori les hésita-
tions, sinon les erreurs, et même les fautes de goût » (Vercors, Les yeux et la lumière, op.cit, p. 21).
3
Voir Flavia Conti, Le forme brevi della narrativa di Vercors, Ariccia, Aracne, 2014.
4
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 426.
203
man initiatique, que nous proposerons de lire en clé de roman à thèse à partir des propo-
sitions que Susan Rubin Suleiman expose dans Le roman à thèse ou l’autorité fictive1.
Pour commencer, revenons sur les dernières réflexions de La sédition humaine,
où Vercors peaufine son projet de définition de l’homme ou, plus concrètement, de ce
que signifie agir en homme :
La rébellion de l’homme défendue par Vercors est ainsi infléchie par une morale qui
conduit à la solidarité, fondée sur l’impératif catégorique kantien. Vercors propose aussi
une continuité dans la théorie des fins et des moyens à travers plusieurs préceptes : qui
traite autrui en moyen ou qui accepte de l’être, qui prétend dominer et soumettre autrui,
prend parti contre l’homme et l’humain ! Qui ne croit pas à l’égalité des hommes, à la
fraternité et à l’établissement de la justice, trahit l’homme et soi-même ! Qui aide à cette
division, qui ment aux hommes et qui se résigne à ce que l’homme soumette l’homme,
trahit l’humanité ! « Qui aide [la nature] à faire souffrir et à tuer, qui approuve ou ac-
cepte la guerre, la persécution ou le génocide, est complice et valet abject de son propre
bourreau »3. Vercors s’engage pleinement dans la voie morale, proposant de ne considé-
rer comme « humains » que les actes orientés vers une volonté éthique de respect de
l’homme et de l’égalité.
La rupture avec la fable anthropologique qui débute La sédition humaine se fait
ici encore plus évidente. Non seulement l’auteur détermine de manière définitive la dif-
férence entre nature et culture-civilisation-morale, mais il les confronte. Cette confron-
tation n’est possible et envisageable qu’au sein de l’animal dénaturé et éthique. Les
deux dimensions se situent et s’affrontent en l’homme lui-même, où la nature et le re-
belle sont aux prises :
[Les] raisons éthiques ne sont pas le fruit du seul entendement – de la seule ré-
volte : elles sont déterminées aussi par les instincts, les impulsions de nature. Selon
1
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, 1983.
2
Vercors, Plus ou moins homme, op. cit., p. 66.
3
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 48‑49.
204
qu’une société cède aux unes plutôt qu’aux autres, l’éthique qui fonde ses mœurs
devient plus ou moins humaine ou inhumaine.1
1
Ibid., p. 53.
2
« Ainsi, dans les camps de mort, des kapos abjects se joignaient à leurs bourreaux nazis pour torturer et
tuer leurs camarades. Ainsi, dans l’Europe opprimée, les ministres abjects fournissaient l’oppresseur en
chair fraîche de Juifs et de réfugiés. Ainsi, sur toute la surface de la terre, des individus, des clans, ou
parfois des nations entières, prétendent s’arroger, par droit de naissance, une supériorité naturelle sur
d’autres hommes parce que ceux-ci sont de peau noire, ou jaune, ou qu’ils sont juifs, ou pauvres, ou sim-
plement qu’ils sont nés ailleurs » (Ibid., p. 48).
3
Ibid., p. 54.
205
– Qu’est-ce qui vous tracasse ? dit Manéon. Des gestes comme ceux-là ne sont pas
nôtres. Nous n’étions qu’un outil – le surin dans la main d’un apache. Cela ne doit
que fortifier notre résolution dans le combat. Direz-vous que nos camarades méde-
cins, qui désignaient pour la chambre à gaz leurs plus grands malades afin de sau-
ver les moins atteints, direz-vous qu’ils ont mal agit ? Qu’ils auraient dû se dési-
gner eux-mêmes ?
Je secouais la tête :
– Il y a quelque chose qui cloche ! Je ne vois plus aussi nettement quoi, mais
quelque chose ne va pas ! Non, non, ce n’est pas aussi simple.1
Je définis comme roman à thèse un roman « réaliste » (fondé sur une esthétique du
vraisemblable et de la représentation) qui se signale au lecteur principalement
comme porteur d’un enseignement, tendant à démontrer la vérité d’une doctrine
politique, philosophique, scientifique ou religieuse.2
Le premier roman de Vercors répond d’emblée aux principes de cette définition ap-
proximative, malgré l’existence de certaines particularités, relevées et analysées dans les
pages suivantes. Dans un premier temps, La puissance du jour s’organise sur la même
représentation respectueuse du contrat de véracité que l’écrivain s’était imposé dans Les
armes de la nuit ; la fiction reste ainsi très proche de la réalité extralittéraire qu’elle
évoque. Ce souci de réalisme se traduit par une suite romanesque qui a acquis une cer-
taine indépendance vis-à-vis des événements de l’expérience concentrationnaire pour
s’ancrer dans la société d’après-guerre. Le vécu des camps reste pourtant toujours pré-
sent, incarné principalement par le personnage de Pierre, qui refuse d’en parler. Mais il
s’agit de se projeter de manière effective vers l’avenir, il s’agit de l’après-camp, du re-
tour, ce qui permet à l’écrivain de se détacher du caractère collectif du traumatisme pour
exploiter l’idiosyncrasie du parcours personnel de Pierre Cange vers la « guérison »3.
Dans ce sens, Susan Suleiman rappelle que le roman à thèse prospère notamment dans
des contextes concernant des crises idéologiques et sociales aiguës et qui, de plus, ont
une tradition littéraire d’engagement intellectuel de la part des écrivains4. De ce point de
1
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 443.
2
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 14.
3
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 417.
4
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 26.
206
vue, les années qui ont suivi 1945 étaient appelées à participer à un état de lieux ; dans
le cas de Vercors, la guerre n’est pourtant plus au centre de la réflexion, qui s’oriente
vers l’analyse de ses conséquences.
Dans un deuxième temps, Susan Suleiman souligne la volonté d’enseignement
associée à tout roman à thèse : « avant d’être une histoire, le roman est une
INSTRUCTION, un enseignement, un savoir »1. Impossible d’affirmer catégoriquement
que la volonté principale à la base de La puissance du jour soit celle-ci, en revanche, il
existe chez Vercors la ferme volonté de combler l’absence de réponses aux questions
soulevées pendant la guerre. Il le fait dans son texte théorique La sédition humaine ; les
solutions proposées dans ce récit passent inévitablement par la reprise des conclusions
formulées dans son essai ; la fiction devient ainsi un réceptacle où l’écrivain intègre sa
pensée sur l’homme, complétée et travaillée par la narration.
Par ailleurs, en fonction de la volonté de transmission de la part de Vercors, il
convient de s’interroger sur le public cible dudit enseignement. La particularité de La
puissance du jour réside dans le fait que, parmi les lecteurs potentiels du message ver-
corien, il existe un groupe spécifiquement visé : celui des rescapés des camps. Différen-
ciation facile à établir d’après les propos autobiographiques qui précèdent la suite de
l’histoire de Pierre Cange. Si l’on se fie à ces lignes préliminaires, ce roman dépasserait
la volonté de communiquer au grand public une vérité que Vercors considère comme
évidente2. Le début de son récit souligne l’accueil polémique fait à sa nouvelle Les
armes de la nuit, à cause de la formule finale : « Je ne sais pas ». Cinq ans après,
l’écrivain raconte les foudres soulevées par cette fin qui laissait Pierre Cange au bord du
précipice émotionnel. Nombreux seraient les rescapés qui se seraient approchés de
l’auteur pour lui réclamer une suite : « Vous allez me trouver bien sot, dit-il. Mais je
mettais tant d’espoir en vous… J’attendais absurdement de vous je ne sais quelle re-
cette… Le tic convulsif ravagea ses traits et il lança : nous sommes fichus, n’est-ce
pas ? »3. La leçon devient impérative ; la véhémence de la demande est majeure du fait
que Vercors n’a pas vécu directement les camps comme l’ont fait d’autres écrivains
rescapés qui, en 1951, avaient déjà osé parler (Primo Lévi dans Si c’est un homme,
1
Ibid., p. 28.
2
« Cette vérité de La Palice, elle devrait se voir comme le nez au milieu du visage. Le plus incroyable de
tout, c’est peut-être qu’il nous soit si difficile de l’admettre, quand bien même on nous la flanque, toute
chaude, sous le nez. À moi, il a d’abord fallu Hochswörth – il a fallu que je me perde dans les flammes
jusqu’au dernier respect de moi-même. Combien donc encore de flammes et d’horreurs faudra-t-il aux
hommes aveuglés pour que leurs yeux s’ouvrent enfin à une vérité si claire ? » (Vercors, La puissance du
jour, op. cit., p. 509).
3
Ibid., p. 382.
207
1947 ; David Rousset dans L’univers concentrationnaire, en 1946) : parce qu’il a su
rendre compte de la crise existentielle déclenchée chez les survivants, on lui réclame de
leur procurer un possible apaisement. Face à ces exigences, l’écrivain ne peut masquer
son impuissance à donner une réponse « salvatrice » :
– Naturellement, dit-il d’une voix basse, mais pénétrante, s’il s’agissait de vous,
vous auriez une solution.
– Naturellement, reconnus-je.
Il se rejeta en arrière.
– Alors pourquoi ne la dites-vous pas ? cria-t-il. Pourquoi ne la donnez-vous pas à
Pierre Cange ?
– Qu’est-ce qu’il en ferait ?
Le jeune homme me regarda longtemps, avec une fixité sauvage. « Vous voulez
dire, hasarda-t-il enfin avec une lenteur tâtonnante, qu’il faut qu’il la trouve lui-
même ? » Je lui rendis la fixité de son regard, sans répondre.1
En dépit de ce malaise initial, Vercors a écrit une suite pour Pierre Cange, que nous de-
vons comprendre comme un récit exemplaire dans la mesure où La puissance du jour
pouvait donner des clés à ceux qui les lui demandaient. Malgré l’impossibilité pour tout
écrivain à contrôler la réception de sa production, il est certain que Vercors n’était pas
étranger aux attentes d’une partie importante de ses lecteurs, directement concernés par
le destin du général Cange. Cependant, il ne s’est pas cantonné à ces demandes, mais il
a réussi à construire un texte à large portée. Sa réussite consiste à avoir pu offrir à son
personnage une issue bâtie sur les conclusions de ses recherches sur l’homme. Il a su
articuler conjointement ces deux aspects pour formuler un discours de fiction, certes très
contextualisé, mais à caractère universel, le même caractère universel qu’il octroie à sa
vision de l’être humain.
En dehors de ces considérations, relevant des mécanismes de lecture et de ré-
ception du texte littéraire, La puissance du jour rassemble des traits formels dominants
qui constituent un système et qui permettent de le classer dans la famille des romans à
thèse. En ce qui concerne la structure textuelle, l’une des critiques adressées tradition-
nellement au genre concerne son excessive simplicité, sa schématisation en vue de la
transmission univoque d’un sens unique, de la clôture absolue, et au détriment du côté
« roman », également important2. La puissance du jour échapperait d’après nous à cette
simplicité. L’écriture épurée reste une marque du style vercorien qui se développe fon-
damentalement dans ses récits de guerre et qui perdure jusqu’aux Animaux dénaturés
(1952). Selon l’hypothèse de Radivoje Konstantinovic, le renouvellement de la tech-
1
Ibid., p. 383.
2
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 33.
208
nique descriptive de l’auteur se situe dans ce texte, considéré aussi comme le début de
son étape de maturité littéraire1. Quant à l’œuvre La puissance du jour, elle s’insère
complètement dans cette première phase d’écriture épurée, qui fuit la complexité de la
phrase pour répondre très souvent à la vivacité et à la spontanéité de la parole en style
direct. Très présent dans le récit, le dialogue cherche un discours percutant, plus élaboré
vers la fin de la fiction.
Par ailleurs, le roman à thèse, défini comme un mélange entre genre rhétorique
et narratif2, présente ici une prédominance évidente du discours narratif, à son tour for-
tement rythmé par les échanges dialogales. La composition générale de l’ouvrage en-
trave d’ailleurs l’existence d’actes perlocutoires à vocation de persuasion, typiques des
romans à thèse. L’histoire concentre un ensemble de personnages qui n’arrivent pas à
déchiffrer les raisons de l’attitude de Pierre, ce qui les empêche de formuler des solu-
tions pour le faire sortir de son erreur. Le narrateur, pour sa part, n’est que le dépositaire
de l’expérience de Pierre et se trouve incapable de mesurer les conséquences que le pas-
sage par les camps a produites chez son ami. Cette situation réduit au personnage prota-
goniste presque tous les actes rhétoriques, repérés principalement dans le journal intime
de l’ancien résistant, reproduit sous forme de notes dans la narration. En proie à la con-
fusion et aux idées contradictoires, le lecteur peut suivre dans ces notes la prise de cons-
cience de Cange, de plus en plus catégorique au fur et à mesure que le processus
d’apprentissage se développe. Et ceci jusqu’à la fin du récit, quand le personnage ac-
cède de fait à la vérité, en phase avec la pensée vercorienne, et qu’il est en mesure d’en
tirer des conclusions. D’ailleurs cette partie plus rhétorique, d’ouverture et de conclu-
sion en même temps, est isolée du reste du roman par le titre « épilogue ».
En conséquence, une approche syntaxique du texte3 révèle une structure narra-
tive sur le modèle du bildungsroman : « la voie qui mène un homme à la connaissance
de lui-même »4. Selon la classification que Susan Suleiman propose à partir de la ré-
flexion de Georges Lukács, le parcours de Pierre se situerait dans la catégorie de
l’apprentissage positif ou authentique, conduisant le héros vers les valeurs propres à la
1
Radivoje Konstantinovic, Vercors, écrivain et dessinateur. Avec des commentaires de Vercors et
18 dessins de Jean Bruller, Paris, C. Klincksieck, 1969, p. 178.
2
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 37.
3
Susan Suleiman repère un ensemble de traits formels qui nous permettraient d’identifier un roman à
thèse et propose leur analyse par deux approches complémentaires : l’approche modale et l’approche
syntaxique (définition structurale du genre comme forme fixe).
4
Georges Lukács, La théorie du roman, Gonthier, 1963, p. 76 ; cité par Susan Rubin Suleiman, Le roman
à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 81.
209
doctrine de base de l’ouvrage1. Existe ainsi la mise en scène d’un scénario initiatique,
qui présente ici quelques particularités importantes.
D’abord, d’un point de vue syntagmatique, le héros du roman à thèse fait tradi-
tionnellement un cheminement de transformation qui se développe de l’ignorance à la
connaissance de la vérité. Cette séquence générale du roman à thèse est réinvestie au-
trement dans La puissance du jour, où Pierre ne part pas de l’ignorance, mais de
l’erreur : il croit avoir perdu sa qualité d’homme à cause des expériences vécues dans
les camps. Partir de l’erreur exige ainsi une opération de plus dans ce parcours initia-
tique vers la connaissance, qui passe obligatoirement, d’abord par l’affirmation de
l’erreur, puis par sa négation2. Si l’on reprend les catégories actancielles de Greimas que
Susan Suleiman utilise dans sa grille d’analyse, le sujet du roman à thèse a besoin d’un
adjuvant pour commencer ou déclencher son parcours initiatique3. Pierre se situe dès le
début dans l’inaction : il ne se considère plus un homme et il reste volontairement
étranger à tout ce qui se passe autour de lui. Il ne tarde pas à être bousculé par diffé-
rentes épreuves, qui s’imposent à lui dans son processus d’apprentissage. L’épreuve
présente dans ce contexte un statut de « stratégie de persuasion », censée conduire pro-
gressivement le personnage vers un « savoir vrai sans réserve »4. La première le pousse
à participer à l’opération de sauvetage d’un groupe de pêcheurs en difficultés à cause
d’une tempête, occasion où Cange prend conscience qu’il a agi « malgré lui » en
homme. Cette expérience qui, tout en étant une anecdote révélatrice, reste en dehors du
parcours initiatique proprement dit, constitue cependant un bouleversement essentiel
pour le protagoniste. L’écrivain confronte son personnage à l’un des principes de base
de la révolte humaine qu’il a théorisée : la solidarité entre les hommes. Paradoxalement,
le caractère incontrôlable de l’action de Pierre confère à cette solidarité un statut
d’instinct, à la manière des impulsions animales. L’engagement de Cange auprès de ses
semblables lui révèle l’incohérence de son attitude, mais le laisse encore plongé dans le
désespoir, qui semble même s’accentuer :
[…] quand j’ai compris dans un éclair que je ne pouvais pas, fût-ce pour un jour,
fût-ce pour un moment, que je ne pourrais jamais m’absenter de ma condition
d’homme, – ma condition, comprenez-vous bien, non pas ma qualité, et c’est cela
qui est terrible ; quand justement il m’a fallu comprendre que j’avais perdu cette
1
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 84.
2
Ibid., p. 93.
3
D’ailleurs, Suleiman considère que la surdétermination de l’adjuvant et/ou du destinateur est l’un des
traits actanciels distinctifs de l’apprentissage exemplaire positif (Ibid., p. 104).
4
Ibid., p. 98.
210
qualité sans pouvoir jamais rejeter cette condition – alors, oui, j’ai été malheureux,
honteux, dépité, une fois encore au désespoir…1
Ce sont les adjuvants de la trame narrative, menés par Nicole et sa détermination d’aider
son fiancé à réintégrer la société, qui provoquent le début effectif du parcours qui con-
duira Pierre vers une possible guérison. La jeune femme élabore un plan où elle im-
plique les membres survivants de l’ancien réseau de résistance dirigé par le général
Cange pendant l’Occupation. Tous ensemble, ils parviennent à séquestrer l’un des col-
laborateurs actifs du régime de Vichy, le préfet Broussard, qui a échappé à la condam-
nation de ses crimes avec un non-lieu. Le but est de faire croire au général que Nicole
est suspecte de l’enlèvement et poursuivie par la police, puis d’impliquer Cange dans la
décision à prendre sur l’exécution ou non de Broussard. Il est important de rappeler que
seul le narrateur, le même que celui des Armes de la nuit, connaît l’expérience de Pierre
dans les camps de la mort, restée sous silence depuis la seule confession de ce dernier.
Ceci implique que l’ensemble des résistants et Nicole connaissent l’existence d’un pro-
blème évident, qu’ils essaient de régler, mais dont ils ignorent la nature réelle. Autre-
ment dit, si l’action des adjuvants est sans doute capitale, c’est par la volonté du sujet
que le parcours initiatique trouve, d’abord un début et ensuite, un développement fruc-
tueux. Les apprentissages se révèlent progressivement à Pierre, car il est de plus en plus
lucide et prêt à analyser et remettre en question ses idées. Sans cette « lucidité » de
Pierre Cange l’autre transition syntagmatique du sujet proposée par Susan Suleiman, de
la passivité à l’action, n’aurait pas eu lieu :
Parmi toutes les épreuves auxquelles Pierre est confronté dans son parcours
d’apprentissage exemplaire positif, l’entretien avec son antagoniste dans la narration, le
préfet Broussard, s’avère définitif. D’un point de vue idéologique et moral, ce person-
nage se construit à l’opposé du général Cange ; sa présentation au lecteur répond
d’ailleurs à l’une des caractéristiques principales du roman à thèse, qui « tend systéma-
tiquement à amalgamer les traits culturellement reconnus avec les traits dont la perti-
nence est spécifiquement idéologique »3. Les propos du préfet s’accompagnent de son
portrait, en accord d’une certaine manière avec les attentes du lecteur. Le surnom de
1
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 412.
2
Ibid., p. 428.
3
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 229.
211
« chacal de Vendée »1, la suffisance et le mépris qu’il manifeste à l’égard de Pierre,
même la fierté avec laquelle il avoue ses crimes au nom de la légitimité du gouverne-
ment de Vichy2, collent à son physique de façon « naturelle » dans la logique du récit :
« Râblé, costaud, grisonnant, menton dur, visage un peu à la Mangin, tel que l’ont popu-
larisé ses portraits, mais plus lourd, empâté, – pour tout dire plus vulgaire »3. En effet,
ces amalgames qui se répètent ont un caractère de pertinence par leur nature démonstra-
tive et construisent des « foyers de sens »4 qui renforcent la cohérence de la narration.
Broussard aurait pu jouer en toute logique le rôle d’opposant, cependant, dans La puis-
sance du jour, cet élément du classement de Greimas reste vide. Broussard n’entrave
nullement le processus d’apprentissage de Pierre, bien au contraire, tout en se situant
aux antipodes de l’ancien résistant, le préfet aide involontairement le protagoniste avec
son statut d’adjuvant négatif. Tout se passe dans ce roman comme si, une fois l’erreur
décelée par le héros, la découverte de la vérité était inéluctable, relevant du désir de
Vercors de proposer une échappatoire à son personnage et de montrer aussi le bien-
fondé de sa théorie.
Le discours de Broussard, bien avant qu’il ne soit prononcé, est d’emblée con-
damné par l’ensemble des personnages, condamnation qui demande idéalement la com-
plaisance du lecteur. La décision de son exécution ne dépend donc pas de ses argu-
ments, si tant est qu’il en ait, mais de l’accord du réseau sur la manière de lui faire payer
ses crimes. Un éventuel regret du prisonnier est de ce fait inutile ; d’ailleurs, il ne se
produira pas. Le narrateur annonce l’attitude du prisonnier (« – Est-ce qu’il nie ses
crimes ? […] – Non : il les explique. C’est bien pis »5), que lui-même confirmera par la
suite dans son échange en style direct avec Pierre. Ce système d’annonce-vérification
active dans la narration tout un ensemble de redondances qui cherchent à confirmer la
condamnation initiale, à assurer la bonne lecture6 et, par là, à éviter toute sorte
d’ambigüité ou d’espace d’indulgence par rapport aux propos du préfet. Ceci ne veut
1
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 391.
2
« Ce qui compte, c’est la continuité de l’État. Une nation n’est pas Léviathan – une sorte d’animal col-
lectif comme un ruche ou une termitière. C’est un assemblage politique plus ou moins artificiel et fragile ;
celui-ci ne subsiste que tant qu’il est habité par une volonté unanime ; et cette volonté, à travers les diver-
gences sans nombre des citoyens et des partis, ne peut se rassembler que sur un pouvoir légitime, c’est-à-
dire un pouvoir reconnu par tous. Brisez cette légitimité, vous brisez du même coup la colonne vertébrale
de l’État » (Ibid., p. 446).
3
Ibid., p. 444.
4
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 227.
5
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 391.
6
Jean Dubois, « Redondance », Dictionnaire de Linguistique, Larousse, 1973 ; cité par Susan Rubin Su-
leiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 70.
212
pas dire que le roman est construit sur une thèse qui s’impose dès le début dans toute sa
puissance ; bien au contraire, en raison de son parcours initiatique, le protagoniste est en
proie à des doutes constants, qui touchent aussi l’ensemble des adjuvants formant le
groupe de résistants. Ces hésitations n’affaiblissement pourtant pas le discours verco-
rien, car elles ne rejoignent jamais la position de Broussard. Pierre, quant à lui, essaie de
chercher une base solide aux découvertes qu’il fait pendant son parcours ; les doutes des
résistants concernent spécialement le côté « méthodologique » de leur action, directe-
ment lié à des conceptions morales1. Tout en respectant les divergences dans les prises
de position, elles sont toutes en accord avec l’impératif catégorique kantien ; de cette
façon « la ligne interprétative dominante fait rentrer les systèmes partiels dans le super
système de l’œuvre »2. D’ailleurs, ce super système narratif devient plus puissant au fur
et à mesure que le protagoniste avance dans son apprentissage ; il sera dévoilé complè-
tement au dénouement de l’ouvrage. Parlons d’une œuvre monologique en termes de
Bakhtine, dans le sens où une seule idéologie est présentée comme valable, comme
bonne3, les contradictions, et même les oppositions existantes ne font que renfoncer le
système idéologique principal.
Une deuxième expérience viendra compléter, ou du moins entamer, la guérison
de Pierre Cange : il assiste à une opération de cerveau. Il se rend compte de
l’impossibilité humaine de contrôler les organes qui le constituent et qui ont une exis-
tence indépendante de sa volonté. Nous serions en quelque sorte un double (biologique
et éthique), tout en restant un seul être :
Je voyais bien que Pierre avait confusément trouvé, dans cette étrange confronta-
tion avec une cervelle vivante, – et dans ce partage de nous-mêmes en deux
camps : celui de la personne, celui de la nature, – la réponse qu’il poursuivait…4
1
« MAN. – Qu’est-ce que vous attendiez de Broussard ? Qu’il se frappe la poitrine ?
MOI. – Non. Mais pas non plus peut-être qu’il revendique avec un tel courage sa responsabilité.
MAN. – Et alors ?
MOI. – Alors me pose une question : moi, qui ai faibli, ai-je le droit de juger cet homme qui croit à ce
qu’il a fait, et qui ne faiblit pas ? De disposer de sa vie ?
MAN. – Dites donc, vous vous prenez pour l’archange saint Michel ? » (Vercors, La puissance du jour,
op. cit., p. 450).
2
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 225.
3
Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, trad. Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, 1970, p. 120‑123 ;
cité par Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 88.
4
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 473.
213
l’homme en tant qu’être biologique lui feront réécrire en 1986 Les armes de la nuit et
La puissance du jour sous le titre unificateur de Le tigre d’Anvers.
Une autre source de confusion venait d’avoir ainsi rassemblé sous ce nom unique
des individus fort divers. Certes, j’appelle tigres tous ceux qui n’ont pas intégrale-
ment rallié le camp des hommes. Mais les uns ne l’ont pas pu, les autres pas su, et
enfin pas voulu : leurs fautes ou leurs crimes ne pèsent pas le même poids.
Les vrais tigres, ce sont les respectueux, ceux à qui l’aisance économique permet la
méditation, et qui n’ont jamais su pourtant distinguer le vrai visage des hommes, et
qui restent attachés à leur état de nature. Ceux-là se croient des hommes parce
qu’ils ont délimité avec soin le terrain de chasse de chacun, organisé leur société de
tigres avec des lois, des traditions, et couronnant l’ensemble, un pouvoir légitime
qui excuse tout et pardonne tout du moment que la chasse est bonne […]. Puis il y
a ceux que j’appelle superbes, qui savent très bien qu’ils sont des tigres et qui s’en
vantent, exécuteurs sadiques et fanatiques des hautes œuvres de ce Grand Tigre qui
les ignore d’un mépris cosmique, et que pour cela même, au lieu de le combattre,
ils adorent dans une admiration femelle. Ceux-là nous ne les convaincrons jamais.
Ils n’auront jamais des hommes que leur apparence trompeuse.2
1
Ibid., p. 455.
2
Ibid., p. 507‑508.
214
Les actions des survivants dans les camps de la mort relèvent certes d’un domaine diffi-
cilement concevable pour l’être humain, mais elles ont eu lieu dans un contexte
d’exception, soumis comme ils l’étaient à des contraintes inimaginables. Vercors tra-
vaille dans cette fin de roman sur la difficile appréhension et compréhension de
l’expérience de camps, y compris pour ceux qui l’ont subie, réflexion qui revient de
manière incessante dans les témoignages de Jorge Semprún, Robert Antelme ou encore
David Rousset qui, dans l’immédiateté de son Univers concentrationnaire (1946), sou-
lève déjà les enjeux ontologiques d’un tel vécu1.
Traités et considérés comme de simples moyens, comme des êtres inférieurs, ils
ont mené une révolte, celle de la survivance. Qu’ils aient réussi ou péri, ils ont cons-
tamment refusé de rallier le camp opposé et l’ont combattu chacun à leur manière. Ceci
fait d’eux des hommes, même malgré eux : « Puisque, mon vieux, mon vieux, si j’ai
raison, si je ne me trompe pas… si c’est bien le combat qui compte, l’antagonisme, et
non la victoire ou la défaite… alors, tout défait que je sois, je suis encore un homme ! »2.
Supposant que l’auditeur admettra ses propos sans opposition, le locuteur se permet
d’anticiper ces conclusions par le verbe « savoir », le modal analogue d’« il est vrai
que »3 : « Je sais maintenant que la qualité d’homme réside dans ce refus. Qu’elle y ré-
side tout entière. Cette vérité de La Palice, elle devrait se voir comme le nez au milieu
du visage »4. La vérité explicitement annoncée à la fin du récit permet ainsi d’insérer de
manière directe dans la fiction la doctrine que le locuteur veut faire passer. Celui-ci pré-
suppose la confiance du lecteur, qu’il a essayé de guider tout au long du récit : « la con-
naissance-de-soi du héros n’est plus une fin, mais une simple conséquence : c’est parce
qu’il acquiert la connaissance d’une “vérité” objective et totalisante que le héros trouve
“sa propre essence” »5.
1
« Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. Même si les témoignages forcent leur intel-
ligence à admettre, leurs muscles ne croient pas. Le combattant qui a été des mois durant dans la zone de
feu a fait connaissance de la mort. La mort habitait parmi les concentrationnaires toutes les heures de leur
existence. Elle leur a montré tous ses visages. Ils ont touché ses dépouillements. Ils ont vécu l’inquiétude
comme une obsession partout présente. Ils ont su l’humiliation des coups, la faiblesse du corps sous le
fouet. Ils ont jugé les ravages de la faim. Ils ont cheminé des années durant dans le fantastique décor de
toutes les dignités ruinées. Ils sont séparés des autres par une expérience impossible à transmettre. […]
Peu de concentrationnaires sont revenus, et moins encore sains. Combien sont des cadavres vivants qui ne
peuvent plus que le repos et le sommeil ! Cependant, dans toutes les cités de cet étrange univers, des
hommes ont résisté » (David Rousset, L’univers concentrationnaire, Paris, Éditions du Pavois, 1946,
p. 181‑183).
2
Vercors, Le tigre d’Anvers, op. cit., p. 220.
3
Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire : principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1972,
p. 268 ; cité par Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 94.
4
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 508.
5
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 95.
215
L’acquisition de la connaissance authentique parvenue à son terme, Susan Su-
leiman souligne pour finir que toute histoire d’apprentissage exemplaire positif s’achève
par l’évocation de la nouvelle vie du héros selon la vérité. Dans le cas de La puissance
du jour, Pierre et Nicole décident de s’investir dans la lutte contre le franquisme, contre
la dictature au pouvoir en Espagne. Ils soutiennent les républicains espagnols par diffé-
rentes actions, brièvement décrites dans ce roman et plus longuement détaillées dans la
réécriture du Tigre d’Anvers en 1986. Par cet engagement, le héros se réapproprie sa
qualité humaine, d’abord d’un point de vue intellectuel, puis par l’action, par la rébel-
lion effective. Il se lance à la poursuite des agents concrets du « Grand Tigre » (dont
Broussard, que le propre Pierre avait laissé s’évader) et se rebelle contre le système qui
les soutient, le fascisme.
La (ré)appropriation que Pierre Cange fait de sa qualité d’homme suppose
l’accomplissement d’un parcours d’apprentissage avec lequel l’auteur clôture aussi
toute une partie de sa production intellectuelle, étroitement liée à la guerre. Ayant affir-
mé l’impossibilité pour les individus de déserter l’humanité, même à travers les actions
les plus déplorables, Vercors arrive à concevoir un système qui définit l’homme d’un
point de vue éthique, définition que l’auteur exploitera dans l’ensemble de son œuvre et
qui devient d’ailleurs la pierre angulaire de ses publications littéraires et philosophiques.
Il pose de même avec véhémence la frontière avec l’animalité, limite qu’il s’amuse en-
suite à déplacer, à changer et même à brouiller dans les fictions publiées durant les an-
nées qui suivent La sédition humaine.
216
Chapitre IV
À la frontière de l’homme et l’animal. De comment
mettre en fiction la limite
1
Vercors a renvoyé publiquement sa croix au Président de la République pour protester contre « le rap-
prochement [des méthodes] entre la Gestapo et la police française » lors de la guerre d’Algérie (Vercors,
Les nouveaux jours. Esquisse d’une Europe, Paris, Plon, 1984, p. 311). Voir lettre complète Vercors,
Pour Prendre Congé (P.P.C.) ou Le concours de Blois, Paris, Albin Michel, 1957, p. 355.
2
Christian de Bartillat, Vercors : l’homme du siècle à travers son œuvre, 1902-1991, Etrépilly, Les
Presses du village, 2008, p. 102.
3
Alain Riffaud, Vercors : l’homme du silence, Rome, Portaparole, 2014, p. 79.
4
Vercors, La bataille du silence, éd. Alain Riffaud, 1967, Paris, Omnibus, 2002, p. 1030. À la tête des
Éditions de Minuit, Vercors a collaboré activement pendant la guerre à la diffusion de tracts et de publica-
tions clandestines du comité, toutefois sans intégrer l’organisation. De plus, les écrivains habituels de la
maison d’édition constituaient pendant la guerre près d’un quart des effectifs du CNE (Anne Simonin, Les
Éditions de Minuit 1942-1955. Le devoir d’insoumission, Paris, IMEC, 2008, p. 201). Pour en savoir
davantage sur l’activité clandestine du CNE voir Gisèle Sapiro, « Les conditions professionnelles d’une
mobilisation réussie : le Comité national des écrivains », Le mouvement social, nº 180, 1997, p. 179‑191.
217
lités aussi importantes que Jean Paulhan ou Georges Duhamel, Vercors décide finale-
ment d’y siéger et cela jusqu’en 19561.
L’écrivain multiplie ainsi ses interventions publiques et ses voyages, qui le con-
duisent à New York, à Los Angeles, au Québec, à Moscou, à Varsovie, à Berlin, à Co-
penhague, pour parler de la littérature française et des questions philosophiques direc-
tement liées à l’actualité sociale et politique mondiale. Soulignons spécialement ses
déplacements en Amérique du Nord quelques mois après la fin de la guerre et son pre-
mier séjour en Chine en 1953 ; expériences marquantes au niveau intellectuel qui abou-
tiront à la publication de son recueil d’essais et de réflexions Les pas dans le sable :
l’Amérique, la Chine et la France, en 19542. Nous y découvrons un écrivain impres-
sionné par les grands contrastes existant entre les différents États de la nation améri-
caine et par la lutte constante pour la production, axée sur les notions d’immédiateté et
d’utilité :
C’est enfin ce peuple obstiné ; ce sont les marques partout inscrites de son carac-
tère ; et cette notoire volonté de devenir, d’aller toujours plus haut, plus vite et plus
loin.3
C’est un tout autre genre d’émerveillement qui envahit l’écrivain lors de son voyage en
Chine, quatre ans après la guerre civile qui donnera le pouvoir au gouvernement com-
muniste de Mao : il loue le réveil de la Chine féodale qui vivait dans la misère et qui
s’en sortirait grâce aux changements introduits par le nouveau régime4. Vercors peint un
portrait exclusivement positif et refuse de croire ceux qui dénoncent l’existence d’un
système de répression, vision sur laquelle il reviendra quelque temps plus tard :
C’était prématuré. Toutes les révolutions sont belles à leur naissance, mais la pré-
cipitation ensuite de Mao Tsé-Toung pour transformer le pays, a bientôt démoli
tout ce qu’il avait fait ; sa révolution culturelle (pour conserver le pouvoir) a rame-
né la Chine à ses malheurs anciens.5
Homme de son temps impliqué avec son temps, il mène après la Libération une activité
frénétique qui sera ralentie progressivement à cause des événements et des déceptions
politiques l’accablant au cours des années 50. Il se résout à quitter la première ligne
publique.
1
Christian de Bartillat, op. cit., p. 104.
2
Vercors, Les pas dans le sable : l’Amérique, la Chine et la France, Paris, Albin Michel, 1954.
3
Ibid., p. 42. Les pas dans le sable n’est pas le seul récit consacré à sa première aventure américaine : il
publie en 1972 Sillages, où il met en fiction sa traversée de vingt-deux jours à bord du Liberty-ship (Ver-
cors, Sillages, Paris, Presses de la Cité, 1972).
4
Vercors et Gilles Plazy, À dire vrai. Entretiens de Vercors avec Gilles Plazy, Paris, F. Bourin, 1991,
p. 137-138.
5
Ibid., p. 138.
218
D’abord, et si la guerre froide est loin d’être finie, un autre conflit se dessine dé-
jà à l’horizon et ne mettra pas longtemps à éclater : la guerre d’Algérie. Lors de son
voyage en Algérie pour une petite tournée de conférences en 1954, il découvre « la ri-
chesse arrogante des colons et leur exploitation éhontée des Arabes ; misère sans fond
de tout un peuple, tellement écrasé »1. La « torture officialisée » et la montée des ten-
sions lui font prendre conscience que « rien ne permettait plus ni d’espérer ni
d’hésiter », la guerre irait jusqu’au bout et l’écrivain, achevant par ce geste sa prise de
conscience anticoloniale, décide de « prendre parti pour les opprimés »2.
Cet engagement pour la libération de l’Algérie se matérialise, en 1958, par la
publication du roman Le périple3, où Vercors dénonce par la fiction les tortures pendant
la guerre. Défenseur de l’indépendance algérienne, l’écrivain n’intervient officiellement
dans le débat que lorsqu’il signe en 1960 le célèbre manifeste des 121 : « Déclaration
sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie »4. Les protestations publiques
s’organisent parallèlement depuis le début du conflit, par la création en 1955 du
« Comité d’action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord ». Fondé, entre
autres, par Robert Antelme, il compte avec le soutien d’intellectuels comme André Bre-
ton, Roger Martin du Gard, Jean Guéhenno, Jean-Paul Sartre ou Jean Cocteau5. Le con-
flit algérien, son intensification et sa radicalisation ne manquent pas de faire des ravages
dans la gauche, la divisant complètement en deux. Vercors situe d’ailleurs dans ces dé-
bats le début de son éloignement du parti communiste, à cause des hésitations à
l’engagement idéologique d’une partie de ses membres6 :
Somme toute, des deux côtés, à gauche, ce sont des arguments d’ordre éthique qui
sont mis en avant : d’un côté, on dénonce le choix d’une solution militaire et cer-
taines méthodes qui sont parfois utilisées ; de l’autre, on proteste contre ce qui ap-
paraît comme le risque d’un abandon de la mission émancipatrice de la France.7
Le manifeste des 121 vient en 1960 diviser définitivement ces deux blocs en proclamant
« le refus de prendre les armes contre le peuple algérien », le respect envers les Français
qui apportent « aide et protection aux Algériens opprimés » et le soutien sans condition
1
Ibid., p. 142.
2
Ibid., p. 143.
3
Vercors, Sur ce rivage… T. I. Le Périple, Paris, Albin Michel, 1958.
4
« Je ne prétendrai pas que j’ai pris sur-le-champ parti pour le Front de libération […] ; et j’espérais un
compromis, un arrangement : “Si seulement avaient lieu des élections honnêtes”, disait Ferhat Abbas…
Las ! Il fallut tôt comprendre que le pauvre homme était bien dépassé » (Ibid.)
5
Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle, op.
cit., p. 199.
6
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 143.
7
Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle, op.
cit., p. 209.
219
à « la cause du peuple algérien », qui contribue « à ruiner le système colonial » au nom
« de tous les hommes libres »1. Le texte suscite une grande tempête en France ; les me-
sures prises contre ses signataires sont remarquables ; Jean-Paul Sartre sera même me-
nacé de mort lors des manifestations organisées contre les demandes du manifeste2.
Vercors évoque aussi les représailles subies :
Dans les années 50, nombreuses sont les prises de position de Vercors au sujet des con-
flits qui se développement dans le monde entier. Notons particulièrement sa collabora-
tion à la dénonciation du procès ouvert en 1950 contre l’ancien militaire Henri Martin,
condamné, puis acquitté, pour une accusation de propagande hostile à la guerre
d’Indochine menée par l’état français (1946-1954). Vercors demande la libération du
détenu, comme le font Jacques Prévert, Hervé Bazin, Roger Pinto, Marc Beigbeder ou
Jean-Marie Domenach, à travers un texte paru dans l’ouvrage collectif dirigé par Jean-
Paul Sartre et publié en 1953 : L’affaire Henri Martin4. Il y dénonce par la même occa-
sion la condamnation politique et judiciaire de la vérité, qui devrait être appréciée et
revalorisée sans contestation :
On l’a condamné pour avoir osé dire la vérité étant soldat, avoir voulu alerter la
conscience publique, et d’abord celle de ses camarades. Faut-il donc que les soldats
français fassent ce que nous avons si vivement reproché aux soldats allemands,
qu’ils obéissent « aux ordres criminels » ?5
1
Hervé Hamon, Patrick Rotman et Pierre Vidal-Naquet, « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans
la guerre d’Algérie (dite “des 121” – septembre 1960) », dans Les porteurs de valises : la résistance fran-
çaise à la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1979, p. 393-396). Notons que ce manifeste sera signé
par de grands noms de la littérature et de la pensée françaises du XXe siècle : Robert Antelme, Simone de
Beauvoir, Maurice Blanchot, André Breton, Marguerite Duras, Michel Leiris, Alain Robbe-Grillet, Na-
thalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, etc. (Ibid., p. 213).
2
Ibid., p. 221.
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 144.
4
Jean-Paul Sartre, L’affaire Henri Martin, Paris, Gallimard, 1953.
5
Vercors, Les pas dans le sable : l’Amérique, la Chine et la France, op. cit., p. 166.
6
Ibid., p. 242.
220
Français qui hurlèrent jadis au crime d’Oradour, et qui aujourd’hui trépignent parce
qu’on ne fait pas assez vite un Oradour marocain »1.
Parmi toutes ses prises de position, nous devons souligner sa rupture définitive
avec le parti communiste, précipitée en 1956 après des années marquées par le discours
critique de l’écrivain vis-à-vis du parti (notamment concernant l’affaire Laszlo Rajk en
1949 ou l’affaire Slansky en 19522). À la suite du rapport de Khrouchtchev au
XXe Congrès du Parti Communiste d’URSS sur les crimes de Staline, Vercors demande
à Louis Aragon de publier une condamnation publique du Comité national des écrivains
dans les Lettres Françaises, condamnation que celui-ci refuse. Cette confrontation con-
duit à la démission d’Aragon, suivie de celle d’Elsa Triolet ; Vercors, ne se sentant ni
écouté ni soutenu, décide à son tour de quitter la présidence de l’association 3. En oc-
tobre de cette année 1956 se produit aussi l’irruption des chars russes en Hongrie pour
en finir avec le soulèvement populaire « contre-révolutionnaire », qu’on dit mené par
des pouvoirs fascistes. Vercors en rend compte sous forme de rapport dans ses mé-
moires Les nouveaux jours4, où il explique aussi ses efforts pour faire condamner
l’intervention sanglante des troupes russes à Budapest. Il publiera en effet un texte de
condamnation, soussigné par plusieurs écrivains de gauche, dont Jean-Paul Sartre ou
Claude Morgan. Ses interventions publiques et tribunes critiques lui vaudront l’inimitié
de François Giroud, d’André Chamson ou d’Albert Camus5 ; se voyant ainsi de plus en
plus battu par le mépris, l’oubli de sa personne et, plus particulièrement, de son œuvre.
Durant l’été 1957, il décide de « tirer [sa] révérence » ; il passera son été à composer un
ouvrage de 360 pages qu’il intitulera Pour Prendre Congé (P.P.C.)6 :
1
Ibid., p. 243.
2
Vercors, Pour Prendre Congé (P.P.C.) ou Le concours de Blois, op. cit., p.30.
3
Vercors, Les nouveaux jours, op. cit., p. 292.
4
« Il est probable – sinon certain – que des éléments fascisants ont voulu exploiter le sursaut populaire. Il
y a eu des assassinats de communistes, parfois brûlés vifs à l’essence. Prétextant (profitant) de cette appa-
rence de “contre-révolution”, les Russes envoient cette fois des troupes bien aguerries dont les chars réta-
blissent l’ordre (leur ordre) à coups de canons et de mitrailleuses. Ce sont de journées sanglantes. Qui se
terminent par la chute de Nagy, réfugié à l’ambassade de Yougoslavie, et que remplace Janos Kadar.
Dans la ville, c’est un retour au calme qui ressemble à la mort » (Ibid., p. 296).
5
Ibid., p. 297.
6
Vercors, Pour Prendre Congé (P.P.C.) ou Le concours de Blois, op. cit.
221
bourg, avec François Mauriac et le général de Gaulle, avec les députés, le garde des
Sceaux et le président de la République…1
Outre ces mésaventures en tant que personnage public, l’acquisition en 1950 du Moulin
des îles en Seine-et-Marne (où il écrira une grande partie de son œuvre), son deuxième
mariage avec Rita Barisse et ses nombreux voyages touristiques, l’amènent peu à peu à
se retirer de la scène médiatique pour se consacrer à la littérature et reprendre, ne serait-
ce que de façon temporaire, son activité de dessinateur2. Sa nouvelle vie semble lui
plaire, il ne regrette nullement sa décision de retrait :
On me verra rarement – sauf pour des cas précis, urgents – sur les tribunes ; mon
nom apparaîtra peu sur les pages des journaux ; comme je n’ai nul désir de montrer
ma binette sur le petit écran, je ne demanderai rien et donc ne recevrai rien. Pas une
fois en trente ans, pour aucun de mes livres, je n’y aurai paru dans les grandes
émissions. […] Je me suis toujours plu loin du tumulte et de l’agitation, il m’a été
facile de rentrer dans le silence. On sait le goût que j’ai pour lui, depuis toujours.3
Comment cet éloignement se laisse sentir dans les travaux de l’écrivain et, plus concrè-
tement, dans la pensée de l’homme qu’il développe désormais ? Ce long congé a un
impact direct sur la production littéraire de Vercors, non seulement par le nombre de
titres qui se multiplient jusqu’à sa mort en 1991, mais aussi par la diversité de thèmes et
de genres abordés pendant cette étape d’éclosion intellectuelle et littéraire. Malgré cette
richesse productive, son éloignement de la vie publique va de pair avec une claire dimi-
nution de la diffusion de ses ouvrages, qui ne suscitent presque plus l’intérêt de la cri-
tique. Les fictions qui suivent son principal texte théorico-philosophique, La sédition
humaine, sont consacrées à l’exploitation de certains thèmes qui y sont traités. Ainsi, la
réflexion sur l’existence d’une frontière homme-animal se trouve au centre des princi-
pales productions littéraires de ces années : Les animaux dénaturés (1952), Sylva
(1961), Zoo ou l’assassin philanthrope (1964). Ces publications constituent le début
d’une littérature qui approche l’homme de façon différente, par des réflexions qui conti-
nuent à se nourrir de la philosophie et de l’éthique, mais qui s’ouvrent aussi à la biolo-
gie, à l’anthropologie et aux sciences en général, en dialogue constant avec le discours
littéraire. Existe-t-il des critères absolus et objectifs qui permettent de distinguer sans
1
Vercors, Les nouveaux jours, op. cit., p. 297.
2
Vercors s’est intéressé dans les années 50 aux « callichromies », nouveau procédé de la sérigraphie venu
d’Amérique et qu’il utilise pour reproduire, entre autres, la Guitare Blanche de Pablo Picasso. Son succès
le mène à envisager une production en série qui se voit soudainement stoppée en 1953 par l’énorme in-
cendie qui dévaste le moulin où se trouve aussi l’atelier de l’artiste. Il reprend l’activité à petite échelle et,
jusqu’en 1958, il crée une quinzaine de callichromies, méconnues aujourd’hui du public (Alain Riffaud,
Vercors : l’homme du silence, op. cit., p. 81-82).
3
Vercors, Les nouveaux jours, op. cit., p. 434.
222
contestation possible l’homme des êtres biologiques qui lui sont les plus proches,
d’établir une circonscription du « territoire humain » ? Par quels moyens fictionnels et
discursifs l’écrivain réussit-il à mettre en scène cette (im)possible limite ? En quelle
mesure la fiction viendrait-elle affirmer, s’opposer, compléter les réflexions théoriques
au sujet de la frontière homme-animal ? Quels problèmes d’ordre idéologique et social
révèlent l’existence de ladite frontière et comment la fiction en rend-elle compte ?
En considérant ces questions, il s’agira en premier lieu d’étudier le contexte de
création et de réception des ouvrages, et de chercher à comprendre les choix littéraires
de Vercors pour l’exploitation fictionnelle de la frontière, et plus précisément sa propo-
sition personnelle de conte philosophique. Nous nous intéresserons par la suite à
l’examen particulier des textes à travers différentes lectures et analyses de la poétique
des œuvres.
« Il est un comportement que nous appelons humain, entendant qu’il est spécifique
de l’homme, et de l’homme seul, commun au cannibale et à Einstein, mais inexis-
tant chez la bête : quel est-il ? ».1
1
Vercors, « Annexe I. Dialogue sur l’idée de rébellion », dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel,
1950, p. 57.
223
Bien que niées à plusieurs reprises par Vercors, les possibles failles théoriques de sa
proposition finissent par constituer la matière dont il se sert dans la fiction pour explorer
ce passage (im)possible entre l’animal et l’homme. Les nombreuses zones d’ambigüité
où se déploie cette limite permettent à l’auteur d’étudier les problèmes à la définir, tout
en cherchant par la représentation de la controverse à réaffirmer sa position philoso-
phique. Mais quels sont les moyens qu’il propose pour représenter la marge ? Arrive-t-il
vraiment par la fiction à résoudre les questionnements que suscite sa proposition ?
Poser-transgresser la frontière
L’homme que nous rencontrons au passage de la frontière établie par Vercors est
un « animal singulier ». Le philosophe Dominique Lestel utilise ce concept en opposi-
tion à celui d’« animal spécial », étant donné le nombre de caractéristiques partagées
entre les deux groupes1. Dans La sédition humaine, Vercors n’hésite pas à condamner
les discours qui privent l’animal, par exemple, d’intelligence ou de langage articulé, en
postulant que ces facultés ne seraient pas des attributs, mais des effets qui répondraient
à des besoins spécifiques :
Ces dons (l’intelligence, la faculté d’articuler des sons) certes l’homme en était
pourvu plus que les autres. Toutefois le point est qu’il ne s’en est pas servi seule-
ment plus que les autres, mais qu’il s’en est servi différemment.2
[La Thèse affirme] que la singularité de l’être humain réside dans le fait que dans
son être même il est irréductible à la vie animale comme telle. C’est en cela qu’elle
implique un postulat de rupture ontique, c’est-à-dire la thèse d’une séparation radi-
cale entre les êtres humains et les autres formes de vie.3
En effet, Vercors confirme la lignée biologique d’union avec le monde animal, il ne nie
pas « l’animalité de l’homme », mais par l’introduction fondamentale de la conscience
1
Dominique Lestel, L’animal singulier, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 26. Nous tenons à souligner que les deux
intellectuels envisagent la singularité de l’homme de manière très différente
.
2
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 18.
3
Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007, (« NRF essais »), p. 27.
224
de soi et, en dernière instance, de l’éthique, il les oppose irrémédiablement. Le lien se
fait désormais par l’opposition, par une limite certes inscrite dans la continuité, mais
infranchissable, qui utilise l’animal pour mettre l’homme « non seulement sur la trace
de l’autre et de l’ailleurs, mais également sur celle de la recherche et de la découverte de
[lui-même] »1. La « dénaturation » proposée par Vercors passe ainsi par une rupture
ontique qui installe un abyme subtil, mais puissant entre nature et culture, opposition
qui a structuré la philosophie moderne depuis Descartes2 et dans laquelle Vercors
s’inscrit de plein droit. Vision incontestablement anthropocentrique et dualiste, elle
prend dans la pensée vercorienne la forme antagonique nature/éthique, également opéra-
toire si nous pensons l’éthique comme une construction faite pour et par l’homme et,
d’avance, inaccessible à la bête. L’exclusivité humaine sur certaines caractéristiques
dont l’animal serait privé a été traditionnellement acceptée, que ce soit sous forme de
raison, de pensée, d’outil ou même de sensibilité. Cette idée ne sera d’ailleurs ouverte-
ment réfutée, rappelle Dominique Lestel, que dans la deuxième moitié du XXe siècle,
grâce spécialement au développement des mouvements de libération animale qui vien-
dront questionner, non seulement le statut de l’animal dans la société, mais aussi ses
relations avec l’homme :
L’idée que des animaux non humains puissent également être des êtres de culture
est pour nous profondément perturbante parce qu’elle affaiblit précisément cette
conviction que l’homme peut avoir une complexité qui lui serait propre. Un être de
culture échappe en effet aux causalités simples et s’engage nécessairement dans
l’espace de la signification. 3
La dichotomie vercorienne échappe à cette mise en question qui est effectivement plus
tardive et, au contraire, elle réactualise la tradition dualiste occidentale en s’inscrivant
par la même occasion dans l’idée « d’une évolution de l’homme pensée comme un
combat qu’il remporte en se libérant d’une nature source de tous ses maux »4. Les maux
du protohumain vercorien, toujours animal, nous devons les comprendre associés à
l’ignorance qu’il a de lui-même et du monde qui l’entoure et, ceci, jusqu’à ce qu’il
prenne conscience de son existence. Faire de la prise de conscience la question centrale
de l’identité humaine suppose, signale Jean-Marie Schaeffer, faire de la connaissance
1
Lucile Desblache, Écrire l’animal aujourd’hui, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal,
2006, p. 10‑11.
2
Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, op. cit., p. 218.
3
Dominique Lestel, « Oublier la frontière homme/animal », Le Carnet PSY, nº 140, 2009, p. 27.
4
Pascal Picq, « Entre hominisation et humanisation, une question d’évolution », dans Gilles Bœuf, Jean
François Toussaint, Bernard Swynghedauw, (éds.). L’homme peut-il s’adapter à lui-même ?, Paris, Édi-
tions Quæ, 2012, p. 113.
225
l’activité centrale de l’homme1. C’est ce que fera Vercors en postulant l’être humain
comme un rebelle qui lutte pour découvrir les mystères que la nature lui impose ; la
place centrale est ainsi donnée au « gnoséocentrisme »2, duquel l’animal reste banni.
Ces choix s’avèrent capitaux pour l’analyse des fictions vercoriennes qui se con-
sacrent à la mise en scène de la frontière, et donc de l’animalité, dans le fait qu’ils nous
servent de repères pour déceler dans quelle mesure ces postulats de base sont confirmés,
élargis, réfutés par le monde de la fiction. Ils nous permettent aussi d’étudier la place de
ces productions parmi les publications qui s’intéressent à la relation homme-animal à la
même période. En effet, les fictions qui nous occupent s’intègrent dans une mouvance
littéraire propre au XXe siècle, que Lucile Desblache a étudiée dans son ouvrage cri-
tique Bestiaire du roman contemporain d’expression française3. Lucile Desblache ana-
lyse une dynamique littéraire propre à l’époque contemporaine où l’animal n’apparaît
pas uniquement comme un leitmotiv, mais où il occupe au contraire une place impor-
tante dans le récit, comme personnage, mais aussi comme élément de réflexion critique
et de découverte4. Cette présence notable de l’animal dans le roman contemporain serait
associée à l’intérêt croissant du public pour le savoir scientifique et, particulièrement,
pour les questions d’origines et d’évolution, qui semblent fasciner davantage une socié-
té qui a l’impression de vivre dans un changement constant, dans une mobilité éter-
nelle5. Nous constatons en effet que, depuis les années 50, les productions concernant le
monde animal et sa relation avec l’homme se multiplient sous des formes et des théma-
tiques fort diverses. Ainsi, parmi les publications qui coïncident dans le temps avec les
fictions de Vercors sur le sujet, nous trouvons : Les racines du ciel de Romain Gary
(1956), Mon ami l’écureuil (1957) et Le roman de renard (1958) de Maurice Genevoix,
le célèbre Rhinocéros d’Eugène Ionesco (1959), Le lion de Joseph Kessel ou Le cœur-
cerf de Jean Giono (1969)6.
Si Vercors participe à ce bestiaire de la littérature du XXe siècle, son écriture
n’entraîne pas d’originalité créatrice d’un point de vue narratif, surtout dans le traite-
1
Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, op. cit., p. 360.
2
Ibid.
3
Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain d’expression française, Clermont-Ferrand, Presses
universitaires Blaise Pascal, 2002.
4
Ibid., p. 11.
5
Ibid., p.13.
6
Pour une bibliographie complète des productions littéraires en langue française qui se sont intéressées à
la question animale pendant le XXe et XXIe siècles, consultez le site web du projet ANR Animots. Car-
nets de zoopoétique : https://animots.hypotheses.org/bibliographie-integrale/litterature-de-langue-
francaise-xxe-xxie-siecles
226
ment de l’animalité, qui reste très traditionnel. L’écrivain ne se donne pas les moyens de
sortir du séparatisme, mais il le réaffirme constamment, y compris par la mise en scène
d’une métamorphose telle celle de Sylva. Si l’animal ne prend pas une place prépondé-
rante, si sa psychologie ne jouit pas d’une mise en scène explicite, si le point de vue de
la bête n’est pas connu du lecteur, c’est en raison du parti pris philosophique de notre
écrivain : la psychologie naît de la prise de conscience de soi, de l’humanité, l’animal
reste une entité inaccessible par elle-même. Jacques Derrida a défini ce genre de textes
dans son L’animal que donc je suis :
Les textes signés par des gens qui ont sans doute vu, observé, analysé, réfléchi
l’animal, mais ne se sont jamais vu vus par l’animal ; […] ils n’ont tenu aucun
compte du fait que ce qu’ils appellent « animal » pouvait les regarder et s’adresser
à eux depuis là-bas, depuis une origine tout autre. […] L’expérience de l’animal
voyant, de l’animal qui les regarde, ils ne l’ont pas prise en compte dans
l’architecture théorique ou philosophique de leurs discours. Ils l’ont déniée en
somme autant que méconnue.1
1
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, (« La philosophie en effet »), p. 31‑32.
2
Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain d’expression française, op. cit., p.18.
3
Ibid.
227
fictionnel que parce qu’il pense avoir réussi à atteindre une notion d’homme opératoire
et suffisamment objective d’un point de vue rationnel :
La notion propre de l’homme est essentielle, car elle est supposée fournir un critère
non ambigu susceptible d’être mobilisé pour tracer cette frontière.1
Cependant, une lecture attentive de ses textes littéraires sur le couple homme-animal
révèle une fiction qui joue à mettre en question et à nuancer les drastiques « frontières
hygiéniques »2 que le positionnement philosophique vercorien impose dans la théorie.
Le discours littéraire s’érige comme un travail transgressif de la frontière, proposant des
cas de figure qui n’auraient jamais été admis dans une réflexion rationnelle. Il se déve-
loppe dans le terrain de ce que Jacques Derrida a appelé la « limitrophie » : « ce qui
avoisine les limites, mais aussi ce qui nourrit, s’entretient, s’élève et s’éduque, se cultive
aux bords de la limite ». Des proximités entre l’homme et l’animal qui multiplient les
figures de la frontière, la compliquent, l’épaississent, la délinéarisent, la plient, la divi-
sent en la faisant croître et se multiplier3. La littérature se situe au-delà des oppositions
et crée des mondes possibles qui exploitent la richesse de cette porosité de la limite,
illustrant « dans quelle mesure nous débordons sur les non humains et dans quelle me-
sure ils débordent sur nous »4. Elle est, de ce point de vue, un terrain fructifère
d’élargissement et de réflexion sur la coupure ontologique postulée par notre écrivain,
dont les particularités et caractéristiques concrètes seront analysées dans les sections qui
suivantes.
1
Dominique Lestel, « Oublier la frontière homme/animal », op. cit., p. 26.
2
Ibid.
3
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 51.
4
Jean Estebanez et Dominique Lestel, « Penser les communautés hybrides », Carnets de géographes,
nº 5, 2013, p. 1.
228
l’assassin philanthrope. La pièce a été présentée pour la première fois au festival de
Carcassonne en juin 1963, mise en scène par Jean Deschamps, puis publiée un an plus
tard dans le numéro 316 de L’Avant-scène théâtre. Le texte reprend dans son essence
l’intrigue romanesque ; l’auteur a pourtant toujours refusé de qualifier la pièce
d’adaptation, assurant qu’il l’avait écrite comme s’il n’avait jamais écrit le roman1. Il
faudrait plutôt parler de réécriture. Les changements sont en effet, comme nous verrons,
nombreux et nécessaires, non seulement en raison des exigences de mise scène, mais
aussi en raison des objectifs de ce nouveau texte : « s’il convient de susciter la réflexion,
le roman est un bon instrument ; s’il faut provoquer un choc émotionnel, alors le théâtre
s’impose »2. Malgré les différences, les deux productions s’inscrivent de plein droit
dans la réflexion que l’écrivain mène sur l’homme depuis le début de sa carrière artis-
tique et, plus précisément, depuis la Seconde Guerre mondiale. Elles font ainsi partie
des premières exploitations fictionnelles que Vercors utilise pour peaufiner les conclu-
sions théoriques de son essai La sédition humaine (1949), et constituent aussi un terrain
de réflexion sur ladite « spécificité humaine » dans le royaume des animaux.
Les deux ouvrages donnent vie à un groupe d’experts anglais, accompagnés du
célèbre journaliste Douglas Templemore, partis en expédition en Nouvelle-Guinée à la
recherche d’une mandibule préhistorique. La date n’est pas explicitement annoncée,
mais les références temporelles situent la pièce au début de la deuxième moitié du
XXe siècle. Dans Les animaux dénaturés il est fait ouvertement référence au « Droit de
Nuremberg » et aux « nazis »3, contextualisation temporelle nuancée dans Zoo par des
allusions aux massacres « récents » et « criminels » survenus au nom des différences
dites raciales4. La guerre et la pensée nazie se présentent comme point d’ancrage, source
de questionnement philosophique en même temps que modèle idéologique à proscrire.
Les fouilles mènent l’expédition à une découverte aussi surprenante que déconcertante :
une colonie vivante de singes troglodytes, qui partagent pourtant tellement de ressem-
blances avec l’homme qu’il est difficile de les considérer sans équivoque comme des
animaux. Devant l’incertitude qui règne autour de la nature de ces créatures, les experts
envisagent même qu’ils puissent être les représentants du célèbre « chaînon manquant »
1
Jacques Kolbert, « From Novel to Play : Vercors’ Transformation of Les animaux dénaturés into Zoo »,
The French review, nº 3, décembre 1965, p. 399.
2
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, Paris, L’avant-scène, 1964, p. 8.
3
Vercors, Les animaux dénaturés [1952], Paris, Albin Michel, 2015, p. 229.
4
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 27.
229
de l’évolution humaine. Les tropis, « une contraction d’anthrope et de pithèque »1, de-
viennent bientôt objets de désir pour le riche entrepreneur australien, sieur Vancruysen,
qui veut les utiliser comme main d’œuvre à bon marché dans son industrie manufactu-
rière. Douglas Templemore trouve la seule manière d’empêcher l’esclavage des tropis :
démontrer leur humanité. Au risque d’être pendu, il donne la mort à un bébé tropi, juri-
diquement son fils, né à la suite de l’insémination de l’une des femelles de la colonie.
Son but est d’arriver ainsi à déclencher un procès au sein de la cour britannique et de
mettre fin à une polémique qui dépasse rapidement l’affaire tropie pour révéler un véri-
table enjeu : le besoin de définir ce qu’est l’homme et l’impossibilité de le faire sur des
critères purement biologiques, physiques ou physionomiques.
Les deux textes profitent d’un accueil très favorable du public et, avec Sylva, ils
constituent les dernières grandes satisfactions dans la carrière littéraire de Vercors ;
d’ailleurs l’écrivain a déclaré à plusieurs reprises que ces productions lui étaient particu-
lièrement chères2. Les animaux dénaturés est, de plus, considéré par la critique comme
le début de ce qu’on appelle l’étape de maturité littéraire de Vercors. Le roman incarne
en effet la matérialisation d’une écriture plus élaborée, qui s’éloigne progressivement du
style épuré des textes de guerre, en même temps qu’il s’érige comme le fruit d’une
longue réflexion sur la spécificité de l’homme, non exempte de contradictions et de
questionnements :
1
Ibid., p. 12.
2
« – Sylva a bénéficié d’excellentes critiques, mais d’un succès public modéré. Cela fait réfléchir.
– Ce n’est pas tout à fait vrai. Ce n’a pas été un best-seller, comme Les animaux dénaturés ni plus encore,
bien entendu, comme Le silence de la mer ; néanmoins quinze mille exemplaires, ce n’était pas si mal. La
moyenne de ventes atteinte par la production littéraire est très inférieure à ce chiffre. Celle de mes autres
livres aussi. Seule ma Bataille du silence a atteint (dépassé) les ventes de Sylva » (Vercors et Gilles Plazy,
op. cit., p. 133).
3
Nathalie Gibert-Joly, « Vercors et la spécificité humaine », dans Jean Birnbaum (éd.). Qui sont les ani-
maux ?, Paris, Gallimard, 2010, p. 211.
4
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 132.
230
de l’Atlantique, aux États-Unis. Jacques Kolbert analyse ce grand succès américain dans
son article « From novel to play : Vercors’ transformation of Les animaux dénaturés
into Zoo »1, où il fait référence à la bonne critique contemporaine qui a accompagné la
sortie du roman en Amérique du Nord. En effet, quand sa traduction en anglais arrive
sur le marché américain, elle suscite tout de suite un grand intérêt, surtout parmi les
élites intellectuelles. Le roman traite des questions clés sur l’homme à un moment où,
par exemple, certaines puissances occidentales s’interrogent sur la libération des anciens
territoires coloniaux en Asie et en Afrique, et où la ségrégation raciale devient un pro-
blème à prendre en compte dans la société américaine. En Afrique du Sud, l’apartheid
est déjà officiellement mis en place et beaucoup de voix s’élèvent contre ce racisme
institutionnalisé. Vercors aborde ainsi d’une manière ingénieuse et avec une apparente
légèreté, un sujet qui concerne de nombreuses sociétés contemporaines et il utilise le
cadre judiciaire pour l’invalider, le condamner et en faire le procès.
Certains dramaturges anglophones n’ont pas tardé à voir dans le roman une
pièce de théâtre potentielle qui permettrait de vulgariser des questionnements comme le
racisme et ses implications morales auprès d’un public plus large. La vivacité des dia-
logues et les différents scénarios existants ont donné lieu à de nombreux essais
d’adaptation, mais, d’après Jacques Kolbert, les dramaturges tombaient dans le piège de
suivre le roman à la lettre, ce qui a fait échouer les tentatives entreprises. Vercors lui-
même a voulu adapter son roman au théâtre au début des années 60, jusqu’au moment
où il a jugé plus sensé d’écrire une pièce originale sur le même sujet. Les louanges qui
ont couronné Zoo en Amérique ont de même fait l’unanimité dans d’autres pays, peut-
être moins réceptifs au roman, et dans les années soixante la pièce est jouée et traduite
en plusieurs langues un peu partout en Europe (Bruxelles, Varsovie, Anvers, Cracovie,
Rotterdam, Budapest ou Vienne)2.
Entre la publication des Animaux dénaturés et Zoo, Vercors continue à travailler
sur les marges et les possibles passages de cette frontière homme-animal dans son ro-
man Sylva, publié en 1961 :
Quand j’ai écrit ce conte, mes convictions étaient assises, je cherchais seulement à
les éclairer d’une façon différente : la convergence des points de vue affirme le
bien-fondé d’une même conception.3
1
Jacques Kolbert, op. cit.
2
Ibid., p. 409.
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 134.
231
Dans ce roman l’écrivain aborde le sujet autrement, cette fois-ci sous l’optique d’un
processus d’humanisation d’un renard devenu femme. Une métamorphose inversée qui
concentre, toutes distances prises, l’histoire de l’évolution de l’humanité en un seul per-
sonnage. Le changement ne se produit cependant qu’au niveau physique dans un pre-
mier stade de la métamorphose, et se concrétise progressivement d’un point de vue in-
tellectuel, même si la nouvelle femme-renarde n’arrive pas vraiment à incarner dans le
roman une transformation « totale ». Vercors s’amuse à décrire la naissance de la rébel-
lion chez la bête, qui acquiert progressivement son humanité par sa volonté d’apprendre
et de (se) comprendre. La transformation ne se fait pas sans complications, il s’agit d’un
processus lent de prise de conscience des notions telles que la solitude ou la mort, et de
l’expérimentation de sentiments que l’écrivain présente comme proprement humains.
La fin du roman laisse cependant la porte ouverte à une certaine interrogation, qui
échappe au cadre théorique établi par Vercors1.
1
Voir la section « Transgresser la frontière » (chapitre IV).
2
Par cette dénomination Vercors fait expressément référence aux Animaux dénaturés et à Sylva. Si nous
faisons allusion à Zoo ou l’assassin philanthrope c’est par souci d’unité thématique, la nature théâtrale de
ce dernier ouvrage le laissant entièrement à l’écart des considérations et des remarques formelles que l’on
peut formuler à l’égard de ces production vercoriennes dites « contes philosophiques ».
3
Marie-Pierre Jaouan-Sanchez, « L’hospitalité, le mensonge et le vol », dans Alain Montandon, (éd.).
L’hospitalité dans les contes, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001, p. 365.
