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Les représentations du nouveau-né

2014

Dans L'école des parents L'école des parents 2014/5 (n° 610) 2014/5 (n° 610), pages 34 à 35 Éditions Érès Érès

Du Moyen Âge à nos jours Les représentations du nouveau-né Jacques Barou Dans L'école des parents 2014/5 (n° 610), 610) pages 34 à 35 Éditions Érès © Érès | Téléchargé le 30/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.65.102) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-l-ecole-des-parents-2014-5-page-34.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Érès. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Érès | Téléchargé le 30/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.65.102) ISSN 0424-2238 DOI 10.3917/epar.610.0034 Jacques Barou Chercheur au laboratoire Pacte, à Grenoble (CNRS). © Érès | Téléchargé le 30/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.65.102) Jusque dans Les années 1980, La douLeur des BéBés n’était pas reconnue, iL était courant de Les opérer sans anesthésie 1. Série de trois émissions réalisées par Bernard Martino pour TF1 en 1984. 2. La douleur de l’enfant, d’Annie Gauvain-Piquard et Michel Meignier (éd. Calmann-Lévy, 1994). 3. En travers de la gorge. L’enfant, les amygdales, les végétations et la douleur, de Didier Cohen-Salmon (InterEditions, 1994). 4. In « Pain and its effects in the human neonate and fetus », de K. J. S. Anand et P. R. Hickey, The New England Journal of Medecine, 1987, n° 317. Du Moyen Âge à nos jours Les représentations du nouveau-né Le Moyen Âge avait une grande considération pour les nourrissons, contrairement aux siècles suivants, où les abandons se sont multipliés. L ’actualité récente a montré plusieurs faits de violences à l’encontre de très jeunes enfants, qui ont, pour la plupart, entraîné leur mort. Rarement intentionnelle, celle-ci résultait de coups portés dans un accès d’énervement, motivé par des pleurs incessants ou un refus d’obéissance. Les infanticides provoquent toujours l’indignation et l’incompréhension. Leurs auteurs, aux yeux du public, sont des tortionnaires, dépourvus de tout « instinct » protecteur à l’égard de leur enfant. Il convient cependant d’aller audelà de cette interprétation et, pour cela, de se pencher sur les représentations du nouveau-né. Une représentation est une forme de savoir subjectif et partiel qui provient plus d’une construction culturelle que de connaissances objectivement démontrées. Aujourd’hui, on sait que le bébé perçoit les stimuli extérieurs et qu’il réagit en lien avec eux. Il éprouve des sensations physiques et affectives, et les exprime par diverses manifestations : pleurs, sourires, cris ou au contraire mutisme. Pour reprendre le titre d’une célèbre émission télévisée, « Le bébé est une personne1 », et il est aussi respectable qu’un adulte. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi, en particulier dans le monde L’école des parents septembre-octobre 2014 N°610 occidental. Un être qui n’a pas encore l’usage de la parole, estimait-on jusque dans les années 1980, n’exprime aucune émotion, donc il n’en ressent pas. Ses pleurs et ses cris ne peuvent que manifester une sensation de faim, qu’il convient de discipliner en lui imposant des tétées à heure fixe. Pendant longtemps, le jeune enfant a été réputé ne pas souffrir, ce qui a entraîné à son égard des attitudes qui auraient semblé inacceptables envers un enfant plus âgé, a fortiori un adulte. Ainsi, il était courant d’opérer les bébés à vif 2, et certaines opérations dites bénignes, comme l’ablation des amygdales et des végétations, se pratiquaient fréquemment sans analgésie3. Ce refus de reconnaître la souffrance du jeune enfant s’appuyait, d’un point de vue médical, sur l’idée d’une immaturité fonctionnelle du système nerveux. Il a fallu attendre la publication en 1987 d’un article d’un pédiatre américain pour reconnaître la perception de la douleur chez le tout-petit4. Au Moyen Âge : un être à part entière Cette certitude scientifique erronée, qui a longtemps dominé la médecine moderne, vient en écho aux représentations du nouveau-né, considéré comme un être dénué de personnalité : une inflexion apparue dans les sociétés occidentales au début de l’ère moderne et des bouleversements qu’elle a entraînés, soit vers le début du XVIe siècle. Dans l’Europe médiévale, au contraire, profondément christianisée, les représentations du petit enfant sont en effet influencées par l’image vénérée de l’enfant Jésus. Le nouveau-né est considéré comme une personne à part entière, même à l’état de fœtus, on lui prête la capacité de souffrir et on met tout en œuvre pour lui éviter la douleur. Faire crier le bébé à sa naissance est en revanche une nécessité absolue, qui permet à la mère, si elle est veuve, d’hériter de lui s’il décède en bas âge, et au père de conserver la dot si son épouse meurt en couches. L’enfant a donc une personnalité juridique qui implique qu’il soit conscient. La maltraitance envers les jeunes enfants et l’infanticide semblent d’ailleurs avoir été rares au Moyen Âge. La forte mortalité infantile servait, il est vrai, de régulateur démographique. Les enfants décédés à la naissance étaient enterrés dans des lieux privilégiés, sous le parvis de l’église ou sous le baptistère. Ceux qui n’avaient pas eu le © Érès | Téléchargé le 