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La représentation est-elle le nouvel édifice ?

2020, A+

« Is representation the new building? Jeunes agences et nouveaux médias : l’objet de l’architecture en question ». L’usage des nouveaux médias de communication par les jeunes agences donne de nouveaux contours aux « représentations » de l’architecture. L'article questionne en quoi ces pratiques, souvent observées avec défiance, participent pourtant également d’une recherche contemporaine visant a redéfinir l’architecture en dehors du régime iconique de l’édifice.

Representation is the new building? Texte : Victoire Chancel Vue depuis les bâtiments réalisés, la production de la nouvelle génération d’architectes belges témoigne de pratiques consciencieuses et attentives, où la justesse de la réponse architecturale prime sur l’exubérance formelle. Aborder cette production sous l’angle de ses représentations, c’est observer un espace complexe où la médiatisation de l’agence, les documents de projet et les photographies de bâtiments se conjuguent pour questionner les modes d’existences de l’architecture. Instagram Sur le fil d’actualités Instagram des jeunes agences, au milieu d’une myriade de publications affichant photographies de réalisations, dessins et maquettes, s’insèrent des posts d’une autre nature : “Excited with our new workplace !“ [ae_architecten, 10.12.2019]; “Office life @ Felt. Picking colors.“ [Felt.works, 07.02.2018]; “An appointment with the low wintersun, tea and gonzo donzo, the cat.“ [carton123_architecten, 26.02.2020]. Un anniversaire d’agence, son emménagement dans de nouveaux locaux, un concours remporté ou le suivi d’un workshop sont autant d’opportunités pour les architectes d’ouvrir les portes de leurs bureaux aux réseaux sociaux. Dans ces photographies, appartements bruxellois style art-déco ou bureaux d’immeubles des années 1950 apparaissent meublés d’élégantes étagères métalliques exposant quantité de maquettes. Sur des tables à tréteaux se côtoient sans distinction macintoshs et livres d’art ouverts à la bonne page, croquis et tasses de café, maquettes et plantes vertes, tous ensemble comme négligemment laissé sur un espace de travail que l’on vient de quitter pour le photographier. Dans ces images de la vie quotidienne de l’agence, dont l’apparente spontanéité ne fait qu’affirmer un certain talent pour la composition, il n’est pas rare qu’apparaissent les épaules d’un architecte penché sur sa planche à découper, un chat endormi près d’un casque de chantier, ou un enfant manipulant de petits volumes en mousse colorée. Ces images aux statuts divers mettent au défi de définir ce que serait ici la représentation de l’architecture. Dans ce nouvel espace de visibilité, il n’est plus seulement question de montrer photographies de réalisations et images de projet, mais c’est l’activité même de l’agence qui trouve une mise en forme. La mise en scène soignée de ces coulisses souriantes peut parfois prêter à sourire -et le remplacement de l’esthétique du “lifestyle“ par celle d’un “workstyle“ poser question-, mais ce qu’il se passe sur les pages d’Instagram paraît révélateur d’une réalité plus profonde. Pour nombre de jeunes agences, il ne s’agit plus de se définir uniquement depuis les objets produits – bâtiments ou représentations du projet- mais par des démarches ou des postures. Ainsi, en affichant des clichés où se mêlent images d’agence, de maquettes, mais aussi de chantiers collectifs, BC architects&studies témoigne de ce pas de côté dans la constitution de l’identité du bureau. Loin de se résumer aux seules réalisations, les posts de BC s’emploient à restituer la pensée globale d’une organisation d’agence dont le but est de mettre en circuit la récupération de terre de déblais, leur transformation en matériaux de réemploi par le biais de workshops, et la promotion de leur mise en œuvre dans la conception de bâtiments. De même, l’attachement de Ouest à montrer indifféremment dessins aux styles éclectiques, photographies de chantier ou d’objets de récupération, traduit quelque chose d’un bureau qui se définit par sa capacité à interagir avec