232
des faits, ce qui cadre la fiction dans un espace et un temps très concrets, à l’écart de
tout récit d’inspiration culturelle, mythique, légendaire. Sylva, quant à lui, se présente
comme du vécu autobiographique. Il débute par une longue séquence de filiation dans
laquelle le narrateur et personnage principal, Albert Richwick, essaie de donner de la
consistance et de la véracité à son expérience, que lui-même qualifie d’« un miracle, que
personne ne croira »1. Il situe par ailleurs les faits relatés à une date précise, le
16 octobre 1924, et dans un endroit concret : la forêt de Richwick Manor située à War-
dley-Court, Somerset, Grande-Bretagne. Les histoires se construisent ainsi avec des
repères identifiables issus directement de l’expérience des personnages qui prennent en
charge, non seulement le discours, mais aussi les faits rapportés.
Deuxièmement, nous nous heurtons à l’extension des ouvrages, dont les dimen-
sions les placent en dehors des formes brèves où se situe le conte. La brièveté étant un
concept en soi relatif et difficile à cerner2, le caractère court du conte induit cependant
des spécificités rhétoriques, stylistiques et poétiques particulières, avec des consé-
quences directement liées à la réception du lecteur3. Cette inadéquation formelle de
base, qui rapproche ces fictions vercoriennes du roman, ne saurait cependant mettre en
question les enjeux philosophiques représentés. Rappelons d’ailleurs que Voltaire, père
consacré du conte philosophique, n’a jamais fait la différence entre ces deux formes
narratives en prose4. Son Candide, qui constitue le modèle classique de ce sous-genre,
présente une généricité auctoriale ambiguë et difficile à définir5 ; de fait, les différentes
1
Vercors, Sylva [1960], Paris, B. Grasset, 1992, p. 11.
2
« À quoi d’abord se raccrocher, sinon à la brièveté ? Cela semble une évidence, et pourtant il est non
moins évident que la brièveté en soi est un concept fort peu opératoire. Car la brièveté est chose relative,
et l’on n’en finit pas, par exemple, de gloser les dimensions de la nouvelle, de les comparer à celles du
roman, bref de les relativiser… Les formes brèves renvoient-elles automatiquement à des genres brefs, y
a-t-il des genres brefs en soi et/ou des genres qui oscillent de la brièveté à la longueur - le bref (le court ?)
ne s’éprouvant, en quelque sorte, que lorsqu’existe la possibilité du long ? » (Michel Lafon, « Pour une
poétique de la forme brève », América. Cahiers du CRICCAL, nº 18, 1997, p. 13).
3
Voir à ce sujet Alain Montandon, « Formes brèves et microrécits », Les Cahiers de Framespa. Nouveaux
champs de l’histoire sociale, nº14, juillet 2013, [URL : https://journals.openedition.org/framespa/2481].
4
Henri Coulet, « La distanciation dans le roman et le conte philosophique », dans Roman et Lumières au
XVIIIe siècle, Paris, Éd. Sociales, 1970, p. 12.
5
« Le récit épique, l’épître narrative, le récit de théâtre, le récit historique avaient leurs références et leurs
règles, et chacun son statut, sa valeur d’institution. Pour le reste, romans, contes, nouvelles, genres sans
grands modèles, sans règles sûres, sans rhétoriques constituées, c’était certes le secteur le plus actif de
production et de consommation, le seul d’ailleurs où s’élaboraient des mutations de pratiques, mais, par-
là même, ces autres récits se trouvaient hors de l’ordre reconnu […]. D’où, dans le succès même, les
désaveux forcés de “l’auteur de Candide” […] D’où aussi le flottement des indexations génériques et
l’embarras des commentaires […] » (André Magnan, Voltaire, Candide ou l’optimisme, Paris, PUF,
1987 ; cité par André Petitjean, « Approches du conte philosophique à partir de l’exemple de Candide »,
Pratiques, nº 59, 1988, p. 72).
233
adaptations du texte voltairien témoignent de cette catégorisation mouvante1. Ceci nous
fait penser à un choix de classification plutôt conventionnel de la part de Vercors, qui
répond moins aux caractéristiques de forme qu’au contenu et aux intentions à la base de
ces textes :
Le tour de force du conte philosophique est donc d’aboutir, par la fiction, à un dis-
cours qui n’est ni totalement fictionnel ni théorique (ou alors qui est à la fois fic-
tionnel et théorique), sur l’origine, les mécanismes et les conséquences de la
croyance et de la quête de certitude.2
Intéressons-nous, en troisième lieu, aux éléments paratextuels tels que les titres des ou-
vrages en question. La définition de conte philosophique que Hendrik van Gorp propose
dans son Dictionnaire des termes littéraires souligne que « souvent, l’intention aucto-
riale est inscrite dans le titre : Candide ou l’optimisme (1758) de Voltaire »4. Bien que le
titre de Sylva échappe à cette caractéristique, étant simplement une piste intertextuelle
de la source inspiratrice de Vercors5, Les animaux dénaturés et Zoo ou l’assassin phi-
lanthrope reprennent dans leurs intitulés cette intention auctoriale propre au conte phi-
losophique. Le premier annonce les conclusions théoriques de La sédition humaine et,
indirectement, fait allusion à l’élément transcendant de l’œuvre : l’idée d’homme
comme rebelle, qui s’est séparé de la nature pour essayer de la/se comprendre. Les lec-
1
Ainsi, celle que fera Jean Tardieu en 1944 prend le parti pris du roman dès le sous-titre : « Adaptation
radiophonique du roman de Voltaire ». Voir à ce sujet André Petitjean, « Candide de Jean Tardieu : étude
d’une adaptation de l’œuvre de Voltaire », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, nº 175, dé-
cembre 2017, [URL : https://journals.openedition.org/pratiques/3628].
2
Magali Fourgnaud, « Le statut paradoxal du conte philosophique : construction et déconstruction des
croyances dans trois contes de Diderot », Féeries. Études sur le conte merveilleux, XVIIe-XIXe siècle,
nº 10, septembre 2013, p. 245.
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 135.
4
Hendrik van Gorp, Lieven D’Hulst et Dirk Delabastita, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Hono-
ré Champion, 2001, (« Dictionnaires & références »), p. 115.
5
Vercors identifie, dès les premières pages de son roman, la source inspiratrice de Sylva : Lady into fox,
texte de l’écrivain anglais David Garnett écrit en 1922 et traduit en français sous le titre La femme chan-
gée en renard. La protagoniste de la métamorphose racontée par Garnett prend le nom de Miss Silvia.
234
teurs accèdent ainsi, dès la présentation du roman, à l’élément clé du procès entamé
contre Douglas Templemore, dont les enjeux se situent bien au-delà du verdict de la
cour criminelle britannique d’Old Bailey. De même, dans la réécriture en pièce de
théâtre, le titre évoque d’emblée, par sa structure et son contenu, la grande controverse,
les contradictions et les questionnements mis en œuvre dans Zoo ou l’assassin philan-
thrope. Construit syntaxiquement autour d’une conjonction de coordination disjonctive,
il présente une valeur sémantique d’exclusion dont les conditions sont encore mécon-
nues du lecteur. Il annonce aussi les deux acteurs principaux de la pièce : le monde ani-
mal, « zoo » (du grec ancien « zỗion ») et l’homme, l’« assassin philanthrope ». Ce der-
nier oxymore place le lecteur-spectateur face à une histoire marquée, dès le début, par le
meurtre et révèle l’existence d’un cas de conscience, qui touchera, par son caractère
inouï, toute la société.
L’humour et la légèreté occasionnelle sous lesquels sont présentées les convic-
tions morales et philosophiques de l’auteur constituent, par ailleurs, une autre marque
d’identité de ce type de conte. Développées parfois dans un second plan, ces idées sont
insérées dans une « narration apparemment badine et détachée »1. Sylva reste à l’écart de
cet usage conventionnel du ton humoristique, de plus, les conclusions philosophiques du
roman se concrétisent à la fin de l’histoire, sous forme allégorique. Les animaux dénatu-
rés et sa réécriture théâtrale exploitent au contraire le divertissement et l’humour, qui se
situent par des procédés discursifs divers au cœur même du texte, spécialement dans les
échanges menés pendant le procès judiciaire2. Ceci n’entraîne nullement la banalisation
des messages porteurs de la pensée vercorienne, le divertissement n’est donc pas syno-
nyme de légèreté, mais un moyen effectif de communication d’idées, graves et sé-
rieuses inclues :
De fait, dans Zoo, Vercors veille à limiter la portée humoristique de sa pièce : le specta-
teur ne doit pas s’attendre à une représentation futile, d’autant que l’écrivain l’a sous-
titrée « comédie judiciaire, zoologique et morale ».
1
Étienne Calais, Noëlle Voiriot-Cordary et Dominique Dumas, Le conte philosophique voltairien, Paris,
Ellipses, 2016, (« Analyses et réflexions »), p. 23.
2
Voir la section « De l’engagement par l’absurde : la controverse d’Old Bailey » (sous-chapitre 4.2).
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 129.
235
Un dernier centre d’intérêt à discuter dans cette approche du conte philosophique
vercorien serait sa relation avec le monde merveilleux de la fiction. Jean-Pierre
de Beaumarchais propose dans son Dictionnaire des littératures de langue française
une définition du conte comme « un récit thétique, qui ne pose pas la réalité de ce qu’il
représente, mais, au contraire, cherche plus ou moins délibérément à détruire “l’illusion
réaliste” »1. Les textes qui nous occupent semblent pourtant s’éloigner de cette défini-
tion générale par leurs caractéristiques spécifiques. En premier lieu, bien qu’ils soient
les produits fictionnels des réflexions sur l’homme exposées par Vercors en 1950, nous
ne saurions pas les classer comme membres de la famille des romans à thèse. Ils se pré-
sentent plutôt comme une « expérience de pensée »2, qui cherche moins à trouver la
connivence du lecteur, qu’à le pousser vers une réflexion critique. Certes, il existe la
présence implicite de la théorie vercorienne, mais elle est sans cesse mise en question,
soumise à la réflexion collective pour être approuvée (dans le cadre du procès des Ani-
maux dénaturés et Zoo) ou absente de facto dans la métamorphose de Sylva, raison pour
laquelle le dénouement de l’histoire a donné lieu à des interprétations très différentes,
voire opposées. Vercors a d’ailleurs regretté plus tard que de nombreux lecteurs soient
passés à côté du fond idéologique initial de ses ouvrages :
1
Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, Dictionnaire des littératures de langue fran-
çaise, 1 (A-F), Paris, Bordas, 1984, p. 529.
2
Magali Fourgnaud, op. cit., p. 234.
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 131.
4
Magali Fourgnaud, op. cit., p. 236. Magali Fourgnaud théorise cette volonté d’adhésion dans le cadre
d’une réflexion sur les contes philosophiques de Diderot.
236
cette assertion l’idée du conte philosophique comme « feintise partagée/ludique », que
Magali Fourgnaud propose à partir des recherches de Jean-Marie Schaeffer :
Ces contes accueillent certes des représentations imaginaires, impossibles à trouver dans
un scénario typiquement réaliste, mais elles sont portées par une force référentielle puis-
sante qui assure constamment leur lien avec la réalité (Sylva est élevée et instruite
comme le serait un enfant, alors que les tropis développent des traditions et des façons
de faire qui évoquent des états ancestraux de nos comportements actuels). Ceci permet
au lecteur de s’approprier la fiction par « des mécanismes d’introjection, de projection
et d’identification »2. Nous ne réduisons pas ces contes philosophiques à une simple
copie de la réalité, il existe de même une mimésis au sens aristotélicien du terme, la
création d’« un modèle virtuel fondé sur une relation de similarité avec les modélisa-
tions “sérieuses” du réel »3. Les fictions créent ainsi une représentation virtuelle d’un
« être-dans-le-monde-possible », dont l’analogie globale est parfois faible, mais permet
au lecteur de réagir d’un point de vue critique. Jean-Marie Schaeffer rappelle que c’est
la cohérence de ce modèle global qui permet d’établir le lien entre le récit et l’esprit
critique, et non forcément les éléments analogues existants. Cette relation rend possible
le positionnement du lecteur sur l’humanité ou non des tropis, sur la validité ou non des
arguments exposés à leur sujet ; elle encourage de même un regard analytique sur la
nature des progrès et des avancées dans la métamorphose de Sylva. Par cette cohérence
fictionnelle, les récits s’institutionnalisent comme terrain de travail théorique, philoso-
phique et éthique, permettant de nuancer les idées postulées et de les développer au-delà
du cadre strict des prétendues rationalité et objectivité de La sédition humaine.
1
Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction », Vox-poetica, s. d, consulté le 13 mai 2019.
URL : http://www.vox-poetica.org/t/articles/schaeffer.html.
2
Ibid.
3
Ibid.
237
4.2. De l’arbitraire des frontières : Les animaux dénatu-
rés (1952) et Zoo ou l’assassin philanthrope (1964)
La présence stratégique de l’animal
De manière générale, Les animaux dénaturés et Zoo ou l’assassin philanthrope
s’inscrivent dans une démarche méthodologique qui cherche à différencier l’homme de
l’animal pour ensuite définir le premier. Autrement dit, l’intérêt de ces deux fictions ne
se porte pas sur le monde animal, qui ne répond qu’à « des fins stratégiques »1, mais sur
l’éminemment humain. L’homme vercorien se pense ainsi dans un espace différent de
celui de la bête et devient « l’animal qui doit se reconnaître humain pour l’être »2. Dans
ce contexte dualiste, la parution d’une espèce proche de l’hybridité est d’emblée pro-
blématique, car elle représente la mise en question du système : « notre esprit vivait-il
dans une tranquillité trompeuse. De ce point de vue-là […], la survivance de ces tropis
est une catastrophe »3. L’hybridité est ainsi vouée à disparaître en faveur des différences
anthropologiques « immanentes », censées renforcer la frontière homme/animal et défi-
nir sans équivoque l’homme.
Si l’attitude adoptée envers les tropis reste ambiguë tant que leur statut n’est pas
défini, face à leur éventuelle nature animale, les deux ouvrages affirment la supériorité
de l’homme au détriment de la bête ; supériorité dont la légitimité n’est jamais mise en
cause et qui assure à l’être humain le contrôle et l’exploitation du vivant. Ce vivant non-
humain, l’animal, ne bénéficie pas non plus de considérations éthiques4 : il continue à
être le représentant de tout ce que l’humain n’est pas et donc, dépourvu de certains pri-
vilèges. En effet, des droits en faveur des tropis ne sont envisageables que s’ils sont
humains ; leur qualité animale les ferait tomber dans une exploitation qui se sait
d’avance abjecte, mais qui ne semble préoccuper personne. Ainsi, l’assassinat du bébé
tropi n’est pas susceptible d’entraîner une quelconque sanction, cette éventualité n’est
pas mentionnée :
1
Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard,
1998, p. 599. Fontenay cite explicitement le texte vercorien Les animaux dénaturés pour mettre en
exemple ce qu’elle considère un « mauvais tour de l’allégorie ».
2
Giorgio Agamben, L’ouvert : de l’homme et de l’animal, 2002, Paris, Payot & Rivages, 2006, p. 48.
3
Vercors, Les animaux dénaturés, op. cit., p. 99.
4
Vercors rejoint par cette posture traditionnelle les positions de la majorité des philosophies occidentales,
qui n’envisagent l’éthique que dans le contexte exclusif de l’humanité. D’ailleurs ce sera par des notions
morales et éthiques que l’écrivain bâtira les caractéristiques fondamentales de l’homme (Marie-France
Lebouc, La construction de l’altérité en contexte marchand : le cas de l’animal, Thèse de doctorat, Qué-
bec, Université Laval, 2004, p. 36‑37).
238
Les projets de la société fermière ne sont des projets criminels que si les tropis ne
sont pas des singes, que s’ils appartiennent eux aussi au genre humain […]. S’il est
prouvé au contraire que les tropis sont des bêtes, alors notre devoir […] devient le
devoir inverse : celui de tout mettre en œuvre pour diminuer, grâce aux tropis do-
mestiqués, la somme du travail humain.1
1
Vercors, Les animaux dénaturés, op. cit., p. 103-104.
2
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle certains anthropologues « s’étaient
commis à justifier les délires racistes nazis par une hiérarchisation continue des primates et des races
humaines, prouvant qu’un savoir, pourtant à prétention scientifique, est loin d’être neutre et définitif », il
s’agit d’empêcher à nouveau que la notion de race devienne le cœur des distinctions et des discrimina-
tions entre les hommes (Elaine Després, « Entre proto- et post-humanité, quelle trace de l’humain ? », Les
Cahiers du CEIMA, nº 9, 2013, p. 238).
3
Florence Burgat, « Dualismes », Techniques & Culture, nº 50, 2008, p. 168.
4
« LE MINISTRE : [. . .] Un jugement trop… trop clément… qui laisserait entendre que les tropis ne sont
pas protégés par les lois… Qu’on peut, par conséquent, [. . .] les utiliser comme une main-d’œuvre à bon
marché…, à très bon marché même, à très très bon marché, comme des chevaux ou des bœufs de la-
bour… Nos industries ici en Angleterre, pourraient souffrir gravement de la concurrence » (Vercors, Zoo
ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 12).
239
pouvoir de déstabilisation ravive dès le début l’inconsistance et l’irrationalité de la hié-
rarchisation du pouvoir blanc occidental :
Les échanges qui se succèdent dans le campement des explorateurs, dans le cabinet du
juge Draper ou à la cour d’Old Bailey mettent irrémédiablement en doute la compétence
intuitive de l’être humain à reconnaître un autre membre de son espèce et, pire encore,
découvrent les manipulations faites au nom du savoir scientifique pour légitimer le pou-
voir sur l’autre2. La problématique spéciste se trouve réactualisée progressivement par
le discours de la « hiérarchie des races » autour duquel se développent les polémiques
du procès. Les passages grossiers entre l’anthropocentrisme et l’ethnocentrisme blanc,
l’intersectionnalité spécisme/racialisme/racisme ou les réflexions au sujet de
l’anthropomorphisation s’interchangent dans une dialectique absurde qui accentue le
caractère engagé des deux textes.
1
Ibid., p. 25.
2
Entendons cet « autre » comme celui qui ne répond pas aux canons culturel, social, économique et phy-
sique de l’homme blanc.
3
ATILF - CNRS & Université de Lorraine, « Controverse », TLFi : Trésor de la langue Française infor-
matisé, consulté le 24 mai 2019. URL :
http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.%20exe?8;s=3760175940.
240
tiques hétérogènes qui s’amalgament pour créer un système littéraire supérieur 1. Cette
pluralité de voix et de styles discursifs trouve une particulière et riche réalisation dans
Les animaux dénaturés, où les instances énonciatives multiplient par le biais de diffé-
rents supports les points de vue de la narration et permettent « au plurilinguisme de pé-
nétrer dans le roman »2. Ainsi, aux échanges dialogiques, qui occupent une place pré-
pondérante, s’ajoutent des communications épistolaires, des titres et des articles de
journaux ou bien les commentaires du narrateur omniscient.
La première forme qui vient enrichir ce complexe système de voix est effecti-
vement celle du dialogue qui, à tour de rôle, fait participer par le style direct l’ensemble
de personnages, aussi nombreux que les opinions qu’ils expriment tout au long du récit.
Ces structures se construisent, se définissent et se réaffirment par des discours déployés
fondamentalement sous forme de polylogues3. Les échanges se trouvent au cœur même
de la narration et c’est par eux que Vercors fait avancer la controverse. Nous décelons
deux grandes séquences dialogiques à plusieurs voix, organisées en fonction d’un enjeu
qui se dédouble au fur et à mesure que le roman se développe : dans un premier temps,
les dialogues concernent la détermination de la nature humaine ou animale des tropis,
puis ils s’étalent sur le besoin de concerter une définition d’homme. Les deux séquences
avancent de façon intermittente, entremêlées aux lettres de Douglas à son amoureuse
Frances ou aux discussions que le juge Draper a avec sa femme ; elles ne se chevau-
chent pas. Il existe d’ailleurs une séparation temporelle et spatiale dans le récit (la pre-
mière séquence concerne les échanges qui se produisent dans le campement en Nou-
velle-Guinée, alors que la deuxième se situe bien plus tard, à la cour de justice, en An-
gleterre), ainsi que des protagonistes différents (des discussions initiales entre les
membres de l’expédition, la narration ouvre ensuite le débat dans le cadre judiciaire à
d’autres scientifiques, à des représentants de la justice et à des représentants de la socié-
té anglaise4).
Les deux séquences dialogiques partagent la particularité d’être organisées sur
des conflits d’idées, sur des désaccords autour des questions théoriques : « le dialogue
1
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman [1978], Paris, Gallimard, 1999, p. 87-88.
2
Ibid., p. 89.
3
Francis Berthelot s’approprie le concept « polylogue » de Julia Kristeva, non pas pour étudier
l’extension concrète du dialogue (les rapports de base, les axes relationnels), mais pour analyser les pro-
blèmes spécifiques qui surgissent dans un dialogue à plusieurs interlocuteurs (Francis Berthelot, Parole et
dialogue dans le roman, Paris, Nathan, 2001, p. 79).
4
Nous analyserons cette deuxième séquence d’échanges plus longuement dans le cadre de l’adaptation
théâtrale de Zoo ou l’assassin philanthrope.
241
devient alors à la fois terrain et objet de l’affrontement »1. Il s’impose ainsi comme la
forme parfaite pour rendre compte de la controverse (des doutes, des convictions, des
désapprobations) qui n’aurait pas eu la même puissance et intensité sans le style direct.
Comme exemple, intéressons-nous à la discussion que Sybil, l’une des anthropologues
de l’expédition, entretient avec Douglas Templemore à leur arrivée au camp. La conver-
sation ne comporte de facto que deux interlocuteurs ; cependant, Sybil fait participer par
leur convocation d’autres membres du groupe, dont le père bénédictin Pop et le chef de
l’expédition et son mari, le docteur Cuthbert. Cette discussion est particulièrement im-
portante parce qu’elle introduit des points à résoudre plus tard dans le procès : la légiti-
mité ou non de la science comme seul moyen de définir l’homme et, deuxièmement, la
prétendue autonomie du discours scientifique vis-à-vis des croyances religieuses, so-
ciales ou idéologiques. La conversation se déroule dans un contexte informel
d’enseignement ; le journaliste censé tenir le carnet de bord de l’expédition s’intéresse
aux positions scientifiques des membres du groupe, qui vont de l’orthogenèse de Pop au
darwinisme de Cuthbert. Les interventions de Douglas se réduisent à des questions ac-
compagnées accessoirement de jugements de valeur, qui ne manquent pas d’exaspérer
Sybil. Celle-ci se substitue par ses propos aux collègues dont elle transmet les idées
scientifiques, qu’elle résume succinctement pour faire comprendre au journaliste
l’essentiel du discours. Face aux questions concrètes de Douglas, l’anthropologue
n’hésite pas à mettre en avant les arguments qui auraient pu être ceux de Pop pour ex-
pliquer l’orthogenèse2. Cependant, si elle tient à transmettre les bases de cette théorie,
elle la place en dehors de toute validité par sa façon d’en faire la synthèse, sous
l’éclairage de l’ironie et l’exagération :
Non seulement il est papiste, mais encore bénédictin ; et le pire de tout, orthogé-
niste enragé. […] Il pense qu’il y a un plan et un architecte, que le Bon Dieu sait
d’avance ce qu’il veut !3
La présence de la religion dans un discours dit objectif est ouvertement condamnée par
Sybil ; Douglas se montre pourtant très tolérant envers une vision de cette nature (« Ce
n’est pas un crime, dit Douglas en souriant »4) et annonce en quelque sorte le poids que
la pensée religieuse aura, non seulement dans la société où se déroule l’histoire, mais
1
Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman, op. cit., p. 64.
2
« Il pense que les mutations ne se font pas au hasard, par sélection naturelle, mais qu’elles sont provo-
quées, dirigées, qu’elles obéissent à une volonté de perfectionnement… » (Vercors, Les animaux dénatu-
rés, op. cit., p. 44).
3
Ibid.
4
Ibid.
242
aussi dans d’autres domaines plus « objectifs » comme le domaine scientifique. Sybil
explique ensuite son point de vue sur l’évolution, qu’elle situe entre le darwinisme (la
sélection naturelle) et la participation d’innombrables facteurs qui influenceraient cette
évolution mais qui, eux, sont difficiles à appréhender. Douglas, d’un ton insistant, invite
Sybil à énumérer et à justifier par des exemples concrets ses assertions, des questions
courtes et directes rythment les échanges et font monter la tension progressivement (« Et
les facteurs internes ? », « Et vous croyez aux deux à la fois ? », « Par exemple ? »1). Le
lecteur peut s’étonner de l’attitude presque défiante du journaliste, qui accepte pourtant
sans le moindre questionnement les raisons divines que proposerait quelqu’un comme le
père Pop :
– Ce n’est pas très différent que de croire au Père Noël […] Je préférerais m’en te-
nir, il me semble à ce que mon cerveau peut comprendre. À la sélection naturelle et
à la… à… l’hormogenèse, par exemple.
– L’orthogenèse.2
Sybil, convaincue d’avoir raison, n’est pas moins consciente qu’« on se heurte là à trop
de contradictions », issues de sa volonté de comprendre la science comme un savoir qui
évolue et qui offre sans doute des zones d’ombre. Elle voit son discours rejeté de la
même manière qu’on rejettera plus tard dans le procès les points de vue qui ne se posi-
tionnent pas délibérément sur l’affaire tropie. La narration force d’emblée à donner des
avis concrets, ce que feront entre autres le docteur Cuthbert qui, « fidèle darwiniste »
propose dans le cadre scientifique des réponses plus assurées et, donc, plus convain-
cantes pour Douglas. Sybil convoque son mari par le style indirect : « À quoi Cuthbert
répond, […] que ce facteur interne n’était rien d’autre à l’origine qu’un processus
d’adaptation, simplement mal contrôlé plus tard par la constitution génétique »3.
Celui-ci n’est qu’un exemple de nombreux dialogues qui parsèment le récit. Si-
gnalée à plusieurs reprises comme une forme d’écriture récurrente dans les nouvelles de
Vercors depuis Le silence de la mer, la répétition de ce trait dans une production qui
commence à prendre une certaine ampleur dans les années cinquante et soixante nous
permet d’ériger le dialogue comme caractéristique indiscutable de l’écriture narrative
vercorienne4. Cette tendance rejoint le goût pour ce modèle d’expression que présentent,
sous formes diverses, d’autres contemporains de l’écrivain : Molloy de Samuel Beckett
1
Ibid., p. 45.
2
Ibid., p. 46.
3
Ibid., p. 47.
4
Voir sous-chapitre 7.1. « Voix et dialogue » (chapitre VII).
243
(1951), Bonjour tristesse de Françoise Sagan (1954) ou Le ravissement de Lol V. Stein
de Marguerite Duras (1964) n’étant que quelques exemples d’ouvrages qui concèdent
au dialogue une place d’exception dans l’architecture narrative1. À la différence d’autres
écrivains, spécialement ceux qui seront sous l’égide du Nouveau Roman, la conception
de ces échanges reste classique chez l’auteur, conception de « l’ancien régime » si nous
nous rapportons à la critique que fait Nathalie Sarraute dans l’Ère du soupçon2. En effet,
l’écriture vercorienne use du dialogue pour rompre la continuité du mouvement de la
narration : alinéas, tirets, deux-points, guillemets sont au rendez-vous, ce qui permet
aussi au lecteur d’approfondir et de s’attarder sur les sujets traités dans ces discussions,
clés pour assurer le développement du roman.
Le dialogue acquiert de manière générale dans le monde romanesque du
XXe siècle une présence de plus en plus importante ; Francis Jacques identifie ce phé-
nomène à une véritable tendance, « l’une des grandes voies de l’émancipation du roman
moderne » :
L’instance narrative explicite est peu à peu réduite au silence, et le narrateur limite
son récit à ce que peuvent savoir ou observer ses personnages. On donne d’emblée
la parole aux personnages. Soit que le narrateur et que le personnage se substituent
à lui, comme dans certaines formes de discours immédiat, d’emblée émancipé de
tout patronage narratif. Soit que le narrateur assume le discours du personnage,
comme dans le discours indirect libre où les deux instances sont confondues.3
Nous ne pouvons pas parler de réduction au silence du narrateur qui occupe encore une
place très importante dans Les animaux dénaturés. Narrateur omniscient et hétérodiégé-
tique, il prend dans l’histoire le rôle de chroniqueur ; il tient d’une certaine manière le
journal de bord de l’expédition, au même titre qu’aurait dû le faire Douglas Temple-
more. Soucieux de rendre les faits tels qu’ils se sont déroulés, il laisse parler les person-
nages, mais n’hésite pas à intervenir pour apporter des informations manquantes ou ou-
bliées dans les échanges (« Il est bon peut-être de combler ici quelques lacunes dans le
1
Sylvie Durrer dans son travail critique Le dialogue dans le roman fait référence d’un point de vue quan-
titatif aux pourcentages de répliques en style direct existant dans Bonjour tristesse (17 %) et dans Le
ravissement de Lol V. Stein (15 %). Elle insiste sur le fait que ces pourcentages seraient nettement plus
élevés si nous tenions compte des fragments de discours indirect et discours indirect libre présents dans
ces romans (Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, Paris, A. Colin, 2005, p. 6).
2
« Mais plus gênants encore et plus difficilement défendables que les alinéas, les tirets, les deux points et
les guillemets, sont les monotones et gauches : dit Jeanne, répondit Paul, qui parsèment habituellement le
dialogue » (Sarraute Nathalie, L’ère du soupçon. Essais sur le roman [1956], Paris, Gallimard, 1987,
p. 105).
3
Jacques Francis, Dialogiques. Recherches logiques sur le dialogue, Paris, Presses universitaires de
France, 1979, p. 104.
244
récit de Douglas. Celui-ci avait trop à raconter pour penser à tout »1). Il assure ainsi la
suite des faits qui, relatée quotidiennement, retrace l’ordre chronologique et permet à la
chronique au sens journalistique de devenir « chronique romanesque » 2. Dans ces pas-
sages la narration est fortement descriptive, soucieuse de rapporter le temps, les espaces
et les avancements des scientifiques sur le terrain ; échappant ainsi à l’émotion et aux
doutes qui occupent les écrits de Douglas :
Entre-temps, Greame avait fait fonctionner le petit poste émetteur qui ne devait
servir, en principe, que pour demander secours. Le message qu’il envoya à
Sougaraï fut tout aussitôt transmis à Sydney et à Bornéo. […] Deux semaines
plus tard, le camp s’était agrandi de six nouvelles tentes, d’un médecin, d’un
chirurgien-anatomiste, deux cinéastes, un biochimiste et son caisson-laboratoire,
deux moteurs avec trois tonnes de grillage et de poteaux d’acier, et une quantité
fantastique de jambon en conserve.3
Les dialogues en style direct et la chronique du narrateur alternent avec les lettres que
Douglas envoie à son amoureuse en Angleterre et qui remplacent par leur contenu son
cahier de bord. Retranscrites entre guillemets dans le texte, ces lettres mettent en place
une écriture épistolaire aussi vivante et mouvementée que les discussions qui ont lieu
dans le campement. Douglas n’hésite pas à reproduire les échanges avec les scienti-
fiques du groupe ; le lecteur le découvre impatient de ne pas pouvoir avoir le retour im-
médiat de Frances, souvent décalé, sur un sujet qui le fascine de plus en plus :
La presse et, à travers elle, une certaine partie de la société anglaise, ne manque pas
d’intervenir dans ce débat qui soulève des passions : l’Evening Tribune intitule un de
ses numéros « Doug Templemore sera-t-il décoré ou pendu ? »5, le Daily Picture publie
des photos des tropis arrivés à Londres6, alors que le Times révèle une lettre de
l’Association des Mères Chrétiennes de Kidderminster, qui demande ouvertement « à
Sa Sainteté le pape et à Sa Grâce l’archevêque de Canterbury » 7 à se prononcer sur
l’affaire en tant qu’autorités. Tout le monde semble trouver son mot à dire, même si
1
Vercors, Les animaux dénaturés, op. cit., p. 71.
2
Christopher Lucken, « Chronique », Le dictionnaire du littéraire, Paul Aron, Denis Saint-Jacques et
Alain Viala (éds.), Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 91.
3
Ibid., p. 73.
4
Vercors, Les animaux dénaturés, op. cit., p. 60.
5
Ibid., p. 147.
6
Ibid., p. 146-147.
7
Ibid., p. 150.
245
certains commentaires se déploient dans le pur domaine de l’absurde ; les tropis sont les
seuls protagonistes condamnés de facto au silence.
LA COURONNE : […] Cela voudrait dire que, désormais, dans tout le Common-
wealth, peut-être dans les cinq parties du monde, on pourrait impunément disposer
de la vie de toute créature dont la tête ne nous revient pas, dont les doigts de pieds
sont trop longs ! Cela voudrait dire que vous ouvririez toutes grandes les portes
246
d’une injustice qui prendrait, grâce à vous, des proportions monumentales, qui
pourrait causer le malheur de milliers, de millions d’innocents !1
Un deuxième essai de résolution est dirigé par le juge Draper. S’y ajoute la pression
d’un enjeu économique majeur : une décision favorable à la nature animale des tropis
permettrait au puissant entrepreneur Vancruysen de les exploiter en toute impunité pour
faire de la concurrence aux manufactures de l’empire anglais. Cette éventualité écono-
mique soulève à nouveau la question philosophique et morale de base, qui est irrémé-
diablement contaminée par les possibles intérêts de part et d’autre.
Bien qu’il évolue, l’objectif initial du procès reste effectivement de déterminer la
nature des tropis et s’ils ont pu franchir la frontière de l’humanité. Zoo se construit ainsi
sur une dynamique théâtrale qui cherche un diagnostic final par l’examen des données
et des preuves. Ce sont les dissonances disparates dans l’examen des mêmes données
qui feront naître la polémique et qui permettront à la fiction de s’ouvrir vers d’autres
questionnements plus universels, dont la définition de l’homme et l’égalité au sein de
l’espèce humaine. La pièce de Vercors présente de ce point de vue, une intertextualité
plurielle qui évoque à coup sûr la fameuse controverse de Valladolid, réactualisée sous
l’éclairage du théâtre engagé et du théâtre de l’absurde français. À cinq siècles d’écart,
les foyers de réflexion se développent sur des contraintes économiques, sociales et auto-
ritaires liées à la colonisation européenne et à la gestion de la cohabitation avec les po-
pulations autochtones. Cependant, contrairement à la controverse du XVIe siècle, où
Fray Bartolomé de las Casas et Juan Ginés de Sepúlveda s’affrontent pour déterminer si
les Indiens doivent être traités comme des êtres inférieurs ou comme d’égaux aux Euro-
péens2, celle du XXe siècle débat sur l’humanité ou non des tropis. D’ailleurs, remar-
quons que la possible reconnaissance de l’humanité des tropis ne passe pas par la rup-
ture du statu quo des Blancs anglais ; le ministre de la justice insiste constamment sur la
sauvagerie de ces créatures, ce qui les réduit inévitablement à la soumission (« Mais il
n’est pas impossible […] qu’il s’agisse de la vie et de l’honneur d’un peuple. Disons,
d’une tribu »3 ; « Ou des sauvages, Madame, ou des sauvages »4). Le choix est catégo-
rique même avant le verdict de la controverse : des animaux ou des sauvages, jamais
des égaux. L’esprit « paternaliste » de la conscience coloniale n’a pas disparu, mais se
1
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 9. Signalons que dans Les animaux dénaturés il
n’existe pas ce premier échec du système judiciaire pour établir la nature des tropis.
2
Michel Fabre, « La controverse de Valladolid ou la problématique de l’altérité », Le Télémaque, nº 29,
2006, p. 7.
3
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 13.
4
Ibid.
247
renouvelle sans cesse ; l’avenir des tropis « hommes » ne se prévoit pas meilleur que
celui, par exemple, des Papous, peuple indigène néo-guinéen que le père Pop essaie de
convertir au christianisme. Parti avec l’expédition scientifique, Pop mène en parallèle de
son activité anthropologique une mission évangélisatrice en direction de ce groupe
d’indigènes, placés inévitablement dans un état de sauvagerie, dont seule la religion des
blancs pourrait les faire sortir. Ils ne sont pas non plus épargnés de toutes sortes de pré-
jugés, qui viennent confirmer la prétendue supériorité de la civilisation européenne :
traités de « bande de cannibales féroces et voraces »1, ils ne semblent pas doués d’une
grande intelligence (« Ils ne se posaient pas toutes ces questions sans queue ni tête » 2),
préoccupés sans doute de vénérer leurs dieux ou des forces païennes (« qu’est-ce qu’ils
font vos Papous ? Ils célèbrent Vichnou, ou la lune, ou quoi ? »3) ; même leur façon de
communiquer par des tambours renvoie grossièrement aux clichés sur le monde tribal4.
La réactualisation de la controverse s’articule aussi sur le plan théorique et épis-
témologique de la question à débattre. Si en 1551 les bases religieuses ont été considé-
rées comme supérieures à n’importe quel autre type de « savoir » pour résoudre sur la
dignité des Indiens, l’affaire tropie cherche la certitude du savoir scientifique dans les
délibérations, professant ainsi le transfert de la foi religieuse vers la foi en la science. Ce
statut imperturbable du savoir scientifique finira cependant par produire les mêmes dis-
cours, presque fanatiques, prononcés lors des échanges à Valladolid, et ceci en vertu
d’intérêts sous-jacents aux décisions du jury ou, encore, à la nature même des classifica-
tions :
Toute classification est arbitraire. La nature ne classifie pas. C’est nous qui classi-
fions, parce que c’est commode. Nous classifions d’après des données arbitraire-
ment admises, elles aussi. Qu’est-ce que ça peut vous faire, au fond, que l’être dont
voici le crâne entre nos mains soit appelé singe, ou soit appelé homme ?5
1
Ibid., p. 23.
2
Ibid., p. 21.
3
Ibid., p. 22.
4
« POP : Mais quand le rossignol fait “Tû, tu-it, culuculu, trû-it”, qu’est-ce que vous croyez qu’il veut
dire ? La même chose que les Papous quand ils font sur leurs tam-tams : (Il tambourine sur ses joues
tendues, bouche ouverte, pour qu’elles résonnent.) “Tam, tam-tam, tatalata, tatam, latatam…” Autrement
dit : “Il y a des renards dans le coin.” » (Ibid., p. 20).
5
Vercors, Les animaux dénaturés, op. cit., p. 61.
248
tagonistes se révèlent être un produit hybride entre le théâtre engagé et le théâtre de
l’absurde propres à la seconde moitié du XXe siècle français. Dans cette période
d’après-guerre, Zoo rejoint un ensemble de pièces qui dépassent le conflit pour aborder
des sujets tels que la colonisation ou encore le danger nucléaire et la guerre froide, dans
une perspective d’interrogation éthique et philosophique : Le diable et le Bon Dieu de
Jean-Paul Sartre (1951), L’alouette de Jean Anouilh (1953) ou La ville dont le prince est
un enfant d’Henry de Montherlant (1967), pour ne citer que quelques exemples.
L’association politico-philosophique est évidente dans ces productions, dont certaines
sont éclairées comme de véritables pièces à thèse1. L’ouvrage de Vercors s’approprie
cet esprit d’interrogation éthique avec l’histoire des tropis et traite par la fiction un en-
semble de préoccupations et d’interrogations qui cherchent l’adhésion du public dans le
but de réveiller son esprit critique. Le côté absurde de la pièce s’inscrit foncièrement
dans cet engagement, dans un cadre réaliste fuyant le figurativisme et l’allégorisme.
Dans ce sens, Zoo ne se bâtit pas sur le « taraudage » du langage et, contrairement à ce
que postule Alain Viala dans son Histoire du théâtre2, l’absurde de la pièce naît des
contradictions logiques et linguistiques qui s’enchaînent et non de la perte de sens du
langage, qui reste à cet égard très « classique ». Vercors joue avec les armes rhétoriques
du langage judiciaire, scientifique, mais aussi avec les formes de la langue courante, qui
révèlent les préjugés de la société.
La pièce de théâtre se construit autour des interventions de trois instances de pa-
role convergeant vers le pouvoir exécutif du juge Draper, qui agit comme médiateur et
révèle constamment les contradictions des discours de ceux qui passent à la barre. En
premier lieu, le groupe de scientifiques de l’expédition en Nouvelle-Guinée. Leur travail
s’articule autour de l’observation scientifique, en fait incertaine et déroutante. Le carac-
tère entre-deux des tropis ne suppose pas a priori un problème, mais une chance sans
égal pour donner des réponses à des questions anthropologiques non résolues jusqu’à
présent. D’ailleurs, même la nomination savante qu’ils ont cherché à donner aux tropis,
« parantropus erectus », à partir des noms de deux espèces d’hominidés éteintes3, permet
de codifier leur nature entre-deux. Les interprétations scientifiques sont cependant pilo-
tées, non par un esprit rigoureux d’observation, mais par un regard nettement anthropo-
centrique qui cherche à approcher cette espèce de l’homme : soit parce qu’elle aurait
1
Alain Viala, Histoire du théâtre, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 111‑112.
2
Ibid., p. 115.
3
De l’une des espèces simiesques les plus proches à l’espèce Homo – les paranthropes – et du nom d’un
des hominidés bipèdes les plus célèbres – homo erectus.
249
atteint l’humanité, soit parce qu’elle occuperait un stade de « protohumain »1. Cette vo-
lonté scientifique est clairement perceptible dans le choix d’éléments à étudier. En effet,
les tropis savent tailler des pierres, mais de façon très primitive ; certains savent faire du
feu, d’autres fument la viande, mais la consomment avant cuisson, privant les anthropo-
logues de savoir si c’est une pratique héréditaire ou un instinct. Outre l’étude de leurs
outils et habitudes, il existe des réflexions sur leur manière de communiquer, sur leur
langage, qui se montre plus complexe qu’on ne le pense2. Dans sa volonté de faire com-
prendre l’animal en utilisant des codes qui ne lui sont pas propres, Pop se lance dans
une prolifération de sons incompréhensibles, dont la signification ne manque pas de
ridiculiser son entreprise :
POP : Les tropis, je vous l’ai dit, usent de modulations parfaitement distinctes, liées
à des significations au moins aussi précises. Tenez, voulez-vous des exemples ? (Il
pousse une série de cris gutturaux.) Cela veut dire : « Attention, danger ! » (Autre
série de cris.) « Où est passée ma femme ou ma femelle ? » (Autre série.) « Celui
qui touche à ma viande, je l’assomme ! » Est-ce là un langage ?3
D’un point de vue physique, le caractère hybride des tropis empêche aussi toute posture
incontestable, ce qui se traduit dans les échanges à la barre par des locutions adversa-
tives qui s’emboîtent les unes dans les autres, marquant l’opposition des points de vue.
Les anthropologues refusent les affirmations catégoriques exigées par les regards parti-
sans du procureur Minchett ou de l’avocat de l’accusé, Jameson :
1
« Chez le protohumain, les traces de l’homme sont des potentialités, les promesses d’une espèce à venir.
Leur interprétation provient d’un effet de lecture anthropocentrique et postérieur : le lecteur et le narrateur
ne sont en mesure de détecter chez les protohumains les signes d’une future humanité que parce qu’ils
sont eux-mêmes humains » (Elaine Després, op. cit., p. 232).
2
Voir à ce sujet Georges Chapouthier, « Les limites floues du naturel et du culturel », Humanité, animali-
té quelles frontières ? Paris, Connaissances et savoirs, 2006. 49-63.
3
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 20
4
Ibid., p. 17.
250
« péché », « pardon », « culpabilité » s’entremêlent aux descriptions physiques des tro-
pis, à l’interprétation de leurs habitudes. Ce sera d’ailleurs la conscience religieuse de
l’ancien bénédictin qui l’empêche d’accepter l’état hybride des tropis :
Ces tergiversations du père Dillighan avaient le don de faire rire Sybil aux larmes.
Elle se faisait expliquer l’Encyclique « Humani generis » où est précisée quelle li-
mite zoologique l’Église entend tracer entre l’animal et l’homme. « Mais, juste-
ment, ces malheureux tropis s’y trimbalent, sur la limite ! s’écriait Pop. Comme
Charlot sur la frontière du Mexique et du Texas, à la fin du Pèlerin. Un pied de
chaque côté », gémissait-il.1
Sur les mille soixante-cinq caractères anatomiques relevés par Keith […], un peu
moins de trois cent sont particuliers à ce que nous nommons l’homo sapiens. Donc,
1
Vercors, Les animaux dénaturés, op. cit., p. 77.
2
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 62, 1986,
p. 70.
251
qu’il manque un seul de ces caractères spécifiques […] et nous n’avons plus affaire
à l’homme proprement dit […]. Et si la zoologie nous montre, en définitive, que le
seul homme véritable, c’est l’homme blanc, s’il doit apparaître que l’homme de
couleur n’est pas absolument un homme, assurément, nous le regretterons. Mais
nous devrons nous incliner…1
De telles affirmations suscitent des réponses scientifiques qui essaient de les réfuter,
parfois de manière peu convaincante. Le professeur Knaatsch, dans son élan pour dé-
fendre sa théorie, s’emporte, laisse de côté la rigueur du raisonnement et tombe dans les
mêmes pièges que ses adversaires. Son exposé finit par se confondre avec de
l’entêtement idéologique à cause de formulations simplistes et généralistes :
La suffisance idéologique des uns, l’indignation des autres se partagent les échanges ; la
forme théâtrale évolue ainsi dans un engagement lié à la répartition et à l’équilibre des
points de vue. L’affrontement constant et son développement dans une dynamique de
contradictions empêchent une quelconque thèse « scientifique » de s’imposer : le pro-
fesseur Knaatsch voit sa thèse lamarckienne contredite par le professeur Eatons qui, lui,
affirme que l’homme n’a jamais vécu dans les arbres et que les tropis « possédant quatre
mains, ne sont pas, ne peuvent pas être sur notre lignage »3. Les discussions sur un
simple os qui serait la clé d’une dénomination aussi complexe que celle d’homme, révè-
lent l’inconsistance à la base des théories détournées et finissent par annuler l’autorité
octroyée exclusivement à la science pour décider de la nature des tropis.
1
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 27.
2
Ibid., p. 26.
3
Ibid.
252
défendre les intérêts de la couronne ou de l’accusé, finissent pourtant par évoquer les
dangers pour l’humanité de certaines des théories racialistes défendues à la barre :
JAMESON : Et, pourtant, que veut-on nous faire croire ? Que notre position, sur une
échelle zoologique incapable de nous définir, serait pourtant ce qui nous ferait
meilleurs ou pires, supérieurs ou inférieurs ! Je dis que c’est malice criminelle (Ac-
cusateur, à la Couronne). Et ceux qui admettent néanmoins qu’on peut juger les
hommes sur la forme de leur nez, la couleur de leur peau, serait-ce pour argumenter
qu’ils sont égaux « quand-même », je dis qu’il est déjà raciste sans le savoir. Déjà
complice sans le vouloir puisque, dès l’instant qu’il admet qu’on peut argumenter,
il donne droit de cité aux théories perfides […] ! Qu’on sorte enfin de la zoologie,
votre Honneur, qu’on en sorte !1
1
Ibid., p. 27.
2
« MINCHETT : Oooooooh… ! mais je n’aime pas du tout cette idée-là ! […]
JUSTICE DRAPER, à Minchett. Mais il ne s’agit pas que cette idée vous plaise ou non, monsieur le Procu-
reur. Il s’agit de savoir si elle est vraie ou fausse.
MINCHETT : Elle est fausse comme un jeton !
JAMESON : Et pour quelle raison ?
MINCHETT : Parce que c’est évident !
JAMESON : Mais encore ?
MINCHETT : Parce qu’elle est fausse, un point c’est tout, il n’y a pas à discuter. La nature est notre mère à
tous, on ne se révolte pas contre sa mère » (Ibid., p. 33).
3
Ibid.
4
« Les positions qui défendent une spécificité radicale de l’homme se sont déplacées vers un autre re-
gistre : celui de la culture. On peut appeler “culturel” l’ensemble des comportements qu’une espèce ani-
male véhicule, indépendamment de ses déterminants biologiques. Les positions modernes qui affirment
l’existence d’une coupure radicale entre l’homme et l’animal reconnaissent que l’être humain est issu de
l’animal par l’évolution darwinienne. Mais elles maintiennent que seul l’homme dispose de traits cultu-
rels vrais, qui en font un être complètement disjoint de l’animalité. Ainsi ces positions affirment : seul
l’homme parle, seul l’homme dispose d’une pensée abstraite (voire selon certains discours extrémistes
d’une pensée tout court !), seul l’homme est un être moral… Pour ces thèses radicales, l’animal reste du
côté de la nature alors que l’espèce humaine bascule seule du côté de la culture » (Georges Chapouthier,
« Les limites floues du naturel et du culturel », op. cit., p. 50).
253
se construise sur des bases culturelles »1. Son exploitation se développe tout au long de
l’acte trois, où s’expriment les opinions des non spécialistes, protagonistes du deuxième
décentrement du discours scientifique. Le tableau douze présente à cet égard une grande
importance, non seulement pour le déroulement de la pièce, mais aussi pour l’utilisation
des outils théâtraux destinés à faire avancer la réflexion. C’est en effet le seul moment
où les créatures protagonistes, les tropis, apparaissent sur scène2. Les membres du jury,
déconcertés par les argumentations presque comiques des représentants de la science,
demandent au juge Draper de voir quelques exemplaires de tropis venus de la Nouvelle-
Guinée.
Le texte théâtral leur accorde un espace à part, un scénario différent de celui
dans lequel se déroule le procès, ce qui met les tropis à distance d’une espèce à laquelle
ils pourront éventuellement accéder, mais sans doute pas complètement : dans l’édition
de 1964, les tropis sont enfermés dans une salle de la cour de justice en attendant qu’on
trouve une procédure pour les faire comparaître. Cet emplacement sera remplacé par le
Muséum des Sciences Naturelles de Londres dans une édition plus tardive de la pièce,
cette fois-ci, la mise en scène proposée par Vercors rajoute une grille roulée en avant de
la scène3. Dans le roman, les tropis sont exposés dans le zoo de Londres où « il y eut si
grande affluence qu’il fallut […] décupler le dimanche le nombre des autobus »4. Le
travail de sape de barrières est mis en scène dans ces espaces fermés, rappelle Éric Bara-
tay, le seul endroit où la bête ne peut pas se soustraire au regard de l’humain, qui se
confronte par ce regard à sa propre humanité5. Exhibition animale ou exhibition ethno-
logique6, le zoo s’institutionnalise comme lieu d’interrogation, d’évaluation de l’autre ;
1
Dominique Lestel, L’animal singulier, op. cit., p. 69‑71.
2
Les tropis sont pourtant présents dans Les animaux dénaturés : le groupe est individualisé dans le per-
sonnage de Derry, femelle tropie qui accouchera du tropiot assassiné par Douglas Templemore.
3
Il s’agit de l’édition de 1975, publiée à l’occasion de la mise en scène de Jean Mercure au Théâtre de la
Ville. Réécrite par Vercors à la demande du metteur en scène, cette dernière version est celle que nous
pouvons lire actuellement dans l’édition que Magnard a publiée en 2003. Elle présente de nombreux
changements concernant, par exemple, des contraintes de mise en scène qui demandent une pièce plus
courte : la pièce se réduit de trois à deux actes avec une considérable diminution du nombre et de la lon-
gueur des tableaux ; la version de 1975 évite de même une reproduction du premier échec judiciaire et
s’ouvre, comme le roman, sur la scène policière du crime. Les interventions à la barre des experts et des
membres de la justice anglaise sont aussi raccourcies et souvent réécrites dans une langue plus percutante,
qui accélère le rythme et les coups d’effet discursifs de la pièce. Notons spécialement un partage plus
équitable des interventions entre les différentes instances de parole, les membres de l’expédition ayant
notamment plus de texte dans l’édition de 1964 que dans celle des années soixante-dix.
4
Vercors, Les animaux dénaturés, op. cit., p. 147.
5
Eric Baratay, « Les mises en scène savantes de la frontière », dans Annik Dubied, David Gerber, Juliet J.
Fall, (éds.). Aux frontières de l’animal. Mises en scène et réflexivité, Genève, Librairie Droz, 2012,
p. 54‑56.
6
Rappelons que les manifestations ethnologiques ont cessé depuis les années 30 en Europe, d’ailleurs,
Jean Bruller avait fortement protesté à l’occasion de l’exposition de Vincennes en 1931.
254
mais il ne dépasse pas le statut de parc d’attractions dans les textes vercoriens, où
l’empathie ne se développe pas au-delà de la tendresse ou de la surprise.
Vercors transforme l’orchestre de la salle de théâtre en parc zoologique, les
spectateurs sont ainsi intégrés à la représentation, face à des acteurs qui font des com-
mentaires sur l’incroyable ressemblance de ces êtres avec les humains. Vercors crée un
jeu avec l’audience pour l’intégrer au débat. Les « tropis » deviennent les sujets d’étude
du jury, dont l’humour et la légèreté des remarques annulent tout aspect sérieux et con-
vaincant de l’entreprise. Ils discutent avec ferveur sur les normes à remplir pour être
considéré comme membre de l’espèce humaine : celles-ci se réduisent fondamentale-
ment à des critères de ressemblance. Ils évoquent les traits morphologiques et compor-
tementaux des tropis. Au spectateur de se demander si la reconnaissance de traits hu-
mains est-elle instinctive ou bien culturelle et codifiée1. Les échanges finissent par
orienter la polémique vers le dérisoire à cause des avis disparates (la forme des oreilles,
la gentillesse du visage, la tendresse du regard) :
Les oreilles, je veux bien, et cette collection de narines béantes, d’accord. Mais les
yeux ! Il y a quelque chose derrière ces yeux. Une pensée encore très vague et très
obscure, sans doute, mais quand même une pensée…2
Par cette arme théâtrale, Vercors condamne le ridicule de tels critères pour identifier les
membres de notre espèce, d’autant plus absurdes que les gardiens censés garder les tro-
pis sont déguisés avec des masques de gorilles… L’invalidité discursive s’étend donc
aux commentaires du jury qui exposent la légèreté des préjugés occidentaux sur des
peuples autochtones comme ceux de Ceylan (l’actuel Sri Lanka) ou sur les Papous de
Nouvelle-Guinée. Cherchant à établir une hiérarchie de races, nombreux sont les com-
mentaires qui glissent vers des propos racistes, qui ne font plus la différence entre les
singes et certaines des tribus africaines. Soutenus par des représentants de la science,
conscients des détournements du savoir, ces propos racistes sont de même cautionnés
par des représentants de la société anglaise, et sont d’autant plus dangereux qu’ils sont
ancrés dans la mémoire collective, utilisés comme vérités absolues. Dans Les animaux
dénaturés l’intersectionnalité spécisme/racisme est aussi exploitée à plusieurs reprises,
même en dehors du procès lui-même, ce qui révèle le danger des idées sociales véhicu-
lées :
1
Elaine Després, op. cit., p. 237.
2
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 31.
255
– […] Quoi ! Tout le monde est d’accord : une Négresse à plateaux, bien que cent
fois plus près, par son intelligence, d’un chimpanzé que d’Einstein, partage pour-
tant avec Einstein une chose irremplaçable dont le chimpanzé est privé, qu’on
l’appelle âme ou autrement.1
1
Vercors, Les animaux dénaturés, op. cit., p. 154.
2
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 30.
3
Catherine Durvye, L’animal et l’homme itinéraire littéraire et philosophique en 150 textes, Paris, El-
lipses, 2004, p. 141.
256
s’interpose et rejette une définition qui induirait à l’insurrection : « POP : Auriez-vous,
monsieur le Procureur, les mêmes préventions contre l’esprit religieux ? MINCHETT : …
Non. Il faut de la religion pour le peuple ». La société anglaise se réfugie encore une
fois dans son idiosyncrasie et, repliée sur la réalité blanche européenne, postule la foi
religieuse comme clé de caractérisation de l’être humain, ce qui annule d’avance une
définition qui se veut universelle. Le juge Draper, faisant preuve de médiation et de sa-
voir-faire langagier, refuse pourtant de relancer un débat déjà partiellement résolu. Il
s’agit du seul personnage qui arrive à maîtriser le langage rhétorique de façon que son
message ne puisse pas être réfuté, comme ce fut le cas pendant toute la pièce pour les
autres intervenants à la barre. Son discours, bâti sur les mêmes contradictions qui par-
sèment le texte, réussit cependant à convaincre, ouvrant la définition d’homme à des
aspects complètement opposés à ceux défendus dans les différentes étapes du procès :
On a souvent plus peur des mots que des idées. Nous laisserons donc au jury le
soin d’adopter la formule de son choix : l’insurrection, ou l’esprit religieux. Ces
mots étant pris dans leur sens propre ou leur sens contraire, selon les préférences.
L’essentiel est que nous avons enfin défini, de jure et facto, ce que les hommes
sont : des animaux rebelles. Les Tropis ont-ils montré quelque signe, d’une ma-
nière quelconque, religieuse, ou antireligieuse, d’esprit de rébellion ? C’est ce qui
nous reste à examiner.1
Reprenant les données étudiées pendant le procès, on cherche à savoir si celles-ci se-
raient indicatives de l’esprit de rébellion. Par exemple, les cérémonies d’enterrement ou
de feu des tropis pourraient bien être des gestes instinctifs ou, au contraire, des rituels,
des formes primitives de tabous, de protestation humaine contre la peur :
Devant un pareil doute, la justice britannique, qui se dit défenseuse de l’homme ou, plus
subtilement, de ses richesses, ne peut pas se permettre d’abandonner le peuple tropi à
l’exploitation. Douglas Templemore, pour sa part, profite de l’impossibilité de
l’application rétroactive de la peine, ayant commis le meurtre dans l’ignorance de la
nature du bébé tropi :
1
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, op. cit., p. 34.
2
Ibid.
257
La fin de la pièce, sur ces mots de louange ironique, montre bien comment l’effort de
délimitation de la notion de l’homme reste problématique, parce que soumise à des con-
ditionnements sociaux, culturels et même économiques, auxquels elle peut difficilement
échapper. De même, s’impose dans le texte la difficulté à délimiter la frontière
homme/animal, car elle se fera toujours au nom du « silence des bêtes » ; ces dernières
incitent constamment à la transgression de ces bornes, incarnant les tensions et
l’arbitraire inhérents à tout système de classification2. Vercors, a-t-il réussi dans cette
pièce son ambition de conférer l’universalité à sa proposition ? En 1991, l’écrivain ex-
plique son choix ainsi :
C’est un tribunal britannique. Le juge Draper sait qu’il ne fera jamais admettre par
ses compatriotes l’idée que ce qu’est l’homme, c’est un rebelle à la Nature ; alors
qu’il fera avaler aux jurés, sous les termes d’« esprit religieux », toutes les formes
de rébellion que chacun de nous ne cesse de commettre, quotidiennement, sans s’en
douter. Et dont effectivement il établit, sans provoquer de protestation, la liste ex-
haustive – y compris l’athéisme et le cannibalisme…3
1
Ibid., p. 35.
2
Robert Darnton, Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode, Pessac, Presses universitaires de
Bordeaux, 2002, p. 54.
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 136.
258
grande barrière »1, où la bête s’invite dans le monde humain, toujours au risque de
perdre son animalité. Toutefois, il semble important de souligner comment la fiction
contribue encore une fois à nuancer le discours théorique de l’écrivain, et même à le
contredire permettant non seulement l’abolition de la frontière, mais aussi l’existence
des « êtres du seuil ».
La métamorphose proposée par Vercors présente d’emblée la particularité d’être
une métamorphose inversée, celle d’une renarde changée soudainement en femme.
L’écrivain se consacre à la mise en fiction de l’humanisation d’un animal, qui n’est
compris qu’en fonction des transformations qu’il expérimente pour atteindre l’état hu-
main ; en fait, ce roman vercorien reste « un discours de l’homme, sur l’homme, voire
sur l’animalité de l’homme, mais pour l’homme, et en l’homme »2. Cependant, bien que
l’être au monde de la bête ne constitue pas le centre du projet littéraire de l’auteur, il
demeure essentiel en ce qu’il permet la mise à distance de l’homme vis-à-vis de son être
au monde à lui. Le roman se développe sur une vision anthropocentrique, propre à la
pensée vercorienne, mais aussi anthropomorphique.
Suivant la classification et la grille d’analyse proposées par Francis Berthelot
dans sa Métamorphose généralisée, la transformation de Sylva de renarde en femme est
de type prospectif. La métamorphose se produit dans un contexte réaliste, au cours
d’une chasse qui débouche de manière complètement arbitraire sur une transformation
progressive, dont les conséquences déterminent l’ensemble de l’architecture roma-
nesque3.
L’être de fuite
La première métamorphose de Sylva, celle qui constitue le substrat essentiel sur
lequel se développe un ensemble d’évolutions postérieures, s’effectue per se ; il n’existe
aucun agent qui soit explicité, les causes demeurent incertaines, mystérieuses. Francis
Berthelot parle de « technique zéro » de la métamorphose, produite par un agent incon-
nu qui « ne peut donc constituer qu’une extension occulte de la Nature » 4. Le lecteur se
trouve ainsi face à une transformation entamée dont les détails lui sont inconnus. Le
1
Ibid., p. 88. Derrida prend d’ailleurs comme exemple Jean Giono, contemporain de Vercors et le
« romancier les plus animé/animal du XXe siècle », qui, lui, reste sur le seuil et n’expérimente le passage
dans le monde animal que comme une expérience, non comme un fait accomplit (ce fut le cas dans Syl-
va).
2
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 60.
3
Francis Berthelot, La métamorphose généralisée. Du poème mythologique à la science-fiction, Paris,
Nathan, 1993, p. 7.
4
Ibid., p. 83.
259
changement se fait sous les yeux d’Albert, spectateur au même titre que le lecteur, qui
assiste à une persécution de chasse dans laquelle le renard poursuivi devient soudain
dans sa fuite une « femme ». Le silence autour des causes de l’évolution et le contexte
de chasse où celle-ci se produit posent dès le début le cadre du développement des rap-
ports homme-animal dans le roman : l’homme se situe constamment, pour employer des
termes derridiens, après l’animal (être-après-lui), dans le contexte de la chasse, du dres-
sage ou du domptage, mais aussi dans celui de l’héritage, de la succession1. Cette suc-
cession entre les espèces est d’autant plus forte que la métamorphose est de nature in-
verse.
La bête se dévoile d’emblée comme un « être de fuite »2, insaisissable pour
l’homme. Il existe en premier lieu une fuite effective, littérale, celle de la renarde qui
essaie de fuir les chasseurs ou qui s’échappe à plusieurs reprises de la maison d’Albert
Richwick, incapable de contrôler son désir constant d’ailleurs :
Mais il existe aussi une fuite de la bête due à l’incapacité ou la difficulté de l’homme à
déchiffrer l’être animal qui, lui, s’exprime autrement que par le langage. La complexité
est d’autant plus grande que Sylva se trouve être la protagoniste d’un processus de mé-
tamorphose : tantôt pleinement animal, tantôt l’esquisse d’une femme. Cette hybridité
fait de la femme-renarde un être encore plus insaisissable, induisant des réactions qui
sont constamment partagées. Albert passe, par exemple, de la « fascination » et
l’« extase »4 provoquées par les progrès de Sylva, à la plus complète déception face aux
reflux constants vers son état animal (« “Tu veux donc de nouveau t’enfuir ! me dis-je
avec désolation. Es-tu donc encore incapable de la moindre mémoire…” »5). S’efforçant
de rester dans la retenue à cause de l’inconnu qui habite la bête (« Je ne me faisais toute-
fois pas d’illusions exagérées »6), il ne peut pourtant pas éviter de s’engager émotion-
nellement dans la métamorphose de Sylva. Le texte accueille ainsi un large champ sé-
mantique de sensations : de l’ivresse (« J’en éprouvais une émotion bien forte. Des
1
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 28.
2
Anne Simon, « L’animal entre empathie et échappé (Lacarrière, Darrieussecq, Bailly) », Figures de
l’art, nº 27, 2014, p. 257.
3
Vercors, Sylva, op. cit., p. 77-78.
4
Ibid., p. 33.
5
Ibid., p. 89.
6
Ibid., p. 90.
260
larmes ! Les premières qu’elle versait ! »1) à la frustration souvent violente face à
l’échec (« J’étais furieux et vexé, plus vexé que furieux »2).
La narration n’est pas seulement le réceptacle des impressions des personnages
humains vis-à-vis de l’animalité, mais aussi « l’espace où l’écrivain parle à la place de
l’animal, un sans-voix »3. À la différence de Derrida, Vercors, qui permet à l’homme de
regarder l’animal, empêche ce dernier d’avoir à son tour un regard sur l’humain, sur le
monde4 : « elle avait les yeux ouverts, mais elle ne regardait pas »5. Si elle est le sujet de
la transformation, elle n’a pas conscience de sa métamorphose, elle n’est jamais acteur,
ce qui voue la narration à une décentralisation du discours ; ce sont les personnages hu-
mains entourant la créature qui rendent compte des changements. Elle est constamment
« dite » par ceux qui essaient de la comprendre face à son silence. La littérature verco-
rienne organise l’interprétation des gestes de la bête, déployant ainsi une vision anthro-
pocentriste et anthropomorphique de l’univers animal, qui se conçoit en fonction des
référents et des imaginaires éminemment humains. C’est dans cette logique que le nar-
rateur prend acte de l’ennui de Sylva6 ou qu’il lui accorde « une jalousie de femme » :
« Sylva ne quittait pas des yeux la nouvelle venue, et ne cessait de gronder sourde-
ment »7. Le texte ne tient compte que de l’extériorité de l’animal, mais évite d’en ex-
ploiter l’intériorité, restant ainsi dans un surplomb qui ne nous apprend pas grand chose
sur lui8 si ce n’est son acquisition progressive de l’humanité.
Malgré cette négation de l’être animal en tant qu’entité consciente et, donc, sous
tutelle de l’homme, le roman s’articule de façon à permettre une lecture zoopoétique9
1
Ibid.
2
Ibid., p. 119.
3
Anne Simon, « La zoopoétique, une approche émergente : le cas du roman », dans André Benhaïm et
Anne Simon (éds.). Zoopoétique. Des animaux en littérature moderne de langue française, Lille, Septen-
trion, 2017, p. 72.
4
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 28.
5
Vercors, Sylva, op. cit., p. 20.
6
« Le mal le plus pénible qui guette l’animal désœuvré, c’est l’ennui. On dirait qu’à peine inoccupé, l’être
vivant prend conscience de sa condition de créature inexplicable, inexpliquée, dont l’existence semble
vide de toute utilité comme de toute cause raisonnable. […] et contre un ennui si énorme, l’animal ne
connaît qu’un remède : c’est de dormir » (Ibid., p. 74-75).
7
Ibid., p. 92.
8
Anne Simon, « La zoopoétique, une approche émergente : le cas du roman », op. cit., p. 75.
9
Le terme « zoopoétique » a été créé par Anne Simon et André Benhaïm dans les années 2000 lors de la
préparation du colloque de 2014 « Zoopoétique : les animaux en littérature de langue française (XX-XXIe
siècles) ». Projet soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche, il s’est constitué progressivement
comme domaine d’étude dans le monde de la recherche en France et s’inscrit aujourd’hui de plein droit
dans la lignée des Animal Studies anglo-saxons. Portée, entre autres, par les travaux de la chercheuse
Anne Simon, la zoopoétique « oriente vers des études animales littéraires focalisées sur les formes et les
écritures (rythmes, phrases, figures de style, points de vue, constructions narratives, etc.), tout en étant
261
partielle. Le texte donne vie à l’existence animale de façon différente et il le fait para-
doxalement par la ressaisie du langage littéraire, éminemment humain1 :
Les bêtes brutes sont certes dépourvues du logos humain ; elles sont pourtant aptes
à répondre, par des sons, par des comportements, par des agencements de rythmes
et des productions de formes, à certains de ses appels ou de ses violences.2
Les séquences narratives qui échappent au remplacement de l’animal par la parole hu-
maine se vouent curieusement à la représentation langagière de « l’esquive de la bête,
son échappée, sa permanente fuite »3. Si le point de vue narratif et la parole restent hu-
mains, le lecteur peut « sentir » l’animal. Ces espaces d’indépendance sont nombreux au
début du roman où, malgré la métamorphose, Sylva reste foncièrement animale. Dans
ces extraits la renarde est en effet « verbe en mouvement »4, elle déploie à son insu tout
un champ lexical en relation avec l’action et le remuement, qui s’accompagne de
phrases d’un vif dynamisme :
Chaque soir, à la tombée du jour, j’assistais à la même séance : elle allait à la porte
d’un air inquiet, elle semblait nerveuse, et collant son museau à la serrure, ou le
promenant le long des fentes, reniflait çà et là par petits coups brefs et incessants,
spasmodiques. Elle grattait le bois. Puis elle trottait encore, revenait à la porte. Elle
grattait obstinément. Elle gémissait sans bruit, en reniflant.5
adossées à un socle pluridisciplinaire » (Anne Simon, « Qu’est-ce que la zoopoétique ? Entretien avec
Anne Simon, propos recueillis par Nadia Taïbi », Sens-Dessous, nº 16, 2015, p. 117‑118).
