Revue internationale d’éducation de Sèvres
49 | décembre 2008
Quel avenir pour les études en sciences humaines ?
Quel avenir pour les humanités ? Le cas de la
France
Table ronde
What is the future of human science education in France? Round table
¿Qué futuro para los estudios de ciencias humanas en Francia? Mesa redonda
France Bessis-Favard, Alain Boissinot, Olivier Faron, Daniel Filâtre, Tristan
Lecoq, Michel Lussault et Pierre Tapie
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ries/572
DOI : 10.4000/ries.572
ISSN : 2261-4265
Éditeur
Centre international d'études pédagogiques
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2008
Pagination : 71-94
ISSN : 1254-4590
Référence électronique
France Bessis-Favard, Alain Boissinot, Olivier Faron, Daniel Filâtre, Tristan Lecoq, Michel Lussault et
Pierre Tapie, « Quel avenir pour les humanités ? Le cas de la France », Revue internationale d’éducation
de Sèvres [En ligne], 49 | décembre 2008, mis en ligne le 01 décembre 2011, consulté le 14 novembre
2019. URL : http://journals.openedition.org/ries/572 ; DOI : 10.4000/ries.572
© Tous droits réservés
dossier
Quel avenir
pour les humanités ?
Le cas de la France*
Table ronde
France Bessis-Favard
Alain Boissinot
Olivier Faron
Daniel Filâtre
Tristan Lecoq
Michel Lussault
Pierre Tapie
Tristan Lecoq : « La fin des humanités », « Lettres, le défi de la
professionnalisation », « Crise des sciences humaines et sociales », trois articles
pris au hasard entre 2005 et 2008, parmi de nombreux titres, éclairent le sujet
qui nous réunit aujourd’hui : les études en sciences humaines et leur avenir.
Les SHS, comme on dit, sont dans une situation paradoxale : elles sont à
la fois très sollicitées par le débat public, elles sont en plein renouveau intellectuel
et académique et il y a pourtant une forme de crise dont je retiens trois aspects.
Comment enseigner les humanités ? C’est la question de la pédagogie. Pourquoi
enseigner les humanités ? C’est la question de l’utilité sociale. Dans quel cadre
enseigner les humanités ? C’est dans le fond la question de la comparaison
européenne et internationale.
Cette crise n’est pas nouvelle. Les interrogations ne sont pas non plus
nouvelles. Nous voyons tous, chacun dans notre métier, une mobilisation des
experts et des chercheurs en la matière. L’hebdomadaire L’Express, en juin 2006,
avait publié un article qui s’intitulait, « Universités, insérer d’abord ? » au
moment où le recteur Hetzel, aujourd’hui directeur général de l’enseignement
supérieur, remettait au Premier ministre Dominique de Villepin un rapport qui
s’appelait « De l’université à l’emploi ». Dans une certaine mesure, ces sujets
sont toujours à la surface et le CIEP, opérateur public des ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, retrouve là des problématiques
très proches de celles contenues dans ses projets et dans ses programmes à
l’international. Ainsi, par exemple, le travail conduit sur les réformes curriculaires, sur les programmes et les modes d’enseignement en Afrique du nord et
en Afrique subsaharienne, miroite vraiment avec notre sujet ; tout comme le
* La transcription de cette table ronde a été réalisée par Françoise Delinot. Le texte définitif a été établi par Marie-José
Sanselme et Michel Lussault.
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programme EDULINK en Afrique orientale et occidentale sur la mise en place
d’universités d’été, en France, en Afrique, au Portugal, dans le domaine des
humanités, ou encore le programme INNOSUP, l’innovation pédagogique dans
l’enseignement supérieur, qui associe au CIEP les universités de Münster, de
Namur, de Liège et les universités de Syrie, du Liban et d’Égypte sur les
pratiques novatrices de l’enseignement en la matière. Quant à la Revue internationale d’éducation de Sèvres, elle a souhaité contribuer à la réflexion que tiennent les sciences humaines et sociales dans l’enseignement supérieur de
plusieurs pays, fidèle en cela à la tradition d’ouverture et de comparaison
voulue par le fondateur du CIEP, Gustave Monod, à partir de trois interrogations qui seront développées par les intervenants.
Comment sont organisées les études et la recherche en sciences
humaines et sociales et ce terme même d’humanités, que recouvre-t-il en France
et ailleurs ? Quelle est la relation entre les études en sciences humaines et
sociales et l’accès à l’emploi ? Enfin, entre érudition et vulgarisation, rôle des
langues, entre connaissances, programmes et compétences, quels sont les enjeux
en matière d’enseignement des SHS ?
Pour participer à cette table ronde animée par Michel Lussault, professeur de géographie à l’École normale supérieure lettres et sciences humaines,
ancien président de l’université de Tours, vice-président de la conférence des
présidents d’universités, et expert associé à la cellule enseignement supérieur du
département enseignement général du CIEP, des personnalités qui ont toutes
consacré leur vie professionnelle aux questions qui nous taraudent aujourd’hui.
Alain Boissinot, recteur de Versailles, inspecteur général de lettres, qui est
depuis quinze ans au cœur de toutes les politiques publiques comme pédagogue, comme haut fonctionnaire et comme le professeur qu’il n’a jamais cessé
d’être ; Pierre Tapie, directeur général de l’ESSEC, qui est à la fois scientifique,
chercheur, pédagogue, et surtout un humaniste jamais las de guetter la lueur de
l’espérance ; Daniel Filâtre, président de l’université du Mirail, Toulouse II,
sociologue, spécialiste de politiques publiques, reconstructeur de son université
et de ses parcours puisqu’il vient d’être choisi parmi les seize universités accréditées du plan licence de la ministre ; Olivier Faron, directeur de l’École
normale supérieure de lettres et sciences humaines, la seule école normale supérieure à former uniquement en lettres, en langues et en sciences humaines et
sociales, école dont je m’honore de présider le conseil d’administration ; France
Bessis-Favard enfin, agrégée d’allemand et aujourd’hui proviseure du Lycée
Molière, et qui illustre l’importance de la relation secondaire / supérieur, une
des thématiques importantes d’aujourd’hui, tout particulièrement en sciences
humaines et sociales.
Michel Lussault : Nous avons voulu, pour nous pencher sur le cas
français, mobiliser des témoignages d’acteurs impliqués dans le développement
des SHS. Cette table ronde sera organisée en deux parties. Dans la première, je
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vais vous demander d’exposer, chacun à votre tour, la situation de l’enseignement des SHS dans vos établissements à partir de votre propre expérience, sans
rien taire des problèmes que vous pouvez rencontrer. Quels sont, selon vous,
les principaux enjeux en matière d’enseignement et/ou de recherche en SHS ?
Quelles sont véritablement les lignes de force de votre action ? Lors de la
deuxième partie de la table ronde, je souhaiterais que nous nous focalisions sur
la question de l’employabilité, pour utiliser un mot contesté y compris au sein
de certains départements de SHS dans les universités françaises, c’est-à-dire
sur la destinée de nos étudiants et de nos élèves. Que leur réservons-nous
comme position au sein de la société en tant qu’acteurs économiques et
sociaux, quels sont les champs professionnels qu’ils peuvent escompter, quels
sont les grands types de fonctions qu’on leur destine ? Ce sont des questions
décisives puisque nous avons le sentiment qu’est passé le temps où l’on
pouvait penser qu’étudier les SHS, c’était se destiner prioritairement à l’enseignement ou/et à la recherche, pour aller vite. Fonctions nobles s’il en fut, mais
qui aujourd’hui, à l’évidence, ne correspondent plus à l’ensemble des profils et
des carrières que nous pouvons, devons, pourrions, devrions offrir à nos
étudiants.
Alain Boissinot : Merci à vous. Puisque vous nous autorisez à
parler sans détour, j’assumerai des positions assez tranchées. J’ai envie d’intervenir à partir de deux points de vue. D’une part, mes fonctions m’amènent à
me situer à l’articulation du scolaire et du supérieur et je crois qu’il y a là un
enjeu important, au moment où l’on relance le chantier de la réforme des
lycées, au moment où le supérieur se réorganise profondément. On parle
d’orientation active entre le lycée et l’enseignement supérieur, donc la question
de l’articulation entre les deux niveaux d’enseignement est essentielle. Mon
deuxième point de vue est lié au travail que j’ai entrepris depuis longtemps pour
tenter de donner sens à une vision moderne des humanités. J’ai, et peut-être
est-ce un phénomène de génération, beaucoup travaillé avec d’autres pour
essayer de renouveler l’enseignement littéraire. En 2008, je fais de tout cela un
bilan hélas provisoirement très pessimiste, dans la mesure où j’ai l’impression,
devant le déferlement actuel de positions rétrogrades et nostalgiques, d’un
renoncement à tout ce que nous avions essayé de construire, renoncement qui
menace l’avenir même des études littéraires.
