Riffaterre - La Littérarité Et La Signifiance

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L A L IT T ERA R IT E ET L A S IG N I F I A NC E

Par Johanne Prudhomme et Nelson Guilbert Universit du Qubec Trois-Rivires [email protected]

1. RSUM
RIFFATERRE

Pour Michael Riffaterre, le processus de communication qui se droule entre texte et lecteur nest pas le mme que celui dune communication dite normale. La rencontre du lecteur avec le texte littraire relve dune exprience de lunique, dont le style est le corollaire premier; ce style apparat au lecteur par la prsence dans le texte dagrammaticalits, ces lments incongrus qui perturbent la grammaire du texte. Le chien poil dur du vers suivant est une agrammaticalit : Quand on joue du chien poil dur / Il faut mnager son archet (Prvert, 2000 : 71).
Ce texte peut tre reproduit des fins non commerciales, en autant que la rfrence complte est donne : Johanne Prudhomme et Nelson Guilbert (2006), La littrarit et la signifiance , dans Louis Hbert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Qubec), http://www.signosemio.com/riffaterre/litterarite-et-signifiance.asp.

2. THORIE
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Pour Michael Riffaterre, La rencontre dun lecteur avec un texte ne peut tre associe au processus qui rgle la communication dite normale . Cette exprience unique, celle de la communication littraire, est en quelque sorte mdiatise par le style de luvre, style qui manifeste sa prsence par le biais dagrammaticalits.

2.1 LA COMMUNICATION LITTRAIRE


Dans un contexte de communication courante, qua bien mis en lumire le clbre schma de Jakobson, la relation bipolaire se droule essentiellement entre lencodeur et le dcodeur, lmetteur et le rcepteur ou, si lon prfre, entre le destinateur et le destinataire : le premier envoie un message, laide dun code, qui renvoie un rfrent, dans un contexte donn ; le dcodeur reoit ces donnes et les interprte afin de saisir le message. Or, lorsquon lit un livre, lencodeur nest pas prsent : la relation se transforme, et devient une relation directe entre le dcodeur et le message lui-mme : le livre. Nayant pas accs directement lencodeu r, aux rfrents ou toute ralit externe au livre, le lecteur ne pourra que les dduire, ce qui fait dire Riffaterre que []la ralit et lauteur sont des succdans du texte (Riffaterre, 1979 : 10). Et comme le lecteur na devant lui que le texte, cest celui-ci quil doit dabord porter attention. Inspir du schma de la communication de Jakobson, le schma suivant illustre les relations singulires des diffrents lments qui assurent la communication littraire. Schma de la communication littraire

Par la nature mme de ce processus de communication, la fonction du langage se voit passer de la mimsis la smiosis: cest--dire que le langage littraire - et plus forte raison, le langage potique - ne cherche pas reprsenter le rel, mais instaurer un systme unifi et cohrent de signification.

2.2 LE TEXTE LITTRAIRE ET LA LITTRARIT


Pour Michael Riffaterre, lunicit de chaque texte littraire ne fait aucun doute : Le texte est toujours unique en son genre. Et cette unicit est, me semble-t-il, la dfinition la plus simple que nous puissions donner de la littrarit (Riffaterre, 1979 : 8). Ce que les hermneutes appellent style devient ici le corollaire premier de la littrarit. Mais, la diffrence de ceux-l, le style, pour Riffaterre, ne renvoie pas lauteur. Le texte fonctionne comme le programme dun ordinateur pour nous faire faire lexprience de lunique. Unique auquel on donne le nom de style, et quon a longtemps confondu avec lindividu hypothtique appel auteur : en fa it, le style, cest le texte mme. (Riffaterre, 1979 : 8). La position du smioticien sexprime donc par une srie dquivalences qui pourrait se lire comme suit : Texte = Unicit = Style = Littrarit.

2.3 LA SIGNIFIANCE
Du point de vue du sens [niveau mimtique], le texte est une succession dunits dinformation; du point de vue de la signifiance [niveau smiotique], le texte est un tout smantique unifi. (Riffaterre, 1983 : 13)

Lorsquil parcourt luvre littraire, le lecteur doit, tout au long d e sa lecture, tenir compte des multiples reprsentations qui lui sont imposes par le texte. Dissmins dans lensemble de luvre, les constituants dune matrice non affiche nommment par le texte gnrent, eux, des effets qui sont perceptibles. Le lecteur doit, ds lors, repousse[r] le sens vers un texte absent de la linarit (Riffaterre, 1983 : 25). Cette opration constamment ritre produit la signifiance qui, pour Riffaterre, peut se dfinir comme une praxis de la transformation par le lecteur (Riffaterre, 1983 : 25). Dans cette perspective, la lecture est plus quune simple opration sens unique didentification des signes dposs sur le papier. Pour Riffaterre, le texte se rvle [] construit de manire contrler son propre dcodage (Riffaterre, 1979 : 11) et se trouve, ds lors, agir sur le lecteur autant que le lecteur agit sur lui. Mais comment le texte est-il organis, et comment fait-il percevoir ses mcanismes et sa signifiance au lecteur? La cl de lnigme se trouve dans le concept dunit de style. Riffaterre dfinit lunit de style comme une dyade aux ples insparables dont le premier cre une probabilit et le second frustre cette probabilit, du contraste entre les deux rsultant un effet de style (Riffaterre, 1979 : 12). Le premier de ces ples, celui qui cre la probabilit, est la grammaire instaure par le texte, cest--dire une srie dnoncs attendus, mimtiques, qui paraissent normaux premire vue.
REMARQUE: LA GRAMMAIRE La grammaire est un systme smantique tabli par la mimsis et gnralement construit par un ensemble de systmes descriptifs et de clichs. Cest la rgle, attendue par le lecteur, qui fait quun texte est comprhensible et cohrent; cest lagrammaticalit qui brise cette rgle et dforme ainsi la mimsis.