1
Anne Simon, « La zoopoétique, une approche émergente : le cas du roman », op. cit., p. 72.
2
Anne Simon, « Du peuplement animal au naufrage de l’Arche : La littérature entre zoopoétique et
zoopoéthique », L’Esprit créateur, nº 57, mai 2017, p. 85.
3
Anne Simon, « Renouvellements contemporains des rapports hommes-animaux dans le récit narratif de
langue française » dans Annik Dubied, David Gerber et Juliet J. Fall (éds.). Aux frontières de l’animal.
Mises en scène et réflexivité, Genève, Librairie Droz, 2012, p. 115.
4
Anne Simon, « La zoopoétique, une approche émergente : le cas du roman », op. cit., p. 84.
5
Vercors, Sylva, op. cit., p. 28.
6
« Elle se frottait doucement l’occiput à mon doigt replié, et quand l’ongle atteignait la première vertèbre,
tout son dos frémissait, se rétractait autour des omoplates ; raide et comme engourdie elle fermait les
yeux, la tête rejetée en arrière. Souvent maintenant à la fin du repas elle glissait elle-même sous ma main
son petit crâne, pour le plaisir » (Ibid., p. 29-30).
262
métamorphose devient en même temps un passage foncièrement violent ; les phrases
fragmentées, qui se développent par à-coups contribuent aussi à la brisure métaphorique
du rapport de force homme-animal :
Elle avait dû subir à son réveil, en se trouvant abandonnée et prisonnière, des crises
successives de peur et de fureur. Sans doute m’avait-elle cherché : ma garde-robe
était vidée comme par un ouragan et les pièces en avaient été envoyées dans tous
les coins, où elles gisaient les unes sur les autres, pareilles aux victimes démem-
brées d’un massacre. Elle avait traité de la même manière les draps, les couver-
tures. Un oreiller était crevé, le duvet avait volé partout, les pieds dans cette écume,
debout sur ce naufrage, Sylva me regardait.1
1
Ibid., p. 32-33.
2
Francis Berthelot, La métamorphose généralisée, op. cit., p. 20.
3
Vercors, Sylva, op. cit., p. 19.
4
Ibid., p. 15.
5
Ibid., p. 76.
6
Ibid., p. 18.
263
elle n’était peut-être qu’un renard, avait dorénavant toutes les apparences d’une jeune
fille »1. D’ailleurs, les occurrences que le narrateur emploie dans son récit pour nommer
Sylva illustrent les difficultés pour se défaire de cet état d’hybridité, presque impossible
à départager : « femme renard », « femme de renard », « petite bête sauvage », « chien
intelligent », « jeune fille mystérieuse », « jeune chienne intelligente ». Le début de la
narration consacre ainsi une grande partie du discours à commenter les détails et les
traces d’une transition physique inachevée : Albert se démène pour cacher la forte odeur
de Sylva2 ou essaie à tout prix de dissimuler sa nudité animale, sans véritable succès. La
femme-renarde en tant qu’animal « n’a pas le sentiment de sa nudité », elle n’a pas « le
sentiment l’affect, l’expérience (consciente ou inconsciente) d’exister dans la nudité »3 ;
sa « gracieuse » anatomie réveille cependant la pudeur et le trouble d’Albert, qui com-
mence à apprécier la sensualité des formes de Sylva, ses « gentilles beautés » 4 ne le lais-
sent pas indifférent :
D’ailleurs j’en étais encore, malgré le charme de ses appas, à ne voir en elle qu’un
renard, beaucoup plus qu’une femme, et cela aussi m’eût retenu, s’il l’avait fallu.5
Cette première attirance ou curiosité sexuelle révèle la nature des échanges qui se pro-
duiront par la suite entre Albert et Sylva, crescendo en intensité et en désir au fur et à
mesure que l’« humanité » de la renarde se concrétise. Malgré la réalisation graduelle de
cette métamorphose, à aucun moment dans le développement de l’action le texte
n’évoque la disparition ou l’élimination de ces traits déroutants d’hybridité physique,
qui perdent progressivement leur importance au profit des compétences intellectuelles et
sociales que la jeune femme-renarde acquiert. Anne Simon distingue d’ailleurs
l’inachèvement des métamorphoses comme un attribut propre aux fictions contempo-
raines, marquées par des transformations « esquissées, commencées, refluantes, bref
jamais totalement abouties ni fixées »6. Cela a été le cas du narrateur mi-homme mi-bête
du Terrier de Franz Kafka (publié après sa mort en 1931), mais aussi des textes plus
contemporains de Vercors comme Gros-Câlin de Romain Gary (1974) ou encore Pays
sous l’écorce de Jacques Lacarrière (1980), ou des ouvrages fondateurs des grandes
1
Ibid.
2
« Ce qui me réveilla le lendemain matin, ce ne fut pas le bruit, ce fut l’odeur. […] Ce qu’en somme
j’avais emprisonné sous mon lit, ce n’était après tout qu’un renard, qui aggravait encore sa forme hu-
maine » (Ibid., p. 25).
3
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 19‑20.
4
Vercors, Sylva, op. cit., p. 31.
5
Ibid., p. 28.
6
Anne Simon, « La zoopoétique, une approche émergente : le cas du roman », op. cit., p. 81.
264
métamorphoses littéraires de la fin du siècle telles Truismes de Marie Darrieussecq
(1996)1. Nous découvrons une sorte de goût pour l’état d’hybridité, que Vercors tra-
vaille dans un processus de changement inverse, inscrit dans une logique évolutionniste
vouée entièrement à la fiction par son caractère extraordinaire2. Sylva serait en quelque
chose la représentation accélérée et unique des transformations qui auraient réveillé
l’animal à sa conscience, à l’homme :
Les mutations physiques que subit Sylva viennent confirmer cet inaboutissement propre
de la littérature du XXe siècle, mais disparaissent en faveur des avancements psycholo-
giques et intellectuels qu’Albert et Nanny stimulent chez Sylva. Ce délaissement des
aspects purement physiques de la métamorphose ne saurait surprendre les lecteurs de
Vercors qui, dans Les animaux dénaturés, se sont déjà heurtés à l’impossibilité de défi-
nir l’homme d’un point de vue exclusivement biologique et, surtout, aux risques de ca-
ractériser les membres de notre espèce par des critères de ressemblance ou physiono-
miques.
1
Ibid.
2
« Si ce que vous me racontez est vrai, alors c’est vraiment un miracle. Il n’y a pas d’explication possible
d’un point de vue biologique. Il ne s’agit pas, comme à Lourdes, d’une évolution somatique accélérée par
le psychique. Une telle transformation, ne serait-ce que de volume, échappe à tout processus naturel,
même très exceptionnel. Comme homme de science, je n’ai absolument aucun droit de le croire possible »
(Vercors, Sylva, op. cit., p. 68).
3
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 134.
4
Francis Berthelot, La métamorphose généralisée, op. cit., p. 102.
265
repères temporels ne soient pas très précis (« le dimanche suivant » 1, « le lendemain,
c’était samedi, jour de chasse »2, « ce fut vers le milieu de la semaine suivante, un peu
avant minuit, que l’événement se produisit »3), ils permettent au lecteur de mesurer dans
le temps les progrès et les échecs de Sylva dans sa transformation. Ces perceptions tem-
porelles s’accompagnent d’ailleurs des commentaires d’Albert qui, en plus de mesurer
le temps de la métamorphose, évalue qualitativement les résultats obtenus :
Je n’oserais pas prétendre que, ces signes annonciateurs, ils nous eussent toujours
frappés clairement, Nanny et moi. Beaucoup nous échappaient […] d’autres étaient
fallacieux.4
Les jours qui succédèrent à cette nuit surprenante me parurent décevants. Je
m’attendais en effet à des prodiges. Sylva, j’en étais sûr, venait de passer une fron-
tière […]. La première douche froide, ce fut Nanny qui me la fit subir.5
Elle comprenait de plus en plus de choses, toujours certes des plus pratiques et des
plus quotidiennes, du niveau, disons, d’un chien intelligent. Mais on peut faire
comprendre énormément de choses à un chien, c’est d’ailleurs ainsi qu’on le
dresse : quand il constate qu’un acte prohibé, ou au contraire une injonction, sont
immanquablement suivis l’un du fouet, l’autre de friandises. Le jour où Sylva
comprit quand je lui dis : « Tu sortiras quand tu t’habilleras », j’avais gagné la par-
tie – ou presque.9
1
Vercors, Sylva, op. cit., p. 60.
2
Ibid., p. 80.
3
Ibid., p. 165.
4
Ibid., p. 159.
5
Ibid., p. 177.
6
« Elle se domestiquait encore plus rapidement depuis qu’elle avait, une fois pour toutes, accepté de vivre
entre les quatre murs de Richwick Manor » (Ibid., p. 102).
7
Claude Drevet, « Nature humaine et nature animale », dans Alain Niderst (éd.), L’animalité : hommes et
animaux dans la littérature française, Tübingen, G. Narr, 1994, p. 17.
8
Vercors, Sylva, op. cit., p. 41.
9
Ibid., p. 37.
266
Dans le travail de domestication-éducation que s’octroient Albert et son assistante Nan-
ny avec Sylva, le langage est conçu comme l’un des éléments clés pour l’humanisation
de la renarde, comme un multiplicateur essentiel de complexité1 qui la ferait sortir défi-
nitivement de l’animalité. Cependant, ils se rendent vite compte que, malgré l’habileté
langagière de Sylva, elle n’a pas nécessairement conscience de ce qu’elle dit :
Comme tous les primates, Sylva était naturellement douée d’une grande faculté
d’imitation. À force de répéter nos paroles et nos gestes, elle finissait par lier les
gestes aux paroles avec une apparence de logique : mais combien difficile de savoir
quand l’apparence était trompeuse et quand elle ne l’était pas ?2
Albert constate en effet que sa femme-renarde n’a pas la faculté d’abstraction et que
« Sylva était encore incapable de comprendre aucune question abstraite […] si celle-ci
n’était pas intimement mêlée à la vie la plus immédiate et la plus matérielle »3. Comme
il l’a fait dans Les animaux dénaturés et dans Zoo ou l’assassin philanthrope, Vercors
invalide le langage comme critère différenciateur entre l’homme et l’animal. Difficile à
quantifier et à évaluer, il n’est pris en compte qu’une fois qu’il se découvre véhicule
d’une certaine conscience de soi et du monde. D’ailleurs, l’inexistence d’une parole
pour ainsi dire « rationnelle » n’empêche nullement la communication entre Sylva et les
personnages humains, même au premier stade de la métamorphose : « La relation entre
l’homme et l’animal s’organise très bien autour d’un message absent »4.
Les rapports de dressage maître/animal entre Albert et la femme-renarde sont
bientôt brisés par les progrès surprenants de Sylva et, notamment, par le lien affectif qui
se développe entre les deux. Le couple s’installe ainsi dans un contexte informel
d’éducation, qui considère indirectement Sylva comme une créature protohumaine et
non plus comme un « simple » animal. Nous pourrions penser à un rapport de forces
dissymétrique entre les deux personnages qui octroierait à Albert, par sa rationalité co-
gnitive et son rôle d’éducateur, une domination sur son élève, cependant, dans ce cas
c’est Sylva qui, par sa nature, exerce un pouvoir de domination incontrôlable sur Albert.
Celui-ci se voit malgré lui entraîné dans une sorte de fascination envers cette créature
qui ne manque pas de le tourmenter : « je risquais de m’éprendre pour de bon d’une
femme qui serait, au moins dans une grande mesure, ma propre création » 5. Le lien est
1
Dominique Lestel, « Oublier la frontière homme/animal », op. cit., p. 27.
2
Vercors, Sylva, op. cit., p. 159.
3
Ibid., p. 49.
4
Dominique Lestel, « L’innovation cognitive dans des communautés hybrides homme/animal de partage
de sens, d’intérêts et d’affects », Intellectica, nº 26‑27, 1998, p. 220.
5
Vercors, Sylva, op. cit., p. 158.
267
d’autant plus troublant qu’il relève de l’interdit (la notion de péché est d’ailleurs évo-
quée à plusieurs reprises dans la narration) : Albert sent une attirance sexuelle évidente
envers Sylva, non pas en tant que femme, mais en tant que créature « entre-deux ». Ce
lien physique et affectif l’amène à se débattre dans un « mélange singulier de désir et de
répulsion »1, qui évoque inévitablement les rapports zoophiliques et les tabous autour de
ceux-ci2. La mauvaise conscience d’Albert envers ses sentiments et désirs pour Sylva
maintient implicitement la barrière de l’espèce, en même temps qu’une transgression est
proposée par l’étreinte sexuelle :
Tous mes beaux sentiments de sagesse généreuse s’étaient évanouis, je n’étais plus
que rage torturée. « Imbécile ! Imbécile ! », m’accablais-je avec une pure fureur de
mâle qu’on ne pouvait même plus appeler jalousie : j’aurais voulu traîner Sylva par
les cheveux, la traîner jusqu’à la première litière de mousse rencontrée, la faire hur-
ler de plaisir dans mes bras et puis l’y laisser crever, ensuite, si elle voulait. Arrou-
hah !3
1
Ibid., p. 87.
2
Zoophilie dans le sens de zoérastie : « manière de franchir, par voie sexuelle, la barrière de l’espèce –
[…] aussi nommée bestialité » (Thierry Hoquet, « Zoophilie, ou l’amour par-delà la barrière de
l’espèce », Critique, nº 747-748, 2009, p. 669).
3
Vercors, Sylva, op. cit., p. 131.
4
Ibid., p. 121.
5
« Devant ce corps endormi dans la grâce allongée d’un Corrège, il me semble que je comprends enfin
merveilleusement tout. […] Mais ce qui a pu se passer ensuite, je ne saurais le dire. Je l’écrirais ici avec
sincérité, si je pouvais rappeler de ma mémoire la moindre image, même imprécise. Mais rien : ce qui
survient après cet hosanna, c’est la chute dans un trou noir. Tout au plus gardais-je au réveil la très obs-
cure impression d’une nuit agitée » (Ibid., p. 140).
6
Ibid., p. 137-146.
268
la drogue. Vercors laisse entrevoir la possibilité, cette fois, d’une métamorphose vers
l’état animal (le narrateur évoque à plusieurs reprises sa ressemblance avec une pan-
thère), niée d’avance dans la théorie vercorienne, mais métaphoriquement possible dans
la fiction :
La drogue a rongé Dorothy, elle l’a dévastée, elle l’a décomposée jusqu’à en faire
ce que tu viens de voir, une femelle qui s’empiffre de Turkish delights et que
l’envie de faire l’amour saisit comme chienne au printemps. Pareille à Sylva na-
guère, elle s’abandonne à ses appétits, ne cherche plus à les dompter, et même se
rue à les satisfaire. […] La seule différence ? […] C’est que Sylva s’extrait doulou-
reusement de l’inconscience bestiale, tandis que Dorothy retourne lâchement s’y
enfouir, s’y dissoudre, s’y oublier…1
Transgresser la frontière
Toutes les données étant à tour de rôle prometteuses et déroutantes, il est en effet très
compliqué de mesurer la véritable avancée qualitative de Sylva dans l’acquisition de
son humanité2. C’est le docteur Sullivan qui, à l’image de la femme du juge Draper,
finit par poser la question essentielle : « Sylva sait-elle une chose qui nous paraît toute
simple : qu’elle existe ? »3. Cette interrogation métaphysique, à valeur transcendante,
s’impose comme déterminante et subordonne à sa réponse affirmative ou négative la
validité des petites métamorphoses, physiques et psychiques, accomplies jusqu’à pré-
sent : ce n’est que lorsque Sylva aura conscience de son existence que les autres chan-
gements contribueront à son humanisation. Le docteur Sullivan propose d’en finir avec
ces doutes par l’expérimentation : le test du miroir4, qui leur permettrait de repérer dans
l’animal la « conscience phénoménale […], cette conscience autoréflexive si importante
aux yeux des êtres humains »5. Le premier essai s’avère un véritable échec : « c’était
pour le docteur, une défaite assez cuisante, mais en homme de science, il ne la prit pas
au tragique. “Trop tôt, dit-il” ». Le succès n’a pas tardé à arriver, la femme-renarde, à
force de se voir reflétée dans le miroir installé dans la chambre, finit par se reconnaître.
Sylva fait à ce moment l’expérience de la frontière, qu’elle semble avoir franchie défini-
tivement. C’est à ce moment de climax de la métamorphose que Vercors se permet ou-
vertement de dévoiler son projet littéraire : montrer par la mise en fiction d’un animal
qui devient homme un résumé de l’évolution de notre espèce.
1
Ibid., p. 244-245
2
Les difficultés de Sylva ne se trouvent pas seulement au niveau linguistique, Albert note l’absence de
mémoire ou d’émotion humaine (à savoir par exemple l’inexistence du rire).
3
Vercors, Sylva, op. cit., p. 107.
4
Technique systématisée dans les années soixante-dix par le psychologue américain Gordon G. Gallup,
elle trouve depuis un certain temps un grand public dans les études ethnologiques.
5
Georges Chapouthier, L’homme, l’animal et la machine, Paris, CNRS éd, 2013, p. 70.
269
Et si je ne l’avais encore fait, j’aurais pu mesurer, à cette seule vision, ce que dut
être pour elle, comme pour l’homme de Neandertal, de comprendre, avec terreur,
de comprendre pour la première fois, pour la première et définitive et irrémédiable
fois, avec terreur, que celle qui est là […] et qui s’est reconnue toute à l’heure au
miroir, que cette chose, c’est elle, que c’est Sylva ; et qu’ainsi cette Sylva est une
chose séparée de toutes les autres choses, une chose toute seule et séparée et qui
existe.1
Elle était désormais humaine jusqu’au fond de l’âme. Certes, il nous appartenait
maintenant de l’éduquer, de l’« élever », dans les deux sens du mot : mais ce serait
dorénavant au-delà de la métamorphose. La métamorphose était achevée.3
Au bout d’une demi-heure, j’entendis Nanny m’appeler, d’une voix qui me donna
la chair de poule.
J’accourus. Elle portait dans ses bras le premier-né. On n’en pouvait douter : c’était
un renard.4
1
Vercors, Sylva, op. cit., p. 172-173.
2
Ibid., p. 177.
3
Ibid., p. 270.
4
Ibid., p. 285.
270
Cette issue à la fin d’un long processus de métamorphose n’a pas manqué de surprendre
bonne partie des lecteurs, qui ont vu dans cette naissance un retour en arrière, l’image
d’une métamorphose impossible qui confirmerait plus que jamais l’infranchissable fron-
tière homme-animal, tellement promue, entre autres, par le propre écrivain. Vercors a
publiquement reconnu sa déception face à ces interprétations et a regretté ne pas avoir
« suffisamment éclairé [sa] lanterne » :
C’était évidemment le contraire que cette fin signifiait : par ses organes, par ses
ovaires, son organisme est demeuré celui d’un animal ; mais par sa rébellion sa
fonction cérébrale est devenue celle d’une personne humaine. Donner à
l’organisme la priorité sur l’esprit, c’est proprement faire preuve de racisme, même
inconscient.1
271
évoque la possibilité qu’Albert soit le père de son futur bébé. Visiblement troublée, Syl-
va semble incapable de communiquer son état d’esprit et se résout, à la manière des
premiers moments de sa métamorphose, à s’en aller (« Sylva avait écouté avec cet air
d’attention distraite, qu’elle prenait souvent, quand elle se sentait dépassée […]. Mais le
lendemain matin, elle avait disparu »1). Ceci empêche véritablement une approche com-
plète du personnage qui ne cesse jamais d’être un « être de fuite ». S’il y a eu des retours
vers l’animalité pendant l’étape de domestication, ceux-ci ne pourraient-ils pas se répé-
ter ? Impossible d’un point de vue théorique, la fiction invite, par la naissance du renar-
deau, à envisager cette possibilité de reflux de la métamorphose et ceci fondamentale-
ment parce que ce qui définit l’homme d’après Vercors, son éthique et son esprit de
rébellion, sont complètement négligés dans cette fin de récit.
Au fil de cette deuxième partie nous avons pu constater comment la pensée ver-
corienne de l’homme réussit dans les années qui suivent la fin du conflit à se concrétiser
et même à prendre une forme théorique. À la maxime universelle inspirée de l’impératif
catégorique kantien vient s’ajouter une réflexion plus générale, qui cherche à définir
l’essence de l’homme : la rébellion. Nous trouvons d’ailleurs une ébauche de ce projet
dans les nouvelles du recueil Les yeux et la lumière (1948). Dans La sédition humaine,
Vercors prétend renforcer sa proposition éthique sur ce qu’est « agir en homme » par un
retour à l’origine de l’espèce humaine, qu’il situe dans la dénaturation de l’anthropoïde,
dans la prise de conscience de soi et dans le refus de l’ignorance propre à l’être animal.
La liaison de la notion de rébellion avec les postulats éthiques de guerre s’avère très
riche par la suite : elle permet à Pierre Cange de « récupérer » sa qualité humaine et de-
vient aussi le cadre de référence au sein duquel l’écrivain construit chacun de ses per-
sonnages littéraires. Si ce cadre éthico-philosophique reste très performant par la cons-
tante affirmation qu’il trouve dans la fiction, il n’en est pas de même pour d’autres no-
tions postulées dans l’essai de 1949, à savoir celle de la frontière homme-animal. Ver-
cors se sert à cette occasion du texte littéraire pour creuser certaines lacunes épistémo-
logiques. Des romans comme Les animaux dénaturés ou Sylva nuancent le discours de
La sédition humaine se servant de la présence animale pour montrer à quel point il est
difficile, et même arbitraire, non seulement de tracer une limite avec le monde animal,
mais aussi de trouver une définition universelle et satisfaisante de l’homme. L’ouverture
à d’autres perspectives et horizons semble s’imposer à l’auteur qui est désormais, nous
1
Vercors, Sylva, op. cit., p. 281.
272
semble-t-il, moins dans l’ambition de trouver une vision totale, que dans la volonté
d’incorporer d’autres points de vue, d’autres optiques sur l’homme.
273
Troisième partie
D’autres regards sur l’homme. Littérature
d’idées et esthétique vercoriennes
La production littéraire vercorienne s’inscrit dès ses origines dans une trajectoire de
pensée personnelle et originale, où l’homme est en même temps objet et moteur de ré-
flexion. Fortement liée à des notions éthico-philosophiques, l’approche de Vercors sur
la « naissance » et l’idiosyncrasie de l’homme n’est pas sans conséquence dans sa pro-
position. Celle-ci reste très conceptuelle et fortement rattachée à un certain idéalisme,
d’autant plus manifeste que l’auteur s’approprie la frontière ontologique homme/animal
ou qu’il se sert de l’impératif catégorique kantien pour donner forme à sa réflexion
éthique. La sédition humaine se bâtit ainsi sur une réalité du monde comprise en fonc-
tion de l’idée d’homme rebelle, donnant par ailleurs « la primauté à la puissance intel-
lectuelle dans le domaine de la connaissance »1. Admettant l’excessive conceptualisa-
tion de cet essai et son approche exclusivement philosophique, nous imaginons Vercors
pris au piège de la tâche qu’il s’est donnée : trouver une définition objective et univer-
selle de l’être humain, ce qui réduit inévitablement l’objet d’étude à une idée générale
qui s’avère finalement peu opératoire. En fait, une vision d’ensemble des fictions qui
entourent ce texte phare montre comment cet idéalisme n’a pas lieu d’être dans l’œuvre
de l’écrivain, du moins pas avec la force qu’il présente dans la théorie : la production
vercorienne se développe d’ailleurs dans un sens tout à fait contraire. Les œuvres étu-
diées jusqu’à présent donnent vie à des personnages qui empêchent la mise en place
d’un type d’homme installé dans le conceptuel, un homme désincarné, dégagé de la
réalité, qui refuserait son insertion dans le monde2, et cette dynamique ne fait d’ailleurs
que se confirmer par la suite. De ce point de vue, la fiction s’érige en terrain de concré-
tisation et d’émancipation du concept d’homme, qui se déploie et s’enrichit progressi-
vement par les expériences d’écriture proposées dans le cadre fictionnel.
Ainsi, les textes de guerre donnent-ils vie à un être humain indéniablement lié
au présent historique, marqué par le conflit et par son emprise, obligé à agir et à se ques-
tionner sur sa condition humaine. Les yeux et la lumière (1948) accueillent les pre-
1
Claire Marin, « Idéalisme », dans Michel Blay, Dictionnaire des concepts philosophiques, Paris, La-
rousse CNRS éditions, 2006, p. 519.
2
Ibid.
277
mières ébauches et intuitions de l’idée d’homme rebelle par la mise en exemple de di-
verses individualités. Le recueil est de ce point de vue le plus proche des conclusions de
La sédition humaine, même s’il est traversé par l’incertitude propre à un projet qui n’est
pas encore arrivé à sa maturité. Cependant, une fois la thèse formulée, l’œuvre littéraire
opère un détachement à son égard, notamment par les textes qui travaillent sur la fron-
tière ontologique homme/animal1, qui se révèle faible voire arbitraire. La fiction signale
les dysfonctionnements à l’origine d’une conception que Vercors considère fondée,
mais qui présente de toute évidence des lacunes à combler pour conquérir la légitimité
objective que l’écrivain réclame pour elle. Ceci nous permet de postuler, comme nous
avons avancé ci-dessus, que le discours littéraire accomplit un rôle d’agent critique à
l’intérieur du système vercorien, qui a pu inciter l’auteur à vouloir le consolider par
d’autres hypothèses.
Dans cette troisième partie, nous nous intéresserons donc à ces autres regards sur
l’être humain que Vercors développe au crépuscule de sa production et qui se tournent
concrètement vers la science et vers l’individu dans l’histoire. Par l’exploitation fiction-
nelle d’une certaine littérature d’idées, l’écrivain met en discussion ses hypothèses avec
des savoirs scientifiques qui l’aident à explorer l’homme en tant qu’être biologique, en
tant qu’organisme. Ensuite, et dans un registre complètement différent, il confrontera sa
conception d’homme avec l’existence historique et sociale de celui-ci, ce qui lui permet-
tra aussi de se tourner vers sa personne et de faire « l’état de lieux » de ses expériences
de vie. Nous proposerons alors une réflexion autour de l’écriture vercorienne, qui nous
semble être le point d’ancrage de toute la pensée humaniste de notre écrivain. Les mul-
tiples exploitations littéraires qui ont accompagné le parcours de Vercors se bâtiraient
en effet sur certains éléments majeurs de son écriture, qui nous permettraient de dégager
de son œuvre une « grammaire de l’homme ».
1
Les animaux dénaturés (1952), Sylva (1956) et Zoo ou l’assassin philanthrope (1963).
278
Chapitre V
Du corps en littérature : l’homme biologique vercorien
Nous avons relevé les critiques que certains lecteurs ont adressées à Vercors à la suite
de la publication en 1949 de La sédition humaine1, remarques concernant le traitement
presque allégorique de la rupture de l’être humain avec son état animal, dans une ré-
flexion qui se voulait apodictique et objective. L’absence de clarté quant aux raisons à
l’origine de ce changement fondamental, l’ellipse qui remplace toute explication du
processus de prise de conscience de l’homme, voire le style narratif de la rédaction, ont
fini par configurer un discours plus proche de la fable anthropologique que de
l’argumentation théorique. Non pas que Vercors nie les causes biologiques et psy-
chiques de cette rupture, mais il évacue l’explication des phénomènes survenus en fa-
veur d’une réflexion purement éthique, dont le but est l’analyse des conséquences de
cette révolution sur le comportement des membres de notre espèce : l’homme dénaturé
et son état de rébellion. Son objet d’étude ne visant pas à l’époque le « pourquoi » et le
« comment » de ces modifications, l’écrivain justifie de même son choix par sa mécon-
naissance à l’égard des processus scientifiques internes sur lesquels, dit-il : « [il] ne pos-
sède aucune lumière »2.
Cependant, la deuxième moitié du siècle voit naître chez l’auteur la volonté de
revenir sur une partie de son travail, résolution encouragée par les nombreuses questions
et objections qui continuent de lui parvenir par voie postale, non plus seulement sur sa
réflexion théorique, mais spécifiquement sur les idées qui se dégagent des fictions qui
suivent son essai. Citons comme exemple les échanges épistolaires que l’auteur a entre-
tenus pendant les années soixante avec des personnalités de l’époque comme les pen-
1
Voir la section « De l’ignorance de l’anthropoïde à l’homme qui s’éveille à sa condition » (sous-
chapitre 3.1)
2
Vercors, « Annexe I. Dialogue sur l’idée de rébellion », dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel,
1950, p. 56-57.
279
seurs Marc Beigbeder1, Jean Rondot2 ou le compositeur et musicien Paul Misraki. La
longue discussion avec ce dernier a d’ailleurs été publiée sous forme d’ouvrage en
1965 : Les chemins de l’être3. Profondément croyant, Paul Misraki décide de contacter
Vercors au sujet des contes philosophiques Les animaux dénaturés et Sylva, dans le but
de lui communiquer son malaise en relation avec certaines images véhiculées dans ces
ouvrages4 et de lui signaler quelques incohérences épistémologiques :
1
Lettre de Marc Beigbeder à Vercors, 23 avril 1972, Fonds Vercors, Paris, Bibliothèque Littéraire
Jacques Doucet, cote : MS46439006.
2
Lettre de Jean Rondot à Vercors, 7 novembre 1965, Fonds Vercors, Paris, Bibliothèque Littéraire
Jacques Doucet, cote : MS46868001.
3
Vercors et Paul Misraki, Les chemins de l’être, Paris, Albin Michel, 1965.
4
« Le propos de sa lettre […] était de protester, en tant que catholique, contre l’un des personnages du
roman de Vercors, Les animaux dénaturés : le révérend père Dillighan.
“D’où vient, écrivait-il, que ce prêtre, présenté par vous comme un personnage sympathique, cultivé,
intelligent, n’ouvre la bouche que pour avancer sur le baptême, la damnation, les limbes, des affirmations
absurdes, en désaccord avec le véritable esprit de l’Église ?” » (Ibid., p. 8)
5
Ibid., p.14.
6
Ernest Kahane (1903-1996) a été un prestigieux homme scientifique du XXe siècle. Chercheur et profes-
seur à l’Université de Montpellier, il a travaillé au sein du laboratoire de microanalyse organique du
CNRS. Membre de la Société chimique de France et de la Société de chimie biologique, il a de même
occupé la présidence de l’Union Rationaliste de 1968 à 1970 (Jacques Girault, « Notice KAHANE, Er-
nest », Dictionnaire biographique mouvement ouvrier, mouvement social, juillet 2011, consulté le
26 juillet 2019. URL : https://maitron.fr/spip.php?article137595).
7
Vercors, Questions sur la vie à messieurs les biologistes, Paris, Stock, 1973.
280
rialistes et fait preuve d’une grande culture scientifique, malgré les réserves qu’il émet
concernant ses connaissances en la matière :
Les sujets scientifiques discutés, très théoriques et spécialisés dans le cadre de la cor-
respondance, ne sont pourtant jamais détachés du projet philosophique et éthique de
Vercors : en premier lieu parce que c’est précisément de ce projet de base que surgissent
les hypothèses avancées et, en deuxième lieu, parce que les postulats évoqués sont cen-
sés être des outils d’éclaircissement. Vercors ne cherche pas dans ces œuvres
l’infirmation exhaustive de ses propositions ; Les chemins de l’être ou Questions sur la
vie à messieurs les biologistes sont moins des textes de vulgarisation scientifique que
des cadres de discussion autour d’hypothèses probables. La démarche que l’écrivain
met en œuvre pour réfléchir sur des « intuitions somme toute quasiment poétiques »2
repose d’ailleurs sur une position philosophique : le rationalisme3. Définir l’homme
comme un rebelle contre la nature par sa lutte pour la connaissance revient à faire de la
raison le seul moyen pour combattre l’ignorance inhérente à l’être animal et, donc, la
grande caractéristique différenciatrice et exclusive de l’homme, celle qui lui a permis
son exil. De fait, des textes comme Questions sur la vie à messieurs les biologistes sont
à leur tour une mise en pratique de la théorie vercorienne sur l’homme rebelle, un exer-
cice d’exploration, de communication et de partage du savoir : d’abord par l’acte de
vouloir connaître (démarche de Vercors), ensuite par l’acte solidaire de transmettre la
connaissance (entre Ernest Kahane et Vercors, puis entre les deux penseurs et leurs lec-
teurs). Le recours à cet autre savoir de nature scientifique ne suppose donc pas le ques-
tionnement de l’ensemble d’idées véhiculées dans l’essai de 1949, les débats ne concer-
1
Ibid., p. 15-16.
2
Ibid., p. 19.
3
« Thèse philosophique dogmatique selon laquelle la raison peut et doit mener à bien l’acte de connaître.
On distingue le rationalisme antique, qui s’oppose au scepticisme, et le rationalisme moderne, qui met en
avant une opposition de principe à tout type de vérité révélée et qui se constitue dans et par l’opposition à
l’Église » (Michel Blay, « Rationalisme », dans Dictionnaire des concepts philosophiques, op. cit.,
p. 915).
281
nent jamais des notions clés comme celles de « rébellion » ou « qualité humaine ». Les
réflexions scientifiques (inscrites dans les domaines de la biologie, la physique, la géné-
tique…) renforcent et enrichissent non seulement la connaissance du monde extérieur,
mais surtout le lien et la découverte de la vie organique, de l’être biologique, de
l’homme en tant que corps vivant. Pour Vercors, la relation entre science et éthique se
fait d’autant plus évidente qu’il existe un débordement du cadre expérimental visant
« au cœur les relations de l’homme à l’univers »1 et, nous ajouterons, de l’homme à lui-
même :
Cherchant la bienveillance de ses lecteurs par un discours que nous pourrions assimiler
à une captatio benevolentiae, Vercors mise sur la modestie de celui qui s’aventure dans
un domaine qui n’est pas le sien (« bien entendu », « mais seulement »). Nous pouvons
nous interroger cependant sur la sincérité de cette modestie, qui peut être considérée
feinte étant donné que Vercors se dit « quand même » « forcément » « un peu » philo-
sophe, et qu’il justifie par ailleurs son droit à donner son opinion à travers un double
argument : celui de la cause (« du fait que ») et celui de la généralisation (« tout le
monde »).
Dans ce XXe siècle, Vercors ne sera pas d’ailleurs le seul écrivain qui rapproche-
ra son activité littéraire du domaine scientifique et expérimental. Les échanges sont
d’autant plus nombreux et importants que ce siècle a expérimenté de brusques transfor-
mations, à l’origine desquelles la science a joué un rôle d’acteur principal.
L’accélération des découvertes, leurs multiples applications, le changement du rapport
au réel, à l’objectivité, à la conception du matériel et de l’immatériel se sont ainsi impo-
sés aux sociétés modernes ; la littérature et l’art comme productions éminemment hu-
maines peuvent difficilement échapper à ce bouleversement : soit pour le décrire, soit
pour le questionner, le faire avancer, le censurer… Dans son Bilan de l’intelligence
(1935), Paul Valéry ne manque pas de faire référence à cette accélération du dévelop-
1
Vercors, Questions sur la vie à messieurs les biologistes, op. cit., p. 17.
2
Ibid., p. 17-18.
282
pement qui a produit un « brouillage des cartes »1 et qui a forcément impacté l’homme.
Il existe indéniablement le besoin de chercher, de découvrir de nouveaux repères pour
déchiffrer la réalité autrement que par les savoir traditionnels. Paul Valéry fera de la
connaissance scientifique une source de réflexion personnelle qui le conduit aux limites
de la métaphysique dans ses Cahiers (1894-1945), mais aussi dans sa production poé-
tique. Il retrouve ainsi dans les sciences une source de méthode riche pour réfléchir au
fonctionnement de la conscience, faisant de la poésie un exercice spirituel propre uni-
quement au pouvoir de l’esprit. André Breton se situe dans cette même dynamique de
dialogue avec la science, lui, qui voit dans la psychanalyse freudienne un domaine
d’émancipation pour l’art2. Le groupe surréaliste entretient aussi une étroite relation
avec le psychiatre et psychanalyste français Jacques Lacan, qui participera ponctuelle-
ment à la revue Minotaure dans les années 303. Pour citer d’autres grands noms, Marcel
Proust dans À la recherche du temps perdu, offre aux lecteurs des descriptions de ma-
lades d’une prodigieuse vérité médicale ; tout comme Georges Duhamel déploie dans
Vie des Martyrs (1917) ses connaissances chirurgicales dans les descriptions des trau-
matismes, des gangrènes ou des mutilations auxquels il a eu affaire dans les hôpitaux de
campagne pendant la Première Guerre mondiale. D’autres écrivains envisagent le rap-
port avec la science différemment. Prenons comme exemple les théories des fous litté-
raires que Raymond Queneau présente dans son Encyclopédie des Sciences Inexactes,
publiée sous forme de roman en 1938 : Les enfants du limon. Queneau y intègre des
discours considérés comme faux ou aberrants par le savoir scientifique, et relativise la
notion de « vérité » absolue en caricaturant des maximes scientifiques telles l’objectivité
ou la logique4.
1
Paul Valéry, Le bilan de l’intelligence, 1919, Paris, Books on Demand, 2018, p. 68.
2
« Il faut rendre grâce aux découvertes de Freud. Sur la foi de ces découvertes un courant d’opinion se
dessine enfin, à la faveur duquel l’explorateur humain pourra pousser plus loin ses investigations, autorisé
qu’il sera à ne plus simplement tenir compte des réalités sommaires. L’imagination est peut-être sur le
point de reprendre ses droits » (André Breton, « Premier manifeste du Surréalisme, 1924 » [1924], dans
Jean-Jacques Pauvert, (éd.). Manifestes du Surréalisme, Mouans-Sartoux, PEMF, 1962, p. 23). André
Breton écrira par exemple en 1955 Les vases communicants, où il s’intéresse à la théorie freudienne sur
les rêves.
3
Institut Coopératif de l’École Moderne et Pédagogie Freinet, Surréalisme, Mouans-Sartoux, PEMF,
2003, p. 15.
4
« Expliquez-moi donc comment les planètes commencent et finissent ?
Les planètes du royaume, dans l’espace infini, commencent à se former par l’humeur du céréal glacial :
avec le temps devint un grand corps de glace, qui forma la lune ; avec le temps cette glace, frappée par la
chaleur, devint de l’eau ; cette grande masse d’eau forma un dépôt qui se fit croûte et devint mère ter-
restre ; au bout d’un temps la terre s’échauffe et prend feu et devient soleil brûlant, qui disparaît en gaz
enflammé (Raymond Queneau, Les enfants du limon [1938], Paris, Gallimard, 1993, p. 174).
283
Vercors lie ainsi sa pensée éthique à la justification scientifique, lui empêchant
un développement complet en dehors de la prise en compte de l’être humain comme
matière. Le discours littéraire vercorien apparaît dans ce contexte comme le terrain de
fusion de ces deux visions de l’homme, le but de la réflexion qui suit est ainsi
d’analyser comment cette nouvelle approche est exploitée dans la littérature vercorienne
et si son intégration comporte de grands changements dans la notion d’homme éthique
de base. Quelles sont les réflexions scientifiques qui subsistent dans le discours littéraire
en dehors des échanges théoriques ? Comment Vercors met-il en place le rapport de
l’homme avec son être biologique ? Le fait-il de façon réaliste ou bien utilise-t-il des
formes imagées ?
Nous nous intéresserons à l’ouvrage qui pourrait être considéré comme la pierre
angulaire de l’exploitation fictionnelle du matérialisme scientifique vercorien : Co-
lères1. Roman publié en 1956, il reprend une grande partie des réflexions physico-
physiologiques qui seront au centre des discussions théoriques des correspondances de
l’écrivain. Nous nous occuperons de même du dernier ouvrage de Vercors, Le comman-
dant du Prométhée (1991), nouvelle posthume publiée quelques mois après la dispari-
tion de l’auteur dans la revue Lettre internationale2 et récemment rééditée par la cher-
cheuse Flavia Conti3. Nous évoquerons aussi brièvement tout au long du chapitre les
quelques pistes préconisatrices du rapprochement entre la science et l’art des premières
productions de l’artiste, à savoir certains dessins des albums de jeunesse de Jean Brul-
ler, ou l’une des scènes de son premier roman La puissance du jour (1951) : l’opération
du cerveau, qui sera reprise et retravaillée plus en profondeur bien des années plus tard
dans Le tigre d’Anvers (1986).
1
Vercors, Colères, Paris, Albin Michel, 1956.
2
Vercors, « Le commandant du Prométhée », Lettre internationale, nº 30, 1991, p. 70-75.
3
Vercors, Le commandant du Prométhée [1991], éd. Flavia Conti, Rome, Portaparole, 2009.
4
Voir la section « Le roman à thèse vercorien ou le parcours initiatique vers la qualité d’homme » (sous-
chapitre 3.3).
284
d’écart, ce troisième roman ne présente pourtant pas de grandes nouveautés quant au
traitement des réflexions « scientifiques » ou « cliniques » qu’il aborde : celles-ci conti-
nuent de se développer entièrement en lien direct avec les inquiétudes d’ordre éthique et
métaphysique des personnages, qui laissent transparaître celles de l’auteur. D’ailleurs, le
texte le plus pointu et spécialisé du point de vue scientifique de l’œuvre vercorienne, de
type essayiste, Questions sur la vie à messieurs les biologistes (1973), peut être compris
comme un ensemble d’hypothèses argumentées sur certaines des problématiques que la
fiction soulève quelques années auparavant dans Colères1. Non pas que nous niions
l’indépendance ou l’importance intrinsèque du savoir scientifique dans l’œuvre verco-
rienne : l’écrivain le conçoit du reste comme l’une des armes capitales de la rébellion
humaine ; mais sa raison d’être résiderait fondamentalement dans les éventuelles ré-
ponses qu’il peut apporter aux questions que l’être humain se pose sur lui et sur son
existence.
Colères est ainsi la première production vercorienne qui s’intéresse intégrale-
ment à l’homme comme être biologique, comme un corps observable d’un point de vue
scientifique, mais aussi comme un corps qui communique, qui envoie des signaux, qui
souffre, qui se dégrade, qui vieillit, qui est périssable. La notion éthique d’homme re-
belle se nourrit ainsi de cette nouvelle approche, qui viendra façonner et nuancer le
cadre théorique vercorien par la prise en compte des conditions d’existence de l’être
humain en tant qu’être vivant.
1
« Enfin je pouvais me consacrer davantage à des réflexions trop souvent interrompues. D’ordre non
seulement littéraire ou philosophique, mais physico-physiologique, issues de mon roman Colères, conti-
nuées dans Questions sur la vie à messieurs les biologistes, puis étendues dans Ce que je crois » (Vercors
et Gilles Plazy, À dire vrai. Entretiens de Vercors avec Gilles Plazy, Paris, F. Bourin, 1991, p. 145).
285
qui le fera finalement classer par Gide dans le genre des soties »1. Outre l’importance du
contenu de sa production, que Cloots veut d’un « style plutôt clinique » et dépourvu de
tout lyrisme2, celle-ci suppose pour le malade son dernier acte de rébellion, d’autant
plus important qu’il se fait contre la mort, pourtant inévitable : « Je serai mort avant
demain, dit le malade. […] Je me battrai jusqu’au bout. C’est mon baroud d’honneur.
Question de dignité »3. Le futur texte de Cloots est ainsi indéniablement lié à une ré-
flexion d’ordre métaphysique autour de la mort4, et à une attitude éthique typiquement
vercorienne : lutter contre celle-ci jusqu’à la fin. La ferme volonté du professeur est
d’autant plus pathétique que sa bataille prend la forme d’un combat physique, son corps
est littéralement assailli par la maladie, qui s’impose malgré son refus en envahissant
son organisme sans qu’il arrive à la maîtriser :
Le soubresaut parut venir de tous les points du corps, se ramasser un instant dans le
ventre, pour presser violemment la poitrine et la gorge. La mâchoire s’ouvrit sous
le choc, se referma. Pendant cette brève ouverture, un peu de sang gluant et noir gi-
cla entre les dents, coula sur le menton. Il répandit aussitôt une odeur décomposée,
fade et puante. Le malade s’essuya d’un revers de main.5
Cette image n’est pas anodine et elle marquera le développement de tout le roman : la
rébellion de l’homme se produit dans un cadre déterminé par son existence matérielle,
par l’être humain en tant que corps, en tant que chair, organes, cellules, atomes qui se
développent et vivent en dehors de toute activité consciente. Est-ce que cela vaut la
peine de lutter contre la mort alors que l’être biologique est foncièrement éphémère ?
Sept ans après la publication de La sédition humaine, la littérature vercorienne ne cesse
de proclamer la rébellion de l’être humain, il s’agit désormais de convaincre ceux qui
doutent de sa validité, ceux qui se complaignent dans le nihilisme, l’inaction ou le pes-
simisme6. Cloots, à la manière de Vercors écrivain, se prévaut de son texte pour pro-
clamer la dignité qu’il existe derrière cette attitude, raison pour laquelle son histoire est
1
Centre d’études gidiennes, « Paludes », Dictionnaire numérique André Gide, consulté le 13 août 2019.
URL : https://www.andre-gide.fr/index.php/ressources/gide-de-a-a-z/76-p/84-paludes.
2
Vercors, Colères, op. cit., p. 121.
3
Ibid., p. 23.
4
Préoccupation qui est celle de Vercors d’après ses propres mots : « Colères date de trente-cinq ans, et la
mort me paraissait alors le scandale suprême. Je suis devenu plus nuancé. Plus que la mort, je redouterais
une vie illimitée, et même seulement beaucoup plus longue » (Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 166-
167).
5
Vercors, Colères, op. cit., p. 26.
6
« – Un nouveau-né aussi souffre inutilement, puisque de toute façon la vie est une cause perdue. Faut se
battre pour les causes perdues jusqu’à ce que ça change. La mort est une saloperie. Faut jamais l’accepter,
pour soi, pour personne. Faut pas se faire complice ! lança-t-il dans un cri aphone. Faut dénoncer, faut
protester chaque fois, faut dire non. […] Moi, je ne meurs pas : on me tue. Moi je suis là, je pense, je
travaille […], j’étudie de nouvelles fonctions » (Ibid., p. 23-24).
286
celle « de gens qui s’accommodent, qui vivent et meurent sans s’étonner […].
D’hommes à la tête de beurre »1 ; des personnages qui passent leur existence dans la
petite île d’Anabiosis, dont le nom, « quelque chose comme reviviscence – quand une
fleur fanée reprend vie dans l’eau fraîche »2, laisse déjà entrevoir l’énorme prégnance
que les notions de vie et de mort auront sur ce peuple insulaire. Paludes se présente en
même temps comme une mise en abyme du roman et comme une mise en abyme cri-
tique et métaphorique de l’idée que l’homme se fait de son passage sur terre. Cloots
construit une contre-histoire sur des allégories absurdes, même révoltantes, convaincu
que ses lecteurs finiront par y voir l’éveil de l’esprit critique et se reconnaître dans ses
personnages :
L’île d’Anabiosis est en réalité un camp de concentration peuplé par des habitants qui
croient y être nés, mais qui ont été importés de force. Ayant eu « un coup de bistouri au
niveau de la nième circonvolution »4 à leur arrivée, ils ne se souviennent de rien, ils ont
tout à réapprendre. Surveillés constamment par de belles filles que Cloots appelle les
Jungfrau, en réalité des kapos, les habitants n’ont pas moyen de se savoir dans un camp,
n’ayant pas connu une autre vie possible. Ces Jungfrau, aussi attirantes que cruelles,
sont chargées de piquer les nouveaux anabiosiens arrivant dans l’île : elles leur injectent
la mort dans l’un de leurs organes ; la seule certitude des victimes est qu’elles ont un
maximum de six ans à vivre, puis, qu’elles mourront dans d’horribles douleurs. Per-
sonne dans Anabiosis ne semble trouver cela injuste ou intolérable, au contraire, la pra-
tique veut qu’il y ait régulièrement des recrutements de nouveaux sujets, censés perpé-
tuer et prolonger la vie dans l’île.
Dans ce récit à l’allure traditionnellement utopique par son emplacement spatial,
une île, et par un système politique tout à fait original, rigoureux et réglé, les particulari-
tés de l’organisation sociale et les conditions de vie des habitants d’Anabiosis finissent
1
Ibid., p. 35.
2
Ibid. « Retour à la vie, après une interruption des fonctions vitales ayant plus ou moins les caractères de
la mort. […] Composé du gr. ἀνά – préf. “en arrière, de nouveau”, de βίος “vie” et du suff. -ose*. Cf.
aussi le gr. ἀναβίωσις “résurrection” » (ATILF - CNRS & Université de Lorraine, « Anabiose », TLFi :
Trésor de la langue Française informatisé, consulté le 12 août 2019. URL :
http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=952593555;)
3
Vercors, Colères, op. cit., p. 44.
4
Ibid., p. 36.
287
par révéler un système dystopique axé sur les notions de mort et de douleur. Faisant
explicitement référence aux camps d’extermination nazis par la comparaison à Bu-
chenwald1, Vercors construit sur d’autres codes et en dehors de toute référence autobio-
graphique une histoire très similaire à celle que Georges Perec décrira bien des années
plus tard, en 1975, dans son W ou le souvenir d’enfance. Sans vouloir établir ici aucun
lien de filiation ou d’inspiration, nous pouvons apprécier certains points en commun
entre les deux textes. Les méthodes de gestion du camp des Jungfrau sont équivalentes
à celles des « maîtres » de W ; axées sur la cruauté, les kapos d’Anabiosis décident de la
durée de vie des habitants du camp, alors que les maîtres de W s’attachent à maintenir
leurs esclaves le plus longtemps possible en vie pour des compétitions sportives déri-
soires. Alain Wacrenier signale avec justesse que « l’exigence de rationalité qui régit
jusqu’à la maniaquerie l’organisation de l’île confirme alors par contraste la nature fon-
damentalement irrationnelle de l’univers W »2, irrationalité qui se trouve aussi au cœur
de l’organisation d’Anabiosis et qu’Egmont n’hésite pas à relever dès qu’il apprend les
détails de l’histoire de Cloots. Surpris et scandalisé, Egmont essaie en vain de justifier
le pourquoi d’une pareille création ; Cloots pour sa part insiste sur le « réalisme », certes
grotesque et caricatural, de son Paludes. L’histoire mobilise à l’intérieur de Colères un
ensemble de discours autour de l’existence, non seulement des Anabiosiens, mais de
l’homme en général. Les conversations dépassent l’échange privé entre le professeur et
Egmont et font participer d’autres personnages comme le docteur Mirambeau, ouvrant
le sujet à de nouvelles perspectives. C’est par ces discussions que nous accédons aux
premières réflexions associant l’homme, son existence et la science.
La notion de dialogisme est à nouveau centrale pour comprendre la dynamique
architecturale de cette première partie du roman, intitulée « Anabiosis ». Il existe des
liens de causalité entre la fiction principale et Paludes, mais aussi une référence interne
d’intertextualité par laquelle Cloots identifie les expérimentations scientifiques du doc-
teur Mirambeau comme source première de son idée littéraire :
– Sans les travaux de Mirambeau, ces idées ne me seraient pas venues peut-être,
mais avec ou sans eux, v’ comprenez, qu’est-ce que ça changerait ? Car si Miram-
beau cherche à montrer que la matière vivante ne porte pas en elle, comme une fa-
talité, la vieillesse et la mort, c’est bien d’abord qu’il a osé se demander, lui, v’
comprenez, ce que vous vous refusez de regarder en face : procréons-nous parce
1
Ibid.
2
Alain Wacrenier, « L’île du diable », dans Louis Arsac, Paul-Laurent Assoun, Jean-François Baillon.
Georges Perec, « W ou le souvenir d’enfance » : l’humain et l’inhumain, Paris, Ellipses, 1997, p. 102.
288
que nous mourons, n’est-ce pas plutôt que nous mourons parce que nous pro-
créons ?1
1
Vercors, Colères, op. cit., p. 42-43.
2
« Leurs talons claquaient sur les dalles, l’écho répercuté en vibrait comme la note basse de l’orgue. Ils
passèrent plusieurs tables encombrées de malaxeurs, d’étuves, de balances, d’instruments de verre et de
métal, où travaillaient de jeunes femmes en blanc » (Ibid., p. 83).
3
Ibid.
289
teur à se penser dans un endroit d’exception qu’Egmont parcourt de ses yeux à la re-
cherche du sujet principal de son intérêt : un cœur de poulet qui bat depuis cinq ans dans
l’un des bocaux de cette salle d’expérimentations1. Les questions sur ce prodige de la
vie, au sujet duquel le scientifique assure qu’« on pourra le faire vivre aussi longtemps
que l’on voudra »2 ne se font pas attendre, spécialement concernant les conditions de
conservation du cœur (Egmont reproche à Mirambeau de le nourrir d’embryons, dont la
puissance de reproduction est beaucoup plus importante que celle du plasma ordinaire).
Les courts échanges entre les deux hommes se succèdent avec une montée évidente de
la tension qui dévoile la question sur la légitimité du savoir scientifique. Bien
qu’Egmont ait, lui aussi, une formation scientifique étant donné son métier de médecin,
Mirambeau réclame le droit exclusif d’interprétation et de jugement sur ses recherches,
cloîtrées dans l’univers purement expérimental : « – Ma parole, s’écria-t-il, si je com-
prends bien, vous venez trouver le monstre dans son antre pour lui démontrer qu’il a
tort ! Non ? »3. Malgré cette image de « monstre » qui pourrait renvoyer aux savants
fous du XIXe siècle, que l’isolement et les pulsions épistémiques rendaient inquiétants
auprès de la société (rappelons le poids dans le monde littéraire de fictions aussi cé-
lèbres que Frankenstein de Mary Shelley, de 1818 ; L’étrange cas du docteur Jekyll et
de M. Hyde de Robert Louis Stevenson, de 1886, ou encore L’île du docteur Moreau de
H. G. Wells, publié en 1896)4, le personnage de Mirambeau se construit en accord avec
la figure du scientifique du XXe siècle :
Désormais, les savants ne travaillent plus dans l’isolement, hors d’une communauté
qui les aurait rejetés, mais participent plutôt à une institution scientifique qui
s’organise en larges communautés déresponsabilisantes et idéologiques.5
1
Vercors s’inspire pour sa fiction des travaux du biologiste français Alexis Carrel, prix Nobel de méde-
cine en 1912, cité à plusieurs reprises dans Colères. Celui-ci a essayé par ses expérimentations d’étudier
si la mort est une nécessité biologique ou simplement une option de notre organisme. Il a mis au point
dans les années vingt une lignée de cellules de poulet qui seraient capables de se renouveler indéfiniment.
De telles pratiques lui ont permis d’affirmer que les cellules n’étaient pas programmées biologiquement
pour mourir, mais que leur mort arrivait par d’autres circonstances en relation avec la division cellulaire.
Dans les années soixante, le biologiste Leonard Hayflick, n’ayant pas pu confirmer ces résultats, a prouvé
que Carrel avait tort : « Il semble maintenant évident que les vieilles cellules mouraient et étaient, à l’insu
de Carrel, remplacées par de nouvelles cellules » (Boyce Rensberger, « Mortalité et immortalité », dans
Au cœur de la vie. Au royaume de la cellule vivante, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1999, p. 307-308).
2
Vercors, Colères, op. cit., p. 84.
3
Ibid., p. 85.
4
Elaine Després, Pourquoi les savants fous veulent-ils détruire le monde ? Évolution d’une figure de
l’éthique, Université du Québec, Montréal, 2012, p. 9.
5
Ibid.
290
dialogue, mais à un dialogue qui se réclame lui aussi rigoureux, scientifique. Ainsi, la
science du savant du XXe siècle, tout en étant au service de la société, ne se situe pas à
la portée de tout le monde. Ceci expliquerait la réticence de Mirambeau face aux ques-
tions d’Egmont, qui insiste constamment pour établir un débat méthodologique : il veut
connaître les raisons à la base d’une telle expérience, les objectifs qui se cachent der-
rière, le pourquoi d’un pareil travail, ainsi que les conséquences concrètes pour
l’homme.
1
Vercors, Colères, op. cit., p. 88.
2
Vercors avance par les recherches de Mirambeau les hypothèses que lui-même défendra en 1973 dans
Questions sur la vie à messieurs les biologistes. Admettant dans cette deuxième moitié du XXe siècle que
« le phénomène de dégénérescence cellulaire est expliqué beaucoup plus simplement par des “erreurs”
aléatoires du code de réplication, erreurs inévitables qui s’accumulent au cours du temps, selon les lois du
hasard et de la probabilité » ; l’écrivain postule que le hasard serait insuffisant pour expliquer, par
exemple, des exceptions telles que celle des cellules de l’encéphale, qui échappent constamment à ces
erreurs inévitables. Il avance qu’il serait judicieux de penser que « quelque chose d’autre est intervenu,
différent du hasard, spécifique de chaque espèce, quelque “message” biochimique chargé d’avertir les
cellules […] que le programme […] est clos et que le temps est venu de vider les lieux » (Vercors, Ques-
tions sur la vie à messieurs les biologistes, op. cit., p. 24-25).
3
Auguste Weismann, affirme dans Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle (1892) que le vieillisse-
ment se produit au bénéfice de l’espèce et qu’il faudrait en conséquence faire disparaître les animaux
291
« contemporains », tel Lecomte du Noüy. Par exemple, Mirambeau contredit ce dernier
au sujet des recherches sur la vitesse de la cicatrisation, que Lecomte de Noüy prévoit
de plus en plus lente avec le vieillissement, ce qui permettrait de connaître l’âge du tissu
en fonction du temps qu’il met à cicatriser. Mirambeau fait participer la fiction de
l’effervescence scientifique contemporaine par la proposition d’une hypothèse de re-
cherche, qui est celle de Vercors ; la collaboration entre les deux mondes, littéraire et
expérimental, atteint ici sa plus haute réalisation : « Mon école suppose qu’il ne s’agit
de rien de pareil, mais d’un message, d’un ordre, d’un commandement donné à ces tis-
sus, d’avoir à freiner, voire à cesser leur activité »1. Le savoir scientifique se déploie
dans ces premiers échanges au niveau le plus élémentaire, comme une référence cultu-
relle ayant une fonction avant tout « documentaire »2.
Mirambeau s’aide dans son exposé du jargon propre à la recherche biologique,
en lui empruntant des termes et des expressions qui restent cependant très transparents à
la compréhension : de l’évocation courante des organes du corps humain (le foie, les
reins, les tripes, l’épiderme…) à l’emploi du vocabulaire lié à la génétique
(« destruction accidentelle », « multiplication cellulaire ») ; le lexique est constamment
adapté par le chercheur au contexte d’explication de ses expérimentations. Il utilise sou-
vent un registre populaire, qui ne manque pas d’étonner dans le cadre d’explications
dites scientifiques (« bigote », « troufions »). Dans cet esprit de clarification, les méta-
phores sont aussi nombreuses :
Bon. Imaginez alors un régiment qui marche au pas cadencé : Un ordre – ou une
absence d’ordre – et voilà notre troupe qui passe au pas de route, et puis du pas de
route, au pas de promenade, qui lentement se dégrade jusqu’à se disloquer dans une
débandade où elle cesse enfin d’être une troupe. Qui a vieilli, qui est mort là-
dedans ? Personne sauf le régiment. Un ordre l’a défait, un autre peut le refaire s’il
le faut, avec d’autres troufions.3
Remarquons le lexique militaire qui caractérise ce passage, récurrent d’ailleurs dans les
discours métaphoriques vercoriens qui portent sur la vie organique de l’être humain. Les
allusions à des batailles et l’emploi de termes militaires mettent en évidence la soumis-
sion du corps aux lois de la nature, mais aussi de véritables soulèvements organiques, de
sortes de réalisations biologiques de l’esprit de rébellion éthique de l’homme.
moins adaptés pour laisser les ressources aux plus jeunes (Cendrine Buder, Vieillissement cellulaire : faits
et théories, Université Joseph Fourier [Thèse de Doctorat], Grenoble, 1998, p. 18).
1
Vercors, Colères, op. cit., p. 89.
2
Laurence Dahan-Gaida, Conversations entre la littérature, les arts et les sciences, Besançon, Presses
universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 18.
3
Vercors, Colères, op. cit., p. 89.
292
Le chercheur devient dans Colères l’alter ego littéraire de Vercors, le porte-
parole des hypothèses scientifiques de l’écrivain, qu’il légitime en s’aidant de la fiction.
Notons que si dans Questions sur la vie à messieurs les biologistes l’auteur nuancera ses
points de vue, par exemple sur le vieillissement des cellules1, dans la fiction, Miram-
beau agit en gardien du savoir scientifique, imposant ses idées à des personnages qui
n’ont pas d’outils pour réfuter des affirmations faites au nom de la « rigueur » scienti-
fique. En face, Egmont représente aussi la voix vercorienne, celle du Vercors qui évite
de confiner ces découvertes dans la théorie pure et la démonstration, convaincu que le
savoir scientifique n’en est pas moins une façon d’expliquer l’homme et donc, qu’il en
découle des conséquences à plusieurs niveaux2. Le poète essaie constamment d’établir
un lien avec l’existence concrète de l’être humain, et le fait curieusement en prenant des
exemples tirés de Paludes (l’identification de la nouvelle de Cloost avec la réalité est
ainsi réaffirmée). Les questionnements d’Egmont sont pilotés par une attitude métaphy-
sique qui relève clairement du pessimisme. Au sujet du vieillissement et de la mort, il se
demande s’il existe en réalité un choix, comme le laisse entendre Cloots dans Paludes :
C’est une question d’administration. Le camp n’est pas extensible. Donc ou bien
l’on garde les mêmes […] ou bien on en importe tous les ans, de ces recrues, mais
alors il faut liquider les autres. Pour toutes sortes de raisons, le renouvellement a
paru préférable.3
1
Bien que Vercors affiche dans ses écrits théoriques une grande assurance en relation avec ses proposi-
tions et hypothèses, il ne cache pas moins ses lacunes et l’origine « intuitif » de certaines d’entre elles :
« Je suppose qu’à l’époque l’hypothèse de l’existence d’un agent “messager” propre à régler l’activité
cellulaire devait, depuis quelque temps déjà, être retenue par les biologistes […]. D’où donc cette intui-
tion avait-elle pu me venir ? Sans doute était-ce la conséquence lointaine d’expérimentations déjà an-
ciennes, mais qui avaient dû me frapper quand je les avais connues et faire leur lent cheminement dans les
profondeurs du cerveau, jusqu’à en sortir un beau jour en déduction intelligible » (Vercors, Questions sur
la vie à messieurs les biologistes, op. cit., p. 20).
2
« Voilà donc le genre de questions que mon audace – ou mon inconscience – va se plaire à poser ici aux
biologistes. Encore une fois, leur propre incertitude m’y encourage. Non quelque incertitude épistémolo-
gique ou quelque autre ayant trait à la réalité de leurs découvertes ; mais celle qui s’attache aux conclu-
sions à en tirer. À en tirer sur tous les plans – humain, éthique et même (Dieu me pardonne !) métaphy-
sique, en ce sens qu’avec l’évolution, la téléonomie, l’invariance, le hasard et la nécessité, le biologiste
peut bien prétendre nier toute métaphysique, il n’en navigue pas moins au cœur du mystère universel,
dont il propose seulement une solution. D’ailleurs très imparfaite du fait que s’y mêlent intimement
l’objectif et le subjectif » (Ibid., p. 27-28).
3
Vercors, Colères, op. cit., p. 40.
293
frappe par son objectivité et son détachement. Alain Parrau rappelle l’importance de ces
énoncés précis, qui ne cherchent pas seulement à construire un savoir transmissible :
Décrire dans le détail le camp, compter les Blocks et les couchettes, c’est faire de
l’attention la plus grande à la réalité, l’acte même d’une raison qui ne cède pas de-
vant l’inhumain. C’est faire d’une simple description un impératif de connais-
sance : l’expérience concentrationnaire n’est pas un désastre absolu pour la pensée,
elle exige l’acuité d’un regard qui sache, d’abord, nommer exactement ce qui est.1
David Rousset, rappelle de même dans son Univers concentrationnaire le besoin d’aller
au-delà d’« une sorte de contact physique avec cette vie […]. Mais il faut encore en sai-
sir les règles et en pénétrer le sens »2.
L’option de rénovation de la population d’Anabiosis dont Cloots n’exprime pas
les raisons exactes, évoquant simplement une question d’espace, laisse entendre la pos-
sibilité d’autres alternatives qui concerneraient la durée de la vie de l’être humain. Au
contraire, les hypothèses scientifiques exposées par Mirambeau, bien que différentes
dans leur développement, concluent à un vieillissement et une mort inéluctables des
membres de l’espèce. Egmont ne veut pas accepter ce qu’il considère comme une
cruelle condamnation, incapable de saisir le pourquoi d’une telle soumission : « Mais
bon sang, pourquoi un pareil commandement ? Et pourquoi cette obéissance ? C’est
contraire à tout ce que… à cet élan vital… »3. L’angoisse vitale ne fait que s’accroitre
au fur et à mesure que les raisons se cumulent pour expliquer cette « fatalité biolo-
gique », les préoccupations du poète s’étendent à d’autres sujets similaires, par exemple,
la question du besoin de descendance pour la permanence de l’espèce :
– Je ne marche pas, c’est absurde : pourquoi diable une progéniture, si nous avions
vraiment le choix de vivre éternellement ?
– Je n’ai pas dit que nous avions le choix. Une fois de plus, consultez La Palice, –
auteur trop méconnu. Une espèce animale formée d’individus permanents, donc,
nous l’avons vu, sans descendance, ne ferait pas long feu : les accidents, les mala-
dies, la lutte pour la vie détruiraient un à un ces individus. Sans compter les néces-
sités de l’adaptation. Pour la survivance de l’espèce, il faut donc ces individus,
qu’ils donnent naissance à d’autres. Mais, en contrepartie, il faut aussi, du même
coup qu’ils vieillissent et meurent. Nous n’en disons pas plus.4
Par un décalage chronologique évident, Vercors attribue à La Palice des idées darwi-
niennes, ce qui lui permet de renouer avec la théorie de l’évolution, restée jusqu’à pré-
sent dans un deuxième plan à cause de la portée éthique de sa réflexion. Assurer
1
Alain Parrau, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995, p. 290.
2
David Rousset, L’univers concentrationnaire, Paris, Éditions du Pavois, 1946, p. 43.
3
Vercors, Colères, op. cit., p. 91.
4
Ibid., p. 91-92.
294
l’évolution de l’espèce implique un continuum d’adaptation, Mirambeau insiste dans
son discours sur le besoin de remplacer les individus, mais évite de parler
d’« amélioration » ou de « progrès biologique ». Vercors sera beaucoup plus catégorique
dans Questions sur la vie à messieurs les biologistes quant à cette idée de progrès de
l’espèce humaine, qu’il ne conçoit que dans le cadre de l’éthique, une échelle graduée
par l’homme et pour l’homme :
[…] la notion de progrès est d’ordre purement éthique, l’Évolution n’est pas un
progrès, elle n’est perfectionniste que pour qui croit à une fin dernière, à une ortho-
genèse où la girafe serait « mieux » que le plésiosaure, où l’émergence de
l’homme, roseau pensant, serait le but de l’univers tendu vers l’Oméga…1
1
Vercors, Questions sur la vie à messieurs les biologistes, op. cit., p. 72.
2
Jean-Baptiste Lamarck énonce au début du XIXe siècle une histoire du vivant dite « transformiste » et à
caractère finaliste. Il conçoit la modification des espèces par l’influence de « circonstances » et
d’« habitudes », qui peuvent éventuellement être conservées par la descendance des individus grâce à
« l’hérédité des caractères acquis ». Cette pensée sera reprise en France à la fin du XIX e siècle et début du
XXe siècle par les néolamarckiens (Alfred Giard, Edmond Perrier, Yves Delage, Étienne Rabaud, etc.)
qui, eux, réservent une plus grande place au hasard dans l’évolution au détriment des facteurs physico-
chimiques (Cédric Crémière, « Lamarkisme », dans Michel Blay, Dictionnaire des concepts philoso-
phiques, op. cit., p. 608).
3
Notons que Vercors, par rapport au mouvement néodarwinien prédominant, postule que le hasard dans
le cadre de l’évolution serait soumis à des structures impératives : « Ce que je crois, c’est que la matière
vivante, formée et agie par le hasard, ne peut pas l’être n’importe comment. Hasard ne veut pas dire né-
cessairement loterie dans la pagaille. Certes, les possibilités d’arrangements sont infinies ; mais au sein de
circonstances données et d’un environnement donné, le hasard h ne peut pas provoquer l’accession de
n’importe lequel de ces arrangements ou combinaisons d’arrangements, il ne peut en provoquer qu’un
seul déterminé par tout le reste » (Vercors, Questions sur la vie à messieurs les biologistes, op. cit.,
p. 134).