Premier point, l’articulation scolaire / supérieur. Le constat est clair
pour le champ qui nous intéresse : c’est celui d’une crise du fonctionnement
des lycées qui se manifeste massivement, à la fois par la désaffection brutale
pour la série littéraire et par la crise d’identité de la série économique et
sociale, contestée dans le débat public et fragilisée à bien des égards. La série
littéraire, longtemps série reine de l’enseignement secondaire français, n’a cessé
de voir sa part se réduire dans le système éducatif, tout au long de ces dernières
années. Au moment des années 67/68, elle représentait encore plus du tiers des
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élèves de terminale, c’était déjà moins qu’à l’époque de sa grandeur mais c’était
encore très significatif. En 72-73, elle est passée à 25 %. Dix ans plus tard, elle
ne représente plus que 10 % et de nos jours, elle stagne à ce niveau, c’est-à-dire
quasiment en dessous de la ligne de flottaison, puisque cela signifie que dans
de très nombreux lycées, on n’arrive tout simplement plus à ouvrir des classes
de la série littéraire. Une telle disparition programmée de la série littéraire
nourrit évidemment une très grande angoisse chez tous ceux qui travaillent
dans ce domaine. Parallèlement, la série ES ne se porte en fait pas si bien que
ça, loin de là. Au plan quantitatif, elle ne progresse pas de façon notable.
D’autre part, son identité est extrêmement problématique, essentiellement
parce que, mais c’est un péché originel, elle n’a jamais rencontré une véritable
reconnaissance de l’enseignement supérieur. On n’a jamais réussi à concilier ce
qu’on appelle sciences économiques et sociales dans l’enseignement secondaire
et ce qui relève du même champ au niveau de l’enseignement supérieur. Le
débat au sujet de cette filière, qui a été très vigoureux tout au long de l’année
scolaire 2007/2008, va certainement rebondir à l’occasion de la réforme des
lycées conduite actuellement par le ministre de l’Éducation nationale. On
constate donc une incontestable fragilisation de tout ce qui correspond, dans
l’enseignement secondaire, aux humanités au sens large ou aux sciences
humaines et sociales si l’on préfère, mais je souhaite pour ma part que ces
expressions se rejoignent. Ce qu’on voit en revanche se développer, ce sont les
sous-produits de ce champ des humanités, notamment le domaine du technologique tertiaire, dont il faudrait analyser très soigneusement à la fois les
contenus et les modes d’orientation. On sait que la voie technologique tertiaire
dans le second degré, bien loin, dans beaucoup de cas, de constituer une véritable série technologique avec des spécificités positives, est en fait souvent
perçue, et pas forcément à tort, comme une forme « allégée » de l’enseignement
du domaine économique et social pour des élèves qui ne seraient pas capables
de suivre dans les séries générales. Tout cela, que j’évoque très sommairement,
nourrit un sentiment de crise chez les enseignants, et fragilise forcément les
recrutements de l’enseignement supérieur. Ainsi, dans un pays comme la
France, on en est parvenu au stade de ne plus vraiment préparer des élèves
motivés à aller dans l’enseignement supérieur vers le champ des SHS avec un
projet construit et positif. Il faut espérer que la réforme des lycées annoncée
aidera à sortir de cette impasse.
Du coup, on ne constate pas seulement l’existence d’une crise des
séries d’enseignement concernées dans les lycées, mais on assiste aussi à une
crise des domaines du savoir et des disciplines concernés. Les disciplines
constitutives du champ des humanités sont, elles aussi, totalement déstabilisées. On sait les débats sur l’enseignement de la philosophie et l’impossible
réforme des programmes de cette discipline. Je voudrais ici évoquer rapidement ma discipline, les lettres, pour rappeler à quel point le trouble est
profond. Ce qui caractérise aujourd’hui le débat sur l’enseignement du franrevue internationale d’éducation - S È V R E S
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çais, c’est l’hégémonie de l’idée que les « vraies » lettres seraient une espèce en
voie de disparition et qu’il faudrait se battre désespérément pour leur survie,
stratégie défensive dont on sait qu’elle a été toujours, dans l’histoire, suicidaire. L’enseignement du français semble trop souvent devenu incapable de
porter un projet d’avenir, d’alimenter la dynamique de l’enseignement supérieur et il est entré dans une logique de survie. De la « défense et illustration »
conquérante dont on rêvait à la Renaissance, il ne reste que la défense assez
pathétique d’un pré carré qui est en fait une peau de chagrin et qui ne cesse de
nourrir de vaines et fausses querelles. Cela s’accompagne souvent d’une
conception extraordinairement restrictive de la littérature : une conception
romantique et religieuse de la littérature pure, définie comme arrachement
transcendant au monde ordinaire, et opposée à tout ce qui serait de l’ordre
impur de la « communication ». D’où les grands débats portés par des auteurs
connus, comme Marc Fumaroli, Alain Finkielkraut et bien d’autres de moindre
talent, qui ne cessent de dénoncer, de façon souvent bien injuste, les évolutions
de l’enseignement littéraire, et de cultiver la nostalgie d’un âge d’or perdu.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner si l’on n’a pas un enseignement
supérieur, dans le domaine des lettres et sciences humaines, ambitieux, vivant,
fécond et attractif. Autrement dit, on a tourné le dos à l’ambition qui caractérisait le grand héritage des humanités, l’ambition des belles lettres au
XVIII e siècle, quand on englobait sous ce vocable aussi bien les articles techniques de l’encyclopédie, les écrits politiques de Voltaire ou de Rousseau que
l’écriture de fiction. On a renoncé également à une autre ambition intellectuelle, celle des années 70, en passant un peu vite par pertes et profits la dynamique de pensée liée au structuralisme, qui portait un projet fédérateur et
intellectuellement ambitieux pour les lettres et les sciences sociales. Je ne peux
dans l’état actuel des choses qu’être extrêmement pessimiste, si on ne réussit
pas à réenclencher une dynamique de réconciliation et de mobilisation des
énergies intellectuelles, si on ne réussit pas à réinventer des humanités
modernes. Arrêtons de nous enferrer dans des débats entre littérature pure et
communication et réinventons une conception ouverte et tonique du littéraire
qui renoue avec les grandes traditions de l’antiquité, de la Renaissance, du
XVIII e siècle. Retrouvons l’héritage de la grande rhétorique par exemple, dont
nous aurions le plus grand besoin et qui, y compris en terme d’employabilité,
puisque vous avez évoqué ce thème, ouvrirait des perspectives prometteuses.
Renouons les relations entre tout ce qui est lettres et sciences sociales au lieu
d’entretenir des dichotomies. Actuellement, certains, y compris pour des
raisons très mercantiles car il existe un véritable marché de la nostalgie, font
beaucoup de mal à l’ambition des humanités en tenant un discours de repli et
de corporatisme. Il faut faire exactement l’inverse de ce qui est porté actuellement par une certaine doxa, mais la surenchère idéologique que je viens
d’évoquer rend le travail de reconstruction à la fois éminemment nécessaire et
extrêmement difficile.
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Michel Lussault : Merci pour cette entrée en matière qui n’est pas
convenue et je vous en remercie. France Bessis-Favard, vous êtes proviseure du
lycée Molière et donc un témoin de l’évolution que vient de décrire Alain
Boissinot. En même temps vous dirigez un lycée qui comporte des sections
post-baccalauréat, ce qui témoigne de cette spécificité bien française qui est la
présence d’un enseignement supérieur « d’élite » au sein des lycées. Comment
ressentez-vous la présentation d’Alain Boissinot ? Vous semble-t-elle trop
sombre ou y retrouvez-vous les témoignages de votre propre expérience ?
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France Bessis-Favard : Je souscris entièrement aux propos de
M. Boissinot. Puisque je suis au contact des élèves et des familles, je vais aborder
les choses de manière très pragmatique, notamment dans la perspective de
l’orientation des élèves après la seconde et, bien sûr, après le bac. Je parlerai
essentiellement de la situation des disciplines littéraires et de la filière L dans un
établissement français du secondaire classique. Ensuite, je m’attarderai sur le
sentiment de précarité et sur la fragilité des élèves et des étudiants de ces filières,
que je côtoie au quotidien. J’évoquerai aussi la question des classes préparatoires littéraires qui est liée à la fois à ce qui se passe en amont et aux problématiques générales et aux débouchés propres à ces filières. L’établissement que
je dirige était autrefois un lycée de jeunes filles à vocation littéraire. Il a gardé
cette empreinte forte puisqu’il existe, aujourd’hui encore, une section théâtre,
c’est-à-dire une option lourde d’art dramatique qui commence en seconde et se
termine en khâgne. Cette réputation littéraire de l’établissement ne correspond
pourtant plus à la réalité, puisque sur nos six classes de première et de terminale, nous n’en avons plus qu’une seule de première L et, depuis l’année
dernière, une seule de terminale. Malgré cela, l’établissement a encore sa caractéristique, cette spécificité des arts dramatiques mais qui est portée à bout de
bras par un enseignant. Je me demande d’ailleurs ce que la section va devenir
lorsque celui-ci partira à la retraite : c’est aussi une illustration de cette crise.