l’existant et au fil de la dynamique de chantier. En ce sens, Instagram est peut-être un média plus honnête qu’il n’y paraît. Des individus y apparaissent, mais disparaît tout autant la stature de l’architecte auteur solitaire pour laisser place à l’expression du collectif. Les “likes“ quant à eux dévoilent les réseaux entre architectes, artistes et photographes. Parce qu’il donne une expression au temps – son fonctionnement par succession de posts venant contrecarrer la logique usuelle du classement par projet - le média met en évidence une attitude générale au regard de ce qui est à représenter de l’architecture. Au sein de l’expression de l’activité toute entière de l’agence, l’usuelle polarité entre la réalisation architecturale et ses représentations n’a plus d’effectivité. Documents Beaucoup a été dit sur la tendance actuelle des bureaux à produire des images faisant retour à une esthétique du collage, un phénomène dont la Belgique serait désormais devenue l’un des principaux vecteurs1. Sous le terme de “post-numérique“, on a tenté de définir cette imagerie par ses caractéristiques techniques -du digital mêlé d’analogique-, ou par sa portée critique vis à vis des renders, les collages substituant au “réalisme“ parfois trompeur l’ambition de représenter les idées ou les ambiances du projet. Plus justement, au regard de l’ensemble de la récente production belge, le concept de post-numérique peut continuer d’être pertinent s’il désigne l’abandon de la dichotomie analogique/numérique au profit d’une variété de modes de représentations, résultat d’une revalorisation générale du dessin déjà engagée par des figures comme Office Kersten Geers David Van Severen, architecten de vylder vinck taillieu ou Bovenbouw2. Aux coutumiers plans et photomontages s’ajoutent désormais collages de papier -chez LSDR-, dessins et peintures -chez Agmen ou AE architecten-, ou encore maquettes excessivement détaillées -chez Vers.a, BC, Felt, Raamwerk et tant d’autres. Plus que la combinaison des techniques, ce qui frappe ici est l’étonnante profusion des documents. Témoin d’une démesure des représentations au regard de l’échelle d’intervention, à la manière de l’agence barcelonaise Flores i Prats, cette surproduction autour de l’acte de bâtir laisse entrevoir une démesure tout aussi grande entre la quantité de travail et la commission perçue. Sorte d’“hypertrophie“ du projet, celle-ci n’est probablement pas sans lien avec la conscience qu’elle pourra s’avérer rentable par ailleurs, dans les espaces culturels dédiés à l’architecture – réseaux sociaux, expositions ou publications. Bien sûr, dans bien des cas ces productions sont le témoin d’une recherche menée en vue de l’édifice à bâtir. Cependant, dans leur style comme dans leur abondance, elles ont vis à vis de ce dernier un statut indécidable. Ainsi, Murmuur construit dans ses collages un univers autonome où personnages rondelets, cerisiers en fleurs et murs de briques sont traités avec la naïveté caractéristique des livres pour enfants. Dans les maquettes aux échelles insensées de Mamout, l’intérêt pour l’édifice qu’elles représentent se déporte vers la fascination pour le monde intérieur de ces maisons de poupées, où sont figurés en miniatures carreaux de céramiques et éléments de mobilier. De façon paradoxale, la kyrielle de détails de ces représentations produit des documents dont la valeur prescriptive finit par s’oublier au profit de l’unité d’un imaginaire. La collaboration des architectes avec des illustratrices comme Gosia Olchowska ou Eva Le Roi produit le même renversement. Ainsi 1 Stéphanie Sonnette, « Rendus d’architecture : les nouvelles icônes épinglées », Criticat, n°20, printemps 2018, pp. 2-17. 