Or, le lecteur rencontrera, dans le texte littraire, des agrammaticalits, ces lments apparemment incongrus qui viennent perturber la grammaire du texte : cest l que se situe le second ple de la dyade quest lunit de style. Lagrammaticalit est un lment qui modifie la grammaire du texte, et fait que ce dernier ne reprsente plus fidlement le rel; cest lagrammaticalit qui permet de passer de la mimsis la smiosis, donc daccder la signifiance du texte. Par ailleurs, lorsque lon applique les thories de Riffaterre, il faut toujours considrer les units de style dans leur intgrit, et non analyser les mots isolment; les mots doivent tre tudis dans leur rapports densemble stylistique : la grammaire et lagrammaticalit sont interdpendantes lorsquil sagit de produire du sens.

2.4 LAGRAMMATICALIT ET SA PERCEPTIBILIT


Le trait premier de lagrammaticalit est sans doute son caractre ambigu : face une telle dformation de la mimsis, le lecteur aura limpression que le texte, ne rfrant alors rien, perd temporairement son sens. Le lecteur tentera alors de surimposer au texte sa propre interprtation, interprtation qui se modifiera, on le verra, au cours de la lecture. Or, lambigut et lobscurit dans les textes doivent tre expliques en tant quobscurit et ambigut, et non tentes dtre claircies, la confusion et la polysmie tant encodes dans le texte : [] tous les mots sont polysmiques. Pour que la polysmie joue un rle dans le style, il faut que la plurilecture soit impose au lecteur [par le texte] (Riffaterre, 1979 : 15). Par ailleurs, lagrammaticalit a pour caractristique la perceptibilit obligatoire; sil renferme un sens cach, le texte donnera des indices formels au lecteur, qui lui donneront les cls de linterprtation. Ces indices prsentent deux traits, deux caractres: 1. 2. Un caractre dictique: senti comme une dformation de la mimsis, encode de manire rvler quelle cache quelque chose (Riffaterre, 1979 : 16). Un caractre hermneutique: la nature de cette dformation de la mimsis, encode de manire indiquer comment on peuttrouver ce quelque chose (Riffaterre, 1979 : 16).

Le schma qui suit illustre comment, lors de la lecture, la reconnaissance dindices dagrammaticalit oblige le lecteur sextraire de la linarit de la mimsis. La mise en relation de composantes dissmines dans laxe de la mimsis relve de la praxis de transformation qui produit la signifiance rendue possible par les manifestations agrammaticales. Schma de la gense de la signifiance

Pour accder la signifiance, il faudra prendre en considration les diverses agrammaticalits rencontres dans le texte, et tenter de dgager une structure commune celles-ci ; ceci est accompli dans un mouvement dynamique de lecture, la lecture rtroactive: Au fur et mesure de son avance au fil du texte, le lecteur se souvient de ce quil vient de lire et modifie la comprhension quil en a eue en fonction de ce quil est en train de dcoder (Riffaterre, 1983 : 1 7). Schma de la lecture rtroactive

Cest en relevant les diverses units de style et en trouvant leur structure commune que le lecteur parviendra dchiffrer les mcanismes du texte et atteindre sa signifiance. Le lecteur, par ce dcodage des structures, effectuera une lecture que lon nomme hermneutique. Car le texte est une variation ou une modulation dune seule structure [] et cette relation continue une seule structure constitue la signifiance (Riffaterre, 1983 : 17).

3. APPLICATION
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Lagrammaticalit et lunit de style sont au cur de la thorie de Michael Riffaterre. En voici une illustration. Selon Riffaterre, ce sont les agrammaticalits qui mnent le lecteur vers une interprtation, vers une lecture au second degr. Par exemple, dans le clbre vers de Paul luard: la terre est bleue comme une orange, le sens dune phrase convenue ( la terre est bleue) voit sa probabilit altre par lagrammaticalit quactualise, dans ce contexte, le segment comme une orange. Cest la prsence de cette agrammaticalit qui vient crer lunit de style. Schma de lunit de style

4. OUVRAGES CITS
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PRVERT, J. (2000) [1949], Le concert na pas t russi , Paroles, Paris, Gallimard. RIFFATERRE, M. (1979), La production du texte, Paris, Seuil. RIFFATERRE, M. (1983), Smiotique de la posie, Paris, Seuil.

5. EXERCICE
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Lalbatros Souvent, pour s'amuser, les hommes d'quipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers.

peine les ont-ils dposs sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traner ct d'eux. Ce voyageur ail, comme il est gauche et veule! Lui, nagure si beau, qu'il est comique et laid! L'un agace son bec avec un brle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait! Le Pote est semblable au prince des nues Qui hante la tempte et se rit de l'archer; Exil sur le sol au milieu des hues, Ses ailes de gant l'empchent de marcher. Dans ce pome de Charles Baudelaire (Les fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1861 : p. 11-12), relevez les agrammaticalits; trouvez ensuite laquelle de celles-ci a un caractre hermneutique, qui permet de dcoder le reste des agrammaticalits.

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