En matière d’orientation en L à la fin de la seconde, on a deux types de public :
le public qui a choisi les lettres par goût, qui constitue désormais une minorité,
et l’orientation par défaut. La situation est très simple : il faut 10 en maths pour
aller en section scientifique et 8 en maths pour aller en ES. Si on n’a pas 8, on
va en L. C’est ce qu’on appelle la dictature des mathématiques : après un bac S,
on peut tout faire, même des SHS dans l’enseignement supérieur ; après un bac
littéraire, on ne peut pas faire grand-chose, sinon des SHS. Les jeunes orientés
par défaut sont alors confrontés à un problème d’estime de soi et de motivation. Beaucoup se retrouvent ensuite à l’université « mécaniquement », sans
motivation réelle et l’échec commence. Plus grave peut être encore, à l’intérieur
même du corps enseignant, y compris chez les enseignants des SHS, la littérature et les sciences humaines sont dévalorisées. Dans la section d’art dramatique
hébergée par mon lycée, on appelle ces élèves, qui n’ont pas tout à fait le même
profil que les autres, les « théâtreux » et on leur promet un avenir noir – je
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précise que ce sont sans doute néanmoins les plus heureux de vivre. D’autre
part, on constate que certains établissements « prestigieux », qui sont à la base
sélectifs et ont une vocation plutôt scientifique, gardent une classe, pas plus,
de L, mais où seule l’option maths est enseignée. De même, ils gardent une
classe ES à option mathématiques. C’est un moyen pour eux d’asseoir leur réputation et leur attractivité. Il y a là un paradoxe et une situation qui est dramatique pour la section L. Étant au cœur des problématiques d’orientation en fin
de seconde et de terminale, je me trouve dans la situation où je dois convaincre
les familles, plus que les élèves eux-mêmes, que l’orientation la plus adaptée
pour leur enfant n’est pas celle qu’ils souhaitent (puisque la plupart demandent
une filière S) et qu’il est utile de faire de la littérature, des langues, mais aussi
de la philosophie. Cela tient de la gageure. On m’objecte la difficulté, le degré
d’abstraction de la philosophie, son inutilité, alors qu’elle a un coefficient 7 au
bac L, ce qui est très lourd par rapport aux autres sections. Certains discours
manifestent une forme de complexe, affiché ou réel, qui consiste à dire que la
série L est réservée aux intellectuels, etc. Ce sont des propos évidemment tout à
fait contradictoires avec le choix par défaut de cette filière. Cela posé, on trouve
des élèves heureux en L, qui ont choisi de faire de la littérature. Même s’ils ne
savent pas ce qu’ils vont faire après leur bac, ils aiment leurs études et sont
souvent plus épanouis que certains autres élèves des sections scientifiques, qui
souffrent en absorbant des mathématiques alors que ce n’est pas leur vocation.
Toutefois, la fragilité d’ensemble des parcours littéraires est confirmée par le
taux d’absentéisme plus important dans les filières L et ES qu’en S. En ce qui
concerne les classes préparatoires littéraires, le public y est plus volatile que
dans les classes scientifiques et commerciales. Le taux d’abandon y est plus
important. Environ 10 à 15 % des élèves abandonnent en cours d’année en
hypokhâgne, moins en khâgne. On constate aussi un certain nombre de dépressions nerveuses, sans doute davantage que dans les autres filières. C’est certainement dû à l’angoisse engendrée par le sentiment de dévalorisation mais aussi
à l’avenir très noir qu’on leur promet. Je voudrais souligner un paradoxe :
l’angoisse de ces jeunes, qui est plus importante aujourd’hui qu’il y a trente ans,
s’exprime face à un monde en constant mouvement qui exige une grande adaptabilité, une grande ouverture d’esprit, une grande capacité à comprendre des
choses complexes. Or ce sont justement les SHS qui donnent les compétences et
cette capacité d’adaptation à ce monde incertain, une capacité à comprendre les
enjeux, à gérer des situations complexes, inattendues et souvent irrationnelles.
Les SHS possèdent une utilité et on refuse de la voir. Je pense qu’inconsciemment, confusément, le public des lycéens orientés dans ces sections le ressent
fortement. Au demeurant, leur utilité et leur valeur sont reconnues par les
écoles de commerce, qui recrutent aujourd’hui de plus en plus d’étudiants en
première année, et qui apprécient leur culture générale mais aussi, à travers
celle-ci, la capacité à s’adapter, à comprendre ce qui sort des schémas habituels
et des approches techniques. Beaucoup de khâgneux se voient dans une sorte
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d’entonnoir et leur horizon leur paraît bouché, ce qui contribue à leur malaise
et à accréditer l’idée que les SHS ne servent à rien. Je pense que la solution pour
les classes préparatoires littéraires, au-delà de la réforme qui est entrée en
vigueur, c’est l’ouverture à d’autres voies et peut-être aussi une diversification
du recrutement vers des étudiants étrangers qui peuvent apporter un autre
éclairage, une autre culture, une ouverture d’esprit. Le recrutement des élèves
en classes préparatoires est d’ailleurs en train de changer en ce sens, parce que
de plus en plus d’élèves préparent d’autres concours, comme les écoles de
commerce, celui du CELSA de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, les
IEP de Paris et de région. Mais il faudrait sans doute raisonner autrement qu’en
filières tubulaires de formation. La réforme des lycées à venir permettra peut
être de remettre en question les modèles traditionnels et d’ouvrir de nouveaux
horizons.
Michel Lussault : Je me tourne vers Pierre Tapie pour qu’il nous
expose sa vision à partir du point de vue très spécifique qui est le sien. On a fait
référence au recrutement de khâgneux par des écoles de commerce, HEC,
ESSEC. Partagez-vous le constat sombre des deux premiers intervenants ?
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Pierre Tapie : Étant sans doute, parmi les intervenants, par métier le
plus proche des entreprises, je vais avoir une posture assez dissonante avec ce
qui vient d’être dit. Aujourd’hui, les entreprises, au-delà des compétences techniques, demandent la compétence de la culture, de l’appréhension d’un univers
complexe et flou, recherchent des personnels qui possèdent une compréhension
des situations infiniment plus enracinée dans les humanités, au sens classique du
terme, que ce n’était sans doute le cas il y a quinze ou vingt ans. Et ce parce que
toutes les décisions sont devenues de plus en plus complexes. Autrement dit,
l’épaisseur de culture, au sens large du terme, en SHS, est aujourd’hui devenue
un atout différenciant majeur pour ceux qui arrivent sur le marché du travail.
J’observe ainsi beaucoup de demandes vis-à-vis des SHS, à condition que les
SHS, par ailleurs, viennent compléter les compétences professionnelles acquises.
Il y a là une question épistémologique sur laquelle je reviendrai. Entre deux
personnes à peu près comparables, celle qui aura pris le temps d’aller plus
profondément dans l’analyse d’une culture fera la différence, et les employeurs
le savent. Une école comme l’ESSEC accueille 4 000 étudiants, mais comme nous
accueillons essentiellement des étudiants qui vont jusqu’au niveau master, nous
diplômons 1 300 masters par an, soit 30 % de plus que l’Université de Paris II
Assas, qui a 20 000 étudiants. Donc nous pesons sur le marché du travail assez
lourdement, avec des formations assez différenciées puisqu’en formation
initiale, il existe vingt programmes différents et vingt-cinq en formation
continue, ce qui nous donne une variété intéressante d’entrées et de sorties. En
sus du programme de la grande école, nous offrons un bachelor en quatre ans
directement après le bac. C’est un parcours qui intègre la moitié des étudiants
sur S, et l’autre moitié sur L ou sur ES. À l’intérieur de la grande école, sur les
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360 qui sortent directement de classe préparatoire cette année, 60 à 65 % viennent de S et 35 à 40 % viennent soit de khâgne soit de préparatoires économiques. Nous voulons encourager cette variété à l’intérieur de l’école. Au
deuxième étage de la fusée, l’entrée directe dans le cycle MBA où nous
accueillons encore à peu près 240 étudiants chaque année, une centaine sont
d’origine étrangère. Sur les 130 à 150 Français, nous accueillons des géographes,
des historiens, des DEA de philosophie, de littérature, etc. Pourquoi ? Parce que
nous savons qu’ensuite, sur le marché du travail, le fait que ces gens aient été
formés à l’intérieur même de cette diversité a lui-même un grand intérêt pour
l’employeur. Cela dit, les khâgneux purs qui n’ont pas fait de mathématiques
depuis la seconde et y étaient parfois allergiques ont besoin de séances nocturnes
de musculation en mathématiques, de manière à pouvoir comprendre la base du
cours d’économie ou de finances ! Chez les littéraires, entre ceux qui sont plutôt
hypothético-déductifs et ceux qui sont seulement romanciers poètes, ces
derniers ont nettement plus de mal dans les matières quantitatives. Sous réserve
de faire un tri entre les deux catégories, on a des promotions qui sont extraordinairement enrichies par des étudiants venus de khâgne, de classes préparatoires économiques et sociales ou, plus tard, de formations de niveau master
dans ces matières-là. J’ajoute que, sur ce plan-là, les écoles de commerce françaises pèsent lourd dans l’ensemble de la formation au niveau master, puisque
sur 150 000 masters en France, à peu près 25 000 sont délivrés par les écoles de
commerce, soit 16 % du total. Les écoles de commerce ont la particularité, par
rapport à beaucoup d’écoles de commerce d’autres pays, d’accueillir des gens
chez qui la dimension SHS est davantage présente. Les classes préparatoires
économiques et commerciales sont un modèle sur ce plan-là. Préparer de futurs