30/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.65.102) dossier 34 Approches transculturelles © Érès | Téléchargé le 30/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.65.102) Des édits royaux condamnant l’avortement et l’infanticide, tous deux passibles de la peine capitale, sont promulgués de façon récurrente à partir du XVIe siècle. Leur renouvellement jusqu’à la fin du XVIIIe siècle laisse supposer que ces actes se multiplient. Autre signe de désintérêt pour le jeune enfant : les nombreux abandons à la naissance6, qui justifient la création de congrégations dédiées au recueil des orphelins, comme l’œuvre des enfants trouvés de Paris fondée par saint Vincent de Paul en 1638. Ces phénomènes s’observent surtout dans les grandes villes, en raison de la désorganisation sociale et culturelle, et de la paupérisation consécutives à l’exode rural. Le développement de l’éducation peut aussi expliquer le peu d’empathie pour le nouveau-né. L’enfant digne d’intérêt est celui qui est en âge d’être éduqué, c’est-à-dire d’acquérir la conscience de soi et du monde. Dépourvu de conscience, le bébé paraît incapable de souffrir, physiquement et affectivement. Cette analyse modifie sensiblement celle, devenue classique, de Philippe en afrique : l’enfant ancêtre On retrouve cet intérêt de l’Europe médiévale pour le nouveau-né dans d’autres civilisations, y compris aujourd’hui. Dans plusieurs sociétés d’Afrique sub-saharienne, le bébé est réputé savoir des choses que les adultes ignorent8. Il est doué de sagesse et porteur de connaissances qu’il perdra dès qu’il commencera à parler. On s’adresse à lui comme s’il s’agissait d’un vieillard respectable. Souvent, les bébés sont affublés d’un surnom qui évoque le grand âge : « papy », ou « mamie ». Les benjamins de fratries le conservent parfois jusqu’à l’âge adulte. Le mutisme du nouveau-né évoquerait-il la réserve du sage vieillard ? Cette déférence envers les nourrissons révèle aussi, sans doute, une vieille croyance en la réincarnation. Le corps du nouveau-né est habité par l’âme d’un ancêtre disparu qu’il s’agit d’identifier, pour donner à l’enfant un nom en lien avec ses qualités, en espérant qu’il en hérite. Il y a quelques années, une Sénégalaise de l’ethnie diola m’avait dit que son nom signifiait littéralement « grande voyageuse », car elle portait l’âme d’une arrière-grand-tante, une commerçante prospère qui se déplaçait dans toute l’Afrique. Elle avait hérité du caractère dynamique et entreprenant de l’ancêtre. Les vieillards étant très respectés dans les sociétés africaines traditionnelles, les nouveaux-nés jouissent d’un traitement attentionné. S’ils viennent à mourir, on redoute la colère de l’ancêtre réincarné qui, s’étant jugé mal accueilli, s’en est retourné. Les parents, les mères surtout, ressentent alors, en plus de la douleur du deuil, un obscur sentiment de culpabilité. Le nouveau-né qui décède avant que l’on ait identifié l’aïeul qu’il réincarne est enterré dans un lieu à part, séparé du cimetière local, car on ignore à quel lignage le rattacher. Alors que l’éducation traditionnelle peut être parfois rude, en Afrique, les enfants de moins de trois ans sont choyés, pris en charge par le groupe. Les exigences commencent avec le sevrage et avec l’acquisition du langage, qui leur fait perdre leur aura de mystère. Si la mortalité infantile reste élevée, surtout en milieu rural, l’infanticide, lui, est très rare, et unanimement condamné. Enfin lorsque les parents semblent inaptes à s’occuper de leurs tout-petits, l’entourage les incite, voire les oblige, à les confier à des personnes plus expérimentées. Partout dans le monde, le bébé est une personne. n Les tours d’abandon, ou « guichets pour bébés », étaient installés dans les hôpitaux ou centres sociaux pour que les mères y déposent de manière anonyme leur nouveau-né. 5. Les enfants des limbes. Mort-nés et parents dans l’Europe chrétienne, de Jacques Gélis (éd. Audibert, 2006). 6. Sur Paris, le nombre d’enfants abandonnés trouvés vivants dans la rue était de 45 en 1527, de 372 en 1640, de 1504 en 1690 et de 3583 en 1751 (Isabelle Robin et Agnès Walch, « Géographie des enfants trouvés de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Histoire, économie et société, 1987, no 3). 7. L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (éd. Plon, 1960). 8. « Le corps et la personne du petit enfant. Ethnographie des “petits riens” du quotidien soninké » d’Élodie Razy, L’autre, 2004, vol. 5, no 2. N°610 septembre-octobre 2014 L’école des parents © Érès | Téléchargé le 30/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 54.172.65.102) À partir du XVIe siècle : de nombreux abandons Ariès7. Le Moyen-Âge, selon l’historien, n’avait aucune considération pour l’enfance, qui commence à être valorisée à l’époque moderne. C’est sans doute en partie vrai pour l’enfance au sens large, mais faux en ce qui concerne la prime enfance. © D.R. temps d’être baptisés étaient voués à l’enfer puis, à partir du XIIIe siècle, accueillis dans les limbes, un lieu indéterminé inventé par l’Église sous la pression des familles où, à défaut du paradis, ils pouvaient reposer sans souffrance pour l’éternité. Certaines églises se spécialisèrent même dans le baptême post-mortem, consécutifs à des signes de vie plus ou moins miraculeux sur le cadavre5. Tout cela témoigne d’une grande considération pour les nourrissons.