4
« – Qu’est-ce qui vous dérange ? demanda Mirambeau […].
– Que les enfants…
– … sont les assassins de leurs père et mère, mais bien sûr. Homicide involontaire, je vous l’accorde. Du
moins en général…
– Ne plaisantez pas, dit Egmont. Cette horrible supposition est vraiment en accord avec vos recherches ? »
(Vercors, Colères, op. cit., p. 86).
295
l’évolution ou de la notion de rébellion, celle-ci étant en effet collective, intergénéra-
tionnelle et fruit de la solidarité entre les hommes1.
Par ses réflexions sur la finitude de l’être humain, Vercors s’inscrit dans le sil-
lage des écrivains comme Simone de Beauvoir qui met en scène dans son Tous les
hommes sont mortels (1946) le personnage de Raymond Fosca, devenu immortel par
l’ingestion d’un élixir. Simone de Beauvoir réfléchit dans ce roman sur le sens de la vie,
qui n’a de valeur réelle que parce que sa durée n’est pas éternelle. Elle reviendra
d’ailleurs plus tard sur le sujet dans son essai théorique La vieillesse (1970) et dans deux
productions autobiographiques autour des derniers moments de vie : Une mort très
douce (1964) à propos de sa mère et La cérémonie des adieux (1981), en hommage à
Jean-Paul Sartre. Simone de Beauvoir n’est pas la seule à réfléchir sur cette fin de vie et
sur la finitude de l’être humain dans l’immédiate après-guerre (Jean Giono écrit par
exemple sa Mort d’un personnage en 1948) et, plus largement, dans la deuxième moitié
du siècle, Romain Gary se penche sur la vieillesse dans La vie devant soi, en 1975, et
dans son dernier roman L’angoisse du roi Salomon, publié en 1979.
L’angoisse qui atteint Egmont concerne plutôt les conséquences qui dérivent
d’une telle détermination biologique, à savoir la durée limitée de la vie humaine et, par
là, la véritable portée de la rébellion individuelle. Existe-t-il une incompatibilité réelle
entre la rébellion éthique et l’être biologique ? L’homme, est-il en mesure d’étendre sa
rébellion indéfiniment par la prolongation de son existence ? Quelles sont les limites ?
Pouvons-nous nous développer contre notre nature biologique ? Ayant pris ses distances
pendant la guerre avec des pensées aussi dominantes que l’existentialisme de Jean-Paul
Sartre ou la pensée camusienne de l’absurde2, Vercors ne reste pas à l’écart dans les
années 50 de ces mouvements intellectuels, qu’il incarne dans des personnages comme
Egmont, dont le mal-être existentiel n’est finalement pas très différent de celui, par
exemple, d’Antoine Roquentin dans La nausée (1938). La particularité de la fiction ver-
corienne réside dans la proposition d’un dépassement de cette attitude. Les questions
universelles qui accablent le personnage se trouvent liées à des expériences concrètes de
vie, ce qui facilite sensiblement leur gestion car elles sont à la portée de l’homme. Voici
la grande différence avec les productions brulleriennes des années vingt et trente, qui
1
« Comment, d’abord, pourrait-il [l’homme] être “libre” s’il n’avait pas fait sécession ? S’il n’avait pas
cessé d’être asservi ? L’existence de l’animal reste asservie à son essence, celle de l’homme s’en est libé-
rée : dès lors cessons d’être rebelles nous cesserons d’être libres – et nous cesserons d’être hommes »
(Vercors, « La sédition humaine » [1949], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950, p. 53-
54).
2
Voir la section « Dépasser l’absurdité » (sous-chapitre 3.2.)
296
mettaient l’homme face à l’immensité d’un cosmos qu’il n’était pas en mesure de com-
prendre et de saisir.
– Parce que je reste quand-même un médecin, et que, si vous avez raison, si c’est
vrai que l’espèce est contre l’individu, que la nature et elle sont pour la vieillesse et
la mort, le cancer, l’angine de poitrine, toutes les dégénérescences par quoi, selon
vous, se réglerait le jeu des générations, de quel droit le médecin prolongerait-il
une vie dont l’espèce ne veut plus ? […] Comment conciliez-vous cette contradic-
tion ? Vos travaux tendent plus encore que les nôtres, médecins et chirurgiens, à
prolonger la vie. Et si un jour vous y parveniez – vous ou d’autres chercheurs ? Ce
n’est pas tout à fait impensable ?1
1
Vercors, Colères, op. cit., p. 93.
2
Et ceci jusqu’aux productions littéraires les plus actuelles telles L’invention des corps (2017) de Pierre
Ducrozet ou Une vie sans fin (2018) de Frédéric Beigbeder.
3
Hugo Marchal, « Structure organique et structure de l’œuvre. L’histoire récente d’un point dans la
trame », dans Claude Fintz, (éd.). Le corps comme lieu de métissages (littérature, biologie, arts, anthro-
pologie), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 158.
297
le but de prolonger la vie de l’homme jusqu’à des limites inopinées. L’angoisse
d’Egmont, qui peut très bien être interprétée comme celle de Vercors, traduit le danger
d’une pratique pareille en dehors de tout contrôle et, plus spécifiquement,
l’empiétement que celle-ci produirait sur la pensée de progrès éthique de l’écrivain
(axée, entre autres, sur les notions d’héritage et de mémoire). Les résultats effectifs des
recherches pouvant agir sur la frontière temporelle de la mort jusqu’à l’effacer, la re-
pousser ou la rejeter1 sont encore envisagés lointains dans la fiction2, mais l’inquiétude
prégnante autour de ces expérimentations annonce leur concrétisation presque certaine.
Vercors semble avertir déjà des menaces d’une telle prétention : pourquoi une généra-
tion impérissable ? L’homme, est-il prêt à prendre en main sa propre évolution ?
Jusqu’où doit-il intervenir ? La recherche scientifique, doit-elle avoir des frontières in-
franchissables ? Connaissant la pensée vercorienne, le lecteur peut bien se douter que
cette limite se trouve dans le domaine de l’éthique et qu’elle est par ailleurs fortement
liée au caractère rebelle de l’homme et à l’impératif catégorique vercorien axé, entre
autres aspects, sur le détournement de l’adage machiavélique « la fin justifie les
moyens »3.
La deuxième partie du roman, « Le vertige », se bâtit précisément sur
l’exploration « réelle » de ces limites qui relient la biologie à l’existence de l’homme
comme être éthique, comme sujet rebelle. Egmont, effrayé par cet univers de matière
organique qui le constitue et qui, en même temps, lui est complètement inconnu, décide
d’aller l’explorer et le connaître par lui-même, c’est-à-dire, de « s’introduire » dans son
corps pour essayer d’agir sur lui… Il se sert ainsi de ses connaissances scientifiques
pour affronter la condition humaine périssable, qui lui semble insupportable, dans une
grande mesure par la méconnaissance de ce qui le constitue en tant que matière. (Se)
connaître, l’une des armes essentielles de la rébellion vercorienne, devient le but ultime
d’Egmont, ses actions montreront cependant que la recherche désespérée de réponses
peut finir par annuler l’esprit de rébellion premier de l’homme.
1
Philippe Pédrot, « Le transhumanisme : une utopie à déconstruire », dans Transhumanisme. Approche
pluridisciplinaire d’une nouvelle utopie, Paris, MA Éditions – ESKA, 2018, p. 128.
2
« – Ce n’est pas tout à fait impensable ?
– Tout à fait, non. Mais c’est loin, répondit-il en riant » (Vercors, Colères, op. cit., p. 93).
3
Les questions éthiques autour des limites de ces transformations sont d’ailleurs fortement présentes dans
les discussions sur les pratiques transhumanistes : « Lorsque l’être humain est impliqué dans un acte sur
sa personne, une question préalable doit être posée – “Tout ce qui est possible est-il permis ?” – car la fin
ne saurait justifier les moyens » (Claude Huriet, « Le transhumanisme : une utopie “réaliste” ? Le
transhumanisme et les GAFA, de la liberté à l’esclavage numérique ? », dans Transhumanisme. Approche
pluridisciplinaire d’une nouvelle utopie, op. cit., p. 9).
298
5.2. L’être organique, une exploration entravée
Comment Egmont se résout-il à se lancer dans l’entreprise d’exploration de son
corps biologique ? Une décision de ce genre ne peut que mal se comprendre chez un
individu qui vit et qui se reconnaît envahi et installé dans le désespoir et le pessimisme
absolus, constamment tourmenté par la peur de la mort. Dans un tel état d’esprit, ce pro-
jet semble être du moins contradictoire :
L’attitude du personnage principal de Colères renvoie, presque vingt ans après, à celle
du jeune dessinateur Jean Bruller et à certains des dessins de sa Danse des vivants2 tel
« Le vaincu » [fig. 44], mettant en scène un individu sur son lit de mort : l’homme se
bat, lutte pendant toute sa vie, pour être à coup sûr perdant. Les connaisseurs de la tra-
jectoire artistique de Jean Bruller-Vercors pourraient sans doute s’étonner de ce qui
semble un « retour en arrière », vers une attitude que l’écrivain a pourtant bannie dès
son entrée dans la résistance intellectuelle et qu’il s’est donné la peine de déconstruire
progressivement et douloureusement depuis la fin des années 30. Au contraire, si Co-
lères met en scène des personnages comme Egmont, c’est pour mieux assurer le dépas-
sement du pessimisme, qui est pour la première fois explicitement nommé et assumé
comme pensée de vie. Le roman, à la différence des nouvelles de Les yeux et la lumière
(1948), propose un passage définitif et irréversible vers une éthique de la rébellion, qui
est désormais complètement fondée. La censure du pessimisme est d’autant plus forte
qu’Egmont ne se retrouve jamais prisonnier des doutes ou des tourments qui ont déchiré
Gaspar, Luc ou Arnaud3, mais elle s’impose presque comme une révélation par un rai-
sonnement d’une clairvoyance surprenante. L’originalité de ce troisième roman n’est
d’ailleurs pas seulement dans le bannissement incontestable du pessimisme, mais aussi
1
Vercors, Colères, op. cit., p. 65-66. Le pessimisme d’Egmont est aussi particulièrement présent dans son
œuvre poétique, qui baigne dans cette atmosphère de nihilisme absolu : « Je suis un homme mort depuis
plusieurs années. Mon cœur repose en paix sous les roses fanées » (Ibid., p. 63).
2
Jean Bruller, La danse des vivants [1932-1938], éd. Alain Riffaud, Le Mans, Création & recherche,
2000.
3
Voir le sous-chapitre 3.2. « La rébellion, la volonté éthique de l’homme ».
299
dans la prise de conscience, non plus de l’homme comme être éthique, mais de l’homme
comme être organique.
L’auteur articule cette « révélation » autour d’un événement traumatique : au
cours de l’incendie qui a dévasté la maison du protagoniste, celui-ci essaie par tous les
moyens de sauver les objets qui lui sont les plus chers. Pris par l’urgence du moment,
Egmont finit par abîmer gravement ses pieds :
Certes, il s’étonna bien que son corps, pendant près d’une demi-heure, eût suffi-
samment connu qu’il souffrait pour danser et se balancer, gémir par ses poumons et
par sa bouche et recroqueviller ses orteils, sans que lui-même, Egmont, en eût pen-
dant tout ce temps-là rien su. Mais il se contenta de penser : « Drôle de chose que
la distraction », et satisfait par ce commentaire, s’en fut s’étendre sur le matelas
d’où il regarda brûler le reste de sa « folie ».1
Ce premier étonnement, présenté comme anodin et qui renforce a priori l’ennui vital
d’Egmont (« Moi, je ne peux plus rien. Que les autres décident de ma vie »2), finit ce-
pendant par faire son chemin dans l’esprit du blessé : comment se fait-il que son corps
souffre et que lui, au contraire, il soit resté comme étranger à cette douleur pendant de
longues minutes ? Les conversations qu’il entretient à ce sujet avec Cloots et Olga, son
ancienne compagne, le conduisent à conclure que la prise de conscience de soi passe par
la souffrance, dans ce cas, physique : « Souffrir, c’est faire attention »3. Il a été capable
de faire des allers-retours sur les braises tout en ignorant sa douleur, jusqu’au moment
où il s’est arrêté et qu’il a eu la volonté de comprendre pourquoi il ne pouvait plus
avancer :
Cependant, est-ce que la douleur ressentie implique la connaissance ? Les échanges sur
le sujet posent ici le grand paradoxe de la relation de l’être humain avec son corps : tout
en le ressentant, nous sommes incapables de dire par nous-mêmes les raisons de cette
sensation, incapables de contrôler les réactions d’un organisme qui nous constitue mais
qui nous est en même temps étranger5. La connaissance, l’une des armes fondamentales
1
Vercors, Colères, op. cit., p. 117.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 136.
4
Ibid., p. 132.
5
« – Vous pouvez supporter ça, vous ? dit Cloots tout à coup.
– Quoi donc, ça ?
– Toutes ces cachotteries. Bon sang, ce sont vos pieds, pourtant, cette main est la mienne, dit-il en la le-
vant et l’agitant comme une marionnette, et j’en sais moins sur ce qui se passe en ce moment dans cette
300
de la rébellion vercorienne, se place encore une fois au centre de la fiction par la consta-
tation de l’ignorance humaine au sujet de l’être biologique. L’œuvre vercorienne, très
sensible dans ses débuts à la découverte de soi – rappelons des albums comme Hypo-
thèses sur les amateurs de peinture à l’état latent (1927) ou Un homme coupé en
tranches (1929) – finit par compléter son approche métaphysique et se concrétise par
une exploration purement sensorielle, qui dépasse la psychologisation des émotions
pour psychologiser aussi les sensations, les échanges avec la matière extérieure et inté-
rieure à l’organisme humain. Nous pouvons envisager cette prise en compte du corps
comme un aboutissement inévitable dans un contexte philosophique et littéraire qui se
tourne de plus en plus vers lui. Georges Poulet rappelle dans sa préface à l’ouvrage de
Jean-Pierre Richard, Stendhal et Flaubert. Littérature et sensation (1970), cette ten-
dance généralisée en prenant comme exemple Gabriel Marcel et sa notion
d’« incarnation », « la conscience comme conscience d’autre chose que soi » de Jean-
Paul Sartre ou encore le « réalisme naturel » de Jean Wahl1. Jean-Pierre Richard théorise
d’ailleurs plus loin dans ce même ouvrage l’inévitable liaison entre matière et imagi-
naire pour comprendre le monde, pour « se » comprendre comme partie du monde :
Car il ne saurait exister d’hiatus entre les diverses expériences d’un seul homme :
qu’il s’agisse d’amour ou de mémoire, de vie sensible, de vie spéculative, dans les
domaines apparemment les plus séparés se décèlent les mêmes schèmes. Tel pay-
sage, telle couleur de ciel, telle courbe de phrase éclairent l’intention de telle option
morale, de tel engagement sentimental. Telle obscure rêverie de l’imagination dy-
namique ou matérielle rejoint en profondeur la spéculation la plus abstraitement
conceptuelle.2
main-là que… que dans… v’ comprenez… la queue d’une comète, d’une nébuleuse spirale. Voilà ce que
je n’encaisse pas » (Ibid., p. 119).
1
Georges Poulet, « Préface », dans Jean-Pierre Richard, Stendhal et Flaubert. Littérature et sensation,
Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 11.
2
Jean-Pierre Richard, Stendhal et Flaubert. Littérature et sensation, Paris, Éd. du Seuil, 1970, p. 13‑14.
3
Très méticuleux dans l’emploi de la terminologie, Vercors tient à établir la différence entre l’ignoré, à la
portée de la connaissance, et l’inconnu, peut-être à jamais inaccessible : « L’ignoré, c’est ce qui fait partie
d’un partiellement connu en cours d’exploration, c’est le cœur de l’atome du temps de Jean Perrin.
L’inconnu, c’est ce qui est encore séparé de toute exploration par des couches d’ignoré trop épaisses pour
être franchies, c’est le centre d’Uranus pour un spéléologue » (Vercors, Questions sur la vie à messieurs
les biologistes, op. cit., p. 210).
301
lancée de la création vercorienne, cet intérêt à caractère identitaire lui donne les armes
pour s’éloigner du pessimisme1.
J’étais au bord de l’eau. Une rivière tumultueuse, qui charriait des chevaux morts.
Des centaines. Ils s’entassaient sur les rives. Si bien que les rives s’écroulaient, peu
1
« – […] Quitter ce monde disais-tu ? Il n’y a pas huit jours, j’aurais répondu oui, peut-être, je ne le nie
pas. Je l’aurais déserté sans regret, ce monde inhabitable, si l’occasion s’en fût offerte. Mais je crois,
sincèrement, que ce n’est plus cela. Du moins que c’est dépassé – surpassé. La curiosité m’a repris :
l’avidité scientifique. La colère la soutient, c’est possible. Et d’autres sentiments mêlés. Mais ce qui dé-
sormais me remue et m’entraîne, c’est déjà le vertige des explorateurs. […] Suis-je simplement en train
de m’illusionner, pourrai-je seulement débarquer, ne serai-je pas au premier pas rejeté à la mer ? […]
C’est pourtant suffisant pour avoir réveillé une passion que je croyais morte : la passion de connaître. Je
ne la laisserai pas s’éteindre, dit-il avec une surexcitation soudaine, s’évanouir une fois de plus,
m’abandonner à mon ennui ! Je ne le supporterais pas. Ah, il s’agit bien de sauver mon pouce, même mon
pied ! C’est ma vie que je sauve, comprends-tu ? » (Vercors, Colères, op. cit., p. 166).
2
Ibid., p. 118.
3
Ibid., p. 138.
4
Jean-Bertrand Pontalis, « Perdre de vue », dans Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988, p. 279.
5
Vercors, Colères, op. cit., p. 124. Cette image de présence/absence du corps est fortement exploitée dans
l’œuvre de Blaise Cendrars, mutilé de sa main droite dans la violence du champ de bataille pendant la
Grande Guerre. On mesure, notamment dans des ouvrages comme La main coupée (1946), la puissance
identitaire du corps, soudainement privé d’un des ses éléments fondamentaux, dans ce cas concret, la
main d’un écrivain. D’ailleurs c’est par la réappropriation que Cendrars fait de sa main gauche qu’il expé-
rimente une « seconde naissance », sa naissance « d’homme gauche », provoquant un bouleversement
dans sa relation au corps, mais aussi à son activité d’écrivain (Claude Leroy, « Mort et renaissance de
Blaise Cendrars 1915-1917 », Revue italienne d’études françaises. Littérature, langue, culture, nº 5, dé-
cembre 2015, consulté le 03 novembre 2019. URL : https://journals.openedition.org/rief/1013).
302
à peu. Et l’eau emportait tout. Il régnait une odeur de charogne absolument abomi-
nable.1
Le rêve tourne ainsi au cauchemar, marqué par une violence qui s’empare de la nature,
de l’organisme. L’ambiance de destruction qui s’installe dans le rêve, tant d’un point de
vue quantitatif que qualitatif (« tumultueuse », « des centaines », « s’entassaient »,
« s’écroulaient »), semble imparable par la dimension démesurée des conséquences pro-
voquées. La mort est à cet égard, non seulement omniprésente, mais elle se postule
comme la seule issue possible de la « bataille » (« odeur de charogne »). Au réveil,
l’identification se confirme : « le léviathan obscur et vague qui couvrait le lit » se dé-
couvre être la jambe engourdie d’Egmont, qui présente sur le pied un œdème visible.
Malgré ces premières incursions oniriques et convaincu que l’exploration effec-
tive de son corps passe par l’attention et par une concentration volontaire de sa part,
Egmont se résout à essayer des techniques qui lui permettent de se replier sur son être
physique, de sonder les sensations pour engager un dialogue avec l’organisme. Sortir de
l’inconscient suppose octroyer à ces contacts un statut en dehors de l’irrationnel et,
donc, envisager la possibilité encore inexplorée d’une auto-connaissance qu’on pourrait
éventuellement théoriser, même d’un point de vue scientifique :
– Bien sûr, dit Egmont, que c’est… une sorte de songe. Mais il ajouta en traînant :
« Pour le moment. »
– […] Qu’est-ce que tu espères ? demanda-t-elle.
– Parvenir à sortir du songe. À voir les choses elles-mêmes. Bon sang, dit-il tout à
coup, pourquoi ne le pourrait-on pas ?2
La démarche que Vercors entreprend dans son roman s’inscrit dans les nouvelles pra-
tiques de relaxation qui se développent depuis la fin du XIXe siècle où, pour la première
fois « le fait d’“éprouver le corps” devient un objet de travail, voire d’acte aussi spéci-
fique que pensé : un quasi-programme, un investissement répété, systématisé »3. La fic-
tion convoque d’ailleurs des pratiques expérimentales réelles du début de siècle dont se
sert Egmont pour justifier sa démarche : la célèbre autoscopie interne du docteur Eu-
gène Osty, reliant la connaissance de soi à l’observation sensorielle, est citée à plusieurs
reprises4 ; mais le texte participe aussi de cette psychologisation du corps par la proposi-
1
Vercors, Colères, op. cit., p. 155.
2
Ibid., p. 164.
3
Georges Vigarello, Le sentiment de soi : histoire de la perception du corps, XVI e-XXe siècle, Paris, Éd.
du Seuil, 2014, p. 232.
4
« Connaître, dit-il, c’est, en définitive, avoir dans sa pensée la représentation sensorielle des choses ou
leur transformation conceptuelle dans le symbolisme du langage intérieur » (Eugène Osty, La connais-
303
tion d’initiatives fictives comme celle d’un certain Greterey, qui aurait mis en place une
théorie de la gymnastique respiratoire axée sur des exercices de l’attention. Olga admet
d’ailleurs avoir essayé certains exercices sans vraiment avoir eu beaucoup de succès
(« je n’ai jamais pu oublier ma carcasse »1) :
Dans celle qui constituera la première description d’une telle activité d’introspection,
Vercors marque par l’écriture le ton des différentes explorations que fera Egmont par la
suite. Le discours littéraire se développe systématiquement sur une dynamique de ralen-
tissement de l’activité consciente (« lentement », « s’amenuisent », « se rétrécissent »)
pour se concentrer progressivement sur les différentes parties du corps visées. Par cette
focalisation (« vaste prairie », « immense plaine »), l’auteur réactualise d’emblée l’idée
de limite, qui ne se trouve plus entre l’homme et les autres espèces mais en lui-même,
entre sa conscience et sa vie organique ; le franchissement de cette frontière s’annonce
également lourd de conséquence (« un pas inquiétant à franchir… »). Ce passage se
trouve être la condition nécessaire et indispensable pour assurer chaque repli sur soi-
même entrepris par Egmont, le texte présente d’ailleurs un grand florilège lexical pour
mettre en mots la frontière qui tantôt permet de faire expérience du contact (« plongée »,
« passage », « pas à franchir »), et tantôt empêche de le partager au réveil (« rideau de
fer », « douane »). Chaque « plongée », qu’elle aille très loin ou pas, a une allure
d’exception, des conditions particulières sont nécessaires pour que cette transcendance
ait lieu. Le texte participe ainsi à cette mise en situation capitale, insufflant par les sé-
quences descriptives une sorte de mysticisme à ce rituel de traversée : une chambre à
lumière faible, silencieuse, les draps du lit frôlant à peine le corps d’Egmont, une respi-
ration soutenue, calme, lente…3 L’état de demi-conscience en lien direct avec le rêve et
sance supra-normale. Étude expérimentale, Paris, Alean, 1923 ; cité dans « Review of La Connaissance
supra-normale, Étude expérimentale », Revue de Métaphysique et de Morale, nº 31, 1924, p. 11).
1
Vercors, Colères, op. cit., p. 138.
2
Ibid., p. 140.
3
« Plongée d’abord dans le néant, la chambre naquit de nouveau sous la lumière douce, chaude et très
douce, une chambre partagée d’ombres et de lueurs, d’une nuit morcelée en nappes silencieuses, bien à
l’abri entre les quatre murs refermés sur eux-mêmes. Sans bruit, Olga fit glisser ses sandales et, sans
bruit, vint s’allonger près d’Egmont. Elle lui prit la main. Ils restèrent ainsi quelque temps, respirant len-
tement du même souffle. Egmont ne bougeait pas, il fixait le plafond comme pour y découvrir quelque
signe, quelque inspiration » (Ibid., p. 198).
304
cette mise en scène physique et ambiante, fondamentale pour atteindre l’introspection
complète, font irrémédiablement penser aux pratiques d’écriture automatique du groupe
surréaliste et aux conseils qu’André Breton rédige dans le premier Manifeste du Surréa-
lisme (1924) sur les « secrets de l’art magique surréaliste »1.
L’apaisement physique nécessaire à chaque essai contraste avec l’immensité du
monde cellulaire, qui bénéficie de gros plans de focalisation. Cependant, ces contacts ne
sont rapportés qu’« au réveil », après la transition de l’état de demi-conscience à l’état
de conscience, une transition qui se paie soit par l’oubli, soit par la confusion et le
trouble, traduisant ainsi l’incapacité d’Egmont à communiquer son vécu par le langage.
Le lecteur est limité au rapport confus du personnage et reste sur sa faim dans une nar-
ration qui ne lui donne pas plus d’information sur ces expériences ; la fiction, loin de lui
proposer une description libératrice, le condamne à la même incertitude qui taraude
Egmont. Le tout se passe au niveau sensoriel difficile à mettre en mots, non seulement
parce que le langage humain s’avère insuffisant pour décrire une réalité qui se construit
sur d’autres codes, mais aussi parce que cet univers intracorporel semble résister au dé-
voilement. Intégrer pleinement ce monde ou être un simple visiteur incapable d’en
rendre compte, la communication efficace de la réalité intracorporelle s’annonce déjà
ardue2.
Par son discours Egmont évoque la plénitude de l’état de rêve qui se place, comme la
vie organique, à un autre « niveau » et qui rend possible ce qui n’est pas concevable au
réveil (« sot »). L’« ici » exige un passage au monde rationnel, un appauvrissement de
l’expérience (« que veux-tu qu’il en reste ?), dans les mots d’André Breton : une rupture
du charme et le retour à « l’angoissante question de la possibilité »4. Egmont mobilise
1
« Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la
concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous
pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres » (André Breton,
« Premier manifeste du Surréalisme, 1924 », op. cit., p. 44).
2
« – C’est à peine racontable, murmura-t-il comme pour lui-même. Tout m’a filé des doigts. Est-ce idiot,
hein ? Comme si, pour pouvoir remonter, j’étais obligé de… de tout abandonner, de jeter mes bagages
par-dessus la nacelle comme on lâche du lest, en ballon… » (Vercors, Colères, op. cit., p. 205).
3
Ibid., p. 197.
4
André Breton, « Premier manifeste du Surréalisme, 1924 », op. cit., p. 26.
305
dans son discours « une représentation intérieure, une projection, un déploiement “figu-
ré” de gestes et de temps », très difficile à désigner, signale George Vigarello dans Le
sentiment de soi : histoire de la perception du corps, parce qu’elle est en même temps
mentale et sensible et qu’elle est faite « non de “mots” ou d’expressions explicites, mais
d’impressions et d’actes “figurés” »1. La transposition de la vie organique étant difficile,
le texte ne rend jamais compte des rapports effectifs du personnage avec ses atomes, ses
tissus ou ses cellules ; le poète utilise des images et du discours métaphorique, la seule
option qui semble être en mesure ne serait-ce que d’effleurer ces « réalités indicibles »2,
ces « choses extraordinaires »3 :
Tu arrives, disons, dans le Gobi. Tu y trouves… une chose que tu n’as jamais vue,
ni animale, ni végétale, ni minérale. Pas de nom. La première chose que tu te dis,
c’est : « Ça ressemble » à un arbre, un rocher, une tortue, quelque chose qui existe,
forcément. […] Comment veux-tu que je me représente des choses aussi étrangères
à ma structure mentale que… que la vie intime d’une cellule, du plasma sanguin,
est-ce que je sais… leurs mœurs, leurs préoccupations… ça viendra peut-être plus
tard, mais je suis bien obligé de transposer, en attendant. Tu ne crois pas ?4
306
La descente se fait dans une humidité tropicale produite par la présence de « mers
chaudes »1, dont les effets physiques accentuent la confusion d’Egmont.
Par la description de ces incursions, Vercors donne aussi un nouveau visage à
l’imaginaire aquatique qui traverse l’ensemble de son œuvre. Rappelons que déjà dans
son premier album 21 recettes pratiques de mort violente2, il proposait un « suicide par
immersion prolongée totale » [fig. 1] ; espace marin qui s’emparera du pessimisme dans
La danse des vivants par des dessins comme « Le radeau de l’éternelle espérance »
[fig. 23], pour prendre une autre signification avec son très symbolique texte de résis-
tance Le silence de la mer. L’eau restera très présente dans l’arrière-plan des paysages
bretons des nouvelles comme Les armes de la nuit ou de son premier roman La puis-
sance du jour. Vercors reviendra d’ailleurs sur cette association corps-milieu aquatique
dans celle qui sera sa dernière production, Le commandant du Prométhée (1991), parti-
culièrement intéressante pour notre réflexion par l’emploi qu’il y fait du discours méta-
phorique dans son approche du corps humain et, spécialement, par la nouvelle approche
qu’il articule autour des difficultés de communication relevées auparavant dans Colères.
1
Ibid., p. 163.
2
Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente. Précédées d’un petit manuel du parfait suicidé à
l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous re-
gardent pas [1926], Paris, Tchou, 1977, n. p.
3
Nouvelle interrompue soudainement par la mort de Vercors, survenue le 9 juin 1991 quand il ne lui
restait qu’à achever les finitions, le travail sera terminé quelques mois plus tard par sa femme Rita
Barisse.
4
Signalons que Vercors clôt sa production par un retour à la nouvelle, forme littéraire majeure des débuts
de sa carrière d’écrivain, qui revient sous sa plume dans ses dernières années de vie.
307
té des significations qu’elle véhicule. Le discours métaphorique continue de même à se
nourrir de perceptions sensorielles, la fiction affirme ainsi une continuité autour de
l’expérience du corps, qui ne peut se faire que par les codes qui lui sont propres : les
sens.
La nouvelle s’ouvre sur une scène aux bureaux maritimes, où le capitaine Alcide
Le Gouadec vient de se faire confier le commandement d’un navire qu’on dit « à la
pointe de l’évolution »1 : le Prométhée. La personnification du bateau dans cet incon-
tournable personnage inscrit le récit dans une riche tradition littéraire à caractère mytho-
logique qui, au XXe siècle, puise dans des sources intimement liées à la réalité sociale,
politique et économique contemporaine. Parmi les textes travaillés par Raymond Trous-
son dans son étude Le thème de Prométhée dans la littérature européenne (première
parution en 1964), retenons les exploitations littéraires qui évoquent les progrès maté-
riels, techniques et scientifiques du siècle. Trousson y reconnaît deux groupes
d’ouvrages. D’un côté ceux qui prônent une confiance sans faille en ces progrès, image
de « la pensée humaine dominatrice de la matière et maîtresse de son destin »2. Nous y
trouvons les productions de Maurice Thorez (Fils du peuple, 1937), Georges Valois
(Prométhée vainqueur ou Explication de la guerre, 1940), René Barjavel (Le diable
l’emporte, 1948) ou René Lyr (Mythologie, 1957). De l’autre côté, les fictions qui met-
tent en scène un Prométhée qui « a libéré l’atome » et pour qui « rien ne semble irréali-
sable dans le domaine des sciences et des techniques »3. Cette toute puissance du pro-
grès engendre de grandes préoccupations au début de cette deuxième moitié de siècle,
les textes sont d’ailleurs envahis par une grande méfiance, magistralement exposée dans
l’essai d’Albert Camus Prométhée aux enfers (1946)4. Persuadé que le divorce de la
machine et de l’art met en danger l’intégrité de l’homme, Camus lance un avertissement
sur les conséquences catastrophiques de cette scission, qui réduit la liberté de l’homme
au profit de la domination technique :
Prométhée, lui, est ce héros qui aima assez les hommes pour leur donner en même
temps le feu et la liberté, les techniques et les arts. L’humanité, aujourd’hui, n’a be-
soin et ne se soucie que des techniques. Elle se révolte dans ses machines, elle tient
1
Vercors, Le commandant du Prométhée, op. cit. p. 33.
2
Raymond Trousson, Le thème de Prométhée dans la littérature européenne, 1964, Genève, Droz, 2001,
p. 569.
3
Ibid., p. 570.
4
Albert Camus, « Prométhée aux enfers » [1940], dans L’été [1946], Paris, Gallimard, 1954.
L’avertissement de Camus devient dans les œuvres d’autres écrivains contemporains une véritable an-
goisse existentielle qui trouve en Prométhée son plus grand exposant : L’avènement du Prométhée de
Joseph Folliet (1950) ou Feux en cercle de Claire-Anne Magnès (1963) ne sont que deux exemples de
cette figure prométhéenne installée dans le pessimisme et l’absurde angoissé.
308
l’art et ce qu’il suppose pour un obstacle et un signe de servitude. Ce qui caracté-
rise Prométhée, au contraire, c’est qu’il ne peut séparer la machine de l’art.1
Dans le sillage et la continuité du Prométhée aux enfers d’Albert Camus, Vercors rédige
quarante-cinq ans après son Commandant du Prométhée, réalisation dans la fiction de la
séparation effective entre le « feu » et la « liberté » que Camus demandait d’éviter. Les
conséquences désastreuses pour l’homme se laissent sentir par les souffrances qui guet-
tent Le Gouadec qui, à la différence de Prométhée, est incapable d’anticiper ou de devi-
ner les supplices qui lui sont réservés, malgré les nombreux signaux qui se présentent à
lui dès le début de son aventure.
Ainsi, au moment d’accepter son nouveau poste, Le Gouadec ne peut éviter de
voir dans le regard des armateurs la même compassion qu’il a perçue chez le médecin
qui a diagnostiqué son gendre d’une maladie incurable. Vercors récupère aussi la figure
du malade condamné de Colères, incarnée par Cloots, cette fois-ci pour annoncer les
souffrances qui, effectivement, viendront accabler Le Gouadec pendant la traversée
(« S’il savait ce qui l’attend… »2). La notion de maladie tisse donc le premier lien
d’identification : le regard des armateurs condamne le capitaine, mais aussi son bateau.
Cette analogie est encore assurée une deuxième fois dans les toutes premières lignes de
la nouvelle par la description extérieure du Prométhée, extrêmement subjective et sug-
gestive même si elle est présentée à la troisième personne. La carcasse métallique du
navire, en apparence impeccable, tout comme un homme d’un bon aspect physique,
peut cependant être atteinte de nombreux dysfonctionnements, peut-être invisibles mais
tout de même existants :
1
Ibid., p. 80.
2
Vercors, Le commandant du Prométhée, op. cit. p. 27.
3
Ibid.
309
Les premiers signaux de dysfonctionnement se déploient d’un point de vue nar-
ratif sur un déficit évident de communication, qui évolue et se transforme par
l’envergure des conséquences qu’il provoque au fur et à mesure que la traversée se pro-
longe. Après avoir été mystérieusement dissuadé de faire une première visite du bateau
pour rencontrer les officiers et les membres de l’équipage (« “Demain, demain”, comme
si on avait craint qu’il découvrît trop tôt quelque vice caché »1), le capitaine constate le
jour du départ que son navire a appareillé sans aucun ordre de sa part. Le Prométhée
s’érige dès le début en espace de subversion de l’ordre établi, des codes habituels de la
navigation : le rôle du commandant n’est pas officiellement mis en question, mais il est
substantiellement modifié. Le Gouadec ne peut cacher son mécontentement et sa mé-
fiance envers les « systèmes électromagnétiques »2 de dernière génération, chargés dé-
sormais de certaines décisions qui lui seraient revenues traditionnellement dans un na-
vire quelconque (« mauvaise surprise », « irritation », « mauvaise humeur »,
« sévèrement »).
Cependant, une fois sur le bateau, le commandant semble voir compensée sa
perte évidente de pouvoir de décision par les conditions matérielles de l’appareil. Il
s’émerveille de la « dimension exceptionnelle » de la dunette, éblouissement confirmé
par les caractéristiques de la cabine, qui retient toute l’attention de la description : vaste,
lumineuse (« deux larges hublots ») et meublée avec grand luxe (« plusieurs placards
d’acajou », « bibliothèque vitrée riche en volumes », « un bureau Empire », « un grand
lit »3). L’énorme commodité de son lieu de travail lance le commandant dans des rêve-
ries de grandeur autour des potentialités de la machine, qui « allait être aussi confortable
à conduire qu’une Rolls-Royce »4. Cependant, le piège se profile entretemps dans un
deuxième plan, la surprise de Le Gouadec se multiplie à la vue du poste de commande-
ment, dont la complexité des dispositifs technologiques et leur puissance de contrôle
insoupçonnable ne manquent pas de l’intimider :
1
Ibid., p. 28.
2
Ibid., p. 29.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 30.
310
ligne. Selon les touches pianotées, celles-ci envoyaient dans tous les quartiers du
navire, outre la totalité des ordres, les plus fines indications.1
Vieux loup de mer, Le Gouadec est prêt à s’adapter aux exigences des nouvelles formes
de navigation dont le Prométhée est le précurseur, mais il se heurte constamment au
bouleversement de principes qui lui semblent essentiels. Il demande, par exemple, les
instructions des armateurs au sujet de la traversée, qu’il ne trouve nulle part dans la ca-
bine (la destination, le parcours et ses arrêts respectifs, les objectifs du voyage). Le su-
brécargue se déclarant non informé, Le Gouadec essaie alors de communiquer avec le
poste de terre par un « téléphone (sans fil) »2, le premier grand échec de communication
de la nouvelle se fait ainsi effectif :
Après plusieurs appels aboutissant aux « abonnés absents » […], c’était un enregis-
trement qui lui annonçait inlassablement que le départ du Prométhée, au jour et à
l’heure établis, était fixé pour le soir même. Suivait, répétée ad nauseam, la ren-
gaine : « Les ordinateurs vous donneront en temps utile toutes les informations ».3
1
Ibid., p. 29-30.
2
Ibid., p. 31.
3
Ibid.
311
rio ». Le Gouadec paraît pourtant s’accommoder au départ à cette soumission avec une
certaine négligence, comme une fatalité confortable contre laquelle il est inutile de lut-
ter. L’homme, peut-il remettre sa volonté dans d’autres mains que les siennes ? :
« “Mais, bon”, bougonna-t-il, “faudra s’y faire. À n’être ici qu’un rouage comme un
autre. On n’arrête pas le progrès…” »1. Le subrécargue de l’équipage essaie aussi de
convaincre le capitaine des bénéfices de ce système technologique et de la prétendue
liberté qu’il aurait aux commandements du Prométhée. Le Gouadec ne met pourtant pas
longtemps à relever le vice de sa mission : sa « noble fonction »2, celle de guider « de
main de maître »3 son navire, n’est qu’apparence. Comment diriger une expédition dont
on ne connaît ni les raisons ni les objectifs ?4 L’impression de non-sens envahit le capi-
taine qui s’installe dans le désespoir, faute de pouvoir donner un sens à ses décisions.
Très présente dans la première partie du récit, cette atmosphère pessimiste est cependant
progressivement négligée dans l’intrigue et passe pour être une simple toile de fond à
l’avantage du déploiement de la métaphore vercorienne autour de l’homme-bateau.
Par ailleurs, la constatation de l’isolement du capitaine à l’intérieur du navire lui
fait prendre conscience des véritables conditions de cette particulière traversée : il n’est
pas seulement contrôlé par les ordres des ordinateurs, mais il est incapable de commu-
niquer avec son équipage et d’avoir accès à la machinerie qui fait avancer le Prométhée.
D’ailleurs, il apprendra vite que ce manque de communication n’est pas circonstanciel
ou temporaire, mais qu’il s’agit d’un phénomène strictement structurel : ces liens n’ont
pas été prévus dans la conception du navire. L’organisation spatiale de la narration dans
la première partie de la nouvelle rend compte de cette séparation inéluctable entre deux
espaces condamnés à l’ignorance mutuelle5, qui se superposent et qui font partie d’un
tout sans pourtant être reliés. La narration s’installe ainsi dans une dynamique de verti-
calité axée sur l’échec constant des rapports. D’une part, le pont supérieur (la raison), où
Le Gouadec se promène à son aise de bâbord à tribord, de la poupe à la proue et où il
salue en toute normalité « lieutenant, steward, radio et timonier »6. C’est l’espace consa-
1
Ibid., p. 31-32.
2
Ibid., p. 33.
3
Ibid., p. 43.
4
« Cette campagne est sans motif, faute de destination, donc de nécessité : ce que d’évidence manque le
plus à notre navigation c’est justement son importance. Elle n’en a aucune, et bourlinguer comme nous
faisons à l’aventure ne peut pas justifier ce surcroît de prudence que je paie trop cher pour si peu » (Ibid.,
p. 47).
5
« Entre le dessus et le dessous du navire il n’existe aucune communication. […] Il règne ici comme une
sorte de séparation de l’Église et de l’État. La République n’en est pas moins restée une et indivisible.
Tout comme ce navire » (Ibid., p. 32-33).
6
Ibid., p. 32.
312
cré idéalement à la guidance du navire, à la prise de décisions ; un espace complètement
exploré et explorable par les différents détails donnés dans le discours littéraire. Il s’agit
aussi de l’espace depuis lequel s’organise le point de vue de la narration, aussi limité
que celui du capitaine en ce qui concerne « le dessous » du Prométhée : aucune porte,
escalier échelle, écoutille ou simple trappe qui permette un accès aux ponts inférieurs,
séparés par une coque qui est vissée « comme un cercueil sous un couvercle » 1. La vie
intérieure du bateau reste aussi méconnue pour Le Gouadec que l’organisme ne l’était
pour Egmont dans Colères, l’absence de liaison directe entre le « corps » et la « raison »
du Prométhée complique le déroulement de l’expédition et intensifie l’air pessimiste qui
se laisse sentir dans la nouvelle.
1
Ibid.
2
Vercors, Colères, op. cit., p. 163.
3
Ibid., p. 196.
4
Ibid., p. 172.
313
interventions d’Egmont sur son organisme, convaincu de sa capacité d’action et de con-
trôle sur « les mœurs, les rites, les joies, les peines des habitants »1 de son corps.
Ces exercices fictionnels d’auto-exploration répondent curieusement aux pra-
tiques qui naissent depuis la fin du XIXe siècle, axées sur la découverte d’un moi qui
n’est plus seulement psychologique, mais aussi purement sensible :
Georges Vigarello dévoile la découverte en cette fin du XIXe siècle du corps comme
« un nouveau territoire d’entreprise et d’action de soi » 3, la littérature montrant à cet
égard un grand échantillon de ces approches originales. L’historien passe en revue cer-
taines de ces exploitations initiatrices dont celles qui mettent en scène l’influence de
l’environnement et le milieu sur l’organisme (En rade de Joris-Karl Huysmans, 1887 ou
L’angélique d’Émile Zola, 1888) ; celles qui questionnent par l’univers sensible des
réalités comme la ville ou la modernité (Au bonheur des dames d’Émile Zola, 1883 ;
Les villes tentaculaires d’Émile Verhaeren, 1895) ; ou celles qui proposent une nouvelle
manière de concevoir la sensation, qui envahit le domaine psychique de l’individu (en
début du siècle Marcel Proust en est le plus grand exemple, fondamentalement avec Du
côté de chez Swann, 1919, et Du côté de Guermantes, 1921).
La prise en compte du système « psycho-physiologique » comme un tout qui
fonctionne automatiquement provoque un déplacement dans le discours littéraire : « un
dialogue intime totalement nouveau s’instaure : le moi confronté à l’intelligence phy-
sique dont lui-même serait constitué »4. Les productions littéraires du XXe siècle se dé-
veloppent ainsi sous l’égide de ces œuvres majeures comme À la recherche du temps
perdu, où le corps est incarnation de nos « moi » antérieurs, il est mémoire et savoir se
laissant sentir par des gestes et des postures ; ou, encore, La métamorphose de Franz
Kafka (1915), où le système organique se présente comme « un être de manque, un lieu
1
Ibid., p. 166.
2
Georges Vigarello, Le sentiment de soi : histoire de la perception du corps, XVI e-XXe siècle, op. cit.,
p. 250.
3
Ibid., p. 177.
4
Ibid., p. 202.
314
de faille, une existence subissant quelque inexorable distance avec elle-même »1. Le
discours littéraire se revendique comme un champ d’expérimentation incontournable
pour reproduire, retranscrire, inventer ces échanges possibles, incomplets ou, en
l’occurrence, impossibles.
Les exploits physiques réalisés déclenchent chez Egmont une soif incontrôlable de ré-
sultats, qui le poussent sans cesse vers le renfermement sur soi. Le discours littéraire
rend compte de cette évolution progressive des ambitions d’Egmont par la disparition
des métaphores que le poète se forçait à construire pour raconter ses passages. Impuis-
sant et incapable de se rappeler quoi que ce soit, il refuse désormais d’en parler, tout
langage étant devenu pour lui insuffisant3. Le personnage s’installe ainsi dans le presque
silence, supportant de moins en moins le contact humain, décidé à anéantir sa vie
« extérieure » et même son désir de connaissance :
C’est même le piège majeur ! Le piège de la connaissance, avec tout le train qui
s’ensuit. Fini ! Prétendait-il. Je ne veux plus rien « connaître », je veux exactement
le contraire : oublier toute conscience, vivre ma vie organique, m’épanouir en vé-
gétal !4
1
Ibid., p. 205.
2
Vercors, Colères, op. cit., p. 272.
3
« J’allais une fois de plus te parler de jungle et de reptiles, de gorges, de torrents… Quelle ineptie, soupi-
rait-il. Je me fais l’effet d’un peintre académique, d’un pompier, d’un Rochegrosse qui voudrait représen-
ter l’Énergie nucléaire par une farandole de femmes nues… » (Ibid., p. 250).
4
Ibid., p. 231.
315
Cet écart du monde implique un changement radical dans la représentation du person-
nage, qui est désormais l’objet d’un processus graduel de déshumanisation. La décision,
dans un premier temps volontaire, de quitter « son balcon » pour « s’inquiéter de ce qui
se passe chez lui, entre ses quatre murs »1 finit avec Egmont pris au piège de ses propres
pratiques : nous voyons le poète devenir une véritable marionnette à la merci de son
corps. Son but de mêler pensée et chair se paie par un état de « somnambulisme », de
« catalepsie », par un « comportement d’automate » ; Egmont n’est plus maître de ses
plongées et de ses émergences, s’absentant régulièrement sans le vouloir. Il se sent
même menacé au fur et à mesure qu’il fait des incursions plus longues et profondes,
jusqu’à se convaincre de la possibilité qu’un jour il ne pourra plus « remonter » 2. Le
danger que suppose pour lui cette vie à la frontière entre le somatique et le psychique ne
manque pas d’éveiller les préoccupations de ses plus proches, spécialement d’Olga.
C’est d’ailleurs celle-ci la première à alerter sur le devenir du poète, installé de toute
évidence dans un terrain de non-retour :
En deux mots, il vit normalement, ou presque. Toutes les apparences d’un homme
– sauf justement ce qui fait un homme : l’insoumission.3
Ou plutôt la perception lucide de sensations qui jusqu’alors n’avaient pas été cons-
cientes : des élancements d’abord si peu semblables qu’à peine y avait-il pris
garde : vagues piqûres trop légères pour pouvoir le distraire de l’attention qu’il de-
vait aux imprévus de la mer.4
1
Ibid., p. 243-244.
2
« C’est cette surveillance-là que je sens, de plus en plus pressante, pesante, et anonyme… Un de ces
jours, on me mettra la main au collet » (Ibid., p. 280).
3
Ibid., p. 297.
4
Vercors, Le commandant du Prométhée, op. cit., p. 45.
316
Ces contacts sont de nature unidirectionnelle, aucune forme d’échange n’est mise en
place : l’information ne circule que dans un sens, de la machine au capitaine, et elle est
transmise au moyen des sensations et des signaux de type physique, produits par des
« cellules de surveillance ». Le récit se bâtit désormais sur deux mouvements parallèles.
Le premier est celui de l’action-réaction : chaque geste du commandant susceptible de
mettre en danger le bateau est suivi d’une réponse du navire sous forme de décharge
électrique qui, à son tour, provoque une réplique de Le Gouadec. Les premières dé-
charges sont accueillies par le commandant avec grand étonnement et admiration
(« Tout avait été prévu dans sa construction, même une distraction du capitaine ! C’était
superbe »1). Plus tard, l’émerveillement se changera en colère : impossible de dévier le
navire vers des routes un peu plus dangereuses ne serait-ce que par défi ou par souci
d’observation. Le commandant refuse de se plier aux indications des cellules :
Que pouvaient donc vouloir lui signaler les cellules de surveillance ? Si ce n’était
pas un danger au-dehors, que pourrait-ce être d’autre qu’un danger au-dedans, au
sein de cette coque inaccessible ? Mais dans ce cas, à quoi servait de l’avertir
1
Ibid., p. 46.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 49.
317
puisque, tout commandant qu’il fût, mais prisonnier de sa dunette, il n’y avait au-
cun moyen d’y aller voir ?1
Trente-cinq ans après Colères, Vercors revient par la métaphore du Prométhée sur
l’irréductibilité de l’être humain à soi-même : conscient par les signaux des problèmes
qui peuvent l’accabler, il est pourtant incapable d’interpréter ces informations, d’en dis-
cerner la cause et donc, d’y porter remède par lui-même. C’est dans ce sens que la
communication entre le corps et l’esprit continue d’être inaccomplie, l’homme ne sa-
chant pas s’en servir si ce n’est que pour détecter un dysfonctionnement, dysfonction-
nement qui se laisse de même sentir dans le discours littéraire par le changement de
registre de langue : « Le Gouadec rageait contre cette “connerie” de pont et d’entrepont
si strictement isolés l’un de l’autre »2.
– N’y a-t-il pas des choses qu’on ne peut connaître qu’en participant ? Toute la
science d’un puceau polytechnicien ne lui apprendra pas la volupté. Egmont con-
naît des choses dont nous n’aurons jamais idée.
– Ni lui non plus, dit Burgeaud.
– Comment, lui non plus ?
– Celui qui les découvre n’est plus Egmont. Quand il redevient Egmont il les re-
perd. Si Lazare mort a connu Dieu, Lazare ressuscité ne s’en rappelait rien. Egmont
se réveillera toujours les mains vides. Ou pleines d’illusions, ce qui est pire. Cette
folle tentative ne peut servir à personne, pas même à lui.3
1
Ibid.
2
Ibid.
3
Vercors, Colères, op. cit., p. 304-305.
318
La fable du retour se substitue au récit de déportation. La restitution de l’existence
se fait par cette formule de substitution. […] Le témoignage est affaire d’allusion et
de voile. Ainsi Lazare se protège-t-il de sa « tunique brûlante » et de
l’intransmissible.1
1
Catherine Coquio, « La littérature selon Lazare. Jean Cayrol, d’un art de l’après à venir », Europe, no
926-927, 2006, (« Écrire l’extrême : la littérature et l’art face aux crimes de masse »), p. 16-32.
2
Egmont partage d’ailleurs au début du roman son malaise et avoue ne pas comprendre pourquoi ce se-
raient des personnes étrangères à notre corps, à savoir les médecins, qui devraient nous dire ce qui se
passe à l’intérieur de notre organisme : « C’est même pour ça que nous existons, pensait-il, notre exis-
tence, à nous médecins, c’est la preuve de ça : ce divorce foncier, total, inexplicable, des gens avec leur
organisme… Nous devrions en être obsédés : pourquoi faut-il un médecin pour informer les gens de ce
qui se passe dans leur propre carcasse au lieu du contraire ? Pourquoi ne le savent-ils pas ? Qu’est-ce que
ça veut dire ? » (Vercors, Colères, op. cit., p. 172).
3
Ibid.
4
Ibid., p. 325.
319
Toute science, même de la chasse, est répétition, vérification, et surtout communi-
cation au reste de la tribu. Egmont ne fait rien progresser, ce n’est encore qu’une il-
lusion, puisqu’elle est incommunicable. De surcroît, illusion dangereuse : les
fauves, c’est la cohésion des chasseurs qui les tient en respect, c’est parce que
l’humanité avance derrière une ligne blindée sur laquelle ils se brisent les griffes :
la raison humaine. Chasser seul à poitrine découverte n’est pas de l’héroïsme, pas
même de l’audace, c’est de l’extravagance, elle ne fait que gêner la battue.
L’exemple serait désastreux, si d’autres venaient à le suivre.1
Le texte pose ainsi par le biais du neurologue le véritable sujet à traiter : la non-
communication du savoir suppose inévitablement l’invalidation de l’activité de con-
naître, qui perd son sens parce qu’elle ne se réinvestit pas dans la grande entreprise de
l’espèce humaine. L’évocation des pratiques tribales de chasse renforce d’ailleurs la
portée universelle de l’idée vercorienne de solidarité de l’homme rebelle : toute con-
naissance, intellectuelle ou simple savoir vivre, ne trouve sa validité que si elle peut être
mise au profit commun dans l’espace et dans le temps. D’ailleurs, ce sera par l’emploi
de la technique de l’électrochoc2, encore une réussite de la science, du savoir partagé et
appliqué, que le neurologue réussit à sortir Egmont de son état d’inconscience.
Malgré ces réflexions finales, l’entreprise d’auto-exploration de l’organisme
humain que Vercors développe dans Colères se termine par un échec, ou du moins par
la constatation qu’une réduction à soi-même consciente, objective, complètement diri-
gée et orientée est impossible. Le roman se conclut d’ailleurs avec son protagoniste li-
vré à l’incompréhension et à la frustration, conséquence d’avoir goûté à l’immensité du
monde biologique et d’avoir pris conscience ensuite de l’impossibilité d’en rendre
compte ou de pouvoir agir sur lui3. Les propos de l’écrivain au sujet de Colères presque
trente ans après sa publication confirment un certain sentiment de déception non guéri :
La fonction cérébrale n’est pas noble mais vile ; elle n’est que l’esclave humilié de
la dictature du corps, corps « en lequel la Nature, volonté aveugle, en nous
s’incarne et agit » (Schopenhauer). Esclave douloureux chargé seulement d’avertir
1
Ibid., p. 305-306.
2
Remarquons que la technique par électrochoc est relativement récente dans ces années 50. Inventée dans
les années 30 par les psychiatres italiens Ugo Cerletti et Lucio Bini, elle se développera en France à partir
des premières années de la Seconde Guerre mondiale (Laurent Wetzel, « Histoire et actualité de
l’électrochoc », CRPA Cercle de Réflexion et de Proposition d’Actions sur la psychiatrie, 2013).
3
« Ah bon sang, si ! s’écria-t-il. Mais il ne s’agit pas de regretter ou non. Pas le choix. Je ne sais pas si tu
peux comprendre. Comment ce que j’ai connu ne me hanterait-il pas ? Cette participation, cette liberté,
cette puissance énorme ? Mais vaines, tu comprends, une puissance tournant en rond, impuissante, sur
elle-même ; et cette liberté trop vaste et pire qu’une prison ; et le tunnel renfermé derrière moi – sur ce
moi tout à fait dissous, évanoui, aveugle ; et jouissant d’une richesse inouïe, mais elle aussi dissipée,
anonyme… Et c’est cela qui est ignoble, s’écria-t-il avec colère, que toute cette richesse, il faille s’y
perdre pour en jouir, ou bien cesser d’en jouir pour la comprendre » (Vercors, Colères, op. cit., p. 348).
320
l’organisme, de quelque désordre interne par des souffrances plus ou moins aiguës,
ou d’un danger externe par des terreurs traumatisantes.1
Colères se clôt en effet sur une certaine amertume, difficile à classer sous l’égide du
pessimisme par la foi que le récit professe non seulement dans la recherche scientifique,
mais spécialement dans le progrès et la transmission de la connaissance. Ce roman est
pour le reste un texte véritablement à part dans l’ensemble de l’œuvre vercorienne, il
ouvre la nouvelle perspective au sein de la pensée de l’écrivain : la prise en compte de
l’homme comme être biologique. Bien que novateur, le sujet ne trouvera pas d’autres
cadres fictionnels d’exploitation, du moins pas sous la même forme. Les productions
qui suivent ce troisième roman reviennent au travail sur l’homme rebelle (la trilogie Sur
ce rivage, écrite entre 1957 et 1960 ou Le radeau de la méduse, de 1969) ou
s’intéressent, par exemple, à l’homme social contemporain et à la société capitaliste
oppressante (Quota et les Pléthoriens, 1966, ou Comme un frère, de 1973).
Le commandant du Prométhée reprend en 1991 quelques motifs du dénouement
du texte de 1956, dont l’intervention extérieure d’un membre du corps médical pour
essayer de « guérir » le malade et, aussi, un certain sentiment d’ambiguïté face à
l’impossibilité de parvenir à une connaissance « organique » de soi. Vercors récupère la
notion de maladie du début de sa nouvelle et donne un cadre nettement humain aux
« tortures si répétées et progressivement si déchirantes »2 subies par Le Gouadec. Capi-
taine et bateau se confondent définitivement dans leur rôle de « malades » : le premier
perd conscience alors que l’électronique du bateau enchaîne erreur après erreur.
L’équipage du pont supérieur décide de conduire le bateau à port pour examiner les vé-
ritables problèmes du navire, la mise en place du dispositif d’exploration du « corps »
du Prométhée est identifiée à un rigoureux examen médical :
Après s’être muni d’un mégaphone puissant, l’ingénieur monta sur le pont, intro-
duisit le pavillon dans une des manches à air qui ventilent l’intérieur, et appela à
plusieurs reprises […] Il monta des bruits confus, une sorte de tumulte assourdi,
trop indistinct pour être interprété.3
1
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 129-130.
2
Vercors, Le commandant du Prométhée, op. cit., p. 50.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 52.
321
l’ouverture se fait dans la carène, sous la ligne de flottaison. Les métallurgistes se char-
gent d’effectuer l’intervention au chalumeau, le corps du Prométhée ne manque pas de
donner signe de mauvaise santé : « il suinta du sang à demi coagulé »1. À l’ouverture du
ventre les « médecins » prennent conscience de la gravité du problème : une mutinerie à
l’intérieur, les officiers sont submergés2. L’intervention de la troupe de police
s’apparente à l’extirpation d’un cancer et rappelle les images de bataille et
d’affrontement qu’Egmont évoquait à la suite de ses auto-explorations :
La répression, sanglante bien qu’elle s’efforçât de séparer les éléments sains des
mutinés à désarmer, dura près de cinq heures. On évacua ensuite les morts, tandis
que les blessés étaient soignés sur place. Puis, lorsque le calme parut enfin solide-
ment rétabli, les métallos ressoudèrent la plaque d’acier découpée. Et la coque se
retrouva bouclée sur elle-même.3
Les dégâts ayant été importants, l’annonce de l’énorme perte de sang et l’idée qu’il au-
rait dû y avoir une intervention plus précoce laissent présager une récupération lente,
sinon impossible. D’ailleurs l’illusion d’une probable guérison s’estompe après
quelques jours de voyage : en plein milieu de l’océan Indien, des décharges surprennent
encore le commandant. La fin du récit s’inscrit à nouveau dans un mouvement
d’ascension de la douleur et de la tension qui aura comme chute, non pas la maladie,
mais le naufrage du « bâtiment en perdition »4. L’agonie du Prométhée se fait dans la
précipitation des symptômes (« les décharges s’étaient accrues, et avec une incroyable
accélération se multiplièrent encore »5) et la violence des dégâts (« sous la pression du
feu, des portes s’effondrèrent, et des flammes s’engouffrèrent dans ses coursives avec la
vitesse de l’éclair »6) qui ravagent navire et capitaine dans des douleurs atroces jusqu’au
moment où l’ensemble finit par couler.
La fin de cette dernière production vercorienne se fait de même sur un capitaine
« ahuri, qui mourut sans avoir rien compris à son aventure », entraîné par une maladie
dont il n’était même pas conscient7. Point de réflexion autour de l’étrangeté à soi-même
de l’homme, qui semble acceptée, mais dont la simple constatation laisse le lecteur face
1
Ibid., p. 55.
2
Ayant une signification différente, cette image évoque l’un des dessins de La danse des vivants,
« Mutinerie à bord », qui dénonçait, dans le cadre de la production brullerienne pessimiste, la petitesse
déconcertante de l’être humain face au cosmos et l’absurdité des actions humaines.
3
Vercors, Le commandant du Prométhée, op. cit., p. 56.
4
Ibid., p. 60.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 60-61.
7
Après l’opération, les membres de l’équipage du pont supérieur décident de ne pas communiquer au
capitaine l’intervention qui a eu lieu dans le bateau. À son réveil, Le Gouadec ne se doute de rien, restant
toujours aussi étranger à son corps qu’il l’était avant.
322
à un certain sentiment de vertige, sinon de résignation. Cependant, parler d’un retour au
pessimisme à la fin de la vie de l’écrivain ne semble pas ici pertinent, ce serait décons-
truire la trajectoire d’une pensée axée sur l’action des hommes rebelles. Plutôt évoquer
une certaine amertume ou frustration chez un auteur qui a prétendu à une définition to-
tale de l’homme et qui se rend compte qu’il y a des espaces de l’humain qui appartien-
nent encore à l’ignoré, sur lesquels il n’a aucun pouvoir d’action. C’est aussi la consta-
tation que l’appréhension de l’être organique n’est pas impossible, mais qu’elle se dé-
ploie dans le travail de recherche collective et le partage du savoir. Dans ce sens, la fic-
tion ne transgresse pas les limites constatées par l’écrivain, qui aurait pu se servir de
celle-ci pour représenter et faire possibles les contacts entre raison et organisme, mais
qui laisse le lecteur dans la même incertitude que ses personnages.
323
Chapitre VI
Le récit de soi vercorien
1
Par exemple, les nouvelles de guerre de l’écrivain sont inévitablement conditionnées par son engage-
ment dans la résistance intellectuelle. Ce parti pris de Vercors influence non seulement le contenu de ces
ouvrages, mais aussi leur configuration et structure : bien que l’auteur ait toujours montré un goût pour le
récit bref, il ne faut pas oublier que les conditions clandestines d’écriture, d’édition et de distribution dans
le cadre des Éditions de Minuit imposent des exigences formelles aux écrivains qui veulent faire parvenir
leurs textes à la société française.
2
Rappelons le principe éthique de solidarité, capital dans la théorisation de la rébellion vercorienne. Il est
en effet fortement lié dans ses origines à l’esprit combatif et fraternel de la résistance française, qui sera
dépassé pour atteindre une dimension plus fondamentale et philosophique.
324
duction de maturité de l’auteur1, ne font qu’assurer et confirmer cette liaison fondatrice,
dessinée en filigrane depuis les premiers albums de Jean Bruller. Ils constituent un re-
tour en arrière articulé sur le « moi » de Vercors, très souvent confondu avec son « moi
public », loin des confessions intimes. Il y dresse en effet une sorte de bilan de vie à des
caractéristiques spécifiques par les diverses formes employées, mais aussi par le traite-
ment et la sélection minutieuse des expériences remémorées ou, au contraire, passées
sous silence. Dans ce bilan de vie nous découvrons un souci parallèle de chroniqueur et
de (auto)biographe, qui atteste le passage de la recherche impossible du moi (présente
dans des albums comme Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent, de
1927, ou Un homme coupé en tranches, de 1929), au moi assumé, même dans la plurali-
té et l’insaisissable, conséquence d’une longue réflexion et d’un engagement intellectuel
et social sans faille, fondamentaux pour l’affirmation de soi de l’écrivain.
Néanmoins, la constatation de la relation entre pensée, vie et œuvre de Vercors
ne prétend nullement proposer une clé de lecture biographique du corpus littéraire ana-
lysé, elle n’incite pas à chercher le vécu de l’auteur par ses textes, malgré les ressem-
blances que nous pourrions trouver. Il s’agit plutôt de déceler quels sont les enjeux pour
la pensée de l’homme qui découlent de ce retour sur soi de l’auteur, en quoi cette action
est révélatrice ou non de l’appréhension que l’homme a de sa propre existence. De la
même façon, il existe dans ces textes la mise en scène de l’individu (en l’occurrence
Vercors) dans le temps, dans un espace et dans des contextes sociaux spécifiques ; il
sera question d’étudier comment le texte littéraire aborde ce « savoir être » concret de
l’individu dans un regard rétrospectif et si une telle vision d’ensemble révèle des carac-
téristiques de la pensée de l’homme construite jusqu’à présent.
1
Nous regroupons sous la notion « productions de maturité » les ouvrages qui ont été publiés entre la fin
des années 60 et les années 80. Rappelons que Jean Bruller-Vercors décède le 10 de juin 1991.
325
production de Vercors, fondamentalement entre la fin des années 60 et les années 80,
vise essentiellement à souligner la concentration temporelle de ce genre de publications.
Vercors accorde à cette pratique de retour sur soi un statut d’épilogue de vie, mais il ne
l’envisage pas comme un acte délibéré, l’auteur étant « démangé » malgré lui par le
« virus ». Il identifie cet exercice presque à une pulsion négative par l’opposition qu’il
suscite (« résistance »), loin d’un désir volontaire. De plus, l’acte de mettre par écrit ses
souvenirs s’avère particulièrement laborieux, le réinvestissement de l’imaginaire marin
aide à illustrer la difficulté d’une telle tâche (« renflouer », « profond »). Cependant,
construisant son discours sur un retour en arrière global, la maturité de l’âge devient une
garantie de lucidité dans l’analyse, malgré le danger de possibles oublis ou confusions,
évoqués à plusieurs reprises dans ces textes : « il faut s’attendre à des lacunes, à des
erreurs, à bien de confusions chronologiques. Si c’est le cas, qu’on me pardonne :
j’aurai fait de mon mieux »2. L’entreprise du récit de soi vercorien se développera, par
ailleurs, au-delà d’une simple volonté de « faire le point » et présente des implications
non seulement personnelles, mais aussi philosophiques, historiques et sociales.
Compte tenu de ceci, ces productions trouvent donc leur raison d’être à la fin de
la carrière, du parcours personnel et professionnel de Vercors, elles ne constituent pas le
cœur de son travail littéraire, comme ce fut le cas pour certains de ses contemporains,
parmi lesquels Michel Leiris ou Simone de Beauvoir. Cette place marginale (entendons
cet adjectif comme « marge », qui se produit au début ou à la fin d’une trajectoire) des
discours sur soi semble cohérente dans une œuvre qui, dans ses années d’apogée, est
exclusivement au service de la pensée éthique sur l’homme. L’auteur y figure comme
un rebelle parmi d’autres, un personnage de fiction qui ne détient aucune prééminence
particulière, raison pour laquelle, nous le verrons, les traces autobiographiques dans ses
récits de fiction sont subtilement dissimulées, voire complètement retournées. Au con-
traire, Michel Leiris et Simone de Beauvoir font de l’autobiographie un véritable projet
de vie. Le premier se livre à une écriture qui oscille entre l’ethnographie et le récit de
soi et qui s’étend sur plus de quarante ans, de L’âge d’homme (1939) à Le ruban au cou
1
Vercors, Les occasions perdues. L’après Briand 1932-1942, Paris, Plon, 1982, p. 7.
2
Vercors, La bataille du silence [1967] éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002, p. 809.
326
d’Olympia (1981)1. Simone de Beauvoir, pour sa part, représente selon les mots de
Jean-Louis Jeannelle « un cas unique », ayant mené un véritable « programme d’écriture
de soi » par l’exploitation de nombreuses formes à la première personne 2. Vercors par-
tage avec Simone de Beauvoir, bien qu’à une plus modeste échelle, la pluralité et la
variété de structures formelles employées pour se raconter : le récit de voyage (Divaga-
tions d’un Français en Chine, 1956), les textes hybrides entre mémoires et autobiogra-
phie (La bataille du silence, 1967, et la trilogie Cent ans d’histoire de France, 1981-
1984), l’entretien personnel (À dire vrai, 1991), ainsi que le journal intime (après la
mort de l’écrivain, deux journaux sont découverts datant de 1930 et 1942) font partie de
cet ensemble d’ouvrages.
Vercors se sait de plus héritier d’une tradition autobiographique importante, il
n’hésite pas à jouer la carte de l’intertextualité en citant de grands mémorialistes qui
l’ont précédé comme Louis de Rouvroy, le duc de Saint-Simon, ou encore François-
René de Chateaubriand, dont l’« ombre est trop écrasante pour qu’on s’expose à s’y
mesurer »3. L’écrivain fait preuve de modestie (« je n’osais pas me croire si intéres-
sant », « qu’aurais-je à raconter qui en valût la peine ? »), cherchant ainsi la connivence
du lecteur, qui ne devrait dans aucun cas prendre cet acte d’écriture comme un essai
prétentieux de mise en avant de sa personne (« quoi qu’il en soit, voici le lecteur préve-
nu »4). Tout en déclarant insignifiante sa tâche d’autobiographe, par l’acte de se racon-
ter, Vercors participe du « renversement axiologique [du XXe siècle] où les valeurs de
l’individualisme contemporain l’emportent sur une éthique de la grandeur désormais
révolue »5. Le récit de soi contemporain6 finit par briser définitivement à travers ses
multiples manifestations l’opposition que dénonce Goethe entre les « mémoires d’en
1
Martine Hovanessian, « Michel Leiris : écrire les formes de l’asservissement », Tumultes, nº 36, juillet
2011, p. 35‑36. Il publiera entre ces deux ouvrages La règle du jeu. I Biffures, 1948 ; II Fourbis, 1955 ;
III Fibrilles, 1966 ; IV Frêle bruit, 1976 chez Gallimard.