businessmen/women en leur ayant fait faire à haute dose de l’histoire, de la philosophie, des mathématiques et des langues, ce n’est pas le cas en général dans la
tradition anglo-saxonne, surtout américaine, où le rapport aux apprentissages
des matières de gestion est beaucoup plus utilitariste. Notre diversité de recrutement nous donne la chance de pouvoir professer des cours plus « techniques »,
à partir de bases de culture générale étayées. Donc les SHS sont pour nous essentielles, à l’intérieur même du cursus. Selon la définition que l’on adopte du périmètre des sciences humaines et sociales, nous pouvons considérer que nous
sommes entièrement une école des SHS, si on y intègre le droit, la gestion,
l’économie. Si on restreint les champs des sciences humaines aux seules humanités, psychologie, sociologie, philosophie, etc., cela représente quand même
25 % du cursus dans notre grande école, ce qui est une part extrêmement importante. Ce qui m’intéresse à partir de cette expérience d’intégration très positive
des SHS dans la formation, c’est de poser une question peut-être plus générale
sur le secteur, qui est celle de l’équilibre entre ouverture et fermeture. Je serai
peut-être, à ce sujet, un petit peu provocateur. Aujourd’hui, à l’université, dans
les disciplines comme la psychologie ou la sociologie, les premiers cycles sont
souvent ravagés par cette extraordinaire injustice que la République française et
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ses lois font peser sur l’université française, et qui est de confondre la formation
de qualité d’un certain nombre de professionnels ou de spécialistes dont nous
avons besoin, avec la fonction d’élever le niveau moyen de culture générale de
la nation. Beaucoup d’étudiants s’inscrivent en formation initiale sans trop
savoir pourquoi au sein des cursus comme la psychologie ou la sociologie et y
échouent — alors que la demande ciblée de psychologie et de sociologie serait
sans doute extrêmement considérable, si l’on développait vraiment la formation
tout au long de la vie. À l’autre bout du spectre, à la fin en troisième cycle, et
surtout en recherche, l’école française de psychologie ou celle de sociologie est
réputée sur le plan international, attractive et influente. Comment concilier ces
deux extrêmes ? Il est intéressant d’observer que la présence des SHS, dans un
très grand nombre d’écoles professionnalisantes de très haut niveau, est permanente. À l’École polytechnique, la formation en humanités et sciences sociales
représente plus de 25 % du cursus : dessin d’art, philologie, philosophie fondamentale, etc. Et toutes les écoles d’ingénieurs ont choisi d’intégrer qui de
l’économie, qui de la sociologie, qui de la psychologie, etc. Dans le contexte
général de sinistrose que vous décrivez, il est donc intéressant de réfléchir à
l’ambivalence entre le succès diffusif extraordinaire des SHS dans des institutions de formation professionnalisantes et la perception que ces disciplines ont
d’elles-mêmes, alors même que l’école française est de très haut vol. Se pose
aussi la question de la posture méthodologique moyenne, je prends des précautions, du professeur d’économie du secondaire vis-à-vis de l’entreprise. Je crois
qu’il y a là une posture qui, souvent, n’est pas réconciliée avec la réalité. Ce qui
est intéressant sur le plan épistémologique, c’est de se demander pourquoi,
historiquement, ce corps social-là a vécu avec une étrangeté suffisante par
rapport à la réalité économique du terrain pour que les discours qu’il développe
soient aussi artificiels, aussi théoriques, aussi obsolètes dans beaucoup de cas.
L’entreprise actuelle n’a rigoureusement rien à avoir avec ce qui souvent est
décrit dans les enseignements de SHS du secondaire. L’horizon des entreprises
et des toutes meilleures entreprises est celui de leur responsabilité sociale et politique, c’est pourquoi la question des rôles de l’entreprise dans la société doit être
ré-imaginée par tous. Pour conclure, lorsque j’entends ce discours blessé de ceux
qui constituent le corps social des SHS, je me dis que les sciences humaines ne
le méritent pas et qu’elles ont un grand avenir, à condition d’aller diffuser vers
les choses concrètes et vers les filières professionnalisantes.
Michel Lussault : J’espère que nous pourrons reprendre dans le
débat un certain nombre de choses que vous avez évoquées et, en particulier, ce
paradoxe entre la diffusion et la crise, paradoxe que les analystes du champ
philosophique ont bien mesuré. Ils ont constaté à quel point il existe un besoin
de philosophie dans le grand public qui se traduit par le succès d’ouvrages, de
revues, de débats, de forums alors que, parallèlement, l’enseignement de la
philosophie, à pratiquement tous les niveaux, connaît une crise d’une ampleur
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inégalée et qui menace, dans certains lieux d’enseignement, l’avenir de la philosophie. Il est temps d’écouter l’analyse du directeur de la seule école normale
supérieure entièrement consacrée aux sciences humaines et sociales. Olivier
Faron a d’ailleurs entrepris un travail considérable de réflexion sur l’organisation de l’enseignement de l’ENS-LSH et sur la finalité de cet enseignement et
développe une vision renouvelée de ce que les SHS peuvent et doivent apporter
à des étudiants qui ont fait le vœu de se consacrer corps et âme aux SHS.
Olivier Faron : Je commencerai par donner quelques chiffres, pour
cadrer le problème. À l’échelle de la ville de Lyon, près des deux tiers des
étudiants sont inscrits dans des filières de SHS. C’est un chiffre colossal qui
masque des évolutions profondes, selon les disciplines, qui pour certaines sont
en chute libre, sans que l’on sache trop pourquoi. Ainsi, des filières comme
l’histoire, les lettres modernes connaissent une forte diminution des effectifs,
alors que les arts continuent d’attirer, comme jadis les Staps ou la psychologie.
Autre caractéristique : les masters recherche sont en train de sombrer par
rapport aux masters professionnels. Tout cela confirme que l’on est dans un
scénario où la demande étudiante commande le système, demande qui n’est
fondée sur aucun critère rationnel. Les conséquences sont claires : on en voit les
effets pervers sur tout le système. Face à cela, il importe de substituer à ce poids
de la demande étudiante un véritable pilotage par les compétences. Il ne faut
pas en avoir peur. En SHS, nous délivrons des compétences spécifiques de
maîtrise des complexités et nous pouvons expliquer, par exemple aux ingénieurs, la différence entre la complexité et la complication. Cette complexité
n’est pas une dimension d’accompagnement. C’est un problème structurant
extrêmement important. Lorsqu’on regarde toutes les grandes questions du
moment, les nanotechnologies, le développement durable, les pathologies
comme le cancer ou l’Alzheimer, les questions urbaines, on se trouve toujours
face à l’énorme problème des impacts sociétaux, que seules les SHS peuvent
aborder en profondeur. Ces compétences propres à nos disciplines doivent être
articulées sur les parcours professionnels. Ainsi, je suis très fier d’ouvrir un
master professionnel dans mon école, et ce n’est qu’un premier pas. Je crois, et
on ne l’a pas encore assez dit aujourd’hui, qu’il faut insister sur le lien formation/recherche. Les masters, même à finalité professionnelle, doivent être articulés sur la recherche. Il faut éviter que la recherche fasse peur ou paraisse
inutile, ce qui est encore le cas. La recherche, ça veut dire d’abord, en SHS,
utiliser les bibliothèques. Le rapport à la bibliothèque, à l’outil de travail est
absolument nécessaire. Aujourd’hui, on sait qu’il est fortement distendu.
L’importance donnée à la recherche impose aussi de développer une ouverture
internationale très forte. Je prendrai un exemple. On a entendu parler d’une
réforme des masters d’enseignement. Cette réforme passionnante est un vrai
enjeu pour notre pays et il existe deux options : d’un côté, changer pour que
rien ne change, comme nous savons si bien le faire, de l’autre, articuler un
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projet scientifique, faire travailler les organismes de recherche, utiliser les
ressources documentaires avec des enjeux scientifiques forts, à l’échelle internationale et nouer les partenariats internationaux ad hoc. À ce point de mon
propos, je souhaite marquer mon désaccord avec Alain Boissinot sur un point :
je pense qu’il faut affirmer haut et fort l’idée d’une filière des humanités dès le
secondaire. Mon projet d’établissement est incontestablement marqué par l’idée
de la pertinence de créer des voies littéraires spécifiques. À cet égard, il faudrait
que, dès le lycée, on diffuse un message clair et fort sur un certain nombre
d’ambitions nationales. Par exemple, il est affligeant que l’arabe soit aussi fragilisé dans notre pays, alors que nous avons une population arabophone importante. Au concours d’entrée de l’École normale supérieure lettres et sciences
humaines (ENS-LSH), il y a trois ans, il y avait un candidat en arabe, ils sont
aujourd’hui quatre sur 3 200 ! Si cela continue, la culture, l’histoire et le théâtre
arabes vont être sacrifiés dans l’enseignement supérieur. Nous n’aurons plus de
spécialistes pour remplacer les départs en retraite. Autre exemple symptomatique, ces vrais cœurs de discipline que doivent rester le latin et le grec. Nous
avons besoin d’une filière L et nous avons besoin que ces filières soient soutenues, défendues et que le message soit affirmé. J’en arrive au niveau des classes
préparatoires. Je rebondis sur les propos de Pierre Tapie. Vingt khâgneux à
l’ESSEC, on peut faire plus. Vous dites que ce sont de doux rêveurs. Savez-vous
combien j’intègre de bacs S dans mon école ? 35 %. Sur 3 200 candidats, alors
que c’est la seule école littéraire, 114 reçus et même là, les bacs S triomphent !
