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Katharsis et Pharmakon

2022, Timesofisrael

a publié « Nietzsche et la question des temporalités » chez L'Harmattan, en 2020 et analyse pour nous le concept de Katharsis, qui est aussi, cette année, le nom du temple de rhizomatique et holistique de la culture steampunk, le festival Burning Man, dans le désert du Nevada. La catharsis pensée par Aristote nous purifie-t-elle ? Se substitue-t-elle aux orgies dyonisiaques et orphiques dont parle Empédocle ? Jonathan Daudey: On sait combien philosophie et médecine sont très fortement liées, dès l'Antiquité grecque. La langue philosophique à cette époque est travaillée par le vocabulaire médicale et les références à la médecine sont nombreuses,

Katharsis et Pharmakon SEP 12, 2022, 6:12 Jonathan Daudey, professeur de philosophie et fondateur de la revue en ligne Un Philosophe, a publié « Nietzsche et la question des temporalités » chez L’Harmattan, en 2020 et analyse pour nous le concept de Katharsis, qui est aussi, cette année, le nom du temple de rhizomatique et holistique de la culture steampunk, le festival Burning Man, dans le désert du Nevada. La catharsis pensée par Aristote nous purifie-t-elle ? Se substitue-t-elle aux orgies dyonisiaques et orphiques dont parle Empédocle ? Jonathan Daudey: On sait combien philosophie et médecine sont très fortement liées, dès l’Antiquité grecque. La langue philosophique à cette époque est travaillée par le vocabulaire médicale et les références à la médecine sont nombreuses, comme dans les dialogues de Platon. Chez Épicure, la philosophie serait la médecine de l’âme, à pratiquer le plus jeune possible pour être le plus apte à faire (son) effet sur l’âme en vue de la purifier des désirs vains et autres troubles spécifiques à l’âme. En ce sens, Aristote n’échappe pas à la règle et c’est sans doute lui qui active le mieux cette dimension clinique dans son approche philosophique du monde. En effet, il me semble qu’il ne rapporte plus à la médecine de manière esthétique ou métaphorique, en travaillant la langue philosophique à travers le vocable médicale : il déplie l’origami philosophique et déploie ce qui était toujours contenu en son germe à travers les sciences de la nature et du vivant. C’est ainsi que je comprends la mobilisation chez Aristote du terme de catharsis dans cette logique du déploiement du geste philosophique que j’ai tenté d’expliciter très brièvement. Or, il me semble qu’il y a une distinction fondamentale à poser entre la catharsis les orgies dyonisiaques, orphiques, bacchanales ou saturnales : la catharsis porte sur le spectacle tragique tandis que l’orgie antique était une célébration de la vie vis-à-vis de certains dieux, par l’expérimentation la plus totale du plaisir. Autrement dit, la première est passive et réactive dans la mesure où nous serions purgés, purifiés de nos passions les plus obscènes, les plus violentes, les plus inavouables ; la seconde est active dans la mesure où celui qui participait à ces orgies célébrait en conscience le plaisir de vivre et la vie de plaisirs. Pour autant, faut-il les opposer, les séparer, les substituer l’une à l’autre ? En ce sens, ils sont a minima complémentaire mais aucunement exclusif. Il ne faut pas non plus omettre que la traduction de catharsis par « purification » est réductrice et donne à ce terme une forme de violence qu’il ne détient pas tant que cela. C’est une séparation du mauvais en soi au profit du bon, dans des termes médicaux et non moraux puisqu’il ne s’agit ni de bien ni de mal à proprement parler. Sans doute qu’à notre époque, la puissance cathartique n’est plus le fait de la tragédie au sens théâtral du terme tel que la Renaissance la réinterprété, mais peut-être dans le jeu vidéo qui permet à travers la fiction d’externaliser la violence ou les passions mauvaises en libérant, ou en les sublimant pour parler comme Freud, dans des expériences réalistes de violences en tout genre. Quant aux orgies, c’est sans doute une ivresse factice à laquelle s’adonnait le participant, en confondant l’ivresse de vivre [Rausche ; Erfolg] dont parle Nietzsche et les prothèses de l’ivresse que peut être l’alcool [Trunkenheit]. Pouvons-nous parler de pharmakon ? (Platon, Derrida, Stiegler) Jonathan Daudey: Parler de pharmakon est effectivement sans doute plus judicieux, tant ce terme, forgé par Platon jusqu’à Stiegler en passant par Derrida, décrit cette importance du dosage, loin des tentatives de purification par le tragique ou par le plaisir. Pour Platon, ce sont les sophistes qui diffusent les maladies liées à l’âme, rangées sous l’égide de l’ignorance. La Catharsis prend ici son sens comme une séparation progressive de l’âme vis-à-vis de l’ignorance. Ce sont eux qu’il faut combattre pour recouvrer la santé de l’âme ou éviter qu’elle soit elle-même à l’avenir infectée par l’ignorance. Les drogues que le sophiste utilise pour guérir l’homme de son ignorance sont de véritables pharmaka, des poisons qui se prennent pour des remèdes – étant donné qu’il est possible de « traduire le même mot [pharmakon] par « remède », « poison », « drogue », « philtre », etc » (Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon », in La Dissémination, p. 89). Le sophiste empoisonne l’ignorant en le trompant sur sa connaissance philosophique, comme un charlatan