2
Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses mémoires au XXe siècle : déclin et renouveau, Paris, Gallimard, 2008,
p. 171-172. Du récit autobiographique (Mémoires d’une fille rangée, 1958), aux mémoires (La force de
l’âge, 1960 ; La force des choses, 1963), le témoignage (Djamila Boupacha, 1962), l’autoportrait (Tout
compte fait, 1972), le récit d’un expérience intime (Une mort très douce, 1964), l’interview filmée, le
témoignage testamentaire (La cérémonie des adieux, 1981) ou encore le journal intime (Journal de
guerre, publié à titre posthume).
3
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 807.
4
Ibid., p. 808.
5
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 234.
6
Pour ne nommer que quelques grands noms : Albert Cohen (Le livre de ma mère, 1954 ; O vous, frères
humains, 1972), Marguerite Duras (L’amant, 1984 ; La douleur, 1993), Julien Gracq (Les eaux étroites,
1976 ; La forme d’une ville, 1985), Jean Guéhenno (Journal d’un homme de quarante ans, 1934 ; Chan-
ger la vie, mon enfance et ma jeunesse, 1961), Violette Leduc (La Bâtarde, 1964 ; La folie en tête, 1970),
Jean-Paul Sartre (Les mots, 1964) etc. Pour une bibliographie détaillée voir Philippe Lejeune,
L’autobiographie en France [1971], Paris, A. Colin, 2004, p. 93‑110.
327
haut » et les « mémoires d’en bas »1, l’individu se régissant par des normes identitaires
autres, « à la fois acteur et témoin, porteur d’une histoire qui donne sens au passé »2.
L’écriture de soi assumée comme projet personnel, il est question d’analyser par
quelques exemples significatifs comment Vercors mène à bien cette entreprise de se
raconter et en quoi celle-ci permet par ses caractéristiques de compléter et de participer
à la construction de la pensée de l’homme, installée maintenant plus que jamais entre la
vision collective de ce que Vercors appelle « les animaux dénaturés » et la vision indivi-
duelle des membres de l’espèce, dont celle du propre auteur.
1
Johann Wolfgang von Goethe, Maximes et réflexions, 1833 ; cité par Marie-Claire Hoock-Demarle,
« Avant-Propos : Temps et champs autobiographiques au XIXe siècle », Romantisme, nº 56, 1987, p. 4.
2
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 13.
3
Ibid.
4
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 14.
5
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 170.
328
soustraire au social et de se tenir de l’intérieur ». C’est dans ce contexte d’intériorisation
que l’autobiographie finit par s’imposer face aux mémoires dans les années 1970, légi-
timée, rappelle Jean-Louis Jeannelle, par des écrivains qui transgressent les attendus et
les formes du genre (Roland Barthes, Georges Perec, Nathalie Sarraute ou Alain Robbe-
Grillet) et par ceux qui le renouvèlent (Violette Leduc, Marguerite Duras, Hervé Gui-
bert ou Patrick Modiano)1.
L’œuvre vercorienne reste cependant à l’écart de l’intériorisation intégrale du
discours de soi, ainsi que de son renouvellement et transgression d’un point de vue for-
mel ou structurel, ce qui nous empêche de classer les récits qui nous concernent comme
autobiographies. Restés ouverts au monde de l’intime mais fortement liés au rôle de
l’écrivain dans la cité, nous devrions plutôt parler de mémoires, sur le modèle qui se
développe dans l’après-guerre. Ils témoignent, comme signale Michel Murat au sujet de
Simone de Beauvoir, d’un individu dans l’histoire. Ils ont une valeur collective en tant
qu’ils proposent le regard réfléchi et engagé d’un intellectuel sur une période de temps
significative pour la société dont il fait partie2. Ils sont l’exemple parfait d’articulation
d’une vision inévitablement personnelle, mais qui atteste en même temps d’une vie dans
sa dimension publique3.
C’est d’ailleurs dans cette perspective que Vercors publie en 1967 son premier
véritable récit de soi : La bataille du silence. Il répond à une commande lui demandant
de rendre compte en tant que fondateur, directeur, imprimeur et auteur, de l’un des ex-
ploits les plus importants de la résistance intellectuelle française pendant la guerre : les
Éditions de Minuit. Le texte ne fait donc pas partie des productions issues de la
« démangeaison autobiographique » à laquelle fait référence Vercors quelques années
plus tard dans la préface des Occasions perdues ; il a une valeur personnelle et sociale
plus transcendantale. Cependant, et parce qu’il mesure l’importance de la tâche, Vercors
montre son hésitation à raconter son vécu :
Moi, pendant toute cette période, j’ai couché chaque soir dans mon lit, retrouvé
chaque semaine, après le « travail » à Paris, ma famille dans la campagne que
j’habitais. Il ne m’est rien « arrivé », je n’ai rien de cet ordre à faire valoir.4
329
témoignage, qui respecte certes la réalité, mais qui aurait pu être celui des intellectuels
qui ont disparu pendant la guerre et qui auraient pu parler (Benjamin Crémieux, Max
Jacob, Jean Prévost ou Robert Desnos), de ceux qui ont subi la prison (Jean Paulhan,
Jean Cassou) ou de ceux qui ont eu à se cacher, à fuir (Paul Éluard). Le pronom « moi »
qui introduit l’extrait marque une distanciation volontaire vis-à-vis de ces noms, Ver-
cors minimise par la suite son rôle pendant le conflit construisant son discours sur une
comparaison d’opposition. Les guillemets qui accompagnent l’expression « il ne m’est
rien “arrivé” » soulignent indirectement les nombreux problèmes et vicissitudes endu-
rées par ses compatriotes et cherchent à atténuer la portée des événements diffusés dans
son témoignage. Nous décelons même une certaine culpabilité à dire l’univers familial
qui l’attendait après ses visites à Paris, d’autant plus qu’il installe ce « privilège » re-
trouvé dans le temps long et répétitif du conflit (« chaque soir », « chaque semaine »).
Remarquons comment ce sentiment de non légitimité apparaît dans le récit à cause de sa
nature autobiographique, l’auteur convoque un vécu réel à portée historique dont il a été
aussi acteur ; de ce fait, ce ressenti est absent de son témoignage de fiction Le songe1.
1
Écrit en novembre 1943, il a reçu de nombreuses critiques à cause précisément de l’inexistence d’un
rapport autobiographique entre le témoin et le témoignage dans un texte qui décrivait aussi bien, et malgré
Vercors, les conditions de vie dans les camps nazis. L’auteur s’étant inspiré des propos d’un rescapé, il a
cependant pris ses précautions intégrant la fiction dans un autre monde possible, celui du rêve.
330
vains se trouvèrent aussitôt réduits, soit à collaborer, soit à se taire »), et la résolution de
s’emparer du silence pour lutter dans la clandestinité (« c’est pour leur permettre de
s’exprimer quand même à l’insu de l’ennemi, que furent fondées les Éditions de Mi-
nuit »)1. Vercors assume dès le début la nature partielle et personnelle du regard propo-
sé, il ne prétend aucunement rivaliser avec les faits historiques avérés, d’ailleurs, il
prend de la distance vis-à-vis de ceux-ci, engageant son travail d’écriture en faveur
d’une histoire des hommes, faite et racontée par ses acteurs.
S’il ne s’oppose pas frontalement aux « fresques épiques » des récits historiques, il met
en évidence avec ironie ce qu’il relève comme un défaut : l’inexistence de la voix des
hommes concernés (« indispensable »), les seuls à pouvoir donner un vrai sens à la
masse d’événements survenus. Vercors se place ainsi foncièrement dans le genre mé-
morialiste qui, tout en respectant la réalité référentielle, sacrifie la vision générale des
faits en faveur du témoignage individuel (« plus [étroit] sans doute »). Il n’hésite pas à
légitimer les bienfaits de sa démarche en citant deux des grands ouvrages du XIXe siècle
comme La chartreuse de Parme et Guerre et paix, tout en reconnaissant, dans un ton de
modestie très récurrent, ses limitations en tant qu’écrivain (« simple récit », « fantassin
des lettres »).
Par ailleurs, la présentation des événements choisis se fait en fonction d’une cau-
salité linéaire de l’avant sur l’après, reproduisant un modèle assez classique de l’acte
autobiographique-mémorialiste. Vercors est loin de l’autobiographie alphabétique et
fragmentaire de Barthes qui, dans Roland Barthes par Roland Barthes de 1975, aban-
donne le schéma narratif pour créer par des fragments une forme de totalité, malgré tout
absente3. Installé donc dans un modèle chronologique et cherchant à recréer la réalité
moins qu’à produire un calque qui serait tout de même illusoire, Vercors divise son ou-
vrage en trois grandes parties. Une première qui, sous le titre « prélude d’une métamor-
phose », résume très globalement son parcours vital jusqu’au jour de la défaite face à
l’Allemagne nazie. Remarquons l’inexistence d’une allusion quelconque à son enfance,
1
Ibid., p. 807.
2
Ibid., p. 809.
3
Claude Coste, « Roland Barthes par Roland Barthes ou Le démon de la totalité », Recherches & Tra-
vaux, nº 75, 2009, p. 35.
331
le retour en arrière ne va pas plus loin que son adolescence en pleine Première Guerre
mondiale (« j’étais un tout jeune garçon »1) ; le lecteur voit ainsi surgir ex nihilo un
jeune qui déclare sa haine envers les « boches » tout en se surprenant de l’irrationnel de
son sentiment.
Le récit évolue dans un mouvement de concrétisation progressive : la toile de
fond d’un pacifisme qui se défait en faveur de la montée du nazisme abrite les premiers
pas comme dessinateur du jeune Jean Bruller et sa prise de conscience politique et so-
ciale. Cette première partie confirme, par sa construction et son organisation, la dé-
marche vercorienne qui sera celle de son style mémorialiste : rendre compte d’un con-
texte historique général par des expériences concrètes. Le récit se concentre progressi-
vement sur des détails, des gestes révélateurs qui construisent une sorte de grande his-
toire par des anecdotes, pourtant lourdes en signification. Vercors alterne des scènes
spécifiques, de plus en plus courantes, avec des résumés à caractère général, ce qui
permet d’abolir la distance temporelle entre la narration et l’événement révolu et de
construire une narration plus vivace2. Le lecteur voit plus que jamais l’homme au cœur
de cette masse d’événements historiques, qui se déploient dans le concret. Par exemple,
de longues pages sont dédiées au voyage de Vercors en 1938 à Prague pour une réunion
du PEN club alors qu’il congédie et résume en quelques lignes la mise en place effec-
tive de la politique nazie3. Le choix de rendre compte des scènes précises de ce voyage
s’avère pourtant bien plus parlant que toute une longue tirade narrative sur la nazifica-
tion de l’Allemagne :
J’en étais encore à contempler cette bonne bouille inoffensive, quand j’entendis
dans mon dos une voix brève : Papiere, bitte ! Je me retournai, et dus maîtriser un
frisson. Dans la portière, deux hommes en uniforme noir. […] Le premier prit nos
passeports, les second les tamponna, les paupières un instant baissées, ce qui ne fit
que rendre plus cruel son visage poupon. Le premier les lui reprit, nous les tendit,
toujours souriant sous son regard d’oiseau de proie. C’était un sourire terrifiant. Il
me sembla que si, au lieu de rendre nos passeports, on leur eût dit : « Abattez ces
hommes », ils l’eussent fait à l’instant sans cesser de sourire.4
1
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 812.
2
Thomas Clerc, Les écrits personnels, Paris, Hachette, 2001, p. 84.
3
« Tandis que les camps de concentration, immédiatement ouverts, s’emplissaient de Juifs, de commu-
nistes, de simples démocrates, Hitler déchirait les traités, se lançait dans la résurrection d’une puissante
force armée, sans en dissimuler les buts : arracher à ses voisins, par la force et la menace, “l’espace vital”
qu’il revendiquait » (Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 816).
4
Ibid., p. 819-820.
332
tions physiques (« j’entendis dans mon dos une voix », « maîtriser un frisson », « son
regard ») qui trouvent à leur tour leur penchant psychologique grâce à différents procé-
dés. D’abord celui du contraste entre l’apparence « inoffensive » d’un des officiers et la
violence percutante et directe des mots de son collègue (« papiere, bitte ! »), d’autant
plus frappants qu’ils sont reproduits en style direct et sous forme de slogan, ils se déta-
chent aussi de l’ensemble d’un point de vue graphique par l’emploi des italiques. En
deuxième lieu, le lexique qui sillonne le texte (« frisson », « cruel », « oiseau de proie »,
« sourire terrifiant »), rend compte d’une tension contenue, impression renforcée par le
profil lunatique et contradictoire que l’écrivain construit à propos des officiers, pouvant
passer de la cordialité à la violence en une seule fraction de seconde. Le style direct de
la fin de l’extrait pour exemplifier cette possible éventualité (« abattez ces hommes »)
augmente la probabilité de la scène, qui devient presque réelle. Le temps de la narration
empêche cependant d’accomplir l’abolition complète de la distance entre le passé et le
présent du discours ; même si nous voyons le narrateur agir, sentir, s’exprimer, nous
gardons toujours une certaine distance imposée par les verbes au passé simple. Le texte
vercorien s’éloigne ainsi d’autres récits de soi comme celui de Nathalie Sarraute, En-
fance (1983) ; outre le contenu radicalement différent, elle pousse à l’extrême cette dis-
tance en écrivant presque complètement au présent son autobiographie, effet renforcé
par l’emploi d’une méthode dialogique qui fait évoluer le récit dans le discours1.
Les deuxième et troisième parties de La bataille du silence s’intitulent respecti-
vement « les mois les plus noirs »2 et « la nuit s’ouvre »3, en référence directe à
l’occupation nazie et à la mise en place de la résistance intellectuelle. Les mémoires se
développent toujours dans une continuité chronologique qui confirme la concrétisation
progressive annoncée en première partie. Le discours se divise désormais par années et
par saisons, de grands chapeaux temporels qui rythment les événements depuis
l’été 1940 jusqu’à l’été 1944, où le récit se clôture avec notre écrivain invité par Charles
de Gaulle à un dîner. Malgré cette grande division temporelle, le texte défile sous les
yeux du lecteur comme un véritable journal : les aléas de l’écriture du premier roman de
Vercors, les problèmes pour faire marcher la maison d’édition ou les rencontres et po-
lémiques dans les milieux intellectuels de l’époque se mélangent avec des allusions à la
réalité politique et sociale. Les affaires de la vie quotidienne peignent la toile de fond de
1
Thomas Clerc, op. cit., p. 84.
2
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 819-820.
3
Ibid., p. 926.
333
la France occupée, le discours se ralentit par l’emploi de l’imparfait et place la narration
dans le temps long. Ceci donne par moments au texte presque un air de banalité par la
valeur itérative de l’imparfait :
La connaissance des faits du hors-texte nous aide cependant à mesurer le poids réel de
ce quotidien et l’importance du silence de l’écrivain vis-à-vis de l’occupant. D’autres
anecdotes moins quotidiennes, voire ponctuelles ou exceptionnelles, surprennent le lec-
teur par les détails fournis, d’autant plus que leur reproduction se fait plus de vingt ans
après. Tout en prenant en compte la possibilité d’une reconstruction ne serait-ce que
partiellement romancée, c’est dans ce genre de passages que le caractère de journal in-
time est exploité et que la représentation mise davantage sur la sincérité du récit. En
effet, les précisions tant des personnes concernées, que de la date, les lieux ou les en-
jeux font revivre les scènes, au cœur desquelles des femmes et des hommes agissent
avec détermination :
J’arrivai à Lyon dans la soirée, passai la nuit dans un hôtel près de la gare, et me
rendis le lendemain à mon premier rendez-vous, dans une brasserie de la place Bel-
lecour. Je devais y retrouver Suzanne Paraf, une des sœurs d’Yvonne. […] Suzanne
bientôt me rejoignit, nous prîmes un vermouth […] Elle m’emmena déjeuner dans
un petit restaurant dont le bœuf bourguignon me parut un festin. Et nous en vînmes
à l’essentiel. En attendant le retour de Lescure, il avait été décidé de laisser en sus-
pens la diffusion du Silence de la mer en zone nord mais d’en envoyer une partie
en zone sud. […] Comme nous sortions du restaurant elle me serra le bras. « Vous
me demandiez tout à l’heure comme l’on reconnaît les miliciens, dit-elle : en voilà
quatre. »2
1
Ibid., p. 896.
2
Ibid., p. 949-950.
334
discours principal n’est pas seul, il fait partie d’un groupe de personnes concernées aus-
si par la cause. Leur donner la parole c’est faire preuve d’hommage envers l’entreprise
de résistance autour de la maison d’édition. Vercors n’hésitera d’ailleurs pas à retrans-
crire des échanges et des controverses autour des points de vue opposés ou divergents.
Le récit de soi vercorien se trouve aussi être le récit de l’autre, parsemé de différentes
voix qui s’expriment par l’intermédiaire d’un narrateur qui leur cède la parole.
1
Signalons que le titre Cent ans d’histoire de France coïncide avec celui de l’ouvrage historique dirigé
par Claude Arthaud et François Hébert-Stevens, publié en 1962 et recouvrant pratiquement la même pé-
riode temporelle de la trilogie vercorienne, de 1860 à 1960.
2
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 371.
335
« Toute ma vie j’ai vécu public »1, conviant le lecteur par cette publication posthume à
continuer le partage de sa vie privée. Serge Doubrovsky rappelle au sujet de l’entreprise
autobiographique sartrienne la constante volonté de l’écrivain d’abolir et de révéler,
pour lui et pour les autres, ses possibles secrets et les arcanes de sa vie intérieure. Sa
démarche s’inscrit ainsi dans la recherche de la « transparence », notion théorisée par
Jean Starobinski au sujet des Confessions de Rousseau2, et qui se déploie de façon ori-
ginale chez Sartre par la liaison intime entre les récits de soi et sa pensée philoso-
phique3.
Même si nous constatons un lien important entre l’écriture de soi et la pensée
éthique de l’écrivain, le discours à caractère autobiographique n’occupe pas chez Ver-
cors la place essentielle qu’il a dans l’œuvre de Sartre, étant au contraire un simple
angle d’approche pour l’étude de l’homme, certes unique, mais non privilégié. La défi-
nition sartrienne de « vivre public » se situe par ailleurs loin de celle existante dans
l’écriture de soi vercorienne, où l’auteur rend compte d’une vie entendue « au service de
la cause publique » et, plus largement, d’une vie publique, vécue en public. De cette
idée se dégage et construit, dans un premier temps, son projet mémorialiste et non auto-
biographique comme c’est le cas de Sartre ; non pas que Vercors néglige sa vie privée
ou intime dans ses écrits, mais elle est constamment tournée vers la réalité sociale et
politique où elle se développe. La vie racontée, réflexions sentimentales et privées in-
cluses, est ainsi conçue en fonction de ce lien avec l’extérieur et ses enjeux, échappant
par ceci à ce que Jean-Louis Jeannelle appelle la « doxa autobiographique » :
Cette dimension publique du vécu vercorien implique, en deuxième lieu, une présence
importante de l’idéologie, qui imprègne la rédaction : Vercors est un homme engagé, un
1
Jean-Paul Sartre, Les carnets de la drôle de guerre, 1983, Paris, Gallimard, 1993, p. 514 ; cité par Ca-
therine Poisson, Sartre et Beauvoir : du je au nous, Amsterdam, Rodopi, 2002, p. 19.
2
Voir Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957.
3
« La transparence n’est pas la proclamation du non-dit de l’honnête homme, connaissance du cœur,
effusion des retrouvailles intimes, ressaisie extatique ou douloureuse de soi par intuition rétrospective.
[…] Il s’agit pour Sartre d’arriver à la transparence du vécu opaque grâce à l’appareil conceptuel d’un
système philosophique. Ce n’est pas par hasard, mais par nécessité essentielle, que les catégories fonda-
mentales de L’Être et le Néant s’élaborent in vivo dans les Carnets. Le mode de compréhension de soi
que proposent Les mots est indissociable des démarches à l’œuvre de la Critique de la raison dialec-
tique » (Serge Doubrovsky, « Sartre : autobiographie/autofiction », dans Parcours critique II (1959-1991),
UGA Éditions, 2006, p. 87).
4
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 242.
336
homme de gauche, avec des convictions et avec un grand esprit critique et analytique,
qui se perçoit constamment dans les faits rapportés. C’est précisément par cet engage-
ment fait récit que nous découvrons l’univers « intime » de Vercors, le lecteur aura
pourtant la sensation de le faire malgré le narrateur ; qui s’obstine à fuir, à faire éclater
le moi jusqu’à le rendre insaisissable, à la manière qu’il montrait dans ses albums de
jeunesse. La chercheuse Nathalie Gibert-Joly fait d’ailleurs de cette particularité irré-
ductible du je l’essence même de la personnalité de l’écrivain1. Plus subtil dans son écri-
ture que dans ses dessins quant à la pluralité du moi, celle-ci est pressentie mais non
explicitée, peut-être parce qu’elle est assumée. Pierre Michon, contemporain de Ver-
cors, s’engage par exemple à cette mise en scène de la pluralité du moi dans son récit
autobiographique Vies minuscules (1984), dont la fragmentation et la superposition de
personnages, de mémoires, de récits, de souvenirs, de vides tissent par la fiction une
autobiographie non assumée et qui joue constamment sur l’incertitude2.
Le poids du public fait ainsi de ce projet de Vercors une expérience, non seule-
ment intimement liée à ses rapports avec l’actualité sociale, politique et culturelle, mais
déterminée et marquée par ceux-ci. Nous y voyons un principe d’organisation de son
travail où le produit littéraire se construit en fonction et autour de la figure publique de
l’auteur, concentré sur sa période de grands compromis et présence dans les milieux
intellectuels. Nous n’affirmons pas par là que ces choix aient été faits délibérément par
Vercors, mais ils montrent bien comment l’appréhension des moments phare de son
existence a été impactée par cette vision, ce qui déterminera son expression mémoria-
liste et son éloignement des confessions autobiographiques. Les caractéristiques des
produits littéraires résultants ne font qu’attester de cette influence, par le contenu abor-
dé, mais aussi par la forme, l’amplitude chronologique envisagée et le degré de rétros-
pection et d’approfondissement opérés par son retour en arrière.
1
Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller-Vercors : se dire pour dire », Lalies, nº 28, 2007, p. 295.
2
María Esclavitud Rey Pereira, « Les vies minuscules de Pierre Michon : biografía y autobiografía », dans
María Jesús Salinero Cascante, Ignacio Iñarrea Las Heras, (éds.). El texto como encrucijada. Estudios
franceses y francófonos, Logroño, Servicio de Publicaciones de la Universidad de la Rioja, 2003, p. 584.
337
présent de l’écriture et laissant ainsi un écart de plus de vingt ans avec la date de publi-
cation du troisième ouvrage de la trilogie (1984).
Par cette exclusion du récit d’enfance, Vercors s’éloigne encore d’emblée du ré-
cit autobiographique qui, lui, se concentre sur la reconstitution de l’origine de l’identité
d’un individu par les premiers apprentissages, les premières confrontations à autrui,
l’acquisition d’une autonomie, etc.1 Il prend ainsi de la distance aussi par rapport aux
grands récits autobiographiques du XXe siècle qui mettent l’enfance à l’origine du récit
de soi. Citons comme exemple l’un des ouvrages les plus représentatifs du genre, Les
mots de Jean-Paul Sartre (1964), qui travaille par l’autobiographie la compréhension de
la formation de l’individualité dans l’enfance : comment chacun intériorise des informa-
tions qui ressortent par la suite et dans quelle mesure nous maintenons, assumons, dé-
passons cette structure de l’enfance. D’autres écrivains comme Georges Perec ressen-
tent le besoin de revenir à cette période par les traumatismes des expériences vécues, en
lien direct avec la guerre ; il le fera par son W ou le souvenir d’enfance (1975), où il
utilise le mélange de fiction et d’autobiographie pour rendre compte de « [son] histoire
vécue, de [son] histoire réelle, de [son] histoire à [lui] qui, on peut le supposer, n’était ni
sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ? »2.
Cette absence de l’enfance du texte vercorien ne traduit pas un mépris quel-
conque de l’écrivain envers ce stade de développement de l’individu ou, si tel fut le cas,
il ne s’est jamais exprimé à ce sujet. Cependant, dans le premier volume de la trilogie, il
avoue avoir mis très longtemps à mûrir et avoir vécu « une enfance prolongée » qui l’a
tenu à l’écart de tout souci3. Ses véritables prises de conscience et la formation de son
identité arrivant très tardivement, nous pourrions penser que c’est à cause de ceci que
Vercors a cru judicieux de laisser de côté cette période. Le ton mémorialiste de
l’entreprise de Vercors pourrait donc à juste titre légitimer l’absence du récit d’enfance
de son projet, les liens avec l’actualité contemporaine ayant pu être jugés plus transcen-
dants pour la portée générale de l’œuvre, qui n’en constitue pas moins une mémoire en
exercice portant sur des événements d’intérêt collectif4. Il n’existe pourtant pas d’ellipse
temporelle sur cette période : le premier volume de la trilogie débute d’ailleurs en 1862,
date de naissance non pas de Jean Bruller (né en 1902), mais de celui qui sera le prota-
goniste de ce premier texte : Aristide Briand. Le volet avec lequel aurait dû débuter la
1
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 369.
2
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 1993, p. 17.
3
Vercors, Les occasions perdues, op. cit., p. 8.
4
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 12.
338
reconstitution autobiographique de l’auteur est ainsi consacré à la rédaction des mé-
moires de l’ancien homme politique, dont le vécu se superpose à celui de l’enfant puis
de l’adolescent que fut Jean Bruller. Nous insistons sur cette notion de superposition,
d’autant plus que l’écrivain installe le texte dans une certaine ambiguïté dès le choix du
titre : Moi, Aristide Briand. Essai d’autoportrait. Cet intitulé préconise le jeu d’identités
qui cimente le récit et qui repose sur la transgression du pacte autobiographique entre
auteur, narrateur et personnage : Vercors se déclarant auteur des mémoires d’une troi-
sième personne, à savoir Aristide Briand, assume pourtant à la première personne la
narration se substituant et s’identifiant au protagoniste de celle-ci.
En écrivant « je », c’était m’obliger, en relatant tel acte commis par « moi, Aristide
Briand » et en m’identifiant à lui, à en chercher – et à en proposer – l’explication
profonde. […] Ce ne sont pas les opinions, critiques ou favorables, de Vercors sur
Briand que je souhaite exprimer ici ; ce sont celles de Briand sur sa propre per-
sonne, sa propre action que j’ai tenté d’interpréter, à la lumière des documents que
nous avons.1
Notons la contradiction intrinsèque à cette double volonté de Vercors qui prétend allier
approfondissement psychique, celui du « je » de la narration, et objectivité analytique,
celle des documents officiels, dans un prétendu détachement personnel de la part du
mémorialiste. Le sous-titre de l’ouvrage, « essai d’autoportrait » rappelle d’ailleurs la
difficulté de mener à bien cette tâche, évoquée à plusieurs reprises par Jean Bruller des-
sinateur, et qui semble davantage compliquée par l’inadéquation entre les différentes
instances du récit mémorialiste. Nous ne pouvons que relever la singularité et originalité
de cette production vercorienne, mais nous sommes cependant obligés de nous ques-
tionner sur la véritable appartenance au genre mémorial, tellement les soubassements de
la psyché de Briand et les cohésions intérieures de sa personnalité constituent des objec-
tifs en soi dans l’activité d’écriture2.
Peut-être conscient de son interprétation personnelle du genre mémorialiste, qui
écarte par définition la personnalité du protagoniste du cœur du processus d’écriture,
Vercors insiste sur les buts de son ouvrage et sur la justification de sa méthode de narra-
tion. Il présente les mémoires comme un texte d’hommage, pour commémorer les cin-
quante ans de la mort d’Aristide Briand, dont le but est d’essayer de faire sortir cet
homme politique de l’oubli où il semble avoir sombré après sa disparition. Le premier
1
Vercors, Moi, Aristide Briand. Essai d’autoportrait, Paris, Plon, 1981, p. 9.
2
« Il dit ce qu’il a fait, no more ; mais il ajoute pourquoi. C’est ce “pourquoi” (ou plutôt ces “pourquoi”)
que j’ai tenté de saisir, pour ainsi dire, de l’intérieur – et non de l’extérieur comme, historien, je l’aurais
dû – les “pourquoi” qui sûrement, à ses yeux, justifiaient ses actes – sans forcément les justifier aux
miens » (Ibid., p. 11).
339
volume se profile ainsi comme un récit de réhabilitation, qui a l’enjeu rhétorique de
configurer une figure sublimée par l’écriture et en accord avec une identité publique
parfaitement crédible, porteuse d’un ethos moral et historique qui la rendra digne de la
postérité1. Pour ce faire, Vercors insiste sur l’attestation des faits rapportés et n’hésite
pas à citer les modes d’accréditation et les sources employés :
Je ne suis pas historien. Un historien, bien sûr, ne se permettrait pas une telle en-
torse à l’objectivité ! Toutefois, tout romancier que je sois, je ne me suis pas autori-
sé non plus à romancer. Cette vie d’Aristide Briand reste pure biographie ; et le
Briand que je fais parler n’invente rien, ne mutile rien, n’altère rien. […] Mes
sources ? Elles sont, je l’ai dit, dans ses discours, dans ses projets de loi comme
rapporteur ou comme ministre, dans ses lettres et ses entretiens publiés, dans la
masse de documents et la douzaine de biographies et de souvenirs écrits sur lui,
dont on trouvera la liste à la fin du volume.2
L’auteur appelle encore une fois à la confiance du lecteur et fait preuve de sincérité en
reconnaissant la nature particulière du travail présenté. D’ailleurs, il n’insiste pas moins
sur le fait qu’il a veillé à garder une certaine objectivité d’historien et un compromis
absolu avec la vérité, qu’il soutient discursivement par un ton incisif qui cherche la con-
viction par la répétition (« ne… rien »), par des adjectifs comme « pure » pour remar-
quer le caractère inaltéré de son récit ou encore par l’énumération détaillée des sources
utilisées. L’établissement du cadre de travail tisse en deuxième plan un cadre moral (« je
ne me suis pas autorisé ») où se construit en filigrane l’ethos vercorien, faisant état de
son compromis avec l’authenticité et la rigueur.
La volonté de Vercors de se tenir à l’écart étant sans doute sincère 3, le lecteur
aura cependant du mal à établir dans le texte les différences, non seulement entre les
sources officielles et les interprétations « objectives » du narrateur, mais aussi entre les
prétendues explications de Briand et celles de Vercors. En effet, hormis la retranscrip-
tion de certaines lettres en italique ou l’allusion directe à quelques allocutions dans le
parlement ou dans des réunions officielles, le discours mémorialiste évacue, par son
caractère romancé, les sources ou les citations concernant des données historiques avé-
rées. Le tout se mélange dans une progression fluide qui alterne la tendance narrative
qui décrit et raconte l’essentiel, avec une tendance discursive qui cherche à défendre une
1
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 330.
2
Vercors, Moi, Aristide Briand, op. cit., p. 11.
3
« […] Si nous sommes en droit d’exiger de l’autobiographe ce projet de sincérité, nous avons le devoir
de ne pas être dupe de l’opposition sincérité/fiction qu’il suppose. Nous devrons toujours garder à l’esprit
que l’autobiographie n’est qu’une fiction produite dans des conditions particulières » (Philippe Lejeune,
L’autobiographie en France, op. cit., p. 20‑21).
340
posture morale ou politique1, d’ailleurs non seulement de Briand, mais aussi de ses al-
liés et de ses adversaires politiques. Le texte présente ainsi un ton d’oralité remarquable
spécialement par des échanges au style direct, des prises de parole individuelles ou des
reproductions au style indirect du narrateur2. Le caractère mémorialiste du texte privilé-
gie cependant la mise en parole des pensées de Briand, elles aussi empreintes d’une
grande présence du style oral :
Toutefois qu’on vienne nous dire, aujourd’hui ou demain : « Ce danger, nous le
voyons avec vous. Nous le comprenons. Nous allons le courir ensemble. Nous vous
offrons tous les moyens de sécurité dont vous avez besoin », eh bien, j’en fais le
serment ici : la France immédiatement entrerait dans d’autres voies. Elle désarme-
rait avec joie.3
Par ces incursions discursives au style direct, le texte mémorialiste prend sa place au
présent de la narration et actualise les enjeux passés dans un dialogue entre deux ins-
tances. Les guillemets accueillent des propos qui évoquent des promesses claires et con-
cises d’un futur différent, le conditionnel (« entrerait », « désarmerait ») atteste de
l’existence d’un autre monde possible dans le passé, qui devient par cette actualisation
du style direct, non seulement réalisable, mais souhaitable. Ainsi, malgré une narration
qui se déroule essentiellement au passé et qui assure une continuation chronologique,
les controverses politiques prennent le lecteur comme témoin de la fureur du débat.
Le personnage de Briand étant appréhendé par le lecteur comme incontournable,
unique, se montre cependant moins contondant à d’autres occasions, où le lecteur pour-
rait voir plus clairement l’intromission d’un auteur qui se dit absent. Le choix de Briand
montre d’ailleurs un engagement évident de la part de Vercors, qui n’a pas seulement
choisi un homme politique important pour la France, mais un homme politique qui a
marqué son adolescence, très présent dans les discours de ses proches et déterminant
pour ses premières prises de conscience politiques, notamment au sujet du pacifisme. Le
péritexte autour de cet ouvrage, constitué fondamentalement par d’autres récits autobio-
graphiques ou par des déclarations de Vercors, notamment celle reprises dans À dire
vrai, ne font que confirmer l’identification idéologique et personnelle entre les deux
hommes : « exercice périlleux qui ne pouvait se concevoir que pour un être avec lequel
1
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 356.
2
Soulignons le fait que le narrateur annonce au début des mémoires qu’il dicte ses pages, Vercors
cherche ainsi à continuer avec l’image d’un Aristide Briand qui gagnait son auditoire dans les tribunes par
l’improvisation de ses discours, ce qui lui permet de même un certain style d’écriture, éloigné des longues
tirades narratives (Vercors, Moi, Aristide Briand, op .cit., p. 18).
3
Ibid., p. 222-223.
341
de son vivant on s’est, comment dire, confondu dans la ferveur et l’approbation »1. Les
désaccords étant de même particulièrement décevants pour le jeune Bruller, en particu-
lier au sujet de l’échec de la politique pacifiste menée par Briand, les touches du pessi-
misme existentialiste brullerien de l’époque ne manquent pas d’apparaître par des allu-
sions explicites à Sisyphe2. De l’émotion d’une paix durable à l’effritement et à la dé-
ception, l’homme politique et le dessinateur ont du mal à se différencier :
Tout n’est pas de ma faute, loin de là. Les efforts conjugués des irréductibles, en
Allemagne comme en France, des avaleurs des « Boches » et de
« Scheissfranzosen », ont eu le dessus pour finir. La haine l’emporte sur la con-
fiance. Mais allons, vieux, ne joue pas l’innocent. Tu as, au bout du compte, com-
mis la même erreur que Clemenceau : une politique de paix entre deux chaises.
Tu n’as pas su aller jusqu’au bout de ta pensée. Plutôt tu n’as pas su y entraîner le
pays. Sûr qu’une politique de force serait, du fait de la démographie, suicidaire à
long terme, tu as choisi l’inverse : une politique de générosité. Mais tu t’es arrêté à
mi-chemin : généreux, oui, mais à moitié ; et à moitié encore t’appuyant sur la
force. Ne sois donc pas surpris que tu n’aies, en retour, obtenu pour la France
qu’une sorte de gratitude hostile.3
Dans ce dialogue intime de Briand avec sa conscience, nous pourrions en toute légitimi-
té voir se révéler la voix de Vercors, profondément déçu par le tournant de la politique
de pacification de Briand4. D’ailleurs, l’écrivain ne sera pas le seul à exprimer sa grande
déception envers ce mouvement de l’entre-deux guerres, rappelons par exemple la cri-
tique qu’Albert Cohen fait de la Société des Nations dans Belle du Seigneur (1968). La
familiarité du traitement (« vieux », le tutoiement), la dureté et la virulence verbale des
reproches (« tu as choisi l’inverse », « généreux […] mais à moitié », « ne sois donc pas
surpris ») empêchent sans doute cette association directe, qui est peut-être plus évidente
au début de l’extrait, où « Briand » s’innocente lui-même et évoque la coresponsabilité
du fiasco pacifiste. La fermeté et sévérité des récriminations qui reposent sur
l’inexistence du savoir-faire de l’ancien ministre (« tu as […] commis l’erreur », « tu
n’as pas su aller jusqu’au bout »), s’accompagnent aussi de propos qui ne remarquent
que les maladresses (« erreur », « suicidaire ») et la politique d’hésitation du personnage
protagoniste (« mi-chemin », « à moitié »).
La superposition des deux personnages est d’autant plus évidente que le deu-
xième volume de la trilogie, qui débute en 1932 avec la mort d’Aristide Briand, intro-
duit directement Jean Bruller fortement inquiet de l’avènement d’une guerre qu’il pense
1
Vercors et Gilles Plazy, op. cit, p. 155.
2
Vercors, Moi, Aristide Briand, op. cit., p. 280.
3
Ibid., p. 311.
4
Pour une vision plus approfondie sur la relation du jeune Jean Bruller avec le mouvement pacifiste voir
la section « Dessiner pour la jeunesse, découvrir l’âge adulte » (sous-chapitre 1.1).
342
de plus en plus proche1 et complètement plongé dans une vision pessimiste du monde
(« car je me débats encore, à cette époque, contre un mal intérieur qui me gâche un peu
ma jeunesse »2). L’auteur récupère ainsi l’accord avec le statut de narrateur et de per-
sonnage, son rôle dans ce deuxième volume est majoritairement celui de témoin et de
commentateur des changements politiques et sociaux jusqu’à l’éclatement de la guerre
et la prise en main de son engagement intellectuel. Le style de narration et la rigueur des
anecdotes qui participent à la grande Histoire continuent d’être particulièrement bien
soignés par l’écrivain. Ainsi, le lecteur suit la naissance de Bruller comme citoyen et sa
maturité sociale, personnelle et intellectuelle, tout comme l’actualité des milieux artis-
tiques qu’il fréquente et qui s’agitent avec l’arrivée imminente du conflit. Les nouveaux
jours, dernier volume de la trilogie reprend dans une grande partie la narration de La
bataille du silence et se concentre particulièrement sur la période d’après-guerre, dont
nous avons relevé certains des principaux points forts tout au long de notre analyse.
Constituant le cœur du projet mémorialiste de Vercors, ces deux volumes, tout comme
le premier, mettent en sourdine les confessions de la vie intime de l’écrivain, qui ne se
révèle que par les analyses qu’il fait des événements qu’il commente.
Le mémorialiste envisage sa vie comme un objet donné, qu’il s’agit de rendre ma-
nifeste dans sa globalité ou dans sa partie la plus digne d’intéresser ses contempo-
rains et ses successeurs.3
1
Rappelons qu’il publie son album Visions intimes et rassurantes de la guerre en 1936.
2
Vercors, Les occasions perdues, op. cit., p. 21.
3
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 369.
4
Vercors, Anne Boleyn. Les 40 mois qui ont fait l’Angleterre, Paris, Perrin, 1985, p. 17.
343
Ces vingt années-là de l’histoire de France (1962-1982) furent celles d’une répu-
blique nouvelle ; que l’époque en est trop récente pour pouvoir la juger ; qu’on a
encore le nez dessus ; et qu’au surplus, ayant moi-même « pris congé », pour les
raisons que l’on sait, de la politique et de ses tribunes, manifestes, polémiques,
doctrines et utopies, je ne l’ai plus regardée défiler, cette histoire, que du haut de
mon balcon, sans y participer ; et que je n’aurais ainsi rien à en dire, que d’autres
ne diraient mieux que moi.1
L’auteur ne fait aucune référence à son expérience vitale de ces années, mentionnant
uniquement son impuissance à fournir une analyse lucide d’événements aussi proches
dans le temps et auxquels il a décidé de ne pas participer activement. Rappelons que
Vercors annonce en 1957 avec Pour Prendre Congé (P.P.C.)2 son retrait volontaire de
la vie publique, souhaitant se concentrer sur sa carrière d’écrivain 3. Par ce choix, il con-
firme de même son engagement en tant que mémorialiste avec l’événement historique
et, par là même, il redéfinit son rapport à l’histoire sociale et politique, qui n’a un sens
que dans le compromis et la participation active de l’homme à son déroulement quoti-
dien.
1
Ibid., p. 11.
2
Vercors, Pour Prendre Congé (P.P.C.) ou Le concours de Blois, Paris, Albin Michel, 1957.
3
Voir l’introduction du chapitre IV : « À la frontière de l’homme et l’animal. De comment mettre en
fiction la limite ».
4
Georges Gusdorf, Les écritures du moi, Paris, O. Jacob, 1991, p. 257.
5
Voir la section « Se confronter à la nature » (sous-chapitre 3.2).
344
contenu et d’esthétique. De plus, la pensée vercorienne relie foncièrement, par une
éthique fondée sur l’impératif catégorique kantien, la rébellion individuelle à la lutte
solidaire des membres de l’espèce ; le respect de l’autre et l’action collective étant les
seuls moyens possibles de garantir l’avancement de l’humanité. Le choix de privilégier
le texte mémorial au détriment du récit purement autobiographique traduit la sublima-
tion de cette lutte solidaire par l’élection d’un discours à visée collective. Les mémoires,
de par leur contenu et leurs objectifs, rendent compte explicitement et de manière con-
crète de ce partage de la rébellion, qui se dissout d’une certaine manière dans
l’autobiographie par l’intérêt particulier que le texte accorde à l’individu, à son identité
personnelle, à ses expériences, à ses apprentissages ou à ses émotions. De ce fait,
l’auteur des mémoires symbolise et personnalise en lui-même l’image du rebelle verco-
rien, qui ne s’enferme pas dans sa singularité mais qui n’oublie pas non plus son identité
individuelle, à partir de laquelle il juge, examine et agit. Les aspects autobiographiques
ne sauraient pas être en effet complètement négligés dans une écriture de soi qui vise
une vision globale, cohérente et complète :
Une existence individuelle échappe toujours dans une certaine mesure à l’ordre des
choses. L’ordre des choses n’existe que par rapport à une conscience qui le met en
place, en se mettant en place par rapport à elle. On ne peut raconter l’histoire d’un
homme sans mettre en cause l’histoire de l’univers au sein duquel il vient au
monde.1
Choisir ce genre littéraire c’est aussi rendre compte d’une mémoire partagée, commune
à des individus solitaires qui ont su dépasser leur exil par la solidarité, par le partage,
par l’engagement avec leur temps, avec leur époque, avec l’entourage humain (« la soli-
darité humaine est le seul remède à la solitude des individus »2). Les mémoires sont
ainsi le témoignage concret d’une expérience individuelle au sein d’un front commun
qui acquiert une portée universelle par son statut d’exemple parmi les multiples actions
rebelles qui sont menées quotidiennement.
1
Georges Gusdorf, op. cit., p. 270.
2
Vercors et Gilles Plazy, op. cit., p. 163‑164.
345
par la figure de l’écrivain, qui se retrouve en même temps face à lui-même et face à
l’histoire de la société qu’il habite. Devenant le point d’ancrage de la narration, l’auteur
rend compte de ses actions et de celles d’autres individus qui, aux prises avec la réalité,
sont conditionnés comme lui par les circonstances. Vercors ne se porte pas modèle
d’une intégrité éthique quelconque, au contraire, il se reproche souvent le manque de
lucidité devant certains événements et il admet de même ses erreurs. Très critique en-
vers lui-même, son regard analytique n’épargne pas non plus ceux qui sont convoqués
dans son discours mémorial, spécialement les personnes qui ont pu manquer à ses yeux
à une certaine intégrité morale.
Le compromis mémorial avec la véracité des événements rapportés met les déci-
sions et les attitudes des personnages protagonistes au centre de l’évaluation éthique de
Vercors, évaluation qui, par extension, atteint les sociétés concernées par les faits (en
tant qu’elles jugent, cautionnent, condamnent ce qui se passe). Ainsi, tout en voulant
garder une certaine objectivité, les opinions de Vercors au sujet de telle ou telle contro-
verse, de telle ou telle attitude prennent explicitement place au cœur du texte dans un
dévoilement évident de l’écrivain. Le discours mémorial se déploie donc sur deux ni-
veaux : le premier présente le rapport à visée objective sur les faits et leurs protago-
nistes, le deuxième évoque les impressions subjectives de l’auteur en tant qu’acteur di-
rect ou témoin engagé, des avis personnels dont se dégage sa vision éthique. Cette
double appréciation est encore plus fertile quand elle se déploie autour des événements
violents tels la Seconde Guerre mondiale, l’insurrection de Budapest en 1956 ou, en-
core, la guerre de libération de l’Algérie (1954-1962) :
Si ces crimes sont commis sur les ordres de la grande colonisation, devant
l’opinion et l’Histoire ce seront [Mendès France] et Mitterrand qui les auront cou-
verts.
Des tortures ! Commises par l’armée française ! Mendès France n’est pas seul à en
être crucifié. J’en éprouve la même honte et la même révolte. […] Je commence de
bâtir, mentalement, un récit où je dirai dans la douleur comment un officier, hon-
nête, même ancien résistant, peut trahir son passé et devenir un jour, à son tour, tor-
tionnaire.1
La mise en scène d’un conflit comme celui de l’Algérie dans un texte à caractère mémo-
rial lie inévitablement les opinions politiques de Vercors, qui soutiendra publiquement
les demandes algériennes d’indépendance en 1960 par la signature du Manifeste des
121, à sa pensée éthique et philosophique, base et soutien de son positionnement.
1
Vercors, Les nouveaux jours. Esquisse d’une Europe. Briand oublié 1942-1962, Paris, Plon, 1984,
p. 267.
346
Comme mémorialiste et non comme autobiographe, Vercors parle donc depuis son ex-
périence, en fonction d’une communauté dont il doit illustrer les positions1 par rapport
auxquelles il se situe.
Remarquons d’abord par cet extrait que le dernier volume de Cent ans d’histoire
de France se démarque de l’ensemble de la trilogie par l’abolition de l’écart entre le
passé des faits et le présent de la narration : le mémorialiste met en place par l’emploi
du présent une sorte de journal de bord comprenant la période 1942-1962. Le lecteur
s’approche des événements à même le texte, participant de première main à
l’« esquisse d’une Europe » nouvelle que Vercors annonce dans le sous-titre de ses mé-
moires. L’écriture au présent confère aux faits rapportés un poids fondamental dans la
configuration de notre société européenne contemporaine et montre plus que jamais
l’emprise sur l’actualité des résolutions adoptées dans un passé récent.
Vercors y réinvestit aussi le principe de responsabilité, qu’il a notamment tra-
vaillé dans l’après-guerre au sujet des écrivains qui ont collaboré par leurs productions à
la politique nazie2. À cette occasion, il s’agit des tortures dénoncées dans l’article de
Claude Bourdet, « Votre Gestapo d’Algérie », publié le 13 janvier 19553. Vercors pro-
pose par l’organisation de cette courte citation une nouvelle répartition de la responsabi-
lité de ces crimes. Par le « si » concessif sur lequel débute le discours, il pointe du doigt
les responsables politiques de ces faits concrets, à savoir Mendès France et Mitterrand,
mais déplore par là même que les principaux juges de ces hommes politiques
(« l’opinion et l’Histoire ») ne se tournent pas contre le système qui les soutient (« la
grande colonisation »). Les exclamations « Des tortures ! Commises par l’armée fran-
çaise ! » évoquent, non sans ironie, la clameur générale qui a entouré la nouvelle et dé-
nonce le ridicule d’une évidente supériorité morale de la société française, non pas tel-
lement choquée par les crimes commis ou leurs victimes, mais par la nationalité fran-
çaise de leurs exécuteurs… L’emploi métaphorique du verbe « crucifier », qui met en
scène les conséquences pratiques de l’indignation générale, caricature le renversement
du président, certes nécessaire et justifié, mais de toute évidence insuffisant. De plus, la
prise de position personnelle de l’écrivain, faisant siens les sentiments de « honte » et de
« révolte » et acceptant sa part de responsabilité, se détache de l’ensemble par l’action
1
Michel Murat, op. cit., p. 291.
2
Voir à ce sujet l’introduction de la deuxième partie de notre travail.
3
Claude Bourdet, « Votre Gestapo d’Algérie », France-Observateur, 13 janvier 1955, p. 6‑7. Rappelons
qu’en 1951 l’ancien résistant avait déjà dénoncé les méthodes de la police en Algérie et, devant la consta-
tation des méthodes de torture, il évoquait la possibilité de l’existence d’une « gestapo algérienne »
(Claude Bourdet, « Y a-t-il une gestapo algérienne ? », L’Observateur, décembre 1951, p. 5‑6).
347
concrète qu’il propose contre le système : l’écriture de son roman Le périple1, publié en
1958, où il clame explicitement contre les tortures en Algérie. D’autres écrivains réagi-
ront dans l’immédiat, tel François Mauriac qui, quelques jours après l’article de Bour-
det, dénonce dans L’Express les mêmes faits par un dialogue où il reproduit sa conver-
sation avec un témoin des crimes2. Ainsi, proposant un pas qualitatif d’engagement,
Vercors réalise sa notion éthique de solidarité dans la rébellion, indépendante de toute
question politique ou de pouvoir. De plus, la transfiguration radicale et inattendue du
combattant résistant en tortionnaire et la mise en relation de ces deux figures antithé-
tiques réactualise la notion vercorienne de « qualité humaine », rappelant qu’elle se
construit et se gagne en permanence et qu’elle peut basculer du « plus » au « moins » si
nous agissons ou cautionnons des actions qui pourraient porter préjudice à la dignité de
nos semblables.
Cela ne va pas sans une certaine violence faite à la justice, puisque l’auteur du récit
a la possibilité d’être à la fois le plaignant, l’accusé, l’avocat, le procureur et le juge
de son tribunal. […] Le récit mémorial est un bloc de convictions, un discours en-
tièrement monologique où le juge ne dispose que des informations sélectionnées
par la partie plaignante et où les individus mis en cause ne peuvent répliquer que de
manière différée.4
1
Vercors, Sur ce rivage… T. I Le Périple, Paris, Albin Michel, 1958.
2
François Mauriac, « La question », L’Express, 15 janvier 1955, consulté le 29 décembre 2019. URL :
https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/algerie-des-1955-francois-mauriac-denoncait-la-torture-
dans-l-express_1201581.html.
3
Michel Murat, op. cit., p. 246.
4
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 334.
348
humaine et non de la confrontation. Les jugements sont particulièrement violents quand
ils concernent certains hommes politiques. Rappelons que Vercors cite dans La sédition
humaine la politique comme l’une des formes principales de la rébellion humaine, la
« tentative des hommes de faire front en commun, par leur cohésion matérielle, à toutes
les difficultés de vivre, aux malheurs et aux périls »1. La politique mal menée n’étant
d’après lui que le produit de l’égoïsme et de la méfiance, il n’hésite pas à condamner ses
dirigeants. Parmi toutes les critiques qu’il développe dans ses mémoires, remarquons
celle adressée à Pierre Laval au sujet de ses décisions en tant que ministre des affaires
étrangères en 1935, quelques années avant d’être l’un des acteurs principaux du Gou-
vernement de Vichy :
Par cet extrait, avec lequel Vercors finit son parcours mémorial de l’année 1935,
l’auteur signale directement Pierre Laval comme responsable des événements qui ad-
viendront en Europe dans les années à venir : non seulement coupable du réarmement
allemand et de la montée du nazisme, mais aussi de l’inaction des puissances étrangères.
Il lui octroie ainsi une responsabilité de facto liée à ses actions politiques (« il a torpillé
l’alliance russe », « réussi […] à se brouiller avec les Italiens », « il n’a rien empêché »),
et une responsabilité morale et éthique plus importante, qui est d’ailleurs signalée au
début du bilan : avoir contribué à la fin de la paix. Le texte rompt ainsi avec le présent
de la narration pour se projeter en connaissance de cause sur les conséquences de telles
décisions ; le vocabulaire consciencieusement négatif qui se déploie tout au long du
discours (« mal », « sinistre », « soufflet », « torpiller », « brouiller », « morte ») aboutit à
une carte blanche à Hitler pour agir (« personne jamais ne lèvera un doigt ») et sur une
phrase sentencieuse à mode de clôture qui relève plus de la certitude que du présage.
Présentant cet enchaînement de décisions à conséquences désastreuses, le mé-
morialiste cherche à rendre compte de l’ampleur que peuvent prendre nos actions, spé-
cialement quand elles entraînent des résultats négatifs pour la cohabitation des hommes.
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 45.
2
Vercors, Les occasions perdues, op. cit., p. 95.
349
Les mémoires vercoriens ont de ce point de vue une mission de leçon, irrémédiablement
liée à des principes éthiques et à la lutte que l’écrivain mène contre l’oubli, de peur de
voir resurgir les violences qui ont marqué le XXe siècle1. Ainsi « sélectionnant dans sa
vie ce qui est digne de rester dans la mémoire des hommes »2 il assure par l’écriture la
préservation du souvenir, dont il fait à la fois un usage mémoriel et éthique.
1
Vercors, Le sable du temps, Paris, Émile-Paul frères, 1945, p. 77.
2
Jean-Louis Jeannelle, op. cit., p. 372.
3
Nous excluons de notre analyse le journal inédit intitulé Chandernagor journal de bord, retrouvé parmi
les manuscrits du fond Vercors à la Bibliothèque Jacques Doucet. Jamais édité, il reproduit les chroniques
de bord du capitaine Jean Bruller sur son voilier Chandernagor, qui se reproduisent de manière intermit-
tente entre l’été 1942 (sur la Marne à Condé-Sainte-Libiaire) et l’été 1947 (golfe du Morbihan, Port-
Blanc).
4
La méthode picturale des callichromies de Jean Bruller dans Comme un frère ; l’incendie de la maison
du personnage principal de Colères, qui en résulte gravement blessé aux pieds ; L’imprimerie de Verdun,
qui évoque le travail clandestin aux Éditions de Minuit ou La marche à l’étoile, qui s’inspire dans sa
première partie du voyage à pied du père de Vercors depuis la Hongrie jusqu’à la France.
350
fictionnelle »1 et qui s’apparentent encore une fois à la technique d’éclatement et de
recherche identitaire des albums de Jean Bruller (nous pensons notamment à Un homme
coupé en tranches). D’ailleurs, bien que plus évident dans ses romans des années 60 et
70, Vercors se prévaut dans son parcours littéraire de bribes de sa vie pour donner de
l’épaisseur aux personnages qu’il construit dans ses fictions, et ceci depuis ses nouvelles
de guerre (signalons par exemple des publications comme Ce jour-là, L’impuissance ou
L’imprimerie de Verdun, entre autres)2.
L’inexistence d’une revendication autobiographique explicite de ces séquences
nous empêche de vraiment répondre par ces œuvres aux objectifs que nous nous
sommes donnés dans l’exploration de cette période de maturité intellectuelle de
l’écrivain. En effet, Vercors se livre dans ces scènes ou par ces personnages à ce que
Philippe Gasparini appelle « des variantes sophistiquées, pour adulte, du jeu de cache-
cache », où « caché, secret, le “vrai self” lance des appels pour signaler son existence.
Mais, si on le débusque, le “faux self” s’interpose aussitôt »3. Bien qu’on puisse en effet
déceler la présence de l’auteur, il devient impossible de discerner son « je sincère » car
il n’assume ni l’énonciation à la première personne, ni l’identité des personnages der-
rière lesquels il se brouille. Chercher exclusivement la portée autobiographique de ces
séquences serait réduire la fiction à une lecture possible mais non unique, qui empêche-
rait le texte d’autofiction de « problématiser, dialectiser et développer les potentialités »4
de l’autobiographie dans un domaine qui se détache volontairement de la référentialité,
qui offre une nouvelle existence à l’expérience vécue. De la même manière, les person-
nages censés être la transposition de Vercors, ne seraient-ils pas plutôt de simples véhi-
cules de la philosophie vercorienne et donc, de ce point de vue seulement
« autobiographiques » ? Dans ce cas-ci, l’étude des personnages de ces fictions
n’apporterait pas une dimension différente de celle des protagonistes éloignés de toute
évidence de la personne de l’auteur.
La fiction nous empêche d’approcher sans réserve ces textes d’un point de vue
autobiographique et d’étudier sous ce prisme les introspections des personnages, les
relations interpersonnelles qui y sont exploitées et qui sont signifiantes ou les rapports
1
Serge Doubrovsky et Isabelle Grell, « C’est fini », dans Philippe Forest. Je & Moi, La Nouvelle Revue
Française, 2011, no 598, p. 24.
2
Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller-Vercors : se dire pour dire », op. cit., p. 290.
3
Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Éditions du Seuil, 2004,
(« Poétique »), p. 343.
4
Philippe Gasparini, « Autofiction vs autobiographie », Tangence, nº 97, 2011, p. 16.
351
du sujet avec le monde1. Du moins, nous ne pouvons pas le faire de la même manière
que nous avons approché les mémoires de l’auteur qui, pouvant être « romancés », ne se
développent pas sur des torsions de la réalité, entendue comme la perception que le
mémorialiste ressent des faits vécus. Cependant, ces derniers, se construisant sur le
pacte mémorial, ne nous permettent pas d’avoir directement accès aux confessions per-
sonnelles de l’auteur, qui auraient éclairé autrement son évolution intellectuelle et per-
sonnelle. Se confinant dans la mise en scène de son être « public », les mémoires se
tiennent à une distance prudente de son monde intérieur, caché derrière le silence que
Vercors impose sur sa vie la plus privée.
Des ouvrages comme Divagations d’un Français en Chine (1956), éloigné de
l’écriture mémoriale et à caractère purement autobiographique, auraient pu compléter
cette figure publique de l’écrivain et fournir d’autres approches, même ponctuelles, de
la pensée de l’homme vercorienne. Le texte se consacre aux souvenirs du voyage que
Vercors fait en Chine en compagnie de sa femme Rita Barisse entre septembre et no-
vembre 1953. Le décrivant comme une visite qui a changé sa vie et sa vision du monde
dans un bouleversement inattendu2, l’écrivain bâtit un récit de voyage sur des expé-
riences très quotidiennes qu’il essaie de récupérer trois ans après son départ. Au lecteur
d’aller chercher dans les coulisses d’un carnet de notes « journalier » qui, encore une
fois, laisse les émotions et les réflexions de l’auteur au deuxième plan pour privilégier
une écriture de sens qui nous permet de sentir, de voir, de goûter et d’écouter la Chine :
Je ne sais pas si ce bouleversement pourra se lire entre les lignes. Je ne veux pas,
en effet, mêler à cette simple aventure une autre aventure plus scabreuse : celle de
mon esprit. Tant que j’étais là-bas, je n’ai pas énormément pensé. J’ai voyagé en
ouvrant les yeux, c’est tout. Comme un touriste très ordinaire. Qui note sur son
carnet des choses très quotidiennes. Car je n’ai même pas vu (ni fait) des choses
bien exceptionnelles. Du moins qui, sur le moment, paraissent telles. Je me suis
contenté d’abord de tomber amoureux, c’est ensuite que ma tête s’est mise à tra-
vailler, comme toujours. Si celle du lecteur se met à travailler aussi, je n’aurai pas,
à relater des choses d’aspect tellement futile, perdu tout à fait mon temps.3
Reprenant la narration du voyage trois ans après, nous éprouvons en effet le charme
éprouvé par le couple, sans réflexions sur la transcendance des expériences vécues. Le
lecteur voit défiler sous ses yeux le quotidien du couple dans le pays asiatique par une
reconstruction minutieuse, presque documentaire : de l’émerveillement devant les festi-
vités de la fête nationale de la République populaire de Chine à la visite de l’Université
1
Ibid., p. 11-12.
2
Vercors, Les divagations d’un Français en Chine, Paris, Albin Michel, 1956, p. 12.
3
Ibid.
352
de Foutan, proche de Shanghai, nous mangeons, voyageons, visitons avec Vercors, le-
quel a accompagné son récit de voyage par des dessins faits pour la publication de son
manuscrit.
Compte tenu de ceci, nous devons signaler un aspect qui nous semble fondamen-
tal et que nous avons négligé jusqu’à présent : l’ensemble des récits à caractère autobio-
graphique assumé que nous avons analysés se bâtissent sur un retour en arrière, sur une
reconstitution temporelle du passé de l’écrivain. Des produits finis, qui fournissent le
résultat d’un travail de réflexion, de compilation, d’examen, d’exclusion qui, même
dans l’expression du doute ou de l’incertitude, relèvent d’une maîtrise complète de
l’auteur. D’ailleurs, si nous nous limitons aux discours de l’écrivain, qui dit sa paresse à
tenir un journal1 ou qui nie carrément son activité de diariste, il n’existerait a priori au-
cune production dans l’écriture de soi vercorienne qui naisse de l’instant, qui approche
au maximum le temps de l’énonciation et le temps de l’écriture :
Cependant, dans les archives personnelles de Vercors se trouvait un cahier qui, sous le
titre de Notes, regroupait plusieurs textes dont deux journaux : l’un datant de
l’automne 1930, l’autre de l’automne 1942. Le professeur Alain Riffaud les a retrans-
crits et commentés dans la réédition qu’il a faite de plusieurs textes vercoriens en 20023.
1
Vercors, Les occasions perdues, op. cit., p. 7.
2
Vercors, La bataille du silence, op. cit., p. 809.
3
Vercors, « Journaux inédits » [1930/1942], dans Alain Riffaud, (éd.). Le silence de la mer et autres
œuvres, Paris, Omnibus, 2002, p. 1033‑1079.
4
Philippe Lejeune, « Le journal comme “antifiction” », Poétique, nº 149, 2007, p. 3‑14.
5
Ibid., p. 3.
353
Le diariste, engagé dans un récit de soi au jour le jour, où il ne connaît ni ne maî-
trise l’épisode suivant, entend prendre acte de l’impossibilité d’écrire son existence
entière comme une fiction, et s’en tenir à la transcription du réel.1
1
Michel Braud, « “Le texte d’un roman” : Journal intime et fictionnalisation de soi », L’esprit créateur,
nº 42, 2002, p. 79.
2
Philippe Lejeune, « Le journal comme “antifiction” », op. cit., p. 3.
3
Nous renvoyons à l’édition que le professeur Alain Riffaud a établie de ces journaux inédits. Il y pro-
pose un précieux tableau comparatif de grande précision où il dévoile les séquences des mémoires corres-
pondant à l’automne 1942 qui auraient été directement empruntées aux notes journalières de Vercors
(Vercors, « Journaux inédits », op. cit., p. 1071‑1072).
4
Alain Riffaud, « Notice », dans Ibid., p. 1070‑1071.
5
Rappelons que l’artiste intitule le cahier qui contient ces journaux « Notes ».
354
n’hésite pas à sous-estimer ces réflexions, qu’il qualifie de vides de sens car elles se-
raient développées sur la vanité de son sentiment d’artiste et sans un projet éthique ou
moral derrière (il expliquera dans son deuxième journal qu’il vise à empêcher par celui-
ci « l’effacement du passé ») :
J’en ai commencé un autrefois. Je l’ai très vite abandonné. Mais c’étaient [sic] que
les raisons n’étaient pas les mêmes : je songeais à sa publication… Le ridicule en
vue de sa publication m’est vite apparu : cela ne veut pas dire que j’ai décidé que
celui-ci ne le serait pas (publié). Mais je ne l’écris pas pour ça. Je me fiche de sa-
voir si ce que j’écris vaut, ou ne vaut pas la peine de l’être, – à d’autres d’en juger
et de faire ce qu’ils voudront. La différence est énorme.1
« Le journal est une sorte d’“installation”, qui joue sur la fragmentation et la dérive » 2,
signale Philippe Lejeune. Les réflexions vercoriennes de 1930 jouent ainsi sur un mor-
cellement graphique qui communique avec des idées plurielles, prélude d’une pensée en
pleine agitation. S’organisant dans l’espace, le tout compose un environnement où
l’artiste débute ses dialogues écrits entre le moi et l’homme, qui trouvent leur représen-
tation imagée dans La danse de vivants (1932-1938). Par ces notes, nous découvrons les
premières traces du pessimisme qui accompagne Vercors pendant les années 30 et qui le
met face au sens de sa vie et, par extension, de la vie de l’homme, ainsi que face à la
question de nécessité de l’existence de l’Univers ou de Dieu. Nous nous approchons
autrement de l’homme ironique et à fort esprit critique qui était le diariste de l’époque et
qui le mène à tourner en dérision son sentiment de vide, le poursuivant pourtant pendant
plusieurs années :
24.9 – Le jour où celui qui ne vit que pour lui-même aperçoit la vanité de sa vie,
quel désespoir ! Mais c’est justement cet homme-là qui n’y pensera sans doute ja-
mais !
25.9 – On joue les penseurs en disant qu’on souffre de vivre dans un univers aussi
affreusement inutile. Et dix minutes après on assure qu’il est impossible de se pas-
ser du téléphone. 3
L’« ironiste amer »4 à l’origine des réflexions comme celles-ci se met souvent en avant
par une écriture à la première personne, qu’il alterne avec des séquences énonciatives se
détachant du « je » pour atteindre une dimension plus générale. C’est le cas des deux
extraits que nous avons choisis pour l’analyse, dans le premier, le diariste met au centre
de l’intérêt un type d’homme (« celui qui ne vit que pour lui-même ») pour mieux pren-
1
Vercors, « Journaux inédits », op. cit., p. 1050‑1051.
2
Philippe Lejeune, « Le journal comme “antifiction” », op. cit., p. 5.
3
Vercors, « Journaux inédits », op. cit., p. 1039-1040.
4
Alain Riffaud, « Vercors inédit : Jean Bruller, l’ironiste amer », Histoires Littéraires, nº 6, avril-juin
2001, p. 17‑37.
355
dre ses distances ; position qu’il change radicalement dans ses notes du lendemain où,
par l’emploi du pronom « on », il quitte la posture solitaire d’observateur externe pour
s’inclure comme partie intégrante du groupe humain qu’il vise. Dans les annotations du
24 septembre 1930, Jean Bruller constate que la vanité de l’existence, étant une réalité à
ses yeux, n’est pourtant pas évidente pour tous les hommes, mais à découvrir. La pre-
mière phrase présente cette découverte comme inexorable (« le jour où… »), spéciale-
ment pour ceux qui se refusent à la voir, tellement ils sont focalisés sur eux-mêmes ; la
conjonction adversative « mais » réduit en cendres cette possibilité et transforme en dé-
risoire le sentiment de désespoir, qui n’atteindrait finalement que les plus lucides. Le
ton exclamatif de l’ensemble redouble l’ironie de la situation, qui s’installe dans
l’univers absurde promu par l’écrivain et, par ce tour discursif, confirmé. Le deuxième
extrait répand la critique sur les individus, auteur inclu, qui se disent hypocritement
conscients de l’inutilité du monde, mais qui ne s’inquiètent ou ne s’occupent que des
futilités (« il est impossible de se passer du téléphone »). À la manière de ceux qui ver-
ront dans l’existentialisme sartrien un effet de mode, approche dénoncée par Jean-Paul
Sartre dans L’existentialisme est un humanisme (1946), Vercors se ridiculise et ridicu-
lise ceux qui associent le sentiment pessimiste à une certaine hauteur d’esprit, qui tom-
bent malgré lui/eux dans la médiocrité des préoccupations quotidiennes et, par là aussi,
dans l’absurdité de leur souffrance.
Dans cette écriture de soi sous forme de journal, circonscrite à deux laps de
temps très précis, nous pouvons découvrir aussi certaines réflexions annonciatrices de
celle qui sera sa théorisation sur l’homme en 1949, spécialement transparentes dans son
journal de 1930. Installé pleinement dans le pessimisme, le diariste semble assoir les
bases de son humanisme, qu’il présente comme une alternative de croyance à défaut de
trouver des réponses à ses constantes questions existentielles :
1.10 – Il est bien certain que la nature n’a pas voulu la pensée. Son but, au moins
sur cette terre, est l’épanouissement de la Vie, donc la multiplication des cellules.
1
Vercors, « Journaux inédits », op. cit., p. 1040.