Je crois que dans cette filière littéraire, il faut que les classes préparatoires littéraires retrouvent un rôle plus net. Quand vous avez 3200 candidats auxquels
vous proposez 200 places, il est difficile de les faire rêver. La plupart des jeunes
littéraires ne croient pas pouvoir intégrer les ENS, ils ne l’envisagent même pas.
En revanche, en ce qui concerne la filière des classes préparatoires aux grandes
écoles (CPGE) de sciences, il existe de vrais débouchés et on est certain de
trouver une école à la sortie, peut-être pas la meilleure du monde, mais une
école. En SHS, rien de tout cela, quelques dizaines de places dans les ENS et puis
rien d’autre de très clair. Il faudrait donc travailler sur des banques communes
de concours, comme en sciences, pour que plus de khâgneux trouvent des
débouchés bien identifiables dans des écoles ou des filières universitaires. Par
ailleurs, il faut aussi s’interroger sur les perspectives qui s’offrent à un très bon
étudiant qui a fait un master de recherche ? Traditionnellement, après une
maîtrise, on s’engageait dans la préparation des concours. Or, s’il y a un métier
dont les jeunes s’éloignent, à commencer par ceux qui sont dans mon école,
c’est enseigner. Il faudra au demeurant aussi travailler sur la faible appétence
pour l’enseignement, car cette désaffection, notamment des meilleurs élèves,
devient très inquiétante. Quels sont les deux sujets importants si l’on veut agir
pour rassurer les jeunes en fin de master ? D’abord, il va falloir se mobiliser
pour que le fait d’avoir fait un doctorat redevienne ou plutôt devienne important dans notre société, à l’instar de ce qu’on peut voir partout ailleurs dans le
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monde. Ensuite, et je fais là écho aux propos de Pierre Tapie, on doit mieux
définir ce qu’est précisément l’expertise en sciences humaines et sociales et les
métiers qui y correspondent. Et il faut le faire aussi avec les collègues qui sont
favorables à une espèce de science pure, leur expliquer que c’en est fini de cette
approche éthérée et leur expliquer que la menace est déjà là : celle des écoles
d’entreprise qu’on voit germer pour former, sans nous, les experts dont ces
entreprises ont un besoin criant. Je crois qu’aujourd’hui, il faut s’interroger
précisément sur des thématiques tout à fait fondamentales comme le développement territorial, l’administration, l’interculturalité, l’urbain en général, les
environnements et sur les expertises nécessaires. Nous devons préparer les
jeunes à assumer ces nouveaux métiers. Bien sûr, cela va faire grincer des dents
mais nous sommes capables d’engager ce chantier, de redonner un sens aux
études de SHS et de proposer une meilleure insertion socioprofessionnelle pour
les étudiants. Je suis raisonnablement optimiste parce que je pense que les
mondes bougent et que les esprits changent.
Michel Lussault : Daniel Filâtre, vous dirigez l’une des plus importantes universités françaises spécialisées en sciences humaines et sociales.
Comment appréhendez-vous la situation ?
Daniel Filâtre : Mon propos sera également optimiste, bien que
l’université que j’ai l’honneur de présider se trouve aujourd’hui dans une
situation un peu fragilisée. L’Université de Toulouse II-Le Mirail est l’une des
grandes universités de masse en lettres, langues et arts, sciences humaines et
sociales. Mais, depuis plusieurs années, nous perdons un nombre substantiel
d’étudiants. Au début des années 2000, notre effectif atteignait plus de
27 000 étudiants. Nous avons accueilli 23 800 étudiants l’année passée et cette
année, je pense qu’on va en perdre, par effet de flux et de stock, au moins
encore 1 200 ou 1 400. La distribution des effectifs entre les divers cursus du
LMD est assez classique : seize mille étudiants en licence, cinq mille en master,
un peu moins de mille en doctorat. L’offre de formation est large parce que,
ayant beaucoup de disciplines, nous devons offrir un grand nombre de parcours
et de spécialités.
Dans nos réflexions, nous ne devons jamais oublier de mentionner le
poids des disciplines. L’appellation classique « SHS » est trompeuse et finalement assez ennuyeuse dans le débat qui nous réunit. De mon point de vue, elle
couvre trois sous-ensembles très distincts. Le secteur droit-économie-gestion ne
sera pas intégré dans mes analyses car il diffère d’un autre secteur des sciences
sociales et humaines, les SHS au sens où l’entend la Direction générale de
l’enseignement supérieur, et qui regroupe la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, la géographie, la psychologie… Par ailleurs, il existe un troisième secteur,
composé des arts, lettres et langues, dont la problématique diffère sensiblement
des SHS et que je regroupe sous le vocable des disciplines du sens.
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Avant de répondre à la question posée, je terminerai de dresser le décor
par quelques données complémentaires. Au sein de l’académie de Toulouse,
nous accueillons un peu moins d’un cinquième des bacheliers de l’académie.
Plus de neuf étudiants sur dix sont inscrits en arts, lettres, langues et sciences
humaines et sociales. Enfin, chaque année, nous renouvelons un peu plus de la
moitié de nos effectifs, c’est-à-dire que nous accueillons à peu près douze mille
étudiants qui s’inscrivent pour la première fois à l’université de Toulouse II-Le
Mirail. Ces nouveaux étudiants se répartissent en trois tiers : les primo-entrants,
les étudiants en reprises d’études et les étudiants en réorientation. On voit
combien l’université est, de ce point de vue, une organisation très complexe qui
connaît un renouvellement permanent d’étudiants, eux-mêmes inscrits dans des
parcours d’études très différenciés. En oubliant cette problématique de différenciation et de mobilité, on ne peut parler clairement des cursus universitaires.
Il est enfin une dernière donnée que l’on ne peut oublier et qui
concerne la maîtrise des flux. J’évoque parfois l’image du grand écart pour
signifier les deux ambitions que le législateur assigne aux universités. La nation
nous confie l’accueil de tous les titulaires du baccalauréat ou d’un diplôme
équivalent qui souhaitent s’engager dans des études universitaires. Sauf dans
certaines filières de licence et en seconde année de master, nous n’imposons
aucune sélection. L’investissement pour la réussite des étudiants et l’obtention
des grades est donc une mission à la fois exaltante et difficile à mettre en œuvre.
En même temps nous devons assurer une recherche de qualité, développer
l’excellence scientifique, ce que fait fort bien l’université de Toulouse II-Le
Mirail. À cela s’ajoute désormais, depuis la récente loi LRV, la mission de
proposer l’insertion professionnelle de tous les étudiants.
Je le pense sincèrement : aucune organisation de masse n’est capable
d’atteindre aisément de tels objectifs avec de telles contraintes. On ne peut donc
aborder la question de l’avenir des humanités sans réfléchir aux défis qui sont
posés aux universités d’une part et de l’autre, à la place des SHS dans ce contexte.
Ayant dessiné le cadre d’une grande université littéraire et mentionné
quelques uns de ses défis, je voudrais aborder la place des SHS dans l’espace
universitaire français. Pour ce faire, je partirai d’un exemple récent.
Dans le cadre de l’opération campus lancée par la ministre Valérie
Pécresse, Toulouse réfléchit à un autre modèle d’organisation des activités
scientifiques et universitaires, notamment en cherchant à associer les disciplines
fondamentales et les grands enjeux sociétaux comme la santé, l’environnement,
les nanotechnologies, les modes de transport, dont l’aéronautique et l’espace…
En réunissant récemment à l’université de Toulouse II-Le Mirail la conférence
de la recherche, c’est-à-dire les membres du conseil scientifique, les directeurs
des laboratoires, des écoles doctorales et des UFR, je leur ai posé une question
simple : comment intégrer cette nouvelle dynamique ? Alors que pour les disciplines scientifiques et technologiques, la chose semblait évidente, elle deviendrait problématique pour nos champs disciplinaires au risque de fragiliser leur
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positionnement. Un des membres de la conférence, professeur de littérature,
m’a signifié qu’à l’évidence, sa discipline était écartée d’un tel projet. Avec
passion, je lui ai expliqué que les questions de littérature et de civilisation
pouvaient aussi concerner les questions de santé, de cancer ou d’accompagnement vers la fin de vie. Mais j’ai mesuré son désarroi : il m’a regardé comme si
ce que je disais n’avait aucun sens. Cet exemple est significatif car, je le pense
sincèrement, tant que les littéraires ne saisiront pas qu’ils peuvent servir la
construction du sens et contribuer au mieux être d’une société, nous sommes
dans une impasse.
À l’opposé de ce désarroi et face à ces interrogations, mon propos
repose sur trois certitudes pour revitaliser la place et le rôle des humanités dans
notre société. D’abord, il faut engager enfin une véritable révolution
pédagogique, notamment dans le premier cycle, j’y reviendrai. Ensuite, on doit
renforcer les savoirs qui s’adossent à la recherche, une recherche dynamique,
comparée, appliquée, ouverte sur l’international, confrontée aux appels d’offres.