tromperait un patient en mentant sur ses connaissances médicales. Le philosophe, dans la lignée du médecin et de sa méthode, ne cherche pas à instruire son « patient » à dose de pharmaka mais diagnostique les pathologies de l’ignorance par la découverte et la mise en évidence de nombreux symptômes. Le questionnement socratique constitue l’exemple parfait de cette méthode médicale en philosophie consacrée au diagnostic de la maladie. Comme le médecin avec ses malades dans son cabinet, Socrate interroge les hommes sur les connaissances qu’ils prétendent avoir et qu’ils affirment comme telles. Le meilleur médecin ne soigne pas le corps par le corps, mais par l’âme, car il a, depuis l’enfance, été mis en contact avec son art et l’apprentissage de toutes les connaissances de son art : il a acquis ainsi une connaissance théorique qui lui permet d’agir, en pratique, de la meilleure des manières sur les corps malades. De ce fait, il s’agit pour nous de mettre la création artistique au cœur de ce processus, sans jamais exclure les poètes de la Cité, mais de montrer qu’on peut dresser une pharmacologie à partir de la création et de la pratique artistiques. En effet, le marteau du sculpteur est contraint à la destruction pour créer une forme, celui du piano doit frapper, c’est-à-dire déséquilibrer la corde pour produire un son, le graveur doit ôter de la matière en incisant et en creusant pour faire apparaître une forme et des nuances de gris, le comédien doit réinvestir ce qu’il est pour accueillir une autre personnalité, le musicien doit « empoisonner » le silence pour lui imposer ses sons et ses rythmes… Ces « dualités » ne constituent pas de seuls paradoxes, mais introduit la question fondamentale du dosage car rappelons ici que le pharmakon désigne « à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve (Cf. Le vocabulaire d’Ars Industrialis) ». L’expérience esthétique nous guérit-elle ? Jonathan Daudey: Je n’ai jamais adhéré à cette idée, sans aucun doute belle, de l’expérience artistique comme artisane d’une quelconque guérison. La psychanalyse freudienne et lacanienne a eu cette réflexion qui a pris des formes thérapeutiques et conceptuelles très intéressantes, notamment à travers la question de la sublimation. Je ne doute pas du fait que la pratique artistique et l’expérience esthétique permettent d’obtenir une canalisation des pulsions inconscientes qui aliènent l’individu. L’art-thérapie va, à sa manière, dans un sens parallèle. Mais je ne crois qu’on puisse en tirer une généralité vis-à-vis de l’art et de l’expérience que nous en faisons. Freud est sans doute encore quelque peu prisonnier d’un idéal romantique dans son rapport à l’art et du cliché de l’artiste en souffrance qui crée des merveilles. C’est, dans certains cas, une réalité mais ce n’est aucunement une règle structurante de l’expérience artistique. Il est nécessaire de revenir à la question première de l’art dans les termes où la pose Nelson Goodman : « Quand y a-t-il de l’art ? ». Il apporte une réponse générale qui donne un point de départ essentiel à toute réflexion de ce type sur l’expérience artistique : « un objet devient précisément une œuvre d’art parce ce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole (Nelson Goodman, Manières de faire des mondes) ». L’erreur serait ici d’en conclure trop rapidement avec une définition de la création artistique comme le travail de l’attribution d’une fonction symbolique à un objet. Créer une fonction symbolique à un objet c’est refuser le monde tel qu’il est, c’est-à-dire réaliser la fonction oppositionnelle de la création artistique et de l’expérience esthétique. L’art comme guérison des humains est aussi une thèse (néo)libérale concernant l’art. Elle vise à surpsychologiser ces pratiques et ces expériences pour pouvoir mieux les dépolitiser et ainsi maintenir la création artistique en marge, en lui refusant notamment sa puissance d’opposition, d’autonomisation et d’émancipation de l’individu et des groupes sociaux. A cet égard, il est important d’insister sur le fait que « produire des pratiques [artistiques] qui ne veulent rien changer au monde ou qui l’ignore, dire « je veux faire autre chose », ce n’est pas être non politique, ce n’est pas être « autonome », c’est produire un art qui agit en faveur de la perpétuation du monde et qui lui est soumis malgré soi. (Geoffroy de Lagasnerie, L’art impossible) ». En bref, c’est de l’art pour rien ou de l’art pour l’art, qui se veut ou se croit désintéressé car il a tout intérêt à la perpétuation d’un « monde mauvais (Butler) » instituant l’hétéronomie contre l’autonomie et l’aliénation contre l’émancipation (Castoriadis). Pour clore ici mon propos, je veux citer encore Geoffroy de Lagasnerie, qui comprend à juste titre que lorsque nous créons quelque chose dans les domaines des arts, lorsque nous faisons une expérience esthétique, il s’agit pour nous de « nous demander : ce que je fais, va-t-il m’inscrire dans le divertissement, la diversion, la complicité au monde ? Ou est-ce que cela va changer quelque chose pour quelqu’un quelque part ? À quelles conditions et sous quelle forme un art est-il une pratique efficace ? ». L’art ne peut nous guérir s’il refuse sa vocation oppositionnelle, son questionnement sur le monde et sa volonté de le changer dans sa structure et ses institutions.