356
Elle avait atteint la perfection du premier coup avec le règne végétal. Le règne
animal n’a été créé que faute de place. L’organisme s’est compliqué en mesure
avec la difficulté de trouver la nourriture pour les cellules. L’homme, créé dans les
conditions les plus défavorables, a été doué de l’intelligence la plus développée ;
celle-ci s’est mise un beau jour à projeter des manifestations dans des directions
imprévues : c’est un Cancer, dont nous mourrons.1
Dans cette première approche ontologique de l’être humain, le diariste pressent la rela-
tion d’opposition fondatrice (« il est bien certain ») qui marquera la relation entre lui,
représenté métonymiquement par la pensée, et la nature. Nous sommes cependant sur-
pris que Jean Bruller envisage une création « par défaut » du règne animal (« faute de
place ») et, encore plus, que la naissance de l’homme reste circonscrite à une parution ex
nihilo, presque divine, où il n’y aurait eu ni volonté (« créé »), ni investissement (« doué
de l’intelligence la plus développée »). Le dessinateur est loin encore de l’homme re-
belle qu’il postulera presque vingt ans plus tard : issu directement de la filiation ani-
male, conquérant de son indépendance par la dénaturation, doué d’intelligence, mais
bâtisseur de sa progression par ses différentes « batailles » pour la connaissance et
contre la nature, qui veut sa soumission. Non pas que Jean Bruller n’envisage pas la
rébellion, mais il l’approche comme une action négative, qui nuirait à l’équilibre parfait
de la nature (« de manifestations dans des directions imprévues »). Le diariste abolit
d’ailleurs ce qui deviendra par la suite le cheval de bataille de l’homme, le développe-
ment de la pensée, la comparant à un cancer inexorablement nocif. Il n’hésite pas dans
les notes de ce mois d’octobre 1930 à identifier la pensée à un « dangereux parasite » ou
à la définir comme un accident. Le dessinateur ne reviendra ni dans son journal ni par la
suite sur cette vision négative de la pensée, sans doute influencée par l’esprit pessimiste
qui tourmente Jean Bruller. Il se peut que, mesurant la puissance de cette qualité, le dia-
riste y ait vu une source de souffrance : c’est par la raison que l’homme est conscient du
non-sens de son existence. Une interprétation, celle-ci, parmi d’autres possibles qui té-
moigne du « noyau secret » qui donne naissance au journal et qui est très difficile à dé-
coder dans une écriture où « l’explicite sert de support à un implicite foisonnant »2.
Ces journaux nous permettent ainsi de nous approcher d’un discours qui se cons-
titue en fonction d’un réel perçu, tant extérieur qu’intime, qui influence irrémédiable-
ment le diariste, décidé à en rendre compte. « La vérité du discours ne peut être rappor-
tée directement au réel mais à la subjectivité du diariste »3, ce qui explique de même la
1
Ibid., p. 1041.
2
Philippe Lejeune, « Le journal comme “antifiction” », op. cit., p. 11.
3
Michel Braud, op. cit., p. 76‑77.
357
difficulté à décoder certaines pensées. Ces textes complètent l’univers proposé par les
mémoires vercoriens, une image de l’homme comme être individuel, même solitaire au
jour le jour, qui déploie dans son isolement des conversations avec lui, sur lui et sur ce
qu’il ressent ; dimension à laquelle le Vercors de La sédition humaine ne renoncera ja-
mais. Le discours intime montre ainsi sa capacité à se référer au réel et s’oppose fonciè-
rement à la fiction, exploitant d’autres manières de « se » dire.
Les différentes formes de l’écriture de soi vercorienne s’inscrivent ainsi de plein droit
dans la pensée de l’homme qui nourrit l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, à laquelle
elles participent d’un point de vue, non seulement conceptuel, mais aussi formel et es-
thétique. En parlant de son expérience, Vercors réinvestit son idée d’homme individuel,
inévitablement tourné vers l’autre et concerné par les circonstances qui l’entourent. En
revendiquant son compromis avec la vérité sociale et historique par la présentation et
l’analyse de la « réalité » référencée, il confère de même à ses idées éthiques une cer-
taine solidité, au-delà des exploitations fictionnelles et des réflexions théoriques.
1
Ibid.
358
Chapitre VII
La grammaire de l’homme
L’homme se trouve au centre de l’œuvre vercorienne, non seulement parce qu’il dyna-
mise la pensée théorico-philosophique de notre écrivain, mais parce qu’il est le protago-
niste indiscutable de ses œuvres de fiction : en même temps moteur de l’action et sujet
de réflexion. Ayant constaté tout au long de notre étude la prégnance de ce motif, nous
nous intéresserons dans ce dernier chapitre à l’analyse de la mise en scène concrète de
l’homme dans ces textes littéraires, fondamentalement ceux de nature narrative.
L’objectif est d’étudier comment et par quels moyens discursifs l’homme prend place
d’un point de vue esthétique dans la fiction et en quoi cette représentation complémente
ou correspond à l’éthique vercorienne.
Une vue rapide sur les travaux critiques dédiés à l’ensemble de l’œuvre de Ver-
cors nous permet de constater que l’auteur n’a pas bénéficié d’une critique diachronique
stable, qui l’a abandonné dans l’oubli avec le passage du temps. Son grand succès litté-
raire, Le silence de la mer, s’impose pratiquement comme le seul protagoniste des re-
cherches, qui ont examiné de près chacun des détails de la nouvelle depuis sa publica-
tion en 19421. Nous pourrions faire exception de sa fiction Les animaux dénaturés
(1952), une originale réflexion sur la spécificité de l’homme face à sa nature animale2,
et de la pièce de théâtre qui s’ensuit, Zoo ou l’assassin philanthrope (1963), particuliè-
rement célèbre à l’international, notamment aux États-Unis3. À cette monopolisation
imposante du Silence de la mer s’ajoute le fait que les ouvrages critiques consacrés à
1
Pour une vision complète sur la réception critique du Silence de la mer consulter María Hernández
Gómez, « Vercors, la réception critique de son œuvre », Çédille, nº 14, avril 2018, p. 263‑285.
2
Nathalie Gibert-Joly, « Vercors et la spécificité humaine », dans Jean Birnbaum. Qui sont les animaux ?,
Paris, Gallimard, 2010, p. 210‑224.
3
Jacques Kolbert, « From Novel to Play : Vercors’ Transformation of Les animaux dénaturés into Zoo »,
The French review, nº 3, décembre 1965, p. 398‑409.
359
l’œuvre vercorienne ont du mal à séparer la vie de l’auteur de sa production littéraire
ou, plus souvent, du contexte sociopolitique des textes. L’expérience personnelle de
Vercors étant très liée à ses choix littéraires, nombreux sont les chercheurs qui se sont
voués à trouver ses traces biographiques dans ses récits, au détriment des récits eux-
mêmes. De plus, sa grande activité comme personnage public en dehors du monde litté-
raire a fini par susciter plus d’intérêt que ses travaux écrits : sa carrière de dessinateur,
la création des Éditions de Minuit, son activité dans la résistance intellectuelle ou son
rôle institutionnel après la Libération ont pris souvent le dessus, nous montrant les
autres facettes de l’écrivain1.
Dans cette pénurie généralisée, force est de constater que les aspects stylistiques
et esthétiques de l’écriture de l’auteur ont été très souvent négligés, voire complètement
ignorés. Le panorama critique sur l’écriture littéraire vercorienne s’avère ainsi fort in-
complet et partiel, malgré les efforts de certains chercheurs. Si la fin du XXe siècle voit
une certaine renaissance par quelques travaux sous forme d’articles scientifiques, les
publications présentent pourtant rarement une portée générale2 et continuent de se situer
souvent sous le charme de la première nouvelle de Vercors3. Nous pouvons toutefois
dégager quelques études monographiques, qui constituent aujourd’hui les ouvrages de
référence des recherches sur l’auteur. Remarquons principalement l’étude proposée par
Radivoje Konstantinovic en 19694, la première consacrée à l’écriture vercorienne et qui
se construit sur l’idée de l’influence de la technique du dessin sur l’écriture, particuliè-
rement visible dans les descriptions des personnages5. Ne portant que sur une partie de
1
Lucien Scheler, « Vercors, écrivain de lumière, éditeur de minuit », Europe, nº 751-752, 1998, p. 14-25 ;
Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller-Vercors et l’imprimerie », dans Alain Riffaud, (éd.). L’écrivain et
l’imprimeur, Rennes, France, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 337-358 ; Nathalie Gibert-Joly,
« Jean Bruller face au bouillonnement intellectuel et politique des années 1930 », dans Anne Mathieu,
François Ouellet (éds.). Journalisme et littérature dans la gauche des années 1930, Rennes, PUR, 2014,
p. 65-77.
2
Marie-Thérèse Jacquet, « L’écriture bavarde de Vercors », Studi di letteratura francese, nº 24, 1999,
p. 47‑61 ; Nathalie Gibert-Joly, « Jean Bruller-Vercors : se dire pour dire », op. cit., p. 287‑299.
3
P. Bahuau, « L’imaginaire dans Le Silence de la mer », Recherches sur l’imaginaire, 1991, p. 33‑53 ;
Elisabeth Démiroglou, « L’éthique et l’esthétique chez Vercors : une première lecture bachelardienne du
Silence de la mer », Œuvres et Critiques : Revue internationale d’étude de la réception critique d’étude
des œuvres littéraires de langue française, nº 21, 1996, p. 57‑65.
4
Radivoje Konstantinovic, Vercors, écrivain et dessinateur. Avec des commentaires de Vercors et
18 dessins de Jean Bruller, Paris, C. Klincksieck, 1969.
5
« Il va de soi que l’étude de la technique littéraire se révèle très importante pour caractériser l’univers de
chaque écrivain. Elle l’est encore davantage dans le cas de Vercors, où le dessinateur précède le roman-
cier, car on peut attendre que la technique de celui-ci s’inspire fortement de l’art de celui-là. Il n’est guère
besoin de prouver que cette influence existe dans l’œuvre d’un écrivain qui fut pendant vingt ans un gra-
veur professionnel ; il s’agit plutôt de voir en quoi et dans quelle mesure elle se manifeste dans l’œuvre de
Vercors.
360
la production de Vercors, qui publiera bien après 1969 plus d’une vingtaine d’ouvrages
tous genres confondus, Radivoje Konstantinovic propose des pistes intéressantes à ex-
ploiter et à approfondir. La brève analyse sur la technique du portrait ou encore
l’importance significative qu’il accorde à des éléments dramatiques comme le geste ou
le jeu scénique s’avèrent des intuitions qui seront vérifiées et vérifiables dans les publi-
cations de maturité de l’écrivain. De la même façon, nous devons signaler certaines con-
tributions de l’ouvrage collectif publié à la suite du premier colloque international
« Vercors (Jean Bruller) et son œuvre », en mai 1995 à l’Université d’Angers 1 qui, avec
le remarquable travail de thèse de Flavia Conti sur les formes brèves de la narrative ver-
corienne en 20142, constituent les seules monographies consacrées à l’écriture littéraire
de notre auteur. Ce dernier travail académique avance d’ailleurs des hypothèses très
riches dans le cadre spécifique des nouvelles de Vercors sur le dialogisme des récits
courts, ainsi que sur le statut du narrateur dans ces œuvres-ci.
Compte tenu de ces travaux critiques, nous envisageons une recherche qui se
veut plus générale par la vision globalisante qu’elle propose sur l’ensemble de l’œuvre
de Vercors, tant par les périodes de production envisagées que par les ouvrages retenus
pour l’analyse. Nous postulons ainsi que sa conception de l’homme présente une ma-
nière d’être dans le texte, au-delà d’une présence purement thématique. Il y aurait une
sorte de « grammaire de l’homme » qui se construit au fil des ouvrages par des codes
d’écriture qui se répètent, qui évoluent et qui apparaissent avec le développement de la
réflexion. Par son rapport intime à la conception éthico-philosophique de Vercors, cette
grammaire se veut en accord avec elle, étant son moyen d’expression et de communica-
tion. Il sera question dans les pages qui suivent de mettre en lumière les éléments tex-
tuels que nous avons jugés les plus représentatifs de cette esthétique particulière.
Aussi nous proposons-nous d’analyser plus particulièrement la technique de description chez Vercors,
parce que la description nous semble constituer le lieu de rencontre privilégié de la littérature et de l’art
plastique » (Ibid., p. 164).
1
Georges Cesbron et Gérard Jacquin, Vercors (Jean Bruller) et son œuvre, Paris, L’Harmattan, 1999.
2
Flavia Conti, Le forme brevi della narrativa di Vercors, Ariccia, Aracne, 2014.
361
en symbiose avec la nature mais sans conscience de soi, isolé donc par sa rébellion, il ne
peut communiquer que par la parole et par ses gestes. Ce choix de positionnement de
pensée est essentiel par l’impact qu’il a sur les différentes manières de mettre en scène
et de faire vivre les personnages humains dans la fiction : l’approche du personnage
veut s’apparenter à celle que nous pourrions avoir de n’importe quelle personne.
J’ai toujours été choqué, dans les romans français en particulier, quand l’auteur,
implicitement, pose en fait qu’il a pénétré sous le crâne de ses personnages, comme
le diable boiteux, sous le toit des maisons, et sait tout ce qu’ils pensent, et les uns,
et les autres, connaît les moindres nuances de leurs réactions. Prétention absolu-
ment contraire à la condition humaine, qui enferme chacun dans son sac de peau, et
ne lui permet, même chez l’être le plus proche, de rien savoir d’autre que ce que lui
révèlent les paroles et les gestes. C’est faire trop bon marché de cette malédiction
que d’écrire comme si on l’avait surmontée, comme si l’auteur, démiurge omnis-
cient, pouvait observer de l’intérieur les êtres qu’il met en scène. Sur ce point le
roman anglais en général, et celui de Conrad en particulier, m’ont été une leçon ca-
pitale avant même que j’écrive.1
1
Radivoje Konstantinovic, op. cit., p. 164. Celui-ci est l’un des commentaires que l’écrivain a faits au
sujet de l’ouvrage critique de Konstantinovic, qui a décidé à son tour de les retranscrire pour la publica-
tion.
2
Flavia Conti, Le forme brevi della narrativa di Vercors, op. cit., p. 247.
362
caractéristiques de l’interaction communicative. Tel est, notamment, le cas des longues
tirades monologales auxquelles se livrent certains personnages, un procédé à l’encontre
du principe d’alternance conversationnelle1 qui ne saurait être attribué aux seules limita-
tions imposées par la linéarité du dialogue fictionnel écrit2.
Nous croyons par ailleurs que le narrateur a un rôle bien plus engagé dans la fic-
tion que celui de simple intermédiaire entre le registre parlé et le registre littéraire ; il est
presque toujours un personnage, son discours et le point de vue de sa narration sont
donc partiels et assumés comme subjectifs. Si nous pouvons dire que chaque person-
nage se fait responsable de ses mots, de ses gestes, il ne faut pas oublier que le choix
des propos reproduits et les descriptions et commentaires autour des attitudes ou des
discours ne sont que des interprétations et donc, inévitablement, des prises de position.
La transposition du contenu des répliques et la reconstruction des composantes commu-
nicatives relèvent de même d’un choix du narrateur : il rend la situation de communica-
tion dans ses moindres détails, il nuance les interventions par des verbes introducteurs,
toujours assortis d’explications sur le comportement des personnages. Il n’aspire donc
pas à un simple enregistrement objectif des propos mais à faire valoir par ses apprécia-
tions les possibles intentions des personnages, leurs contradictions, les possibles men-
songes ou les mouvements de pensées3.
D’ailleurs, il existe des ouvrages où Vercors ne semble pas respecter sa volonté
de tenir à l’écart le narrateur d’une position omnisciente, notamment dans certains récits
de Les yeux et la lumière comme Le démenti et Les mots. Cependant, nous ne verrons
pas ces cas d’exception comme un écart de la discipline philosophique qui habite son
œuvre et son écriture, mais plutôt comme une ressource pour donner la parole à ses per-
sonnages alors qu’il n’existe pas dans la fiction des interlocuteurs réels pour mener à
bien des échanges. Arnaud, seul au milieu de la montagne où il surveille des explosifs
pour un réseau de la résistance et Luc, caché des troupes nazies qui sont entrées dans
1
Harvey Sacks, Emanuel Schegloff et Gail Jefferson, « A Simplest Systematics for the Organization of
Turn-Taking for Conversation », Language, nº 50, 1974, p. 696‑735.
2
En effet, la linéarité imposée par la forme écrite du dialogue romanesque rend impossible la restitution
des phénomènes de parole simultanée qui se produisent couramment à l’oral, qu’il s’agisse de
« régulateurs » (signaux d’écoute à la limite de la verbalisation qui viennent chevaucher partiellement la
parole du locuteur sans qu’il y ait néanmoins volonté d’interrompre et qui témoignent, soit d’une écoute
active et d’un ralliement aux propos énoncés, soit d’un problème de compréhension) ou de vraies inter-
ruptions et de chevauchements de parole.
3
Carmen Alberdi Urquizu, Enjeux communicatifs, relationnels et identitaires dans les interactions fic-
tionnelles : exhaustivité et informativité des dialogues filmiques rohmériens, Grenade, Université de Gre-
nade (Thèse de Doctorat), 2011, p. 43.
363
son village pour le détruire, ont besoin de s’exprimer, de crier leurs peurs, leurs an-
goisses, leur surprise, leur révolte :
Quatre ans de sagesse, quatre ans de fermeté, quatre ans d’inflexible raison, en une
heure réduits à néant. À cause d’un mouvement de cœur. Ah ! il pouvait se vanter
d’avoir les nerfs solides ! Parce que trois hommes lui avaient avec feu raconté je ne
sais quelle exaltante connerie, il avait pendant une minute tout oublié, il les avait
suivis, il avait accepté de leurs mains cette mitraillette inexplicable, et il était là
maintenant tout seul, comme un con.1
1
Vercors, « Le démenti », dans Les yeux et la lumière [1948], Paris, Albin Michel, 1950, p. 135‑136.
2
Suzanne Guellouz, Le dialogue, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 18.
364
tante, elle nous aide à confirmer autrement notre hypothèse de départ : la notion
d’homme accompagne la production artistique de Vercors depuis le début de sa carrière
comme dessinateur. La parole faite dialogue dans le texte littéraire donne voix aux per-
sonnages en même temps qu’elle est support et structure de la pensée de l’homme. Nous
ne prétendons pourtant pas qu’il existe une exploitation du dialogue au service de la
pensée de l’auteur, à la manière pour ainsi dire d’un « dialogue à thèse » (si nous adap-
tons l’expression « roman à thèse »). Le dialogue étant une forme consubstantielle à
l’échange et à la confrontation d’idées, l’écriture littéraire l’utilise pour exprimer, selon
la période d’évolution de la pensée vercorienne, la genèse de la pensée, son affirmation,
mais aussi des contre-discours, des nuances, des points faibles ou de nouveaux points de
vue. Ainsi, le dialogue agit-il en même temps comme espace où l’on reconnaît l’autre,
l’homme, et comme espace où le moi et l’autre s’expriment et partagent leurs pensées :
S’il est important de préciser que c’est la réciprocité qui, de droit, caractérise le
genre du point de vue structurel, et c’est à telle enseigne que dans un dialogue seule
la parole reçue par le tu donne existence au je, il n’est pas moins indispensable de
rappeler que seules les idées peuvent en constituer la substance.1
Compte tenu de ceci, il est intéressant de voir comment ces structures dialogales se dé-
ploient de manière effective dans la narration et d’analyser les traits communs qui con-
figureraient le propre du dialogue vercorien, ainsi que ceux qui viendraient s’ajouter
dans le temps pour répondre à de nouveaux enjeux littéraires et extralittéraires. De ma-
nière générale, nous pourrions différencier deux grands types de séquences dialogales,
celles qui se déploient sur de longues tirades et qui minimisent au maximum les
échanges et celles bâties sur une interaction plus vivace, où il existe vraiment une co-
construction du discours.
1
Ibid., p. 81.
365
points, pour demander un éclaircissement ou simplement indiquer qu’il suit la réflexion.
Très nombreuses, ces longues tirades trouvent leur place à des moments très concrets de
la production de l’artiste, associées à leur tour à trois périodes clés de la pensée verco-
rienne.
Les premiers exemples de ces dialogues littéraires correspondent à la genèse de
la réflexion chez le jeune dessinateur Jean Bruller à la fin des années 20, il s’agit du
début de sa crise existentielle et l’origine de nombreuses questions qui mettent l’homme
face à ses contradictions. Dans Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent
(1927), les traces de pessimisme et de non-sens sont à peine perceptibles, mais nous
décelons certaines certitudes autour de la nature humaine qui, encore imprécises, sem-
blent pourtant bien ancrées dans la pensée de l’auteur : l’impossibilité d’appréhender
l’individu dans l’unicité et l’invariabilité et l’intuition de l’existence de plusieurs
« moi » dans une même personne. Ces sensations restant vagues, difficiles à théoriser ou
à mettre par écrit par l’inabouti de la réflexion, le dessinateur fait le choix de se servir
du dialogue, forme par laquelle il essaie de trouver des réponses à ses inquiétudes.
Le postulatum dialogué d’Hypothèses, qui précède les reproductions de dessins
de l’album, constitue une affirmation de l’un des principes de la théorie vercorienne de
l’homme : la parole comme moyen d’en finir avec la solitude et l’isolement inhérents à
l’espèce humaine et, dans ce cas-ci, comme moyen de s’expliquer et d’arriver à com-
prendre sa propre existence. Ainsi, au cours d’un échange détourné sur la peinture, les
deux protagonistes ne feront cependant que se servir de celle-ci comme prétexte pour
avancer des réflexions sur la nature humaine :
Notre entretien fut rapidement aiguillé sur la peinture, et je lui fis part tout aussitôt
de mes réflexions, et m’étonnai qu’il pût aimer à la fois des tableaux si différents,
par exemple celui-ci tout noir représentant deux filles ignobles, et cet autre, d’un
coloris délicat, où un christ tout baigné de soleil se promène au bord de la mer.
– « Je ne les aime pas “à la fois”, dit cet homme remarquable. »
– « Ah bon, fis-je, je pense que vous aimez tantôt l’un, tantôt l’autre, suivant votre
disposition d’esprit, et comme un jour on préfère de la viande bien saignante, et un
autre un poulet tendre… »
Le grand amateur sourit légèrement.
– « Non, fit-il, ce n’est pas là ce que je veux dire. » Il s’assit dans un profond fau-
teuil de cuir grenat, et croisa ses jambes et ses mains. Il resta un moment silen-
cieux, les yeux fixés droit devant lui, battant sans doute le rappel de ses idées. « Je
veux dire… je ne les aime sans doute pas “à la fois”, et pourtant je puis très bien
les aimer “en même temps”. Cela tient au fait que… Notre nature est bien compli-
quée, dit-il enfin, elle est constituée de l’extraordinaire assemblage des vices et des
qualités qu’ont pu posséder l’immense suite de gens et peut-être d’animaux dont
nous sommes, en fait l’aboutissant. Et nous sommes étonnés de ne pas nous y re-
connaître ! ajouta-t-il. »
366
Il ricanait de pitié, et haussa un peu les épaules.
– « Nous sommes, continua-t-il, mûs par un tas de désirs contraires, de volontés
contradictoires, et nous en recherchons désespérément la solution comme une
mouche dans une bouteille. Nous avons tous plus ou moins acquis la certitude de la
parfaite Inutilité, en dernier ressort, non seulement de nous mais de toute vie en gé-
néral, et même de la matière ou de quoi que ce soit d’autre que RIEN.
Je ne voyais pas du tout où il voilait en venir, ni quel rapport il pouvait y avoir
entre ces divagations, et sa galerie de peintures. Il semblait d’ailleurs parler à mon
fauteuil plutôt qu’à moi-même.
– « Ces contradictions, poursuivit-il, sont déjà le produit d’une lutte profonde entre
nos acquisitions personnelles et une suite d’atavismes plus ou moins anciens. Mais
ce n’est là que la forme, assurément la plus grave, mais aussi la plus simple de
notre complication. La réalité est que, portant inconsciemment en nous les stig-
mates de mille existences, nous sommes aussi multiples que nos cellules.1
La première particularité que nous repérons dans la longue séquence dialoguée du pos-
tulatum de l’album est qu’il n’existe pas de conversation, mais plutôt un entretien, une
interview, ou même un cours magistral de Lœwi-d’Arras, qui monopolise le temps de
parole. Il n’y a pas d’interaction verbale à proprement parler ou de co-construction du
discours, le narrateur demeure cantonné dans le rôle de témoin 2, retranscrivant les pro-
pos de son interlocuteur et n’intervenant, dans le cours du dialogue, que pour les réin-
terpréter par une reprise diaphonique implicite3 (« je pense que vous aimez tantôt
l’un… »). La réécriture des dires de Lœwi-d’Arras, qui s’institue dans sa littéralité en
une sorte de citation hétérophonique, se charge de tout le poids d’un argument
d’autorité, mais elle n’en fait pas moins une certaine place au narrateur, qui intervient
par la mise entre guillemets, soit des traits prosodiques de saillance produits par le locu-
teur, soit d’expressions qu’il trouverait, lui, marquantes, et qui renouent sémantique-
ment avec la pluralité du moi qu’il essaie de saisir et de comprendre (« à la fois », « en
même temps »). Jean Bruller, qui se confond à tour de rôle avec le narrateur et avec
Lœwi-d’Arras, utilise ce faux échange pour verbaliser l’une des hypothèses existen-
tielles de l’époque : l’homme, tout en étant un, est multiple ; hypothèse qu’il vérifiera au
vu de l’album Un homme coupé en tranches (1929)4. À ce stade initial de la réflexion,
1
Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent, Paris, chez l’artiste, 1927, n. p.
2
« Pour qu’il y ait échange communicatif, il ne suffit pas que deux locuteurs (ou plus) parlent alternati-
vement ; encore faut-il qu’ils se parlent, c’est-à-dire qu’ils soient tous deux “engagés” dans l’échange, et
qu’ils produisent des signes de cet engagement mutuel, en recourant à divers procédés de validation inter-
locutoire » (Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales I, Paris, Armand Colin, 1990, p. 18.)
3
Pour une étude des formes et fonctions des reprises autophoniques (des propos du locuteur lui-même),
diaphoniques (des propos de l’interlocuteur) et hétérophoniques (des propos d’un tiers), voir Carmen
Alberdi Urquizu, Dire, redire et ne pas dire. Enjeux du dialogue filmique dans les « Contes des quatre
saisons » (É. Rohmer), New York, Peter Lang, 2017.
4
Un homme coupé en tranches (1929) se construit sur la certitude de la pluralité du moi, qui est mise en
œuvre par un ensemble de portraits faits au sujet du protagoniste, Polimorfès. Jean Bruller utilise aussi à
cette occasion le dialogue, non pas pour théoriser la multiplicité de l’être humain, mais pour affirmer son
367
cette conversation unilatérale exprime plutôt l’incapacité de l’artiste à mettre en discus-
sion son intuition, encore très vague, et donc l’impossibilité de débattre, de saisir et
d’analyser les nuances. Le narrateur fait ainsi appel à un agent d’autorité, monsieur
Lœwi-d’Arras qui, contrairement à lui, expose sa vision avec fermeté par l’emploi de la
diaphonie corrective (« ce n’est pas là ce que je veux dire ») et de l’autophonie pour
préciser (« je veux dire »), par le ménagement du temps de parole, des pauses (les points
de suspension marquent le temps de la recherche des mots, qu’il tient à préciser) et des
silences (« il resta un moment silencieux »). Cette domination verbale est d’autant plus
importante que les questionnements et les doutes du narrateur ne sont que timidement
exposés. Sa seule intervention effective dans l’entretien se construit hâtivement sous
forme de demande implicite de confirmation pour que son interlocuteur la complète ; le
discours est d’ailleurs autocensuré et vraisemblablement auto-interrompu, les points de
suspension rendant graphiquement l’incomplétude de son propos.
Le non-verbal contribue aussi à marquer et confirmer ce clivage d’autorité entre
les deux personnages. Face à monsieur Lœwi-d’Arras, qui se voit attribuer des adjectifs
tels que « grand » ou « remarquable », le narrateur apparaît toujours en position
d’infériorité interactionnelle, témoin d’abord du prétendu dédain et du hiératisme que
son interlocuteur dégage dès son entrée dans la salle (« il fit une pose sur le pas de la
porte, regarda l’ensemble de ses tableaux, jugea d’un effet qu’il devait connaître pour-
tant depuis des années »), puis gratifié par une attention qui s’est fait attendre (« et vint
enfin vers moi »). Les postures de ce « grand amateur » (croiser les jambes et les mains),
la direction du regard dans le vide, fixe, qui ignore son interlocuteur (« il semblait parler
à mon fauteuil plutôt qu’à moi-même »), le sourire d’étonnement ou encore le ton rica-
nant de ses propos contribuent à renforcer l’attitude de supériorité et de condescendance
de Lœwi-d’Arras envers l’être humain qui ne comprendrait certainement pas ses expli-
cations.
L’absence de co-construction, l’étendue discursive et les choix lexicaux font que
les interventions de Lœwi-d’Arras demeurent très attachées à un dialogue « littéraire »,
éloigné du naturel, plus proche du monologue que du dialogue en fait. C’est précisé-
ment dans le choix du lexique que nous pouvons dégager le ton qui accompagnera la
existence par des exemples concrets : « – Vous vous faites de mon mari deux idées bien dissemblables.
Mais cela n’a rien d’étrange : la vérité est qu’il y a deux hommes en lui. Il les sort de leur étui tantôt l’un,
tantôt l’autre. Moi, naturellement, je les ai connus tous les deux. À l’époque de nos fiançailles, il ne lais-
sait voir que le plus délicat – le vôtre docteur –, vous le pensez bien » (Jean Bruller, Un homme coupé en
tranches [1929], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002, p. 19).
368
pensée de l’homme vercorienne dans les années 30 : nous repérons en effet l’idée géné-
rale d’inaccessibilité à l’explication de notre nature humaine (« lutte », « parfaite Inutili-
té », « complication », « contradiction »), d’incomplétude (« collection incomplète »)
malgré la grande étendue temporelle de l’espèce (« immense suite de gens […] dont
nous sommes l’aboutissant », « mille existences », « une suite d’atavismes plus ou
moins anciens ») et sa richesse antithétique (multiples comme nos cellules, extraordi-
naire assemblage de vices et de vertus). La profonde contradiction (annoncée par les
ombres et lumières des tableaux servant à introduire le dialogue) justifie un désespoir
(« désespérément ») somme toute inutile (« mouche dans la bouteille »).
Le deuxième exemple de ces longues tirades dialogales nous le trouvons dans le
roman qui suit immédiatement La sédition humaine (1949), où Vercors systématise sa
pensée de l’homme : La puissance du jour (1951). Nous faisons exception, par sa spéci-
ficité, du témoignage sur l’expérience concentrationnaire que le personnage de Pierre
Cange réalise dans Les armes de la nuit (1946) et que nous avons analysé en détail dans
la première partie1. La puissance du jour constitue la réponse fictionnelle aux questions
métaphysiques posées dans le texte de 1946. Dans ce roman à thèse, le dialogue a un
statut clé, spécialement à la fin, où le protagoniste essaie de partager avec le narrateur,
et indirectement avec le lecteur, ses trouvailles, présentées comme le fruit d’un long
processus de prise de conscience.
Les échanges entre le narrateur et Pierre Cange se développent par des interven-
tions très inégales : face aux longs discours de Pierre, le narrateur fait de brèves appré-
ciations qui poussent l’ancien résistant à aller plus loin dans ses explications (« Bon. Et
après ? » ; « C’est quand-même un beau cadeau qu’elle nous a fait là ! » ; « Ce n’est
peut-être pas aussi simple »2), ou il fait des commentaires métacommunicatifs concer-
nant la gestuelle de Pierre (« il hochait la tête avec force, comme pour mieux me per-
suader »3). En face, le lecteur découvre un changement radical chez le personnage de
Cange : silencieux et aux interventions courtes et titubantes, il révèle une capacité
communicative digne d’un grand orateur, qui cherche moins à convaincre ou à persua-
der qu’à se faire comprendre ; il est désormais sûr de ce qu’il dit, ce qui le pousse à par-
ler longuement :
1
Voir section « Témoigner de l’indicible » (sous-chapitre 2.4).
2
Vercors, La puissance du jour [1951], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002, p. 499-500.
3
Ibid., p. 501.
369
– Voilà toute mon histoire, mon vieux, toute ma sinistre histoire, dit-il d’une voix
assourdie, et soudain calme. Ceux qui ont pactisé, les tigres qui ont pactisé, qui ont
voulu oublier leur condition d’hommes, ériger l’ordre de la nature, et qui s’y sont
soumis – comment vouliez-vous qu’ils puissent supporter que d’autres hommes,
envers leur maîtresse Nature, continuassent de montrer cette indépendance inso-
lente ? Il fallait bien qu’ils nous soumissent à notre tour, qu’ils fissent de nous des
antilopes sur lesquels se sentir les droits du tigre, ou tout au moins des tigres à leur
image. Et quand à force d’une opiniâtreté diabolique ils ont réussi, à Hochswörth, à
faire faire à ma carcasse vide un geste de tigre, ils ont obtenu aussi ce qu’ils vou-
laient : à me faire croire que j’en étais un. Ce n’est pas vrai, grâce au ciel ! Parce
que justement…
« […] Il a fallu sur notre croix que nous perdions notre qualité d’hommes, que nous
redevenions pour un moment ces carcasses vacantes, ces pauvres singes peureux,
ces pitoyables tigres abandonnés, afin qu’il apparût au monde bouleversé que la
qualité d’homme n’est pas attachée de naissance à un morceau de viande fût-il en
forme de calebasse à guibolles, qu’il faut la gagner ou la perdre, qu’il faut à chacun
sa résurrection pour devenir un homme – ou sans cela rester un tigre.1
1
Ibid., p. 501‑502.
370
plus tard dans Colères. Nous avons évoqué brièvement la prégnance du discours scienti-
fique comme forme d’autorité dans la transmission du savoir sur l’homme biologique1,
celui-ci se déploie souvent comme réponse aux questions d’un personnage non expert
qui attend des explications de son interlocuteur. Les doutes et remarques de ces non-
experts, souvent courtes et imprécises, s’entremêlent aux longues réponses des person-
nages scientifiques, en l’occurrence le chercheur Mirambeau ou le docteur Burgeaud,
qui essaient de ménager dans leurs interventions la rigueur et la vulgarisation de leur
travail :
Constamment interpelée par le docteur Burgeaud, dont les commentaires laissent en-
tendre sa suffisance intellectuelle (« vous dormez ? », « vous ne dormez pas ? »), Olga
n’hésite pas à provoquer son interlocuteur dans le but d’avoir accès aux informations
qu’elle cherche. Désireux de donner à connaître son savoir, le médecin ne se fait pas
beaucoup prier et entame avec grande aisance explicative un long discours à caractère
scientifique, mais épuré de tout terme spécialisé qui pourrait entraver la compréhension.
Pour ce faire, il utilise des métaphores très imagées (« plus de zéros qu’il n’en tiendrait
de la terre à la lune », notion de « canevas », de « tapisserie », « broder nos ara-
besques »), ainsi que la formule de l’exemple, qui fait appel à la mémoire collective
pour retrouver son efficacité auprès de l’interlocuteur (« cette fillette perdue »). Il con-
voque et réactive une connaissance commune par laquelle il peut mieux illustrer ses
propos. Par ailleurs, Burgeaud construit son explication sur des relations logiques qui
tissent un réseau de dépendance (« d’où »), le texte suit pour ainsi dire le processus
scientifique qui doit remplir toutes ses étapes pour avoir lieu (« si les circuits […] la
pensée ne se forme pas »).
1
Voir section « (L’) être aux prises avec le temps » (sous-chapitre 5.1).
2
Vercors, Colères, op. cit., p. 176‑177.
371
Les longues tirades que nous venons d’analyser montrent bien le besoin que
l’auteur retrouve à des moments précis de son parcours de pensée de mettre en parole
ses intuitions, ses trouvailles ou de nouveaux points de vue sur l’homme. Il s’agit en
quelque sorte d’un processus de légitimation de ses réflexions : bâties autour de
l’homme et affirmées par celui-ci dans le contexte de la fiction. Le lecteur de l’œuvre
vercorienne trouvera ainsi des formulations explicites de la pensée philosophique qui,
une fois restituée et reconnue dans le texte littéraire, se sert du même terrain
d’exposition pour entamer le processus de mise en discussion.
1
Sylvie Durrer, « Le dialogue romanesque : essai de typologie », Pratiques, nº 65, 1990, p. 39.
372
– Mais elle le laisse faire ! Mais nous le laissons faire, mais je…
– Voulez-vous encore offrir votre poitrine à ses tanks ? Ou quoi ? Porter vous-
même une étoile comme l’ont fait ces jeunes étudiants qui maintenant meurent len-
tement en prison ?
– Mais vous-même, m’écriais-je, pourquoi la portez-vous ? Car enfin…
– Il faut croire qu’un parpaillot peut être juif, après tout. Jusqu’à quel point ? Je
n’en sais rien, car ça ne m’intéresse pas. Ma mère était juive. Mon père ? Toute la
lignée mâle est protestante. […]
– Je ne vous comprends pas, je ne vous comprends pas ! protestai-je (et c’était
vrai). Il en est qui sont tout à fait juifs et qui… et qui ne la portent pas et je les ap-
prouve, je les approuve hautement ! Et vous, qui auriez toutes les raisons…
– Oh ! moi, mon petit, je suis trop vieux.
Ses paroles tombèrent dans le silence, car je ne compris pas tout de suite ce qu’il
voulait dire. Trop vieux pour quoi ? Pour ne pas porter l’étoile ? Quel rapport l’âge
avait-il…
– Vous ne me voyez pas pourtant, dit-il, à mon âge, allant faire sauter des trains, ou
transporter des armes à travers champs, ou n’importe quoi du même genre ? Mais
pas non plus, n’est-ce pas ? assistant impassible, du fond de mon fauteuil…
– Voulez-vous dire…
– Mais oui, qu’il faut faire don de soi de façon au d’autre. Quand les hommes sont
persécutés, à quoi reconnaître un Français ? 1
1
Vercors, La marche à l’étoile [1943], Paris, Albin Michel, 2015, p. 152-153.
2
Ibid., p. 151.
373
d’Hypothèses, qui s’effaçait et ne témoignait pas de son implication, le narrateur est ici
doublement impliqué, dans le dialogue et dans le récit des pensées qui s’enchaînent si-
multanément en son for intérieur (discours indirect libre : « Trop vieux pour quoi ? Pour
ne pas porter l’étoile ? Quel rapport l’âge avait-il… »). Le lecteur accède également aux
mécanismes fréquents d’une véritable co-construction dialogale jouée sur l’implicite,
sur ce qu’il n’est pas besoin de dire : le narrateur complète implicitement la dernière
phrase de son interlocuteur (« vous voulez dire… »), ce que celui-ci ratifie d’ailleurs
(« mais oui »), témoignant par là d’un phénomène de co-énonciation, preuve d’une con-
comitance de pensée grâce à laquelle on peut « deviner » les propos de l’autre. La soli-
darité pour la liberté et la rébellion contre l’occupant s’imposent presque comme une
évidence, tellement elles peuvent prendre de formes différentes (« n’importe quoi du
même genre »). La formule finale d’obligation (« il faut faire don de soi de façon ou
d’autre ») relie déjà la condition de rébellion au bien commun que l’écrivain théorisera
plus tard et qui est d’avance rattachée à des actions morales au sein du groupe humain
(« don de soi »).
Intimement liés au présent de la France occupée, les dialogues mettent en parole
une éthique de l’action, reproduisant dans les échanges la polarisation des forces poli-
tiques et sociales qui divise le pays. La prégnance du contexte se traduit souvent par des
discours d’engagement patriotique, aussi bien du côté de l’occupant que de l’occupé, en
relation directe avec la notion de « bien faire » ou de « devoir faire ». Engagement ex-
plicitement exprimé et réclamé par des personnages comme Thomas Muritz, d’autres
fois, il est moins catégorique et se dissimule à l’aide du silence, de l’implicite et du non-
dit :
Aussi parlants que les séquences dialoguées que nous venons d’analyser, les messages
tacites qui traversent les échanges des récits de guerre vercoriens trouvent tout leur sens
dans un contexte social d’exception, où la parole est à tour de rôle employée comme
arme de défense et comme arme d’attaque. Prenons comme exemple l’une des tirades
1
Carmen Alberdi Urquizu, Enjeux communicatifs, relationnels et identitaires dans les interactions fic-
tionnelles : exhaustivité et informativité des dialogues filmiques rohmériens, op. cit., p. 467.
374
de L’imprimerie de Verdun (1945) où Vendresse, qui détient une imprimerie, reçoit la
visite d’un des proches du régime du maréchal Pétain :
La séquence dialogale est en effet dirigée par les non-dits, par les implicites du discours
de Paars, marqué par des phrases inachevées et des ambiguïtés qui laissent pourtant en-
tendre un message très précis. Paars nie une communication franche, directe, son refus à
tenir un discours explicite témoigne de son manque de disposition à révéler sa véritable
pensée par un dialogue frontal, ce qu’Alain Berrendonner a défini comme la « maxime
de nonchalance » :
Sous son influence, l’optimisation des messages prendrait plutôt l’allure d’une
condensation des contenus de pensée, ou d’un estompage des distinctions notion-
nelles : sur une représentation initiale complexe doivent être accomplies des opéra-
1
Vercors, L’imprimerie de Verdun [1945], Paris, Albin Michel, 2015, p. 103-104.
375
tions de résumé, indifférenciation, neutralisation, confusion, aboutissant à un sens
« littéral » fortement indéterminé, le moins analytique et le plus allusif possible.1
Cette disposition à ne coopérer qu’à moitié dans le bon déroulement du dialogue par
l’omission d’informations se prévaut de la convention, le contexte de la discussion rem-
plit amplement ces fausses lacunes langagières : Vendresse emploie un ouvrier juif alors
que, depuis la défaite, les lois antisémites commencent à s’endurcir partout en France.
L’attitude de Paars témoigne aussi de celui qui n’a pas de compte à rendre, par la supé-
riorité morale qu’il s’arroge lui-même : il travaille pour son pays, il veut aider un « vrai
Français ». Sa demande posée, même par un discours très vague (qui est exactement ce
garçon ? pourquoi Paars veut-il l’aider ?), précède un ton plus ouvertement menaçant,
que Vendresse a sans doute pressenti dès le début de l’entretien, remarquons la précau-
tion dont s’accompagnent ses propos, exprimée à travers l’auto-interruption
(« Seulement ») et la modalisation (« Tu sais probablement que je ne suis pas seul ? »).
Ainsi, l’acte du visiteur de se caresser les bajoues, qui pourrait être un signe de détente
ou de réflexion, prélude pourtant une sorte d’interrogatoire dont témoigne la résistance
de l’interrogé, qui supporte la pression sans faiblir (« très immobile », remarquons
d’ailleurs l’emploi d’un superlatif à propos d’un terme qui n’admet pas en lui-même de
gradation). Contre ces stratégies de pression Vendresse prend son temps, il se centre sur
le non verbal, sur des occupations qui lui permettent de ne pas répondre tout de suite :
essuyer les lunettes, les remettre, se lever, aller au fond de la pièce… C’est une façon de
retarder un refus qu’il n’ose peut-être pas exprimer, mais qu’il manifestera de fait plus
tard par ses actes : auto-interruption (« seulement… »), activité physique d’éloignement,
formulation de questions au lieu de refus directement exprimé.
Vendresse résiste tant bien que mal à l’intimidation que Paars exerce en posant,
sous un air de fausse naïveté, des questions dont les réponses lui sont de toute évidence
connues (« Ce Dacosta, c’est un Juif, n’est-ce pas ? », « On ne l’a pas expulsé d’Italie,
autrefois ? »). Paars, qui dirige la conversation, affiche un ton prétendument rassurant,
démenti néanmoins par les répétitions incisives, qui en dévoilent l’hypocrisie (« bon,
bon », « sans doute, sans doute »). Il essaie constamment de chercher une certaine con-
nivence avec Vendresse (« large sourire bon enfant », « tu vois comment ça tomberait
bien »), le tout accompagné par des stratégies d’amadouage (le ton, l’allure insouciante)
qui trahissent cependant une menace implicite. Quand le silence et les non-dits sont plus
évidents, les gestes prennent le relais avec la même puissance significative que les pro-
1
Alain Berrendonner, « Attracteurs », Cahiers de Linguistique Française, 1990, p. 150.
376
pos1 (écraser le mégot, sourire et, surtout, le regard inquiétant de ses yeux de limande,
insensibles et vides). La fin de la conversation concrétise le ton de menace par la répéti-
tion d’expressions qui véhiculent la déception (« tant pis », « c’est dommage », « ça
m’embête ») et une fausse clôture de la conversation (« N’en parlons plus »). Cette fin
du dialogue est justifiée en effet par un argument, de toute évidence, non valable aux
yeux de Paars, de par la chosification et le mépris utilisés pour parler de Dacosta
(« ton »). La question finale (« Tu sais ce que tu fais, n’est-ce pas ? ») annonce des con-
séquences qui seront vérifiées par la suite et finit par dévoiler de façon évidente le jeu
mené jusqu’à présent par Paars.
Ces échanges, pour ainsi dire de circonstance, installent un modèle de débat
idéologique par le dialogue qui deviendra un véritable trait des productions fictionnelles
de l’écrivain. Celui-ci s’érige, en premier lieu, comme la forme privilégiée pour mettre
en scène les dilemmes éthiques qui s’imposent à Vercors à l’issue de la guerre2, notam-
ment dans les récits de Les yeux et la lumière (1948). Les personnages y sont aux prises
avec eux-mêmes, ce qui les mène à partager leurs questionnements avec leurs proches
(La vénus de Solare) ou à se livrer à des monologues intérieurs (Les mots, Le démenti) ;
ils confrontent aussi leurs visions et points de vue avec des anti-héros, représentants de
valeurs complètements opposées à celles défendues par les protagonistes. Le récit Épi-
logue met en scène ce troisième cas de figure par la conversation entre le philosophe
Gracch, qui vient d’essayer de tuer le régent Othon dans le but de finir avec sa politique
de haine, et ce dernier, qui veut lui donner la mort pour punir son action :
Othon s’écria soudain d’une voix forte : « Tu disais : “La Nature est criminelle.
Toute violence nous en rend complice !” »
– Je n’ai pas cessé de le dire.
– Mais tu voulais me tuer, dit Othon plus fort encore.
– Ceci est la conséquence de cela.
– J’entends ! persifla Othon : ma violence justifie la tienne ?
– Oui.
– Tu te renies encore, car tu disais : « La violence prolonge la violence » !
– J’ajoutais : sauf celle qui la supprime.
– Je hais ces distinguos !
– Parce qu’ils t’accablent.
1
« On peut aussi se replier sur une activité non verbale (allumer une cigarette, s’intéresser au feu qui
danse dans l’âtre…) – à moins que l’environnement ne se charge providentiellement de meubler le silence
et d’en alléger la gêne » (Catherine Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 163).
2
« Le dialogue semble offrir le critère structurel le plus approprié pour ordonner l’émeute de pensées qui
se bousculent dans l’esprit d’une personne en proie à des dilemmes éthiques » (Flavia Conti, Le forme
brevi della narrativa di Vercors, op. cit., p. 230, [Traduction propre du texte en italien]).
377
– C’en est assez ! Qu’on te pende ! cria le Régent, et l’ivoire se brisa dans ses
mains.1
Cependant, la démarche du régent se voit constamment frustrée par les réponses de son
interlocuteur qui, muni d’une suffisance intellectuelle plus qu’évidente, utilise de courts
énoncés lapidaires pour marquer son opposition : soit en affirmant par autophonie ses
propos précédents tout en signalant la mauvaise interprétation (« tu disais » vs. « je n’ai
pas cessé de le dire ») ou la manipulation qu’en fait Othon (« J’ajoutais : sauf celle qui
la supprime »), soit en tissant des rapports de conséquence entre les différentes informa-
tions données par le régent (« ceci est la conséquence de cela »). Ce style de réponse
laconique ne surprend pas le lecteur qui arrive à cette fin de discussion convaincu que le
régent, ayant manipulé chacun des enseignements de Gracch pour mener une politique
axée sur le mépris humain, ne changera pas d’opinion. Ceci explique aussi les attitudes
complètement contraires que les personnages présentent dans la communication. Le
calme et la contenance de Gracch contrastent avec le comportement presque délirant du
régent, qui s’accroit en violence au fur et à mesure que la discussion se développe, à
cause de son incapacité à comprendre les explications du philosophe (« s’écrier », « voix
forte », « plus fort encore », « persifler »). Le premier, sûr de lui et des principes de res-
pect qu’il promeut, montre une grande aisance discursive de nuance et de précision,
issue de sa clarté d’esprit. N’hésitant pas à contredire son interlocuteur et même à porter
1
Vercors, « Épilogue », dans Les yeux et la lumière, op. cit., p. 230‑231.
2
Carmen Alberdi Urquizu, Enjeux communicatifs, relationnels et identitaires dans les interactions fic-
tionnelles : exhaustivité et informativité des dialogues filmiques rohmériens, op. cit., p. 368.
378
sur lui un jugement évaluatif (« Parce qu’ils t’accablent »), il fait preuve de résistance,
ce qui souligne encore davantage l’incapacité de dialogue du régent, dont la seule res-
source est la violence ; sa dernière intervention, tant par ses propos que par son action
physique, ne fait que le confirmer.
La discussion, malgré l’incompréhension mutuelle existante entre les person-
nages, pose dans la fiction la question de la légitimité de la violence : peut-elle être jus-
tifiée dans certaines circonstances ? La dynamique de la nouvelle nous mènerait à ne
pas condamner complètement l’action de Gracch, en faveur d’un bien commun, d’autant
plus que celui-ci fait constamment preuve de réflexion et respect pour l’homme, cepen-
dant aucun avis n’est ouvertement favorisé. Le dialogue sert ainsi à poser des question-
nements d’ordre éthique, auxquels Vercors réfléchira dans sa Sédition humaine. La vio-
lence étant condamnée d’avance, tout comme le mensonge, Vercors appelle à empêcher
la politique mal menée qui promeut l’entredéchirement des hommes par les guerres, les
persécutions, les tyrannies ; il en fera d’ailleurs un principe éthique :
Qui aide à cette division [des hommes] ; qui dupe les hommes ou leur ment ; qui se
résigne à ce que l’homme soit un loup pour l’homme et agit en conséquence, est un
traître passé à l’ennemi, parjure à son propre visage.1
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 49.
2
Voir sections « Dire la frontière par le discours romanesque » et « De l’engagement par l’absurde : la
controverse d’Old Bailey » (sous-chapitre 4.2).
379
7.2. (Re) présentation de l’homme vercorien
Le protagonisme indiscutable du dialogue romanesque dans l’œuvre vercorienne
permet aux personnages de prendre en main et d’assumer la construction de leur identité
au sein de la fiction : l’homme dit et par là même se dit. Cependant, il existe dans le
discours narratorial d’autres informations qui viennent compléter, complémenter, voire
discuter ou mettre en question, le « portrait » issu des échanges verbaux : les paramètres
situationnels (le cadre spatio-temporel, les attitudes des personnages, les relations entre
ceux-ci, les représentions mutuelles, les intentions) et les paramètres paraverbaux et non
verbaux (gestes, regards, mouvements, intonations, accents, silences) qui précèdent,
interrompent ou suivent le texte discursif, souvent sous forme de commentaire descrip-
tif1. Le narrateur devient un point de liaison qui non seulement permet au lecteur
d’« écouter » les protagonistes par la reproduction de leurs échanges, mais aussi de les
« voir » et de les appréhender autrement que par leur parole.
L’ensemble de ces caractéristiques, marquées par la portée des dialogues et la
prégnance du geste, des mouvements et du jeu scénique des personnages témoignent du
protagonisme des éléments dramatiques dans les textes narratifs de l’écrivain. Cette
particularité de l’écriture vercorienne a donné lieu à plusieurs adaptations théâtrales et
cinématographiques, faites par l’écrivain ou par d’autres metteurs en scène et réalisa-
teurs. Rappelons que Vercors publiera de son vivant une adaptation théâtrale du Silence
de la mer (1949)2 et une courte pièce de théâtre d’après son récit Un mensonge poli-
tique : Le fer et le velours (1970)3 ; sans oublier son grand succès américain Zoo ou
l’assassin philanthrope (1964)4. Le fonds Vercors de la Bibliothèque Jacques Doucet à
Paris conserve d’ailleurs plusieurs textes inédits, des adaptations qui n’ont jamais vu le
jour : Cache-Cache, d’après son roman Le radeau de la méduse5 ; Métamorphose, une
comédie en trois actes conçue à partir de Sylva6 ; Le piège, d’après Le piège à loup7 et
Quota le Grand, adaptation de Quota et les Pléthoriens8. Le cinéma a aussi exploité la
grande performativité dramatique de certains ouvrages de l’auteur, à signaler Le silence
1
Carmen Alberdi Urquizu, Enjeux communicatifs, relationnels et identitaires dans les interactions fic-
tionnelles : exhaustivité et informativité des dialogues filmiques rohmériens, op. cit., p. 42
2
Vercors, Le silence de la mer, pièce en neuf tableaux [1949], Paris, Éd. Galilée, 1978.
3
Vercors, Le fer et le velours [1970], Paris, Éd. Galilée, 1978.
4
Vercors, Zoo ou l’assassin philanthrope, Paris, L’Avant-Scène, 1964.
5
Vercors, Le radeau de la méduse, Paris, Presses de la Cité, 1969.
6
Vercors, Sylva [1960], Paris, B. Grasset, 1992.
7
Vercors, Le piège à loup, Paris, Éd. Galilée, 1979.
8
Vercors et Paul Silva-Coronel, Quota ou Les pléthoriens, Paris, Stock, 1966.
380
de la mer de Jean-Pierre Melville (1948)1 et Les armes de la nuit, film pour la télévision
adapté par Simone Cendrar et réalisé par Gilbert Pineau en 1964.
Le visage de l’homme
Le texte vercorien présente en effet tout un appareil d’éléments descriptifs voués
à la mise en scène de l’image physique et gestuelle des personnages et de leur être ki-
nesthésique et proxémique : l’homme a une présence matérielle qui parachève sa pré-
sence discursive. Des critiques comme Radivoje Konstantinovic ont d’ailleurs repéré
dans cette activité descriptive et de représentation de l’homme une influence évidente
de son activité de dessinateur : « Vercors verra toujours les hommes avec des yeux de
dessinateur »2. Le professeur remarque spécialement les jeux d’ombre et de lumière
dans les descriptions des silhouettes. Si nous ne nions pas la possible influence de l’art
du dessin sur son écriture, notamment par les nombreuses nuances de couleur qui par-
sèment certains de ses textes3, il nous semble cependant évident que la littérature nous
permet d’appréhender tout autrement l’homme. D’ailleurs Jean Bruller, n’a-t-il pas
remplacé un moyen d’expression par un autre ? Les possibles connexions qu’on peut
établir naissent à notre avis moins de l’influence du métier antérieur sur celui d’écrivain
que du fait qu’ils ont le même objet d’exploitation et d’intérêt : l’homme. L’évolution
de la réflexion éthico-philosophique de Vercors présente inévitablement des change-
ments par rapport à sa période de dessinateur, qui constitue la genèse de sa pensée et qui
est marquée par une vision pessimiste et absurde du monde. Il y a certes des aspects qui
restent dans la continuité d’une œuvre, mais nous serons plus sensibles à ceux qui évo-
luent et qui s’adaptent non seulement à une nouvelle forme artistique, mais à une pensée
en constante évolution.
La représentation du visage, à laquelle nous accordons un intérêt spécifique dans
notre analyse, montre bien la transition de l’univers brullerien à l’univers vercorien.
Prenons en exemple le plus grand projet que Jean Bruller a conçu comme dessinateur,
La danse des vivants (1932-1938). Dans cet album, où l’être humain se trouve en effet
au centre de chacune des représentations, les visages sont pour la plupart empreints
1
Voir à ce sujet Flavia Conti, « L’espace de la page à l’écran : Vercors, Cocteau et Melville », Roman 20-
50, nº 50, 2010, p. 171‑183 ; Hélène Eck, « Des Éditions de Minuit à YouTube, Le Silence de la mer », Le
Temps des médias, nº 14, mai 2010, p. 158‑175.
2
Radivoje Konstantinovic, op. cit., p. 132.
3
Nous pensons notamment au récit Le songe et aux Armes de la nuit, particulièrement riches dans le
traitement des nuances noir et blanc : « la division en catégories nous donne les résultats suivants : 1.
noir –10 (6 +4) ; 2. tons très sombres – 25 fois ; 3. tons gris – 10 fois ; blanc – 4 fois » (Ibid., p. 123).
381
d’expressions de tristesse, de désespoir, d’ennui, d’indifférence ; les rares protagonistes
qui se montrent heureux ou enthousiasmés voient tourner en dérision leur naïveté, tel-
lement l’absurdité et le non-sens des scènes sont prégnants. C’est notamment le cas
pour la planche « Projet d’avenir ou la vie en rose » [fig. 26] où la gaieté de la jeunesse
se voit tout de suite anéantie par le clair sentiment de détresse qui habite le reste de
clients plus âgés qui fréquentent le café. Les scènes de foule et de groupe sont d’ailleurs
très chères au jeune dessinateur : il met souvent en scène des masses de gens où
l’individu se confond complètement dans l’anonymat au point de perdre son identité.
Dans des planches comme « Solitudes » [fig. 39], les visages anodins et hargneux des
usagers du métro se répètent dans chacun des personnages, conformant une foule qui ne
reconnaît pas l’homme. Ce procédé d’effacement est d’ailleurs poussé à l’extrême dans
des dessins comme « Le maître des hommes » [fig. 25], où une allégorie de la mort sur-
veille la multitude, qui est à peine dessinée, et dont la petite taille montre bien son insi-
gnifiance ; « Dimanche, dimanche » [fig. 28], qui propose des individus engloutis par
l’affluence des promeneurs du week-end, tous représentés de dos ou, encore, « Le crétin
ou le dieu des foules » [fig. 21] où les visages sont effacés et les corps à peine gribouil-
lés. L’esprit pessimiste qui marque les productions brulleriennes des années 30, et no-
tamment les planches des Relevés trimestriels, profile ainsi un homme qui frôle cons-
tamment la perte de son individualité en tant que simple rouage de la société. L’individu
et ses préoccupations sont ainsi complètement ignorés et sa vie quotidienne ne fait que
le renvoyer à l’absurde de son existence. Le dessinateur n’hésite d’ailleurs pas à pousser
son angoisse vitale jusqu’à la mise en scène évidente de la déshumanisation de
l’homme. Dans « Guerre de prestige » [fig. 45] l’être humain est symboliquement ani-
malisé dans une illustration tragiquement annonciatrice : des trains de bétail servent à
transporter des passagers qui s’entassent à l’intérieur des wagons ; dans « Extinction du
chômage » [fig. 46] le dessinateur se sert ironiquement des combattants décédés pendant
la guerre pour souligner l’absurde de celle-ci.
La littérature vercorienne présente une progression de registre évidente dans
l’approche qu’elle a de l’homme et plus largement de son existence, ce qui a des consé-
quences directes sur les représentations de celui-ci. Toutefois, nous trouvons des échos
des images des planches dans certains récits de guerre qui reproduisent la déshumanisa-
tion de l’individu par l’effacement, la défiguration ou la dissolution du visage et du
corps en général. Il s’agit cependant d’une déshumanisation imposée, non pas par
l’absurdité ou le sentiment de pessimisme, mais par la violence issue directement de la
382
guerre. Le songe (1944) réactualise l’emploi des images de groupe de Jean Bruller dans
le contexte des camps nazis par le partage d’une expérience traumatisante qui cherche à
réduire l’homme à son corps, jusqu’à la mort. Nous avons analysé auparavant la mise en
scène de l’état physique des internés dans cette nouvelle1, nous voudrions cependant
reprendre un extrait consacré au visage par ce que sa description fournit comme
nuances, tout à fait autres que celles des traits du crayon :
Alors il tourna vers moi son étrange face souriante, lunaire et ravagée. Il ouvrit la
bouche et je vis l’horrible langue tordue, racornie, noire et déchirée, qui s’enroulait
comme un escargot cuit.2
Tout en exploitant une scène de groupe, le texte littéraire met en œuvre un effet de
zoom cinématographique qui permet au lecteur de pressentir par l’exemplification et
l’isolement de l’un des personnages la portée concrète de la souffrance collective. Il ne
s’agit plus de l’homme qui se confond dans la multitude, mais de celui qui y trouve une
place légitime loin des actions absurdes ou dépourvues de sens, confronté à la réalité de
la violence. L’extrait met en scène un être métamorphosé, installé dans le domaine de la
monstruosité par le caractère ambigu et hybride de son état physique. Son visage naît de
l’horreur, impression qui s’impose à la pitié de sa situation et qui se voit renforcée par la
nature étonnante et dolente des traits mis en avant. L’homme est réduit exclusivement à
sa langue, qui agit de façon indépendante et prend le dessus par sa puissance et par son
état de décomposition et de dégradation. L’instrument qui aurait dû lui permettre la
communication le condamne à une existence grotesque, cependant, sa désagrégation
physique n’arrive pas à éradiquer son appartenance à l’espèce, à laquelle il s’accroche
par le premier geste du sourire.
Cette tendance à la centration sur l’individu se confirme par la suite par des ré-
cits qui accordent une attention spéciale à la description et représentation des person-
nages. Radivoje Konstantinovic ne manque pas d’ailleurs en 1969 de souligner la pré-
gnance de cette tendance par la classification qu’il fait entre ce qu’il appelle des es-
quisses de portrait et les portraits, selon que les descriptions soient concentrées sur
quelques éléments physiques (notamment les yeux et la bouche) ou, au contraire, plus
détaillées et complètes3. Cette distinction entre complétude et incomplétude du portrait
s’avère d’entrée problématique car elle n’est pas forcément liée à la puissance significa-
tive du texte descriptif. D’ailleurs, nous constatons que Vercors construit rarement des
1
Voir section « Être un corps » (sous-chapitre 2.3).
2
Vercors, Le songe [1944], Paris, Albin Michel, 2015, p. 66.
3
Radivoje Konstantinovic, op. cit., p. 135-140.
383
portraits complets de ses personnages, les extraits descriptifs se développent sur une
écriture minimaliste, une écriture du détail qui s’impose sémantiquement par son carac-
tère austère. Le but est donc moins de dessiner un personnage dans tous ses traits que de
marquer sa présence et son état d’âme par des éléments importants, qui aident à dire son
être. L’écriture vercorienne cherche l’essentiel de l’homme, la qualité humaine de
chaque individu, les descriptions et appréciations se concentrent fondamentalement sur
le visage, la partie du corps qui représente en quelque sorte l’hypostase de l’homme, en
ce qu’elle est sa vitrine.
La notion de portrait devient par ailleurs problématique car elle renvoie, rappelle
Itzhak Goldberg, à l’univers de la représentation artistique : « plus que figurer la repré-
sentation de l’individu, le portrait est la figure de l’individu en représentation »1. La
fiction vercorienne naissant d’un projet de définition de l’homme, les personnages se
veulent des représentants possibles de cette humanité, certes fictionnels, mais toujours
en cohérence avec une pensée philosophique issue de la réalité. De ce fait, le person-
nage vercorien se refuse à être un individu « inchangeable, intangible, irreprésentable en
dehors de sa représentation propre, qui appartient irrévocablement au domaine artistique
dont il dépend »2. Il se projette au contraire dans un monde possible qui garde toujours
un lien avec le monde extra fictionnel, que ce soit par les contextes où se développent
les histoires ou par les réflexions que le texte met en œuvre par la littérature. La mise en
scène du corps et notamment du visage cherche ainsi la vérité du personnage : « le face
à face avec le visage est toujours une rencontre qui débouche sur la présence de
l’autre »3.
Si dans la reproduction des dialogues le narrateur vercorien pouvait rester à
l’écart de la prise en charge des propos tenus par les personnages, les descriptions sont
inévitablement le produit d’une vision subjective de l’énonciateur, qui décrit à la pre-
mière personne ce qu’il voit ou qui se prévaut de son statut de spectateur pour fournir
son regard sur les personnages. La subjectivité est ainsi consubstantielle à ce travail
discursif, car le narrateur choisit en même temps les éléments qu’il met en valeur et la
manière dont ceux-ci sont présentés, son pouvoir d’action sur l’image véhiculée est de
ce point de vue indéniable. Cependant et par les différentes interprétations possibles du
1
Itzhak Goldberg, « Portrait et visage, visage ou portrait », dans Fabrice Flahutez, Itzhak Goldberg, Pa-
nayota Volti. Visage et portrait, visage ou portrait, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2010,
p. 15.
2
Jean-Philippe Miraux, Le portrait littéraire, Paris, Hachette Supérieur, 2003, p. 47.
3
Itzhak Goldberg, op. cit., p. 15.
384
texte littéraire dans sa réception, les images échappent au contrôle total du narrateur,
d’autant plus que ces appréciations visuelles concernent pour une grande partie le vi-
sage des personnages :
Souvent décrit comme la zone la plus fragile et la plus nue du corps humain, le vi-
sage passe pour exprimer la vérité profonde des êtres. Or c’est justement parce
qu’il se trouve en permanence exposé, impliquant ainsi toute la personne, qu’à la
fois il se livre et se refuse aux regards ; indice des nuances de la vie sociale et des
rapports humains, il fait l’objet d’une vigilance particulière et de multiples enco-
dages. De tous les primates, l’homme est doté de la musculature faciale la plus éla-
borée, privilège qui lui permet de déployer tout un registre de mimiques qu’il ne
cesse de mobiliser pour donner le change. C’est là que se joue sa relation avec au-
trui et la place qu’il occupe sur le théâtre du monde.1
Étant en effet centre de l’attention visuelle de l’être humain, les visages vercoriens sont
rarement dessinés dans leur totalité, mais souvent représentés métonymiquement par les
yeux et la bouche, privilégiés par rapport à d’autres traits faciaux. Dans ce dévoilement
à moitié, le personnage se refuse à sa complète exposition, en même temps précise et
évanescente. L’image physique du visage n’est pas d’ailleurs une source d’information
en soi, elle peut avoir certes une certaine valeur sémantique, mais ce sont les multiples
gestes, expressions et mimiques qui permettent, par leur présence ou leur absence, de
vraiment avancer des interprétations sur les protagonistes. Ces appréciations visuelles
sont d’autant plus fondamentales dans des nouvelles comme Le silence de la mer, qui
fait abstraction par le silence des répliques des deux Français face aux discours du sol-
dat allemand. Bien que l’oncle et sa nièce ne communiquent verbalement ni entre eux ni
avec l’officier, la gestualité et les échanges non verbaux sont très importants : les posi-
tionnements des corps, les mouvements et notamment les regards et les gesticulations
des bouches ont donné lieu à des interprétations multiples. Signalons par exemple la
lecture d’histoire d’amour impossible faite par Françoise Calin2 et Albert Farchadi3 à
propos de la relation entre la nièce et l’officier, conséquence sans doute du mystère en-
veloppant le seul personnage féminin du récit. Interprétation qui ne fait pas l’unanimité
de la critique, elle est cependant rendue possible par le caractère riche et énigmatique de
la présence matérielle de la jeune protagoniste :
1
Martial Guédron, Visage(s) : sens et représentations en Occident, Paris, Hazan, 2015, p. 8.
2
Françoise Calin, « Un vertige d’hésitations. Le Silence de la mer de Vercors », dans Les marques de
l’histoire (1939-1944) dans le roman français : L’invitée, Un balcon en forêt, L’acacia, Le silence de la
mer, La peste, Paris, France, 2004, p. 105‑132.
3
Albert Farchadi, « Le Silence de la mer ou l’injonction assourdie », Revue d’Histoire littéraire de la
France, nº 96, 1996, p. 983‑989.
385
Je regardais ma nièce, pour pêcher dans ses yeux un encouragement ou un signe.
Mais je ne trouvai que son profil. Elle regardait le bouton de la porte. Elle le regar-
dait avec cette fixité inhumaine de grand-duc qui m’avait déjà frappé, elle était très
pâle et je vis, glissant sur les dents dont apparut une ligne blanche, se lever la lèvre
supérieure dans une contraction douloureuse ; et moi, devant ce drame intime sou-
dain dévoilé et qui dépassait de si haut le tourment bénin de mes tergiversations, je
perdis mes dernières forces.1
Soudain, sur ces mots, il s’était tu avec une brusquerie étrange, inhabituelle. Et Ol-
ga avait vu le regard se vider d’un coup, comme tiré du fond de l’œil, tandis que la
tête s’inclinait de côté et que la main restait suspendue dans un geste inachevé. Ce-
la ne dura que quelques secondes […]. Le regard revint, et un sourire.2
1
Vercors, Le silence de la mer [1942], Albin Michel, 2015, p. 43.
2
Vercors, Colères, op. cit., p. 285.