Si cette recherche n’obtient pas une évaluation A ou A+, il faut arrêter l’activité
du laboratoire et le restructurer. Pour atteindre l’excellence, la recherche doit
être évaluée et collective. L’excellence scientifique n’est jamais donnée par le
chercheur ou par l’appartenance disciplinaire. Elle appartient à l’évaluation
extérieure et indépendante. Cette exigence nous a conduit, à Toulouse II-Le
Mirail, à restructurer l’activité des laboratoires au bénéfice de la qualité de
l’ensemble. La troisième révolution nécessaire est cette révolution culturelle
dont on a déjà parlé ; c’est un investissement sur l’expertise et l’utilité sociale. Il
faut conduire une réflexion sur l’utilité sociale de la recherche dans le secteur
des humanités. Cette utilité sociale ne doit pas être vue seulement au service des
entreprises et du développement économique. Cela n’aurait aucun sens, car elles
ne sont pas les uniques acteurs des dynamiques de nos sociétés. Il existe
aujourd’hui un panel d’activités socio-économiques qui suppose de renouveler
les questionnements sur l’activité sociale et humaine. En y réfléchissant
ensemble, je crois qu’on peut retrouver une nouvelle ambition pour nos
disciplines.
Quels modèles d’organisation faut-il choisir pour parvenir à une telle
mutation ? Je voudrais dissocier les disciplines académiques classiques des
disciplines nouvelles, c’est-à-dire celles qui ne correspondent pas à l’agrégation.
Il y a d’une part des disciplines académiques héritières d’une vocation, qui
permettent de former des enseignants et je suis ravi de la perspective de réforme
des concours de l’enseignement et de la constitution de nouveaux masters, à
condition que nous sachions quitter un modèle tubulaire et que l’on adopte, au
contraire, un modèle composite de formation des futurs enseignants. D’autre
part, les autres disciplines plus récentes et qui répondent à une double demande
sociale : celle du marché et des acteurs du monde socio-économique,
demandeurs d’expertise, d’interventions scientifiques et de nouveaux savoirs ;
celle des étudiants qui expriment une demande de connaissance dans une
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société marquée par l’incertitude. Le modèle est en évolution récente et il
convient certainement de prendre un peu de recul.
Enfin, il est clair que la période actuelle nous fragilise parce que nous
subissons de plein fouet la perte d’attractivité de nos formations. Mais, à
l’inverse, nous avons connu, à partir de 1986, un raz de marée d’étudiants sur
nos secteurs, ce qui a donné aux universités un grand nombre d’enseignantschercheurs pour répondre à cette demande certes, mais qui ont aussi permis de
dynamiser la recherche. Nous n’aurions pas atteint ce niveau de recherche, ni
construit une véritable politique en la matière si nous n’avions pas eu, dans ces
filières, beaucoup d’étudiants jusqu’en 2002. Actuellement, du fait de l’évolution à la baisse des effectifs, on sort d’un système pyramidal qui fut longtemps
caractéristique : beaucoup d’étudiants en L1, assez peu en M2, très peu en
doctorat. Dans des disciplines comme l’histoire ou les lettres, on observe un
resserrement net de la pyramide, ce qui doit être l’occasion de repenser les
cursus et leur finalité. Par ailleurs, nous restons marqués par un modèle tubulaire de nos formations, qui sont trop axées sur les débouchés de l’enseignement
ou de la recherche. Par exemple, les historiens, confrontés à la baisse des postes
aux concours de recrutement des enseignants, me demandent quels masters
professionnels nouveaux ils pourraient ouvrir et semblent sincèrement
désarmés, ce que je comprends puisqu’on les a incités pendant plus de dix
années à investir presque exclusivement la recherche et la reproduction académique. Donc une révolution pédagogique impérative se prépare. Certaines
filières l’ont déjà bien engagé, qui combinent recherche fondamentale et
recherche appliquée, formation classiques et formations professionnelles. Je
pense à la géographie urbaine, à la sociologie, à la psychologie et à d’autres
comme les sciences cognitives. Dans ce contexte, je me réjouis de la baisse des
effectifs si elle ne dure pas trop, parce qu’elle peut donner du souffle à l’université. Tant qu’on a 4 600 étudiants en psychologie pour 75 postes de titulaires,
que peut-on faire ? Et si l’on a 1 000 ou 1 200 étudiants en première année,
combien d’ouvrages faut-il acheter ? Donc, la baisse des effectifs peut être une
bonne chose car elle réduit le dilemme des grandes masses d’étudiants. En
revanche, elle devient une question de survie pour certaines disciplines.
Je ne vois donc qu’une voie : se mettre autour d’une table pour réfléchir aux changements nécessaires. Il faut insister sur un point : la structure du
LMD n’est, en vérité, pas encore complètement digérée. Elle ne l’est pas autour
de la notion de parcours, de compétences et de débouchés. Elle ne l’est pas
davantage autour des questions de sélection et de niveau. Notamment, nous
n’arriverons pas en l’état actuel des choses à régler la relation entre L et M, avec
l’absence de sélection en M1. Il s’agit d’un problème majeur dans notre pays,
qui a construit un système aberrant d’un cycle de deux ans où l’on filtre à
l’entrée de la deuxième année. À la limite, si l’on ne peut pas ou si l’on ne veut
pas sélectionner les candidats en première année de master, arrêtons toute sélection, ce qui créerait au demeurant une situation d’une grande ambiguïté, avec
revue internationale d’éducation - S È V R E S
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un système de formation sans aucun palier sélectif formel. C’est en tout cas une
question politique importante, même si cela bouscule les certitudes.
Pour finir, je vais évoquer trois principes majeurs de l’émergence d’un
nouveau modèle pour développer les SHS. Le premier, c’est de repenser les
cursus et les méthodes, cela a été dit par M. Boissinot, notamment afin de transformer le jeune bachelier en étudiant. Étudiant, c’est un « métier » qui suppose
des dispositions et un accompagnement. Je crois à cet égard qu’une transformation est en cours par le fait que toute offre de formation universitaire va être
dorénavant évaluée, au même titre que les laboratoires de recherche, et c’est
tant mieux. Le processus d’étude n’est pas linéaire, il est beaucoup plus
complexe et de plus les jeunes que nous accueillons ont une vision particulière,
qui n’est pas la nôtre, d’un cursus d’étude et des apprentissages et il faut en
tenir compte. Le deuxième, c’est le parcours d’études. Il faut accepter l’idée
qu’on est d’abord au service de l’étudiant. Dès lors, il ne faut pas vouloir
« tordre » l’étudiant à nos aspirations premières, mais faire en sorte qu’on tienne
compte de lui et qu’on l’emmène vers l’excellence, ou pour le moins vers la
réussite. S’il ne passe pas en deuxième année, il faut que son inscription en
première année soit une réussite. Cela passe par une capitalisation et la reconnaissance des acquis. Pour ce faire, il faut travailler sur les compétences et les
savoirs. Le modèle idéal, selon moi, serait de bien dissocier trois types de
savoirs : les savoirs disciplinaires, c’est-à-dire les savoirs d’excellence scientifique, adossés à la recherche, et c’est une chance que l’université les possède ; les
savoirs méthodologiques et la didactique disciplinaire, que parfois bien des
enseignants ont du mal à faire évoluer ; et les savoirs transversaux, qui permettent d’offrir aux étudiants des connaissances nouvelles comme la communication, le traitement informatique, la pratique usuelle des langues… Sur ces
savoirs transversaux, nous allons, à Toulouse II-Le Mirail, augmenter progressivement le nombre d’heures données aux étudiants, de sorte qu’ils ne soient
pas, dans un contexte de concurrence sur les horaires, escamotés par les deux
autres types de savoirs et notamment par le premier. Évidemment, l’université
ne peut réaliser cela que si elle en a la capacité financière.
Enfin, le troisième principe repose sur l’accompagnement de l’étudiant
à définir un projet professionnel. Le problème de l’étudiant est souvent qu’il ne
sait pas vraiment pourquoi il est là. Si son inscription à l’université est fondée
sur un projet d’études qu’il a du mal à définir, sans démarche professionnelle,
il n’y a pas beaucoup de raison qu’il ait l’ambition de réussir. Nous devons
d’abord apporter un soutien à la construction de ce projet d’études, il faut que
le jeune se construise en étudiant, qu’il se projette par rapport à la connaissance
et par rapport à ses finalités. Son envie de réussir passe par la construction de
son projet, par cette découverte de soi et de sa volonté de se former. C’est pourquoi notre politique, à Toulouse, est de proposer tout un ensemble de mesures
d’accompagnement, notamment culturelles. Il faut que l’université soit un lieu
de connaissance, un lieu d’ouverture vers la connaissance. C’est dans cette
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perspective que nous ouvrons, dans quelques mois, la « fabrique culturelle »,
lieu de culture et lieu d’initiatives artistiques. Vous l’aurez compris, repenser les
humanités suppose bien sûr une conviction, presque une passion mais aussi un
travail politique collectif pour sortir d’une crise que j’estime relative et que
j’espère non durable !