2 Bart Decroos, « L’effet de réel du dessin », A+ Architecture in Belgium, n°274, Octobre/Novembre 2018, pp. 50-53. des axonométries de cette dernière qui foisonnent de précisions, et dont il devient difficile de savoir s’il s’agit ici d’inscrire le bâtiment dans le monde, ou plutôt de faire basculer le monde entier dans l’univers du dessin. Photographies Ces derniers temps, une grande attention a été accordée au renforcement des liens entre architectes et photographes, notamment à travers l’observation des collaborations belges entre Office KGDVS et Bas Princen ou advvt et Filip Dujardin3. Plus récemment, l’exposition de Baukunst au Bozar à Bruxelles témoignait de la dépendance de l’architecture à l’image photographique par l’exploration extrême des limites entre clichés de bâtiments pris par Maxime Delvaux et images fictives produites par ArtefactoryLab. Dans de très récentes expérimentations, la photographie d’architecture semble embrasser une nouvelle forme de questionnement, où ce n’est plus tant la réalité de l’édifice qui est interrogée que ce qu’il y a à voir de l’architecture construite. Pour le projet l’Ermitage, les clichés commandités par Aurélie Hachez au photographe de mode Piotr Niepsuj cadrent l’architecture de trop près, concentrant le regard sur des jeux de lumière projetés par le verre coloré d’un fenestron, ou créant une composition abstraite à partir de la rencontre d’un mur et d’un pan de bois. Ailleurs, dans les photographies réalisées par Vincent Delbrouck pour le projet La carrosserie de Nord, la figuration des appartements réaménagés disparaît presque totalement au profit de la mise en scène de leur occupation. Les habitants aux tenues excentriques ou aux poses décontractées l’emportent sur la représentation des intérieurs. Dans ces diverses situations, le projet du photographe se superpose à celui de l’architecte. Mais aussi, dans ces clichés qui de plus en plus fréquemment morcèlent la réalisation architecturale, et déportent le regard vers ses parties ou ses usagers, transparaît un questionnement des architectes sur le mode d’existence dont l’architecture devrait se prévaloir. L’exploration de ce qui est à voir de l’édifice et ce qu’il faut en montrer par la photographie, n’est pas sans lien avec une interrogation sur ce qu’est l’architecture, ce en quoi elle existe et performe. Kaléidoscope Une obsession du miroir semble habiter nombre de réalisations belges contemporaines. Utilisé pour démultiplier l’espace à la manière de l’American Bar de Loos pour le restaurant PNY par Bernard Dubois, le miroir est employé dans la Corner House de Gijs Van Vaerenbergh pour prolonger illusoirement les arrêtes d’un bâtiment que leur intervention est venue cacher. Régulièrement mis en œuvre chez Giusto Van Campenhout, les miroirs y sont un objet de prédilection “not because they multiply reality, but because they hide it4“. En installant une ambiguïté entre ce qui relève de la présence ou du reflet, en multipliant les sujets et les espaces, le miroir explose l’unité de l’objet architectural. Il est tentant de voir dans ces usages retors du miroir la métaphore d’un phénomène plus général que nous avons tenté d’esquisser jusqu’ici, où l’objet architectural ne serait plus au centre de l’architecture et de la façon dont elle se représente. Au sein d’Instagram, la représentation se déplace de l’objet vers l’activité quotidienne de l’agence. Dans les documents de projet, la virtuosité des moyens de représentation est mise en avant plutôt 3 Jesùs Vassalo, Seamless : Digital Collage and dirty realism in contemporary architecture, Zurich : Park Book, 2016. 4 Giusto Van Campenhout, Intervention lors de l’exposition Across 2019, Musée des Beaux-Arts, Bruxelles. que celle des opérations architecturales qu’ils permettent. Dans la photographie du bâtiment, le fragment, l’habitant, les traces d’usages supplantent une appréhension globale. Dans l’édifice, le reflet des miroirs fait labyrinthe et diffracte le tangible. Toutes façons peutêtre, pour ces architectes de la next generation de mettre à mal la prééminence de l’objet architectural, pour chercher, à tâtons, de nouvelles manières pour l’architecture d’“exister“ dans le monde. Felt - Post Instagram Carton123 - Post instagram Sander Rutgers&Lauren Dierickx - Stedelijk 3 AGMEN – Minor Murmuur - Plantenuin meise MAMOUT - Post instagram du 03/03/2020 Eva Le Roi- Axonométrie Entrance Pavilion Gaasbeek- Felt AHA - L'Ermitage- Piotr Niepsuj Nord - La carosserie - Vincent Delbrouck Gijs Van Vaerenbergh- Corner House Giusto Van Campenhout - Glass House - Maxime Delvaux