386
Dans Colères, c’est le corps qui indique le passage d’Egmont de son état de conscience
à son état de veille. Le regard, peut-être l’une des parties du visage les plus expressives,
évoque par son évanescence une perte transitoire d’humanité (« se vider ») faisant ren-
trer l’individu dans une dimension autre. La perte de contrôle de la tête et des extrémités
ne fait que confirmer ce passage ailleurs où le corps n’est plus sollicité (la main suspen-
due, le geste inachevé). Celui-ci devient ainsi témoin matériel d’une condition,
l’humaine, qui dépasse les frontières de l’organisme mais qui y est en même temps con-
finée. Ce sera d’ailleurs par la récupération de l’expression des yeux, que la fiction ad-
met le « retour » d’Egmont, corroboré par un autre geste conscient, le sourire.
Faisant partie de l’action, le mouvement du corps et l’expression plus ou moins
marquée des gestes déterminent la dynamique du développement des scénarios et par là
même la dynamique du discours littéraire, qui se trouve souvent en adéquation avec la
mobilité corporelle :
Nicole aussi, généralement, restait silencieuse. La tête penchée sur le tramail usé
qu’elle réparait […], elle soulevait sur qui lui parlait, avec peine eût-on dit, des
yeux de sombre ardoise dont le regard songeur semblait frissonner et flotter comme
un reflet de lune. D’autre fois, laissant retomber sur ses genoux le grand filet à
triple maille qui semblait alors emprisonner ses mains comme de pâles colombes
endormies, et levant son front étroit sous la chaude chevelure dont le cuivre luisait
vaporeusement sous la lumière, elle plantait un regard cette fois non plus flottant ni
frissonnant, mais intensément immobile, sur cette profondeur d’ombre, là-bas, où
le visage de Pierre était enfoui.1
Dans cet extrait des Armes de la nuit que nous avons choisi comme exemple, Nicole
opère par son corps une symbiose complète avec l’atmosphère de silence et de quiétude
que Pierre a installée dans la maison après son retour. L’imparfait qui décrit ses tâches
quotidiennes et dont se sert le narrateur pour rendre compte de ses gestes habituels, ins-
talle le personnage dans une sorte de non-temps à jamais répété. Ses mouvements ryth-
ment une narration empreinte de lenteur, d’un calme fragile que Nicole veut à tout prix
éviter de perturber. Cette symbiose ne semble pourtant pas naître de la volonté, mais
plutôt de la soumission de la protagoniste, qui montre par son corps résigné une dévo-
tion absolue envers son fiancé (« avec peine », « emprisonner », « de pâles colombes
endormies »). Cette résignation presque religieuse se déploie sous forme d’interdit phy-
sique, le regard « songeur » de Nicole finit par être anéanti et prisonnier du même dé-
sespoir et fixité de Pierre (« intensément immobile ») et, de ce point de vue, complète-
ment à la merci de la volonté et des actions de l’ancien résistant.
1
Vercors, Les armes de la nuit [1946], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002, p. 356.
387
Le geste1 est de ce fait un élément significatif par lui-même en tant qu’il laisse
voir une partie de la vie intérieure du personnage, même s’il reste foncièrement insaisis-
sable. De la même façon, les traits physiques permettent de révéler une certaine manière
d’être des protagonistes à un moment donné ; nous aurions cependant du mal à interpré-
ter ces traces physiologiques comme des signes d’un caractère quelconque, tel que pos-
tule Radivoje Konstantinovic2. Nous ne nions pas qu’il puisse y avoir une sorte de cor-
respondance « physique » entre ce qu’est le personnage et ce que transmet son aspect,
cependant, cet effet est plutôt créé par ce qu’il dit et non par ce à quoi il ressemble. Un
bon exemple de cela est sans doute celui de Nicole qui, identifiée à une « imprécise
forme blême », de couleur pâle, au sourire pathétique3, montre dans un premier temps
des signes absolus de fragilité et de résignation. Cependant, ce sera elle qui prendra cou-
rageusement en main la guérison de Pierre par ses multiples actions, dont l’enlèvement
de Broussard ou le rassemblement des anciens intégrants du réseau de résistance dirigé
pendant la guerre par son fiancé. Son aspect physique, qui d’un point de vue stéréotypé
correspond parfaitement à l’attitude souffrante de la jeune femme du début du récit, ne
laisse pas prévoir cette métamorphose. Il existe toutefois des cas où la correspondance
est beaucoup plus évidente, par exemple, dans cette brève appréciation du visage
d’Oliveiro Spanza, l’un des protagonistes du récit Un mensonge politique. Le lecteur
peut déjà pressentir des traits de caractère qui seront confirmés dans le déroulement de
l’action :
Oliveiro Spanza habitait une « casa » modeste. Il avait ouvert lui-même à Gaspar. Il
l’avait accueilli sans sourire. Il souriait fort peu. Parfois seulement la lèvre mince
se soulevait et découvrait des canines pointues. Le reste du visage étroit et long aux
yeux noirs rapprochés, restait impassible. On obtenait rarement de lui, disait-on,
une marque de gaieté plus vive.4
Le geste austère (« il souriait fort peu », « impassible »), la forme longiligne du visage,
les yeux impénétrables et dépourvus de toute expression configurent une personnalité
fermée. La bouche de Spanza annonce d’ailleurs les côtés les plus inquiétants du per-
sonnage : manipulateur, instigateur et avide de pouvoir, il manigancera des intrigues
pour arriver à diriger en solitaire la congrégation de la Santa Liga. Ses lèvres fines tra-
1
Radivoje Konstantinovic parle de « portrait par les gestes », notion où il envisage le geste comme un
complément de la description ou comme une information qui viendrait se substituer à une description
manquante (Radivoje Konstantinovic, op. cit., p. 165).
2
Ibid., p. 136.
3
Vercors, Les armes de la nuit, op. cit., p. 354-355.
4
Vercors, « Un mensonge politique », dans Les yeux et la lumière, op. cit., p. 69‑70.
388
hissent la cupidité1 qui agite le dirigeant et laissent à découvert des dents canines, celles
de la bestialité, symbole de la haine, la violence et l’agressivité2. Celles-ci sont d’autant
plus menaçantes qu’elles sont particulièrement acérées : l’impression d’acharnement et
d’insatiabilité propre à ces dents est à l’occasion assimilée au tempérament et à
l’ambition de Spanza. Des exemples comme ce dernier sont assez peu nombreux dans
l’écriture vercorienne, les éventuelles correspondances physico-psychologiques sont
souvent temporaires, cachent un changement inattendu ou déguisent une volonté de dé-
tournement du lecteur. Prendre en considération l’hypothèse de Konstantinovic suppo-
serait d’ailleurs aller à l’encontre de l’une des notions clés de la pensée vercorienne, la
qualité d’homme, qui se construit et varie constamment par les actions de chaque indi-
vidu. Déterminer par le physique le caractère d’un personnage serait en quelque sorte
abolir sa liberté d’action et le cloîtrer dans un classement type dont il ne pourrait pas
sortir. Si le lecteur reconnaît Spanza à ces traits c’est précisément parce que dans ses
discours et actions il les confirme, mais il aurait pu aller à l’encontre de l’image qu’ils
véhiculent.
Les personnages vercoriens se construisent ainsi fondamentalement par la parole
et par les échanges, les traits physiques, bien que révélateurs à certains moments, ne
sont pas source de dévoilement fondamental de l’homme. Car, autrement, comment
pourrions-nous alors interpréter les références physiques de nombreux protagonistes qui
sont à la merci de conflits intérieurs ?
Dans cette scène de La puissance du jour, Pierre discute avec le narrateur sur les avan-
cées qu’il a réalisées depuis son arrivée des camps et sur les réponses qu’il trouve et qui
l’aident dans son rétablissement. Nous sommes donc dans une phase de transition et,
outre la discussion qui se développe sur plusieurs pages, les gestes de Pierre rendent
bien compte de cet état entre-deux, à la recherche de la qualité d’homme. L’emploi du
1
Martial Guédron, op. cit., p. 61.
2
Julie Nobelen, Fabienne Jordana et Jacques Colat-Parros, « Les crocs du vampire : mythes et réalités »,
Actualités Odonto-Stomatologiques, nº 257, 2012, p. 30.
3
Vercors, La puissance du jour, op. cit., p. 463-464.
389
plus-que-parfait permet en premier lieu de faire revivre l’espoir de la guérison, de re-
trouver une partie du Pierre d’avant. Ses yeux trahissent ce changement par l’image
traditionnelle de la lueur dans le regard, que l’ancien résistant se refuse pourtant
d’admettre (« petite flamme dansante »). Le verbe « revoir » suivi de l’adverbe
« jamais » construisent aussi un effet de retour au point de départ et abolissent de fait la
longue parenthèse produite par l’absence de Pierre et par les mois qui ont suivi son re-
tour. Le préfixe nominal « mi- » choisi par le narrateur pour décrire l’expression de son
ami vient accentuer cet état intermédiaire, les gestes machinaux et répétitifs de Pierre
qui accompagnent son examen des pour et des contres (se gratter le nez) laissent pres-
sentir une évolution définitive vers le rétablissement.
Compte tenu de ce qui précède, nous proposons donc une lecture
« circonstancielle » de ces indications physionomiques (descriptives ou narratives), in-
timement liées à la situation de communication et visant plutôt la mise en scène d’une
attitude. Elles sont ainsi en relation directe avec les dialogues qui se déploient dans le
texte, se construisant en complément des échanges. Ces indications gestuelles ou phy-
siques se développent autour ou s’intercalent dans les discussions, à mode de didasca-
lies, la mise en scène des personnages vercoriens n’est jamais « muette », c’est-à-dire,
les descriptions se trouvent toujours insérées dans des échanges dialogiques qui permet-
tent de mieux les saisir, les comprendre. Leur place dans le texte, n’occupant jamais une
position détachée des propos, viendrait confirmer notre hypothèse : les portraits ne sont
pas une fin en soi de la littérature de notre écrivain, le physique et expression des per-
sonnages sont liés à un état d’esprit concret.
1
Il existe tout de même de nombreuses pistes intéressantes dans l’œuvre de l’écrivain concernant
l’homme dans le temps, en particulier, toutes les réflexions au sujet de la prégnance du passé sur le pré-
sent d’un personnage ou d’une société représentée (question de la mémoire individuelle et collective),
l’appréhension temporelle du parcours de vie d’un protagoniste comme Pierre Cange ou d’une transfor-
mation comme celle de Sylva, l’homme comme chaînon dans l’évolution de notre espèce, etc.
390
travaillons à partir du concept d’espace narratif, entendu comme « l’environnement
physique dans lequel les personnages vivent et se déplacent »1. Nous approcherons plus
particulièrement la dimension spatiale du texte narratif à partir des réflexions de Marie-
Laure Ryan qui, dans son article « Space »2, propose précisément le dépassement de la
représentation du monde comme un simple contenant pour les existences et un lieu pour
les événements. Elle a avancé, à partir des travaux de Gabriel Zoran et Ruth Ronen3,
une stratification des espaces narratifs qui permet d’analyser, tout en les distinguant, les
différents lieux dans lesquels les événements narrativement significatifs se produisent,
de l’espace total impliqué par ces événements. Cette approche est particulièrement per-
formante dans le cadre de notre étude, car elle permet de déterminer quelle est la rela-
tion exacte des personnages avec leur environnement spatial (physique, imaginaire, rê-
vé, etc.) et de voir à quel point il est signifiant pour l’existence et le développement des
protagonistes.
Le premier lien fondamental entre l’homme et l’espace dans l’œuvre vercorienne
est la perspective de la narratologie spatiale : celle d’un personnage qui observe depuis
l’intérieur du récit. C’est par la vision et la voix du personnage (s’exprimant soit comme
narrateur, soit au style direct par le dialogue) que le lecteur appréhende l’espace, soit
qu’il le vive et le pratique directement, soit qu’il rende compte des relations d’un autre
personnage avec l’environnement physique qui l’entoure ou que celui-ci pratique. Il
n’existe pas en effet des séquences descriptives qui se développent ex nihilo, à la ma-
nière d’un cadre spatial général par exemple, ou indépendantes de toute relation avec
l’homme4 ; l’espace est de ce point de vue forcement impliqué dans la narration et inti-
mement lié à l’action, sa présence est sémantiquement pertinente. Cette spécificité de la
spatialité vercorienne nous fait rejoindre la proposition de Marie-Laure Ryan, qui pos-
tule que la description, tout en étant la principale stratégie discursive pour la divulgation
d’information spatiale, ne constituerait pas toujours la suspension du compte rendu de la
narration, comme prétendent les typologies textuelles traditionnelles. Il y aurait en effet
1
David Herman, Manfred Jahn et Marie-Laure Ryan, Encyclopedia of narrative theory, Routledge, Lon-
don, 2004, p. 552, [Traduction propre du texte en anglais].
2
Marie-Laure Ryan, « Space », dans Peter Hühn, John Pier, Wolf Schmid, Jörg Schönert, (éds.). The
living handbook of narratology, Hamburg, Hamburg University, 2009, consulté le 7 février 2020. URL :
https://www.degruyter.com/viewbooktoc/product/21358
3
Gabriel Zoran, « Towards a Theory of Space in Fiction », Poetics Today, nº 5, 1984, p. 309‑335 et Ruth
Ronen, « Space in Fiction », Poetics Today, nº 7, 1986, p. 421‑438.
4
Au sujet de la mise en scène d’éléments naturels dans les récits vercoriens, Konstantinovic signale « il
n’y a pas de description de la nature sans qu’une silhouette humaine y apparaisse ou du moins un objet
qui rappelle la présence de l’homme : une maison ou un bateau » (Radivoje Konstantinovic, op. cit.,
p. 142).
391
l’existence de stratégies discursives qui permettraient de minimiser cette prétendue in-
terruption par des moyens descriptifs plus dynamiques, qui participent eux aussi à la
construction de l’espace narratif. Ainsi, même si l’espace ne constitue pas le centre
d’intérêt de la narration, il saurait mal se comprendre comme une simple toile de fond ;
il participe à la narration dans ses différents déploiements discursifs : les mouvements
des personnages, leurs perceptions, les descriptions narratives ou les implications des
comptes rendus d’événements1.
Du fait de cette proximité, la narratologie spatiale des fictions de notre écrivain
se constitue fondamentalement par ce que Marie-Laure Ryan identifie comme des
cadres spatiaux (spatial frames) :
L’environnement immédiat des événements réels, les différents lieux montrés par
le discours narratif ou par l’image […] Les cadres spatiaux sont des scènes d’action
changeantes, et ils peuvent s’imbriquer les uns dans les autres.2
Ces cadres spatiaux sont particulièrement nombreux dans les textes vercoriens, qui dé-
veloppent souvent des scènes dans des huis clos ou, du moins, dans des espaces fermés :
le salon où l’officier vient rendre visite à l’oncle et à sa nièce3, la chambre où Pierre
Cange témoigne de son passage dans les camps, le manoir d’Albert Richwick où Sylva
est enfermée, la salle du palais de justice où a lieu le procès de Templemore ou la petite
pièce où ce dernier mène à bien le meurtre du petit tropi, le petit atelier où le Maître et
Salvator travaillent, le bateau Prométhée et son étrange configuration interne en pièces
isolées les unes des autres, etc. Le lecteur appréhende ces cadres par le mouvement des
personnages4, par leurs gestes et par l’interaction que ceux-ci ont avec l’entourage phy-
sique (relation visuelle, tactile, auditive, sentimentale, etc.). Les lieux et les éléments de
l’espace sont progressivement révélés dans le déroulement temporel du texte, dyna-
misme descriptif que Marie-Laure Ryan nomme « narrativisation de l’espace » :
1
Marie-Laure Ryan, « Space », op. cit.
2
Ibid. [Traduction propre du texte en anglais].
3
Le grand intérêt suscité par cette nouvelle dans le monde de la critique littéraire a favorisé aussi les
travaux sur le cadre de confinement dans lequel habitent l’oncle et sa nièce. Le sombre huis clos où se
déroule pratiquement tout le récit s’avère dans ce contexte d’occupation fortement symbolique, par
exemple, la vieille bibliothèque remplie des classiques de la littérature française. Voir Nathalie Gibert-
Joly, « La bibliothèque dans Le Silence de la mer, un espace symbolique », Conserveries mémorielles.
Revue transdisciplinaire, nº 5, octobre 2008, p. 166‑173.
4
Konstantinovic remarque dans son étude critique sur l’œuvre vercorienne l’immobilité des personnages
qui, en effet, ne se déplacent pas beaucoup physiquement dans l’espace. Le décor étant dans la plupart des
cas constitué par des espace fermés, les déplacements sont réduits mais remplacés, comme nous l’avons
analysé, par une gestuelle significative et, surtout, par une description visuelle très riche.
392
« l’espace n’est pas décrit pour lui-même, comme il le serait dans un guide touristique,
mais devient le cadre d’une action qui se développe dans le temps »1.
Prenons comme exemple le traitement de ces informations spatiales dans le ro-
man Sylva (1960). Le texte s’organise dans une claire opposition intérieur/extérieur,
marquée par le processus de métamorphose de la femme renarde. Dès le début, Albert
Richwick lie l’éducation de Sylva à l’enfermement, la seule manière de contenir ses
pulsions animales, associées à la forêt. Ainsi, les premiers jours de la créature dans le
manoir se caractérisent par un constant désir d’ailleurs, que le jeune homme essaie de
contrer par le confinement de Sylva dans sa chambre, où vont se dérouler les étapes les
plus significatives de la métamorphose. L’espace narratologique est ainsi essentielle-
ment un espace d’emprisonnement qui présente des limites très nettes : celles de la mai-
son et, dans un premier temps, celles de la chambre d’Albert, que Sylva essaie cons-
tamment de franchir.
[…] elle allait à la porte d’un air inquiet, elle semblait nerveuse, et collant son mu-
seau à la serrure, ou le promenant le long des fentes, reniflait çà et là par petits
coups brefs et incessants, spasmodiques. Elle grattait le bois. Puis elle trottait le
long des murs et reprenait à la fenêtre le même manège. Elle trottait encore, reve-
nait à la porte.2
Les premières références spatiales auxquelles a accès le lecteur sont, pour ainsi dire,
purement architecturales et permettent de faire l’expérience des limites physiques du
confinement de l’animal. Il ne s’agit pas pourtant d’une simple description narrative, car
le texte par sa construction saccadée, par les verbes de mouvement (promener, trotter,
revenir) et par l’attitude de Sylva (air inquiet et nerveux, reniflement constant) érige
l’espace en acteur, au même titre qu’Albert, dans l’essai de contrer l’animalité de la
renarde. L’espace fermé de la chambre s’impose en opposition au besoin de liberté de
Sylva qui, par ses mouvements, essaie de franchir désespérément les éléments de sortie
naturels (la porte, la fenêtre, même la serrure, les fentes) ou d’en créer d’autres (gratter
le bois).
L’espace dans Sylva s’organise d’ailleurs dans une relation hiérarchique
d’emboîtement, que nous découvrons progressivement de la main de la femme renarde :
au fur et à mesure que son « humanité » se fait plus évidente, qu’elle réduit ses essais de
s’échapper, elle découvre les différentes pièces du manoir. Bien que toujours dans un
contexte de confinement, la présentation de l’espace se déploie de manière dynamique
1
Marie-Laure Ryan, « Space », op. cit. [Traduction propre du texte en anglais].
2
Vercors, Sylva, op. cit., p. 28.
393
car elle suit constamment les mouvements de la renarde (Marie-Laure Ryan parlera de
« stratégie de visite ») : le salon, le bureau d’Albert où elle aime se recroqueviller à côté
de la cheminée, même le jardin, qui se trouve à son tour limité par un grillage. Nous
arrivons ainsi facilement à accéder à une « carte cognitive ou un modèle mental de
l’espace narratif »1, par les relations qui s’établissent entre les cadres spatiaux grâce à la
description que fait le narrateur des mouvements de Sylva, mais aussi de ce qu’il en-
tend, sent ou désire. Cependant cette carte cognitive est incomplète, du seul fait qu’elle
ne rend compte de manière détaillée que de l’espace de confinement du manoir et éven-
tuellement, d’autres espaces fermés comme l’appartement de Dorothy. Les environne-
ments extérieurs, et notamment la forêt, sont ainsi écartés de toute appréciation descrip-
tive minutieuse, le lecteur saura simplement le situer géographiquement pas loin du ma-
noir et symboliquement opposé à la maison : il s’agit de l’endroit où Sylva réalise son
animalité quand elle arrive à s’enfuir, un non-lieu pour l’homme2.
Les appréciations spatiales deviennent de même plus spécifiques et riches au fur
et à mesure que Sylva développe sa relation avec son entourage physique, non plus seu-
lement comme une limite à franchir, mais plutôt comme un espace à habiter. Le narra-
teur, à la recherche du moindre détail qui lui permette de voir un signe de conscience de
soi chez la jeune renarde, s’obstine à décrire ses gestes et ses mouvements. Nous
n’avons plus affaire aux courses effarées dans le manoir mais à une narration plus
calme, concentrée précisément sur les détails, y compris spatiaux :
Dans cette scène de « reconnaissance » de Sylva, nous avons affaire à une présentation
de l’espace tout à fait différente car elle se fait par un jeu de points de vue qui nous
1
Marie-Laure Ryan, « Cognitive Maps and the Construction of Narrative Space », dans David Herman,
(éd.). Narrative Theory and the Cognitive Sciences, Stanford, CLSI, 2003, p. 215.
2
« Je m’étais, d’un mouvement réflexe, précipité dans la forêt en l’appelant, comme le jour de sa pre-
mière fuite. Mais quand je me trouvai parmi les arbres, au milieu des buissons, et de tout ce bruissement
sylvestre plus profond qu’un silence, je ne mis pas longtemps à reprendre mes esprits, à reconnaître sa-
gement – avec consternation – que de la rechercher serait peine perdue. Sylva s’était évanouie dans la
forêt comme un lézard dans les hautes herbes, il était vain de l’y poursuivre » (Vercors, Sylva, op. cit.,
p. 119)
3
Ibid., p. 166‑167.
394
permet de placer concrètement Albert, Sylva et chacun des objets de la pièce dans un
réseau spatial d’interrelation. La présence de la psyché dans la chambre est capitale, ce
sera d’ailleurs en se regardant dans le miroir que Sylva prendra conscience de sa per-
sonne et qu’elle donnera un saut qualitatif de haute importance dans sa métamorphose.
Mais la psyché permet aussi de créer un double espace : le réel décrit par Albert et celui
issu de la réflexion auquel croit Sylva en s’approchant du miroir, un monde en même
temps réel parce que visible et irréel par ce qu’il ne reflète pas le véritable positionne-
ment des personnages et des objets. La situation de la bergère par rapport à la porte, de
la psyché par rapport à la bergère configure ainsi un espace au service des personnages
depuis lequel ils observent (Albert) et dans lequel ils peuvent aussi s’observer (Sylva),
jeu de vision qui dépasse la perception purement visuelle pour entraîner des consé-
quences ontologiques chez le personnage de la jeune renarde. L’espace est ainsi plus
qu’un cadre où se déroule l’action, il y participe activement.
La prédilection pour l’espace limité s’accompagne aussi par la prédilection pour
l’espace vécu, qui dans certains cas s’organise en parfaite symbiose avec le personnage,
en ce qu’il coïncide avec son état d’âme, avec son état physique. Prenons comme
exemple cette séquence où Albert rend visite à Dorothy qui, de retour à Londres, a en-
core sombré dans la drogue :
Je me rappelle que ce qui me frappa presque en premier, ce furent les Turkish de-
lights.
D’abord un dans sa bouche, qu’elle mâchait avec une lenteur distraite. D’autres sur
une petite table auprès du lit-divan, dans une coupe de porcelaine toute poissée de
sucre. D’autres dans des boîtes en carton traînaient sur les meubles. L’un d’eux
était tombé sur le tapis, on avait dû marcher dessus et il s’étalait là comme un cra-
chat rosâtre […]. Un peu partout, d’ailleurs, le tapis était maculé de souillures dou-
teuses. De même la couverture en fausse peau de panthère, sous laquelle Dorothy
était allongée avec indolence.1
Dans des passages comme celui-ci nous découvrons le plaisir de Vercors pour les dé-
tails dans l’espace narratif2, mis en valeur par des effets de zoom et par des change-
ments de focalisation qui déplacent les objets du premier plan vers l’arrière-plan et vice-
versa. À cette occasion ce sont les Turkish deligths qui s’imposent dans la description
1
Ibid., p. 239.
2
Rappelons le soin avec lequel Vercors décrit les différents objets que Renaud fait brûler dans une grande
pire comme signe d’indignation contre l’injustice des exécutions sous l’Occupation (Vercors,
L’impuissance [1944], Paris, Albin Michel, 2015, p. 80‑81), le symbolique pot de géranium à la fenêtre
de la cuisine comme code pour alerter de la présence ou non des troupes nazies (Vercors, Ce jour-là
[1947] Paris, Albin Michel, 2015), les moindres traits et nuances colorées du tableau que l’officier alle-
mand peint face au village d’Oradour-sur-Glane en flammes (Vercors, « Les mots » [1947], dans Les yeux
et la lumière, op. cit., p. 157‑158), ou encore les nombreux animaux empaillés qu’Egmond essaie de res-
caper de l’incendie de sa maison (Vercors, Colères, op. cit., p. 112‑113).
395
de l’espace, d’abord par leur quantité et éparpillement, recouvrant absolument toute la
pièce, que le lecteur découvre progressivement en deuxième plan. L’immense quantité
de confiseries montre bien la démesure du drame que traverse Dorothy, complètement
abandonnée à elle-même. Le caractère gluant, gras et sucré de la pâte, qui macule abso-
lument tout le salon ne fait qu’augmenter ce sentiment de nonchalance que l’attitude de
Dorothy confirme (elle mâche lentement et distraitement, « allongée avec indolence »).
Dans la scène c’est l’espace qui prend protagonisme et qui attire l’attention du lecteur,
preuve de la « déshumanisation » produite chez la jeune femme par l’ingestion de
drogues.
Ces quelques exemples tirés de Sylva résument particulièrement bien les caracté-
ristiques de l’espace narratif vercorien, au service de la présence humaine mais fonda-
mental pour l’action par les liens tissés entre lui et les personnages. C’est depuis la pe-
tite pièce du salon où restent confinés l’oncle et sa nièce qu’ils déploient leur résistance
particulière malgré l’occupation de leur espace de vie, c’est face au ciel étoilé et à
l’immensité de l’univers que le résistant du Démenti1 prend conscience de sa mesure
humaine et de l’importance de lutter pour défendre la dignité de l’homme, c’est par les
caractéristiques de la chambre qui accueille la scène d’aveu de Pierre Cange que le lec-
teur arrive à saisir la portée inouïe des non-dits du témoignage du rescapé2. Nous
sommes ainsi obligés à contredire le professeur Konstantinovic, qui envisage l’espace
de la fiction vercorienne comme « un décor où se joue le drame humain »3. Les textes
vercoriens restent aussi très attachés à l’espace réel et, de ce fait, aux actions et aux ré-
flexions des personnages (éthiques, morales, sociales, politiques, biologiques, etc.). De
la même façon que le récit de fiction imite le mode d’énonciation d’un récit factuel 4, les
lieux et emplacements construits par Vercors reprennent aussi les caractéristiques fac-
tuelles et conventionnelles de ces endroits, même s’ils se déploient dans une histoire
purement fictive comme Sylva, dans des récits à caractère réaliste (récits de guerre) ou
1
Vercors, « Le démenti », op. cit., p. 129‑144.
2
« Je […] m’en fus lentement vers la vieille bâtisse, parmi les ronces et les ajoncs. Les volets battaient un
peu. Je les fixai et pénétrai dans la chambre rustique où Pierre reposait.
C’était une pièce fort sombre, bien que les murs en fussent blanchis à la chaux. Mais les filets, les engins
de pêche, tout un assortiment d’espars, d’avirons, de cordages, de pots de goudron, de vieilles voiles
piquées, et maints autres objets mal définis, encombraient les murs et le sol, mangeant la maigre lumière
que l’unique fenêtre étroite et basse laissait passer avec avarice » (Vercors, Les armes de la nuit, op. cit.,
p. 366).
3
Radivoje Konstantinovic, op. cit., p. 140.
4
Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction », Vox-poetica, s.d., consulté le 10 février 2020.
URL : http://www.vox-poetica.org/t/articles/schaeffer.html.
396
encore dans des fictions qui exploitent des mondes possibles tels que ceux du rêve (Le
songe, 1944).
Les différentes œuvres qui constituent l’exploitation fictionnelle de la pensée de
l’homme présentent donc, malgré la pluralité formelle et les différents points de vue
envisagés dans chacune des histoires, une cohérence qui se développe au-delà des as-
pects purement philosophiques ou thématiques. Que les récits confirment, mettent en
question, complémentent ou nient les intuitions théoriques de l’écrivain, ils octroient
tous une place centrale à l’homme par l’écriture, structurée, configurée et déterminée en
fonction de lui. La présence de l’individu dans la production vercorienne transcende
ainsi son simple protagonisme dans les scénarios proposés pour devenir un agent struc-
tural de l’architecture littéraire, marquée par la parole des personnages. Celle-ci
s’impose par le dialogue comme trait caractéristique des narrations, permettant à
l’homme en même temps de se dire, de dire l’autre, d’interagir et même de constituer
explicitement et en première personne la réflexion éthico-philosophique de l’écrivain.
Parole accompagnée de même par une présence physique et spatiale imposante qui
place plus que jamais l’homme au cœur de la littérature vercorienne.
397
Conclusion
Vercors a voulu définir l’homme et celui-ci a fini par s’imposer à l’écrivain à travers sa
volonté de le conceptualiser, de le saisir, d’établir ses limites ; d’abord par la puissance
et la force avec lesquelles il a occupé l’œuvre de l’artiste, ensuite par l’aisance qu’il a
eue à se défaire de certaines frontières ontologiques et à créer de nouveaux espaces
d’épanouissement, notamment dans le cadre de la fiction. La production vercorienne
s’est ainsi construite sur un mouvement d’écriture littéraire et de pensée qui a essayé
inexorablement de l’appréhender tout en rendant compte de son caractère insaisissable.
Dès 21 recettes pratiques de mort violente (1926) Jean Bruller met au cœur de sa
production son intérêt pour l’homme, qu’il traitera tout au long de sa carrière de dessi-
nateur et d’écrivain par des formes esthétiques différentes et par des approches théma-
tiques variées : Polimorfès qui prend conscience de son identité plurielle par les opi-
nions que se font de lui ses plus proches, les protagonistes des Visions intimes et rassu-
rantes de la guerre (1936) qui réfléchissent aux bienfaits du conflit pour leurs intérêts,
l’oncle et sa nièce qui résistent par le silence à l’occupant, Pierre Cange qui subit la dé-
portation et qui arrive à se réapproprier sa condition humaine, les tropis qui viennent
questionner la frontière homme-animal, définitivement traversée par Sylva, Egmond qui
explore son organisme sans pouvoir en rendre compte, le capitaine Le Gouadec qui finit
par céder aux révoltes de son navire ou l’auteur lui-même, qui revient sur son existence
par l’écriture de soi. Vaste creuset de réalisations à l’image des nombreux individus,
attitudes, contextes et scénarios qui habitent l’œuvre vercorienne et qui montrent que
Vercors a dessiné, théorisé et écrit l’homme de sa première à sa dernière production,
avec des variations, certes, mais aussi avec des constantes fondamentales, tant éthiques
qu’esthétiques. L’importance majeure que prend l’homme dans son œuvre témoigne
d’ailleurs que l’analyse ici menée ne peut que s’ouvrir sur un prolongement, à
l’intérieur même de la production vercorienne par les ouvrages que nous avons écartés
de notre corpus, mais aussi à l’œuvre des écrivains contemporains de Vercors que nous
avons convoqués ou, qui plus est, à celle d’autres auteurs qui se sont intéressés à
l’homme. Le caractère global et intemporel du sujet donne une longue vie aux interro-
401
gations sur l’homme, qui ne semblent pas pouvoir trouver – et même vouloir trouver –
une réponse concrète.
Au terme de cette recherche, il convient de rappeler le contexte concret dans le-
quel a surgi le projet de Vercors, ce qui nous semble fondamental pour établir un bilan
autour de son œuvre, mais aussi pour comprendre les prétentions de l’auteur et les en-
jeux qu’il a placés au cœur de son travail intellectuel et littéraire. Intimement liée dans
ses débuts à la construction identitaire et à l’éveil de la conscience sociale du dessina-
teur, la réflexion concrète sur l’homme se donne comme réponse au renversement de
valeurs mené par l’entreprise nazie pendant la Seconde Guerre mondiale1. Il s’agit pour
Vercors de constituer un nouveau système éthico-philosophique avec des points
d’ancrage suffisamment solides pour être définitivement établis. C’est dans cet engage-
ment, aussi honorable qu’incommensurable, que l’écrivain postule en 1949 sa ferme
volonté de trouver une définition d’homme universelle et objective, avec une
« délimitation sans équivoque »2, qui imposerait un respect inviolable à son égard. Force
est de constater que, malgré le ton universel auquel il aspire dans l’ensemble de son
œuvre, l’auteur a vite été confronté au caractère irréalisable de son projet, tout particu-
lièrement dans les fictions que lui-même conçoit. Cet échec n’enlève pourtant en rien
l’intérêt de la proposition vercorienne, au contraire, il la replace dans un contexte
unique qui est celui de son époque, de son expérience personnelle et de son œuvre ;
exemple évident qu’une pensée, même si elle vise l’objectivité absolue, peut difficile-
ment se développer ex nihilo, en dehors de toute influence. Cette vision, certes partielle,
est pourtant représentative d’une sensibilité unique qui évolue au milieu des mouve-
ments intellectuels et littéraires du XXe siècle qui se sont aussi intéressés à l’homme.
Ainsi, de la réflexion vercorienne se dégagent fondamentalement deux ap-
proches autour de l’homme, deux définitions fortement liées entre elles mais qui n’ont
pas trouvé la même fortune dans l’œuvre littéraire de l’écrivain : « agir en homme » et
« être homme ». La première, d’ordre éthique, est la colonne vertébrale de la pensée de
l’auteur, directement liée aux actions et valeurs éthico-morales de l’être humain. Elle
prend forme dans les fictions de guerre et de l’immédiat après-guerre, qui mettent cons-
tamment l’homme face à des cas de conscience, à des décisions qui ne peuvent être re-
portées, à un destin inéluctable auquel il lui faut faire face. Au cœur même de ces récits
1
Vercors, « La sédition humaine » [1949], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950, p. 48-
49.
2
Ibid., p. 15.
402
courts, très proches de la réalité contemporaine, les personnages sont, dans la plupart
des cas, aux prises avec des contextes de violence, de rapports des forces, qui les pous-
sent à se positionner. L’homme face au mal, un mal qui n’est pourtant pas extérieur,
mais mené aussi par l’individu : Thomas Muritz se bat dans La marche à l’étoile pour
combattre les injustices qui frappent le peuple français pendant l’Occupation, mais il est
assassiné par un collaborateur de la politique nazie ; dans Les mots, Luc admire la beau-
té du tableau conçu par le même officier nazi qui vient d’ordonner la mort de
l’ensemble d’habitants d’Oradour-sur-Glane ; dans L’impuissance, Renaud brûle toute
sa bibliothèque, révolté d’apprendre que l’homme peut en même temps écrire la meil-
leure littérature et assassiner ses semblables dans les camps, Vendresse essaie dans
L’imprimerie de Verdun de sauver des rafles la famille de son employé Dacosta, tandis
que Paars célèbre publiquement les lois antisémites de Vichy… Ces attitudes radicale-
ment opposées mettent en évidence le manque de consensus éthique, dénoncé par Ver-
cors1.
À partir de cela, Vercors mènera un travail de reconstitution des valeurs univer-
selles au centre d’un nouveau système. L’auteur ne propose pas de faire tabula rasa,
mais de réinvestir au contraire des principes de la tradition philosophique occidentale
pour fonder sa réflexion. Il fait de l’impératif catégorique kantien2 une maxime univer-
selle, régulatrice des rapports entre les hommes sur la base du respect de la dignité hu-
maine. L’auteur soumet à cette maxime des principes tels que la liberté de l’individu et
s’en sert pour configurer son grand postulat, celui de la qualité humaine : l’homme se
définit par ses actes « plus ou moins »3 humains, selon qu’ils participent ou non au res-
pect et à la protection de la dignité des autres individus.
1
« Nous vivons encore actuellement dans un ensemble de directions, de règles, de tendances et de disci-
plines issues de la conjonction de mœurs diverses, où se mêlent la vieille morale judaïque, les morales
hellénique et romaine, celtique, franque, saxonne et même viking. Cimentant tout, la morale proprement
chrétienne. Alliage très solide, au point que tous nos actes aujourd’hui encore, consciemment ou non, que
nous le voulons ou non, en sont empreints. Que nous ayons gardé la fois ou que nous l’ayons perdue. J’ai
dit nos actes, non pas toujours nos réflexions. Car avec la foi se perd la certitude en la validité de ces
commandements moraux. On tente alors de les fonder en raison, de leur trouver des racines subjectives
qui les justifient. L’ennui de la raison c’est qu’elle peut tout prouver – tout et son contraire. Puisqu’il faut
bien partir d’une proposition initiale, c’est-à-dire en revenir à Dieu ou sinon à une hypothèse, à un postu-
lat. Si l’on refuse le postulat, le reste tombe en ruine.
L’homme voudrait bien trouver un point fixe, objectivement certain, échappant à toute contestation, pour
y suspendre la chaîne de ses déductions, mais il ne trouve rien de semblable (Vercors, « La morale et
l’action », dans Plus ou moins homme, op. cit., p. 106).
2
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne, que dans la personne de tout
autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (Emmanuel
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], Paris, J. Vrin, 1992, p. 142).
3
Vercors, Plus ou moins homme, op. cit.
403
Dans ce contexte de définition, le texte littéraire accueille d’abord les premiers
questionnements autour de la valeur morale des actions des personnages et se porte par
la suite garant de la vision éthique de l’auteur, théorisée dans La sédition humaine
(1949). L’œuvre fictionnelle de Vercors renforce d’une certaine manière la portée uni-
verselle qu’il a voulu donner à sa réflexion, en tant qu’elle ne met jamais en question les
principes éthiques énoncés : le roman à thèse La puissance du jour (1951) constitue à
cet égard la publication la plus aboutie dans le soutien fictionnel organisé autour de la
définition de ce qu’est « agir en homme ». Ainsi, il énonce un guide d’action qui struc-
ture toute la production narrative et théâtrale de l’écrivain. Nous constatons la cohé-
rence interne de sa proposition théorico-littéraire, qui ne trouve pourtant pas la même
réalisation dans sa deuxième approche, cette fois-ci, d’ordre ontologique.
En effet, Vercors développe en parallèle de son questionnement éthique toute
une réflexion autour des origines de l’homme et de sa spécificité, le but étant de donner
une base solide à l’autre grand postulat de sa pensée : l’homme rebelle. Cette notion de
rébellion lui permet d’ailleurs de se positionner à l’intérieur du panorama philosophique
contemporain, notamment par rapport à Jean-Paul Sartre qui, lui, refuse toute essence
antérieure à l’existence de l’individu ; et par rapport à Albert Camus, qui théorise son
homme révolté comme réponse à une condition historique de soumission, désormais
brisée. La rébellion de Vercors s’érige au contraire comme une caractéristique émi-
nemment humaine, consubstantielle et nécessaire à son existence et moteur de
l’indépendance progressive de notre espèce, qui aurait commencé avec la
« dénaturation ».
Posée comme une évidence, la fiction participe à la mise en scène de la condi-
tion rebelle de l’homme, qui trouve dans la connaissance sa principale forme de réalisa-
tion, et dans des domaines comme l’art ou la politique des variantes d’exception1. Tout
en acceptant ce postulat métaphysique, le texte littéraire ne met pas moins en place un
espace de discussion et de nuance autour des formes possibles de cette rébellion. Co-
lères (1956), par des personnages comme Mirambeau ou le docteur Burgeaud, souligne
l’importance des recherches scientifiques pour la progression dans la connaissance de
l’espèce. Le roman accueille de même d’autres biais d’exploration comme les voyages
« à l’intérieur de la chair » d’Egmont, cependant, l’espace romanesque empêche le per-
sonnage d’en rendre compte. Étant en même temps terrain d’épanouissement et de cen-
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 44-46.
404
sure, la fiction se voit limitée par les postulats de Vercors, qui prône dans La sédition
humaine l’impossible réduction de l’homme à soi-même. La narration pénalise
d’ailleurs Egmont dans son ambition de vouloir transgresser cette frontière « naturelle »
entre le corps et la raison, censure qui se répétera dans la dernière nouvelle de l’auteur,
Le commandant du Prométhée (1991). Vercors renvoie l’être humain à ses limites, tout
en encourageant la recherche de la connaissance. Existerait-il des méthodes plus légi-
times que d’autres pour l’auteur ? Si la rébellion est la connaissance, pourquoi ne pas
avoir laissé Egmont et le capitaine Le Gouadec arriver jusqu’au bout de leurs expé-
riences ? Que ce serait-il produit s’il avait laissé un rebelle aller jusqu’au bout de sa
rébellion en établissant une communication effective avec son organisme ? Le groupe
d’archéologues des Animaux dénaturés (1952) se démène pour trouver des informations
au sujet des origines préhistoriques de l’être humain, les découvertes se révèlent par-
tielles, mais on encourage toujours leur poursuite. La fiction reste à cet égard tributaire
du cadre établi dans les essais de l’écrivain : il s’agit dans ce sens de montrer la gran-
deur et l’importance de la connaissance pour accomplir et faire progresser l’homme
dans sa condition de rebelle, mais aussi de mettre en évidence l’impossibilité d’un ap-
prentissage absolu, du moins en ce qui concerne l’être humain.
Les textes littéraires vercoriens accueillent aussi des controverses au sujet
d’autres formes de rébellion. Si Luc et Salvator s’adonnent à leur activité artistique et
Gaspar et Gracch sacrifient leurs vies au nom de la justice, pour un avenir meilleur des
sociétés auxquelles ils appartiennent ; des personnages comme l’officier allemand, Val-
ladar – le président de la Santa Liga – ou encore le régent Othon se servent aussi de l’art
et de la politique respectivement à des fins autres que l’intérêt commun. Ils refusent la
solidarité, principe de base de la rébellion vercorienne, en faveur d’un bénéfice exclusi-
vement personnel. Toute forme de rébellion reste ainsi bannie du moment où celle-ci
n’en fait pas bénéficier l’ensemble. Étant l’essence de l’individu, sa condition de rebelle
peut tout aussi bien se tourner contre lui ; le discours littéraire constitue un espace
d’exploration des détournements possibles, qui n’ont pas nécessairement été envisagés
dans la réflexion théorique.
Au-delà de ce travail de nuance et de délimitation autour de la notion d’homme
rebelle, le discours littéraire concentre son rôle d’agent critique sur les origines ontolo-
giques de l’être humain postulées dans La sédition humaine : sa dénaturation. La fiction
donne forme à tout un appareil de désagrégation des critères de délimitation de l’espèce,
concrètement ceux qui l’opposent à l’animal par une frontière infranchissable. Non pas
405
qu’elle nie la spécificité de l’être humain, dont la conscience de soi est irréfutable pour
Vercors, mais elle ridiculise l’entêtement à vouloir définir l’homme en fonction et par
rapport aux autres animaux. Le roman Les animaux dénaturés (1952) et la pièce de
théâtre qui s’ensuit, Zoo ou l’assassin philanthrope (1964) mettent en lumière l’absurde
de l’établissement de cette limite métaphysique, très subtilement représentative de la
pensée blanche occidentale. Sur le ton de l’humour et de la controverse, les discours
disparates des personnages dits « experts » se construisent systématiquement sur des
idées reçues ou sur des préjugés raciaux, tournant en ridicule les efforts pour départager
la nature hybride des tropis. Par la même occasion, le texte littéraire met en garde sur le
besoin de se définir par la différence et l’opposition, ce qui mène inexorablement à des
clivages, non seulement entre l’homme et l’animal – ce qui ne représente pas un pro-
blème en soi pour Vercors – mais surtout à l’intérieur de l’espèce humaine.
La fiction se positionne en faveur de l’hétérogénéité inhérente à l’espèce hu-
maine, en mettant de manifeste l’impossibilité de concevoir l’homme en tant qu’entité à
des caractéristiques physiques, culturelles ou comportementales uniques et unificatrices.
D’ailleurs, le texte littéraire utilise ce principe pour creuser l’écart avec la réalité : la
métamorphose inaboutie d’un point de vue biologique, et même intellectuel, de la re-
narde Sylva ne fait pas moins d’elle un être humain aux yeux du lecteur. Cette autocri-
tique par la littérature finit cependant par montrer l’efficacité de la définition éthique de
l’homme : celui-ci ne pourrait être réellement appréhendé que par ses actions, jugé à
partir d’un code de valeurs communes qui respecteraient la diversité.
Compte tenu de ce qui précède, nous n’avons pu que constater l’échec de Ver-
cors dans sa volonté de trouver des limites strictes à sa conception d’homme : les cloi-
sonnements imposés, notamment l’opposition radicale avec le monde animal, ont été
largement transgressés dans la fiction. À d’autres occasions, celle-ci a eu du mal à créer
de véritables expériences en dehors du cadre de la réalité référentielle, toujours plus ou
moins présente dans les mondes possibles vercoriens. Nous saluons au contraire la per-
tinence de sa notion de rébellion, complétée par les nuances mises en lumière dans le
discours littéraire, et de la définition éthique que Vercors a élaborée sur l’homme (« agir
en homme »). Nous pourrions difficilement affirmer que celle-ci a atteint le statut uni-
versel et objectif que l’auteur prétendait lui donner, mais il en a fait en tout cas une véri-
table force dans son œuvre. De plus, les multiples points de vue employés pour appro-
cher l’homme (être biologique, artistique, social, historique) ont montré l’efficacité nar-
rative redoutable du motif et ont permis par la même occasion une analyse multifacto-
406
rielle, capitale pour mettre en lumière la richesse et les particularités de l’écriture verco-
rienne. Le syncrétisme et l’hétérogénéité du corpus littéraire et théorique de Vercors, de
ses intérêts, de ses approches, de ses points de vue concernant l’homme auraient diffici-
lement pu être abordés depuis un seul point de vue. Une seule vision d’analyse n’aurait
pas pu être valable pour appréhender l’ensemble de l’œuvre de Vercors et mesurer la
vraie portée de l’homme, d’autant plus que l’artiste se vaut de ces visions plurielles dans
chacune de ses fictions. Cette conception à multiples dimensions ne suppose pas pour
autant une désagrégation du discours littéraire, qui trouve par ailleurs son unité dans la
relation contexte/vie/pensée/œuvre de Vercors et dans la cohérence esthétique de ses
textes.
La contextualisation historique, philosophique et littéraire mise en place de ma-
nière systématique tout au long de l’analyse a permis en effet de mettre en évidence le
lien étroit existant entre la pensée de l’homme et sa réalisation littéraire, et les expé-
riences de vie de l’écrivain. Ces rapports ont aidé à situer les différentes publications
dans l’ensemble de l’œuvre vercorienne et à mesurer dans quel sens chaque production
supposait l’épanouissement, le développement ou l’abandon d’une piste de recherche
sur l’homme. Ce creuset d’interrelations s’est donc avéré essentiel pour définir les en-
jeux de ces publications, en tant que celles-ci représentent le fruit d’une prise de cons-
cience de l’artiste sur certains sujets (rappelons par exemple l’illustration de l’album
pacifiste d’André Maurois, Patapoufs et Filifers ; ou la bande dessinée de Jean Bruller
Le mariage de monsieur Lakonik et sa dénonciation de la colonisation), qu’elles sont
conçues comme miroir de la réalité sociale contemporaine (l’ensemble des nouvelles de
guerre), qu’elles répondent à des inquiétudes issues des échanges et des rencontres intel-
lectuelles de l’auteur (son roman Colères est l’exemple de son intérêt pour l’homme
biologique, qui sera d’ailleurs approfondi ultérieurement dans Questions sur la vie à
messieurs les biologistes), ou qu’elles accueillent la mise en scène de ses intérêts les
plus personnels (l’admiration que l’écrivain nourrissait à l’égard d’Aristide Briand l’a
poussé dans les années 1980 à reconstituer sa biographie). Nous pensons d’ailleurs que
notre hypothèse se voit vérifiée par le retour sur soi auquel l’écrivain procède à la fin de
sa vie, des textes à caractère biographique et mémorialiste qui convoquent dans le
même espace sa carrière de dessinateur et d’écrivain, son engagement social et poli-
tique, les événements historiques qui ont marqué sa vie, ainsi que ses rencontres avec
les différents milieux littéraires, politiques et intellectuels du XXe siècle. Nous avons
remarqué, au reste, le peu d’informations concernant la vie intime ou familiale de Ver-
407
cors, qui a choisi de rendre plutôt compte de son rôle en tant qu’écrivain de la cité. En
ce sens, notre approche chronologique a fortement contribué à construire cette vue
d’ensemble et à souligner l’importance de l’homme en situation, tant dans le travail
d’écriture que dans la pensée de Vercors.
Au fil de cette recherche il est apparu que l’homme a été non seulement sujet
d’étude, mais surtout acteur, penseur, narrateur, personnage qui a pris la parole pour se
dire, pour se définir ou pour exprimer au contraire l’impossibilité de le faire, pour se
penser. Au cours de toute sa réflexion, il s’est emparé de l’espace littéraire pour trouver
des réponses aux questionnements que la fiction formulait en écho des textes à caractère
éthico-philosophique. Et il s’y est employé fondamentalement par le dialogue.
L’homme, transposé dans de nombreux personnages, a échangé sur lui et avec lui pour
réfléchir à tour de rôle sur la multiplicité du moi, sur l’engagement solidaire auprès
d’autres hommes, sur les caractéristiques « spécifiques » de l’espèce humaine ; pour
crier contre des injustices, pour réclamer des droits, pour dire son indignation, pour ex-
primer le besoin de se rebeller, etc. La fiction vercorienne est ainsi devenue une sorte
d’« agora de l’homme » où même le narrateur a délaissé sa position privilégiée
d’omniscience pour participer en tant que personnage à la réflexion. La parole assure
ainsi une présence imposante des personnages, accompagnée par des descriptions phy-
siques et gestuelles diverses ; la configuration de l’espace narratif n’est pas moins orga-
nisée et présentée en fonction des acteurs de la fiction littéraire. Ces traits de l’écriture
vercorienne construisent un système original qui trouve sa cohérence non seulement sur
le plan thématique mais aussi sur le plan esthétique ; le tout assuré par le motif de
l’homme, en même temps sujet et acteur de l’écriture.
Au terme de cette thèse, constatant encore une fois la diversité d’approches
propre à l’œuvre de Vercors, nous remarquons les nombreuses pistes de travail qui se
sont présentées à nous pendant l’analyse, mais que nous n’avons pas eu le temps
d’explorer. Parmi les différentes possibilités existantes pour notre future recherche, sou-
lignons les productions de l’artiste au sujet de la pensée coloniale : de sa participation
comme illustrateur dans des albums clairement colonialistes1, à la conception en 1931
de sa seule bande dessinée, Le mariage de monsieur Lakonik, critiquant la pensée
blanche sur les peuples africains, il existe tout une prise de conscience personnelle et
artistique que nous aimerions retracer et restituer en détail, étant donné le manque de
1
La série des années vingt de Pif et Paf d’Hermin Dubus ou Loulou chez les nègres d’Alphonse Crozière
(1929).
408
discours à ce sujet d’un auteur qui a pourtant tenu à tracer son parcours intellectuel et
social. Dans la même lignée, il serait de même intéressant d’approfondir le premier vo-
lume de sa trilogie Sur ce rivage : Le périple1. Publié en 1958, Vercors y dénonce les
tortures de la guerre d’Algérie et le système colonial, en même temps qu’il mène des
actions sociales et politiques pour la cause de l’indépendance, auxquelles nous avons
fait allusion.
Nous aimerions de même revenir sur les ouvrages de l’auteur qui se concentrent
sur la critique du système capitaliste et, ceci, depuis ses albums de jeunesse. Nous pen-
sons notamment à la Danse des vivants et à des illustrations telles « Fin de journée ou la
vie oisive » [fig. 29] et « Capitulation ou le libre arbitre » [fig. 30], mais aussi aux ro-
mans Quota et les Pléthoriens2 et Comme un frère3, les critiques les plus féroces de
l’auteur contre un système économique aliénant. Ces derniers mettent en scène une ex-
ploitation différente de la pensée éthique sur l’homme, qui doit affronter constamment
de nouveaux dangers et faire respecter sa dignité4.
Autant de formes possibles pour représenter et penser l’homme, en même temps
un et divers, en même temps individu et être social. Cependant, le projet littéraire et
éthico-philosophique de Vercors trouve son sens dans sa portée collective et générale.
L’auteur envisage en définitive un homme qui, comme le rappelle Hannah Arendt, ne
peut se comprendre qu’au pluriel en tant qu’il vit, se meut et agit dans ce monde, en tant
qu’il n’a d’expérience de l’intelligible que parce qu’il parle et se comprend avec les
autres hommes, et par là essaie de se comprendre lui-même5.
1
Vercors, Sur ce rivage… T. I Le Périple, Paris, Albin Michel, 1958.
2
Vercors et Paul Silva-Coronel, Quota ou Les Pléthoriens, Paris, Stock, 1966.
3
Vercors, Comme un frère, Paris, Plon, 1973.
4
« Le système capitaliste et son économie libérale offrent certainement bien d’avantages. Une souplesse
plus efficace. Des libertés moins entravées. Mais ces avantages se paient cher : c’est, au sein de l’espèce,
la permanence de la lutte pour la vie, la sélection par l’économie : Que les meilleurs gagnent. Sous son
apparence équitable, cette formule n’en est pas moins celle qui, portée à haute température, a engendré
Hitler et le nazisme ; et même à basse température, à température démocratique, elle reste un facteur
d’entropie, de désordre, non de néguentropie et d’organisation. Elle maintient les faibles dans la faiblesse.
Elle écarte de l’effort pour la connaissance les masses les plus nombreuses. Les libertés réelles sont seu-
lement l’apanage d’une minorité dominante, faite de forts et d’habiles » (Vercors, Ce que je crois, Paris,
B. Grasset, 1975, p. 192‑193).
5
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 11.
409
Bibliographie
Œuvres du corpus
Romans
La puissance du jour [1951], éd. Alain Riffaud, Paris, Omnibus, 2002.
Les animaux dénaturés [1952], Paris, Albin Michel, 2015.
413
Colères, Paris, Albin Michel, 1956.
Sur ce rivage… T. I Le Périple, Paris, Albin Michel, 1958.
Sylva [1960], Paris, B. Grasset, 1992.
Quota ou les Pléthoriens, Paris, Stock, 1966.
Sillages, Paris, Presses de la Cité, 1972.
Comme un frère, Paris, Plon, 1973.
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Le fer et le velours [1970], Paris, Éditions Galilée, 1978.
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1950, p. 199-220.
« Le Nord », dans Le sable du temps, Paris, Émile-Paul frères, 1945, p. 43-73.
« Responsabilité de l’écrivain », dans Le sable du temps, Paris, Émile-Paul frères, 1945,
p. 153-162.
Le sable du temps, Paris, Émile-Paul frères, 1945.
« La fin et les moyens » [1946], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950,
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« La morale et l’action » [1947], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950,
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« Première polémique : le dialogue est-il possible ? » [1947], dans Plus ou moins
homme, Paris, Albin Michel, 1950, p. 137-161.
« Discours aux Allemands » [1948], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel,
1950, p. 227-268.
« La sédition humaine » [1949], dans Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950,
p. 13-54.
« Annexe I. Dialogue sur l’idée de rébellion », dans Plus ou moins homme, Paris, Albin
Michel, 1950, p. 55-69.
Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950.
Les pas dans le sable : l’Amérique, la Chine et la France, Paris, Albin Michel, 1954.
Pour Prendre Congé (P.P.C.) ou Le concours de Blois, Paris, Albin Michel, 1957.
414
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Ce que je crois, Paris, B. Grasset, 1975.
415
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416
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Autres ouvrages cités
Littérature, mémoires, témoignages, correspondances
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436
Annexe I
Jean Bruller, penser l’homme
par le dessin
Fig. 1 « Du suicide par immersion prolongée totale ». Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort vio-
lente : précédées d’un petit manuel du parfait suicidé, Paris, France, Tchou, 1977 (1926).
Fig. 2 « Du suicide par asphyxie gazeuse ». Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente : précé-
dées d’un petit manuel du parfait suicidé, Paris, France, Tchou, 1977 (1926).
439
Fig. 3 « Du suicide par contagion volontaire ». Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente : pré-
cédées d’un petit manuel du parfait suicidé, Paris, France, Tchou, 1977 (1926).
Fig. 4 « Du suicide par excès de longévité ». Jean Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente : précé-
dées d’un petit manuel du parfait suicidé, Paris, France, Tchou, 1977 (1926).
440
Fig. 5 « Des représentants Patapouf et Filifer ». André Maurois, Patapoufs et Filifers, Paris, A. Michel
jeunesse, 2013, p. 68.
Fig. 6 « Salles d’attente Patapouf et Filifer ». André Maurois, Patapoufs et Filifers, Paris, A. Michel
jeunesse, 2013, p. 56.
441
Fig. 7 « La mystérieuse race des Dayaks ». L’intrépide, Paris, Éditions Mondiales, nº 751, 1925, p. 4.
Dans la légende de l’image, nous pouvons lire : « Les petits Dayaks grimpent aux arbres avec l’agilité
d’un singe ».
Fig. 8 « Le bateau-avion d’Amadou ». L’intrépide, Paris, Éditions Mondiales, nº 751, 1925, p.7.
442
Fig. 9 « Crainte injustifiée ». L’intrépide, Paris, Éditions Mondiales, nº 764, 1925, p. 13. Dans la légende
de l’image, nous pouvons lire : « - Mes compatriotes sauront me venger, si vous avez le malheur de tou-
cher à un seul cheveu de ma tête ! »
Fig. 10 Jean Bruller, Le mariage de monsieur Lakonik, 1931, Rome, Italie, Portaparole, 2011, p. 60.
443
Fig. 11 Jean Bruller, Le mariage de monsieur Lakonik, 1931, Rome, Italie, Portaparole, 2011, p. 67.
Fig. 12 « Les amateurs de Pablo Picasso ». Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état
latent, Paris, France, 1927.
444
Fig. 13 « L’amateur de Soutine ». Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent,
Paris, France, 1927.
Fig. 14 « L’amateur de Kisling ». Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent,
Paris, France, 1927.
445
Fig. 15 « L’amateur de Pascin ». Jean Bruller, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l’état latent,
Paris, France, 1927.
Fig. 16 « Le même dans la pensée de celle qui en fut amoureuse ». Jean Bruller, « Un homme coupé en
tranches », in Alain Riffaud, (éd.). Le silence de la mer et autres œuvres, Paris, France, Omnibus, 2002
(1929), p. 28.
446
Fig. 17 « Le même dans la pensée de celle dont il fut amoureux ». Jean Bruller, « Un homme coupé en
tranches », in Alain Riffaud, (éd.). Le silence de la mer et autres œuvres, Paris, France, Omnibus, 2002
(1929), p. 30.
Fig. 18 « Le même dans le fond de sa propre pensée ». Jean Bruller, « Un homme coupé en tranches », in
Alain Riffaud, (éd.). Le silence de la mer et autres œuvres, Paris, France, Omnibus, 2002 (1929), p. 44.
447
Fig. 19 « La grande vedette » [132]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le
Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 20 « Don Juan trahi » [135]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le
Mans, France, Création & recherche, 2000.
448
Fig. 21 « Le crétin ou le Dieu des foules » [81]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud,
1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 22 « Le radeau de l’éternelle espérance » [Frontispice]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain
Riffaud, 1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
449
Fig. 23 « L’école du découragement ou les mauvaises fréquentations » [88]. Jean Bruller, La danse des
vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 24 « À la poursuite du néant ou le retour sur soi-même » [89]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd.
Alain Riffaud, 1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
450
Fig. 25 « Le maître des hommes » [9]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938,
Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 26 « Projet d’avenir ou la vie en rose » [4]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud,
1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
451
Fig. 27 « Au faîte des richesses » [7]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938,
Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 28 « Dimanche ! Dimanche ! » [99]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-
1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
452
Fig. 29 « Fin de journée ou la vie oisive » [103]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud,
1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 30 « Capitulation ou le libre arbitre » [108]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud,
1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
453
Fig. 31 « Les horloges ou l’esclave de l’heure » [111]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Rif-
faud, 1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 32 « Symphonie pastorale ou le bienheureux aveugle et sourd » [148]. Jean Bruller, La danse des
vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
454
Fig. 33 « Cafard » [153]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le Mans,
France, Création & recherche, 2000.
Fig. 34 « L’athée » [92]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le Mans,
France, Création & recherche, 2000.
455
Fig. 35 « L’architecte ou la fois blessée » [93]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud,
1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 36 « Recherche de l’immortalité » [137]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud,
1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
456
Fig. 37 « L’intrus » [64]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le Mans,
France, Création & recherche, 2000.
Fig. 38 « Le riche ou les amitiés conditionnelles » [133]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain
Riffaud, 1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
457
Fig. 39 « Solitudes » [14]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le Mans,
France, Création & recherche, 2000.
Fig. 40 « Six du même sang ou les inconnus » [19]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud,
1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
458
Fig. 41 « Le marchand de canons » [156]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-
1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 42 « Le mouchard » [157]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le
Mans, France, Création & recherche, 2000.
459
Fig. 43 « Le multimilliardaire » [158]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938,
Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 44 « Le vaincu » [131]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le Mans,
France, Création & recherche, 2000.
460
Fig. 45 « Guerre de prestige » [79]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud, 1932-1938, Le
Mans, France, Création & recherche, 2000.
Fig. 46 « Extinction du chômage » [80]. Jean Bruller, La danse des vivants, éd. Alain Riffaud,
1932-1938, Le Mans, France, Création & recherche, 2000.
461
Fig. 47 « Vision intime de la guerre de Armand Lorraine de l’Académie française ». Jean Brul-
ler, « Visions intimes et rassurantes de la guerre ». Le silence de la mer et autres œuvres, éd. Alain Rif-
faud, 1936, Paris, France, Omnibus, 2002, p. 65.
Fig. 48 « Vision intime de la guerre de Robert Lefrançois industriel ». Jean Bruller, « Visions intimes et
rassurantes de la guerre ». Le silence de la mer et autres œuvres, éd. Alain Riffaud, 1936, Paris, France,
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462
Fig. 44 « Rêve de confusion à cause de la nudité (suite) ». Jean Bruller, Ce que tout rêveur doit savoir de
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Fig. 50 « Rêve du vol ». Jean Bruller, Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psychanalytique
d’interprétation des rêves, Paris, France, Creuzevault, 1934.
463
Fig. 51 « Rêve de l’objet égaré ». Jean Bruller, Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psychanaly-
tique d’interprétation des rêves, Paris, France, Creuzevault, 1934.
Fig. 52 « Rêves de poursuites (suite) ». Jean Bruller, Ce que tout rêveur doit savoir de la méthode psy-
chanalytique d’interprétation des rêves, Paris, France, Creuzevault, 1934.
464
Fig. 53 Jean Bruller, Les silences de Vercors, éd. Alain Riffaud, Le Mans, France, Création & recherche,
2002.
Fig. 54 Jean Bruller, Les silences de Vercors, éd. Alain Riffaud, Le Mans, France, Création & recherche,
2002.
465
Fig. 55 Jean Bruller, Les silences de Vercors, éd. Alain Riffaud, Le Mans, France, Création & recherche,
2002.
466
Annexe II
Résumé et conclusions en espagnol
Resumen
“Lo más maravilloso del mundo es saber cómo pertenecer a uno mismo” 1, escribe Mi-
chel de Montaigne en su ensayo De la soledad; desde esta perspectiva, el hombre estaría
habitado por una necesidad universal de autoconocimiento que lo llevaría, casi inexora-
blemente, a hacerse preguntas sobre sí mismo. Podemos imaginar las múltiples cuestio-
nes que se derivan de esta necesidad y las respuestas irremediablemente insatisfactorias,
contradictorias e insuficientes que muestran claramente el carácter complejo e incon-
mensurable del individuo. Numerosas son las dudas que se plantean en esta búsqueda
ontológica, solo una certeza: el hombre es origen y final de estas interrogaciones exis-
tenciales. En otras palabras, partiendo de una noción anticipada de su identidad y del
sentimiento de pertenencia a un grupo, el de ser humano, el hombre manifiesta su idio-
sincrasia individual a través del diálogo que mantiene “entre el yo y yo”2. Y es precisa-
mente en esta tensión entre el “yo” y el “otro” que este evoluciona. La imposibilidad de
encontrar un consenso en las respuestas que pueda satisfacer este estatus particular ha
llevado a la constitución de un rico repertorio de concepciones heterogéneas que, en su
mayoría, solo tienen una característica en común: la complejidad de comprender el
hombre. Sin embargo, la dificultad inherente a esta tarea parece promover aun más el
desafío de su continuación, con la esperanza de lograr su utópica, pero no vana, culmi-
nación.
En este contexto, la literatura como forma de expresión artística es sin duda al-
guna uno de los campos de predilección del hombre para explorar todas estas reflexio-
nes sobre su persona y su especie. Además de la literatura, otros espacios como la filo-
sofía, la pintura o la música participan activamente de este crisol de manifestaciones tan
amplio como plural. Así, desde distintas perspectivas, con objetivos bastante diferentes
y por diversas causas, el hombre se encuentra de una manera u otra en el centro de múl-
tiples manifestaciones. ¿Acaso podría ser de otra forma?
El dibujante y escritor francés Jean Bruller, conocido como Vercors (1902-
1991), es uno de los artistas y pensadores que trabajó a través de su obra sobre la exis-
tencia de la especie humana, su naturaleza, su lugar en el mundo, la definición del hom-
1
« La plus grande chose du monde, c’est de sçavoir estre à soy » (Michel de Montaigne, « De la solitude »
[1595], dans Pierre Villey, Verdun-Louis Saulnier, (éds.). Essais, Livre I, Paris, Presses Universitaires de
France, 1965, p. 100).
2
Georges Poulet, Entre moi et moi. Essais critiques sur la conscience de soi, Paris, J. Corti, 1977.
469
bre – si es que dicha definición es posible. Así, postulamos como hipótesis principal de
nuestra investigación que Vercors hizo de estas cuestiones el epicentro de su proyecto
intelectual y creativo, especialmente del literario. Su producción se desarrolló en torno a
la elaboración de un pensamiento del hombre con fuertes implicaciones éticas y en
constante diálogo con el contexto histórico y social contemporáneo, así como con las
experiencias personales del escritor. Esta estrecha relación entre la vida, el contexto, el
pensamiento y la obra del autor es fundamental para comprender la idiosincrasia de
nuestro proyecto de investigación, cuya estructura, metodología y corpus han estado
determinados por este vínculo fundador.
Teniendo en cuenta estos aspectos, hemos concebido un estudio cronológico de
la obra de Vercors que tiene como objetivo trazar la evolución de su amplia reflexión,
que se vale a su vez del discurso literario como medio de expresión. Este enfoque nos
ha parecido el más respetuoso con el objetivo principal de nuestro trabajo, permitiéndo-
nos de manera simultánea analizar su evolución, las contradicciones existentes, los ma-
tices aportados, las nuevas ideas que surgen, así como las que se detienen en el camino.
Teniendo en cuenta este factor temporal, hemos puesto igualmente de manifiesto la es-
trecha relación y compromiso que el escritor mantiene con los círculos sociales, intelec-
tuales, políticos y artísticos en los que participa, operando así un constante trabajo de
contextualización. Si proponemos que el interés por el hombre es, en cierto modo, inhe-
rente a Vercors, observamos también que la realidad que rodea al escritor da ritmo y
dinamismo a la realización teórica y artística de su reflexión, que no puede ser com-
prendida fuera de este contexto particular, siempre presente. La literatura vercoriana se
desarrolla en torno al hombre en situación que, como el autor, experimenta un inter-
cambio con su entorno para ponerlo en consonancia con sus intereses personales. Uno
de los bastiones de nuestro trabajo es, por lo tanto, el examen de las relaciones de la
obra vercoriana con los medios en los que se desarrolla. Hemos dado especial importan-
cia a los vínculos existentes entre la producción de Vercors y la de los autores y movi-
mientos intelectuales contemporáneos que, como él, pensaron el hombre, de una manera
u otra, a través de la literatura (por nombrar solo algunos: Albert Camus, Simone de
Beauvoir, Jean-Paul Sartre, André Malraux). Esto nos ha permitido identificar la posi-
ción exacta que ocupa el proyecto del escritor en el panorama filosófico-literario del
siglo XX, así como estudiar tanto las convergencias como las diferencias fundamentales
que constituyen la originalidad de su propuesta.