Débat
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Michel Lussault : Je crois que vous avez convergé vers l’idée que
l’avenir des SHS exige une approche renouvelée des cursus. Cela imposerait
d’alléger un peu la férule des disciplines, sans remettre en cause l’intérêt des
savoirs académiques, notamment dans leur dimension patrimoniale d’érudition,
et de concevoir des cursus plus fondés sur la définition des acquis et des compétences et sur une réflexion sur ce que les SHS peuvent apporter en expertise à
tous les niveaux, que ce soit celle des enseignants chercheurs, des enseignants et
des futurs étudiants. Ce constat semble valable à la fois pour l’enseignement
secondaire et pour l’enseignement supérieur. Peut-être, d’ailleurs, est-ce pour
une fois l’enseignement supérieur, avec sa réflexion lancée au moment du
passage au LMD, qui rejaillit sur les réflexions concernant la réforme du lycée.
Dans un pays comme la France, ce n’est pas si fréquent. Pour mener à bien ce
chantier, on ne doit ni verser dans une volonté de retour nostalgique vers la
pure érudition, ni aller vers un déni des savoirs académiques dont on sait qu’il
nous confrontera à un échec à un moment ou un autre. Olivier Faron insistait
à juste titre sur l’exigence de développer de vraies bibliothèques, parce que c’est
à la fois un lieu de construction de cette expertise que nous appelons de nos
vœux et en même temps une institution de recollement du savoir d’érudition
dont nous avons besoin pour construire les expertises nouvelles. Pour sortir de
cette crise, il nous faut répondre à ces collègues enseignants et enseignants chercheurs qui, de bonne foi, posent la question de savoir où ils se situent et ce
qu’ils peuvent espérer de l’évolution des formations en SHS, comme ce spécialiste de littérature italienne qu’évoquait à l’instant Daniel Filâtre.
Daniel Filâtre : Je donnerai un exemple d’un type de perspective
que nous devons offrir : au collègue qui enseigne la littérature italienne du
XVIIe siècle, et dont je signalais le malaise, j’ai conseillé d’aller voir le département d’espagnol, qui est engagé dans des programmes de recherche extrêmement importants au sujet du Siècle d’or et sur des programmes qui associent
aussi les spécialistes de théâtre. Pour renforcer le savoir, il faut le décloisonner,
voici un message clair. Nos collègues toulousains d’espagnol spécialistes du
Siècle d’or ont associé théâtre, connaissances de littérature et d’histoire du
monde hispanisant et un enjeu social, en se demandant comment on peut
découvrir le théâtre espagnol dans une langue qu’on ne connaît pas, et en
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travaillant à des systèmes de traduction, notamment de traduction automatique.
C’est un exemple intéressant car il concerne vraiment le champ des lettres, celui
qu’on considère comme le plus difficile à faire évoluer. Deuxièmement, il faut
construire les cours non plus sur les seuls objectifs d’accumulation des savoirs
spécialisés, mais sur des acquisitions de compétences et évaluer celles-ci. Cela
change tout et l’on n’appauvrit pas du tout la discipline, mais on se rapproche
des étudiants et de leurs vécus culturels de chaque jour, qui souvent les éloignent des préoccupations intellectuelles. Troisièmement, il faut resserrer la relation enseignement secondaire/enseignement supérieur, en allant au devant des
collègues du secondaire, pour leur dire que l’université et ses savoirs forment
notre maison commune. Lorsque l’on aura montré aux enseignants du secondaire que la recherche est un dénominateur commun qui permet d’allier réussite de tous et utilité sociale, on gagnera. Nous avons instauré cette année, à
Toulouse, les « mercredis de la connaissance », des séances lors desquelles des
doctorants devront tenir une conférence gratuite, ouverte d’abord à destination
des professeurs du secondaire, et bien évidemment des étudiants de master ou
autres. L’enjeu est, à chaque fois, de décloisonner des savoirs fermés et d’expliciter des positionnements scientifiques. Je suis sûr que nous pouvons y arriver,
sinon, de toute façon, il nous faudra fermer boutique dans de nombreux
champs disciplinaires.
Michel Lussault : On se prend à imaginer un équivalent dans un
enseignement secondaire français très marqué par le cloisonnement des disciplines, des exercices pédagogiques, et par le cloisonnement entre les différents
niveaux, premier degré/second degré, second degré/post bac, second
degré/université. Y a-t-il, dans la réforme du lycée et dans la réforme de la
formation des maîtres, des possibilités d’aller vers cette réflexion sur les compétences ? Alain Boissinot, vous avez évoqué certaines filières technologiques dans
lesquelles les SHS sont des sous-produits. Comment, de votre point de vue,
arriver à faire en sorte que l’approche par les compétences et la capacité à
former des experts ne verse pas dans une fabrication globale de sous-produits
ou de contrefaçons, pour filer la métaphore ?
Alain Boissinot : Je voudrais dire d’abord, pour qu’il n’y ait pas de
malentendu, que je me référerais volontiers à la célèbre formule qui évoque « le
pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté ». Mon constat a été pessimiste, mais je me sens pour autant complètement solidaire, par exemple, de la
démarche que Daniel Filâtre a décrite et si j’étais à Toulouse, je m’y associerais
très volontiers parce que je crois que c’est exactement ce qu’il faut faire, si l’on
veut avoir une chance de repartir de l’avant. Deuxième remarque : je n’ai pas
été complètement rassuré par nos échanges, parce qu’il me semble qu’il y a un
piège qu’il faut absolument éviter si l’on veut avancer. J’ai bien entendu ce qu’a
dit Pierre Tapie, et qui se voulait rassurant. Je crains d’y trouver un avatar de
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la position qui consiste à dire que tout ce qui est du domaine des SHS est très
utile comme bonus de formation quand on a assuré l’essentiel. Mon interrogation est différente : a-t-on encore une chance de construire un vrai projet de
formation qui repose sur le domaine des humanités ? De ce point de vue, je me
sens plus proche de ce que disait Olivier Faron, y compris dans la défense de la
notion de filière comme expression d’une volonté collective. Il faut peut-être
réfléchir avant de renoncer à cette approche, pour ne pas tomber dans le
problème de dilution d’identité que j’évoquais tout à l’heure à propos du technologique tertiaire. Faute d’identifier clairement des parcours autour d’un
projet de formation clair et homogène, même s’il est vrai qu’il y a actuellement
beaucoup trop de séries dans nos lycées, on court en effet le risque d’avoir une
sorte de magma peu différencié où l’on érode systématiquement ce qu’il y a de
fort et d’original dans les différentes approches disciplinaires, et où il ne reste
qu’un petit dénominateur commun de médiocre qualité. La série STT dans nos
lycées était souvent devenue cela, un sous-produit des humanités avec un cran
en dessous, simplement, dans chaque domaine d’exigence. Sa transformation en
STG a, sans doute, au moins partiellement corrigé ce travers. Peut-être faut-il
garder un minimum de profilage dans le domaine des humanités et essayer de
défendre ce qu’elles apportent de spécifique, montrer qu’elles mènent à l’excellence au même titre que les séries scientifiques. Il ne faut pas qu’elles deviennent un simple supplément d’âme d’autres formations. Il faut réaffirmer des
compétences transversales, propres aux SHS du XXIe siècle, être dans une
disposition d’esprit ouverte et surtout pas dans des logiques de repli.
Or, actuellement, que constate-t-on ? Dans le débat sur l’enseignement
du français, certains disent qu’il faut revenir à ce qu’est censé avoir été
l’enseignement de la littérature, et prônent une conception romantique de la
littérature débarrassée de toutes les « impuretés » qui seraient liées à la
communication, aux relations sociales, aux enjeux idéologiques et politiques,
etc. Si l’on aborde l’enseignement du français dans les lycées sur cette positionlà, on ne peut que l’engager dans la voie de la marginalisation. Il faut refuser
que les lettres deviennent simplement un des beaux-arts, parce qu’on sait ce que
le système éducatif français fait des beaux-arts ! Au lieu de sanctifier et d’isoler
la littérature pure, il faut au contraire montrer comment elle prend toute sa
place dans un projet d’enseignement plus global, où l’on apprend à nos élèves
à manier la langue et le discours, à l’écrit et à l’oral, où l’on assume l’héritage
de l’ancienne rhétorique, où l’on s’intéresse à toutes les tentatives que font les
hommes pour (se) représenter le monde et en débattre avec les autres. Où l’on
accepte l’idée que ces échanges de vues se font aujourd’hui dans un cadre élargi
(mondialisées), et avec des outils et des médias nouveaux. L’enseignement
littéraire, cela peut être, mais cela n’est pas que l’apprentissage du théâtre italien
de la Renaissance ou de l’esthétique du sonnet à l’âge baroque français. C’est un
immense domaine qui va de la communication quotidienne (pas toujours si
simple ni si triviale que cela) jusqu’aux manifestations les plus ambitieuses d’un
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dossier
projet littéraire. Il faut donc ré-arrimer les lettres au bloc global des humanités.
Après tout, on ne fait là que retrouver le projet qui était, au début de la
troisième République, celui des grands fondateurs, Lanson et quelques autres.
Une telle perspective est stimulante : mais elle nous impose de dépasser les
conservatismes et les discours relayés avec complaisance par certains médias, et
par certaines associations de professeurs, pour porter à nouveau un vrai projet
éducatif.
Michel Lussault : France Bessis-Favard, retrouvez-vous dans votre
établissement cette tentation du repli nostalgique ?
France Bessis-Favard : Oui et non. On entend deux discours dans
la salle des professeurs. Des collègues, en général de la plus jeune génération, se
rendent compte des nécessités d’évolution et attendent précisément la réforme
du lycée avec impatience. Et puis il y a ceux de la vieille école, qui sont les
premiers à dénigrer le public des sections L dont je parlais tout à l’heure, mais
qui sont aussi les premiers à défendre la littérature pure coûte que coûte et à
dire que les élèves ne savent plus rien, qu’ils obtiennent un baccalauréat au
rabais par rapport à ce qu’il était autrefois. En matière de possibilités d’évolution du système, je voudrais évoquer le cas des travaux personnels encadrés, les
TPE, créés il y a quelques années. Les TPE procèdent d’une initiative extrêmement intéressante et qui, à mon sens, n’a pas été exploitée comme elle aurait dû
l’être. C’est un exercice oral original, ce qui pallie un manque, car les performances orales ne sont pas assez valorisées dans l’enseignement français. C’est
aussi un exercice transversal entre plusieurs disciplines, qui fait appel à des
compétences pour atteindre un objectif et qui fait pratiquer aux élèves et aux
professeurs le travail en équipe, ce qui n’existe pas dans le système cloisonné de
l’enseignement français. Mais les TPE, malgré leurs atouts, restent marginaux,
nous ne les avons pas assez valorisés. Seuls les points au-dessus de la moyenne
comptent pour le bac, alors que cela aurait pu être l’occasion de faire évoluer
radicalement les mentalités et de changer les pratiques, ce que personne n’a
vraiment souhaité.
Michel Lussault : Pierre Tapie, une des chances des écoles de
commerce fut peut-être de se situer dans un champ de spécialités qui connaissait une recherche académique peut-être plus faible que d’autres, ou en tout cas
moins valorisée que d’autres, et qui avait une certaine capacité à définir spontanément les enjeux de formation en termes de compétences beaucoup plus
qu’en termes de savoirs académiques et scientifiques « purs » ? À partir de là, les
écoles de commerce ont pu composer cet enseignement plus ouvert que vous
évoquiez, au risque d’ailleurs de se voir reprocher une instrumentalisation du
savoir des SHS, qui est devenu une sorte de supplément d’âme d’une formation,
sur le fond, plus utilitariste ?
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Pierre Tapie : Oui, et ce pour des raisons historiques, car les
sciences de gestion sont nées plus tardivement que les savoirs classiques, grosso
modo dans les années 1930 aux États-Unis et elles se diffusent dans tous les
pays au début des années 60. Toutefois, ce que vous venez de dire renvoie aussi
à un clivage plus ancien. Cela mérite que je souligne un point d’épistémologie
pédagogique. Dans notre culture formatrice française, il y a deux grandes
traditions historiques dont la complexité dépasse la simple dichotomie
université vs grande école. Il y a une tradition dans laquelle le fait de savoir et
d’apprendre crée un homme ou une femme plus libre, donc plus compétent,
puisque, sachant, il pourra éclairer les autres en s’élevant lui-même. C’est la
posture naturelle du futur professeur, mais aussi celle, plus globalement, de
l’érudit. Il existe un autre type de rapport au savoir qui, en gros, date de
l’Encyclopédie et qui consiste à postuler qu’il y a dans l’épaisseur du réel
quelque chose dont l’étude systématique va permettre de créer des
compétences. L’approche par le savoir qui libère l’esprit et la personne
humaine se distingue de celle par la compétence acquise, qui va créer un
citoyen libre de devenir économiquement un acteur « majeur et vacciné » de
l’espace social, et à partir de là capable, au nom de sa compétence, de se
développer dans d’autres champs d’activité. Je place la médecine et le droit du
côté de ce champ professionnalisant mais en soulignant l’épistémologie même
de la dimension professionnalisante, et il me semble que cette distinction est
utile pour penser l’avenir des SHS. Tout à l’heure, mon propos n’était pas de
dire que les sciences humaines ne constituaient qu’un « supplément d’âme »,
mais au contraire d’affirmer que, face aux réalités complexes au sein
desquelles les adultes en position d’acteurs ont à prendre des décisions et à
s’exprimer professionnellement, une formation au savoir des SHS est un
élément de compétences central. Il me semble que l’un des sujets assez
intéressants, qui a été posé d’ailleurs par plusieurs d’entre nous, c’est ce
dialogue qui devrait exister entre savoir et compétences pour ceux dont le
champ disciplinaire et professionnel correspond aux SHS. À ce sujet, je risque
une suggestion : il ne serait pas forcément très compliqué d’économiser 6 % de
productivité horaire des professeurs de l’enseignement secondaire. Cela signifie
que vous pourriez donner, à budget constant, à tout professeur du secondaire
le droit d’avoir six mois pleins sabbatiques tous les six ans. Quelle révolution
culturelle ce serait si tout enseignant était invité durant un semestre entier, une
fois tous les six ans, à s’inscrire à l’université voisine, à fréquenter une
entreprise, à travailler dans une ONG. Depuis trois ans, nous menons une
expérience de ce type avec la plus conservatrice peut-être du monde des
professeurs de l’enseignement secondaire et secondaire supérieur, puisqu’il
s’agit des enseignants d’Henri IV, de Louis le Grand et de Carnot, auxquels, à
raison de trois par an et par lycée, nous proposons d’aller vivre cinq semaines
dans l’organisation de leur choix. Nous mettons à leur disposition notre
système de relation étudiants/entreprises pour qu’ils ciblent soit une
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organisation internationale, soit un cabinet créatif en communication, soit une
banque d’affaires à New-York, soit une PME en bâtiment etc. Pour tout ce
corps social, cela a été une découverte de l’ordre de l’ethnologie. C’est une
façon pour moi de dire qu’on pourrait retisser ce rapport entre compétences et
savoir en organisant autrement, sur un long terme, le temps des enseignants du
supérieur et du secondaire.
Michel Lussault : Il faut noter que réfléchir en termes de
compétences est peut-être plus complexe dans les SHS que dans les savoirs
d’ingénierie, dans la mesure où nombre de compétences qu’on peut acquérir
grâce aux SHS sont des compétences génériques qu’on peine parfois à spécifier.
Comment, à l’ENS de Lyon, aborde-t-on dans une école dont le cursus est a
priori assez cadré, cette question de l’approche par l’expertise et les compétences
si importante pour l’employabilité des diplômés des filières de SHS ?
Olivier Faron : Le LMD a été certes une occasion de réflexion
extraordinaire sur l’ensemble des disciplines mais malheureusement, trop
souvent, on a appliqué le système LMD sans s’interroger suffisamment. Par
exemple, on a créé de nombreux masters d’histoire contemporaine sur un
kilomètre à Paris, sans réfléchir à l’impact d’une telle organisation hyper
spécialisée et concurrentielle sur la formation et les possibilités d’insertion
professionnelle des étudiants. Tout a été construit à partir des spécialités
des enseignants, pas des besoins des étudiants. Puisqu’on doit aujourd’hui
approfondir le LMD, Il va falloir être courageux tant en matière d’organisation
de la carte locale nationale des formations qu’en matière de conception des
parcours, et mettre sur la table toutes les questions, même celle des finalités des
champs disciplinaires, et c’est là où les conservatismes pèsent. S’il y a un
message aujourd’hui à faire passer, il est de dire que tous les collègues doivent
se demander quels sont les enjeux de leur discipline et en quoi la société en a
besoin. La réponse ne peut pas être le repli sur la science pure, car les attentes
de la société vis à vis de l’histoire sont réelles, comme le montrent les
demandes autour des questions d’archives et de sources, de patrimoine, de
mémoire, toutes choses qui ouvrent des perspectives pour des métiers
d’historiens en dehors de l’enseignement et de la recherche. Je pense aussi,
par exemple, à la philosophie, qui est essentielle dans l’articulation
secondaire/supérieur et dont on se demande pourtant toujours quelle est la
fonction dans le parcours de formation d’un jeune et ce qu’elle apporte. La
réponse à cette question n’appartient pas aux seuls philosophes de métier, tous
les acteurs doivent se mettre à y réfléchir. Nos collègues doivent débattre,
s’expliquer et se poser des questions. Bref, le temps des rentes de situation est
fini, il faut le dire, et dire aussi qu’il y a des enjeux sociétaux nationaux, du
collège aux grandes écoles, qui nécessitent le développement et la promotion
d’une véritable filière littéraire.
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Michel Lussault : Je constate que vous souhaitez tous que les
conservatismes cèdent dans le système d’enseignement public et que l’on innove
autour d’un projet de nouvelles fondations pour les filières de sciences
humaines et sociales. Je trouve aussi stimulant que plusieurs d’entre vous aient
affirmé que l’on pouvait peut-être revenir à une partie de l’épistémologie des
Lumières. On sait que les retours réussis ne sont jamais simplement des retours
à l’identique, mais des inventions d’une modernité. Il est sans doute urgent
d’engager ce chantier.
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