No hemos de olvidar que el mundo literario de entreguerras con el que se rela-
ciona el joven Jean Bruller está completamente impregnado de las preocupaciones de
escritores como André Malraux y Roger Martin du Gard, que trabajan en sus produc-
ciones sobre lo trágico de la existencia. Sus novelas de la “condición humana” muestran
la búsqueda de un nuevo humanismo. Una de las líneas de nuestra investigación identi-
fica este contexto de renovación humanística como el de la génesis del pensamiento
vercoriano del hombre, que habría incitado al joven artista, si no a dar soluciones y res-
puestas concretas, al menos a proponer un trabajo crítico de cuestionamiento y reflexión
a través del dibujo. En armonía con este movimiento, el dibujante articula una aguda
sátira de los defectos humanos, ciertamente influido por el pesimismo, pero también por
una lucidez real y una profunda visión social. Sin embargo, hay que esperar el estallido
470
de la II Guerra Mundial para ver su compromiso humanista convertirse en realidad: en
1942, la metamorfosis del dibujante en escritor marca un momento clave en la carrera
personal, intelectual y artística de Vercors. En nuestra opinión, esta transformación su-
pone el inicio de la articulación efectiva de su pensamiento.
La influencia del contexto en la producción y en la vida de Vercors también se
une a los gustos y curiosidades personales de un autor muy ecléctico y versátil en sus
intereses. Su obra reúne, tanto en textos teóricos como literarios, disciplinas tan diferen-
tes como la filosofía, la sociología, la antropología, la psicología y la biología, que se
comunican fuertemente entre sí. Este sincretismo genera un discurso pluridisciplinar
que hemos tenido en cuenta en nuestro análisis, y que nos ha permitido confirmar otra
de las hipótesis principales de nuestra tesis: estas disciplinas participan activamente en
el pensamiento vercoriano y en su manifestación literaria. Vercors reproduce de hecho
esta dinámica de intercambio dentro de su propia producción, donde alterna textos de
reflexión, en forma de ensayos o discusiones, y obras de ficción, en su mayoría de natu-
raleza narrativa. Es precisamente en torno a esta doble identidad ética y estética, y a la
relación que existe entre estas dos facetas de la escritura vercoriana, que ha tomado
forma nuestro corpus y otro de los grandes postulados de nuestra tesis.
La constitución de nuestro corpus ha estado determinada por el carácter global
de nuestro trabajo de investigación, que pretende ser representativo del conjunto de la
obra vercoriana, incluidas sus creaciones como dibujante. En el marco del desarrollo
cronológico de la reflexión, hemos observado que existen “obras de referencia” que se
imponen naturalmente por la atención que conceden a la figura del hombre, y esto se
produce particularmente en el marco literario. Así, partimos de la base que la ficción
vercoriana actúa como agente crítico de los escritos teóricos del autor. Hemos favoreci-
do las producciones que se construyen como diálogo directo con estos textos ético-
filosóficos, ya sea porque se desarrollan como resultado de ellos, o porque son el ger-
men. La ficción asegura en última instancia una emancipación de las fronteras teóricas
para explorar campos, posibilidades y universos en relación con el ser humano, pero que
escapan por sus propuestas concretas a toda conceptualización.
Nuestro trabajo pretende aportar, por tanto, un enfoque analítico sobre una
muestra representativa de la producción literaria vercoriana y, para ello, apelaremos a la
perspectiva pluridisciplinar combinando campos como la historia, la filosofía, la socio-
logía e incluso la ciencia. Este carácter plural de los instrumentos de análisis resulta
esencial, ya que corresponde a la concepción heterogénea que el propio Vercors tenía de
su obra, proporcionando al mismo tiempo una visión más rica, sintética y global del
tema abordado. Gracias a estos intercambios hemos podido identificar una ontología de
Vercors y, sobretodo, marcar sus logros literarios.
Teniendo en cuenta todo lo expuesto, nuestra tesis se compone de tres etapas de
reflexión en las que hemos intentado identificar las especificidades teóricas y literarias
del pensamiento sobre el hombre según Vercors, dando cuenta de su evolución cronoló-
gica, de su desarrollo estético y ético, y explicando los intercambios que el texto litera-
rio establece con discursos distintos del de la ficción.
471
Primera parte
Origen de un pensamiento: yo, el otro, el hombre
1
“Las civilizaciones sabemos ahora que somos mortales. […] A través de las profundidades de la historia
podíamos ver los fantasmas de enormes barcos cargados de riqueza y espíritu. No podíamos contarlos.
Pero estos naufragios, después de todo, no eran asunto nuestro. […] Y ahora vemos que el abismo de la
historia es lo suficientemente grande para todos. Sentimos que una civilización tiene la misma fragilidad
que una vida [traducción propia] (Paul Valéry, « La crise de l’esprit » [1919], en Yves Hersant, Fabienne
Durand-Bogaert. Europes, de l’Antiquité au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 405).
472
les amateurs de peinture à l’état latent (1927) y Un homme coupé en tranches (1929)
reflexionan sobre la pluralidad del yo y sobre las diferentes personalidades que pueden
habitar un mismo individuo, haciendo tomar consciencia a Jean Bruller de la extrema
complejidad del ser humano. Esta búsqueda íntima le permite asimismo abrirse a la ex-
periencia del otro y, más ampliamente, a la sociedad; apertura y visiones que estarán,
por ejemplo, ligadas a su conciencia pacifista o a la crítica colonial. En este sentido, La
danse des vivants (1932-1938) supone la apertura definitiva del arte de Jean Bruller al
hombre social, permitiendo a la reflexión alcanzar una dimensión global. El proyecto
más importante del artista no se desprende del individuo mundano, pero escapa al con-
trol autobiográfico, confiriendo al hombre social el estatus de representante de la come-
dia humana de Bruller. Es en dicho álbum donde se puede apreciar el pensamiento más
pesimista del artista, que examina la sociedad contemporánea desde lo absurdo y la crí-
tica más mordaz. Además, en su deseo de indagar en los recovecos del ser humano, Jean
Bruller explora diferentes experiencias que nos intrigan, como los sueños, o que nos
asustan, como la muerte o los miedos que la acompañan.
A través de obras como Nouvelle clé des songes (1934) o L’enfer (1935), Bruller
piensa el hombre como ser finito, observando lo absurdo de su existencia y sus actos, la
irracionalidad que lo habita y lo persigue, y juzgando su existencia social, marcada a
menudo por el egoísmo individual (Visions intimes et rassurantes de la guerre, 1936).
Este camino hacia el otro se materializa también con la participación del dibujante en la
vida pública del país a través de sus asiduas publicaciones en los periódicos, de su habi-
tual presencia en las reuniones de los intelectuales de izquierdas de la época o a través
de la ilustración de obras de compromiso ideológico.
Todas estas representaciones no son pues el resultado de una evolución arbitra-
ria, sino de una toma de conciencia del yo como identidad y del yo como individuo en
una sociedad que, el por entonces dibujante, observa, critica y analiza. Es precisamente
en este proceso de evolución que hemos detectado signos de un incipiente interés por el
hombre, en primer lugar, porque siempre ha estado en el centro de las producciones
brulerianas y, en segundo lugar, porque los álbumes permiten a su creador elevarse por
encima de las reflexiones que conciernen exclusivamente su persona. En este sentido
observamos una progresión similar en el trabajo de Vercors. Este iniciará su actividad
literaria en torno al hombre en guerra que sufre, se rebela o ejerce la violencia contra
sus semejantes para liberarse después de la influencia del presente y buscar a través de
la ficción un acercamiento al hombre moral, ético e incluso biológico.
El segundo capítulo de nuestra tesis ha tenido como objetivo el estudio de la ac-
tividad de resistencia intelectual de Vercors tras su metamorfosis en escritor. La refle-
xión se ha basado principalmente en los primeros esbozos teóricos de su pensamiento,
así como en el análisis de los relatos de guerra que trabajan el tema del hombre a través
de sus diferentes roles, en un contexto de extrema violencia. Este posicionamiento inau-
gural nos ha permitido comprender las razones y cuestiones en torno a las cuales nacen
la obra literaria y los compromisos intelectuales del escritor, que se desarrollarán a pos-
teriori más allá del conflicto.
En efecto, el cara a cara definitivo del artista con la historia y, más ampliamente,
con la humanidad, llega con la II Guerra Mundial, acelerando el cambio ya preconizado
473
en sus álbumes, tanto desde un punto de vista formal (presencia del texto en sus publi-
caciones de carácter visual), como desde un punto de vista temático (compromiso social
cada vez más fuerte y evidente). Estas obras de guerra, tanto teóricas como de ficción,
permanecen muy cerca de la realidad contemporánea de la Francia ocupada y, de mane-
ra general, piensan el hombre en un contexto de violencia. Novelas como Le silence de
la mer o Les mots se organizan prácticamente como un diario de los años de la Ocupa-
ción: la instalación de las fuerzas nazis en el país, la experiencia de los maquis, la orga-
nización de la actividad editorial clandestina, las redadas en la zona ocupada, el regreso
de los primeros supervivientes deportados o los raros testimonios sobre los campos.
Ensayos como La fin et les moyens tratan la relación entre el hombre y la violencia,
emancipándose progresivamente hacia consideraciones más universales, con un tono
ético cada vez más marcado. Esta universalización de la reflexión resultante de la guerra
y sus consecuencias acercan a Vercors al concepto de “calidad del hombre”: ¿podemos
perder dicha calidad a causa de nuestros actos? Su definición y conceptualización per-
mitirá responder a las múltiples incógnitas que surgen como consecuencia de la existen-
cia de los campos nazis y de la experiencia de los seres humanos allí confinados.
Segunda parte
Definir el hombre a través de la rebelión: el animal desnaturalizado de Vercors
474
Las ideas expuestas en La sédition humaine forman parte de una larga tradición
filosófica a la que Vercors no dudará en recurrir: entre otros, Blaise Pascal o Emmanuel
Kant. Estas preocupaciones son inevitablemente contemporáneas de las de otros escrito-
res, filósofos e intelectuales de la posguerra, que también se vieron afectados por las
consecuencias del conflicto armado. Buscando diferenciarse de las propuestas que se
desarrollan paralelamente a la suya, en particular de las de Jean-Paul Sartre y Albert
Camus, Vercors no puede evitar el diálogo con estos otros pensadores que, como él,
utilizan la literatura para construir y desarrollar sus particulares visiones del hombre y
su existencia. Entre las propuestas más importantes del autor encontramos la definición
del hombre en función de sus acciones. Partiendo del imperativo categórico kantiano,
Vercors postula que, si bien la calidad humana no puede perderse, existiría una grada-
ción ética que nos permitiría juzgar nuestras acciones como “más o menos” humanas.
Esta máxima moral acompañará y dará base a toda la producción literaria y teórica del
escritor. Vercors también se interesa por cuestiones de tipo ontológico y lo hace funda-
mentalmente a partir de dos postulados: el hombre rebelde y la frontera hombre-animal.
Nuestra especie se habría “desnaturalizado” con la toma de consciencia de sí misma,
estado de conciencia al cual el animal no puede acceder. Tras saberse hombre y miem-
bro de una especie, este se rebeló contra la ignorancia que rodeaba su condición e hizo
de la lucha por el conocimiento su principal campo de batalla. Vercors dará cuenta de
estas rebeliones propias del ser humano en obras como Les yeux et la lumière (a través
del arte o de la política). Una vez asentada esta noción de rebelión, la evolución de su
pensamiento lo lleva a manifestarse sobre cuestiones propias de la tradición filosófica,
revisando la frontera entre el hombre y el animal, sus diferencias y similitudes o la
“animalidad” del ser humano. El autor establece un límite entre el mundo animal y el
humano que dice infranqueable, pero que presenta lagunas evidentes desde un punto de
vista epistemológico.
Habiendo negado en repetidas ocasiones las posibles imprecisiones de su pro-
puesta sobre la frontera hombre-animal, estas terminan constituyendo el material que
utiliza Vercors en la ficción para explorar el (im)posible paso entre el animal y el hom-
bre. Las numerosas zonas de ambigüedad en las que se despliega este límite permiten al
autor estudiar los problemas para definirlo, al tiempo que busca a través de la represen-
tación de la controversia reafirmar su posición filosófica. Novelas como Les animaux
dénaturés (1952) o Sylva (1960) matizan el discurso de La sédition humaine utilizando
la presencia animal para mostrar lo difícil e incluso arbitrario que es, no sólo trazar una
línea con el mundo animal, sino también encontrar una definición universal y satisfacto-
ria del hombre. La ficción propone una clara puesta en duda de dicho límite y, además,
se acerca de nuevo a los problemas de la sociedad contemporánea al tratar cuestiones
como la colonización o el peligro de los discursos racistas, basados en diferencias que
se dicen biológicas pero que no pueden entenderse más allá de la ideología de la supe-
rioridad blanca. Con Sylva, Vercors propone la abolición completa de esta frontera a
través de una historia que revisita la tradición literaria de la metamorfosis.
Descubriendo los límites evidentes de su propuesta, la apertura a otras perspecti-
vas y horizontes parece imponerse al autor, que pasa de la ambición de querer encontrar
475
una visión y definición total del ser humano, a la voluntad de incorporar otros puntos de
vista, otras perspectivas sobre el hombre.
Tercera parte
Otras visiones sobre el hombre. Literatura de ideas y estética vercoriana
La última parte de nuestra tesis ha tenido como objetivo el análisis de los textos
literarios vercorianos que reflejan explícitamente la naturaleza interdisciplinaria de la
obra del escritor y que dan acceso a otros puntos de vista sobre el ser humano. Así, nos
hemos interesado por estas otras visiones que Vercors desarrolla en el crepúsculo de su
producción y que aspiran a una conexión con la ciencia y con el individuo en la Histo-
ria. A través de la explotación ficticia de una cierta literatura de ideas, el escritor rela-
ciona sus hipótesis con el conocimiento científico, lo que le lleva a explorar el hombre
como ser biológico. En un registro completamente diferente, Vercors confronta también
su noción de hombre con su existencia histórica y social, lo que le permitirá recapitular
sobre su biografía y hacer un “inventario” de sus experiencias de vida. Para finalizar,
hemos propuesto una reflexión sobre la escritura vercoriana, que nos parece el punto de
anclaje de todo el pensamiento humanista de nuestro escritor. Las múltiples hazañas
literarias que han acompañado la carrera de Vercors se basan en ciertos elementos im-
portantes de su escritura, que permiten extraer de su obra una “gramática del hombre”.
La reflexión sobre el hombre biológico nace de la necesidad de Vercors de com-
prender las razones científicas que permitieron al ser humano dar el salto cualitativo que
lo hace tan diferente del resto de los animales. El escritor dedicará de hecho una gran
parte de su obra teórica y ensayística a debatir sus intuiciones científicas con expertos
en diferentes campos. Sin embargo, la ficción se concentra en otro aspecto de la natura-
leza orgánica del ser humano: este no puede conocer lo que ocurre en el interior de su
cuerpo, dicho de otro modo, el hombre es irreductible para sí mismo. La imposibilidad
de establecer un diálogo con el mundo celular que nos conforma, de comprender el por-
qué de determinadas reacciones fisiológicas o de actuar sobre nuestros órganos, con-
fronta a Vercors con los límites que se imponen al conocimiento humano. Si bien los
avances científicos son numerosos por el trabajo solidario de los científicos, un conoci-
miento personal y una experiencia propia del “yo biológico” es imposible.
Las novelas Colères (1956) et Le commandant du Prométhée (1991) se valen de
la ficción para proponer a través de sus personajes diferentes intentos que permitan
“atravesar” esta frontera, ya no con el mundo animal, sino con el propio mundo hu-
mano. Los constantes fracasos de estas tentativas evocan la frustración y amargura de
un autor que ha aspirado a una definición total de hombre y que se da cuenta de que hay
parcelas del ser humano que todavía pertenecen a lo desconocido, sobre las que no tiene
poder de acción. También se observa que la aprehensión del ser biológico no es imposi-
ble, sino que se despliega en la labor de investigación colectiva y en el intercambio de
conocimientos. En este sentido, la ficción no transgrede los límites señalados por el es-
critor, que podría haberla utilizado para representar y posibilitar los contactos entre la
razón y el organismo, pues deja al lector en la misma incertidumbre que sus personajes.
476
El capítulo sexto de nuestra tesis se concentra, por otro lado, en el conjunto de
obras vercorianas utilizadas a lo largo del análisis para ofrecer información biográfica
del autor. Nos referimos en particular a textos como La bataille du silence (1967), la
trilogía Cent ans d’histoire de France (1981-1984) y la entrevista con Gilles Plazy À
dire vrai (1991). Estas publicaciones de carácter biográfico, que pertenecen en su totali-
dad a la producción de madurez del autor, aseguran y confirman el vínculo existente
entre la vida, la obra y el pensamiento de Vercors. En ellas, el “yo” de Vercors se con-
funde a menudo con su “yo público”, lejos de las confesiones íntimas. Podemos apreciar
la gran diversidad de formatos utilizados (memorias, memorias de ficción, diarios, en-
trevistas), así como un especial cuidado en la selección de las experiencias contadas o,
por el contrario, silenciadas (por ejemplo, el escritor obvia completamente su infancia y
su años de vejez a pesar de que las últimas publicaciones se hacen en los años ochenta).
En estas obras descubrimos también una preocupación paralela de cronista y de (au-
to)biógrafo, que atestigua una evolución evidente en el pensamiento vercoriano: de la
búsqueda imposible del yo al yo asumido, incluso en su pluralidad e incomprensión,
consecuencia de una larga reflexión y de un compromiso intelectual y social indefecti-
ble, fundamental para la afirmación personal del escritor.
A pesar de los ecos existentes entre el pensamiento, la vida y la obra de Vercors,
no hemos pretendido en ningún momento ofrecer una clave de lectura biográfica del
corpus literario analizado, incluso en aquellos momentos donde las similitudes podían
ser evidentes. Nuestro objetivo ha sido el de identificar la relevancia que tiene este tipo
de discurso en el conjunto del pensamiento del hombre, analizando de qué manera este
revela o no la aprehensión que el hombre tiene de su propia existencia. Del mismo mo-
do, en estos textos se produce la puesta en escena del individuo (en este caso Vercors)
en el tiempo, el espacio y en contextos sociales específicos; hemos estudiado pues cómo
el texto literario se acerca a este “saber ser” concreto del individuo a través de una mi-
rada retrospectiva.
En el último capítulo de nuestra tesis, y habida cuenta de la escasez de trabajos
críticos sobre la escritura vercoriana, proponemos una investigación más general y glo-
bal sobre la obra del autor, tanto en lo que respecta a los períodos de producción como a
las publicaciones seleccionadas. Hemos podido comprobar que su concepción del hom-
bre presenta una forma de ser en el texto, más allá de una presencia puramente temática.
Existe una suerte de “gramática del hombre” que se construye a través de códigos de
escritura que se repiten, que evolucionan y que aparecen con el desarrollo de la refle-
xión. Íntimamente ligada a la concepción ético-filosófica de Vercors, esta gramática se
organiza en plena armonía con ella, siendo su medio de expresión y comunicación. El
texto literario vercoriano no sólo está influido por el enfoque filosófico del autor, sino
que está formalmente determinado por él: habiendo sido privado de gran parte de los
instintos animales que le hacían vivir en simbiosis con la naturaleza, aislado por su re-
belión, el hombre sólo puede comunicarse mediante la palabra y la gestualidad. Esta
concepción es esencial por el impacto que tiene en las diferentes formas de representar a
los personajes.
Vercors suprime en primer lugar la figura “demiúrgica” del narrador en tercera
persona, por lo que el lector solo sabrá de los personajes lo que ellos quieren transmitir:
477
ninguna referencia a propósito de la psicología interior de los protagonistas, nada más
allá de lo que revelan sus discursos o de lo que implican sus gestos. El dialogo ocupa en
este sentido un espacio privilegiado en la narrativa vercoriana. Caracterizado por la re-
producción de ciertas propiedades del lenguaje cotidiano (interrupciones, frases inaca-
badas, repeticiones, interjecciones, etc.), el diálogo no deja de ser una imitación de un
oral ficticio, que no descuida su carácter escrito, incluso literario y que, por lo tanto,
responde a ciertas premisas de comprensión, legibilidad y forma (lo que Sylvie Durrer
llama “estilo oralizado”1). El protagonismo indiscutible del diálogo en la obra vercoria-
na permite a los personajes dirigir y asumir la construcción de su identidad dentro de la
ficción: el hombre dice, y por la misma razón se dice a sí mismo. Sin embargo, existen
otros aspectos en el discurso narrativo que completan, complementan, e incluso discuten
o cuestionan el “retrato” resultante de los intercambios verbales: parámetros situaciona-
les (el marco espacio-temporal, las actitudes de los personajes, las relaciones entre ellos,
las representaciones mutuas, las intenciones) y parámetros paravebales y no verbales
(gestos, miradas, movimientos, entonaciones, acentos, silencios) que preceden, inte-
rrumpen o siguen el texto discursivo, a menudo en forma de comentario descriptivo. El
narrador se convierte así en un actor de conexión que no solo permite al lector “escu-
char” a los protagonistas reproduciendo sus intercambios, sino también “verlos” y
aprehenderlos de manera diferente a como lo hacen sus palabras.
Las diversas obras que constituyen la explotación literaria del pensamiento ver-
coriano presentan así una coherencia que se desarrolla más allá de los aspectos pura-
mente filosóficos o temáticos, a pesar de la pluralidad formal y de los diferentes puntos
de vista en los relatos. Ya sea porque confirmen, cuestionen, complementen o nieguen
las intuiciones teóricas del escritor, todas las historias otorgan un lugar central al hom-
bre a través de la escritura, estructurada, configurada y determinada por él. La presencia
del individuo en la producción vercoriana trasciende así su simple protagonismo en las
tramas para convertirse en un agente estructural de la arquitectura literaria, marcado por
la palabra de los personajes. Esta última se impone a través del diálogo como un rasgo
característico de las narraciones, permitiendo al hombre hablar sobre sí mismo, sobre el
otro, interactuar e incluso constituir explícitamente y en primera persona la reflexión
ético-filosófica del escritor. Palabra acompañada de la misma manera por una imponen-
te presencia física y espacial. Es en este vasto crisol estético y temático donde las dife-
rentes representaciones del ser humano adquieren su pleno significado. Piedra angular
del pensamiento vercoriano, el hombre desempeña un papel central en la obra del autor:
eje de su proyecto personal, constituye también un acceso privilegiado al pensamiento y
a la producción literaria de la Francia del siglo XX.
1
Sylvie Durrer, « Le dialogue romanesque : essai de typologie », Pratiques, nº 65, 1990, p. 39.
478
Conclusiones
Habiendo querido definir el hombre, conceptualizarlo, comprenderlo, establecer sus
límites, Vercors ha acabado sucumbiendo al poder de su objeto de estudio: primero a
causa de la fuerza con la que el hombre ocupa la obra del artista, y segundo por la faci-
lidad con la que este ha sido capaz de romper los límites ontológicos impuestos por la
reflexión teórica del escritor y de crear nuevos espacios donde desarrollarse (especial-
mente en el mundo de la ficción). Así, la producción vercoriana se ha construido a partir
de una escritura literaria y de un pensamiento que han tratado inexorablemente de
aprehender al ser humano mientras daban cuenta de su naturaleza inabarcable.
Con la publicación en 1926 de 21 recettes pratiques de mort violente Jean Bru-
ller sitúa al hombre en el centro de su producción, noción sobre la que trabajará a lo
largo de toda su carrera de dibujante y escritor a través de diferentes formas estéticas y
enfoques temáticos: los protagonistas de Visions intimes et rassurantes de la guerre
(1936) reflexionan fríamente sobre los beneficios que podrían obtener con un posible
nuevo conflicto, Pierre Cange logra reapropiarse su condición humana tras su paso por
los campos de concentración, los tropis cuestionan con su naturaleza híbrida la frontera
hombre-animal, atravesada definitivamente por Sylva, Egmont explora su organismo sin
poder dar cuenta de sus experiencias sensoriales, o el propio autor reflexiona sobre su
existencia y vida escribiendo sobre sí mismo. Amplio crisol de creaciones a la imagen
de los numerosos individuos, actitudes, contextos y tramas que habitan la obra vercoria-
na y que muestran que Vercors ha dibujado, escrito, teorizado y pensado el hombre des-
de su primera hasta su última publicación, con variaciones, por supuesto, pero también
con constantes fundamentales, tanto éticas como estéticas. La gran importancia del
hombre en su obra muestra, además, que nuestro análisis puede aspirar a una extensión,
dentro del universo literario vercoriano, con las obras que hemos dejado fuera de nues-
tro corpus, pero también con las obras de los escritores contemporáneos a Vercors que
hemos citado en nuestro trabajo o, de manera más general, con aquellas de otros autores
que se han interesado antes por el hombre o que lo han hecho desde entonces… La na-
turaleza global y atemporal del tema da una larga vida a las preguntas que puede surgir
en torno a él, preguntas a las que parece que no somos capaces de dar una respuesta
concreta.
Al término de esta investigación, conviene recordar el contexto concreto en el
que surge el proyecto de Vercors, fundamental para hacer balance sobre su obra, pero
479
también para comprender las pretensiones del autor y los desafíos de su trabajo intelec-
tual y literario. Íntimamente ligado en sus inicios a la construcción de la identidad y al
despertar de la conciencia social del dibujante, la reflexión concreta sobre el hombre se
articula como respuesta a la inversión de valores llevada a cabo por el nazismo durante
la II Guerra mundial1. Vercors propone constituir un nuevo sistema ético-filosófico con
bases tan sólidas y poderosas que no puedan ser destruidas. Con este compromiso, tan
honorable como inconmensurable, el escritor expone en 1949 su firme voluntad de en-
contrar una definición del hombre que sea universal y objetiva, con una “delimitación
inequívoca”2, que imponga un respeto inviolable. A pesar del tono universal al que aspi-
ra en toda su obra, el autor se vio pronto confrontado al carácter inviable de su proyecto,
especialmente en las ficciones que él mismo concibe. Sin embargo, este “fracaso” no
anula en absoluto el interés de la propuesta vercoriana, al contrario, la sitúa en un con-
texto único que es el de su tiempo, su experiencia personal y su obra; ejemplo evidente
de que un pensamiento, aunque se construya sobre una voluntad de objetividad absolu-
ta, puede difícilmente desarrollarse ex nihilo, es decir, fuera de toda influencia. La vi-
sión del autor, aunque parcial, es pues representativa de una sensibilidad única que evo-
luciona en el seno de los movimientos intelectuales y literarios del siglo XX que tam-
bién se interesaron por el mismo tema.
Así, de la reflexión vercoriana surgen dos concepciones de hombre, dos defini-
ciones fuertemente ligadas entre sí pero que no han encontrado la misma operatividad
en la obra del escritor: “actuar como hombre” y “ser hombre”. La primera, de carácter
ético, es la columna vertebral del pensamiento del autor, directamente vinculada a las
acciones y valores ético-morales del ser humano. Esta se construye en las ficciones de la
guerra y de la posguerra, enfrentando al hombre a dilemas morales, a decisiones inme-
diatas, a un destino ineludible que hay que afrontar. En el corazón mismo de estas nove-
las, muy cercanas a la realidad contemporánea, los personajes se ven limitados y condi-
cionados por contextos de violencia y relaciones de poder, que los empujan a posicio-
narse. El hombre se enfrenta al mal, un mal que no es externo, sino que también es diri-
gido por el individuo: Thomas Muritz lucha en La marche à l’étoile para combatir las
injusticias que afectan al pueblo francés durante la Ocupación, sin embargo, es asesina-
do por un colaborador de la política nazi; en Les mots, Luc admira la belleza del óleo
creado por el mismo oficial nazi que acaba de ordenar la muerte de los habitantes de
Oradour-sur-Glane; en L’impuissance, Renaud quema toda su biblioteca, rebelándose
contra la hipocresía del ser humano, que puede escribir la mejor literatura y al mismo
tiempo asesinar a sus semejantes en los campos de exterminio; en L’imprimerie de Ver-
dun Vendresse intenta salvar a la familia de su empleado Dacosta de la deportación,
mientras que Paars celebra públicamente las leyes antisemitas de Vichy. Estas actitudes
radicalmente opuestas vienen a poner de manifiesto la falta de consenso ético, denun-
ciada por Vercors3.
1
Vercors, « La sédition humaine » [1949], en Plus ou moins homme, Paris, Albin Michel, 1950, p. 48-49.
2
Ibid., p. 15.
3
“Seguimos viviendo en medio de direcciones, reglas, tendencias y disciplinas que son el resultado de
una combinación de diversas morales, donde se mezclan la antigua moral judía, la helénica y la romana,
la celta, la franca, la sajona e incluso la vikinga. Cimentando todo, la moralidad estrictamente cristiana.
480
En función de estas realidades, Vercors llevará a cabo un trabajo de reconstruc-
ción de los valores universales en un nuevo sistema. El autor no propone hacer tabula
rasa, sino utilizar con nuevas miras los principios de la tradición filosófica occidental
para fundamentar su reflexión. Convierte el imperativo categórico kantiano1 en una má-
xima universal que regularía las relaciones entre los hombres, en base al respeto de la
dignidad humana. El escritor somete a esta máxima principios como la libertad del indi-
viduo y se sirve de ellos para configurar su propuesta más importante, la calidad huma-
na. El hombre se define por sus actos “más o menos”2 humanos, según se fundamenten
o no en el respecto y la protección de la dignidad de los demás individuos.
En este contexto de definición, el texto literario recoge las primeras cuestiones
en torno al valor moral de las acciones de los personajes y actúa asimismo como garante
de la visión ética del autor, teorizada en La sédition humaine (1949). La obra de ficción
de Vercors consolida en cierto modo el carácter universal que quiso dar a su reflexión,
en tanto que esta nunca cuestiona los principios éticos enunciados: la novela de tesis La
puissance du jour (1951) es en este aspecto la publicación que mejor explota la defini-
ción de lo que significa “actuar como hombre”. Faro de guía que estructura y baña toda
la narrativa y la producción teatral del escritor, la coherencia interna de su propuesta
teórico-literaria nos parece en este sentido evidente, coherencia que no encontramos en
el desarrollo de su otro enfoque, de carácter ontológico.
De forma paralela a su reflexión ética, Vercors desarrolla toda una observación
en torno a los orígenes del hombre y su especificidad, con el fin de proporcionar una
base sólida al otro gran postulado de su pensamiento: el hombre rebelde. Esta noción de
rebelión le permite posicionarse dentro del panorama filosófico contemporáneo, espe-
cialmente con respecto a Jean-Paul Sartre, que rechaza cualquier esencia anterior a la
existencia del individuo; y con Albert Camus, que teoriza su hombre rebelde como res-
puesta a una condición histórica de sumisión, que este está determinado a destruir. Por
el contrario, la rebelión de Vercors se destaca como una característica eminentemente
humana, consustancial y necesaria para la existencia del hombre y la fuerza clave para
la progresiva independencia de nuestra especie, que habría comenzado con la “desnatu-
ralización”.
La ficción, que presenta la condición rebelde del individuo como una evidencia,
participa con su puesta en escena, asociándola a sus principales formas de desarrollo: el
Una alianza muy sólida, hasta el punto de que todas nuestras acciones de hoy, conscientemente o no, lo
queramos o no, están influidas por ella. Hayamos perdido la fe o no. Y digo bien nuestras acciones y no
nuestros pensamientos. Porque con la fe se pierde la validez certera de estos mandamientos morales. Uno
entonces intenta fundamentarlos con la razón, encontrar razones subjetivas que los justifiquen. El proble-
ma de la razón es que puede probarlo todo, todo y su opuesto. Hay que partir de una propuesta inicial, es
decir, volver a Dios o, si no a una hipótesis, a un postulado. Si uno rechaza el postulado, el resto se des-
morona.
El hombre quiere encontrar un punto de anclaje, objetivamente certero, que escape a toda contestación,
para suspender la cadena de sus deducciones, pero no encuentra nada parecido [traducción propia]” (Ver-
cors, « La morale et l’action », en Plus ou moins homme, op. cit., p. 106).
1
“Actúa de tal manera que trates a la humanidad, tanto en tu propia persona como en la de cualquier otra,
siempre y al mismo tiempo como un fin, y nunca como un mero medio [traducción propia]” (Emmanuel
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], Paris, J. Vrin, 1992, p. 142).
2
Vercors, Plus ou moins homme, op. cit.
481
conocimiento y, en sus variantes más importantes, el arte o la política1. A pesar de la
aceptación de este principio, el texto literario abre un espacio para la discusión en torno
a las posibles formas de rebelión. En Colères (1956), personajes como Mirambeau o el
doctor Burgeaud, plantean la importancia de la investigación científica para la progre-
sión en el conocimiento de la especie. La novela propone otras vías de exploración co-
mo los viajes “interiores” de Egmont; sin embargo, el espacio narrativo impide al per-
sonaje dar cuenta de ellos. La ficción se erige, así, como un terreno de desarrollo y de
censura donde ésta se ve limitada por los postulados de Vercors, que aboga en La sédi-
tion humaine por el imposible contacto entre el hombre y su ser orgánico. La narración
también penaliza a Egmont en su ambición de transgredir esta incomunicación “natural”
entre el cuerpo y la razón, censura que se repetirá en la última novela corta del autor, Le
commandant du Prométhée (1991). Vercors establece un marco de límites del ser hu-
mano mientras que fomenta al mismo tiempo la búsqueda del conocimiento. ¿Existen
métodos de instrucción y saber más legítimos que otros? Si la rebelión es conocimiento,
¿por qué no dejar que Egmont y el capitán Le Gouadec completen sus exploraciones?
¿Qué hubiera supuesto permitir a un rebelde completar con éxito su rebelión al estable-
cer una comunicación efectiva con su organismo? El grupo de arqueólogos de Les ani-
maux dénaturés (1952) trabaja incesantemente para descubrir nuevos datos sobre los
orígenes prehistóricos del ser humano. Los hallazgos, aunque parciales, son continua-
mente respaldados y aprobados. En este sentido, la ficción sigue dependiendo del marco
establecido en los ensayos del escritor: se trata de mostrar la grandeza y la importancia
del conocimiento para lograr y hacer avanzar al hombre en su condición rebelde, pero
también de poner de relieve la imposibilidad de una aprehensión absoluta, al menos en
lo que respecta a los seres humanos.
Los textos literarios vercorianos también acogen controversias a propósito de
otras formas de rebelión. Mientras que Luc y Salvator se entregan a su actividad artísti-
ca y Gaspar y Gracch sacrifican sus vidas en nombre de la justicia, por un futuro mejor
para las sociedades a las que pertenecen; figuras como el oficial alemán, Valladar – el
presidente de la Santa Liga – o el rey Othon también utilizan el arte y la política respec-
tivamente con fines contrarios al bien común. Rechazan la solidaridad, principio básico
de la rebelión vercoriana, en favor de beneficios exclusivamente personales. Cualquier
forma de rebelión se presenta, así, como inviable mientras no beneficie al conjunto de la
sociedad. Siendo la esencia del individuo, su condición de rebelde puede fácilmente
volverse contra él; el discurso literario sirve de espacio para explotar los posibles des-
víos, poco comentados en la reflexión teórica de 1949.
Más allá de este trabajo de matización y delimitación en torno a la noción de
hombre rebelde, el discurso literario concentra su papel de agente crítico sobre los orí-
genes ontológicos del ser humano postulados en La sédition humaine: sur desnaturaliza-
ción. La ficción da forma a todo un aparato de puesta en discusión de los criterios de
delimitación de la especie, concretamente los que la oponen al animal con una frontera
infranqueable. El texto literario no niega la especificidad del individuo, cuya conciencia
es irrefutable para Vercors, pero ridiculiza el empeño constante de querer definir el
1
Vercors, « La sédition humaine », op. cit., p. 44-46.
482
hombre en función del animal. La novela Les animaux dénaturés (1952) y su adaptación
teatral Zoo ou l’assassin philanthrope (1963) ponen de relieve lo absurdo de establecer
este límite metafísico, producto del pensamiento blanco occidental. En un tono humorís-
tico y polémico, las absurdas intervenciones de los personajes llamados “expertos” se
construyen sistemáticamente sobre ideas preconcebidas o prejuicios raciales, ridiculi-
zando los esfuerzos por distinguir la verdadera naturaleza de los tropis. El texto literario
alerta por otro lado del peligro que supone querer definirse desde la diferencia y la opo-
sición, produciendo inexorablemente una división, no sólo entre el hombre y el animal –
lo que no supone un problema en sí para Vercors – sino especialmente en el seno de la
especie humana.
Poniendo de manifiesto la imposibilidad de concebir el hombre como una enti-
dad con características físicas, culturales o de comportamiento únicas y unificadoras, la
ficción se posiciona a favor de la heterogeneidad inherente a la especie y utiliza este
principio para ampliar la brecha literaria con la realidad: la metamorfosis biológica e
intelectual de la zorra Sylva, a pesar de ser incompleta, hace de esta un ser humano a los
ojos del lector. Esta dinámica de autocrítica a través de la literatura termina así demos-
trando la eficacia de la definición ética del hombre: este sólo puede ser pensado y com-
prendido a través de sus acciones, juzgadas en función de un código de valores comunes
que se fundaría a partir de su diversidad.
Teniendo en cuenta todos estos aspectos, hemos de señalar el fallido intento de
Vercors en su búsqueda de fronteras estrictas para su propuesta de la noción de hombre:
la separación impuesta, y en particular la oposición radical con el mundo animal, son en
gran medida puestas en evidencia en la ficción. En otras ocasiones, el universo literario
tiene dificultades para crear experiencias fuera del marco de la realidad referencial, que
termina imponiéndose en mayor o menor medida. Por el contrario, saludamos la opera-
tividad de su noción de rebelión, completada por las explotaciones literarias, y de la
definición ética del hombre (“actuar como hombre”). Difícilmente se puede afirmar que
Vercors haya logrado dar a su propuesta el carácter unívoco y objetivo que pretendía,
sin embargo, ha logrado hacer de ella una fuerza capital en su obra. Por otra parte, los
múltiples puntos de vista utilizados para entender el hombre (biológico, artístico, social,
histórico) han mostrado la formidable eficacia narrativa de este motivo literario y han
permitido al mismo tiempo un análisis multifactorial, esencial para poner de manifiesto
la riqueza y las peculiaridades de la escritura vercoriana. El sincretismo y la heteroge-
neidad del corpus literario y teórico de Vercors, sus intereses, sus perspectivas sobre el
individuo, difícilmente podrían haber sido abordados desde un único punto de vista.
Una sola vía de análisis no hubiera sido lo suficientemente válida para aprehender toda
la obra de Vercors y comprender la verdadera importancia del hombre, sobretodo por-
que el artista se vale de estas visiones plurales en cada una de sus producciones. Esta
concepción multidimensional no implica, sin embargo, una desagregación del discurso
literario, que encuentra su unidad en la relación contexto/vida/pensamiento/obra de
Vercors y en la coherencia estética de sus textos.
La contextualización histórica, filosófica y literaria que hemos puesto en práctica
sistemáticamente a lo largo del análisis muestra el estrecho vínculo entre el pensamien-
to, las experiencias vitales del escritor y sus realizaciones literarias. Estos lazos permi-
483
ten situar las diversas publicaciones dentro del conjunto de la obra vercoriana y detectar
en qué medida cada producción supone el nacimiento, desarrollo o abandono de una
línea de investigación sobre el hombre. Este crisol de interrelaciones se revela pues
esencial para definir los retos de cada una de las publicaciones, siendo según los casos
el fruto de la toma de conciencia del artista sobre ciertos temas1, el espejo de la realidad
social contemporánea (todas las novelas de guerra), la respuesta a las preocupaciones
que surgen de los encuentros y las intercambios intelectuales del autor2, o el campo
donde manifiesta sus intereses más personales (la admiración del escritor por Aristide
Briand le impulsó en los años 80 a reconstruir su biografía). Nuestra hipótesis de partida
se ve confirmada con los escritos de madurez del autor, textos de carácter biográfico y
memorialista que reúnen en un mismo espacio su trayectoria como dibujante y escritor,
su compromiso social y político, los acontecimientos históricos que marcaron su vida y
sus encuentros con los diferentes círculos literarios, políticos e intelectuales del siglo
XX. Hemos señalado, además, la poca información existente en relación a la vida ínti-
ma o familiar de Vercors, quien privilegió su papel como escritor comprometido con su
tiempo y su sociedad. En este sentido, nuestro enfoque cronológico ha contribuido a
construir esta visión general y a subrayar la importancia del hombre en situación, tanto
en la obra escrita como en el pensamiento del artista.
En el curso de esta investigación, se ha hecho evidente que el hombre en la obra
vercoriana no sólo es un objeto de estudio, sino también actor, pensador, narrador, per-
sonaje que habla para decirse a sí mismo, para definirse o para expresar la imposibilidad
de hacerlo, para pensar(se). Referencia incontestable, se hace del espacio literario para
encontrar respuestas a las preguntas que la ficción formula en eco a los textos de carác-
ter ético-filosófico, y lo hace fundamentalmente a través del diálogo. El hombre, encar-
nado en diferentes personajes, conversa con él y sobre él con el fin de reflexionar sobre
la multiplicidad del yo, sobre el compromiso de solidaridad con otros individuos, sobre
las características “específicas” de la especie humana; para gritar contra la injusticia,
para exigir derechos, expresar la indignación, para gritar la necesidad de rebelarse, etc.
La ficción vercoriana se ha convertido así en una especie de “ágora del hombre” donde
incluso el narrador abandona su posición privilegiada de omnisciencia para participar de
la reflexión como personaje. La palabra asegura así una presencia imponente de los pro-
tagonistas de las narraciones, acompañada de descripciones físicas y gestuales diversas;
la configuración del espacio narrativo es igualmente organizada y presentada en función
de los actores de la trama. Estas características de la escritura conforman así un universo
original que encuentra su coherencia, no sólo a nivel temático, sino también a nivel es-
tético; todo ello sustentado por la noción de hombre, quien es a la vez sujeto y actor de
la escritura.
Al término de estas conclusiones, y habiendo constatado una vez más la riqueza
de enfoques que pueden ser utilizados en el análisis de esta producción, nos gustaría
mencionar determinados aspectos que podrían constituir el objeto de nuestras investiga-
1
Recordemos, por ejemplo, la ilustración del álbum pacifista de André Maurois, Patapoufs et Filifers o el
cómic de Jean Bruller Le mariage de monsieur Lakonik y la denuncia de la colonización
2
Su novela Colères es un ejemplo de su interés por el hombre biológico, que será discutido con mayor
profundidad más adelante en Questions sur la vie de messieurs les biologistes.
484
ciones futuras. Entre las diversas posibilidades que hemos podido descubrir, pero no
trabajar ampliamente, se encuentran las publicaciones en relación con la realidad colo-
nial: desde su participación como ilustrador en álbumes claramente coloniales1, hasta la
concepción en 1931 de su cómic, Le mariage de monsieur Lakonik, en el que critica el
pensamiento blanco sobre los pueblos africanos, existe toda una toma de conciencia
personal y artística que queremos recorrer y reconstruir en detalle, dada la falta de in-
formación respecto a este tema por parte de un autor que, sin embargo, ocupó gran parte
de su trabajo en trazar su trayectoria intelectual y social. En la misma línea, también
sería interesante profundizar en el primer volumen de su trilogía Sur ce rivage: Le péri-
ple2. Publicado en 1958, Vercors denuncia las torturas de la guerra de Argelia y del sis-
tema colonial, mientras lleva a cabo acciones sociales y políticas a favor de la causa
independentista, a la que nos hemos referido brevemente.
Nos gustaría del mismo modo retomar las novelas que se centran en la crítica del
sistema capitalista, crítica que comienza ya en sus primeros álbumes. Pensamos en par-
ticular en La danse des vivants y en ilustraciones como “Fin de journée ou la vie oisive”
[fig. 29] y “Capitulation ou le libre arbitre” [fig. 30], pero también en las novelas Quota
et les Pléthoriens3 y Comme un frère4, que constituyen las críticas más mordaces del
escritor contra un sistema económico alienante. Estas últimas presentan una explotación
diferente del pensamiento ético sobre el hombre, que debe enfrentarse constantemente a
nuevos peligros para defender su dignidad5.
Diversas formas de representar y de pensar el ser humano, uno y múltiple al
mismo tiempo, individual y social. Sin embargo, el proyecto literario y ético-filosófico
de Vercors encuentra su razón de ser en el ámbito colectivo y general. El artista aspira
en última instancia a un hombre, recuerda Hannah Arendt, que sólo puede entenderse a
sí mismo en plural, ya que vive, se mueve y actúa en este mundo, ya que tiene experien-
cia de lo inteligible sólo porque habla y se comprende con otros hombres, y con este
intercambio intenta saber más de su persona6.
1
La de los años veinte de Pif et Paf de Hermin Dubus o Loulou chez les nègres de Alphonse Crozière
(1929).
2
Vercors, Sur ce rivage… T. I Le Périple, Paris, Albin Michel, 1958.
3
Vercors et Paul Silva-Coronel, Quota ou Les Pléthoriens, Paris, Stock, 1966.
4
Vercors, Comme un frère, Paris, Plon, 1973.
5
“El sistema capitalista y su economía liberal ofrecen ciertamente muchas ventajas. Una flexibilidad más
efectiva. Libertades con menos dificultades. Pero estas ventajas tienen un alto precio: la permanencia de
la lucha por la vida dentro de la especie, la selección por la economía: que gane el mejor. Detrás de una
apariencia de justicia, esta fórmula ha sido la que dio lugar en su forma más extrema a Hitler y al nazis-
mo; y en el marco de la democracia sigue siendo un factor de entropía, desorden, no de neguentropía y
organización. Mantiene a los débiles en la debilidad. Mantiene a las masas alejadas del conocimiento. Las
verdaderas libertades sólo son prerrogativa de una minoría dominante, formada por personas fuertes y
hábiles [traducción propia]” (Vercors, Ce que je crois, Paris, B. Grasset, 1975, pág. 192-193).
6
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 11.
485
Index des noms
A Baillon, Jean-François, 288
Bainville, Jacques, 84
Abensour, Miguel, 127, 128
Bakhtine, Mikhaïl, 213, 241
Abraham, Pierre, 40
Ballard, Jean, 155
Agamben, Giorgio, 118, 121, 178, 238
Balzac, Honoré de, 115, 116
Ageron, Charles Robert, 68
Baratay, Éric, 255
Agulhon, Maurice, 26
Barber, Jonh, 31
Aji, Hélène, 45
Barbusse, Henri, 43
Alamichel, Dominique, 33
Barisse, Rita, 163, 222, 307, 352
Alberdi Urquizu, Carmen, 363, 367, 374,
Barjavel, René, 308
378, 380
Barrès, Maurice, 116
Albérès, René-Marill, 198
Barthes, Roland, 33, 136, 164, 165, 329,
Alighieri, Dante, 77
331
Anouilh, Jean, 198, 249
Bartillat, Christian de, 15, 28, 83, 131, 194,
Antelme, Robert, 123, 132, 135, 140, 144,
217, 218
215, 219, 220
Bataille, Georges, 174, 189, 199
Apollinaire, Guillaume, 36
Baudelaire, Charles, 116
Aragon, Louis, 43, 68, 84, 85, 86, 110, 149,
Bazin, Hervé, 220
198, 221
Beaumarchais, Jean-Pierre de, 236
Arcos, René, 40, 85
Beaumarchais, Pierre-Augustin de, 116
Arendt, Hannah, 64, 66, 74, 96, 97, 98, 115,
Beauvoir, Simone de, 18, 39, 151, 220, 296,
142, 156, 409
326, 328, 329
Aristote, 118, 174, 178, 179
Becker, Annette, 124, 126, 128, 129, 141
Arland, Marcel, 90
Beckett, Samuel, 244
Aron, Raymond, 151
Bédarida, François, 149
Arsac, Louis, 288
Beigbeder, Frédéric, 297
Artaud, Antonin, 43
Beigbeder, Marc, 220, 280
Arthaud, Claude, 335
Benoît, Denis, 151
Asimov, Isaac, 297
Benoit, Pierre, 90
Assoun, Paul-Laurent, 288
Benveniste, Émile, 51
Atterton, Peter, 162
Bergson, Henri, 25, 34
Aubrac, Raymond, 85, 86, 110
Bernanos, Georges, 68, 198
Audoin-Rouzeau, Stéphane, 124
Berrendonner, Alain, 375, 376
Aulard, François-Alphonse, 110
Berthelot, Francis, 241, 242, 259, 260, 263,
Aveline, Claude, 38, 43, 44, 83, 85, 86, 164
266
Azéma, Jean-Pierre, 149
Bini, Lucio, 320
B Birnbaum, Jean, 231, 359
Blanchot, Maurice, 111, 143, 220
Bachelard, Gaston, 159 Blay, Michel, 277, 281, 295
Baecque, Antoine de, 124 Bloch, Jean-Richard, 40, 43, 85, 120, 182
Bahuau, Pascal, 360 Bofa, Gus, 31, 32, 36
Bahuchet, Serge, 164, 165, 166 Boileau, Nicolas, 116
Bailey, Christiane, 170, 235, 240, 246, 379 Bordeaux, Henry, 84
487
Bornand, Marie, 135 Chateaubriand, François-René de, 116, 327
Boschetti, Anna, 150, 151 Chateaureynaud, Olivier, 123
Bost, Pierre, 72 Chrysippe de Soles, 33
Bourdet, Claude, 347 Claudel, Paul, 84
Bourdieu, Pierre, 53, 251 Clavel, Maurice, 63
Boutelleau, Gérard, 119 Clerc, Thomas, 332, 333
Brasillach, Robert, 90, 150 Cocteau, Jean, 36, 104, 219, 381
Braud, Michel, 49, 354, 357 Cohen, Albert, 96, 99, 109, 327, 342
Brecht, Bertolt, 14 Colat-Parros, Jacques, 389
Bréhier, Émile, 25, 161 Coleridge, Samuel Taylor, 80
Breton, André, 43, 68, 70, 106, 107, 189, Colette, 68
199, 219, 220, 283, 305 Combes, Claude, 161
Briand, Aristide, 28, 38, 39, 326, 338, 339, Conan, Éric, 151
340, 341, 342, 346, 350, 407 Conrad, Joseph, 104, 106, 115, 182, 362
Brugeilles, Carole, 36 Conti, Flavia, 104, 173, 203, 284, 361, 362,
Brunaux, Jean-Louis, 174 377, 381
Buder, Cendrine, 292 Coquio, Catherine, 128, 134, 141, 319
Buffon, Georges-Louis Leclerc de, 116 Corneille, Pierre, 116
Burgat, Florence, 239 Coste, Claude, 331
Burgelin, Claude, 136 Coulet, Henri, 234
Butor, Michel, 152 Courtine, Jean-Jacques, 124
Couty, Daniel, 236
C Crémière, Cédric, 295
Cahen, Roland, 72, 120 Crémieux, Benjamin, 83, 330
Calais, Étienne, 235 Cromer, Isabelle, 36
Calarco, Matthew, 162 Cromer, Sylvie, 36
Calder, Alexander, 31 Crozière, Alphonse, 38, 41, 42, 408
Calin, Françoise, 105, 385
D
Camet, Sylvie, 53, 76
Camus, Albert, 17, 18, 149, 151, 154, 155, D’Hulst, Lieven, 235
181, 183, 187, 188, 189, 198, 199, 200, Dahan-Gaida, Laurence, 292
202, 221, 308, 309, 404 Daragnès, Jean-Gabriel, 31
Carrel, Alexis, 290 Darnton, Robert, 258
Cassirer, Ernst, 156, 159, 171, 179 Darrieussecq, Marie, 260, 265
Cassou, Jean, 86, 110, 149, 330 Darwin, Charles, 158, 160, 161, 162
Cayrol, Jean, 121, 133, 134, 318, 319 Dax, Adrien, 189
Céline, Louis-Ferdinand, 45, 150 Dayan-Rosenman, Anny, 122, 123
Cendrars, Blaise, 302, 328 Debû-Bridel, Jacques, 86
Cerletti, Ugo, 320 Delabastita, Dirk, 235
Césaire, Aimé, 45 Delage, Yves, 295
Cesbron, Georges, 361 Demeny, Paul, 46
Chagall, Marc, 31 Démiroglou, Elisabeth, 360
Challaye, Félicien, 68 Derrida, Jacques, 14, 169, 170, 227, 228,
Chamson, André, 40, 43, 68, 83, 86, 221 259, 260, 261, 264
Chapouthier, Georges, 250, 254, 269 Desblache, Lucile, 225, 226, 227
Chardonne, Jacques, 90, 119, 150 Descartes, René, 88, 116, 177, 225
Chartier, Émile-Auguste (Alain), 68 Descaves, Lucien, 68
Chassay, Jean-François, 163 Desnos, Robert, 330
488
Després, Elaine, 239, 250, 255, 290 Freud, Sigmund, 71, 72, 73, 74, 76, 114,
Domenach, Jean-Marie, 220 125, 283
Dos Passos, John, 182
Doubrovsky Serge, 336, 351 G
Drevet, Claude, 266 Garaudy, Roger, 15, 17, 26, 153
Dreyfus, François-Georges, 67 Garnett, David, 235
Drieu La Rochelle, Pierre Eugène, 90, 150 Gary, Romain, 226, 265, 296
Dubied, Annik, 255, 262 Gasparini, Philippe, 351
Dubois, Jean, 212 Gaultier, Paul, 35
Dubus, Hermin, 38, 41, 408 Gautier, Théophile, 116
Duc de Saint-Simon (Louis de Rouvroy, Gebauer, Gunter, 54
dit), 327 Genette, Gérard, 50, 51, 52
Ducrot, Oswald, 215 Genevoix, Maurice, 226
Ducrozet, Pierre, 297 Giard, Alfred, 295
Duhamel, Georges, 40, 43, 51, 84, 149, Gibert-Joly, Nathalie, 38, 42, 43, 45, 110,
218, 283 231, 337, 351, 359, 360, 392
Dumas, Dominique, 235 Gide, André, 82, 116, 182, 285, 286
Duras, Marguerite, 220, 244, 327, 329 Gillet, Louis, 68
Durrer, Sylvie, 244, 372 Giono, Jean, 68, 90, 150, 187, 227, 259,
Durtain, Luc, 83 296
Durvye, Catherine, 257 Giraudoux, Jean, 67, 84
Girault, Jacques, 280
E
Giroud, François, 221
Eck, Hélène, 381 Gobbé-Mévellec, Euriell, 34
Eco, Umberto, 112 Goethe, Johann Wolfgang von, 90, 327,
Éluard, Paul, 43, 86, 149, 330 328
Estebanez, Jean, 228 Goetz, Henri, 193, 195
Goffman, Erving, 48
F Goldberg, Itzhak, 384
Fabre, Michel, 247 Gorp, Hendrik van, 234, 235
Falké, Pierre, 31 Gracq, Julien, 327
Fanon, Frantz, 45 Grell, Isabelle, 351
Farchadi, Albert, 105, 385 Groensteen, Thierry, 44
Farge, Yves, 110, 217 Guédron, Martial, 385, 389
Faulkner, William, 182 Guéhenno, Jean, 40, 67, 68, 83, 86, 219,
Fénelon, François, 116 327
Feuchtwanger, Lion, 83 Guellouz, Suzanne, 364
Fintz, Claude, 297 Guérin, Raymond, 121, 139
Flahutez, Fabrice, 384 Guibert, Hervé, 329
Flaubert, Gustave, 116, 301 Guillo, Dominique, 161
Folliet, Joseph, 308 Guitton, Christophe, 161
Fontenay, Élisabeth de, 238, 239 Gusdorf, Georges, 344, 345
Foucault, Michel, 118
H
Foujita, Léonard, 31
Fourgnaud, Magali, 234, 236, 237 Hamon, Hervé, 164, 220
Foy, André, 31 Hanus, Françoise, 106
France, Anatole, 182, 231 Hauser, André, 165
489
Hayflick, Leonard, 290 Kauffmann, Judith, 104, 107
Hébert-Stevens, François, 335 Keck, Frédéric, 124
Heidegger, Martin, 14, 168, 169, 170, 171, Kerbrat-Orecchioni, Catherine, 367, 377
174 Kerdyk, René, 31
Henri-Rousseau, Olivier, 161 Kertész, Imre, 128
Herman, David, 391, 394 Kessel, Joseph, 227
Hoock-Demarle, Marie-Claire, 328 Kipling, Rudyard, 182
Hoquet, Thierry, 268 Kisling, Moïse, 48
Hördelin, Friedrich, 14 Kokoschka, Oskar, 36
Horowitz, Sara R., 133 Kolbert, Jacques, 229, 231, 359
Houillon, Vincent, 170 Konstantinovic, Radivoje D., 36, 59, 209,
Hovanessian, Martine, 327 360, 362, 381, 383, 388, 389, 391, 392,
Hugo, Victor, 115, 116, 297 396
Hüh, Peter, 391 Kubin, Alfred, 36, 37
Huriet, Claude, 298
Husserl, Edmund, 178 L
Huxley, Aldous, 297 La Fontaine, Jean de, 116
Huxley, Julian Sorell, 161 Laborde, Chas, 31
Huysmans, Joris-Karl, 314 Lacan, Jacques, 14, 283
Lacarrière, Jacques, 260, 265
I
Lafon, Michel, 233
Iñarrea Las Heras, Ignacio, 337 Lahire, Bernard, 47
Ingram, Norman, 39 Lalieu, Olivier, 151
Ionesco, Eugène, 227 Lamarck, Jean-Baptiste, 295
Isaac, Jules, 155 Lamm, Martin, 71
Larbaud, Valery, 182
J Lassus, Alexandra de, 42
Jacob, Max, 31, 36, 330 Laurence, Thibault, 85, 86, 110
Jacques, Francis, 244 Lavocat, Françoise, 112
Jacquet, Marie-Thérèse, 360 Lawrence, Jerome, 163
Jacquin, Gérard, 361 Le Bot, Jean-Michel, 171
Jahn, Manfred, 391 Le Manchec, Claude, 36
Janicaud, Dominique, 168, 169 Lebouc, Marie-France, 238
Jaouan-Sanchez, Marie-Pierre, 233 Leclercq, Sophie, 42, 45
Jeannelle, Jean-Louis, 49, 327, 328, 329, Leduc, Violette, 327, 329
335, 336, 338, 340, 341, 343, 348, 350 Leiris, Michel, 151, 220, 326, 327
Jeanson, Francis, 189 Lejeune, Philippe, 49, 327, 328, 335, 340,
Jefferson, Gail, 363 353, 354, 355, 357
Johnson, Phillip, 162 Leroy, Claude, 302
Jordana, Fabienne, 389 Lescure, Pierre, 45, 85, 86, 334
Lestel, Dominique, 172, 224, 225, 228,
K 254, 267
Lévêque, Mathilde, 41, 44
Kafka, Franz, 265, 314
Levi, Primo, 121, 123, 132, 139
Kahane, Ernest, 155, 280, 281
Levinas, Emmanuel, 91, 96, 100, 118, 119,
Kandinsky, Vassily, 85
126, 127, 128, 129, 141
Kant, Emmanuel, 17, 90, 91, 92, 93, 94,
Lucken, Christopher, 245
177, 403
Lukács, Georges, 209
490
Lyr, René, 308 N
Nazarova, Nina, 106
M
Nizan, Paul, 83
Maffesoli, Michel, 159 Nobelen, Julie, 389
Magnan, André, 234 Noguères, Henri, 114
Magnès, Claire-Anne, 308 Noüy, Lecomte de, 292
Malraux, André, 16, 18, 68, 84, 149, 193,
195, 196, 197, 198, 199 O
Mann, Heinrich, 83
Offenstadt, Nicolas, 39, 68
Mann, Thomas, 83, 99
Olivera, Philippe, 39, 68
Mansanti, Céline, 45
Olivier, Albert, 151
Marcel, Gabriel, 152, 153, 301
Orlan, Mac, 31, 36, 182
Marchal, Hugo, 297
Orloff, Chana, 31
Marin, Claire, 277
Osty, Eugène, 303
Maritain, Jacques, 68, 86
Oudeville, Georges, 110
Martin du Gard, Roger, 16, 67, 219
Ouellet, François, 360
Martin, Charles, 31
Martin-Chauffier, Louis, 85, 217 P
Martinelli, Hélène, 37
Mary, Anne, 153 Paraf, Yvonne (dite Yvonne Desvignes),
Massé, Pierre, 110 110, 334
Massis, Henry, 84 Parrau, Alain, 294
Mathieu, Anne, 360 Pascal, Blaise, 17, 34, 59, 60, 61, 62, 66,
Matisse, Henri, 48 151, 199, 225, 226, 233
Mauriac, François, 68, 86, 106, 149, 222, Pascin, Jules, 48
348 Patterson, Charles, 143
Maurière, Gabriel, 41 Paulhan, Jean, 86, 110, 151, 218, 330
Maurois, André, 38, 40, 407 Pauvert, Jean-Jacques, 70, 283
Mayoux, Jean-Jacques, 37 Pavel, Thomas, 112
Mayr, Ernst, 161 Pavlov, Ivan, 171, 266
Mazon, Paul, 14 Pédrot, Philippe, 298
Melville, Jean-Pierre, 104, 381 Perec, Georges, 123, 288, 329, 338
Memmi, Albert, 45 Péret, Benjamin, 111, 189
Merleau-Ponty, Maurice, 150, 151, 169 Perrier, Edmond, 295
Mesnard, Philippe, 139 Petitjean, André, 234
Michaud, Yves, 102, 108, 124 Peyre, Henry, 86
Michon, Pierre, 68, 337 Picasso, Pablo, 48, 85, 222
Miraux, Jean-Philippe, 384 Picon, Gaëtan, 199
Misraki, Paul, 280 Picq, Pascal, 226
Modiano, Patrick, 329 Pier, John, 391
Monod, Théodore, 163 Pinto, Roger, 220
Montaigne, Michel de, 13, 38, 46, 153, 157 Plazy, Gilles, 28, 29, 30, 31, 33, 34, 39, 40,
Montandon, Alain, 233 46, 47, 48, 50, 54, 57, 58, 68, 71, 80,
Montherlant, Henry de, 68, 90, 150, 249 109, 110, 113, 182, 218, 219, 220, 230,
Morand, Paul, 90 231, 232, 234, 236, 258, 265, 271, 285,
Morgan, Claude, 221 286, 321, 325, 342, 345
Murat, Michel, 329, 347, 348 Poe, Edgar, 80, 196
Poisson, Catherine, 336
491
Pollaud-Dulian, Emmanuel, 31 Sacks, Harvey, 363
Pontalis, Jean-Bertrand, 302 Sadoul, Georges, 85, 110
Poulet, Georges, 13, 301 Saint-John Perse, 72
Prévert, Jacques, 220 Salinero Cascante, María Jesús, 337
Prévost, Jean, 40, 72, 86, 330 Sapiro, Gisèle, 88, 90, 217
Proust, Marcel, 54, 55, 115, 182, 283, 314 Sarraute, Nathalie, 152, 220, 244, 329, 333
Prudhomme, Sully, 35 Sartre, Jean-Paul, 16, 17, 18, 45, 67, 86,
101, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155,
Q 160, 168, 177, 178, 187, 188, 189, 198,
Queneau, Raymond, 283 201, 219, 220, 221, 249, 296, 301, 327,
329, 335, 336, 338, 356, 404
R Saulnier, Verdun-Louis, 13, 46
Schaeffer, Jean-Marie, 224, 225, 226, 237,
Rabaud, Étienne, 295
396
Racine-Furlaud, Nicole, 40
Schegloff, Emanuel, 363
Rauschning, Hermann, 98, 99
Scheler, Lucien, 360
Rebatet, Lucien, 90
Scheler, Max, 156, 157, 172
Reichelberg, Ruth, 104, 107
Schlumberger, Jean, 68
Remark, Erich Paul (dit Remarque), 83
Schmid, Wolf, 391
Rensberger, Boyce, 290
Schönert, Jörg, 391
Rey Pereira, María Esclavitud, 337
Schulz, Bruno, 37
Rey, Alain, 236
Semprún, Jorge, 126, 134, 136, 138, 139,
Richard, Jean-Pierre, 301
140, 215
Ricœur, Paul, 139, 140
Serres, Michel, 159
Riffaterre, Michael, 136
Shelley, Mary, 290
Riffaud, Alain, 16, 26, 28, 30, 32, 51, 58,
Silva-Coronel, Paul, 164, 380, 409
60, 66, 67, 79, 80, 83, 84, 110, 130, 181,
Simenon, Georges, 45, 164
184, 202, 217, 222, 299, 326, 353, 354,
Simon, Anne, 86, 88, 103, 217, 260, 261,
355, 360, 368, 369, 387
262, 264, 265
Rimbaud, Arthur, 46
Simonet-Tenant, Françoise, 49
Robbe-Grillet, Alain, 152, 220, 329
Sirinelli, Jean-François, 38, 43, 68, 149,
Robert E., Lee, 163
219
Robillard, Marine, 166
Sophocle, 13, 14
Rolland, Romain, 39, 43, 68
Soutine, Chaïm, 48
Romains, Jules, 40, 43, 55, 68, 83, 182
Starobinski, Jean, 135, 136, 336
Rondot, Jean, 162, 280
Steiner, George, 14, 99
Ronen, Ruth, 391
Stendhal, 115, 116, 301
Rostand, Maurice, 67
Stevenson, Robert Louis, 290
Rotman, Patrick, 164, 220
Suleiman, Susan Rubin, 204, 206, 207, 208,
Rousseau, Jean-Jacques, 192, 336
209, 210, 211, 212, 213, 215
Rousset, David, 129, 208, 215, 294
Supervielle, Jules, 72
Rousso, Henry, 108, 117, 149, 151
Roy, Claude, 328 T
Roy, Lewis, 163
Ryan, Marie-Laure, 391, 392, 393, 394 Tadié, Benoït, 45
Tardieu, Jean, 234
S Teroni, Sandra, 189
Thorez, Maurice, 308
Sabourin, Pascal, 199
Tomas, Ilda, 31, 36
492
Tonnet-Lacroix, Éliane, 152 Villey, Pierre, 13, 46
Tréanton, Jean-René, 159 Viollis, Andrée, 83
Triolet, Elsa, 86, 221 Vlaminck, Maurice, 36, 48, 150
Trousson, Raymond, 308 Voiriot-Cordary, Noëlle, 235
Voltaire (François-Marie Arouet, dit), 231,
U 233, 234, 235
Uexküll, Jakob Johann von, 171 Volti, Panayota, 384
V W
493
Compromiso derechos de autor
La doctoranda / The doctoral candidate María de los Ángeles Hernández Gómez y las
directoras de la tesis / and the thesis supervisors: María Carmen Alberdi Urquizu y
Catherine Milkovitch-Rioux
Garantizamos, al firmar esta tesis doctoral, que el trabajo ha sido realizado por el
doctorando bajo la dirección de las directoras de la tesis y hasta donde nuestro cono-
cimiento alcanza, en la realización del trabajo, se han respetado los derechos de otros
autores a ser citados, cuando se han utilizado sus resultados o publicaciones.
Guarantee, by signing this doctoral thesis, that the work has been done by the doctoral
candidate under the direction of the thesis supervisor/s and, as far as our knowledge
reaches, in the performance of the work, the rights of other authors to be cited (when
their results or publications have been used) have been respected.
495
Thèse de doctorat finacée par Fundación La Caixa
“Programa de becas de posgrado en Europa”
La pensée de l’homme dans l’œuvre de Vercors
Résumé. Les deux conflits mondiaux qui ouvrent le XXe siècle métamorphosent radicalement
le monde contemporain, entraînant des révolutions majeures au niveau social, politique, artis-
tique, philosophique. Un courant de renouveau humaniste à la recherche de nouvelles valeurs
pour l’homme voit le jour ; parmi les multiples propositions, celle de l’œuvre et de la pensée
de l’écrivain français Jean Bruller, dit Vercors. Faisant de l’homme le cœur de son projet in-
tellectuel et artistique, Vercors se questionne sur l’existence de l’espèce humaine, sa nature et
sa place dans le monde, sur la définition d’homme et le spécifiquement humain. La présente
thèse s’attache à explorer les différentes formes théoriques, éthiques et esthétiques que prend
cette pensée dans la production de l’auteur, dans le but d’analyser les particularités qui la re-
lient ou la différencient des propositions qui lui sont contemporaines. Le corpus proposé est
construit autour d’un dialogue théorie-fiction, qui prend également en compte les dessins de
jeunesse de l’artiste. La mise en relation étroite entre la vie, l’œuvre, la pensée et le contexte
socio-historique permettra de reconstruire et d’appréhender le projet de l’auteur, ainsi que de
définir la place concrète du texte littéraire dans la réflexion vercorienne. Ce dispositif
d’interrelations profitera aussi des approches pluridisciplinaires que l’écrivain convoque dans
son œuvre (histoire, philosophie, anthropologie, biologie et psychologie). Le tout nous servira
de paradigme pour explorer les variations existantes dans sa fiction, espace où la pensée de
l’homme de Vercors trouve sa réalisation la plus aboutie.
Mots-clés : Vercors, Jean Bruller, pensée de l’homme, condition humaine, homme, littéra-
ture, histoire, éthique, XXe siècle, guerre, mémoire, animal, frontière.